CHAPITRE 1
Introduction; - généalogie. -arrivée à la flèche, et ce qui s' y passa. Lecteur, tu vas lire l' histoire de mon compère Mathieu, la mienne, et celle de quelques autres personnages fameux par les différentes aventures de leur vie. Si tu ne t' intéressais qu' au sort de ceux qui, grâce aux vertus de quelques ancêtres illustres, portent un nom respectable dans le monde, je te dirais que nous comptons parmi nos aïeux des Tancrède et des Bayard; mais si tu regardes tous les hommes pétris du même morceau de boue, et tous également dignes de ton attention, je ne t' en imposerai pas; je t' avouerai franchement qui nous sommes; je ne te déguiserai aucun de cette multitude d' événemens singuliers quinous touchent, et dont cette histoire est remplie. Tu me reprocheras peut-être qu' il n' y a ni plan ni méthode dans cet ouvrage; que ce n' est qu' une rapsodie d' aventures sans rapports, sans liaisons, sans suite; que mon style est tantôt trop verbeux, tantôt trop laconique, tantôt trop égal, tantôt raboteux, tantôt noble et élevé, tantôt plat et trivial. -quant aux deux premiers articles, je te répondrai que je n' ai pu décrire les événemens dont il est question que dans leur ordre naturel, ni avec d' autres circonstances que celles qui les ont accompagnées. Quant à mon style, je l' abandonne à tout ce que tu pourras en penser. J' ai toujours été un ignorant, et je le serai vraisemblablement toute ma vie. Mon compère Mathieu et moi naquîmes à Domfront, petite ville de Normandie, le premier dimanche d' août 1709. Son père et le mien étaient cordonniers, mais de ces cordonniers aisés, qui, sans se reposer uniquement sur le revenu d' un métier, trouvent, par quelque industrie secrète et particulière, le moyen de fournir amplementà la dépense du ménage, et de donner une éducation honnête à leurs enfans. Lorsque nous eûmes atteint l' âge de dix ans, nos parens nous envoyèrent chez les jésuites de La Flèche pour faire nos études. Le compère y fit plus de progrès les six premiers mois que je n' en pus faire en six années. Cependant mon père me laissa continuer, estimant que puisque je n' avais aucune disposition aux études, j' en aurais encore moins aux emplois, aux arts, au travail, et que j' en saurais toujours assez pour être moine. Pendant les neuf années que nous demeurâmes à La Flèche, le compère Mathieu fit des progrès étonnans dans le grec, le latin, les mathématiques, l' histoire, la philosophie, la théologie, en un mot, dans toutes les sciences qui peuvent orner l' esprit et former le coeur: il donnait encore une partie du temps de la récréation ou à la musique ou au dessin, ou à la lecture des livres excellens et rares qu' il se procurait avec l' argent que son père lui envoyait pour ses menus plaisirs. Il y avait un irlandais du cours du compère,qui ne contribuait pas peu piquer ce dernier de la plus vive émulation. Cet irlandais, qu' on nommait Whiston, aimait l' étude, s' y appliquait avec toute l' ardeur possible, et y faisait de très-grands progrès; mais le compère Mathieu l' emportait sur son émule par la vivacité de l' esprit, par la force de l' imagination, par sa profonde pénétration dans les sciences, ainsi que par la grâce et l' adresse du corps dans les exercices auxquels ils s' adonnaient l' un et l' autre. En revanche, l' irlandais passait chez les jésuites et ses condisciples pour avoir le coeur bon, l' esprit solide, le caractère sociable et docile, et il s' en fallait beaucoup que l' on pensât de même sur le compte du compère; sa vivacité, sa naïveté, ses saillies, ses opinions, sa fermeté, lui avaient attiré beaucoup d' ennemis; les régens, qu' il contredisait à tout propos, n' en étaient pas les moindres, et surtout le préfet, qu' il avait convaincu d' avoir cité à faux dans un sermon. Enfin trois choses achevèrent de le perdre dans l' esprit de ses maîtres: 1 il se moqua ouvertement de certaines pratiques pieuses auxquels Whistons' accommodait, ou par faiblesse ou par bienséance; 2 il ne voulut plus répondre aux litanies; 3 il fit un enfant, dont je fus le parrain. En conséquence de ses crimes, on le chassa. Comme j' aimais mon compère, je partis avec lui.
CHAPITRE 2
Départ de La Flèche. -maladie du compère Mathieu. -son arrivée à Domfront. Nous ne fûmes pas sitôt hors de La Flèche que le compère Mathieu enfila la route de Bordeaux, au lieu de prendre celle de Domfront. Il avait une espèce de honte de reparaître dans le lieu de sa naissance, après l' aventure qui venait de lui arriver. D' ailleurs, comme nous avions fait argent de la plus grande partie de nos effets, et que nous empruntâmes quelques louis, encore nous nous trouvions une somme suffisante pour nous conduire au bout du royaume,et pour payer même notre transport en Amérique, si l' idée nous eût pris d' y aller trouver un oncle que j' y avais, et qui était fort à son aise. Nous nous arrêtâmes à Bordeaux. Le compère y fit quelques connaissances, qui lui firent trouver une terrible différence entre le séjour d' une ville où règnent la liberté, les plaisirs, et celui d' un endroit où l' on est sous les yeux de maîtres hargneux, bourrus, prêchant, piaillant sans cesse, et interprétant à mal les plus innocentes démarches. Au bout de quelques mois, notre bourse se trouva presque vide. Comme nous n' avions donné aucunes nouvelles à nos parens, le compère résolut de retourner à Domfront, et de partir ensuite pour Paris. Lorsque nous fûmes hors de Bordeaux, le compère me dit: -mon cher Jérôme, je viens de faire une démarche ridicule et lâche, qui est bien une suite des préjugés ordinaires dont le monde est rempli. Quelle raison avais-je de ne point retourner droit à Domfront? Au lieu de rougir de ce qui venait de se passer à La Flèche, je devais me glorifier de la persécution que j' y ai essuyée,pour avoir frondé ouvertement les usages que la superstition a introduits dans l' exercice de la religion, et pour avoir rentré dans le droit que nous donne la nature de perpétuer notre espèce, où, quand, comment et avec qui nous jugeons à propos, et toutes les fois que l' envie nous en prend. ô mon cher Jérôme! Mon cher Jérôme! Il y a bien du chemin à faire avant que les opinions et les abus que les moeurs, la religion, les lois entraînent après elles, soient bannis de la terre, et que la philosophie dissipe les épaisses ténèbres dont elle est couverte! -comme je n' entendais rien à cette espèce de déclamation, le compère déclama tout seul, et déclamait encore lorsque nous arrivâmes à un petit bourg où nous résolûmes de dîner, et de laisser passer la chaleur qui était excessive ce jour-là, et qui fut certainement cause de l' accident que je vais rapporter. Au moment où nous allions entrer dans l' auberge, le compère Mathieu se trouva subitement saisi d' étourdissement, de nausées, de vomissemens, puis d' un grand mal de tête, auquel succéda une fièvre violente,accompagnée de transports si considérables, qu' en moins de trois heures l' on craignit pour sa vie. L' hôte chez qui nous étions fit son possible pour déterrer le curé et le médecin, mais en vain; il était près de minuit lorsqu' on trouva le pasteur chez une jeune veuve, sa pénitente, avec laquelle il avait passé la journée; et le médecin chez un vieillard qui venait de mourir d' une indigestion, parce que ce mal, qu' on prenait pour une apoplexie, n' avait point voulu céder à quatre saignées, autant de lavemens, ni à six onces d' eau de luce qu' on lui introduisit dans le nez, la bouche et les oreilles. Lorsque ces messieurs furent arrivés, le médecin ordonna la saignée (qui heureusement était plus nécessaire dans ce cas-ci que dans celui du vieillard), des boissons abondantes, des fomentations froides sur la tête avec la mauve, la mercuriale, la pariétaire, et recommanda surtout d' assurer le malade, parce que si les redoublemenscontinuaient, il pouvait mourir dans la nuit. En conséquence de cet avis, le curé profita d' un moment où le compère paraissait assez tranquille, et lui dit: -mon cher frère, croyez-vous en Dieu? -non, répondit le malade d' une voix languissante. -ne l' écoutez pas, dis-je aussitôt au prêtre, je réponds de lui sur cet article. -bagatelle que cela, répliqua le curé, ce n' est point là l' essentiel... mon ami, continua-t-il, acceptez-vous la constitution? -le compère, au lieu de répondre, commença à grincer les dents; ses yeux devinrent furieux et étincelans; toutes les veines de son corps se gonflèrent; l' écume lui sortit par la bouche en abondance, ce qui effraya le pasteur pour un moment; puis le zèle de ce prêtre se ranimant, il réitéra la même question. Mais le compère, dont le transport était parvenu à son période, sauta de son lit, empoigna le constitutionnaire par la gorge, et allait l' étrangler, sans mon secours et celui du médecin qui, de sa vie, n' avait vu un pareil délire. Au bruit de cettescène, l' hôte et trois vigoureux compagnons montèrent, saisirent le malade et l' attachèrent sur son lit. Pendant ce temps-là le curé se sauva, le médecin le suivit; et moi je demeurai pour avoir la consolation de voir dès ce moment le mal de mon pauvre compère diminuer, de façon qu' en quatre jours il fut en état de continuer sa route. En sept jours et demi nous nous rendîmes à Domfront. Nous étions prêts d' y entrer, lorsque nous rencontrâmes le barbier de la ville qui allait saigner les boeufs d' un fermier des environs. Cet homme, qui nous connaissait, nous apprit que le père du compère Mathieu et le mien étaient morts la veille. à cette triste nouvelle, je ne pus m' empêcher de verser un torrent de larmes. -mon pauvre père! M' écriai-je, qui m' avez donné la vie, qui m' avez aimé, nourri, élevé, faut-il que je vous perde pour jamais? ... quoi! Dis-je au compère, tu ne pleures pas? Et la nature... -la nature est une sotte, interrompit-il brusquement, je laisse la faiblesse de pleurer aux femmes et à ceux qui, comme toi, sont infatués du préjugé de lareconnaissance envers leurs parens. écoute: penses-tu que quand l' envie prit à Guillot, ton père, d' accoller Perrine, ta mère, il eut grande envie de procurer la vie à son fils Jérôme, dont il n' avait pas la moindre idée? Crois-moi, si nos pères nous ont faits, ils en ont eu le plaisir; s' ils nous ont élevés, nourris, ils nous ont rendu ce que leurs parens leur avaient prêté. Au reste, as-tu jamais vu un mouton pleurer la mort de son père le bélier, ou de sa mère la brebis? Pauvre Jérôme! Tu ne seras jamais qu' un benêt. -comme pendant les neuf années que j' avais étudié, je n' avais pu monter qu' en troisième, que le compère Mathieu avait appris tout ce qui se peut apprendre dans un collége, et bien des choses en sus, je dis en moi-même: je ne suis qu' un ignorant, la nature a tort, et le compère a raison . à propos, l' ami, dit le compère au barbier, de quelle mort moururent donc nospères? -hélas! Répondit cet homme, hier vers les onze heures du matin, étant sur la place, il leur prit un resserrement de gosier, accompagné d' empêchement à la déglutition, d' engorgement dans les vaisseaux capillaires, de sifflemens aux oreilles, de battemens dans les artères temporales, à quoi succéda une suffocation funeste qui leur ôta la vie, malgré la précaution qu' on avait prise de les élever à plus de douze pieds de haut, afin qu' ils fussent moins gênés par la presse. -ha, j' entends, dit le compère,... etc. Hé bien, continua-t-il, ne voilà-t-il pas encore un effet de la tyrannie des lois? ô divine philosophie! Quand est-ce que ton flambeau éclairera les mortels? Quand viendras-tu dissoudre les entraves où l' univers est plongé? -ô mon père! Mon cher père! M' écriai-je, vous êtes mort! Votre mort me prive de mon unique consolation, et me déshonore à jamais aux yeux de tout le monde! ô lois! ô moeurs! ô raison! ô philosophie! Quand vous accorderez-vous? Lorsque nous fûmes entrés dans la ville,nous trouvâmes que la justice s' était accommodée du peu de bien des défunts. étant naturel, selon moi, que ces biens nous revinssent, je réclamai celui de mon père; mais le procureur du roi, auquel je m' adressai à cet effet, me dit pour toute réponse: ... etc. -n' entendant rien à ce latin-là, je le rapportai au compère pour en avoir l' explication: -ce latin, me dit-il, signifie que quand Hercule vola les boeufs de Geryon , il ne fit qu' user du droit que la nature donne au plus fort sur le plus faible. Puis donc que nous n' avons plus rien ici, le plus court est que nous partions au plus tôt pour chercher fortune ailleurs.
CHAPITRE 3
Départ de Domfront. -rencontre d' un espagnol. -histoire de cet espagnol. Quoique selon la saine philosophie ce soit une chose ridicule, méprisable, et un effet des préjugés du vulgaire, d' être sensible au malheur de ses parens, j' avais lu un passage, au chap vii, v 27 de l' ecclésiastique, qui me brouillait la cervelle, et qui faisait que je ne pouvais me résoudre à quitter Domfront, et laisser ma mère dans les pleurs et l' affliction. Le compère Mathieu rit de mon embarras; puis ayant pitié de ma faiblesse, il m' accorda huit jours pour me délivrer de ce scrupule et consoler ma mère. Au bout de ce temps-là, nous nous procurâmes les papiers dont il est d' usage dans notre pays de se munir lorsqu' on veutvoyager. Ces papiers consistaient en un certificat de vie et de moeurs que le syndic de l' endroit délivre gratis, après qu' on lui a payé bouteille, et un extrait baptistaire que le curé délivre de même, après s' être fait donner trente sols. Nous partîmes de Domfront, le compère Mathieu et moi, le 30 juin 1728, et nous enfilâmes la route de Paris. Ayant marché jusqu' à deux heures après-midi, nous trouvâmes une fontaine à quatre pas de la route qui nous invita à nous rafraîchir. Il y avait près de cette fontaine un grand homme maigre, basané, assez mal vêtu, qui mangeait un morceau de pain d' orge. Le compère demanda à cet homme s' il n' allait point du côté de Paris? -tant s' en faut, répondit-il, car j' en viens. -oserais-je demander, reprit le compère, à qui j' ai l' honneur de parler? -oui dà, dit l' étranger; je vais vous satisfaire dans le moment. -il acheva son crouton, et dit: je m' appelle don Diégo-Arias-Fernando De La Plata, y Rioles, y Bajalos; je suis espagnol de nation et gentilhomme de naissance. -monsieur est apparemment quelqu' aînéde famille? Dit le compère. -je n' en sais rien, reprit don Diégo; personne n' a jamais connu mon père ni ma mère. J' avais tout au plus deux jours lorsqu' un matin l' on me trouva dans un panier à la porte des révérends pères cordeliers de Bilbao en Biscaie. Je fus nourri et élevé aux dépens de ces chastes et charitables religieux jusqu' à l' âge de huit ans. Alors, comme j' étais très-rudement mené par le maître chez qui l' on m' avait mis pour apprendre à écrire, je m' enfuis à Burgos, où je mendiai pour vivre. Il y avait dans cette ville une troupe de comi-tragi-sauteurs. Le maître de cette troupe me voyant leste, bien fait, et propre à remplacer un sien fils qui s' était crevé le métacarpe en voulant imiter le saut du Niagara, me prit à son service, et en peu de temps je fus en état de gagner mon pain. La profession de comi-tragi-sauteur me plut tellement que, par mon application et des exercices continuels, je parvins en moins de trois ans à être le plus excellent scaramouche, le plus facétieux Pierrot, et le plus hardi voltigeur que l' on eût vu depuis long-temps.J' avais déjà fait le tour du Portugal et d' une partie de l' Espagne, et je n' avais que douze ans, lorsque la troupe arriva à Saragosse. Le recteur des jésuites de cette ville m' ayant vu, eut pitié de l' état où j' étais réduit à gagner ma vie en la risquant vingt fois dans un jour, et me fit dire qu' il me destinait un sort plus doux et plus heureux si je voulais m' attacher à lui. Piqué de quelques propos durs que mon maître don Scabrillas m' avait tenu dans la journée, j' acceptai le parti proposé. Je ne fus pas sitôt entre le recteur, que le saint homme commença par me faire détester ma vie passée, et par m' affermir dans les principaux points de la religion. Ensuite, pour m' ôter certains scrupules qui lui déplaisaient, il m' initia dans la théorie et la pratique de cette science, par laquelle, en s' anéantissant soi-même, l' on peut s' unir à Dieu dans une simple comtemplation d' esprit, sans se troubler de tout ce qui se passe dans le corps. Il m' apprit en outre la différence qu' il y a entre l' ordre naturel et l' ordre surnaturel ; entre les deux prédestinations ; entre la grâce prévenante et la grâce coopérante , quels sont les effets du concomitant , de la science moyenne et du congruisme . -mon ami, dis-je à Diégo, vous me ferez plaisir de parler français: je crois fort que mon compère vous entend, car il est fort savant; pour moi, je ne sais que ma langue naturelle. L' espagnol me regarda en haussant les épaules, et continua ainsi: au bout de dix-huit mois, je perdis mon cher maître; la mort l' enleva en deux jours de maladie. Il me laissa d' autant plus embarrassé de ma personne, que l' on me chassa du couvent sans que j' en pusse deviner la raison. Je partis donc de Saragosse, et je ne savais où aller, lorsque le hasard me fit rencontrer un vieux négociant allant à Barcelonne pour des affaires de la dernière importance qui regardaient son commerce. Après avoir conté mes peines et mon embarras à ce vieillard, il me dit avec une douceur qui m' arracha des larmes: mon enfant, j' ai pitié de votre jeunesse et de votre destinée; vous êtes abandonné de tout le monde; vous n' avez personne pour vous gouverner ni pour vous conduire dans un âge où les passions,les mauvais exemples et les mauvaises compagnies peuvent vous plonger dans un précipice affreux. Venez avec moi à Barcelone: j' y ai des amis auxquels je vous recommanderai, qui vous donneront de l' emploi si vous voulez vous appliquer, et qui vous mettront en état de ne dépendre un jour que de vous seul. -je remerciai très-affectueusement le généreux vieillard; je le lui promis tout ce qu' il voulut, et je suivis. Cet honnête homme avait un soin particulier de moi: lorsqu' il s' apercevait que j' étais fatigué, il descendait de sa mule, m' y faisait monter et me suivait à pied des lieues entières. Tout ce qui me faisait de la peine était qu' il témoignait ne pas aimer les jésuites: aussi me donnai-je bien de garde de lui parler de l' anéantissement de soi-même, du concours concomitant , de la science moyenne et du congruisme que défunt le recteur m' avait enseignés. Nous avancions à grandes journées, lorsqu' un soir, à l' entrée d' un petit bois, cinq ou six bandits fondirent sur nous: l' un d' eux appliqua un si furieux coup de crosse de fusil sur la poitrine du négociant, qu' il le renversade sa mule; les autres s' étant jetés dessus, enlevèrent son argent, ses papiers, sa monture, le dépouillèrent d' une partie de ses habits, et ne nous laissèrent qu' après nous avoir cruellement maltraités l' un et l' autre. Comme cette aventure nous arriva dans un pays où il n' avait aucunes connaissances, tout ce que je pus faire fut de le conduire à une abbaye de bénédictins, près de laquelle nous avions passé une heure auparavant. Arrivés dans cette abbaye, le vieillard dit qui il était, conta son désastre, et exposa la nécessité où il se trouvait de se rendre au plus tôt à Barcelonne. Je ne sais si ce négociant avait été autrefois un grand pécheur, ou s' il appartenait à quelque hérétique; mais le ciel endurcit tellement le coeur des moines à son égard, qu' il ne reçut pour tout secours qu' un peu de pain bis, quelques châtaignes et cinq ou six maravedis , après quoi l' on nous envoya coucher sur un peu de litière qui se trouvait dansune des remises des carrosses de monsieur l' abbé. Le lendemain matin, le vieillard voulut partir à quelque prix que ce fût. Il espérait trouver quelque personne généreuse qui voulût bien lui procurer les secours nécessaires pour continuer son voyage, quoique ses blessures ne le permissent guère: mais un bailli et deux curés de village auxquels nous nous adressâmes, furent aussi durs que les bénédictins; et le vieillard, exténué de fatigue et de douleur, fut obligé de se réfugier chez une pauvre femme qui n' avait qu' une chèvre pour tout bien, et qui se prêta de la meilleure grâce du monde à lui procurer tous les secours qui lui seraient possibles, tandis que j' irais annoncer à ses amis de Barcelonne le triste état où il était réduit. Je n' eus pas la peine de faire ce voyage, car un instant après que nous fûmes dans la chaumière de cette pauvre femme, le malheureux vieillard tomba sans connaissance; le sang lui sortit de la bouche à gros bouillons et l' étouffa en moins de six minutes, sans que nous eussions pu y apporter aucun remède, et sans avoir puapprendre le nom de ses amis de Barcelonne. Ce déplorable événement me jeta dans une consternation inexprimable. Pour comble de disgrace, le curé de l' endroit ne voulut point enterrer ce pauvre homme, attendu que l' argent qu' on fit du reste des dépouilles que les voleurs lui avaient enlevées ne suffisait pas pour son salaire. Enfin la bonne femme qui avait eu la charité de nous recevoir, vendit sa chèvre, suppléa du peu qu' elle en tira à la somme que le pasteur exigeait, et le vieillard fut enterré. Cependant, pour faire voir que les ecclésiastiques, en soutenant intrépidement le droit de leurs émolumens, ont le coeur aussi généreux, l' âme aussi bienfaisante que les séculiers, le curé voulut bien se charger d' envoyer gratis un extrait mortuaire et le détail de cette aventure aux parens du défunt, si on pouvait lui en dire le nom et la demeure. Réduit au même état où ce généreux vieillard m' avait trouvé, j' enfilai assez tristement le premier chemin qui se présenta à la sortie du village. J' avais à peine fait unelieue que je rencontrai deux pères capucins qui se rendaient à Rome sur la convocation d' un chapitre général de leur ordre. L' idée me prit de faire le même voyage, et les bons pères me permirent de les accompagner. Je vis alors qu' il y avait de vrais élus sur la terre, et qu' il y avait des occasions où la providence se manifestait d' une façon à ne pas laisser douter aux plus incrédules, que l' effet des promesses que Dieu fit autrefois à Abraham et semini ejus , aura lieu jusqu' à la consommation des siècles. Ces bons pères, ainsi que moi, n' avaient pas le sou, et nous fûmes accueillis, régalés, fêtés, honorés et presqu' adorés partout où nous passâmes. Trois jours après notre arrivée dans la capitale du monde chrétien, je me trouvai placé par le crédit de ces bons religieux chez Monsignor Tongarini, évêque de Mansoura en Mansourie. Mon occupation était à peu près la même que celle de la sulamite du prophète royal David; je tenais les pieds chauds à sa monsignorerie, dont la chaleur naturelle s' était évaporée l' année précédente dans une querelle qu' elle avaiteue avec monsignor le cardinal Fabroni. Pour le coup, je crus ma fortune faite à toujours. Monsignor m' avait donné la tonsure; il m' avait fait faire un petit habit de soie noire, des chemises à dentelle et un petit collet des plus à la mode; il m' avait promis le premier bénéfice qui serait à sa disposition, et mille autres choses. Mais le ciel qui me persécutait sans doute pour quelques momens d' indocilité que j' avais eus envers le recteur des jésuites de Saragosse, m' ôta mon nouveau maître au bout d' un an que je fus à son service. Il y avait quelque temps que l' illustre prélat se plaignait que la partie située entre le pirénée et le croupion avait perdu son élasticité: une fièvre survint et l' emporta. J' avais amassé quelqu' argent au service de Monsignor Tongarini; j' en employai une partie à faire dire des messes pour les âmes du purgatoire, afin qu' elles daignassent inspirer à quelque monsignor refroidi de me prendre aux mêmes conditions que défunt son confrère; en attendant l' efficacité de l' oeuvre méritoire, je dépensai le reste à faire des pélerinages, à réprimermes appétits charnels et à acheter des indulgences. Au bout de six mois je me trouvai à sec, et les bonnes âmes ne m' avaient point encore procuré de condition, ce qui ne laissait pas de m' inquiéter. Enfin, elles inspirèrent un juif vénitien, nommé Eléazar, de me prendre pour son secrétaire. Il ne doutait pas que je ne susse au moins les premiers élémens du commerce, puisque j' avais été dans le cas d' en entendre parler journellement pendant mon séjour chez les jésuites de Saragosse. Le même jour que j' entrai au service de ce juif, nous partîmes pour Ancône, où nous trouvâmes un bâtiment qui devait nous transporter à Venise. Au premier vent favorable ce bâtiment partit. Mais la nuit suivante un vent maestro occasiona une si terrible tempête, qu' à la pointe du jour nous nous trouvâmes à l' embouchure du golfe. Cependant la tempête était appaisée, le vent était devenu sirocco, et nous nous disposions à en profiter, lorsque nous aperçûmes un chebec algérien qui faisait force voiles sur nous. En trois heures ilnous joignit, nous lâcha quelques bordées, et se disposa à nous aborder; mais, par un bonheur inespéré, ce chebec s' ouvrit en deux, et la mer l' engloutit. Ce ne furent certainement pas les coups de canon que nous envoyâmes au corsaire qui le mirent dans le cas de périr, car nous n' avions pour toutes armes que des fusils et des sabres. L' équipage attribuait cet événement à la caducité du chebec: deux femmes disaient avoir vu notre-dame-de-Lorette entre le corsaire et nous: Eléazar soutenait que Moïse avait fendu ce bâtiment d' un coup de baguette; pour moi, je ne fis aucune difficulté d' attribuer notre délivrance à un morceau de la tunique de saint François, que je porte par dévotion, et que j' avais attaché au mât de notre vaisseau au moment que j' aperçus le corsaire. Le vent continua à être favorable; nous arrivâmes à Venise en deux jours et demi. Le juif éleazar m' installa aussitôt dans l' emploi qu' il m' avait destiné, et dont je me suis acquitté avec applaudissement pendant quatre ans que je fus à son service. La première année il me fit faire avec lui deuxvoyages à Constantinople; la seconde il me mena à Lisbonne; quant aux deux autres, il trouva à propos de me laisser chez lui, pour veiller de plus près à ses affaires pendant les longues absences qu' il était obligé de faire. Je fus d' autant plus charmé de la résolution de mon maître, que j' aimais sa fille Rachel. Elle n' avait que douze ans, et ne m' était point cruelle. D' ailleurs, j' étais parvenu à être le favori d' une jeune citadine, supérieure d' un couvent de filles dans le voisinage: de sorte qu' uniquement occupé de mon emploi, de mon salut, et des plaisirs inexprimables que je goûtais entre les bras de Rachel et de la citadine, je pouvais comparer mon état à celui du plus heureux de tous les hommes. Mais cet état ne fut pas éternel: sur la fin de la quatrième année, je m' aperçus que la supérieure m' avait communiqué ce qu' on appelle entre les honnêtes gens une galanterie. Je fis part de ce présent à Rachel, qui le rendit à un noble, le noble à sa belle-soeur, la belle-soeur à son mari, le mari à une cortigiana, la cortigiana à un dominicain,le dominicain à son prieur, et celui-ci à la mère de mon aimable israélite, tellement que le bonhomme Eléazar en eut sa part. Pour comble de malheur, mon maître s' avisa de vendre sa fille à un turc (car les juifs font argent de tout): ma chère Rachel fut livrée à mon insu, et je n' appris cette funeste nouvelle que trois heures après son départ. Dès ce moment je résolus d' abandonner des lieux qui me rappelaient trop le souvenir de mon bonheur passé, pour y vivre désormais tranquille. Je partis pour Paris. Je pris ma route par l' Autriche, la Bavière, la Franconie, la Westphalie, et par la Hollande, que j' avais envie de voir avant de me rendre en France. Mais je fis peu de séjour dans cette république, qui n' est presqu' habitée que par des maudits hérétiques, ne croyant ni aux indulgences, ni aux reliques, et n' ayant aucun respect pour la sainte inquisition. Aussi Dieu les punit bien, car il ne se fait point de miracles chez eux, et d' ici à plus de trois cents ans notre saint père le pape n' en canonisera aucun, payassent-ils le triple de ce que lescatholiques paient pour faire canoniser ces saints. Lorsque je fus arrivé à Paris, je me mis au large avec les ducats que j' avais apportés de Venise. Je commençais même à oublier Rachel; mais je n' en étais pas à ce point à l' égard de la citadine. Le présent qu' elle m' avait fait, me devenait de plus en plus à charge. Pour comble d' infortune, un médecin, nommé Mercure-Bol-Asinos, entreprit de me guérir, et ne réussit qu' à irriter mon mal, en m' escroquant le reste de mon argent. Cependant, comme ilfallait vivre, je fus alternativement laquais, écrivain, cocher, poète, suisse et colporteur. J' étais résolu de m' en tenir au colportage, lorsque mon mal redoubla de façon que je me trouvai hors d' état de colporter. J' avais derechef amassé quelqu' argent; je fus encore assez dupe pour le donner à un maudit charlatan, qui ne réussit pas mieux que son prédécesseur. Enfin, je ne savais que faire, que devenir, lorsque le ciel, prenant pitié de moi, me fit connaître le tort que j' avais de mendier le secours des hommes, tandis qu' il y en a de divins sur la terre. Je me souvins alors du bienheureux saint Jacques De Compostelle en Galice; je fis voeu d' aller le visiter à pieds nuds, et de nevivre que de pain et d' eau jusqu' à ce qu' il lui plût de me rendre ma première santé. Vous me voyez dans ce voyage; vous en connaissez la cause, en voici l' effet. -en finissant ces paroles l' espagnol nous montra son pitoyable pénis, au bout duquel pendait une crête semblable à celle d' un coq d' Inde. -oh! Oh! Dit le compère Mathieu, ceci devient sérieux; c' est un condylome. - saint Ignace! Un condylome! S' écria Diégo en se signant; un conglome! L' on m' avait dit que ce n' était qu' une excrescence formée par la fixation de la lymphe, et occasionnée par l' habitation charnelle que j' avais eue avec la citadine. Ah! Monseigneur! Faites-moi l' amitié de me dire si ce condylome n' est point un sort que la citadine a jeté sur cette partie, en vengeance de l' amour qu' elle me soupçonnait avoir pour Rachel? Hélas! C' en est un assurément; car la dernière fois que je l' ai vue je la trouvai occupée à lire le petit Albert et les clavicules de Salomon. -désabusez-vous, seigneur Diégo, dit le compère, votre mal, quoique sérieux, n' est point un sort. La citadine n' est rien moins que sorcière. La galanterie dont ellevous a honoré est ce que messieurs de la faculté nomment virus vérolique: ce virus vous a occasioné quelqu' épaississement dans la lymphe, d' où un relâchement dans la partie inférieure de l' extrémité du pénis, d' où le condylome, ou, si vous le voulez, le sarcome, le marisca, le fungus, le ficus, le thimus, qui signifient tous à peu près la même chose; d' où enfin tous les maux dont vous vous plaignez... -et ce virus, ne serait-ce point le diable, interrompit Diégo, ou plutôt ce fléau dont Satan a frappé tant de saints personnages, nommément le prophète David, le vieux Lazare, le saint homme Job et François Ier? -pour le diable, non, reprit le compère; pour le fléau dont vous parlez, cela se peut. Quoi qu' il en soit, c' est une espèce de levain acide, subtil et coagulant, dont je vous déferai sans qu' il vous en coûte une obole, si vous voulez retourner à Paris avec moi. -ah! Si ce n' est que cela, s' écria Diégo, vous me rendez la vie: je vous avoue que ces mots infernaux de virus, de condylôme, de sarcôme, de marisca, de fungus, de ficus, de thimus m' avaient effrayé, et que j' ai une peurextrême des revenans, des sorciers, des magiciens, des loups-garous et surtout des diables. Mais mon voyage de Compostelle? -quant à votre voyage de Compostelle, répondit le compère, vous le ferez toujours assez. Que sait-on si ce n' est point par une faveur particulière du bienheureux saint Jacques que vous m' avez trouvé ici? -cela se peut, répliqua Diégo, car je n' ai jamais douté de sa toute puissance envers ceux qui l' invoquent dans leurs tribulations: preuve de cela, je me sens déjà à moitié guéri. -holà, seigneur, holà, dit le compère, n' allez pas si vite; si j' étais encore un charlatan, que deviendriez-vous? -eh! Que me peut-il arriver davantage? Répondit Diégo; j' ai de temps en temps des douleurs insupportables à la tête, dans les lombes, les cuisses, les jambes et les épaules; j' ai un condylome au bout du pénis, et je n' ai pas le sol. -il pourrait arriver, dit le compère, que le virus qui est la cause de vos douleurs, de votre condylome et de votre misère, vous passât entièrement dans le sang et y causât des ravages affreux. Alors, au lieu des maux dont vous vous plaignez,vous sentiriez aux parties génitales une chaleur et une ardeur extraordinaires; vos testicules se gonfleraient, il vous viendrait à l' anus des verrues, des rhagades et des ulcères à la verge; votre peau se couvrirait de taches rouges, pourprées, jaunes ou livides; il vous surviendrait une infinité de tubercules durs, calleux, surtout aux environs du nez, du front et des tempes; vos ongles deviendraient inégaux, se détacheraient de leur racine et tomberaient; vous auriez le dedans de la bouche enflammé, et il s' y formerait des ulcères; la carie vous attaquerait les os; la membrane intérieure de votre nez deviendrait fongueuse, ulcérée, calleuse; votre voix deviendrait rauque et s' éteindrait; votre haleine serait d' une puanteur insupportable; vous ressentiriez par tout le corps des douleurs cent fois plus vives que celles que vous avez souffertes jusqu' à ce jour; vos os se tuméfieraient et s' amolliraient; vos yeux deviendraient rouges, enflammés, les paupières calleuses et ulcérées; vous sentiriez aux oreilles des tintemens, des sifflemens continuels; il ensortirait du pus et une matière ichoreuse; vous éprouveriez des céphalalgies, des afflictions convulsives, des vertiges, des tremblemens et des paralysies; il vous surviendrait des oppressions, des difficultés de respirer, des crachemens de sang, une toux sèche et humide, des nausées fréquentes, un dégoût universel, un dévoiement séreux et bilieux; en un mot, des maux si terribles, qu' il faudrait que Monsieur Saint Jacques fût bien fin pour vous empêcher de crever comme un misérable, devenu en horreur à vous-même et à tous ceux qui approcheraient de vous. -bienheureuse vierge Marie! S' écria l' espagnol, quelle abominable litanie venez-vous de débiter! Saint Policarpe! Secourez-moi, ou je deviens Manichéen. Je défie la guerre, la peste et la famine de réunir tant de maux à-la-fois. Ah! Monsieur, pour peu que ce poison infernal étende ses ravages sur la terre, c' est fait de nous, c' est fait de l' espèce humaine; l' antéchrist va paraître, Elie et Enoch vont revenir, les sept trompettes vont sonner, les visions de saint Jean vonts' accomplir, et le monde va finir. Est-il possible que la supérieure d' un couvent de filles, qu' une personne consacrée au service du seigneur m' ait fait un présent si exécrable! ô créature maudite! Que n' es-tu... non! Vivez, adorable citadine; hélas! Si vous n' eussiez reçu ce poison de personne, vous ne me l' auriez pas communiqué. Ah! Monsieur, mon cher monsieur! Je vous conjure par les entrailles de votre ange gardien, de me délivrer au plus tôt de ce condylome infernal, ou je me désespère comme Judas, je me pends au premier arbre, et les boyaux me sortiront du corps de frayeur et d' angoisse. -appaisez-vous, seigneur Diégo, dit le compère, je vous jure sur mon honneur que je vous guérirai entièrement. Mais parlons d' autre chose. Vous me paraissez un homme qui avez vu le monde, et qui, par les diverses aventures de votre vie, devez avoir acquis beaucoup d' expérience en toutes choses. Je cherche à former certaine petite société; ... attachez-vous à moi, vous ne vous en repentirez pas. -ah! Très-volontiers, répondit l' espagnol,que saint Arnaud me préserve de refuser une telle offre dans un moment où je ne sais que devenir! Au reste, je vais vous devoir de si grandes obligations par l' extirpation de mon condylome, et par l' expulsion du virus qui me mine et me tourmente, que je croirais être le plus ingrat de tous les hommes si je ne m' abandonnais sans réserve à tout ce que vous exigez de moi. -fort bien, dit le compère, j' aime les personnes naïves et reconnaissantes. Dès ce moment je vous reçois dans l' illustre et respectable corps des philosophes, ainsi que mon compère Jérôme que voici, lequel sera désormais votre intime et votre ami de coeur. -vous savez, dis-je au compère, que je ne suis qu' un sot, et que vous ne ferez de moi qu' un très-mince sujet. -je sais fort bien, dit le compère, que tu n' as pas inventé la poudre, mais tu as toujours assez d' esprit pour devenir un jour un philosophe du cinquième ou sixième ordre, car il y en a de tous les étages. Suivez l' un et l' autre mon exemple, mes actions seront vos leçons. -pour moi, dit Diégo, je me sens très-disposé à philosopher,moyennant qu' il n' y ait point d' hérésie, que j' aie le loisir de réciter mon rosaire, qu' on ne courre aucun risque d' être pris par le diable, ni de mourir sans confession. -pour de l' hérésie, reprit le compère, je proteste qu' il n' y en a point: il est vrai que les philosophes ne vont pas toujours à la messe, mais la bonne volonté est réputée pour le fait, et il n' y a point d' exemple qu' aucun d' eux ait été pris par le diable: quant à votre rosaire, il vous sera libre de le réciter aussi souvent que l' envie vous en prendra. Au reste, continua-t-il, comme la philosophie est une science dont les principes ne sont point encore bien développés; qu' il n' y a que le temps et l' usage qui puisse en procurer une parfaite connaissance, ne vous étonnez pas de me voir souvent parler et agir inconséquemment: c' est le propre des philosophes. Ce qui vous paraîtra une contradiction en moi, sera une marque infaillible d' un nouveau degré de connaissance que j' aurai acquis. -en finissant ces mots, le compère se leva, nous reprîmes notre route, et trois jours après nous arrivâmes à Paris.
CHAPITRE 4
Arrivée du compère Mathieu à Paris, et son établissement en cette ville. étant arrivés à Paris, le compère loua un cabinet au cinquième chez un vinaigrier, rue de la Harpe. Comme il n' y avait qu' un lit, d' eux d' entre nous couchaient dedans et l' autre dessous. Les premiers jours de notre arrivée, le compère (je ne sais par quel secret) décondylomisa l' espagnol, ainsi qu' il le lui avait promis. étonné du succès, je m' écriai: tenons-nous-en là, compère, nous sommes dans une ville où le talent admirable que vous venez de faire paraître ne peut manquer de nous combler de richesse et de gloire. -tu te trompes, mon cher Jérôme, dit le compère; quand même j' aurais décondylomisé et dévérolisé tous les moines, les nymphes, les laquais, les petits-maîtres de Paris, les mercuro-bol-asinos l' emporteraient encore sur moi; il suffitque ma méthode ne soit point la méthode reçue, pour que je sois contredit, démenti, hué, berné, sifflé, persécuté, et peut-être lapidé: au reste, ajouta-t-il, ce n' est point à cette sorte de gloire que j' aspire, c' est à celle de la philosophie sublime et transcendante que je veux atteindre; c' est là que je veux borner mon ambition et mes travaux. Il y avait déjà trois mois que nous étions à Paris, et Diégo avait employé ce temps-là à nous faire connaître les rues, les carrefours, les quartiers, ainsi que les temples sacrés et profanes de cette ville, lorsque nous nous aperçûmes que les eaux baissaient extraordinairement chez nous: il ne nous restait plus que dix écus; ce qui m' ayant alarmé, je demandai au compère quelle ressource il avait à opposer à la misère qui allait nous accabler. -je ne le sais point trop, me répondit-il. -hé bien, repris-je, que chacun de nous emploie quelques momens à réfléchir sur quelque moyen propre à nous tirer d' affaire: le premier qui en aura trouvé un convenable le proposera, et après l' examen l' on agiraen conséquence. -à ces mots succéda un profond silence. Il y avait quelques minutes que la méditation durait, lorsque Diégo se leva tout-à-coup et s' écria: mes amis, consolons-nous: le ciel m' inspire un expédient. Il nous reste dix écus, portons-les chez les jacobins pour qu' ils prient saint Dominique de nous tirer d' embarras. -c' est fort bien pensé, dis-je à Diégo; mais si saint Dominique s' avisait d' être six mois sans nous secourir, comme ont fait les bonnes âmes de Rome à ton égard, que deviendrions-nous pendant ce temps-là? -ma foi, je n' y songeais pas, répondit-il... méditons donc, ajouta-t-il... la seconde méditation avait déjà duré quelque temps, et aucune idée ne venait lorsqu' un savoyard vint dire au compère Mathieu de le suivre à l' instant pour affaire importante. L' allobroge conduisit le compère chez le marquis de Barjolac. Après avoir attendu quelque temps dans une antichambre, où trois grands laquais s' occupaient à disputer sur le mérite de la Sémiramis de Voltaire et du Catilina de Crébillon, il fut introduit.Il trouve le marquis occupé à se noircir les sourcils, à mettre son rouge et à se parfumer les aisselles et les génitoires: cette besogne étant finie, son valet-de-chambre lui chaussa une paire de souliers à talons rouges, dont l' entrée était bordée de canepin blanc; il acheva de l' habiller, il lui ceignit une épée, dont la lame était de buis, pour que son poids fatiguât moins, et puis s' en alla. Lorsque le compère et le marquis furent seuls, ce dernier se jeta dans un fauteuil, se mit à mâcher quelques pastilles, prit de trois sortes de tabac dans la même tabatière, toussa d' un petit ton enfantin, se moucha dans un mouchoir de soie blanche, s' essuya avec un autre couleur de rose, se leva, se mira, se rengorgea, fit une pirouette sur le talon, et dit au compère: l' ami, je sais que tu fais de très-jolis vers; je te prie de me faire, en payant, une satyre des plus sanglantes contre le duc de Bracastron. C' est un fat qui a osé me contredire chez la marquise de Grand-Chien; qui m' a desservi chez le ministre; qui ne cesse d' affecter publiquement à mon égard un air de mépris qui m' outrage, etduquel il faut que je tire une vengeance complète. -monseigneur, dit le compère, le procédé du duc de Bracastron est injuste; mais il me semble d' avoir lu dans Hérodote D' Halicarnasse, des querelles entre les ducs et les marquis, que de son temps les gens de votre sorte opposaient leur épée à l' insulte, et non pas un libelle. Nos preux et vaillans chevaliers en ont fait de même: cet usage se pratique encore aujourd'hui en semblable occasion; pourquoi ne vous y conformez-vous pas? -que le ciel m' en préserve! S' écria le marquis de Barjolac: cela peut convenir à quelque gentillâtre de Basse-Bretagne ou du Bas-Poitou; mais à un homme de ma condition! Si; il n' y a rien de plus roturier que de se battre. D' ailleurs le duc est un spadassin à culbuter son ennemi du premier coup de lame, et à ne faire aucun scrupule d' ôter la vie au dernier rejeton de l' illustre race des Barjolac, dont les ancêtres, tant mâles que femelles, ont rendu de si importans services à nos souverains. Au reste, il est l' offenseur, je suis l' offensé; qui de nous deux doit être puni? -cesraisons-là sont admirables, reprit le compère; mais comment voulez-vous que je fasse une satyre contre le duc de Bracastron? Je ne lui connais d' autre défaut que celui d' être votre ennemi. -ma vengeance et mon courroux t' inspireront, repartit le courageux marquis; j' irai te voir: en attendant, pense, rêve, imagine, use du privilége de la poésie, aies recours à la fiction. Tiens, voilà dix louis à compte de la somme que je te destine, si tu réussis à mon gré: juges de ma générosité par mon ressentiment. Adieu. Le compère Mathieu étant revenu au logis, se mit à écrire, écrivit le reste de la journée, écrivit toute la nuit, écrivit une partie de la matinée du lendemain, et venait enfin d' écrire la satyre, lorsque que le marquis de Barjolac arriva. -quoi, s' écria-t-il en entrant, le libelle déjà fini! Donne vite, mon cher, que je le lise... tout part de source! Je n' aurais pu mieux t' inspirer! Sans doute que le duc t' a fait aussi quelque outrage, car il n' y a que la rage et la vengeance qui puissent t' avoir dicté cet abominable libelle? -point du tout,monseigneur, répondit le compère: le désir de vous servir, certaine inclination que la nature m' a donnée à cette sorte d' ouvrage et les dix louis que j' ai reçus hier de votre main généreuse, furent mon apollon, et le seront toutes les fois qu' il plaira à votre grandeur de se servir de moi pour tirer une vengeance glorieuse et complète de ses ennemis. -le marquis enchanté, donna trente autre louis au poète et emporta le libelle, qui se multiplia tellement, qu' en moins de vingt-quatre heures tous les cercles de Paris en furent inondés; en moins de trente-six heures il fut imprimé avec des notes et des augmentations, et en moins de trois jours, le duc de Bracastron était devenu d' un ridicule si étrange aux yeux des trois quarts de ce qu' on appelle le grand monde, qu' il se serait caché pour dix ans, s' il eût eu le coeur aussi bien placé que son illustre ennemi. -eh bien! Seigneur Diégo, dis-je à l' espagnol, après cette aventure, vous semble-t-il que saint Dominique eût rempli si abondamment notre attente, et en si peude temps que le marquis de Barjolac? - qui vous a dit, répondit-il, que le bon saint n' y a point contribué en faveur de la pieuse intention que j' avais eue de nous adresser à lui? J' en suis tellement convaincu, qu' en reconnaissance d' un tel bienfait, je vais de ce pas faire allumer un cierge de deux livres devant son image. -en finissant ces mots, il partit, et ne revint qu' après avoir exécuté sa promesse.
CHAPITRE 5
Continuation de notre séjour à Paris. -vision de Diégo. J' ai dit que nous étions logés au cinquième étage, mais les quarante louis du marquis de Barjolac nous firent descendre au second; et au lieu d' un cabinet où il n' y avait qu' un lit, nous louâmes deux chambres où il y en avait trois. Depuis la composition du libelle, l' occupation journalière du compère Mathieu était de travailler pour un libraire auxgages duquel il était. Quant à l' espagnol et moi, notre besogne consistait à copier divers passages dans les auteurs que le compère nous indiquait, à faire les commissions, la cuisine et le tracas du ménage. Un soir que l' espagnol était sorti pour chercher quelque assaisonnement qui manquait à une tête de mouton que nous avions pour souper, il rentra en poussant des hurlemens épouvantables. -sainte Marie alacoque! S' écria-t-il, en se jetant sur le plancher de la chambre, je suis mort... confession! Je n' en puis plus... j' ai vu... ah! Mes compagnons! J' ai vu... -que diable as-tu vu? Dit le compère. -ah! Continua Diégo, je viens d' avoir une vision qui n' a pas sa pareille dans Ezéchiel, ni dans l' apocalypse, ni dans les révélations de sainte Brigitte! ... j' ai vu un loup-garou... il avait la tête d' un ermite, le corps d' un sanglier, les jambes d' un loup et la queue d' un chat; il lui sortait du nombril la moitié d' un tablier de femme, à ce que j' ai pu voir par les cordons... nous sommes perdus, mes amis! Je l' entends... le voici...je le vois... miséricorde! Saint Tongarini, secourez-moi, ou il va m' avaler comme une huître. -en disant ces mots, il se sauva sous un lit. Le loup-garou que Diégo avait vu, était un vieillard septuagénaire, avec une barbe blanche, couvert de vieux haillons, qui remontait l' escalier, et que la fuite et le tintamarre de l' espagnol firent entrer dans notre chambre pour le désabuser de la peur qu' il lui avait causée innocemment. Mes enfans, dit le vieillard, je ne suis point tout-à-fait si affreux que monsieur qui est sous le lit se l' imagine. Si j' ai l' air un peu hétéroclite, c' est que l' application que je donne aux sciences me fait négliger mes accoutremens; mais l' habit ne fait pas le moine. Il y a cinquante deux ans que je demeure dans le grenier ci-dessus, et d' où je ne sors que tous les lundis pour chercher ma provision hebdomadaire. Je me suis renfermé très-jeune dans cette habitation, afin de vaquer plus librement, plus tranquillement à l' étude de la philosophie. Enfin, après bien des veilles et destravaux, je suis parvenu à finir un traité de la science universelle , que j' espère donner incessamment au public. La première partie de ce traité de la science universelle consistera en cent soixante volumes in-folio, reliés en maroquin rouge, dorés sur tranche et sur plat, enrichis d' un grand nombre de planches que j' aurai soin de ne faire graver que médiocrement bien, pour éviter la dépense et me retirer un peu de mes autres frais. Voici le plan de cet ouvrage: ayant établi de quelle manière l' esprit humain, grimpant des individus aux espèces, des espèces aux genres, des genres prochains aux causes éloignées, forme presque à chaque pas une science nouvelle, je fais voir comment on parvient à la notion générale de l' esprit. Prêtez attention, je vous prie. L' existence, la possibilité, la substance, l' attribut, la durée, etc., sont des propriétés générales de tous les êtres. J' examine ces propriétés à fond, et je forme de cet examen la science de l' être en général; d' où l' ontologie (dont j' omettrai de vousparler, pour abréger), la pneumatologie, qui est la science de l' esprit, et la physique particulière. Attention, encore un coup, car c' est de l' abstrait. Je divise la pneumatologie en trois branches. La première comprend la théologie naturelle; d' où religion, sectes, hérésies, superstition, fanatisme; d' où l' intolérance, la persécution, la cruauté, la mission du duc d' Albe, et le passe-temps de Charles IX. La seconde de ces branches consiste dans la doctrine des esprits, bons ou mauvais; d' où les anges, les démons, les sylphes, les gnomes, les lutins, les spectres, les revenans; d' où les sorciers, les magiciens, les loups-garous; d' où les visions, les extases, les possessions, les obsessions, les exorcismes; d' où le paradis, l' enfer, le purgatoire, les limbes; d' où les prières pour les morts, les fondations, les indulgences; d' où la crédulité du peuple, l' arrogance des prêtres, les richesses des moines et l' autorité du pape. Enfin, la troisième branche de la pneumatologie se distribue en science de l' âme raisonnable, en science de l' âmesensitive; ou, si vous l' aimez mieux, en science de l' une et de l' autre à-la-fois. Je passe ensuite aux deux facultés principales de l' homme, qui sont l' entendement et la volonté. Comme ces deux facultés sont de leur nature assez bizarres, assez mutines, je charge la logique de diriger la première à la vérité, et la morale de plier la seconde à la vertu. Je divise la logique en art de penser, en art de retenir ses pensées, et en art de les communiquer. Je distingue dans l' entendement quatre opérations principales, ainsi que quatre branches différentes dans l' art de penser. L' une et l' autre de ces quatre branches se rapportent à chacune des opérations intellectuelles qui leur est propre. Je ne sais si vous m' entendez, nous dit le vieillard? -pas trop, lui répondis-je. -eh bien, répliqua-t-il, attribuez cela à la perte que j' ai faite des trois quarts de mes dents: redoublez votre attention, et passez quelque chose à ma vieillesse. La mémoire naturelle et la mémoire artificielle sont deux mémoires. La premièreconsiste dans une affection d' organes, et la seconde dans la prénotion et dans l' emblême; ce qui s' appelle l' art de retenir, un peu différent de celui de transmettre. Je divise l' art de transmettre en grammaire et en rhétorique. La première comprend les signes, la prosodie, la syntaxe, la construction et autres signes de la pensée, tels que les gestes et les caractères. Les caractères sont, ou idéaux, ou hiéroglyphiques, ou hiéraldiques. Les gestes sont les grimaces, les caresses, les soufflets, les coups de pied au cul et autres semblables gentillesses. Quant à la rhétorique, je n' en traite que superficiellement: je me borne à n' en faire découler que la déclamation, telle que celle du style de la plupart des auteurs, des harangueurs des panégyristes, des prédicateurs, des avocats et autres braillards qui gagnent leur vie à étourdir les gens d' esprit, et à faire tourner la cervelle aux idiots. Je passe à la morale. La morale est générale ou particulière. La première sous-entend la science du bienet du mal moral, s' il y en a, et celle d' être juste et vertueux, si on peut l' être. La morale particulière comprend la science de ce que l' homme se doit à lui-même; de ce qu' il doit à sa famille; de ce qu' il doit à la société en général; de ce qu' il doit à ses créanciers en particulier, ce que Grotius, Cumberland, Puffendorff et Burlamaqui ont fort bien développé dans leurs ouvrages. Mais pour le malheur de la France on lit Cujas et Bartole, et on laisse là ces messieurs. Voilà, mes enfans, en quoi consiste la première partie du traité de la science universelle que je vais mettre au jour. La seconde partie de cet ouvrage sera de cent quatre-vingts volumes in-folio, reliés en basane, et ornés d' un aussi grand nombre de planches que la première. Elle contiendra la science de la nature . Je distribue la science de la nature en physique et en mathématique. Observez en passant que je tire encore cette distribution de la réflexion, et de l' heureux penchant que le ciel m' a donné à généraliser les choses.Comme j' ai connu par les sens les individus réels, les astres, les élémens et météores, etc., j' ai pris en même temps la connaissance des abstraits. Alors la réflexion m' ayant fait voir que des abstraits, les uns convenaient à tous les individus corporels, j' en ai fait l' objet de la physique générale. Puis ayant considéré ces mêmes propriétés dans chaque individu en particulier, avec la variété qui les distingue, j' en ai formé l' objet de la physique particulière. Je passe à une autre propriété plus générale des corps, que je nomme quantité. J' ai considéré la quantité sous trois différens points de vue, et j' en ai fait l' objet des mathématiques simples, des mathématiques mixtes, et des physico-mathématiques. De grâce, écoutez, ou je me tais. L' objet des mathématiques pures est la quantité abstraite nombrable, ou la quantité abstraite étendue. L' une est l' objet de l' arithmétique, l' autre est celui de la geométrie. L' arithmétique se divise en arithmétiquepar signes, et en arithmétique par lettres. Cette dernière s' appelle la science des ours. Il y a autant de divisions et de sous-divisions dans les mathématiques mixtes, qu' il se trouve d' êtres réels dans lesquels on peut considérer la quantité. La quantité considérée dans les corps, en tant que mobiles ou tendant à se mouvoir, est l' objet de la mécanique. La mécanique se divise en deux branches; l' une comprend la statique, qui se distribue en statique proprement dite, et en hydro-statique. L' autre comprend la dynamique, qui se distribue en dynamique proprement dite, et en hydro-dynamique; d' où la navigation et la balistique; d' où la découverte du Mexique, le bombardement d' Alger et la puissance des anglais. Je passe à l' astronomie géométrique. L' astronomie géométrique est l' objet de la quantité, considérée dans les mouvemens des corps célestes; d' où la cosmographie, l' uranographie, l' hydrographie, la chronologie, et l' art utile et admirable de faire des cadrans; d' où les cadrans horizontaux, verticaux, équinoxiaux, inclinés, déclinans,cylindriques, sphériques; d' où les cadrans analemnatiques, azimuthaliques, abnucantariques, judaïques, italiques, babyloniques; d' où les cadrans germaniques, helvétiques, philosophiques, antiques, et quantité d' autres cadrans dont l' usage et l' importance sont connus partout l' univers, surtout chez les désoeuvrés, les moines et les fainéans. La quantité considérée dans la lumière ou dans son mouvement donne l' optique; d' où la catoptrique et la dioptrique; d' où les lorgnettes d' opéra, les besicles de vieilles et les lunettes d' avares. La quantité considérée dans le son et ses propriétés, donne l' acoustique; d' où la catacoustique, et l' écho de Woodstock. Enfin la quantité considérée dans l' air, donne la pneumatique; d' où la crépitologie,l' asthme, les vapeurs et l' art d' étouffer les chats sous une cloche de verre. Mes enfans, je vais finir: je n' ai plus qu' un mot à dire de la physique particulière. Je fais suivre à la physique particulière la même distribution qu' à l' histoire naturelle. Voici comment: les sens ayant procuré la connaissance des astres, de leurs mouvemens apparens, sensibles, etc., la réflexion a produit l' astronomie physique; d' où la connaissance des influences des planètes, des vertus de la pleine-lune, les prédictions, les almanachs, etc. Les sens ont fait connaître les météores; la réflexion a produit la météorologie; d' où la connaissance des gouêtres du Tyrol, et de la nécessité des parapluies. Les sens ont fait connaître les plantes; la réflexion a produit la botanique, l' agriculture, etc.; d' où l' art de cultiver les carottes,d' avoir des fraises à noël, et des melons aux rois, en dépit de la nature. Finalement, les sens ont fait connaître les animaux; la réflexion a produit la zoologie; d' où la médecine, l' anatomie, la physiologie, l' hygiène, la pathologie, la séméïotique et les trois branches de la thérapeutique; d' où le talent de désopiler le foie, la rate et le pancréas en désopilant la bourse, et l' art de nous envoyer ad patres un peu plus tôt que nous le voudrions. Voilà, mes enfans, en quoi consiste cette seconde partie, qui paraîtra peu de temps après la première. Comme je n' ai que soixante-quinze ans, et que ma santé me promet de vivre encore un demi-siècle, j' espère de voir quatre ou cinq éditions du traité de la science universelle , et passer mon temps à le revoir, le corriger et l' augmenter jusqu' à ce que Vénus passe sur le disque du soleil, ou que la sultane Moscha fasse une pirouette sur le nombril de sa hautesse, ce qui revient au même. Alors, ayant observé ce passage de mon grenier, j' emploierai le reste de mes jours à composer un ouvrage sur la conjonctiondes planètes. Adieu, mes enfans. -ayant fini ces mots le vieillard partit. Diégo, qui n' avait bougé de dessous le lit pendant le discours du vieillard, sortit enfin de son réduit, en s' écriant qu' il n' avait eu que trop sujet d' être effrayé de ce qu' il avait vu sur l' escalier. -le loup-garou, continua-t-il, n' a repris sa figure humaine en entrant dans cette chambre, que pour nous réciter les trois quarts du grimoire, et peut-être pour nous ensorceler tous. ô maudit suppôt de Béelzebuth et d' Astaroth! Que n' es-tu dans le fin fond de l' enfer, avec les enchanteurs de Pharaon, Simon le magicien et le ministre Bekker; ou bien, que n' es-tu réduit en cendres au milieu de la grève, ainsi que le furent Urbain Grandier à Loudun et Gofredy à Marseille! Maisnon, je ne puis avoir la satisfaction de te voir brûler vif en ce monde, avant que tu partes pour l' enfer, ton héritage. Les tribunaux, les magistrats, à force de ne plus croire au diable, ne croiront bientôt plus en Dieu; car rien n' approche plus de l' athéïsme que de nier la possibilité, la réalité des sortiléges, des enchantemens, des maléfices, des pactes avec le diable, et du sabbat. Aussi, depuis cet indigne relâchement de la justice envers les sorciers, nous voyons journellement des effets terribles de la puissance de Satan et de la méchanceté de ses ministres. Tantôt une sécheresse excessive brûle les campagnes et fait périr les récoltes; tantôt des pluies continuelles font déborder les rivières qui inondent les villes et les villages, entraînent les maisons, les ponts, les écluses, etc.; tantôt une grêle affreuse hache en pièce les arbres, les vignes, les moissons, et écrase jusqu' aux hommes et aux animaux: d' un autre côté, ce sont des incendies qui consument des cités entières, des tremblemens de terre qui bouleversent des royaumes; des volcans de souffre et de feu qui embrâsent des provinces,des guerres sanglantes qui ruinent et désolent les plus belles parties du monde, des pestes horribles qui ravagent perpétuellement quelques contrées de la terre; joignez à cela un poison cruel répandu dans l' air, qui depuis quelque temps fait périr les bestiaux, un venin subtil qui, répandu dans le sang de la moitié des hommes, attaque l' espèce humaine jusques dans les sources de la génération: ajoutez encore les médecins, les charlatans avec leurs sachets anti-apoplectiques, leurs poudres, leurs baumes, leurs pillules, leurs teintures stomachiques; puis les avocats et les procureurs qui trompent et ruinent les plaideurs; les financiers qui sucent le sang du peuple; les riches qui foulent aux pieds les pauvres, et qui méprisent ou se haïssent les uns les autres; item, le froid, le chaud, la misère et mille autres maux qui nous assiégent sans cesse le corps et l' âme: que l' on dise alors qu' il n' y a point de sorciers et que le règne de Satan ne commence pas à prendre le dessus sur celui du seigneur. ô temps! ô moeurs! ô monde malheureux, ensorcelé et corrompu!-il faut avouer, dit le compère, que ce vieillard est un insupportable bavard: où peut-il avoir pêché cet impertinent discours? Je n' aurais assurément point eu la patience de l' entendre jusqu' à la fin, si je n' eusse observé parmi les sottises qu' il débitait, certain ordre de choses qui m' a plu beaucoup. En effet, si quelqu' un avait à faire un traité suivi, raisonné, doctrinal de toutes les sciences que l' homme peut désirer savoir, je lui conseillerais de suivre ce plan pour former le système figuré des connaissances humaines, qu' il devrait mettre à la tête de son ouvrage; mais pour peu qu' il entrât de philosophie dans ce traité suivi, raisonné, doctrinal, de toutes les sciences, il ne serait point praticable; les vrais dévots s' en scandaliseraient, les hypocrites crieraient à l' athée, au philosophe; les ministres, les courtisans et ceux qui ont intérêt que le peuple demeure simple et sot, crieraient au raisonneur, au mutin, au mauvais citoyen, et l' auteur en serait quitte à bon marché, si, après avoir vu supprimer ou brûler son livre, on lui laissait la liberté de s' aller jeterdans la rivière, la tête la première. Tel est le génie de ma chère nation. Un vieillard à demi timbré s' est enfermé pendant cinquante-deux ans dans un grenier pour éviter les importunités des sots, la persécution des méchans, et pour écrire en liberté. Que doit donc faire un homme qui a son bon sens? ô temps! ô moeurs! ... ô divine philosophie! Dans quel coin de la terre êtes-vous retirée?
CHAPITRE 6
J' ai dit dans le chapitre précédent que le compère Mathieu était aux gages d' un libraire; mais comme ces gages suffisaient à peine pour la dépense du ménage et notre entretien, et que les ducs et les marquis vivaient en bonne intelligence, le compère, qui commençait à être connu dans la république des lettres, travailla pour soncompte, et débuta par un chef-d' oeuvre: ce fut son traité de cracologie . Comme il connaissait l' ignorance des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des libraires qui ne savent point apprécier les choses, et l' injustice et l' avidité du reste, qui, sachant connaître le mérite d' un ouvrage, ne le paient point sa valeur, il fit vendre son livre à un de ces messieurs, le vendit lui-même à un autre, auquel il l' escroqua ensuite pour le revendre à un troisième. Il arriva de là que les trois libraires crièrent haro sur le compère Mathieu; que celui-ci, comme philosophe, en rit, et que le traité de cracologie fut vendu ce qu' il valait. Un si heureux début ne tenta point le compère de se remettre auteur à gages. Il continua de travailler pour son compte; et, malgré la prudence de messieurs de la librairie, il trouva toujours le moyen de se faire bien payer de ses ouvrages, ce qui le mit en état de prendre un quartier dans le voisinage de notre hôte le vinaigrier, et de créer deux nouvelles charges en faveur de Diégo et de moi: celle de laquais fut lelot de l' espagnol, celle de valet-de-chambre-secrétaire fut le mien. Il s' en fallait beaucoup que la philosophie eût rendu le compère misantrope, sournois, bourru, fantasque, et tel que certains philosophes le sont. Au contraire, il était enjoué, poli, ouvert et gracieux. Ces belles qualités, jointes à une figure très-avantageuse, le faisaient désirer et rechercher dans les cercles les plus distingués de Paris; mais cela ne dura qu' un temps: il éprouva bientôt que l' inconstance et l' ingratitude sont le propre des grands. Il avait composé, chanté, publié quelques couplets un peu caustiques (et cela le plus innocemment du monde) contre quelques personnes de condition, desquelles il éprouvait journellement les bontés. Ces personnes, piquées de cette bagatelle, s' avisèrent de décrier le pauvre compère comme un esprit méchant et dangereux, en un mot, comme un monstre et comme une peste dans la société. Le compère Mathieu avait l' esprit trop bien fait pour se formaliser de l' injustice et de la lâcheté de ce procédé. Il savait quele vrai mérite et la philosophie furent de tous temps en butte à la malignité. Il se contenta de renoncer à tout commerce avec les hommes et de ne s' occuper désormais qu' à écrire. En conséquence de cette résolution, il ne sortait plus; il travaillait sans relâche. Pour toute récréation, il s' amusait de temps en temps à faire quelques légères observations sur le gouvernement: lorsqu' il y en avait un cahier, Diégo allait le vendre à un libraire honnête et discret. Cela servait aux menues dépenses du ménage. Nous jouissions d' une tranquillité digne d' être enviée, lorsqu' un soir l' enfer suscita un exempt, deux sergens, trois recors et six pousse-culs, qui vinrent enlever mon pauvre compère, ses papiers, ses effets et l' heureuse casette qui contenait toute notre ressource et notre espoir. Lorsque ces scélérats furent partis, je dis à l' espagnol, que cet événement avait pétrifié: eh bien! Seigneur Diégo, voici bien une autre affaire que la rencontre du chebec algérien! -ah! Les malheureux, s' écria-t-il, de venir ainsi enlever mon maître,le plus grand, le plus profond, le plus sublime et le plus honnête des philosophes de la terre! Ah! Les barbares! De nous laisser sans un sou... le révérend père Jean De Siguença le disait bien un jour dans son sermon sur l' enlèvement du prophète élie, que l' on avait substitué la rapine au désintéressement et la violence à la charité. Ah! Père Jean De Siguença, où êtes-vous? Que n' étiez-vous ici pour confondre ou plutôt pour excommunier ce maudit exempt avec ses deux sergens, ses trois recors et ses six pousse-culs! Heureusement que nous n' étions point tout-à-fait si pauvres que Diégo le croyait: il me restait encore dix écus. Mais qu' était-ce que dix écus pour deux hommes qui n' avaient que cela pour toute ressource? L' espagnol avait été autrefois comédien, sauteur, laquais, écrivain, cocher, colporteur, suisse, poète, et pouvait l' être encore; mais moi, qui ne suis qu' un sot, qu' un malotru, à quoi pouvais-je servir? Ayant passé la nuit dans les plus tristes réflexions, le lendemain matin, nous louâmes un galetas chez le fossoyeur de saintMédard, et nous employâmes le reste du jour et les quatre suivans à tâcher de découvrir les traces du malheureux compère Mathieu; mais nos peines et nos recherches furent inutiles. Le soir du cinquième jour, nous nous trouvâmes plus désolés que jamais. Nous venions de faire dans un morne silence le plus léger des soupers, lorsque Diégo s' écria d' un ton lamentable: ah! Si je n' avais point oublié le métier de poète, je pourrais mettre en vers l' office de l' immaculée conception, ou paraphraser le libera , et tirer de l' un ou de l' autre de ces deux ouvrages de quoi subsister quelque temps; mais hélas! J' ai oublié le métier de poète... ah! Si je n' avais point oublié le métier de comi-tragi-sauteur, je trouverais peut-être de l' emploi; mais hélas! J' ai oublié le métier de comi-tragi-sauteur, ainsi que le métier de poète... ô très-chaste et très-respectable recteur des jésuites de Saragosse! Très-pieux et très-humble prélat monsignor Tongarini! Très-charitable et très-loyal israélite éléazar! Et vous, ô chef-d' oeuvre de la nature, incomparableRachel! Votre serviteur et votre ami, Diégo-Arias-Fernando de la Plata, y Mendoca, y Rioles, y Bajalos, se trouve sans ressource, sans appui et sans consolation... cher compagnon! Continua-t-il en m' embrassant, allons de ce pas accomplir mon voyage de saint Jacques De Compostelle en Galice, allons accomplir mon voeu. Ensuite, comme le recteur des jésuites de Saragosse m' a dit cent fois que les saints de son ordre ont le coeur bon, nous tâcherons de nous les rendre propices en visitant leurs reliques et les lieux où ils veulent être honorés. Nous commencerons par le bonnet de saint Anchieta à Orense; nous visiterons le foie de saint Forget à Astorga, labrayette de saint Mena à Toro le scrotum de saint Balthazar à Ségovie, le toupet de saint Gonzalès à Colmenar l' anus de Gombar à Tolède, les boyaux de saint Pierre D' Avilès à Truxillo, le bout du nez de saint Mariana à Badajos, l' échine de saint Santarel à Lorca, lesongles de saint Suarès à Pénaflour, et le nombril de saint Lorrin à Séville. Là, nous entrerons à l' hôpital pour nous reposer pendant quelques jours, et nous réciterons tous les matins les quinze oraisons de sainte Brigitte, pour que nous continuions notre pélerinage en santé. De Séville nous irons visiter le pancréas de saint Guerret à Lobrixa, la rate desaint Gonthiéri à Monda, les fesses de saint Boitet à Grenade, la barbe de saint Comolet à Guadix, l' oreille de saint Aubigny à Lorca, le fémur de saint Guignard, à Murcie, l' épiglotte de saint Varade à Valence, la grosse dent de saint Alagon à Tortose, le sabre de saint Ignace à Montferrat, et le prépuce de saint Girard à Toulon. De Toulon nous nous embarquerons pour Naples, où, après avoir vu la liquéfaction du sang de saint Janvier, nous irons visiterles sourcils de saint Morao à Bénévent, les paupières de saint Guyot à Capoue, et le gosier de saint Boddens à Ostie,puis nous irons à Rome faire notre prière sur le tombeau du saint prélat Tongarini, et baiser la pantoufle du saint-père; de Rome nous passerons en terre-sainte: nous irons à Nazareth, à Bethléem, à Jérusalem, à Capharnaum et à la Mecque; de là nous reviendrons à Constantinople, où nous demanderons au Kislar-Agasi s' il n' aurait point entendu parler de Rachel; de Constantinople nous viendrons à Venise, nous y saluerons le juif éléazar et nous y ferons une confession générale pour nous mettre en état de finir dignement notre pélerinage; de Venise nous viendrons à Belluno, visiter la mâchoire inférieure du patriarche Busembaum, la verrue de saint Criminal àInspruck, le tibia de saint Personni à Landsberg, le gosier de saint Holte à Augsbourg la savatte de saint Walpold à Strasbourg, la moustache de saint Briant à Landau, le crâne de saint Kervin à Nanci, l' index de saint Campian à Toul, le gigot de saint Tesmond à Metz, la rotule de saint Gérard à Verdun, la vessie de saint Oldecorne à Sedan, et la fressure de saint Garnet à Mézières; puis ayant fait à Rheims une neuvaine à la sainte Ampoule, nous viendrons attendre ici que le ciel ait pitié de nous en faveur de notre dévotion. -c' est fort bien dit, seigneur Diégo, dis-jeà l' espagnol, mais il me semble que vous pourriez bien nous tirer de la misère, sans avoir obligation à une kirielle de saints du calendrier des jésuites. Vous êtes encore jeune, dispos, vigoureux; essayez de vous remettre à faire quelques sauts de carpe, quelques tours de force, quelques équilibres, etc. Vous savez que le paillasse de la grande troupe de la foire va quitter pour entrer chez les pères de l' oratoire; pour peu que vous approchiez de ce que vous dites avoir su autrefois, je vous garantis sa place. -par saint Armelle! Tu dis vrai, répondit Diégo. -en même temps il étendit les couvertures de notre grabat au milieu du taudis, se mit à faire quelques cabrioles, quelques moulinets; quelques gambades, et me dit: comment trouves-tu cela, Jérôme? -tout au mieux, seigneur Diégo, répondis-je: si les convulsionnaires de saint Pâris en savaient faire autant, l' incrédulité serait plus rare. -ô l' incomparable! ô l' admirable ami Jérôme! S' écria Diégo; tu viens de me faire penser à une chose. Je veux avoir aussi des convulsions, moi; il n' y a point de mal à cela; c' est pour la gloire de Dieu,pour confondre l' incrédulité des impies, et chasser la misère qui va nous égorger. Le recteur des jésuites de Saragosse m' a toujours dit qu' on méritait doublement lorsqu' on savait concilier la religion avec ses intérêts; en voici l' occasion, mon cher Jérôme, ne la laissons pas échapper. Le lendemain, Diégo prit deux béquilles et se traîna sur le tombeau du bienheureux Pâris dans le cimetière de Saint-Médard. Il n' y est pas un quart-d' heure que d' horribles convulsions le saisissent; il fait des grimaces et des contorsions effroyables; les assistans, saisis d' admiration, s' écrient: miracle! Miracle! L' église et les environs se remplissent d' un peuple innombrable; c' est à qui verra, à qui touchera le seigneur Diégo. -serviteur de Dieu, lui crie-t-on, y a-t-il long-temps que vous êtes affligé? -il y a quinze ans, répondit-il, en continuant ses cabrioles. -que vous êtes heureux! Ajoute-t-on, vous ne viendrez point ici huit jours sans être entièrement guéri. Lorsque la scène fut finie, et que la foule du monde fut dissipée, Diégo revint au logis,jeta ses deux béquilles et me dit: mon cher Jérôme, je n' ai fait de ma vie pareils sauts; je croyais avoir cinq légions de diables dans le corps, tant le zèle de notre sainte religion m' animait. Cependant cette affaire fait grand bruit, et je ne sais... il prononçait ces mots lorsque le sieur Chaulin, prêtre et docteur en la faculté de théologie, arriva. Le saint homme sauta au cou de Diégo en versant un torrent de larmes, et lui dit: mon cher frère en Jésus-Christ, béni soit le moment qu' il a plu au ciel de vous inspirer de venger l' honneur de la religion par une très-sainte, très-licite et très-pieuse fraude; continuez, je vous prie, ne démentez point votre première démarche; attendez tout de la bénédiction de Dieu, de la protection de saint Augustin, et de la reconnaissance des hommes; en même temps, il lui donna une bourse de vingt louis. -adieu, ajouta-t-il, souvenez-vous de vous trouver guéri dans huit jours et de faire place à d' autres. Lorsque le prêtre Chaulin fut parti, peu s' en fallut que les convulsions ne me prissent à mon tour; mais c' eût été de ces convulsionsoccasionées par la joie qu' un malheureux ressent, quand il passe inopinément du plus triste état à une situation heureuse et inespérée. Diégo, plus persuadé que jamais de la sainteté et de l' utilité de l' action, continua la huitaine sur le même ton, se surpassa le huitième jour, jeta ses deux béquilles, et marcha aussi droit qu' il eût jamais fait. à la vue du prodige, les exclamations recommencent; Diégo publie que sa confiance au bienheureux Pâris l' a amené de Bilbao en Biscaie; le vinaigrier, le fossoyeur et vingt autres personnes attestent de l' avoir connu impotent depuis qu' il est à Paris: deux cents autres témoins certifient de la réalité de ses convulsions et de sa guérison: procès-verbaux et autres actes juridiques sont dressés sur le tout; l' admiration, le zèle et la dévotion du peuple redoublent; la foule des paralytiques et des culs-de-jatte devient innombrable sur le sépulcre du diacre; le prêtre Chaulin apporte vingt autres louis, et y joint les remercîmens de tous les appelans et réappelansde France; Diégo et moi allons loger dans le quartier du palais-royal, et nous retrouvons le compère Mathieu dans un bordel de la rue de Chantre.
CHAPITRE 7
Le compère Mathieu raconte ce qui lui est arrivé depuis son enlèvement. -il rencontre son condisciple Whiston. -entretien qu' ils ont ensemble. Aussitôt que Diégo eut reconnu le compère, il se jeta à ses pieds et s' écria de toutes ses forces: -ô mon bienfaiteur, ô le plus célèbre, le plus honnête de tous les philosophes de la terre! Est-ce vous ou votre ange gardien que je vois? ... oui, c' est vous... ah! Mon cher Jérôme! Le ciel nous a rendu notre père... ô mon maître! Apprenez nos peines et notre bonheur. Lorsque ce maudit exempt, avec ses deux sergens, ses trois recors et ses six pousse-culs vous eut enlevé, ainsi que votre cassette, nous nous trouvâmes, le pauvreJérôme et moi, les plus affligés de tous les hommes. Je résolus dès ce triste moment de parcourir l' Espagne, l' Italie, la Palestine, l' Arabie, la Turquie et l' Allemagne, pour conjurer les plus grands saints du paradis de vous rendre à nos voeux, et nous préserver de la misère effroyable qui allait nous attaquer; mais il était écrit que nous vous reverrions, et que nous éviterions cette misère que nous craignions, sans faire un si long voyage. Je devins boiteux, paralytique, ensorcelé, par zèle de religion; en récompense, je fus redressé, guéri, admiré, remercié, enrichi, et vous m' êtes rendu, ô l' archipatriarche de la philosophie! -à ces mots, Diégo s' arrêta, et demeura prosterné aux pieds du compère en poussant des soupirs épouvantables. Les exclamations, la posture, les soupirs et la figure de l' espagnol effrayèrent tellement les deux nymphes et une vieille qui étaient là, qu' elles s' enfuirent dans le grenier de la maison. Le compère Mathieu, qui ne comprenait rien au discours de Diégo, remit à un autre jour pour rassurerles fugitives, vint à notre nouvelle demeure, où, après avoir entendu le récit de l' aventure de saint Médard, il nous conta ainsi la sienne: l' exempt m' ayant arrêté, comme vous savez, me fit entrer dans un fiacre qui l' attendait dans la rue, se mit à côté de moi; deux de ses recors, qui tenaient ma cassette et mes papiers, s' assirent vis-à-vis; deux pousse-culs montèrent derrière la voiture. Quelques minutes après notre départ, j' entendis un cri et le fiacre s' arrêta; cinq hommes masqués, ayant l' épée à la main, se présentèrent à la portière, et nous firent mettre pied à terre. L' exempt, qui était un spadassin, voulut raisonner, on le tua; l' un des recors voulut se mutiner, on l' écrasa; l' autre voulut le défendre, on l' égorgea; un pousse-cul voulut crier, on l' étrangla; son camarade, plus prudent, se sauva; les étrangers m' ayant examiné se sauvèrent à leur tour; et comme le guet, que le peuple appelait de toutes ses forces, allait arriver, je pris le parti de les suivre sans avoir eu le temps de ramasser ma cassette.-assurément, dis-je au compère, vous devez votre délivrance à la méprise de ces cinq personnes masquées. -pour moi, dit Diégo, je l' attribue à un miracle; il n' est point naturel que cinq hommes attaquent au milieu de Paris un fiacre contenant un exempt, deux recors, trois pousse-culs, un philosophe et une cassette. Ce n' est point la première fois que le ciel prend visiblement la défense de la vertu et de l' innocence opprimées. Je soutiens donc que les libérateurs de mon maître étaient au moins les cinq frères Machabées. -le compère se mit à rire de l' expression de l' espagnol, et continua ainsi: ayant couru environ un quart-d' heure, je me trouvai près de la place Vendôme. Comme je n' étais point poursuivi, j' entrai dans un café pour réfléchir sur le parti que j' aurais à prendre dans cette extrémité. Il n' était point prudent d' aller vous retrouver, il ne l' était pas davantage de vous faire dire de venir chercher la moitié de dix pistoles que j' avais dans ma bourse; je résolus donc de louer un cabinet dans ce quartier, en attendant l' occasion de travaillerà notre réunion. Depuis ce temps-là je demeurai caché dans ma retraite, et je n' en sortis qu' hier au soir pour aller chez un fripier troquer l' habit brun que j' avais lorsqu' on m' arrêta, contre le surtout rouge dont vous me voyez revêtu. En revenant de chez le fripier, la curiosité me prit d' entrer dans le même café pour écouter si l' on ne parlerait point de mon aventure. Je n' y fus pas deux minutes, que les deux sergens qui avaient aidé à m' arrêter entrèrent, et se mirent à jouer une partie d' échecs sur la table contiguë au coin où je m' étais tapi, de sorte que je ne pouvais sortir sans déranger l' un ou l' autre de ces deux hommes. Pour comble de malheur, l' un d' eux ne manquait point un coup d' échec qu' il ne s' en plaignît à moi. que pensez-vous de ma bévue? me disait-il à tout moment; je suis presque aveugle aujourd'hui, je ne vois les coups que lorsqu' ils sont passés. jugez de ma contenance en pareil cas, et du besoin que j' avais de toute ma philosophie pour m' empêcher de me trahir moi-même. Lorsque la partie fut finie, l' un de ces messieurs dit à son camarade:es-tu sûr que c' est lui, et qu' il est sorti ce soir de son logis? -oui, répondit l' autre: un de mes émissaires l' a reconnu; il porte encore le même habit brun qu' il avait lorsqu' il fut arrêté. J' ai posté quatre de mes gens pour le guetter; aussitôt qu' il sera rentré, nous en serons avertis. Il faut avouer, continua-t-il, que ce scélérat eut un bonheur particulier de ce que les amis d' un certain marquis de Barjolac, qu' on devait conduire à la Bastille ce jour-là, ont pris l' une des voitures pour l' autre; mais il n' a pas su profiter de sa bonne fortune, puisqu' il a l' imprudence de demeurer dans Paris, où, comme tu sais, tout se découvre; sa bêtise lui coûtera cher, car le moins qui puisse lui arriver pour les libelles abominables qu' il a composés contre la cour et le gouvernement, sera le fouet et les galères; et s' il est vrai qu' il a pour ennemis certaines femmes de condition qu' il a tournées en ridicule, et tous les gens d' église qu' il a turlupinés, il est perdu sans ressource. Après avoir fini cet épouvantable discours, les deux sergens se levèrent pour aller écouter quelques nouvelles qui se débitaientà l' autre bout du café, et je profitai de ce moment pour m' évader. Lorsque j' ouvrais la porte pour sortir, je me sentis tout à coup arrêté par le bras. Je faillis de m' évanouir de frayeur; mais ayant levé les yeux, je vis mon condisciple Whiston qui venait de me reconnaître, et qui était fort surpris de l' état où il me voyait. Je lui dis que la chaleur excessive qu' il faisait dans ce café m' avait incommodé. Whiston étant sorti avec moi, me mena à son auberge et me retint à souper. Je lui demandai ce qui l' amenait à Paris; il me dit qu' il avait acheté une compagnie de dragons, et qu' il était en route pour aller joindre son régiment. Après quelques autres propos assez indifférens, l' on servit: Whiston mangea beaucoup; pour moi, je ne mangeai guère. S' étant aperçu de mon peu d' appétit, et de la profonde mélancolie où j' étais plongé, il s' informa de ce qui pouvait me chagriner. Je lui contai sans déguisement toutes mes aventures: je lui fis une description pathétique des préjugés dont le monde est imbu, des maux que ces préjugés entraînent après eux, de la honte dontils couvrent la raison humaine, de l' intolérance des ecclésiastiques, de la tyrannie des lois, et des obstacles infinis que l' on oppose à la liberté de penser et à la vraie philosophie. Whiston m' écouta sans m' interrompre d' un seul mot; mais lorsque j' eus fini de parler, il me dit: mon cher condisciple, je ne puis trop vous plaindre de ce que vous êtes atteint de cette folie épidémique, qui fait consister la vraie philosophie à déclamer sans cesse contre les moeurs, les usages, la religion, les lois de votre nation et de tous les peuples policés. Vous avez cru qu' il n' y a point d' autre gloire que la bruyante et funeste réputation d' avoir secoué le joug des préjugés, ou plutôt de toute bienséance et modération; vous avez dit en vous-même, philosophons, et vous avez pris un vain fantôme pour la vraie philosophie; vous vous êtes plaint de ce que votre façon de penser effarouchait les esprits des ecclésiastiques et des magistrats, et ils ne se sont effarouchés que du fantôme que vous avez embrassé pour la vérité. Vous n' avez point considéré qu' en criant contre l' intolérance,vous deveniez intolérant vous-même, qu' en pestant contre la tyrannie des lois, vous frondiez ouvertement ce qui fait votre sûreté et votre appui; qu' en vous raidissant contre les préjugés, les usages, vous embrassiez un système qui entraîne après lui plus d' abus et plus de maux que toutes ces choses dont vous vous plaignez si haut. Ignorez-vous encore qu' il est de la nature des choses d' ici-bas d' être imparfaites, ou de nous paraître telles? Que diriez-vous d' un homme qui s' emporterait contre le débordement des rivières, et qui voudrait s' opposer à l' intempérie des saisons? Vous avez dit: sa véritable force d' esprit consiste dans la liberté de penser. Je le crois avec vous, mais c' est à cette seule liberté qu' il faut se borner. Si l' on veut goûter cette paix de l' âme, cette tranquillité d' esprit, qui font le bonheur de la vie, l' on doit supporter les défauts de ses semblables, les plaindre s' ils ont des ridicules, les éclairer s' il est possible: l' on doit éviter la satire, l' aigreur, lesreproches, les emportemens, la raillerie, qui sont la source de la haine et de la dissention, et qui ne peuvent que remplir nos jours de douleur et d' amertume. La religion, les lois de chaque pays sont ce qu' elles sont! Si elles apportent quelque désordre réel ou apparent, elles causent d' ailleurstant de bien, qu' elles seront toujours un objet respectable aux yeux d' un honnête homme. Nous ne sommes point dans ce monde-ci pour clabauder, piailler ou contrôler: nous sommes venus pour agir. Agissons donc; mais agissons de sorte que nos actions nous soient glorieuses, utiles, et qu' elles profitent également à nos frères, avec lesquels la nature a vouluque nous vivions. Enfin si, en agissant, l' idée nous prend quelquefois de philosopher, que ce soit d' une manière à ne point avilir ni dégrader la vraie philosophie; cette science auguste et respectable, qui a été donnée aux hommes pour éclairer leur esprit, pour nourrir leur âme, et non pour y trouver la source de leurs malheurs.Ne croyez point toutefois que je veuille m' ériger ici en contrôleur de votre façon de penser et de vos actions. N' attribuez tout ce que je viens de vous dire qu' au zèle ardent que j' ai de rendre à la vertu, à la société, un homme qui a beaucoup d' esprit et de grandes dispositions. Je ne sais ni prêcher ni catéchiser; je ne sais que donnerdes conseils et faire du bien. J' ai environ cent pistoles dans ma bourse; je vous prie d' en accepter la moitié pour en faire tel usage que vous jugerez à propos, jusqu' à ce que vous ayiez trouvé le moyen de vous soustraire aux recherches que l' on fait de vous, et que vous soyiez en état de fournir à votre subsistance en faisant un emploi honorable de vos talens. Je pars demain matin. Si dans les recherches que vous pourrez faire pour vous procurer un établissement, vous avez besoin de mon crédit, écrivez-moi, je suis tout à vous. -en finissant ces mots, Whiston se leva, et sans me donner le temps de le remercier de son présent, il entra dans sa chambre pour se coucher. -comme je craignais que le lendemain, avant son départ, l' envie ne lui reprît de me faire une pareille mercuriale, et que d' ailleurs je n' osais retourner à mon logis, j' allai me réfugier dans l' endroit où vous m' avez trouvé. Prîtes-vous les cinquante pistoles, dit Diégo au compère? -sans doute, répondit celui-ci. -vous avez fort bien fait, reprit l' espagnol; votre condisciple Whistonne pouvait mieux payer la patience que vous avez eue d' écouter son impertinent discours. A-t-on jamais entendu une morale pareille à la sienne? à son compte, il faudrait presque se laisser cracher au visage; on ne devrait point se venger, ni tromper personne, lorsque c' est pour un mieux, ni persécuter aucun hérétique; il faudrait être juif avec les juifs, turc avec les turcs; l' on devrait respecter les lois, les usages de tous les pays, fussent-ils ceux des marabous, des chinois, des maures et des algonquins: l' on serait tenu de reconnaître l' autorité des souverains excommuniés par le pape, etc. Oh! Ce n' est pas là ce que le recteur des jésuites de Saragosse m' a enseigné. Ce Whiston raisonnait comme un officier, tel qu' il est, n' est-il pas vrai, Jérôme? -cela se peut, répondis-je; cependant, sauf l' avis du compère, je croirais que son discours n' est rempli que de maximes à suivre, tant je suis borné!
CHAPITRE 8
Le compère résout de quitter Paris et de partir pour la Hollande. -aventure qui lui arrive au moment de son départ. -son arrivée à Senlis. Lorsque le compère Mathieu nous eut fait le récit de son aventure, il nous dit que puisqu' il n' y avait plus de sûreté pour lui à Paris, il était résolu d' aller en Hollande. Nous partîmes donc le lendemain matin; mais à peine avions-nous fait trente pas, qu' un homme vint regarder effrontément le compère sous le nez, le saisit au collet, et lui dit d' un ton effrayant: je t' arrête, de par le roi . C' était un de ces maudits joueurs d' échecs, c' est-à-dire, un des sergens qui cherchaient le pauvre compère. Le philosophe fut déconcerté du compliment; mais s' étant remis dans la minute, il dit à cet homme: à quoi vous servira-t-il de m' arrêter? Acceptez plutôt vingt-cinq louis que je vais vous donner, et faites semblant de ne m' avoir pas vu. -les vingt-cinq louis ayant fait ouvrir deux grands yeux au sergent,il nous dit de le suivre dans un cabaret voisin, où s' étant fait donner une chambre particulière, il dit au compère: mon ami, j' ai le coeur si bon, je suis naturellement si compatissant, que, du premier instant que je vous vis, j' ai senti la plus vive inclination à vous servir; mais je ne pus le faire, attendu que j' étais en trop forte compagnie. Grâce à Dieu! aujourd'hui que je suis seul, je puis satisfaire un si louable désir, moyennant la petite reconnaissance dont vous venez de me parler. Il n' était point temps de marchander; il l' était encore moins de faire les mutins; une escouade du guet qui était à quatre pas de là aurait pu prendre part à la querelle: le plus court était de ne pas laisser refroidir le zèle du sergent et de lui donner les vingt-cinq louis; ce que le compère fit à l' instant. Le sergent ayant ramassé et empoché cet argent, nous dit, en se frottant les mains: vous voyez, messieurs, que je ne suis point de ces gens qui n' aiment que plaies et bosses, et qui ne font consister leur bonheur que dans le malheur d' autrui.Vous venez d' éprouver combien je suis compatissant, vous allez voir que je ne suis pas moins désintéressé. Holà! Notre hôte, à déjeûner pour ces messieurs. Lorsque le déjeûner fut servi, le sergent dit au compère: pour vous, monsieur, je ne vous conseille pas de sortir d' ici avant que je vous en avertisse: mes confrères vous espionnent assidûment dans ce quartier, où l' on sait que vous êtes encore, malgré le risque que vous avez couru avant-hier à côté de mon camarade et de moi. Oh! Si nous vous eussions vu alors, vous étiez perdu sans ressource. Celui avec qui j' étais est un nouveau venu, en présence duquel je me serais bien donné de garde de vous témoigner la moindre compassion. Tudieu! Dans notre métier, il faut connaître son monde; mais j' espère qu' avec le temps, il prendra l' esprit du corps, et qu' il ne sera plus de trop lorsque quelqu' un de nous voudra avoir pitié d' autrui. -le compère remercia très-affectueusement cet homme, et le régala de la bourde suivante: monsieur, par tout ce que vous venez defaire pour moi, je ne doute point que vous ne soyez l' homme du monde le plus propre et le plus digne d' apprendre un secret duquel dépendent mon bonheur et ma vie. -parlez, dit le sergent, vous vous confiez au silence même. -sachez donc, reprit le compère, qu' après avoir été délivré des griffes de défunt votre exempt, par la méprise des amis du marquis de Barjolac, je pouvais m' enfuir de Paris, m' exempter du risque que j' ai couru, et des frayeurs continuelles que j' ai eues; mais j' y suis retenu par des liens invincibles; l' amour m' attache à la jeune comtesse de Lassy, le seul objet de ma tendresse et de mes voeux. -cela se peut, dit le sergent; mais quoique vous me paraissiez avoir beaucoup de mérite, je trouve une terrible différence entre votre condition et celle de la comtesse de Lassy. -la différence n' est point si terrible que vous le croyez, reprit le compère; tel que vous me voyez, je suis le fils et l' unique héritier du marquis de Gourgnac, un des meilleurs gentilhommes du bas-Poitou, jouissant de plus de vingt mille livres de rente.L' été dernier, je vis pour la première fois mon aimable comtesse chez une de ses tantes qui demeure dans notre voisinage, et dès ce moment je ne cessai de l' aimer. Pendant quatre mois qu' elle fut chez cette tante, j' eus le temps de lui faire connaître mon amour, et le bonheur de le voir payé du plus tendre retour. Enfin, après nous être juré une fidélité inviolable, elle partit; et pour comble d' infortune, mon père me déclara le même jour que j' eusse à me déterminer à épouser la fille du baron de Hochepot, notre voisin. La proximité des biens, certains intérêts de famille, la liaison étroite qu' il y avait entre mon père et le baron, furent les raisons suffisantes pour conclure ce mariage à l' insu des parties les plus intéressées, c' est-à-dire de la baronne et de moi. Comme mon père n' est point de ces gens à contredire, qu' il est vif, emporté, hargneux, bourru, ivrogne, orgueilleux, tracassier, absolu, tel, en un mot, que la plupart de ces gentilhommes sans éducation, qui n' ont d' autre qualité que celle de jurer, chasser, se souler, plaider, estropier leurs valets, battre leursgardes, ruiner leurs fermiers, faire enrager madame, engrosser ses femmes et tyranniser leurs familles, je ne m' avisai pas de faire le revêche. Je suppose que dans cette occasion la baronne ne la fit pas non plus; outre qu' on la disait amoureuse comme une chatte, je ne lui étais point indifférent. Mais qui aurait pu abandonner l' adorable Lassy! Et quelle différence, grand dieu! Entre l' objet dont mon coeur avait fait choix et celle qu' on me destinait! Ma chère Lassy est le chef-d' oeuvre le plus parfait de la nature, et la baronne était borgne, chassieuse, bossue, tortue, boiteuse, lunatique, puante, maussade, et pour surcroît, elle avait le clitoris fait comme un cornichon, c' est-à-dire que ma future était hermaphrodite. Quand même je n' eusse point aimé la comtesse, et que la baronne eût été une personne accomplie, l' article du clitoris m' aurait entièrement révolté. Cependant mon père ne m' eut point sitôt signifié sa volonté suprême, que je m' écriai en me jetant à ses pieds: ô mon très-honoré père! Béni soit l' heureux moment qui me procure l' occasion devous prouver mon respect et mon obéissance! Quoique j' aie senti de tout temps une secrète aversion pour le mariage, je vous fais un sacrifice de mon inclination, et j' épouse la baronne tout-à-l' heure, s' il le faut. -mon père, pénétré de joie, m' embrassa pour la première fois de sa vie, et courut sur-le-champ chez le baron pour convenir du jour de la cérémonie. Le bonhomme ne fut pas à une portée de fusil de la maison, que j' enfonçai la porte de son cabinet, et lui enlevai un sac de mille écus qui était sur son bureau; après quoi je montai sur un cheval que, je laissai à la première poste, et j' arrivai à Paris, où je me cachai si bien, que quelques recherches que l' on fît, on ne put me découvrir. Mon premier soin, après mon arrivée en cette ville, fut de donner de mes nouvelles à ma comtesse, et de concerter les moyens de nous voir, ce qu' une de ses femmes et un laquais nous facilitèrent. Trois mois après, j' appris que mon père était tombé dans une paralysie incurable, que le baron était devenufou, et que sa fille était morte d' un mal de rate. Malgré un changement si favorable, je n' osai retourner en Poitou, ni faire tenter d' obtenir mon pardon. Le marquis de Gourgnac est un homme terrible et inexorable; ce n' est que par sa mort que je puis trouver un remède à ma situation, et me voir en état de donner la main à la comtesse de Lassy. Je vous ai dit, continua le compère, que j' avais apporté un sac de mille écus à Paris; mais cette somme n' était point assez considérable pour me faire subsister long-temps: ignorant d' ailleurs le moment où il plaira à mon père de partir de ce monde, j' ai pris le parti de subvenir à ma dépense en me faisant auteur. Comme je n' ai ni assez de talent, ni assez d' érudition pour entreprendre un ouvrage savant, utile et sensé; qu' au reste, cette sorte de besogne est très-longue, que grâce à l' esprit du siècle, les libelles et la satire sont aujourd'hui les livres à la mode les mieux payés, et qu' enfin j' ai l' esprit naturellement caustique, je me mis à faire quelques petites pièces qui merapportèrent beaucoup d' argent, mais qui m' attirèrent aussi la disgrace que vous savez. Voilà mon état, et ma résolution est de m' y tenir, surtout, ô mon bienfaiteur! S' il vous plaisait m' indiquer les moyens de pouvoir demeurer en cette ville, et d' écrire en dépit de la police et de ses recherches. Si cela se peut faire, je vous promets vingt pistoles par mois, dont voici le premier d' avance. Le sergent, non moins surpris et enchanté de la générosité du compère que de sa franchise et de sa confiance, s' écria: ah! Mon cher marquis, je n' y puis tenir; oui, je ne me borne pas au petit service que je viens de vous rendre; je réponds sur ma tête du moindre trouble qui pourra vous arriver dorénavant. Je parlerai à qui il appartient, et dès demain vous pourrezcourir impunément toutes les rues de Paris, moyennant que vous endossiez une soutane, et que vous preniez le petit collet pour vous déguiser; non content de cela, pour peu que votre père tarde à partir de ce monde, je me fais fort de vous faire épouser la comtesse de Lassy en attendant qu' il meure. Je connais ici quelques prêtres de mes amis qui vous marieront à fort bon compte; ce sont de ces ecclésiastiques honnêtes et désintéressés qui donnent les messes à huit sous, et qui ne se tirent d' affaire que sur la quantité qu' ils en disent, ou dont ils se chargent. Si vous avez besoin de notaire, de témoins, etc., c' est la même chose, j' ai tout sous la main et à un prix raisonnable; enfin, pour gage de ma parole, ainsi que pour sceller les noeuds de l' amitié sincère qui m' attache à votre personne, je vous prie de me faire l' honneur d' être le parrain d' un fils dont ma femme est accouchée la nuit dernière. -mon compère le marquis accepta la proposition: l' on but quelques rasades à l' heureuse issue du compérage et de l' affinité future, et le sergent, ayant promis qu' il viendrait chercherle compère lorsqu' il serait temps, partit pour aller à ses affaires. Lorsque nous nous vîmes seuls, je demandai au compère Mathieu ce qu' il attendait de la fable ridicule qu' il venait de débiter à cet homme, et auquel il avait donné presque le reste de notre argent. -je ne le sais pas trop, me répondit-il. Comme la vanité, l' avarice et la gourmandise sont trois passions qui ont beaucoup d' empire sur les hommes, j' ai voulu prendre celui-ci par ce faible en l' honorant d' une fausse confidence, en lui faisant une largesse à laquelle il ne s' attendait pas, et l' amener insensiblement à un certain point de débauche, ou profitant du moment que le vin fit son effet, j' eusse pu lui escamoter l' argent que je lui ai donné et lui dire adieu sans parler; mais je vois que cette affaire prend un tout autre train, et Dieu sait quelle en sera l' issue. Cependant je suis résolu de pousser la fortune jusqu' au bout. -mon cher maître, dit Diégo, j' espère qu' avec le secours du ciel nous sortirons glorieusement de ce pas; votre bon ange ne vous a point inspiré sans sujet l' histoire que vous avez contée si naturellement au sergent. Eh! Comment n' en sortirions-nous pas, puisque les sacremens s' en mêlent? -malgré la crise cruelle où nous nous trouvions, je ne pus m' empêcher de rire de l' expression de Diégo; et tout ignorant que je suis, je dis en moi-même qu' il fallait être bien idiot, bien superstitieux et bien espagnol pour parler ainsi. Il était près de huit heures du soir lorsque le sergent rentra; il pria le compère de monter dans un carrosse qu' il avait amené, et nous invita, Diégo et moi, d' en faire autant. En arrivant au logis du sergent, nous entendîmes un carrillon qui nous fit croire qu' il y avait quelque dispute dans la maison; mais étant entrés dans la chambre de l' accouchée, nous trouvâmes une demi-douzaine de femmes autour de son lit, dont la plupart étaient ivres, et qui parlaient toutes à la fois. Le sergent dit à son épouse: ma mie, certaines affaires que j' ai eues dans la journée m' ont empêché d' aller prier ton frère le charcutier de venir nommer notre enfant; en revanche, voici m le marquis de Gourgnac qui veut bien nous faire l' honneur d' être notre compère. Je suis au désespoir de ne pouvoir lui donner une commère de son rang; mais j' espère que m le marquis ne désapprouvera pas le choix que j' ai fait de la fille de notre ami Thibaut le guichetier; c' est une demoiselle qui, par sa jeunesse, sa beauté, son esprit, ne le cède en rien aux plus hupées de Paris. La sergente fut très-sensible à la grâce que m le marquis de Gourgnac daignait lui faire: ils se firent l' un à l' autre beaucoup de complimens; après quoi, et selon l' usage reçu, le compère fut obligé d' embrasser non-seulement l' accouchée, mais encore toutes les voisines ivres ou non-ivres, le nouveau-né, la nourrice, la sage-femme, la garde-enfant, un carme, une laitière, un garçon boulanger, tous parens de la maison, ainsi que trois ou quatre petits sergentereaux qui couraient par la chambre. L' accolade était à peine finie, que la commère arriva. Je puis dire que le sergent n' avait point flatté le portrait; aussi lecompère la lorgna-t-il d' un oeil si philosophique, que je jugeai qu' il eût mieux aimé contracter avec elle une affinité plus proche que le compérage. Environ une demi-heure après l' arrivée de cette demoiselle, le sergent pria le compère de prendre les devants avec elle et l' enfant, et ajouta qu' il allait suivre. Après quoi il nous dit, à Diégo et à moi: mes amis, toutes les personnes que vous voyez ici sont de la famille, et ne vous connaissent pas; mais comme il pourrait se faire que pendant mon absence il vînt ici quelqu' un de qui il est inutile que vous soyez vu, je vous prie d' entrer dans le salon voisin, et d' y vider une bouteille que je vais vous envoyer, en attendant notre retour. -la bouteille étant venue, il but un coup à notre santé; puis il entra dans un cabinet joignant, où, après avoir mis les louis que le compère lui avait donnés dans une boîte qui était sur la cheminée, il sortit, oublia la clef sur la porte, et courut rejoindre son monde à l' église. Lorsque nous fûmes seuls, Diégo s' écria: ô vous, qui avez inspiré à Judith le couraged' égorger Holoferne! Accordez-moi l' adresse et la fermeté de voler ce maudit sergent. -ayant fini ces paroles, il fit trois signes de croix, dit son in manus , ouvrit la porte du cabinet, mit la boîte dans sa poche, referma la porte, et fut jeter la clef dans le privé de la maison. Lorsqu' il fut de retour, il me dit: mon cher Jérôme, voici la moitié de la besogne finie, prions maintenant saint Agatocle qu' il la conduise à une heureuse fin. En même temps il tira son chapelet, se mit à prier, et pria jusqu' à ce que le sergent et son monde fussent de retour. Quoique l' on ne tardât guère à servir le souper, j' eus le temps de conter l' aventure au compère, et les frayeurs qu' elle me causait; mais lorsqu' il eut appris que la clef était perdue, il me rassura, et parut d' une humeur charmante pendant tout le temps que l' on fut à table, c' est-à-dire toute la nuit. Sur les minuit, l' espagnol sortit pour quelques nécessités naturelles, et un moment après il poussa un cri épouvantable; l' on courut voir avec de la lumière s' il nelui était point arrivé quelque malheur, et on le trouva tombé sur le carme qui exploitait la nourrice au pied d' un escalier, ce qui faillit troubler la fête; mais le sergent ayant dit que cela arrivait assez fréquemment à son parent, et Diégo n' ayant reçu d' autre mal qu' une égratignure au bout du nez, chacun reprit son train ordinaire; et le sergent, qui n' avait cessé de chanter depuis plus d' une heure, se mit à chanter de plus belle, et chanta tant, but tant, parla tant, que vers les trois heures il fallut l' emporter ivre sur son lit. Comme il était dans un état à ne s' éveiller de plus de six heures, nous demeurâmes jusqu' à ce qu' il fît jour. Alors ayant pris congé de la compagnie, ainsi que de l' accouchée, nous sortîmes de Paris par la porte saint Antoine; puis, prenant à gauche, nous tirâmes à vue de clocher droit à Senlis.
CHAPITRE 9
Arrivée du compère Mathieu à Senlis. -rencontre d' un homme extraordinaire. -histoire de cet homme. à peine fûmes-nous dans les champs que nous ouvrîmes la boîte. Mais quelle fut notre surprise et notre joie, lorsque nous y trouvâmes, outre les louis du compère, pour plus de quatre mille écus de bijoux, tous fruits assurément de la pitié du sergent: cette découverte faillit de nous faire tourner la tête. Diégo fit plus de trente cabrioles et plus de soixante moulinets; mais lorsque nous réfléchîmes que nous n' étions point encore hors de danger, nous modérâmes nos transports, et nous fîmes tant de diligence, que le soir nous arrivâmes à Senlis. étant entrés dans la première auberge, nous demandâmes à l' hôtesse ce qu' elle avait à nous donner à souper; elle répondit qu' elle n' avait qu' un gigot de mouton, une poularde et six côtelettes dont elle ne pouvaitmême disposer, parce qu' il était arrivé un étranger quelques momens avant nous qui avait retenu le tout pour lui seul. Le compère Mathieu dit que cet étranger était fou; qu' il y avait de quoi manger pour six personnes, et qu' il prétendait en avoir sa part. L' hôtesse nous ayant conduits dans une chambre au bout de la cour où était cet étranger, nous trouvâmes un gros et puissant homme, ayant le visage plein et vermeil, la barbe noire, les yeux à fleur de tête, qui s' amusait à vider quelques bouteilles en attendant le souper. L' aspect de cet homme déconcerta un peu la philosophie du compère, qui était déterminé à lui demander hautement la moitié de la portion qu' il s' était destinée; c' est pourquoi il se contenta de lui exposer très-poliment le sujet de sa visite. L' étranger fit d' abord quelques difficultés; mais ayant appris que le compère était un philosophe, il nous accorda le plus galamment du monde de souper avec lui, à condition que l' hôtesse chercherait de quoi augmenter le service de quelques plats.Enfin l' heure du souper arriva, et chacun mangea de très-bon appétit. Au dessert, l' étranger demanda au compère qui il était; celui-ci dit qu' il était de Domfront et le fils de Mathieu le cordonnier. -par là, ventrebleu! S' écria l' étranger, tu es mon neveu, ta mère est ma propre soeur; je suis cet oncle capucin que tes parens croient aux Indes à prêcher l' évangile aux infidèles. ça, dis-moi, d' où viens-tu? Que fais-tu? Où vas-tu? Le compère Mathieu sauta au cou de son oncle, l' embrassa plus de dix fois, et lui conta nos aventures jusqu' à ce jour, ainsi que celles de Diégo. Alors l' oncle du compère nous dit: mes enfans, puisque j' ai appris votre histoire, il est juste que je vous conte aussi la mienne. Mon cher neveu sait que mon père était tonnelier: comme ce métier avait mis le bonhomme à son aise, il m' envoya au collège d' Alençon pour y faire mes études. Quoique j' apprisse passablement le latin, il ne se passait point de semaine que mon régent ne me donnât le fouet; il prenait pour méchanceté certains petits tours degentillesse qui m' amusaient et qui faisaient rire mes camarades. Comme je grandissais, que je devenais de plus en plus gentil, et que mon régent me battait toujours, je lui dis que s' il s' avisait de me battre encore, il s' en repentirait. Trois jours après, il voulut me fouetter comme à son ordinaire, mais je lui donnai un coup de canif dans le cul pour lui apprendre à connaître son monde, après quoi je m' enfuis à Domfront, où mon père me paya avec usure ce que le régent m' avait promis, et voulut me mettre à son métier; mais ma mère ayant obtenu que je continuerais mes études, l' on m' envoya à Caen, où je parvins jusqu' en philosophie: alors, ayant eu encore quelque querelle avec mes maîtres, je m' engageai dans le régiment de Navarre qui était en garnison en cette ville. Comme j' étais grand et bien fait, je ne tardai guère à monter aux grenadiers. Je me puis flatter d' avoir réuni dans ce poste toutes les qualités d' un véritable homme de guerre. Je me grisais régulièrement tous les jours; je tenais le tripot de tous les jeux de hasard; je tirais l' estaffe detoutes les donzelles du quartier; je cassais les vîtres de quelque cabaret au moins tous les trois jours; je racolais le plus de jeunes gens qu' il m' était possible, et je mangeais leur argent après les avoir enrôlés; je jurais moi seul autant que tous les grenadiers du régiment; bref, j' avais déjà été quinze fois en prison, j' avais estropié cinq de mes camarades, j' en avais tué trois, et j' étais bien résolu de continuer sur le même ton, lorsque mon capitaine s' avisa de m' ôter mon habit et de me renvoyer. Je retournai chez mon père: le bon vieillard me mit au travail et prétendit me morigéner; mais je le priai très-instamment de n' en rien faire, jusqu' à ce qu' il m' eût montré les fondemens de l' autorité qu' il prétendait avoir sur moi. Ma mère, qui savait que son mari était vif et que son fils ne l' était pas moins, résolut de nous séparer,de crainte qu' un jour ou l' autre je ne rossasse le bonhomme; elle me proposa d' être fourbisseur ou capucin: je choisis le capuchon. En conséquence de cet heureux choix, je fus en Bretagne trouver un oncle qui était provincial de l' ordre, et j' endossai le harnais séraphique sous le nom de père Jean de Domfront . Lorsque je fus ordonné prêtre, l' on m' envoya prêcher dans les villages, et après avoir rempli cet emploi pendant trois ans, je devins le directeur de la supérieure d' un couvent d' ursulines. Cette supérieure était une maman d' une quarantaine d' années, qui avait été belle dans sa jeunesse, et qui avait encore le teint d' une femme de trente ans; elle me confiait souvent les assauts qu' elle avait à soutenir contre le démon de la concupiscence; elle me disait qu' elle lui opposait constamment le jeûne, la prière et la discipline, mais que ces armes avaient quelquefois si peu d' efficacité, qu' elle se trouvait presque réduite à céder à la violence de son tourment et à s' abandonner au seul soulagement que la nature lui suggéraitdans son état. -eh! Que ne s' y abandonnait-elle! Interrompit Diégo, en dirigeant son esprit envers Dieu, pour que l' âme ne participe point aux souillures du corps. -que dis-tu? Dit père Jean à l' espagnol. -je dis, répondit ce dernier, que si mon ancien maître, le recteur des jésuites de Saragosse, eût dirigé la supérieure dès sa tendre jeunesse, elle n' aurait point eu à combattre le démon de la concupiscence jusqu' à l' âge de quarante ans. -je fus touché du sort de cette religieuse, poursuivit père Jean, et de celui de tant de victimes infortunées que la cagoterie, l' avarice, la politique, l' ambition des parens, et quelquefois le délire de l' imagination d' une jeunesse aveugle et sans expérience, réduisent à lutter éternellement contre la nature et le tempérament. Un jour que la supérieure m' avait fait la description d' une des plus vigoureuses attaques qu' elle eût encore essuyées, je lui dis que les moyens dont elle se servait pour éteindre la concupiscence ne contribuaient qu' à l' enflammer; que les jeûnes, les veilles et la discipline échauffaient le sang au lieude le tempérer; que le moyen de s' affranchir de l' importunité des désirs était de les suivre, et que je mettrais fin à son tourment si elle me voulait jurer le secret. Elle le jura; je lui proposai mon moyen, elle l' approuva. En conséquence de l' accord, elle me donna deux clefs avec lesquelles je pouvais entrer en son quartier: la nuit suivante, nous commençâmes à livrer le premier assaut à son ancien ennemi, et nous ne lui donnâmes de relâche qu' autant que la prudence l' exigeait, pour ne point faire soupçonner mes évasions nocturnes. Au bout de dix mois, mon gardien, qui avait été autrefois mousquetaire, voulut me débusquer de ma direction. Un soir que tout le couvent était au choeur, et que nous nous chauffions l' un et l' autre à la cuisine en attendant le souper, il entama la conversation sur la supérieure, et la finit par me défendre de la diriger: je lui dis que je la dirigerais; il me répartit que je ne la dirigerais pas, et s' emporta tellement qu' il saisit une écumoire pour me frapper.Je parai le coup avec une cuiller à pot que je trouvai sous ma main, et je lui en portai un si terrible coup au-dessus de l' oreille gauche, qu' il tomba le cul dans une chaudronnée de tripes que le cuisinier venait d' ôter du feu. Voyant que la chaleur ne lui faisait faire aucun mouvement, je l' examinai de près: je vis qu' il était mort. -quoi! S' écria Diégo, vous avez tué un capucin! -oui, pardieu, répondit père Jean. -vous ne croyez donc pas qu' il y ait un enfer? -est-ce qu' un homme d' esprit croit aux fables? Repartit père Jean. -vousdevriez croire au moins qu' il y a un purgatoire, reprit Diégo: comment! Avoir tué un capucin! Quel crime, juste ciel! Quel crime! J' aimerais mieux avoir tué tous les rois de la terre. -à ce spectacle, poursuivit père Jean, le cuisinier poussa un cri horrible et s' évanouit; pour moi, je pris le gardien sur mes épaules, je sortis par une petite porte dont j' avais la clef, j' emplis son capuchon de pierres, et je le jetai dans la rivière: de là je me rendis à l' autre bout de la ville, chez une de mes pénitentes qui était dangereusement malade, et que j' avais confessée l' après-midi: lorsque minuit fut sonné, je fus chez la supérieure, à qui je contai mon aventure.Mon récit la fit presque mourir de frayeur. -on va vous chercher, me dit-elle, et on vous découvrira. -ne craignez rien, lui dis-je; permettez-moi seulement de rester ici, je réponds du reste. Chez nous, comme dans tous les autres ordres, l' on a soin de tenir de telles fredaines cachées. Si l' on nous attrape, on nous punit sans que le monde en soit instruit; si nous nous évadons, l' on n' en dit mot. Enfin de quelque manière que nous disparaissions, l' on trouve toujours le moyen d' en céler la cause: vous entendrez bientôt dire que le gardien et moi sommes passés dans les îles pour la conversion des infidèles. -voilà donc pourquoi, dit le compère, tout Domfront est persuadé que vous prêchez la foi dans le nouveau monde. -la supérieure me cacha et me nourrit pendant un mois, continua père Jean; mais comme pendant le jour il fallait que je me tapisse tantôt dans une armoire, tantôt sous un lit, ce genre de vie m' ennuya. Je proposai à la bonne mère de passer en Angleterre; la crainte des représailles de Satan la détermina à me suivre.Ayant fait en sorte de me procurer un habit, elle s' accommoda de ceux d' une pensionnaire; et par précaution contre la misère, elle se munit d' une somme de huit cents louis d' or qui appartenait à la communauté. Comme la ville était une place ouverte, nous partîmes un soir pour nous rendre au bord de la mer qui n' était point éloignée, et nous eûmes le bonheur de rencontrer un pêcheur qui nous conduisit à Jersey, où nous nous mariâmes pour éviter tout scrupule. Ensuite nous partîmes pour Londres; nous louâmes une maison, nous nous mîmes en ménage, et nous avions déjà vécu quinze jours en bonne intelligence, lorsqu' une fluxion de poitrine enleva ma chère moitié. Je pris le parti de me consoler avec une petite écossaise qui me servait, et dont je ne me pouvais faire entendre que par signes. Un soir que je m' étais amusé dans un café, je revins un peu tard au logis, je frappai à la porte, et personne ne l' ouvrit: l' ayant fait enfoncer, je trouvai mon cabinet ouvert, la dot de la défunte enlevée et l' écossaise éclipsée. Tout autre que moi se seraitdésespéré; mais comme j' avais appris chez les grenadiers à me ficher de tout, et à ne m' étonner de rien, je pris le parti de chercher fortune ailleurs et d' oublier cette disgrace. En attendant, je vendis mes meubles et je me mis en pension chez un marchand de vin, français d' origine. Cet homme était veuf et n' avait qu' une fille d' environ dix-sept ans, nommée Lucile. Au bout d' un certain temps, je devins amoureux d' elle; je lui déclarai ma passion, je lui plus et lui proposai de passer à Paris avec moi pour jouir à loisir de notre tendresse. Elle m' opposa d' abord l' amour qu' elle avait pour son père; mais je lui fis comprendre que cet amour était très-susceptible de dispense, et elle se détermina à me suivre. Ayant choisi un temps où le bonhomme était absent pour quelques jours, Lucile se saisit d' un à-compte de mille livres sterlings sur sa dot à venir; je m' appropriai quelques effets qui me convenaient, et nous partîmes de Londres sous les auspices de l' amour.Quelques jours après notre arrivée à Paris, le chien de Lucile s' avisa de pisser sur le jupon de l' entretenue d' un jeune seigneur, logée dans la même maison que nous. On battit le chien, on piailla, on chanta pouille à Lucile; je répondis pour ma femme, je m' emportai, je souffletai l' entretenue et je cassai un bras à l' entreteneur. Dans toute autre occasion, cette affaire n' aurait point eu de suite; mais comme les seigneurs qui entretiennent des filles ont le bras long, celui-ci forma plainte, obtint information, trouva des témoins, et pour finir l' histoire, je fus décrété, emprisonné, condamné, ruiné, et par surcroît cocufié par mon procureur, mon avocat, mon rapporteur, ainsi que par les trois quarts de mes juges, que la pauvre Lucile sollicita en vain pour moi. Lorsque je fus élargi, la misère nous contraignit de nous séparer. Lucile se remaria à un vieux commandeur, moi je demeurai veuf jusqu' à nouvel ordre.
CHAPITRE 10
Continuation de l' histoire du père Jean. Je fis amitié avec un marseillais, capitaine de vaisseau marchand et très-galant homme, auquel j' exposai mon désastre et ma situation. -venez à Marseille avec moi, me dit-il, j' ai acheté un vaisseau que je dois armer et charger à mes frais; vous serez mon second, je vous enseignerai la navigation, et je me fais fort de vous mettre en état de commander au bout de quelques voyages. -je remerciai mon ami, j' acceptai sa proposition. Pendant trois ans que je demeurai avec ce marseillais, je fis deux voyages à la Martinique, un à Constantinople, un à Malte et un à Raguse. Ayant appris pendant ce temps-là tout ce qu' il faut savoir pour être un excellent marin, mon ami me confia son vaisseau, et je partis pour la Guadeloupe. étant arrivé à la hauteur de Minorque, je découvris un corsaire de Barbarie quatrefois plus fort que moi; comme il était excellent voilier, il m' atteignit en peu de temps, m' attaqua avec furie, et je me défendis de même: il se fit pendant trois heures un carnage horrible; enfin, j' avais souffert trois abordages, il ne me restait plus que dix hommes, mon vaisseau allait couler à fond lorsque je me rendis. -apparemment, dit Diégo, que vous n' aviez point attaché de relique au mât de votre vaisseau. -par la mort! S' écria père Jean, si tu ne me laisses achever, je t' étranglerai. -ces mots pétrifièrent l' espagnol, et il se tut. Le commandant du corsaire était un philosophe italien qui avait été hermite et augustin. En considération de notre ancien harnais, il me traita avec toutes sortes d' égards et d' honnêtetés. Lorsque nous fûmes arrivés à Alger, mes gens furent mis aux fers; pour moi, je demandai à être circoncis, et lorsque je fus instruit de la loi du prophète, on me fit l' opération. Au bout de quelque temps, Hali Coprogli, cet italien qui m' avait pris, me choisit pour l' accompagner dans une course qu' il allait faire sur les côtes d' Espagne. Ayantcroisé environ un mois sans rien rencontrer, l' idée lui vint de faire une descente en Catalogne: ce projet réussit au-delà de nos espérances; nous fîmes quatre-vingt-cinq esclaves, nous pillâmes neuf églises, six comptoirs, deux monastères, et nous remportâmes un butin immense. Hali, pour quelques raisons particulières, prit la route de Smyrne au lieu de celle d' Alger; il vendit ses esclaves, ses effets, son vaisseau, récompensa l' équipage, et me fit présent de douze mille piastres. Je demeurai un an à Smyrne; pendant ce temps-là, j' appris la langue turque et un peu de médecine. Alors, ennuyé d' une vie si sédentaire, je frétai un vaisseau; je le chargeai de cuir, de cire et de soie; je vins à Venise, où je vendis une partie de mes marchandises à un juif, qui me donna sa fille en troc pour le reste: c' était un tendron d' environ quatorze ans, très-joli, le vrai lot d' un vivant comme moi. Lorsque je fus en mer, je voulus user de mes droits sur ma conquête; la poulette commença par faire la grimace et finit par me donner la vérole. -à ces mots, Diégopoussa un profond soupir. -pourquoi soupires-tu? Lui dit père Jean. -hélas! Répondit l' espagnol, c' est qu' au récit dont il a plu à votre hautesse de nous honorer, je reconnais les divins appas de ma chère Rachel! La perle des filles, le bijou de toutes les filles! Le meilleur coeur de fille... père Jean croyant que Diégo était devenu fou, le fit taire, et continua ainsi: lorsque je fus de retour à Smyrne, un anglais de ma connaissance me conta que quatre jours avant mon arrivée, l' on avait brûlé deux jésuites pour avoir loyolisé un musulman; que la veille on avait empalé le philosophe Hali, sans que l' on sût pourquoi, et que le cadi avait jugé à propos de s' instituer légataire universel de ce dernier. Je conclus du récit de l' anglais qu' il n' y avait point de sûreté à Smyrne pour les honnêtes gens; et comme ma fortune avait quelque chose d' analogue à celle du défunt Hali, je me défis de mes marchandises, et je m' embarquai pour Constantinople. -que fîtes-vous de la juive? Dit le compère à père Jean. -oh! Pour la juive, répondit ce dernier, je la vendis à un sangiac,qui la revendit à un lescher, qui la prêta à un léry, qui la loua à un nezran, qui la donna à un dervis qui l' emmena à la Mecque, et qui la perdit en route, à ce que j' ai appris par la suite. -ici Diégo commença à beugler comme un veau; mais père Jean lui imposa silence, et continua ainsi son histoire. Notre route avait été des plus heureuses; nous étions déjà entrés dans la mer de Marmara, lorsqu' une tempête affreuse nous jeta sur les côtes de la Romanie et nous fit faire naufrage entre Héraclée et Rodesto: j' eus le bonheur, ainsi que trois autres personnes du vaisseau, de gagner le rivage; mais je n' eus pas celui d' éviter une troupe de paysans qui nous guettaient, et qui me laissèrent sans un sou. Dans cette extrémité, je ne crus mieux faire que d' aller en Servie chercher fortune dans l' armée ottomane; je la joignis qui allait au secours de Belgrade, assiégée par le prince Eugène; j' offris mes services au général des croyans, et je devins espion. Je fis trois voyages au camp des ennemis; pour le premier, je reçus cent sequins; pour le second, cent cinquante, et pour le troisième, on me donna deux cents coups de bâton sur la plante des pieds. Huit jours après cette aventure, les turcs furent entièrement battus par les impériaux. Je me ressentais encore trop de ma dernière gratification pour pouvoir me sauver avec les débris de l' armée: je fus donc pris et mené à Komore, en Hongrie, où m' étant fait chrétien, je reçus environ deux cents ducats, tant par les aumônes des particuliers, que des présens d' un parrain et d' une marraine illustres, qui crurent gagner le paradis en tenant un turc sur les saints fonts de baptême. Quelques semaines après ma conversion, je me munis de passeports et de bons certificats; je fus prendre congé de mon parrain, de ma marraine et du prêtre qui m' avait converti; je leur fis mille remercîmens de la charité vraiment chrétienne qu' ils avaient eue à mon égard; je leur souhaitai mille bénédictions et je partis pour Venise. étant arrivé à Venise, je rencontrai un de mes anciens confrères capucins qui était devenu un des principaux piliers des tripotsde cette ville, et qui avait fait une fortune considérable au jeu: ce confrère se nommait Vitulos; il avait jeté le froc aux orties quelque temps après moi, et pour un sujet à peu près semblable au mien; il me conta ses aventures, je lui contai les miennes, et nous conclûmes qu' il conviendrait de nous associer ensemble, ce que nous fîmes. Quelques mois après cette association, j' eus querelle avec un noble, et je le jetai, lui et son valet, dans un canal. Comme dans une ville comme Venise une pareille action est un crime de lèse-majesté, je partis le plus secrètement qu' il me fut possible avec la femme, ou soi-disant femme de mon confrère Vitulos, et je pris la route de Rome. étant arrivés en cette ville, je louai un quartier près de la Chiesa di San-Lorenzo in strada della Suburra . Je m' occupai les premiers jours à consoler madame Vitulos de la perte de son mari; mais comme à la fin le métier de consolateur me fatiguait, j' allais de temps en temps boire bouteille in campo de fiori et me promener dans les plus beaux quartiers de Rome, tant pour medissiper que pour corroborer ma vertu consolatrice, et lorsque j' étais de retour, madame Vitulos ne s' en trouvait pas plus mal. étant un jour à ma promenade ordinaire, j' entrai dans le jardin du belvédère au vatican: jusques-là, aucune de ces statues admirables, aucun de ces tableaux précieux dont Rome est remplie, et dont j' avais entendu dire tant de merveilles, ne m' avaient touché. Il faut ordinairement un certain degré de connaissances, acquises par l' étude du dessin, pour découvrir les beautés de ces sortes de choses; mais ayant jeté les yeux sur la figure de Laocoon qui se trouve dans ce jardin,et dont Pline fait un si grand éloge, je fus tout-à-coup saisi de respect et d' admiration pour ce précieux reste de l' antiquité,et je conçus pour lors que l' art avait quelquefois approché si fort de la nature, qu' il était impossible que le plus ignorant, le plus insensible de tous les hommes, ne reconnût, ne sentit cette nature dans ces chefs-d' oeuvre accomplis que les plus célèbres artistes nous ont laissés. Le plaisir que j' avais ressenti à examiner cet admirable morceau de sculpture, medétermina à prolonger mon séjour à Rome, pour y voir à loisir tout ce qui mérite l' attention d' un étranger. J' y fis la connaissance de quelques artistes intelligens, qui voulurent bien me faire remarquer et m' expliquer les parties les plus intéressantes des meilleures pièces que cette ville contient. Madame Vitulos s' aperçut bientôt que je la négligeais; elle s' imagina que j' avais formé quelque connaissance qui pouvait lui devenir préjudiciable, et rogner la petite portion de consolations à laquelle elle était réduite: elle s' en plaignit; je lui contai naïvement le motif de mes absences; elle fit semblant de me croire, et tout fut dit. Un jour que je m' étais amusé un peu tard avec mes amis, je revins à la maison et je trouvai madame Vitulos éclipsée; mais elle avait été plus honnête que mon ecossaise, elle n' avait emporté que ce qui lui appartenait. Je crus d' abord qu' elle était allée retrouver M Vitulos, mais j' appris par une voisine que le père Giovanni Francesco Maria della Concezione , prieur des carmes chaussés du grand couvent, l' avait fait enlever. J' avais presque envie de rosser le signorGiovanni lorsque je le trouverais dans les rues; mais ayant entendu dire qu' il avait continuellement cinq ou six braves à ses ordres, qu' il portait un poignard à la ceinture et des pistolets dans ses manches, j' oubliai cet affront, et je continuai à parcourir les places, les églises, les palais et les environs de Rome, pour voir ce qu' il y avait de plus rare.
CHAPITRE 11
Continuation de l' histoire du père Jean. -réflexions du compère sur cette histoire. -événement terrible. Après avoir demeuré encore quelque temps à Rome, je fus à Florence, à Gênes, à Milan, à Turin, puis je rentrai en France; et je m' arrêtai à Lyon sous le nom d' un médecin étranger. La petite vérole faisait alors des ravages affreux dans cette ville. Un riche négociant, auquel cette funeste maladie venait d' enlever cinq enfans de six qu' il avait, me rencontra un jour dans un café, et me demanda quel remède l' on opposait à un mal si cruel dans les autres pays; je lui répondis que les turcs y opposaientl' inoculation. Comme il ne comprenait point comment l' on pratiquait cette inoculation, je le lui expliquai, et il m' invita à passer chez lui le lendemain pour l' entretenir encore là-dessus. étant allé chez ce marchand, ainsi qu' il m' en avait requis, j' y trouvai un prêtre et trois médecins qu' il avait apparemment invités pour m' entendre parler. L' un de ces médecins, curieux de savoir si je pouvais donner la définition d' un mal dont je prônais le remède, me demanda ce que c' était que la petite vérole. -monsieur le médecin, lui répondis-je, si j' étais ici sur les bancs, je vous dirais qu' en considérant la petite vérole du côté de la nature, elle provient d' une matière pestilentielle qui se mêle avec le sang dès le moment que l' homme est conçu, et qui se manifeste plus tôt ou plus tard, selon les sujets; que dans sa manifestation elle se divise en discrette, discrette simple et discrette maligne, en confluente, confluente simple et confluente maligne: j' ajouterais que l' on connaît ces différences par leurs symptômes particuliers, et je décrirais ces symptômes; maiscomme je ne regarde ici la petite vérole que du côté de ses effets, je dis que c' est un germe destructeur que presque tous les hommes portent dans le sang, qui est toujours prêt à se développer, et qui, semblable à un monceau de poudre, n' a besoin que de la plus petite étincelle pour produire un embrâsement terrible; je dis que plus on diffère de payer ce tribut à la nature, plus on court de danger lorsqu' elle l' exige; que cette maladie a ses momens d' inaction et de fureur; que dans ce dernier cas, presque tous ceux qui en sont atteints le sont mortellement; les autres sont tristement défigurés, et portent toute leur vie des marques cruelles de sa malignité. En conséquence de ce que je viens d' avancer, j' ajoute que si, dans quelque saison favorable, l' on pouvait procurer la petite vérole à un enfant chez qui le venin est encore en petite quantité, il y aurait cent à parier contre un qu' il en réchapperait, et qu' il ne courrait aucun risque d' être défiguré, ni de perdre la vue ou l' usage de quelque membre: c' est ce moyen que les turcs ont trouvé, et qu' ils mettent en pratique, nonsur des raisons frivoles, mais sur mille expériences réitérées, sur les faits les plus constatés, sur les calculs les plus exacts de la bénignité de la petite vérole inoculée, et des ravages affreux de la petite vérole naturelle. -mon ami, dit le médecin, ce que vous venez de dire me paraît plausible; j' ai déjà entendu parler de cette inoculation et de la manière dont les turcs la font; mais comme ces turcs ne sont que des bêtes, en comparaison de nous autres français, ils n' ont point considéré qu' il est très-possible de donner la petite vérole à quelqu' un qui ne l' aurait jamais eu; que ne sachant point dans quel état est la personne que l' on veut inoculer, ni si le sujet dont on a tiré le virus est sain, il se pourrait faire qu' on insinuerait en même temps quelqu' autre virus caché, ou du scorbut, ou de la grosse vérole, qui, venant à se développer avec celui de la petite vérole, produirait infailliblement un contraste funeste et dangereux, ferait mourir le malade, ou le rendrait infirme pour le reste de ses jours; qu' il y a des temps où notre corps paraît en santé; et où cependant il estle plus près de la maladie, et que si par hasard on inoculait dans ce temps, il est certain qu' on développerait d' un côté le germe de la petite vérole, et de l' autre celui de la maladie dont on est menacé: il s' ensuit de là que l' inoculation est une méthode plus nuisible que salutaire; que le plus court est de laisser agir la nature, et que lorsque cette maladie arrive, un médecin sage et prudent doit suivre en tout l' usage adopté par la faculté. -monsieur le médecin, répondis-je, les turcs ne sont point si bêtes que vous le croyez; ils pratiquent l' inoculation avec toutes les précautions possibles pour la réussite; ils ont une attention particulière dans le choix des deux sujets, de celui dont on prend le virus, et de celui auquel on le communique. Le premier doit être réputé très-sain, et sa petite vérole doit être de l' espèce la plus benigne; pour ce qui est du second, s' il est d' un tempérament cacochime, scorbutique, s' il est sujet à quelques maladies particulières s' il est atteint de quelque vice vénérien, cancéreux, écrouelleux, ils ne l' inoculentpoint qu' il ne soit parfaitement guéri. Ils inoculent ordinairement les enfans depuis l' âge de cinq ans jusqu' à l' âge de puberté; ils savent que passé cet âge les passions, le travail, l' intempérance et les débauches de diverses espèces, commencent à communiquer au sang une âcreté peu propre à cette opération; et comme, contre le préjugé de presque tous les médecins de ce pays-ci, ils sont persuadés que la grande chaleur est contraire à la petite vérole, ils ont choisi l' hiver et le printemps pour faire l' inoculation. Ils ont encore un égard particulier à la constitution du sujet. Comme les personnes fort robustes, les gens bilieux, sanguins et phlegmatiques sont peu propres à être inoculés; ils ne les admettent qu' après des préparations convenables. Enfin, l' argument le plus fort, ou plutôt l' argument invincible qu' on peut opposer à toutes les objections contre l' inoculation, est le calcul fait d' après une longue suite d' années, que de quatre-vingt-onze personnes inoculées il peut en mourir une, et que dans la petite vérole naturelle il en meurtun septième, ce qui fait treize contre un. -oh! Si cela est, dit le marchand, dès demain je fais inoculer le seul fils qui me reste. J' avais six enfans, il en est mort cinq après avoir été traités à la française; si le sixième doit partir, j' aime autant que ce soit à la turque. -holà, monsieur, dit le théologien, n' allez pas si vite en besogne. N' avez-vous point entendu que cet inoculateur vient de dire que de quatre-vingt-onze personnes inoculées il en meurt une? Si le fils qui vous reste venait à être le malheureux sur qui le sort tombât, vous auriez commis un homicide affreux. -monsieur de la théologie, dis-je au prêtre, il est bien étonnant que, dans un pays comme la France, les gens de votre sorte aient constamment quelque chose à dire contre tout ce qui peut contribuer au bien être et à l' avantage des sujets de l' état. Croyez-vous que lorsqu' un général, qui se trouve à la tête de quatre-vingt-onze mille hommes, est enveloppé d' un ennemi beaucoup plus fort, et par lequel un treizième de son armée va certainement être détruit; croyez-vous, dis-je, que ce général trouvant l' occasioncertaine de battre cet ennemi et de rompre ses desseins pour jamais, lui livre bataille en ne risquant que mille hommes, devienne l' homicide de ces mille hommes? -non, répondit le théologien. -eh bien! Repris-je, un père qui aurait quatre-vingt-onze enfans qui devraient tous avoir la petite vérole naturelle, et dont la treizième partie serait certainement la victime de ce terrible fléau, les ferait inoculer tous, serait un général qui sacrifierait la quatre-vingt-onzième partie de son armée pour en conserver la septième. -l' ami, dit le théologien, votre raisonnement n' est qu' un sophisme absurde. Il y a une grande différence entre un général, qui a reçu du souverain le droit d' ordonner tout ce qu' il juge à propos pour le salut de son armée, à des soldats qui se sont soumis volontairement à lui obéir, et un père qui n' a aucun pouvoir de cette nature sur des enfans, qui n' ont de leur côté aucun usage de raison, et par conséquent point la faculté de se soumettre, ou de ne point se soumettre à ces ordres avec connaissance de cause. -monsieur le théologien, repris-je, vousraisonnez comme un théologien. Il est faux qu' un général commande toujours à des gens qui se sont soumis volontairement à ses ordres et avec connaissance de cause, puisque très-souvent le souverain les y a soumis de force, en vertu de son autorité suprême, et pour raison suffisante, mais à eux inconnue. Je m' arrête à ce dernier point, et je dis que si le souverain a le droit de contraindre ses sujets de prendre les armes, de prévenir, de livrer bataille à l' ennemi, en ne risquant que le quatre-vingt-onzième d' entre eux, au lieu que s' ils se laissaient surprendre de cet ennemi il en périrait le septième, ce droit doit s' étendre sur les enfans ainsi que sur les adultes, et il peut ordonner que tous les enfans de ses sujets soient inoculés; ceux qui viendront à mourir des suites de cette opération seront les victimes sur lesquelles le sort sera tombé, de périr pour la conservation des autres; j' ajoute enfin que si la nature n' a point donné aux pères un tel pouvoir sur leurs enfans, le souverain peut le leur conférer, car c' est le bien de l' état: ainsi, voilà les pères qui ont le même droit que le général,et les enfans la même obligation que les soldats. -monsieur l' inoculateur, interrompit le théologien avec une sorte d' emportement, vous parlez là du droit que la nature donne, du droit que le souverain confère; nous autres ecclésiastiques, nous n' entendons rien à ces droits. Mais le cinquième commandement de Dieu se trouve au chapitre 20, v 14, de l' exode; la sorbonne est là pour l' expliquer, et moi je suis ici pour vous dire que toutes les propositions que vous venez d' alléguer en faveur de l' inoculation sont scandaleuses, erronées, blasphématoires, fausses, hérétiques, impies, détestables, tendantes à la subversion du christianisme, à l' établissement du déisme, de l' athéisme, et de mille erreurs monstrueuses. -abominable bavard! M' écriai-je, si je n' étais dans une maison que je respecte, je te jetterais tout-à-l' heure par la fenêtre. -holà, messieurs, dit le marchand, point de bruit chez moi, s' il vous plaît. Monsieur le théologien, j' avais jugé à votre mine pincée, sérieuse, votre démarche grave, à votre air de suffisance, et surtout par l' habit que vous portez, que vous deviez être un homme de quelque savoir, de quelque jugement; c' est pourquoi je vous avais invité pour dire votre sentiment sur la méthode que cet étranger propose; maintenant je vois que vous n' êtes qu' un ignorant, un pitoyable raisonneur, un incivil, un emporté, un brutal; je vous prie de sortir de chez moi à l' instant, et de n' y jamais remettre le pied. Pour vous, monsieur, me dit-il, vous n' êtes pas meilleur logicien que cet impertinent ecclésiastique; mais j' ai entrevu, parmi les raisons que vous tâchiez de débrouiller, que vos vues sont louables, votre cause juste, et votre méthode praticable. Vous pouvez inoculer mon fils lorsqu' il vous plaira. Je vous promets cinquante pistoles si vous réussissez à mon gré. Je remerciai le marchand de la confiance qu' il voulait bien avoir en moi, et je lui promis de faire mon possible pour le satisfaire. Alors les trois médecins se levèrent, firent chacun une révérence bien sèche et partirent. Pour moi, je commençai dès le lendemain à préparer le fils du marchand à l' opération; elle réussit si parfaitement, qu' en moins de trois mois j' avaisinoculé plus de deux cents enfans dont il n' était mort que trois. Il était péri au moins le quart de ceux que les médecins de la ville avaient traités. Cependant les chairs, les confessionnaux retentissaient des déclamations des prêtres contre la pratique infernale que je venais d' introduire à Lyon; toutes les presses de la ville gémissaient sur les libelles que messieurs de la médecine lâchaient contre moi: j' étais un séducteur, un empoisonneur, un perturbateur d' états, en un mot un homme à prendre ou à rouer; mais toutes ces bagatelles ne m' empêchaient point d' aller mon train. Je continuais toujours à inoculer avec le plus grand succès, lorsque j' appris que mes ennemis étaient sur le point d' obtenir une lettre de cachet contre moi. Je résolus de partir incognito de Lyon pour Paris; mais trois prêtres et deux médecins s' étant trouvés à mon départ, me dirent mille invectives, ameutèrent la populace, et je fus oursuivi à coups de pierres jusqu' à une demi-lieue de la ville. Lorsque je fus arrivé à Paris, je confiai à un honnête homme l' envie que j' avais detenter si les médecins de cette ville ne seraient point plus raisonnables que ceux de Lyon; l' honnête homme me répondit que je n' étais point le premier qui eût fait cette tentative; que les médecins s' y étaient constamment opposés, et que le plus court pour moi était d' attendre la résolution du parlement sur cet article. Je trouvai étrange qu' il fallût que des jurisconsultes décidassent de quelle manière les médecins doivent administrer leurs remèdes, et je pris le parti d' attendre la décision de cette affaire. Quelques jours après mon arrivée dans cette capitale, un singulier genre épidémique saisit tout-à-coup les trois quarts de la France. Ceux qui avaient de l' argent se battaient pour le troquer contre du papier: je ris quelque temps de cette manie; mais la maladie m' ayant pris à mon tour, je me donnai mille peines pour me défaire de mes espèces, et je ne fus guéri de mon mal qu' après m' être aperçu que toute ma fortune ne consistait plus que dans la valeur intrinsèque de mes billets. étant réduit à peu près dans le même état où les paysans de la Romanie m' avaientmis, et enrageant de ce qu' en France un honnête homme ne pouvait faire fortune, ni en faisant des choses raisonnables, ni en faisant des sottises, je m' associai avec un certain Monsieur Gribaudier, qui faisait profession de réparer par l' industrie le tort que la fortune lui avait fait: je devins très-habile dans cette profession; mais la justice, jalouse de nos succès, fit arrêter Monsieur Gribaudier, et l' ayant convaincu d' avoir enfreint certaines lois, elle le fit pendre au beau milieu de la grève. Ce procédé m' indigna, et de dépit je m' enfuis en Hollande, où je devins janséniste, luthérien, arménien, calviniste, brouniste, anabaptiste, boréliste, collégien, socinien, arien, préadamite, juif, hernhutter, enthousiaste, quaker, déiste, manichéen, pyrrhonien et athée. -en vérité, dit le compère Mathieu, j' en aurais bien fait autant en pareille occasion. -me trouvant dans un pays où l' on avait la liberté de penser, continua père Jean, je crus qu' on devait y avoir celle d' agir. J' agis donc. Mais mes actions ayant déplu aux hollandais, ils me firent danser une sérénadevis-à-vis une de leurs maisons de ville, me firent marquer d' un fer chaud sur l' omoplate, ainsi que l' on fait au front des chiens pour les empêcher de la rage, et puis ils m' envoyèrent scier du bois de Brésil dans un rasphuys. Ce genre de travail étant trop uniforme pour m' amuser, m' ennuya; et comme l' on ne voulut point m' en donner d' autre, j' enfonçai un soir la porte du laboratoire et je m' enfuis dans le pays de Clèves. étant prêt à entrer dans la ville de Wesel, je rencontrai un habillé de bleu, qui me demanda si je ne voulais point servir le roi de Prusse; je lui répondis que sa majesté prussienne pouvait se servir elle-même, et que je ne servais personne. L' habillé de bleu, piqué de ma réponse, tira son épée pour me frapper; mais je la lui arrachai des mains, je lui en donnai cinquante coups sur les épaules, puis je la cassai en deux et la lui jetai au visage; après quoi, au lieu d' entrer dans la ville, je la laissai sur ma droite, je continuai ma route, et je m' arrêtai à Cologne, où je repris le métier de Monsieur Gribaudier.Lorsque j' eus amassé trois ou quatre cents ducas, je partis de Cologne, et je retournai à Paris, où je trouvai que la police avait dispersé toutes mes anciennes connaissances; en attendant que j' en fisse de nouvelles, le baron de Montenoi me prêta sa femme pour me désennuyer, et se contenta de l' intérêt de dix écus par mois: l' on ne pouvait pousser la générosité plus loin; aussi personne n' a l' âme plus noble que le baron de Montenoi. Au bout de six semaines, la baronne devint fourbue; son mari la reprit, la fit traiter, la prêta à un autre, puis encore à un autre; si bien qu' à la fin la pièce étant devenue hors de cours, il ne la prêta plus à personne et la mit au billon. Plusieurs personnes trouvaient étrange que le baron de Montenoi prêtât ainsi sa femme aux honnêtes gens; mais le baron qui avait autant d' esprit que de noblesse d' âme, disait à ceux qui entendent raison, qu' il n' y avait rien de si naturel que cela, et le leur prouvait. Il disait aux théologiens que puisqu' Abraham avait abandonnésa femme au roi d' égypte, lui baron de Montenoi pouvait bien en faire autant de la sienne à ses amis; et que comme Abraham avait reçu pour cela des brebis, des boeufs, des ânes, des serviteurs, des servantes, des ânesses et des chameaux, lui baron de Montenoi pouvait bien tirer quelques louis d' or de ce trafic, pour avoir quelques livres de viande à mettre dans son pot; il rapportait à ce sujet l' apologie que saint Augustin fait de l' action du patriarche, les louanges que saint Ambroise donne à Sara pour son obéissance dans cette occasion, et les éloges que saint Chrysostome donne à l' un et à l' autre. Quant aux gens du commun, monsieur le baron leur citait l' exemple de plusieurs peuples qui prêtent leurs femmes aux étrangers pour les régaler; de tant de particuliers en France qui prêtent les leurs pour leur profit, commeles plaideurs à leurs juges, les commis aux maltôtiers, les marchands aux usuriers, les officiers aux grands, les grands l' un à l' autre, jusques y compris Aboul-Chica, qui vendit la sienne au roi de Congo pour avoir un emploi dans les fermes; enfin, le baron disait aux politiques que l' usage de louer, prêter ou vendre sa femme, était une nouvelle branche de commerce entre les sujets d' une même monarchie, un nouveau moyen de faire circuler l' argent, de contenter les riches, d' enrichir les pauvres, et de donner des sujets à l' état; bref, il apportait tant de raisons pour appuyer la justice et l' utilité de son fait, que tout le monde eût dû en être content; mais l' esprit de l' homme n' est point fait pour se payer de raisons. Je reviens à mon histoire. J' ai dit que j' avais apporté de Cologne environ trois ou quatre cents ducats, que j' avais gagnés en continuant le métier que M Gribaudier m' avait enseigné; mais comme je n' épargnais rien pour me procurer tous les agrémens de la vie, je me vis bientôt à sec.Pour cette fois, j' opposai ma plume à la misère; je fis un livre où je démontrai, clair comme le jour, que le fils d' Amram et de Jocabed n' était point si grand sorcier qu' on veut nous le faire croire, et que, sans un troupeau d' ânes sauvages, sa baguette toute-puissante eût opéré un prodige de moins. Cet ouvrage fit grand bruit; l' imprimeur qui l' avait imprimé fut connu, enfermé et ruiné. Deux auteurs eurent l' audace de me réfuter; mais je rossai l' un et j' éreintai l' autre, pour leur apprendre à respecter la vérité. Après cet exploit, je partis de Paris et je pris la route d' Orléans. J' étais avancé d' environ deux lieues sur cette route, lorsque je vis arriver un postillon criant de toutes ses forces: oh! Hé! oh! Hé! Place à m le marquis qui va à la guerre! lorsque ce postillon fut près de moi, il me sangla un grand coup de fouet à travers le visage, parce que je ne m' étais point rangé dans la boue pour laisser à son cheval le plus beau et le milieu du chemin.Je me mis à jurer de mon mieux, et je jurais encore, lorsque le marquis qui allait à la guerre arriva: celui qui conduisait la chaise de poste m' en fit autant que le postillon, et je redoublai mes imprécations. Le marquis ayant fait arrêter la voiture, me demanda, d' un ton fier, ce que je disais. -je dis, lui répondis-je, que je voudrais que les postillons, les chaises de poste et les marquis qui vont à la guerre , fussent à tous les diables. -ah! Faquin! Repartit-il, je vais t' apprendre à connaître ceux à qui tu parles. -en même temps, il saute hors de sa voiture, met l' épée à la main, et avance pour me frapper; je me mets en défense: il jure, foi de gentilhomme, qu' il me fera pendre. à ces mots, je lui assène un coup de gourdin sur l' occiput, et je l' envoie rejoindre les héros du neuvième siècle. à ce spectacle, le conducteur effrayé s' enfuit à toute bride. Pour moi, voyant que personne ne me guettait, je me saisis de l' épée, de la montre et de la bourse du guerrier; je quittai la route d' Orléans, je pris celle de Dreux, je traversai la Normandie,et je ne m' arrêtai que sur les côtes maritimes de cette province. Après avoir rôdé pendant quelque temps ça et là, je me fixai près du Hâvre de Grâce, où, ayant épousé la veuve, les deux filles et la nièce d' un maître d' école de village, j' embrassai la profession du défunt. Mes élèves firent de tels progrès sous ma conduite, qu' en moins de six mois les plus grands battaient leurs pères, et les plus petits crachaient au visage de leurs mères. Les parens, mécontens de cette nouvelle espèce d' éducation, me citèrent devant le curé du lieu pour rendre compte de ma doctrine. Lorsque je fus arrivé chez le pasteur, il me dit: monsieur le maître d' école, vous me feriez plaisir de m' instruire de vos sentimens touchant la soumission, l' obéissance, l' amour, le respect, la reconnaissance que les enfans doivent à leurs pères et mères? -monsieur le curé, lui répondis-je, je suis fortement persuadé qu' ils ne leur doivent rien de tout cela; ce n' est que par une suite de l' état de faiblesse et d' ignorance où ils naissent, qu' ils se trouvent naturellement assujettis à leursparens. Comme vous n' êtes qu' un sot, monsieur le curé, je me dispense de vous alléguer d' autres raisons philosophiques qui autorisent mon opinion. Adieu, monsieur le curé. -ayant fini ces mots, je retournai chez moi. Comme je savais que selon la sainte et pieuse coutume des gens d' église, le curé chercherait à se venger de ma naïveté, je partis le lendemain pour le Cotentin: là, je devins commis, maquignon, contrebandier, opérateur, faux témoin, procureur et faussaire; mais ayant appris que la justice me faisait chercher pour ce dernier métier, je retournai à Paris, d' où, après avoir exploité mon ancienne hôtesse et houspillé son mari, je suis parti ce matin pour aller voir si les moscovites ne seraient point plus tolérans que les français. -votre histoire, dit le compère Mathieu à père Jean, achève de me confirmer dans une opinion qu' il n' appartient qu' à un philosophe d' avoir. Vous avez commencévotre vie exemplaire par donner un coup de canif dans le cul de votre régent, parce qu' il vous fouettait sans sujet; vous avez quitté vos études pour vous mettre grenadier, et vous avez réuni dans ce métier toutes les gentillesses d' un véritable homme de guerre; vous avez escamoté une religieuse des griffes de Satan qui la tourmentait, et vous vous êtes marié avec elle pour lui ôter ses scrupules; vous avez enlevé la fille d' un marchand de vin de Londres, parce qu' il ne vous l' aurait point donnée; vous avez été turc, corsaire, chrétien, médecin, luthérien, calviniste, quaker, manichéen, athée, etc.; vous avez épousé quatre femmes à la fois, de crainte d' en manquer: je ne trouve rien de plus naturel que tout cela. Mais quand je considère que vous avez été emprisonné, ruiné, cocufié, parce qu' un chien avait pissé sur le jupon d' une entretenue; quand je considère qu' on vous a donné deux cents coups de bâton sur la plante des pieds, parce que vous aviez trop bien servi sa hautesse; quand je considère que la justice vous a recherché pour avoirété associé avec un homme qui tâchait de faire fortune comme il pouvait, et que cette même justice vous a persécuté pour avoir composé un livre contre un juif qui est mort il y a plus de trois mille ans; quand je considère que vous avez été battu par des faquins de valets, parce qu' étant à pied vous ne vous dérangiez point pour la poste, et que vous avez été contraint d' ôter la vie à un marquis qui voulait vous ôter la vôtre ou du moins vous faire pendre, parce que vous aviez l' audace de vous défendre contre un gentilhomme; quand je considère qu' il vous fallut fuir la vengeance d' un cagot de curé, pour avoir enseigné les élémens de la loi naturelle aux enfans de ses paroissiens, et que la justice de Normandie vous cherche encore pour avoir rendu service à autrui aux dépens d' une conscience qui n' appartient qu' à vous; quand, dis-je, je considère que vous avez été errant, poursuivi, proscrit, persécuté, pour avoir éclairé les hommes par des exemples puisés dans la pure nature et la vraie philosophie; pour avoir tâché de jouir librement de la seulevie que nous avons à espérer, et fait en sorte de ne point mourir de faim au milieu des biens de ce monde, je ne doute plus que les lois n' aient été inventées pour détruire la liberté naturelle, en fixant pour jamais la loi de la propriété et le droit barbare de l' inégalité. Oui, mon cher oncle, continua le compère, les lois, la religion, les préjugés, la violence se réunissent constamment contre celui qui ose penser et agir. Dans cet état de contrainte, l' homme demeure esclave, tandis qu' il devrait être libre, et vit dans l' indigence au milieu du patrimoine de la nature. Si quelque génie transcendant, tel que l' inimitable père Jean, vient à s' apercevoir qu' il naît libre et hors de toute sujestion naturelle à l' égard de son père oude son prince; que rien n' est capable de le soumettre à aucun pouvoir sur la terre que son propre consentement; en un mot, que le vice, la vertu, le bien et le mal moral, le juste et l' injuste et tout ce qui en dépend, ne consistent que dans l' opinion de ceux qui les ont inventés pour appuyer leurs intérêts; si, dis-je, cet homme rare, auquel il a été réservé de déchirer le voile de l' illusion, tente de secouer le joug du travail, de la misère, de la servitude et de la superstition, en usant des droits que la nature lui a donnés, il a tout à craindre de la tyrannie du plusfort, à moins qu' une prudence consommée ne le mette à l' abri des recherches de la justice et de la persécution des prêtres. -corbleu, dit père Jean, mon neveu a raison; je me suis moqué de tout temps de ces billevésées dont on endort les sots; j' ai toujours regardé la religion et les lois comme des inventions humaines; je n' ai consulté dans toutes les actions de ma vie que la seule voix de la nature; aussi ai-je rencontré partout des ennemis injustes et dangereux; mais j' ai éludé leurs piéges par ma prévoyance, mon adresse et ma fermeté. C' est sur ces vertus qui ne m' ont jamais abandonné, que j' ai fondé la tranquillité d' esprit dont je jouis, et qui sied si bien à la liberté de penser que j' ai adoptée, ainsi qu' au sang-froid inaltérable qui, malgré Cicéron et ses semblables,ne m' a jamais quitté, même en tuant des capucins et des marquis; joignez à cela que ma conscience n' a jamais senti l' aiguillon de ceque le vulgaire appelle remords, et que j' appelle le supplice des faibles et des idiots; ma philosophie se croirait déshonorée, si elle s' occupait de ces fâcheuses réminiscences, qui ne doivent leur origine qu' aux préjugés et à l' ignorance. Qu' en dis-tu l' homme aux reliques? Ajouta père Jean, en s' adressant à Diégo. -très-redoutable père Jean, répondit l' espagnol, je dis que dans certains cas ma morale ressemble assez à la vôtre, à cette différence près que la philosophie que je respecte, mais que je ne comprends pas tout-à-fait, vous fait agir, et que dans toutes mes actions je n' ai d' autre motif que mes intérêts particuliers d' accord avec la religion, appliquée selon les principes que l' on m' a inculqués dans l' éducation honnête que j' ai reçue chez les jésuites de Saragosse; au reste, mon révérend père, je vous regarde comme un saint homme, qui, par les traverses de votre vie, avez expié depuis long-temps le capucinicide que vous avez commis, et l' apostasiedont vous vous êtes rendu coupable, soit à Alger, soit dans votre transmigration de Paris en Hollande. Pendant le récit que père Jean avait fait de son histoire, il s' était formé à l' ouest un orage très-considérable; l' on entendait, par le bruit du tonnerre qui devenait de plus fort en plus fort, que la ville de Senlis en aurait sa part; et Diégo achevait de parler, lorsqu' un tourbillon furieux qui précédait la pluie et la grêle, qui allaient tomber en abondance, renversa une partie de la cheminée de la salle où nous étions. L' espagnol, effrayé de cet accident, s' écria: mes amis, nous allons périr! La chute de cette cheminée est un avertissement de la colère divine qui va fondre sur nous. Je me souviens dans ce moment que c' est demain le jour de l' assomption de la vierge, et que nous avons mangé à notre souper un gigot de mouton, une poularde et six côtelettes. Prosternons-nous, mes chers compagnons, intéressons le plus grand saint du paradis en notre faveur, et dites de coeur et d' affection ce que je vais réciter de bouche. -en même temps il se jeta àgenoux, et d' une voix triste et lamentable il entonna la prière suivante: ô vous! Qui avez commencé par ne rien valoir, mais qui ayant été blessé à la jambe au siége de Pamplune, êtes devenu honnête homme en dépit de Satan et de son tintamare! Bienheureux saint Ignace! Intrépide champion de la vierge! Qui auriez tué un maure incrédule, sans l' entêtement de votre mule qui prit un chemin pour un autre. ô vous! Qui après avoir compris combien le mépris de soi-même est conforme à l' évangile, avez porté le métier de gueux, de truand et d' argotier à un degré sublime, avez couru les champs équipé comme un fou, avez fait peur aux uns, avez fait rire les autres, et n' êtes entré dans aucune ville pendant vos caravanes sans avoir une troupe de polissons à vos trousses; ô vous! Qui avez toujours fait un si grand cas de la simplicité, que vous avez refusé des lumières du diable pour l' interprétation de l' écriture; ô vous! Qu' un zèle ardent fit partir pour Jérusalem, et qui auriez vraisemblablement converti tous les turcs, si le gardien des capucins de cette ville ne vous eût chassé comme un péteux, et contraint de repasser en Europe; ô vous! Qui avez failli être pendu comme un espion par les français lorsqu' ils faisaient la guerre en Lombardie, et qui, à l' âge de trente-neuf ans, êtes venu à Paris tendre votre fessier aux régens du collége de sainte Barbe; ô vous! Qui ayant été pris pour un illuminé par la sainte inquisition avez évité le fagot par votre ignorance, et fûtes réservé à de plus grandes choses; ô vous! Qui sur le refus que le ciel vous fit d' un petit chien pour vous servir de directeur, avez rugi comme un lion, hurlé comme un loup, beuglé comme un boeuf, grincé les dents commeun damné, et failli de vous jeter de désespoir par une fenêtre; ô vous! Qui, après une si terrible épreuve, êtes parvenu à un tel degré d' amour de Dieu que les flammes vous sortaient par la tête; ô vous! Qui avez converti les pêcheurs par mille tours tout-à-fait gentils, comme en vous jetant dans des étangs glacés, en jouant au billard, ou en enlevant les femmes à leurs maris pour qu' elles vécussent en chasteté; vous qui avez été la terreur et le fléau des démons, des loups-garoux, des esprits follets, et qui chassiez les premiers en récitant des vers de Virgile; ô vous! Qui avez eu le bonheur de voir la sainte-trinité en corps et en âme, lorsque vous étiez encore sur la terre, et qui, indépendamment d' un bienfait si rare, avez encore eu autant de visions, d' apparitions, de révélationsque tous les anachorètes de la Thébaïde; ô vous! Qui, par un prodige inouï, avez fait une visite sans quitter Rome à votre disciple Kessel à Cologne; ô vous! Qui avez rendu Lisan le pendu à la vie, rendu un borgne aveugle, et ressuscité une poule qui puait; ô vous! Qui, par des marques si éclatantes d' une sainteté extraordinaire, avez mérité d' être le père, le fondateur, l' instituteur, le conservateur d' une société de saints personnages, qui, par leur vie archangélique, sont devenus ici-bas les seigneurs, les modérateurs de toutes choses, et les fléaux de ceux qui encourent votre indignation; ô vous! Qui êtes autant au-dessus des neuf choeurs des anges, que le grand-turc est au-dessus de votre serviteur et compatriote Diégo-Arias-Fernando de la Plata, y Rioles, y Bajaloz; ô patriarche des patriarches! Neuf mille six cents onze fois plus patriarche qu' Abraham! Daignez jeter un oeil de pitié sur tous les humains dans cette nuit désastreuse et effroyable, où tous les élémensse confondent, où le ciel et la terre enflammés font une esquisse du dernier des jours; daignez, dis-je, jeter un regard compatissant sur tous vos serviteurs, nommément sur mon doux maître, Mathieu le philosophe, sur le vertueux père Jean de Domfront, sur mon ami Jérôme et sur moi. Ne permettez pas que nous périssions pour avoir mangé un gigot de mouton, une poularde et six côtelettes la veille de l' assomption; rognez les griffes de Satan, qui se prépare à nous agriper: reverrouillez les portes de l' abîme qui est prêt à nous engloutir; détournez la foudre! ... -à ces mots, le tonnerre, éclatant d' une force épouvantable, perça le toit et le plancher de la chambre, et brisa en mille pièces la table autour de laquelle nous étions. à ce spectacle effrayant, Diégo tomba par terre et foira dans ses chausses; père Jean, plus irrité de l' incongruité du foireux qu' épouvanté du coup de tonnerre, prit l' espagnol par le collet, le jeta au milieu de la cour et ferma la porte; ensuite, ayant rallumé la chandelle, il prit une bouteille qui était sur la cheminée, la vida d' un seul trait,et nous dit en se rasseyant: je voudrais bien savoir où vous avez pêché cet original? Il est, par là corbieu, fou! J' ai eu la patience d' écouter son impertinente prière à saint Ignace; mais, vertu de froc! Foirer en présence de père Jean! Je ne le souffrirai jamais. -tout le monde n' est point si intrépide que vous, lui dis-je; l' épouvante fait certains effets sur l' un qu' elle ne fait pas sur l' autre; il y a mille personnes à qui il en serait arrivé autant, en voyant le tonnerre tomber à leurs pieds; au reste, il serait à propos d' avertir l' hôte de cet accident, la foudre pourrait bien avoir mis le feu au grenier. -ma foi, dit père Jean, tant pis pour le grenier, je ne me mêle point des affaires d' autrui; faites-en de même, et songeonsà vider les six flacons qui sont là sur ce buffet. Mais je ne puis revenir de cet original. -mon cher oncle, dit le compère, il faut en avoir pitié: les jésuites et la superstition lui ont fêlé le timbre, ainsi qu' à bien d' autres; il est confit dans une piété si puérile, si ridicule; il est plongé dans une ignorance si crasse, qu' il cite à tort et à travers l' écriture, les légendes, son recteur des jésuites de Saragosse, et dans des circonstances si peu analogues à ces citations, qu' il me fait rire quelquefois, et met en colère mon compère Jérôme; au reste, c' est un assez bon garçon, qui m' est fort attaché, et que je garde, parce que je lui fais faire, par principe de religion et par bêtise, tout ce qu' un homme d' esprit pourrait faire par principe de philosophie. -je lui pardonne donc, dit père Jean; mais cela n' empêche pas qu' il ne soit un original. à propos, mes enfans, vous allez en Hollande? -oui, répondit le compère. -hé bien, reprit père Jean, je vous accompagnerai jusques-là; alors je continuerai ma route pour la Russie, et si vous voulez faire le voyage avec moi, il ne tiendra qu' à vous.-très-volontiers, dit le compère; à Dieu ne plaise que je rejette une telle proposition; la fortune a voulu que je trouve un oncle si chéri, si respectable, je ne l' abandonnerai de ma vie. -dès ce moment tous nos biens furent déclarés communs, nous nous promîmes une fidélité à toute épreuve; nous cimentâmes notre union en vidant le reste de nos flacons, et nous conclûmes de finir la soirée par chercher Diégo, qui n' avait point reparu depuis la fin de son oraison. Après quelques perquisitions inutiles, nous fûmes contraints de mettre l' hôte et tous ses gens en oeuvre pour retrouver le pauvre espagnol; l' on parcourut toutes les granges, toutes les écuries, toutes les caves, tous les greniers de la maison; l' on s' égosillait à crier: Diégo! Seigneur Diégo! Où êtes-vous? -point de Diégo. Enfin l' on désespérait de le trouver, lorsqu' on le découvrit dans un poulailler, où il s' était tapi parmi une quarantaine de poules. Ayant rassuré l' espagnol le mieux qu' il nous fut possible, il sortit de son réduit. Deux vigoureuses servantes lui écurèrent le fessier; il changea de chausses, il rentradans la chambre, et père Jean lui dit: l' ami Diégo, en considération du récit que ton maître m' a fait de ton mérite singulier, je te pardonne l' incongruité de ton derrière; je te déclare que tu es compris dans l' alliance qui vient d' être contractée entre mon neveu, Jérôme et moi; que tu auras voix en chapitre, ainsi que chacun de nous; que je te prends sous ma protection spéciale en tout, partout, contre tout, fût-ce contre Lucifer. -ah! Très-vénérable père Jean! S' écria Diégo en se jetant à deux genoux, après mon maître que voilà, vous serez désormais celui que j' aimerai le plus sur la terre. Tous les jours de ma vie, à commencer dès ce moment, je reciterai cinq pater et cinq ave Maria en l' honneur de sainte Barbe, pour qu' elle daigne vous conserver dans le sentier de la vertu et qu' elle vous préserve de mort subite, ainsi qu' elle fit autrefois à Auduin le chartreux, lorsqu' il tomba dans la neige. Je prierai saint Gatien,dont l' église célèbre aujourd'hui la fête, qu' il veuille vous accorder joie, santé, richesse, et qu' il vous fasse élire pape un jour; car le ciel m' a révélé dans le poulailler que vous étiez le seul qui méritiez de remplir un poste si important, et qu' il ne fallait pas moins que votre vigueur, votre fermeté, votre exemple, pour réformer certains petits abus qui commencent à se glisser parmi les pasteurs de la bergerie du seigneur. -lorsque Diégo eut fini de parler, chacun fut se coucher, et le lendemain de grand matin nous partîmes de Senlis.
CHAPITRE 12
Notre arrivée à Mons, capitale du Hainaut autrichien. -accident fâcheux qui nous arriva dans cette ville, et les suites qu' il eut. Il ne nous arriva rien de remarquable dans notre route jusqu' à Mons, capitale du Hainaut,et la première ville étrangère que nous rencontrâmes après être sortis des terres de France. Lorsque nous fûmes aux portes de cette ville, l' officier de garde nous demanda en mauvais français qui nous étions, d' où nous venions, où nous allions. Père Jean, qui savait que dans ce pays-là on est scrupuleux sur l' article des voyageurs, répondit que nous venions de Valenciennes, et que nous étions bourgeois de la ville. L' officier, qui ne nous connaissait pas, nous laissa entrer. Diégo, qui était demeuré derrière sans que nous nous en fussions aperçus, arriva quelques minutes après, et l' officier lui fit les mêmes questions qu' il nous avait faites. L' espagnol, fier de la protection que père Jean lui avait promise à Senlis, répondit, en enfonçant son chapeau: je m' appelle don Diégo-Arias-Fernando de la Plata, y Rioles, y Bajaloz; je suis un gentilhomme espagnol, né à Bilbao en Biscaie; je fus jadis l' élève du très-chaste et très-vertueux père recteur des jésuites de la ville de Saragosse en Aragon, le page chéri defeu monsignor Hercule-François-Marie Tongarini, évêque de Mansoura en Mansourie; aujourd' hui, j' ai l' honneur d' être le serviteur du célèbre Mathieu, le patriarche du bon sens, le compagnon de son compère Jérôme, l' ami, le protecteur de l' intrépide et respectable père Jean de Domfront, qui a été grenadier, capucin, juif, hérétique, quaker et athée, et qui, par la grâce de Dieu, est aujourd'hui meilleur chrétien que notre saint-père le pape, ou peu s' en faut. -l' officier, qui était un allemand, n' entendant rien au discours de Diégo, le fit mener par deux fusiliers chez le commandant de la place. Ce commandant, qui était un vieux papa à demi-sourd, ne comprenant pas mieux le français que l' officier, fit approcher l' espagnol pour entendre ce qu' il disait. Celui-ci lui cria à l' oreille ce qu' il avait débité à l' officier. Le commandant, croyant qu' il lui disait des sottises, tomba sur le harangueur, le régala de quelques coups de canne, et l' envoya en prison. Une demi-heure après cette scène singulière, le vieil allemand fit ramener Diégodevant lui, et l' interrogea derechef. L' espagnol tint le même discours, et ajouta que le patriarche Mathieu, le respectable père Jean et l' ami Jérôme étaient dans la ville. Le commandant ayant compris ces derniers mots, nous fit chercher. Lorsqu' on nous eut trouvés et conduits devant lui, il nous demanda qui nous étions, quel était notre pays. Le compère Mathieu lui répondit avec gravité que nous étions philosophes, et que n' étant soumis à aucunes lois ni aucun gouvernement, nous n' étions pas plus d' un pays que d' un autre. Là-dessus on nous envoya au cachot. Le commandant, ne s' étant jamais trouvé dans le cas d' avoir affaire à des philosophes, tint un conseil de guerre pour savoir ce qu' il devrait faire de nous. Il fut conclu que l' on devait nous examiner à fond; que si nous étions des espions, il fallait nous faire pendre; sinon, que nous recevrions chacun vingt-cinq coups de bâton, et que nous serions chassés de la ville, pour nous apprendre à respecter les usages établis dans les pays où nous nous trouverions désormais.Le lendemain de ce conseil de guerre, le commandant nous fit amener devant lui, nous fit reprocher par un auditeur d' en avoir imposé à notre arrivée à l' officier de garde, d' avoir insulté son excellence, et nous fit demander nos passeports: le compère et moi présentâmes les nôtres, qui furent rejetés comme invalides et surannés; père Jean et Diégo n' ayant rien de mieux à montrer, le commandant conclut que nous étions dans le cas d' être traités comme espions. à ce mot, le compère Mathieu s' écria: quoi! L' on traiterait des gens tels que nous d' espions, sous prétexte que nous sommes entrés dans cette ville sans être munis de passeports valables! N' est-il point libre à tout homme, surtout à un philosophe, de parcourir la terre entière sans être tenu de rendre compte à qui que ce soit de ses démarches? Par quel droit m le commandant s' arroge-t-il le pouvoir d' interdire l' entrée d' un pays à un étranger qui n' est pas muni d' un vain papier, lequel ne rend ni ses vues ni ses intentions meilleures? Un chacun ne porte-t-il pas sur son front lepasseport de la nature? Lorsqu' un homme en voit un autre aller, venir, agir, ne doit-il point penser qu' il ne fait qu' user de la liberté naturelle, à laquelle ni prince, ni roi, ni tel autre usurpateur d' une autorité injuste et barbare, n' a aucun droit de s' opposer? ô liberté chérie! L' esclavage et l' intolérance t' ont bannie de la terre! -monsieur le philosophe, dit l' auditeur, comme m le commandant a passé sa jeunesse à être fifre et ensuite tambour, il n' a point eu l' occasion d' apprendre ce que c' est que cette liberté naturelle dont vous parlez: depuis ce temps-là, il fut occupé à remplir les devoirs des différens grades par lesquels il a passé, et n' a point eu le loisir de s' instruire davantage sur cet article; mais il est commandant, et en cette qualité, il a ordre de ne laisser entrer aucun étranger en cette ville sans passeports suffisans, ou sans produire quelque honnête bourgeois qui réponde de sa personne, et qui rende raison des motifs qui l' amènent ici. Ces précautions ont été dictées par la prudence. Nous sommes voisins de la France et à la veille d' une guerre avec elle; nous ne saurionstrop nous précautionner contre les entreprises que cette puissance pourrait former contre cette ville, qui est une des clés du pays; d' ailleurs, cet usage est fondé sur un droit naturel et propre à chaque nation particulière, lequel est de prendre chez elle telles mesures qu' il lui plaît pour son bien-être et sa conservation, sans devoir en rendre compte à personne. -voilà donc les raisons, dit le compère, que vous avez à alléguer pour appuyer vos injustices et vos vexations? ô nations policées! ... hélas! Divine liberté! Quand est-ce que... le compère allait continuer, mais le commandant fit signe à la garde qui nous avait amenés de nous reconduire au cachot. Le lendemain, nous fûmes présentés derechef devant le vieux allemand, qui nous interrogea chacun en particulier. Le compère lui tint à peu près le même discours que la veille, et l' envoya promener. Père Jean voulut le battre; Diégo le traita d' hérétique, et moi, je dis qu' ils avaient raison tous trois. -après cet examen, nous fûmes renvoyés en prison. Quelques jours après, l' auditeur dontj' ai parlé plus haut, vint nous annoncer que l' on n' avait rien trouvé à notre charge touchant l' espionnerie, mais que comme nous étions des impertinens qui avions menti à l' officier de garde, qui avions perdu plusieurs fois le respect à son excellence, qui l' avions insultée, nous étions condamnés à passer une roufle sur la place d' armes de la ville. à cette terrible nouvelle, Diégo se mit en prières, le compère pesta de plus belle contre la persécution et la tyrannie, père Jean se fit apporter un baril de bierre, et but le reste de la journée et toute la nuit; pour moi je m' endormis en attendant le régal que l' on destinait à nos épaules. Le lendemain matin un détachement de cinquante grenadiers vint nous prendre pour nous mener où l' on nous attendait. L' officier qui commandait cette troupe nous dit en sortant de la prison de nous réjouir; qu' au lieu de huit cents hommes que l' on avait commandés pour l' exécution, il n' y en aurait que sept cent quatre-vingts; qu' au lieu de six tours que nous devions passer, nous n' en passerions que cinq, et que, par le calcul qu' il avait fait, nous ne recevrions chacun que quinze mille six cents coups d' étrivières, au lieu de dix-neuf mille deux cents que nous aurions reçus, si le père confesseur de son excellence n' eût intercédé pour nous, et ne l' eût porté à adoucir notre sentence. Cette épouvantable consolation fit un tel effet sur mon individu, qu' à l' instant les nerfs de ma jambe gauche se retirèrent, et je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Comme ceci est un fait constant, je prie en passant messieurs les physiciens d' exercer leurs spéculations sur un phénomène aussi singulier. Au bruit qui s' était répandu qu' on allait vergéter l' omoplate de quatre philosophes, qui ne reconnaissaient point de loi, qui n' étaient d' aucun pays, il s' était assemblé un peuple innombrable pour assister à l' exécution de quatre hommes qu' il s' étaitfiguré devoir être extraordinaires, et autrement faits que d' autres. C' était au milieu de cette multitude que nos gardes nous conduisaient. Père Jean fumant sa pipe marchait le premier d' un pas grave et assuré; le compère le suivait en jurant; Diégo priait, et moi je pleurais. Nous approchions de l' endroit fatal: six ou huit maudits tambours préludaient déjà la marche qu' ils allaient battre pendant le régal dont on se promettait d' honorer notre philosophie, lorsque tout-à-coup père Jean renversa quatre grenadiers de sa droite, fendit la presse, le compère et Diégo le suivirent; j' en fis de même, et en quatre pas nous nous trouvâmes dans une église, vis-à-vis de laquelle nous venions d' arriver, et d' où nos gardes n' osèrent nous tirer. Lorsque nous fûmes dans ce lieu, pèreJean s' écria: par la vertu de saint Adhelme, je savais bien que je me tirerais de cette affaire-ci! Un homme tel que moi ne perd jamais la tête, dans quelque péril qu' il se trouve. Vivent les gens d' esprit, morbleu! Pour toi, dit-il au compère, tu aurais juré long-temps avant que tes imprécations nous eussent épargné la millième partie des coups que nous allions recevoir. Et toi, pieux bavard, dit-il à Diégo, j' ai bien voulu être ton ami, ton protecteur, je le serai même toujours, mais c' est sous cette condition que de ta vie tu ne compromettras la personne de père Jean avec les commandans allemands. -Diégo reçut cette mercuriale les yeux baissés, fit une profonde inclination, et continua sa prière, que l' événement n' avait point interrompue. Nous fûmes à peine une heure dans cet asile, que nous nous vîmes fournis de vivres au moins pour quinze jours. Dans l' après-midi un honnête cordonnier nous apporta plus de cent quatre-vingt florins d' une quête qu' il avait faite pour des pauvres philosophes qui étaient en franchise:il nous dit que les confréries de l' église où nous étions s' intéressaient pour nous auprès de son excellence, et qu' elles espéraient obtenir incessamment notre délivrance. Nous remerciâmes le cordonnier, et il partit. Vers le soir le curé de cette église vint nous voir: comme il nous trouva causant, il nous dit d' un ton brusque que nous devrions bien respecter le lieu où nous étions, et nous souvenir que Dieu y était présent. -monsieur le curé, dit le compère, Dieu n' est pas plus présent en ce lieu qu' ailleurs. C' est un être parfait, immense, que rien ne peut contenir que sa propre immensité; il ne peut se diviser, ni s' étendre, ni se restreindre dans aucun lieu. -tu es donc un hérétique? Dit le curé. -je ne suis ni hérétique ni orthodoxe, répondit le compère: je n' endosse aucune livrée de parti; je suis ce que tout le monde devrait être, je suis philosophe. -d' où vient donc l' asile dont tu jouis, maraud? -il vient, répliqua le compère, de l' ignorance et de la méchanceté des hommes. L' établissement queMoïse a fait des asiles pour des personnes entièrement innocentes, est une preuve de ce que je viens d' avancer. Si une personne avait commis un homicide innocemment, devrait-elle chercher asile ailleurs qu' aux pieds de la justice, et d' autre protection que celle des lois? Mais de tout temps les hommes ont été sots, injustes, méchans, et les lois tyranniques ou insuffisantes: ce n' est pas tout: indépendamment de la cause vicieuse qui a produit l' établissement des asiles, ces asiles sont devenus eux-mêmes la source d' une infinité d' abus affreux: les plus grands scélérats y furent à l' abri de toutes poursuites, et exempts de toute peine. N' allons point chercher des exemples chez les païens, arrêtons-nous au christianisme. Pour le peu que vous ayez lu ailleurs que dans votre bréviaire, monsieur le curé, vous aurez vu que la coutume ayantdès le règne de l' hypocrite Constantin fait regarder les églises comme des lieux de refuge, Théodose et ses successeurs furent obligés de restreindre ce privilége qu' on avait étendu à des gens indignes de toute protection; mais ces lois, ni celles que Justinien fit là-dessus long-temps après, ne furent point des barrières assez fortes pour empêcher que vous autres, messieurs les ecclésiastiques, ne fissiez servir le progrès d' un abus si énorme au dessein d' établir votre propre domination, et d' attenter sur le droit du magistrat: il est vrai que c' était un serpent qui voulait dévorer l' autre; mais ce ne fut pas moins un grand mal; car plus il y a de ces sortes de bêtes sur la terre, plus on risque d' être mordu. Vous aurez encore lu, monsieur le curé, que les conciles ouvrirent l' asile à toutes sortes de criminels, et le leur assurèrent par les foudres de l' excommunication qu' ils lancèrent contre ceux qui les en oseraient tirer; que nos souverains seigneurs et maîtres, les papes de Rome, ne manquèrent point de pousser aussi loin qu' ils purent l' immunité de ces lieux, que leur prétendue sainteté devraitfaire regarder comme souillés par une telle protection... -qu' entends-tu, interrompit le curé, par ce fatras de rapsodie dont tu m' ennuies? -j' entends, dit le compère, qu' il est étonnant qu' on ait établi des asiles pour recevoir un homme qui, après avoir commis innocemment quelque crime, fuit les poursuites de la justice comme celles d' une bête féroce; qu' il est encore étonnant de ce que ces lieux, destinés à être le refuge des malheureux, soient devenus celui des plus grands scélérats; j' entends enfin qu' il est surprenant que des magistrats, assez ignorans ou assez méchans pour confondre l' innocent avec le coupable, soient assez sots, assez faibles pour respecter levain asile d' un lieu qui n' a par lui-même, et qui ne peut recevoir de Dieu ni des hommes l' impertinent privilége de mettre l' innocence à couvert d' être traitée comme le crime, et le scélérat à l' abri de la punition de ses forfaits. -je l' avais bien pensé, s' écria le curé en s' en allant, que tu étais un maudit hérétique. Lorsque le curé fut parti, père Jean dit au compère: sais-tu bien, mon neveu, que tu déraisonnes, et que le galimatias dont tu viens de régaler ce prêtre pourrait, en certaines occasions, nuire à notre philosophie? -je le sais aussi bien que vous, mon oncle, répondit le compère; mais comme je me suis aperçu d' abord que ce curé n' est qu' un ignorant, je n' y ai point regardé de si près: je réserve à raisonner en forme lorsque j' aurai affaire à des personnes raisonnables. -hélas! Dit Diégo en s' adressant au compère, est-il possible que les grands hommes aient aussi leurs momens de faiblesse et d' aveuglement! Vous venez de dire que Dieu n' habite point ici préférablement à d' autres lieux; à la bonne heure, c' est que vous ne l' y voyez pas. Maisles saints, mon cher maître, les saints pourriez-vous dire aussi qu' ils ne sont point ici plutôt que dans d' autres lieux? Ne voyez-vous pas là haut saint Laurent avec son gril, saint Crépin avec son tranchet, sainte Anne avec sa quenouille, sainte Apolline avec sa mâchoire, saint Pierre avec ses clefs, saint Paul avec son sabre, saint Antoine avec son cochon, et saint Martin qui fait l' aumône au diable? Ne voyez-vous point là bas saint Corneille, au cou duquel pend une hardellée d' ex voto , qu' on prendrait pour les breloques d' un opérateur, si l' on ne savait qu' il y a une terrible différence entre les opérations miraculeuses d' un saint et les prestiges d' un charlatan? Ah, mon maître! Mon cher maître! Si ce curé que vous venez d' irriter s' avisait de nous excommunier tous, que deviendrions-nous! Nous deviendrions abominables aux yeux de Dieu, en horreur aux bons catholiques, et aussi maigres que des chats dans lasaison des grenouilles. -auras-tu bientôt fini? Dit père Jean à l' espagnol; je croyais que cette affaire-ci t' aurait rendu plus raisonnable; mais, à ce que je vois, c' est de mal en pis avec toi. -en conséquence de l' ordre de père Jean, Diégo se tut. Lorsque la nuit fut venue, nous soupâmes sur les provisions que l' on nous avait fournies, et nous fûmes nous coucher dans une vieille chapelle, où les marguilliers nous avaient fait apporter quelques bottes de paille. Le lendemain de grand matin, nous apprîmes que notre grâce était accordée, et que nous pouvions partir. Un sergent et huit fusiliers qui nous attendaient à la porte de l' église, nous entourèrent à notre sortie, nous conduisirent hors de la ville, et le sergent nous signifia, en nous lâchant, que m le commandant nous défendait, sous peine de la vie, de remettre le pied dans Mons. Lorsque nous fûmes libres, le compère Mathieu nous dit en soupirant: je partiraiscontent de cette ville si j' avais eu le temps de dire ma pensée à ce commandant allemand; j' eusse volontiers passé la moitié de la roufle qu' on nous destinait, pour avoir pu lui faire une dissertation en règle sur le droit de la nature et sur le prétendu droit des gens, et lui prouver qu' il n' est qu' un sot, qu' un brutal, un vil instrument de la tyrannie du plus fort. Mais il nous fit retirer au moment où j' allais lui débiter ce qui me venait dans l' esprit là-dessus. Ah, mon cher oncle! Si nous sommes dans le cas de trouver souvent des animaux semblables sur la route de Russie, il vaut mieux retourner en France. -père Jean répondit que le malheur qui venait de nous arriver ne devait son origine qu' à l' imprudence de Diégo; que comme il espérait qu' il serait plus sage par la suite, nous pouvions hardiment continuer notre route, en laissant toutefois les villes autrichiennes hors de notre chemin. Le compère consentit à la proposition de son oncle; mais il témoigna quelque peine de ne pas voir Bruxelles, Louvain et Anvers avant d' arriver en Hollande. Père Jean s' apercevant du chagrin de sonneveu, dit qu' il n' y avait point grande perte en cela; que les brabançons, en général, ainsi que les flamands leurs voisins, quoique fort honnêtes gens, étaient le peuple le plus sot, le plus vain, le plus superstitieux de toute l' Europe; que pendant que l' on voyait s' élever de temps en temps chez les autres nations, même en Espagne, quelque génie sublime, soit dans la littérature, les arts ou la philosophie, ces animaux belgiques croupissaient encore dans la plus crasse ignorance, dans une indolence qui fait honte à l' humanité; que les prétendus beaux esprits qui se trouvaient parmi eux n' étaient que de pitoyables bavards que le plus petit philosophe crotté, qui court les rues de Paris, mettrait à quia . Il ajouta que si le hasard venait à y produire quelque plante qui promît quelque bon fruit, la superstition l' étouffait aussitôt; que les prêtres et les moines y étaient trop nombreux et trop considérés; que l' universitas alma lovaniensis , au lieu de donner à ses élèves des principes qui pussent élever leur esprit au moins jusqu' au sens commun, était un cloaque d' inepties et d' absurdités,un réceptacle de mille subtilités scholastiques et ridicules, où un jeune homme, qui aurait les moindres dispositions en y arrivant, se pervertirait le jugement sans ressource, et deviendrait incapable du moindre raisonnement; que pour ce qui était d' Anvers, tout ce qui y respirait ne méritait pas d' être vu; que ce qui pouvait y intéresser un galant homme, étaient les peintures exquises que l' on y voyait des Rubens, des Vandick, des Jordans, de ces peintres admirables, qui, après avoir illustré leur siècle et leur patrie, ont fait place à un tas de misérables barbouilleurs, à des rapetasseurs de vieilles croûtes, à d' indignes charlatans qui trompent impudemment le trop crédule étranger, en lui vendant de mauvaises copies ou quelqu' enseigne à bierre pour des tableaux originaux. -savez-vous, mon cher oncle, interrompit le compère, que ce que vous dites là, touchant la vente d' une chose pour une autre, est contraire à la bonne philosophie? -ma foi, je n' y songeais pas, dit père Jean. Or ça, que les brabançons, les flamands, les anversois aillent à tous les diables; je n' en parle plus: continuons notre route, nous parlerons à notre aise lorsque nous serons arrivés à notre destination. Nous continuâmes effectivement notre route, et cela avec tant de diligence, qu' en trois jours et demi nous arrivâmes à Amsterdam.
CHAPITRE 13
Rencontre d' un ancien ami du père Jean. -repas chez deux négocians français. En entrant dans la ville d' Amsterdam, un homme habillé de brun, portant une petite perruque ronde, accourut sauter au cou de père Jean, l' embrassa trois ou quatre fois, et lui dit: est-ce bien toi, mon cher Jean! Comment te portes-tu, et qu' as-tu fait de ma femme? à ce mot père Jean s' écria: par la fressure de notre saint-père le pape, c' est mon ami Vitulos! Ma foi, je me porte comme le pont-neuf; pour ta femme, le diable sait où elle est; le père prieur des grands-carmes de Rome me l' a soufflée comme je te l' avais escroquée. Que le ciel en soit béni, j' ai éprouvé dans cette occasion la vérité du proverbe, qui dit que nous serons mesurés de la même mesure dont nous mesurons les autres ; mais j' en suis tout consolé. -et moi je n' en ai jamais été attristé, dit Vitulos, tu m' as défait d' un fardeauqui me pesait terriblement sur les bras; si tu ne m' avais point enlevé cette sorcière à tous les diables, je l' aurais noyée un jour ou l' autre. Vive la communauté en toute chose. Morbleu! Le droit de propriété est un droit inventé par Béelzebuth pour faire enrager les hommes: la possession d' un bien tourmente, fatigue, ennuie le possesseur, ou tente, ou fait tort à celui qui ne le possède pas. -oh! Oh! Dit le compère, monsieur est philosophe, à ce que je vois? -oui dà, répondit Vitulos, et de la plus fine espèce, même. Ce n' est pas ce dont il est question pour le présent; où allez-vous loger? -à la ville de Lyon, dit père Jean. -fort bien, reprit Vitulos, j' y suis logé aussi. Allons, partons; ce soir je vous mène tous souper dans la meilleure compagnie du monde, où la liberté, l' enjouement et le plaisir le disputent avec la bonne chère; car je suppose que ces messieurs qui accompagnent mon ancien camarade sont de ses amis. -vertu de froc! Dit père Jean, crois-tu que je voyage avec mes ennemis? Ce joli drôle que tu vois est mon neveu, c' est l' arc-boutant du bon sens et le restaurateur de la philosophie: voilà son compatriote et compère Jérôme; ce long flandrin efflanqué, avec sa physionomie de brebis, est le seigneur Diégo-Arias-Fernando de la Plata, y Mendoca, y Rioles, y Bajaloz, gentilhomme espagnol, qui prie plus Dieu dans un jour que nous n' avons fait pendant tout le temps que nous avons été capucins; en général, ce sont mes intimes, mes bons amis, mes associés, et qui seront aussi les tiens, lorsque tu le voudras. -Vitulos, enchanté, poussa un cri de joie, et, sans regarder s' il était au milieu de la rue, il nous félicita et nous embrassa tous l' un après l' autre, ce qui fit bien rire les gens, et surtout un boulanger vis-à-vis de la boutique duquel nous étions. Lorsque nous fûmes arrivés à l' auberge, Vitulos nous conta qu' il était à Amsterdam pour certaines affaires qui concernaient la philosophie; qu' il avait des liaisons fort étroites avec un nommé M Dominus , qui était l' agent des révérends pères jésuites dans ce pays-là; que quant aux personnes chez lesquelles il voulait nous mener souper, c' étaient deux négocians français demeurantensemble, ayant chacun une très-jolie femme, chez lesquels il s' était introduit sous le manteau de la franche-maçonnerie, et chez qui il avait la liberté de mener deux, trois ou quatre amis, toutes les fois qu' il y était invité. L' heure du souper étant venue, Vitulos nous mena chez ces messieurs, qui nous reçurent le plus affectueusement du monde, ainsi que mesdames leurs épouses: trois autres conviés qui se trouvaient là nous firent aussi beaucoup de politesse; bref, l' on servit, et depuis long-temps je n' ai vu une table si délicatement fournie, ni un repas où régnait plus de gaîté, où il se dit plus de bons mots, plus de saillies, enfin où l' esprit et l' enjouement se trouvèrent si parfaitement réunis. Lorsque le dessert fut servi, l' un de nos hôtes nous dit: messieurs, je vous prie de nous excuser si vous n' avez point fait meilleure chère. Cependant je remercie le ciel de ce qu' il ne nous a point fait naître trois mille ans plus tôt; car, si l' on en croit le bonhomme Homère, le meilleur cuisinier de ce temps-là n' était point capable de faireune sauce-robert. Tout ce que nous eussions pu vous donner alors eût été un taureau bouilli, ainsi que fit Ajax à Agamemnon, ou deux cochons rôtis, comme fit Eumée lorsqu' il régala Ulysse. -monsieur a bien des bontés, dit Diégo, je prie saint Barth... -monsieur a bien des bontés, assurément, interrompit père Jean: mais si nous en voulons croire le bonhomme Homère il vous en contera bien d' autres. Où diable avait-il appris ce qui se servait sur la table des grands, lui qui était un poète, et par conséquent si gueux qu' il n' a peut-être jamais mangé que des oignons, des fèves et des pistaches? -tout beau, mon confrère, dit Vitulos, ayez meilleure opinion de messieurs les poètes; s' ils peuvent ignorer par état ce qui se sert sur la table des grands, ils ont le privilége de le savoir par inspiration; l' enthousiasme dont ils sont possédés quelquefois, les élève au rang de ces intelligences célestes, qui connaissent mille choses sans le secours des sens, et dont les lumières étendues ont quelque chose de divin. Homère, par exemple, n' a pas couru toute la Méditerranée, et je nesache point qu' il ait jamais vu de tempête: voici toutefois de quelle façon il en décrit une au vingtième livre de son iliade. Comme la compagnie n' entend point le grec, je me servirai de la traduction de ce passage: l' enfer s' émeut au bruit de Neptune en furie, Pluton sort de son trône, il pâlit, il s' écrie! ... etc. Si Du Guay-Trouin vivait encore, je lui défierais de peindre du moindre de ces traits les orages qu' il a essuyés dans le cours de ses expéditions. Toutefois, mon cher camarade, les vers que je viens de réciter ne sont qu' un faible échantillon du passage original.Mais ne reculons point jusqu' à Homère; n' allons point si loin, de crainte de nous fatiguer. Ne voyons-nous pas parmi les poètes de nos jours (qui, par parenthèse, ne sont que des poètereaux, en comparaison des anciens), ne voyons-nous point, dis-je, parmi nos poètes, les uns perchés au coin d' un mauvais grenier, décrire en vers pompeux l' ordonnance, la régularité, la magnificence, la majesté d' un palais qu' ils n' ont jamais vu? La distribution, la proportion, le goût, la richesse des appartemens où ils ne sont jamais entrés? La perspective riante, les chefs-d' oeuvre de marbre, de jaspe, de bronze, les bosquets, les terrasses, les canaux, les fontaines, etc, qui embellissent les jardins dont ils n' ont jamais approché? N' en voyons-nous pas d' autres, tapis dans leur galetas, et plus poltrons que le sosie d' Amphytrion, tracer d' un crayon terrible l' ébranlement de deuxarmées prêtes à se charger, la violence de leur choc, le bruit des armes, le hennissement des chevaux, les cris des combattans joint au tonnerre du canon et de la mousqueterie, l' assemblage épouvantable de fumée, de poussière et de feu, le spectacle horrible des morts, des mourans, des corps et des membres palpitans; en un mot l' acharnement des vainqueurs, la rage, le désespoir des vaincus, toutes les horreurs du carnage, et la suite d' un combat dont l' effroyable tableau tracé par des vers dignes d' un tel sujet, fait autant d' effet sur notre âme émue que si nous étions les spectateurs de l' action même. D' autres couchés sur un grabat, plus transis qu' amoureux, nous peignent d' un pinceau léger, mais plein de feu, les tendres discours, les baisers amoureux, les plaisirs vifs et doux, les ravissemens délicieux de deux jeunes amans, à qui le hasard vient d' accorder pour la première fois une nuit tranquille, une nuit favorable à leurs désirs et à leurs amours. En voilà assez, je crois, pour prouver à l' univers entier qu' en vertu du privilége de la poésie, l' auteur de l' iliadepouvait savoir, par une espèce d' inspiration, ce qui devait avoir été servi sur la table d' Eumée et d' Ajax, quoiqu' il vécut plus de trois cents ans après ces héros. -l' ami, dit père Jean, tu ferais bien de boire un coup, car tu vas t' enrouer; après quoi tu me diras si dans ces temps-là la nature n' avait point aussi abondamment pourvu qu' aujourd'hui les champs, les rivières et les bois, de tous les animaux, de toutes les productions de la terre, dont nous savons si bien garnir nos tables. Vitulos, au lieu de boire un coup, en but deux, et continua ainsi: la nature a été de tous temps aussi abondante, aussi variée en ses productions qu' elle l' est aujourd' hui. Il y a eu de tous temps des gens riches, et même des gourmands, puisqu' ésaü vendit son patrimoine pour un plat de lentilles; indépendamment des gens riches et des gourmands, il y eut aussi des cuisiniers, mais ces cuisiniers étaient tout au plus des marmitons en comparaison des cuisiniers français d' aujourd'hui, surtout de ceux des ecclésiastiques et des maltôtiers, race de gens quine vivent que du malheur d' autrui, ainsi que les médecins, les apothicaires, les avocats, les procureurs, et tant d' autres qui ont la conscience aux talons et les ongles crochus comme les éperviers. La cuisine des anciens n' approcha donc jamais de la nôtre. Pour le prouver, je commence par Abraham, qui n' était certainement point pauvre, puisqu' avec son monde seul, il battit le roi Chodorlahomor et ses trois confrères, qui avaient eu l' audace de s' emparer des biens et de la personne de Loth son neveu: or, ce patriarche ne donna pour tout régal aux trois anges qui vinrent lui rendre visite dans la vallée de Manbré, qu' un veau grillé, cinquante-six livres de pain cuit sous la cendre et quelques pintes de botermelk. De tels hôtes méritaient certainement bien un régal plus honnête et plus délicat; mais Abraham, tout hospitalier, tout généreux qu' il était, ne put faire l' impossible.Les égyptiens n' étaient vraisemblablement point gueux, puisqu' un de leurs rois fit délivrer pour près de quatre millions de florins d' ails, d' oignons et de poireaux aux ouvriers qui bâtirent la grande pyramyde que l' on voit encore aujourd'hui à quelques lieues du grand-Caire. à en juger par une dépense si extraordinaire pour un sujet si peu important en soi, je répète donc que les égyptiens devaient être des gens à leur aise, mais qui faisaient très-mauvaise chère. Ils avaient fait des dieux de plusieurs animaux mangeables, ainsi que des légumes les plus nécessaires à la marmite; d' où il résulte encore une grandediminution sur la variété, sur la multiplicité des mets; car les animaux et les plantes qui avaient le bonheur d' être inscrits dans le catalogue de ces dieux, étaient sacrés, et l' on n' y pouvait toucher. Il s' est même vu des occasions, au rapport d' Hérodote et de Diodore, où la disette fut si grande, que les égyptiens se mangèrent les uns les autres, plutôt que de mettre une de leurs divinités au pot; de sorte que dans ce pays là il valait mieux être un boeuf qu' un homme. Pour les animaux dont les égyptiens pouvaient manger, ils en rejetaient la tête: autant de diminué encore. Le cochon était réputé immonde; de là point de hure pour eux, point de jambons, point d' oreilles; de là, ni langues fourrées, ni boudins, ni saucisses, ni andouilles, ni cervelas; point de pieds de cochons à la sainte-Ménéhould, point de carré au petit lard, point d' échinéesen côtelettes, point de poulets piqués, bardés, lardés; point de mets enfin, soit rôtis, soit à la braise, soit en ragoût où le lard entre aujourd'hui pour le tiers de l' assaisonnement. Après avoir parlé du patriarche Abraham et des égyptiens, je viens aux assyriens; ces peuples passaient leur vie dans la sensualité et les délices de leurs sérails. Pour peu que l' on ait lu, on se ressouviendra des galanteries de Sémiramis, de la mollesse de Ninias et de ses descendans: leurs bâtimens étaient de la dernière magnificence: le faste, le luxe, les environnaient de toutes parts; pour leurs repas, il y régnait plus de profusion et de confusion dans le service, plus d' emportement et de dissolution parmi les conviés, que de délicatesse et de civilité; témoins ce qu' en rapportent plusieurs auteurs, et nommément le prophète Daniel, lorsqu' il parle du festin que Balthazar donna à toute sa cour. Quant aux mèdes, l' on voit dans la Cyropédie de Xénophon que leur table ressemblait assez à celle des babyloniens. Pour les grecs, il est prouvé que dansles siècles héroïques ils n' avaient ni cuillers, ni fourchettes, ni nappes, ni serviettes; ils mangeaient avec les doigts comme le bon père Adam, et s' essuyant à leur barbe comme Mathusalem. Il n' était point question dans ce temps-là de gibier, de volaille, ni d' oeufs; l' on n' en voit pas même sur la table des amans de Pénélope, qui étaient bien les plus friands coquins du temps. Il en est de même des fruits et des légumes. Quant aux poissons, illes méprisaient tellement, que, dans l' odyssée, Ménélas s' excuse d' en avoir mangé parce qu' il était réduit à la dernière nécessité. aujourd'hui l' on fait gloire d' avoir sur sa table un bon esturgeon. De tous les grecs postérieurs à ces temps héroïques, il n' y eut que les athéniens qui débarbouillèrent un peu l' art de faire la cuisine; tout ce qu' on nous conte de leurs festins consistait toutefois plus dans l' appareil du service que dans le choix et la délicatesse des mets. Si quelque chose pouvait faire désirer à un galant homme de se trouver à leurs repas, c' était les conversations enjouées et savantes qui occupaient les convives; mais par malheur il ne s' y trouvait point de femmes. -eh! Peut-on trouver un repas agréable, s' écria tout-à-coup Vitulos, où ce sexe enchanteur ne préside pas! Convenez, mon cher père Jean, que, quelque délicatement composé que soit un plat, il n' est rien en comparaison de ce qu' il devient, lorsqu' il est servi par une main telle que celle de l' une ou de l' autre de nos deux charmantes hôtesses. Que de grâces, que de charmes dans la dissection, le choix, l' arrangement des morceaux, et dans la manière de les présenter! ô main blanche! Main mignonne et dodue! Continua-t-il en se jetant sur celle de la dame qui était à côté de lui, que votre vue est séduisante! Lorsque ce qu' elle daigne nous servir est accompagné d' un doux regard, d' un sourire aimable, de ces mots obligeans, de ces grâces enchanteresses, qui sont la sauce de toutes les sauces, l' élixir et la quintessence des ragoûts les plus exquis que l' art des cuisiniers ait inventés depuis le déluge jusqu' à nos jours; oui, charmante hôtesse, c' est de vous que l' on pourrait dire... etc.Et vous, dit-il, en s' adressant à l' autre dame, n' est-ce point de votre divine personne qu' Ottavio Rinuccini parlait autrefois lorsqu' il disait... etc. -or ça, dit père Jean, auras-tu bientôt fini? Je crois fort que ces dames s' amusent plus des douceurs que tu leurs débites, que de tes rapsodies sur la cuisine des anciens; mais sais-tu bien que voici leurs maris, qui pourraient fort bien ne point prendreces gentillesses sur le même ton? -nos hôtes ayant dit à père Jean qu' ils connaissaient le pélerin depuis long-temps, qu' ils ne s' effarouchaient point de tout ce qu' il pouvait conter à leurs femmes, et ces dames ayant témoigné que cela leur ferait plaisir de l' entendre continuer à raisonner sur les anciens, Vitulos reprit son premier sujet, et dit: puisque ces dames veulent bien me permettre de continuer, je passe à la cuisine des lacédémoniens. Cette nation mangeait en public; les tables étaient distribuées par quinze personnes, auxquelles on donnait tous les deux jours un boisseau de farine, huit mesures de vin, cinq livres de fromage, deux livres et demie de figues, et quelque peu de monnaie pour l' apprêt et l' assaisonnement. Ce ne sera certainement pas encore ces gens-là qui donneront gain de cause à ceux qui voudront soutenir que la cuisine des anciens l' emportait sur la nôtre. Des lacédémoniens je retourne aux athéniens, pour vous dire qu' après ceux-ci les romains sont venus qui renchérirent de quelque chose sur la cuisinedes premiers; mais encore n' était-ce rien de la cuisine des romains en comparaison de la nôtre. -savez-vous bien, M Vitulos, dit le compère Mathieu, que vous pourriez bien vous tromper dans votre calcul, et que l' on ne doit point tout-à-fait juger de la façon de manger d' une nation par quelques traits que l' on en rapporte, non plus que l' on ne devra juger un jour de la table des rois de Suède du dix-septième et du dix-huitième siècle par celle de Charles XII? -je sais cela aussi bien que vous, monsieur le philosophe, répondit Vitulos; il y a trente ans que j' ai lu dans Lamprides, dans Ammien Marcellin et autres, que des empereurs romains, tels qu' un Trajan, un Adrien, un Alexandre Sévère, un Julien, se contentaient souvent à leurs repas, lorsqu' ils étaient à l' armée, d' un plat de pois ou de bouillie, et je n' ai point jugé pour cela que l' on ne mangeât alors que des pois et de la bouillie, non plus que je n' ai jugé de la bonne chère des italiens du seizième siècle, par le pape Adrien VI qui ne mangeait que du stokfiche.De tout cela enfin, je reviens à dire qu' il y a trois mille ans, ainsi qu' auparavant, l' on se contentait de grosses pièces et de bon appétit pour sauce. Mais pour gagner ce bon appétit, l' on travaillait, et aujourd'hui tous ceux qui mangent splendidement ne travaillent pas. Je sens que l' on va me demander si les anciens riches travaillaient; je répondrai qu' oui, et cela depuis le sceptre jusqu' à la houlette: Rebecca allait fort loin chercher de l' eau dans une cruche qu' elle portait sur ses épaules, et cette Rebecca était la belle-fille de cet Abraham dont j' ai parlé tantôt, et qui était un maître gars, comme disent les normands. Les enfans du roi Priam tirèrent eux-mêmes de la remise le char qui devait porter ce prince au camp des grecs, y attelèrent les mulets et les chevaux, et chargèrent dessus le coffre qui contenait la rançon d' Hector. L' on voit encore les fils d' Alcinoüs, roi des phéniciens, dételerles mulets du char de la princesse Nausicaa, leur soeur, et celle-ci partir de là avec ses femmes pour aller laver ses robes à la rivière. à ces trois exemples, j' en pourrais joindre trois cents autres; mais j' espère que ce que je viens de dire suffira pour cette fois. -bois un coup, Robin-mignon, dit père Jean, tu as de l' esprit comme un sorcier aujourd'hui. Où diable as-tu pêché la litanie que tu viens de nous débiter? Si tu étais demeuré capucin, tu serais aujourd'hui général de l' ordre.-il me semble, dit une des dames, que M Vitulos a dit tantôt que les poètes d' aujourd'hui n' étaient que des poèteraux en comparaison des anciens. J' ai toutes les peines du monde à croire cela; je voudrais bien entendre le grec pour en juger. -madame, dit Vitulos, il ne faut point entendre le grec pour cela; il ne faut que comparer quelques traductions des pièces qu' ils nous ont laissée avec ce que nos poètes ont fait de meilleur, et vous verrez la différence. Sans parler du fameux épithalame qui fait partie des livres saints, sans parler de quantité d' autres morceaux qui valent cent fois mieux, qui approche aujourd'hui du divin Anacréon dans la manière de peindre l' amour tel qu' il est, c' est-à-dire tel que nous ne le connaissons guère? Les ouvrages de ce poète charmant ne sont que des grâces, ne sont que des fleurs. Quelle aisance! Quelle délicatesse! Quel naturel dans la poésie de la tendre Sapho! écoutons-là exprimer la violence de son amour, dans la faible traduction d' un passage des précieux restes que nous avons d' elle:heureux qui près de toi, et pour toi seul soupire, qui jouit du plaisir de t' entendre parler... etc. Quel ordre! Quel admirable mélange de circonstances et d' incidens! Quelle harmonie! Quel tableau! Où est l' amante de nos jours qui sente et s' exprime ainsi? Je dis plus, qui puisse comprendre tout le vrai, toute la délicatesse de ce que vous venez d' entendre? Ah! Madame! Il faut avoir le coeur de Sapho pour apprécier tout le mérite de chaque mot de ce chef-d' oeuvre tel qu' il est dans l' original. J' y renvoie les curieux; ils le liront, ils le trouveront peut-être froid et insipide. Ne vous en étonnez pas, madame, il faut de grands mots aujourd' hui pour exprimer de petites choses; mais de grands mots font ouvrir les oreilles, et c' est assez dans le temps où nous sommes. -Monsieur Vitulos, dirent ces dames en riant, il se fait tard; vous nous permettrez, ainsi que la compagnie, de nous retirer; d' ailleurs, votre acharnement contre nos pauvres poètes modernes pourrait nous dégoûter de lire leurs ouvrages, et ce serait un plaisir de moins. Bonsoir. Lorsque ces dames furent parties, Vitulos continua, et nous dit: le coeur des anciens était tellement fait pour sentir, qu' ils exprimaient tout le feu dont leurâme sensible et voluptueuse était capable, jusque dans les passions les plus injurieuses à la nature et au beau sexe; si nous ouvrons Diogène de Laërce, nous y voyons de quelle façon le divin Platon s' exprime sur ce sujet dans le fameux distique qu' il a fait sur son cher Agathon. Comme vous entendez vraisemblablement tous le latin, je vais vous rapporter la paraphrase que l' un des amis d' Aulugelle en a faite... etc.Tout le monde sait qu' à l' instar de ce philosophe, et d' autres anciens qui lui ressemblaient, certaine nation de delà les monts se pique quelquefois de s' égayer à ce jeu, et de rimer sur ce sujet. Mais quelle différence entre leurs poésies et ce que les anciens nous ont laissé dans ce genre! Voici comme Jean De La Casa, archevêque de Benevent, et grand péderaste s' il en fût un, s' explique sur cet article dans son capitolo del forno ... etc. Quelles grossiéretés, en comparaison de l' élégante et délicate polissonnerie du philosophe grec! Cet archevêque était toutefoisun des plus polis écrivains de son temps, un des plus fameux poètes du siècle Du Dante, Du Tasse, de L' Arioste, et Du Guarini; il était l' émule Du Berni, Du Varchi, Du Mauro, Du Bino, Du Molsa, Du Dolce, ainsi que Du Firenzuola, Du Pulci, Du Caro, Du Franco, du cardinal Bembo et de L' Arétin même, et tel enfin que l' Europe n' en a point de pareil aujourd'hui en fait de polissonneries, si vous en exceptez Piron. Mais aussi qu' est-ce que ce Piron? J' ai vu des grenadiers dans leurs corps-de-garde rougir en entendant lire certains de ses ouvrages. J' aurais mille choses à rapporter là-dessus, messieurs, si trois raisons ne m' obligeaient à finir: 1 ce que je viens de dire n' étant qu' une simple réfutation de ce que mon confrère père Jean avait avancé sur l' ignorance d' Homère touchant la cuisine des anciens, et une légère preuve que les anciens étaient meilleurs poètes quenous, mon discours deviendrait, si je m' étendais davantage, une dissertation sérieuse et en forme, ou plutôt une plate et ennuyeuse rapsodie, une compilation indigeste qui vous fatiguerait sans vous instruire; car, soit dit en passant, je ne suis ni érudit ni savant. 2 il est indécent à tout honnête homme de trop gloser sur le dernier article que je viens de toucher en parlant des amours de Platon, du goût particulier de l' archevêque De La Casa et de leurs semblables, et ridicule à moi detrop m' étendre sur les amours plus honnêtes d' Anacréon et de Sapho, puisqu' il y a plus de deux ans que je ne me suis aperçu si je vis ou si je végète. N' allez pas dire que ma modestie me sert de louange; car je vous jure en vérité que si Vénus tombait à ma discrétion, je me trouverais dans le cas de cet hermite dont L' Arioste dit... etc. Enfin, il est temps que je me taise, et il est juste que chacun ait son tour à parler. -ma foi, dit père Jean, voilà ce que tuas dit de plus raisonnable depuis une heure que tu brailles, et que tu nous étourdis. J' avais cru dans le commencement que ce n' aurait été que pour quelques minutes; mais lorsque tu entreprends une fois de prouver quelque chose, tu entasses fait sur fait, preuve sur preuve, sottise sur sottise; tu parles grec, latin, italien, allemand, espagnol, hébreu, chinois, arabe, et tu ne songes point que tu assommes ceux qui t' écoutent. ça, buvons à la santé de nos hôtes qui nous ont si bien régalés. Lorsque cette santé fut bue, père Jean dit au compère: et toi, mon neveu, tu ne dis rien; tu es là comme un hébété: régales-nous donc d' un plat de ta philosophie. L' un des conviés, qui était un hollandais, ayant entendu parler de philosophie, demanda au compère s' il n' était rien autre que philosophe, et si par hasard il n' était point aussi coccéien ou voëtien. -jem' embarrasse fort peu de ces impertinentes opinions qui divisent vos savans, et qui répandent leur ridicule jusques dans vos écoles. Je suis un philosophe qui, par mes profondes réflexions sur la nature des choses, me suis élevé autant au-dessus des préjugés des autres hommes, que le soleil est au-dessus des étoiles par sa clarté. J' ai étendu mes regards sur tous les objets dont je suis environné; j' ai pénétré dans lesreplis les plus cachés de l' esprit et du coeur de l' homme, et j' ai vu que l' univers entier était plongé dans l' illusion, l' erreur, la malice et le mensonge.J' ai consulté l' histoire générale de toutes les nations policées, et je n' y ai vu qu' un mélange bizarre de grandeur et de misère, d' orgueil et de bassesse, de prospérité et d' infortune, de courage et de lâcheté; je n' y ai vu qu' un assemblage monstrueux d' opinions qui se heurtent, d' intérêts qui se croisent, de préjugés, de haine, de trahisons, de vexations, de tyrannies, decruautés, de guerres, de meurtres, en un mot de tous les maux qu' on puisse imaginer. L' histoire politique me montre jusqu' à quel point de fausseté, de souplesse, d' imposture, de méchanceté, d' ambition, un homme seul ou plusieurs hommes réunis peuvent parvenir pour commander aux autres, et à quel point d' ignorance, d' impuissance ou de lâcheté, ces autres peuvent être réduits pour se laisser mettre sous le joug. Indépendamment de tous les maux qu' une telle autorité et une telle sujétion entraînent dans l' intérieur d' une sociétéquelconque, cette histoire me montre encore ceux qui découlent des dissensions, des querelles, des guerres entr' elles et d' autres sociétés semblables, pour des intérêts de prétentions, de propriété, de possession, de commerce, ou par des motifs de point d' honneur, de jalousie, de caprice et d' ambition. L' histoire de la jurisprudence me démontre l' inutilité, le ridicule, le nuisible du droit de propriété: depuis l' établissement de ce droit, les hommes n' ont encore pu déterminer la façon de l' entendre, ni la manière de l' appliquer. Chaque nation a eu ses lois particulières là-dessus, chaque pays ses coutumes, chaque législateur, chaque jurisconsulte, ses opinions différentes; d' où sont résultés les fraudes, les injustices, les haines, les animosités, le dédale de la chicane, la fortune des uns sur la ruine des autres, en un mot une grande partie des maux que l' on connaît, dans le détail desquels il est inutile d' entrer. L' histoire de la philosophie, j' entends ici la philosophie ordinaire, et non la mienne; l' histoire, dis-je, de la philosophie m' apprend que l' esprit humain infatué de ses préjugés, assujéti à se conformer aux opinions des autres, ou menacé des fureurs de la persécution, n' est capable que d' enfanter des absurdités et des chimères. L' histoire de la médecine me fait voir à combien d' accidens, d' infirmités, de maladies, l' homme civilisé est sujet, en comparaison de l' homme sauvage, et à combien de plus grands maux il s' expose encore, lorsqu' il se met entre les mains de cette engeance d' ignorans que l' on appelle médecins, qui depuis trois mille ans de disputes sur les causes des maladies et la nature de leurs remèdes, ne sont point encore d' accord sur la manière de traiter une simple fièvre. Enfin l' histoire de la religion m' ouvre en entier le coeur et l' esprit humain, et je découvre d' un coup-d' oeil à quel point d' erreur, de contradiction, d' ignorance et de barbarie même, l' homme peut atteindre, lorsqu' en sortant de son état naturel il prétend pouvoir étendre sa curiosité témérairesur l' auteur de la nature. Les uns, après ces recherches vaines, impuissantes, ont dit qu' il n' y avait point de Dieu; d' autres ont dit qu' il y en avait un, et ceux-ci devaient s' en tenir là; d' autres ont dit aussi qu' il n' y en avait qu' un, mais en trois personnes distinctes; d' autres ont soutenu qu' il y en avait deux, un bon et un mauvais; d' autres ont prétendu qu' il y en avait quatre, six, dix, quinze, vingt, plus ou moins, mais de diverses espèces et de différensgrades. Tous, enflés de leur découverte, ont prétendu définir la nature de la divinité: les uns ont fait de Dieu un être indolent et ne se mêlant de rien; d' autres l' ont fait faible et ridicule; d' autres avide et jaloux; d' autres inconstant et capricieux, d' autres vain et cruel, et tous enfin lui ont rendu un culte analogue à la nature et aux qualités qu' ils lui attribuaient. Mais entre tous ces gens-là, ceux qui ont admis qu' ils étaient les seuls qui eussent la véritable connaissance de la divinité; que le culte qu' ils lui rendaient était le culte qui lui fût agréable; que hors de leur croyance et de la pratique de ce culte l' on était en abomination aux yeux de Dieu; ceux-là, dis-je, sont devenus fanatiques, intolérans, persécuteurs, cruels et féroces. L' histoire des juifs, et principalement ce qui s' est passé parmi les chrétiens depuis l' établissement du christianisme jusqu' à ce jour, sont une preuve de ce que j' avance.En conséquence de toutes ces considérations, j' ai dit en moi-même que puisque les moeurs, les coutumes, les usages, les lois, les religions différentes, auxquels la plus grande partie du genre humain est soumise, causent de tels désordres et de si grands maux, ces choses ne sont point dans l' ordre naturel, et j' ai conclu que pour que l' homme soit aussi heureux qu' il est susceptible de l' être, il ne devrait être soumis à rien de tout cela, ne devrait suivre que l' instinct de la nature, et pouvait fronder ouvertement tout ce qu' il trouvait de contraire. Voilà le sommaire des faits et des raisons, continua le compère, sur lesquels j' ai fondé ma philosophie. Si monsieur a quelqu' envie de devenir philosophe aussi, je me ferai un plaisir d' entrer avec lui dans de plus grands détails: il peut pour cet effet choisir tel jour qui lui plaira. -très-obligé,dit le hollandais; j' aime encore mieux être coccéien. Père Jean qui s' était enivré pendant que Vitulos et le compère discouraient, dit au hollandais: corbieu, l' ami, tu as tort de ne pas vouloir tâter de la philosophie. C' est un ruisseau d' eau claire et limpide, où tu débarbouillerais ton gros bon sens; c' est le sanctuaire de la raison, le tombeau des opinions humaines, le fléau des préjugés du vulgaire, l' éponge de la conscience, et le rocher inébranlable contre lequel les flots de la honte, de la crainte et des remords ne produiront jamais que de l' écume. -monsieur, dit le hollandais, je vous dis que j' aimerais mieux être coccéien. -en disant ces mots il se leva et partit. Comme il était fort tard nous remerciâmes nos hôtes des politesses qu' ils nous avaient faites, et nous retournâmes à notre auberge.
CHAPITRE 1
Description de la franc-maçonnerie. -le compère Mathieu fait sa tournée en Hollande. -ce qu' il voit dans ce pays-là. Le lendemain matin étant tous à prendre le chocolat dans la chambre de Vitulos, le compère Mathieu lui demanda ce que c' était que cette franc-maçonnerie à l' ombre de laquelle il s' était introduit chez ces négocians français. -mon cher ami, répondit Vitulos, il y a plus de vingt ans que j' ai secoué le joug de toute honte et de toute pudeur, mais je t' avoue que je suis presque honteux de te dire que c' est le comble de la folie humaine: cependant je suis franc-maçon, et je ne suis point fâché de l' être, parce que sous ce titre jem' introduis chez mes benêts de confrères, où je trouve souvent à me dédommager par le jeu du sacrifice que je fais du bon sens, lorsque je suis obligé de maçonner avec eux. Voici donc ce que c' est que la franc-maçonnerie. Imagine-toi une société de fous, qui prétendent avoir fait renaître entre eux l' égalité primitive de l' âge d' or, et de rassembler en eux toutes les vertus morales possibles, tandis qu' un gentilhomme franc-maçon entend fort et ferme, dans le fond de son âme, qu' il est à cinq mille piques au-dessus d' un autre franc-maçon, mais marchand ou artisan, et que l' un et l' autre, ainsi que tout le reste de la société, sont réellement ce qu' ils pouvaient être avant d' avoir vu la lumière , c' est-à-dire, sujets aux mêmes faiblesses, aux mêmes défauts, aux mêmes vices, et peut-être plus hypocrites. Imagine-toi que, pour parvenir à cette singulière espèce de confraternité, il faut passer par cinquante épreuves plus ou moins sottes et ridicules, faire des sermens horribles que l' on ne divulguerajamais ce que l' on va voir et entendre; que lorsqu' on y est admis il faut faire divorce avec le sens commun, si on ne l' a fait auparavant; s' imaginer ou faire accroire aux autres qu' il y a quelque mystère caché sous certain nombre, sous certaines figures bizarres ou grotesques; ne parler, ne se faire entendre que par signes, que par grimaces ou par hiéroglyphes; ne boire, ne manger, ne marcher qu' en cadence, et faire ou témoigner faire de toutes ces impertinences une science mystérieuse, auguste et respectable. Imagine-toi encore que ces prétendus mystères, ce prétendu secret, qui règnent dans cette société d' insensés, piquant tous les jours la curiosité des ignorans, l' honneur d' y être admis est devenu à l' enchère; que plus il se fait de réceptions, plus les frères renouvellent leurs grimaces, et plus ils boivent et mangent en cadence et en symétrie aux dépens des niais. Imagine-toi enfin un si étrange assemblage d' ignorance, de faiblesse et de folie, tu auras une esquisse de la franc-maçonnerie. -je parie, dit le compère, que s' il se formait une société de moines francs-maçons,ils produiraient en peu de temps un corps complet de mille spéculations les plus bizarres et les plus ridicules, feraient de la franc-maçonnerie une espèce de société qui l' emporterait en extravagance sur les visions de l' astrologie judiciaire, sur les chimères de la cabale, ainsi que sur les cérémonies mystérieuses et superstitieuses de toutes les religions de la terre. -c' est ce que je crois aussi, dit Vitulos; d' ailleurs, je n' ai rien remarqué dans les assemblées des francs-maçons qui pût donner lieu en aucune manière à ces discours injurieux, à ces calomnies odieuses que le peuple débite sur leur compte. De tout temps, ce fut le sort des assemblées secrètes d' être soupçonnées de mauvais motifs et de mauvaises intentions: tout le monde sait que les païens imputèrent aux premiers chrétiens, ce que ceux-ci imputèrent aux juifs, et ce que bien des gens imputent aujourd'hui aux pauvres hernhutters. Tout ce qui a l' air de mystère, tout ce qui est hors de la portée de l' intelligence et de la conception du vulgaire est, à ses yeux, ou sacré, ou profane, ou abominable. - il résulte de tout ce que mon confrère Vitulos vient de dire, dit père Jean, que les francs-maçons sont plus fous que méchans. -hélas! Tant mieux pour eux! S' écria Diégo... etc. Lorsque l' ont eut fini de discourir sur la franc-maçonnerie, père Jean nous dit: savez-vous, mes amis, que j' ai eu autrefois un petit démêlé avec la justice de ce pays, et que si elle venait à savoir que je suis ici, l' envie lui prendrait peut-être de se venger du dernier tour que je lui ai joué? Il me semble que nous ferions bien de continuer notre route pour Pétersbourg. Si mon confrère Vitulos veut être des nôtres, il en est fort le maître. -M Vitulos, sachant que l' on mâconnait en Russie aussi bien qu' en Hollande, accepta le parti avec tout le plaisir imaginable. Le compère Mathieu dit que ce que son oncle venaitde proposer était juste et raisonnable, mais qu' il ne partirait point volontiers de la Hollande sans y avoir fait quelque séjour, pour voir ce qu' il y avait de remarquable. Il ajouta que si son cher oncle craignait quelque nouveau démêlé avec la justice, il le priait de vouloir bien se tenir caché pendant quelques jours dans une chambre qu' il lui chercherait, et que lorsqu' il aurait satisfait sa curiosité il serait entièrement à ses ordres. Père Jean, qui avait beaucoup de complaisance pour son neveu, acquiesça à sa demande: en conséquence de quoi l' on chercha un quartier, le révérend père s' y transporta; Diégo fut destiné pour lui tenir compagnie; un juif leur fournit à chacun une poulette de quinze ans pour les désennuyer, le compère, Vitulos et moi commençâmes dès le lendemain notre tournée. Nous employâmes une grande partie de la journée à parcourir Amsterdam et à examiner les principaux édifices de cette ville. Le compère fut enchanté de la beauté, de la propreté de tous ces édifices en général, et surpris de la magnificence de quelques-uns,tels que l' hôtel-de-ville, la bourse, etc., mais il trouva singulier que le bois, le fer, le plomb qui y servent, fussent généralement peints. Vitulos lui répondit que cette méthode était nécessaire pour préserver ces matières des impressions de l' air, qui en Hollande, est humide, chargé d' exhalaisons nitreuses et sulfureuses, et par conséquent propres à pourrir ou à ronger toutes les choses sur lesquelles il y a quelque prise; que c' était aussi la cause pourquoi les hollandais étaient si extraordinairement propres dans leurs maisons, où la rouille et la putréfaction s' engendrent en peu de temps, lorsqu' ils négligent d' aérer leurs appartemens, et de laver leurs caves, leurs cuisines, leurs fenêtres, leurs vitres aussi souvent qu' ils le font. -il faut donc, dit le compère, que ce peuple ait originairement éprouvé quelque part la tyrannie du plus fort, pour avoir eu le courage de se réfugier dans un pays qui ne paraît fait que pour les canards et les blaireaux. Le soir nous allâmes à la comédie. Le compère trouva le théâtre vaste, spacieux, bien disposé, les décorations magnifiqueset la musique admirable; mais quoiqu' il n' entendît pas la langue, il fut choqué des gestes peu naturels des acteurs, ainsi que de leur déclamation compassée et pédantesque. Vitulos lui dit que pour ce qui regardait les défauts des acteurs, c' était une chose qui pouvait se corriger avec le temps; que toutefois ils n' atteindraient jamais au point de perfection auquel les plus fameux acteurs français sont parvenus, parce que le nombre des comédiens étant infiniment moindre en Hollande qu' en France, il était naturel qu' il ne s' y trouvât jamais tant d' émulation, ni une quantité si considérable de bons sujets à la fois. Vitulos ajouta qu' à l' égard des pièces qui se jouaient sur le théâtre hollandais, elles étaient en partie des traductions des meilleurs tragédies ou comédies des théâtres français, anglais et italiens; que le reste était de la composition des auteurs du pays; que, parmi ces derniers, il y enavait de comparables à ce que les autres nations ont de mieux en ce genre; mais que c' était dommage que la langue hollandaise, si riche, si féconde en expressions, si propre au genre tragique, fût si négligée et si peu châtiée. -ne sauriez-vous point, dit le compère, s' il se rencontre dans les poètes hollandais quelques petits traits philosophiques, tels que l' on trouve dans les ouvrages de certains poètes français d' aujourd'hui? -je ne le crois pas, répondit Vitulos. -tant pis, dit le compère. Le jour suivant nous fûmes à Maarsen et à Loenen; le compère ne put s' empêcher de témoigner son étonnement à la vue de la quantité de maisons de plaisance dont ces endroits sont remplis; mais ce fut bien autre chose lorsqu' il entra dans quelques-uns de ces beaux jardins qui environnent ces maisons. Il crut être dans le paradisterrestre. Vitulos lui dit que l' excès de son admiration venait de ce qu' il n' avait jamais rien vu; que si un étranger était obligé de fixer son séjour dans ces lieux qui l' enchantaient, il y ressentirait bientôt l' ennui et le dégoût; qu' il était vrai qu' on ne pouvait assez admirer la patience, l' art, l' industrie des hollandais, qui avaient tiré tout le parti possible des lieux qui, par leur nature, ne seraient que des marais impraticables, et que l' on trouvait dans la plupart de ces jardins beaucoup de goût, d' élégance et une extrême propreté; mais que leurs décorations étaient trop monotones, trop uniformes, et que celui qui en avait vu dix en avait vu mille; que la nature dans ce pays ne fournissait point à l' art de quoi s' étendre ni se retourner; de quelque côté que l' on regardât, c' était toujours la même vue, c' est-à-dire des prairies; que ces lieux n' étaient environnés ni de champs ni de vignes, dont les différentes productions offrent à la vue, dans chaque saison, mille spectacles charmans et variés; que l' on n' y rencontrait point de ces désordres pittoresques, de ces perspectivesriantes ou majestueuses de la nature qui échauffent l' imagination, et qui, par leur nombre et leur variété, entretiennent l' âme dans une espèce d' enthousiasme continuel, et lui procurent des plaisirs infinis; que les parcs, les forêts, la chasse y manquaient encore; qu' enfin toutes ces maisons, à la réserve de quelques-unes, étaient petites, incommodes, mal distribuées, et avaient plus l' air de guinguettes que de maisons de plaisance. -n' importe ce qu' elles soient, dit le compère, si l' on y peut philosopher à son aise: un vaste palais est une prison étroite, lorsqu' on y est resserré par l' importunité, la crainte ou la défiance. De là nous fûmes à Utrecht, où il y a une université et un mail admirable: nous allâmes voir le mail et laissâmes là l' université, parce que les universités sont fort peu dignes de la curiosité des philosophes. D' Utrecht nous fûmes à Rotterdam: le compère fut charmé de la situation agréableet avantageuse de cette dernière ville, qu' il n' avait point eu le temps de voir en son entier en arrivant en Hollande. De Rotterdam nous partîmes pour La Haye. La première chose que nous fûmes voir fut une magnifique collection de tableaux de l' école flamande et hollandaise qu' un particulier avait amassée. Nous y remarquâmes plusieurs morceaux dignes d' admiration dans leur genre; entr' autres, un choeur d' anges de Rubens admirablement bien groupé, d' une touche, d' un coloris, d' un moëlleux, d' une expression, d' un effet, d' une vérité inimitables. Le portrait d' un homme, par Van Dyck, plein de grâces, de finesse, d' expression et de vie. Un repas de paysans, par David Teniers, tableau précieux par la finesse, la naïveté, le naturel qu' on y remarque. Un paysage de Wouvermans, dont les figures et les chevaux dessinés en perfection, où le clair-obscur, la belle touche des arbres, la richesse du fond, l' intelligence, l' harmonie font l' effet le plus séduisant.Un paysage de Berghem, où la richesse de la composition, le charme du coloris, les effets piquans de lumière, la vérité, la légèreté du ciel, l' art et l' esprit avec lesquels les animaux sont dessinés et peints, feront toujours l' admiration des connaisseurs. Un paysage de Paul Potter, qui, dans son genre, n' est point inférieur aux deux précédens. Un christ porté au tombeau, par Rembrand, dont les figures sont d' un relief, d' une harmonie de tons, de couleur, d' une force d' expressions, d' une fraîcheur de carnations, d' un caractère de vie, qui enchantent: c' est bien dommage que la correction de dessin y manque. Un petit tableau de fleurs et de fruits, par Van Huysum: le velouté, le duvet des fruits, l' éclat des fleurs, le transparent de la rosée, le coloris le plus brillant, le plus moëlleux, joints à une imitation parfaite de la nature, le mouvement que ce peintre a su donner aux insectes qui se trouvent dans ce morceau, rendent l' illusion entière.Après avoir vu ces tableaux, le compère et Vitulos félicitèrent le propriétaire de cette collection sur son goût, son discernement, et l' heureux choix qu' il avait fait des meilleurs maîtres que l' école de son pays eût produits. Ensuite Vitulos lui ayant demandé pourquoi il ne joignait point à cette collection quelques morceaux des écoles françaises et d' Italie, il répondit qu' il se bornait aux tableaux des peintres de son pays, parce qu' il les croyait infiniment au-dessus de tous les autres. Vitulos, surpris d' une telle réponse, lui demanda s' il n' avait jamais entendu parler de Raphaël, de Michel-Ange, de Titien, de Corrége, de Guide, de Poussin, de Le Brun, de Lesueur, de Le Moine, etc. Le hollandais répondit qu' oui; mais qu' il estimait mieux un tableau médiocre de Van Ostade que le plus beau que le Corrége eût fait de sa vie; un morceau de Van Der Werf que quatre de Guide, ainsi du reste. AlorsVitulos lui dit: monsieur, vous me permettrez de vous dire que je ne suis point de votre avis; j' ai passé plusieurs années en Italie, et j' ai remarqué chez les peintres de l' école romaine une source inépuisable de beautés de dessin, un beau choix d' attitudes, une grande finesse et une sublimité d' expressions; chez ceux de l' école vénitienne, un dessin coulant, nourri, moëlleux; une opposition savante de couleurs; chez tous, en général, un beau feu, un génie vaste, élevé, un art admirable dans leur invention, leur composition, leur ordonnance. Les français possèdent une partie plus ou moins grande de ces talens précieux; quelques-uns, tel que Le Moine, les ont réunis tous à la fois, ainsi que l' on peut en juger par l' apothéose d' Hercule, que ce grand peintre a fait à Versailles. à l' égard des peintres flamands et hollandais (à l' exception de Rubens, de Van Dyck, et d' un ou deux autres), j' avoue qu' il y en a qui ont quelques parties admirables; mais ces parties ne consistent que dans l' intelligence du clair-obscur, dans un coloris brillant, dans une imitationservile et sans choix de la nature, telle qu' elle se présente à leurs yeux: l' on ne trouve dans leurs ouvrages ni invention, ni ordonnance, ni même aucune expression au-dessus du commun; en un mot, l' on y découvre de l' art et du travail, mais peu de génie et de jugement. Quan à votre Van Ostade et ce Van Der Werf que vous nous prônez, le premier est un faiseur de magots, qui, avec quelqu' intelligence du clair-obscur, s' est rendu célèbre parmi vous, en ne traitant que des sujets ignobles ou ridicules; le second possède à la vérité quelques qualités: son dessin est passablement correct, sa touche est ferme, ses figures ont beaucoup de relief, mais ses carnations sont fades et ressemblent plus à de l' ivoire qu' à de la chair; ses compositions et l' expression de ses figures sont froides, et manquent de ce feu préférable à ce grand fini que Miéris et lui ont affecté de répandre dans leurs tableaux; enfin, le Guide est le Guide; mais Van Der Werf ne sera jamais que Van Der Werf. Le hollandais eut besoin de tout son phlegme pour laisser finir ce discours etpour ne point nous jeter tous trois en bas de l' escalier de son cabinet; mais lorsque Vitulos eut cessé de parler, il lui dit d' un ton menaçant: tu n' es qu' un impudent, un incivil, un ignorant; un homme tel que moi, qui possède pour plus de trente mille florins de tableaux, doit se mieux connaître en peinture qu' un animal comme toi, qui n' a peut-être pas trente sols dans la poche. Sors d' ici! -monsieur, dit le compère, je croyais qu' il n' y eût que les gens d' église qui fussent intolérans! -sortez d' ici tous les trois, reprit le hollandais. à la sortie de chez le collecteur de tableaux, nous fûmes chez un amateur d' estampes et de dessins. Lorsque nous eûmes parcouru ses principaux portefeuilles, tels que ceux qui contenaient les oeuvres de Marc-Antoine, d' Annibal Carrache, de Callot, de Rosa Bella, de Le Clerc, de Masson, de Nanteuil, de Gérard Audran, ainsi que ceux Wovermans, de Pontius, de Bolwert, de Vicher, en un mot, des plus fameux graveurs qui ont paru depuis Albert Durer jusqu' à nos jours, cet homme nous montra ses dessins. Vitulos en trouva plusieursd' admirables; mais il ne put s' empêcher de dire qu' il y avait parmi quantité de copies. L' amateur soutint fort et ferme que ses dessins étaient tous originaux; Vitulos soutint le contraire; enfin, l' arrivée de trois ou quatre personnes qui avaient à parler à l' amateur, mit fin à la dispute. Pendant ce temps-là, Vitulos escroqua un joli dessin de Rembrant: nous prîmes congé de la compagnie, et nous partîmes. Le lendemain, Vitulos ayant décolé le dessin de dessus un papier jaunâtre, où il était, le recola sur un papier bleu, le porta à cet amateur, et lui dit que c' était un présent qu' il venait lui faire, en considération de la complaisance qu' il avait eue la veille à notre égard. Cet homme ayant examiné ce dessin avec attention, remercia Vitulos, en disant que ce n' était qu' une mauvaise copie dont il possédait l' original. Vitulos soutint que ce dessin était aussi original; l' amateur voulut parier cent ducats que ce n' était qu' une très-mauvaise copie, et alla chercher son dessin pour le confronter; mais ayant découvert la supercherie, Vitulos fut battu et chassé pour avoir dit la vérité.Pour le coup, la patience du compère s' échappa. Quoi! S' écria-t-il, partout de l' ignorance, du caprice, de l' opiniâtreté et de l' intolérance! L' on ne peut dire dans ce siècle félon qu' une chose blanche est blanche, sans risquer de se faire écharper ou éreinter? à quel abominable degré de perversité sont donc parvenus les hommes d' aujourd'hui? ô état de nature! état de nature! L' on ne court point de risque chez vous d' être assommé par des amateurs de tableaux, de dessins et d' estampes. Le compère déclamait encore, lorsque nous arrivâmes devant la porte d' un bibliophile chez qui Vitulos voulut entrer. Le compère lui dit: si nous allons chez celui-là, et que vous lui disiez encore quelque vérité, il nous jetera par les fenêtres. -ne craignez rien, répondit Vitulos, s' il nous attaque, nous nous défendrons. étant entrés chez ce bibliophile, son bibliothécaire nous introduisit dans une salle spacieuse, remplie de livres les plus rares et les plus recherchés. Il y avait près dedeux heures que le compère et Vitulos feuilletaient et examinaient ces livres, lorsque le maître arriva. Après les complimens ordinaires, Vitulos lui dit que sa collection de livres était parfaitement bien choisie; que l' on n' y voyait point ce fatras d' inepties que les bibliomanes recherchent avec tant de fureur, et dont le mérite ne consiste que dans l' imagination extravagante de ces ramasseurs de bouquins; mais que quand il vivrait trois mille ans, il ne pourrait lire tous les ouvrages que cette bibliothèque contenait. -aussi, ne les ai-je point achetés pour les lire tous, répondit-il; s' il m' était permis de m' exprimer en poète, je vous dirais que je me regarde ici comme une abeille, et cette collection comme un parterre de fleurs sur lequel je promène mon imagination, et dont je tire le miel qui me nourrit l' esprit, me fortifie l' âme et me réjouit le coeur. Je converse avec les morts; j' adopte, je contredis, je loue, je blâme ce qu' ils disent,et je ne m' en fais point d' ennemis; d' ailleurs, je n' ai point acquis cette bibliothèque pour moi seul, elle est ouverte aux savans, aux gens de lettres et à mes amis. Il est nécessaire que l' histoire, les pensées, les opinions de tous les temps nous parviennent et se communiquent; c' est une source où il y a une infinité de choses à prendre, une infinité d' autres à rejeter, et par conséquent, toutes à conserver; car si pour parvenir à la vérité, il est bon que l' on nous ait frayé quelques traces du chemin qui y conduit, il n' est pas moins utile que l' on nous montre les précipices dans lesquels l' on court risque de tomber dans la recherche du vrai. Enfin, si dans quelques-uns de ces livres vous n' avez remarqué d' autre mérite que celui de la propreté de l' impression, c' est qu' indépendamment de la satisfaction particulière que je ressens en admirant les belles choses, je tâche, autant qu' il est en moi, de conserver aux imprimeurs à venir des modèles de perfection, au-dessus de laquelle ils doivent s' efforcer de parvenir, et ne jamais décheoir au-dessous. Le progrès detous les arts utiles, et surtout d' un art aussi nécessaire que celui-ci, doit être un des principaux objets des occupations et des amusemens d' un honnête homme. Messieurs, continua-t-il, vous me paraissez amateurs des sciences et de la littérature; si vous faites quelque séjour en cette ville, vous me ferez plaisir de venir passer dans ma bibliothèque les momens que vous ne saurez mieux employer ailleurs. Si vous y faites quelques remarques dignes d' attention, je vous prie de me les communiquer. Je ne rougis point d' avouer que c' est au commerce que j' entretiens avec quelques savans, aux lumières de quelques étrangers qui m' ont honoré de leurs visites, que je dois la plus grande partie de mes connaissances. -nous dîmes au biobliophile que notre départ étant fixé au lendemain, nous étions bien fâchés de ne pouvoir profiter de sa politesse, et nous prîmes congé de lui. Lorsque nous fûmes sortis, Vitulos demanda au compère ce qu' il pensait de cet homme-là. Je pense, répondit le compère, que, pour un amateur, il est doux, poli etpassablement raisonnable; mais pour ces deux autres animaux, ce sont des ignorans, des entêtés, des diables incarnés. Nous partîmes le lendemain matin pour Leyde: on nous apprit en arrivant qu' il y avait en cette ville un savant du premier ordre, qui possédait un cabinet d' histoire naturelle des plus complets. étant allés chez ce savant, il nous fit voir une collection très-nombreuse et très-recherchée de terres, de mines, de fossilles, de minéraux, de métaux, de pierres et autres substances terrestres, ainsi qu' une prodigieuse quantité d' oiseaux, de poissons, d' insectes, de reptiles; les uns vivans, les autres desséchés ou conservés dans les liqueurs, etc. Indépendamment de tout cela, cet homme avait un grand jardin et deux serres spacieuses remplies d' arbrisseaux et de plantes rares: au bout de ce jardin il y avait trois ou quatre appartemens contenant une infinité d' instrumens et de machines pour les expériences physiques et mathématiques. Lorsque nous eûmes considéré toutes ces choses, le compère Mathieu demanda à ce savant s' il n' avait point aussi quelque collectionde tableaux, de dessins, d' estampes et de livres. -vous venez de voir, répondit-il, mes livres, mes estampes, mes tableaux et mes dessins; l' univers m' offre un spectacle continuel dans lequel j' admire tous les jours l' invention la plus sublime, la composition la plus sage, l' ordonnance la plus riche, les objets les plus frappans, les plus variés; c' est par l' usage ou la contemplation de toutes les choses que vous venez de voir chez moi, que je lis sans cesse dans le grand livre de la nature, dans lequel je rencontre des faits, des raisons, des rapports, dont on ne voit presqu' aucune trace dans tout ce que les plus fameux philosophes ont écrit. -il me paraît, dit Vitulos, que selon le goût et les sentimens où vous êtes, les tableaux de toutes les espèces ne vous manquent pas; mais il n' en est point de même des livres; la précieuse collection que vous possédez de tant de productions différentes, vos machines, vos instrumens, peuvent vous former une bibliothèque d' histoire naturelle et de physique; mais rien de tout cela ne vous tient lieu de livres de théologie, de morale, d' histoire et de poésie. - je rencontre dans toutes les recherches et les expériences que je fais, répondit le savant, dans tout ce que j' examine et considère, soit au-dehors de moi-même, soit au-dedans, une main toute-puissante, une main sage, intelligente, bienfaisante, et cette main est celle de l' éternel. à la vue de la toute-puissance, de la sagesse, de la bonté de cet être suprême, mon âme s' élève jusqu' au pied de son trône, où elle s' anéantit dans des sentimens d' admiration, de respect, d' amour et de reconnaissance. Voilà les traités de théologie dans lesquels j' apprends à connaître Dieu, et à lui rendre le culte qui lui est dû. Quant à la morale, je ne possède qu' un livre qui en traite, et ce livre est mon coeur. Toutes les fois que je rentre en moi-même, j' y lis ces mots, que le souverain législateur de l' univers y a tracés: tends sans cesse à la perfection, et cherche ton bonheur . Il résulte de ce peu de paroles, bien entendues, la règle entière de mes devoirs envers moi-même et envers les autres. L' histoire des empires, des royaumes, des différens peuples qui ont existé depuisle commencement du monde jusqu' à ce jour, m' est fort inutile. Tous les événemens des siècles passés se représentent journellement sur le théâtre du monde; ce sont toujours les mêmes causes qui produisent les mêmes effets; il n' y a de différence que dans le temps, les circonstances, les lieux de la scène et les acteurs. Je ne possède aucuns poètes, soit anciens soit modernes; je n' ai besoin ni de ces images vraies ou fausses que nous présente la poésie, ni de l' harmonie de vers, pour toucher mon âme et échauffer mon imagination. La contemplation de tout ce qui m' environne est infiniment au-dessus de la lecture du meilleur poëme qui ait jamais paru. -monsieur, dit le compère, tout ce que vous venez de nous dire est admirable. Mais que pensez-vous de la religion et des lois en général, de l' intolérance des méchans, et des préjugés des sots? -je vous ai dit, répondit le savant, que Dieu avait gravé au fond de mon coeur: tends sans cesse à la perfection et cherche ton bonheur . - comme cet homme paraissait n' avoir pointd' autres raisons à nous donner, le compère ne le questionna pas davantage. Lorsque nous fûmes sortis, Vitulos dit: voilà encore une singulière espèce de visionnaire: cet homme voit tout, sait tout, et ne nous a rien appris. Il vient de nous débiter avec emphase une espèce de formule qu' il a débitée hier à d' autres, qu' il débitera demain encore à d' autres, et qui ne signifie rien. On lui fait une question à laquelle un enfant de dix ans pourrait répondre, et il élude cette question par un quolibet. -cela nous apprend, dit le compère, qu' il n' y a rien de si aisé à acquérir aujourd'hui qu' un grand nom; mais un grand nom ne fait point un grand homme. Pour parvenir à ce point de philosophie auquel nous avons atteint, mon cher Vitulos, il faut autre chose que des cabinets de curiosités, qu' une gravité catonienne, et que la ridicule manie de ne s' exprimer que par hyperboles, à la manière des inspirés. Le compère et Vitulos tinrent encore plusieurs propos sur cette matière, qu' il est inutile de rapporter. Tout ce que j' ai à dire, c' est qu' après avoir dîné à Leyde,nous continuâmes notre route et nous arrivâmes le soir à Amsterdam.
CHAPITRE 2
L' espagnol veut épouser deux femmes à la fois. -père Jean le dissuade de faire une telle folie. -en conséquence Diégo fait une exhortation chrétienne et pathétique à ses deux prétendues, et les abandonne pour nous suivre. à notre arrivée au logis, nous trouvâmes père Jean qui dormait à côté d' un broc de vin, et Diégo couché entre les deux donzelles que le juif leur avait procurées. Aussitôt que l' espagnol nous eut aperçus, il sauta tout nu en bas du lit, et dit, en se jetant au cou du compère: ah, mon cher maître! Vous me trouvez occupé à faire un miracle. Le vénérable père Jean que voilà qui dort, a retiré autrefois le corps d' une religieuse des griffes de Satan qui la tourmentait; et moi je vais retirer des pattes de Béelzebut ces pauvres petites filles que voici cachéessous cette couverture. Au moment où vous êtes arrivés, je leur peignais le concubinage où elles sont plongées comme un état dans lequel il était très-difficile de faire son salut. Je leur proposais les exemples de la Madeleine et de sainte Marie egyptienne, qui, après avoir passé la fleur de leur jeunesse dans ce métier, l' abandonnèrent enfin, et passèrent le reste de leur vie dans la pénitence. Je leur disais encore que sielles ne se sentaient point appelées à une vie si austère que celles que ces grandes saintes menèrent après leur conversion, elles pouvaient demeurer dans le monde, se marier et vivre désormais d' une manière chaste et honnête; j' ajoutais enfin que si elles craignaient que le scandale qu' elles avaient donné leur apportât quelqu' obstacle à trouver des maris, je les épouserais toutes les deux pour leur faire plaisir. -mon cher Diégo, dit le compère, sais-tu que la religion défend la polygamie? - mon doux maître, répondit Diégo, j' ai toujours été très-bon catholique, et j' espère que je le serai jusqu' à la consommationdes siècles; mais sur cet article-ci je suis plus hérétique que maître Jean Calvin; car s' il a été permis au plus sage de tous les hommes d' avoir sept cents femmes et trois cents concubines, il doit bien être permis à celui qui en est presque le plus sot d' en avoir deux; au reste, ces pauvres petites mères ne sont ni sydoniennes, ni cananéennes, ni ammonites, ni moabites; elles ne me feront point sacrifier à Astarte, à Moloch, à Tamos, et je... -tu raisonnes comme un animal, tel que tu es, interrompit le compère; ne sais-tu pas que si Dieu toléra autrefois la pluralité des femmes, c' était parce que les juifs vivaientdans un temps où la concupiscence était beaucoup plus forte qu' aujourd'hui, et la grâce beaucoup moindre? -il fallait donc, reprit Diégo, que Salomon fût en butte à de terribles tentations, et que la grâce fût en lui presque anéantie; car sept cents femmes et trois cents concubines! ... -qu' est-ce que j' entends là! S' écria père Jean en se réveillant en sursaut. à cette voix, l' espagnol resauta sur son lit, et se fourra entre ses deux prosélytes. Alors père Jean nous ayant reconnus, dit: ah! Voici mes amis de retour: ça mes enfans, approchez; buvez un coup à ma santé, et contez-moi un peu ce que vous avez vu dans votre voyage. Le compère m' ayant fait signe de parler, je dis: le révérend père Jean saura qu' en partant d' Amsterdam nous fûmes à Maarsen et à Loenen, deux grands villages remplis de maisons de plaisance assez jolies, et de jardins que mon compère et moi avons trouvésmagnifiques, mais qui ne plurent point autant à M Vitulos, parce qu' ayant été en Italie, il aura dit en lui-même: ce n' est point ici il giardino del principe Borghese, ni il Belrespiro del sig Pamfili, ni la villa Ludovisi, posta sul monte Pincio . De Loenen et de Maarsen nous allâmes à Utrecht, où il n' y a rien à voir qu' une université, objet très-peu intéressant pour des philosophes. D' Utrecht nous fûmes à Rotterdam, ville très-jolie et très-bien située; mais la grande quantité d' hommes que nous y vîmes avec des plumes à leurs perruques, nous fit juger que nous n' y trouverions guère à nous amuser. étant arrivés à La Haye, nous fûmes chez un amateur de tableaux, qui manqua de nous avaler, parce que Vitulos lui avait dit que les peintres de son pays ne sont point les meilleurs peintres de l' univers. De chez ce brutal, nous fûmes chez un amateur de dessins et d' estampes, qui battit Vitulos pour lui avoir prouvé qu' il n' était qu' un ignorant. De chez ce batteur de gens nous fûmeschez un bibliophile qui était assez raisonnable; aussi prié-je Dieu de le conserver tel, car il court grand risque de se gâter avec les autres. De La Haye nous partîmes pour Leyde, où nous trouvâmes un savant qui avait des chambres pleines de terres, de métaux, de minéraux, de fossilles, d' oiseaux, de poissons, d' insectes, de reptiles, d' instrumens et de machines. Ce savant appelait tout cela des tableaux et des livres. Il se vantait de voir des faits, des raisons, des rapports, que personne n' avait jamais vus. Il disait qu' il voyait partout la main de l' éternel; que l' univers était un théâtre, et ce qui l' environnait, un poème. Lorsque le compère demanda à ce savant ce qu' il pensait de la religion, des lois, de l' intolérance et des préjugés, il répondit que Dieu avait gravé au fond de son coeur: tends sans cesse à la perfection, et cherche ton bonheur . Enfin, de Leyde nous sommes revenus ici, où nous avons trouvé votre révérence qui dormait, et Diégo qui faisait un miracle. -par ma foi, dit père Jean, pour faireune pareille tournée, ne rien voir d' extraordinaire, n' entendre que des impertinences, attraper des coups, et ne point trouver l' occasion de faire la moindre dissertation philosophique sur la nature de l' âme, sur le bien et le mal moral, sur l' intolérance et les préjugés, ce n' était point la peine d' aller si loin: pour le coup, je vois que les hollandais n' ont point l' esprit tourné à la philosophie; nous ferons donc bien de partir demain. Le respectable père Jean aurait-il la dureté de partir sans son serviteur? S' écria Diégo de son lit. -eh! Qui t' empêche de partir avec nous? Dit père Jean. -l' amour, répondit Diégo, ce doux tyran des coeurs, qui fit filer Hercule avec Omphale, qui mit Achille en fureur pour Briseïs, qui fit descendre Orphée aux enfers pour Euridyce, qui enchaîna Marc-Antoine à Cléopâtre, qui étend son empire jusque sur les dieux, et qui fait brûler le pauvre Diégo pour ces deux petites poulettes qu' il tient ici entre ses bras. -en voici bien d' une autre, dit père Jean; que veux-tu donc faire de ces deux poulettes? -lesépouser toutes les deux, mon révérend père. -fi! N' es-tu pas honteux de vouloir épouser deux infâmes prostituées à tous les diables, qui te planteront autant de cornes sur la tête qu' il y a de sapins dans toutes les forêts de la Livonie, qui te pilleront, qui te voleront, qui te battront, qui te mangeront, qui te recondylomiseront. - le vénérable père Jean ne sait peut-être pas que je viens d' opérer leur conversion, interrompit l' espagnol, et qu' elles m' ont promis de vivre aussi saintement avec moi que sainte Anne vécut avec son mari Joachim. D' ailleurs, s' il n' y avait que ceux qui épousent des prostituées qui fussent sujets aux malheurs dont vous me menacez, à la bonne heure; mais je vois tous les jours les plus simples Agnès, que l' on tire d' un couvent pour être mariées, devenir au bout d' un an pires que ces pauvres petites malheureuses-ci ne furent et ne seront de leur vie. -tu n' as peut-être pas songé aux autres inconvéniens où un galant homme s' exposelorsqu' il se marie, tels que le soin du ménage, le dégoût de sa femme, l' embarras des enfans, la perte de la liberté. -j' ai pensé à tout cela, répondit Diégo. -tu n' as peut-être pas songé que si tu te maries, nous partons sans toi et nous t' abandonnons ici comme un malheureux? -serait-il possible! S' écria Diégo en sautant de son lit: non, je veux que la postérité apprenne qu' un espagnol a sacrifié unefois en sa vie l' amour à l' amitié. Je vous suivrai partout, ô très-benin, très-sage, très-redoutable père Jean! Et vous, mon doux maître! Le prototype de tous les philosophes de la terre, je ne vous abandonnerai jamais. Si quelque Hector vous insulte, je lui arrache la vie de ma propre main, et je traîne impitoyablement son cadavre d' un bout du monde à l' autre. Si je suis riche, et que je vous survive, j' ouvre Pline et Aulugelle, j' y prends le plan du tombeau qu' Arthémise fit bâtir à Mausole, et je vous en fais faire un pareil; si je n' ai que cinquante pistoles, je fais frapper une médaille d' or, et je prie quelque académie de la proposer pour récompense au bel esprit qui fera le mieux votre éloge; si je n' ai que trente sous, je les porte au premier journaliste pour qu' il daigne faire mention de vous dans son journal; si je n' ai que cinq sous, je les envoieà un gazetier pour qu' il annonce votre mort dans sa gazette; si je n' ai rien, mon coeur sera votre tombeau; mes plaintes, mes regrets, feront votre éloge, et mes larmes annonceront à l' univers entier que le révérend père Jean De Domfront, et son neveu Mathieu le philosophe, ne sont plus. Et vous, ô poulettes adorables! Qui avez des yeux comme des yeux de pigeons, qui avez du poil comme des chèvres, des tétonsqui ressemblent à des petits chevrelots, le ventre uni comme de l' ivoire, des lèvres vermeilles qui distillent la mirrhe: j' ai reposé comme un sachet de fleurs odoriférantes entre vos mamelles; mais je n' y reposerai plus, ma gloire m' appelle ailleurs, et je pars. Souvenez-vous cependant que vous avez un pied hors de l' abîme dans lequel vous avez été plongées jusqu' à ce jour; de cet abîme effroyable où, livrées en proie aux insatiables désirs d' un tas de libertins infâmes, vous êtes obligées de vous prêter aux dégoûtantes caresses d' un ivrogne ou d' un goujat, vous soumettre aux caprices d' un brutal, de supporter les mauvais traitemens d' un emporté, où, pour prix de ces viles complaisances, de cette lâche soumission, de cette servitude odieuse, vous n' avez à attendre que des verrues, des fungus, des ficus, des thimus, des raghades, unevieillesse pauvre et misérable, la mort enfin, et la damnation éternelle qui s' ensuit. Si le tableau que je viens de vous faire de cet abîme épouvantable ne vous touche pas; si votre malheureux penchant étouffe en vous tous motifs de crainte et d' honnêteté; si les tentations du diable l' emportent sur tous mes raisonnemens, retournez à votre ancien métier, abandonnez le corps à Satan, mais sauvez votre âme. Cependant, comme la science d' abandonner son corps au diable en conservant l' âme à Dieu demande quelques leçons, quelque pratique, quelques expériences, avant qu' on la possède au point d' être utile et profitable, je vous conjure de vous adresser à quelque sage directeur de la compagnie de Jésus, lequel vous instruira dans cet art admirable, que je croirais une chimère, si l' éducation que j' ai reçue des jésuites de Saragosse ne m' eût prouvé le contraire. Adieu, mes petites mères, adieu, mes petites femmes; levez-vous, habillez-vous, partez, et n' oubliez jamais votre tendre ami,votre inconsolable ami, Diégo-Arias-Fernando De La Plata, y Mendoça, y Rioles, y Bajaloz, qui va prier saint Antoine De Padoue qu' il veuille vous faire ressouvenir sans cesse des conseils salutaires que vous venez de recevoir. L' espagnol, ayant fini ces mots, se jeta à deux genoux au milieu de la chambre et se mit à prier: les poulettes se levèrent, s' habillèrent et partirent.
CHAPITRE 3
Notre arrivée à Pétersbourg. -persécution que nous y essuyons. -nous sommes exilés en Sibérie. - mort et résurrection de Diégo. Le lendemain de notre retour à Amsterdam, nous partîmes pour Pétersbourg, ainsi que le révérendissime père Jean De Domfront l' avait conclu. Nous prîmes notre route par Naarden, Osnabruck, Hanovre et Berlin, où nous séjournâmes quatre jours: de Berlin nous passâmes par Dantzick,Konigsberg, Riga, Revel, et delà à Pétersbourg. Lorsque nous fûmes arrivés dans cette seconde capitale de l' empire de Russie, il nous parut que les russes étaient effectivement plus raisonnables que les français et les hollandais. Père Jean et le compère lièrent amitié avec quelques officiers allemands de la garnison, qui leur procurèrent tous les plaisirs possibles dans une ville telle que Pétersbourg. Vitulos se faufila parmi les francs-maçons, et y trouva ses ressources ordinaires, tant pour l' utile que pour l' agréable. Il n' y eut que deux italiens qui passèrent dans ce pays-là, qui troublèrent un peu notre tranquillité; ces deux marauds établirent une banque de Pharaon dans une espèce de taudis où le compère, père Jean et Vitulos gagnèrent le premier jour deux cents roubles, et où ils perdirent le lendemain non-seulement leur gain de la veille, mais encore tout ce que nous possédions, jusqu' au dernier sou.En attendant que nous fussions en état de reparaître avec dignité dans le monde, père Jean nous associa avec un juif philosophe qu' il avait connu autrefois à Smyrne, et nous battîmes monnaie; ce métier honorable, dont les souverains s' arrogent le privilége, était un petit Pérou pour nous: nous nous trouvâmes au bout d' un mois plus en état de faire figure qu' auparavant. La grande quantité d' espèces nouvelles qui se répandirent en peu de temps dans le public, inquiéta le ministre; l' on en chercha les auteurs, et l' on promit cinq cents roubles à celui qui les découvrirait; mais ces recherches et cette promesse ne nous inquiétèrent guère: nous avions trop bien pris nos mesures pour avoir rien à craindre sur cet article. Il ne fallait pas moins qu' un accident des plus extraordinaires pour nous faire découvrir, et cet accident arriva.Quoique nous fissions très-bonne chère, et que nous eussions bonne provision de vin, père Jean ne passait point un jour sans aller à la taverne. Un après-midi il sortit comme à son ordinaire, sans nous dire l' endroit où il allait, et entra dans un bouchon voisin de notre demeure. Le révérend père ayant trouvé la cabaretière seule, il lui fit la proposition que l' on fait aux femmes: soit que celle-ci ne trouvât point cette proposition de son goût, ou qu' elle tardât trop à satisfaire sa révérence, le respectable père Jean, sans autre compliment, la renversa sur son lit, et la baisa bon gré malgré qu' elle en eût. Sur ces entrefaites, le mari rentra, et voulut assommer le révérend; mais celui-ci envoya d' un coup de pied au cul l' assommeur dans une cave contiguë, ferma la porte à la clef, ressaisit la cabaretière et l' exploita de plus belle. Cependant le tintamare du cabaretier, qui criait de toutes ses forces au meurtre! Au viol! Par le soupirail de la cave, mittout le voisinage en alarme et fit venir la garde. Père Jean se barricada dans la maison, et jura qu' il assommerait le premier qui oserait y entrer. L' officier de garde se souciant peu de ces menaces, fit enfoncer la porte par ses soldats, et le révérend père, armé d' un levier, jeta sur le carreau les deux premiers qui se présentèrent, ce qui ralentit un peu l' ardeur des autres; mais ayant repris courage, ils assaillirent la maison par derrière, par les fenêtres et par le grenier, de sorte qu' en un instant elle se trouva remplie de soldats. Père Jean, retranché dans un coin et toujours armé de son levier, se défendait en désespéré: tous ceux qui en approchait de trop près étaient sûrs de payer leur témérité de leur vie. Enfin il fallut céder au nombre; ils se jetèrent tous à la fois sur lui, et le garotèrent pour l' emmener en prison. Nous avions entendu tout ce tapage dès son commencement; Diégo s' était mis à la fenêtre pour voir ce qui l' occasionnait, et nous étions bien éloignés de croire que père Jean en fût l' auteur. Mais l' espagnol ayant aperçu le révérend père au milieud' une troupe de soldats, s' écria tout-à-coup: au secours! Mes amis, l' on emmène le redoutable père Jean pour le pendre! En même temps il saisit une carabine que nous avions, la déchargea à travers la foule, et cassa l' épaule à un tailleur: après cet exploit, il jeta la carabine et se sauva dans le tuyau de la cheminée de la chambre où nous étions. L' officier ayant fait arrêter la troupe, en détacha dix hommes pour prendre le tireur. Lorsqu' ils furent montés, ils se saisirent du compère, de Vitulos, du juif et de ma chétive personne, et nous demandèrent en leur jargon où était celui qui avait tiré le coup de carabine. Nous leur fîmes entendre par signe que nous n' en savions rien. Là-dessus, deux d' entre eux se mirent à fouiller dans tous les recoins des appartemens que nous occupions, forcèrent les armoires, et trouvèrent pour environ quatre mille roubles d' espèces nouvelles que nous avions faites. Alors l' un de ces deux hommes s' avisa de regarder dans la cheminée et y découvrit Diégo. Le pauvre espagnol eut beau réclamer tous les saints du paradis, il fallut qu' il descendît, sans quoi il allaitêtre tiré comme une grive. Enfin l' on nous joignit tous les cinq à père Jean, l' on nous mena en prison, et l' on déposa nos espèces à la chancellerie. Trois heures après cette aventure, l' on nous conduisit par devant les commissaires constitués pour nous examiner. L' un de ces messieurs demanda à père Jean qui l' avait induit à l' action violente et brutale qu' il avait commise envers la cabaretière et son mari. -la nature, répondit le révérend, et les leçons des plus grands philosophes de l' antiquité. -le commissaire insista, père Jean répondit la même chose et l' envoya à tous les diables. -et toi, dit le commissaire à Diégo, qui t' a poussé à casser l' épaule à un tailleur? -l' amour de mon prochain, répondit l' espagnol, et la défense du meilleur catholique de la terre contre des maudits hérétiques tels que sont tous les grecs. -et vous, dit le juge à nous autres quatre, d' où viennent les espèces que l' on a trouvées parmi vos effets? -de notre fabrique, répondit le compère. -qui vous a autorisés d' enfreindre les lois de ce pays? -la loi naturelle, repartit le philosophe, etl' exemple du célèbre Diogène, qui avait plus de philosophie dans son petit doigt, que les têtes de tous les russes ensemble n' en réuniront jusqu' à la consommation des siècles. Après cet examen l' on nous renvoya au cachot. Les deux jours suivans l' on nous examina derechef, soit en général, soit en particulier, et les commissaires ne reçurent d' autre réponse de chacun de nous que ce qu' on leur avait dit la veille. Le quatrième jour l' on ne nous dit rien. Le cinquième l' on nous annonça que nous étions dignes de mort, mais que des scélérats tels que nous ne méritant pas qu' on souillât la terre de leur sang, l' on avait jugé à propos de nous envoyer faire un bail de quatre-ving-dix-neuf ans dans les déserts de la Sibérie, afin que, retranchés pour jamais de la société que nous avions outragée par nos actions, que nous allions pervertir par nos maximes, nous lui fissions une espèce de réparation par notre travail aux mines, auxquelles nous étions condamnés pour toute notre vie. Cette nouvelle fit différens effets sur nous:le juif la regarda comme une grâce extraordinaire, et le compère comme une injustice inouïe. Père Jean disait que s' il tenait tous les russes l' un après l' autre, il les étranglerait; Vitulos ne disait rien, mais il n' en pensait pas moins; Diégo prenait cela comme une calamité que Dieu avait envoyée à son serviteur pour l' éprouver, et moi je pleurais. L' on ne tarda guère à nous envoyer à cet exil, dont je m' étais formé une idée si épouvantable, que j' eusse mieux aimé être mort cinquante fois que d' être réduit à passer mes tristes jours dans ce désert affreux, où je croyais que le froid excessif, le travail, la mauvaise nourriture, les mauvais traitemens de ceux auxquels nous allions être subordonnés, la compagnie de gens à demi-sauvages parmi lesquels il nous faudrait vivre, nous allaient rendre les plus malheureux des hommes. Il en fut tout autrement; cet exil n' est pas si insupportable que je me l' étais figuré. Nous y rencontrâmes des philosophes de toutes les espèces et de tous les étages; mais comme nous étions obligés de travailler aux mines decuivre qui sont aux environs de Tobolsk, nous n' avions point tout le temps que nous désirions pour philosopher. Toutefois nos occupations ne nous empêchèrent pas de trouver le moyen de former un complot pour nous évader du côté de la Tartarie. Lorsque ce complot fut bien et dûment cimenté, le compère Mathieu, qui savait parfaitement la géographie, fut déclaré directeur de la route que nous devions tenir: le respectable père Jean De Domfront fut proclamé capitaine général de la troupe; Vitulos, capitaine en second; le juif, un anglais, un allemand, un suédois,Diégo et moi étions tout ce que l' on voudra. Ayant trouvé le moyen de nous munir de trois fusils, de poudre, de balles, de deux arcs, de flèches, d' une hache, d' une serpe et d' une marmite, et ayant pris un temps favorable pour notre évasion, nous partîmes sous les auspices de la fortune. Nous remontâmes la rive gauche de l' Oby jusqu' aux environs de Kalami, où nous passâmes ce fleuve sur un radeau de branchages dont l' exécution fut dirigée par père Jean. Lorsque nous eûmes atteint la Kieka, nous la côtoyâmes en traversant la Grutinski, la Lucomirie, et nousgagnâmes les montagnes de Krakia, là où elles se joignent avec celles de Sania et de Belgian. Ayant passé ces montagnes, non sans courir risque de périr de froid et de misère, nous nous trouvâmes dans un désert, que le compère résolut de traverser en tirant sur Samarcand, qui devait être au moins à quatre-vingts journées de là. Le compère prétendait que nous pourrions arriver en cette ville en traversant le Samariki, la Karacathaï, le Canaket, le Charbian et quelques autres contrées de la Tartarie occidentale: cela pouvait être; mais étant avancés environ cent soixante milles dans le désert, nous fûmes arrêtés par des ruisseaux, des marécages et autres obstacles qui nous contraignirent de prendre le parti de passer l' hiver, qui approchait, dans cet endroit. Ayant donc fait une baraque pour nous mettre à l' abri des injures du temps, nous fîmes en diligence notre provision de gibier, de poissons et de bois, afin que nous ne fussions point pris au dépourvu par les neiges: nous agîmes très-prudemment, carhuit jours après notre approvisionnement, il en tomba une si grande quantité, que la terre en fut couverte de plus de six pieds. Environ deux mois après notre arrivée dans cet endroit, nous tombâmes successivement tous malades, à l' exception de père Jean, qui, malgré les fatigues de notre voyage et le genre de vie que nous venions d' embrasser, jouissait d' une santé qui eût porté envie à un moine. Nos maladies ne furent ni longues ni dangereuses: il n' y eut que celle de Diégo que devint très-sérieuse. Lorsque le pauvre espagnol se vit bien mal, il commença à se lamenter sur ce qu' il allait mourir sans avoir fait le voyage de Compostelle en Galice; mais le compère lui ayant dit qu' il se chargeait d' accomplir ce voeu pour lui, et père Jean lui ayant donné l' absolution générale, il parut attendre la mort avec résignation. Enfin il entra dans un délire qui le conduisit à une létargie si profonde, que nous eussions pris cet état pour la mort même, s' il n' eût conservé quelque reste de chaleur vers la région du coeur. Il demeura pendant trois jours sans donnerd' autre signe de vie que celui dont je viens de parler; mais au bout de ce temps-là, père Jean s' aperçut qu' il avait remué un pied; deux heures après, il remua un bras, puis les jambes, puis les fesses, puis la tête, puis le corps entier, si bien qu' à la fin il s' assit sur son grabat, nous contempla tous l' un après l' autre, et s' écria: quoi! Serais-je ressuscité! Quel miracle! Mes amis; ah! Si vous saviez d' où je viens, ce que j' ai vu, ce que j' ai entendu! -eh! D' où viendrais-tu? Lui dit le compère, tu n' as point bougé d' ici. -ah! Mon maître! Répondit Diego, si mon corps n' a point bougé d' ici, mon âme n' a pas fait de même: il y a trois jours que je mourus; voici ce qui m' est arrivé depuis ma mort: lorsque mon âme eut quitté mon corps, ce corps parut à mon âme ce que paraît une chemise sale que l' on vient de quitter. Mon âme ainsi débarrassée était de la grandeur et de la forme de ce même corps; elle était diaphane et composée d' une matièreextraordinairement élastique et si subtile, que Muschenbroeck ne l' aurait pu discerner avec cinq cent millions de microscopes. Voilà, mes chers amis, comme le monde est habité d' âmes et d' esprits, bons ou mauvais, sans qu' il soit possible aux hommes ni de les voir, ni de les entendre, ni de sentir leur choc, quoique le contrairearrive entre ces esprits. S' il se fait quelquefois des apparitions, ce n' est que par un assemblage subit de suffisante quantité d' atômes pour former un corps quelconque, dans lequel une âme ou un esprit se loge, apparaît et agit en conséquence de sa mission. Mon ange gardien, nommé Jahel, qui s' était trouvé à son poste au moment où j' allais partir de ce monde, eut une dispute avec Astaroth sur la possession de mon âme. Celui-ci se fondait sur certaines petites fredaines que j' avais faites dans ma vie, et particulièrement sur les côtelettes, la poularde et le gigot de Senlis; mais Jahel lui ayant opposé l' absolution générale de père Jean, la décision de cette affaire devint si embrouillée, qu' il fallut en venir aux mains pour savoir à qui j' appartiendrais. Mon bon ange qui était armé et encuirassé comme l' archange Michel lorsqu' il se battit avec Lucifer, tira son sabre et en porta un coup terrible sur Astaroth; mais le malin l' esquiva, et appliqua un si furieux coup de griffe au milieu de la face de son adversaire, que je crus qu' ill' avait aveuglé. Jahel ne perdit point courage; il porta un autre coup beaucoup plus terrible que le premier, et pourfendit le diable depuis l' occiput jusqu' à trois ou quatre doigts au-dessus du croupion; alors la dispute fut décidée, et, selon toutes les lois divines et humaines, j' appartins au plus fort. Le différend étant terminé, Jahel me toucha, et nous nous trouvâmes à l' instant sur le bord de l' Euphrate, à peu près au même endroit où notre premier père exploita pour la première fois notre première mère. Alors mon divin tutélaire m' ayant fait faire par sept fois le plongeon dans le fleuve, je redevins tel que lorsque j' étais sur la terre, c' est-à-dire qu' une masse de chair, parfaitement semblable à défunt mon corps, s' étant subitement formée, mon âme s' y fourra; et voilà que je pouvais aller, venir, chanter, sauter, danser, en un mot, faire toutes les fonctions que je faisais lorsque je vivais encore. Jahel me dit: mon cher pupille, vous voici en état de jouir de la gloire céleste; ce corps dont vous serez revêtu jusqu' à la résurrection générale, oùvous reprendrez l' ancien, est fait pour procurer à votre âme toutes les sensations délicieuses qui vous sont préparées, et d' ici ce temps-là, elle ne l' abandonnera point, à moins que, pour quelques raisons particulières, vous ne deviez retourner sur la terre. Vous allez donc partir pour le paradis, continua Jahel; aucunes sensations fâcheuses ne pourront y affecter votre individu. La qualité d' élu vous met à l' abri de tous maux; mais gardez-vous de tomber de cet état de perfection; car les plus grands saints, qui sont actuellement dans le ciel, sont sujets à trois vices, qui sont l' orgueil, l' envie, la colère; le démon, qui sait cela, vous tendra des embûches jusque dans le sein de la félicité suprême. La chute de ce réprouvé, ainsi que celle de ses compagnons, est un exemple terrible de la faiblesse, de l' aveuglement, de l' ingratitude des anges mêmes. Prenez donc garde de vous laisser séduire; vous perdriez en un instant cette faculté inestimable de n' être sensible qu' au bonheur et au plaisir: une réprobation éternelle serait peut-être la peine que vous encourriez.Le paradis n' est point tel que les hommes le croient d' après saint Paul, c' est-à-dire ce que l' oeil n' a jamais vu, ni ce que l' oreille n' a jamais entendu; il a été réservé à l' incomparable jésuite Henriquez d' en donner une description exacte et complète dans son admirable livre de l' occupation des saints dans le ciel . Si vous avez lu ce livre, vous aurez vu que le paradis est un lieu de délices, un lieu de sensualité, duquel les bals les plus brillans, les fêtes les plus magnifiques, les repas les plus somptueux que les hommes aient inventés, n' approchent pas plus, que la lumière d' un flambeau n' approche de celle du soleil. Mais je vous l' ai déjà dit, l' ennemi du bonheur des saints ne profite que trop souvent de l' ivresse où les plaisirs les plongent, pour séduire ceux qui ne sont point assez sur leurs gardes, et leur faire perdre pour une éternité, ou du moins pour un temps, la félicité dont ils jouissent; je dis pour un temps, car les fautes ne sont pas toujours telles qu' ellesméritent une punition éternelle. Il est un certain lieu d' exil inconnu aux humains et au pape même, où les saints coupables d' une faute légère sont relégués pour y souffrir plus ou moins jusqu' à l' expiation entière de cette faute. Enfin il y a dans le paradis des tribunaux, des juges particuliers, préposés pour faire observer le bon ordre, et pour l' administration de la justice, ce dont le jésuite Henriquez n' a point parlé. Voilà, mon cher pupille, ce que j' avais à vous dire pour le présent; je vais vous quitter pour quelques heures. Ne vous étonnez point de tout ce que vous verrez pendant mon absence; je vous rejoindrai à votre entrée dans la gloire céleste. -en finissant ces paroles, mon bon ange disparut. Je ne fus pas sitôt seul que la terre s' ouvrit tout-à-coup sous mes pieds, et je tombai dans une caverne profonde et obscure, où j' entendis voltiger autour de mes oreilles des espèces de chauvesouris qui poussaient des cris comme des cris de lapins. J' appris depuis que cette caverne était leslimbes, où sont détenus les enfans morts sans baptême! Quoique l' espace qui conduit de la superficie de la terre à cette caverne soit de plus de sept cents lieues, et que je l' eusse franchi aussi vite que la pensée, j' ai cependant remarqué que ces spéculateurs borgnes qui soutiennent que plus on creuse avant dans la terre, plus on trouve la matière compacte et solide, plus ses parties sont serrées et cohérentes, se trompent; car les lits de différentes espèces de terres, de pierres, etc., ne se trouvent point arrangés dans l' ordre de leurs gravités spécifiques, et la cohésionde la terre n' est rien moins que l' effet de la puissance de la pesanteur des parties qui la composent. J' ajouterai en même temps que le docteur Halley se trompeégalement lorsqu' il prétend que les parties centrales de la terre sont occupées par un grand corps magnétique, puisque le centre de ce globe est l' enfer, comme vous le verrez par la suite de mon récit; au reste, ceux qui ne veulent pas me croire peuvent y aller voir. Je traversai les limbes avec la même vitesse que j' avais franchi l' espace qui y conduit, et en dépit de l' impulsion et de l' attraction, sur l' une ou l' autre desquelles l' on fonde la mécanique des forces centrales, cette vitesse ne reçut aucune accélération par mon approche du centre du globe. Lorsque j' eus traversé les limbes, je tombai sur une calotte pareille au cul d' une chaudière renversée; elle me parut de métal, car ma chute lui fit rendre un son à peu près semblable à celui d' une poèle que l' on bat pour épouvanter les mouches à miel; bref, cette calotte était la calotte du purgatoire. à l' instant de ma chute, la calotte s' ouvrit, et j' entendis pousser un cri de joie, mais ce cri cessa aussitôt que l' on m' eût vu: cela provenait de ce que l' on avait pris mon arrivée pour celle de la vierge, qui, toutes les veilles de noël, va délivrertrois cents âmes détenues dans ce lieu. Le purgatoire est un lieu assez éclairé, rempli d' une infinité de purgatoriens de tout âge, de tout sexe, nus et couleur de marron. Je ne fus pas long-temps dans ce pays-là sans rencontrer plusieurs personnes que j' avais connues dans ce monde; je vis entr' autres un épicier de Bilbao, que l' inquisition avait fait brûler parce qu' il avait trouvé un trésor après les guerres de la succession d' Espagne. Je vis aussi mon maître Don Scabrillas, le chef de l' honorable troupe de comi-tragi-sauteurs chez lequel j' avais commencé mes caravanes, et qui s' était cassé le cou en faisant une cabriole à Saint-Jean-Pied-De-Port. Le bourgeois de Bilbao ne me fit point grand accueil, parce que depuis son démêlé avec l' inquisition il était devenu sournois; mais Don Scabrillas me parut aussi libre, aussi affable, que lorsqu' il était sur la terre. Après les complimens ordinaires, je demandai à mon ancien maître pourquoi je ne voyais ni feu, ni flammes, que je n' entendais ni plaintes ni soupirs, enfin rien detout ce que l' on débite sur la terre touchant le purgatoire. -mon cher Diégo, me répondit-il, tout ce que tu as entendu dire de ces lieux est en partie véritable; tu es arrivé dans l' unique temps de l' année où il y a relâche à nos souffrances: voilà pourquoi tu nous vois si tranquilles. Nous ne sommes point ici brûlés d' un feu tel que celui que l' on connaît chez les vivans, mais d' un feu particulier, et mille fois plus pénétrant: ce feu nous affecte en tout ou en partie, selon la nature des fautes que nous avons à expier. Par exemple, une femme qui aura pris trop de plaisir dans le bain, ressentira par tout le corps la punition de l' offense qu' elle a commise par la délectation générale de son individu: un amant qui a pris un peu trop de plaisir en prenant le bout du doigt de sa maîtresse, n' est puni que par la main criminelle, et la maîtresse par le bout du doigt. Enfin lorsque l' expiation des péchés commis par un membre est finie, celle d' un autre membre criminel commence, ainsi du reste jusqu' à expiation entière. Vers l' onzième siècle, c' est-à-dire, dansles premiers temps de l' établissement du purgatoire, et même dans les trois siècles suivans, les chrétiens avaient le coeur bon; ils employaient les trois quarts de leurs biens à faire prier pour les âmes détenues dans ce lieu expiatoire; les prêtres, les moines s' acquittaient de bonne foi de la besogne dont ils se chargeaient. On voit par les archives de céans, que tel qui avait été condamné à dix ans de souffrance en était souvent quitte pour dix jours; un chacun se ressentait de la charité qui régnait sur la terre. La plus abandonnée de toutes les âmes recevait alors plus de soulagement dans une heure que la moins oubliée n' en reçoit aujourd'hui dans un mois. Outre les prières qui se faisaient pour le général, l' excédent des satisfactions particulières était réparti sur un chacun et faisait encore un objet considérable. Cet heureux temps n' est plus, mon cher Diégo; la piété est ralentie, rien ne peut plus toucher les coeurs endurcis des vivans. Nous avons beau faire de temps en temps quelques tournées sur la terre pour ranimer la charité envers nous, peines inutiles!Je fus détaché après la toussaint dans la ville de Salamanque; je me suis transformé en chat, en levrier, en âne; je fis peur à deux sentinelles; je courus les cimetières couvert d' un suaire, je tirai trois vieilles par le gros orteil, je me plaignis près du lit d' une veuve, j' apparus à six religieuses, je bouleversai tous les meubles dans dix maisons, je fis un tintamare épouvantable dans quantité d' autres, enfin je mis en oeuvre tous les moyens imaginables pour tirer quelque fruit de mon voyage, et je n' ai rapporté en tout que deux messes, quinze rosaires et huit de profundis , lesquels répartis également entre nous tous, il me revint trois minutes et dix-sept secondes de diminution sur les quinze cents ans que j' ai à souffrir ici. Il est vrai que les personnes riches font faire des funérailles pompeuses à leurs parens décédés, que l' on y brûle jusqu' à cinq cents livres de cire, que l' on sonne sans discontinuer; que trente, quarante et soixante prêtres sont quelquefois payés pour y assister; mais comme tant de dépenses ne doit son origine qu' à la vanitédes vivans, le défunt pour qui on la fait n' en reçoit aucun soulagement. Quand même Dieu ne serait point offensé de tout cet appareil mondain, ne le serait-il pas de la manière dont on l' y prie? Est-ce qu' on demande une grâce au son des basses, des violons, des flûtes, des hautbois, des cors de chasse et de cent autres instrumens faits pour la jubilation? Allez à une messe solennelle pour quelque riche défunt, après un prélude général de tous ces instrumens, vous entendrez tout-à-coup un châtré entonner les trois ou quatre premières syllabes de quelques mots grecs, qu' après beaucoup de patience et d' attention vous comprendrez être un kirie eleïson , puis un autre beugler, d' une voix de tonnerre, aussi kirie eleïson , puis quatre ou cinq autres se joindre à ces animaux et crier tous comme des enragés, l' un sur un ton, l' autre sur un autre, kirie eleïson son son eleïson; puis enfin, l' accompagnement de tous les instrumens susdits: comparez alors ce vacarme épouvantable avec le charivari des sorciers du sabbat, vous verrez qu' il n' y a point de différence.Je veux cependant que, dans le grand nombre, il y ait quelques personnes véritablement humbles et pieuses, qui, au lieu d' employer leur argent à ces vaines cérémonies, l' envoient dans les couvens pour faire prier pour les trépassés. L' intention est louable; mais remplit-on l' engagement que l' on contracte en recevant la pécune du bienfaiteur? Non, le couvent augmente son ordinaire, et se donne bien de garde d' ajouter un oremus au baragouin journalier. D' un autre côté, si un mourant épouvanté de l' avenir, lègue à l' église tel bien ou telle somme pour chanter annuellement tant de messes, tant de saluts, pour le repos de son âme, cela s' exécute aussi long-temps qu' il y a des parens qui y veillent: manque-t-il de surveillans? Adieu les obits; les prêtres boivent à la santé du fondateur, qui grille ici comme un cochon. Les congrégations, les confréries, la dévotion aux rosaires, aux scapulaires, aux saints cordons, aux saintes ceintures, aux pardons, aux indulgences, nous valaientautrefois quelque chose; mais tout cela est tombé aujourd'hui: les trois quarts de l' Europe sont ou payens, ou turcs, ou juifs, ou hérétiques; les français sont tous déïstes ou jansénistes; l' on dit les italiens impies, les espagnols molinistes ou molinosistes, tellement que sans une partie de l' Allemagne et de la Flandre où il y a encore quelques catholiques de la vieille roche, sans les passeports pour le ciel que les jésuites donnent de temps en temps, le purgatoire serait trop petit pour contenir tous ceux qui y viennent. Ah! Mon cher Diégo, nous n' aurions pas besoin de tous ces suffrages, s' il plaisait à notre saint-père le pape d' ouvrir les portes de notre prison: il en a le pouvoir; mais, le tigre qu' il est! Il a le coeur plus dur que l' enclume de Lopez de Séville: noslarmes, nos cris ne le touchent pas. Quelle action héroïque, cependant, que d' envoyer tout d' une traite en paradis soixante ou quatre-vingt millions de malheureux qu' un feu terrible dévore! Mais non, nous ne devons point nous attendre à ce bonheur. Rome, cette Rome avare et cruelle, n' ouvre le ciel qu' à ceux qui paient; quand on n' a rien à donner, la serrure est rouillée. Aussi Dieu punit bien ses lieutenans pour la dureté de leurs coeurs; car, y compris saint Pierre, il n' y en a eu qu' un de sauvé. ô mon pauvre Diégo! Il te faudrait voir avec quelles huées l' on accueille ces animaux-là lorsqu' ils passent par ici pour aller en enfer! Tudieu, comme on les régale! Enfin, mon cher, voilà l' état présent du purgatoire. Malgré ce que je t' en ai dit, je suis bien heureux d' y être; car si je fusse mort sur les terres de France au lieu sur celles d' Espagne, j' étais damné à tous les diables; les gens de ma profession sontdans ce pays-là damnés sans miséricorde, et, comme tu sais, le salut dépend souvent du pays où l' on meurt. -Don Scabrillas achevait ces mots lorsque la vierge arriva: je ne pus voir la bonne dame, parce que le sol du purgatoire s' étant ouvert à l' instant, je continuai ma route d' une telle vitesse, qu' en deux minutes je me trouvai en enfer, à une portée de carabine du palais de Lucifer. Diégo ayant fini ce discours prit un restaurant, dormit une couple d' heures, et continua sa relation, ainsi qu' on va le voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE 4
Suite de la relation du voyage de Diégo en l' autre monde. Le séjour ordinaire de Lucifer est un palais spacieux, agréable à la vue, mais d' une architecture un peu gothique. Les avenues de ce palais sont défendues par dix millepièces de canon de soixante-douze pouces de calibre. La grille de la seconde cour est gardée par trois cent quatre-vingt-cinq suisses, commandés par Guillaume-Tell, auquel l' empereur Albert * 1er sert de tambour: celle de la première cour est gardée par six cent quatre-vingt-quatorze diables de toutes sortes de figures, armés de griffes et de dents aiguës, vomissant du feu par la gueule, le nez, les oreilles et par le trou du cul: la principale porte du palais est gardée par vingt mille loups-garoux rangés en double haie, et bien plus redoutables que celui que je rencontrai dans l' escalier de notre hôte le parisien; car, lorsqu' ils sont en colère, ils se trémoussent d' une telle force, que dans un instant l' air qui les environne se remplit d' étincelles qui, semblables aux bombes et aux grenades, fracassent, brûlent et réduisent en poudre tout ce qu' elles rencontrent lorsqu' elles viennent à péter. Lorsque je fus dans ce palais, un huissier de la chambre me fit entrer chez Lucifer. Ce monarque ne paraît pas si vieux qu' on le fait; il pourrait même passer pourjoli, s' il n' avait une verrue au bout du nez. Il était sur son trône, et environnéde toute sa cour; il était vêtu d' une simarre de ras de saint Maur, doublée de ferblanc et avec des paremens de faïence; il avait sur la tête une couronne de buis, et tenait à la main un sceptre de fer: son trône était autrefois d' or massif; mais depuis qu' il a perdu une somme considérable en jouant aux cartes, ce trône n' est plus que de bois de noyer. Ce prince est d' un appétit extraordinaire; il mange lui seul autant que tous ses sujets ensemble; il lui faut annuellement plus de quinze cent mille aunes de boudin, et environ six millions de quintauxde poivre, ce qui fait que cette denrée est si chère en enfer; il dort au moins cinq mois de l' année, le reste il ne fait que végéter. Il est extraordinairement simple et crédule; il n' y a point de jour qu' on ne lui fasse accroire que des vessies sont des lanternes, et ceux qui ont intérêt qu' il demeure tel, lui disent que sa bêtise est débonnaireté. Mais ses officiers ne lui ressemblent pas; ce sont bien les plus malins, les plus déterminés coquins qui aient jamais existé: parmi ces officiers je remarquai les diables Moria, Misia, Sual, Jabes Enac et Javan; item, les diables Rebla, Bezec, Borithon, Bela et Uriel; item, les diables Achaïan, Corroeon, Easas et Béelzebuth; item, les diables Acaos, Cédon, Cis, Armer et Isboseth; item, les diables Aphron, Rammon, Oreb, Ur et Ramessès; item, les diables Avon, Boanergon, Siba, Sichor et Lapidoth; item, les diables Cinoth et Astaroth, qui fut pourfendu en disputant mon âme contreJahel, et qui était déjà aussi parfaitement guéri que s' il ne lui fût rien arrivé. Je vis encore les diables Sin, Achas, Alez, Asmodée et Béelphegor; item, les diables Rajan, Boohra, Palin, Urthos et Grevianan; item, les diables Saroth, Faïthros, Molabi et Cosbi, qui se brûla les griffes en éclairant saint Dominique. Comme depuis cette aventure ce Cosbiest demeuré manchot, et que par conséquent il n' est plus propre à grand chose, il est chargé de montrer le palais aux étrangers, et de satisfaire à leurs questions sur l' état et le gouvernement de l' enfer. Lorsque j' eus assez contemplé le seigneur Lucifer, et que j' eus parcouru les principaux appartemens de son palais, Cosbi, qui m' accompagnait, m' en fit voir les environs. Le premier objet qui s' offrit à ma vue fut l' empereur Charlemagne, ramant des pois sous la direction d' un bostangi bachi, saxon d' origine, qui haussait les épaules à sa majesté toutes les fois qu' elle ne travaillait point à son gré: comme j' ai toujours respecté ce grand homme, je n' osai lui demander qui l' avait réduit à une condition si basse et si méprisable; mais je me doutai bien que ç' avait été son ambition démesurée, et le zèle un peu trop apostolique qu' il avait fait paraître dans la plupart de ses expéditions. Plus loin, je vis le pape Sixte-Quint à l' affut sur un saule, et guettant un lièvre sur lequel il fondait son souper et celui de quinze enfans qu' il avait de la reine élisabeth sa femme. Ayant aperçusa sainteté, je me jetai à genoux pour lui demander la bénédiction; mais le saint-père me coucha en joue pour me donner un coup de fusil, ce qui fit que je me relevai au plus vite et que je me sauvai à toutes jambes. Un peu plus loin je vis... ah! Mes chers amis! Lorsque je pense à ce que je vis, peu s' en faut que je ne remeure de douleur et de tristesse: je vis mon ancien maître, l' éminentissime cardinal Tongarini, jusqu' à la ceinture dans un ruisseau bourbeux, ayant une chemise bleue, dont les manches étaient retroussées jusqu' aux épaules, une toque de laine crasseuse sur la tête, le visage aussi noir que celui d' un charbonnier, et mâchant du tabac comme un écossais; je vis, dis-je, un si saint homme réduit à pêcher des écrevisses pour gagner sa vie. Je voulus embrasser mon doux maître, mais une puissance invisible m' empêcha d' en approcher. Je lui parlai, mais il était devenu si bègue qu' il me fut impossible d' entendre ce qu' il me répondit. Je commençai à pleurer; alors il se mit à beugler d' une force si terrible, qu' un troupeau de vaches qui passait près de là s' enfuirentet se précipitèrent dans un lac profond, où elles se noyèrent toutes, excepté un veau que le vacher retint par la queue. Lorsque j' eus quitté son éminence, je demandai à Cosbi pourquoi un prélat d' une si haute qualité, si sage, si vertueux, se trouvait dans un état si pitoyable. -c' est, répondit Cosbi, qu' il a fait comme ceux qui mangent leur pain blanc avant le bis. Il fait ici à peu près le même métier que saint Pierre faisait sur la terre, tandis que ce saint est aujourd'hui un grand seigneur dans le ciel. Il ne se trouverait cependant point réduit si bas s' il eût pu se comporter comme un honnête damné; car lorsqu' il arriva dans ce pays-ci, on le fit maître d' école à la réquisition de la signora Livia Potacciani, qui a grand crédit à la cour; mais indépendamment de sa crasse ignorance, qui lui aurait fait perdre son emploi un jour ou l' autre, au bout de trois semaines il avait tongarinisé les trois quarts de ses écoliers, ce qui fit qu' on le chassa, et que Lucifer jura par sa barbe que de sa vie aucun office de ce genre-là ne serait donné aux prélats italiens. -Cosbi parlaitencore lorsque nous nous trouvâmes près d' une tour d' une hauteur prodigieuse, au pied de laquelle il y avait un diable tout disloqué qui demandait la charité. étant monté sur cette tour, je découvris à l' entour de moi un port de mer admirable, un pays immense, aussi fertile, aussi peuplé que les vallées de Tempé, un pays tel que le seraient les terres de la domination du pape, s' il avait le malheur d' être huguenot; un pays enfin tel que serait la France si tous les maltôtiers étaient pendus. Cosbi, remarquant mon étonnement sur tout ce que je voyais, me dit: monsieur l' élu, l' enfer n' est rien moins qu' un gouffre de feu et de flamme dévorantes, ainsi qu' on vous l' a fait accroire au pays d' où vous venez; l' on y est point couché sur des matelas d' airain, hérissés de pointes de fer brûlant; l' on n' y est point régalé de plomb fondu, ni de souffre et de bitume enflammés; l' on n' y est point étourdi des hurlemens épouvantables des damnés et des bêtes féroces; ni des continuels miaulemens des chats; l' on n' y est point plongé dans des cuves remplies de serpens, de couleuvres, de vipères et de crapauds; il n' y a point de ver qui ronge le coeur, le foie, la rate à personne; l' un n' est point plongé dans deschaudières d' huile bouillante ou de poix fondue; l' on n' y marche point sur des charbons ardens, et l' on n' y reçoit point de clystère d' eau forte, mais l' on y souffre des maux terribles de tout autre genre. Nous autres diables sommes tourmentés d' une passion plus insupportable que le feu le plus dévorant: c' est la jalousie inexprimable du bonheur de toutes les autres créatures; comme de celui des saints, qui n' ont autre chose à faire qu' à se divertir en paradis; de celui des hommes, qui, étant encore sur la terre, ont la liberté de parvenir à la même félicité; enfin de celui de tous les animaux, qui, s' ils n' ont rien à espérer après leur vie, n' ont aussi rien à craindre. Indépendamment de cette jalousie, le chagrin cuisant que nous ressentons lorsque les peines que nous nous sommes données pour attirer quelqu' un dans notre nasse sont vaines, les coups, les blessures, les estropiades que nous attrapons de temps en temps, sont encore autant de surcroîts à nos maux. -à proposd' estropiades, dis-je à Cosbi, d' où vient que votre confrère Astaroth, qui a été pourfendu par Jahel, est parfaitement guéri, et que vous êtes demeuré manchot? -c' est, répondit Cosbi, que lorsque nous nous battons avec les anges, qui sont toujours armés de pied en cap, le combat étant inégal, il n' est pas juste que nous soyons estropiés de nos blessures; mais lorsque nous avons affaire aux hommes, que nous pouvons attaquer désarmés, il est très-raisonnable que nous demeurions invalides à jamais, soit qu' ils trouvent le moyen de nous estropier par force ou par adresse. Ah! Mon cher élu, si j' avais tordu le cou à saint Dominique la première fois que l' envie m' en prit, je ne serais point dans l' état où vous me voyez; mais j' ai toujours été trop bon, et ma bonté est la cause que ce maraud-là, ainsi que bien d' autres que j' ai eu entre mes pattes, est là-haut dans le fin fond du paradis, où il se moque de moi, avec juste raison. Voilà pour ce qui nous regarde. Quant aux damnés, continua Cosbi, vous saurez qu' il y a ici autant de royaumes, deprovinces, de villes et de sortes de climats qu' il s' en trouve sur la terre. Chacun de ces royaumes, chacune de ces provinces ou de ces villes, sont destinés à recevoir les damnés qui viennent de l' endroit de la terre qui leur correspond; mais comme chaque damné, en conservant les mêmes moeurs, les mêmes inclinations qu' il avait pendant sa vie, est contraint de subir pendant toute une éternité précisément le contraire de ce qui a causé sa damnation, qu' il pense sans cesse au monde qu' il regrette, au paradis qu' il a perdu, et qu' il est privé de la consolation que les diables ont d' aller de temps en temps tenter quelque saint en paradis, ou posséder quelque religieuse sur la terre, le sort de ces créatures est en quelque sorte plus malheureux que le nôtre. Par exemple, ces femelles sensibles et délicates, si sujettes aux évanouissemens, aux syncopes, aux vapeurs, tombent régulièrement du haut-mal toutes les fois que quelque sujet désagréable affecte leurs sens ou leur petite cervelle; et au lieu d' une scène ridicule qu' elles donnaient autrefois, elles deviennent ici l' objet d' un spectacle aussi sale que dégoûtant.Cette quantité prodigieuse de femmes tendres et douillettes, sont condamnées à s' asseoir six heures par jour le cul nu sur un roc de glace, en butte à la furie du vent du nord, des grêles et des giboulées, ou aux rayons d' un soleil aussi ardent que celui de Gingiro. Ces mères inhumaines et marâtres sont obligées d' aimer, d' élever, de veiller, de bercer, d' allaiter leurs enfans, au risque d' avoir le teint aussi ridé qu' une vieille vessie, et les tétons fais comme la besace de frère Lubin De Truxillo. Ces grands seigneurs, ces faiseurs de lit à part, sont contraints de coucher avec madame, de faire eux-mêmes leurs enfans, et de faire aussi bon ménage que Garot et sa femme. Ces prélats orgueilleux, ignorans ou fanatiques, sont obligés de catéchiser eux-mêmes leurs ouailles, de les prêcher d' exemple, de jeûner au moins huit jours de carême, de savoir lire un peu de latin, d' être aussi tolérans qu' un hollandais,et aussi humbles que saint Alexis. Ces sangsues publiques, ces maltôtiers impitoyables, sont condamnés à être aussi pauvres que Guillot De Blengy, à faire chaque semaine trois corvées sur les grands chemins, à ne manger que de la castagne et de la ribiole, et à être mis au pilori tous les dimanches. Ces abbés poupins et débauchés, ces fléaux de la virginité sont condamnés à un satyriasis éternel, à coucher entre deux pucelles, et avoir autant de continence que saint Adhelme. Ces magistrats freluquets, ces animaux... Cosbi allait continuer, mais une odeur de souffre se répandit tout-à-coup autour de nous, la lumière fit place en un instant à des ténèbres épaisses, un vent furieux se fit entendre, les cris des damnés, les hurlemens des animaux remplirent les airs, la mer mugit d' une force épouvantable; alors un coup de foudre qui ébranla la voûte des enfers me précipita aux antipodes. Ayant percé la croûte de la terre précisémententre les jambes de Xanti-You-Fiou-Chiou, empereur du Japon, à présent régnant, je gagnai les nues et l' éther, et le premier spectacle que j' observai dans ma course rapide, fut cet astre resplendissant, qui, spectateur tranquille du mouvement inégal des planètes qui l' environnent, ainsi que de leurs révolutions respectives, dispense avec sagesse la chaleur et la lumière à ces globes errans, qui, gravitant les uns vers les autres, gravitent tous ensemble vers le père du jour, lequel gravite à son tour vers eux tous. -ici chacun de nous se mit à rire de l' enthousiasme avec lequel l' espagnol racontait cette aventure singulière; mais il ne prit point garde si nous rions ou si nous pleurions, et continua ainsi sa relation: je questionnai le soleil sur sa grandeur, sa densité relative, sur le degré de lumière et de chaleur qu' il contenait; il satisfit à mes questions; je m' informai de quelle matière il était composé; il me répondit qu' il me le dirait une autre fois; je lui demandai s' il était mâle ou femelle, il se mit à rire et je passai outre. En avançant vers cette région admirable,émaillée d' une quantité prodigieuse d' étoiles fixes qui nagent dans un vide immense, je rencontrai un million de ces corps suprenans, composés de bitume et d' asphalte, avec des queues de petroloeum, occupés à décrire autour du soleil des orbes plus ou moins excentriques, et dans des périodes plus ou moins longues; à mesure que j' avançais, je vis des soleils sans nombre entassés les uns sur les autres, environnés de leurs planètes, de leurs comètes, de leurs lunes, et le tout dans la même analogie, dans le même ordre, dans la même proportion, dans le même nombre que le premier système solaire que j' avais rencontré.Jusques là je n' avais parcouru que le vacuum plenum ; j' entrai enfin dans le vacuum perfectum , que je traversai sans rien voir, puisqu' il ne contient rien, et j' arrivai au faubourg du paradis. Ce faubourg est habité par des âmes qui n' ont fait ni assez de mal pour être damnées, ni assez de bien pour être sauvées, c' est-à-dire que leurs mérites et leurs démérites se contrebalancent: ces âmes occupent donc l' endroit que je viens de dire, et tiennent toutes auberges; c' est chez elles que l' on prend son logement en attendant que l' on puisse entrer dans le paradis, lequel ne s' ouvre que trois fois la semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi; comme le jour que j' arrivai était un jeudi, je dus prendre gîte. étant entré dans une de ces auberges, l' hôtesse me regarda fixement et me sauta au cou, en faisant des exclamations si extraordinaires qu' elle mit tout le voisinage en alarme: cette femme était ma mère; elle avait été de son vivant la sacristine des carmélites de Bilbao; elle me conta que mon père était le sous-gardien des révérends pères cordeliers, à la porte desquels l' onm' avait trouvé deux jours après ma naissance; elle ajouta que j' avais trois frères et quatre soeurs, dont deux vivaient encore, quatre étaient en enfer et un en paradis. Il est inutile de me demander quelle fut ma joie de voir pour la première fois celle qui m' avait donné le jour, et si je fus fêté, régalé pendant le court espace de temps que j' avais à demeurer chez elle. Tout ce que j' ai à dire, c' est que le lendemain étant arrivé, la porte du paradis s' ouvrit à l' heure ordinaire, je pris congé de ma mère, et je partis pour la gloire éternelle. Ah! Mon cher maître! Ah, mes chers compagnons! Où trouverai-je des termes suffisans pour vous exprimer ce que j' ai vu dans ce séjour de délices? L' esprit du père Henao De Salamanque, la réthorique de Caramuel d' Orviedo, et la langue de sainte Colette d' Avilès, réunis dans la personne d' Hurtado De Penaflour, suffiraient à peine pour faire une esquisse des merveilles que le paradis contient. J' entrai d' abord dans une rue prodigieusement large, bordée de palais et de jardins si magnifiques, que lorsque je lesexaminai de près, je ne doutai nullement que l' art et le goût les plus parfaits n' eussent concouru à l' envi pour former ces lieux délicieux. L' on ne remarque dans l' architecture extérieure de ces palais ni cette stérilité, ni cette richesse indiscrète que l' on voit dans les bâtimens construits de la main des hommes, non plus que ces décorations ridicules, produites par l' imagination bizarre des architectes modernes. L' ordonnance générale, l' élégance des proportions, leur harmonie, forment un tout qui vous saisit de respect et d' admiration: l' intérieur de ces palais n' est pas moins bien entendu que le dehors; l' on n' y voit point cet assemblage confus d' ornemens capricieux et d' attributs placés sans choix: chaque objet correspond à l' usage de la pièce dont il fait partie, et ces pièces sont distribuées de façon que l' on ne peut rien désirer de plus, tant pour la commodité que pour la satisfaction particulière de ceux auxquels elles sont destinées. Les jardins sont dignes de ces demeures charmantes: si on les considère tout d' uncoup, la perspective la plus riante, la plus agréable, la plus majestueuse, se présente à la vue; si on les considère en détail, l' on voit d' un côté les pierres et les métaux les plus précieux employés par la main des anges à former des figures si parfaites, que la plus belle nature n' en approche point plus que la carcasse d' ésope ne ressemble à la Vénus de Médicis! D' un autre côté, ce sont des rampes, des boulingrins, des terrasses, dont le gazon est un duvet charmant, ou du velours de toutes couleurs; d' un autre côté, ce sont des canaux, des cascades, des jets-d' eau, des fontaines d' eau claire, de lait, de miel, d' hydromel et de ratafia; d' un autre, ce sont des palissades, des berceaux, des charmilles en pastillages, des arbres, des arbrisseaux dont le corps est d' or pur, les branches d' argent, les feuilles de cristal, et les fruits des perles, des diamans, des saphirs, des rubis, des émeraudes, aussi mangeables, et mille fois plus délicieux que les ananas et les topinambours; enfin tout ce que le génie, l' art, le goût, la magnificence peuvent réunir de plus sublime, de mieux entendu, de plus somptueux se trouve rassembléen ces lieux avec autant de sagesse que de profusion. Si les yeux procurent à l' âme un plaisir infini par un spectacle si charmant, les autres sens ne lui en procurent pas moins par les sensations qui leur sont propres. L' air semble être rempli des odeurs de toutes les toilettes de Paris et de tous les parfums de l' Asie. Les chiens y aboient en musique, les boeufs y beuglent en faux-bourdon; tous les oiseaux, jusqu' aux coqs-d' Inde et aux autruches, y chantent le plus mélodieusement du monde, ainsi du reste, comme vous l' apprendrez par la suite. Jusques-là je n' avais encore vu personne, mais je ne tardai guère à revoir Jahel; lorsqu' il fut arrivé il me mena dans une de ces maisons que j' avais vues à mon arrivée, et dans laquelle je ne fus pas peu surpris de voir les différentes actions de ma vie représentées sur des tapisseries autant au-dessus de celles des gobelins, que la nature est au-dessus de l' art. Jahel me dit que cette maison était le lieu qui était destiné de toute éternité pour ma résidence; que tout ce que j' y pourrais souhaiter meserait accordé; qu' à cet effet je n' aurais qu' à tirer le cordon d' une sonnette qui pendait à côté de moi, et qui m' accompagnerait partout où j' irais. Comme j' avais soif, je tirai ce cordon; à l' instant un carillon mélodieux se fit entendre, et quatre anges habillés en femmes, ayant les cheveux en tresses et du linge d' une finesse extrême, parurent avec différentes sortes de rafraîchissemens. Lorsque j' eus vidé un gobelet de vermeil rempli d' un orgeat exquis, et mangé quelques dragées à la célestine, les quatre anges me tondirent, me lavèrent depuis la tête jusqu' aux pieds, me parfumèrent, me revêtirent d' une robe de lin, blanche comme la neige, me ceignirent d' une ceinture de tissu d' or, me mirent un bonnet aussi pointu que celui du roi de Siam, et m' armèrent d' un sabre aussi tranchant que celui de Mahomet Ii. Cette cérémonie étant achevée, Jahel me dit: mon cher pupille, voilà les quatre domestiques qui seront désormais à vos ordres. La robe dont vous êtes revêtu est la robe d' élection; il n' y a que les personnesqui ont passé leur vie dans quelqu' ordre monastique qui soient habillées ici comme elles l' étaient sur la terre: la raison de cette distinction est que les séculiers, tels que vous, n' ont porté que des habits profanés, et que les religieux ont porté un uniforme sacré qui fut agréable aux yeux de Dieu, et dont il veut qu' ils soient éternellement revêtus. Lorsque Jahel eut achevé son discours, il me mena dans une assemblée où il y avait plus de quatre mille saints qui se réjouissaient. L' on voyait d' un côté des bains d' eau rose où un grand nombre d' élus de tout sexe nageaient pêle-mêle comme des harengs; d' un autre côté, l' on voyait desfemmes qui chantaient, des hommes qui jouaient à colin-maillard, des enfans qui fouettaient leur toupie; plus loin c' étaient des chanoines qui dormaient, des curés qui buvaient, et des religieuses qui jouaient au tric-trac avec des moines. Mais quelle diversité, grand dieu! Dans les accoutremens de ces derniers! Il y en avait de tondus, de chevelus, de chauves, de pelés, de barbus, de rasés, de chaussés, de pieds-nus, de culottés et de culs-nus; il y en avait avec des cocluchons, des capuchons longs, courts, larges, étroits, ronds, carrés, piramidaux, pointus, cylindriques, blancs, noirs, bruns, tannés ou gris, ainsi qu' avecdes robes, des tuniques, de manteaux plissés, unis, de drap, de serge, de ratine, de bure ou de molleton: l' on en voyait avec des bas, des bottes, des souliers, des soques, des sandales, des pantoufles ou des savates: l' on en remarquait avec des cordes de fil, des écharpes de laine, des cordons de soie, des lisières de coton ou d' écorce d' arbre; d' autres avec des ceintures de peau, des tresses de cuir, des boucles de bois, des boutons de cuivre, des agraffes de fer et des bilboquets de cornes... je n' aurais jamais fait, mes chers amis, si je voulais faire une énumération complète des accoutremens de cette classe de bienheureux. Le divertissement étant fini, l' on chanta le miserere en trois parties pour le repos de l' âme du pape Léon X, que l' on tâche de tirer de l' enfer, pour faire cesser le scandale qu' il y cause par ses querelles continuelles avec Luther et Jean Hus. Après cet acte de piété, il se fit des parties de quatre, de six, de quinze, de vingt personnes et davantage, pour aller souper ensemble. Comme j' étais un nouveau venu, et que l' on ne se pique point trop de politesse en cepays-là, je serais vraisemblablement demeuré seul, si Jahel ne m' eût introduit dans une compagnie de vieux saints qui se disposaient à aller souper chez saint Christophe, qui régalait ce jour-là. Lorsque nous fûmes arrivés chez le saint, Jahel me dit: mon cher Diégo, en attendant l' heure de se mettre à table, je veux vous faire voir l' arsenal du paradis, où l' on conserve par vénération les principales choses qui ont servi à la gloire des saints et à la propagation de la religion sur la terre. Le premier objet qui s' offrit à ma vue en entrant dans cet arsenal, fut la machine avec laquelle les anges transportèrent la maison de la vierge de la Judée à Lorette. Puis le cabriolet dans lequel sainte Marguerite venait rendre visite à Jeanne d' Arc. Le métier sur lequel on fit l' oriflamme. La ruche qui fournit la cire pour la sainte chandelle d' Arras. Le moulin qui a fait le papier sur lequel saint Pierre écrivit au roi Pépin.L' anneau que Jésus-Christ donna à sainte Catherine lorsqu' il l' épousa. Le mouton qui fournit la laine du scapulaire que la vierge donna aux carmes. La béquille avec laquelle sainte Agnès chassait la goutte. L' âne que saint Germain ressuscita. Le corbeau qui nourrit pendant dix ans saint Paul hermite. Le pigeon qui apportait la communion à saint Elme. L' oie qui servit de guide aux croisés de Hongrie. Les canards de saint Nicolas, qui adoraient le bon Dieu. La mule qui prouva le mystère de la transsubstantiation.L' agneau de sainte Colette, qui s' agenouillait à la messe. Les six mois pendant lesquels saint Macaire fit pénitence pour avoir tué une puce. Le soufflet que saint Hilarion donna à satan dans le désert. La révérence que la vierge fit à saint Bernard.La corde avec laquelle sainte Marie de Tours attacha le diable. La chaudière dans laquelle on fit bouillir sainte Vénérande sans pouvoir la faire cuire. L' araignée qui sortit par la cuisse de saint François d' Ariano.Puis enfin la biche de saint Anogène, les hirondelles de saint Regalat, le renard de saint Boniface, les moineaux de saint Vincent, les poules de saint Ide, l' aigle de saint Guislain, le cochon de saint Antoine, le diable de saint Martin... ma foi j' en aurais bien vu d' autres si la cloche n' eût sonné pour le souper. Lorsque nous fûmes de retour, l' on servit. Sainte Claire et sainte Thérèse prirent le haut bout; Jahel et moi fûmes placés à côté de ces deux saintes; saint François et le frère Massé, son compagnon, se placèrent ensuite, puis saint Polycrone le porte-faix saint Jean le manchot,saint Cyrille le hargneux, saint Dominique l' encuirassé, saint Baradat, le rabougri, saint Adhelme l' intrépide, sainte Dorothée l' éveillée, Ambroise Paré, Ponce-Pilate, Rabelais et saint Christophe. Ce repas, quoiqu' on me le dit être un des plus simples que l' on fît en paradis, était bien le plus splendide, le plus magnifique que j' aie vu de ma vie, même chez M De La Grapillardière, le fermier-général, que j' ai servi pendant dix-huit mois. Indépendamment de toutes les viandes célestes dont je ne puis vous dire le nom, il me sembla que quelque pourvoyeur ailé avait parcouru les quatre parties du monde pour rassembler cette variété infinie de mets, tant en viandes qu' en gibiers, qu' enpoissons dont notre table fut couverte, et qui furent tous servis dans de grands plats d' or garnis de pierres précieuses. L' entremets et le dessert ne furent pas moins somptueux que les deux premiers services; les pâtés, les tourtes, les crêmes, les pâtes de toutes espèces, les fruits en tous genres, tant crus, secs que confits, ou différemment préparés; les vins, les liqueurs, les fondans, les cordiaux, les excitatifs, les stomachiques et les digestifs les plus exquis, furent répandus avec profusion; enfin tout ce que l' art de la cuisine peut exécuter de plus succulent et de plus délicieux fut réuni, selon moi, pour former ce repas admirable, où si quelqu' un trouve de la superfluité, c' est qu' il ignore que les saints ont meilleur appétit que les hommes. Le palais n' était point le seul organe du plaisir; les yeux, le nez, les oreilles, et généralement toutes les parties de notre corps se disputaient à l' envi la gloire de procurer le plus de délectation à chacun de nos individus. Une vapeur délicieuse qui sortit d' un plat de boudin du premier service, charmal' odorat pendant tout le repas. Vingt-deux jeunes filles d' une beauté ravissante nous chatouillaient de temps en temps la plante des pieds et le gras des jambes; trente-six autres, non moins belles, nous versèrent à boire jusqu' à dessert, et nous essuyaient les lèvres avec une gaze légère qui voltigeait sur leur sein. Huit cors de chasse, quinze trompettes et seize tambours remplacèrent ces jeunes filles, et vinrent faire l' accompagnement de la plus belle voix du monde, qui nous chanta les prouesses de saint Georges, la conversion de saint Bruno, et le risque que le Lazare courut sur la mer Méditerranée, en venant de la terre-sainte à Marseille. Mais rien ne me fit plus de plaisir qu' un moutardier de la grandeur d' un oeuf d' autruche, ou environ: le pied de ce moutardier était de rubis, et la coupe était le crâne d' un de ces mille philistins que Samson tua avec une mâchoire d' âne: cette coupe était enrichie de bas-reliefs admirables... si admirables, que je ne crois pas qu' il en existe de pareils dans le ciel entier. La composition, la disposition, la correction,le goût, l' élégance, le caractère, la variété, l' expression, la délicatesse, le fini, portés au plus haut point, semblaient être réunis pour former ce chef-d' oeuvre accompli: on voyait d' un côté les passages de la mer-Rouge et du Jourdain par les israélites, ainsi que celui de la Manche par le roi Jacques lorsqu' il se sauva en France; d' un autre, c' était la chute des murs de Jéricho au bruit des cornets à bouquins des prêtres de l' ancienne loi, et la démolition du temple de Charenton; puis le repos du soleil pendant la défaite d' Adonibesec et de ses confrères, et la même complaisance de cet astre pour Charles-Quint, lorsqu' il battit les protestans à Mulberg; enfin le séjour de Jonas dans la baleine, l' enlèvement d' Habacuc, quelques autres sujets d' histoire; mais plus simples, et qui n' excitèrent point tant mon admiration que la représentation au naturel, non-seulement de tous les israélites qui se sauvèrent d' égypte, mais encore celle de toute l' armée de Pharaon, depuis le chef jusqu' au moindre fifre; ainsi des autres, jusques et y compris les trois cents renards qui mirent le feu aux plaines de Thamnata, et dont j' avais oublié de vous parler.Pour le coup père Jean ne put plus s' empêcher de rire de toutes ses forces. Oserai-je demander, dit Diégo, pourquoi le vénérable père Jean rit? -je ris de ton moutardier, répondit celui-ci. -et moi je n' en ris pas, répartit l' espagnol.
CHAPITRE 5
Suite du voyage de l' espagnol en l' autre monde. Diégo avait assez parlé pour prendre un nouveau restaurant, aussi prit-il celui qu' on lui avait préparé pendant son dernier discours; ensuite il dormit un peu, puis il continua ainsi: lorsque la voix qui nous avait chanté les hauts faits du patriarche d' Angleterre, la conversion du père saint Bruno et le voyage du Lazare, eut fini, l' on renvoya les instrumens. Alors saint Polycrone entama une conversation sur la qualité du bois de Brésil. Cette matière fut généralement discutée avec beaucoup d' intelligence et de sagacité, et saint Baradat ne m' y parut pas le moins entendu. Lorsque cette conversationfut finie, il lui en succéda de particulières, c' est-à-dire que chacun des convives se mit à parler avec son voisin: saint François et le frère Massé s' entretinrent des chaleurs de la canicule; saint Dominique et saint Jean le manchot parlèrent de cuirasses; saint Cyrille et sainte Dorothée de l' abréviation des procédures; saint Adhelme et Ponce-Pilate discoururent de la levée des impôts; Ambroise Paré se mit à lire; saint Polycrone se mit à dormir, saint Christophe dormait déjà, et Rabelais parla tout seul. Quant aux deux saintes, leur entretien roula sur leur vie passée et sur les vertus éminentes qui leur avaient ouvert le ciel. Comme Jahel était sorti pour affaire, j' eus le loisir et la facilité d' entendre ce que ces saintes femmes dirent. En voici le précis: il faut avouer, ma chère soeur (c' est sainte Thérèse qui parle), que notre réputation sur la terre et le bonheur dont nous jouissons ici, valent bien les peines que nous nous sommes données pour acquérir l' un et l' autre. Il y a un temps infini que je brûle d' enviede vous conter l' histoire de ma vie; je vais vous faire d' autant plus volontiers cette confidence, qu' après sainte Ursule vous êtes la femme du paradis pour laquelle j' ai le plus d' estime et d' attachement, je ne sais pas même si, avec le temps, vous ne l' emporterez point sur votre rivale, tant je me sens d' inclination à vous aimer. Avila, dans la vieille Castille, m' a vu naître. Je suis la cadette des trois filles de Don Alphonse Sanchès De Cépède et de Dona Béatrix d' Ahumada, tous deux recommandables par leur piété, et, soit dit sans vanité, par une noblesse égale à celle de Charles-Quint. Le goût de ma nation pour le merveilleux porte mes chers compatriotes à ne lire que des histoires qui flattent ce même goût: l' héroïsme, la chevalerie, les enchantemens, les prodiges, les miracles, sont les seuls faits qui les touchent; et comme les romans et les vies des saints sont remplisde faits de cette nature, ce sont les seuls livres qu' ils lisent ordinairement, et ce furent aussi ceux que Sanchès De Cépède lisait ou donnait à lire à ses enfans pour leur former l' esprit et le coeur. Je n' avais que neuf ans lorsque je commençai à prendre goût pour la lecture de la légende: les romans ne me touchaient point encore; les aventures qu' ils contenaient y étaient mêlées de certaines matières trop abstraites pour un enfant de mon âge; mes soeurs, plus âgées, et par conséquent, plus intelligentes, en savaient faire leur profit; pour moi, je m' en tins à la vie des saints, et je trouvai tant de satisfaction à cette lecture, que, par la suite, j' en fis une des principales occupations de ma vie. Née avec un coeur tendre et sensible, avec l' imagination vive, avec cette inquiétude d' esprit qui affecte particulièrement les personnes sujettes aux grandes passions de l' âme, je ne pouvais entendre, sans être pénétrée de crainte et de trouble, les pénitences affreuses que plusieurs saints anachorètes avaient faites pour éviter l' enfer,duquel on me faisait de temps en temps des peintures effroyables; je ne pouvais lire l' histoire des tourmens terribles que les martyrs avaient soufferts pour la gloire de Dieu, sans avoir un désir ardent de mourir de même pour un objet si beau. Occupée sans cesse de ces sortes de choses, j' en perdais le boire et le manger; je ne dormais plus, je ne faisais que rêver, et mes rêves achevaient de peindre à mon esprit échauffé ce que la lecture et les propos que j' entendais n' avaient que crayonné. Tantôt je me trouvais sur le mont Liban, sur le mont Oreb, ou sur le mont Sinaï; tantôt c' était dans les vastes déserts de la haute égypte et de l' Arabie, et partout je voyais ces bienheureux solitaires des premiers siècles, les uns chargés de chaînes comme des démoniaques, se traînant à quatre pates comme Nabuchodonosor, et broutant l' herbe comme des chèvres; d' autres se déchirant le corps comme les fakirs des Indes, se roulant sur les ronces et les orties comme les bonzes de la Chine, et jeûnant sans cesse comme des talapoins de Siam; d' autres se tenant debout sur unejambe, sur un fer pointu, ou les bras élevés comme les dervis du Candahar, se disloquant les membres comme les santons de l' Aschour, méditant sans cesse comme les sauguis du Mogol, et priant sans relâche comme les lamas du Thibet; d' autres s' exposant aux injures de l' air comme les bramins du Visapour, se vautrant dans la neige comme les moineaux du Chili, ou se cachant dans des trous comme les blaireaux de la Westphalie. D' autres fois je me trouvais chez les payens dans les siècles de persécution, et je ne rencontrais que des roues, des gibets, des croix, des bûchers préparés pour les supplices de cette classe d' élus, qu' un zèle intrépide faisait renverser les idoles des nations, pour les convaincre de la fausseté de leur culte: ici je voyais des bras, des jambes, des têtes séparées de leur tronc, se rejoindre en un instant au grand étonnement d' un peuple barbare, aveugle et endurci; là, c' étaient des vierges qu' on violait, d' autres qu' on lapidait, qu' on déchirait, qu' on grillait, qu' on éventrait, et qui, pour faire enrager les tyrans, se trouvaient guéries àl' instant ou la nuit suivante: plus loin, c' étaient d' autres martyrs à qui l' on faisait souffrir les mêmes tourmens, mais qui trouvaient à propos de demeurer estropiés ou de mourir de leurs blessures; partout, enfin, c' était, tant de la part de ces saints que de celle des payens, un contraste frappant d' innovation et de préjugés, de zèle et de menaces, d' obstination et de rigueur, d' enthousiasme et de violence, de fureur et de cruauté. Je sortais de ces rêves avec l' imagination remplie de ces choses; la lecture du même genre succédait et achevait de me convaincre que, quoique ce monde-ci fût le meilleur des mondes possibles, l' on ne pouvait se sauver qu' en faisant précisément tout le contraire de ce que la nature et la raison nous prescrivent; qu' il fallait anéantir l' espèce humaine en embrassant la plus étroite virginité, tourmenter et ruiner par les jeûnes, les veilles et la discipline, ce corps que le créateur a formé; embrasser une pauvreté volontaire, renoncer au travail, aux emplois, et par conséquent à tous les devoirs de la société tant générale que particulière; courir avertir les infidèles qu' ils se défissent de la religion de leurs ancêtres, sous peine d' être pris par le diable; les convertir malgré eux, ou du moins se faire égorger pour couronner l' oeuvre. à l' aide des réflexions que je faisais sur ces choses et sur leurs conséquences, je conçus une telle haine pour le monde, une telle frayeur pour l' enfer, que je courais quelquefois comme éperdue par la maison de mon père, en poussant des hurlemens épouvantables. Je n' avais pas encore dix ans que je formai le dessein de prêcher l' évangile aux maures: j' irai parmi ces infidèles, disais-je en moi-même; je leur reprocherai leur aveuglement; je leur exposerai les vérités de notre sainte religion; je les exhorterai par mes prières, par mes larmes, à se faire chrétiens; et si mon zèle, au lieu de les toucher, les irrite, je mourrai, et j' éviterai par les tourmens de cette vie ceux qui m' attendent dans l' autre. Je communiquai cette sainte résolutionà un frère que j' avais, sur l' esprit duquel la légende avait fait les mêmes impressions que sur le mien; ce frère approuva tout ce que je lui proposai, et nous partîmes incognito pour aller convertir les maures ou mourir pour la foi. L' esprit préoccupé de la gloire que nous allions acquérir par la conversion de ces infidèles, ou par la mort glorieuse qui nous attendait, nous marchions l' un et l' autre d' une ardeur extrême, quand tout-à-coup, ô ma chère soeur, quel revers! Satan suscita un certain parent qui se trouva sur notre route, qui nous reconnut, qui nous arrêta, qui nous ramena chez notre père, où l' on trouva à propos de nous faire évaporer par les fesses les trois quarts du zèle qui, à ce qu' on prétendait, nous avait fait tourner la tête. Voyant que nous ne pouvions devenir apôtres ni martyrs, nous résolûmes d' être hermites. Le jardin de la maison fut notre désert; les grottes que nous y construisîmesfurent les cavernes où nous passions la plus grande partie de notre temps, soit à la prière ou à la lecture, soit au recueillement ou à la contemplation. Je continuai ce genre de vie pendant un peu plus de deux ans: au bout de ce temps-là, mon inquiétude naturelle augmenta; certain trouble inconnu affectait par intervalle toutes les facultés de mon âme, et ce trouble ne cessait que pour laisser un vide affreux dans mon esprit, que le fruit de mon éducation et de mes lectures avait rempli jusqu' alors; certain genre de mélancolie engourdit le reste de ma vivacité; ma solitude me plaisait plus que jamais, mais ce n' était plus pour y faire ces lectures, ces réflexions, qui traçaient dans mon cerveau un tableau régulier, dont l' ordonnance et la symétrie m' occupaient pendant le sommeil; au contraire, mes rêves si fréquens ne me représentaient plus que des objets monstrueux, informes et confus, qui me tourmentaient, et qui tiraient sans doute leur origine de mon imagination agitéed' une part, et de certaines dispositions physiques de l' autre. J' étais dans cet état indéfinissable lorsque je perdis ma mère. Certaines bienséances me produisirent alors dans le monde; mais les charmes de la société, l' enjouement de mes compagnes, les amusemens de mon âge, la nouveauté, la variété des objets dont j' étais environnée, ne purent tirer mon âme de sa léthargie; la seule présence d' un jeune homme d' environ seize ans, nommé Don Pèdre De Busillos, apportait, sans que je susse comment, quelqu' adoucissement à mes maux, et me causait une émotion que je n' avais pas encore éprouvée, mais son absence me replongeait dans mon premier état. Un jour que le hasard me fit rencontrer seule avec Don Pèdre, il m' envisagea d' un air si tendre, ses yeux avaient quelque chose de si vif, de si pénétrant, que je m' évanouis à leur aspect. Comme il n' y avait personne à portée de l' appartement où nous étions, Don Pèdre prit tous les soins possibles pour me secourir; il y réussit; j' ouvris les yeux; je me trouvai dans ses bras,le visage contre le sien tout baigné de larmes. -charmante Thérèse, me dit-il, que vous ai-je fait pour que ma compagnie, ma seule vue, puissent être la cause de l' état funeste où je vous vois? -hélas! Je ne sais, lui répondis-je; votre présence... vos yeux... je ne puis m' expliquer. -serait-il possible, reprit Don Pèdre avec transport, que mes yeux eussent fait sur votre coeur la millième partie de l' impression que les vôtres ont fait sur le mien! -vous devez en juger par l' effet, lui dis-je. -si cela est, s' écria Don Pèdre, mon bonheur est extrême! Ah! Divine Thérèse! Que viens-je d' entendre! ... ne perdons point un temps précieux que le ciel nous envoie; jurons-nous un amour éternel, et concertons des moyens de nous rendre heureux. -je ne vous entends point, Don Pèdre, lui dis-je... heureux? Cela se pourrait-il? Je n' ai jamais connu de bonheur en ce monde, à moins que ce n' en soit un que d' être avec vous. -oui, ma chère, ajouta Don Pèdre, c' en est un pour vous et pour moi... l' arrivée d' une de mes soeurs termina notre entretien; et celle de plusieurs personnesqui entrèrent immédiatement après, empêcha que l' on ne s' aperçût du désordre où cette scène m' avait mise. Aussitôt que j' en eus le loisir, je courus à mon hermitage; je m' enfermai dans ma grotte; je m' abandonnai à un nouveau genre de réflexions, qui, jointes à mon inexpérience, à des désiers indéterminés, à une agitation générale et extraordinaire, me plongèrent dans un second trouble, où je ne démêlais rien mieux que dans le premier. La nuit vint et se passa; le lendemain aussi; la seconde nuit était déjà bien avancée, et j' étais toujours dans le même état, lorsque tout d' un coup j' aperçus un homme à mes genoux; je n' eus pas la force de m' enfuir ni de crier, il m' en resta seulement assez pour reconnaître Don Pèdre. -téméraire, où allez-vous? Lui dis-je d' une voix tremblante. -vous le voyez, me répondit-il... alors il se tut; il me prit les mains qu' il serra dans les siennes; nous répandîmes des larmes, et nous demeurâmes quelque temps à nous regarder sans pouvoir rien dire.Enfin je rompis ce silence; je lui peignis le péril où sa témérité l' exposait, je le priai de se retirer, et j' ajoutai que, s' il s' obstinait à demeurer davantage, la crainte qu' on ne le surprît dans ce lieu allait me faire mourir de frayeur. Ces paroles furent un coup de foudre pour Don Pèdre: l' image du danger où il s' était exposé, la nécessité de me quitter, l' état où il me voyait, faillirent de lui ôter la force de s' éloigner; enfin il m' embrassa, il me dit adieu, et disparut. Jugez, ma chère, après tout ce que vous venez d' entendre, de la situation où Don Pèdre me laissa. Le jour étant venu je me retirai dans mon appartement: j' y passai la matinée dans une agitation extrême; et sous prétexte que je jeûnais, je ne voulus point dîner. L' après-midi, mon père partit pour la campagne; mes soeurs allèrent faire quelques visites; je demeurai seule, et Don Pèdre accourut me trouver. Grand dieu qu' il était beau! ... anges du ciel! Qui m' êtes apparus tant de fois dans ma vie, n' en soyez pas jaloux, mon amant était millefois plus brillant et plus aimable que vous. La solitude, le silence qui régnaient autour de mon appartement, la liberté dont j' y jouissais enhardirent Don Pèdre: il voulut m' embrasser, je le repoussai; je voulus fuir, il m' arrêta; je redoublai mes efforts, il redoubla les siens; je voulus me fâcher, mais la nature trahit mon courage: je me pâmai, et je tombai sur un sopha, sans mouvement et sans connaissance. J' ignore les autres préludes de ma défaite; je ne recouvrai le sentiment que pour voir le triomphe de mon vainqueur, que pour sentir nos âmes confondues, et nos sens inondés d' un torrent de délices. J' appris alors, ma chère soeur, que le trouble qui m' avait si fort agitée depuis quelque temps avait son remède, ainsi que le reste des maux qui affligent l' humanité. L' enjouement, la gaîté et toutes les grâces de mon âge succédèrent à cette humeur inquiète et mélancolique, qui me faisait employer mes plus beaux jours dans la contemplation de la vie des anachorètes et des martyrs, et à chercher les moyens de les imiter. Si j' avais désormais à demeurerdans les déserts, m' écriai-je quelquefois, ce serait avec mon amant! Si j' avais à mourir, ce serait pour lui, et non pour l' évangile! Je vécus deux ans dans le sein d' une félicité digne d' être enviée. L' amour le plus tendre, l' estime la plus parfaite, une confiance entière et réciproque, des plaisirs toujours vifs, toujours nouveaux, que nous nous procurions à l' aide de certains momens que savions nous ménager à propos, nous rendaient les deux plus heureux mortels de la terre. Mais ce bonheur ne dura guère: la petite vérole enleva mon amant en six jours de maladie. Cet affreux événement anéantit toutes les facultés de mon âme: je tombai à la renverse lorsque je l' appris, et je fus plus de deux jours dans une léthargie si profonde que l' on désespéra de ma vie. Au bout de ce temps-là je pris quelque nourriture, ma santé revint peu à peu; mais aussitôt que mon esprit eut la force de se représenter la perte que j' avais faite, je poussai des cris perçans en appelant mon amant, et je versai tant de larmes quel' on craignit derechef pour ma vie. Une douleur si extraordinaire confirma mon père dans le soupçon que certaines familiarités entre Don Pèdre et moi lui avaient causé: il profita du désordre de ma raison, il employa la douceur et les menaces, il m' arracha un secret qui n' eût dû être su que du ciel et de moi. Je ne m' aperçus de ma faiblesse que lorsque je me vis enfermée dans un couvent d' augustines, et sous la garde de quatre vieilles béates qui me martyrisaient par leurs importunités, par leurs prédications éternelles. Ayant demeuré un an et demi dans cette espèce de prison, je crus fléchir mon père; mais il demeura inexorable, et le monde me fut interdit pour jamais. Je tentai alors de rendre mon état plus supportable en le rendant en quelque façon volontaire; j' entrai dans un monastère de carmélites, où je fis profession. Je perdis insensiblement le souvenir du siècle, mais je ne pus si facilement oublier Don Pèdre: quelqu' effort que je fisse pour être toute à Dieu, je demeurai à mon amant; mes prières, mes cris s' adressaient au premier,et mes soupirs à celui-ci: les préjugés, mon devoir remplissaient mon âme de trouble, de crainte et d' amertume, et n' ébranlaient pas mon amour. Le sommeil, qui aurait dû apporter quelque trève à mes maux, était l' état que je craignais le plus; mon imagination libre me transportait alors dans les bras de cet amant chéri: ses regards, ses discours, ses caresses donnaient l' essor à ma flamme, la nature aidait au prestige et en faisait une espèce de réalité; mais si je m' éveillais dans ces momens de délices, c' était pour tomber dans un abîme de scrupules et d' horreur, où le souvenir d' une illusion passagère me paraissait un crime affreux. Je vécus dix-huit ans en proie à cette guerre intérieure et crelule. Mais lorsque j' eus atteint un certain âge, je sentis ma tranquillité renaître et croître en proportion de la diminution de mon tempérament; le devoir l' emporta sur ma passion, jedonnai à Dieu, sans contrainte, un coeur qu' un mortel lui avait disputé si long-temps. Ah! Ma chère soeur! Que c' est un grand chemin de fait vers l' amour mystique, que d' avoir exercé auparavant toutes les facultés de son âme dans celui d' un amant! Dieu n' y perd pas pour avoir attendu; aussi ne tarda-t-il guère à voir le coeur de Thérèse pénétré de ce feu sacré, si peu connu sur la terre. Je ne sentis point sitôt le calme dans mon intérieur, que je m' abandonnai tout entière à la contemplation. Cet exercice m' éleva insensiblement à un point de perfection, à un amour de Dieu si grand, que mon âme se trouva épurée de toute affection terrestre, et affranchie du joug de toutes les passions. Vous le dirai-je? Enfin, cet état plut tellement à Dieu, que son divin fils daigna se manifester à moi selon sa nature humaine, et m' épouser à la fin.Une faveur si particulière piqua mon ambition; je prétendis à un bonheur plus grand; mes yeux m' avaient procuré la jouissance de mon divin époux, je cherchai le moyen de le voir dans toute sa splendeur, dans toute sa gloire, c' est-à-dire dans sa divinité et de devenir semblable à lui. Pour parvenir à un but si désirable, je ne trouvai point de morale plus propre que celle des sectateurs de Foë ni de cheminplus court que la voie unitive des platoniciens. Je m' élevai donc au-dessus des sens, j' abandonnai les opérations de mon esprit, tous les objets sensibles et intelligibles, généralement toutes choses qui sont et ne sont pas, et je parvins non seulement à voir Dieu, comme Plotin, sans l' entremise des idées, mais encore à sentir mon âme reculée et abîmée en lui par une présence foncière et centrale, par une union essentielle, immédiate et plus essentielleque l' union hypostatique. Ah! Ma chère soeur! C' est là que l' époux se fait sentir à l' âme par des touches divines, par des goûts, des illaps, par des suavités ineffables! C' est là que l' âme n' est plus soi, ni en soi, ni par soi, mais elle existe en Dieu, elle vit par Dieu; elle est, si j' ose le dire, semblable à Dieu! Lorsque je fus parvenue à cet état sublime de perfection, où rien de tout ce qui existe sur la terre ne devait plus me toucher, je daignai jeter encore un regard sur l' ordre des carmes et celui des carmélites, et j' y vis un relâchement, une tiédeur, et des désordres si considérables, que je résolus de les réformer l' un et l' autre; enfin, malgré les obstacles, les persécutions et la prison où l' on m' enferma, secondée de la grâce d' en haut, du zèle de l' infatigablesaint Jean-de-la-croix, je vins à bout d' introduire ma réforme dans seize monastères de filles, et de voir avant ma mort quatorze couvens de carmes déchaussés. -cette sainte Thérèse était-elle jolie? Dit père Jean. -plus que jolie, répondit Diégo, car elle était belle; indépendamment de sa beauté, certain je ne sais quoi de gracieux, de tendre, de touchant dans son discours, un feu subtil qui pénétrait à travers la langueur de ses yeux, des grâces infinies dans tout ce qu' elle faisait, la rendaient adorable. -par la fressure du gardien que j' ai assommé! S' écria père Jean, si j' eusse été là, j' aurais exploité cette castillane; quand même saint Dominique l' encuirassé, saint Baradat le rabougri, et toute la kirielle de saints avec qui tu as soupé, auraient dû m' écarteler. Ces femelles aux yeux mourans sont pour le déduit cinquante mille piques au-dessus de ces animaux pétillans, dont le feu s' évapore aussitôt qu' il est allumé. Je me souviendrai toute ma vie de défunte ma pauvre femme la supérieure; tudieu quelle commère! J' eusse mieux aimer passer une nuit avecelle qu' un carême entier avec la Camargot. -très-redoutable père Jean, dit l' espagnol, auriez-vous osé commettre une telle action en présence d' une si auguste compagnie? -je la commettrais en face de tout l' univers, répartit père Jean. -ô très-révérend père! Dit le juif, si vous eussiez commis une telle action du temps de Moïse, l' on vous aurait mené hors du camp et l' on vous aurait lapidé. -ô très-respectable père! Dit l' allemand, si vous aviez commis une telle action dans mon pays, l' on vous mettrait au pilori. -ô très-vénérable père! Dit le suédois, si vous aviez commis une telle action à Stokholm, l' on vous mettrait dans un sac et l' on vous jetterait à la mer. -ô très-vertueux père! Dit l' anglais, si vous aviez commis une telle action en Angleterre, l' on vous enverrait à la maison des fous. -ô mon cher confrère! Dit Vitulos, si vous eussiez commis une telle action dans notre couvent, l' on se serait bien donné de garde d' en parler à personne. -ô mon cher oncle! Dit le compère, sivous aviez commis cette action parmi un peuple de philosophes, l' on ne vous dirait rien. -parbleu, dit père Jean, mon neveu a raison; car si une action est bonne de sa nature, il n' y a point plus de mal de la commettre en public qu' en cachette. Or, exploiter une femme est une action qui est bonne en elle-même, puisque c' est le but de la nature de perpétuer notre espèce et de soulager nos besoins là où ils nous prennent; donc il n' y a point de mal d' exploiter une femme publiquement. Il n' y a que les préjugés et les lois qui aient le rare privilége de changer la nature des choses. Dans l' état de nature il n' y a ni honnête ni déshonnête. Ce que l' on nous débite de cet avertissement de la nature, de ce sentiment interne que l' on appelle honte, est absurde; ce n' est quel' effet de l' opinion sur un esprit faible et préoccupé. Si la honte était un sentiment naturel, les animaux qui suivent si fidèlement les instincts de la nature, chercheraient les ténèbres et les endroits reculés pour travailler à la multiplication; or, rien n' est plus faux que cela. Il faudrait encore que tous les hommes cherchassent les retraites les plus sombres, ce qui est encore faux. N' a-t-on point vu les mossyniens besogner les mossyniennes aussi publiquement que les moineaux besognent leurs femelles?Sextus Empiricus ne conte-t-il pas la même chose de plusieurs peuples des Indes? D' autres nations n' ont-elles pas fait un acte de religion de la publicité de cette action? Les mésagètes et les nasamoniens n' en faisaient-ils point une coutume? Une secte de mahométans ne la pratique-t-elle pas encore aujourd' hui? N' a-t-on pas trouvé le nouveau monde dans cet état de nature et d' innocence? Et l' Europe... par la corbieu! Si je voulais prendre la peine de fouiller dans ma mémoire, je vous citeraistant d' exemples que vous me croiriez, ou que le diable vous emporterait. -très-redoutable père Jean, dit l' allemand, ce que nous venons de vous dire n' a point été pour vous fâcher; nous pensons tous comme vous sur cet article; nous voulions seulement vous faire sentir qu' il y a des pays où l' on regarde la publicité d' une telle action comme un crime énorme contre la pudeur, contre les bonnes moeurs, et contre les lois qui en sont les protectrices. D' ailleurs, mon cher père Jean, l' on pourrait encore objecter à ce que vous venez de dire, qu' il suffit que les nations civilisées soient sujettes à la honte pour que l' on regarde ce sentiment comme naturel, et qu' il ne faut point s' en rapporter aux usages de quelques nations barbares, telles que celles dont vous venez de parler. -c' est justement pour cela, morbleu, c' est justement pour cela que je les ai citées, répartit père Jean; les peuples que l' on nomme barbares se sont beaucoup moins écartés de la simple nature que ceux quel' on appelle civilisés, qui, par un raffinement bizarre, ont tant multiplié les lois de la pudeur et de la bienséance, qu' ils se sont rendus les esclaves de ces mêmes lois et les tyrans odieux de ceux qui ne les observent pas. Que l' on ne me vienne pas dire que puisque la pudeur est inutile, la nature, qui ne fait rien en vain, nous a fait un don superflu en nous douant de ce sentiment; car je répondrais que la nature ne nous a pas doués d' un tel sentiment, mais que notre machine est tellement constituée, que lorsqu' on a le malheur d' être né parmi une nation à pudeur, l' éducation, les préjugés, la crainte du mépris, du ridicule, cause dans certaines actions, dans certaines occasions, une effervescence dans le sang qui produit cette espèce d' émotion, d' embarras, de confusion, de trouble, que l' on appelle honte, et comme cette honte est un mal, puisqu' elle fait souffrir la machine, il ne faut point trouver étrange que l' on craigne, que l' on évite ce mal en proportion de l' idée que l' on s' en forme, et des suites fâcheuses que l' on attend de l' actionqui la cause. Il y a une terrible différence entre une faculté, une disposition, une aptitude à devenir tel ou à faire telle chose, et une qualité individuelle, un sentiment inné, qui nous rend essentiellement tel, et qui nous porte à agir nécessairement d' une certaine façon. Que l' on rassemble toutes ces facultés, ces dispositions, ces aptitudes qui sont en l' homme, et que les ignorans prennent pour des qualités naturelles, pour des sentimens innés, qu' on le fasse alors agir en conséquence, on lui fera faire de belles choses. Qu' en dis-tu, mon neveu? -je dis que mon cher oncle a raison, répondit le compère. -tout ce que vous nous dites-là est admirable, dit l' anglais à père Jean; mais il me semble que l' exemple des animaux n' est pas suffisant pour autoriser la publicité de l' exploitation des femmes. 1 l' on prétend qu' il n' y a point de droit commun aux hommes et aux bêtes, mais que les hommes ont un droit naturel particulier, c' est-à-dire une règle de morale fondée sur la connaissance des moyens relatifs à leur bonheur, dans quelqu' état qu' ils se trouvent; 2 il est très-prouvé que les bêtes, que l' on prétend suivre exactement l' instinct de la nature, agissent toutes bien différemment, quoique dans les mêmes circonstances. Chez les coqs, la polygamie est admise, et le mâle de la tourterelle est le plus fidèle de tous les maris; certains animaux ne vivent que de chair, les autres l' ont en horreur; d' autres dévorent leurs petits, chez d' autres, l' on n' a jamais vu et l' on ne verra jamais une telle barbarie; ainsi de mille autres exemples que je pourrais vous citer. -monsieur de l' Angleterre, reprit pèreJean, si votre raisonnement n' est point juste, il est du moins spécieux. Je vous accorde qu' il n' y a point de droit commun aux hommes et aux animaux, mais il y a une loi commune aux uns et aux autres. C' est à cette loi que je m' attache ici, et non à ce mot vide de droit, ni à ces petites lois particulières, à ces inclinations différentes, que l' on distingue dans chaque espèce; car comme la nature a mis une dissemblance sensible, une variété infinie entre les individus de toutes les espèces, et qu' elle n' a point laissé de leur donner à chacun quelques parties par lesquelles ils se ressemblent tous, cette même nature, qui a établi entre eux une si grande différence dans leur manière de sentir, d' agir et d' exister, a aussiétabli quelque manière d' être, de faire et de sentir, qui est commune à tous les animaux. Je défie le plus habile moraliste de me démontrer que la honte entre dans ce dernier article. Ne m' allez pas répéter que le consentement universel des nations les plus considérables de la terre, sur la nature d' une action morale, est suffisant pour rendre raison de la moralité de cette action; car je vous dirais que l' opposition de sentimens entre ces mêmes nations sur la nature de mille autres actions, prouve sans réplique que toutes les actions sont indifférentes, et qu' elles n' acquièrent le titre d' honnête ou de déshonnête, de juste ou d' injuste, que selon les idées que les hommes y ont attachées. Ouvrons les livres qui traitent des moeurs et des coutumes des peuples anciens et modernes, nous verrons les égyptienstrouver fort joli d' épouser leurs soeurs, et les perses leurs mères; nous verrons les femmes des gétuliens et des bactriens autorisées par la loi de cocufier leurs maris avec qui bon leur semble; en Colchide, en Abyssinie, honorer les voleurs; les athéniens les lapider, et les bactriens cracher dessus; chez les scythes, tuer leurs pères et mères à soixante ans; les massagètes assommer leurs parens devenus vieux, et les manger ensuite; les hyrcaniens les exposer tout en vie pour être dévorés des chiens et des oiseaux; chez les grecs et les romains, la pédérastie tolérée, et l' infidélité des femmes punie; chez les modernes de l' Europe enfin, quel contraste! Quelle variété! Que de contradictions dans les coutumes, les moeurs et les opinions! Je n' en rapporte rien, car j' en aurais trop à dire. Ne m' allez point non plus citer Grotius,qui dit que puisque l' homme est un animal doué de raison, et fait pour vivre en société, la moralité de ses actions provient de leur convenance ou disconvenance avec une nature raisonnable et sociable; car je vous enverrais demander à Grotius où il a appris que l' homme est fait pour la société, ou plus tôt pour cet état de contrainte et d' esclavage, où l' inégalité des fortunes et des conditions, le progrès des connaissances, la contrariété des opinions, le joug de la religion, l' autorité des lois, ont rendu cet homme malheureux, tandis qu' il était fait pour être libre, indépendant, égal à ses semblables, pour n' avoir que des idées propres à cet état de nature, à ses besoins, en un mot pour être aussi heureux que les autres animaux... qu' en dis-tu, mon neveu? -je dis, répondit le compère, que mon cher oncle raisonne comme un ange. -aussi est-ce à l' école de mon cher neveu que j' ai appris toutes ces choses... or çà, l' homme de l' autre monde, continue-nous le récit de tes visions. - mon très-révérend père, dit Diégo, ce ne sont point des visions que je vous ai contées, c' est bien la pure vérité. -visions ou non visions, continue, te dis-je.
CHAPITRE 6
Suite de la relation de Diégo. Lorsque sainte Thérèse eut fini son histoire, reprit l' espagnol, elle dit à son amie qu' elle était passablement instruite de la sienne, mais que, comme elle ignorait le fond de celle de saint François, elle la priait de vouloir la lui conter. Sainte Claire acquiesça avec plaisir à une demande si raisonnable, et parla ainsi: le séraphique saint François, que voilà, est né à Assise en Ombrie, ainsi que moi. Après avoir passé les premières années de sa vie à apprendre le commerce, auquel son père, qui était un riche négociant, le destinait, il attrapa je ne sais quel mal encourant le guilledou avec ses camarades, et ce mal lui renversa tellement la cervelle qu' il devint fou. -fou! S' écria sainte Thérèse. -oui, ma chère, fou, et très-fou; mais d' une folie si admirable, qu' elle servit de modèle par la suite à la réformation de la simplicité évangélique. Le premier exploit que mon compatriote François fit en entrant dans la carrière qu' il courut si dignement après cette aventure singulière, fut de se revêtir de haillons, et de s' aller planter au milieu de soixante à quatre-vingts gueux qui mendiaient à la porte de l' église de saint-Pierre à Rome. Après avoir demeuré quelque temps parmi ces truands, il jeta ses guenilles, reprit ses habits ordinaires, et revint à Assise; mais sacharité pour ses confrères ne l' abandonna pas; pour en convaincre toute la terre, il ne crut pouvoir mieux faire que de voler son père pour faire l' aumône aux ladres, et racommoder une église sur la recommandation d' un crucifix qui lui avait fait l' honneur de lui parler. Le père de François, interprétant mal à propos certaines paroles de Salomon,ou plutôt craignant que les pieuses libéralités de son fils ne lui fissent faire un jour banqueroute, le déshérita, et le traîna devant l' évêque pour le faire condamner. Mais le saint n' en fit pas à deux fois, il se mit nu comme un ver en présence de toute l' assemblée, rendit toutes ses hardes à son père et renia le bonhomme, pour apprendre aux parens à respecter leurs enfans; après quoi, s' étant affublé d' une guenille qu' on lui donna, s' étant ceint d' une corde qu' il trouva, et enveloppé la tête d' un capuchon qu' il se forma, il se mit à courir les champs, équipé à peu près comme Cratès. Des actions si saintes et si édifiantes touchèrent une infinité de personnes. L' on n' entendait parler que d' enfans qui avaient volé leurs parens pour faire l' aumône; l' on ne voyait que des fils qui avaient renié leurs pères pour s' attacher à Dieu; l' on ne rencontrait que des gens qui avaient renoncé à tout pour aller mendier; c' était àqui admirerait, à qui imiterait, à qui suivrait le nouvel apôtre. Bref, en moins de quatre ans, la moitié de l' Italie se trouva obligé de faire l' aumône à l' autre, et la quantité prodigieuse de disciples de tout sexe, de tout âge, de toute condition, que le saint personnage se vit, le détermina à former un ordre de religieux, ce qu' il fit à la grande satisfaction d' un chacun, n' ayant encore que vingt-sept ans. Je ne tenais point le moindre rang parmi les admirateurs de François, mais je n' osais le témoigner. Mon père était terrible sur cet article; il regardait le saint comme un fanatique, un écervelé; il gémissait de la faiblesse de la raison humaine, en voyant l' ardeur avec laquelle un chacun embrassait un genre de vie à son avis si ridicule, si méprisable. Cependant je n' eus pas plutôt entendu parler de l' établissement que le patriarche de la besace venait de faire, que je résolus de m' y faire agréger.Pour cet effet je m' échappai une nuit de la maison de mon père; je courus au monastère de sainte Marie des anges, où, ayant été reçue, fêtée, régalée comme une divinité par cet homme admirable, je fus prêchée, bénie, tondue, puis dépouillée des habits du siècle, revêtue de l' habit de l' ordre, menée chez les bénédictines de Pozzo, et de là dans une vieille église, où je devins, non pas une simple réformatrice comme vous, ma chère soeur, mais bien la fondatrice de l' ordre des damianites; ordre fameux, où les femmes vont sans chemises comme les capucins, sans caleçons comme les singes, et nus-pieds comme les poules, croupissant par humilité dans l' ordure et la vilenie inséparables de notre sexe; psalmodiant, priant, méditant, gémissant, jeûnant sans cesse, et faisant tout ce qu' elles peuvent pour tourmenter leur corps et faire enrager le diable. Je ne fus pas long-temps sous la direction de l' homme de Dieu, sans atteindre àun si haut degré de perfection, que je servais de modèle à toutes les saintes femmes qui avaient quitté le monde ou leurs maris pour embrasser ce nouveau genre de vie. Mais cette perfection était encore bien éloignée de celle de mon directeur. François était devenu si humain qu' il se serait plutôt laissé manger des poux que d' en tuer un; il était si humble, qu' il appelait les élémens, les plantes et les animaux, ses frères; il était si fervent qu' il prêchait aux oiseaux, aux poissons, aux moutons et aux chevaux; il était si respectable, que malgré l' air hideux qu' il avait acquis par sa manière de vivre, les oiseaux le caressaient, chantaient avec lui, et se taisaient lorsqu' il le leur ordonnait. Les oiseaux n' étaient point seuls dociles à sa voix; les autres animaux, le feu même, lui obéissaient. Un jour qu' un chirurgien se disposait à lui cautériser les tempes pour une fluxion qu' il avait sur les yeux, il dit, en voyant le fer chaud: mon frère le feu,fais-moi l' amitié de tempérer ta chaleur, et de ne me brûler que le plus doucement que tu pourras. Ce que son frère le feu fit. Une autre fois qu' il prêchait dans un endroit où il y avait un âne si fougueux qu' il troublait tout l' auditoire, il dit: mon frère l' âne, tiens-toi tranquille et laisse-moi prêcher. -son frère l' âne se mit la tête entre les deux jambes et ne remua plus. Cet âne-là avait son bon sens; ainsi il n' est point étonnant qu' il obéit si facilement. Mais voici l' histoire d' un autre animal qui était dans le cas de ne pas entendre raison. Un loup enragé entra un jour dansune ville, mordit un grand nombre de personnes, et répandit une épouvante générale. François ayant appris cette aventure, vint trouver l' animal et lui dit: mon frère le loup, si tu veux me promettre de ne plus faire le diable à quatre, comme tu as fait jusqu' ici, les bourgeois de cette ville te nourriront. -le frère le loup fit signe de la tête qu' il ne demandait pas mieux. -assure-moi donc de ta promesse, reprit le saint homme. -le frère le loup leva la patte droite, et la mit très-poliment dans la main du frère François. Alors le frère François dit au peuple: mon frère le loup, qui est ici présent, promet de vivre en paix avec vous, si vous consentez de le nourrir comme il doit l' être, ce dont je suis caution. -toute l' assemblée promit de ne rien laisser manquer au loup. Alors le saint personnage dit: et toi, frère le loup, promets-tu de garder ta promesse? Le loup se mettant à genoux, et levant derechef la patte droite, fit entendre par gestes qu' il n' était point loup à violer ce qu' il avait promis: en effet, l' animal vécut encore deux ans, cherchant sa pitance de porte enporte, et dans une profonde paix, non-seulement avec les hommes, mais encore avec les chiens de la ville et des environs. Quoique mon compatriote aimât beaucoup ses frères les animaux, il ne laissait point de les punir lorsqu' ils commettaient quelque cas un peu grave. Il maudit une truie pour avoir tué un agneau par bêtise, et la malédiction eut son effet. Il n' était pas plus traitable lorsque quelques malintentionnés l' interrompaient dans ses sermons. Un jour une femme s' étant avisée de sonner une clochette tandis qu' il prêchait, il lui enjoignit de se tenir tranquille; mais cette femme continuant toujours, il commanda à Satan de l' emporter, et Satan l' emporta.à propos de Satan ou du diable, ce qui est la même chose, je veux, ma chère soeur, vous conter un des tours que saint François lui jouait de temps en temps. Vous n' ignorez pas que l' ennemi du genre humain est continuellement aux aguets, qu' il étudie le faible des hommes, et qu' il ne manque point de profiter de ce faible pour les faire tomber dans les pièges qu' il leur tend. Or, voici ce qui arriva: le serviteurde Dieu était un peu inclin à la paillardise; et comme la mollesse et l' oisiveté sont la source de ce vilain péché, c' était aussi par là que l' ennemi commun formait ses attaques. Un jour, du mois de janvier, que le saint homme était en prière dans sa cellule, le diable vint à lui et lui dit: mon pauvre François, pourquoi abrèges-tu tes jours par les veilles et la mortification? Ne sais-tu pas que le repos est le soutien de la vie, et l' arc-boutant de la santé? Ne t' ai-je point dit cent fois que tu es encore jeune, que tu as du temps de reste pour faire pénitence? Vous vous imaginez peut-être que le saint perdit son temps à quelque repartie vague et inutile, point du tout; il se déshabilla nud comme la main, en présence de son adversaire, il ouvrit la porte de son taudis, et puis, zeste, il partit comme une éclair, traversa les haies comme un sanglier, et courut se fourrer au beau milieu d' un buisson d' épines, qui le déchirèrent depuis le sommet de la tête jusqu' à la plante des pieds. Satan aimait trop sa peau pour poursuivre sa proie jusques dans cette singulière espèce d' asile: François y triomphaà loisir; et, ce qui est bien plus admirable, c' est que le ciel honora le triomphe de son serviteur en répandant une lumière éclatante sur le buisson, en le chargeant subitement d' une grande quantité de roses aussi fraîches que celles du mois de juin. Mais si le saint homme savait garder son âme des embûches que son ennemi tendait à son innocence, il ne pouvait pas mettre son corps tellement à l' abri des griffes du diable, que celui-ci ne le rossât de temps en temps à un tel point que tout le monde en avait pitié. Enfin c' est assez parler de ces choses, il est temps de vous rapporter l' histoire de ce prodige inouï, de cette grâce ineffable dont ce grand saint fut favorisé du ciel par préférence à toutes les créatures de l' univers. François s' était retiré, sur la fin de sa vie, sur une des plus hautes montagnes de l' Apennin pour y vaquer plus à loisir aux méditations sublimes auxquelles il s' était entièrementadonné; mais cela n' empêchait pas qu' il ne me vînt voir une fois tous les mois. Un jour qu' il devait me rendre sa visite accoutumée, je le vis arriver crotté jusqu' à l' échine, avec son capuchon de travers, se soutenant à peine sur sa béquille, marchant de côté comme les crabes, ayant les pieds et les mains enveloppés de chiffons et une emplâtre sur l' oeil gauche; je lui demandai qui l' avait ainsi accommodé. Ma chère Claire! S' écria-t-il d' une voix languissante, le seigneur s' est manifesté à son serviteur d' une manière... ah! Ma chère! Quel bonheur pour un ver de terre, pour un pécheur, pour un misérable! -comme il louait Dieu de toutes choses, je ne pus rien comprendre à ses exclamations. Est-ce que Satan vous a encore houspillé? Lui dis-je. -non, ma chère amie, non; vous allez entendre: le jour de l' exaltation de la sainte-croix, au matin, comme je sortais de mon réduit, je vis un séraphin à six ailes qui descendait des nues, environnéd' une lumière si éclatante, que toute la montagne parut en feu. Lorsque ce séraphin fut près de moi, il me demanda si je n' avais rien à lui donner; je lui répondis que non. Alors Jésus-Christ, car c' était lui-même sous cette forme séraphique, m' imprima les marques de sa passion, et je ressentis à chaque impression une douleur si violente, que les bois et les rochers des environs retentirent des cris perçans que je jetai. Cette opération étant finie, le sauveur disparut; les plaies qu' il m' avait faites demeurèrent ouvertes, le sang en ruisselle encore, et je regarde cet événement au-dessus de toutes les merveilles que Dieu ait jamais opérées. Quoique j' eusse été toute ma vie très-disposée à croire les événemens les plusextraordinaires et les plus miraculeux, je vous avoue, ma chère, que le récit de François révolta ma crédulité; le saint homme s' en aperçut et me demanda si je doutais encore de la vérité de ce prodige? -oui, mon père, lui répondis-je; j' ai cru jusqu' aujourd'hui toutes vos visions, vos extases, vos querelles avec le diable, parce que rien de tout cela ne répugnait à cette foi simple et docile qu' une bonne catholique doit avoir pour les choses de cette espèce; mais pour votre stigmatisation, je ne la croirai de ma vie: c' est une illusion, un prestige, une opération du diable qui s' est transformé en ange de lumière pour vous surprendre, ou plutôt vous êtes un... ah! Mon père! Notre divin sauveur, qui a daigné descendre ici bas et mourir pour nous d' une mort cruelle et ignominieuse, est monté au ciel après sa résurrection triomphante; il est assis à la droite de son père, d' où il ne doit descendre que pour juger tous les hommes; il est impie de croire qu' il abandonne ces lieux, qu' il descend sur la terre pour y jouer des rôles indignes de lui, pour y faire des choses... ah! Monpère! Si le ciel se sert quelquefois de la foudre pour punir les coupables, ce devrait être pour exterminer les imposteurs abominables, qui, par un zèle indiscret, par des vues d' ambition ou d' intérêt, forgent des mensonges énormes, des blasphêmes horribles, des sacrilèges exécrables, en faisant intervenir le nom de Dieu, son opération immédiate, la présence de son divin fils dans leurs inventions diaboliques, dans leurs manéges impies... retirez-vous de moi, votre vue m' est en horreur; vous n' êtes plus à mes yeux qu' un monstre vomi par l' enfer... j' allais poursuivre, mais le saint ne m' en laissa pas le loisir; il se jeta par terre en s' arrachant la barbe, en roulant les yeux comme un forcené, en hurlant si épouvantablement, que le frère illuminé, qui l' avait accompagné, et qui, par discrétion, nous avait laissés seuls, accourut tout effrayé me demander ce qui avait donné lieu au carillon que le saint homme faisait? Je lui contai naïvement ce qu' il en était; alors le compagnon de François s' écria: quoi! Malheureuse, vous avez osé douter un instant de la vérité de ce quel' homme de Dieu a daigné vous confier! ô aveuglement funeste et déplorable! Comment! Ne pas croire un homme que Dieu a chéri par-dessus toutes les créatures, un homme par lequel il lui a plu manifester sa gloire, sa puissance et son amour, d' une maniére extraordinaire; un homme qu' il a choisi pour être ici-bas par ses peines et ses souffrances, par son humilité, sa patience et sa résignation, un second rédempteur des hommes; un homme enfin dont les écrits, ou plutôt la règle qu' il a composée, est le vrai livre de vie, l' espoir du salut, le gage de la gloire, la moëlle de l' évangile, le chemin de la croix, l' état de perfection, la clef du paradis, et le contrat de l' alliance éternelle. Ce n' est pas tout: vous avezosé ajouter que ce divin sauveur, qui est aujourd' hui assis à la droite de son père, ne descend plus sur la terre; n' avez-vous point considéré que si avant son incarnation il a daigné quelquefois se manifester aux hommes sous des apparences sensibles, comme à Agar près de la fontaine du chemin de Sur; à Abraham dans la vallée de Mambré; à Jacob lorsqu' il lutta avec lui; à Moïse dans le buisson ardent et parmi les éclairs du Mont Sinaï; à Josué près de Jéricho; aux israélites à Bokim; à la femme de Manoah à Tsorba; à Zacharie enfin, à la tête d' une troupe de cavaliers montant des chevaux de toutes couleurs; si, dis-je, le fils deDieu s' est manifesté alors de tant de façons différentes, pourquoi osez-vous affirmer d' une audace extrême qu' il ne l' a plus fait depuis son ascension dans le ciel? L' époque de notre rédemption serait-elle celle de la fin de son amour pour nous, de ses soins paternels, de sa puissance et de l' opération de ses merveilles? Avez-vous bien pesé les suites de cette assertion impie? Ah! Ma soeur! Si ce que vous dites était vrai, les écrits de tant de saints personnages, les légendes qui nous rapportent le contraire, les décisions des souverains pontifes qui les confirment, ne seraient plus que des impostures affreuses; la sainte et respectable tradition que l' église tient, la foi de tous les fidèles sur les apparitions réitérées de Jésus-Christ depuis son départ d' entre les hommes, ne seraient plus qu' une illusion odieuse... ne m' en dites pas davantage! M' écriai-je, je crains que la terre ne s' ouvre sous moi, et ne m' engloutisse à l' instant. Ah! Mon frère! Ayez pitié d' une malheureuse! Ayez pitié de ma faiblesse... en finissant ces mots un tremblement universel me saisit: tout mon sang se glaça, unepâleur mortelle se répandit sur mon visage, mes yeux se couvrirent de ténèbres et de larmes, mes sens se troublèrent, mes forces m' abandonnèrent, je tombai à la renverse; l' on m' emporta sur mon grabat, et je ne recouvrai la connaissance que pour pleurer amèrement ma faute, pour demander mille fois pardon à Dieu et à son serviteur d' une incrédulité sans exemple, et dont j' ai fait pénitence toute ma vie. Je vous avoue, dit sainte Thérèse, que j' avais lu une partie de toutes les choses que vous venez de me conter dans le livre des conformités de saint François avec Jésus; mais comme de mon temps ce livre fut attaqué de toutes parts, et qu' il tomba en discrédit, je cessai de le lire, et je me mis fort peu en peine d' approfondir la vérité des choses merveilleuses qu' il contenait, et particulièrement l' article de la stigmatisation, qui me parut au-dessus de toute créance. -quoi! Ma soeur, reprit sainte Claire, pour les vaines invectives de quelques hérétiques infâmes, vous avez négligéla lecture d' un livre rempli de religion et de piété, un livre composé par un homme célèbre par son érudition, sa sainteté, et les miracles qu' il a faits; un livre qui ne contient rien de plus surprénant que ce que tant d' auteurs fameux ont écrit de ce saint homme; un livre, enfin, qui ne rapporte rien que le grand saint Antoine n' ait rapporté de saint Dominique.D' ailleurs si les histoires de saint François ne vous touchaient pas, les bulles que les papes ont données pour la confirmation des prodiges que le ciel a opérés pour glorifier son serviteur, ne devaient-elles point vous convaincre de la réalité de ces merveilles, et surtout de la sacro-sainte stigmatisation,dont l' ordre séraphique célèbre annuellement la fête avec autant de pompe et d' éclat celle de la nativité du sauveur? Ah! Ma chère soeur! Si j' eusse eu la millième partie des preuves que vous pouviez avoir de cet événement admirable, je me serais bien donné de garde de prendre le saint pour un menteur lorsqu' il me le conta. Enfin une marque incontestable de ce dernier fait, un argument convaincant qui doit fermer la bouche aux plus incrédules touchant l' article des stigmates, c' est que le corps de S François est encore aujourd'hui derrière le grand autel des franciscains d' Assise. Ce corps est debout, entier, avec les yeux élevés au ciel, avec les mêmes plaies que le sauveur y imprima, et dont le sang ruisselle encore. Il est vrai que depuis un certain temps, le ciel, pour des raisons à lui connues, a mis un obstacle invincible àl' ouverture du caveau où ce trésor est conservé; mais il a été vu tel que je viens de vous le décrire par le pape Nicolas V, accompagné d' un évêque et de plusieurs autres personnes; par Sixte IV, accompagné de trois cardinaux; du duc de Milan et d' un autre personnage d' Assise; il a encore été vu par un gentilhomme en 1509. Pie V eut aussi la même curiosité; pour cet effet, il manda au ministre général de l' ordre de faire ouvrir ce caveau, mais en vain: le temps était venu où les efforts de tous les maçons de l' univers n' étaient plus capables d' enlever le moindre morceau de plâtre de la muraille qui ferme l' ouverture de l' endroit qui contient ce dépôt sacré.Voilà, ma chère soeur, les principales choses qui regardent la vie de cet homme admirable, que l' on peut regarder comme un médiateur entre Dieu et les hommes; comme un autre sauveur du monde, puisque saint Dominique et lui se sont trouvés dignes d' apaiser le courroux de l' éternel, lorsqu' il voulut foudroyer la terre pour les péchés du genre humain.Quant à ce qui regarde l' ordre célèbre que le saint a institué, j' ose dire que cet ordre l' a emporté, et l' emportera toujours sur tous les autres, tant que par sa sainteté,son zèle et sa splendeur, que par le nombre ou la dignité des personnes qui l' ont embrassé. Cet ordre peut se glorifier d' avoir produit plus de trois mille saints, canonisés, ou béatifiés, ou martyrs, ou confesseurs, illustres par la sainteté de leur vie et par leurs miracles: d' avoir fourni six papes à l' église, et plus de huit cents autres sujets, tant cardinaux, patriarches, archevêques, évèques et légats; d' avoir vu dans son sein plus de cent personnages de la plus haute dignité, tels que des empereurs, des impératrices, des rois, des reines et des enfans de rois; plus de sept cents autres personnes de la première distinction, tels que des princes et des princesses, des ducs et des duchesses, des marquis et des marquises, des comtes et des comtesses. Cet ordreenfin compte encore aujourd'hui plus de cinq cents mille sujets répandus dans toutes les parties du monde, où leurs travaux, leurs exemples servent de base et d' appui à la religion chrétienne, et prouvent aux incrédules du siècle qu' un tel institut est l' ouvrage même du très-haut; et que si le patriarche de la besace fut aussi fou que mon père l' a cru, ce fut de cette folie sage et salutaire qui l' emporte sur ce bon sens ridicule et méprisable, sur cette fière et damnable raison, que les gens du monde prennent pour un rayon de la divinité, et pour l' unique flambeau qui doit les éclairer dans toute leur conduite. Vous voyez par tout ce que vous venez d' entendre, ma chère, que l' on peut allerau ciel par des routes différentes: vous avez mérité ce bonheur par la mysticité, saint François par ses extravagances, et moi en me tourmentant; mais je ne sais par quel moyen ce vilain M Rabelais, que je hais plus que le diable, est parvenu en ces lieux. ô maudit brouillon, bouffon, railleur, débauché, ivrogne, apostat, baiseur de femmes! Faut-il que je te voie ici parmitant d' honnêtes gens! -taisez-vous, vieille sotte, dit Rabelais, il y a une heure que vous braillez sans savoir ce que vous dites.
CHAPITRE 7
Fin de la relation du voyage de l' espagnol en l' autre monde, etc. Claire ne se tut pas, poursuivit Diégo, ainsi que Rabelais le lui avait dit; mais craignant de s' attirer quelqu' autre apostrophe pantagruelline de la part du curé de Meudon, elle parla plus bas, et dit: je vous jure, en vérité, ma chère, que voici la dernière fois que je me trouve en compagnie de ce vilain homme-là; n' avez-vous point entendu comme il m' a traitée! Voilà à quoi une honnête femme s' expose en se trouvant parmi un tas de profanes tels que ce maudit Rabelais, un Ambroise Paré, un Ponce-Pilate, quantité d' autres qui devraient être damnés comme Caïn. -ne jugeons point si précipitamment des choses, dit sainte Thérèse, saint Pierre a eu sans doute ses raisons pour ouvrir la porte du ciel à ces gens que vous regardez comme profanes. Pour moi, sans entrer dans le détaildes moyens par lesquels ils ont acquis le paradis, je ne suis point fâchée de me trouver quelquefois avec eux: ces sortes de gens ont ordinairement de l' esprit, et cela m' amuse. Rabelais, par exemple, indépendamment de ses impertinences, et du délire réel ou apparent de son imagination, a la conversation remplie de traits vifs, de railleries fines et de satires ingénieuses: Ambroise Paré est un excellent chirurgien, qui raisonne fort bien de son art, et qui m' a guérie de la jaunisse sans être médecin: Pilate est un homme fort galant auprès des dames, et un politique rusé, adroit parmi les hommes; s' il a eu trop de complaisance pour les criailleries des juifs, il a pu se repentir de sa faute dans son exil en Dauphiné; et s' il s' est tué, comme on le raconte, il a fait en gros pour apaiser Dieu ce que tant d' autres font en détail pour le même sujet. En un mot, j' aime les gens d' esprit. -et moi je les déteste, dit sainte Claire: il semble que depuis que le monde est monde, le ciel ait prit plaisir à confondre leur vaine raison, leur savoir et leur vanité. Trouvez-moi, je vous prie,un philosophe qui ait réussi à former des sectateurs aussi enthousiastes, aussi nombreux, aussi constans que le moindre chef d' ordre monastique, ou de secte théologique ait fait? Ne m' alléguez point les sectateurs d' Aristote des quatre derniers siècles, car, toute femme que je suis, je vous prouverais clair comme le jour que si la philosophie de ce grec ne fût parvenue à faire partie de la théologie scholastique, le règne de M Aristote n' eût été, à beaucoup près, ni si long ni si glorieux. Il faut donc bien prendre garde d' attribuer le zèle louable, l' entêtement, ou plutôt l' opiniâtreté invincible des sectateurs de ce philosophe, au pur soutien de sa philosophie; puisque ce zèle, et tout ce qui s' ensuit, n' a dû son origine qu' à la défense de la théologie de l' école qui se trouvait en quelque façon entée sur le péripatétisme. Et si... -la béate a raison, interrompit père Jean, les philosophes, de tout temps, ont fait des disciples, et non des enthousiastes: Descartes; Newton, Locke, ont fait des sectateurs, mais aucun d' eux ne s' est fait égorger pour soutenir le mécanisme des tourbillons,ou l' existence du vide; ou les lois de l' attraction, ou la fausseté des idées innées. Un homme aurait beau s' égosiller en répétant qu' il vient de trouver que la lumière, telle qu' elle part du soleil, n' est point homogène, que les différens rayons qui la composent sont; sous le même angle d' incidence, inégalement réfrangibles, et portent en eux-mêmes, d' une manière inaltérable, les couleurs dont les objets sont peints, personne ne l' écouterait. Mais qu' un autre homme s' avise de dire qu' il vient d' être battu par le diable, et que Dieu lui a révélé quelque mystère inouï; qu' il débite d' un ton d' inspiré quelques opinions absurdes, quelque discours qui étonne, qui touche, qui épouvante le peuple, ou l' éblouisse, je réponds du succès de sa mission: il trouvera des partisans, des disciples, des sectateurs; le nombre, le zèle, la constance de ceux-ci augmenteront en proportion de l' impertinence des paradoxes que le chef aura débités, et des obstacles qu' on leur opposera: ceux qui auront ri de ces sottises, ou qui les auront combattues, les embrasseront par la suite, ou par politique,ou par force, ou par faiblesse; le système de l' inspiré deviendra un dogme sacré qu' il faudra respecter, et la secte formera un corps dans l' état, qu' il sera dangereux de détruire, et même d' irriter. C' est bien dans ce sens que l' on pourrait dire que les grands événemens proviennent des petites causes. Le patriarche de la besace est devenu fou: il a débité ses folies, et il en est sorti un des plus fameux ordres de la chrétienté. La cervelle a tourné à Ignace De Loyola en lisant Amadis des gaules et la vie des saints; il a couru les champs, il a fait mille extravagances, et il en est sorti une société encore plus fameuse que l' autre. ô François des François! Sans vous les trois quarts du peuple seraient sans instruction, les veuves sans consolation, les orphelins sans pères, et les malades mourraient sans confession! ô Ignace des Ignaces! Sans vous Louis XIII n' aurait point succédé sitôt à son père, les iroquois ne sauraient point leur credo , ni les chinois leur pater , le commerce languirait et le Paraguai serait encore en friche!Un chacun se mit à rire de l' espèce de naïveté avec laquelle père Jean faisait ces exclamations. Mais le révérend père reprenant la parole, dit: oh parbleu! Messieurs, ne riez pas tant, car je vous dis que la béate a raison, et je répète qu' il n' y a personne qui fasse des partisans plus zélés, plus constans, plus enthousiastes, plus propres à se multiplier, s' étendre, se soutenir, seperpétuer, qu' un homme qui a trouvé le secret de captiver l' esprit du peuple par quel qu' absurdité. Si les caïnites, par exemple, ou les carpocratiens, ou les valésiens, ou les christiens, ou leséonites, ou les flagellans, ou les guillemetelins, aussi bien que les dulcinistes, que les bégards, que les bisoques, que les hésicastes, que les turlupins, et autres fous, ne se sont point soutenus jusqu' à ce jour, ce n' est point que leurs principes manquassent d' extravagances et d' absurdités; mais c' est que quelqu' autre secte, plus extravagante encore, les a éteints ou absorbés. -doucement, mon cher oncle, dit le compère, vous ne vous apercevez pas que vous faites injure à la vraie philosophie, en confondantles carpocratiens, les dulcinistes, les bégards et les turlupins, avec un tas d' écervelés qui n' avaient aucune teinture de la loi naturelle. -réparation soit donc faite à ces messieurs, reprit père Jean; je les adopte pour frères en ce qui concerne la conformité de leurs sentimens avec les nôtres; quant au reste, ils n' étaient pas moins fous que les autres, et ils peuvent aller se faire f... avec eux.
CHAPITRE 8
Changement de matière. Lorsque père Jean eut fini de parler, nous crûmes que Diégo allait continuer, mais nous fûmes bien étonnés de le voir étendu sur son grabat, et dans le même état qu' il était avant sa prétendue résurrection:il était rentré dans sa léthargie sans que nous nous en fussions aperçus, parce qu' ayant les yeux fixés sur le révérend tandis qu' il parlait, nous prêtions trop d' attention à ce qu' il disait, pour observer ce qui se passait sur le grabat de l' espagnol. Comme cet état nous alarma moins que la première fois qu' il y tomba, et que nous nous imaginâmes qu' il allait être d' une certaine durée, nous donnâmes carrière à l' envie de rire que le récit de ce que nous venions d' entendre nous avait causé. Mais l' anglais garda son sérieux et ne parut prendre aucune part à notre divertissement. Père Jean lui ayant demandé pourquoi il ne riait point avec nous, il répondit: mon révérend, c' est que l' envie que j' en avais, a fait place à une réflexion qui m' est survenue sur la nature du délire de l' espagnol; mais plus je m' enfonce dans cette réflexion, moins j' y vois clair. Je sais fort bien que le délire vient d' un changement à la disposition du cerveau, occasioné par la trop grande agitation et par l' extrême sensibilité des nerfs; mais je ne puis comprendre comment ces nerfs, ainsi agités, excitentl' imagination à concevoir une suite d' idées claires, distinctes, liées ensemble, en un mot, un raisonnement parfait, sans le secours de la raison, qui est le flambeau qui éclaire notre esprit dans l' état de veille et de santé, c' est-à-dire, lorsque toutes les facultés de notre individu sont en équilibre. -pour moi je le conçois très-bien, dit le compère, et voici comment: la formation et la nature des idées dépendent des différens mouvemens ou ébranlemens dont les fibres du cerveau se trouvent affectées par les impressions que chacun de nos sens y transmet à sa manière, et la reproduction des idées vient de la reproduction des mêmes mouvemens qui les ont occasionées; soit que cette dernière se fasse par l' impression réitérée des objets, ou par quelque cause extraordinaire qui remue certain nombre de faisceaux de fibres appropriés à certain nombre d' idées. -je sais tout cela, dit l' anglais. -tant mieux, reprit le compère, vous en concevrez d' autant plus aisément le mécanisme des visions de Diégo; et il ne faudra point que j' aie recours aux définitions, ni aux premiersélémens de la psychologie, pour me faire comprendre. Le nombre, la liaison, la suite des idées que nous avons d' une chose, dont nous entendons parler, s' impriment dans notre cerveau en raison de la fréquence des répétitions, des réminiscences de cette chose, de même qu' en raison de l' intérêt que nous y prenons, et du tempérament des fibres destinées à recevoir les impressions de l' image de la chose. De là, la reproduction des idées plus ou moins vives d' une telle chose. D' ailleurs comme aucun faisceau de fibres de notre cerveau, n' est entièrement isolé, mais que tous sont liés les uns aux autres par un enchaînement naturel et nécessaire, et que les faisceaux les plus prochains sont les organes destinés à transmettre à l' âme les idées qui se trouvent avoir le plus de liaison et de rapport, l' ébranlement d' un seul faisceau doit nécessairement se communiquer aux faisceaux avec lesquels il a le plus de connexité; de là, la reproduction d' une suite d' idées. Comme toutes les fois que hors de l' état de veille les mouvemens de la circulation,et autres qui en dérivent, occasionent quelques impulsions qui se communiquent aux fibres sensibles qui ont été mues par les objets, l' âme se représente ces mêmes objets, et cette représentation est d' autant plus distincte, plus suivie, plus durable, que la propagation de l' ébranlement des fibres est moins troublée, moins interrompue. L' espagnol a entendu mille fois dans sa vie faire des descriptions plus ou moins ridicules et bizarres du paradis, de l' enfer et du purgatoire; la lecture des légendes, sa crédulité, ses réflexions continuelles, ont rappelé mille autres fois les mêmes contes; les fibres de son cerveau, destinées à recevoir les impressions de ce genre, avaient naturellement toute la sensibilité, la souplesse et l' activité nécessaires aux sensations les plus vives; le temps et le mouvement perpétuel de ces fibres ont acquis à son âme la faculté de se représenter toutes ces choses comme s' il les avait sous les yeux. Il ne faut donc plus s' étonner si pendant son délire les esprits animaux, portés à la tête, auront mis en jeu les organes de son cerveau les plus disposés à être mus, et si,revenu de son état, il aura cru avoir fait véritablement le voyage dont il nous a fait le récit. -bravo, dit Vitulos; mais croyez-vous, monsieur le philosophe, que la mention que Diégo a fait en passant de la cohésion de la terre, de l' impulsion, de l' attraction, de la mécanique des forces centrales, du système solaire, etc., dérive de l' ébranlement des faisceaux de fibres contigus aux faisceaux destinés à la reproduction des idées du paradis, de l' enfer et du purgatoire, qu' il a puisées des discours des dévots ou de la lecture des légendes? -pourquoi non? Répondit le compère; comme l' espagnol m' a entendu cent fois traiter de ces matières, il est apparent qu' en son particulier il aura adapté ce qu' il en aura retenu aux chimères dont son imagination se repaît sans cesse. Par exemple, il est persuadé que l' enfer est situé au centre de la terre: or, en méditant sur la route qui doit y conduire, il se sera représenté les différentes couches de terre, de pierres et d' autres substances, dont j' aurai dit que la croûte du globe est composée; en méditant sur la vitesse avec laquelle l' âme d' unréprouvé tombe en ce lieu, il y aura adapté quelques-uns de mes raisonnemens sur la mécanique des forces centrales. Il s' ensuit de là que ces idées si différentes, et puisées dans des sources si éloignées, se seront trouvées réunies, et seront devenues des pièces propres à former dans son esprit un tableau parfait, toutes les fois que les fibres destinées à la reproduction des idées, se trouveront ébranlées dans l' ordre, la proportion et la durée nécessaires à la formation d' un tel tableau. -et la verrue du bout du nez de Lucifer, dit père Jean à son neveu, sa simarre doublée de fer blanc, sa couronne de buis, les suisses de son palais, l' histoire de Charlemagne, de Sixte-Quint, du prélat Tongarini, etc., tout cela viendrait-il aussi du fruit des lectures de l' espagnol, ou de tes discours sur ces matières? -que cela vienne d' où il pourra, répondit le compère, ce n' en sont pas moins des idées reproduites. Il existe certainement dans le cerveau de l' espagnol un certain nombre de fibres qui ont été mues par la vue d' une verrue, d' une simarre, d' une feuille de fer blanc, de quelquemachine de buis, etc.; or, si tandis que son esprit était occupé à contempler Lucifer, quelqu' impulsion intestine a ébranlé ces fibres, elles auront aussitôt reproduit les idées auxquelles elles sont appropriées; mais l' âme n' ayant alors aucun pouvoir de réfléchir, ces idées se seront trouvées assorties d' une manière vague et bizarre, se seront incorporées dans le rêve suivi de l' espagnol, et en auront fait un chaînon, quoiqu' informe et défectueux. -monsieur le philosophe, dit l' allemand, est-ce que les songes des animaux s' opèrent par la même mécanique que ceux de l' homme? -sans doute, répondit le compère: puisque les animaux ont un cerveau composé de fibres sujettes aux impressions des objets, et susceptibles de mouvemens, quoique moins variés, moins combinés, que les nôtres. -si les animaux nous ressemblent du côté de la tête, dit l' allemand, il y a toute apparence qu' il nous ressemblent aussi par ailleurs. -ils nous ressemblent en tout, reprit le compère, à la perfection près. Ils ont une âme douée de perceptions, de sentiment, de volonté, d' activité, de mémoire,d' imagination; s' ils étaient doués de la parole, ils généraliseraient leurs idées, ils seraient susceptibles de moralité. Mais l' échelle qui exprime le développement de leur âme renferme moins de degrés que celle qui exprime le développement de la nôtre. Et leur imperfection sur cet article vient sans doute de ce que leur cerveau manque de fibres représentatrices des signes d' institution, ou de ce que celles qui les composent ne sont point susceptibles de tous les mouvemens, et des mêmes suites de mouvemens, que les fibres du cerveau humain; mais cette imperfection des animaux, à parler philosophiquement, ou considérée du côté du tout dont ils font partie, n' est rien moins qu' une imperfection; il fallait qu' ils fussent tels pour occuper la place qui leur était destinée dans l' échelle des êtres. -c' est-à-dire, dit l' allemand, que l' âme des animaux est une âme purement sensitive, et que la nôtre est d' une espèce amphybie, qui se détermine tantôt par de simples sensations, tantôt par des notions: que ces notions font del' homme un être qu' on appelle moral, et une brute, lorsqu' il ne se détermine que par des sensations. La cause des déterminations de ce dernier genre m' est passablement connue; je désirerais qu' il plût à votre philosophie de m' instruire un peu sur la cause des déterminations du premier. -cette cause consiste, répondit lecompère, dans l' entendement, la volonté, la liberté et les autres facultés de la principale partie de nous-mêmes, qu' on appelle âme raisonnable; partie qui est déterminée au bien par le principe invariable de son essence; partie qui... -je vous entends, interrompit l' allemand, lorsque nous agissons en conséquence des simples déterminations de cette âme raisonnable, nous faisons le bien; mais lorsque nos actions sont l' effet des déterminations de la partie sensitive, nous faisons le mal. -je ne vous dis point cela, reprit le compère. -eh! Que diantre dis-tu donc? Dit père Jean; tu nous parles-là d' une âme raisonnable qui est déterminée au bien par sa nature, etc., homme si l' âme sensitive serait nécessairement déterminée au mal par la sienne; d' où viennent donc les maux qui affligent la partie du genre humain qui prétend être la plus raisonnable? D' où viennent les persécutions que nous avons essuyées? Tout cela tire-t-il son origine d' une substance qui est déterminée par sa nature à faire le bien? L' orgueil, l' avarice, la haine, la vengeance, les trahisons, les tyrannies,les cruautés réfléchies, seraient-ils les effets des déterminations de la partie sensitive? Ne doit-on point toutes ces belles choses aux principales facultés de ton âme raisonnable, de cet objet si digne d' admiration, qui distingue les hommes des animaux par l' intelligence, la réflexion, le raisonnement, les connaissances, et surtout par ce mot admirable de conscience , ou de moi , dont on fait tant de bruit? N' est-ce point en s' éloignant de la ressemblance que l' homme a eu primitivement avec les animaux qu' il devient méchant, cruel et féroce comme tu le dis? Que l' on ne m' objecte pas que j' ai avancé mille fois dans ma vie qu' il n' y a ni bien ni mal moral, que toutes nos actions sont indifférentes, et que je le répète tous les jours; car j' entends cela dans l' état de nature, c' est-à-dire dans la satisfaction indifférente de tous nos besoins, dans l' appropriation des choses nécessaires à notre conservation, dans la juste défense de nous-mêmes. Je n' ai point entendu disculper l' homme social. Si cette substance, qu' on appelle âme,était déterminée au bien par le principe invariable de son essence, en tant que raisonnable, d' où viendraient donc les maux qui résultent de cette détermination? On me dira que c' est de l' influence que la partie sensitive a sur elle; mais cette partie sensitive est l' âme des animaux, l' instrument de leurs déterminations, et il ne résulte aucun mal de ces déterminations: pourquoi donc de l' influence réciproque de deux substances parfaites dans leur essence, et déterminées par leur principe à agir dans l' ordre, lorsqu' elles agissent seules, résulte-t-il tant de maux? Ces maux viendraient-ils donc d' un troisième principe qui trouble l' ordre de cette union, de cette influence réciproque? Non; il en résulterait un effet mixte qui ne serait ni physique ni moral, et les actions de l' homme doué de connaissances, et vivant en société, sont nécessairement l' une ou l' autre. Qu' as-tu à répondre à cela? -rien, dit le compère. -parle hardiment, je te le permets. -rien, vous dis-je. -parle, je te l' ordonne. -je n' ai rien à répondre là-dessus. -parle, ou je t' assomme. -eh bien, puisqu' il yva d' être assommé, je dirai naïvement que je n' entends goutte au galimathias que mon cher oncle vient de débiter, et qu' il ferait bien de ne point raisonner sur des matières dont il n' a aucune connaissance. -viens-ça que je t' embrasse, dit père Jean; je reconnais par cette réponse simple et naturelle que tu es digne d' être mon neveu; je préfère la franchise et l' ingénuité à tout l' or de l' univers.
CHAPITRE 9
Changement de matières. Or ça, continua père Jean en attendant que j' aie encore passé quelque temps à l' école de mon neveu, et que je sois en état de raisonner plus pertinemment sur la nature de l' âme, et sur la mécanique de ses opérations, parlons d' autres choses. Un chacun dans sa vie ne se détermine que par quelque motif: celui qui m' a déterminé à embrasser la vie que je mène, fut le souverain mépris des fadaises du siècleet l' amour de la liberté. Pour toi, dit-il, en s' adressant au juif, ce sera sans doute l' amour de ton profit: car les gens de ton espèce n' ont pas l' âme assez élevée pour secouer le joug de la bienséance, de la religion et des lois par un motif aussi noble, aussi désintéressé que le mien. -il n' y a point de règle sans exception, dit Abiud; il est vrai que ma nation a passé de tout temps avec raison, et passera éternellement pour un peuple stupide, grossier, superstitieux, ignorant, attaché opiniâtrement aux vétilles, aux minuties des usages et cérémonies qu' il a reçus de ses pères, de même qu' àson intérêt. Mais il y a des hommes parmi ce peuple, qui voient aussi clair que le révérend père Jean De Domfront: il n' est même point nécessaire que sa révérence aille bien loin pour en trouver; elle n' a qu' à ouvrir les yeux, elle verra son très-humble serviteur, qui se fait gloire d' être de ce nombre-là. Pour vous faire voir comment je suis parvenu à voir la lumière, comme disent lesfrancs-maçons, il est à propos que je dise un mot de mon éducation. Lorsque je fus en âge, l' on eut grand soin de me faire apprendre les six cents treize préceptes de la loi écrite. Quand je fus un peu plus âgé, je trouvai étrange qu' il fût fait mention dans ces préceptes de tant de cérémonies, de souillures, de purification, d' oblations ridicules, et surtout de sacrifices pour le flux des femmes et pour la gonorhée; qu' il fût ordonné aux juifs de racheter les premiers nés des hommes et des ânes, sous peine à ces derniers d' avoir la tête cassée. D' exterminer jusqu' au dernier rejeton de la race des sept peuples.D' être les plus intolérans, les plus vindicatifs et les plus cruels de tous les hommes. Qu' il fût défendu de manger de plusieurs animaux mangeables. De manger du raisin sec. De labourer la terre avec des animaux de diverses espèces, et de plusieurs autres choses, où il n' y a point de sens commun. Quand je fus un homme fait, j' examinai les opinions, coutumes et usages de ma chère nation, et je trouvai absurde de croire que Dieu eût doué les coqs de raison. Qu' il faille chausser le pied droit avant le gauche. Que c' est une profanation énorme de marcher sur les rognures de ses ongles. Que celui qui tue une oie dans le mois de janvier doit mourir. Que la veille des expiations l' on doive tuer un coq ou un singe. Que si les femmes n' allument point leurslampes avant l' ouverture du sabbat, elles meurent en couche. Que l' on soit obligé d' ouvrir les oeufs par le bout pointu. Que l' on doive jeter de la terre par dessus sa tête en revenant de l' enterrement. Que le germe de la résurrection se tient dans l' épine du dos, etc. L' examen de toutes ces choses me révolta, et peu s' en fallut que je ne devinsse philosophe dès ce moment-là. Mais je n' osai franchir le pas; le préjugé sur la nécessité d' être juif ou d' être damné me retint. Je fus conter mon embarras à un rabbin qui demeurait dans notre voisinage, et qui avait la réputation de vivre comme un saint. Je priai cet homme d' éclairer mes doutes, de lever mes scrupules, et de me donner des instructions raisonnables. Ce rabbin loua mon zèle, seprêta avec plaisir à ma réquisition, et commença par m' inculquer une forte adversion pour nos frères les caraïtes, et autres qui n' ajoutent aucune foi au talmud: puis il m' apprit qu' il y avait autant de différence entre le talmud et l' écriture sainte, qu' entre le vin et l' eau. Que Dieu étudiait trois heures par jour dans la loi, et neuf dans le talmud. Que Dieu ayant diminué la lune, qui avait été vingt-un ans égale au soleil, crut avoir péché, et ordonna que l' on offrît un sacrifice propitiatoire pour lui. Que Dieu dansa aux noces d' ève. Que l' ange Gabriel avait jeté les fondemens de la ville de Rome. Qu' une bouchée de pain prise le matinavec un verre de vin, guérissait le fiel de soixante-trois maladies. Qu' un homme qui avait bien déjeûné pouvait courir d' une telle vitesse, que soixante coureurs étaient incapables de le suivre. Que le prophète Elie se trouve dans tous les festins. Qu' il ne faut jeter ni os ni arrête par terre, ni poser son couteau sur le dos, de crainte que les anges ne se blessent. Que celui qui secoue la moëlle des os sur son assiette fait venir le diable. Ce rabbin m' enseigna en outre que Dieu avait châtré le leviathan; qu' il en avait tué la femelle, et qu' il l' avait salée pour la venue du messie; qu' il en avait agi de même à l' égard du taureau qui mangeait journellement l' herbe de mille montagnes. Que l' oiseau Bar Juchne ayant un jour laissé tomber un oeuf de son nid, cet oeuf écrasa trois cents cèdres par sa chute; qu' étant cassé il inonda soixante villages,et que cet oiseau était réservé pour être tué à la ente du messie. Il n' oublia point non plus de m' instruire qu' il y avait jadis une grenouille aussi grosse qu' un bourg, que cette grenouille avait avalé un serpent d' une grandeur immense; mais qu' il vint un corbeau qui dévora la grenouille aussi facilement qu' un renard croque une poule. Qu' un lion étant à plus de deux cents lieues de la ville de Rome, se mit à rugir d' une si terrible force que les femmes romaines qui étaient enceintes avortèrent toutes, et que ce lion s' étant approché environ de cinquante lieues de cette ville, et ayant rugi de même, toutes les dents tombèrent aux hommes, et l' empereur faillit de se tuer en culbutant de son siége, ce qui faisait que ce lion, ainsi que le corbeau susdit, était réservé pour être fricassé à la venue du messie, etc.Mon vénérable directeur sacrifiait une heure tous les matins à me régaler de pareilles bourdes, qu' il assurait être autant d' articles de foi nécessaires au salut. Un jour il m' en débita une si fraîche que je ne pus m' empêcher d' éclater de rire: le saint homme se fâcha, et me dit que j' étais un impie; pour moi je lui répondis qu' il était un vieux fou, et je sortis de chez lui. Le lendemain de cette aventure, il se tint un conseil de rabbins pour me juger sur le blasphême que j' avais proféré en appelant leur confrère vieux fou: pour comble de disgrace, deux femmes allèrent se plaindre aux mêmes rabbins, parce que j' avais tué une poule qui couvait. En conséquence de ces deux crimes énormes, il fut décidé que pour le second cas l' on prendrait un fouet composé de deux courroies de peau de boeuf, et d' une courroie de peau d' âne,que l' on m' en appliquerait trente-neuf coups sur les épaules, tandis qu' on réciterait par trois fois le verset 38 du psaume 78, ce qui fut exécuté le même jour: mais comme je vins à foirer pendant l' exécution, je ne reçus que vingt-deux coups, et je fus absous du reste, ainsi qu' il est ordonné au chapitre 2, paragraphe 11 et 14 du Maccoth. Quant au premier cas, il fut décidé que j' avais encouru l' excommunication majeure:c' est pourquoi je fus mené le lendemain à la synagogue, où, après mille cérémonies qui m' auraient encore fait rire si l' envie ne m' en eût passé la veille, un vénérable rabbin à barbe blanche se mit à rouler les yeux, et à faire des contorsions épouvantables; après quoi il prononça, d' une gravité digne du doge de Gênes, les paroles suivantes: de par le seigneur des seigneurs. " que l' impie abiud, ici présent, soit l' anathème de Ploni, l' anathème des cieux et des enfers, l' anathème des séraphins et des ophanins, l' anathème des grands et des petits dans tout Israël. Que son étoile se couvre de ténèbres; qu' il soit accablé de plaies, de maladies horribles, et qu' il devienne aussi lépreux que Giezi. Que son or, son argent, safemme, soient donnés à d' autres; que ses enfans soient exposés aux portes de ses ennemis, et que ceux-ci se réjouissent de son désastre. Que sa maison devienne la retraite des dragons. Que la colère du seigneur le tue; qu' il se pende comme Achitophel; que son âme saisie d' horreur abandonne son corps; que son cadavre serve de pâture aux serpens et aux bêtes féroces. Que la terre l' engloutisse comme Coré et ses compagnons; que son nom soit en exécration à toute la postérité, et que tout ce qui peut rester de lui soit anéanti à jamais " . Après ce compliment, le peuple se mit à crier: ... etc. Ce crime causa une telle frayeur, que m' étant échappé de la synagogue, je me mis à courir à toutes jambes; tous les chiens de la ville se mirent à mes trousses, et je ne m' arrêtai qu' à plus de quinze milles de Damas, où cette aventure arriva. Comme le soir approchait, et que j' étais extraordinairement fatigué, je fus demanderun gîte à un vieux musulman, qui me reçut le plus affectueusement du monde, et auquel je contai ce qui venait de m' arriver. L' article de la fustigation le toucha; mais celui de l' excommunication faillit le faire mourir de peur: il crut que j' avais amené plus de quinze légions de diables dans sa maison. Bref, il allait me chasser, lorsqu' un dervis arriva, et rassura le vieillard en lui disant qu' il le déferait de ces diables. Pour cet effet, il me fit mettre les deux pieds dans une terrine pleine d' eau; il me pendit une espèce de chapelet au cou; il marmota quelques mots entre ses dents, puis il se mit à hurler et à faire des grimaces cent fois plus épouvantables que celles que le rabbin avait faites le matin, ce qui dura environ une heure. La furie du dervis étant apaisée, il me donna une petite pièce de cuivre chargée de caractères qui avaient la vertu de tenir les diables éloignés à plus de trente milles; il jeta de la bouze de vache et du poil de chameau dans le feu; il dit au vieillard qu' il pouvait se tranquilliser, et finit par me demander un sequin pour ses peines.Le dervis ayant reçu son sequin il partit. Le vieillard satisfait me donna bien à souper; je me couchai, et le lendemain je pris la route de Smyrne. étant arrivé à Smyrne je trouvai un juif qui dogmatisait en cachette, et qui tâchait de renouveler le sadducéisme. Tout le monde sait que les sadducéens rejetaient les prophètes et les traditions; qu' ils ne s' attachaient purement qu' à la lettre des livres de Moïse, et que ne trouvant rien dans aucun de ces livres qui leur apprît que l' âme fût immortelle, ils regardaient cette substance, ainsi que les épicuriens, comme une propriété de l' organisation du corps. Quoique ce dernier sentiment me plût infiniment, je ne voulais point l' adopter sans connaissance de cause: c' est pourquoi je fus trouver ce juif, et lui dit qu' il était bien vrai que le pentateuque ne faisait aucune mention de l' immortalité de l' âme; mais que ce livre ne parlait aussi nulle part de sa mortalité; que par conséquent l' on ne pouvait se servir de son autorité pour affirmer le pour ou le contre de cette question. J' ajoutai qu' il ferait de moi un prosélyte, s' il pouvait me donner des raisons qui prouvassent suffisamment son opinion. Ce juif me répondit qu' il était fort occupé ce jour-là, et qu' il me satisferait une autre fois. En attendant, je fus trouver un autre juif qui écrivait contre le sadducéen, etlui demandai s' il avait de bonnes raisons à opposer à son adversaire. -j' en ai de très-bonnes, me répondit-il; je veux prouver à toute la terre qu' il est un coquin et un scélérat. -mais mon ami, ce que vous alléguez là ne sont que des sottises, et non des raisons: un homme peut fort bien être un coquin, un scélérat et avancer une proposition fondée et véritable. -serais-tu aussi sadducéen, toi, qui fais le raisonneur? ... bon: voici de nouvelles matières à mettre dans mon livre. Je prouverai qu' il a envoyé des espions chez moi pour... ah! Mon cher frère! Si vous avez le malheur d' être l' un de ses disciples, ouvrez les yeux, rentrez dans le chemin de la foi, ou vous allez vous perdre comme Caïn. -je ne suis le disciple de personne; je serai celui de la vérité, aussitôt que je trouverai quelqu' un assez habile pour me la montrer; mais il me faut des raisons, et jusqu' à présent vous ne m' en avez donné aucune. -tu ne sais donc pas que Caïn est l' auteur de l' opinion damnable des sadducéens sur la nature de l' âme? -non. -tu n' as donc pas lu le targum de Jérusalem? -non. -hé bien,lis-y, tu y trouveras que Caïn tuant Abel proféra ces paroles exécrables: il n' y a ni juge ni jugement après cette vie; il n' y a aucune récompense pour les bons, ni aucune punition pour les méchans. -ce conte-là, dis-je à mon idiot de juif, ne prouve encore rien, parce que si Caïn a eu tort de tuer son frère, il ne s' ensuit pas qu' il ait débité un mensonge en le tuant. D' ailleurs, comme ce conte est rapporté dans le targum et non dans le pantateuque, et que selon votre adversaire il n' y a que ce dernier livre qui soit digne de foi, il dira que c' est une invention humaine sur laquelle il n' y a aucun fondement à faire. La question se réduit donc à savoir si l' immortalité de l' âme staffirmée ou niée dans les livres de Moise: or, elle n' est ni l' un ni l' autre, car le passage de l' exode, qu' onallègue ordinairement n' y a aucun rapport direct: donc il faut des raisons puisées dans la saine philosophie pour combattre l' opinion des sadducéens; mais vous n' êtes pas un philosophe. Adieu. Le lendemain je fus retrouver le sadducéen. Je lui rapportai la conversation que j' avais eue avec celui qui se disposait à le combattre, et lui dis que s' il n' avait point de meilleures raisons pour nier une chose, que son antagoniste n' en avait pour la prouver, ils feraient bien l' un et l' autre de se taire. Il m' avoua franchement que non, et que c' était justement parce qu' il n' avait aucune preuve certaine de la mortalité de l' âme, ni son adversaire de son immortalité, qu' il s' était mis à dogmatiser sur ce point. -c' est donc, lui dis-je, par envie de vous singulariser que vous dogmatisez? -sans doute, me répondit-il: cela m' amuse et me divertit; si je me fais des ennemis, je m' acquiers des admirateurs; l' une des choses efface l' autre, et la satisfaction de faire parler de moi est de reste... -voici, répliquai-je, la première fois de ma vie que je trouve la sincérité jointe à l' ignorance.Vous n' êtes cependant point l' homme que je cherche, car je veux de la sincérité et du savoir. En sortant de chez le sadducéen, je rencontrai un de mes compatriotes qui avait le renom d' être un peu incrédule. Cet homme s' apercevant que j' étais inquiet, rêveur et mélancolique, me demanda ce qui me tourmentait. Je lui dis que c' était la vérité, que je ne pouvais trouver. -tu trouverais plutôt la pierre philosophale, reprit-il: penses-tu que si tant de milliers d' hommes ont couru en vain, et courent encore de même après elle, il te soit réservé de la découvrir? Crois-moi, vis tranquille, et ne t' inquiète pas si la vérité existe ou si elle est trouvable: sa découverte ne te rendrait ni plus parfait ni plus heureux. As-tu besoin de connaître si une chose, purement indifférente à son égard, est ou n' est pas, pour jouir des plaisirs de la vie? La nature te tend les bras: tu es jeune, tu es environné d' un océan de plaisirs de toute espèce, noies-y tes soins, ton inquiétude, et ta vaine curiosité. Au reste, je suppose que tu la trouves,cette vérité que tu cherches tant: ceux qui ont intérêt qu' on ne la découvre jamais te tourmenteront; ceux qui se soucient fort peu qu' on la trouve ou qu' on ne la trouve pas, mais qui ont des raisons pour qu' on ne la divulgue pas, te persécuteront; ceux qui ont embrassé un vain fantôme pour elle, et qui croient la tenir, te lapideront. Je le répète donc: la recherche du vrai est inutile; sa découverte est nuisible, peut-être impossible; la vie est faite pour jouir, jouissons-en et soucions-nous du reste. -mais Moïse et les prophètes n' ont-ils point été... -Moïse était Moïse, et les prophètes étaient des prophètes. Si tu aimes à lire, ouvrel' histoire de tous les peuples de la terre, et tu verras de quoi l' ambition et la ruse, l' imagination et l' enthousiasme sont capables. Sais-tu le français? -oui-écoute les vers que je vais réciter, et fais-en ton profit: quand je cherche et que j' envisage les preuves d' une déité, j' en connais l' excellence et la solidité, j' adore en frémissant cette divinité,dont mon esprit se forme une si belle image; mais, quand j' en cherche davantage, je ne trouve qu' obscurité; la vérité cachée en un épais nuage à mon esprit confus n' offre plus de clarté; rien ne fixe mon doute et ma perplexité. En vain, de tous côté, je cherche quelque usage, qui du bon sens ne soit point écarté; de mille préjugés chaque peuple entêté me tient un différent langage, où la raison prudente et sage ne voit qu' incertitude et qu' ambiguité. Le vulgaire, en aveugle, à l' erreur s' abandonne, et la plus froide fiction, marquée au coin sacré de la religion, des sots admirateurs dont la terre foisonne, frappe l' imagination. Chrétiens ou siamois, tout le monde raisonne: l' un veut blanc, l' autre noir, et ne s' accordant point, chacun des deux me dit: ma créance est la bonne; qui croirai-je du Talapoin, ou bien du docteur de Sorbonne? Aucun; mais je demande un juge sur ce point, qui soit droit et sincère, et n' épouse personne. Ce sera le bon sens, qui leur dit en deux mots; " vous êtes tous les deux bien fourbes ou bien sots; l' esprit humain veut des preuves plus claires que les lieux communs d' un curé.Ce fatras obscur de mystères, qu' on débite au peuple effaré, avec le sens commun n' est pas bien mesuré, la raison n' y peut rien connaître: et quand on les croit, il faut être bien aveugle ou bien éclairé. " ma foi, ceci est bien vrai! M' écriai-je. -écoute donc! Me dit le sadducéen; le plus beau est encore à venir. Les hommes vains et fanatiques, reçoivent sans difficulté les fables les plus chimériques; un petit mot d' éternité les rend benins et pacifiques, et l' on réduit ainsi le peuple hébété à baiser les liens dont il est garroté. Ces visions mélancoliques des peuples arrogans soumettent la fierté, et produisent en eux cette docilité qui dans les sages républiques entretient la tranquillité. Zoroastre jadis, par semblables pratiques, sut fixer des persans l' esprit inquiété, et surprit leur crédulité en rangeant ses lois politiquessous l' étendard de la divinité. Il feignit d' avoir eu, dans un antre écarté, des visions béatifiques; il fit entendre à ces hommes rustiques que Dieu dans son éclat et dans sa majesté à ses yeux éblouis s' était manifesté. Il leur montra des écrits authentiques qui contenaient sa volonté; il appuya, par des tons pathétiques, un conte si bien inventé. Tout le monde fut enchanté de ces fadaises magnifiques: ce mensonge subtil passant pour vérité, de ce législateur fonda l' autorité, et donna cours aux créances publiques dont le peuple fut infecté. Et qui a fait ces vers? Dis-je à mon homme. -c' est un auteur français. -cet auteur a terriblement de l' esprit: si je croyais le trouver, je partirais tout à l' heure pour la France; je me mettrais sous sa conduite, et je n' en sortirais pas que je n' en susse autant que lui. -tu es bien téméraire! N' importe: si tu es curieux d' apprendre, tu peux partir: si tu ne trouves pas l' auteur de ces vers, tu en trouveras mille autres qui le valent bien, et qui se ferontun plaisir de t' instruire. -si cela est, mon départ est résolu. Adieu. Dès le moment, j' écrivis à un ami que j' avais à Damas; je le priai de vendre tous mes effets et de m' en faire tenir le montant. Lorsque j' eus reçu mon argent, je m' embarquai pour la France; j' y fis mon cours de philosophie, et je ne gardai de juif que la barbe, et si je n' ai point découvert la vérité, j' en ai du moins approché de bien près. Enfin, au bout de quatre ans, mes affaires me rappelèrent à Smyrne, où j' eus l' honneur de connaître le révérendissime père Jean; quelques années après j' eus la satisfaction de le rencontrer à Pétersbourg, et les circonstances que vous savez tous, me procurèrent le bonheur de vivre aujourd'hui avec lui. -oh! Oh! Dit père Jean au juif, je ne te croyais pas si respectable. Ma foi, je t' en fais mon compliment. La philosophie pratique t' avait mérité mon amitié, la théorique t' acquiert aujourd'hui mon estime. Touche-là, et compte que si la sincérité était bannie de la terre, elle se trouverait réfugiée dans le coeur de père Jean.Comme il était fort tard lorsque le juif eut fini de parler, ceux qui avaient appétit soupèrent, et les autres se couchèrent. T' avait mérité mon amitié, la
CHAPITRE 1
Diégo revient de sa léthargie, et ne se ressouvient aucunement de son voyage en l' autre monde. -le beau temps étant arrivé, nous partons de l' endroit où l' hiver nous avait contraints de séjourner. Le lendemain matin l' espagnol, revint de sa léthargie, mais il ne se ressouvenait point d' un seul mot de tout ce qu' il nous avait conté la veille, ce qui donna lieu au compère de disserter amplement sur les causes physiques de l' oubli des choses, qui sepassent dans notre imagination pendant les rêves et les délires. Lorsque la dissertation du compère fut finie, l' anglais eut la complaisance de nous régaler à son tour de son histoire. Le jour suivant, l' allemand et le suédois firent la même chose, et ces histoires firent naître cent petites observations qui donnèrent lieu à quelques questions curieuses et intéressantes, dont la discussion occupa la société philosophique pendant les trois mois que nous restâmes encore dans cet endroit; mais comme ces histoires, ces observations, ces questions, sont trop longues à rapporter ici, je les réserve pour un autre ouvrage. En attendant, je passe à notre départ. Le lecteur se souviendra que la tentative que nous avions faite avant l' hiver pour gagner Samarcand par la Tartarie orientale, avait été infructueuse. C' est pourquoi, lorsque le beau temps fut venu, le compère résolut de diriger notre route au sud-est. Après avoir marché environ quarante-cinq jours à travers des montagnes et des forêts immenses, abondantes en toutessortes d' animaux, le pays devint moins fertile. Le compère nous ayant avertis que nous allions entrer dans le désert de Samoïède, nous songeâmes à l' avenir; nous fîmes une chasse qui nous procura environ six cents livres de viande que nous fîmes sécher à la fumée; après quoi nous entrâmes dans le désert, espérant d' y trouver quelques secours, qui, joints à notre viande, nous mettraient en état de le traverser sans craindre la faim. Au bout de quelques jours de marche, nous ne rencontrâmes plus d' arbres ni de montagnes; la terre n' était plus qu' un sable rougeâtre, couvert de mousse sèche et de quelques plantes de jonc marin, différent de celui qui croît en Europe; l' on n' y voyait ni rivières, ni ruisseaux: toute l' eau que l' on pouvait trouver était une eau croupissante et verdâtre, contenue dans des étangs sans poissons; quant aux animaux, ce désert n' était peuplé que d' une espèce de belettes que nous rencontrions assez rarement, encore fallait-il être bien subtil pour en approcher d' assez près pour les tirer. à mesure que nous avancions, le désertdevenait plus sabloneux, plus sec, plus stérile, et les belettes plus rares. Quelques jours après, le soleil ne parut plus, nous nous trouvâmes désorientés, ce qui nous fit résoudre de séjourner en attendant qu' il reparût de nouveau; mais au bout de dix jours d' attente, il n' y avait pas plus d' apparence qu' il se montrât que le premier instant de sa disparition. Comme nos provisions diminuaient, et que les belettes étaient devenues d' une rareté extrême, le compère se détermina à nous conduire au hasard, espérant que nous rencontrerions quelque contrée plus fertile. Ayant marché pendant trois semaines, le soleil ne paraissait point encore, et nos vivres tiraient à leur fin. Nous nous vîmes réduits à deux livres de viande par jour entre nous huit, puis à une livre, si bien qu' à la fin nous nous trouvâmes exténués de faim et de fatigue. Le compère avait beau prêcher, ventre affamé n' a point d' oreilles; père Jean avait beau nous encourager par sa constance et par sa fermeté, rien n' y faisait: le courage et la philosophie étaient à bout; Diégo avait beau promettre d' allerà saint Jacques, et de porter un cierge à nostra Signora Del Pillar, le saint et la signora étaient sourds. Enfin nous n' avions plus de vivres, nous ne savions de quel côté tourner, la mort s' offrait de toutes parts, lorsque tout-à-coup nous aperçûmes un horizon bordé d' arbres. Cette découverte nous rendit la vie; nous nous remîmes en marche, nous doublâmes le pas, nous arrivâmes, nous entrâmes dans une forêt de sapins assez éloignés les uns des autres; mais rien ne nous indiqua que cet endroit fût plus abondant en vivres que celui que nous venions de quitter. Pour le coup l' espoir et les forces nous abandonnèrent tout-à-fait; nous ne pûmes aller plus loin. Le seul père Jean tenait bon; ses forces n' étaient point encore affaiblies, son courage naturel était au-dessus de la fortune la plus cruelle, du sort le plus affreux; si quelque chose pouvait le toucher en ce moment, c' était l' état déplorable où il nous voyait réduits. Quoiqu' il n' y eût point d' apparence de nous tirer de cet état, le révérend père prit un fusil, de la poudre et des balles, il nousdit qu' il allait faire un dernier effort pour nous conserver la vie, et nous laissa. Le soir étant venu, et voyant qu' il n' arrivait point, nous nous trouvâmes plus désespérés, plus accablés que jamais. Le compère, à l' imitation de Sénèque voulait mourir en moralisant, mais personne ne l' écoutait plus, Diégo même ne priait plus; notre extrême faiblesse nous avait mis dans un état d' insensibilité, où la mort allait terminer nos jours et nos malheurs, sans nous en apercevoir. Bref, le plus robuste d' entre nous n' avait peut-être plus six heures à vivre, lorsque père Jean arriva. Le bruit qu' il fit à son arrivée me fit ouvrir les yeux; je l' aperçus avec un ours monstrueux sur ses épaules, et jurant comme un damné. Lorsque le révérend eut jeté sa charge, il alluma du feu, et fit cuire une partie de sa chasse; après quoi, il nous fit prendre à chacun un peu de bouillon, mais il ne nous laissa point manger, il se contenta de manger pour nous: deux heures après, il nous donna encore du bouillon; ainsi du reste, tellement qu' au bout de vingt-quatre heuresnos forces augmentèrent; le compère se remit à prêcher, Diégo à prier, les autres à se lamenter, et moi à pleurer; la crainte de retomber dans le même état, après que nous aurions mangé l' ours, nous faisant regretter en quelque sorte de n' être point morts avant l' arrivée du père Jean. Deux jours après cette chasse, le révérend repartit derechef, et fut trois jours sans reparaître. Nous crûmes qu' il s' était égaré, ou que quelque bête féroce l' avait dévoré; enfin il revint, mais il n' avait rien, ce qui nous obligea de ménager le reste de notre ours, et de partir le plutôt qu' il nous fut possible. Nous nous enfonçâmes donc dans la forêt, mais nous ne trouvâmes rien; si nous découvrions les traces de quelque animal, ces découvertes étaient si rares, ces traces étaient si anciennes, que nous regardions cet endroit comme absolument inhabité de tout ce qui avait vie. Pour surcroît de malheur, le soleil qui s' était montré pendant quelques jours, était encore disparu; nous voyagions derechef sans savoir vers quelle partie du mondenous dirigions nos pas. Bref, notre petite provision touchait à sa fin, lorsque nous arrivâmes dans un endroit où la mousse dont la terre était couverte, fit place à une espèce d' herbe particulière, mêlée de trèfle. Cette découverte nous fit reprendre courage. Nous avançâmes encore quelques milles, nous rencontrâmes quelques broussailles parmi lesquelles il y avait une garenne de lapins. Père Jean fit aussitôt un piége, et prit quelques-uns de ces animaux; mais il ne nous parut point que cette garenne fût assez peuplée pour nous nourrir long-temps; c' est pourquoi nous nous mîmes en devoir de chercher s' il n' y en avait point quelqu' autre dans les environs.
CHAPITRE 2
Aventure singulière. Nous rôdâmes quelque temps çà et là, mais nous ne pûmes découvrir qu' il y eût d' autres garennes que celle que nous avions trouvée; nous ne désespérâmes pourtant point d' en rencontrer plus loin; il nous paraissait impossible que ce fût là l' unique endroit de la forêt habité par ces animaux; ce qui, comme je viens de dire, nous avait fait reprendre courage à tous, excepté à l' anglais, qui paraissait absorbé dans une telle mélancolie qu' il ne parlait plus; il ne savait même s' il devait prendre quelque nourriture. Comme nous conclûmes de séjourner trois ou quatre jours près de cette garenne, tant pour nous reposer que pour en tirer tout le parti qu' il nous serait possible, le surlendemain de ce séjour l' esprit de l' anglais parut plus troublé que jamais. Tantôt ilavait le visage enflammé, les yeux étincelans, et marchait d' une grande vitesse; tantôt il pâlissait, sa vue s' égarait, il s' arrêtait, s' asseyait, en faisant des gestes qui ne dénotaient que trop l' état affreux où son âme était plongée. Le soir, étant arrivé, il se coucha près de nous sur le gazon, mais il ne put reposer; il s' agitait, se tournait, s' asseyait ou se recouchait sans cesse; il soupirait, il gémissait et criait quelquefois comme s' il fût devenu fou. Vers le matin, il fut plus tranquille; il parut même prendre quelque repos; mais bientôt après il se leva d' une vitesse extrême: il marcha quelques pas avec précipitation, il s' arrêta tout court, il revint à nous; puis, étendant les bras, serrant les poings, et jetant vers le ciel un regard terrible, il s' écria: non! ... c' en est fait! La fortune inexorable m' a persécuté toute ma vie, elle me brave en ce moment; je vais me mettre pour jamais à l' abri de ses coups. -en même temps il saisit une corde, il se la passe au cou, et court pour se pendre au premier arbre; mais le compère le poursuivit,l' arrêta, le ramena, et lui adressa les paroles suivantes: mon ami, j' ai souvent entendu dire que la manie de se pendre prenait quelquefois aux anglais; mais on me disait en même temps qu' ils exécutaient cela avec tout le sang-froid imaginable, et vous vous êtes préparé à cette action par des agitations et des grimaces de démoniaque. Ce n' est pourtant point que je préfère la manière de vos compatriotes à la vôtre; car, si l' envie de me pendre me prenait à mon tour, je crois que je ne la mettrais en exécution ni d' une façon ni de l' autre; je raisonnerais auparavant, et je ne me livrerais point si facilement à ce désespoir funeste, qui se manifeste aux uns sous l' ombre d' une mélancolie sombre et farouche, et aux autres par les symptômes d' une frénésie enragée. Il est vrai que par ce que vous nous avez appris des aventures de notre vie, vous n' avez point lieu de vous louer des faveurs de la fortune; il est encore vrai que tout ce que vous avez souffert depuis quelques jours est un rengrégement de maux capable d' ébranler la constance de l' homme le plus intrépide; enfin, il est vrai que nous ne sommes point sûrs de sortir jamais de ce désert affreux; mais ce qui est passé est passé, il n' y faut plus songer. Quant à l' avenir, nous avons des apparences plus consolantes que ces jours derniers; nous sommes arrivés dans un endroit où la terre commence à se couvrir d' herbes, où nous avons trouvé quelques lapins qui nous servent de nourriture, et où nous pouvons en découvrir d' autres, ainsi du reste, jusqu' à ce que le destin, las de nous poursuivre, nous conduise dans une contrée plus fertile. Vous vous êtes vu il y a quatre jours au bord d' un précipice affreux, et sa vue n' a fait sur vous que l' effet ordinaire qu' il fait sur les autres hommes; aujourd'hui, que vous commencez à vous en éloigner, il vous effraie d' une manière horrible, et vous courez vous y précipiter: quelle inconséquence! Notre mort est prochaine, ou elle est éloignée; si elle est prochaine, ce n' est point la peine de l' avancer; si elle est éloignée, nous avons encore le temps de voir la fin de nos maux. La vie est le plus beau présent que la nature nous ait fait: c' estêtre ingrat que d' y renoncer si légèrement. Si le sage ne doit point se laisser éblouir par les honneurs et la prospérité, il ne doit point non plus se laisser abattre par les malheurs; la douleur et l' infortune sont les alimens de la vertu, ainsi que le contraire est la pierre de touche de la philosophie. " il y a bien plus de constance à user la chaîne qui nous tient qu' à la rompre, dit Montaigne... etc. " je ne nie cependant point qu' il y ait des circonstances malheureuses où la mort est préférable à la vie; je sais au contraire qu' il y a certaines occasions, certains momens, où il est glorieux de se donner la mort; mais la difficulté est de connaître ces occasions,ces momens, et de les savoir saisir à point nommé, sans les anticiper ni les outre-passer. Pour moi, je ne connais d' occasion de ce genre, que celle où un galant homme est sur le point de servir de triomphe à un ennemi lâche et méprisable; ni d' autre moment, que celui où des tourmens cruels, une mort ignominieuse, vont assouvir par leur spectacle la férocité de quelque tyran odieux. Mais l' état où nous sommes est bien éloignée de telles circonstances. Lorsque le compère eut fini de parler, père Jean lui dit: je voudrais bien savoir pourquoi mon cher neveu s' arroge le privilége d' empêcher les gens de se pendre lorsqu' ils en ont envie. Crois-tu que ce fatras de lieux communs que tu viens de débiter lui rendront la jambe mieux faite? Tu as prêché mille fois contre la tyrannie et la violence, mais je ne trouve rien de plus tyrannique, de plus violent, que d' empêcher un homme de faire à sa fantaisie, surtout lorsque ses actions ne portent aucun préjudice à personne. Or, ça, notre ami, continua père Jean en s' adressant à l' anglais, n' écoute pasmon neveu: c' est un bavard qui, les trois quarts du temps, ne sait ce qu' il dit; il fait le philosophe, et il aurait souvent besoin des leçons de ses propres disciples; crois-moi, pends-toi; il y aurait de la lâcheté à reculer après avoir été si loin. Si le compère t' a dit que la vie étant le plus beau présent que nous ait fait la nature, il y avait de l' ingratitude à y renoncer si légèrement, je te dis, moi, qu' il y aurait premièrement de la cruauté en la nature, si elle nous avait doué d' une chose dont nous ne puissions nous défaire sans lui être ingrat, lorsque cette chose nous devient à charge. Je n' ai lu nulle part que la reconnaissance fût le prix de l' injustice. D' ailleurs, si la vertu du sage consiste en partie à savoir supporter la douleur et l' infortune, sa prudence lui dicte avant tout de se mettre à l' abri de leurs atteintes, et le meilleur abri qu' on puisse trouver en ce cas est la mort. mors omnium dolorum... etc., dit Sénèque à ceux qui entendent le latin.Ici père Jean nous défendit à tous, sous peine d' encourir son indignation, d' empêcher l' anglais de se pendre, si l' envie lui en continuait. Mais par un effet singulier de cet esprit d' inconséquence et de contradiction que l' homme porte en soi, l' anglais qui s' était montré plus déterminé que jamais pendant le discours du compère, perdit courage à celui du révérend; les trois quarts de son transport s' évaporèrent; un embarras extrême, causé par le remords d' avoir été si loin, et par la honte de reculer, lui succéda; en un mot, je ne sais sidans ce moment le pauvre anglais était plus digne de compassion que de risée. Le révérend s' étant aperçu de cet embarras, reprit son discours, et lui dit: mais il me paraît que tu trembles? N' es-tu plus cet anglais intrépide? Serais-tu devenu une femellette craintive? Las d' être poursuivi par la fortune ennemie, tu courais te refugier dans les bras de la mort, mais l' aspect de cette mort te faire frémir; tu rebrousses chemin lorsque tu touches au port, et au lieu d' un ennemi tu t' en attires deux! à quoi sert la philosophie dont tu fais profession, si tu ne peux supporter les malheurs dont tu te plains, ni t' en défaire? Crois-moi, reprends ton premier dessein, fais face à la mort, et son masque tombera; elle ne paraît affreuse qu' à ceux qui la craignent; elle est belle, elle est aimable aux yeux de ceux qui la cherchent. Un homme qui se croit accablé de malheurs, et qui ne voit aucune fin à cet accablement, ne doit point marchander: il doit mourir; si la cause de son désespoir est fondée, qu' il se pende; si elle ne l' est pas, qu' il se pende de même pour se punir de sa lâcheté.La mort a la propriété de servir à ces deux fins. Ces derniers mots ranimèrent le courage de l' anglais; il reprit tranquillement le chemin de l' arbre vers lequel il avait couru un moment auparavant comme un désespéré; il grimpa dessus et s' y accrocha avec autant de gravité, que si c' eût été la plus belle action de sa vie. à peine l' anglais fut-il mort, que père Jean se mit en devoir de le décrocher; et comme le compère lui demanda ce qu' il prétendait faire de ce cadavre, le révérend lui répondit qu' il voulait le manger. Cette réponse nous fit horreur à tous; mais le révérend père persista dans son entreprise; il vida, il écorcha l' anglais le plus proprement du monde, il le coupa en quartiers, puis il nous tint le propos suivant: mes enfans, voici de la provision au moins pour huit jours. L' horreur ridicule que l' on a de manger de la chair humaine, le respect imbécille que l' on a pour le cadavre d' un homme, ne tirent leur origine que de notre ignorance, ne sont fondés que dans notre imagination. Cette chair n' estpoint autre que celle des animaux que nous mangeons. Le germe d' un homme n' a point d' autre origine que celui d' un boeuf ou de tel autre animal que ce soit; c' est une même substance un peu différemment modifiée; il est fécondé de même, le même mécanisme le développe, l' homme n' acquiert son accroissement, il ne vit, il ne s' entretient qu' à la manière des autres animaux, c' est-à-dire par l' approbation, par l' assimilation de quelques particules de matière, qui avaient appartenu auparavant à quelques autres individus, et la mort n' est en général, tant chez l' homme que chez la brute, qu' une obstruction totale, qu' une cessation de toutes les facultés animales, et des fonctions du corps. La chair humaine n' a donc rien en soi qui puisse empêcher d' en faire usage. Ce n' est donc que par un effet de notre ignorance ou de notre orgueil que nous ne la mangeons point; de notre ignorance, parce que nous n' en connaissons point véritablement la nature: je viens de la démontrer; de notre orgueil, parce que nous nous imaginons sottement que cette chair est d' unenature infiniment supérieure, infiniment plus respectable que celle des autres animaux mangeables. Quel aveuglement! Si le corps humain est, comme on l' enseigne au peuple, d' une nature au-dessus de celle des brutes, parce qu' il est la coque ou l' enveloppe qui renferme une âme immortelle, laquelle abandonne le corps à la mort, ce corps abandonné n' a donc plus rien en soi qui nous porte à le respecter davantage que celui d' un boeuf, d' un mouton, d' un cochon, dont nous mangeons tous les jours; au contraire, si l' homme est en tout semblable aux brutes, pourquoi avoir d' autres sentimens, d' autres égards pour son cadavre que pour celui de ces dernières? Nous sommes bien orgueilleux de nous élever si haut, ou bien injustes de les abaisser si bas. Le respect que l' on a pour un corps mort, et qui empêche de le manger, est donc ridicule et mal fondé. D' ailleurs, qu' importe à qui n' est plus que son cadavre soit enterré, brûlé ou dévoré? Tôt ou tard les parties qui composent ce cadavre doivent se dissoudre; il doit être anéanti; le chemin qui mène à cet anéantissement ne peut doncqu' être très-indifférent à celui qui est mort: que ce chemin soit long ou court, droit ou tortueux, large ou étroit, égal ou raboteux, c' est pour lui la même chose; la terre, le feu, l' eau, l' estomac des hommes, des vers, ou de quelque bête féroce, sont pour lui une sépulture égale. Enfin, s' il y avait quelque choix à faire pour la sépulture de l' homme, l' estomac humain devrait l' emporter sur tout: nous ne pourrions mieux témoigner notre estime, notre respect pour nos semblables, qu' en devenant nous-mêmes leur tombeau, qu' en les mangeant, qu' en les convertissant en notre propre substance. Cependant, je n' entends point qu' il soit bon de manger un homme mort de maladie, surtout de maladie épidémique; mais il y a des cas où l' homme est mangeable, et très-mangeable même; tantôt un charretier se trouve écrasé par sa charrette, un charpentier tombe du haut d' un bâtiment et se tue, un couvreur en fait autant; tantôt un galant se bat en duel et perce son rival, unvoleur assassine un richard, la justice pend le voleur... et la guerre! Ventrebleu, la guerre! Que d' occasions n' apporte-t-elle pas de faire ripaille aux dépens de notre espèce! Mais non: l' on enterre le charretier, le charpentier, le couvreur et le galant, l' on mène le voleur à la voirie, et l' on enrage de faim sur un champ de bataille couvert de morts. -révérendissime père Jean, dit Vitulos, il me semble qu' il y a quelque chose de révoltant, de cruel, à manger ainsi le corps de son semblable! -et quelle différence y a-t-il entre de la chair et de la chair? Répartit le révérend; n' ai-je point déjà fait voir que la chair d' un homme mort n' est autre que celle d' un boeuf ou de tel autre animal? -je veux, dit le compère, que notre chair n' ait rien en soi qui la distingue de celle des autres animaux; mais les hommes sont si sensuels, si cruels lorsqu' il s' agit de satisfaire leurs désirs effrénés, et surtout leur gourmandise insatiable, que si la mode de manger de la chair humaine venait à s' introduire, ils s' égorgeraient à la fin les uns les autrespour se dévorer ensuite. L' on aurait beau leur représenter que les tigres et les léopards, malgré leur extrême voracité, respectent leur espèce; qu' il n' y a peut-être point d' exemple où l' un de ces animaux ait dévoré l' autre de propos délibéré, ils s' entre-chasseraient comme ils chassent les lièvres et les sangliers, et ils en viendraient à un point, où l' on verrait les petits enfans au marché, comme l' on y voit des cochons de lait. Que l' on ne traite pas mes conjectures de paradoxes, car je soutiens qu' il fallut que l' homme fît un tout autre effort contre le cri de la nature, pour parvenir à ce point de cruauté qu' il exerce journellement envers les animaux, pour assouvir son odieuse voracité, que pour venir à celui d' aller à la chasse humaine, et de faire une boucherie de sa propre espèce. Ce n' est pas toutefois que je trouve cruel ou révoltant de se nourrir d' un cadavre dans la plus grande nécessité; car malgré les objections que maître Vitulos a faites à mon cher oncle, j' avoue que, dans les circonstances où nous sommes, je serais peut-être le premier à manger de l' anglais, sinous n' avions dans ce moment la ressource de la garenne. Je ne trouve point non plus qu' il soit déraisonnable que vingt hommes, abandonnés dans un désert ou à la merci des flots, et prêts à périr de faim, tirent au sort pour voir lequel d' entre eux sacrifiera sa vie pour la conservation des autres; mais je répète que si l' usage de la chair d' un homme mort, de l' une ou de l' autre manière dont mon oncle a fait mention tout-à-l' heure, venait à s' introduire dans les cuisines, les hommes en vie courraient grand risque; leur voracité naturelle l' emporterait d' autant plutôt, et d' autant plus facilement sur l' humanité, que de l' état où ils sont aujourd'hui à l' égard des brutes, ils n' ont, comme j' ai dit, qu' un pas à faire pour parvenir au même point à l' égard les uns des autres. Je vais prouver ma thèse, et si je m' y prends d' un peu loin, je n' en viendrai pas moins au but que je me propose.Si vous entrez dans les étables d' un laboureur, vous y verrez un troupeau de pauvres bêtes, chérir, caresser, se fier à un homme qui les élève, qui les nourrit, qui les accable de soins intéressés, qui les flatte d' une main traîtresse, pour les livrer ensuite à leur bourreau, c' est-à-dire au boucher. Si vous vous transportez de là dans les étables de ce dernier, vous entendrez le boeuf beuglant, la brebis bêlante, appeler sans cesse leur maître, lui annoncer que l' heure de ses soins ordinaires est venue; que son retardement les afflige, que sa présence les consolerait, tandis que le traître qui vient de les vendre et de les livrer, s' en retourne gaîment chez lui, chargé du prix de leur tête. Cependant si un bruit soudain se fait entendre à la porte de cette étable, la brebis, qui ignore l' horreur de sa destinée, bondit de joie, et croit que son maître chéri la cherche pour la conduire aux champs; le boeuf s' agite et mugit de satisfaction: il croit que son maître chargé de la nourriture qu' il attend, va remplir la crèche à laquelle il est attaché; mais aulieu de ce maître si attendu, c' est le boucher impitoyable qui vient les arracher de ce lieu, pour les mener dans l' endroit où il exerce ses cruautés ordinaires, pour les assommer, les égorger, les déchirer sans pitié, sans miséricorde, pour les transporter ensuite dans une boucherie dont le spectacle horrible semble réjouir la vue de ces vils esclaves, payés pour procurer à leurs maîtres l' abominable satisfaction d' assouvir leur gourmandise enragée de la chair et du sang de presque tout ce qui a vie sur la terre. Cet échantillon suffirait pour prouver ce que j' ai avancé; mais poursuivons. Les boucheries ne sont point les seuls théâtres de la cruauté des hommes envers les animaux. Si vous entrez dans la cuisine de quelque grand, vous y verrez la timide volaille aussi cruellement maltraitée; ici c' est un cuisinier qui égorge de tendres pigeons, qu' à peine la nature a couverts d' unpeu de duvet; là ce sont des faisans, des poulets, des canards ou autres animaux de cette espèce, qui palpitent et qui nagent dans leur sang. Si de là vous portez vos pas vers la plaine ou les forêts, vous n' entendrez que des coups de fusils redoublés, que les cris perçans du gibier blessé ou expirant; la légèreté de sa course, la rapidité de son vol, ses ruses, son adresse, ne peuvent le mettre à l' abri de l' avidité, de l' acharnement, de la barbarie du chasseur. Les rivières les plus rapides, les lacs les plus profonds, les mers les plus orageuses n' ont même pu mettre les poissons à couvert de la dent meurtrière de l' homme: il semble que la terre dénuée d' herbes, de racines, de plantes et de fruits, n' offre à la voracité effroyable qui le tourmente qu' un globe de sable, chargé d' un petit nombre d' animaux propres à lui conserver la vie, et qui vont lui échapper. Comment donc ne dévorerait-il point son semblable, s' il connaissait une fois le goût qu' a la chair humaine? -l' ami, dit père Jean, il me paraît que ton imagination se ressent un peu de ladiète que tu as faite... -qu' elle s' en ressente ou non, reprit le compère, ce que je viens de dire n' en est pas moins vrai, et d' autant plus vrai que depuis l' éléphant jusqu' au ciron, rien n' échappe à la cruauté de l' homme. S' il assomme, s' il égorge, s' il mange les animaux mangeables, ceux qui ne le sont pas n' en sont pas plus à l' abri de ses coups: tantôt il en tue un pour quelque usage particulier, tantôt il en dissèque un autre pour s' instruire, tantôt il en éventre un troisième pour s' amuser. S' il construit, s' il équipe, s' il arme un vaisseau, il vous dira que c' est pour courir à travers les mers glaciales à la poursuite de quelques baleines dont l' huile est nécessaire pour peindre sa maison, corroyer son cuir et graisser ses bottes. S' il habitait une simple cabane de roseaux ou de feuillages, comme les premiers hommes ont fait, sa maison n' aurait pas besoin de peinture; s' il allait nus pieds comme eux, il n' aurait besoin ni de souliers ni de bottes; s' il leur ressemblait, enfin, l' huile de baleine ne lui serait point plus nécessaire que la graisse humaine n' est nécessaire à la baleine.S' il ouvre un animal vivant, et qu' à l' aide d' une lunette il y découvre ce qu' il n' a jamais vu, il criera au prodige; il fera part de sa découverte à tout l' univers; il dira que Dieu est admirable dans ses opérations; comme si cette découverte était plus admirable que ce qu' il voit tous les jours; comme si l' on ne pouvait s' apercevoir des opérations merveilleuses du créateur qu' en martyrisant, qu' en disséquant les créatures; comme si la puissance de Dieu ne pouvait se considérer qu' au microscope. Mais, dira-t-on, si l' on casse la patte à un animal, si on lui arrache un oeil, si on lui ouvre le ventre, etc., c' est pour faire quelques observations utiles à la médecine et à la chirurgie, ou pour prendre la nature sur le fait dans ses opérations, ce qui instruit et amuse tout à la fois. Fort bien; c' est pour cela que les médecins et les chirurgiens sont aujourd'hui si habiles, et qu' ils tuent si peu de monde; mais les animaux, à la conservation desquels la nature s' intéresse autant qu' à la nôtre, ont alors le même droit sur nous. Que dirait-on cependantsi un chien, devenu chirurgien, cassait la jambe à un homme pour apprendre à guérir celle d' un autre chien? Que dirait-on si un chat arrachait l' oeil à un enfant pour voir comment les fibres médullaires du nerf optique sont étendues sur la retine? Que dirait-on enfin si une biche, armée du scapel, ouvrait le ventre à une nouvelle mariée, pour y découvrir le mystère de la génération, ou seulement pour satisfaire sa curiosité? Ne crierait-on pas au meurtre! à la cruauté! Ne tuerait-on pas le chien et le chat, la biche, ou tout autre animal qui aurait osé commettre un attentat si horrible? On ferait plus, les hommes irrités se ligueraient pour exterminer entièrement l' espèce qui aurait produit de si exécrables individus. Eh! Pourquoi donc les animaux ne se liguent-ils pas contre les hommes qui les traitent si inhumainement? C' est que les animaux sont doux, peu colériques, jamais vindicatifs, jamais méchans ni cruel par réflexion... ô hommes civilisés! Je le répète donc, si vous goûtiez une fois de votre chair, il ne vous faudrait point ajouter beaucoup à votre cruauté naturelle,pour vous égorger et vous manger les uns les autres. -eh! Ventrebleu, dit père Jean, laisse-les s' entr' égorger et se dévorer: s' ils sont tels que tu le dis, il n' y a pas plus de mal qu' ils purgent la terre de leur espece, qu' il n' y en a que tu te taises, car pour peu que tu continues, tu battras tout-à-fait la campagne, et tu la feras battre de même à ceux qui sont assez simples pour t' écouter. Lorsque tu commences à braillier, tu fais comme ces déclamateurs éternels, qui raisonnent à tort et à travers, et qui croient faire monts et merveilles, lorsque le vulgaire ébloui de leur enthousiasme frénétique, de leurs grands mots vuides de sens, leur prodigue ses louanges insensées. Quant à moi, je ne t' écoute plus. Or ça, mes amis, continua le révérend, je vais mettre une des fesses du défunt notre confrère sur la braise; si l' envie prend à quelqu' un d' en tâter, qu' il le dise d' avance, pour que j' augmente la portion.
CHAPITRE 3
Départ de cet endroit. -sermon du compère. - désespoir de Diégo. Le compère, fatigué de parler, ou piqué du compliment de son oncle, mit fin à son discours. Alors la société fit son dîner de quelques lapins rôtis, mais l' envie ne prit à personne de tater du ragoût du révérend. Le dîner étant fini, l' on tint conseil sur ce que l' on aurait à faire le lendemain. Il fut conclu que l' on irait à la découverte de quelques garennes, que si l' on n' en trouvait point l' on reviendrait tirer de celle-ci autant de lapins qu' il serait possible, et que l' on partirait le quatrième jour comme il avait été résolu dès le commencement. Le lendemain matin six d' entre nous furent à la découverte, mais ils ne trouvèrent rien; c' est pourquoi nous partîmes au jour fixé, en dirigeant toujours notre route à l' aventure, parce que le soleil ne s' était point encore remontré.Au bout de cinq jours de marche à travers un terrain aride, nos vivres nous manquèrent de nouveau; le sixième jour nous jeûnâmes; le septième nous fûmes bien aise de manger chacun une tranche de l' anglais, dont père Jean, qui avait pris un goût extrême pour la chair humaine, conservait encore une cuisse et la moitié d' une épaule. Le huitième jour nous trouvâmes derechef quelques pelouses de gazon, quelques sapins épars à une assez grande distance les uns des autres, et peu de temps après encore une garenne, mais elle était quatre fois moins peuplée que la première. C' est pourquoi nous conclûmes d' en tirer tout ce qui nous serait possible, de le partager et de nous séparer, afin que chacun de nous se trouvant plus en état de pourvoir à sa subsistance, tâchât de gagner par le chemin qu' il jugerait à propos quelque contrée habitée, soit par les chinois, par les tartares, ou par quelqu' autre peuple. Mais avant d' en venir à cette séparation, le compère trouva bon de nous donner encore quelques conseils philosophiques. Pour cet effet, il monta sur uneéminence, nous fit approcher tous, et nous parla en ces termes: mes chers amis, l' intolérance et la persécution nous ont amenés en ces lieux. L' habitude et la délicatesse de notre constitution nous empêchent d' y vivre de l' écorce de ces arbres, de cette herbe insipide, dont les premiers hommes ont peut-être fait leurs délices. Nous ne devons donc nos malheurs qu' à la barbarie de nos semblables, qu' à la manière dont nous avons été élevés, c' est-à-dire, à l' état de société dans lequel nous sommes nés. Or, puisque cet état est la source de tous les maux, sa dissolution ne peut être que celle de tous les biens, renonçons-y pour jamais; fixons notre séjour dans ce désert; acquérons insensiblement la force de soutenir l' intempérie des saisons, et la nourriture grossière que la nature nous offre; vivons d' herbes et de racines; faisons-nous des tanières comme ces lapins que nous avons trouvés, et nous serons heureux comme ils l' étaient; séparons-nous surtout, non-seulement pour que chacun de nous pourvoie plus aisément à sa subsistance, mais encore de crainteque la présence de l' un ou de l' autre ne réveille en nous le désir de retourner parmi les hommes. Regardons-nous donc comme des pélerins qui, après un long voyage, sont prêts à rentrer dans leur patrie; efforçons-nous de perdre toutes les connaissances que nous avons acquises dans le cours de notre vie; en un mot, redevenons semblables à nos premiers parens, qui vivaient errans, sans industrie, sans parole, sans guerre, sans liaison, sans nul besoin de leurs semblables, se suffisant à eux-mêmes, contens de peu, vivant des seuls alimens que la nature leur offrait, heureux enfin, et mille fois plus heureux que tous les rois de la terre. Si, après notre séparation, le hasard conduit quelqu' un d' entre nous dans une contrée plus fertile que celle-ci, qu' il y fixe son séjour: la facilité qu' il aura à se procurer ses besoins lui fera d' autant mieux oublier comme il a vécu, et lui fera préférer mille fois son état à celui de ces tyrans odieux, ou de ces lâches esclaves qui vivent au milieu des villes en butte à toutesles passions, à tous les vices et à tous les maux qu' on puisse imaginer. Si le même hasard lui fait rencontrer une femelle sauvage de son espèce, ou une femelle policée, mais abandonnée dans ce désert, qu' il approche de la première si la nature l' exige; qu' il approche également de la seconde, mais que ce soit sous condition, sous promesse, qu' elle n' apprendra aux enfans qui naîtront de leur commerce aucuns mots, aucuns signes qui puissent augmenter leurs idées, leurs connaissances, leurs désirs, leurs besoins et faire leur malheur; que, pour cet effet, elle les abandonnera lorsqu' ils seront en état de brouter l' herbe et de distinguer les racines propres à leur substance d' avec celles qui ne le sont pas. Tel d' entre nous qui se sera trouvé dans le cas que je viens de dire, et qui en aura agi de la manière que je le prescris, pourra s' applaudir d' être le père d' une nation nouvelle, d' une nation sauvage, robuste, heureuse, indépendante, du moins jusqu' à ce que quelque animal policé vienne lui apprendre qu' il y a des lois, desarts, des sciences, etc., ou que, par un concours de circonstances malheureuses, cette nation devienne l' artisan de ses propres malheurs en inventant elle-même toutes ces choses. -mes enfans, dit père Jean, pour le coup la diète a entièrement fait tourner la tête à mon neveu. Il ne s' agit point ici de discuter si l' état de nature est préférable à l' état de société, ni de savoir ce qu' un homme qui veut devenir sauvage doit faire, lorsqu' il rencontre une femme de son espèce dans les bois. Nous sommes ici huit personnes, nous sommes dans un désert immense d' où nous ne sommes pas sûrs de sortir de notre vie; nous sommes dans un canton où les vivres sont si rares, qu' il est impossible que nous subsistions quinze jours de la chasse d' un mois; que chacun de nous prenne donc son parti, qu' il cherche à se prolonger la vie, en attendant que le hasard lui procure l' occasion de rencontrer mieux; mais choisissez tous votre route: pour moi, je vais prendre la mienne. à ces mots, le juif, l' allemand et lesuédois demandèrent un de nos fusils, quelques munitions, quelques provisions, nous dirent adieu et disparurent. Nous ne restions plus que cinq, le compère, père Jean, Vitulos, Diégo et moi: mais la bande était trop forte pour subsister; il fut résolu de nous séparer dans l' instant, et de prendre chacun le chemin que nous jugerions à propos. Nous consentîmes d' autant plus facilement à cette résolution, que les circonstances où nous nous trouvions, nous ôtaient tout autre moyen de nous conserver la vie. Le compère s' applaudissait déjà de toucher au moment où il allait rentrer dans l' état de nature; il nous débita encore mille visions philosophiques sur cet état, et avança des paradoxes si extravagans, que j' aurais cru qu' il avait perdu l' esprit, si je n' eusse su que son cerveau était dérangé par les jeûnes que nous avions faits. Il n' y avait que l' espagnol qui était inconsolable. Lorsque nous fûmes prêts de nous séparer, il se mit à pousser des hurlemens épouvantables. Ah! Mon très-honoré maître! S' écria-t-il, philosophe incomparable!Dont le soleil n' a point vu de semblable depuis Pékin jusqu' à Salamanque! Ah! Très-redoutable, très-vertueux et très-secourable père Jean! Consolateur des affligés! Pourvoyeur des affamés! Dont l' âme stoïque est aussi inébranlable que les murailles du capitole! ... et vous, mon ami Jérôme! ... que va devenir sans vous le pauvre gentilhomme Diégo Arias-Fernando De La Plata, Y Rioles, Y Bajaloz? Que va devenir sans vous le pauvre Diégo? Cet état de nature, que mon doux maître dit être le plus heureux état de la vie, est pour moi une perspective effroyable, est pour moi un état... ah! Je ne puis vivre dans cet état de nature! ... je veux toutefois que ce soit un bon état, puisque mon cher maître le dit; mais je n' y puis penser sans frémir d' horreur! ... la seule idée que je m' en forme, me fait dresser les cheveux aussi raides que la pique de Don Garcias De Palastro... ah! Malheureux, que vas-tu devenir? Quoi! Vivre seul, sans ami, sans secours, sans consolation! ... hélas! Pauvre Diégo! Pauvre Diégo! Comment supporteras-tu les horreurs de la solitude sansêtre né ours ou chat-huant? Comment souffriras-tu l' ardeur d' une inflammation, si personne ne te saigne? Les douleurs d' un abcès, si personne ne te le perce, et la dislocation d' un membre, si personne ne te le remet? Comment guériras-tu de la fièvre, si on ne te donne le quinquina? De la vérole, si on ne t' administre le mercure; et de la diarrhée, sans l' ipécacuanha? Qui te nourrira lorsque tu ne pourras plus marcher? Qui te défendra de la gueule du loup, lorsque tu seras le plus faible? Qui t' appliquera une emplâtre au talon si tu es piqué d' un scorpion? Ah! Si les maux qui peuvent nous arriver dans cet état de nature que mon cher maître vante tant, finissaient tout d' un coup, je ne me plaindrais pas; mais je peux me casser une jambe, et vivre encore six mois dans des douleurs insupportables; un chancre incurable peut me ronger une fesse, et je puis vivre des années dans des tourmens affreux; une fistule maudite peut me survenir à l' anus , me ronger l' intestin rectum et tout ce qui en dépend, sans avoir le moindre pauvre petit chirurgien pour mefaire l' opération. ô état de nature! état de nature! Tu n' es pas mon état! Lorsque Diégo eut fini sa jérémiade, il fut conclu que nous ne nous séparérions que le lendemain. Nous nous remîmes en marche, et nous fîmes environ quinze milles. Le lendemain, à la pointe du jour, père Jean aperçut un daim; et comme cet animal était à la portée du fusil, le révérend le jeta par terre. Cette trouvaille nous remit le coeur au ventre. Père Jean, Vitulos, Diégo et moi, résolumes de ne point encore nous séparer ce jour-là; mais le compère voulait absolument cette séparation, il lui tardait de devenir sauvage; cependant on ne l' écouta pas. Ayant fait cuire une partie de ce daim nous continuâmes notre chemin. Vers le soir nous aperçumes que le terrain formait une pente sur notre gauche; nous prîmes cette route, et en moins d' une heure nous nous trouvâmes au bord d' un ruisseau rempli d' écrevisses. Pour le coup il ne fut plus question de séparation; le compère jura qu' il voulait vivre et mourir avec nous, etqu' il n' abandonnerait point le ruisseau sans être sûr de trouver mieux. Ayant planté nos tabernacles dans cet endroit, nous nous remîmes d' autant plus aisément des fatigues de notre voyage, qu' il ne se passait point de jour sans que nous ne vissions quelques animaux sauvages venir boire à ce ruisseau, ce qui donnait occasion à père Jean d' en jeter de temps en temps quelqu' un sur le carreau. Il ne nous manquait plus que de revoir nos pauvres camarades; mais soit qu' ils prirent une route tout-à-fait contraire la nôtre, ou qu' ils fussent péris, nous n' en apprîmes aucune nouvelle.
CHAPITRE 4
Continuation de notre voyage. -découverte d' un peuple inconnu. Après avoir séjourné environ huit jours, le compère proposa de remonter le ruisseau, dont la source paraissait être à l' est. Nous consentîmes d' autant plus volontiers à cette proposition, que nous n' avions rien à craindre de la disette, aussi long-temps que nous n' abandonnerions point ce ruisseau. Nous marchâmes à petites journées. Au bout de quinze jours, nous arrivâmes dans un endroit où ce ruisseau sortait d' entre des rochers escarpés, ce qui ne nous empêcha pas de continuer notre route. En deux jours et demi nous eûmes traversé ces rochers, et nous nous trouvâmes dans une plaine immense qui nous parut habitée. étant avancés environ deux milles dans cette plaine, nous rencontrâmes trois ouquatre cabanes de figure ronde, composées de branchages entrelassés, et couvertes de roseaux. étant entrés dans l' une de ces cabanes, nous n' y trouvâmes ni meubles ni ustensiles, sinon quelques nattes de jonc étendues près d' un foyer où l' on avait fait du feu dans la journée même. Nous visitâmes les autres cabanes, et nous trouvâmes partout la même chose, à la réserve d' un peu de fromage, et d' une dixaine de livres de viande fumée que nous prîmes pour passer outre. Deux ou trois milles plus loin, nous rencontrâmes deux enfans d' environ dix ans, couverts de peaux, et gardant un troupeau de chèvres: aussitôt que ces enfans nous eurent aperçus, ils se mirent à courir à toutes jambes en poussant des cris affreux, et entrèrent dans un petit bois où nous les perdîmes de vue. Ayant dirigé notre route sur la leur, nous traversâmes le bois, et nous arrivâmes dans une habitation composée d' une cinquantaine de cabanes, toutes habitées par une nation à demi-sauvage, vêtue de peaux, et parlant à peu près comme les grenouilles croassent.Dans un instant nous fûmes environnés de toute la bourgade. Les hommes étaient armés d' arcs, de flèches, et de longs bâtons dont la pointe était durcie au feu; quelques-uns même avaient des haches, ce qui nous fit croire qu' ils avaient relation avec quelque nation à qui le fer était connu; car, pour eux, il ne nous parut point qu' ils exerçassent aucun art, aucun métier, en un mot qu' ils connussent d' autres occupations que la chasse. Quoique ces hommes fussent tous armés, ils ne témoignèrent en aucune manière de vouloir nous faire du mal; au contraire, ils nous présentèrent du lait dans une espèce de jatte de bois, qui paraissait avoir été creusée avec la pointe d' un couteau; après quoi ils nous offrirent de la viande sèche, quelques fruits inconnus en Europe, mais de très-mauvais goût. Nonobstant ce bon accueil, nous nous tînmes sur nos gardes, et nous refusâmes d' entrer dans leurs cabanes. S' étant aperçus de notre défiance, ils nous menèrent dans une hutte vide, qui se trouvait à la portée d' un pistolet des autres, et nous firententendre par signe que nous pouvions nous en accommoder. Ensuite le plus âgé d' entre eux ramassa une cinquantaine de petites pierres blanches, parmi lesquelles il en mit quelques noires; puis ayant mis ces pierres dans son bonnet, les chefs de familles s' approchèrent et en tirèrent chacun une. Ceux auxquels les pierres noires tombèrent, poussèrent un cri de joie, disparurent à l' instant, et revinrent un moment après avec cinq chèvres et une jatte de bois, qu' ils nous présentèrent, en nous faisant signe que nous pouvions nous servir de ces animaux pour en tirer le lait. Après quoi ils furent chercher chacun leur femme, et nous proposèrent de les tirer au sort, ce que nous fîmes pour leur complaire. Lorsque nous fûmes ainsi partagés, toute la bourgade environna notre cabane, et se mit à hurler si épouvantablement que Diégo faillit en mourir de frayeur. Ces hurlemens n' étaient cependant qu' une espèce de cantique, par lequel il nous souhaitaient toutes sortes de plaisirs et de prospérité. Lorsque le cantique fut fini, nos hôtes s' éloignèrent d' environ deux cents pas denotre cabane; ils s' assirent sur leur cul, à la manière des tailleurs, et nous laissèrent avec ces femmes. Pendant ce temps là, celles-ci nous firent entendre par leurs gestes, par leurs caresses, la raison pourquoi elles étaient envoyées; mais nous étions trop épuisés par les fatigues que nous avions essuyées, pour les aider à remplir l' objet de leur mission. D' ailleurs elles étaient si laides, si malpropres, qu' elles étaient plus capables de nous faire passer toute envie que de nous en donner. Voyant que nous ne nous remuions pas, elles se mirent à se lamenter, et puis à hurler comme si on les eût écorchées. Alors père Jean nous dit: vertu de froc! Si nous ne satisfaisons ces femelles-là, leurs maris et toute la sacrée bourgade vont nous tomber sur la carcasse. -j' aimerais mieux être empalé, répondit le compère, que d' en toucher une. -et moi de même, ajoutai-je. -et moi, non, dit Diégo; il faut apprendre à se vaincre dans ce monde, c' est un péché que d' être si délicat; mais, hélas! La nature me refuse son secours dans ce moment-ci, il ne me reste que le désir de bien faire.ô mon bon ange! Vous savez que dans tous cas d' impossibilité le désir est réputé pour fait. Lorsque Diégo eut fini de parler, le révérend dit qu' il avait bien prévu que cette besogne allait retomber sur lui; il se mit donc en devoir de s' en acquitter, et s' en acquitta si bien que ces femmes furent ensuite de la meilleure humeur du monde. Au bout de deux heures, nos hôtes se rapprochèrent de notre baraque, se mirent à beugler comme auparavant; les maris reprirent leurs femmes, et l' on nous laissa tranquilles. Lorsqu' ils furent partis, le compère nous dit: je ne sais à quoi ceci tournera, mais il me semble que nous sommes chez une nation qui est plus disposée à nous faire du bien qu' à nous faire du mal. Ces hommes nous ont offert peu de chose, mais ils nous ont offert tout ce qu' ils possèdent. ô nations policées! Recevez-vous ainsi l' étranger? Non; vous lui demandez des passeports, vous le mettez en prison lorsqu' il n' en a pas; s' il en a, et qu' il séjourne parmi vous, vous ne lui donnez rien sansintérêt, ou sans vue d' intérêt; vous lui faites payer le plus cher que vous pouvez ce qu' aucun animal ne paie sur la terre, c' est-à-dire, sa subsistance; vous lui tendez des embûches, vous le trompez, vous le ruinez; vous le tourmentez, vous le pendez enfin, si, en suivant la loi naturelle, il a le malheur de violer les lois barbares que vous avez forgées! Environ une demi-heure après, deux députés de la bourgade nous apportèrent environ trente livres de viande fraîche, et firent mille cérémonies, mille contorsions, en nous la présentant; puis ils se bouchèrent les oreilles avec les doigts, et se mirent à hurler comme leurs compagnons avaient fait auparavant. Le compère leur témoigna par ses gestes que nous leur étions très-obligés de leurs égards et de leur générosité, mais ils ne parurent pas faire cas de cette espèce de témoignage. Père Jean s' imaginant qu' il leur fallait des expressions de reconnaissance plus sensibles, se mit à faire des grimaces épouvantables, et à beugler d' une si terrible manière que je craignis que la baraque ne croulât, et nousensevelît tous. Les deux députés, sensibles aux politesses du révérend, lui crachèrent au visage, et l' essuyèrent avec leur barbe. Une faveur si singulière anima père Jean; il redoubla ses grimaces et ses beuglemens; nous nous mîmes à faire comme lui; les deux envoyés en firent autant, toute la bourgade accourut au bruit et fit chorus; ce tintamare infernal dura jusqu' à ce qu' épuisés et couverts de sueurs, nous tombâmes tous à la renverse. Cette scène acheva de nous concilier la bienveillance de nos hôtes. Pour marque de leur estime, ils allumèrent un grand feu vis-à-vis de notre cabane, et laissèrent deux hommes qui passèrent le reste de la journée et toute la nuit à en avoir soin. Le lendemain, père Jean voulut rendre visite à nos hôtes. Ayant chargé nos deux fusils de frais, il en donna un à Vitulos et garda l' autre pour lui; le compère et moi prîmes chacun un arc, Diégo se chargea de la marmite, et nous nous mîmes en marche. Le révérend marchait le premier; Diégo le suivait en frappant sur la marmite en guise de tambour; le compère et moifaisions le corps de la troupe, Vitulos l' arrière-garde. Lorsque nous fûmes arrivés à la cabane de l' ancien, père Jean déchargea son fusil pour lui faire honneur. L' ancien, qui n' avait jamais reçu d' honneur pareil, prit l' épouvante et se mit à courir en criant comme un énergumène. Cette aventure mit toute la bourgade en alarme. Mais père Jean ayant témoigné que nous ne leur voulions point de mal, tout le monde se rassura; l' ancien complimenta le révérend, et finit par nous faire donner deux chèvres, et cinq jeunes filles, qui parurent fort satisfaites de leur destinée. La visite étant finie, nous retournâmes dans le même ordre à notre baraque, tandis que quatre hommes, marchant en cadence, conduisaient nos nouvelles provisions. Le reste de la journée se passa fort tranquillement de part et d' autre. Le soir étant venu, père Jean, en qualité du plus fort, s' appropria la plus belle de nos filles, le compère, comme philosophe, s' empara de celle qui suivait; quant à Vitulos, Diégo etmoi, nous tirâmes les trois autres au sort. Au bout de deux jours, l' on nous retira nos femmes et l' on nous en donna d' autres. Nous ne perdîmes point au change, soit que ces dernières fussent plus belles, ou que le changement réveillât notre appétit. Cela continua ainsi pendant trois semaines. Au bout de ce temps là, le compère ne put plus contenir l' excès de sa joie; il courait quelquefois autour de notre cabane en faisant des sauts et des cabrioles tels que Diégo n' avait fait de sa vie. ô divine philosophie! S' écriait-il dans l' enthousiasme qui l' agitait, je n' ai jamais douté que ta lumière ne conduisît l' homme à la connaissance du vrai; mais je ne me serais point imaginé qu' il y eût des hommes qui vécussent heureux sans être aussi sauvages que les ourangs-outangs ou les rhinocéros; voici cependant un peuple à demi-sauvage, à demi-sociable, qui jouit de tout le bonheur que l' on puisse désirer en ce monde; il jouit de tous les avantages de la santé la plus robuste; il vit dans un pays qui n' est ni assez riche pour donner de l' envie à personne, ni assez stérile pour y manquerdu nécessaire, lorsque l' on sait se contenter de la nourriture la plus simple. Ce peuple est doux, humain, généreux, exempt de crainte et d' ambition, de jalousie même: il n' a ni lois, ni religion, ni préjugés qui le tourmentent. Un vieillard vénérable est le père commun de ce peuple fortuné, sans en être le maître; il n' a rien à demander à ses enfans, rien à leur ordonner: il n' a que des conseils paternels à leur procurer. ô peuple mille fois heureux! Je veux finir mes jours avec toi. Je déteste mon ingrate patrie, je vais brûler les haillons que je porte et qui me rappellent encore la mémoire des états policés; je renonce à ma langue maternelle, je ne veux plus que croasser ou hurler comme tu fais, en un mot, je veux vivre, mourir et être enterré au milieu de toi. En finissant ces mots, le compère se dépouilla tout nu comme la main, et jeta ses habillemens dans le feu; puis s' étant couvert le dos d' une peau que nous avions trouvée dans la baraque, il se mit à croasser comme les grenouilles; et quelques instances que nous lui fîmes, nous nepûmes plus lui arracher une parole intelligible.
CHAPITRE 5
Raisonnement de l' espagnol sur l' état du compère. Diégo avait cru d' abord que le compère badinait; mais lorsqu' il vit que c' était tout de bon, il se leva en s' écriant: je crois en vérité que mon doux maître est devenu fou! Serait-il possible que le plus grand philosophe de la terre eût perdu l' esprit tout d' un coup? Juste ciel! Qu' est-ce que c' est que de nous! Hélas! Le révérend père Yvo De Ribeira avait bien raison de dire que les choses d' ici-bas sont fragiles et périssables. " tout ce qui existe dans le monde, disait-il, n' est porté à sa perfection qu' avec lenteur et par degré, mais un instant l' absorbe ou l' anéantit. Le blé semé dans les champs doit être un certain temps dans la terre avant que ses parties séminales commencent à végéter, se développeret s' étendre, avant qu' elles brisent l' enveloppe qui les renferme; alors, il lui faut un temps beaucoup plus considérable pour passer par différentes formes, par les différens degrés d' accroissemens nécessaires, par lesquels il parvient à son état de perfection et de maturité. Mais en est-il là? Un vent impétueux annonce tout-à-coup un orage terrible: une grêle foudroyante arrive qui l' écrase et le hache en pièces. Un pêcheur bâtit une cabane sur le bord de la mer; un second pêcheur en bâtit une autre près de celle-là, et d' autres pêcheurs font de même: insensiblement la nouvelle habitation s' accroît, les habitans s' y multiplient, l' industrie y devient nécessaire, le commerce s' y introduit et les arts de même; un prince bienfaisant accorde à ce lieu des priviléges dictés par sa sagesse et sa prudence; l' habitation devient une ville grande et opulente, la renommée porte aux quatre coins de la terre que cette ville égale Tyr et Carthage; alors un valet ivre oublie une chandelle dans un magasin, le feuprend à des matières combustibles, la maison brûle, l' embrâsement se communique à toute la rue, à toute la ville, et en moins de vingt-quatre heures, il ne reste d' un endroit si florissant qu' un monceau de décombres fumant. " ah! Père Yvo De Ribeira! Père Yvo De Ribeira! Si vous étiez présent à ce spectacle funeste et déplorable qui est devant nos yeux, que ne diriez-vous pas de l' esprit humain? Hélas! Vous en diriez la même chose que ce que vous venez de dire de l' accroissement lent et graduel du blé qui couvre les campagnes, de celui d' une ville riche et florissante, et de leur destruction subite. En effet, si l' on considère l' esprit de l' homme immédiatement après sa conception, l' on verra que les nerfs étant encore faiblement animés, cet esprit n' éprouve que des sensations extrêmement faibles et confuses, ne réagit sur les fibres nerveuses que d' une force proportionnelle à la quantité de leur mouvement. Cependant, àmesure que le germe se développe, les sensations acquièrent plus de vivacité, et l' esprit plus d' aptitude à faire usage de ses facultés naissantes; il vient insensiblement au point d' acquérir quelques perceptions, quelques idées, de lier ces idées, de distinguer, de se rappeler celles dont il a déjà été affecté. Ensuite la sphère de ces idées s' élargit: aux signes naturels dont elles étaient revêtues se joignent des sons, des mots, des termes et autres signes de la pensée; la nature des choses, leurs qualités, leurs rapports, leur action, leurs changemens, leur succession, leurs usages, leur durée, exprimée par des paroles ou autrement, offrent à l' esprit un fond d' idées, sur lequel il s' exerce sans jamais s' épuiser. à mesure que les opérations, qu' il faisait sur les choses ou sur leurs images, s' étendent sur les termes qui représentent ces mêmes choses, ses idéesdeviennent plus générales ou plus universelles, ses connaissances s' accumulent, se perfectionnent et se multiplient; enfin il parvient avec le temps à un tel degré de perfection, que ce n' est point sans raison que quelques-uns l' ont pris pour un rayon de la divinité. Mais si, au bout de ce temps qu' il fallût à l' esprit pour en venir là, la machine organisée à laquelle il est uni se détraque tout-à-coup; si le cerveau éprouve quelque changement subit et funeste, adieu l' intelligence, les réflexions, le raisonnement, les connaissances; adieu toutes les facultés de l' esprit, adieu l' esprit même: il disparaît avec autant de célérité, qu' il avait mis de temps à devenir ce qu' il était.ô mon très-honoré maître! Tel est pourtant le cas où vous vous trouvez. Dès votre plus tendre jeunesse votre esprit fut comme une étoile nouvelle et resplendissante qui paraît sur l' horizon et qui efface toutes les autres par sa clarté. Insensiblement cet astre est monté vers son apogée, son éclat dissipait les ombres de la nuit; mais un nuage ténébreux s' est élevé tout-à-coup et l' a offusqué; cet esprit qui faisait l' admiration des sages, la frayeur des faibles et la honte des sots, s' est éclipsé dans un instant, peut-être pour ne reparaître jamais! ... ô très-redoutable père Jean De Domfront! Il ne me reste plus que vous dans le monde; si l' esprit vient à vous tourner aussi, je n' y pourrai tenir, le mien me tournera aussi à mon tour.Mais la tête aurait-elle effectivement tourné à mon doux maître? L' état où je le vois ne serait-il point plutôt l' effet d' une renonciation volontaire et prémédité à toutes les connaissances qu' il avait acquises, ainsi qu' il l' a dit lui-même? ... c' est cela! Et non autre chose. Mon maître a abandonné son savoir, comme un outil utile qu' on rejette après s' en être servi. Le vaste savoir de mon cher maître lui a fait connaître que l' homme en société est tyran ou esclave, et toujours méchant; que toutes les connaissances, que toutes les sciences que l' homme cultive en cet état, détériorent de plus en plus son espèce: la force du génie de mon maître chéri, lui a fait connaître le maximum et le minimum de tout cela; il en a conclu ce qu' il y avait à en conclure, et il est devenu tel que le voilà. Que l' on ne dise pas que la renonciation au plus bel avantage que la nature ait donné à l' homme, c' est-à-dire, aux connaissances qui nous élèvent si fort au-dessus des animaux, à l' usage de cette faculté inestimable par laquelle nous acquérons ces connaissances, est une instigation du diable, estl' effet d' une ingratitude détestable envers l' auteur de la nature; car je prouverais par l' exemple des plus saints personnages de l' antiquité, qu' on ne peut atteindre à la vraie perfection qu' en se dépouillant de la condition humaine, qu' en devenant en quelque sorte semblable aux brutes. Parmi ces hommes admirables dont je viens de parler, les uns ont abandonné les honneurs, les richesses, l' aisance et la volupté, pour se retirer dans les déserts, où ils se creusaient des tanières, où ils ne se nourrissaient que d' herbes et de racines, comme font la plupart des animaux. D' autres se sont dépouillés de leurs habillemens, des parures du siècle, et ont marché nus ou presque nus, en dépit de la rigueur des saisons. D' autres ont renoncé à l' usage de la parole, ils ne se sont plus expliqués que par signes, ou ne se sont plus expliqués du tout. Tous enfin ont cru qu' on ne pouvait être vraiment parfait qu' en suivant les traces que les bêtes nous fraient. ô très-humble et très-pieux solitaire! ô mon maître! Si les hommes ordinaires n' eussent jamais porté leurs regards au-delàde leur sphère; si les autres, satisfaits d' avoir vu, se fussent retirés dans les bois, eussent fermé les yeux, et se fussent tus pour jamais, le genre humain s' en serait trouvé mieux; notre saint-père le pape serait bien plus grand seigneur qu' il n' est, et les trois quarts du mal qui existe sur la terre seraient encore à naître. Je veux donc suivre votre exemple, ô hommes incomparables! Dussé-je être réduit à l' état que je craignais tant lorsqu' il s' agit de nous séparer dans le désert: je renonce au peu de connaissances que j' ai acquises; je renonce à la parole, et je n' en réserve l' usage que pour réciter le pater et le miserere .
CHAPITRE 6
Autres réflexions sur le même sujet. Père Jean et Vitulos faillirent étouffer de rire en voyant le compère et Diégo croasser l' un à côté de l' autre: quant à moi il s' en fallut beaucoup qu' une telle envie me prît. Ce n' était pourtant pas que l' état del' espagnol me touchât en aucune manière, car il y avait long-temps que je savais qu' il était fou; mais celui du compère me pénétra de douleur, et me porta à faire des réflexions les plus affligeantes sur la condition du genre humain. Est-il possible, m' écriai-je, que cet esprit qui nous élève si fort au-dessus des animaux, qui doit servir de flambeau dans toute notre conduite, qui doit être la source de notre bonheur et de notre tranquillité, soit un sujet perpétuel d' humiliation, soit la cause de nos égaremens et l' instrument de nos malheurs! Quelle est donc la cause d' un effet si funeste? Notre inquiétude naturelle, notre ignorance, notre orgueil, en un mot, toutes nos passions; notre inquiétude, qui nous porte sans cesse à vouloir connaître ce qui ne nous touche pas; notre ignorance, qui se laisse éblouir par le vain éclat des objets fantasques qui nous environnent; notre orgueil, qui nous fait croire que rien n' est inaccessible à nos recherches, à notre pénétration; nos passions, enfin, qui nous aveuglent au point que nouscroyons que la vraie félicité ne consiste qu' en tout ce qui les flatte. Le compère, né d' un tempérament vif et inquiet, a prétendu accumuler connaissances sur connaissances, et il n' a point vu que ce qu' il prenait pour de l' or n' était qu' un faux clinquant. Il avait remarqué que la société est remplie de maux; il a cherché la source de ces maux, il a cru l' avoir trouvée dans la religion et les lois qui constituent cet état, dans les sciences qu' on y cultive, dans les opinions qui y sont répandues: animé par cette découverte, sa voix s' est élevée, il a tonné contre cette source, et s' est attiré malheurs sur malheurs; alors, au lieu de rentrer en lui-même, et de voir si en prêchant contre des abus il ne s' abusait point lui-même, il a renoncé fièrement à tout ce qui caractérise l' homme civilisé; il a bravé la société irritée, et il n' a point senti qu' il n' était dans ce moment que le jouet de son aveuglement, de son orgueil, et qu' il allait devenir la victime de son propre ressentiment; enfin il voulait instruire l' univers, et il a fini par extravaguer; il croyait fairel' admiration des sages de la postérité, il est devenu l' objet de leur pitié. La vraie philosophie ne consiste donc point à avoir vu que l' illusion, le vice et la méchanceté sont l' apanage des hommes civilisés, ni à publier, en dépit de tout ce qui peut arriver, que la religion, les lois, les opinions différentes, etc., en sont la cause; ni à devenir sauvage après ce bel exploit; mais elle consiste, et je le vois aujourd'hui, à savoir vivre tranquille et heureux au milieu de la société, quelque dépravée qu' elle soit: un chacun en possède les moyens; le simple usage de sa raison et de sa prudence suffit pour cela. Et lorsque je réfléchis sur ce que j' ai vu tant de fois dans les différens lieux où nous avons séjourné,mille exemples s' offrent à ma mémoire, et confirment ce que j' avance. Ah, Whiston! Whiston! Je ne vous ai jamais oublié, ni ne vous oublierai jamais. Si votre condisciple eût suivi les conseils que vous lui aviez donnés lorsqu' il vous rencontra à Paris, il se serait bien épargné des peines, ainsi qu' à ceux qui l' ont suivi; il y aurait long-temps que le fantôme qui me fascinait les yeux se serait évanoui... j' allais continuer sur le même ton, lorsque Vitulos m' interrompit pour me demander d' un petit air moqueur, pourquoi tous les hommes ayant des moyens aussi faciles que je le disais pour se rendre heureux, il y en avait si peu qui le fussent; pourquoi ils s' abandonnaient presque tous aux impulsions de leur inquiétude, aux ténèbres de leur ignorance, aux transports de leurs passions? Je ne savais d' abord si je devais lui répondre, mais après quelques momens deréflexions, je lui dis: Monsieur Vitulos, si les hommes ne sont point heureux, ayant tous les moyens de l' être, c' est parce qu' ils font comme le compère, comme le révérend que voilà, comme Vitulos, tant d' autres et moi avons fait; c' est parce qu' en s' abandonnant lâchement au tourbillon qui les entraîne, ils ne se donnent point la peine de réfléchir sur la vraie manière par laquelle ils peuvent atteindre au bonheur dont ils sont susceptibles; en un mot, c' est que, par une fatalité inconcevable, l' homme, malgré le pouvoir qu' il a du contraire, se plaît à chercher hors de lui ce qui n' y existe pas, ce qu' il a senti mille fois exister au-dedans de lui-même. -et ce peuple qui croasse, dit père Jean, et qui t' a si bien régalé, te semble-t-il aussi qu' il ne soit point heureux? -sans doute, répondis-je; il faudrait pour cela qu' il n' y eût chez lui ni erreurs ni vices; mais il est trop ignorant pour qu' il n' y ait ni l' un ni l' autre. J' ai grand peur qu' il n' erre par l' extrémité opposée à celle de ceux qui s' aveuglent par leur trop de lumières, et qu' il ne soit méchant d' une touteautre manière qu' on ne l' est dans nos contrées. Quoi qu' il en soit, ses erreurs n' en seraient pas moins des erreurs, ni ses vices des vices, et par conséquent son état véritablement malheureux. Le compère croasse ici à sa manière; mais si nos hôtes si doux, si bienfaisans, si tranquilles en apparence, voulaient lui permettre d' aller croasser quelques jours parmi eux, il découvrirait bientôt qu' ils ne sont point tels qu' il se l' est imaginé. Sa révérence se souvient qu' il en vint ici un il y a quatre jours, qui nous fit entendre que sa nation est fort nombreuse, qu' il y a plus avant quantité d' autres bourgades semblables à celle-ci; je ne m' étonnerais pas si ces bourgades se réunissaient quelquefois pour aller en course sur quelque peuple voisin; car les haches, et autres effets que nous avons vus, ne viennent certainement point de leur cru: je me trompe donc beaucoup si nos hôtes, si hospitaliers, si charitables, ne sont pas des brigands fieffés. Enfin si nous demeurons ici, le temps nous apprendra à quoi nous devrons nous en tenir sur leur compte. -ma foi, dit père Jean, tu pourrais bienavoir raison. Si tu avais toujours raisonné de même, je ne t' aurais point pris si souvent pour un sot.
CHAPITRE 7
Changement de scène. Le révèrend avait à peine fini de parler, qu' un bruit confus se fit entendre. Nous sortîmes de la cabane pour voir ce que c' était, et nous aperçûmes toute la bourgade en mouvement. Quoique père Jean eût la meilleure opinion de nos hôtes, il ne laissa point de s' armer d' un de nos fusils, de faire prendre l' autre à Vitulos, à moi la hache, et de dire au compère et à Diégo de prendre nos arcs et de se tenir sur leur garde en cas d' événement. Mais le compère ne fit point semblant d' écouter son oncle; et Diégo, croyant qu' on allait combattre, se cacha sous la litière dont le sol de la cabane était couvert. Un instant après nous vîmes paraître le vieillard paré extraordinairement, et marchant à la tête des hommes de la bourgade, dont les uns étaient armés d' arcs, les autresde massues ou de haches. Quatre femmes venaient ensuite, menant chacune par la main un enfant d' environ trois ans, couronné de feuillages, et ayant le corps peint de diverses couleurs. Le reste des femmes et des enfans suivait. Cette troupe marchait d' un pas grave et dans un profond silence. En passant devant notre cabane, elle poussa un cri de joie et s' arrêta. Le vieillard s' étant avancé avec quatre des siens, nous fit entendre qu' ils allaient à quelque distance de là, d' où ils ne tarderaient pas à revenir; et comme le compère témoignait vouloir les accompagner, il lui fit signe de demeurer. Lorsque ce compliment fut fini, le vieillard se remit à la tête de la troupe; celle-ci poussa un second cri, et se remit en route. Au bout d' environ un demi quart-d' heure, elle entra dans un bois et disparut. Alors père Jean nous dit qu' il voulait voir ce qu' elle allait faire; Vitulos dit la même chose; ils prirent leurs fusils et se mirent en chemin; enfin je me joignis à eux avec la hache sur l' épaule; le compère suivit en croassant, et Diégo en tremblant.Lorsque nous fûmes à l' entrée du bois, nos hôtes qui s' y étaient enfoncés à environ une portée de carabine, firent retentir l' air de cornets-à-bouquin et de hurlemens effroyables. Aussitôt père Jean avança plus avant et voulut, malgré les instances que nous lui fîmes, percer jusqu' à l' endroit où ils étaient. à peine avions nous fait quelques pas, que nous entendîmes des cris perçans, qui nous semblèrent être ceux de quelques enfans. Ces cris nous firent redoubler le pas: nous arrivâmes à portée de la troupe, et nous aperçûmes à travers les broussailles tout le monde prosterné devant un gros vilain bouc, aux pieds duquel le vieillard venait d' ouvrir le ventre, et d' arracher les entrailles à deux des quatre petits innocens dont j' ai parlé plus haut. Ce spectacle horrible nous fit dresser les cheveux, et mit père Jean dans une telle fureur, que, sans considérer ce qui pouvait arriver, il jeta d' un coup de fusil le vieillard sur le carreau; en même temps il m' arracha la hache et fondit sur ces barbares; il en avait déjà jeté une dixaine par terre, latroupe épouvantée prenait la fuite à toutes jambes, avant que Vitulos eût songé à le seconder. Après cet exploit, le révérend, écumant de rage, vint prendre le compère par le collet, le traîna près de ces victimes encore palpitantes, et lui dit: regarde malheureux, considère les fruits de la férocité aveugle et enragée des peuples qui approchent le plus de cet état de nature que tu prétends être l' état le plus parfait que l' on puisse imaginer. Mais vois, et juge, par ce spectacle sanglant, de quoi seraient capables des hommes dont l' ignorance serait poussée à quelques degrés de plus. Ce que nous venions de voir, ce que père Jean venait de dire, avait pétrifié le pauvre compère. Mais lorsqu' il eut un peu repris ses sens, il s' écria: ô l' abominable espèce, que l' espèce humaine! Qui l' aurait jamais cru! ... j' avais renoncé à la parole et à la raison, je renonce pour le coup à l' humanité! ... je renonce à la vie! ... ah, mon cher oncle! Prêtez-moi votre main secourable; défaites-moi d' un fardeau que je ne puis supporter qu' avec horreur; donnez-moila mort! ... mais le révérend, au lieu d' écouter son neveu, nous dit qu' il fallait retourner à notre cabane, pour y prendre notre marmite et des provisions, et partir de cet endroit sans délai. Vitulos trouva cette proposition un peu hardie; il lui dit que si les barbares, revenus de leur première frayeur, nous apercevaient dans la plaine, nous courrions grand risque d' en être massacrés. Mais le révérendissime lui répondit que les gens cruels étaient ordinairement des lâches et qu' il ne les craignait pas. Là-dessus nous nous remîmes en route vers notre cabane, et nous n' aperçûmes personne; la troupe dissipée s' était enfoncée dans le bois.
CHAPITRE 8
Continuation de notre route. Lorsque nous eûmes tiré de notre cabane tout ce qui nous convenait, nous reprîmes le chemin par lequel nous étions entrés dans le pays. Ensuite nous tirâmes à travers une plaine sablonneuse droit à une chaîne de montagnes, qui paraissaient à deux ou trois lieues de nous. Lorsque nous fûmes au pied de ces montagnes, nous jugeâmes qu' elles étaient inhabitées; c' est pourquoi nous entreprîmes de les passer, et en moins de deux heures nous fûmes de l' autre côté. Alors nous nous arrêtâmes près d' une fontaine qui sortait d' un rocher, et nous fîmes nos dispositions pour passer la nuit dans cet endroit. Cette nuit fut moins employée à dormir qu' à réfléchir et raisonner sur ce que nous venions de voir. Le compère, honteux d' avoir été la dupe de ses fausses conjectures, persistait toujours à vouloir être assommé; le révérend allait enfin le satisfaire, maisVitulos vint à bout de leur faire entendre raison. Lorsque le jour fut venu, nous tînmes conseil sur le chemin que nous aurions à prendre. Il fut résolu que nous tirerions droit au midi, pour tâcher d' aborder dans quelque contrée du Mogol et passer de là à Surate, et de Surate en Europe. Nous marchâmes pendant huit jours à travers des pâturages immenses, parsemés de quelques bocages et entre coupés de ruisseaux. Au bout de ce temps-là nous rencontrâmes une horde de trois à quatre cents tartares, qui nous régalèrent d' abord de quelques pintes de lait, et qui finirent par nous voler nos armes et tout ce que nous avions, malgré la résistance de père Jean, les reproches du compère, les représentations de Vitulos, les cris de Diégo et mes pleurs. Lorsque nous eûmes quitté ces tartares, nous poursuivîmes notre route, mais nous n' avions plus de quoi tirer du gibier pour nous nourrir; notre seule ressource ne consistait plus que dans les herbes et les racines; heureusement que nous découvrîmesparmi ces dernières une espèce de raifort, qui était d' assez bon goût et très-nourrissant. De temps en temps, nous rencontrions encore quelques tartares, qui nous régalaient comme les autres, et qui nous auraient volé de même si nous eussions eu encore quelque chose à voler. Enfin, au bout de trois mois de fatigues et de périls de toute espèce, nous arrivâmes dans le Mogol. Il s' agissait de traverser ce vaste empire et de vivre un peu plus à notre aise que nous n' avions fait jusqu' alors, mais nous n' avions pas le sou. Père Jean, qui avait été notre protecteur, notre appui, notre reconfort en mille occasions, le fut encore dans celle-ci. Il connaissait parfaitement les simples: il se mit à en chercher de propres contre différentes maladies, et s' annonça pour médecin dans la première ville que nous rencontrâmes. Mais le délabrement de son habit fut la cause que l' on ne se fia point d' abord à ce qu' il s' efforçait de faire entendre. à la fin, ayant guéri une femme d' une fièvre maligne, et un hommed' un mal de jambe jugé incurable, les pratiques lui vinrent en foule, et les présens lui tombèrent de toutes parts. Au bout de quelque séjour dans cet endroit, nous continuâmes notre route de ville en ville, et nous arrivâmes à Lahor, où la renommée avait déjà dévancé notre nouvel Esculape. à peine fûmes-nous dans cette ville, que les principaux de l' endroit voulurent voir sa révérence: c' était à qui le fêterait, à qui l' emploierait dans les circonstances où son ministère était nécessaire. Enfin au bout de trois mois nous avions plus de deux mille écus de bien, tant en argent, qu' en bijoux et étoffes, etc. Nous étions résolus de séjourner au moins un an dans cette ville, lorsqu' un soir le révérendissime ayant goûté d' un pot de confitures qu' on lui avait envoyé, se trouva attaqué tout-à-coup d' une collique affreuse. Il ne douta point que les médecins de Lahor, jaloux de ses succès, ne l' eussent fait empoisonner; il eut recours à tous les remèdes imaginables en cette occasion, et grâce à l' effet de ces remèdes, à la force deson tempérament, il en fut quitte pour le mal. Cette aventure nous fit partir le lendemain. Père Jean avait non-seulement le même régal à craindre pour l' avenir, mais aussi les assassins, que messieurs de la médecine n' auraient pas manqué de lui susciter, au défaut de tout autre moyen de se défaire de lui. à la sortie de Lahor, nous passâmes par Nicodar, par Syrina, et nous arrivâmes à Delhy, où la science du révérend père doubla notre capital. De Delhy nous fûmes à Agra, où il gagna encore quelque chose. Enfin d' Agra nous vînmes en droite ligne à Surate, où nous trouvâmes un vaisseau qui nous transporta à Goa, et dans cette dernière ville, un autre vaisseau qui partait dans la quinzaine pour Lisbonne.
CHAPITRE 9
Naufrage, et ce qui s' ensuivit. Il ne nous était rien arrivé de remarquable dans notre traversée de Goa en Europe. Mais lorsque nous fûmes à environ trente lieues de Lisbonne, un orage furieux s' éleva au milieu de la nuit, et nous poussa jusques vers la pointe du cap de Saint Vincent, où notre vaisseau fut brisé en mille pièces. Je ne décrirai point les particularités de ce naufrage: la crainte où j' étais plongé pendant qu' il dura m' avait ôté l' usage entier de mes sens; je ne le recouvrai, lorsque je me trouvai dans l' eau, que pour me cramponner à un morceau du grand mât que je rencontrai sous ma main. Lorsque le jour fut venu, je regardai de toutes parts: je ne découvris que le ciel et la mer qui s' était calmée. Toutes les horreurs d' une mort prochaine se présentèrent à mon esprit, je pleurais, je me lamentais, j' appelais tous les saints du paradis à mon secours; enfin le désespoir le plus affreuxallait me saisir, quand j' aperçus un vaisseau anglais qui voguait à toutes voiles vers moi. Lorsque ce vaisseau fut à portée, l' équipage m' aperçut, et le capitaine envoya la chaloupe pour me retirer d' entre les bras de la mort. Je ne fus point sitôt dans cette chaloupe que je demandai aux matelots s' ils n' avaient point ramassé quelques autres malheureux qui avaient fait naufrage avec moi. Ils me répondirent que non: à ce mot je ne doutai plus que le compère, le révèrend, Vitulos et Diégo n' eussent péri, ce qui faillit de me faire évanouir de douleur et de tristesse. Le capitaine de ce vaisseau prit tous les soins possibles de moi: il me donna deux de ses chemises, un chapeau et quelques autres nippes dont j' avais besoin. Comme son vaisseau était destiné pour Gibraltar, il fit faire une quête à son arrivée en cette ville, et au bout de deux jours je me trouvai au moins vingt-cinq à trente guinées dans la poche. Cette somme suffisait pour me reconduire en France; mais comme ma santé était fort délabrée, tant par les peinesque j' avais souffertes, que par le souvenir de mes pauvres camarades que je regrettais sans cesse, je résolus de faire quelque séjour en cette ville. Pendant ce séjour, je fis connaissance avec un vieillard hollandais logé dans la même maison que moi, et qui s' était sauvé d' Espagne à cause de l' inquisition. Comme je passais presque toutes les après-dînées chez cet honnête homme, je lui demandai un jour quel démêlé il avait eu avec les inquisiteurs, et il me répondit en ces termes: lorsque j' étais encore en Hollande, des personnes de la première considération d' Espagne me sollicitèrent plus de cent fois de passer en leur pays, pour y établir quelques manufactures qui y manquaient; mais ma religion, qui est celle des unitaires, m' empêcha pendant plus de six ans de me rendre à ces sollicitations. Enfin les avantages que je voyais à cet établissement, et les promesses qu' on me fit d' une tolérance entière, me déterminèrent à quitter ma patrie avec ma famille et mes biens, et d' aller m' établir dans l' endroit où l' on me désirait.En moins de deux ans, poursuivit le vieillard, le ciel avait tellement béni mon entreprise, que, sans compter les ouvriers que j' avais amenés de Hollande, j' occupais plus de deux cents familles que j' avais trouvées dans la dernière misère, faute d' emploi. Ma douceur naturelle, quelques vertus, mes bienfaits, m' avaient attiré l' estime de tous les honnêtes gens de l' endroit où j' étais établi. Ma maison, ma table leur étaient ouvertes, et nos conversations ne roulaient que sur les moyens d' attirer l' abondance dans la contrée. Un projet de société pour faire fleurir l' agriculture, rendit nos entrevues plus fréquentes. Alors les dévots me soupçonnèrent de dogmatiser: un orage terrible allait éclater sur ma tête et sur celle de tous mes amis, lorsqu' un soir un honnête homme accourut nous avertir de nous sauver tous dans l' instant, si nous ne voulions point tomber entre les mains de l' inquisition. Nous n' eûmes le temps de mettre aucun ordre à nos affaires, nous partîmes tous dans la minute, l' un d' un côté, l' autre de l' autre. Quant à moi j' arrivai iciavec ma femme et mes deux fils: une fille que j' avais et qui était alors dangereusement malade, ne put être transportée; elle fut abandonnée à la garde de Dieu, et depuis ce temps-là, je n' ai pu en avoir aucune nouvelle. Ici les larmes empêchèrent le vénérable vieillard de continuer. Lorsqu' elles furent un peu apaisées, je lui demandai s' il n' y avait point de moyen de rentrer dans ses biens. Tout est perdu! S' écria-t-il: la manufacture est anéantie; les pauvres gens que je nourissais sont réduits à une misère affreuse; mes amis dispersés sont aussi malheureux que moi, et s' il m' en restait encore, ils n' oseraient ouvrir la bouche pour implorer la justice et réclamer les droits de l' humanité. J' avoue que si quelque chose m' a touché dans la vie, ce fut la situation de ce vieillard. Lorsqu' il eut fini de parler, je le consolai le mieux qu' il me fut possible, et je lui dis tout ce que je crus capable de lui faire naître l' espoir de revoir sa fille un jour, et de rentrer dans ses biens.
CHAPITRE 10
Continuation de ma route. La vue continuelle d' un homme malheureux que je chérissais, celle de la mer qui mouille les murailles de Gibraltar et qui me rappelait sans cesse la perte que j' avais faite de mes amis, me déterminèrent d' abréger mon séjour et de partir de cette ville. Après avoir pris congé du vieillard et du capitaine anglais, je partis pour Madrid. Comme c' était au milieu de l' été, j' eus l' imprudence de marcher un jour par la grande chaleur; je reçus un coup de soleil au moment où j' allais entrer dans Grenade; et comme cet accident m' avait fait perdre connaissance, l' on me transporta dans la ville, où l' on me mit entre les mains d' un médecin français, qui prit tous les soins possibles de ma personne jusqu' à mon entière guérison. Lorsque je fus rétabli, je payai le médecin, je le remercia de ses soins, et me disposai à continuer ma route.La veille de mon départ, je me trouvai en compagnie avec deux religieux de l' ordre de saint Dominique. Ces révérends pères ayant appris que je partais le lendemain, me demandèrent pourquoi je ne demeurais point encore quelques jours, pour voir un des plus beaux antoda-fé que l' on eût fait depuis long-temps. Je leur répondis que je n' aimais point à repaître mes yeux de ces sortes de spectacles, où l' humanité avait tant à souffrir. -il ne s' agit point ici d' humanité, reprit un de ces pères, il ne s' agit que de brûler des hérétiques. -les hérétiques, répartis-je, sont des hommes comme nous; un hérétique souffrant est notre semblable qui souffre... -monsieur est peut-être hérétique aussi? Interrompit le religieux. -je ne suis point ici pour faire ma confession de foi, répliquai-je; je dirai seulement que je ne sais par quel droit votre ordre s' arroge le pouvoir en ce royaume de martyriser les gens pour leurs opinions. -oh! Oh! Dit le dominicain, vous ne savez point par quel droit notre ordre s' arroge ce pouvoir? Eh bien! Vous saurez que c' est par un droit quifait honneur à la raison, à la nature et à la religion. Comme vous me paraissez peu instruit sur cet article, et qu' un petit détail sur la nature de ce droit pourra vous dessiller les yeux, et peut-être faire de vous un bon catholique, écoutez ce que je vais vous dire. C' est un axiome parmi nous qu' il n' y a qu' une seule religion dans laquelle on puisse se sauver. Hors d' icelle, quelque juste que l' homme puisse être, il est en abomination aux yeux de son créateur; il ne lui plaît qu' autant que ses oeuvres se trouvent justifiées par la foi, et que cette foi est soutenue par le culte qu' il exige. L' un et l' autre est l' objet de la révélation; la révélation est la base de la vraie religion, celle-ci est la religion chrétienne. Comme Dieu connaît la faiblesse de la raison de l' homme, son inconstance naturelle, la corruption de son coeur, et que d' ailleurs il est infiniment jaloux de la pureté de cette foi et du culte qu' il a établi, qu' il en veut l' étendue, la défense et la perpétuité, il a établi sur la terre un oracle infaillible de ses décrets éternels, qu' ilfaut croire sur sa parole sous peine de réprobation; un interprète irréfragable de sa volonté suprême, qu' on ne peut contredire, sans s' opposer à la divinité même; un fanal certain auquel on doit avoir recours dans les ténèbres du doute et de l' ignorance; un chef unique de la hiérarchie ecclésiastique, pour arracher, perdre, dissiper, édifier et planter en son nom, par sa doctrine; en un mot, pour faire ici-bas tout ce qu' il juge à propos pour la gloire de Dieu et le bien de la religion. Or, cet oracle, cet interprète, ce fanal, ce chef, est notre saint-père le pape de Rome, légitime successeur saint Pierre; d' où il s' ensuit que la vraie religion est la religion du pape, et que comme les payens, les juifs, les hérétiques, les prétendus gens d' esprit ne croient point au pape, ils sont hors de la vraie religion et abominables devant Dieu. Cependant, quoique Dieu ait en abomination les neuf dixièmes de ses enfans qui sont sur la terre, parce qu' ils sont hors de la vraie religion, il ne laisse point de recevoiren grâce ceux d' entre eux qui se rangent dans le giron de l' église et qui se soumettent aveuglément à sa doctrine et à ses décisions. C' est pourquoi nous n' épargnons ni sermons, ni promesses, ni disputes, ni controverses, soit pour convertir les infidèles et les incrédules, soit pour ramener les hérétiques dans le sentier de la vérité. Mais lorsque la voie de la douceur est inutile, et que l' opiniâtreté des ennemis de la foi est inflexible, ou que quelqu' autre cause physique ou morale s' oppose au progrès de l' évangile, en vertu de l' autorité que Dieu a donnée à son vicaire, et dont celui-ci nous a fait part, nous n' hésitons point d' avoir recours à la rigueur, à la persécution, à la violence, à la cruauté même, persuadés que tout est permis contre des hommes que Dieu a rejetés de devant sa face; que c' est une oeuvre qui lui est agréable de poursuivre jusqu' au moindre de ses ennemis, d' éteindre par la mort leur génération future, et d' arrêter ainsi la propagation de l' erreur. -mais mon père, interrompis-je, est-ce que la religion chrétienne s' est établie parce mélange singulier de douceur et de cruauté? -point du tout, mon enfant, reprit le dominicain, la religion chrétienne s' est établie par la piété, la douceur, la prédication, par la vie pure et exemplaire des apôtres et des premiers chrétiens; l' église était alors trop faible pour joindre la rigueur à la voie de persuasion: ses chefs manquaient de politique, de crédit, et surtout de cette sainte audace, par laquelle leurs successeurs se distinguèrent si noblement dans la suite. Mais lorsque les chrétiens se virent assez forts par leur nombre, par le courage des évêques, par l' appui de quelques grands, ils ne tardèrent pas à faire voir que ce zèle, qui leur faisait envisager les supplices avec intrépidité, ne leur manquait point lorsqu' il s' agissait ou de venger le sang de leurs frères, ou de planter l' évangile par le fer et par le feu, ainsi que par la prédication. Le troisième siècle fut à peine écoulé, que par la plus louable, la plus sainte des représailles, ils égorgèrent dans la Syrie et la Palestine les magistrats qui avaient sévi contre eux; ils noyèrent la femme et la fille de Maximin, et firent périr dans les tourmens ses fils et ses parens. Quelque temps après, saint Cyrille appuya cette démarche par ses discours et par sa conduite. Il chassa de son autorité les novatiens, et dépouilla leur évêque de ses revenus. à la tête d' un peuple ému, il attaqua les juifs dans leurs synagogues, les chassa d' Alexandrie, et fit piller leurs biens par les chrétiens, parce que, dit saint Augustin, tout appartient aux fidèles; les méchans ne possèdent rien en propre. L' intrépide patriarche n' en demeura point là; il soutint fort et ferme que l' autorité séculière est au-dessous de l' autorité ecclésiastique; et pour le prouver, cinq cents moines entourèrent un jour le gouverneur Oreste, qui ne portait point assez de respect à son éminence, le blessèrentd' un coup de pierre, et l' auraient écrasé si les gardes de ce gouverneur n' eussent arrêté leur fureur. Il est vrai qu' il en coûta la vie à un moine, mais il fut à l' instant béatifié; et pour apaiser les mânes du martyr de Jésus-Christ, il ne falut pas moins que le sang de la célèbre Hypachie, que les chrétiens mirent en pièces aux pieds de leurs autels. Ce que vous venez d' entendre, mon cher, suffirait pour vous faire comprendre qu' il est très-permis, et même de nécessité de précepte, de mettre tout en oeuvre pour les progrès de la foi, pour l' extirpation de l' hérésie, ainsi que pour le soutien de la puissance, de la grandeur et de la majesté des ministres du seigneur; mais je veux bien vous faire voir que ce zèle de la primitive église n' était qu' une étincelle, en comparaison de celui qui anima les fidèles dans les siècles postérieurs. Tandis que les empereurs, devenus chrétiens, commencent à pérsécuter leurs sujetspar des édits plus ou moins rigoureux, contre les donatistes, les priscillianites, les manichéens, etc.; tandis que l' on s' égorge en Asie et dans vingt autres endroits pour la consubstantialité du verbe; qu' à Rome les vicaires de Jésus-Christ emploient toute leur politique et les inspirations d' en haut pour affermir le pouvoir et l' autorité que Dieu leur a donnés sur les royaumes et les rois de la terre; tandis que par une mission divine et particulière, Charlemagne courut massacrer tous les habitans d' éresbourg, qu' il renverse le temple d' Irmenseul, et qu' il égorge les prêtres sur les débris de l' idole, qu' il pénètre jusqu' au Veser, qu' il fait main basse sur tout ce qui ose lui résister, qu' il laisse aux peuples soumis des missionnaires pour les convertir et des soldats pour les forcer; tandis qu' il fait tuer quatre mille cinq cents prisonniers pour avoir tenté de recouvrer la liberté qu' il leur avait ravie, et qu' il sacrifie plus de victimes à sa sainte ambition que tous les payens qu' il vainquit n' en auraient immolé à leurs idoles jusqu' au jour du jugement; tandis enfin que l' impératrice Théodora poursuit pieusement les paulitiens jusques dans le fond de l' Arménie; qu' elle en fait détruire plus de cent mille pour venger la religion, et pour remplir ses coffres des dépouilles de ces hérétiques abominables, je viens à cet heureux temps qui a vu naître les croisades. Vers la fin du onzième siècle, l' Europe se trouva de beaucoup trop peuplée; les inondations des barbares avaient rempli l' Angleterre, la France, l' Espagne, l' Italie et l' Allemagne d' un monde infini; la plus part des monastères étaient si pauvres que les religieux étaient obligés de travailler; les peuples étaient plongés dans des désordres affreux; la terre-sainte était entre lesmains des infidèles. Or, pour dépeupler la terre, enrichir les moines, réformer les moeurs et recouvrer Jérusalem, le ciel suscita un saint hermite, nommé Pierre, qui prêcha de la part de Dieu la croisade à tous les fidèles, et de la part du pape indulgence plénière, à quiconque seconderait l' entreprise de son corps ou de ses biens. Deux motifs aussi puissans font effet. Plus de quatre-vingt mille croisées partent de France et d' Allemagne sous la conduite de l' hermite. L' avant-garde, commandée par Gautier-Sans-Argent, essaie son courage en massacrant sur sa route la moitié des bulgares. Le général suit son lieutenant: sur le refus qu' on fait en Hongrie de lui fournir des vivres, il prend Malavilla d' assaut et en fait passer tous les habitans au fil de l' épée, punition justement due à un peuple opiniâtre, qui refusait de coopérer à une si sainte expédition!Quinze mille allemands, commandés par le prédicateur Godeschal, suivent l' armée de l' ermite. Mais à l' approche de ces nouveaux apôtres, les hongrois prennent l' alarme; ils tombent à leur tour sur le prédicateur et ses quinze mille hommes, et les exterminent tous. Deux cent mille autres croisés suivent ces derniers; ils font main-basse sur tous les juifs qu' ils peuvent attraper, contraignent le reste à éventrer leurs femmes, leurs enfans, et à se tuer eux-mêmes de désespoir. Après une si sainte action, le ciel récompense ces pieux héros de la couronne du martyre; ils sont assommés sur leur route, ainsi que les trois quarts de ceux qui les avaient précédés. Cependant l' hermite et Gautier arrivent devant Constantinople avec le reste de leurs troupes; et pour faire voir que Dieu s' aide quelquefois de la main des méchans pour l' exécution de ses décrets, une troupe de bandits se joint aux soldats de Jésus-Christ; ils ravagent ensemble les environs de la ville; ils passent le Bosphore; tout cède,tout plie sous eux; mais le diable, jaloux de leurs exploits, suscite le sultan de Bithinie, qui les défait entièrement. Sept cent mille autres croisés percent en Asie. Leurs chefs réparent l' échec de l' hermite; ils prennent Nicée, Antioche, édesse, Jérusalem, et font un tel massacre des infidèles, que les vainqueurs même en auraient eu horreur, si ce n' eût été pour la gloire de Dieu. Au bruit d' un succès si glorieux, deux cent mille autres croisés s' assemblent. Hugues De France repasse en Europe et se met à leur tête. L' on en tue une partie dans la Grèce; Soliman tombant sur le reste, les taille en pièces, et leur chef meurt abandonné dans l' Asie mineure, tant il se trouve d' obstacles à faire le bien. Les croisés affaiblis par leurs victoires, par les maladies, par le temps, par la division de leurs conquêtes, par la discorde de leurs chefs, par la perte d' édesse, sollicitent une seconde croisade.Saint Bernard prêche cette nouvelle entreprise avec tout l' enthousiasme dont il est capable; il déchire son habit, fait des miracles, prophétise, absout, et le zèle apostolique ressaisit la France et l' Allemagne. L' empereur Conrad court en pillant faire exterminer son armée par le sultan d' Icone. Louis Le Jeune est battu par l' ennemi à Laodicée, et déshonoré par sa femme à Antioche. La faim, la misère, rechassent les nouveaux croisés en Europe. Saladin bat les chrétiens de l' Asie à Thybériade, prend Gui De Lusignan, la vraie croix, Jérusalem; tout allait être perdu! Mais par une protection toute particulière d' en haut, ce Saladin oublie de venger le sang des infidèles que les chrétiens avaient fait couler en pareille occasion, quatre-vingt-huit ans auparavant. Cette déplorable nouvelle plonge l' Europe dans la consternation. L' empereur Barberousse jure de venger la chrétienté. Ce prince passe en Asie, bat deux fois l' ennemi, prend Icone d' assaut, et va tout rétabliren Palestine. Mais, par un malheur inconcevable, ce grand homme se noie dans le fleuve Cydnus, et ne laisse après sa mort que sept à huit mille hommes, que son fils rassemble pour les joindre aux débris de l' armée de Lusignan. Cependant Philippe-Auguste et Richard arrivent en Syrie; ils se trouvent à la tête de trois cent mille combattans; ils prennent Ptolémaïs, et concertent de pousser plus loin leurs exploits. Mais le démon, qui a toujours intérêt de traverser les plus saintes entreprises, sème la division entre ces deux princes, et Philippe repasse en France; Richard bat Saladin à Césarée, Saladin ruine l' armée de Richard; et ce dernier, contraint de retourner en Angleterre, tombe entre les mains de l' empereur Henri VI, son ennemi. L' ardeur de se croiser ne se ralentit point. Il se forme une armée de héros nouveaux, qui s' embarquent à Venise pour laDalmatie. à leur descente, ils prennent Zara, au lieu de passer en terre-sainte. Constantinople, qui vraisemblablement avait encouru la colère du ciel, devient un nouvel objet de leur sainte fureur. Ils escaladent, pillent, brûlent et saccagent cette grande ville; ils blasphêment, violent, et font main-basse sur tout ce qu' ils rencontrent: ils détruisent les églises, brisent les autels et les images; ils dansent dans le sanctuaire de sainte-Sophie, et précipitent l' empereur Mirzuflos du haut d' une colonne. Pour couronner cet exploit, Baudouin de Flandre s' empare de la couronne du précipité; puis les bulgares attrapant le nouveau couronné, lui coupent les bras et les jambes, et le jettent aux bêtes féroces. Tandis que ces choses se passent en Asie, on ne demeure point à rien faire en Europe. Deux armées de croisés se forment contre les albigeois et les maures. L' une de ces armées prend Béziers, en extermine tous les habitans, ruine ceux de Carcassonne, s' empare de Lavaur, égorge le seigneurde cette ville et quatre-vingts chevaliers, noie la fille du même seigneur dans un puits et brûlent autour d' elle trois cents lavaurois pour achever le groupe. L' autre ravage tous les pays où elle passe, tue cent mille maures dans les plaines de Tolosa, met aux fers deux cent mille autres de ces infidèles, et revient chez elle en remerciant Dieu du succès d' une si glorieuse expédition. La sainte ardeur de se croiser continue; elle passe même jusqu' aux enfans. Une multitude innombrable d' écoliers partent sous la conduite des moines et des maîtres d' école. Mais l' esprit malin pousse les conducteurs à en vendre une partie aux musulmans, et le reste périt de misère en route. Les croisés de l' Asie, sortis de l' espèce de léthargie où ils étaient depuis quelque temps, prennent Damiette et redeviennent en état de pousser leurs conquêtes enégypte. Sur ces entrefaites, un bénédictin dispute le commandement de l' armée au roi de Jérusalem; le prêtre du seigneur l' emporte sur le souverain, et enfourne l' armée entre deux bras du Nil, pour la garantir de toute surprise; mais le sultan Mélédin, conseillé par Lucifer, y inonde les croisés, les contraint de faire une trève honteuse et de se retirer en Phénicie. Saint Louis, inspiré du même zèle, croit mieux faire que ses prédécesseurs; il équipe une flotte; il part de France, et aborde en égypte. L' intempérance, les débauches et les maladies enlèvent la moitié de son armée; les sarrasins défont le reste à Massoure, et le prennent prisonnier avec ses deux fils. Après ce désastre il est contraint de rendre la ville de Damiette pour sa rançon, de payer quatre cent mille livres pour les autres prisonniers, et de repasser en France sans avoir rien fait. Quelques années après, le zèle du saint roi se ranime; il s' embarque pour allerconvertir le roi de Tunis, et descend vers les ruines de Carthage; mais la peste désole son armée, il en est attaqué lui-même, et meurt par humilité sur un tas de cendres. Ce déplorable événement, que Dieu a sans doute permis pour des causes à lui connues, oblige les croisés de faire une trève avec le prosélyte manqué, et de venir passer l' hiver en Sicile. La campagne suivante ils passent en Asie. Ils prennent Jaffa, Beaufort, Nazareth et Antioche; ils font mourir environ dix-sept mille personnes, et emmènent plus de cent mille esclaves. De si glorieux succès font espèrer de rétablir les choses en ce pays-là; mais le contraire arrive; le sultan Mélecseraph reprend Tyr, Sidon, et d' autres villes; il bat les chrétiens partout où il les rencontre, et ruine pour jamais leurs affaires en terre-sainte. -mais, mon père, dis-je au dominicain, puisque Dieu était l' auteur de ces entreprises, pourquoi y périt-il tant de croisés?Pourquoi s' y commet-il tant de désordres? Pourquoi Dieu ne les maintint-ils point dans leurs conquêtes? Quant au premier article, repartit le religieux, je réponds que Dieu a permis ces pertes, pour faire voir que l' on ne peut racheter à trop haut prix cette terre-sainte, ces lieux sacrés, que son divin fils a honorés de sa présence, et arrosés de son sang. Quant au second, je réponds qu' il n' est point d' entreprise si louable, de zèle si pur, où il ne se glisse un peu de corruption; telle est la fragilité de la nature humaine; mais cette corruption, et tout ce qui en dépend, n' est qu' une pécadille dans tous les cas où il s' agit de la gloire de Dieu et de l' accomplissement de sa volonté. Enfin, quant à la troisième question que vous me faites, il est vrai qu' il paraît étonnant que Dieu ne maintînt point les croisés dans leurs conquêtes; mais les autres avantages qui résultèrent de l' entreprise des croisades, ne cèdent en rien à la possession de la Palestine entière. écoutez bien. Notre saint père le pape étendit sa puissance,affermit son autorité et agrandit son patrimoine; les princes chrétiens s' accoutumèrent insensiblement au joug qu' il trouva à propos de leur imposer pendant ces saintes guerres; la haine que tout bon catholique doit avoir pour les infidèles et les hérétiques s' enracina si fort, qu' elle ne s' effacera jamais; l' ignorance et la simplicité, qui sont les bases de la vertu, furent portées à leur plus haut point; le progrès des sciences et de la raison, qui sont les instrumens du diable, fut reculé aussi loin qu' il put l' être; l' Europe fut purgée de plusieurs millions d' hommes qu' elle avait de trop; les moines achetèrent une partie des terres des croisés à vil prix, et eurent celles des autres pour rien; ces mêmes croisés obtinrent par leur zèle l' absolution de leurs péchés. Enfin la colère du ciel s' appaisa par les pleurs et les gémissemens de quatre cents mille familles pillées, ruinées et abandonnées; par la fumée des villes qu' on brûla, et des provinces qu' on ravagea; par les cris des vierges qu' on viola, et par la mort d' une multitude innombrable de juifs, d' infidèles et d' hérétiques qu' on égorgea. à votre avis, mon cher, ces avantages sont-ils médiocres? Ce n' est pas tout. Les croisades ne furent point le seul moyen que le ciel suscita pour extirper l' erreur, et accroître le gouvernement de notre mère la sainte église. Lisez les histoires, surtout celles des huit derniers siècles; vous verrez les ruses pieuses des papes, la noble ambition des évêques, le saint enthousiasme des moines, la docilité évangélique des princes, le zèle apostolique des peuples, concourir à l' envi pour la destruction des ennemis de la foi; vous verrez persécuter, piller, tourmenter, pendre, rouer, décoler, tenailler, brûler, massacrer, sans pitié, sans miséricorde, indistinctement d' âge, de sexe et de condition, juridiquement ou sans forme de procès; les vilgariens en Espagne et en Italie; les juifs en France, en Portugal et en Angleterre; les vaudois à Minerbe; les stadings en Allemagne; les manichéens en Champagne; les albigeois à Monségur; les bisoques en Bavière, en Bohême et en Autriche; les flagellans en Misnie; les protestans à Strasbourg, à Volzei, à Deventer et en mille autres endroits. Vous y verrez le massacre de Merindol et de Cabrière; le massacre de Calabre; le massacre de Vassi; le massacre de la saint-Barthélemy; le massacre d' Irlande, et bien d' autres massacres que je ne prends point la peine de vous rapporter. Examinez, dis-je, les fastes de la catholicité; vous y verrez brûler Jean Hus et Jérôme De Prague, en dépit du droit des gens; enfermer et piller toute l' infanterie hussite dans les granges de Bohmischbroda; condamner plus de huit mille personnes au feu par le dominicain Torquemada; massacrer plus de quinze millions d' infidèles par les espagnols en Amérique; brûler plus de huit cents anglais sous le règne de leur reine Marie; exterminer plus de dix-huit mille personnes sous le gouvernement du duc d' Albe; poursuivre l' hérésie jusques dans les sépulcres de ses sectateurs; troubler les cendresdes rois, flétrir leur mémoire, remplir l' Europe de larmes, d' horreur et de sang pour empêcher la réformation. En un mot, rassemblez les faits, comptez plus de cinquante millions de victimes, que le zèle de religion a sacrifiées depuis l' établissement du christianisme jusqu' à ce jour, et ne demandez plus ce qui nous autorise à poursuivre à outrance ceux qui ne pensent pas comme nous. Ah! Mon cher frère! Poursuivit le dominicain, pour peu que votre coeur se prête aux douces influences de la grâce, combien ne doit-il point sentir que par de si glorieuses marques, par de si constantes prérogatives, notre sainte religion l' emporte sur toutes les religions de la terre! Si quelques infidèles, quelques hérétiques ont voulu quelquefois prouver, soutenir, étendre leurs opinions par de semblables moyens, ils éprouvèrent bientôt le défaut de ce secours surnaturel et divin qui ne nous manque jamais en telle occasion. Une pitié déplacée, une lâche tolérance, fondées sur des raisons frivoles, succédaient à leur zèle; ou succombant eux-mêmes sous le poids deleurs vains efforts, ils prouvaient invinciblement qu' il n' appartient qu' aux seuls catholiques de subjuguer la terre par telles armes qu' ils jugent à propos. -mon père, dis-je au dominicain, si je ne savais que ce que vous venez de me conter s' est passé parmi les hommes, je croirais que vous m' auriez fait l' abrégé des annales de l' enfer. Non, mon père, rien au monde ne peut me faire croire que de telles prérogatives honorent la religion. Il n' y a pas long-temps que j' ai vu un peuple barbare immoler deux petits enfans à un bouc infâme, et j' ai dit qu' une telle action était horrible et abominable; si j' avais le malheur de voir sacrifier aujourd' hui autant d' hérétiques au vrai dieu, je dirais que ce serait un sacrifice exécrable. -mon cher frère, dit le religieux, je suis bien fâché que votre coeur demeure insensible aux impulsions de la vérité. Adieu, je prie le ciel qu' il daigne vous éclairer un jour, et je vous souhaite un heureux voyage. Lorsqu' il eût fini ces paroles, il partit avec son compagnon.Pour moi, lorsque le soir fut arrivé, je me couchai de bonne heure, afin de partir le lendemain de grand matin.
CHAPITRE 11
Suite des aventures de Jérôme. Je dormais d' un profond sommeil, lorsque vers minuit un bruit soudain m' éveilla; ayant ouvert les yeux, je vis entrer trois hommes dans ma chambre, dont l' un m' ordonna de la part du saint-office de le suivre à l' instant. Je voulus ouvrir la bouche pour lui demander la raison pourquoi; il me réitéra son ordre d' un ton si ferme, que je pris le parti de m' habiller au plus vite et de le suivre sans murmurer, jusqu' à ce qu' il m' eût conduit et enfermé dans un des cachots de l' inquisition. Imaginez-vous un trou de cinq pieds en carré, sur autant de hauteur, à plus de vingt-cinq pieds sous terre, où il est impossible de distinguer le jour d' avec la nuit; où l' on a pour toute nourriture un peu de pain noir, et quelques fèves malcuites et de l' eau puante; où quelques brins de paille à demi-pourrie servent d' oreiller et de grabat; où l' on est quelquefois des mois entiers, même des années, sans parler à personne; où l' on est assommé de coups de nerfs de boeuf, lorsqu' on se plaint un peu trop haut de sa situation: voilà quelle était ma nouvelle demeure. Jugez des réflexions que je dus y faire; sur tout au bout de quelques jours de séjour; jugez si je me ressouvins de mon entretien de la veille. Après six semaines d' emprisonnement, celui qui avait coutume de m' apporter mon nécessaire, me parla pour la première fois, et me conseilla de demander l' audience des révérends pères inquisiteurs: je la demandai dès l' instant même, et elle me fut accordée pour le lendemain. Lorsque je fus devant ces messieurs, l' un d' eux me demanda ce que je voulais; je répondis que je suppliais leurs révérences de me faire élargir, ou du moins d' avoir la bonté de me dire pourquoi l' on m' avait arrêté. L' on ne me répondit rien et l' on me renvoya au cachot.Quatre jours après, je comparus derechef devant le sacré tribunal. L' on me fit la même demande, j' y fis la même réponse, et l' on me renvoya à mon trou. à peine y fus-je rentré, que la rage et le désespoir me saisirent à un tel point, que je me frappai de toutes mes forces la tête contre un ancre de fer qui était attaché à la muraille; le sang que je sentis ruisseler sur mon visage augmenta ma fureur: deux semblables coups allaient mettre fin à tous mes maux; mais ayant aperçu que l' ancre était cassé par la violence du coup que je m' étais donné, je réfléchis que je pouvais, par son moyen, me procurer ma délivrance, en me conservant la vie. Ce morceau de fer ayant la longueur et la force suffisantes pour ce que j' en voulais faire, je me mis à l' ouvrage dès l' instant même; et en moins de deux jours je vins à bout d' ôter une pierre de la muraille de mon cachot. La pierre que j' avais ôtée me procura la facilité d' en ôter une seconde, celle-ci une troisième; tellement qu' au bout de six jours la muraille se trouva percée, et le trou assezgrand pour y passer. Ce trou donnait dans un souterrain d' une grandeur prodigieuse, et aussi obscur que le cachot même. Je ne suis pas plutôt dans ce nouvel endroit que je rôde, que je tatonne, que je furete partout, et je ne rencontre que des cordes, des poulies, des billots, des roues, des chevalets, et autres attirails patibulaires; à la fin je trouve une porte, mais elle était trop bien fermée pour que je pusse l' ouvrir: je rôde de nouveau; je découvre une cheminée, je crois mon évasion certaine; l' espoir redouble mes forces, je m' enfourne dans cette cheminée, je m' y crampone, je me guinde, je parviens au milieu, où, par un malheur inattendu, je rencontre une grille de fer qui s' oppose à ma sortie. Cet obstacle n' abat point mon courage. Je saisis l' ancre que j' avais eu soin d' emporter avec moi, je parvins à percer la cheminée au-dessous de la grille. Ce dernier trou donnait dans un grenier rempli de grains, et dont le toit communiquait aux maisons voisines; mais comme c' était en plein jour, je n' osai hasarder de continuer ma route: je résolus de descendre dans le souterrainpour y attendre la nuit. Je risquais d' autant moins à prendre ce parti, que quelque temps avant ma sortie du cachot, mon pourvoyeur m' avait apporté ma pitance pour vingt-quatre heures, et que je n' avais plus de visite à attendre de lui avant le lendemain matin. étant descendu, je ramassai toutes les pierres qui étaient tombées dans le foyer de la cheminée; je les cachai derrière quelques planches qui étaient contre la muraille; je bouchai, je barricadai le trou que j' avais fait entre mon cachot et le souterrain. Je finissais à peine cette dernière besogne que j' entendis du bruit du côté de la porte. M' étant fourré le plus vite qu' il me fut possible derrière les mêmes planches où j' avais mis les décombres, la porte s' ouvrit; et comme ces planches n' étaient pas trop serrées, les premiers objets qui s' offrirent à ma vue furent deux grands hommes basanés, aux yeux hagards et farouches, tenant un flambeau d' une main, un poignard de l' autre, et ayant deux pistolets à la ceinture. Trois gros pères dominicains (dontl' un était mon souhaiteur de bon voyage), et un secrétaire du saint-office qui les suivait, vinrent s' asseoir autour d' une table couverte d' un tapis noir, sur laquelle était un bénitier d' un côté, un missel de l' autre, et au milieu, un crucifix passé en sautoir sur une épée nue. à ce spectacle épouvantable, je me crus perdus sans ressource; l' on pouvait découvrir le trou que j' avais fait, et me découvrir à mon tour. Après que ces quatre gros personnages eurent ri et goguenardé entre eux environ un demi-quart d' heure, ils se levèrent et récitèrent d' un ton mâle et vigoureux le psaume exurgat deus . Pendant cette récitation, les hommes aux flambeaux se tinrent debout à côté de la table, et me parurent plus terribles que jamais. Le psaume était à peine fini, que j' entendis quelques gémissemens, sans que je susse trop de quel côté ils partaient. Un instant après, la porte du souterrain s' ouvrit derechef. Une fille d' environ dix-sept ans, qui, malgré sa douleur et son abattement, était plus belle que le jour, parut au milieu de quatre spectres hideux, vêtus d' unelongue robe de treillis noir, ayant sur la tête un capuchon de même étoffe, percé aux endroits des yeux, du nez et de la bouche; en un mot, tel que le portent ces frères pénitens que l' on voit dans quelques villes de France, en Italie et ailleurs. Cette créature infortunée s' étant avancée à pas chancelans et les yeux baissés jusqu' auprès de la table, se jeta aux pieds de ses juges en répandant un torrent de larmes, et sans pouvoir prononcer une seule parole; mais ses soupirs et ses sanglots étant un peu apaisés, elle leur dit en français, et d' une voix capable d' attendrir les rochers: hélas mes pères! Qu' allez-vous faire de moi? N' ai-je point assez souffert depuis un an que je suis ensevelie dans un cachot affreux, où accablée de la plus cruelle misère, où livrée en proie à ma douleur, aux idées les plus tristes, les plus noires... -levez-vous, ma belle enfant, interrompit un des inquisiteurs; l' on vous a amenée cette fois devant nous pour que vous confessiez ingénument tous les crimes dont vous êtes accusée dans ce procès, et que vous méritiez par cet aveu sincère d' éprouverla douceur, la clémence et la charité du saint-office. -eh! Quel aveu, quelle confession puis-je vous faire? Reprit la fille; je vous ai dit tout ce que j' avais à vous dire la première fois que je parus devant vous: je vous le répète encore, je ne crois pas avoir jamais commis aucun crime énorme envers le dieu que je sers et que j' adore; je ne crois pas avoir jamais offensé un père que j' aime et que j' honore, non plus qu' une mère tendre et respectable, dont la mémoire me sera toujours en vénération, dont les leçons de sagesse, les exemples de vertu me seront éternellement devant les yeux; je ne crois point non plus avoir manqué en rien envers mon prochain, à qui j' ai fait tout le bien qui m' était possible, et auquel je souhaite tout le bonheur qui puisse m' arriver. Si vous demandez la vérité, vous venez de l' entendre... -brisons, s' il vous plaît, sur ces lieux communs, interrompit derechef le dominicain; nous avons les oreilles rebattues de ces sortes de propos; il semble que les trois quarts de ceux qui paraissent devant nous se soient donné le mot pournous débiter les mêmes discours. Venons au fait, ma chère enfant: avouez de bonne foi que votre père, qui s' est échappé à nos recherches, est un de ces impies, qui, méprisant cette quantité prodigieuse, mais respectable, de mystères et d' articles de foi, que notre mère la sainte église croit, enseigne et commande de croire, ainsi que toutes les pratiques pieuses et salutaires qu' elle a instituées pour la sanctification de nos âmes, se sont ingérés de réduire leur croyance presqu' à rien, et de borner leur morale à la simple observation de la loi naturelle; de sorte que, sous les apparences trompeuses d' une probité à toute épreuve, d' une tolérance entière des opinionsd' autrui, pour qu' on tolère les leurs; de même qu' à force de se rendre officieux, complaisans, nécessaires, et de paraître les plus paisibles, les plus fidèles et les plus honnêtes de tous les hommes, pour mieux attirer les simples dans leur parti, et par conséquent dans la nasse de Satan, cette maudite engeance a déjà fait une brèche considérable au troupeau des fidèles. ô race indigne et détestable! Que n' es-tu engloutie dans le fin fond de l' abîme avec Coré, Datan et Abiron, ainsi qu' avec tous les payens, les juifs, les hérétiques et tous les sorciers qui existent sur la terre! ... mais, non, subsistez encore; continuez d' être l' objet de la charité, du zèle, des travaux et des veilles des ministres du seigneur, et nommément du saint-office, qui ne cherche que la gloire de Dieu et le salut de vos âmes. Ah! Ma chère fille! Vous ignorez encore jusqu' où vont ce zèle, cette charité, qui nous animent pour le redressement des pauvres fourvoyés! Ne nous laissez donc point insister d' avantage sur la confession que l' on exige de vous; avouez que votre père ne vous eutpas plutôt inculqué ces principes abominables, que vous conçûtes un souverain mépris pour la religion catholique, apostolique et romaine, et une haine implacable pour la très-sainte inquisition; qu' à l' ombre de ce mépris, de cette haine, le diable s' est emparé de vous; qu' il vous a séduite par ses illusions; que vous vous êtes donnée à lui; que vous avez usé de maléfices et de sortilèges; avouez, dis-je, avouez ces crimes horribles envers l' église et ses ministres; nommez-nous vos complices; révélez-nous la retraite de votre père, ainsi que celle de tous ceux qui lui ressemblent, pour que nous leur ouvrions les yeux sur leurs égaremens, et que nous les retirions du chemin de perdition dans lequel ils sont... -ah! Pour mon père! S' écria la fille, sussé-je mille fois où il est, fût-il le plus criminel de tous les hommes, je n' obéirai sur ce point qu' à la voix de la nature; cette voix aimable et touchante ne nous criera jamais de vendre notre propre sang. Pour ceux qui ressemblent à ce père si chéri, si respectable, j' en connais peu, mais ce sont des personnes sages, vertueuses, qui ne diffèrentde vos opinions qu' autant que la raison le leur enseigne, et qu' une conscience éclairée les y oblige; qui font le bien pour l' amour du bien; qui autant qu' ils le peuvent, ne comptent leurs jours que par leurs bienfaits, et que je me garderais bien aussi de vous nommer, si je savais où ils sont; au contraire, si la foi la plus pure, la vertu la plus sévère, dont j' ai fait profession toute ma vie, sont récompensées chez vous par des maux pareils à ceux que j' ai soufferts depuis que je suis entre vos mains, et que je souffrirai peut-être encore, je prie le ciel de les préserver d' une telle récompense. Pour ce qui est du mépris, de la haine, que l' on m' accuse d' avoir pour l' église et ses ministres, je puis vous protester dans toute la sincérité de mon âme que l' un des premiers devoirs que mes parens m' ont enseignés fut de ne haïr ni mépriser personne, de telle religion qu' il fût; ce qu' à leur exemple j' ai constamment pratiqué jusqu' à ce jour. Ils m' ont prêché mille fois qu' il n' y avait que la superstition de méprisable, que le vice de haïssable, qu' il fallait se borner à déplorer le sort du superstitieuxet celui du vicieux; les plaindre l' un et l' autre, les éclairer s' il était possible, les traiter en tout comme nos frères. Et tel est le fruit de l' éducation que j' ai reçue, que, malgré les peines que j' ai souffertes depuis que je suis en votre pouvoir, ma patience, et l' espoir que j' ai toujours eu que le temps et la vérité vous feraient un jour ouvrir les yeux sur mon innocence, m' ont tenu lieu de tout ressentiment. Or, cette haine, ce mépris, ainsi que ces prétendues illusions du diable, et tout ce qui s' ensuit, n' existent que dans le cerveau de ceux qui, par faiblesse ou par méchanceté, sont venus vous débiter la plus absurde et la plus sanglante des calomnies... -ma chère enfant, dit l' inquisiteur, vous venez d' avouer, sans y penser que vous êtes hérétique. Courage, dites-nous en quoi consiste plus particulièrement votre hérésie, et les suites qu' elle a eues; ne nous obligez point d' avoir recours à la rigueur; avouez, vous dis-je, ou l' on va vous faire subir la question. -grand dieu! S' écria cette malheureuse, la question! Hélas! ... pourrais-je la supporter? Ah! Mes pères! Qui vous autorise àtourmenter vos semblables, qui, avec toutes les vertus morales possibles, ont le malheur d' être d' un autre sentiment que vous? -qui nous autorise? Répartit l' inquisiteur, l' honneur de la religion; la gloire d' un dieu vengeur, d' un dieu terrible, du dieu des armées... -arrêtez! S' écria la fille; ce dieu-là n' est point mon dieu; mon dieu n' est point terrible, il n' est point le dieu des armées; mon dieu n' approuve ni conduit les persécutions, ni la désolation du genre humain; il hait la discorde, l' injustice, la vengeance, la violence, la cruauté, la fureur et généralement tous ces funestes fruits de l' ambition, du fanatisme et de l' intérêt. Mon dieu est bon, toute la nature me l' annonce ainsi. Elle ne retentit point du nom d' un dieu terrible qui menace, qui tonne et répand partout la terreur et l' effroi; elle ne retentit point du nom d' un dieu cruel et capricieux, qui s' abreuve de sang et de pleurs, ou qui s' apaise par des pratiques insensées et par des grimaces de gueux; elle m' annonce un dieu qui fait de nous l' objet de ses plus tendres soins, qui nous a prodigué ses largesses, qui nous adonné une raison pour nous conduire dans la jouissance de ses bienfaits; elle m' annonce un dieu qui aime la douceur, la justice, la charité, la bienfaisance, et qui exige de nous la pratique de ses vertus; un dieu qui a pitié de nos faiblesses; qui, s' il nous punit, nous punit en père. Et s' il réserve, ce dieu, quelque supplice épouvantable, ce n' est que pour les méchans obstinément méchans, et surtout pour ces hommes vains et cruels, qui se sont fait un dieu semblable à eux, c' est-à-dire, un monstre composé de l' odieux assemblage de toutes les passions et de tous les vices; un monstre qu' ils mêlent dans tous leurs intérêts, au nom duquel ils s' arrogent le droit affreux de tyranniser les consciences, d' être les fléaux de l' humanité, l' horreur et l' opprobre de la nature. Juste ciel! Quelle impiété! S' écria l' inquisiteur: créature abominable! Il n' y a que le démon qui puisse t' avoir inspiré de tels blasphêmes contre les attributs de la divinité, si solidement établis dans l' écriture sainte, et contre son divin culte, si étroitement prescrit par l' église... bourreaux,faites votre devoir; arrachez-lui à force de tourmens la confession de ses liaisons avec Satan, son maître, le détail de ses autres crimes, et la révélation de ses complices. L' inquisiteur eut à peine prononcé ces paroles, que deux des quatre spectres qui avaient amené cette créature infortunée, se mirent à la dépouiller des haillons dont elle était couverte; les deux autres préparèrent ce qu' il fallait pour cette exécution. Le profond silence qui régnait dans ce lugubre lieu pendant ces préparatifs effrayans, la sombre lueur dont il était éclairé, les funestes instrumens dont il était meublé, la douleur, l' accablement de la victime, les regards irrités des juges, l' air féroce des bourreaux suspendirent tous mes sens, et faillirent me faire mourir de frayeur et d' angoisse. Quand cette malheureuse fut entièrement dépouillée, à la réserve des parties que l' on ne nomme pas, les bourreaux lui lièrent les mains derrière le dos, y attachèrent une corde passée dans une poulie qui tenait à la voûte, et l' élevèrent par cemoyen aussi haut qu' ils purent. L' ayant tenue quelque temps ainsi suspendue, ils lâchèrent la corde, elle tomba de toute cette hauteur à un pied de terre; cette secousse terrible lui disloqua toutes les jointures; la corde qui lui serrait les poignets lui entra dans la chair jusqu' aux nerfs, et la douleur qu' elle en ressentit lui fit pousser des cris effroyables. Un instant après l' on recommença ce cruel supplice: ses plaintes, ses cris redoublèrent; mais l' on ne put arracher d' elle qu' elle fût sorcière, parce qu' elle ne l' était pas; ni le lieu où son père s' était caché aux poursuites du saint-office, ni celui où s' étaient retirés ceux de sa croyance, parce qu' elle ne le savait pas, parce qu' elle aimait mieux mourir que d' exposer autrui au même malheur qu' elle. Il y avait environ une heure qu' on lui faisait souffrir des tourmens inexprimables, lorsque les forces lui manquant tout-à-coup, elle parut comme morte. Un des inquisiteurs s' étant levé appliqua sa maininfâme sur le sein livide et meurtri de cette malheureuse, et dit, d' un ton de scélérat, qu' il n' était point nécessaire d' appeler le médecin; qu' il suffisait de lui introduire quelques gouttes d' eau de mélisse dans les narines, pour lui faire revenir les forces. En effet, cette essence lui rendit la connaissance; mais elle demeura étendue par terre sans pouvoir remuer aucun membre. Alors les inquisiteurs s' étant approchés d' elle, l' un d' eux lui reprocha dans les termes les plus durs les blasphêmes inouïs qu' elle avait vomis contre la divinité et son saint culte; il ajouta ensuite qu' elle ne devait pourtant point désespérer de la miséricorde de Dieu; il lui prôna le zèle et la charité du saint-office, qui ne voulait point la mort du pécheur, mais le salut de son âme, etc. Ce discours, les promesses et les menaces qui le suivirent, ne l' ébranlèrent point; elle n' avoua rien de ce qu' on lui demandait. Mais lorsque cet inquisiteur eut fini de parler, elle dit d' une voix capable d' attendrir un rocher: hélas! Mes pères, avez-vous renoncé à toute humanité? Cespectacle douloureux ne vous touche-t-il pas? Ah! Considérez ces membres disloqués, ce tendre corps meurtri, déchiré, et ayez pitié d' une infortunée étendue à vos pieds, environnée d' horreur et de désespoir; ayez pitié de mon sexe, de ma jeunesse et de mon triste sort! ... non, barbares! S' écria-t-elle un moment après, vos coeurs ne sont point faits pour être sensibles; je lis dans vos yeux toute la férocité des lions et des tigres furieux! Monstres abominables! Voici mon corps; jetez-vous dessus, rassasiez-vous du plaisir horrible de le déchirer; abreuvez-vous de mon sang; assouvissez votre rage exécrable; je respire encore... et vous, ô déplorables victimes! Qui gémissez dans les cachots affreux dont ces lieux sont remplis, puissent les tourmens que j' endure adoucir votre malheureux sort, et vous garantir des maux qu' on vous prépare! Puisse ma mort être le dernier des forfaits de mes bourreaux! Elle allait continuer; mais on la ressaisit de nouveau, on lui entonna plusieurs pintes d' eau dans l' estomac, ensuite on la coucha dans un banc creux, où on la serra d' unesi cruelle force qu' elle perdit de nouveau connaissance. Lorsqu' elle fut revenue à elle, on lui réitéra les mêmes propos que la première fois, et le tout en vain. Alors on l' approcha d' un grand feu; après lui avoir frotté les pieds avec de l' huile, du lard, et autres matières pénétrantes, on les lui chauffa d' une si terrible manière, qu' en moins d' une heure la chair était tellement crévassée, que les nerfs et les os paraissaient de toutes parts. De si horribles tourmens ne furent plus capables de lui arracher une seule plainte: son courage, sa résignation, bravèrent la cruauté des inquisiteurs et l' acharnement de leurs ministres. Enfin, ses forces l' ayant abandonnée pour la troisième fois, on l' emporta; et à ce que j' appris par la suite, trois jours après elle fut traînée dans un vil tombereau en place publique, où, chargée des imprécations de ses juges et de l' exécration d' un peuple immense, elle fut brûlée vive, pour apprendre à toute la terre que si toutes les vertus morales possibles suffisent pour nous faire tolérer, estimer, honorer les peuples les plus barbares,elles passent pour des crimes énormes chez une nation qui fait gloire de professer une religion établie par un homme divin, qui ne prêchait que la douceur et la charité, et qui mourut sur une croix en pouvant de son souffle anéantir ses bourreaux. Lorsque je me vis seul, je ne pus m' empêcher de m' écrier en moi-même: ô les abominables scélérats que ces inquisiteurs! Tout ce que l' on m' avait conté de leurs cruautés, de leurs fureurs, n' approche point de ce que je viens de voir. Je m' étais imaginé que la prudence suffisait à un homme pour vivre tranquille et heureux au milieu de la société, quelque dépravée qu' elle fût; mais je vois tout le contraire... le sacrifice horrible que j' ai vu faire de deux enfans à un bouc infect, était du moins l' effet d' un culte mal entendu, de la superstition d' un peuple enseveli dans les plus épaisses ténèbres de l' ignorance; mais ce qui vient de se passer devant mes yeux, n' a d' autre motif qu' une fureur diabolique, n' a d' autre objet que la satisfaction exécrable d' assouvir sa rage de meurtre et de sang... quoi! Les prêtres d' un dieu de vérité,les prêtres d' un dieu de paix et de miséricorde, non contens de repaître de mensonges et d' impostures l' esprit d' un peuple auquel ils doivent leur aisance et leur opulence; non contens de leurs querelles intestines, et de la haine implacable qu' ils portent au-dehors à tous ceux qui ne pensent pas comme eux, ou qui les ont offensés; non contens, enfin, de pouvoir allumer le flambeau de la discorde par leur souffle empoisonné, et d' avoir armé mille fois la moitié du genre humain contre l' autre, ces prêtres abominables se sont érigé des tribunaux où ils jugent sans raison, sans pitié, sans miséricorde, tous ceux dont ils ont juré la perte; et descendant de ces tribunaux odieux, ils montent à l' autel, où, les mains ensanglantées du meurtre de leurs frères, ils osent offrir des sacrifices à l' éternel! ... grand dieu! Si tu as des raisons pour permettre de tels forfaits, accorde-moi du moins de n' en point être la victime!
CHAPITRE 12
Suite de mes aventures. J' eus à peine fini ces réflexions que je regrimpai au plus vite dans la cheminée, et j' entrai dans le grenier que j' avais découvert. Comme il était soir, je passai par une lucarne, je courus de toit en toit et je ne m' arrêtai que là où l' interruption de ces toits m' empêcha d' aller plus loin. Alors je ne sus que devenir; je n' osais descendre dans aucune maison, de crainte d' être vendu. L' inquisition est si cruelle, que si elle venait à savoir qu' un espagnol eût osé favoriser l' évasion d' un de ses prisonniers, un tel homme serait sûr d' être brûlé vif pour prix de sa charité. Cependant je franchis le pas; je me mis à descendre dans une de ces maisons, résolu d' assommer de mon ancre, que je tenais toujours, le premier qui s' opposerait à mon évasion. Je fus à peine au second étage, qu' uneservante qui faisait un lit dans une chambre m' aperçut sur l' escalier. à mon accoutrement, qui était une robe de toile noire, à ma barbe longue, à mon visage exténué, à mes yeux étincelans de crainte, de colère et de désespoir, cette fille me prit pour le diable; elle poussa un cri épouvantable et tomba à la renverse. Ce cri fit monter le maître de la maison, qui faillit de s' évanouir à son tour lorsqu' il me vit; mais je le rassurai, je m' approchai de lui, et je le reconnus pour le médecin français qui m' avait guéri du coup de soleil. Cet honnête homme m' ayant reconnu à son tour me sauta au cou, m' embrassa et m' arrosa de ses larmes. étant descendu dans son cabinet, je lui contai généralement tout ce qui m' était arrivé depuis que je l' avais quitté. Il me plaignit de tout son coeur; mais il me blâma fort de l' imprudence que j' avais eue de parler aux dominicains avec aussi peu de retenue que j' avais fait la veille de mon emprisonnement. Comment! Me dit-il, un homme de votre âge a ignoré jusqu' aujourd'hui à quel danger l' on s' expose dans ce pays, lorsqu' ons' avise de blâmer la conduite et la façon de penser des ecclésiastiques? Soyez plus prudent à l' avenir vis-à-vis ces gens-là, non-seulement en Espagne, mais encore dans tous les pays où vous pourrez vous trouver. -je savais, lui répondis-je, que les ecclésiastiques sont très-dangereux en ce pays; mais je ne les croyais pas tels que je les connais aujourd'hui; pour ailleurs ils sont beaucoup moins à craindre: ils piaillent, ils tempêtent, ils tourmentent les gens, mais ils ne les mettent point à la torture; ils ne les brûlent pas. -s' ils ne les brûlent pas, ce n' est pas leur faute, reprit le médecin: qu' on leur donne carte blanche, l' on verra beau jeu; qu' on leur permette demain d' établir l' inquisition partout où elle n' est pas, dans deux mois les bûchers seront allumés aux quatre coins de l' Europe. Le germe de la cruauté et de la fureur n' en existe pas moins dans leur âme atroce, quoiqu' il n' y paraisse pas; il ne leur manque qu' une entière liberté, pour que ce germe se développe, pour qu' il prenne un accroissement subit et prodigieux,pour qu' il devienne capable d' embrâser tout l' univers.Non contens du mal que certains d' entre eux ont fait sur la terre, ils ont craint que la postérité sacerdotale ne dégénérât; ils lui ont transmis leurs fureurs avec leurs écrits. Entre autres, un Nicolas Eymeric a eu l' audace détestable d' avancer, dans son directorium inquisitorum , que non-seulement les hommes privés, mais que les princes et les rois peuvent être jugés secrètement par l' inquisition, sans être entendus, et ensuite être mis à mort par le fer ou par le poison. Un autre scélérat, nommé Penna, a orné ce livre exécrable de commentaires non moins horribles, et les éditions d' un tel livre se sont multipliées à la face de l' Europe étonnée. Votre dominicain a vraisemblablement prétendu relever les fastes de la prêtraille des premiers siècles, en étalant les prouesses de saint Cyrille, mais il a passé le plus beau de l' histoire. Je ne parle point des brouilleries du pape Victor avec saint Irenée et autres pour la célébration de la pâques; ni de celle du pape étienne avec saint Cyprien; ni de la mort de Priscillien et de ses sectateurs, causée par des évêques espagnols; ni des violences deThéophile D' Alexandrie, de l' orgueil des prêtres des gaules, etc.; cela nous menerait trop loin; il me suffit de vous rapporter quelques passages qui pourront servir de pendant à ce que le bon père vous a débité. " l' an 305, dit M Fleury, il s' assembla onze ou douze évêques à Cyrthe,... etc." les sectes des nestoriens et eutychiens, dit un autre auteur,... etc. Il est vrai qu' elle était déjà née cette intolérance, mais elle n' avait pas encore exercé sa tyrannie avec toutes les cruautés dont elle a été accompagnée depuis le malheureux siècle auquel on se divisa pour des opinions, desquelles il aurait été aisé de convenir, si l' esprit du christianisme avait présidé dans les assemblées des ecclésiastiques. Depuis ce temps-là, on ne vit en Orient que proscriptions, que massacres, que fureurs. je passe sous silence, dit un évèque du cinquième siècle,... etc. " cela alla toujours depuis en augmentant.L' empereur Justinien ne voulut pas avoir moins de zèle que les prélats du cinquième et du sixième siècle; il ne croyait pas, dit Procope, commettre un homicide, quand ceux qu' il condamnait à mort faisaient profession d' une autre religion que la sienne. L' univers vit commettre dans ces malheureux siècles des cruautés effroyables. On soutenait des siéges dans les monastères, on se battait dans les conciles, on entrait à main armée dans les églises; on traitait avec la dernière cruauté tous ceux que l' on soupçonnait de favoriser des opinions qui, souvent, n' étaient entendues de personne, non pas même de ceux qui les défendaient avec le plus d' entêtement et d' opiniâtreté. Après le sixième siècle, les papes, les évêques et tous les ecclésiastiques en général, devinrent encore pires que ceux qui les avaient précédés. L' ignorance, l' imposture, la superstition, le fanatisme, les persécutions, les cruautés de toute espèce,augmentèrent de siècle en siècle, et l' enfer infecta l' église de tant d' abominations, que les cheveux me dressent d' horreur quand j' y pense. Le médecin allait continuer, mais je lui témoignai tant d' inquiétude, qu' il prit le parti de se taire. Il ajouta seulement que j' eusse à me tranquilliser, qu' il se faisait fort de me tirer d' embarras. Après qu' il m' eut fait prendre quelque rafraîchissement, il me rasa la barbe, il me coupa les cheveux en rond, et me fit une couronne de prêtre; puis me donna un habit et un manteau noir; sa domestique me fit un petit collet, et il me dit que c' était dans cet équipage qu' il voulait que je partisse le lendemain matin à l' ouverture des portes de la ville.L' heure de mon départ étant arrivée, il me donna cinquante piastres, et me pria de lui écrire lorsque je serais en lieu de sûreté. Je le remerciai mille fois des bontés qu' il avait pour moi; nous nous dîmes adieu, et je partis.
CHAPITRE 13
Suite de mes aventures. étant sorti de la ville, je rencontrai un muletier qui avait amené deux officiers d' Antiquera à Grenade. Je fis marché avec cet homme, je montai sur une de ses mules, et en quatre jours il me transporta à Cadix. Au moment où j' entrai dans cette ville, j' appris qu' il y avait un vaisseau qui allait mettre à la voile pour Londres. à cette nouvelle, je cherchai le capitaine, et je reconnus le galant homme qui m' avait sauvé la vie après mon naufrage, et qui m' avait si généreusement traité à Gibraltar. Je n' eus point le loisir de lui faire grand compliment, je lui dis seulement que puisqu' ilavait eu la bonté de me sauver la vie une fois, il fallait qu' il me la sauvât une seconde; en un mot, que l' inquisition était à ma poursuite. Cet honnête homme ne perdit point de temps à me demander quel était le sujet de mon démêlé avec l' inquisition, il chercha les moyens de me déguiser: il me fit passer à son bord; deux heures après, il leva l' ancre et partit. Lorsque nous fûmes en pleine mer, je contai à mon libérateur ce qui m' était arrivé à Grenade: ce récit le toucha; mais celui de ce que j' avais vu dans le souterrain lui fit dresser les cheveux. Lorsque j' eus fini ce récit, je lui dis que mon premier dessein était de me retirer en France, mais que mes dernières aventures m' avaient fait concevoir une telle aversion pour les pays où le catholicisme était la religion dominante, que j' avais juré de n' y remettre jamais le pied. Le capitaine approuva ma résolution, et me demanda en même temps dans quel pays j' avais dessein de me fixer dorénavant. -dans votre pays, lui répondis-je; dans ce pays opulent et heureux, où l' on dit que laliberté règne autant qu' il est possible qu' elle règne parmi une nation policée; dans ce pays où tout particulier possède paisiblement ce qu' il a, où un homme raisonnable peut dire ce qu' il pense, où un chacun peut aller au ciel par le chemin qui lui plaît. -l' opulence et la liberté ne sont point si grandes dans mon pays que vous le croyez, reprit le capitaine. Une nation qui a plus de douze cents millions d' écus de dettes, qui se plaint sans cesse que ses ressources sont épuisées, à qui l' étendue de ses domaines coûte des sommes immenses, en la dépeuplant tous les jours; chez qui les artisans s' attroupent trois ou quatre fois l' an, en criant: du travail, ou du pain! Une telle nation n' est point riche. Une nation qui s' écrase elle-même par ses propres forces, que des divisions intestines déchirent continuellement, chez qui les suffrages des citoyens sont à l' enchère, chez qui l' on ne voit que des édits de réforme ou d' amélioration, et tout allerde mal en pis: une telle nation n' est point heureuse. Une nation chez qui une vérité très-indifférente dans un temps, devient dans un autre la cause de mille procédés tyranniques contre son auteur, celle de la perte de ses biens, de sa liberté, de sa vie même; chez qui les événemens ordinaires, et qui ne dépendent point de nous, sont punis de mort, etc.: une telle nation n' est point libre. L' opulence, la liberté, le bonheur de ma chère nation, ne sont donc que des êtres chimériques, dont mes compatriotes se glorifient à tort. Cette liberté surtout, qu' ils font sonner si haut, n' est qu' une espèce d' ivresse frénétique qui les agite et les tourmente; ce n' est qu' un vain fantôme dont la tyrannie est aux yeux d' un homme qui pense, souvent plus réelle et plus dure que celle du despote le plus absolu. Quant à la liberté de conscience que vous prétendez régner dans ma patrie, je vous dirai qu' il en est là comme ailleurs. La religion dominante y domine, c' est tout dire. Quant aux autres, indépendamment despetites vexations, et du mépris que l' on y essuie de la part de ceux qui sont à la tête du parti le plus fort, ceux qui en font profession sont comme dans tous les pays: leurs prêtres ou leurs ministres sont vains, hypocrites, tracassiers, turbulens, opiniâtres, absolus et vindicatifs; l' ignorance et l' imposture y tracent le sentier que la multitude doit tenir, les préjugés la guident et l' autorité l' entraîne. En un mot, quant à ce qui regarde la religion, l' homme est chez nous, comme partout ailleurs, le plus sot ou le plus furieux de tous les animaux, ou si vous l' aimez mieux, il est le jouet des passions de ceux qui le guident. Bridé par la superstition, épouvanté de l' avenir, il rampe en tremblant aux pieds de ceux qui le sauvent ou le damnent à leur gré: c' est un dogue enchaîné qui se laisse battre ou flatter par son maître, etqui ne connaît sa force et son courage que pour s' élancer avec furie sur ceux contre lesquels il est lâché. Jugez par cette esquisse, continua le capitaine, si ma chère nation a lieu de se glorifier de ses avantages et de ses prérogatives, et de mépriser souverainement tous ceux que le hasard a fait naître ailleurs que chez elle. Cependant si vous vous déterminez à vous fixer à Londres, ou dans quelqu' autre ville d' Angleterre, vous pouvez compter sur tous les services qui dépendront de moi. Je remerciai le capitaine, et lui dis qu' il fallait bien que je me fixasse quelque part; que puisque ma destinée était de vivre parmi les hommes, et qu' ils étaient partout plus ou moins faibles, sots et méchans, je devais bien me résoudre à les supportertels qu' ils étaient, mais que j' aimerais mieux mourir que de demeurer dans un pays où l' on faisait des autodafés.
CHAPITRE 14
Suite de mes aventures. Lorsque nous fûmes arrivés à Londres, le capitaine anglais me força d' accepter quelques guinées, et me réitéra ses offres de service; je le remerciai mille fois de sa générosité, et nous nous quittâmes. Après que j' eus trouvé un logement, mon premier soin fut de donner de mes nouvelles au médecin; mais comme je craignais que ma lettre ne fût interceptée, je n' osai y faire mention de la tendre et sincère reconnaissance dont j' étais pénétré à son égard. Je lui écrivis comme un parent qui serait charmé d' apprendre de ses nouvelles, et rien de plus; il lui suffisait de savoir que j' étais en lieu de sûreté; il n' avait pas besoin que je lui exprimasse les sentimens de mon coeur, après le servicequ' il m' avait rendu: il me connaissait assez pour en juger. Il me tarda long-temps d' apprendre si ma lettre était arrivé à bon port, et encore plus de savoir si la générosité de mon ami ne lui avait point été funeste. Enfin je reçus de ses nouvelles. Il m' exprimait la joie extrême qu' il ressentait de me voir hors des mains de mes ennemis; il m' apprenait que l' on avait fait des recherches extraordinaires après moi; que l' on avait visité toutes les maisons du voisinage de l' inquisition; que l' on avait fait faire serment à tous les habitans de ces maisons pour tirer d' eux quelque connaissance de mon évasion; que sa servante et lui en avaient été du nombre, et qu' ils avaient juré l' un et l' autre qu' ils ne savaient ce qu' on leur voulait dire. Enfin, il ajoutait que le surlendemain de mon départ, l' on avait brûlé la malheureuse créature que j' avais vu si cruellement tourmenter dans le souterrain, ainsi que vingt-deux autres personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition, sans compter ceux qui furent fouettés et condamnés à une prison perpétuelle,ou aux galères pour toute leur vie. Quoique le capitaine m' eût promis de me rendre tous les services qui dépendraient de lui, si je me déterminais à demeurer à Londres, je ne sus d' abord si je devais me fixer dans cette ville ou ailleurs; tantôt je voulais aller demeurer à la campagne, tantôt dans quelque bourgade du nord de l' Angleterre, et partout je trouvais les mêmes difficultés pour subsister; j' avais l' âme trop haute pour me résoudre à chercher une condition, et je ne possédais aucun talent, je ne savais aucun métier. Cela seul aurait fait le malheur de ma vie. Mais le souvenir de mes aventures passées, mes réflexions continuelles sur la vie humaine, mettaient le comble à mes maux. Est-il possible! M' écriais-je quelquefois, que je sois né homme; que je sois né pour être aussi malheureux que je le suis! J' ai passé ma jeunesse aux études, et malgré toutes les peines que j' ai prises, malgré le fouet qu' on me donnait régulièrement toutes les semaines, je suis sorti du collége aussi sot que j' y étais entré. Je m' étais mis dans la tête que les ignorans ont toujours tort, et je crusque les savans avaient toujours raison; mon compère était de ces derniers, je suivis ses conseils, sa personne; je menai avec lui une vie errante et infortunée, jusqu' à ce qu' après avoir vu sa philosophie échouer dans les déserts de la grande Tartarie, je vins faire naufrage avec lui et mes autres compagnons sur les côtes de l' Espagne occidentale. " ayant eu le bonheur d' échapper ce naufrage, je crus que le destin, las de me poursuivre, allait mettre fin à mes maux; je pris le parti de me retirer dans ma patrie, d' y aller vivre et mourir dans la religion de mes pères; mais j' éprouvai en route que les ministres de cette religion sont, dans certains endroits, des tyrans exécrables: un honnête homme m' apprit ensuite qu' ils étaient ailleurs des imposteurs odieux, et toujours prêts à devenir tels que ceux que j' ai vu tourmenter si cruellement les innocens; il m' apprit enfin que le pays que je croyais être le plus heureux pays de la terre, ne valait pas mieux que les autres... ô mon compère! Vous aviez bien raison de dire que les sociétés civilisées étaient le réceptaclede toutes les erreurs, de tous les vices et de tous les maux; c' est bien dommage que vous en ayez conclu qu' il en était tout autrement chez les sauvages! " cependant, comme il fallait que je vécusse enfin dans cet état de société, quelque dépravé qu' il fût, je résolus de chercher les moyens d' y vivre le moins malheureux qu' il me serait possible; et comme je demeurais dans une chambre voisine de celle d' un vieillard français, vivant isolé, paisible, dont l' occupation journalière était de copier de la musique, et pour lequel j' avais conçu beaucoup d' estime, quoique je ne lui eusse parlé que deux ou trois fois, je fus un jour trouver cet homme, je lui contai mes aventures, je lui exposai mes chagrins, mes soucis, et il me tint le discours suivant:
CHAPITRE 15
discours du vieillard français. Mon ami, je n' ai point tant voyagé que vous, et les malheurs que j' ai essuyés dans le printemps de ma vie ne sont pas moinsnombreux, ni moins cruels que les vôtres. Mais ces malheurs m' ont appris à vivre aujourd'hui aussi tranquille, aussi heureux que l' homme puisse l' être. J' ai appris par eux que l' on n' était malheureux dans la société qu' autant qu' on tenait à elle par son état, par sa condition et par ses opinions. Je ne suis point né assez riche pour tenir à cette société par mon rang, par les charges et les emplois. Je suis le fils d' un simple artisan, qui me fit étudier, croyant faire de moi ou un prêtre, ou un médecin, ou un avocat. Mais lorsque je fus en âge de discerner la nature de ces états, je trouvai au-dessous d' un honnête homme de les embrasser l' un ou l' autre, et je quittai les études. Alors, je résolus d' apprendre le métier de bonnetier, et je me mis chez un maître. Au bout de sept ans d' apprentissage et de patience de toute espèce, je fis mon chef-d' oeuvre: il fut trouvé que je savais faire passablement un bonnet, et que j' étais digne d' être reçu maître bonnetier, si j' avais le moyen de donner huit cents francs au corps de métier. Je n' avais point huit cents francs, mais je faisais l' amour à une fille qui avait précisément cette somme; j' épousai donc cette fille; je courus porter sa dot aux jurés du corps, et je me mis à faire des bonnets. J' aurais vraisemblablement gagné ma vie à ce métier; mais la capitation, la gabelle, l' industrie et mille autres impôts dont l' on est accablé en France, emportaient un quart de mon gain, les procès du corps en absorbaient un autre quart; ma femme buvait la moitié du reste; de sorte que j' étais heureux si, au bout de l' année, je n' avais point été deux ou trois mois en prison pour mes dettes, et si je n' avais point été réduit à jeûner autant de temps chez moi. Au bout de trois ans, ma femme vint à mourir. Tout pauvre que j' étais, j' en trouvai une autre qui m' apporta trois cents écus comptant, et environ la même somme en prétentions. Six mois après, cette prétention, que je ne pouvais avoir sans procès, avait absorbé les trois cents écus, et je me trouvai aussi misérable qu' auparavant. Pour surcroît de malheurs, ma femme devint dévote, acariâtre, pigrièche, et finit par s' enfuir avec le prêtre qui la dirigeait.Enfin, je tombai malade; comme je n' avais rien, l' on me transporta à l' hôpital, et l' on envoya mes enfans mendier. Je serais vraisemblablement mort dans ce lieu de misère et de désolation, si un parent charitable, qui me trouva expirant dans un lit où il y avait un homme auquel on venait de couper la jambe, un autre qui avait une fièvre pourprée, et un troisième qui était décédé la veille, ne m' en eût retiré. Lorsque je fus guéri, mon parent, qui n' était pas trop riche lui-même, me donna quelqu' argent, me promit de m' aider lorsqu' il le pourrait; je repris mes enfans et me remis à travailler. Mais je perdis bientôt ce digne parent. Comme il était huguenot, il s' avisa un jour de conduire un ministre à une assemblée qui s' était faite dans un bois: le curé le sut, le dénonça à la prévôté, il fut pris avec le ministre; celui-ci fut pendu, et lui envoyé aux galères. Quelque temps après, un de mes enfans mourut: comme j' étais fort pauvre, le même curé ne voulut point l' enterrer sans être payé d' avance; je fis mon possible pour trouver de quoi payer le prêtre du seigneur,mais personne ne me voulut rien prêter; alors, comme le cadavre de mon enfant, qui était mort depuis quatre jours, commençait à puer, je pris le parti de l' enterrer moi-même. Cette affaire irrita l' homme d' église; il me fit ajourner, décréter et emprisonner: si bien que, pour éviter les suites de sa colère, j' enfonçai la prison, je me sauvai dans ce pays-ci, où je renonçai à tout ce qui pouvait m' attacher à la société et faire mon malheur. Présentement mes enfans sont devenus grands et travaillent pour eux; je n' ai ni maître ni valet, ni amis ni ennemis; je fais un métier qui n' est sujet à aucuns droits, à aucuns réglemens; je ne crains ni les sergens, ni les huissiers, ni les piailleries des créanciers; je suis mon évêque, mon curé, mon directeur; mon dieu est le dieu de toute la terre; mon coeur est son temple, et mon espoir après cette vie est celui d' un homme de bien.Comme j' ai du travail de reste, continua le vieillard, je peux vous en fournir; il ne vous faut point embarrasser de ce que vousne savez point la musique, l' usage fait tout; en moins d' un mois vous serez en état de gagner votre vie, si vous voulez vous appliquer. -j' accepte la proposition, répondis-je à cet homme; j' embrasse votre manière de vivre, et même votre façon de penser sur lareligion, à condition toutefois qu' elle ne s' éloigne point de ce qu' il plut à Dieu de nous révéler. Je me suis long-temps écarté des voies du christianisme, et je ne m' en suis pas trouvé mieux; si j' ai essuyé des persécutions de la part de ceux qui s' en disent les ministres, je ne m' en prendrai jamais à lui; en un mot, je veux dorénavant vivre et mourir dans la profession pure et sincère de la religion chrétienne, mais sans dépendre de qui que ce soit. -c' est donc dans l' indépendance et dans sa pureté, interrompit le vieillard, que vous voulez professer le christianisme? Sans doute. Mais cette profession consiste dansla foi et dans les oeuvres. Quant au premier point, si vous admettez la doctrine du péché originel, la divinité de Jésus-Christ, la présence réelle, la transubstantiation, les prières pour les morts, les sacremens, les cérémonies dans le culte, etc., vous serez catholique romain ou catholique grec. Si vous rejettez une certaine partie de ces dogmes, vous serez luthérien ou calviniste, etc. Si vous les rejettez tous, vous serez socinien, ou tel autre sectaire, qui se disant chrétien, fixe sa croyance à certains points sans rien croire des choses susdites. Or, être catholique romain, catholique grec, luthérien, calviniste, socinien, etc., n' est point être chrétien indépendant, car les uns et les autres sont assujétis à une certaine formule de foi plus ou moins rigoureuse. D' un autre côté, si en rejetant ou adoptant ce qu' il vous plaira de la doctrine de tous ces gens-là, et en y ajoutant de vous-même ce que vous jugerez à propos, vous vous formez une croyance particulière et différente de leurs formules, vous serezalors un chrétien d' une espèce nouvelle, qui aura eu le don de voir plus clair que tous les autres. Mais je ne crois point que vous vous flattiez de posséder tant de lumières. -mon ami, dis-je au vieillard, je m' aperçois que vous vous jouez de mon ignorance. Je vois clair comme le jour que ce que vous me débitez-là n' est qu' un tas de sophismes absurdes, par lesquels vous prétendez m' embarrasser. Vous avez parfaitement réussi, car je ne suis point en état de vous répondre; tout ce que j' ai à vous dire, c' est que je crois que la croyance en la révélation est nécessaire pour être sauvé, ainsi que la pratique de tout ce qu' elle prescrit. Si je n' ai point présentement assez de lumières, assez de forces, pour me conformer exactement à ce dernier point, j' espère que Dieu m' en accordera suffisamment par la suite. Je loue votre zèle, reprit le vieillard; j' aime les gens dans la disposition de faire le bien; mais ce zèle n' est point aussi éclairé que je le désirerais; je voudrais que vous ôtassiez de votre tête que la croyanceen la révélation est aussi nécessaire que la pratique des vertus qu' elle prescrit. Il y a eu de tout temps sur la terre des hommes vertueux et sages, qui n' ont de leur vie entendu parler de la révélation. Il en est encore qui en entendent parler tous les jours, qui ne sont ni juifs, ni chrétiens, et qui poussent la pratique de toutes les vertus aussi loin que la révélation le puisse prescrire. La vérité de la révélation serait mille fois plus certaine, que ni la nécessité de sa connaissance, ni la nécessité de sa croyance ne le seraient pas; elles ne le peuvent être. Comme la preuve de ce que je viens d' avancer pourra vous faire plaisir, je vous prie de prêter l' oreille à ce que je vais vous dire.
CHAPITRE 16
Discours du vieillard sur la nécessité de la croyance en la révélation. Un homme qu' on nommait Christ est, dit-on, venu sur la terre; il s' est dit envoyé de Dieu. Cet homme a confirmé l' authenticité de sa mission en annonçant des vérités sublimes, en prêchant la morale la plus pure, en menant une vie sainte et édifiante, en guérissant les malades, en ressuscitant les morts, en ressuscitant lui-même trois jours après sa mort; des hommes qui avaient des yeux, des oreilles, du bon sens, le coeur droit, ont été témoins de ces choses; ils en ont transmis l' histoire, le christianisme existe. Voilà le fondement de la vérité de la révélation. La vérité de la révélation est donc la preuve de son utilité; mais son utilité n' est point plus la preuve de sa nécessité, qu' elle ne l' est de sa vérité. La connaissance de la révélation, lacroyance en icelle, ne sont donc point nécessaires; le fait prouve le contraire, et le fait en ce cas est l' expression de la volonté de Dieu. Je ne m' attache pour le moment qu' à ce qui regarde la nécessité de la connaissance de la révélation; je parlerai ensuite de la nécessité de sa croyance. Ou Dieu a voulu que tous les hommes connussent la révélation, et il n' a pu faire que cela fût; ou il l' a pu, et il ne l' a pas voulu; ou il l' a voulu, et il l' a pu. Si Dieu a voulu que les hommes connussent la révélation, et qu' il ne l' ait pu faire, c' est marque d' impuissance; mais Dieu est tout-puissant. Si Dieu a pu faire que tous les hommes connussent la révélation, et qu' il ne l' ait pas voulu, c' est marque de méchanceté ou de caprice; mais Dieu n' est ni méchant ni capricieux. Si Dieu a voulu et a pu faire que tous les hommes connussent la révélation, pourquoi ne l' a-t-il pas fait? Pourquoi tous les hommes ne la connaissent-ils pas? La révélation n' est donc qu' utile pourconduire les hommes à un certain degré de perfection; mais il est encore une infinité d' autres degrés de perfection qui plaisent à Dieu. Pourquoi? Parce que le système général renferme cette diversité de perfections; parce que Dieu n' a point voulu que les hommes fussent des anges, ni tous les animaux des hommes, ni les plantes des animaux; la nature des choses voulait de la diversité, de la variété, des gradations, aussi bien dans le moral que dans le physique; et Dieu a voulu la nature des choses. Pourquoi, par exemple, Socrate n' a-t-il point eu connaissance de l' évangile? Parce qu' il est venu trop tôt au monde. Pourquoi est-il venu trop tôt au monde? Parce que Dieu l' a voulu ainsi. L' ignorance de Socrate est donc un effet dont la volonté de Dieu est la cause? Si la connaissance de la révélation est nécessaire à tous les hommes pour être sauvés, Socrate est donc damné parce que Dieu a voulu qu' il vînt au monde quatre ou cinq cents ans avant qu' il pût en avoir connaissance? Notre salut dépend donc d' une cause hors de nous? Il y a donc une fatalité? Il y a donc une prédestination?Il y a donc de l' absurdité en ce que l' homme doit croire? Car la fatalité est la fille aînée de la prédestination, et la prédestination est celle de l' absurdité. Mais Socrate pouvait avoir connaissance de la religion des juifs... cela peut être, mais le contraire peut être aussi; et si ce contraire a eu lieu envers Socrate, comme envers tant d' autres, voilà Socrate dans le cas que je viens de dire. Mais, me direz-vous, je ne juge personne; les secrets de Dieu me sont impénétrables; je ne veux point dire que Socrate soit damné ou sauvé... ne dites donc plus que la connaissance de la révélation est nécessaire, car vous vous démentiriez; mais dites tout au plus: la connaissance de la révélation est utile, c' est un moyen de plus pour porter les hommes à certain degré de perfection, auquel ils peuvent pourtant atteindre sans elle. Dites encore: nous ne serons point damnés parce que Dieu l' aura voulu, mais parce que nous l' aurons voulu. Pour moi, dira quelqu' un plus hardi que vous, je sais fort bien qu' il serait injusteque Socrate fût damné; mais il ne sera point sauvé non plus, car Jésus-Christ dit que personne n' ira à son père que par lui, et saint Pierre ajoute qu' il n' y a point de salut en aucun autre qu' en Jésus-Christ. -où ira donc Socrate? Je n' en sais rien... il est peut-être un lieu... je n' en sais rien est la réponse d' un sot; et peut-être, est celle d' un ignorant. Ce que je viens de dire prouve donc que la connaissance de la révélation n' est point nécessaire. Ce que je vais ajouter prouvera que sa croyance ne l' est pas non plus. Un missionnaire part pour la Turquie. Il fait connaissance avec un turc du commun peuple, très-honnête homme, pratiquant avec zèle tous les devoirs de sa religion, mais ne possédant pour toute science que le sens commun. à force de parler de la fausseté de la religion mahométane, et de prôner l' excellence de la religion chrétienne, ce missionnaire parvient à donner envie au turc d' embrasser celle-ci. Enchanté de cette résolution, le prètre donne la bible àlire au mahométan; il l' instruit des dogmes fondamentaux et de la morale du christianisme; il le baptise et en fait un chrétien. Dans le même endroit, il y a un rabbin caraïte, homme pieux, savant, d' un jugement exquis, docile et de bonne foi; le missionnaire s' insinue dans ses bonnes grâces et veut aussi le convertir. Mais le rabbin lui répond: mon ami, j' ai passé quarante ans à étudier ma religion, j' ai lu et relu non-seulement l' ancien testament, mais encore le nouveau; j' ai fait plus, j' ai examiné les meilleurs ouvrages que les chrétiens ont fait en faveur de leur religion; je n' ai jamais commencé aucune de ces lectures sans m' être prosterné devant l' éternel et sans lui avoir dit: seigneur! Par un effet de ta bonté et de ta miséricorde, tu as guidé nos pères à leur sortie d' égypte, en marchant devant eux, tantôt sous une colonne de nue, tantôt sous une colonne de feu; tu n' es pas moins bon ni moins miséricordieux aujourd'hui qu' alors: sanctifie donc mon âme, éclaire mon entendement, dirige mes pas dans le sentier de la justice et de la vérité, et sois glorifié à jamais.Nonobstant cela, continue le rabbin, rien ne m' a démontré que le règne du messie fût encore venu. Je vis donc dans son attente; j' observe autant qu' il est en moi les préceptes que l' éternel a donné à mes pères; et s' il lui plaît de me tirer de ce monde avant que le rédempteur d' Israël arrive, que sa sainte volonté soit faite! Le missionnaire ayant entendu cette réponse, propose une dispute au rabbin. Celui-ci l' accepte, et dit: je suis d' autant plus charmé d' entrer en lice avec vous, que vous me paraissez un homme doux, pacifique et vertueux. Je vais prier le seigneur qu' il daigne me donner la force de vous faire connaître vos erreurs, et de faire de vous un bon israëlite, un véritable enfant d' Abraham. Là-dessus le missionnaire et le rabbin se séparent. Mais ce dernier n' est pas sitôt rentré dans sa maison, qu' il tombe en apoplexie et meurt. Je demande présentement s' il y a un homme raisonnable sur la terre qui ose affirmer que ce rabbin soit damné? Ce rabbin a reconnu un seul dieu, créateurdu ciel et de la terre; il a observé avec la dernière exactitude tout ce que Dieu a prescrit à ses ancêtres; il a possédé toutes les vertus morales possibles; il a vu une société d' hommes qui disent que le messie est arrivé, qu' il a aboli la loi ancienne, et lui a subtitué une loi nouvelle qui est beaucoup plus parfaite; il a examiné avec toute la bonne foi et l' attention possibles les livres de cette société; il les a comparés aux écrits de Moïse et des prophètes, et ses soins, ses lumières, n' ont pu lui découvrir que le messie fût arrivé; au contraire, il a perséveré avec la plus vive foi dans l' attente de son rédempteur, et même dans l' espoir de faire un juif du missionnaire qui voulait le faire chrétien... et son âme pure, innocente, se trouvant tout-à-coup devant le tribunal d' un dieu juste et bon, sera donc condamnée aux flammes éternelles, parce qu' il n' aura pas cru ce qu' il n' aura absolument pu croire? Dieu peut donc demander aux hommes ce qui ne leur a point été donné? Si Dieu était tel, il serait digne de notre haine et non de notre amour.Mais pourquoi ce rabbin n' a-t-il pu croire? Fut-ce manque de lumière? Non, car le turc dont j' ai parlé plus haut était bien moins éclairé que lui. Fut-ce par préjugé? Non, car le turc en avait pour le moins autant que lui. Fut-ce par opiniâtreté, par mauvaise foi? J' ai déjà dit qu' il était le plus docile et le plus sincère de tous les hommes. Fut-ce parce que la religion chrétienne manque d' évidence? Les chrétiens disent que non. D' où vient, encore un coup, la persévérance du rabbin dans le judaïsme? Serait-ce par un défaut de la grâce de Dieu? Or, voyons d' où viendrait ce défaut. 1 Dieu, dit une secte de chrétiens, accorde sa grâce à tous ceux qui la méritent, la désirent et la demandent. 2 Dieu, dit un autre secte de chrétiens, accorde sa grâce à qui il lui plaît, sans avoir égard aux mérites, aux désirs ni aux demandes. 1 si l' amour de Dieu et de son prochain, si la haine du péché, si la pratique de toutes les vertus, si un profond respect, une foi pure et sincère pour une religion sainteque Dieu a donnée à nos pères, joints à des prières ferventes et continuelles, méritent la grâce de Dieu, personne ne devait en être plus doué que ce rabbin; si l' on ne peut aller à Dieu que par l' évangile, personne ne méritait mieux que lui de connaître cette voie. Celui qui avait crié sans cesse: seigneur! Sanctifie mon âme, éclaire mon entendement, dirige mes pas! celui, dis-je, qui avait marché constamment dans le sentier de la vertu, méritait bien de rencontrer celui de la vérité. Mais il ne l' a pas connue, cette vérité: quelle en est donc la cause? 2 si Dieu accorde sa grâce à qui bon lui semble, sans avoir égard aux vices ni aux vertus, aux mérites ni aux démérites, l' aveuglement du rabbin dépendit donc d' une cause hors de lui? Ce fut donc par un effet de la prédestination qu' il mourut sans être chrétien? Il y a donc une prédestination? ... mais j' ai déjà dit que la prédestination est une chimère. Non, dit une troisième espèce de chrétiens, il n' y a point de prédestination. Dieu accorde sa grâce à ceux qui la méritent,qui la désirent et la demandent. Mais pour la mériter, il faut que les eaux du baptême aient lavé notre âme de la souillure originelle; il faut être régénéré en Jésus-Christ; il faut que notre foi en Jésus-Christ nous ait rendus dignes de voir nos mérites justifiés par les siens. Ce langage est celui d' un insensé. Qui ne voit que si la conversion du rabbin dépendit d' un effet de la grâce, et que si cette grâce n' est accordée qu' à ceux dont les mérites sont justifiés par la foi qu' ils ont en Christ, cette conversion dépendit encore d' une cause hors de la puissance du rabbin? ... il fallait que le rabbin méritât la grâce de devenir chrétien, et il ne pouvait mériter cette grâce sans être chrétien. Quelle absurdité! Je vous ai démontré, poursuivit le vieillard, que Socrate et le rabbin peuvent être sauvés, quoique le premier n' ait point connu la révélation, quoique le second ait refusé constamment d' ajouter foi à sa partie la plus essentielle, c' est-à-dire à la venue du messie, à l' établissement de la loi nouvelle sur les débris de l' ancienne. Il neme reste donc plus qu' à vous faire voir qu' un homme, après avoir cru long-temps à tout ce qui est révélé, tant dans l' ancien que dans le nouveau-testament, peut être également sauvé en n' y croyant pas du tout. Comme c' est le cas où je me trouve, je m' y prendrai d' un peu loin, et ma conclusion sera que, quand la vérité de la révélation serait aussi certaine que l' existence du soleil, sa croyance n' en serait pas plus nécessaire. La vérité d' une chose n' est point toujours la mesure de son évidence par rapport à chacun de nous, mais celle-ci est la mesure de la croyance que chacun de nous doit à une telle chose. Comme c' est assez parler pour une fois, nous remettrons la partie à demain. Lorsque je fus rentré dans ma chambre, je ne sus que penser de ce vieillard. Cet homme, dis-je en moi-même, m' a témoigné d' abord la meilleure volonté du monde à m' apprendre à gagner du pain; voilà qui est bien du côté du corps; mais il me paraît qu' il voudrait me plonger dans le trouble et l' embarras du côté de l' esprit. Cequ' il vient de me débiter n' est qu' un tas de paradoxes révoltans, qui certainement n' attireraient point de louanges à leur auteur, s' il s' avisait de les répandre dans le public, et si c' est là sa vraie manière de penser, il n' est rien moins qu' aussi tranquille dans son intérieur qu' il le paraît au-dehors. Je me suis laissé aller, je ne sais par quelle faiblesse, aux illusions de la philosophie du compère, et je sais combien de fois la voix de la religion s' est fait entendre au fond de mon âme, et y porta les remords et l' effroi. Le compère même, tout infactué qu' il était de ses principes, ne fut point exempt d' entendre cette voix: s' il vivait encore, et qu' il voulût dire la vérité, il ne me démentirait pas. Que l' on dise, si l' on veut, que les préjugés de l' enfance ne s' effacent jamais, que ce sont des tyrans qui nous font sentir leur pouvoir jusqu' à la mort, il ne m' en semblera pas moins qu' il n' y a que la vérité qui réclame ses droits avec autant de force et de constance que je l' ai éprouvé. En un mot, j' ai senti que tout homme qui avait été une fois chrétien, ne pouvait impunément cesser del' être. Je veux donc le redevenir en dépit de tout, non pas toutefois de la manière dont tels ou tels le sont, mais d' une manière raisonnable, et telle qu' il plaira à Dieu de me la montrer. Et quoique le vieillard me dise demain, je sais à quoi m' en tenir. L' expérience du passé est le bouclier dont je veux couvrir dorénavant ma faible raison contre les attaques de l' erreur.
CHAPITRE 17
Suite du discours du vieillard. Le lendemain je retournai chez mon voisin. Après avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il revint sur la matière dont il m' avait parlé la veille, et me dit: je vous ai conté que les malheurs de ma vie m' avaient fait prendre la résolution de renoncer autant qu' il me serait possible à tout ce qui pouvait m' attacher à la société, soit par état ou par opinion. Il me fut très-aisé de remplir le premier point; quant ausecond, j' y rencontrai de plus grandes difficultés; il ne s' agissait pas moins que d' acquérir assez de connaissances, assez de force sur moi-même, pour me défaire de mes préjugés, surtout de ceux qui regardaient la religion où j' ai été élevé. Je commençai d' abord par examiner les points les plus épineux de cette religion, tels que la doctrine du péché originel, de la présence réelle, de la transubstantiation, etc.; je lus et relus la bible entière, ainsi que les plus fameux auteurs qui traitent de ces matières, et je rejetai généralement tout ce qui s' appelle mystère, tout ce qui choque la droite raison et l' équité. Voici comme je raisonnai sur l' article du péché originel: " si Dieu est juste, bon, miséricordieux, s' il pardonne à ceux qui implorent sa miséricorde les péchés qu' ils ont commis librement, peut-il imputer un péché qu' on ne peut éviter, et auquel l' on n' a aucune part? Les enfans ne reçoivent de leurs pères que le corps: c' est dans l' âme que réside le péché; et l' âme sort pure et innocente des mains de son créateur? D' ailleurs, quand ilserait vrai que l' âme deviendrait souillée par son union avec le corps que nous recevons de nos pères, cette souillure ou cette corruption ne serait point un péché, puisque la corruption du corps et l' union de l' âme au corps seraient produites par des causes indépendantes de nous, et qui ont précédé notre existence. Un enfant qui naît aujourd'hui peut-il avoir consenti à un péché commis il y a plus de six mille ans? A-t-il pu réclamer contre la prévarication d' Adam? C' est une absurdité énorme que de faire une telle supposition. " que l' on ne me dise pas que le péché d' Adam causa dans ses facultés un désordre qui se communiqua à ses enfans, et qui se transmit à tous les hommes par la voie de la génération, ce qui fait qu' aucun homme ne vient au monde sans avoir l' esprit environné de ténèbres, la volonté déréglée, en un mot, toutes les inclinations au mal. Que l' on ne dise pas que l' écriture s' explique positivement sur cet article; que Moïse nous apprend qu' Adam a péché,et qu' il a été chassé du paradis; que David reconnaît qu' il a été formé dans l' iniquité, et que sa mère l' a conçu dans le péché; que Job déclare que personne n' est exempt de souillure, non pas même l' enfant d' un jour. Que l' on ne dise pas que saint Paul enseigne que le péché est entré par un seul homme dans le monde, et la mort par le péché, et qu' ainsi la mort est passée à tous les hommes, tous ayant péché dans un seul; qu' il répète ailleurs que tous les hommes sont tombés dans la damnation; que nous naissons tous enfans de colère, etc.; tout cela ne prouvera jamais qu' un effet dont nous ne sommes point la cause puisse nous être imputé. Cela est si vrai, que tous les efforts que les plus grands hommes ont faits pour expliquer ce dogme, n' ont servi qu' à faire voir qu' il répugne à toutes les notions communes, qu' il est même injurieux à la justice et à la bonté de Dieu." 1 l' opinion d' Origène, de George Rust, de Joseph Glanvill, de Henri Morus, sur le péché des âmes dans une vie antérieure à leur union avec le corps, est une vision qui tire son origine de l' imagination des platoniciens. " 2 le sentiment de saint Augustin, des théologiens de la confession d' Ausbourg, etc., sur l' emboîtement des âmes dans celle d' Adam, et de celles-là les unes dans les autres, selon l' ordre établi pour leur union à un corps, n' est pas mieux fondé; car l' âme étant une substance simple, indivisible, il est impossible qu' aucune âme sorte d' une autre par voie d' émanation; or, Nicolaï et Wolfflin, qui ont eu recours à ce sentiment pour expliquer la propagationdu péché originel, ont perdu leurs peines. " 3 le système de la génération des animaux, par des animalcules formés dans le premier animal, est encore insuffisant pour expliquer la communication du péché d' Adam; car en supposant que les corps de tous les hommes qui devaient exister, ont été formés dans Adam, et que Dieu avait uni à ces petits corps des âmes humaines, il ne s' ensuit pas que de la défense que Dieu fit à Adam de manger du fruit défendu, eût fait la même impression sur le cerveau de ses enfans que sur le sien, ni que la vue du fruit et les sollicitations d' ève tentèrent la génération future d' Adam, au point qu' il le fut lui-même. La mollesse des fibres du cerveau de ces animalcules était trop grande pour que le cerveau fût susceptible de telles impressions. " d' ailleurs, quand il serait vrai que tous les hommes qui devaient exister, étaient contenus dans Adam, et que, par la communication des impressions de son cerveau aux leurs, ils eussent compris au même point qu' Adam la défense de Dieu, qu' ils eussent été touchés de même des sollicitationsd' éve; si le péché originel a lieu, ces hommes étaient, par une telle communication, nécessités à pécher, tandis qu' Adam ne l' était pas; leur détermination était une suite nécessaire de celle d' Adam, et la détermination d' Adam ne dépendait que de sa volonté: donc la communication du péché originel ne peut s' expliquer par un tel système, et Leibnitz et Rasiels tablèrent sur un faux principe lorsqu' ils entreprirent cette explication. " si l' existence en petit de tous les hommes dans Adam était vraie, et qu' en conséquence de cette existence nous eussions participé à sa désobéissance de la manière que je viens de dire, chacun de nous contiendrait à son tour les corps de tous les hommes qui doivent composer sa génération; les impressions de notre cerveau se communiqueraient à celui de chacun de ces hommes, de même que les impressionsdu cerveau d' Adam se sont communiqués à ceux de tous les hommes qui étaient renfermés en lui; ces hommes contenus en nous, connaîtraient les défenses que Dieu nous fait et les préceptes qu' il ordonne; ils participeraient à nos fautes, et les plus tard venus seraient toujours les plus criminels, ce qui est d' une absurdité insupportable. " 4 ceux qui, en prétendant que l' âme humaine n' est créée qu' au moment de la conception de l' homme dans le sein de sa mère, supposent que la transmission du péché originel à cette âme se fait en vertu d' un pacte qui a existé entre Dieu et Adam dès l' instant que celui-ci a reçu la justice originelle, ne raisonnent pas mieux. " ce pacte consiste, selon eux, en ce qu' Adam s' engagea en son nom et en celui de ses descendans de conserver la justice originelle, en observant le précepte que Dieu lui avait donné, et en ce qu' il consentit de perdre cette justice pour lui et pour eux, et d' être soumis ainsi qu' eux aux peines stipulées par ce pacte, s' il venaità transgresser le précepte; il s' ensuit de là que la transgression du précepte fut un péché originel dans ses enfans par l' imputation qui leur en a été faite. " mais ce sentiment, qui a été soutenu par Catharin dans le concile de Trente, et adopté alors par presque tous les protestans, ne s' accordera jamais avec les idées de la justice, de la sagesse et de la bonté de Dieu, car, pour imputer un crime, il faut un consentement formel, un consentement présumé ne suffit pas; ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent point d' autre consentement que ce dernier dans les enfans d' Adam. Or, un tel pacte n' a pu avoir lieu." 5 Grégoire De Rimini et autres qui ont adopté les visions de saint Augustin sur la corruption du corps d' Adam, ont prétendu expliquer cette corruption en supposant que le serpent conversant avec éve, dirigea contre elle son haleine et infectale corps de cette femme par son souffle contagieux; qu' éve communiqua ensuite sa contagion à son époux, et que tous les deux la communiquèrent à leurs enfans, à peu près comme nous voyons des maladies héréditaires dans certains pays et dans certaines familles. " mais cette corruption du corps n' a aucun rapport avec le péché, qui est une affection de l' âme. Une substance immatérielle ne peut se corrompre en contractant la corruption du corps, comme une liqueur pure se corrompt dans un vase infecté. " 6 saint Cyrille et saint Anselme, ainsi que plusieurs autres, supposent que Dieu, ayant formé le plan de faire naître tous les hommes d' un seul, par voie de génération, s' était fait une loi d' unir au corps du premier humain né d' Adam, une âme semblable à celle du premier homme. Adam, par son péché, perdit la justice originelle; ainsi, lorsqu' il engendra un fils, Dieu unit au corps de ce fils une âme privéede la justice originelle et des dons de l' état d' innocence, etc. " ce sentiment suppose bien la privation de la justice originelle; mais il n' explique point la transmission du péché d' Adam, qui est un désordre; car il serait possible qu' une âme fût privée de cette justice, et qu' elle ne fût ni déréglée ni coupable. " 7 Scot, Estius, ainsi que bien d' autres qui supposent aussi que Dieu s' était fait une loi d' unir au corps des enfans d' Adam une âme semblable à celle de leur premier père, étaient trop subtils pour ne point sentir le défaut du raisonnement de saint Cyrille et de saint Anselme sur la transmission du péché d' Adam à sa postérité. Ils ont donc cru qu' il fallait supposer de plus que l' âme privée de la justice originelle est unie à un corps corrompu, qui lui communique le péché. " mais le corps n' est point capable de pécher; d' ailleurs, une substance immatérielle ne peut contracter la corruption d' un corrompu; donc l' explication de Scot, d' Estius et de tous les théologiens qui suivent leur sentiment, ne nous instruit pointdavantage sur la manière dont le péché originel nous a été transmis. " 8 Adam, dit le père Malebranche, fut créé dans l' ordre; et comme l' ordre veut que Dieu n' agisse que pour lui, Adam reçut en naissant un penchant qui le portait à Dieu, et une lumière qui lui faisait connaître que Dieu seul pouvait le rendre heureux. " cependant, comme Adam avait un corps qui n' était pas inaltérable, et qu' il devait se nourrir, il fallait qu' il fût averti du besoin de manger, et qu' il pût distinguer les alimens propres à le nourrir; il fallait donc que les alimens propres à entretenir l' harmonie dans le corps d' Adam, fissent naître dans son âme des sentimens agréables, et que ceux qui lui étaient nuisibles y excitassent des sensations désagréables. " mais ces plaisirs et ces mouvemens ne pouvaient le rendre esclave, ni malheureux comme nous, parce qu' étant innocent, il était maître absolu des mouvemens qui s' excitaient dans son corps." l' ordre demande que le corps soit soumis à l' âme: Adam arrêtait donc à son gré les mouvemens qui s' excitaient dans son corps; en sorte que les impressions sensibles ne l' empêchaient pas d' aimer uniquement Dieu, et ne le portaient point à regarder le corps comme la cause ou comme l' objet dont il devait attendre son bonheur. " après qu' Adam eut péché, il perdit d' un côté l' empire qu' il avait sur ses sens, et de l' autre, la justice originelle; les impressions des objets extérieurs produisirent en lui des impressions qu' il ne fut pas le maître d' arrêter, et qui le portèrent malgré lui vers les objets qui excitaient en lui des sentimens agréables... " Dieu avait résolu de faire naître tous les hommes d' Adam, et d' unir une âme humaine au corps humain qu' Adam engendrait; mais Dieu ne devait accorder à cette âme la justice originelle, qu' autant qu' Adam persévérerait dans l' innocence. " ainsi, Adam et éve après leur péché avaient 1 perdu l' empire qu' ils avaient sur leurs sens, et les corps excitaient en euxdes plaisirs qui les portaient vers les objets sensibles; 2 Dieu unissait aux corps qu' ils engendraient une âme privée de la justice originelle. " Dieu avait établi une loi, par laquelle il devait y avoir un commerce continuel entre le cerveau de la mère et le cerveau de l' enfant formé dans son sein, en sorte que tous les sentimens qui s' excitent dans la mère doivent s' exciter dans l' enfant. " l' âme humaine que Dieu unit au corps humain qui se forma dans le sein d' éve après son péché, éprouvait donc toutes les impressions qu' éve recevait des objets sensibles; et comme elle était privée de la justice originelle, elle était portée vers les corps, elle les aimait comme la source de son bonheur; elle était donc dans le désordre, ou plutôt sa volonté était déréglée; le désordre de sa volonté n' était point libre, mais il n' était pas moins un désordre qui déplaisait à Dieu. " voilà comment Malebranche raisonnaitpour expliquer l' origine et la transmission du péché originel. Mais il règne plus d' esprit que de jugement dans cette explication, qui n' est qu' un enchaînement de conséquences incertaines, fondées sur des suppositions incertaines, surtout celle de la communication entre le cerveau de la mère et le cerveau de l' enfant. Cette communication n' est point prouvée; ces taches, que les enfans tiennent de leurs mères, et que le père Malebranche a prises pour les images des objets que les mères ont désirés ardemment pendant leur grossesse, ne sont que les suites d' un sang extravasé par un mouvement trop violent, qui peut bien être occasionné par une impression vive qui fait sur les organes un objet sensible, et qui se communique au sang de l' enfant; parce qu' il y a en effet une communication entre les vaisseaux sanguins de la mère et ceux de l' enfant; mais ce sang extravasé ne suppose point que le cerveau de l' enfant ait reçu les mêmes impressions que le cerveau de la mère: rien ne conduit à cette supposition." 9 l' expérience fait voir, dit M Nicole, que les inclinations des pères se communiquent aux enfans, et que leur âme venant à être jointe à la matière qu' ils tirent de leurs parens, elle conçoit des affections semblables à celles de l' âme de ceux dont ils tirent la naissance; ce qui ne pourrait être, si le corps n' avait certaines dispositions, et si l' âme des enfans n' y participait en concevant des inclinations pareilles à celles de leurs pères et de leurs mères, qui avaient les mêmes dispositions du corps. " cela supposé, il faut convenir qu' Adam, en péchant, se précipita avec une telle impétuosité dans l' amour des créatures, qu' il ne changea pas seulement son âme, mais qu' il troubla l' économie de son corps, qu' il y imprima les vestiges de ses passions, et que cette impression fut infiniment plus forte et plus profonde que celles qui se font par les péchés que les hommes commettent présentement. " Adam devint donc par là incapabled' engendrer des enfans qui eussent le corps autrement disposé que le sien; de sorte que les âmes étant jointes au moment qu' elles sont créées à ces corps corrompus, elles contractent des inclinations conformes aux traces et aux vestiges imprimés dans ces corps; et c' est ainsi qu' elles contractent l' amour dominant des créatures, ce qui les rend ennemies de Dieu. " mais pourquoi les âmes, qui sont des substances spirituelles, contractent-elles certaines inclinations à cause de certaines dispositions de la matière? " on peut, pour expliquer cela, supposer que Dieu en formant l' être de l' homme par l' union d' une âme spirituelle avec une matière corporelle, et voulant que les hommes tirassent leur origine d' un seul, avait établi ces deux lois, qu' il jugea nécessaires pour un être de cette nature. " la première, que le corps des enfans serait semblable à celui des pères, et aurait à peu près les mêmes impressions, à moins que quelque cause étrangère ne les altérât. " la seconde, que l' âme unie au corps aurait certaines inclinations, lorsqueson corps aurait certaines impressions. " ces deux lois étaient nécessaires pour la propagation du genre humain; et elles n' eussent apporté aucun préjudice aux hommes, si Adam, en conservant son innocence, eût conservé son corps dans l' état auquel Dieu l' avait formé; mais l' ayant altéré et corrompu par son péché, la justice souveraine de Dieu, infiniment élevée au-dessus de la nature, n' a pas jugé qu' elle dût pour cela changer les lois établies avant le péché; et ces lois subsistant, Adam a communiqué à ses enfans un corps corrompu. " mais comment doit-on concevoir cet amour dominant de la créature, que l' âme contracte lorsqu' elle est jointe à des corps qui viennent d' Adam? " on le doit concevoir, comme on conçoit la grâce justifiante dans les enfans baptisés; c' est-à-dire, que comme l' âme des enfans, par la grâce qu' elle reçoit, est habituellement tournée vers Dieu, et l' aime de la manière que les justes aiment Dieu durant le sommeil; de même l' âme des enfans, par cette inclination qu' elle contracte, devient habituellement tournée vers lacréature comme sa fin dernière, et l' aime comme les méchans aiment le monde pendant qu' ils dorment; car il ne faut pas s' imaginer que nos inclinations périssent par le sommeil, elles changent seulement d' état; et ces inclinations suffisent pour rendre les uns justes, quand elles sont bonnes, et les autres méchans, quand elles sont mauvaises. " cette explication de M Nicole, toute ingénieuse qu' elle est, ne donne encore aucunes lumières sur la manière dont le péché d' Adam s' est transmis à ses enfans. Ce théologien ne la donne aussi que comme probable. Mais il est aisé de voir, par toutes les raisons que j' ai rapportées pour réfuter les sentimens des autres, qu' une telle explication n' est rien moins que probable. Il résulte donc que puisque tous les efforts des plus grands génies qui ont paru depuis plus de dix-sept cents ans, n' ont point été suffisans pour nous donner une idée raisonnable de la manière dont le péché d' Adam s' est transmis à sa postérité; que d' ailleurs cette transmission répugne à toutes les notions que nous avons de la justice et de la bonté de Dieu, ce dogme doit être regardé tout au plus de la manière dont les pélagiens et les sociniens le regardent, c' est-à-dire, qu' il faut prendre les passages de l' écriture, qui portent quenous avons péché en Adam, comme ne signifiant autre chose, sinon qu' Adam a donné à toute sa postérité l' exemple du péché; que tous les hommes l' ont imité, et que c' est en ce sens qu' ils ont péché en Adam. " voilà, mon cher, continua le vieillard, comme je raisonnai en moi-même, et à quoi je m' en tins d' abord sur l' article du péché originel. Mais ma raison acquérant de jour en jour plus de lumières, je parvins enfin à découvrir que nous n' avions pas plus péché en Adam par imitation que par contagion. C' est ce que vous entendrez ci-après. Je passe à l' article de la présence réelle et de la transubstantiation.
CHAPITRE 18
Suite du discours du vieillard. Il n' y a point d' efforts que les théologiens de l' église romaine n' aient faits, et qu' ils ne fassent encore tous les jours, pourdémontrer que le corps et le sang de Jésus-Christ existent réellement sous les apparences du pain et du vin dans l' eucharistie; il n' y a point de rhétorique qu' ils n' emploient pour faire comprendre que les passages des saints pères, où il est affirmé que les espèces eucharistiques ne sont que des signes du corps et du sang de Jésus-Christ, ne sauraient prouver qu' il fût jamais venu dans l' esprit de ces pères le moindre doute sur la présence réelle. L' on a beau leur opposer que leur autorité, et leur manière d' interpréter les saints pères ne sont point des argumens suffisans pour prouver ce mystère; que les calvinistes enseignent le contraire sur des principes infiniment mieux fondés; que Jésus-Christ étant dans l' usage d' employer très-souvent des allégories et des paraboles, c' est de cette manière que l' on doit entendre les paroles de l' institution de l' eucharistie, etc.; ils répondent que ce sont les calvinistes mêmes qui sont mal fondés dans leurs raisonnemens; que si Jésus-Christ eût entendu que les paroles eucharistiques dussent être prises dans un sens figuré, il en aurait averti les apôtres,mais qu' il ne l' a pas fait; qu' au contraire, il les a suffisamment préparés à prendre ces paroles à la lettre, en leur disant à Capharnaum, que sa chair était véritablement viande, et son sang véritablement breuvage; que ceux qui ne mangeraient point sa chair et ne boiraient point son sang, n' auraient point la vie éternelle. Ils ajoutent qu' il a répété la même chose aux juifs qui s' étonnaient de ces paroles; qu' il a dit ailleurs à ses apôtres qu' il était le pain de vie; qu' il leur a promis ce pain de vie; etc., et ils concluent de là que le sens littéral des paroles eucharistiques doit être celui qui s' est présenté naturellement à l' esprit des apôtres, lorsqu' ils les entendirent proférer: " cela est si vrai, continuent-ils, que tout homme raisonnable sent par expérience que ce sens s' offre de même à son esprit, lorsqu' il les entend prononcer; cela est si vrai, que Zuingle fut plus de quatre ans à trouver que les paroles, ceci est mon corps, doivent se rendre par celles-ci: ceci représente mon corps . " l' on a beau leur répliquer que si le sens littéral de ces paroles s' offre d' abord à l' esprit lorsqu' on les entend prononcer, la saine raison démontre incontinent le contraire; l' on a beau leur objecter que les quatre ans que Zuingle a mis pour trouver le vrai sens de ces mêmes paroles, ne sont pas plus une preuve de leur sentiment, que les quatre jours qu' emploierait un homme à chercher une aiguille, ne prouveraient que cette aiguille n' était pas trouvable dans la minute; tout cela n' y fait rien: ils persistent dans leur opinion; si on les met en colère, ils diront que non-seulement le corps et le sang de Jésus-Christ existent sous les apparences du pain et du vin, mais que ce pain et ce vin sont véritablement transubstantiés au corps et au sang de Jésus-Christ. Si on leur répond que cela n' est pas possible, ils répartiront que cela est très-possible, et le prouveront.Voici mes preuves. " 1 l' on prétend, disent-ils, qu' il est absurde de supposer qu' un chameau puisse passer par le trou d' une aiguille, parce qu' il faudrait que les parties de son corps se pénétrassent, et par conséquent que la matière perdît son étendue et son impénétrabilité, etc. " nous répondons: 1 que cette difficulté s' évanouit dans le système où l' on suppose que l' étendue est composée de points inétendus; 2 qu' elle s' évanouit de même, en supposant que l' essence de la matière consiste dans toute autre chose que dans l' étendue et l' impénétrabilité; 3 que puisque l' industrie humaine peut condenser l' air au point de lui faire occuper quatre mille fois moins d' espace qu' il n' en occupe dans son état naturel, Dieu peut réduire le corps d' un chameau à un point cent millions de fois plus petit que sa grandeur ordinaire, et par conséquent le faire passer non-seulement par le trou d' une aiguille, mais par les pores les plus subtils que l' on puisse imaginer. Nous appliquons ceci au corps de Jésus-Christ, et nous disons qu' ilpeut être contenu dans les espèces eucharistiques, quelques petites qu' elles soient. " 2 un corps quelconque peut se trouver dans plusieurs lieux à la fois. " voici comment: " un corps en mouvement existe dans plusieurs lieux à la fois dans un temps déterminé. Un corps, par exemple, qui parcourt cent toises dans une heure, se trouve dans dix pieds différens dans une minute; si au lieu de cent toises dans une heure, ce corps en parcourt six mille, il parcourera dans une seconde les dix pieds qu' il parcourait auparavant dans une minute; ainsi en augmentant de vitesse à l' infini, il n' y a point de petite portion de temps pendant laquelle ce corps ne puisse parcourir plusieurs lieux; ou si l' on veut, la rapidité de son mouvement peut être assez grande, pour que, dans la plus petite durée imaginable, il se trouve en plusieurs lieux. " d' ailleurs, le mouvement n' est, selon quelques philosophes, que l' existence ou la création successive d' un corps dans différens points de l' espace; et la création est un acte de la volonté divine; or, qui peutdouter que la volonté divine ne puisse créer si promptement, si rapidement le même corps, que dans le même temps ce corps existe en plusieurs lieux, quelle que soit leur distance, et quelque courte que soit la durée? S' il ne répugne donc point que Dieu fasse exister un corps dans plusieurs lieux en même temps, et que ce corps y soit transporté, même sans passer les intervalles qui séparent ces lieux, il ne doit point répugner aussi que le corps de Jésus-Christ se trouve à la fois dans différentes espèces consacrées. " 3 l' on dit que nos sens nous ont été donnés pour connaître l' existence, les propriétés des corps, ainsi que la nature des effets sensibles; que c' est sur le témoignage de nos sens qu' est fondée la certitude que nous avons de la naissance, des miracles, de la mort, de la résurrection du sauveur; et que si le témoignage de nos sens peut être faux, suspect même, les principaux fondemens de la religion s' écroulent sans ressource. " nous répondons à cela que le dogme de la présence réelle étant une fois établi,et la possibilité de la réduction des corps à un volume infiniment petit, de même que celle de leur existence en plusieurs lieux à la fois, étant démontrées, il n' est pas plus difficile de prouver qu' un corps peut être différent de ce que nos sens nous témoignent qu' il est, sans pour cela que nos sens nous trompent. " voici cette preuve: " nous ne connaissons les corps que par des impressions excitées dans notre âme; or ces impressions peuvent s' exciter dans l' âme, indépendamment des corps, par une opération immédiate de Dieu sur nos âmes; donc il n' y a point de liaison nécessaire entre le témoignage de nos sens et l' existence des objets dont ils nous rapportent l' existence. " la certitude du témoignage des sens dépend par conséquent de la certitude que nous avons que Dieu n' excite point en nous les impressions que nous rapportons aux corps. Ainsi il est possible que Dieu fasse sur notre âme les impressions que nous rapportons au pain et au vin, quoiqu' il n' y ait ni pain ni vin; et celui qui le supposeraitn' affaiblirait point la certitude du témoignage des sens, s' il supposait en même temps que Dieu nous a avertis de ne pas croire nos sens dans cette occasion; or c' est ce que nous soutenons; car Dieu nous ayant fait connaître que par la consécration le pain et le vin étaient changés au corps et au sang de Jésus-Christ, il nous a suffisamment avertis de ne pas nous fier au témoignage de nos sens dans cette circonstance. " nos sens ne nous trompent donc pas, quoiqu' ils nous avertissent qu' il existe dans les espèces eucharistiques toute autre chose que ce qui y existe réellement. " voici comment: " Dieu peut faire que les rayons de lumière qui tombent sur l' espace qu' occupaient le pain et le vin, soient réfléchis après la consécration, comme ils l' étaient auparavant; Dieu peut faire encore que les particules subtiles qui, en s' évaporant, occasionnaient l' odeur du pain et du vin avant la consécration, soient conservées sans se dissiper: Dieu peut faire enfin qu' une force de répulsion répandue autour du corps et du sang de Jésus-Christ, prenne la formedes espèces eucharistiques, et produise la solidité que nos sens y découvrent. Or, Dieu opère ces choses, ou quelque chose de semblable, au moment de la consécration; donc nos sens ne nous trompent point dans cette occasion, puisqu' ils ne font que transmettre à notre âme l' impression des objets dont ils sont frappés; donc un corps peut être réellement différent de ce que nos sens nous attestent qu' il est; donc le dogme de la transubstantiation n' affaiblit point le témoignage de nos sens sur les miracles et sur les faits qui servent de preuve à la religion. Voilà de quelle manière les théologiens de l' église romaine prétendent démontrer la possibilité de la transubstantiation. C' est aussi en ces mêmes termes que me parlait un de ces messieurs, dans le temps que je travaillais à me débarrasser la cervelle de toutes les opinions qui choquent le bons sens. Mais voici ce que je lui répondis: 1 vous vous fondez, monsieur, sur l' hypothèse des points inattendus qui composent l' étendue, ou sur celle qui fait consisterl' essence de la matière dans toute autre chose que l' étendue et l' impénétrabilité, pour prouver la possibilité d' un fait; or, une hypothèse ne peut servir de principe fondamental et certain à la démonstration de la possibilité d' un fait, encore moins d' un mystère tel que celui de l' existence du corps de Jésus-Christ dans l' eucharistie. L' hypothèse sert seulement à interpréter un fait de la réalité duquel l' on est invinciblement convaincu. C' est ainsi que Descartes expliquait une expérience par le moyen de la matière subtile; Gassendi, par celui des atômes et du vide; Newton, par celui de l' attraction, etc. Pour qu' une conséquence possible soit évidente, il faut que le principe le soit de même: or nous n' avons aucun principe évident qui établisse la possibilité du passage d' un chameau par le trou d' une aiguille; nous n' avons aucun principe évident que le corps de Jésus-Christ puisse être réduit à une telle petitesse, qu' il soit contenu non-seulement dans une hostie, mais encore dans la millionnième partie d' une hostie, ainsi que les catholiques le croient; doncvotre raisonnement est faux en tout point. Mais je vous accorde pour un moment la possibilité de la réduction du corps de Jésus-Christ à une petitesse infinie: une possibilité n' est pas un fait; il n' est point prouvé que cette réduction se soit jamais faite; quand elle se serait faite, et qu' elle se ferait encore tous les jours, il n' est point démontré qu' elle s' opère dans le cas dont il s' agit. 2 un corps en mouvement existe certainement en plusieurs lieux dans un temps déterminé. Mais il est faux que la rapidité de son mouvement puisse être assez grande, pour qu' il se trouve dans plusieurs lieux à la fois. Un corps est de sa nature indifférent au mouvement ou au repos; par conséquent un corps étant une fois mis en mouvement, ne se mettra jamais de lui-même en repos; ainsi qu' étant une fois en repos il ne se mettra jamais de lui-même en mouvement. Un corps est de sa nature tout-à-fait indifférent à quelque détermination ou à quelque vitesse que ce puisse être; par conséquent, il ne changera jamais de lui-même ni la vitesse ni la détermination qu' il a eues en dernier lieu.Il s' ensuit de là que le mouvement d' un corps est proportionnel à la force qui l' engendre, et que la diminution de ce mouvement est proportionnelle à la résistance que ce corps éprouve dans sa direction. Or, la constitution de l' espace qui nous environne est telle, qu' un corps ne peut y être mu sans éprouver à l' instant de la résistance; donc il n' y a point d' instant où il ne perde de son mouvement; donc la vitesse de son mouvement est momentanée; donc ce corps ne peut se trouver dans plusieurs lieux à la fois. Il est prouvé que la plus grande vitesse possible du mouvement d' un corps quelconque n' a lieu que dans la direction rectiligne de ce même corps. Je suppose pour un moment que la surface de la terre contienne quarante milliards d' arpens d' étendue, et qu' au milieu de chacun de ces arpens il y ait un piquet planté; je demande s' il y a un homme raisonnable qui soutienne qu' une boule mue en direction rectiligne puisse toucher tous ces piquets à la fois? D' ailleurs, dites-vous, le mouvement est l' existence ou la création successive d' uncorps dans différens points de l' espace, et la création est un acte de la volonté divine; or, qui peut douter que la volonté divine ne puisse créer si promptement, si rapidement le même corps, que dans le même temps ce corps existe en plusieurs lieux, sans passer par les intervalles qui séparent ces lieux, quelle que soit leur distance? -mais cette création successive des corps n' est encore qu' un systême, qu' une hypothèse, et je vous ai déjà dit qu' une hypothèse ne pouvait servir de principe fondamental et certain à la démonstration de la possibilité d' un fait. J' allais répondre au troisième point, continua le vieillard, mais le théologien m' exempta de cette peine: il me dit adieu brusquement et disparut. C' était aussi le meilleur parti qu' il eût à prendre; car lorsque, dans une controverse, l' on n' a que des absurdités à débiter et de la confusion à prétendre, il vaut mieux se taire ou se retirer. Ce faisant, l' on répare autant qu' il est possible par sa prudence les impressions que l' on a faites par son ignorance. Je passe à l' article de la trinité.
CHAPITRE 19
Suite du discours du vieillard. Un des plus grands hommes que la France ait produit, un théologien pieux, sage, éclairé; dont les ouvrages sont remplis de raisonnemens solides, d' une méthaphysique profonde, et d' une érudition peu commune, en un mot, le célèbre Arnaud, parle en ces termes de la trinité: " ce mystère confond la raison et la révolte. S' il y a au monde des difficultés insolubles, ce sont celles qui suivent ce dogme, qui établit que trois personnes réellement distinctes n' ont qu' une même et unique essence, et que cette essence étant la même chose en chaque personne que les relations qui les distinguent, elle peut se communiquer, sans que ces relations qui les distinguent se communiquent. Si la raison humaine s' écoute elle-même, elle ne trouvera en soi qu' un soulèvement général contre ces vérités inconcevables. Si elle prétend se servir de seslumières pour les pénétrer, elles ne lui fourniront que des armes pour les combattre. Il faut, pour les croire, qu' elle s' aveugle elle-même, qu' elle fasse taire tous ses raisonnemens et toutes ses vues, pour s' abaisser et pour s' anéantir sous le poids de l' autorité divine. Ce raisonnement me parut hardi, téméraire même, la première fois que je le lus. Mais lorsque je vins à réfléchir de bonne foi sur le dogme de la trinité, lorsque j' eus examiné les sentimens de Cerinte, des ébionites, de Théodoret, de Praxée, de Basilide, de Valentin, de Marcion, de Berylle, de Noet, de Sabelius, de Paul De Samosate, ainsi que ceux de leurs adversaires sur le même sujet, je vis à mon tour que ce dogme était non-seulement contraire aux lumières les plus claires de la raison, mais qu' il anéantissait en même temps l' unité de Dieu. L' examen des opinions d' Arius, de Macedonius, de Théodore De Mopsueste, de Nestorius et de quelques théologiens dessiècles suivans, me confirma dans ce jugement; et la lecture des ouvrages de Socin, de Sandius, de Zuicker, de Bidlle, de Sherlock, de Whiston, de Clarcke, et de leurs partisans, acheva de faire de moi le plus déterminé anti-trinitaire qui eût paru depuis la mort de Jésus-Christ jusqu' à ce jour.En effet, si l' on suppose d' un côté que le premier homme s' est corrompu par l' abus qu' il a fait de la liberté qu' il avait reçue de son créateur, et que la corruption de ce premier homme s' est communiquée à toute sa postérité; si l' on suppose d' ailleurs que Dieu touché du malheur des hommes a envoyé un sauveur pour les racheter, je dis que ce sauveur ne peut être le fils de Dieu, égal à son père, et Dieu lui-même; parce que Dieu étant un être simple, indivisible, éternel, et ne procédant de personne, il est impossible que l' essence de la divinité consiste dans la pluralité de personnes. Dieu est un être simple, exempt de composition et de divisibilité: or, affirmer qu' il y a plusieurs personnes distinctes en Dieu, est faire de Dieu un être composé et divisible: donc cette assertion est fausse. Tout acte de génération exige nécessairement l' existence antérieure du générateur à celle de la chose engendrée; or Dieu le fils est, dit-on, engendré de Dieu le père; donc il n' est pas Dieu, et les termes de génération éternelle et immédiate dont lesthéologiens se servent ne signifient rien. Il faut dire la même chose du saint-esprit. Ceux qui, pour éluder la force de ces argumens, avancent que l' unité de substance n' excluant point la multiplicité de personnes, il est très-possible qu' il y ait plusieurs personnes en Dieu, quoiqu' il n' y ait qu' un Dieu, avancent une absurdité. Car chaque personne existante dans une substance, est ou cette substance entière, ou partie de cette substance. Si elle est cette substance entière, elle ne peut être une personne différente d' une autre personne que l' on supposerait dans la même substance; si elle n' est que partie de cette substance, il y a donc quelque chose de plus complet, de plus parfait qu' elle n' est; mais chaque personne de la trinité est Dieu, et rien n' est plus parfait que Dieu. Ceux qui disent que les trois personnes distinctes qu' il y a en Dieu ne composent point la substance divine, qu' elles n' en sont point les attributs, etc.; mais que danscette substance simple il existe trois choses analogues à ce que nous appelons personne, ne raisonnent pas mieux; car puisque les trois personnes distinctes qu' il y a en Dieu ne sont ni attributs, ni partie de la substance divine, mais trois choses analogues à ce que nous appelons personne, que sont donc ces trois choses? ... ce sont, me répond-t-on, des affections distinctes de cette substance. Mais des affections distinctes supposent dans une substance plusieurs manières d' être, de sentir, d' agir, distinctes ou différentes; et quelles manières d' être, de sentir, d' agir, distinctes ou différentes, peut-on supposer dans l' être immuable, incompréhensible, dans celui qui est ce qu' il est? Quand même on accorderait que la substance divine est susceptible d' affections distinctes (ce qui serait absurde), et que chaque personne de la trinité est une affection de cette substance, qui nous a dit que ces affections se bornent au nombre de trois? Je m' en tiens à ce peu de raisonnement, car, si je voulais m' enfoncer dansles objections, je n' aurais jamais fini. En effet, si l' on faisait un corps complet de toutes les raisons que les trinitaires ont apportées pour expliquer ce mystère, ce corps serait peut-être la meilleure preuve que l' on pourrait donner de l' excès d' extravagance où l' esprit humain peut parvenir lorsqu' il se permet de bâtir sur des principes désavoués par la plus saine raison; ce serait une collection confuse d' impertinences, de sophismes, d' absurdités entassées les unes sur les autres, et qui n' aboutissent qu' à établir la plus monstrueuse des opinions. Il ne faut point s' étonner, d' après cela, si les peintres se sont ingérés de représenter la divinité tantôt avec trois têtes ou trois faces, comme les payens représentaient Geryon et Jannus, tantôt sous une double figure, comme la Chimère et Fidius, ce qui serait une impiété horrible, si ceux qui font de telles choses avaient le sens commun.Mais, dira-t-on, quoiqu' aucun chrétien n' ait une idée assez claire des personnes de la trinité, ni une idée assez complète de la substance divine, pour concevoir comment ces personnes existent dans cette substance, il doit cependant y croire leur existence, parce que cette existence est suffisamment prouvée par plusieurs passages de l' écriture. Je réponds à cela, que si certains passages de l' écriture semblent établir le dogme de la trinité, d' autres passages non moins clairs le détruisent. Or, une telle contradiction réduit l' homme à un pyrrhonisme parfait sur cet article; donc, il n' y a que la raison seule qui puisse le déterminer, et cette détermination ne peut être qu' en faveur des passages les plus conformes à la raison. Que l' on ne dise point que les passagesqui contredisent le dogme de la trinité sont faits pour être interprétés d' une façon différente de leur sens littéral, car je demanderais d' où l' on sait que les passages qui affirment qu' il y a trois personnes en Dieu, sont les seuls qui aient le privilége d' être interprétés à la lettre. Que l' on ne m' apporte point des raisons fondées sur des autorités, car je demanderais les raisons sur lesquelles ces autorités sont fondées. Or, ces raisons primitives et fondamentales n' existent pas et ne peuvent exister; donc, il y a dans le dogme de la trinité un pléonasme injurieux à l' unité, à l' indivisibilité de la substance divine.
CHAPITRE 20
Fin du discours du vieillard. J' en étais là de mon examen des mystères, poursuivit le vieillard, lorsqu' il me vint tout-à-coup un violent soupçon sur l' authenticité de l' écriture. S' il est extravagant d' ajouter foi auxmystères, dis-je en moi-même, il ne le doit point être moins de regarder comme un dépôt de vérités révélées, des livres dont on ne connaît ni leurs auteurs ni leur origine; des livres dont le canon n' a pu être déterminé par plus de dix-sept cents ans de dispute, et dont la variété de leçons estsi grande, si nombreuse, que celle du nouveau-testament passe les trente mille; des livres qu' un chacun tourne en sa faveur, selon qu' il lui plaît, et dont chaque secte s' est servi comme d' une règle de plomb ou d' un nez de cire; des livres qui ne sont qu' une lettre morte qui souffre tout, qu' on peut tronquer et falsifierà sa fantaisie, et qu' on peut hardiment comparer à une gaine banale qui reçoit toutes sortes d' épées; des livres dont l' autorité n' est point plus grande que celle de l' histoire de Tite-Live, ou des fables d' ésope, ou de tel livre apocryphe rejeté du canon sacré par les chrétiens modernes; des livres, dis-je, remplis d' obscurités, de contradictions, d' absurdités, et qui, pour le bonheur des hommes, auraient dû ne jamais paraître; de tels livres enfinne portent aucun caractère de divinité et d' inspiration. Un être tout-puissant, qui s' est proposéde faire connaître aux hommes des vérités sublimes et nécessaires, ne permettra jamais que les livres qui contiennent ces vérités s' égarent, se perdent, ou soient corrompus; de tels livres porteront constamment des marques incontestables de leur origine, de leur inspiration, de leur ancienneté et de leur pureté; les noms et l' histoire de ceux qui les ont écrits seront hors de toute contestation; mais il n' y a point d' accident, de changement que les écritures n' aient éprouvés, point de critique, de contradiction qu' elles n' aient essuyées, et dont elles ne soient susceptibles avec justice et à tous égards. Un maître juste et bon, qui a la faculté de s' énoncer avec toute la clarté possible, ne prescrira rien à croire à ses serviteurs, que dans les termes proportionnés à leur intelligence; s' il veut que ses serviteurs aient la meilleure opinion possible de sajustice et de sa bonté, il ne leur prescrira rien qui répugne à cette justice, à cette bonté; s' il veut qu' ils croient uniformément; qu' ils exécutent parfaitement ce qu' il leur prescrit, ses ordres ne contiendront aucune contradiction réelle ou apparente, et les écritures sont remplies de choses inintelligibles, contradictoires, injurieuses à la justice, à la bonté, à la toute-puissance et à la majesté de Dieu. Quels sont donc les livres où Dieu a parlé aux hommes! C' est 1 celui que les hommes ont sans cesse devant les yeux, et dans lequel ils ne lisent pas; c' est ce grand livre de la nature qui nous environne de toutes parts, ce livre clair, expressif, inaltérable, conçu par l' être suprême, et formé par sa main adorable; 2 ce sont ces sens internes et communs à tous les mortels; cette raison, cette conscience,ce désir constant d' être heureux qui les agite. Voilà les livres qui contiennent les vérités les plus sublimes, les règles de notre devoir et le chemin de la félicité. " c' est dans ces livres aussi, ô dieu! S' écria ici le vieillard, que je veux lire toute ma vie. Je veux admirer ta puissance dans la création de l' univers; ta sagesse, dans l' ordre et l' harmonie qui y règnent; ta bonté, dans la fin de ton ouvrage, dans les moyens qui tendent à cette fin, c' est-à-dire, dans le bonheur des êtres sentans etintelligens, et dans les rapports que ces êtres ont entre eux, ainsi qu' aux objets qui les environnent. " c' est à la lueur de ce divin flambeau que tu m' as donné pour m' éclairer dans ma croyance et ma conduite, c' est à l' aide de cette raison dont tu m' as doué, que je veux marcher dans le sentier de la vertu: tout autre guide m' égarerait. C' est aux avertissemens seuls, à la voix secrète de ma conscience que je veux me rendre, pour fuir le mal que tu hais; et si cet instinct si naturel à chercher le bonheur me fait former des désirs, ils n' auront pour but que ta gloire, ton honneur, et l' exécution de ta volonté. " j' ai marché long-temps dans une voie étroite et ténébreuse, parsemée d' obstacles et environnée de précipices; je suis parvenu à connaître le chemin lumineux de la vérité... grand dieu! Je mériterais ton couroux éternel, si j' abandonnais ce chemin pour rentrer dans les ténèbres d' où je suis sorti. " voilà, mon enfant, poursuivit le vieillard, de quelle manière je suis parvenu àêtre tel que vous me voyez. J' ai été élevé dans la religion de mes pères; j' ai examiné, j' ai réfléchi: un trait de lumière a pénétré dans mon coeur, il a dissipé mes doutes, il a borné mes recherches, mes réflexions, et l' erreur et le préjugé y ont fait place à la vérité. Si je me trompe, ô mon fils! C' est que de deux problêmes donnés, je me suis décidé pour celui où j' ai trouvé l' évidence. Dieu serait injuste s' il me condamnait pour avoir fait l' usage le plus naturel de ma raison. Mais mon Dieu est le Dieu de Socrate, mon Dieu est le Dieu du rabbin dont je vous ai parlé: il ne sera plus injuste envers moi qu' envers eux.
CHAPITRE 1
Réflexions que je fis sur le discours du vieillard. Comme il était tard lorsque le vieillard eut fini de parler, je retournai dans ma chambre, et je me mis à faire les plus sérieuses réflexions sur tout ce qu' il m' avait dit. J' examinai d' abord son opinion sur le péché originel, et tout ignorant que je suis, je vis clairement que ce péché ne peut avoir lieu, et que le mal moral, que l' on dit être la cause du mal physique, a une toute autre origine que la désobéissance du premier homme. Voici comme je raisonnai sur ce point: " il est certain qu' à considérer le monde en général, l' on y remarque un dessein, unordre, une harmonie, une perfection qui annoncent la sagesse et la puissance de son auteur; mais qu' à le considérer en détail, l' on y découvre un désordre si grand, que l' on ne peut s' empêcher de penser d' abord qu' un être injuste ou impuissant a formé l' univers, ou qu' un principe malfaisant se plaît à troubler autant qu' il est en lui l' ordre établi par un principe bienfaisant. " pour prouver ce que j' avance, il ne suffit que de faire quelques remarques sur notre espèce. " à considérer cette espèce en général, ou dans chacun de ses individus en particulier, l' homme nous semble d' abord une créature accomplie: rien de mieux entendu, rien de plus parfait que sa structure extérieure; rien de plus proportionné à sa nature, à son usage que ses membres, que ses facultés sensitives. L' anatomie nous découvre en son corps mille parties admirables qui, par leur liaison, leurs rapports et leur destination, font un tout plus admirable encore. " à considérer cet homme du côté de ses facultés spirituelles, il pense, il généraliseses idées; il juge de leurs rapports ou de leurs oppositions; il se détermine, il agit, il revêt ses idées de termes ou de signes, arbitraires; il perfectionne son imagination et sa mémoire; il communique ses pensées, il perfectionne toutes ses facultés; il atteint aux arts, aux sciences, et la nature entière lui est soumise. " mais ces perfections de l' homme sont amplement contre-balancées par ses défauts. Ce corps si accompli, est en butte à tous les maux: la faim, la soif, d' autres besoins naturels, un nombre infini de maladies lui font sans cesse la guerre; les accidens de toute espèce l' environnent; un rien le blesse, le déchire, le meurtrit ou le tue; l' action réciproque et continue des solides et des fluides, l' impression variée des élémens, le détruisent tantôt tout d' un coup; tantôt elles l' altèrent insensiblement, et le conduisent à une vieillesse malheureuse, insupportable, qui n' est terminée que par la mort. " l' homme n' est pas mieux partagé du côté de l' âme que du côté du corps: les chagrins, les désirs en tout genre l' assiégentcontinuellement; l' orgueil, l' avarice, l' envie, la colère, le rendent dur, injuste, cruel et propre à faire le malheur de ses semblables en faisant le sien propre. En un mot, tout concourt à faire voir que le mal en lui l' emporte de beaucoup sur le bien." voilà pour ce qui regarde l' homme. Il n' est point mal partagé à ce que l' on voit: or, toutes les autres espèces, tous les autres individus qui existent dans l' univers, l' univers entier, le sont de même; tout ce qui existe est un composé de bien et de mal, d' ordre et de désordre, de perfections et d' imperfections. Cet assemblage monstrueux de choses si opposées, annonce donc d' abord ou deux principes éternels, nécessaires, indépendans, qui produisent tout le bien et tout le mal qu' ils peuvent produire, ou un principe unique, qui n' est ou ni souverainement bon, ou ni souverainement sage, ou ni souverainement puissant. " le dogme du péché originel est donc la chose la mieux imaginée pour opposer ausystème des deux principes, ou pour disculper la divinité d' impuissance et de méchanceté. " car en supposant que Dieu avait créé l' homme libre, et que, par l' abus de sa liberté, l' homme fit naître non-seulement le désordre qui règne en lui, mais encore celui qui est hors de lui, c' est à l' homme seul que l' on doit s' en prendre de tous les maux qui existent. Si la raison nous dit que la toute science de Dieu aurait dû prévoir cet abus, et sa bonté l' empêcher, ou du moins qu' il devait juger qu' il était possible, et déterminer l' homme au bien moral, ne lui donner de liberté que pour faire ce bien; en un mot, ne laisser dans l' âme de l' homme aucune force pour s' écarter des lois auxquelles le bonheur est attaché: si la raison nous dit encore que nous voyons tous les jours des parens qui, par un effet de leur prévoyance, de leur prudence et deleur tendresse, préviennent autant qu' il est en eux le mauvais usage que leurs enfans pourraient faire des biens qu' ils leur donnent, à plus forte raison un dieu qui est infiniment bon, qui est le père commun de tous les hommes, aurait dû prévoir les effets de ses présens, et ne pas accorder à ses enfans une liberté funeste qui pouvait être la cause de leur perte: si, dis-je, la raison nous représente ces choses, et mille autres qui les valent, etc.; l' autorité de l' écriture est là; il faut se taire, ou se contenter de dire, comme un bon chrétien: la chose est ainsi; Dieu a eu ses raisons de permettre que l' homme péchât; ces raisons me sont incompréhensibles, mais elles sont sans doute dignes de sa sagesse infinie. " mais tout le monde n' est pas chrétien, et tous les chrétiens n' ont pas la docilité de s' en tenir à ce qu' on leur donne pour article de foi. Il y en a parmi ces derniers, et je suis de ce nombre, qui, méprisant la tradition et l' autorité d' autrui, se croient juges naturels de l' écriture, parce qu' un chacun étant obligé de croire ce qu' ellecontient, chacun est en droit de l' interpréter: or l' on ne peut croire ce que l' on ne peut comprendre; donc tout ce que l' écriture contient en ce genre doit être laissé pour ce qu' il est, ou doit être interprété dans un sens métaphorique, propre à notre édification ou à notre instruction. " l' écriture qui est la parole de Dieu, et non une chimère, comme le croit le vieillard, est la règle de notre foi et de notre conduite. Cela étant, l' on ne peut supposer que Dieu nous y propose des objets de foi qui répugnent à notre raison, ni qu' il nous y ordonne des choses que nous ne pouvons comprendre. " or, le dogme du péché originel, par qui l' on prétend que le mal est entré dans le monde, n' est point une chose que la raison puisse comprendre; au contraire, il répugne à toutes les notions communes; il est même injurieux à la justice, à la bonté de Dieu; donc Dieu, qui est un maître juste et bon, ne peut exiger qu' on admette une pareille absurdité; donc le mal a une toute autre origine que la désobéissance d' Adam; donc les passages de l' écriture, sur lesquelsce dogme est fondé, ne forment point un objet de notre croyance, ou s' ils forment un tel objet, c' est dans le cas où ces passages peuvent être entendus de chacun de nous d' une manière propre à son édification ou à son instruction. " mais voyons, examinons un peu d' où le mal tire son origine. " nous savons que tout ce qui existe dans l' univers ne peut être l' effet du hasard; tout ce qui existe tire son origine d' une première cause, qui est, Dieu: or, examinons si Dieu peut être l' auteur du mal. " l' on ne peut définir le mal par une privation qui tient du non-être , comme une maladie est une privation de la santé, ou une injustice une privation d' un acte de justice; car l' on pourrait dire que la santé est une privation de maladie, et un acte de justice une privation d' injustice: la maladie est un état aussi réel que celui de santé; un homme qui égorge son frère fait un acte aussi réel que celui qui fait du bien à son ennemi. " il résulte de là que le mal en général, c' est-à-dire le mal moral et le mal physique,est un être réel et positif, de l' existence duquel l' on ne peut douter non plus que de l' existence de l' univers. " le néant ne peut avoir produit le mal, car son pouvoir égalerait celui de Dieu, ce qui est impossible: Dieu ne peut avoir créé le mal, car Dieu est juste et bon: une autre cause que Dieu ne peut avoir produit le mal, car Dieu a créé tout ce qui existe. " d' où le mal tire-t-il son origine? De l' essence des choses: qu' entend-on par les choses? Tout ce qui existe dans l' univers; mais tout ce qui existe dans l' univers compose l' univers; tout ce qui compose l' univers est formé par un ouvrier; tout ouvrier dirige son ouvrage sur un plan; lorsque le plan est bon, l' ouvrage l' est de même: comment donc les choses qui composent l' univers, produiraient-elles le mal si elles avaient été formées sur le plan d' un ouvrier intelligent? Mais Dieu est cet ouvrier; cet ouvrier est intelligent; il est plus, il est bon, juste et tout puissant; le plan qu' il a formé est parfait; son ouvrage l' est de même: encore un coup, d' où le mal tire-t-il son origine? " voilà comme je raisonnais pour tâcher de découvrir l' origine du mal; mais lorsque j' en fus là, je ne pus aller plus loin. Celui qui est parvenu à ce point touche au nec plus ultrà de la raison humaine. Qu' il se tourne de quel côté qu' il voudra, il ne trouvera aucun jour pour passer outre. Les systèmes des manichéens, des marcionites et de leurs semblables, toutes les difficultés que Bayle a forgées sur ce point, ne prouveront jamais qu' il y a deux principes, dont l' un est essentiellement bon, et l' autre essentiellement méchant, ni qu' il y a de l' injustice et de l' impuissance en Dieu; non plus que l' écriture et ses commentateurs, tous les écrits des saints pères et des antagonistes de Bayle n' établiront la solidité du dogme du péché originel, ni ne feront voir comment l' existence du mal peut s' accorder avec les attributs que Dieu possède. Il nous est donc très-permis de jeter les yeux sur tout ce qui nous environne, et calculer le bien et le mal que nous voyons; mais c' est perdre notre temps que de chercher l' origine de ce dernier, de même qu' à la fonder sur des absurdités telles que lachute du premier homme. Il est toujours inutile, et souvent dangereux de vouloir approfondir des choses au-dessus de la portée de notre entendement; il n' y a que l' orgueil ou la folie qui puissent donner lieu à une telle entreprise.
CHAPITRE 2
Suite de mes réflexions sur le discours du vieillard. Je ne m' amusai point à examiner le dogme de la présence réelle, et de la transubstantiation; il me tardait trop de passer en revue celui de la trinité. Mais comme ces termes d' attributs, d' affections de substance, de substance simple, dans laquelle il existe trois choses analogues à ce que l' on appelle personne , étaient au-dessus de ma faible conception, je m' attachai uniquement à la nature de Jésus-Christ, et je formai un raisonnement plus simple et plus à ma portée, ne doutant point que si je venais à bout deme démontrer que Jésus-Christ est Dieu, je n' aurais point grande peine à prouver que le saint-esprit le fût aussi; au contraire, si je trouvais que Jésus-Christ ne fût pas Dieu, le dogme de la trinité tombait de lui-même. Entre tous les chrétiens qui existent sur la terre, dis-je en moi-même, les uns affirment la divinité de Jésus-Christ, et les autres la nient. Jésus-Christ est Dieu, disent les uns; c' est un blasphême horrible que d' affirmer qu' il n' est qu' une simple créature. Jésus-Christ n' est qu' une simple créature, disent les autres; c' est un blasphême exécrable que d' affirmer qu' il est Dieu. Car, disent les uns et les autres, il y a une distance immense entre Dieu et la créature. Dieu contient en soi toutes les perfections possibles, et la plus parfaite des créatures est remplie d' imperfections, n' est qu' un vil atôme en comparaison de Dieu; en un mot, la distance du fini à l' infini est infinie. Si c' est une erreur monstrueuse que d' élever Jésus-Christ simple créature au rangde Dieu, les trinitaires sont dans cette erreur. Si c' est une erreur monstrueuse que d' abaisser Jésus-Christ, vrai Dieu, au rang des créatures, les anti-trinitaires sont dans cette erreur à leur tour. Si l' une ou l' autre de ces opinions est une erreur monstrueuse, c' est-à-dire, si la connaissance de la nature de Jésus-Christ et la croyance en icelle sont deux des principaux points de la révélation, l' écriture s' exprime certainement d' une manière aussi claire sur cet article que sur les autres objets de la foi nécessaire à un chrétien. Venons au fait: fondons notre raisonnement sur la croyance commune à tous les chrétiens, et laissons-les parler un instant. 1 non-seulement Dieu s' est montré de tout temps dans le spectacle merveilleux que la nature nous offre, disent-ils tous ensemble, et tout ce qui nous environne annonce l' existence d' un être éternel, intelligent, sage et tout-puissant, mais Dieu a daigné se révéler encore d' une façon particulière: toute l' écriture en fait foi. Il n' y a personne d' entre nous qui ne sache queles livres saints sont remplis de traits qui annoncent l' amour, la bonté, la justice, la miséricorde de Dieu envers les hommes; il n' y a personne d' entre nous qui ne croie ces choses, parce que la connaissance qu' il en a est le fondement de sa croyance à cet égard. 2 Dieu, touché de l' ignorance et des égaremens des hommes, a révélé qu' il enverrait le messie pour les tirer de cette ignorance et de ces égaremens; l' ancien-testament est rempli de figures et de prophéties qui représentent, qui annoncent la naissance miraculeuse, la vie admirable, la mort infâme, la résurrection glorieuse de ce messie. L' évangile contient l' histoire de ces faits, aucun de nous ne doute de ces choses, parce que la connaissance qu' il en a est le fondement de sa croyance à cet égard. 3 Dieu a voulu que le messie prêchât aux hommes l' humilité, la patience, la charité, la sobriété, la chasteté, le désintéressement; qu' il éclairât leur entendement, qu' il leur montrât le chemin de la perfection; qu' il leur apprît leur destinée après cette vie, etc. Il n' y a personne de nous qui ne croie ces choses, parce que laconnaissance qu' il en a est le fondement de sa croyance à cet égard. Si Dieu a voulu que tous les chrétiens connussent toutes ces choses, et que cette connaissance fût le fondement de leur croyance à cet égard, il aura voulu à plus forte raison qu' ils connussent la nature de ce messie, c' est-à-dire de Jésus-Christ, et qu' ils le crussent tel qu' ils l' auront connu; car une telle connaissance et une telle croyance sont les deux principaux fondemens de la confiance qu' ils doivent avoir en leur sauveur. Si Dieu a voulu que tous les chrétiens connussent la nature de Jésus-Christ, et que cette connaissance fût le fondement de leur croyance à cet égard, l' écriture s' exprime donc aussi clairement sur cette nature, que sur les autres articles de foi dont tous les chrétiens demeurent d' accord. Mais les chrétiens diffèrent de sentiment sur ce point: l' écriture ne s' exprime donc point clairement sur la nature de Jésus-Christ. Il aura été plus nécessaire que les chrétiens connussent et crussent universellement que Jésus-Christ a rendu la vue auxaveugles, l' ouïe aux sourds, la santé aux malades, la vie aux morts, etc., qu' ils connussent, qu' ils crussent universellement que celui qui opérait ces merveilles fût Dieu lui-même, ou une simple créature. Il aura donc été plus nécessaire que tous les chrétiens connussent et crussent universellement que Jésus-Christ ressuscité est monté au ciel, qu' ils connussent, qu' ils crussent universellement ce qu' il était avant sa naissance. Quelle raison aurait donc en Dieu d' apprendre aux hommes la destinée de leur sauveur, et de leur cacher sa nature et son origine? Tout bien pesé, il est plus raisonnable de croire, ou qu' il est exprimé clairement dans l' écriture que Jésus-Christ est Dieu, ou qu' il est exprimé clairement qu' il n' est pas Dieu. Mais si l' une ou l' autre de ces expressions est claire et formelle dans les livres saints, pourquoi les chrétiens sont-ils d' un sentiment si diamétralement opposé sur cet article, tandis qu' ils conviennent unanimement de tant d' autres qui n' ont d' autre fondement que ces mêmes livres?Serait-ce parce que la chose ne vaut pas la peine d' être examinée? Mais il ne s' agit pas moins que de faire d' une créature un dieu, ou d' un dieu une créature. Serait-ce parce que cette question aurait été négligée? Mais il y a des siècles et des siècles qu' on la discute et qu' on l' agite de part et d' autre. D' où vient, encore une fois, que les chrétiens diffèrent de sentiment sur un dogme si important? Serait-ce parce qu' il est indifférent de l' admettre ou de le rejeter? Mais il s' ensuivrait qu' il serait indifférent d' admettre ou de rejeter un autre dogme, puis un autre dogme, et généralement tous les dogmes, ce qui est d' une absurdité insoutenable. Oh! Diront les partisans de la divinité de Jésus-Christ, le nombre de ceux qui nous contredisent est infiniment petit en comparaison du nôtre... . Si ceux qui feront une telle objection se donnent la peine de consulter saint Hilaire, Phébade, saint Jérôme,Vincent De Lerins, et autres qui ont écrit pour ou contre les ariens, ils verront qu' il s' en faut beaucoup que les partisans de la divinité de Jésus-Christ aient toujours été les plus nombreux. Le grand nombre est une mauvaise preuve en faveur de la vérité; l' erreur est souvent le partage de la multitude. D' ailleurs, il vaut mieux avoir raison avec un petit nombre de sages obscurs et méprisés, que d' avoir tort avec tous les théologiens de la terre et leurs adhérens.Mais à qui donc doit-on s' en rapporter sur ce point? ... à la saine raison, qui ne nous dira jamais que deux ou trois font un; à ce flambeau inextinguible qui nous a été donné pour discerner le vrai d' avec le faux, le bien d' avec le mal, par des caractères imprimés dans les choses mêmes, par leursrapports, leurs liaisons, leurs différences; à ce flambeau divin que nous avons reçu pour connaître l' être éternel, indivisible, immuable, pour nous convaincre de la nature de sa volonté, de la beauté de la vertu, et de la laideur du vice... mais à quoi sert donc l' écriture, si l' on peut découvrir la vérité et atteindre à la perfection par le seul secours de la raison? ... l' écriture sert à la raison comme un bâton sert à un voyageur; elle sert de défense et de soutien contre les attaques des passions, et les atteintes de l' erreur. Mais l' écriture n' en est pas moins soumise à la raison, parce que le bâton est fait pour le voyageur, et non le voyageur pour le bâton. Mais les théologiens et les pasteurs sont ceux que l' on doit écouter en matière de foi; ils ont fait leur étude de ces choses; ils sont plus éclairés... en matière de foi,comme en toute autre chose, l' on ne doit écouter que la saine raison: si les théologiens et les pasteurs débitent quelque chose qui lui soit conforme, à la bonne heure, écoutons-les; sinon, laissons-là les théologiens et les pasteurs; pensons par notre tête, et non par celle des autres. Enfin, si l' on m' oppose qu' il y a des passages dans l' écriture qui affirment formellement que Jésus-Christ est Dieu, je répondrai avec le vieillard: " qu' il y a d' autres passages qui affirment formellement le contraire. Or, une telle contradiction réduit l' homme à un pyrrhonisme parfait sur ce point; il n' y a donc que la raison qui puisse le déterminer, et cette déterminationsera toujours en faveur des passages les plus conformes à la raison. " d' ailleurs, quand même il n' y aurait point de passages qui contrediraient ceux qui affirment que Jésus-Christ est Dieu, ces derniers devraient être interprétés dans un sens métaphorique, et non autrement. Est-ce qu' il y a quelques passages dans l' écriture qui contredisent formellement celui qui contient les paroles eucharistiques? Non: les calvinistes ne rejettent le sens littéral de ces paroles que sur ce qu' il établit un dogme qui répugne aux lumières les plus claires de la raison. Eh! Pourquoi donc ne pourrait-on pas faire de même à l' égard de tous les passages qui établissent des dogmes absurdes? Telle sera dorénavant ma façon de faire; tout ce qui s' appelle mystère sera, chez moi, réputé pour rien.
CHAPITRE 3
Fin de mes raisonnemens. Quoique je trouvasse à propos de rejeter tout ce que l' on appelle mystère, ainsi que le vieillard avait fait, je me donnai bien de garde de rejeter l' autorité, de nier l' inspiration des livres saints. Je regardai une telle entreprise comme téméraire, dangereuse et criminelle. La raison seule, dis-je en moi-même, peut certainement nous faire découvrir la vérité, nous mener à la perfection et nous y maintenir; mais tout le monde peut-il faire un usage constant de sa raison? Il a été donné au fort comme au faible un surcroît de motifs et de moyens pour nous porter au bien; malgré le raisonnement du vieillard et les autorités frivoles sur lesquelles il s' est appuyé, l' écriture contient ces motifs etces moyens; pourquoi donc la rejeter? C' est trop présumer de ses propres forces, que d' agir ainsi. Si la suprême félicité consiste ici-bas dans la pratique de la vertu et dans la paix de l' âme, nous devons regarder comme un don du ciel tout ce qui nous porte, tout ce qui nous aide à acquérir cette félicité; nous devons, sous peine de méconnaissance et d' ingratitude, nous servir de ce don... je m' en serviraidonc, et je remercierai Dieu d' avoir affranchi mon esprit de toute dépendance humaine, et de me voir dans un état mitoyen, d' où je puis fouler aux pieds l' erreur et la superstition, sans crainte de donner dans la présomption et l' incrédulité. Voilà, cher lecteur, comme je parvins à distinguer le vrai d' avec le faux par mes propres yeux, et comme je trouvai ce repos intérieur et désirable, que la philosophie du compère ne m' avait pu donner. Il ne me restait qu' à trouver le moyen de gagner du pain. Le vieillard m' avait promis de me montrer ce moyen; il tint parole, et je me mis à travailler avec lui. Je le laissai penser à sa fantaisie, et je pensai à la mienne. Mais cette nouvelle association ne dura guère. J' avais à peine été trois mois avec le vieillard, qu' il mourut. Heureusement pour moi que je savais mon métier, et que ses pratiques me demeurèrent. Il ne manquait donc rien à mon bonheur. Je travaillais une partie de la journée, et je donnais le reste à la lecture, à la méditationou aux réflexions. La promenade des champs était ordinairement destinée à ce dernier genre. Un jour que je me promenais le long de la Tamise, je me mis à repasser dans ma tête les différens événemens de ma vie. Lorsque j' en fus au naufrage où j' avais perdu mes anciens amis, je ne pus m' empêcher de m' attendrir sur leur sort. " mon cher compère! M' écriai-je tout haut, vous n' avez jamais connu de vrai bonheur; hélas! Si vous viviez encore, et que je pusse vous faire part du mien, je le ferais de tout mon coeur. Mais vous... " j' en étais là lorsque j' entendis quelque bruit derrière moi. Je me retournai... ciel! Que vis-je! ... je vis le révérendissime père Jean De Domfront, qui riait de toutes ses forces de m' entendre parler seul.
CHAPITRE 4
Récit des aventures de père Jean, après le naufrage, etc. J' eus à peine reconnu le révérend, que je me jetai à son cou, et je l' embrassai plus de cent fois. -quoi! C' est vous! M' écriai-je; par quel bonheur... ah! Mon cher père Jean! Serait-il possible... où est mon compère? Où est Vitulos? Où est Diégo? - ils sont tous les trois ici, me répondit-il. -menez-moi au plus vite où ils sont, repris-je: quoi! Vous vivez encore! Ah! Mon cher père Jean! Contez-moi, je vous prie, par quel hasard vous êtes échappé de ce naufrage effroyable, d' où je ne me suis tiré que par une espèce de miracle? -tu sauras, répondit père Jean, que lorsque le vaisseau fut en danger de se briser, je montai deux futailles sur le pont, je les bouchai bien, je coulai à l' entour quelques cordes à noeuds; je dis au compère et à Vitulos que si nous venions à faire naufrage,de saisir chacun une de ces cordes avec moi, et de nous abandonner ensuite à tout ce qu' il plairait à dame fortune faire de nous. Pour toi, la frayeur t' avait mis dans état à n' entendre aucune raison; Diégo était étendu sur le plancher, sans mouvement, sans connaissance, et dans le même cas où tu le vis après le coup de tonnerre de Senlis. C' est pourquoi nous vous laissâmes là l' un et l' autre, nous nous tînmes près de nos futailles, et lorsque le vaisseau se brisa, nous nous trouvâmes en état de pouvoir nous soutenir sur l' eau jusqu' au lendemain, que des pêcheurs de la côte nous recueillirent et nous menèrent à terre. Comme j' avais eu soin de ne pas oublier le reste de notre argent, et que, dans le trouble que la tempête occasionnait, j' avais escamoté au capitaine une boîte remplie de perles et de diamans, je regardai ce naufrage comme un bonheur pour nous. Je te regrettai pourtant, ainsi que l' ami Diégo; mais je me consolai en buvant quelques coups à votre intention. -et le compère, interrompis-je? Le compère, poursuivit père Jean, parut très-sensible à taperte, ainsi qu' à celle de l' espagnol; mais ma trouvaille ne le toucha guère. Ce naufrage l' avait mis d' une humeur insupportable: une aventure assez fâcheuse qui nous arriva peu de temps après, acheva de lui tourner la tête: il devint d' une misantropie aussi farouche que celle de Timon l' athénien; il accusa les hommes de méchanceté, le ciel d' injustice, et finit par devenir manichéen... -quoi! Le compère est devenu manichéen? -oui, manichéen, et très-manichéen. Mais écoute le reste de notre histoire. Comme je ne trouvai point à propos de me défaire de mes bijoux en Espagne et en Portugal, je formai le dessein de passer en Angleterre. Je communiquai ma résolution à mon neveu et à Vitulos; le premier me dit de faire à ma fantaisie, le second trouva que j' avais raison; là-dessus nous tirâmes droit à Lisbonne, où nous trouvâmes un vaisseau hollandais qui nous transporta à Londres. Lorsque nous fûmes arrivés en cette ville, j' essayai, ainsi que Vitulos, de faire entendre raison au compère; mais nousperdîmes nos peines: le compère nous dit qu' il était misanthrope et manichéen, qu' il voulait demeurer tel, et qu' il romprait avec nous si nous lui parlions davantage sur ce point. Tu le trouveras dans cette opinion, et occupé à faire un livre où il prétend démontrer que les hommes, tant sauvages que policés, sont des sots, des injustes, des enragés, et que le diable a autant à dire que le bon Dieu dans le gouvernement de l' univers. Quant à Diégo, il est aujourd'hui plus fou qu' il n' a jamais été. Je le retrouvai par le plus grand hasard du monde. Comme je me promenais un jour à Hide-Parck, je vis un tas de monde attroupé; je voulus savoir ce que c' était: j' approchai, et j' aperçus au milieu de la foule le seigneur Diégo qui faisait un sermon sur le dernier jugement. Il était dans un état à faire pitié: il était presque nu, il avait la barbe d' un pouce de long, les yeux enfoncés, et le visage exténué de misère. Cet état me toucha: je fendis la presse pour l' emmener; il me reconnut, et se mit à faire des exclamations terribles et des grimaces si effroyables, que la plupart dumonde qui l' écoutait crut qu' il était possédé de plus de soixante-quinze mille diables. La foule, qui était déjà assez forte, s' accrut dans un instant si prodigieusement, que je fus plus de deux heures avant de pouvoir le retirer de là. Enfin je l' en retirai; je le fis monter dans le premier fiacre que je trouvai, et je l' emmenai à notre logis. Lorsqu' il aperçut le compère et Vitulos, ses exclamations redoublèrent et ne finirent que très-long-temps après. Quand il fut un peu apaisé, je lui demandai par quel moyen il était échappé du naufrage: il me dit que saint Nicolas et saint Guillaume, auxquels il s' était recommandé pendant la tempête, l' avaient soutenu sur les eaux jusqu' à ce qu' un vaisseau anglais le recueillît et le conduisît à Portsmouth, et que ces saints lui avaient révélé en même temps que le monde devait finir bientôt. Voyant que je ne pouvais en tirer d' autres raisons, je le laissai tranquille, et je lui défendis de sortir jusqu' à ce qu' il fût habillé plus proprement. Lorsqu' il fut en état de paraître, je lui fis promettre de ne plus prêcher, et je le laissai aller par la ville; et à ses visions près, il nous sert très-affectueusement, et fait assez bien les commissions dont on le charge. Père Jean finissait de parler lorsque nous arrivâmes à son logement. Le lecteur me dispensera de lui décrire la joie que je ressentis de revoir mon cher compère et mes anciens camarades; elle fut inexprimable, et celle de mon compère ne fut pas moindre. -ah! Mon cher Jérôme! S' écria-t-il en me voyant, si tous les hommes te ressemblaient! Mais... -il allait continuer, mais les cris de joie et le tintamarre de Diégo l' en empêchèrent: il se passa plus d' une demi-heure avant que nous pussions nous entendre. La scène de l' espagnol étant finie, nous nous dîmes tout ce que l' on peut se dire en pareille occasion; après quoi je contai ce qui m' était arrivé depuis le naufrage. Mon récit acheva d' irriter le compère contre le genre humain. Il avait cru jusqu' alors que tout ce qui existe était un composé de bien et de mal; il se persuada pour le coup que tout était mal; Vitulos fut presque de son sentiment: Diégo nedouta plus que la fin du monde n' approchât; le révérendissime jura qu' il étriperait autant de moines qu' il en rencontrerait: pour moi, quelque sujet que j' eusse de me plaindre, je trouvai que le compère et père Jean outraient les choses. Je ne disconvenais point qu' il y eût beaucoup de mal dans le monde, mais j' étais bien éloigné de croire que tout fût mal, et que le mal qui existe dans l' univers procédât d' un mauvais principe, égal au bon. à l' égard de père Jean, je lui dis que quand il étriperait tous les moines de la terre, la persécution des gens d' église n' en irait pas moins son train; que l' histoire de tous les temps prouve que résister à leurs violences, est les irriter; que le plus court était d' éviter d' avoir quelque chose à démêler avec eux. Mais tout ce que je pus dire là-dessus fut inutile: l' oncle et le neveu persistèrent dans leurs opinions.
CHAPITRE 5
Raisonnement sur l' opinion du compère. Le propre jour de ma réunion à mes anciens amis, je quittai le logement que j' avais pris; mais je ne cessai point pour cela de copier de la musique pour gagner de quoi fournir ma part à la dépense du ménage; j' étais devenu trop scrupuleux pour me servir du produit de la boîte que sa révérence avait escamotée au capitaine portugais avant le naufrage. Mais lorsqu' après toutes les informations possibles que je fis faire à Lisbonne, je fus certain que personne d' autre que nous n' était échappé de ce naufrage, j' usai sans scrupule de la bourse commune, et je ne travaillai plus que pour m' amuser. Tous mes souhaits auraient été satisfaits si j' eusse vu mon cher compère plus raisonnable, ou du moins s' il eût renoncé à la manie qui le tenait de divulguer sonmanichéisme et ses autres sentimens par le livre auquel il travaillait. Un jour que son esprit bourru s' était un peu adouci, j' employai tous les raisonnemens dont j' étais capable pour lui prouver que quand il y aurait cent fois plus de mal sur la terre, l' on ne pourrait en conclure que l' univers ne fût souverainement gouverné par un être bon, sage et tout-puissant. J' ajoutai que son opinion à cet égard n' était fondée que sur une prévention aveugle, et nourrie par son humeur atrabilaire; qu' il devait savoir par sa propre expérience combien l' on devait faire peu de fondement sur ces opinions outrées, qui ne nous paraissent réelles qu' autant qu' elles flattent nos préjugés et nos passions, et jusqu' à ce que l' expérience et des connaissances ultérieures viennent à faire tomber le bandeau qui nous offusquait la vue. Enfin, je le priai de se souvenir que puisqu' il haïssait les hommes pour leur méchanceté, il devait éviter d' être méchant à son tour, et que c' était l' être en effet, que de répandre dans le public des opinions qui n' avaient aucun fondement solide et réel, et qui pouvaiententraîner après elles les plus grands maux. Le compère, peu accoutumé à m' entendre raisonner de la sorte, me demanda depuis quand je m' ingérais de faire le raisonneur. Depuis, lui répondis-je, que je me suis aperçu que dix ans de vos leçons ne m' avaient rendu ni plus savant, ni plus heureux; depuis que j' ai vu qu' un homme qui a assez de lumières, assez de pouvoir sur soi-même pour secouer le joug des préjugés de l' enfance, et assez de prudence pour ne pas se laisser éblouir par les sophismes des philosophes du siècle, n' a de maximes à suivre que celles qu' approuve le sens commun, n' a de route à tenir que celle que lui prescrivent l' amour-propre, la justice et la modération. Laissons le monde tel qu' il est, et les hommes tels qu' ils sont; n' ouvrons les yeux que pour voir si nos opinions nous sont utiles, raisonnables, et demeurons-en là. Le vrai bonheur ne consiste point dans des spéculations creuses, qui ne servent qu' à nourrir notre inquiétude et nous tourmenter. Le vrai bonheur consiste à être à soi et non à ses idées, à être son propre maître, et non l' esclave de soi-même.Je sais aussi bien que vous que les hommes sont généralement méchans; je n' ignore pas non plus que le monde est rempli de maux: mon expérience en est garant; mais dois-je pour cela haïr opiniâtrement tous les hommes? Non; la haine est un serpent qui ronge le coeur qui l' enfante. Dois-je me mettre dans la tête qu' un principe malfaisant se plaît à troubler l' ordre établi dans l' univers? Non; cette opinion ne ferait que troubler mon repos, qu' accroître mes maux, et les choses n' en iraient pas moins leur train. Bornons-nous donc à avoir de l' aversion pour les méchans, et non de la haine, et prenons garde en même temps de confondre les bons avec eux. Ayons en horreur les persécuteurs et les tyrans, mais ne les haïssons pas. L' horreur et l' aversion sont en ce cas des sentimens naturels et raisonnables, et la haine est toujours une passion aveugle et outrée, qui nous mine et nous dévore, tandis que ceux qui en sont les objets se moquent de nous. Plaignons les superstitieux et les ignorans, mais ne les méprisons pas. Le mépris est fait pour l' erreuret le ridicule; un sentiment plus humain doit être réservé pour ceux qui en sont atteints. Bornons-nous encore à savoir que le mal existe, et n' étendons point nos regards plus loin; son origine est environnée de ténèbres impénétrables à la raison humaine. Il y a de la témérité, ou pour mieux dire de la folie, à prétendre en savoir plus que les autres sur ce point, et surtout à penser comme vous faites. Que diriez-vous si, après avoir publié vos opinions, vous veniez à vous apercevoir que vous vous êtes trompé sur cet article, comme sur celui de la perfection des sauvages? Ne vous blâmeriez-vous pas de votre témérité? Vous feriez plus, vous ne vous pardonneriez jamais d' avoir joint une erreur de cette espèce à celles dont les hommes sont infectés.-par la ventrebleu, dit père Jean, l' ami Jérôme vient de raisonner comme la raison même. La vie est trop courte et trop précieuse pour la passer dans la haine et l' amertume, dans des déclamations et des jérémiades continuelles sur la méchanceté des hommes, et sur les maux dont l' univers est rempli. Pour moi, je me moque de tous ceux qui ne méritent pas mon estime, et rien de plus. Il est vrai que j' ai juré d' étriper tous les moines qui me tomberont dorénavant entre les mains, mais c' est de la façon qu' on extermine ces reptiles dangereux dont le souffle empoisonne l' air, et dont la piqure tue l' homme. D' ailleurs, je borne mon étude et mes recherches aux seuls plaisirs de la vie. Un flacon de vin bannit chez moi le souvenir de deux ans de diète et d' un siècle de mélancolie; un bon repas, un bon lit et un tendron de quinze ans m' apprennent que s' il y a du mal dans le monde, il y a aussi quelque bien, et que la moindre dose de celui-ci défraie au centuple de celui-là. En un mot, je me moque de tout ce qui s' appelle science. Savoir jouir est tout ce que je sais. C' est bien assez. Deux ans d' expérience devraient déciller les yeux à un galant homme sur l' article des opinions qui ne sont fondées que sur des conjectures. Mon neveu a donc tort de prendre pour des réalités toutes les idées qui lui passent par la tête. Nos facultés intellectuelles sont bornées ainsi que nos facultés corporelles; l' expérience nous apprend à quoi nous devrions nous en tenir sur cet article. Nos yeux sont faits pour distinguer certains objets, pour voir à une certaine distance, et rien de plus, rien au-delà. Pourquoi? Parce qu' il n' était point nécessaire que nous vissions plus loin. Il en est de même de nos autres sens. Un homme peut porter un fardeau, peut soutenir la fatigue, peut courir, sauter, voltiger mieux qu' un autre; il peut exceller par dessus tous les autres dans un art; mais sa force, son adresse, sont bornées fort près du point où sa supériorité le distingue des autres; et s' il a pour quatre sous de bon sens, il sera le premier à s' apercevoir qu' il ne peut aller plus loin. Pourquoi donc les seuls raisonneurs prétendent-ilsoutrepasser les bornes de l' intelligence humaine? Sont-ils les seuls qui ignorent quelle est leur condition? Ne savent-ils pas que les idées que nous nous formons des choses, purement abstraites à notre égard, sont trop imparfaites pour servir de fondement à la découverte de l' origine et de la nature de ces choses? Lorsque je vois un sauteur de la foire sauter par-dessus une pique de douze pieds, plantée au milieu d' un théâtre, je dis qu' un tel saut est l' action la plus hardie, la plus adroite de tous les sauteurs de la terre; mais lorsque je compare la distance qu' il y a entre la pointe de cette pique et le soleil, ce sauteur n' est plus à mes yeux qu' un vermisseau rampant sur un tas de boue. Lorsque j' entends un orateur renommé débiter d' un ton emphatique quelque discours sur l' origine du mal, je dis qu' il est un habile homme, qu' il sait se concilier l' attention de ses auditeurs, leur plaire, les persuader même; mais lorsque je compare la matière qu' il traite à l' imperfection du petit nombre d' idées qu' il a de cette matière,à l' impossibilité d' en acquérir davantage, je regarde cet orateur comme une grenouille qui croasse dans un marais fangeux. Le nombre des vérités dont l' intelligence est à notre portée, est extrêmement petit, et ces vérités sont extrêmement simples, mais elles nous suffisent. Celles qui sont au-dessus de notre conception ne sont point faites pour nous. Ceux qui entreprennent de les démontrer sont des fous ou des imposteurs, qui éblouissent la multitude par un tas de sophismes absurdes; et les idiots qui les écoutent, ressemblent, comme dit Horace, à une troupe de voyageurs que la nuit a surpris en passant dans une forêt; ils marchent sur la foi d' un guide qui les égare, l' un à droite, l' autre à gauche; ils prennent tous diverses routes; chacun croit suivre la bonne, et plus il le croit, plus il s' écarte; quoique tous leurs égaremens soient différens, ils n' ont pourtant tous qu' une même cause: c' est que leur guide les a trompés, et que la nuit les empêche de se redresser.
CHAPITRE 6
Raisonnement de Vitulos sur ce qui a été dit dans le chapitre précédent. Lorsque père Jean eut fini de parler, Vitulos reprit la parole, et dit que nous avions raison l' un et l' autre, et que le compère avait tort, surtout à l' égard de son manichéisme. Quand même, lui dit-il, vous auriez réellement découvert qu' un dogme aussi funeste serait fondé, s' il vous restait l' ombre du sens commun et de la prudence, vous devriez le cacher plutôt que de le divulguer. Le monde est tellement constitué, qu' il est des vérités très-peu importantes en elles-mêmes, dont l' exposition serait mille fois plus nuisible au genre humain, que l' erreur où il est à leur égard; à plus forte raison une vérité decette espèce, si c' en était une, devrait être ensevelie pour jamais dans les ténèbres les plus épaisses. L' erreur et la superstition ont engendré des désordres, des fureurs et des cruautés inouïes; il est des circonstances où la vérité en engendrerait de même, si elle se présentait où elle n' a que faire. Il y a mille et mille personnes sages qui s' aperçoivent des erreurs dont le peupleest imbu, surtout à l' égard de la religion, mais aucune d' elles n' entreprendra jamais de le désabuser, à moins qu' il ne soit suffisamment préparé à voir le jour, et que cette vue ne puisse donner lieu à aucun accident funeste. Ce n' est pas que la vérité entraîne naturellement après elle aucune suite dangereuse; les maux qui résultent de son exposition ne viennent que de la nature des sujets auxquels elle est exposée. Il y a des circonstances où il est très-dangereux de se servir d' une chose, quoique excellente en elle-même. Le vin est de sanature bienfaisant; il ranime les forces, et réjouit le coeur de Pierre, tandis qu' il enivre Jean et le rend furieux. D' où viennent des effets si différens? Des différentes constitutions de Pierre et de Jean, et non de la nature du vin. La nature du vin est d' animer et d' échauffer; il est de la nature de Jean d' entrer en furie lorsqu' il est échauffé; voilà tout le mystère. Un homme de bon sens qui connaîtrait le tempérament de Jean, se garderait bien de lui donner à boire autre chose que de l' eau. Non-seulement l' amour de l' ordre doit nous faire abstenir de débiter des vérités dangereuses à la multitude, mais l' amour de nous-mêmes doit nous porter aussi à être très-réservés sur cet article. Nous le savons par expérience. Lorsque nous fûmes convaincus d' avoir battu monnaie en Russie, nous dîmes aux juges commis pour nous examiner, que nous n' avions fait que suivre en cela le droit naturel, et il est certain qu' il n' y a rien de plus naturel que le pouvoir de donner telle forme, tel poids que l' on juge à propos à un morceau d' or ou d' argent, et de lui attribuer la valeurque l' on veut. D' ailleurs ce qui est naturel est imprescriptible. Mais les gens à qui nous avions affaire ne pensaient pas de même sur ce point. " le droit positif, selon eux, a dans certains cas anéanti le droit naturel: les souverains se sont arrogé celui de battre monnaie, et tous ceux qui y portent atteinte doivent être punis. " nous devions donc prudemment nous borner à demander pardon de notre prétendue faute, et rien de plus. L' on est assez indulgent dans ce pays-là: l' on se serait contenté de nous appliquer quelques coups de bâton sur la plante des pieds, et l' on ne nous aurait point envoyés piocher dans les mines de la Sibérie, d' où l' on ne sort pas toujours aussi facilement que nous avons fait. Enfin, pour revenir au sujet dont il est question, s' il est de la prudence de taire quelquefois certaines vérités, il le sera toujours de ne point répandre une opinion aussi absurde, aussi dangereuse que celle dont le compère est actuellement infatué. Il ferait bien à l' avenir de penser pour lui et de se taire, et nous ne ferions point mal d' en faire autant.-voilà ce qui s' appelle raisonner, dit père Jean. Pour moi je laisse dorénavant les hommes dans leurs opinions, bonnes ou mauvaises: qu' ils se trompent ou qu' ils ne se trompent pas, c' est leur affaire et non la mienne. Quand je me rappelle les différens événemens de notre vie, je vois que la moitié des persécutions que nous avons essuyées vinrent autant d' avoir parlé contre les opinions reçues, que d' avoir agi contre les lois que les hommes ont établies; mais l' on ne devient avisé que par l' expérience. J' avoue que les hommes sont injustes et méchans, mais la société est tellement constituée, qu' ils doivent être tels. Il est vrai que l' univers est un composé de bien et de mal, mais un homme de bon sens doit plutôt s' occuper à tirer le meilleur parti possible de la vie, que de s' embarrasser de ce qui ne le regarde pas. ça buvons un coup.
CHAPITRE 7
Continuation du même sujet. Nous crûmes d' abord que le compère allait répondre en détail à tout ce que nous venions de lui débiter; mais il se contenta de nous dire que nous étions des ignorans, et qu' il persisterait dans ses opinions jusqu' à ce qu' on lui eût démontré le contraire par des raisons incontestables, et non par un tas de lieux communs qui ne convenaient que dans la bouche des pédans, et non à des gens qui faisaient profession d' être philosophes. J' aimais mon compère, mais son propos me piqua; je ne pus m' empêcher de répliquer qu' il n' y avait point tant de pédantisme qu' il se l' imaginait dans ce qu' on venait de lui dire; que je lui accordais très-volontiers que les hommes en général étaient des méchans, des scélérats, maisque je n' avouerais jamais que l' univers fût mal gouverné. Il est vrai, continuai-je, que les efforts que j' ai faits jusqu' aujourd'hui pour accorder l' existence du mal avec la toute-puissance, la sagesse et la bonté de l' être qui gouverne l' univers, ont été vains; mais cela a dépendu de mon peu de lumières, ou plutôt de ce que je m' y suis mal pris; car les plus importantes découvertes n' ont pas toujours été faites par les plus savans... -je te défierai bien de faire celle-ci, interrompit le compère. -cela se peut, repris-je... mais il me vient une idée... si mon cher compère voulait me donner vingt-quatre heures pour penser là-dessus, je lui démontrerais peut-être que son défi n' est point si fondé qu' il le croit. Le compère m' accorda par pitié les vingt-quatre heures que je lui demandais, et personne au monde ne fut plus étonné que père Jean et Vitulos, lorsqu' ils me virent accepter ce défi.
CHAPITRE 8
Continuation du même sujet. J' employai ces vingt-quatre heures à éclaircir l' idée qui m' était venue sur le sujet de notre dispute, et lorsque le moment de la conférence fut arrivé, je parlai en ces termes: il me semble, mes chers amis, que si l' on venait à bout de définir la nature de la liberté de Dieu, ainsi que la nature de la liberté de l' homme, l' on pourrait rendre raison de l' origine du mal qui existe dans l' univers, tant dans le mal physique que dans le moral. C' est ce que je vais essayer de faire. La liberté de Dieu ne peut consister dans ce que les théologiens appellent indifférence de contradiction , c' est-à-dire dans le pouvoir d' agir de ne pas agir ; une telle liberté supposerait en Dieu ou de l' ignorance ou de l' irrésolution, ou le pouvoir de choisirdeux moyens différens dans l' exécution d' une chose, ou celui de se déterminer indifféremment pour l' une ou l' autre de deux choses opposées. La liberté de Dieu consiste donc en ce qu' il fait ce qu' il lui plaît; or, il n' y a jamais dans ce qu' il fait que le meilleur qui lui plaît. Que l' on ne dise pas que si Dieu se détermine, nécessairement il n' est pas libre; car je demanderais si un être infiniment puissant n' est pas infiniment indépendant. Que l' on ne dise pas non plus qu' un être infiniment puissant a la liberté de choisir plusieurs moyens dans l' exercice de sa puissance, ou de faire une chose, ou de ne la faire pas; car je répliquerais qu' un être infiniment bon, infiniment sage, se détermine nécessairement pour le meilleur moyen dans l' exécution de ce qu' il doit faire, et que lorsqu' une chose n' existe point, il se détermine nécessairement à produire cette chose, s' il est meilleur qu' elle existe, ou à la laisser dans le néant, s' il est meilleur qu' elle n' existe pas. Poursuivons. Lorsque l' univers était encore dans lenéant, l' univers n' avait rien en soi qui déterminât Dieu d' une manière absolue à lui donner l' existence. Il faut donc considérer le pouvoir dont il s' agit ici du côté de l' agent, et non du côté de l' objet. Dieu a résolu de toute éternité de créer le monde tel qu' il est (les décrets de Dieu sont invariables); donc Dieu n' avait pas le pouvoir de ne pas créer le monde; et cependant on ne peut nier qu' il ne fût parfaitement libre en le créant: par conséquent, l' indifférence de contradiction n' est point de l' essence de la liberté. Que l' on ne dise pas que Dieu ayant été libre de faire ou de ne pas faire ce décret, il s' ensuit qu' il pouvait fort bien se dispenser de créer le monde, qui est l' effet de ce décret; car si l' on ne peut supposer un instant qui ait précédé ce décret, on ne peut supposer un instant où Dieu ait eu le pouvoir en question, l' existence de ce décret anéantissant nécessairement ce pouvoir dans un être immuable. Or, la supposition d' un instant préexistant détruirait l' éternité du décret, l' immutabilité de Dieu, et par conséquent Dieu lui-même.Faisant abstraction du décret par lequel Dieu s' est déterminé à créer le monde, ce pouvoir de le créer ou de ne le pas créer n' a pu se trouver en lui. Un tel pouvoir, considéré du côté de l' agent, est toujours l' effet de son ignorance, imperfection qui ne peut se trouver que dans la créature. Si Jean a le pouvoir de faire ou de ne pas faire telle action, c' est qu' il ignore ce qui lui est plus avantageux dans cette occasion d' agir ou de ne pas agir. Que l' ignorance de Jean se dissipe, le parti qu' il découvrira être le plus à son avantage, sera celui qu' il suivra infailliblement, sans conserver le moindre pouvoir réel pour son opposé. Combien, à plus forte raison, Dieu, dont les connaissances sont sans bornes, suivra-t-il toujours infailliblement dans ses productions la règle que lui prescrivent ses perfections infinies? La liberté de Dieu cesserait d' être infiniment parfaite, si, pour agir, il devait examiner les objets de son action, choisir celui qui lui plaît le plus, sans qu' aucun motif le déterminât nécessairement à ce choix; et si, après avoir choisi, il lui restaitencore le moindre pouvoir de changer de résolution, car sans parler de l' incompatibilité d' une telle liberté en lui, avec ses décrets éternels et son immutabilité, cet examen supposerait en Dieu un défaut de connaissance suffisante; ce choix, sans aucun motif déterminant, serait plutôt l' effet d' un destin aveugle que d' un être infiniment sage; et ce pouvoir de révoquer son choix, ou serait chimérique, ou s' il était réel, marquerait que l' intelligence infiniment parfaite, pourrait rejeter un bon projet pour en suivre un qui ne le serait pas. Il résulte de ce que je viens de dire que Dieu, en vertu d' un décret aussi éternel que lui, ne pouvait ne pas créer le monde, ni ne pas le créer tel qu' il est: il résulte encore que le monde tel qu' il est, est le meilleur des mondes possibles, parce qu' il est l' effet d' une cause infiniment parfaite. Le mal qui existe dans le monde est donc l' effet des limites naturelles de la création, et cet effet était nécessaire, parce que l' univers ne pouvait être aussi bon que la cause qui l' a produit; il ne pouvait êtreaussi parfait que l' être existant par soi. -si ce que tu dis est vrai, interrompit père Jean, voilà l' origine du mal, tant physique que moral, toute trouvée; mais il s' ensuivrait que ce mal serait nécessaire, et que les hommes ne seraient injustes et méchans, que parce que leur injustice et leur méchanceté seraient des effets des limites naturelles de la création. -si le révérendissime se donne la peine d' écouter un moment, repris-je, il verra que, quoiqu' il fut de la nature de l' hommed' être imparfait, il est de sa nature aussi d' être meilleur qu' il n' est. La nature de l' homme est comprise dans les limites de la création, il est vrai; mais l' homme ne laisse pas pour cela d' être libre dans ce qu' il fait: ce n' est donc pas justement à cause de l' effet de ces limites, s' il n' est point toujours aussi bon qu' il devrait l' être, s' il ne fait pas toujours tout le bien qu' il devrait faire; mais avant d' aller plus loin, disons un mot de la liberté de l' homme. J' ai démontré que la liberté de Dieu ne consiste point dans le choix d' agir ou de ne pas agir: or, la liberté de l' homme est de même nature que celle de Dieu: l' homme est toujours déterminé à agir d' une certaine façon; il n' y a de différence entre la liberté de Dieu et celle de l' homme qu' en ce que la première s' exerce constamment sur le meilleur, et que celle de l' homme s' exerce toujours sur ce qu' il prend pour le meilleur. Mais soit que l' homme exerce sa liberté sur le bien réel ou sur le bien apparent, il ne laisse pas d' être libre, puisque dans l' un et l' autre cas il fait ce qu' il lui plaît: or, faire ce qu' il nousplaît est acte de liberté. Voilà quelle est la liberté de l' homme. Puisque la liberté de l' homme consiste en ce qu' il fait ce qu' il lui plaît, il s' ensuit qu' il peut être regardé à juste titre comme l' auteur de ses actions, quoiqu' il ne soit point celui des principes de ses déterminations: en agissant, il use avec plaisir, avec connaissance, du pouvoir d' agir, et ses actions peuvent lui être imputées en partie, comme à la cause immédiate qui les produit. Voici comment: les déterminations de chaque être ont leurs avantages et leurs inconvéniens; une manière d' être exclut une autre manière d' être; une propriété suppose une autre propriété; un arrangement, un autre arrangement; une force n' est pas une autre force, ni un degré un autre degré. Dieu a vu la combinaison de tout cela, et l' univers est la solution d' un problème digne de sa sagesse infinie. En un mot, Dieu agit par les causes secondes; il a voulu que ces causes produisissent leurs effets, et que ces effets devinssent causes à leur tour. Rien n' est plus vrai que cela, et je ne suis point le premier qui l' ait dit. Or, comme Dieu a donné aux hommes des sens et une raison pour connaître la nature des causes secondes qui les environnent, leurs rapports, leurs effets, les rapports et les effets de ceux-ci à leur tour, etc., l' on peut dire que c' est sur la connaissance de l' ordre établi dans ses causes, et dans tout ce qui en dépend, que doit être en partie fondée la prudence de chaque individu humain, ainsi que les différentes vertus qui peuvent le conduire au bonheur le plus parfait dont il soit susceptible en ce monde. Par exemple: nous connaissons que le feu brûle et que le froid glace: cette connaissance nous porte à éviter leurs effets naturels, et à chercher dans leur usage combiné un moyen propre à nous mettre à l' abri de leurs impressions nuisibles ou trop sensibles. Nous connaissons qu' une diète outrée nous exténue, que l' intempérance nous rend malades: cette connaissance nous porte à prendre justement la nourriture nécessairepour nous conserver les forces et la santé. Nous savons que la brutalité, la rigueur, la violence, nous attirent des ennemis: cette expérience nous avertit d' être doux, humains, généreux, afin de vivre en paix, et d' acquérir l' amour et l' estime de tout le monde. Nous savons qu' en violant les lois établies parmi les hommes, nous courons risque d' être punis: cette connaissance nous porte à observer ces lois, parce que la satisfaction qu' apporte une telle observation est préférable au châtiment qui suit leur violation, à la crainte même qui accompagne ordinairement cette violation. Mais la fougue du tempérament, le défaut d' éducation, l' habitude, le préjugé, etc., concourent tous les jours à faire que Pierre juge faussement des causes et de leurs effets, et par conséquent à le rendre malheureux ou méchant, tandis que Paul, qui est né d' un tempérament modéré, qui a eu une excellente éducation, de bons exemples à imiter, juge plus clairement des causes et de leurs effets, et devientplus heureux ou moins méchant que Pierre. D' où vient donc la différence des affections de Pierre et de Paul? ... elle vient de différentes circonstances qui ne dépendent originairement ni du fait de Pierre ni de celui de Paul, mais qui dérivent d' un enchaînement de causes et d' effet, et cet enchaînement tient au système général. Mais Pierre et Paul n' en sont pas moins libres dans le jugement qu' ils portent des choses, et ne deviennent pas moins librement ce qu' ils sont. Il résulte non-seulement de ce que je viens de dire, que l' effet des limites naturelles de la création rend l' homme imparfait, que les circonstances où il se trouve le rendent plus ou moins heureux ou malheureux; mais il résulte encore que le bien ou le mal que l' homme fait, que le bonheur ou le malheur qu' il éprouve, doivent lui être imputés en raison du pouvoir plus ou moins grand qu' il aura eu de prévenir, d' éviter, de rompre ou d' affaiblir à temps le concours de circonstances qui le déterminent; car le tempérament, le défautd' éducation, l' habitude, les préjugés, les exemples, etc., de même que les limites naturelles de la création, ne nécessitent point Pierre à être plus mauvais ou plus malheureux que Paul, mais ces choses concourent seulement à le rendre tel, c' est-à-dire à faire naître des circonstances suffisantes pour le nécessiter à être tel. La liberté que chaque homme raisonnable a toujours de réfléchir plus ou moins, avant que les causes ou les motifs de ses déterminations deviennent irrésistibles, ne dépend pas moins de l' enchaînement de causes et d' effets dont j' ai parlé tout-à-l' heure, et ne tient pas moins au système général, que les circonstances susdites. Il faut distinguer deux choses en l' homme: sa nature en général, et la nature des causes éloignées et des causes prochaines des déterminations de chaque individu humain. C' est souvent par le peu de connaissance que l' on a de ces choses, ou par le peu d' attention que l' on y fait, que l' on définit mal la liberté de l' homme, et que l' on juge encore plus mal des principes et de la moralité de ses actions...-je veux devenir sorcier si je t' entends, interrompit père Jean. -si cela est, repris-je, je vais tâcher de me faire comprendre par quelque comparaison. Quoique cette méthode soit peu propre à donner une idée nette et distincte de ce que l' on veut démontrer, elle ne laisse pas d' être d' un grand secours à un homme qui n' a pas la faculté de s' énoncer avec toute la clarté possible, et de mettre un auditeur sur la voie de concevoir ce qu' on lui dit. Si l' on suppose qu' il y ait un fleuve qui coule d' un bout de la terre à l' autre, que tous les hommes doivent passer ce fleuve, et qu' il y ait pour cet effet des ponts plus ou moins dangereux, établis de distance en distance, je dis: 1 que la chute et la mort de ceux qui se noient dans ce fleuve en le passant, ne peuvent jamais être imputées à Dieu, parce que le passage de ce fleuve sur de tels ponts entrait dans le système général; parce que cette chute n' est en elle-même qu' un effet des lois de la gravité des corps vers un centre, lois établies dès le commencement, et tenant à la constitution du seul univers possible, dontl' existence était nécessaire; parce que cette mort n' est en elle-même que l' effet d' une autre loi établie aussi dès le commencement, qui est celle dont il résulte qu' une suppression totale de la respiration chez l' homme lui cause la mort. Je dis, 2 que cette chute et cette mort ne doivent pas toujours être imputées à ceux qui se noient, et que lorsque cette imputation a lieu, elle a ses degrés. Voici comment. Si les ponts établis pour passer ce fleuve sont tous originairement défectueux ou percés en différens endroits, il sera de l' intérêt de tous les hommes de n' entreprendre ce passage qu' en plein jour, et non la nuit; quels que soient les motifs qui les poussent à passer pendant les ténèbres, la conservation de leur vie doit l' emporter sur tout. Mais si les motifs qui poussent tous les hommes à passer pendant les ténèbres, l' emportent chez quelques-uns, et qu' ils se noient, leur mort leur sera imputée, non point parce qu' en passant ils n' auront fait que suivre ce qui leur paraissait actuellement le meilleur, mais parce qu' ils auront fait le choix de ce prétendu meilleur,dans le temps que le sentiment intérieur, que tout homme raisonnable a en soi, était assez puissant pour leur faire apercevoir le rapport du risque qu' ils couraient à passer le fleuve pendant les ténèbres, au risque de le passer en plein jour; ou plutôt leur mort leur sera imputée, parce qu' antérieurement à tout cela, ils n' auront point suffisamment usé du pouvoir qu' ils auront eu de se rendre capables de juger de ces rapports. J' ai dit que la mort de ces hommes qui se noient leur serait imputée plus ou moins, ou point du tout. Par exemple: ceux qui auront connu, ou qui auront été dans le cas de connaître quelques ponts moins mauvais, moins dangereux que celui qu' ils auront choisi par préférence, seront plus coupables de leur mort que ceux qui n' auront point eu cette connaissance, ou qui auront manqué des moyens de l' acquérir. Ceux qui auront su ou pu savoir que presque tous ceux qui avaient passé le fleuve pendant les ténèbres étaient péris, et qu' aucun de ceux qui l' avaient passépendant le jour n' avait eu ce malheur, seront plus coupables de leur mort que ceux qui, n' ayant eu ni pu avoir cette connaissance, auront cru qu' il pouvait en périr quelques-uns pendant le jour, quoiqu' il en pérît davantage pendant la nuit. Ceux qui ont su ou pu savoir, qu' en sachant nager, l' on pouvait souvent éviter la mort après être tombé dans le fleuve, et qui auront négligé d' apprendre à nager, le pouvant faire, seront plus coupables de leur mort que ceux qui n' auront connu ni pu connaître ce moyen de se conserver la vie, et qui n' auront point été à même de l' apprendre, etc. Ces circonstances et mille autres semblables, aggravent donc ou diminuent l' imputation que l' on peut faire à ces hommes de leur mort; cette imputation s' anéantit même entièrement à l' égard de quelques-uns, si le choix du pont, du moment de leur passage, les connaissances et les moyens de passer sûrement leur ont manqué; et s' il est absurde de conclure que tous les hommes qui se noient en ce cas sont homicides d' eux-mêmes, il l' est bien davantagede soutenir que tous les hommes en général soient tels. Tout ce que l' on peut dire, est que tous les hommes ayant un fleuve à passer, il est du pouvoir de la plupart de le passer heureusement, et de nécessité que le reste, tels que les aveugles sans secours et sans conducteurs s' y noient; que si, dans le plus grand nombre, quelques-uns n' usent pas de ce pouvoir et périssent, ceux-là sont plus ou moins coupables de leur mort, tandis que ces derniers ne le peuvent être de la leur. Le pont dont je viens de parler est le cours de la vie humaine, considéré dans les circonstances où chaque homme se trouve naturellement, et le mal qu' il fait est le fleuve où il est tombé; et comme, à la réserve d' un petit nombre, tout homme est plus ou moins le maître de prévoir, d' éviter, de varier, de modifier les effets de ces circonstances, ou de s' y abandonner, tout homme est aussi censé plus ou moins coupable du mal qu' il fait. Mais comme il y a des hommes aussi bons que la nature humaine le comporte, et qu' il y en a qui, par défaut de connaissances et de moyens nécessaires,font le mal malgré eux, ou plutôt sans savoir et sans pouvoir savoir ce qu' ils font, l' on ne peut dire que les hommes soient généralement méchans; mais l' on doit dire qu' en général il est de la nature de l' homme d' aimer le bien, et que s' il y a des hommes véritablement méchans, ce n' est que par le mauvais usage qu' ils font de leur volonté lorsqu' il s' agit de choisir et de se déterminer; ou si l' on veut, ce n' est que dans le peu d' attention qu' ils ont d' affaiblir à temps les raisons qui peuvent les porter au mal par la suite, dans le peu de soins qu' ils prennent d' étudier les principes de leurs actions, et d' acquérir la faculté de se déterminer dans tous les cas moraux sur des raisons distinctes. Il est aisé de concevoir par tout ce que je viens de dire, que mon cher compère se trompe grandement lorsqu' il prétend que le mal qui existe dans l' univers provient d' un mauvais principe, ou plutôt, que tout est mal, et que tous les hommes sont des scélérats. Son amour-propre ne se trouverait-il pas blessé par une assertion si téméraire? Mon compère ignorerait-il qu' ila soutenu tant de fois que l' homme apporte en naissant les germes de la justice et de l' iquité au fond de son âme? Qu' il n' y avait que la multitude et la variété des connaissances qu' il acquérait, qui étouffaient ce germe? ... -je t' ai dit aussi, interrompit le compère, qu' il ne fallait point s' étonner de me voir nier dans un temps ce que j' avois affirmé dans un autre, et que ce qui paraissait une contradiction en moi, était une marque d' un nouveau degré de connaissance que j' avais acquis. -je me souviens de cela, repris-je, mais je n' aurais jamais cru que mon compère en fût venu au point de rejetter les principes de la morale, ou plutôt, de nier la réalité de la morale même; car c' est en venir là que de prétendre que tous est mal dans le monde, et que tous les hommes sont méchans de leur nature. Mais qui ne voit que cette opinion est d' une absurdité insoutenable? Pour la détruire de fond en comble, il n' y a qu' à consulter la raison et la conscience; rien ne démontre mieux qu' elles que nous avons des devoirs à remplir, et pour cet effet des règles à suivre. Il y a une raison commune qui prend connaissance de nos actions; il est des devoirs communs, et les maximes qui exposent ces devoirs sont les lois naturelles.
CHAPITRE 9
Suite de mon discours au compère. J' ai dit que l' homme avait naturellement la faculté de distinguer et d' affaiblir à temps les raisons qui peuvent le porter au mal. Cela étant, qui peut douter que la bonne éducation ne perfectionne cette faculté, et que la mauvaise ne la détériore? La bonne éducation corrige le tempérament, les préjugés, et éclaircit l' entendement. La bonne éducation est un surcroît de moyens donné aux hommes pour faire le bien. Dieu ne nous demande rien au-delà de la somme et de la valeur de ses moyens, mais il en exige absolument l' emploi. Nous serons jugés sur ce que nous serons fait et dû faire, et non pas sur ce que nous n' aurons pu faire.Puisque la bonne éducation éclaircit l' entendement, qu' elle corrige les mauvaises affections, et qu' il y a différens degrés de bonne éducation, il est avantageux aux hommes de connaître le plus parfait de ces degrés, et par conséquent de le chercher. Comme toutes les lois humaines, tous les systêmes de morale que nous avons, que nous formons, contiennent une infinité d' imperfections, voyons si les livres saints ne sont point la source où l' on puisse puiser le meilleur genre d' éducation. Aucune histoire, aucun systême de morale ne nous donne une idée plus parfaite, plus sublime de la divinité que l' écriture. Tout ce qu' elle contient nous peint la puissance, la majesté, l' intelligence, la bonté, la justice de l' être suprême, son amour pour les créatures, la dignité, la grandeur et la perfection de ses ouvrages; elle nous donne une idée claire et distincte de nos devoirs, et des règles que nous avons à suivre pour les remplir; elle fait plus, elle nous fournit tous les motifs et les moyens possibles pour nous porter au bien. C' est une source de lumières, de secours et de consolations; tous les vices y sont peints dans leur laideur, toutes les vertus dans leur beauté. Rien ne peut mieux faire le bonheur d' un homme de bien que la foi en ce qu' elle annonce que la pratique de ce qu' elle prescrit. Eh! Qui peut faire supporter les infortunes, avec plus de courage et de résignation, que la croyance en un dieu rénumérateur, que la perspective consolante d' un bonheur infini? Quel motif plus puissant peut nous porter à la perfection, que la certitude de plaire à ce dieu juste et bon, si nous faisons le bien; et celle d' une punition certaine, si nous faisons le mal? Punition juste, et dont nous ne devons pas nous plaindre, parce qu' elle est une suite naturelle du crime, et que le crime est une action à laquelle nous nous déterminons volontairement. Les livres saints contiennent donc le meilleur genre d' éducation.Si ces livres sont dans une espèce d' avilissement aux yeux des philosophes du siècle, ou plutôt, si la religion chrétienneest décriée, est attaquée de toutes parts, ce n' est point que cette religion soit en elle-même ridicule et nuisible, ce n' est point qu' elle ne soit utile et respectable, mais c' est que la plupart de ceux qui la professent ont de tout temps été fourbes, injustes, méchans, cruels et sanguinaires; c' est qu' ils ont altéré la pureté de la religion et l' ont deshonorée. Si les chrétiens avaient connu véritablement l' esprit de cette religion auguste, chacun d' eux se serait plus appliqué à pratiquerce que l' écriture enseigne, qu' à y chercher ce qu' elle ne contient pas, qu' à expliquer ce qu' il ne comprenait pas, qu' à forcer les autres à recevoir ses visions. L' ambition du chrétien se serait bornée à la charité envers ses semblables qui n' étaient pas chrétiens. Il aurait dit à un payen: " mon frère, il est possible que tu sois heureux, mais il est certain que tu ne peux atteindre à un bonheur parfait qu' en embrassant le christianisme. " il aurait établi ses preuves sur des faits, et ces faits n' auraient consisté que dans la vie pure et exemplaire des chrétiens. Si le payen avait témoigné quelqu' envie de posséder un tel bonheur, il lui aurait alors fait connaître qu' il n' y a qu' un dieu; que ce dieu est juste, bon et tout-puissant; qu' en vertu de sa toute-puissance il a créé le ciel et la terre; qu' en vertu de sa bonté il aime notre bonheur, et que pour que nous puissions parvenir au plus haut degré du bonheur, il avait révélé des motifs qui nous y portent, et des moyens qui nous y conduisent, et que la révélation de ces motifs et de ces moyens était contenue dans l' écriture.Si ces raisons n' avaient pu porter le payen à embrasser le christianisme, le chrétien aurait dit au payen: " mon frère, puisque tu ne veux pas être chrétien, sois mon ami, comme je suis le tien; que la différence de nos opinions n' altère jamais entre nous l' obligation des devoirs que tous les hommes se doivent réciproquement; si tu es malade, si tu es pauvre, si tu as besoin de conseils dans tes affaires, parle: tu me trouveras toujours disposé à te rendre tous les services que je pourrai. " un chrétien voyant un autre chrétien agir dans des principes différens de l' esprit de la religion, aurait pris un temps dicté par sa prudence, et lui aurait dit avec douceur: " mon frère, Dieu, notre père commun, nous a donné l' évangile pour éclairer notre entendement, pour nous rendre maîtres de nos affections, pour ne laisser à notre volonté que des désirs légitimes; mais vous vous refusez à la lumière qui vous a été donnée; vous vous livrez à vos affections; vous désirez, vous faites votre malheur; vous allez faire celui des autres en troublant l' ordre et la paix. Rentrez en vous-même; soyez chaste, sobre, humain, désintéressé, généreux, bienfaisant, pacifique, et vous trouverez un bonheur réel, vous ferez celui des autres. " si cet homme n' eût point voulu écouter des conseils si raisonnables, le chrétien lui aurait fait le même compliment qu' au payen, et l' aurait laissé tranquille. Mais par un malheur déplorable les chrétiens n' ont point agi et n' agiront, je crois, jamais de la sorte. Au lieu de trouver dans les livres saints la source de la charité, de la paix et de l' union, ils y ont cherché celle de la haine et de la discorde; au lieu de professer la religion telle que Dieu la leur avait donnée, telle que Jésus-Christ l' avait enseignée, ils en ont altéré la pureté, ils l' ont rendue méconnaissable; chaque secte y a ajouté, substitué ou retranché, selon ses caprices ou ses intérêts. Ceux dont le devoir était d' enseigner au peuple une morale pure et simple, ou lui ont enseigné des absurdités, ou ils l' ont occupé de divisions, de querelles nées du sein de l' ignorance, de l' orgueil, de l' inquiétude et de l' oisiveté; ou ils ont recherchéles honneurs et les richesses, et se sont abandonnés à une mollesse honteuse, à des débauches infâmes, et les esprits forts ont dit: " ces gens-là ne prêchent point une doctrine raisonnable; leurs propos, leurs moeurs, leurs actions, tout annonce en eux qu' ils ne sont rien moins que ce qu' ils disent être; les hommes qu' ils instruisent sont ignorans et méchans; il en est de même dans toutes les religions de la terre: donc il n' y a aucune religion qui soit l' ouvrage de Dieu; donc la religion n' est point nécessaire, car si elle était nécessaire, Dieu en aurait donné une aux hommes; on la connaîtrait aux moeurs, à la doctrine de ceux qui l' enseigneraient, et aux oeuvres de ceux qui la professeraient. " ô chrétiens! Quand serez-vous ce que vous devriez être! ô ministres du très-haut! Ou vous qui vous dites tels, quand est-ce que vous serez doux, humbles, pacifiques, comme Jésus-Christ l' a été? Quand est-ce que vous n' abuserez plus de votre ministère pour aveugler vos frères, de votre autorité pour les faire servir de marche-pied à votre ambition, de jouet à vos caprices, d' instrumentà votre haine? Quand est-ce que vous ressemblerez à Jésus-Christ, et vos ouailles à ses apôtres? ô philosophes du siècle! Jusqu' à quand prendrez-vous l' ombre pour le corps? Jusqu' à quand jugerez-vous de l' arbre par l' écorce? ... jusqu' à quand crierez-vous que les alimens les plus sains sont nuisibles, parce que la plupart des hommes ruinent leur santé et abrègent leurs jours par leur usage? ... ne savez-vous pas que si les chrétiens sont méchans, cela ne vient point de la religion, mais de l' abus qu' ils en font? Ne savez-vous pas que si la religion est altérée, sa source ne l' est point? L' écriture est là? Dieu nous l' a donnée; et quoi qu' on dise, elle n' est ni ne peut être corrompue. Si des hommes de mauvaise foi y ont ajouté quelques mots; si d' autres en ont retranché quelques paroles, ils n' ont point touché au fond; l' écriture est telle que Dieu a voulu qu' elle fût; la doctrine qu' elle contient est en son entier; les motifs qui doivent nous porter à la perfection, nous y sont présentés avec toute la clarté possible; les moyens qui doivent nous conduire à la félicité lesont de même: que demandons-nous davantage? Ne soyons point chrétiens parce que tels ou tels le sont, mais soyons-le parce qu' il est raisonnable de l' être; ne soyons point chrétiens de la manière dont tels ou tels le sont, mais soyons chrétiens comme on doit l' être. Ouvrons l' évangile, Jésus-Christ nous y parle dans les termes qu' il a parlé lorsqu' il était sur terre; nous sommes doués de la raison, ainsi que les apôtres et les disciples qui l' écoutaient; nous le comprendrons comme ils l' ont compris, nous serons chrétiens comme ils l' ont été; apportons dans cette lecture toutes les bonnes dispositions possibles, la bonne foi, la bonne intention, le discernement, et chacun de nous y trouvera ce qui sera propre à le rendre vertueux, à le rendre heureux; notre bonheur, notre perfection, ont été le but de la mission de Jésus-Christ; l' objet de cette mission sera rempli en un chrétien, toutes les fois qu' on le verra agir de la manière que l' évangile enseigne. Quant à notre foi, qu' elle soit simple et raisonnable; elle sera telle si nous la bornonsà l' assentiment que la raison donne au moyen et à la fin évangéliques. Le mérite de la foi ne consiste pas à croire, mais à rechercher ce qu' il faut croire. Il ne dépend pas de nous de voir blanc ce qui est noir, mais il dépend de nous de distinguer le blanc du noir... mais pour confirmer ce que j' avance, disons un mot des vertus d' un vrai chrétien. Un vrai chrétien est humble; l' évangile lui a appris qu' il n' est qu' un faible vermisseau qui rampe sur la terre, et que tous les hommes sont ses frères et ses égaux; mais l' évangile lui a appris en même temps qu' il est destiné à aimer, à servir Dieu, qu' il est capable de parvenir à une félicité éternelle et bienheureuse. De si glorieuses prérogatives relèvent la dignité de son être, et font de son humilité un état mitoyen entre l' orgueil et la bassesse, un état qui n' excite ni la haine ni le mépris. Il n' y a que l' évangile qui apprenne à être humble ainsi. Un vrai chrétien est chaste; il ne séduit ni ne débauche la femme ou la fille de son prochain; il sait que l' amitié, la fidélité,la confiance, sont les noeuds les plus forts de la paix du mariage; que les époux qui vivent dans la mésintelligence, dans le désordre, sont peu propres à donner des sujets vertueux à l' état; que les mauvais exemples des pères ont souvent rendus les enfans vicieux; que ceux-ci en ont rendu d' autres, ainsi à l' infini, tant un mal est fécond dans la production d' autres maux. Il sait en outre qu' une fille, une fois séduite, est deshonorée; qu' une fille deshonorée est indigne de devenir la femme d' un honnête homme, peu disposée à faire une épouse fidèle, et peu propre à élever des enfans dans la vertu; il sait enfin qu' une fille, une fois séduite, se laisse facilement séduire une seconde fois; que de la séduction au libertinage il n' y a qu' un pas, et que le libertinage du sexe est la cause d' une grande partie des maux qui règnent dans la société. Un vrai chrétien est sobre, parce qu' il sait que la gourmandise abrège une vie qui n' appartient qu' à Dieu, à la patrie, à sa famille, qu' elle irrite les désirs, qu' elle multiplie les besoins, qu' elle augmente ladépense, qu' elle cause la ruine de la fortune d' un homme, et qu' un homme, une fois ruiné par la gourmandise, a le plus souvent recours à des moyens illicites, au crime même, pour satisfaire à cette passion. D' ailleurs, il sait que la gourmandise et l' ivrognerie, en nous ruinant de corps et de biens, détériorent le sentiment, abrutissent l' esprit, et nous rendent peu propres ou même incapables de remplir les devoirs de chrétien, de citoyen, de père et d' ami; l' ivrognerie surtout peut nous plonger dans les plus grands malheurs. Un vrai chrétien est désintéressé, généreux, humain, bienfaisant, pacifique. Il est désintéressé, parce que dans tout ce qu' il fait, il recherche autant les intérêts de son prochain que les siens propre; il est généreux, parce qu' il ne fait rien qu' avec cette franchise, cette droiture, cette grandeur d' âme qui caractérisent un parfait honnête homme; il est humain, parce qu' il excuse les faiblesses, qu' il supporte les défauts de son prochain, qu' il compâtit à ses peines, à sa misère; qu' il le soulage autant qu' il le peut; il est bienfaisant, parce qu' ilfait tout le bien qu' il lui est possible de faire, sans autre motif humain que la satisfaction de faire du bien; il est pacifique, parce qu' il hait les haines, les animosités, les querelles, et tous les moyens qui les font naître; parce qu' il tâche de conserver l' union entre les hommes, et à éteindre la discorde par-tout où elle se trouve; enfin le vrai chrétien est le père, le frère, l' ami de tous hommes, et le meilleur citoyen d' un état. Mais, dira-t-on, un athée peut être tout cela... je n' entreprends point de discuter s' il est possible qu' un athée puisse être tout cela; je dirai simplement qu' il manque à l' athée les trois plus puissans motifs qui portent le chrétien à être tel que je viens de le décrire; que l' athée ne peut avoir tout au plus que quelques vertus morales qu' il devra à son tempérament, à l' amour-propre, à l' exemple, etc. Mais le vrai chrétien reconnaît un dieu, un créateur, un père auquel il doit tout ce qu' il est, tout ce qu' il possède; un dieu juste, bon, bienfaisant; or, ce chrétien, pénétré d' amour, de respect, de reconnaissance, se conformera,autant qu' il le pourra, aux volontés d' un tel maître. Le vrai chrétien sait qu' il a une âme immortelle, à laquelle il est réservé une éternité bienheureuse, s' il fait le bien dans ce monde; or, l' amour qu' il a naturellement pour son bonheur le portera à faire ses efforts pour y parvenir. Le vrai chrétien sait qu' il sera puni, s' il ne se conforme pas à l' ordre, s' il refuse de faire le bien; or, la crainte des peines le portera à faire son possible pour les éviter. Quels motifs plus puissans peuvent porter un homme à la perfection, que l' amour de Dieu, que l' espoir d' une félicité infinie, que la crainte d' une réprobation éternelle? Que sont le tempérament, l' éducation, l' habitude, en comparaison de trois motifs aussi puissans? Quelle est la perfection de l' athée, au prix de celle du vrai chrétien? Quel est le nombre d' athées vertueux, en comparaison de tous les vrais chrétiens, qui sont essentiellement tels? Que peut-on attendre d' un athée, qui méconnaît Dieu, tandis que tout ce qui l' environne annonce son existence? ô athées audacieux et téméraires! Quela rencontre d' un vermisseau a mille fois confondus! Abandonnez une métaphysique insensée; arrêtez-vous à la certitude des choses, et n' allez pas plus loin. Sachez distinguer en Dieu sa nature de ses attributs que les faits vous annoncent; n' entreprenez point de pénétrer jusques dans cette nature; cessez de chercher la raison de la raison même; ne vous informez pas de ce que faisait l' éternel avant qu' il créât, de quelle manière il a tiré l' univers du néant, quelle est la nature de sa durée, comment il aperçoit la succession; arrêtez-vous où la raison refuse de vous suivre; apprenez que les preuves qui établissent la nécessité d' une première cause, ne sont point affaiblies par l' obscurité impénétrable qui environne l' essence de cette cause; contentez-vous de voir clairement que le monde est successif, et qu' une progression infinie de causes est absurde; calculez, et vous apprendrez que chaque cause individuelle ayant sa cause hors de soi, la somme detoutes ces causes, quelqu' infinie qu' on la suppose, a nécessairement sa cause hors de soi. écoutez dans les sentimens de l' admiration la plus vive cette voix majestueuse, qui répond à toutes les intelligences: je suis celui qui suis . Bornez-vous à apprendre de la contemplation des faits, que l' être existant par soi est nécessairement puissant, sage et bon; attendez de ces attributs divins les sources intarissables de votre bonheur; conformez-vous à l' ordre, ouvrez les livres saints, vous y trouverez des motifs et des moyens qui vous porteront à vous conformer à l' ordre. Vous apprendrezque cet ordre comporte que le sort qui vous attend dans l' autre vie, soit une suite naturelle du bien ou du mal que vous aurez fait dans celle-ci... j' avais été jusqu' ici tellement occupé de la matière que je traitais, que je n' avais pas pris garde à ce qui s' était passé autour de moi. Mais lorsque je voulus faire une petite pause pour reprendre haleine, je m' aperçus que si la vérité ne fait pas toujours impression sur l' esprit de ceux auxquels on la prêche, cela vient souvent de la rhétorique du prédicateur; père Jean, ennuyé de m' entendre, s' était enivré, Vitulos s' était endormi, et le compère était disparu; il ne restait plus que Diégo, qui me regardait avec deux grands yeux et la bouche béante.
CHAPITRE 10
Discours de Diégo, etc. Mon camarade Diégo voyant que je ne parlais plus, ouvrit la bouche à son tour, et parla en ces termes: quoique je n' aie rien compris au discours de mon cher ami Jérôme, je ne laisse point d' affirmer que ce discours contient des choses comparables à tout ce que j' ai entendu dire de plus admirable par défunt mon doux maître, l' illustre prélat Tongarini, que Dieu absolve, ainsi que nous, quand nous serons morts. l' indifférence de contradiction, surtout, les motifs déterminans , les ponts , le fleuve et ceux qui s' y noient , les aveugles sans secours, l' effet des circonstances , etc., m' ont plu au souverain degré, et je ne sais par quelle fatalité leredoutable père Jean s' est amusé à boire au lieu d' écouter; je ne sais pour quelle raison son confrère Vitulos s' est endormi, plutôt que de veiller, et j' ignore pourquoi mon cher maître s' est enfui, plutôt que de demeurer. L' intrépide père Jean ne devait-il pas savoir que si c' est un péché mortel que de se souler, c' en est au moins deux, si cela arrive quand on entend prêcher? " comme la trop grande abondance de pluies dissout la terre, la rend boueuse, et la met hors d' état de recevoir aucune culture, dit le grand saint Augustin, de même lorsquenotre corps est inondé ou trempé par le vin, il devient incapable de recevoir aucune semence spirituelle, et de produire aucun fruit pour la nourriture de l' âme. Si les hommes ne souhaitent que la quantité de pluies nécessaires à la culture et à la fertilité de leurs champs, à plus forte raison devraient-ils se borner à ne boire qu' autant que le besoin l' exige, de crainte que la terre de leur corps ne se transforme en marais, et ne produise que des vers et des serpens, c' est-à-dire des vices,au lieu des fruits salutaires de bonnes oeuvres. L' on ne peut mieux comparer les ivrognes qu' à ces lieux marécageux où l' on ne voit que des couleuvres, des sang-sues, des grenouilles, des crapauds, des lézards, des crocodilles et des escargots, mille fois plus horribles que mangeables; et comme les herbes qui croissent dans ces marais ne sont propres qu' à être brûlées, de même les fruits produits par l' ivrognerie seront jetés au feu, et vraisemblablement les ivrognes aussi. " ô très-vénérable père Jean! Si saint Alexis ne vous retire de ce vice, auquel vous êtes un peu trop enclin, vous périrez un jour ou l' autre comme Holoferne; si quelque Judith ne vous coupe point le cou, le diable vous le tordra, et vous vous trouverez tout d' un coup en enfer avec Pantagruel et Gargantua! Le très-érudit père Vitulos s' est endormi: ignorait-il que le sommeil est le piège que le diable tend aux hommes pour les empêcher d' écouter la vérité et faire le bien? Si l' on doute de ce que je dis, que l' on jette un coup d' oeil sur l' histoire de tous les temps; l' on verra des rois dormir sur letrône, tandis que des harpies impitoyables dépouillaient leurs sujets, tandis que des sang-sues insatiables se gorgeaient du sang du peuple, et que des tyrans de toute espèce le tourmentaient. L' on verra des généraux dormir à la barbe d' un ennemi qui veillait, et qui se disposait à profiter d' un moment favorable pour égorger les trois quarts de leur armée.L' on verra des juges dormir à l' audience, tandis qu' on y plaidait des causes d' où dépendaient souvent la fortune des veuves et des orphelins et la vie de l' innocent. L' on verra des pasteurs dormir à la cour, tandis que Satan parcourait leur diocèse et leur escamotait leurs ouailles. L' on verra les religieux dormir au choeur, au lieu de chanter les louanges de celui qui veille et qui ne dort jamais. L' on verra les femmes du monde dormir dans les églises, pendant l' office divin, pendant les prédications, fût-ce saint François même qui prêchât... mais ces gens-là dormaient-ils toujours? ... non. Ces princes s' éveillaient pour prêter l' oreille à la voix de la flatterie, de l' imposture et de la volupté. Ces généraux s' éveillaient au son de l' argent qu' ils tiraient du pillage et des contributions. Ces évêques s' éveillaient à la voix du fanatisme et de la discorde, ou à la nouvelle de quelque bénéfice vacant dont ils n' avaient que faire.Ces magistrats s' éveillaient à la voix d' une belle femme qui plaidait à tort contre un honnête homme qui avait droit, ou au son des écus d' un riche fripon qui voulait engloutir l' héritage d' un pauvre qui n' avait rien. Ces moines s' éveillaient au son des pots et des verres, à l' odeur d' un bon plat, aux accens amoureux de quelque tourterelle de Sion, où à la voix mourante de quelqu' usurier qui voulait rendre à Dieu ce qu' il avait pris aux hommes.Les femmes du monde s' éveillaient au fausset aigre de la satire, aux sifflemens aigus de la calomnie, ou aux tendres cajoleries d' un paladin de Cythère. De sorte que de l' une ou de l' autre manière, le diable n' y perdait rien. ô sommeil dangereux et funeste! Que tu as causé de maux dans le monde! ô Vitulos! Mon cher Vitulos! Pourquoi dormez-vous maintenant que vous devriez être éveillé? Pourquoi veillez-vous quelquefois? Lorsque vous devriez dormir? Mais laissons-là le révérendissime ivre et son confrère qui dort: venons à mon doux maître, à ce philosophe incomparable, dont la philosophie, semblable au soleil, est toujours lumineuse et rayonnante, quoiqu' elle soit parsemée de taches, et toujours admirable, quoiqu' elle ait souvent ses éclipses.Pourquoi mon maître est-il disparu dans le temps que mon confrère Jérôme était au plus beau de son discours? Serait-ce par mépris ou par honte d' entendre sortir des vérités d' une bouche qui, jusqu' à ce jour, n' avait débité que des sottises? Une pièce d' or perdrait-elle de son prix pour sortir d' un sac qui n' aurait jamais renfermé que des babioles? Une perle serait-elle moins précieuse aux yeux d' un lapidaire, parce qu' il l' aurait trouvée sur un fumier? Mon cher maître ignorerait-il que le ciel se sert quelquefois de la bouche des faibles et des idiots pour annoncer la vérité aux hommes, pour les avertir de leurs devoirs ou des dangers qui les menacent? N' aurait-il pas entendu parler d' un saint Fursey qui moralisa dans le ventre de sa mère; d' un saint Canaguera qui expliqua Baruch et ézechiel en venant au monde; d' un saint Pilagori qui défendit la cause du pape, n' ayant encore que neuf mois; d' un saint Guinolin qui se mit à courir à la sortie du ventre de sa mère, en criant que la maison allait tomber? ... non-seulement la bouche des simples a souvent été l' organe de la vérité, mais celledes animaux a servi quelquefois au même usage. Depuis l' âne de Balaam jusqu' au chat de sainte Pétronille, il y a mille exemples qui confirment ce que je dis. Les payens mêmes ont eu leurs bêtes qui parlaient. Qui est-ce qui n' a pas lu l' histoire des vaches du mont Olympe, du bélier de Phrixus et du cheval d' Achille? Qui est-ce qui ignore l' aventure du boeuf de Rome, du chien de Tarquin, de la corneille de Suetone, des chèvres de Mutius, et des anguilles de Marc De Trébisonde? ... mon doux maître a donc eu tort de disparaître; il devait rester jusqu' à la fin du sermon de son compère Jérôme, et profiter de ses leçons, s' il les eût trouvées raisonnables. Mais l' orgueil et la présomption est l' écueil du sage, dit Lopès De Cuença, et je ne voudrais pas jurer que la sagesse de mon cher maître n' y échouât un jour ou l' autre. ô mon maître! Mon cher maître! Prenez exemple sur la chûte de Satan qui est tombé du faîte de la gloire dans le puits de l' abîme, comme dit saint Pierre, parce qu' il n' aécouté que ce que sa vanité et son orgueil lui inspirèrent. Cependant Satan était pour le moins aussi grand philosophe que vous, mon doux maître; il était le plus sage, le plus parfait, le plus beau de tous les anges, et il est aujourd'hui la plus ignorante, la plus imparfaite, la plus vilaine de toutes les créatures. Sa sagesse s' est convertie en malice, ses perfections en imperfections, sa beauté en laideur; il est devenu l' antagoniste de la vérité, le prototype de tous les vices, et l' ennemi des honnêtes gens, ainsi qu' il l' a fait voir en plusieurs rencontres, et notamment en colaphisant saint Paul, pour l' empêcher de faire le bien. Mais, mon cher Jérôme, si le redoutable s' est enivré, si Vitulos s' est endormi, si mon doux maître s' est enfui au lieu de t' écouter, n' y aurait-il point un peu de ta faute? Tu leur as débité des choses admirables, à la vérité; mais tu ne les a appuyées d' aucune autorité, et les autorités sont d' un grand poids, comme tu sais, pour faire recevoirce que l' on veut persuader. Depuis quelque temps, tu es devenu savant comme un docteur de Salamanque; il ne t' aurait rien coûté à citer par-ci par-là les saints pères, ces lumières du monde, ces colonnes de la foi et de la pureté de la morale, de même qu' un Emmanuel Sa, un Suarès, un Lessius, un Mariana, un Santarel, un Escobar, et autres grands hommes sortis du sein de l' ordre de mon compatriote Inigo De Guipuscoa, le plus grand serviteur de Dieu qui ait paru depuis la création d' Adam jusqu' aujourd'hui, et qui paraîtra peut-être jusqu' au jour du jugement. -mon cher Diégo, dis-je à l' espagnol, des vérités telles que celles que j' ai débitées n' ont besoin d' aucun appui; leur importance et leur clarté suffisent pour les faire écouter et recevoir. D' ailleurs, je ne suis point devenu si savant que tu le crois; je ne suis devenu que plus raisonnable que je ne l' étais. Je n' ai lu ni les saints pères, ni les grands hommes de la société de ton compatriote. Mais si l' on doit s' en rapporter à d' autres grands hommes aussi, les saints pères ne sont rien moins que les lumièresdu monde, les colonnes de la foi et de la pureté de la morale; car en certains cas leur doctrine est plus capable de propager l' erreur et l' illusion que d' éclairer les hommes, et plus propre à corrompre les moeurs qu' à les épurer. Par exemple: Clément D' Alexandrie était un stoïcien outré; ses ouvrages sont pleins de maximes absurdes et impraticables, remplis d' opinions singulières, comme lorsqu' il dit que Jésus-Christ mangeait quand il était sur la terre, c' était de peur de passer pour un spectre, etc. Tertullien était un esprit vague, et un quaker fanatique, s' il en fut jamais; son goût demesuré pour les hyperboles et les allégories le jeta dans des écarts si ridicules, tant dans la pratique que dans la spéculation, que sa vie pourrait fournir d' amples matériaux à celui qui entreprendraitd' écrire l' histoire des extravagances de l' esprit humain. Origène paraît assez instruit, assez raisonnable même; mais lorsque je pense qu' il se châtra, je ne puis douter qu' il ne fût fou ou possédé du diable. Saint Cyprien est un déclamateur vétilleux, qui aurait anatomisé toute l' écriture sur la queue d' une poire. Mais qui ne sait que c' est de ces sortes d' anatomies qui naissent des questions frivoles, qui, semblables à des étincelles, ont mis plus d' une fois le feu aux quatre coins de l' univers? Ce père eut encore l' honneur d' être un des principaux instituteurs de la soumission aveugle aux évêques et de la foi implicite des chrétiens.Lactance était aussi à moitié quaker. Il ne veut pas qu' un honnête homme, c' est-à-dire un vrai chrétien, porte les armes; qu' il fasse commerce dans les pays éloignés, ni qu' il prête à quelqu' intérêt que ce soit. Il soutient en outre que c' est un homicide que d' accuser un homme coupable de mort. C' eût été un fort mauvais sujet à placer à la tête d' un tribunal de justice ou d' un conseil des finances, que ce Lactance. Saint Athanase n' a guère traité de morale; il avait trop d' autre besogne pour cela: c' était le champion de la trinité. Il combattit avec tant d' intrépidité les ariens ses ennemis, que quatre empereurs différens furent obligés d' exiler cet Hercule de la catholicité. Il ne manquerait dans un état qu' une trentaine d' évêques tels qu' Athanase,pour exterminer les hérétiques, pour édifier les simples, pour faire gémir les sages, et pour faire tourner la tête aux princes et aux magistrats. Saint Cyrille de Jérusalem était un ignorant, qui n' avait d' autre qualité qu' un entêtement outré pour les prérogatives de son état. Tout le monde connaît son confrère Cyrille D' Alexandrie. Il ne manquait qu' un homme comme lui au conseil de Charles IX, pour faire égorger cent mille hommes de plus qu' il n' en périt à la saint-Barthélemy. Saint Basile est encore une espèce de quaker, quant à ses opinions sur la défense de soi-même: il enseigne que celui qui a donné un coup mortel à un autre, soit en attaquant, soit en se défendant, est coupable d' homicide, et qu' il n' est permis à aucun chrétien de jurer en bonne conscience, pas même pour conserver sonbien. C' est un des plus grands apologistes de la monacaille et de la malpropreté des moines. Sa qualité d' évêque l' avait rendu incivil, brutal, emporté, ainsi qu' on le peut voir par la réponse qu' il fit au préfet Modeste qui lui proposait de la part de l' empereur Valens de se faire arien. Cet empereur lui aurait fait tâter de l' exil, mais l' on raconte que lorsqu' il voulut signer son arrêt, toutes les plumes qu' il prenait lui cassaient entre les doigts, ce qui l' épouvanta tellement qu' il laissa le saint homme tranquille. Saint Grégoire de Nysse ne valait pas mieux. Saint Grégoire de Nazianze était un homme hargneux, bourru, intolérant, ce qui lui attira beaucoup d' affaires. Il regardait les assemblées publiques des hérétiques de son temps, qui étaient pour le moins aussi nombreux que les soi-disantorthodoxes, comme un attentat horrible aux droits de l' église et aux décisions du concile de Constantinople. Il ne tint pas à lui que l' empereur ne les exterminât tous. Saint Ambroise l' emmiellé est encore un patron de la poltronnerie quakerienne; il prétend qu' un chrétien ne doit point se défendre contre qui que ce soit, pas mêmecontre un voleur, un assassin, parce qu' il n' est pas permis à un chrétien de conserver sa vie en tuant un homme. Il aurait voulu que tout le genre humain mourût vierge; c' est pour cela que la population dans les états catholiques lui a tant d' obligation. Il était encore un de ces évêques infatués de la prééminence épiscopale sur la dignité des rois. L' on sait comme il régala Théodose, lorsqu' il se présenta à l' église après le massacre de Thessalonique. Théodose avait tort et devait être repris; mais il n' appartenait point de droit à saint Ambroise d' injurier son prince. Saint Chrysostôme était le fléau du prêt à usure, même au plus modique intérêt. Il prêcha sans ménagement contre le luxe de la cour de Constantinople, ce qui le fit exiler; mais le lendemain la terre trembla, et l' empereur et l' impératrice effrayés firentramener le saint homme, qui continua de prêcher à sa manière ordinaire. Enfin, on l' envoya une seconde fois en exil; et comme la terre ne trembla plus, il y resta. C' est bien dommage, car il fournit un des principaux argumens au baron de Montenoi, lorsque ce baron voulut prouver aux parisiens qu' il pouvait, en bonne conscience, prêter sa femme à ses amis. Saint épiphane est un ignorant, un écrivain sans critique et sans discernement, un homme d' une crédulité puérile. Mon patron, saint Jérôme, est un des plus terribles fléaux du mariage, et l' un des plus déterminés panégyristes de la vie célibataire. Le bonhomme parle quelquefois si crûment sur ce point, qu' il faut être bien sur ses gardes pour ne pas sentir frétiller l' aiguillon de la chair en le lisant. Il soutient qu' il vaut mieux se tuer queperdre la chasteté. L' état monastique, les jeûnes, les austérités, la solitude, les pélerinages font le sujet de presque tous ses conseils et de ses exhortations. Ce n' est pas sa faute si les chrétiens paient le tribut aux puissances, s' ils mangent de la chair et s' il leur est permis de jurer en justice. Mais le plus rare des talens du bonhomme consiste dans la mauvaise foi en ses disputes, dans ses emportemens,dans les injures, les calomnies même dont il régale ses ennemis. Saint Augustin est encore un des favoris du baron de Montenoi sur le prêt des femmes; mais ce n' est pas son opinion sur cet article qui le distingua, c' est pour avoir réduit en théorie ce que saint Cyrille et autres intolérans avaient mis en pratique avant lui. Tout le monde connaît deux de ses lettres, que l' on a traduites pour justifier la persécution des hérétiques en France. Ce n' est point la peine d' en dire davantage sur ce docteur, cela seul fait son portrait.Ce que je viens de dire, mon cher Diégo, suffit pour te prouver quels hommes étaient ces pères, ces docteurs de l' église, que tu vantes tant. S' il suffit d' être ignorant, visionnaire, brouillon, tracassier, orgueilleux, perturbateur, intolérant ou traître, pour mériter le titre de lumière du monde, tous ces messieurs réunirent au suprême degré ces qualités entre eux: la morale, les dogmes, les mystères de la religion ne pouvaient passer par de meilleures mains pour être transmis à la postérité, et je ne m' étonne plus que leurs ouvrages aient été la source où les théologiens des siècles postérieurs puisèrent leurs argumens pour appuyer leurs opinions. Quant à ton Emmanuel Sa, Suarès et leurs semblables, tu me permettras de te dire qu' ils ne méritent pas que je te réponde sur leur article. -bienheureux saint Policarpe! S' écria Diégo, mon ancien camarade, mon intime, mon ami Jérôme est devenu hérétique! Il rejette l' infaillibilité des saints pères, il se moque de saint Suarès et de ses compagnons; il ne lui manque plus que de semoquer de notre saint-père le pape. ô mon ami! Mon cher ami! Je ne m' étonne pas que la sainte Hermandad vous ait voulu brûler. Plût à Dieu qu' elle l' eût fait! Je n' aurais point aujourd'hui le déplaisir de voir le meilleur ami que j' aie sur la terre marcher à grands pas dans le chemin de la perdition, chemin trompeur et funeste qui a mené Martin Luther et Jean Calvin en enfer... dans le fin fond de l' enfer! ... ah! Mon cher Jérôme! Renoncez aux opinions détestables où vous êtes. Ouvrez les yeux, lisez le huitième chapitre de la cayeda del ciego de Caramel D' Orviedo, lisez la rienda del asno de Gusman De Badajox; ou, si vous ne savez point l' espagnol, lisez les oeuvres du révérend père en dieu Don Vincent Ceillier, religieux bénédictin de la congrégation de saint Maur, et français comme vous: vous verrez les erreurs monstrueuses où vous êtes sur l' article des pères de l' église, et puis un de réflexion sur vous-même vous fera désabuser sur le compte de ces dignes enfans du glorieux saint Ignace que vous vilipendez si injustement.Vous avez fait un pas vers le précipice, demain vous en ferez dix autres, et après-demain cent autres; en augmentant ainsi de vitesse à l' infini, vous vous trouverez sur le bord de l' abîme, vous y culbuterez, et les prières de tous les saints du calendrier ne pourront vous en retirer. La route que vous prenez est une pente rapide et glissante, que l' on a d' autant plus de peine à abandonner, que l' on est éloigné du point où l' on y a fait le premier pas. Rétrogradez donc, mon cher Jérôme, il en est encore temps, et prenez garde surtout de répandre vos opinions dans ce pays, où il n' y a sorte d' absurdités qui ne prenne cours, quand la fureur épidémique de dogmatiser s' y allume. Le dernier siècle y a vu naître plus de cent quatre-vingts sortes d' hérésies en moins de six ans; l' on en verrait naître aujourd'huicent quatre-vingt fois autant si cette manie reparaissait. Don Lopès de Cagliara dit que l' indifférence où sont actuellement les anglais pour toutes sortes de religions, est une marque qu' ils ne sont point éloignés de rentrer dans le sein de notre mère la sainte église; mais je dis, moi, que c' est une marque aussi qu' ils sont très-disposés à saisir toutes les opinions nouvelles et dangereuses qu' on leur débiterait. L' esprit vide d' opinions est une cire molle, susceptible de toutes sortes d' impressions; c' est une table rase qui n' attend que les caractères que l' on voudra y graver. Partez donc au plutôt, mon cher, tant pour votre bien que pour celui des autres. Prenez la poste de Douvres, embarquez-vouspour Calais, passez par Paris, par Lyon, par Turin, par Florence, arrivez à Rome, jetez-vous aux pieds du saint-père, faites abjuration de vos erreurs, demandez-lui l' absolution de vos fautes, et revenez ici faire la pénitence qu' il vous aura enjointe... mais que vois-je! Mon camarade Jérôme rit de mes remontrances... ô aveuglement terrible! ... obstination abominable! ... ô mon cher ami Jérôme! Que de maux vont fondre sur ta tête! ... l' esprit prophétique me saisit... je les vois... le ciel et la terresont conjurés contre toi... malheureux! Viens à récépiscence, ou tu es perdu. Tout ce qui respire te déclare la guerre... les lions vont t' engloutir comme Milon Crotoniate; les tigres vont te déchirer comme Abul-Méhédin; les loups vont t' avaler comme Hasan de Chyra; les ours vont te dévorer comme les polissons de Béthel; les crocodiles vont te happer comme Hugo de Préneste; les serpens vont t' étrangler comme Camille d' Orviette; les vers vont t' étrangler comme Hérode Agrippa, et les chiens vont te manger comme le bacha de Girgio; après tout cela, la foudre t' écrasera; la terre t' engloutira et le diable t' agrippera comme Aubert de la Saussaye lorsqu' il se moqua du curé d' Alençon.
CHAPITRE 11
Changement de matières. L' espagnol finissait à peine son compliment que le Lord Foolishson arriva. C' était une des pratiques que le vieillard m' avait laissées; il venait me prier de lui copier quelques ariettes nouvelles qu' il avait reçues d' Italie. J' avais renoncé au métier de copiste, mais comme ce lord payait très-généreusement, je ne voulus point lui refuser ce qu' il me demandait. Lorsque ce seigneur m' eut ordonné ce que j' avais à faire, il aperçut père Jean qui cuvait son vin au coin de la cheminée, et me demanda d' un ton de gentilhomme qui était cet original. Le révérend entendit ce mot, ouvrit les yeux, et répondit qu' il n' était original ni copie, mais qu' il s' appelait père Jean De Domfront. L' air dont lerévérendissime prononça ces paroles déplut au lord, qui lui demanda s' il ignorait à qui il parlait. -je ne m' informe jamais à qui je parle, répartit père Jean; lorsque quelqu' un m' interroge, ou qu' il parle de moi, je conclus que c' est un homme, et je lui réponds comme à mon semblable. Le lord, surpris d' une telle répartie, me demanda si cet homme était ivre. Je lui répondis qu' il avait bu effectivement quelques flacons de trop, mais que quand cela ne serait pas, c' était sa coutume de ne se gêner pour personne. Le seigneur anglais, plus surpris qu' auparavant, me demanda s' il était quaker. -je ne suis ni quaker, ni juif, ni anglican, dit le révérend; je porte des boutons à mon habit et un chapeau retroussé; la raison seule mesure mes termes, et non l' orgueil et le préjugé. -si tu étais aussi raisonnable que tu le dis, reprit le lord, tu te conformerais à l' usage; tu saurais distinguer un homme de condition d' avec un crocheteur, et tu aurais pour ce premier les égards dus à son rang. -je ne connais d' autre rang dans le monde, répartit sa révérence, que l' ordre immuableque la nature a établi entre les espèces. Un homme est constamment un homme, et jamais une huître. Ces distinctions frivoles, que le hasard a mises parmi ceux de notre espèce, ne sont ni assez solides ni assez considérables pour en imposer à un homme de bons sens. Celui qui n' est que crocheteur aujourd'hui, peut être demain général d' armée ou ministre d' état; il peut être le plus grand prince de l' univers; de même celui qui est au pinacle de la fortune, peut être réduit en vingt-quatre heures à faire des fagots. -mais la vertu, les sentimens... dit le lord? -la vertu, les sentimens, reprit père Jean, se trouvent indifféremment dans tous les états, et non attachés à aucun rang. Les champs sont couverts d' alexandres, de césars, de turennes et de colberts, qui labourent la terre, et les premières dignités sont souvent remplies par des garots et des colas. La fortune distribue les rangs, et la nature les vertus; l' une ne consulte point l' autre dans ses distributions: c' est pourquoi leurs dons se trouvent si différemment distribués. -et la naissance, dit le seigneur? -lanaissance, poursuivit le révérend, est aussi l' effet du hasard: foin d' un homme qui est sorti de la côte de Trajan, s' il ne lui ressemble! L' extraction, les titres, les honneurs et les richesses ne sont que des vains ornemens, qui n' en imposent pas moins aux fats qui en sont revêtus, qu' aux sots qui les admirent; mais un homme d' esprit pénètre à travers cet attirail, et juge si le perroquet vaut la cage. Le mériteessentiel d' une statue consiste dans la statue même, et non dans la matière dontelle est composée. Un fat qui traverse Paris ou Londres dans un char doré, est un épouvantail de chenevières, qui fait peur aux idiots; mais l' homme sage jette un coup-d' oeuil sur le fat et son train, il l' apprécie à sa valeur et passe outre. -ne me prendrais-tu pas pour un fat aussi? Dit l' anglais en colère. -je te prends pour ce que tu es, répartit père Jean; si tu as l' âme noble, généreuse, et le coeur d' un honnête homme, je respecte en toi le mérite et la vertu, et ce respect rejaillit sur toi; si tu as de l' orgueil et le coeur mauvais, je te méprise et je me moque de toi. -de quel pays serais-tu, par hasard? -je suis de ce monde-ci. La patrie du sage est partout; il ne reconnaît point cette patrie au langage de certaines gens, aux murs d' une telle ville, au clocher d' un tel village, ni à la soupe qu' on y mange; lorsqu' il voit le soleil et les étoiles, il dit: je suis dans mon pays et non dans un autre. Mais si tu veux savoir où je suis né, je te dirai que c' est en France. -quoi! Un françaisa l' audace de parler de la sorte à un anglais? -tout français raisonnable parlera ainsi à un anglais impertinent; et tout anglais qui a le sens commun, ne fera point de différence entre un homme né au-delà de la Manche et un autre en-deça. Je ne nie point que les français ne méritent à certains égards le mépris que les anglais ont pour eux; mais pour mépriser les autres avec quelqu' ombre de raison, il faut être soi-même sans défaut; or les gens de ton pays ont leurs ridicules, leurs faiblesses et leurs vices, ainsi que les autres nations; ils ont donc autant de tort de mépriser les français que ceux-ci en ont de les admirer. Sottise de part et d' autre. -sais-tu, dit le lord, que si j' avais ici mes gens, je te ferais jeter par la fenêtre de ton taudis? -ah! Monseigneur, s' écria Diégo, savez-vous que le redoutable père Jean a tué un capucin avec une cuillère à pot, et un marquis avec un bâton de fagot? Et qu' il a mis en fuite six cent et trente-deux sauvages dans les déserts de la Tartarie? -qu' il ait fait ce qu' il aura voulu, reprit lelord, je le fais jeter dans la Tamise la première fois qu' il paraîtra dans les rues. En disant ces paroles, le seigneur anglais partit, et père Jean, haussant les épaules, ne prit point la peine de le regarder aller.
CHAPITRE 12
Réflexions sur l' aventure du chapitre précédent. Cette scène me mit dans une telle transe que je n' eus point la force de parler pendant qu' elle dura. Vitulos, qui s' était éveillé au bruit que le lord et le révérend faisaient, fut d' abord si étonné qu' il ne savait où il était; mais quand l' anglais fut parti, je dis à père Jean qu' il avait eu tort de parler ainsi à un homme de qualité; que s' il n' avait aucun respect pour sa personne, il devait au moins en avoir pour son rang, et que cette affaire pourrait bien avoir des suites fâcheuses pour lui. -je ne crains ni le lord ni les suites fâcheuses qu' il pourra me susciter, répondit le révérend; son début en parlant à ma personne fut celui d' un impertinent, et sa conclusion fut celle d' un fanfaron ou d' un assassin, c' est-à-dire d' unlâche. Si les lois d' un pays comportent que l' on doive respecter les gens de qualité, elles supposent en même temps qu' ils se rendront dignes de respect. -le tort d' autrui, repris-je, ne nous autorise pas à avoir tort nous-mêmes. Si le lord s' est oublié jusqu' au point de vous parler d' un ton impertinent, vous deviez lui faire sentir par votre modération jusqu' à quel point il s' oubliait. Les procédés nobles et généreux d' un manant vis-à-vis un gentilhomme qui l' insulte, rappellent à ce dernier son devoir ou le confondent. La grandeur d' âme ne consiste point à faire assaut d' impertinences et de grossièretés, elle consiste à opposer des raisons à des sottises, ou à se taire lorsqu' on a affaire à des gens déraisonnables. -ces conseils sont bons pour un lâche qui n' a pas le courage de se défendre, répliqua père Jean. Que l' on honore, si l' on veut, la poltronerie du beau nom de modération, je méprise un titre acquis à si bon marché. C' est tolérer le vice que de souffrir les injures; une répartie vigoureuse est plus propre à rembarrer un impertinent qu' une réponse gracieuse; l' une le confond,et l' autre l' enorgueillit. L' homme est tellement constitué que l' indulgence l' endurcit, au lieu que la fermeté le corrige ou le rend plus circonspect. Si le lord a le sens commun, il réfléchira à l' avenir avant que d' attaquer un homme comme moi. Au reste, je n' ai lu nulle part que l' on se garantisse des attaques d' une bête féroce par un compliment. -s' il y a vingt exemples, repris-je, qui prouvent que la fermeté corrige un homme, il y en a cent autres qui démontrent qu' elle l' aigrit. D' ailleurs, il ne faut pas seulement consulter l' intérêt de sa partie dans ces circonstances, mais aussi le sien propre. Si l' homme à qui vous avez affaire allait tenir parole, que diriez-vous? Que feriez-vous? -je dirais, répartit le révérend, que la crainte de mille morts ne doit jamais nous faire manquer à nous-mêmes, et je me défendrais. Toutes lesmenaces du monde ne m' empêcheront point de sortir à mon ordinaire.
CHAPITRE 13
Continuation du même sujet. Père Jean parlait encore, lorsque le compère rentra, et ce dernier fut à peine dans la chambre, que Diégo s' écria: ah! Mon cher maître, où avez-vous été? Il est venu ici un maudit milord qui a insulté le respectable père Jean, et qui s' en est allé disant qu' il le ferait jeter dans la Tamise. Lorsque le compère eut appris le détail de cette aventure, il pesta à son ordinaire, et nous dit: l' on soutiendra encore que tout n' est pas mal dans ce monde? Des hommes auront inventé de vains titres, de vains honneurs, de vaines distinctions, et ceux qui en seront revêtus, viendront impunément insulter les honnêtes gens dans leur logis, et finiront par les menacer de les faire noyer, parce que ces honnêtes gens auront usé du droit que tout hommea naturellement de se défendre? Si tout était bien, verrait-on de pareilles choses? Si les lois étaient justes et suffisantes, un fat oserait-il seulement s' imaginer qu' il puisse injurier et faire noyer un galant homme avec impunité? ô lois! On a bien raison de dire que vous ressemblez à des toiles d' araignées qui arrêtent les mouches, et que les hannetons brisent! La faveur, la considération, mettent un grand scélérat à l' abri de la poursuite de la justice, et les mêmes choses font que le faible a toujours tort. Si le lord fait noyer mon oncle qu' il a insulté, il n' en sera rien; si mon cher oncle, qui a été insulté, noie le lord, on l' enverra à Tyhurn. Tel est le cours des choses dans ce monde. L' insuffisance et l' injustice que vous prétendez exister dans les lois, dis-je au compère, devraient justement faire que des gens tels que nous se conforment à l' ordre. Si l' on a quelque chose à appréhender en faisant le bien, l' on a tout à craindre en agissantmal. Mais les injustices, les vexations que les faibles essuient quelquefois, ne viennent pas tant de l' insuffisance des lois, que de la perversité de ceux qui en sont les dépositaires. Si l' on condamne un crocheteur qui a manifestement raison, en faveur d' un grand qui a manifestement tort, cela ne vient point de ce que les lois portent qu' il soit ainsi; la plupart des lois qui existent dans l' univers, quelqu' opposées qu' elles paraissent, tendent plus ou moins directement au même but, c' est-à-dire à l' ordre et à la paix; il ne faut que considérer l' esprit du législateur et les circonstances qui les ont fait naître pour le voir. En un mot, si mon cher compère avait bonne mémoire, il se souviendrait que son condisciple Whiston lui a dit à Paris, que quoiqu' il soit de la nature des choses d' ici-bas d' être imparfaites, les lois, telles qu' elles sont, causent tant de bien dans le monde, qu' elles seront toujours un objet respectable aux yeux d' un honnête homme.-l' ami Jérôme a raison, dit Vitulos, et le compère a tort de piailler sans cesse contre les lois; elles sont ce qu' elles sont: les clabauderies dont il nous étourdit, et qui n' ont rien de commun avec le sujet dont il est question, ne les rendront ni plus parfaites, ni les hommes meilleurs. Voici les paroles d' un grand homme, qu' il ferait bien de mettre dans sa mémoire, et d' en faire son profit, ainsi que nous, sans excepter même le révérendissime: " l' advis que je donne ici à celui qui veut être sage, dit Charron, est de garder et observer de parole et de faict les loix et coustumes que l' on trouve establies au pays où l' on est; et ce, non pour la justice ou esquité qui soit en elles, mais simplement pour ce que ce sont loix et coustumes: non légèrement condamner ni s' offenser des estrangeres, mais bien librement et sainement examiner et juger les unes et les autres, n' obligeant son jugement et sa créance qu' à la raison. Voici quatre mots. En premier lieu, selon tous les sages, la reigle des reigles, et la générale loy des loix est de suivre et observer les loix etcoustumes du pays où l' on se trouve: sequi has leges indigenas honestum est . Toutes façons escartées et particulières sont suspectes de folie ou passion ambitieuse, heurtent et troublent le monde. " en second lieu, les loix et coustumes se maintiennent en crédit, non parce qu' elles sont justes, mais parce qu' elles sont loix et coustumes; c' est le fondement mystique de leur authorité, elles n' en ont point d' autre, et celui qui obéist à la loy pour ce qu' elle est juste, ne lui obéist pas parce qu' il doibt; ce serait soumettre la loi à son jugement, et lui faire son procès, et mettre en doute et dispute l' obéissance, et par conséquent l' estat et la police, selon la souplesse et diversité non-seulement des jugemens, mais d' un mesme jugement. Combien de lois au monde injustes, impies, extravagantes, non-seulement aux jugemens particuliers des autres, mais de la raison universelle, avec lesquelles le monde a vescu long-temps en profonde paix et repos, et avec telle satisfaction que si elles eussent été très-justes et raisonnables? Qui les voudrait changer et rhabiller, se monstreraitennemy du public, et ne serait à recevoir: la nature humaine s' accommode à tout avec le temps, et ayant une fois pris son ply, c' est acte d' hostilité de vouloir rien remuer: il faut laisser le monde où il est; ces brouillons et remueurs de mesnages, sous prétexte de reformer, gastent tout... il adviendra quelques fois que nous ferons par seconde, particuliere et municipale obligation (obéissant aux loix et coustumes du pays) ce qui est contre la première et la plus ancienne, c' est-à-dire la nature et raison universelle; mais nous luy satisfaisons tenant nostre jugement et nos opinions justes et sainctes selon elle. Car aussy nous n' avons rien nostre et de quoy nous puissions librement disposer que de cela; le monde n' a que faire de nos pensées, mais le dehors est engagé au public, et luy en devons rendre compte: aussi souvent nous ferons justement ce que justement nous n' approuvons pas: il n' y a remede, le monde est ainsi faict. " ce passage-là est admirable, dit pèreJean à Vitulos, et mon neveu est un bavard qui déraisonne de plus en plus. Mais cela n' empêche pas que si quelques coupe-jarrets, suscités par le lord, s' avisent de me mettre la main sur la carcasse, je ne leur fasse sentir que les os de mon bras ne sont pas sans moëlle.
CHAPITRE 14
Suite de cette aventure. Le lendemain de cette aventure, père Jean s' arma d' un gourdin plombé qu' il cacha sous son habit, se prépara à tout événement, et sortit à son ordinaire; mais il ne vit aucune apparence que le lord songeât à lui tenir parole. Le surlendemain il sortit derechef, et il ne vit rien. Le troisième jour il sortit encore; pour cette fois, un matelot ivre, ou faisant semblant d' être ivre, lui chercha querelle près de Billinssgate. Père Jean ne fit point semblant d' entendre le matelot, et voulut passer outre; mais un autre se joignit au premier, et l' éclaboussa depuis la tête jusqu' aux pieds.Pour le coup le révérend perdit patience; il appliqua un si furieux soufflet sur la face de ce dernier, qu' il l' envoya à plus de quinze pas. Alors un gros et puissant coquin qui se trouvait là, irrité de l' affront que le peuple anglais venait de recevoir de la part d' un étranger, mit habit, chemise et perruque bas, défia le révérendissime de se battre contre lui, et lui donna en même temps un coup de poing sur l' estomac: mais ce dernier lui en rendit un autre si terrible, qu' il lui enfonça trois côtes du côté gauche, et le jeta par terre sans mouvement et sans connaissance. Cet exploit attira à père Jean l' applaudissement des passans; aucuns dirent qu' il était impossible que cet homme ne fût pas anglais; que s' il ne l' était point, il méritait non-seulement de l' être, mais encore de recevoir des lettres de bourgeoisie de Londres. Mais les camarades de ceux que père Jean avait jetés par terre, s' armèrent de tout ce qu' ils purent trouver, et l' assaillirent de toutes parts. Alors le révérendissime tira son gourdin, tomba sur cette troupe d' assassins, et en jeta une demi-douzainesur le carreau. Cela ne fit qu' irriter cette multitude; mais le redoutable entra dans une telle colère qu' à chaque coup qu' il portait il jetait bas son homme. Son combat de Pétersbourg et la défaite des sauvages n' étaient que jeu en comparaison de ceci. Un coup de pierre qu' il reçut à la mâchoire le rendit furieux: il poussa un cri terrible, il saisit une solive qu' il trouva par hasard, et tomba de plus belle sur ses ennemis. C' était fait de cette canaille entière, si elle ne se fût dissipée; mais en moins de trois minutes tout était disparu, et père Jean se trouvait maître du champ de bataille. Ceux qui avaient été spectateurs de l' action firent retentir l' air d' acclamations à l' honneur du vainqueur, en disant qu' il méritait qu' on lui érigeât une statue à Westminster: d' autres criaient qu' il fallait lui faire son procès et l' envoyer à Tyburn: peu s' en fallut que les deux partis n' en vinssent aux mains pour soutenir leur opinion; mais les premiers l' emportèrent: ils entourèrent père Jean, le ramenèrent au logis au bruit de leurs acclamations réitérées,et s' opposèrent à la garde qui voulait l' arrêter, ou plutôt le faire assommer; car le révérend était dans une telle fureur, qu' il se serait plutôt laissé haché en pièces que de se rendre. Lorsqu' il fut arrivé au logis, et qu' un de ceux qui étaient montés avec lui nous eut fait le détail de cette aventure, Vitulos et moi, craignant de mauvaises suites, lui conseillâmes de sortir par une porte de derrière, qui donnait dans une autre rue, et de se retirer chez un traiteur français de notre connaissance. Le révérend regarda d' abord cette démarche comme une lâcheté, mais à la fin il entendit raison et disparut. Il fit sagement, car peu de temps après son départ il arriva un détachement de cinquante grenadiers pour le prendre. L' officier qui était à la tête de ces cinquante hommes nous demanda où était celui qu' il cherchait. Vitulos lui répondit que nous n' en savions rien, et qu' il ne croyait pas qu' il fût dans la maison; qu' en tout cas il pouvait en faire la perquisition. Le compère lui dit qu' il ferait beaucoup mieux de courir après ceux qui attaquaientles gens dans la rue, par ordre d' un lâche, que de venir chercher un homme qui n' avait fait qu' user du droit que la nature a donné à un chacun de se défendre. L' officier demanda au compère de qu' elle autorité il lui tenait ce propos; celui-ci lui répondit que c' était de l' autorité que chacun avait de prendre le parti de l' innocent contre le coupable. L' officier ne prit point la peine de répliquer; il continua à faire fouiller partout, et voyant que le révérend était éclipsé, il se retira. Cette affaire avait effectivement été suscitée par le lord. Nous apprîmes au moment où la garde venait de sortir de chez nous, qu' il s' était trouvé parmi les spectateurs de l' action; mais que, pour faire voir qu' il n' y avait aucune part, il avait applaudi avec les autres à la rigoureuse défense de père Jean. Je trouvai ce procédé indigne d' un honnête homme, et particulièrement d' un seigneur d' une naissance aussi illustre que celle du lord. Mais la noblesse anglaise, qui se distingue si glorieusement par la grandeur d' âme, la bravoure et la générosité,n' est pas plus à l' abri que celle des autres pays, de voir parmi elle quelque membre qui la deshonore. Cette dernière nouvelle nous fit prendre le parti de faire dire à père Jean de sortir le soir de la maison où il était, et de se réfugier à Oxford ou à Cantorbéry jusqu' à nouvel ordre. Mais le révérend père méprisa cet avis, et s' obstina à demeurer à Londres. Aussi, mal lui en prit-il, car deux jours après, on le surprit dans son lit, et on le conduisit en prison.
CHAPITRE 15
Suite de cette aventure. à peine père Jean fut-il en prison, que l' on commença son procès avec toute l' ardeur imaginable. On l' accusait d' avoir tué sept hommes et d' en avoir estropié quinze autres. Le révérend se défendit avec tout le courage et la présence d' esprit dont il était capable: il dit que le Lord Foolishon étant venu l' insulter dans son logis, il lui avait répondu avec vigueur; que pour cela ce seigneur l' avait menacé de le faire jeter dans la Tamise, et qu' il ne doutait point que la querelle qu' on lui avait cherchée ne vînt de sa part. Il nous nomma comme témoin de cette menace: on nous cita, nous comparûmes, nous déposâmes la vérité; mais rien de tout cela ne prouva que l' insulte des deux matelots et ce qui s' ensuivit fussent l' effet de la menace du lord.Par malheur, l' un de ces matelots était mort, et l' autre était disparu; tous ceux qui étaient blessés déposèrent qu' ils s' étaient trouvés par hasard dans la mêlée et sous les coups de père Jean, qui frappait à tort et à travers, sans égard et sans distinction. Le révérend père n' avait donc aucun témoignage favorable pour lui; au contraire, le lord pouvait prouver qu' il s' était trouvé là, et qu' il avait été le premier à louer et exalter le courage de père Jean. Mais, à dire la vérité, l' on ne se donna point la peine de faire de grandes recherches. Le révérendissime était un étranger sans appui, sans connaissances; il avait tué sept anglais, il en avait estropié deux fois autant, et on tenait le bâton plombé dont il se servait au commencement du combat, et le lord qui l' accusait était d' une famille considérable; il ne faut point s' étonner si le tort fut de son côté. L' on ne disconvenait point que le lord n' eût fait la menace en question; mais l' on regardait cela comme un emportement de jeune homme, dont on ne devait tirer aucune conséquence. Un des juges s' avisa même de dire qu' il n' étaitpas possible qu' un homme de condition se portât à une action aussi infâme. Enfin, père Jean voyant que ses juges étaient très-indisposés en sa faveur, il leur tint le discours suivant: " messieurs, chacun de vous ne sent-il point au fond de son âme que s' il était prouvé que j' eusse menacé de faire jeter un lord d' Angleterre dans la Tamise, et que trois jours après cette menace, quelques scélérats ayant attaqué ce lord, il en eût tué quatre fois autant que j' ai fait; chacun de vous, dis-je, ne sent-il point qu' il avouerait non-seulement que la défense du lord serait une action héroïque, comparable à tout ce que Robert Blake et JeanChurchil ont fait de plus glorieux et de plus éclatant, mais encore qu' il serait nécessaire de donner ordre de me faire saisir et de me mettre en prison, jusqu' à ce qu' il fût pleinement constaté que je n' aurais eu aucune part directe ni indirecte à cette affaire? Pourquoi donc ne me rend-on pas la même justice et la même satisfaction qu' on rendrait à ce lord? Si le rang de ma partie la met à l' abri d' une formalité aussi rigoureuse, il ne l' exempte point de toutes les recherches, de toutes les informations qu' on pourrait faire en ce cas; son honneur l' exige, et peut-être que ma vie en dépend. Les lois sont faites pour tout le monde; par conséquent, la justice l' est aussi, et je ne crois pas qu' il y ait d' hommes en ce pays, non plus d' ailleurs, qui, reconnaissant l' autorité des lois, s' arroge le privilége absurde d' être au-dessus d' elles. Si les ancêtres de ma partie ont mérité d' être annoblis par leurs vertus, ils n' ont certainementpoint accepté cet honneur sous condition que leurs descendans pourraient être impunément des scélérats. Mais tel est le cours des choses de ce monde: la moindre action vertueuse d' un homme de rang est toujours exagérée; les bassesses, les crimes dont il est coupable sont constamment déguisés; l' on craint de deshonorer une famille, comme si des honnêtes gens devaient porter la peine due aux actions d' un méchant homme. Ce préjugé, aussi injuste que ridicule, a rendu la plupart des gens de condition incapables d' apprécier leurs propres actions: tout ce qu' ils font de bien est selon eux héroïque; tout ce qu' ils font de mal est une vétille. C' est un attentat sacrilége aux droits de la noblesse, que de mesurer leurs actions à l' aune de la raison et de l' équité. Un noble, véritablement noble, pensebien différement; il se croirait deshonoré, s' il savait que l' on appréciât ses actions au poids de l' opinion. Il ne se fait pas gloire de vertus d' emprunt, mais de celles de son propre fond. Il sait que ses ancêtres ont laissé des biens et un nom dont il a hérité,mais il sait en même temps qu' il n' en est point ainsi de leurs vertus; c' est un trésor qui leur est propre, et d' où il ne peut tirer que l' exemple et l' émulation; il regarde la noblesse de son extraction comme un aiguillon qui le pousse sans cesse à se distinguer du commun des hommes, et non autrement.Si ce que je vous dis vous est connu ainsi qu' à moi, messieurs, pourquoi donc ne me rendez-vous pas la justice qui m' est due? Pourquoi ne vous donnez-vous point toutes les peines que vous vous donneriez sans doute en toute autre occasion, pour découvrir la vérité? Si ce qu' on nomme bienséance, exige que vous vous prêtiez dans le commerce de la société aux usages établis, il n' en est pas de même dans votre tribunal; tous égards doivent y être proscrits sans exception: ici tous les hommes sont égaux, et doivent être tels, ou le mot de justice est un vain nom, dont l' objet n' a aucune réalité. L' on m' accuse d' avoir tué et blessé. Mais je n' ai tué ni blessé personne qu' à mon corps défendant. Un homme me cherche querelle, j' ai la patience de supporterses injures et de passer outre: son camarade se plaît ensuite de me couvrir de boue; cette patience m' échappe, je lui donne un soufflet: rien de plus naturel que cela. Un troisième me provoque au combat; il m' applique un coup de poing sur l' estomac, je lui en rends autre; rien encore de plus naturel que ce que je fais là. Vingt ou trente amis de ces gens-là me tombent sur le corps, je saisis un gourdin que je porte, je me défends; j' en jette sept sur le carreau et j' en blesse quinze; rien encore de plus naturel qu' une telle défense... mais le gourdin était plombé; c' est une arme traîtresse et meurtrière, qu' il est défendu de porter dans tous les états policés... voudrait-on qu' un homme, menacé depuis deux jours d' être jeté dans la rivière, ne portât pour toute arme qu' une baguette? Il serait absurde de faire une telle supposition. Ce que je viens de vous dire, messieurs, est la pure vérité. Tout autre que moi aurait demandé de remettre la défense de sa cause à quelqu' avocat, dont la rhétorique captieuse imposât et séduisît plutôt qu' ellene démontrât. Un tel procédé est indigne de moi. Je ne suis point orateur, et je méprise tous ceux qui le sont. J' ai exposé mon cas avec simplicité; cela suffit. Tous les juges intègres devraient se trouver offensés qu' on leur parlât autrement. Il ne me reste plus qu' à vous dire que j' attends avec toute la tranquillité possible la décision de cette affaire. Si elle se termine à mon avantage, tant mieux pour vous; sinon, tant pis. Il s' agit ici de rendre justice ou de faire une injustice; je suis le patient, vous les agens; cette affaire vous regarde donc plus particulièrement que moi. "
CHAPITRE 16
suite de l' emprisonnement de père Jean. Le lecteur croira sans doute que les juges anglais auront eu l' équité de renvoyer père Jean, ou du moins de faire toutes les perquisitions possibles pour justifier son innocence? Point du tout; il fut condamné le lendemain à être pendu à Tyburn. Quelqu' un dira peut-être que si père Jean n' avait pas mérité la mort dans cette occasion, il l' avait mérité dans d' autres, et que le ciel ne laisse jamais rien impuni. Je répondrai à cela qu' il ne s' agit ici que de cette fois-ci, et non d' autres, et que le ciel n' a point recours aux injustices des hommes pour punir les coupables. Si j' ai avancé quelque part que les peines et les récompenses méritées étaient les suites naturelles du crime et de la vertu, cela regarde l' autre vie. Quant à celle-ci, si les maux que nous y souffrons viennent unefois du mal que nous avons fait, ils en viennent au moins quatre du mal que font les autres. Notre destinée tient ici-bas à trop de circonstances, pour que l' on puisse toujours dire avec exactitude: un tel vient d' être fait maréchal de France, parce qu' il le mérite; un tel vient d' être condamné à mort, parce qu' il le mérite aussi. Quoi qu' il en soit, nous eûmes à peine appris cette déplorable nouvelle, que nous courûmes tous quatre à la prison pour voir le pauvre père Jean. Nous le trouvâmes à table à côté d' un baril de vin. -palsambleu, mes amis, s' écria-t-il en nous voyant, vous me prenez sur le fait! Socrate fit sacrifier un coq à Esculape avant de mourir, et moi je sacrifie un dindon à mon appétit. Or, ça, mettez-vous là et faites comme moi. Je m' en vais partir pour la gloire, et vous demeurez; cela revient au même, car tôt ou tard vous en ferez autant. -mon cher oncle, dit le compère, je n' aurais point cru que c' eût été sitôt, ni d' une manière si funeste. -à te dire la vérité, reprit le révérend, je n' aurais pas cru non plus que c' eût été cette semaine, du moins. Quant à lamanière dont je vais mourir, que ce soit de celle-ci ou d' une autre, cela m' est égal: la forme n' y fait rien, mais la brièveté de l' expédition y fait beaucoup, et je n' en trouve point de plus courte que celle dont je vais faire l' épreuve. -mais la honte... -il n' y a point de honte à mourir, poursuivit père Jean, il n' y en a qu' à mériter la mort. Il est encore indifférent de mourir en public ou dans son lit, d' avoir dix personnes autour de soi, ou d' en avoir mille. Je suis condamné à souffrir une minute, c' est peu de chose si je suis coupable, et peu de chose encore si je suis innocent. La nature porte tous les jours des sentences bien plus cruelles envers certaines personnes. Les unes, minées d' une consomption funeste, d' une phthysie brûlante, avalent à longs traits le calice de la mort, qui n' arrive qu' après avoir éprouvé de mille manières jusqu' à quel point la patience et les forces humaines peuvent aller. D' autres sont condamnées à souffrir des années entières les douleurs d' une goutte opiniâtre, d' un cancer dévorant, et d' expirer ensuite dans des tourmens effroyables. Après celaserait-il raisonnable que je me plaignisse? -ma foi, dit Vitulos, mon confrère a raison. Il meurt innocent, il est vrai, mais il vaut mieux mourir innocent que coupable; d' ailleurs le genre de mort auquel il est condamné, est le meilleur qu' on puisse choisir. Si ceux qui meurent de cette mort avaient le sens commun, ils la regarderaient comme un bonheur, plutôt qu' avec horreur; mais ils sont comme ceux que l' on saigne, la peur leur fait plus de peine que le mal. Pourquoi mourir pendant deux, trois ou quatre jours, tandis qu' il ne tient qu' à eux de ne mourir qu' un moment? Mais telle est la nature de la plupart des hommes: ils ne souffrent que dans la crainte, et ne jouissent que dans l' espoir. Or ça, asseyons-nous, et buvons un coup à l' heureux voyage de mon cher confrère. Nous nous assîmes donc, et nous nous mîmes à boire pour faire plaisir au révérend.
CHAPITRE 17
Suite du même sujet. Lorsque nous eûmes bu quelques rasades, le compère commença par déclamer à son ordinaire sur le bien et le mal, et contre l' auteur de ce dernier. -si tout était bien, s' écriait-il à tout moment, si le monde était gouverné de la manière dont mon compère Jérôme le prétend, verrait-on en ce jour le plus honnête homme de la terre traité comme le dernier des scélérats? Grand dieu! Tu connais le coeur de mon cher oncle! Si tu es aussi puissant, aussi bon, aussi juste qu' on le dit, ne permets pas que l' innocence soit confondue, et que la mechanceté triomphe!Malgré ces déclamations, le compère, ainsi que nous, ne laissait pas de boire de temps en temps quelques coups, parce que le révérendissime père Jean le voulait ainsi. Mais comme la tristesse échauffe le sang, le vin fit bientôt son effet; nous nous trouvâmes tous ivres en moins de deux heures. Alors chacun de nous déploya son caractère. Père Jean entonna d' une voix de tonnerre quelques chansons à boire, et son confrèreVitulos le seconda; le compère redoubla ses déclamations; Diégo se mit à chanter miserere , et moi à pleurer. Le tintamarre que nous fîmes fut tel que le geolier, croyant que nous nous battions, accourut avec la garde pour mettre le holà. Mais lorsqu' il vit de quoi il s' agissait, il se mit à rire et retourna d' où il était venu. Enfin, lorsque le soir approcha, l' on nous avertit de nous retirer; mais nous nous trouvâmes dans une situation à ne pouvoir nous tenir sur nos jambes; c' est pourquoi l' on fit venir une charrette, et lorsque nous eûmes fait nos adieux à sa révérence, l' on nous mit dessus tous les quatre, l' on nous ramena au logis, où chacun s' endormit et ne s' éveilla que plus dix heures après. Comme je fus le premier qui ouvrit les yeux, je faillis tomber à la renverse lorsque je vis le révérendissime père Jean entrer tout-à-coup dans la chambre. -l' ami, me dit-il avec transport, je viens d' enfoncer la prison, et je me sauve. Prends garde d' éveiller ces animaux-là, de crainte du tintamarre de l' espagnol. Je vais prendre quelqu' argent et je pars pour Paris. Si j' arrive à bon port, je serai logé à l' hôtel d' Enghien, rue du champ-fleuri. Adieu. -en disant ces mots, il tira quelques guinéesde la bourse commune, et disparut. Je pris d' abord cette apparition pour une illusion occasionnée par le trouble où mes sens étaient encore. Cependant j' éveillai le compère, Vitulos et Diégo, auxquels je contai ce que je venais de voir ou de croire voir. Les deux premiers se moquèrent de moi; Diégo soutint que l' on avait sans doute avancé l' heure de l' exécution, et que c' était l' âme du père Jean qui m' était venu dire adieu; tellement, que je ne fus certain du fait qu' environ quatre heures après, qu' il vint six sergens visiter la maison, et nous demander si nous ne savions aucunes nouvelles de notre camarade qui s' était évadé ainsi que tous les autres prisonniers qui avaient été à portée de passer par le trou qu' il avait fait.Lorsque ces sergens furent partis, je demandai au compère que, si son cher oncle avait le bonheur d' arriver en France, il croirait encore que tout fût mal. -pourquoi non? Me répondit-il; n' as-tu pas entendu que ces sergens ont dit que tous les prisonniers qui avaient été à portée de passer par le trou que mon oncle avait fait, s' étaient échappés? Il y a sans doute quelques assassins parmi ces derniers, qui éviteront la peine due à leurs forfaits, et qui recommenceront leur ancien train de vie sur de nouveaux frais. -avouez du moins, répliquai-je, que s' il y a du mal dans le monde, il y a aussi quelque bien; car si cette aventure va mettre le crime à l' abri de sa punition, l' innocence va se trouver à celui de l' injustice. -le compère ne me répondit rien; il me tourna le dos pour écouter Diégo qui prêchait sur la confiance que l' on doit avoir en Dieu dans les tribulations.
CHAPITRE 18
Changement de matière. Environs six jours après, nous reçûmes une lettre par laquelle nous apprîmes que père Jean était arrivé sain et sauve à Calais. Cette nouvelle nous causa une joie extrême. Nous pliâmes bagage dès l' instant même, et nous nous mîmes en route pour Paris. L' attachement que j' avais pour mes amis, le désir que j' avais de rejoindre le révérend, l' emportèrent sur l' aversion que j' avais conçue contre les pays où règne le catholicisme; peut-être que ce que je venais de voir dans les pays où règne le protestantisme y contribua un peu aussi. Lorsque nous fûmes arrivés à Paris, nous trouvâmes effectivement le révérend là où il nous avait dit, et notre joie en le revoyant ne fut pas moindre que celle de notre réunion à Londres.Notre premier soin, après cela, fut de chercher un logement; nous en trouvâmes un dans la vieille rue du temple, chez un sculpteur, ami du compère dès notre premier séjour en cette ville. Alors chacun de nous reprit son train de vie ordinaire: le compère Mathieu se mit à écrire, père Jean à boire, Vitulos à se divertir, Diégo à prier, et moi à méditer. Lorsque le compère eut fini son traité du manichéisme, il nous le lut. Père Jean et Vitulos le trouvèrent fort bien écrit, et beaucoup moins dangereux qu' ils ne se l' étaient imaginé: pour moi je n' en jugeai point de même; je trouvai cet ouvrage malin, pernicieux, et capable de faire les plus fortes impressions sur l' esprit des jeunes gens. Il était rempli de fades plaisanteries, à la vérité, de pointes, d' hyperboles et de beaucoup de polisonneries; mais c' était particulièrement par là que je jugeais de l' effet qu' il pourrait faire. -le coeur de la plupart de nos jeunes français est dépravé, disais-je en moi-même, leur goût est bizarre; or, ce livre contient précisément ce qu' il faut pour être reçu avec tous lesapplaudissemens imaginables; et c' est à la faveur de l' espèce d' enthousiasme où il va jeter ses lecteurs idiots, que le venin qu' il contient fera l' effet le plus funeste. Si cet ouvrage était un traité en règle du manichéisme, le compère ne pourrait y dire que ce que l' on a dit avant lui sur ce point, et les objections que l' on aurait à y opposer se trouveraient toutes faites; mais les meilleures répliques ne tiennent guère contre une plaisanterie favorablement reçue. Le tort se range ordinairement du côté de celui qui a raison, tandis que le plaisant a tous les droits du monde. Un sophisme, un raisonnement mal fondé, ne tiennent point vis-à-vis un homme d' esprit, mais une plaisanterie le déconcerte. Aussi est-ce à l' abri de cette dernière que les incrédules du jour se sont retranchés: c' est de là qu' ils lancent leurs traits empoisonnés contre les dogmes les plus respectables. Ayant vu quelques grands hommes qui, persuadés que les raisonnemens les plus solides ne peuvent rien contre l' erreur et la superstition, ont pris le parti de les tourner en ridicule, ils ont voulu faire de même; mais au lieu des' en tenir à l' erreur seule, ils ont attaqué la vérité, et, qui plus est, la source même de la vérité. Je pris donc la liberté de dire au compère mon sentiment sur son livre; mais le compère, au lieu de me répondre, me rit au nez. Je lui demandai alors s' il aurait le front d' oser présenter un tel manuscrit à un libraire. -pourquoi non? Me répondit-il; je ne trouve rien dans mon ouvrage qui répugne à la vérité; or, je ne dois point rougir de le publier. Quand même mon livre serait rempli d' erreurs et d' abominations, il n' en serait que mieux reçu de messieurs de la librairie. La plupart de ces gens-là se soucient fort peu qu' un livre soit bon ou mauvais, lorsqu' ils voient du profit à l' imprimer. L' intérêt est la religion des libraires, et l' argent est leur dieu. Les peines les plus sévères, les menaces les plus terribles, ne peuvent les empêcher de sacrifier à son autel. Comme il importe fort peu aux apothicaires que les malades crèvent, moyennant qu' ils se défassent de leurs drogues, il n' importe pas davantage aux libraires d' empoisonner la société entière,pourvu qu' ils vendent leurs livres. Si tu écoutais ces animaux raisonner entre eux lorsqu' ils ont fait l' acquisition de quelque ouvrage pernicieux, tu leur entendrais dire: voilà un excellent livre, il va se vendre comme du pain. Mais prenons bien garde de nous laisser pincer en le vendant; cachons-le dans notre grenier, et quoique nous en ayons mille exemplaires, disons toujours aux gens qui en souhaitent que c' est le dernier, et faisons-le bien payer. Il n' y a point de tours que ces messieurs n' inventent pour tromper la police, le public, pour se tromper les uns et les autres. S' ils ont à imprimer un ouvrage dont ils craignent quelques suites fâcheuses, ils le feront sur du papier et avec des caractères étrangers, et y mettront le premier nom de ville et d' imprimeur qui leur viendra dans la tête. S' ils envoient quelques livres prohibés dans certains pays, ils ont toujours le suisse ou le valet-de-chambre de quelque grand seigneur, qui reçoivent les ballots sous l' adresse de leur maître, et les font passer chez celui pour qui ils sont destinés. S' ils proposent cinq cents exemplairesd' un ouvrage en souscription, ils en tireront mille. S' ils font le catalogue de quelque vente, et qu' il y ait un livre rare d' une telle date, ils y mettront celle d' une édition moins recherchée pour désorienter les étrangers qui pourraient en faire hausser le prix, et ils ont le livre pour rien. Si la tricherie est découverte, la fausse date passe pour une faute d' impression; j' en ai vu qui rendaient en ce cas un ouvrage imparfait, pour l' acheter à bon compte, et le recompléter ensuite. Si six de ces messieurs s' entendent dans une vente, et qu' ils aient envie de six cents numéros qui soient les mêmes, ils ne hausseront point l' un sur l' autre; ils acheteront ce nombre entre eux, ils le partageront et boiront encore par dessus le marché à la santé du propriétaire qu' ils auront volé, estimant qu' il vaut mieux faire un grand profit sur cent exemplaires, qu' un petit profit sur six cents; ou bien ils établiront une société permanente, et feront en sorte d' avoir à vil prix la plupart des livres d' une vente, pour les revendre à profit commun dans une autre, comme font en Hollande le libraire rarissimeet ses associés. Ils ne sont point plus scrupuleux dans les commissions dont on les charge. Si quelqu' un d' entre leurs confrères, soit étranger ou autre, imprime un ouvrage, par exemple en quatre volumes in-8, ils le contreferont en trois volumes in-12, pour le donner à quelques sous de moins et couper l' herbe à leur camarade. Il est vrai que celui-ci leur rend bien la pareille dans une autre occasion. S' ils ne croient pas trouver leur compte dans une contrefaçon en moins de volumes que l' édition originale, ils en feront une, soi-disant augmentée de quelques notes, qui n' ont point le sens commun, ou d' une mauvaise table, griffonnée par quelque chétif auteur qu' ils ne manquent point d' avoir à leurs ordres, ou ils l' enrichiront de quelques mauvaises figures gravées par quelques apprentifs de Paris, par quelque graveur de Hollande, ou par tel autre original du calibre de l' habile homme qui égratigne les planches des journaux anglais. Enfin, si je voulais faire l' énumération de toutes les subtilités de ces messieurs-là, il y aurait de quoi faire un livreaussi gros que celui qui contient les tours de maître Gonin, et je ferais voir à toute la terre que les avocats et les procureurs portent à tort le titre glorieux de premiers fripons de l' univers. Mais tels que soient les libraires, continua le compère, je ne laisserai point de me servir de leur ministère pour publier mon ouvrage, ainsi que Dieu, si l' on en croit la légende, s' est servi quelquefois du ministre du diable pour publier la vérité. Je ne répliquai rien à mon cher compère, car il était homme à continuer sa litanie jusqu' au lendemain. Je me contentai de porter tel jugement que je trouvai à propos sur ce qu' il venait de me dire, et de rendre justice au fond de mon âme aux libraires honnêtes gens que j' avais connus dans le cours de mes voyages.
CHAPITRE 19
événement funeste. Trois mois après notre arrivée à Paris, le livre de mon cher compère parut. Les idiots reçurent cet ouvrage avec avidité, parce qu' il les faisait rire; mais les connaisseurs découvrirent bientôt le venin qu' il contenait, et l' apprécièrent à sa valeur, tellement que le bruit qu' il fit flatta infiniment l' amour-propre de son auteur, car il aimait que ses ouvrages fissent du bruit. Mais la joie du pauvre compère fut troublée par une maladie qui l' attaqua un soir à la sortie de table. Le révérendissime père Jean, en sa qualité de médecin, ordonna d' abord quelques remèdes qui parurent faire un très-bon effet. Mais le lendemain le mal du compère redoubla de façon que son cher oncle trouva à propos de faire venir deux autres médecins,pour consulter ensemble sur la nature et l' état de cette maladie. La consultation finie, ces messieurs convinrent du traitement et du régime, que le malade devrait observer, et père Jean se chargea de la cure. Quelques soins que le révérendissime se donnât, il ne put arrêter le progrès du mal de mon compère. En trois jours de temps il se trouva dans un tel état, que l' on désespéra de sa vie. Vitulos fut donc rechercher les mêmes médecins; il se tint une nouvelle consultation: l' on y conclut qu' il fallait que le malade partît, et père Jean se chargea de lui annoncer la nouvelle. Lorsque ces messieurs furent sortis, le révérend s' approcha du lit de son neveu, et lui dit tout uniment que quand Hypocrate, Galien et Boerhaave reviendraient sur la terre, ils ne pourraient lui sauver la vie. Tout ce que je te recommande, continua-t-il, c' est de ne point faire ici le sot; il s' agit de mourir avec cette tranquillité d' âme, avec cette fermeté d' esprit dont je t' ai donné l' exemple dans les prisons de Londres, d' où je ne croyais sortir que pour aller faire un saut sur rien.Tu t' es plaint toute ta vie du mal qu' il y a dans le monde; or ce mal ne va être plus rien pour toi, tu ne vas être plus rien toi-même. nec quisquam expergitus extat, dit Lucrèce, frigida quem semet est vitaï pausa secura . Platon, Cicéron, Sénèque on dit la même chose; je te le répète, meurs donc d' une mort digne de toi.Lorsque père Jean eut fini son compliment, il nous dit de donner à son neveu tout ce qu' il désirerait, et s' en alla au cabaret. Le révérendissime étant parti, je m' approchai du lit du compère, et je le trouvai comme pétrifié par la nouvelle qu' il venait d' apprendre. Il gisait immobile; la rougeur que la fièvre lui occasionnait, avaitfait place à une pâleur mortelle, ses yeux étaient fermés... il ne les ouvrit enfin que pour jeter un regard vers le ciel, en s' écriant: affreuse image du trépas, qu' un triste honneur m' avait fardée! Surprenantes horreurs! épouvantable idée! Qui tantôt ne m' ébranliez pas! Que l' on vous connaît mal quand on vous envisage avec un peu d' éloignement, qu' on vous méprise alors, qu' on vous brave aisément! Mais que la grandeur du courage devient d' un difficile usage quand on touche au dernier moment! Je fus surpris de voir le compère dans cette situation d' esprit. Je m' attendais à le voir mourir avec cette fermeté d' âme qu' il avait fait paraître toute sa vie lorsqu' il parlait de son dernier moment; mais cette vaine philosophie, dont il avait fait tant debruit, ne put seulement lui procurer le courage de faire quelque contenance, ni de dissimuler un instant. Je crus d' abord que la frayeur de mon cher compère venait de l' idée horrible que la plupart des hommes se forment de la mort; mais je m' aperçus bientôt que cette frayeur avait une toute autre cause. Des remords cruels le dévoraient... hélas! Ils l' avaient dévoré toute sa vie! L' humeur attrabilaire et insupportable où il se trouvait quelquefois, était sans doute l' effet du trouble de son âme. Les différens systèmes qu' il forgeait à tous momens, et qu' il soutenait l' un après l' autre avec tant d' opiniâtreté, étaient comme des forts où il se croyait mettre à l' abri des reproches de sa conscience. Son esprit l' avait égaré, et l' amour-propre l' empêchait de se redresser; il fuyait de précipice en précipice, et partout les remords portés sur les ailes de la vérité venaient l' assaillir. Je ne saurais exprimer combien l' état de mon pauvre compère ne toucha. Je saisis le premier instant favorable pour le consoler. -si votre vie, lui dis-je, fut un tissu d' égaremens criminels, les frayeurs qui vous agitent en ce moment sont extravagantes. Vous passez d' une extrémité à l' autre.S' il vous reste assez d' esprit pour reconnaître vos fautes, il doit vous rester assez de raison pour savoir que celui que vous avez accusé d' impuissance, et peut-être d' injustice, est toujours votre père. Si votre âme est encore susceptible de quelqu' affection, ce ne doit point être de cette frayeur désespérante que vous témoignez, ce doit être d' un repentir sincère de vos péchés. Le désespoir d' un pécheur fait injure à la divinité et l' irrite; un retour véritable, une tendre confiance, une soumission entière l' apaisent. Si Dieu est bon, il est miséricordieux; mais pour que nous sentions les effets de sa miséricorde, nous devons faire tout ce qui dépend de nous pour nous en rendre dignes; si nous retournons à Dieu, il revient à nous: il ne nous demande rien au-delà de nos forces et des moyens de réconciliation qui nous sont donnés; mais il veut absolument l' emploi de ces forces et de ces moyens: sa bonté fait le reste... -ah! Mon cher Jérôme! S' écria le compère, ces remords effroyables dont je suis bourrelé sont les avant-coureurs des supplices horribles qui me sont destinés... -il ne put continuer; les sanglots et les larmes lui coupèrent la parole, il ne recouvra le calme que pour entrer dans une espèce de léthargie qui dura plus de quatre heures. Je ne pus m' empêcher de faire ici les réflexions les plus affligeantes sur la nature de l' esprit humain. -il faut, dis-je en moi-même, que l' orgueil, la vanité, la présomption, aient un empire bien absolu sur l' homme, pour que, malgré les égaremens criminels et funestes où il sait qu' il se plonge, il puisse tenir toute sa vie contre le cri de la conscience et la voix de la religion. Il n' est point étonnant qu' un homme plongé dans la débauche et la crapule, tel que le redoutable père Jean, puisse parvenir à un tel point d' endurcissement, que son âme, féroce autant que courageuse, devienne insensible à la crainte et aux remords; mais qu' un homme éclairé, qui voit, qui connaît ses erreurs, auquel la conscience reproche sans cesse ses fautes, qu' un tel homme, dis-je, puisse tenir sa vie entière contre des motifs si puissans, c' est ce que je ne puis comprendre. Le trouble et l' effroi furent de tous temps le partagedes superstitieux et leur bourreau; hélas! Ils ne feraient point le supplice d' un philosophe à sa mort, s' il avait écouté le premier remords qu' il sentit dans le cours de sa vie. Mais quelle extravagance! Quel aveuglement! De mépriser par orgueil, ou plutôt de fuir comme un tourment ce qui n' est qu' un motif destiné à nous ramenerà la résipiscence, dans la voie de la vérité et de la vertu. Les remords, dit un savant homme, sont les huissiers de la divinité. Ils nous avertissent de nos égaremens; ils nous citent sans cesse devant le tribunal de celui que nous avons offensé; nous fuyons, nous croyons que c' est pour y être jugés et condamnés... hélas! Ce n' est que pour y reconnaître notre tort, que pour éprouver les effets de la miséricorde de notre père commun, et nous faire rentrer dans le sentier où il veut que nous marchions. J' allais pousser mes réflexions plus loin; mais les lamentations que l' espagnol faisait sur la mort prochaine de son maître, et qui augmentaient de moment à autre, m' en empêchèrent. Tantôt il criait, il gémissait, ou beuglait comme un taureau; tantôt il parlait à Dieu, à la vierge, à tous les saints, puis au compère qui ne l' entendait pas. -vous allez mourir, se mit-il à dire à ce dernier, et je ne vous verrai plus! Vous allez mourir sans confession, sans absolution, sans viatique et sans extrême-onction, car vous ne parlez plus, vous ne voyez plus, vous n' entendez plus; et quand même vousparleriez, que vous verriez, que vous entendriez encore, voici mon camarade Jérôme, qui, tout dévot qu' il est, ne veut point que je cherche le moindre prêtre pour vous consoler dans ce dernier moment, pour vous absoudre de vos fautes, et vous ouvrir la porte du paradis. D' ailleurs nous n' avons ici ni cierge bénit, ni eau bénite, ni reliques qui puissent tenir l' ennemi de votre âme éloigné de ces lieux. J' avais autrefois un morceau de la tunique de saint François, je l' ai perdu; j' avais un agnus dei , on me l' a volé; j' avais un rameau de la pâque-fleurie, le redoutable l' a brûlé! ... bienheureux saint Anacréon! Qui avez succédé à saint Lin dans le siége de Rome, je ne suis qu' un misérable pécheur, qu' un chétif espagnol... qu' un pauvre gentilhomme, né du commerce illégitime du sous gardien des cordeliers de Bilbao, avec la sacristine des carmelites de la même ville; je n' ose parfois élever ma voix indigne jusqu' au ciel; priez, s' il vous plaît,le glorieux saint Michel, archange et toujours vierge, de descendre ici-bas avec sa rondache, sa pertuisane et son corselet, de se placer à côté du lit de mon doux maître, de le garder des embûches de Satan à son heure dernière, et de conduire son âme saine et sauve en paradis, lorsqu' elle quittera son corps; sans quoi, c' est fait de lui. La philosophie est quelque chose d' admirable, tandis que l' on vit, mais elle ne sert de rien à la mort. Il faut des secours d' un autre genre à mon cher maître: ceux des hommes lui manquent, il ne peut en recevoir que d' en haut... peut-être, hélas! N' aura-t-il point le temps de se repentir de ses fautes! Mais je m' en repens pour lui... mais que vois-je? Mon doux maître va passer... bienheureuse vierge Marie! Quelles grimaces il fait! Voyez donc comme il roule les yeux! ... ah! Mon cher maître! Dites votre in manus , c' est fait de vous! ... c' est fait de vous! C' est fait de vous! ... mais il ne peut plus parler... mon cher Vitulos, dites-le pour lui, ou donnez-lui du moins une cuillerée de bouillon. Ayons de la charité pour nos semblables, si nous voulons qu' on enait pour nous... c' est la faute de ce maudit Jérôme, si mon maître meurt. Mon maître avait une santé de fer; il aurait vécu autant qu' un patriarche; mais depuis quelque temps il le contredit en tout. Il l' accuse de je ne sais quel manichéisme, comme s' il y avait du manichéisme à croire que si Dieu fait pour quatre sols de bien, le diable en fait pour six de mal. Dieu voudrait sauver tous les hommes, hélas! Mais Satan lui en escamote au moins quatre-vingt-dix-neuf sur cent. Le vilain animal a plus de pouvoir qu' on ne pense; il en a tant qu' il a été la cause de la mort de son maître même. Mais mon doux maître n' est point encore trépassé. Il ouvre les yeux. Il me regarde. Ah! Philosophe incomparable! Si tu reviens de cette maladie, je promets à saint Roch un cierge quinze fois plus gros que celui que je donnai à saint Dominique, lorsqu' il nous tira de la misère par le canal du marquis de Barjolac, qui vient d' être tué d' un coup de fusil dans la rueFromenteau, ainsi que je l' ai appris du portier des quinze-vingt... Diégo allait continuer; mais la présence du révérendissime père Jean De Domfront, qui rentra en ce moment, le fit taire. Lorsque le révérend se fut aperçu que le compère respirait encore, il dit: ma foi, je croyais mon neveu déjà dans les espaces imaginaires. Si j' avais su cela, je ne serais point rentré sitôt. Je n' aime point à troubler les gens qui n' ont plus rien à faire en ce monde qu' à mourir. Aussi long-temps qu' il y a quelqu' espoir de guérison chez un malade, je suis homme à me mettre en quatre pour le secourir; passé cela, je le laisse. Une femmelette suffit près de lui pour lui rafraîchir la langue et le gosier avec quelque syrop propre à cela. Ces cris, ces pleurs, ces remontrances qu' on fait à un mourant, l' étourdissent; cette foule de spectateurs l' étouffent et l' éblouissent. Un homme qui meurt a assez de besogne en lui-même sans l' accabler de fadaises, de sornettes, et d' un vain attirail. S' il meurt volontiers, s' il est détaché de tout ce qu' il laisse en ce monde, il est insenséde lui en rappeler le souvenir par des pleurs inutiles. S' il regrette la vie, sa famille, ses parens, ses amis, les cris et les gémissemens de ceux qui lui sont chers, feront qu' il les regrettera encore davantage. Toutes ces prédications, ces propos, ces regrets, ces exhortations sont aussi hors de saison. Un homme qui a vécu un certain nombre d' années doit savoir mourir un quart-d' heure, comme disait Montmorency au cordelier qui le prêchait; et la foule de spectateurs ne peut, comme je l' ai dit, que rendre l' agonie d' un mourant plus douloureuse. Il y a de l' inhumanité à faire souffrir un homme pour se procurer lasingulière satisfaction de le voir expirer: qui en a vu un, en a vu mille; vouloir en voir davantage est une curiosité barbare qui ressemble à celle de ceux qui ne peuvent être assez près de l' échafaud, toutes les fois qu' on roue quelque malheureux.
CHAPITRE 20
Suite de la maladie du compère. Père Jean parlait encore lorsque le compère sortit de sa léthargie. Comme cet état l' avait fatigué extraordinairement, on lui donna à boire, et le révérend jugea à propos de ne lui dire mot; mais le compère rompit lui-même ce silence, il demanda à son oncle s' il ne croyait pas qu' il pût en échapper? Celui-ci lui répondit que non, qu' il devait s' attendre à partir de ce monde avant vingt-quatre heures. -est-il possible, s' écria le compère, que personne ne puisse me sauver la vie, ou du moins me la prolonger de quelques jours! Ah! Mon cher oncle, que vais-je devenir? Je suis un homme perdu. Je sors d' un assoupissement funeste pendant lequel monesprit s' est représenté des choses horribles. J' ai vu l' enfer ouvert, et les supplices effroyables que l' on y fait souffrir à ceux qui, comme moi, n' ont suivi dans leur vie que ce que la perversité de leur âme leur inspirait. Qu' il va m' en coûter pour la vaine satisfaction que j' ai eue de me singulariser par mes opinions criminelles. Je vous ai trompé, mes amis, et je me suis trompé moi-même. -mon cher maître, dit l' espagnol, s' il était permis à votre serviteur Diégo De La Plata de vous donner quelque petit conseil, je vous dirais que ces lamentations que vous faites sont excellentes, mais qu' il conviendrait plutôt que vous employassiez cet intervalle de connaissance que le ciel vous envoie, pour examiner votre conscience et vous confesser ensuite. Je connais le révérend père Anselme, récollet, qui a assisté Louis-Dominique Cartouche à la mort; il a reçu de Rome le pouvoir d' absoudre tous les cas réservés: je vais le chercher. -hélas! Mon cher Diégo, dit le compère, crois-tu qu' il y ait encore de pardon pour moi? -oui-dà, mon doux maître, reprit l' espagnol, il y en a bieneu pour saint Longin qui avait percé le côté de notre seigneur. -va donc, dit le compère, cours et reviens au plus vite avec cet homme de Dieu. -ventre-bleu! S' écria père Jean, si quelque frocard a l' audace d' entrer ici, je l' étripe, et je le pends à la cheminée comme une andouille. -tout beau, mon cher confrère, dit Vitulos, si vous aimez votre neveu, laissez-lui la satisfaction de mourir comme il veut. Les mourans sont comme les enfans, ils ont des fantaisies, il faut s' y prêter. Un prêtre ou un moine est une poupée qui les amuse et les endort; que ce soit un de ces gens-là ou un autre qui assiste le compère dans ce moment, peu importe, moyennant qu' il se tranquillise, et qu' il avale la pillule sans faire la grimace. -je ne suis point de ce sentiment là, dis-je à mon tour; ce moment est trop précieux pour abandonner un homme à lui-même, ou entre les mains de quelque béat qui est plus capable de lui faire tourner la tête que de lui procurer des secours solides et nécessaires. Il ne s' agit point ici de remplir de fadaises et de puérilités la cervelle d' un malade, il s' agit de lui donnerune idée sublime et majestueuse de l' auteur de la nature, une idée nette et distincte de la religion, et d' affermir sa foi sur tous les dogmes qu' elle prescrit; il s' agit ensuite de lui rappeler ses fautes, de lui inculquer un repentir sincère, un ferme propos de s' amender, s' il retourne en santé, ainsi qu' une confiance solide en la miséricorde de celui qu' il a offensé. Je me charge de m' acquitter autant qu' il me sera possible de toutes ces choses envers le compère, et je le prie de m' écouter. -j' allais continuer; mais le compère me témoigna que je lui ferais plaisir de me taire, et pria derechef l' espagnol d' aller lui chercher un confesseur. Père Jean voyant cela, dit à son neveu de mourir de la façon qu' il l' entendait, et sortit.
CHAPITRE 21
Suite de cet événement. Diégo partit donc, ainsi qu' il en avait été requis, et ne tarda guère à amener son père Anselme. Lorsque ce religieux fut entré, il nous fit tous sortir de la chambre, et se mit en devoir de confesser le compère. Comme il n' y avait qu' une cloison entre cette chambre et le cabinet où nous nous étions retirés, et qu' ils parlaient assez haut l' un et l' autre, nous entendîmes tout ce qu' ils dirent. Le compère, baigné de larmes, se confessa d' abord de tout ce que le récollet voulut; alors celui-ci lui fit une remontrance pathétique, qu' il accompagna de peintures si ridicules de l' enfer, d' un tableau si dégoûtant du paradis, que je faillisplusieurs fois d' aller prendre le moine par le collet, et de le jeter en bas de l' escalier. Enfin le récollet finit par dire au malade qu' il n' y avait point de pardon pour lui, s' il ne donnait un tiers de son bien aux pauvres, un tiers aux âmes du purgatoire, et le reste à l' église; ce que le compère promit de faire. Mais comme l' effet valait mieux que la promesse, le religieux insista, et le malade nous fit appeler pour lui remettre sa part de la bourse commune; mais on lui répondit que père Jean avait la clef de la cassette. En attendant qu' il fût de retour, le père Anselme ordonna encore au compère de jeûner au pain et à l' eau pendant six ans, s' il revenait de sa maladie, et d' entrer au bout de ce temps-là dans le tiers ordre de saint François. Le compère promit non-seulement toutes ces choses, mais il demanda en outre s' il ne serait point plus sûr pour lui de mourir dans l' habit de cet ordre. Le récollet répondit qu' oui; mais comme il ne lui était point possible de lui fournir cet habit dans le moment, il ajouta que son capuchon suffirait; en conséquence de quoi, il encapuchonnale compère, et lui ceignit le cordon séraphique autour des reins. Le compère ainsi accoutré commença à envisager la mort avec courage et résignation. -mes chers amis, nous dit-il, je sens en ce moment une satisfaction que je n' avais point encore éprouvée. Joignez vos prières aux miennes pour demander à Dieu que les marques vénérables dont je suis revêtu soient les instrumens de mon triomphe sur Satan, et les preuves les plus complètes de mon humilité. Comme Diégo était sorti aussitôt qu' il eut introduit le récollet, il rentra dans ce moment avec un carme qu' il avait été chercher; et un jacobin, qu' il avait vraisemblablement été prier de venir aussi, arriva presqu' en même temps. Lorsque ces nouveaux venus virent le récollet, et qu' ils se virent l' un et l' autre, ils demandèrent à l' espagnol s' il se moquait d' eux. Mais le récollet leur demanda à son tour si ce n' était pas plutôt de lui qu' ils se moquaient. De sorte que de propos à une autre, les trois moines s' échauffèrent, et se mirent à faire un carillon siépouvantable, que la maison en trembla. Bref, ils allaient en venir aux mains, lorsque père Jean rentra. Le révérend ne sut d' abord s' il rêvait ou s' il veillait. La vue de ces trois moines en dispute, celle du compère en capuchon, le firent reculer d' étonnement; mais ayant repris ses esprits, il saisit un manche à balai, il tomba sur cette monacaille, et les allait assommer tous, si Vitulos et moi n' y eussions mis le holà. Les trois religieux prirent d' abord le révérend pour le diable; le carme effrayé se sauva sous le lit; le jacobin se mit à crier miséricorde, et le récollet se mit à l' exorciser. D' un autre côté, Diégo était tombé évanoui; le compère se démenait sur son lit; un chien que nous avions aboyait à tout rompre, et le chat épouvanté était grimpé aux vitres, où il poussait des miaulemens effroyables. Lorsque la colère du père Jean fut un peu apaisée, il fit sortir le carme de son réduit, et il ordonna aux trois moines de s' embrasser. -or ça, caffards de par tous les diables, dit-il, qui faites le métier de reconcilier les pécheurs avec Dieu, reconciliez-voustout-à-l' heure les uns avec les autres, ou je vous arrache la fressure. -hélas! Monsieur, dit le jacobin, ne savez-vous pas que nous ne nous reconcilions jamais avec personne? Ces bons pères ont la gloire de leur ordre à soutenir, moi j' ai celle du mien, et tous les trois celle de la prêtrise. Défressurez-nous, si vous le voulez, vous ne nous ferez faire aucune bassesse. -sors donc d' ici, race de vipère, reprit père Jean, et va vider ton différend dans la rue avec ces deux coquins-là. -et mon capuchon, dit le récollet? ... -sors d' ici au plutôt, ou je t' anéantis. -en même temps le révérend sauta à son sabre qui était pendu contre la muraille, et les trois moines faillirent à se casser le cou en dégringolant l' escalier. Lorsque cette monacaille fut disparue, je dis à père Jean: votre révérence vient de faire encore un bel exploit. Voici bien une autre affaire que votre querelle de Londres. Là, vous n' aviez affaire qu' à un lord, ici ce sera au corps entier des ecclésiastiques. -eh! Que me peut-il arriver de pis qu' à Londres? Répondit le révérend; le lord y a voulu me faire assassiner, et la justice me faire pendre; je suis si accoutumé à vivre parmi les dangers, que je n' en crains plus aucun. -vous auriez dû au moins avoir quelqu' égard pour l' état de votre neveu. -et cette race infernale en avait-elle même des égards pour mon neveu? Si je n' étais venu mettre ces scélérats à la raison, le charivari qu' ils faisaient aurait duré jusqu' au soir. Au reste, peu importe que la mort de mon neveu soit avancée ou reculée de quelques momens, puisqu' il faut qu' il parte... -or ça, notre ami, continua le révérend en s' adressant au compère, te voilà pas mal accoutré avec ton capuchon. Je me suis toujours bien douté que tu ferais quelque folie à l' heure de la mort; mais je ne croyais pas que ç' aurait été celle de mourir encapuchonné. Tu t' es fait gloire toute ta vie d' être le martyr de la plus sublime philosophie, et tu finis par être celui de la plus vile superstition; fin vraiment glorieuse et digne de ceux qui, comme toi, n' ont jamais raisonné qu' au hasard et sans principes, mais plutôt parenvie de faire du bruit que par celle d' instruire les hommes. Va, je te renie pour mon neveu, et je ne veux plus te voir. Il y a des sottises qui sont dignes de pitié, mais les tiennes sont dignes de mépris. Adieu. -en finissant ces mots, le révérend prit son havresac, et fut se loger à deux ou trois maisons au-dessus de celle où nous étions, et quelques instances que Vitulos et moi lui fîmes, nous ne pûmes le retenir.
CHAPITRE 22
Mort du compère Mathieu. Le compère ne prêta guère d' attention ni à ce que son cher oncle lui dit, ni à son départ. La scène qui venait de se passer lui avait causé une émotion si considérable, qu' il avait perdu les trois quarts du bon sens qui lui restait. Enfin il rentra dans une seconde léthargie, que nous crûmes être la dernière; mais au bout de deux heures il reprit ses sens, et redemanda son récollet. On lui dit qu' il reviendrait plus tard; mais comme cela ne le contentait pas, je pris le parti d' aller prier notre hôte le sculpteur de chercher quelqu' ecclésiastique. Le sculpteur revint un moment après avec un prêtre séculier. Celui-ci était un vénérable vieillard qui faisait tout unimentson métier, qui n' avait peut-être point parlé deux fois en sa vie de la constitution, et qui n' avait jamais lu les nouvelles ecclésiastiques. Il aborda le compère d' un air ouvert et affable, et après quelques propos, il le pria de permettre qu' on lui ôtât son capuchon, parce que cela le devait gêner; ce que le compère permit. Lorsque le prêtre eut appris que le malade s' était confessé, il lui dit: mon cher enfant, il me paraît que vous êtes dans un âge à avoir éprouvé de combien de misères cette vie est remplie, et à savoir que la mort d' un vrai chrétien est la fin de ses misères. Envisagez donc votre dernier moment comme un port assuré où vous serez à l' abri de toutes les tempêtes. Mettez votre confiance en la miséricorde du père commun de tous les hommes. Si vous avez négligé de marcher dans les voies de la justice, repentez-vous de tout votre coeur, et demandez-lui pardon de vos égaremens. Si vous n' avez pas eu toute la foi que notre religion auguste exige, ayez maintenant cette foi ferme et sincère, et croyez tout ce qu' elle prescrit. Les disputes et les déréglementsqui deshonorent le sanctuaire, l' exemple des esprits forts du siècle, la corruption de notre nature, vous auront peut-être fait secouer le joug de la religion de vos pères; ils vous auront conduit à cette espèce d' incrédulité qui est malheureusement si commune aujourd'hui; rentrez donc dans cette religion; croyez que Dieu a envoyé son divin fils sur la terre pour éclairer les hommes, et pour les tirer de l' esclavage où la chute de leur premier père les avait plongés; croyez que ce fils de Dieu est Dieu lui-même; croyez en un mot tous les dogmes et les mystères que l' évangile contient et que l' on vous a vraisemblablement enseignés dans votre jeunesse. Ces mystères augustes, quelque impénétrables qu' ils soient, n' en sont pas moins dignes de notre foi et de notre vénération. Si vous jettez les yeux sur l' histoire de l' église, vous verrez qu' on ne les a jamais attaqués sans motif d' intérêt, de vengeance ou d' ambition. Si les mêmes passions ont régné quelquefois chez ceux qui étaient faits pour être les défenseurs de la pureté de la religion, il y a de l' extravagance à s' enprendre à elle. Nous ne devons point juger de l' évangile par les hommes qui le prêchent sans le pratiquer; nous devons juger de l' évangile par l' évangile même, et par les discours de ceux qui, en le prêchant, se conforment à ce qu' il prescrit. Je n' entrerai point ici dans des discussions trop étendues, continua l' ecclésiastique, les circonstances ne me le permettent pas. Je n' occuperai point non plus vos derniers momens de cent propos inutiles, qui ne servent qu' à jeter un malade dans le trouble et l' effroi, ou dans une superstition odieuse et criminelle; il me suffit de savoir si vous avez un repentir sincère de vos fautes, une ferme confiance en Dieu et aux mérites de Jésus-Christ. Le compère ayant répondu qu' oui, le prêtre continua ses exhortations, et dit des choses si touchantes, que le malade, Vitulos et moi, fondîmes en larmes. Enfin le bon vieillard se disposait à chercher le viatique lorsque le compère entra tout-à-coup en agonie et expira. Quelques heures plutôt il serait mort comme un sot, et il mourut comme un saint.Le lecteur me dispensera de lui exprimer la douleur où cette mort me plongea; il doit en juger par l' attachement tendre et sincère que j' avais pour mon cher compère. La fureur qu' il avait de philosopher l' avait conduit d' erreurs en erreurs, et lui avait attiré, ainsi qu' à moi, bien des peines et des traverses, ce qui l' avait rendu farouche sur la fin de sa vie: d' ailleurs il avait le coeur bon; il était humain et compatissant; ces vertus seules feraient son éloge. S' il fit des folies, ce ne fut point plus par envie d' en faire, que par haine pour celles des autres. Cette mort acheva de troubler l' esprit du pauvre espagnol. Le compère fut à peine expiré, qu' il fallut l' emmener hors du logis pour le vacarme qu' il y faisait; et trois jours après on fut obligé de le conduire aux petites maisons. Nous ne restions plus que trois, père Jean, Vitulos et moi; mais nous nous séparâmes bientôt. Le révérend se fit capitaine de dragons, son confrère retourna chez les capucins, et moi je demeurai à Paris.Le respectable prêtre qui avait assisté le compère dans ses derniers momens, fut dorénavant ma seule compagnie. Il me permit de prendre mon logement chez lui. Sa douceur, sa charité, sa piété, m' attachèrent à lui pour jamais. Ses discours, ses instructions, ses lumières et son zèle, me ramenèrent à mon ancienne croyance; il me démontra par des argumens invincibles la vérité des dogmes que j' avais rejetés si légèrement; et je compris enfin que si les passions et la mauvaise foi peuvent entraîner les hommes dans des erreurs dangereuses en matière de foi, toute la sincérité possible peut nous y entraîner de même, lorsqu' en pareil cas nous ne voulons nous en rapporter qu' à nos faibles lumières.
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