DÉDICACE
à la reine. Numa fut le meilleur des rois; époux toujours amant de la belle égérie, près de cette nymphe chérie il méditoit ses justes loix.De leur tendresse mutuelle naissoit le bonheur des romains; et dans leurs coeurs unis ils trouvoient le modele des vertus qu' ils vouloient enseigner aux humains. De ces tendres époux je célebre la gloire: reine, votre nom seul assure mon succès; de Louis, de vous, des françois, on croira que j' écris l' histoire.
LIVRE 1
Non loin de la ville de Cures, dans le pays des sabins, au milieu d' une antique forêt, s' éleve un temple consacré à Cérès. Des ormes, des peupliers, aussi anciens que la terre, ombragent le faîte de l' édifice; et le fleuve Curese, après avoir baigné ses murs, va serpenter dans les jardins de plusieurs maisons isolées, bâties autour de ce temple. Dans ces retraites sacrées, chaque prêtre de la déesse, avec sa femme et ses enfants, passe ses jours à la priere, au travail, ou dans le sein de la tendresse. Protégés par la divinité qu' ils honorent, nourris par la terre qu' ils cultivent, aimés de l' épouse qu' ils rendent heureuse, bénis de leurs enfants, et en paix avec eux-mêmes, ils jouissent doucement de la vie, sans craindre ni souhaiter la mort.Le vénérable Tullus commandoit à ces prêtres. à l' âge de quatre-vingts ans, il exerçoit la souveraine sacrificature avec tout le zele d' un jeune homme, et toute l' indulgence d' un vieillard. Adoré de ceux qui vivoient avec lui, respecté de tous les autres, il n' étoit craint que des méchants. Favori des dieux, ami des hommes, rarement il prioit pour lui; c' étoit toujours pour la veuve ou pour l' orphelin. Dès qu' un citoyen de Cures, dès qu' un habitant de la campagne éprouvoit quelque infortune, qu' un ménage étoit désuni, ou que la concorde n' étoit plus dans une famille, le pere, l' époux, l' enfant malheureux prenoit le chemin de la forêt sacrée: il venoit trouver Tullus. Pour peu qu' il eût tardé, Tullus seroit allé le chercher. Tullus écoutoit ses longues plaintes, ne se lassoit jamais de les entendre, l' encourageoit, le consoloit, lui prodiguoit des secours et des conseils. L' infortuné s' en retournoit, ou moins triste, ou moins à plaindre; et Tullus, qui pensoit n' avoir rien fait, alloit se prosterner devant ladéesse, et l' implorer pour ce malheureux. Tullus n' avoit plus d' épouse; il rassembloit toute sa tendresse sur son fils Numa. Le ciel sembloit vouloir récompenser les vertus du vieillard par les dons qu' il avoit prodigués au jeune homme. Numa touchoit à peine à sa seizieme année, et n' avoit, de son âge, que les graces et la douceur. Soumis à son pere, qu' il respectoit presque à l' égal de Cérès, enflammé du desir de lui ressembler, il étudioit la morale en regardant les actions de Tullus. Méditant sans cesse les préceptes de sa religion, il vouloit s' instruire encore de toutes les cérémonies du culte. Les sacrifices et la priere occupoient tous ses loisirs; son amour pour Tullus et pour l' étude étoient ses seules passions; et son ame, pure comme l' azur du ciel, ne pouvoit pas distinguer ses plaisirs de ses devoirs. Le jour de la fête de Cérès étoit arrivé. Chez les sabins, cette fête ne se célebre point comme à éleusis. Tullus avoit supprimé tous ces mysteres cachés avec tantde soin, et si peu utiles au bonheur des hommes. La divinité, disoit-il, qui se montre par-tout à nous, qui se manifeste à chaque instant dans les merveilles éclatantes de la nature, peut-elle exiger tant de secrets et tant d' épreuves pour se communiquer aux mortels? Doit-il être plus difficile de la remercier que de recevoir ses présents? Non: Cérès, qui nous nourrit tous, nous aime tous. Le champ qu' elle couvre d' épis devient un temple pour le laboureur; et l' on doit adorer par tout l' univers celle dont les bienfaits couvrent la terre. D' après cette idée, Tullus, de concert avec son roi, a ordonné la fête de Cérès. Chaque année, avant de commencer la moisson, tous les laboureurs, parés de leurs plus beaux habits, se rassemblent dans la ville de Cures. C' est de là qu' ils partent pour aller au temple. Les joueurs de flûtes ouvrent la marche; ensuite viennent de jeunes vierges, portant sur leurs têtes, dans des corbeilles ornées de fleurs, des offrandes pures pour la déesse. Lesenfants des laboureurs marchent après elles, vêtus de robes blanches, couronnés de bluets, et conduisant le vorace animal qui se nourrit des fruits du chêne. Cette troupe nombreuse, fiere de garder la victime, veut affecter une gravité toujours dérangée par leur joie bruyante. Leurs peres les suivent d' un pas tardif, en recommandant le silence, et pardonnant d' être mal obéis. Chacun d' eux porte dans ses mains une gerbe, prémices de sa moisson. Les princes, les guerriers, les magistrats n' ont plus de rang dans ce grand jour, et cedent le pas, avec respect, à ceux qui les ont nourris. Tullus et ses prêtres étoient venus les attendre à l' entrée du bois sacré. Le jeune Numa, couronné de narcisses, vêtu d' une robe de lin, marche à côté de Tullus. Il le regarde souvent; il a bientôt apperçu des pleurs que le vieillard vouloit cacher. Plus affligé du chagrin de son pere, que s' il l' avoit ressenti lui-même, il n' ose, devant tant de témoins, et dans une cérémonie si auguste, se jetter dans ses bras,et lui demander le sujet de ses larmes; mais son silence, son air tendre et inquiet expriment assez son agitation. Numa, toujours si attentif, si recueilli dans les cérémonies religieuses, Numa ne voit plus que son pere, ne songe qu' à lui, oublie toutes ses fonctions; et ses yeux, qui cherchent à pénétrer la cause des pleurs de Tullus, sont eux-mêmes obscurcis de larmes. On arrive au temple. Tullus se prosterne devant la déesse; et lui présentant les prémices: mere des humains, s' écrie-t-il, c' est toi qui fais croître ces gerbes, et c' est ton pere Jupiter qui nous rend pieux et reconnoissants. Dieux immortels, nous vous offrons vos propres bienfaits. Ne rejettez pas nos offrandes; et que votre bonté suprême donne à nos champs l' abondance, à nos corps la force, et à nos ames la vertu. Après cette priere, Tullus répand l' orge sacrée sur la victime; il lui tourne la tête vers le ciel, l' immole, et la fait consumer toute entiere.Le sacrifice achevé, les laboureurs vont déposer leurs gerbes. Mes freres, leur dit Tullus, car vous êtes aussi prêtres de Cérès, ces dons appartiennent à la déesse, c' est-à-dire aux indigents. Les prêtres des dieux ne sont que les trésoriers des pauvres; vous en êtes les bienfaiteurs. Nommez donc le vieillard d' entre vous qui doit veiller avec moi, pendant le cours de cette année, au soulagement des infortunés: il est juste que je vous rende compte des biens que vous me remettez pour eux. Les laboureurs, qui connoissent tous la vertu de Tullus, refusent de lui donner un collegue; mais Tullus l' exige, et ce choix finit la cérémonie. Numa brûloit d' impatience de se voir seul avec son pere. à peine Tullus est sorti du temple, que son tendre fils le serre dans ses bras. Mon pere, lui dit-il, vous avez des peines, et je les ignore! Ah! Je sens trop qu' à mon âge je ne puis espérer de les soulager: mais je peux du moins m' affliger avec vous; et j' ai besoinde pleurer dès que je vois couler vos larmes. Mon cher fils, lui répond Tullus, car je ne renoncerai jamais à ce doux nom, je n' ai que trop de sujets d' en répandre: je vais me séparer de celui que j' aime plus que ma vie. Vous voulez m' abandonner? S' écria Numa tout tremblant. -non, mon fils; non, mon cher fils: c' est toi, au contraire... il ne put achever, les sanglots lui couperent la voix. Il prit Numa par la main; et, l' entraînant dans l' endroit le plus retiré de la forêt, ils s' assirent sur le gazon, et le vieillard lui dit ces paroles: Numa, vous n' êtes point mon fils... à ces mots, une pâleur mortelle se répand sur le visage du jeune homme, et sa main tremble dans celle de Tullus. Le grand-prêtre s' en apperçoit, et, le serrant contre son sein, il se hâte d' ajouter: va, je serai toujours ton pere; ce nom m' est aussi cher qu' à toi. Mais apprends l' histoire de ta naissance, et connois à quelles hautes destinées tu es appellé par le ciel. Numa l' embrasse, et ne répond rien; il écoute dans un profond silence, il baisse les yeux, et son air semble dire à Tullus: rien ne pourra remplacer le bonheur d' être votre enfant. Mon fils, reprend le grand-prêtre, vous devez le jour à Pompilius, prince du sang de nos rois, et que ses rares vertus rendoient cher aux dieux et aux hommes. La belle Pompilia, de l' antique race des héraclides, étoit son épouse depuis dix ans. Rien ne manquoit à ce couple heureux que de voir naître un gage de leur tendre union: Pompilius le desiroit avec ardeur; et la sensible Pompilia, qui ne formoit jamais de voeux dont son époux ne fût l' objet, Pompilia venoit tous les jours dans le temple se prosterner devant Cérès, baigner de larmes les marches de son autel, en demandant pour unique grace le bonheur d' avoir un fils. Je la surpris dans le sanctuaire. Elle prioit avec tant de ferveur qu' elle ne m' apperçut pas; et je l' entendis prononcer ces paroles: bienfaisante Cérès, si ton pere Jupiter m' a destiné une longuevie, obtiens plutôt de lui que je périsse à la fleur de mon âge, mais que je laisse à mon époux un fruit de notre chaste amour. Oui, puissante immortelle, reprends tous les bienfaits que j' ai reçus, prive-moi de tous ceux que tu me destines, et donne-moi à leur place un enfant. Que j' entende ses vagissements, que je puisse le voir, le tenir dans mes bras, le presser contre mon coeur, le couvrir de mes baisers, le présenter à mon époux tout baigné des larmes du bonheur! Et que j' expire alors; j' expirerai mere, j' aurai assez vécu. ô Cérès, si tu entends mes voeux, si tu m' accordes un fils, je jure sur cet autel de te le consacrer, de lui apprendre à bénir ton nom aussitôt que sa langue pourra le prononcer, de le faire élever dans ce temple, où il te servira toute sa vie; et tu daigneras être sa mere, quand Pompilia ne sera plus. Mes pleurs couloient en entendant cette priere. Je tombai à genoux auprès de Pompilia; et, joignant mes voeux aux siens, je suppliai la déesse de nous exaucertous deux. Hélas! Que ce bienfait fut payé cher! Peu de temps après, Pompilia vint m' annoncer qu' elle étoit enceinte. Qui pourroit exprimer les transports de sa joie? Ils approchoient du délire. Huit lunes devoient encore se renouveller avant l' heureux instant qu' elle attendoit, et tout étoit déja prêt pour parer l' enfant qu' elle devoit avoir. Jalouse et glorieuse du titre de mere, elle eût voulu que tout ce qui devoit servir à son fils fût l' ouvrage de ses seules mains. Elle défendoit à ses esclaves de partager avec elle le bonheur de travailler pour son fils. L' espérance de le nourrir doubloit sa joie de le voir naître; et la tendre Pompilia, ivre d' amour maternel, venoit plus souvent au temple pour remercier la déesse, qu' elle n' y étoit venue pour en obtenir l' objet de ses voeux. Elle touchoit enfin à ce neuvieme mois desiré depuis si long-temps, lorsque ce Romulus, dont le nom ne vous est pas inconnu, fit répandre dans la Sabinie, que, pour consacrer sa ville de Rome,qui à peine étoit achevée, il vouloit célébrer des jeux en l' honneur du dieu Consus. Vous savez, mon fils, combien ce dieu est en vénération parmi nous. Votre pieuse mere n' auroit pas laissé échapper une occasion d' honorer les immortels, elle voulut aller à ces jeux; et le trop complaisant Pompilius l' y conduisit. La plupart de nos sabins suivirent Pompilius. Nos femmes, nos filles, coururent à Rome en habits de fête. Hélas! Nos braves citoyens étoient loin de soupçonner le piege: ils n' avoient point d' armes. Ils entrent sans défiance dans le cirque, où Romulus présidoit sur un magnifique tribunal. Leurs épouses, leurs filles, prennent place à côté d' eux. Impatientes de voir le sacrifice, elles cherchent des yeux les victimes; c' étoient elles qui en devoient servir. à un signal de leur roi, les romains tirent leurs épées et ferment toutes les issues. Les sabines alarmées se jettent dans les bras de leurs peres, de leurs freres, de leurs époux; mais les farouchessoldats de Romulus s' élancent au milieu de l' arene; et, le glaive à la main, les yeux ardents, menaçant les hommes, flattant les femmes, ils enlevent les sabines, comme des loups affamés emportent des brebis tremblantes. Vainement ces infortunées jettent des cris perçants et demandent la mort; vainement nos citoyens furieux, oubliant qu' ils sont sans défense, se précipitent sur les ravisseurs, les saisissent, luttent avec eux, leur arrachent leurs épées, et rougissent la terre du sang romain: les romains, plus nombreux, immolent ceux qui résistent, mettent en fuite tout le reste, vont cacher dans Rome leur proie; et nos sabins désolés, sanglants, couverts de blessures, accablés de douleur et de honte, reviennent à Cures annoncer cette affreuse nouvelle et préparer la vengeance. Dès le premier instant du tumulte, ton pere Pompilius, portant sa femme dans ses bras, avoit tenté de s' ouvrir un passage à travers les ravisseurs. Il touchoit à la porte du cirque, quand une cohorteromaine le poursuit, l' arrête, et lui arrache son épouse. Pompilius jette un cri de rage et de désespoir. Il s' est bientôt saisi d' une épée; et les romains qui l' entourent sont déja tombés sous ses coups: il court, il frappe, il est frappé. Mais il rejoint Pompilia; il immole son ravisseur; il reprend sa bien-aimée, la presse dans ses bras sanglants, la rassure, la console; et, malgré les romains furieux, malgré les traits dont on l' accable, il fuit au-delà du cirque, en embrassant ta malheureuse mere, en la rappellant à la vie, en se félicitant de l' avoir sauvée. Ainsi la lionne de Numidie, lorsqu' elle apperçoit de loin l' imprudent chasseur qui lui emporte ses petits, furieuse, rugissante, l' oeil plein de sang et de feu, s' élance sur l' infortuné qui abandonne en vain sa proie; elle l' atteint et le déchire, fait voler autour d' elle ses membres palpitants; et, son courroux faisant aussitôt place à sa tendresse, elle court à ses lionceaux, les caresse, pousse des cris de joie, passe et repasse sur eux sa langue encore sanglante; et se couchant pour en être plus près, elle leur tend ses mamelles, tandis que ses muscles tremblent encore de la fureur qu' elle vient d' assouvir. Tel étoit Pompilius. Malgré ses larges blessures, malgré son sang qui coule à gros bouillons, il arrive enfin dans ce temple. Il pose son doux fardeau au pied de l' autel de la déesse; il supplie Cérès de sauver, de défendre celle qu' il met sous sa garde; et, sa priere achevée, épuisé de sang, de fatigue, de douleur, il tombe sur le marbre, et expire. Je fis aussitôt enlever ta mere. On la porta dans ma maison, où elle reprit ses sens. Sa premiere parole fut le nom de Pompilius: elle demande son époux, elle veut le voir, elle veut aller le chercher. En vain j' espere la calmer, et lui cacher la mort de ton pere, en l' assurant qu' il est prisonnier des romains: les pleurs que je versois, ses pressentiments, tout lui dit que je la trompe. Elle pousse des cris douloureux; elle rejette tout secours; et, s' échappant de nos bras,elle veut aller expirer sur le corps de Pompilius. Tant de secousses, tant d' émotions précipitent l' instant où tu devois voir le jour. Les douleurs de l' enfantement la surprennent; les cruelles ilithyes l' accablent de tous leurs maux; elle y succombe: et le moment où tu reçus la vie fut celui de la mort de ta mere. à ces mots, Numa se jette dans le sein de Tullus: et le bon vieillard, qui sent ses cheveux blancs tout mouillés des larmes du jeune homme, s' interrompt pour pleurer avec lui. Bientôt il reprend son récit: je fis chercher une nourrice qui pût ranimer ta frêle existence; car tu semblois, en naissant, ne vouloir pas survivre à tes malheurs: tu poussois des cris lamentables, et ton visage livide sembloit annoncer ton trépas. La femme d' un laboureur, la bonne Amyclée, vint s' offrir; et ses tendres soins, encore plus que son lait, te conserverent la vie. Alors je m' occupai des funérailles deta mere et de son époux. Je préparai un bûcher; je rassemblai les habitants de Cures et de nos campagnes: notre bon roi Tatius, vêtu de deuil, les conduisoit. Soldats, citoyens, laboureurs, tous pleuroient ton digne pere, tous faisoient des voeux pour son fils. Le corps de Pompilius fut brûlé à côté de celui de son épouse. Je recueillis leurs cendres dans une urne d' argent; et cette urne fut déposée sur un tombeau, dans l' endroit le plus secret du temple... je le verrai, mon pere! S' écria Numa: je le verrai, ce tombeau; il me sera permis d' y pleurer, et de toucher cette urne si chere. Oui, mon fils, lui dit le grand-prêtre, nous y descendrons aujourd'hui. La mort de tes parents fut vengée. Nos braves sabins, indignés de la trahison et de l' outrage, prennent les armes, et, guidés par Tatius, ils marchent vers la ville parjure. Les lâches ravisseurs n' osent venir au-devant de notre armée, ils se renferment dans leurs murs. Tatius les assiege; et bientôt, par un heureux hasard, ilse rend maître de la citadelle. Romulus, forcé de combattre ou d' abandonner sa ville, vient présenter la bataille au pied de ce capitole qui doit, dit-on, régner sur l' univers. Tatius l' accepte; et nos sabins, brûlant de se baigner dans le sang de ces perfides, chargent les troupes romaines avec toute la force que la fureur peut ajouter au courage. Les ennemis sont rompus: mais Romulus les rallie; Romulus résiste seul aux sabins. Il invoque à grands cris Jupiter Stator; et ce nom sacré et son exemple arrêtent ses guerriers mis en fuite. Les romains chargent à leur tour; la honte enflamme leur courage; les lances se croisent, les boucliers se heurtent, l' horreur et le carnage augmentent, et les combattants pressés ne peuvent avancer un pas qu' en marchant sur un ennemi. La victoire, long-temps incertaine, penche enfin du côté de la justice. Notre vaillant roi Tatius, et son intrépide général Métius, percent une seconde fois le centre de l' armée romaine. La terre estjonchée de morts: les sabins vont être vainqueurs; c' en est fait, dans un moment, de Rome et de Romulus, quand l' événement le plus imprévu vient nous arracher la victoire. Les sabines, ces mêmes femmes que les romains avoient enlevées pendant les jeux consuels; les sabines, les cheveux épars, les yeux noyés de larmes, les bras tendus, poussant des cris lamentables, se précipitent au milieu des combattants. Les épées, les javelots teints de sang, le tumulte, le carnage, rien ne les effraie. Arrêtez! S' écrient-elles; arrêtez! Cessez une guerre plus impie que la guerre civile. Vous combattez pour nous, et chacun de vos coups nous rend veuves ou orphelines. Si vous nous aimez, vous qui nous donnâtes la vie, n' immolez pas nos époux; et vous, qui nous avez juré une tendresse éternelle, épargnez ceux qui donnerent le jour à vos épouses. Songez que nous portons dans notre sein les gages de votre réunion: romains, vos femmes sont sabines; sabins, vos petits-fils seront romains. Cessez donc de vous égorger, vous qui n' êtes plus deux peuples, vous qui ne formez plus qu' une seule famille; ou, si la soif du sang vous dévore, commencez par rompre, par détruire tous les liens qui doivent vous réunir: immolez vos filles et vos femmes, et sur leurs corps expirants achevez de vous égorger. Ce spectacle, ces paroles, les pleurs, les cris des sabines, chassent la colere de tous les coeurs. Les combattants s' arrêtent, se regardent, et sont surpris de ne plus se haïr. L' épée demeure levée sur celui qu' elle menaçoit; le javelot reste suspendu; la fleche tombe de l' arc qui se détend sans la lancer. Les sabines se jettent sur ces armes, et les enlevent sans effort à leurs peres, à leurs époux. Elles s' emparent de leurs mains, qu' elles couvrent de baisers et de larmes; elles lavent avec ces pleurs le sang dont ces mains sont souillées, elles parviennent à les joindre ensemble; et, chaque sabine embrassant à la fois un romain et un sabin,elles rapprochent ainsi les visages des deux ennemis, et les forcent enfin à s' embrasser eux-mêmes. Dès ce moment, plus de guerre, plus de vengeance. Les rois se parlent, et conviennent que les deux peuples réunis n' en formeront désormais qu' un seul, et que Tatius et Romulus, assis ensemble sur le même trône, partageront le souverain pouvoir. On jure la paix, on immole des victimes à Jupiter, au soleil, à la terre; et les deux armées confondues se laissent conduire par les sabines, entrent dans Rome au milieu des acclamations, et paroissent plus fieres, plus glorieuses, d' avoir été vaincues par la tendresse, que si elles avoient triomphé par la fureur. Cependant tu croissois sous mes yeux, et tu passois pour mon fils: je confirmois moi-même une erreur qui s' accordoit avec mes sentiments et avec le voeu de ta mere. Dès l' âge de quatre ans tu me suivois dans le temple, revêtu de la robe d' initié, et tu portois dans tes foibles mains le vase d' or où l' on met l' encens. Ta douceur,tes graces, enchantoient nos prêtres, qui m' envioient tous le bonheur de t' avoir donné le jour. Combien je l' ai desiré, ce bonheur! Depuis quinze ans, Numa, je ne tiens à la vie que pour te chérir; et quel que soit mon amour pour la vertu, si tu me vois la pratiquer avec zele, c' est dans l' espoir, mon cher fils, que les dieux t' en récompenseront. Je recueillis bientôt le fruit des soins que j' avois pris de toi. Dès ta plus tendre enfance, tes qualités s' annoncerent. Jamais je n' avois besoin de t' inspirer un sentiment honnête: tous étoient nés dans ton coeur. Les principes de la morale se trouvoient gravés dans ton ame avant que je t' en eusse instruit; et la raison t' enseignoit tout ce que m' avoit appris l' expérience. S' il m' arrivoit, pour t' éprouver, de te faire une question que j' imaginois difficile; ta réponse étoit toujours plus claire, plus précise, que celle que j' avois préparée. Souvent, après avoir cru te donner une longue leçon de morale, tes courtes réflexions m' éclairoient, et, en finissantl' entretien, c' étoit ton maître qui s' étoit instruit. Tu connus toutes les sciences de nos philosophes étrusques, et tu me disois: ô mon pere, que tout cela est peu de chose! Et ce peu laisse encore des doutes! La vertu seule est certaine; et le livre en est avec nous, c' est notre coeur: consultons-le à chaque action de notre vie, suivons toujours ce qu' il nous dit, nous ne pouvons jamais nous égarer. Je t' embrassois avec transport, et je n' osois te louer. Je craignois pour toi le vice qui dépare toutes les qualités, qui commence par les ternir, et finit presque toujours par les détruire: la vanité. ô mon fils, prends-y garde pendant tout le cours de ta vie; souviens-toi bien que c' est elle qui fait le plus de mal aux vertus, puisqu' elle les empêche d' être aimables. Je te voyois avec complaisance échapper à ce péril. Chaque jour tu devenois meilleur, et chaque jour plus modeste. Trompé par la voix publique, et sur-tout par mon propre coeur, je me croyois tonpere; et je comptois abdiquer en ta faveur la souveraine sacrificature: tous nos prêtres, tous nos citoyens, le prévoyoient avec joie. Depuis trois jours, mon fils, un oracle céleste m' interdit cette espérance. Cérès, Cérès elle-même, m' apparoît toutes les nuits, et m' ordonne d' une voix sévere de t' envoyer à Rome et de déclarer ta naissance. Vainement, à genoux devant la déesse, j' ai osé lui parler de mes craintes, et rappeller le voeu de ta mere. Je n' ai point accepté ce voeu, m' a répondu la fille de Jupiter; Numa ne sera point mon prêtre, ses destins l' appellent plus haut. Numa me servira mieux sur un trône, qu' à l' ombre de mes autels: qu' il marche à Rome, et que ta tendresse pour lui ne s' oppose plus aux décrets du ciel. Voilà, mon fils, le sujet de ces larmes que vous m' avez vu verser pendant le sacrifice. Il faut se soumettre, il faut nous séparer, Numa: Cérès l' ordonne; nous devons obéir. Le tendre Numa, sans répondre à Tullus, le regarde en pleurant, leve les yeuxau ciel, et paroît hésiter entre son pere et les dieux: mais le vieillard l' encourage, et Numa se décide à partir. Il prend la main de Tullus, qu' il serre doucement dans les siennes: ô mon pere, lui dit-il, vous m' avez promis de me faire descendre au tombeau de Pompilius, et de me laisser baiser avec respect l' urne qui contient les cendres de ma mere. Suis-moi, lui répond le grand-prêtre; dès ce moment je veux t' y conduire. Alors ils marchent vers le temple. Derriere l' autel de la déesse étoit une porte d' airain dont Tullus seul avoit la clef; il l' ouvre, il descend quelques degrés: Numa le suit en soupirant. Ils arrivent dans un souterrain éclairé par une seule lampe. Là, sur un tombeau de marbre noir, d' une sculpture simple et sans inscription, on voyoit une urne d' argent couverte d' un voile funebre. à côté de l' urne étoient un billet, une épée, et des cheveux blonds. Numa s' étoit mis à genoux en entrant dans le souterrain. Tullus souleve doucement l' urne; et la présentant au jeunehomme: mon fils, lui dit-il à voix basse, baisez ces restes sacrés; touchez cette urne qui renferme les cendres de la meilleure des meres et du plus tendre des époux. Ils ont les yeux sur vous dans cet instant, ils vous contemplent des champs élysées, et préferent à tous les plaisirs immortels qui les environnent le spectacle de la piété de leur fils. Numa tenoit dans ses bras l' urne qu' il baignoit de ses larmes. Il l' approchoit de son coeur, et il lui sembloit que ces cendres si cheres se ranimoient. Oh! Qu' il eut de peine à les rendre au pontife! Et comme ses mains suivoient l' urne, quand l' urne s' éloigna de lui! Tullus la remet sous le voile; et prenant l' épée, le billet et les cheveux: voici, dit-il à Numa, le glaive qui défendit votre mere et la patrie, qui jamais ne fut tiré par la colere, et n' immola que les ennemis de l' état. Je vous le remets, mon fils, faites-en le même usage; et que la puissante Cérès, à qui je l' avois consacré, fasse tomber sous ce fer tousceux qui menaceront vos jours. Ce billet fut tracé par votre mere, à l' instant de son trépas: il est adressé au roi Tatius, et vous sera nécessaire pour occuper à sa cour le rang dû à votre naissance. Ces cheveux blonds, ai-je besoin de vous dire que ce sont ceux de votre mere? Elle vint les offrir à Cérès le jour où elle obtint un fils. Numa, portez-les toujours avec vous: les coeurs sensibles ont besoin de ces gages d' amour et de piété. Après ces paroles, ils sortent du souterrain. Numa retourne à la maison du grand-prêtre, et prépare tout pour son départ. Il quitte la robe de lin, prend la toge, et paraît plus beau sous ce vêtement. Le pontife le regarde, et soupire: ce nouvel habit semble lui annoncer des dangers. Il éloigne cette idée, et s' occupe de pourvoir à ce que rien ne manque à son fils. Sa tendre prévoyance le fait penser à des besoins qu' il n' aura pas: il se dépouille pour l' enrichir; et, dans la crainte d' un refus, il va cacher, parmi les habits de Numa, le peu d' or qu' il a épargné. Loinde lui, je n' ai besoin de rien, disoit-il; et quand il sera loin de moi, tout lui deviendra nécessaire. Cependant l' instant cruel approche; le char qui doit conduire Numa est préparé. Tullus monte dans ce char avec son fils, il veut l' accompagner jusques au-delà du bois sacré; et c' est là que sa tendresse lui donne ces derniers conseils: pardonne-moi, mon cher fils, pardonne-moi de trembler, en te voyant, si jeune encore, abandonner nos paisibles campagnes et l' asyle où ton innocence n' eût jamais couru de péril, pour aller habiter une ville redoutable même à l' homme le plus sage. Te voilà sans expérience, sans guide, sans conseil, sans ami; car à ton âge on n' a point d' ami, on croit en avoir, et c' est un danger de plus: te voilà jetté au milieu de deux peuples qui, réunis par politique, sont divisés par caractere, et se regardent toujours comme deux nations distinctes. La haine n' est point éteinte entre les romains et les sabins; elle ne l' est point entre leursmonarques encore plus opposés que leurs peuples. Tatius, le meilleur des rois, ton parent, ton souverain, Tatius, qui fut notre idole tant qu' il régna parmi nous, doux, sensible, ami de la paix, possede des vertus plus utiles que brillantes; il rend la justice, et il fait du bien: voilà sa vie. Romulus, au contraire, qui, pour acquérir des sujets, ouvrit un asyle aux brigands, Romulus a conservé les moeurs féroces du premier peuple qu' il commanda: passionné pour la guerre, dévoré d' ambition, et tourmenté de la soif des conquêtes, il attaque et soumet tour-à-tour toutes les nations voisines de Rome; il n' estime, il ne chérit que ses soldats, ne sait que vaincre, et ne connoît pas d' autre grandeur. Hélas! Par une fatalité déplorable, un conquérant est plus admiré qu' un bon roi, et la véritable vertu éblouit moins que la fausse gloire. Tu ne les confondras point, Numa; tu sentiras combien Tatius est au-dessus de son collegue; et tu n' abandonneras pas le plus juste des rois, le parent, l' ami de ton pere, le vengeurde Pompilia, pour suivre un conquérant farouche, encore teint du sang de son frere, et dont l' affreuse trahison causa la ruine de ton pays et le trépas de ceux à qui tu dois le jour. Mais la cour même de Tatius est un séjour dangereux pour toi. Tu seras dans Rome, dont les belliqueux citoyens pardonnent tout à la jeunesse, hors le manque de courage: et le courage des combats n' est plus que férocité, quand il n' est pas joint à d' autres vertus. Tu seras valeureux, sans doute; le fils de Pompilius pourroit-il ne l' être pas? Mais tes moeurs, ces moeurs si pures, qui t' ont mérité la protection de la déesse, les conserveras-tu, Numa? Crois-moi, je n' ai pas d' intérêt à te défendre le plaisir, je ne veux pas te parler le langage austere de mon âge, et te peindre la volupté sous des couleurs fausses et effrayantes; non, mon fils: la volupté a des charmes, la nature nous entraîne vers elle; il faut combattre sans cesse pour lui résister, et plus notre coeur est sensible, hélas! Plus il est foible. Maistu n' auras pas plutôt cédé, que le remords s' emparera de ton ame; tu perdras cette douce paix, cette estime, ce respect pour toi-même, qui font le charme de la vie: ton coeur humilié, flétri, n' aura plus la même énergie, le même amour pour le bien; et, dès que le vice aura souillé ton ame, tu souffriras le plus grand des supplices, celui de connoître la vertu, et d' avoir pu l' abandonner. Je n' ai jamais vu la cour, et je ne puis te donner d' avis sur la maniere de s' y conduire: mais je connois les devoirs d' un homme; et il faut être homme par-tout. Rends aux places éminentes le respect qu' on est convenu de leur accorder: rends à la vertu, dans tous les états, le culte que la vertu mérite. Fuis les méchants, sans paroître les craindre: sois réservé, même avec les bons. Ne profane pas l' amitié, en prodiguant le nom d' ami. Pese tes paroles; et réfléchis avant d' agir. Sois toujours en garde contre ton premier mouvement, excepté lorsqu' il te porte à secourir un malheureux. Respecte les vieillardset les femmes; plains les foibles, et sois le soutien de tous les infortunés. Si la déesse, comme je l' espere, te comble de prospérités, tu m' en instruiras; ces nouvelles prolongeront ma vie: si le ciel vouloit t' éprouver par des malheurs, reviens me trouver. En parlant ainsi, ils étoient arrivés à la sortie du bois sacré: c' étoit là que Tullus devoit se séparer de Numa. Le char s' arrête, et les yeux du jeune homme se remplissent de larmes. Du courage! Lui dit le vieillard; du courage! Numa, nous nous reverrons, nous nous reverrons bientôt: le trajet d' ici à Rome est court; tu reviendras au temple, et... ah! Mon pere! S' écria Numa fondant en larmes, sans doute je vous reverrai; mais je ne vivrai plus avec vous; mais je ne vous verrai plus à tous les instants de ma vie. Les longues matinées s' écouleront sans que mon pere m' ait embrassé; le jour finira sans que Numa vous ait entendu. De quel bonheur je jouissois auprès de vous! Je ne l' ai pas assez senti, je n' en ai pas assez remercié les dieux! C' est à présent...allons, mon fils, interrompit Tullus d' une voix qu' il vouloit rendre sévere, obéissons à Cérès, et ne murmurons pas contre elle. Eh quoi! Je suis le plus vieux, je suis le plus foible, et c' est moi qui vous encourage! Et crois-tu que je ne souffre pas autant que toi? Penses-tu que mon triste coeur...? à ces mots, sa voix s' éteint, sa force l' abandonne, il tombe dans les bras de Numa, et l' arrose de ses pleurs. Mais reprenant sa gravité: adieu, mon fils, lui dit-il, vous reviendrez me voir dans peu de temps, ou j' irai moi-même vous chercher à Rome. Adieu, n' oubliez pas Tullus. En disant ces paroles, il s' éloigne, et rentre à pas précipités dans la forêt. Numa, désolé, reste les bras tendus, lui crie trois fois, adieu! Le suit de l' oeil plus long-temps qu' il ne peut le voir; et laissant flotter les rênes de ses coursiers, il prend le chemin de Rome.
LIVRE 2
Numa s' éloignoit à regret du lieu qui l' avoit vu naître; mille pensées douloureuses l' agitoient. J' abandonne mon pere, disoit-il, dans l' âge où il avoit besoin de ma tendresse: je renonce à des devoirs, à des loisirs, doux à mon coeur: je quitte les compagnons, les amis de mon enfance, pour aller habiter un pays où personne ne m' aimera. Ah! Je sens bien que je n' y pourrai vivre; je languirai comme un jeune olivier transplanté dans un terrein qui ne lui convient pas: le soleil et la rosée lui sont inutiles, ses feuilles flétries tombent le long de ses branches, ses racines ne prennent plus de nourriture; il a commencé de mourir en quittant la terre qu' il aimoit. Le jeune voyageur, accablé de ces idées, n' avoit encore fait que deux milles lorsqu' il entra dans un bois dont la fraîcheur invitoit au repos. Attiré par le murmure d' un ruisseau qui serpentoit sousl' ombrage, il arrête ses coursiers, les abandonne à deux esclaves, et remontant jusqu' à la source du ruisseau, il arrive à une fontaine consacrée à Pan. Il fléchit un genou devant la statue de ce dieu, lui demande la permission de se désaltérer dans sa fontaine; et, après avoir rafraîchi ses levres brûlantes, il s' assied sur le gazon, et s' endort au bord de l' eau. Pendant son sommeil, il eut un songe. Il lui sembla voir un char attelé de deux dragons, qui voloit vers lui du haut de la nue. Dans ce char étoit la déesse Cérès, couronnée d' épis, et portant une gerbe et une faucille. Elle vient se placer sur la tête de Numa; et le regardant avec des yeux pleins de bonté: fils de Pompilia, lui dit-elle, j' aimai ta mere, et je veille sur toi. Quel que soit le voeu que tu vas former, j' ai résolu de l' accomplir: parle, dis-moi ce que tu desires le plus; tu l' obtiendras à l' instant même. Ah! S' écria Numa sans hésiter, que Tullus soit rajeuni, qu' il recommence une nouvelle vie, et que jamais... ta demande,interrompt la déesse, est au-dessus de mon pouvoir. Jupiter, Jupiter lui-même, ne peut prolonger d' un instant les jours d' un simple mortel. Les cruelles parques ne lui sont point soumises: elles ont tranché le fil de Persée, d' Hercule, des enfants les plus chéris du maître des dieux, quand le destin, plus fort que mon pere, a voulu qu' ils cessassent de vivre. Forme des voeux pour toi, et sois sûr qu' en demandant ton bonheur, c' est demander celui de Tullus. Eh bien! Favorable déesse, rendez-moi digne de lui; faites germer dans mon coeur les leçons de ce vénérable vieillard; donnez-moi la sagesse: Tullus dit que c' est le bonheur. J' avois prévu ta demande, répond Cérès, et j' ai prié ma soeur Minerve de te combler de ses dons. Ne t' attends pas cependant à devenir son favori, comme le fut le fils d' Ulysse. Non, mon cher Numa, aucun mortel ne doit se flatter d' approcher du divin télémaque. C' est le chef-d' oeuvre de Minerve; elle-même n' oseroit tenter d' égaler son propre ouvrage.Mais heureux encore celui qui marchera de loin sur ses traces! Heureux le jeune héros sur qui la déesse laissera tomber quelques regards, et qui occupera le second rang, quoique si éloigné de son modele! à ces mots, Numa se croit transporté dans le temple de Minerve. Il veut pénétrer jusqu' à la déesse; mais un nuage d' or lui ferme le sanctuaire, et lui dérobe la vue de la divinité. C' est en vain que Numa fait des efforts pour percer ce nuage; c' est en vain qu' il implore le secours de Cérès: Cérès rejette ses prieres, et lui fait signe d' écouter. Alors Minerve parle derriere le nuage; et Numa tombe à genoux, le visage prosterné sur la terre: il croit entendre la sagesse, qui l' instruit de tous ses devoirs; il éprouve à la fois un saint respect et la douce persuasion. Mais quand il releve les yeux, pour rendre graces à la déesse, le temple, le nuage ont disparu: Numa se trouve au milieu d' un bois, et ne voit plus qu' un berceau de verdure sous lequel une jeune nymphe,vêtue de blanc, assise sur le gazon, lisoit attentivement. La paix, la candeur reposoient sur son visage; la modestie, la douceur, la majesté l' environnoient: telle ou représenteroit Astrée méditant le bonheur des humains. Numa, qui se sent attiré vers cette nymphe par un charme irrésistible, demande tout bas à Cérès quel est cet objet si beau: Cérès lui nomme égérie; et tout disparoît à ce nom. La surprise et l' émotion que ressentit Numa le réveillerent. Encore tout agité du songe mystérieux, il a peine à retrouver ses sens: il regarde autour de lui; il ne voit que la fontaine de Pan, les arbres, le gazon, le ruisseau au bord duquel il s' est endormi. Ne doutant pas cependant que le songe qu' il a fait ne lui ait été envoyé par Jupiter, il adresse ses voeux au maître du tonnerre; et, après avoir promis un sacrifice à Minerve et à Cérès, il sort du bois, et remonte sur son char. Il marche, il traverse le pays des fidénates, et arrive bientôt sur le territoire deRome. Il le distingue aisément de celui de ses voisins: les campagnes y sont désertes; les terres incultes n' y produisent que de l' ivraie; les troupeaux foibles et dispersés y trouvent à peine leur nourriture: point de moissonneurs qui recueillent les présents de Cérès; point de glaneuses qui suivent en chantant la famille du laboureur; point de berger qui, sur le penchant d' un côteau, tranquille sur ses brebis que son chien fidele empêche de s' écarter, chante sur sa flûte la beauté d' Amaryllis, ou les douceurs de la vie champêtre. Tout est triste, morne, silencieux. Les villages dépeuplés n' offrent que des femmes et des vieillards. Celle-ci pleure son époux, celle-là son frere, tués dans les combats. Ici, c' est un vieillard qui va mourir sans consolation et sans secours: il n' a plus d' enfants; le dernier vient de lui être enlevé pour servir dans l' armée de Romulus. Ce pere au désespoir jette des cris plaintifs, se meurtrit le visage, arrache ses cheveux blancs, et maudit les armes de son roi. Là, c' est unemere qui fuit avec le seul fils qui lui reste; elle est sûre qu' on viendroit l' arracher de ses bras: elle aime mieux quitter son pays, sa maison, le champ qui la nourrissoit, pour aller mendier du pain chez un peuple qui lui laissera du moins son fils. Par-tout la tristesse, la pauvreté, la désolation étalent leur affreuse image; et les sujets de Romulus, depuis que leur maître connoît la gloire, ne connoissent plus ni le repos ni le bonheur. ô dieux immortels, s' écrioit Numa, voilà donc ce peuple si fier, si envié de ses voisins, et que ses victoires rendent déja si célebre et si redoutable! Le voilà malheureux, pauvre, cent fois plus à plaindre que tous ceux qu' il a vaincus. Et tel est donc le prix de la gloire! Ou plutôt, telle est la justice céleste; les dieux ont voulu que les conquérants souffrissent eux-mêmes des maux qu' ils font, et qu' ils achetassent de leur infortune celle dont ils accablent leurs voisins. Numa comparoit alors en lui-même le bonheur dont jouissoient les paisiblessabins, l' abondance, la gaieté qui régnoient dans leurs campagnes, avec le spectacle qui frappoit ses yeux. Il se rappelloit tout ce que Tullus lui avoit dit de la guerre, et il adressoit des voeux aux immortels pour qu' ils fissent naître des rois pacifiques, quand tout-à-coup l' aspect de Rome vient frapper et étonner ses regards. Ce mont Palatin, l' ancien asyle des pâtres et des troupeaux, maintenant bordé de murailles, hérissé de tours menaçantes; ces fossés larges et profonds qui en défendent l' approche; ces remparts inaccessibles; et ce fameux capitole qui domine toute la ville, sur le haut duquel on distingue le temple de Jupiter; tout en impose à Numa: il regarde, admire, et s' avance. Les portes sont occupées par une foule de jeunes guerriers, couverts d' armes étincelantes, appuyés sur leurs lances, la tête haute, et rejettant en arriere le panache qui ombrage leurs casques. Ils glacent d' effroi ceux même qu' ils ne menacent pas, et ils semblent déja savoir qu' ilsdoivent soumettre le monde. Numa pénetre dans la ville: par-tout il voit l' image de la guerre; par-tout il entend le bruit des armes. Ici, c' est une garde qu' on releve; là, de jeunes soldats qu' on exerce: plus loin, l' on accoutume des coursiers au son aigu de la trompette. Les métaux coulent dans les fournaises; les boucliers, les cuirasses résonnent sur l' enclume; l' airain gémit sous les marteaux. Il semble que tous les feux de l' Etna soient allumés dans Rome, et que les cyclopes y travaillent tous à forger des chaînes pour l' univers. Numa, peu accoutumé à ce bruit, éprouve une surprise mêlée d' effroi. Il est impatient de voir Tatius; il demande son palais: on le lui indique. Il étoit dans le quartier de la ville le moins bruyant. Le bon Tatius éloignoit de lui le tumulte et les soldats; il vouloit être aimé, et non gardé; en tout temps on pouvoit arriver jusqu' à lui, et l' on trouvoit à sa porte plus de pauvres que de courtisans. Numa, admis devant le bon roi, se réclamedu nom de Tullus, et présente le billet de la malheureuse Pompilia. à peine Tatius l' a-t-il lu, que, jettant un cri de joie, il se précipite au cou du jeune homme. ô jour heureux pour moi! S' écrie-t-il; et que ne dois-je pas au pontife qui me rend le fils de mon plus tendre ami! Oui, je reconnois bien les traits du brave Pompilius; voilà ses yeux, voilà son air doux et caressant. Tu m' aimeras comme il m' aimoit; je l' espere, j' en suis certain. Ma vieillesse est réjouie de ta vue; je me plaignois aux dieux de n' avoir qu' une fille, les dieux m' envoient un fils. En disant ces paroles, il embrasse de nouveau Numa, et fait appeller Tatia, sa fille; Tatia, moins remarquable par sa beauté, que par sa douceur, par sa modestie, par sa tendresse pour son pere. Elle vient; et Tatius lui présentant Numa: voilà ton frere, dit-il; voilà celui que tu dois aimer comme le soutien, l' appui de ma vieillesse; voilà le fils de Pompilius dont je t' ai si souvent parlé. ô jours de mon bonheur! Avecquelle rapidité vous vous êtes écoulés! Numa, tu me le rappelles, ce temps où, tranquille dans la Sabinie, roi chéri d' un peuple que j' adorois, pere, époux, ami heureux, je voyois couler les années entre la mere de Tatia, Pompilius et le sage pontife. Ma famille, j' appellois ainsi mes sujets, n' étoit point assez nombreuse pour que je ne pusse pas veiller moi-même sur chacun de mes enfants. Je les connoissois tous, j' allois souvent les visiter; et quand, avec Pompilius, j' avois parcouru mon petit état, je remerciois Jupiter d' avoir borné mon royaume, et de ne m' avoir pas donné plus de sujets que je ne pouvois faire d' heureux. aujourd'hui, quel changement! Exilé loin de ma patrie, enchaîné sur un trône étranger, je gémis tous les jours... mais je te vois; je ne dois plus me plaindre. Tu resteras avec moi, Numa; tu me rendras tout ce que j' ai perdu; et peut-être que les plus doux noeuds, en t' assurant ma couronne, assureront ma félicité. J' aurai, j' aurai le temps de t' expliquer mes projets; je ne veuxsonger dans ce moment qu' à jouir de ta présence. Ainsi parle le bon roi; et sa joie rend plus vif encore le plaisir qu' il trouve naturellement à déployer dans de longs discours son ame franche et sensible. Sa fille, qui a compris ses derniers mots, baisse les yeux, et les releve bientôt sur Numa. Frappée de sa beauté, elle observe avec complaisance la douceur peinte dans ses traits, et son air timide et tendre, et cette grace si touchante que donne toujours la candeur. C' étoit la premiere fois que Tatia regardoit un jeune homme; elle s' en apperçoit, rougit, et reporte ses yeux sur son pere. Numa, occupé du bon roi, baisoit ses mains, et lui promettoit une aveugle obéissance. Ne parle point d' obéir, lui dit Tatius; j' ai été roi toute ma vie, et je n' ai jamais été sensible au plaisir de commander. J' ai senti de bonne heure qu' il falloit renoncer à être aimé, si l' on vouloit être craint; et j' ai préféré les amis aux esclaves. Romulus m' a aidé dans mesprojets; nous avons partagé la souveraine puissance. Romulus a gardé pour lui le commandement de l' armée, la disposition des tributs, et la punition des crimes: moi, plus heureux, je suis chargé de rendre la justice, de diminuer les impôts, de récompenser les bonnes actions, enfin, mon ami, de tout ce qui rapproche les rois des immortels. Je crains toujours que mon collegue n' ouvre les yeux sur l' inégalité de ce partage, et qu' il ne voie à la fin que tout le bien me regarde, et qu' il est chargé de tout le mal. Mais, grace au ciel, jusqu' à présent Romulus ne s' en est point apperçu; et, dans son aveuglement, il a l' air aussi content que moi. Je te présenterai à ce prince, dès qu' il sera revenu d' une expédition où il est engagé contre les antemnates. Il les vaincra, je n' en doute point; car jamais guerrier ne posséda, comme Romulus, le courage d' un soldat et les talents d' un capitaine. Sa taille majestrueuse, son air audacieux et menaçant, sa force plus qu' humaine, et cette valeur indomtable qui luifait tout hasarder, ne sont rien auprès de son activité. Dans une marche, dans un siege, dans une bataille, il est par-tout, et voit tout: il dispose, ordonne, attaque et défend à la fois. Sa tête et son bras n' ont pas un moment d' inaction, et l' un exécute toujours ce que l' autre a déterminé. Sa fille unique, Hersilie, l' accompagne dans ses expéditions. Jamais beauté n' égala celle d' Hersilie. Tous les rois du Latium ont brûlé pour elle, et sont venus mettre leurs diadêmes à ses pieds: mais la fiere princesse les a dédaignés. Accoutumée aux armes dès l' enfance, digne fille de Romulus, elle s' est vouée aux exercices de Pallas. Le casque en tête, et la lance à la main, elle suit son pere dans les combats: sa main délicate sait guider un puissant coursier qui blanchit le frein de son écume, et obéit à regret à un maître dont le poids lui semble si léger. Désarmée, elle est encore plus redoutable: ces mêmes mains, qui savent se servir d' une épée, savent aussi-bien tenir une lyre; et, mêlant des accords mélodieux aux sonstouchants de sa voix, elle vient chanter les exploits de son pere, après avoir partagé ses périls. Tels sont Romulus et sa fille. Je ne t' ai point affoibli leurs brillantes qualités. Que ne puis-je ajouter encore un long éloge de leurs vertus! Mais les conquérants les méprisent, et Romulus ne sait estimer que la valeur et les talents guerriers. Sa fille, élevée par lui dans le tumulte des camps, sa fille n' a pu se défendre d' un peu de rudesse. Aussi belle que Junon, elle a l' orgueil de cette déesse; et en acquérant le courage et la force de notre sexe, elle semble avoir perdu de la douceur et de la bonté, qui sont le partage du sien. à présent que tu connois Romulus et Hersilie, tu seras le maître de te fixer auprès d' eux ou auprès de nous, dans leur camp ou dans mon palais. Je veux être ton ami, ton pere, si tu me permets ce doux nom: mais tu seras toujours ton maître; et pourvu que tu m' aimes, et que tu sois heureux, Tatius sera content.Numa renouvella au bon roi l' assurance de sa tendresse. Son choix est fait, son parti pris irrévocablement: il ne veut jamais quitter l' ami de son pere, le roi de sa nation, celui que Tullus lui a donné pour modele. Il lui répete cent fois que rien ne le fera changer, et qu' il verra d' un oeil d' indifférence et les appas d' Hersilie et la gloire de Romulus. Il le jure par tous les dieux; et la modeste Tatia entend avec joie ces serments. Après quelques jours donnés à la tendresse de Tatius, Numa, qui n' a pas oublié le songe qu' il a fait, apprend que le temple de Minerve est au milieu d' un bois sacré, appellé le bois d' égérie. Surpris de cette conformité avec ce qu' il a vu pendant son sommeil, il court à ce bois peu distant de Rome; et son coeur palpite en marchant sous les voûtes sombres de verdure. Un silence religieux y regne, le zéphyr agite à peine ces ormes touffus, ces antiques peupliers qui élevent leur tête dans les nues; et l' on n' entend que le murmure doux et lointain deleurs rameaux pressés mollement l' un contre l' autre. Numa s' avance vers le temple où il doit porter ses voeux. Son esprit inquiet lui rappelle la nymphe; il n' ose espérer de la retrouver, et cependant ses yeux la cherchent, quand, sous un berceau de verdure, semblable à celui qu' il a vu en songe, Numa découvre une guerriere, couchée sur le gazon, et profondément endormie. Sa tête désarmée avoit pour appui son bouclier; son casque étoit auprès d' elle; de longues boucles de cheveux noirs retomboient sur sa cuirasse, et rendoient plus éblouissante sa beauté noble et majestueuse. Deux javelots reposoient sous sa main; une riche épée pendoit à son côté; et sa robe, retroussée jusqu' au genou, laissoit voir son cothurne de pourpre, attaché avec une agraffe d' or. Ainsi la soeur d' Apollon, après avoir vuidé son carquois dans la forêt d' érimanthe, vient se reposer sur le sommet du Ménale; les nymphes et les dryades veillent autour d' elle; le zéphyr craintd' agiter les feuilles; et le visage de la déesse conserve, même pendant son sommeil, cet air sévere et belliqueux qui, loin d' altérer sa beauté, semble en relever l' éclat. Telle et plus belle encore étoit la guerriere. Numa la prend pour Pallas: il tombe à genoux devant elle, veut prononcer des voeux, et ne peut retrouver l' usage de la parole. Sa langue est attachée à son palais; sa bouche reste à demi ouverte; ses bras demeurent étendus vers celle qu' il contemple; ses yeux fixes et éblouis la regardent sans mouvement. Dans cet instant, la guerriere se réveille; elle apperçoit Numa, et aussitôt elle est debout. Déja son casque terrible couvre sa tête, déja elle agite ses javelots; et sa voix haute et menaçante fait entendre ces paroles: qui que tu sois, jeune téméraire, qui viens troubler mon sommeil, rends graces au destin qui t' offre à moi désarmé. Si tu pouvois te défendre, ce bras puniroit ton audace. ô déesse, lui répond Numa, appaisezvotre courroux: j' allois dans votre temple vous offrir mon coeur et mes voeux; je vous ai vue, mes genoux tremblants se sont dérobés sous moi. La présence d' une divinité terrasse un malheureux mortel; et, si c' est un crime de regarder une déesse, songez que mes yeux éblouis n' ont pu soutenir votre vue. Ces paroles firent évanouir la colere de l' amazone. Elle baisse la pointe de ses javelots; et regardant Numa en souriant: rassurez-vous, lui dit-elle, je ne suis point une divinité. Le grand Romulus est mon pere; et je vais annoncer à Rome la victoire qu' il vient de remporter. Continuez votre chemin vers le temple: allez, jeune homme, allez demander pardon à Minerve d' avoir cru la voir en me voyant. à ces mots, elle frappe sur son bouclier, et ce bruit fait venir sa suite. On lui amene son superbe coursier; elle s' élance sur son dos, lui fait sentir l' aiguillon, et fuit plus vîte que le vent. Numa demeure immobile, interdit, frappé d' une surprise et d' une admirationqu' il n' a jamais éprouvée. Ses regards suivent Hersilie aussi long-temps qu' ils peuvent la distinguer; elle a disparu, qu' ils la suivent encore. Mille pensées confuses remplissent son ame; toutes ses idées se présentent à la fois à son esprit. Il cherche à sortir de ce trouble; et plus il fait d' efforts, plus son trouble augmente. Ses yeux reviennent sur cette place qu' Hersilie a occupée; ils ne peuvent s' en détourner: Numa croit l' y voir encore; il croit encore l' entendre. Chaque mot qu' elle a dit retentit à son oreille; chaque geste qu' elle a fait lui est retracé par son imagination. Cet air grand et majestueux, cette taille si haute et si noble, et ces longs cheveux noirs, et ces traits si fiers et si beaux, tout est présent à Numa. Leur image plus belle encore s' est gravée au fond de son coeur, et se réfléchit dans tout ce qu' il voit. Ah! Le voilà expliqué, s' écrie-t-il, ce songe qui m' avoit tant frappé! Je suis dans le bois d' égérie: voilà le berceau que j' ai vu; et cette beauté céleste, dontles attraits m' ont ébloui, c' est Hersilie: n' en doutons point. ô Hersilie! Hersilie! Que j' aime à prononcer ce nom! Dans le trouble affreux qui m' agite, mon ame ne sent un peu de calme qu' à l' instant où je nomme Hersilie. Eh! Qui suis-je, hélas! Pour oser l' aimer! Pour prétendre à celle que les dieux me disputeroient sans doute! Mais du moins je pourrai la suivre; je pourrai m' attacher à ses pas, brûler en silence, et lui adresser des voeux comme à une divinité: mon sort sera trop doux encore. Oui, belle Hersilie, je vais devenir soldat dans l' armée de votre pere; je conduirai vos coursiers; je porterai vos javelots: je vous servirai de bouclier dans les combats; et, si mon coeur est percé de la fleche qui devoit vous atteindre, j' oserai vous dire en mourant: je meurs trop heureux, j' expire pour vous. Ainsi s' exprime Numa; et son ame jeune et ardente s' ouvre toute entiere à l' amour. Semblable à ces bois résineux qu' une étincelle enflamme et consume, Numa commence d' aimer, et sa passionest à son comble. Il ne songe plus à Minerve; il retourne à Rome d' un pas rapide, en suivant sur la poussiere la trace du coursier d' Hersilie. Il rentre dans la ville, d' un air égaré; il la parcourt sans trouver celle qu' il cherche, et il n' ose demander son palais: il craint de prononcer à quelqu' un le nom qu' il a tant de plaisir à se répéter. Enfin il revient chez Tatius; et le premier objet qu' il voit, c' est Hersilie: elle rendoit compte au bon roi de la victoire de son pere. Numa, surpris et ravi, s' arrête, tremble, et baisse les yeux. Hersilie, qui le reconnoît, demande à Tatius si ce jeune homme est de sa cour. Ce jeune homme, s' écrie le roi, c' est mon fils! Du moins il doit m' en tenir lieu. Son pere fut le plus juste et le plus grand des sabins. Il est de mon sang; il est le fils de mon ami. En disant ces mots, il court à Numa, et paroît inquiet de l' émotion où il le trouve, de la pâleur qui couvre son front. Numa le rassure en balbutiant: Hersilie le regarde, et sa pâleur disparoît; unevive rougeur la remplace; il ne peut prononcer un seul mot; et ses yeux, qui s' élevent doucement jusqu' au visage de la princesse, retombent toujours vers la terre, avant d' y être arrivés. Le bon roi, trop vieux pour se souvenir encore des premiers effets de l' amour, sourit de tant de timidité: il s' efforce de l' excuser auprès d' Hersilie, en lui apprenant l' âge de Numa, et l' éducation qu' il a reçue. Il saisit cette occasion de parler des vertus de Tullus, de celles de son aimable éleve, et se plaît à faire un long éloge du fils de Pompilius. La princesse l' écoute avec plaisir; elle regarde Numa que sa rougeur embellit encore: elle pénetre mieux que Tatius la cause du trouble qui l' agite; et, pour la premiere fois, elle est flattée d' avoir inspiré de l' amour. Cependant elle quitte Tatius; et dans le moment ses yeux se rencontrent avec ceux du tendre Numa. ô combien ce regard pénétra leurs ames! Combien il fut éloquent pour tous deux! Numa y puisa l' espérance; Hersilie y puisa l' amour.Dès ce moment, le fils de Pompilius n' est plus à lui. Uniquement occupé d' Hersilie, ou il la voit, ou il la cherche: pendant le jour, il suit ses pas; pendant la nuit, il songe à elle. Il ne pense plus au bon roi, il oublie Tullus et ses leçons; la vertu, la gloire, tout ce qui transportoit son ame, n' a plus de charme pour lui. Hersilie, Hersilie, il ne voit qu' elle dans l' univers; Hersilie est le seul objet de ses pensées, l' unique but de ses actions: son coeur, son esprit, sa mémoire, toutes ses facultés lui suffisent à peine pour Hersilie; et son coeur ne peut plus produire d' autre sentiment que l' amour. ô malheureux jeune homme! Il n' est donc plus d' espérance! Un seul jour, un seul moment a détruit le fruit de tant d' années de leçons. Le voilà, ce favori de Cérès, ce fils de Pompilia, cet éleve du vénérable Tullus, cet exemple de sagesse réservé à de si hautes destinées, le voilà devenu le jouet d' une passion effrénée, l' esclave de desirs insensés! Il rejette tous les dons que lui prodiguoit le ciel,pour courir après une vaine apparence de bonheur qui fera le tourment de sa vie. Son courage est abattu, son esprit aliéné; son corps a perdu sa force: il n' a ni vertu ni raison; il va périr, comme un frénétique, sans sentir le mal qui le fait expirer. Cependant Romulus, vainqueur des antemnates, ramenoit à Rome son armée. Il avoit tué de sa main le roi Acron, son ennemi; et son peuple lui préparoit un triomphe qui devoit servir de modele à ceux que l' on accorda depuis aux vainqueurs de l' univers. Le roi Tatius, à la tête de tous les citoyens vêtus de blanc, vient au-devant de son collegue. Le feu brûle déja sur l' autel de Jupiter Férétrien; les pontifes, les aruspices attendent le triomphateur, avec des palmes dans les mains. Le chemin qui mene au capitole est par-tout jonché de fleurs; les portes des maisons sont ornées de couronnes; et les femmes romaines, en habits de fêtes, portant leurs enfants dans leurs bras, les pressent contreleurs visages, excitent leur joie par de tendres caresses, et leur répetent cent fois qu' ils vont revoir leurs peres vainqueurs. Bientôt on découvre de loin les brillantes aigles; on entend déja les trompettes: mille acclamations leur répondent. L' armée s' avance; et l' on distingue le grand Romulus, debout sur un char magnifique. Quatre coursiers, blancs comme la neige, sont attelés de front à ce char; et l' on diroit, à leur air fier et à leurs hennissements, qu' ils s' enorgueillissent des exploits de leur maître. Revêtu de la robe triomphale, le front ceint d' une couronne de laurier, Romulus porte dans ses bras un chêne qu' il a taillé, et auquel sont appendues les armes du roi Acron: ce poids énorme ne fatigue pas le triomphateur. Devant lui marche la famille du roi vaincu, vêtue de deuil, portant des fers, baissant des yeux noyés de larmes. Une foule d' esclaves, courbés sous le poids du butin, entoure le char du vainqueur; ses braves légions le suivent, en poussant des cris de joie; et les échosd' alentour répetent en longs accents la gloire de Romulus. Il s' avance; il monte au capitole, au travers d' un peuple enivré de ses succès. Arrivé au temple de Jupiter, il s' élance de son char, sans avoir quitté le chêne: la terre gémit de son poids; les armes d' Acron se choquent, et retentissent au loin. Romulus marche à l' autel; il dépose son trophée devant la statue du dieu: ô Jupiter, s' écrie-t-il, reçois les premieres dépouilles opimes que les romains te consacrent! Fais que ce beau jour soit à jamais marqué dans les fastes de mon peuple; qu' il se renouvelle souvent; et que mes descendants, à mon exemple, appendent à ces voûtes sacrées les dépouilles de l' univers! Après ces paroles, il saisit un taureau furieux, que vingt sacrificateurs pouvoient à peine contenir: le roi, d' une main, l' entraîne à l' autel, le fait tomber sur les genoux, arrache quelques poils de son large front, l' immole; et les prêtres achevent le sacrifice.Quand la victime est consumée, Romulus sort du temple; et s' adressant à ses soldats: romains, leur dit-il, qu' est-ce qu' une victoire, tant qu' il reste des ennemis? Les antemnates sont défaits; mais les volsques, mais les herniques, et ces braves marses, seuls dignes de vous combattre, n' ont pas encore reçu le joug. Tenez-vous prêts à marcher contre eux. Nous triomphons aujourd'hui, demain nous irons mériter un triomphe. Demain, je vous mene contre les marses, au secours des campaniens mes alliés. Romains, je vous donne ce jour tout entier pour embrasser vos femmes et vos enfants; mais dès que la brillante aurore paroîtra sur son char vermeil, soyez en armes au champ de mars: votre roi s' y rendra le premier, et nous irons apprendre à l' Italie que des vainqueurs n' ont jamais besoin de repos. Toute l' armée répond par des cris de joie. Les légions portent leurs aigles dans le palais de Romulus; une garde choisie veille sur ce dépôt sacré, tandis que lessoldats, rendus à leurs familles, reçoivent les embrassements de leurs meres, de leurs épouses, et que la tendresse et l' amour se félicitent d' arracher un jour à la gloire.
LIVRE 3
Le triomphe de Romulus acheva d' enivrer Numa. Son ame, déja en proie à tous les feux de l' amour, s' enflamme encore au nouveau spectacle qui la ravit. La gloire, avec tout son éclat, vient se présenter à lui, comme le plus sûr moyen de mériter Hersilie. à peine a-t-il conçu cet espoir, que Numa brûle d' être un héros; et deux passions, dont l' une suffit pour transporter une grande ame, se réunissent et embrasent son jeune coeur. Tatius rentre dans son palais, et Numa le suit en soupirant. Il voudroit tout lui révéler; mais il craint les reproches du bon roi: il le regarde, et se tait. Semblable à l' enfant timide, qui, suivant sa mere à pas inégaux, la retient doucement par son voile, fixe sur elle des yeux noyés de pleurs, et lui demande, sans rien dire, de le porter dans ses bras: ainsi Numa suivoit Tatius. Le bon roi s' arrête, et lui ouvre sonsein: parle, mon fils, lui dit-il; que puis-je faire pour toi? Tes desirs seront satisfaits pour peu qu' ils soient en ma puissance. ô mon pere, lui répond Numa, le ciel m' est témoin que je parlois d' après mon coeur, quand je formois le projet de consacrer ma vie entiere à prendre soin de votre vieillesse, et à m' efforcer d' acquérir vos vertus: mais j' ai vu triompher Romulus, et j' ai senti naître dans mon ame un sentiment qui m' étoit inconnu. L' amour de la gloire m' enflamme, la soif des combats me dévore. Oui, je suis de votre sang, je suis le fils de Pompilius. à mon âge, vous et mon pere aviez déja gagné des batailles; à mon âge, vous aviez ceint vos têtes de ce laurier dont je suis affamé: et moi, fils inconnu du brave Pompilius, moi, le parent, l' ami du vaillant roi des sabins, je n' ai encore immolé que des victimes! ô mon pere, j' embrasse vos genoux: permettez que je vous imite; souffrez que je suive Romulus, et que je devienne un héros, comme vous et comme mon pere.En prononçant ces paroles, il se jette aux pieds du vieillard, et baisse la tête pour cacher sa rougeur. Rassure-toi, lui dit Tatius, je te pardonnerois même une faute, comment pourrois-je te punir d' un sentiment que j' estime? Hélas! Ma tendresse pour toi m' auroit fait préférer sans doute de te voir couler une vie douce et paisible, à l' abri de mon trône, et dans mon sein paternel: mais je suis sabin, comme toi, et je sais combien la gloire a de charmes. Numa, ton courage me plaît: je verse pourtant des pleurs, en te voyant si jeune encore vouloir affronter les hasards de la guerre la plus dangereuse que Romulus ait entreprise; car, je ne veux pas te le cacher, les ennemis qu' il a vaincus ne sont rien auprès de ceux qu' il va combattre. Les terribles marses, indomtés jusqu' à ce jour, sont des sauvages d' une taille gigantesque et d' une force prodigieuse: ils sont armés de massues semblables à celle du grand Alcide; et l' on dit qu' ils trempent leurs fleches dans desherbes venimeuses, nées sur les bords de l' Averne. Chaque blessure donne la mort; et quelle douleur pour moi...! Quelle gloire, interrompt Numa en se relevant, quel bonheur pour votre fils d' apprendre ce noble métier contre de si dignes adversaires! Vous voyez à présent que je suis le favori des dieux, puisqu' ils m' inspirent de suivre Romulus, au moment où Romulus va courir les plus grands périls. ô mon pere, c' en est fait: ce que vous venez de m' apprendre me détermine; et l' honneur vous fait une loi de me laisser voler aux combats. Une flamme céleste brille dans ses yeux, en achevant ces mots; l' accent de sa voix devient plus fort et plus énergique; sa taille et tous ses mouvements prennent un air de noblesse et d' audace: tel Achille, déguisé en femme, parmi les filles de Lycomede, s' élança sur l' épée qu' Ulysse fit briller à ses yeux, et découvrit son sexe et son courage par un transport involontaire. à ce mouvement de Numa, Tatiuspleure de joie: il éprouve lui-même un transport dont il n' est pas maître. Oui, mon fils, s' écrie-t-il, tu iras combattre les marses, et ton pere t' accompagnera. Oui, je te guiderai dans les batailles; je te donnerai les premieres leçons de l' art des héros. Ne pense pas que la vieillesse ait épuisé toutes mes forces: cette main peut encore lancer un javelot; ce bras peut soutenir un bouclier. Nestor, plus vieux que moi, apprenoit à vaincre à son cher Antiloque: je ne vaux pas Nestor; mais il n' aimoit pas mieux son fils. Il dit, et Numa se jette dans ses bras. Dans l' émotion qu' il éprouve, il est prêt à lui découvrir sa passion pour Hersilie: mais, dans la crainte d' affoiblir l' estime du bon roi en lui avouant que la gloire ne regne pas seule en son coeur, il remet à un autre temps un aveu si difficile. Tatius, occupé de son nouveau projet, court redemander aux prêtres de Jupiter ses vieilles armes, qu' il avoit consacrées au dieu. Il les revoit, il les touche encore avec les mêmes transports qu' il éprouvoitdans sa jeunesse. ô Jupiter, s' écrie-t-il, si le sang de mes nombreuses victimes a ruisselé sur tes autels, si mon coeur ne t' a jamais offensé, même par des pensées criminelles, rends-moi, rends-moi pour quelques instants la force que j' avois autrefois, quand le farouche Rhamnès vint attaquer les sabins, à la tête de ses herniques. Il méprisa ma jeunesse, il me défia au combat; et me lançant un énorme javelot, qu' aucun homme d' aujourd'hui ne pourroit lancer, il crut fixer mon corps à la terre: mais j' évitai ce coup terrible; et me précipitant sur Rhamnès, trois fois j' enfonçai dans son flanc mon épée toute fumante. ô Jupiter, encore quelques jours de gloire, et je descends content dans le tombeau. Tels sont les voeux de Tatius. Sa fille est à peine instruite de son dessein, qu' elle vient le supplier d' y renoncer. Ses prieres, ses larmes sont vaines: l' infortunée Tatia voit détruire dans un moment toutes les illusions de bonheur qu' elle s' étoit formées. Elle ne s' est que trop apperçue dela passion de Numa; et, sans se plaindre, sans s' avouer à elle-même ses chagrins, en pleurant le départ d' un pere, elle pleure encore d' autres douleurs. Numa ne songe qu' à Hersilie et aux apprêts de son départ. Il n' a point d' armes; l' épée de Pompilius est la seule qu' il possede. Tatius va choisir lui-même dans les arsenaux de Romulus une cuirasse étincelante dont le métal incrusté d' or soit à l' épreuve du coup le plus terrible. Le casque, encore plus magnifique, est surmonté d' un sphinx d' un admirable travail; et deux panaches couleur de pourpre flottent au-dessus de ce sphinx. Le bouclier, composé de sept cuirs de boeuf revêtus de quatre feuilles d' or, d' argent, de cuivre et d' étain, fut fait jadis pour le roi Procas par l' habile égéon, qui représenta sur ce bouclier l' histoire du pieux énée. Content de ces armes, Tatius les fait porter devant Numa: elles rendent un son terrible qui glace d' effroi ceux qui l' entendent, et redouble l' ardeur du jeunehéros. Numa les contemple, les touche: il se plaît à les faire retentir; il en est bientôt couvert, et sa beauté naturelle en reçoit un nouvel éclat. Son coeur palpite sous l' airain, ses yeux brillent du feu du courage: tel un jeune coursier qui, du milieu des prairies, entendant pour la premiere fois la trompette, leve sa tête orgueilleuse, ouvre ses naseaux fumants, et, dressant sa criniere ondoyante, répond par des hennissements aux sons belliqueux qui frappent son oreille. La nuit, trop lente au gré de Numa, vient enfin répandre ses voiles; et le sommeil ne peut fermer les yeux du jeune amant. Il s' agite, il roule cent projets divers: il prépare ce qu' il doit dire à Hersilie; il brûle d' être auprès d' elle; et, imaginant d' avance les occasions qui vont s' offrir à son courage, il invente les exploits qu' il fera. Le jour étoit loin encore, qu' il se rend en armes au palais de Tatius. Le bon roi sourit de son impatience; il se leve, couvre sa chevelure blanche d' un casquequ' il trouve pesant: il revêt cette cuirasse quittée depuis tant d' années; et ne voulant pas dire à sa fille un adieu trop douloureux, il sort en silence de son palais, s' appuie sur l' impatient Numa, et marche vers le champ de mars. Romulus, Hersilie et l' armée y étoient déja. Tatius présente à son collegue le jeune guerrier qu' il veut accompagner. Hersilie rougit en le regardant; et Numa, qui a préparé ce qu' il doit dire à Romulus, l' oublie, et reste muet dès qu' il apperçoit Hersilie. Le roi de Rome applaudit au zele qu' il fait paroître; et dès qu' il est instruit de sa naissance, il le conduit aux légions sabines qui formoient l' aile gauche de son armée: sabins, leur dit-il, voici un héros de plus qui veut combattre sous vos enseignes. Ce jeune guerrier a des droits à votre amour; il est du sang de vos princes: c' est le fils de Pompilius. Au nom de Pompilius, un cri s' élance dans les airs; tous les sabins quittent leurs rangs, et courent au jeune Numa.Métius, Valérius, Volscens, Murrex, tous vieux guerriers couverts de rides et de blessures, serrent dans leurs bras le fils de leur ancien général: je dois tout à votre pere, lui disoit l' un: il m' a sauvé la vie, disoit l' autre: il fut notre bienfaiteur, s' écrioient-ils tous à la fois. Ah! Venez, venez dans nos rangs, fils du plus juste et du plus brave des hommes; venez combattre sous nos boucliers: nos bras, nos coeurs sont à vous. Roi de Rome, s' écrient-ils en s' adressant à Romulus, nous le demandons pour chef: nous serons invincibles sous lui, comme nous l' étions sous son pere. Qu' il nous commande, et qu' il s' appelle Pompilius, nous te répondons de la victoire. Oui, mes braves amis, leur répond le vieux Tatius qui arrive dans cet instant, il vous commandera sans doute, et je serai témoin de ses exploits. Je viens combattre avec lui, avec vous, mes vieux compagnons, qui me reconnoissez peut-être encore. Nous allons nous revoir au champ d' honneur: votre roi vient faireavec vous sa derniere campagne; et, si la force lui manque, vous le porterez dans vos bras. à ces mots, des cris de joie se font entendre de tous ces braves sabins. Ils entourent, ils pressent leur vieux monarque; ils baisent ses habits et ses mains: ô le meilleur des rois, disent-ils, oui, nous défendrons vos jours, nous vous couvrirons de nos corps. Eh! Qui rendroit heureux nos enfants, si vous nous étiez enlevé? Venez, venez apprendre au fils de Pompilius à imiter son digne pere: nous nous chargeons d' apprendre à tous les peuples comment on aime les bons rois. Tatius leur répond par ses larmes; il tend les bras à ses vieux amis, il les serre contre son sein, en leur rappellant leurs exploits, en leur demandant pour Numa le même amour qu' ils ont montré pour lui. Romulus, Romulus lui-même est ému de ce spectacle; il proclame sur-le-champ Numa Pompilius commandant des légions sabines. Mille acclamations répondent aux trompettes; et la fiere Hersilie,qui combat toujours avec les sabins, se félicite en secret d' avoir choisi cette place. L' armée étoit prête à se mettre en marche, Romulus alloit donner le signal, et Tatius chargeoit le prudent Messala de rendre la justice pendant son absence, lorsqu' une foule de femmes, d' enfants, de vieillards désolés, poussant des cris plaintifs, élevant leurs bras vers le ciel, vient se précipiter aux pieds de Tatius: eh quoi! Vous nous abandonnez! Quoi! Nous avons deux rois qui devroient être nos peres, et tous deux nous laissent orphelins! Que Romulus s' éloigne de nos murs, nous sommes accoutumés à son absence: mais vous, vous, notre bon Tatius, qui nous aimez, qui restez toujours parmi nous, pourquoi nous quitter aujourd'hui? Et qui nous rendra la justice? Qui nous consolera dans nos peines? Qui nous soulagera dans nos maux? Vous le savez, quand nos victoires sont achetées avec le sang des citoyens, les peres, les enfants malheureux, les tristes veuves, viennent se réfugier près de vous. Ellespleurent dans votre sein; vous pleurez avec elles, et leur deuil est moins douloureux. Que deviendront ces infortunés, quand, loin de vous avoir pour consolateur, il leur faudra craindre pour vos propres jours? Eh! Qu' allez-vous chercher dans les combats? Que manque-t-il à votre gloire? Nous vous vénérons comme un dieu, nous vous chérissons comme un pere: que vous faut-il de plus? Quels biens plus grands peut vous procurer la victoire? Pour aller faire des esclaves, vous abandonnez vos enfants. Ainsi parloit un vieillard! Et Tatius fondoit en larmes. Il regarde Numa, il regarde ses vieux guerriers. Numa et les vieux guerriers tombent à ses genoux et joignent leurs prieres aux instances du peuple. Tatius n' hésite plus: il jette son casque, sa lance; et embrassant le vieillard qui lui avoit parlé: c' en est fait, s' écrie-t-il, il n' est de gloire pour moi que celle de vous être utile. Je ne vous quitterai que pour le tombeau. à ces paroles, mille cris s' élancent versle ciel, tous remercient les dieux, tous bénissent le bon roi; et la tendre Tatia, qui jusqu' alors s' étoit cachée dans la foule, Tatia vient se jetter dans les bras de son pere: vous n' aviez pas cédé à mes larmes, lui dit-elle, mais j' étois sûre que vous céderiez à celles de votre peuple. C' est moi qui l' ai rassemblé, c' est moi qui l' ai averti du malheur qui le menaçoit, et je suis loin d' être jalouse de la préférence qu' il obtient sur moi. Tatius serre sa fille contre son sein, embrasse en pleurant le jeune Numa, lui dit adieu, et recommande à ses vieux sabins de conserver, de défendre le trésor qu' il leur confie. Tatia, les yeux baissés, s' efforce de prendre une voix assurée pour souhaiter à Numa la gloire et le bonheur qu' il desire. Enfin le signal se donne; et le bon Tatius soupire en voyant défiler l' armée. Numa lui tend les mains de loin; et le peuple, transporté de joie, prend dans ses bras et reporte dans Rome ce roi dont la présence le console de tous ses maux.L' armée est en marche sur trois colonnes. La premiere, composée des légions romaines, ne reconnoît de chef que Romulus. Mais ce prince n' a point de poste fixe: monté sur un coursier de Thrace qui semble jetter du feu par les yeux et par les naseaux, il va, vient, vole; il est par-tout, et laisse le commandement des légions romaines au vieux Hostilius, dont le fils fut depuis roi de Rome. à côté de ce guerrier marche le brave Horace, dont les trois enfants soumirent cinquante ans après la ville d' Albe par leur victoire sur les curiaces. Massicus, Abas, Servius, le jeune Misene, qui descendoit du fameux trompette d' énée, et le vaillant Talassius, sont au premier rang. Chacun d' eux s' est déja signalé par plus d' un exploit, chacun porte la dépouille de quelque fameux ennemi. Ces braves romains forment toujours l' avant-garde dans les marches, et l' aile droite dans les combats. La seconde colonne est composée des légions latines. Là se trouvent les laurentins, les fidénates, ceux de Tellene,d' Aricie, et de l' antique Politore. Tous ces peuples soumis par Romulus combattent à présent pour lui, et sont glorieux d' une défaite qui leur a valu le nom de romains. Leurs vaillants chefs sont Azilas, Orimanthe, Feraltin; Ladon, fils de la nymphe Pérenna; et le beau Niphée, né dans la fertile Canente; et Cynire, prêtre d' Apollon, qui porte sur son casque le laurier sacré et les bandelettes de son dieu. Cette troupe, toute d' infanterie, occupe toujours le centre de l' armée dans les marches et dans les batailles. Ce sont les braves sabins qui marchent à la troisieme colonne. Cette arriere-garde terrible forme toujours l' aile gauche de Romulus. Le vieux Métius en a cédé le commandement au jeune Numa. Ce vénérable guerrier est redevenu soldat à la fin de sa carriere; mais son âge, mais sa gloire, ses cheveux blancs, ses cicatrices lui attirent toujours ce respect indépendant des dignités. Métius est dans le rang, et Métius commande toujours. Auprès de lui se distinguent le sage Catille, leredoutable Coras, et Tanaïs, et Talos, et le vaillant Gallus, petit-fils du fleuve Abaris, et l' aimable Astur, élevé sur les bords de la fontaine de Blandusie, et que toute l' armée croyoit l' amant de cette naïade, et le féroce Ufens, à qui une barbe épaisse, peinte de diverses couleurs, cachoit la moitié du visage. Tous ces guerriers suivent Numa. Couvert de ses armes étincelantes, ivre d' amour et de joie, Numa s' avance à leur tête sur un coursier plus blanc que la neige, dont Tatius lui a fait présent. L' impatient animal bondit sous son jeune maître, frappe du pied l' air et la terre; et blanchissant de son écume le frein qui retient son ardeur, il s' indigne d' entendre hennir les chevaux de l' avant-garde. à ses côtés, sur un char magnifique, s' avance la fiere Hersilie, armée comme Pallas, et belle comme l' épouse de Vulcain. Son casque brillant porte pour cimier l' aigle romaine; un carquois d' or est sur son épaule, et dans ses mains est l' arcde Pandare, qu' énée apporta en Italie, et qui fut transmis à son petit-fils Romulus. Le sage Brutus, ce chef d' une maison de héros, conduit le char de la princesse; et l' amoureux Numa lui envie cette place. Numa, toujours les yeux sur Hersilie, marche à côté de son char. Sa beauté ne le cede point à celle de l' amazone; mais l' habitude des armes donne à l' amazone un air plus guerrier: tels Apollon et sa soeur Diane parcourent en armes les montagnes de Cynthe; tous deux sont également redoutables, tous deux éblouissent les yeux; mais la fille de Latone conserve un air d' audace et de fierté qui n' est point empreint sur le doux visage de son frere. L' armée s' avance d' un pas rapide vers les bords du Liris et les campagnes d' Auxence. C' étoit là qu' elle devoit se joindre avec les troupes du roi de Capoue; mais il falloit traverser le pays des herniques. Romulus envoie des hérauts leur demander le passage. Le roi des herniques le refuse: je ne suis l' allié, dit-il, ni des marsesni des romains. Si l' armée de vos ennemis marchoit vers Rome, je ne souffrirois pas que son chemin fût abrégé en passant par mes états. Je dois de même vous interdire cette route, et je crois garder la justice en gardant la neutralité. Romulus frémit de colere en entendant cette réponse. Imprudent roi, s' écrie-t-il, tu connoîtras combien il est dangereux de ne pas se déclarer entre deux ennemis puissants. Dès aujourd' hui, tu deviens celui du vainqueur. Forcé cependant de différer sa vengeance, et de prendre un long détour pour gagner les frontieres des marses, il va franchir les montagnes des simbruins, où l' Anio prend sa source. Cette longue et pénible marche fatigue l' armée, mais elle est utile aux nouveaux guerriers dont Romulus l' a grossie. Numa sur-tout, le jeune Numa, fait un dur apprentissage du noble métier qu' il commence. Instruit par des maîtres aussi habiles que les sabins, enflammé par son amour et par la présence d' Hersilie,Numa, aux dernieres journées, a déja l' expérience d' un vieux guerrier. Sans avoir encore combattu, il sait comment il faut combattre; et son courage bouillant, qui brûle de se signaler aux yeux d' Hersilie, attend avec transport la vue des ennemis. Enfin l' on arrive sur les bords du Liris, fleuve qui sépare les marses des eques et des herniques. Le roi de Capoue, à la tête de trente mille hommes, y étoit campé depuis trois jours. à peine apperçoit-il l' avant-garde romaine, qu' il fait sortir toute son armée, la met en bataille, et, au son de mille instruments, attend l' arrivée de ses alliés. Romulus fait sonner ses trompettes, et vient ranger ses guerriers vis-à-vis les campaniens. Alors il s' avance vers le roi de Capoue. Les deux monarques s' embrassent, se jurent une éternelle amitié; et l' impatient Romulus, qui brûle déja de connoître les soldats qui combattront avec lui, Romulus va parcourir leurs rangs. à peine a-t-il fait quelques pas, que sesoreilles sont blessées du bruit que par tout il entend: les campaniens osent sourire en sa présence, osent parler sous les armes, et affecter une indiscipline qui excite le courroux de Romulus. Il les regarde d' un oeil sévere, écoute en pitié une foule de généraux qui font parade de leur vain savoir, ne daigne pas leur répondre, et s' arrête en fronçant le sourcil, lorsqu' il apperçoit de vieux soldats commandés par de jeunes capitaines, lorsqu' il voit l' or et l' argent briller sur toutes les cuirasses. Il saisit un riche bouclier dont le poids sembloit fatiguer un jeune guerrier campanien; le roi de Rome le tient de l' extrémité de ses doigts, et lit, en rougissant de colere, une devise amoureuse. Il arrache les lances de quelques soldats, les brise en les serrant dans sa main, et demande avec un souris ironique à quoi peuvent servir de telles armes. Parvenu jusqu' au camp des campaniens, il y pénetre. Quelle est son indignation en entrant sous des tentes magnifiques où brûlent les plus doux parfums,où se trouvent des bains et des lits, où l' on a rassemblé toutes les inventions, tous les raffinements de la mollesse des villes! Il voit ici des jeux publics où les chefs campaniens vont passer les nuits à s' arracher leur or, à perdre leur fortune, leur repos, et souvent l' honneur: là des lieux plus infâmes encore où une troupe de courtisanes, presque aussi nombreuse que l' armée, tient école ouverte de vices, attire et retient les jeunes guerriers dans des liens flétrissants, endort leur courage, éteint leur vigueur, et les livre à l' ennemi, sans gloire, sans vertu, sans force: par-tout enfin l' indigne mollesse, la pernicieuse oisiveté, et la dégoûtante débauche. Le roi de Rome sort précipitamment de ce camp. Il prend le roi de Campanie par la main; et, sans lui dire un seul mot, il le conduit dans les rangs de l' armée romaine. Un silence profond y regne: l' attention, le respect sont imprimés sur tous les visages. Chaque guerrier, ferme dans son poste, a les yeux sur son chef,et voudroit, pour obéir plus vîte, deviner l' ordre qu' il va donner. Le fer, l' airain brillent par-tout: si l' or et l' argent ornent quelques armes, ce sont celles des princes ou des généraux; la naissance ou la valeur a mérité cette distinction. à la suite de l' armée on ne voit ni femmes ni richesses, mais des chevaux pour remplacer ceux qui périront, des armes pour suppléer à celles qui seront brisées, et des secours pour les blessés. Chaque soldat porte avec lui sa tente, ses vivres, ses armes; et aucun n' est fatigué ni de ce poids ni de la route. Leur vaillant roi se promene lentement au milieu de sa superbe armée: il observe, sans lui parler, le souverain de Capoue; et, prenant la javeline du dernier de ses soldats, il la met dans les mains de ce roi. Ce poids étoit trop fort pour le monarque, il la laissa tomber en rougissant. Romulus rompit alors le silence: roi de Capoue, je vous laisse juger si vos troupes et les miennes peuvent combattre sous le même étendard: les fierslions et les agneaux timides n' ont pas coutume de s' unir. Votre armée m' affoibliroit; et mes romains, dont l' habitude est d' attaquer toujours l' ennemi, perdroient la moitié de leurs forces à défendre leurs alliés. D' ailleurs, un danger plus certain me menace: l' air infecté qui regne dans votre camp pénétreroit dans le mien; et l' indigne mollesse, plus redoutable que tous les fléaux, viendroit énerver mes soldats. Alors, nous aurions beau remporter la victoire, ce seroit moi qui resterois vaincu. Roi de Capoue, votre alliance m' est chere; mais la gloire de mon peuple me l' est davantage. Si vous voulez que nous restions amis, séparons-nous: éloignez de moi ce dangereux camp; et, si vous ne pouvez forcer vos sujets à devenir des hommes, empêchez du moins qu' ils ne corrompent ceux qui le sont. Ainsi parla Romulus; et le jeune Capis, le fils du roi de Campanie, prince digne d' être romain, baissoit les yeux en rougissant de honte. Son pere, terrassépar cet ascendant qu' a toujours un grand homme sur un roi ordinaire, demande à Romulus de lui tracer sa conduite, et promet de suivre ses conseils. Je sais, lui répond Romulus, que les samnites sont en marche pour venir au secours des marses; mais la ville d' Auxence est sur leur route, et Auxence est en votre pouvoir. Allez vous enfermer dans ses murs, pour les défendre en cas d' attaque. Ne gardez avec vous que le tiers de vos troupes; envoyez le reste au-devant des samnites, sous la conduite du meilleur de vos généraux. Défendez-lui sur-tout d' en venir aux mains avec ce peuple redoutable, vos soldats ne pourroient pas leur résister: mais que votre armée harcele la leur; qu' en évitant le combat, elle fatigue les samnites, et empêche leur jonction avec les marses. Moi, pendant ce temps, je vais attaquer ces derniers; et avec le secours de mon pere, je ne doute pas de la victoire. Alors, votre général laissera le chemin libre aux samnites, qui s' avanceront sur Auxence,et se trouveront enfermés entre cette ville, votre armée, et la mienne. Leur défaite inévitable terminera la guerre dans un jour. Il dit, et le jeune Capis se jette aux pieds de Romulus: ô roi que j' admire, et que je respecte à l' égal de Mars votre pere, souffrez que le fils du roi de Capoue combatte sous vos enseignes. Je veux apprendre le dur métier des héros; eh! Quel meilleur maître puis-je choisir! Songez, fils d' un dieu, que, formé par vous, je pourrai former à mon tour les sujets de mon pere; et la gloire d' en faire des romains ne sera due qu' à vous seul. Le roi de Rome, touché de ces paroles, releve Capis, et lui donne sur le champ une cohorte à commander. Capis, plus fier d' être officier de Romulus, que d' être prince de Capoue, baise la main de son général, fait ses adieux à son pere, et court occuper son poste. Le roi de Campanie part au moment même pour aller s' enfermer dans Auxence, avec dix mille guerriers. Le reste, sous la conduited' un grec qui servoit le roi de Capoue, marche à la rencontre des samnites; et Romulus, impatient de commencer la guerre, veut aller, avant la nuit, asseoir son camp au-delà du Liris. Il trouve un gué; il se prépare à le passer, lorsque trois ambassadeurs des marses se présentent devant lui. Leur aspect est vénérable: une longue barbe descend sur leur poitrine, leur tête chauve n' a plus que quelques cheveux blancs; un vase de bois est dans une de leurs mains, dans l' autre une fleche brillante. Ils s' avancent d' un air grave et fier. Roi de Rome, dit le plus âgé, qu' y a-t-il entre toi et nous? Avons-nous désolé tes terres? Avons-nous menacé ta ville? Qui es-tu? Que veux-tu? Que demandes-tu? Le roi de Campanie nous attaque en revendiquant des droits chimériques sur nos états; il en sera puni. Mais toi, tu n' as pas même ce vain prétexte. Nous ne te connoissons pas; tu n' as jamais entendu parler de nous, et nous ne possédons rien qui puisse exciter ta cupidité. Sais-tu àquoi se réduisent les présents que les dieux ont faits aux marses? Des boeufs et une charrue, des massues, et cette coupe. Voilà ce dont nous nous servons avec nos amis, et contre nos ennemis. Nous donnons aux uns les fruits que notre charrue et nos boeufs nous procurent; cette coupe sert à faire avec eux des libations à Jupiter: nous lançons aux autres nos fleches, du plus loin que nous les voyons; et nos massues les écrasent, s' ils ont la témérité d' approcher. Roi de Rome, c' est à toi de choisir de cette coupe, ou de cette fleche. On dit que tu es fils d' un dieu; si cela est, fais du bien aux humains: si tu n' es qu' un homme, tremble d' attaquer des hommes aussi forts que toi, et plus justes. Je n' ai jamais tremblé, leur répond Romulus avec des yeux pleins de fureur: je viens secourir mon allié, sans m' embarrasser de la justice de sa cause. Je suis le fils de Mars, et non pas de Thémis. Vieillard, retourne vers ton peuple; annonce-lui la guerre, et le joug; et laisse-moicette fleche, le plus beau présent que j' aie reçu, puisqu' elle me promet des ennemis dignes de ma force et de mon courage. à ces mots, il arrache la fleche des mains du vieillard. Celui-ci le regarde long-temps en silence, leve les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause; et il se retire sans répondre un seul mot. Aussitôt Romulus passe le Liris, et vient asseoir son camp sur les terres des marses.
LIVRE 4
Cependant les marses, assemblés dans la forêt sacrée de Marrubie, espéroient encore la paix, mais se préparoient à la guerre. Le sénat de vieillards qui gouverne ce peuple libre a déja député vers ses alliés, pour demander du secours: déja la jeunesse a pris les armes; et vingt mille guerriers, l' arc ou la massue à la main, attendent impatiemment le retour des ambassadeurs. Bientôt on les voit arriver, la tête baissée, l' air sombre, et s' avançant lentement au milieu de l' assemblée. On les entoure, on les interroge, on les presse de répondre. Préparez vos massues! S' écrient-ils; Romulus a choisi la fleche: il campe déja sur nos terres, et il a osé nous parler du joug. à ce mot, un cri d' indignation se fait entendre; l' armée en fureur demande à marcher à l' instant même. Les vieillards répriment ce transport; ils veulent attendre l' arrivée des alliés, et nommerun général digne d' être opposé au roi de Rome. Plusieurs guerriers se présentent pour obtenir cet honneur. Parmi eux se distinguent le vaillant Aulon, qui descendoit de Cacus, et qui, au lieu d' épée et de javelot, portoit une hache énorme qu' aucun marse ne pouvoit soulever; Penthée, également adroit de l' une et de l' autre main, et qui comptoit parmi ses aïeux l' infortuné Marsias, le pere du peuple Marse; Liger, dont la vîtesse surpassoit celle des cerfs, et qui n' avoit d' autres armes que des disques de fer tranchant qu' il lançoit avec tant d' adresse, que leur coup étoit toujours mortel; et le disciple d' Apollon, le jeune et aimable Astor, dont l' immense bouclier, terminé par trois longues pointes, se plantoit dans la terre, et derriere ce rempart de fer, l' adroit Astor tiroit des fleches que le dieu de Délos lui apprit à lancer. Ces fiers prétendants se levent, et demandent à commander. Les soldats, qui les estiment et les chérissent également, poussent degrands cris, les uns en faveur de Liger, les autres pour Penthée; la cavalerie veut Aulon, les archers demandent Astor. Les quatre héros se regardent d' un oeil farouche; déja l' aigreur se met dans leurs discours, déja la colere enflamme leurs visages. D' abord, chacun vante sa naissance et ses exploits, et rabaisse bientôt ceux de ses rivaux. L' injure à la tête altiere vient se placer au milieu d' eux: ils se menacent, ils se défient; Astor saisit une fleche, Penthée balance son javelot, Liger prépare son disque, et le féroce Aulon leve sa terrible hache. Aussitôt le prudent Sophanor, le plus âgé des sénateurs, se jette au milieu d' eux, et les arrête: qu' allez-vous faire! S' écrie-t-il; voulez-vous donc assurer la victoire aux romains, et ôter aux marses leurs défenseurs? Quoi! Le vain desir de commander l' emporte dans vos coeurs sur l' amour sacré de la patrie! Eh! Que deviendra-t-elle, cette malheureuse patrie, si ses plus dignes enfants tournent leurs armes contre eux-mêmes? Gardez-vousde penser qu' aucun intérêt personnel m' anime; je ne me plains pas de vous voir prétendre à un rang qui étoit dû peut-être à mes services, et siéroit bien à ma vieillesse. La gloire n' est pas à commander ses égaux; elle est à vaincre les ennemis: chaque goutte de sang perdue dans toute autre querelle est un vol fait à l' état. Ah! Si la soif de ce sang vous dévore, en attendant les romains tournez vos javelots contre moi. J' ai trop vécu, puisque je vois des héros, des freres, prêts à s' égorger. Frappez, marses; mais auparavant écoutez mes conseils. Votre valeur est égale; votre naissance, vos exploits vous illustrent également: ce sont ces bienfaits du ciel qui causent aujourd'hui vos querelles. Vous manquez de chef, et chacun de vous mérite de l' être: c' est donc à la force du corps à décider ce que l' égalité des courages ne décideroit jamais. Qu' on attache une chaîne de fer au haut de ce peuplier antique: celui de vous qui, tenant cette chaîne, rompra l' arbre, ou le fera plier jusqu' à la terre, celui-là sera notre général.Il dit, et l' armée et le peuple applaudissent. Les prétendants déposent leurs armes, et jurent entre les mains de Sophanor d' obéir à celui qui restera vainqueur. à l' instant même quatre marses montent à la cime du haut peuplier; ils y attachent avec de forts liens une longue et pesante chaîne, dont les larges anneaux se déploient et descendent jusqu' à la terre, en rendant un horrible son. Les vieillards se placent pour juger, et les trompettes vont donner le signal; mais une voix se fait entendre, et l' on voit s' avancer un jeune marse d' une taille haute et majestueuse, d' un visage noble et doux. Il est couvert d' une superbe peau de lion, dont les griffes d' or se croisent sur sa poitrine. La tête de l' animal, où sont encore attachées ses dents blanches et luisantes, forme le casque de ce guerrier. Des brodequins défendent ses jambes demi-nues; et son bras nerveux porte une massue armée de noeuds et de pointes defer. Jeune et beau comme Apollon, fier et grand comme le dieu Mars, ilmarche d' un pas léger jusqu' au milieu de l' assemblée. Là, il s' arrête, s' appuie sur sa massue; et regardant les vieillards avec respect, il leur adresse ces paroles: tant que j' ai cru, sages sénateurs, que la prudence et les talents guerriers devoient être les premieres qualités d' un général, je me suis gardé de prétendre à un honneur dont mon âge me rendoit indigne. Vous décidez aujourd' hui que la force seule doit donner ce rang; je me présente pour le disputer. Je ne puis, comme mes nobles rivaux, me prévaloir de ma naissance: marses, je n' ai point d' aïeux. Mais cette peau de lion, dont vous me voyez revêtu, a couvert le grand Alcide, et cette massue terrassa l' hydre de Lerne; voilà mes titres de noblesse: mon courage et ma force, voilà mes droits pour tenter l' épreuve. Les romains jugeront de l' un; vous, marses, vous jugerez de l' autre. Ainsi parla le magnanime Léo, et toute l' armée pousse des cris de joie. On tire au sort le rang que garderont entre euxles cinq prétendants. Le nom de Penthée est le premier, ensuite celui d' Astor; Liger le suit, Aulon vient après, et Léo sera le dernier. Les trompettes sonnent: le vaillant Penthée saisit la chaîne, il la secoue fortement; mais le tronc du peuplier reste immobile, et sa tête est à peine ébranlée. Penthée indigné s' épuise en vains efforts: couvert de sueur et plein de dépit, il quitte la chaîne, et va se cacher dans son bataillon. Astor, l' aimable Astor s' avance; et le desir brûlant de commander lui fait oublier d' invoquer son maître Apollon. Le dieu mécontent abandonne l' ingrat disciple; et, sur-le-champ, le bel Astor perd la moitié de ses forces. C' est en vain qu' il se roidit en tirant à lui la chaîne; les feuilles du haut peuplier n' en sont pas même agitées. Liger, plein de joie, s' élance vers l' arbre; et, passant une main dans un des anneaux de la chaîne, tandis que de l' autre il la saisit au-dessus de sa tête, ilrassemble toute sa vigueur, et donne une secousse épouvantable. Toutes les branches de l' arbre en sont émues; elles se choquent entre elles, comme battues par un grand vent: mais Liger, épuisé de l' effort, ne peut pas le redoubler. Les branches, en se balançant, reprennent doucement leur place; et le vaillant Liger se retire plus lentement qu' il n' étoit venu. Aulon se leve, et tous les yeux se tournent vers lui. Il quitte son bouclier, dépouille sa cuirasse, et se plaît à montrer ses larges épaules et ses bras nerveux: il les éleve sur sa tête, en les roidissant; il fait deux fois le tour de l' arbre, en souriant d' un air farouche; puis tout-à-coup il s' élance, saisit la chaîne aussi haut que ses deux mains peuvent l' atteindre, et retombe de tout son poids et de toute sa vigueur. Le peuplier cede, sa tête se courbe, et déja l' armée applaudit: mais aussitôt l' arbre reprend son ressort; et se relevant avec plus de force qu' il n' avoit été plié, il enleve le terrible Aulon, qui reste suspendu à la chaîne, balançant avec elleau gré du peuplier. Forcé d' abandonner l' entreprise, il s' élance à terre en écumant de rage, reprend précipitamment ses armes, et va les revêtir derriere son char. Léo reste seul. Il s' avance; et adressant tout bas ses voeux à Hercule: fils de Jupiter, lui dit-il, souviens-toi de l' hospitalité que te donna l' aïeul de ma chere Camille: regarde-moi du haut de l' olympe, ce coup-d' oeil me remplira de force; vainqueur ou vaincu, je te voue un sacrifice. à peine a-t-il achevé sa priere, qu' il sent couler dans tous ses membres une nouvelle vigueur. Il passe un de ses pieds dans le dernier anneau de la chaîne, la saisit avec ses deux mains à la hauteur de son front; et, réunissant ainsi toutes ses forces, il fait courber la tête du peuplier, plus lentement, mais plus près de la terre qu' elle n' avoit courbé sous la main d' Aulon. à peine est-il sûr de cet avantage, qu' il redouble son effort, invoque de nouveau Hercule; et, s' abandonnant à son impulsion, il fait crier l' arbre, le rompt,tombe à terre avec la chaîne, et la tête immense du peuplier vient l' ensevelir sous ses branches. Le peuple et l' armée poussent de grands cris; le sénat déclare Léo vainqueur. Léo se releve, franchit d' un saut léger cet amas de branches brisées; et s' adressant aux soldats: compagnons, leur dit-il, je suis votre général. Vous avez juré d' obéir à la force: mais la force doit obéir à la sagesse. Je vous commanderai sans doute, mais Sophanor me commandera. Sophanor a fait plus de campagnes qu' aucun de vous n' a vu de combats: c' est à son expérience à guider nos jeunes courages. Sophanor, sois notre tête, et que Léo soit ton bras. En disant ces mots, il fléchit un genou devant Sophanor, et lui demande ses ordres. Les marses surpris croient voir un dieu dans Léo. Sophanor verse des larmes d' admiration: non, mon fils, s' écrie-t-il, c' est à toi d' être notre chef. Eh! Que ne feront pas les marses conduits par un autre Alcide? Mon fils, tu n' as pas mépriséma vieillesse, tu as honoré mes cheveux blancs; va, les dieux t' en récompenseront par des victoires. Je te les prédis d' avance, et je rends grace aux immortels de ce qu' ils m' ont encore laissé un peu de sang pour le répandre à tes côtés, et un peu de voix pour célébrer tes louanges. Mon pere, lui répond Léo, c' est pour toi que j' ai tenté l' épreuve; c' est pour te faire triompher que les dieux m' ont accordé la victoire. Marche à notre tête; je te le demande, je t' en conjure: si mes prieres ne suffisent pas, souviens-toi que tu as juré de m' obéir, et je t' ordonne de me conduire. Ces paroles décident le vieillard. Il accepte le commandement; mais il exige que léo soit son collegue. L' armée les proclame tous deux. Le vieux Sophanor paroît bientôt, couvert d' une antique armure: son âge, son air vénérable, sa longue barbe blanche inspirent le respect; son jeune collegue imprime la terreur. Tous deux rangent les troupes, disposent la marche, et n' attendent plus que les alliés.Ils arrivent. Les péligniens, les amiternes, les peuples de Frentanie et de Caracene descendent des Apennins, et viennent se joindre aux marses. Sophanor, pour donner le signal du départ, fait élever dans l' air l' image du dragon que les marses suivent aux combats. Mais un horrible prodige arrête et glace d' effroi toute l' armée. Un aigle paroît au milieu des cieux, tenant dans ses serres cruelles un épouvantable dragon, qui, tout sanglant, respirant à peine, se replie, se débat encore, lance son triple dard, et cherche à blesser l' oiseau de Jupiter. Tous les soldats immobiles attendent dans le silence quelle sera la fin de ce combat: mais, au bout de quelques instants, l' aigle victorieux perce de son bec terrible les écailles verdâtres de son ennemi, et le rejette sans vie au milieu des bataillons marses. Quel présage pour ces guerriers! Léo, qui les voit tous pâlir, saisit le premier arc qu' il rencontre; il fixe l' aigle vainqueur, le suit de l' oeil dans la nue, luidécoche une fleche acérée, et le fait tomber à ses pieds. Ainsi j' abattrai l' aigle romaine, s' écrie-t-il; ainsi je vengerai les peuples qu' elle voudroit asservir. Marses, ne redoutez plus rien: le meilleur des augures, c' est la justice de sa cause. Vous combattez pour la patrie, et Romulus pour l' ambition: marchez, les dieux sont pour nous. Ces paroles, son action, chassent la crainte de tous les coeurs. Les marses ranimés font retentir les airs de mille cris: tous se croient invincibles avec Léo; et l' armée pleine d' espoir et de joie s' avance à grandes journées. Elle rencontre les romains dans la plaine de Lucence, bornée au nord et à l' orient par des collines, au midi et à l' occident par des forêts. Romulus, maître des bois, avoit dressé son camp sur leur lisiere; Sophanor et Léo viennent asseoir le leur au pied des montagnes: le fleuve Fucin sépare les deux armées. Aussitôt Romulus s' avance jusques sur la rive, et reconnoît la position desennemis. Il examine le terrain qu' ils occupent, le compare avec le sien, mesure des yeux la plaine, remarque jusqu' au moindre buisson, fait sonder le Fucin, s' assure d' un endroit où il est guéable; et, certain de toutes ses observations, il revient dans sa tente, assemble ses chefs, et leur annonce que le lendemain, au lever de l' aurore, il tentera le passage du fleuve. Ses capitaines paroissent surpris: mais Romulus, en peu de mots, leur explique l' ordre de l' attaque, la place où chacun combattra, celle où il attirera l' ennemi, ce qu' il doit faire s' il est vainqueur, ses ressources s' il est repoussé; il leur prouve enfin qu' il a tout disposé pour une victoire certaine, et tout prévu pour une défaite. Ses vieux généraux l' admirent: Numa, ivre de joie, ne peut contenir ses transports. Le voilà donc venu, ce jour qu' il desire depuis si long-temps! Cet heureux jour où il pourra se montrer digne d' aimer Hersilie! Le fougueux amant vole au quartier des sabins; il parcourt leurstentes, en appellant chaque chef, chaque soldat, par son nom: il leur annonce la bataille, les embrasse, les caresse, compte en soupirant les heures qui doivent s' écouler avant le combat; et, dans l' ardeur qui l' enflamme, il murmure contre Romulus de ce qu' il n' a pas tenté, le soir même, le passage du fleuve. Tandis que Numa se livre sans réserve aux sentiments qui l' agitent, il voit rentrer dans le camp un détachement romain qu' on avoit envoyé surprendre un village. Hélas! Cette cruelle commission n' avoit été que trop bien exécutée. Les romains ramenoient avec eux des femmes, des enfants, des vieillards éplorés. Les mains de ces malheureux étoient attachées derriere leur dos; ils marchoient la tête basse, l' oeil morne et noyé de pleurs. La mere, la fille, l' époux, levoient l' un sur l' autre des regards timides; ils n' osoient se parler: ils faisoient de vains efforts pour se rapprocher et mêler leurs larmes. Mais les farouches soldats leur refusoient cette foible joie; ils pressoient leurs pas tardifsavec des menaces, avec le bois de leurs lances, quelquefois avec le fer ensanglanté. Les barbares! Ils étoient moins inhumains pour les animaux qu' ils conduisoient avec leurs captifs: ils maltraitoient des vieillards et des femmes, et ménageoient avec soin les boeufs et les moutons qu' ils leur avoient enlevés. Numa ne peut soutenir ce spectacle. Il quitte tout, il oublie tout, pour voler au secours de ces malheureux. Ils étoient déja devant le pavillon royal, où, confondus avec leurs troupeaux, ils attendoient qu' on ordonnât de leur sort. Numa va se jetter aux pieds de Romulus: ô mon roi! S' écrie-t-il, regarde les horreurs que l' on commet en ton nom: regarde ces infortunés, arrachés de leurs asyles, chargés de fers et d' outrages. Eh! Qu' ont-ils fait? Quel est leur crime? Ah! Terrassons tes ennemis, immolons ceux qui te résistent, que le sang coule dans les combats; les périls excusent la cruauté. Mais attaquer des malheureux qui ne se défendent pas, mais vaincre des vieillards et des femmes,et leur insulter quand ils sont vaincus; c' est une lâcheté, c' est une barbarie, que les immortels doivent punir. Fils d' un dieu, c' est à toi d' en faire justice; délivre ces captifs, renvoie-les dans leurs maisons, rends-leur... jeune homme, interrompt Romulus, j' ai pitié de ton ignorance. Ces esclaves, ces troupeaux, ne sont point à moi; ils appartiennent à mes guerriers: c' est le prix de leur valeur, de leurs travaux et de leur sang. Avant d' être humain pour mes ennemis, il faut que je sois juste envers mes compagnons. Je dois partager ces esclaves entre les chefs de mon armée, ils en disposeront ensuite; et pour qu' aucun n' ait à se plaindre, le sort réglera les portions. Eh bien! Reprend Numa en se relevant, je suis un de vos chefs, je dois être admis au partage. Romulus reconnoît ses droits. On apporte l' urne des sorts, et l' on voit s' avancer, pour avoir part au butin, les différents chefs de l' armée: semblables à une meute courageuse qui vient de forcer unjeune cerf, elle respecte sa victime tant que son maître est auprès d' elle; mais, l' oeil ardent, la gueule béante, elle attend qu' on la lui livre, en haletant de fatigue et de joie. Cérès, qui veilloit sur Numa et qui applaudissoit du haut du ciel à son humanité, Cérès dirigea les sorts, et lui fit tomber en partage la plus nombreuse portion. Numa s' empare de ses prisonniers, se fait suivre de ses troupeaux, et marche vers l' épaisse forêt qui environnoit le camp. Là, il éleve un autel de gazon, le couvre de bois pour consumer la victime, choisit une génisse blanche, répand du lait entre ses cornes, l' immole, et, la mettant toute entiere sur le bûcher, il adresse, avant d' en approcher le feu, cette priere à Cérès: fille de Jupiter, je vous offre cette victime; mais malheur à Numa s' il pensoit que le sang d' une génisse suffît pour lui attirer votre appui! Non, ce n' est point en égorgeant les animaux que l' on se rend les dieux favorables; un malheureux soulagé leur est plus agréablequ' une hécatombe. Recevez donc, ô Cérès, une offrande plus digne de vous. Alors il se retourne vers ses captifs: infortunés, leur dit-il, je vous rends la liberté. On vous a dépouillés de vos biens, prenez du moins ceux que je possede; je vous donne tous ces troupeaux: partagez-les entre vous, retournez dans vos maisons, et bénissez le nom de Cérès; c' est elle qui vous délivre. Il dit; et ces malheureux ne savent si c' est un songe: ils restent le cou tendu, les mains jointes, la bouche ouverte. Numa parloit encore, qu' une flamme céleste descend sur sa tête, tourne trois fois autour de sa chevelure, et va mettre le feu au bûcher qui soutenoit la victime. Aussitôt le bois pétille et s' embrase, sa flamme longue et brillante s' éleve vers le ciel, le tonnerre gronde, fend la nue, et un bouclier d' or tombe aux pieds de Numa. Au même instant une voix forte comme le cri d' une armée prononce ces paroles: le possesseur de ce bouclier sera toujours invincible. Numa, les dieux veillent sur toi: onne leur plaît, on ne leur ressemble, qu' en exerçant l' humanité. Alors le tonnerre se tait, le calme revient dans les airs, la victime n' est plus qu' un monceau de cendre, et une odeur d' ambroisie répandue tout-à-l' entour annonce que c' est une divinité qui est venue parler à Numa. Numa, le front prosterné contre la terre, se releve le coeur rempli de cette joie si douce que laisse toujours une bonne action. Il prend dans ses mains, il examine le bouclier céleste: il étoit d' or pur, échancré à la maniere des thraces; et l' on y voyoit représenté, par un travail admirable, tous les événements du regne d' Astrée, de ce beau regne, plus effacé qu' aucun autre de la mémoire des hommes, parceque le bien s' oublie aisément. D' un côté, l' on voyoit un peuple que la famine affligeoit, recevant d' un peuple voisin la moitié des biens qu' il possede: là, c' étoient des freres diminuant de concert leur héritage pour former un champ à l' orphelin qu' ils ont rencontré: plus loin, un pere de famille, à la tête de ses enfants,faisoit la moisson, et alloit secrètement arracher des épis aux gerbes pour les jetter sur le chemin des glaneurs. Par-tout, le bouclier céleste présentoit des actions de bienfaisance ou de vertu. L' ouvrier immortel avoit jugé sans doute que c' est sur-tout au milieu de la guerre qu' il faut rappeller aux hommes l' humanité. Pendant que Numa, surpris, admiroit un si beau travail, les captifs qu' il avoit sauvés formoient à ses pieds un tableau digne d' être sur le bouclier céleste. à genoux devant Numa, les mains tendues vers lui, ils témoignoient, par leurs larmes, par des mots entrecoupés, leur reconnoissance et leur joie: les meres élevoient leurs enfants pour qu' ils vissent leur libérateur; les épouses venoient baiser ses habits; les vieillards lui présageoient les plus belles destinées; tous le bénissoient en pleurant; et le plus âgé d' entre eux, perçant la foule, s' approche, courbé sur un bâton noueux, et tient ce discours à Numa: que les dieux te rendent, jeune homme,tous les biens que tu nous as faits! Nous n' avons jamais été les ennemis de ton peuple: nous sommes de pauvres pasteurs vivant sur de hautes montagnes, entre les marses et les herniques, indépendants de ces deux peuples, et souvent opprimés par eux. Nous l' avions dit aux soldats de Romulus; mais ils nous ont traités en ennemis, quoique certains que nous ne l' étions pas: toi, tu nous as crus tes ennemis, et tu nous traites en freres. Va, les dieux te protégeront: ils t' éprouveront peut-être; mais tu ne succomberas pas. Adieu; souviens-toi des rhéates, c' est ainsi que nous nous appellons: si jamais tu viens dans nos montagnes, tu entendras nos petits-enfants bénir le nom de Numa. Après avoir dit ces paroles, le vieillard va présider au partage que les rhéates font entre eux des troupeaux donnés par Numa, tandis que ce jeune héros, se dérobant à leur reconnoissance, emporte le bouclier d' or, et rentre tout pensif dans le camp.Il songeoit à Hersilie: son coeur, plein d' espérance et de joie, se livroit tout entier à l' amour. Il tourne ses pas, malgré lui, vers la tente de la princesse. Arrivé à la porte, il n' ose en franchir le seuil: il s' arrête, soupire, et tremble d' aller plus loin. Ce guerrier qui porte à son bras un bouclier qui le rend invincible, ce héros qui pénétreroit sans crainte dans le camp des ennemis, n' ose entr' ouvrir le voile de pourpre qui ferme le pavillon de celle qu' il aime. Enfin il souleve ce voile, et ses yeux timides cherchent la princesse: elle n' étoit pas dans sa tente. Numa en devient plus hardi; il s' avance d' un pas plus ferme, pénetre dans cet asyle, et par-tout il trouve Hersilie. Voilà ses armes, voici ses javelots, son arc, et sa lyre d' or, et ses vêtements, et la peau du lion qui lui sert de lit. Numa demeure immobile, il n' ose toucher à tout ce qu' il voit, il ne peut en détourner les yeux. Une douce langueur s' empare de ses sens; il n' a plus la force de se soutenir, il s' assied en tremblantsur le siege où Hersilie s' est assise, il respire l' air qu' elle a respiré; cet air l' enivre, sa raison s' égare, sa poitrine est oppressée, et des larmes brûlantes viennent inonder son visage. Tout-à-coup mille cris font retentir le camp; les trompettes sonnent; on entend un bruit effroyable dans le quartier de Romulus. Hersilie, Hersilie elle-même, l' air troublé, les cheveux épars, arrive en criant: aux armes! Elle saisit précipitamment son casque et ses javelots; et, sans bouclier, sans cuirasse, elle veut retourner au combat. Ah! Princesse, lui dit Numa en l' arrêtant, je cours faire armer les sabins: mais du moins prenez ce bouclier, bienfait d' une puissante déesse; c' est en vous couvrant qu' il défendra ma vie. Il dit; et, sans attendre de réponse, il lui laisse le bouclier céleste et court chercher ses braves soldats. C' étoit Léo qui causoit cette alarme. Dès que Léo s' étoit vu si près des romains, il avoit conçu le projet de les attaquer le premier. Sage Sophanor, avoit-ildit à son collegue, sois sûr que Romulus nous attaquera demain: il est de notre gloire de le prévenir. Dès que l' étoile du soir aura paru, je sortirai du camp avec trois mille hommes: je passerai le fleuve à la nage, j' irai porter la flamme et la mort jusques dans la tente de Romulus; et si le succès couronne mon entreprise, j' en médite une plus importante. Il dit, et Sophanor l' embrasse. Il court avec lui choisir trois mille marses; il les arme de courtes épées, de casques sans panache, de boucliers noircis: il leur fait valoir l' honneur de marcher avec Léo. Aussitôt que les ténebres couvrent la terre, Léo sort avec eux, remonte le fleuve, le traverse, remet en ordre ses soldats, les encourage, les excite, fait passer dans leurs coeurs toute l' audace du sien; et ces braves guerriers, serrés les uns contre les autres, gardant le plus profond silence, certains de vaincre sous leur chef, marchent d' un pas léger et rapide vers le quartier de Romulus. Ils arrivent aux gardes avancées; ilsles égorgent avant qu' elles aient pu résister: celles qu' ils trouvent ensuite ont le même sort. Sans être découverts, sans être arrêtés, ils parviennent jusqu' aux tentes du roi de Rome; et c' est alors que, jettant de grands cris et renversant tout ce qu' ils rencontrent, ils portent le carnage et l' effroi jusqu' au pavillon royal. Romulus, seul dans sa tente, méditoit en ce moment l' attaque du lendemain. Au premier bruit, il se leve, écoute, et frémit de colere en distinguant les cris des vainqueurs. Furieux d' être surpris par des barbares, il remet précipitamment son casque, prend son bouclier, saisit deux javelots, et court se jetter au milieu du carnage. Il vole, il frappe, il appelle. Sa voix tonnante retentit aux deux bouts du camp. Ses guerriers accourent en foule; Horace, Misene, Brutus, Abas, arrivent en armes, et trouvent leur vaillant roi résistant seul aux ennemis. Déja sa main foudroyante a fait mordre la poussiere au courageux Ophelte, au brave Aulastor, à Sopharis, à Corinée.Penthée, le malheureux Penthée vient d' acheter de sa vie l' honneur d' avoir atteint Romulus. Son javelot a percé la cuirasse du roi; celui de Romulus a percé le coeur de Penthée. Les marses étonnés sentent leur ardeur s' affoiblir: ils n' attaquent plus, ils se défendent; et, poussés de toutes parts, ils cherchent, ils demandent Léo. Léo, qui avoit pénétré dans le foyer de Romulus, Léo reparoît à l' instant. D' une main il tient sa massue, de l' autre un faisceau embrasé. à cette vue, les romains s' arrêtent, et les marses jettent des cris de joie. Le fier Léo vole à leur tête; il lance des brandons allumés à travers les tentes romaines; le feu se communique avec fureur; la toile s' embrase, le bois pétille. Léo, pour qui l' incendie est trop lent, l' augmente à coups de massue. Il s' élance à travers les flammes; il immole Abas, Massicus, Tibur; Talassius tombe sous ses coups: le brave Misene l' arrête un moment; mais il foule aux pieds le corps de Misene. Léo porte lamort et le feu; Léo se fraie un chemin de flamme. Ainsi la lave brûlante descend du sommet de l' Etna, roule à gros bouillons dans la campagne, emporte, consume, détruit les arbres et les rochers, et couvre de flots embrasés tout ce qu' elle trouve sur son passage. à ce spectacle, Romulus agite ses dards, jette son immense bouclier sur ses épaules, et marche à travers le carnage pour s' opposer à Léo. Il le joint, il veut lui parler; la fureur lui ôte la voix. Il le mesure avec des yeux étincelants; il cherche la place où il doit le frapper, et, balançant le plus fort de ses javelots, il rassemble toute sa force, et le lance contre Léo. La peau du lion de Némée en eût peut-être été percée; peut-être ce coup terrible terminoit pour jamais les exploits du jeune héros: mais le javelot de Romulus rencontre la pesante massue dont Léo frappoit les romains; il pénetre à travers les noeuds et les pointes de fer dont elle est armée, s' attache à cette massue, et l' arrache des mains de son maître.Léo, désarmé, s' arrête; et regardant autour de lui, il apperçoit une pierre énorme que l' on n' avoit pu enlever du camp, et qui servoit de borne aux laboureurs. Léo la saisit et l' arrache: il l' éleve sur sa tête, et la lance à son ennemi. Romulus atteint tombe sous la pierre. Ses guerriers accourent et le dégagent. Mais le roi de Rome ne peut plus se soutenir: brisé par le coup terrible, vomissant un sang épais et noir, la tête penchée, les bras pendants vers la terre, sans force, sans mouvement, presque sans vie, il est rapporté dans sa tente, au moment où Hersilie et Numa viennent le secourir à la tête des sabins.
LIVRE 5
Comme un immense quartier de roc, détaché de la cime d' une montagne, roule avec fracas vers la plaine, accroît en roulant sa violence, et brise ou emporte tout ce qu' il trouve sur sa route; les nymphes, les bergers effrayés fuient avec de grands cris, les troupeaux éperdus se précipitent dans la vallée, et le laboureur tremblant reste immobile et glacé d' effroi: mais le rocher, au plus fort de sa chûte, rencontre deux chênes robustes qui, nés tout près l' un de l' autre, ont entrelacé depuis cent ans et leurs racines et leurs troncs; là il s' arrête; les deux arbres soutiennent le choc, et les bergers et les troupeaux sont sauvés: de même Léo s' arrête en rencontrant Hersilie et Numa. La fiere amazone, armée du bouclier céleste, fut la premiere à l' attaquer. Barbare! Lui cria-t-elle, c' est Jupiter qui te livre à moi; voici ton heure fatale: va te vanter dans les enfers d' avoir blessé le grand Romulus.Elle dit, et lance de toute sa force un javelot noueux que sa fureur l' empêche de diriger. Le fer vole, passe à côté de Léo, et va percer le vaillant Télon, qui, dans ce moment, dépouilloit Aruncus. Léo, sans s' émouvoir, arrache le javelot du corps de Télon; et regardant Hersilie avec un sourire amer: je te rends ton arme, lui dit-il; apprends à t' en mieux servir. En disant ces mots, il lance le javelot à la princesse; et Numa, le tendre Numa, se jette au-devant du fer: il oublie que le bouclier céleste défend les jours d' Hersilie; son corps lui paroît un bouclier plus sûr. C' est au milieu de sa poitrine que vient tomber le javelot: sa pointe cruelle perce l' or et l' airain de la brillante cuirasse, et déchire encore le sein du généreux amant; une légere teinte de pourpre se répand sur ses armes. Numa voit couler son sang, et ne songe qu' à Hersilie: plus ce coup a été terrible, plus il rend graces au ciel d' en avoir préservé son amante. Mais ce sentiment fait place au desir de la vengeance: il s' élance vers Léo.Un flot de combattants les sépare: ils se cherchent long-temps tous deux, et ne peuvent plus se joindre. Alors Numa se jette sur les marses, et les fait tomber sous ses coups, comme le moissonneur fait tomber les épis. Toujours auprès d' Hersilie, il frappe d' une main, et de l' autre pare tous les coups qui menacent l' amazone. Celle-ci s' abandonne à sa fureur: elle immole Ocrès, Opiter, Soractor, et le jeune Alméron; Alméron, le seul espoir, l' unique enfant de la malheureuse Almérie. Cette tendre mere l' avoit prévu. Quand les marses s' étoient assemblés pour aller combattre les romains, Alméron, âgé seulement de quatorze ans, avoit fui de la maison de sa mere, pour aller joindre l' armée. Au moment du départ, cette triste mere arriva, cherchant son fils, le demandant à tous ceux qu' elle rencontroit. Le jeune Alméron l' apperçut, et voulut aller se cacher dans les derniers rangs. Mais où ne pénetre pas l' oeil d' une mere? Almérie le découvre, vole àlui, le serre dans ses bras, l' arrose de ses larmes; et tandis qu' Alméron, la pâleur sur le visage, les yeux attachés à la terre, n' ose lever son front vers celle dont il craint les reproches, elle lui dit avec des sanglots: mon fils, mon cher fils, mon unique bien, tu veux me fuir! Tu veux quitter ta mere! Eh! Qu' iras-tu faire dans les combats? Ton foible bras ne peut encore soutenir un javelot: les fleches que tu lances ont à peine la force de faire périr un jeune faon; et tu veux aller te mesurer avec les plus fameux guerriers de Rome! ô mon enfant, mon cher enfant, attends du moins, pour m' abandonner, que tu n' aies plus besoin de ta mere; attends, pour me faire mourir, que tu puisses vivre sans moi. Tu pleures, tu m' embrasses, et tu ne me promets pas de renoncer à ce cruel dessein! Et vous, marses, vous le souffrez, et vous avez eu une mere! ... eh bien! Qu' on me donne des armes, et je suivrai par-tout mon fils, je partagerai ses périls, je le couvrirai de mon corps; et l' on jugera du courage que donne l' amour maternel.Depuis ce jour, Almérie n' a pas quitté son fils chéri. Léo, qui les aimoit tous deux, leur avoit défendu de s' éloigner de lui; et dès que le jeune Alméron avoit décoché sa fleche, il revenoit se mettre en sûreté entre sa mere et son général. Mais dans cette nuit désastreuse, ils furent séparés de Léo: la terrible Hersilie les rencontra; et, malgré les cris, malgré les efforts d' Almérie, elle enfonça son épée dans la poitrine d' un foible enfant. Alméron tomba comme une tendre fleur moissonnée à sa premiere aurore; ses yeux, avant de se fermer, chercherent les yeux de sa mere. Sa mere le vit, et mourut sans avoir été frappée. Numa, moins cruel, mais aussi redoutable, n' immole que ceux qui résistent. Hisbon, Marsenna, Privernus, ont expiré sous ses coups; Nasamon et Séralpin ont tous deux mordu la poussiere. Liger, le brave Liger, ose attendre le héros, et lui lance de près son disque. C' en étoit fait de Numa, s' il n' eût baissé la tête dans ce moment: le disque tranchant coupe lesphinx que l' on voyoit briller sur son casque, et fait voler loin de lui les deux panaches couleur de pourpre. Numa se précipite sur Liger, et brise sa lance dans sa poitrine: s' armant alors de la terrible épée de Pompilius, il fend la tête à Orimanthe, coupe la main droite à Tarchon, fait tomber à ses pieds Quercens; et poussant et pressant les marses mis en fuite, il parvient enfin à les chasser du camp. Léo seul y étoit resté. Abandonné de tous les siens, Léo ne regarde pas s' il est seul: il a retrouvé sa massue, il n' a plus besoin d' armée. Mais les sabins l' environnent, et le féroce Ufens s' avance, en lui criant d' une voix terrible: ce n' est pas ici l' assemblée des marses, où il suffit de plier un arbre pour être élu général: il faut mourir, tu ne peux échapper. Léo le regarde, et sourit: il évite d' un saut léger le javelot qu' Ufens lui lance; et, se jettant aussitôt sur lui, il le saisit au milieu du corps, le serre, l' étouffe dans ses bras nerveux, le jette contre la terre, pose un pied sur ce cadavrepalpitant; et, levant fièrement la tête, il porte des yeux tranquilles sur ce cercle de lances et de glaives dont il se voit entouré. Inaccessible à la crainte, il promene des regards assurés, avant de choisir la place par où il veut s' élancer. Enfin, décidé à la retraite, il fond sur ceux qui lui ferment le passage: il les écarte, les écrase à coups de massue; et s' éloignant lentement et à regret, comme un loup encore affamé s' éloigne d' une bergerie, trois fois il s' arrête, se retourne, et trois fois il fait reculer les bataillons qui le poursuivent. Bientôt il rejoint ses guerriers; sa voix terrible les arrête: il les rallie, les remet en ordre; et, remplissant seul l' intervalle qui les sépare des romains, il marche entre les deux armées, couvrant l' une et repoussant l' autre. Numa, irrité de ces exploits qu' il admire, Numa veut aller attaquer Léo: mais un bruit qu' il entend sur le bord du fleuve attire son attention. C' étoit le vieux Sophanor, à la tête de son armée, qui venoit protéger la retraite de son collegue. Lesmarses feignent de vouloir passer le Fucin: Numa, pour défendre la rive, est obligé d' abandonner Léo; et ce terrible guerrier, avec tout ce qui lui reste des siens, s' éloigne sans péril de ce camp qu' il a rempli de carnage. Le prudent Sophanor, instruit dès long-temps au métier de la guerre, tint son armée au bord du fleuve, jusqu' aux premiers rayons de l' aurore. Numa et les sabins, malgré les fatigues de cette nuit terrible, ne quitterent pas l' autre rive. Au point du jour, Sophanor, certain que Léo avoit eu le temps d' exécuter ses projets, retire ses troupes; et Numa ramene les siennes sous leurs tentes. Dès ce moment il ne s' occupe que des blessés: marses ou romains, tous ceux que des secours peuvent sauver ou soulager sont également secourus par Numa. Il cherche dans tous les lieux où l' on a combattu ceux qui respirent encore, avec le même zele, avec la même ardeur qu' il cherchoit pendant le combat ceux qui résistoient le mieux. Il ne songe plus à lagloire; il ne songe qu' à être humain; et des ennemis vaincus sont devenus pour lui des freres. Après avoir rempli ces devoirs sacrés, après s' être assuré lui-même que ses braves sabins peuvent se livrer au repos, Numa court à la tente de Romulus sans se donner le temps de panser sa blessure: le besoin de revoir Hersilie étoit plus pressant pour lui. Il arrive au pavillon royal; il voit le roi de Rome couché sur une peau de léopard, enveloppé de voiles sanglants, et entouré de sa fille et des chefs de son armée. Moins occupé de ses maux que de la position de ses troupes, il gardoit un sombre silence qu' il interrompit en appercevant Numa: je t' attendois, brave jeune homme! S' écria-t-il: je sais déja tes exploits; toi seul as sauvé mon armée. Approche; viens m' embrasser: ta gloire soulage mes douleurs. Numa tombe à genoux, et baise la main du roi. Leve-toi, lui dit Romulus, et songe à exécuter ce que je vais te prescrire. Les barbares nous ont surpris. L' étatoù je suis me force de différer ma vengeance. Peu de jours suffiront pour me rendre mes forces; mais pendant ce peu de jours, il faut mettre mon camp à l' abri de toute insulte. Va donc, brave Numa, prends avec toi dix cohortes, et mene-les couper dans la forêt cinquante mille pieux, tous de la hauteur d' un homme, et bien acérés par le bout. Vous, Métius, pendant ce temps, faites creuser un fossé large et profond qui, dans un quarré parfait, entoure et ferme tout mon camp; vous ne laisserez qu' une entrée au milieu de chaque côté. Vous emploierez à ce travail mes légions latines; ce sont celles qui ont le moins souffert dans l' attaque de cette nuit. Allez: que tout soit prêt avant la fin du jour; et vous viendrez prendre mes nouveaux ordres. Il dit; et Métius et Numa ont obéi. Le prudent Romulus fait enfoncer les pieux dans le fossé, à peu de distance les uns des autres; il les lie fortement ensemble pour qu' on ne puisse les arracher, les recouvre ensuite de terre; et, mettant leurspointes aiguës de niveau avec le terrain, il s' environne ainsi d' une forêt de dards. Métius et Numa achevent cet ouvrage en trois jours; ils placent aux quatre portes huit redoutes pleines de soldats; et les romains, aussi tranquilles dans ce camp que s' ils étoient au milieu de leur ville, admirent comment le génie d' un seul peut sauver ou perdre des milliers d' hommes. Sophanor, tranquille sur l' autre rive, avoit vu les travaux de Romulus et ne les avoit pas troublés. Le roi de Rome, inquiet de cette inaction, ne pouvoit comprendre le motif qui empêchoit les marses d' agir. Que fait donc ce terrible Léo? Disoit-il. Ah! Sans doute il doit être content d' avoir blessé Romulus: mais Romulus n' est pas vaincu; la guerre est à peine commencée. Pourquoi ce vaillant guerrier, si propre aux exploits nocturnes, ne tente-t-il pas de venir une seconde fois brûler mon camp? ô Jupiter! ô Mars mon pere! Encore quelques jours de douleur, et ce bras aura recouvré sa force; ce bras ne se cachera plus derriere des retranchements.Ainsi parloit Romulus, quand il voit paroître un soldat campanien, couvert de sang et de poussiere. Il arrivoit, tout haletant, de la ville d' Auxence, où le roi de Campanie avoit été se renfermer. Quelle nouvelle m' apportes-tu? S' écrie le roi de Rome: les samnites ont-ils franchi l' Apennin? Mon allié est-il assiégé dans sa ville? Votre allié est au pouvoir des ennemis, répond le soldat. Léo, le terrible Léo, a paru sous les murs d' Auxence, au moment où nous le croyions occupé de vous combattre. Il a pris la ville et le roi, s' est emparé de ses trésors, de ses troupes, de ses magasins; et, non content de ce succès, il a couru surprendre l' armée qui arrêtoit les samnites à la descente de l' Apennin. Il a dispersé cette armée, et a ouvert le passage à ces redoutables ennemis. Romulus, à ces paroles, laisse tomber sa tête sur sa poitrine, ne répond point, et demeure immobile. Mais bientôt il est rendu à lui-même par un bruit éclatant de trompettes et de clairons qui retentissentau-delà du fleuve. C' étoit Léo, c' étoit l' invincible Léo, conduisant au camp de Sophanor le roi de Capoue prisonnier, quatre mille captifs, un immense butin, et la superbe armée des samnites. On les voit s' avancer dans la plaine, au bruit de mille fanfares: le roi de Campanie, éclatant d' or, est monté sur un puissant coursier: Léo, couvert de sa peau de lion, marche à pied à côté de lui; ses braves marses l' environnent, et vingt mille samnites, revêtus d' un acier brillant, ferment sa marche triomphale. Bientôt leurs tentes se dressent auprès de celles de Sophanor. Les deux armées sont réunies; et, dès que la nuit a étendu ses voiles, mille feux allumés sur le bord du fleuve tiennent les romains dans l' alarme, et leur font craindre d' être attaqués. Ces braves romains, à qui la vue de l' ennemi faisoit toujours pousser des cris de joie, observent un silence morne à l' aspect de ce camp terrible. Les soldats se regardent d' un air effrayé; les chefsn' osent se communiquer leurs craintes; tout le monde tourne les yeux vers Romulus. On double les gardes, on se tient prêt au combat; et, malgré la force des retranchements, malgré la valeur et le nombre des troupes, l' inquiétude est peinte sur tous les visages. Romulus lui-même est ému: mais il affecte un visage tranquille. Appuyé sur une longue javeline, et marchant doucement à cause de sa blessure, il visite ses quartiers, encourage ses soldats; et, quoique le coeur rempli de tristesse, il remercie hautement les dieux de ce qu' ils lui livrent ensemble tous ses ennemis. Cependant, par un ordre secret, le conseil est assemblé. Métius, Valérius, le sage Catille, le prudent Brutus, et plusieurs autres capitaines expérimentés, ont pris place auprès du monarque. La belle Hersilie y est appellée par sa naissance, le jeune Numa par ses exploits. Des licteurs veillent à la porte du pavillon royal, et en éloignent les indiscrets. Romulus quitte alors cette gaieté feinte qu' il avoitmontrée aux soldats; et regardant ses braves chefs avec des yeux pleins d' inquiétude: compagnons, leur dit-il, vos avis m' ont toujours été utiles, ils me sont aujourd'hui nécessaires. Nos ennemis, vainqueurs de mes lâches alliés, sont trois fois plus nombreux que nous. Je peux leur résister sans doute à l' abri de mes retranchements; mais s' ils passent le fleuve, et qu' ils m' assiegent, avant huit jours nous manquons de vivres, et nous périssons sans combattre. Braves amis, que devons-nous faire? Faut-il aller attaquer ces deux armées réunies, et éviter par la mort une capitulation honteuse? Faut-il essayer une retraite qui doit encore avoir ses dangers? Romulus se tait; et Métius se leve: il propose d' envoyer à Rome demander du secours à Tatius, et d' attendre, derriere les retranchements, que ce collegue de Romulus soit venu le dégager. Brutus veut au contraire que l' on sorte du camp, qu' on aille présenter la bataille aux ennemis, et que l' on fasse tout dépendre del' arbitre seul des combats. Hersilie s' oppose à ce projet: tant que mon pere ne peut combattre, dit-elle, gardez-vous d' espérer de vaincre: la victoire dépend du bras de Romulus; ce bras ne peut encore nous la donner. Suivons l' avis de Métius; restons dans notre camp, et envoyons à Rome chercher de nouveaux guerriers. Mais, pour effrayer l' ennemi, et l' empêcher de rien entreprendre, Numa et moi nous partirons au milieu de la nuit, nous pénétrerons dans le camp des samnites; et, tandis qu' enivrés de leurs succès, et fatigués de leur marche, ils se livrent au repos, nous remplirons leurs tentes de carnage. Voilà mon avis: que mon pere l' approuve, à l' instant même nous partons. Numa l' écoute avec transport: son oeil enflammé suit tous les mouvements d' Hersilie; son coeur palpite de joie de se voir choisi par elle; et cette nuit, où ils doivent combattre ensemble, lui paroît la plus belle époque de sa vie. Mais Romulus fait évanouir son espoir, ens' opposant au dessein de sa fille. Tous les autres capitaines proposent des moyens, ou impossibles, ou plus dangereux que le mal même. On les discute, le conseil se prolonge; et jusqu' alors on n' a fait qu' exposer tous les maux, sans trouver un seul remede. Tout-à-coup le jeune Numa se sent inspiré par Minerve: il demande la permission de parler. Romulus la lui accorde, en jettant sur lui des yeux de complaisance. Grand roi, lui dit le héros, je crois qu' il est un moyen, je ne dis pas de sauver l' armée, mais de t' assurer la victoire. Les montagnes des trébaniens sont derriere nous; ces montagnes inaccessibles ont des gorges où cent mille hommes peuvent être aisément défaits par quelques troupes maîtresses des hauteurs. Qu' on me laisse partir cette nuit même avec la moitié des sabins; demain, avant la fin du jour, je serai maître des montagnes. Vous, grand roi, pour la premiere fois, vous fuirez devant l' ennemi: que ce mot ne vous alarme pas, il vous assure la victoire.Les marses et les samnites vous poursuivront, et vous les engagerez aisément dans les gorges des trébaniens. Alors vous les attendrez de pied ferme, vous les attaquerez à votre tour; et mes sabins et moi nous les accablerons de nos fleches, de nos javelots, et des rochers que nous roulerons sur eux. Ainsi parle Numa; et Romulus l' embrasse: vaillant jeune homme, lui dit-il, je te devrai plus que la vie: tu auras sauvé ma gloire. Cours exécuter ton projet: prends avec toi tous les sabins, excepté leur cavalerie qui te seroit inutile, et dont j' aurai sur-tout besoin dans le commencement de ma retraite. Une nuit d' avance doit te suffire: pars à l' instant même; et si tout réussit selon tes desseins, voilà quelle est ta récompense. En disant ces mots, il lui montre Hersilie. Numa demeure interdit: la surprise, la joie, tous les sentiments qui l' agitent, lui ôtent l' usage de la parole: ses yeux errent à la fois sur Romulus, sur Hersilie. Enfin il se précipite aux genoux du roide Rome: fils d' un dieu, s' écrie-t-il, tu viens de me rendre invincible. Que les marses, que les samnites, que tous les peuples de l' Italie, se réunissent contre moi; je me sens l' espoir de les vaincre. Le nom, le seul nom d' Hersilie, me rend presque égal à toi-même; et l' honneur de devenir ton gendre m' éleve au rang des demi-dieux. En prononçant ces paroles, ses yeux brillent d' amour et de courage; il les tourne vers son amante: il lit dans les siens qu' elle confirme la promesse de Romulus; et, brûlant d' être en marche, il court faire armer les sabins. Aussitôt les légions latines, par l' ordre de Romulus, sortent de leurs tentes, et vont se former en bataille sur le bord du fleuve, pour dérober aux ennemis le départ du brave Numa. Les marses, qui se croient attaqués, accourent à l' autre bord. On se lance des fleches au hasard; les romains occupent ainsi leurs ennemis, tandis que Numa s' échappe par les derrieres du camp.Il marche, il traverse les épaisses forêts qui s' étendent vers Sora; il évite, par un circuit, les dangereux marais d' Aratrie; et, dirigeant sa course vers Assile, au point du jour il découvre les hautes montagnes des trébaniens. Avant de s' y engager, le prudent Numa se fait précéder par quelques soldats armés à la légere, et laisse derriere lui des guides qui doivent conduire Romulus. Bientôt il pénetre dans les montagnes, et s' avance par des sentiers escarpés. Ses guerriers, fatigués d' une marche précipitée, ont peine à gravir sur les rocs: mais Numa les encourage et les soutient; Numa, toujours à leur tête, saisit d' une main les arbres qui peuvent l' aider à monter, de l' autre il fait signe aux soldats de le suivre. S' il rencontre un torrent, il le franchit le premier, et n' ordonne de le passer que lorsqu' il est à l' autre bord: si un rocher ferme sa route, il enfonce dans les fentes de la pierre son épée ou son javelot, pose le pied sur ce foible appui, s' élance sur des précipices; et, parvenu seul à la cime,il appelle ses compagnons. L' image d' Hersilie marche devant lui, et rend tous les chemins faciles; Numa précede son armée, et son exemple fait tout surmonter. Enfin il arrive au sommet des montagnes, et il voit avec étonnement des champs cultivés, des terres labourées, des pâturages remplis de troupeaux. On lui amene quelques bergers, que Numa rassure par ces paroles: je ne viens point vous opprimer; ne tremblez ni pour vous ni pour vos biens: conduisez-nous seulement à votre principale habitation; faites-nous fournir des vivres dont vous recevrez le prix, et laissez-nous occuper pour trois jours les défilés de vos montagnes. à ces mots, les bergers, sans crainte, servent de guides aux sabins, et les conduisent à leur village. Quelle est la surprise, quelle est la joie de Numa, en reconnoissant dans les habitants ces mêmes rhéates qu' il avoit délivrés! Le vieillard qui lui avoit parlé le jour du sacrifice s' avance; et l' envisageant: ô jour heureux! S' écrie-t-il; mesamis, mes enfants, voilà notre libérateur, voilà ce héros si sensible qui nous rendit la liberté; voilà Numa! ... à ce nom, un cri général interrompt le vieillard; tous les rhéates à genoux se pressent autour de Numa. Quoi! C' est vous, lui disoit l' un, qui m' avez rendu ma mere! Je vous dois mon époux, disoit l' autre. Sans vous, s' écrioit un enfant, sans vous je serois orphelin! Fils des dieux, car les bienfaiteurs des hommes sont les vrais fils des immortels, que de graces nous leur devons, puisqu' ils nous donnent la joie de vous revoir, de baiser ces mains qui ont brisé nos chaînes, de contempler un héros qui sait pardonner! Ah! Disposez de nous, de nos biens, de nos vies; tout est à vous ici: vous êtes notre roi, notre pere; vous êtes plus encore, puisque vous fûtes notre libérateur. Numa ne peut entendre ces paroles sans verser des larmes d' attendrissement. Ses braves sabins sont émus comme lui; déja la douce amitié les unit à ce bon peuple. Les soldats et les habitants semêlent, s' embrassent, donnent et reçoivent tout ce que l' hospitalité, tout ce que l' amitié peut offrir. Les maisons, les chaumieres, se remplissent des guerriers de Numa; les femmes, les époux, les enfants, sont empressés de les servir, de leur porter ce qu' ils possedent. Sabins, rhéates, ce n' est plus qu' un peuple, ce n' est plus qu' une même famille. Tous aiment et respectent Numa: ce seul sentiment les a rendus freres. Après avoir accordé quelques heures à ce spectacle si doux, le héros donne le signal pour rappeller ses guerriers; et tous les habitants viennent se rendre au son des trompettes. Chacun s' est armé de ce qu' il a pu trouver: l' un porte une épée que la rouille ronge depuis long-temps; l' autre, un bouclier couvert de poussiere; celui-ci, un soc de charrue dont il a fait un javelot; la plupart ont des massues qu' ils viennent d' arracher aux arbres. Nous voulons combattre pour vous, disent-ils au jeune Numa; nous voulons être de votre armée; etcroyez que, si le coeur suffit pour faire un soldat, vous n' en commanderez jamais de plus braves. En parlant ainsi, ils se rangent d' eux-mêmes, en s' efforçant d' imiter les sabins. Ils se serrent les uns contre les autres dans des rangs mal alignés; et cette phalange bruyante demande à marcher la premiere au poste le plus périlleux. Numa, le sensible Numa, veut en vain réprimer leur zele. En vain il refuse d' exposer des hommes qui n' ont de motif pour combattre que l' amour qu' il leur a inspiré: cet amour est plus fort que l' autorité de Numa; et, malgré ses ordres, malgré ses prieres, le fils de Pompilius est forcé de voir doubler son armée. Alors il leur explique ses projets; il leur confie qu' il veut se rendre maître des hauteurs et des postes d' où il pourra écraser l' ennemi. Les rhéates aussitôt guident eux-mêmes les sabins dans les défilés, dans les passages les plus dangereux: ils leur marquent les places qu' ils doivent occuper,s' y établissent avec eux, coupent des arbres, roulent des rochers, pour en accabler les marses; et, mêlés avec les soldats de leur bienfaiteur, décidés à partager tous leurs périls, ils attendent impatiemment l' armée des romains. Romulus arriva bientôt. Par une retraite savante, il étoit sorti de son camp, attirant et repoussant toujours les marses et les samnites. Plus il approchoit des montagnes, plus l' habile Romulus affectoit de désordre dans sa marche. Son arriere-garde fuyoit par son ordre; et l' entrée des romains dans les montagnes ressembloit à une déroute. Sophanor, Léo lui-même, sur-tout le chef des samnites, s' y tromperent; et cette armée d' alliés, composée de guerriers plus braves qu' habiles, s' engagea dans les défilés, croyant poursuivre des fugitifs. Romulus, instruit par les envoyés de Numa, guida lui-même les ennemis dans les gorges les plus dangereuses. Alors il cessa de fuir; alors, à la tête d' une colonne terrible, il attend les marses de piedferme, et les appelle au combat. Léo, le brave Léo, s' élance sur les romains; et les samnites et les marses se disputent à qui chargera les premiers, quand une grêle de rochers et de troncs d' arbres tombe du haut des montagnes, et vient écraser leurs bataillons. Les chefs, les soldats effrayés, s' arrêtent, levent les yeux, et voient toutes les hauteurs garnies de lances. Cette vue les glace d' effroi; ils n' osent faire un pas contre Romulus: ils ne peuvent retourner en arriere: le prudent Numa leur a coupé le chemin. Enfermés de toutes parts dans un champ de bataille étroit, embarrassés de leur nombre, écrasés sous les rochers que les rhéates et les sabins roulent sans cesse des montagnes, les alliés, vaincus sans pouvoir combattre, jettent leurs armes et demandent à capituler. Qui pourroit peindre la fureur de Léo? Semblable à la tigresse d' Hyrcanie tombée dans un piege qu' on a tendu près de son repaire, et qui se voit enlever ses petits sans qu' elle puisse les défendre; ellerugit, elle s' agite, elle brise dans ses dents les pierres qu' elle peut saisir, elle les broie avec fureur, et dévore de ses yeux brûlants l' ennemi qu' elle ne peut atteindre: Léo sent redoubler sa rage, en entendant les cris de son armée vaincue. Non, non, leur dit-il d' une voix terrible, tant que Léo vous commandera, n' espérez pas qu' il consente à une lâcheté. Marses et samnites, avant de demander la vie à genoux, ayez le courage de me voir mourir. Il dit, et, s' élançant à travers les armes, à travers les rocs, malgré les pierres, malgré les troncs d' arbres qui roulent de la montagne, il entreprend seul de gravir jusqu' au sommet. Les rhéates et les sabins se réunissent aussitôt dans l' endroit où il menace d' atteindre; là ils rassemblent un amas de rochers pour les précipiter sur lui. Mais Numa court vers eux et s' y oppose; il fait cesser ce déluge qui alloit accabler Léo: amis, s' écrie-t-il, respectez son audace: j' ai opposé l' avantage du poste à l' avantage du nombre; mais à la valeur d' unseul homme je n' oppose que ma valeur. Arrête-toi, Léo, je vais t' épargner la moitié du chemin. Il dit, et descend d' un pas tranquille, repousse loin de lui les sabins qui veulent l' accompagner, et rencontre son terrible adversaire sur une roche applanie, environnée de précipices, et qui ne leur laissoit que la place de s' immoler. Là ils s' arrêtent tous deux, se regardent sans se parler; et ce silence mutuel semble être causé par leur admiration réciproque. Les deux armées cessent tout combat: l' oeil fixé sur les deux héros, chaque soldat s' oublie lui-même pour ne s' occuper que d' eux seuls; et le hasard, qui les place sur ce théâtre étroit et élevé, semble les donner en spectacle aux deux peuples dont ils vont faire le destin. Léo fut le premier qui rompit le silence: brave jeune homme, dit-il à Numa, j' estime le courage que tu fais paroître, et je me décide avec peine à m' éprouver contre toi. Retourne, crois-moi, dans tes bataillons, et laisse-moi assouvir ma ragesur des guerriers moins braves que toi. Il n' en est point dans notre armée, lui répond Numa; le dernier des romains m' égale: et tu vas connoître bientôt si je dois faire naître ta pitié. Il dit; et, ne pouvant lancer son javelot à cause du peu d' espace, il le saisit à deux mains et le pousse avec fureur dans la poitrine de Léo. Le coup fut terrible; mais la pointe d' acier rencontra la peau de lion à l' endroit où les griffes croisées formoient une triple cuirasse. Ce rempart impénétrable émousse le fer de Numa, et la violence du coup brise le javelot dans ses mains. Léo chancele; mais sa fureur augmente. Il leve sa redoutable massue, et, la faisant tourner sur sa tête, il en décharge un coup terrible sur le bouclier de Numa. Le bouclier vole en mille pieces; Numa tombe un genou à terre, et se releve aussitôt. Il a tiré son épée, l' épée de Pompilius; il n' a plus qu' elle pour défense. Léo veut l' atteindre d' un second coup; mais le léger Numa l' évite. Tous deux, les yeux fixés sur leur arme, attentifs à leurs mouvements,tournant autour l' un de l' autre, et forcés de ne pas sortir d' un terrain bordé de précipices, ils s' alongent, ils se replient, se portent cent coups inutiles, évitent cent atteintes mortelles; semblables à deux serpents d' eau, jettés dans un étroit bassin, se liant et se déliant sans cesse sans pouvoir se piquer de leur dard. Enfin Léo, indigné d' une si longue résistance, prend sa massue à deux mains, et courant sur son ennemi, il tient la mort sur sa tête. Numa ne peut plus l' éviter: il se couvre avec son épée, foible secours qui n' auroit pas sauvé sa vie, si Cérès n' eût veillé sur lui. Cérès, du haut de l' olympe, considéroit cet affreux combat. Elle voit la massue levée, tremble, vole, et arrive avant que Numa soit atteint. Son invisible bras détourne le coup; et Léo, entraîné par l' effort et par le poids de la massue, le grand Léo tombe comme un pin de cent ans déraciné par le tonnerre. Numa se précipite sur lui; d' une main il le saisit à la gorge, de l' autre il pose sur son coeur la pointe de son épée:ta vie est à moi, lui dit-il; mais je ne puis donner la mort à un si vaillant guerrier. Viens signer la paix: j' aime mieux être ton ami que ton vainqueur. En disant ces mots, Numa se leve, et remet son glaive dans le fourreau. Léo est à peine debout qu' il embrasse son généreux ennemi; et tous deux, se tenant par la main, descendent vers les bataillons marses, occupés déja de nommer des vieillards pour aller traiter avec Romulus. Numa, suivi de Léo, les conduit lui-même au roi de Rome. Numa sollicite en faveur des marses; et Romulus accorde la paix. Vous remettrez en liberté, dit-il, mon allié le roi de Campanie; vous lui rendrez ses trésors et ses captifs. Quant aux terres des auronces, que ce monarque vous redemandoit, elles seroient toujours dans ses mains ou dans les vôtres un sujet éternel de discorde; elles resteront en mon pouvoir. Pour vous dédommager de ce sacrifice, le roi de Capoue vous laissera la ville d' Auxence, et sonfils Capis demeurera chez vous en ôtage jusqu' à l' exécution du traité. Les marses, plus favorisés par cette paix que le roi de Campanie, l' acceptent sans balancer; et Romulus, qui devient maître d' un nouveau pays, compte pour rien les intérêts d' un allié qu' il méprise. Mais il veut récompenser Numa: vaillant jeune homme, lui dit-il, tu triompheras à ma place; tu entreras dans Rome sur mon char, à la tête de mon armée: Léo marchera devant toi; et tu recevras la main de ma fille à l' autel de Jupiter. Grand roi, lui répond Numa, c' est à vous seul que le triomphe est dû; la main d' Hersilie suffit à ma gloire. Quant au brave Léo, je ne suis point son vainqueur. Romains, ce n' est pas sous moi qu' il a succombé; Cérès a quitté l' olympe pour me donner la victoire. Retournez vers votre peuple, Léo; vous êtes libre et invincible, car vous n' avez cédé qu' aux immortels. Il dit, et les romains et les marses croient entendre parler un dieu. Léo seprécipite dans ses bras, le serre contre son sein, en pleurant d' admiration. Il veut désavouer Numa, il veut avoir été vaincu. Mais Numa rend compte aux deux armées du secours qu' il a reçu de Cérès: il remercie hautement la déesse de lui avoir sauvé la vie, et se couvre d' une gloire immortelle, en refusant lui-même celle qu' il ne méritoit pas. Cependant la paix est signée. Le roi de Campanie est libre; Romulus a livré Capis, et déja des troupes sont parties pour s' emparer du pays des auronces. Numa et Léo ne peuvent se quitter sans se jurer une éternelle amitié: ces deux héros se font des présents. Numa fait accepter à son ami le superbe coursier de Thrace que Tatius lui a donné. Léo présente à Numa un casque forgé par Vulcain, qu' il tient du chef des samnites: garde-le toujours, lui dit-il, et garde-moi sur-tout ton amitié; je te donne ma foi de te consacrer ma vie, aussitôt que j' en pourrai disposer. Tels furent les adieux de ces deux héros.Romulus, qui se dispose à reprendre le chemin de Rome, fait monter Numa sur le même char qu' Hersilie, et veut qu' ils marchent tous deux à la tête de son armée. Numa, au comble de ses voeux, ne peut contenir ses transports. Il est auprès de celle qu' il aime; il est sûr de la posséder. Cette idée lui ôte à la fois et la parole et la raison. Numa, couvert de gloire, Numa, le favori de Romulus, et le sauveur de l' armée, tremble encore auprès d' Hersilie. Il la regarde et n' ose lui parler; c' est en vain qu' il l' a obtenue, il ne peut croire qu' il l' a méritée. L' armée romaine avoit déja repassé le Liris, quand un courier couvert de poussiere demande à grands cris Numa, et se présente à lui avec un visage baigné de larmes. Numa inquiet l' interroge, et craint quelque funeste événement pour Tatius. Je ne viens point de Rome, lui dit l' envoyé, je viens de la forêt sacrée, et du temple de Cérès. Le vénérable Tullus n' a pu soutenir votre absence; il n' a pu sur-tout soutenir votre oubli: il toucheaux portes du trépas, et vous demande la grace de vous voir encore avant de mourir. à cette parole, Numa jette un cri, s' élance du char; et, sans se donner le temps, ni de dire adieu à Hersilie, ni de parler à Romulus, il prend un coursier de sa suite, et vole vers la Sabinie.
LIVRE 6
Numa pressoit les flancs de son coursier, et suivoit en pleurant le cours de l' Anio: il fuyoit une maîtresse adorée au moment de devenir son époux; il renonçoit aux honneurs du triomphe. Mais ce n' étoient point ces sacrifices qui faisoient couler ses larmes; c' étoit le danger de Tullus, c' étoit le repentir d' avoir presque oublié ce vieillard, pour ne songer qu' à l' amour. Il redoutoit les reproches qu' il alloit en recevoir; il craignoit davantage de ne plus le trouver vivant. Hélas! Se disoit-il à lui-même, si je ne l' avois pas quitté, j' aurois peut-être prolongé ses jours, j' aurois du moins soulagé ses maux: c' étoit à moi de rendre à sa vieillesse les soins qu' il avoit donnés à mon enfance. Je suis un ingrat: ce reproche empoisonnera ma vie; la gloire ne pourra pas m' en consoler. Ah! Qu' importent les louanges du monde entier, quand notre coeur nous fait un reproche!Ainsi parloit Numa, et il a déja traversé les campagnes de Carséoles. Sans perdre un moment, il laisse derriere lui l' aimable Tibur, la cascade de l' Anio, la forêt d' érétum, et il commence à découvrir le bois sacré et le faîte du temple. ô combien cette vue lui fait naître de sentiments tristes et doux! Combien son ame est émue en revoyant les lieux de sa naissance! Mais un intérêt plus puissant l' entraîne; il court, il arrive à la maison du pontife, le cherche, le demande, et le découvre enfin sur son lit de douleurs, entouré de prêtres et de pauvres. à cette vue, Numa jette un cri, se précipite, tombe à genoux, saisit la main de Tullus, la couvre de baisers et de larmes. Le vieillard, dont les foibles paupieres étoient baissées, les releve, et apperçoit Numa... aussitôt un rayon céleste semble descendre sur son front; ses yeux s' animent, son visage se colore: ô mon fils, s' écrie-t-il, mon cher fils, je te revois! Les dieux ont exaucé ma priere! Viens te jetter dans mes bras: viens, hâte-toi; jecrains de mourir de joie avant de t' avoir embrassé. En disant ces mots, il se souleve avec peine, et tend à Numa ses mains tremblantes. Il le saisit, il le presse contre sa poitrine, il ne peut plus ni lui parler ni le détacher de son sein; et le jeune homme, qui baigne de pleurs la longue barbe blanche de son pere, ne lui répond que par des sanglots. La secousse qu' éprouve Tullus épuise ses foibles organes. Il retombe sans mouvement, presque sans vie, mais tenant toujours la main de Numa. On s' empresse autour du vieillard; la voix de son fils le ranime: il ouvre les yeux, et à peine a-t-il retrouvé l' usage de la parole, qu' il ordonne qu' on le laisse seul avec son fils. Alors l' embrassant de nouveau: tu m' es donc rendu! Lui dit-il. Ah! Que les dieux à présent disposent de mes jours; que la cruelle parque en coupe la trame: je t' ai revu, je meurs content. Si j' avois plus de moments à jouir de ta présence, je pourrois te faire quelques reproches; mais le peu d' heures qui me restent nesuffiront pas pour ma tendresse. Ne parlons que d' elle et de toi. Raconte-moi, mon fils, raconte-moi ce que tu as fait: le bonheur t' a suivi sans doute; car tu n' as pas eu le besoin de me confier tes peines. Apprends-moi tous tes succès: ce récit retiendra mon ame fugitive; ou du moins ma mort sera plus douce, si les derniers mots qui frappent mon oreille sont l' assurance que je te laisse heureux. Ah! Mon pere, lui répond Numa, il n' est plus de bonheur pour moi, si les dieux ne prolongent pas votre vie, s' ils ne l' accordent pas à mes larmes, au repentir, à la douleur où je suis d' avoir pu vous abandonner, d' avoir pu oublier mon pere, et... tu me parles toujours de moi, interrompt le vieillard, tandis que toi seul m' intéresses. Tu ne m' as point oublié, puisque tu m' aimes, puisque tu m' aimas toujours. Je suis content de ton coeur; ne sois pas plus difficile que ton ancien maître. Parle-moi de mon fils: voilà le plus pressant besoin de mon ame. Si tu ascommis quelques fautes, ne crains pas de me les révéler: tu connois bien ton pere, ce n' est pas au moment de te quitter que tu le trouveras plus rigide. En disant ces mots il tend la main à Numa; et, malgré les douleurs aiguës qu' il éprouve, il le regarde avec un tendre sourire. La rougeur de Numa se dissipe peu-à-peu, ses traits reprennent leur sérénité, ses yeux noyés de larmes se tournent vers le vieillard avec douceur et avec confiance: ainsi la rose vermeille, dont un orage a courbé la tige, releve doucement sa tête humide aux premiers rayons du soleil. Alors Numa raconte son arrivée dans Rome, et l' accueil qu' il reçut de Tatius; l' amour brûlant qui le consume, et tout ce que cet amour lui fit entreprendre. La simple vérité préside à son récit: Numa se reconnoît coupable de n' avoir pas suivi les conseils du pontife, et d' avoir quitté Tatius; il ne cherche pas à déguiser ses fautes, il oublie plutôt ses exploits. Tullus l' écoute, et ne sent plus sesmaux: sa tendresse suspend ses douleurs. Mais il leve les yeux vers le ciel, en apprenant qu' Hersilie enflamme le coeur de Numa: cruel amour! S' écrie-t-il, je reconnois bien là tes coups! Tu fais brûler ce vertueux jeune homme pour la fille de ce roi impie qui nous força, par la plus cruelle injure, de devenir ses alliés; qui se servit du nom des dieux pour nous attirer dans le piege et pour plonger la Sabinie dans l' opprobre et dans le deuil! ô mon cher fils, de quels périls je te vois environné! Tu te crois au comble du bonheur, parceque Romulus t' a promis sa fille: et moi je pleure sur les maux affreux que va causer cet hyménée. à peine seras-tu le gendre de Romulus, que tu perdras l' amour des sabins: tu seras suspect à Tatius même; tu deviendras peut-être son ennemi. Car ne te flatte pas de voir durer toujours l' intelligence qui subsiste entre les deux rois; la haine vit au fond de leurs coeurs: la moindre étincelle fera éclater l' incendie; et tu seras forcé de choisir entre le pere de ton épouse, ou leparent, l' ami de ton pere; entre ton roi légitime, le plus juste, le plus vertueux des hommes, et un roi de brigands qui n' a jamais connu de droit que la force, de vertu que la valeur, dont le premier exploit fut d' égorger son propre frere, et qui scella son alliance avec les sabins par le sang de Pompilius... tu frémis! Voilà pourtant quel est celui que tu dois appeller ton pere. Dieux immortels! Détournez mes funestes présages, ou arrachez de ce coeur innocent le trait empoisonné qui doit détruire en lui la vertu, la piété, et l' amour sacré de la patrie. Ainsi parloit le vieillard; et Numa, les yeux baissés, n' osoit répondre: le seul nom de Pompilius l' avoit interdit. Tullus a pitié de sa douleur; il craint de trop l' affliger par ses réflexions séveres; et, rompant ce pénible entretien, il remet à un autre instant les vérités qu' il veut encore lui dire. Ainsi le disciple d' Esculape divise le remede salutaire, mais violent, qui doit guérir son foible malade. Dès ce moment, Numa se charge luiseul de tous les soins qu' on rend au pontife. Le jour, la nuit, toujours à ses côtés, toujours occupé de l' espoir de le sauver, ou de la crainte de le perdre, il veille sur tous ses instants, il souffre de tous ses maux: la tendre mere qui garde son fils au lit de mort n' a pas plus de zele, plus d' attention, plus de patience, que Numa. Si Tullus prend un breuvage, c' est de la main de son fils; si Tullus dit une parole, c' est toujours son fils qui répond. Il le plaint et l' encourage, dévore ses pleurs pour lui sourire, affecte sans cesse une joie, une espérance, qu' il n' a pas. Il remplit à la fois près de lui l' office d' ami, de fils et d' esclave, suffit seul pour tous ces devoirs; et le vainqueur de Léo n' a pas trouvé dans sa victoire un plaisir si doux, si touchant pour son ame, qu' il en éprouve à servir son bienfaiteur. Mais en peu de jours le mal augmente; et la derniere heure de Tullus approche. Ce moment n' a rien qui l' effraie: le vénérable pontife a toujours vécu pour mourir. à chaque moment de sa vie, ila toujours été prêt à paroître devant le redoutable juge; tous ses jours se sont ressemblés, et l' instant qui va finir ses maux va commencer sa récompense. Il n' est occupé que de Numa; il fait éloigner tous les témoins, prend sa main qu' il serre dans la sienne, et lui dit ces paroles: mon fils, je vais mourir. Les soins que tu m' as rendus ont fait plus que t' acquitter avec moi: c' est Tullus qui te doit de la reconnoissance; et il est doux pour lui d' emporter au tombeau ce sentiment. Mais dans une heure je n' aurai plus besoin de Numa; et Numa aura peut-être bientôt besoin de Tullus. ô mon fils, que cette idée me rend la mort douloureuse! Ton amour pour Hersilie remplit mes derniers moments d' amertume et d' effroi. Ton coeur s' est abusé, n' en doute point: pressé du besoin d' aimer, il s' est enflammé pour le premier objet qui l' a séduit; et d' un court moment d' ivresse il a fait une longue erreur. Numa, il est deux amours, nés pour le bonheur et pour le malheur du monde.L' un, le plus commun, le plus brûlant peut-être, est celui qui te consume. Son empire est fondé sur les sens; il naît par eux, et vit par eux: il n' habite pas notre coeur, il coule dans nos veines; il n' éleve pas notre ame, il la subjugue; il n' a pas besoin d' estimer, il ne desire que de jouir. Cet amour méprisable n' a rien de commun avec notre ame: juge si la félicité peut venir de lui. Non, mon fils, les dieux ne lui ont donné de pouvoir sur l' homme, que pour humilier notre orgueil. L' autre amour, présent céleste, naît de l' estime, et vit par elle. Il est moins passion que vertu; il n' a point de transports fougueux, il ne connoît que les sentiments tendres. Celui-là réside dans l' ame; il l' échauffe sans la consumer, l' éclaire et ne la brûle pas: il lui fournit la seule nourriture qui lui soit propre, le desir d' atteindre à toutes les perfections. Ses plaisirs sont toujours purs; ses peines mêmes ont des charmes. Au milieu des plus grandes souffrances, il jouit d' une douce paix; et c' est cette paix qui seulerend heureux. Tu l' éprouveras, mon fils; tu sentiras que les honneurs, les richesses, la volupté, la gloire même, ne remplacent point cette paix que donne la seule innocence; et la vieillesse, qui détruit tout, semble en augmenter la douceur. C' est à toi, mon fils, de me dire auquel de ces deux amours ressemble celui que tu sens. ô Numa, crois un pere qui t' aime, et qui ne regrette de la vie que le plaisir de veiller sur ton bonheur. Tu ne le trouveras jamais ce bonheur, tant que tu ne pourras pas commander à toi-même, tant que tu n' auras pas sur tes passions un empire souverain. Garde-toi sur-tout de penser que cet empire soit impossible à notre foiblesse. Descends dans toi-même, mon fils, et tu trouveras toujours une vertu toute prête à combattre le vice qui veut te séduire. Si la beauté enflamme tes sens; la sagesse est là pour te défendre: si de trop grands travaux te lassent; le courage vient te soutenir: si l' injustice te révolte; l' amour de l' ordre te rend soumis: et si le malheur t' accable; lapatience vient à ton secours. Ainsi, dans toutes les situations de ton ame, le ciel t' a muni d' un consolateur ou d' un soutien. Profite donc des bienfaits du créateur, et cesse de te croire foible pour te réserver le droit de tomber. Mais je sens que la mort s' approche, et que ma voix va s' éteindre. ô mon cher fils, je t' en conjure, étouffe un fatal amour qui doit te rendre à jamais malheureux. Je n' ai plus qu' un mot à te dire: tu conviens toi-même que cette passion, à peine naissante, te fit oublier Tullus; qui peut te répondre qu' elle ne te fera pas oublier la vertu? J' ai vu que tu m' aimois autant qu' elle! Telles furent les dernieres paroles de Tullus. Il expira bientôt dans les bras de Numa, en lui parlant encore de sa tendresse, en lui adressant son dernier soupir. Quelque prévue que fût cette mort, elle pensa coûter la vie au fils de Pompilius. Il fallut l' arracher de dessus le corps du pontife; il fallut veiller sur son désespoir.épuisé par les veilles, par la douleur, noyé dans les larmes, et se refusant toute nourriture, Numa voulut porter lui-même sur le bûcher le corps de son bienfaiteur. On le vit s' avancer à la tête des prêtres et de tous les habitants de la Sabinie, pâle, hâve, baigné de pleurs, et chargé de ce fardeau si cher. Il le pose sur le bûcher, il le regarde long-temps d' un oeil fixe, l' embrasse mille fois, et ne peut se résoudre à s' en éloigner. ô mon pere! S' écrioit-il avec des sanglots, je ne vous reverrai donc plus! Je ne vous reverrai jamais! Cette bouche ne m' assurera plus de votre amour! Ces yeux ne se rouvriront plus pour me regarder avec tendresse! ô dieux, qui m' aviez déja privé des auteurs de mes jours, pourquoi me faire éprouver deux fois cet affreux malheur? Oui, c' est aujourd' hui que je perds encore et Pompilius, et ma mere, et mon maître, et mon bienfaiteur: tous les biens que le ciel donne à l' homme pour le soutenir, pour le consoler, tous me sont ravis dans Tullus. La terre estvuide pour moi: je n' y retrouverai plus Tullus! Venez, venez vous joindre à moi, vous, pauvres, vous, infortunés, qui restez aussi orphelins; notre malheur nous rend freres: venez, venez baiser encore ces restes froids et inanimés du bon pere que nous avons perdu. à ces mots, tous les pauvres s' avancent, tous les sabins jettent des cris. On ne peut plus distinguer de paroles, on n' entend que des sons inarticulés et de profonds gémissements. Ils redoublerent dès que l' on vit la flamme s' élever en ondoyant. Numa, par un mouvement involontaire, s' élance pour reprendre le corps; mais on l' arrête, et le feu a bientôt consumé la dépouille mortelle du plus juste des hommes. Alors un profond silence succede aux cris douloureux. Les sabins, les prêtres, Numa lui-même, regardent d' un oeil morne cet amas de cendres, seul reste de celui qu' ils pleurent: tous considerent avec une douleur muette la poussiere de l' homme de bien. Cependant on éteint avec du vin lesrestes du bûcher, on recueille la cendre de Tullus, on la dépose dans une urne; et Numa la porte dans le même caveau, sur la même tombe, où repose l' urne de sa mere. Soyez unies, dit-il, cendres que j' adore; soyez-le après le trépas, comme les ames qui vous animoient l' étoient pendant votre vie. Puissent ces ames pures et heureuses se féliciter dans l' élysée, sinon des vertus de leur fils, du moins de sa tendresse et de sa piété! Alors il coupe sa longue chevelure blonde, et la consacre aux mânes de Tullus. Il immole dix brebis noires à l' érebe; et ce sacrifice finit des funérailles si touchantes. Après avoir rempli ces tristes devoirs, Numa se met en marche pour rejoindre l' armée, méditant les conseils de Tullus. Mais c' est en vain qu' il s' avoue à lui-même la vérité de ses avis, les dangers dont il va s' entourer, la douleur qu' il va causer à Tatius et à son peuple; c' est en vain qu' il éprouve une secrete horreur, en songeant qu' il sera le gendre de celui qui causa la mort de ses parents: l' imaged' Hersilie, la crainte de la voir passer entre les bras d' un rival, tous les transports de l' amour, tous les tourments de la jalousie, se réunissent pour l' emporter sur sa piété, sur sa raison. Numa gémit de désobéir aux derniers préceptes du pontife; il conjure, en pleurant, ses mânes de lui pardonner sa foiblesse: car depuis la mort de Tullus Numa crut toujours que son ombre étoit le témoin assidu de toutes ses actions, de ses plus secretes pensées; et c' est cette crainte salutaire qui lui valut tant de vertus. Numa espéroit retrouver l' armée sur les frontieres des herniques: mais il apprit à Trébie, que Romulus, avec la moitié de ses troupes, étoit allé surprendre Préneste; tandis qu' Hersilie, avec l' autre moitié, marchoit contre le roi des herniques. Le refus qu' avoit fait ce prince de laisser passer les romains, quand ils alloient attaquer les marses, avoit semblé un outrage à l' implacable Romulus. Il avoit prescrit à sa fille d' en prendre une affreuse vengeance; et la cruelle princesse ne lui avoit que trop obéi.Numa, qui croit voir des dangers dans l' expédition d' Hersilie, brûle d' être auprès de son amante, et marche le jour et la nuit pour la rejoindre plutôt. Quelle est sa surprise, quelle est sa douleur, en mettant le pied sur les terres des herniques! Hersilie a marqué son passage par la ruine et la désolation. Ses foibles ennemis ont fui devant elle; Hersilie les a poursuivis le fer et la flamme à la main. Les épis couchés sur la terre ont été broyés par les pieds des chevaux; les arbres sont coupés à hauteur d' homme, et leurs branches dispersées attestent par quelques fruits leur ancienne fertilité: les villages réduits en cendres fument encore de l' incendie. Le glaive a immolé tous ceux qui n' ont pas fui assez tôt: le cadavre du laboureur est auprès de sa charrue brisée; la mere dépouillée et meurtrie tient son enfant mort sur son sein; l' époux et l' épouse égorgés sont étendus l' un auprès de l' autre, et leurs bras sanglants et roidis sont restés entrelacés. De longs ruisseaux de sang vontse perdre dans des monceaux de cendres; et des vautours affamés, seuls êtres vivants dans ces demeures désolées, se disputent à grands cris les affreux présents d' Hersilie. ô dieux immortels! S' écrie Numa; et voilà celle dont je serois l' époux! Et voilà la pompe de mon hyménée! Hersilie! Est-il possible que vous ayez commis ces horreurs! Romulus les avoit prescrites: mais étoit-ce à vous, étoit-ce à sa fille de s' en charger! Ah! Quel que soit le respect que l' on doive à son pere, à son monarque, on en doit davantage à soi-même, à l' humanité; et quand un roi ordonne le crime, on meurt plutôt que d' obéir. Et moi, qui venois la défendre, moi, qui volois pour la défendre, moi, qui volois pour la secourir, je ne marche que sur ses victimes! Je foule une terre humide du sang qu' elle a répandu! Exécrable droit de la guerre, voilà donc ce que tu permets! Voilà ce qu' ont produit mes exploits, et les suites de cette gloire pour laquelle j' ai tout quitté! Oui, j' ai oublié Tullus, j' aiabandonné Tatius, pour devenir le compagnon des tigres qui ont versé tant de sang: j' ai égalé leur fureur dans les combats; et je me suis cru un héros! ô Tullus, pardonne-moi cette affreuse erreur: je la rejette à jamais de mon ame. Le vrai héros est celui qui défend sa patrie attaquée; mais le roi, mais le guerrier qui répand une seule goutte de sang qu' il auroit pu épargner, n' est plus qu' une bête féroce, que les hommes louent, parce-qu' ils ne peuvent l' enchaîner. Numa s' éloigne alors de cette scene de carnage; il renonce à suivre les traces d' Hersilie, de peur d' avoir encore à rougir de son amante: il revient sur ses pas, sort du pays des herniques; et, le coeur flétri, humilié d' être un guerrier, il prend le chemin de Rome. Déja toute l' armée y étoit rentrée. Au moment de l' arrivée de Numa, Romulus remercioit les dieux au capitole de tout le mal qu' il avoit fait aux hommes, et s' efforçoit, pour ennoblir ses cruautés, d' y associer les immortels.Numa se rend au capitole, où Tatius, sa fille, et les sabins, étoient aussi. Il monte; et du plus loin que le bon roi l' apperçoit, il court, aussi vîte que son âge le lui permet, et presse dans ses bras le fils de Pompilius. Le vieillard pleure de joie de le revoir; il pleure bientôt de tristesse, en apprenant la mort de Tullus. ô malheur de la vieillesse! S' écrie-t-il, on survit donc à tout ce qu' on aime! Numa, je n' ai plus que ma fille et toi: je vais réunir sur vous deux tous les sentiments de mon ame, et j' ai du moins l' heureuse espérance de finir mes jours avant vous. En disant ces mots, il prend la main de sa fille, la joint à celle de Numa, et les serre contre son coeur. Tatia rougit, et sent trembler sa main en touchant celle de Numa: elle baisse les yeux vers la terre, et n' ose regarder le héros. Mais le héros cherchoit Hersilie; il la découvre auprès de Romulus. Cette vue rend à son amour toute sa force, toute sa violence, et détruit en un moment l' effet des conseils de Tullus. Numa sehâte de rendre au bon roi ses tendres caresses; et, se dégageant de ses bras, saluant froidement sa fille, il se presse de joindre Romulus. Le roi de Rome l' embrasse; et, le présentant à son peuple, il commande le silence. Romains, s' écrie-t-il, vous m' avez vu triompher; mais c' étoit à Numa de triompher à ma place: c' est à Numa que je dois ma victoire; et je lui donne pour récompense celle que tant de rois ont vainement briguée, celle qui dédaigna tant de héros, ma fille. à cette parole, les romains poussent des cris de joie: les sabins gardent un morne silence; Tatius demeure immobile, comme un homme qui vient de voir tomber la foudre à ses pieds; Tatia pâlit, et se rapproche de son pere. Hersilie la remarque, et fixe sur elle des yeux mécontents. Numa, couvert de rougeur, promene des regards inquiets sur Tatia, sur Hersilie, sur les sabins, et sur Tatius. Romulus, sans être ému, continue:demain cet auguste hyménée s' accomplira sur cet autel chargé des dépouilles de l' Italie: je le consacrerai par des jeux solemnels, qui dureront dix jours. Au mot de jeux, les sabins se regardent en fronçant le sourcil, Tatius leve les yeux au ciel, Numa baisse les siens vers la terre. Romains, poursuit Romulus, après avoir acquitté les dettes de la reconnoissance, je m' occuperai de nouveau de vos intérêts. Je viens de conquérir le pays des auronces; mais cette augmentation de votre territoire vous doit être peu avantageuse, tant que vous en serez séparés par les volsques. Il est un moyen de la rendre utile, c' est de soumettre les volsques; et dans dix jours je marche contre eux. Romains, vous êtes nés pour la guerre: vous ne pouvez vous agrandir, vous soutenir même, que par elle. La paix seroit pour vous le plus grand des fléaux: elle amolliroit vos courages, elle affoibliroit vos bras invincibles. Jugez de l' avantage que vous aurez toujours sur lesautres nations, lorsque, ne quittant jamais les armes, vous perfectionnant sans cesse dans l' art difficile des héros, vous attaquerez un ennemi énervé par une longue paix: quand même, ce qui est impossible, son courage seroit égal au vôtre, il ne pourra vous opposer ni des forces ni une expérience égales. Avant que ces foibles adversaires se soient aguerris en combattant contre vous, avant qu' ils aient appris de vous l' art terrible dans lequel vous serez maîtres, ils seront défaits et soumis. Ainsi, attaquant tour-à-tour tous les peuples de l' Italie, les divisant pour mieux les vaincre, vous alliant avec les foibles, et les accablant après vous en être servis, vous parviendrez en peu de temps à la conquête du monde, promise à Rome par Jupiter. Toutes les voies sont permises pour accomplir les volontés des dieux; et la victoire justifie tous les moyens qui l' ont procurée. Romains, ne songez qu' à la guerre; qu' elle soit votre unique science, votre seule occupation. Laissez, laissez les autrespeuples cultiver un sol ingrat qu' ils arrosent de leurs sueurs; laissez-les s' occuper du soin d' acquérir des trésors par le commerce, par l' industrie, par toutes ces viles inventions de la foiblesse: vous moissonnerez le blé qu' ils sement, vous dissiperez les richesses qu' ils amassent. Ils sont les enfants de la terre, c' est à eux de la cultiver: vous êtes les fils du dieu Mars, votre seul métier c' est de vaincre. Romains, guerre éternelle avec tout ce qui refusera le joug. L' univers est votre héritage, tous ceux qui l' occupent sont des usurpateurs de vos biens: n' interrompez jamais la noble tâche de reprendre ce qui est à vous. Ainsi parle Romulus, l' armée applaudit, et le peuple murmure. On entend dans l' assemblée un bruit semblable au bourdonnement des abeilles, quand elles sortent en foule d' une ruche que l' on veut dépouiller de son miel. Tatius se recueille un moment, regarde le peuple avec des yeux attendris; et, debout sur le tribunal où il siégeoit vis-à-visde Romulus, il leve son sceptre d' or, et demande qu' on l' écoute. Son air vénérable, ses cheveux blancs, la bonté, la douceur, peintes dans ses yeux, impriment un saint respect. Romulus inquiet et surpris jette sur lui des regards farouches; ses sourcils noirs se rapprochent, la colere est déja sur son front. Tel, dans l' assemblée des dieux, le terrible Jupiter regarderoit Saturne s' opposant à ses décrets. Roi, mon égal et mon collegue, lui dit le bon Tatius, il n' est pas un seul romain qui admire plus que moi ta valeur, tes talents guerriers, et ton amour pour la gloire. Je jouis de tes triomphes autant que toi-même, et j' aime à me rappeller que, dans le long cours de ma vie, je n' ai pas vu de héros que je puisse te comparer. Mais ce beau titre de héros ne suffit pas quand on est roi: il en est un plus doux, et encore plus glorieux, c' est celui de pere. Regarde cette portion de tes sujets couverts de cuirasses et armés de lances; ce sont tes enfants sans doute, et tu lestraites comme tels: mais regarde cette portion, dix fois plus nombreuse, couverte de misérables lambeaux, parce-qu' au lieu de se vêtir ils ont payé ces cuirasses brillantes; ce sont aussi tes enfants, et tu les traites en ennemis: tu leur enleves leur pain, leurs époux et leurs fils; tes lauriers sont baignés de leurs larmes, et chacune de tes victoires est achetée de leur substance et de leur sang. Romulus, il est temps de les laisser respirer; il est temps que tu permettes de vivre à ceux dont les peres sont morts pour toi. Cesse donc de faire égorger des hommes, et cesse sur-tout de dire que c' est pour accomplir les décrets des dieux. Les dieux ne peuvent vouloir que le bonheur des humains: leur premier don fut l' âge d' or; et quand l' olympe assemblé donna la victoire à Minerve, ce fut pour avoir produit l' olivier. Un seul de ces dieux, Saturne, a régné dans l' Italie: souviens-toi comment il régna; et ne calomnie plus les immortels, en disant qu' ils ordonnent le carnage.Tu prétends que les romains ne peuvent subsister que par la guerre. Montre-moi donc une seule nation qui subsiste par cet affreux moyen; et dis-moi par où sont péris les peuples qui ont disparu de la face du monde. Est-ce par la guerre que la malheureuse Thebes a conservé sa grandeur? Elle vainquit cependant les sept rois de l' Argolide, et sa victoire causa sa ruine. Est-ce par la guerre que tes ancêtres les troyens ont maintenu leur puissance en Asie? La guerre est la maladie des états: ceux qui en souffrent le plus souvent, finissent par succomber. Roi, mon collegue, je t' en conjure au nom de ce peuple qui a tant prodigué son sang pour toi, laisse à ce sang le temps de revenir dans ses veines épuisées. Personne ne nous attaque; tes conquêtes sont assez grandes: occupons-nous de rendre heureux les peuples que ton bras a soumis. Hélas! Malgré ma vigilance, je ne puis suffire à punir toutes les injustices, à soulager tous les infortunés: aide-moi dans ce noble emploi.Parcourons ensemble nos états, déja si grands par ta vaillance; et, quand nous aurons séché tous les pleurs, enrichi tous les indigents, quand enfin il n' y aura plus de malheureux dans notre empire, alors je te laisserai partir pour en reculer les frontieres. Il dit, et Romulus frémissoit; tout le peuple poussoit des cris, l' armée même étoit émue. Romulus se prépare à répondre; et l' on peut juger à son air que ce n' est pas pour accorder la paix. Mais tout-à-coup le peuple se presse, arrive en foule près de lui, et ne le laisse pas commencer son discours. Femmes, vieillards, enfants, tous sont à genoux, tous lui tendent les bras, en criant, la paix! La paix! Fils des dieux, donne-nous la paix! Nous demandons grace; prends nos biens si tu veux, mais accorde-nous la paix. ô mes enfants! Leur dit Tatius baigné de pleurs et hors de lui-même, vous l' aurez; je vous la promets. Je l' ai demandée à Romulus au nom de la tendresse et de l' amitié, je l' exige à présent comme soncollegue, comme son égal en pouvoir et en dignité. S' il me la refuse, romains, j' irai, j' irai à votre tête me placer à la porte de Rome: là, nous l' attendrons avec son armée, nous embrasserons la terre, et nous verrons si ces barbares oseront fouler aux pieds leur roi, leurs meres et leurs enfants. à ces mots, toute l' armée jette un cri: non, jamais! Non, jamais! Dit-elle. Chaque soldat jette ses armes, chaque soldat se mêle avec le peuple, tombe à genoux, embrasse sa mere, son fils, et crie avec eux: la paix! Le terrible Romulus, forcé de céder pour la premiere fois de sa vie, dissimule sa fureur, accorde une treve, d' un air farouche, et se retire précipitamment dans son palais. Il étoit toujours suivi de ses gardes, nommés Céleres, qu' il avoit créés pour être sans cesse près de lui. à peine a-t-il quitté l' assemblée, qu' exhalant la colere qui surchargeoit son coeur, il éclate en imprécations contre Tatius, et laisse échapper dans sontransport ces paroles indiscretes qui causerent tant de malheurs: jusques à quand ce vieillard importun mettra-t-il des entraves à ma gloire? Je n' ai donc pas un ami qui puisse m' en délivrer! Ces mots affreux ne furent que trop entendus par les céleres. Hersilie avoit suivi Romulus, et Numa n' avoit pas osé suivre Hersilie. Appuyé contre une colonne, les yeux baissés, pensif, comparant en lui-même les vertus de Tatius avec les fureurs de celui qui alloit devenir son pere, il demeuroit enseveli dans une profonde rêverie. Tatius s' approche de lui: gendre de Romulus, dit-il en lui tendant la main, veux-tu me faire aussi la guerre? Ces paroles font couler les pleurs de Numa; il tombe aux genoux du bon roi: ô mon pere! S' écrie-t-il, je n' ose vous envisager; pardonnez... je te pardonne tout, interrompit le vieillard, si tu me promets de m' aimer toujours. Tu as disposé de toi, sans me le dire; tu as contracté une alliance peuagréable à nos sabins; je doute que le vénérable Tullus te l' ait conseillée: mais enfin, si elle te rend heureux, nous devons tous l' approuver. Numa, je voulois être ton pere; c' est Romulus qui jouira de ce bonheur: je ne puis te cacher que je le lui envie. Ah! S' il n' en remplit pas bien les tendres fonctions, si son coeur ne sent pas assez le prix d' un nom qui m' eût été si doux, Numa, mon sein paternel te sera toujours ouvert; et Tatius te devra de la reconnoissance, si tu le choisis pour ton consolateur. En disant ces mots, il s' éloigne, et laisse Numa interdit, plein de trouble, de remords et d' amour. Numa dans cette agitation espere trouver du calme auprès d' Hersilie; il court au palais de Romulus, et voit les apprêts de son hyménée. Cette vue le transporte de joie: mais cette joie n' est pas pure; un sentiment de crainte la corrompt. Il parle à celle qu' il aime, il entend de sa bouche l' aveu qu' il en est aimé; et le ravissement que cet aveu lui cause ne peut chasser deson coeur un secret effroi qui le glace. Il contemple Hersilie, il trouve dans ses yeux l' amour; mais il ne peut y trouver la paix. Numa se tourmente et s' agite; il se répete cent fois que le lendemain est le jour de son bonheur: une voix s' éleve au fond de son ame, et lui crie que le bonheur est loin de lui. Cette voix lui fait des reproches: Numa s' assure en vain qu' ils ne sont pas mérités; son coeur désavoue toujours les raisons que son esprit lui donne. Enfin, accablé de soucis, glacé de crainte, consumé d' amour, il porte ses pas vers le bois d' égérie, où il trouva pour la premiere fois celle dont il va devenir l' époux. Il veut revoir ces lieux chers à son ame; il se rappelle le songe mystérieux qu' il a fait: il espere qu' en portant ses voeux au temple de Minerve, cette déesse lui rendra ce calme dont il sent qu' il a tant besoin. Il marche: le jour étoit sur son déclin. à peine à l' entrée du bois, Numa entend des cris plaintifs: il croit reconnoître cettevoix mourante; et, le glaive à la main, il vole à ces douloureux accents... quel spectacle frappe sa vue! Tatius mourant sous les poignards de quatre assassins. Numa jette un cri, et immole deux de ces scélérats; les autres épouvantés prennent la fuite. Mais Tatius est frappé; son sang coule en abondance: le malheureux vieillard n' a plus qu' un instant à vivre. Numa l' embrasse en poussant des cris: il visite ses blessures, déchire ses habits, étanche le sang; et soutenant le bon roi, il le souleve, et veut le porter jusqu' à Rome. Arrête, arrête, mon fils, lui dit Tatius: tes soins me sont inutiles. Je sens que je vais expirer, et je remercie les dieux de rendre mon dernier soupir dans tes bras. Numa, je meurs des coups de Romulus. J' ai reconnu les meurtriers: ils sont du nombre des céleres; et, en me frappant, ils m' ont dit que c' étoient là les prémices de la paix que j' avois procurée aux romains. Ton amour pour Hersilie, ton alliance avec mon assassin, te défendentde venger ma mort: mais j' attends de toi une grace plus chere. Il me reste une fille, Numa; et cette infortunée n' a plus de parent, n' a plus d' appui, que toi seul. La noblesse de sa race, ses droits au trône des sabins, la rendront criminelle aux yeux de Romulus: si tu ne la défends, elle périt. Jure-moi donc, ô mon cher fils, de veiller sur les jours de ma fille, d' être son protecteur, son soutien, de lui tenir lieu de frere. Hélas! J' avois espéré qu' elle t' appelleroit d' un autre nom: dès le premier instant où je te vis, j' avois formé le projet de te donner Tatia, de te placer sur mon trône, et de vieillir entre vous deux sans autre dignité que celle de votre pere. Douce illusion, trop tôt détruite, et qui rendroit ma mort tranquille, si elle m' abusoit encore! Ah! Du moins, ne refuse pas ma priere; prends pitié d' un vieillard mourant, qui fut ton parent, ton ami, l' ami de Tullus et de ton pere. Numa, j' embrasse tes genoux; sois le défenseur de ma fille; promets-moi de sauver ses jours de veiller...je vous jure, interrompt Numa fondant en larmes, et je prends les mânes de ma mere et celles de Tullus pour garants de mon serment; je vous jure d' exécuter votre volonté premiere, de devenir l' époux de Tatia, de vivre et de mourir pour elle, de partager tous ses périls, et de détester à jamais la famille de votre meurtrier. J' en étois sûr! Lui répond Tatius avec un transport de joie; embrasse-moi, vertueux jeune homme: je compte sur ta foi; je meurs content. Il dit, serre Numa, et expire. Numa s' évanouit sur son corps.
LIVRE 7
La nuit avoit déja répandu ses voiles sombres, lorsque Numa reprit ses sens. L' aspect du cadavre sanglant de Tatius le glace d' une nouvelle horreur, et lui rappelle le serment qu' il a fait. Sans se repentir, sans se plaindre, il ne songe qu' à ce qu' il doit au bon roi; et craignant que son corps ne soit enlevé s' il l' abandonne un seul instant, il le charge sur ses épaules, et regagne la ville à pas lents. Arrivé aux premieres gardes, il appelle des soldats sabins, leur remet son fardeau, leur ordonne de le porter avec respect jusqu' au palais de Tatia; et, d' un pas rapide, il les précede, pour préparer cette malheureuse princesse à l' affreuse nouvelle qu' elle doit apprendre. Hélas! La tendre Tatia, inquiete de l' absence de son pere, sembloit prévoir son malheur. Seule, à la lueur d' une lampe, filant un vêtement de pourpre pour le plus chéri des rois, cent fois elleinterrompoit son ouvrage, et comptoit, en soupirant, les heures écoulées depuis qu' elle n' avoit vu Tatius. Mille funestes présages venoient l' effrayer; une terreur secrete glaçoit son ame; sa main laissoit échapper ses fuseaux, et ses yeux tristes et mornes s' attachoient à la terre. Tout-à-coup Numa paroît devant elle. La douleur peinte sur son front, ses pleurs, ses vêtements souillés de sang, tout redouble l' effroi de Tatia. Elle se leve tremblante; elle n' ose l' interroger. Fille de Tatius, lui dit le héros d' une voix entrecoupée, c' est aujourd'hui que vous avez besoin de cette force d' ame, de cette patience inaltérable dont votre coeur a pris l' habitude. Je viens le frapper du plus rude coup: mais songez que, pour soutenir les maux de cette triste vie, les immortels nous ont donné la vertu et l' amitié. Comme il achevoit ces paroles, les sabins arrivent, portant le corps de leur roi. Tatia jette un cri, se précipite sur son pere, le serre dans ses bras, et tombeprivée de tout sentiment. On s' empresse; on la rappelle à la vie. Elle ouvre des yeux égarés; elle les porte sur Tatius, regarde ses larges blessures, et ne répand pas une larme: sa langue, attachée à son palais, ne prononce pas une plainte; un poids terrible oppresse sa poitrine: fixe, immobile, elle ne peut ni pleurer ni respirer. Numa, effrayé de cette douleur muette, fait éloigner le corps de Tatius; et alors Tatia jette des cris perçants, et verse un torrent de larmes: c' étoit l' espoir de Numa. Sûr que ces larmes la soulagent, il laisse la princesse entre les mains de ses femmes, et va donner des ordres pour que le corps du roi, après avoir été lavé dans des liqueurs parfumées, soit déposé sur un lit de pourpre. Il place lui-même des gardes autour du palais de Tatia; et après s' être acquitté de ces tristes devoirs, il se dispose au plus pénible de tous, à celui d' aller annoncer à Romulus qu' il ne peut plus être son gendre. ô combien de sentiments l' agitent,tandis qu' il marche vers le palais du roi! Il va perdre pour jamais celle qu' il adore, celle que personne ne peut lui ravir que lui-même; il va renoncer volontairement à elle, le lui dire, passer à ses yeux pour un perfide, et supporter toute la douleur du sacrifice et toute la honte de paroître inconstant. Cette idée affreuse fait chanceler sa vertu: mais sa vertu reprend l' empire. L' ombre de Tullus, l' ombre de Tatius, marchent à ses côtés: elles le soutiennent, elles lui crient que ce sacrifice si douloureux est nécessaire, et qu' il ne trouveroit que l' opprobre et le désespoir dans une alliance avec le meurtrier de son roi, avec l' ennemi de sa famille, dans un hymen fondé sur un parjure, et commencé sous de si affreux auspices. Enfin il pénetre dans le palais de Romulus, et il trouve ce monarque à table, environné de ses courtisans. Les noirs soucis étoient sur son front; l' inquiétude et le chagrin étoient peints sur son visage: juste et premiere punition du crime. Romulus étoit déja instruit de l' assassinatde Tatius: il craignoit d' être soupçonné; et, tourmenté par cette crainte bien plus que par le remords, il gardoit un sombre silence que ses courtisans imitoient. Hersilie, debout près du roi, cherchoit à dissiper son chagrin par les accents de sa lyre, et lui chantoit la victoire du pere des dieux sur les titans. Numa se présente devant Romulus, et ne peut s' empêcher de frémir: l' aspect de l' assassin de Tatius lui cause une horreur dont il n' est pas maître. Cependant il fait un effort, baisse les yeux, comme s' il eût été le coupable; et, se souvenant du respect dont les crimes mêmes des rois ne peuvent affranchir un sujet, il adresse ces mots au monarque: Romulus, des scélérats ont fait périr ton collegue. Mes yeux ont vu Tatius tomber sous quatre assassins. J' ai immolé deux de ces barbares; mais les autres m' ont échappé, et resteront peut-être impunis, jusqu' à ce que les dieux en prennent vengeance. Tu connois les liens du sang qui m' attachoient au roi des sabins; tu ne connois peut-être pas assez le tendre respect que j' avois pour ses vertus. Ces deux sentiments m' imposent des devoirs grands et pénibles: j' espere les remplir tous. Roi de Rome, j' adore Hersilie, la vie ne m' est rien sans elle: mais j' ai promis, j' ai juré à Tatius expirant, de devenir l' époux de sa fille; j' accomplirai mon serment. Je viens te rendre ta parole, je viens renoncer au seul bien qui m' est cher, et te demander ton consentement pour que je sois à jamais malheureux. Ainsi parle Numa; et ses yeux restent attachés à la terre. Romulus étonné demeure un moment sans répondre; Hersilie interdite laisse échapper sa lyre de ses mains; et les courtisans immobiles attendent, pour se réjouir ou s' affliger, que Romulus ait manifesté ses sentiments. Enfin le terrible roi se leve; et jettant sur Numa un regard plein de fureur: jeune homme, lui dit-il, je savois la mort de mon collegue; et mes ordres sont déja donnés pour arrêter et punir les coupables.Quel que fût ton amour pour Tatius, tu peux t' en rapporter à un roi du soin de venger l' assassinat d' un roi. Mais si je sais punir le crime, je ne sais pas moins réprimer les ambitieux. Numa, je te défends d' épouser la fille du roi des sabins; ses droits au trône de son pere, confondus avec les tiens, pourroient m' être un jour redoutables: je lui destine un autre époux que toi. Quant à l' affront de refuser ma fille, il pourroit offenser tout autre que le fils de Mars; mais je veux bien considérer ton âge, l' immense distance qui nous sépare, et me souvenir sur-tout que tu fus utile à mon armée. Après avoir prononcé ces mots avec un accent qu' il s' efforçoit de rendre tranquille, Romulus sort sans attendre la réponse de Numa. Ce malheureux amant veut parler à Hersilie; mais la fiere amazone le regarde d' un oeil dédaigneux; passe auprès de lui sans répondre, et va rejoindre son pere, suivie de tous les guerriers. Cette fierté, ce mépris d' Hersilie,percerent le coeur de Numa, mais lui rendirent plus facile un sacrifice si douloureux. Indigné contre Romulus, en courroux contre sa fille, résolu d' exposer ses jours pour rester fidele à son roi, Numa, plus ferme et plus tranquille, retourne précipitamment au palais de Tatia. Fille du meilleur des monarques, lui dit-il en l' abordant, pardonnez si, au milieu de votre deuil et de vos larmes, je viens vous parler d' hyménée. Votre pere, en expirant, vous a confiée à ma foi. Sa grande ame a été consolée du serment que je lui ai fait de devenir votre époux; et Romulus me le défend! Romulus n' en a pas le droit. Nés sabins, vous et moi, nous dépendions du roi des sabins: lui obéir pendant sa vie étoit notre premier devoir; lui obéir après sa mort est un devoir bien plus sacré. Je ne veux point vous cacher que j' adorois Hersilie: mais, depuis la mort de Tatius, l' exil, le supplice, avec vous, me paroissent préférables au trône avec la fille de son assassin. Si ce sentiment vous suffit, préparez-vous àbraver avec moi les menaces de Romulus; préparez-vous à voir la flamme du bûcher de votre pere nous servir de flambeau d' hymen. Il dit: Tatia l' écoute avec une tendre admiration. Tatia, qui depuis si long-temps nourrissoit pour le héros une passion secrete et malheureuse, lui répond, en rougissant, qu' il est le maître de son sort. Numa lui engage sa foi; et devenu plus sûr de lui par les menaces de Romulus que par tous les efforts qu' il avoit faits sur lui-même, il ne s' occupe plus que des funérailles du bon roi. L' aurore se montre à peine, que Numa se dispose à partir avec un corps de sabins pour aller couper sur les hautes montagnes les arbres qui serviront au bûcher: sa douleur est soulagée par ces soins pieux qu' il ne confie à personne. Mais, au moment de son départ, Hersilie se présente à lui, Hersilie lui demande un entretien secret. Ce n' est plus cette fiere amazone dont les regards tranquillement dédaigneuxconfondoient le téméraire qui osoit fixer sa beauté; ce n' est plus cette héroïne de qui le bras invincible a fait mordre la poussiere à tant d' ennemis: c' est une amante au désespoir, dont les joues sont sillonnées par les larmes qu' elle a répandues, dont les yeux, fatigués de pleurer, brillent encore à travers le nuage qui les couvre; ses cheveux, ses vêtements, sont en désordre, et l' empreinte de douleur qui a terni ses attraits leur donne cependant encore une grace plus touchante. Numa, dit-elle au héros, tu vois où me réduit l' amour: Hersilie vient te chercher dans ton palais; Hersilie suppliante vient peut-être essuyer un refus. Ah! Si tu connois ma fierté, tu dois juger combien tu m' es cher, tu dois apprendre... mais tu ne le sais que trop, ingrat: je veux m' épargner l' humiliation de te le dire peut-être en vain; je veux, sans m' occuper de moi-même, ne te parler que de toi seul. Je te connois, Numa; je suis sûre que la défense de mon pere te fera presserton hymen avec la fille de Tatius: mais tu ne connois pas mon pere, si tu penses qu' il te le pardonne. Sois certain qu' à l' instant même où tu oseras braver ses ordres, ta tête tombera sous la hache des licteurs. Cette crainte ne t' arrêtera pas sans doute: mais tu ne périras pas seul; le sang de Tatia doit couler avec le tien. Et crois-tu que ce Tatius, dont la mémoire t' est si chere, ne te demanderoit pas à genoux de sauver les jours de sa fille? Lorsqu' il te fit promettre de devenir son époux, il crut lui donner un protecteur, il crut l' arracher à tous les périls: mais si cet hyménée est pour Tatia un arrêt de mort, si ta fidélité cause sa perte, tu manques le premier aux intentions de son pere, tu commets un crime envers Tatius même. Je ne te parle pas de moi; de moi, ingrat, qui croyois être aimée; de moi, pour qui tu prodiguas ton sang. Hélas! Moins heureuse, je n' ai rien fait pour Numa; mais il a tant de droits à ma reconnoissance, que je regarde ses propresbienfaits comme des gages éternels qui doivent l' attacher à moi. Oui, Numa, c' est pour Hersilie que tu devins un héros; c' est à elle que tu donnas ce bouclier céleste qui l' a rendue invincible; c' est elle dont tu sauvas les jours, en te jettant au devant du trait de Léo; je te dois ma gloire, je te dois la vie: et tu voudrois m' abandonner, après m' avoir imposé le devoir, l' obligation de t' adorer! Pourquoi donc sauvois-tu mes jours? Pourquoi devenois-tu pour moi seule le plus grand, le plus aimable des héros? Réponds-moi: dis; t' ai-je déplu? As-tu quelque reproche à me faire? Ne t' ai-je pas marqué assez d' amour? Ah! Pardonne à la fille de Romulus, à (...) qui n' avoit jamais baissé les yeux vers les rois qui l' ont adorée; pardonne-lui d' avoir voulu cacher les premiers feux dont elle ait brûlé. Va, j' en ai souffert plus que toi; la violence que je faisois à mon coeur me punissoit assez de mon orgueil. Cet orgueil, tu vois ce qu' il est devenu: regarde-moi, je suis à tes pieds, je pleure à tes genoux. Numa,baisse les yeux, reconnois Hersilie; et ose te plaindre de sa fierté. Numa, respirant à peine, craignoit de regarder Hersilie. Il ne se sentoit que trop affoibli par le seul son de sa voix. Numa voyoit à ses pieds celle qu' il aimoit plus que sa vie; il l' entendoit lui répéter qu' elle n' adoroit que lui seul. à mesure qu' elle parloit, toutes les résolutions du héros s' évanouissoient peu à peu, comme les neiges qui couvrent une montagne se fondent et disparoissent à mesure que le soleil en éclaire le sommet. Numa, le sage Numa, commençoit à goûter les raisons d' Hersilie; son coeur, brûlant d' amour, attendri, pénétré des dernieres paroles de la princesse, alloit peut-être céder, quand le vieux Métius, le général des sabins, vient interrompre ce dangereux entretien. Fils de Pompilius, dit-il d' une voix triste et sévere, nos sabins en deuil vous demandent; ce peuple, qui a perdu son pere, veut voir l' héritier de ses vertus. Venez, prince, venez soulager leur justedouleur, en leur promettant de les aimer comme Tatius les aimoit, en leur jurant de soutenir et de défendre la digne fille du meilleur des rois. Aussitôt on entend aux portes du palais les cris, les gémissements, de tout le peuple. à travers les accents de douleur, le nom de Numa se distingue. Qu' il vienne ce vertueux Numa! S' écrioient-ils; qu' il paroisse, notre héros, notre ami, le seul qui reste de nos princes, l' unique espoir d' un peuple désolé! Venez, Numa, venez nous instruire des dernieres volontés de notre bon roi: vous nous verrez mourir pour les suivre. Ces paroles, ces cris, la présence de Métius fondant en larmes, le sang de Tatius dont la tunique de Numa est encore teinte, et qui semble demander vengeance, tout rend à lui-même le héros, au moment où le héros alloit s' oublier. Hersilie! S' écrie-t-il, Hersilie! Je vous adore; vous m' êtes cent fois plus chere que la vie: mais mon devoir m' est plus cher que vous. Les dieux qui ont les yeux sur moi,ce peuple à qui je dois l' exemple, mon coeur que je ne puis tromper, tout m' impose la loi terrible d' accomplir le serment que j' ai fait. J' en ai pris à témoin les mânes de ma mere; quelque douloureux qu' il soit, le sacrifice se consommera. Je sens que j' en mourrai; mais... non, barbare! Non, tu n' en mourras pas, interrompit Hersilie avec l' accent de la fureur: je détournerai sur une autre la colere de mon pere; je lui marquerai la victime qu' il doit frapper: toi, tu vivras; tu vivras pour souffrir une plus longue punition de ton crime, pour me donner le temps et les moyens d' assouvir ma juste vengeance. Perfide, tu n' oses rompre un serment que t' arracha Tatius! Comptes-tu pour rien ceux que tu m' as faits? Te les avois-je demandés, ingrat, qui, sous l' apparence de la vertu, caches l' ambitieux projet de te faire roi des sabins, et d' arracher un trône à mon pere? Tremble du sort qui te menace; tremble des maux que tu te prépares: ne te flatte pas de leur échapper. Le seul nom de Romulust' environnera par-tout d' ennemis. Errant, persécuté, banni, tu traîneras ton infortune et ta fausse vertu chez tous les peuples de l' Italie, qui te rejetteront de leur sein. En proie aux remords dévorants, pour avoir causé la mort de ton épouse, pour avoir abandonné ton amante, tu pleureras à tous les instants le crime de ton inconstance. Tu regretteras Hersilie, tu tendras vers elle des mains suppliantes; Hersilie n' en sera que plus animée à te persécuter. Tant qu' il me restera un souffle de vie, je te poursuivrai, la flamme à la main: et si ton abandon me donne la mort, mon ombre ira se joindre aux cruelles furies, pour ajouter à l' horreur de ton supplice. En disant ces mots, elle quitte Numa, qui, honteux de ses emportements, n' ose lever les yeux sur Métius, et va consoler les sabins. Mais cependant, alarmé des menaces d' Hersilie, et craignant encore un crime de la part de Romulus, il ordonne au vieux général de veiller avec des gardes sur le palais de Tatia. Bientôtil part, suivi d' un corps de troupes, pour aller dépouiller les montagnes de leurs pins consacrés à Cybele, des frênes, qui, façonnés en javelots, s' abreuvent du sang des mortels, et des peupliers élevés, et des méleses odoriférants. Tout retentit des coups redoublés de la hache. Les tristes cyprès roulent dans les vallées; les aulnes chéris de Neptune, les hêtres aimés des bergers, descendent avec fracas. On les dépouille de leurs verds branchages; leurs troncs noueux sont roulés vers les bords du Tibre, où déja, non loin de la ville, s' éleve le bûcher qui doit réduire en cendres le corps de Tatius. Le lendemain on voit arriver ce corps revêtu de la pourpre royale, et porté par les principaux des sabins. Mille jeunes guerriers le précedent. Ils s' avancent les armes renversées, la tête basse, marchant d' un pas lent au son lugubre d' une trompette aiguë. L' inconsolable Tatia, enveloppée de voiles funebres, couronnée de cyprès, jette sur le cercueil des fleurs trempées de ses larmes. Numa,vêtu de deuil comme elle, soutient ses pas chancelants, la console en pleurant lui-même, et veille sur son désespoir. Tout le peuple sabin, qui se presse autour d' eux, fait retentir la campagne de cris et de lamentations. Métius sur-tout, le vieux Métius, depuis soixante ans l' ami, le compagnon de son roi, Métius se frappe la poitrine, arrache ses cheveux blancs, en se laissant tomber sur la terre: ô mon maître, s' écrie-t-il, ô le meilleur des monarques, la cruelle parque ne m' a donc épargné que pour te voir descendre au tombeau, pour perdre à la fois mon ami, mon pere, mon roi! ô Tatius, Tatius, toi que j' ai vu dans ma jeunesse affronter tant de fois la mort; toi que j' ai vu, entouré d' ennemis, trouver toujours la gloire, et jamais le trépas; c' est au milieu de ton peuple, c' est au milieu de tes enfants, que es aricides t' ont frappé! Ce coeur, sans cesse ouvert aux malheureux, a été percé par des ingrats: et les dieux ne t' ont pas secouru! Les dieux ont laissé périr celui quiétoit sur la terre l' image de leur bienfaisance! ô Tatius, Tatius, je suis encore le moins à plaindre de tous ceux qui te pleurent ici, j' ai l' espoir de te survivre le moins long-temps. Tels étoient les regrets de Métius: tout le peuple, qui s' arrêtoit pour les entendre, lui répondoit par des sanglots et par de longs gémissements. Enfin on dépose le corps sur le bûcher; on immole les victimes; Numa répand sur la terre deux vases remplis de vin, deux de lait, deux de sang: libations agréables aux mânes. Ensuite il appelle à grands cris l' ame de Tatius; et, détournant son visage, il baisse les flambeaux, pour mettre le feu au bûcher. La flamme pétille aussitôt, en s' élevant à travers les méleses. Le peuple redouble ses cris; les soldats élevent leurs boucliers: mais Numa commande le silence; et regardant avec un respect religieux le visage pâle de Tatius qui n' étoit pas encore atteint par les flammes: ô le plus juste des rois, s' écrie-t-il, jet' ai promis à ton dernier moment de devenir l' époux de ta fille; je t' ai juré de vivre pour l' aimer, pour la défendre: je viens accomplir mon serment. Ce bûcher sera notre autel; et c' est sur cet autel sacré, en présence de tes mânes, devant ce peuple qui te pleure, à la lueur de ces torches funéraires, sous les yeux des divinités redoutables au parjure, que j' engage ma foi à Tatia. Oui, sabins, que les dieux vengeurs, que vous-mêmes, que tous les amis de Tatius me punissent, si, pendant tout le cours de ma vie, je ne suis pas occupé de rendre heureuse la digne épouse que Tatius m' a donnée! Puisse retomber sur ma tête le sang du meilleur des rois, si je ne cherche pas à m' acquitter envers son auguste fille de tout ce que je dois à son pere! En prononçant ces mots, il joint sa main à celle de Tatia, et veut les étendre toutes deux vers le bûcher. Mais Tatia ne peut se soutenir, elle chancele, ses membres se roidissent; elle tombe dans les bras de Numa; une sueur froidedécoule de son front; sa langue épaissie ne peut prononcer une seule parole; ses levres devenues violettes éprouvent d' affreuses convulsions: Tatia tombe sur la poussiere, se débat, se roule en faisant de vains efforts; et, malgré les secours de Numa et des sabins, elle expire en poussant des cris affreux. Tout le peuple est ému de ce spectacle. Les marques du poison sont certaines: déja le bruit s' en répand, déja l' on entend un murmure confus, semblable au vent des tempêtes lorsqu' il commence d' agiter la mer. Les soldats, les citoyens, se regardent; l' indignation est sur leurs visages; la colere enflamme leurs coeurs: les noms de Romulus et d' Hersilie sont prononcés avec imprécation. Bientôt un cri général se fait entendre; tous les sabins se pressent autour de Numa: vengez-nous! S' écrient-ils; vengez Tatius et sa fille! Ils sont morts des coups de Romulus: conduisez-nous contre ce roi barbare; la nature, la religion, vous l' ordonnent. Marchons tout-à-l' heure vers Rome, détruisonscette ville impie, toujours si funeste aux sabins. Numa, le vertueux Numa, entouré, pressé par ce peuple au désespoir, excité par le spectacle de la mort affreuse de Tatia, emporté par cette juste horreur que donne le crime à une ame pure, Numa oublie que c' est aux dieux seuls à punir les rois; et, dans un premier transport dont il n' est pas maître, il marche vers Rome à la tête des sabins furieux. Mais le prudent Romulus avoit prévu cet orage. Instruit que, malgré sa défense, Numa rempliroit ses serments; excité par la cruelle Hersilie; voulant venger à la fois sa fille et son autorité méprisées, le roi de Rome avoit fait mêler un poison trop sûr dans le peu de nourriture qu' avoit pris la fille de Tatius. Ainsi les crimes naissent des crimes; ainsi toujours un premier forfait conduit à un forfait plus grand. Romulus, qui craignoit une sédition, ne voulut pas se trouver aux funérailles, pour mettre Rome en sûreté. Déja les portes sont fermées, les mursbordés de soldats. Et le barbare Romulus imagine un rempart plus sûr encore pour arrêter les révoltés: il fait saisir dans leurs maisons les femmes, les enfants, les vieillards sabins, qui n' ont pu suivre le corps de leur roi; il les place sur les murailles, couvre de leurs corps ses soldats, et attend les séditieux. Ils arrivent, guidés par la fureur, criant vengeance! Brandissant leurs javelots. Mais ils s' arrêtent, saisis d' effroi, en reconnoissant ces vieillards, ces meres, ces enfants, qu' il faut percer de leurs traits avant d' atteindre aux soldats du roi de Rome. Un silence profond succede tout-à-coup à leurs cris; ils se regardent, ils demeurent immobiles, la bouche ouverte, le bras tendu: les armes tombent de leurs mains. Ce seul moment rend à lui-même le sage Numa. Il voit l' étendue des maux que son entreprise va causer, il frémit du danger où il a laissé courir ce bon peuple; et se précipitant dans tous les rangs: amis, s' écrie-t-il, plus de vengeance; ellecoûteroit trop cher à nos coeurs. Sauvez vos peres et vos enfants; ce devoir est plus sacré que celui de venger vos rois. Quoi! Vous deviendriez parricides, par amour pour Tatius? Quoi! Ces vieillards, ces tendres meres, seroient les victimes que vous lui enverriez dans les enfers? Ah! Vous qui l' avez connu, jugez si son ombre en seroit consolée. Sabins, sabins, par-tout ailleurs la gloire seroit de vaincre; ici elle est d' être vaincus. Métius, prends un rameau d' olivier, et va trouver le roi de Rome: dis-lui que tu viens lui répondre de la soumission des sabins; dis-lui qu' ils sont prêts à livrer des ôtages, à le reconnoître pour seul souverain, pourvu qu' il jure de leur pardonner. S' il exigeoit une victime, elle est prête: ce sera moi. Seul, je me charge du crime de tous; seul, je m' excepte de l' amnistie. Va, cours, ne perds pas un moment, signe la paix; promets ma tête s' il le faut: il est doux de périr pour le salut de son peuple. Ainsi parle Numa. Métius veut luirépondre: mais le héros refuse de l' entendre; il le pousse vers les murs de Rome. Métius marche, se fait ouvrir les portes; bientôt il revient annoncer la paix et le pardon, pourvu que Numa sorte à l' instant même des états de Romulus. à cette parole, les sabins jettant des cris, veulent reprendre les armes. Mais Numa les appaise, les conjure, leur ordonne de se soumettre, leur représente les maux affreux dont lui seul seroit la cause: il les menace de s' immoler à leurs yeux s' ils n' acceptent pas cette paix; et s' éloignant aussitôt avec Métius qu' il embrasse: mon digne ami, lui dit-il, seche tes pleurs: cet exil qui sauve ma nation est nécessaire à mon repos. Aurois-je pu revoir Romulus? Aurois-je pu soutenir la présence de cette cruelle Hersilie, dont la fureur est sans doute complice du dernier crime dont nous frémissons? Ah! Métius, mon coeur est guéri d' une fatale passion qui empoisonnoit ma vie: mais combien de temps ma blessure doit-ellesaigner encore! Ami, le plus grand des malheurs, le plus sensible des maux, c' est d' être forcé de rougir du sentiment qui nous fut le plus cher. Pardonne-moi les pleurs que je répands; ce sont les derniers que je donne à l' amour, tous les autres seront au repentir. Je te charge, mon cher Métius, de recueillir les cendres de notre roi et de sa malheureuse fille: elles doivent reposer ensemble sur la tombe de ma mere, à côté de celles de Tullus. Promets-moi de les porter toi-même, et de ne confier à personne ce soin que Numa t' envie. Adieu, mon respectable ami: que les immortels prolongent ta vieillesse! Songe que tu restes seul à nos sabins: leur bon roi n' est plus, Tatia vient d' expirer, Numa va vivre loin d' eux; Métius doit les consoler de leurs pertes. Je te les recommande, mon respectable ami; j' espere te remercier un jour du bien que tu leur auras fait. Il dit. C' est vainement que Métius veut suivre ses pas et s' attacher à sa fortune. Songe à ce peuple, lui dit le héros,à ce peuple que toujours l' on oublie. En disant ces paroles, il s' éloigne d' un pas rapide, et prend le chemin du pays des marses. C' étoit ce même chemin où, peu de mois auparavant, avoit passé le brillant Numa, revêtu d' armes éclatantes, à la tête des sabins, ivre d' amour, brûlant d' être un héros, et ne doutant pas que la gloire ne le conduisît au bonheur. Il avoit trouvé cette gloire; il repasse dans les mêmes lieux, sans suite, banni, accablé de douleur, fuyant le roi qu' il a servi, rougissant de celle qu' il a tant aimée, et forcé d' aller demander un asyle au peuple qu' il a vaincu. Il marche, sort bientôt des états de Romulus; et il lui semble qu' il est soulagé d' un poids terrible. Arrivé aux environs de Vitellie, il entre dans un vallon où couloit un ruisseau limpide, bordé de saules et de peupliers: Numa suit le cours du ruisseau; bientôt, au pied d' une colline, il découvre une grotte profonde. Attiré par le bruit de la source quiformoit le tranquille ruisseau, Numa pénetre dans la grotte. Quelle est sa surprise d' y trouver un jeune guerrier couvert d' une peau de lion, endormi sur sa massue! Numa l' envisage, il le reconnoît: c' est le brave Léo, c' est celui qu' il alloit chercher au pays des marses, celui dont il a éprouvé le courage, dont il doit éprouver l' amitié. Léo, réveillé, regarde Numa, et se précipite dans son sein. Les deux héros se serrent avec tendresse: ô mon ami! Se disent-ils ensemble, j' allois te chercher. Tu venois à Rome? Interrompt Numa. Oui, lui répond Léo avec l' air de la franchise et de la joie: je suis banni; je n' ai plus d' asyle, j' allois en demander un à mon vainqueur. Ah! Ne parlons plus de vaincre! S' écrie Numa; parlons d' aimer. La fortune semble vouloir resserrer les noeuds de notre amitié, en nous faisant subir les mêmes épreuves. Je suis banni comme toi; j' allois aussi te demander un asyle. Tu te souviens de ce que j' ai fait pour lebarbare Romulus; moi seul, je l' ai sauvé lui et son armée: pour prix de mes services, il a fait assassiner mon parent et mon roi; la fille de Tatius a été empoisonnée; et, si j' osois paroître dans Rome, il faudroit l' inonder de sang, ou présenter ma tête aux licteurs. Ami, voilà la justice des rois, voilà comment ils savent payer les services. Numa, lui répond Léo, j' ai servi des républicains; tu m' as vu faire la guerre pour eux; peut-être, n' as-tu pas oublié l' incendie du camp des romains et la prise de la ville d' Auxence: les marses ne se sont souvenus que de la journée des monts trébaniens. Quand la paix a été signée, et l' armée de retour dans nos foyers, le fier sénat, qui m' avoit donné le commandement, m' a fait comparoître pour rendre compte de ma conduite. Ils ont déposé le vieux Sophanor avec ignominie; ils m' ont chassé de leur pays pour m' être laissé tromper par les manoeuvres de Romulus, pour avoir engagé l' armée dans le piege que tu m' avois tendu. Ami,telle est la justice des républiques; ou plutôt telle est la justice des hommes: ils sont tous des ingrats; tous sont indignes d' être aimés. Mais il n' en faut pas moins les servir, pour plaire aux dieux et pour satisfaire son propre coeur. Nous avons rempli cette tâche, lui dit Numa; nous avons versé notre sang pour la patrie. Elle nous rejette; elle nous rend le droit de vivre pour nous. Viens, Léo, viens avec moi dans un désert de l' Apennin; nous le défricherons de nos mains, nous cultiverons la terre, bien plus reconnoissante que les hommes; nous vivrons loin d' eux; et l' amitié nous donnera les seuls plaisirs dignes d' une grande ame. Un feu divin brilloit dans ses yeux en prononçant ces paroles. Léo se jette à son cou en versant des pleurs de joie: oui, lui dit-il, je te suivrai; je ne te quitterai plus; je te voue mon coeur et ma vie. L' amour a trop long-temps rempli mes jours d' amertume; il est temps de vivre pour l' amitié.ô ciel! S' écrie Numa, tu parles de l' amour! En connois-tu donc les tourments? N' est-il aucun mortel dont ce dieu terrible n' ait troublé les jours? écoute les maux qu' il m' a causés, et daigne me confier à ton tour les malheurs d' un ami sans lequel je sens bien que je ne pourrai plus vivre. Le brave Léo prête alors une oreille attentive; et Numa lui raconte son histoire depuis sa naissance jusqu' à ce jour. Ce récit, auquel président la candeur, la modestie, charme le sensible Léo, et l' attache encore davantage au digne ami que son coeur a choisi. Il pleure la mort de Tullus, celle du bon roi des sabins; et, détestant le féroce Romulus, il félicite Numa d' avoir pu surmonter sa passion pour la coupable Hersilie. Ami, lui dit-il, le sacrifice a été douloureux; il a fallu choisir entre l' amour ou la vertu: tu as préféré la vertu; te voilà banni de Rome, errant, fugitif, sans asyle, traînant encore le trait qui a déchiré ton coeur. Mais j' ose ledemander à toi-même: si, oubliant ton serment, si, foulant aux pieds la cendre de Tatius, tu étois devenu l' époux d' Hersilie; si tu te voyois assis sur un trône avec l' objet de ton amour; le remords n' habiteroit-il pas ton coeur? Le gendre de Romulus, l' héritier de sa puissance, le possesseur d' une maîtresse adorée, ne seroit-il pas plus malheureux, plus tourmenté, que Numa vertueux et banni? Numa, Numa, je l' ai éprouvé moi-même; car le ciel, qui nous créa tous deux pour nous aimer, semble avoir mis entre nos malheurs le rapport qui est entre nos ames: j' ai tout sacrifié pour mon devoir. J' ai perdu de grands biens sans doute; mais tous ces biens réunis ne valent pas la paix, la tranquillité, que je porte sans cesse avec moi. Mon coeur est pur, comme cette source d' eau vive; voilà le premier moyen d' être heureux: le second, c' est d' avoir un ami; de ce jour je l' ai trouvé. écoute le récit de mes aventures: puissent-elles t' inspirer le tendre intérêt que j' ai ressenti en t' écoutant!à ces mots, Numa embrasse de nouveau son digne ami; et le héros marse commence ainsi son histoire.
LIVRE 8
Je suis né au pays des marses, dans les montagnes de l' Apennin. Ma mere, pauvre et infirme, n' avoit pour tout bien qu' un troupeau, une chaumiere et un jardin. Elle s' appelloit Myrtale; elle avoit perdu son époux peu de mois après ma naissance; elle m' aimoit, comme une mere seule sait aimer. Dès mes plus tendres années, couvert d' une peau de loup que Myrtale avoit ajustée à ma taille, armé d' un petit javelot que je savois déja lancer, j' allois garder le troupeau de ma mere, toujours suivi de deux chiens terribles, prêts à défendre les brebis et le berger. Je ne craignois point les bêtes farouches; je desirois au contraire d' exercer contre elles mon jeune courage. Je gravissois les rochers les plus escarpés; je traversois à la nage les torrents les plus rapides, pour aller surprendre de jeunes chamois, pour aller enlever au haut d' un pin de tendresramiers dans leur nid. C' étoit pour ma mere: cette idée me rendoit tout facile; et quand je pensois que cette nourriture délicate pourroit prolonger ses jours, ou raffermir sa santé, j' étois plus heureux d' avoir conquis des pigeons, qu' un roi ne l' est d' avoir gagné des provinces. Le soir, je ramenois les brebis à notre chaumiere; le coeur palpitant de joie, je montrois de loin les colombes ou le faon que je portois en triomphe. Ma mere me faisoit de tendres reproches, me menaçoit, en m' embrassant, de ne plus me laisser sortir, refusoit quelquefois mes dons, ou ne les acceptoit qu' après m' avoir fait promettre cent fois de ne plus exposer ma vie. Mon cher enfant, me disoit-elle, que ne puis-je te suivre dans la montagne! Je ne craindrois pas un péril que je partagerois avec toi. Mais, foible, languissante, enchaînée par la douleur dans cette cabane que je trouve si grande aussitôt que tu n' y es plus, mon coeur et ma pensée volent après toi; juge de mesterreurs. Tantôt, je te vois suspendu à la cime aiguë d' un pin, et l' arbre entier me semble trop foible pour pouvoir te soutenir: tantôt, je te vois franchir un torrent; ton pied retombe sur une pierre polie, tu tends les bras, et l' onde écumante t' engloutit. ô mon cher fils, contente-toi de garder notre troupeau; le lait de nos brebis, les légumes de notre jardin, suffisent pour notre nourriture. Ne prive pas les biches et les tourterelles de leurs enfants chéris, de peur que les sangliers et les ours ne me privent à leur tour du mien. Ah! Promets-moi du moins de ne jamais entrer dans les cavernes où ces bêtes cruelles cachent leurs petits. Jure-le moi, mon cher Léo; si ce n' est pour toi, que ce soit pour ta mere. Songe que je ne vis que par mon fils; songe que, le jour où tu passeras d' une heure l' instant de ton retour accoutumé, tu trouveras ta mere expirante d' inquiétude et de douleur. C' étoit ainsi que me parloit Myrtale. Je la rassurois en la caressant; je luipromettois d' éviter les dangers qu' elle redoutoit: alors elle me pressoit contre son coeur, me demandoit le récit de tout ce que j' avois fait dans ma journée, me racontoit à son tour, en apprêtant notre repas, des histoires de sa jeunesse. La soirée étoit bientôt écoulée dans cette douce conversation. Ma tendre mere, avant de se livrer au sommeil, me préparoit ma provision du lendemain, me répétoit de nouveau d' être prudent, m' embrassoit mille fois, et caressoit mes deux chiens fideles, comme pour leur recommander de veiller sur son fils, et de le défendre. La vie agreste que je menois développa bientôt mes forces. à l' âge où l' on est encore enfant, j' étois déja grand et robuste. à quinze ans, je ne craignois plus ni les ours ni les sangliers; mon javelot s' étoit teint de leur sang, et je l' avois caché à Myrtale. Mes chiens, qui avoient défendu mon enfance, étoient devenus vieux et sans force, je les défendois à mon tour. Tranquille, heureux engardant mon troupeau, je jouois de la flûte, ou je poursuivois les hôtes des bois. Je ne desirois rien, je n' aimois rien que ma mere. Mon seul chagrin étoit de voir les années affoiblir chaque jour davantage sa santé frêle et chancelante. Un jour que j' étois assis sur le sommet d' un rocher, d' où s' élançoit une cascade qui tomboit à cent pieds sous moi avec un bruit épouvantable, j' apperçois tout-à-coup un cerf blessé d' une fleche, qui fuit en perdant son sang, et vient se jetter dans le torrent formé par la cascade bruyante. Bientôt paroît une jeune amazone, couverte d' une peau de lion, le carquois sur l' épaule, l' arc à la main, pressant les flancs d' un coursier superbe qui vole après le cerf blessé. Diane seule est aussi belle. De longs cheveux noirs flottoient sur ses épaules: le courage et l' ardeur brilloient dans ses yeux; et cependant la douceur de ses traits n' en étoit pas altérée. Tandis que, saisi d' admiration, je la regarde en respirant à peine, je vois son fougueux coursiers' élancer dans le torrent, dont la rapidité l' emporte. Vainement elle s' efforce de le ramener à l' autre bord, les flots écumants s' y opposent. Bientôt son coursier s' échappe sous elle, et roule avec le torrent; elle-même est emportée, et disparoît à mes yeux. J' étois déja au milieu des ondes. Je nage long-temps sans trouver celle que je voulois sauver; enfin ma main saisit ses longs cheveux, et je la ramene au rivage, privée de tout sentiment. Désespérant de lui voir reprendre ses sens, je la porte à notre chaumiere, où les soins de ma mere lui font enfin ouvrir les yeux. Hélas! Ces yeux si beaux et si doux allumerent dans mon sein un feu qui ne devoit plus s' éteindre. J' osai contempler cette beauté céleste que sa pâleur rendoit encore plus touchante, et je ressentis une agitation, un trouble, qui m' étoient inconnus. Malgré ce trouble, je ne pouvois me rassasier de la regarder, je ne pouvois m' éloigner d' auprès d' elle; et lorsque, retrouvant la parole, sa boucheme remercia, je rougis, je balbutiai; elle me demanda mon nom, ma mere fut obligée de répondre. Cependant la belle amazone, après quelques heures de repos, se dispose à quitter notre chaumiere, sans nous dire qui elle étoit. Elle offrit de l' or à ma mere: cette offre nous affligea. Elle s' en apperçut; aussitôt, reprenant son or, elle détache une chaîne précieuse qu' elle portoit à son cou, et la passe au cou de Myrtale. Ensuite, me regardant avec une tendre reconnoissance, elle se dépouille de la peau de lion qu' elle portoit sur sa robe de pourpre, et me la présente, en disant: le grand Alcide l' a portée: il en fit don à mon aïeul, en reconnoissance de l' hospitalité qu' Alcide en avoit reçue. J' en fais le même usage qu' Hercule; je la donne au sauveur de mes jours: si j' en crois mon pressentiment, cette peau terrible qui couvrit le fils de Jupiter ne passe pas en des mains indignes. Après ces paroles, elle embrasse ma mere, me jette un coup-d' oeil doux ettimide, me défend de suivre ses pas, et s' éloigne précipitamment. Ma mere et moi nous nous regardions. L' état où nous l' avions vue pouvoit seul nous faire penser que cette inconnue n' étoit pas une divinité. Immobile d' admiration et de surprise, je condidérois cette peau de lion, encore trempée de l' eau du torrent: l' idée qu' un demi-dieu s' en étoit servi la rendoit moins précieuse à mes yeux, que de l' avoir vue sur les épaules de l' amazone. Ses traits, ses gestes, tous ses mouvements, étoient gravés dans mon esprit; ses paroles retentissoient à mon oreille: pour la premiere fois de ma vie, distrait et rêveur en écoutant ma mere, je lui cachai le sentiment qui remplissoit déja mon coeur. Le lendemain, au point du jour, j' étois avec mon troupeau sur le rocher de la cascade: j' avois revêtu la superbe peau de lion; dès qu' elle avoit touché mon coeur, j' avois senti couler dans moi-même une force nouvelle, un courage indomtable, et sur-tout un feu dévorant.Son ardeur sembla s' augmenter, dès que je fus dans le même lieu où j' avois vu la belle amazone. Je descends au bord du torrent; je cherche l' endroit où je l' avois sauvée; je me plais à m' asseoir sur le même gazon où je l' avois posée évanouie. Je soupire, je m' agite, je regarde autour de moi; et ces montagnes, cette cascade, ce beau spectacle qui me ravissoit autrefois, n' arrêtent seulement pas mes yeux. Je trouve ces rochers déserts, cette solitude me paroît horrible; mon troupeau ne m' intéresse plus, ma flûte me devient importune, j' oublie mon javelot: cependant je ne puis quitter ces lieux devenus chers à ma tristesse. De retour chez ma mere, je n' éprouve plus cette douce paix que je trouvois toujours près d' elle. Les heures que je passe dans sa chaumiere me paroissent longues; je réponds à peine à ses questions; je prends mille détours pour la faire parler de l' inconnue; je n' ose en parler moi-même: cette chaîne que Myrtale porte à son cou attire sans cesse mes regards; j' embrasse plus souvent ma mere, pour pouvoir baiser cette chaîne. Déja trois jours s' étoient écoulés: chaque matin, au lever de l' aurore, je revenois à la cascade; là j' attendois le coucher du soleil, les yeux fixés vers l' endroit de la montagne par où l' amazone avoit paru la premiere fois. Enfin, le quatrieme jour, je la revois. Elle étoit armée de même; elle montoit un coursier à la tresse dorée; et la rougeur couvrit son front en m' appercevant sur le rocher. Je suis bientôt auprès d' elle. Elle s' élance de son coursier, l' attache à un arbre, s' assied sur un roc; et m' invitant à m' asseoir: brave berger, me dit-elle, j' étois presque certaine de vous trouver ici; c' est pour vous que j' y viens. Vous avez sauvé mes jours; je veux rendre les vôtres heureux: tel est le motif qui m' amene. Parlez-moi donc avec franchise: que vous faut-il pour jouir du bonheur? Que manque-t-il à votre mere? Songez que ma reconnoissance est extrême, et que mon pouvoir égale presque ma reconnoissance.Je lui répondis, en baissant les yeux: ô vous que je ne sais comment nommer, vous qui m' inspirez ce respect que je n' ai senti que pour les dieux, vous avez daigné vous souvenir d' un berger! Vous avez daigné revenir le voir! Ah! Cette bonté est plus grande que le service que je vous ai rendu; dès ce moment, c' est moi qui vous dois de la reconnoissance. Vous me demandez ce qui me manque pour être heureux: avant de vous avoir vue, il ne me manquoit rien. Nous sommes riches, ma mere et moi: nous avons une chaumiere qui nous garantit des injures de l' air, un jardin qui nous nourrit, un troupeau qui nous habille: encore vais-je souvent dans les villages voisins porter le superflu de notre laine, vendre quelques agneaux qui grossiroient trop le troupeau; et je rapporte à ma mere des pieces d' argent, bien inutiles pour nous, mais que nous donnons avec joie aux vieillards pauvres qui, de temps en temps, viennent nous demander l' hospitalité. Vous n' avez donc qu' un seul moyen derendre mes jours plus heureux: c' est celui que vous prenez aujourd'hui; car voici le plus beau jour de ma vie. L' amazone sourioit en m' écoutant. Eh bien! Me répondit-elle, puisque ma présence seule vous manque, je viendrai vous voir quelquefois; la reconnoissance m' y oblige. Mais je ne vous dirai pas qui je suis: contentez-vous de savoir que je m' appelle Camille; et, quel que soit le mystere de ma naissance, croyez qu' il est doux pour Camille de devoir la vie à Léo. Après avoir dit ces derniers mots avec une voix attendrie, elle se leve, détache son coursier, s' élance sur son dos, me regarde, et disparoît. Je demeurai ivre de joie. L' intérêt touchant qu' elle m' avoit marqué, le coup-d' oeil qu' elle avoit jetté sur moi à son départ, sa promesse de revenir, tout transportoit et enflammoit mon coeur. Je répétois le nom de Camille; je me préparois à l' apprendre à tous les échos des montagnes; je voulois le graver surl' écorce de tous les arbres. Camille seule remplissoit mon ame; je ne voyois plus que Camille dans toute la nature. Dès ce moment, plus de tristesse, plus d' ennui: ces déserts me parurent des lieux enchantés; ces arbres, ces rochers, cette cascade, tout prit de nouveaux charmes à mes yeux, tout s' embellit de mon amour. Il me sembloit que la nature avoit rassemblé toutes ses beautés dans cette solitude charmante: je craignois qu' elle ne me fût disputée; j' aurois voulu pouvoir la fermer à tous les humains. Ma chaumiere me sembla plus riante; je rejoignis ma mere avec plus de plaisir que je n' en avois jamais senti. Nos embrassements furent plus doux, notre entretien plus aimable et plus tendre. Camille tint parole; elle revint deux jours après. Oh! Combien furent rapides les instants qu' elle me donna! Cent fois l' aveu de mon amour fut prêt à m' échapper, toujours il expira sur mes levres. Quand je regardois Camille, j' étois sur le point de parler; dès que Camille meregardoit, le respect enchaînoit ma langue. Bientôt Camille vint tous les jours à la cascade. Sans lui avoir dit que je l' aimois, sans avoir entendu de sa bouche l' aveu que j' étois aimé d' elle, nos entretiens étoient ceux de deux amants. Toujours, avant de nous quitter, nous convenions de l' instant de nous revoir, et chacun de nous arrivoit avant cet instant. Avec quelle joie nous nous retrouvions! Avec quel plaisir nous nous rendions compte de tout ce que nous avions pensé! Camille ne me parloit que de moi; je ne lui parlois que de Camille. Ces douces conversations étoient toujours les mêmes, et nous sembloient toujours différentes. Camille n' avoit qu' un secret pour Léo; c' étoit celui de sa naissance. Que t' importe mon rang, disoit-elle, pourvu que tu connoisses bien mon coeur? Pourvu que ce tendre coeur n' ait pas un sentiment qui ne soit pour toi? L' aimable Camille s' occupoit encoreà polir, à cultiver mon esprit. Elle étoit instruite, elle m' instruisoit: elle me racontoit le regne de Janus, l' expédition des argonautes, les sieges de Thebes et de Troie; elle m' apprenoit des vers d' Hésiode et d' Homere. Je retenois si bien ses leçons! Tout ce qui sortoit de sa bouche venoit se graver dans mon ame; je ne pouvois plus oublier ce que Camille avoit dit une fois. Quel charme j' éprouvois en l' écoutant! Combien je me sentois enflammer au récit des exploits d' Achille! Et quand Homere peignoit Vénus, je trouvois Camille plus belle. Ainsi s' écouloit ma vie. Tous les jours étoient à l' amour, tous les soirs à la tendresse filiale; car ma passion pour Camille, loin d' affoiblir mes sentiments pour Myrtale, sembloit en redoubler la force. Mon coeur ne se partageoit point entre ma mere et mon amante, chacune d' elles l' avoit tout entier; et c' est sans doute un bienfait des immortels, que l' amour le plus violent, quand il est vertueux, donne encore plus d' activité à toutes les vertus de notre ame.Ma félicité ne dura pas long-temps. Un jour se passa tout entier sans que Camille parût. Le lendemain, demi-mort d' inquiétude, j' attendois en gémissant qu' elle se montrât à mes yeux. Elle vint, mais la pâleur couvroit son front: mon ami, dit-elle en m' abordant, notre bonheur est fini: nous allons payer par nos larmes les trop courts instants qu' il a duré. Jusqu' à présent je t' ai caché qui je suis, je craignois qu' en apprenant mon rang, tu ne fusses effrayé de m' aimer; et je trouvois doux de l' être sans que tu connusses ma naissance. Il est temps de t' en instruire: j' ai le malheur d' être fille d' un roi. à cette parole, une sueur froide découla de tout mon corps, mes genoux tremblants fléchirent, ma langue glacée ne put prononcer un seul mot. Camille me prit par la main, me fit asseoir auprès d' elle; et, après avoir tenté de dissiper l' effroi subit que j' avois ressenti, elle continua dans ces termes: mon pere est le roi des vestins. Letrajet est court d' ici à Cingilie sa capitale; l' amour de la chasse me sert de prétexte pour te voir tous les jours. J' espérois jouir long-temps de ce bonheur: mais je suis l' unique enfant de mon pere; son royaume doit être ma dot, et tous les princes de l' Italie ont déja demandé ma main. Deux rois, sur-tout, nous menacent de la guerre, si je ne fais pas bientôt un choix. L' un est le roi des maruces; ses états touchent aux miens, son peuple fut toujours l' ennemi du nôtre. Mon hymen avec son fils, éteignant à jamais ces guerres, formeroit un état puissant. La politique, la raison, l' humanité, parlent en faveur du prince des maruces, qui, absent depuis sa tendre enfance, parcourt les isles de la Grece, sans autre suite qu' un sage gouverneur, pour s' instruire et se former dans le grand art de régner. Il est en chemin pour rejoindre son pere. Son rival le plus redoutable est Télémante, roi des salentins. Sa puissance, ses richesses, la noblesse de sa race, (il descend de Télémaque et d' Antiope), toutlui donne l' avantage sur le prince des maruces: mais nous craignons peu les salentins, séparés de nous par tant de peuples; et les ambassadeurs de Télémante l' emporteront difficilement sur le roi des maruces, qui est venu lui-même à la cour de mon pere me demander pour son fils. Des deux côtés le malheur est égal pour moi, puisqu' il faudra renoncer à une liberté que je voulois conserver pour pouvoir t' aimer toujours. Mais tu sais mieux qu' un autre, Léo, ce qu' un enfant doit à son pere: le mien est vieux, hors d' état de se défendre; il me presse de faire un choix; il me conjure par ses cheveux blancs de ne pas lui attirer une guerre qu' il ne pourra soutenir, qui doit causer son malheur et celui de tout son peuple. Que dois-je faire? Je te demande conseil. Camille, lui répondis-je, (car votre rang et votre naissance ne peuvent m' inspirer plus de respect que le nom seul de Camille), un coeur qui sait aimer doit tout immoler à l' amour; mais un coeurvertueux doit immoler l' amour à son devoir. Mon courage me dit bien que je défendrois vos états; qu' armé de cette massue, couvert de la peau du lion de Némée, je repousserois de vos murs les maruces, les salentins, et tous les peuples de l' Italie. Mais quand je serois le plus grand des héros, quand mes exploits égaleroient ceux d' Alcide, pourrois-je prétendre à devenir votre époux? Non, jamais je ne puis vous posséder! M' écriai-je en fondant en larmes; vous êtes la fille des rois, je ne suis qu' un malheureux pasteur. Insensé que je fus! ... ô Camille! Camille! Combien je vais payer mon erreur! Suis-je moins à plaindre que toi? Interrompit Camille; penses-tu que mon triste coeur ne souffre pas autant que le tien? Mais j' ai encore un rayon d' espoir; je connois le roi des maruces, ce sont mes états et non Camille qu' il desire pour son fils. Je vais tout lui déclarer: je jurerai dans ses mains de lui abandonner mon royaume après la mort de mon pere, s' il veut ne pas presser mon choix, s' il veutnous défendre contre Télémante. L' espoir de régner sur deux peuples flattera son coeur ambitieux, et je m' estimerai trop heureuse d' acheter par une couronne le droit si doux d' aimer Léo. En vain je m' opposai à cette résolution: Camille me quitta, décidée à tout hasarder. J' attendis, dans une douloureuse impatience, le retour de ma chere Camille. Elle revint après trois jours; la joie brilloit sur son visage, le doux sourire étoit sur sa bouche. Nous serons heureux! S' écria-t-elle, nous serons heureux! J' ai tout dit au roi des maruces: je n' ai pas craint de lui déclarer que mon coeur étoit à toi. Il a été sensible à ma confiance; l' offre de ma couronne l' a décidé à nous servir. écoute ce que ce monarque propose. Son fils, qui revenoit des isles de la Grece, seul avec son gouverneur, est mort dans la Crete; comme il voyageoit inconnu, tout le monde ignore sa mort. Le gouverneur de ce jeune prince, après en avoir fait instruire en secret lemalheureux pere, n' a pas osé reparoître devant lui, et s' est arrêté dans la Dalmatie. Le roi des maruces pleure son fils; mais il regrette encore un hymen qui assuroit le repos de son peuple, et qui doubloit ses états: sa douleur seroit soulagée si son ambition étoit satisfaite; et pour ne pas voir passer ma couronne sur la tête de Télémante, il ne lui reste qu' un seul moyen. Son fils étoit inconnu dans sa cour, il l' a quittée dès l' enfance; son fils est cru vivant, et attendu tous les jours: le roi des maruces t' adopte à sa place. Qu' il parte, m' a-t-il dit, qu' il aille dans la Dalmatie joindre le gouverneur de mon fils, lui porter mon anneau royal et des tablettes sur lesquelles je tracerai mes ordres. Qu' il revienne ensuite avec lui; je le recevrai comme mon véritable fils: mes peuples trompés le reconnoîtront; vous le choisirez pour époux; vous serez heureuse; et la paix de deux nations, votre bonheur, mon repos, seront le prix d' un mensonge excusable, puisqu' il nenuit à personne en faisant le bien de plusieurs. Voilà l' heureuse nouvelle que je t' apporte! Nous serons unis, Léo; tu régneras sur deux royaumes; nous ne nous quitterons plus; la fortune et l' amour se réuniront pour embellir nos jours. Quoi! Tu n' es pas transporté de joie! Tu ne tombes pas à genoux pour remercier les dieux! Avec quelle froideur, avec quelle tristesse, tu reçois l' assurance de notre bonheur! Quel chagrin peut encore troubler ta vie? ... à quoi penses-tu? à ma mere, lui répondis-je. Il faut vous perdre, ou faire mourir de douleur celle qui me donna le jour. J' en appelle à vous-même, à vous que j' ai vue prête à immoler notre amour au repos de votre pere. Dois-je abandonner Myrtale? Dois-je la priver du seul appui qui lui reste? Nous la comblerons de bien, interrompit Camille. Mais vous lui ôterez son fils! M' écriai-je; mais vous forcerez ce fils à la renoncer pour sa mere! Cette seule idée me fait horreur. Non, Camille, il n' est pointde royaume, il n' est point de bien au monde qui vaille ce sentiment, premier bienfait de la nature, premier plaisir qu' éprouvent nos coeurs. Je ne puis consentir à le bannir du mien, à feindre même qu' il en soit banni. Mais ce ne seroit pas le seul crime que je commettrois en prenant le nom du prince des maruces. Quoi! Les peuples m' obéiroient par une fraude! Je serois roi par un mensonge! Ah! Si les rois légitimes ont de si grands devoirs à remplir, s' ils sont responsables envers la divinité de tout le bien qu' ils n' ont pas fait, de tout le mal qu' ils ont laissé faire, combien seroit plus effrayant le compte que j' aurois à rendre, moi, parvenu au trône sans y être appellé par les dieux! Moi, pour ainsi dire, voleur de mon rang, et pour qui chaque hommage du dernier de mes sujets seroit un reproche de mon mensonge! Non, Camille, non: vous êtes le premier des biens; le ciel et mon coeur me sont témoins que je donnerois ma vieentiere pour vivre un seul jour votre époux. Mais ce bonheur si grand, ce bonheur dont la seule idée enivre ma raison, n' en seroit plus un pour moi, si ma conscience n' étoit pas tranquille. Heureusement pour la vertu, on ne peut goûter aucun plaisir sans la paix qu' elle seule donne: assis sur le trône avec vous, j' y serois malheureux par mes remords; j' aime mieux l' être par la fortune. Abandonnez-moi dans ce désert: il est plein de vous, j' y pourrai vivre. Ici, je vous pleurerai toujours: mais je ne pleurerai que vous; ma vertu me sera restée. Adieu, Camille: retournez dans le palais de votre pere; oubliez un infortuné; et que le plaisir que trouve une grande ame à remplir son devoir, vous rende moins sensible à la pitié qu' un malheureux vous inspire. En disant ces paroles, je baissois les yeux, et je m' efforçois de cacher mes pleurs. Camille m' écoutoit attentivement, me regardoit avec des yeux fixes, et fut long-temps sans me répondre.Enfin saisissant ma main, qu' elle pressoit avec force: je t' adore, me dit-elle, et ta vertu met le comble à l' amour extrême, à l' amour éternel que tu m' as inspiré. Mais je t' approuve, Léo; et dès ce moment je renonce à toi. Oui, j' y renonce, en te répétant, en te jurant, que j' emporterai dans le tombeau le sentiment qui nous unit; que ton image vivra dans mon coeur, tant que ce triste coeur palpitera: et si je succombe à ma douleur, comme je le demande aux dieux, je t' adresserai mon dernier soupir. En disant ces mots, elle me quitte, s' élance sur son coursier, prononce adieu d' une voix étouffée, le répete trois fois en me tendant les bras, se met en marche, et se retourne pour regarder encore, avec des yeux noyés de pleurs, ce rocher, cette cascade, cette place où nous nous étions si souvent assis; elle semble aussi leur dire adieu. Enfin, me jettant encore un dernier coup-d' oeil de tendresse, et de douleur, elle disparoît... ami, depuis ce jour fatal, je n' ai jamais revu Camille.Léo s' arrête en cet endroit: deux ruisseaux de larmes coulent de ses yeux; un poids terrible l' oppresse. Numa le serre contre son sein: les deux héros restent embrassés sans prononcer une parole. Enfin Léo fait un effort, dévore ses soupirs, étouffe ses sanglots, et continue son récit: je voulus cacher à ma mere le sacrifice que je lui avois fait: il n' auroit pu augmenter sa tendresse, il auroit augmenté ses peines. J' employai tous mes efforts pour lui déguiser ma douleur. Je passois les jours à pleurer sur ce même rocher, dans ces mêmes lieux où j' avois vu Camille: dès que je regagnois la chaumiere, je m' efforçois de prendre un air serein, je composois mon visage; et quand je ne pouvois dérober ma tristesse aux yeux clair-voyants d' une mere, j' inventois un motif qui n' affligeât pas trop Myrtale, j' imaginois un chagrin dont elle pût me consoler. Ainsi se passerent deux mois, sans recevoir de nouvelles de Camille, sansque mes maux fussent moins douloureux que le premier jour. Hélas! Jeus bientôt d' autres peines. Ma mere tomba malade; j' essayai pour la guérir tous les simples de nos montagnes. Mais son heure étoit arrivée: elle se sentit près de sa fin; et m' appellant d' une voix foible, elle me dit ces paroles, qu' il me semble encore entendre: je t' ai trompé, Léo, je ne suis point ta mere. Je te demande, au lit de la mort, de me pardonner un mensonge qui fit la douceur de ma vie. Contrainte de quitter ma cabane pour fuir les cruels péligniens qui nous faisoient alors la guerre, j' arrivai sur les bords du fleuve Aternus, dans le village d' Avia que ces barbares venoient de brûler: au milieu des affreux débris de l' incendie et du carnage, parmi des monceaux de corps morts, je t' apperçus dans ton berceau, pâle, couvert de sang, et percé d' un poignard qui étoit resté dans ton sein. Ta beauté m' intéressa; je mis ma main sur ton coeur, je sentis qu' il battoit encore. Je t' emportai dans ton berceau; je teguéris de ta blessure; je pris soin de tes foibles jours: tu m' appellas ta mere; et je n' eus jamais la force de renoncer à ce doux nom. Il m' abandonnera, me disois-je, s' il apprend qu' il n' est pas mon fils: j' ignore quels sont ses parents, ils ne pourroient l' aimer davantage; laissons durer une erreur qui, sans le rendre malheureux, me fait seule supporter la vie. Voilà quel fut mon motif. Pardonne-moi ma foiblesse: tu m' aimois si bien, mon cher fils, que tu me rendois toi-même impossible un aveu qui m' auroit coûté ta tendresse. à ces mots, je la serrai dans mes bras, je la baignai de mes larmes. Mon cher enfant, me dit-elle, il faut nous quitter: seche tes pleurs; ils rendent cette séparation plus cruelle. Songe, pour te consoler, que toi seul m' as rendue heureuse; songe que c' est par toi seul que mes jours se sont prolongés. Hélas! Que ne puis-je être sûre que les tiens couleront paisibles! Tant que j' ai vécu, j' ai tremblé que ta véritable mere ne vînt m' enlever monfils: à présent que je vais mourir, je voudrois pouvoir te la rendre. Prends cette pierre précieuse, sur laquelle est gravé un nom en caracteres qui me sont inconnus. Cette pierre étoit à ton cou, le jour où je sauvai ta vie. Je te l' ai cachée jusqu' à ce moment: puisse-t-elle te faire reconnoître l' heureuse mere qui te porta dans son sein! Ah! Si tu la revois jamais, dis-lui combien j' ai envié son bonheur; dis-lui que ma tendresse m' en rendoit peut-être digne; et pardonnez-moi tous deux de t' avoir appellé mon fils. Adieu, mon fils, mon cher fils; permets-le moi encore ce doux nom. Approche-toi, viens: que ta main ferme mes yeux, et qu' avant d' expirer je t' entende encore une fois m' appeller ta mere. ô ma mere! M' écriai-je, ma tendre mere! Je suis toujours votre fils, je le serai toute ma vie: c' est en vain... elle n' étoit déja plus; déja l' impitoyable mort s' étoit emparée de sa proie. Je ne te peindrai point ma douleur: nos coeurs se ressemblent, Numa, et tun' as pas oublié ce que tu souffris à la mort de Tullus. Mes mains dresserent un simple bûcher, où le corps de Myrtale fut réduit en cendres. Je recueillis ces cendres dans une urne que je creusai moi-même; je l' enterrai dans un tombeau de gazon que j' élevai non loin de ma cabane; et j' écrivis sur une pierre dont je couvris le tombeau: ici repose Myrtale. Passant, si tu aimas ta mere, pense à elle, et pleure ici. Ensuite fermant ma chaumiere, que je laissai sous la garde des nymphes, et abandonnant mon troupeau, je sortis de ces montagnes, et je portai mes pas, malgré moi, vers la capitale des vestins. Arrivé dans Cingilie, j' appris que la belle Camille, après avoir résisté long-temps à son pere, s' étoit enfin déterminée à prendre pour époux le roi de Salente, et qu' elle s' étoit embarquée avec les ambassadeurs de ce prince. Frappé de cette nouvelle, comme si je n' avois pas dû m' y attendre, je regagne précipitamment l' Apennin. Errant çà et là sans tenir deroute fixe, j' arrive à l' armée des marses à l' instant où l' on alloit élire un général. La vue de cette armée m' inspira l' amour de la gloire; je résolus de périr ou de devenir un héros. Je me présentai pour disputer le commandement: un hasard heureux me le donna. Tu sais comment j' ai fait la guerre, et tu vois quel en est le prix. Léo finit là son récit. Pendant le temps qu' il avoit parlé, Numa étoit resté immobile, les yeux attachés sur lui. Tous les sentiments que le héros marse exprimoit passoient dans l' ame du héros sabin: lorsque Léo peignoit ses premieres années et les détails de sa tendresse pour sa mere, un doux sourire embellissoit le visage de Numa; lorsque Léo parloit de Camille et de son amour, Numa sentoit couler ses larmes. Cependant le soleil alloit se cacher dans le sein de Thétis; les deux amis résolurent de passer la nuit dans cette grotte. Ils allerent cueillir quelques fruits dans le vallon, et revinrent attendre le sommeil.Notre voyage est fini, disoit Numa, puisque nous nous sommes trouvés. Demain nous déciderons de quel côté nous tournerons nos pas. J' avois quelque desir de voyager dans la Grece, pour m' instruire des moeurs des différents peuples, et devenir par cette étude plus sage et plus vertueux. Ami, lui répondoit Léo, si les hommes aimoient la vertu, sans doute on gagneroit à les connoître, et je te dirois: parcourons le monde; à notre retour, nous serons meilleurs. Mais que verrons-nous dans la Grece? Que trouverons-nous par-tout ailleurs? Des royaumes composés d' esclaves, et gouvernés par des tyrans; des républiques qui se déchirent, et dont les citoyens, pour prouver qu' ils sont libres, s' égorgent mutuellement; quelques grands hommes, persécutés, chassés, bannis, et regrettant moins la patrie, que les honneurs qu' ils aimoient plus qu' elle; des philosophes qui se disent sages, et qui troublent sans cesse leur vie par de vains arguments dont eux-mêmes ne sontpas sûrs; par-tout enfin les peuples opprimés, les vertus négligées, et l' ambition ou la vanité régnant en despotes sur les hommes que l' on admire le plus. Numa, qu' aurons-nous gagné dans nos voyages? Nous en reviendrons peut-être avec des vices de plus. Va, le créateur de l' univers n' a pas voulu que, pour devenir sage, l' homme eût besoin de parcourir le monde, et de consumer la plus belle moitié de sa vie en s' efforçant d' acquérir des vertus pour une vieillesse incertaine. Il a donné à chacun de nous, en naissant, un livre et un juge: notre conscience. Vivons en paix avec elle, nous savons tout. Eh bien! Lui dit Numa, ne quittons point l' Italie; retournons dans tes montagnes, allons habiter ta chaumiere, allons retrouver ton troupeau. Je labourerai tes déserts, je garderai tes brebis, je pleurerai avec toi sur le tombeau de Myrtale, je te parlerai tous les jours de Camille à cette cascade que je connois déja; et si la tendresse maternelle t' a fait passer d' heureux jours dans cet asyle, laconsolante amitié peut y adoucir tes chagrins. Il dit. Léo l' embrasse; tous deux se mettent en marche. Ils traversent le pays des eques dans toute sa longueur; ils passent le rapide Tolonius, s' engagent dans les forêts des albences, et gagnent enfin l' Apennin. Les deux héros, qui ne vivoient que de leur chasse, s' égarerent en poursuivant les hôtes des forêts. Ils franchirent les rochers les plus escarpés, s' enfoncerent dans les lieux les plus sauvages, et découvrirent enfin un vallon riant, environné de monts inaccessibles, d' où découloient plusieurs sources qui alloient arroser le vallon. Des tilleuls, des aulnes, des hêtres, nés sur le bord de ces ruisseaux, étoient mêlés avec des oliviers, des ormes couronnés de pampres, et d' autres arbres chargés de fruits. Un épais gazon parsemé de mille fleurs formoit par-tout un tapis émaillé. Tout respiroit la paix, l' abondance: l' air étoit pur, les ruisseaux limpides; l' on n' entendoitd' autre bruit que le murmure des ondes et le chant de mille oiseaux, qui, voltigeant dans les feuillages, sembloient célébrer à l' envi le bonheur dont ils jouissoient. Les deux amis, charmés à cette vue, se hâtent de descendre dans le vallon. Ils marchent, ils admirent, ils jouissent du plaisir le plus pur que les dieux nous aient accordé, du spectacle de la belle nature: ils suivent le cours du principal ruisseau sans rencontrer de trace d' homme. Ils arrivent à un endroit où le ruisseau se divise en deux: après s' être promis de se rejoindre dans ce même lieu, ils se séparent pour suivre chacun une des branches du ruisseau. Léo marcha long-temps; mais il ne trouva que des arbres, des fleurs et des fruits. Numa, plus heureux, apperçut un troupeau qui paissoit sans chiens et sans berger, auprès d' un petit bois de lauriers. Il pénetre à pas lents dans ce bois, regarde, examine, et découvre, sous unberceau de jasmin sauvage, une jeune fille vêtue de blanc, assise sur un banc de gazon. Elle sembloit profondément occupée d' un livre qu' elle tenoit sur ses genoux. Ses cheveux blonds, qui retomboient sur son front et sur ses épaules, étoient soulevés doucement par le zéphyr, et laissoient voir son visage; jamais il n' en fut de plus beau. Mais cette beauté que la nature lui avoit donnée empruntoit son principal éclat de la candeur, de la franchise, qui se peignoient dans ses traits. Ce visage doux et serein sembloit respirer le calme du bonheur, la paix de la vertu; il avoit quelque chose de céleste qui éloignoit toute idée de volupté, et remplissoit l' ame d' un sentiment plus pur, plus délicieux: il n' inspiroit point de desirs; il faisoit naître un saint respect, un penchant plus tendre, plus vif que le desir même. Numa la voit, et s' arrête. Il n' est point surpris, il n' est point troublé; son coeur ne palpite pas avec plus de vîtesse: il éprouve un plaisir doux qui n' égare passa raison: l' idée de l' amour est loin de sa pensée. Il ne prend point cette bergere pour une déesse; ses sens calmes et ravis ne lui exagerent rien: en ne voyant que la vérité, il voit dans cette inconnue la plus belle des mortelles, et sans doute la plus vertueuse. Il pénetre doucement à travers les arbustes: il s' approche d' elle, et veut regarder le livre qu' elle tenoit dans ses mains; mais les caracteres lui en sont inconnus. Numa se retire avec précaution: toujours caché derriere les feuillages, il voit s' avancer un vieillard vénérable, appuyé sur un bâton noueux: des cheveux blancs couvroient son front, sa longue barbe descendoit sur sa poitrine, son visage sillonné de rides conservoit un air de grandeur que les chagrins et la vieillesse n' avoient pas encore effacé. Ma fille, dit-il à la bergere, voilà le coucher du soleil, allons remplir les préceptes de notre divine loi. à ces mots, la bergere se leve, et fait voir à Numa sa taille majestueuse. Ses yeux bleus regardent sonpere; elle lui tend la main en souriant: le vieillard, appuyé sur son bras, retourne à pas lents vers une cabane bâtie dans l' intérieur du bois. Numa, qui n' ose les suivre, examine tous leurs mouvements. Il les voit laver leurs mains dans une source d' eau pure; ensuite ils entrent dans la cabane, et le vieillard en sort bientôt avec un autre habit que celui qu' il portoit. Sa longue robe a fait place à une courte tunique; une ceinture de plusieurs cordons est passée autour de ses reins; son visage est à demi voilé. Il tient un vase d' airain dans lequel brûle un feu ardent; il le pose avec respect sur une pierre polie. Sa fille le suit, portant des parfums, des racines, et un léger faisceau de branches seches. Tous deux, à genoux, jettent ces offrandes dans le feu, l' attisent avec des instruments d' or, et prononcent une priere dans une langue inconnue. Bientôt le vieillard se releve; il emporte le vase avec le même respect. La jeune bergere va rassembler le troupeaudispersé dans la prairie, l' enferme dans un parc formé par des claies, et retourne auprès de son pere, tandis que Numa, plein de surprise et de joie, se presse de rejoindre Léo.
LIVRE 9
Numa retrouve bientôt son ami, et lui raconte ce qu' il a vu. Il guide ses pas vers la cabane: ils arrivent, frappent à la porte. La jeune bergere vient ouvrir, et les regarde avec inquiétude. Rassurez-vous, lui dit Léo, nous sommes des hommes de paix: daignez nous donner l' hospitalité; demain, au lever de l' aurore, nous reprendrons notre route, après avoir remercié les dieux de votre bienfait. à ces mots, la jeune fille marche devant eux pour les annoncer à son pere. Il étoit au fond de la cabane, assis sur un lit de natte, tenant dans ses mains la quenouille et les fuseaux que sa fille venoit de quitter. Quelques sieges grossiers, une table mal assurée, des vases de bois pendus par leur anse à côté d' une lyre d' ébene, telles étoient toutes les richesses de cette humble demeure. à peine le vieillard apperçoit les voyageurs, qu' il se leve, et vient au devantd' eux, en les invitant à se reposer. Anaïs, dit-il à sa fille, fais tiédir de l' eau, prépare pour nos hôtes ce que nous avons de meilleur. La modeste Anaïs lui obéit: elle ranime le feu du foyer, va chercher un vase d' airain, le remplit d' eau, et court au verger, tandis que la flamme environne le vase. Anaïs reparoît bientôt, portant des raisins, des olives, d' autres fruits, un rayon de miel, et des fleurs: elle les entremêle sur la table avec les fruits, va chercher des tasses de hêtre, remplit un vase d' argille d' un vin qui n' est pas vieux; et versant l' eau tiede dans un grand bassin de bois, elle le présente à son pere. Le vieillard, malgré les refus, malgré les instances des voyageurs, leur lave lui-même les pieds; ensuite il s' assied à table avec eux. L' émotion que ressentoient les deux héros leur laissoit à peine la liberté de remercier le vieillard. Numa, toujours les yeux sur Anaïs, admiroit sa beauté, ses graces naïves, sa politesse douce et franche; mais il étoit sur-tout frappé de la piété filiale, de l' adorable candeur qui, sans chercher à paroître, paroissoit, malgré la bergere, jusques dans ses moindres actions. Oh! Combien l' on est heureux d' être son frere! Disoit en lui-même Numa. Son respect pour Anaïs ne lui permettoit pas d' autre voeu. Léo étoit plus occupé du vieillard que de sa fille; il se sentoit entraîné vers lui par un charme secret dont il ne pouvoit se rendre compte: ces cheveux blancs, ce visage vénérable où l' on voyoit à la fois l' empreinte du malheur et de la vertu, cette gravité noble qui n' avoit rien de sévere, tout inspiroit à Léo un sentiment de respect mêlé de tendresse. Le vieillard, de son côté, fixoit sur lui sa débile vue: il le considéroit avec attention, regardoit ensuite Anaïs, et sembloit comparer leurs traits. Au milieu de cet examen, il soupiroit; le fruit qu' il tenoit échappoit de sa main; ses yeux se remplissoient de larmes que le tendre vieillard se hâtoit d' essuyer pour regarder encore le héros marse.Anaïs, qui n' étoit jamais un seul instant sans veiller sur son pere, s' apperçut de l' émotion qu' il éprouvoit: l' attribuant à de tristes souvenirs, elle prend sa lyre pour le distraire. Ses mains délicates l' ont bientôt mise d' accord; sa voix douce et touchante se fait entendre: Numa, Léo, le vieillard lui-même, écoutent dans le ravissement. La belle Anaïs chante le monde créé par la parole d' Oromaze; le soleil allumé par son souffle pour féconder la terre, faire naître les moissons, les arbres, les plantes, tous les végétaux salutaires; l' homme créé pur, immortel, déchu de cet heureux état, et corrompu par Arimane, auteur de tout le mal qui est dans l' univers; cet ennemi du genre humain, aussi ancien qu' Oromaze, empoisonnant les sources du bonheur, mêlant des maux sans nombre à tous les bienfaits de l' être-suprême; enfin le législateur envoyé par le ciel même pour combattre et vaincre Arimane, pour soutenir l' homme abattu, pour le ramener au vrai culte, et fairerevivre dans son ame le germe de la vertu que les vices avoient étouffé. En cet endroit, le vieillard jette un coup-d' oeil sur Anaïs: Anaïs ne prononce pas le nom du législateur. Numa et Léo se regardent, admirent les merveilles qu' ils ont entendues, reconnoissent quelques dogmes communs avec leur religion. Mais leur ame est sur-tout émue de la touchante simplicité, de la sublime morale qu' Anaïs a su mêler à son récit: sa voix tendre, son recueillement, son air de respect, en ont encore doublé le charme. Numa se croit transporté dans le palais des dieux mêmes; il lui semble entendre Minerve annoncer des mysteres nouveaux. Cependant les deux voyageurs vont se livrer au sommeil; et, le lendemain, dès l' aurore, ils se disposent à partir. Un intérêt, une amitié secrete, leur font regretter cette cabane: ils voudroient y passer leurs jours; Anaïs et son pere le voudroient aussi. Anaïs va dépouiller le verger pour donner des fruits à Numa:le vieillard oblige Léo d' emporter du vin dans une outre. Tous deux instruisent les voyageurs des sentiers les plus faciles; ils leur recommandent sur-tout de revenir dans ce vallon. Numa et Léo s' y engagent; enfin ils se mettent en marche, le coeur oppressé de soupirs. Les deux héros, sans se parler, retournent souvent la tête vers la cabane qu' ils regrettent. Chacun d' eux, en silence, rappelle à sa mémoire tout ce qu' il a vu, tout ce qu' il a entendu: cette religion inconnue dont Anaïs a chanté quelques mysteres, cette priere devant le feu dans un langage sacré, tout confond leurs idées, tout dérange leurs conjectures. Léo s' étonne de l' intérêt secret qu' il éprouve pour un inconnu qui semble n' être pas né dans l' Italie; Numa ressent pour Anaïs une amitié plus tendre que l' amour même. Enfin Numa rompt le silence, et propose à son ami de retourner sur leurs pas, pour se fixer auprès d' Anaïs. Léo le desire autant que lui; mais Léo veutrevoir son ancienne chaumiere, et pleurer encore une fois sur le tombeau de Myrtale. Numa respecte ce desir. L' émotion qu' ils éprouvent tous deux leur rappelle des souvenirs tristes: Léo parle de Camille; Numa compare Hersilie avec la modeste Anaïs. Une tendre mélancolie s' empare d' eux; ils pleurent ensemble, et se consolent mutuellement. ô charme de l' amitié, qui mêle de la douceur aux chagrins qu' on se communique, et qui des peines mêmes sait faire naître un plaisir! Enfin, après trois jours de marche, Léo découvre sa cabane. à cette vue, il s' arrête; ses forces l' abandonnent. Bientôt, soutenu par Numa, il s' avance; et chaque arbre, chaque place, chaque objet qu' il reconnoît, lui rappelle un doux souvenir. Là, il jouoit avec Myrtale; là, il écoutoit ses leçons; c' est ici qu' il planta des fleurs pour venir les lui offrir: tout lui retrace une époque de tendresse ou de bonheur. Ses yeux mouillés ne peuvent se lasser de revoirce qu' ils ont vu tant de fois. L' air qu' il respire l' oppresse, le sentiment qu' il éprouve l' accable, son coeur est serré, et cependant sa tristesse a pour lui un charme secret. Dès qu' il est auprès de la porte, il tombe à genoux, embrasse la terre; ensuite élevant ses mains, il adresse ces paroles aux divinités champêtres: je vous salue, nymphes, naïades, qui protégeâtes mon enfance, et que je revois avec tant de joie; je vous salue. Daignez vous contenter dans ce moment des voeux tendres que je vous adresse: bientôt vous aurez part aux libations de lait que je ferai sur le tombeau de ma mere. Après ces mots, il se releve, et entre dans sa cabane. Quelle est sa surprise, en la retrouvant telle qu' il l' a laissée! Tout est en ordre, tout est à sa place: Léo revoit ses anciens javelots, ses instruments de jardinage, et la premiere flûte sur laquelle il chanta Camille. Il la revoit, cette flûte, il la baise avec attendrissement. Mais il quitte tout pourcourir à la tombe de Myrtale, et il la trouve parée de fleurs nouvelles; plusieurs autres qui sont flétries attestent qu' une main pieuse les renouvelle chaque jour. Léo se met à genoux, il arrose de ses larmes le gazon verd et touffu qui a crû sur ce tombeau; il bénit la main inconnue qui prend soin de le décorer. Numa garde le silence, prie auprès de son ami; il partage tous ses sentiments. Bientôt Léo, lui tendant la main, prononce le nom de Camille, en l' entraînant vers ce rocher, vers cette cascade si chere à son souvenir. Il court, il arrive: le premier objet qu' il voit, c' est Camille sur le rocher. à cette vue, Léo jette un cri, et se précipite vers Camille. Celle-ci tourne la tête: tous deux, avant de se joindre, ont perdu l' usage de leurs sens. Numa les secourt, Numa les rend à la vie. à peine ont-ils ouvert les yeux, qu' ils se cherchent et se retrouvent. Est-ce bien vous, disoit Léo, vous que j' ai si long-temps pleurée? Dieux immortels,si c' est un songe, faites-moi mourir au réveil! Camille, la tendre Camille, le presse dans ses bras et le rassure: oui, c' est moi; c' est ton amante fidele que rien ne peut plus t' arracher. Je suis avec toi pour toujours, avec le maître de mon coeur, avec celui qui m' a sauvé la vie, pour qui seul je l' ai conservée. En disant ces mots, elle l' embrasse; elle lui répete, c' est moi; lui dit de ne pas pleurer, lui sourit avec tendresse, et en souriant elle pleure elle-même: son visage, inondé de larmes, peint cependant la joie et le bonheur; semblable à ces nuages d' or qui font tomber sur les fleurs une douce pluie, tandis que le soleil, foiblement éclipsé par eux, les perce de ses rayons, et brille encore à travers les perles liquides qu' ils répandent. Après les premiers moments donnés à l' amour, à la joie, Léo conduit sa chere Camille au même endroit, à la même place où jadis ils se parloient de leurs amours. C' est ici, c' est ici, lui dit-il, que je veux entendre le récit de ce qui vous est arrivé. Parlez devant cet ami: il est instruit de tous nos secrets, il lit dans mon coeur comme moi-même; et vous lui donnerez bientôt le vôtre, quand vous connoîtrez ses vertus. Camille jette alors sur Numa un regard plein de douceur; elle s' assied entre les deux héros, et satisfait ainsi leur impatience: les dieux m' ont été favorables: ils m' ont préservée d' un hymen que je redoutois plus que la mort. J' avois pourtant obéi à mon pere; je l' avois sauvé d' une guerre qu' il n' auroit pu soutenir. Le roi des maruces s' étoit retiré dans ses états; j' étois partie avec les ambassadeurs de Télémante sur un vaisseau salentin que m' avoit envoyé ce prince. Je ne te dirai point, mon cher Léo, quelles pensées m' occupoient: nos coeurs s' entendent trop bien pour avoir besoin de s' instruire de tout ce qu' ils ont souffert. Nous voguions à pleines voiles vers les rivages de Salente, quand, à lahauteur de Métine, des nuages épais rassemblés sur nos têtes nous dérobent le ciel et le jour. Tous les enfants d' éole déchaînés soulevent les vagues écumantes; une nuit affreuse couvre la mer; les éclairs sillonnent les nues; la foudre, les vents, les flots, tout nous présente l' image d' une mort inévitable. Je ne pensois qu' à toi, Léo; je bénissois les immortels, je remerciois la tempête, je me félicitois d' échapper à Télémante; et je n' attendois plus que l' instant de voir notre vaisseau s' entr' ouvrir. Il arriva cet instant: chefs, soldats, matelots, tous furent engloutis. Moi-même, je bus l' onde amere; mais je ne perdis ni le courage ni les forces. Je revins sur les flots, et saisissant un débris du navire, j' osai concevoir l' espérance de sauver mes jours pour toi. Attachée à ce bois flottant, jouet des vents et des ondes, toujours au milieu des ténebres, toujours entre les bras de la mort, je me disois: rien n' est à craindre; car je suis sûre de mourir, ou de vivre pour mon cher Léo.L' amour sans doute veilloit sur moi. La mer se calma peu-à-peu; ses flots, en retombant les uns sur les autres, chassoient toujours vers le rivage le bois que je ne quittois point. Enfin je découvris la terre, j' abordai sans effort; et, tombant à genoux, je remerciai les dieux bien moins d' échapper au trépas, que d' échapper à Télémante. Je regardai autour de moi, je vis de hautes montagnes. Un laboureur m' apprit que j' étois dans l' Apulée, au pied du fameux mont Gargan. Ce laboureur me conduisit dans sa chaumiere; trois jours de repos me rendirent mes forces: quelques pieces d' or que j' avois avec moi me fournirent un arc, des fleches, et récompenserent le laboureur. Seule, sans autre secours que mon arc, je résolus de gagner l' Apennin, de retrouver ta cabane. La route devoit être longue, les chemins m' étoient inconnus: mais tu étois le but de mon voyage, rien ne pouvoit m' effrayer. Je me mis en route, sans guide, sans compagnon, marchantla nuit pour arriver plus vîte, traversant les fleuves, gravissant les rochers, et ne craignant pas d' éveiller les bêtes farouches. Je cherchois au contraire les forêts les plus sombres, les déserts les plus sauvages, de peur d' être reconnue ou de rencontrer quelque salentin échappé comme moi du naufrage. Ma crainte n' étoit que trop fondée. Sur les frontieres des samnites, dans le pays des frentaniens, à l' aube du jour, comme j' allois sortir d' une caverne où j' avois passé la nuit, j' entendis plusieurs voix d' hommes; je distinguai le nom de Camille. Un tremblement me saisit: cachée dans la caverne, je prête une oreille attentive; je reconnois bientôt plusieurs soldats de mon vaisseau, qui parloient entre eux de ma mort, et qui, se trouvant sans chef dans un pays éloigné du leur, méditoient des brigandages. Je ne respirois pas en les écoutant: j' étois comme le faon timide qui, caché parmi des feuillages, voit passer auprès de lui une meute de chiens affamés. Jelaissai partir ces soldats; et me jettant à genoux en sortant de la caverne: ô Vénus! M' écriai-je, déesse des coeurs tendres, c' est toi qui me sauvas des flots: mais de quoi me sert ton bienfait, tant que je suis loin de celui que j' aime? ô la plus belle des immortelles, souviens-toi des pleurs que l' amour t' a fait verser: ton coeur doit être touché d' une douleur qu' il a ressentie. Guide mes pas vers mon amant, daigne m' éclairer sur le chemin que je dois suivre. Reine des dieux et des hommes, si tu exauces mes voeux, je te promets, oui, je te jure de t' élever un autel à la place même où je reverrai Léo, et le plus beau de ses beliers te sera offert en sacrifice. Comme j' achevois ces mots, deux colombes traversant les airs viennent se poser devant moi. J' accepte cet heureux présage; j' observe les oiseaux de Vénus, et je les suis avec confiance. Les deux colombes, sans se quitter, tantôt rasent la terre d' un vol rapide, tantôt s' arrêtent sur le gazon, en y cherchant leur nourriture:mais elles ne s' éloignent jamais assez pour que mon oeil les perde un instant. Enfin, après neuf jours de marche, je découvre de loin ta chaumiere; je vois les colombes se poser sur le toit. Là elles semblent se plaindre, elles roucoulent tristement, et prenant aussitôt leur vol, elles disparoissent à mes yeux. Juge, Léo, juge de ma joie: je rendois grace à Vénus, je rendois grace aux colombes, je remerciois tous les dieux. Hélas! J' arrive à ta cabane, je la trouve déserte: mes yeux te cherchent, ma voix t' appelle en vain. Je parcours avec inquiétude les environs de ta chaumiere; je ne vois par-tout que la solitude. Bientôt je découvre un tombeau, l' inscription m' apprend que Myrtale y repose. Ah! Mon ami, je fus près de succomber à ce dernier coup. C' en est fait! M' écriai-je en fondant en larmes: il court sans doute sur mes pas; il va me chercher dans Salente, où il apprendra mon naufrage; sa douleur lui coûtera la vie. Je le croyois, je me le répétois tousles jours; et tous les jours je parcourois la montagne avec l' espoir de te retrouver. S' il vit encore, me disois-je, il reviendra, j' en suis sûre; il reviendra au tombeau de sa mere, au premier asyle de nos amours. Qu' il soit devenu roi, qu' il soit esclave, dès qu' il pourra être libre, c' est ici qu' il tournera ses pas. Je connois Léo, c' est aux lieux chers à sa piété que l' on doit sûrement l' attendre. Dans cette espérance, je m' établis dans ta cabane, je rassemblai ton troupeau, je pris soin de tout ce qui t' avoit appartenu. Ces soins si doux charmoient mes ennuis: j' aimois tant à n' avoir de richesses que les tiennes! J' aimois tant à penser qu' à ton retour je te rendrois compte de ton bien! Tous les jours je menois tes brebis au pâturage, tous les jours je parois de fleurs le tombeau de ta mere; j' invoquois son ombre chérie, et lui demandois de te conduire vers moi. Mes voeux sont exaucés; je te revois, Léo: tout ce que j' ai souffert n' est rien. Ainsi parle Camille: Léo la serredans ses bras, tandis que le pieux Numa éleve un autel de gazon, et court choisir le belier que Camille avoit voué à Vénus. Il le porte sur l' autel: tous trois à genoux achevent le sacrifice. Ensuite ils retournent à la cabane, et, dès le lendemain de ce beau jour, les deux amants couronnés de fleurs vont au tombeau de Myrtale. Numa les guide: Numa, qui dès son enfance apprit les fonctions de sacrificateur, immole aux mânes deux brebis noires, et quatre agneaux à sa protectrice Cérès. Il l' invoque, il lui demande de bénir du haut du ciel l' hymen de Camille et de Léo: il joint leurs mains, il les unit au nom de Cérès et de Myrtale; ensuite il consume en leur honneur les victimes entieres, et s' en retourne avec les deux époux en chantant l' hymne d' hyménée. ô douce et simple cérémonie, si peu semblable aux bruyants et tristes mariages des princes! Touchante union qui n' a de témoins que les dieux, de garant que la vertu, de pontife que l' amitié! Le bonheur des deux époux rappelloità Numa le beau vallon: il ne parloit que d' Anaïs; il ne songeoit qu' à cette bergere, et se livroit sans inquiétude à un sentiment qu' il ne croyoit pas de l' amour. Ce qu' il sentoit pour Anaïs étoit si différent de ce qu' il avoit senti pour Hersilie, cette premiere passion l' avoit rendu si malheureux, que Numa, tremblant encore au seul nom de l' amour, affectoit d' appeller amitié le penchant irrésistible qui l' entraînoit vers Anaïs. Après quelques jours donnés à l' ivresse des nouveaux époux, Numa propose le voyage du beau vallon. Léo sourit; Numa, qui rougissoit, se hâte de lui rappeller qu' il le promit lui-même au vieillard. Le héros marse y consent avec joie, Camille ne peut le quitter: tous trois armés se mettent en marche, et charment par leur entretien l' ennui d' une pénible route. L' impatient Numa précede toujours les époux: plus il approche, plus il se hâte; et dès qu' il apperçoit la cabane, il précipite ses pas.Un dieu sans doute le conduisoit. à peine arrivé dans le vallon, il entend des cris, il vole; il apperçoit le vieillard entre les mains de plusieurs brigands qui le traînent sur la poussiere, et tiennent le fer levé sur lui. Plus loin, sa fille Anaïs, qu' on enleve malgré ses pleurs, se débat au milieu d' une autre troupe. Que fera Numa? Anaïs et son pere sont dans un danger égal: qui sauvera-t-il le premier? à qui courra-t-il? Au plus foible. Il s' élance sur les scélérats qui pressent le plus le vieillard: il en immole trois, il attaque les autres, il les pousse avec fureur, il s' écrie pour attirer ceux qui ravissent Anaïs. Ces brigands viennent à ses cris, ils se réunissent tous contre Numa. C' est alors que Numa respire: le danger ne menace que lui seul, le danger n' a rien qui l' effraie. Anaïs est près de son pere, Numa les couvre tous deux de son corps; seul il fait tête à tous les brigands: leur sang ruissele sous ses coups; mais le sien rougit sa cuirasse. Cinq ennemis ont mordu la poussiere; mais ceux qui restent vontaccabler le héros. Numa, le brave Numa, chancele; il est près de succomber, quand la massue de Léo tombe, comme le tonnerre, au milieu de ces scélérats. Camille, qui les reconnoît pour les soldats salentins échappés de son naufrage, Camille perce de ses fleches tous ceux qu' elle peut atteindre. Le pere d' Anaïs lui-même s' est relevé, il a saisi l' épée d' un ennemi, et s' en sert pour défendre ses défenseurs. Bientôt tous les brigands sont immolés: Anaïs embrasse son pere; Numa et Léo sont baignés des larmes de la reconnoissance et de la joie. Numa est blessé. La fatigue d' un long combat, le sang qu' il a perdu, le passage subit de la crainte de perdre Anaïs au plaisir de l' avoir sauvée, tout a épuisé ce qui lui reste de forces. On l' emporte dans la cabane, on s' empresse autour de lui. Le vieillard et Léo visitent ses blessures, posent un premier appareil. La sensible Anaïs s' approche, serre doucement la main de Numa: vous avez sauvé mes jours, lui dit-elle, et vous avez sauvémon pere avant moi: c' est vous devoir deux fois la vie. Ces paroles sont un baume divin pour le héros: il n' a pas la force d' y répondre; mais ses yeux satisfaits se tournent vers Anaïs, et lui expriment tendrement tout ce que sa langue ne peut dire. Les blessures de Numa étoient profondes, sans être dangereuses; il ne falloit que du temps pour les guérir. Anaïs et son pere, Camille et son époux, entouroient sans cesse son lit. La tendre amitié qui avoit déja commencé entre le vieillard et le héros marse prenoit tous les jours de nouvelles forces. Léo étoit impatient de connoître celui qui lui étoit déja si cher; Numa brûloit aussi d' apprendre l' histoire du pere d' Anaïs. Un jour qu' ils étoient tous rassemblés près du malade, les deux amis joignirent leurs prieres pour obtenir ce récit; le vieillard, après avoir levé les yeux au ciel, le commença dans ces termes: je suis né dans la Bactriane; le sang qui coule dans mes veines est celui desanciens rois de la Perse; et mon nom, fameux en Asie, est peut-être venu jusqu' à vous: je m' appelle Zoroastre. à ce grand nom, Numa, Léo, Camille, se regardent avec surprise, et reportent sur le vieillard des yeux remplis de vénération. La tendre Anaïs, qui lit dans leurs ames le respect qu' ils ont pour son pere, leur en témoigne sa reconnoissance par un sourire plein de douceur. Zoroastre continue: mon pere, détrôné par le roi d' Assyrie, erra suppliant dans toutes les cours de l' Asie, et ne me laissa pour héritage que l' instruction du malheur, et ses droits au trône de Perse. Je voulus tenter de les faire valoir: je rassemblai quelques troupes, je revins dans le royaume qu' avoient possédé mes aïeux. Je trouvai la Perse heureuse sous l' empire du sage Phul, roi de Ninive: ce grand homme régnoit par la justice. Je sentis que mes sujets ne pouvoient gagner à changer de maître. Dès ce moment, je renonçai à mes projets; je regardai comme un crime de troubler la félicité de toutun peuple, pour de vains droits qui n' intéressoient que moi seul, et je ne pus consentir à faire égorger des milliers d' hommes pour succéder à un monarque que je ne pouvois surpasser en vertus. Je congédiai mes troupes; je cachai ma naissance avec soin; je réprimai les mouvements d' orgueil dont l' ame la plus pure n' est pas exempte; et, me vouant tout entier à l' étude de la nature, j' aimai mieux devenir un sage qu' un roi. Je parcourus toute l' Asie: je cherchai chez les brames, chez les chinois, chez les philosophes du Gange, cette sagesse dont j' étois amoureux: par-tout je trouvai la superstition plus chere à l' homme que la vérité. La vérité, dont tout le charme est d' être simple, n' éblouit pas comme l' erreur: je désespérai de la rencontrer sur la terre, je desirai de mourir. Le grand Oromaze, du haut de son trône, baissa ses yeux jusques sur moi: il fit descendre dans mon sein un pur rayon de sa lumiere. Je méditai pendant vingt ans dans un désert, et ma raisonme prouva qu' il ne pouvoit y avoir qu' un seul dieu; que ce dieu m' avoit donné une ame, qui survivroit sûrement à mon corps pour être punie ou récompensée. Mon coeur me dit que Dieu étoit bon; que le mal que je voyois sur la terre ne pouvoit être son ouvrage, qu' il avoit été produit par un être malfaisant, ennemi de Dieu et des hommes. Je détestai cet être. J' adorai mon créateur; je l' adorai dans le plus beau de ses ouvrages, dans le soleil, brillant emblême de son pouvoir, de son éclat, sur-tout de sa bienfaisance. Je vis que ce soleil faisoit naître les moissons pour le scythe, pour le perse, pour le syrien, pour tous les peuples de la terre, divisés entre eux sur la maniere d' adorer Dieu: je conclus que ce Dieu, souverainement indulgent, aime tous les hommes, supporte ceux qui le calomnient, pardonne à la foiblesse, et punit la persécution. Certain de ces vérités éternelles, je pensai qu' elles étoient un bien trop grand pour en jouir seul. Je me crus obligé deles répandre; je sortis de mon désert, je dis aux peuples: aimez Dieu, et aimez-vous. Adorez le créateur dans le soleil, flambeau du monde, et dans le feu, ame de tout. Soyez purs dans vos pensées, dans vos paroles, dans vos actions. Faites du bien à tous les hommes, de quelque religion qu' ils soient; vivez et mourez fideles à vos rois; payez les impôts sans murmure; cultivez la terre, car labourer, c' est servir Dieu; et quand vous êtes dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, sachez vous en abstenir. Voilà quelle étoit ma doctrine: je la répandis de l' Euphrate à l' Indus. Les peuples m' écoutoient, et croyoient; mes disciples augmentoient chaque jour; si j' avois voulu les armer, j' aurois pu soumettre l' Asie. Mais l' amour de l' humanité l' emportoit dans mon coeur sur l' amour de ma loi; j' aurois refusé l' espoir de voir régner cette loi, s' il eût fallu répandre du sang. Je dispersois moi-même mes disciples, je les forçois de me quitter; je leur disois: aimez la paix, restez dansvos familles: le Dieu que j' annonce vous défend de vous exposer pour moi. Parmi ces disciples étoit une jeune fille qui, malgré les plus vives instances, ne voulut jamais s' éloigner de moi. Elle s' appelloit Oxane: je sens mes pleurs couler en prononçant ce nom chéri. Oxane aimoit Zoroastre, encore plus que le prophete. Oxane me suivoit par-tout: si je parlois, elle écoutoit dans le ravissement, son ame étoit dans ses yeux, son visage peignoit le bonheur: si je me taisois, ou que le moindre nuage parût obscurcir mon front, Oxane étoit plus triste que moi; elle n' osoit m' interroger, mais ses regards tendres et douloureux m' avertissoient de sa peine. Je la conjurois tous les jours de ne pas suivre mes pas. ô mon pere, me répondoit-elle, je voudrois mourir pour ta loi, laisse-moi vivre pour Zoroastre. Plus je te vois, plus je t' entends, plus je sens que j' aime ton Dieu. Je crains que tu ne sois persécuté, cette idée m' attache à ta fortune. Non, Oxane ne te quittera point que tu n' aies trouvél' épouse qu' Oromaze t' a destinée. Je veux voir, je veux servir l' heureuse femme qui doit acquitter par sa tendresse, par ses soins, par le bonheur dont elle te fera jouir, les bienfaits que te doit la terre. Tant d' amour, tant de constance, fit naître dans mon ame un sentiment que j' avois cru devoir ignorer: je devins l' époux d' Oxane. Oromaze, du haut de son trône, bénit nos tendres liens; Oromaze, en me donnant une femme vertueuse et tendre, me récompensa de tout ce que j' avois fait pour lui. ô jours de ma félicité, vous n' avez pas duré long-temps! Oxane et moi, nous vivions dans la Perse; mes disciples, qui avoient pris le nom de mages, dispersés dans leurs asyles, adoroient le feu, cultivoient la terre, et pratiquoient la vertu. Le roi de Ninive Phul, tolérant, comme tous les grands rois, fermoit les yeux sur un culte qui ne portoit ses sujets ni à la révolte ni à la corruption. Mais le sage Phul, parvenu à une extrême vieillesse,paya le tribut à la nature, et laissa le trône à Sardanapale son fils. Ce malheureux prince, roi de trop bonne heure, entouré, perverti par ses flatteurs, leur abandonna les rênes de l' empire, oublia les leçons de son pere, son peuple, ses devoirs, pour se plonger dans la plus affreuse débauche. Les vices qui infectoient son palais allerent infecter Ninive, et de là tout l' empire. Au bout de deux ans de regne, la capitale, les provinces, tout étoit également corrompu. Le roi, jouet de ses ministres, esclave de ses eunuques, tyran de son peuple, le roi ne se souvenoit plus qu' il étoit roi, que pour signer des édits cruels, pour commander des exactions, pour payer avec le plus pur sang de ses sujets ses plaisirs infâmes ou ses vils flatteurs. Tout se vendoit à Ninive: honneurs, charges, justice, tout étoit au plus offrant. Des courtisannes gouvernoient l' empire, ordonnoient en riant la ruine d' une province, faisoient gloire de dévorer dans un repas la substance de cent familles.Des satrapes bas et cruels, ennemis de l' état et du peuple, pleins de mépris pour leur maître comme pour eux-mêmes, trafiquoient publiquement de leur crédit, vendoient, sans rougir, le patrimoine de l' orphelin, la liberté de l' innocent. Les guerriers tiroient vanité de leur amour pour la mollesse; les magistrats ne rougissoient plus de leurs injustices: dans tous les ordres de citoyens, la rapine seule donnoit quelque gloire; et le peuple, épuisé d' impôts, victime des grands, des ministres, des juges, des esclaves même du roi, le peuple, opprimé, foulé aux pieds, tendoit au ciel des mains suppliantes. La foiblesse et la cruauté se réunissent presque toujours. Sardanapale, du sein de ses horribles voluptés, ordonna une persécution contre les mages. Il venoit de faire une guerre honteuse; croyant ses dieux irrités, il jugea qu' il étoit plus facile de venger leur cause par des meurtres, que de les appaiser par des vertus. Il commanda d' exterminer jusqu' au dernierde mes disciples, promit dix talents d' or à celui qui me livreroit vivant, et me condamna d' avance à des tourments inconnus jusqu' alors. Aussitôt le fer et le feu désolent les habitations des mages; leurs maisons sont la proie des flammes; leur sang inonde leurs asyles. Les barbares soldats de Sardanapale, qui avoient si lâchement combattu ses ennemis, se montrent remplis de zele pour persécuter leurs concitoyens. Le glaive à la main, ils poursuivent le peu de mages qui échappent; ils égorgent tous ceux qu' ils atteignent, massacrent la mere et la fille après les avoir outragées, et croient toutes les horreurs permises, parcequ' ils les commettent au nom de leurs dieux. Je fuyois avec mon épouse; cent fois je fus sur le point d' aller me présenter au tyran, pour faire cesser la persécution. Mais le cruel Sardanapale avoit condamné tous les mages, mon trépas n' eût sauvé personne: d' ailleurs Oxane portoit dans son sein un gage de notrechaste amour; le nom de pere me faisoit aimer la vie. Consolé par mon épouse, soutenu par son courage, errants de désert en désert, sans amis, sans secours, manquant souvent de nourriture, nous parcourûmes la Perse, la Sogdiane, la Bactriane, toujours au moment de tomber dans les mains de nos persécuteurs, toujours rejettés ou trahis par ceux à qui nous demandions asyle. Mais au milieu de nos périls, malgré les maux qui nous accabloient, l' idée de souffrir pour la vérité adoucissoit toutes nos peines. à chaque douleur nouvelle, nous voyions une récompense future; l' espérance nous donnoit des forces, et l' amour, des consolations. Nous pénétrâmes enfin dans les déserts de l' Arabie; nous entrâmes dans une caverne profonde au milieu de laquelle étoit un tombeau. La pierre en étoit renversée; l' intérieur du cercueil étoit vuide. Une lame d' or frappa mes yeux: je la saisis; à la foible lueur qui pénétroit dans la caverne, je lus sur cettelame ces paroles, écrites en caracteres sacrés: Zoroastre, dépose ici le livre de la sainte loi, le zend-avesta, que tu écrivis sous l' inspiration d' Oromaze. Le jour n' est pas arrivé, où ce livre, émané de Dieu, doit être connu des mortels: ta religion sera long-temps encore l' objet de la haine des peuples. Mais un second législateur, qui portera le même nom que toi, doit naître dans la plénitude des temps: il sera conduit à cette caverne, il trouvera ton livre sacré; et le montrant à l' Asie, il le placera sur le trône, où il sera la regle des nations. Pour toi, tes travaux sont finis: prends ton chemin vers la Phénicie; affronte la mer orageuse, va chercher dans l' occident une tranquille patrie, où ton nom plus inconnu ne t' entoure pas de persécuteurs. Ainsi le veut Oromaze: obéis, et ne murmure pas. Je lus deux fois ces paroles, je ne doutai point qu' un ange ne les eût tracées. Je remis avec respect la lame d' or dans le cercueil; j' y déposai le livre sacré qui renfermoit la divine loi; je recouvrisle tombeau avec la pierre renversée, et prosterné contre la terre, je m' humiliai devant Oromaze. Après avoir adoré son nom, je sortis de la caverne; je dirigeai mes pas vers l' opulente Tyr. Là, suivi de ma chere Oxane, je montai sur un vaisseau pour aller chercher un asyle chez les peuples hospitaliers de la Grece ou de l' Ibérie. Notre navire, poussé par les vents dans la mer adriatique, vint échouer sur les côtes des frentaniens. Oromaze, que j' invoquois, sauva mon épouse: je la portai dans mes bras jusqu' à un village des marses, où l' on me donna l' hospitalité. Hélas! Ma chere Oxane, foible, languissante, accablée par les fatigues de la mer, fut bientôt surprise des douleurs de l' enfantement; elle me rendit pere d' un fils et d' une fille à la fois. Nous résolûmes de nous établir chez les marses; quelques pierres précieuses, seuls restes de mon ancienne fortune, me rendirent possesseur d' une chaumiere. Nous allions être heureux, nous allionsjouir du repos, en adorant notre Dieu, en élevant nos enfants, quand les cruels péligniens, qui faisoient alors la guerre au peuple marse, surprennent notre village, le réduisent en cendres, et pénetrent dans la cabane où je dormois auprès d' Oxane, entre mes deux enfants. Les barbares! Je les ai vus massacrer ma femme et mon fils: mes pleurs, mes cris, mes efforts, ne purent les défendre. Je ne sauvai que ma fille; je la couvris de mon corps; je reçus toutes les blessures que ces tigres lui destinoient: fuyant avec elle à travers l' incendie et les morts, marquant mon chemin de mon sang, j' arrivai dans ce vallon, où mes mains ont bâti cette cabane, où j' élevai mon Anaïs, ma chere Anaïs, unique et derniere consolation de quatre-vingts ans de malheurs. La voilà celle pour qui seule je tiens à la vie, celle dont les traits, dont les vertus, me rappellent tous les jours Oxane. En disant ces paroles, le vieillard se jette dans le sein d' Anaïs.Mais Léo, Léo qui ne respiroit pas depuis la fin du récit de Zoroastre, Léo saisit sa main qu' il presse dans la sienne; il le regarde avec des yeux animés et remplis de larmes: ah! Par pitié, lui dit-il, dans quel lieu, dans quel village, avez-vous perdu votre fils? Dans Avia, répond le vieillard, sur les bords du fleuve Aternus. Et cet enfant, continue Léo, ce fils que vous pleurez, ne portoit-il pas à son cou une émeraude gravée? Oui, reprend le vieillard surpris: sa mere l' en avoit paré; le nom d' Oromaze en caracteres persans étoit écrit... embrassez votre fils! S' écrie Léo tombant dans ses bras; je le suis, j' ai ce bonheur. Voici l' émeraude gravée: on m' a trouvé mourant dans Avia; j' ai dans mon sein la marque du poignard dont les péligniens me frapperent. Dès le premier jour où je vous ai vu, j' ai senti mon coeur tressaillir: un transport, un sentiment involontaires, m' ont averti que je vous devois la vie. Il dit, le vieillard ne peut répondre.Il reconnoît la pierre gravée; il y lit le nom de son dieu: il presse Léo contre son coeur, il l' accable de ses baisers, et son ame épuisée par sa joie est prête à l' abandonner.
LIVRE 10
Cependant à Rome tout étoit dans la consternation et dans le trouble. Les sabins, au désespoir d' avoir perdu Tatius, d' avoir vu exiler Numa, n' obéissoient qu' avec horreur à l' assassin de leur roi. La mort affreuse de Tatia, qu' ils attribuoient à Hersilie, avoit rendu cette princesse l' objet de leur exécration. Plus divisés que jamais avec les romains, se défiant les uns des autres, ne se cachant pas la haine qu' ils se portoient, à chaque instant ils étoient prêts à s' égorger. Le soupçon, l' inimitié, régnoient dans toutes les familles; et sans le prudent Métius, la guerre civile eût embrasé Rome. Romulus, en proie à cette fureur sombre qui, dans les grands criminels, tient la place du remords, Romulus, pour contenir son peuple, l' accabloit de nouveaux impôts, faisoit couler le sang des nobles, et ne régnoit que par la terreur. Hersilie, trop digne fille de son pere,Hersilie ne se nourrissoit plus que des poisons de la jalousie et de la rage. Ne doutant pas qu' une rivale ne possédât le coeur de Numa, elle envoyoit chaque jour des émissaires secrets chez tous les peuples de l' Italie pour découvrir cette rivale, pour s' informer de son amant, pour menacer des armes de son pere les rois qui leur donneroient asyle, et pour acheter leur tête de ceux qui voudroient la livrer. Pendant ce temps, le tranquille Numa, caché dans le fond des Apennins, entouré de fideles amis, pleuroit de joie à la reconnoissance de Zoroastre et de Léo: il partageoit leurs transports; il voyoit l' heureux Zoroastre presser son fils dans ses bras. Ce tendre vieillard ne pouvoit se rassasier de voir, d' entendre, d' embrasser Léo. ô mon cher fils, lui disoit-il, tu m' es donc rendu! C' est toi que je revois! Ah! Je ne me trompois pas: le premier jour où tu vins dans ma cabane, mon coeur s' élança vers toi par un attrait irrésistible; ce coeur te reconnutd' abord. Que j' aime à te contempler! Que tu es beau! Que tu es grand! Viens donc me serrer contre ton sein; viens donc m' appeller ton pere: tu me dois toutes les caresses que tu m' aurois faites depuis ton enfance. Léo répondoit par ses pleurs; Camille écoutoit en silence. Léo la prend par la main, et la présente à Zoroastre: mon pere, lui dit-il, voici mon amie, voici la souveraine de mon coeur. Nous avons été long-temps séparés; nous sommes enfin devenus époux. Mais, quelque violent que soit notre amour, si nous avions pu prévoir que je reverrois mon pere, ah! Soyez sûr que nous aurions attendu ce moment pour que votre main nous unît. Daignez donc nous pardonner notre bonheur, et l' augmenter en le confirmant. Il dit: Camille tombe à genoux; son coeur palpite, ses yeux sont baissés, sa tête est penchée sur son sein, la rougeur couvre son front; à peine ose-t-elle jetter un regard timide sur Zoroastre. Elleattend avec inquiétude qu' il l' appelle sa fille. Elle n' a jamais autant desiré de paroître belle, même aux yeux de son cher Léo; et son silence semble dire au vieillard: mes traits sont peu de chose, mais mon coeur est digne de vous. Ma fille, lui répond Zoroastre en la relevant aussitôt, mon bonheur surpasse mes peines: je n' avois perdu qu' un enfant, cet heureux jour m' en fait trouver deux. En prononçant ces paroles; il embrasse la belle Camille. Cette tendre scene se termine par le récit des aventures de Léo; le vif intérêt qu' il inspire à Zoroastre et à sa fille ajoute encore au sentiment que la nature a mis dans leurs coeurs. Numa partage la joie commune. Depuis qu' Anaïs est soeur de Léo, Anaïs lui semble plus belle: chaque jour il lui découvre de nouvelles vertus, sans cesse il parle d' elle à son ami; ce nom d' ami, qui lui étoit si cher, ne lui semble plus assez doux.Bientôt Numa convalescent va respirer l' air du matin, et choisit toujours les lieux où Anaïs conduit son troupeau; il devient berger pour être avec elle. Tandis que Camille et son époux vont à la chasse pour Zoroastre, Numa raconte à leur soeur l' histoire de sa vie. Il écoute avec délices les réflexions, les conseils d' Anaïs, il s' étonne de trouver tant de sagesse dans un âge si tendre, et chaque jour il acquiert près d' elle plus de prudence ou plus de vertu. Quelquefois, assemblant des roseaux qu' il joint avec de la cire, il en tire des sons mélodieux, il accompagne avec ce chalumeau la voix touchante de la bergere; plus souvent il répete avec elle les chansons, les hymnes, qu' elle lui apprend. Il ne songe point à l' amour; il éprouve un sentiment plus délicieux, plus tranquille. Dès que l' aurore paroît, Numa va joindre Anaïs. Sa vue ne lui cause point de transports; mais il a besoin de sa vue: sa présence ne le trouble point; mais il n' est heureux que par elle. Loin d' Anaïs, il n' a plus d' idée; loind' Anaïs, il n' existe pas. Ainsi la tendre Clytie tombe languissante et fanée en l' absence du dieu de la lumiere; mais dès qu' Apollon reparoît, Clytie releve sa tête, la fixe vers l' astre du jour, le suit dans sa course en tournant sur sa tige, et ne cesse de le regarder que lorsqu' il se replonge dans le sein de Thétis. La modeste Anaïs, qui ne trouve ni dans son coeur ni dans celui de Numa rien qui puisse l' alarmer, se livre au sentiment qui l' entraîne. Elle chérit son libérateur, celui qui sauva les jours de son pere: la reconnoissance lui en fait un devoir; les vertus de Numa en font un plaisir. Anaïs aime à converser avec l' éleve de Tullus des merveilles de la nature, du cours des astres, des peuples divers, des gouvernements, des religions, par-tout différentes, de la morale, par-tout la même. Chacun d' eux, attaché à ses dogmes, les explique ou les défend. Divisés sur le culte, ils se réunissent sur les devoirs: leurs ames sont d' accord, quand leur raison discute; et Numa, quine peut se lasser d' admirer la profonde sagesse d' Anaïs, sent augmenter à chaque instant pour elle son respect et sa tendresse. Léo s' apperçut le premier de ce penchant mutuel: il souhaitoit ardemment de voir son ami devenir son frere. Aimes-tu ma soeur? Lui dit-il un jour; réponds-moi avec franchise. Numa rougit, et se troubla. Pourquoi rougir? Lui dit Léo: les dieux nous ont donné l' amour pour nous consoler de nos peines, pour récompenser nos vertus. Si ton coeur est bien dégagé des indignes liens d' Hersilie, si tu chéris Anaïs autant que Léo te chérit, je l' obtiendrai pour toi de mon pere. Parle, dis-moi seulement, je rendrai ta soeur heureuse; et je croirai cette parole comme l' oracle de nos dieux. Ami, lui répondit Numa, le nom d' Hersilie me fait encore trembler, celui d' Anaïs me rassure. Le sentiment que ta soeur m' inspire ne ressemble en rien à celui qui me rendit si malheureux. Je vois Anaïs tous les jours, je ne la quitte pas un moment; jamais jen' ai eu l' idée de lui parler d' amour et d' hymen. Mais je sens bien, ô mon ami, que si le bonheur peut habiter sur la terre, il est réservé à l' époux de ta soeur. Il dit. Léo l' embrasse, le prend par la main, et le conduit vers Zoroastre. Il ne doutoit point de son aveu; il lui demande Anaïs pour son ami, pour son libérateur, pour celui de tous les mortels qu' il aime, qu' il estime le plus. Quelle est sa surprise, quel est son chagrin, quand Zoroastre, après l' avoir écouté d' un air sévere, lui répond ces tristes paroles: mon fils, j' aime Numa, je lui dois la vie; je bénirois le jour où je pourrois m' acquitter avec lui: mais ma fille est mage; je suis le chef de sa religion, et la loi que j' ai annoncée nous interdit toute alliance avec les idolâtres. Tu sais que j' ai tout sacrifié pour cette loi sainte: honneurs, richesses, repos, tout lui fut immolé par moi. Voudrois-tu qu' à la fin de ma vie, au moment de recevoir la récompense de tant de maux,je la perdisse en désobéissant aux préceptes que j' enseignai moi-même? Vous avez donc enseigné l' ingratitude? Interrompit Léo d' une voix animée. Non, mon fils, répondit Zoroastre; mais j' ai prescrit la prudence. Je n' ai pas voulu qu' une mage risquât de renoncer à sa foi, en prenant un époux d' une autre secte: j' ai prévu l' empire de l' amour, le penchant naturel d' un coeur sensible à penser comme l' objet aimé. Ma fille chériroit Numa, ma fille prendroit sa croyance; elle quitteroit le culte de son pere: j' en serois responsable au grand Oromaze. Il m' est assez douloureux que mon fils, le fils de Zoroastre, élevé loin de moi par des idolâtres, suive une autre religion que la mienne: je veux du moins conserver ma fille à ce Dieu pour qui j' ai tant souffert; je veux préserver Anaïs du péril de l' abandonner. Plus Numa est estimable, plus ce péril seroit grand. Ah! Ce ne sont ni les persécuteurs ni les bourreaux qui peuventébranler la foi: c' est l' exemple des vertus dans une secte différente. D' ailleurs, ma religion est encore en horreur à toutes les nations du monde; l' Italie entiere détesteroit Numa, si Numa devenoit l' époux d' une mage: ma fille en seroit peut-être moins aimée... pardonne, Numa, je t' offense, je t' afflige; je te parois sans doute un fanatique et un ingrat: mais je crois ma religion, j' aime ma fille, je ne puis l' exposer à devenir infidele, ou à t' apporter pour dot la haine de ta nation. Zoroastre se tait. Léo demeure immobile, les yeux attachés à la terre: il s' afflige de ne pouvoir opposer au vieillard des raisons plus puissantes que les siennes. Numa, qui l' avoit attentivement écouté, le regarde d' un air serein, et lui répond ces paroles: Zoroastre, depuis que je suis né, les dieux que j' adore ont manifesté pour moi leur puissance: je les aime, je les crains; je choisirois de mourir plutôt que de les abandonner. Mais malheur à moisi j' étois capable de haïr aucune des religions qui couvrent la terre! Les dieux les souffrent; pourquoi serois-je moins indulgent que les dieux? Périssent ces hommes de sang qui, à l' exemple de Sardanapale, poursuivent le fer à la main ceux qui ne pensent pas comme eux, leur présentent la mort ou leur croyance, et multiplient les martyrs en multipliant les crimes, tandis qu' avec des bienfaits ils feroient peut-être des prosélytes! Ce n' est point à nous, misérables humains, à venger la cause du ciel, à nous charger de ses intérêts. Les fourmis d' un champ ne s' égorgent point entre elles pour la gloire du maître du champ; elles jouissent en paix des biens qu' elles lui doivent. Le premier attribut des dieux c' est la bonté. De toutes les sectes, la seule qui leur soit odieuse, c' est la secte des persécuteurs. Voilà les vrais ennemis des immortels; ils leur arrachent leur plus doux plaisir, celui de pardonner à la foiblesse. Telle est ma piété, Zoroastre; c' est à toi de juger si la foi de ta fille seroit endanger avec moi. Je respecterois ses dogmes, comme elle respecteroit les miens: elle adoreroit Oromaze, j' adorerois Jupiter. Mais Oromaze et Jupiter nous commandent les mêmes choses: te chérir, honorer ta vieillesse, nous aimer, soulager les infortunés, voilà ce qu' ordonne ton dieu, voilà ce que prescrit le mien. Nos deux coeurs, en leur obéissant, s' uniroient encore davantage, et seroient mêlés l' un dans l' autre, comme deux ruisseaux également purs, dont les sources sont différentes, mais qui ont confondu leurs eaux. Tu dis que mon hymen avec une mage m' attireroit la haine de ma nation? Je n' ai plus de nation, je n' ai plus de patrie; j' ai perdu Tullus et Tatius; l' univers se borne pour moi à la cabane de Zoroastre: mon coeur me dit que je n' y serai point haï. ô mon pere, ouvre-moi ton sein; accepte-moi pour ton fils; rends-moi en un seul moment tout ce que les dieux m' ont ôté en tant d' années; donne-moi ton Anaïs: nous ne seronsoccupés que de prolonger tes jours. Nous vivrons en paix dans ce vallon, où les enfants de ton fils et les miens formeront une colonie qui bénira d' âge en âge le nom chéri de Zoroastre. Tu vieilliras au milieu de cette génération naissante; tu seras l' objet de leur tendresse, la cause de leur bonheur. La fille que j' aurai s' appellera Oxane; ce nom si cher te rendra plus douces ses caresses. Peres, enfants, époux, épouses, nous serons tous à tes pieds, nous ne vivrons que pour t' aimer; et, tous les matins, tes deux familles réunies viendront attendre ton réveil avec le même plaisir, avec le même respect, que tes disciples attendent le lever de l' astre du jour. En parlant ainsi, Numa tombe à ses genoux. Zoroastre ému veut pourtant résister encore: mais Léo s' écrie: il a sauvé vos jours! Il a sauvé ceux d' Anaïs! Eh bien! Répond le vieillard, qu' Anaïs soit sa récompense, que Numa devienne mon fils. à cette parole, Numa jette un cri, ets' élance au cou de Zoroastre: il ne peut contenir sa joie, ni exprimer sa reconnoissance. Il veut aussi embrasser Léo; mais Léo a déja couru chercher sa soeur. Il reparoît avec elle. Voilà ton époux, lui dit Zoroastre, je te donne à ton libérateur. Dans huit jours vous serez unis: puisse le grand Oromaze ne punir que moi seul, s' il n' approuve pas vos noeuds! En disant ces mots, il serre contre son coeur la main d' Anaïs et celle de Numa. Anaïs rougit en baissant les yeux. Bientôt elle confirme par un doux sourire le don que son pere a fait de sa foi; dès ce moment, l' heureux Numa, son digne ami, et la belle Camille, ne songent plus qu' aux préparatifs de cet hyménée. Déja Camille et Léo ont été couper des bois dans la montagne, pour que Numa bâtisse lui-même la cabane qu' il doit habiter: elle est auprès de celle du vieillard. Numa la tourne du côté de l' orient, pour que sa pieuse épouse puisse tous les jours à son réveil adresser sesvoeux à l' astre du jour. Il la couvre de peaux de bêtes, qui, entrelacées avec des branchages, forment un rempart impénétrable contre le soleil, la pluie et le froid. Tout ce qu' il peut imaginer de commode et d' agréable, est placé dans l' intérieur: Numa l' embellit avec cette adresse, avec ce goût que l' amour seul peut donner. Un jardin est contigu à la cabane; Numa le dispose de maniere que le berceau de jasmin sauvage sous lequel il vit Anaïs pour la premiere fois, soit au milieu de ce jardin. Il détourne un bras du ruisseau, qu' il fait serpenter parmi des fleurs. Des arbres fruitiers, que la nature produit d' elle-même, rendent utile ce verger; et une haie vive le met à l' abri des chevreuils qui viendroient en brouter les jeunes plants. Anaïs préside au travail; sa présence anime Numa. Il voudroit seul terminer l' ouvrage; mais Camille et Léo viennent l' aider malgré lui. Tous comptent avec impatience que les huit jours prescrits par Zoroastre doivent expirer le lendemain.Déja les travaux sont achevés, déja Camille a dépouillé les prés voisins de leurs fleurs; les couronnes sont tressées, la nouvelle cabane est parée de guirlandes; le soleil s' est caché dans l' onde, son retour doit éclairer le bonheur des deux amants; quand, vers le soir, à l' heure où, retirés dans la chaumiere de Zoroastre, ils vont tous se placer autour d' une table frugale, on entend frapper à la porte: un pressentiment secret fait frissonner le sensible Numa. Léo surpris se leve le premier, prend sa massue, et court à la porte. Ce n' étoient point des ennemis; c' étoit un vieillard vénérable, accompagné de deux guerriers: ils demandoient l' hospitalité. Léo les accueille et les guide. Mais à peine la lampe qui éclairoit la cabane a-t-elle frappé leur visage, que Numa jette un cri de surprise, et court embrasser ce vieillard. Est-ce donc vous, Métius, vous l' ami de Tatius et de mon pere! Vous, le seul appui, la derniere espérance de nos sabins!Métius étonné reconnoît à son tour Numa; il n' en peut croire sa débile vue: ô mon maître, lui dit-il, ô mon ami, je vous trouve enfin, vous que je cherche par toute l' Italie! Ah! Souffrez qu' avant de vous rendre les hommages que je vous dois, mes bras tremblants vous serrent encore, et que mon coeur profite des derniers instants où il m' est permis de vous appeller mon ami. En disant ces mots, le fidele Métius embrasse mille fois Numa. Ensuite, se retournant vers les deux guerriers qui le suivent: Volésus et Proculus, leur dit-il, notre recherche est finie; nous avons trouvé notre roi. Alors les deux romains, et Métius lui-même, fléchissant le genou devant Numa, lui disent avec respect: nous vous saluons, roi de Rome. Que dites-vous? Interrompt Numa en s' efforçant de le relever: je ne suis point votre roi; je ne mérite, je ne desire point cet honneur. Vous l' êtes, reprend Métius, vous l' êtes par le plus beau, par le plus légitime des droits: le peuple vous a élu d' une voix unanime. Les romains et lessabins, prêts à s' égorger pour donner un successeur à Romulus, n' ont trouvé que Numa qui convînt aux deux peuples: votre nom seul a calmé les haines, a rétabli la concorde. Vous êtes roi, Numa; votre peuple vous attend. Numa, surpris et affligé, fait asseoir les ambassadeurs à la table de Zoroastre; il demande à Métius de l' instruire de ces grands événements. Le vieux général le satisfait en ces termes: nos maux étoient à leur comble. Romulus, en horreur aux sabins, haï même de son peuple, Romulus faisoit gémir Rome sous le poids d' un sceptre de fer. Ce n' étoit plus ce conquérant toujours suivi de la victoire, et qui du moins n' immoloit que les ennemis de l' état: c' étoit un tyran farouche, dont la politique barbare accabloit le peuple pour le contenir, et, sur le moindre prétexte, faisoit couler le sang des patriciens. Telles sont les suites d' un premier crime: aussitôt que l' ame en est souillée, toutes les vertus l' abandonnent, tous les vices viennent l' habiter.Cependant les dieux irrités nous annoncerent leur justice par les plus terribles fléaux: la peste désola Rome. Jamais la contagion ne s' annonça par des symptomes plus effrayants: un feu dévorant brûle à la fois la poitrine et les entrailles; les yeux, enflammés et sanglants, roulent avec peine dans leurs orbites; la bouche ulcérée exhale un souffle empoisonné; la langue souillée, épaissie, s' attache au palais, arrête la respiration; les nerfs se roidissent, les membres frissonnent; et le froid de la mort, qui se répand par degrés, ne peut éteindre l' ardeur brûlante dont les os mêmes sont consumés. Bientôt les maisons ne peuvent suffire pour contenir les tristes victimes: les chemins, les places publiques, les temples des dieux, en sont remplis. On voit une foule de moribonds errer demi-nuds, fuyant leurs lits, fuyant leurs pénates, cherchant, demandant de l' eau. Ils vont se plonger dans le Tibre, dans les fontaines, dans la terre détrempée. Ils n' écoutent rien, ils boivent: sans étancher leursoif, ils expirent au milieu des ondes. Les doux liens de l' amitié, les sentiments de la nature, tout est en oubli, tout est méconnu: le fils, égaré par la douleur, refuse d' embrasser son pere; le frere évite le frere, et craint la contagion du mal; la mere mourante, loin de son époux, en proie aux convulsions du trépas, les yeux tournés, les dents serrées, éloigne avec ses bras roidis le foible enfant qui lui tend les mains, qui pleure, et veut encore aller presser ses mamelles desséchées. La douleur, la douleur, est le seul sentiment qui domine. Par-tout on souffre, par-tout on meurt. L' enfance, l' âge mûr, la vieillesse, tout périt, tout tombe. La flamme des bûchers ne s' éteint point; on la renouvelle sans cesse. Quelque nombreux qu' ils soient, ils ne peuvent suffire: on va même jusqu' à se les disputer; et ceux qui les ont élevés sont obligés de livrer des combats, pour que leur parent y trouve une place. Romulus, qui regrettoit ses soldats, indiqua, pour appaiser les dieux, unsacrifice solemnel au marais de la Chevre. Tout son peuple, ou plutôt le foible reste de son peuple, s' y rendit. Les sacrificateurs, les prêtres, les citoyens, pâles, décharnés, s' avancent à pas lents vers l' autel. Le soldat, sans cuirasse, s' approche doucement, soutenu sur son javelot; il peut à peine lever la tête vers l' aigle de son bataillon. Les femmes, les vieillards, appuyés sur des bâtons, tiennent leurs enfants par la main; l' enfant tombe et entraîne avec lui son foible soutien. Jeunes, vieux, malades, convalescents, tous se ressemblent, tous se traînent plutôt qu' ils ne marchent: aucun n' a la force d' élever la voix; et ce peuple romain si puissant, ce peuple, l' effroi de l' Italie, ressemble à une troupe de spectres qu' une magicienne de Thessalie a évoqués des enfers. On fait les libations, on immole les victimes: le grand-prêtre consulte leurs entrailles, et frémit en les regardant. Il monte sur le trépied sacré: l' esprit divin le saisit; une sainte fureur l' agite, sesyeux étincelent, sa bouche écume; il tend les bras, il renverse sa tête, ses cheveux hérissés soulevent le laurier qui le couronne. Mais c' est en vain qu' il lutte contre un dieu: ce dieu le terrasse, le domte, le fait céder à son aiguillon. Le pontife haletant prononce alors ces paroles: peuple, un crime épouvantable, qui est demeuré impuni, a fait descendre sur vos têtes la colere des immortels. Tant que ce forfait ne sera pas expié, tant que les coupables verront le jour, n' espérez pas que les dieux s' appaisent. La peste ravagera nos murs, tant que le sang de... il alloit poursuivre, Romulus lui jette un coup-d' oeil terrible; et la frayeur éteint sa voix. Mais à l' instant même, le ciel s' obscurcit, le soleil perd sa lumiere, des ténebres épaisses couvrent la terre, mille tonnerres se font entendre; il semble que les éléments confondus se font la guerre, et que toute la nature se replonge dans le chaos. Le peuple tremblant tombe à genoux, prie les dieux, et attend la mort. Mais aubout de quelques instants, les vents s' appaisent, la nuit se dissipe, le soleil brille sans nuage; on revoit l' azur des cieux; le calme revient dans les airs, bientôt il renaît dans les coeurs. Tous les romains se regardent et se retrouvent; Romulus seul a disparu. Ses gardes, ses courtisans, le cherchent en vain. Les céleres, seuls attachés à un maître qui leur donnoit l' impunité, les céleres menacent déja les patriciens, qu' ils accusent d' avoir immolé le roi. Le peuple se prépare à défendre les nobles, le sang est prêt à couler, quand Proculus que vous voyez, un des romains les plus vénérables par son rang, par sa vieillesse, sur-tout par son austere vertu, Proculus s' avance; et, à l' aide d' un mensonge adroit, il calme tous les esprits: romains, dit-il, cessez de chercher Romulus. J' ai vu, j' ai vu de mes yeux son pere Mars descendre sur la terre, et l' enlever dans son char sanglant. Proculus, m' a dit notre roi, ma gloire est à son comble, j' ai vaincu, j' ai triomphé. J' ai bâti une ville qui doit être la maîtresse du monde; tousmes devoirs sont remplis: le dieu des combats m' associe à ses honneurs immortels. Va l' annoncer aux romains; dis leur que Mars et Romulus guideront toujours leurs armées, et qu' ils m' invoquent désormais sous le nom de Quirinus. Ainsi parle Proculus; et le tumulte s' appaise. Les céleres n' osent révoquer en doute un récit qui fait un dieu du roi qu' ils aimoient; le peuple, content d' avoir perdu son tyran, aime mieux le placer dans le ciel, que de rechercher et de punir ceux qui en ont délivré la terre. Mais il falloit élire un successeur à Romulus. Hersilie prétendit vainement à la couronne. Les sabins, irrités contre elle, déclarerent qu' ils alloient retourner à Cures, si la fille de Romulus montoit sur le trône: les romains eux-mêmes regardoient comme une honte d' être gouvernés par une femme. Rejettée par les deux partis, Hersilie sortit de Rome, en menaçant d' y ramener bientôt la guerre; et le peuple s' assembla de nouveau pour se choisir un souverain.Ce malheureux peuple fut encore sur le point de s' égorger. Les romains vouloient un romain, les sabins demandoient un sabin. Après la mort de Tatius, disoient ces derniers, nous avons laissé régner tranquillement votre Romulus; il est temps qu' un de nos citoyens vous gouverne. Nous ne sommes pas des peuples vaincus: nous sommes vos amis, vos freres; mais jamais nous ne fûmes vos esclaves. Notre nation est au moins l' égale de la vôtre en noblesse, en courage, en vertu: nous rejettons d' avance tout ce qui peut porter la moindre atteinte aux droits de cette égalité. Ainsi parloient les sabins; et déja l' on couroit aux armes. Les dieux m' inspirerent dans ce moment: peuples, m' écriai-je, écoutez ma voix. Vous prétendez tous deux nommer votre monarque, et le choisir dans votre sein: que chacun de vous cede à l' autre la moitié des droits qu' il réclame; que celle des deux nations qui nommera le souverain soit obligée de le prendre chez le peuple qui ne l' aura pasnommé. Romains, choisissez votre maître, mais que ce maître soit sabin; ou que les sabins donnent la couronne, mais que ce soit à un romain. Mon avis est adopté. La paix renaît; on s' accorde; et les romains sont chargés d' élire un monarque sabin. Tous, d' une voix unanime, choisissent le juste Numa. à peine ce nom est prononcé, que les deux nations, oubliant leur haine, se félicitent mutuellement; tous les citoyens s' embrassent; tous s' écrient en pleurant de joie: il va donc renaître le siecle d' or, le regne d' Astrée! Numa va nous commander. L' encens fume sur les autels, le sang des victimes ruissele, tous les temples retentissent d' actions de graces; on remercie les immortels de tous les biens dont on jouira. Les dieux les accordent d' avance: la peste cesse; un vent salubre apporte la santé; des rosées bienfaisantes viennent donner au laboureur l' espoir d' une double moisson: les dieux, les hommes, le ciel, la terre, tout semble se réjouir du regne de la vertu.Sur-le-champ l' on vous députe des ambassadeurs; je demande à être du nombre. Nous volons à Cures, où nous espérions vous trouver; on n' a pu même nous y donner de vos nouvelles. Nous tournons nos pas vers le pays des marses, où j' avois pensé que vous conduiroit votre amitié pour Léo: notre course n' est pas plus heureuse. Enfin nous allions vous chercher dans les montagnes des rhéates, lieux fameux par votre vaillance et par votre humanité, quand les immortels nous ont conduits ici. Venez, roi de Rome; deux nations vous attendent: vous êtes leur unique espoir, chaque moment de retard est un vol fait à notre amour et à la félicité publique. Métius se tut. Numa le regardant avec un sourire doux et tranquille: ami, lui répondit-il, il est passé pour moi le temps des erreurs; le temps où la vaine ambition, la fausse gloire, l' amour insensé, troubloient ma vie. Le trône auroit pu m' éblouir, lorsque, brûlant pour Hersilie, je courois, le fer à la main, lamériter dans les combats; lorsque, aveuglé par ma passion, je m' efforçois d' acquérir l' affreuse science d' égorger les hommes, et que j' admirois Romulus en proportion du mal que je lui voyois faire. Le voile est tombé, mes yeux sont ouverts; et, grace aux dieux qui ne m' ont point abandonné, à mes malheurs qui m' ont instruit, grace à la tendre amitié, au pur amour qui m' animent, mon esprit, mon coeur éclairés n' estiment plus que ce qui est estimable, n' aiment plus que ce qui est digne d' être aimé: la vertu et le repos. Je remplirois mal le trône de Romulus. Son peuple, fier et belliqueux, pouvoit à peine être contenu par un roi, fils des dieux, et grand capitaine. Je ne suis que le fils d' un homme, et je déteste les combats. Je déteste cet art perfide de désunir ses voisins pour les vaincre, d' armer le foible contre le fort pour les opprimer tous deux, de regarder comme à soi tout ce dont on peut s' emparer. Non, Métius, c' est un conquérant qu' il vousfaut pour maître. Vainement je consacrerois ma vie à la félicité des romains, ils mépriseroient un roi pacifique qui ne seroit occupé que des dieux, des loix et de l' agriculture. Métius, mon parti est pris: je suis quitte envers ma patrie; j' ai versé mon sang pour elle; j' ai sauvé les sabins par mon exil: ma tâche est remplie; je ne demande pour toute grace que la continuité de cet exil. Je ne veux plus rentrer dans Rome; je veux vivre dans ce vallon, cent fois plus beau que le capitole, entre mon pere, mon ami, ma soeur et ma digne épouse. Ici je serai plus heureux, je serai plus en sûreté, que Romulus au milieu des céleres. J' habiterai cette cabane, plus riante, plus commode que le palais de vos rois: j' y coulerai des jours purs et paisibles, en honorant les dieux, en faisant la félicité de mon pere, de mon épouse, en trouvant la mienne auprès d' eux; et quand la mort viendra me frapper, je n' aurai pas à répondre devant la divinité du bonheur de plusieurs milliers d' hommes,qu' il est presque impossible à leur semblable de rendre heureux. Tu en répondras, Numa, interrompit Anaïs d' une voix ferme; tu en répondras, si ton amour pour moi, si ton goût pour la retraite, te font sacrifier deux peuples. Penses-tu donc que le ciel t' ait donné tant de vertus pour toi seul? Penses-tu plaire à Dieu, en ne vivant que pour toi? L' être suprême compte pour rien de vaines méditations; il veut une vertu active. L' homme de bien lui rendra compte de chaque jour passé sans faire du bien; et le créateur du monde ne peut chérir que ceux qui travaillent au bonheur du monde. Tu dis qu' un héros guerrier est plus nécessaire aux romains qu' un roi pacifique. Mais plus ce peuple est belliqueux, plus il a besoin d' un sage monarque qui modere, contienne sa fougue, et adoucisse par la justice cette humeur guerriere qui deviendroit férocité. Ce monarque ne peut être que toi, Numa: ton respect pour les dieux, ton amour pour la paix, t' imposent le devoir de gouverner le peupleà qui ces vertus sont le plus nécessaires. Tu crois ne plus rien devoir à ta nation, parceque tu combattis pour elle? Eh! Qu' as-tu fait de plus que le dernier de ses soldats? J' en appelle à ton propre coeur; étoit-ce pour Rome, ou pour Hersilie, que tu exposois tes jours? Quand tu aurois versé ton sang pour ton peuple, tant qu' il t' en reste une seule goutte, cette goutte lui appartient: on n' est jamais quitte envers la patrie; elle l' est toujours avec nous. Je n' ai plus qu' un mot à te dire: si le desir de mener une vie obscure auprès d' Anaïs, si ma religion injustement persécutée, sont la cause de ton refus, dès ce moment je renonce à toi. Je me reprocherois toute ma vie d' avoir été un obstacle à la félicité de deux peuples, de les avoir privés du plus beau présent que le ciel puisse faire à la terre, d' un bon roi. Cette idée empoisonneroit mes jours, et altéreroit peut-être l' amour tendre que tu m' as inspiré. Numa, c' est t' en dire assez: je connois mes devoirs et les tiens; si turefuses d' être utile aux hommes, c' est moi que j' en punirai. Tel fut le discours d' Anaïs. Zoroastre et Léo se joignirent à elle: Camille seule resta du parti de Numa. Métius et les ambassadeurs romains se jetterent à ses genoux, en alléguant, en répétant tout ce qui pouvoit persuader son esprit ou émouvoir son coeur sensible; ce fut en vain. Numa, semblable au rocher contre lequel viennent se briser les vagues, Numa demeure inébranlable. Il oppose avec douceur une volonté constante aux prieres, aux raisons; et finissant par embrasser le vieux Métius: mon pere, lui dit-il, si tu m' aimes, ne me parle plus d' un trône que je crains plus que le tombeau. Je veux mourir dans ce vallon, je veux vivre dans cette cabane. Je suis né libre, je jouirai du droit naturel qu' a tout homme de choisir l' asyle où il peut couler le plus doucement ses jours. J' espere que ce n' est point offenser les immortels; mais, si tel étoit mon malheur, je préférerois encore d' avoir à les fléchir, à les désarmer pendantle reste de ma vie, plutôt que de ceindre un diadême que je redoute et que je hais. D' après cet aveu, Métius, juge si tes instances sont vaines: elles m' affligent; épargne-les moi. Viens reposer dans ma cabane, non pas auprès de ton roi, mais auprès de ton ami; demain, au lever de l' aurore, tu retourneras dire aux romains que, s' ils aiment encore Numa, ils le lui prouvent en lui laissant son heureuse obscurité. En disant ces mots, il sort de la chaumiere de Zoroastre. Anaïs le rappelle en vain: pour la premiere fois, Numa ne répondit point à sa voix. Les ambassadeurs désolés allerent passer la nuit dans sa nouvelle cabane; Camille, après avoir long-temps défendu contre Anaïs le parti que prenoit Numa, alla se livrer au sommeil, à côté de son cher Léo; Zoroastre et sa fille resterent ensemble, pour méditer l' exécution d' un projet important.
LIVRE 11
Numa, retiré au fond de sa cabane, ne put y trouver le sommeil. Tout ce que lui avoit dit Anaïs revenoit dans sa pensée. Elle m' a menacé, disoit-il, de renoncer à moi, si j' oublie pour elle ce que je dois à ma nation, si je me refuse aux volontés des dieux. Quel affreux malheur de déplaire à la fois aux immortels et à ma chere Anaïs! Mais, si j' accepte la couronne, puis-je signaler les premiers jours de mon regne par mon hymen avec une mage? Mon projet seroit de régner par la religion; et je commencerois par placer sur mon trône l' ennemie de mon culte! Mon peuple ne l' y verroit qu' avec horreur: malgré les vertus d' Anaïs, la haine publique seroit son partage. Non, je ne puis l' y exposer; je ne puis sur-tout sacrifier mon amour au vain espoir de bien gouverner Rome. Jusqu' à présent je n' ai vécu que pour m' immoler aux autres, il est temps de vivre pour moi.Au milieu de ces réflexions, le chagrin d' affliger son peuple, la crainte d' irriter les dieux, venoient ébranler les résolutions de Numa. Agité par ces sentiments contraires, entraîné par son amour, ramené par sa piété, il demeure incertain de ce qu' il doit résoudre: semblable à l' arbre entamé par la hache, prêt à tomber au moindre effort, et dont la chûte menace également de tous les côtés. L' aurore, sur son char d' opale, ouvroit déja les portes du jour, lorsque Numa, fatigué, se laisse aller au sommeil. à peine se livre-t-il à ce doux consolateur, que l' ombre d' un vieillard couvert de lambeaux ensanglantés vient se présenter devant lui. Numa, saisi de terreur, sentit ses cheveux se dresser; mais il reconnoît Tatius: sa frayeur se dissipe. ô mon pere! ô mon roi! Lui dit-il, qui vous fait abandonner l' élysée? Pourquoi ce vêtement sanglant, qui ne rappelle que trop le crime de Romulus? Qu' ordonnez-vous? Parlez, ombre redoutable et chere; Numa jure de vous obéir.Marche donc vers Rome, lui dit l' ombre d' une voix sévere; les dieux t' ordonnent de régner: c' est pour t' annoncer leurs décrets que j' ai quitté ma sombre demeure. Je n' habite point encore les champs élysées: Minos, avant de me récompenser du peu de bien que j' ai fait, me punit du mal que j' ai laissé faire. Je dois rester dans le tartare jusqu' au moment où le peuple romain sera le plus heureux des peuples: Numa, sois mon libérateur. En disant ces mots, l' ombre disparoît. Numa lui tend les bras pour la retenir; mais il n' embrasse qu' un souffle léger qui se perd aussitôt dans la nuit. Numa se réveille, couvert d' une sueur froide: il se jette à genoux, adore les immortels, fait des libations de vin sur un brasier; dès que le soleil paroît, il court auprès d' Anaïs pour dissiper le trouble qui l' agite. Mais c' est en vain qu' il cherche, qu' il appelle Anaïs: Anaïs ne répond point. Alarmé de ce silence, Numa pénetre dansl' asyle où repose Zoroastre; il trouve son lit désert. Une tablette seule est restée: Numa la saisit, et lit ces paroles: Anaïs à Numa. Je pars; tu ne me verras plus. Tant que je serois près de toi, ou tu refuserois un trône que Dieu te donne pour le bonheur de deux peuples, et je ne puis accepter ce sacrifice; ou tu monterois sur ce trône en m' y faisant asseoir près de toi, et tu déplairois à ton peuple. Pour ton intérêt, pour ta gloire, il faut te fuir, Numa, te fuir aujourd'hui, le jour même... mes larmes baignent ces tablettes. Adieu, Numa; va régner: sois heureux, s' il t' est possible; mais n' oublie point Anaïs. Songe que dans mon obscur asyle je serai sans cesse occupée de toi: j' entendrai, j' espere, bénir ton nom; alors je m' applaudirai d' avoir acheté de mon infortune la gloire dont tu jouiras, le bonheur de ton peuple, et la certitude de vivre à jamais dans ton coeur. Numa lut deux fois cette lettre sans pouvoir verser une larme: la surprise, la douleur, l' accablent. Il ne pleure point, il ne se plaint pas; il considere les tablettesd' un oeil sec et égaré. Ainsi l' oiseau qui, revenant porter à ses petits leur pâture, trouve son nid enlevé, demeure immobile sur la branche, laisse tomber la nourriture de son bec, et regarde fixement la place où étoient ses enfants chéris. Enfin deux ruisseaux de pleurs viennent soulager Numa; les sanglots sortent en foule de son sein. Anaïs! Anaïs! S' écrie-t-il d' une voix lamentable, Anaïs! Vous m' avez quitté! Pensez-vous que j' y pourrai survivre? Pensez-vous que je ne courrai pas toute la terre pour retrouver mon Anaïs? Quoi! Vous m' avez abandonné le jour même de notre hyménée! Vous avez passé devant cette cabane ornée pour vous recevoir, et vos pas ne se sont point arrêtés! Et vous avez pu...! Le désespoir s' empare de moi... oui, je renonce à la sagesse, à la gloire, à la vertu, à tout ce qui n' a pu fixer Anaïs. Je vais détester la vie, puisque je ne vis plus pour elle; je ne vais plus être qu' un insensé, puisqu' Anaïs emporte ma raison.En disant ces mots, il tombe, il se roule sur la poussiere. Ses cris attirent Camille et Léo: hélas! Ils ignoroient tous deux le départ de Zoroastre et de sa fille. Elle est partie! Leur crie Numa aussitôt qu' il les apperçoit; elle est partie! Nous ne la verrons plus! Camille veut l' interroger; Numa répete: elle est partie! Léo regarde les tablettes, et voit écrits sur l' autre côté de tendres adieux que lui faisoit Zoroastre: tu n' aurois pu te décider, lui disoit-il, entre ton pere et ton ami; ma tendresse a voulu t' éviter ce douloureux combat. J' ai dû te quitter, mon cher fils; mais jamais je n' en aurois eu la force, si je n' étois pas sûr de te rejoindre bientôt. Numa, qui entend ces derniers mots, s' élance sur les tablettes: il lit, il relit ces paroles; elles calment son désespoir. Léo pleure avec lui, Camille les console; et le vieux Métius, qui arrive dans ce moment, serre contre son sein les deux héros, en leur offrant de tout abandonner pour aller à la recherche de Zoroastre. Numa veut partir à l' instant même. Ilne songe plus à l' empire, il ne songe qu' à rejoindre Anaïs avant qu' elle ait pu s' éloigner. Mais à peine il se met en marche, que la foudre gronde sur sa tête, vient éclater à ses pieds; et une voix forte comme le tonnerre, sortant d' un nuage enflammé, fait entendre ces paroles: Numa, songe à Tatius. Numa s' arrête épouvanté; il rougit d' avoir voulu sacrifier son devoir à son amour: il tombe à genoux, reste long-temps prosterné sur la terre, demande pardon aux mânes de Tatius; et se relevant avec l' air plus tranquille: je suis votre roi, dit-il aux ambassadeurs; conduisez-moi vers mon peuple. à cette parole, Métius et ses deux compagnons n' osent faire éclater leur joie; ils voient trop combien il en coûte à Numa pour immoler un sentiment qui lui est plus cher que la vie: ils se félicitent en silence, et se disposent à guider vers Rome celui qu' on y attend comme un dieu sauveur. Léo, en approuvant son ami, regrettede ne pas le suivre; il veut courir sur les traces de son pere; il veut aller chercher Anaïs: Camille se dispose à l' accompagner. Léo embrasse mille fois Numa, lui promet, lui jure, de le rejoindre quand il aura donné trois mois à la recherche de Zoroastre. Numa, qui dans le même jour perd sa maîtresse et se sépare de son ami, prend tristement le chemin de Rome, pour aller occuper un trône qui ne le consolera pas. Il marche, conduit par les ambassadeurs. Il franchit l' Apennin, trouve un char qui l' attendoit sur la frontiere, traverse rapidement le territoire de Rome, et en découvre les superbes remparts: ils étoient garnis de tout le peuple, qui venoit attendre tous les jours l' arrivée de son roi. à peine apperçoit-on le char, que mille cris s' élancent jusqu' aux cieux: le voilà! Le voilà! Notre héros, notre pere, le favori des dieux, le sauveur des romains! Femmes, enfants, vieillards, soldats, tous se précipitent aux portes, tous remplissentla campagne, et courent au-devant de Numa. L' un porte dans ses mains des fleurs, l' autre des branches d' olivier: ils les lui présentent de loin; ils les jettent sur son passage; ils se pressent autour de son char; ils en arrêtent la marche. Romains, sabins, témoignent la même joie: leur impatience est égale; les deux peuples ont un même coeur. Numa descend de son char pour se mêler avec eux. C' est alors que toutes les bouches le bénissent, que ses mains, que ses habits sont couverts de mille baisers: ah! Ne nous quittez plus, disoient-ils, restez toujours parmi nous; les dieux nous donnent un pere, qu' il soit sans cesse avec ses enfants! Numa pleure et leur tend les bras: il est trop ému pour répondre, mais son silence, son air, ses larmes, promettent à son peuple tout ce qu' il demande. Numa s' avance lentement, toujours retardé par des transports, par des acclamations nouvelles: ainsi le meilleur des rois, environné, pressé par ses sujets, confondu au milieu d' eux, entre dans sacapitale, et paroît mille fois plus grand qu' un vainqueur entouré d' esclaves, monté sur un char de triomphe. Arrivé sur la place publique, il est revêtu des ornements royaux. On le conduit, on le porte au capitole, où il veut remercier les dieux: l' encens fume, le sang des victimes ruissele, leurs entrailles consultées n' annoncent que d' heureux augures. Numa pose son sceptre et sa couronne sur l' autel de Jupiter: fils de Saturne, s' écrie-t-il, si dans cette foule de romains qui t' offrent avec moi leurs voeux il en est un seul qui soit plus enflammé que moi du desir de rendre heureux ce peuple, fais-le moi connoître; je lui remets ce diadême. Mais si tu veux que j' en sois possesseur, ô Jupiter, souviens-toi de ma priere: que le premier jour où je violerai la justice, où je n' écouterai pas le pauvre, où je foulerai aux pieds le malheureux, ta foudre me précipite de ce trône où je vais monter! Je ne l' accepte qu' à cette condition. Pere des dieux et des hommes,cette grace me sera plus chere qu' une victoire sur mes ennemis. Il dit: les acclamations redoublent; le sacrifice s' acheve au milieu des transports d' alégresse. Numa sort du temple, et douze vautours volant à sa droite l' accompagnent jusqu' à son palais. Le nouveau roi fait ouvrir le trésor de Romulus; il en distribue la moitié au peuple, et réserve l' autre pour les habitants des campagnes. Il casse, il détruit à jamais le redoutable corps des céleres: je ne veux d' autres gardes, dit-il, que le respect et l' amour que me porteront mes sujets. Ma dignité m' assure l' un; c' est à mes vertus à m' attirer l' autre. Les céleres me sont inutiles; qu' ils redeviennent citoyens. Deux d' entre eux ont assassiné Tatius; c' est à vous, sabins, que je les abandonne. Puisse ce sang coupable être le seul répandu sous mon regne par le glaive de ma justice! Puissent tous mes sujets vertueux m' épargner la plus pénible de mes fonctions! Après avoir ainsi rempli, dans les premiersinstants de son regne, les deux plus grands devoirs des rois, celui de soulager le pauvre, celui de punir le coupable, il s' enferme dans son palais plusieurs jours de suite, pour se faire rendre un compte fidele de ses forces, de ses richesses, sur-tout des impôts qu' il peut supprimer. Il médite pendant long-temps les changements qu' il croit nécessaires: mais, avant de rien entreprendre, il veut aller dans le bois d' égérie implorer les secours de Minerve, et pleurer sa chere Anaïs, sans témoin et en liberté. Il sort de Rome, laisse sa suite, pénetre seul dans le bois sacré. Bientôt il arrive au berceau de verdure sous lequel il vit, pour la premiere fois, la fille de Romulus endormie. à peine a-t-il reconnu la place où étoit l' amazone, qu' un tremblement le saisit, son coeur palpite avec violence, il sent ses forces défaillir. Il se hâte de fuir ce lieu, qu' il quitte pourtant à regret: tant il est vrai qu' un premier amour laisse des traces ineffaçables! à peine s' est-il éloigné du berceau,qu' il s' assied auprès d' un arbre, pour se remettre de son émotion. Là, recueilli en lui-même, se livrant à cette douce mélancolie qui fait pleurer sans faire souffrir, il se rappelle ses premieres années: souvenir quelquefois douloureux, mais toujours cher à un coeur sensible. Numa repasse dans sa mémoire son premier voyage à Rome; le songe qu' il eut à la fontaine de Pan; cette nymphe égérie qu' il ne pouvoit voir, et qui lui enseignoit la sagesse; sa passion pour Hersilie, premiere cause de ses chagrins; son amour pour Anaïs dont le nom seul le rassure, pour Anaïs qu' il a perdue, mais dont l' image le suit partout, défend son coeur contre les dangers qui pourroient le menacer encore, et laisse au fond de son ame un souvenir doux, mêlé d' espérance, qui, le consolant de ses peines, l' encourage à la vertu. Numa, plus tranquille, se leve: il veut reprendre le chemin qui conduit au temple de Minerve; mais il s' égare, s' enfonce dans le plus épais du bois, et arrive bientôtà une source d' eau vive qui sortoit d' un petit tertre ombragé par de hauts peupliers. Jamais troupeau ni berger n' avoit troublé l' onde claire de cette fontaine écartée; jamais nul oiseau, en se désaltérant, nulle branche même tombée, n' en avoit ridé la surface. Les arbres qui l' environnoient, serrés les uns contre les autres, formoient à l' entour du tertre un bocage impénétrable; mille arbrisseaux, mille rosiers sauvages, nés sur le bord de la source, remplissoient les intervalles des troncs d' arbres. Ce lieu silencieux et tranquille sembloit consacré au mystere. Tel étoit sans doute l' endroit de la forêt de Gargaphie où le téméraire Actéon surprit la fille de Latone; ou tel étoit plus sûrement l' asyle où Phoebé descendoit du ciel pour prodiguer ses charmes à l' aimable Endymion. Numa remarque cette retraite; il se propose d' y venir souvent. Parvenu près de la source, il se baisse pour puiser de l' eau dans sa main. Mais au moment où il la porte à sa bouche, une voix lui cried' un ton sévere: qui t' a permis, audacieux mortel, de puiser de l' eau dans cette fontaine? Numa interdit laisse tomber cette eau, et répond d' un accent timide: ô naïade, pardonnez à mon ignorance; je ne savois pas que cette source vous fût consacrée, j' aurois dû le deviner à la beauté de son onde. Tu peux t' y désaltérer, répliqua la voix devenue plus douce: Numa, je t' ai toujours chéri, et je t' attends ici depuis long-temps. Souviens-toi de la nymphe égérie, dont Cérès t' a promis les conseils: c' est ici son asyle sacré. Tu m' entendras, Numa, mais tu ne me verras point. Tu ne franchiras jamais l' enceinte de cet épais bocage; telle est la volonté de Cérès. Viens à cette fontaine toutes les fois que tu auras besoin de converser avec moi; viens me communiquer tes loix avant de les établir; viens m' expliquer tes projets, tes craintes, tes espérances: je te donnerai mes avis, sans te prescrire de les suivre. Contente de conseiller, je n' ordonnerai jamais; tu me consulteras comme déesse,je te parlerai comme amie. Adieu, Numa, je t' attends dans trois jours. La voix se tait; Numa immobile écoute long-temps encore. Pénétré de reconnoissance et de joie, il tombe à genoux, adore Cérès, remercie cent fois égérie, lui adresse les voeux les plus tendres, ose l' interroger encore: mais la voix ne répond plus. C' est en vain que Numa prête une oreille attentive; il n' entend dans ce bocage que le bruit doux et léger que font les feuilles agitées par le zéphyr. Il regarde, observe autour de lui, il ne voit que des arbres touffus. Trop religieux pour concevoir seulement le desir de pénétrer dans l' enceinte sacrée, il s' éloigne à regret de la fontaine. Certain d' être aidé par les dieux dans le gouvernement de son empire, il retourne à Rome plein d' espérance. Dès ce moment, il rassemble les points principaux de législation qu' il veut soumettre à la nymphe: ce travail long et pénible le distrait des maux que lui cause l' amour. Numa se flatte quelquefois quele retour d' Anaïs sera peut-être la récompense que les dieux accorderont à ses travaux: cette idée lui rend plus cher encore le bonheur de ses sujets. Mais les trois jours marqués par la nymphe sont expirés; Numa se rend à la fontaine. Il invoque égérie. La voix se fait entendre: es-tu content de toi, Numa? As-tu déja fait des heureux? Hélas! Répond le monarque, il semble facile d' en faire: dès qu' on est sur le trône, le mal seul devient aisé. J' ai trouvé le compte qu' on m' a rendu de l' administration de mon empire, différent de ce que j' ai vu moi-même. Quand j' ai parlé de corriger les abus, on m' a dit qu' ils étoient nécessaires; on m' a fait craindre des maux plus grands: ceux qui pouvoient m' aider à faire le bien sont intéressés à ce que le mal subsiste. La vérité fuit devant moi; je suis entouré de trompeurs: la juste défiance qu' ils m' ont inspirée, en me forçant de tout faire moi-même, va rendre longue et pénible l' exécution des meilleurs projets. Peut-être encore le fardeausera trop pesant pour ma foiblesse; et le seul avantage que j' aurai sur un mauvais roi sera de gémir le premier du mal que je ne pourrai empêcher. ô Numa! Lui répond la nymphe, que d' erreurs dans ce peu de paroles! Je reconnois bien dans toi ces hommes passionnés, prêts à tout entreprendre pour obtenir ce qu' ils desirent, et découragés au premier obstacle. S' il étoit facile de bien régner, où seroit la gloire des grands rois? Sans doute on voudra te tromper, sans doute on t' environnera de pieges. La flatterie, la fausse gloire, la ruse, la volupté, habitent auprès du trône: cachées sous un masque trompeur, l' oeil ouvert sur le coeur du roi, elles attendent, pour s' en emparer, le premier moment de foiblesse. L' intérêt les tient sans cesse éveillées: si le monarque sommeille un instant, il est vaincu. Mais ces ennemis dangereux ne sont presque plus redoutables aussitôt qu' ils sont reconnus; et ta premiere occupation, ton étude la plus importante, c' est d' apprendre à les reconnoître.Ceux qui t' obséderont de plus près, ceux qui trouveront tout facile, qui flatteront tes goûts, qui seront toujours de ton sentiment, voilà tes ennemis, Numa. Chasse-les, non de ta cour, elle deviendroit déserte, mais de ton coeur, de tes conseils: méprise-les, et ne crains pas de le leur témoigner; tu effraieras peut-être la génération toujours renaissante de ceux qui voudroient leur ressembler. Mais garde-toi de répandre ce mépris sur tous les hommes: cette défiance, cette mauvaise opinion de l' humanité entiere, seroit aussi injuste que fatale: elle produiroit l' indifférence sur le choix de ceux qu' on éleve; de là naissent tous les maux. Quoique roi, tu n' es qu' un homme: l' amour des vertus qui t' anime peut animer d' autres êtres semblables à toi. Estime donc les hommes, estime même quelques courtisans: il en est qui aiment la vertu, qui chérissent l' état et leur maître. Ceux-là ne le disent jamais; mais le peuple le dit pour eux: ils ne briguent point les places; mais la nation les leur donne. Necrains pas d' être de l' avis de ton peuple; ne rougis pas d' aller chercher ceux qui ne se présentent pas. Ta majesté n' en sera point dégradée; tu les éleves sans t' abaisser; et, par une seule parole, par une marque d' amitié qui ne coûte rien à un coeur sensible, tu doubles leurs talents, tu doubles leurs vertus, sur-tout l' amour qu' ils ont pour toi. Ah! Qu' il est beau de voir un monarque oublier l' orgueil de son rang avec ceux qui en soutiennent l' éclat! Qu' il soit terrible pour les méchants, sévere pour les flatteurs; mais que les bons soient ses amis, et que son affabilité semble dire: je traite comme mes égaux tous ceux dont le coeur ressemble à mon coeur. Mon plus doux plaisir, lui répondit Numa, sera d' honorer de tels hommes; mon premier soin doit être de les trouver. Mais, aidé même par eux, puis-je de long-temps faire le bien? Mon peuple est accoutumé à chercher sa subsistance dans le brigandage de la guerre: il est malheureux de son oisiveté; elle lerend inquiet, turbulent et féroce. Ce peuple est composé de deux nations, souvent opposées, que je ne puis réunir qu' en leur donnant de sages loix. Ce grand ouvrage demande de longues méditations: la paix, le repos, me sont nécessaires; et de toutes parts je suis menacé. La fiere Hersilie souleve contre moi l' Italie entiere, au premier moment elle viendra m' assiéger dans mes murs; les peuples vaincus parlent de secouer le joug; la population est presque détruite; mes sujets, accablés d' impôts sous Romulus, ne peuvent plus les payer. La guerre achevera ma perte; et pour éviter cette guerre, pour désunir mes ennemis, il faut un art qui m' est étranger. Cet art, qu' on appelle politique, est au-dessus de mon esprit, répugne même à mon coeur. Que dois-je faire? Comment remédier aux maux présents, en empêchant les maux à venir? Numa, lui répondit égérie, une vérité constante, certaine, que les rois sur-tout ne doivent jamais perdre de vue, c' est que la vertu, le courage et l' esprit,surmontent tous les obstacles. Tu possedes ces trois qualités, il ne faut que les mettre en usage. Songeons au plus pressant danger. Avant tout, tu as besoin de la paix; prépare-toi donc à la guerre: c' est un précepte aussi ancien que le monde. Romulus a dû te laisser une bonne armée, des capitaines vaillants et expérimentés: marque-leur de l' estime, des égards; honore comme le premier de tous les états celui de défenseur de la patrie. Moins on aime la guerre, Numa, plus il faut chérir les soldats. Affecte de t' appeller leur compagnon; prodigue-leur les titres, les distinctions, jamais l' argent: les honneurs les rendront plus braves, les richesses les énerveroient. Souviens-toi de cette armée de campaniens que Léo détruisit si facilement; le luxe seul l' avoit perdue. Pour le bannir de tes troupes, commence par le bannir de ta cour: l' exemple du maître fait tout. C' est en agissant qu' on enseigne: sois simple dans tes habits, sois frugal dans tes repas; témoigne publiquement du mépris pour la mollesse, tu verras tous les jeunes romains affecter les vertus de leur roi. Mais ces vertus ne suffiroient pas sans une exacte discipline. Quelque noble que soit le centurion, qu' il obéisse à son tribun, comme le dernier des soldats; et que le tribun à son tour ne soit pas moins soumis à son général. Apprends sur-tout à tes légions que tout homme qui porte une épée doit du respect à celui qui n' en a point; qu' il faut que le même guerrier soit un lion pour l' ennemi, un agneau pour le citoyen; que ce citoyen et lui sont deux freres, dont l' un veille à la garde de la maison paternelle, tandis que l' autre vaque aux soins de la famille, et prépare sa nourriture avec celle de son défenseur. Telle doit être ton armée; alors si tu la confies à un général habile, si tes remparts sont en bon état, tes arsenaux bien fournis, tu obtiendras facilement la paix; tu la conserveras, sans avoir besoin d' employer la politique, qui n' est jamais que la ressource du foible, ou le prétexte duméchant. Il est toujours incertain d' abuser les hommes par des paroles; il est toujours sûr de leur en imposer par des actions. Qu' un roi soit juste, loyal, incapable d' attaquer, toujours prêt à se défendre; il ne craindra point les embûches de ses voisins les plus perfides. La franchise déconcerte la ruse: c' est le combat du serpent et de l' aigle; le vil reptile a beau se replier, l' oiseau de Jupiter fond sur lui du haut de la nue, le perce de son bec terrible, et, sans être fier de sa victoire, il remonte auprès du maître des dieux. Sois donc toujours juste envers tes voisins, toujours en état de repousser leurs injustices; loin de troubler ton repos, ils brigueront ton alliance. Rome sera respectée; et tu pourras alors profiter des loisirs d' une paix glorieuse, pour donner des loix à ton peuple. Avant de les établir, tu te feras à toi-même un tableau de l' ordre social; tu le présenteras à tes sujets: dès ce moment les meilleures loix s' offriront à ton esprit, et serontadoptées par ton peuple avec la même facilité. Tu te souviendras que les hommes se sont rassemblés librement en société, pour se procurer les secours nécessaires à leur sécurité, aux besoins et aux consolations de la vie. Du développement de cette vérité, tu verras naître tous les principes de législation. Une subsistance facile et assurée doit être le premier effet de tes loix: c' est à l' agriculture à la donner. Tu regarderas donc la classe des agriculteurs comme la plus utile; tu l' honoreras: tu assureras leurs propriétés, tu encourageras leurs mariages, tu rendras à l' art qui nourrit les hommes la dignité qu' il doit avoir. L' agriculture ne peut fleurir sans les autres arts; elle les fait naître, et les récompense. Tu les protégeras, tu les appelleras dans ton empire; et tu verras que ces arts faciliteront les travaux champêtres, en occupant, en nourrissant un grand nombre de citoyens. Lorsque les champs et les côteauxauront donné ce qu' ils peuvent produire, il se trouvera des cultivateurs riches d' un superflu de productions qui manqueront à une autre terre. De là naîtra le commerce, que tu favoriseras, que tu laisseras toujours libre; mais tu n' oublieras jamais que le commerce, qui fait fleurir les arts, ne peut augmenter qu' en proportion des progrès de l' agriculture. Quand tu auras établi ces trois bases fondamentales de la prospérité des états, l' agriculture, les arts et le commerce, tu t' occuperas des autres loix, auxquelles seront également soumis tous les ordres des citoyens. Elles seront en petit nombre, pour que chacun de tes sujets puisse les étudier: elles seront fondées sur l' amour de l' humanité, qui est la premiere, la plus sacrée de toutes les loix, la seule que la nature ait rédigée. Guidé par cette regle sûre, tu mettras le foible à l' abri des violences de l' homme puissant; tu lui donneras des soutiens pendant sa vie, des vengeurs après sa mort. Tu régleras les droits des époux; tu leur commanderas l' union, la fidélité, la douceur, et tu permettras le divorce. Tu donneras aux peres sur leurs enfants la puissance la plus absolue: ne crains pas qu' ils en abusent; il n' est que trop de fils ingrats, il est bien peu de mauvais peres. Tu accorderas aux patriciens le droit si doux de protéger, de défendre, d' enrichir les plébéiens. Tu puniras le mensonge et l' ingratitude; tu effraieras tous les vices. Enfin tu assureras à tout citoyen l' honneur et le repos; à tout riche, son bien; aux pauvres, des ressources; à l' orphelin, des défenseurs. ô nymphe, interrompit Numa, vous ne me parlez point de la religion: je lui dois mes premiers hommages. Cérès a daigné protéger mon enfance, Cérès me promit les leçons d' égérie, jugez si je puis l' honorer assez. D' ailleurs, c' est avec la religion que je polirai mon peuple, que j' adoucirai ses moeurs sauvages. La piété attendrit l' ame; et pour apprendre aux hommes à s' aimer, il faut d' abord leur faire aimer les dieux. Je veuxconsacrer de nouveaux pontifes; je veux donner aux sacrifices l' appareil le plus imposant; j' instituerai des fêtes dont la pompe auguste attirera les hommes à la religion, les unira davantage entre eux, et rendra freres dans les temples ceux qui ne sont ailleurs que concitoyens. J' ai encore un projet, ô nymphe, que je tremble de vous avouer; mais puisque vous lisez dans mon ame, vous pardonnerez sans doute au motif si pur qui m' anime, au sentiment douloureux et tendre qui m' inspire ce dessein. égérie, je suis pénétré d' un saint respect pour les dieux; j' aimerois mieux mourir, que d' abandonner leur culte, que de les offenser un seul instant. Mais il existe un être, le plus parfait, le plus aimable, le plus vertueux qui soit sur la terre, et il n' adore pas mes dieux. Cet être que j' ai perdu, que je pleure sans cesse, loin de qui je ne puis goûter ni repos ni bonheur, cet être s' appelle Anaïs. Anaïs, nom chéri qui me fait verser, en le prononçant, des larmes d' attendrissementet de douleur, Anaïs est de la religion des mages; elle adore un seul dieu, elle honore son emblême dans le soleil et dans le feu. Le soleil et le feu sont deux de nos divinités; Apollon et Vulcain ont droit à mon hommage: j' éleverai un temple à chacun d' eux. Je veux plus, c' est un tribut de respect et d' amour qu' il me sera bien doux de rendre à mon Anaïs; je veux instituer quatre prêtresses, dont l' unique emploi sera d' entretenir le feu sacré sur un autel consacré à Vesta. Ce feu, toujours renaissant, ce feu pur et immortel, sera, pour mon peuple, l' emblême de la nature; pour moi, l' emblême de mon amour. Les quatre vestales seront vierges: il faudra qu' elles prouvent, pour être admises, que leur vie est pure et intacte, comme l' étoit celle d' Anaïs. à l' exemple d' Anaïs, elles rendront un culte à ce feu dont elles seront les gardiennes: et en mémoire de cette Anaïs, qu' elles représenteront à mes yeux, je porterai au plus haut degré la vénération, le respect, que l' on aura pour elles:je les ferai jouir des honneurs de la royauté. J' espere, ô nymphe, que vous me permettrez de rendre ce tendre hommage à celle que j' adore, à celle à qui je dois le peu de vertus que je possede, à celle que je ne verrai peut-être plus, mais dont le souvenir si cher ne mourra jamais dans mon coeur. La nymphe fut quelque temps à répondre: ce silence inquiétoit Numa; il fut bientôt hors de peine. Roi de Rome, lui dit la voix, j' estime ta constance; j' espere qu' elle sera récompensée. Je ne m' oppose point à ce que tu honores Anaïs; mais je crains que tu n' en fasses trop pour elle, et que tu n' attaches trop d' importance aux cérémonies de la religion. Tu fus élevé dans un temple, Numa; prends garde de régner en prêtre. Autant la piété éleve l' homme qui sait lui donner de justes bornes, autant elle rend petit celui qui la pousse trop loin. Les coeurs tendres y sont sujets; et les malheurs de l' amour rendent ce danger plus grand. C' est à ta raison à t' en préserver.Souviens-toi qu' un roi religieux peut être un grand homme, mais qu' un roi superstitieux ne l' est jamais. Je suis loin de te prêcher l' ingratitude et l' oubli des dieux. Honore-les, Numa, tu le dois: mais honore-les en servant les hommes. Laisse à la piété mal éclairée les puériles pratiques qu' elle seule a inventées; observe de ta religion les grands préceptes qu' elle enseigne. C' est à Cérès sur-tout que tu veux marquer ta reconnoissance? Va parcourir les campagnes, vêtu comme un laboureur; mêle-toi parmi ceux qui te croiront leur frere; parle-leur des loix de Numa; informe-toi des abus, des suites funestes qu' elles peuvent avoir; critique-les pour y encourager les autres, et retiens mieux le peu de mal qu' on en pourra dire, que les nombreux éloges qu' on en fera. Visite la chaumiere du pauvre; juge par tes yeux de ses besoins; caresse l' enfant demi-nud qui pleure auprès de sa mere malade; console son pere affligé; fais-leur espérer des secours du ciel ou duroi; et, de retour dans ton palais, envoie-leur du pain, des habits, du blé pour ensemencer leur terre. Voilà le moyen d' honorer Cérès; voilà ce qui la flattera plus que le sang de mille génisses. Ta piété sera bientôt récompensée: les moissons couvriront la terre; les villages seront repeuplés; l' abondance régnera dans les campagnes; les troupeaux nombreux et mugissants rempliront les vertes prairies; la plaine retentira de chants de joie; et les bergers, les laboureurs, riches, tranquilles, heureux par tes soins, ne se livreront jamais au sommeil sans avoir prié les dieux de conserver leur bon roi. Ainsi parle la nymphe. Numa transporté s' écrie: ô ma divinité tutélaire! ô vous à qui je devrai mon bonheur et le bonheur de tout mon peuple! Par quelle fatalité, par quel arrêt cruel, votre présence m' est-elle interdite? Vous qui me comblez de bienfaits, vous qui m' honorez d' un intérêt si tendre, me priverez-vous toujours du plaisir si doux de contempler ma bienfaitrice? Vous couvrirez-voussans cesse à mes yeux de ce voile impénétrable? Numa, répond aussitôt la voix, ne cherche pas à lever ce voile; tu me perdrois sans retour. Mais suis mes conseils; mets tout en usage pour assurer la félicité de ton peuple; et je te promets, oui, je te jure par le souverain des cieux, que le jour où tu seras le plus grand des rois, tu connoîtras, tu verras égérie. Après avoir dit ces mots, la voix ne répond plus aux questions, aux actions de graces de Numa. Le roi de Rome, impatient de profiter des leçons de la nymphe, retourne les méditer dans son palais; et, dès le lendemain, il s' occupe de se former un conseil. Il le compose des patriciens les plus éclairés, les plus vertueux; il y joint un nombre égal de plébéiens: et quand l' ordre de la noblesse lui témoigne sa surprise de se voir ainsi mêlé avec le peuple: sénateurs, leur répond Numa, ce mêlange ne vous est pas importun dans les batailles, il m' est utile dans mon conseil. Ici je compte m' occuper bien plus dupeuple que des nobles: j' ai donc besoin que les principaux du peuple puissent y défendre ses droits. J' ai besoin que ces sages conseillers, qui n' auront pas vécu à ma cour, me parlent avec la franchise, avec la rudesse même dont un sénateur courtisan n' a pas l' usage; je veux, si mon orgueil ou mes flatteurs me trompent sur le bonheur de mes sujets, que ces plébéiens me disent: roi de Rome, ne les crois pas, nous connoissons des malheureux. Aidé par ce conseil que préside le vieux Métius, Numa prend d' abord des mesures pour éteindre cette haine des romains et des sabins, capable seule de détruire le bonheur public. Pour fondre ensemble les deux nations, il divise par tribus tous les habitants de Rome. Dès ce moment, chacune de ces classes, également composée de romains et de sabins, quitte l' esprit de parti pour ne connoître que l' amour de la patrie. Le sage Numa, qui oppose ainsi l' intérêt commun à l' orgueil national, voit bientôt les factions s' éteindre, et les deux peuples n' en faire qu' un seul.Alors il éleve un temple à la concorde, un autre à la bonne-foi, à la clémence, à la justice: il fait honorer le dieu Terme, comme le symbole des propriétés: il dresse un autel à la bienveillance universelle, cette premiere des vertus, cette source de toutes les autres. Dévoré de l' amour de son peuple, toujours levé dès l' aurore, pour découvrir la source d' un mal, ou méditer un établissement utile, il travailloit seul jusqu' à l' heure de son conseil. Là il soumettoit aux lumieres de ses amis les vues que son esprit et sur-tout son coeur lui avoient fournies: il les discutoit en simple sénateur. Mais quand sa conviction intime n' étoit pas ébranlée par les raisons d' un avis contraire, il les décidoit en monarque. Sans se piquer de posséder le talent d' administrateur, il avoit une maxime qui rarement l' égaroit: c' étoit de se mettre à la place de tous ceux dont il s' occupoit. S' il faisoit une loi qui intéressât les laboureurs, il se supposoit laboureur: que demanderois-je à mon roi? Se disoit-il:d' assurer ma propriété, de protéger mon travail, de me défendre contre l' ennemi et contre le citoyen puissant. Pour jouir de ces avantages, il est juste que je donne une partie de la moisson que mes sueurs ont fait naître; mais il faut qu' il m' en reste assez pour nourrir ma femme, mes enfants, et pour ensemencer de nouveau ma terre. Quand Numa s' étoit dit ces paroles, il commençoit son édit. Les laboureurs en étoient contents. Si son conseil lui proposoit la guerre, il se faisoit rendre un compte exact des dépenses qu' elle coûteroit, des avantages qu' elle pourroit produire. Ensuite il calculoit tout ce qu' il pouvoit faire avec ce même argent; les canaux ouverts, les marais desséchés, les landes mises en culture: il comparoit ces biens certains avec celui d' une victoire toujours douteuse; et faisoit rougir par cette simple comparaison ceux qui avoient pu balancer. Numa, sans leur reprocher leur erreur, se contentoit d' ajouter: je ne vous parle pas du sang humain; il est d' un prix trop au-dessus de l' or.Après avoir employé la moitié du jour à régler ces grands objets, le roi partageoit son frugal repas avec les plus sages, les plus anciens des sénateurs: ensuite il rendoit la justice, ou alloit porter secrètement des secours à quelque infortuné. Ces dons n' étoient jamais pris sur le trésor public; le généreux Numa en étoit avare, même pour soulager les malheureux: ce sont mes plaisirs, disoit-il; l' état ne doit pas les payer. Mais il employoit aux bonnes actions l' argent destiné à l' entretien des gardes qu' il n' avoit point, aux dépenses de sa table qu' il avoit réglée, de ses habits qu' il ne renouvelloit pas souvent. Ainsi les occupations de l' homme sensible le délassoient des fonctions de roi; et, tous les soirs, quitte envers son peuple, quitte envers lui-même, il alloit rendre compte à égérie de tout ce qu' il avoit fait; il alloit chercher dans sa conversation des lumieres pour le lendemain.
LIVRE 12
Tant de soins, tant de peines pour rendre les romains heureux, ne soulageoient guere les maux de leur roi. Numa, loin de ce qu' il aimoit, étoit le seul à plaindre dans ses états. Il avoit envoyé chez tous les peuples de l' Italie s' informer de Zoroastre et d' Anaïs; nulle part on n' en avoit appris de nouvelles: le brave Léo ne revenoit point; le temps s' écouloit. Le triste Numa, seul au milieu d' un peuple qui l' adoroit, pleuroit sa maîtresse, regrettoit son ami, et redoutoit Hersilie. Cette fougueuse amazone ne tarda pas à manifester sa fureur. Tout-à-coup des tourbillons de poussiere s' élevent du côté du Latium. Ces nuages se dissipent, et l' on voit reluire des forêts de lances. Un bruit sourd, mêlé de cris d' hommes, de hennissements de chevaux, de retentissement de boucliers, vient en croissant: semblable aux aquilons fougueux, quand,échappés de leurs antres profonds, précédés d' un long mugissement, suivis des tempêtes et du ravage, ils arrivent en déracinant les arbres et les rochers. Bientôt du haut des murs de Rome se distinguent des milliers de combattants. Les premiers sont les rutules, entièrement couverts de fer, armés de longues javelines dont les pointes acérées se réunissent au premier rang. Serrés les uns contre les autres, les boucliers pressent les boucliers, les casques touchent les casques; leurs aigrettes flottantes ressemblent aux épis d' un champ. Le fier Turnus est à leur tête. Turnus, le digne petit-fils du héros dont il porte le nom, se réjouit d' aller combattre les descendants des troyens. épris des charmes d' Hersilie, il s' est engagé, par serment, à lui livrer Numa prisonnier. Après eux viennent les campaniens, foible troupe, mais nombreuse, guidée par le même roi que Léo prit dans Auxence. Les volsques paroissent ensuite, sans autres armes que leurs arcs; ils sontcommandés par le brave Arisbée; Arisbée, de qui les jeux sont d' attacher ensemble deux colombes, de les faire voler dans les airs, et de couper avec sa fleche, sans blesser les oiseaux, le cordon qui les retient. Les hirpins, armés de massues, couverts de peaux de bêtes, s' avancent, sans garder de rang. Jadis vaincus par Romulus, ils n' obtinrent de lui la paix qu' en laissant élever, au milieu de leur pays, une forteresse imprenable, occupée par les romains. Brûlant de venger cet outrage, ils ont tenté, mais en vain, de s' emparer de la forteresse: c' est sur Rome même qu' ils veulent se venger. Ce peuple farouche est conduit par un marse, plus farouche encore: le terrible Aulon, le descendant de Cacus, est à leur tête. Aulon brûle pour Hersilie: jaloux de la gloire de Léo, qu' il croit dans Rome auprès de Numa, il a défendu à ses guerriers d' attaquer ces deux ennemis qu' il se réserve pour lui seul. Les vestins ferment la marche. Cespeuples, couverts de boucliers blancs, ne combattent qu' avec la fronde. Leurs cuirasses noires, leurs barbes hérissées, inspirent la terreur. Le pere de Camille, le vieux Messape, est toujours leur roi. Depuis qu' il a perdu sa fille, entièrement livré aux hirpins ses alliés, il dépend d' eux; et, sans s' intéresser à Hersilie, il la sert dans une guerre qu' elle seule a suscitée. Au milieu de cette armée, la fille de Romulus se distingue, comme un palmier parmi de jeunes arbustes. La tête couverte d' un casque brillant ceint d' un diadême d' or, elle tient dans sa main droite deux javelots, et porte à son bras gauche ce bouclier, présent de Cérès, gage assuré de la victoire, que Numa laissa dans ses mains. Cette superbe amazone, sur un char traîné par des chevaux noirs, va, vient, vole dans tous les rangs, sourit à l' un, reprend l' autre, encourage le moins hardi, enflamme encore le plus téméraire; et montrant les remparts de Rome: amis, dit-elle, voilà mon bien,voilà mon héritage; faites-le moi rendre, je vous restitue toutes les conquêtes de mon pere. Quant à mon coeur et à ma main, je jure qu' ils seront le prix de la tête de Numa. Elle dit: le farouche Aulon se plaint qu' une si grande conquête soit trop facile. Turnus sourit de l' orgueil du barbare, lui jette un coup-d' oeil dédaigneux, et lance sur la princesse un regard d' amour, tandis que le volsque Arisbée, qui voit avec indifférence les appas de la fiere Hersilie, s' applaudit d' être le seul qui ne combatte que pour la gloire. Cette nombreuse armée s' étend dans la plaine, approche de Rome, et campe non loin des murailles. La consternation se répand dans la ville: les habitants des campagnes, suivis de leurs familles en pleurs, chargés de ce qu' ils ont pu sauver, arrivent de toutes parts: les vieillards, les femmes, remplissent les temples; les enfants poussent des cris douloureux; les citoyens cherchent des armes; les soldats craignent d' en manquer; tout le peuple, alarmé par la vue de tant d' ennemis, n' espere plus que dans son roi. Numa, qui a tout prévu, devient plus tranquille à l' aspect du danger: il a des vivres, des armes, des troupes braves et nombreuses. Soigneux de ne pas les fatiguer, il leur épargne les gardes inutiles, ménage leurs forces, veille sur leurs besoins, dissipe l' effroi général. Sûr des mesures qu' il a prises, il ne se plaint que de l' absence de Léo, et de ce que les ennemis lui ferment le bois d' égérie. Réduit à ses seuls conseils, comme il méditoit au milieu de la nuit les moyens de jetter la division parmi ses nombreux adversaires, on vient l' avertir que trois guerriers, arrêtés aux portes de Rome, demandent à être introduits: Numa ordonne qu' on les amene. à peine les a-t-il envisagés, que reconnoissant Léo il s' élance dans ses bras en poussant un cri de joie: ô mon frere! Je te revois! L' as-tu trouvée? Suis-je condamné à la pleurer toujours?Mes recherches ont été vaines, lui répondit Léo après un tendre embrassement: j' ai parcouru tout le midi de l' Italie, je n' ai pu découvrir les traces de Zoroastre ni d' Anaïs. Mais j' ai appris le danger qui te menace; j' ai vu les peuples se réunir pour venir t' assiéger dans Rome, et j' ai volé à ton secours. L' espoir de te faire des alliés m' a donné la hardiesse de me présenter chez le peuple marse: j' ai osé le rassembler. Citoyens, leur ai-je dit, vous m' avez banni; mais le desir de vous être utile l' emporte sur le danger de paroître ici malgré vos loix. Vous êtes amis ou ennemis des romains: voici l' instant de les accabler, ou de vous les attacher pour toujours. La fille de Romulus, de ce barbare agresseur qui vint nous attaquer dans nos foyers, souleve tous les peuples contre Rome, et contre ce juste Numa qui fut le premier à solliciter pour vous une paix honorable. En vous joignant à la fille de Romulus, vous romprez un traité solemnel, vous manquerez à lareconnoissance, à l' honneur; mais vous ferez peut-être une guerre utile. Peut-être aussi votre intérêt se trouve-t-il mieux encore à demeurer généreux, à secourir Numa. Ce monarque, sauvé par vous, vous rendra le pays des auronces, vous donnera le droit de citoyen romain, vous regardera comme des freres. Celui que vous trouvâtes juste et bon quand vous étiez ses ennemis, que sera-t-il pour des libérateurs? Marses, dans cette occasion comme presque toujours, le parti de l' honneur se trouve le plus utile. Choisissez cependant: joignez-vous à une foule de barbares conduits par la fille de votre plus cruel ennemi, déja noircie de plusieurs crimes, et qui plonge le poignard dans le sein de sa patrie: ou bien volez au secours du plus juste, du meilleur des rois, d' un héros qui fut mon vainqueur, et qui défendit vos droits dans le traité de paix qui vous lie encore. à peine ai-je dit ces paroles, que toute l' assemblée s' est écriée: marchons au secours de Numa, et que Léo nous commande.Non, non, leur ai-je dit, peuple sensible, mais inconstant, qui m' aimez et qui m' avez banni, je ne puis être votre chef. Cet honneur doit regarder un marse: depuis que Numa est roi de Rome, je suis devenu romain. Mais quand la protection des dieux me fit rompre ce peuplier auquel vous aviez attaché le commandement, l' arbre fut ébranlé par quatre concurrents qui valoient mieux que moi, sans doute. Deux d' entre eux, Liger et Penthée, ont succombé dans les combats; Aulon commande les hirpins; le vieux Sophanor n' est plus: mais il vous reste le vaillant Astor, l' aimable disciple d' Apollon. Astor s' est signalé dès son enfance. Sa jeunesse seule vous fait balancer; mais si ses talents ont devancé son âge, sa jeunesse est un mérite de plus. Marses, que le brave Astor devienne votre général: Apollon, dont il est l' ami, guidera lui-même votre armée. Pour moi, mon impatience ne me permet pas d' attendre le départ de vos guerriers; je cours à Rome annoncer à Numaque les marses sont toujours le plus généreux des peuples. Mille cris m' ont interrompu. Le jeune Astor s' est élancé dans mes bras: je l' ai présenté aux marses; j' ai soutenu le bouclier sur lequel on l' a proclamé. Certain que ce général alloit voler à ta défense, j' ai précipité mes pas pour arriver avant lui, pour disputer aux sabins mêmes le plaisir de s' exposer pour toi. à ces mots, Numa se jette de nouveau dans le sein de son frere; il ne peut plus s' en arracher. Mais la belle Camille ôte son casque, et s' approche du roi de Rome, en se plaignant d' être méconnue. Numa s' écrie, saisit sa main, la couvre de baisers et de larmes: ses yeux, pleins d' une douce joie, errent à la fois sur Camille, sur Léo; quand celui-ci, faisant avancer un jeune guerrier venu avec eux, le conduit aux pieds de Numa, à qui cet étranger présente son épée. Le roi surpris l' envisage: ses traits ne lui sont pas inconnus; mais il ne peut se rappeller où il a vu ce jeune homme. Tuas donc oublié, lui dit Léo, le fils du roi de Campanie, ce jeune Capis, qui abandonna le commandement de l' armée de son pere pour devenir centurion dans celle de Romulus, et qui depuis fut livré aux marses comme ôtage de la paix. Le roi de Campanie a mal observé le traité; les marses t' envoient son fils: c' est un prisonnier que je t' amene. C' est un ami, s' écria Numa en tendant la main au prince de Capoue, et un ami qui me sera cher, quoique son pere se soit joint aux autres rois qui m' assiegent dans ma capitale. Alors Léo demande des détails sur cette armée d' alliés; il brûle d' être au lendemain pour faire quelque action d' éclat. Mais Numa soupire et baisse les yeux en lui rappellant qu' Hersilie est maîtresse du bouclier sacré qui assure la victoire à son possesseur. Tant que ce bouclier sera dans ses mains, Numa ne veut point tenter le sort des batailles. Léo lui-même approuve sa prudence, et termine cet entretien, qui faisoit rougir son ami.Le roi conduit Camille et son époux dans le plus bel appartement du palais; il remet Capis à ses officiers; et, plein de joie, il va se livrer au sommeil. Dans ce moment, l' amitié vient inspirer à Léo le projet le plus hardi: mais il le cache à Camille, il craint qu' elle ne veuille en partager les périls. Aussitôt qu' elle est endormie, Léo se leve d' auprès d' elle, reprend en silence sa peau de lion, s' arme de sa massue, et marche d' un pas léger vers une des portes de Rome: elle s' ouvre devant lui. Seul dans la campagne, il regarde, il découvre le camp des ennemis, et les feux déja presque éteints de leurs gardes avancées. Il examine par quel côté il pourra le moins être apperçu; mais la lune, de son char brillant, répand une trop grande lumiere. Léo tombe à genoux devant l' astre des nuits: ô Phoebé, dit-il, je t' invoque; daigne modérer ton éclat. Tu ne favoriseras point un dessein coupable: ce n' est pas un amant téméraire qui veut surprendrel' objet de ses feux; ce n' est pas même un guerrier conduit par l' amour de la gloire. Non, chaste déesse, un sentiment plus noble m' anime; c' est la sainte et pure amitié. Je vais reprendre le bien d' un ami; je vais réparer la faute que lui fit commettre l' amour; l' amour, ce dieu cruel, dont tu fais gloire d' être l' ennemie. ô déesse, ma cause est la tienne: c' est celle de la vertu. Sa priere est à peine achevée, que la lune, s' enveloppant de nuages, cache son disque d' argent. Encouragé par ce présage, le héros marche vers le camp. Il parvient aux premieres gardes, qui, à sa taille, à sa massue, le prennent pour un hirpin. Léo sait leur langue; il passa sans obstacles. Il pénetre au milieu du camp, où les soldats, accablés par le sommeil, par le vin, dorment étendus pêle-mêle auprès de leurs armes et de leurs chars. Il étoit facile d' en égorger un grand nombre; mais ils ne se défendoient pas: ce carnage étoit impossible à Léo. Léo n' éprouve ni fureur ni crainte: ilreconnoît Aulon étendu sur la terre, la tête appuyée sur son bouclier; sa hache énorme étoit auprès de lui. Un songe funeste l' agitoit; sa langue balbutioit les noms de Léo et de Numa, qu' il accompagnoit d' imprécations. Par un mouvement involontaire le héros leve sa massue; mais la baissant aussitôt, il se contente d' emporter la hache du féroce Aulon. Enfin il distingue la tente d' Hersilie, si mal gardée par ses défenseurs: il y pénetre d' un pas assuré. La fille de Romulus étoit livrée au plus profond sommeil. Plus occupé du bouclier que de contempler la princesse, Léo cherche des yeux ce trésor que l' obscurité lui dérobe. Tout-à-coup la lune sort de derriere les nuages; ses tremblants rayons vont se réfléchir au milieu du bouclier d' or. Léo s' en saisit aussitôt. Chargé de cette précieuse dépouille et de la hache d' Aulon, il reprend le même chemin qu' il a parcouru, traverse une seconde fois le camp, et franchit les dernieres gardes sans rien trouver qui l' arrête.Déja il est en sûreté; déja, plein de joie, il rend graces à Phoebé, à la nuit, à tous les dieux, lorsque des cris et un bruit d' armes se font entendre derriere lui. Le crépuscule du jour commençoit à poindre. Léo, surpris, écoute, regarde: il voit une femme armée d' un arc, fuyant devant une troupe de rutules qu' elle arrête d' espace en espace en les menaçant de sa fleche. Le coeur de Léo devine que c' est Camille, avant que ses yeux l' aient reconnue. Il court, il l' appelle, il la joint. Il remet dans ses mains le bouclier sacré, il s' élance sur les rutules, les atteint à la fois de sa hache et de sa massue, revole à sa bien-aimée, la rassure, l' environne, l' entraîne vers les murs de Rome, et retourne encore immoler ceux qui l' approchent de trop près. Ainsi le sanglier, poursuivi par une troupe de chiens courageux, fuit, et revient sans cesse blesser celui qui dépasse la meute. Mais les rutules intimidés appellent leurs compagnons. Le camp se réveille,on s' arme, on accourt de toutes parts. Une troupe d' hirpins s' avance pour envelopper Léo, tandis qu' un escadron volsque va lui couper le chemin de Rome. Léo s' arrête: toujours auprès de Camille qui le couvre malgré lui du bouclier d' or, toujours faisant face à la fois et aux rutules et aux hirpins, il change tout-à-coup de route, prend un détour, gagne le Tibre. Les ennemis, croyant sa perte assurée, jettent des cris de joie. Ils resserrent le demi-cercle qu' ils forment autour de lui, ils se rapprochent peu-à-peu, ils vont enfin presser les fugitifs entre leurs lances et le fleuve; quand Léo, parvenu sur le bord, fait voler d' un bras vigoureux, jusques sur la rive opposée, sa massue et la hache d' Aulon; il prend Camille dans ses bras, jette un coup-d' oeil fier à ses ennemis immobiles, s' élance au milieu des ondes, et malgré leur rapidité, malgré les fleches des volsques, il aborde, reprend ses armes, et continue son chemin vers Rome. à peine est-il hors de danger, que cehéros si terrible n' est plus que l' amant le plus tendre. Pardonne, ô ma chere Camille, pardonne, s' écrie-t-il, si j' ai pu te cacher un secret: ton amour m' en a bien puni. J' exposois sans ton aveu des jours qui ne sont qu' à toi; tu m' as fait trembler pour les tiens: mon crime est assez expié. Ingrat, lui répond Camille, tu as pu penser que j' attendrois ton retour! Tu as pu croire que ma tendresse se contenteroit de vaines larmes! Des soldats moins cruels que toi m' ont indiqué la trace de tes pas, m' ont ouvert la même porte par où tu t' étois échappé; et, seule, dans les ténebres, en présence du camp ennemi, je n' ai senti d' autre crainte que celle de ne pas te retrouver. Tels sont les reproches que se font ces tendres amants: les dangers qu' ils ont courus augmentent, s' il est possible, le sentiment qui les unit. La conquête du bouclier d' or ajoute à leur félicité; ils rentrent dans Rome aux premiers rayons du jour, et vont attendre le réveil du roi pour lui présenter le bouclier sacré.Quels furent les transports de Numa! Il ne peut ni les contenir ni les exprimer. Il embrasse mille fois Léo, il est aux genoux de Camille: que ne vous dois-je pas? Leur dit-il; vous sauvez mon trône et ma gloire. Ah! Mon trône est à vous, ainsi que mon coeur: c' est à vous de régner sur Rome, comme vous régnez sur Numa. Il assemble aussitôt son peuple pour lui montrer le bouclier sacré, pour l' instruire de ce qu' a fait Léo. Il le déclare sur-le-champ général des troupes romaines. à l' instant où mille acclamations confirment ce digne choix, les sentinelles des remparts annoncent l' armée des marses. Astor, le jeune Astor, a trompé l' ennemi: il a remonté le Tibre, qu' il a passé vers sa source; et, par une marche savante, il arrive sous les murs de Rome, du côté de l' étrurie, le seul dont les assiégeants ne sont pas maîtres. Numa fait ouvrir ses portes, et court au-devant de ses alliés. Astor entre dans la ville à la tête de dix mille hommes: il n' a pas plutôt apperçu le roi, que, s' avançantà sa rencontre, il va lui jurer obéissance et amitié. Le roi l' embrasse avec tendresse; le peuple pousse des cris de joie. Tandis que Numa conduit Astor dans son palais, chaque citoyen s' empresse de recevoir un guerrier marse, et de le traiter comme un frere. Cependant Hersilie et Aulon, furieux d' avoir vu cette armée de l' autre côté du Tibre entrer paisiblement dans Rome, sans qu' ils aient pu troubler sa marche, honteux, humiliés qu' un seul guerrier soit venu leur ravir à l' un son bouclier, à l' autre sa hache, Hersilie et Aulon, pressés par un égal desir de vengeance, veulent donner l' assaut, et crient à la fois, aux armes! Les volsques, les hirpins, les campaniens, les rutules, les vestins, obéissent. Toutes les troupes sortent du camp, se forment par bataillons, et, portant de longues échelles, marchent vers les remparts, précédées de balistes et de catapultes. Numa, instruit de cette attaque, ne s' effraie pas du péril. Aussi tranquille aumoment d' un combat que lorsqu' il sacrifie aux dieux, il ordonne à Léo de sortir dans la plaine à la tête des romains: Astor reçoit les mêmes ordres. Numa veut que le prince de Campanie soit au milieu des bataillons marses: il demande que la belle Camille se tienne au centre des bataillons romains; il défend sur-tout à ses deux généraux de laisser tirer une seule fleche. Ensuite il se revêt de ses ornements royaux, ceint sa tête du diadême, prend dans sa main un sceptre, une branche d' olivier; et, précédé de ses licteurs, il marche au milieu des deux armées. Les ennemis, surpris de ce spectacle, s' arrêtent rangés en bataille pour attendre les romains: ceux-ci, arrivés à la portée du trait, forment un front à-peu-près égal à celui de leurs adversaires. Déja, de part et d' autre, les arcs sont bandés, les glaives tirés; Tisiphone, au milieu de l' intervalle, agite ses serpents et attend le signal. Mais le roi de Rome s' avance, en élevant sur sa tête le rameau d' olivier. Seshérauts crient, et demandent que l' on écoute Numa. Ces paroles sont répétées par mille bouches. Malgré les efforts d' Hersilie et d' Aulon, le roi des vestins, celui de Campanie, les chefs des volsques et des rutules, s' approchent du monarque romain. Aulon est forcé de les suivre; Hersilie elle-même vient entendre, en frémissant de rage, ce que Numa ose proposer. Princes, héros, qui m' écoutez, leur dit Numa d' une voix douce mais assurée, pourquoi me faites-vous la guerre? Ai-je ravagé vos états? Ai-je enlevé vos femmes ou vos filles captives? Ai-je manqué à des traités? Que me voulez-vous? Que demandez-vous? Que tu descendes d' un trône usurpé, s' écrie Aulon; que tu rendes à la fille de Romulus l' héritage de Romulus. C' est pour elle que nous avons pris les armes: nous venons la rétablir et la venger. Aulon, lui répondit Numa, ce diadême que tu veux m' arracher ne fut ni demandé ni desiré par moi. Il m' en coûte assez pour l' avoir accepté: mais les dieuxont parlé; j' ai obéi. Ce peuple m' a fait son souverain, Romulus lui-même n' avoit pas d' autre titre. à Rome, le trône appartient à celui que la nation choisit; il est héréditaire chez les sabins, qui composent aujourd'hui la moitié du peuple romain. Par une suite de crimes, que je ne veux point rappeller ici, je suis le dernier des princes sabins. Ainsi, l' ordre des dieux, le voeu du peuple, le sang, les loix, m' appellent au trône. Vous seul comptez pour rien ces droits; et vous venez m' assiéger dans mes murs, sans m' avoir seulement déclaré la guerre. Loin de m' en plaindre, je vous en remercie: vous avez mis de mon côté la justice, vous m' avez assuré les dieux. Rois de l' Italie, je vous estime: il dépend de vous que je vous aime; mais jamais je ne vous craindrai. Vous voyez cette armée de romains aussi nombreuse que toutes les vôtres réunies; vous voyez ces braves marses qui, venus à mon secours, ont trompé votre vigilance. Voilà de quoi repousser la force par la force.Je peux perdre plusieurs batailles, et vous arrêter encore des années devant mes murs; si vous êtes vaincus une seule fois, il ne vous reste plus de ressource. Ne pensez pas que les marses soient les seuls peuples que je saurai vous opposer; les étrusques, les apuliens, les peuples de la Ligurie, vont arriver dans peu de jours. Attaqués à la fois par tant de nations réunies, vous ne pourrez leur résister; vous périrez tous: les vestins seuls seront épargnés. De tout temps les marses et les vestins furent freres; je les regarde comme mes alliés: je leur jure ici, en votre présence, de ne jamais les traiter en ennemis. à ces paroles, Aulon, Turnus, Arisbée, regardent le vieux roi des vestins: la défiance est peinte sur leurs visages. Numa, qui a déja réussi à mettre la division parmi eux, continue dans ces termes: hélas! Je pleurerois le premier sur une victoire qui causeroit la perte de tant de peuples; je baignerois de mes larmes deslauriers teints de votre sang. Rois, mes collegues, je ne veux que la paix; et sans avoir été vaincu, avec la certitude même de vaincre, je vous la propose avantageuse. Vous, hirpins, je vous remets la forteresse que Romulus fit élever au milieu de votre pays: ce fut une injustice, je mets ma gloire à la réparer. Vous, volsques et rutules, je vous offre mon alliance, et les droits de citoyens romains. Vous, roi de Campanie, qui avez oublié si vîte votre derniere guerre avec les marses, je vais vous remettre votre fils que vos ennemis m' ont livré. Vous, roi des vestins, qui pleurez depuis si long-temps une fille que vous croyez ensevelie dans les ondes, je vais vous rendre votre Camille. Venez, Camille et Capis, venez embrasser vos peres. à ces mots, Camille et Capis se jettent dans les bras du roi des vestins et du monarque de Capoue. Ces deux vieillards ne peuvent en croire leurs yeux: ils versent des larmes de joie, ils tiennent serrés contre leurs coeurs les enfants qu' ils n' espéroient plus voir.Combattez à présent contre moi, leur dit Numa: déja ma cause étoit juste; j' ai voulu qu' elle le fût encore plus. Vous n' étiez que des agresseurs, je vous force d' être des ingrats. Combattez, si vous le voulez. Pour toute réponse, les deux rois tombent à ses pieds, et embrassent ses genoux. Le brave Turnus, le sage Arisbée, lui tendent la main, en criant, la paix! Tous les soldats répetent, la paix! Aulon seul, Aulon veut parler; mais Léo se précipite vers lui: si la soif du sang te dévore, lui dit-il, me voici: je te rends ta hache que j' ai prise pendant ton sommeil. Aulon, terrassé par ces paroles et par l' ascendant du magnanime Léo, Aulon le regarde et se tait. Hâte-toi, lui dit le héros: mon coeur frémit à l' idée de tremper mes mains dans le sang d' un marse; renonce à ta patrie, ou accepte ma foi. Mon choix est fait, lui dit Aulon; et il met sa main dans la sienne. Dès ce moment, plus d' obstacle à la paix; des cris de joie s' élancent de toutesparts; les deux armées quittant leurs rangs commencent à se mêler, quand la fougueuse Hersilie, qui jusqu' alors avoit espéré dans Aulon, Hersilie, hors d' elle-même, les yeux ardents, pâle de fureur: lâches, s' écrie-t-elle, ingrats, perfides amis, qui cédez à de vaines paroles, qui trahissez la cause des rois, ne pensez pas me voir complice de votre infamie. Et toi, Numa, toi que j' abhorre autant que je t' adorai, je ne puis trouver d' expression plus forte, reçois mes funestes adieux: puisse l' amour te faire sentir tous les tourments que tu m' as causés! Puisses-tu pleurer sur le trône le chagrin de n' y pouvoir placer l' indigne objet que tu me préferes! Puisse ce peuple romain qui t' a fait roi, devenir le plus terrible ennemi du nom de roi, le poursuivre par toute la terre, après avoir chassé de ses murs toi ou tes indignes successeurs! Puissent enfin les noires Euménides te persécuter sans relâche, te présenter sans cesse le cadavre de Tatia expirante par mes poisons, et sur-tout celui d' Hersilie mourante sousle poignard que ta main barbare conduit! En prononçant ces derniers mots, elle enfonce jusqu' à la garde son épée dans son coeur. On accourt, on s' empresse: il n' est plus temps; elle ne respire plus, et la fureur est encore peinte sur son visage glacé. Numa la plaint: il donne des ordres pour qu' on lui rende les honneurs funebres avec le respect dû à son rang. Tandis que le bûcher se prépare, le roi de Rome immole des victimes, jure la paix aux conditions qu' il a offertes, et rentre dans sa capitale, entouré de tous ces rois qu' il a vaincus par la justice. Numa les conduit au capitole où ils font un sacrifice à Jupiter. Là il propose d' établir une ligue qui assure à jamais la paix et la liberté de l' Italie. Tous ces rois, remplis de respect pour la vertu de Numa, veulent qu' il soit seul leur arbitre. Numa discute les droits de chacun d' eux, compense les sacrifices, en fait lui-même, rédige le traité, et tous le signent avec joie. Ces nouveaux alliés du roi de Romese disposent à partir, comblés de ses dons, certains de sa foi, et pénétrés pour lui de la plus tendre vénération. Le monarque de Capoue retourne dans ses états avec son fils, qui est devenu un héros chez les marses. Le roi des vestins ne peut engager sa fille à le suivre dans Cingilie: Camille a renoncé au trône; elle veut demeurer à Rome avec Léo, avec Numa; et le bonheur dont elle jouit suffit pour rendre heureux son pere. Les volsques, les hirpins, les rutules, satisfaits sur les injustices qu' ils reprochoient à Romulus, reprennent la route de leur pays en bénissant le nom de Numa. Les marses, chargés de présents, remis en possession du pays des auronces, retournent à Marrubie: Astor ne quitte pas sans regret son vertueux allié. Enfin le peuple romain, qui voit finir cette guerre sans qu' il en coûte le sang d' un seul citoyen, bénit et adore son roi. Le sage Numa, qui vient d' assurer la paix à l' Italie, se hâte d' aller fermer solemnellement le temple de Janus. SousRomulus, il resta toujours ouvert. Les portes d' airain crient sur leurs gonds rouillés; mais l' on ne peut les forcer à se joindre. Numa tombe à genoux devant la divinité: ô Janus, s' écrie-t-il, toi qui régnas dans l' Italie par la justice et par la paix, protege mes desseins pacifiques. Ferme ce temple terrible: notre coeur sera l' asyle où nous t' adorerons désormais. Je saurai te rendre un nouvel hommage: jusqu' à présent notre année a commencé par le mois consacré à Mars; je réforme cette année mal calculée à plus d' un égard. J' y ajoute deux mois, et le premier de tous sera le mois de Janus: il est juste que le dieu de la guerre cede le pas au dieu de la paix. Il dit. Les portes du temple tournent d' elles-mêmes sur leurs gonds, et se ferment avec un bruit épouvantable. Numa consacre ensuite le bouclier d' or qui assure à jamais aux romains la victoire sur tous les peuples: il institue, pour le garder, des prêtres qu' il nomme saliens.Après ces soins pieux, il se dispose à retourner au bois d' égérie: il mene avec lui Camille et Léo. Mais la crainte de déplaire à la nymphe lui fait laisser ces tendres amis à quelque distance de la fontaine. à peine arrivé, il invoque égérie; il se plaint du long temps qui s' est écoulé depuis qu' il ne l' a entendue, et lui rend compte de tout ce qu' il a fait. êtes-vous contente? Ajoute-t-il d' un ton timide et modeste. Oui, répond la voix, je le suis: dès ce jour je te regarde comme le plus grand des rois. Tu as rempli mes espérances; c' est à moi de remplir mes serments: connois enfin égérie. à ces mots, elle sort du bois; et Numa reconnoît Anaïs. Il reste immobile de surprise: son oeil est fixe, sa bouche ouverte, ses bras demeurent tendus. Tout-à-coup, poussant des sanglots, il tombe aux genoux d' Anaïs; il fait de vains efforts pour parler, il ne peut que verser des larmes. Releve-toi, lui dit Anaïs: je ne suis point la nymphe égérie, je suis une simplemortelle; et les honneurs de la divinité me seroient moins chers que le titre de ton amie. Tu m' avois raconté le songe que tu fis à la fontaine de Pan, l' espérance que tu conservois d' être un jour instruit par égérie: je résolus avec mon pere de réaliser cet espoir. Forcés de nous séparer de toi, pour que tu consentisses à devenir le bienfaiteur de ton peuple, nous vînmes nous cacher dans ce bois, où j' étois bien sûre que tu ne tarderois pas à te rendre. Tous nos projets ont réussi. Je t' ai parlé comme égérie; je t' ai donné des conseils qui m' étoient dictés par la profonde sagesse de mon pere. Tu as cru entendre la nymphe: cette erreur, utile à ta gloire, a été douce pour mon coeur. Je te voyois à travers ces branchages, quand tu pensois converser avec égérie: plus heureuse que toi, j' étois à tes côtés quand tu pleurois ton Anaïs. Numa l' écoute, hors de lui-même. Il voit bientôt paroître Zoroastre; il se précipite dans son sein, il l' embrasse mille fois; et, s' arrachant de ses bras, il courtchercher Camille et Léo. Elle est ici! Leur crie-t-il de loin: elle est ici! Viens, accours, ton pere, ta soeur t' attendent. Léo ne peut croire ces paroles; il se presse pourtant d' arriver. Zoroastre le reçoit dans ses bras, le serre contre sa poitrine: mon fils, mon cher fils, nous sommes rejoints, nous le sommes jusqu' à la mort. Léo pleure pour toute réponse: l' aimable Camille embrasse Anaïs. La joie, l' amour, l' amitié, semblent ôter la raison au tendre pere et aux quatre amants. Enfin, quand les larmes les ont soulagés, Zoroastre les conduit à sa cabane. C' est ici, leur dit-il, que nous nous sommes cachés; ici nous finirons nos jours. Numa, je te donne Anaïs: mais le peuple romain ne connoîtra jamais vos noeuds; jamais Anaïs n' entrera dans Rome. Chaque jour, sous prétexte de venir consulter ta nymphe, tu viendras voir ton épouse; et la récompense de tes bonnes actions sera le plaisir de nous les raconter. Ainsi ma fille demeurera fidele à sa religion; le mystere ajoutera de nouveaux charmes à la félicité de Numa; et Zoroastre, heureux de ce bonheur, coulera en paix, au milieu de vous, le peu de jours qu' Oromaze lui destine encore. Approuves-tu ce projet? Numa, pour toute réponse, tombe à ses pieds qu' il embrasse; Anaïs sourit en baissant les yeux; Camille et Léo applaudissent. Dès le lendemain, l' hymen d' Anaïs et de Numa fut célébré dans cette chaumiere, sans pompe, sans fête, sans autres témoins que Zoroastre, Camille et Léo. L' heureux Numa vint tous les jours à la cabane. La vertueuse Anaïs et son pere lui inspirerent de plus en plus le desir, les moyens d' être le plus juste et le meilleur des rois. Zoroastre parvint au milieu d' eux à la vieillesse la plus reculée. Léo, général des romains, se fixa dans Rome avec son épouse, et prit d' elle le surnom de Camillus: ce fut la tige de cette famille de héros dont le plus fameux délivra Romedes gaulois. Numa, toujours brûlant pour Anaïs, toujours adoré de son épouse, régna quarante-cinq années. Pendant ce long espace de temps, jamais ennemi ne parut sur le territoire de Rome, jamais le temple de Janus ne fut ouvert; et dans les états de Numa, il n' y eut pas un seul homme malheureux par l' oppression, ou par de mauvaises loix.
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