LETTRE 1

Paris, lundi 2 novembre 17. J'attendois votre réponse avec impatience; je pensois quelle m'annonceroit un heureux changement dans les dispositions de ce bon parent , qui montre tant de politesse et d' obstination , en s'efforçant de ruiner votre soeur. Je suis bien irritée contre lui, mon cher comte; cette désagréable discussion d'intérêt vous a fait passer l'automne en Bretagne, elle vous y retiendra peut-être tout l'hiver. Vous devez des conseils à votre soeur; des soins, des secours à vos neveux: le sacrifice de votre temps, de vos plaisirs est vraiment généreux, je l'approuve, mais je ne vous verrai point: je me le dis avec bien du regret, avec bien du chagrin,jamais je ne vous ai si vivement désiré; vous allez me demander pourquoi? Je l'ignore moi-même. Je suis sans affaires, sans embarras, au moins apparent; cependant vous me seriez nécessaire, je le sens: eh! Dans quel temps un ami nous est-il inutile. M De Montalais est enfin rendu à ses amis, qui souhaitoient passionnément son retour. M et Madame De Comminges, le Comte De Piennes, et Madame De Martigues célèbrent son arrivée par des fêtes: il mérite, je crois, tous les sentimens qu'il inspire. Adieu: mes plus tendres complimens à votre aimable soeur: elle doit être bien contente de moi. Je me prive du plaisir de lui écrire, pour ne pas la troubler dans sa douce paresse .

LETTRE 2

Je vais vous confier un petit secret; il fait naître de grandes espérances. M De Méri, si décidé à marier Madame De Mirande à son maussade pupille, commence à revenir de sa longue prévention. Les amis du Comte De Termes entourent ce bon vieillard, lui demandent s'il veut toujours affliger sa nièce chérie? On le flatte, on le presse; le chevalier De Termes le voit, l'amuse, lui plaît; tout paroît s'arranger pour combler les voeux de deux personnes estimables. Madame De Martigues se donne de grands soins; le Comte De Piennes agit fortement; termes va, vient, court, tremble, se rassure, espère, se désole, rit et pleure vingt fois en un jour. Ami solide, tendre amant, iltouche, il intéresse; il engage tout le monde à souhaiter son bonheur. Mon attachement pour Madame De Mirande fixe mon attention sur un événement dont sa fortune et sa félicité dépendent. La perspective de ce mariage donne bien de la joie au Comte De Piennes. Si une de ces trois charmantes veuves , dit-il, rentroit sous le joug, les deux autres suivroient son exemple; Madame De Martigues se décideroit enfin, j'obtiendrois son coeur et sa main. La satisfaction de M De Piennes en seroit une véritable pour tous ses amis; si Madame De Martigues écoutoit mes conseils, elle l'épouseroit, il seroit heureux; mais reprendre de nouveaux liens, moi! Mon ami, je suis plus éloignée que jamais d'y penser. Le Marquis De Montalais est arrivé; vous l'ai-je dit? Avez-vous des nouvelles de Madame Du Lugei? Je vais vous étonner; nous sommes brouillées, oui, tout-à-fait brouillées. Je ne sais pourquoi cette femme prétendoit régler ma conduite et me choisir des amis: fatiguée de ses leçons, j'ai cessé d' aller m'ennuyer à ses tristes dîners. Je veux bien que vous me grondiez un peu, mon cher comte; mais ne vous rendez point arbitre de nos différends, et surtout ne vous avisez pas d'entreprendre de nous raccommoder. Adieu, j'ai fait toutes vos commissions.

LETTRE 3

Oui, je vois souvent le Marquis De Montalais, je soupe presque tous les soirs avec lui. Mon dieu! Vous-avez raison, cet homme est un enchanteur; il amuse, séduit, occupe; il a ranimé les plaisirs de notre société, il en fait les délices. Recherché, préféré, caressé, il conserve cette modestie qui le distingue si avantageusement, qualité rare dans un homme aimable; oui, rare, peut-être dangereuse. Madame De Martigues ne conçoit pas comment elle a pu vivre six mois sans voir M De Montalais; elle l'écoute, l'admire, applaudit à ses moindres discours, veut que tout le monde en soit charmé, et gronde sérieusement quand on ose contrarier son goût. Le Comte De Piennes voit comme elle, dit comme elle; le plus riant accueil, mille louanges prodiguées au marquis, ne donnent point un instant d'humeur à un amant malheureux et jaloux! Cela ne vous paroît-il pas singulier, étonnant? La personne dont vous me parlez avec tant de chaleur m'est absolument inconnue. J'ignorois que ma mère eût une parente mariée en Bretagne, et sans doute elle-même ne le savoit pas. Si Madame De Kerlanes est de la maison d'Estelan, maison qui m'est chère à tous égards, je suis prête à répondre à votre attente; et si deux mille louis peuvent faciliter l'établissement de Mademoiselle De Kerlanes, je consens de tout mon coeur à les donner. Mais, quel récit vous a-t-on fait? Rien n'est plus faux, je ne possède point les biens de la maison d'Estelan, ils étoient passés en des mains étrangères, long-temps avant ma naissance. à la vérité, le dernier comte de ce nom m'a laissé les richesses qu'il rapporta de la Martinique; mais le Maréchal De Tende ne l'engagea point à me nommer sa légataire universelle ; les grands biens de M D'Estelan ne formèrent point les liens qui m'unirent au neveu du maréchal; ce tendre parent me destinoit à M De Sancerre, dans un temps où ma fortune étoit bien bornée, où je n'espérois pas ce brillant héritage. Je dois une entière justification à la mémoire du Maréchal De Tende; sa généreuse amitié pour moi lui fit souhaiter de me voir sa nièce: il désiroit mon bonheur, il croyoit l'assurer; le peu de succès de ses soins n'a point affoibli ma reconnoissance. Je me souviendrai toujours avec regret, avec douleur, qu'il n'a pas été en mon pouvoir de la lui prouver. Détrompez Madame De Kerlanes, détrompez-la, je vous en prie. Le frère de ma mère m'appela volontairement à sa succession; je vous instruirai des raisons qu'il eut de déshériter son fils. Non, je vous le jure, personne ne l'engagea à signer cet acte de vengeance; juste dans ses idées, téméraire dans les miennes. Comme parente de Madame De Kerlanes, je crois ne lui rien devoir; mais comme plus favorisée qu'elle de la fortune, je crois lui devoir des secours, et je me plairai à l'obliger. Madame De Mariadeck pouvoit s'épargner ses pressantes sollicitations; le besoin est auprès de moi la recommandation la plus forte, j'imaginois que la soeur du Comte De Nancé me connoissoit assez pour le penser. Madame De Mirande sort, elle me prie de vous remercier de vos tendres voeux. Ses espérances augmentent à chaque instant. Madame De Themines entre; la voilà, belle, gaie, charmante; elle veut vous dire cent nouvelles, elle les écrit; je mettrai sa gazette dans malettre. Adieu, mon ami: je suis triste, je ne sais pourquoi. M De Montalais est à Versailles, je n'ai pu faire votre commission auprès de lui.

LETTRE 4

Oh! Vous veniez de recevoir une lettre de Madame Du Lugei quand vous m'avez écrit. La politesse de vos expressions ne peut me cacher l'esprit qui vous les dicte, ni effacer entièrement l'aigreur de ma sévère parente. Je méprise beaucoup l' espèce de sagesse dont elle tire vanité, je commence par vous le dire; toute affectation m'est odieuse: mais je veux répondre à vos observations, comme si la Marquise Du Lugei ne vous engageoit point à me communiquer les siennes. Vous avez raison de blâmer la légèreté de mon amie; exacte dans ses moeurs, inconsidérée dans sa conduite, Madame De Martigues néglige trop peut-être de réunir tous les suffrages: elle dédaigne de se contraindre pour prévenir les malignes interprétations qu'on peut donner à ses discours, ou les fausses conjectures que ses démarches semblent quelquefois autoriser. Souvent ses idées sont folles; elle est trop vive, trop attachée à faire précisément ce qu'elle veut, ce qui l' amuse. Par exemple, sa fantaisie d'éprouver le Comte De Piennes dure trop long-temps. Un mariage annoncé, retardé, rompu; des brouilleries, des raccommodemens; un amant banni, rappelé, admis et rejeté dix fois en deux ans, cela est bizarre; cet amant lui demeure attaché , supporte ses caprices; un homme maltraité est-il capable de tant de patience ? Cette offensante question est de Madame Du Lugei; elle seule admire la patience d'un homme qui n'en a point du tout, qui se plaint sans cesse, tourmente continuellement les amis, les parens de Madame De Martigues, engage toute la France à lui parler, et peut-être éloigne par trop d'importunités l'instant favorable à ses désirs. En vérité, mon cher comte, on feroit une cruelle injustice à Madame De Martigues, si on osoit la soupçonner de la moindre foiblesse; satisfaite du témoignage de son coeur, du respect de son amant, de l'estime de ses amis, elle peut se consoler d'élever des doutes, des craintes, d'inquiètes idées dans l'esprit de Madame Du Lugei. Cette femme, remplie de prétentions, voudroit tout attirer, tout occuper. L' étourderie de Madame De Martigues la blesse , dit-elle? Eh non, ce n'est pas cela; elle lui envie ce cercle nombreux que son naturel aimable et l'agrément de son commerce fixe chez elle... on m'interrompt... c'est elle; c'est cette dangereuse compagne, objet de mes préférences . Nous allons sortir ensemble, je finirai ma lettre après souper. à minuit. Mon cher comte, afin de ne pas revenir sur un sujet désagréable, je veux l'épuiser, et vous répéter ce que j'ai dit cent fois à Madame Du Lugei. L'opinion des autres ne réglera jamais mes sentimens; mon coeur est mon juge suprême. Si Madame De Martigues avoit le malheur d'être soupçonnée, j' en gémirois, j'en ressentirois une douleur véritable, rien ne m'en consoleroit; mais je ne cesserois pas de voir assiduement mon amie, j'aimerois mieux risquer de partager une injuste censure, qu'aider par mon éloignement à l' accréditer ou à l'étendre. Ce ne seroit pas la première fois que, sacrifiant mon propre intérêt à mes principes, je me serois vue l'objet des fausses idées de cette partie du monde dont l'attention est toujours fixée sur les mouvemens d' autrui. Combien de spectateurs oisifs prononcent hardiment sur ce qu'ils voient, plus hardiment encore sur ce qu'on leur cache! Dans le temps où l'on s'élevoit contre moi, où je passois à la cour, à la ville, pour une femme altière, d'un caractère difficile, toujours triste, toujours enveloppée des voiles de l'humeur; quand on me croyoit capricieuse, insensible, hautaine, incapable de vivre avec le plus doux des maris, dont j'étois chérie, adorée , Madame De Martigues fut la seule qui me jugea favorablement. Son amitié la rendit pénétrante, elle découvrit en moi des qualités que, sans me connoître, on osoit me refuser. Souvent elle venoit partager ma solitude, elle quittoit pour moi ce monde qu'elle aime; elle me donna des amis; elle apprit à tous les siens que je souffrois des peines secrètes, elle engagea Madame De Mirande à venir vivre avec moi; elle défendit hautement mon esprit, mon coeur et mon caractère: aurois-je pour elle un procédé moins généreux? Non, assurément; mais je ne suis point dans le cas de lui prouver ma reconnoissance, grâce au ciel, je n'y serai jamais: excepté Madame Du Lugei, personne ne forme des doutes injurieux sur la conduitede Madame De Martigues, et je puis voir mon amie sans que de fâcheuses craintes empoisonnent ce plaisir. M De Montalais revient demain, il soupera ici: je lui parlerai de votre protégé: comme le marquis est très-obligeant, je suis sûre du succès de ma négociation. Vous me demandez ce qu'il dit , comment il se conduit ? Eh mais, il parle bien et se conduit mieux; tout le monde l'aime, tout le monde l'approuve. Il est un peu rêveur, il l'étoit aussi l'hiver dernier. Madame De Martigues prétend en savoir la raison. Pour la première fois de sa vie elle se tait, elle est impénétrable; ce secret lui pèse un peu pourtant, elle en est fort occupée, et sans qu'on l'interroge elle s'écrie, je ne le dirai pas. Madame De Mirande et moi nous cherchons des défauts à cet aimable marquis; le Comte De Piennes soutient son cousin parfait. parfait! s'écrie Madame De Mirande; ne souffrons point cela, ne convenons jamais qu'un homme puisse être parfait . Nous examinons toutes deux le marquis, et nous vous ferons part de nos découvertes. Sa figure est vraiment belle, noble, gracieuse; il faut se résoudre à ne pas l'attaquer! Mais son esprit sera bien adroit s'il nous cache le foible de son coeur. Adieu, mon cher comte; quelle lettre! Ai-je écrit tout cela?

LETTRE 5

Eh bien, vous avez raison. Quand on n'est point née inégale ou capricieuse , on devroit connoître leprincipe de tous ses sentimens; on ne devroit pas dire, je suis triste, je ne sais pourquoi. mais mon ami, ce qu'on n'étoit point, on le devient; j'ai de l'humeur, oui, de l'humeur, en vérité: le monde me lasse, la solitude m'effraie, et tout m'ennuie. Vous me demandez ce qui pourroit troubler le calme de mon ame ? Rien assurément; mais il est un calme aussi fâcheux que la tourmente; au moins je le crois. Notre ame a besoin d'être agitée par une douleur aiguë, ou par un plaisir vif: si le sentiment de l'une ou le charme de l'autre n'en presse les ressorts, ses mouvemens foibles et lents nous laissent dans l' inaction; sans volontés, sans désirs, nous existons; mais nous ne chérissons pas notre existence: tous les objets nous deviennent indifférens; de cette indifférence naît l'ennui, des maux de la vie le plus insupportable! Je dis, avec l'Héloïse De Pope, son poison cruel ternit le plus beau jour, flétrit la verdure, ôte aux fleurs leurs parfums, aux zéphirs leur fraîcheur; par lui tout languit, tout s'attriste dans la nature. je suis à Neuilli depuis trois jours: ma soeur n'égaie pas mes réflexions: parce qu'elle est née vingt-deux ans avant moi, elle prétend me faire adopter ses opinions; dès qu'elle commence à disserter, je m'endors. Madame De Martigues vient me chercher demain: elle m'écrit que le Marquis De Montalais a disparu; on ne le voit point, on ne le rencontre pas, on ne sait où le trouver. Sur cela elle me dit cent folies. Elle voudroit m' apprendre , me confier , on ne lui a rien dit , elle a deviné , au fond, rien ne l'engage au silence , pourtant elle a promis de se taire; mais à moi , me cacher... et puis elle jure de ne point parler . Comme vous voyez, le secret est tout près d' échapper. Est-il vrai que la Marquise De Montalais est laide? Fort laide? Eh bon dieu, ce seroit un bizarre assortiment! Vous voulez nos couplets, les voilà. Prenez garde au jugement que vous en porterez; si vous les trouvez mauvais, on ne vous accordera pas le sens commun; si vous les louez, Madame De Martigues dira: ce pauvre comte! La province a déjà gâté son goût. Adieu.

LETTRE 6

Je viens de jouir d'un plaisir délicieux; Madame De Mirande est enfin réconciliée avec le riche frère de sa mère. Il a dîné ici; lui-même m'avoit prié d'inviter le Comte De Termes; tout est accordé, tout est réglé; le bon, l'honnête M De Méri donne actuellement à sa nièce trente mille livres de rente, et lui assure les deux tiers de ses biens. Je ne perdrai point la douceur de loger avec elle. Termes consent à s'arranger dans le pavillon qu'occupoit M De Sancerre; il est vaste et peut aisément se partager en deux appartemens commodes. Comme absolument je ne veux point changer d'état, tout ce côté de l'hôtel m'est inutile. Le mariage de Madame De Mirande est arrêté pour le milieu du mois prochain. La vieille Maréchale De Termes est enchantée; elle désiroit beaucoup cette union. Elle ne donne rien à son petit-fils, mais elle se mêle de tout. Des articles àdresser, des marchands à désoler, un lapidaire à impatienter, des ouvrières à quereller, une liste à faire, dans laquelle il ne sera pas impossible de désobliger cinq ou six de ses parens; cela l'égaie, l'amuse, la ranime. M De Montalais consent à recevoir le jeune officier que vous protégez: il doit vous l'avoir écrit. Sans exagération, sa femme est odieuse. En voyant son portrait hier chez Madame De Comminges, j'ai pensé crier. Il faut l'avouer, les parens sont bien cruels! Forcer un homme si aimable à se lier malgré lui à cette laide héritière! Eh bien, il la traite avec tant d'égards, qu'elle semble être le choix de son coeur. Cette femme est heureuse, mon cher comte, elle est vraiment heureuse! Aussi riche, plus jeune, plus favorisée de la nature, que mon sort a été différent du sien! Je ne veux pas m'appesantir sur ces idées, elles m'affligeroient. Adieu.

LETTRE 7

Vous me priez de vous confier nos remarques sur le Marquis De Montalais, et vous m'en priez avec un empressement qui m' étonne. En vérité, nous sommes peu avancées dans nos observations. Madame De Mirande est trop occupée à recevoir les félicitations de ses amis, à partager la joie de Termes, à jouir des transports d'un amant si tendre, pour se livrer à des soins étrangers et frivoles: moi, dont rien n'affecte le coeur, qui demeure spectatrice au milieud'une société agitée par tant d'intérêts divers, je puis peut-être juger sans partialité tous ceux qui la composent. Je pense précisément de M De Montalais ce que j'en pensois l'hiver dernier; je le trouve dangereux. Un homme qui joint à la plus belle figure des qualités rares, dont le coeur délicat ne s'est point avili par ces passions folles et momentanées, par ces attachemens libres et vicieux, capables de détruire le goût du sentiment; un homme qui remplit si bien ses devoirs, montre tant d'humanité, de bonté, qui est si distingué dans le monde, si cher à ses parens, à ses amis... ah! Oui, je le crois dangereux. Son humeur est égale, il a l'esprit naturel, des talens, de la gaîté; un son de voix si doux, de si beaux cheveux! L'air si fin, le rire si agréable! ... mon ami, une femme sensée devroit lui fermer sa porte; la mienne ne lui seroit peut-être pas ouverte, s'il étoit libre. Mais après tout, qui sait si tant de dehors séduisans ne cachent point une ame fausse, un esprit adroit, un coeur cruel! Une triste expérience m'apprit de bonne heure à douter des réputations les mieux établies: j'ai examiné des hommes admirés, peu se sont trouvés dignes de mon estime: vous êtes le seul peut-être dont les sentimens conformes à la conduite ne démentent point l'opinion qu'on m'avoit donnée de votre caractère. Je ne sais pourquoi vous me parlez encore des projets de Madame De Valencé; son neveu est riche, bien fait, sensible, charmant : tout cela peut être; mais qu'importe? Je n'en veux point. Ma liberté m'estchère, elle m'est plus chère que jamais; elle fait ma joie, mon bonheur... mon bonheur! est-ce que je suis heureuse? ... mon ami, j'éprouve pour la première fois que des désirs vagues peuvent jeter du dégoût sur des possessions réelles. Voilà Madame De Mirande belle comme un ange, et tendre comme Astrée; elle se laisse tomber négligemment sur des coussins: je lui propose d'écrire. je ne saurois. ecrirai-je pour vous? ah! Oui. que dirai-je de votre part? tout ce qu'il vous plaira. il me plaît de vous assurer de sa paresse et de son amitié. Termes est à Chantilli avec Comminges, Thémines et le Marquis De Montalais; vous devinez le sujet de l'indolence de Madame De Mirande, depuis deux jours notre société n'est pas supportable. Madame De Martigues tousse, le Comte De Piennes boite, Madame De Thémines rêve, ma soeur gronde, son mari crie, Saint-Maigrin projette, son frère lorgne, le vieux maréchal conte, sa nièce boude, Duplessis ment, Madame De Mirande bâille, moi, je dors.

LETTRE 8

Vous êtes surpris, très-surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de m'entendre dire, en parlant de Madame De Montalais: mon sort a été bien différent du sien. Aucun mari, pensez-vous, n'eut de plus tendres égards pour sa femme, que le Comte De Sancerre; et si une antipathie inconcevable n'avoit fermé mes yeux sur son mérite , je n'auroispas préféré le séjour de Mondelis à la douceur de rendre heureux un homme aimable , dont j'étois passionnément aimée . Aimée! J'étois aimée , moi? passionnément aimée! ah! Mon cher comte, vous êtes loin d'imaginer combien cette espèce de reproche m'afflige, quelle blessure cachée et profonde il peut r'ouvir! Le temps, mes amis, la dissipation, un peu de philosophie ont ramené le calme dans mon esprit, mais sans effacer la trace des traits cruels dont mon coeur se sentit percer dans le cours de cette union , en apparence si bien assortie . Depuis quatre ans m'avez-vous vue inégale ou bizarre? Suis-je incapable d'attachement, de reconnoissance, de tendresse? Mes goûts ont-ils changé? Apercevez-vous de l'inconstance dans ma conduite, de la variété dans mes désirs! Pourquoi M De Sancerre eût-il seul éprouvé mes caprices? Mes procédés à l'égard des autres n'ont-ils pas dû vous faire réfléchir, vous faire découvrir une contrariété frappante entre ma façon naturelle de penser, d'agir, et le caractère que l'on m'a donné? Vous m' aimez , vous m' estimez , et votre prévention subsiste! Et vous croyez qu' attentive au bonheur de tout ce qui m'environne , j'ai pu rendre mon mari malheureux ! Et sur quoi donc m'estimez-vous? Vous étiez attaché à M De Sancerre; quand il fut blessé, vous remplîtes l'office d'un généreux ami; vous-même l'enlevâtes du champ de bataille; et s'il avoit pu parler, je ne doute point que, n'ayant plus rien à ménager, la vérité ne se fût une fois échappéede sa bouche; peut-être dans les derniers instans il eût osé vous confier son secret, et l'extrême condescendance d'une femme accusée par lui-même de tant d'inflexibilité. Vous n' avez point connu M De Sancerre, non, mon cher comte, vous ne l'avez point connu. Est-ce dans les camps, à la cour, au milieu des cercles où l'on se rencontre, qu'il est possible d'approfondir le caractère et de juger du coeur d'un homme? Si on vous demandoit un portrait fidèle de cet ami, quels traits emploieriez-vous pour le tracer? Sancerre étoit hardi, courageux, diriez-vous; il aimoit la guerre et s'y conduisoit bien; noble dans sa dépense, il tenoit un grand état, savoit plaire à son maître, et ne négligeoit point sa fortune. Je fus son exécuteur testamentaire, je trouvai ses affaires en ordre, et ses biens augmentés par son économie. Quel éloge, mon ami! à la honte des moeurs, tout foible qu'il est, peu des pareils de M De Sancerre le méritent peut-être. Mais n'avoir pas des vices grossiers, est-ce être honnête? Ne pas se conduire sur tous les points d'une façon révoltante, est-ce assez pour paroître estimable aux yeux d'une femme éclairée et délicate? J'ai toujours évité d'entrer avec vous dans ces inutiles détails. L'amitié qui vous lioit à M De Sancerre, devoit vous éloigner de sa veuve. L'emploi dont il vous chargea, vous força de la voir; bientôt vous vous plûtes à cultiver une connoissance, que peut-être vous n'auriez pas cherchée. J'ai respecté la mémoire de M De Sancerre, je vous ai laissé votre prévention,je veux vous la laisser encore; mais soyez sûr qu'un caprice ne me fit point préférer le séjour de Mondelis à la maison de mon mari . Son intérêt, la bonté de mon coeur, une fierté décente, la crainte de n'être pas toujours maîtresse de moi-même, m'engagèrent enfin à vivre loin d'un ingrat, qui peut-être m'étoit cher encore malgré la connoissance que j'avois alors de son caractère. Ne vous écriez pas, ne rappelez point ces vains discours de la multitude; souvenez-vous que je suis vraie. Oui, j'ai aimé le Comte De Sancerre, il posséda tout mon coeur: si vous saviez... mais ne parlons plus d'un temps de ma vie, dont le souvenir m'est encore pénible. Adieu; Madame De Martigues me dit hier de vous gronder de sa part, j'ai oublié pourquoi.

LETTRE 9

Je vais enfin vous communiquer nos remarques sur M De Montalais. On vante sa douceur , son égalité , sa sagesse : premièrement il n'est point du tout aisé à vivre, un rien le fâche, et ce sage boude comme un enfant. J'allai hier à l'opéra; jamais je ne me suis tant ennuyée: Madame De Planci y étoit: c'est une singulière femme! Elle se multiplie: on la voit partout, je ne sors point sans la rencontrer; ne trouvez-vous pas qu'il y a long-temps qu'elle se montre? Le marquis vint dans ma loge; Madame De Plancilui fit des signes, des signes redoublés; il alla lui parler; leur conversation fut longue, animée; l'un s'exprimoit avec feu, l'autre avec vivacité: Madame De Planci paroissoit enchantée, et quand M De Montalais revint, la joie brilloit sur son visage. Je m'avisai de lui dire que Madame De Planci se coiffoit mal, qu'il devroit l'en avertir. Vous n'avez jamais vu un homme se déconcerter de la sorte; il rougit, resta interdit, ne parla plus. En sortant je pris la main du chevalier De Némond, le marquis donna la sienne à Madame De Martigues: je l'entendis lui dire, je suis malheureux , bien malheureux ! Le reste du soir il ne prononça pas dix paroles, il brouilla tout au jeu, ne savoit à table ce qu'il faisoit: ô quelle humeur contre moi! Il ne pouvoit me pardonner d'avoir offensé le goût de Madame De Planci, ou l'adresse de ses femmes. Oh! M De Montalais n'a pas tout le mérite que Madame De Martigues lui trouve; non, il ne l'a pas. Si peu maître de lui? Ne pouvoir cacher son trouble, son agitation? Cela décèle bien de la foiblesse dans cette ame si noble, si supérieure ! Et puis je hais la fausseté. Pourquoi se parer d'une feinte indifférence? Est-ce un excès de vanité qui l'engage à se montrer peu susceptible de passion. Annonce-t-il sa sagesse comme un préservatif contre ses agrémens? En vérité, je le crois: c'est la crainte d'être aimé, suivi, tourmenté, qui le rend malheureux , très- malheureux! eh bien, j'étois prête à me tromper à son caractère, je prenois pour lui l'estime la plus sincère. Cet homme est... j'en suis fâchée; mais il est... il est comme les autres.Après tout, c'est tant mieux. Madame De Thianges disoit hier, à propos de la mauvaise humeur du marquis: M De Montalais ne peut trop perdre de ses qualités intérieures aux yeux d'une femme sensée qui l'examine. elle a bien raison, il lui en restera toujours assez pour séduire une femme ordinaire. Ne voilà-t-il pas le Marquis De Limeuil revenu d'Espagne? Ne recommence-t-il pas à m'impatienter? Tout le monde me parle de ses sentimens, de leur constance, de sa maison, du titre qu' il espère. Je ne vois que son obstination: eh, mon dieu! Ne me laissera-t-on pas tranquille? Je ne veux ni de Limeuil ni des autres. Qui pourroit me plaire à présent? Mériter le sacrifice de mon heureuse liberté? Personne, non, mon ami, personne. Je reçois à l'instant une lettre de Madame De Kerlanes: elle me fait de grands remercîmens, elle m'en fait trop. Le petit billet de sa fille m'a touchée; l'une et l'autre mettent bien du prix à un léger service. En vérité, mon cher comte, donner, c'est se procurer un plaisir sûr, selon moi, très-indépendant de ceux qu'on oblige: leur reconnoissance y ajoute peu; leur ingratitude ne le détruit pas. Je vous ai promis des éclaircissemens , je m'en souviens; ne me pressez pas, je vous les donnerai; vous en ferez part à Madame De Kerlanes: ses idées sur le Maréchal De Tende m'ont blessée, je serois fâchée de les lui laisser. Adieu; mes complimens à Madame De Mariadeck; si elle n'étoit pas votre soeur, je ne pourrois lui pardonner de vous garder si long-temps.

LETTRE 10

L'équité m'oblige à vous apprendre que j'avois très-mal interprété la conduite et les sentimens du Marquis De Montalais. Madame De Planci le pria, il y a quelques jours, d'arranger une affaire délicate entre elle et son frère; cette affaire terminée au gré de ses désirs, elle remercioit le marquis de ses soins. Charmé de la voir contente, il rapporta de sa loge un air gai, sa joie naissoit de la bonté de son coeur, elle me donna de très-fausses idées. Nous devrions être toujours en garde contre je ne sais quelle malignité qui nous porte à prononcer sans examen, à décider sur de légères apparences. Tout d'un coup Madame De Planci s'est peinte à mon esprit comme une folle, et j'ai vu le marquis passionné pour elle. J'ai tort avec l'un et avec l'autre, ils l'ignorent; mais je le sais, et je me le reproche. Que votre absence m'afflige! Quoi, vous ne reviendrez pas? Je voudrois vous voir, j'aurois besoin de vous entretenir. On n'écrit pas tout ce qu'on pense; depuis un peu de temps je ne suis pas dans mon état naturel; j'ai des vapeurs, peut-être; c'est un mal sans douleur, n' est-ce pas? L'imagination se frappe, se fixe sur un objet; on le voit toujours, on veut en vain n'y pas songer, la même idée revient sans cesse; le moindre bruit cause de la terreur, le coeur palpite, on ne sait ce que l'on désire; on veut, on ne veut pas; rien ne plaît, tout fatigue... mon dieu, c'estma situation! Je crains sans deviner ce qui m'effraie; souvent je suis comme une personne qui se voit poursuivie, veut s'échapper, fuit, court, et croit toujours qu'on va l'atteindre. J'attends vos lettres avec impatience; les paroles d'un véritable ami, dit un sage, sont un baume adoucissant pour les blessures de l'ame; j'aimerois à vous ouvrir la mienne. Vous avez ma confiance, vous êtes prudent; votre amitié éclaireroit mes démarches, elle me sauveroit... mais de quoi? De qui? Où sont mes dangers? Mon esprit se trouble et ma raison s'égare, effet de la cruelle maladie... ah, mon cher comte, je suis changée; tous les objets qui m'environnent le sont à mes yeux. Je vous aime pourtant, je vous aime toujours de même... voilà Madame De Martigues. de Madame De Martigues. oui, me voilà, bonjour; finissez-vous? Partez-vous? Arrivez-vous? N'êtes-vous pas fou de rester si long-temps à Rennes? Et fi! Que fait-on là? Comment! Ne pas accourir féliciter Madame De Mirande et votre ami Termes? Et puis, c'est que vous allez devenir ennuyeux; ces gens d'affaires vous rendront pesant, grave, maussade comme eux. à propos d'ennuyeux, M Le Comte De Piennes me proteste, me jure, que je ne puis me dispenser de l'épouser avant la fin de l'hiver. Madame De Sancerre est de son avis, vous ne manquerez pas d'en être aussi; pour Madame De Mirande, elle voudroit marier tout l'univers! Savez-vous bien qu'il est des momens où mon bon génie m'abandonne,où je suis tentée, où l'exemple de Madame De Mirande pourroit... ah! La mauvaise pensée qui me vient là! Nous verrons. Je ne promets rien. J'ai besoin d'un exemple plus frappant encore; de celui de Madame De Sancerre; je médite un grand dessein, elle l'ignore, vous ne le saurez point; je veux vous faire admirer un jour ma prévoyance, l'étendue, la profondeur de mes vues. Je suis légère, dit-on, eh oui, légère: vous verrez, vous verrez. Adieu; mille et mille tendres complimens à Madame De Mariadeck. de Madame De Sancerre. elle a rempli tout mon papier, il m'en reste à peine assez pour vous assurer encore de mon amitié.

LETTRE 11

Ni la paresse , ni l' indifférence , ne m'ont fait passer une semaine sans vous écrire, je n'étois point à Paris. En arrivant je me hâte de vous apprendre mes aventures. Lundi dernier nous étions seules, Madame De Mirande et moi; Madame De Martigues vient, puis Madame De Thémines; on cause, on rit, on ne sait de quoi, n'importe, cela amuse. Tout d'un coup il s'élève une idée dans la tête de Madame De Martigues. " ma chère, me dit-elle, je suis lasse du monde, j'aspire à la retraite, Paris est fatigant; voir toujours les mêmes objets, entendre sans cesse médire; se trouver tous les soirs au milieu de ce triste cercle de fous quiextravaguent et ne sont point plaisans; quelle maussade uniformité! Goûtons au moins la douceur d'un peu de variété; par exemple, ennuyons-nous nous-mêmes. " cela seroit difficile, dit Madame De Mirande; on ne s'ennuie jamais avec ceux que l'on aime.-oh! Que si, reprend Madame De Martigues; mais essayons, partons toutes quatre pour la terre que je viens d'acheter, que personne au monde ne le sache: on nous cherchera, on ne nous trouvera point. Que de mauvais propos sur cette étonnante éclipse! On fera les plus sottes histoires, les contes les plus ridicules! Nous en rirons bien au retour. " " comment m'arranger avec M De Thémines, dit la jeune marquise?-oh! Ne jouez donc pas ainsi la tendre épouse , reprend Madame De Martigues, ne pouvez-vous lui dire que vous allez à Versailles? " elle y consent. Madame De Mirande fait ses objections, on les rejette; elle se rend, je me laisse séduire, la partie se décide, on se promet le secret, le lendemain nous partons. Une maison charmante, quantité de lumières, un appartement gai nous inspirent la joie; et nous voilà à rire de tous nos amis, à nous peindre leur étonnement, à nous représenter leurs physionomies surprises et inquiètes: Madame De Martigues se met à contrefaire le Comte De Piennes. " le voyez-vous à ma porte, dit-elle, disputant avec mon suisse? " elle n'y est pas? -non. - on ne l'attend pas? -non. - ni ce soir, ni demain, ni après? -non. - on ne sait où elle est? -non. - je suis mort! " et le suisse,toujours non. Nous imaginons qu'il court chez moi: personne. Chez les autres: pas la moindre découverte. Quatre femmes envolées, disparues! Que penser? Que croire! " mais, ce pauvre Termes, dit Madame De Mirande, il va se désoler, et ses chagrins ne m'amusent point. " Madame De Martigues a réponse à tout; " Termes est raisonnable, il prendra patience. -mon mari me fera enfermer, dit Madame De Thémines. - eh bien, nous irons vous voir au couvent. -je l' assure que ma soeur va mettre le scellé chez moi: - tant mieux, nous plaiderons l'avaricieuse pour divertissement d'effets . Et tout de suite, faisons des couplets, s'écrie-t-elle, contre nos amis et contre nous; surtout ne nous ménageons pas, afin de pouvoir honnêtement peser sur les autres. " cette belle proposition est applaudie; nous nous rangeons autour d'une table; on prend la plume, on rêve, on s'applique; l'une tape du pied, l' autre met ses doigts dans ses cheveux; je ne sais par où commencer; pour Madame De Martigues, rien ne l'arrête, sa plume court, tout ce qui se présente est écrit. Au milieu de cette grave occupation, nous sommes interrompues par un bruit de chevaux; il se fait entendre dans la cour; des voix confuses s'y mêlent, on veut entrer, les valets résistent. Madame De Mirande prête à s'évanouir, crie: " mon dieu! Des assassins! " je pâlis; Madame De Thémines se cache le visage; Madame De Martigues écrit toujours, fait signe de la main, et demande un peu de silence. La porte est bientôt forcée, les voleurs se précipitentdans le salon. C'est Thémines, le Comte De Piennes, Termes, Comminges, sa femme, ses deux soeurs et M De Montalais, plus charmant en habit de campagne qu'il ne le parut jamais. Voilà Madame De Martigues dans des éclats de rire si grands, si redoublés, qu'ils excitent ceux de tout le monde. On veut se parler, impossible! On ne s'entend point, une heure se passe avant qu'on ait pu se dire bonsoir. Je me plains de la trahison, Madame De Thémines s'avoue l'indiscrète; on la gronde, son mari la défend, il obtient sa grâce, la joie augmente; de ma vie je n'ai fait un souper plus agréable. Six jours passés dans cette riante campagne se sont écoulés comme un instant. M De Montalais en est parti pour aller chercher la marquise à Saint-Cernain et la ramener à Paris. Mon dieu, combien il est aimé! Ses amis ne pouvoient se séparer de lui. On l' embrassoit, on lui faisoit promettre de revenir promptement; à peine lui accordoit-on le temps nécessaire à ce petit voyage. " eh tout m'engage à presser mon retour, disoit-il au Comte De Piennes, d'un air touché, d'un ton attendri; tout me rappelle ici, j'y laisse tout ce qui m'est cher! " il ne compte pas rester plus de douze jours absent. On m'apporte votre troisième lettre, je la lirai chez Madame De Comminges où je vais souper; depuis un quart-d' heure je fais attendre Madame De Thiange que j'y mène. Adieu. à une heure du matin. Toujours des plaintes de ma paresse . Vous me grondez, vous craignez , vous n'osez me dire... et puis cent questions. Mon ami, je n'y veux pas répondre, je n'y saurois répondre. Pour les détails que vous me demandez, vous les aurez incessamment. Bonsoir, je vais chercher du repos; je ne sais si j'en trouverai... allons, mon cher comte, encore une question. eh pourquoi, madame, pourquoi n'en trouveriez-vous pas? vous devenez curieux, vous êtes tout prêt à devenir indiscret; je vous l'ai déjà dit, on n'écrit pas tout ce qu'on pense.

LETTRE 12

Je vais remplir ma promesse, justifier le Maréchal De Tende, et vous apprendre pourquoi M D'Estelan déshérita son fils. Ni ma mère, ni le maréchal n'étoient capables de se livrer à un vil intérêt: ne les jugez pas sur les discours d'une femme prévenue ou mal instruite; jugez-les sur leur conduite et sur les faits. Le Comte De Dommartin, veuf, âgé de cinquante ans, ne songeant point à reprendre de nouveaux engagemens, riche par ses places, par les bienfaits du roi, maria sa fille unique au Marquis De Thoré, lui fit une donation de tous ses biens, et se réserva seulement la terre de Mondelis. Deux ans après il aima éperduement la soeur du Comte D'Estelan. Le peu de fortune de cette demoiselle la condamnoit à une triste retraite. Son frère, ruiné comme elle, par la perte d'un procès considérable, prêt à passer à la Martinique, où l'appeloit un ami qui y commandoit alors, la pria, lapressa de préférer la main du Comte De Dommartin au voile qu'elle alloit prendre. Elle se maria, il partit, je vins au monde la sixième année de cette union, et perdis mon père avant d'avoir pu le connoître. Veuve à vingt-sept ans, réduite à une pension de dix mille livres, ma mère fixa son séjour à Mondelis. Comme cette terre devoit être tout mon bien, elle prit un soin particulier de la rendre fertile, fit chaque année de petites acquisitions, et sans négliger d'embellir sa demeure, elle parvint à doubler la valeur d'une terre, qui, dans les mains de mon père, étoit seulement une maison de plaisance. De toutes celles qui m'appartiennent à présent, Mondelis est l'unique où j'aimerois à vivre; tout y est intéressant pour moi, je m'y vois entourée des marques de la tendresse de ma mère, de ses soins, de ses bontés! Ses cendres y reposent, elles me rendent ce séjour cher et respectable. ô mon ami! Combien j'ai versé de larmes sur le marbre qui les couvre, combien de fois j'ai appelé ma mère du fond de son tombeau! Combien j'ai regretté cette amie dont les conseils eussent été si nécessaires à ma jeunesse, dont les consolations eussent été si adoucissantes pour mon coeur affligé. On m'éleva sous les yeux de la Comtesse De Dammartin; elle-même présida à mon éducation, et remplit mon esprit de ces maximes simples et vraies, qui accoutument à penser juste, à aimer ses devoirs, à les suivre sans effort. Sincère, ingénue, je ne connoissois ni le doute, ni la défiance: occupée de ces douces affections dont l'enfance est susceptible, tous mes momens étoient heureux, quand on offrit M De Sancerre àmes regards, comme un homme destiné à partager mon bonheur et à l'augmenter. Le Maréchal De Tende, son oncle maternel, avoit toujours eu le projet de nous unir; parent et ami du Comte De Dammartin, il respectoit sa veuve, la chérissoit, la visitoit souvent, passoit des mois entiers à Mondelis, m'aimoit tendrement, et laissoit voir des intentions que la médiocrité de ma fortune rendoit très-avantageuses pour moi. Vous savez que le Comte De Sancerre, resté orphelin dès le berceau, ne devoit pas s'attendre à l'opulence dont vous l'avez vu jouir. Ses parens prodigues et négligens, moururent jeunes, laissant à leur fils des biens en désordre, et des terres en décret; le maréchal, habile dans les affaires, accepta la tutelle, paya les dettes, se fit adjuger les terres, les remit en valeur. Seul créancier de son pupille, ses avances absorbèrent les deux tiers d'un héritage qu'elles rendoient considérable: ainsi M De Sancerre fut élevé dans une extrême dépendance de son oncle; et comme il étoit naturellement intéressé, qu'il attendoit tout de sa tendresse et de ses bontés, il lui montra toujours la plus grande soumission. Je n'avois pas encore treize ans lorsque le Maréchal De Tende instruisit ma mère de ses desseins sur le comte et sur moi. Madame De Dammartin reçut avec joie, même avec reconnoissance, la proposition d'un établissement qui surpassoit ses espérances. Notre mariage fut secrètement arrêté, et malheureusement pour moi, le temps ni les événemens ne changèrent point la disposition de nos parens. Trois mois après cet arrangement pris, M D'Estelanarriva en France. Il se fit un plaisir délicat de venir à Mondelis surprendre une soeur chérie, qui depuis dix-neuf ans avoit eu rarement de ses nouvelles, et n'attendoit plus son retour. Leur première entrevue fut touchante; ils s'embrassoient, pleuroient, s'interrogeoient tous deux à la fois; des larmes de joie interrompoient leur discours; ils recommençoient à se presser tendrement, à se demander s'ils n'étoient pas séduits par une douce illusion, s'ils jouissoient vraiment du bonheur de se voir et d'être réunis. Ces mouvemens vifs et naturels un peu calmés, M D'Estelan apprit à ma mère qu'en s'éloignant de la France il avoit le projet d'épouser une riche veuve, dont son ami lui ménageoit la bienveillance et la fortune; mais comme le coeur rejette souvent les conseils de la raison, ce dessein resta sans effet. Une jeune espagnole, descendue d'une longue suite d'illustres aïeux, ne possédant que ses titres et les agrémens de sa personne, lui inspira de la tendresse; il l'épousa; elle lui donna un seul fils. Depuis un an la Comtesse D'Estelan ne vivoit plus; son mari, désolé de sa perte, dégoûté d'un pays où sa complaisance pour une femme adorée le fixoit, se hâta de vendre ses habitations, de repasser dans sa patrie, afin d'y jouir paisiblement d'une grande fortune, acquise par les soins d'un ami, par de longs voyages et de pénibles travaux. Ma mère se plaignit de ce qu'il n'avoit point amené son fils à Mondelis. M D'Estelan soupira, et jetant sur moi des regards attendris: " hélas! Dit-il, pendant son enfance je le destinois à ma nièce; mais qu'il estpeu digne d'Adélaïde et de moi! C'est un sujet sans espérance, grossier dans ses idées, brusque, farouche, opiniâtre; aucun égard ne l'arrête, aucun frein ne le retient; il sacrifie tout à ses moindres fantaisies; les caresses, les menaces, la condescendance, la rigueur, rien ne change, rien n'adoucit un naturel fougueux, hardi, indomptable; il a causé la mort de sa mère, il causera la mienne. Je ne puis me consoler d'avoir donné la vie à un sauvage capable d'avilir mon nom, de le déshonorer, peut-être de le rendre odieux. " ma mère s'efforça de calmer la douleur de son frère, et pendant plusieurs jours elle parvint à suspendre ses chagrins. Il la pressa de quitter sa retraite, de retourner à Paris, d'y vivre avec lui. " il vouloit, disoit-il, partager sa fortune entre son fils et moi: la Comtesse De Dammartin lui promit de s'arranger pour satisfaire ses désirs; il nous quitta, charmé de cette espérance, mais un événement imprévu détruisit tous ses projets de bonheur. " M D'Estelan avoit amené en France une négresse; elle le servoit depuis long-temps en qualité de femme de charge. Deux petites noires fort bien faites composoient toute la famille de cette esclave. Zabette, l'aînée de ces deux filles, inspiroit une forte passion au jeune D'Estelan; élevée dans les maximes européennes, Zabette se refusoit aux désirs de son amant. Sa résistance les rendit si violens, qu'emporté par l'amour, par l'impétuosité naturelle de son tempérament, il lui proposa de l'épouser. Zabette se déplaisoit en France, elle regrettoit sa patrie; l'offre de l'y remener,de la faire passer de l'esclavage au rang de Comtesse D'Estelan, de la rendre maîtresse d'une riche habitation, séduisit la jeune noire; elle consentit à quitter sa mère, à suivre son amant. Pressé d'être heureux, guidé par son indiscrète passion, cet amant inconsidéré trompa la vigilance de son gouverneur, força le coffre-fort de son père, y prit pour plus de six cent mille livres de lingots d'or, quelques pierreries; et s'échappant la nuit avec Zabette, il courut sans s'arrêter, arriva à Brest, où, trouvant un vaisseau prêt à mettre à la voile, il s'embarqua après avoir écrit cette lettre à son père. Monsieur, " epoux de Zabette, content du sort que j'ai su me faire, je vais courir les mers, vivre à ma fantaisie et chercher l'espèce de bonheur qui me convient. Vous pouvez, monsieur, me regarder comme si je n'étois plus, jamais je n'aurai la hardiesse de reparoître à vos yeux. " M D'Estelan revenoit de Mondelis à Paris, quand il rencontra sur sa route un de ses gens dépêché vers lui pour l'instruire de l'évasion de son fils, de l'ouverture de son coffre-fort, et de l'enlèvement de Zabette. Le comte fut si douloureusement affecté de cette aventure, que sa santé déjà altérée, s'affoiblit tout-à-fait. Il tomba dangereusement malade; ma mère apprenant son état, me mit à l'abbaye du Martrai, et se rendit en diligence auprès de son frère. M D'Estelan eut une longue maladie, souffrit beaucoup, revint un peu, mais sa convalescence ne promitpoint le retour de ses forces; il languit plus de huit mois; ni les secours de l'art, ni les consolations de l'amitié ne purent ranimer un coeur brisé par la tristesse. Tous ses biens étoient acquis; il avoit le droit d'en disposer. Détestant la bassesse de son fils, il le déshérita par un acte authentique, et confirma cette exhérédation dans son testament. Il me nomma légataire universelle de tous ses effets, évalués à près de trois millions. Il m'en rendit maîtresse dès l'instant de sa mort, me chargeant de payer à son fils une pension viagère de vingt mille livres, s'il revenoit en France et s'y trouvoit dans le besoin. Peu de temps après avoir fait ce testament, que ma mère ne dicta pas , M D'Estelan expira dans les bras d'une soeur qu'un si brillant héritage ne consola point de sa perte. En qualité de ma tutrice, elle fut mise en possession de toute la fortune de son frère. Le Maréchal De Tende, alors chargé d'une négociation secrète et importante, étoit en Savoie quand M D'Estelan arriva en France. Il n'en revint qu'un mois après sa mort; il ne le connoissoit point, comment auroit-il dirigé ses volontés ? Noble, juste et désintéressé, il n'eût jamais excité un père à punir. Vous êtes surpris peut-être, en me voyant défendre avec chaleur le caractère d'un homme qui, sur la fin de sa vie m'a donné des marques de haine; il devint mon ennemi, je l'avoue, mais je ne dois pas me plaindre de lui: il me crut bizarre, dissimulée, ingrate; comment n'auroit-il pas cessé de m' aimer? Sa prévention n'a point éteint mon amitié, elle n'a point affoiblima reconnoissance: vous admirâtes à Mondelis le tombeau que j'ai élevé à la mémoire de cet homme respectable; ce n'est point un monument consacré à l'orgueil, à la vanité; non, c'est celui d'une tendre vénération, d'un souvenir toujours présent, toujours cher: de tant de peines dont M De Sancerre se plut à me faire sentir l'amertume, la plus vive encore au fond de mon coeur est cette fausseté, cet art cruel qu'il employa pour me ravir l'estime et l'affection de ce sensible, de ce généreux parent. En revoyant le Maréchal De Tende, ma mère s'applaudit de pouvoir donner une riche héritière à son neveu; elle vit M De Sancerre, il avoit alors vingt-quatre ans, il lui parut formé pour plaire; elle souhaita que l'union de nos coeurs précédât notre engagement. Le maréchal convint de mener son neveu à Mondelis, dès que les affaires de ma mère lui permettroient d'y retourner. Peu de temps après elle revint; je sortis du couvent. Deux mois se passèrent encore sans que rien troublât l'heureuse tranquillité de mon coeur; mais l'instant approchoit où ma propre expérience devoit m'apprendre que l'apparente augmentation de notre bonheur, est souvent la cause cachée de son entière destruction. En voilà assez, mon cher comte, pour satisfaire votre curiosité et lever les doutes de Madame De Kerlanes. Je n'ai jamais eu de lumières sur le sort du jeune D'Estelan; j'en ai cherché, même avec soin, mais sans succès. Malgré sa faute, ses droits sont naturels et légitimes; s'il vivoit, je ne pourrois jouir paisiblement d'une fortune, que la loi me donne, il est vrai, mais dont mes principes exigeroient la restitution. Sans doute, M D'Estelan ne vit plus; depuis la mort du Comte De Sancerre, j'ai séparé de mon revenu les vingt mille livres destinées par mon oncle à son fils, pauvre et sans secours. ce fonds appartient à tous ceux qui en ont un véritable besoin. J'en puis tirer encore deux cents louis, puisque Madame De Mariadeck le désire, pour mettre Mademoiselle De Kerlanes en état de paroître décemment aux yeux d'une famille où elle va entrer. Adieu.

LETTRE 13

Je suis vraiment touchée des reproches dont votre dernière lettre est remplie. Non, mon cher comte, non, vous n'avez point perdu ma confiance ; mais pourquoi cette pressante curiosité, pourquoi me prier , me conjurer de vous laisser pénétrer un mystère que rien n'a pu m'engager à dévoiler? Il est encore caché, même à mes parens, si intéressés à connoître les motifs de mes démarches. M De Sancerre n'est plus, me convient-il de ternir sa mémoire? De lui ravir l'estime d'un ami qui chérit son souvenir? Ah! Ne troublons point ses cendres! Je l'ai aimé, haï, méprisé, je l'avoue; sa mort a dû effacer mes ressentimens; je veux tout oublier: heureuse si, en pardonnant, je ne me rappelois jamais combien j'ai eu à pardonner. Si, comme vous le dites, ma conduite a prouvé à toute la France mon extrême aversion pour le Comte De Sancerre, laissons toute la France dans l'erreur: que m'importe à présent de détruire ses fausses opinions? Je ne pourrois parler sans blesser plus d'un coeur, et peut-être êtes-vous intéressé vous-même à mon silence. Vous ne vous seriez point éloigné volontairement d'un objet agréable à vos yeux ? Ah! Je le crois. Votre sexe n'est ni fier, ni délicat; sa propre satisfaction est le principe de tous ses mouvemens. Si, dans la même situation, nous suivions vous et moi les seules inspirations de nos coeurs, ils nous guideroient naturellement par des routes différentes. ma façon de penser vous est connue? mais vous l'est-elle sur des points que nous n'avons jamais traités ensemble? la froideur, l'indifférence, la fierté m' éloignent seules d'un second engagement. qui vous l'a dit? Sur quoi le jugez-vous? Cette idée est une suite de vos premières préventions. Eh bien, mon ami, vous vous trompez; sous l'apparence de cette froideur qu' on me reproche, je cache une ame tendre, trop tendre peut-être! Eclairée par le malheur, j'ai voulu examiner, connoître, éprouver; mon coeur, prêt à se donner, a toujours trouvé des raisons de se défendre. L'homme que l'on approfondit est rarement l'homme que l'on choisit; un seul m'a paru réunir toutes les qualités, toutes les vertus capables de me déterminer... hélas! Par une bizarrerie de mon destin, je n'ose arrêter ma pensée sur cet objet de ma sincère estime... ne me dites rien, ne me demandez point d'explication sur ce peu de lignes; point de questions, pas un mot! Souffrez que je vous traite comme moi-même:vous cacherois-je des sentimens qu'il me seroit permis de m'avouer? Assurez encore Madame De Valencé, que ses démarches resteroient sans effet. Je ne veux pas changer d'état, je le veux moins que jamais. Au fond, le mien pourroit être si tranquille! Mon goût, ma raison m'y attachent; mes amis, des livres, d'amusantes études, de longues promenades, un petit cercle où le coeur parle toujours, l'esprit quelquefois; cela ne suffit-il pas pour continuer ce voyage si court appelé la vie? Mon ami, sur une route où l'on est assuré de ne point repasser, il ne faut pas fixer les objets avec le désir de se les approprier, c'est assez de les voir et de s'en amuser. Madame De Mirande sera mardi Comtesse De Termes. Madame De Martigues vouloit qu'on attendît le retour du Marquis De Montalais; Termes est sans complaisance à cet égard. M De Piennes comptoit en vain sur la force de l'exemple: le pauvre comte! Il dira peut-être encore long-temps, pourquoi l'ai-je vue? Pourquoi l'ai-je aimée? je suis sérieuse, triste même; tout me paroît si uniforme, si languissant autour de moi! Vous avez bien raison de rester en Bretagne, on s'ennuie ici, rien n'égaie, rien ne ranime; Paris n'offre aucun plaisir vif, on n'y rencontre que des fous ou des imbéciles. Adieu, vous me placerez dans celle de ces deux classes où vous me supporterez le mieux.

LETTRE 14

Je vous écris à la hâte, mon cher comte, pour vous dire que je n'ai pas le temps de vous écrire. Je pars à l'instant avec Madame De Martigues, M De Thémines et sa charmante compagne. La maréchale veut que son petit-fils soit marié chez elle, à la Fère. On a fait de grands préparatifs dans cette terre, on y donnera des fêtes, on en parle, on s'en occupe; le plaisir annoncé, promis, est rarement senti. Vous me chagrinez, rien de secret en parlant à un ami, dites-vous; l'amitié n'admet point de réserve. je pense différemment; on doit cacher à son ami des secrets qui peuvent lui causer de la peine; j'examinerai s'il m'est possible de satisfaire votre curiosité sans blesser cette amitié dont vous osez douter. Plus je me rappelle les détails où je serois forcée d'entrer, et moins il me paroît honnête de les mettre sous vos yeux; je verrai, vous dis-je. Adieu; je ne veux pas me faire attendre, l'heure me presse, je vous quitte.

LETTRE 15

à la Fère. Après y avoir bien songé, je vous écris exprès pour vous prier de renoncer au dessein de me faire expliquer sur les procédés de M De Sancerre à mon égard. Je me reproche bien sincèrement quelques traits échappés à ma plume, puisqu'ils ont élevé ce désir dans votre coeur.Je vous le répète, vous êtes intéressé à mon silence: une personne que vous aimâtes beaucoup s'y trouve plus intéressée encore; la part qu'elle eut à mes chagrins, à ma conduite, est inséparable de la confidence où vous voulez me forcer. Eh! Si rien n'eût gêné ma confiance, me serois-je refusé la douceur de vous ouvrir mon ame toute entière, d'épancher dans votre sein une douleur si vive encore quand je vous ai connu? Pourquoi n'aurois-je pas justifié mon caractère aux yeux d'un homme dont l'estime me sembloit si nécessaire à mon bonheur? Toutes les preuves de ma constante bonté pour un ingrat sont entre mes mains. Cette cassette à ressort que M De Sancerre mourant, vous faisoit signe de prendre, d'emporter, dont il ne put vous apprendre la conséquence et la destination; que vous trouvâtes désignée dans son testament avec ces mots, pour être rendue à Madame; cette cassette, objet de ses dernières attentions, renferme le secret de son coeur et du mien. Ce madame , sans nom, sans titre, ces mots être rendue , et l'absence de ses gens, vous jetèrent dans l'erreur. Vous crûtes son valet de chambre, il vous assura que cette cassette venoit de moi: je l'avois en effet donnée à M De Sancerre; mais une autre devoit la recevoir après sa mort. Vous me la remîtes; sa vue me fit jeter des cris douloureux; ils vous surprirent: je l'ouvris en votre présence; mon premier mouvement fut de vous laisser parcourir les papiers dont elle étoit remplie; un sentiment plus réfléchi, plus raisonnable, s'y opposa. à ma prière, vous consentîtesà ne la point faire inventorier. Les petits bijoux qui s'y trouvoient ne vous parurent pas d'un prix à mériter l'attention des héritiers de M De Sancerre. Celle que mon mari avoit dessein de rendre maîtresse de cette cassette, n'osa la réclamer. J'ai joui pendant deux ans de son inquiétude, de ses craintes, des alarmes continuelles qui devoient agiter son esprit; mais j'en ai joui seule. Une singularité remarquable, attachée à moi, aux événemens de ma vie, m'a toujours contrainte à renfermer mes sentimens dans le profond secret de moi-même. J'éprouve encore cette bizarrerie de mon destin; entourée d'amis tendres et sincères, je n'ai point de confident; des motifs cachés ne m'ont jamais permis de goûter les charmes d'une douce confiance. Ah! Vous devez bien le croire, puisque mon coeur ne vous est pas entièrement ouvert! Si, après ce que je vous ai dit, vous persistez à vouloir être instruit, je suis déterminée à vous contenter. Mais, mon cher comte, si je vous dévoile une triste vérité; si j'attaque les moeurs d'une personne à laquelle le sang et l'amitié vous lioient; si je détruis une flatteuse illusion dont vous fûtes long-temps charmé, ne me reprochez rien, accusez seulement votre propre obstination; songez que vous m'aurez forcée à rompre le silence. C'est demain un heureux jour pour Termes. Madame De Mirande est si belle, si douce, si aimable... tout le monde envie le sort du comte... Termes est si bien fait, si honnête, si sensible! ... tout le monde envie le sort de Madame De Mirande. La maréchalefait les honneurs de cette maison avec une magnificence surprenante. Je m'y amuserois assurément, si depuis un peu temps je ne sais quelle langueur, quel ennui ne se mêloient à tous mes sentimens; le dégoût et l'insipidité répandent un sombre nuage autour de moi. Je crains cet état. Quoi! La joie de Madame De Mirande ne peut m'en tirer! Quoi! Je ne partage pas vivement le bonheur d'une amie si chère à mon coeur! Est-ce que je deviendrois misantrope? Adieu.

LETTRE 16

à la fère. Vous le voulez, je cède à vos instances, j'y cède malgré moi, avec une extrême répugnance; mais j'y cède parce que je vous aime, parce que je ne puis vous refuser une satisfaction qu'il est en mon pouvoir de vous donner. Lisez donc, et souvenez-vous que vos importunes prières m'arrachent ce secret. Les preuves de la vérité sont encore dans cette fatale cassette, remise par vous-même entre mes mains. à votre retour, vous serez le maître de les voir et de les examiner. motifs de la conduite d'Adélaïde De Dammartin, avec le Comte De Sancerre. si un autre que vous parcouroit ce cahier, il s'étonneroit de me voir entrer dans des détails qu'un ami si intime ne devroit pas ignorer. Vos égards pour moi, et sans doute la certitude que j'avois tort, vousont engagé à ne jamais m' interroger sur ma conduite avec M De Sancerre. Les trois années que vous passâtes à Malte, vous firent perdre de vue votre ami: quand après la mort de votre frère vous revîntes ici, vous trouvâtes M De Sancerre marié, sa femme éloignée de lui. On vous la peignit triste et fâcheuse; on vous assura qu'elle haïssoit son mari; mes parens, comme ceux de M De Sancerre, répandoient partout que mon antipathie pour lui étoit une sorte d'aliénation d'esprit. Ses empressemens, ses caresses, ses discours passionnés, toutes les preuves de sa tendresse, me jetoient, disoit-on, dans une espèce de frénésie: on vous le répétoit, pourquoi en auriez-vous douté? Vous ne me connoissiez pas. Si depuis, mon caractère et mes sentimens vous ont inspiré de l'estime et de l'amitié; si vous m'avez toujours vue soumise à la raison, attachée à mes devoirs, incapable d'exercer aucun empire sur ceux qui dépendent de moi, combien de fois vous serez-vous dit avec surprise: que cette femme est changée! et pourtant, mon ami, j'étois à seize ans ce que je suis à vingt-six; mais lisez et jugez-moi. Peu de temps après la mort de M D'Estelan, et le retour de ma mère à Mondelis, le Maréchal De Tende y vint, conduisant avec lui M De Sancerre. En me le présentant, il me pria de prendre, pour ce neveu chéri, les sentimens d'une tendre soeur. La figure du comte me charma, son esprit me séduisit, et ses soins me touchèrent. Instruit des projets de son oncle, il mit toute son étude à me plaire, à me persuader qu'il m'aimoit. J'ignorois qu'on pût feindre ou tromper; mon coeur fut aisément surpris par un art que je ne connoissois pas. Rien ne s'opposant à notre union, le maréchal la pressa; de concert avec ma mère, il en dirigea les articles, et nous sépara de biens. Pendant la lecture de ces articles, M De Sancerre ne put cacher sa surprise. Il s'attendoit à se voir avantagé par son oncle, et pensoit s'affranchir, en se mariant, de la dépendance où il avoit toujours été. Son silence et sa rougeur prouvoient son mécontentement secret; cependant il alloit signer quand le maréchal l'arrêta: " monsieur, lui dit-il, en lui montrant un paquet cacheté, sous cette enveloppe sont deux testamens que j'ai faits; l'un vous nomme mon légataire universel, l'autre appelle votre femme à ma succession, et vous en exclut pour jamais; la conduite que vous tiendrez pendant ma vie rendra valable un de ces deux actes. Votre père porta la douleur et la mort dans le sein de ma soeur; cet affligeant souvenir, toujours présent à mon esprit, m'engage à vous ôter la dangereuse facilité de ruiner votre compagne, et de mettre vos enfans dans la triste situation où vous-même fûtes laissé. Je vous donne une femme jeune, belle, noble, modeste, aimable et riche; elle réunit en elle tout ce qui peut exciter les désirs et fixer un coeur. Son père étoit mon parent. Le sang et l' amitié m'attachent à la fille du Comte De Dammartin, je désire ardemment son bonheur; c'est à vous à le faire. Ma fortune sera la récompense du soin que vous prendrez de répandre l'agrément sur ses jours; qu'Adélaïde tranquille, contente, heureuse, me remercie sans cesse d'avoirformé les noeuds qui vont vous lier; alors vous trouverez en moi un parent attentif, un solide ami, un tendre père. Mais songez-y; si votre femme en pleurs vient me reprocher ces mêmes noeuds; si vous l' affligez; si vous lui donnez de justes sujets de plaintes, elle deviendra l'unique objet de mon affection, je ferai tout pour elle; pour vous, rien. Vous perdrez à la fois mon estime, ma tendresse et mon héritage. Il en est temps encore, ajouta-t-il, ne vous engagez point, si ces conditions vous effraient. " M De Sancerre ne répondit que par une profonde inclination; et prenant la plume, il signa. On nous maria sans pompe et sans éclat. Ma mère me trouvant délicate et peu formée, obtint du comte qu'il ne me traiteroit point comme sa femme pendant le cours de l'année, et me laisseroit à Mondelis: elle promit de me mener à Paris au commencement de l'hiver suivant, et de recevoir M De Sancerre dans l'hôtel où mon père habitoit autrefois; elle venoit de l'acheter du Marquis De Thoré, et par ses ordres on travailloit à l'agrandir et à l'orner. M De Sancerre parut consentir avec peine à cet arrangement; il ne pouvoit, disoit-il, se soumettre à des lois si dures, qu'en s'ôtant la facilité de les enfreindre. Peu de jours après notre union, il partit de Mondelis. Son éloignement m'affligea; je pleurai beaucoup; la présence, les soins caressans, les discours passionnés du comte m'avoient fait sentir ces émotions délicieuses, si naturellement excitées par l'amour dans une ame où il s'introduit sans que le doute ou la crainte altèrent ses charmes flatteurs.M De Sancerre m'écrivoit souvent; ses lettres portoient une douce joie au fond de mon coeur. Les peines de l'absence tendrement exprimées, le désir de vivre près de moi, de me voir toute à lui, désir dont il me répétoit que j'ignorois la force et l'étendue; des souhaits ardens de pouvoir avancer l'instant de son bonheur, du mien, augmentoient chaque jour la vivacité de mes sentimens. Simple dans mes idées, ce bonheur dont il m'entretenoit, me paroissoit attaché au seul plaisir de le regarder, de l'entendre parler, de l'aimer, de lui plaire, d'être l'objet le plus cher à son coeur. Sans posséder ce bien, j'en ai joui; mais que ma félicité dura peu! Pour la goûter long-temps, il falloit toujours ignorer que M De Sancerre se jouoit de ma crédulité. Il venoit de se rendre en Allemagne où nos troupes s' assembloient, quand ma mère tomba dangereusement malade. Elle ne se trompa point aux premiers symptômes de son mal, et craignit pour moi la malignité de sa fièvre; à sa prière, Madame Du Lugei, alors à Mondelis, me fit enlever de sa chambre par ses femmes et les miennes: malgré mes cris et ma résistance, on me porta dans une voiture. Madame Du Lugei me conduisit à l'abbaye du Martrai, et me confia aux soins de l'abbesse. Après sept jours passés à craindre, à espérer, j'appris la mort de mon aimable mère, de ma tendre, de ma respectable amie; perte irréparable, vivement sentie, et dont le temps n'effacera jamais le souvenir douloureux. Je ne pouvois retourner à Mondelis, y vivre seule; ma soeur étoit à Bagnières, où le Marquis De Thoréprenoit les eaux. Madame Du Lugei, après un peu de séjour à l'abbaye, rappelée à Paris par la saison, me pressa de l'y accompagner, et m'offrit un appartement chez elle. Le Maréchal De Tende, exécuteur testamentaire de ma mère, vint à Mondelis; il me conseilla d'accepter les offres de ma parente en attendant le retour de M De Sancerre. Je me déterminai à quitter le couvent, et partis avec le maréchal et Madame Du Lugei. Je passai un mois à Paris, malade, languissante, et presqu'inconsolable; je ne m'apercevois point de la singularité de Madame Du Lugei. Cette femme accoutumée à n'agir que pour être remarquée; officieuse, empressée, maladroitement obligeante, petite, fastueuse, mettant de l'importance à tout; voulant être connue, nommée, vantée; aspirant à la célébrité, n'y pouvant atteindre, et s'attirant seulement le ridicule d'y prétendre; cette femme active, inquiète, mêla tant d'affectation aux soins qu'elle daignoit prendre de ma conduite, qu'enfin la sienne me frappa, me déplut, et bientôt me révolta. Mon deuil, ma jeunesse et ma profonde douleur ne me permettoient pas de me répandre dans le monde, et je ne désirois point une dissipation dont je n' avois jamais connu le besoin; mais entendant répéter sans cesse à Madame Du Lugei qu'elle fermeroit sa porte pendant mon séjour chez elle; qu'elle n'exposeroit point une femme de mon âge à la séduction d'un monde corrompu , je me sentis gênée, même offensée de ses attentions, et crus devoir lui rendre la liberté de voir ce monde, qu'en vérité elle est bien éloignéede haïr. Je priai le Maréchal De Tende de me permettre d'aller attendre à Tresnel la fin de la campagne. Prompt à satisfaire mes désirs, il m'y fit meubler un appartement; je me hâtai d' en prendre possession, et Madame Du Lugei perdit dès ce moment ma confiance et mon amitié. Vers le milieu d'octobre, M De Sancerre arriva; il ne voulut pas loger chez ma soeur. On travailloit encore à l'hôtel où j'habite à présent; le maréchal nous céda son petit pavillon d'été. Le jour que ma soeur vint me prendre à Tresnel pour me conduire à l'hôtel De Tende, fut célébré par une fête magnifique. J'y passai quatre mois, si satisfaite de mon sort, si sensible à la tendresse de M De Sancerre, aux soins paternels du maréchal, que le bonheur dont je jouissois me paroissoit le bien suprême. Paisible ignorance, flatteuse erreur, douces illusions! Est-ce donc vous seules qui nous rendez heureux? Ah! Mon ami, mon coeur s' émeut encore au souvenir d'un temps où, trompée, trahie, sacrifiée, je me croyois au comble de la félicité. M De Sancerre, gêné par l'attention de son oncle sur toutes ses démarches, ayant fait plusieurs épreuves de ma discrétion, et s'en étant assuré, me confia qu'il aimoit passionnément le jeu, surtout le lansquenet, et n'osoit se livrer à cet amusement, détesté du maréchal; il m'apprit aussi qu'on passoit une partie des nuits à y jouer chez une femme dont la maison touchoit au derrière de l'hôtel: il me laissa voir un désir extrême de profiter quelquefois de cette commodité. Crédule et complaisante, moi-même, une bougie àla main, j'aidois mon mari à traverser la galerie, à gagner le petit escalier, à le descendre sans être entendu des gens du maréchal ou des miens. Insensée que j'étois! Je m'applaudissois de me voir seule dans la confidence de M De Sancerre! Combien il s'amusoit de ma simplicité! à quel indigne usage il employoit mon innocente affection; combien il prisoit le vil avantage que l'expérience et la fausseté lui donnoient sur moi! Je sentis un chagrin véritable en m'apprêtant à quitter la maison du maréchal; il me chérissoit, je l'aimois, je le respectois. Le soir que je devois sortir de l'hôtel De Tende pour habiter ma nouvelle demeure, ce tendre parent me fit présent d'une riche cassette. Le bois rare et précieux dont elle étoit formée, paroissoit à peine au dehors; des lames d'or croisées la couvroient presque toute; elle servoit d'écrin, de cave et d'écritoire: on l'avoit remplie de bijoux à mon usage, de parfums et de mille bagatelles agréables. Le maréchal s'amusa beaucoup à me voir chercher en vain le ressort caché qui l'ouvroit; lui-même fut obligé de me le montrer. M De Sancerre admira la sûreté du secret: il parut si charmé de cette jolie cassette, que, n'osant la lui donner, je me hâtai d'employer un habile ouvrier à l'imiter. On ne put trouver le même bois; mais les lames d'or, un peu plus pressées, ne laissèrent point apercevoir cette légère différence. Je la garnis de tout ce que j'imaginai pouvoir plaire à M De Sancerre. Je me fis une affaire du choix, du secret, et je sentis un plaisir véritable à placer moi-même cette cassettedans son cabinet. Hélas! Je ne prévoyois pas que ce don fatal m'éclaireroit sur le caractère d'un homme qu'il m' étoit si important d'estimer. Soigneux de ménager la faveur du maréchal, en cessant de vivre sous ses yeux, M De Sancerre ne parut pas changer de conduite; il en changea pourtant; mais je pus seule le remarquer. Il continua de montrer une extrême passion pour moi, de vanter hautement les grâces de ma personne, mes talens, mon esprit, l'égalité de mon humeur; de parler à tous momens de la douceur qu'il goûtoit à inspirer, à partager de tendres sentimens; en m'accompagnant partout il acquit la réputation d'un homme sensé, capable de mépriser de ridicules usages et d'avouer un attachement raisonnable. J'entendois répéter autour de moi les louanges de mon mari; on envioit mon sort; j'offrois aux regards l'image d'une femme heureuse; l'éclat m'environnoit; l'or et les pierreries brilloient sur moi; on admiroit mes bijoux, mes voitures, mes attelages: tout étoit choisi par M De Sancerre; son goût et sa magnificence surprenoient; mais il me refusoit des bagatelles qui excitoient mes désirs; il me demandoit compte de la petite somme destinée à mes amusemens; il obligeoit mes femmes à lui en dire l'emploi; souvent il le blâmoit; mon naturel bienfaisant m'attiroit des reproches ou des railleries. Un même appartement ne nous assujettissant plus à nous voir à tous momens, il venoit rarement dans le mien aux heures où j'y étois seule. Caressée en public, négligée en particulier, mes yeux ne s'ouvroient point; je n'attachois pas le bonheur aux preuvesde tendresse que mon mari cessoit peu à peu de me donner, mais à celles qu'il me prodiguoit encore. Il me suivoit en tous lieux, me tenoit un langage flatteur; je me croyois aimée; et l'espèce de froideur dont une autre se seroit peut-être alarmée, ne détruisoit pas cette douce erreur. Pourquoi n'ai-je pu la conserver toujours? Pourquoi le hasard me l' enleva-t-il? Oh! Mon ami! Elle me rendoit si heureuse. Un soir que M De Sancerre venoit de partir pour Versailles, le feu prit au parquet de son cabinet; mes gens effrayés se hâtèrent de transporter dans mon appartement ses meubles les plus précieux. En revenant de chez ma soeur où j'avois soupé, je trouvai tout en confusion; heureusement le feu étoit éteint et le danger cessé; mais comme il falloit travailler au parquet et aux lambris du cabinet de M De Sancerre, je fis laisser dans le mien plusieurs petits meubles que les ouvriers pouvoient endommager en les déplaçant. J'allois me mettre au lit, quand je vis sur ma cheminée un billet cacheté; le désordre de mes gens leur avoit fait oublier de m'en parler; il étoit de Madame De Cézanes: je le lus; elle me prioit de lui prêter deux fleurs de diamans qu'elle vouloit faire imiter. Je demandai ma cassette; on me l'apporta; je l'ouvris, et dis à Pauline, une de mes femmes, de prendre ces fleurs, et de les envoyer le lendemain matin à Madame De Cézanes. Pauline chercha long-temps, renversa quantité de papiers, ôta tous les tiroirs, et s' écria qu'elle ne trouvoit point mes pierreries; je m'approchai, vis sa méprise, et reconnus d'abord la cassette de M De Sancerre. Je passai dans mon cabinet, prisces fleurs et les lui donnai. Comme elle les recevoit de ma main, sa pâleur et son accablement me frappèrent; encore effrayée de l'accident du jour, elle paroissoit fatiguée et malade. Je me sentois peu disposée à dormir; mais ne voulant pas faire veiller Pauline, je la renvoyai. Avant de prendre un livre, je crus devoir rassembler les papiers de M De Sancerre; j'allois refermer sa cassette, quand, sur le pli d'une lettre, ces mots écrits et soulignés, s'offrant à mes regards, excitèrent ma curiosité: je vous ai permis d'épouser Adélaïde. me voici à l'endroit de mon récit, qui m'a fait éviter si long-temps de vous ouvrir mon coeur. Oserai-je, mon cher comte, vous envoyer la copie de cette lettre, vous découvrir un mystère odieux, un secret dont la connoissance va vous mortifier? Quelle flatteuse prévention je vais détruire? Vous nommerai-je cette femme dont l'art étonnant sut ménager tant d'intérêts divers, fixer des amans heureux, enchaîner ceux qu'elle sacrifioit à sa vanité, jouir de leur estime, de la vénération d'un époux trompé; et sous le voile de la décence, de la modestie, de la religion même, se livrer à une passion effrénée, exprimée sans pudeur, et satisfaite aux dépens de l'honneur et de l'humanité? Ce n'étoit point assez pour cette femme cruelle de me fermer le coeur de M De Sancerre; mon bonheur apparent excitoit sa jalousie; elle désiroit, elle exigeoit que mon mari me donnât des marques de haine, de mépris... mon ami, mon indiscret ami, pourquoi me forcez-vous à vous dire que Madame De Cézanes, votre parente, celle dont pendant plusieursannées vous avez cru posséder les innocentes affections , dont vous chérissez la mémoire, dont le souvenir vous attendrit encore, étoit la plus fausse, la plus basse et la plus méprisable de toutes les créatures. Pardonnez, mon cher comte, pardonnez-moi ces dures épithètes, le ressentiment ne me les dicte pas. Le temps, d'autres idées ont effacé les mouvemens de haine que Madame De Cézanes éleva dans mon ame. J'ai pu me venger d'elle, et me suis contentée de lui inspirer de la crainte. Après sa mort, pourquoi lui aurois-je enlevé une réputation acquise et conservée par tant d'artifices? Pourquoi aurois-je fait rougir son mari, ses frères, affligé ses amis? J'ai résisté au désir de justifier mon caractère, parce qu'il m'étoit impossible de le faire sans chagriner ceux qui tenoient à cette femme. Les parens de M De Sancerre, ses amis, lui-même, et Madame De Cézanes, n'ont osé attaquer que mon humeur difficile, inflexible ! à mon retour dans le monde, c'eût été une petitesse, une véritable enfance de rappeler le passé. Les autres s'en souviennent à peine, et tous les jours il s'efface de ma mémoire. Il s'en efface trop peut-être. Adieu, ce paquet est fort gros; le premier courrier vous portera le reste. suite. je voyois souvent Madame De Cézanes; je la voyois sans plaisir, même avec une sorte de répugnance que sa feinte austérité devoit naturellement inspirer à une femme de mon âge. M De Sancerre m'obligeoit à cultiver une connoissance qu'il m'avoit donnée, et son intime liaison avec le Marquis De Cézanes m' engageoità cacher le peu de goût que je me trouvois pour une société fort grave et fort ennuyeuse. Je reconnus l'écriture de Madame De Cézanes, et la singularité de cette expression: je vous ai permis d' épouser Adélaïde, me fit désirer de lire la lettre que je tenois. En voici l'exacte copie. lettre de la Marquise De Cézanes, à M De Sancerre. " je ne veux ni vous voir ni vous entendre; combien de fois faut-il vous le redire? Vous ne pouvez vous justifier; vos mensonges hardis ne m'en imposent plus. Vous me trompez; je le sais, j'en suis sûre. Vous êtes un perfide, je vous hais, je vous méprise, renonce à vous, je vous laisse pour jamais. Toutes vos excuses sont révoltantes; je vous ai permis d'épouser Adélaïde, vous me répétez que je vous l'ai permis. Ah! Combien d'ingratitude dans cette espèce de reproche! Quoi! Votre oncle n'exigeoit-il pas ce fatal mariage? Sacrifier à vos intérêts le bonheur de vous posséder seule; immoler toute la douceur de ma vie à votre fortune! Est-ce donc vous donner le droit de me trahir? De vous livrer à la folle passion qu'un enfant vous inspire? D'abuser de mes bontés, de ma condescendance? De manquer à vos sermens? De me ravir un bien acheté si cher? De m'abandonner aux fureurs de la jalousie? Enfin, de m'exposer à perdre en un moment, dans la violence de mes transports, cette réputation acquise par tant de contrainte, par tant de privation; ce respect, que peut-être je méritois d' exciter avant qu'un ingrat eût égaré ma raison, et triomphé de tous mes principes? je vous ai permis d' épouser Adélaïde; mais vous ai-je permis de lui donner un coeur dont je me croyois sûre? Vous n' aimez pas Madame De Sancerre , vous ne l'aimez pas , dites-vous? Et pourquoi donc la suivre partout, en parler sans cesse? Oser répéter devant moi qu'elle est belle, aimable, touchante? ... infidèle! Adélaïde est donc ma rivale? Elle partage donc un coeur... mais ce seroit peu de le partager; elle le remplit... ah! Puis-je vivre et penser qu'une autre vous plaît, vous attire, vous touche ! Quoi! L'idée d' une autre peut vous être toujours présente? Quoi! Près de moi, dans mes bras peut-être... mais écartons ce doute, il est cruel et désespérant. Eh! Qu'a-t-elle donc de si touchant , cette jeune et timide personne? Est-ce sa modestie provinciale qui vous enchante? Des traits réguliers, délicats, que rien n'anime? Une fraîcheur qu'elle doit en partie à l'inaction de son esprit? De grands yeux , où le désir de plaire ne se peint jamais? Une douceur enfantine, une bonté peu réfléchie, une ennuyeuse égalité d'humeur , voilà les grâces naïves , les charmes décevans qui vous séduisent, qui vous entraînent sur les pas de Madame De Sancerre, la font paroître touchante à vos regards. Eh! Depuis quand la froideur et la simplicité ont-elles l'art de vous toucher? En consentant à votre mariage, je croyois vous lier autant par la reconnoissance, que vous l'étiez alors par l'amour. Combien de larmes il m'a fait répandre! Pendant ce long séjour chez le Maréchal De Tende, que n'ai-je point souffert? De quelles douleurs mon ame s'est sentie pénétrée! Mais je fermois lesyeux sur votre conduite, sur une assiduité nécessaire; je ne me plaignois pas, je me contentois des courts instans qu'Adélaïde trompée vous aidoit à me donner; mais à présent qui vous oblige à passer les jours et les nuits auprès d'elle? ... oui, les nuits! Avec quelle audace vous osiez hier me nier chez mon frère... vous sortez, Madame De Sancerre reste; persuadée de votre imposture, furieuse, hors de moi-même, je l'interroge; elle rougit, j'insiste, elle baisse les yeux, sa confusion vous dément. Je m'obstine à lui arracher cette confidence; elle rougit encore, se déconcerte, hésite, convient, avoue... vous m' êtes odieux! Je vous déteste! Votre caractère est faux, votre esprit léger, votre coeur inconstant; je le répète, je ne veux plus vous voir. Je romprai tous les liens qui m'attachent à un ingrat. Ne venez pas ce soir; non, ne venez pas, ne venez jamais. P. S. Je change d'idée sans changer de résolution. Plus d'une raison me portent à vous parler encore une fois. Je vous donnerai un moment, un seul moment. Venez à minuit. " pendant cette lecture, ma surprise, mon trouble, la violente émotion de mes sens, et le serrement de mon coeur étoient inexprimables: je me croyois agitée par un songe révoltant et pénible. Tremblante, je confrontai le billet de Madame De Cézanes avec cette lettre; je vis le même caractère; la date m' apprit qu'on l'avoit écrite peu de temps après ma sortie de l'hôtel De Tende; je me rappelai les questions hardies de Madame De Cézanes; je me souvins de son obstination à m'interroger chez son frère; une suited'observations me conduisit à penser que depuis ce jour mes réponses, moins embarrassantes pour moi, eussent sans doute été moins choquantes pour elle. Je repoussai cette fatale cassette, je m'en éloignai; un instant après je m'en rapprochai. Un mouvement vif et peu réfléchi me fit prendre une autre lettre, et me força de les parcourir toutes. Vous m'accuserez d'imprudence; mais ce mouvement indéterminé, pressant, qui nous porte à pénétrer des secrets affligeans, à vouloir approfondir, tout voir, tout connoître, ne s'élève peut-être pas, comme on le croit, d'une curiosité ardente, indiscrète, mais d'une foible espérance cachée au fond de notre coeur; espérance que le doute nourrit, soutient, anime: eh! Qui désire une triste certitude, une accablante conviction! Il me sembloit pouvoir perdre la mienne en poursuivant mes recherches: j'imaginois qu'une de ces lettres alloit détruire la cruelle impression que la première m'avoit faite. Le dépit, la jalousie, une passion intéressée, exigeante, l' ardeur la moins réprimée, se peignoient tour-à-tour dans ces lettres hardies, emportées; j'y étois souvent nommée, toujours avec dédain, toujours avec mépris; heureuse d'être assez favorisée de la nature pour que les railleries de Madame De Cézanes tombassent seulement sur ma jeunesse, mon peu d'expérience et ma crédulité! Parmi plusieurs boîtes qui renfermoient des portraits de Madame De Cézanes, j'en reconnus une; je l'avois donnée à M De Sancerre, et sur sa parole je la croyois perdue. Sa vue me fit tressaillir; je l'ouvrisavec crainte, avec effroi; cependant je me flattois d'y retrouver mon image: celle de Madame De Cézanes s'offrant à mes regards, pénétra mon coeur du trait le plus douloureux. Avant cet instant, ma surprise, le trouble de mon esprit, suspendoient encore mes réflexions; je n'apercevois pas tout mon malheur; mes idées se réunissoient, se fixoient sur Madame De Cézanes. L'impérieuse maîtresse de mon mari me sembloit exciter seule les mouvemens terribles dont je me sentois agitée. Mon portrait ôté de cette boîte ramena toutes mes pensées sur M De Sancerre. Je me vis sacrifiée, haïe, méprisée; mes larmes commencèrent à couler, à baigner les tristes témoignages de l'intelligence de deux perfides. Renversée sur un siége, les mains jointes, la tête baissée, je m'abandonnois à toute l'amertume de mes sentimens, quand ma porte s'ouvrant brusquement, M De Sancerre entre d'un pas précipité. à son aspect je jette un grand cri; il approche, voit sa cassette en désordre, ses papiers épars autour de moi, son secret découvert; il frémit, la fureur se peint sur son front, dans ses regards menaçans; je tremble, un froid mortel glace mes sens; je fais un effort, je veux fuir, mon coeur se serre, je tombe sans connoissance aux pieds de M De Sancerre. Revenue d'un long évanouissement, le premier objet qui s'offre à ma vue est le Maréchal De Tende. Assis près de moi, encore pénétré de la crainte de me voir succomber à des foiblesses qui se sont, dit-il, succédées depuis le milieu de la nuit jusqu'à la moitié du jour; il gémit de mon état, il tient mes mains entre les siennes, il les serre tendrement. " eh! Ma fille,s' écrie ce bon, ce vénérable vieillard, eh! Quel étrange accident, qui a pu le causer? Votre pâleur, votre abattement, l'air dont vous m'écoutez, vos soupirs, vos larmes, le nom de votre mari tristement répété pendant les courts intervalles de vos foiblesses, m'annoncent un mystère; je veux le dévoiler. " ordonnant alors à mes femmes de sortir, il m'interroge, il me conjure de lui répondre. " Sancerre fait-il couler vos pleurs? Est-ce lui qui vous afflige à cet excès? Parlez, dit-il, parlez, ma chère nièce, ne me cachez rien, vous devez de la confiance au sentiment qui m'engage à vous en demander. " la bonté du maréchal, ses caresses, la certitude d'être aimée de lui, ouvroient mon coeur à ce désir si naturel de se plaindre, d'exciter une tendre compassion par le récit de ses peines. Je me jetai dans les bras de cet ami sensible et respectable; j'inondai son visage de mes larmes; je voulois parler; mes cris, mes gémissemens étouffoient ma voix. " M De Sancerre, répétois-je, hélas! M De Sancerre!-eh bien! Qu'a-t-il fait? Demanda le maréchal avec vivacité; en vous unissant à lui, j'ai promis, j'ai juré de veiller à vos intérêts, à votre bonheur, de vous protéger contre lui. Manque-t-il aux égards qu'il vous doit à tant de titres? Vous néglige-t-il? Vous offense-t-il? Vous pleurez; vous vous taisez, madame; eh quoi! N'osez-vous être sincère avec un parent, avec un ami dont l' attachement et l'équité vous sont connus? Ne vous souvient-il plus que je me suis réservé le droit de punir le Comte De Sancerre, s'il vous donnoit de justes sujets de vous plaindre de sa conduite? " ces dernières expressions du maréchal rappelèrent à ma mémoire ce qu'il avoit dit à son neveu au moment de la signature de l'acte qui nous lioit: je me souvins de ces deux testamens dont un me rendoit l'héritière du maréchal. En lui parlant, j'allois le révolter contre M De Sancerre, attirer ses faveurs sur moi seule, réduire mon mari à dépendre d'une femme qu'il n'aimoit pas; plus il seroit en mon pouvoir de l'obliger, plus il me haïroit, peut-être! Cette réflexion blessa mon ame; elle m'enlevoit la consolation de répandre mes chagrins dans le sein de mon unique ami, de mon généreux protecteur; elle m'arracha un cri de douleur; de tristes exclamations, de longs soupirs, furent les seules expressions de mon coeur. En me substituant aux droits de mon mari, on m'avoit pour jamais ôté le pouvoir de l'accuser ou de me plaindre de lui. Le maréchal continuoit à me presser de lui montrer plus de confiance, quand, suivant ses ordres, on vint l'avertir que son neveu arrivoit de Versailles. Il se levoit pour aller le trouver; mais le Comte De Sancerre le prévint; il parut à la porte de ma chambre; pâle, interdit, il s' avançoit lentement; ses regards erroient sur son oncle et sur moi. Il cherchoit à lire dans nos yeux l'accueil qu'il devoit attendre. Enhardi par les premiers mots du maréchal; sûr qu'il ignoroit encore l'aventure de la nuit, il se jeta à genoux devant mon lit, prit mes mains, les baisa mille fois, demanda mes femmes, se fit raconter toutes les particularités de mon accident, en interrompit le court récit par les marques du plus grand attendrissement.Pauline lui dit que le bruit de ma sonnette l'ayant éveillée, elle étoit accourue et m'avoit trouvée froide, inanimée, mon visage et mon sein inondés de pleurs. M De Sancerre pouvoit l'interroger sans craindre ses réponses. Sorti de ma chambre avant qu'elle y entrât, sa précaution le mettoit à l'abri du soupçon. Le hasard ne l'amenoit pas dans cette chambre à trois heures du matin. Un valet de Madame De Cézanes, en apportant son billet chez moi, avoit vu le cabinet de M De Sancerre en feu. Le comte parti de Versailles après le coucher du roi, arrivé chez sa maîtresse, apprit d'elle cet accident. Inquiet de ses papiers, il se hâta de venir à l'hôtel; trouvant son cabinet à demi démeublé, sachant sa cassette dans le mien, il prit le parti d'entrer doucement, de traverser ma chambre sans m'éveiller, et de reprendre cette importante cassette; mais prêtant l'oreille à ma porte, m'entendant pleurer et gémir, il l'ouvrit comme je vous l'ai dit. Il me laissa mourante, sonna mes femmes, emporta sa cassette, sortit de l'hôtel, et défendit à ses gens de dire jamais qu'il y eût paru cette nuit. Il fut exactement obéi, et je n'ai su ce détail que long-temps après sa mort. L'air pénétré qu'affectoit M De Sancerre, en me demandant la cause d'une révolution si surprenante, ses caresses, l'ingénuité de ses questions, l'audace de les répéter, me portèrent insensiblement à me recueillir en moi-même, pour m'assurer si je ne me trompois point, si un songe fantastique ne troubloit pas mon imagination; si l'homme qui me donnoittant de preuves de tendresse, étoit l'amant de Madame De Cézanes, ou l'époux passionné dont l'ardeur paroissoit si naturelle et si vive. La feinte de M De Sancerre réussit; il répéta plusieurs fois que mon évanouissement pouvoit être l'effet d'un mouvement de frayeur excité par le désordre de mes gens, par un récit exagéré du danger: le maréchal le crut, et me quitta, persuadé que son neveu n'avoit aucune part à l'état dont on venoit de me tirer. M De Sancerre l'accompagna; mais rentrant aussitôt, changeant de maintien et de ton: " madame, me dit-il, mon imprudence et votre indiscrète curiosité mettent entre vos mains la réputation d'une femme respectée, et la fortune d'un homme dont vous pouvez vous plaindre. Vous avez dû vous croire aimée; vous venez de découvrir qu'une liaison formée avant de vous connoître, sans fermer mes yeux sur vos agrémens, ne m'a pas permis de vous donner un coeur prévenu. On m'imposa la loi d'être à vous; cette contrainte me rendit mes premiers noeuds plus chers. Je ne vous flatterai point d'un sacrifice que je n'ai pas dessein de vous faire; je ne m'abaisserai point à vous prier, à vous demander le secret; vous me promettriez en vain de le garder, des intérêts trop puissans vous engagent à le révéler; une femme résista-t-elle jamais à la douceur de se venger? Parlez, madame, parlez, irritez le maréchal; perdez Madame De Cézanes, envahissez mon héritage; mais en causant mon malheur, soyez sûre de faire le vôtre. Attendez-vous de ma part à tout ce que le dédain, la haine et le ressentiment firent jamaiséprouver de plus sensible. Je répandrai l'amertume sur tous les instans de votre vie. Les procédés de M De Cézanes régleront les miens à votre égard; tout ce qu'il osera contre sa femme, je l'oserai contre vous. Eh! Qu'aurai-je à ménager? Frémissez, jeune imprudente, tremblez; redoutez pour vous-même le sort que vous préparerez à celle qui m'est chère. Il sera le vôtre; je le jure par tout ce qui est sacré, par tout ce qu'on révère. " en finissant de parler, il se leva; il s'avança du côté de la porte: j'étendis mes bras vers lui; je l'appelai d'un ton foible, mais tendre. " ah! Ne me fuyez pas, monsieur, ne me fuyez pas, m'écriai-je, ne me haïssez point; je me tairai, je respecterai ce funeste secret; jamais, non jamais ma bouche ne s'ouvrira pour vous nuire ou pour vous affliger. " il ne m'écouta point, et sortit sans me répondre. à peine quittoit-il ma chambre, qu'une de mes femmes me présenta des papiers tombés de mon sein pendant qu'on me déshabilloit. Je vis avec surprise cette lettre de Madame De Cézanes dont vous venez de lire la copie; elle se trouvoit enveloppée dans le billet qui m'avoit servi à vérifier l'écriture. Mon premier mouvement fut d'envoyer chercher M De Sancerre, de la remettre entre ses mains; intimidée par la crainte d'exciter encore sa colère, de l'entendre me menacer, me parler avec cette dureté qui venoit de blesser si douloureusement mon coeur, je n'osai le faire appeler. Je serrai ces papiers; combien de fois depuis j'ai relu cette lettre! Combien de fois mes larmes ont coulé en répétant ces cruelles expressions, vous n'aimez point Madame De Sancerre; vous ne l'aimez point, dites-vous? on s'aperçut le soir que j'avois une fièvre ardente; des transports violens m'ôtèrent pendant plusieurs jours la connoissance de moi-même. Quand je commençai à distinguer les objets, je vis ma soeur, le Maréchal De Tende, Madame De Flers sa parente, et M De Sancerre; ils paroissoient fort empressés autour de moi; je les regardois en silence; mes idées confuses encore ne s'arrêtoient sur rien; j'étois triste, sans être occupée du sujet de ma tristesse. La vue de ceux dont je me croyois aimée m'attendrissoit; leurs moindres caresses me touchoient; celles de M De Sancerre me causoient la joie la plus vive; je répétois avec émotion tout ce qu'il me disoit de doux et de consolant; le son de sa voix m'enchantoit; s'il prenoit ma main, je saisissois la sienne, je la plaçois sur mon front, sur mes lèvres; je l'approchois de mon sein, je la pressois contre mon coeur. Mes yeux suivoient tous ses mouvemens; et dès qu'il en faisoit un pour s'éloigner de moi, ils se remplissoient de larmes. Pendant cette espèce d'enfance, j'étois toujours frappée de crainte. Quand une femme entroit dans ma chambre, je donnois des marques de terreur, je cachois mon visage, je ne pouvois consentir à la regarder avant qu'elle eût parlé. En l'écoutant, je l'examinois d'un air stupide, effrayé; sa présence me gênoit, m'inquiétoit. Avec quel art, quelle noire malice M De Sancerre osa dans la suite rappeler au maréchal cet effet d'un esprit préoccupé, d'une imagination vive, d'un coeur profondément blessé! Combien il suttirer avantage de ces mouvemens dont la cause lui étoit si bien connue! Il partit pour l'armée avant mon rétablissement; ma convalescence fut longue et fâcheuse. à mesure que mes idées devenoient plus distinctes, ma tristesse augmentoit; l'assurance de n'être point aimée, nul espoir de toucher un coeur prévenu pour une autre, à jamais fermé pour moi; une jalousie déchirante, toujours égale, dont le tourment n'étoit pas même varié par le doute ou l'inquiète incertitude; la nécessité de cacher mes peines, d'en taire le sujet, tout rendoit mon état cruel et mes réflexions amères. Le naturel intéressé de ma soeur ne me permettoit pas de chercher de la consolation dans son amitié; la découverte du secret de M De Sancerre pouvoit doubler ma fortune, laisser entrevoir à Madame De Thoré une reversion considérable pour ses enfans, perspective trop capable de l'engager à trahir ma confiance. Livrée aux seules inspirations de mon ame, je cherchois dans mes principes, dans ma raison, dans l'indulgence que je devois à M De Sancerre, des moyens de soumettre mon coeur, d'oublier mes droits, d'immoler ma tendresse, tous mes sentimens, à la douceur de convaincre un ingrat de la force de ces mêmes sentimens que je voulois lui sacrifier. Qu'il m'étoit cher alors! ô mon ami! L'amour offensé conserve long-temps toute son ardeur; il semble se ranimer à chaque trait dont on le blesse: la douleur ne ralentit point son activité; et dans une ame sensible, mais noble, généreuse, c'est le mépris seul qui peut l'affoiblir et l'éteindre.Pendant ma maladie, Madame De Cézanes avoit fait un voyage en Provence. On l'attendoit à Paris vers le milieu de l'automne. Décidée à ne jamais la revoir, mais soigneuse de ne point marquer une rupture entre elle et moi, je résolus de ne recevoir personne. J'annonçai le dessein de m'appliquer à des études commencées, dont le grand monde pouvoit me distraire; et ma porte cessa d'être ouverte, excepté à mes parens et à ceux de M De Sancerre. Madame De Cézanes ignoroit la découverte de son intrigue; je reçus plusieurs lettres d'elle, et n'y répondis point. Revenue à Paris, elle se présenta pour me voir, et ne fut point distinguée des autres; elle s'en plaignit aigrement à M De Sancerre. Loin de me savoir gré de ma modération, il partagea le ressentiment de sa maîtresse; son ingratitude et son injustice me révoltèrent enfin, et causèrent cette séparation dont on a tant et si diversement parlé. La fin de la campagne ramena M De Sancerre à Paris. Il reparut à mes yeux avec un air libre, ouvert; il ne blâma point ma retraite; il ne s'informa point de ses motifs. Dans les premiers jours on eût dit que rien n' avoit troublé notre intelligence: sa conduite devint la règle de la mienne; il ne lui échappoit aucune expression capable de rappeler un événement qui devoit nous être si présent à tous deux: je semblois l'avoir oublié: bientôt M De Sancerre me montra plus de froideur; une pénible attention sur moi-même me fit retenir les mouvemens qui pouvoient déceler ma tendresse, et la rendre importune. Peu à peu je me regardai dans ma propre maison commeune étrangère, traitée avec indifférence, mais avec politesse. Le temps, la résignation et l'habitude adoucissent enfin nos peines, ou diminuent notre sensibilité: peut-être me serois-je accoutumée à mon malheur; mais M De Sancerre devint trop exigeant; il me força de lui prouver que si je pouvois contraindre un juste ressentiment, conserver par mon silence la réputation d'une femme indigne de mes égards, garder un secret utile aux intérêts de l'homme dont j'avois tant à me plaindre; cette bonté réfléchie, compatible avec l'honneur, ne me rendoit pas capable d'une basse condescendance. Ces distinctions délicates ne frappent pas tous les esprits; mon mari croyoit m'inspirer de la crainte, devoir mon silence à ses menaces: eh! Comment m'auroit-il crue généreuse; connoissoit-il la bonté? Mon ami, je me permettrai de le dire, son coeur ne pouvoit juger du mien. Dès sa plus tendre jeunesse, M De Sancerre s'étoit étudié à déguiser ses penchans, à paroître différent de lui-même; sans principes, sans ame, intéressé, faux, ingrat, la dissimulation et la finesse furent les seules qualités qu'il jugea nécessaire d'acquérir et de perfectionner: obstiné dans ses fantaisies, constant dans ses vices, mystérieux dans ses démarches, il aimoit à nuire, à brouiller des amis, des parens, des époux; à pénétrer des intrigues cachées, à les rendre publiques; fastueux et pourtant avare, il se montroit libéral et magnifique quand mille témoins éclairoient ses actions; mais jamais ses mains ne s' ouvrirent en secret pour le soulagement d'un malheureux. Incapabled'un fort attachement, s'il aima long-temps Madame De Cézanes, ce fut avec plus de foiblesse que de véritable passion; il ne sacrifia rien à son amour, ou du moins il y sacrifia seulement mon bonheur et ses devoirs. Ce portrait vous étonne peut-être? Soyez sûr qu'il est fidèle; je me reprocherois d' en altérer les traits; la mort de M De Sancerre, le temps, mes sentimens actuels, m'ont rendue capable de la plus grande impartialité sur son caractère. Deux mois s'étoient écoulés depuis son retour, quand une bien légère cause anima contre moi Madame De Cézanes, excita son dépit, éleva sa fureur, et porta M De Sancerre à me ravir cruellement l'estime et l'amitié du Maréchal De Tende, la seule douceur de ma vie, l'unique consolation de mon coeur affligé. En sortant un matin de mon appartement, je rencontrai le Marquis De Cézanes qui alloit chez M De Sancerre. Je ne pus me dispenser de m'arrêter un moment avec lui. Cet homme honnête et respectable me fit des plaintes de ma longue retraite, de ma froideur pour la marquise, dont il me vanta l'amitié; il s'étendit sur la bonté de son caractère, sur son mérite reconnu; comment avois-je pu renoncer à la voir, lui fermer ma porte! Pendant qu'il parloit, je cachois avec peine une violente émotion; ce mari si prévenu, si bassement trompé, m'inspiroit la plus tendre compassion; peut-être un retour sur moi-même la rendoit-elle plus vive. Je soupirai, des larmes m'échappèrent; il en fut surpris, il en fut touché. M De Sancerre venant au-devantde lui, laissa paroître du trouble et de l'inquiétude: je m'en aperçus; et pour le rassurer, je me hâtai de dire au marquis que si je me rendois jamais à la société, Madame De Cézanes seroit la première personne dont je cultiverois l'amitié: " à présent, ajoutai-je, les dispositions de mon esprit me portent à chérir ma retraite, à goûter les amusemens qu'elle me procure, et je dois fuir un monde où j'introduirois peut-être la tristesse et l'ennui qu'il m'inspire. " mes expressions rendues à Madame De Cézanes, élevèrent d'étranges soupçons dans le coeur inquiet et passionné de cette femme. je chérissois ma retraite, j'y goûtois des plaisirs! et quels amusemens pouvoit-elle me procurer, si M De Sancerre ne me les donnoit pas? Elle l'observa; il lui parut moins empressé, moins ardent; elle s'étonna de n'avoir pas remarqué plus tôt son refroidissement; elle pensa qu'il étoit changé pour elle depuis son voyage et ma longue maladie: en me voyant mourante, le coeur de mon mari n'avoit-il pu s'ouvrir à la compassion, au repentir, peut-être même à l'amour! Oui, sans doute; il m'aimoit, il m'adoroit; il me forçoit à vivre pour lui seul; un sentiment jaloux l' engageoit à me soustraire à tous les regards. Un infidèle l'éloignoit de sa maison, évitoit ses justes reproches ; il se déroboit aux plaintes d'une femme trahie, sacrifiée à la honte d'avouer le ridicule penchant où il s' abandonnoit. Vous pourrez lire vingt lettres de Madame De Cézanes, où ces mêmes expressions, et de plus fortes encore, sont répétées cent fois. Avec un naturel plus honnête, M De Sancerre eûtpréféré l'aveu de la vérité à tant de bas détours où il s'embarrassa pour continuer de cacher à Madame De Cézanes que leur intrigue m'étoit connue; déterminé à calmer son coeur, à détruire ses soupçons, il prit une route plus difficile et moins sûre. Il lui jura de me forcer à reparoître dans le monde, à la revoir, à lui rendre la liberté d'éclairer sa conduite et la mienne. Mais comment m'amener à cette complaisance? Il ne pouvoit l'exiger sans s'exposer à de longues contestations, sans risquer de lasser ma douceur, d'irriter mon esprit, de s' exposer à un éclat capable de lui faire perdre le fruit de sa contrainte et de sa dissimulation; mon extrême docilité pour les moindres avis du Maréchal De Tende, lui persuada d'employer sa médiation; mais de quel vil artifice il se servit! Mon ami, j'entre avec regret dans ces détails; j'ai peine à me retracer la bassesse d'un homme qui fut si cher à mon coeur. M De Sancerre affecta de la tristesse en présence de son oncle. Il se montroit rêveur, inquiet, paroissoit dévoré d'un chagrin secret. Bientôt le maréchal s'intéressa au changement de son humeur; il voulut en connoître la cause; il le pressa de lui ouvrir son coeur; cédant peu à peu à ses instances, excitant sa curiosité par des discours adroits, M De Sancerre eut enfin l'audace de m'accuser d'être l'objet de toutes ses peines, de toutes les amertumes de sa vie. Il lui dévoila ce qu'il appeloit le mystère de ma conduite; elle fut représentée comme l'effet d'un caprice insupportable; il se plaignit de mon humeur,d' une aigreur de caractère naturelle; rien ne pouvoit l'adoucir, ses complaisances l'augmentoient; il me peignit soupçonneuse, défiante, haïssant les femmes, les évitant, les fuyant, voulant les bannir de chez moi; toutes m'étoient suspectes, toutes me paroissoient des rivales dangereuses. Parmi celles qui excitoient mes craintes, il osa nommer Madame De Cézanes; il eut la hardiesse d'appuyer ses odieuses imputations sur le ridicule d'une jalousie si mal fondée: ma maladie, cet effroi que la présence d'une femme m'inspiroit; mes larmes, mon obstination à rester seule au fond de mon appartement, ma continuelle langueur, tout fut attribué à cette dévorante inquiétude; elle empoisonnoit mon bonheur, elle faisoit le supplice d'un coeur tendre , dont j'étois passionnément aimée . Une suite de tracasseries, de querelles, d'aventures imaginées, en imposèrent au maréchal, et lui persuadèrent que je rendois son neveu très-malheureux. Il le croyoit sincère, sensible, généreux; comment auroit-il douté de ses discours? Il observa que depuis le retour de M De Sancerre, ma tristesse n'étoit pas diminuée. Je lui parlois moins; sa présence ne répandoit plus dans mes yeux ni l'intérêt ni le plaisir. S'il m'abordoit d'un air caressant; s'il m'adressoit un langage flatteur, mes mouvemens portoient plutôt le caractère de la surprise que celui de la reconnoissance ou de l'amitié. M De Sancerre ajouta plusieurs particularités à ces remarques du maréchal; et pour rendre sa compassion plus vive, il feignit de se reprocher un aveu capable d'affliger un parent si tendre:il devoit se taire, disoit-il, ne jamais lui donner le déplaisir d'apprendre qu'une femme reçue de sa main avec tant de confiance dans son choix, d'espérance d'être heureux par elle, loin de remplir sa juste attente, sembloit destinée à troubler son repos, à le tourmenter sans cesse, à le priver de tous les agrémens de la vie; enfin à lui ravir le plus grand des biens, le pouvoir de faire et de partager son bonheur. Le maréchal, trop vrai pour n'être pas crédule, se sentit pénétré du chagrin de son neveu. Le silence que je gardois sur la cause de ma tristesse, donnoit de l'apparence aux accusations de M De Sancerre; la jalousie, passion active et sombre, souvent méprisée, toujours haïe, est un sentiment que la crainte et la honte accompagnent; on s'offense de l'inspirer, on rougit de le ressentir. Si tout autre sujet eût fait couler mes larmes, me serois-je refusée la douceur de me plaindre? Le maréchal assura M De Sancerre d'un profond secret sur sa confidence; il lui promit de m'arracher à cette vie retirée, peu convenable à mon âge; je reverrois, à sa prière, toutes celles qu'un malheureux caprice me portoit à fuir; lui-même me conduiroit chez Madame De Cézanes; une femme si respectable méritoit les plus grands égards. Ma douceur, mon attachement à mes devoirs, ma tendre amitié pour celui que je nommois mon père, me rendroient bientôt au monde et à moi-même. Il le pensoit: ah! Mon cher comte, il avoit bien raison de le croire! Pourquoi me vis-je dans la dure nécessité de tromper son attente, de blesser son coeur par mes refus,de paroître manquer au respect, à la vénération qu'il m'inspiroit? Combien j'ai gémi d' une désobéissance si révoltante à ses yeux! Ce fut d'abord avec tous les ménagemens de l'amitié, que le maréchal entreprit de ramener mon esprit. Comme je ne comprenois rien à ses premières insinuations, je n'y répondois pas. Ses instances pour me faire changer de conduite ne me déterminant point, il devint pressant; le peu de succès de ses sollicitations l'irrita; il avoit cette vivacité, cette espèce de brusquerie qui caractérise assez ordinairement l'extrême franchise; son impatience, sa colère, lui firent un jour oublier le secret promis à M De Sancerre. Ses plaintes, ses reproches, me découvrirent le méprisable artifice de mon mari. La fausseté de M De Sancerre, son ingratitude, sa bassesse, révoltèrent mon coeur. Dans mon indignation, je me levai précipitamment; je fis deux pas vers mon cabinet, tentée, fortement tentée de livrer au maréchal la lettre de Madame De Cézanes, de cette amie dont il osoit me vanter les vertus, qu'il me pressoit de revoir, d'aimer! Ma foiblesse pour un ingrat, la réflexion, modérèrent ce premier mouvement. En me donnant de nouveaux sujets de plaintes, M De Sancerre abusoit de ma bonté; mais en détruisoit-il le principe? Ne me repentirois-je point d'avoir parlé? Un coeur noble goûte-t-il long-temps le plaisir de la vengeance? En rompant le silence, je ramenerois le maréchal vers moi; il puniroit le comte; il me rendroit sa confiance, son amitié; maisme rendroit-il ma première position, les douceurs de mon premier état? Me rendroit-il le coeur de mon mari? Ah! Quand il le forceroit d'abandonner sa maîtresse, de me traiter avec plus d'égards, son retour feint ou véritable, feroit-il mon bonheur? J'avois trop examiné M De Sancerre; je le connoissois trop pour espérer d'être heureuse avec lui, ni par lui. Pendant que ces idées m'occupoient, muète, interdite, confuse, mon désordre et ma rougeur me perdoient dans l'esprit du maréchal, confirmoient son erreur, donnoient de la force aux accusations de M De Sancerre; il alloit me retirer sa tendresse; quelle consolation me resteroit? Oh! Mon cher comte, le moment le plus douloureux de la vie est celui où l'on regarde autour de soi, sans espoir de rencontrer les yeux d'un ami. Je me taisois, je soupirois, mes larmes couloient abondamment. La prévention du maréchal ferma son coeur à la pitié; il exigea la plus prompte obéissance, et m'ordonna de nommer le jour où je consentirois à l'accompagner chez Madame De Cézanes. " ah! Jamais, jamais, m'écriai-je, ma vie dépendît-elle de cette honteuse démarche, je ne la ferois pas. " ce refus formel m'attira les plus dures épithètes. Traitée d'insensée, de visionnaire, de femme aveuglée par une folle passion, qu' un caractère odieux enlevoit à la société, rendoit insupportable à ses parens, au plus complaisant des maris, j'éprouvai combien la raison et la bonté peuvent être altérées par la colère. Le maréchal sortit furieux de ma chambre; mais revenant sur ses pas: " madame, me dit-il, ou vous ouvrirez votremaison à ceux que leur rang et leurs moeurs doivent y admettre, ou vous irez dans un couvent vous livrer en liberté à toutes les extravagantes imaginations dont votre esprit égaré se plaît à se remplir. Je vous donne un mois pour déterminer le choix que vous voudrez faire. " une querelle si vive, des expressions si peu ménagées, une alternative si choquante, portèrent mes chagrins à l'excès, et m'ôtèrent la force de les dissimuler. On ne me vit plus qu'abattue et pleurante; je devins incapable de reparoître dans ce monde où l'on vouloit m'engager à vivre. La plus légère marque d'intérêt, une simple question sur le sujet de ma langueur, de ma tristesse, me faisoient répandre des larmes amères. L'horrible fausseté de M De Sancerre révoltoit continuellement mon ame. Toujours empressé, toujours caressant en présence du peu de personnes qui nous voyoient ensemble, comment l'auroit-on soupçonné d'être l'auteur de mes peines? Il s'y montroit si sensible! Le dédain et le mépris qu'il m'inspiroit, éclatoit dans mes yeux, souvent dans mes expressions: on commença à dire que je le haïssois; on le plaignit, on me blâma; une semblable aversion n'étoit pas naturelle, on en chercha la cause; bientôt on crut ma raison altérée; une tristesse si profonde, une haine si injuste ne pouvoient naître que de l'égarement de mon esprit. Sans conseils, sans amis, livrée à mes seules réflexions, je voyois écouler le temps fixé pour déclarer mon choix. J'aurois voulu contenter le maréchal, peut-être même M De Sancerre, par tous les sacrificesque mon coeur ne se seroit point reprochés; je pouvois consentir à me nuire, à m'affliger; mais devois-je m' avilir, céder sur un point où la décence, où l'honneur étoient intéressés? Le couvent dont on me menaçoit devint insensiblement l'objet de mes plus consolantes pensées. En perdant l'espérance du bonheur, on s'attache naturellement à celle du repos; mais cette retraite ne paroîtroit-elle point forcée? Quoi! Laisserois-je penser que M De Sancerre me bannissoit de sa maison? Peu à peu toutes mes idées se tournoient vers Mondelis. Ces lieux où j'avois passé mes premières années dans une si douce tranquillité, se peignirent à mon imagination comme le séjour de la paix; je me flattai d'y voir renaître le calme de mon esprit et l'indifférence de mon coeur. Mon ami, je me trompois; cette indifférence est un bien dont on ne peut jouir deux fois; jamais on ne le recouvre dans toute son étendue. Quand on a aimé, un sentiment douloureux, inquiet, je ne sais quel regret, se mêle à la certitude de n'aimer plus, et livre notre ame au danger d'aimer encore. Uniquement occupée du désir d'aller à Mondelis, d'y fixer ma demeure, j'osai m'arrêter au seul moyen qui pouvoit engager M De Sancerre à remplir ce désir ardent; je me crus permis d'employer une fois l'artifice, de faire servir la lettre de Madame De Cézanes à me tirer de la malheureuse situation où cette femme hardie se plaisoit à me réduire. J'étois bien éloignée de méditer une vengeance basse et cruelle; mais mon mari me connoissoit-il assez pour ne pas me craindre? Peut-être en le menaçant, en me montrantprête à repousser l'insulte, parviendrois-je à m'affranchir de l'oppression et de la tyrannie. Après une mûre délibération, je lui écrivis et renfermai dans ma lettre une copie de celle de Madame De Cézanes. Pour ne pas lui laisser l'espoir de m'obliger par la force à lui remettre cette preuve de leur intelligence, j'allai de grand matin à Tresnel, déterminée à n'en point sortir, si la réponse de M De Sancerre ne remplissoit pas mon attente. Voici ma lettre. lettre de Madame De Sancerre, à son mari. " l'art et la finesse ne guident pas sûrement, monsieur: votre conduite me l'apprend, vous risquez trop en abusant de ma douceur; et quand je puis vous nuire, me venger, vous devriez penser qu'il est un point où la générosité cède à la nécessité d'une juste défense, un moment où l'on cesse de s'immoler soi-même à l'intérêt d'un homme capable de jouir des plus grands sacrifices, sans les apprécier ni les reconnoître. Vous m'avez ôté le seul ami dont la tendresse soutenoit mon coeur abattu; vous avez prévenu son esprit, vous m' avez ravi son estime, sa protection; vous vous êtes flatté qu'il n'écouteroit plus mes plaintes; qu'il ne seroit plus sensible à mes larmes; vous vous reposez sur vos artifices, vous ne me craignez point; vous voulez m'assujettir à de dures lois, donner à Madame De Cézanes le plaisir cruel de me contempler dans l'humiliation, dans la douleur, dans l' avilissement. Votre confiance vous trompe. Irritée de son impudence et de votre hardiesse, maîtresse de sa réputationet de votre fortune, je puis couvrir cette femme de confusion, et vous faire perdre le prix que vous attendez d'une longue feinte et de la plus basse dissimulation. Trop vraie pour vous cacher l'extrême mépris que m'inspire votre caractère, je vais m' exprimer sans détour. Je ne veux plus vivre avec vous, monsieur; la fille du Comte De Dammartin n'est pas née pour être votre esclave, pour se soumettre à de lâches complaisances: jouissez des avantages qui vous firent obtenir de Madame De Cézanes la permission de m'épouser; disposez de ma fortune; le revenu de Mondelis et la somme destinée à mes amusemens, suffiront à ma dépense. Tous mes voeux se bornent à passer le reste de mes jours dans ma terre; si vous me l'accordez, monsieur, j'oublierai qu'un lien fatal nous unit; sans curiosité, sans intérêt sur vos démarches, je serai à votre égard comme si je n'existois plus. Pour donner de la force à ma prière, je joins ici la copie d'une lettre de Madame De Cézanes. L'original vous manque, vos recherches peuvent vous en convaincre. Déposé par moi-même en des mains sûres, votre refus ou votre condescendance décideront de l'usage qu'on en doit faire. Si vous hésitez à remplir mes désirs; si vous n'accordez pas ma demande aujourd'hui, demain M De Cézanes recevra de ma part cette preuve de la fidélité de sa femme, et le Maréchal De Tende saura qui de vous ou de moi peut se plaindre avec justice. Maître d'éviter un éclat si fâcheux, vous le serez aussi d'inventer des raisons plausibles de mon séjourà Mondelis; un éternel silence sur vous, sur Madame De Cézanes, vous permettra de m'accuser de la bizarrerie de cette séparation; je vous engage ma foi de ne jamais démentir vos plus fausses imputations, en supposant pourtant qu'elles n'attaqueront point mes moeurs. J'attends votre réponse, elle réglera ma conduite; je ne sortirai point de cette maison sans être instruite de vos intentions: prête à confirmer mes ordres sur la lettre de Madame De Cézanes, ou à les révoquer, si ma demande est accordée. Pour ne vous laisser, monsieur, aucune objection, je vous fais part des mesures que j'ai déjà prises. Dès ce soir, une consultation sur le foible état de ma santé me prescrira d'aller respirer mon air natal; Madame De Flers quittera Tresnel pour m'accompagner à Mondelis. En vivant sous les yeux de votre plus proche parente, d'une femme respectable, chère au Maréchal De Tende, distinguée de toute votre maison, je paroîtrai toujours dépendre de vous, monsieur, et mon séjour chez moi sera regardé seulement comme la suite du dégoût que le monde m'inspire depuis si long-temps. " après avoir envoyé cette lettre, mon agitation fut extrême pendant trois heures d'attente. Je commençois à me repentir de cette démarche hardie; des craintes vagues, une triste inquiétude s'emparoient de mon coeur, troubloient mon imagination, quand on m'apporta ce billet de M De Sancerre. " vous serez toujours maîtresse de vos démarches, madame; vos bontés, vos vertus, l'attachement que vous méritez, mon respect, doivent vous faire toutattendre de ma complaisance. Désespéré de vous être odieux, affligé du parti que vous prenez, je n'ose m'opposer à vos désirs; je ne me priverois jamais de la douceur de vous voir, si vous ne m'assuriez positivement que vous souhaitez de me quitter. En tout temps, madame, en toute occasion, j'approuverai ce que vous jugerez convenable, ce qui pourra contribuer au repos, à l'agrément de votre vie, et vous avez la liberté de suivre les arrangemens dont vous venez de me faire part. " ce consentement si désiré adoucit l'amertume de mes chagrins. Je hâtai les préparatifs de mon voyage; je regardois mon départ comme la fin de mes peines, d'une passion si tendre et si malheureuse; je croyois perdre à Mondelis le sentiment qui me forçoit à m'y retirer. J'éprouvai dans ma solitude que si l'éloignement affoiblit la haine, il rend souvent à l'amour toute sa vivacité. M De Sancerre partoit pour se rendre à l'armée. Son absence me permettoit de passer plusieurs mois à Mondelis, sans élever des soupçons dans l'esprit du maréchal De Tende; rien ne pouvoit lui faire envisager ce voyage comme le commencement d'une éternelle séparation entre son neveu et moi; il en espéroit le retour de ma santé et le calme de mon esprit. Je m'abandonnai à la plus vive douleur en lui disant adieu; je ne le verrai plus, me répétois-je en pleurant, je l'embrasse pour la dernière fois. L'idée que je lui laissois de mon caractère, celle qu'il en prendroit dans la suite pénétroit mon coeur. " ah! Ne me haïssez pas, mon père, ne me haïssez jamais, lui criai-je, enbaignant ses mains de mes larmes, je vous aimerai, je vous respecterai toujours! Avec quelle peine je m'en séparai! Je ne me rappellerai jamais, sans amertume, que j'ai pu l'affliger. Pour éviter à M De Sancerre de feints regrets et d'inutiles démonstrations de tristesse, je devançai l'heure fixée par moi-même, et partis sans le voir. Pendant la route, je conservai l'espérance de me trouver heureuse en arrivant à Mondelis. Mon attente fut cruellement trompée; ces lieux si chers à mon enfance n'offrirent à mes regards qu'un vaste désert. Ils rappelèrent douloureusement à ma mémoire cette mère si tendre, dont les soins et les bontés m'en rendoient autrefois le séjour si agréable. ô mon cher comte! Que sa prudence, que ses conseils m'eussent été nécessaires! Dans une situation fâcheuse, embarrassante, combien il est consolant de suivre les inspirations d'une amie éclairée, intéressée à nous guider sûrement, à nous faire éviter les écueils que la passion nous cache: quel malheur d'être livré trop jeune à soi-même, de douter, d'hésiter sans cesse; de craindre de s' égarer en suivant ses propres mouvemens; d'ignorer s'ils s'élèvent de l'orgueil ou d'un sentiment naturel et raisonnable! N'osant consulter personne, n'écoutant que mon coeur, mon ressentiment, j'avois cru pouvoir m'armer contre M De Sancerre, de cette lettre que le hasard laissa dans mes mains; en gardant le silence sur son intrigue, sur la bassesse de son caractère, je croyois remplir à son égard tous mes engagemens; peut-être lui devois-je davantage? Le lien qui nous unissoit, exigeoit peut-être un entierrenoncement à moi-même, à mes désirs, à ma volonté, une soumission plus aveugle; peut-être n'étois-je pas à l'abri de tout reproche; mais, mon ami, quelle loi dans la nature, dans la simple équité, peut obliger un sexe à supporter, à ne jamais s'affranchir d'un joug cruel? Eh comment, et pourquoi la même chaîne s' étendroit-elle, deviendroit-elle légère pour l'un, quand elle se resserre et s'appesantit pour l'autre? Je termine ici, et ce qui me reste à vous dire est peu intéressant; je vous l'écrirai pourtant. Adieu.

LETTRE 17

J'ai reçu vos deux lettres, elles ont dissipé mon inquiétude. Je suis charmé de n'avoir point blessé votre coeur par un récit que je craignois tant de vous faire: mais quel aveu, mon cher comte, combien de réflexions il élève dans mon esprit! Quoi! La fausseté de Madame De Cézanes, l'indécence de ses penchans vous étoient connues, et vous l'aimiez? Et sa mort vous arracha des soupirs, vous fit répandre des larmes amères? Et vous m'en parliez avec attendrissement, avec douleur? Eh, bon dieu! Si les pleurs d'un honnête homme honorent la mémoire d'une femme méprisable, quel prix obtiendra donc la vertu? Quel espoir la soutiendra dans ses efforts? Quels hommages rendra-t-on à la modestie, à la candeur? Excepté M De Sancerre, dont l' intrigue se lia pendant votre séjour à Malte, vous avez, dites-vous, connu tous les amans heureux de Madame De Cézanes. Vous fûtesdu nombre, sans doute? Mon ami, je voudrois que vous eussiez moins regretté cette femme; vous ne deviez pas la pleurer; non, en vérité, vous ne le deviez pas; mais je veux résister au désir de vous faire une querelle, et continuer ce que vous appelez mon histoire . Je ne vous fatiguerai point du détail de ma vie solitaire, ni des persécutions que j'éprouvai pendant long-temps. Vous le savez; le Maréchal De Tende, ma soeur, tous ceux qui s'étoient cru du pouvoir sur mon esprit, tentèrent vainement de me ramener à Paris. Constante dans mes refus, rien ne put vaincre ma résistance. M De Sancerre affecta la douleur la plus vive; il se plaignit partout d'être haï d'une femme qu'il adoroit: on partagea ses chagrins; le maréchal voulut le dédommager d'une union si mal assortie, par le don de toute sa fortune. Six mois après lui avoir assuré son héritage, il mourut, et peut-être ne fut sincèrement regretté que de celle dont la désobéissance excitoit sa colère et sa haine. Comme les événemens les plus extraordinaires occupent peu de temps un monde avide de nouveautés, après un an de séjour à Mondelis, je me vis oubliée des parens de M De Sancerre, abandonnée des miens, et réduite à la seule amitié de Madame De Flers. En compatissant aux peines de mon coeur, elle en respecta le secret; si ma conduite à l'égard de M De Sancerre ne lui parut pas répondre aux sentimens qu'elle me connoissoit, aussi discrète que sensible, elle ne s'efforça point de pénétrer ce mystère. C'est d'elle que j'appris l'histoire cachée des amours de Madame De Cézanes: la Comtesse De Flers possédoit un détail fort étendu de ses intrigues. Un de ses neveux, favorisé et trompé par la marquise, s'étoit plu long-temps à suivre ses démarches, à gagner ses femmes, à rechercher l'amitié de ses amans, leur confiance; à s'assurer des lieux où elle se trouvoit avec eux. Spirituel et vindicatif, il avoit rédigé ses observations en un petit mémoire, à dessein d'en répandre des copies parmi ses amis. Madame De Flers le détourna d'une vengeance si noire, et s'empara de l'ouvrage. Vous y étiez nommé; mais on n'y parloit point de M De Sancerre. L'uniformité de ma vie, le soin d'embellir ma retraite, le temps, le mépris que m'inspiroit le caractère de mon mari, l'éloignement de tous les objets capables d'entretenir un penchant dont je rougissois, les amusemens simples et variés de la campagne calmoient déjà les agitations de mon coeur, quand Madame De Martigues vint mêler les charmes de son agréable gaîté à ces heureux commencemens d'une paix si vainement recherchée au milieu du monde. Mon ami, croyez-m' en, on n'en goûte à Paris que l'apparence; non, je ne suis point ici comme j'étois à Mondelis. Le Comte De Martigues, retiré de la cour et du service, établit alors sa résidence à Montfernai, terre contiguë à la mienne. Marié depuis deux mois, il se hâtoit de dérober à tous les yeux la jeune et charmante compagne qu'il s'étoit donnée. M De Méri, oncle de Madame De Mirande, et tuteur de Mademoiselle De Marsei, en assurant la fortune de sa pupille,crut assurer son bonheur. Il venoit de l' unir à l'homme du monde dont le caractère convenoit le moins à l'enjouement et à la vivacité du sien. Avec des qualités estimables, des vertus solides, un mérite réel, M De Martigues ne plaisoit à personne. La gravité de sa contenance, l' austérité de ses principes, cette justice exacte, mais dure, qui traite la clémence de foiblesse, un air sombre, un ton impérieux, assez d'aigreur dans la dispute, prévenoient contre lui, et portoient plutôt à l'éviter qu'à l'examiner assez pour connoître la bonté de son coeur et l'honnêteté de ses sentimens. Vous imaginez combien l'esprit et le feu de Madame De Martigues s'accordoient mal avec le sérieux de son mari. Privée de tous les amusemens qu'elle aimoit, contrariée dans ses goûts, dans ses moindres désirs, adorée, mais contrainte, faut-il s'étonner de son éloignement pour de nouveaux liens? Le Comte De Piennes veut en vain la rassurer contre le danger d'un second engagement; l'esclavage et un mari se présentent ensemble à son idée; ce n'est pas la légèreté dont on l'accuse, c'est sa propre expérience qui la rend si difficile à persuader. Madame De Martigues, élevée dans la même abbaye où la Comtesse De Flers vivoit depuis son veuvage, vint la voir à Mondelis; elle me croyoit une personne fort extraordinaire; elle fut étonnée de ne trouver en moi qu'une femme douce et triste. Peu à peu nous nous liâmes d'une amitié très-tendre. Monsieur De Martigues me visitoit souvent; quand il faisoit de petits voyages autour de sa demeure, il laissoit lacomtesse à Mondelis. Sa mort me toucha; elle arriva deux ans avant celle de M De Sancerre. Madame De Martigues, riche et libre, courut à Paris. Je n'espérois pas la revoir; mais plus solide en amitié que je ne le pensois, elle reparut bientôt à Mondelis, conduisant avec elle Madame De Mirande qu'elle venoit d' enlever du couvent, et vouloit soustraire aux recherches et à l'autorité de M De Méri. Veuve à dix-huit ans, bornée à un douaire modique et mal assuré, sans autre appui que la tendresse de son oncle, Madame De Mirande, déjà sensible pour Termes, refusoit un riche parti, et s'exposoit à être déshéritée par la démarche imprudente que Madame De Martigues lui avoit conseillée. La situation de cette jeune et jolie personne, la rendoit aussi intéressante que son naturel doux, et l'agrément de son esprit prévenoient en sa faveur. Pupille de son oncle, élevée avec elle, Madame De Martigues l'aimoit depuis son enfance: je me trouvai heureuse qu'elle eût choisi Mondelis pour servir d'asile à son amie. Vous savez que depuis nous ne nous sommes jamais séparées. Madame De Martigues alloit et venoit sans cesse de Paris à Mondelis; les plaisirs qu'elle étoit avide de goûter, furent souvent sacrifiés à la douceur de nous prouver sa sincère amitié; mais Madame De Mirande ne quitta ma retraite qu'avec moi. Que vous dirai-je encore, mon cher comte; après la mort de M De Sancerre, vous vîntes à Mondelis; des arrangemens nécessaires me rappelèrent à Paris; je reparus dans le monde, on sembla m'y revoir avecplaisir. Comme je n' avois que vingt-deux ans, Madame De Flers consentit à en passer trois avec moi; depuis six mois elle a désiré rentrer au couvent pour s'y livrer toute entière à de pieux exercices. Vous savez avec quel regret je me suis séparée d'elle; je la vois souvent. Mon ami, le calme de son coeur, sa vie tranquille excitent quelquefois mon envie; il est des momens où je suis prête à tout quitter, à me renfermer avec elle. N'est-on pas heureuse quand on est paisible? Vous m'allez dire: eh! Ne l' êtes-vous pas, paisible? mais non, non, en vérité. Je ne sais quelle inquiétude, quel ennui... adieu, brûlez tout ce que vous m'avez forcée d'écrire.

LETTRE 18

Paris. Vous avez reçu la lettre de l'aimable Comtesse De Termes, celle de son heureux mari. Madame De Martigues vous conte tous les amusemens, toutes les magnificences de la Fère; je ne vous dirai donc rien d'une fête si long-temps désirée; quand vous reviendrez, on en parlera sans doute encore; le caractère des deux époux m'assure qu'ils sentiront toujours du plaisir à se la rappeler. Nous arrivâmes chez Madame De Comminges; le Marquis De Montalais nous y attendoit. M De Comminges, venu le premier, trouva plaisant de le cacher, de demander la permission de nous présenter un provincial, son parent, bon homme, un peu épais, mêmeassez ennuyeux; on se regardoit, on s'inclinoit de mauvaise grâce. Madame De Martigues bâilloit déjà; en apercevant le marquis, elle poussa des cris de joie. Le souper fut très-gai; nous devions nous retirer avant minuit; trois heures sonnoient quand on s'avisa de regarder s'il n'étoit pas un peu tard. La fin de votre dernière lettre pourroit s'interpréter singulièrement. J'imagine qu'elle est écrite sans attention et sans dessein; cependant plus je la relis... quelles expressions sont échappées à votre plume! Vous n'en avez pas senti la force; il seroit ridicule de vous supposer des idées... je ne sais; mais vous m'alarmeriez sur l'état de mon ame, si j'étois moins sûre... troublée, agitée! est-il vrai? Quoi! Je vous parois troublée ? Moi! J'éprouve comme une autre des dégoûts passagers, un ennui momentané; cela mérite-t-il de sérieuses réflexions ? Mon ami, je ne veux plus réfléchir; plus on pense, plus on s'attriste. Vos propos m'inquiètent: mon style est plus grave , mon humeur est changée; l'inégalité de mon esprit vous porte à douter de la paix de mon coeur : je vous ai défendu, positivement défendu de m' interroger sur l'objet de ma sincère estime ? Quoi, comment, que voulez-vous me faire entendre? Eh! Dans quel temps cette défense si positive ? Je ne m'en souviens point du tout. Deux lignes après, vous me demandez ce que je pense de M De Montalais. Ou vous êtes distrait, ou vous ne lisez pas mes lettres; je vous ai dit sur le marquis tout ce qu'il m'est possible de vous dire: mes sentimens à son égard ne peuvent varier. Je neveux pas croire cette tournure maligne; je hais la finesse, je me reprocherois d'en soupçonner un ami. Madame De Termes est accablée de visites; elle envoie à tous momens me prier de passer dans son appartement, je vais lui aider à recevoir et à congédier une foule d'importuns. Adieu, je suis un peu fâchée contre vous; mais je ne vous en aime pas moins.

LETTRE 19

On a raison de le penser, de le dire: oui, Madame De Martigues est inconsidérée, imprudente; elle a des idées si bizarres, des projets si extravagans! Je suis en colère contre elle, contre un autre, contre moi peut-être. Hier je vais chez Madame De Martigues, je la trouve seule. Après un instant de conversation, elle me donne un billet de M De Montalais. Je viens de le recevoir, dit-elle, lisez, et voyez s'il est possible de s'exprimer mieux? Je le prends, le parcours, l'approuve et le remets sur la cheminée. Madame De Martigues me regarde fixement: cela est bien écrit, convenez-en. très-bien. un style aisé. oui. je ne sais quoi de tendre, d'intéressant. je l'interromps; je passe à un autre sujet. si indifférente, madame! et moi, de m'étonner. Quoi! à quel propos, que signifie? ... vous ne voulez rien voir dans ce billet? qu'y verrois-je? que le marquis est passionnément amoureux, et mérite au moins d'être plaint. amoureux, lui! Eh! De qui donc? devinez. de vous sans doute? bon! de Madame De Termes? point du tout. de Madame De Thémines? non. ah? C'est de Madame De Thianges? eh non. de Madame De Comminges? eh! Mon dieu, non. lasse de me tromper, je cesse de chercher, j'appelle son chien, le caresse, me mets à jouer avec lui. Elle s'impatiente, murmure, me querelle. un homme si charmant n'inspirer rien, pas même de la curiosité! c'est porter l'insensibilité à un excès condamnable. mais, lui dis-je doucement; car elle s'animoit; est-il fort important pour votre ami que je sois instruite des mouvemens de son coeur? Pourquoi voudrois-je connoître l'objet de sa tendresse? Si c'est là ce secret caché si long-temps... vous ne l'avez pas découvert ce secret? non. ah! Comme vous mentez! y songez-vous? comment n'auriez-vous pas lu dans son coeur? C'est vous qu'il aime. moi! vous. je suis restée muète, interdite, confondue de cette confidence brusque et indiscrète. J'ai senti mon visage brûler; j'ai baissé les yeux; mon coeur palpitoit avec violence, la surprise et la colère me causoient la plus grande agitation... oui la colère! J'étois outrée contre Madame De Martigues. Pourquoi trahir la confiance de son ami? Pourquoi m'embarrasser par cet imprudent aveu? Mon silence lui a donné de l'humeur; elle a parlé, s' est répondu, m'a grondée, est revenue à ce ton doux, enfantin, qui lui sied si bien. Prenant mes deux mains dans une des siennes, de l'autre me forçant à lever la tête: ça, ma chère amie, parlons sans nous fâcher: la figure de M De Montalais n'est-elle pas charmante? je ne dis pas le contraire. n'a-t-il pas de l'esprit? beaucoup. des talens? oui. des sentimens nobles, élevés? je vous l'accorde. une conduite sage? on le dit. une sincérité rare? je le crois. ne jouit-il pas de l'estime de tout le monde? assurément. de la vôtre? je l'avoue. eh bien! Madame, pourquoi sa tendresse vous offenseroit-elle? pourquoi vous refuseriez-vous à l'idée flatteuse de la partager un jour? De rendre heureux un homme si digne de votre coeur; de votre main? Les partis qu'on vous presse d'accepter approchent-ils de celui-là? partager sa tendresse, me suis-je écriée! Oubliez-vous qu'il est... marié, voulez-vous dire! Plaisant obstacle que sa femme! comment? premièrement on l'a forcé de l'épouser. est-ce une raison? ... elle est boiteuse! qu'importe? aigre, savante et sotte... mais... laide, tracassière et boudeuse... mais elle est... ennuyeuse, maussade, une vraie bégueule avec qui je suis brouillée... mais elle est sa femme! oh, comme ça. qu'appelez-vous comme ça? oui, pour un peu de temps; cela finira. quelle idée! idée, madame! reprend-t-elle gravement, je ne parle point au hasard; cette femme a la manie d'avoir des héritiers, c'est en elle une passion; elle doit périr au troisième, elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjuroit de se conserver, elle a rejeté ses prières, méprisé la menace, dans six mois nous en serons débarrassées; sa maigreur est extrême, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, j'en suis sûre; mon médecin me l'a dit, il est le sien, elle n'en reviendra pas, j'en réponds.Quelle légèreté, quelle inconséquence! Peut-on être plus étourdie, réfléchir moins, voir plus mal? Elle exigeoit ma parole, une promesse positive; et si Madame De Thianges ne fût entrée, nous allions nous quereller. Quoi! Sur la foi du médecin de Madame De Martigues, j'accoutumerois mon coeur à s'occuper d'un avenir qui peut-être ne sera point pour moi? Je promettrois, je m'engagerois? Le malheur d'une femme dont je n'eus jamais à me plaindre, seroit le point où mes idées de bonheur se réuniroient! Je me croirois injuste et cruelle, je me mépriserois si j'étois capable de m'abandonner à des espérances que je ne dois ni concevoir ni nourrir. Adieu, mon ami; je vous ai répété cette longue et ridicule conversation, au risque de vous ennuyer; mais en vérité, j'en ai l'esprit si rempli, qu'il m'eût été impossible de suivre un autre sujet. à une heure du matin. M De Montalais a soupé ici; je l'ai observé avec assez d'attention: où Madame De Martigues prend-elle qu'il est amoureux, passionnément amoureux! je n'ai point aperçu dans ses yeux cette langueur qui caractérise la tendresse; j'y ai vu de la vivacité, du feu, de la joie; cela ressemble-t-il au sentiment? Mon ami, l'amour est triste, il ferme notre coeur à tous les plaisirs qu'il ne donne pas.

LETTRE 20

Quoi! Deux courriers sans une lettre de vous! Seriez-vous malade, boudez-vous, cherchez-vous àm' inquiéter, me chagrinez-vous aussi? Eh! Mon dieu, que votre absence est longue, qu'elle m'afflige! Vous ne savez pas combien je vous souhaite, combien mon coeur auroit besoin de se répandre dans le vôtre. Je forme cent projets; j'ai mille fantaisies: souvent je suis tentée de quitter Paris; le monde me lasse, m'étourdit et ne m'amuse point. Je voudrois aller à Mondelis, oui, je le voudrois: eh! Qu'est-ce donc qui me retient? Mon voyage paroîtra peut-être extraordinaire dans une saison assez rigoureuse; n'importe, je partirai, je crois. En vérité, mon cher comte, je sens un désir pressant de revoir cette paisible demeure, de me retrouver au milieu de ces bois dont la solitude est nécessaire au repos de mon esprit. Depuis un peu de temps tout m'importune, je ne goûte plus les amusemens d'une société qui me plaisoit tant. Ma soeur recommence à me fatiguer de ses ennuyeux éloges du Marquis De Limeuil; elle le vante, le protège, l'encourage à me persécuter; je n'entends parler que d'alliances, de titres, d'établissemens! Madame De Comminges appuie les propositions du Comte De Roye; le Maréchal De Termes me presse en faveur du chevalier; une grande fortune élève bien des projets contre la liberté d'une femme! Madame De Martigues ne me marie-t-elle pas aussi? à la vérité, c'est dans l'éloignement. Elle devoit bien se taire, ne jamais s' ouvrir avec moi sur cette folle imagination. Je n'ajoute pas une foi entière à ses discours, elle peut se tromper, prendre un goût de préférence pour de l'amour, une amitié vive pour de la passion. Non, je ne la crois point,je ne veux pas la croire. Mais pourquoi me parler? L'imprudente! Savez-vous bien que depuis ce moment la présence du marquis m'embarrasse, me gêne, me contraint; je crains de l'entendre, je crains de lui répondre. Madame De Martigues a détruit tout le plaisir que je sentois à le voir. Adieu; écrivez-moi donc: pouvez-vous négliger la plus tendre de vos amies! Et dans quel temps la négligez-vous!

LETTRE 21

Votre ami vient de dissiper mon inquiétude; j'ai été charmée d'apprendre qu'un voyage imprévu avoit seul interrompu notre commerce: je l'ai reçu comme un homme que vous aimez, je le mène ce soir souper chez Madame De Martigues. Je vous demande un conseil, mon cher comte, et je vous le demande avec dessein de le suivre; donnez-le moi dans la sincérité de votre coeur. Il naît un scrupule au fond du mien; peut-être s'élève-t-il de trop de délicatesse, peut-être est-il juste et raisonnable, examinez ma position et déterminez la conduite que je dois tenir. Me convient-il de recevoir chez moi, de voir assiduement chez les autres un homme soupçonné d'un sentiment que les circonstances rendroient très-offensant? Le Marquis De Montalais a-t-il confié son secret? L'a-t-on deviné? Si Madame De Martigues a pu le pénétrer, les autres seront-ils moins clairvoyans? M'aimer! Lui! Eh! Quel espoir me l'attacheroit? Si je continueà vivre dans une société intime avec lui, n' aurai-je rien à me reprocher? Eh, mon dieu, ce qui m'arriva hier semble me prouver le contraire. J'étois chez Madame De Comminges, on annonça la Marquise De Montalais. En l'entendant nommer, je sentis une secrète émotion, sa vue l'augmenta; je me rappelai les propos de Madame De Martigues, mille mouvemens confus me troublèrent; il me sembloit avoir tort avec cette femme, négligée, peut-être, et négligée pour moi. En parlant, elle éleva dans mon coeur une tendre compassion, un vif intérêt; je me trouvai portée à la plaindre, à la servir, à l'aimer. Elle n'a rien d'absolument choquant; son état lui ôte un agrément, celui d'une taille fine et peut-être grâcieuse. Elle a l'air très-noble, un peu froid; elle n'est point décidément laide, un instant accoutume à sa physionomie; ses dents sont blanches, et quand elle rit, tout son visage s' embellit. Elle dit à Madame De Comminges qu'elle se sentoit fort incommodée, qu'elle verroit peu de monde, et ne sortiroit pas du reste de l'hiver. Elle me regarda beaucoup, m'adressa un compliment flatteur; je ne sais si j'y répondis, je n' étois point à moi-même. Avec quelle légèreté Madame De Martigues parle de cette femme malade et infortunée! Oui, infortunée. Elle adore son mari, elle n'en est point aimée, sa tendresse l'importune peut-être? Elle est bien malheureuse! M De Montalais la traite avec de grands égards; mais qu'est-ce que des égards pour un coeur sensible, pour une ame tendre! Mon ami, il est bien peu de femmes dont on puisse envier le sort!Adieu; répondez précisément et sans détour au commencement de ma lettre, dites-moi votre avis. J'ai bien envie d'aller à Mondelis; mais quitter tous mes amis! Faut-il ne songer qu'à soi? Ne doit-on rien aux autres?

LETTRE 22

Une confidence, dites-vous? Je vous ai fait une confidence, moi! Est-il vrai? Eh quand donc? Sur quoi donc? Vous l' attendiez depuis long-temps , vous la désiriez entière , vous me parleriez sans détour , vous n'osez encore hasarder des conseils dictés par la plus tendre amitié ; la connoissance de mon heureux naturel vous rassure à peine sur la délicatesse du sujet , sur la crainte de montrer un zèle qui peut me paroître officieux, indiscret . Eh bon dieu, vous m'effrayez! Ce prenez garde, madame, prenez garde ! M'a causé la plus grande terreur: en vérité le coeur m'a battu, j'ai regardé autour de moi, j'ai cherché le précipice où j'étois prête à tomber. Peut-on épouvanter ainsi sa meilleure amie? Et se taire ensuite, et terminer une lettre si interrompue, si singulière, si étrange! Par des réflexions énigmatiques, par une inutile apologie du motif qui vous engage, qui vous porte... à quoi vous engage-t-il? Est-il raisonnable de finir si brusquement? Je ne saurois vous pardonner ce respect déplacé, cette crainte frivole ; pour la première fois vous m'avez fait sentir qu'il vous étoit possible de me désobliger.

LETTRE 23

J'ai reçu vos deux lettres ensemble. En les parcourant, mon premier mouvement a été de me fâcher contre vous; je les ai laissées, reprises, rejetées, et puis examinées. En réfléchissant sur vos expressions les plus choquantes, j'ai pensé qu'un ami si tendre n'avoit pas dessein de m'affliger, encore moins de m'offenser. La vérité révolte souvent une ame vive, mais elle persuade toujours un esprit juste. J'ai suivi votre conseil; la sonde à la main, je suis descendue dans le profond secret de moi-même, j'ai interrogé mon coeur. Hélas, mon cher comte... il est trop vrai... puis-je le dire, l'avouer! Mon coeur m'a parlé... il m'a parlé comme vous. Après avoir refusé des partis si distingués, après avoir annoncé tant d'amour pour ma liberté, après avoir résisté à des soins si pressans, évité des piéges si dangereux, j' ai donc trouvé le point fatal où ma raison devoit m'abandonner, où mon bonheur devoit se détruire; où devoit s'arrêter cette confiance orgueilleuse que j'osois mettre dans mes propres forces! M De Montalais me plaît ou il me plaira , dites-vous? Ah! Que ce doute n'est-il encore au fond de mon coeur! M De Montalais me plaît, je vous l'avoue sans détour; quand j'ai rougi devant moi, je ne crains pas de rougir devant un autre. Ma situation est triste, elle est cruelle! Que puis-je attendre d'une passion inutile, d'un penchant condamnable,d' un sentiment que l' amertume accompagnera sans cesse? Un reproche secret, de vains désirs, de la honte, des remords, peut-être un jour une injuste jalousie; voilà les mouvemens que l'amour doit naturellement exciter dans le coeur de votre foible amie. Ah, s'il changeoit mon caractère! S'il me conduisoit à penser comme Madame De Cézanes! Si, méprisable à mes propres yeux, j'osois m' égarer, envisager comme un bien... ecartons cette horrible idée. il falloit fuir d'abord? eh! Mon dieu, je l'ai voulu; mais de légers obstacles s'opposoient à ce dessein, mille petites bienséances me retenoient; peut-être me suis-je plu à les étendre; peut-être me suis-je caché le plaisir que je sentois à rester. il falloit éviter le marquis. eh! Comment l'aurois-je évité? Lié avec toutes mes amies, il me trouvoit chez elles; sous quel prétexte fermer ma porte à un homme de ce rang, de ce mérite, à un parent si proche du Comte De Piennes, de Madame De Comminges? à l'ami intime de Madame De Martigues? Vous dirai-je tout? De flatteuses illusions se sont mêlées souvent au trouble inquiet de mon coeur. Souvent je me suis accusée de trop de sévérité; mon ame déjà séduite s'est attachée à de nouvelles réflexions; j'ai jeté des regards de complaisance sur ceux dont j'étois environnée; j'ai vu que l'amour animoit tout, que tout sembloit heureux par l'amour! Eh! Pourquoi me faire un sujet d'effroi d'un sentiment si naturel, me demandois-je, d'une passion si douce? Conduit-elle toujours à l'avilissement? Ne peut-on lasentir sans s'y livrer avec indécence, sans passer les bornes que l'honneur prescrit? Une juste préférence, que l'on accorde à un homme estimable, entraîne-t-elle nécessairement vers cet excès vicieux? ... dites-moi, mon cher comte, dans une ame comme celle du marquis, croyez-vous qu'il fût impossible de trouver cette pureté d'affection, cet amour discret, désintéressé... ah! N'en raillez pas! Je ne suis ni folle, ni romanesque. Supposer à un honnête homme ma façon de penser, de sentir, est-ce aller trop loin? Si vous osez l'avouer, renoncez donc à la prétendue supériorité de votre être. Il est bien sûr au moins qu'un espoir téméraire n'attire pas le marquis près de moi, il ne me confond point avec ces femmes imprudentes... hélas! Que sais-je? Ma prévention est son seul garant, elle lui prête des qualités, des vertus... mais non, son silence, son respect, sa continuelle attention à retenir, à cacher les mouvemens de son coeur... cependant il n'est pas libre, il m'aime, il ose le dire à Madame De Martigues, peut-être avec le temps osera-t-il davantage; ses regards trop expressifs me parlent déjà... ah! Pourquoi Madame De Martigues a-t-elle arraché le voile que j'aimois à laisser sur mes yeux? Pourquoi m'a-t-elle dit... mon ami, je suivrai vos avis? Je dois éviter M De Montalais, il faut le fuir, il faut partir; ah oui, il le faut. Partir! Le quitter! Ne plus le chercher, n'espérer plus de le rencontrer, renoncer à la douceur de le voir, au plaisir de l' attendre... eh! Quel sujet m'a-t-il donné de le craindre, de le fuir? Que m'a-t-il dit?Quel est son crime? Que la raison est dure, qu'elle est impérieuse et peu forte! Elle conseille et ne détermine point, elle fixe nos idées sur de tristes objets, elle exige le sacrifice de tout ce qui nous est agréable; je la hais, je veux lui céder pourtant. Mon cher comte, je le veux, mais je gémis d'être forcée à le vouloir. Je vois la nécessité de m'éloigner, et je pleure parce que je la vois absolue. Ah! L'amour m'avoit causé tant de peines! Faut-il qu'il me fasse répandre de honteuses larmes! Je suis foible et malheureuse, voilà l'aveu que vous désiriez: il me coûte, il m'humilie; mais je le dois à l'amitié, à l'intérêt vif et sincère que vous me montrez. Suis-je encore digne de cette estime si flatteuse? Oui, car ma première lettre sera datée de Mondelis. Mon esprit est décidé, mon départ résolu. Je veux tout immoler à mon devoir; mais je ne puis promettre de ne point m'affliger. Mon ami, laissez-moi pleurer, point de vos consolations stoïques; contraindre son coeur à tous les efforts que l'honneur exige, c'est être noble, c'est être fort: mais dissimuler la douleur où livre trop souvent cette contrainte, c' est une orgueilleuse fausseté; pour être sensible en est-on moins généreux? Adieu; aimez-moi, estimez-moi toujours.

LETTRE 24

Ne me soupçonnez point d'une vile complaisance pour moi-même, ne m'accusez pas de foiblesse; ma soeur me retient seule à Paris, elle est malade et fortinquiète; je ne puis l'abandonner dans une situation où ma présence lui est agréable, où mes soins lui sont nécessaires; mon départ dépend à présent de sa convalescence. En vérité, mon cher comte, quand je réfléchis sur la démarche que je vais faire, elle m'étonne, elle m'effraie. Comment la justifier aux yeux de mes amis, de ma société, du monde? Si on en pénétroit le motif; si Madame De Martigues devinoit; si M De Montalais pensoit... partir au milieu de l'hiver, sans aucun prétexte apparent, sans prévenir d'intimes amis sur ce voyage? M'en aller comme une folle, comme une femme qui ne tient à rien, n'a d'égards pour personne. Que diront ma soeur, son mari, mes connoissances? Ne pas confier la raison d'une conduite si extraordinaire à Madame De Termes, à Madame De Martigues? Elles me croiront bizarre, capricieuse, insensée! On se rappellera ma première réputation; on se dira: elle est retombée dans son ancienne aliénation d'esprit. autrefois j'étois peu sensible à l'idée qu'on pouvoit prendre de mon caractère, personne ne m'intéressoit. Sûre de n'avoir rien à me reprocher, je m'inquiétois peu si on me jugeoit favorablement. Je n'ai plus cette indifférence, la fausse opinion d'un seul m'affligeroit, je ne me consolerois point d' en être moins estimée. Eh! Mon dieu, que dira-t-on! Et Termes, que je viens d'engager à loger chez moi, qu'imaginera-t-il? Quel embarras? Que je suis malheureuse! Risquer d'offenser tous mes amis, de les perdre, et pourquoi? Pour éviter , pour fuir ; qui? L'objet des plus tendres affections de mon coeur. Adieu.

LETTRE 25

Non, je ne suis point partie, mais je partirai, soyez-en sûr: eh! Je ne saurois rester! que je vous dise tout? hélas, je vous ai tout dit. Ma position est la même, ma résolution ne peut changer; plus j'examine M De Montalais, plus je sens la nécessité de m'éloigner. Je le vois trop, on m'entretient trop de lui. à chaque instant on me répète, il est aimable, il est charmant, rien ne l'égale? je le regarde, je l'écoute, et je trouve difficile de le louer assez pour lui rendre justice. Je passe tout le jour auprès de ma soeur; le soir Madame De Martigues vient me prendre, elle me contraint de souper chez elle, ou chez Comminges; M De Montalais y est assidu. Depuis un peu de temps il paroît sérieux, sombre même: il soupire tout bas; sa tristesse émeut mon coeur: je m'efforce en vain de cacher la mienne; il la voit, elle l'intéresse, il semble vouloir m'en demander la cause; il parle, s'interrompt, baisse les yeux, se tait: que tous ses mouvemens m'agitent! Pourquoi m'a-t-on appris à les interpréter? Mes sentimens pouvoient me rendre heureuse, si on ne m'eût jamais instruite des siens, si on n'eût pas élevé dans mon ame cette crainte inquiète de me laisser pénétrer. Il est tard, je vous écris seulement pour vous dire que je suis encore à Paris: je me sens pesante, accablée, j'ai mal à la tête; je vais essayer de trouver un repos dont mon esprit a besoin.Je le fatigue sans cesse en cherchant des moyens d'excuser mon départ, de rendre moins révoltant ce voyage si nécessaire et si fâcheux. Je n'en aperçois aucun. Cherchez aussi, mon cher comte, faites-moi part de vos idées, et tâchez de fixer les miennes.

LETTRE 26

Oui, encore à Paris. je ne saurois répondre à ce que vous me dites, je ne saurois m'en occuper à présent: une petite aventure me cause la plus grande agitation, m'inquiète, m'embarrasse, trouble toutes mes idées: le croiriez-vous? Je suis brouillée, oui, presque brouillée avec M De Montalais. Dans la disposition actuelle de mon esprit, je serois partie ce matin avec moins de regret. Cet homme si parfait a de la singularité: son caractère est inconcevable; souvent il voit mal, il se prévient, il a des défauts, je crois. Samedi j'étois chez Madame De Comminges: après souper on s'avisa de faire des vers; on les écrivoit sur des cartes; plus on les trouvoit mauvais, plus on s'en amusoit. Madame De Martigues les lisoit; et vous savez quelle grâce elle donne à la moindre plaisanterie. Le marquis a pris sa place auprès de moi, Thémines est venu lui parler: il s'est levé, en écoutant il avoit l'air distrait; nos regards se sont rencontrés: jamais les siens ne me parurent plus dangereux: mon dieu, qu'il étoit bien! En l'examinant je me disois tout bas: ses amis ont raison, il est charmant, rien ne l'égale .Thémines l'a laissé, il s'est assis: on lisoit alors. Un trait sur l'amitié, adressé à Madame De Termes, lui a fait connoître la carte où je venois d' écrire; il l'a demandée avec vivacité, Madame De Martigues la lui a jetée. Il l'a lue, m'a considérée un moment en silence, ensuite il a écrit sur le revers de la carte. Madame De Thémines, debout en ce moment, curieuse, et presqu'aussi étourdie que Madame De Martigues, s'est adroitement saisie de la carte. Le marquis a poussé un cri, s'est levé avec précipitation; elle a fui, il l'a suivie: tout en courant elle m'a confié son larcin. Dépositaire infidèle, j'ai caché l' écrit: substituant une autre carte à la place de celle du marquis, je l'ai brûlée. Il m'a remerciée, Madame De Thémines m' a grondée, et puis on n'y a plus pensé. Rentrée chez moi, mon premier soin a été de lire ce que le marquis craignoit de laisser voir à Madame De Thémines. J'ai trouvé ces vers: douce amitié, sentiment plein d'attraits, voilez toujours ma tendresse inquiète. Ah! Si l'amour, caressé sous vos traits, faisoit entendre une voix indiscrète! Belle Thémire, attaché sur tes pas, ardent, timide, il veut paroître, hésite; il fuit tes yeux, les cherche, les évite! Eh! Que craint-il? Tu ne le connois pas. Vous le voyez, mon cher comte, M De Montalais est dans l'erreur commune. tu ne le connois pas? il me croit donc insensible? Ah! Que ne le suis-je! Je crains d'avoir élevé d'autres idées dans son esprit:à présent il pense peut-être... je voudrois avoir été moins curieuse. Ce matin, pendant qu'on me coiffoit, j'ai relu ces vers; il m'a pris envie d'en faire. Vite je quitte ma toilette, renvoie mes femmes, et me voilà devant mon feu; les cheveux épars, une petite table à côté de moi, un gros livre sur mes genoux, la carte précieuse sur le livre; bientôt il est couvert de papiers raturés, chiffonnés, déchirés: j'essai sans cesse, je ne suis contente de rien; enfin il me vient une idée, je commence à l'exprimer: on m'annonce, qui? M De Montalais! Peignez-vous ma surprise, mon désordre; je veux tout cacher, je me lève, la table se renverse, le livre m'échappe, la carte vole, tombe, va brûler; je crie, me baisse, la reprends au milieu des flammes, et toute noire, à peine éteinte, je la mets dans mon sein. Le marquis voit mon action, elle l'étonne: je suis rouge, embarrassée; lui, muet, interdit: il me présente des roses que Madame De Martigues l'a chargé de m'apporter; je les reçois: il s'assied; nous ne savons que nous dire. Les lieux communs viennent à notre aide, s'épuisent, se tarissent; la conversation languit: le marquis rêve, je me tais; il fait deux ou trois questions; je dis oui: non: je ne sais: croyez-vous? en parlant il ne me regarde point, ses yeux sont fixés sur ces petits papiers semés autour de nous. " vous étiez occupée, madame, il paroît... j'ai bien mal choisi l'heure de vous voir; je le sens, je... je vous gêne; oh, je vous gêne assurément! " il répète encore cette expression, elle me fâche.Je me demande tout bas, à qui croit-il donc que j'écrivois? Eh quoi! Une femme accoutumée à passer une partie du jour avec lui, pourroit-elle s' occuper d'un autre! Dans cet instant je lui aurois plutôt pardonné de la vanité, que de l'inquiétude: il devoit deviner... lui, former des doutes, me croire sensible, et ne pas voir... hélas! Il a trop vu peut-être... cette idée m'est insupportable. Il s'est levé, m'a saluée d'un air froid, m'a demandé mes ordres, est sorti brusquement, même impoliment, sans s'apercevoir que je le rappelois par une question. Oh! Je suis bien mécontente de lui, de moi, de tout le monde! Madame De Thémines avoit bien affaire... mais aussi quelle sottise à moi de cacher ce que j'écrivois: auroit-il regardé? ... je suis quelquefois bien imbécile. Mon ami, je ne voudrois pas qu'il joignît au malheur d'aimer sans espérance, le malheur plus grand d'être jaloux, d'aimer avec douleur: il me seroit affreux d'exciter dans son coeur des mouvemens pénibles, cruels, déchirans! Que ne suis-je partie! Adieu.

LETTRE 27

Ferez-vous toujours la même question? Si je partirai , si je sacrifierai de vaines considérations ? Il le faut bien. Je n'ai point l'art de feindre: j'ai dédaigné cet art trop utile dans la société. Mes yeux expriment tous les mouvemens de mon ame: M De Montalaispénétreroit le secret qu'il m'est si important de lui cacher. Qu'aura-t-il pensé ce matin de mon embarras? Pourquoi n'ai-je pu lui parler? Comment va-t-il interpréter mon trouble, ma rougeur, le stupide silence qu'il m'a été impossible de rompre? Ma soeur commence à se lever. Madame De Thémines étoit chez elle quand j'y suis arrivée. J'ai vu entrer le carrosse de Madame Du Lugei: le désir d'éviter cette ennuyeuse femme, un beau soleil, l'air assez doux m'ont fait proposer à Madame De Thémines d'aller aux tuileries. Nous sommes sorties par l'appartement de M De Thoré. En entrant sur la terrasse, la première personne qui s'est offerte à mes regards, a été le Marquis De Montalais. J'ai eu peine à retenir un cri: sa présence m'a causé autant de surprise, que si, après une bien longue absence, je l'avois rencontré inopinément dans une terre étrangère. Il m'a félicitée sur la convalescence de ma soeur. Hélas! Elle va nous séparer pour long-temps, peut-être pour toujours! ô mon ami! Que cette idée est affligeante. Madame De Martigues et Madame De Thianges sont venues, Termes, sa femme, son frère: je commençois à me rassurer au milieu de ce petit cercle, quand Madame De Thémines s'est arrêtée avec Madame De Thianges: ce n' étoit rien encore; mais l'inconsidérée, l'étourdie Madame De Martigues s'est avisée d'entraîner Madame De Termes, de m' en séparer, de la mener vite, vite, regarder je ne sais quelle femme, au bas de la terrasse. Elles sont descendues, Termes a couru sur leurs pas; son frère, appelé par un vieux parent,n' a pu se défendre d'aller lui parler. Je suis restée seule avec le marquis. Pour augmenter mon chagrin, j'ai aperçu de loin M De Limeuil; il accouroit à nous: par un mouvement habituel, j'ai voulu l'éviter; je me suis tournée, et revenant sur mes pas, j'ai marché fort vite. " que Limeuil est à plaindre, s'est écrié le marquis! Aimer, déplaire: " et baissant les yeux et la voix, " on peut être plus à plaindre encore, a-t-il ajouté. " mon coeur s'est violemment ému, je n'ai rien dit. " ah! Madame, a-t-il continué, aimer, le dire, faire éclater ses sentimens, espérer, se flatter d'obtenir enfin du retour, c'est un sort bien doux, comparé à celui d'un malheureux qui n' ose même demander de la pitié, ni former le désir d'en exciter. " je ne sais comment je me rappelle ses paroles: que j' étois troublée en l'écoutant! Malgré moi j'ai ralenti ma marche: le marquis a voulu parler encore, le son de sa voix déceloit l'agitation de ses sens; je ne pouvois me soutenir, je ne pouvois respirer. Madame De Martigues est revenue, les autres se sont rapprochés; je me suis plainte du froid, on s'est récrié; je me suis obstinée à trouver l'air glacé, à vouloir me retirer: M De Montalais m'a conduit à mon carrosse; il gardoit le silence, mais ses regards parloient, et j'entendois trop bien leur langage. Il s'est profondément incliné, ne m'a rien dit; mais j'ai vu des larmes dans ses yeux... qu'elles m'ont émue! Eh! Pourquoi cet aimable Montalais n'est-il pas libre? Pourquoi suis-je destinée au malheur de l' affliger? Hélas! Il souffre; il souffre plus que moi, peut-être?Il est d'un sexe si ardent, si impétueux! On nous accoutume à réprimer nos mouvemens: l'habitude de les contraindre affoiblit peut-être leur force... oh non! En le perdant de vue, j' ai pleuré, j'ai gémi... on m'interrompt. Adieu.

LETTRE 28

Eh! Mon dieu, que vous êtes pressant, inquiet, prompt à craindre, à soupçonner, à prévoir ! Ai-je dessein de rester? Est-ce ma faute si mon départ est retardé, différé de peu de jours? Je grossis les difficultés ? Mais non, elles naissent malgré moi. Il y auroit eu de l'inhumanité à quitter ma soeur. Ne pas être dure, est-ce saisir des prétextes? un coeur tendre en trouve toujours. mon ami, je n'en cherche pas, soyez-en sûr: mais ce voyage est assez déplacé; il paroîtra assez ridicule, sans y ajouter des circonstances propres à le rendre plus étrange encore. Vos reproches me fâchent; ils me troublent, m'attristent: continuez-les pourtant. Ma foiblesse est grande, je l'avoue; pardonnez-la moi; qu'elle vous anime, et ne vous révolte pas. Mettez de la douceur, de l'indulgence dans vos conseils, supportez mes ennuyeux détails, mon indécision, mes chagrins, mon humeur! Suis-je à moi-même? Ne vous rebutez pas; ne m'abandonnez point à l'égarement de mon esprit, à la séduction de mes sens. C'est dans l'humiliation, dans la douleur, dans la sensible amertume de mon coeur, que je vous crie: aidez-moi, soutenez-moi,défendez-moi! Ah! Mon ami, je pleure, je me sens... je ne puis écrire... que ma situation est fâcheuse! Si paisible quand vous partîtes, à présent si cruellement agitée. Eh! Qu'est-ce donc que tous les biens de la vie, si un seul désir peut nous rendre leur possession inutile? Libre, estimée, aimée, riche, maîtresse de mes volontés, de ma fortune, l'avenir m'offroit une si riante perspective! Un sombre rideau s'est baissé devant mes yeux, il me cache tous les avantages de mon état; je vois seulement le Marquis De Montalais: cet objet fixe mes regards, mes souhaits, mes voeux! Eh! Je dois le fuir! L'espace va m'en éloigner, des obstacles nous séparent, une mer agitée semble s'élever entre nous. Eh quoi! Cet homme aimable est un écueil où je puis échouer ? Un coup de vent va me sauver du naufrage; mais, mon cher comte, il me conduira au port bien fatiguée de l'orage. Adieu. Que vous ai-je écrit? Je n'en sais rien.

LETTRE 29

Mes ordres sont donnés, mes relais disposés; je pars lundi. Voilà ma réponse à vos vives, à vos raisonnables exhortations; mais ne prenez point une fausse idée du coeur de votre amie: non, mon cher comte, non, je ne recouvrerai point à Mondelis la paix que vous m'y promettez. Ah! Je ne désire point de la recouvrer. Je fuis le danger de laisser apercevoir un penchant trop tendre; mais j'emporte le trait dont mon ame est blessée: je ne veux pas, je ne voudraijamais l'en arracher. Au milieu de ma solitude je me livrerai sans rougir à mes sentimens; en cessant de les craindre, je cesserai de les combattre. L'idée de M De Montalais, à présent si inquiétante, qui élève des mouvemens si tumultueux dans mon coeur, n'y excitera plus que de douces émotions: j'oserai me dire, il m'aime; j'oserai me dire, je l'aime: il sera toujours présent à ma pensée. Qui, moi, j'éloignerois son souvenir! pourquoi dites-vous que je l'oublierai? Pourquoi paroissez-vous le souhaiter? Ne prenez point ce ton rigide, n'empruntez jamais le langage de Madame Du Lugei. Mon ami, l'austérité est le faste de la vertu. Indulgens pour les autres, sachons l'être pour nous-mêmes. Attachée à mes devoirs, je veux les remplir sans m'imposer des lois plus sévères; étendre trop un lien, c'est risquer de le rompre. Eh! Pourquoi ne me pardonnerois-je pas une foiblesse qui ne nuit à personne? Je ne puis vous rien dire sur Madame De Valancé, je ne l'ai pas vue, et je voudrois bien ne pas la voir. J'espère pourtant qu'elle ne me parlera pas de son neveu. Je vous écrirai bientôt de Mondelis... de Mondelis! Hélas! J'y vais donc? Il est donc vrai que je pars? Ah! Vous n'attendrez pas mes lettres, craignez d'en être accablé. Combien je vous répéterai les mêmes expressions? Quel soulagement pour mon coeur de s'épancher dans le vôtre! Mais ne me querellez point, traitez-moi avec douceur. En m'arrachant mon secret, vous avez contracté l'obligation d'être patient: songez que je suis triste, que je me trouve très-malheureuse! Vous me devez des égards, de la complaisance,traitez-moi comme un enfant. Sa demande est injuste, on le sait; mais, sensible à ses pleurs, on le flatte, on l'appaise après l'avoir grondé, on lui donne un peu de ce qu'il vouloit tout entier. Eh, mon dieu! Que vais-je faire à Mondelis? Vous écrire, pleurer, rêver, m'affliger: voilà les occupations que va m'offrir cette retraite paisible où vous me désirez, où la raison me conduit, où le regret et la douleur m'attendent. Adieu. Je fais un effort pénible, laissez-moi le sentir, le dire: est-ce le temps d'exiger que je m'en applaudisse?

LETTRE 30

Ecoutez-moi, ne vous emportez point, je ne suis pas partie; mais si l'apparence est contre moi, je puis aisément me justifier; l'oncle de Madame De Termes mourut subitement hier. Elle étoit chez lui, il s'entretenoit avec elle; il lui tend la main, baisse la tête, expire à l'instant. On ne peut être plus affligée, ni plus effrayée de ce terrible événement. M' est-il possible de la quitter, quand elle pleure, gémit, s'enferme, voit seulement Madame De Martigues et moi? Ne lui dois-je pas de la consolation? Est-ce le temps de m'éloigner? Mon cher comte; traiterez-vous de prétextes mes égards pour une amie si chère? Termes est fort touché de ce funeste accident. Il estimoit, il aimoit cet honnête, ce vénérable vieillard, il lui montroit la tendresse d'un proche parent, se faisoit un devoir de l'accompagner partout, et s'honoroit de l'alliance d'un homme vertueux.Vous savez combien le Comte De Termes a de droiture dans le coeur et de justesse dans l'esprit: il ne tira jamais vanité de descendre d'une longue suite d'aïeux; je l'ai souvent entendu souhaiter que la noblesse ne tînt pas à la naissance, qu'elle fût le prix des actions. En supposant cette loi établie, que de titres honoreroient le tombeau de M De Méri? Que de familles relevées par ses dons, entretenues par ses bienfaits, enrichiroient son écusson des marques de leur reconnoissance? Eh! Qu'importe à ceux dont il faisoit le bonheur, dont les larmes, dont les tendres bénédictions, dont les cris douloureux retentissent autour de son cercueil; que leur importe, si ses pères s'occupoient paisiblement du soin de procurer l'abondance à leur patrie, d'y amener les richesses des autres contrées, ou s'ils portoient en troupe le ravage et la mort sur leurs pas? Nous avons de ridicules préjugés, nous les connoissons, la raison les condamne, les rejette; l'habitude et l'orgueil les entretiennent et les rendront toujours dominans. Je me suis échappée un instant pour vous écrire, je retourne auprès de Madame De Termes! Oh! Mon ami, qu'elle est heureuse, Madame De Termes! Elle aime, elle est aimée, elle le dit, elle pleure en ce moment; mais une main chérie essuie ses larmes, un coeur tout à elle partage sa douleur! Elle passera, cette douleur, le temps en effacera les traces, le plaisir renaîtra dans l'ame sensible de mon amie! Et moi, mon cher comte, j'irai à Mondelis; j'y pleurerai seule, personne ne s'apercevra peut-être de mon absence, M De Montalais m'oubliera peut-être... eh! Pourquoi ne m'oublieroit-il pas?J' ai vu Madame De Valancé, elle m'a présenté son neveu; hier ils soupèrent tous deux ici. Le jeune comte est d'une figure agréable, je lui crois beaucoup de douceur dans le caractère. Votre amie n'est pas prudente, elle tient des propos un peu légers et très-propres à persuader que j'approuvois ses projets. M De Montalais, assis près d'elle, lui parla deux ou trois fois assez bas; j'ignore ce qu'ils se disoient, mais il fut triste tout le soir. Adieu, mon cher comte, aimez-moi toujours.

LETTRE 31

Toujours Paris. Cette date vous révolte, sans doute, mais que puis-je faire? Un mauvais génie s'oppose à mes desseins, renverse mes projets: rien ne me retenoit plus, je partois; l'obstacle le moins prévu m'arrête, me fixe à Paris; mon voyage devient impossible; d'un mois, de deux peut-être, il n'y faut pas songer. Après tout, c'est tant mieux; la saison s' avancera, et mon départ sera moins étrange à l'approche du printemps qu'au milieu de février. Occupée de ce cruel départ, seule hier avec Madame De Termes, prête à la quitter et pour si long-temps, mon coeur s'est ému: un mouvement triste et tendre m'a fait jeter mes bras autour d'elle; je l'ai pressée contre mon sein, j'allois lui parler, lui confier mes sentimens, mes craintes, lui ouvrir mon ame toute entière; le Comte De Piennes arrive, ouvre brusquement la porte, entre comme un fou: " félicitez-moi,mes charmantes amies, félicitez-moi, s'écrie-t-il; Madame De Martigues veut bien, elle consent, elle daigne... oh! Pouvois-je trop acheter le plaisir que je sens? ... je l'épouse; je suis le plus heureux des hommes? " Madame De Termes s'étonne, lève les mains, l'oblige à répéter ce qu'il vient de dire. Je lui demande s'il ne se trompe point. Il nous montre le portrait de Madame De Martigues: " voilà, dit-il, le gage précieux de notre prochaine union: ah! J'étois bien éloigné hier d'espérer ce bonheur! Non, elle n'est point insensible, comme on a l'injustice de le croire; elle est capable de tendresse, de bonté, de condescendance: eh bien! Elle m'éprouvoit; n'avoit-elle pas raison? Est-ce que je la mérite? Ne me fait-elle pas grâce en se donnant à moi? Quoi! Je l'obtiens; elle se donne à moi; elle, Madame De Martigues! Oh, mes belles, mes chères amies, partagez ma joie, mon coeur la contient à peine, je ne puis respirer! " il s'assied, se lève, baise ce portrait, nous embrasse, marche, s'arrête, se jette sur un siége; il ne sait ce qu'il dit, ce qu'il fait, il est transporté; vous n'avez jamais vu une passion si vive, si folle, et pourtant si naturelle, si vraie, si touchante. Il est d'heureux momens dans la vie! Ils nous développent rapidement tout l'avantage de notre sensibilité. Ah! La froide, la réfléchissante raison amène-t-elle jamais ces momens délicieux? Madame De Martigues est arrivée, plus jolie, plus gaie, plus charmante que je ne puis vous la peindre. vous a-t-il dit? Savez-vous? Je suis bien bonne, n'est-ce pas? Madame De Termes et moi nous l'avons fort applaudie, fort caressée; le comte exprimoit sa reconnoissance par des larmes, par des cris de joie: elle lui a confirmé sa promesse, et nous a prises à témoin de ses engagemens. M De Montalais a la gloire d'avoir enfin déterminé l'esprit le plus indécis, sur ce seul objet; c'est à ses vives sollicitations que le comte devra son bonheur. Le temps en est fixé au dix du mois prochain, c'est un parti pris, irrévocablement décidé. Madame De Martigues sera Comtesse De Piennes. Je me suis hâtée de vous apprendre cette nouvelle, elle doit excuser à vos yeux un retard que la bienséance exige. Adieu, mon cher comte, je suis un peu moins sombre, un peu moins accablée ce matin; c'est un grand bonheur de s'intéresser vivement à ses amis; les événemens qui les touchent, partagent notre sensibilité. Si ces événemens sont heureux, ils nous font apercevoir que notre coeur, abattu par la tristesse, peut encore se ranimer et s'ouvrir aux doux transports de la joie.

LETTRE 32

Votre lettre seroit très-propre à m'inquiéter, si je n'avois pas des raisons de me rassurer. Tant que je suis à Paris, vous me voyez, dites-vous, suspendue par un cheveu à cent pieds d'élévation; un souffle peut me précipiter . Quelle idée! un regard, un soupir, mon embarras, mon silence même, me trahiront. perdez cette crainte: ah! La mienne est bien diminuée. M De Montalais me montre à présent beaucoup de froideur... de la froideur? Non, ce n'en est pas, c'est de l'humeur, du chagrin, une sorte de dépit: ses discours ont le ton du reproche, de la plainte; il m'observe soigneusement, il suit mes regards, répète mes expressions; il paroît persuadé qu'elles renferment un sens caché; en nous voyant ensemble, on diroit que, liés plus intimement autrefois, un des deux a donné à l'autre un sujet de défiance ou de mécontentement; notre commerce est fort extraordinaire, je vous l'assure; un peu moins de contrainte le rendroit fâcheux, peut-être; si nous n'étions pas mutuellement en garde contre nos mouvemens, nous nous querellerions, je crois. Un billet de Madame De Comminges m'apprend à l'instant que la Marquise De Montalais est dans la plus grande affliction. Elle vient de perdre son fils, âgé de cinq ans, enfant aimable et précieux; sa vie assuroit la fortune de son père; ainsi de ces trois héritiers que Madame De Martigues reprochoit à cette pauvre marquise, il reste uniquement celui dont la naissance peut lui devenir si funeste. Mon ami, savez-vous bien que nous sommes trop légers, trop portés à rire de tout? Le tour badin de nos conversations est souvent cruel, il nous accoutume à jeter du ridicule sur les objets les moins susceptibles d'une maligne observation. Madame De Montalais expose sa vie pour donner des héritiers à son mari, Madame De Martigues trouve cela très-plaisant , s'égaie sur le sacrifice, et ne songe pas àl' intention. Cependant la marquise est une femme sensible et généreuse; elle s'immole courageusement aux avantages d'un homme qui lui est cher. Si elle mouroit à présent, de tant de riches possessions, il resteroit seulement au marquis une terre de douze mille livres de rente. Son père, en le forçant à se marier, fit trop peu d'attention aux articles, et les laissa diriger à un tuteur adroit, qui, de ses deux pupilles, favorisoit le Comte De Roye; au défaut d'enfans, il rentre dans tous les biens de sa cousine. Je m'applaudis en vérité de ma résistance; si j'avois écouté Madame De Comminges, Madame De Thianges, vous et tant d'autres, je serois depuis deux ans Comtesse De Roye; j'aurois le sensible déplaisir de penser que je pourrois un jour profiter du malheur de M De Montalais. Ah! Ce seroit pour moi la plus triste perspective! La seule douceur de ma vie est d'être libre. Ne vous trompez pas à cette expression, croyez-la simple, gardez-vous d'étendre mes idées; mon imagination ne s'égare point: me permettrois-je des souhaits cruels? Non, mon cher comte, ma foiblesse n'altérera jamais mes principes. Je désire que Madame De Montalais vive, qu'elle soit heureuse: ah! Bon dieu! Je me mépriserois, si je ne le souhaitois pas sincèrement. Adieu. p. S. le jeune Valancé n'a point réussi chez Madame De Martigues; on l'a trouvé froid et grave: sa tante déplaît beaucoup à M De Montalais, et le Comte De Piennes ne peut la supporter; elle est actuellement très-sûre que je ne serai jamais sa nièce.

LETTRE 33

Votre lettre m'a fort attendrie; je l'ai lue plusieurs fois, je me suis répété avec plaisir vos flatteuses expressions: j'aime à vous voir bien penser de votre amie, à vous entendre me dire: je ne vous soupçonne point de foiblesse; mes conseils tendoient seulement à vous faire éviter des combats pénibles. eh bien! Mon cher comte, votre bonne opinion m'encourage, et votre confiance ranime la mienne. Oui, vous avez raison, je suis sensible , mais je ne suis pas foible ; j'ose l'espérer, je ne serai jamais imprudente. quand la bienséance et l'amitié ne m'obligeroient point à rester, à ne pas quitter Madame De Martigues, mon voyage seroit inutile à présent. Je voulois m'éloigner de M De Montalais, hélas! Il s'éloigne lui-même. La marquise s'est persuadée que l'air de Paris lui faisoit mal; elle attribue à son épaisseur l'oppression dont elle se plaint sans cesse; son état ne lui permet pas de s'exposer à la fatigue d'une longue route; et comme elle ne peut aller dans ses terres, le Comte De Roye lui prête celle qu'il vient d'acheter un peu au-dessus de Corbeil. Elle part demain, son mari la suit, il restera à la campagne tout le temps qu'elle y voudra demeurer. Il m'a causé ce matin le plus grand embarras en prenant congé de moi. Il m'a paru triste, inquiet, abattu; j'étois troublée, émue, chagrine; je laissois parler Madame De Termes, je ne trouvois rien à dire:sa situation m'afflige, elle est fâcheuse; il vient de perdre un enfant chéri; et quand ses amis s'empressent à le consoler, quand leurs soins pourroient adoucir sa douleur, on l'entraîne à la campagne, on l'arrache à toutes les dissipations... mais la pauvre marquise est triste, elle est malade, il lui montre une tendre compassion, il suit un devoir indispensable; je l'approuve, je l'admire, je le plains... ah! Pourquoi, pourquoi cet aimable Montalais a-t-il des peines, des chagrins? Pourquoi n'est-il pas heureux? Il est si digne de l'être! En commençant à écrire, je voulois répondre à tous les articles de votre lettre, à toutes vos obligeantes assurances d'estime, d'amitié, mais je ne me sens pas bien. Ma tête est brûlante; depuis plusieurs jours une extrême pesanteur m'accable; toujours assoupie, je ne saurois dormir, j'ai peine à tenir ma plume: eh, mon dieu! Qu'ai-je donc? La saison, peut-être? Cet adieu qui m'a touchée... je m'interromps... je vous laisse, si je suis mieux dans une heure, j'acheverai ma lettre.

LETTRE 34

de Madame De Termes, au même. que je suis affligée, monsieur, de ne pouvoir vous tirer de l' inquiétude où vous jette le silence de Madame De Sancère, sans vous faire partager mes vives alarmes! Hélas! Notre charmante amie est malade,bien malade! Elle est en danger; depuis dix jours une fièvre continue, de longs redoublemens, une extrême foiblesse dès qu'ils cessent, font trembler pour une vie si chère. Madame De Martigues et moi nous ne quittons pas sa chambre, nous passons les jours et les nuits auprès de la douce, de l'intéressante malade: nous ne nous disons rien, nous craignons de nous communiquer nos idées; nous nous embrassons, nous mêlons nos soupirs et nos larmes... ah! Que deviendrois-je si je perdois ma tendre, ma solide amie, ma respectable compagne? Que deviendroient tous ceux qui lui sont véritablement attachés! Madame De Sancerre emporteroit l'éternel regret de ses amis; leur joie et leur bonheur s' anéantiroient avec elle. Pardonnez-moi, monsieur, si je fais passer dans votre coeur une partie de l'amertume dont le mien est pénétré. J'aurai soin de l'adoucir si le ciel exauce mes voeux les plus ardens.

LETTRE 35

de Madame De Termes, au même. vous n'avez pas encore reçu ma lettre, la vôtre déchire mon coeur. Hélas! Monsieur, vous tirer de peine? je ne le puis, je n'ai pas le bonheur de le pouvoir. On m'assure que si le quinzième jour se passe sans redoublement, nous n'aurons plus rien à craindre; ce jour ne commence que demain à sept heures du soir; malheureusement le courrier part le matin,il ne vous portera point la nouvelle consolante, qu'il me seroit si doux de vous apprendre. Monsieur De Termes me proteste, me jure que cette cruelle fièvre est sans malignité; les médecins le disent aussi: mais on me trompe peut-être? Ah! Madame De Sancerre est bien mal; sa mère est morte d'une maladie toute semblable. Son transport m'inquiète, il la fait errer sur un seul objet; elle parle sans cesse de départ, de relais, de sa terre de Mondelis; elle me dit adieu; mon coeur se brise en l'écoutant. Eh! Pourquoi l' esprit de ma pauvre amie est-il frappé de ces idées? Pourquoi parler de départ, me répéter de tristes adieux? Ne seroit-ce point un présage... que le ciel détourne de moi, rende vain ce funeste pressentiment. On est bien foible quand on craint. Comme la douleur abat, rend crédule! Quelquefois j'adopte les sinistres augures de ses femmes et des miennes; je pense que les approches de la mort lui inspirent ces étranges discours... ah, mon dieu! ... mais M De Termes me rassure un peu; il vous conjure de ne pas vous effrayer, d'être plus raisonnable que moi, de vous livrer à l'espérance. Je souhaite, monsieur, que vous le puissiez.

LETTRE 36

de Madame De Termes, au même. le jour fatal est passé; grâce au ciel, il est heureusement passé: Madame De Sancerre n'a point eu deredoublement hier, la fièvre s'est ralentie pendant la nuit, cinq heures d'un sommeil paisible et rafraîchissant font renaître nos espérances. Son médecin vient de nous assurer, d'un air riant, que nous pouvons nous y abandonner; il répond sur sa tête d'une prochaine convalescence. Soyez tranquille, monsieur, la plus douce, la plus aimable, la plus aimée de toutes les femmes vivra; elle vivra pour répandre autour d'elle la consolation et la joie. Toute la maison est dans une sorte d'ivresse; ses femmes, les miennes, celles de Madame De Martigues; ses gens, les nôtres, jusqu' aux moindres valets, paroissent transportés de plaisir. Ils pleurent, rient, s'embrassent, se parlent et ne s'entendent point. Ils ont entouré le médecin, ils baisoient ses mains, son habit, ils l'ont presque porté dans sa voiture en le comblant de bénédictions, en le nommant un ange. Eh, bon dieu! C'est écrié l'honnête vieillard, voilà une dame bien aimée, est-elle donc aussi bienfaisante qu'elle est belle? Adieu, monsieur, rassurez-vous, cessez de craindre; Madame De Sancerre est mieux, elle est beaucoup mieux. Le premier courrier vous portera la nouvelle de sa convalescence.

LETTRE 37

de Madame De Martigues, au même. eh! Paix, taisez-vous. Avec vos tristes expressions voulez-vous ramener ici la crainte et la douleur? Leciel nous préserve de douter de l'état de Madame De Sancerre! Elle est bien, très-bien, vous dit-on; il sera difficile de vous le persuader. tendre et mélancolique, un peu sombre, un peu taciturne, vous aimez à vous affliger; et quand un nuage bien noir a fixé vos regards, vous le voyez encore long-temps après qu'il est effacé. La charmante malade va se lever tout-à-l' heure. qu'elle se ménage! Qu'elle prenne garde! oh! Vraiment on a besoin de vos avis. Vous vous croyez une tête supérieure, un esprit fort prévoyant. Est-ce que je ne suis pas auprès de Madame De Sancerre? Je voudrois voir suivre d' autres ordres que les miens dans cette chambre: demandez à Madame De Termes si je suis une garde attentive, j'ajoute, et prudente ; ce qu'elle oublieroit peut-être de vous dire. Le Comte De Piennes m'a montré votre lettre; il est charmé de votre amitié et de vos félicitations. Eh mais, rien n'est plus singulier! Tout Paris dit que je l'épouse, on le dit en Bretagne, je l'ai dit la première; cependant je ne m'accoutume point à entendre répéter cette nouvelle; souvent je suis tentée de parier qu'elle n'est pas vraie. Pendant que vous êtes tout chagrin, faites-moi vite un compliment de condoléance. sur quoi? sur mon mariage apparemment: eh! Pourquoi non? Se marier, cela est si sérieux, si triste! On m'a tant tourmentée, tant excédée! Je suis si bonne, si complaisante! ... est-ce que vous ne mourrez pas de vapeurs à Rennes? Est-ce que vous ne reviendrez jamais? Bonjour, mon pauvre comte, vous me faites unegrande pitié. Etre en province, plaider, vivre en famille, cela est bien ennuyeux, n'est-ce pas? de Madame De Termes. Madame De Martigues a raison de vanter ses soins, jamais il n'en fut de plus assidus, de plus tendres; on ne sait pas combien son ame est sensible; malgré la légèreté de son esprit, elle est capable d'un attachement solide, d'une amitié vive et constante. Les sentimens qu'elle a montrés dans cette triste occasion me la rendent plus chère encore. Elle a déjà repris son enjouement; ses yeux remplis de gaîté n'offrent plus les traces des larmes qu'ils ont versées. Le reproche qu'elle vous fait me conviendroit assez; je frémis en songeant à l'état où j'ai vu Madame De Sancerre. Ah! Monsieur, j'y penserai long-temps! J'ai besoin de toute la folie de Madame De Martigues, pour ne pas m'abandonner aux plus sombres réflexions. Cessez absolument de vous inquiéter, Madame De Sancerre est sans fièvre; sa foiblesse est extrême, mais elle n'alarme point, au contraire, elle rassure entièrement; dès que votre amie pourra soutenir la fatigue d'écrire, vous verrez cette ligne de sa main, nécessaire à vos yeux et à votre coeur . N'écoutez point Madame De Martigues; elle se marie, rien n'est plus certain. La maladie de Madame De Sancerre a doublement intéressé le Comte De Piennes; elle a seule retardé son bonheur. Ce mariage si désiré se fera le mois prochain, les articles sont dressés: si Madame De Martigues parioit contre la nouvelle, elle perdroit assurément. Adieu, monsieur,soyez tout-à-fait tranquille, Madame De Sancerre vous en prie.

LETTRE 38

de Madame De Sancerre, au même. Madame De Termes m'a lu toutes vos lettres. Je ne doutois pas de votre amitié, mon cher comte; mais ces preuves indirectes d'un attachement si vif, si tendre, m'ont pénétrée, elles ont excité mes larmes, j'ai senti de la tristesse et du plaisir en me répétant vos expressions. Pourquoi Madame De Termes vous a-t-elle donné ce chagrin, pourquoi vous dire que j'étois en danger? Mais il seroit bien mal à moi de me plaindre d'elle; ô mes deux aimables amies! Comment reconnoîtrai-je tant de soins, d'empressemens, de bontés? Ah! L'amitié n'est point un vain nom, ce sentiment existe, il est la gloire et le bonheur de l'humanité! Ma vie importe-t-elle à la félicité de tant d' êtres indépendans de moi? Quel intérêt me les attache, les fait craindre de me perdre? Mon ami, j'ai désiré de vivre, j'ai senti de la douceur à renaître, à me ranimer; il faut être aimée, il faut se voir prête à exciter de douloureux regrets pour goûter le plaisir de se dire, je respire, je suis. Eh! Mon dieu, j'ai retardé le mariage du pauvre Comte De Piennes; j'ai dérangé, affligé toute cette sensible société, les plus simples amusemens en ont été bannis. Hélas! J'étois bien ingrate quand je vouloism'en séparer, aller à Mondelis, tout immoler à ma propre tranquillité. Ne parlons plus de ce voyage, non, n' en parlons jamais. Je ne puis écrire long-temps, ma main se lasse et mes yeux se fatiguent. J'ai peu d'idées, peu de mémoire, un nuage épais semble me cacher une partie des objets. M De Montalais est toujours à la campagne; il a eu, dit-on, bien du chagrin, il est encore fort triste. Hélas! Je le plains, je partage ses peines; il a perdu son fils, s'il perdoit sa femme! ... il ne la perdra pas, je l'espère, je le souhaite; je me souviens toujours que je dois le souhaiter. Adieu, mon cher comte, recevez mes remercîmens et les assurances de ma reconnoissance et de mon amitié.

LETTRE 39

Vos réflexions sur l'humeur de Madame De Martigues sont un peu trop sévères: eh! Pourquoi doutez-vous de ses résolutions? Elle a pris cette fois des engagemens trop forts, comment les romproit-elle? Son portrait donné, ses intentions annoncées, un contrat prêt à signer... eh! Vous n'y songez pas? Son billet ne signifie rien, c'est un badinage. Le Comte De Piennes frémiroit s'il lisoit cet endroit de votre lettre, il lui donneroit une véritable alarme. Madame De Thianges ne quitte plus Madame De Martigues, le nom de soeur leur est déjà familier; tout se prépare, tout s'arrange, mille ouvriers sont en oeuvre, et rien n'annonce un changement; il est même impossible d'en prévoir aucun.On m'a permis d'abandonner un ennuyeux régime. Le plus beau temps du monde m'invite à me promener; l'air me fait du bien; mes idées deviennent plus distinctes, est-ce un avantage? Je ne sais. Il est une sorte de stupidité douce, paisible; elle suspend les mouvemens rapides de notre ame, elle calme les agitations de nos sens; dans cet état tranquille, on s'ignore, on s'oublie, le temps s'écoule sans laisser apercevoir sa durée, le passé s'efface de notre esprit, l'avenir ne l'occupe point; si cette situation n'a rien d' agréable, elle n'a rien de fâcheux, et j'éprouve qu'il est possible de la regretter. Madame De Montalais est toujours malade, bien malade, dit Madame De Martigues. Pourquoi ne puis-je penser sans émotion... bien malade! son état me touche... mais j'ai été bien malade aussi; n'a-t-on pas cru ma mort certaine? D'où vient penserois-je... mon ami, je ne désire pas... elle sera aussi heureuse que moi, je l' espère. Je voudrois que Madame De Martigues ne m'eût pas montré plusieurs lettres du marquis; je voudrois ne pas savoir combien il s'intéresse à moi. Pendant les premiers jours de ma fièvre, il envoyoit tous les matins un exprès au Comte De Piennes, et chaque soir Madame De Martigues lui en dépêchoit un autre. Quelles expressions passionnées dans ses billets... l' indiscrète! Falloit-il me forcer à les entendre? Continuer à lire malgré moi? Ah! Ces expressions trop tendres, trop vives, se sont gravées dans mon coeur, elles y ont ramené le trouble et l'inquiétude. Ces lettres, le danger de la marquise, les propos de Madame De Martigues,ma propre foiblesse... adieu. Mes idées se confondent; elles errent loin de moi, elles s' égarent, je crains de les fixer; non, je n'ose m'arrêter sur la seule... je n'ose m'arrêter sur aucune.

LETTRE 40

Le pari que vous offrez de faire, est bien désobligeant pour Madame De Martigues. Elle ne se mariera pas, dites-vous? Ce propos répété me blesse, il me fâche d'autant plus, que Madame De Thianges me le tenoit hier. Son frère la querella; il n'a pas le moindre doute, ni moi non plus: un amant se trompe-t-il aux dispositions de sa maîtresse? Le jour est pris pour la signature du contrat. Madame De Martigues se mariera, avec un peu d'humeur, peut-être; mais elle se mariera, soyez-en sûr. J'apprends à l'instant que Madame De Montalais est un peu mieux. Jamais le printemps ne fut plus riant, plus agréable: ses douces influences agissent sur tous les êtres; puissent-elles ranimer la marquise, la rendre aux voeux d'un mari qui sans doute lui est attaché. Un naturel tendre et généreux, l'habitude et l'assurance d'être aimé, forment des liens plus forts que l'on ne pense. Mon ami, un triste égarement n'a pas rétréci mon coeur, ne m'a point fait concentrer en moi-même toute ma sensibilité; j'ose le dire, je suis juste encore, j'aime à m'assurer que je ne désire point un événement... mais pourquoi cette vaine apologie de mes sentimens? Je ne sais. Ma tête est foible encore, je crois. J'acheverai ma lettre ce soir.Neuf heures du soir. Madame De Thémines me quitte à l'instant; elle est d'une colère épouvantable contre son mari; elle pleure, elle crie, s'emporte; elle ne lui pardonnera jamais, dit-elle, un défaut de complaisance, dont à sa place je me plaindrois peut-être aussi. Thémines veut absolument que la jeune marquise accompagne sa mère à Bourbon, où elle va prendre les eaux: cette mère impatiente, dans la crainte de perdre des momens précieux pour sa santé, s'avise d'avancer son voyage, et part précisément le jour de la signature du contrat de Madame De Martigues. Tout le monde s'est révolté contre cet arrangement; on a pressé Thémines d'accorder une semaine à sa femme, de lui permettre d'assister au mariage de son amie, et qu'elle iroit ensuite retrouver sa belle-mère. Thémines est froid, exact, rigide même; il n'a cédé ni aux pleurs de la marquise, ni aux prières de Madame De Martigues. Malheureusement le Comte De Piennes étoit présent, il n'a pris aucun parti dans cette contestation; sa douceur naturelle la lui rendoit très-désagréable; il se taisoit, de crainte de ranimer la querelle en s'efforçant de l'appaiser. Son silence a fâché Madame De Martigues, et la mauvaise humeur que lui donnoit Thémines, est fort injustement tombée sur le comte. " vous aviserez-vous, monsieur, de me donner des ordres, de me contraindre, de me traiter avec cette dureté? éprouverai-je vos caprices? " lui a-t-elle demandé d'un ton fier et chagrin. Etonné de la question, interdit, troublé, il n'a pas réponduassez vite, assez bien; Madame De Martigues s'est élancée hors du salon, a traversé l'appartement comme un trait, a volé de l'escalier à son carrosse, où elle s'est jetée sans regarder Piennes qui couroit après elle. Ce pauvre comte! Il est accouru ici; à sa prière, Madame De Termes va souper chez Madame De Martigues pour négocier un traité de paix. Adieu, mon ami, aimez-moi toujours.

LETTRE 41

J'ai passé deux jours à Neuilli chez ma soeur; il y avoit trop de monde. Rien ne me plaît, rien ne m'amuse, rien ne m' attache; il me semble que le plaisir habite la solitude: j'aimerois un simple hermitage, situé au pied d'une montagne, à l' abri du tumulte et du bruit. Qu'y ferois-je? Ce que je fais au milieu de Paris; j'y rêverois. Madame De Montalais est très-mal. On la croit sans espérance. Mon dieu! Comme le coeur me bat en écrivant ces mots, sans espérance! eh! D'où vient? Eh! Pourquoi? La connois-je assez pour prendre un intérêt si vif à son sort? Hélas! Elle est jeune, elle étoit heureuse; une grande fortune, une illustre naissance, un mari si aimable, si distingué par ses qualités personnelles, capable de tant d'égards, d'attention, de complaisances! Elle l'adoroit: n'avoit-elle pas raison? ... ah! Qu'elle doit regretter la vie. Je la plains du fond du coeur... mais laissons ce sujet, laissons-le bien vite. Je ne veux pas, je ne dois pas m'en occuper à présent.On signe ce soir à six heures l'acte qui va combler les longs, les ardens désirs du Comte De Piennes. Je vous écris pendant que Madame De Termes arrange ses pierreries et les miennes, elle est heureuse de pouvoir s'amuser de ce soin frivole. Je vais donc me parer? Paroître au milieu d'un cercle nombreux? Que cela me gêne et me fatigue! Il est des momens où la négligence et la retraite conviendroient à la situation de notre ame... quel spectacle s' apprête pour ce sensible Montalais! Ah! Que fait-il à présent? Peut-être en ce moment son visage inondé de larmes... je ne puis retenir les miennes: eh! Comment me le peindrois-je affligé sans partager sa douleur... mais qu'entends-je, quel bruit, c'est Saint-Maigrin, Comminges, Thémines. Que disent-ils? ... ah! Juste ciel! Cela se peut-il? Quatre heures du soir. Quelle confusion! Quel désordre! Puis-je le croire? La surprise et la colère me mettent hors de moi-même. Comment vous dire, vous exprimer... Madame De Martigues... on ne la trouve point, on ne sait où elle est. L'imprudente! Manquer à sa famille, à celle du Comte De Piennes; tromper l'attente de tous ses amis, partir! ... oui, elle est partie ce matin à neuf heures, au grand trot de six chevaux, dans sa berline de campagne, une seule de ses femmes avec elle, et trois de ses gens courant devant sa voiture: où sa marche est dirigée, le ciel le sait. Je ne respire pas; cette bizarre fuite est une extravagance si grande, si choquante... jamais, jamais on ne l'oubliera... ah! Tout ce qu'on va dire! Eh! Comment la défendre?Six heures. Piennes me quitte à l'instant, M De Termes l'emmène; il ne l'abandonnera pas dans cette intéressante occasion. Sa douleur est inexprimable, on ne peut le regarder sans mêler des larmes à celles qui coulent abondamment de ses yeux... ah! Madame De Martigues a-t-elle un coeur? A-t-elle une ame? Est-il possible d'affliger, d'offenser si sensiblement l'homme qu'on avoit promis de rendre heureux? La cruelle! Pénétrer de tristesse et d'amertume son amant, ses amies... on m'interrompt à chaque instant. Huit heures. Tout le monde envoie ici; tout le monde arrive ici; on accable Madame De Termes de questions; on m'interroge, nous nous regardons tristement, nous n'osons lever les yeux sur les autres. Vingt-deux personnes, invitées à souper ce soir à l'hôtel de Martigues, ont reçu ce matin un billet circulaire. Il les avertit simplement qu'une affaire importante et imprévue oblige la comtesse à se priver du plaisir de les recevoir aujourd'hui. Madame De Thianges est furieuse; voilà toute une maison qui se trouve insultée par cet étrange procédé. On s'exhale en plaintes, on tient des discours fâcheux: que dire, que répondre? Ah! Si l'on peut négliger les bienséances, s'exposer sans crainte à de justes reproches, oublier le monde, dédaigner ses conjectures malignes, enfreindre les lois qu'impose la société, ne devroit-on pas être retenue par des égards plus naturels, par des liens plus intimes? Faut-il affliger sesamis, leur ôter les moyens de justifier leur attachement? ... un courrier, des lettres... c'est de Madame De Martigues... c'est de Madame De Thémines... quoi! Elles sont ensemble... et la vieille Comtesse De Thémines a pu se prêter! ... dix heures. Je n'ai pas la force de copier ces lettres. Le chevalier De Termes veut bien en prendre la peine. Vous les aurez de sa main. L'inconséquente femme! Elle n'imagine pas le chagrin qu'elle cause. Piennes en mourra, je ne m'en consolerai point... et M De Montalais, que va-t-il penser? Elle lui avoit tant promis... oh! Mon ami, quelle idée prendra-t-il de la compagne assidue d'une femme si légère, si inconsidérée, si étourdie! Il me croira, peut-être... adieu, j'ai le coeur serré... et cette maussade Madame Du Lugei, quel triomphe pour elle! lettre de Madame De Martigues, à Madame De Sancerre. vous voilà, Madame De Termes et vous, comme deux folles, n'est-il pas vrai? Je vous vois les mains levées, l'air surpris, vous regardant et vous répétant l'une à l'autre: partie! Mon dieu! Cela est-il possible? Partie! Elle? Madame De Martigues! eh bien oui! Je suis partie. Le beau sujet de se récrier, vous ne vous accoutumez à rien, tout vous étonne. J'ai des raisons; si je vous les dis, vous ne les trouverez pas bonnes; j' aime autant les taire; il faut laisser passer vos premiers mouvemens. Je suis sûreque Madame De Termes essuie en ce moment les grosses larmes de ce pauvre comte... sérieusement, est-il bien triste? Je suis fâchée qu'il le soit, en toute autre occasion je partagerois sa douleur. Je suis bien éloignée d'être insensible à ses peines... il ne faut pas vous impatienter, il faut m'écouter et me croire. Si j'ai fui, c'est sa faute. Oui, madame, c'est la faute de M De Piennes. Je l'estime, j'aime à le voir, je me plais à l'entendre, je lui connois d'heureuses qualités: il a ma confiance, il la mérite, mais il n'est pas sans défaut. Par exemple, cette rage de vouloir m'épouser est-elle excusable? Combien de fois l'ai-je prié de renoncer à cette fantaisie! Rien ne le persuade; le titre d'ami ne suffit point à ses ardens désirs , il s'obstine à m'aimer, à m'adorer, à vouloir être mon mari . Voyez si mon sort n'est pas fâcheux, bizarre! Peut-être n'est-il dans le monde qu'un seul homme constant, j'ai eu le malheur de le rencontrer. Ma chère Madame De Termes, ne vous emportez point; ma belle, ma bien-aimée Madame De Sancerre, ne prenez pas votre air grave: je vous le dis dans la sincérité de mon coeur, l'idée d'un mari me feroit fuir au bout de l'univers. C'est une créature si familière, si exigeante, si impérieuse! Comment me résoudre à donner à un homme le droit d'entrer chez moi comme chez lui? De rester là, de me gêner, de m'ennuyer, de me contrarier, de prétendre, de vouloir , enfin de m'imposer des lois? Je n'ai point oublié M De Martigues, ses tons, sa hauteur, ses il le faut, madame, je le désire, cela convient, je le veux, cela sera: et cela étoit.Je préfère le Comte De Piennes à tous les hommes du monde; je l'aime, oui, en vérité, mais l'espèce de sentiment qu'il m'inspire ne me donne pas la moindre envie d'être à lui, n' affoiblit point du tout la répugnance qui m'éloigne d'un lien assujettissant. Pourquoi donc aurois-je signé ce soir, dites, pourquoi? Pour ne pas causer un très-petit dérangement à ceux qui devoient souper chez moi, assister à cette maudite signature, dont la seule pensée m'a presque fait évanouir. Ah! J'aurois été de belle humeur après, c'eût été un joli souper! Bien amusant! Trente à table, la radoterie des vieux parens, les plates allusions des jeunes, les tendres extases de l'heureux comte... fi, fi, de ma vie je ne veux présider à une pareille assemblée. ça, quand vous aurez bien répété toutes vos lamentables exclamations, quand vous aurez bien crié, elle est folle! vous reviendrez tout doucement à dire, cette folle est ma tendre, ma sincère, ma constante amie. Je parle à Madame De Termes. Pour vous, ma charmante comtesse, le ciel vous doua d'un coeur paisible et indulgent. Adieu, mes compagnes chéries, je vous regrette déjà. Je vous écrirai souvent, vous m'occuperez sans cesse, je vous aimerai toujours. lettre de Madame De Thémines, à Madame De Sancerre. " je ne suis point complice de l'étonnante démarche de Madame De Martigues. Je vous prie de le croire, madame, de vouloir bien en assurer le Comte De Piennes, Madame De Thianges, et surtout M DeThémines; j'ai été aussi surprise de voir Madame De Martigues sur le chemin de Fontainebleau, que vous avez dû l'être en apprenant son départ. Elle vient à Bourbon. Je ne lui aurois pas conseillé ce voyage, mais je ne saurois vous cacher le plaisir que je sens d'y aller avec elle. Ma belle-mère a commencé par la quereller, ensuite elle a ri. Une compagne si enjouée, si chère à mon coeur, va me rendre le séjour de Bourbon aussi agréable que je craignois de le trouver ennuyeux. Adieu, ne nous grondez point, pardonnez à la jolie fugitive, engagez Madame De Termes à nous montrer la même indulgence. J'aime bien M De Thémines, je l'aime de tout mon coeur; mais... mais je ne saurois désapprouver une femme libre, en la voyant éviter un joug pesant. Le meilleur mari est... est un mari. "

LETTRE 42

de Madame De Sancerre. le départ de Madame De Martigues et le désespoir du Comte De Piennes m' occupent bien désagréablement, je vous l'assure. Mon coeur est blessé de tout ce que j'entends dire. Madame De Termes et moi nous ne quittons pas Madame De Thianges; sa tendre amitié la retient dans la chambre de son frère. Hier on le disoit accablé, je l'ai trouvé furieux. En m'apercevant, il jeta des cris douloureux; il n'écoute pas, il ne répond point, il pleure, il crie; quand il parle,il erre, il extravague. Son état est violent, il me touche, il m'inquiète, il m'afflige en vérité. Pendant qu'il se désole, Madame De Martigues s'amuse à Bourbon, Thémines vient de m'envoyer une lettre d'elle. Il l'a lue avec humeur, son billet me le prouve. Puisque vous désirez de connoître toutes ses raisons , lisez la copie de cette lettre. lettre de Madame De Martigues, au Marquis De Thémines. il ne faut pas soupçonner Madame De Thémines d'une secrète intelligence avec la coupable : il ne faut pas bouder, monsieur, encore moins faire de durs reproches. Avec toute la raison, toute l'équité dont vous vous vantez, vous êtes souvent très-injuste: vous avez de l'humeur, des volontés, et beaucoup d'obstination. Si le Comte De Piennes se plaint de moi, il a tort. C'est de vous qu'il devroit se plaindre, de vous seul, mon cher marquis. En exilant votre douce, votre soumise compagne, en lui parlant d'un ton absolu, en résistant à ses prières, à ses larmes, vous m'éclairâtes sur le danger où je m'exposois: vous me rappelâtes à moi-même: je frémis en songeant que dans peu de jours M De Piennes auroit le pouvoir d'exciter mes pleurs et de les voir couler sans émotion. Je vous suis tout-à-fait obligée d'avoir été si inflexible, si maussade, si haut, si insupportable: je vous en aime mieux, et vous devez compter sur ma reconnoissance. On tient à Paris de bien mauvais propos, n'est-ce pas? Dites à Saint-Maigrin de m' écrire des nouvelles,et de commencer par les caquets dont je suis l'objet. La sage Madame Du Lugei, la sentencieuse Madame De Thoré, l'imbécile maréchale... oh, les vieilles bégueules! Elles doivent bien m'aimer! Comme ma petite histoire va les faire courir, se chercher, causer, mentir, tracasser! Qu'elle va ranimer, égayer l'insipide cercle! Que de commentaires! Qu'elles diront de platitudes! Comme j'en rirai! à propos, consolez le Comte De Piennes; assurez-le de mon estime, de ma plus tendre amitié. Dans ses premiers mouvemens, il vous enverra promener, il n'écoutera rien. Savez-vous qu'il est déraisonnable, et même ingrat; oui, ingrat. Eh! Je vous prie, si le soin de son bonheur ne m'intéressoit pas, pourquoi depuis deux ans refuserois-je de l'épouser? Craindrois-je de le voir malheureux? Ce pauvre comte! Il se chagrine, il pleure, dit-on: s'il étoit mon mari, il se désespéreroit peut-être. Eh! Mon dieu, je fais tout pour le mieux, croyez-m' en. Adieu. Ne vous avisez pas de quereller Madame De Thémines, elle ignoroit mon dessein, je vous le proteste. Si vous en doutez un instant, je me brouille pour toujours avec vous. " de Madame De Sancerre. quel style! Que de légèreté! Elle ne songe pas combien de coeurs sensibles sont intéressés à sa conduite: jamais la gaîté ne fut plus déplacée... on vient de la part de Madame De Comminges... un billet d'elle, un de son mari... hélas! Ils m'apprennent... Madame De Montalais... quelle nouvelle! Mon ami, Madame De Montalais est morte.Oui, cette nuit, à trois heures, dans les bras de son mari, la tête penchée sur lui, le comblant des plus tendres bénédictions, et lui faisant de tristes, de déchirans adieux. Ma main se refuse à vous tracer les expressions de Comminges... que je suis touchée! Oh! Cet humain, ce sensible, ce généreux Montalais! Recevoir les derniers soupirs, entendre les derniers accens... de quelle amertume son coeur doit être pénétré! Comminges étoit avec lui, il attendoit ce moment fatal pour l'enlever de cette maison; il le mène au Plessis; Madame De Comminges part, elle va trouver son mari et consoler son aimable parent: les droits du sang l'autorisent à prendre ce soin, triste, mais doux. Pourquoi l'amitié n'ose-t-elle ce que l'alliance la plus éloignée rend honnête et naturel. Ah! Que ne suis-je parente du marquis, que ne suis-je sa soeur! Je pourrois le voir, lui parler, partager ses peines, mêler mes larmes avec les siennes. J'ai mille fois souhaité qu'il fût mon frère; vous ne le croirez pas peut-être? Eh bien! Rien n' est plus vrai: que je me serois trouvée heureuse de pouvoir lui dire, sans rougir de cet aveu; vous m' êtes cher, je vous aime! frappée de cette mort, attendrie, je pleure... un sentiment vif s' élève dans mon ame; je ne le connois pas, je ne puis le définir. Jamais je n'éprouvai... mon cher comte: eh! D'où vient, d' où vient que je pleure? Dites-moi donc pourquoi je ne puis retenir mes larmes? Elles sont abondantes, mais elles ne sont point amères, je sens une sorte de douceur à les répandre. Peut-être la tristesse qu'excite en nous la compassion est-elle sans trouble, sans agitation; ellene nous emporte point loin de nous-mêmes, au contraire elle nous ramène... que veux-je dire? Je ne sais. Adieu, je voudrois vous parler... mais... je ne puis plus écrire.

LETTRE 43

Je pars dans un instant pour Bourbon. M De Termes y vient avec moi; nous marcherons sans nous arrêter. Le pauvre Comte De Piennes est en danger, il a la fièvre, un transport terrible; il refuse tous les secours, il brusque, il chasse tout ce qui l'approche. Sa soeur est désespérée: il nomme sans cesse Madame De Martigues, il croit la voir, lui parler; il lui fait de doux reproches, il lui demande pardon de l'avoir forcée à s'éloigner de lui, il la conjure d'oublier son amour, il promet de ne jamais l'en importuner: ensuite il s'exhale en plaintes amères, il veut courir après elle, la ramener, l'épouser ou se poignarder à ses yeux. Quatre de ses gens ont peine à le retenir dans son lit. Son état me perce le coeur: il peut mourir. Eh, grand dieu! Si le plus triste événement suivoit son imprudente fuite, quelle douleur, quels remords empoisonneroient les jours de Madame De Martigues! La bonté de son coeur m'est connue; elle est étourdie, mais elle n'est pas cruelle: je vais la chercher. Un exprès, des lettres ne lui persuaderoient point de revenir; toute autre auroit moins de crédit sur son esprit. Je dois cette démarche à l'amitié... mais on m'avertit, Termes est prêt, il faut vous laisser. Adieu.

LETTRE 44

J'arrivai hier assez tard; en rentrant chez moi, j'y trouvai un billet de M De Montalais: c'étoit la réponse à une politesse d'usage, je n'en devois pas douter; cependant ces caractères connus, mon nom écrit de sa main, me causoient une émotion si grande, qu'à peine mes doigts tremblans pouvoient briser le cachet. Lisez la copie de ce billet. le Marquis De Montalais, à Madame De Sancerre. " la part que vous daignez prendre à mon affliction, madame, est bien capable d'en adoucir l'amertume. Quelle consolation pour moi de recevoir des marques de votre souvenir, de vos bontés. Quoi! Vous me plaignez! Vous, madame! Ah! Conservez cette généreuse compassion, depuis long-temps je mérite de vous en inspirer. Me sera-t-il permis un jour? ... oserai-je, madame? ... non, mon coeur n'ose encore exprimer que les sentimens de la reconnoissance et du respect. " oui, sans doute, il lui sera permis d'exprimer tous les sentimens de son ame: avec quel plaisir j'en entendrai l'aveu! N'est-il pas digne de toute ma tendresse? Sûr d'être écouté, ah! Qu'il parle, et mon coeur et ma main seront le prix de sa constante affection. Non, mon ami, non, je ne lui ferai point acheter par de tristes incertitudes le bien que je lui destine. Je méprise les petits détours de l'amour-propre, jehais la femme capable d'affliger ce qu'elle aime, quand l'honneur ne lui défend pas d'être sincère et de le rendre heureux. Je puis dire à M De Montalais, je mets mon bonheur à combler le vôtre. mais parlera-t-il? Osera-t-il parler? Il me croit si fière, si indifférente... eh! Quelle crainte? Pourquoi m'y livrer? Quelle pente naturelle ai-je à m'inquiéter? Je suis bien fatiguée de mon voyage; j'ai ramené Madame De Martigues. Surprise de me voir, frappée du sujet de mon arrivée, touchée de mes reproches, elle n'a pas hésité à me suivre. Son impatience sur la route, son abattement, ses craintes en entrant dans Paris, ont assez prouvé qu'elle n'avoit eu dessein de chagriner ni ses amis, ni son amant. Sa présence, ses larmes, de consolantes promesses ont produit l'effet que nous en attendions. Le plaisir de la revoir a rendu le Comte De Piennes à lui-même; il ne veut plus mourir, il reçoit avidement les secours qu'il refusoit; sa fièvre est considérablement diminuée, l'espérance le ranime, et dans peu de jours il sera convalescent. Adieu; je vais chercher un repos dont j'ai besoin. Madame De Comminges m'écrit que le Marquis De Montalais est très-triste, très-solitaire. Il forme, dit-elle, des projets bizarres . Qu'entend-elle par cette expression? Adieu.

LETTRE 45

Je ne puis souffrir dans un homme raisonnable une injuste prévention. Vous avez une très-fausse idée dessentimens de Madame De Martigues; elle aime le Comte De Piennes, elle craint réellement de le rendre malheureux en se donnant à lui. " il m'aime depuis si long-temps, me disoit-elle hier, il m'a tant désirée, il a pris une si grande habitude de chercher à me plaire, de s'occuper des moyens de vaincre ma résistance; son imagination lui exagère si fort les charmes de son triomphe, que cet amour si tendre, si passionné, aura peut-être le destin de ces souhaits vifs et ardens, dont l'accomplissement paroît toujours au-dessous de l'idée qu'on s'en formoit. Eh! Comment remplir le vide que laissera dans son ame la perte de tant d'aimables illusions? Il cessera de m'aimer; accoutumée à régner sur son coeur, supporterai-je son indifférence? Je le haïrai, s'il ose me la montrer. Nous serons à plaindre tous deux, l'ennui le dévorera, le dépit et la vanité me rendront une furie. Voilà le sort que nos amis désirent pour nous. Allons, vous serez tous contens, je me marierai, mais vous verrez si vous ne vous repentirez point de vos pressantes sollicitations. " mais laissons Madame De Martigues, parlons de moi, mon cher comte, je vais bien vous étonner. Je m'amuse, devinez à quoi? à entretenir mon homme d'affaires. Ces papiers si ennuyeux, qu'on ne pouvoit m'engager à lire avant de les signer, sont rassemblés autour de moi; je me plais à calculer mes revenus; ils sont augmentés par les soins et l'habileté de l'honnête Raymond, et je vous remercie de me l'avoir donné. En traitant mes fermiers avec douceur, en relâchant beaucoup de mes droits, je jouis actuellement de deux cent dix mille livres de rente. Oh! Que je deviens intéressée! On ne connoît le prix des richesses qu'en désirant de les répandre, de les partager, d'en faire la possession d'un autre. Pour la première fois de ma vie, je me suis dit avec complaisance, avec délices même: ma fortune est considérable, elle est indépendante, je puis en disposer. M De Montalais doit bientôt revenir à Paris; il est bien étonnant que Madame De Martigues ne me parle point de lui. Ils s'écrivent pourtant, je le sais. Elle m'en entretenoit dans un temps où le silence eût été plus convenable. à présent qui la retient? ... mais la maladie du Comte De Piennes l' occupe, cela est bien naturel. Mon dieu, que je suis émue en pensant à ce retour du marquis! Quoi! Je le reverrai? Il me parlera? Lui! Eh! Que me dira-t-il? Adieu. Vous me négligez trop, deux courriers sans vos lettres.

LETTRE 46

Que je vous parle de moi, mon cher comte? Est-ce que je vous parle des autres? Il est des temps où toutes nos idées sont concentrées en nous-mêmes, où nous n'apercevons dans l'univers que nous, nos désirs, leur objet! Une douce espérance calmoit les agitations de mon coeur, d'agréables projets m'occupoient; à présent je suis inquiète. Madame De Comminges m' écrit, je ne sais ce qu'elle veut me faire entendre, je ne comprends rien à sa lettre, précisément rien, et pourtant elle me trouble cette lettre, elle m'agite. M De Montalais est, dit-elle, toujours accablé, toujours rêveuret triste; toujours attaché à la singularité d'un parti qu'on le blâmeroit fort de prendre. elle penseroit qu'il regrette la fortune dont la mort de sa femme le prive, si les propositions du Comte De Roye n'éloignoient absolument cette idée. Que veut dire Madame De Comminges? L'héritier de la marquise fait des propositions... eh! De quelle espèce sont-elles? Le Comte De Roye a une nièce très-jeune, elle est encore au couvent... voudroit-il... seroit-ce... elle a hérité de la Maréchale De Roye; on la dit charmante... eh, mon dieu! Madame De Comminges devroit bien s'expliquer ou se taire! Comme un instant change la situation de notre ame! Que les biens de la vie sont dépendans de l'imagination! Eh, pourquoi la mienne se fixoit-elle hier sur de riantes idées? D'où s' élevoient ces mouvemens flatteurs, agréables? Comment la lettre de Madame De Comminges dissipe-t-elle la douce illusion qui commençoit à séduire mon coeur, à le charmer? Je m'applaudissois d'être libre, d'être riche; n'ai-je pas encore ces avantages, me les a-t-on ravis? Ah! Qu'est-ce donc que je regrette? Je n'ai jamais pu souffrir le Comte De Roye. N' êtes-vous pas comme moi? Je hais ces naturels actifs, ces personnages empressés, officieux, dont le zèle importun est moins une preuve d'attachement, que l'effet de leur humeur inquiète, du besoin qu'ils sentent de s'occuper; leur amitié est sans cesse en mouvement; veut toujours paroître, toujours servir; elle embarrasse, souvent elle nuit: que de gens prennent le plaisir de s'intriguer pour la chaleur d'un tendre intérêt!Mon cher comte, cette espèce d' amis fit naître l'ingratitude, et mérita de l'éprouver. Je reçois une de vos lettres; vous me félicitez. Hélas! De quoi? Je suis aimée, dites-vous? Je ne m'en flatte plus. J'ai cru l'être dans un temps où cette idée remplissoit mon ame de crainte; elle y répandroit à présent une satisfaction inexprimable; eh bien! Elle s'envole, elle s'efface; plus de certitude, j'ose à peine désirer des éclaircissemens. Les propositions du Comte De Roye, la longue absence du marquis, sa profonde tristesse, le silence de Madame De Martigues, tout m'alarme, tout m'afflige, et vous ne revenez pas? Et de nouvelles affaires éloignent encore votre retour? En me le disant, vous redoublez mes chagrins. Adieu.

LETTRE 47

Il ne falloit pas rire de mes craintes, badiner sur les pressentimens des coeurs sensibles . Mes conjectures étoient trop vraies. Mon sort est décidé, oui, mon cher comte, il l'est absolument. Je suis née malheureuse, je le serai toujours. Le Comte De Roye, l'empressé Comte De Roye, offre sa nièce à M De Montalais, avec la propriété des biens de sa première femme, et toute la fortune de la jeune héritière; le procédé du comte est fort désintéressé, fort noble, on l' admire, on le vante. Il semble que sa nièce soit la seule personne capable de réparer les pertes du marquis. On se récrie sur cette généreuse amitié , Comminges en est tout rempli, il en fatigue Madame De Thianges dans une longue et ennuyeuse lettre. Il regarde l'offre comme acceptée , dit-il: et sans doute elle l'est. Quelle raison porteroit à la rejeter? Et puis Comminges en parleroit-il? Annonce-t-on une affaire de cette espèce quand elle n'est pas sûre? Un mariage dont on confie le projet, est un mariage arrêté. Ah! Qu'ai-je fait, mon cher comte, qu'ai-je fait! à quel fatal penchant mon coeur s'est-il abandonné! M De Montalais étoit engagé: imprudente! Je l'aimois, je pleurois; il est libre, et je pleure encore? De nouveaux liens vont m' enlever l'espoir d'être à lui, et je l'aime encore... ah! Que ne l'ai-je évité, que ne l'ai-je fui, quels vains égards m'ont retenue! Mais soupçonnois-je mon coeur de tant de foiblesse? Avant de voir cet homme dangereux, je me croyois sûre de conserver mon indifférence. Ceux qui me montroient le désir d'en triompher, me paroissoient des ennemis connus dont il étoit facile de déconcerter les projets; je m'armois contre eux de cette défiance née du malheur de mon premier engagement; une triste expérience me défendoit du charme attaché à cette passion délicieuse et cruelle: sensible à la seule amitié, je jouissois de la certitude d'en inspirer, de la douceur d'en ressentir, mes jours tranquilles et heureux s'écouloient dans un calme paisible; celui qui finissoit, me laissoit l'espérance de goûter le lendemain les plaisirs dont je m'étois amusée la veille. Ah! Quelle différence de ce temps à des momens marqués par le trouble, par l'agitation! On ne m'attaquoitpoint, je n'ai pas craint un amant caché sous les traits d'un ami, j'ai lu trop tard dans mon coeur. Un amant caché : et sur quoi lui donner ce titre? Madame De Martigues s'est trompée, il ne m'aime pas... ah! Je voudrois être seule dans l'univers, ne voir personne, n'intéresser personne! Tout me blesse, tout m'importune; des regards curieux semblent chercher à pénétrer le douloureux secret de mon ame... je veux partir pour la plus éloignée de mes terres, j'y veux vivre ignorée; je veux renoncer à ce monde où l'on s'égare trop aisément, où, sous la forme attrayante du plaisir, le regret et l'amertume se cachent sans cesse. Mon ami, ne me détournez point de cette résolution... eh! Mon dieu! Faut-il que nous soyons séparés? Vos tendres consolations me seroient si nécessaires! Adieu, plaignez-moi, plaignez-moi, je vous en prie.

LETTRE 48

Ah! Partagez ma joie, la plus douce espérance renaît dans mon coeur. Vous avez raison, mon cher comte, je suis aimée, je n'en puis plus douter, je n'en veux plus douter! Aimable, généreux Montalais! Il la refuse, oui, il refuse Mademoiselle De Roye. Sa jeunesse, sa fortune, rien ne porte atteinte aux tendres sentimens qu'une autre lui inspire . Une autre : ah! Mon dieu, si ce n'étoit pas moi! Madame De Thianges me quitte à l'instant, elle m'a montré une lettre de Comminges. Je l'ai lue dix fois,je ne me lassois point de la relire. une passion ardente et secrète remplit, dit-il, le coeur du marquis. Il l'avoue, sans en nommer l'objet; refuser une femme de seize ans, noble, riche et jolie, c'est faire un grand sacrifice. Une seule personne me paroît digne de M De Montalais. Des ressemblances frappantes dans les caractères doivent naturellement rapprocher les coeurs... je souhaite de ne me pas tromper, mais je n'ose m'expliquer davantage. Montrez, je vous prie, ma lettre à Madame De Sancerre. Sa pénétration me seroit utile. Demandez-lui si elle veut bien m'aider à deviner cette personne si secrètement, si véritablement aimée. je ne saurois vous exprimer combien mon nom m'a causé de surprise. J'ai senti mon visage brûlant, le coeur me battoit avec violence; je n'osois lever les yeux, je craignois les questions de Madame De Thianges; mais plus occupée des intérêts de son frère, qu'attentive à mes mouvemens, elle m'a demandé si Comminges ne vouloit pas parler de Madame De Martigues. Je l'ai assurée que je ne le croyois point. Sa curiosité ne s'est pas étendue plus loin. Le marquis doit aller en Languedoc avec le Comte De Roye, leurs affaires sont presque terminées. Avant son départ il viendra à Paris; après une si longue absence, une si dure privation, qu'il me sera doux de le revoir, de lire dans ses regards, moins timides, moins contraints, cette passion qui remplit tout son coeur ! Quoi! Il me parlera? J'entendrai le son de cette voix chérie; il me dira, je vous aime; je l'écouterai sans rougir; il me sera permis de lever sur lui desyeux attendris et satisfaits! Je pourrai le dédommager en partie du sacrifice généreux qu'il vient de me faire... bon dieu! Que l'espérance dissipe rapidement les nuages sombres que forme la crainte! Comme le désir trace promptement de riantes images... ah! Ne les effaçons pas; jouissons au moins de ces délicieuses illusions, laissons-les charmer nos sens: elles nous trompent, peut-être; eh! Qu'importe, si elles nous donnent un plaisir réel! Mon ami, j'ai besoin de toute votre indulgence: je raisonne bien mal, n'est-ce pas? Vous écrire dans les momens où je ne suis point à moi-même, c'est vous donner une preuve bien décidée de ma confiance. Adieu.

LETTRE 49

Tout est changé, tout est perdu. Mon espoir est anéanti, mes projets de bonheur se sont évanouis, il ne me reste que la honte d'en avoir formé, et le regret trop sensible de m'être livrée à ma folle passion. Madame De Comminges vint hier du Plessis, où elle retourne demain; elle arriva chez moi. Cet empressement de me voir, éleva dans mon esprit mille idées flatteuses; je me rappelai la lettre de Comminges; sa femme quittoit le marquis, elle alloit me parler de lui... ah! Comme la pensée vole et s'égare! Je désirois, je craignois une intéressante explication; mon attente a été bien cruellement trompée... mon ami, le croiriez-vous? M De Montalais ne tient à personneici; il veut se retirer du service, s'éloigner de la cour, aller dans sa terre, s'y renfermer, y vivre seul... ah, l'ingrat! Sait-il qu'il a des amis? On s'est bien mépris au caractère de cet homme trop vanté. Il n'a point la supériorité qu'on lui supposoit. Où est donc cette grandeur d'ame , où sont ces principes si nobles , cette inaltérable fermeté? ... quoi! Se sentir humilié de la diminution de sa fortune? Rougir de reparoître avec moins d'éclat, regretter ce vain faste qu'il sembloit dédaigner... mais Mademoiselle De Roye lui rendoit ces avantages, ajoutoit de nouvelles possessions... il la refuse , il la sacrifie , et à qui? Il aime, dit Comminges. Il estime bien peu l'objet de sa tendresse, s'il ne veut pas lui devoir... je n'y comprends rien. Il refuse Mademoiselle De Roye, et va vivre à Montalais. Lui, partir, nous laisser, nous quitter pour jamais! ... que vouloit dire Comminges? De quelle passion , de quel sacrifice parloit-il? Pourquoi me nommer? ... et la pénétrante, la prévoyante Madame De Martigues, si bien instruite, si sûre des sentimens de son sensible ami , où prenoit-elle ses idées? Comment osoit-elle me dire, me répéter, il vous aime, il vous adore, il est malheureux. quelle preuve en avoit-elle? ... et moi, mon cher comte, et moi! Ai-je pu m'alarmer si long-temps d'un amour que je n'inspirois point! Et d'où vient prendre pour un tendre sentiment les simples marques de son estime? Séduite par ma propre foiblesse... je me hais. Toutes mes réflexions m' affligent et m'humilient. De qui me plaindre? Hélas! Mes seuls désirs m'ont trompée.Mais qui répandoit dans les yeux de M De Montalais cette langueur touchante, expressive? Pourquoi ne me parla-t-il jamais qu'avec trouble, avec émotion? D'où vient sembloit-il me craindre? Comminges ne parle point au hasard, il aime, dit-il. Eh! Qui donc aime-t-il? Lui aider à deviner cette personne, moi! Serois-je liée avec cette femme? Aurois-je le malheur d'être son amie? ... mais s'il aimoit, s'éloigneroit-il? Vous le voyez, mon cher comte, je suis destinée à ne connoître le plus doux des sentimens que par des peines amères. Je dois me soumettre à ce sort bizarre. Heureuse au moins d' avoir su cacher à tous les yeux mon indiscrète tendresse. Un ingrat ne triomphera point de mes larmes, de mes regrets; il ignorera qu'il me fut cher, qu'il me l'est encore, qu'il me le sera toujours, oui, toujours! Je veux le pleurer, je ne veux pas l'oublier. Adieu. N'aigrissez pas mes chagrins par vos représentations. La raison contrarie le coeur et ne le persuade pas.

LETTRE 50

Votre remarque est juste, mon cher comte, ma position change à chaque instant. On diroit qu'un génie actif et malin se plaît à troubler mon ame, à la calmer et à l'agiter encore; mon coeur est sans cesse ému par la crainte ou par l'espérance; la douleur et le plaisir s'y introduisent tour à tour, et quelquefois s'y font sentir ensemble. Madame De Martigues, Madame De Thianges et leComte De Piennes ont été au Plessis. C'est en revenant de ce petit voyage, qu'il a plu à Madame De Martigues de rompre enfin l'étonnant silence qu'elle gardoit depuis la mort de la marquise. Elle l'a rompu précisément pour me quereller avec toute la vivacité dont vous la connoissez capable. Ses reproches et sa colère m'ont paru très-injustes. En prévenant Madame De Comminges et M De Montalais sur leur visite, mes deux amies pensoient que je les accompagnerois au Plessis; le Comte De Piennes m'y avoit annoncée: vous savez si je devois me permettre une pareille démarche? Madame De Martigues s'est absolument fâchée de mon refus; elle est revenue toute boudeuse, toute chagrine. M De Montalais partira, dit-elle, il veut fuir Madame De Sancerre , il la connoît indifférente, insensible, fière ; la raison le détermine à combattre, à s'efforcer de vaincre son penchant, pour ne plus rencontrer l'objet d'une tendresse inutile , d'une passion destinée à n'être jamais partagée , à n'être jamais heureuse. Qu'elle est maladroite, Madame De Martigues! Il veut s'éloigner, et c'est moi qu'elle gronde! Quoi! Ne peut-elle l'arrêter, lui donner de l'espérance, l'engager à ne pas nous quitter, sans s'être assuré? ... quoi! Mon ami, le Marquis De Montalais me croit insensible ? Celui qui m'a fait répandre tant de larmes, me croit fière, inflexible ! Un sort bizarre me condamne à n'être jamais connue. Je voulois ouvrir mon coeur à ma pétulante amie, mais quelqu'un est entré. Je suis aimée; c'est une douce, une consolante certitude; mais quelle barrièreme sépare encore du marquis! Est-ce à moi de la franchir? Puis-je faire un pas? Triste condition des femmes! ... est-ce que Madame De Martigues ne me devinera pas? Combien j'ai craint la pénétration de M De Montalais! Que de soins j'ai pris pour lui cacher la tendre impression... à présent, je voudrois... je ne sais ce que je voudrois. Encore si vous étiez ici! Eh! Mon dieu! Que deviendrai-je, s'il part, si je le perds? ... ah! Je le perdrai! Je suis si malheureuse... adieu. Je ne sais plus ce que j'écris.

LETTRE 51

Oh! Que mes sens sont agités! M De Montalais est à Paris, il arriva hier très-tard chez le Comte De Piennes, Madame De Martigues me l'écrit. Son billet contient uniquement cette nouvelle. En vérité, Madame De Martigues devient insupportable. Il est ici, lui! Chaque heure, chaque instant peut l'offrir à ma vue; ne me cherchera-t-il point, aura-t-il la bizarrerie de me fuir? Assurément il ne peut se dispenser de me voir, la bienséance ne lui permet pas... mon cher comte, comme le coeur me bat! Le moindre bruit me cause une palpitation violente... eh! D'où vient, eh! Pourquoi cette étrange émotion? J'ai tant désiré le retour de cet homme aimable, je me suis fait une image si délicieuse du premier instant où mes yeux se fixeroient sur les siens; à présent je crains... hélas! S'il venoit me dire un éternel adieu, si ce moment souhaité devenoit le plus cruelde ma vie... qu'entends-je? Une voiture entre, elle est noire... c'est... c'est lui... je ne respire pas. Me voilà comme une folle. Neuf heures du soir. Vous me croyez pénétrée de la plus douce joie, ou livrée à la plus profonde tristesse, n'est-ce pas? Point du tout: je suis, quoi? Je ne saurois l'exprimer. Que penser de cette conduite. Passionné dans ses lettres, froid dans ses discours, le marquis... il ne m'aime pas, il ne m'aime plus. L'honnêteté de son coeur l'a forcé long-temps à combattre son penchant; il en a triomphé, sans doute. Les hommes ont un heureux naturel; ils conservent rarement un désir qu'ils ne peuvent satisfaire: et puis mon indifférence , ma fierté ... je voudrois ne plus l'aimer, je voudrois ne l'avoir point vu. Que je l'ai trouvé différent de lui-même! Sérieux, embarrassé, ses regards erroient sur toute ma personne, il sembloit éviter de rencontrer les miens. D'obligeantes questions n'ont point ouvert son coeur à la confiance; si Madame De Termes ne fût entrée, un morne silence alloit succéder au plus languissant entretien. Je soupe ce soir avec lui chez Madame De Thianges; est-ce que je ne pourrois pas m'en dispenser? Mais qu'imaginer? Quel prétexte... toutes mes dispositions sont changées. Je ne désire rien; mes sentimens amortis, presqu' éteins... oh, que j'ai d'humeur! Madame De Termes est là, elle lit, elle m'attend, je la mène... si je ne m'en croyois, une migraine, des vapeurs... allons, je ne m'en croirai point... je sors, adieu.

LETTRE 52

M De Montalais est incompréhensible. Je vous l'ai souvent dit, on ne le connoît pas. Il est renfermé, il se plaît à tenir ses amis dans l'incertitude, personne ne sait rien encore de ses desseins, il ne parle point du parti qu'il veut prendre; cet homme est insupportable, je ne l'aime plus, je le hais, je crois; et Madame De Martigues, toute réservée, toute mystérieuse, qui s'avise d'être prudente , de ne se mêler des affaires de personne , elle m'impatiente aussi. Me chercher avec empressement, me voir tous les jours, et se taire! Et ne me rien dire! Non, il ne me dit rien du tout. Que prétend-il? Est-ce à moi d'amener une explication entre nous! Ah! Qu'il parte, qu'il demeure, sa conduite, ses projets, lui-même, tout va me devenir bien indifférent. Se taire, se taire obstinément! Quelle peut être la raison de son silence? Pourquoi contraint-il son coeur? Oui, il le contraint. Toutes ses actions décèlent une vive inquiétude. Mon ami, son ame est agitée: il me regarde, il soupire, ses lèvres s'entr' ouvrent, il hésite, il est prêt à parler; tout-à-coup il fait un grand mouvement, s'éloigne de moi, et quand il s'en rapproche, c'est avec l'air d' avoir remporté une victoire sur lui-même, ou d'être échappé à un danger éminent. Concevez-vous? ... ah! Quelle triste pensée s'élève dans mon esprit. Il me craint, peut-être! Un récit infidèle l'aura prévenu contre mon caractère; on acru M De Sancerre si malheureux! Sans doute le marquis redoute une femme... on entre: bon dieu! C'est lui. Huit heures du soir. Si émue, si attendrie, si charmée! ... pourrai-je écrire? Oui, je veux me hâter de faire passer dans l'ame de mon sincère ami une partie de la joie dont la mienne est remplie. Enfin il a parlé... ah! Si l'amour cause des peines, de quelles délicieuses sensations il est la source! Mon cher comte, partagez mon bonheur. Le Marquis De Montalais m'aime, m'adore, il me l'a dit, répété, et je le crois, j'en suis sûre... est-il vrai qu'il me l'a dit? Je ne sais, mon trouble étoit si grand! ... le voir à mes pieds, sentir mes mains doucement pressées entre les siennes; lire dans ses yeux animés tous les sentimens que sa bouche osoit à peine exprimer: ses soupirs, un silence éloquent, des larmes... ah! Quel moment! Mon ami, j' ai pleuré; il a passé un bras autour de moi, ma tête s'est penchée sur mon sein, j'ai parlé, j'ignore ce que j'ai dit. Sa reconnoissance, ses transports m'ont appris que le secret de mon coeur venoit de m'échapper. Ah! Je ne veux plus cacher combien je suis sensible; j'ai trop souffert d'une si pénible contrainte. Je me plais à dire, à répéter, j'aime M De Montalais, je vais être sa compagne, son heureuse compagne! Eh! Bon dieu, le mouvement dont je suis agitée a-t-il pu me causer de la tristesse? J'étois aimée et je m'affligeois! Avec quelle rapidité un instant efface le souvenir des chagrins les plus vifs, les plus récens!Il me semble que jamais la douleur et l'idée de M De Montalais ne se sont offertes ensemble à mon imagination. Par un discours que je l'ai prié d'interrompre, de ne jamais recommencer, j'ai compris la raison de son silence. Ma fortune éloignoit l'aveu de son amour. Il ne doit pas craindre d'élever des soupçons sur les motifs de sa recherche. On connoit la noblesse de son ame. Je vais donc m'unir à ce que j'aime, combler tous les voeux d'un coeur tendre, sensible, généreux, constant! ô mon ami, quelle riante perspective s'ouvre devant moi! Vous allez bien me répéter, je le disois, j'avois raison, il falloit me croire. eh bien! Je vous crois. Adieu.

LETTRE 53

Des détails! Vous me demandez des détails, mon cher comte? Si je cédois à vos désirs, je vous paroîtrois insensée: mon ame est dans cette douce ivresse qu'il est impossible de répandre au dehors. Et puis je vous ai long-temps ennuyé de mes chagrins, vous fatiguerai-je à présent de ma joie? On parle aisément de ses peines; la douleur est un sentiment uniforme: mais qui peut peindre le plaisir? Ses traits rapides et légers laissent-ils des traces? On le sent ce plaisir, il passe, se renouvelle, échappe à la réflexion: vouloir l'examiner, c'est le perdre un moment, le diminuer peut-être, trop souvent c' est l'anéantir. Mon mariage est arrêté pour la fin du mois. Il sefera sans éclat, la décence l'exige. Une dispute d' intérêt pensa le rompre hier. M De Montalais vouloit obstinément me laisser l'entière jouissance de ma fortune et la liberté d'en disposer. Il en refusoit la propriété. De quelle douce satisfaction il m'eût privée, moi, qui n'eus jamais consenti à lui donner ma main sans l'heureux avantage de cette fortune qui répare ses pertes. Le Comte De Piennes s'est rendu l' arbitre de ce différend: M De Termes et lui feront dresser les articles suivant mes intentions. Je veux que M De Montalais soit riche, je veux qu'il soit indépendant. Si le ciel le prive un jour de la femme élue par son coeur, ses regrets seront tous pour elle... mais quelle sombre idée! Madame De Martigues arrive à propos, elle va m'en distraire. de Madame De Martigues. et vous demander si vous n'admirez pas ses talens pour la négociation? Oh! Que j'ai eu de peine! ... Madame De Sancerre et M De Montalais m'ont fort impatientée: cent fois j'ai pensé laisser tout là. Tant de réserve d'un côté, tant de respect et de timidité de l'autre; des amans plus graves, plus tristes, plus maussades! Ils n' osoient se regarder, se parler... et, s'il vous plaît, c'est qu'ils s'aimoient à la folie. Je les unis, je les rends heureux, les voilà charmés! Pour reconnoître mes soins, mon amitié, deux ingrats m'entraînent à ma perte. Ils m'ont fait signer, par surprise je crois, ce maudit contrat... allons, le sort en est jeté, j'accompagnerai Madame De Sancerre à l' autel. Cela vous étonne, moi aussi, mais cela est.Le Comte De Piennes a l'esprit dérangé, il veut se marier ou mourir . Oh! Il ne mourra pas, il se mariera, je le dis, je le jure, l'arrêt est irrévocable... pauvre Piennes! Il va faire une grande perte; j'étois son amie, je serai sa femme, quelle différence! Il excite une tendre pitié dans mon coeur; je ne l'envisage point comme mon mari sans me livrer à la compassion. Au fond, je n'ai point à me reprocher de lui avoir conseillé une si méchante affaire. J'ai tout tenté pour l'en détourner, mais c'est la plus mauvaise tête? ... adieu, félicitez-moi du mariage de Madame De Sancerre, et consolez-moi du mien.

LETTRE 54

Votre lettre m'a fait un extrême plaisir. Tout ce que vous me dites du marquis m'enchante. lui seul méritoit mon coeur? j'étois l'unique femme digne d'occuper le sien? mon ami, cet éloge est bien grand! être jugée digne d'un homme estimable, c'est remporter un prix flatteur, c'est jouir de la récompense des vertus dont on nous imposa la pratique difficile. M De Montalais vient de me quitter. Il part avec le Comte De Roye pour prendre des arrangemens nécessaires. Comme la confiance et l'amitié les unissent, leurs affaires seront bientôt terminées. Je sens déjà un peu de tristesse, je ne veux pas m'y livrer; et pour dissiper ce nuage, je vais vous conter la plus sotte histoire, et vous communiquer la plus impertinente lettre dont vous ayez jamais entendu parler.J' allai hier avec Madame De Martigues chez mon marchand, voir des étoffes nouvellement arrivées. Un étranger assez remarquable par la richesse et l'assortiment de sa parure, se faisoit montrer des draps d'or, les trouvoit minces, rejetoit tout, parloit beaucoup, n'achetoit rien, et désoloit la peignez-vous un homme âgé d'environ trente ans, d' une taille un peu gigantesque, les traits marqués, le teint brun, hâlé même, les cheveux bizarrement arrangés, la physionomie ouverte, assez belle; l'air gauche, parlant haut, d'un ton brusque, se tenant mal, s'exprimant avec dureté, et mêlant des termes peu polis à des phrases fort embrouillées. Madame De Martigues s'amusoit à l'écouter, le trouvoit plaisant, rioit de ses propos et de l'embarras de la marchande, empressée, ennuyée, fatiguée, voulant venir à nous, et se plaignant d'être retenue par ce monsieur . Elle nous nomma toutes deux, et j'entendis avec surprise ce monsieur s'écrier: Madame De Sancerre, qui, la Comtesse De Sancerre? en parlant, il jette à terre vingt pièces d'étoffes, s'élance par-dessus, vient à nous, me regarde, s'appuie contre un pilier, reste immobile, les yeux fixés sur moi, la bouche à demi-ouverte, paroissant un homme pétrifié. Madame De Martigues part du plus grand éclat de rire; l'espèce de sauvage n'en est point ému; gênée par sa présence, j'ai remis mes emplettes à une autre fois, et me suis avancée pour sortir. Le singulier personnage est revenu à lui-même, s'est hâté de me couper le chemin, m'a présenté la main, et s'inclinant profondément, il m'a demandé l'honneur, la permission, le bonheur, l'avantage de m'aider à descendre. J'ai craint de le mortifier en le refusant; il m'a conduite à ma voiture, en prononçant des mots mal articulés, en faisant des exclamations: madame! ... enchanté! Mon dieu, qui m'eût dit? L'heureuse rencontre! J'allois... tout est changé. J'aurai l'honneur... vous voudrez bien... je ne saurois parler, ma joie me confond. un très-beau vis-à-vis l'attendoit à la porte, entouré de nègres bien vêtus, portant des carcans et de riches bonnets. Madame De Martigues a envoyé demander son nom, mais le marchand ne le sait pas. à quatre heures, j'ai reçu cette étonnante lettre. lettre de M De Morinzer, à Madame De Sancerre. " madame, on prend ici de longs détours pour s'expliquer; au bout d'une heure on n'a rien dit. Moi je parle pour être entendu. Voici le fait. Je vous aime de tout mon coeur. J'ai fait deux fois le tour du monde, j'ai vu des femmes de toutes les contrées, de toutes les couleurs. Mais d'un pôle à l'autre, on chercheroit en vain votre égale. La dame qui vous accompagnoit ce matin est jolie, elle rira tant qu'il lui plaira, mais sur ma parole, elle ne vous vaut pas. Venons à nos affaires. J'ai de la naissance, je ne m'en soucie guère. Je possède une grande fortune, j'en fais cas. Le partage de six millions, des pierreries tant que vous en voudrez, cent esclaves pour vous servir, de superbes habitations dans le plus beau lieu du monde; un mari,jeune encore, franc, bon, honnête, vaillant; cela vous convient-il, madame? Il faut me répondre très-vîte, s'il vous plaît; car je dois bientôt repasser les mers. Parlez vrai, je m'arrangerai en conséquence. Une affaire importante m'a conduit ici; elle vous regardoit d'une façon, à présent elle vous regarde d'une autre. Ceci n'est pas clair, je vous l'expliquerai. J'ai l'honneur d'être, madame, avec un profond respect, la passion la plus vive et la plus ardente, votre très-humble et très-obéissant serviteur, Charles Morinzer. Votre réponse au plus tôt. Me voulez-vous? Ne me voulez-vous pas? Dites oui ou non. " comment trouvez-vous cette lettre? Jamais femme de ma sorte n'en reçut une semblable; assurément cet homme est en démence. Madame De Martigues dînoit ici; elle a cru fort plaisant d'écrire non sur une feuille de papier, et d'envoyer cette réponse. J'aurois préféré de n'en faire aucune. Adieu, mon cher comte, on m'entraîne à l'opéra. Madame De Termes ne veut pas que je rêve, elle me défend de soupirer: l' ingrate! Combien je l'ai laissée pleurer, gémir! Elle ne s'en souvient plus.

LETTRE 55

M De Montalais ne reviendra pas si tôt. Le maréchal De Saint-Géran, son oncle, est malade dans une de ses terres auprès de Poitiers; il souhaite passionnément de le voir, le marquis s'y rend, et son retour va dépendre de la mort ou de la convalescence de ce vieux parent.Eh! Mon dieu, toujours des obstacles, toujours des chagrins! Je sens vivement cette abscence... les autres ne me plaignent point assez. Et cet imbécile de marin, m'en croyez-vous débarrassée? Non, il s'obstine dans son impertinente passion. Imagineriez-vous qu'il ait eu l'audace de se présenter dix fois à ma porte; il vient de m'écrire encore. Je voulois renvoyer sa lettre sans l'ouvrir, mais on me l'a apportée chez Madame De Martigues; son style l'enchante, dit-elle, vite elle s'est hâtée de briser le cachet. Il est surprenant que de pareilles sottises s' adressent à moi. Voyez, je vous en prie, le style qui enchante Madame De Martigues. lettre de M De Morinzer, à Madame De Sancerre. " non! vous êtes laconique, madame; les françaises sont polies, dit-on, pourtant cette réponse est peu honnête. Je mérite plus d'égards, vous en conviendrez bientôt. Je ne suis pas venu ici pour vous aimer, madame, c'est un malheur qui m'est arrivé, cela ne devroit pas m'attirer vos dédains. Je puis vous faire porter un nom qui vaut au moins le vôtre. Je ne vous menace pas, mais faites attention à ceci, je suis résolu de vous épouser, ou de vous ruiner; et je voudrois que l'un me fût aussi facile que l' autre. Je demande à vous voir, à vous parler, à me faire connoître; je puis me présenter partout, et chez vous avec plus de liberté qu'ailleurs. Voulez-vous me recevoir? écrivez encore non , et vous êtes ruinée, abîmée; j' en serai fâché, mais j'ai de l'honneur, et je ferai ce que je dois faire. " si cet homme n'étoit pas fou, il seroit si insolentqu'il mériteroit punition; mais sa tête est dérangée, il m'inspire plus de pitié que de colère. Me ruiner , m' abîmer ! Et cette idée de m'épouser, de pouvoir se présenter chez moi avec plus de liberté qu'ailleurs . Mais comment abandonne-t-on ce pauvre malheureux à lui-même? Personne ne s'intéresse-t-il à lui? Mon ami, les fous me font éprouver un sentiment très-triste; ils inspirent d'humiliantes réflexions... eh quoi! Encore une lettre... ah! Mon ami, je suis perdue. Ce n'est point un fou, c'est bien pis, c'est... grand dieu, est-il possible! Dans quel temps... revers affreux. Quand j'allois disposer... lisez, mon cher comte, lisez, connoissez tout mon malheur. à Madame De Sancerre. " point de réponse? Votre porte toujours fermée? De la hauteur, du dédain! Eh bien! Madame, apprenez donc ce que la crainte de vous effrayer me forçoit à vous cacher. Je mérite vos égards, je le répète: votre cousin, le fils du Comte D'Estelan, le neveu de votre mère, n'est pas fait pour essuyer vos mépris. Je m'embarrasse fort peu des actes qui vous font jouir de mes biens, ils seront cassés quand il me plaira. Je prouverai que Zabette est morte mon esclave, et non pas ma femme. Tout l'équipage du vaisseau qui nous portoit en Afrique, fut témoin de sa trahison et la vit marier au jeune nègre qu'elle me préféra. Mon père n'a pu me déshériter, son exhérédation, son testament s'annulent, puisque la faute énoncée n'a jamais été commise. Je suis venu en France exprès pourfaire casser ces actes déshonorans, ils le seront. Vous qui ne répondez point, qu'avez-vous à dire à cela, madame? " hélas! Rien: cet homme étoit bien loin de ma pensée! Il avoit changé de nom, je le croyois mort, j' allois donner ces biens qu'il me redemande... plus de mariage, plus de bonheur, tout est fini... ah! Pourquoi M De Montalais a-t-il refusé Mademoiselle De Roye! Faut-il qu'il me l'ait sacrifiée? C'est donc moi qui le prive des avantages! ... je suis au désespoir.

LETTRE 56

Serai-je toujours tourmentée, contrariée, impatientée, désolée! On ne veut pas me laisser voir le Comte D'Estelan, on m' empêche de lui écrire; on cherche le parti que je dois prendre. Un seul me paroît honnête, je veux tout rendre. Mes amis, particulièrement M et Madame De Termes, s'y opposent fortement; ils examinent, consultent, se donnent d'inutiles peines. Assurément je ne plaiderai point. Moi! Disputer à un fils l'héritage de son père? Contester des droits justes, naturels? Exposer la réputation de ma mère? Voir attaquer sa mémoire, son intégrité dans de hardis libelles, où l'on ose avancer impunément d'horribles faussetés, où l'intérêt s'appuie sur le mensonge et la calomnie! On accuseroit ma mère d'une basse séduction; on lui reprocheroit d'avoir dicté ces actes, de s'être rendue maîtresse de l'esprit d'un homme malade et chagrin. Madame De Kerlanesne disoit-elle pas que le Maréchal De Tende et elle s'étoient unis? Ne regardoit-elle pas le testament fait en ma faveur comme leur ouvrage? Eh puis, mon ami, notre raison, notre coeur, ne sont-ils pas nos premiers juges? Qu'importe les lois, si notre conscience prononce contre elles? Accepterois-je aujourd'hui les dons d'un père irrité? Voudrois-je me prêter à sa vengeance, profiter des dispositions faites dans sa colère? Non sans doute: eh pourquoi donc refuserois-je à M D'Estelan la restitution qu'il exige; c'est un dépôt remis entre mes mains: comment me permettrois-je de le retenir? Mais dans quelle circonstance on me le redemande! Avant la mort de Madame De Montalais, le retour de M D'Estelan ne m'eût causé aucune peine. Vous savez si je tiens à ce vain éclat dont je me vois environnée. Je puis supporter la médiocrité; j'ose le croire, espérer qu'elle ne m'abaissera ni à mes yeux ni à ceux de mes amis. Mais le moment, les dispositions que j'allois faire, une donation prête à signer... ah! Perd-on sans regret la douceur d'enrichir ce qu'on aime? Je m'afflige, je pleure, rien ne peut me consoler. Je cache encore ce cruel événement à M De Montalais. Il faudra bien le lui apprendre. ô mon cher comte, prévoyois-je, quand il partit, que je terminerois encore mes lettres par cette triste expression, plaignez-moi!

LETTRE 57

de Madame De Termes, au même. l'intérêt de Madame De Sancerre, tout le bonheur du reste de sa vie, exigent absolument, monsieur, que vous veniez à Paris. Le parti où elle prétend s'arrêter, est fort noble, fort généreux sans doute; mais les circonstances engagent ses amis à le désapprouver. Si M D'Estelan étoit pauvre, Madame De Sancerre pourroit partager avec lui l'héritage de son oncle, y renoncer même; mais c'est un homme fort riche qui veut la dépouiller d'une fortune dont il se soucie très-peu. Madame De Thoré, Madame De Comminges, Madame De Thianges l'ont été voir chez lui: M De Termes, le Comte De Piennes, lui ont parlé plusieurs fois: c'est la créature du monde la plus déraisonnable. Sans la main de sa cousine, il ne veut entendre à aucun accommodement. Il est venu en France tout exprès pour faire casser le testament de son père. Il ne convient pas, dit-il, à un honnête homme d'être déshérité. Un acte d'exhérédation suppose une faute grave dans l'enfant qu'on prive de ses droits: il ne veut pas laisser subsister un faux témoignage contre lui. Ces deux actes sont déshonorans, ils le désignent comme le mari de Zabette; or le mari de Zabette est à son service, il le représentera. Si sa cousine veut, il la dédommagera, en l' épousant, de la perte qu'elle va faire; autrement il plaidera, de toute façon il faut qu'il plaide. assurément la plus exacte probité permet à Madame De Sancerre une juste défense; les lois l'autorisent à soutenir les dispositions de son oncle: il ne s'agit point d'un bien de patrimoine, mais d'un bien acquis par le testateur. La lettre de M D'Estelan à son père, prouve le vol qu'il lui fit, l'enlèvement de la négresse et son mariage avec elle. Votre crédit sur l'esprit de Madame De Sancerre peut seul l'engager dans un procès dont l'idée la révolte; par un grand bonheur, M De Montalais est absent; fort amoureux, naturellement désintéressé, pressé d' être heureux, il seroit très-capable de penser comme elle: content de posséder son coeur, d'obtenir sa main, il se renfermeroit sans peine dans sa terre avec une si charmante compagne; nous qui la perdrions, nous ne négligerons aucun moyen de lui conserver sa fortune, et de la fixer à Paris. Venez, monsieur, venez, hâtez-vous; vous devez cette preuve de zèle et d'attachement à Madame De Sancerre, à moi, à tout ce qui compose une société dont la tendresse pour elle vous est si bien connue.

LETTRE 58

de Madame De Sancerre, au même. la tendre inquiétude de Madame De Termes, sa vivacité, la démarche qu'elle lui a fait hasarder, m'obligent à dépêcher un courrier six heures après le départ du sien, pour vous prier, mon cher comte,de ne point venir; ce voyage vous dérangeroit et seroit inutile. J'ai vu M D'Estelan, je le verrai encore peut-être; quel homme! Le monde, ses usages, les procédés reçus, la raison, la bienséance, tout lui est étranger: il parle, crie, s'anime par le son de sa voix, n'écoute rien, ne comprend rien, suit son idée, s'en écarte, en change, finit par ne savoir ce qu'il dit ni ce qu'il veut. L'inconséquence et la contradiction forment le fond de son caractère. Passionné, turbulent, fougueux, jamais méchant, toujours insupportable, assez compatissant, libéral, généreux même, c'est un être tout nouveau pour moi. Adieu, mon courrier est prêt, je ne veux pas le retarder. Bientôt je vous en dirai davantage.

LETTRE 59

Je viens de recevoir une lettre du Marquis De Montalais. Ah qu'elle m'afflige! Il ignore encore le chagrin amer où je me livre, il s'abandonne à de douces espérances, il me parle des liens... quoi! Faudra-t-il renoncer à lui? Depuis l'aveu de ses sentimens, des miens, ma tendresse a pris de nouvelles forces. ô mon ami! Que d'attraits, que de charmes dans un amour senti, partagé; dans de mutuels désirs, dans une seule volonté! Après avoir aimé avec tant de douleur, quand j'aime avec tant de plaisir, faut-il qu'il s'élève une barrière entre nous? Vivrons-nous séparés? Hélas! Oui. Voudrois-je associer le marquis à ma mauvaise fortune? ... mais rien n'est encore décidé.Je devois voir M D'Estelan mardi dernier; Madame De Termes le fit prier de ma part de remettre sa visite au jeudi. Pour mieux s'assurer de moi, elle me força de l'accompagner à Neuilly chez ma soeur. La première personne qui s'offrit à mes yeux, fut le Comte D'Estelan; il jouoit. à peine ai-je fait deux pas dans le salon, qu'il m'aperçoit, se lève avec précipitation, renverse la table, pousse rudement tout ce qui s' oppose à son passage, accourt à moi, répète: c'est elle, la voilà, ah, la voilà! puis appelant ma soeur de toute l'étendue de sa voix: hé, madame la marquise, venez vite, parlez-lui; vous m'avez promis de lui parler; conseillez-lui de m'aimer, de m' épouser; elle sera heureuse, jamais je ne lui ferai de peine, non jamais! en parlant, il saisit ma robe, une de mes mains, me tire, m'entraîne vers la terrasse où il voit ma soeur: mon éventail tombe, il se précipite dessus, le relève, le baise, le brise, se croit seul au milieu de vingt personnes, et ne se doute point du tout de l'extrême surprise qu'il cause à tout le monde. J'ai prié Madame De Thoré de passer dans son cabinet, j'y suis entrée avec elle et le ridicule personnage qui me tenoit toujours. " mon cousin, lui ai-je dit, nos affaires sont faciles à terminer. Nous n'aurons point de procès ensemble...-tant mieux, a-t-il interrompu, quand nous serons du même avis, tout s'arrangera. Vous me paroissez douce et raisonnable, cela est charmant. Parbleu, vous êtes une belle femme! Il ne vous manquoit que de me voir, de me parler, vous voilà parfaite. ça, vous consentezdonc? ...-oui, monsieur, ai-je repris, je reconnois vos droits, et suis très-éloignée de les contester. Votre demande est juste, et dès demain, si vous voulez, mes gens d'affaires...-vos gens d'affaires, a-t-il répété, est-ce que ne vous voilà pas? Si vous trouvez ma demande juste, vous allez l'accorder, consentir à m'épouser, et tout sera terminé. " " séparons les deux objets que vous confondez, monsieur, lui ai-je dit: il s'agit simplement de la succession de mon oncle, et je ne prétends pas vous écouter sur un autre sujet.-non, s'est-il écrié: et moi je refuse absolument d'entendre parler de la maudite succession: ai-je affaire de biens, de richesses? Est-ce là ce que je vous demande? Je veux détruire un acte qui attaque mon honneur; si le testament ne le rappeloit pas, je le laisserois subsister. Mais si vous vous donnez à moi, vous n'y perdrez rien, je vous ferai les plus grands avantages: si vous ne prétendez pas m'écouter sur ce sujet , point d'accommodement, point de pourparler, point de gens d'affaires à vous, les miens vous parleront, oui morbleu! Je plaiderai, et nous verrons. " " eh! Sur quoi plaider, ai-je repris, quand je ne vous dispute rien?-l' entendez-vous, dit-il à ma soeur, elle me fera devenir fou; " et s'adressant à moi: " madame, je traite de bonne foi, je suis honnête, simple, uni. Ecoutez ceci: je dois hériter de mon père, vous en convenez, à la bonne heure. Vous voulez rendre, dites-vous; il ne s'agit pas de cela, je dois reprendre, moi; mon honneur exige que je rentre dans mes droits par un arrêt. Si vous voulez accepter mon coeur et toute ma fortune, je chercherai des moyensde concilier tout cela; si vous ne le voulez pas, je le répète, je n'écouterai rien. Je puis vous faire un procès, je vous l'intenterai dès demain, vous serez bien contente quand vous m'aurez forcé à vous chagriner. " " eh! Vous me chagrinez plus que vous ne pensez, me suis-je écriée, votre retour anéantit tout le bonheur que je me promettois, tout l'agrément de ma vie. " il m'a regardée, a rêvé un moment. " vous êtes attachée à votre fortune, et vous ne voulez rien faire pour la conserver, a-t-il dit: eh! Qu'est-ce que la succession de mon père? Je vais vous assurer la mienne, si vous le désirez. " et se jetant à mes pieds: " ma belle, ma chère cousine, ne me reprochez pas de vous donner du chagrin, je vous offre d'être votre ami, votre amant, votre mari! Puis-je dire mieux? Vous me tournez la tête, vous me déchirez le coeur; faites-un effort, aimez-moi, on dit que vous êtes si bonne, et pour qui diable l'êtes-vous donc? Ne sommes-nous pas de proches parens? Est-ce un étranger qui vous recherche? Parlez donc, répondez, m'aimerez-vous? M' épouserez-vous?-je serois bien fâchée, lui ai-je répondu, de vous donner une espérance que je tromperois. Non, monsieur, non; toutes les dispositions de mon coeur sont contraires à vos désirs, je ne puis jamais être à vous. " il me seroit impossible de vous peindre son emportement, ses cris, ses reproches à ma soeur, sur le silence qu'elle gardoit, ses plaintes de ma cruauté , de mon obstination ; il s'est épuisé, mis hors d'haleine, est sorti comme un fou, et ce matin j'ai reçu une assignation de sa part. Mes amis veulent absolument que je me défende,je ne saurois m'y déterminer. Cela devient très-embarrassant, il croit son honneur engagé à faire casser l'acte d'exhérédation, malheureusement rappelé dans le testament; cette circonstance le porte seule à l'attaquer, du moins le dit-il à tout le monde. Enfin il demande, et ne veut pas recevoir. Où me rejette ce procès; dans quel temps en espérer la décision? J'ai tout écrit à M De Montalais, j'attends sa réponse, elle réglera mes démarches.

LETTRE 60

Je viens de recevoir une lettre de M De Montalais; je vous l'enverrois si je pouvois me priver du plaisir de la relire, ou si j'avois le temps de la copier; mais j'ai à peine celui de vous écrire. Qu'elle est tendre cette lettre! Qu'elle montre bien toute la noblesse de cette ame vraiment supérieure, vraiment grande! Ah! Mon cher comte, une passion si désintéressée, si délicate, est-elle destinée à n'être jamais heureuse, à pénétrer mon coeur d'un long, d'un sensible, d' un éternel regret? Le marquis pense précisément comme moi sur les droits du Comte D'Estelan; la perte ou le gain du procès que l'on m'intente, est un article traité bien légèrement dans sa lettre. Il s'étonne de la bizarrerie de mon parent, et ne conçoit pas comment il refuse une restitution offerte; le point d'honneur où il s'attache lui paroît frivole, M D' Estelan vivant par son choix à trois mille lieues d'ici.Il ne pense pas que cette affaire puisse retarder notre union; nous serons riches et heureux , dit-il, si je consens à vivre pour lui, à quitter Paris, à passer mes jours dans une retraite agréable et tranquille. Avec quels traits il me peint les plaisirs délicieux d'une vie simple, uniforme, paisible; d'un lien dont l'estime, l'amitié, l'amour serrent les noeuds! Il rassemble sous mes yeux tous ces biens purs et véritables, puisés dans la nature, en nous-mêmes; biens précieux dont la saine philosophie nous découvre les charmes! Mais, mon cher comte, pour les goûter, pour en jouir, il faudroit s'assurer de les préférer, de les sentir toujours; il faudroit pouvoir fixer notre esprit trop léger, cette pensée toujours errante, voltigeant sans cesse d'objets en objets; il faudroit détruire en nous cette inconstance naturelle, source de l'inquiétude et de l'ennui; par elle le plaisir s'envole, et le bonheur s'anéantit. Si j'écoute mon coeur, si je cède au désir de mon amant, aux miens, n' aurai-je rien à craindre du temps, de la réflexion? Cet homme si distingué parmi ses égaux, est-il fait pour vivre au fond d' une province écartée, pour y vivre oublié? Une noble ambition l'a porté à se rendre capable d'occuper les plus grandes places; il a nourri l'espoir fondé de parvenir aux premières dignités; sa naissance, son mérite lui aplanissent la route des honneurs; l'en détournerai-je? L'arrêterai-je dans sa course? Est-ce à trente-deux ans qu'un homme peut compter assez sur lui-même, pour s'affermir contre le regret, poison cruel, dont la solitude augmente l'amertume?Le Marquis De Montalais a le coeur généreux, il ne me rappellera point les sacrifices qu'il m'aura faits, mais il les sentira peut-être; le plus léger nuage qui obscurcira son front, me fera craindre un repentir secret; je le verrai triste, et m'accuserai de l'avoir rendu malheureux... ah! Si je perds le pouvoir de répandre l'agrément sur ses jours, je ne serai point à lui... renoncer à M De Montalais! Ai-je pu le penser? Ai-je pu l'écrire? Aurai-je la force de le vouloir, de le lui dire? ... Piennes m' interrompt, il arrive avec deux avocats; il me tourmente, il m'excède de conseils, de consultations; Madame De Martigues m' impatiente aussi; elle jure, elle proteste de ne point se marier si je perds mon procès. Elle veut vivre avec moi, comme moi, tout partager avec moi; ces propos désolent le Comte De Piennes; les tendres sentimens de mon amie m'inspirent la plus vive reconnoissance. Mais sa résolution me fâche: eh! Mon dieu, n'est-ce pas assez d'être inquiète, chagrine, incertaine de mon sort? Faut-il, pour rendre ma situation plus douloureuse, que le bonheur des autres soit dépendant du mien! Adieu.

LETTRE 61

Oh! Je perdrai l'esprit, sérieusement je le crains, l'imbécile personnage ne veut entendre aucune raison. Après plusieurs entrevues, dix lettres, vingt querelles, l'inutile négociation de tous mes amis, un procès paroît inévitable. Assignée à rendre, je vais lefaire assigner à recevoir. Sur son refus, je répondrai, nous serons en instance réglée, et qui sait quand cette malheureuse affaire finira? M De Montalais est près de Paris, il arrive, je l'attends à chaque instant... eh! Mon dieu, ce retour m'alarme. Si mon cousin apprend nos engagemens, s'il ose... il est si fougueux, si emporté! Si le marquis, indigné d'une rivalité... mon ami, j'entrevois mille maux plus cruels que ma ruine. J'ai écrit ce matin à M D' Estelan, je sais fort peu les lois, mais je cherche continuellement des moyens d'accommodement. Je lui en propose, ils ne valent rien peut-être... on m'apporte sa réponse... tout espoir n'est pas perdu; voyez. lettre du Comte D'Estelan. " vous voilà bien contente, madame; vous me faites de belles affaires; je traite avec de jolis gens, plus bavards, plus lambins; ... ils parlent de mois, d'années! à les entendre il faut bien du temps pour décider une question qu' un enfant résoudroit en un quart d'heure. Je suis malade, l'air de ce pays ne me vaut rien, je m'ennuie, j'enrage, vous me ferez mourir, et puis vous direz que je vous chagrine . Après tout, de quoi vous plaignez-vous? Je vous aime; voilà tous mes torts avec vous. Dans un instant je me rendrai à vos ordres; je n'entends rien à vos moyens, mais je désire de vous contenter. Si vous vouliez, il seroit bien facile de terminer... pour une femme douce, vous êtes en vérité bien obstinée. " je ne sais, mon ami, mais je suis dans une agitation terrible. Ce billet... j'espère... il s'ennuie , dit-il: ah! Tant mieux. Si le désir de partir pouvoit se joindre à cet ennui... on entre, c' est lui... neuf heures du soir. Ah! Tout est désespéré... Madame De Martigues... l'imprudente! Faut-il qu'elle soit venue dans un moment où cet homme adouci commençoit à céder... à quoi l'indiscrète m'expose! Il sait que j'aime, il est furieux! Tout est perdu, vous dis-je... et M De Montalais revient; s'ils se voient, s'ils se parlent... je me meurs. La cruelle Madame De Martigues! M D'Estelan est entré, s'est assis, a gardé le silence; il paroissoit appesanti, fatigué, chagrin. Par mon ordre, Raimond lui a présenté un état des effets qui composoient la fortune de son père, et un détail de l'emploi qu'on en fit après sa mort. " emportez vos papiers, lui a-t-il dit, j'en ai assez vu depuis deux jours. L'enfer confonde les lois, ceux qui les embrouillent au lieu de les interpréter, maudit soit l'héritage! Je voudrois qu'il fût au fond de la mer. " Raimond est sorti. J'ai commencé à parler avec douceur, avec amitié. M D'Estelan m'a interrompue, mais sans humeur. " vous êtes une enchanteresse, m'a-t-il dit, vous me rendez malheureux! Malgré votre dureté pour moi, je ne saurois vous haïr. Devois-je venir ici? Pourquoi vous ai-je vue? J'étois si content, si heureux! Toujours prêt à rire, tout m'amusoit. Me voilà sombre, triste... je ne voudrois pas traiter un de mes esclaves avec lamême inhumanité que ma plus proche parente me montre: et devinez-en la raison! Je lui offre mon coeur, mon bien, ma vie, je renoncerois à tout pour elle! Eh bien! Elle ne m'aime pas, elle ne m'aimera jamais; elle me fera mourir, sans s'émouvoir, tranquillement, parce que les dispositions de son coeur... enfin il faut avoir patience. " en parlant, il pleuroit, ses larmes étouffoient sa voix. Il m'a touchée, j'ai jugé de ses chagrins par les miens. Il m'a semblé que la violence de son caractère, l' impétuosité naturelle de ses désirs, l'habitude de les satisfaire, devoient lui faire éprouver des peines sensibles. On s' attendrit aisément sur les maux que l'on cause; mes yeux se sont mouillés malgré moi, j'ai voulu parler, je ne l'ai pu. M D'Estelan a vu couler mes larmes, elles ont élevé dans son coeur un mouvement très-vif; il s'est levé tout ému, tout hors de lui-même, répétant: " allons, bon! Affligez-vous, pleurez pour achever de me désoler; " et marchant à grands pas: " je voudrois être mort, être mort il y a dix ans. " je l'ai prié de se calmer, de s'asseoir, de m'écouter. Je lui ai tendu la main: " mon cousin, lui ai-je dit, je suis bien éloignée de vous haïr, votre obstination à vouloir m'épouser, s'oppose seule à l'amitié que je me plairois à vous montrer. Renoncez à ce dessein, étouffez un désir inutile. Ne tourmentez pas cruellement une femme...-je vous tourmente, moi? S'est-il écrié avec feu, et cruellement encore! Madame, ne me traitez point de cruel, je ne le souffrirai pas. Je suis bon, sensible, complaisant, j'aimême de la douceur quand on ne m'obstine pas... je vous tourmente, parbleu, il faut être bien femme pour voir comme cela; " et sans me donner le temps de lui répondre: " madame, m'a-t-il dit, tâchons de nous arranger, de ne plus nous tourmenter ni l'un ni l'autre: si la moitié de ma fortune ne vous suffit pas, je vous en assurerai l'entière jouissance, la propriété, de mon vivant, après ma mort; vous disposerez de mes biens, de mes volontés, de moi... est-ce assez, m'entendez-vous? M'allez-vous répondre... eh bien! Parlez, parlez donc! Acceptez-vous? ... " et recommençant à courir dans la chambre, ses deux mains sur son visage: " elle ne parlera pas, crioit-il; elle ne parlera pas! Elle pleurera tout le jour, elle dira que je la chagrine! " revenant à moi, se jetant à mes pieds, priant, pleurant, répétant, " ma belle, ma charmante cousine, aimez-moi, prononcez seulement que vous avez un peu d'amitié pour un parent qui vous adore, dites que vous m'aimeriez si vous le pouviez, je ferai tout ce que vous voudrez, j'abandonnerai le procès, la succession; l'honneur m'engageoit... je renoncerai à tout pour vous obliger. Parlez, ordonnez, je signerai mon désistement, je désire votre coeur et non pas l'héritage de mon père; la plus petite marque de votre amitié, de votre estime, peut-elle trop s'acheter? Dictez-moi vos volontés. " charmée de le voir adouci, j' allois profiter de cet heureux instant; la porte s'ouvre brusquement, Madame De Martigues entre: " eh bien! Dit-elle, tout est-il d'accord, entend-il raison, avez-vous terminé? Quand s'en va-t-il? " " eh! De quoi vous mêlez-vous, madame, lui a-t-il demandé? Qu'est-ce que cela vous fait?-vous me permettrez de vous dire, a-t-elle continué, que c'est bien assez de ruiner madame; il ne faut pas l'ennuyer, l'excéder de vos mauvais propos, de votre sauvage amour: une belle passion, en vérité, elle vous sied bien! Mais en bonne foi, croyez-vous qu'il soit possible de vous aimer? Quand Madame De Sancerre ne seroit point liée par ses promesses, par ses sentimens, à l'homme le mieux fait...-liée, s'est-il écrié, des promesses? Que veut-elle dire? Madame De Sancerre liée! Elle est mariée?-eh! Je vous prie, monsieur, a-t-elle répondu vivement, ne peut-elle l'être sans votre aveu? On devoit apparemment vous attendre pour disposer d'elle? Mais comme c'est moi qui l'ai engagée...-elle est mariée, elle! A-t-il répété.-eh! Pourquoi non? A poursuivi l'étourdie, ne vous dis-je pas que je l'ai engagée? " je ne puis vous donner la moindre idée des transports, de la colère, de la fureur de M D'Estelan. Il s'est emporté contre Madame De Martigues; elle l'a durement plaisanté, raillé, impatienté, outré. Je me suis en vain efforcée de la faire taire, je n'ai pu retenir la vivacité de l'une, ni modérer la rage de l'autre; ils cherchoient tous deux les expressions les plus piquantes. Le comte est sorti, menaçant, jurant, criant, étouffant. Madame De Martigues est restée triomphante, enchantée de l'avoir chassé, persuadée qu'elle a très-bien fait de lui tout dire; jamais elle n'a voulu comprendre qu'elle me rejetoit dans les embarras d'où, sans elle, j'allois sortir heureusement.Eh mon dieu! Que vais-je devenir? M De Montalais, attendu à chaque instant... mon cousin, révolté, instruit... je suis accablée, une position si fâcheuse, de si tristes idées, des craintes si grandes... que le ciel détourne de moi... et c'est une amie, c'est Madame De Martigues qui me désespère en ce moment. Adieu, plaignez-moi, je vous le dis encore: hélas! Vous le dirai-je toujours?

LETTRE 62

Eh! Vite, vite, que je vous apprenne... je vous dépêche un courrier... je voudrois qu'il eût des ailes! Ai-je bien toute ma raison? Suis-je éveillée, n'est-ce point un songe? M De Montalais est-il là? Oui, il rit, il cause avec Madame De Termes... qu'il a l'air content, que je le suis! ... M D'Estelan... mon pauvre cousin! Je le plains, je l'estime... ah! Je n'espérois pas... mais je veux me modérer... je ne le puis; mon coeur est dans une émotion... pourtant je veux vous conter... ecoutez, mon cher comte, écoutez-moi bien. Ce matin, à onze heures, seule dans mon cabinet, pleurant de toute ma force, portant mes idées sur les objets les plus affligeans, on me présente une lettre du Comte D'Estelan. Je l'ouvre avec effroi, je lis, je crois me tromper; jugez de ma surprise, de la révolution qu'excitent en moi ses expressions; lisez et partagez le plaisir que j'ai senti. lettre du Comte D'Estelan. " votre amie est très-impertinente, ce n'est pas votre faute. Vous êtes engagée... le ciel puisse m'accorder de la modération, de la patience, j'en ai grand besoin. Si je m'en croyois... mais une fois en ma vie je veux me contraindre. Elle est très-audacieuse, très-méchante, votre amie! Vous êtes bonne, vous, belle, douce, gracieuse, même en refusant. Vous êtes ma parente, ce n'est pas à moi à vous rendre malheureuse... c'est pour un autre que vous pleuriez... n'importe, je me sens incapable de vous affliger. Je m'en vais tout-à-l' heure. Si je restois ici, je ne pourrois me dispenser de quereller votre amant ou votre mari, je ne sais lequel, je suis bien aise de l'ignorer, car cela feroit une grande différence et qui pourroit nous mener loin. Il est nécessaire que je parte. Si je tuois cet homme, vous ne m'en aimeriez pas davantage; s'il me tuoit, cela vous sépareroit peut-être: eh! Qu'y gagnerois-je alors? Vous détesteriez ma mémoire, voilà tout, et votre bégueule d'amie diroit que je me serois comporté comme un sot. Je m'en vais, vous dis-je, je m'en vais à l'instant. Adieu, madame, adieu, ma belle, mon aimable, ma très-aimable cousine. Si je cesse un jour de vous trop aimer, je reviendrai dans l'espoir d'être votre ami. Oui, vous êtes une femme adorable; mais cette petite furie! Je la hais de tout mon coeur. Daignez accepter une légère preuve de mon affection. Un parent aussi proche peut vous offrir ces bagatelles... mon dieu! Est-il possible qu'un autrevous soit cher? On vous disoit si indifférente, j'espérois... allons, n'en parlons plus. J'ai bien peur de ne vous oublier jamais. Adieu, madame, adieu, ma charmante cousine, sur ma foi, mon coeur se brise... je vous quitte, je ne vous verrai plus. Oh! Non, je ne vous reverrai jamais, car je vous aimerai toujours. " un coffret du plus beau laque accompagnoit cette lettre; en l'ouvrant, j'ai trouvé une renonciation en forme de l'héritage de mon oncle, deux superbes parures de diamans, un assortiment de perles de la plus belle eau, quantité de rubis, d'émeraudes et de pierres précieuses. En voyant l'abandon des droits du comte, son présent, sa lettre, j'ai craint d'être séduite par une flatteuse illusion; est-ce une vérité, demandois-je à Madame De Termes, mes sens ne m'abusent-ils point? Elle a envoyé chez le comte, il étoit parti à l'instant où l'on m'apportoit sa lettre. à peine venoit-on de m'en assurer, que j'ai vu entrer le Marquis De Montalais. J'ai couru à sa rencontre, je me suis précipitée dans ses bras, j'ai osé le presser contre mon sein: " ah! Nous serons heureux, nous le serons, " me suis-je écriée, en baignant son visage de ces larmes consolantes que la joie fait répandre. Madame De Termes lui expliquoit le sujet de mes transports, lui contoit l'événement qui les excitoit: " elle m'aime, lui disoit-il, d'un ton tendre et animé, elle m'aime! Ah! Cette assurance suffit à mon bonheur! Que sont tous les biens du monde comparés à la certitude de lui plaire? " voyez, mon cher comte, si je vous aime; c'est dans les premiers momens du retour d'un amant... oui, d'un amant , chéri, adoré, que je vous écris pour vous dire... de Madame De Martigues. pour vous dire quoi? Elle n'en sait rien, peut-être; elle est si maladroite en affaires? Où en seroit-elle sans moi? à pleurer, à se plaindre du sort, à lever ses beaux yeux vers le ciel, cela n'arrangeroit rien. En deux mots, j' ai terminé, moi. à présent que mes moyens ont si bien réussi, voilà M et Madame De Termes qui les examinent gravement; M De Montalais et Madame De Sancerre ne peuvent décider si ces moyens étoient bons ou mauvais. En vérité, personne ici n'a le sens commun, je ne vois que moi de raisonnable. Adieu. Les lettres de Madame De Sancerre finissent ici. Le retour de M De Nancé termine la correspondance dont on fait part au public. Il arriva à Paris le jour même de l'heureux mariage de son amie, et fut témoin de celui de Madame De Martigues. Malgré la différence de leurs caractères, ces deux aimables femmes rendirent leurs maris également heureux.


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