conte. la comtesse de * me prit sans m' aimer, continua Damon: elle me trompa. Je me fâchai, elle me quitta: cela étoit dans l' ordre. Je l' aimois alors, et, pour me venger mieux, j' eus le caprice de la ravoir , quand à mon tour,je ne l' aimai plus. J' y réussis et lui tournai la tête: c' est ce que je demandois. Elle étoit amie de Madame De T qui me lorgnoit depuis quelque tems, et sembloit avoir de grands desseins sur ma personne. Elle y mettoit de la suite, se trouvoit partout où j' étois, et menaçoit de m' aimer à la folie, sans cependant que cela prît sur sa dignité et sur son goût pour les décences; car, comme on le verra, elle y étoit scrupuleusement attachée. Un jour que j' allois attendre la comtesse dans sa loge à l' opéra, j' arrivai de si bonne heure, que j' en avois honte: on n' avoit pas commencé. à peine entrois-je, je m' entends appeler de la loge d' à-côté. N' étoit-ce pas encore la décente Madame De T! Quoi! Déjà, me dit-on, quel désoeuvrement!Venez donc près de moi. J' étois loin de m' attendre à tout ce que cette rencontre alloit avoir de romanesque et d' extraordinaire. On va vîte avec l' imagination des femmes; et dans ce moment, celle de Madame De T fut singulièrement inspirée. Il faut, me dit-elle, que je vous sauve du ridicule d' une pareille solitude; il faut... l' idée est excellente; et, puisque vous voilà, rien de plus simple que d' en passer ma fantaisie. Il semble qu' une main divine vous ait conduit ici. Auriez-vous par hasard des projets pour ce soir? Ils seroient vains, je vous en avertis: je vous enlève. Laissez-vous conduire, point de questions, point de résistance... abandonnez-vous à la providence; appelez mes gens. Vous êtes un homme unique, délicieux . Je me prosterne... on me presse de descendre,j' obéis. J' appelle, on arrive. Allez chez monsieur, dit-on à un domestique; avertissez qu' il ne rentrera point ce soir... puis on lui parle à l' oreille, et on le congédie. Je veux hasarder quelques mots; l' opéra commence, on me fait taire: on écoute, ou l' on fait semblant d' écouter. à peine le premier acte est-il fini, qu' on apporte un billet à Madame De T, en lui disant que tout est prêt. Elle sourit, me demande la main, descend, me fait entrer dans sa voiture, donne ses ordres, et je suis déjà hors de la ville, avant d' avoir pu m' informer de ce qu' on vouloit faire de moi. Chaque fois que je hasardois une question, on répondoit par un éclat de rire. Si je n' avois bien su qu' elle étoit femme à grande passion, et que dansl' instant même elle avoit une inclination bien reconnue, inclination dont elle ne pouvoit ignorer que je fusse instruit, j' aurois été tenté de me croire en bonne fortune: elle étoit également instruite de la situation de mon coeur; car la comtesse de * étoit, comme je l' ai déjà dit, l' amie intime de Madame De T. Je me défendis donc toute idée présomptueuse, et j' attendis les événemens. Nous relayâmes et repartîmes comme l' éclair. Cela commençoit à me paroître plus sérieux. Je demandai avec plus d' instance jusqu' où me mèneroit cette plaisanterie. Elle vous mènera dans un très-beau séjour; mais devinez où? Je vous le donne en mille... chez mon mari. Le connoissez-vous? -pas du tout. -eh bien! Moi, je le connois un peu, et je crois que vous en serez content: on nousréconcilie. Il y a six mois que cela s' arrange, et il y en a un que nous nous écrivons. Il est, je pense, assez galant à moi d' aller le trouver. -oui; mais, s' il vous plaît, que ferai-je là, moi? à quoi puis-je être bon! -ce sont mes affaires. J' ai craint l' ennui d' un tête-à-tête: vous êtes aimable, et je suis bien aise de vous avoir. -prendre le jour d' un raccommodement pour me présenter! Cela me paroît bizarre. Vous me feriez croire que je suis sans conséquence, si à vingt-cinq ans on pouvoit l' être. Ajoutez à cela l' air d' embarras qu' on apporte à une première entrevue. En vérité, je ne vois rien de plaisant pour tous les trois à la démarche où vous vous engagez. -ah! Point de morale, je vous en conjure; vous manquez l' objet de votre emploi. Il faut m' amuser, me distraire, et non me prêcher.Je la vis si décidée, que je pris le parti de l' être au moins autant qu' elle. Je me mis à rire de mon personnage. Nous devînmes très-gais, et je finis par trouver qu' elle avoit raison. Nous avions changé une seconde fois de chevaux. Le flambeau mystérieux de la nuit éclairoit un ciel pur d' un demi-jour très-voluptueux. Nous approchions du lieu où alloit finir le tête-à-tête. On me faisoit, par intervalles, admirer la beauté du paysage, le calme de la nuit, le silence touchant de la nature. Pour admirer ensemble, comme de raison, nous nous penchions à la même portière; le mouvement de la voiture faisoit que le visage de Madame De T et le mien s' entretouchoient. Dans un choc imprévu elle me serra la main, et moi, par le plus grand hasarddu monde, je la retins entre mes bras. Dans cette attitude, je ne sais ce que nous cherchions à voir. Ce qu' il y a de sûr, c' est que les objets commençoient à se brouiller à mes yeux, lorsqu' on se débarrassa de moi brusquement, et qu' on se rejetta au fond du carrosse. Votre projet, dit-on, après une rêverie assez profonde, est-il de me convaincre de l' imprudence de ma démarche? Je fus embarrassé de la question: des projets... avec vous... quelle duperie! Vous les verriez venir de trop loin; mais un hasard, une surprise... cela se pardonne. -vous avez compté là-dessus, à ce qu' il me semble? Nous en étions là sans presque nous apercevoir que nous entrions dans l' avant-cour du château. Tout étoit éclairé, tout annonçoit la joie, exceptéla figure du maître, qui étoit rétive à l' exprimer. Un air languissant ne montroit en lui le besoin d' une réconciliation que pour des raisons de famille. La bienséance l' amena cependant jusqu' à la portière. On me présente, il offre la main, et je suis, en rêvant à mon personnage passé, présent et à venir. Je parcours des salons décorés avec autant de goût que de magnificence; car le maître de la maison raffinoit sur toutes les recherches du luxe. Il s' étudioit à ranimer les ressources d' un physique éteint par des images de volupté. Ne sachant que dire, je me sauvai par l' admiration. La déesse s' empresse de faire les honneurs du temple, et d' en recevoir les complimens. Vous ne voyez rien, me dit-elle; il faut que je vous mène à l' appartement de monsieur. -eh! Madame,il y a cinq ans que je l' ai fait défaire. -ah! Ah! Dit-elle, en songeant à autre chose. Je pensai éclater de rire en la voyant si bien au courant de ce qui se passoit chez elle. à souper, ne voilà-t-il pas qu' elle s' avise encore d' offrir à monsieur du veau de rivière, et que monsieur lui répond: madame, il y a trois ans que je suis au lait. -ah! Ah! Répondit-elle encore. Qu' on se peigne une conversation entre trois êtres si étonnés de se trouver ensemble! Le soupé finit. J' imaginois que nous nous coucherions de bonne heure; mais je n' imaginois bien que pour le mari. En rentrant dans le salon: je vous sais gré, madame, dit-il, de la précaution que vous avez eu d' amener monsieur. Vous avez jugé que j' étoisde méchante ressource pour la veillée, et vous avez bien jugé, car je me retire. Puis, se tournant de mon côté, d' un air assez ironique: monsieur voudra bien me pardonner, et se charger de faire ma paix avec madame. Alors il nous quitta. Nous nous regardâmes, et pour se distraire des idées que cette retraite occasionnoit, Madame De T me proposa de faire un tour sur la terrasse, en attendant que les gens eussent soupé. La nuit étoit superbe: elle laissoit entrevoir les objets, et sembloit ne les voiler que pour donner plus d' essor à l' imagination. Le château, ainsi que les jardins appuyés contre une montagne, descendoient en terrasse jusque sur les rives de la Seine qui les bornoit par son cours, dont lessinuosités multipliées formoient de petites isles agrestes et pittoresques, qui varioient les tableaux et augmentoient le charme du lieu. Ce fut sur la plus longue de ces terrasses que nous nous promenâmes d' abord: elle étoit couverte d' arbres épais. On s' étoit remis de l' espèce de persifflage qu' on venoit d' essuyer, et tout en se promenant, on me fit quelques confidences. Les confidences s' attirent, j' en faisois à mon tour, et elles devenoient toujours plus intimes, plus intéressantes. Il y avoit long-tems que nous marchions. Elle m' avoit d' abord donné son bras, ensuite ce bras s' étoit entrelacé, je ne sais comment, tandis que le mien la soulevoit et l' empêchoit presque de poser à terre. L' attitude étoit agréable, mais fatiguante à la longue, etnous avions encore bien des choses à nous dire. Un banc de gazon se présente; on s' y assied sans changer d' attitude. Ce fut dans cette position que nous commençâmes à faire l' éloge de la confiance, de son charme et de ses douceurs. Eh! Me dit-elle, qui peut en jouir mieux que nous, avec moins d' effroi? Je sais trop combien vous tenez au lien que je vous connois, pour avoir rien à redouter auprès de vous. Peut-être vouloit-elle être contrariée; je n' en fis rien. Nous nous persuadâmes donc mutuellement qu' il étoit comme impossible que nous puissions jamais nous être autre chose que ce que nous nous étions alors. -j' appréhendois cependant que la surprise de tantôt n' eût effrayé votre esprit. - oh! Je ne m' alarme pas si aisément. -je crains cependant qu' elle ne vousait laissé quelques nuages. -que faut-il donc pour vous rassurer? -vous le pouvez. -eh! Comment? -vous ne devinez pas? -mais je souhaite d' être éclaircie. -j' ai besoin d' être sûr que vous me pardonniez. -pour cela, que faut-il? -m' accorder franchement, à l' heure même, ce baiser surpris tantôt par hazard, et qui a paru vous effaroucher. -que ne parliez-vous: je le veux bien; vous seriez trop fier, si je le refusois. Votre amour-propre vous feroit croire que je vous crains. On voulut prévenir mes illusions; j' eus le baiser. Il en est des baisers comme des confidences, ils s' attirent, ils s' accélèrent, ils s' échauffent les uns par les autres. En effet, le premier ne fut pas plutôt donné, qu' un second le suivit, puis unautre; ils se pressoient, ils entrecoupoient la conversation, ils la remplaçoient; à peine enfin laissoient-ils aux soupirs la liberté de s' échapper. Le silence vint, on l' entendit, (car on entend quelquefois le silence), il effraya. Nous nous levâmes sans mot dire, et recommençâmes à marcher. Il faut rentrer, dit-elle, l' air du soir ne vous vaut rien. -je le crois moins dangereux pour vous, lui répondis-je. -oui... je suis moins susceptible qu' une autre; mais n' importe, rentrons. -c' est par égard pour moi, sans doute... vous... vous voulez me défendre contre le danger des impressions d' une telle promenade, et des suites fatales qu' elle pourroit avoir pour moi seul? -c' est donner beaucoup de délicatesse à mes motifs. Je le veux bien comme cela... mais, rentrons, je l' exige. (proposgauches qu' il faut passer à deux êtres qui s' efforcent de prononcer, tant bien que mal, tout autre chose que ce qu' ils ont à dire). Elle me força à reprendre le chemin du château. Je ne sais, je ne savois du moins si ce parti étoit une violence qu' elle se faisoit, si c' étoit une résolution bien décidée, ou si elle partageoit le chagrin que j' avois de voir terminer ainsi une scène aussi agréablement commencée; mais, par un mutuel instinct, nos pas se ralentissoient, et nous cheminions tristement, mécontens l' un de l' autre et de nous-mêmes. Nous ne savions ni à qui ni à quoi nous en prendre. Nous n' étions ni l' un ni l' autre en droit de rien exiger, de rien demander: nous n' avions pas seulement la ressource d' un reproche. De sorte que tous nossentimens restoient renfermés et contraints au fond de nos coeurs. Qu' une querelle m' auroit soulagé! Mais où la prendre? Cependant nous approchions, occupés en silence de nous soustraire au devoir que nous nous étions imposé si maladroitement. Nous étions à la porte fatale, lorsqu' enfin Madame De T parla: je ne suis guère contente de vous... après la confiance que je vous ai montrée, il est mal à vous de ne m' en accorder aucune. Voyez si, depuis que nous sommes ensemble, vous m' avez dit un mot de la comtesse. Il est pourtant si doux de parler de ce qu' on aime! Et vous ne pouvez douter que je ne vous eusse écouté avec intérêt. C' étoit bien le moins que j' eusse pour vous cette complaisance, après avoir risqué devous priver d' elle. -n' ai-je pas le même reproche à vous faire, et n' auriez-vous point paré à bien des choses, si au lieu de me rendre confident d' une réconciliation avec un mari, vous m' aviez parlé d' un choix plus convenable, d' un choix... -Damon... je vous arrête... songez qu' un soupçon seul nous blesse. Pour peu que vous connoissiez les femmes, vous savez qu' il faut les attendre sur les confidences... revenons. Où en êtes-vous avec la comtesse? Vous rend-on bien heureux? Ah! Je crains le contraire: cela m' afflige; je m' intéresse si tendrement à vous! Oui, monsieur, je m' y intéresse... plus que vous ne pensez peut-être. -eh! Pourquoi donc, madame, vouloir croire avec le public ce qu' il s' amuse à grossir, à circonstancier, l' intimité de la comtesse avec moi?-épargnez-vous la feinte; je sais sur votre compte tout ce que l' on peut savoir. La comtesse est moins mystérieuse que vous. Les femmes de son genre sont prodigues des secrets de leurs adorateurs, surtout lorsqu' une tournure discrète comme la vôtre pourroit leur dérober leurs triomphes. Je suis loin de l' accuser de coquetterie; mais une prude n' a pas moins de vanité qu' une coquette. Parlez-moi franchement: n' êtes-vous pas souvent la victime de ce genre de caractère? Parlez, parlez. -mais, madame, vous vouliez rentrer... et l' air... -il a changé. Elle avoit repris mon bras, et nous recommencions à marcher, sans que je m' aperçusse de la route que nous prenions. Ce qu' elle venoit de me dire de l' amant que je lui connoissois, cequ' elle me disoit de la maîtresse qu' elle me savoit, ce voyage, la scène du carrosse, celle du banc de gazon, la situation, l' heure, tout cela me troubloit; j' étois tour-à-tour emporté par l' amour-propre ou les désirs, et ramené par la réflexion. J' étois d' ailleurs trop ému pour me faire un plan, et prendre de certaines résolutions. Tandis que j' étois en proie à des mouvemens si étranges, elle avoit toujours continué de parler, et toujours de la comtesse; et mon silence avoit paru confirmer tout ce qu' il lui plaisoit d' en dire. Quelques traits qui lui échappèrent me firent pourtant revenir à moi. Comme elle est fine, disoit-elle, qu' elle a de grâces! Une perfidie entre ses mains prend l' air d' une gaîté. Une infidélité paroît un effort de raison, unsacrifice à la décence. Point d' abandon. Toujours aimable, rarement tendre, et jamais vraie; galante par caractère, prude par système, vive, prudente, adroite, étourdie, sensible, savante, coquette et philosophe, c' est un Protée pour les formes, c' est une grâce pour les manières; elle attire, elle échappe. Combien je lui ai vu faire de personnages! Entre nous, que de dupes l' environnent! Comme elle s' est moquée du baron! ... que de tours elle a joués au marquis! Lorsqu' elle vous prit, c' étoit pour distraire deux rivaux trop imprudens, et qui étoient sur le point de faire un éclat. Elle les avoit trop manégés, ils avoient eu le temps de l' observer; ils auroient fini par la convaincre. Mais elle vous mit en scène, les occupa de vos soins, les amena à des recherches nouvelles, vous désespéra,vous plaignit, vous consola, et vous fûtes contens tous quatre. Ah! Qu' une femme adroite a d' empire sur vous! Et qu' elle est heureuse lorsqu' à ce jeu-là elle affecte tout, et n' y met jamais du sien! Madame De T accompagna cette dernière phrase d' un soupir très-intelligent, et fait pour être décisif. C' étoit le coup de maître. Je sentis qu' on venoit de m' ôter un bandeau de dessus les yeux, et ne vis point celui qu' on y mettoit. Je fus frappé de la vérité du portrait. Mon amante me parut la plus fausse de toutes les femmes, et je crus tenir l' être sensible. Je soupirai aussi, sans savoir à qui s' adressoit ce soupir, sans démêler si le regret ou l' espoir l' avoit causé. On parut fâchée de m' avoir affligé, et de s' être laissée emportertrop loin dans une peinture qui pouvoit paraître suspecte, étant faite par une femme. Je ne concevois rien à tout ce que j' entendois. Nous suivions, sans nous en douter, la grande route du sentiment, et la reprenions de si haut, qu' il étoit impossible d' entrevoir le terme du voyage. Après beaucoup d' écarts, presque méthodiques, on me fit apercevoir, au bout d' une terrasse, un pavillon qui avoit été le témoin des plus doux momens. On me détailloit sa situation, son ameublement. Quel dommage de n' en avoir pas la clef! Tout en causant, nous approchions. Il se trouva ouvert; il ne lui manquoit plus que la clarté du jour. Mais l' obscurité pouvoit aussi lui prêter quelques charmes. D' ailleurs, je savois combien étoitcharmant l' objet qui devoit l' embellir. Nous frémîmes en entrant: c' étoit un sanctuaire, et c' étoit celui de l' amour! Il s' empara de nous, nos genoux fléchirent. Il ne nous resta de force que celle que donne ce dieu. Nos bras défaillans s' enlacèrent, et nous allâmes tomber, sans le moindre projet, sur un canapé qui occupoit une partie du temple. La lune se couchoit, et le dernier de ses rayons emporta bientôt le voile d' une pudeur qui, je crois, devenoit importune. Tout se confondoit dans les ténèbres. La main qui vouloit me repousser sentoit battre mon coeur; on vouloit me fuir, on retomboit plus attendrie. Nos âmes se rencontroient, se multiplioient; il en naissoit une de chacun de nos baisers... quand l' ivressede nos sens nous eut rendus à nous-mêmes, nous ne pouvions retrouver l' usage de la voix, et nous nous entretenions dans le silence par le langage de la pensée. Elle se réfugioit dans mes bras, cachoit sa tête dans mon sein, soupiroit et se calmoit à mes caresses; elle s' affligeoit, se consoloit et demandoit de l' amour pour tout ce que l' amour venoit de lui ravir. Cet amour, qui l' effrayoit dans un autre instant, la rassuroit dans celui-ci. Si d' un côté on veut donner ce qu' on a laissé prendre, on veut de l' autre recevoir ce qu' on a dérobé; et, de part et d' autre, on se hâte d' obtenir une seconde victoire, pour s' assurer de sa conquête. Tout ceci avoit été un peu brusqué.Nous sentîmes notre faute. Nous reprîmes ce qui nous était échappé, avec plus de détail. Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance, en confondant tous les délices qui la précèdent. On arrache un noeud, on déchire une gaze. Partout la volupté marque sa trace, et bientôt l' idole ressemble à la victime. Plus calmes, l' air nous parut plus pur, plus frais. Nous n' avions pas entendu que la rivière, qui baignoit les murs du pavillon, rompoit le silence de la nuit par un murmure doux qui sembloit d' accord avec la tendre palpitation de nos coeurs. L' obscurité étoit trop grande pour laisser distinguer aucun objet; mais, à travers le crêpe transparent d' une belle nuit d' été, notre imagination faisoit, d' une île quiétoit devant notre pavillon, un lieu enchanté. La rivière nous paroissoit couverte d' amours qui se jouoient dans les flots. Jamais les forêts de Gnide n' ont été si peuplées d' amans que nous en peuplions l' autre rive. Il n' y avoit pour nous dans la nature que des couples heureux, et il n' y en avoit point de plus heureux que nous. Nous aurions défié Psyché et l' amour. J' étois aussi jeune que lui: elle me paroissoit aussi charmante qu' elle. Plus abandonnée, elle me sembla plus ravissante encore. Chaque moment me livroit une beauté. Le flambeau de l' amour me l' éclairoit par les yeux de l' âme, et le plus sûr des sens confirmoit mon bonheur. Quand la crainte est bannie, les caresses cherchent les caresses. Elles s' appellent plus tendrement: on ne veut plus qu' une faveursoit ravie. Si l' on diffère, c' est raffinement. Le refus est timide, et n' est qu' un tendre soin. On désire, on ne voudroit pas; c' est l' hommage qui plaît... le désir flatte... l' âme est exaltée... on adore... on ne cédera point... on a cédé. Ah! Me dit-elle, avec un son de voix céleste, sortons de ce dangereux séjour; sans cesse les désirs s' y reproduisent, et l' on est sans force pour leur résister. Elle m' entraîne. Nous nous éloignons à regret; elle tournoit souvent la tête: une flamme divine sembloit briller sur le parvis: tu l' as consacré pour moi, me disoit-elle. Qui sauroit jamais y plaire comme toi? Comme tu sais aimer! Qu' elle est heureuse! -qui donc, m' écriai-je avecétonnement? Ah! Si je dispense le bonheur, à quel être dans la nature pouvez-vous porter envie! Nous passâmes devant le banc de gazon, et nous nous arrêtâmes involontairement et avec une de ces émotions muettes qui signifient beaucoup. -quel espace immense, me dit-elle alors, entre ce lieu-ci et celui que nous venons de quitter! Mon âme est si pleine de mon bonheur, qu' à peine puis-je me rappeller que j' ai pu vous résister. Je ne sentis point d' abord tout ce que ces mots renfermoient d' obligeant, et à quoi leur sens m' engageoit. Eh bien! Lui dis-je, verrai-je se dissiper ici tout le charme dont mon imagination étoit remplie là-bas? Ce lieu me sera-t-il toujours fatal? -en est-il qui puisse te l' être encore quand je suis avec toi? -oui, sans doute, puisque je suis aussi malheureux dans celui-ci que jeviens d' être heureux dans l' autre. L' amour vrai veut des gages multipliés; il croit n' avoir rien obtenu tant qu' il lui reste quelque chose à obtenir. -encore... non, je ne puis permettre... non, jamais... et elle me faisoit toutes ces défenses-là d' un ton à n' être point obéie: ce que j' interprétois en perfection. Je prie le lecteur de se ressouvenir que j' ai à peine vingt-cinq ans, et que les faits de cet âge n' engagent personne. Cependant la conversation changea d' objet; elle devint moins sérieuse. On osa même plaisanter sur les plaisirs de l' amour, l' analyser, en séparer le moral, le réduire au simple, et prouver que les faveurs n' étoient que du plaisir; qu' il n' y avoit d' engagements réels (philosophiquement parlant) que ceux que l' oncontractoit avec le public, en le laissant pénétrer dans nos secrets, et en commettant avec lui quelques indiscrétions. Quelle nuit délicieuse, dit-elle, nous venons de passer par l' attrait seul de ce plaisir, notre guide et notre excuse! Si des raisons, je le suppose, nous forçoient à nous séparer demain, notre bonheur ignoré de toute la nature ne nous laisseroit, par exemple, aucun lien à dénouer. Quelques regrets, dont un souvenir agréable seroit le dédommagement... et puis, au fait, du plaisir, sans toutes les lenteurs, le tracas et la tyrannie des procédés d' usage. Nous sommes tellement machines (et j' en rougis), qu' au lieu de toute la délicatesse qui me tourmentoit avant la scène qui venoit de se passer, j' entrois au moins pour moitié dans la hardiessede ces principes; je les trouvois sublimes, et je me sentois déjà une disposition très-prochaine à l' amour de la liberté. La belle nuit, me disoit-elle, les beaux lieux! Il y a huit ans que je les avois quittés; mais ils n' ont rien perdu de leurs charmes! Ils viennent de reprendre pour moi tous ceux de la nouveauté. Nous n' oublierons jamais ce cabinet, n' est-il pas vrai? Le château en recèle un plus charmant encore; mais on ne peut rien vous montrer: vous êtes comme un enfant qui veut toucher à tout ce qu' il voit, et qui brise tout ce qu' il touche. Un mouvement de curiosité, qui me surprit moi-même, me fit promettre de n' être que ce que l' on voudroit. Je protestai que j' étois devenu bien raisonnable. On changeade propos. Madame De T aimoit mieux les raisons que la raison. Cette nuit, dit-elle, me paroîtroit complettement agréable, si je ne me faisois un reproche. Je suis fâchée, vraiment fâchée, de ce que je vous ai dit de la comtesse. Ce n' est pas que je veuille me plaindre de vous. Vous vous êtes conduit aussi décemment qu' il soit possible. La nouveauté pique, vous m' avez trouvée aimable, et j' aime à croire que vous étiez de bonne foi; mais l' empire de l' habitude est si long à détruire, que je sens moi-même que je n' ai pas ce qu' il faut pour en venir à bout. J' ai d' ailleurs épuisé tout ce que le coeur a de ressources pour enchaîner. Que pourriez-vous espérer maintenant près de moi? Que pourriez-vous désirer! Et que devient-on avec une femme, sans le désir et l' espérance.Je vous ai tout prodigué: à peine peut-être me pardonnerez-vous un jour des plaisirs qui, après le moment de l' ivresse, nous abandonnent à la sévérité des réflexions. à propos, dites-moi donc, comment avez-vous trouvé mon mari? Assez maussade, n' est-il pas vrai? Le régime n' est point aimable; je ne crois pas qu' il vous ait vu de sang froid; notre amitié lui deviendroit suspecte. Il faudra ne pas prolonger ce premier voyage; il prendroit de l' humeur... dès qu' il viendra du monde, (et sans doute il en viendra)... d' ailleurs vous avez aussi vos ménagemens à garder... vous vous souvenez de l' air de monsieur, hier en nous quittant? ... elle vit l' impression que me faisoient ces dernières paroles, et ajouta tout de suite: il étoit plus gai, lorsqu' il fit arranger, avec tant de recherche,le cabinet dont je vous parlois tout-à-l' heure. C' étoit avant mon mariage; il tient à mon appartement. Il n' a jamais été pour moi qu' un témoignage... des ressources artificielles dont M De T avoit besoin de fortifier son sentiment, et du peu de ressort que je donnois à son âme. C' est ainsi que par intervalle elle excitoit ma curiosité sur ce cabinet. Il tient à votre appartement, lui dis-je; quel plaisir d' y venger vos attraits offensés, de leur y restituer les vols qu' on leur a faits! On trouva ceci d' un meilleur ton. Ah! Lui dis-je, si j' étois choisi pour être le héros de cette vengeance, si le goût du moment pouvoit faire oublier et réparer les langueurs de l' habitude... elle saisit, avec une intelligence très-prompte ce que je voulois dire, et plus surprise que fâchée, elle reprit: -si vous me promettiez d' être sage... il faut l' avouer, je ne me sentois pas encore toute la ferveur, toute la dévotion qu' il falloit pour visiter les saints lieux; mais j' avois beaucoup de curiosité: ce n' étoit plus Madame De T que je désirois, c' étoit le cabinet. Nous étions rentrés. Les lampes des escaliers et des corridors étoient éteintes; nous errions dans un dédale. La maîtresse même du château en avoit oublié les issues; enfin nous arrivâmes à la porte de son appartement, de cet appartement qui renfermoit ce réduit si vanté. Qu' allez-vous faire de moi? Lui dis-je, que voulez-vous que je devienne? Me renverrez-vous ainsi seul dans l' obscurité? M' exposerez-vous à faire du bruit, à nous déceler, à nous trahir, à vous perdre?Cette raison lui parut sans réplique. -vous me promettez donc... -tout... tout au monde. On reçut mon serment avec l' espérance, bien entendu, que j' étois encore très-capable d' être parjure. Nous ouvrîmes doucement la porte: nous trouvâmes deux femmes endormies, l' une jeune, l' autre plus âgée. Cette dernière étoit celle de confiance; ce fut elle qu' on éveilla. On lui parla à l' oreille. Bientôt je la vis sortir par une porte secrète artistement fabriquée dans un lambris de la boiserie. Moi, je m' offris à remplir l' office de la femme qui dormoit; on accepta mes services: on se débarrassa de tout ornement superflu. Un simple ruban retenoit tous les cheveux, qui s' échappèrent en boucles flottantes. On y ajouta seulement une rose que j' avois cueillie dans le jardin et que je tenoisencore par distraction; une robe ouverte remplaça tous les autres ajustements. Il n' y avoit pas un noeud à toute cette parure; je trouvai Mme De T plus belle que jamais. Un peu de fatigue avoit appesanti ses paupières, et donnoit à ses regards une langueur plus intéressante, une expression plus douce. Le coloris de ses lèvres, plus vif que de coutume, relevoit l' émail de ses dents, et rendoit son sourire plus voluptueux. Des rougeurs éparses çà et là relevoient la blancheur de son teint et en attestoient la finesse. Ces traces du plaisir m' en rappeloient la jouissance. Enfin elle me parut, à la lumière, plus séduisante encore que mon imagination ne se l' étoit peinte dans nos plus doux moments. Le lambris s' ouvrit de nouveau, et la discrète confidente disparut.Près d' entrer, on m' arrêta: souvenez-vous, me dit-on gravement, que vous serez censé n' avoir jamais vu ni même soupçonné l' asyle où vous allez être introduit. Point d' étourderie, je suis tranquille sur le reste. -la discrétion est ma vertu favorite: on lui doit bien des instants de bonheur. Tout cela avoit l' air d' une initiation. On me fit traverser un petit corridor obscur en me conduisant par la main. Mon coeur palpitoit comme celui d' un jeune prosélyte que l' on éprouve avant la célébration des grands mystères. -mais votre comtesse? Me dit-elle en s' arrêtant... j' allois répliquer, les portes s' ouvrirent: l' admiration intercepta ma réponse. Je fus étonné, ravi; je ne sais plus ce que je devins, et je commençai de bonne foi à croire àl' enchantement. La porte se referma, et je ne distinguai plus par où j' étois entré. Je ne vis plus qu' un bosquet aérien qui, sans issue, sembloit ne tenir et ne porter sur rien; enfin je me trouvai comme dans une vaste cage entièrement de glaces, sur lesquelles les objets étoient si artistement peints, qu' elles produisoient l' illusion de tout ce qu' elles représentoient. On ne voyoit intérieurement aucune lumière. Une lueur douce et céleste y penétroit selon le besoin que chaque objet avoit d' être plus ou moins aperçu. Des cassolettes exhaloient les plus agréables parfums; des chiffres et des trophées déroboient aux yeux la flamme des lampes qui éclairoient d' une manière magique ce lieu de délices. Le côté par où nous entrâmes représentoit des portiques en treillages ornés de fleurs,et des berceaux dans chaque enfoncement. D' un autre côté, on voyoit la statue de l' amour distribuant des couronnes; devant cette statue étoit un autel sur lequel on voyoit briller une flamme; au bas de cet autel, une coupe, des couronnes et des guirlandes. Un temple d' une architecture légère achevoit d' orner ce côté: vis-à-vis étoit une grotte sombre. Le dieu du mystère veilloit à l' entrée. Le parquet, couvert d' un tapis pluché , imitoit un épais gazon. Au haut du plafond, des amours suspendoient des guirlandes qui se jouoient négligemment. Le quatrième côté, qui répondoit aux portiques, étoit un dais sous lequel s' accumuloit une quantité de carreaux, avec un baldaquin soutenu par des amours. Ce fut là qu' alla se jeter nonchalammentla reine de ce lieu. Je tombai à ses pieds: elle se pencha vers moi, elle tendit les bras, et dans l' instant, grâce à ce groupe répété dans tous ses aspects, je vis cette île toute peuplée d' amans heureux. Les désirs se reproduisent par leur image. Laisserez-vous, lui dis-je, ma tête sans couronne? Si près du trône, pourrai-je éprouver des rigueurs? Pourriez-vous y prononcer un refus? -et vos sermens, me répondit-elle en se levant. -j' étois un mortel quand je les fis; vous m' avez fait un dieu: vous adorer, voilà mon seul serment. -venez, me dit-elle, l' ombre du mystère doit cacher ma foiblesse; venez... en même temps elle s' approcha de la grotte. à peine en avions-nous franchi l' entrée, que je ne sais quel ressort, adroitementménagé, nous entraîna. Portés par le même mouvement, nous tombâmes mollement renversés sur un monceau de coussins. L' obscurité régnoit avec le silence dans ce sanctuaire. Nos soupirs nous tinrent lieu de langage. Plus tendres, plus multipliés, plus ardens, ils étoient les interprètes de nos sensations, ils en marquoient les degrés, et le dernier de tous, quelque tems suspendu, nous avertit que nous devions rendre grâce à l' amour. Nous sortîmes de la grotte pour aller lui porter notre hommage. La scène avoit changé. Au lieu du temple et de la statue de l' amour, c' étoit celle du dieu des jardins. (le même ressort qui nous avoit fait entrer dans la grotte, avoit produit ce changement, en retournant la figure de l' amour, et en renversant l' autel). Nous avions aussi quelques grâces à rendreà ce nouveau dieu. Nous marchâmes à son temple, et il put lire dans mes yeux que j' étois digne encore de me le rendre propice. La déesse prit une couronne qu' elle me posa sur la tête, et me présenta une coupe, où je bus à pleins flots le nectar des dieux. Hé bien! Me dit, après quelques momens, la fée de ce séjour, en soulevant à peine ses beaux yeux humides de volupté, aimerez-vous jamais la comtesse autant que moi? -j' avois oublié, lui répondis-je, que je dusse jamais retourner sur la terre. Elle sourit, fit un signe, et tout disparut... sortez bien vite, me dit en entrant la confidente, il fait grand jour, on entend déjà du bruit dans le château. Tout m' échappe avec la même rapiditéque le réveil détruit un songe, et je me trouvai dans le corridor avant d' avoir pu reprendre mes sens. Je voulois regagner ma chambre, mais où l' aller prendre? Toute information me dénonçoit, toute méprise étoit une indiscrétion. Le parti le plus prudent me parut de descendre dans le jardin, où je résolus de rester jusqu' à ce que je pusse rentrer avec vraisemblance d' une promenade du matin. La fraîcheur et l' air pur de ce moment calmèrent par degrés mon imagination, et en chassèrent le merveilleux. Au lieu d' une nature enchantée, je ne vis qu' une nature naïve. Je sentois la vérité rentrer dans mon âme, mes pensées naître sans trouble, et se suivre avec ordre: je respirois. Je n' eus rien de plus pressé alors que de me demander si j' étois l' amant de celle que je venois de quitter, et jefus bien surpris de ne savoir que me répondre. Qui m' eût dit hier à l' opéra que je pourrois aujourd'hui me faire cette question-là? Moi, qui croyois savoir qu' elle aimoit éperdument, et depuis deux ans, le marquis de , moi, qui me croyois tellement épris de la comtesse, qu' il devoit m' être impossible de lui devenir infidèle! Quoi! Hier! Madame De T, est-il bien vrai? Auroit-elle rompu avec le marquis? M' a-t-elle pris pour lui succéder, ou seulement pour le punir? Quelle aventure! Quelle nuit! Et je m' interrogeois pour savoir si je ne rêvois pas encore. Je m' étois assis, et ne cessant de raisonner avec moi-même, je ne savois trop à quoi me fixer; je soupçonnois, je doutois, puis j' étois persuadé, convaincu, et puis, je ne croyois plus rien. Tandis que je flottois dans ces incertitudes,j' entendis du bruit près de moi; je levai les yeux, me les frottai; je ne pouvois croire... c' étoit... qui? ... le marquis. -tu ne m' attendois pas si matin, n' est-il pas vrai? Eh bien! Comment cela s' est-il passé? -tu savois donc que j' étois ici, lui demandai-je? -oui vraiment; on me le fit dire hier au moment de votre départ. As-tu bien joué ton personnage? Le mari a-t-il trouvé ton arrivée bien ridicule? Quand te renvoye-t-on? J' ai pourvu à tout: je t' amène une bonne chaise qui sera à tes ordres. C' est à charge d' autant. Il falloit un écuyer à Madame De T, tu lui en as servi, tu l' as amusée sur la route; c' est tout ce qu' elle vouloit, et ma reconnoissance... -oh! Non, non, je sers avec générosité, et dans cette occasion, Madame De T pourroit te dire que j' y ai mis un zèle au-dessusdes pouvoirs de ta reconnoissance. Il venoit de débrouiller le mystère de la veille, et de me donner la clef du reste. Je sentis dans l' instant mon nouveau rôle. Chaque mot étoit en situation, et me donnoit envie de rire. Au fait, il étoit difficile de ne pas trouver très-plaisant tout ce qui s' étoit passé. -mais pourquoi venir si tôt? Dis-je au marquis: il me semble qu' il eût été plus prudent... -tout est prévu: c' est le hasard qui semble me conduire ici; je suis censé revenir d' une campagne voisine. Madame De T ne t' a donc pas mis au fait? Je lui veux du mal de ce défaut de confiance, après ce que tu faisois pour nous. -elle avoit sans doute ses raisons, et peut-être, si elle eût parlé, n' aurois-je pas joué sibien mon personnage. -cela, mon cher, a donc été bien plaisant? Conte-moi tous les détails... conte donc. -ah! ... un moment. Je ne savois pas que tout ceci étoit une comédie, et, bien que je sois pour quelque chose dans la pièce... -tu n' avois pas le beau rôle. -va, va, rassure-toi; il n' y a point de mauvais rôles pour de bons acteurs. -j' entends: tu t' en es bien tiré. -merveilleusement! -et Madame De T? -sublime! Elle a tous les genres. -conçois-tu qu' on ait pu fixer cette femme-là? Cela m' a donné de la peine; mais j' ai amené son caractère au point que c' est peut-être la femme de Paris sur la fidélité de laquelle il y a le plus à compter. -c' est bien voir les choses. -c' est mon talent à moi; toute son inconstance n' étoit que frivolité, dérèglement d' imagination: ilfalloit s' emparer de cette âme-là. -c' est le bon parti. -n' est-il pas vrai? Tu n' as pas d' idée de la force de son attachement pour moi: au fait, elle est charmante, tu seras forcé d' en convenir. Entre nous, je ne lui connois qu' un défaut, c' est que la nature, en lui donnant tout, lui a refusé cette flamme divine qui met le comble à tous ses bienfaits; elle fait tout naître, tout sentir, et elle n' éprouve rien: c' est un marbre. -il faut t' en croire sur ta parole, car moi, je ne puis... mais sais-tu que tu connois cette femme-là comme si tu étois son mari; vraiment c' est à s' y tromper, et si je n' eusse pas soupé hier avec le véritable... -à propos, a-t-il été bien bon? -jamais on n' a été plus mari que cela. -oh! La bonne aventure! Mais tu n' en ris pas assez à mon gré! Tu ne sens doncpas tout le comique de ce qui t' arrive? Conviens que le théâtre du monde offre des choses bien étranges, qu' il s' y passe des scènes bien divertissantes. Rentrons; j' ai de l' impatience d' en rire avec Madame De T. Il doit faire jour chez elle; j' ai dit que j' arriverois de bonne heure. Décemment il faudroit commencer par le mari; viens chez toi, je veux remettre un peu de poudre. On t' a donc bien pris pour un amant? -tu jugeras de mes succès par la réception qu' on va me faire. Il est neuf heures; allons de ce pas chez monsieur. Je voulois éviter mon appartement, et pour cause. Chemin faisant, le hasard m' y amena; la porte, restée ouverte, nous laissa voir mon valet de chambre qui dormoit dans un fauteuil; une bougie expiroit près de lui. En s' éveillant au bruit, il présenteétourdiment ma robe de chambre au marquis, en lui faisant quelques reproches sur l' heure à laquelle il rentroit; j' étois sur les épines. Mais le marquis étoit si disposé à s' abuser, qu' il ne vit rien en lui qu' un rêveur qui lui apprêtoit à rire. Je donnai mes ordres pour mon départ à mon homme, qui ne savoit ce que tout cela vouloit dire, et nous passâmes chez monsieur. Vous imaginez bien qui fut accueilli? Ce ne fut pas moi, c' est dans l' ordre. On fit à mon ami les plus grandes instances pour s' arrêter; on voulut le conduire chez madame, dans l' espérance qu' elle le détermineroit. Quant à moi, on n' osoit, disoit-on, me faire la même proposition, car on me trouvoit trop abattu pour douter que l' air du pays ne me fût pas vraiment funeste. En conséquence, on me conseilla de regagner laville. Le marquis m' offrit sa chaise; je l' acceptai. Tout alloit à merveille, et nous étions tous contens. Je voulois cependant voir encore Madame De T; c' étoit une jouissance que je ne pouvois me refuser. Mon impatience étoit partagée par mon ami, qui ne concevoit rien à ce sommeil, et qui étoit bien loin d' en pénétrer la cause. Il me dit en sortant de chez M De T: cela n' est-il pas admirable? Quand on lui auroit communiqué ses répliques, auroit-il pu mieux dire? Au vrai, c' est un fort galant homme, et, tout bien considéré, je suis très-aise de ce raccommodement. Cela fera une bonne maison, et tu conviendras que, pour en faire les honneurs, il ne pouvoit mieux choisir que sa femme. (personne n' étoit plus que moi pénétré de cette vérité.) quelque plaisant que cela soit,mon cher, motus; le mystère devient plus essentiel que jamais. Je saurai faire entendre à Madame De T que son secret ne sauroit être en de meilleures mains. -crois, mon ami, qu' elle compte sur moi, et, tu le vois, son sommeil n' en est point troublé. -oh! Il faut convenir que tu n' as pas ton second pour endormir une femme. -et un mari, mon cher, un amant même au besoin. On avertit enfin qu' on pouvoit entrer chez Mme De T. Nous nous y rendîmes avec empressement. Je vous annonce, madame, dit en entrant notre causeur, vos deux meilleurs amis. -je tremblois, me dit Mme De T, que vous ne fussiez parti avant mon réveil, et je vous sais gré d' avoir senti le chagrin que cela m' auroit fait. Elle nous examinoit l' unet l' autre; mais elle fut bientôt rassurée par la sécurité du marquis, qui continua de me plaisanter. Elle en rit avec moi autant qu' il le falloit pour me consoler, sans se dégrader à mes yeux; adressa à l' autre des propos tendres, à moi d' honnêtes et décents ; elle badina et ne plaisanta point. Madame, dit le marquis, il a fini son rôle aussi bien qu' il l' avoit commencé. Elle répondit gravement: j' étois sûre du succès de tous ceux qu' on confieroit à monsieur. Il lui raconta ce qui venoit de se passer chez son mari; elle me regarda, m' approuva, et ne rit point. Pour moi, dit le marquis, qui avoit juré de ne plus finir, je suis enchanté de tout ceci: c' est un ami que nous nous sommes fait, madame. Je te le répète encore, notre reconnoissance... -eh! Monsieur, dit Mme De T,brisons là-dessus, et croyez que j' ai senti tout ce que je dois à monsieur. On annonça M De T, et nous nous trouvâmes tous en situation. M De T m' avoit persiflé et me renvoyoit; mon ami le dupoit et se moquoit de moi; je le lui rendois, tout en admirant Mme De T, qui nous jouoit tous, sans rien perdre de la dignité de son caractère. Après avoir joui quelques instans de cette scène, je sentis que celui de mon départ étoit arrivé. Je me retirois; Mme De T me suivit, feignant de vouloir me donner une commission: adieu, monsieur; je vous dois bien des plaisirs, mais je vous ai payé d' un beau rêve. Dans ce moment, votre amour vous rappelle, et celle qui enest l' objet en est digne. Si je lui ai dérobé quelques transports, je vous rends à elle plus tendre, plus délicat et plus sensible... adieu! Encore une fois: vous êtes charmant... ne me brouillez pas avec la comtesse. Elle me serra la main, et me quitta. Je montai dans la voiture qui m' attendoit. Je cherchai bien la morale de toute cette aventure, et... je n' en trouvai point.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Point de lendemain. Point de lendemain. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BDCB-2