HISTOIRE D'UN PEUPLE NOUVEAU, Ou Découverte d'une Iſle à 43. Dégrés 14. Minutes de Latitude Méridionale par David Tompſon, Capitaine du Vaiſſeau le Boſton, à ſon retour de la Chine en 1756.

Ouvrage traduit de l'Anglois.

PREMIERE PARTIE.

A LONDRES, Aux dépens d'une Société de Libraires.

MDCCLVII.

PREFACE DU TRADUCTEUR.

ETant en Italie l'an 1754, j'y renouvellai connoiſſance avec le Chevalier Parker, que j'avois vû en Suiſſe l'année précédente, & à qui j'avois rendu ſervice dans quelque diſgrace. Ce Gentilhomme, fort heureux en Courſe, s'étoit retiré dans une petite Terre d'un Comte de ſes amis, & y vivoit avec agrément, graces au goût qu'il eut toujours pour les BellesLettres, dont l'étude ne s'accorde guères avec l'exercice de ſa profeſſion. Comme on ſe plait à parler de ce que l'on aime, le Chevalier ne ceſſoit de m'entretenir de ſes Voyages. C'étoit tous les jours un nouveau recit des choſes qu'il avoit vûes & remarquées. Il blâmoit les unes, il approuvoit les autres, & perſuade qu'il avoit plus découvert & plus approfondi lui ſeul que tous les Voyageurs enſemble, il pouſſoit l'entêtement juſqu'à vouloir qu'on s'aſſujettît à ſes jugemens, ſous peine de ſe brouiller avec lui. Auſſi peu porté à me ſoumettre aveuglément à ſes déciſions qu'à les contredire au riſque de m'attirer ſa haine, je me contentai d'en penſer ce que je voudrois. Pendant trois mois de ſéjour avec lui à la campagne, je partageai ſes occupations par complaiſance. Je lûs & relûs les Livres qu'il me prêta à ſon choix, & qui, étant de ſon goût, devoient former le mien. Dès qu'il s'apperçut que je m'habituois à ſa façon de penſer, il me propoſa de compoſer une Hiſtoire, dans laquelle je ferois uſage de ce qu'il avoit recueilli de plus intéreſſant dans ſes lectures. Il me remit quelques extraits; j'ébauchai un Ouvrage dont il ſe promettoit de grands ſuccès. Je n'en avois pas la même idée; mais quoique je remarquaſſe que je manquois de capacité pour arranger des matériaux informes, je ne laiſſai pas d'acquérir, à force de travail, l'adreſſe de transformer ceux qui ſont déjà arrangés. C'eſt dans cette prévention que j'ai entrepris de traduire de l'Anglois en notre Langue l'Hiſtoire que je donne au Public. Je ne ſais même ſi je me ſerois jamais aviſé de la mettre au jour, ſi un de nos Eſprits forts, qui m'en a eſcamotté une partie, ne ſe préparoit à en donner une Edition, habillée à ſa mode; je veux dire au préjudice de la Religion & à la douleur des gens de bien Pour moi, je garantis ma Traduction conforme à ſon Original. Il eſt vrai qu'il renferme des penſées libres, que l'Auteur du Livre eſt le premier à deſapprouver, & que je ne ſuis pas un des derniers à condamner. On les expoſe comme des raiſons à réfuter, & non comme des principes à ſuivre. On y voit même paroître ſur la ſcène un zélé partiſan du Chriſtianiſme & des bonnes mœurs prendre la défenſe de la vérité & combattre les erreurs.

TABLE DES CHAPITRES,

Contenus dans cet Ouvrage.

I. PARTIE.

CHAPITRE I. Comment l'Auteur a occaſion d'arriver dans l'Iſle de la Raiſon, Pag. 1 Chap. II. L'Auteur deſcend, lui ſecond, dans l'Iſle. Comment & par qui il y eſt reçu, 21 Chap. III. Galanterie que fait le Vieillard à ſes bôtes. Portrait de ſes deux filles. Propos de table, 36 Chap. IV. De la Religion des Inſulaires. Ils n'ont point d'Egliſes, & ſont Chrétiens. Quelle eſt leur Foi, 52 Chap. V. Courte Deſcription de l'Iſle. Entretien ſur le Mariage. Quel il eſt dans l'Iſle de l'Union, Pag. 75 Chapitre VI. De la Naiſſance & de l'Education du Vieillard. Il eſt élevé dans le pur Deïsme, 98 Chap. VII. Le Vieillard continue ſon Hiſtoire. Quel Ami il ſe fait. Comment il eſt rappellé à la véritable Religion. Pourquoi il quitte l'Europe. Son Ami paſſe avec lui en Aſie, 123 HISTOIRE D'UN PEUPLE NOUVEAU DANS L'ISLE DE LA RAISON.

CHAPITRE I.
Comment l'Auteur a occaſion d'arriver dans l'Iſle de la Raiſon.

Condamné par mon inclination, autant que par la médiocrité de ma fortune, à vivre dans l'activité & dans l'inquiétude, je me ſuis toujours fait un point de vûe du défaut ordinaire de l'homme, qui croit n'être bien que là où il n'eſt pas. Mon pere, qui étoit Capitaine de Vaiſſeau, s'attacha à me former le goût pour la marine, lorſqu'à peine j'eus atteint ma dixième année. Sans ceſſe il me repréſentoit qu'ayant très peu de choſe à me laiſſer par les pertes extraordinaires qu'il avoit faites, je ſerois infalliblement expoſé à mener une vie des plus meſquines, hors d'état de ſoutenir un nom, qui devoit être tout mon appanage, ſi je ne prenois le ſage parti d'aller chercher au-delà des mers dequoi ſuppléer à ma petite fortune. L'amour du gain, qu'il imprima dans mon eſprit, avec les couleurs les plus vives, l'emporta ſur la répugnance que je lui témoignai quelque tems, & ſur le peu de courage que je me ſentois d'affronter les périls de la mer; j'entrepris avec lui mon premier voïage. Ce coup d'eſſai me réuſſit parfaitement: j'avois gagné deux cent pour cent ſur la petite pacotille qu'il m'avoit faite à Londres; c'en étoit aſſez pour m'encourager. J'en entrepris un ſecond: inſenſiblement je m'accoutumai au genre de vie des marins, & en peu de tems je devins marin moi-même, mais marin des mieux caractériſés.

Qui auroit dit que je me fuſſe laſſé d'un métier hors duquel rien ne ſembloit me ſatisfaire? Cependant cela arriva. L'homme eſt homme par-tout: aujourd'hui il rejette ce qu'il approuvoit hier, & demain il mépriſera ce qui fait actuellement l'objet de ſa louange. De retour de mon ſeptième voïage, je rentrai dans le ſein de ma famille, avec la ferme réſolution d'y jouïr le reſte de mes jours d'une tranquillité, que nous cherchons vainement ailleurs. Il y avoit près d'un an que je goutois cette ſatisfaction, lorſque je rencontrai un ami que je m'étois fait à la Chine. Son abord me frappa. Anglois, comme moi, il étoit bien éloigné de mener la même vie. Que faites-vous, me dit-il, dans votre patrie, vous qui aviez fait une eſpèce de ſerment de mourir ſur un lit de godron? Avez-vous oublié qu'il n'y a que les Indes où un jeune homme puiſſe faire valoir ſes talens lorſqu'il n'en a que de médiocres? Ce ſont les diſcours que vous m'avez tenus autrefois, & maintenant vous démentez par une vie oiſive ces ſages conſeils que vous me donnâtes lorſque, comme vous, j'étois réſolu de revenir dans ma patrie pour ne la plus quitter. Croiez-moi, laiſſez les Nouvelliſtes, les Politiques & les Religionnaires ſe noïer dans l'abîme de leurs pitoïables raiſonnemens, & retournons dans ces aimables contrées où on laiſſe les Princes ſur leurs Trônes, la Religion dans ſon Sanctuaire, & la Politique dans ſon Cabinet. Il y a près d'un mois que je ſuis ici, mais avant quinze jours, je compte me rembarquer. Faites vos réflexions ſur ce que je viens de vous dire, & je ſuis perſuadé que s'il vous reſte quelques ſentimens pour un ami, ou plutôt quelque retour ſur vous-même, vous ſerez du voïage.

J'eus bientôt pris ma dernière réſolution. Les importunités de mon ami compatiſſoient ſi bien avec mon inclination, qu'aucun motif ne fut capable de la contrebalancer. Il faut avoir été long-tems ſur mer pour ſavoir qu'un marin reſſemble au poiſſon; hors de l'eau, l'un & l'autre ne ſçauroient vivre. Je n'avois dans ma famille perſonne qui s'intéreſſât aſſez dans mes affaires pour me détourner du deſſein de voguer, excepté une vieille tante, qui fit tout ſon poſſible pour m'arrêter, en m'objectant l'inutilité d'un voïage, d'ailleurs ſi dangereux. Mais mon deſir de voïager étoit irréſiſtible, & les impreſſions, qu'il faiſoit ſur mon eſprit, étoient ſi peu communes, que ſi j'étois reſté chez moi, j'aurois cru deſobéir aux ordres de la Providence. Je fus trouver mon ami, & il me préſenta au Capitaine, avec qui je me trouvai encore en connoiſſance; il nous reçut avec plaiſir à ſon bord. Il montoit le Vaiſſeau le Boſton , & étoit deſtiné pour la Chine. Il ſeroit inutile d'arrêter ici le lecteur aux particularités de ce voïage. Comme j'en ai bien d'autres plus eſſentiels à lui raconter, & qui doivent compoſer ce Volume, il faut que je paſſe le tout ſous ſilence, me contentant de parler de notre retour en Europe après trois ans de courſe, puiſque c'eſt-là le but que je me ſuis propoſé dans cet Ouvrage, & non de donner au Public le recit circonſtancié de tous mes voïages. Nous partîmes de la rivière du Canton dans le Vaiſſeau que nous avions emmené d'Angleterre, & nous fîmes voile vers Batavia , où notre Capitaine avoit quelques affaires. Comme nous avions été plus long-tems ſur mer que nous ne l'avions compté, & que nos proviſions nous auroient manqué, ce fut pour nous une double raiſon de toucher à Batavia ; mais les Hollandois de cette Colonie, nos bons amis, nous firent une ſi mauvaiſe réception, que nous fûmes obligés d'aller faire de l'eau à la petite Java , & à continuer notre route pour le Cap, au hazard de ce qui en pourroit arriver. Juſqu'à la hauteur de Ceilon , notre trajet fut aſſez heureux. Là nous déliberâmes ſi nous relâcherions à la côte du Malabar; la pluralité fut pour la négative. Nous avions heureuſement dépaſſé Madaſcar, lorſque le Mouſſe de hune découvrit trois voiles. Dans l'incertitude de la guerre ou de la paix, nous nous diſpoſâmes au combat: nos allarmes furent diſſipées le matin du jour ſuivant. La chaloupe fut miſe en mer à la vûe du pavillon Anglois aſſûré, & nous apprîmes que le Chevalier Thomas Wood , Commandant de la Frégate l' Amazone ,allant porter des ordres à Madras & à Bombai, convoioit juſqu'à la hauteur de l'Iſle de Bourbonle petit Tarmouth & l' Exeter deſtinés pour la Chine. Le Chevalier ajouta à la nouvelle de la déclaration de guerre l'avis de deux gros Navires François qu'il avoit laiſſés à la Côte d'Afrique. Ce dernier nous mit en peine. Nous invitâmes le Chevalier à revirer pour venir faire avec nous cette capture; mais ſes ordres portoient de faire route: & malgré le péril où nous devions être ſans ſon ſecours, il ſe contenta de nous recommander à notre bonne fortune. Nous ne ſavions pas que nous fuſſions guettés; nous eſperions en impoſer par notre contenance, & que l'ennemi, prenant notre Vaiſſeau pour un Vaiſſeau de guerre, nous laiſſeroit paſſer, comme il avoit fait Sir Thomas & ſon convoi.

Le 5. d'Avril (vieux ſtyle), au ſortir d'une brume épaiſſe qui couvrit la mer juſqu'a midi, nous nous trouvâmes à vûe & ſous le vent des deux François, qui forcerent de voiles pour tomber ſur nous & pour nous aborder. Nous reconnûmes pour un de nos ennemis l' Hercule , parti de la rivière de Canton huit jours avant nous. Nos Equipages y avoient eu quelque démêlé, où le François n'avoit pas eu le deſſus, & nous conjecturâmes qu'il vouloit ſe venger. Seul, nous ne l'aurions pas craint; mais ſon ſecond, nouvellement ſorti des ports de France, étoit mieux monté & mieux agréé que nous. Notre Capitaine fit néanmoins ſes dispoſitions pour le combat; nous comptâmes, ſi non tout-à-fait de vaincre, du moins de faire repentir nos ennemis de nous avoir attaqués. Notre manœuvre fut ſavamment exécutée. Deux fois nous fîmes manquer l'abordage, & par notre habileté à prendre & à laiſſer le vent, la canonnade nous enleva peu de monde. La nuit vint avant qu'il y eût rien de décidé; l'ennemi remit au lendemain à conclure. Aiant élevé ſes fanaux, il s'en tint à nous obſerver, & notre perte étoit inévitable, à moins de quel-que miracle, auquel nous n'avions pas beaucoup de foi. Vers minuit il s'éleva un vent frais, que nous prîmes en ſilence, ſeulement de nos petites voiles; nous dérivâmes. Lorſque nous fûmes aſſez loin des ennemis pour n'en être pas entendus, nous chargeâmes toutes les vergues, & au point du jour nous eûmes lieu de nous flatter que nous étions hors de péril; mais nous avions à faire à d'habiles gens, qui, ſur ce que notre manœuvre devoit être, dévinerent quelle elle avoit été. Nous ne tardâmes pas à les voir nous donner vivement la chaſſe. En nous abandonnant au vent, nous tournions l'arriére à la voïe de retour; mais l'unique route, qu'il nous convenoit de tenir, étoit celle qui devoit nous dérober à l'ennemi que nous ne pouvions combattre; & nous nous abandonnâmes à nos voiles.

Malgré le deſordre où le combat nous avoit mis, nous conſervions de l'avance. Nous fûmes juſqu'à cinq heures du ſoir hors la portée du canon, lorſque la miſaine caſſa. Nous étions réſolus d'attendre le ſecond de l' Hercule , qui laiſſoit ſon camarade loin derrière lui, & de l'aborder. Ce coup de témérité nous auroit peut-être réuſſi, vû l'animoſité de l'Equipage, jointe à la peur que lui faiſoit le Capitaine du reſſentiment des François. Quoi qu'il en ſoit, nous vîmes, à notre contentement, notre ennemi revirer tout à coup, & s'éloigner de nous comme ſi nous lui avions donné lachaſſe. Nous ne manquâmes pas de croire enbons Anglois quenous lui avions fait peur, & nous le huâmes de bonne foi avec le porte-voix. La vérité étoit pourtant que plus habile, ou plus attentif que nous, appercevant des ſignes d'une tempête prochaine, aux-quels nous ne faiſions pas attention, il ne voulut pas riſquer de nous prendre, pour périr enſuite avec nous. Nous ne doutâmes bientôt plus que ce n'eût été là ſa véritable raiſon.

Juſque-là le ciel, parſemé de petits nuages, n'en devint en un moment qu'un ſeul, qui cauſa une entière obſcurité. Vers les ſept heures du ſoir les vagues mugirent, & le vent devint furieux; la tourmen-te fut horrible dès ſon commencement. Je ne décrirai point cette affreuſe tempête, la plus longue que j'aie jamais eſſuïée. Un lecteur en terre ferme ne ſait point ſe paſſionner ſur des images dont il n'a que de foibles idées. Pendant ci nq jours & ſix nuits nous roulâmes, plutôt que nous ne voguâmes à la merci des vents, des vagues, & des courans. Le ſixième au matin la mer ſe calma, & nous pûmes juger, par le danger où nous étions, de celui que nous avions couru. Tous nos mâts avoient été rompus, coupés, ou fracaſſés; il n'en reſtoit plus que des tronçons, & les voiles, que nous avions de rechange, nous devenoient inutiles, faute d'avoir dequoi y les attacher. Nos groſſes ancres avoient été, ou jettées à la mer, ou emportées avec leurs cables: l'eau étoit haute de trois pieds au fond de cale, & après une exacte recherche des voïes, on ne trouvoit pas celle qui donnoit le plus. Tout l'Equipage étoit ſur les dents. En vain les Officiers & les paſſagers l'animoient par leur exemple au travail de la pompe. Les matelots les plus déterminés ne vouloient écouter que le Chapelain qui, aiant lui-même perdu la tête, ne leur parloit que de l'Enfer & du Paradis. Pour comble de malheur, le Capitaine, bleſſé de la chûte d'une vergue, étoit au lit, & ſon Contre-maître, qui s'étoit étourdi ſur le péril à force d'eau-de-vie, ne deſennyvroit point. Le jour ſe paſſa à nous remettre du trouble & de la fraïeur que la tempête avoit cauſée. La nuit vint avant qu'on eût découvert la voïe d'eau, qui nous menaçoit de couler à fond. Ce fut bien une des plus belles nuits de l'année pour le reſte du monde; mais bien la plus douloureuſe pour nous. On ne ſentoit pas le moindre ſouffle de vent. Cette tranquillité de toute la nature paſſoit juſqu'à l'ame, & y portoit l'amour de la vie; cependant il falloit ſe réſigner à mourir.

Quiconque n'a pas été ſur mer, ne connoît bien ni la joie, ni la triſteſſe. Celle-là y eſt une eſpèce de fréneſie, celle-ci s'y montre avec tous les accès du déſespoir. Le paſſage de l'une à l'autre eſt d'une rapidité qui ne ſouffre point d'intervalle; la Fable n'a point de métamorphoſe ſi ſubite & ſi complette. Au point du jour nous découvrîmes la terre. Auſſitôt ces hommes, abattus de fatigue & de douleur, ſemblerent avoir recouvré toutes leurs forces. On chercha la voïe d'eau avec une nouvelle ardeur, on tâcha de placer quelques vergues ſur le tronçon de nos mâts. Deux petites voiles furent hiſſées, & le vent, qu'elles prirent, mit le vaiſſeau en panne. On gouverna aſſez heureuſement pour ſortir du courant. La voïe d'eau fut découverte, bouchée, & la cale vuidée. Enfin, on fit en moins de deux heures plus de beſogne qu'on n'auroit ôſé en entreprendre pendant deux jours. On ne douta plus qu'on n'eût échappé au naufrage, & on prit les meſures que l'on crut propres à ſe ſauver. Chacun mangea, la plûpart allerent enſuite prendre dans leur hamac le repos que l'eſperance leur rendoit. Le Bothman, homme hardi & prompt à prendre ſon parti, voulut aller avec le ſecond Pilote reconnoître la terre, dont nous étions encore éloignés d'environ trois lieuës. Ce fut notre ſalut; car la circonſpection du Pilote nous auroit fait regarder cette terre comme inabordable. Le Bothman, de retour, s'éleva contre le rapport de cet homme trop prudent. Il prétendit qu'il y avoit dans l'Iſle une Baye, qui donneroit abri. Nous l'en crûmes d'autant plus facilement, que nous ſouhaitions que ce qu'il nous diſoit fût vrai.

On gouverna donc vers la Baye, la chaloupe remorquant, la ſonde à la main, à meſure que nous approchions de la Côte. Le Contremaître tenoit la ſonde; mais cet yvrogne, aiant voulu s'éloigner à l'Eſt pour chercher un paſſage où le fond fût meilleur, alla donner ſur une pointe de roche à fleur d'eau, qui ouvrit la chaloupe, & mit ſes rameurs en danger d'être noyés. Nous vîmes l'accident, nous envoiâmes le cannot à tems pour ſauver les hommes: mais la chaloupe fut perdue; perte conſidérable ans les circonſtances. Nous embouchâmes la prétendue Baye à l'entrée de la nuit, n'aiant que ſix braſſes ſur un fond de roc, où nous jettâmes nos petites ancres, les ſeules qui nous reſtoient. On entendoit le bruit effroïable de pluſieurs ruiſſeaux qui tomboient en caſcades ſur des roches, à travers deſquelles ils rouloient de l'un & de l'autre côté. L'épouvante augmenta le lendemain au matin, en voiant que le port, annoncé par le Bothman, n'étoit qu'une crevaſſe d'une demi-lieuë de large, d'un Cap à l'autre, ſur environ le double de profondeur, ouverte au Sud, bordée à l'Eſt & à l'Oueſt par de hautes montagnes coupées perpendiculairement, & aiant au Nord ſon fond paliſſadé, pour ainſi dire, de quartiers de roche dont l'eau, en les rognant, avoit formé autant de gros pains de ſucre, qui, ſemblables à des décombres entaſſés, faiſoient un amphithéâtre hideux juſqu'au niveau de la Côte. Tout le cul-de-ſac étoit ſemé de rochers, déplacés ſans dou-te par les flots dans les orages. A peine un cannot paroiſſoit pouvoir naviger dans les auges qu'ils formoient. Nous jettâmes le notre à l'eau, après y avoir fait entrer ſix hommes pour aller reconnoître un coude qui eſt dans la Baye au N. O. En attendant qu'à leur retour, ils nous appriſſent, comme nous le ſuppoſions, la découverte d'un endroit propre à la descente, on tint conſeil ſur la forme du navire qu'il nous faudroit construire des débris du vaiſſeau, qui étoit déjà condamné à être mis en piéces.

La journée ſe paſſa toute entière dans l'attente du cannot. On n'en pouvoit juger autre choſe, ſinon qu'il s'étoit perdu dans les briſans. Depuis notre entrée dans la Baye, nous ne ceſſions de tirer de notre canon de diſtance à diſtance; mais la curioſité n'aiant amené perſonne ſur la Côte, nous crûmes que cette Iſle, ou Preſqu'iſle étoit inhabitée.

L'Equipage ne voulut pas entendre parler de remettre le vaiſſeau en pleine mer; il refuſoit même de lui faire faire le tour de ce qui nous paroiſſoit être une lſle, où il étoit vraiſemblable que nous trouverions un meilleur abri. On opinoit à faire la deſcente le lendemain au matin, ſoit à la nage, ſur un radeau, ou à l'aide des cordages. Il falloit prendre terre; la choſe étoit réſolue.

CHAPITRE II.
L'Auteur deſcend, lui ſecond, dans l'Iſle. Comment & par qui il y eſt reçu.

Peu après le lever du ſoleil, nous vîmes notre cannot ſortir du coude; mais quelle fut notre ſurpriſe de n'y appercevoir que quatre de nos hommes, accompagnés de deux Sauvages, vêtus de peaux avec leur poil! L'habillement nous en impoſa. Nous ſoupçonnâmes qu'il y avoit eu un combat, où nos gens n'avoient pas été les plus forts, & qu'au-lieu de leurs deux Camarades tués dans l'action, ils amenoient deux priſonniers. La contenance des prétendus Sauvages appuioit notre conjecture. Ils étoient paiſiblement couchés au fond du cannot, où nous les croiyons liés. Ceux d'entre nous, qui avoient été en Canada, prétendoient que leur air tranquille étoit une preuve de la férocité de ce peuple. Le cannot étant prêt d'amarrer, les deux Sauvages ſe leverent, & tendant les mains vers nous avec empreſſement, ils crierent à pluſieurs repriſes, Huza ; autre ſujet d'étonnement pour nous. On leur aida à monter à bord, & nous vîmes deux hommes, tels que l'on dépeint les anciens Patriarches, ou pour mieux dire, des perſonnages reſpectables par leur vieilleſſe. Ceux-ci avoient le viſage frais & vermeil, l'œil vif, la taille droite, & leur âge ne s'annonçoit que par une longue barbe épaiſſe, blanchie par le nombre des années, aſſortie à des cheveux de même couleur, flottant ſur les épaules. L'un avoit dans ſa contenance un air ruſtre, qui nous le fit prendre pour l'inférieur de l'autre. Ce dernier avoit dans les yeux je ne ſais quoi qu'il nous plait d'attribuer excluſivement aux gens de qualité. Son geſte & le ton de ſa voix ſoutenoient parfaitement le préjugé. Il répondit d'un ſalut, plein d'affection, aux nombreuſes queſtions dont nous l'accablâmes. „Quels que vous puſſiez être, nous dit-il d'un ton ferme, il ſuffiſoit que nous vous viſſions dans le beſoin d'être ſecourus, pour que nous nous empreſſaſſions à vous donner de l'aſſiſtance. Vous êtes Anglois, c'eſt un titre de plus que vous avez à notre charité. Qui de vous eſt le Capitaine“?

Nous nous hâtâmes de le conduire à la chambre où le Capitaine étoit au lit. Après de nouvelles aſſûrances d'amitié, il s'expliqua ſur les conditions touchant le ſecours qu'il nous promettoit. „ Je ſuis, nous dit-il, envoié vers vous par les Chefs d'un peuple généreux & prudent, pour accorder notre ſûreté avec les bons offices que nous ſouhaitons vous rendre. Nous vous croions trop ſages pour blâmer une précaution, que nous ne pourrions négliger ſans ceſſer de l'être. Il importe à notre tranquillité que vous ne nous connoiſſiez que par nos ſervices. Il eſt vrai que notre Iſle n'a rien de tout ce qui eſt capable d'irriter la cupidité Européenne. J'avoue encore que nous vous préſumons trop honnêtes gens pour appréhender que l'envie d'acquérir à votre Roi un nouveau domaine vous porte à être ingrats. Mais nos mœurs ne ſont point les vôtres, & il ſeroit dangereux pour notre tranquillité que notre peuple en connût toute la différence. Il faut que vous vous engagiez ſolemnellement à ne tenter aucune deſcente dans l'Iſle, & que pour garans de votre promeſſe, vous nous donniez en ôtage deux des principaux d'entre vous, qui vous ſeront rendus lorſque par nos ſoins vous ſerez en état de faire voile pour l'Europe, ou pour le lieu de votre deſtination. A ces conditions, j'ai ordre de vous conduire à un port, formé par la nature à la Presqu'Iſle du Continent, qui n'eſt éloigné pour nous que de quinze lieuës en tems calme. Là nous vous fournirons abondamment tout ce que notre Iſle produit, & qui peut ſervir à vos beſoins“.

Comme il s'apperçut de l'embarras que cauſoit au Capitaine la demande des ôtages: “Ne croiez pas, reprit-il d'un ton plus ferme, que ce ſoit la crainte qui nous dicte tant de précautions; nous connoiſſons nos forces, & nous ſavons que vous auriez tout le deſavantage en prenant le parti de la violence. Nous voulons vous être utiles, pourvoir à notre tranquillité, & vous ôter juſqu'à l'envie de tenter une entrepriſe, qui cauſeroit votre perte. En un mot ce ne ſont point vos forces que nous redoutons, c'eſt la contagion que vous pourriez porter parmi nous. Remettez-nous à terre; vos deux hommes vous ſeront rendus, & nous attendrons, ſans autre inquiétude que par rapport à vous-mêmes, que vous vous ſoiyez décidés“.

Le Capitaine ſe hâta de diſſiper l'idée deſavantageuſe que notre ſilence donnoit de nous au Député. Après l'avoir affectueuſement remercié de ſes offres de ſervice, il s'excuſa ſur la perplexité où le mettoit la demande des ôtages touchant la difficulté du choix, qui ne ſe pouvoit faire d'autorité, & il le pria de monter ſur le pont, tandis qu'on en délibereroit en conſeil. A peine fut-il hors de la chambre, que chacun s'offrit & voulut être préferé. On ſentoit bien que le peuple, qui avoit de pareils Magiſtrats, n'étoit pas un peuple trop ſauvage, ni avec qui il y eût du péril à converſer; mais on étoit bien-aiſe de ſe faire valoir, & le moins gaſcon s'offroit comme à un ſacrifice pour le bien général. Dans l'impoſſibilité de nommer ſans faire des mécontens, le Capitaine propoſa de laiſſer le choix des ôtages au Député, qui, aiant été appellé, demanda qu'on tirât le Chapelain du nombre des concurrens. “L'eſprit du Clergé, dit-il, eſt partout le même. Si j'avois le malheur de choiſir votre Miniſtre ſans le connoître, je le menerois au milieu de nous, non comme un garand de la paix, mais comme le perturbateur de notre repos“. Le pauvre Chapelain ſortit, & rougit de honte. J'eus le bonheur que le choix du Député tomba d'abord ſur moi. Il me donna pour ſecond le jeune Villiers , fils du riche Jacob Villiers , le coriphée des François réfugiés qui ſe ſont enrichis parmi nous dans le Commerce. Comme moi, il étoit venu à la Chine, plûtôt par plaiſir que pour affaires. Nous avions lié une étroite amitié, & nous vîmes avec joie que le ſort confirmoit notre union. „Les gens de votre âge & de votre figure, nous dit agréablement le Député, ne nous ſont point redoutables, pas-même pour nos filles.“

Nous fîmes jetter nos coffres dans le cannot. Le Député s'y plaça avec ſon ſecond, & nous fîmes forces de rames vers le coude, dont nous l'avions vû ſortir le matin. Ce coude ſe courboit en s'élargiſſant au Nord. Derrière le cap nous apperçumes avec ſurpriſe une eſpèce de Brigantin du port d'environ cent vingt tonneaux à voiles latines, ſoutenues de ſeize rames de galère. Nous l'abordâmes. Le Député & ſon ſecond, étant montés deſſus, nous firent paſſer avec nos coffres dans ſa chaloupe. Au premier coup d'aviron, les rames du Brigantin frapperent le leur, & un ſignal de trois flêches enflammées fut ſuivi d'un bruïant Huza , qui fut répondu de la côte & du vaiſſeau avec un éclat qui fit peur à une multitude d'oiſeaux. Notre chaloupe étoit dans un canal naturel, où la mer, à l'abri d'une chaîne de montagnes, eſt toujours auſſi tranquille qu'un lac. Nous trouvâmes à l'Eſt un baſſin, ou petit port, dont les deux côtés d'une montagne, qui du ſommet au pied avoit une pente inſenſible, faiſoient les deux môles. Le fond étoit de ſept pieds & demi ſur la raſe. Il y avoit un autre Brigantin plus petit, & une Hourque d'environ deux cens tonneaux avec une douzaine de barques de différentes grandeurs pour la pêche. La ville, ou l'habitation étoit ſur le haut de la montagne en face du port. Des dégrés, taillés dans ſon épaiſſeur, & affermis par des pieux couverts de terre & de faſcines, y conduiſoient; mais on ne pouvoit la voir, qu'après les avoir montés.

Nous fûmes reçus au pied des dégrés par un Vieillard, habillé comme le Député, mais d'une taille plus haute, & d'une vieilleſſe encore plus vigoureuſe. Il nous ſerra entre ſes bras avec une affection, qui nous émut. „ Je pourrai donc encore une fois, s'écria-t-il, m'entretenir avec des hommes du païs qui m'a vû naître! Souvenir agréable & douloureux! Il exiſte donc encore des Anglois pour moi! Pardonnez les larmes que je ne puis retenir. Soixante ans de réflexions n'ont point effacé tous les préjugés. Ma réſignation à mon ſort eſt moins l'ouvrage de ma raiſon que de la néceſſité, & le bonheur, dont je jouis, ne m'a point fait perdre l'idée des malheurs qui m'y ont conduit. Mais à quoi penſai-je, ajouta-t-il en s'eſſuiant les yeux de ſa main? Pourquoi vous parler de mes anciennes ſouffrances, quand je dois vous conſoler de celles auxquelles vous êtes maintenant expoſés?“ Il ſe plaça entre nous deux, & tandis qu'il montoit les dégrés, voiant la ſurpriſe avec laquelle nous l'examinions: “Vous êtes étonnés, pourſuivit-il, de trouver en moi le défaut ordinaire des vieillards, & de me voir ſi peu ſujet à leurs infirmités. Quand vous nous connoîtrez plus particuliérement, l'un & l'autre vous paroîtra dans l'ordre. Il y a deux ans, mes chers amis, que j'ai commencé un ſecond ſiécle, & voici le vingtième luſtre depuis que j'ai quitté l'Angleterre. Que de raiſons pour aimer à m'entretenir avec vous, & à parler d'un pays que j'ai perdu de vûe depuis ſi long-tems?“

Parvenus au haut de la montagne, nous nous trouvâmes dans une vaſte place de figure quarrée. Un grand édifice de bois étoit ſa façade, & des deux côtés une file de maiſons uniformes & d'architecture régulière formoit ſes aîles. Un rang d'arbres hauts & touffus, comme nos plus beaux hêtres, ombrageoit ces maiſons, & ornoit la place, au milieu de laquelle étoit une fontaine jailliſſante avec ſon baſſin octogone, ſans autre ornement que le gazon qui couvroit ſes bords. Cinq cens hommes ou environ, à peu près de même âge & de haute taille, étoient rangés en double haye ſur notre paſſage. Ils avoient un habillement ſemblable à celui des Vieillards, à l'exception de la longueur: la tunique de peau, qui en couvroit une autre de laine groſſiérement ouvrée, étoit plus courte. Leurs armes étoient l'arc à la main droite, un épieu, ou javelot à la gauche, le carquois ſur l'épaule, & une hâche pendue à la ceinture. Ils étoient armés plûtôt pour la chaſſe que pour la guerre, parce qu'ils n'avoient compté juſque-là n'avoir à faire qu'aux bêtes féroces. Derrière la haye de ces gens d'armes il y en avoit une autre beaucoup plus épaiſſe de femmes avec leurs enfans. Nous fûmes frappés de la variété des teints de l'un & de l'autre ſexe. Leurs traits étoient grands, & aſſez réguliers; mais la couleur mettoit une ſi grande différence entre eux, que loin de les croire un même peuple, on avoit peine à ne pas les prendre pour des gens raſſemblés de différens climats.

Le Vieillard admiroit en ſilence notre étonnement, qui redoubla à la vûe de la régularité du grand édifice où il nous fit entrer. Nous traverſâmes la première cour, qui, aſſez ſemblable à un Cloître, eſt un quarré bordé de quatre faces de bâtiment à deux étages. Deux autres cours de même largeur ſe partagent, & ſont entourées, comme l'autre, de corridors ſur leſquels donnent les portes d'une file de chambres, diſpoſées comme des cellules de Chartreux. Notre conducteur, nous aiant fait entrer dans celle qui nous étoit deſtinée, nous y laiſſa conſidérer ſon ameublement, en attendant le dîner, pour lequel il alloit donner ſes ordres.

La ſingularité de l'ameublement mérite bien d'être decrit. La chambre étoit un quarré parfait, percé de deux fenêtres, qui, au-lieu de vitrage, avoient un chaſſis à lozanges, où étoient appliquées des feuilles de corne auſſi transparentes que du verre. Aux deux côtés de la porte il y avoit deux grands lits à colomnes, tels que celui de la Reine Eliſabeth , à la richeſſe près. D'épais rideaux de laine, ouvrés comme les tuniques, étoient ſuſpendus par des anneaux de corne à des verges de bois. L'impériale avec le chevet étoit de peaux d'oiſeaux, ſechées avec leurs plumes; la tenture de la chambre étoit pareille. La variété des plumages, & la vivacité des couleurs faiſoient le coup d'œil le plus charmant. Les chaiſes étoient bourrées de plumes hâchées, & couvertes de peaux avec leur poil.

Telle étoit auſſi la couverture du lit, dont le deſſus avoit toute la commodité des lits d'Europe, ſans en excepter même les draps, qui étoient d'une toile moins blanche, mais plus douce que celle de lin, ou de chanvre. Nous admirions que dans une Iſle, iſolée du reſte du monde, l'nduſtrie eût ſuppléé ſi exactement au défaut du commerce.

CHAPITRE III.
Galanterie que fait le Vieillard à ſes bôtes. Portrait de ſes deux filles. Propos de table.

LE Vieillard revint après un quart d'heure d'abſence ou environ. Il étoit ſuivi de deux jeunes filles, qui portoient de quoi couvrir la table. “Voici, nous dit-il, en nous les préſentant, les derniers de ſoixante-&-cinq de mes enfans vivans, & les filles de l'homme du monde le plus reſpectable, du phénix des amis. Permettez-leur de vous ſaluer. Pendant le ſéjour que vous ferez dans l'Iſle de la Raiſon , il leur eſt libre de ſouhaiter de vous plaire comme de vous aimer. Livrez-vous ſans réſerve à la première impreſſion, & n'en craignez pas les ſuites. L'amour ne fait point de martyrs parmi nous; la candeur & l'ingénuité font toute notre galanterie. Aimer & être aimé, c'eſt tout ce que nos loix exigent des amans pour les rendre heureux. Si vous n'êtes pas rivaux, nous nous en féliciterons; ſi vous l'êtes, ce ne ſera pas un malheur au-deſſus des remèdes“.

Villiers prit feu au diſcours du Vieillard. Il avoit été ſalué d'un baiſer par l'aînée des filles de l'ami, & ſon cœur n'y avoit pas été inſenſible. Déjà il aimoit, avant que de ſavoir s'il pouvoit faire trophée de ſa ſenſibilité.

Flore , ainſi ſe nommoit cette aimable fille, n'avoit pas encore dix-huit ans. C'étoit une blonde qui auroit paſſé pour une beauté, même en Europe. Le trouble, où la mit la réponſe hardie de Villiers à ſon pere, fut d'un heureux préſage à cet amant d'une minute. Il ne douta point que la paſſion, qu'il déclaroit, ne fût païée d'un prompt retour. Pour moi, je l'avouerai à ma honte, aveuglé par les préjugés, je ne vis que du libertinage dans l'union que le Vieillard nous propoſoit. Quelque charmante que fût la cadette, je me tins en garde contre l'impreſſion de ſes attraits, & remis au tems que j'euſſe une connoiſſance plus exacte des loix de l'Iſle, pour ſavoir ſi je pouvois profiter de leur benefice ſans bleſſer ma conſcience. Peut-être pouſſois-je le ſcrupule trop loin; mais il eſt bon que j'avertiſſe le Lecteur que je deſcends d'une famille Catholique, zélée, pieuſe à l'excès, & dont j'avois ſucé les principes avec le lait. Nos deux Belles ſe placerent à table avec nous. J'eus ſans ceſſe les yeux fixés ſur elles, & fus agréablement ſurpris, après ce que le Vieillard nous avoit donné lieu de penſer ſur leur compte, de ne rien obſerver, ni dans leur enjouement, ni dans leur tendre maintien, qui ne fût d'accord avec la modeſtie la plus auſtère. La cadette, appellée Roſe , étoit une brune de dix-ſept ans, dont les yeux, petillant d'eſprit & de malice, reveilloient l'amour juſqu'au fond du cœur. L'une & l'autre étoient vêtues d'une longue robe de laine brune qui ſerroit la taille, en ſe pliſſant ſous une ceinture de peau tygrée. Elles étoient coëffées de leurs cheveux, & avoient une cravate noire, aſſez ſemblable aux palatines, qui relevoit merveilleuſement la blancheur éclatante d'une gorge formée qu'elles laiſſoient entrevoir. On pourroit dire qu'elles étoient embellies de la ſimplicité de leur parure Rien de ſi touchant que les graces naïves & la tendre ingénuité de ces deux filles.

Mon embarras fut extrême auprès de Roſe . Un peu plus d'expérience du cœur humain m'eût fait connoître que le deſſein, que j'avois conçu de réſiſter à l'impreſſion de ſes charmes, étoit un préſage de ma défaite. L'inquiétude, dont j'étois agité, étoit le dernier effort du préjugé. La confuſion de mes idées, qui me réduiſoit au ſilence, malgré l'envie que j'avois de parler, venoit du trouble que jette dans l'eſprit une paſſion naiſſante. Je voulois plaire, & la crainte de ne pas réuſſir me fermoit la bouche. Le Vieillard pénétra ce qui ſe paſſoit dans mon intérieur; il affecta d'être curieux d'apprendre l'état de l'Europe. Je ne demandois pas mieux que de ſortir de ma perplexité, je ſaiſis avidement ſa première queſtion pour me jetter dans la politique. Les vingt luſtres, qu'il avoit paſſés loin de l'Angleterre, me donnoient beaucoup de matière à l'entretenir. Je pris l'exorde de mon diſcours au regne de Charles I . Je faillis même de pouſſer juſqu'à Guillaume le Conquerant, tant je craignois de finir trop tôt.

En bon Catholique je déplorai le ſort du Roi Jacques & celui de ſa poſtérité; mais en bon Anglois, je fis de Guillaume III. le héros de ma converſation. Je parlai de nos guerres depuis ſon avénement au Trône, de nos conquêtes, de notre crédit, de notre gloire. Enfin, lui dis-je pour concluſion, nous avons des poſſeſſions dans toutes les mers, nous ſommes les maîtres de l'Océan, les arbitres de l'Europe, & bientôt les vainqueurs de la France & de l'Eſpagne, les Conquerans du Mexique & du Perou. Je fus un peu déconcerté d'entendre le Vieillard me demander froidement ſi nous devenions plus riches en devenant plus puiſſans? La nation, répondis-je en begayant, a environ quatre-vingt millions de livres ſterlin de dettes; mais quoiqu'il n'y en ait pas dix-huit en eſpèces dans les trois Royaumes, il lui en reſte plus de vingt bien liquides, puisqu'elle en a plus de cent en papier.

“Et la nation, devenue ſi riche & ſi puiſſante, reprit le Vieillard, en eſt-elle devenue plus vertueuſe?“ Je ne ſus que lui répondre. En effet qu'aurois-je pû lui alleguer ſans mentir, ou ſans médire? Il vit qu'il m'avoit trop preſſé. “Paſſons outre, continua-t-il.

“Dites moi, je vous prie, quel eſt l'état actuel de la République de Hollande?“ Lui aiant répondu que ſon commerce ſe ſoutenoit toujours, quoiqu'avec plus de peine, dans ſon ancienne réputation, “Dieu ſoit loué! s'écriat-il. Les Hollandois ſont le peuple de l'Europe qui mérite le mieux d'être heureux. Puisque dans l'état où eſt depuis long-tems cette partie du Monde, les richeſſes ſont néceſſaires au bonheur, je ſouhaite que les leurs augmentent de plus en plus. C'eſt la recompenſe de l'humanité, c'eſt celle de la tolérance religieuſe, qui les diſtinguent ſi avantageuſement des autres nations. Peut-être qu'aux yeux de ces prétendus ſages, que vous nommez Philoſophes , mon ſouhait n'eſt pas celui d'un ami. Comme la cupidité & la convoitiſe ſont les compagnes de l'opulence, ils croiroient plus faire pour un peuple, auquel ils porteroient affection, s'ils lui ſouhaitoient un eſprit de réſignation à une honnête médiocrité. Pour moi, qui n'ai de ſcience que celle de mes réflexions, je penſe que les préjugés d'Europe ne comportent point cette modération qui conſtitue ici notre félicité. Vous ne ſauriez jouir du même bonheur parmi vous. Il vous faut, pour être heureux, voler de deſirs en deſirs. Vos cœurs y ſont accoutumés depuis l'enfance, & l'eſperance étant ce qui vous ſoutient dans l'agitation où vous paſſez votre vie, vous vous dégouteriez bientôt de la vie mê me ſi de nouveaux deſirs ne ſuccédoient pas à ceux qui ſont déjà ſatisfaits.

Cette réflexion en amena d'autres. Le Vieillard, qui étoit homme à en faire, en fit de ſolides ſur notre voyage & ſur les motifs que nous avions eus de l'entreprendre. Il mit en paralelle, avec beaucoup de préciſion, nos beſoins & nos fatigues. Il blâma les Légiſlateurs, qui n'avoient pas limité le ſuperflu; il cenſura leurs vûes d'ordre, dans leſquelles le plus grand nombre des membres de la ſociété eſt condamné à prodiguer ſes ſueurs & ſon ſang pour une poignée de fainéans, dont un fol orgueil, ou une ſotte piété fait tout le mérite.

“Malheureux Européens! s'écriat-il avec enthouſiaſme, dont l'unique bonheur eſt de ne jamais être heureux! ſi nous vous ſommes jamais connus, nous deviendrons l'objet de vos mépris, nous ſerons à vos yeux une poignée d'hommes ſauvages, à peine dignes d'entrer dans quelque claſſe du genre humain. Cependant nous vous plaignons, & nous ſouhaitons de ne jamais vous reſſembler. Nous jouiſſons de cette félicité qui n'eſt pas faite pour vous. Sans Rois & ſans ennemis, ſans Prêtres & ſans Tyrans, nous n'avons que Dieu pour maître. Nos paſſions guident notre raiſon, qui les régle; notre vie eſt exempte de chagrins & d'inquiétude. Rarement ſa fin prévient le terme que la nature marqua pour tous les hommes, & lorſque la mort menace d'en couper le fil, nous enviſageons ce moment inévitable avec l'aſſûrance de ces mortels qui ne ſont ſur la terre que pour obéir aux ordres du Créateur. Son immenſe bonté, que nous adorons ſans la concevoir, nous fait embraſſer avec confiance un avenir inconnu. Nous mourons avec tranquillité comme nous avons vécu dans le repos. La diſſolution de nos corps nous touche auſſi peu que leur formation, parce que nous ſommes perſuadés que le paſſage de la vie à la mort ne nous intéreſſe pas plus que celui du néant à la vie“.

J'étois trop neuf ſur des dogmes auſſi hardis pour entreprendre de les cenſurer. Après quelques foibles raiſons, telles qu'auroit pû avancer quelqu'un de nos Miſſionnaires avant que de s'échauffer la bile, je cédai au Vieillard ſur ſes prétentions à la félicité. Le repas, devenu plus gai ſur la fin, finit par de tendres converſations avec nos deux Belles. La nature eſt un pédagogue incomparable. Roſe & Flore n'avoient eu d'autre maître qu'elle. Ces filles parloient ſentiment avec une netteté & une onction que nos Dames cherchent en vain dans le ſecours de l'art. A l'aſſaiſonnement près de nos mêts, que les Traiteurs auroient appellés ſauvages , notre dîner pouvoit paſſer pour un feſtin. Il nous manquoit du pain & du vin; mais un cydre de pommes amères, rendu par la fermentation auſſi agréable que le meilleur de Cantorbery , & des galettes de ris cuites ſous la cendre, ne nous faiſoient point regretter les fruits de Cérès & de Bacchus. Nous vîmes ſur notre table du gibier excellent, de la volaille de baſſe-cour, & des piéces de buffalot, égales au plus ſucculent roſt-beef . Nous eûmes de pluſieurs ſortes de fruits, auſſi agréables au goût qu'à la vûe. Le repas fini, quand même la laſſitude ne nous auroit pas fait ſouhaiter de dormir, nous euſſions été fort diſpoſés à trouver le lit bon. Le Vieillard & ſes deux filles nous inviterent au repos, & prirent tous les trois congé de nous.

Nous vîmes partir à regret nos deux amantes: leur abſence nous livra tout entiers à nos réflexions ſur ce que nous venions de voir & d'entendre; nous étions encore incertains de notre bonheur. A peine me fus-je jetté ſur mon lit, que je me trouvai dans l'état d'un homme qui ſe rappelle avec peine un ſonge qui ne lui a donné qu'un plaiſir imparfait. Mon imagination errante ne pouvoit ſe fixer ſur rien, & je n'ôſois me ſouvenir des eſperances que le bon Vieillard nous avoit laiſſé concevoir, de peur d'en reconnoître l'illuſion.

Villiers , plus amoureux encore que je ne l'étois, eût bientôt tranché ſur les doutes que je lui propoſois de diſcuter avec moi. Que me voulez-vous, me dit-il, avec vos ſcrupules touchant la Religion de nos hôtes! Faut-il qu'une belle fille ſoit Chrétienne pour être belle à vos yeux? Pour moi, je n'y ſais point tant de raffinement. De même que dans un Diocèſe de France, où il eſt permis de manger des œufs dans le Carême, le François le plus pieux mangera volontiers une bonne aumelette s'il a appétit; de même j'aimerai Flore en toute fûreté de conſcience, ſi les ordonnances m'y autoriſent dans l'Iſle de l'Union . Pour un Marin, vous êtes bien dévot Catholique. Les Aumôniers de Vaiſſeau ont peut-être donné l'abſolution à mille Matelots que de hideuſes Negreſſes avoient fait ſouvenir qu'ils étoient hommes; & vous, vous appréhenderiez de la manquer pour n'avoir pas été un Ange, ou un bloc de marbre auprès des plus belles filles du monde? Ma foi, je ne vois plus, je n'entends plus que les loix qui me permettent d'être ce que Dieu m'a fait. Que le bon homme nous les explique ſi vous voulez, & nous lui prouverons, ſi elles nous paroiſſent juſtes, que les Européens ſavent auſſi bien être heureux que les Inſulaires. Déjà nous ſavons pour ſûr que nous ne ſommes point tombés parmi des Idolâtres. C'eſt un obſtacle de moins, quoiqu'après tout, Flore n'en ſeroit pas moins Flore quand même on lui auroit recommandé de ſe mettre à genoux vis-à-vis d'une piéce de bois inconnue à Rome. Cependant j'avoue que c'eſt un mérite de plus pour une belle fille de n'être pas d'une ignorance craſſe & d'une ſuperſtition abſurde. Le bon pere eſt pénétré des grands principes de la Religion. Je n'apperçois d'autre différence entre lui & le vrai Chrétien que ſa grande réſignation aux décrets de la Providence, que ſa confiance ſans bornes en la ſouveraine bonté de Dieu, que ſon éloignement enfin pour tout ce qui ne lui paroît pas conforme à la raiſon. Ses maximes ſur l'amour vous paroiſſent étranges: attendez, pour en juger, qu'il les ait développées. Quant à moi, j'ai un fort preſſentiment qu'elles ſeront conformes à notre raiſon, & peut-être à la bonne & ſaine Morale. Le conſcientieux Villiers n'en dit pas davantage. Il s'endormit, & je ne tardai pas à l'imiter.

CHAPITRE IV.
De la Religion des Inſulaires. Ils n'ont point d'Egliſes, & ſont Chrétiens. Quelle eſt leur Foi.

LE Vieillard, jugeant avec raiſon que nous étions gens à dormir juſqu'au lendemain, ne nous avoit point priés à ſouper. Il faiſoit déjà grand jour quand nous ſortîmes du lit, & un quart d'heure après, ſurvint notre Hôte pendant que je diſois ma prière, agenouillé ſur une chaiſe. La circonſtance me parut favorable pour m'inſtruire de la Religion dominante dans l'Iſle. Nous beniſſons Dieu, lui dis-je, nous lui rendons des actions de graces de ce qu'il nous a conduits à un port lorſque nous n'attendions plus que le naufrage. Quand il vous plaira de nous mener au Temple, nous nous y acquiterons de ce devoir. „Je vous ai prévenus dès hier, répondit-il. Les familles s'aſſembleront pour remercier la divine Providence de l'occaſion qu'elle nous a donnée d'être utiles à nos freres. Nous vous admettrons, ſi vous voulez, à la prière du matin, qui va bientôt ſe faire dans la grande famille; mais puiſque nous voilà trois, ne différons pas cet acte de piété.“ Non, repris-je, il nous convient d'aller au Temple. Sans doute qu'on ne dit pas la Meſſe, qu'on ne prêche pas dans l'Iſle, puiſque vous n'avez ni Prêtres, ni Miniſtres; mais du moins je ſuppoſe qu'il y aura des Temples. Le Vieillard accompagna ſa réponſe d'un ſoûris railleur. „Oui, dit-il, nous avons des Temples autant que de maiſons. Je connois votre culte, je ne ſuis point ſurpris de la préference que vous donnez à un bâtiment ſur un autre pour y faire votre prière. Mais après que je vous ai dit que les idées de vos Eccléſiaſtiques ne ſont point reçues dans l'Iſle, comment pouvez-vous trouver étrange qu'étant maîtres de ſervir Dieu en eſprit & en vérité, nous nous en tenions à ce culte, qui ne demande ni Temples, ni Egliſes? Le Sauveur n'a-t-il pas enſeigné que la Loi de grace aboliſſant les ſacrifices de la Loi Judaïque, il n'y auroit plus deſormais de lieu privilégié pour rendre hommage à la Divinité? N'a-t-il pas dit qu'il honoreroit de ſa préſence le lieu où deux ou trois ſeroient aſſemblés en ſon nom? Fut-ce dans un Temple qu'il apprit à ſes Diſciples l'Oraiſon Dominicale? Fut-ce dans un Temple qu'il inſtitua le ſymbole de la Cène? Fut-ce, dis-je, dans un Temple qu'il mena ſes Apôtres prier, & qu'il fut prier lui-même la nuit de ſa Paſſion? Les Apôtres & les premiers Chrétiens eurent-ils des Temples? Si nous en avions, il faudroit auſſi que nous euſſions des Prêtres, qui oublieroient bientôt qu'ils auroient été tirés du milieu de nous: parce qu'ils ſe verroient écoutés, ils voudroient être obéis. Les Lecteurs du Dimanche prétendroient être les maîtres de tous les jours, & cette Iſle, l'azyle de la liberté & de la concorde, ſeroit, avant un demi-ſiécle, peuplée d'eſclaves & de tyrans. Le Chriſt eſt venu ſur la terre apporter des biens ſpirituels & temporels. Sa divine doctrine, bien entendue, n'auroit fait que des heureux; interprétée, commentée par des hommes pleins de préjugés ſur le culte qu'elle aboliſſoit, ſuperſtitieux, ou dévorés par l'ambition, elle fait acheter par la ſervitude en cette vie le bonheur qu'elle promet dans l'autre .......“ Vous êtes donc Chrétiens, interrompis-je avec distraction, & vous n'avez point de Temples? Mais vous êtes pourtant de quelque Egliſe, ou Communion? Etes-vous de la Proteſtante, ou de la Réformée, Quakers, ou Sociniens? Je vous prie, éclairciſſez mes doutes. Je ſuis de l'Egliſe Romaine, mon Camarade eſt de l'Egliſe Réformée; mais nous n'avons Miſſion, ni de Rome, ni de Geneve. Ma curioſité ne doit point vous être ſuſpecte.

Fuſſiez-vous plus héretiques que Luther & Calvin , plus fanatiques que Jean Fox , je verrai toujours nos bienfaiteurs dans vos Inſulaires. „Fort bien, reprit-il en ſoûriant, ſi j'avois négligé de prendre nos ſûretés contre les inſpirations du génie convertiſſeur, vous diſſiperiez mes craintes à cet égard. Il ſeroit à ſouhaiter que tous les Chrétiens penſaſſent comme vous; ils le feroient, pour peu qu'ils raiſonnaſſent conſéquemment. Leurs différends ſont ſur des points de foi, & la foi eſt un don de Dieu. Que mérite autre choſe l'infortuné, qui ne l'a point cette foi, ſinon d'être plaint? On le hait, on le perſécute, on eſt perſuadé, fauſſement il eſt vrai; mais enfin on tient que su meurt avant que d'avoir renoncé à ſa Religion, il ſouffrira des ſupplices éternels, inévitables en l'autre vie; & on le punit de mort, parce qu'il ne veut pas changer de ſyſtême. Fut-il jamais de barbarie plus atroce? Gemiſſons d'un pareil aveuglement, & félicitons-nous d'être plus éclairés. Vous n'avez commiſſion d'aucun Sectaire; & nous, nous ne ſommes attachés à aucune Secte. Nous ne ſommes ni Petriſtes , ni Pauliſtes , ni Calviniſtes , ni Luthériens : nous faiſons ſimplement profeſſion d'être Chrétiens, Diſciples de Chriſt, ſans autre Docteur, ſans autre Maître que Chriſt. Le Nouveau Teſtament, qui contient ſa doctrine, eſt notre unique règle. Tout ce qui y eſt ordonné, nous l'eſtimons être de devoir; tout ce qu'il ne preſcrit pas, nous le croions licite: voilà tout notre Code. Quelques réglemens de police ont pourvû au détail des mœurs; & ce ſupplément, auſſi clair, auſſi précis que le texte, nous ſuffit avec lui pour apprécier à nos actions leur juſte valeur.“

Je me ſouvins que notre Chapelain n'avoit répondu à un Hollandois Anabaptiſte, qui lui parloit ſur ce ton à Batavia , qu'en le regardant en pitié; & malgré le reſpect que je devois à l'âge du Vieillard , je ne lui aurois fait d'autre réponſe, ne fut que voiant Villiers, qui lui applaudiſſoit, je n'euſſe craint d'avoir à me reprocher la perverſion de mon ami en lui donnant lieu de croire que je n'avois pas dequoi me défendre en règle. Vous ſeriez aſſûrément, repris-je, un peuple Chrétien fort heureux, ſi le texte des Livres ſaints s'offroit toujours à vos yeux ſous ſon véritable ſens: chacun de vous, ſa Bible à la main, ſeroit un Caſuiſte infaillible, & l'unité d'opinion rendroit éternelle la concorde qui regne dans l'Iſle; mais ce que tant de Sts. Peres ont manqué, ce que tant de Conciles n'ont ſaiſi qu'à l'aide de l'inſpiration, prétendez-vous qu'il n'échappera pas à vos Inſulaires?...„Arrêtez, interrompit-il: ce que vous dites-là demande une grande explication. Si en faiſant de la Ste. Ecriture notre unique oracle, nous la faiſions toute entière, ainſi que font les Chrétiens en Europe, l'objet de notre étude & de notre examen, il nous faudroit néceſſairement recourir à l'autorité pour étouffer la diſcorde qui naîtroit de la diverſité d'opinions. Les Réformés, qui s'efforçoient de rendre au Christianiſme ſa première ſimplicité en rejettant les traditions humaines & les Conciles qui les ont appuiées, ont été obligés, dès que leur culte a été affermi, d'exiger de la déference pour une de leurs aſſemblées, fort inférieure à pluſieurs des Conciles dont ils méconnoiſſent l'autorité. Le Synode de Dordrecht les doit fort embarraſſer ſur les raiſons de leur peu de foi aux Conciles de Chalcedoine, de Conſtantinople, & d'autres. Leurs Docteurs, ou Miniſtres, qui projetterent la Réformation, manquerent le double point de vûe ſous lequel les Livres ſaints doivent être enviſagés, & cette erreur a mis leur Secte de niveau avec celles qu'ils prétendoient réformer. On peut démontrer qu'il n'eſt pas de la dignité de Dieu d'avoir envoié le Chriſt ſon Fils ſur la terre pour donner aux hommes une nouvelle Loi qui eût beſoin de commentaires perpétuels, & il eſt auſſi aiſé de prouver que la Loi du Sauveur a des obſcurités impénétrables. Quiconque croit les Livres ſaints, ouverts ſans réſerve à ſes conjectures, aura beau poſer des principes, & avancer avec juſteſſe de conſéquence en conſéquence, de concert avec celui qui ſera entré avec les mêmes opinions dans la même route que lui. Semblables à deux hommes, partis du même point pour parcourir chacun une des lignes latérales d'un angle, ils s'écarteront l'un de l'autre à meſure qu'ils avanceront, & à la fin de leur courſe ils auront à faire, pour ſe rejoindre, le même chemin qu'ils auront fait pour s'éloigner. Il faudra qu'ils reviennent au point d'où ils ſont partis. Si chacun des deux raiſonneurs s'obſtine à ſe croire parvenu au vrai, ils auront beſoin d'un arbitre. Mais à quel titre cet arbitre exigera-t-il de la ſoumiſſion à ſon jugement? La promeſſe, que les diſputans font de leur déference, vient de la confiance de chacun en la bonté de ſon opinion; & le perdant s'estimera toujours mal condamné, à moins du dogme abſurde de l'infaillibilité du juge. Le repos de la ſociété exige que les diſputes religieuſes ſoient traitées comme des points de diſcipline. L'autorité civile doit appuier le parti le plus nombreux, & écraſer le plus foible s'il eſt opiniâtre. Ce que je vous dis-là, mes amis, eſt de pratique conſtante.

“Mais le dogme de l'infaillibilité des arbitres, qui fait changer de nature à la violence qu'il autoriſe, peut-il ſe ſoutenir? L'Ecriture & la raiſon ne le proſcrivent-elles pas? Les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre l'Egliſe de Chriſt. On ne peut révoquer en doute cette aſſûrance, donnée par le Chriſt lui-même; mais ſuppoſe-t-elle que la véritable Egliſe ne ſe préſervera d'erreur que par l'infaillibilité de ſes Chefs? Non, ſans doute. C'eſt la force de la vérité elle-même qui ſoutiendra l'Egliſe Chrétienne. Cette vérité immuable fait le caractère de la Loi de Chriſt; & de même que l'évidence dans les choſes, ſoumiſes à nos ſens, opére la conviction en dépit des ſophiſmes: de même la vérité, que la doctrine Chrétienne reſpire, la fera éternellement triompher de l'erreur qu'on voudroit lui ſubſtituer. L'obſcurité du texte en pluſieurs endroits ceſſe d'être le germe de la diſcorde, dès qu'on diſtingue dans la ſainte Ecriture la règle de foi & la règle des mœurs . Tout ce qui a rapport à la règle des mœurs, eſt de la plus grande clarté. Aimez Dieu ſur toutes choſes & votre prochain comme vous-même: Ne haïſſez point vos ennemis, tâchez de les aimer, faites-leur du bien: Rendez à Céſar ce qui eſt à Céſar, & à Dieu ce qui eſt à Dieu. Voilà le ſommaire de la règle des mœurs, donné par le Sauveur. Ce ſont des dogmes pratiques, qui ſont préſentés à tous les Chrétiens, & qui par cette raiſon ont dû être mis à portée de tous. Eſt-il quelque animal raiſonnable qui héſite ſur le ſens de ces dogmes?

“Il n'en a pas dû être de même de la règle de foi. Ce ſont des dogmes ſpéculatifs, propoſés à croire. Pour croire, il n'eſt pas beſoin d'examiner, de concevoir le comment, le pourquoi; il ne faut qu'avoir confiance en celui qui demande notre aſſentiment. Une fois perſuadés que c'eſt un Dieu qui nous affirme la vérité des Myſtères, nous adorons dans un reſpectueux ſilence la ſupériorité de ſon intelligence ſur la nôtre, & regardant comme un attentat ſur la Divinité le deſir audacieux de concevoir ce qu'elle a mis hors de notre portée, nous lui rendons l'hommage qui lui eſt dû, en ne doutant pas de la vérité de ce dont elle ſe donne à nous pour garand. C'eſt ainſi que rangeant chaque article dans ſa claſſe, nous nous ſommes aſſûrés l'unité de foi, ſans laquelle il n'eſt point de paix religieuſe. C'eſt ainſi que ſans autre ſecours que de notre raiſon, nous rejettons pour notre bonheur les opinions des Interprêtes gloſſateurs, les déciſions entortillées des Conciles, & les arrêts ſophiſtiques des Papes.“

“La ſaine raiſon auroit dicté ce même procédé à toutes les Sectes Chrétiennes, ſi l'ambition des Chefs n'avoit pas proſcrit une méthode qui ſappoit la conſidération à laquelle ils aſpiroient. Qu'a donc fait le St. Eſprit, ſe ſeroit dit tout Chrétien, dégagé des préjugés du parti; qu'a fait le St. Eſprit, en inſpirant ceux qui ont recueilli la Loi du Sauveur, ſi pour en comprendre le ſens, il lui faut perpétuellement inſpirer une multitude d'hommes dont la miſſion eſt équivoque, aux yeux mêmes des plus crédules? L'Ouvrage des quatre Evangéliſtes & les Epîtres de St. Paul ne ſont donc qu'un canevas groſſier, ſur lequel le même Eſprit Saint, qui les dicta, ſe ſera réſervé de tracer de ſiécle en ſiécle de nouvelles figures? La Loi du Sauveur n'aura donc ſa perfection qu'à la fin du monde? Que devient alors la Miſſion de Chriſt? Le Sauveur a accompli l'ouvrage de la Rédemption; voilà un article de foi. Mais ſa prédication ne ſera plus qu'une ébauche, ſi ceux, qu'il a choiſis pour en rendre témoignage, qu'il a commis pour la faire paſſer aux nations, ont laiſſé leurs Caïers imparfaits. Il faut donc que nous voiyons dans ces Caïers, & de la manière dont nous devons le voir, tout ce qu'il eſt venu nous enſeigner.

“Vous diſputez en Europe ſur la Cène, ſur l'accord de la Grace avec le libre Arbitre, ſur l'union des deux Natures en Chriſt, &c. Qu'ont produit les Ecrits immenſes de vos Docteurs ſur ces points? Après avoir long-tems raiſonné, ils en reviennent à la néceſſité de croire: ne valoit-il pas mieux croire d'abord? Leurs raiſonnemens n'ont fait que raſſembler des difficultés dont ils reconnoiſſent la ſolution impoſſible. La lecture de leurs Ecrits affoiblit la foi chez les foibles, la rend plus pénible aux eſprits religieux, & en éloigne de plus en plus les génies auſſi téméraires qu'eux. La foi Chrétienne eſt la croiance des choſes incroiables . Un Dieu triple, & un; un Dieu qui naît d'une Vierge; qui vit trente ans dans l'obſcurité de la boutique d'un Charpentier; qui enſeigne pendant trois ans dans un petit coin de terre dont il a déjà proſcrit la plûpart des habitans; qui meurt enfin ſur une Croix au milieu de deux voleurs; qui reſſuſcite, & ſe cache après ſa réſurrection avec autant de ſoin que s'il avoit appréhendé que le peuple ne pût douter de ſon retour à la vie; qui monte au Ciel avec le corps humain qu'il avoit revêtu; ce ſont-là des abîmes où la raiſon ſe perd, ſi, pour donner ſon aſſentiment, elle veut du vraiſemblable qu'elle connoit. Mais ces prodiges myſtérieux ne lui ſont point donnés à examiner. Ainſi qu'un Deſpote, plein de ſageſſe & de capacité, exige de ſes ſujets qu'ils ſoient perſuadés que le jeu des intrigues, qu'il leur cache, le conduira au but qu'il ne leur laiſſe pas plus appercevoir: ainſi Dieu demande de nous que nous aiyons aſſez de confiance en ſa ſuprême vérité pour ne pas nous faire de notre ignorance une raiſon de rejetter ce qu'il nous aſſûre être vrai. Il nous dit que l'homme eſt un agent libre; il nous dit que ſa grace anime l'homme: nous devons croire l'un & l'autre. Eſt-ce à nous, inſectes rampans ſur la ſurface de la terre, de prétendre aſſigner ſa part à l'Etre ſuprême dans nos actions, peſer ſon influence & la nôtre, & en fixer l'équilibre? Chriſt, faiſant la Cène avec ſes Apôtres, prit du pain, qu'il leur partagea, en diſant: Mangez. Ceci eſt mon Corps. Il verſa du vin dans une coupe, qu'il leur préſenta, en leur diſant: Bûvez-en tous. Ceci eſt mon ſang. Faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous le ferez. Où eſt dans ces paroles, priſes ſelon notre méthode, le ſujet des guerres horribles qui ont déſolé l'Europe? Mangeons du pain, bûvons du vin, comme firent les Apôtres. Jeſus ne leur dit pas d'étudier, de déviner comment cela étoit ſon Corps & ſon Sang. Il leur ordonna ſeulement de faire en mémoire de lui ce qu'ils venoient de lui voir faire. Les Apôtres nous ont appris ce qu'ils avoient vû faire à leur Maître. Notre devoir eſt donc uniquement de ne le point faire, ſans le faire en mémoire de lui. Il nous commande de l'imiter, & en l'imitant, de nous ſouvenir de lui. Le précepte eſt clair & précis; l'obéiſſance eſt-elle ſi pénible?“

Le Vieillard attendit avec une modeſte aſſûrance la replique que je lui ferois; mais j'étois peu en état de lui répondre. Que je regrettai de n'avoir pas pouſſé mes études juſqu'à la Théologie! Villiers triomphoit de mon embarras, il voioit dans ma défaite le prélude de la ſienne ſur des points qui lui étoient infiniment plus à cœur. En voilà bien aſſez pour aujourd'hui, dit-il. Demain le Chevalier reviendra à la charge avec de la munition. Déjeûnons, afin qu'il conſte que nos diſputes ſeront ſans aigreur, & qu'elles n'aboutiront point au ſchiſme, comme toutes les diſputes de Religion. Après le déjeûné, je veux que vous me battiez à mon tour. Jamais triomphe ne me fera plus de plaiſir que ma prochaine défaite, dont je ne dou-te pas; car ce ſont plûtôt les ſcrupules du Chevalier que les miens que je veux vous donner à diſſiper. Vous nous diſiez hier que l'amour ne faiſoit que des heureux dans l'Iſle, & en nous invitant à nous livrer ſans réſerve à ſa première impreſſion, vous ajoutâtes que ſi nous étions rivaux, ce ſeroit un malheur qui trouveroit ſon remède. J'ai plus penſé aux délicieuſes eſperances que cette charmante doctrine autoriſeroit, qu'aux queſtions de Théologie que vous venez de diſcuter. Si je la conçois bien, elle ne ſuppoſe rien moins que cette union indiſſoluble qu'on appelle Mariage . Mais vous parlez du Nouveau Teſtament & des Epîtres de St. Paul; cela m'embarraſſe. Juſqu'à préſent j'ai ignoré que l'Evangile & les Epîtres de St. Paul continſſent qu'Aimer & être aimé fût tout ce que la Loi exige des amans pour les rendre heureux.... Tout ſurpris que Villiers eût ôſé demander éclairciſſement ſur un article auſſi délicat, je prêtai une oreille attentive à l'explication du Vieillard; & comme elle ne me parut pas auſſi préciſe que je la ſouhaitois, je voulus charger la difficulté. Je ſuis des vôtres, lui-dis-je, & j'abjure la doctrine de mon Egliſe, ſi vous venez à bout de me prouver que la copulation eſt un acte naturel auquel l'Ecriture nous admet lorſque nous en avons le deſir. Je ne veux point biaiſer; ce que vous nous avez dit de l'amour aboutit là. Bon Dieu! que deviendroit le Sacrement de Mariage? Le Vieillard ne fit que rire de ma pieuſe exclamation. „Déjeûnons, dit-il: ſi vous tenez parole, Rome va bientôt perdre un de ſes enfans“

CHAPITRE V.
Courte Deſcription de l'Iſle. Entretien ſur le Mariage. Quel il eſt dans l'Iſle de l'Union.

Roſe & Flore ſervirent le déjeûné, & ſe retirerent. Le Vieillard nous aiant prévenus qu'il ne vouloit point qu'elles aſſiſtaſſent à la diſpute, nous ne fîmes point d'inſtances pour les retenir. Il ſembloit que notre inclination pour ces deux filles attendît, pour prendre tous les ſymptômes de l'amour, que la Religion nous permît de nous livrer aux plaiſirs qu'il donne. C'étoit ſans doute un effet du climat, qui rendoit nos ſens ſi dociles à la raiſon. Après le déjeûné, le Vieillard nous propoſa de faire un tour de promenade, à quoi nous conſentîmes volontiers pour l'obliger. Nous n'étions guères curieux de parcourir une ville, dont les maiſons uniformes étoient des cabanes, fort propres à la vérité mais toujours des cabanes de bois & d'argile, colorées de rouge. Du milieu de la grande place on découvroit toute la ville, qui n'a que ſix rues, dont trois s'étendent depuis la place en patte d'oye au Sud, & trois autres au Nord, de la longueur de quarante toiſes. Chaque maiſon eſt comme les cenſes de Flandre, moitié ville, moitié campagne, n'aiant que des greniers au-deſſus du rez de chauſſée. Sur le devant eſt le logement de la famille: les beſtiaux occupent les aîles; & ſur le derrière ſont des remiſes, où ſe mettent les harnois avec les inſtrumens de la chaſſe, de la pêche & du labourage. La ville n'a point de murailles. Un terrain de plus de deux lieuës de circonférence étoit deſtiné pour de nouvelles maiſons, à meſure que les familles ſe multiplieroient. Il y en avoit déjà quatre cens ſoixante-&-ſix de bâties, & on étoit occupé à en conſtruire une centaine pour de jeunes gens dont l'union ſe devoit célebrer au commencement de Mai. Les magazins publics joignoient le grand bâtiment où nous avions notre logis marqué, & derrière lequel ſe trouvoit un grand verger, qui occupoit l'eſpace parallèle à celui des rues. Tout étoit prairie juſqu'à l'enceinte déſignée pour la ville, lorſqu'elle auroit reçu tout l'accroiſſement auquel on la bornoit. Un large foſſé, revêtu de fortes paliſſades, en fermoit l'entrée aux bêtes ſauvages, & ces vaſtes prez étoient pleins de beſtiaux de pluſieurs eſpèces, différens en quel-que choſe de ceux de l'Europe, mais aſſez ſemblables pour l'eſſentiel. Les bœufs étoient des buffles beaucoup plus petits que ceux d'Italie; les vaches ne différent des nôtres que pour le poil & la grandeur. Elles ſont d'un blanc de lait, & guères plus hautes que de grandes chèvres. En revanche les animaux, que nous appellerions moutons , ſont plus grands que les nôtres. Ils n'ont ni cornes, ni les pieds fourchus, & leur toiſon brune n'eſt point friſée. Nous vîmes une eſpèce de cheval qui a le col fort long, avec une queuë ſans crins, pareille à celle d'un cerf. Il a les jambes de devant plus longues que celles de derrière, & quand il marche, il ſemble n'appuier que ſur les hanches. Il eſt moins agile que celui de l'Europe. Les chèvres, qui ſont toutes blanches, reſſemblent aux nôtres. Les terres labourées, & enſemencées ſont au-delà de l'enceinte. Il y a de diſtance en diſtance des lieux marqués pour des habitations, qui ſeront des villages à meſure que L'Iſle ſe peuplera. Comme elle a vingt-deux lieuës de long ſur dix-ſept de large, & que les montagnes de ſon centre ne ſont point eſcarpées, il y a apparence qu'elle contiendra un peuple nombreux avant que le terrain manque à ſes habitans. Un large foſſé tenoit lieu de mur au grand verger. Il recevoit, partagé en deux branches, une petite rivière qui vient de L'Eſt. Ces deux branches alloient, l'une au Sud & l'autre au Nord, former dans la grande rue de chaque partie de la ville un canal d'eau vive, qui vient ſe décharger dans le baſſin de la grande fontaine, d'où il s'écoule dans le port.

Nous rangeâmes le foſſé au Nord-Eſt juſqu'aux bords de la rivière. Déjà le ſoleil avoit ſeché la roſée. Deux rangs de ſaules, rompant les raïons, ne laiſſoient ſentir ſous leur ombrage qu'autant de chaleur qu'il en falloit pour corriger l'humidité du lieu. Nous nous y aſſîmes, & auſſi-tôt le Vieillard réveilla la diſpute, en s'adreſſant à moi.“C'eſt à vous que j'en veux principalement, me dit-il, parce que je vous vois entiché de préjugés plus forts & plus nombreux. Si je viens à bout de vous convertir, votre Camarade ſera bientôt rendu. Vous me parlez du Mariage comme d'un Sacrement . Nous aurons peine à nous accorder, juſqu'à ce que nous ſoiyons convenus des termes. Qu'entendez-vous par un Sacrement ? que ſignifie ce mot, inconnu aux Hébreux & aux Grecs, & dont la Langue d'aucun peuple du monde n'a le ſynonime? Un Sacrement, répondis-je, eſt le ſigne ſenſible d'une choſe inviſible, inſtitué par le Sauveur pour notre ſalut. Voilà comment mon Catéchiſme le définit.

“J'aimerois autant, reprit le Vieillard,vous entendre dire qu'un Sacrement eſt un emblême , inſtitué pour notre ſalut; mais le mot emblême , qui porte à l'eſprit une idée, nette & connue, ne ſatisferoit pas vos Théologiens. Les Hyéroglifes des Egyptiens étoient des emblêmes; tout leur culte conſiſtoit en un amas de cérémonies emblématiques. La Circonciſion, les Sacrifices, l'Habit du Grand-Prêtre, l'Arche, le Chandelier, le Tabernacle, le Serpent d'airain étoient des emblêmes pour les Juifs; on ne s'eſt pas aviſé d'en faire des Sacremens. Mais tenons-nous en à notre queſtion. Quelle eſt la choſe inviſible dont le Mariage eſt le ſigne ſenſible?“ Oh! repartis-je, il n'y a point là de difficulté, c'eſt l'union de Jeſus Chriſt avec l'Egliſe. “Fort bien, dit le Vieillard en ſoûriant; il ne vous reſte plus qu'à m'apprendre quel eſt ce ſigne ſenſible; car il y en a pluſieurs dans le Mariage. Comment définiſſez-vous le Mariage? Le ſigne, que vous adoptez, doit être la différence dans la définition“. Le Mariage, répondis-je, eſt encore, ſuivant mon Catéchiſme, un Sacrement inſtitué par le Sauveur pour l'union légitime de l'homme avec la femme, dont la fin eſt la génération & l'éducation des enfans. “Bravo! s'écria le Vieillard. Vous ouvrez nos yeux à des vérités nouvelles, ſi vous nous montrez que cette union a été inſtituée par le Chriſt pour notre ſalut. Dites-nous où & comment il a fait cette inſtitution“. Vous êtes pris, interrompit Villiers . Les noces de Cana où Jeſus-Chriſt daigna ſe trouver.....„ Ainſi, reprit le Vieillard, toutes les cérémonies, auxquelles le Sauveur aſſiſta, ſeront des Sacremens? Soit.

Mais c'eſt donc le feſtin des nôces qui eſt le ſigne ſenſible de la choſe inviſible que le Mariage déſigne? car Jéſus n'honora que la table de ſa préſence. Il n'aſſiſta ni au contrat, ni à la proteſtation du ſerment mutuel. Il ne conduiſit point les époux au lit nuptial, il ne parut qu'au feſtin; encore y vint-il qu'il étoit déjà commencé“. Vous nous perdez, dis-je à Villiers . Ce n'eſt point des nôces de Cana que ſe prend l'inſtitution du Mariage; c'eſt des paroles du Sauveur: L'homme quittera ſon pere & ſa mere, & s'attachera à ſa femme; & ils ſeront deux dans une même chair . “Gare! s'écria le Vieillard, que de ce texte ſi formel, ſelon vous, pour votre Sacrement, on n'en déduiſe une confirmation de la Polygamie, autoriſée dans Abraham, avouée & comblée de benedictions dans Jacob, permiſe dans la Loi de Moïſe, louée & inſpirée dans David. Le dernier article du Décalogue porte: Tu ne déroberas à ton prochain, le mot de convoiter ſignifiant la même choſe, ni ſon bœuf, ni ſon âne, ni ſa femme . S'agit-il-là d'un ſeul bœuf, ou d'un ſeul âne? Non, ni par conſéquent d'une ſeule femme, puisque l'Iſraélite, ſuivant ſes moïens, pouvoit remplir ſon lit, comme ſon étable, à diſcrétion. Le même Trôpe eſt emploié dans votre texte, & votre Vulgate le rend de la même manière; l'expliquez-vous diverſement? Voiez où vous meneroit la diſcuſſion de la lettre, & convenez que vos Prêtres n'ont pas ſaiſi l'eſprit . Dans quelles circonſtances, à propos de quoi, d'après qui le Sauveur s'exprima-t-il ainſi ſur l'union de l'homme avec la femme? voilà ce qu'il faut conſidérer pour entendre ſes paroles.

“Le Chriſt remontroit aux juifs l'injuſtice & la dureté du divorce, non pas qu'il voulût abolir ce dernier, puiſqu'il l'ordonne au moins dans le cas d'adultère. Il ſe propoſoit de corriger la Loi que Moïſe n'avoit donné telle que par condeſcendance pour les préjugés de ſon peuple, pour ſa dureté de cœur & d'eſprit. Le divorce chez les Juiſs n'étoit favorable qu'aux hommes; la femme répudiée étoit flétrie, & condamnée à paſſer le reſte de ſes jours dans un célibat humiliant, tandis que le mari, ſur lequel la femme n'avoit pas la répréſaille, puiſqu'il lui donnoit autant de rivales qu'il vouloit, ſubſtituoit à celle, qu'il répudioit, telle autre qu'il lui plaiſoit d'admettre à partager ſon lit. Le Sauveur démontre l'injuſtice de la Loi, en rappellant les Juifs à l'egalité qui eſt entre les deux ſexes. Vous aſſujetiſſez la femme à un ſeul homme, leur dit-il, & vous permettez à l'homme de ſe partager entre pluſieurs femmes. Sur quoi fondez-vous cette diſparité? La dignité eſt la même chez l'un & l'autre ſexe, & la ſupériorité, que vous attribuez au ſexe maſculin, eſt de votre invention: Au commencement il n'en étoit pas ainſi . L'homme & la femme furent créés de Dieu lorſqu'il mit dans Adam le germe des deux ſexes. L'infériorité particulière d'Eve, qui ne fit que partie du tout humain, ne porte pas plus ſur les femelles que ſur les mâles de ſa poſterité, parce qu'elle fut formée pour être le ſimple inſtrument, & non pas la cauſe de la première génération. Dépoſitaire d'un germe, qu'Adam lui donna à féconder, à nourrir, elle n'a pas plus fourni à l'être des filles qu'à celui des fils. Les deux ſexes rapportent également le complet de leur être à Adam: ils ſont également provenus du premier homme créé, leur origine eſt d'égale nobleſſe, leur formation d'égale dignité. Ils ſont deſtinés à s'unir de façon à ne ſaire qu'une même chair; pourquoi mettez-vous entre eux une différence ſi onéreuſe? Si vous aſſujetiſſez la femme à un ſeul homme, vous devez aſſujetir l'homme à une ſeule femme. Vous ne voulez pas renoncer à votre privilège: ſoit; mais pour qu'il ne ſoit pas injuſte, donnezen un pareil à un ſexe ſur lequel vous n'avez d'avantage que par la force & la violence.

“Tel eſt le ſens des paroles du Sauveur. Ce n'eſt point l'état, c'eſt l'acte du Mariage qu'il préſente aux Juifs, & il le leur préſente dans les mêmes termes dont Adam l'avoit exprimé. Il cite, eſt-ce une formule d'inſtitution? Si vous la voiez dans votre texte, ce ſera donc Adam qui aura inſtitué votre Sacrement? Mais la Loi de Moïſe, qui a perfectionné la Loi naturelle, comme celle-ci l'a été par celle du Sauveur; la Loi de Moïſe méconnut cette union indiſſoluble d'un avec une. Adam ne l'avoit donc pas recommandé telle. Jacob, que ſa mere envoie par inſpiration divine ſe marier en Méſopotamie, y épouſe deux femmes, auxquelles, peu après, il en joint deux autres; & tous les fruits de ces mariages ſont comblés des benedictions du Ciel; ils ſont deſtinés à former un peuple prédeſtiné, l'objet particulier des bienfaits du Très-Haut.

“Ne vous laiſſez pas faſciner plus long-tems, mes amis, par les imaginations de vos Prêtres. Le Mariage eſt d'inſtitution divine pour toutes les créatures, non pas pour leur ſalut (expreſſion bizarre qui ſignifie tout ce que les Prêtres veulent), mais pour leur bonheur, pour la conſervation & la propagation des eſpèces créées. Dieu l'a inſtitué lorſqu'il donna aux animaux l'ordre de croître & de multiplier. L'eſſence du Mariage eſt connue de tout ce qui reſpire; elle eſt une notion infuſe, que nos organes portent à notre eſprit auſſi-tôt qu'ils en peuvent ſoutenir l'impreſſion. Cette eſſence eſt tout ce que le Créateur nous en a marquê. Tous les hommes & toutes les eſpèces de brutes, tous les oiſeaux & tous les poiſſons ont reçu le précepte avec l'inſtinct, ou la raiſon, qui leur enſeigne à le remplir. L'union des deux ſexes en une même chair, la préference que le couple uni donne à ſa moitié ſur celui auquel il doit ſa naiſſance, ſon attachement à elle ſont de pratique uniforme, conſtante & générale dans toute la nature. L'attrait du plaiſir eſt le grand reſſort de l'ame de tous les animaux; mais chez les hommes, la ſeule eſpèce animale que nous connoiſſions capable de société, il y a de la différence dans les formalités, dans la durée, dans les conditions de cette union.

“Les Légiſlateurs, qui ſe ſont accordés ſur les notions naturelles, ont été obligés ſur le reſte de ſe plier aux préjugés, au génie, au tempérament, au goût de leurs peuples. Leurs inſtitutions n'ont été que des conventions de valeur arbitraire, juſqu'à ce que l'adoption unanime en ait fait des Loix. Le Légiſlateur préſenta ſes idées à tous les membres de la ſociété qu'il vouloit former. Réunis pour prononcer ſur elles, ceux-ci leur donnerent le ſceau „d'adoption, & la ſociété ſe ſoutenant ſur cette convention, la génération ſuivante, qui ne réclama point contre elle, en fit un Code, inviolable pour ſa poſtérité, à moins que l'unanimité, qui l'avoit adoptée, ne vint à la proſcrire. Mais ſemblables aux arrets d'une Cour de juſtice, qui ne portent point hors du diſtrict, ces conventions de ſociété particulière n'obligent que ſes membres, & le reſpect, que vous devez en Angleterre aux conventions qui font les Loix du Roïaume, vous le devez parmi nous aux conventions qui font nos loix, ſous peine d'être traités comme perturbateurs du repos public.

“Nous avons trouvé un peuple nouveau dont l'eſprit n'étoit gâté par aucun préjugé. Les Saintes Ecritures à la main, nous lui avons donné les règles des mœurs qui nous ont paru les plus conformes à la nature & à la raiſon. Nous aurions pû le faire donner dans le Myſtique, comme dans le Naturaliſme; mais nous avons ſouhaité lui établir ſur des fondemens ſolides une félicité durable; & nous aurions manqué notre but, en abuſant de ſa crédulité. La raiſon, une fois développée, s'affine de plus en plus; & ſi elle apperçoit de l'abſurdité dans un des “points qu'on lui fit adopter, elle “ne tarde pas à les rejetter tous. Le moïen de faire pour l'avenir un peuple ſouverainement méchant, eſt de vouloir le former, lorſqu'il eſt brute, meilleur qu'il ne peut ſe ſoutenir avec les forces de la nature. De là vient la perverſité des Européens. Perſuadés que c'eſt pour notre bonheur que Dieu nous a donné les Saints Livres, nous n'avons pas voulu faire croire qu'il exigeât de nous le ſacrifice des inclinations & des paſſions que nous tenons de lui, & qui entrent dans l'économie de notre bien-être. Nous n'avons point vû, & nous avons refuſé de faire voir dans ſon Evangile ces devoirs & ces abſtinences pénibles, qui font des Chrétiens d'Europe des eſclaves, & des forçats pour qui la vie eſt un ſupplice. L'union des deux ſexes eſt de précepte; nous en avons fait à notre peuple un devoir indiſpenſable. Nous n'avons point affoibli, par un cérémoniel génant, l'attrait qu'il a plu au Créateur de mettre dans cette union. Les formalités, que le bon ordre exige, ſont au contraire parmi nous celles qui nous ont paru les plus capables d'aiguiſer les deſirs, d'animer les eſperances, de combler le plaiſir. Chaque homme nubile a ſa femme, chaque fille, en âge de ſe donner à la propagation, a ſon mari. Attachés l'un à l'autre par leur propre choix, ils n'ont d'autres liens que ceux de leur tendreſſe. La réproduction de ſoi-même eſt l'acte le plus noble de la vie; ne ſeroit-ce pas dégrader l'homme au-deſſous des bêtes, que de le priver, pour ce grand œuvre, de la liberté dont elles jouïſſent?

“L'adultère eſt un crime horrible dans la ſociété, qu'il trouble. Ce n'eſt qu'eu égard à la ſociété qu'il eſt un crime devant Dieu; pourquoi l'enviſagerions-nous ſous d'autres rapports? Allez, dit le Sauveur à la femme adultère que les Juifs inhumains vouloient lapider, Allez & ne ſcandaliſez plus . Sa faute étoit punie par le divorce, que la conviction de ſa faute lui prononçoit: le mari, qu'elle offenſoit, n'étoit pas vengé, parce que la vengeance n'eſt pas une réparation; mais il avoit toute la ſatisfaction qu'il pouvoit juſtement demander, dès que par ſa ſéparation d'avec celle qui avoit ceſſé de l'aimer, il étoit à l'abri de l'impoſture qu'elle lui auroit faite ſur les fruits de ſon nouvel amour. Le Sauveur a marqué la durée de l'union conjugale, lorſqu'après avoir dit que le deſir fait l'adultère, il commande le divorce à la ſuite de ce crime. L'homme, ou la femme, qui ſouhaite s'unir à un autre objet que celui de ſon premier choix, eſt dès lors dans le cas d'adultère. Ils préviennent ce crime, en faiſant l'aveu de leur diſpoſition à le commettre. Le divorce ſe prononce ſur cet aveu, & ils ſont rendus à euxmêmes. Leurs deſirs rentrent alors dans l'ordre, & une ſeconde union, qu'on ne peut leur interdire ſans une barbarie tyrannique, leur fait retrouver le bonheur avec leur innocence, ſans bleſſer la ſociété. Telles ſont nos loix ſur le Mariage, c'eſt ſur elles que doivent être fondées vos eſperances, ſi vous aimez parmi nous. Je vous y ai invités, parce que vos deſirs d'union peuvent être remplis auſſi-tôt que vous aurez ſû les faire partager à celles qui vous les auront inſpirés. En ſouhaitant que vous ne fuſſiez pas rivaux, je vous ai dit que votre rivalité ne ſeroit pas un mal ſans remède, parce que j'ai compté ſur l'inconſtance Européenne après la jouiſſance, & ſur la réſignation de vos Belles“. Le Vieillard finit-là ſon explication.

Quel homme! dis-je en François à Villiers . Peut-on avec tant d'eſprit & de candeur s'aveugler, ou ſe tromper ſur d'auſſi grandes vérités! Je fus fort étonné d'entendre le Vieillard me reprocher en cette langue mes préjugés. Villiers craignit que ma réflexion ne l'eût offenſé; il ſe hâta de lui faire quelques objections, qui le remirent en train. Il cita St. Paul. Le Vieillard lui répondit que St. Paul n'avoit point fait un ſecond Evangile, différent du premier. “Comptez, ajouta-t-il, que ſerviteurs auſſi reſpectueux que nous le ſommes du Maître, nous n'aurons point les Diſciples contre nous. Il n'eſt pas poſſible que vous ſaiſiſſiez la juſteſſe de notre façon de penſer, ſi vous ne ſçavez notre Hiſtoire, qui eſt celle de cette Colonie. Je vois déjà que pour aimer plus parfaitement mes deux filles, vous attendez que je vous aie fait connoître leur généalogie. La voici, vous allez être ſatisfaits.“

CHAPITRE VI.
De la Naiſſance & de l'Education du Vieillard. Il eſt élevé dans le pur Déïſme.

JE ſuis né à Londres l'an 1642. Mon pere ne tint point contre l'eſprit de vertige qui s'étoit emparé de la Nation. Parlementaire zélé, il crut ſervir ſa patrie en s'uniſſant aux ennemis de ſon Roi, & il ne connut qu'il avoit embraſſé une mauvaiſe Cauſe que quand les partiſans de l'autre étant accablés, il ne lui fut plus poſſible de réparer le mal qu'il avoit aidé à leur faire. Pénétré de douleur ſur le ſort tragique du malheureux Charles I , & affligé d'avoir contribué à élever un uſurpateur ſur un Thrône qu'il n'avoit ébranlé que pour le faire vuider au deſpotiſme, il ne put ſoutenir la vûe du triomphe de Cromwel , & il ſe bannit volontairement de ſa patrie, en ſe retirant en Hollande avec tous ſes biens. Je compoſois toute ſa famille, il ſe donna tout entier à mon éducation. Dans l'incertitude, où il étoit ſur l'affermiſſement de la révolution, il s'appliqua à me rendre capable de ſervir mon Pays ſous l'un & l'autre Gouvernement, au cas que je ne m'accommodaſſe pas de l'échange qu'il avoit fait de ſa patrie contre la Hollande. Ses ſoins porterent principalement ſur les idées de Religion, qu'il s'efforça de me donner aſſez nettes, pour me dérober toute ma vie au fanatiſme & à la ſuperſtition. Mon goût étoit pour les armes: il voulut que je ne négligeaſſe aucun des exercices, aucune des connoiſſances rélatives à cette profeſſion; mais il m'exhorta à me rendre plus ſavant ſur les autres matières, que n'a coutume de l'être un homme d'épée. Il s'étoit formé un ſyſtême de Religion qui ne tenoit à aucune des Sectes qu'il connoiſſoit; il me le fit adopter.

Le Roi Charles II. aiant été rétabli après la mort de Cromwel , mon pere, qui n'étoit pas de ceux que ce Prince devoit pourſuivre comme meurtriers du feu Roi, fut tenté de profiter de l'amniſtie; & en attendant qu'il eût tout diſpoſé pour ſon retour en Angleterre, il voulut me faire rentrer dans ma Nation, en m'obtenant de l'emploi dans les troupes Angloiſes, qui étoient auxiliaires de France. J'y eus une Compagnie. Une dangereuſe maladie, qui mit mon pere à deux doigts de la mort, me rappella de Flandres preſque auſſi-tôt que j'y fus arrivé. Déjà quelques entretiens, que j'avois eus avec des étrangers, m'avoient donné de l'inquiétude ſur ma façon de penſer en fait de Religion. Dès que mon pere fut rétabli, je le priai de diſſiper mes ſcrupules. Vous avez vû la mort de près , lui dis-je, & vous avez eu le tems de conſidérer ce paſſage effrayant d'une manière d'exiſter connue, à une autre dont nous n'avons pas une idée bien diſtincte. Qu'avez-vous ſenti au-dedans de vous-même? Dans ces momens où la nature fait les plus violens efforts, & où l'imagination agit avec tant de pouvoir, les premières impreſſions ne ſe ſont-elles point reveillées chez vous? Ne vous étes-vous point ſenti rappeller à ces anciens principes contre leſquels vous avez eſſayé de me prévenir?

Une réponſe préciſe, mon cher fils, me dit-il, ne ſauroit ſatisfaire à la queſtion que vous me faites. Je vois que vous n'êtes pas ferme dans la Créance que je vous ai propoſée comme la meilleure, & je vous révolterois peut-être ſi je vous diſois tout d'un coup dans quels ſentimens je me trouve à préſent. Il faut que je vous amene, par les dégrés que j'ai ſuivis, à la ſécurité que je ſouhaite vous inſpirer. Dès l'âge où j'ai pû faire uſage de ma raiſon, j'ai ſenti que je devois m'en ſervir à me connoître moi-même. Je me ſuis donc étudié avec ſoin. Malgré la fougue de mes paſſions, qui m'ont ſouvent entrainé dans les plus grands excès, j'ai ſû diſcerner le bien du mal, & je ne me ſuis jamais trouvé coupable par ignorance. Je rapprochois ſous un même point de vûe les portraits de ceux que je fréquentois, je les comparois aux miens, & en juge impartial, je décidois que la vertu avoit pour moi des attraits; mais qu'il m'étoit impoſſible de la pratiquer, telle que nos Docteurs me la preſcrivent. Je trouvois que mon cœur étoit franc & droit; mais que mon tempérament étoit vif & bouillant; que j'étois un mêlange de bien & de mal, de grandeur & de foibleſſe. Ce jugement, étoit vrai, mais il ne pouvoit me ſatisfaire que quand je me ſerois convaincu de ſa vérité. Je conſidérai donc de quel genre étoient ces bonnes & ces mauvaiſes qualités que je découvrois en moi; qui me les avoit données; comment elles m'étoient venues. Ce ſentiment intérieur, qui me forçoit d'applaudir au bien, qui me faiſoit condamner le mal lors même que je m'y laiſſois entrainer, ne me paroiſſoit point quelque choſe d'acquis. Il me ſembloit qu'il étoit en moi ſans ma participation, & que ceux, qui avoient été chargés de mon éducation, ne l'avoient point formé, puiſqu'il étoit ſouvent contraire aux notions qu'ils m'avoient données. L'amour du bien, me diſois-je, eſt ſans doute une impreſſion de la Divinité, que le Créateur a voulu laiſſer à chacune de ſes créatures, qu'il deſtinoit à penſer. Il n'en eſt point qui n'aime le bien, & ne le connoiſſe; mais ces inclinations violentes, ces paſſions, qui partent du tempérament, auxquelles on ne peut réſiſter, & qu'on ne ſauroit détruire ſans ſe refondre entiérement, quelle eſt leur cauſe? Loin que l'éducation les ait fait naître, elle a travaillé à les affoiblir, elle a fait effort pour les anéantir. Ainſi donc je tiens du Créateur deux ſentimens, deux penchans tout-à-fait oppoſés.

Après ces découvertes, je me demandai pourquoi Dieu m'avoit donné mon exiſtence. C'eſt, me repondis-je, ſuivant ce qu'en dit l'Egliſe dans laquelle j'étois né, c'eſt pour l'aimer, le ſervir, & me rendre digne de la vie éternelle. Ce prix eſt immenſe, il eſt digne de la munificence d'un Etre bienfaiſant. Mais à quoi a-t-il attaché cette recompenſe? Ce qu'il me faut faire pour la mériter, eſt au-deſſus de mes forces, ſi c'eſt réellement ce que nos Docteurs nous prêchent. Oui, il m'eſt impoſſible, & cette Loi, qu'on me dit être divine, m'ôte de la bonté ſuprême l'idée que j'en dois avoir, puiſqu'il m'eſt ordonné, ſous des peines infinies, de la ſuivre, tandis que je ne puis tenir contre l'occaſion de m'en écarter. Dieu ne m'auroit-il donc fait exiſter pendant quelques années, qu'afin de me rendre malheureux pour une éternité? Si ſa gloire eſt intéreſſée à me voir gagner la recompenſe qu'il me propoſe, pourquoi ne m'a-t-il pas donné des diſpoſitions victorieuſes à remplir les conditions auxquelles il la met? C'eſt lui qui m'a pêtri tel que je ſuis, & ce n'eſt qu'à lui que je dois m'en prendre ſi je mérite qu'il me puniſſe éternellement. Sa préſcience, qui n'a point de bornes, lui a fait connoître, avant que j'exiſtaſſe, l'uſage que je ferois de mon exiſtence. Je ne puis, ſans lui faire injure, eſperer qu'il ſe rétracte, ou qu'il ſe trompe. Ainſi je ne ſuis plus qu'un aveugle qui doit ſuivre la route que lui marque ſon conducteur. Mes efforts & mes précautions ne ſauroient me faire éviter l'écueil, s'il eſt décidé que je doive donner contre. Jugez, mon cher fils, du chagrin que me donnoit une perſpective auſſi déſolante. Les diſtinctions ſophiſtiques de nos Docteurs ne me ſatisfaiſoient point; j'étois embarraſſé de la multitude des dogmes de leur Religion. Des attributs, contraires l'un à l'autre, qu'elle donne à Dieu, me la firent ſoupçonner d'erreur. J'ôſai douter de la vérité de cette Religion qui m'annonçoit un malheur éternel; mais ne trouvant rien de ſuivi à ſubſtituer à ſon ſyſtême, je m'étourdis ſur toutes ſes contradictions, & je m'efforçai d'en noyer l'idée dans les plaiſirs. Je ne trouvai point la diſtraction aſſez forte: malgré moi, mes réflexions ſe portoient vers mon principal objet; je ne donnois dans le plaiſir qu'en tremblant, & dans ſes plus vifs élancemens je penſois ſouvent à ce qu'il me devoit couter après cette vie.

Un jour que j'étois d'une de ces parties fines, où tout ce qui peut flatter le goût & piquer les deſirs eſt raſſemblé, un Vieillard de notre connoiſſance ſouhaita d'y être admis. C'étoit un de ces hommes chez qui l'âge n'a fait que fortifier le penchant au plaiſir, & qu'on pourroit appeller les victimes des paſſions innées; libertins par tempérament, débauchés par habitude. Il avoit paſſé toute ſa vie dans les armes, ou dans les affaires; ce qui ne l'empêchoit point d'être ſavant, je ne dis pas de la ſcience des Collèges. Il s'exprimoit avec grace, penſoit hardiment, raiſonnoit juſte & ne dédaignoit pas de le faire avec nous. L'eſprit de diſpute étoit devenu celui de tous les Anglois. Les trois Royaumes étoient diviſés par la Religion, qui ſervoit de maſque à l'ambition & à la politique; chaque particulier étoit ſectaire, ou fanatique. Après avoir épuiſé les nouvelles de la Cour & de la ville, on ſe jetta ſur la Religion. Un de nous, Gentilhomme de beaucoup d'eſprit & d'une probité reconnue, propoſa quelque choſe d'approchant à ce qui faiſoit mon inquiétude; j'écoutai attentivement quelle alloit être la réponſe du vieux Chevalier. Que tu es fou, mon ami, dit-il à l'autre, de t'imaginer que Dieu te défende d'aimer une fille aimable, d'en conter à une belle femme, de profiter du tempérament d'une veuve qui te plait! Crois-moi, le Dieu de nos Prêtres n'eſt point le véritable Dieu. Ce dernier eſt immuable, il n'a pû, ni ſe tromper, ni ſe dédire. Le Livre, qu'on nous donne pour venir immédiatement de lui, contient trois Codes qui ſe démentent l'un l'autre. Sans examiner s'il eſt poſſible qu'ils viennent tous trois de la même ſource, attachons-nous à celui qui eſt le plus indulgent, à celui qui s'approche le plus de notre foibleſſe. Croiſſez , & multipliez , dit le premier. Cet ordre n'a pas beſoin d'être commenté pour être entendu. On ne voit point qu'il faille un contrat par-devant Notaire, un triple ban, un Prêtre, enfin tout ce cérémoniel préliminaire, ſi capable d'effrayer l'homme le plus déterminé de travailler au maintien de l'Univers. Croiſſez & multipliez . Que cette parole eſt belle! s'écria le vieux Chevalier avec enthouſiaſme. Le conſentement des parties étant abſolument néceſſaire à l'accompliſſement du précepte, la violence eſt proſcrite de Droit naturel, & divin; mais auſſi le conſentement des parties eſt la ſeule condition. Que veulent dire les réſerves de Conſiſtoire & d'Officialité? Dieu s'eſt-il dédit? Pourquoi auroit-il fait reſtraindre par Moïſe l'exécution de ſon ordre à certains dégrés de parenté? Pourquoi auroit-il étendu pour nous les exceptions juſqu'à certains dégrés d'affinité, que Moïſe n'avoit pas exceptés? Ce qui n'a point été illicite à ſes yeux dans un tems, peut-il le devenir dans un autre? Quels furent les Mariages des fils & des filles d'Adam? Si l'inceſte eût été un crime abominable, ainſi qu'onnous le dépeint maintenant, Dieu n'auroit-il pas créé d'autres hommes & d'autres femmes pour que le péché n'eût point lieu? Mais non, Adam s'unit à une portion de ſoi-même, & ſes fils ont leurs ſœurs pour épouſes.

Comme le Chevalier s'apperçut que cette doctrine licentieuſe nous révoltoit, il expliqua ſa déciſion. N'allez pas vous imaginer, jeunes gens, nous dit-il, que l'inceſte, l'adultère & la fornication ſoient licites pour vous, parce que je prétends que la Loi naturelle n'en fait point des crimes. Les Loix les proſcrivent, & nous devons obéir aux Loix. C'eſt un engagement que nos peres ont contracté pour nous, & auquel nous ne ſaurions nous refuſer, ſans décheoir de l'héritage qu'ils nous ont laiſſé, ſans mériter d'être retranchés de la Société qu'ils ont formée, d'être traités comme ſes ennemis. L'inceſte, l'adultère & la fornication ſont illicites; mais ce n'eſt point un précepte divin qui leur donne leur énormité; les peines corporelles, infligées à l'inceſtueux, à l'adultère, au fornicateur, prouvent qu'il n'eſt coupable qu'envers la ſociété. La Religion ne ſévit point en cette vie contre les infracteurs de ſes devoirs: Dieu, qui ſe réſerve d'être le Juge & le Miniſtre de ſa vengeance, demande comp-te à l'ame, s'il en doit demander quelqu'un. Il ſeroit indigne de ſa juſtice de s'en prendre au corps, qui eſt un inſtrument purement paſſif.

Le diſcours du Chevalier me parut ce qu'il étoit. J'y vis un homme ſenſuel, dont le cœur avoit gâté l'eſprit; mais il ne m'en deſſilla pas moins les yeux ſur la confuſion où nos Docteurs tiennent les obligations civiles & religieuſes. J'appris à diſtinguer les devoirs, impoſés par la ſociété, des devoirs preſcrits par la Religion, & je commençai à ne plus rapporter au ſouverain Etre, comme le don de mes penchans, la défenſe de m'y livrer. Emporté dans le tourbillon du monde politique, je me vis obligé de former des liaiſons avec des gens pour qui les deux Egliſes étoient des objets de raillerie & de mépris. Je voulus entendre leurs raiſons, & ils me convainquirent qu'il y avoit réellement de l'abſurde & du ridicule dans ce qu'ils refuſoient d'adopter. J'en trouvai d'autres, auſſi contraires à ces derniers que ceux-ci l'étoient aux Anglicans & aux Presbytériens. Je me fis un devoir d'écouter ce qu'ils alleguoient pour autoriſer la condamnation qu'ils paſſoient ſur leurs antagoniſtes, & ils me parurent fondés. Une quatrième, une cinquième, une ſixième Secte ſe préſenterent, & leurs raiſons, peſées dans une juſ-te balance, me ſemblerent d'un poids égal. Ainſi donc, me dis-je à moi-même, tout n'eſt qu'opinion. Celui-ci condamne celui-là; l'un réfute l'autre, & tous ſéparément ſe croient poſſeſſeurs de la vérité. Cette vérité eſt pourtant une: ſi quelqu'un la poſſédoit, on la verroit briller d'une manière à ne pouvoir être méconnue; mais l'égalité à cet égard eſt ſi grande entre toutes les Sectes, qu'on n'eſt pas fondé à ſe déclarer pour l'une préferablement aux autres. Aucune Secte n'a donc la vérité de ſon parti, & il me la faut chercher ailleurs.

Le deſir de me déterminer avec connoiſſance de cauſe, me fit étudier toutes les Religions qui ont regné dans l'Univers. Les conférences, que je me procurai avec quelques Savans, me guiderent dans ce cahos. Quel amas d'abſurdités ne vis-je pas? Croirez-vous qu'après un mûr examen, je trouvai le Paganiſme naiſſant la Religion la plus raiſonnable? Les peuples s'y étoient portés d'eux-mêmes, & leurs erreurs furent un effet de leur reconnoiſſance. Dans l'impoſſibilité de concevoir un ſeul. Etre doué de toutes les perfections, ils ſaiſirent chaque attribut, qu'ils diviniſerent; & ſous des noms différens, ils adorerent la ſageſſe, la puiſſance, la bonté, la force. Leur attention fut juſqu'à faire partager la divinité aux vices, parce qu'ils ne concevoient pas que le mal eût moins ſes auteurs que le bien. La ſuperſtition nâquit de l'excès de la piété; le Paganiſme devint un prodige d'abſurdités. Voiez, mon fils, quels dûrent être mes ſentimens ſur les Religions, actuellement dominantes dans l'Univers, puiſqu'elles me paroiſſoient inférieures à l'Idolatrie. Je crus qu'elles étoient l'ouvrage des hommes, & je m'eſtimai aſſez pour m'arroger le droit de me faire la mienne. Un Etre, créateur & conſervateur de tout ce qui exiſte, également ſage & puiſſant, juſte & bon au ſuprême dégré, voilà quel je me peignis l'objet de mon hommage. Je ne le jugeai point capable d'être irrité contre moi par mes actions. Sa grandeur eſt indépendante, je ne puis ni l'obſcurcir, ni l'augmenter; & la colère eſt une foibleſſe que ſa perfection ne comporte point. Il m'a créé, me dis-je, je lui dois de la reconnoiſſance: il m'a donné cette manière d'exiſter, parce qu'elle eſt plus capable de me rendre heureux. Mon eſprit a l'idée d'une Loi qu'il a gravée dans mon cœur; je dois m'efforcer de ne lui pas être réfractaire. Cette Loi eſt parfaite, comme ſon Auteur. Ma deſobéiſſance eſt aſſez punie par le ſentiment humiliant de mon imperfection. La gloire de cet Etre, dont je me démontre l'exiſtence, ſans le concevoir lui-même, n'a pas beſoin, n'eſt pas même ſuſceptible d'accroiſſement. Elle n'eſt donc intéreſſée, ni à mon châtiment, ni à ma recompenſe. C'eſt donc par un mouvement gratuit de ſa bénéficence, qu'il m'a donné ce qui m'étoit néceſſaire pour me rendre heureux, & il me laiſſe me punir moi-même d'avoir refuſé quelquefois de l'être, par le repentir & le regret d'avoir manqué ce qu'il dépendoit de moi d'obtenir.

Telle fut, mon fils, l'idée que je me fis de Dieu. Je ſuis encore intimément convaincu qu'elle eſt conforme à la vérité, parce que ma raiſon ne me fait contre elle aucune objection. Je ne vais point percer dans un avenir que je ne conçois pas, & me forger l'appareil hideux des ſupplices pour un tems, dont la durée n'eſt pas proportionnée à celle de mon exiſtence connue. Je ne rejette pas cette vie future, ſans laquelle nos Prêtres ne veulent pas que la divine juſtice puiſſe ſe ſoutenir; mais je trouve que l'éternité, qu'ils lui donnent, eſt plus injurieuſe à l'Etre ſouverainement juſte, que la négation de ſa réalité. Abandonnés aux mouvemens naturels de notre cœur, nous plaignons le ſcélerat le plus déterminé lorſqu'il expie dans un ſupplice de vingt-quatre heures vingt années de crimes & d'horreurs. Nous avons pitié de lui, nous le jugeons trop puni; & nous croirons que la miſéricorde ſuprême punit des foibleſſes par des tourmens ſans fin? Le bien général de la ſociété, & l'intérêt de notre ſûreté particulière ne nous permettent pas de mettre uniquement l'Enfer des méchans & le Paradis des hommes vertueux dans leur propre cœur; il faut aux uns un plus terrible épouvantail, & aux autres de plus grandes eſperances. Mais qu'un feu immortel, attiſé par des Démons, enflammé par des Juifs, entretenu par des héretiques; qu'un Palais enrichi d'or & d'azur, où Dieu a mis ſon Thrône, où il eſt aſſis, où il ſe montre à découvert, où il ſe fait ſervir par des domeſtiques aîlés; que ces deux lieux, ſi différens, ſoient deſtinés pour les ſiécles des ſiécles aux ſcélerats & aux gens de bien, c'eſt ce que je croirai quand les Fables des Poëtes ſeront auſſi reſpectables que l'Hiſtoire.

Dans ces principes, mon fils, je n'ai point ſenti, à la vûe de la mort, ces frayeurs auxquelles ſont en proïe ceux que la corruption de leur cœur n'a fait qu'étourdir ſur leurs anciens préjugés. Si un homme ſenſé pouvoit commander à ſa raiſon d'adopter ce qu'elle connoît abſurde, ſans doute que je me ſerois dit d'admettre des ſuppoſitions, à la ſuite deſquelles il n'y a aucun riſque. Mais ce qu'on nomme la Foi n'eſt point volontaire, & l'impoſſibilité de l'avoir, telle que nos Docteurs l'exigent, n'auroit fait que me tourmenter ſi j'avois eu le malheur de penſer, comme eux, qu'elle eſt eſſentielle à mon bonheur dans l'autre vie. Je leur accorderai que je crois bien des choſes que je ne conçois pas; mais je leur ſoutiens que ni eux, ni moi nous n'en pouvons croire aucune qui nous paroiſſe impliquer. Je reconnois l'Eſprit divin dans la Morale du Chriſtianiſme; la doctrine de Chriſt reſpire ſa divinité. Je chéris la Loi, j'adore le Légiſlateur; mais ſi ma raiſon ſe perd dans les prodiges myſtérieux dont le ſonge de Joſeph eſt le premier garand, je ferme les yeux ſur l'Hiſtoire, je me tais ſur les Hiſtoriens. Quand l'Etre ſuprême me demandera compte de ma vie paſſée, ce ne ſera point ſur des ſpéculations qu'il motivera ſa ſentence. Le peu de juſteſſe de mon eſprit ne ſera point un grief contre moi à ſon tribunal, parce qu'il me laiſſa le maître de le cultiver à mon gré. Il me jugera ſur cet-te règle d'équité qu'il mit au fond de mon cœur; & ſi ſa bonté infinie peut me condamner à ſouffrir, mes ſouffrances ſeront en proportion avec mes manquemens. Il en fera une juſte repréſaille du mal que j'aurai fait à ce prochain qu'il m'inſpiroit d'aimer, & de traiter comme moi-même.

Voilà, mon fils, le ſyſtême de Religion, auquel je ſuis redevable d'une ſécurité, que la foi aveugle ne donne point. Je me ſuis efforcé de vous le faire goûter, parce que je le crois capable de vous rendre heureux, & que je me ſens comptable de votre bien-être. Parvenu ſans peine au point où je ne ſuis venu qu'avec beaucoup de travail, jouïſſez du fruit de mes études, & ne vous propoſez dans les vôtres que de vous l'aſſûrer. Laiſſez aux autres leurs préjugés, ſans vous piquer d'une charité qui ne ſeroit qu'une indiſcrétion. Nous ne devons point chercher à inſtruire ceux, dont l'ignorance ne nous ſera point imputée. Le zèle d'un Miſſionnaire, quel qu'il ſoit, eſt un fleau pour ceux dont il fait ſon objet. Tôt ou tard les préjugés, qu'il entreprend de détruire, reprennent le deſſus; & comme c'eſt lui qui a mis la raiſon de ſes Proſélytes aux priſes avec leur conſcience, il a à ſe reprocher les tranſes cruelles où les tient leur incertitude.

CHAPITRE VII.
Le Vieillard continue ſon Hiſtoire. Quel ami il ſe fait. Comment il eſt rappellé à la véritable Religion. Pourquoi il quitte l'Europe. Son ami paſſe avec lui en Aſie.

JE retournai en France auſſi-tôt après que la convaleſcence de mon pere fut aſſûrée. Le tour d'eſprit, que l'éducation m'avoit donné, ne me laiſſoit aucun goût pour les plaiſirs bruians de la Cour & de la Capitale. Je cherchai long-tems & inutilement dans les différens ordres d'une Nation, dont le genre n'eſt rien moins que ſérieux, quelques perſonnes avec leſquelles la conformité de caractére m'engageât à contracter amitié. La Nobleſſe, empreſſée à adopter tous les nouveaux goûts de ſon jeune Roi, ne cultivoit que les Sciences amuſantes, & ſignaloit, par la recherche faſtueuſe de la compagnie des Savans, l'amour des Lettres dont le Monarque ſe faiſoit honneur. Livré à ſon eſprit d'intolérance, le Clergé bornoit les études de ſes plus habiles membres à la Controverſe, & l'Eccléſiaſtique le plus ſavant ne différoit du plus ignorant que par ſa ſubtilité à défendre ſes préjugés, à combattre ceux des Huguenots. Parmi le peuple il y avoit quelques hommes plus hardis, que les Livres de Deſcartes , & des rélations avec Hobbès & Spinoſa avoient fait ſortir de la route du vulgaire; mais la crain-te les obligeoit de ſe reſſerrer dans leur cabinet, & l'intérêt de leur ſûreté les rendoit dans le commerce d'autant plus complaiſans pour les idées reçues, qu'ils en étoient intérieurement plus éloignés.

La paix d'Aix étant conclue, mon goût pour les armes s'éteignit comme une paſſion d'enfance. Je renonçai à la profeſſion, & une tromperie, que me fit une femme que j'aimois, m'aiant dégoûté des plaiſirs, je me trouvai abandonné à moi-même ſans diſtraction, & dans ces diſpoſitions qui ne ſont guères connues que des Anglois, où le calme parfait du cœur, laiſſant l'eſprit à ſon inquiétude naturelle, rend la vie inſipide & ne tarde pas à en inſpirer le dégoût. Pour me dérober, s'il étoit poſſible, aux ſuites de cette dangereuſe mélancolie, je me mis à parcourir les Provinces du Roïaume. C'étoit dans la dernière que la Providence m'attendoit pour me faire le précieux préſent d'un ami. Par une curioſité, peu digne d'un Voyageur Philoſophe, je voulois voir la fameuſe Iſle des Faiſans , qui ſépare la France de l'Eſpagne, & où s'étoit faite l'entrevûe des deux Rois. Après avoir viſité ce petit théâtre d'une grande ſcène, je m'amuſai du coup d'œil ſingulier des Pyrénées. Il me ſembla voir dans le lointain, ſur le penchant d'un côteau cultivé, une jolie maiſon, & je ne réſiſtai point à l'envie de connoître l'habitant de ce déſert. Je gagnai avec beaucoup de peine l'habitation: la porte en étoit ouverte, j'entrai. J'y vis trois chambres proprement meublées, une petite bibliothèque avec un laboratoire de Chymiſte. Je ne doutai point que le maître de cet hermitage ne fût un Savant que l'amour de l'étude avoit ſéqueſtré du monde; & plus content de ce rencontre que de la découverte d'une mine, j'attendis avec impatience qu'il parût pour le prier de m'admettre pour quelque tems à partager ſa ſolitude. J'attendis juſqu'au ſoir. Alors je vis entrer un homme, qui, contre mon attente, n'avoit rien de ſingulier dans ſon habillement. Au-lieu de la miſantropie, que je comptois trouver peinte ſur ſon viſage, je n'y apperçus qu'un air de ſanté & de fraîcheur, qui annonçoit un grand contentement d'eſprit. Il paroiſſoit âgé d'environ trente-cinq ans. Il fut d'abord étonné à ma vûe; mais il ſe remit bientôt de ſa ſurpriſe, & après que je l'eus ſatisfait ſur le motif de ma viſite, il ſe félicita du hazard qui la lui procuroit. Nous ſoupâmes de quelques viandes froides & de fruits. Amis, dès que nous nous connûmes pour compatriotes, nous ſerrâmes les liens de notre amitié naiſſante par une confidence réciproque. Mon éducation faiſoit toute mon hiſtoire: je la lui détaillai, & il en fut ſaiſi d'étonnement. Ne croyez pas, me dit-il quand j'eus fini, n'avoir plus qu'à vous repoſer dans le ſein de la vérité. Vous vous imaginez fauſſement y avoir été conduit par votre pere. Dès qu'une fois un homme veut ſe ſoustraire aux préjugés de ſon éducation, la paſſion le guide dans leur examen, & il leur en ſubſtitue d'autres, à meſure qu'il ſe débarraſſe d'eux. Hors des routes frayées, il va toujours de découver-te en découverte. Tant que dure ſa ferveur, il va en avant; mais lorſqu'il veut retourner ſur ſes traces, il eſt forcé d'avouer que chaque pas, qu'il a fait, l'a égaré, & qu'il ne s'eſt tiré d'un bourbier qu'en mettant le pied dans un autre. Semblable à un Phyſicien, à qui la dernière expérience ne prouve autre choſe ſinon que les autres ont été fautives, il eſt obligé de revenir aux premiers principes. La raiſon lui démontre leur vérité, mais elle ne va pas plus loin, & les reſſources, qu'elle fournit pour combattre tout ce qui n'eſt pas eux, prouvent que hors d'eux il n'y a pour nous rien de fixe & de certain. Le Créateur nous a moins faits pour connoître que pour jouïr. Nous ſortons de la ſphére qu'il nous a marquée, ſi nous voulons plus connoître que nous n'en avons beſoin pour jouïr comme il nous convient. Si le ſentiment de notre excellence nous rend ſuſpect ce que les Prêtres nous diſent de notre manière d'exiſter préſente & future, nous pouvons bien nous laiſſer aller aux doutes ſur leurs lumières; mais ce doute nous mene ſeulement à examiner ſi ce qu'ils nous diſent eſt fondé ſur les premiers principes, dont nous ſommes malgré nous d'accord avec eux. Ils nous parlent d'un Code de Loi, donné par l'Etre ſuprême. Examinons s'il eſt abſolument néceſſaire qu'il exiſ-te un pareil Code: tout nous convaincra de cette néceſſité. Voilà dès lors la règle de nos raiſonnemens. C'eſt d'après cette découverte que nous chercherons la meſure de la créance que nos Prêtres méritent de nous. Le Code, qu'ils nous préſentent, ſera l'objet de notre vénération, s'il eſt celui qui exiſte le plus digne de Dieu, qu'ils en font l'auteur. Votre pere vous a dit que dans l'examen de toutes Religions connues il a trouvé le Paganiſme le moins déraiſonnable. Ne reconnoiſſez-vous pas à ce ſeul trait la paſſion qui le guida dans l'examen des préjugés de ſon éducation? Pourquoi s'aller perdre dans le détail immenſe des idées de tous les peuples, avant que d'avoir examiné le Livre qu'on lui donnoit pour en devoir être la règle? Ce peuple eſt un animal aveugle & indocile; & un homme, qui veut s'élever au-deſſus du peuple, doit rechercher à s'inſtruire dans ce que le peuple doit & peut faire, plûtôt que dans ce qu'il fait.

Votre pere a reconnu que l'Etre ſuprême mit au fond de ſon cœur l'amour du bien & l'horreur du mal, qu'il mit dans ſon eſprit une idée de juſtice; voilà un préjugé d'où partent toutes ſes erreurs. Les idées du bien & du mal, & celles de juſtice varient chez les différens peuples; elles ne ſont donc point des notions infuſes pour tous les hommes. Le bien & le mal ſont pourtant quelqué choſe de réel, indépendant de l'opinion. Il faut donc de toute néceſſité qu'il exiſte un Criterium , une règle ſur laquelle ſe connoiſſent le mal & le bien. Je ne prétendrois pas vous ramener au vrai, ſi vous aviez le malheur d'être matérialiſte: il n'y a point à diſputer avec des gens qui réduiſent l'homme au ſeul inſtinct. Mais vous admettez que Dieu, en créant l'homme, ſe propoſe de faire une créature ſociable; vous devez admettre en conſéquence que Dieu lui fixa les loix fondamentales de la ſociété, à laquelle il le deſtinoit. Vous convenez que Dieu fit de l'homme un agent libre; vous devez convenir en conſéquence que Dieu ne le détermina point, mais qu'il lui indiqua ce ſur quoi il auroit à ſe déterminer. Le bien eſt donc pour l'homme ce qu'il lui eſt permis de faire, & le mal ce qui lui eſt défendu. Il a été de la ſageſſe du Créateur d'intimer d'une manière durable le précepte & la défenſe; & la notion infuſe, que votre pere ſuppoſoit de l'un & de l'autre, n'eſt point une intimation de cette qualité, puiſque nous ſavons que chez la plûpart des peuples de l'Aſie, de l'Afrique & de l'Amérique; que chez quelques-uns même de l'Europe les rélations d'homme à homme, de pere à fils ſont différentes, & ſouvent même contraires. Le juſte & l'injuſte, la propriété, la poſſeſſion ne ſont pas chez eux des notions plus univoques: ſe ſont - elles altérées avec le tems? Mais c'eût été un accident que la ſageſſe divine auroit prévû, & auquel elle auroit donné ſon remède. Or ce remède ne ſauroit être qu'un dépôt permanent de cette règle dont Dieu auroit donné la notion. Ce dépôt s'eſt fait dans la tradition, tant que l'eſpèce a été aſſez peu nombreuſe pour que le dépôt pût ſe communiquer à chaque individu, ſans être altéré; & cette tradition a conſervé ſon Code à l'homme dans l'état naturel. Ce Code, nous l'appellons la Loi de nature. Ici il faut diſtinguer la Loi de nature, qui nous eſt commune avec tous les animaux, d'avec celle qui eſt propre à notre eſpèce. La première eſt véritablement un ſentiment infus, dont toutes les rélations ſe bornent à notre être individuel. La ſeconde eſt une connoiſſance acquiſe, particulière à l'être ſociable, qui embraſſe tous les individus de la ſociété. C'eſt de cette dernière que Dieu a dû faire le dépôt permanent.

L'homme, comme animal, eſt mû, ainſi que les bêtes & les autres corps, par des loix uniformes & invariables, auxquelles l'inſtinct ſeul le fait obéïr. Comme être intelligent, il en a reçu de particulières, ſur leſquelles il lui a été commandé de ſe gouverner. De même qu'en donnant les ſens à l'animal, Dieu ne lui eût rien donné s'il ne lui eût préſenté des objets de ſes ſens: de même il auroit fait à l'homme intelligent un préſent inutile en lui donnant l'entendement & la volonté, s'il ne lui avoit marqué le bien & le mal, le juſte & l'injuſte, ſur qui ces deux facultés doivent s'exercer. En créant un être libre, Dieu a dû néceſſairement fixer le milieu, autour duquel la liberté avoit à faire ſon option.

Le tems étant venu où la tradition n'étoit plus un dépôt ſuffiſart, la ſage providence du Créateur a dû en établir un autre. Montrez-m'en quelqu'un qui reſpire plus la divinité que nos Livres Saints, & je le leur préferera. Votre pere regarde les deux Loix écrites comme contradictoires & à la loi de tradition, & à elles-mêmes reſpectivement. Le préjugé a confondu ſes idées. La Loix le Moiſe & celle de Chriſt autoriſent-elles ce que la première avoit défendu? En ce cas, il y a de la contradiction; mais il n'en eſt rien. Il ſe borne à objecter que la dernière ſemble révoquer quelques conceſſions des deux cui l'ont précédée. Eh quoi! oublie-t-il qu'on la lul annonce dictée pour les perfectionner? C'eſt principalement dans cette gradation que je reconnois une économie divine. A meſure que l'eſpèce lumaine s'eſt multipliée, les réations de l'être ſociable font devenues plus nombreuſes; l'application des règles de la première loi eſt devenue plus détaillée. Le Légiſlateur ſuprême a fait un acte de ſageſſe & de bonté, en nous guidant pour ce détail. Les objets du juſte & de l'injuſte aiant multiplié, les eſpèces ont multiplié à proportion; mais ç'a été par une dérivation méthodique & conſéquente du genre qui et le même dans les trois Loix. Ne fais point à autrui & c.

Mon ſage & religieux ami ne bornoit pas ſon deſſein à m'étonner, il vouloit me convaincre & me perſuader. Il m'en avoit aſſez dit pour exciter mes réflexions ſur les difficultés par leſquelles mon pere m'avoit amené au Déïſme, & il ne m'en dit pas davantage, aſſûré qu'il étoit que durant le ſéjour que je devois faire avec lui, il auroit occaſion d'approfondir l'important ſujet de ce premier entretien. Mon hiſtoire, dit-il, n'a de commun avec la vôtre que le dégoût du monde. Je l'ai contracté au milieu du monde même; & à force d'agir ſans réflexion, je ſuis parvenu à mettre le bonheur de la vie dans l'habitude de refléchir. Mon pere étant mort à la bataille de Wincheſter, je me trouvai avec une modique ſomme d'argent pour tout patrimoine, réduit à vivre dans une obſcure tranquillité, ou à m'attacher à la fortune du malheureux fils de Charles I. L'amour du plaiſir étoit plus fort chez ce Prince que le ſentiment de ſes malheurs. Ceux, qui approchoient de ſa perſonne, devoient ſe plier à ſon goût & à ſon caractère. Je m'y accommodai ſans peine, il païa ma complaiſance de ſon amitié. La jalouſie de mes égaux échoüa long-tems dans les tentatives qu'ils firent pour m'ôter ma faveur. Mais un eſprit, aigri par l'infortune, eſt ſoupçonneux & défiant; on amena enfin le Prince à douter de ma fidélité. Il paſſa bientôt du doute à la conviction, & je fus diſgracié. Je me retirai ſans reſſentiment, parce que j'eſpérois que l'occaſion viendroit de prouver mon affection par des effets. Dans l'impuiſſance de figurer dans le monde ſuivant mon rang & ma naiſſance, je me me confinai à la campagne, réſolu d'y attendre en ſilence le tems, qu'on diſoit prochain, de renverſer l'uſurpateur. J'eus beaucoup de peine à me réſigner à ce genre de vie paiſible; mais bien-tôt le goût nâquit de la réſignation. Je m'accoutumai à converſer avec moi-même & je deſirai, moins pour moi que pour l'intérêt de la juſtice, le rétabliſſement de mon Prince. Lorſque je vis les ſollicitations infructueuſes auprès des Puiſſances après la mort de l'uſurpateur, je crus que la révolution le ſoutiendroit, & que le chemin lui étoit abſolument fermé au Trône de ſes peres. Alors je tins conſeil ſur le parti qu'il me convenoit de prendre. L'idée m'étoit ſouvent venue d'imiter quelquesuns de mes compatriotes, qui avoient été chercher chez l'étranger la fortune qu'ils avoient perdue dans leur patrie. Iſolé de tout le monde, me dis-je, n'appartenant à perſonne à qui je veuille appartenir, pour qui travaillerai-je à acquérir des biens & des honneurs? A qui deſtinerai-je mes ſueurs & le fruit de mes peines? Eh! qui m'a dit qu'elles ne ſeront pas infructueuſes? Irai-je de Cour en Cour porter mon nom & mon indigence, & acheter, à prix de baſſeſſes, dequoi ſoutenir l'un & faire ceſſer l'autre? Quel eſt le but de tous les hommes dans toutes les conditions? C'eſt ſans dou-te d'être auſſi heureux qu'on peut l'être dans cette vie. Mais ai-je jamais été plus heureux que dans ma retraite? Pour ne pas me fermer le retour au monde, ainſi que l'auroit fait une vie caſanière au milieu de la France, je réſolus d'aller vivre, tant que le goût de la ſolitude me dureroit, dans une ſolitude que je pûſſe quitter comme j'y ſerois venu, ſans me faire connoître. Je me rappellai ces montagnes, que j'avois traverſées à la ſuite du Prince. Je vins les reconnoître, & je ne doutai pas que je ne me plûſſe, au moins pour quelque tems, dans ce riant déſert. Je retournai placer la meilleure partie de mon argent, de façon à me faire un revenu à l'abri de tous les évenemens. Après cet arrangement, je vins ici avec des ouvriers. J'y fis bâtir cette maiſonnette & défricher le terrain que vous verrez être maintenant un jardin agréable. Au bout de trois mois, tout fut dans l'état où je le voulois. Comme je ne me dérobois au monde que par goût, je n'adoptai point ces auſtérités, qui ne conviennent qu'à un ſcélerat converti. Un homme d'un village, éloigné de deux lieues d'ici, s'engagea à me porter mes proviſions deux fois la ſemaine. Je me ſuis vêtu commodément, j'ai meublé mon réduit avec propreté, je me ſuis fait un laboratoire amuſant, une bibliothéque inſtructive; enfin ma ſolitude eſt d'un honnête homme qui veut être loin du tumulte & du bruit, & non d'un ſcélerat qui expie le crime. Il y a quatre ans que j'y goute la tranquillité la plus pure, & je ne prévois pas que je m'en laſſe.

Avec un pareil ſolitaire on ne pouvoit avoir que les agrémens de la ſolitude. J'y demeurai avec plaiſir pendant un mois; mais je m'ennuiai de cette vie d'une régularité uniforme. En me faiſant perdre mes idées ſingulières ſur la Religion, il avoit ranimé mon goût pour la ſociété, & je ne craignis point de lui dire que l'innocence de ſa vie étoit ſans mérite, puiſqu'il n'y en avoit point à ne pas faire le mal qu'on n'étoit point à portée de commettre. Je prétendis même que ſa félicité étoit une illuſion, puiſqu'en s'ôtant toute communication avec les hommes, il ſe réduiſoit à la vie animale des brutes les plus ſauvages. Vos réflexions, lui diſois-je, ne ſont que des ſpéculations inutiles, tant que vous vous tenez loin de l'occaſion d'en faire l'application. Vous en épuiſerez bien-tôt les ſujets, ſi vous ne leur donnez aucune diſtraction. Vous pouvez conſerver au milieu du monde l'eſprit d'un ſolitaire. Venez-y reprendre l'étude des hommes; elle eſt plus variée que celle de la nature, dont vous faites ici votre amuſement. Le Prince qui vous a aimé, & que vous ſouhaitez ſervir, eſt maintenant ſur le Thrône; ceſſez de vous dérober à ſa reconnoiſſance.....

Je vis mon ſolitaire ébranlé; mais il ſe remit, & je déſeſperai de le fléchir. Il ſe contenta de me prier de lui écrire, après m'avoir promis que s'il ſe dégoutoit de la retraite, il ne me laiſſeroit pas ignorer ſon retour à la ſociété. Il s'étoit propoſé de travailler à ma converſion, il avoit trouvé & ſaiſi l'occaſion de l'achever. Tout ce qu'il avoit recueilli de ſes lectures & de ſes méditations fut mis en uſage pour m'éclairer ſur la divinité des Livres Saints. Mes objections ſur la prédilection de Dieu en faveur d'une poignée d'hommes, dont le ſeul mérite étoit d'avoir Abraham pour pere, ne tinrent point contre la ſagacité avec laquelle il ſut accorder la juſtice avec la munificence de l'Etre ſuprême, établir ſon pouvoir arbitraire & le gratuit de ſes faveurs. Il me fit voir dans le cérémoniel minutieux de la Loi Judaïque la ſage économie d'un Légiſlateur éclairé, qui fixe un peuple nombreux ſur de petits détails civils pour le rendre capable de ſaiſir dans la ſuite les détails moraux que ſa rudeſſe & ſa groſſiéreté lui auroient fait manquer, ou rejetter, s'ils lui avoient été préſentés ſans préparation. Il me fit admirer la vérité de la Loi de Chriſt, en m'apprenant à y diſtinguer la règle de foi & la règle des mœurs, & il ne me demanda la créance ſur l'inſpiration des Ecrivains ſacrés qu'après m'avoir fait reconnoître dans leurs Ecrits l'Eſprit divin, que tout Chrétien croit qui les dicta.

Aiant trouvé à Paris des lettres de mon pere, qui m'annonçoient ſa rentrée en Angleterre & ſon mariage avec la fille d'un de ſes anciens ennemis, j'eus envie d'aller m'informer par moi-même des raiſons qui l'avoient porté à de ſecondes nôces. Il m'étoit douloureux de voir qu'il m'eût donné une belle-mere, avant que de m'avoir dit qu'il me la deſtinoit. Cependant j'en reçus la nouvelle avec toute la déférence d'un bon fils. J'applaudis à ſon choix, quoique je n'en connuſſe pas l'objet; je promis de m'intéreſſer à la nouvelle famille qu'il alloit former; enfin mes lettres prévinrent ma belle-mere ſi avantageuſement à mon égard, qu'elle me fit ſolliciter par ſon mari à entreprendre le voïage que j'avois projetté à leur inſçû. Je fus reçu de mon pere avec une froideur à laquelle je n'étois pas accoutumé; cependant je feignis de ne m'en pas appercevoir. Comme je l'attribuois à la honte d'avoir manqué par foibleſſe à l'affection qu'il m'avoit toujours portée, je crus que pour lui faire reprendre ſes anciennes manières, il falloit lui laiſſer le tems de connoître que j'étois ſupérieur aux intérêts de fortune, qui pouvoient me faire deſapprouver ſon mariage. Sa femme, à qui je ne ſuppoſois pas les mêmes raiſons, me parut mériter ma reconnoiſſance par le tendre empreſſement & les attentions dont elle païoit mes froideurs. Je conçus pour elle une véritable eſtime, & pendant quelques ſemaines je goutai toute la ſatisfaction que l'amitié donne à un bon cœur.

Tout à coup ma belle-mere changea de manières à mon égard. Je ne la vis plus m'approcher qu'avec embarras; elle ne m'entretenoit qu'avec contrainte. L'inégalité de ſon humeur m'indiſpoſa contre elle: je crus que ma préſence la génoit, & je me diſpoſai à repaſſer la mer. A peine eus-je annoncé mon prochain départ, que ſon inquiétude devint plus marquée. Je vis pluſieurs fois ſes ſoins pour ma perſonne dégénerer en indifférence. Tantôt elle approuvoit le deſſein où j'étois de retourner en France, tantôt elle me preſſoit de reſter en Angleterre. Cette viciſſitude étoit pour moi une énigme que je n'euſſe jamais dévinée, s'il ne m'étoit tombé par hazard entre les mains un papier, qui m'apprit plus que je ne deſirois ſavoir. C'étoit l'ébauche d'une lettre, où les fureurs d'une violente paſſion étoient exprimées avec le plus grand emportement. Je reconnus l'écriture, & animé de ce zèle indiſcret, dont un honnête homme ſans expérience ne connoît guères le faux, je crus qu'il étoit de mon devoir de faire part de ma découverte à mon pere. J'allois, ce funeſte papier à la main, lui révéler par délicateſſe de conſcience le honteux ſecret que l'humanité m'ordonnoit de lui cacher, lorſque je rencontrai ſa malheureuſe épouſe qui alloit précipitamment à ſon cabinet. Son premier mouvement fut de m'arracher le papier, & le ſecond de me faire reculer juſqu'au cabinet, dont elle ferma la porte ſur nous. Cet emportement fut de peu de durée. Un ruiſſeau de larmes l'ayant fait revenir de ſon ſaiſiſſement, elle me fit l'aveu des combats auxquels l'expoſoient ſa vertu & ſa paſſion depuis que j'étois dans la maiſon paternelle. Je remarquai dans ſes diſcours ſans ordre & ſans ſuite le caractère d'une femme vertueuſe, mais en qui le tempérament l'emportoit ſur les conſidérations. Elle me toucha, j'eſſaïai de la ramener à ſes devoirs qu'elle ſembloit ſi bien connoître, j'entrai dans ſes peines, j'eſſuiai ſes larmes, je m'attendris ſur la ſituation de ſon cœur, enfin je lui donnai lieu de croire que la pitié n'étoit pas le ſeul ſentiment qui m'intéreſſât à elle. Sa réſolution fut bientôt priſe, conformément à ce dont elle s'apperçut en moi. La fuite me devint impoſſible, & la ſurpriſe me fut ſi deſavantageuſe, que je ne dus mon innocence qu'à mon intention.

Le bruit, que nous faiſions, attira mon pere, dont la porte fermée augmenta l'inquiétude. Sa voix nous ſaiſit de crainte & de douleur; nous ne pûmes ſi bien nous compoſer, qu'il ne remarquât notre deſordre. Ses yeux s'ouvrirent ſur le changement qu'il avoit obſervé dans ſa femme depuis mon arrivée, il ſe crut trahi par les deux perſonnes qui lui étoient les plus chères, & le défaut d'armes l'empêcha ſeul de laver l'outrage dans notre ſang. Sa femme profita de l'inſtant pour ſe retirer; pour moi, lorſque je me vis ſeul avec lui, je pris le parti de réparer mon imprudence en aſſûrant ſon repos, quoiqu'il m'en dût couter la perte de ſon eſtime & de ſon amitié. Je n'avois ſû me dérober au péril, je jugeai que je devois l'eſſuïer tout entier. J'ignore s'il m'en crut, mais il parut ſoulagé de n'avoir à ſe plaindre que de ſon fils. Mon repentir calma ſon corroux, & il me promit le pardon, ſi je voulois le mériter en m'éloignant de l'Angleterre pour quelques années.

La parole, que je lui donnai de n'y revenir que quand il m'y rappelleroit, fut recompenſée par le don des ſommes qu'il avoit en Hollande dans les fonds publics, & qui faiſoient beaucoup plus que ma légitime. Je le quittai pour aller me diſpoſer à partir, & pendant que les domeſtiques faiſoient mes malles, je rendis compte par une lettre à ma belle-mere de la conduite que j'avois tenue pour lui conſerver le cœur de ſon mari. Satisfait de moi-même, je me chargeai de tout le poids de l'indignation & du mépris de mon pere, dans l'eſperance que je trouverois dequoi m'en dédommager dans l'amitié.

J'avois écrit à Sir James dans ſa ſolitude, je l'avois informé de mon voïage en Angleterre, où je le priois de venir, ne fût-ce que pour quelque tems; mais j'avois peu compté ſur ſa complaiſance. En effet ſa réponſe fut une nouvelle proteſtation de ſon indifférence pour le monde. J'admirai ſa conſtance, & m'en tins-là. Diſgracié de mon pere, je me crus dans la même ſituation que mon ami lorſqu'il prit le parti de la retraite. Je me ſervis de ſes raiſons pour m'exciter à l'imiter, & m'imaginant m'être aſſez affermi dans ma réſolution, je lui écrivis. J'étois alors à Amſterdam , où je mettois ordre à mes affaires. La diverſion, que cette occupation faiſoit à mes chagrins, diſſipa inſenſiblement ma miſantropie. Je me repentis de m'être engagé à aller m'enterrer tout vif dans un déſert. La curioſité, ce grand mobile du cœur humain, m'inſpira le deſir de voir les riches Païs de l'Aſie, dont j'entendois parler fréquemment. Si l'Europe m'eſt odieuſe, me diſois-je, pourquoi tout l'Univers aura-t-il part à ma haine? Je veux m'éloigner de ma patrie: ſoit; mais ne puis-je avoir des plaiſirs qu'en Angleterre? Si les mœurs des autres Païs de l'Europe me les rendent égaux à ma patrie, qui m'empêche d'aller chez des peuples, où rien ne me rappellera ce que je veux oublier? Bien-tôt je n'eus plus d'autre paſſion que l'impatience ſur le départ de la flotte des Indes. J'écrivis à mon ami mon nouveau deſſein, ſans lui demander autre choſe que de l'approuver. Il ſoupçonna que j'avois quelques grands chagrins, & il n'héſita pas à venir m'en conſoler, ou à les partager avec moi. Je le vis, avec autant de joïe que de ſurpriſe, entrer dans ma chambre lors même que je donnois mes ordres au ſeul domeſtique, que je voulois emmener avec moi, pour le tranſport de mes effets au vaiſſeau. La flotte devoit partir au bout de huit jours. Je reçus mon ami avec cordialité; mais il ne fut pas long-tems à connoître que quel-que choſe génoit la confiance que j'avois en lui. Il ne me voioit point cet air franc & ouvert, ces manières ingénues qui annoncent l'effuſion du cœur. Il n'exigea pas que je lui communiquaſſe le ſecret dont je lui faiſois myſtère; je lui en ſus bon gré.

Cependant j'étois fâché qu'il ne me preſſât pas aſſez pour me donner lieu de rejetter ſur l'amitié l'indiſcrétion à laquelle je ſentois que je ne pourrois toujours réſiſter. J'aurois ſouhaité qu'il eût voulu que je lui prouvaſſe que ma confiance étoit ſans réſerve & j'appréhendois que ſa retenue ne fût plûtôt l'effet de ſon peu d'amitié que de ſa diſcrétion. Cet-te dernière fut la plus forte; je lui fis le détail de ma triſte avanture. Je m'attendois qu'il excuſeroit ma foibleſſe & emploieroit ſa philoſophie pour m'en adoucir le ſentiment; mais il reçut froidement ma confidence, & n'approuva que foiblement le deſſein que j'avois pris de m'éloigner. Il me parla de l'Aſie avec tant d'indifférence, que ſi j'avois pû la prévoir, je l'euſſe volontiers diſpenſé du voïage qu'il avoit fait à mon reſpect.

Le jour du départ de la flot-te étant venu, il me fit dire qu'il étoit indiſpoſé, & que ſon indiſpoſition l'empêchoit de m'accompagner au Texel, ainſi que nous en étions convenus. Je ne concevois rien à ce refroidiſſement, ſinon que me doutant que j'avois trop abrégé le recit que je lui avois fait, il me jugeoit plus coupable que je ne diſois & que je n'étois en effet. Sa facilité à ſe prévenir à mon deſavantage me dégouta tout-à-fait de lui. Je fus charmé de perdre un homme qui paroiſſoit ſi peu connoître l'amitié, & je me félicitai de ne rien laiſſer en Europe que je dûſſe regretter. Je fus ſeul au vaiſſeau, qui leva l'ancre peu après mon arrivée. Le reſte du jour je le paſſai ſur le balcon de la galerie, abſorbé dans cette ſombre mélancolie, ſi chere à une ame qu'un chagrin raiſonnable poſſéde. Les yeux fixés ſur le roulement des vagues, je comparois triſtement la froideur de Sir James avec l'empreſſement dont je me ſentois capable pour un ami, que ma ſenſibilité à ſes peines auroit pû conſoler, lorſque je me ſentis étroitement ſerré entre les bras d'un homme, qui me terraſſe. A l'inſtant je me retourne pour connoître celui qui me fait violence, & je vois mon ami, ce prétendu malade, qui avoit refuſé de m'accompagner juſqu'au lieu de mon embarquement. Il s'y étoit pris avec prudence en me jettant par terre; une ſurpriſe ſubite m'eût peut-être cauſé un dangéreux accident. J'eus un vrai plaiſir de le revoir, il ne me parut ſenſible qu'à celui d'être avec moi. Après les premiers mouvemens d'étonnement & de joie, je ſentis tout ce que je devois à ſa diſſimulation, & lui témoignai combien j'étois reconnoiſſant. C'eſt moins pour vous ménager la ſurpriſe, me répondit-il, que pour avoir tout le mérite du ſacrifice, que je vous ai laiſſé ignorer ma réſolution. Elle étoit priſe dès avant que je quittaſſe mon déſert, ou plûtôt c'eſt elle qui me l'a fait quitter. Au reſte, ajoûta-t-il en riant, n'en attribuez pas tout l'honneur à mon amitié. J'ai toujours ſouhaité d'aller ſous ces heureux Climats, où l'aſtre du jour, agiſſant avec plus de force ſur la nature, conduit, pour ainſi dire, le Philoſophe à la découverte du procédé de ſes opérations. Je crois que le Chymiſte contribua beaucoup à déterminer l'Ami.

Fin de la Première Partie.

CHAPITRE I.
Suite des Avantures du Vieillard & de ſon Ami. Leur Séjour à Batavia. Leur Voïage à la Chine. Ils s'aſſocient un Capucin, qu'ils convertiſſent. Obſervations ſur les Lettrés de la Chine.

NOtre navigation dura quatre mois, ſans avoir relâché qu'au Cap & à Bantam , & ſans autre incommodité que celle qui eſt ordinaire à quiconque fait ſon premier voïage ſur mer. Nous fûmes agréablement ſurpris de la beauté & des agrémens de Batavia , dont on nous parloit en Hollande comme d'un lieu d'exil. La grande chaleur y rend le peuple plus fainéant, & les riches plus voluptueux qu'en Europe; c'eſt toute la différence que nous apperçûmes. J'étois naturaliſé Hollandois par un ſéjour de plus de douze ans ſur les terres de la République, & j'avois été reçu ſur le vaiſſeau en cette qualité. Nous nous donnâmes pour deux voïageurs que la curioſité avoit attirés en Aſie. Il n'y eut aucun citoien de quelque conſidération qui ne s'empreſſât à nous donner une idée avantageuſe de la Colonie; chaque jour amenoit une nouvelle fête. Je ne connoiſſois pas mon tempérament. Les dogmes pratiques de la Religion, dont mon pere m'avoit fait adopter le ſyſtême, portoient uniquement ſur l'amour du prochain & ſur le reſpect pour la ſociété. Sans eſperer de l'indulgence pour mes fautes envers l'un ou l'autre, je m'étois toujours gardé d'en commettre de cette eſpèce, & avec des ſentimens de probité, trop juſtes pour chercher à paroître meilleur que je n'étois, j'avois tâché d'être réellement tel qu'il me convenoit de me montrer. Outre la crainte de décrier par mes mœurs la ſingularité de mes opinions, qui m'eût rétenu comme un frein, je m'étois conſtamment étudié à accorder mes goûts & mes paſſions avec les rélations que la ſociété me donnoit à ſoutenir. Ramené aux principes univerſellement reçus, & devenu Chrétien, comme tous ceux qui le ſont par conviction, je perdis inſenſiblement l'habitude que j'avois heureuſement contractée de conſidérer mes actions avant que de m'y déterminer, dans leurs rapports au prochain; & cherchant plûtôt une excuſe dans l'infirmité de la nature humaine, que des reſſources dans les lumières de la raiſon, je ceſſai de regarder comme crimes ce que les autres Chrétiens n'appelloient que foibleſſes.

On a grand tort, à mon avis, de tenir en Europe pour gens dangereux dans la ſociété ces raiſonneurs téméraires, que la recherche de l'évidence a égarés. Rarement chez eux la diſſolution du cœur ſuit le libertinage de l'eſprit; l'amour-propre demeure toujours le reſſort principal de leur conduite. Ils ſont flattés de ſe voir diſtingués du vulgaire; ils veulent en être eſtimés, & ils n'ont rien plus à cœur que de ne point donner priſe au mépris & à la haine, qui ſuccéderoient à l'étonnement qu'ils cauſent, ſi leur morale étoit auſſi licentieuſe que leur doctrine. L'intérêt de leur réputation ſuffiroit ſeul pour les rendre vertueux: ils ſe croient en ſpectacle, & ils veulent être modèles. Si la manière de dogmatiſer pouvoit ſe détacher de l'eſprit de ſingularité qui les domine, je dirois que dans la ſociété, comme certains poiſons dans la Médecine, ils ſont de la plus grande utilité.

Sir james , qui m'avoit engagé à m'abandonner aux plaiſirs, ſe reprochoit l'excès dans lequel je donnois de jour en jour. Il eſpera que la ſatiété me retireroit de l'abîme, où m'avoit précipité l'attrait de la nouveauté; mais voiant que je me familiariſois avec la crapule, & que je pouſſois le mépris des bienſéances juſqu'à faire trophée de mes honteuſes proüeſſes, il ne put s'empêcher de prendre pour la première fois le ton de cenſeur, au riſque d'indiſpoſer un ami, qui ne pouvoit s'offenſer de ſa franchiſe, ſans ſe rendre indigne de ſon amitié. Je veux croire, cher Ami, me dit-il, que vous ne vous appercevez pas de votre métamorphoſe. Sans ceſſe en action, vous n'avez pas le loiſir de retourner ſur vous-même, & la dangereuſe opinion où vous avez été, que Dieu eſt trop au-deſſus de nous, & trop indépendant de ſes créatures pour être affecté de nos actions, vous porte encore à ne conſulter que votre goût, & vos forces dans le genre & dans la meſure de vos plaiſirs. Ce goût s'eſt gâté par l'excès, il vous a fallu de la variété pour nourrir, ou pour réveiller vos deſirs; & vous en êtes maintenant à trouver inſipide tout ce qui n'eſt pas un abus des plaiſirs. Laiſſons-là les idées de Religion, que votre conduite anéantit. Pour vous rappeller à la modération, il ſuffira de vous recueillir ſur celles que vous avez toujours eues de la ſociété, & que vous vous rendiez à celle de la dignité de votre nature & du bonheur dont elle vous rend capable. Depuis ſix mois quel uſage avez-vous fait de votre raiſon? Qu'avez-vous de votre côté fourni au bien-être de la ſocieté, auquel la Loi naturelle vous ordonne de contribuer? Penſez ce qu'il vous plaira du joug que toutes les Religions ont impoſé aux hommes; croiez, ſi vous le voulez, que les paſſions ſont des préſens du Créateur, & que les combattre, c'eſt défigurer ſon ouvrage; mais vous ne nierez pas que toutes les règles de la Morale tendent au bon ordre de la ſociété, auquel nos paſſions doivent être ſubordonnées. Puiſque votre tempérament ne s'accommode plus de la régularité qui vous fut autrefois ſi chere, profitez, à la bonne heure, des adouciſſemens que la police de ce Pays accorde au Climat; mais reſpectez les Loix qu'elle fait obſerver. Ceſſez de porter le trouble dans les familles, d'expoſer à l'opprobre & à l'infamie l'innocence que vous ſéduiſez. Ceſſez de riſquer votre ſanté, & de vous expoſer au reſſentiment & au mépris de ceux dont il ne tient qu'à vous de mériter l'eſtime & l'affection. Enfin redevenez honnête-homme, avant que d'avoir affermi l'opinion que vous avez ceſſé de l'être. Quand une fois vous vous ſerez fait le renom qu'il ſemble que vous cherchiez, vous travaillerez en vain à vous réhabiliter. Tôt ou tard l'illuſion ſe diſſipera chez vous, & vous reconnoîtrez alors quel malheur c'eſt d'être mépriſé. Rompez, pendant qu'il en eſt encore tems, toutes les liaiſons dont vous auriez eu honte il y a ſix mois. Je ne ſais qu'un moïen d'effacer les mauvaiſes impreſſions que votre conduite a faites ſur l'eſprit des gens de bien; c'eſt de nous éloigner de Batavia . Faites-vous quelque occupation, & on oubliera que vous n'en avez eu d'autre que vos plaiſirs. Entreprenons un voïage aux Moluques , ou aux Philippines ; allons-nous inſtruire par nous-mêmes des mœurs & des ſciences des Chinois. Je vous accompagnerai volontiers par-tout où je n'aurai point à rougir d'être votre ami.

Je quittai bruſquement Sir James , ſans lui répondre. Il me crut perdu ſans reſſource, & déjà il penſoit à retourner en Europe. Cruel état que celui où m'avoit mis ſon diſcours! A peine ôſois-je convenir de mon exiſtence. C'eſt de mes réflexions de confuſion & de repentir en ces momens que ma haine & mon mépris pour les Eccléſiaſtiques Chrétiens ont pris naiſſance. J'avois lû pluſieurs de leurs livres avec Sir James dans ſon déſert & ſur le vaiſſeau, je pouvois à bon droit attribuer ma chûte à leur indiſcrétion. Je les avois vûs donner indiſtinctement pour devoirs la pratique du Chrétien & celle des dévots, j'avois confondu les unes avec les autres, & quand ma raiſon, éclairée par mes paſſions, me donna de l'indifférence pour celle-ci, je vins bientôt à mépriſer celle-là. Si groſſiſſant les préceptes de la Loi, ils n'avoient pas enſeigné qu'en en violant un, on ſe rend coupable de l'infraction de tous, j'aurois adopté la gradation qui eſt entre eux, ſans confondre les fautes avec les crimes. Les plaiſirs de la table, que je me moquai de leur entendre proſcrire, ne m'auroient pas conduit à l'yvrognerie & à la crapule; la galanterie, contre laquelle ils déclament, ne m'auroit point mené à la fornication, qu'ils mettent dans la même claſſe; le mépris des loüanges, qu'ils confondent avec la modeſtie, ne m'auroit point porté à abandonner le ſoin de ma réputation, & à braver le ſuffrage, ou le blâme du Public. S'ils n'avoient pas mis la conduite exemplaire dans la ſimplicité de la parure & dans l'extérieur humble, dont je connus que les honnêtes gens ſe railloient, j'aurois eu une juſte idée du ſcandale; & comme la matière m'en auroit été déſignée préciſément, je me ſerois abſtenu de tout ce qui le pouvoit produire.

J'étois tout un autre homme lorſque je revins joindre Sir James . Du plus loin que je l'apperçus, je courus à lui les bras ouverts. Pouvez-vous bien, lui dis-je en l'embraſſant, me pardonner le chagrin que je vous ai cauſé? Il ne m'en laiſſa pas dire davantage. Je vous aime plus que jamais, interrompit-il en me ſerrant entre ſes bras, parce que vous me donnez un nouveau ſujet de vous eſtimer. Cette petite deſunion nous étoit néceſſaire; à vous, afin que vous connuſſiez le prix de mon attachement; à moi, afin que je viſſe combien j'ai beſoin de votre amitié pour cimenter notre félicité réciproque.

Pendant quinze jours ou environ, que nous emploiâmes aux préparatifs de notre voyage, je me tins enfermé dans ma chambre, où par la méditation & le régime je m'affermis dans l'amour de la vertu à laquelle mon ami m'avoit rappellé. Nous partîmes pour Canton ſur un Jonc Chinois dont je fis la cargaiſon. Sir james avoit voulu que nous nous fiſſions du Commerce une reſſource contre l'oiſiveté. Le ſouvenir de mon égarement me donnoit une timidité qui m'étoit tout-à-fait nouvelle. Je me rendois un compte exact de tous mes mouvemens & de toutes mes penſées; je m'affligeois, ſi dans l'examen j'en trouvois dont j'euſſe à me repentir. Il falloit pouſſer la curioſité bien loin pour ſonder le caractère d'un peuple, dont la langue ſeule demande, pour l'apprendre, une étude auſſi longue que la vie. Cependant comme nous étions venus à la Chine plûtôt pour nous inſtruire des mœurs des Chinois que pour négocier avec eux, notre principale attention fut d'obſerver leur Religion. Pendant un an entier, n'ayant pû fréquenter que quelques Facteurs, qui ne ſavoient qu'autant de Chinois qu'ils en avoient beſoin pour leur commerce, nous bornâmes nos ſpéculations au petit peuple, que nous trouvâmes ce qu'il eſt par-tout ailleurs, incapable de refléchir & de raiſonner, dupe de ſes Prêtres & eſclave de ſa ſuperſtition. Plein de confiance en la protection d'une multitude de Saints qu'il croit ſes interceſſeurs auprès du Très-Haut, il n'avoit garde de faire conſiſter ſes principaux devoirs en ceux de la ſociété. Les vertus, qu'on l'accoutumoit à admirer dans ces Divinités ſubalternes, ne ſont rien moins que les vertus du citoyen. Une vie contemplative & ſans action, qu'on lui diſoit avoir diviniſé ſes Saints, lui faiſoit regarder ſa condamnation au travail comme une injuſtice; & comme l'aumône les avoit fait ſubſiſter aux dépens du Public, ils ſe figuroient qu'il leur étoit permis de tâcher de ſubſiſter de même par la fraude & le larcin. Les Légiſlateurs ne font pas aſſez d'attention au choix des objets du culte de la multitude. Si Rome moderne, qui a prétendu donner des loix à tout l'Univers, avoit mis des Magiſtrats intègres, des guerriers humains & généreux, des négocians modeſtes & fidèles, des artiſans induſtrieux & ſobres à la place de ces Prêtres & de ces Moines fainéans qui rempliſſent ſon Calendrier & ſes Légendes, elle auroit fait des peuples Chrétiens autant d'eſſains d'abeilles laborieuſes, parmi leſquelles il n'y auroit eu d'émulation que pour l'entretien de la ruche.

Nous étions déjà en état de comprendre les écritures Chinoiſes, lorſque nous fîmes connoiſſance avec le Réverend Pere Ferbos , Capucin Portugais, qui avoit paſſé vingt ans à la Chine & au Japon dans le pénible & infructueux travail de Convertiſſeur. Martyr de l'obéiſſance qu'il avoit indiſcrétement vouée dans un âge où il ignoroit ce que c'eſt que la liberté, cet homme infortuné, qui auroit pû mener une vie agréable dans ſon Pays, ſollicitoit en vain les Supérieurs, qu'il s'étoit donnés, à le rappeller de la Chine où il étoit errant & vagabond, ſans fruit pour la Religion qu'on lui commandoit de propager. Dès qu'il nous eut aſſez pratiqués pour connoître que nous étions gens au-deſſus des préjugés dont il étoit la victime, il nous ouvrit ſon cœur. Il étoit conſolé, s'il nous amenoit à plaindre ſon ſort. Le portrait, qu'il nous traça de ſon Egliſe, ſe trouve conforme à l'état qu'il nous fit de ſes Miſſions. Depuis plus d'un ſiécle, nous dit-il, que notre Général envoie des Prédicateurs de notre Ordre au Japon & à la Chine, l'Egliſe Romaine n'a gagné que l'apparence de l'univerſalité qu'elle prétend. Les peuples des deux Empires, prévenus de leurs idées & entêtés de leur Religion, ne veulent admettre de la nôtre que ce qui s'accorde avec les notions qu'ils ont reçues de leurs peres; & il nous y faut ajuſter notre doctrine. Il y a dix ans que je fus envoié prêcher le Chriſtianiſme dans la petite Iſle de Jaro , qui ſe gouverne en République ſous la protection de l'Empereur du Japon. Jamais le Daïro , qui eſt à peu près le ſouverain Pontife des Japonois, n'a fait que des tentatives inutiles pour y faire recevoir des Bonzes . Ce petit peuple n'a point d'autres Loix que celles de la nature. Les chefs de famille, qui ont atteint cinquante ans, forment le Sénat où réſide la ſouveraineté, & à ſoixante ans ils ceſſent de prendre part aux affaires publiques. Les Membres du Sénat éliſent leur Préſident, qui fait ſa retraite, comme eux, lorſqu'il vient à l'âge marqué. Il s'appelle Dadiano . Celui, qui étoit alors en regne, étoit venu à la Capitale du Japon; & pendant près d'un an que les affaires de ſa petite République l'y avoient retenu, un de nos Peres lui avoit donné les élemens de notre Religion. Il en avoit emporté les principaux Livres. Notre Supérieur ne douta point que la grace n'eût éclairé ſon eſprit, & il m'envoya avec un ſecond à Jaro , comme à une conquête certaine.

Xufi , ainſi ſe nommoit ce Dadiano , venoit de faire ſa démiſſion. Les ſervices, qu'il avoit rendus, lui devoient conſerver un grand crédit; nous nous adreſſâmes à lui, afin qu'il nous obtint une audience du Sénat. Les Jéſuites, qui ont toujours quelque choſe de neuf en fait de Religion, l'avoient prévenu, & contre notre doctrine, & contre nos perſonnes. Quel eſt votre deſſein, nous demanda-t-il, en ſollicitant la permiſſion de bâtir dans notre ville une Chapelle? Si vous étiez d'accord avec ces habillés de noir, qui ſe diſent de votre Religion, en en montrant le ridicule, vous ſauriez ce que nous en penſons. Mais que ferez-vous quand on vous aura accordé votre demande? Nous travaillerons, lui répondis-je, au bonheur de votre peuple pour l'une & l'autre vie, en lui faiſant connoître la vérité. Fort bien, reprit-il, & la vérité eſt une ſoumiſſion aveugle aux volontés de votre Daïro , une confiance entière en ſon infaillibilité. Croiez-moi, de pareilles vérités ne ſont point de miſe à Jaro . Depuis des ſiécles innombrables, nous jouiſſons d'une paix parfaite. La concorde regne parmi nous, & la ſingularité des dogmes, que vous nous débiteriez, mettroit bien-tôt la diviſion dans les cœurs & les eſprits. Je lui repartis que l'autorité du Pape n'étoit qu'un acceſſoire de la doctrine que nous prêchions. Nous ſommes envoiés vers vous par la divine Providence pour ſubſtituer le véritable culte à l'idolatrie & à la ſuperſtition. Arrêtez, interrompitil, j'ai étudié votre Religion & je la connois par vos livres; vous ignorez la nôtre. Nous adorons un Etre, créateur de tout ce qui exiſte. La vertu, que votre Evangile recommande, eſt priſée parmi nous; les vices, qu'elle défend, nous ſont à peine connus, & notre ignorance ſur eux eſt un avantage que nous devons chérir. Jéſus, en vous donnant ſa Loi, a voulu vous tirer de la corruption & vous élever à Dieu par des idées auſſi ſublimes que lui. Ici l'homme n'eſt point corrompu, & il a l'eſprit trop borné pour concevoir vos magnifiques ſpéculations. Notre Morale eſt ſaine, & nous faiſons conſiſter tout notre culte en un hommage direct au Créateur, que le Daïro du Japon a eſſayé inutilement d'intercepter. Accoutumés à tout voir par les yeux de la raiſon, nos ſages gouverneurs rejetteroient l'idée d'un Etre mi-dieu & mihomme. La Chapelle, que vous demandez, vous ſeroit accordée comme une maiſon, & non comme un Temple; & au premier Catéchiſme que vous feriez, vous riſqueriez d'être regardés & punis comme des blaſphémateurs. Mais je veux bien que vous faſſiez des Proſélytes: ouï, la nouveauté fera changer quelques Jaronites des moins vertueux; mais le corps de la Nation n'y entendra point. Le zèle deviendra fanatiſme chez les nouveaux convertis: ils ſe feront un point d'honneur d'attirer les autres à leur façon de penſer; & s'ils ne réuſſiſſent pas, ils les haïront. La Religion, que vous nous apportez, eſt pour nous une nouveauté dangereuſe, puiſqu'elle ordonne de tenir ceux, qui la rejettent, pour des victimes de la vengeance céleſte, pour de malheureuſes créatures que Dieu n'a miſes au monde que pour appeſantir ſon bras ſur elles. Je crois votre Religion bonne dans les Etats où elle eſt établie; mais comme on ne pourroit y tenter de lui en ſubſtituer une autre, ſans cauſer une révolution, il n'eſt pas poſſible de la faire recevoir dans les Pays où elle eſt ignorée, ſans renverſer l'ordre & faire bien des malheureux.

Nous n'en crûmes pas le ſage Xufi . Aiant obtenu d'être admis à propoſer quelque choſe aux gouverneurs, je prononçai en Sénat le diſcours que j'avois préparé. Je m'étendis beaucoup ſur l'exiſtence de Dieu, ſur ſon unité, ſur ſa puiſſance, & ſur la dépendance où ſont les créatures par rapport à lui. Les gouverneurs s'imaginerent que c'étoit l'uſage de notre Pays de faire mention de la Divinité & de ſes attributs, avant que de traiter des affaires particulières, & ils m'écouterent avec patience. Mais quand j'entamai l'expoſition du Myſtère de la Trinité, les Dadiano m'interrompirent, en m'ordonnant de paſſer le reſte de mon préambule. Je feignis de ne l'avoir pas compris. Je repréſentai Jeſus dans ſa crêche, recevant l'hommage des bergers & des Rois, confondant les Docteurs de la Loi, les Phariſiens & les Saducéens, guériſſant les malades, reſſuſcitant les morts, converſant avec Dieu ſur le mont du Thabor, ſe faiſant ſervir par les Anges après la tentation, refuſant la Roiauté que lui offroit un peuple nombreux, entrant en triomphe dans Jeruſalem aux acclamations de la multitude. Les gouverneurs crurent que je faiſois l'éloge du Souverain qui m'envoioit, & ſe le peignant ſemblable au premier Dadiano , qui leur avoit donné des Loix, ils ne parurent point s'ennuier de la longueur du panégyrique. Mais lorſque continuant à expoſer ce qu'il y a de plus brillant dans la vie du Sauveur, je leur aſſûrai qu'il étoit reſſuſcité après avoir été trois jours dans le tombeau; qu'il étoit monté au Ciel, où, aſſis à la droite de Dieu ſon Pere, il attendoit le jour terrible auquel il doit venir ſur une nuée juger les vivans & les morts, un bruit ſourd & confus ſe fit entendre plus haut que ma voix. Le Dadiano ſe leva de ſon ſiége, & m'ayant impoſé ſilence, il fut apprendre d'un chacun le ſujet du murmure. Ce ne fut qu'une voix pour m'accuſer de blaſphême. Le Dadiano , de retour à ſon ſiége, me tança aigrement de mon irréligion prétendue, & apres m'avoir dit de rendre graces à l'hoſpitalité, dont les droits étoient ſacrés à la Nation, il m'intima l'ordre de ſortir de la ville le lendemain, avec défenſe de jamais revenir dans l'ſle, ſous peine d'être condamné à mourir de faim & de ſoif comme un ingrat, indigne de jouir des biens pour leſquels le Très-Haut exige notre reconnoiſſance. En même tems deux des gouverneurs s'emparerent de ma perſonne, & deux autres ſe ſaiſirent de mon compagnon. Nous reſtâmes ſous cette garde juſqu'à ce qu'il vint un batteau Japonois qui voulût bien nous recevoir. Je fus rendre compte à notre Supérieur à Méaco du ſuccès de ma prédication. Il m'ordonna le ſecret, & écrivit en Europe que nous plantions la Foi dans l'Iſle de Jaro . On célebra dans nos Egliſes de Rome une fête ſolemnelle pour l'acquiſition de ce nouveau Royaume à l'Egliſe. Je ne ſais ſi notre Général n'a pas fait apparoître à Rome des Députés Jaronites, qui venoient de Jaro faire hommage au Pape au nom de leur Nation. Ils ſeroient bien auſſi réels que les Ambaſſadeurs du Roi de Tirando .

Sir James n'eut pas long-tems pratiqué Ferbos, ſans être touché de compaſſion pour ſon état. Le contraſte, qui étoit dans l'eſprit du Capucin entre ſa Religion & ſon Egliſe, le rendoit un des hommes les plus malheureux. Il ſentoit bien qu'il étoit l'eſclave de l'ambition de l'Egliſe Romaine, & il n'avoit pas aſſez de liberté d'eſprit pour ſaiſir le faux de la doctrine qui le retenoit dans les fers. Il auroit bien voulu n'être point lié par les vœux monaſtiques; mais ſes préjugés étoient ſi forts, qu'il n'ôſoit concevoir qu'ils fuſſent des liens dont il pouvoit ſe débarraſſer. Sir James entreprit de le rendre à la raiſon, ſans le dérober à la Foi, & de mauvais Catholique qu'il étoit, d'en faire un bon Chrétien, en le délivrant du joug qu'il étoit las de porter. Le plus ſûr moyen de guérir du préjugé en fait de Religion, c'eſt de ſaiſir le ridicule de la Créance & les abſurdités qu'elle enfante. Sir James , qui connoiſſoit combien de ce côté le Catholiciſme donne priſe, commença par demander à Ferbos l'hiſtoire de ſon Egliſe. Il fit adroitement le parallèle frappant de Pierre Apôtre & Pêcheur, & de Pierre Monarque & Vicaire de Dien. Ferbos ne put méconnoître ce qu'il y a d'humain dans la métamorphoſe, & il en fut diſpoſé à voir éplucher les myſtères & les dogmes dont l'établiſſement a ſon époque dans les Faſtes des Papes. Le prétendu Sacrifice de la Meſſe avec la Tranſubſtantiation, l'invocation des Anges & des Saints exercerent la ſubilité du Capucin ſi heureuſement, qu'il eut honte d'être auſſi habile à ſoutenir des erreurs. La petite guerre, que nous lui fîmes, mit de notre côté tous les avantages qu'il avoit eus dans celle qu'il faiſoit aux Bonzes . Avec eux il étoit ſur l'offenſive & il triomphoit; avec nous il étoit réduit à la défenſive; & pouſſé ſans ménagement, il falloit, ou qu'il cédât & s'avouât vaincu, ou qu'il ſe mît en colère. Sir James ne vouloit point de cette foule d'Interprêtes & de Commentateurs, qui, ſemblables aux Normans dans l'Europe, ont laiſſé des marques de leur fureur & de leur ignorance dans tous les endroits des Livres Saints qu'ils ont touchés. Des argumens, tirés du texte même & de la raiſon, devoient operer la conviction. Le Sauveur avoit dit à ſes Diſciples que le tems approchoit où ils n'auroient plus avec eux le Fils de l'Homme; & après leur avoir donné le pain qu'il avoit beni, il leur dit de faire deſormais en mémoire de lui ce qu'ils venoient de lui voir faire. Que répondezvous à cela, demandoit-il à Ferbos ? Si le Sauveur eſt dans le pain de la Meſſe, & ſi la Meſſe eſt de ſon inſtitution, les Diſciples de Chriſt ont donc toujours eu le Fils de l'Homme avec eux? Ont-ils pû faire en ſa préſence quelque choſe en mémoire de lui? Le Chriſt vient du Ciel dans le pain & s'y incorpore naturellement d'une ſaçon ſurnaturelle . Expliquez-nous cet énigme. Ce n'eſt que la Divinité qui peut être Ubiquiſte ; cependant le Corps, qui ſera dans le pain, ſe mange en plus d'un million d'endroits à la même heure. Sir James lui fit voir en peu de mots l'incompatibilité de ce dogme avec le ſens de l'Ecriture & avec la ſaine raiſon, dont l'une enſeigne, & l'autre prouve l'impoſſibilité de cette transformation. Paſſons, pourſuivit-il, au tour que les Catholiques font pour obtenir une grace du Très-Haut. Ils diſent une Meſſe en l'honneur d'un Saint, qu'ils prient d'intercéder auprès de Jeſus, afin qu'il daigne fléchir ſon Pere en leur faveur. Le Sacrifice va droit à Dieu, car c'eſt à lui, diſent-ils, qu'il eſt offert directement. Dieu ſe tournera donc vers le Saint, de qui il obtiendra qu'il ſollicite Jeſus d'intercéder auprès de lui pour celui qui a eu recours au Prêtre? C'eſt comme ſi un Anglois alloit préſenter au Roi une requête, adreſſée à un de ſes courtiſans, qu'il y prieroit de ſolliciter le Prince de Galles de recommander ſon affaire au Roi. Nous direz-vous que Dieu a donné aux Saints le privilège d'entendre & de répondre à toutes les ſuppliques qui leur ſont adreſſées? Alors vous nous repréſenterez le Tout-Puiſſant ſous les traits d'un Souverain borné d'un empire ſi vaſte, qu'il ſeroit contraint, ne pouvant pourvoir à tout par lui-même, de le partager en départemens. Je ſuis de vôtres, reprit Ferbos , à la fin d'une longue diſpute. Mais êtes-vous diſpoſés à me rendre à la fortune comme vous me rendez à la raiſon? L'engagement indiſcret, que je ratifiai il y a vingt-deux ans, m'a fait mourir abſolument à ma famille. Je ſuis paſſé dans une autre, qui m'a donné pour ma légitime les fruits d'une induſtrie que je ne puis plus faire valoir ſi je la quitte..... Je l'interrompis: le batteau, qui nous a amenés ici, eſt à nous, lui dis-je, avec ſa cargaiſon; partagez-en avec nous la propriété. Cette ſociété vous ſera plus lucrative que ne l'a été celle que nous vous faiſons abandonner, & vous y ferez valoir une plus noble & plus louable induſtrie.

L'acte de l'aſſociation aiant été dreſſé, nous formâmes un triumvirat, à l'entretien duquel chacun contribua de ce qu'il avoit de connoiſſances. Ferbos , qui poſſédoit le Chinois autant que le peut un étranger, nous fit entrer en liaiſon avec le ſeul ordre d'hommes qui ſoient à la Chine plus éclairés que le peuple. Puiſque vous venez, nous dit-il, de la rivière du Canton, vous avez ſans doute pris une notion générale de la police de l'Empire. La manière, dont le commerce s'y fait à préſent, me prouve qu'elle n'a point changé depuis mon départ. Vous ſavez que les connoiſſances y ſont héréditaires; le ſavoir y eſt, pour ainſi dire, une grace d'Etat. J'ignore ſi les Lettrés Chinois ont encore en Europe la réputation qu'ils y avoient de mon tems; mais je ſais qu'ils la méritoient peu alors. Nous nous attendions de trouver en eux la poſtérité de ces anciens Prêtres Egyptiens, chez qui les plus fameux Philoſophes allerent puiſer la ſageſſe; nous n'y vîmes que des hommes ſuperficiels, qui ne ſe diſtinguoient guères de ceux des autres claſſes que par un jargon énigmatique qu'ils s'étoient fait pour rendre des idées auſſi obſcures. Nous les comparâmes à ces Dialecticiens à verbiage, qui paſſerent en Europe pour des prodiges de ſavoir dans les ſiécles d'ignorance & de barbarie, & dont les ſubtilités abſtraites, chargeant la mémoire de mots vuides de ſens, ne font qu'embarraſſer l'eſprit qu'ils prétendoient éclairer. Nulle idée ſatisfaiſante du premier Etre, du commencement du Monde, & de la nature des choſes: tout ce que nous apprîmes d'eux, ce fut qu'ils ne pouvoient rien nous apprendre. Ils nous citerent une tradition & une Chronologie immenſe, dont les preuves portent la certitude au plus haut dégré où le témoignage humain puiſſe atteindre. L'Hiſtoire, que Moïſe nous a donnée, ne tiendroit point contre ces Archives, ſi elle n'avoit d'autre garand que lui de ſa vérité. Mais l'Eſprit, qui le fait pénétrer dans l'ordre & les objets de la création, comme s'il avoit été préſent au débrouillement du cahos, a donné à ſa narration le ſceau d'autorité qui manque à la Chronologie Chinoiſe. Un Chrétien & un Iſraélite ne ſauroient voir dans cette dernière qu'un Roman fabuleux, dont le peu de vraiſemblance égale la ſechereſſe. Le ſavoir ſera toujours à la Chine dans cet anéantiſſement, tant qu'y étant plus vanté que de raiſon, la voïe n'en ſera pas ouverte à quiconque y voudra prétendre. Les Lettrés ſe contentent de ce qu'ils en ont, parce qu'il ſuffit pour leur mériter l'eſtime & le reſpect de la Nation; les autres ordres de l'Empire manquent de goût & de hardieſſe, parce que la ſubordination ne laiſſe point de jour à l'émulation.

Nous admirâmes l'ancienneté des connoiſſances & des arts dans cet Empire, & nous mépriſâmes la Nation, qui croioit avoir trouvé depuis tant de ſiécles ſon non plus ultrà .

CHAPITRE II.
Retour des trois amis à Batavia. Le Chevalier s'y marie. Ils s'embarquent pour repaſſer en Europe. Ils quittent le vaiſſeau en pleine mer.

UN ſéjour de trois ans dans la Province de Canton nous aiant fait connoître les Chinois au point de nous en dégouter, nous eûmes une égale impatience de quitter la Chine. Les derniers vaiſſeaux, venus de Batavia , nous annonçoient la déſolation de cette floriſſante Colonie. On avoit reçu d'Europe la nouvelle que le Roi de France, étant entré avec une nombreuſe armée ſur les terres de la République, lui donnoit à opter de la ſujettion, ou de ſa ruine entière. On parloit de la réſolution déſeſperée, priſe par la plûpart des Hollandois, de ſacrifier l'amour de la patrie à celui de la liberté, dont ils jouïroient paiſiblement en Aſie, ſi l'ennemi victorieux ne ſe relâchoit point des rigoureuſes conditions auxquelles il leur offroit la paix. Le peu d'agrémens, que nous devions trouver à. Batavia dans ce tems de trouble & d'allarme, nous détermina à en reſter éloignés auſſi long-tems que dureroit la criſe. Il n'y avoit pas d'apparence que les Puiſſances, jalouſes, ou ennemies de la France, la viſſent tranquillement anéantir un Etat, qu'elles s'étoient accoutumées, depuis ſa naiſſance, à regarder comme le rempart de la liberté générale. Excités au commerce par le deſir d'acquérir des richeſſes capables de nous procurer une vie exempte de ſoucis, nous fîmes la cargaiſon d'un Jonc , le double plus grand que celui qui nous avoit amenés. Telle fut toute notre reſſource dans l'incertitude du ſort de la Hollande, où j'avois le reſte de mon bien; nous en tirâmes parti en habiles gens. Les retours, que nous eûmes de nos marchandiſes au Japon, ſurent deſtinés pour les Philippines , & du produit de leur vente à Manille nous fîmes l'achat d'un vaiſſeau avec lequel nous commerçâmes au Pégu & à la Cochinchine . La fortune nous fut ſi favorable, qu'après le troiſième voïage chacun de nous ſe trouva avoir plus gagné que je n'avois laiſſé en Hollande. Nous ne nous étions point défendus contre la cupidité, parce qu'elle nous paroiſſoit légitime, eu égard à la fin que nous nous propoſions, laquelle n'étoit autre qu'une retraite conſacrée aux plaiſirs de l'eſprit & une opulence utile au prochain. D'ailleurs l'acquiſition de nos moïens étoit irréprochable.

Nous rentrâmes dans le port de Batavia , ſept ans après en être ſortis. Je me préſentai à mes anciennes connoiſſances, que j'avois négligées lors de mes écarts, avec la modeſte aſſûrance d'un homme qui croit avoir expié ſes fautes, & mérité qu'on les oublie. A peine parus-je un mois ſous ce nouveau dehors, qu'on le reconnut pour mon état naturel. Je n'apperçus pas dans les eſprits la moindre trace des premières impreſſions. On étoit inſtruit du ſuccès de ma courſe, & comme on ignoroit ma naiſſance, de même que mon long ſéjour en Aſie, & que la reſſource, que j'avois cherchée dans un commerce périlleux, ne ſuppoſoit pas que je fuſſe un homme fort à mon aiſe en Europe, on me ſollicitoit à augmenter la Colonie. Sir James , qu'on regardoit comme un Philoſophe, ſans autre attachement au monde qu'en conſéquence de l'ordre que la Providence, en l'y plaçant, lui avoit donné d'y vivre, me préparoit les voïes à un établiſſement avantageux, en déclarant hautement ſon goût pour le célibat, & en me déſignant non ſeulement pour ſon héritier, mais encore pour le propriétaire de ſon bien, dont il m'avoit remis les titres & les droits. J'ignorois ces nouvelles preuves de ſa généroſité, je ne les ſoupçonnois pas même, tant je me ſentois éloigné d'en faire uſage. En garde contre toutes les femmes, je ne m'imaginois pas qu'aucune pût faire impreſſion ſur un cœur dégouté du libertinage, ſur un eſprit qui s'étoit fait un mépris de l'amour, & qui mettoit cette paſſion au nombre des foibleſſes. Je m'en expliquois ſouvent ſur ce ton à mon ami, mais je le trouvois incrédule. Vous êtes, me diſoit-il, dans la ferveur d'un nouveau Converti, qui paſſe condamnation ſur tous les anciens objets de ſon culte. Lorſque ce premier feu viendra à s'éteindre, vous reconnoîtrez qu'il y a beaucoup de vrai mêlé avec le faux que vous avez abjuré. Le véritable amour vous eſt inconnu. Vous n'avez encore goûté dans les plaiſirs de l'amour que les plaiſirs des ſens. Je conviens qu'ils entrent pour beaucoup dans la paſſion la plus délicate; mais il en eſt d'autres pour le cœur & pour l'eſprit: ce ſont ceux-là dont l'attrait eſt irréſiſtible. J'en appelle au tems, qui vous fera ſentir ce que je ne puis vous exprimer, malgré l'expérience que j'en ai. L'amitié eſt une affection trop douce, ſes mouvemens ſont trop tranquilles & trop uniformes pour un caractère auſſi ardent que le vôtre. Ferbos ſe joignoit ordinairement à lui pour me perſuader de leur donner une famille qu'ils puſſent adopter. Il ſe repoſoit ſur les glaçons de ſon âge, ſur ſa fidélité au célibat, & il ſe croioit incapable de prendre d'autres engagemens que ceux de l'amitié. L'habitude, où il étoit de ne tenir à perſonne, fut préciſément ce qui lui fit naître l'envie de tenir à quelqu'un. Il nous découvrit avec ſa franchiſe naturelle qu'il ne ſe croiroit jamais en poſſeſſion de la liberté que nous lui avions procurée, s'il ne faiſoit un choix auquel ſon ancien eſclavage mettoit obſtacle. J'approuvai ſon deſſein avec Sir James , & pour l'y engager d'autant plus, nous diſpoſâmes tout dans notre maiſon pour la réception de la femme qu'il jugeroit à propos de prendre. Sûr de notre conſentement, il fit ſon choix avec jugement. Les qualités perſonnelles de ſon épouſe nous promirent un agrément de plus dans notre ſociété, ſans craindre aucune altération dans ceux dont nous jouïſſions déjà. C'étoit une amie de la femme d'un ancien Général, qui étoit venue en Aſie ſe ſouſtraire au dérangement des affaires de feu ſon mari. Elle avoit vécu avec la Générale juſqu'au retour de cet Officier en Europe, où, aiant refuſé de ſuivre ſon amie, elle étoit reſtée à Batavia . La part, que le Général lui avoit procurée dans le commerce des denrées, l'avoit miſe dans l'aiſance. Elle étoit d'un excellent caractère, elle avoit l'eſprit doux & cultivé, les mœurs ſimples & innocentes. Elle avoit prêté l'oreille aux propoſitions de Ferbos par les mêmes raiſons qui avoient porté celui-là à les lui faire. Laſſe d'être ſeule dans le monde, elle vouloit appartenir à quelqu'un, & comme elle recherchoit dans le mariage le contentement de l'eſprit plus que toute autre choſe, Ferbos , quoiqu'âgé de cinquante ans, lui avoit paru le mari qui lui convenoit le mieux. Ce fut à ces nôces de Philoſophe que ſe démentit la Philoſophie à laquelle je me croiois fortement attaché. J'y vis une jeune veuve d'une beauté incomparable, mais dont l'eſprit & les manières ſurpaſſoient encore beaucoup plus le mérite de toutes les amies de Madame Ferbos . Je pris de bonne foi pour ſimple curioſité l'empreſſement avec lequel je m'informai d'elle; mais quand je ſus qu'un oncle l'avoit mandée d' Amſterdam à Batavia , que ſa ſucceſſion & celle de ſon mari la rendoient la plus riche de la Colonie, & qu'elle étoit réſolue de repaſſer en Europe, je connus, à l'inquiétude dont je me ſentis ſaiſi, que je m'intéreſſois bien plus à elle que je n'avois cru. Je cherchai l'occaſion de la revoir; ſa vûe me jetta dans un trouble extraordinaire. Elle me parut également troublée, inquiette de mes regards. Les ſiens, qui ſembloient ne tomber ſur moi que par diſtraction, me firent augurer que la ſympathie agiſſoit ſur ſon cœur comme ſur le mien. Je me retirai, plein de douces eſperances. Lorſque je fus ſeul dans mon cabinet, j'examinai ce qui ſe paſſoit audedans de moi-même. Je reconnus avec ſatisfaction que j'étois dans cette ſituation dont mon ami m'avoit parlé; ſituation, où, au-lieu de ces mouvemens tumultueux cauſés par le tempérament & ſoutenus par un beſoin naturel, une douce crainte me tenoit dans la perplexité. Je deſirois la volupté ſans ôſer l'eſperer, ſans même ôſer la concevoir. Timide & reſpectueux, je ne me peignois que traits à traits les charmes de l'aimable veuve qui faiſoit l'objet de ma flamme. La poſſibilité de mon bonheur ne ſe traçoit dans mon imagination qu'avec peine, & j'avois beſoin d'eſperer qu'elle me fît grace pour me flatter d'obtenir d'elle quelque retour. Ma tendreſſe étoit celle que me ſouhaitoit Sir James ; je nourris le feu qui me conſumoit. Je mis mon ami à portée de lire dans mon cœur, il me félicita de mon deſordre. Il n'y a point de tems à perdre, me dit-il; avant deux mois la flotte mettra à la voile. Quand vous n'auriez pas avec votre pere les engagemens qui vous défendent de vous rapprocher de lui ſans avoir détruit ſes ſoupçons, vous devez, pour l'intérêt de votre amour, tâcher de conclure ici, où les rivaux, que vous ſuſcitera la jalouſie, n'ont pas ſur vous les avantages qu'ils auroient en Europe. Riche & belle, votre veuve trouveroit dans ſa patrie des adorateurs, dont le rang flatteroit ſon ambition; ici elle ne ſuivra que ſon penchant, elle n'écoutera que ſa tendreſſe. Je veux vous mettre à votre aiſe avec elle, je me charge de lui faire votre déclaration.

Je fus ſi bien ſecondé de mes amis & de Madame Ferbos , que l'aimable veuve vit bientôt en moi, tant du côté de la fortune que de celui de la perſonne, l'homme du Pays le plus digne d'elle. Nous lui exagérâmes les deſagrémens du voyage pour une perſonne de ſon ſexe, qui ſe trouve à bord d'un vaiſſeau ſans mari; nous réuſſîmes ſi bien à la perſuader, qu'elle conſentit à me donner ſa main avant l'embarquement. Nos affaires furent conduites avec tant de ſecret & de ménagement, que nous étions unis avant que ceux, qui auroient pû traverſer notre union, ſoupçonnaſſent notre intelligence. Déjà nos effets étoient ſur la flotte, & perſonne dans la Colonie ne dévinoit le motif de mon départ. Ferbos en donnoit pour raiſon la complaiſance qu'il devoit aux ſollicitations de ſa femme, & notre attachement qui ne permettoit pas que nous nous ſéparaſſions. Enfin huit jours de plus, & nous échappions à notre deſtin. Tout à coup je fus attaqué d'une fiévre peſtilentielle qui avoit fait de grands ravages dans la Colonie. Il fallut que ma femme, obligée de reſter à terre, rendît notre mariage public; ce qui nous attira autant d'ennemis que nous avions eu de rivaux. Leur dépit éclata en murmures tant que ma vie fut en danger; mais il ſe changea en haine mortelle quand on me ſut hors de riſque. Chaque famille, qui avoit aſpiré à l'alliance de la riche veuve, me regarda comme un homme qui avoit furtivement empiété ſur ſes droits. Le Général entre autres, avec qui une diſcuſſion d'intérêt pour le bien de Madame Ferbos nous avoit brouillés, découvrit que j'étois Anglois, & joignit à la jalouſie, que les Colons Hollandois avoient contre moi, les ſoupçons qu'ils prennent ſur un étranger, qui ſe hazarde à venir partager leur commerce. En un mot dans une ville, une des plus peuplées du monde, nous nous trouvâmes comme dans un déſert. Il fallut que nous nous tinſſions renfermés dans la maiſon, ſi nous voulions éviter les inſultes & les avanies. Pour comble de chagrin, la maladie contagieuſe emporta Madame Ferbos , & ma femme n'enviſageoit qu'avec déſeſpoir la néceſſité de reſter encore un an dans l'Iſle.

Pendant notre convaleſcence nous partîmes pour Bantam , où, me déclarant Anglois, je devois trouver moins de deſagrémens. En effet les Facteurs de ma Nation mirent tout en œuvre pour nous rendre le ſéjour de cette ville agréable juſqu'au retour de la ſaiſon. Ils jouïſſoient auprès du Roi de Bantam d'une faveur diſtinguée, que les Hollandois eſſaïoient en vain de leur ravir, & ils ſurent rendre inutile tout ce que la malice machina contre moi. Elle alla juſqu'à gagner un de ces Mahometans frénetiques qui ſe jettent, le poignard à la main, ſur tous ceux qu'ils rencontrent, & s'imaginent mériter le Ciel, s'ils ſont maſſacrés après avoir aſſaſſiné une demi-douzaine de perſonnes. Mes ennemis donnerent de l'argent aux parens d'un de ces enragés bigots, afin qu'ils le déterminaſſent à n'enſanglanter ſes mains que quand il ſeroit ſûr de m'envelopper dans ſes meurtres. J'échappai heureuſement à ce forcené, qui n'étoit que trop réſolu de tenir parole; mais le danger que je courus, fit une telle impreſſion ſur ma femme, qu'elle regarda comme un effet ſurprenant de la Providence l'arrivée d'un vaiſſeau Anglois qui venoit de la Chine, & qui ne demandoit qu'à faire de l'eau à Bantam . Des malheureux, prêts à être enſévelis dans les flots, ne voient pas la terre avec plus de joie. Sir James étant convenu avec le Capitaine pour notre paſſage, nous trompâmes nos ſurveillans, & gagnâmes ſon bord dans une chaloupe, qui vint nous prendre à la petite rade.

Ma maiſon étoit compoſée d'un valet-de-chambre, que j'avois amené d'Europe, ancien domeſtique qui m'avoit vû au berceau, & d'un ſoldat François, nommé Borde , qui, aiant été fait priſonnier de guerre en Flandre & conduit en Hollande, avoit été enrôlé par ſurpriſe à Rotterdam au ſervice de la Compagnie des Indes. Je l'avois racheté, lors même qu'on déſeſperoit qu'il guérît de la contagion, qui le mit à deux doigts de la mort. Il étoit fort reconnoiſſant, & nous le regardions moins comme un homme à gages, que comme un malheureux à protéger. Une Eſclave Javane de vingt ans, & un Nègre d' Angola , plein d'affection & de bravoure,attachés, l'une à ma femme, & l'autre à ſon premier mari, ne voulurent point la quitter,quoiqu'elle offrît de leur rendre la liberté; ils reſterent avec nous dans la même condition où ils avoient été chez elle. Ferbos retenoit un Chinois de trente-cinq ans qui avoit ſervi ſa femme, & Sir James avoit un laquais qui le ſervoit depuis qu'il étoit ſorti de ſa ſolitude. C'étoit un des fils du payſan qui lui apportoit ſes proviſions dans ſa retraite, & qui s'appelloit Léonard . Nous fîmes porter au vaiſſeau autant de vivres qu'il en eût fallu pour tout l'Equipage, & nous ne mîmes point en comp-te cet avitaillement, quoique notre convention avec le Capitaine ne nous obligeât à nous munir d'aucune proviſion; ce qui ne pouvoit que nous faire regarder de bon œil à bord du vaiſſeau: auſſi le Capitaine & les Officiers nous firent-ils l'accueil du monde le plus obligeant.

A peine le vaiſſeau fut ſous voiles, que nous régalâmes l'Equipage. Juſqu'au cinquième jour que nous voguâmes dans le Détroit, les Officiers, qui avoient tout loiſir, furent continuellement avec nous; de ſorte que nous fûmes charmés d'avoir fait leur rencontre. Nous ne jugions d'eux que par les apparences; mais après que la familiarité eut ſuccédé à la politeſſe, nous craignîmes fort de nous être trompés ſur leur compte. Nous remarquâmes que le Capitaine n'étoit pas maître ſur ſon bord, qu'un eſprit de révolte & de piraterie regnoit parmi l'Equipage, & nous entrevîmes un ſcélerat achevé dans la perſonne du Contre-maître, qui s'étoit accrédité auprès des matelots au point d'être pour eux le véritable Capitaine. Je me repentis de ne m'être pas concilié ce méchant homme par un préſent plus conſidérable. Déjà les libertés brutales, qu'il prenoit avec ma femme, me faiſoient trembler ſur les ſuites de ſon mépris pour moi; je me hâtai de le gagner. Dans un moment, où il me parut plus traitable, je le tirai à part ſur le pont. Capitaine, lui dis-je, en lui préſentant un fort beau rubis que je tirai de mon doigt, avant que de choiſir mes amis, je veux les connoître. Maintenant que je ſais la différence que je dois faire entre vous & les autres Officiers, je vous demande votre amitié, & je vous prie de recevoir cette bague comme un gage de la mienne. Il prit la bague d'un ſoûris forcé, puis l'examinant, Ma foi, dit-il, elle eſt jolie. Voions quelles ſeront les conditions de notre accommodement. Vous êtes un galant homme, & je ne ſuis pas jaloux. A çà, je renonce à vous ſouffler le tendron que vous appellez votre femme; mais par D...... il faut que nous le partagions. Je me mets à la raiſon, n'allez pas faire le ridicule, ou bien je vous rends votre bague. Capitaine, repris-je en dévorant mon indignation, nous ſommes en vérité ce que nous nous diſons être l'un à l'autre. Ma femme vous eſtime; voudriez-vous la chagriner, en pouſſant plus loin un badinage qui lui eſt injurieux? Il en ſera ce qu'il pourra, repliqua-t-il en jurant. Je n'ai jamais eu de ſi gentille cargaiſon, & je ne la conduirai pas, ſans en tâter. Tant d'inſolence me mit hors de meſure. J'arrachai ma bague des mains de ce brutal, & lui tournai le dos, en le menaçant de le punir s'il s'écartoit du reſpect qu'il nous devoit.

Je ne connoiſſois pas encore tout mon malheur. Le Capitaine, qui avoit la foibleſſe de ſe laiſſer gourmander par ſon Contremaître, avoit encore celle de le laiſſer croire maître ſur ſon bord. Lorſque je le preſſai de prendre avec nous de juſtes précautions contre l'eſprit de mutinerie qui étoit dans ſon Equipage, je n'en pus tirer autre choſe, ſinon que j'euſſe à être ſans inquiétude, & qu'il ſauroit bien contenir ſes gens dans le devoir. Je fus tenté de le croire d'intelligence avec le ſcélerat, & j'ordonnai à nos cinq hommes de ſe tenir toujours armés à portée de nous. Mes deux amis & moi, nous mîmes deux piſtolets dans nos poches, & une crie, ou poignard Javan à notre ceinture. Le jour ſe paſſa aſſez tranquillement. Le Capitaine aiant parlé le ſoir à ſon Contre-maître, j'eſperai que nous en ſerions quittes pour la peur; mais ce dernier nous mépriſoit trop pour ſe contraindre long-tems: il avoit formé le projet de nous braver. Comme nous étions à fumer, après le dîner, dans la chambre avec le Capitaine, le brutal entre tout à coup, & va, ſans daigner nous ſaluer, ſe jetter au col de ma femme, qu'il accable de baiſers, tandis que d'une main ſur ſa gorge il ſemble ſe préparer à lui faire le dernier outrage. Cette indignité me mit en fureur. Il y avoit ſur la table un grand couteau avec lequel on hâchoit le tabac, je m'en ſaiſis, & courant au brutal, je le lui enſonçai dans le corps avant qu'il ſe fût apperçu de mon mouvement. Je redoublai, & il tomba en vomiſſant les plus terribles imprécations. Le Capitaine étoit honnête homme: il avoit été indigné de l'inſolence du Contre-maître, & ſi ſa foibleſſe ne lui permettoit pas d'applaudir à la ſatisfaction que j'en avois priſe, du moins il excuſoit ce que m'avoit fait ôſer un premier mouvement de colère; mais il en ſaiſit les terribles ſuites. Pour les prévenir autant qu'il étoit en ſon pouvoir, ſans faire un coup d'autorité dont il n'étoit pas capable, il morta ſur les ponts, après nous avoir recommandé de dérober la connoiſſance de ce funeſte accident à l'Equipage, au moins pour quel-que tems. Pendant que le Chirurgien, qu'il nous envoia, prit ſoin du bleſſé, nous fîmes une barricade derrière la porte, nous diſpoſâmes nos armes, & nous nous tinmes prêts à diſputer l'entrée de la chambre, ſi on entreprenoit de nous y forcer. Tous nos gens étoient avec nous, & ce dont nous étions capables, ſi on nous pouſſoit à bout, fut ſans doute une des plus fortes raiſons que le Capitaine allegua à ſon Equipage. L'aiant fait aſſembler au pied du mât, il avoit accompagné d'une diſtribution de ducats le recit de notre avanture, & feignant d'être plus fâché que perſonne du malheur de ſon Contremaître, il remontra aux matelots que pour leur ſûreté, tant en mer qu'en Angleterre, il ne devoit pas me châtier autrement que par les arrêts. Laiſſez-moi faire, ajouta-t-il, je me charge de repréſenter ce jaloux à la Juſtice plus qu'à demi-puni. Si le Contremaître meurt, il païera le ſang par le ſang ſelon les Loix; ſi le bleſſé au contraire guérit, ou je lui abandonnerai ſa vengeance, ou je lui obtiendrai bonne compoſition pour qu'il s'en déſiſte: le Pilote và être mon ſecond. Après avoir ainſi calmé ſon monde, il revint à la chambre, ſuivi du Pilote, qui dans le fond n'étoit pas méchant homme. Nous nous en repoſâmes ſur la feinte, que nous comptions devoir être d'auſſi peu de durée que la vie du bleſſé. Je fus chargé de fers, & porté en cet état, à la vûe de pluſieurs matelots, dans la cabine du Pilote, qui nous en laiſſa les maîtres moïennant quelques ducats. Nous n'y devions être viſités que par le Capitaine & le Pilote, qui ſe donnoient pour mes geoliers. Ma femme n'en dévoit ſortir qu'après la mort de notre ennemi, que le Chirurgien nous diſoit certaine. D'un autre côté nos gens devoient ſe tenir ſans ceſſe ſous les armes, afin d'ôter à l'Equipage la hardieſſe de rien entreprendre contre ſa parole, donnée au Capitaine.

En dépit des prédictions de notre Eſculape, le bleſſé avançoit vers ſa guériſon avec une viteſſe incroiable. Trois ſemaines après l'avanture, le Chirurgien vint nons avertir qu'il n'étoit plus maître de le retenir plus long-tems au lit, d'où il ne vouloit ſortir que pour venir me bruler la cervelle. Quelque affection que le Pilote eût priſe pour nous, il refuſa de s'engager à nous ſervir contre ce furieux, ſous prétexte qu'il avoit avec lui des liaiſons qu'il ne pouvoit rompre en honneur. Je ne doute point que ce ne fût quelque ſerment de s'aſſocier à lui pour la piraterie. Tout ce que nos prières & nos préſens purent obtenir de cet honnête homme, ce fut qu'à la hauteur de la première Iſle, qu'on s'efforceroit de ranger de près, il nous donneroit une des chaloupes, qui nous mettroit à terre avec nos effets & des munitions ſuffiſantes, en attendant le vaiſſeau que le Capitaine s'engageoit à nous envoier du Cap. J'offris en vain de vuider la querelle par les armes avec mon furieux ennemi; ma femme & mes amis appuierent les oppoſitions du Capitaine, qui craignoit que le Contre-maître ne fît révolter ſon Equipage. Le Pilo-te ſe ſervit de tout ſon aſcendant ſur l'eſprit du bleſſé pour le retenir au lit.

Le lendemain de la tenue de ce petit Conſeil, le Capitaine, que nous embarraſſions, nous annonça la vûe d'une Iſle, que le Pilo-te aſſûroit être celle de Diego Ruys , & qu'il diſoit être un lieu charmant, quoique déſert. Un matelot, qui s'étoit amouraché de notre Javane, s'offrit de courir notre fortune, & ſe fit fort de nous conduire dans notre chaloupe à Ceylan , ou à l'Iſle de Maurice , qu'il connoiſſoit mieux. L'offre de cet homme nous détermina. Nous nous plûmes à croire qu'il falloit que le danger ne fût pas bien grand, puiſqu'il s'y expoſoit de gaieté de cœur. Vers le ſoir le Capitaine & le Pilote, aidés de George , notre Volontaire, mirent en mer la ſeconde chaloupe. Nos gens y jetterent avec nos coffres & nos armes deux barils de poudre, deux tonneaux de biſcuits, un de viande ſalée, une futaille d'eau, nos cantines, deux barils d'eau de vie & trois ſacs de ris. Nous deſcendîmes vers le milieu de la nuit, & à peine fûmes-nous placés, que le cable fut coupé.

CHAPITRE III.
Quelle fut la Route des onze Avanturiers. Ils abordent à l'Iſle du Scélerat.

NOus fûmes pénétrés de douleur à cette ſéparation. George , le matelot que l'amour engageoit à partager notre fortune, étoit le ſeul qui parût ne pas connoître l'horreur de notre ſituation; mais le mépris, qu'il avoit pour la mort, étoit une ſtupide témérité, aſſez familière aux gens de mer. Nos domeſtiques ſembloient ne s'affliger que par compaſſion pour nous; mais leur affliction ne leur fermoit pas les yeux ſur le péril dont ils étoient menacés. Juſqu'au jour, nous ne travaillâmes que de quatre rames; nous prîmes courage au lever du ſoleil. La mer étoit calme, & nous eſperâmes gagner heureuſement la prétendue Iſle de Diego Ruys , que nous croiyons appercevoir à l'extrémité de l'horiſon. Nous fîmes forces de nos huit rames; mais notre eſperance diminuoit à meſure que nous avancions. Au-lieu d'une Iſle, nous ne découvrions, à l'aide d'une lunette, qu'un rocher en pointe, ſur le ſommet duquel on ne voioit que des pierres couvertes d'une mouſſe que la fiente des oiſeaux avoit blanchie. Le déſeſpoir nous prit, en obſervant que ce rocher étoit également eſcarpé de tous côtés, & que nous ne pouvions y aborder ſans briſer la chaloupe. Immobiles de ſurpriſe & de douleur, nous conſidérions ce bloc de pierre, battu avec fureur par les vagues; nous en fîmes le tour. George lui-même fut accablé de triſteſſe; Ferbos & Sir James païerent dé réſolution dans ce fâcheux moment. A quoi nous ſert cet abattement? s'écria le dernier. Lorſque nous ſommes entrés dans la chaloupe, avions-nous d'autre eſperance que celle de gagner l'Iſle de Maurice ? La rencontre de ce rocher ne nous a pas mis hors de route; la mer eſt dans un état à ſouhait; George connoît l'Iſle; nous avons toutes nos forces, nous ne manquons pas de vivres; remercions Dieu, qui nous donne les moïens de ſoutenir l'épreuve à laquelle il met notre confiance en lui. Nous ne ſommes ni des malfaiteurs, ni des criminels; ôſons croire que la juſtice divine s'intéreſſe à notre préſervation, & ne doutons pas que ſa bonté ne nous ſoit propice au milieu de tous les dangers qui nous environnent.

Ce diſcours, prononcé avec feu, raſſûra les deux femmes. Elles ſe firent d'une vieille voile qui nous avoit été donnée, un pavillon, ſous lequel elles furent à l'abri de la chaleur du jour & de l'humidité de la nuit. Il m'eſt impoſſible d'exprimer combien je me ſentis fortifié par la tranquillité de ma chere Judith . A force de ſouhaiter que Sir James dît vrai, je parvins à me le perſuader, & je travaillai à la rame en homme convaincu que ce ſeroit un travail de peu de durée, qui nous feroit bientôt arriver au port. La patience & le courage ſe ſoutinrent parmi nous tout le jour ſuivant & la moitié du troiſième, lorſqu'un orage, que nout vîmes ſe former, nous jetta dans la conſternation. Après avoir toujours fait route à l'Oüeſt-Sud-Oüeſt, il fallut dériver au Sud, où les courans nous emportoient avec violence. Tout ce que nous pouvions faire avec nos rames, c'étoit de ſoutenir la chalouppe, dont nous nous efforcions de préſenter obliquement le flanc au courant. Nous luttâmes le reſte du jour, juſqu'à ce que nous jugeâmes qu'il valoit mieux courir à l'avanture au Sud, que riſquer plus long-tems de voir la chaloupe ébranlée ſe partager en mille piéces. Ce fut alors qu'étant pouſſés par le vent & le courant avec la rapidité d'une flêche, le pavillon, ſous lequel étoient nos femmes & nos munitions, fut emporté au premier coup de l'ouragan, & que l'eau entra dans la chaloupe à plus d'un pied de hauteur. Une ſeconde vague, qui la heurta à la proüe, la mit preſque debout, & jetta dans la mer une partie de nos munitions avec le Chinois, pour lors occupé à attacher nos tonneaux aux bancs. Nous renonçames à la manœuvre, & la mort, préſente à nos yeux, ne nous laiſſoit point aſſez de préſence d'eſprit pour penſer à la reculer d'un inſtant. Enfin la tempête aiant ceſſé ſur le midi, nous commençâmes à nous reconnoître. George , mort-yvre, étoit couché au fond de la chaloupe; ma femme, avec laquelle je m'étois lié à un banc, étoit glacée de froid & ne donnoit aucun ſigne de vie; le Nègre, qui avoit retiré de l'eau le Chinois & la Javane, étoit aſſis à la poupe, nud comme la main; ceux-là avoient leurs habits mouillés d'outre en outre; Sir James tenoit le gouvernail, accablé de fatigue, & plus encore de douleur; Ferbos étoit à ſes pieds avec Borde , & mon vieux-valet-de-chambre, qui nous manquoit, avoit ſans doute été culbuté dans la mer lorſque l'avant avoit pris eau. Pour moi, j'avois l'eſprit ſi troublé & les membres ſi engourdis, que je ne pouvois ni parler, ni me ſoutenir. A peine me fus-je levé, que mon affliction augmenta, en voiant nos proviſions mouillées & gâtées. Un baril d'eau-de-vie, que le Nègre avoit attaché à l'arrière, me parut être la ſeule choſe que la tempête eût épargnée; mais ſans faire attention au beſoin que nous avions de cette liqueur, j'en emploiai la plus grande partie à ſoulager ma femme, qui reprit ſes ſens. La mer étoit encore agitée, l'air commençoit à s'éclaircir, & quelques rayons de ſoleil ramenerent dans notre ame le calme que la frayeur en avoit banni. George & Borde ſe réveillerent de leur aſſoupiſſement, nous nous regardâmes les uns les autres, je m'approchai de Sir James , dont le cœur étoit ſerré d'angoiſſe. Quel affreux évenement, lui dis-je! Qu'ai-je fait en ma vie pour être perſécuté par les hommes, par les vents & les flots? Falloit-il qu'un tendre ami partâgeât mes infortunes, & qu'après la ſatisfaction de l'avoir arraché au repos d'une retraite à l'abri de tous les revers, j'euſſe à me reprocher d'être la cauſe de ſa perte, après mille tourmens plus cruels que la mort même? Il donna le gouvernail à Borde , & me prenant par une main, tandis que Ferbos tenoit l'autre, il me ramena vers ma chere Judith . Les ſymptômes de la mort étoient peints ſur ſon viſage: elle nous fixa d'un œil égaré; ſes ſanglots intercepterent ſa voix. Ouï, j'éprouvai dans cet inſtant tout ce que l'imagination de l'homme peut inventer de plus cruel en ſupplices. Retirée, pour ainſi dire, en elle-même, mon ame ſe refuſoit à l'idée de mon malheur. Revenu de mon ſaiſiſſement, je fus épouvanté de ce qui me reſtoit encore à ſouffrir. L'œil furieux & la rage dans le cœur, je tirai mon poignard de ma ceinture. Mourez, m'écriai-je, mourez, vous que j'aime plus que moi-même. Une prompte mort eſt l'unique marque d'amour que je puiſſe vous donner. A ces mots, je me courbai, le bras levé pour percer ma malheureuſe épouſe. Un cri, qu'elle jetta, ſuſpendit le coup: mon ami m'arracha le poignard de la main, & je ne me ſouvins que confuſément de l'action atroce que j'avois voulu commettre.

Sir James , pénétré de mon déſeſpoir, y vit la grandeur de mes ſouffrances, & il fit un nouvel effort pour m'élever par ſon exemple au-deſſus de mes malheurs. Eſt-ce bien vous, me dit-il, qui vous laiſſez aller ainſi au découragement, vous, de qui nous devrions recevoir des conſolations? Qu'avons-nous donc eſſuïé qu'une nouvelle épreuve? Nous ſommes encore vivans, & nous n'admirons pas le miracle qui nous a préſervé du naufrage? Si Dieu demandoit notre vie, qui de nous doute que nous l'euſſions déjà perdue? Après ce qu'il a daigné faire pour nous la conſerver, ſoions perſuadés qu'il nous deſtine pour quel-que Païs où il eſt de ſa gloire que nous la paſſions. Oubliez l'Europe, où le retour, ſelon toute apparence, nous eſt fermé pour jamais. Nous ſommes ſur le point de découvrir quelqu'une des Iſles dont cette mer eſt ſemée. Quelle vie ſera comparable à celle que nous y menerons? Vous y aurez une femme digne de toute votre tendreſſe, & des amis qui s'efforceront de mériter de plus en plus votre eſtime. Trouveriez-vous en Europe quel-que choſe au-deſſus de ces deux thréſors? Nous ne ſommes point encore d'un âge où la réſignation à des pertes de l'eſpèce des nôtres ſoit ſi pénible. Nous pouvons encore apprendre à vivre avec nous-mêmes, & à ne déſirer de plaiſirs que ceux de la nature. Au pis aller, c'eſt de mourir, & ſi c'eſt-là un ſi grand malheur, au-lieu de le hâter par notre peu de courage, redoublons nos efforts pour le prévenir. Ferbos joignit ſes conſolations à celles de Sir James ; tous deux ſembloient être animés de l'eſprit prophétique.

A peine eurent-ils fini de parler, que le Nègre cria Terre . En effet pluſieurs oiſeaux, dont nous pouvions diſtinguer le vol, confirmoient la nouvelle qu'il nous annonçoit. Vers le ſoir nous vîmes de fort loin une éminence qui, à juger de la variété de ſes couleurs, nous paroiſſoit un terrain, couvert d'arbres. On ſe remit à la rame avec une nouvelle ardeur; mais la mer continuoit toujours d'être émûe; ce qui nous empêchoit d'avancer. Il nous fallut tout le jour ſuivant pour arriver à portée d'entendre les cris & les hurlemens de différentes bêtes ſauvages. On avoit d'abord réſolu de ne pas différer la descente; mais comme nous avions paſſé le courant, que la mer étoit fort tranquille, & le ciel ſans nuages, ces cris de bêtes féroces nous firent changer d'avis. Nous paſſâmes la nuit à bord de l'Iſle en la tournant; cependant la ſoif étoit notre plus preſſant beſoin. Le courageux Angola , aiant remarqué une rivière qui ſe déchargeoit dans la mer, nagea de l'autre côté avec une corde attachée à un baril, qu'il remplit d'eau douce à une fontaine, celle de la rivière étant ſaumache. Il nous rejoignit une heure après. Il nous aſſûra qu'il y avoit des hommes dans l'Iſle; & quoiqu'il ne nous en donnât que ſon odorat pour garand, nous voulûmes bien l'en croire. Il n'étoit pas poſſible que nous leur fiſſions ſignal avec nos armes, qui étoient mouillées, ainſi que la poudre. Nous eûmes beau crier de toutes nos forces, le bruit des vagues, qui ſe briſoient contre l'Iſle, empêchoit que nos cris parvinſſent juſqu'au rivage. Vers le milieu de la nuit nous apperçûmes, à environ une demi-lieuë du bord de la mer, un grand feu, qui diminua de moment en moment juſqu'au jour, que nous ne vîmes plus qu'un peu de fumée; d'où nous conclûmes que l'endroit étoit habité. Nous le ſouhaitions, c'étoit aſſez pour que perſonne n'en doutât. On ne délibera pas long-tems ſi on y aborderoit ou non; l'impatience fit qu'on prit terre à tout hazard.

CHAPITRE IV.
Quels hommes les trois Amis trouvent dans l'Iſle du Scélerat. Quelle eſt leur Religion.

LA deſcente ſe fit au lever du ſoleil. Notre premier ſoin fut de rendre graces à Dieu de notre conſervation, & de le conjurer de nous préſerver d'autres dangers dans la ſuite. Après nous être acquittés de ces devoirs avec autant de componction que d'ardeur, nous tirâmes la chaloupe à ſec ſur la greve. De toute ſa charge il n'y avoit plus que nos hardes & nos armes avec les deux barils de poudre qui fuſſent encore d'uſage. Nous les portâmes ſous un gros arbre, dont les branches devoient nous ſervir de couvert juſqu'à ce que nous euſſions pris nos arrangemens pour pénétrer ſûrement dans l'intérieur de l'Iſle. Nous allumâmes du feu au moïen de deux petits bâtons, que nous frottâmes ſur des feuilles ſeches & des brouſſailles, ſaupoudrées de notre poudre mouillée, dans l'eſpérance que la flamme & la fumée exciteroient la curioſité des Inſulaires. Des coquillages vuides & briſés, des morceaux de bois coupés avec le fer, & épars çà & là, étoient des indices certains que l'Iſle avoit des habitans; mais en vain nous attendîmes juſqu'à midi qu'il ſe préſentât quelqu'un. Notre repas conſiſta en quelques coquillages que nous ramaſſâmes au bord de la mer, le mauvais état de nos armes & de notre munition ne nous permettant que la vûe d'une multitude d'oiſeaux, dont l'apprêt eût été plus propre à nous refaire de nos fatigues. Pendant que nous finiſſions notre chetif régal, Angola ſe jetta le ventre à terre, & aiant flairé comme un chien qui quête, il nous dit que quelqu'un approchoit, & qu'il ſentoit le Nègre. Auſſitôt nous nous levâmes & le ſuivîmes. A peine fûmes-nous à deux cens pas, qu'il ſortit de derrière une touffe de cotonniers une figure humaine de couleur noire, ceinte d'une écharpe de feuillage. Elle s'enfuit d'une extrême viteſſe, malgré tout ce que nous pûmes lui dire de plus touchant dans les différentes langues que nous parlions. Il n'en fallut pas davantage pour nous convaincre que l'Iſle étoit habitée par des Sauvages, dont la férocité ne pouvoit manquer de nous être funeſte. Je brulois d'envie d'aller à la découverte; mais dès que Judith me perdoit de vûe, elle trembloit que quelque Antropophage ne vint la dévorer. Sir James fut battre l'eſtrade avec Borde , le Chinois & le Nègre. Deux heures après, ils revinrent avec ſix créatures, vêtues de même que celle que nous avions fait fuir. Je crois, nous dit Sir James , que je vous amene ici tout le peuple de l'Iſle. Le naufrage d'une barque, dans laquelle ils ont été abandonnés à la merci des flots, leur a fait, comme à nous, de cet-te petite Iſle une patrie, où ils vivent depuis trois ans dans l'horrible attente d'une mort prochaine, ou d'un libérateur ineſperé. En effet ce n'étoit qu'une famille, compoſée d'un pere, homme d'environ cinquante ans, d'une phyſionomie dure & rebutante, & dont la rudeſſe étoit moins une impreſſion du chagrin, qu'un effet de ſon mauvais naturel; d'une femme Négreſſe de belle taille, dont les traits étoient grands & réguliers; d'un jeune homme d'une figure revenante, & de trois filles mulâtres, dont la plus âgée ne paſſoit guères les vingt ans. A la peau près, qu'elles avoient olivâtre, & un cercle noir qui leur entouroit les yeux, elles n'avoient rien de difforme dans le viſage, ni dans le reſte du corps. Toute cette famille parloit un mauvais François, que je pris pour le bas Normand. Ces pauvres gens, qui n'avoient pas trouvé dans l'Iſle dequoi ſe vêtir, ſembloient nous préſager la vie la plus déplorable. Quelle affreuſe perſpective pour des perſonnes élevées dans l'opulence, & accoutumées aux beſoins de l'Europe. Je vis ma femme fondre en larmes à ce ſpectacle. Je feignis de ne pas m'en appercevoir pour m'épargner la douleur de la conſoler dans un accablement qui me rendoit moi-même inconſolable.

Ce n'étoit ni le tems, ni le lieu de contenter notre curioſité ſur les avantures de nos compagnons d'infortune. Je fis faire pour Judith & la Javane, également épuiſées de fatigue, un brancard de branches d'arbres entrelaſſées, que nous nous entre-aidâmes à porter à l'habitation, qui étoit environ à une lieuë de diſtance du bord de la mer. Nous traverſâmes un beau vallon, qui nous donna une idée peu avantageuſe de l'induſtrie de nos nouveaux compatriotes. Ici on voioit des prez qui ſervoient de pâturage à toute ſorte de bêtes, dont aucune n'étoit apprivoiſée; là d'eſpace à autre des cottonniers, dont le duvet de pluſieurs années étoit réduit en pourriture. La colline portoit de grands arbres, que le fer n'avoit point encore entamés. Enfin au lieu d'une cabane commode, nous ne trouvâmes qu'une grotte, ou plûtôt une caverne naturelle, dont la grandeur ne ſervoit qu'à en rendre la mal-propreté plus hideuſe. C'étoit-là que le fumet, qu' Angola avoit ſaiſi, portoit à l'odorat Européen le plus obtus. Je ne voulus pas y faire entrer le brancard. Animant tout notre monde d'exemple & de la voix, je fis abattre avec la hâche une vingtaine de jeunes arbres, dont nous entre laſſâmes les branches de manière à pratiquer au deſſous un cabinet à l'épreuve des injures de l'air. J'envoiai les trois jeunes Mulâtres avec leur mere ramaſſer tout ce qu'elles trouveroient de bon cotton; nous allumâmes un grand feu, vis-à-vis duquel nous ſéchâmes ce qui nous reſtoit de nos hardes. Avant la nuit, notre cabane eut plus de commodités que la famille du premier poſſeſſeur ne s'en étoit procuré pendant trois ans dans ſa caverne. La poudre eut le tems de ſecher pendant la nuit, & dès le lendemain Borde alla chaſſer dans les prez, où il tua deux chevreaux, & trois oiſeaux plus gros que nos oyes d'Europe. Ferbos avoit été à la découverte des productions de l'Iſle. Il revint, chargé de groſſes raves noires, qu'il nous dit être une eſpèce de manioc , dont les Américains font leur pain. Nous en mangeâmes après les avoir preſſées, & nous eſperâmes que nous en pourrions tirer une farine, capable d'être réduite en pâte, pour en faire du moins des galettes. Angola , qui s'étoit fabriqué un arc & des flêches, nous apporta du poiſſon qu'il avoit tiré dans la rivière.

Les anciens poſſeſſeurs de l'Iſle admiroient dans un étonnement ſtupide la différence de nos vivres & des leurs, la diſpoſition de notre cabane, & les commodités que nous nous étions faites en ſi peu de tems. Ils déjeûnerent avec nous, & dévorerent nos mêts avec une avidité incroiable; mais avant de nous unir plus étroitement, il étoit à propos que nous connuſſions les perſonnages par le recit de leurs deſaſtres. J'avois mauvaiſe opinion du pere, qui me paroiſſoit quelque ſcélerat dont la Juſtice avoit voulu délivrer l'Europe, en lui faiſant grace de la vie. Il avoit la mine de ces hommes pervers, à charge à la ſociété. Ses yeux étinceloient de pétulance, ſes regards étoient acariâtres, & on remarquoit dans tout ſon maintien l'impétuoſité brutale d'un ſauvage, accoutumé à ſe livrer ſans réflexion à tous ſes mouvemens. Il avoit la voix rauque & perçante, il s'exprimoit d'un ton bruſque & geſticuloit à tout propos. En un mot il ne falloit que le conſidérer & l'entendre pour connoître un homme, qui ne ſavoit penſer & refléchir qu'en conſéquence de ſa paſſion. Sa taille étoit plûtôt peti-te que médiocre, & à travers les attitudes fières dont il avoit pris l'habitude, on démêloit la lâche timidité, qui faiſoit le fond de ſon caractère. Robert , c'étoit ſon nom, nous entretint d'une manière confuſe & précipitée, moins propre à nous attendrir qu'à nous rendre indifférens ſur ſes malheurs.

Quant au jeune homme, qui étoit ſon ſecond, ſa phyſionomie ſeule nous prévint en ſa faveur. Agé d'environ vingt-ſept ans, il avoit l'air noble ſans fierté, il s'énonçoit éloquemment ſans affectation, & on entre-voioit dans ſes manières une éducation peu commune. Il étoit né en Allemagne d'un pere, dont le principal exercice avoit toujours été celui des armes; profeſſion que ſon fils avoit embraſſée dès l'âge de quatorze ans. Il avoit mis à profit le loiſir que lui laiſſoit ſon état, en s'adonnant à l'étude de la Philoſophie, & à force de la pratiquer & de l'approfondir, il s'étoit forgé les dogmes les plus hardis en matière de Religion, qu'il avoit tâché inutilement d'inſpirer à ſon Compagnon d'infortune. Vous ſerez d'abord ſurpris, nous dit-il, lorſque vous apprendrez quels ſont mes ſentimens ſur la Religion; mais ſi vous n'êtes pas remplis de ces préjugés que j'ai trouvés preſque par-tout, je ne déſeſpere pas de vous rendre à la lumière. En vain vous vous érigeriez avec moi en Convertiſſeur; mes connoiſſances ſe ſont trop affermies par les réflexions que je ne ceſſe de faire, & je vous déclare que je perdrois plûtôt la vie que de renoncer à une Croiance, qui eſt, à mon avis, la ſeule véritable, & celle que j'eſtime digne de cet Etre que tout animal raiſonnable ſent qui exiſte. Nous écouterons volontiers, lui répondit Sir James , ce que vous avez à nous dire; mais auſſi ne trouvez pas mauvais que ſi nous remarquons quelque choſe qui ne ſoit pas conforme à la dignité de votre Etre, nous vous en diſions librement notre ſentiment. Fort bien, reprit-il, j'y conſens; mais prenez garde à ce que je vous ai déjà dit. Tous vos raiſonnemens n'aboutiront qu'à nous aigrir les uns les autres; ainſi le plus ſûr parti eſt de reſter dans celui qu'on croit le meilleur, ſans vouloir prétendre y faire entrer ceux qui ſe ſont déjà fixés. J'ai été élevé, comme vous, dans les principes du Chriſtianiſme; j'ai cru, ou je me ſuis imaginé croire tout ce qu'il renferme, & j'en ai fait les fonctions juſqu'à l'âge de dix-neuf ans. Les liaiſons, que j'eus alors avec de vrais Savans d'audelà de l'Europe dans les voïages que j'ai faits outre mer, m'ont ouvert les yeux pour toujours. Ce Dieu, que vous me donnez comme un Monarque abſolu, qui fait tout ce qu'il veut, qui accorde ou refuſe à ſon gré des graces à ſes créatures, qui eſt un Dieu caché, qu'on voit & qu'on ne voit pas, nous le reconnoiſſons également, mais ſous des titres bien différens. Un Eſprit monarchique nous épouvante, un Dieu qui ſe cache eſt pour nous un Dieu incompréhenſible. Nous voions le châtiment que Dieu inflige aux hommes pour expier la faute de notre premier pere, laquelle réjaillit ſur toute ſa poſtérité. Choſe étonnante! Un Dieu meurt pour tout le genre humain & cependant on en excepte une partie. Dieu choiſit les uns, il réprouve les autres comme il le juge à propos, & on nous recommande de l'aimer, ſans qu'il nous ſoit permis d'examiner pourquoi. Le Sauveur trouve le monde ſous la condamnation; il parle; il inſtruit; il meurt de la main des Gentils, dont il aimoit ſincérement quelques ames. Tout a fléchi ſous ſa puiſſance, les nations ont ſubi tour à tour le joug du Meſſie vainqueur. Sa grace a été le ſecret qu'il réſervoit. Mon ſecret eſt à moi , dit-il quel-que part. Voilà le ſtyle de vos Ecritures. Mais expliquez-moi comment Dieu a pû mourir pour tous en un ſens, que dans un autre il eſt mort pour quelques-uns; & cela par la pure faute des hommes. Dites plûtôt que c'eſt parce que Dieu ne le veut pas. Il fait ce qu'il veut: vouloir, & faire ſont en lui la même choſe, par conſéquent c'eſt parce qu'il ne l'a pas voulu. Notre Dieu eſt bien différent de celui-là, il eſt bien plus immuable. Nous ne reconnoiſſons en lui qu'une ſeule volonté éternelle; elle eſt auſſi ſimple que ſon amour. Nous éloignons de nos eſprits ces termes de grace efficace , ou ſuffiſante ; nous n'avons point de ſubtilité ſcolaſtique. Dieu eſt pour nous un Etre bienfaiſant, qui ne ſe ſouvient de ſes créatures que pour leur faire du bien. Dans ces ſentimens j'ai appris à vivre avec cet-te tranquillité qui vous eſt inconnue; j'ai tâché de la procurer à cette famille qui m'a adoptée; mais ſes préjugés ſont trop forts pour être capable de raiſonnement. Cependant j'ai l'avantage de les voir vivre comme moi, mais c'eſt une joie qui n'eſt point complette, puiſqu'ils ſuivent ce que je ne puis leur faire comprendre, & que je ſuis le ſeul qui aye la perſuaſion en partage. Quel raiſonnement! s'écria Sir James , & quel aveuglement tout enſemble! J'ignore, mon ami, où vous avez pû puiſer tout ce verbiage. Nous vous avons promis de vous écouter, ſans entreprendre de vous convertir; mais ſi c'eſt à cette lumière que vous voulez nous rendre, vous pouvez dès à préſent vous déſiſter de votre entrepriſe. Laiſſons cet-te matière pour un autre tems, & voions ſi nous pourrons trouver dans l'hiſtoire de vos malheurs quelque choſe de plus intéreſſant que vos opinions ſiniſtres.

Robert nous l'avoit déjà contée. Il avoit été un des François de la Colonie du Fort-Dauphin dans l'Iſle de Madagaſcar. C'étoit nous donner en deux mots l'opinion que nous devions avoir de lui. Cet-te Colonie fut formée de tout ce qu'on put raſſembler de gens en France qui euſſent intérêt de s'éloigner de leur patrie. Les Officiers & les ſoldats étoient de même trempe. Fiers de leurs armes à feu, dont les Inſulaires n'avoient pas l'uſage, ils s'érigerent en tyrans des habitations voiſines de leur Fort, & firent ſervir la ſupériorité, qu'elles leur donnoient, à aſſouvir leur avarice & leur lubricité. Il y a de l'or dans l'Iſle: ils emploierent la torture pour arracher de leurs voiſins ce qu'ils en pouvoient ramaſſer. Le ſang des Inſulaires eſt beau, ſi on leur paſſe le teint. Les peres & les meres furent tourmentés par les ſupplices les plus atroces lorſqu'ils refuſerent de livrer leurs filles à la brutale paſſion de leurs impudiques hôtes. Quelques-uns de ces derniers ſe prirent d'affection pour les malheureuſes dont la violence leur avoit acquis la poſſeſſion, & afin d'en recevoir les plailirs qu'ils leur avoient arrachés juſque-là, ils leur en impoſerent par une Cérémonie, que leur inconſtance & leur mépris pour les Loix leur faiſoient compter pour rien. C'étoit un mariage de cette eſpèce qui avoit uni Robert avec la Négreſſe qui étoit avec lui.

La crainte d'un dur eſclavage fit ſouffrir pendant quelque tems les vexations des tyrans. L'eſprit de parti, qui diviſe l'Iſle en autant de peuples qu'elle a d'habitations, ne permettoit point que l'on fît un effort tel qu'il auroit fallu pour les chaſſer. Sans la jalouſie, que les Anglois prirent de l'établiſſement des François, les malheureux voiſins du Fort-Dauphin auroient peut-être laiſſé leurs oppreſſeurs s'affermir dans leur tyrannie. Aux premières offres, qui furent faites à ces malheureux par un Vaiſſeau Anglois, ils projetterent leur délivrance. Le deſſein fut nourri dans un profond ſecret, & l'amour de la vengeance agit ſi puiſſamment ſur ces hommes groſſiers, qu'ils purent ſe contenir à de nouvelles injuſtices, ſans laiſſer échappper aucunes menaces. Les Anglois tinrent parole; ils ſe préſenterent à leurs cliens avec des troupes & des armes. Le Fort auroit pû être attaqué & pris à force ouverte, ſi les Inſulaires euſſent voulu ſeconder l'ardeur de leurs auxiliaires; mais outre qu'ils appréhenderent que ceux-ci, en ſe rendant maîtres du Fort, ne les opprimaſſent à leur tour, ces hommes généreux ne vouloient pas ſe mettre en riſque de confondre les maris de leurs filles avec leurs ennemis. Pleins de reſpect pour les liaiſons du ſang, quelle que fût leur irrégularité, ils s'accorderent à voir leurs gendres dans ceux qui avoient donné le nom d'épouſes à leurs filles que la violence avoit rendues eſclaves. Ils ménagerent la ſurpriſe du Fort & de ſa garniſon de manière, qu'il dépendit d'eux de faire grace à qui bon leur ſembleroit.

Il ne ſe trouva que neuf François dans le cas d'être ſauvés du maſſacre. L'Allemand, compagnon de Robert , jouit du privilège, quoique ſa femme fût morte peu de tems auparavant. Par les ſoins des parens de leurs femmes, ils furent tous préſervés du ſort de leurs compatriotes. Chaque famille donna azyle aux ſiens dans ſes cabanes. Elles les y garderent autant de tems qu'il en fallut pour leur donner à connoître les obligations qu'ils avoient à leurs femmes. Dans une aſſemblée générale du Canton, on offrit à ces dix hommes de leur céder un quartier dans l'intérieur de l'Iſle, où ils pourroient former une ſociété ſur les Loix qu'il leur plairoit d'établir. Ils s'obſtinerent à vouloir qu'on leur donnât une habitation au bord de la mer. Les Inſulaires ſe perſuaderent que leur entêtement venoit de l'eſpérance qu'ils recevroient de France les moïens de rétablir la tyrannie, & ils les regarderent comme des bêtes féroces qu'ils ne pouvoient tenter d'apprivoiſer, ſans riſquer de s'en voir dévorer un jour ou l'autre. La réſolution fut priſe unanimement d'en délivrer l'Iſle. Des neuf femmes épouſes il n'y en eut que quatre qui vouluſſent partager le ſort de leurs maris. Robert eut le bonheur que la ſienne fût une de ce nombre. Il en avoit deux, dont la première, déjà répudiée, l'avoit fait pere de deux filles. Celle-ci vint s'offrir à partager ſon malheur, & l'autre l'admit au partage. Elles firent plus. Robert avoit eu un fils d'une troiſième, qu'il leur avoit donnée pour rivale, & qui refuſoit de le ſuivre. Elles voulurent ſervir de mere à cet innocent, & dès lors elles ne mirent aucune différence entre cet enfant & ceux qu'elles avoient mis au monde. La première de ces deux femmes, dont le cœur, uniquement formé par la nature, avoit toute la nobleſſe que l'éducation peut donner, étoit celle que nous avions alors avec nous, & que nous ſuppoſions être la mere des trois filles. Nous interrompîmes Robert , pour témoigner à ſa femme l'eſtime que nous faiſions d'elle. L'Allemand, qui s'étoit attaché à cette famille par inclination, enchérit ſur nos complimens. Trop ruſtique pour répondre à nos politeſſes, ſes larmes, & les careſſes qu'elle nous fit, nous tinrent lieu de remercimens; preuves, bien moins équivoques que les paroles, de la bonté de ſon naturel & de la ſenſibilité de ſon cœur. Robert reprit le fil de ſa narration. Les Madagaſcariens, réſolus de ſe délivrer de leurs hôtes, conſentirent qu'ils emmenaſſent des enfans avec eux. On ne vouloit point garder des rejettons d'une race que l'on préſumoit devoir être auſſi méchans que ceux dont ils étoient iſſûs. D'ailleurs, auſſi glorieux de leur teint que le plus fier Eſpagnol au Mexique, les Inſulaires avoient beaucoup de répugnance pour le mêlange des deux couleurs, qui s'introduiroit & ſe perpétueroit dans l'Iſle, s'ils y retenoient des Mulâtres. Ils préparerent quatre barques pour les quatre familles, auxquelles ſe joindroient avec leurs enfans les peres que leurs femmes refuſoient d'accompagner. On appréhendoit trop le retour de ces bannis ſur quelqu'une des Côtes, pour leur donner des armes à feu; on leur en refuſa. La cargaiſon de chaque barque conſiſtoit en quelques ſacs de ris & de caffé, d'un ſabre & d'une épée pour chaque homme, de pluſieurs hâches & de noix de Cocos. On porta chacun à ſon bord, on ſe boucha les oreilles à leurs cris & à leurs prières, & on les avertit du courant, qui les éloigneroit des Iſles à l'Eſt, ou on les exhorta à aller s'établir. Après le dernier adieu, les Inſulaires tinrent au bord de la mer l'arc en arrêt, ajuſté ſur leurs barques, en menaçant de tirer ſi elles tardoient à voguer. Il fallut obéir.

C'eſt ainſi que les Madagaſcariens ſe délivrerent des perturbateurs de leur repos. Les barques furent de conſerve pendant tout le tems que ſouffla le vent d'Oueſt, & il y avoit lieu d'eſperer qu'elles gagneroient les Iſles, ſi l'indication étoit juſte. Pendant le reſte du jour & celui du lendemain elles voguerent de leurs voiles ſans aucun accident; mais la nuit du troiſième un coup de vent les ſépara. Robert ſe trouva ſeul, entre le ciel & l'eau, emporté par un courant qui ne lui permettoit pas de manœuvrer. Lui & l'Allemand profiterent ſi bien du relâche que leur donna la tempête, qu'ils ſauverent leur barque & l'amenerent ſans encombre à la vûe de l'Iſle; mais épuiſés de laſſitude, ils ne purent empêcher qu'elle ne vint échoüer ſur un banc, où elle demeura enſablée. Les femmes gagnerent la terre à la nage, avec chacune un des enfans ſur leurs épaules. Elles revinrent enſuite prendre les autres, qu'elles ſauverent de même. Comme elles étoient retournées à la barque pour ſe charger de ce qui reſtoit de ſa cargaiſon, elles furent ſurpriſes par le flux, qui, étant pouſſé par un violent Nord-Oueſt, renverſa la barque ſur elles. Toutes deux furent bleſſées, mais l'épouſe en regne le fut ſi dangereuſement, qu'aiant perdu le ſentiment, elle fut emportée par les flots. L'Allemand, qui l'aimoit, ſe plongea promptement dans la mer pour l'aller ſecourir. Robert vit dans cet empreſſement un amour qui l'offenſoit, & il méditoit déjà une cruelle vengeance après le retour de l'Allemand; mais ſoit par politique, ſoit par crainte de navoir pas le deſſus, il la différa.

Ce ſcélerat, que la dureté de ſon caractère, plûtôt que ſa fermeté, rendoit inſenſible à ſes malheurs, ne ſuivit que l'inſtinct dans les meſures qu'il prit pour conſerver ſa vie. Sa généreuſe Négreſſe eut toute la charge des enfans, & il borna ſon induſtrie à ne pas les laiſſer manquer du néceſſaire. Son travail n'alloit pas au-delà du ſoin de ramaſſer les coquillages & les petits poiſſons que la mer, en ſe retirant, laiſſoit ſur le rivage; à dérober aux oiſeaux leurs œufs dans leur nid; à enlever les petits des quadrupèdes dont il découvroit le gîte. Auſſi brutal que fainéant, non content de ſe refuſer au travail qui auroit rendu ſa miſérable ſituation plus ſupportable, il défendoit à ſa femme de jouir des commodités que lui offroient les productions de l'Iſle. Son fils étant venu à mourir, il en accuſa la mere; il lui reprocha de l'avoir embarraſſé de ſa perſonne & de ſes filles; il porta la dureté juſqu'à imputer à ſa jalouſie la perte de ſa Compagne, comme s'il avoit dépendu d'elle de lui conſerver la vie; il lui reprochoit de l'avoir noïée. En un mot il eſt impoſſible d'exprimer ce que cette pauvre femme ſouffroit avec cet homme féroce, plus ſauvage encore que ceux qui n'ont d'humain que la figure. L'affection des enfans étoit l'unique recompenſe de ſes peines & ſa ſeule conſolation. Dès le premier moment qu'elle nous avoit vûs, elle s'étoit figuré que Dieu envoioit des maris à ſes filles, qu'elle inſtruiſoit, autant qu'elle en étoit capable, ſelon la doctrine de l'Allemand, à laquelle elle ne comprenoit rien, non plus que ſon mari. Comme elle étoit née Mahometane, elle ſavoit une infinité de paſſages de l'Alcoran, qu'elle tâchoit encore de leur mettre dans l'eſprit. L'unité & la toute-puiſſance de Dieu, le crédit qu'il a donné auprès de lui à un homme extraordinaire, étoient les points de Foi qu'elle mêloit avec ceux de l'Allemand, ſans en diſtinguer le peu de vraiſemblance. Ses filles, qu'elle avoit préſervées de l'inceſte par ſa vigilance & par ſes inſtructions, lui étoient redevables de leur innocence, qu'elles avoient déjà été obligées de défendre contre leur propre pere. L'Allemand auroit pû leur ſervir de mari; mais il s'en étoit toujours défendu, ſous prétex-te qu'il avoit des ſentimens intérieurs qui lui interdiſoient la multiplication. Peut-être avoit-il des raiſons encore plus fortes. Quoi qu'il en ſoit, il vivoit avec cette famille comme un ſurnuméraire, incapable de contribuer en rien à l'augmentation de la ſociété, toujours haï du chef-de-famille, & ſans ceſ-te en riſque de perdre la vie par ſes mains.

Telle étoit l'hiſtoire des compagnons avec leſquels le deſtin nous obligeoit de vivre. Robert nous effraïoit par la méchanceté de ſon caractère. Nous le regardions comme un ennemi domeſtique, d'autant plus difficile à dompter, qu'il n'y avoit d'autre priſe ſur lui que celle de la crainte. Egalement inſenſible aux careſſes & aux bienfaits, endurci contre les impreſſions de la nature, il n'étoit ſuſceptible, ni de reconnoiſſance, ni d'amitié. Si on avoit voulu m'en croire, on eût reveillé en lui l'amour de l'Europe, & peut-être auroit-on réuſſi à le perſuader d'y retourner dans notre chaloupe.

Comme il nous importoit fort d'être unis de cœur & de ſentiment dans la ſociété que nous voulions établir, nous eſſayâmes avec Sir James à ramener l'Allemand au vrai, perſuadés que d'accord avec nous, il nous ſeroit facile de gagner toute la famille. Nous reprîmes la converſation que nous avions déjà eue avec lui, en touchant les endroits les plus délicats. Sir James lui fit voir avec beaucoup de juſteſſe ſous quel point de vûe nous devions regarder Dieu par rapport à nous. Il eſt, lui dit-il, contraire à la nature de Dieu de penſer que ce qui nous eſt dit de lui dans l'Ecriture, ſoit fabuleux, ou déraiſonnable. L'autorité de ce Livre Saint une fois prouvée, nous devons, ou croire ce qu'il contient, ou avoüer que nous ſommes indignes de vivre. L'Allemand l'interrompit. Quand même vous me prouveriez, lui dit-il, l'autorité de cette Ecriture que vous appellez Sainte, encore reſteroit-il toujours une difficulté que vous ne pourriez réſoudre, qui eſt de me prouver que ce qu'elle contient eſt raiſonnable. Un homme, qui fait main baſſe ſur nos Articles de Foi, qui ſe rend ſourd à la raiſon, qui traite les vérités les plus eſſentielles de pures chimères, qui n'admet ni preuves, ni conſéquences, ni concluſions, n'eſt pas en effet un Incrédule facile à pouvoir être éclairé par des lumières auxquelles il refuſe d'ouvrir les yeux. Il nous fit un pitoiable badinage du Paradis, de la gloire des Bienheureux, de la tranſparence & de l'agilité de leurs corps, de la durée de leur contemplation, de l'arrangement des Chérubins & Séraphins, des Anges & Archanges, des Apôtres & des Martyrs, des Confeſſeurs & des Vierges, des Saints & des Saintes dans le ſéjour céleſte, ſuivant les dégrés de leur prééminence. Il nous dépeignit l'Enfer, le Diable & ſes ſuppôts avec des traits, qui, quoique ſots & riſibles, marquoient un deſſein formé d'inſulter à la Créance des Chrétiens. Voilà, nous dit-il en finiſſant de vomir ſes impiétés, voilà votre Paradis, voilà votre Enfer, tels que l'Ecriture peut vous les démontrer. Ennuiés de ſes quolibets, & plus encore rebutés de ſes riſées, nous lui impoſâmes ſilence avec un air d'autorité & de colère, ſans daigner lui répondre. Nous remîmes au lendemain à diſcuter le plan de notre ſociété, que notre état préſent comportoit, & nous regardant comme les reſtes du genre humain, nous nous exhortâmes réciproquement à refléchir ſur la manière dont nous accorderions la Loi de Dieu avec nos beſoins.

CHAPITRE V.
Déliberation ſur l'Etabliſſement des trois Amis & de leur ſuite dans l'Iſle du Scélerat. Diſcuſſion ſur la poſſibilité du Mariage de huit hommes avec quatre femmes. Fin de l'iſtoire du Vieillard.

LA diſproportion du nombre des hommes & des femmes de notre petite ſociété fit le principal ſujet de mon inquiétude. Nous ne pouvions être heureux ſans l'union & la concorde, & dans un lieu, où tous les plaiſirs étoient bornés à ceux de la nature, il n'y avoit pas à eſperer que nous fuſſions long-tems unis, ſi une partie pouvoit rendre l'autre jalouſe de ſon ſort, ſi l'une jouiſſoit du plus précieux avantage de la ſociété, pendant qu'il ſeroit interdit à l'autre. A peine commencions-nous à diſcuter, que le Chinois nous apporta la nouvelle que l'Allemand venoit de ſe noïer, ſans qu'il eût été poſſible de le retirer de l'eau. Il avoit été à la pêche ſur une planche, à laquelle il s'étoit attaché. Le courant l'avoit éloigné des bords de la mer, & dans le trouble où il s'étoit vû, il avoit perdu la tramontane au point de ne pouvoir nager. Le Négre, qui l'avoit accompagné, avoit expoſé ſa vie pour ſauver la ſienne, trop heureux de s'être tiré du danger. Nous fûmes ſenſibles à cet accident: il fallut le prendre en patience. Sa perte n'étoit pas d'ailleurs une perte conſidérable; on s'en conſola facilement. Nous étions encore à huit perſonnes avec quatre femmes. L'idée de la communauté me révoltoit: ſoit raiſon, ou préjugé, j'aurois cru me ravaler au niveau des brutes, ſi j'avois douté qu'elle ne fût monſtrueuſe. La penſée du partage outrageoit mon amour pour Judith ; les autres me faiſoient horreur, & je les rejettois abſolument. Cependant je ne voiois pas que je puſſe éviter, ou de partager ma femme, ou de faire communauté avec les autres, à moins que de tenir dans une condition ſervile, & de réduire même nos trois domeſtiques à celle d'eſclaves. Il y auroit eu en ceci autant de péril que d'injuſtice. Trois hommes faiſoient une ſciſſion, qui auroit produit une guerre ouverte; Robert ſe ſeroit joint à eux; peut-être George ſe ſeroit mis de leur parti, & nous euſſions couru grand riſque de devenir les eſclaves de ceux dont nous aurions voulu être les maîtres. La femme de Robert étoit accoutumée avec ſon mari, & loin de penſer à donner un ſecond à cet homme féroce, nous devions nous eſtimer heureux qu'il s'en tint à ſon bail, ſans prétendre à d'autres nôces. George avoit compté être l'époux de la Javane; ſon caractère étoit, à peu de choſe près, de la même trempe que celui de Robert . Il étoit amoureux, par conſéquent diſpoſé à être jaloux. Angola & le Chinois étoient bien des maris ſortables pour les filles de Robert ; mais Borde & Philippe ne ſe ſeroient pas contentés de vivre dans le célibat. Sir James & Ferbos étoient des hommes, que l'on ſuppoſoit auſſi enclins que les autres au mariage. Nous étions tous égaux dans notre nouvelle patrie, & comme chacun devoit fournir, autant que moi, au bien-être de la ſociété, chaque membre avoit autant de droit que moi à ſes douceurs. Je paſſai la nuit à combattre & à concilier ces différentes idées. Le poids en étoit ſi accablant, que pour en être délivré, je voulus que ce fût la première choſe ſur laquelle on déliberât. Sir James ſaiſit d'abord toute la difficulté. Avant que de rien réſoudre, dit-il, ſur un ſujet auſſi important, il eſt à propos de calmer les inquiétudes qui vous ôtent la liberté d'eſprit néceſſaire. En vain vous figurerez-vous, d'après les notions que votre pere vous a données ſur la ſociété, que le partage d'une femme entre pluſieurs maris eſt néceſſaire dans cette Iſle pour que nous y vivions en paix. Quoiqu'elle ſoit pour nous tout l'Univers entier, quoique nous devions nous y regarder comme les ſeuls reſtes du genre humain, je n'adopterai jamais un ſyſtême économique ſur la propagation, auquel je croirai la Loi de Dieu contraire; & ſi mon ami s'obſtine à l'appuier, j'irai loin de lui, en plaignant ſon endurciſſement, chercher à vivre ſans crime. Mais mes amis, j'augure plus favorablement de votre piété, & l'innocence de vos cœurs me répond de votre vertu. En attendant qu'une diſcuſſion du pour & du contre nous ait mis en état de décider la queſtion, ſuppoſons que la pluralité de maris pour une femme, ſous quelque face qu'on l'enviſage, eſt licite, & voions ſi vous avez lieu de vous allarmer pour Judith .

Votre tendreſſe pour cette aimable femme eſt fondée ſur la reconnoiſſance. Vous vous devez à cette tendre épouſe, qui eſt en droit de vous imputer ſes malheurs. Votre union avec elle eſt antérieure au changement que la néceſſité exige que nous faſſions dans les uſages. Elle s'eſt donnée uniquement à vous; il faudroit qu'elle conſentît elle-même de plein gré au partage. Toutes ces raiſons rendent conforme à l'équité l'exemption que vous ſouhaitez. Pour ce qui eſt de Ferbos & de moi, vous n'avez beſoin ni d'indulgence, ni d'égards. Nous reſpectons vos droits, & nous expoſerions nos vies, s'il le falloit pour vous y maintenir. Si nos nouveaux freres penſoient raiſonnablement, ils n'attendroient pas que vous leur expoſaſſiez vos difficultés, ils vous préviendroient ſur vos craintes. En conſidérant les ſervices que nous ſommes en état de leur rendre par la ſupériorité de notre génie, ils ſaiſiroient l'occaſion de faire valoir un acte de juſtice pour un témoignage de reconnoiſſance; mais loin de là, ils s'imagineront que l'exception en votre faveur tendra à leur préjudice. Il y a même à craindre que les deſirs, que la beauté de votre femme excitera en eux, venant à s'irriter par l'apparence d'injuſtice qu'ils verront dans votre privilège, ne les portent aux dernières violences pour ſe ſatisfaire. Vous devez être aſſûré de mon affection. Tant que je vous dirai de bouche que je ſuis votre ami, ne doutez pas que je ne le ſois de cœur. Je renonce au mariage, je vous en fais la déclaration, & je ſuis perſuadé que je vous la réitererai tout le tems de ma vie. Je connois mon penchant, je n'en ai que pour l'amitié, & je ne prévois pas que je puiſſe jamais prendre d'autres engagemens. Je ne vous avance rien à la legère; ainſi le conſeil, que j'ai à vous donner, ne peut vous être ſuſpect. Si la poli-antropie a lieu, il faudra biner les maris. Or, qui vous empêche, en propoſant le partage, de feindre de l'avoir déjà réſolu avec moi pour Judith ? Je tiens Ferbos pour incapable de trahir le ſecret & de s'en prévaloir. George ſera obligé d'admettre Borde à contracter avec la Javane ſur le pied que nous paroîtrons l'avoir fait enſemble avec Judith . Philippe & le Chinois ne ſeront pas plus délicats à l'égard des filles de Robert ; Angola aura l'autre. Il n'y a que Ferbos , auquel cet arrangement ne pourvoit point; c'eſt à lui à nous apprendre ſes ſentimens. Je comptois, interrompit ce dernier, que Sir James m'auroit aſſez eſtimé pour répondre de moi, au moins à cet égard. Pour ſuivre ſon plan, j'ai bien moins que lui à prendre ſur moi. Quand même je n'aurois pas contracté la longue habitude de vivre dans le célibat; encore mon âge auroit dû lui faire preſſentir mes diſpoſitions. Il m'eût fort obligé s'il m'avoit épargné la peine de m'expliquer là-deſſus. Maintenant je veux qu'il ſache, & que vous n'ignoriez pas que je n'ai pas moins d'empreſſement à imiter ſon exemple que de déference pour vos volontés. Ouï, je le repete, je me déſiſte de tout droit & de tout benefice en votre faveur. Sir James alloit répondre, je l'interrompis. Mes amis, leur dis-je, je vois le principe de la réſolution que vous prenez. La Javane & les filles de Robert ne ſont point des épouſes dignes de vous, & l'amitié étouffe des deſirs, que vous croiez propres à m'offenſer. Point du tout, je ne ſuis pas moins généreux que vous, & moins maître de mes paſſions que vous ne l'êtes des vôtres. Je puis vous ſaire le même avantage que je ſouhaiterois que vous me fiſſiez. Judith eſt ma femme, je vous ménagerai moi-même une place dans ſon cœur, & ſi par ma tendreſſe je ſuis capable de contribuer à la rendre heureuſe, quelle ne ſera pas ſa félicité lorſque je lui aurai ſû gagner l'amour de deux perſonnes ſi dignes du ſien? Etonnés de mon diſcours, mes deux amis ſe regarderent en ſoûriant; peut-être ſe doutoient-ils que je leur parlois avec ſincérité. Ce n'eſt pas, ajoutai-je, qu'en ceci je ne faſſe ſur moi un effort qui révolte mon amour & excéde les bons offices qu'exige l'amitié. Vous devez en juger par vous-mêmes en vous mettant à ma place, & je puis vous aſſûrer que ſi j'étois à la vôtre, je penſerois auſſi noblement que vous penſez. Mais, repris-je, en m'adreſſant particuliérement à Sir James , qui perſiſtoit à proteſter qu'il n'entendroit jamais à ma propoſition, je ſens par moi-même qu'il faut plus d'un attachement pour remplir le cœur de l'homme. L'amitié ne lui ſuffit pas ſi l'amour n'y eſt mêlé. Ces deux paſſions, quoique différentes l'une de l'autre, s'accordent enſemble & en occupent tout le vuide. D'ailleurs votre piété s'oppoſe au deſſein que vous formez de paſſer le reſte de votre vie dans le célibat. L'hommage, que vous rendez au Créateur, ne vous acquitte point envers lui du bienfait de la Création, parce que ſon but, en vous donnant la vie n'a point été ſeulement de recevoir le tribut de vos actions de graces. Si Dieu ne s'étoit propoſé que l'hommage en formant l'homme, pourquoi auroit-il permis que l'Univers, enfoncé dans les ténèbres de l'idolatrie, ne connût pour Divinité que la créature, & lui rendît le culte qui n'étoit dû qu'à lui ſeul? L'intention du Créateur a été que votre exiſtence, indépendamment de l'uſage que vous en feriez, manifeſtât également ſon pouvoir, & ſa ſageſſe. Il a ſuivi le mouvement de ſa bonté, en faiſant des êtres raiſonnables, que la ſeule raiſon pouvoit guider vers le bonheur. Mais quand il créa Adam, ne voulut-il mettre qu'un ſeul homme ſur la terre? Confia-t-il à ce premier homme, pour être infructueux, le germe précieux des individus de ſon eſpèce? Non, ſon commandement eſt formel; il eſt conçu dans les mêmes termes que celui qu'il fit aux autres créatures. Comme il a plus fait, en leur donnant la faculté de ſe reproduire, que ſi laiſſant périr chaque génération, il en avoit ſubſtitué une autre par une Création perpétuelle, on inſulte à ſa Providence & on trompe ſes vûes en ne faiſant aucun uſage de cette faculté. Nous devons penſer que nous avons dans cette Iſle déſerte la deſtination & les devoirs du premier homme. Si vous n'étiez pas dans l'erreur en croiant pouvoir vous y ſouſtraire, pourquoi votre deſſein ne ſeroit-il pas celui de ce que nous ſommes ici d'hommes? pourquoi ne nous repoſerions-nous pas ſur vous, comme vous vous repoſez ſur nous, du ſoin de donner à l'Iſle de nouveaux habitans, dont nous puiſſions tirer, au tems de notre vieilleſſe, les ſecours que nous ne ſerons plus en état de nous fournir les uns aux autres? Le propre de la vérité eſt d'affecter le plus grand nombre, ſur-tout quand elle porte ſur des points rélatifs à notre nature. Vous, Ferbos , qui avez été élevé dans la doctrine de l'Egliſe Romaine, n'avez-vous pas toujours ſaiſi l'abſurdité de la préference que vos Docteurs donnent au Célibat ſur le Mariage? Selon eux, le Mariage eſt un Sacrement; le Célibat n'en eſt pas un autre. Or, reconnoiſſent-ils dans l'ordre du ſalut quelque choſe de plus parfait qu'un Sacrement?

Tous deux m'interrompirent avec un chagrin, qui me convainquit de la ſincérité de leur affection. Nous vous avons dit quelles ſont maintenant nos diſpoſitions, dit Ferbos ; déliberons en conſéquence, & réſervez votre réſignation au partage pour un autre tems. Si jamais il eſt néceſſaire d'en venir là pour notre bonheur, nous verrons le milieu que nous aurons à prendre. Cette pluralité de maris, ſur la ſuppoſition de laquelle nous avons raiſonné, peut avoir lieu de deux manières; la première, en attachant en même tems pluſieurs maris à la même femme; la ſeconde en ne les lui uniſſant que ſucceſſivement: c'eſt-à-dire en reſtreignant la durée d'un mariage, contracté ſelon les formes d'uſage, enſorte qu'au bout de trois mois, par exemple, le divorce ſoit d'obligation, & auſſi-tôt ſuivi d'une autre union. Les deux manières ſont égales, ſi je ne me trompe, par rapport à la Loi de Dieu, & afin de mieux examiner ſi elles ſont licites ſous cette rélation, il faut opter entre elles. Voions laquelle des deux eſt plus favorable au bon ordre & à la paix de notre petite ſociété.

Sir James décida en faveur de la première. Cette ſucceſſion des maris, nous dit-il, paroît d'abord favorable, parce qu'elle conſerve l'unité du mariage; & ſi je conſultois les idées que me donna l'Egliſe dans laquelle je ſuis né, j'opinerois pour elle. Mais puiſque les notions, que nous devons prendre du Créateur, nous permettent de croire qu'il approuvera tout ce que nous ferons pour notre bonheur ſans bleſſer ſa Loi, en ſuppoſant toujours que celle-ci n'eſt point contraire à la pluralité des maris vivans, je ſuis d'avis que l'on préfére l'actuelle à la ſucceſſive. Cette dernière rendroit la paternité litigieuſe, en même tems qu'elle en établiroit la prétention; ce qui donneroit matière à la diſcorde. D'ailleurs la femme, fixée pendant quelque tems ſur un ſeul objet, pourroit s'y attacher: le changement couteroit à ſon cœur, & ce que la viciſſitude ſeroit capable de lui inſpirer de réſignation, cette même viciſſitude le pourroit ôter, en lui offrant l'objet de ſon averſion dans la même proximité que celui de ſon affection. La pluralité actuelle n'a point ces inconvéniens. La paternité y étant en commun comme dans l'ancienne Sparte, chacun de ceux, qui ſeront en droit d'y prétendre, ſe la pourra adjuger, ſans avoir à la diſputer; & tous, prenant les ſentimens qu'elle inſpire, rendront leur émulation avantageuſe aux enfans. La reconnoiſſance dictera à ceux-ci leurs devoirs, dont l'incertitude formera un lien plus étroit dans notre ſociété, & peut-être que la fécondité de ces mariages mettra la génération ſuivante en état de contracter des mariages moins irréguliers.

Pour moi, reprit Ferbos , qui me ſuis déjà fait un principe dans votre compagnie de ſoumettre mes préjugés à ma raiſon, j'applaudis au choix de Sir James . La voix du ſang & de la nature, qui en fait la principale difficulté, eſt une chimère. Il eſt conſtant qu'il n'y a point d'affection chez nous qui ne vienne de celle que nous nous portons à nous-mêmes. Notre amour pour Dieu, comme celui que nous avons pour le prochain, n'a point d'autre ſource. Nous aimons le Créateur à cauſe des bienfaits que nous avons reçus, & de ceux que nous eſperons encore de ſa bonté; nous le reſpectons, nous le craignons, nous le prions par des motifs également intéreſſés. Nous chériſſons un ami en vûe des avantages que ſon amitié nous promet: nous aimons une belle femme en conſidération des plaiſirs dont il eſt en ſon pouvoir de nous combler; il en eſt de même de tout ce qui a notre affection. C'eſt une foible objection que l'exemple d'un pere, qui, aiant été ſéparé par des coups de la fortune d'un fils encore au berceau, & le voiant vingt ans après ſans le connoître, aura ſenti en lui-même ce treſſaillement qu'on appelle le mouvement de la nature & le cri du ſang. Cet homme ſait qu'il a eu un fils: il voit dans ce jeune homme une heureuſe phyſionomie, il découvre en lui de belles qualités; auſſi-tôt par amour pour ſoi-même il ſouhaite que ſon fils reſſemble à ce jeune homme. Le hazard fait que c'eſt ſon fils, & dès lors il nomme voix du ſang l'action d'une ſympathie raiſonnée. Combien de fois ne nous eſt-il pas arrivé de nous intéreſſer pour un inconnu dans une aſſemblée nombreuſe? C'eſt plûtôt dans l'eſprit que dans le cœur que la ſympathie a ſa ſource. L'amour paternel eſt fondé ſur l'eſpoir des avantages futurs. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes la crainte & l'inquiétude ſur le tems de leur vieilleſſe. Ils appréhendent de s'y trouver dans la ſouffrance, & ils voient ne pouvoir ſe faire trop de reſſources pour le tems des infirmités. L'adoption des Anciens étoit un effet de cette défiance, & nous voions en Europe, où l'adoption n'a pas lieu, des peres de famille donner leur prédilection à celui de leurs enfans, à l'exiſtence duquel ils auront le moins contribué. L'illuſion, que leur fait l'ignorance, où une femme habile les tient à cet égard, ne ſauroit influer ſur le cœur; ils ne ſe trompent qu'en ce qu'ils ne démêlent pas bien ſes mouvemens. Sans doute que l'ingénuïté de la femme éteindroit cette prédilection; mais ce ſeroit l'effet d'une violente paſſion, qui fermeroit les yeux du mari ſur les eſperances qu'il auroit conçues. Ce ne ſeroit point la voix du ſang qui ſe tairoit, ce ſeroient ſeulement la jalouſie & la colère qui ſe feroient entendre plus haut qu'elle.

Ainſi, dit Sir James , la tendreſſe filiale a ſa ſource dans la reconnoiſſance. De là vient qu'elle eſt moins forte que la tendreſſe paternelle. Un enfant, qui eſt accoutumé à voir ſon bienfaiteur dans ſon pere, aura pour lui une affection bien ſupérieure à celle de cet autre, qu'un faux air de grandeur aura tenu, juſqu'à ſon adoleſcence, éloigné des yeux de ſes parens. A meſure qu'il avance en âge, il connoît de plus en plus la grandeur des ſervices qu'il reçoit de ſon pere, & il s'attachera à lui par la gratitude, dont le ſentiment eſt chez tous les animaux plus ou moins durable, mais également vif. Il ſent qu'il doit ſon éducation, ſa conſervation à ce protecteur; & comme ſa reconnoiſſance ſe proportionne au bienfait, l'attachement, qu'elle produit, eſt d'une eſpèce ſupérieure à celui qu'il prendra pour ceux dont il recevra dans la ſuite des ſecours & des ſervices. Quel ſeroit-il cet attachement, s'il n'avoit pour cauſe que l'opinion d'avoir reçu la vie? Elle eſt un bienfait ſi équivoque, & on ſent ſi bien dans l'âge des paſſions que l'acte naturel, qui le produiſit, ne donne point de droit à notre reconnoiſſance. De tout cela il réſulte que la pluralité des maris, telle que Ferbos la choiſit, eſt la meilleure. L'incertitude ſur la paternité fera autant de véritables peres pour notre ſociété, qu'il y aura d'épouſes en droit d'y prétendre, & l'incertitude des enfans, ſur celui auquel ils devront la vie, les empêchant de ſe fixer plûtôt ſur l'un que ſur l'autre mari de leur mere, ſe prendront également de reconnoiſſance pour tous. Du côté de la femme, Ferbos a, ſelon moi, ſaiſi le vrai. Il ne nous reſte plus qu'à rapprocher notre déliberation de la Loi, qui doit, ou lui donner le ſceau, ou nous la faire oublier. Voici, reprit Ferbos , ce que j'ai recueilli à ce ſujet.

Il me ſemble, dit-il, que nous pouvons ſans difficulté faire revivre parmi nous le droit des anciens Patriarches, & rétablir le privilège des deux ſexes dans l'ordre primitif que nous liſons avoir été altéré par Moïſe par condeſcendance pour le peu de délicateſſe & la dureté du cœur des Juifs. Au commencement Dieu créa les deux ſexes dans toutes les eſpèces humaines. La conſéquence, que je tire de là, eſt qu'il voulut que la femme eût les mêmes prérogatives que l'homme. Y avoit-il rien de plus juſte? L'extraction de l'une n'eſt-elle pas auſſi noble que l'origine de l'autre? Dieu a-t-il eu moins d'attention dans la création de la femme que dans celle de l'homme? Faiſons l'homme , dit-il, à notre image & à notre reſſemblance . N'a-t-il donc pas prétendu créer auſſi la femme de même? & croirons-nous qu'elle doit à Adam ſon origine, parce qu'étant ſortie d'une de ſes côtes, elle a été formée d'une partie de lui-même? Non; car ſi la conformation d'Adam eſt une première production que Dieu a faite de rien, celle d'Eve en eſt une ſeconde qui procéde du néant. Or, quelle différence entre le rien & le rien, entre la matière qui conſtitua l'être du premier homme & de la première femme; quelle autre différence, dis-je, entre le ſouffle du ſouverain Ouvrier, qui anima ces deux maſſes pêtries de ſes propres mains? Aucune: par conſéquent la femme étant auſſi noble, auſſi illuſtre que l'homme, pourquoi n'auroit-elle pas les mêmes avantages, ne jouïroit-elle pas des mêmes privilèges? Enfin ſi Dieu n'a pas proſcrit les droits de l'homme, il eſt conſtant qu'il y a admis la femme. Dieu eſt immuable, ſa ſainte parole ne peut ſe démentir. Il permit autrefois la poligamie aux hommes, il permit par conſéquent la poli-antropie aux femmes. Je ne dirai pas que l'Evangile admet aujourd'hui l'une & l'autre. On ſait que les tems ne ſont plus les mêmes, & que quand il n'y auroit d'autre raiſon que celle que nos uſages ſont différens; encore ſeroit-elle une règle qui obligeroit de les ſuivre, ſous peine de châtiment. Mais ſouvent il y a des cas ſi preſſans, des conjonctures ſi délicates, que ſi elles ne nous diſpenſent pas abſolument d'obéir aux Loix, au moins elles en excuſent la tranſgreſſion, ſur-tout ſi la néceſſité l'arrache à notre répugnance. C'eſt dans ce ſens que je ſuis d'avis de vous propoſer la pluralité avec un égal avantage pour les hommes & les femmes, & que ſuppoſé que la Loi divine la défende en termes exprès, je crois que nous pouvons faire exception à la défenſe, parce que les circonſtances, où étoient nos anciens peres dans les premiers âges du Monde, ſont les mêmes où vous & moi, & les autres nous trouvons dans celui-ci. Je me joignis à Sir James pour faire valoir le plus fort argument des Chrétiens en faveur de l'unité dans le Mariage; Ferbos nous aiant donné l'explication des textes, il nous porta à ne plus déſirer que de trouver la poli-antropie d'accord avec la nature. La femme, reprit-il, a reçu de la nature plus d'aptitude & plus de penchant que l'homme à la pluralité. Toutes les créatures agiſſent par inſtinct en conformité de cette diſpoſition naturelle; l'eſpèce humaine eſt la ſeule qui s'y refuſe. Eſt-ce par la rectitude, ou par la dépravation de ſa raiſon? Les obſervations, que j'ai faites ſur les différens peuples que j'ai connus, me fourniroient matière à une diſcuſſion peu favorable aux nations d'Europe; mais j'aime mieux dire que les mœurs ſont moins l'ouvrage de la raiſon que de la néceſſité. Les ſociétés ſe ſont donné des Loix avec les mêmes égards que nous avons en nous donnant les nôtres. Attentives à ne point offenſer les Loix divines qu'elles connoiſſoient, elles n'ont pris de leurs conceſſions que ce que leur état en comportoit. Ainſi, puiſque nous nous trouvons dans celui d'être ignorés de toute la terre, & de compoſer nous-mêmes un autre Monde, je le repete, notre cas eſt ſemblable à celui des premiers hommes. Pour propager notre ſociété, il eſt néceſſaire que chacun de nous ſe porte à ſe ſervir des ſeuls moïens qui nous reſtent. C'en eſt aſſez, lui dis-je, je ſens la malheureuſe néceſſité où nous ſommes. Judith m'eſt chere; mais elle ceſſeroit de l'être ſi elle ſe refuſoit à des conditions, ſans leſquelles nous ne compoſons plus de ſociété. Je conclus donc au partage réel, & mon amour pour ma femme fait place à la raiſon. Chacun de nous agira avec celle des femmes qui excitera ſes deſirs, comme en étant le ſeul poſſeſſeur. Il n'y aura point de jalouſie parmi nous; l'union, la paix & la concorde y regneront; les inimitiés, les querelles, les diviſions en ſeront bannies; il n'y aura lieu ni à la vengeance, ni à la rancune. Si quelqu'un ſe plaint d'être offenſé, les autres s'entremettront pour concilier les eſprits. La raiſon nous guidera dans toutes nos démarches, elle ſeule regnera ſouverainement dans notre Iſle. Nous inſtruirons notre poſtérité de ſes devoirs; mais nous ne lui laiſſerons pas ignorer que les motifs, qui nous ont portés à établir cette communauté, ont ceſſé d'être les mêmes, & que ce n'eſt point à elle à imiter notre exemple. Nous lui tranſmettrons un Code, qu'elle pourra modifier, à meſure qu'elle s'accroîtra. Enfin notre bonheur augmentera à meſure que nous deviendrons plus nombreux. Nos Loix changeront, nous n'aurons dès à préſent, comme deſormais, d'autre Maître que Dieu, d'autre pédagogue que la raiſon, & nous nous aiderons réciproquement à remplir les devoirs de notre ſociété. Ici le Vieillard termine ſon recit.

Telle eſt l'Hiſtoire d'un Peuple, qui fait conſiſter ſon bonheur à n'avoir ni Rois qui les gouvernent, ni Prêtres qui les dirigent, ni Controverſiſtes qui combattent leurs opinions, ni Interprêtes qui leur expliquent leurs dogmes. Leur Iſle eſt fertile; elle fournit abondamment non ſeulement le néceſſaire, mais preſque toutes les commodités de la vie. Laborieux, comme ils ſont, ils mettent tout à profit, & ils ont tellement multiplié depuis leur établiſſement, qu'on comptoit plus de trois mille familles lorſque nous les quittâmes pour nous rembarquer. Ce ne fut qu'en verſant un torrent de larmes que nous nous ſéparâmes du Vieillard & de ſes filles pour retourner en Europe, où nous trouvâmes moins de franchiſe & d'humanité qu'au milieu de ces Inſulaires.

FIN.

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