AVIS TROUVé à LA TêTE DU RECUEIL
Si j' ai rassemblé dans cette liasse tant de lettres de différentes personnes, jointes à celles d' un infortuné, qui m' a coûté bien des larmes, c' est dans la vue de mettre ma familleet tous les gens de campagne au fait des dangers que la jeunesse court dans les villes. ô mes enfants! Restons dans nos hameaux, et ne cherchons point à sortir de l' heureuse ignorance des plaisirs des grandes cités; le vice en donne le goût, l' irréligion excite à s' y livrer, le crime fournit les ressources, et la misere, l' infamie, le supplice des scélérats, en sont quelquefois les fruits. Profitez de la lecture de ces lettres, où vous pourrez suivre toute la marche de la corruption qui s' empare d' un coeur innocent et droit. Vous y verrez d' abord le jeune paysan prospérer un peu; perdre ensuite, petit-à-petit, ses bons sentiments; devenir libertin, criminel, et delà, tomber dans l' infamie, y entraîner une malheureuse soeur, la perdre tout-à-fait; se relever ensuite pour retomber plus bas. Mes enfants, un pere et une mere respectables en sont morts de douleur, et toute sa famille s' est vue plongée dans l' opprobre... le malheureux se reconnut enfin, et il se punit,... mais ce fut en désespéré. Je l' ai vu, et mon coeur s' est brisé; car ce malheureux, c' étoit mon frere. Signé Pierre R.
PREMIÈRE PARTIE
Notre famille n' est point distinguée par les titres, ni par les grands biens; nous sommes paysans de pere en fils; mais nos ancêtres étoient un peu plus riches que nous ne le sommes. Ils ont fondé le village de Villiers , vulgairement dit Villiers-Les-Aulx, dans une étendue de terrein qui leur appartenoit en propre. Ils s' allierent anciennement avec une fille issue d' une branche de la noble maison de Courtenai , établie dans nos cantons, où ses descendants par les femmes, devenus simples laboureurs, possédoient encore un franc aleu de ce nom le plus libre du royaume. Notre mere étoit née Bertro , famille éteinte, mais dont la noblesse, prouvée par titres jusqu' en 1200, va se perdre ensuite dans les commencements de la monarchie. Depuis la fondation de Villiers, nos peres furent toujours laboureurs. Ils cultivoient tranquillement leurs terres, lorsque la religion réformée s' introduisit en France. Ils l' embrasserent, et ce fut cette démarche inconsidérée qui renversa leur petite fortune; car lorsque la secte eut du dessous, ils se virent obligés de se disperser dans la province, et même, pour la plupart, de sortir du royaume. Ils vendirent à très-vil prix leur héritage de Villiers, et depuis ce temps, nous n' y avons plus un pouce de terrein. Notrebisaïeul revint à la religion catholique du temps des dragonades ; notre grand-pere et notre pere y ont été élevés, et nous la professons comme eux. Pierre R, notre aïeul, (dont je porte le nom) eut trois enfants d' Anne Coeurderoi , parente du président de ce nom au parlement de B, notre pere et deux filles; ces deux dernieres se laisserent gagner par deux tantes, l' une réfugiée en Angleterre, l' autre en Prusse, qui étoient venues voir notre aïeul en même-temps; et celui-ci, qui ne vouloit pas gêner la foi de ses enfants, consentit qu' elles les emmenassent. Notre pere Edme R , (que Dieu l' ait en son sein) se maria pour lors, avec une fille bien apparentée, comme je l' ai dit, que son pere avoit choisie lui-même, quoiqu' elle n' eût en dot que beaucoup de douceur, de vertu et de beauté. Barbe De B notre chere et bonne mere, lui a donné quatorze enfants, et cette bénédiction de Dieu fit songer à cet excellent pere, qui ne respiroit que pour les siens, à donner à quelques-uns d' eux un état à la ville, à défaut du bien qu' il ne pouvoit leur laisser à la campagne. Ses intentions étoient bonnes (car il n' en eut jamais que de telles); mais la perversité du monde leur fit avoir un malheureux succès. Un jour que nos parents parloient de leur dessein avec un huissier de la ville de V, celui-ci les fit ressouvenir que notre pere avoit été autrefois très-lié avec M C , notaire de V, dont une des filles avoitépousé M Parangon , peintre à Au, et il demanda lequel de leurs enfants ils prétendoient envoyer hors de la maison paternelle: notre pere fit venir Edmond , qui étoit mon puîné de deux ans, et qui portoit son nom, comme moi celui de notre aïeul; et quand l' huissier l' eut vu, il dit à notre pere, en admirant l' heureuse physionomie de cet enfant: mettez-le chez le gendre de M C ; je vous garantis qu' il fera son chemin: ces mains-là sont faites pour manier quelque chose de plus délicat qu' une pioche et le manche de la charrue; et je me trompe fort s' il ne trouve pas un jour à la ville un établissement qui surpassera vos espérances. Je parlerai à Madame Parangon, qui est actuellement chez son papa, et qui est aussi bonne qu' elle est belle. Poussez-le; ce seroit un meurtre de laisser chez vous un jeune homme comme ça: et l' ayant questionné, il se confirma plus encore dans ce qu' il avoit dit; car Edmond lui répondit juste et modestement sur tout. Huit jours après, notre bon pere et notre bonne mere allerent à V, chez M C, ancien ami de notre pere, menant avec eux Edmond; car Madame Parangon, sur les éloges que l' huissier avoit fait de mon frere, leur avoit mandé de venir, pour parler à son mari. Edmond fut donc présenté, non pas à la dame, car elle étoit en affaires avec des parentes, mais à M Parangon, qui trouva l' enfant à son gré, et l' accepta. M C promit aussi de le recommander, et fit beaucoupd' accueil à nos pere et mere. Quand ils sortirent, Madame Parangon et les autres dames vinrent les voir passer; mais Edmond, tout honteux, rougit, et n' osa jetter les yeux sur elles. On loua sa modestie, et une demoiselle lui ayant donné un petit coup avec la main sur la joue, il devint comme une cerise, ce qui les fit toutes beaucoup rire; et Madame Parangon leur dit: -vous riez de sa timide innocence, et peut-être un jour vous pleurerez de l' insolence audacieuse d' un petit-maître-. Elle promit à nos parents de s' intéresser à leur fils; et pendant que notre mere caressoit Mademoiselle Fanchette , la jeune soeur de cette dame, et lui faisoit de petits présents, elle s' informa à notre pere du caractere d' Edmond. Le bon vieillard lui conta comme cet enfant étoit sensible, obligeant, quoique vif, et peut-être emporté. -il a seize ans (continua-t-il); cependant les passions sont encore calmes; et puissent-elles l' être long-temps! Ses organes ont une délicatesse exquise, comme on dit; c' est ce qui me fait croire qu' il réussira. Il aime la lecture, et il fait la sainte bible par coeur; et quant au latin, il l' entend fort bien, et même un peu le grec; m le curé dit que c' en est assez pour ce que doit savoir un peintre-. Madame Parangon fut très-contente de cette explication, qu' Edmond n' entendit pas; car il s' amusoit à regarder le monde sur la porte de la rue, et nos bons parents s' en revinrent pleins de joie du succès de leur démarche. Tout aussi-tôt on acheta ce qu' il falloitpour équiper Edmond; notre vénérable pere et notre tendre mere lui donnerent leurs sages avis six semaines durant, au bout duquel temps, M Parangon ayant écrit qu' on l' envoyât, il partit le 5 novembre 1748: c' est-là où commence notre correspondance; car il m' écrivit le jour même de son arrivée à Au.
Lettre première.
Edmond à Pierrot R, son frere aîné. arrivée chez M Parangon. mon cher frere, je mets la main à la plume, pour te dire que nous sommes arrivés heureusement, Georget et moi, et que l' âne de notre mere n' a aucun mal, quoiqu' il nous ait fait bien de la peine; car il a jetté notre frere et mon bagage dans un fossé; mais notre frere ne s' en ressent pas du tout, et rien n' est gâté; et comme nous sommes arrivés trop tard, Georget couche ici, et demain matin il partira. ô mon frere! Si tu voyois quel boulevari, et quel tapage, et quel remuement, et avec ça comme on est joyeux ici! Tu serois tout étonné; car tout le monde y est brave, et la moitié ne fait rien: on joue, on se divertit, on boit, ettous les cabarets sont tout pleins. Nous avons vu tout ça, parce que le bon M Parangon nous a dit de nous aller promener un peu par la ville, et un de ses apprentifs nous a conduits tout-par-tout. Ah! Comme les églises sont belles! Si tu voyois! Si tu voyois! Il y a dans la cathédrale un saint Christofle, qui a pour bâton un chêne de bien cinquante pieds de haut, qui ne lui vient qu' au menton: oh! C' est curieux à voir! Et puis il y a une horloge bien haute, bien haute; et au cadran, il y a une boule qui marque les lunes: quand il n' y en a point, elle est toute noire; et dès qu' elle commence, la boule devient un peu dorée, et puis plus, et puis plus, jusqu' à ce qu' elle soit pleine, où elle est toute dorée; et puis elle diminue, elle diminue, et redevient toute noire: et puis il y a des promenades plantées d' arbres, qui sont comme le tilleul qui est devant notre église; et puis il y a une riviere, et puis des bateaux, et puis des coches, et puis des trains de bois flottés, et puis des moulins: je ne saurois te dire tout ce qu' il y a... je te dirai que comme j' écrivois mes deux autres pages, une demoiselle, que je prenois d' abord pour MadameParangon (car par malheur cette dame n' est pas ici, et je ne le savois pas) cette demoiselle donc est venue regarder par-dessus mon épaule, et elle s' est mise à rire, en disant: et puis il y a, et puis il y a, et puis son âne qui joue un rôle! elle a chuchoté je ne sais quoi à M Parangon, qui est venu lire ma lettre, et qui a ri, et qui m' a dit qu' il m' apprendroit à mieux écrire que ça: et moi je n' en serai pas fâché, quoiqu' il m' ait rendu bien honteux; car je sens bien que j' écris mal, n' ayant jamais écrit de moi-même; car quand j' écrivois mes versions de latin, m le curé me les dictoit, et ne me laissoit rien faire de mon estoc. Mais je finis bien vîte, de peur que la rieuse ne vienne encore regarder; car j' entends M Parangon, qui lui dit: sa lettre est naïve, mais elle n' est pas si bête . Je suis, mon cher frere, ton très-humble et très-obéissant serviteur et frere, Edmond R. J' assure de mes respects nos cher pere et mere, et je fais bien des compliments à nos freres et soeurs, ainsi qu' à Marie-Jeanne .
Lettre 2. 1er décembre. Le même au même.
Edmond s' ennuie à la ville; il compare ce séjour avec celui des campagnes. mon cher frere, je t' écris avant que tu m' aies fait réponse, et c' est pour me soulager, et pour te dire que ton sort est bien différent du mien, et que je te porte envie, quoique je trouve ici des instructions que je n' avois pas chez nous; car comme j' ai du temps de reste, à cause que je ne sais rien, je me suis mis beaucoup à lire dans la bibliotheque de M Parangon, où j' ai trouvé des livres dont je n' avois jamais entendu parler. C' est les oeuvres de Boileau , les comédies de Moliere, et puis des tragédies de Racine et de Corneille . J' ai lu ces livres-là avec un si grand plaisir, qu' ils m' ont fait passer sur tous mes désagréments d' ici. Les soirées, après souper, comme il ne fait pas bon sortir, et que je ne connois personne, je prends un livre, et je lis tout haut à la cuisiniere, qui me paroît prendre beaucoup de plaisir aux tragédies, principalement à celles de l' auteur qui se nomme Racine ; une de ces tragédies, intitulée Bérénice , la fit bien pleurer et moi aussi,l' un de ces jours. Mais ces amusements-là ne peuvent pas durer toute la journée, et il s' y trouve des moments bien durs. Ah! Mon Pierre! Tu vis satisfait dans les lieux où nous sommes nés; tu es libre; tu ne te creuses pas la tête: tes travaux ne demandent que des bras et du courage; et moi, obligé de ramasser toute mon attention pour saisir les principes d' un art difficile, j' ai perdu tout mon contentement et ma liberté. Je suis devenu comme un esclave; avili, rebuté dans une maison étrangere, on fait moins de cas de moi que des animaux inutiles qu' on y nourrit pour s' en amuser. Pierrot! ô mon frere! Quel état! Et qui m' y réduit donc? Tu t' en souviens; quand nous allions à l' école sous maître Jacques , j' eus le malheur d' apprendre à lire, à écrire et à jetter plus vîte que toi; j' avois toujours la plume à la main, je copiois les hymnes et les antiennes qu' on chante à l' église; et là-dessus, nos pauvres pere et mere (à bonne intention pourtant) me crurent fait pour devenir un docteur; ils me mirent chez m le curé, pour apprendre le latin; et quand ils virent que je lisois tout couramment un livre latin en françois, ils ne se sentirent pas de joie, et me destinerent à être habitant des villes, pour y faire fortune, et devenir un jour l' appui de nos soeurs et de nos jeunes freres; et puis, pour achever, cet huissier de malheur me vit, et conseilla de me mettre chez le gendre de M C, et j' y suis. Oh! La maudite facilité que j' eus donc-là! Eh que m' importe à moi de parvenir ,comme on dit, s' il faut me dégrader auparavant, et tacher, par des occupations basses, les plus beaux jours de ma vie! Car ce n' est pas ici comme chez nous, mon cher Pierrot, où tout le monde met la main à l' oeuvre; ma mere, mes soeurs font les mêmes choses que les filles de journée; mon pere et nous, et les garçons de charrue, c' est tout un. Mais ici, il y a des choses que les maîtres ne font jamais, qui sont comme honteuses, et qui répugnent à toute personne honnête, par l' opinion qu' en donnent ceux qui les exigent des autres; et on me fait faire de ces choses-là, quoique je sois éleve, et non domestique, parce qu' on voit que je suis doux et bonnasse, et non pas fier, comme mes camarades. Je mange à la cuisine; on m' a dit que ce seroit pour jusqu' au temps où j' aurai perdu mon air villageois, et que je serai mieux habillé. Qu' a-t-il donc de si mauvais, cet air? Et ne suis-je pas habillé à tous les jours comme je l' étois chez nous les dimanches? Mais ces habits-là ne sont pas faits à la mode . Outre leurs vices, ces gens-ci ont le défaut de n' estimer qu' eux et ce qui leur ressemble; c' est le moyen de ne se jamais corriger. Pour moi, je suis timide, gauche, comme ils disent; mes camarades sont effrontés, eux, et on trouve ça bien ici; on y loue ce qu' on blâme chez nous, et l' on y blâme ce que tout honnête-homme a toujours loué... mais c' est peut-être un bien pour moi de ce qu' ils m' éloignent un peu d' eux. Si tu voyois comme on est sensuel et glouton à la tabledu maître! Chaque personne consomme autant de viande que trois de nos gens: on diroit qu' à la ville on ne vit que pour manger; c' est un bien mauvais exemple! Et si tu entendois les propos que l' on y tient! Si tu voyois les libertés que l' on y prend avec ces pauvres filles, qui ont abandonné leurs bons parents et leurs pauvres villages, où tout est dans l' égalité, pour venir à la ville passer leurs beaux jours dans la servitude et dans le mépris! Ce sont des propos si durs, des comparaisons si méprisantes! Il semble que ces pauvres filles (et tout tant que nous sommes de gens de village) soient d' une espece au-dessous de l' humanité, et qu' il n' y ait pas plus de pudeur à garder avec elles qu' avec les animaux. Je ferme les yeux sur toutes ces pauvretés, car elles me feroient trop de honte pour eux. Quoi donc! Si ta Marie-Jeanne, cette fille si aimable, si douce, si modeste, servoit à la ville, un faquin en exigeroit des services bas, lui parleroit d' un ton, lui diroit, lui feroit des choses comme je vois qu' on en voudroit faire ici chaque jour à une bonne et jeune fille qui sert à la maison! ... ô mon frere! Quelle différence d' avec chez nous! Tout le monde y est assis à la même table; les garçons de travail entre nos freres; les filles à l' année ou au jour, à côté de nos soeurs: toutes servent sans distinction; ce sont des aides, et non pas des servantes; notre bon pere préside au haut de la table; ce sage vieillard a le plaisir de voir ses huit filles et ses cinq garçons (car, hélas! Il ne faut plusme compter) les plus modestes et les plus actives de toute la tablée: il voit les étrangers le regarder avec la même tendresse que le regardent ses enfants propres; écouter avec attention et respect ses discours instructifs et amusants: notre bonne mere, pendant ce temps-là, examine si rien ne manque, et si tout le monde est content; et quand elle a tout vu, et tout rangé, elle écoute aussi, et plus attentivement que personne. Et puis, si tu voyois encore comme on fait ici aux paysans qui viennent chaque semaine apporter les denrées nécessaires! Ils y sont traités avec un mépris que je ne conçois pas, et qui me paroît marquer de la bêtise dans ces gens de la ville; car ces pauvres villageois les détestent, et se vengent de leurs mauvaises façons, en vendant le plus cher qu' ils peuvent, et en trompant de toutes manieres ceux qui les méprisent; et je crois que c' est un bonheur qu' ils aient cette petite compensation-là; car sans elle, je suis quasi sur qu' ils ne reviendroient plus fournir le marché. Bien loin donc de rechercher les gens d' ici, je souhaite que jamais ils ne me mettent de leur dangereuse société. Tout me déplaît; je m' ennuie mon pauvre frere; je suis mal à mon aise, et dans une situation que je n' ai pas encore éprouvée: sans la lecture, je ne pourrois pas y tenir. En présentant mes respects à nos chers pere et mere, dis-leur que je pourrois bien tomber malade... non, ne leur dis pas ça; car ils s' inquiéteroientpeut-être, et ce seroit un reproche que j' aurois à me faire; d' ailleurs, je veux encore essayer si je ne me ferai pas. Embrasse pour moi nos freres et nos soeurs; dis sur-tout à Ursule de ne pas m' oublier. Je te salue de tout mon coeur, et fais bien des compliments à ta chere Marie-Jeanne. Ton frere et ami, etc. M Parangon m' a un peu montré comme il falloit écrire; tu vois que j' ai tâché d' en profiter; mais il montre bien durement, tant pour le dessin que pour la chose dont je te parle: et quant à la demoiselle qui s' est déjà moquée de moi, elle s' en moque encore.
Lettre 3. Pierrot à Edmond.
j' encourage mon frere. mon cher frere, je t' écris ces lignes, pour te faire savoir que j' ai reçu la tienne, en datedu premier du courant; et en même-temps, pour te dire, que nous avons été charmés d' avoir de tes nouvelles; et que depuis que tu n' es plus à S, nous n' avons plus de divertissements; et que ma mere pleure tous les jours de ne te plus voir; et que nos freres, nos soeurs et moi, il nous semble qu' il y ait dix ans que nous ne t' avons vu. Il faut pourtant prendre courage, mon pauvre Edmond; car on dit qu' il n' y a que les commencements qui coûtent; et quant à ce qui est de nous tous, nous voudrions bien que tu fus ici; mais notre pere dit que ça n' est pas ton avantage, et ça nous console un peu de ce que tu n' es plus avec nous; et pour ce qui est de ces gens des villes, il ne faut pas que ça t' étonne ni te fasse peine. Prends patience; car quand tu sauras ton métier de peintre, tu ne dépendras plus de personne. C' est un bel et bon métier, malgré le proverbe, quand on y est habile. Ton maître est riche, et tous les seigneurs des châteaux des environs veulent l' avoir; et il a dit comme ça à notre bon pere, quand il lui parla à V, qu' un peintre de Portugal, qui se nommoit Avelar , avoit acheté les maisons d' une rue toute entiere dans la ville de Lisbonne, qui est comme une espece de Paris; et que ce peintre avoit fait changer le proverbe; car on disoit dans la ville de Lisbonne, riche comme le peintre Avelar ; et qu' il n' y a que les débauchés qui sont gueux et misérables: or, tu ne l' es pas, mon Edmond, ni porté à l' être, Dieu-merci. Porte-toi bien; sois gaillard, et viens nous voirces fêtes de noël. Ursule, et tous nos freres et soeurs, te font bien des amitiés, et Marie-Jeanne qui s' y joint, te remercie de ton bon souvenir. Notre bonne mere t' embrasse; elle me disoit ce matin ces propres paroles: marque-lui qu' il craigne le bon Dieu, qu' il soit sage, et rien ne lui faûra . Ne te gêne pas en m' écrivant; car tu sais bien que c' est toujours moi qui retire les lettres de la poste en allant à V pour le marché, et que je ne montrerai que ce qu' il faudra montrer.
Lettre 4. Edmond à Pierrot.
comme il étoit mal-mené; il commence à parler de Mademoiselle Tiennete. Mon dégoût pour la ville est encore augmenté, cher frere, depuis le séjour que j' ai fait chez nous, et j' ai besoin de me rappeller tout ce que m' a dit notre bon pere, ces fêtes de Noël, pour ne pas me décourager entiérement. L' ennui me seche, et si ce n' étoit l' espérance que j' ai de vous voir aux fêtes de pâques, je passerois fort mal mon temps, je crois. Je viens de demander la permission de partir le samedi-saint à midi, et elle m' est accordée; mais s' il n' avoit dépendu que d' unepersonne qui est ici, je n' aurois pas eu cette satisfaction-là. Tu sais bien, mon frere, que durant l' absence de Madame Parangon, qui est à Paris, une de ses parentes tient sa place, et gouverne la maison; c' est une grande fille, bien faite, bien jolie, mais si haute, si vaine, si impertinente, si prévenue en sa faveur, qu' à chaque coup d' oeil qu' elle laisse tomber sur vous, elle semble exiger une adoration. Mademoiselle Manon Palestine , (c' est ainsi qu' elle se nomme) dès les premiers jours, s' est avisée, parce que j' avois l' air bonnasse (comme je te l' ai déjà marqué et dit de bouche) de m' employer à des choses qui ne regardent point du tout la profession; je m' y suis prêté, et je lui aurois peut-être rendu des services plus bas encore; (car je ne sais ce que c' est que de refuser quelqu' un, et sur-tout une jolie fille; le plaisir passeroit la peine, si pour être obéie, elle ne faisoit valoir que les droits de sa beauté.) et comme on s' accoutume fort vîte à la douceur de commander, je lui suis devenu nécessaire. Voilà ses raisons pour s' opposer à mon départ. Le maître a répondu que mon brevet d' apprentissage n' étant pas encore passé, j' étois libre, et que d' ailleurs, il étoit bon que j' allasse encore chez mes parents, pour leur dire si je goûtoismon nouvel état. Depuis que j' ai gagné ma cause, elle ne me dit rien que de désobligeant; elle est la premiere fille qui me fait appercevoir que ce n' est pas assez d' être jolie pour être aimable. Hier, par exemple, on lui fit présent d' un gâteau; elle en a donné aux deux anciens éleves, en affectant de ne faire aucune attention à moi. Je suis très-peu sensible au plaisir de manger du gâteau; mais, mon frere, on n' en agit pas ainsi chez nous; on craindroit de mortifier, par le moindre oubli, jusqu' au petit Jaquot le berger. Cette Mademoiselle Manon! ... je trouve cela dur! ... elle humilie tout le monde (qui lui déplaît, s' entend): si tu voyois comme elle en agit avec la fille qui sert dans la maison! J' en rougis quelquefois pour elle. Mademoiselle croit au-dessous d' elle de se servir de ses mains; c' est toujours: Tiennete, donne-moi ci; Tiennete, donne-moi ça . Si l' on n' est pas assez prompte, les noms de bête , de sote , d' imbécille , de cruche , ne sont pas épargnés. Je crois que le grand tort de la pauvre Tiennete, c' est d' être jeune et jolie autant que Mademoiselle Manon, si elle ne la passe. Est-il possible (et j' en reviens toujours-là) qu' on ait si peu d' égards pour ses semblables! En vérité, je ne le croirois pas, si je n' en étois le témoin. Je partirai donc à midi la veille de pâques; j' irai vîte: viens au-devant de moi jusqu' au bois de Courtenai , ou même à la Provenchere , afin que je jouisse quelques moments plutôt du plaisir de t' embrasser. Mes respects à noschers pere et mere. Je songe à ce qu' Ursule m' a dit; fais-lui voir cette ligne, mais en particulier, de peur que cela ne cause de la jalousie. Au plaisir de te voir, mon ami.
Lettre 5. Le même au même.
bons sentiments, qui n' ont pas assez duré. pour sentir le bonheur d' avoir des parents comme les nôtres, il faut en avoir été séparé quelque-temps, cher aîné. Que je suis attendri! Je ne cesse, depuis mon retour, de me retracer les bons avis qu' ils m' ont donnés, et de me rappeller les caresses qu' ils m' ont faites,... que vous m' avez faites tous. Je suis plus fort depuis que je les ai vus, et qu' ils m' ont appris mille choses sur la perversité des hommes, dont ils m' ont assuré (et je le crois bien) qu' il auroit été plus nuisible qu' avantageux de m' instruire avant que je fusse à la ville. Je n' oublie pas non plus ce que vous m' avez tous dit, toi sur-tout, mon Pierre, et la chere Ursule. Il n' est point ici de famille qui soit unie comme la nôtre; nous sommes quatorze enfants, et il n' y en a pas un qui ne se sacrifiât pour les autres. Nous ne serons pas riches, mais nous nous aimerons: la portion du bien paternel que nous nous enleverons mutuellement, ne vaut pas la millieme partie dutrésor que l' amitié nous donne dans un chacun de nos freres et soeurs. Prenons courage, mon Pierre; les plus avancés en âge aideront les cadets; nous nous soutiendrons tous, comme les enfants de ce vieillard dont je lisois l' autre jour l' histoire: il leur fit prendre un faisceau de petits bâtons, à peu près comme nos bottes de rouetes , et leur dit de le casser; aucun d' eux ne le put; il le prit ensuite, lui qui étoit vieux et mourant, et il cassa toutes les baguettes les unes après les autres: belle leçon pour nous! Notre union, et le bonheur qu' elle nous procure, est la plus douce espérance de notre bonne mere; nous serions bien ingrats de ne lui pas donner cette satisfaction. Je crois pourtant que l' intention de nos chers pere et mere auroit été mieux remplie, s' ils nous avoient tous employés aux travaux des champs: une maison comme la nôtre auroit valu un hameau entier; nous n' aurions pas laissé un pouce de terrein inculte; nous aurions amélioré les héritages déjà cultivés, et nous aurions enrichi notre pere de la maniere la plus honorable pour lui et pour nous. Que te dirai-je, mon Pierre? On m' auroit donné Laurote , cette petite cousine du pays de ma mere, comme on te donnera Marie-Jeanne... mais tout cela n' est pas, et ne sera jamais pour moi; il n' y faut plus penser. Je suis toujours assez mal avec Mademoiselle Manon; elle se plaît à me tourner en ridicule, à m' humilier en tout. Je lui pardonne pourtant; Tiennete m' en a donné l' exemple.Un jour que cette fille avoit été bien grondée, j' entendis qu' elle disoit à Mademoiselle Manon: -vous êtes ma maîtresse, et plus éclairée que moi; je crois que tout ce que vous me dites est pour mon bien; je vous en ai beaucoup d' obligation, et vous en aime toujours davantage-. Je fus surpris de ces sentiments dans une fille de village qui n' a pas dix-huit ans, et qui parloit à une jeunesse comme elle; je ne saurois m' empêcher de regretter qu' une personne qui paroît si bien née, et sortie de quelque chose, ait pu se résoudre à se dégrader par la servitude. Mais il faut profiter des exemples de vertu, de quelque part qu' ils nous viennent. Cette réponse a, je crois, fait impression sur Mademoiselle Manon; Tiennete en est mieux traitée, et moi plus mal. Cette fierté naturelle, que nous doit inspirer la qualité d' hommes, je ne puis m' empêcher de la laisser voir, et cela révolte Mademoiselle Manon; ce qui me surprend un peu moins, depuis que je m' apperçois que les hommes des villes, sans estimer ce qu' ils nomment le beau sexe autant qu' on le fait chez nous, lui marquent cependant beaucoup plus de déférence. Mais leurs véritables dispositions percent, lorsqu' ils se trouvent avec des femmes sur lesquelles ils ont la supériorité de la fortune; ils se dédommagent alors avec usure de toutes les bassesses où ils se contraignent devant leurs égales. Je trouve du plaisir à m' entretenir avec Tiennete: cette jeune fille est la douceurmême; elle a du bon sens, et beaucoup de vertu. On m' a dit qu' elle en avoit besoin pour résister aux attaques de mon maître. C' est M Loiseau , qui est son pays, qui m' a donné ces lumieres. Je ne pouvois en croire mes oreilles. Un homme marié avec une femme si charmante, (car je me rappelle bien de l' avoir entrevue à V, quand nous avons été chez m son pere pour me présenter, nos parents et moi) oublier ainsi ses devoirs! ... cela me passe. Aussi (et je te le dis dans le secret) il est franc-maçon, de ces gens qui voient le diable dans leurs assemblées, sous la forme d' un gros taureau noir. Mais l' on en fait bien d' autres ici... pour revenir à Tiennete, cette jeune fille est modeste; elle n' aime pas qu' on la recherche; je suis le seul de la maison dont elle voit l' assiduité avec plaisir, parce que je ne dis rien de libre, que je me plais beaucoup dans la compagnie de son pays M Loiseau, et que lorsque nous sommes ensemble, j' ai la complaisance de lire haut, pendant qu' elle fait son ouvrage. Elle est fort sensible: hier, après souper, je lui lisois un livre, où se trouve l' épitre d' une certaine Ariadne à un traître nommé Thésée , qui l' avoit abandonnée dans une isle déserte: au milieu de ma lecture, je levai les yeux sur Tiennete, et je la vis toute en larmes. ô mon dieu! Qu' elle étoit aimable comme ça! En vérité... mais elle sert.Elle me fait quelquefois songer à Marie-Jeanne; ton aimable maîtresse est du même caractere que Tiennete. Que je te trouve heureux! ... crois-tu que si Laurote étoit moins jeune, elle vaudroit Marie-Jeanne? Mais ne m' en parle pas. Je t' écris comme à bâtons rompus, et je quitte quand je n' ai plus rien à dire. Bonsoir, mon Pierre; aime toujours bien, ton fidele Edmond.
Lettre 6. 26 mai, jour de s Pelerin. Pierrot à Edmond.
mes sentiments sur la servitude à la ville. celle-ci, mon Edmond, est pour répondre à la tienne, qui me donne bien à penser: c' est ce qui fait que je n' ai pas osé la montrer à notre pere, ni même à notre mere; car tu sais comme ils sont délicats sur l' honneur; et la fréquentation avec Tiennete ne leur feroit pas plaisir; et tu sens bien que s' ils se sont opposés à l' inclination que tu commençois à te sentir pour notre cousine Laurote, et ça, parce qu' elle est de village, et qu' il te faut un établissement de ville, ils s' éloigneroient encore bien plus de tes sentiments, si tu allois t' enmouracher d' une servante:et tant s' en faut que je méprise personne, tu le sais bien; mais quand une fille a servi dans les villes, vois-tu, mon Edmond, ça lui donne un mauvais chapeau: mon pere et ma mere nous l' ont dit cent et cent fois; et par ainsi, comme tu me l' as marqué toi-même dans une des tiennes, un bon garçon de charrue, une moissoneuse dans nos quartiers, une fille que l' on prend pour aider dans le ménage, n' ont rien à se reprocher; car ils font comme les enfants de la maison: mais, vertuguié! Une servante à la ville, un laquais à livrée, tous ceux-là qui font des choses basses, ou qui en souffrent, ça répugne, Edmond, ça répugne, parce que des gens de coeur ne se ravalent jamais jusqu' à ça. Je plains cette pauvre fille-là, si tant est qu' elle soit de quelque chose, et il faut lui faire politesse; mais point d' accointance trop forte. La Mademoiselle Manon est une drôle de fille; mais que te font toutes ces fierpeteries? Quand Madame Parangon sera de retour, tu n' auras plus que faire à cette pimpete-là, qui se croit sortie de la côte de s Louis, et qui pourtant a la même souche que nous par les quatrevaux de Saint-Cyr, qui viennent de ceux de Nitri, et qui, de tout temps, se sont alliés à notre famille. Nous ne sommes qu' à la quatre , et on nous méconnoît déjà! Mais qu' est-ce que ça nous fait? Quant à ce qui est d' Ursule, elle se plaint que tu l' as oubliée: sache qu' elle est la seule de chez nous qui ait vu ta lettre, avec Marie-Jeanne, à qui j' en ai caché la fin. Nous t' embrassons tous trois.
Lettre 7. 24 juin, jour de la s Jean. Edmond à Pierrot.
exemple dangereux. je ne croyois pas, mon frere, avoir donné lieu aux craintes que tu me montres; je les regarde comme une nouvelle preuve de ton affection; mais tranquillise-toi; Tiennete n' est pas dangereuse, pour moi, s' entend: cette aimable fille m' a jugé digne de sa confidence. Elle aime, elle est aimée; une démarche hardie, que je n' ai pas approuvée, l' a mise dans un état pour lequel elle n' est pas faite. Je vais te révéler son secret, parce que je sais qu' il n' en sera pas moins sûr quand tu le sauras. Ses parents sont de la ville d' Aval, où ils sont considérés; Tiennete a quitté la maison de ses pere et mere, à cause d' un parti qu' on vouloit qu' elle épousât, malgré la répugnance qu' elle témoignoit; on ignore où elle est, comme tu penses bien. Celui qu' elle aime l' a suivie, mais sans exposer la réputation de Mademoiselle Tiennete; il avoit prié, dès auparavant la fuite de sa maîtresse, ses pere et mere de le placer chez un procureur de cette ville-ci, pour y prendre une connoissance plus parfaite des affaires; et il n' y est venu que quinzejours après elle. Ces pauvres amants se voient tous les jours après souper, en ma présence: auparavant, Tiennete se privoit de ces entretiens-là: mais depuis qu' elle me connoît, nous sortons ensemble le soir, sous prétexte de prendre un peu l' air, et nous allons à la place s étienne, où M Loiseau nous joint. Tiennete et lui se disent des choses si douces, qu' elles m' attendrissent le coeur, et qu' il me semble que je suis de moitié dans leur affection: aussi je me trouve très-heureux de les faciliter; car leur fréquentation est honnête, et ils ne se disent pas un mot, qu' ils ne pussent lâcher devant leurs peres et meres. Par exemple, sans moi, Tiennete n' iroit pas aujourd' hui avec son amant à l' arquebuse, où l' on tire l' oiseau ; c' est une très-jolie fête, où l' on voit toute la ville, et sur-tout les dames, dans une parure très-brillante. Quant à ce que tu me dis de notre parenté à la quatre avec Mademoiselle Manon, je ne crois pas qu' elle le sache; mais quand elle le sauroit, ce seroit tout de même. Ici, les freres et les soeurs se regardent à peine comme parents; et à moins qu' un oncle n' ait pas d' enfants, et qu' on ne doive en hériter, il n' est qu' un étranger pour ses neveux. J' ai vu même des gens mariés, qui oublieroient qu' ils ont un pere, si tous les ans l' usage n' étoit pas d' aller se faire écrire chez lui le premier jour de janvier. Juge delà du cas que l' on feroit de ta parenté à la quatre . Je te charge de dire à notre cher pere, en l' assurant de mon profond respect et de mafiliale tendresse, que M Parangon l' attend jeudi prochain, pour passer mon brevet; comme le temps de mon apprentissage ne courra que de ce jour-là, je le prie de ne pas différer. L' on vouloit remettre jusqu' au retour de Madame Parangon, mais elle n' a pas encore si-tôt fini les affaires qui la retiennent: ainsi, on passera toujours mon brevet, d' autant que mon maître le souhaite. Embrasse pour moi tous nos freres et soeurs. Dis à Ursule qu' elle a tort de se plaindre, et qu' elle est toujours présente à ma pensée: je suis et serai toujours, pour elle comme pour toi, le plus affectionné des freres.
Lettre 8. 15 août, jour de la vierge. Le même au même.
on commence à le flatter, et il y prend goût. depuis que mon brevet est passé, Mademoiselle Manon commence à s' humaniser un peu avec moi; elle daigne me parler, et quelquefois elle me sourit. Malgré la connoissance que j' ai de son caractere, je ne me sens que trop de penchant à oublier tout le mal, pour n' en voir que le bon: je la trouve chaque jour plus jolie. Chez nous, les filles n' ont pour elles que la beauté de leur visage et de leur taille; celles qui sont laides, le paroissenttout-à-fait; les gentilles ne le sont qu' à demi: mais à la ville, les charmes se multiplient; sans te parler d' une blancheur appétissante, qui ne se trouve presque jamais à la campagne, l' on profite ici de la beauté de la chevelure et de tout le reste. Je n' ai jamais entendu louer la main dans notre village; ici une belle main à son prix. Un pied mignon, caché dans un sabot ou dans une chaussure grossiere, n' est pas remarqué chez nous; ici, l' on n' oublie rien pour faire briller cet avantage, et celui d' une jolie jambe. Je n' ose quasi te dire qu' on laisse deviner une gorge éblouissante; qu' on se serre à s' étouffer, pour se donner une taille plus fine; qu' on fait usage de petites mignardises, de petites agaceries, de petites feintes, de petits regards en dessous, capables de démonter l' homme le plus rassis. Toutes les femmes, chez nous, se parent de même; à la ville, chacune sait choisir la façon de se mettre qui lui sied davantage; une laide même sait si bien s' atiffer et faire sortir tout ce qu' elle a de passable, que dans les commencements de ma demeure ici, je concluois en moi-même que toutes les femmes y étoient jolies; et ce n' est que depuis quelque-temps que je parviens à en faire la différence. Pour revenir à Mademoiselle Manon, elle a dit à Tiennete que je commençois à me former, et que je ferois un jour un beau garçon. Ensuite elle lui a fait mille questions adroites, pour savoir si je lui en contois. Tiennete a dit que non, et que j' étois un garçonbien sage, qui ne m' occupois qu' à lire à tous mes instants de loisir. Mademoiselle Manon a répondu que c' étoit bien fait, et que j' avois tort de croire qu' elle m' en vouloit. -ô mon dieu, mademoiselle, a répondu Tiennete, il ne le croit pas; il ne parle jamais de vous qu' en bons termes: est-ce que quelqu' un vous auroit dit qu' il se plaint de vous? -non, non: ... je le trouve seulement trop timide; ... on diroit qu' il me craint... dites-lui que s' il me parloit, je ne le mangerois pas-. Tiennete n' a pas manqué de me rapporter tout cela. Dans l' après-midi, Mademoiselle Manon étoit seule dans la salle, quand j' y suis descendu pour aller à l' attelier. Elle est venue regarder mes dessins: comme elle apprend aussi, et qu' elle est beaucoup plus avancée que moi, elle m' a bonnement donné quelques avis. Il n' est rien qui ait tant de pouvoir sur mon coeur que les douces paroles et les bonnes manieres. J' étois tout hors de moi, lorsque, par hasard, son pied a posé sur le mien: cela n' a duré qu' une seconde; elle a rougi, en me disant: -vous aurois-je fait mal-? Je n' ai rien répondu; mais j' aurois voulu dire: non, mademoiselle, vous m' avez bien plutôt fait plaisir . Nous avons ensuite un peu causé. Mademoiselle Manon m' a dit que lorsque je vins de mon village, elle ne m' avoit pas trouvé si bonne mine qu' à présent; que mon air gauche me faisoit paroître sot; qu' elle m' avouoit avec plaisir qu' elle s' étoit trompée: -la parure de la ville, a-t-elle ajouté, ces beauxcheveux que vous ne négligez plus, l' aisance que vous acquérez, vous rendent tout autre, et vous donnent... un air... mais un air... séduisant. Vos sourcils fournis et bien arqués donnent de la vivacité à ces grands yeux,... qui, pourtant... n' expriment encore que de la timidité; votre nez est aquilin, un peu long, et ne vous dépare pas; mais ce sont ces levres! Je n' en ai point encore vues... de si vermeilles; quelle fraîcheur! (elle y a porté le doigt, et tout mon visage est devenu comme ces levres qu' elle venoit de louer; elle a souri avec une grace! ... inconnue chez nous, mon cher Pierrot) -vous êtes bien fait (a-t-elle continué) quoique votre taille ne soit pas encore pleine... quand vous êtes arrivé (continuoit-elle toujours) qui auroit pu deviner la finesse de cette jambe, sous vos guêtres crottées? ... Edmond, croyez-moi, vous allez faire un joli cavalier-. ô Pierre! Je ne l' aurois jamais crue si bonne. Quel plaisir elle m' a fait! Au village, on ne sait pas tourner une seule de ces jolies choses-là; et bien qu' on se fasse connoître qu' on s' estime, et qu' on se le dise quelquefois, jamais on ne se loue. Je commence à m' appercevoir que par-tout les défauts sont compensés par des qualités, et le mal par le bien. J' étois loin de m' ennuyer avec Mademoiselle Manon, qui venoit de poser sa main sur la mienne, quand M Parangon a paru. Elle l' a retirée bien vîte; mais il l' avoit vue; il nous a regardés d' un air sombre et grimaud, en me disant d' aller travailler dans notre attelier.Je commence à me faire à la ville; tout ce qui m' y avoit déplu ne demande qu' à être vu d' un certain côté: mais je crois pourtant que si les filles de notre village avoient un peu de l' art de celles des villes, on seroit encore plus heureux chez nous. Je voudrois bien qu' on mît notre chere Ursule en apprentissage ici, comme elle le desire, et comme nous en avons parlé: elle est jolie, et je pense que quand elle auroit les manieres, et ce qu' on appelle dans le beau monde les graces , elle l' emporteroit sur les demoiselles qui passent pour les mieux de la ville d' Au, et qu' elle pourroit y trouver un parti sans comparaison plus avantageux qu' à S. Presse là-dessus nos chers pere et mere: j' y suis doublement intéressé, et parce que c' est l' avantage de ma soeur, et parce que ce me seroit ici une agréable compagnie, qui me feroit éviter le danger des mauvaises. Je suis, en attendant ce plaisir de ta part, ton meilleur ami, etc.
Lettre 9. M Parangon au p d' Arras, cordelier.
on se propose de tromper Edmond, et le p d' Arras commence d' entrer en jeu. je vous prie, mon pere, de recevoir au nombre de vos pratiques un jeune homme decampagne que j' ai pour éleve depuis sept à huit mois. J' ai des raisons pour le mettre en d' aussi bonnes mains que les vôtres. cela est simple et droit sans être sot: j' ai des vues que je me hâterai de remplir, tandis que cela conserve encore sa naïveté campagnarde; je connois un peu ces especes-là; vous en êtes le maître tant qu' ils ne sont pas au fait; mais si vous attendez qu' ils soient dégourdis, c' est pis cent fois que nos jeunes gens des villes; comme leurs lumieres ont suivi les ténebres, ils connoissent le mal et le bien, de sorte qu' ils vous échappent sans espoir de retour. Au reste, ce que je veux faire pour lui (sauf le retentum , qu' il ne saura jamais) est un avantage réel, qui, j' en suis sûr, comblera de joie un bon-homme de pere et une très-bonne femme de mere qu' a ce garçon; ils sont chargés d' une famille nombreuse; par conséquent leurs enfants ne seront pas riches; une bonne dot les flattera. Sans cela, je suis trop honnête pour abuser de la confiance qu' ont en moi ceux qui me donnent leurs enfants pour éleves. Je demeure, avec l' assurance que vous me seconderez, cher pere, votre, etc.
Lettre 10. Réponse.
comme on s' y prend pour s' emparer de l' esprit d' Edmond. la jolie cousine m' avoit déjà prévenu; j' accepte: envoyez ici demain matin à huit heures; votre petit campagnard sera bien récalcitrant, si je n' en viens pas à bout. La maniere dont l' aimable cousine m' a raconté que vous vous y étiez pris avec lui, est très-philosophique, et marque que vous avez tous deux une parfaite connoissance du coeur-humain. Comment donc! Je n' aurois pas mieux fait. Vous l' avilissez, vous le faites manger à la cuisine, afin qu' il se mette naturellement fort au-dessous de vous: Manon l' a rebuté, l' a mortifié, pour qu' il sentît davantage le prix de ses bontés, quand elle en auroit! Ma foi, pour une fille de dix-neuf ans, c' est l' entendre! Et la jeunesse d' à présent a bien raison de croire qu' elle a plus d' esprit, de sens et de maturité, que les vieillards d' autrefois. Je vous seconderai, mais ne m' ayez qu' une obligation médiocre; ce sera vous qui aurez tout fait. Je viens de recevoir le portrait. Je trouve que vous avez embelli la petite personne, et que vous l' avez peinte précisément commeelle croit être: c' est une nouvelle marque de votre talent supérieur; vous voyez par l' air que l' on prend, la physionomie que l' on veut avoir. Vos deux petits tableaux sont délicieux; c' est un présent que j' ai deviné que notre gardien vouloit faire, et que je lui fais, moi, sachant combien je l' oblige par-là: je vous dirai cela quand nous nous verrons (et ce sera bientôt; car ma desserte finit dimanche). Une dame qui les examine tandis que j' écris, desireroit à certaine partie ce quelque chose que vous savez; j' observe que toutes les femmes ont ce goût-là, même en peinture; c' est pourtant bien assez qu' on trouve ce quelque chose dans les réalités. Le secret inviolable sur ces tableaux et le portrait; celle à qui on les destine ne pourra les laisser voir, et vous faire honneur d' un si beau travail, qu' autant qu' on ignorera la main dont ils viennent: elle a une maman qui est la complaisance même; tout ce qui est donné, c' est un cadeau de la maman: toutes deux y trouvent leur compte; le mari chérit une mamant si bonne, et lui rend ce que les galants ont donné à la fille, ainsi le présent est double. Adieu, cher Parangon: ne m' épargnez jamais dans tout ce qui vous regardera, même indirectement; un service que vous me fournissez l' occasion de vous rendre, est un vrai plaisir que vous me faites. p s. et cette chere moitié, quand reviendra-t-elle? Je la croyois un ange; mais elleest femme, je le vois à son goût pour la capitale.
Lettre 11. 29 août, jour de notre fête paroissiale. Pierrot à Edmond.
je conseille dans celle-ci comme un homme sans expérience. mon cher frere, voici une journée où nous aurions bien désiré de t' avoir. à dîner, mon pere nous a tous fait ranger autour de lui, et nous a donné sa bénédiction, et double à moi, pour que je te la rende, comme par la présente je te la rends de tout mon coeur, mon cher Edmond: et puis notre mere nous a fait nos parts de gâteau; et comme elle tenoit la tienne pour la donner aux pauvres, elle s' est mise à pleurer; et notre pere lui a dit: femme que vous êtes, votre fils est-il donc au milieu des loups, et parmi des assassins, que vous le pleurez? Allons, du courage! Il faut se priver de ses enfants pour leur bien; et je compte aussi mettre Ursule à la ville. Et notre bonne mere s' en est allée dans la chambre du four, où elle a cogné ses larmes et essuyé ses yeux; mais toute la journée ils ont été rouges. Il faut que je te dise que ta lettre m' a tiré d' une grande peine: je craignois, malgré tout ce que tu m' as dit,que cette Tiennete ne te donnât dans la vue, et que tu n' allas t' en amouracher. Qu' elle soit tout ce qu' elle voudra, elle sert à la ville, et elle a donné du chagrin à ses pere et mere, qui ne savent ce qu' elle est devenue, et ça n' est pas bien. Mais Mademoiselle Manon, c' est différent! Et son amitié, si elle en prend pour toi, pourroit te mener loin. Que fait-on? ... j' ai montré ta lettre à notre mere cet après-midi, et ça l' a un peu remise; et elle a dit qu' elle aimeroit bien une aimable bru comme ça; car elle a vu Mademoiselle Manon à V, quand tu y fus avec nos bon pere et mere. Mais il faut être honnête, et ne point trop t' émanciper; tu vois bien que M Parangon n' aimeroit pas ça. Plus long-temps ne saurois t' écrire, mon Edmond, malgré le contentement que j' y trouve; car j' ai de l' orge à entasser , et de la semence à préparer pour nos seigles, que nous emblaverons ces jours-ici. Adieu, mon ami; fais-moi toujours part de tes petites affaires; ça me garantit de l' ennui de ton absence. Toute la famille t' embrasse de tout son coeur; mais Ursule et moi, ainsi que Marie-Jeanne, un peu plus affectionnément encore.
Lettre 12. Samedi 1 septembre. Réponse.
on voit par celle-ci que la ville l' a déjà bien changé. Il commence à parler de Mademoiselle Edmée. mon dieu! Que ta lettre m' a fait de plaisir! Je l' ai montrée en partie à Tiennete; elle a pleuré à chaudes larmes avant de voir son article; et quand elle l' a eu vu, elle a pleuré plus fort; elle m' a dit qu' elle espéroit un jour regagner l' estime d' un aussi honnête garçon que toi. C' est bien doux, mon Pierre! Et ce que tu dis est bien dur! ... mais c' est par un bon motif, et Tiennete elle-même t' approuve, d' après cette idée-là. Parlons d' autres choses. à tout moment je me perds dans les moeurs de la ville ( moeurs, ça veut dire usages, conduite, façons d' agir): qui l' auroit pensé? ... ô mon frere, ce n' est qu' à toi que je veux découvrir ce mystere... je ne sais par où commencer... hier, M Parangon, et Mademoiselle Manon... oh! C' est bien mal! Je n' aurois pas cru que Mademoiselle Manon... enfin donc, hier, j' allois chercher quelque chose dont j' avois besoin au-dessus de la chambre de Madame Parangon: cettechambre n' est jamais ouverte; cependant je crus y entendre la voix de Mademoiselle Manon; la curiosité, un certain penchant que j' ai à me trouver où elle est, me firent approcher, et prêter l' oreille. Je fus bien sot quand j' entendis aussi M Parangon. J' allois me retirer; mais une chose singuliere me retint; c' étoit comme s' il l' eût embrassée. Je ne pus résister à la tentation de regarder par le trou de la serrure; et j' apperçus, oui, mon cher frere, j' apperçus mon maître qui tenoit dans ses bras une jeune fille, dont je ne voyois pas le visage, mais qui ne pouvoit être que la cousine de sa femme, puisque je venois d' entendre sa voix. Tout ce qu' il y a, c' est qu' elle avoit une robe que je ne vis pas à Mademoiselle Manon dans la journée. Elle paroissoit d' abord le rebuter; j' entendois qu' elle disoit, mais fort bas, et d' une voix que je ne distinguois pas bien, que Madame Parangon étoit sur le point d' arriver, et qu' il falloit commencer à se contraindre. ( commencer, ai-je dit en moi-même! ) M Parangon ne s' est pas rendu à cela, au contraire: et comme ils ont changé de place, je n' ai plus rien vu; mais je n' ai pas entendu que celle qui étoit-là se défendît. Je me suis retiré. J' étois tout je ne sais comment. Je suis descendu dans la salle: j' ai voulu me mettre à dessiner: je ne faisois rien qui vaille: j' ai été me dissiper dans le jardin; tout m' y déplaisoit: j' ai passé dans la cuisine auprès de Tiennete qui rentroit, et qui m' a paru fort échauffée. J' étois si décontenancé,qu' elle s' en est apperçue; elle m' a demandé ce que j' avois? J' ai répondu un peu maussadement, -rien. -vous avez au moins de l' humeur? -ah! Tiennete! -un soupir! -moi, soupirer! -en rougiriez-vous? -oui, j' en rougirois, si... -mais vous êtes bien ému, monsieur? ... quelques rebufades, peut-être? ... Edmond! Qu' est-ce que cela, au prix de ce que je souffre! -mais je n' ai rien. -tenez, ce que vous fait Mademoiselle Manon vous tient au coeur: mais il y a qu' elqu' un qui le sait, et qui fera cesser tout cela. -peu m' importe, si ce que j' ai vu-... Tiennete ne m' a pas compris: Mademoiselle Manon l' a appellée, et je suis sorti. Cette fille est la prudence même; elle en sait beaucoup assurément; néanmoins elle ne dit rien; elle n' aime ni à médire, ni à pénétrer les secrets des autres... voilà que Mademoiselle Manon me fait appeller aussi. J' en reste-là pour aujourd'hui; demain, je reprendrai. suite. 24 juin jour de la s Jean. Je continue de me confesser à toi, mon Pierre. Mademoiselle Manon est bien fourbe! (supposé que ce soit elle qui fût avec M Parangon, comme je te le contois hier.) croirois-tu qu' elle m' a fait cent fois plus d' amitié que jamais? Comme elle est hardie! Il estvrai qu' elle n' a garde de se douter que j' aie des soupçons, et que j' aie rien vu ni entendu: mais elle sait, elle, ce qu' elle a fait; et je crois, moi, qu' une fille comme elle (si elle est coupable; car on peut se tromper) devroit craindre qu' on ne lût dans ses yeux ce qu' elle a dans l' ame, et de voir dans ceux des autres les reproches qu' elle mérite: au moins, voilà ce que j' appréhenderois à sa place. Mais, bast! C' est le plus loin de sa pensée! Ce ne sont que cajoleries et prévenances. Oh! Si je ne me doutois de rien! ... hum! La scélérate! (si c' étoit elle): il faut avoir de l' honneur, pour y résister! Je me sais bon gré de t' écrire tout; cela me retiendroit dans la suite, si j' étois tenté d' être assez lâche pour aimer une fille qui n' est pas sage (si c' étoit elle, tu entens bien). Elle vient de me dire tout à l' heure, que M Parangon la mene tantôt à un aport , dans un hameau à une lieue de la ville, nommé Saint-Loup-En-Vaux , où tout le monde se rend aujourd'hui pour se divertir: elle a ajouté, que je pourrois m' y trouver, les chercher et les aborder, comme si je les rencontrois par hasard. Mais je me propose bien de n' en rien faire. J' irai cependant à l' aport ; Tiennete m' a prié de l' y mener, afin que M Loiseau puisse s' y trouver, sans qu' elle manque à la réserve qu' elles' est prescrite. Nous allons partir; j' acheverai ma lettre ce soir. 10 heures du soir. Oh! Que voici bien des choses à t' apprendre, mon Pierre! Nous venons de l' aport: je n' ai jamais vu de si jolie fête. Représente-toi une ville entiere, grands et petits, se divertissant à la campagne. Comme je te l' ai dit, Vaux est à une lieue de la ville; c' est sur le bord de la riviere qui coule au nord, au bout d' une belle prairie; on n' y peut descendre qu' à pied, à cause d' une colline du côté de la ville, dont la pente est trop roide: au midi coule un fort ruisseau, qui sort du pied des côteaux voisins; ses bords sont garnis de saules et de peupliers, qui font le plus agréable ombrage qu' on puisse voir. C' est-là qu' on trouvoit, d' un côté, des danses réglées, ou champêtres; de l' autre, des tables où regnoit la joie, et toutes sortes de jeux. Ce spectacle, nouveau pour moi, m' a comme enivré: je suis resté quelque temps immobile, comme si mon ame n' eût plus été que dans mes yeux. Pour me tirer de mon extase, M Loiseau m' a fait remarquer Mademoiselle Manon qui dansoit: je me suis caché dans la foule, pour la voir sans être vu. Oh Pierre! Il ne faudroit pas qu' une trompeuse, une... (supposé que ce que j' ai vu soit vrai, et que ce fût elle qui fût dans la chambre) il ne faudroit pas qu' une fille de ce calibre-là pût avoir tant de graces, et qu' elle pût tout séduire! ... et voilà commeil est tant d' hommes à qui la tête tourne! ... je crois que quand elle a eu fini, j' aurois été la joindre, comme elle me l' avoit dit, si je n' avois entendu derriere moi le son d' un haut-bois: je me suis retourné; j' ai vu un groupe de jeunes vignerones de la ville qui alloient danser en rond. Tiennete et Loiseau y ont couru, et m' ont entraîné. Ces filles ne vouloient pas permettre à des garçons qui les suivoient, de danser avec elles; une, sur-tout, mise avec plus de goût que les autres, s' y opposoit absolument, en disant qu' ils étoient ivres . Elle m' a intéressé; je me suis approché pour la voir de plus près. Non, il n' est pas possible de se rien figurer de plus joli: l' Albane n' auroit pas imaginé des yeux plus doux; le divin Raphaël n' eût pas créé une tête plus parfaite; Véronese n' égaleroit pas les oeillets et les roses de ses belles joues: et si pourtant ce sont les plus grands peintres. Elle se nomme Edmée : c' est une brune piquante (comme on dit ici), d' environ seize ans, timide comme le sont les filles de chez nous; vive, enjouée avec ses compagnes comme on l' est à la ville. On voit à sa gaieté, que son coeur est encore insensible; à la douceur de ses regards, à son embarras quand un jeune homme lui parle, à l' aimable rougeur dont ses joues se colorent, qu' elle ne le sera pas long-temps. Je lui savois un gré infini d' avoir arraché sa main de celle d' un rustaud qui s' en étoit grossiérement saisi. Ces paysans des villes ont dans leurs manieres, un certain composé de la rusticité des champset des façons libres de la ville, qui les rend tout à fait rebutants: chez nous, du moins, la modestie et la retenue dérobent une partie de la grossiereté; la hardiesse de ces gens-ci la montre toute entiere, et ils en font gloire. Tiennete s' est mêlée avec ces jeunes filles; son habit, presque pareil au leur, l' en a fait agréer; ensuite elle a su les tourner avec tant d' adresse, qu' elle a obtenu que M Loiseau et moi nous serions de leur rond. Je n' ai pas manqué de me mettre à côté de l' aimable brunette; j' ai lu dans ses yeux qu' elle alloit changer de place, et je me suis efforcé de la retenir, employant les termes les plus honnêtes. Sans doute je n' aurois pas réussi; mais une soeur d' Edmée qui m' entendoit, a pris la parole, pour lui dire: eh mon dieu seigneur, Edmée, ce monsieur ne va pas te manger! Et quand tu ne ferois pas tant la mijaurée, ça n' en seroit que mieux . La charmante Edmée a baissé la vue, et m' a laissé prendre sa main sans résistance. Bientôt la danse s' est animée, et elle a si bien opéré, que cet enjouement, qui m' a paru faire le fond du caractere d' Edmée, s' est échappé comme en dépit d' elle. Nous avons ensuite dansé des sauteuses, et j' avois le plaisir... oh quel plaisir! ... de l' enlever dans mes bras. Tiennete, pour reconnoître la complaisance que les jeunes filles avoient eue de nous recevoir parmi elles, les a priées de se rafraîchir avec nous. Toutes ont accepté de fort bonne grace; mais nous avons eu une peine infinie à gagner Edmée; elle ne serendoit pas même à ce que lui disoit sa soeur, grosse réjouie fort appétissante, et qui ne se faisoit pas presser. De ma vie je n' ai fait un plus agréable repas. Je me suis apperçu que trop de façonage déplaisoit à Edmée; j' ai ménagé son petit humeur, ou, comme on diroit ici, sa chatoulleuse délicatesse , en partageant mes attentions à toutes ses compagnes: mais, sans affectation, j' étudiois dans ses yeux pour deviner ce qui lui faisoit plaisir, et je la servois avec une espece de nonchalance et de distraction; ce qui a fait son effet; car elle s' est un peu apprivoisée, quand elle a cru que je n' avois point de préférence pour elle. Après le goûter, Tiennete et Loiseau les ont régalées d' une bourguignote, danse vive et légere, qu' on ne connoît guere à Au ni chez nous, mais qui est familiere dans le Morvant. Ma foi, les contredanses de la ville, les menuets, les passepieds, les matelotes, les allemandes ne sont rien auprès de cela, quand on danse comme Tiennete et Loiseau. Mais nous nous en sommes repentis; la foule nous a entourés; M Parangon et Mademoiselle Manon sont venus comme les autres: cette derniere m' a fait signe en m' appercevant; je n' ai pu me dispenser de m' approcher d' elle, et j' ai remarqué que lors que la jeune Edmée me suivoit des yeux: c' est ce qui a fait que je me suis tenu sur mes gardes, et dans une grande réserve, en parlant à Mademoiselle Manon. Heureusement pour moi, M Parangon n' a pas vu notre entretien d' un bonoeil; il est venu l' interrompre, et Mademoiselle Manon n' a pu cacher son dépit: sa mauvaise humeur est retombée sur Tiennete (dont tout le monde louoit les graces et la modestie, quoiqu' elle fût mise en morvandoise: mais c' est qu' elle étoit si jolie! ...) elle lui a demandé, qui lui avoit permis de venir à l' aport.? M Parangon a répondu pour elle, que c' étoit lui. Mademoiselle Manon s' est mordu les levres et nous a tourné le dos. J' en ai été charmé, ainsi que Tiennete et Loiseau; nous nous sommes hâtés de rejoindre Edmée et ses compagnes. Tous ces rustauds que nous avions d' abord vus auprès d' elles, y étoient revenus. J' ai demandé à la soeur d' Edmée, si c' étoit ces garçons qui les avoient amenées à l' aport? nous n' avons pas besoin qu' on nous amene (m' a-t-elle répondu); nous venons bien toutes seules: nous les connoissons, parce qu' ils sont de la petite rue saint Germain; mais nous n' avons jamais fait de partie avec des hommes, da . Cela m' a fait plaisir. J' ai proposé à Tiennete de nous éloigner de la foule, et de nous amuser avec ces jeunes filles à de petits jeux. Nous nous sommes esquivés de ces importuns, qui venoient de boire copieusement; et dans un endroit écarté, le plus joli du monde, nous avons joué à m le curé . Tu sais ce que c' est: oh! Mon Pierre, quel plaisir j' ai eu! Je m' étois bien donné de garde de me laisser nommer curé; c' est Loiseau qu' on a pris à mon refus; et il a fallu que la jolie petite bouche d' Edmée me tutoyât.Toutes les fois que j' avois à répondre, c' étoit elle que j' appellois: partagée entre la crainte de mettre un gage, et la timide pudeur qui l' empêchoit de me dire un mot trop familier, elle hésitoit, rougissoit; mais avec tant de graces! ... Pierrot, Pierrot! Je n' y pouvois tenir... mais je n' y étois pas encore. On a rendu les gages; et moi, j' en avois mis tant et tant! ... on m' a commandé mille choses; je n' en souhaitois qu' une: enfin mes désirs ont été satisfaits. C' étoit à la soeur d' Edmée à m' ordonner: de trois choses en ferez-vous une? Une, volez en l' air: deux, prenez la lune avec les dents: trois,... ma foi, je ne sais que trouver... embrassez Edmée . Il m' a pris comme un éblouissement à ce mot; en te l' écrivant, mon coeur bat encore; tous mes membres tremblotoient de plaisir en me levant; en pressant la taille d' Edmée, en colant ma bouche sur ses joues, plus douces et plus vermeilles que la feuille de rose, mon coeur se fondoit. Ah! Quelle agréable haleine! C' est comme le souffle des premiers solaires du printemps... elle n' a plus osé lever les yeux sur moi tout le reste du temps qu' a duré le jeu. Cette honte-là, mon frere, ajoute bien au charme de la beauté... oh! Le joli jeu, le joli jeu pour l' amour! Cependant il se faisoit tard; le soleil qui commençoit à tomber, nous annonçoit la fin d' une journée si belle, et l' heure de retournerà la ville. Nous partons; mais comme nous atteignions le sommet de la colline, les rustauds nous ont accostés pour nous insulter. J' étois entre Edmée et sa soeur, à qui je venois d' aider à monter: un d' eux est venu par derriere me donner un coup sur la nuque. Je ne suis pas querelleur; mais qui me cherche, me trouve. J' ai doucement quitté le bras d' Edmée, et j' ai cherché des yeux le brutal qui m' avoit frappé: je ne voulois pas lui faire beaucoup de mal; je l' ai saisi ferme; et puis après l' avoir secoué un moment, je l' ai envoyé tomber à quelques pas de moi, sur le gason qui borde le chemin: il s' est relevé si pesamment, et si peu d' aplomb, qu' il a retombé, et roulé du haut de la colline en bas, aux huées de deux mille personnes. Ses compagnons ont voulu le revenger: c' est dans ce moment que j' ai vu l' aimable Edmée s' intéresser à moi; elle a employé pour les retenir les plus douces paroles, et quasi les larmes. Je souriois de ses craintes; mais elles me faisoient tant de plaisir, tant de plaisir! ... comme ces gens étoient pris de vin, Loiseau et moi nous n' avons pas eu de peine à leur faire prendre l' un après l' autre la même route qu' à leur camarade. Nous en avons été débarrassés par-là, et nous avons achevé tranquillement notre chemin. Mais admire mon étourderie! En arrivant à la ville, la foule nous a séparés, (et peut-être est-ce un tour de la soeur d' Edmée; car elle avoit dit un mot à celle-ci qui approchoit de cela) je n' ai pas eu la précaution de leur demander la rueoù elles demeuroient, de sorte que je ne sais plus où retrouver ma charmante brunette: mais la ville n' est pas immense. Tiennete m' a beaucoup badiné sur ma mal-adresse, et Loiseau m' a félicité sur mon goût (mais il croyoit que j' avois demandé la demeure): il trouve à la jeune fille autant de mérite que de beauté. Sa maîtresse a renchéri sur ces éloges, et puis tous deux se regardoient... en vérité, ces jeunes gens-là s' aiment bien! ... je le savois déjà, mais je sens comme ils doivent être heureux, depuis que j' ai vu Edmée.
Lettre 13. 8 septembre, jour de la vierge. Pierrot à Edmond.
je lui fais quelques remontrances. celle-ci est pour répondre à ta longue lettre, mon Edmond. En lisant le commencement, je suis resté comme une pierre. ô seigneur! Cette Demoiselle Manon! C' est une vipere que cette fille-là (supposé, comme tu dis, que ce soit elle)! Et dans ce cas, il n' y faudroit pas plus songer qu' à ta premiere chemise. J' avois pourtant cru que c' étoit quelque chose pour toi; mais ça pourroit bien être moins que rien: il faudra pourtant voir encore, auparavant de lui dire tout-à-fait, abrenuntio satana (comme on dit aubaptême). Tu as beau faire, je n' aime pas Tiennete; quand on va droit, on ne se cache pas; il y a quelque chose là-dessous. Pour cette gentille Edmée, dont tu parles tant, ça ne me plaît pas autant qu' auroit fait Mademoiselle Manon, vois-tu, mon ami: ne va pas t' attacher sans bien savoir ce que c' est; il faut viser au solide; c' est là mon mot, à moi. Par ainsi, qu' elle soit d' honnêtes gens, et qu' elle ait des espérances, je t' appuierai; sinon, nescio vos . Ne va pas trop vîte en besogne: fais l' amour comme ici; on se fréquente quelquefois quatre à cinq ans avant de s' avoir, et on n' en est gueres plus familier pour ça; on cause au pere et à la mere plus souvent qu' à la fille; et ça fait bien; on apprend le ménage avec eux, et on profite de leurs conseils; au lieu que de jeunesse à jeunesse, on ne dit que des balivernes. Je te dirai qu' on parle de nous marier, Marie-Jeanne et moi, cet hiver: c' est tout comme il plaira à notre pere et à notre mere, et aux siens. Je crois que j' aurai une honnête et une aimable femme: ainsi je suis content. Ursule parle de temps en temps à notre mere pour aller auprès de toi; mais je ne le conseille pas, que je ne te voie plus fixe et plus au fait. Je n' aime pas ta bataille de Vaux ; ça sent le petit freluquet: chez nous, en pareil cas, les gens raisonnables parlent, et ne font pas rouler du haut en bas d' une montagne: si tu les avois blessés, et qu' ils t' eussent fait un bon procès! ... c' est peu de chose; mais ça fait du bruit: on diroit ici, Edmond R s' est battu avec des gens ivres; il l' étoit apparemment aussi? le bel honneur. Mais pour ne pas finir fâché, je vais te faire écrire deux mots par notre bonne mere. mon Edmond; je t' envoie des chausses de filoselle avec les culotes, deux vestes et l' habit de baracan, pour te faire brave les dimanches et fêtes: mon Pierrot me conte tout, et me dit qu' il se présente un bon parti pour toi, si tu es sage: il faut l' être, mon enfant. je t' embrasse de tout mon coeur. ta mere B De B. je n' ai rien dicté et tout ça est d' elle; car, vois-tu, mon Edmond, j' aurois cru manquer au respect, et faire comme un sacrilege en y mêlant du mien. Adieu; aime ton frere autant qu' il t' aime. Ursule et Marie-Jeanne t' embrassent, ainsi que toute la famille.
Lettre 14. Edmond à Pierrot.
scélératesse de la part de son maître: Edmond fait connoissance avec le p d' Arras. il faut se défier de ce qu' on entend à travers une porte, et de ce qu' on voit par le trou de la serrure, cher aîné: c' est ce que nous disoit maître Jacques , notre recteur d' école, comme il t' en souvient; et ce mot étoit plein de sens; j' en suis la preuve. Ce matin Mademoiselle Manon m' a dit que Madame Parangon devoit arriver dans deux jours: elle n' avoit pas besoin de m' assurer que cette nouvelle lui faisoit plaisir; sa joie paroissoit sur son visage et dans ses yeux. Elle a ajouté, mais d' un air de confiance et de vérité auquel je n' ai pu m' empêcher de me rendre, qu' elle alloit enfin être délivrée des persécutions de M Parangon ( persécutions! ça m' a pourtant donné à penser); qu' elle ne demeureroit plus chez lui, et qu' elle ne seroit plus obligée de déguiser ses sentiments à quelqu' un qui les méritoit. Elle m' a regardé, tout en prononçant ces derniers mots, d' une maniere si bonne, si douce, si obligeante, que j' en ai rougi de plaisir; et Mademoiselle Manon a baissé la vue, en rougissant aussi. Puis elle a continué de me parler, en ces termes: -je ne vous cacherai pas, monsieur (et c' est la premiere fois qu' elle m' appelle monsieur ), qu' il m' a fallu bien de la force, pour résister aux attaques de mon cousin; (ces maudites attaques et ces persécutions ne me plaisent pas); il m' a quelquefois mise dans... de... certaines... positions... si nous avions été surpris, l' on auroit cru... mais, graces à Dieu, je m' en suis tirée, avec un peu de ruse, de maniere à me tranquilliser sur des choses qui m' ont toujours fait peine. J' aurois bien quitté lamaison avant le retour de ma cousine; mais de puissantes considérations m' en ont empêchée; il auroit fallu dire les raisons de ma démarche à ma mere, à ma soeur, et peut-être à ma cousine elle-même; et supposé que je les eusses tues, on les auroit devinées; car M Parangon est connu; et vous sentez quel effet cela auroit produit dans le monde, et dans un ménage où la désunion est à tout moment sur le point d' éclater: il faut que ce soit ma cousine, pour y tenir. Vous allez la voir; c' est une femme charmante, respectable, quoique dans la premiere jeunesse; vertueuse sans affectation, cachant, sous l' apparence de l' enjouement, les chagrins... qui dévorent son coeur; si bonne, qu' on ne sauroit la connoître sans l' adorer; si tendre, qu' elle paroît l' amitié personnifiée... c' est ma meilleure amie, je vous assure. (ô mon Pierre, si ce portrait n' est pas flatté, quel bonheur pour moi de demeurer dans une maison gouvernée par une si digne femme! Et puis, si c' est sa meilleure amie, ce n' étoit donc pas elle ... tu sais bien? ) M Parangon ne la mérite pas (a poursuivi Mademoiselle Manon). Si vous saviez tout! ... (ici elle a caché son visage dans ses mains, et je crois qu' elle a soupiré); cette Tiennete... (a-t-elle repris). -je sais, mademoiselle (ai-je dit), qu' il a fait à Tiennete des propositions... -oui, mais ce que vous ne savez pas, monsieur, c' est qu' il a séduit cette pauvre fille, et qu' il l' a tirée de chez ses parents à leur insu; ce sont depauvres gens, mais ils n' auroient pas souffert une pareille infamie: il fut la recevoir à son arrivée, et la logea à l' image saint Jacques , où elle fit semblant de ne pas le connoître: ils passerent la nuit ensemble, avec toutes les précautions nécessaires pour sauver les apparences. Cette fille trompe néanmoins son corrupteur; ce Loiseau, qui la suit par-tout quand elle sort, est le favori. (je n' ai pu cacher ma surprise, cher aîné; Tiennete ne m' a pas conté son histoire de cette maniere). Elle en écoute deux, et, je crois, les dupe également. (ô ciel! Cela seroit-il vrai)! ... si vous pouviez un moment douter de ce que je vous dis, il seroit aisé de vous en convaincre par vos propres yeux. -j' accepte la proposition, mademoiselle (ai-je répondu); car j' aime à voir le vice démasqué. -croyez, monsieur (a repris Mademoiselle Manon), que sans de fortes raisons, je ne détruirois pas cette pauvre fille dans votre esprit; je compte d' ailleurs absolument sur votre discrétion: apprenez qu' aujourd'hui je dois aller voir ma mere, et que le temps de mon absence sera mis à profit. Entendons-nous ensemble; je vous demanderai à M Parangon pour me donner le bras jusques chez nous, et vous ne sortirez pas d' ici. Voilà la clef de mon cabinet à coucher; vous vous y introduirez adroitement, et de là vous verrez... des choses qui vous étonneront, et qui m' ont indignée, un jour que le hasard m' en rendit témoin, bien malgré moi-.Ici notre conversation a été interrompue par l' arrivée de M Parangon; et je suis venu sur le champ te l' écrire, de crainte d' en oublier quelque chose. J' acheverai tantôt. Je viens d' avoir un entretien avec Tiennete: j' ai beaucoup parlé de Mademoiselle Manon; elle me répondoit peu de chose: je continuois toujours; à la fin je crois qu' elle s' est impatientée, car elle m' a dit: -mon dieu! Que j' aime votre maniere de voir! Si tout le monde l' avoit, nous serions heureux, ou tranquilles au moins: hier encore, que de jolies choses ne m' avez-vous pas dites d' Edmée! aujourd'hui c' est Mademoiselle Manon: une autre penseroit que vous êtes inconstant dans vos inclinations; moi, je vous félicite, et je dis que vous voyez tout en beau-. J' ai senti le reproche, et je n' ai pu me défendre d' un peu de honte; mais j' ai fait comme les gens des villes, je l' ai cachée sous un air délibéré. J' ai reparti, que mademoiselle valoit bien Edmée par la gentillesse; que je ne connoissois pas cette derniere; qu' il me seroit peut-être impossible de la retrouver, puisque toutes mes recherches avoient été jusqu' alors inutiles; et que la premiere étoit d' un caractere qui tous les jours me revenoit davantage. Oh! Si tu avois vu comme Tiennete a rougi, mon cher Pierrot! Se douteroit-elle que Mademoiselle Manon sait tout, et qu' elle m' a tout dit? Elle a rougi, elle est coupable; on ne rougit pas pour ce que j' ai dit, sans des sujets extraordinaires.J' ai toujours continué à parler de Mademoiselle Manon: Tiennete l' a louée: elle ne l' aime pas, et elle la loue! Mon Pierre, c' est qu' elle la craint... il est pourtant bien beau de louer ceux qu' on n' aime pas! Il y a bien des gens qui ne s' y plieroient pas, quelqu' intérêt qu' ils y eussent. Tiennete a fait plus; elle s' est attendrie, en me disant: -je ferois tout pour mademoiselle ; je la connois aussi-bien que vous: mais madame revient... je regretterai toujours mademoiselle ... oui, je l' aime, et je le prouverai-. Je ne sais qu' en dire: je remets à porter mon jugement, lorsque j' aurai vu ce que j' attends. Mademoiselle Manon vient me chercher; elle va partir. ô Pierrot! Pierrot! Comme le monde est fait! ... eh bien, mon enfant, j' ai tout vu; mais absolument tout ce qu' on peut voir. Nous sommes sortis, Mademoiselle Manon et moi: M Parangon est allé chez son ami le médecin, un francmasson, et l' un des meilleurs biberons de la ville. Je suis vîte rentré: j' ai couru au cabinet; j' ai refermé la porte vitrée à la clef, et j' ai tiré le rideau. Une bonne heure s' est passée avant que j' entendisse personne. Enfin, l' appartement de Madame Parangon s' est ouvert, et je me suis trouvé à portée de m' éclaircir. J' ai d' abord apperçu M Parangon: le coeur me battoit comme si ç' eût été Mademoiselle Manon ou Edmée que j' allois voir avec lui. Je formois cent projets, sans m' arrêter à aucun; cartantôt je me promettois de détruire l' erreur de Loiseau, et tantôt je prenois la résolution de garder le silence. Enfin, Tiennete a paru: je ne l' ai reconnue qu' à ses habits, parce qu' elle avoit le visage couvert... je crois qu' effectivement, elle n' accorde des choses si honteuses à M Parangon, que malgré elle; car j' ai vu bien des difficultés, et j' ai même entendu comme pleurer. Cependant, où est donc la nécessité de se prostituer de la sorte? ô Loiseau! Pauvre Loiseau! Comme on abuse de ta bonne-foi! ... cependant il y a là-dedans du mic-mac, qui me paroît inconcevable... je ne serai plus jamais témoin de pareille scène; celle-ci faisoit souffrir l' humanité; j' y ai trouvé quelque chose de révoltant de la part de M Parangon: cependant il a fallu tout essuyer, car je ne pouvois sortir de ma cachette; et de bon coeur j' aurois maudit ma curiosité, si ce n' est que cela m' apprend à connoître ceux qui m' environnent, et m' empêchera par la suite d' être la dupe de leurs grimaces. Dès que je me suis vu libre, j' ai couru prendre l' air dans le jardin des cordeliers, nos voisins. Je m' y promenois en rêvant: un religieux, qu' on nomme le p d' Arras (et qui est mon confesseur) est venu m' accoster. C' est un homme à la fleur de l' âge, qui me paroît consommé dans la piété; sa conversation est toute édifiante: il m' a montré de l' amitié, m' a fait mille offres de services, et cela, avec une politesse qui me mettoit à mon aise avec lui; on auroit dit que je l' auroisobligé en acceptant. Il s' est beaucoup informé de notre famille, de nos moyens, de mes talents naturels, et de ma façon de penser; il a paru très-satisfait de la maniere dont je lui ai répondu, et m' a fait promettre de le voir souvent, plutôt comme ami, que comme pere spirituel. Sa conversation m' a remis du baume dans le sang, et je me suis trouvé soulagé. En le quittant, je suis revenu auprès de Tiennete. Oh! La masque! Elle étoit d' un tranquille, d' un sens-froid... c' est une chose bien incroyable, comme les femmes savent feindre! ... pauvre Loiseau! ... ma foi, je ne sais plus que penser de toutes ces magiciennes-là (car elles le sont par le sort qu' elles jettent sur leurs amoureux). Si Mademoiselle Manon étoit fausse comme cela! ... il n' y a qu' Edmée, dont un je ne sais quoi me dit qu' elle est comme elle m' a paru... je suis pourtant fâché de l' avoir trouvée à Vaux ; car je sens qu' elle m' empêche d' abandonner tout-à-fait mon coeur aux espérances que Mademoiselle Manon semble vouloir me permettre, dans le cas où je m' en rendrois digne. Voilà bien des nouvelles, mon Pierre, et des choses dont il n' y a point d' exemple chez nous. J' embrasse ta chere future, ainsi qu' Ursule, et tous nos freres et soeurs. Il me faudroit un habit noir, outre l' habit de couleur que j' ai reçu: la décence veut que l' on se mette en noir ici en beaucoup d' occasions; comme, par exemple, la semaine derniere,que la fille d' une princesse souveraine du cercle de suabe en Allemagne, mourut de la petite vérole, à l' âge de trois mois; la cour a pris le deuil pour trois jours; et les gens comme il faut d' ici ne l' ayant su que le dernier jour, l' ont pris trois heures pour aller à la promenade de l' arquebuse; et si j' avois eu un habit noir, j' y aurois mené Mademoiselle Manon. Je te remercie de l' argent que tu m' as envoyé pour m' acheter des boucles; j' en ai pris de fort propres, et du dernier goût; je te renvoie celles de cuivre, que tu as la bonté de trouver assez belles pour toi. Toutes les fois que je pense à Pierre R, je me dis que j' ai le meilleur des freres.
Lettre 15. Le p d' Arras à Mademoiselle Manon.
voici un ami d' Edmond bien dangereux. je voulois vous parler hier, mademoiselle, et je ne pus avoir cet avantage: l' ordre me vint de partir pour Saintbris , que je dois desservir (malgré ma répugnance pour cet emploi) durant un petit voyage du curé, et la maladie du vicaire. Voici ce que je voulois vous dire. êtes-vous bien sûre de vos dispositions en faveur du jeune R? Le secret sera-t-il impénétrable: en un mot, ce jeune hommesera-t-il heureux? Ces questions vous surprennent; mais elles sont fondées: en voyant Edmond, j' ai senti que la sympathie, ce penchant irrésistible dont on ne peut rendre raison, m' entraînoit vers lui; c' est la plus tendre amitié qu' il m' inspire; ainsi je veux le servir en vous servant. Je sais tout ce que vous valez, ma belle, et c' est un motif déterminant: mais aussi, Edmond a des préjugés: réussirons-nous assez tôt à les détruire? Le temps presse. Vous savez comme je pense: j' approuve tout; vos raisons seroient les miennes: mais prenez-y garde! Edmond n' est pas un sot; je l' ai pénétré. Vous me direz que c' est tant mieux. Oui, pourvu que la résolution que vous m' avez témoignée derniérement soit aussi solide, aussi durable, qu' elle m' a paru sincere. Ne vous préparez pas des regrets, ni à moi non plus: je serois au désespoir de tromper Edmond dans le sens que je l' entends; car s' il est heureux, il ne sera pas trompé.
Lettre 16. Réponse.
ô serpent rusé! l' intérêt que vous inspire Edmond m' a flatté plus que vous ne sauriez l' imaginer; il est fait pour être aimé; tout le monde aurames yeux et mon coeur, quand il s' agira de cet aimable jeune homme. Eh! Vous me demandez si ma résolution est solide! Ah! D' Arras, est-ce vous qui me faites cette question? Elle est sacrée, cette résolution, elle est inviolable; croyez-en l' amour et l' honneur... qui m' est plus cher que jamais. Que les derniers sacrifices m' ont coûté, quoiqu' ils fussent légers en comparaison des autres! ... je méritois cet affreux supplice... Edmond sera heureux, si ma tendresse et ma fidélité peuvent y contribuer. Quant à la fortune, dont vous ne parlez pas, les arrangements sont tels, que vous demanderiez de la modération... mais maman et ma soeur le veulent absolument. Soyez tranquille; seulement guérissez le préjugé, de peur d' accident. Je crains furieusément cette virtuose de Tiennete; ces filles-là, qui se sont fait un systême de vertu, qui les accommode, sont pour les autres d' une sévérité sans égale. Ce que vous savez, a réussi; j' y répugnois; il l' a voulu; et malgré le succès, je m' en repens. Toujours des... mon coeur les nomme: vous pensez autrement, vous autres; à la bonne-heure, si votre systême est vrai. Mais j' ai peine à me le persuader. Adieu, cher pere: vous avez tant de qualités, sur-tout avec vos amis, qu' il est impossible de ne pas vous pardonner bien des défauts. non signée.
Lettre 17. Edmond à Pierrot.
arrivée de Madame Parangon. Commencement d' une passion bien malheureuse. je t' écris, cher aîné, dans un moment où toute la maison de mon maître se livre à la joie. Madame Parangon vient d' arriver de Paris. C' est une brune claire, dont le tour de visage est parfait; elle a les yeux d' une douceur à laquelle on ne sauroit se refuser; la bouche un peu grande, mais appétissante; les dents blanches, petites et serrées; la taille, au-dessus de la médiocre, libre, bien dégagée, et mieux prise que ne l' ont ordinairement les grandes femmes. Mais ce portrait n' est qu' une esquisse grossiere; il faut la voir, pour sentir ce que tout cela vaut: il n' est rien en elle qui n' ait un charme particulier; sa jambe fine, son pied mignon, son sein, une main admirable, tous ces appas semblent avoir en elle un prix qu' ils n' ont que bien inférieurement chez les autres beautés. Ce qui m' a charmé par-dessus tout, c' est son sourire; il réunit tout ce que j' ai vu d' enchanteur dans celui d' Ursule, dans celui de Mademoiselle Manon, d' Edmée et de Tiennete, qui toutes l' ont fort agréable. Ajoute à cela, qu' elle est dans la fleur dela jeunesse; qu' elle est d' une blancheur éblouissante, et que sa peau est d' une finesse et d' un satiné sans pareil. Elle a demandé à nous voir tous les uns après les autres. Mes camarades et Tiennete m' ont précédé; ils ont reçu chacun un présent; Tiennete, un beau collier, avec des boucles à pierre; l' Algarde, le plus ancien des éleves, une belle tabatiere; Tintoret, une jolie canne à la mode. J' étois jaloux de l' accueil qu' elle leur faisoit, et je restois tout honteux derriere les autres. Elle a baisé deux fois Tiennete, en l' appellant sa bonne amie : j' en ai rougi d' indignation. Mais je ne saurois te tracer un tableau fidele des caresses qu' elle a faites à sa cousine; Mademoiselle Manon me paroissoit mille fois plus aimable entre ses bras qu' auparavant. Enfin, mon tour est venu; je me suis approché d' un air si timide, si décontenancé, qu' elle en a paru frappée. Elle m' a donné le temps de me rassurer, en disant à son mari: -voilà sans doute le jeune éleve-? M Parangon a répondu, qu' oui, et qu' il étoit fort content de moi. Mademoiselle Manon n' a pas manqué d' appuyer ces éloges, et je lui en ai de l' obligation. -c' est mon protégé, a repris l' aimable dame, et je veux qu' il me fasse honneur-. Elle m' a présenté un livre magnifiquement relié, en me disant, qu' elle vouloit seconder le goût décidé qu' on lui avoit mandé, que j' avois pour mon art. Elle même l' a ouvert; et j' ai vu une ample collection de dessins, copiés d' après les grands-maîtres,tels que Raphaël, Michel-Ange, le Corrége, le Titien, Vinci, Buonorotti, l' Albane, les Caracci, Lebrun, Lesueur, Boucher, Vanloo, etc. Je ne saurois te dire, mon Pierre, combien je suis sensible à ce beau don, que la main qui me l' a fait me rend encore plus précieux. Après s' être prêtée à l' empressement de sa maison, elle s' est montrée sur la porte; et tout aussi-tôt la salle a été remplie de voisins. Oh! Comme elle est aimée! Mon dieu! Le bel éloge, que d' être aimée de tout le monde! Chacun sembloit revoir une fille, une soeur adorée; les jeunes filles, une compagne chérie. J' en étois immobile d' étonnement et de satisfaction. Enfin on s' est retiré, pour la laisser reposer, et je suis demeuré seul auprès d' elle avec Tiennete; Mademoiselle Manon étant allée porter à sa mere et à sa soeur cent jolies choses que sa cousine avoit destinées pour elles. à présent, mon frere, je me demande comment une femme si charmante n' a pas toute la tendresse de son mari? Il est vrai qu' elle a été bien long-temps absente; mais on dit que les chagrins y ont eu autant de part que les affaires. Oh! Que n' a-t-il mes yeux! ... je sens, en m' occupant d' elle, un feu dans ma poitrine, une joie, un plaisir, avec des mouvements... quel plaisir de la voir tous les jours, d' être à portée d' exécuter quelques-uns de ses ordres! Plus la chose seroit pénible, plus j' y trouverois de délices. Et cela me fait comprendre comment nospremiers parents s' occupoient avec plaisir et sans peine dans le paradis-terrestre; Adam pensoit pour ève, ève pensoit pour Adam, comme je pense pour elle, et ils travailloient l' un pour l' autre. Mais où en étois-je? Tiennete aidoit Madame Parangon à se déshabiller; et moi je demeurois-là. (je ne sais pas, en vérité, comme j' ai été capable de cette indiscrétion! ) -eh bien, ma Tiennete, a-t-elle dit, sans paroître songer à moi, vous m' avez tant désirée! Me voici-. Tiennete lui a baisé la main, sans répondre un mot; et j' ai vu rouler des larmes dans ses yeux. (c' est qu' elle a des remords; elle n' est pas encore accoutumée au vice, vois-tu: ah! Elle en doit bien avoir! ) ma pauvre Tiennete (a continué ma belle maîtresse)... j' y suis insensible à présent... je ne l' aurois pourtant pas cru... je suis une imprudente... je le connoissois... je ne devois pas... si j' en suis fâchée, ce n' est qu' à cause de celle... Tiennete a soupiré; ses regards se sont tournés vers moi. Madame Parangon paroissoit plongée dans une rêverie profonde; dont elle est sortie tout-à-coup, pour m' adresser la parole. Elle m' a dit, à ce que je crois, des choses fort obligeantes, mais que j' entendois à peine, tant le son de sa voix portoit de trouble et d' émotion dans mon ame: tout en me parlant, elle cherchoit quelque chose; elle m' a présenté une fort belle montre d' or, en me demandant si je la saurois monter? Et sur ma réponse elle m' a montré; ensuite elle m' aprié de la garder, ajoutant: -c' est de la part de quelqu' un qui vous estime que je vous offre ce présent-. J' ai répondu: - madame, ce me sera la chose la plus précieuse que je puisse posséder, aussi long-temps que je pourrai me rappeller, que c' est de vous que je l' ai reçue-. Ensuite, je me suis retiré. Je soupçonnerois presque Mademoiselle Manon de m' avoir fait ce cadeau, si je ne craignois trop donner à mon amour-propre. Eh bien, qu' en dis-tu, mon Pierre? En vérité, je crois que Madame Parangon est la seule femme tout-à-fait méritante que j' aie encore vue. Admires-tu cette douceur, cette tranquille modération? Elle fait accueil à tout le monde; elle caresse Tiennete; elle sait tout, et elle l' appelle, ma pauvre Tiennete! elle s' accuse, et dit que c' est sa faute à elle-même. Eh! L' autre n' expire pas de honte à ses pieds! Elle ose la regarder! Oh! Je m' anéantirois, moi, je m' enfoncerois cent pieds sous terre. Femme aimable, vous méritez une couronne, un coeur... vous méritez un homme digne de vous. Je ne me sens plus si pressé du desir de retrouver Edmée; et Mademoiselle Manon me paroît moins jolie: les femmes de nos cantons me semblent moins que rien; toutes les graces sont auprès de Colete C ... adieu, cher Pierrot; tu ne fus jamais si tendrement aimé de ton Edmond.
Lettre 18. Pierrot à Edmond.
je continue de donner dans l' erreur. je te fais réponse à la hâte, mon cher frere; et je te dirai premiérement, que je t' avois toujours bien dit, que ta Tiennete ne valoit pas ce que j' ai trouvé hier, et que je suis charmé que tu n' aies pas été bien sûr de ce que tu croyois avoir vu de la Mademoiselle Manon; et je ne saurois te cacher, que je suis surpris que tu ailles tant louanger Madame Parangon, qui est femme; c' est tout ce que je te passerois si elle étoit fille, ou bien veuve; il n' y a rien-là pour toi, entends-tu, mon Edmond, et je ne te conseilles pas de t' aller mettre son mérite dans l' esprit; c' est à son mari à s' occuper de ça; s' il ne le voit pas, tant-pis pour lui. Je te dirai encore, qu' il me paroît que tu es un-peu girouette en amitié; aujourd'hui celle-ci, demain celle-là; et que ton humeur change tant-soit-peu. Mais je suis pourtant bien charmé que tu te fasses à la ville, et je crois même que tu ne t' y feras que trop; et comme tu es pour y vivre, il vaut mieux que tu l' aimes que de la haïr: mais ne laisse pas effacer de ta mémoire les avis de notre pere, et ne prendspas toujours exemple sur ça que tu vois, et garde-toi de toi-même ; j' ai entendu dire à gens sages et anciens, que nous sommes nos plus dangereux ennemis. Sois prudent, et choisis celle qui t' assortira la mieux, de Mademoiselle Manon ou de Mademoiselle Edmée; tu es jeune, et beaucoup trop pour le mariage, vu que tu n' as point encore un état: mais pourtant, si l' occasion se présente, et qu' elle soit bonne, ça t' aideroit plutôt dans la portraiture , que ça ne te reculeroit, à cause des moyens qu' une femme à son aise te donneroit. Par ainsi, songe à la conduite, à la famille, au bien; tout ça est important; et pourtant le dernier l' est le moins des trois, quoiqu' il le soit beaucoup. Pour à mon égard, je trouve tout ça dans Marie-Jeanne, avec la gentillesse par-dessus, quoique tu méparles un peu de nos paysanes; je te souhaite une femme tout comme elle; ou, pour te montrer mon coeur, je souhaite que Mademoiselle Manon te prenne à gré: nous connoissons sa famille; elle est honorable, et il y a du bien; tu monteras, au lieu de descendre: et pourtant consulte encore; et dès que tu seras décidé, tu me le manderas, et je parlerai à nos pere et mere; et l' on mettra Ursule auprès de toi. Nous t' embrassons tous; mais, à l' exception d' Ursule, il n' est aucun de nos freres et soeurs qui t' aime autant que P R. Je suis bien charmé de la bonne rencontre du p d' Arras, et je t' ai réservé ce compliment-làpour la fin. J' ai lu l' endroit de ta lettre où tu parles de lui à notre bonne mere; elle en a été toute joyeuse; elle t' enjoint de bien profiter des avis de ce bon religieux, et se recommande à ses bonnes prieres.
Lettre 19. 29 septembre, matin. Edmond à Pierrot.
il se défend mal, et se laisse pénétrer. girouette, moi, cher aîné! Mais, non, je ne le suis pas du tout. Faut-il donc fermer les yeux, et s' empêcher de penser? J' ai trouvé Tiennete jolie; Mademoiselle Manon intéressante et jolie; Edmée intéressante, aimable et belle; Madame Parangon plus belle, plus intéressante, plus aimable, plus jolie, et respectable par-dessus tout cela; en un mot, une femme parfaite. Elle n' a peut-être rien de plus mignon dans les traits que les trois autres; car Tiennete est bien mignone; Mademoiselle Manon l' est aussi, et de plus, elle a un je ne sais quoi qui parle aux sens, et qui rappelle son buveur, comme on dit; Edmée a la plus belle chevelure brune, un air séduisant de jeunesse et d' ingénuité si touchant, si touchant! ... mais dans Madame Parangon,les attraits sont plus développés; elle a cette aisance et ces graces que donne l' usage du monde, surtout le séjour à la capitale, et dont on n' a pas d' idée chez nous, mais qui se font sentir, dès qu' on les voit; ajoute à cela que ses vertus font encore plus d' impression sur moi que ses charmes. Si la belle Edmée possédoit tout cela, tu ne me verrois pas indécis comme je le suis... mais je ne l' ai vu qu' une fois, et j' en suis bien aise; je ne chercherai pas même à la voir davantage, afin de vous donner la satisfaction de m' attacher à Mademoiselle Manon, pour laquelle je vois bien que vous penchez. D' ailleurs, je sens un plaisir que je ne saurois exprimer, lorsque je songe que par-là je serai le cousin de Madame Parangon. Je n' ai point de répugnance pour le mariage; au contraire, malgré ma jeunesse, il me semble qu' il me faut cet état pour être heureux: mais, en venant ici, je ne me serois pas imaginé qu' il en seroit si-tôt question: cela s' agence, je ne sais comment. Je te dirai qu' aujourd'hui M Parangon m' a familiérement entretenu de sa cousine, et qu' il s' est assez clairement expliqué au sujet du mariage, pour me donner à entendre qu' il avoit des vues sur moi. De peur néanmoins de faire une bévue, j' ai répondu vaguement; je lui ai représenté, que j' étois encore bien jeune, et sans état, et qu' on n' est pas artiste, pour prendre les premiers principes d' un art; que je commençois une carriere longue et difficile, et dontil n' étoit pas sûr que j' atteignisse le but. Il m' a répondu, qu' il présageoit tout ce que je serois un jour, et qu' il en étoit content. Que veut dire tant de prévenance, de zele et de bonté? D' un côté, je me dis que je ne suis pas d' un mérite assez saillant , comme on dit ici, pour mériter ce compliment-là, et que ma fortune n' est pas assez ample, pour qu' on me jette à la tête une jolie fille, sans qu' il y ait de secretes raisons, que je ne saurois comprendre: de l' autre, j' imagine qu' on m' aime, parce que je tâche d' être officieux, complaisant, appliqué; que jamais je ne raille personne, et que je dissimule les mauvais procédés de mes deux camarades: on me flatte (et je crois m' en appercevoir moi-même) que je les surpasse: Madame Parangon le pense, ainsi que Mademoiselle Manon, qui vient souper ici tous les jours, depuis qu' elle n' y demeure plus; mais cette derniere me loue trop pour que je la croie, et j' ai fait attention que Madame Parangon en est comme honteuse; elle ne l' applaudit pas, elle qui paroît si bien disposée pour moi en toute autre occasion... le soir. On m' a intérompu à la moitié de ma lettre; Madame Parangon a voulu que je fusse son émule dans une copie d' un petit tableau de Boucher , qu' elle vouloit faire: j' ai travaillé toute la journée sans interruption, mais je ne suis pas content de moi. Deux fois de suite Mademoiselle Manonm' avoit demandé mon bras pour aller à la promenade, et je l' accompagnois avec beaucoup de plaisir. aujourd'hui, Madame Parangon, avant qu' on sortît de table, m' a donné une commission pressée: je me suis levé sur le champ, tant j' avois hâte de lui obéir. à mon retour, je l' ai trouvé seule; elle m' a reçu d' un air ouvert et riant, en me disant qu' elle ne sortiroit pas, et si je voulois lui faire compagnie? J' ai, tout en rougissant, balbutié quelque chose qu' elle n' a pas compris, ni moi non plus; j' étois hors de moi, tant je me trouvois flaté. Elle s' est assise, et m' a fait mettre à côté d' elle, en me donnant un livre, qu' elle m' a prié de lui lire. Comme j' allois commencer, Tiennete est entrée, et s' est placée auprès de sa maîtresse pour m' écouter. Je n' ai pu me défendre d' une réflexion que voici: comment une Madame Parangon, si vertueuse, qui connoît cette fille, ne la renvoie-t-elle pas? Et pourquoi la souffre-t-elle à ses côtés? Il faut être bonne; mais je ne crois pas qu' il soit bien d' être foible, et de tolérer le vice . Le livre qu' on venoit de me donner, a pour titre, lettres du marquis de Roselle . Je lisois rapidement; il sembloit que l' auteur eût puisé tout ce qu' il disoit dans mon propre coeur. Mais comme j' ai été surpris, quand j' ai vu que cette Léonor n' étoit qu' une fourbe! J' ai regardé Tiennete à la dérobée. Nous en étions au milieu de la premiere partie; l' on m' a dit de cesser de lire. Nous avons causé sur notre lecture: Madame Parangona montré les sentiments les plus honnêtes et les plus délicats: à mon grand étonnement, Tiennete osoit dire comme sa maîtresse; elle avoit l' effronterie d' en étaler, que je n' aurois pas cru moins beaux, si je n' avois connu le sujet. Ensuite, je ne sais à quel propos elle a été parler d' Edmée: elle a découvert ce qu' étoit cette aimable fille, et je vais t' en faire part. Edmée Servigné est fille d' un vigneron aisé, qui peut donner à chacune de ses deux filles un assez bon mariage. La cadette (c' est la jolie) a reçu une éducation beaucoup meilleure que son ainée, ayant été élevée aux dames de la providence , depuis l' âge de six ans jusqu' à quinze. C' est ce qui fait qu' elle vit fort retirée, et qu' elle ne se mêle gueres aux jeux et aux divertissements de ses pareilles; parce que, dès qu' elle s' y trouve, elle les oblige d' éloigner les garçons de leur connoissance, que leur grossiéreté lui rend insupportables. Cette jeune personne est fort instruite, sait faire mille petits ouvrages, et ne se trouveroit pas déplacée parmi d' honnêtes gens (comme on dit ici, en parlant des riches); au lieu qu' elle le paroît beaucoup avec ceux de sa condition: ce qui n' est peut-être pas avantageux pour elle (a remarqué Tiennete), et lui fait mener une vie fort triste; elle mériteroit quelqu' un qui l' assortît. Effectivement, mon frere, voilà une charmante fille! Et je regrette bien qu' il faille y renoncer. Je veux prendre quelquetemps encore pour me décider, de peur de me préparer un long repentir; et toi-même, tu ne voudrois pas que j' agisse avec précipitation. Mes respects à nos chers pere et mere, etc.
Lettre 20. Le même au même.
ce qu' étoit d' Arras. Conversation singuliere avec une jeune personne. je me suis promené hier après-dîner, plus de deux heures, avec le bon religieux dont je t' ai déjà parlé, mon Pierre. Je ne saurois te rapporter le centieme des amitiés qu' il m' a faites; nous voilà, je pense, amis pour la vie, et il me l' a plusieurs fois assuré. Ce n' est pas de ces dévots scrupuleux, qui défendent tous les plaisirs, et qui ne dérident jamais; il permet qu' on s' évertue un peu, et lui-même se prête à de petites parties honnêtes. Par exemple, après notre promenade, nous avons goûté dans le jardin du couvent, avec deux ou trois de ses amis, et quelques religieux, que le p d' Arras a vu passer, et qu' il a appellés. Il est fort considéré dans la maison, où les supérieurs le laissent agir à sa fantaisie. Il est d' une bonne famille, et jouit d' une pension assez forte, qu' une soeur unique, richementétablie, lui paie exactement; il ne l' emploie qu' à se faire aimer de tout le monde; aussi les meilleures maisons de la ville lui sont-elles ouvertes; ce qui n' est pas une petite preuve de son mérite. Il m' a dit qu' il vouloit me former, et me procurer de bonnes connoissances. Tu vois que c' est un grand bonheur pour moi de lui avoir plu. Madame Parangon, à laquelle il a parlé de moi, ne me paroît pas fâchée que je sois en liaison avec un homme comme lui, si capable de me donner de bons conseils. Je suis moins décidé que jamais entre Mademoiselle Manon et la petite Edmée. Si l' une me tient plus au coeur, l' autre convient mieux à mon avancement dans le monde. La derniere me montre toujours plus d' inclination, et s' est même assez ouvertement expliquée, pour que je puisse, sans présomption, croire qu' elle pense à moi. Je ne dois, ni ne veux rien te cacher, mon ami. Hier, M Parangon emmena sa femme souper en ville. En partant, il dit à Tiennete, que si Mademoiselle Manon venoit, elle la priât de rester, et que je lui tiendrois compagnie à souper. Effectivement, lorsque j' eus quitté le p d' Arras, je la trouvai. Elle me dit en riant, qu' elle m' attendoit avec beaucoup d' impatience, qu' il étoit près de sept-heures, et qu' elle avoit appréhendé que je n' en fisse autant que mes deux camarades, qui ne devoient pas souper à la maison. Elle ajouta qu' elle alloit faire un tourdans le jardin, en attendant l' heure de se mettre à table; et elle me tendit la main pour que je l' accompagnasse. Il commençoit à faire sombre. Nous causâmes d' abord de choses indifférentes, en marchant; après avoir parcouru quelques allées, Mademoiselle Manon s' assit sur un escalier de gazon; je me mis à côté d' elle, et nous eûmes cet entretien: -que le ciel est serein! Cette automne est la plus belle que j' aie encore vue. -oui, mademoiselle, il fait le plus beau temps du monde. -il semble que les étoiles aient une lumiere plus étincelante et plus vive qu' à l' ordinaire? -oui, mademoiselle. - oui, mademoiselle! ... mais savez-vous, monsieur, que vous ne répondez pas bien, et que je quêtois un compliment? Est-ce que vous n' en savez pas faire? -pardonnez-moi, mademoiselle: par exemple, lorsque vous m' avez parlé de la beauté des étoiles, il m' est venu en pensée de vous dire... -de me dire? -de vous dire... -eh bien? Quoi donc? - que le feu de vos yeux est plus brillant et plus doux que le feu dont elles brillent. - en vérité, vous l' avez pensé? -oui, mademoiselle, et je n' osois le dire. -mais ces choses-là se disent, surtout dans un tête-à-tête; elles se disent sans difficulté... il est bien d' autres choses, lorsqu' on est sans témoins, que l' on peut se dire encore... je voudrois être votre confidente. Voyons; communiquons-nous tous nos petits secrets: mais point de réserve; je n' en veux pointavoir pour vous; à condition que de votre côté, vous ne m' allez rien cacher. Avez-vous aimé? Aimez-vous? ... je crois que vous rougissez? Allons, point de honte: la sensibilité ne déshonore pas un bon coeur; et puis, songez que votre sincérité sera la mesure de la mienne. -j' aimerois si... - eh bien, si? -si je croyois l' être. -je ne vous crois pas fait pour être rebuté. (sa jolie main se jouoit dans les boucles de mes cheveux, en disant ces mots flatteurs.) celle qui vous a touché n' est pas malheureuse, et si je la connoissois, je lui parlerois en votre faveur. -vous êtes bien bonne, mademoiselle. -mais je croirois l' être pour elle. Vous me l' allez nommer? - la nommer! -oui. -mais... -vous n' osez? -je crains... -que craignez-vous? De lui manquer? -il est des choses... -désabusez-vous; on ne manque jamais à une fille , en disant qu' on l' aime, le lui dît-on en face... elle est bien? -oh! ... charmante. -sa taille? -comme la beauté doit l' avoir. -j' entends; elle est d' une taille avantageuse, sans être colossale. Brune? Blonde? Ni l' un ni l' autre, peut-être? - il est vrai; ses beaux cheveux (je me suis arrêté en regardant les siens, qui sont cendrés)... -est-elle riche? -plus qu' il ne faut, pour que j' ose m' élever jusqu' à elle. -vous n' êtes pas ambitieux! Avez-vous remarqué jamais qu' elle prît à vous quelqu' intérêt? -je ne m' en flate pas. - mais il ne faut pas être si modeste. - lorsqu' on se connoît, l' on a toujours peur de s' abuser. -faut-il donc nous réduire à la nécessité de vous dire crûment que l' on vous aime? de vous répéter, l' on vous aime? un amant assez bouché pour nous réduire-là, mériteroit... cependant, c' est un grand défaut que la présomption; un amant présomptueux... oh! Je le détesterois; l' aimable retenue a des charmes si doux! ... pourvu néanmoins qu' elle n' excede pas les bornes. Par exemple, je voudrois qu' un amant (si j' en avois un) à qui je ferois des questions,... avec... une sorte d' opiniâtreté; de ces questions, là,... singulieres, je voudrois qu' il devinât que je ne suis pas guidée par une frivole curiosité... voilà Tiennete qui vient nous avertir; après souper nous reprendrons notre conversation; et je vous ferai, à mon tour, des confidences un peu plus claires que les vôtres-. Quand nous avons été rentrés, j' ai vu le contraste le plus complet; Mademoiselle Manon étoit d' un enjouement qui la rendoit mille fois plus aimable; Tiennete, d' un triste assez maussade, qui redoubloit à chaque fois que la premiere me parloit à l' oreille. Cette fille mangeoit avec nous; elle a quitté la table de bonne-heure pour aller sur la porte, où elle n' a pas été long-temps; elle est revenue avec M Loiseau, que Mademoiselle Manon a reçu froidement, quoiqu' auparavant elle eût accoutumé de lui faire bon accueil, lorsqu' il venoit me demander. J' étois surpris qu' il restât, malgré l' air d' ennui,qu' elle ne prenoit pas la peine de lui déguiser; dans ces cas-là, moi, je fuis à toutes jambes. Enfin, impatientée, poussée à bout, elle m' a prié de lui donner la main pour retourner chez elle. M Loiseau se disposoit à nous suivre; elle l' a durement prié de s' en dispenser. Il m' a paru tout interdit. Nous allions nous éloigner; mais nous nous sommes apperçus que Tiennete étoit sortie: il a fallu l' attendre. Pour le coup, j' ai trouvé M Loiseau bien indiscret de ne pas nous laisser; il voyoit notre dépit (car je commençois d' en montrer), et paroissoit n' en tenir compte. Nous espérions pourtant de nous en défaire à force de duretés, lorsque l' arrivée de Madame Parangon a renversé tout notre petit systême. Elle s' étoit trouvé indisposée, et avoit quitté la table pour venir se mettre au lit. Elle a prié M Loiseau de remener sa cousine; et moi, j' ai couru chercher quelques cordiaux, dont elle m' a dit qu' elle avoit besoin. Tiennete étoit auprès d' elle, quand je suis revenu; elle n' a rien voulu prendre, et m' a paru fort tranquille, assez même pour que je continuasse la lecture du livre que j' avois commencé la veille. En achevant, j' ai lâché sans réflexion, et tout machinalement. ah! Qu' il est heureux! elles ont souri toutes deux; et Tiennete a dit: - n' est-il pas vrai, madame, que ce seroit dommage! -oui, mon amie, je t' en assure! a répondu Madame Parangon. mon amie! en vérité, je ne conçois pas plus cette dame queTiennete! Seroient-elles d' accord, pour... non; cela est impossible... cependant, j' entends sourdement courir à mes oreilles un certain bruit, que Madame Parangon ne peut plus souffrir les caresses de son mari; qu' elle voit, d' un grand tranquille, une autre jouir de ses droits; que les désordres de M Parangon... je ne sais quoi, des choses où je n' ai rien compris, l' ont aliénée . Mais, dans ce cas-là, Madame Parangon ne seroit plus cette femme vertueuse, digne de tant de respect... (mon coeur dément cette idée, et se souleve contre), et Tiennete seroit aussi à plaindre que coupable. Le temps éclaircira tout. Je reviens à t' avouer, d' après ce que Madame Parangon et Tiennete ont dit ensuite (car elles ont parlé d' Edmée), que je me trouve moins décidé que jamais. Mademoiselle Manon est bien aimable: si tu savois qu' elle étoit séduisante, qu' elle avoit de graces, en me parlant dans le jardin! Et puis, cela feroit plus de plaisir à nos chers pere et mere et à toi... je sens pourtant que j' aimerois mieux Edmée: mais cela ne mene à rien, et quand on est à la ville, il ne faut songer qu' à s' avancer... oh! Si Madame Parangon étoit à la place de l' une ou de l' autre, que je serois bientôt déterminé!
Lettre 21. Le même au même.
on s' empare de son esprit. ma foi, mon Pierre, je n' ai pas le temps de respirer, et je ne pourrai m' en dédire, je crois. Il n' y a plus de doute, Mademoiselle Manon me trouve à son gré; M Parangon, qui me paroissoit si froid, si bourru, prend mes intérêts avec feu: je suis (dit-il) un parti sortable pour la cousine de sa femme; il se propose de cultiver avec soin mes dispositions, et de me dévoiler de bonne heure tous les secrets de son art. Mais pour te faire mieux comprendre tout cela, je vais te rapporter mot-à-mot les entretiens que j' ai eus avec tous les deux. Tu sais que Mademoiselle Manon devoit me faire à son tour confidence de ses sentiments, et tu te rappelles que nous ne pûmes renouer notre entretien après souper. Hier, dans l' après-midi, M Parangon me dit, que je me tînsse prêt à sept heures, parce que j' irois avec lui souper en ville. Je fus surpris, autant que tu le peux croire, d' une aussi rare faveur: je le fus davantage encore, et bien agréablement, lorsque je me vis chez la mere de Mademoiselle Manon, qui m' accueillitcomme si j' avois été son enfant. Après les premieres politesses, M Parangon passa dans une autre chambre avec la mere et une soeur aînée; de sorte que nous sommes demeurés seuls Mademoiselle Manon et moi. Jamais elle ne m' avoit paru si jolie: sa parure avoit quelque chose de coquet et de recherché, qui lui séyoit à merveilles; je ne pouvois la regarder sans admiration; mais je gardois le silence: elle se taisoit aussi, et nous nous regardions tous deux. Pour la premiere fois, j' ai vu dans ses yeux une pudeur timide, et sur son visage un modeste embarras. Au fond de mon coeur, je lui ai dit: -belle Manon! Ah! Que vous méritez à présent l' hommage que vous paroissez n' exiger plus-! Notre silence a duré; mais long-temps. Elle l' a rompu la premiere, et m' a dit d' un ton affectueux. -vous paroissez rêveur, Edmond? Et moi, je crois en vérité que je partage votre rêverie! ... vous soupirez! Voudriez-vous me dire quel est l' heureux objet de ce soupir! ... vous ne me répondez rien! -apparemment, mademoiselle, que l' on ne trouve pas d' expressions, quand on sent trop. -du sentiment! Il est bien doux, Edmond, d' en éprouver de tendre; plus doux de le faire naître; délicieux pour des amans de le savourer ensemble... allons, causons. -que me direz-vous? -mais, si je l' osais, c' est moi qui devrois vous le demander. - si je l' osois! vous vous tenez trop loin des gens, Edmond. -(je me suis approché; elle a souri, comme si ce n' eût pas été cela qu' elle vouloit dire).-eh! Pourquoi donc hésiteriez-vous à me faire des questions? -eh bien, puisque vous m' enhardissez,... je crois que c' est vous qui me devez une confidence. -mais vous me le rappellez! ... songeriez-vous encore à cette folie? -sagesse ou folie, elle m' intéresse. -ah! Que je vous aime comme ça! ... eh bien, tenez, vous voilà comme je vous desirois... -si j' ai ce bonheur, satisfaites donc mon ardente curiosité, mademoiselle? -si vous m' en pressez bien fort, je pourrai devenir indiscrette. (je lui ai baisé la main). Est-ce ainsi que vous pressez? ... plus de retenue. (je suis devenu rouge, et j' ai craint de l' avoir offensée). Je vois bien qu' il faut se rendre (a-t-elle repris)... cependant, il est juste que les choses soient égales entre nous; vous m' interrogerez, comme je faisois, et vous devinerez à demi-mot: allons, commençons. -mademoiselle, quel est votre secret? -Edmond! -oui, de quelle nature est-il? -mais, dois-je répondre à cela? -oui, et sincérement. -eh bien, je crois que c' est... de l' amour. -vous croyez? Cela n' est donc pas sûr? -supposez-le sûr. -vous aimez? -j' aime. -beaucoup? -beaucoup. -un homme? -un jeune homme. -qu' il est heureux! -ceci n' est plus une question, et je ne saurois y répondre. -(j' ai gardé le silence durant quelques minutes; puis j' ai repris: ) connoît-il son bonheur? -il le devroit. -vous avez daigné le lui apprendre, sans doute? -oui, mais depuis peu de temps. -commenta-t-il reçu cette précieuse assurance? - (elle a été un moment sans répondre): - lui seul pourroit le dire. -douteriez-vous d' être aimée! Ah! Vous êtes faites pour tout soumettre à vos charmes! -depuis que je le connois, je me défie de leur pouvoir. -serez-vous constante? Jusqu' au tombeau. Comment l' aimez-vous? -pour lui-même. -est-il le premier qui regne sur votre coeur? -mais, vous faites là des questions... eh bien, oui; ce qu' il m' inspire, je ne l' éprouvai jamais. -est-il jeune? -de mon âge. -sa figure? -trop bien. -son air? -est très-bien, et deviendra charmant. -son esprit? -il en a; mais on n' en connoît pas encore tout le brillant. -... je ne saurois deviner. -vous vous découragez bien vîte! -où trouver cet amant si parfait? - parfait! je ne dis pas cela; mais qu' il est pour le devenir. -eh bien, cet amant donc, mérite-t-il? ... -oui, monsieur, il mérite les sentiments qu' il m' inspire; il est digne... je regrette tous les moments de ma vie où je ne l' ai pas connu. -ah! Mademoiselle! Vous me rendez jaloux de son bonheur. -aveugle! Pourquoi le seriez-vous? -eh! Où est-il, tandis qu' on lui fait un sort si glorieux! -auprès de moi-. Cher Pierrot, mes yeux se sont troublés, et je n' ai plus distingué les objets; j' ai senti sous mes doigts la main de Manon, et mes levres l' ont pressée; je suis tombé à ses genoux, ébloui, tout hors de moi. Ma charmante maîtresse s' est baissée; sa jolie bouches' est approchée de ma joue, en me disant, -releve-toi, mon ami: oui, c' est toi que j' aime, c' est pour toi qu' en ce moment M Parangon sonde les dispositions de ma mere, pour la porter à t' accepter pour gendre. -quel bonheur! Me suis-je écrié! Ah! Je ne vais plus m' occuper que de vous! Quelle joie pour mes parents! Que ma mere aura de plaisir à vous nommer sa fille! -et tout de suite, j' allois lui montrer la lettre où tu me le dis, quand madame sa mere, mademoiselle sa soeur et M Parangon sont rentrés. Ils avoient tous trois l' air un peu pensif; cependant les deux dames m' ont fait mille caresses, sur-tout la mere. Durant tout le repas Mademoiselle Manon étoit fort rouge, et elle n' a presque pas ouvert la bouche; elle n' osoit me regarder qu' un instant, et comme à la dérobée. Lorsqu' on a quitté la table, il étoit près de dix heures: nous nous sommes disposés à nous en aller; et comme nous étions sur le point de sortir, Madame Palestine a tiré d' une armoire de très-belles manchettes, brodées par Mademoiselle Manon elle-même, dont elle m' a fait présent: c' est un ouvrage admirable: je ne savois comment la remercier. En revenant, M Parangon m' a demandé ce que je pensois des personnes chez qui nous avions soupé? J' ai répondu que c' étoit de bien aimables dames; que Madame Palestine étoit une femme respectable, qui m' avoit rappellé ma mere; que Mademoiselle Manon étoit une jolie fille, comme ma soeur Ursule, et queMademoiselle Claudon, soeur aînée, me paroissoit d' un bon caractere, et d' une humeur fort douce. -eh bien, (a-t-il continué), vous leur convenez aussi: je considere vos parents, et je veux vous regarder comme si vous étiez mon fils; j' ai résolu de vous donner à Manon. Vous demeurerez chez votre belle-mere après votre mariage; vous y serez comme chez vos pere et mere de S, en un mot, comme garçon; je redoublerai mes soins pour vous former; vous pourrez vous livrer sans inquiétude à l' étude de notre art, au moyen de l' aisance où ce mariage va vous mettre; car Madame Palestine, qui vous regarde déjà comme l' appui de sa vieillesse, fera très-bien les choses; elle est riche, et sa fille aînée, qui est d' une santé chancelante, est décidée pour le célibat; vous aurez tout un jour. Sans d' aussi grands avantages, quelque bonne volonté que je me sente pour vous, je ne me presserois pas: mais il faut saisir l' occasion aux cheveux, lorsqu' elle se présente; ... à moins... que ce ne fût pas votre sentiment. -j' ai remercié M Parangon de ses bontés; j' ai dit que Madame Palestine et mademoiselle sa fille me faisoient beaucoup d' honneur, et que je tâcherois de m' en rendre digne. -s' il est ainsi, je vous réponds de tout (a repris M Parangon): ma femme, à qui j' ai communiqué mon projet, m' a fait quelques objections... mon enfant, les femmes sont comme cela; elles vous accueillent, vous sourient; vous les croiriez bien portées pour vous, et tout d' un coup vous vous appercevezque vous ne tenez rien. Par exemple, n' est-il pas vrai que vous auriez pensé que ma femme desiroit votre bien? Et cependant elle s' y oppose: il n' est pas jusqu' à cette bonne piece de Tiennete, devant qui j' ai parlé, qui n' ait dit son avis: notre cousine peut trouver un parti considérable, un homme de robe, un médecin, que sais-je? -cela ne me surprend pas, monsieur, (ai-je répondu); vos bontés pour moi sont si grandes... -laissons-là mes bontés: puisqu' il faut vous le dire, Manon vous aime, et je sers son goût, qu' elle a combattu long-temps; cette pauvre enfant me craignoit. L' innocente ne me connoissoit gueres! Je vois loin; vous êtes un bon sujet; vous surpasserez un jour, si vous travaillez, tel qui se croit fort au-dessus de vous: voyez à Paris les Vanloo , les Boucher , les Vernet , et beaucoup d' autres, comme ils sont recherchés des grands... je vous donne une femme charmante, qui vous aime; je lui donne un mari qui ne pourra s' empêcher de l' aimer, et qui fera son chemin. Tenez, mon garçon, il faut s' aimer, quand on se marie; Madame Parangon ne m' aimoit pas; je l' aimois, moi, de la meilleure foi du monde: à la longue, je me suis apperçu que j' aimois tout seul; ma foi, je suis devenu froid comme un marbre, et je me déplais dans cet état-là; je m' y déplais, on ne sauroit dire combien... j' ai élevé cette petite Manon; j' ai vu cela tout jeune; je m' y suis attaché comme un pere à sa fille, et je crois faire son bonheur en vous la donnant.Est-ce que ma femme n' a pas quelquefois été jalouse sur elle? Mais jalouse, au point qu' elle pensoit des choses... elle a reconnu la fausseté de tout; néanmoins je crains qu' au fond elle ne l' aime pas. -je crois, monsieur, que vous ne rendez pas justice à madame votre femme; j' ai vu l' accueil qu' elle a fait à Mademoiselle Manon, et... -pauvre crédule! Vous y êtes! Les femmes! Elles se caressent pour se mieux déchirer; elles s' embrassent, et voudroient s' étouffer. Mais en voilà trop là-dessus; gardez le secret jusqu' à ce que nous soyons sûrs: car nous n' avons affaire qu' à des femmes, dont l' esprit, vraie girouette, tourne à tout vent. Si elles venoient à se dédire, il ne faudroit pas qu' elles pussent se vanter de nous avoir refusés; avec ma femme, sur-tout, et sa digne confidente, motus . J' instruirai vos parents; écrivez-leur de votre côté. Nous nous sommes alors trouvés à la porte. Madame Parangon et Tiennete lisoient en nous attendant. Sans qu' on nous questionnât, M Parangon a menti à sa femme. Mon Pierre, quoique je sache à présent qu' elle n' est pas aussi portée pour moi que je le croyois, je n' ai pu m' empêcher de me dire intérieurement: peut-on mentir à une femme si aimable! Je ne veux jamais avoir de secrets pour la mienne. Oui, me voilà bien décidé; Mademoiselle Manon est ce qu' il me faut. Parles-en à nos chers pere et mere, et fais leur entendre qu' il n' y a plus rien qui les doive empêcher d' envoyer Ursule à la ville. Mademoiselle Manonl' aura bientôt mise au fait des usages et des modes; elles deviendront amies, et notre union en sera plus heureuse. Nous pouvons être mariés à peu près tous deux dans le même-temps, cher aîné. Je t' embrasse bien tendrement. p s. le p d' Arras m' a donné la connoissance d' un bien aimable homme nouvellement arrivé de Paris, et qui se nomme M Gaudet : il est graveur, très-habile dans son art, quoiqu' assez jeune, et fort riche: il m' a pris en amitié, sur la recommandation du pere, qui commence, comme tu vois, à effectuer la promesse qu' il m' a faite de me produire.
Lettre 22. Pierrot à Edmond.
par ignorance, j' aide à le pousser dans le précipice. je te fais réponse bien vîte, mon pauvre Edmond, pour te dire; que te voilà enfin au point où je te souhaitois. Que le seigneur bénisse nos mariages à tous les deux, et que nos prétendues soient en sa sainte garde. Et quant au bon p religieux, notre bonne mere et moi, nous sommes bien contents de la connoissance que tu en as faite, et de cellequ' il t' a fait faire; et nous croyons qu' il attirera sur toi les bénédictions de Dieu; et en voilà déjà un bon commencement. Et quant à la chere Demoiselle Manon, elle doit bien t' oter de l' esprit toute remembrance des autres; et il m' a semblé, à moi, en lisant tes deux dernieres, que j' aurois voulu que Marie-Jeanne fût un peu comme ça: mais ça n' est pas la mode ici que les filles disent aux garçons de si jolis petits mots, et puis ci, et puis ça, si gracieusement, qu' il me semble que mon oreille en est chatouillée. On a reçu chez nous deux mots de M Parangon, où il mande ce qu' il a fait pour toi; et notre pere, après les avoir lus à notre mere, nous a fait tous assembler pour nous les lire aussi; et il m' a dit après souper, de lire dans la bible le chapitre du mariage d' Isaac avec Rébecca; et pendant que je lisois, nous avons vu qu' il essuyoit ses yeux. Et puis ensuite nous avons fait la priere comme de coutume, et à la fin, il nous a donné sa bénédiction à tous, et se tournant vers Ursule, qu' il veut t' envoyer ces jours ici, il l' a chargée de te porter celle qu' il lui donnoit une seconde fois pour toi. Nous avons été tout attendris, et nous avons pleuré de joie; et puis nous nous sommes tous embrassés, et nous avons été l' un après l' autre embrasser notre pere et notre bonne mere. Ils ne partiront que dans huit ou quinze jours pour aller faire la demande, à cause de nos vendanges. Tu auras soin de venir au-devant d' Ursule, que je conduirai après-demain jusqu' à Saintbris. Je te dirai le reste debouche. Nous t' aimons tous de tout notre coeur; aime nous de même, et sur-tout, ton frere Pierrot.
Lettre 23. 10 octobre. M Gaudet à Mademoiselle Manon.
voici le vrai corrupteur d' Edmond qui paroît. convenez, charmante cousine, que vous aviez besoin de mon secours? Qu' auroit fait d' Arras? Les gens de sa robe ont toujours quelques scrupules. Je ne manquerai pas de me trouver à votre grand jour; mais il ne faut pas que je paroisse avant, à cause de la belle Parangon. Le jeune homme est son protégé, elle sait tout; elle éclaireroit de près toutes nos démarches. Je suis fort content du prétendu; il y a de l' étoffe: mais il m' a bien l' air de ces fripons, qui ne doivent conserver de leur amour que les ailes. En honneur, vous pouvez le tromper un peu, sans tous ces petits scrupules que vous m' avez montrés; il ne sera pas long-temps en reste. Quant au préjugé en question, j' ai déjà commencé à le combattre: mais ces gens de campagne y tiennent furieusement! Sans cela je vous dirois, suivez plutôt l' amour que la prudence . Je suis bien surpris qu' en montrant un rayon de miel à ce jeune affammé, il n' aitpas fait comme Jonathas: les françois ne sont apparemment pas si gourmands que les juifs. C' étoit-là pourtant le tranquillisatif le plus sûr... si nous pouvions lui faire faire quelques mois de séjour à la capitale, vous en profiteriez pour passer le temps critique dans la retraite; mais vous trouvez ce séjour-là trop dangereux pour la fidélité. Papa Parangon a pris le sage parti, et son voyage est bien pensé. Les choses pressent, vous navigez entre Caribde et Scilla. p s. j' apprends que d' Arras a eu la bonhommie de dire mon nom à votre prétendu: recommandez un silence absolu à ce dernier sur vos affaires: laissez-moi le soin de lui découvrir notre parenté, quand il en sera temps; je le ferai de maniere à ne rien gâter.
Lettre 24. Le lendemain, 10 heures du matin. Edmond à Pierrot.
beaux commencements d' un côté; porte de derriere ménagée de l' autre. Ursule est arrivée ici, mon ami, à dix heures du matin. Au plaisir que j' ai ressenti en l' embrassant, il ne manquoit que ta présence. Pourquoi donc n' est-ce pas toi quil' as amenée? Je m' attendois à te voir à Saintbris, et j' étois prêt à partir, quand Ursule et notre jeune Bertrand sont entrés chez M Parangon: je t' avouerai même que j' ai été bien surpris que nos sages parents aient mis en route Ursule et Bertrand: qu' eussent fait ces deux enfants, si des mal intentionnés les avoient attaqués dans le bois de la fée , au fond de ce valon, où les hommes ne passent jamais sans quelque terreur? Mais ils sont arrivés sains et saufs, Dieu merci. Madame Parangon étoit seule dans le salon, c' est elle qui les a reçus. Notre Ursule s' est approchée en rougissant; elle a demandé son frere, sans me nommer. L' aimable dame à laquelle elle s' adressoit, n' a pas voulu jouir de son embarras; certains traits qui nous sont communs, et qu' elle a remarqués dans ma soeur, l' ont mise au fait tout d' un coup; elle a dit à Tiennete de m' avertir. Lorsque j' ai paru, je l' ai trouvée assise à côté de ma bonne maîtresse, qui lui disoit les choses les plus flatteuses. Ursule s' est levée vivement, elle s' est jettée à mon cou, et m' a embrassé deux fois, avant que de me dire un seul mot. -on voit bien (a dit en souriant Madame Parangon) que mademoiselle n' aime point du tout son frere. -ah! Madame, a répondu bien sérieusement l' innocente, aprèsmon pere et ma mere, il n' est personne au monde qui me soit aussi cher. -vous êtes fatiguée, mon aimable fille, a repris Madame Parangon; venez dans la chambre où vous coucherez; Tiennete, montez avec nous: (et voyant qu' Ursule regardoit si je les suivois) -il faut quitter pour un instant ce cher frere; nous ne tarderons pas à l' appeller. Un accueil si flatteur pour mon sang, m' a pénétré plus que toutes les bontés que jusqu' à présent Madame Parangon a eues pour moi. Au bout d' une demi-heure, Tiennete est venue me dire que je pouvois monter. Madame Parangon nous a laissés ensemble, en disant qu' il falloit que nous nous dîssions tous nos petits secrets. Effectivement, ma soeur en avoit à me confier que je n' attendois pas. Après m' avoir assuré de l' amitié de notre respectable pere et de notre bonne mere, de la tienne, de celle de nos freres et soeurs, Ursule m' a fait part de l' entretien qu' elle venoit d' avoir avec Madame Parangon, et voici comme elle me l' a raconté: -après que nous avons été montées ici, madame m' a renouvellé ses caresses, et m' a témoigné que je lui avois fait un plaisir infini de venir en droiture chez elle. - je vous regarde (a-t-elle ajouté) comme un présent que le ciel m' envoie; c' est moi qui veux ici vous servir de mere et de soeur. Accordez-moi les sentiments que vous venez de m' inspirer, et ce jour sera un des plus heureux de ma vie. J' ai le coeur sensible; aimer est un besoin pour lui: mais une moitié du genre-humain m' est interdite, puisque je suis mariée, et mon sexe ne m' avoit encore offert que cette fille... Tiennete, (a-t-elle dit en s' interrompant) asseyez-vous auprès de nous... vous voyez cette fille; elle n' est pas tout-à-fait ce qu' elle paroît; je l' estime; c' est ma compagne, ma consolation, ma seule amie; faites-en aussi la vôtre; elle le mérite. Mais je vous avertis que nous la perdrons bientôt. Je l' aurois regrettée seule; nous la regretterons ensemble. Mon ame n' aime à s' unir qu' à des ames pures comme les vôtres, filles aimables... ma belle Ursule, vous n' irez pas chez celles avec qui l' on se propose de vous faire vivre; ... non, vous n' irez pas; ... il faut me le promettre. Laissez-moi l' arbitre de votre sort; que l' amitié la plus tendre en dispose... vous êtes surprise, sans doute, de la chaleur que je montre, avant de vous connoître: je ne m' arrête pas moi-même à en pénétrer la cause; il me suffit que je la sens, que je vous aime, et que je vais vous regarder comme l' égale de ma jeune soeur Fanchette, que j' aime bien tendrement. Vous pouvez compter sur la durée de mes dispositions à votre égard... à présent, parlez à votre tour; j' attends que vous m' expliquiez vos sentiments -. -je suis confuse, madame, de tant de bontés (a répondu notre Ursule): tout mon desir est de les reconnoître, et toute mon ambition de m' en rendre digne; vous obéir sera ma loi. Je ne sais pas (a continué ma soeur) ce qu' une réponse si simple a eu de charmant pour cette dame; elle s' est écriée, en regardant Tiennete: son esprit répond à ses attraits . Elle m' a embrassée, et sur le champ, elle vous a fait appeller-. Je suis resté muet, cher aîné, à ce discours d' Ursule. Il me plonge dans un chaos où je ne puis rien débrouiller: Tiennete estimable! L' amie, la consolation de sa maîtresse! Je le vois, Madame Parangon est la dupe de cette fille: elle ignore les nouveaux égarements de son mari; elle ne parloit que des anciens, lors de ces mots entrecoupés, que j' avois d' abord crus si clairs. La vertu sera-t-elle donc toujours la dupe de l' hypocrisie! Que ma soeur soit l' amie de Madame Parangon, c' est un bonheur qui m' enchante; elle n' en peut jamais trouver une plus vertueuse, ni avoir une plus respectable protectrice: mais être l' amie de Tiennete! ... oh! Quel abyme, que le coeur féminin! Mais considere, je te prie, comme un malheureux penchant suffit pour nous dégrader! Sans les foiblesses de Tiennete, Ursule devroit s' honorer d' être son amie: sans un goût excessif, non pour l' amour, mais pour les femmes, M Parangon n' auroit point de défauts essentiels: mais c' est ce goût déplacé, mal réglé, qui l' engage dans des parties de table, dont M Gaudet assure qu' il ne se soucie pas, dans la débauche du vin, et qui le porte au jeu qui l' ennuie; c' est ce goût, mais dépravé, qui le rend insensible aux attraits de son incomparable épouse... oui, mon frere, tout épris que je suis de Mademoiselle Manon, si sa cousine étoit fille, et que j' osasse prétendre...mais tu m' as défendu ces idées-là. Je reviens à ce qu' elle a dit à ma soeur. C' est avec le plus grand étonnement, que je vois que Madame Parangon ne veut pas qu' Ursule demeure avec ma prétendue. (il est vrai qu' elle ne sait pas en quels termes j' en suis avec Mademoiselle Manon). Cependant, je la voudrois laisser maîtresse; et je supplie nos chers pere et mere de ne s' opposer à rien de ce qu' elle paroîtra désirer. Désobliger Madame Parangon! Je crois que j' aimerois mieux mourir... un si bon coeur! Une si belle ame! ... c' est aussi ce que j' ai dit à notre soeur... comme Madame Parangon ne veut pas absolument que Bertrand s' en retourne aujourd'hui, malgré la représentation que je lui ai faite, qu' il avoit une voiture, je n' achevrai ma lettre que ce soir. à 10 heures du soir. Les femmes sont singulieres! Montrez-leur de la déférence, de la soumission, ou simplement de la confiance, elles en abusent! Ce matin M Parangon venoit de partir pour la campagne, lorsque ma soeur est arrivée (j' avois oublié de te le marquer); par conséquent il ne l' a pas vue. étant redescendu sur les 11 heures, après t' avoir écrit, j' ai trouvé Madame Parangon dans le salon. -nous avons là-haut, m' a-t-elle dit, la plus jolie villageoise qui soit dans le monde: quand elle s' est présentée, j' ai cru voir la taille dégagée denymphes de la mythologie; le son harmonieux de sa voix, ses yeux modestement baissés, son embarras, la candeur qui brille dans tout ce qu' elle fait et dans tout ce qu' elle dit, m' ont frappée comme je ne le fus jamais. Les deux entretiens que nous avons eus ensemble, m' attachent à elle pour toujours. Tiennete la pare; vous allez la voir; les habits de l' aimable Ursule sont simples et sans éclat; mais comme elle les embellit! -je n' ai pu m' empêcher de répondre: -madame, ces derniers mots sont aussi ce qu' un jour on disoit de vous à Tiennete. -vous me rendez pour Ursule mes compliments... il est une chose que je voudrois bien exiger de vous: on ignore que votre soeur soit ici? -exactement, madame. -m' accorderez-vous ce que je vais vous demander? -moi, madame! Vous avez la bonté d' oublier que vous pouvez tout commander. -Edmond, vous avez été élevé au village, et je veux croire que ce n' est pas-là une de ces phrases qui ne signifient rien, comme à la ville; ainsi je la prends au pied de la lettre, et vous remercie. - madame, ai-je repris, daignez vous souvenir toujours, qu' exécuter vos ordres est pour moi... -il ne faut pas (a-t-elle interrompu), que M Parangon sache que votre soeur est ici, ni qu' il la voie; il ne faut pas que personne le sache après nous, c' est-à-dire, vous, Tiennete, et moi; personne absolument. J' exige cela de vous. (j' étois tout interdit, et ne répondois rien: elle acontinué): dès demain, elle ira chez une tante qui m' aime tendrement; ce sera pour Ursule une nouvelle amie, dont je ne serai point jalouse; mais je le serois de toute autre: vous m' entendez bien? Prévenez vos parents là-dessus: Ursule est à moi; elle vient d' y consentir: elle est à moi seule, et à vous, s' entend: elle va dîner là-haut avec votre jeune frere, et vous ici avec moi; nous passerons l' après-midi auprès d' elle; mais je veux la dérober aux regards de toute la maison. Allez la voir un moment, et revenez-vous mettre à table-. Voilà du surprenant, de l' étrange, cher ainé! Moi, qui comptois que ma soeur alloit assurer mon mariage avec Mademoiselle Manon, en gagnant son amitié, celle de sa mere... mais il n' y a pas de sens! Et puis, je serai marié, je verrai ma soeur, et je pourrai la cacher à ma femme! Il faudroit pour cela, que nous vécussions dans une ville immense comme Paris. Et pourquoi tout ce mystere? En vérité toute femme est femme, et Madame Parangon comme une autre... mes doigts ont tremblé, en écrivant ces derniers mots; il semble que je blasphême un être plus qu' humain. Effectivement, ce qu' elle venoit de dire à Ursule, l' empire qu' elle a déjà pris sur son esprit, tout cela me confond, m' étonne, et m' interdit le murmure. En entrant auprès d' Ursule, j' ai trouvé qu' elle avoit les yeux rouges, comme si elle venoit de pleurer; cependant elle m' a paru fort enjouée.Elle m' a dit, en me prenant la main: - mon frere, en venant ici, je ne pouvois contenir la joie que je ressentois à chaque pas qui m' approchoit de toi: j' ignorois pourtant un autre bonheur qui m' attendoit, et que tu m' as préparé, sans le savoir. Mon ami, tu m' as ouvert deux coeurs qui ne sont pas difficiles à connoître... en un moment, le mien s' est trouvé à l' unisson... (elle s' est arrêtée un peu en me regardant: et puis elle a repris: ) Edmond, tout ce que madame vient de te dire, est raisonnable; il ne faut pas hésiter; car je te dirai, que nous sommes bienheureux tous deux, d' avoir trouvé une aussi vertueuse amie... sans elle, la ville,... ce qu' on en dit,... les hommes,... les femmes,... tout me feroit peur-. (et regardant mon jeune frere): -va, mon cher Bertrand, retourne au village, et ne sois pas tenté de le quitter; tu n' aurois pas le même bonheur qu' a notre Edmond: je te suivrois, j' abandonnerois toutes les espérances qu' on me fait concevoir, si je n' avois trouvé un bon guide, qui ne désire que l' avantage d' Edmond et le mien: la dame d' ici est une protectrice pour moi, que j' aime déjà comme ma mere. -est-ce un charme, me suis-je involontairement écrié! La soeur, le frere, tous deux ont les mêmes yeux, le même coeur-! ... Tiennete étoit derriere moi; elle a servi, et s' est mise à table avec Ursule et notre Bertrand, en m' avertissant que l' on commençoit à dîner dans la salle. J' y suis descendu.Dès que mes camarades ont eu repris leurs occupations, Madame Parangon m' a conduit auprès de ma soeur. Nous y étions à peine, que Tiennete est montée nous dire, que Mademoiselle Manon venoit d' entrer. Madame Parangon s' est troublée; Ursule a rougi; elles se sont regardées. Après un moment d' indécision, la premiere m' a dit d' aller entretenir sa cousine, et de l' engager à passer dans le jardin, sous le prétexte du beau temps qu' il fait, tandis qu' elle, ma soeur et Bertrand sortiroient pour se rendre chez Madame Canon , (c' est le nom de la tante dont elle m' avoit parlé,) où j' irois les joindre, dès que je serois libre. J' ai volé auprès de ma chere prétendue. Tu n' as point d' idée de la peine que j' ai ressentie d' être obligé d' user de déguisement avec elle, et de lui cacher ma soeur; sur-tout dans de certains moments, où elle me montroit tant de tendresse, de confiance, d' attachement, qu' il n' y eut jamais rien de tel... oh! Je l' aime, à présent, pour la vie, mon Pierre. Elle m' a cru seul, et m' a la premiere proposé de faire un tour dans le jardin. Nous nous sommes assis auprès d' un treillage, où l' on a laissé les plus belles grapes de muscat. Manon durant notre entretien, les regardoit d' un air d' envie. Elle a quitté ma main; elle ne me répondoit qu' à bâtons rompus. Qu' avez-vous (ai-je dit en souriant)? -ne voyez-vous pas que je les desire? -et que desirez-vous? -ne pas me deviner-. Elle a lancé sur les grapes un coup-d' oeil vif,et baissant aussi-tôt les yeux, je les ai vus mouillés de larmes. Je me suis levé sur le champ, et j' ai cueilli les plus beaux raisins, que j' ai mis sur son tablier. Elle ne pouvoit cacher son air de satisfaction; à chaque grape que je lui donnois: -encore, me disoit-elle, j' en veux encore-. Elle en a dévoré deux plutôt qu' elle ne les a mangées; mais elle a voulu que je reçusse de sa main chaque grain de la troisieme. Pour les autres, elle ne s' en est plus souciée, et m' a prié de les ôter de devant ses yeux. Je voyois bien un peu de singularité; mais je trouvois un plaisir infini à me prêter à tout cela. Nous avons ensuite causé, comme tu vas voir. -mon cousin est en campagne (m' a-t-elle dit). -oui; il est parti ce matin-. Sait-on où il est allé? -je l' ignore, mademoiselle: mais madame... elle m' a vivement interrompu : -madame l' ignore aussi-. Que nous importe son voyage (ai-je dit en riant)? Auprès de vous, quelqu' autre chose doit-il m' occuper? -j' aime ce que vous dites-là, Edmond: mais en parlant du voyage de mon cousin, je ne voulois vous parler que de vous: c' est chez vos parents qu' est allé M Parangon. Nous serons heureux; je commence à le croire: je n' avois pas encore osé me livrer à cet espoir; mais le secret que vous avez gardé, assure nos projets. Défiez-vous de ma cousine: Madame Parangon est singuliere, capricieuse; elle n' a que ce défaut; elle seroit parfaitesans lui: M Parangon et moi, nous voudrions bien que, s' il étoit possible, elle ne sût notre mariage que le jour même-. Je m' y soumets (ai-je répondu): mais cependant, pourquoi nous cacher d' elle? Je sais qu' elle vous aime? -je le crois aussi... mais... elle a quelquefois des idées particulieres... faut-il vous le dire? J' ai quelques torts avec elle, et je l' avoue à mon ami... ah! Que ne vous ai-je connu plutôt! ... je vous aime sincérement; que le secret de nos coeurs ne soit qu' entre vous et moi; s' il étoit connu d' un tiers, quel qu' il soit... vous m' entendez bien, quel qu' il soit,... vous me perdriez... dans quelques jours, nous serons tout l' un pour l' autre; et vous sentez que sous ce point de vue, il n' est personne au monde que vos intérêts touchent comme moi. Ainsi, croyez à l' amour pur, héroïque; mais ne croyez pas à l' amitié désintéressée-. Puisque je vous adore, ma belle maîtresse, d' où-vient tous ces discours, qui portent le trouble dans mon esprit? -que ce baiser le dissipe. Edmond! Ah! Si votre coeur étoit comme le mien, un mot pourroit nous assurer à toujours notre estime mutuelle... mais vous n' avez pas assez vécu. Ne pourra-t-on donc jamais trouver dans le même objet, votre innocente candeur, et l' exemption des préjugés... fondés, je le veux bien; ... mais fondés... fondés sur des chimeres, après tout, quand... infortunée! -vous infortunée! Vous qui me rendez si heureux, vous ne leseriez pas! ... chere Manon! ... -il faut vous l' avouer, monsieur, vous n' avez pas le premier remué ce coeur qui vous adore uniquement aujourd'hui-. Mais vous m' aimez? -plus que ma vie-. Autrefois, avant de sortir de mon endroit, cet aveu m' auroit peiné; mais aujourd'hui, dès que vous m' aimez uniquement , c' est tout ce que je veux-. Quel heureux augure! ... vous ne seriez donc pas jaloux, de ce que... un attachement (bien différent de celui que j' ai pour vous)... -depuis que vous m' aimez? -je serois une indigne-. Non, puisque vous m' aimez seul aujourd'hui, je me trouve le plus heureux des hommes-. Eh bien, mon cher amant, plus de secret pour vous; ... je veux ne vous devoir qu' à vous-même: apprenez... mais auparavant, vous allez recevoir un serment que je ne violerai jamais: je jure... ah! Quand le voile sera déchiré,... m' aimerez-vous encore? -je vous le jure à mon tour, (ai-je répondu) par ce qu' il y a de plus sacré-. C' en est fait, -(a-t-elle repris)... en ai-je dû croire mes yeux, cher frere? Manon, la fiere Manon m' a paru vouloir se mettre à mes genoux! Je n' ai vu ce mouvement que comme l' éclair; je l' ai retenue dans mes bras; je l' ai mise sur un banc de gazon; et j' ai pris une posture faite pour moi, non pour elle. Ses bras se sont enlacés autour de mon cou: -tu m' aimes, m' a-t-elle dit: répete le moi sans cesse: à force de l' entendre, je me persuaderai peut-être...mon époux,... sois mon ami,... un ami tendre, indulgent: pardonne une erreur... que j' abhore-... nous en étions-là, quand nous avons entendu marcher du côté de la porte. Je me suis levé; j' ai vu le p d' Arras, qui s' avançoit du côté du treillage. Il étoit venu de Saintbris tout exprès pour nous voir. Manon et moi, nous avons été à sa rencontre. Il a paru charmé de nous trouver ensemble. Il paroît que M Parangon, en passant, lui aura fait part de notre mariage, sous le sceau du secret; car il nous a donné de très-belles instructions sur les devoirs des époux. La maniere dont nous l' écoutions lui a paru d' un bon augure; il a glissé quelques louanges fort délicates à Mademoiselle Manon; elle, en rougissoit néanmoins avec grace, et pour me cacher son trouble, elle m' a prié d' aller lui cueillir une fleur fort belle pour la saison, qui subsistoit encore à quelque distance. Je ne sais ce qu' elle a demandé au bon pere; mais comme je me rapprochois, j' ai entendu qu' il lui répondoit: il ne le faut pas absolument . Ce sera quelques cas de conscience qu' il décidoit. Manon m' a quité presqu' aussi-tôt; le bon religieux est allé à vêpres, et moi j' ai couru chez la tante de Madame Parangon. J' ai trouvé ma soeur et sa nouvelle protectrice seules d' un côté; Bertrand avec la bonne dame Canon de l' autre, qui s' entretenoient paisiblement. On m' a dit que j' avois fait attendre long-temps. J' ai réponduque le p d' Arras étoit venu nous joindre dans le jardin. Cette réponse a paru satisfaire-. Eh bien, mon cher Edmond, m' a dit la bonne dame Canon, comment vont les progrès? -ils sont lents, madame-. Pas en tout, mon enfant: mais prenez garde au pot au noir! Chacun a ses vues. quand le chat a méfait, il met de la cendre dessus. Le moineau fait son nid dans ceux des hirondelles. le coucou pond son oeuf dans le nid de la verdiere. Qui nous flate, nous veut tromper. La défiance est mere de sûreté . M' entendez-vous? -très-parfaitement, madame; tout ce que vous dites-là est bien vrai; car ce sont des proverbes-. écoutez ma niece, c' est une brave femme; entendez-vous? écoutez-la... ma foi oui! à dix-huit ans, un garçon comme vous s' aller brider! Il fait beau voir marier les enfants! Allez, femme est marchandise trompeuse: qui n' en a point, s' en point; et qui en prend s' en repent . J' ai été femme (car on ne l' est plus à mon âge), et je les connois; elles vous gourent ces pauvres hommes! Hum! Les serpents! Tenez, j' en ai connu, et j' en connois encore-... heureusement, Madame Parangon et ma soeur l' ont interrompue en s' approchant, sans quoi j' allois encore essuyer un déluge de proverbes. Il paroît que le secret de mon mariage a transpiré, qu' on en a bien parlé depuis l' arrivée d' Ursule, et qu' on le désapprouve. Ce qui me console, c' est que notre soeur ignore qu' il doit se faire si promptement. Cependantj' éprouve une peine bien sensible; c' est que Madame Parangon voit que je déguise avec elle. Cette pensée-là me tourmente. Cependant j' attendrai le retour de M Parangon, avant que de rien hasarder. Voilà bien des nouvelles, mon cher Pierrot; et nous ne sommes pas au bout. Je prévois des tracasseries. Mais je suis bien décidé. p s. Ursule est restée chez Madame Canon, où Madame Parangon veut qu' elle demeure.
Lettre 25. Pierrot à Edmond.
finesse de M Parangon. comme je vois par tes lettres, qu' on ne se sert plus de nos préambules ordinaires. je vous écris ces lignes, et autres; par ainsi, je les supprimerai des miennes. à peine, mon cher Edmond, étois-je de retour chez nous, après avoir conduit Ursule et Bertrand jusqu' au-dessus de la colline, que nous avons vu arriver ton maître, le bon M Parangon, qui est venu lui-même pour presser notre pere et notre mere de partir dès demain avec lui, à l' effet d' accomplir ton alliance avec Mademoiselle Manon: vous aurez un ban dimanche, et dispense des deux autres, pour êtremariés de mardi en huit. Et c' est ce qui fait, mon cher frere, qu' à leur insu je t' envoie celle-ci par Georget, afin que tu le surprenne, en allant au-devant d' eux, jusqu' aux bois. Notre pere sera à cheval, et notre mere sera sur sa monture ordinaire; car les chevaux qui ont mené Ursule dans la voiture couverte seroient trop fatigués, n' arrivant que ce soir; si bien que notre mere pourroit être incommodée durant quatre lieues, qu' il y a sans village, si je n' y avois pourvu: je te dirai donc, que j' ai fait faire un berceau de coudriers et de jeunes charmes, avec des branches de vignes garnies de fruits, que j' ai coupées; et ce berceau est à la corne du bois de la Provenchere , tout justement à l' endroit jusqu' auquel je te conduisis, quand tu fus demeurer à la ville: car du depuis, cet endroit-là m' a toujours causé comme un attendrissement qui me fait peine et plaisir tout-à-la-fois. Demain, dès le matin, j' y ferai porter une jolie petite collation; et ceux qui l' auront portée s' en iront, dès que tu seras arrivé, par un autre chemin; et toi, tu te tiendras assis à l' entrée du berceau; et lorsque notre pere, notre mere, et M Parangon approcheront, tu joueras sur ta flûte, cet air que notre mere aime tant. Ils seront bien surpris; je ferai l' étonné comme les autres; et quand ils verront tout ça, ils auront bien de la satisfaction, et ils feront dans ces pauvres campagnes un agréable repas. Mon cher frere, je n' ai qu' un regret, c' est de ne pouvoir être témoin de ton mariage.Il faut que je gouverne la maison en l' absence de notre pere, que je veille au vin nouveau, et que j' avance la semaille des bleds; nous sommes dans le temps de l' année le plus à ménager, comme tu sais bien; puisque si on laisse échapper un beau jour, on n' est pas sûr de le ratraper. Mais en ma place, j' ai obtenu de Marie-Jeanne qu' elle seroit à ta noce; et son pere et sa mere l' ont bien voulu, parce que je n' y vas pas, et qu' on ne pourra faire aucun discours dans le pays sur son compte. Tu auras aussi tous nos freres et soeurs en état de faire le voyage; mais, à l' exception de Christine et Marianne, ils ne partiront que l' avant-veille de ton beau jour: notre pere a nommé nos freres Georget et Bertrand; et outre nos soeurs Christine et Marianne, Brigite, Marthon et Claudine: il ne restera donc avec moi, qu' Augustin-Nicolas, et le petit Charlot, avec Babette et la petite Cathiche, qui sont fâchés, on ne sauroit dire combien; ils vont flatter notre mere, ils pleurent, ils emploient toutes leurs petites manigances; ils ont même été prier M Parangon, qui a bien voulu intercéder pour eux. Mais notre pere, de ce regard un peu sévere que tu connois bien, a tout-d' un-coup fait cesser tout ce trémoussement-là. Nous irons tous reconduire notre pere et notre mere jusqu' à mi-chemin, là tout justement où est le berceau, à l' exception de Georget, qui s' est offert à garder la maison à ma place: tu sais qu' il est la bonté même, ce pauvre Georget. S' il faut tele dire, mon Edmond, malgré leurs justes et leurs habits de village, je ne crois pas qu' on trouve Marie-Jeanne et nos soeurs mal à la ville. M Parangon ne peut se lasser de les admirer; il dit sur-tout qu' il se meurt d' envie de voir Ursule. Je te souhaite, mon ami, l' accomplissement de tous tes desirs, et j' embrasse ta chere prétendue; en te recommandant bien Marie-Jeanne, et ainsi qu' à Ursule; car vous savez comme elle est timide. Il ne nous manqueroit rien demain, si Mademoiselle Manon se trouvoit sous le berceau; mais cela ne seroit pas proposable.
Lettre 26. Le même jour que la précédente. M Parangon à Mlle Manon.
voici ce qu' il préparoit à mon frere. ma démarche a réussi le mieux du monde, et ces bonnes-gens-ci font tout ce qu' on veut, lorsqu' ils croient voir l' intérêt de leurs enfants. Eh bien, petite boudeuse, suis-je de parole? Il est vrai, et j' en conviens, je ne fais que remplir un devoir; mais enfin, la maniere et le feu que j' y mets ne méritent-ils pas de la reconnoissance? Je n' emploierois pas ce mot, qui semble porter l' idée d' un reproche, si je ne m' appercevois depuis quelque-temps d' une réserve bien froide à mon égard. Je ne crois pasqu' une fille aguerrie comme ma jolie cousine, ait laissé prendre son coeur par l' étourneau que nous engluons si bien. En tout cas, il faut que l' un n' empêche pas l' autre; tu m' entends de reste. Un avis que je te donne, et qui n' est pas à négliger, c' est de venir au-devant des bonnes gens; cela ne se doute pas des convenances, ils seront comblés; nous nous en emparerons, afin qu' ils ne voient qu' en temps et lieu la fiere Junon : ta séduisante figure achevera de les mettre dans nos filets, sans parler de ton propos mignard et de ton petit air prude, qui te rend à croquer aux yeux des gens du monde, mais qui subjuguera bien davantage encore des gens de campagne. J' ai mis ordre à ce que tu sais pour dépêcher la célébration: mais le diable est bien malin, et les femmes encore davantage (soit dit sans t' offenser), et tu le sais par expérience; tes charmants petits tours surpassent les plus fins si bien racontés par Boccace et Lafontaine . Voilà ce que je crois à propos de faire. La maman est toujours furieuse, n' est-ce pas? Ma foi! Tant pis pour elle! Cependant c' est une bonne femme; elle ne fait qu' un bruit sourd, et elle dévore ses larmes devant le monde. Adieu, poulette: mais un peu plus d' ouverture avec moi: un joli polisson n' est pas fait pour me chasser de ton coeur. p s. sa soeur Ursule est à la ville; tu l' auras vue sans doute: on loue beaucoup icila figure de cette petite ourse . (passe-moi la mauvaise pointe sur son nom, qui signifie précisément cela): on la dit la mieux des filles d' ici, qui toutes sont fort bien.
Lettre 27. Pierrot à Edmond.
son changement commence à me frapper. il n' a pas été en être, que j' aie pu te dire un mot à notre rencontre; et partant j' y vas suppléer par celle-ci. Et d' abord, je commence par te témoigner ma surprise (bien agréable) d' avoir trouvé Mademoiselle Manon sous le berceau, avec madame sa mere et mademoiselle sa soeur: mais ce que je ne conçois guere, c' est que ces dames n' ont pas vu notre Ursule! Quand elles l' ont dit, je n' avois pas encore ouvert ta lettre, que je n' ai reçue que là; et du depuis que je l' ai lue, je ne suis pas moins étonné, mais d' une autre façon. Qu' est-c' qu' ça veut dire, et qu' est c' qu' c' est donc que Madame Parangon veut manigancer? Et toi, tu cedes comme-ça à une femme qui ne t' est de rien? Est-ce que ça n' auroit pas convenu qu' Ursule fût venue avec ces dames, au-devant de nos pere et mere? Le jugement t' a là manqué, mon Edmond. Et puis je t' ai trouvé l' aircomme dédaigneux et nonchalant; c' étoit ta prétendue qui te faisoit toutes les avances. T' as pourtant vu le contentement de notre bonne mere; comme elle la carressoit; comme elle l' a appellée sa chere fille; comme elle ne la pouvoit laisser s' éloigner d' elle? T' as bien vu comme cette bonne et belle demoiselle a caressé Christine et Marianne, et comme elle leur a fait de jolis compliments; et comme notre pere l' écoutoit d' un air riant et satisfait, lui qui ne souffre pas volontiers toutes ces petites drôleries-là. Quand Mademoiselle Manon t' a demandé, pourquoi elle n' avoit pas vu Ursule, qu' as-tu répondu? Un regard langoureux, voilà ta réponse; et pourtant elle s' en est contentée. Elle a même répondu pour toi à notre pere, qui te faisoit la même demande. Sais tu que je t' ai trouvé bien changé? Tu es toujours aussi franc, tes lettres en sont la preuve; mais tu ne le parois plus tant. C' est l' influence de la ville apparemment, et ça n' est pas ta faute. ô mon Edmond! Reste toujours comme je t' ai vu; ne change pas, mon Edmond; quand on est bien, on ne peut changer qu' en mal. Je suis rustique, moi, grossier; mais vertugié, vois-tu, je veux être bon frere, bon mari, bon fils, et un jour un bon pere. Voilà les douceurs que je débite à Marie-Jeanne. Je ne loue jamais sa figure; quand il n' y auroit point de miroirs, une femme sauroit toujours mieux que personne ce qu' elle a de joli; mais je lui prends la main, et je ne la baise pas aumoins, comme tu faisois, et je lui dis: -Marie-Jeanne, tu me parois bien soigneuse, tu seras bonne ménagere quand nous serons ensemble; tu aimes ton pere et ta mere, tu aimeras bien ceux qui viendront de toi, et ils t' aimeront bien, et tu en feras de bons sujets: nous serons toujours de bon accord, car tu es douce, et je ne suis pas méchant: tout me revient en toi, Marie-Jeanne, des pieds à la tête; ce n' est pas que tu sois plus jolie qu' une autre; mais tu es propre, et tout te va: tu es un peu délicate pour le manger, tant mieux, ta famille en sera mieux nourrie: tu ne saurois voir battre un chien, tu éleveras doucement tes enfants, par réprimandes tempérées de bonté, et tu les engageras à bien faire par ce petit sourire gracieux que tu fais à présent: tu es un peu dévote; c' est bien fait; je ne le suis guere, moi; mais j' aime le bon Dieu, et le prie matin et soir, pour mon pere, ma mere, mes freres et soeurs, pour moi ensuite, et je ne t' oublies pas: tu n' aimes pas les prêtres; t' as raison; une femme doit regarder ces gens-là sans leur parler, et leur parler sans les regarder ; ce qui veut dire, les voir à l' autel, et leur parler à confesse: si bien donc, Marie-Jeanne, que nous serons bien ensemble tous deux-. En finissant ces paroles, je la laisse, et je la vois, quand je m' en vas, qui me regarde tant qu' elle peut; et si je me retourne tout-à-fait, elle baisse les yeux, et devient toute honteuse. Tout ça ne te paroîtroit plus rien, à cette heure,à toi, que tu as tâté de la friandise des villes; et voilà comme vous rebronchez la pointe de votre sensibilité dans ce pays-là. Quant à toi, mon Edmond, ton bonheur m' a paru grand et beau; et il ne s' agit plus que de le bien mériter; et c' est ce que j' espere de toi. Je te prie de m' instruire de tout, et sur-tout de ces petites manigances de Madame Parangon, dont je ne vois pas la fin; si ce n' est que je soupçonne Tiennete de quelque trigauderie. Songe principalement que ta femme va être plus pour toi, que tous les amis et que toutes les amies du monde. J' oubliois de te dire un mot du bon p d' Arras: qu' il soit ton ami, entends-tu, et pas celui de ta femme; quand elles sont comme Mademoiselle Manon, ça trouble les méditations d' un moine, quelque pieux qu' il soit; vois-le donc chez lui, et pas chez toi: voilà mon mot. Adieu, mon cher frere: écris devant et après que tu seras marié, à ton bon ami, pour la vie.
Lettre 28. 19 octobre. Edmond à Pierrot.
il a des pressentiments de quelque tromperie. dans un violent orage, mon cher aîné, les branches des noyers plantés sur la cime d' un tertre , sont moins agités que mon espritet mon coeur; des pressentiments secrets m' empêchoient déjà de me livrer à la joie lorsque je te vis sous le berceau. Il me semble que tout se fait pour moi d' une maniere différente qu' aux autres mariages. Mes parents arriverent vendredi, j' eus un ban dimanche, et mardi je serai marié par dispense! Notre pere et notre mere ont à peine le temps de me dire un mot; ils sont obsédés, soit par le p d' Arras, soit par M Parangon ou par M Gaudet. Nos freres et soeurs qui viennent d' arriver sont dans une jolie maison du fauxbourg, appartenante à la mere de ma prétendue, mais où ils ne peuvent voir personne que la famille de Madame Palestine: bien plus, je ne vois pas Madame Parangon; son mari l' a fait partir pour la campagne; elle a emmené Ursule, et nos chers pere et mere ne demandent plus à voir ni cette dame, ni leur fille, comme les deux premiers jours; Tiennete même est avec sa maîtresse. Il y a quelque chose là-dessous qui m' inquiete et me trouble; dès que ma chere Manon me laisse à moi-même, je tombe dans une mélancolie quasi insurmontable... faut-il te l' avouer? Votre maniere d' aimer, à Marie-Jeanne et à toi, me fait envie. Je l' ai sous les yeux en t' écrivant, cette charmante fille, qui doit être bientôt ma soeur: je lui dis que je t' écris... il faut que je l' engage à mettre un mot de sa main... elle ne l' ose pas. ô pudeur aimable! Elle refuse un mot, quoique je l' assure qu' il donnera un nouveau prix à ma lettre; mais ma mere vientd' entrer, qui le lui commande: lis donc, cher frere, et baise ces traits chéris: Pierre, excusez-moi si je vous ose écrire, mais c' est votre bonne mere qui l' a voulu, et je le fais par pure obéissance. Vous êtes tout seul à présent, et vous avez toute la peine: ménagez-vous, je vous en prie, car je sais comme vous êtes, et comme vous vous tuez de travail. Votre bonne mere n' est plus là pour voir si vous avez chaud en arrivant, pour vous donner un verre de vin, et vous faire changer. Il ne me convient peut-être pas d' en tant dire; mais si je suis bien-aise qu' on me commande de vous écrire ces lignes, c' est principalement parce que j' ai l' occasion de vous mander ça. Je vous salue, Pierre, et vous souhaite un beau temps; car ça rend les travaux moins rudes de moitié. Marie-Jeanne C. Je croyois, mon ami, que le billet seroit plus doux... ah! Que dis-je! Dans quels termes faudroit-il qu' il fût conçu pour être plus obligeant! On ne t' y parle que de toi! Le p d' Arras est venu m' interrompre; il nous a tous menés faire un tour de promenade; ensuite il nous a conduits dans son couvent, et les femmes sont entrées dans le jardin, avec la permission du gardien: on nous y a servi une collation. Je suis, en vérité, confus de toutes ses bontés. Il doit souper cesoir avec nous. Il nous a dit mille choses à l' avantage de ma prétendue; et nous l' écoutions tous avec bien du plaisir. En revenant, il m' a parlé en particulier, et m' a entretenu sur des choses que j' avois toujours envisagées sous un point de vue bien différent. Il a été question de la jalousie; il m' a cité des coutumes de certains peuples, qui sont tout-à-fait singulieres; et il assaisonnoit ces traits historiques de raisons si palpables, que je sentois bien que le bon-sens étoit pour lui, quoique cela me répugne encore un peu. M Gaudet, qui est très-savant, et qui a une belle bibliotheque, m' a promis de me faire lire l' ouvrage que citoit le pere. Durant cette conversation, et comme nous traversions le chemin de Seignelai, (où est Madame Parangon, avec Ursule et Tiennete) un jeune homme a passé près de nous: il m' a fixé d' un air de connoissance, et en s' éloignant, il s' est retourné deux ou trois fois pour me regarder. J' ai été sur le point de le suivre, pour lui faire quelques questions, mais la considération que je dois au p d' Arras m' a retenu. à notre retour, ma prétendue est venue prendre notre mere et nos soeurs, et elle les a menées chez sa mere. J' ai profité de ce moment pour achever ma lettre, et m' entretenir avec moi-même dans la solitude; car j' ai besoin de me recueillir un peu.
Lettre 29. Le lendemain de la précédente. Le même au même.
il découvre la tromperie qu' on lui veut faire. lis, mon frere, lis, et si tu le peux, commande à ton indignation: pour moi, je m' abandonne à tous les mouvements que la rage peut inspirer... lis: lettre de Mad Parangon à Edmond. il n' est plus temps de dissimuler, monsieur; le silence, dans les circonstances où je vous sais, deviendroit un crime pour moi. On vous trompe; on veut vous déshonorer: Manon (que le secret que je vous dévoile ne passe pas vos levres) Manon est enceinte... elle l' est... de mon mari. Voilà quelle est la cause d' une précipitation qui, sans doute, a dû vous surprendre. L' on m' éloigne, parce que je suis instruite, et qu' on n' ignore pas combien je m' intéresse à vous. On ne demande plus Ursule, parce que ma conduite avec elle, et notre intimité, fait présumer que je ne lui cache rien. Tiennete, que je fais déguiser, afin qu' [elle puisse parvenir jusqu' à vous, doit vous ] détailler le reste: croyez cette estimable fille; elle ne vous révelera tout ce qu' elle sait de Manon, que parce que je le lui commande. Mais dissimulez; ne déshonorez pas ma cousine dans l' esprit de vos parents; je veux vous sauver, et non la perdre. Je vous réserve un parti plus avantageux, pour un temps plus convenable à votre établissement; c' est une jeune personne que vous aimerez; j' en suis sûre. Que ce doux espoir vous tranquillise. je vous aime, vous et votre soeur, autant que moi-même. Portez-vous bien, mon cher Edmond. Ursule vous embrasse. Faites tout ce que Tiennete vous dira; mais défiez-vous d' un M Gaudet, cousin de Manon, qui ne se cacheroit pas de moi, s' il avoit des vues droites. mon cher frere, tout-à-l' heure, quand je suis sorti seul, le jeune homme que j' avois vu passer, et qui cherchoit apparemment à s' introduire, m' a remis ce billet. Il m' a dit de me trouver demain, de grand matin, à l' arquebuse. C' est Tiennete, et je ne l' ai pas reconnue! Adieu. Je t' envoie celle-ci, avec celle d' hier, par le regrattier, qui part sur le champ. à demain pour le reste.
Lettre 30. Le même au même.
il est détrompé sur le compte de Tiennete, et reconnoît celle qu' il a vue avec son maître sous les habits de cette fille. heureux aîné, la respectable Marie-Jeanne te met à l' abri des périls que je viens de courir, et dont je frissonne encore. Hier, à six heures, j' ai été à l' arquebuse. J' y ai trouvé le jeune homme, ou plutôt Tiennete. L' air morne, l' oeil égaré, je m' avance, environné d' un nuage de honte. -quoi! Tant d' abattement pour la perte d' un objet que vous n' aimez pas (a dit Tiennete en m' abordant)! Je l' ai regardée avec surprise: -non, vous ne l' aimiez pas, (a-t-elle repris); sa jeunesse et sa coquetterie vous éblouissoient; voilà tout. Croyez-moi, vous aimez ailleurs... venez, qu' on vous parle en sûreté; passons derriere cette double haie, nous n' y serons point interrompus... j' ai lu dans votre coeur, Edmond; il y a long-temps que vous êtes refroidi pour moi. Vous avez conçu des soupçons injurieux; mais mon seul intérêt n' auroit jamais pu m' engager à les dissiper, à vous raconter un tissu de scélératesses et d' infamies... il faut prendre les choses à leur origine.Histoire de Tiennete. Je suis d' Aval, comme vous savez. Lorsque le pere de M Loiseau quitta Clam pour se fixer dans notre ville, il avoit deux fils et une fille; cette derniere devint mon amie, et fut la cause de tous les désagréments que j' éprouvai. En voyant tous les jours la soeur, je ne tardai pas à devenir familiere avec le frere aîné. Ce jeune homme avoit reçu la meilleure éducation; il avoit toujours vécu dans le grand monde, soit à Dijon, soit à Paris: malgré sa jeunesse, il étoit gouverneur du fils d' un président de la premiere de ces deux villes. Son éleve mourut, et il revint à la maison paternelle. Un caractere plein de douceur, un coeur sensible, des moeurs pures, le distinguoient des autres jeunes gens: mon pere et ma mere l' accueilloient; mais dans le temps que nos coeurs étoient déjà liés, sans que nous y eussions songé, Thérese Loiseau eut une foiblesse déshonorante avec un commis aux aides. C' étoit un libertin, qui s' éloigna dès qu' il sut l' état de sa crédule amante. Vous savez comme on est dans nos petites villes: mes parents, et sur-tout mon pere, me défendirent de voir qui que ce fût dans cette famille. Je l' avouerai, à ma honte, je ne me sentis pas la force d' obéir: l' on en eut chez nous quelques soupçons, et l' on se détermina, sans m' en prévenir, à me marier avec le premier qui me demanderoit. Je ne voulois être à personne; mais quand j' aurois été plus disposée à la soumission, ce fut le plus haïssable des hommes qui se présenta. Je l' appris indirectement, et je résolus de fuir, non pour me donner à M Loiseau, mais pour éviter à ce que j' abhorrois. Loin d' y applaudir, mon amant combattit d' abord ma résolution, et ne se rendit qu' à la nécessité. Après avoir quitté la maison de mon pere, je demeurai huit jours dans un village écarté, où je feignis d' être malade; j' attendois, pour en partir, le signal que M Loiseau devoit me donner, que ceux qui avoient suivi mes traces étoient de retour. Lorsque j' arrivai dans cette ville, j' étois inconnue à tout le monde, comme tout le monde m' y étoit inconnu. Je descendis à une hôtellerie obscure, dont le maître, nommé Tourangeot , avoit été tartare dans les troupes, puis domestique de M Parangon, qui l' avoit toujours beaucoup aimé: je vous dirai même que, pour preuve singuliere d' affection, il lui avoit fait épouser une servante-maîtresse, qu' il avoit aimée avant son mariage. Je dis à l' hôtesse (cette même femme qui avoit appartenu à M Parangon) que je venois pour entrer en service. Dès que j' eus fait cette ouverture, que mes habits et ma façon n' annonçoient guere, on prit avec moi un air fort libre. Le soir, je voulus me coucher de bonne-heure; l' on me dit d' attendre un peu, que je souperois à table d' hôte: jene voyois point d' étrangers, j' y consentis; mais comme on alloit se mettre à table, je vis entrer un homme de la ville, qu' on accueillit beaucoup. Il dit qu' il seroit des nôtres, et sa place fut à côté de moi. Je ne tardai pas à m' appercevoir qu' on me prenoit pour une jeune avanturiere; je fus pénétrée de confusion, et dès que j' entendis commencer les propos libres, je voulus me lever et me retirer. M Parangon (car c' étoit lui) me prit entre ses bras pour me retenir. Je me débattis avec tant de courage, que je m' échappai, et que j' évitai ses impudentes caresses. Jugez dans quel embarras je me trouvois! L' hôte et l' hôtesse me tournoient en ridicule sur mes craintes et mon humeur sauvage: ils ajoutoient grossiérement que je n' avois pas l' air d' avoir toujours été si farouche; qu' au reste, on ne me diroit plus rien. Je demandai ma chambre en pleurant. Je crus entrevoir que M Parangon faisoit signe qu' on pouvoit m' y conduire. Je tremblois dans cette maudite maison. Heureusement, on m' avoit donné, pour m' éclairer, une lampe remplie d' huile; je résolus de veiller toute la nuit, et de me barricader dans ma chambre. La précaution n' étoit pas inutile. Sur les onze heures du soir, j' entendis un bruit sourd à la ruelle de mon lit. Je reculai de frayeur: mais ensuite, n' entendant plus rien, j' eus le courage d' y aller, pour me rassurer par mes yeux. En tirant un rideau, je me sentis saisie par des bras vigoureux, et la lampe me tomba des mains. Je poussai un cri perçant; rien n' arrêtale misérable, qui me porta sur le lit, où, par les violences les plus indignes, il s' efforça d' épuiser mes forces. Dans cet instant, on frappa rudement à la porte ordinaire de la chambre; le brutal qui me tenoit s' enfuit par la porte dérobée qui étoit à la ruelle. J' étois épuisée; à peine je pouvois me mettre à mon séant. Ce fut ce qui me sauva; j' eus le temps de réfléchir. Mon premier soin fut de pousser un verrou que je trouvai à la porte secrete; ensuite je déclarai que je n' ouvrirois à qui que ce fût, que je n' apperçusse le jour, puisque le scélérat qui m' avoit insultée venoit de fuir, et que j' avois pourvu à ma sûreté, en fermant les portes en dedans. On fut quelque temps sans me répondre, et je crus entendre deux personnes qui chuchetoient: enfin, l' hôtesse éleva la voix, pour me demander si je rêvois, ou si mes terreurs étoient réelles: elle m' exhorta sérieusement à dormir, et se retira. Il ne m' arriva rien le reste de la nuit. Le lendemain, je descendis sur les huit heures, lorsque j' entendis beaucoup de monde dans la maison. Je demandai à payer, pour changer de logis. L' hôtesse me fit des excuses; elle me dit que tout ce qu' on avoit fait n' avoit été que pour m' éprouver; qu' elle voyoit bien que j' étois honnête-fille, et que, pour me faire voir qu' elle étoit aussi honnête-femme, et détruire les impressions fâcheuses de la nuit, elle alloit me procurer une condition, ce qu' elle n' auroit pas osé faire la veille. -et afin que vous n' ayiez aucune défiance, (ajouta-t-elle) voilà l' adresse; allez vous présenterà la dame; informez-vous auparavant de sa renommée à toute la ville, si vous voulez, et vous verrez ce qu' on vous en dira-. Je pris l' adresse, et j' eus lieu d' être satisfaite de mes informations; de sorte que mon séjour dans cette maison, qui devoit me perdre, fit tout le contraire. Je me présentai chez Madame Parangon; il lui falloit une fille: la conduite de son mari venoit de l' obliger à renvoyer celle qui me précédoit; je convins; mais elle m' a dit depuis qu' elle ne m' arrêta qu' en tremblant. Voilà quelle est la premiere partie de mon histoire; je passe à la seconde. Mon étonnement ne fut pas médiocre, lorsque je servis à table, de trouver dans le maître de la maison ce même bourgeois, avec lequel j' avois soupé la veille dans une taverne: je ne savois encore rien déguiser, et dans le premier mouvement de ma frayeur, je crus devoir tout conter à ma jeune maîtresse. Cette vertueuse femme me répondit: -mon enfant, il faut être prudente; on ne doit pas tout dire; vous auriez pu vous conduire ici avec sagesse, et me laisser ignorer les écarts de mon mari: mais puisque le mal est fait, il ne s' agit plus que d' en tirer tout l' avantage que je pourrai. Je compte sur vous, Tiennete: vous m' avez tout-d' un-coup paru honnête, et mieux élevée que les filles de votre état; j' en attends plus aussi. Tâchez d' être long-temps avec moi; je n' aurois connu qu' une seule personne pour me servir, si... vous êtes aimable; j' aurai beaucoup de plaisir à vous avoir, et je tâcherai qu' il soit réciproque-.Tant de bonté me pénétra; je me sentis prête à lui ouvrir mon coeur: je pris une de ses mains, je la baisai, et mes larmes coulerent. -ma fille, me dit-elle, je ne sais que penser! ... seroit-ce donc vous qui seriez... levez-vous; un certain pressentiment m' annonce que vous êtes digne de mon amitié; mais connoissons-nous auparavant toutes deux; la prudence le demande-. Elle me quitta, parce qu' il vint du monde; et lorsqu' ensuite je fus seule avec elle, cette femme incomparable, qui avoit entendu parler de mon aventure, et qui m' avoit à demi reconnue, ne me fit pas une seule question pour achever de s' instruire. Quelques jours se passerent sans que M Parangon parût faire attention à moi. Ce calme apparent ne dura pas. Un jour que madame dînoit chez sa tante Canon, il vint me trouver dans l' appartement de sa femme. Il employa d' abord les promesses les plus séduisantes, et des offres avantageuses: ensuite il me dit, que si je changeois son amour en haine à force de refus, je pourrois bien m' en repentir. Je répondis, que je ne craignois rien, en faisant mon devoir. Depuis qu' il étoit entré, j' avois toujours eu les yeux sur la porte, pour m' esquiver, et le laisser seul; mais sa position me fermoit le passage. Enfin, dans un mouvement qu' il fit, pour venir plus près de moi, je réussis à m' échapper, et je restai dans le salon, où tout le monde passe, jusqu' au retour de madame. Il étoit furieux contre moi; car jene voulus pas exécuter quelques ordres qu' il me donna, et qui m' exposoient à retomber entre ses mains. Il s' en plaignit à sa femme, lorsqu' elle fut de retour: ma maîtresse feignit beaucoup d' étonnement, me gronda un peu, et le pria de me pardonner. Mais dès que nous fûmes seules, elle me dit: -je vois tout, ma fille: tu es faite pour moi: ne m' apprends rien de M Parangon; mais parle-moi de toi-même: qui sont tes parents? -je rougis à cette question-. Crains-tu (reprit-elle) de me confier tes secrets? -moi, madame! (lui répondis-je) ah! Vous allez tout savoir-. Effectivement, je lui avouai tout ce que je viens de vous raconter à vous-même. Elle blâma la hardiesse et l' inconsidération de ma démarche; mais avec tant de réserve, que je sentis bien plus sa bonté que mes torts. Je lui montrai une lettre de M Loiseau qui devoit arriver dans quelques jours, de l' aveu de ses parents, avec toutes les précautions nécessaires pour ne donner aucun soupçon de notre intelligence-. C' est dorénavant, ma fille (me dit Madame Parangon) que tu me prouveras que tu es digne de mon estime, en ne voyant jamais ton amant seule à seul; il faut t' y engager? -je n' hésitai pas à le promettre; et je n' y ai manqué qu' une seule fois, et dans une occasion où des raisons importantesm' y obligerent: ce ne fut pas même une entrevue, puisque je ne lui dis qu' un mot pour l' engager à venir sur le champ dans une maison où sa présence étoit nécessaire. M Loiseau arriva: mon aimable maîtresse le vit, et elle approuva mon choix: elle fit plus, elle se chargea de tranquilliser mes parents, en leur marquant que j' étois dans une maison honnête, dont la maîtresse, devenue mon amie, seroit une caution suffisante de ma conduite, dès que cette dame voudroit se faire connoître. J' ajoutai de ma main quelques lignes à cette lettre; je leur demandois mille pardons de ma fausse démarche, et je leur promettois devant Dieu de ne jamais rien faire d' indigne de leur sang, et de l' éducation qu' ils m' avoient donnée. J' appris de M Loiseau que mes parents avoient montré cet écrit à tout le monde, et qu' il avoit beaucoup diminué l' amertume de leur douleur. Ce fut dans ces circonstances que la mort d' un parent fort riche, dont elle est unique héritiere, obligea madame d' aller à Paris. Dès qu' elle en eut la nouvelle, elle m' appella: -mon enfant, me dit-elle, il ne seroit pas prudent de laisser un tendre agneau, sous la dent du loup affamé: je vais partir; comment ferons-nous? Si je t' emmene, il en connoîtra le motif; si je te laisse, je t' expose: je voudrois bien trouver un biais pour ne point marquer de défiance, et cependant te mettre à couvert-? Elle réfléchit un moment: -je crois l' avoir trouvé (ajouta-t-elle); ma cousine Manon est une fille sensée,quoique fort jeune, et qui sait mener lestement mon mari, lorsqu' il s' avise de s' émanciper; je vais l' engager à tenir ma place durant mon absence; vous ne vous quitterez jamais, et M Parangon n' osera manquer ni à l' une ni à l' autre... je ménagerai tout par-là... oui (poursuivit-elle), ce parti est le seul raisonnable; me voilà presque tranquille. Manon est un peu haute; tu pourras avoir quelque chose à souffrir... je lui dirois bien deux mots; mais gardons nous-mêmes notre secret; dans la position où tu es, les bonnes façons trop marquées seroient dangereuses, parce qu' elles feroient faire attention à toi-. Tout s' exécuta comme madame l' avoit projetté. Ma respectable amie partit. Que je la pleurai! ... Mademoiselle Manon me fit passablement d' amitiés les premiers jours, et nous étions inséparables; mais insensiblement je la vis changer, et se refroidir; elle commença de me laisser seule, contre ses promesses à madame. Un jour M Parangon en profita pour me renouveller ses infâmes propositions; il osa m' enfermer, et se permettre des discours libres, qu' il me forçoit d' entendre. Je ne sais à quel propos il alla me dire, que l' homme qui m' avoit tourmentée dans l' auberge ne cherchoit qu' à lui procurer un triomphe facile; et que si j' avois ouvert, lorsqu' on avoit frappé, sous prétexte de venir à mon secours, il ne seroit pas en ce moment réduit à desirer une chose dont il auroit joui dès ce jour-là. Durant ce discours,il employoit la ruse; il me disoit en riant, que pour le coup je ne pouvois échapper. Ma situation m' effraya: je me défendis en désespérée; mes cris l' étonnerent, mais ne le rebutoient pas; il s' efforça de les faire cesser par un moyen digne de lui. Il y réussissoit, et mon indignation en redoublant mes efforts, épuisoit mes forces, lorsque j' entendis Mademoiselle Manon tout essoufflée, qui crioit d' ouvrir. M Parangon se hâta de se remettre de son désordre. Il ouvrit. Mademoiselle Manon entra furieuse; je fondois en larmes. Elle accabla son cousin de reproches; elle osa me dire à moi-même, que je venois d' avoir ce que j' avois cherché-. Non, mademoiselle, m' écriai-je, non, je ne l' ai pas plus que je ne l' ai cherché; non, graces au ciel, et à vous, quoique vous me traitiez si durement, je ne vous en ai pas moins d' obligation. Mais je m' en vais; je ne resterai pas une minute ici-... je descendois vivement: Mademoiselle Manon courut après moi. Elle me représenta que j' allois faire un éclat fâcheux; que je devois attendre Madame Parangon, et répondre à sa confiance. Elle n' eut pas de peine à me persuader, mon coeur m' en disoit autant. Où trouver une maîtresse, une amie comme madame? Je me retirai dans une petite chambre, où je pleurai bien amérement les tristes effets de ma fuite de chez mes parents; jusques-là, je l' avois crue excusable; mais les suites qu' elle avoit eu déjà, et celles qu' elle avoit encore, m' en faisoient sentir toute la témérité." depuis ce moment, M Parangon ne me dit plus rien. La tranquilité renaissoit dans mon coeur: les froideurs de Mademoiselle Manon croissoient visiblement; j' y parus insensible; les dédains les plus marqués succéderent: elle s' attachoit à m' avilir. Que me faisoit tout cela? Ma véritable maîtresse m' estimoit; elle daignoit me l' écrire. Je ne parlois plus à M Loiseau; mais je le voyois, j' étois tranquille, presque sans remords. Vous arrivâtes en ce temps-là, M Edmond: je vis en vous, dès le premier jour, un jeune homme estimable par ses moeurs, fait pour être l' ami de M Loiseau et le mien. Vous aviez encore d' autres droits sur mon coeur; c' étoit madame qui avoit fait sonder vos parents par un huissier de V: elle vous avoit vu un jour sur le chemin de S, que vous conduisiez le troupeau de votre pere à la riviere, pour l' y faire laver; elle fut charmée de votre conversation avec de jeunes villageoises qui vous accompagnoient; elle s' informa qui vous étiez; et sur la réponse, elle souhaita de vous tirer du village, et elle en parla à m son pere. Vous imaginez qu' elle fut bien fâchée d' être absente lors de votre arrivée: elle m' écrivit d' avoir soin de vous dédommager de tout ce qu' on pourroit vous faire souffrir; et ceci vous donne la clef de mes procédés à votre égard. Mais d' un autre côté, votre aimable candeur fit un effet inattendu sur M Parangon et sur la cousine de madame: (si pourtant ils ne vous avoient pas mandé, dans les vues qu' ils comptoient rempliraujourd'hui.) les dédains que cette derniere vous montra, n' étoient qu' affectés; c' étoit une suite des conseils de M Parangon, auquel l' expérience n' avoit que trop appris combien les obstacles donnent de valeur aux objets. Mademoiselle Manon sentit pour vous un goût naissant; elle ne m' en fit pas mystere un jour de belle humeur, et me laissa voir qu' elle me craignoit pour rivale. Je crus devoir la rassurer. Mais quel fut l' effet de ce goût naissant? ... lisez ce billet: vous reconnoissez la main qui l' a tracé? il faut une fin, charmante cousine, aux rigueurs comme à toute autre chose: je n' ai pas voulu te le dire ce matin, quand je l' avois si belle, de peur de voir tes beaux yeux s' armer de colere; mais je te l' écris; et comme je vais dîner en ville, tu auras le temps de faire tes réflexions avant mon retour. Aussi, n' est-ce pas ta faute, si cette Tiennete me distrait encore de l' adoration que je dois à tes charmes? Tu n' avois qu' à me laisser l' autre jour, et je n' y songerois déjà plus. Je crois même que ce n' est pas elle que je convoite; c' est sa taille pincée; cet ajustement simple et charmant, si maussade sur les autres filles de son acabit, si appétissant, si mignon sur elle, prends-le, cousine; je t' en ai fait faire un de la même étoffe, que le plus joli de Tiennete, sous prétexte d' un bal; aie la complaisance de le mettre; tu effaceras cette fille. Que tu seras mignone! ... non, petite lutine, je n' aime que toi: ma belle indolente de femme, avec ses dix-huit ans, et ses grands yeux bêtes, ne m' a jamais inspiré la moitié de ce que je ressens pour toi: ta vivacité, tes petits transports, ta résistance, tout est enchanteur. ah! Ma chere Manon, tu es un trésor! ... abjure donc cette fatale réserve, qui jusqu' à-présent a tout gâté; ne crains plus, ma poulette, l' épouvantail ordinaire des filles, puisque nous avons une piece toute prête pour raccomoder ton honneur, si j' y faisois une breche visible; notre sot est tout trouvé... ma foi, l' épithete ne lui convient pas; il est neuf, mais pas sot; il pourra l' être un jour d' une certaine maniere, lorsqu' il aura servi à nos desseins. Le plus plaisant de tout cela, c' est qu' il est le protégé de ma femme: tu es bien sûre d' ailleurs que je ferai pour lui plus encore que je n' ai promis, à cause de ma charmante cousine. Adieu, poupone; je te reverrai dans trois heures, un peu gai, mais pas plus qu' il ne le faut pour l' amour. (tel étoit, mon pauvre frere, le billet que j' ai lu: c' est bien l' écriture de M Parangon, ce l' est bien: ô infâmie! ...) -lisez cet autre (a repris Tiennete: ) vous voulez qu' on vous passe tout, impérieux cousin... eh bien, j' y consens; mais... à condition que vous me répondrez de votre éleve et du consentement de maman: vous savez la tourner, et vous ne vous engagerez à rien que vous ne puissiez faire. Pour vous montrer que de mon côté je ne cherche qu' à vous traiter à votre maniere, je vous envoie ce billet par le réparateur; le ragoût sera piquant pour vous. Quant à l' assaisonnement que vous me proposez, je m' y prête d' autant plus volontiers, que je vois jour à détruire par ce moyen la Tiennete dans l' esprit du jeune homme. Il ne s' agira que des précautions à prendre pour être vus d' une maniere qui ne me commette pas. (oh! L' indigne créature! Je suis resté muet... je me souviens de l' avoir porté, ce billet abominable! ... Tiennete a continué.) " -voilà M Parangon et son aimable cousine: ils sont démasqués par ces deux billets, que madame et moi nous nous serions bien gardées de montrer à un jeune homme moins prudent que vous. Mais nous avons assez compté sur votre modération, pour croire que vous laisseriez à madame le soin de retarder, et de rompre ensuite ce mariage. Votre soeur sait tout; c' est elle qui, en temps et lieu, doit instruire vos parents. Permettez à présent, qu' après vous avoir fait une question, j' acheve de vous mettre au fait? Avez-vous vu ce qu' on se proposoit de vous faire voir? - j' ai répondu que je l' avois vu. -eh! Qu' avez-vous donc pensé de moi? -des choses (ai-je dit en rougissant) dont je vous demande pardon. -et dans ce moment, ayant réfléchi que j' avois une montre, que je croyois venir de mon indigne, je l' ai tirée, en m' écriant que je l' allois briser. -eh non, non, m' a dit Tiennete, en me retenant la main; vraiment, vous ne m' obligeriez pas... pour vous déterminer à la garder sans scrupule, il faut vous dire, qu' elle ne vient pas de celle que vous soupçonnez... en sortant de chez mes parents, j' avois une petite somme des présents que l' on m' avoit faits depuis mon enfance; j' en ai peu dépensé: vous témoignates un jour beaucoup d' admiration pour la montre de M Loiseau... vous êtes son ami, et, j' ose dire le mien; je priai madame de l' apporter pour vous... je n' en rougis pas; vous savez combien sont purs les présents de l' amitié; et ce qui doit vous rendre celui-ci précieux, c' est que ma somme ne fit que la moitié de la valeur; une personne digne de tout notre respectueux attachement, a fourni le reste. Mais revenons à ce que j' avois à vous dire " . " les deux criminels amants ne brûlerent pas, comme ils l' auroient dû, les billets que vous venez de lire: M Parangon laissa le sien dans son cabinet, avec d' autres papiers, et l' oublia: Mademoiselle Manon lui avoit remis l' autre, ou il l' avoit repris. Dans le même temps, madame m' ayant écrit de lui envoyer quelques paniers de fruit et du gibier, j' eus besoin de papiers pour arranger tout cela; j' en demandai à M Parangon; et dans ceux qu' il me dit de ramasser, les deux billets se trouverent par hasard. Je ne les vis pas; les paniers arriverent à Paris, et madame jetta ces papiers sans les regarder: mais les personnes chez qui elle étoit, les virent, et lui en parlerent en termes couverts; ces personnes d' ailleurs ne connoissoient pas Mademoiselle Manon, et ne se doutoient pas que ce fût de celle qui gouvernoit la maison. Mais, après que madame a été de retour ici, on a cru devoir lui renvoyer ces deux lettres. Jugez de son étonnement, quand elle a reconnu l' écriture de son mari et de sa cousine! De mon côté, j' avois eu diverses indices d' un commerce criminel entre monsieur et Mademoiselle Manon; mais je ne crus pas devoir en rien témoigner à madame. à son retour, elle a pénétré les desseins de son mari à votre égard, par quelques conversations qu' elle a entendues à la dérobée, entre lui et Mademoiselle Manon. Elle en a eu horreur, et ce n' est que depuis ces lumieres, qu' elle ne voit plus sa cousine de bon oeil; elle lui pardonnoit presqu' une foiblesse; elle ne sauroit excuser une tromperie aussi noire. Vous l' intéressez vivement, je vous l' avoue de sa part; mais lui fussiez-vous indifférent, odieux même, elle ne souffriroit jamais qu' on trompât un honnête jeune homme de la maniere indigne dont on se proposoit de le faire avec vous. Qu' un Tourangeot, une ame vile, épouse, en le sachant, la concubine de son maître, il avoit pour le faire une raison valable aux yeux d' un homme tel que lui; l' intérêt: mais vous, M Edmond, que le bonheur attend, si vous savez le mériter, vous deviendriez le voile méprisable dont on couvriroit une criminelle intrigue! ... non, vous ne serez pas avili jusque-là... calmez votre douleur; séchez ceslarmes, qui ne doivent être que de honte d' avoir été joué. Madame s' occupe d' un projet qui ne vous laissera ni regrets, ni confusion: une jeune personne plus belle... -seroit-ce la jeune Edmée (ai-je interrompu avec émotion? -en vérité, cette aimable fille seroit bien capable de vous dédommager; mais si j' en crois certains mots échappés à notre charmante maîtresse, c' est mieux encore. Vous ne devez pas voir sitôt le parti qu' on vous destine: on compte la placer avec la chere Ursule, et sous la conduite de Madame Canon, dans une maison estimable de la capitale, où madame est chérie: elles prendront là toutes deux, sans danger pour leurs moeurs, ces airs aisés qui vous ont séduit. Madame ne prévoyoit guere, lorsqu' elle vous fit cacher l' arrivée de votre soeur, que tout dût tourner de la sorte, et que vos parents fussent sur le point de venir: mais d' après son nouvel arrangement, Ursule doit se montrer tantôt, et madame tâchera de le faire approuver à votre pere et à votre mere: elle ne songe qu' à votre avantage, à tous deux; c' est le but de toutes ses démarches. Un motif puissant l' y détermine. -eh! Quel est-il? -madame n' a point d' enfants; elle est presque sûre de n' en jamais avoir; elle vous regardera comme son frere: c' est un parti pris, et que rien ne changera: M Parangon vous faisoit une donation conditionnelle, par le contrat de mariage avec Mademoiselle Manon, de la plus grande partie de son bien, dans le casoù il n' auroit pas d' enfants: madame fera plus encore, et si la mort l' enlevoit, vous seriez son légataire unique, sans que sa famille pût et voulût s' en plaindre. Aimez-la donc comme une soeur tendre; elle en a pour vous tous les sentiments. Bien loin d' être emportée contre sa cousine par la jalousie, le plus sincere de ses desirs, au sujet de son mari, seroit qu' il s' attachât à cette fille, puisqu' aussi bien elle a commencé de se manquer à elle-même: par-là M Parangon ménageroit sa santé, il éviteroit de folles dépenses, et toutes les suites du libertinage; elle-même se trouveroit tranquille: car elle le répete souvent, le bonheur n' est plus fait pour elle; c' est à la seule tranquillité qu' elle aspire. Je vous quitte: modérez-vous; dissimulez; obéissez à madame: si tantôt quelqu' un vous demande, sortez, et faites tout ce que l' on vous dira " -. Eh bien, mon frere? ... oh! Quel coupe-gorge, que ces villes que je commençois à tant aimer! Voilà donc mon digne maître! Quelle scélératesse! ... comme ce vil corrupteur de l' innocence tend des pieges à la simplicité! ... je veux que ma mere, que mes soeurs partent d' ici sur le champ; l' air impur qu' on y respire les souilleroit; Marie-Jeanne, par un plus long séjour, y deviendroit moins digne de mon frere. Mais, que dis-je! Madame Parangon, ou plutôt la vertu même, n' y habite-t-elle pas? ô séjour des contraires, affreux chaos, quand te débrouilleras-tu pour moi! ...je t' écris en attendant qu' on soit levé. Mon ami, viens chercher nos parents et ta maîtresse; accours; feins des malheurs; ments pour la premiere fois. Ursule, qui va paroître, découvrira tout en route à notre mere, et rompra mes indignes liens. Adieu.
SECONDE PARTIE Lettre 31. Pierrot à Edmond.
les femmes aiment la ville. voilà notre famille de retour ici, mon Edmond; et une lettre de Madame Parangon, qu' Ursule a remise, instruit de tout nospere et mere: mais nous sommes d' un troublement et d' un embarras que nous ne savons quasi cacher: car tout le monde nous demande si tu es marié; et à nos soeurs et à Marie-Jeanne, si elles ont bien dansé à la noce? Et on répond comme on peut. Il vaut pourtant mieux encore que ça soit comme ça, qu' à dire que tu sois attrapé si vilainement. Et ne m' en crois plus, quand je te dirai quelque chose; il falloit louer ce que j' ai blâmé, et blâmer ce que j' ai loué. Nos pere et mere sont dans le chagrin; et si tu le veux, je vois le moment où ils seroient tout prêts à changer d' idées, et à te reprendre chez nous: je n' attends que ta réponse pour leur en parler. à l' égard d' Ursule, ils ne veulent plus qu' elle retourne à la ville: et il faut que Madame Parangon l' ait déjà bien gagnée, car elle ne paroît pas contente, et je ne saurois croire que la ville lui ait plu en deux jours: au reste, il ne faudroit jurer de rien; suivant le peu que j' en ai vu, les villes sont le pays des femmes, et c' est comme disoit un jour messire Antoine Foudriat , notre curé, l' élément qu' il leur faut ; quand une fois elles en ont tâté, et qu' on les en retire, c' est comme le poisson qu' on jetteroit hors du vivier. Pour revenir à toi, mon Edmond, comporte-toi prudemment, à celle fin de ne te pas faire d' ennemis: prends les conseils du bon p d' Arras et de M Gaudet. Ursule est discrette; elle ne m' a rien dit à moi-même, parce qu' elle ne se doute pas que je suis au fait; et nos autres freres et soeurs ignorenttout. Je t' embrasse d' un coeur véritablement fraternel, et desire que tu sois bientôt avec nous; si pourtant c' est ton vouloir.
Lettre 32. 1 novembre. Edmond à Pierrot.
voici la premiere lettre où la sincérité manque en grande partie. non, cher aîné, je ne jouirai plus du bonheur de vivre à la campagne: le sort en est jetté; j' aime tout à la fois la ville, et je la déteste; ... mais je sens que je ne puis la quitter; ... c' est une chose impossible, à présent, et j' y suis pour toujours. En effet, m' y voilà retenu par mille liens, tous si forts, que rien ne peut les rompre. Si je cherche la cause de mon goût pour la ville, je la trouve dans la politesse, plus agréable que la cordialité; dans la grace des manieres; nos élégants de campagne ne sont ici que ridicules: il résulte delà, qu' on s' accoutume insensiblement à se mettre au-dessus d' eux; il y a plus, un homme de ville qui aura séjourné quelque-temps au village, semble à son retour reconnoître cette supériorité des citadins; il paroît plus timide, moins assuré, jusqu' à ce qu' il se soit remis au courant. Delà, cette invincible répugnance que l' on voit à tous ceux qui ont goûté de la ville, à retourners' abâtardir à la campagne; à quitter le rôle d' homme poli des villes, et les airs qui lui conviennent, pour redescendre au titre de campagnard, et participer à l' ignobilité qui en est le vernis. On ne sauroit croire combien un motif si foible en apparence, retient de jeunes gens, sans qu' eux-mêmes se doutent que si peu de chose les détermine. Ajoutez cependant aussi, que le séjour est plus riant, les objets plus agréables; que la faculté de penser y est plus fine, plus développée: (et c' est ici un grand point, mon ami, car la même façon de penser se communique, et dès qu' on l' a prise, on ne se plaît constamment qu' avec ceux qui l' ont; on dédaigne les autres; on est fatigué de sa supériorité). Tu me diras que les gens de ville ont plus de méchanceté; je te les abandonne: mais les raisons que je t' ai données sont fortifiées par une autre, qui a sa source dans le penchant le plus naturel et le plus doux; c' est que les femmes sont ici de belles fleurs, des especes de syrenes enchanteresses, qui donnent des plaisirs de mille genres différents: chez nous, l' on ne sent que le physique de l' amour; (c' est-à-dire, les plaisirs des sens) à l' exception de quelques coeurs délicats, tels que le tien, mon frere, on n' y connoît guere la tendresse: mais ici, le physique de l' amour et la tendresse ne sont que la centieme partie des délices connus que les femmes procurent. Il est ici des jeunes gens qui sont contents dès qu' ils se sont montrés, et que les belles de la ville les ont vu passer et repasser à la promenade:ils savent que ce plaisir est réciproque, et que celles dont ils veulent être vus, desirent de voir et de l' être: s' ils sont salués d' une jolie femme, c' est une gloire qui gonfle leur coeur, et le remplit le plus agréablement du monde. La société du beau sexe est ici charmante; l' entretien des femmes séduisant; leurs manieres ont une aisance, une légereté, tant de graces, que le temps s' écoule auprès d' elles dans une continuelle ivresse. Tu n' as pas d' idée, mon ami, des mouvements qu' excitent dans le coeur d' un homme, le sourire obligeant d' une jolie personne, un mot, un geste de familiarité devant une foule de rivaux, et mille autres choses que je tais, de peur que cette matiere ne soit pas de ton goût. Je reviens à ton offre. Je t' en remercie comme d' une preuve d' amitié; mais je ne veux point en profiter: ne demande donc plus pour moi un recours qui ne me rendroit pas heureux: je ne mérite quasi plus de vivre parmi vous; et si tu m' aimes autant que toute ta conduite me l' a prouvé jusqu' à ce jour, accorde moi un dédommagement que je desire avec ardeur, emploie tout pour qu' on me rende Ursule: sa présence m' est nécessaire, ses avis me seront utiles, sa société me garantira du besoin d' en chercher, et nous nous soutiendrons mutuellement. Je me trouve assez tranquille aujourd'hui, pour te continuer le détail de tout ce que tu ignores. Dès que Tiennete m' eut quitté, je retournai dans ma chambre, pour y réfléchir surce que j' allois faire. Après mille résolutions qui se détruisoient les unes les autres, je m' en tins à laisser agir Madame Parangon. à l' heure d' aller chez Mademoiselle Manon, je m' y rendis à l' ordinaire. Je la trouvai plus belle, plus tendre, plus intéressante que jamais; en ce moment, elle effaçoit tout ce que je connoissois d' aimable. Je baissai les yeux, mon coeur palpita; je la regrettai... je regrettai qu' elle ne me parût plus digne de mon attachement. Je me dis, on est dans une joie vaine, qui tout à l' heure va s' évanouir comme la fumée! Manon! Manon! ... elle excitoit au fond de mon coeur des desirs; son indignité ne les empêchoit pas de naître; je sentis même un aiguillon plus vif; je ne sais de quelle nature étoit ce mouvement-là; sans doute il n' étoit pas pur, car j' en rougis l' instant d' après; je le ressentis encore, et la honte le suivoit aussitôt. Je crois que c' est-là le commencement du crime; car je me disois, elle ne sera pas ma femme, j' aimerois mieux mourir, que de souffrir qu' elle devienne ma femme; et je la desire! Voilà ce qui se passoit dans mon interieur, lorsqu' elle m' aborda. Je ne lui dis pas un mot: elle m' entraîna dans une chambre particuliere. -vous êtes muet, aujourd'hui, me dit-elle en me prenant la main: regardez-moi? Je vois de l' inquiétude dans vos yeux, qu' avez-vous? ... qu' as-tu, mon cher mari-? Ce qu' elle prononça d' un ton si caressant, que je n' y pus tenir: mes larmes coulerent. Oh! Quelles larmes! Je n' en versai jamais d' aussi ameres. Si je ne t' eusse rien écrit, queMadame Parangon n' eût rien su, je me jettois dans ses bras, et je m' écriois, Manon, je sais tout, et je pardonne tout . Mais il ne dépendoit plus de moi. -qu' avez-vous, me répétoit-elle? Mon cher Edmond! Que vous m' effrayez! -ah! Mademoiselle, je suis bien malheureux! -ciel! -mademoiselle, je vous aimois. -qu' entends-je! Vous ne m' aimez donc plus! -il doit peu vous importer. -à moi, grand dieu! Peu m' importer, à moi! -mademoiselle, vous ne m' aimez pas; vous ne m' avez jamais aimé... -arrêtez... qui vous l' a dit, ingrat? -votre conduite: ma perte doit peu vous toucher: vous m' avez cruellement... mademoiselle, que vous avois-je fait, et quel intérêt aviez-vous à accumuler l' infamie sur un infortuné,... sur vous-même? -je vous laisse dire, je vous laisse patiemment enfoncer le poignard. -vous l' avez auparavant plongé dans mon coeur. -ah! C' en est trop! ... Edmond, je vous aime... je vous aime... -vous alliez me le prouver-oui, je vais vous le prouver. Je ne pouvois prévoir ce cruel entretien... je ne pouvois prévoir... je m' y perds! ... prenez ce papier; il ne manque que votre signature à la minute, qui est chez le notaire. Vous lirez ensuite cet écrit; je devois vous le remettre aujourd'hui même; le contenu le prouve, et que je voulois tout devoir à votre générosité. Edmond, je vous suis fidelle depuis que je vous aime: et si par malheur auparavant... mais lisez-.J' ai lu, cher frere, un acte par lequel la mere et la soeur de Manon me donnoient tout leur bien. Ensuite j' ai décacheté le papier que je vais transcrire. " quand tu commenceras à lire cet humiliant aveu, celle qui le fait, qui mourra de douleur, si elle ne te peut toucher, embrassera tes genoux; et cette posture lui convient (elle y étoit, cher Pierrot; je n' ai pu l' y souffrir.) elle n' auroit pas attendu jusqu' à ce jour à t' ouvrir son coeur, à te rendre maître de tous ses secrets, si des conseils étrangers, son inexpérience, et la crainte de te perdre ne l' en eussent empêchée. Oui, cher amant, mon sort est entre tes mains; tu peux me donner la vie ou la mort, l' infamie ou l' honneur. Je suis perdue sans toi; avec toi, je suis heureuse (si l' on peut l' être encore, même dans les bras de ce qu' on aime, avec un coeur que le remords déchire! ) cet écrit que je te donne, que je signe, où je vais m' avouer coupable, que ma mere et ma soeur ont signé comme moi, seroit ou ton assurance contre des rechutes, que tu peux regarder comme impossibles, ou le titre certain de ta vengeance, si je te donnois à l' avenir des sujets de plainte. Je te permets de le déposer entre les mains de celui de tes freres en qui l' on dit que tu as toute confiance, cacheté cependant, afin que je ne rougisse qu' à tes yeux. ô mon cher amant! Ne me hais pas; je suis à tes genoux comme un criminel, qui attend une sentence terrible.Laisse-toi fléchir aux pleurs que je répands... si je ne t' avois pas uniquement aimé; si ma tendresse pour toi, ne me faisoit pas te préférer à mon bonheur même, ton amante auroit pu se résoudre peut-être à chercher à te tromper. Mais elle ne peut vivre sans toi; un autre qui lui offriroit sa main, ne lui inspireroit que de l' éloignement. C' est toi seul qu' elle veut, ou la mort. Aie pitié de son desespoir... un autre... ô douleur! ô source intarissable de larmes... mais on n' a pas eu les prémices de son coeur; que l' amant qu' elle adore daigne l' en croire, tout indigne qu' elle en est! " " prête à m' unir à l' homme que j' aimerai toujours, ma conscience m' oblige, malgré l' avis de mes proches, à lui découvrir,... qu' on a triomphé de ma vertu, et que je porte actuellement les marques de mon crime... mais, s' il est assez généreux pour me le pardonner, j' espere faire en sorte qu' un jour il aura lieu de s' en féliciter: je l' adore, il le sait; les devoirs ordinaires d' une femme, ne seroient pour moi qu' une récompense; je veux les étendre au-delà des bornes prescrites, et m' imposer une dépendance qui me punisse et le dédommage. Ma mere et moi, nous voulons que cet écrit étende ses droits, et qu' il lui donne sur ma personne une autorité sans mesure; qu' il soit le maître, dès qu' il le voudra, et sans autre motif que sa volonté, de m' obliger à vivre soit à la campagne, dans ma ferme d' Etivé, soit dans un couvent, en payant une pension, la plusmodique qu' il se pourra, sur mon bien, que nous lui abandonnons en toute propriété. Mais s' il a l' indulgence de me souffrir auprès de lui, de me permettre de l' aimer, jamais il ne se verra d' amante plus tendre, plus fidelle, plus soigneuse de lui plaire, et d' épouse plus prompte à prévenir ses moindres desirs. Je le supplie de regarder comme la premiere marque de mon dévouement cet écrit que je lui remets. Fait à A ce 22 octobre 17... " signé de la mere et des deux soeurs. " p s. j' attends à présent mon sort, cher Edmond: prononcez: mais hélas! Que ce soit sans rigueur " . Aussi-tôt que j' eus achevé de lire, elle est venue dans mes bras; elle m' a pressé dans les siens: je ne savois où j' en étois: elle ne parloit pas; mais elle pleuroit; je pleurois aussi, plus touché de sa douleur qu' irrité de ses torts. Je lui ai dit enfin; -mademoiselle, je ne vous hais pas; je ne vous méprise pas; mais... -accable-moi de reproches (a-t-elle interrompu); je les mérite, cher Edmond: essaie ton pouvoir, abuse-en, si tu le veux, et connois jusqu' où peut aller mon amour. -M Parangon... -il m' a perdue, et tu peux me sauver: il est un monstre à mes yeux, je ne le verrai jamais. -vous m' avez raillé; vous m' avez fait porter un billet... -je ne désavoue rien... cher amant, je n' étois pas encore changée, et cependant cen' étoit point par le motif qu' ont pu me prêter celles qui t' ont instruit (car je les devine). - ah! Manon, qu' il étoit cruel d' être moi-même le porteur... -va, je te vengerai, de moi-même comme de mon complice. Aprends que l' indigne suborneur croit continuer... après notre union; qu' il m' aime, que j' ai tout effacé dans son coeur, et qu' il ne me cede que par un excès de tendresse: ce sentiment, qu' il ne croyoit pas fait pour lui, il l' éprouve, et c' est la premiere fois: je m' en sers pour le maîtriser, et l' obliger à nous servir; il le fait en enrageant, et comme ces méchants esprits que la puissance divine force quelquefois d' obéir aux justes... mon ami, si tu savois comment s' opéra son infame séduction, tu m' excuserois peut-être un peu... il me reste un rayon d' espoir... si tu le veux, tu peux me rendre le coeur de ma cousine; elle seroit désormais ma seule amie; je la verrois, et jamais son mari. -ma chere Manon, il n' est plus d' espérance; vous me voyez accablé de la douleur de vous perdre. -non, mon ami, ton coeur n' est pas assez dur; non... viens, mon amant; viens mon aimable mari-... elle s' est penchée sur mon sein. Nous avons été long-temps dans les bras l' un de l' autre; sa beauté m' y retenoit; la douceur de ses caresses rendoit à mon esprit sa liberté; il sembloit qu' elle le débarrassât de l' incertitude cruelle qui le resserroit auparavant; elle rendoit à mon ame son alégresse, à mes sens leur vivacité... ô Dieu! Quelle félicité je perds (me disois-je à moi-même! )que sont auprès de Manon toutes les autres beautés, sinon de belles peintures, d' admirables statues, qu' il faudroit, comme Pygmalion, prier l' amour d' animer de ce feu divin qui embellit la beauté. -serai-je à toi? (m' a-t-elle dit après un long silence). -Manon! Vous êtes ma divinité; vous vous jouez de mes irrésolutions. -je vous aurois touché! -vous avez plus fait. -ô bon jeune homme! Ton coeur est pur, ton ame est sensible: va je n' en abuserai pas. -abusez-en, si vous le voulez; Manon, mes jours, mon honneur, tout est à vous. -allons, mon charmant ami, courons dire à ma mere, que je te dois la vie! Viens, mon époux-! Nous nous sommes rendus auprès de Madame Palestine: là, différentes questions que l' on m' a faites, n' ont plus permis de douter, que je ne fusse informé de tout avant que Manon m' eût rien avoué. La maman et les deux filles se sont regardées quelque-temps en silence; ensuite Madame Palestine m' adressant la parole, m' a dit: -consentiriez-vous que dès ce moment on allât à l' autel, s' il étoit possible? -tout ce que vous voudrez, (ai-je répondu): je ne sais pas si je serai heureux, mais elle m' a dit qu' elle le seroit,et c' est assez-. Les remerciments de Manon ont été si tendres, qu' ils m' affermissoient dans ma résolution. M Parangon s' est fait entendre; Manon a prié sa mere de nous garantir de sa vue. Tout a été bientôt prêt. M Gaudet a fait les démarches avec moi; nous avons obtenu l' avancement qu' on demandoit, et le p d' Arras devoit nous donner la bénédiction, de l' aveu et en présence du curé: tout alloit se terminer; je souhaitois alors que celui qui venoit de ta part, chercher nos pere et mere, n' arrivât pas. Néanmoins nos démarches et nos apprêts avoient consumé du temps, il étoit près de onze heures: ma mere et mes soeurs étoient auprès de ma prétendue; l' on avoit envoyé avertir la famille, que des raisons imprévues obligeoient de précipiter les choses, quand un jeune inconnu, s' étant glissé jusqu' à Marie-Jeanne, l' a priée de m' avertir, dans le plus grand secret, que l' on vouloit me parler. Je suis descendu sans qu' on me vît; je m' attendois à trouver Tiennete, et j' étois bien déterminé sur ce que j' avois à lui dire: ce n' étoit pas elle. -que faites-vous, m' a-t-on dit! Allez-vous achever de vous perdre? Quoi! L' on vous marie, malgré ce que vous savez-? Au son de sa voix, j' ai reconnu Madame Parangon. -oh! Madame, c' est vous! Me suis-je écrié. -suivez-moi, a-t-elle continué; venez m' expliquer cet inconcevable mystere: vous épousez Manon! -je suis plus aimé qu' elle n' est coupable: ah! Si vous la connoissiez! -que trop!-elle veut être votre amie, ne jamais revoir votre époux. -et elle a pu vous séduire! -si c' en est une, madame, laissez-moi mon erreur, elle m' est chere; j' aime votre cousine. -la jeunesse... (ah Dieu! Que l' inexpérience est quelquefois dangereuse! )... la jeunesse et les desirs vous abusent; vous croyez aimer: voilà, jeune homme, vous pouvez m' en croire, comme presque tout le monde se prend, et s' en repent le lendemain: on s' est vu; on s' est plu; l' on croit se convenir; on se marie: l' on ne tarde pas à s' appercevoir qu' on s' étoit trompé; l' on en enrage, mais il est trop tard. Frissonnez, tremblez au seul nom de mariage; frémissez, en songeant quelle est celle que vous allez vous donner pour inséparable compagne... parlez, l' estimerez-vous? -je l' aime; c' est plus qu' estimer. -vous me faites pitié! C' est mille fois moins. -madame, l' amour renferme tous les sentiments honnêtes, obligeants... -eh oui! L' amour; mais non, ce charme produit par les avances et les caresses d' une coquette, qu' il vous plaît de nommer de l' amour. -j' ai pour elle de la reconnoissance. -fondée? -oui, madame, fondée. -en effet, vous et moi, nous lui en devons beaucoup; unissons, je vous prie, notre reconnoissance, elle aura des effets rares... eh! Rougissez, Edmond, non pas devant moi, je suis votre amie, mais à vos propres yeux. Auriez-vous tenu de pareils discours devant Ursule? -madame, je ne vois pas... -ce qui vous en auroitempêché. Ah! Mon pauvre Edmond, sans moi, vous étiez donc perdu! ... l' on vous aime, dites-vous! L' effort est rare; il me surprend beaucoup! L' on vous donne son bien (je suis instruite, comme vous voyez): un si petit intérêt vous toucheroit-il? N'est-il donc que ce parti d' avantageux pour vous? ... ne voyez-vous pas qu' elle a d' abord voulu vous rendre sa dupe; qu' elle vous a vu de trop près, et qu' elle-même est devenue celle de l' amour (car je ne dois pas dire la vôtre)? Et vous voilà pénétré! ... d' Arras (à bonne intention sans doute) et M Gaudet (sûrement à mauvaise) aident à vous pousser dans le précipice: je rends justice au premier; c' est par amitié pour vous; parce que ne sachant pas qu' on a d' autres vues plus avantageuses, il croit que vous n' avez de route à suivre, que celle que vous offre la fortune présente: quant au second, il ne seroit pas plus délicat pour lui-même. Un célibataire n' a pas l' idée d' une certaine décence de moeurs, qui n' est connue que des honnêtes gens mariés... venons au fait, Edmond: si vous étiez aimé ailleurs, et plus tendrement, et plus desintéressément, et par une personne plus digne, plus belle, plus tendre, que sait-on? Plus fortunée (mais je n' appuie pas sur cet article-là), que résoudriez-vous? -madame, Manon en mourroit, si je l' abandonnois: voilà un éclat; des parents ici; un bruit répandu; votre famille prévenue: laissez-moi remplir mon sort; je vous manquerois à vous-même. -mon étonnementn' a point de bornes! ... aveugle que vous êtes! M Gaudet a dressé l' écrit qu' on vous a fait lire; il a tout dicté... vous ne serez pas le maître de vous perdre; non, vous ne le serez pas. Adieu. Dans un instant votre soeur va vous prouver sa tendresse-. Elle m' a quitté. J' étois immobile en la regardant s' éloigner; elle avoit disparu, que je croyois l' entendre et lui parler encore... malgré-moi, cher aîné, l' on a su m' arracher à mon penchant. Au bout d' un quart-d' heure, Ursule a paru; elle a entretenu notre mere. Celui que tu envoyois a fait le reste. Nos parents effrayés en apparence d' une bagatelle qu' on leur exagéroit tout haut, après les avoir prévenus, suspendirent la cérémonie, ils s' éloignerent, laissant le festin préparé, le contrat signé, même les registres de paroisse; le p d' Arras, toujours prévoyant, et M Gaudet qui l' est davantage encore, ayant engagé le rédacteur à tenir l' acte prêt, afin qu' on ne restât pas si long-temps à l' église, vu qu' il étoit déjà tard. En une heure, toute cette nombreuse assemblée s' est dissipée comme un nuage léger, et ton frere s' est trouvé seul avec Manon... la prudence abandonne quelquefois les plus sages... mais j' en dis trop. Quelquefois aux jours de printemps et d' automne, le cielest couvert de nuées volantes; tantôt la brillante lumiere du soleil présente l' image du plus beau jour; et tantôt obscurcie par un nuage épais, l' on se croiroit au triste décembre: tel est mon état. Adieu mon ami. Madame Parangon attend Ursule, et l' attend cette semaine: que je te doive la satisfaction de les voir réunies.
Lettre 33. Même jour. Manon à M Gaudet.
elle paroît changée. mon mari écrit à son frere aîné, dans la vue de préparer de loin un aveu nécessaire, comme vous nous l' avez conseillé. J' ai maintenant une grace à vous demander, au p d' Arras et à vous, après néanmoins vous avoir témoigné à tous deux la reconnoissance la plus vive; car (et j' en conviendrai toujours) sans l' aveu et le dévouement que vous m' avez suggérés comme derniere ressource, d' après la maniere dont vous aviez disposé l' esprit de M R, sans les lumieres que vous m' avez données sur les démarches de ma cousine, j' étois perdue: je vous dois davantage encore; c' est que les sentiments que vous m' avez inspirés me sont devenus naturels; ils régleront toujours ma conduite. Mais je vous demande une grace:croyez que je ne vais parler que d' après la parfaite connoissance que j' ai de vos sentiments: vous êtes un athée (je me sers de ce terme, parce que je sais qu' il ne vous offense pas): au nom de... tout ce qui vous est cher (car rien ne vous est sacré, voilà le malheur! ) n' achevez pas de détruire ce que vous appellez des préjugés, dans mon mari; j' ai été votre complice; je cesse de l' être: vous savez comme j' ai été élevée; tôt ou tard, les bons principes reprennent le dessus: je reconnois donc que sans les sentiments de religion, d' honneur et de retenue, il n' est pas de bonheur: j' abjure mes égarements; eh! Puissent mes larmes en effacer la tache! ... je suis heureuse, mais je ne l' ai pas mérité; c' est à moi de réparer par ma conduite à venir, ce que la précédente eut de coupable; j' espere que vous ne m' éconduirez pas; et je suis dans cette persuasion, avec reconnoissance, etc.
Lettre 34. Réponse.
que l' huile du méchant ne parfume pas ma tête. carte blanche sur tout ce qui ne regarde que ma croyance, charmante cousine; mais vous me feriez la plus grande injustice,si vous pensiez que je suis sans moeurs. J' ai trente-deux ans, et l' on est formé à cet âge. Connoissez-vous quelques travers où j' aie donnés? Vous savez comme je pense sur votre sexe; je le crains, je le fuis, et l' adore: la présence des femmes est un feu bienfaisant, qui m' échauffe et me réjouit; mais j' en reste à la distance convenable pour n' éprouver qu' une douce chaleur, et je serois bien fâché qu' on me contraignît à le tenir dans le creux de la main, comme un autre scévola . De ce qu' on nomme amour, je n' estime que le physique, dans la modération convenable. Il n' en est pas de même de l' amitié; c' est un sentiment dont je suis plus avide, que l' hydropique de la boisson prohibée; et je ne sais quel charme naïf répandu sur la figure, et dans toutes les manieres d' Edmond, m' attire vers lui; je l' aime, et j' avoue que vous devez des actions de grace à mon exemption des préjugés; car sans cela, vous ne tiendriez rien, et je l' aurois servi contre vous. Le p d' Arras pense comme moi sur le compte de cet aimable jeune homme, et il est enchanté de me trouver dans les mêmes dispositions que lui. Prescrivez-nous donc tout ce qu' il faudra faire pour rendre votre mari heureux, et nous le ferons. Je vous le jure par ce que j' ai de plus cher; par mon jeune ami.
Lettre 35. 15 novembre. Edmond à Pierrot.
celle-ci est un piege qu' il nous tendoit. y pense-t-on chez nous, mon cher aîné! Quoi! L' on ne sait rien dire à Madame Palestine, l' on n' écrit rien! ... ne falloit-il pas ménager les choses, de maniere qu' on amenât la rupture sans choquer ouvertement personne? Représente cela, je t' en prie, à notre chere mere: le mal n' est pas grand encore; on peut facilement y remédier, lorsqu' on nous renverra Ursule, que Madame Parangon demande avec de nouvelles instances. C' est à qui me fera ici plus d' amitiés; j' en reçois également de mon maître, et de sa respectable épouse: mais les caresses du premier sont trompeuses, et je m' en défie: ces termes ont un double sens pour moi... je me trouve enfin dans un état qu' on pourroit dire heureux, si je n' avois pas quelques retours... ils cesseront bientôt, et quand je n' aurai plus devant les yeux les marques de ma honte,... je serai plus content que je ne l' aurois espéré. Mademoiselle Manon a quitté sa maison pour six mois; elle est dans une communautédont la supérieure est sa parente; sa mere et sa soeur l' y ont accompagnée. Que nos chers parents leur écrivent une lettre honnête, qui marque simplement de l' estime, sans parler de mariage en aucune façon, et qu' on en charge Ursule: qu' elle arrive au plus tard dimanche. Je me recommande à toi pour tout cela, cher aîné; te priant de me croire, pour toi et pour tous nos freres et soeurs, rempli de la plus vive amitié. p s. tu vas trouver dans la feuille ci-incluse, l' histoire de la séduction de Mademoiselle Manon: et je crois qu' après l' avoir lue, cette infortunée demoiselle te paroîtra un peu plus excusable: elle l' avoit écrite pour me la donner au lieu d' un autre papier que lui dicta son cousin M Gaudet, et qu' elle me remit le jour que tout s' est découvert. " mon cher mari: jusqu' à l' âge de seize ans, je n' avois guere songé qu' il y eût des êtres d' un sexe différent du mien. Je ne voyois d' aimable que mon cousin Gaudet; mais j' étois encore trop jeune, lorsqu' il quitta la ville; et vous savez que lorsqu' il y est revenu, je n' avois plus de choix à faire. Parvenue à ce période de ma vie, où les passions se développent, je tombai dans une inquiétude et dans un dégoût des amusements ordinaires, qui me les fit trouver insupportables. Je ne savois à quoi attribuer cet état de langueur de l' ame. Toute l' observationque je fis, c' est que lorsque je me trouvois dans des cercles où il y avoit beaucoup de jeunes gens, mon tourment étoit comme suspendu. Cependant aucun jeune homme ne me fixoit en particulier; ils m' intéressoient tous également; de sorte que c' étoit moins tel homme dont la présence me faisoit plaisir, qu' un instinct qui me portoit vers les hommes en général. (j' étois dans cette situation quand je vous vis à V; ce fut moi qui vous donnai un petit coup sur la joue, poussée par je ne sais quelle envie de vous engager à jetter les yeux sur moi). Les jeunes gens de la ville d' A sont peut-être les moins aimables qu' il y ait au monde: grossiers, vains, impertinents, indiscrets, sensuels, aimant la table; il faut, pour s' en accommoder, avoir de terribles besoins physiques, et n' avoir jamais rien vu qui vaille mieux. C' étoit le cas où je me trouvois. Cependant, je ne me prévins pour aucun d' eux, et mon coeur flotta durant une année entiere. " ce fut à ce terme fatal pour moi, que ma cousine Parangon fut obligée d' aller à Paris. Elle me proposa de gouverner sa maison. Mon innocence fut la cause de ma présomption; je ne redoutois pas le danger, parce qu' il m' étoit encore inconnu. " je remplis donc la place de ma cousine. Son mari, sans être trop séduisant, étoit pourtant bien dangereux pour une jeune personne de mon caractere. Il avoit environ trente-six ans: c' est l' âge de la maturité: il a de l' esprit,l' usage du monde, un goût effréné pour les femmes, et une morale qui s' accorde à merveilles avec tous les désordres. Tel est l' homme entre les mains duquel tomboit une fille sans expérience, assez jolie pour mériter qu' on cherchât à la perdre, et qui portoit au fond de son coeur un ennemi secret, prêt à livrer traîtreusement la place au premier assaillant. " quelques semaines s' écoulerent de façon à me donner toute la sécurité possible, supposé que j' eusse eu de la méfiance; mais je n' en avois pas, et je regardois les avis que ma cousine m' avoit donnés avant son départ, comme les craintes chimériques d' une jeune femme, qui passoit dans le monde pour une prude achevée: d' ailleurs son âge, qui ne surpassoit le mien que d' une année, ne m' inspiroit pas beaucoup de déférence pour ses conseils. Hélas! J' ignorois alors la différence que met entre des personnes égales en apparence, une ame forte, et le goût de la vertu. " environ au bout d' un mois et demi, M Parangon devint plus assidu auprès de moi; ses discours étoient obligeants, et quelquefois flatteurs: il tâcha d' exciter le feu qui couvoit dans mon sein, par des lectures voluptueuses; il me fit lire le tombeau philosophique , le sopha, quelques romans de Madame De Villedieu , où l' on voit des femmes mariées écouter et favoriser des amants; enfin, il séduisit à-la-fois mon esprit et mon coeur. Mais ce n' étoit pas encoreassez pour triompher de ma vertu et vaincre les préjugés d' une bonne éducation: pour détruire l' une et les autres, il me procura des livres impies: le premier fut la p de M De V , qui ne faisoit que de paroître pour-lors. On ne sauroit donner un poison plus agréable à prendre: cet ouvrage, qui sans doute est un chef-d' oeuvre en son genre, captiva d' abord mon esprit par le charme des vers, et finit par m' inspirer du mépris pour les saintes vérités de la religion. à l' appui de ce livre dangereux, vinrent le christianisme dévoilé ; le dîner du comte de Boulainvilliers ; la contagion sacrée ; l' essai sur les préjugés; Bolinbrocke; les lettres sur les miracles ; la confession de foi des théistes , et quelques autres ouvrages de la même trempe. Mais en même-temps que M Parangon m' éclairoit, selon lui, il songeoit à porter dans mon coeur une corruption, qui me fit desirer que ce que je trouvois dans ces livres damnables, fût la vérité. En conséquence, il me donnoit à lire tout ce que la lubricité a dicté de plus infâme. Je n' avois jamais entendu parler de mauvais livres; je prenois sans défiance tous ceux qu' il me donnoit, et je les lus d' abord par curiosité, bientôt par goût, enfin, j' en demandai moi-même. " ce fut alors que M Parangon crut pouvoir hasarder quelques discours. Je le reçus comme il le méritoit; la corruption de mon coeur n' étoit encore que théorique , pour ainsi dire, et j' étois dans la pratique, aussiréservée qu' auparavant. Mais l' on sent bien qu' une vertu qui n' a plus de fondement, ne peut pas durer; insensiblement je m' accoutumai à entendre de sa part des discours beaucoup plus retenus que mes lectures; et dès qu' un de mes sens eut perdu la chasteté, qui n' étoit déjà plus dans mon coeur, le dangereux ennemi de ma vertu crut qu' il pourroit attaquer impunément les autres. Je souhaiterois que ceci puisse être utile aux jeunes personnes, et s' il étoit praticable, de le rendre public, sous un nom supposé, je le ferois avec beaucoup de zele. Dès qu' on vit que j' écoutois les discours, on en vint aux actions. Les entreprises ne furent d' abord qu' une sorte de badinage un peu libre: mais insensiblement on se permettoit davantage, dans la vue d' émouvoir les sens, et de les révolter contre une vertu chancelante. On joignoit à cette conduite un langage flatteur, capable tout-à-la-fois de chatouiller ma vanité, et de me donner de la compassion pour les maux que causoient mes charmes incomparables . " il n' étoit guere possible qu' une fille de mon âge, de mon tempérament et de ma figure, résistât à des attaques si bien combinées. Cependant je tins bon durant quelque-temps; ensuite je ne cédois que peu-à-peu; d' abord une liberté, puis une autre, jusqu' aux plus décisives, je m' en tins long-temps là: mon coeur étoit corrompu; je desirois moi-même de franchir la derniere barriere; mais le danger me retenoit: je savoistrop ce qui pouvoit résulter d' un commerce plus intime que celui qu' on avoit avec moi, et la seule idée de cet accident me faisoit frémir. Tant que je ne dis pas ce motif, on fut pressant, mais avec quelque ménagement pour ce qu' on nommoit mes scrupules; mais dès que j' eus lâché le mot, et fait connoître le motif qui me retenoit, je fus perdue. C' est peut-être la plus grande imprudence que puisse faire une fille, que de se mettre derriere ce foible retranchement. En effet, quand on sut la cause de mes refus, et que la vertu n' y entroit pour rien, on ne tarda pas à me parler des moyens d' éviter ce que je craignois. On n' eut garde de me proposer ces moyens dangereux qui exposent la vie, et qui m' eussent révoltée; on me parla de quelques autres, et j' eus le malheur, où plutôt l' indignité de me rendre: car je ne prétends pas atténuer ma faute, en disant qu' on employa la violence, quoique ce soit la vérité, puisque je consentis par la suite. " mais bientôt je m' apperçus que les précautions criminelles étoient souvent oubliées; je tremblois; je refusai tout-à-fait de me prêter à ce qu' on vouloit de moi. Ce fut dans ces circonstances qu' il vint chez mon séducteur, un jeune éleve, dont l' aimable simplicité fournit à l' homme que mes refus désespéroient, un nouveau moyen d' en triompher. Ce jeune homme étoit le même que j' avois vu à V, et qui m' avoit dès-lors intéressé. Mon séducteur s' étoit pressé de demander ce jeune homme à ses parents, dansla vue sans-doute de le faire servir à ses desseins sur moi: il étoit d' ailleurs accoutumé à cette manoeuvre. Dès que ce jeune homme fut chez lui, il dressa une autre batterie; il me parla de certains hommes qui marioient leurs maîtresses à de jeunes gens bonnasses, qu' ils avantageoient. Il me vanta les gens de village, et le talent qu' ils avoient pour faire leur chemin dans le monde, pour peu qu' ils trouvassent quelqu' un en état de leur faire vaincre les premiers obstacles, etc. Il n' eut pas de peine à me persuader, dès qu' il m' eut fait voir celui sur lequel il avoit jetté les yeux. Il me pria de le seconder; jugez avec quel plaisir je dus le faire. " tant que je n' eus pour l' éleve de mon séducteur que le simple goût que m' inspiroit sa beauté, je continuai mon désordre sans ménagement, et j' eus la bassesse de regarder en lui la dupe qui devoit couvrir mon déshonneur. Mais bientôt il prit le ton et l' air qui nous subjuguent si aisément, nous autres femmes; sa figure intéressante et noble, se para de toutes les graces qui ne lui manquoient que faute d' usage; et mon goût devint de la tendresse. Ce fut alors que la vertu commença de rentrer dans mon coeur avec le véritable amour. Je ne souffris plus mon séducteur qu' avec répugnance, avec dégoût, et bientôt avec horreur. Je ne pouvois cependant encore m' en débarrasser: que j' étois punie! Et quel supplice, que celui d' aimer, avec passion, et d' être forcée de se livrer! ... non, je ne crois pas qu' il en soit de pluscruel. Ce fut dans ces circonstances que la situation que je redoutois si fort, se découvrit. J' en pris occasion d' interdire les familiarités à mon séducteur, et je cherchai toutes les occasions imaginables d' amener mon amant à prendre avec moi ces mêmes familiarités. Je ne pus y réussir, et j' en étois désespérée. Mon séducteur en souffrit. Voyant qu' il n' avoit plus rien à espérer que je ne fusse tranquille, il travailla de tout son pouvoir à conclure le mariage qu' il avoit projetté. " plus je voyois mon amant, et plus je m' attachois: dans le fond de mon coeur, je lui jurois de l' aimer uniquement; c' est ce qui m' empêchoit de mourir de honte de la tromperie que j' allois lui faire: je me proposois de la réparer si bien, en le rendant heureux après notre mariage, que ma faute fût un bonheur pour lui... hélas! Cet espoir si flatteur est-il perdu pour jamais! Ou plutôt... " . Elle en est restée-là, cher aîné: tu vois par ce récit, aussi sincere que si elle l' avoit fait pour son confesseur, qu' il a été comme impossible que cette pauvre demoiselle ne fût pas trompée: c' est M Parangon qui est un misérable tentateur, et qui répondra un jour devant Dieu de tout le mal qu' il nous a causé, à Mademoiselle Manon et à moi.
Lettre 36. 20 novembre. Edmond au p d' Arras.
il parle ici à découvert. si tout a réussi , cher pere, c' est à vous et à M Gaudet que je le dois; vos sages conseils ont sauvé mon épouse et moi-même, sans me brouiller avec mes parents, ni avec mes amis, parmi lesquels Madame Parangon tiendra toujours le premier rang. Mon pere vient d' écrire la lettre que nous demandions: ma soeur est avec Madame Parangon; elles sont inséparables, et leur mutuel attachement augmente le bonheur dont je jouis par vos soins. Je pense comme vous, que c' est sur la chere Ursule qu' il faut compter pour faire ma paix avec tout le monde. Qui que ce soit ne soupçonne mon mariage: nous le découvrirons, lorsque tout sera bien disposé. Mais, ce que je ne puis me lasser d' admirer, c' est comme les circonstances se sont réunies! Tout étoit prêt, tout étoit signé; M Gaudet précipitoit le départ de mes parents, il les troubloit au point que M Parangon l' a cru fou lui-même; il jettoit de côté le contrat, les registres, il faisoit disparoître tout cela, sans affectation: qu' il est facile de tromper la candeur, la droitureet la simplicité! Que cette noble confiance m' humilioit, et comme elle me livroit au remords! Nous allons à l' église; il étoit une heure; personne que nos témoins: nous pouvions parodier le mot de Denis, voyez comme les dieux favorisent le manege des fourbes! quand je pense à tout cela, je ne saurois m' empêcher d' y voir une destinée que je ne pouvois éviter. Eh! Qu' aurois-je fait? Manon, il n' en faut pas douter, alloit se donner la mort; j' ai vu le poison; ... et, comme vous l' avez très-bien dit, vous et M Gaudet, j' aurois été la cause de ce malheur. Enfin, elle est ma femme: c' est un secret à garder quelques années peut être: ma plus grande peine est de le cacher à mon premier ami, à mon frere; mais il le faut bien. Je vous remercie de la bonté que vous avez eue d' accepter la direction des consciences du monastere où la mere et les deux filles se sont retirées: c' est une consolation pour moi, dans l' éloignement auquel j' ai voulu me condamner, de vous savoir à portée d' entretenir souvent mon épouse. Adieu, cher pere; servez-nous à tous deux.
Lettre 37. Pierrot à Edmond.
conseils difficiles à suivre. ça est décidé, mon Edmond; notre mariage à Marie-Jeanne et à moi se fera dans un mois; prépare-toi pour dans ce temps-là, à celle fin d' y venir avec Ursule: et si Madame Parangon vouloit nous en faire l' honneur, aussi-bien que Mademoiselle Tiennete, notre pere, notre mere, ma prétendue et moi nous en aurions bien de la joie; et voici pour cet effet une lettre de notre cher pere, ci incluse; de ton côté n' oublie rien pour les y engager. Je suis sûr de celle que j' épouse, mon Edmond; elle n' est pas comme les filles de la ville, qui embrassent le visage de l' un, et donnent leur main à baiser à l' autre, comme je l' ai vu sur une estampe chez un chanoine d' Au. Te voilà débarrassé: songe que tu es encore trop jeune pour penser au mariage; attends que tu saches ton état, et laisse à ta bonne maîtresse le soin de te chercher une femme; car il sera moins dangereux d' en recevoir une de sa main, que de celle de ton bon maître. Oh! Le fin matois! Comme il nous engeoloit, par ses beaux discours et son air benin! Notre pere et notre mere ne peuvent s' en taire, quandnous ne sommes que nous trois. Ta demoiselle Manon prend le bon parti; car il paroît qu' elle va se faire religieuse. Et toi, mon ami, songe à te bien comporter; sois un sage garçon; écoute Madame Parangon et Mademoiselle Tiennete; leurs paroles sont belles et bonnes; elles ne sont que sagesse et prudence, et je m' y fie bien pour toi; mais je me défierois de leurs yeux: sarpejeu! Sur ce qu' en disent nos freres, comme ils sont friands! Tiens, ils sont traîtres, sans qu' elles-mêmes le sachent. C' est tout comme avec Marie-Jeanne; quand il arrive que quelquefois elle ne fait pas tout-à-fait à ma fantaisie, si je veux gronder, il faut que je baisse les yeux; car si je la regarde, me voilà mou comme une soupe: c' est un air si doux, une petite oeillade si mignardonne! Et voilà que vous ne savez plus où vous en êtes, et que vous dites tout justement ce qu' il ne falloit pas dire. Veille sur Ursule: on voit mieux pour les autres que pour soi; par ainsi, aie l' oeil à toutes ses démarches. Autre chose ne te peux mander, cher frere, sinon que j' ai beaucoup d' ouvrage, et que, malgré ma bonne envie, je ne te saurois faire de longues lettres. J' embrasse Ursule; Marie-Jeanne vous salue tous deux, et nos autres freres et soeurs s' y joignent.
Lettre du pere R à Mad Parangon.
Madame, je prends la liberté de vous escrire, à celle fin de vous remercier de toutes vos bontéspour mes enfants, dont je conserverai toute ma vie une très-parfaicte recognoissance: car vous estes à l' esgard de ma fille, madame, ce que Noëmi fut pour Ruht; et à l' esgard de mon fils, ce que Michol, fille du roy Saül, fut pour David, laquelle le descendit par une fenestre dans une corbeille, à celle fin de le soustraire à ses ennemis: c' est donc pourquoi, madame, je remets en vostre bonne garde, et soubs vostre protection, le frere et la soeur, comme le sainct homme Tobie remit son fils à l' ange qui le devoit conduire chez Ragüel, où il le préserva des embusches du démon, et lui fit espouser une femme vertueuse; vous priant d' être envers eulx, comme fut Débora à l' esgard de Balac, qu' elle corrobora, et de faire aux ennemis de leur salut, comme fit Jahël à Sisara, général de l' armée de Jabin, roy de Moab, laquelle lui ficha un clou en la tempe, et comme la généreuse Judith fit à l' impie Holofernes: vous conjurant au surplus, madame, s' ils avoient le malheur de cheoir en quelque faute, de les engager à se ramentevoir, et de les rapatrier avec leurs supérieurs, comme fit la femme de Thécua, laquelle par une ingénieuse similitude, réconcilia Absalon à son pere David, envoyée qu' elle avoit esté par Joab. Je sais, madame, que vous avez toutes les vertus de Sara et les graces de Rachel, laquelle plut tant à son mari Jacob, qu' il servit Laban quatorze ans pour elle: il ne vous manque plus que d' estre favorisée du seigneur comme Anna, laquelle prioit devantle parvis du tabernacle qui estoit en Silo, alors que le grand-prestre Hély la crut yvre, et lui demanda ce qu' elle avoit, et qu' il lui prédit qu' elle auroit un fils, lequel fut le sainct prophete Samüel. Je vous souhaite la mesme bénédiction, madame, vous priant d' agréer la priere que je vous ose faire, de nous honorer de vostre présence aux nopces de mon fils aisné, qu' avec la grace de Dieu nous allons marier ces jours ici. Accordez-nous cette faveur, madame, et croyez que vostre honorable assistance doublera notre joye. C' est une fille bonne et honneste, qu' espouse mon Pierre; elle est advenante et de gracieuse figure, et d' humeur encore plus gracieuse, et telle que je me représente qu' estoit Rebecca, alors qu' éliézer l' amena pour espouser le jeune Isaac, fils du patriarche Abraham son maître. Quant à vous, madame, nous vous verrons ici comme le fleuron le plus beau de la couronne de fleurs que portera la mariée, et telle que la sumanite du cantique des cantiques, que chantoit le sage roy Salomon. Ma femme vous présente ses très-sinceres respects, vous suppliant d' exaucer notre supplication. Et moi finissant, j' ai l' honneur d' être, avec une parfaictement respectueuse recognoissance de vos précieuses bontés, madame, vostre très-humble et très-obéissant serviteur, E R. Ce sera pour le 13 janvier. à Sacy, le 20 décembre 1749.
Lettre 38. 1750. Edmond à ses pere et mere.
lettre de bonne-année et d' hypocrisie. mon très-cher et très-honoré pere, et ma très-chere et très-honorée mere: je m' acquitte au commencement de cette année, d' un devoir qu' il m' est bien agréable de remplir, puisqu' il s' agit de vous souhaiter un bonheur qui retombe sur nous. Puissiez-vous, très-cher pere et très-chere mere, passer tous les jours de l' année où nous allons entrer, comme le moment où votre fils vous écrit! Et puisse votre satisfaction résulter particuliérement de la conduite de vos enfants, et sur-tout de la mienne, ainsi que de celle de la chere Ursule qui se joint à moi! Cependant, cher pere et chere mere, il arrive quelquefois que les enfants, entraînés par les circonstances, commettent des fautes auxquelles le coeur et la volonté de déplaire n' ont aucune part; j' espere que si j' en ai commis, ou que si j' en commets de pareils, vous aurez de l' indulgence envers votre fils. Je me suis acquitté ces fêtes de noel, des devoirs de notre sainte religion, pour me préparer à commencer ce nouvel an; le p d' Arras m' a entendu. Ma soeur en a fait autant, et sûrement plus dignement que moi, qui faistoujours quelques fautes dont je suis bien marri, mais qu' il n' est pas en mon pouvoir d' éviter. J' espere en vos bontés, et que si jamais j' en avois besoin pour des choses de conséquence, vos coeurs seroient toujours ouverts à votre Edmond. Il est des cas, cher pere et chere mere, où l' on sent mieux que jamais toute l' étendue du devoir des enfants; c' est lorsqu' on est soi-même entré ou prêt à entrer, comme le cher aîné, dans les liens du mariage: on se représente alors ce qu' on souhaiteroit que fissent pour nous ceux qui nous devront le jour, et d' après ce qu' on en desire, on rend le même hommage à ses auteurs. Je ne parle pas de la sorte sans raison, et j' espere quelque jour vous découvrir le fond de mon coeur. Tout le monde d' ici à qui j' ai parlé de vous, cher pere et très-chere mere, vous font les plus heureux souhaits; parmi les principaux, je vous nommerai M et Madame Parangon, Madame Palestine et ses deux filles, sur-tout Mademoiselle Manon, qui conserve pour vous l' attachement d' une fille, et qui se flatte d' un retour de votre part: M Loiseau et Mademoiselle Tiennete vous présentent leurs respects. J' ai l' honneur d' être avec la plus profonde vénération, etc. D' Ursule. Je me joins à mon frere, très-cher papa et très-chere maman, pour vous souhaiterles bénédictions du ciel, et vous demander la vôtre. Ma soumission, mon respect, ma tendresse sans bornes, c' est tout ce que je puis vous offrir: mon frere est plus heureux; il vous envoie les choses qu' il sait que vous aimez: mais quelques marques qu' il vous donne de son attachement, je suis bien sûre qu' elles sont au-dessous de ce que nous ressentons tous deux pour vous. Je suis avec un profond respect et un dévouement filial, cher papa, etc.
Lettre 39. Edmond à Gaudet.
sa corruption commence à se manifester, quoiqu' il marque encore des sentiments et un bon coeur; mais depuis le mariage qu' il a fait, et pour lequel il a fallu manquer de délicatesse, il marche à grands pas dans le chemin du vice. Mes enfants, ce n' est pas sans raison que l' on avoit autrefois consacré ce que nos étourdis nomment aujourd'hui les préjugés; ils sont les sauve-gardes des moeurs, et qui les respecte, a un mur entre le crime et lui . Me voici dans la maison paternelle, cher ami; les plaisirs m' environnent, et je m' y livre sans contrainte. Ma foi, tu as raison, il faut jouir; ce n' est pas manquer de religion,que d' user des biens que Dieu nous a donnés: cette maxime, il est vrai, peut mener loin; mais, cher mentor, tu joins à cet art admirable que tu as pour lever les scrupules, une prudence consommée; ainsi je m' y abandonne, et regarde ta connoissance comme le plus grand bienfait du p d' Arras, notre bon ami, et comme le plus grand que m' ait procuré mon union avec ton aimable cousine. Sans toi, j' avois la sottise de manquer un mariage qui me rend maître de vingt-cinq mille écus... à propos, est-il bien vrai que la mere et la soeur aînée vont prendre le voile, afin que je ne me repente pas du sacrifice que je leur ai fait? Si elles craignent de m' incommoder, elles ont tort; je ne suis pas dur; j' aime ceux qui m' aiment; c' est à elles à se juger là-dessus; et lorsque Manon sera débarrassée du fardeau, je pense que je ne l' aimerai pas moins, que s' il ne fût jamais rien arrivé. Tes principes sont excellents, cher mentor, je les goûte plus que jamais; tout cela n' est qu' idées et préjugés. Tu m' as fait connoître tant de femmes dans le cas de la mienne, et dont pourtant les maris sont si tranquilles! Tant de filles que leurs amants croient des Lucreces! Tant de vertus qui se perdent, et qui chaque jour renaissent de leurs cendres! Qu' en vérité je dois être tout consolé de mon petit malheur. C' est à toi, cher mentor, que je dois toute ma tranquillité... mais sais-tu que tu es bien méchant! Ma femme ne t' auroit pas d' obligation du conseil que tu me donnes:cependant ton idée de la peine du talion est vraiment plaisante... je t' avois cru l' ami du grand dormeur ? (c' est un nom que nous lui donnons entre nous, parce qu' il n' ouvre ses rideaux qu' à onze heures.) je te le dis, et tu me réponds: -est-ce qu' il peut en avoir? Un homme né pour lui seul, qui se sacrifie tout, qui veut tout faire servir à ses plaisirs -... ma foi! Le voilà trait pour trait; je crois voir M Parangon. Sa femme est ici; elle n' a pas voulu quitter Ursule; et Tiennete y est avec elles. Sais-tu bien, malgré tes plaisanteries, que je trouve pour le coup déplacées, que mon aimable maîtresse me fait croire à la vertu des femmes! ... que voulois-tu dire, l' autre jour, avec ton rire en dessous, lorsque je te parlois de son attachement pour Ursule? Je t' avoue que je ne t' ai pas compris. Mais, quoi qu' il en soit, le respect que je ressens pour Madame Parangon, est un plaisir pour moi: je n' en ai pas davantage à aimer Manon, qu' à respecter la vertueuse Colette C. Je ne disconviendrai pas, cher ami, que la fête, et la joie qui l' anime, n' aient fait quelqu' impression sur mes sens. Et tu ne devinerois pas quel est le premier objet que l' amour a choisi pour les remuer? Une beauté séduisante; une jeune personne modeste, naïve et pure, couronnée de fleurs; ma belle-soeur, enfin: non que j' aie desiré un seul moment d' obtenir quelque chose de celle qui se donne à mon frere (la seule pensée m' en feroit horreur! ); mais elle m' a plu; mais j' avoisun plaisir infini à danser avec elle, à l' entretenir. Je ne l' ai embrassée qu' une fois, parce que j' ai senti que je le faisois avec trop d' émotion. Ne va pas répéter toutes ces folies à ma femme: d' ailleurs, ce sentiment n' a pas duré. Une jeune fille du pays de ma mere, (qui ne m' a pas été indifférente autrefois) invitée comme le reste de la famille, quoique parente éloignée du côté de ma mere, est arrivée fort tard. Le marié l' a reçue, et m' a chargé de lui faire les honneurs. Je m' en suis acquitté comme envers une ancienne inclination. La petite cousine est charmante; sa taille est svelte; ses yeux sont plus tendres que vifs; sa bouche est petite et fraîche; toute sa figure est riante et naïve: sa gorge est à demi-formée; sa jambe est la plus parfaite que j' aie vue. Elle a seize ans accomplis. Son teint n' a point de roses, mais c' est une esquisse charmante, qui semble attendre que le plaisir et l' amour viennent y mettre le coloris. C' est aussi ce que je tâcherai de faire, mon bon et fidele mentor. Ma foi, il auroit été à souhaiter pour Télémaque, que le sien t' eût ressemblé; Mademoiselle Eucharis s' en fût mieux trouvée, mais non pas Antiope! Cependant il me faut user ici de bien des précautions: tu sens ce que j' ai à ménager; mes parents, mon frere aîné sur-tout, auprès duquel il faut que je me déguise encore long-temps; et par-dessus tout cela, Madame Parangon; c' est elle dont je crains le plus de perdre l' estime. Tout va pourtant assez bien, grace à l' innocence dema jeune conquête, et aux restes d' une antique confiance, autrefois bien méritée à tous égards. à ma premiere, je t' instruirai plus amplement. Adieu, mon papa.
Lettre 40. Le même au même.
celle-ci est une de celles que j' aurois retranchées, s' il ne falloit pas suivre la gradation du vice. Il y raconte comment il a séduit notre cousine. tout est dit avec la petite cousine, mon cher mentor: c' est un plaisir que ces filles de village! Elles sont d' une naïveté charmante; et puis vous en avez la fleur. voilà le monde, comme tu disois un jour; qui perd un, retrouve deux . Bien fou qui s' affligeroit! Celui qui prendra la jeune personne, ne sera-t-il pas dans le même cas où m' a mis le grand dormeur? à bon chat, bon rat; sauve qui peut; j' en prendrai où j' en trouverai. je pourrois entasser ici autant de proverbes que Sancho Pança, tous plus consolants les uns que les autres. Un bon ami est un trésor, et tu me le prouves: nous ferons pénitence de nos fredaines quand nous seront vieux, n' est-ce pas, l' ami? Ma petite cousine a cédé avec une grace inexprimable, comme tu vas voir. Hier au soir,lorsque tout le monde a été retiré, et que mon cher frere, tout occupé à faire perdre à sa chaste et jolie moitié le nom de fille, s' enivroit, ou devoit s' enivrer de plaisirs permis, j' en cherchois, moi, de défendus, en conduisant la petite Laure dans sa chambrette. Je me suis retiré pour la laisser mettre au lit, après l' avoir priée de ne pas éteindre la chandelle, parce que je n' en avois pas d' autre. Elle s' est bien dépêchée, pour ne me pas faire trop attendre; et lorsqu' entre deux draps, elle eut arrangé ses appas; elle m' a dit, - mon cousin, je suis couchée; venez querir votre lumiere- . Je suis rentré sur le champ; j' ai laissé tomber le chandelier, j' ai mis le pied sur la meche comme par mégarde, et j' ai paru très-fâché de cet accident: ensuite, je me suis approché du lit de l' aimable fille, pour lui souhaiter le bon soir, et l' embrasser. Un baiser, deux baisers; la petite cousine sourioit: une liberté; la petite cousine se défendoit, mais si maladroitement! Pour dérober son sein, elle livroit tout le reste. Imagine-toi ce que je deviendrois, si l' on se doutoit seulement ici d' une pareille équipée! ... aujourd'hui, la petite personne me paroît distraite, rêveuse: la leçon qu' elle a reçue hier l' occupe sans doute, elle mérite d' être repassée, et j' espere la renouveller ce soir. Mais la voici: je te quitte un moment: l' amitié n' est pas si pressée que l' amour. Il faut te conter la suite de mon aventure.Laure est venue timidement auprès de moi; elle n' osoit lever les yeux-. Qu' avez-vous, Laurote? (ai-je dit); vous me paroissez triste? -oh! Non; c' est que je suis honteuse-. Bon, honteuse! Une jolie fille doit-elle jamais l' être? Venez, venez, ma petite cousine-. Oh nenni, nenni-. Comment, nenni! êtes-vous déjà changée pour moi? -non, mon cousin; mais il faudra donc m' épouser? -qu' à cela ne tienne! - votre bonne vérité? -pourquoi non? N' êtes-vous pas aimable? Ne sommes-nous pas égaux? -si vous me le promettez... -. Je vous le jure. (je ne suis pas mal scélérat, comme tu vois: hem! Qu' en dis-tu? J' ai cependant des remords; cette petite vie-là ne conduit pas dans la voie étroite) -. Je puis donc vous croire? -ah! Ma chere Laurote! Me regarderiez-vous donc comme un fourbe? -je ne dis pas ça-. Ai-je donné lieu à ces injustes soupçons! -nenni, nenni, mon cousin; et je me souviens que nous nous aimions bien dans notre jeunesse-. Vous ne me jugez donc pas capable de vous mentir? - eh! Mon Dieu, non! -prouvez-moi donc que vous me croyez vrai? -je vous le prouverai quand il vous plaira-. Je l' ai prise au mot; elle s' est défendue: j' ai fait semblant de me rebuter; des larmes perfides sont tombées de mes yeux; j' ai dit qu' elle ne m' aimoitpas. L' aimable enfant se tuoit de me rassurer: enfin elle est devenue douce comme une pauvre petite brebiete; et ce n' est que de ce moment que je puis me flatter de l' avoir réduite. Je ne suis pas résolu de la quitter comme cela; ce petit trésor m' attache; en vérité, le goût qu' elle m' inspire est si vif, que s' il continue... je verrai la tournure que tout cela va prendre. Si j' allois m' en entêter? Elle s' en retourne dans trois jours; j' aurois sujet de me repentir de ma scélératesse; car la noce passée, où la joindre? ... le secret, mon ami: c' est une confession que je te fais, comme je la ferois au p d' Arras, entends-tu bien?
Lettre 41. Le même au même.
mélange de bien et de mal; mais ce dernier l' emporte. huit jours sans m' écrire! Es-tu malade, mort, enseveli, enterré? Ou bien la petite cousine ... ma foi, autant vaut, mon papa:la petite cousine m' a presqu' anéanti. Je l' aime, je l' adore, j' en suis fou, je ne saurois la quitter: je l' ai retenue jusqu' à ce moment. Ce qui te paroîtra singulier, c' est que mon goût pour elle ayant percé, la vertueuse Madame Parangon s' est fait un devoir de le protéger; l' on diroit que tout objet est bon, pourvu qu' il m' arrache à sa cousine. Enfin, je perds aujourd'hui tous mes plaisirs; Laurete part: mais nous resterons encore ici huit jours; Madame Parangon le veut. Rien n' a donc pu ralentir le zele de ma belle-mere et de ma belle-soeur! elles ont pris le voile . En sondant mon coeur, je trouve que j' en suis fâché: si je vous soupçonnois, toi ou d' Arras, de les avoir sollicitées, je vous en voudrois... comme on peut en vouloir à des amis trop chauds. ma femme se porte bien: cette nouvelle m' a fait un plaisir infini. Entre nous, mon papa, je ne me propose d' être infidele, que jusqu' à notre réunion: après, nous vivrons comme deux tourtereaux, toujours soupirant leur tendresse, et satisfaisant leurs desirs. Ainsi, tu vois qu' il n' est pas nécessaire de m' embarquer dans l' aventure dont tu me parles: si je déterminois ma petite cousine à se rendre furtivement à la ville, ne pourroit-elle pas être découverte? Alors quel boulevarisdans la famille! Non, cela ne se peut pas. D' ailleurs, ma femme vaut son prix; elle m' aime, et je l' aime à mon tour, ne fût-ce que par reconnoissance. J' en suis pour les vertus morales; sans elles, l' on n' est pas digne de vivre, car l' on doit racheter ses vices par quelque chose. Tu penses et tu fais mieux que tu ne dis, mon papa: tu as de l' humanité; tu es le plus obligeant, le plus généreux des hommes; tu fais secrétement du bien à des inconnus; et tu voudrois que je fisse une injustice à ma femme! ... ah! Souffre que j' imite tes vertus, puisque je prends tes vices... au reste, peut-être as-tu un retentum , que je n' entends pas bien. Je ne désapprouve pas que ma belle-mere ait mis toute sa fortune en argent comptant, et que tu travailles en mon nom à l' acquisition de ce joli bien proche le couvent des bénédictines . Les prés, les terres à bled, les moulins à écorce et à farine, avec l' enclos en vignes et en vergers, peuvent rapporter, suivant ce qu' on m' en a dit, trois-mille-six-cents livres; c' est plus que l' intérêt de notre somme; j' y souscris, et tu peux conclure à soixante-dix mille-francs, avec un honnête pot de vin, puisque Madame Palestine dit qu' elle en a soixante-quinze mille de reste chez son notaire . Quand je songe à tout ce que cette dame fait pour moi, je ne saurois m' empêcher de m' accuser d' ingratitude; je manque à sa fille, en considération de laquelle elle me cede toute sa fortune: M Parangon nous a plus fait de mal, à mon épouse et à moi,qu' on ne sauroit croire! J' en veux à tous ceux qui m' ont instruit: pourquoi l' avoir fait? Sans eux, je me fusse respecté davantage... oui, ma femme est une imprudente; Madame Parangon... oh! Pour celle-là, telle chose qu' elle fasse, je ne sais quoi me dit qu' elle est fondée: mais j' en veux à Mademoiselle Tiennete, à M Loiseau; je tâche d' en vouloir à ma soeur elle-même... cependant où est le tort d' Ursule? Je suis de mauvaise humeur; rappellons des idées plus riantes. Tu me fais envisager pour l' avenir une vie fort agréable: je m' en trace le tableau d' avance. Nous serons unis; nous nous verrons tous les jours: j' espere que nous pourrons un jour réconcilier Madame Parangon avec ma femme: alors nous ferons une petite société charmante, dont tu seras le philosophe, et d' Arras le directeur. Je desire vivement cet arrangement, et je travaille dès-à-présent à le préparer. Madame Parangon m' a toujours tant fait d' amitiés, que j' espere beaucoup d' une ame aussi belle que la sienne... je vais reconduire la petite cousine. Adieu, cher mentor: modere tes plaisirs, et ménage ta santé pour ceux qui t' aiment.
Lettre 42. Le même au même.
voici bien encore un autre péril. représente-toi, mon cher mentor, un vaisseau voguant sur une mer orageuse, tantôt faisant route, et tantôt jetté sur les côtes opposées à celles où il tend: tel est mon coeur depuis quatre jours que la petite cousine est partie. L' occupation qu' elle me donnoit m' avoit, pour ainsi-dire, fermé les yeux sur les attraits de toutes les autres femmes: les siens n' étoient cependant pas les plus dangereux! ... depuis que le tumulte est cessé, que tous les étrangers sont partis, et que nous sommes tranquilles dans notre petit cercle de famille, nous profitons de quelques beaux instants que la saison nous accorde, pour nous promener dans l' enclos de la maison paternelle, ma maîtresse, Tiennete, M Loiseau, Ursule, Marie-Jeanne et moi. Tiennete et Loiseau vont seuls; Ursule cause le plus souvent avec la nouvelle mariée; et je suis avec Madame Parangon: je l' aide à marcher, et je crois voir de la satisfaction dans ses regards. Pour moi, dès qu' elle s' appuie un peu sur mon bras, mon coeur palpite: je voudrois supporter entiérement le poids de ce précieux fardeau.Notre entretien rouloit hier sur Laurete; Madame Parangon me demanda ce que je pensois de cette aimable fille? Je crus devoir être circonspect: -elle est bien, répondis-je-. Bien? Vous êtes retenu dans vos éloges-. Mais, oui, elle est assez bien-. Moi, monsieur, je dis qu' elle est charmante-. J' en conviens-. Je lui trouve un air de jeunesse séduisant-. Il est vrai-. Cette jeune personne mérite beaucoup-. Oui, madame-. Mais beaucoup plus que ne le suppose la froideur de vos réponses, monsieur-. J' y mets toute la chaleur que je puis, madame-. En effet, j' en conviens; il est vrai; oui, madame; cela est d' un chaud... j' ai tort, et je me suis trompée! -supposons, madame, que mes réponses aient la froideur que vous y trouvez; est-ce ma faute à moi? - c' est la mienne, vous allez voir-. On pourroit plus mal rencontrer: je connois un objet qui efface tout ce qui prétend briller à côté de lui: que pourront les absents? -je ne vous entends pas, Edmond-. Je le crois; madame, ce que je dis est doublement inintelligible pour vous. -eh! D' où vient donc le dire? -c' est, madame, que je desirerois que vous m' ordonnassiez de le rendre plus clair-. Dans ce moment son pied a tourné; elle a fait un faux-pas; je l' ai retenue en la soulevant dans mes bras: une jouissance ne vaut pas ce que j' ai éprouvé; je ne pouvois me résoudre à la poser à terre. Un regard (j' ai cru que la pureté même l' avoit lancé) un simple regard m' a imposé; je l' ai timidementpriée de s' asseoir. Elle l' a fait, parce qu' elle ressentoit une petite douleur. Je lui ai laissé voir combien je craignois que cela n' eût des suites: un aimable sourire m' a rassuré. J' ai touché son pied; je l' ai remué; (ah! L' ami, de ma vie je n' ai rien éprouvé de pareil à ce que je sentois! ) et j' ai vu dans ses yeux un embarras qui n' avoit rien de sévere. Nous avons repris notre conversation. -vous voudriez me faire entendre (c' est elle qui parle) que Laure ne vous a plu que médiocrement? Je vous avois cru vivement épris? -il y a dans mon coeur, madame, un obstacle à l' attachement dont vous parlez-. Tant-pis! Je m' intéressois à Laure-. Vous vous intéresseriez aussi à celle-... je ne sais pourquoi (a-t-elle interrompu vivement) j' ai repris cette conversation; elle me fatigue-. Quittons-la, madame, et souffrez que je vous parle de vous-. De moi? Eh! Qu' en dirons-nous? -que vous êtes digne du plus profond respect comme du plus tendre attachement, et que c' est-là ce que vous m' inspirez-. Je réponds à ces sentiments, par une amitié sincere; je la partage entre votre soeur et vous; de maniere pourtant que chacun des deux la possede, toute entiere-. J' ai osé lui baiser la main. Elle l' a vivement retirée, en me disant: -ces choses-là ne me plaisent que de la part d' Ursule-. Tout n' est donc pas égal, et voici déjà la différence? - l' égalité n' est que dans mon coeur-. Comment la connoîtrai-je, si les signes ne sont pas les mêmes? Vous allez me rendre jaloux. -vousserez donc injuste? -non, madame; je devrai toujours craindre qu' on ne m' ait enlevé un bien précieux dont rien ne m' assurera la possession-. Personne ne peut vous l' enlever-. Vous préférez ma soeur? -mais, vous devenez exigeant, monsieur? Je veux être libre dans mes dons-. Vous vous fâchez de ce que je vous ai baisé la main-. Mais, Edmond, de quelle nature sont vos sentiments pour moi? -ah! Madame! Ils sont tels que vous devez les inspirer; tendres et respectueux; vos bontés et vos attraits; je ne sépare rien-. Demeurons-en-là: ce n' est point ici un manege de coquette; je connois mes devoirs: soyons frere et soeur; prenez les sentiments qui conviennent à cette qualité, comme je les ai pris: Edmond, je vous aime, et vous saurez bientôt dans quelles vues: je me flatte de pouvoir faire votre bonheur par des moyens sûrs; mais j' attends pour vous les découvrir, que votre ame soit moins flottante. Eh! Plût à Dieu que je pusse, mieux que toute autre, fixer l' irrésolution où je vous vois! -de l' irrésolution! je n' en ai plus, madame-... mes soeurs et Tiennete s' étant approchés alors, Madame Parangon s' est interrompue pour leur répondre sur quelque chose; ensuite elle s' est levée; elle a marché, en boitant un peu. J' étois quasi charmé de ce petit accident, et tu sens pourquoi; elle étoit obligée de s' appuyer sur mon bras. Nous sommes rentrés. Dans la maison, autre scene amusante, cher mentor, Madame Parangon et ma soeur sesont retirées dans leur chambre. Au-dessus est un réduit où je savois qu' il se trouve une petite ouverture: je m' y suis glissé le plus adroitement du monde. J' ai perdu les premiers mots de la conversation; mais voici comme la belle dame répondoit: -non, ma fille, je n' oublierai jamais que je suis mariée; les écarts de mon mari n' autoriseroient pas les miens, je le sais trop: mais je veux le bonheur de ton frere, je puis m' en occuper, et c' est le seul plaisir qui me soit permis... je ne sais, mais je me sens des inquiétudes... je voudrois qu' il osât m' aimer: je suis bien sûre de le retenir dans de justes bornes: un amour reglé ne corrompt point les moeurs; les siennes sont pures encore: (oh! Gaudet que ce mot-là m' a fait une douloureuse impression! ) s' il m' aimoit, je le détacherois de Manon, de cette fille indigne de lui, capable de l' avilir, et qui a voulu le tromper: il ne me seroit pas difficile ensuite, lorsque l' âge l' auroit mûri, de l' amener au but que je me propose. Ne pouvant espérer, n' osant même nourrir l' espérance qu' il puisse être à moi, c' est à ma soeur que je le destine; je n' ai jamais songé sérieusement à Laure, ni à la jeune Edmée; j' aurois seulement voulu que ces jeunes personnes l' éloignassent d' une séductrice, parce que ma soeur n' est encore qu' une enfant: vous la connoissez, elle a dix ans; ses traits, en se développant, deviennent tous les jours plus flatteurs: Edmond feroit mon bonheur, je crois qu' il fera le sien. Il seroit mon frere; à ce titre je pourroisl' aimer d' une maniere innocente; je ne rougirois plus de suivre un penchant plein de douceur... Ursule! Ah si tu savois! La jalousie est un cruel tourment! ... tout-à-l' heure, il m' a pris la main, il l' a baisée... il m' a fallu toute ma raison pour la retirer; il a fallu me fâcher, pour m' étourdir sur une satisfaction criminelle... ensuite, tandis qu' il me parloit, mon imagination, en dépit de moi-même, me peignoit le plaisir que j' aurois à le payer de retour... mais j' en dis trop, et j' oublie que le souffle d' un coupable amour peut ternir la pureté de mon amie-. Je trouve à vous écouter un plaisir infini-. J' ai donc été trop loin, Ursule-. Non, c' est que je vous aime, que j' aime mon frere, et que vous l' aimez-. Ce sentiment, qui est une vertu dans votre coeur, n' est dans le mien-... et dans le vôtre aussi-. Non, ma fille; un pas encore, il deviendroit un crime-. Vous ne ferez jamais ce pas-là. -eh! Qui peut en répondre! qui cherche le péril y périra ... ah! Ma chere Ursule! -mon aimable, ma respectable amie! Vous pleurez! Laissez, laissez-moi recueillir ces larmes-. Arrachons Edmond à cette passion que je redoute; oui, dussé-je y perdre tout mon repos, il le faut absolument-. Si mon frere m' aime, il y renoncera: je vais lui dire que je l' exige de son amitié-. Garde-t-en bien, mon amie! C' est par l' amour que l' on combat l' amour; les discours, les raisonnements, l' amitié même ne font rien contre cette passion... je ne saurois te définir l' état de mon coeur: quand j' aivu ton frere rechercher cette jeune personne qui nous a quittées, j' en ai ressenti de la joie: je me suis dit, elle effacera Manon; elle est moins dangereuse que Manon; elle n' est pas fourbe, vile comme Manon: tout-à-l' heure je l' ai sondé; la froideur qu' il m' a laissé voir pour elle, m' a charmée! Que comprendre à cela? -c' est que vous souhaitez qu' il vous aime seule. - levant les yeux au ciel . L' ingénuité vient de le dire... à ma soeur . Et c' est aussi ce que je crains, mon enfant. Sans ton amitié, que je serois malheureuse! - vous avez tout mon coeur; oui, tout entier-. Ursule! ... ma chere fille! -ma respectable amie! ... -tu m' aimes donc bien? -les expressions me manquent; mais souffrez, que mes carresses vous le prouvent-. Ici la plume me tombe des mains. Ah Dieu! Qu' Ursule étoit heureuse! ... Tiennete est entrée, elle s' est mise de la partie. Représente-toi ce groupe charmant, et dis-moi si l' amour ne l' auroit pas préféré à celui des graces? ... -ah! Mes bonnes amies, s' est écriée Madame Parangon, que ces plaisirs-là sont doux! Ils ne laissent point de remords: on ne craint ni l' infidélité, ni l' inconstance! Ce n' est pas la bouche d' un perfide qui me dit tant de douceurs: filles charmantes, votre coeur est aussi pur que vous êtes belles-! Comme il étoit l' heure de se mettre à table, Tiennete est sortie, pour aller aider à ma mere et à mes soeurs. Je suis descendu; mais mon émotion étoit si grande, qu' au-lieu d' aller auprès de Madame Parangon, j' ai faitun tour de jardin. Le souper a été enjoué; tu t' imagines que je devois y contribuer. Les yeux de tous nos bonnes gens étoient fixés sur la belle dame, et je jouissois pour elle de leur admiration. Mes freres se disputent l' honneur de lui rendre quelques services; mes soeurs ne peuvent s' empêcher d' être un peu jalouses d' Ursule; et cette adorable femme qui s' en apperçoit, leur montre à toutes combien elle est flattée du prix qu' elles mettent à son affection. Ce n' est pas sa beauté seule qui fait tant d' impression sur tout le monde: Ursule est peut-être aussi mignone; mais Madame Parangon est... elle est elle-même; c' est, pour ainsi-dire, le type de la beauté; une femme ne peut avoir des graces, ce charme inexprimable qui remue les coeurs et les subjugue, qu' autant qu' elle approchera d' elle. Je ne sais si cet air de bonté, cette aisance qui n' est qu' à elle, si tout cela lui vient de la nature; ou si la capitale, comme on le dit, le lui a donné; mais qu' importe? Elle ne l' en a pas moins. Oh! Je veux la voir, cette capitale si vantée, où les femmes enchantent, même sans beauté, font des passions sans être fidelles, gouvernent les hommes sans prendre la peine de cacher leur autorité despote, et font adorer jusqu' à leurs défauts les plus décidés; je veux la voir bientôt; j' en brûle d' envie. En sortant de table, j' ai passé dans la chambrede Madame Parangon. Notre entretien a été peu de chose; parce qu' elle m' a prié de lire un livre nouveau, qu' elle avoit reçu dans la journée. Ce sont les lettres d' Héloïse à Abailard , en vers françois assez méchants, ou plutôt mauvais, de peur d' amphibologie. Cependant comme elles nous ont touché! Je dis nous; car... tu m' entends de reste. Adieu l' ami. Ne vois-tu pas que Madame Parangon m' a presque fait oublier que j' ai une femme? Dis-lui que je me porte bien, et que je lui écrirai au premier moment pour lui marquer mon retour.
Lettre 43. Madame Palestine à Edmond.
Manon se blesse et accouche. M Tiennot le médecin vous dira, mon cher fils, l' accident qui vient d' arriver à ma fille votre épouse. Croyez que si le ciel me l' enlevoit, mes résolutions pour vous ne changeroient pas. Je contracte par ce billet; l' obligation de les remplir. Ma fille aînée vous salue. La pauvre malade vous embrasse de tout son coeur. Votre sincere amie et bonne mere, Marie Q, veuve Palestine.
Lettre 44. Même jour. Edmond à Manon.
comment peut-on marquer les mêmes sentiments à tant d' objets différents! La ville est un dangereux séjour pour quiconque a le coeur fait comme Edmond. prends courage, mon cher coeur; l' accident qui vient de t' arriver n' aura pas de suites fâcheuses pour toi; le médecin me l' assure; s' il y avoit eu le moindre danger, il ne t' auroit pas quittée, quoiqu' il t' ait laissée entre de bonnes mains; car tu connois, comme toute la ville, le mérite de M Berryat. Conserves-toi soigneusement pour ton mari, et n' aies pas la moindre inquiétude à l' égard de tout le reste. La nuit de l' éternel silence couvre notre déshonneur, qui n' en est plus un, dès qu' il est ignoré. C' est à présent que je vais me livrer à toute la douceur d' être à toi; rien ne m' en distraira; et je fonde sur un sincere retour de ta part, tout l' espoir de mon bonheur à venir. Je reçois en même-temps une lettre de M Parangon, que j' ai brûlée après l' avoir lue. Il m' apprend, que l' enfant a été enlevé, et baptisé dans un village à plus de huit lieues d' ici (c' est Pourrain), sous le nom de son pere, et qu' on a déguisé celui de sa mere en cette sorte, Enitselap; qu' on assure qu' il vivra, malgré la maniere forcée dont il a vu le jour; que l' envie seule d' avoir un fils, l' avoit déterminé à te séduire: il m' assure, que désespéré de ne point avoir d' enfants de sa femme, il n' avoit cherché qu' à se procurer avec une autre la satisfaction d' être pere: que tout lui ayant jusqu' à présent réussi, rien ne l' inquiéteroit plus, si je lui témoignois être content de mon sort . Il forme des projets pour l' établissement de cet enfant, auquel il trouvera moyen d' assurer sa fortune: mais tu conçois combien tout cela sent encore la chimere. Il n' importe; je t' en entretiens pour t' en amuser, et flatter ton coeur; car je n' ai pas l' injustice de trouver mauvais que tu aies des entrailles de mere; je te mépriserois, si tu n' aimois pas toute ta vie ce que tu as porté dans ton sein. Ce qu' il m' apprend ensuite de ton cousin Gaudet, et du p d' Arras, me surprend moins que tu ne l' imaginerois. Je sais combien la façon de penser du premier est libre; mais tout ce que l' on peut m' en dire, et tout ce qui me l' auroit fait haïr lorsque j' étois sans expérience, à présent je le tolere. Quant au p d' Arras, ne savons nous pas comment on pense dans les cloîtres? Ma chere, il faut prendre les hommes comme ils sont, et s' en fairedes amis. Quant à toi, je te déclare que je m' en reposerai toujours sur ta vertu: si tu me trompois, et que je le découvrisse, le mépris seroit ma vengeance: si au contraire tu m' es fidelle, je regarderai ce qui n' est que ton devoir comme une grace, et j' en aurai la même reconnoissance. Ton bonheur et le mien dépend de notre attachement mutuel; et quand une femme est aimable comme tu l' es, qu' elle joint l' esprit à la beauté, c' est sa faute si elle ne trouve pas dans un mari honnête homme, l' amant, l' époux et l' ami. Je ne me fatigue pas à t' écrire, mais tu te fatiguerois à me lire. Adieu, chere pouponne: j' embrasse ta mere et ta soeur: dis-leur que je les trouve bien généreuses; et que si le malheur fût arrivé, il y auroit eu des refus de ma part aussi sinceres que leurs offres. Mille choses obligeantes à la chere mere prieure; c' est une parente que j' adorerai toute ma vie. Ton ami, ton amant et ton mari, etc.
Lettre 45. 20 février. Manon à d' Arras.
point de paix pour les méchants. le voilà tel que vous le desiriez, ce me semble; que voudriez-vous davantage? L' un cherche à le tromper; l' autre à l' aguerrir; vous à le tranquilliser; et moi, je suis la victime souffrante: ce rôle me déplaît; signifiez-le à M Gaudet, ainsi qu' à l' autre; il répugne à mon caractere: qu' ils s' arrangent là-dessus. Ah Dieu! Qu' il est fâcheux, qu' il est cruel d' avoir perdu l' estime de soi-même, ce frein salutaire qui nous retient plus que la religion et les loix, toujours impuissantes, s' il ne leur donne tout leur nerf! ... si je l' avois eue, cette estime de moi-même, mon séducteur auroit-il obtenu hier la promesse... cependant il faut jouer la vertu! ... je la jouerai; mais si je suis découverte, qu' ils tremblent! sans signature.
Lettre 46. 22 février. Edmond à M Loiseau.
il découvre son mariage avec Mademoiselle Manon. tu connois le sujet de mes peines secretes, cher ami; je t' ai avoué ce qui m' humilioit, et ce qui me montroit toute la bassesse de l' action que j' ai faite, en trompant mes parents. Mentir en toute occasion! Négliger un frere que j' aime! être faux avec une femme comme Madame Parangon! Fermer mon coeur à Ursule, à ton amie, à toi-même! Je n' y pouvois plus résister: je t' ai choisi, pour cetteouverture pénible, et je ne m' en repens pas, l' amour même n' a pu te rendre indiscret: mais le poids de ma confidence ne t' embarrassera pas long-temps. Nous avons été interrompus si mal-à-propos, que je n' ai pu te faire part de mes dispositions actuelles; je vais suppléer à ce que ton départ m' empêcha de te dire. Ma femme étoit dans un grand danger, lorsque je lui écrivis; je le savois, et je le dissimulai: on dit que ma lettre lui causa tant de joie, qu' il survint une crise heureuse, qui l' a tirée d' affaire. Je lui rends donc la vie une seconde fois; tu sais que le bien que l' on fait, attache plus que les bienfaits reçus. Elle est sortie du couvent: rien n' a transpiré. En la voyant, je l' ai trouvée si jolie, que je n' ai pu me repentir du sacrifice. Et puis, c' est un ragoût délicieux et nouveau que ces voiles du mystere, dont nous sommes obligés de nous envelopper. Comme on ne sait pas tout l' intérêt que je prends à elle, dans les cercles où nous nous trouvons, on me dit tout bonnement ce qu' on en pense: jusqu' à présent, on n' a fait que la louer, chacun à sa maniere. L' un soupire pour elle, et me le dit; l' autre s' exprime cavaliérement, et veut que je fasse de même: Ellipud voudroit une de ses nuits,dût-elle être la derniere de sa vie; Des-F lui sacrifieroit tout, jusqu' à son impertinence; le beau Etiferreip, son miroir et sa fatuité; Ch ses bois et ses métairies; Bell son château; il n' est pas jusqu' à l' automate B D qui ne vendît pour elle ses gras labourages de Varzi. Cependant, je ne suis pas tranquille: je sens qu' une jeune personne, qui demeure seule avec une fille qui la sert, et chez laquelle se rend tous les soirs un homme dans l' obscurité, ne peut vivre long-temps de la sorte sans donner une ample matiere à la médisance, dix fois plus venimeuse ici que partout ailleurs, comme tu sais. Je ne vois de préservatif que dans une liaison intime avec Madame Parangon, et les deux autres, que tu nommes si bien le trio des graces ; Manon feroit le nombre complet: car tu sais que les poëtes sont partagés là-dessus, et que les anciens en admettoient quatre aussi souvent que trois: au surplus, pour quelqu' opinion que tu prennes parti, on peut se concilier; Madame Parangon sera Vénus. Je disois donc qu' une liaison avec les trois graces , pareroit à tous les inconvénients, et nous préserveroit des embuches du grand dormeur, s' il ne persévéroit pas dans les sentiments qu' il montre. Mais comment faire pour en venir là? Il faudroit tout révéler: ma belle maîtresse est si généreuse, que ce n' est pas ce qui m' embarrasse; mais en cherchant à me soulager, je suis sûr de lui donner le plus violent chagrin. Parlons un peu de toi, mon ami: seras-tubientôt de retour en cette ville? Madame Parangon vient de me dire, que les parents de ton amie paroissent disposés à se mettre à la raison. Te donner leur fille est le seul parti qu' ils aient à prendre. Mademoiselle Tiennete est tout le contraire de Manon; avec l' innocence la plus entiere, elle donne prise sur elle. Je te conseillerois de ne choisir pour votre séjour, ni votre petite ville, ni Au; je préférerois, à ta place, ou la capitale, ou Dijon: j' ai mon intérêt à cette proposition; celle de ces deux villes que tu choisirois deviendroit ma patrie, et je me fixerois auprès de vous: par conséquent c' est une nécessité que Manon et Mademoiselle Tiennete deviennent amies. J' ai déjà prévenu ma femme sur la véritable condition de ta prétendue; elle m' a paru très-surprise, et m' a prié de lui ménager les moyens de réparer ses torts avec cette aimable fille. M Gaudet, contre lequel tu parois fort animé, ne mérite pas toute l' amertume de tes reproches: quant au p d' Arras, il n' a pas l' esprit de son état, j' en conviens; mais du moins, ce n' est pas un hypocrite; il s' est montré à découvert devant nous. Tu parois refuser au premier jusqu' à la qualité d' honnête-homme; et moi, je la lui accorde aux titres suivants: il est fidele ami, discret, sincere, quoique trop avide de certains plaisirs (et tant pis pour les filles dont les peres et meres sont négligents, ou pour les maris dont les femmes sont faciles! ) il est d' ailleurs incapable de se les procurer, ces plaisirs, par desmoyens bas, avilissants. Il m' a développé depuis quelques jours, des principes qui m' ont paru si clairs, que je n' ai pu m' empêcher de m' y rendre. Hâte-toi de revenir; nous nous entretiendrons avec lui sur ces intéressantes matieres... je ne finirai pas ma lettre en ce moment. J' entends beaucoup de remûment dans la maison: si l' occasion est favorable, j' en profiterai pour l' exécution d' un projet que nous méditons, ma femme et moi. Le lendemain. Je fus interrompu hier bien agréablement: c' étoit la jeune soeur de Madame Parangon qui arrivoit. Les trois graces l' ont reçue avec une égale tendresse. C' est un vrai bijou que cette petite Fanchette. Représente-toi les traits de sa soeur, son sourire, avec un enjouement que l' aînée paroît avoir perdu. La joie m' a paru si bien fondée, que je n' ai pas cru qu' il pût se présenter une plus belle occasion pour la visite que Manon vouloit rendre à sa cousine. J' ai pressenti cette derniere. D' abord j' ai vu la surprise et l' inquiétude se peindre sur tous les visages. -comment le savez-vous (me disoit-on)? êtes-vous son confident? Est-ce vous qu' elle a choisi pour la présenter? Que demande-t-elle ici-? J' ai répondu: -madame, votre indulgence et votre amitié: elle méritel' une et l' autre: daignez l' entendre: elle a mille choses à vous dire: souffrez qu' elle vous rende une visite dès aujourd'hui, tout-à-l' heure-. L' étonnement des trois graces augmentoit à chaque parole que je prononçois; j' ai pris leur silence pour un aveu; j' ai fait une révérence, et j' ai couru chercher Manon. En chemin, je l' ai prévenue sur les avances qu' elle devoit faire. -vous allez voir combien je vous aime, m' a-t-elle répondu. Nous arrivons: Madame Parangon et ses deux amies étoient encore assises où je les avois laissées. Manon quitte ma main dès qu' elle apperçoit sa cousine, s' avance timidement vers elle: mais voyant que ses yeux s' armoient de rigueur, au lieu de l' embrasser, elle tombe à ses genoux, et s' empare d' une de ses mains. -eh mais! A dit Madame Parangon, je ne sais ce que vous me voulez: que faites-vous donc, mademoiselle! ... -ma chere, ma généreuse parente, a interrompu Manon, mon bonheur et ma tranquillité dépendent du pardon que j' espere de vous. -je vous pardonne tout, mademoiselle! Ah! Tout est pardonné, il y a long-temps. Quittez cette posture; elle ne convient pas à une belle fille comme vous-je n' en puis ici prendre que deux, ma cousine. -que voulez-vous dire? Qu' il faut me laisser à vos genoux, ou me donner un asyle dans vos bras. Ma cousine, je vous adore: voyez dans ces larmes que je répands, la douleur et le repentir. Ah! Laissez-moi rappellerdans votre coeur ces sentiments que vous m' avez tant de fois montrés: oubliez une erreur que je déteste; souffrez que je vous aime, et bientôt je serai digne de l' être à mon tour. Non, jamais, quels que soient mon repentir et ma tendresse, je ne croirai mériter l' amour de mon époux, si je n' ai recouvré votre estime et votre amitié. Liée par des noeuds indissolubles à celui que j' aime plus que ma vie, dans ses bras même, je trouve que vous manquez à ma félicité... -vous êtes mariée! -oui, ma cousine, et voilà mon mari. -Edmond! -lui-même. -ô ciel! -vous avez mon secret; mon sort est entre vos mains. -je n' en abuserai pas, mademoiselle; non, je n' en abuserai pas, malgré... Edmond! Que voulez-vous que je pense de vous? ... mais, que dis-je moi-même! ... vous êtes mariés... vous l' êtes? ... hé comment-? J' ai répondu, que lorsque mes parents s' étoient retirés, ils avoient laissé leur signature aux différents actes; que tout se trouvant dans la forme légale, la crainte de causer la mort à Manon, m' avoit déterminé à me rendre à de pressantes sollicitations: que depuis mon retour de chez mes parents, la vue de mon épouse, sa tendresse, les dispositions qu' elle m' avoit montrées, et sa conduite, avoient excité dans mon coeur des sentiments autorisés par le devoir . -je n' en reviens pas-, (a repris Madame Parangon, en regardant tour-à-tour Manon et ma soeur.) au fond, il a raison, ma fille (a-t-elle dit à la derniere):le motif qui l' a déterminé est louable; et Manon n' est pas plus criminelle... (je ne sais ce qu' elle voulut dire; puis s' interrompant elle-même): Ursule, embrassez votre soeur-(a-t-elle continué). Ce mot nous a remplis de la joie la plus vive. Madame Parangon a paru satisfaite de l' avoir causée. J' ai porté ma femme dans ses bras; elle ne l' a pas rebutée. J' ai marqué dans ce moment à ma charmante cousine (à qui j' ai donné ce nom pour la premiere fois) tant de respect et d' attachement, une reconnoissance si vive, qu' elle m' a dit en souriant, qu' elle étoit contente de moi. Oh! Quelle adorable femme! C' est une colombe sans fiel, une ame faite pour aimer et pour l' être: il n' est pas de vertu comme la sienne; si toutes les femmes lui ressembloient, il n' y auroit plus de vicieux sur la terre. Remarques-tu qu' elle n' a pas fait acheter la réconciliation? Elle a dit à sa cousine. -eh bien, sois donc heureuse: un amour honnête et légitime, est l' unique source de notre félicité; une femme n' en peut trouver ailleurs que la trompeuse apparence, sous laquelle se cachent la honte, le crime et le remords; ne l' oublie jamais, ma cousine. Si mon amitié peut te soutenir, je te l' accorde; mérite-la, en aimant ton mari; sois ma compagne, puisque vous le desirez tous deux: je me charge de ramener la famille d' Edmond; cette aimable fille que voici, m' aidera: n' est-il pas vrai, mon Ursule? -pourrois-je hésiter, madame,a répondu celle-ci, dès que je vois dans cette dame ma soeur et votre ame? -et s' adressant à ma femme: -il faut bien, chere soeur, que vous ayiez un mérite réel, et des vertus, puisque vous avez fixé mon frere-. La jeune Fanchette est entrée comme Ursule achevoit ces derniers mots; on lui a fait connoître sa cousine, et l' on a changé de conversation. Comme je te l' ai dit, cette enfant est charmante, et si la chose n' étoit pas faite, je sens qu' il ne m' auroit pas été difficile de suivre les projets de sa soeur. Que je l' admire, cette adorable soeur! Après les vues que je lui fais; lorsque la petite arrive, qu' elle se propose de me la montrer, de connoître mes sentiments, tous ses dessins renversés ne l' aigrissent pas! Elle pardonne; elle fait plus, elle veut nous servir! ... elle me donne des regrets d' être heureux: ah! Qu' il seroit délicieux de lui avoir sacrifié son bonheur! ... le reste de la journée s' est passé fort agréablement. J' ai ramené ma femme à l' heure où M Parangon devoit rentrer: en arrivant chez elle, j' ai pris moins de précautions qu' à l' ordinaire; nous avons soupé tête-à-tête: la fille qui la sert a paru fort surprise de notre familiarité; c' est la premiere fois qu' elle me voit, sa maîtresse m' introduisant toujours elle-même. J' ai pourtant été obligé de sortir un moment, et je suis rentré comme de coutume par la petite porte de derriere. Dans quelques jours, cette gêne cessera, j' espere,au moins pour l' intérieur de la maison. J' ai dit que je t' écrirois: on te salue: Mademoiselle Tiennete se recommande à ta prudence; et moi, à ton amitié. Je reçus, deux ou trois jours après la date de cette lettre, un billet de M Loiseau, que je n' ai pu retrouver; mais dont voici le sens: il faut s' attendre à tout, mon cher M R; la vie est une scene mouvante, où l' on voit arriver les choses les plus surprenantes; et plus elles le sont, moins nous devons précipiter notre jugement. Souvent elles ont des causes qui rendent digne de louange ce qui d' abord n' avoit paru mériter que du blâme. Telle est celle que je suis prié de vous annoncer. Votre frere Edmond, mon plus intime ami, est marié; mais vous connoissez mes sentiments, et combien je suis éloigné de me rendre l' apologiste d' une méchante action; votre cher frere n' a pu faire autrement; et moi, en mon particulier, je l' en estime davantage: c' est ce que je vous proteste devant Dieu. Depuis que Mademoiselle Manon est sa femme, c' est la vertu même, etc.
Lettre 47. Edmond à Pierrot.
il s' étourdit lui-même, ou veut m' étourdir sur son déshonneur. il me semble, cher aîné, qu' on m' ait oté de dessus les épaules un poids insupportable. Je t' aime trop, tu le sais, pour n' avoir pas infiniment souffert d' être obligé de me taire avec toi. Enfin, graces à Madame Parangon, nos parents ont tout ratifié: je n' ignore pas combien je dois à leur indulgence, et que mon mariage étoit nul: mais assure-les, mon ami, qu' ils ont fait le bonheur d' un de leurs enfants. Il y a des femmes estimables de deux sortes, cher aîné; celles qui furent toujours vertueuses; et celles qui étant tombées, se trouvent par leur chûte même raffermies dans le sentier de la vertu. Cette fleur tant vantée, quoiqu' elle soit moins que rien, est si peuce qu' on estime dans une femme, qu' une jeune veuve n' est pas moins ardemment recherchée qu' une fille, à toutes choses d' ailleurs égales: tu me diras qu' il y a de la différence entre une veuve, et une fille qui s' est manqué à elle-même. Je le sais très-bien; la premiere n' a pas violé ses devoirs; elle a accordé ce qui n' étoit plus à elle; son ame est vierge et pure: l' autre au contraire a consenti à ce que les loix de la société lui défendoient; elle a été ou foible, ou bien pis; mais tout cela ne dit rien contre Mademoiselle Palestine, qui ne fut que séduite dans un âge où la raison n' est pas aidée par l' expérience. Au reste, cette aimable femme ne se croit pas innocente; elle en gémit, et s' en humilie; elle en est plus complaisante pour moi; plus modeste et plus douce avec ses pareilles: la faute, mon ami, est plus que réparée à mon égard; je ne sais en vérité pas s' il vaudroit mieux qu' elle ne l' eût point commise. Notre mariage, si singulierement contracté,a fait l' histoire du jour. Toute la ville en a parlé: mais les discours qu' on en a tenus étoient bien en-deçà de la vérité: les précautions de la bonne mere prieure de saint J, parente de ma femme, ensevelissent pour jamais dans l' oubli ce qui eût fait ma honte: l' accident même qui est arrivé, Manon s' étant blessée, sa taille avantageuse, qui cachoit mieux son état, quand elle est entrée au couvent, mettront toujours en défaut toutes les malignes conjectures. Ainsi, que notre cher pere et notre chere mere soient tranquilles là-dessus. Je te prie de leur demander, et de m' obtenir la grace que je leur conduise ma femme; elle le desire vivement: je crois que sa vue et ses discours les convaincront mieux que tout ce que je pourrois écrire, de la bonté de son coeur; et qu' ils reconnoîtront qu' elle n' étoit que jeune, imprudente, vive, et le contraire de ces belles indolentes, toujours tiédes, qui se croient des modeles à citer, parce qu' elles n' ont pas de tempérament. Oui, ma femme est sensible, voluptueuse même (et c' est une qualité, selon moi,) mais elle n' est pas vicieuse. Ursule se porte bien, et paroît heureuse par les soins de sa digne protectrice. L' air de la ville ne sera pas contagieux pour elle; notre soeur n' en prendra que les graces; le vice respectera l' entrée d' un coeur où regne Madame Parangon. Elle demeure à présent chez Madame Canon, une tante de ma cousine (Madame Parangon exige que je lanomme ainsi) dont je t' ai déjà parlé. Cette dame est une sorte de sauvage, toujours renfermée chez elle, déclamant sans cesse contre les hommes, et contre toutes les femmes qui paroissent regarder notre sexe d' un bon oeil. Ursule est bien là, c' est-à-dire, qu' elle y est en sûreté: lorsqu' elle en sort, elle ne quitte pas Madame Parangon. Je t' avouerai, que sans la société de ma respectable cousine, j' appréhenderois que les éternels sermons de Madame Canon n' ennuïassent bientôt une jeune personne, au point de lui faire trouver aimable ceux dont elle entend dire maussadement tant de mal. Au reste, l' inconvénient seroit médiocre; et si l' on vouloit dès à présent marier notre soeur, il y a déjà quelques prétendants qui ne seroient pas à mépriser: mais il faut tout laisser à la sagesse de Madame Parangon. M Loiseau, que tu goûtas si fort, lorsqu' il étoit chez nous, est enfin de retour ici. Il a fait ces démarches, dont il t' a quelquefois entretenu, auprès de la famille de Mademoiselle Tiennete: tout a réussi assez bien dans un sens: M Dom, pere de cette jeune personne, sait où est sa fille. On a remarqué, lorsqu' il a appris cette nouvelle, combien son coeur étoit ulcéré: il n' a témoigné aucun desir de la voir: il a seulement dit au jeune Dom, son fils, qu' il partiroit avec M Loiseau, pour rester auprès de sa soeur jusqu' au mariage. Il est vrai qu' après avoir lu les lettres de Madame Parangon, et du procureur chez lequel demeureM Loiseau, toutes remplies des éloges de ces jeunes gens, il n' est sorte de caresses qu' il n' ait faites à son gendre futur: il a été jusqu' à lui dire: -je vous donne toute la tendresse que j' avois pour ma fille; et si je souffre à présent qu' elle me nomme son pere, c' est parce qu' elle sera votre femme; car elle a cruellement blessé mon coeur, et c' est vous qui fermez la plaie: vous êtes plus honnête homme que je n' aurois été à votre âge et à votre place: je doute que j' eusse épousé une fille qui se seroit oubliée au point d' abandonner ses parents, ceux qui l' ont élevé, chérie, et peut-être d' avoir... -respectez la vertu de votre fille, monsieur, a dit Loiseau: la faute de s' être soustraite à l' autorité d' un pere tel que vous (faute que les circonstances rendent peut-être excusables), est la seule qu' elle ait à se reprocher. Elle fut accueillie par la vertu même, le lendemain de son arrivée à Au; sa jeune maîtresse lui a tenu lieu de la mere qu' elle avoit quittée: aussi jamais Mademoiselle Dom ne s' est-elle un moment écartée de la retenue qui caractérise une fille bien née. Elle m' aime; je serois injuste d' en douter; cependant je ne l' ai jamais entendu de sa bouche; jamais elle ne m' a laissé jouir de la satisfaction que me donneront toujours sa vue et son entretien, qu' en présence d' un tiers. -tout ce que vous me dites-là me fait plaisir, a répondu le vieux Dom; mais elle m' a contristé; vous êtes mon fils; elle ne sera que ma bru. Dressonsles articles; je les signe ici. Sa mere et la vôtre iront à Au avec vous; il n' est pas nécessaire que je voie ce mariage-. Tout ce qu' on a pu lui dire ne l' a pas ébranlé. Ce qu' il y a de plus triste encore, parce que c' est une nouvelle preuve de sa colere, on s' est apperçu que le contrat n' étoit pas avantageux: Mademoiselle Tiennete est presque deshéritée. Celui qui paroît le moins sensible à ce malheur, c' est Loiseau: les deux meres, dont Tiennete a regagné les coeurs depuis leur arrivée ici, en sont au desespoir; elles ont fait retarder le mariage, qui ne pourra plus se faire qu' après la Quasimodo , pour écrire à M Dom, mais en vain. Loiseau ne juge pas à propos d' aller demeurer à Av; il s' est fait recevoir ici procureur: ce qui l' y détermine, c' est l' étude d' un homme accrédité, qu' on lui cede à très-bon compte. Je crois que notre ami en soutiendra bien la réputation, autant par ses lumieres, que par sa probité. Les aventures de ces amants font oublier la mienne. La métamorphose de Mademoiselle Tiennete se fit ces jours passés. Madame Parangon, qui a bien voulu se réconcilier avec ma femme, l' avoit invitée à dîner; nous avions Mademoiselle Fanchette, ma soeur, et quelques dames amies de la maison. Mademoiselle Tiennete parut, sans que personne fût prévenue qu' Ursule, qui l' avoit aidée dans sa toilette de demoiselle. Personne ne la reconnut. Mon maître ne pouvoit en croire ses yeux, en voyant dans la matinée une nouvellefille, sans avoir entendu parler de la sortie de Tiennete, si chere à sa femme. Lorsqu' on se mit à table, il fit mille politesses à la jeune étrangere, et beaucoup de compliments sur sa beauté; ce ne fut que le son de sa voix qui la trahit, et la fit reconnoître de tout le monde. L' étonnement de M Parangon redoubla pourlors; il crut que c' étoit un jeu de carnaval, parce que toute l' assemblée rioit du meilleur coeur. -je ne m' en dédis pas, a-t-il continué; mademoiselle est adorable, et si j' en étois cru, elle ne quitteroit jamais une parure à laquelle elle n' est aucunement étrangere. Alors nous l' avons instruit; et Loiseau, qui étoit avec nous, a fait l' histoire de ses amours. Je voyois dans les yeux et dans la contenance de M Parangon tout son trouble: il nous a quittés de bonne-heure, et nous n' en avons pas été fâchés, sur-tout mon épouse, qui avoit pensé ne pas se rendre à l' invitation de sa cousine, à cause de lui. Je te parlerai dans ma premiere, du mariage de notre ami, et je te rendrai un compte fidele de tout ce qui m' aura paru mériter quelqu' attention. Adieu, mon frere; j' embrasse tendrement ta chere compagne. Ma femme te salue: écris-lui de maniere à t' en faire aimer; quant à présent, elle te craint.
Lettre 48. Pierrot à Manon.
lettre écrite pour entretenir l' union. chere soeur; celle-ci est pour avoir l' honneur de vous inviter, de la part de mon pere et de ma mere, ainsi que de la nôtre, à ma femme et à moi, à venir passer ici les fêtes de pâques. Nous aurons beaucoup de plaisir à vous voir, et sur-tout à faire une connoissance aussi ample qu' il convient entre si proches que nous sommes. Ainsi donc, chere soeur, sur votre réponse, mon frere Bertrand se tiendra prêt à vous aller prendre le samedi-saint, dans la voiture couverte. Soyez bien assurée que de la part de notre pere et de notre mere, il n' y a qu' affection et tendresse pour vous; et que de la mienne, il y a ce que je ne vous pourrai bien dire que de bouche; car Edmond est mon frere bien-aimé, par une certaine sympathie, qui s' est toujours trouvée entre nous; et vous, qui êtes moitié de lui-même, jugez de ce que vous devez m' être... et voilà ma femme qui veut avoir la satisfaction de vous écrire un mot aussi. De Marie-Jeanne. Je me fais une fête de vous avoir ici, ma chere soeur: le peu que je vous ai vue, et lebien que disent de vous ceux qui vous connoissent particuliérement, me font espérer que nous allons devenir deux bonnes amies. Il n' y a presque pas de jour que la mere de mon mari ne me parle de vous, et ne souhaite de vous entretenir, pour vous dire combien elle vous aime, et qu' elle n' aura de contentement parfait dans la vie, que quand elle vous aura montré combien elle est pour vous une mere tendre. Je suis avec un attachement sans bornes, ma chere soeur, etc. Quant à moi, chere soeur, je vous dirai de mon pere, ce que ma femme vous dit de ma mere. Nous sommes de bonnes gens, et sur qui le vrai mérite a des droits, dont vous jouirez plus, et mieux que personne. J' ai l' honneur d' être, etc.
Lettre 49. Manon à d' Arras.
jet de lumiere. me voici de retour de chez les parents de mon mari, ou plutôt, du temple de la bonne nature. Ces gens-là valent mieux que tout ce que j' ai vu de ma vie; l' on ne respire auprès d' eux que la franchise et l' innocence: il suffit de vivre avec eux pour devenir comme eux.C' en est fait, je suis bien décidée à ne pas tenir à votre ami, la promesse qu' il m' a extorquée; je ne le veux plus du tout; absolument je ne le veux plus. Il n' est de vrai bonheur, je le sens, que dans une conscience nette, un coeur pur. J' en ai goûté, de ce genre de satisfaction, et je ressemble à ces européens, qui tombés chez les sauvages par hasard, y demeurent par goût, et ne les veulent plus quitter. Préjugés, caprice, bêtise, bonhommie, c' est tout ce qu' il vous plaira; mais voilà mon dernier mot. S' il menace, dites-lui que je ne le crains pas. Je fais prendre mon mari; il croira tout ce que je voudrai, soyez-en sûr. Je me trouve fort mal des conseils de mon cousin Gaudet: quant à vous, p d' Arras, j' invoque votre amitié pour M R, et je vous rends notre arbitre, d' après vos sentiments connus. Ne différez pas une minute à lui notifier mes dispositions; il pourroit venir, et trouveroit la réception qui l' attend extraordinaire: en l' avertissant, il s' évitera d' entendre des choses désagréables.
Lettre 50. Edmond à Pierrot.
grande adresse de la part de mon pauvre frere, pour garder Ursule, faire estimer sa femme, et parler de sa passion secrete pour Madame Parangon. j' ai de bonnes nouvelles à t' apprendre, mon Pierre, et je ne doute pas qu' elles ne te causent autant de joie qu' à moi. M Loiseau et Mademoiselle Tiennete furent unis hier: les noces ont été plus brillantes qu' on ne l' avoit prémédité: des jeunes-gens, garçons et filles, invités par le prétendu, arriverent d' Av avant-hier: ses amis et les nôtres se sont réunis, de sorte que nous avons composé une nombreuse assemblée. Tu penses bien que ma femme et ma soeur n' ont pas été des dernieres. Ce sont elles qui causent la joie que j' éprouve en ce moment. Ursule a fait une conquête digne d' elle à tous égards, puisque la fortune et le mérite se trouvent réunis dans le même homme. C' est un jeune conseiller au présidial: que ce titre ne t' effraie pas: les démarches ont été réglées par la décence la plus exacte: il n' a pas encore entretenu ma soeur; c' est à Madame Parangon qu' il s' est ouvert, et c' est d' elle aussi que j' ai tout appris: Ursule n' est pas même encoreinstruite; elle ne le sera, que lorsque les choses seront sûres: on peut bien s' en rapporter à la prudence de la vertueuse cousine de ma femme; puisque ce sont les conditions qu' elle-même a imposées au jeune amant, qui s' y est soumis: d' un autre côté, Madame Canon, qu' on a prévenue, s' est bien promis qu' aucun homme n' aborderoit Ursule. Tu vois, cher aîné, que si cette affaire réussit, l' avantage sera grand pour notre soeur et pour nous; et que si elle manque, ce sera sans chagrins et sans inconvénients pour Ursule. Tout cela doit te prouver combien l' amitié de Madame Parangon est précieuse. Je ne savois tantôt de quels termes me servir, pour lui témoigner ma reconnoissance. Ma femme, aussi pénétrée que moi, lui a baisé la main, en lui disant: -ma cousine, plus je vous connois, moins je me trouve digne d' être votre amie, et plus je le desire; je n' ose presque vous aimer, ce sentiment me rapproche trop de vous; mais je vous adore comme une divinité-. J' ai vu des larmes prêtes à couler des yeux de ma belle cousine; elle m' a dérobé son émotion, en carressant ma femme; je l' ai vue enfin reprendre pour elle cette amitié tendre et cette douce confiance qui les attachoient l' une à l' autre dans leurs premieres années. Voilà un point, et voici l' autre. Madame Parangon nous a quittés pour aller auprès d' Ursule, que Madame Canon venoit d' amener; M Loiseau, qui me cherchoit, m' a appellé: tandis qu' il me parloit, j' ai vu M Parangon sur les pas de ma femme, quialloit au jardin: un mouvement jaloux et très-violent a fait que je les ai suivis. Ma femme se hâtoit de gagner un berceau de coudriers, dans l' endroit le plus écarté: mais elle n' appercevoit pas son cousin; je l' ai remarqué: j' ai pris par une autre route, et je l' ai devancée; de sorte que j' ai eu le temps de me cacher derriere les feuillages. Manon, en entrant, s' est assise; elle a levé les yeux au ciel, et des larmes ont coulé le long de ses joues. Au bout d' un moment elles ont cessé; son teint s' est animé, et la sérénité brilloit sur son visage: elle a tiré de sa poche une boîte, que j' ai reconnue pour un présent qui vient de moi: elle l' a baisé plusieurs fois, en regardant un portrait, qui n' y étoit pas, lorsque je l' ai donnée; et ce portrait... étoit le mien: Manon le regardoit avec une langueur aimable, plus éloquente que les discours les plus passionnés. J' étois hors de moi; j' allois entrer, et lui faire les caresses qu' un portrait ne pouvoit lui rendre, lorsque M Parangon a paru. En le voyant, Manon a jetté un cri de surprise et d' effroi-. Ne craignez rien, ma belle cousine, a dit l' infidele mari de la plus méritante des femmes; je ne viens que me plaindre de vous-. Laissez-moi, je vous prie, a répondu Manon, et dispensez-moi d' entendre des discours qui ne peuvent que m' être odieux-. Manon, voilà donc votre reconnoissance! -au nom de Dieu, monsieur, éloignez-vous! Si mon malheur vouloit que quelqu' un approchât d' ici, que mon mari vînt à savoir... -vous craignez mes reproches-.C' est à vous de craindre les miens: vous êtes indigne d' une femme comme la vôtre-. Ma belle cousine devient l' avocate de ma femme! -votre froide ironie, monsieur... mais à quoi m' amusé-je? ... je vous laisse, monsieur... -non, vous m' écouterez, au moins. -vous osez me retenir! -oui je l' ose. - ô ciel! ... que cette vile audace est bien digne de vous! - audace vile, tout ce qui vous plaira; mais vous m' écouterez, et vos efforts sont inutiles. -tremble, malheureux! Crains de me pousser à bout: fuis, ou laisse-moi fuir: va, ta présence... elle m' humilie, elle me confond, c' est un horrible tourment pour moi... ô mon Dieu! J' ai mérité ce supplice... eh! Quels sont donc ceux que ta justice réserve aux infâmes séducteurs! -il faut laisser exhaler cette amertume. -je n' y saurois tenir... plût-à-Dieu que mon époux arrivât... ô malheureux! Tu as séduit mon inexpérience, abusé de ma jeunesse et de ma sensibilité... -de votre goût pour le plaisir, ma belle; de votre tempérament; supposé pourtant que j' en aie abusé . -tu crois m' insulter? Va, ce n' est pas un crime d' avoir reçu de la nature des organes sensibles; mais c' étoit un forfait digne de tous les supplices, de t' avoir écouté sans t' aimer; d' avoir avec toi profané l' amour, en le faisant céder à l' émotion tumultueuse des sens. Oui, je suis sensible; mais... cruel, tu me rendrois odieux le plaisir même, et tu me ferois détester ces mêmes avantages destinés à sceller le bonheur, si... -modérez-vous, belle cousine; cen' étoit pas pour exciter votre colere que je vous ai suivie. Je le vois, la soif du plaisir (de votre part), me prêtoit des charmes; les desirs satisfaits ne vous laissent plus me voir des mêmes yeux. Si pourtant vous le vouliez... - écoutez, monsieur; la seule volonté d' entendre vos infâmes propositions me rendroit criminelle; votre présence ici, je vous l' ai dit, est un tourment; quand voudrez-vous le faire cesser? -ma présence un tourment! ... elle ne le fut pas toujours. -eh! J' en rougis, monsieur. -vous m' aviez promis... -depuis que j' aime mon mari, que vous ai-je promis? -ne deviez-vous pas? ... -je dois vous détester: laissez-moi sortir, monsieur. -je n' ai garde. -je vais appeller. -si vous le pouvez. -oui, j' appellerai, dussé-je me perdre... ô malheureux, que veux-tu faire-! Je crois qu' il alloit entreprendre de lui fermer la bouche; mais le bruit que j' ai fait en quittant ma retraite, l' a si fort effrayé, qu' il a fui. En arrivant auprès de mon épouse, qui fondoit en larmes, je ne l' ai plus trouvé. Ma vue a redoublé sa douleur: et voyant à mes yeux égarés, que j' allois la quitter, elle est tombée à mes genoux, qu' elle embrassoit étroitement; -je suis innocente, me disoit-elle, mon cher mari. Croyez que je le suis-. Je l' ai relevée en l' embrassant. -me croyez-vous-, a-t-elle dit, en levant avec crainte sur moi ses yeux chargés de larmes? -j' ai tout entendu, ma chere ame (ai-je répondu): j' étois ici avant vous. Je sais tout; votre cousin est un monstre; et si mon respect pour unefemme... à qui nous devons tant de reconnoissance, ne me retenoit encore... contentons-nous de ne jamais vous offrir à ses regards... Manon, ce jour est le plus heureux de ma vie; il te rend digne de tout mon attachement-. J' achevois à peine ces mots, que j' ai vu tout près de nous Madame Parangon et ma soeur. J' ai fait signe à Manon de s' éloigner avec Ursule, et je n' ai pas différé d' instruire ma cousine de ce qui venoit d' arriver. Elle a paru peu sensible à l' infidélité de son mari; mais la résistance noble et courageuse de Manon l' a satisfaite. Et c' étoit précisément là ce que j' avois prétendu. -allons la féliciter, m' a-t-elle dit; M Parangon est dupe de sa politique; mais dans cette ville corrompue, il ne trouvera que trop à se dédommager-. Nous avons rejoint Ursule et Manon, et d' un commun accord nous avons décidé, que ma femme n' ayant plus sa mere ni sa soeur, elle passeroit chez Madame Canon auprès d' Ursule, tout le temps que je serois chez mon maître. Manon a goûté cet arrangement, comme une personne dont on prévient les desirs: elle m' a dit à l' oreille, et en riant, que c' étoit le sort de toutes celles qui m' aimoient , de ressentir le penchant le plus vif pour Ursule. Tu vois, mon ami, que je puis enfin espérer d' être heureux. Ce matin, j' ai vu le p d' Arras, qui part pour le couvent où ma femme a demeuré. Je suivrai, à son égard, le conseil que tu me donnas il y a quelque-temps, d' en faire mon ami, et non celui de ma femme.Tout-à-l' heure, il s' est trouvé dans une maison où nous étions en visite, et il a voulu causer avec Ursule; Madame Canon, qui n' aime pas les moines, l' a brusquement appellée. Il est venu dire des douceurs à ma cousine, qui l' a quitté pour aller auprès de Manon. Il ne faut pas que cette conduite t' étonne; c' est ici l' usage, et le pere n' en est pas moins estimé. Il n' a pas cherché long-temps dans l' assemblée qui voulût l' entendre; une partie des femmes se l' envioit. M Gaudet me paroît aussi fort suspect à Madame Canon: elle examine ses moindres démarches, et ne lui laisse jamais dire deux mots de suite à Ursule, ni même à Mademoiselle Fanchette. à demain, cher aîné. Je t' aime de tout mon coeur.
Lettre 51. Même jour. M Parangon à d' Arras.
explication de la lettre précédente. puisqu' Edmond ne vous a pas conté la scene d' avant-hier, la voici en deux mots, cher pere. Manon me persécutoit depuis notre derniere entrevue, pour que nous eussions un entretien qui prévînt ou dissipât tous les soupçons de son mari. J' y répugnois, parce que je sentois que c' étoit m' exposerun peu. à la fin, je me suis rendu: l' occasion nous a paru favorable à la noce; deux fois nous sommes sortis ensemble inutilement; je dis inutilement , et bien inutilement, car le jeune panaché ne nous a pas suivis, et madame n' a voulu entendre à rien, ainsi que tu m' en avois prévenu. Comme elle est fort capricieuse, je ne m' en étois pas autrement embarrassé. Mais à notre troisieme sortie, Edmond nous ayant suivis, la scene s' est jouée, mais jouée, comme dans la métromanie , la reconnoissance de M De L' Empirée avec son oncle, je crois: la friponne y a mis une vérité qui m' effraie, et à juste titre. Il seroit assez plaisant (c' est-à-dire pour un desinterressé) que Manon m' eût fait venir-là, pour me forcer d' entendre ses vrais sentiments, et se moquer de moi. Ce qui me le fait présumer, c' est que depuis ce moment, je ne saurois la joindre. Ma prude de femme l' a toujours sous les yeux; elle marche de conserve entr' elle et la petite Ursule; et comme si ce n' étoit pas encore assez, on la mise sous la garde de Gorgone Canon... ah! Si la jolie paysanne vouloit me dedommager, que je laisserois avec plaisir au frere sa chaste moitié! Mais c' est la chose impossible; ce bijou-là a trois vertus au lieu d' une; la vieille et décrépite vertu de Madame Canon, aussi reveche, aussi rauque que Cerbere; la vertu aigre-douce de ma femme; et sa jolie petite vertu à elle, qui, je crois, seroit aussi apprivoisable qu' une autre, sansles deux appuis qui l' étaient si bien, et qui lui font un épouvantail de tout. Vous voyez, d' après ce recit, qu' Edmond est parfaitement tranquille (à la fureur près que lui a causé mon entretien avec sa femme, et que j' ai sagement évitée); et ainsi vous devez être aussi content que je le suis peu: cependant, si Manon l' avoit voulu, nous serions malgré vous plus heureux que jamais. Mais ce que je vois, moi, ou ce que je crains bien de voir, c' est que je ne sois pris pour dupe, et que je n' aie donné la petite cousine à ce manant en pure perte pour moi. J' en serois bien fâché, comme vous pouvez croire; car il faudroit avaler la pilule, et continuer, malgré que j' en eusse, de faire du bien à ce que je détesterois. Adieu.
Lettre 52. Le lendemain des précédentes. Edmond à Pierrot.
l' innocence quelquefois s' en impose à elle-même. voici la conversation que je viens d' avoir avec Madame Parangon, cher aîné; elle fera suite à ma lettre d' hier. Ce matin, on est venu m' avertir qu' elle m' attendoit. Je l' ai trouvée seule. Elle m' a fait signe de prendre un siege, d' un air doux, mais un peu triste.-vous êtes marié, monsieur (a-t-elle dit après un moment de silence), et vous êtes heureux: vous aimez votre épouse, elle vous aime; puisse un état si doux durer autant que votre vie à tous deux! ... vous le savez, et Tiennete vous le dit un jour, je vous aimois, et vous m' aviez intéressé avant que vous vinssiez ici; je fis conseiller à vos parents de vous destiner à la peinture, et de vous confier aux soins de M Parangon. En vous revoyant, à mon arrivée, je me confirmai dans le dessein que j' avois formé de vous attacher à moi par les liens les plus forts: vous êtes jeune, je n' envisageois votre établissement que dans le lointain, et je vous destinois ma soeur. Le ciel en a disposé autrement: mais vous êtes devenu le mari d' une parente; je n' y perds qu' un degré ou deux de proximité, et je jouis de la satisfaction si vivement desirée de vous voir heureux. La présence de Fanchette est donc à présent inutile; je ne voulois que vous montrer l' un à l' autre, pour vous fixer, et donner un point de réunion au vague de vos desirs. Et comme depuis son veuvage, mon pere ne peut guere demeurer chargé d' une fille sortie de l' enfance, je vais la faire partir dans quelques jours pour la capitale; elle y attendra, dans une retraite honnête, où ma tante va la conduire, que l' âge l' ait assez formée, pour devenir ma compagne, sans danger pour ses moeurs: car vous sentez combien je redoute les insinuations d' un homme sans frein, comme... mais je souhaiterois qu' Ursule accompagnât Fanchette; je vois mille inconvénients à garder ici votre aimable soeur: sans parler de M Parangon, qui cherche à l' entretenir lorsqu' elle vient, elle a des adorateurs dont je me défie. Consentirez vous que Madame Canon les emmene toutes deux-? (j' ai fait un signe d' approbation, afin de ne pas l' interrompre; car elle me ravissoit.) -quelque plaisir que me fasse la société d' Ursule (a-t-elle continué) je le sacrifie à son avantage. J' ai déjà fait part de ce dessein au conseiller dont je vous parlois hier; il m' a répondu par quelques objections dont je vois la source: mais s' il aime véritablement Ursule, l' éloignement ne le refroidira pas; et si ce n' est qu' une passion frivole, un goût passager, il ne mérite pas que nous y fassions d' attention. Mon cousin, sans moi, vous auriez déjà mis votre soeur dans un grand péril: quoi! Vous lui suggériez de prendre pour guide votre ami le p d' Arras! ... je respecte la religion, et j' en fais gloire; mais il vaudroit mieux cent fois ne pas s' acquitter de certains devoirs qu' elle prescrit, que de le faire en exposant ses moeurs. Apprenez, jeune étourdi, qu' un jeune prêtre, même le plus réglé, ne doit jamais diriger de jeunes filles; que ceux que l' âge a refroidis ne sont pas toujours sûrs, et qu' il faut plus de prudence et d' usage, que vous n' en avez, pour indiquer un choix pareil. Je suis femme; je connois par expérience avec quelle audace cynique quelques-uns de ces prétendus médecins des ames, portent d' avides regards, jusques dans les replis de nos coeurs, non pour en arracherle vice, mais souvent pour sonder notre foiblesse, et déraciner les semences d' honnêteté. Défiez-vous de tous les moines, et même de tous les gens d' église; il est rare qu' entre mille, il s' en trouve un seul qui ait l' esprit de son état. Par mes conseils, votre femme l' a quitté... mais c' en est trop sur cette matiere. Croyez-vous que vos parents confirment le pouvoir qu' ils ont bien voulu me laisser sur votre soeur? écrivez-leur à ce sujet-. Tu penses bien ce que j' ai dû répondre à cette adorable femme. Je l' ai remerciée en mon nom, et à celui de nos chers pere et mere, en l' assurant que j' allois t' écrire sur le champ. Je me disposois à sortir, lorsque Madame Loiseau, ma femme et Ursule ont ouvert la porte du cabinet d' où elles avoient tout entendu. Ma cousine a continué: -aime bien ce cher mari (a-t-elle dit à Manon); empêche le de se livrer trop à ceux qui peuvent corrompre ses moeurs: tu connois la ville et la fausseté qui y regne; fais en sorte qu' il profite de tes lumieres-. Je les ai quittées, parce que ma cousine m' a dit de me hâter d' écrire. Cette démarche, à laquelle elle se porte si volontiers, prouve bien toute l' injustice des soupçons qu' on a voulu m' inspirer sur la nature de son attachement pour ma soeur. Malgré ce qu' ils doivent avoir acquis de connoissance du coeur humain, mon cousin Gaudet et le p d' Arras se trompent; car ils ne veulent pas me tromper. Dans les tableaux qu' ils affectent de me faire des désordres des femmes,je découvre une satisfaction un peu maligne: ces entretiens leur plaisent. Mais, que m' importe? Je jouis de leur société, sans prendre leurs vices. Je leur ai même obligation, de ce qu' ils me guérissent de la prévention où l' on est dans nos campagnes, sur la sainteté des personnages de l' espece de l' un d' eux. à présent, je respecte l' état, mais je méprise le plus grand nombre des individus qui le composent. Engage nos chers pere et mere à se conformer à tout ce que desire Madame Parangon; Ursule t' en prie aussi bien que moi. Nous embrassons ta chere femme, et tous nos freres et soeurs. Appuie-nous fortement, je le repete: il me semble qu' un sort heureux attend Ursule à Paris.
Lettre 53. Pierrot à Edmond.
son infamie avec Laurote se découvre. Edmond! Edmond! Oh qu' as-tu fait, misérable! Oh qu' as-tu fait! Abuser de la jeunesse d' une fille! ôter l' honneur d' une parente! Toi, marié, tromper, et promettre d' épouser! Oh! Qui t' a donc tourné l' esprit, et gâté le coeur! Laurote, notre cousine, Laurote! ... nous venons de voir chez nous sa mere, désolée, s' arrachant les cheveux, maudire le jour de mon mariage et le tien; car elles venoientd' apprendre que tu es marié. ça me fend le coeur! ô Edmond! Mon malheureux frere! Qu' importe que tu fasses ton chemin à la ville, si tu perds ta vertu, et l' honneur, et le soin de ta pauvre ame! Et si je ne saurois plus t' estimer! Nos parents savent tout. ça t' en dit plus qu' il n' en faut.
Lettre 54. Edmond à d' Arras.
il lui envoie la précédente, et consulte son dangereux ami. soutenez-moi, cher pere, mon courage m' abandonne... voyez ce qu' on m' écrit! ... mon coeur se déchire, et mes larmes ne sauroient couler... et ce n' est pas-là tout encore: mes parents irrités m' accablent de malédictions; ils le font dire par l' homme qu' ils envoient, un étranger, à Madame Parangon; ils ont eu l' imprudence de le faire dire à ma femme elle-même, et de lui plonger le poignard dans le coeur! ... il est donc vrai que la vertu même, et l' horreur du vice, lorsqu' elles ne sont pas éclairées, font autant de mal que le crime lui-même! Au lieu d' éclater... mais c' en est fait; une inflexible rigidité me perd: un peu d' indulgence m' auroit sauvé... ils me maudissent! Je frissonne; la malédiction des peres est terrible, et je viens de l' attirer sur moi! ... aidez-moi de vos conseils, mon cher pere; je vous jure de m' y abandonner. Tâchez de faire, pour l' amour de moi, un voyage chez la petite Laure; emparez-vous de l' esprit de la mere et de la fille: quittez vos religieuses; volez à mon secours, l' amitié vous y convie; employez tout; forcez-les, s' il est possible, à me disculper... mais je m' en rapporte à votre zele et à votre amitié pour moi... ô mon pere! Que je paie cher quelques heures de plaisir! Il est vrai, il est donc vrai que la peine suit toujours le crime, et qu' il la traîne après lui , comme disoit le bon curé qui m' a élevé, liée avec une chaîne de fer ! Je vois ma femme qui dévore ses larmes: je souffre de ce qu' elle n' ose se plaindre; sa honte, dont je connois la cause, retombe sur mon propre coeur, et le navre d' amertume. Madame Parangon ne me dit pas un mot. Je voudrois qu' on me fît des reproches; j' exhalerois du moins ma douleur et mes remords. Heureusement, Ursule vient de partir pour la capitale avec la jeune Fanchette; on n' apu l' instruire: c' est un fardeau de moins... mais ma femme! Madame Parangon! ... oh! Ce coup sera funeste au bonheur de ma vie; mes terreurs me le disent... adieu! Ne perdez pas un instant: volez; votre ami n' espere qu' en vous. p s. M Gaudet n' est malheureusement pas ici; on ne l' attend que demain. Où est-il allé!
Lettre 55. Manon à M Gaudet.
remords déchirants. vil auteur de mes malheurs et de mes crimes, je te connois enfin: je viens de trouver une de tes détestables lettres: tu conseillois à Edmond de se dédommager ... malheureux! Toi qui m' as perdue, toi qui creusois sous mes pas le précipice où l' odieux Parangon m' a entraînée, tremble, je vais te démasquer... je suis sensible, je le suis trop à un malheur... que j' ai mérité... je le reconnois devant Dieu,... ce Dieu que ton infame conduite outrage... j' en mourrai; mais ce ne sera pas de la mort qui t' attend; ce ne sera pas de la mort des scélérats...misérable, tu voulois avilir le coeur d' Edmond, le rendre insensible à la honte,... non pour moi, comme tu me le disois, mais pour toi-même... je vais l' éclairer: il va tout apprendre... je viens de me jetter aux pieds de mon crucifix, mon cousin; je ne suis plus la même. Le coup mortel est frappé; mais je vous pardonne. Je songe à mon fils avec douleur: ne l' approchez pas, je vous le défends; mais recommandez-le, je vous en conjure, au généreux Edmond, à ma vertueuse cousine... encore un mot: au nom de vous-même, ayez pitié de votre ame; ayez pitié d' Edmond. Je prie Dieu pour vous. Je suis au désespoir de l' action que je viens de faire; je devois attendre qu' il plût à Dieu de trancher mes jours,... tout insupportables qu' ils me sont devenus... Edmond, Edmond que j' adorois, Edmond m' est infidele! ... et je n' ai pas droit de m' en plaindre! ... que je suis punie! Ah! L' horrible tourment que j' endure suffiroit pour mon enfer... voilà donc les fruits du crime! ô mon cousin! Dès cette vie il est châtié... Edmond paie cher des plaisirs d' un moment; je suis plus punie encore; que doit attendre un malheureux corrupteur? ... adieu. Rentre en toi-même; c' est une mourante qui t' en conjure. Adieu, adieu pour toujours. sans signature.
Lettre 56. Une heure après. Réponse.
où le bon naturel étouffe le vice. s' il en est temps encore, vivez, vivez, madame, au nom d' Edmond, vivez: Edmond vous aime, il vous adore; je réparerai mes crimes; je vais changer: vivez, ou craignez d' entraîner mon ami dans votre tombeau. Ah! Ma cousine! ... vous m' avez fait trembler, et c' est la fin de votre lettre, c' est votre résignation qui m' épouvante! ... oui, j' ai séduit Edmond; mais, dégagé comme je le suis des préjugés, ce n' étoit que pour le rendre heureux et vous aussi. Que n' ai-je prévu les malheurs qui devoient suivre! ... je le répete, vivez, et l' homme que vous détestez, pour vous, pour vous seule et pour Edmond, s' aveuglera lui-même, et voudra mériter votre estime. p s. j' arrive d' Accolet, où j' étois allé sur un avis que j' avois reçu. Un jour plutôt, je prévenois le mal: le sort ne l' a pas voulu.
Lettre 57. Edmond à Pierrot.
véritable douleur. insensés! Nous aimons la vie! Il est des instants où nous nous livrons au plaisir! Eh! Que sommes-nous donc, misérables? Des victimes qui bondissent, en attendant le moment du sacrifice. Les unes tombent, couronnées de fleurs, sous un seul coup de la hache fatale; les autres, consumées par un feu lent et plus cruel, languissent au lieu de vivre. ô néant des joies et des félicités des hommes! ... mon frere, je viens de perdre celle que j' aimois, celle à qui mon coeur s' est attaché trop tard. Dès qu' elle a mérité d' être aimée, par un retour sincere à la vertu, je n' ai plus été digne d' elle, et le ciel me l' a ôtée... ah! Pourquoi l' avoir instruite! Pourquoi nos parents ont-ils empoisonné des jours heureux! ... Manon a contraint sa douleur et ses larmes; elle s' est crue certaine de n' être pas aimée, et qu' elle ne pouvoit jamais l' être; cette idée cruelle l' a frappée d' autant plus, que des fautes... son sang s' est glacé, les sources de la vie ont tari: elle est morte; elle a péri de ma main et de celle de mes proches! ô regrets superflus! ... puissé-je la suivre dans ce tombeau que mes fautes ont creusé!
Lettre 58. Edmond à Madame Parangon.
cette lettre-ci intéresse et console. respectable et généreuse amie, je manque d' expressions pour vous dire comme je sens tout ce que je vous dois: vos soins et vos bontés m' ont rendu à la vie; l' air de ce pays, qui m' a vu naître, acheve de me fortifier: je serai dans peu de jours en état de reprendre mes exercices ordinaires, et de retourner auprès de vous; mais je ne différerai pas néanmoins d' obéir à vos ordres, et de vous faire part de ce discours touchant, qu' une épouse infortunée m' adressa dans les derniers moments de sa vie. Nous étions seuls; elle venoit de se mettre au lit. Je m' approche: sa main brûlante saisit la mienne; elle pousse un long soupir. Je baisse les yeux avec confusion. -monsieur, me dit-elle, vous ne tarderez pas à être délivré d' un objet odieux. Je ne murmure pas; le ciel est juste: si j' avois à me plaindre, si j' osois l' accuser, c' est de ce qu' il a permis qu' une ame comme la vôtre fût souillée par le parjure et l' infidélité. ô mon époux! La peine suit le crime à pas tardifs, mais assurés; j' en suis la preuve: puisse cet exemple vous être utile!-eh! Que va-t-il donc arriver, m' écriai-je! Manon, qu' avez-vous fait? -mon sort vous intéresse encore! Je vais donc mourir heureuse! -vous, mourir! Vous que j' adore! Ah! Mon épouse-! ... -écoutez-moi: il n' est plus temps de nous tromper. Cher ami, laisse-moi lire dans ton coeur: ce n' est plus ta femme qui te parle; nos liens sont déjà rompus: c' est une amie, qui voudroit que sa mort te fût utile, puisque sa vie n' étoit pas digne de te rendre heureux-. -je n' étois plus à moi-même; je m' agitois; je voulois m' éloigner: Manon me retenoit. Enfin, je m' échappe; j' envoie chercher des secours: je reviens auprès d' elle. -pourquoi troubler mes derniers moments, me dit-elle avec tranquillité? Je voulois ne les consacrer qu' à toi. Je ne crains pas la mort qui s' avance; sans la douceur d' être aimée, la vie n' étoit rien pour moi. Je ne pouvois plus l' être... -eh! Vous l' êtes, chere épouse! Je vous adore: une coupable ivresse, dans un temps où je vous connoissois peu, m' égara quelques instants. Mon amie, l' amour que vous m' avez inspiré, le véritable amour est né depuis; l' estime l' accompagne: ah! Daignez n' en pas douter. -seroit-il vrai? Et vous aurois-je puni, en voulant m' immoler à votre bonheur? -ah, cruelle! Que me faites-vous entrevoir! Vous me pénétrez d' horreur!-mon ami, je me suis trompée... malheur à toute femme dont la conduite n' est pas irréprochable! La douleur, l' incertitude et la honte doivent remplir tous ses instants; elle ne peut avoir de confiance en celui dont elle n' a pas l' estime. Je me suis dit: j' ai ce que je mérite; ma faute est une tache ineffaçable, et je me suis désespérée. Lorsque la premiere on a manqué à l' honnêteté, il faut voir les égarements d' un mari sans se plaindre. ô mon cher Edmond! N' unissez plus votre ame qu' avec une ame pure. Si j' avois été innocente, ma douleur auroit été moins vive, moins déchirante, mon désespoir moins violent, moins funeste. Mais je me suis dit: comment le rappeller? Le prestige est détruit; il ne peut m' estimer: le mépris qu' il a pour moi a relâché ses moeurs: c' est moi qui fouille une ame qui fut restée pure: je saurai m' en punir; et je m' en suis punie; car j' ai cru qu' il étoit nécessaire que les liens qui nous unissent fussent brisés, pour que vous pussiez retourner à la vertu-... j' ai poussé un cri de désespoir. -écoutez-moi (a-t-elle repris); profitons du moment où nous sommes encore seuls. Cher époux, je t' en conjure par ma tendresse, qui fut extrême pour toi dès qu' elle eut commencé, par cette tendresse qui rappelloit mon coeur à l' honnêteté; fuis les méchants et les corruptions; évite également les femmes foibles et perdues; veille sur toi-même: il n' est de bonheur et de vrai plaisir qu' au sein de la vertu. Conserve ma mémoire: défie-toi de l' amitié demon cousin Gaudet, de celle du p d' Arras, et... le dirai-je? ... de la beauté de ma cousine; mais jette-toi entre ses bras, pour te laisser conduire à sa sagesse. C' est une femme sans défaut: elle est si parfaite, que la calomnie, après avoir tout épuisé contr' elle, s' est trouvée contrainte de fermer sa bouche empoisonnée. Tu nous as réconciliées, c' est à présent le premier de tes bienfaits-. Mes pleurs inondoient son visage; je lui répétois que j' allois la suivre au tombeau. Elle a repris la parole: -tu m' aimois! Ah! Mon cher époux! Je regrette donc la vie; et pourtant, je mourrois heureuse, si je ne laissois pas un fils-... l' on est entré. Le médecin, le chirurgien se sont empressés à la secourir; mais bientôt ils se sont apperçus... ô ma respectable amie, dispensez-moi d' achever... -je savois bien qu' il étoit inutile, a dit la mourante: je viens d' écrire à mon cousin. Mon cher mari, ayez pitié... de mon fils-. Voilà ses dernieres paroles... si toute ma sensibilité, adorable cousine, n' étoit pas due à votre amitié, les peines que le p d' Arras vient de prendre pour moi me toucheroient vivement. Dès que je l' eus instruit des suites de ma funeste aventure avec Laure, il vola chez cette jeune personne, quoiqu' elle demeure à plus de cinq lieues du couvent qu' il dirige; il sut gagner la confiance de la mere et de la fille, et prit tant d' empire sur leur esprit, qu' il les engagea non-seulement àcesser leurs clameurs (hélas! Trop bien fondées! ), mais qu' il les fit disparoître de leur pays: il les a conduites lui-même dans la capitale, où il a tout disposé pour qu' elles fussent dans l' abondance: son envie de m' obliger a même été au-delà des bornes, et je sens que mon coeur le désavoue: il m' écrit qu' il a fait consentir Laure à signer, à l' insu de sa mere, une lettre à mes parents, par laquelle elle s' accuse de m' avoir injustement chargé de sa faute. Le motif de mon ami est, dit-il, de me réconcilier avec ma famille, et de rendre à ma femme sa tranquillité... hélas! Manon n' étoit déjà plus; mais il l' ignoroit. Que je suis malheureux! Vous le voyez, tout semble tourner contre moi, et l' innocence de Laure m' est une seconde fois sacrifiée, sans que j' en retire d' autre fruit que d' augmenter mes remords. Mais que dites-vous de ce motif, ma chere cousine? Rend-il mon ami excusable? Sa lettre faisoit déjà sur mes parents l' effet qu' il s' en étoit promis: on l' avoit reçue tandis que j' étois à l' extrémité, secouru de vous seule: on l' a montrée: répandue. à mon arrivée ici, je me suis hâté de la démentir. Monfrere aîné m' en estime davantage; mes parents ont repris leur colere: mais Laurette est déshonorée dans le pays; jamais elle n' y peut reparoître. Quand j' ai voulu la défendre, on ne m' a pas écouté: si j' avois parlé contr' elle, on m' auroit cru: voilà les hommes! Vous et mon frere aîné me restez seuls; votre amitié, madame, ainsi que la sienne, est à l' épreuve de tout. Je n' ose, avec un si grand bien, me dire encore malheureux. Conservez-le-moi, ô la plus digne de toutes les femmes! Vous êtes au-dessus des foiblesses de votre sexe, et de l' humanité; votre conduite le prouva toujours: rendez-moi donc plus digne de ce nom, que vous m' avez tant de fois donné, lorsque j' étois aux portes du tombeau. Ah! Je ne saurois me les rappeller, sans être ému jusqu' aux larmes, ces accents si doux, ces expressions touchantes qui me rendirent la vie! -mon ami, ne modere pas ta douleur; elle fait trop bien ton éloge... ô mon ami! Laisse paroître toute ta reconnoissance pour une femme qui t' adoroit... ton coeur est encore vertueux, puisque tu es si sensible... mon cousin, affligeons-nous ensemble; pleurons tous deux une amie, que nous n' avons bien connue qu' en la perdant; nous serions des monstres, si nous ne la pleurions pas toute notre vie... oui, ma belle cousine, vous avez raison: mais que serois-je, si j' oubliois ce que je vous dois! Ah! Que serois-je! ... heureusement, c' est l' impossible, je le sens; vous êtes gravée là; ... mon anéantissement précéderoit un oubli.
Lettre 59. Edmond à Gaudet.
écrite devant moi, sincérement peut-être. le raisonnement ne sauroit l' emporter sur le sentiment, mon cousin: je sens, et c' est plus que d' être convaincu. Mettez de la vertu, au lieu de tous nos vices, n' étions-nous pas heureux? le sentiment égare, me direz-vous, comme vous l' avez déjà fait; il peut être le produit de l' erreur comme de la vérité . J' en conviens. Mais répondez à ma question, et vous serez forcé de convenir que la vérité est la source de celui que j' éprouve. Je ne veux pourtant pas raisonner avec vous et contre vous; je vous suis trop inférieur; je ne veux que vous prier d' en agir avec moi comme si vous étiez bon chrétien, et comme si j' étois un dévot décidé. Je l' espere de votre affection, et je suis, etc.
Lettre 60. Réponse.
L' ivresse, le plaisir, la douleur et la démence, sont quatre états dans lesquels l' homme ne fait pas volontairement, ce qu' il fait:vous êtes dans l' un des quatre, et je vous pardonne votre billet. Edmond, écrire six lignes à Gaudet! ... allez, monsieur, je mérite d' être aimé de vous, fussiez-vous dévot à trente-six karats ; parce que je vous aime, et que de tous les plaisirs que je puis goûter, le plus doux pour moi, c' est de vous en faire. Je persévérerai toute ma vie dans ces dispositions. Mais, pour vous punir, je n' en dirai pas davantage: comme vous, je ne veux écrire que six lignes: les voilà. Je suis etc.
Lettre 61. Edmond à Pierrot.
générosité de la mere de Manon. Nouvelles de Laurote. le temps émousse l' aiguillon du plaisir et celui de la douleur: je suis enfin plus tranquille, cher aîné. Les premiers jours qui suivirent mon arrivée ici, l' on craignoit une rechûte. En effet, je ne saurois te bien représenter le vuide que j' éprouvai... je l' ai plus tendrement aimée que je ne le pensois moi-même! ... que de pleurs j' ai versés, ô mon ami! Que de pleurs! Et quel douloureux sentiment la vue de sa mere et de sa soeur ont renouvellé dans mon pauvre coeur! Tous trois nous fondions en larmes: ce fut-là tout notre entretien. Le lendemain, je leur fis dire que je ne mecroyois plus de droits à garder leur héritage, et que j' allois le leur remettre. Elles ne m' ont répondu que par l' invitation de me trouver à leur profession. Je courus au monastere, et je demandai la mere de mon épouse, pour combattre sa résolution. On vint me dire de sa part, qu' elles ne parleroient à personne, qu' après la consommation de leur sacrifice. Je crus que Madame Parangon seroit écoutée; j' allai la chercher: elle vint, mais elle ne put les voir, non plus que moi. Il fallut abandonner mon dessein. Hier, elles prononcerent les voeux. Deux heures après la cérémonie, elles me firent avertir, qu' elles m' attendoient au parloir. Là, toutes deux, l' air serein, presque joyeux, elles me témoignerent toute leur affection. La fille se retira sur un signe que la mere lui fit. Alors Madame Palestine me dit: -mon cher fils, j' ai plus de confiance en vous que dans toute autre personne; je connois votre probité, la tendresse que vous eûtes pour ma fille: aussi, j' ai dédaigné toutes les précautions que les loix demandent, et je n' ai voulu vous faire la priere que vous allez entendre, que lorsque je n' aurois plus rien à attendre que de votre générosité. Vous êtes possesseur de notre fortune; mais vous savez qu' une innocente créature... adoptez-la, je vous en supplie, ici, devant Dieu et moi: je me contente de votre parole; donnez-la moi, que vous lui ferez passer en entier le bien de sa mere, lorsque Dieu disposera de vous: non plutôt; car je veux que vous en jouissiez jusques-là-. Elle setut. Je pleurois. Je lui jurai de faire ce qu' elle souhaitoit, et me liai par des serments qu' elle me prioit de ne pas faire. J' ajoutai: -et je vous laisse, madame, tout le revenu. -parlez plus bas, me répondit-elle; si l' on vous entendoit, vous seriez cause qu' on nous tourmenteroit ici. Je refuse votre offre. Nous avons donné comme les autres religieuses, on ne nous fait point de grace: et s' il étoit possible ou permis de thésauriser dans mon nouvel état, je n' aurois point d' autre desir que de vous faire passer mes épargnes. Adieu, mon cher fils. Aimez-moi toujours: nous ne cesserons jamais d' offrir nos voeux au ciel pour vous, et pour votre pupille. Adieu, mon fils-... elle ferma le rideau. Mais je demeurai bien un quart-d' heure encore à ma place, à sanglotter; car toutes mes douleurs venoient de se renouveller avec violence. Je t' avouerai, mon ami, que si les cloîtres d' hommes étoient tels que je me les figurois autrefois, je n' hésiterois pas à m' y jetter, pour y pleurer mes fautes. Mais ô mon frere, je les connois; ils sont une image de l' enfer: les supérieurs y tyrannisent jusqu' à la pensée, dans ceux qui leur sont soumis; c' est un théocratisme odieux, par lequel ces gens-là se mettent à la place de Dieu, à l' égard de leurs moines (et c' est ce que le mot théocratisme veut dire): ceux-ci, de leur côté, n' oublient rien pour se soustraire à ce révoltant despotisme, né dans les climats brûlants de l' Arabie et des Indes, et qui n' est point fait pour des têtes européennes. J' ai cetteobligation au p d' Arras, entre beaucoup d' autres; c' est qu' il a levé le voile qui cachoit encore à mes yeux les désordres et l' esclavage des moines. Il ne vaut guere mieux que ses pareils; mais il n' est pas hypocrite. Madame Parangon devoit elle-même conduire Ursule à Paris: mon bonheur voulut, comme tu sais, qu' elle changeât d' avis; mais elle promit de ne pas tarder à l' aller voir. Ces jours-ci nous avons reçu des nouvelles de cette chere soeur; elle presse Madame Parangon de lui tenir sa parole. Elle lui dit, qu' elle se trouve très-satisfaite de la capitale , et qu' il ne lui manque pour être heureuse, que la présence de son amie . Elle se plaint de mon silence. Ursule ignore tous mes malheurs. Madame Parangon veut en tempérer l' amertume, en les lui apprenant elle-même. Tu vois, mon ami, que je vais la perdre pour quelque temps. Si quelque chose peut me consoler, c' est que je ne la cede qu' à ma soeur. Ni le p d' Arras ni M Gaudet ne sont encore revenus de Paris; mais le dernier m' écrit que Laure est accouchée d' une fille, et que très-satisfaite d' être débarrassée d' un incommode fardeau , elle prétend jouir dans la capitale de toute sa liberté . Je ne comprends pas ces derniers mots: c' est une énigme dont il faut que je demande l' explication au p d' Arras, qui est sur le point d' arriver. Lessoins que mon cousin prend de l' enfant, m' ont sensiblement touché. Je le prie de le confier aux soins d' une nourrice que j' envoie, et qui est du même pays que mon pupille: ils seront élevés ensemble; c' est une fantaisie que ma belle cousine approuve. Mon ami, les plus grands maux ne sont pas toujours sans quelque mélange de plaisir. Il est vrai que cette fille, qui me console un peu, me coûte bien cher! Cependant, je sens mon coeur tressaillir, dès que je songe à elle, et le plus vif de mes desirs est de pouvoir l' embrasser. ô mon frere! Pourquoi ce qui nous rend peres est-il quelquefois un crime! C' est un nom si doux! ... heureux aîné, tu le porteras sans remords! Au lieu que le crime empoisonne pour moi, jusques dans leur source même, les faveurs de la nature! ... le conseiller, amant d' Ursule est venu ce matin. Madame Parangon lui a fait part de son voyage: il l' a priée de lui permettre d' écrire à Ursule, une lettre qu' il laisseroit ouverte, et où il ne prendroit que la qualité d' ami de notre famille. Accordé. Mais enhardi par cette faveur, il a supplié qu' on ne refusât pas un petit présent qu' il vouloit faire à sa maîtresse. Ma cousine s' en est défendue. Il a fait observer que l' éloignement ôtoit le danger. Elle ne s' est pas rendue. -j' obtiendrai du moins (a poursuivi le conseiller) que vous le donniez sans parler de moi? Madame Parangon a voulu voir le présent; il lui a paru trop considérable, elle a refusé. Cet honnête homme a paru mortifié, mais profondément.Et en vérité je souffrois pour lui. Mais il faut bien que ma cousine ait raison. J' apprends avec bien de la satisfaction, que la chere soeur, ton épouse, avance heureusement: dis-lui mille choses tendres de ma part. Je veux absolument être un des premiers à caresser ton fils, lorsqu' il verra le jour. Mon ami, je lui souhaiterai le coeur de son pere, les vertus de son aimable mere, avec un ami tel que l' est pour toi, ton Edmond.
Lettre 62. Le même au même.
regrets d' Edmond après le départ de Madame Parangon pour Paris; regrets que ses corrupteurs ne tardent guere d' adoucir. me voilà seul, triste, anéanti. ô mon frere! L' absolue, l' ennuyante solitude, n' est pas celle où l' on se trouve au milieu de nos forêts! L' on n' y est pas seul, dans un beau jour d' été; l' on a pour compagnie la nature et tous ses attraits. Mais la vraie, la pénible solitude, est celle où nous laisse un unique ami: ces hommes méchants qui nous restent et qui nous environnent; ces femmes fausses qui cherchent à séduire, et ne réussissent qu' à se rendre odieuses, ne sont pas une compagnie, c' est un tourment.Ma cousine est partie: elle va voir Ursule, il est vrai; mais moi, je ne la verrai plus! Et toute l' amitié que j' ai pour ma soeur, ne sauroit compenser la perte que je fais. Nous l' avons accompagnée jusqu' à dix lieues; M Parangon, M Loiseau, son épouse et moi. Dans nos adieux, les yeux qui m' observoient, m' ont obligé de me contraindre; mais en revenant, je me suis écarté, pour laisser couler mes larmes en liberté. Madame Loiseau, qui s' en est doutée, a fait comprendre à son mari, qu' elle souhaitoit qu' il prît les devants avec M Parangon. Elle m' a attendu. Je ne me suis point trouvé gêné devant elle, et j' ai pleuré de tout mon coeur. Cette jeune personne est un excellent caractere; elle rend son mari le plus heureux des hommes. On dit que son pere, touché des éloges qu' il entend faire de sa fille à tous ceux qui la connoissent, est tout prêt à lui rendre sa premiere tendresse; il n' attend, dit-il, que la persévérance dans le bien. Heureux, mon cher aîné, ceux qui, ayant comme elle et comme moi, donné des chagrins à leurs parents, peuvent en effacer le souvenir à force de vertus! Que cet exemple est beau, et que je me sens porté à le suivre! Le surlendemain, on est venu m' apprendre le retour du p d' Arras. Je n' y ai pas été insensible. Il y a long-temps que je n' avois vu un homme à qui je ne saurois nier que je n' aie de grandes obligations. Je me suis rendu à son couvent. Il m' a reçu comme un pere reçoit son enfant. -ma foi, m' a-t-il dit, envenant m' embrasser, je ne me crois arrivé que de l' instant où je te vois. Eh bien, mon ami! Tu me parois triste-? ... comme je ne répondois pas, il a repris. -pardonne à mon étourderie, mon cher; je sais que tu en as plus d' un sujet; et que la présence de l' ami le plus chaud, n' est pas capable de réparer la breche qui vient d' être faite à ton pauvre coeur. Ta tristesse ne me déplaît pas; ne la contrains point devant moi; si je veux la détruire, ce n' est pas avec de froids conseils et d' impertinentes maximes. En attendant, soupons ensemble: j' aurai le p Gardien, le p Vicaire, frere Sainte-Hermine, et une autre personne: en sus, bonne chere, vin de huit feuilles, dont m' a guerdonné papa lieutenant de Saintbrix, et grand feu, comme tu vois. Nous t' égaierons. Tiens, Edmond, le coeur sur la main, et tout à toi. Je ne suis moine que de nom: le seul titre que je prenne, et dont je fasse gloire avec mes familiers, c' est celui de galant homme, d' ami du plaisir, et d' Edmond; et cette derniere qualité-là, je ne la donnerois pas pour les trésors des deux Indes-. Cher frere! Quel est le coeur qui pourroit tenir à tant de franchise? J' y ai répondu, et d' une maniere qui l' a satisfait. Pas un seul mot de remercîments des services rendus, il n' a voulu rien entendre. C' est M Gaudet qui a tout fait; il n' a eu, lui, que le mérite de quelques conseils. Comme il achevoit ces mots, j' ai vu sortir de la ruelle mon cousin lui-même: -ne me remercie pas plus que lui-, (m' a-t-ildit en m' embrassant). J' ai travaillé pour moi; j' ai suivi les mouvements de mon coeur; c' est moi-même que j' ai servi; et c' est à moi seul à m' en savoir gré à moi-même. Après que je l' ai eu remercié, nous avons parlé de l' infortunée Laurette. -oh! La bonne, la charmante créature! Me disoit mon cousin; en vérité, elle est à croquer! Ne t' en inquiete pas; nous en avons pris soin; elle est contente, heureuse. -tiens, a repris d' Arras, voici la procuration de sa mere, que M Gaudet remplira de son nom, à cause que je suis mort civilement, suivant nos loix baroques; mais je n' en agirai pas moins en vivant, et il n' aura la peine de rien du tout: je suis chargé de vendre leurs biens, et d' en faire une somme, que je placerai sûrement. Tu vois la confiance qu' elles ont en moi? -lorsqu' il aura tout ramassé (a interrompu mon cousin) j' espere joindre à la somme quelque chose de mes épargnes, et faire un revenu tant soit peu honnête. Je te le repete encore, mon cher, je t' aime beaucoup, mais je te jure (et d' Arras le sait bien) que tu n' entres pour rien là-dedans-. Je ne sais que penser, cher frere: mon cousin est bien honnête homme; ou... un grand scélérat! Mais il faut croire le bien, sur-tout de ses amis. Les peres invités ont paru. Les apprêts ont fait sur eux une sensation fort agréable. à table l' enjouement des convives a redoublé: j' ai trouvé le vin délicieux, moi qui l' aime médiocrement; et comme la pointe en étoit émoussée,au lieu de l' ivresse, il n' excitoit que cette chaleur douce qui dilate le coeur, en laissant la tête libre. Je n' ai jamais vu d' hommes plus aimables que les trois moines; c' étoit la politesse, l' usage du monde, une aménité, un poli dans les manieres qui m' enchantoient. Peu-à-peu, néanmoins, l' homme naturel s' est montré davantage. nous supprimons ici les détails de la lettre originale . Une chose qui m' a fait plaisir, c' est que Gaudet a plusieurs fois assuré, qu' il respectoit les liens du mariage . C' est toujours un vice de moins, que de n' avoir pas secoué le respect pour l' union qui donne des citoyens à la patrie. Je ne pense pas que ces conversations me préjudicient en rien; au contraire, elles me donnent des lumieres utiles, et me font connoître le monde; c' est le fruit que je prétends en tirer.
Lettre 63. 1751. Edmond à Loiseau.
l' on va voir comme Gaudet le mene au vice par un chemin de fleurs; et dans une lettre incluse, une femme vertueuse qui fait une imprudente déclaration. je n' aurai donc plus personne ici, mon cher; tous mes amis vont m' abandonner, et la réconciliation de ton beau pere avec sa fille, est un malheur pour moi mon cher ami! Je ne sens de quel secours tu m' étois, qu' en te perdant. Si mon cousin, et le cher p d' Arras me quittent, comme ils assurent qu' ils y seront forcés dans quelques semaines, je vais succomber à l' ennui; je sens déjà dans mon coeur un vuide qui m' épouvante. Il faut pourtant laisser-là mon ton douloureux, pour vous féliciter, mon ami, toi et ta charmante compagne: Dieu bénisse le bon vieillard, puisqu' il veut amplement réparer le tort qu' il vous avoit fait, et qui auroit été une tache pour la vertueuse Tiennete. Jouis au sein de ta patrie de tout ton bonheur. Ta nouvelle charge de procureur-du-roi, va te donner occasion d' exercer toutes ces vertus que je te connois: sois, mon cher, le soutien du pauvre, l' ami de la veuve et de l' orphelin; venge dans ton district l' humanitésouffrante de la dureté des gens à fortune: ne crains pas d' aller trop loin de ce côté-là; c' est la chimere qu' un magistrat qui favorise le pauvre aux dépens du riche; tu ne la trouveras nulle part, et je ne te dis pas de chercher à la réaliser: hélas! L' infortunée portion du genre humain ne porte pas ses vues si haut; elle ne demande que de n' être pas opprimée. Mais tu sais ce que nous avons vu souvent, quand tu suivois ici le palais, et combien de fois le pauvre a perdu, par la seule raison qu' il étoit pauvre. Mon ami, les lions, et les tigres des sables de Lybie sont moins cruels; l' assassin qui détrousse les passants est moins dangereux et moins coupable que ces indignes magistrats qui font trébucher la balance d' après leur rapacité ou leur luxure. Mais que te dis-je-là, mon cher? c' est, comme l' on dit, porter de l' eau à la fontaine . Il faut t' avouer (et je n' avois pas d' abord envie de te le dire) qu' un des deux hommes que je viens de nommer (et tu verras bien que ce n' est pas le pere), met tout en usage pour que je supporte l' absence de mes amis, et la sienne même, avec résignation. Tu connois Mademoiselle Baron l' aînée, cette fille charmante, vive, enjouée, qui paroît toujours environnée des graces et des ris; mais à qui la pudeur (dit-on) ne tient pas toujours aussi fidelle compagnie? Eh bien, il nous fit faire connoissance hier. -voilà, me dit-il à l' oreille, en me la montrant, un excellent topique pour tous tes maux; je vais te remettre entre les mains de cette demoiselle, comme danscelles d' un médecin expérimenté. -peut-être (continua-t-il tout haut, en s' adressant à elle, comme si elle avoit entendu ce qu' il venoit de dire) sera-t-on obligé d' employer quelquefois le fer et le feu; ce sont des blessures invétérées, que celles du malade que je vous adresse; mais avec de la patience, et en secondant la nature, je crois que l' on en pourra venir à bout-. La belle, qui sans doute étoit prévenue, sourit de l' apostrophe, et j' en fus très-gracieusement accueilli. Nous allâmes à la promenade: au retour, l' on dansa, et malgré ma répugnance, il fallut prendre part à ce divertissement. Je l' ai trouvé bien insipide; et comme l' ennui me gagnoit, je me suis retiré d' assez bonne heure. Un véritable plaisir m' attendoit à la maison. J' y ai trouvé une lettre de notre respectable amie. Je vais te la copier: aussi bien elle me permet d' en faire part à M et Madame Loiseau.
Lettre de Mad Parangon à Edmond.
J' ai voulu vous écrire la premiere, cher cousin; et si j' ai tardé long-temps, c' est que les choses que j' avois à vous marquer demandoient ce retard. Vous savez qu' il en est qu' on ose dire à peine, mais qu' on se permet quelquefois d' écrire: c' est le cas où je me trouve avec vous depuis quelque temps... vous êtes libre, Edmond: tous nos anciens projets, crus possibles d' abord, abandonnés ensuite, sont aujourd'hui quelque chose de plus que d' agréables chimeres. Vous êtes mon cousin; je me serois toute ma vie contentée de ce titre, si je n' avois pas à vous en donner un plus doux; il faut devenir mon frere: comptez là-dessus, et vivez en conséquence. Fanchette est belle; j' entrevois qu' elle sera tendre: votre soeur et moi nous travaillons dès à présent à vous l' attacher, et nous y réussissons à merveilles. Edmond, c' est une chose grande et difficile, que l' empire sur soi-même: tel homme auroit mieux gouverné un empire, que réglé ses passions... mon frere (car il est sûr de notre part que vous le serez) quand il en sera temps, je vous ferai lire dans mon coeur. Vous vous plaignez, Edmond! Vos maux ne vous absorbent donc pas? Votre toute aimable soeur me paroît heureuse. L' air de la capitale lui est favorable; vous la trouveriez à ravir. Je vois, quand nous sortons ensemble, tous les yeux fixés sur elle; mais les siens ne se fixent sur personne. Heureuse tranquillité! Je mettrai tous mes soins à l' y conserver long-temps. Je vis hier le conseiller: si je l' en crois, des affaires l' ont conduit ici; si je m' en crois moi-même, c' est Ursule toute seule. Il l' a vue sans en être remarqué. Il est inutile de vous dire qu' il est plus épris que jamais; nos graces font bien plus d' impression sur les hommes que nos vertus. Il vouloit écrire sur le champ à vos parents, et conclure, au mépris des volontés d' un oncle, qui depuis long-temps a fait un autre choix pour son neveu, qu' il doit instituer héritier d' une fortune considérable. Je l' ai retenu. Pourquoi se presser? Ce grand feu peut s' éteindretout-à-coup, et laisser une femme malheureuse. Ce n' est pas-là le sort que je prépare à mon amie; je veux que toute mon expérience, mes malheurs et mes peines servent pour assurer sa félicité. Elle ne sera jamais la femme d' un homme qui se verroit contraint de lui faire le sacrifice d' une partie de sa fortune; cela tire trop à conséquence. J' ai reçu des nouvelles de notre amie Madame Loiseau: elle parle beaucoup de vous; ce qui m' a fait plaisir, parce que cela prouve qu' elle vous aime. Témoignez-lui combien je m' intéresse au changement avantageux de son sort, et assurez-la que je lui écrirai dans un autre moment de tranquillité; pour le lui prouver, vous pouvez lui montrer ma lettre; il n' y a point de secret pour une si chere amie. Mais je vous donne le premier instant, parce que vous êtes malheureux; le second sera pour elle. J' aime bien son raisonnable époux: que l' épithete ne vous surprenne pas; on est tout raison, lorsqu' on sait toujours conserver son sens-froid comme lui. Une femme risque bien moins avec un homme de ce caractere, qu' avec vous, Edmond; j' oserois dire, qu' elle sera plus heureuse. Et pourtant, si j' avois à choisir; ... ce n' est pas le plus sûr que je préférerois. Peut-être un jour vous en dirai-je les raisons: mais ne vous en enorgueillissez pas, elles pourroient bien ne faire honneur ni à vous, ni à moi... ah seigneur! Voilà Madame Canon qui gronde! Je l' entends qui dit: -hom! Qu' écrit-elle donc tant? Si c' est à son mari, il n' y a qu' un mot à lui dire, qu' il est une brute:si c' est à d' autres, c' est fort mal-! Allons, allons, chere Tante! ... mon dieu! Serons-nous toutes ainsi, lorsque nous serons vieilles! Adieu, mon cousin. Mon cher tout raison , cette lettre-là me donne plus de plaisirs que tous les divertissements que me veut procurer Gaudet.
Lettre 64. Pierrot à Edmond.
naissance de mon fils. viens, mon frere, nous t' attendrons avec impatience, viens embrasser ton neveu. La mere se porte bien, et t' embrasse de tout son coeur: et il n' y a qu' elle ici qui soit plus joyeuse que moi. Oh! Ce que c' est que la nature! Marie-Jeanne, depuis qu' elle a mis un fils au monde, ne voit plus que lui. Moi-même, si aimé encore l' instant d' avant, à cette heure je ne suis plus rien: on me regarde avec indifférence, et il semble que tout le monde, toutes les créatures ne doivent être attentifs qu' à son fils; et s' il pousse un cri, elle tressaille; et s' il dort, elle l' admire; et s' il s' éveille, elle le baise; et s' il la regarde, elle lui sourit, mais d' un sourire! ... il faut la voir! ô cher petit enfant! Dès ton entrée dans le monde tu possedes un trésor inestimable, lecoeur de ta mere, ce coeur si pur, où le vice n' est jamais entré! En t' écrivant tout ça, mon Edmond, je me sens comme enlevé au-dessus de moi-même. Viens, mon frere dépêche-toi; à ton arrivée, je te parlerai; car je n' aime pas tes soupers de moines, entends-tu; et il faut que ça me tienne bien sur le coeur, si je t' en parle dans un moment comme celui-ci. écris cette bonne nouvelle à Ursule, avant que de partir, à celle fin que toute notre famille partage à-la-fois mon contentement. Je t' attends pour t' embrasser plus tendrement que jamais. Ton heureux frere et ami à toujours etc.
TROISIÈME PARTIE Lettre 65. Gaudet à Edmond.
il prépare son disciple, par des choses vraies, à des sophismes dangereux. tu as de l' esprit, mon cher, une sorte de tact, que te donne cette extrême sensibilité,qui m' a souvent causé de l' admiration. Mais l' éducation que tu as reçue, t' a faussé le jugement: quand je l' aurai redressé, il faudra commencer avec toi par où j' aurois débuté avec un homme ordinaire. Pour accélérer le changement heureux, qui doit te rendre stable, et bannir les vaines terreurs qui t' agitent encore, il faut oublier tout ce que tu crois savoir, et revenir aux éléments. Lorsque tu vois une chose tu la juges mal réellement, et bien d' après les principes dont tu es imbu. Il faut donc réformer ces principes. C' est ce que je me réserve de faire quelque jour par écrit: tu reliras ma lettre; elle laissera par ce moyen des impressions plus profondes qu' un entretien trop tôt oublié. Depuis que tu es dans le monde, tout paroît t' étonner et te révolter. Tu portes partout avec toi une humeur chagrine, et ton fiel se distile sur tous les objets: tout est mal à tes yeux, à moins que les choses ne sortent de la nature. En veux-tu savoir la raison? C' est que tout-d' un-coup, et sans te faire suivre les gradations nécessaires, on t' a imbu d' une morale surnaturelle. Voyons donc ce qui te révolte tant en nous; examinons à la lumiere de la raison, tous ces vils mortels pour qui ton mépris paroît si décidé; auxquels, quand par hasard tu t' oublies, tu es au désespoir d' avoir ressemblé: car je crois t' avoir pénétré; c' est plus ton orgueil qui souffre, de t' être ravaléjusqu' à nous, qu' un véritable remords. Je vais donc mettre sur la même ligne, tes principes gothiques, surannés, et notre conduite, pour faire mieux sortir l' opposition. L' on t' a dit, et tu penses, qu' il faut se refuser à ce qui nous flatte davantage; s' humilier devant les autres; leur rendre le bien pour le mal : l' on t' a montré les avantages de cette conduite, et tu les as sentis, à la faveur de la supposition. si tout le monde pensoit ainsi, la terre seroit un séjour de délices et d' innocence. d' un autre côté, des hommes qui te valent bien pour le sens et les moeurs, donnent tous les jours des exemples contraires à cette belle théorie. On les voit s' accorder les plaisirs, satisfaire leurs passions, l' amour, la gloire, l' ambition, et de moins nobles encore. Tout le monde, à tes yeux, voit le mieux, et suit le pire . Cependant ce n' est pas cela: tout le monde suit le mieux, et fuit le pire . Pour t' expliquer cette énigme, il faut te rappeller le mot de poëte, (...). Le méchant et l' homme vertueux, font tous deux ce qui leur plaît davantage; tout dépend de la position, du point de vue, de la détermination qui les a mis en mouvement. Penses-tu que saint-François d' Assise ne trouvât pas plus de plaisir dans la macération et dans la pauvreté, qu' il n' en eût trouvé dans toutes les délices mondaines? Je dis plus; il n' est pas de mondain qui trouve dans ses voluptés le plaisir que saint-François trouvoit dans sesmortifications. Où donc est le mérite, me diras-tu? Je n' en sais rien, quant au fond des choses; mais je le sais bien relativement à la société. Nous aimons, tout tant que nous sommes, ceux qui se privent de ce que nous convoitons; cette privation de leur part tient en nous dans le repos deux passions fatigantes, la jalousie, et la plus basse de toutes, l' envie: saint-François s' étant fait un genre de bonheur, des jouissances extraordinaires, qui ne prenoient à qui que ce fût, sa maîtresse, ses trésors, ses terres, ses meubles, les honneurs et les places qu' il ambitionnoit, fut généralement respecté, vénéré. Qui l' auroit jalousé? Celui qui auroit couru la même carriere. Aussi je ne doute pas que si tous nos instituteurs monastiques eussent vécu ensemble, ils ne se fussent pieusement déchirés. à présent, voici pourquoi ceux que l' on appelle méchants sont généralement haïs et détestés; c' est qu' il y a trop de monde qui prétend aux mêmes biens: pour se les procurer, il faut écraser une foule de jaloux et d' envieux. Depuis le voleur-assassin, jusqu' au citoyen laborieux qui s' enrichit à force de travail, tous ceux qui jouissent sont haïs, et haïssent à leur tour. Le voleur-assassin est un jaloux, un ambitieux, un homme si avide de jouir, que pour arracher aux autres les objets de sa cupidité, il leur ôte la vie, en exposant la sienne; la douleur de la privation de ces biens est plus forte en lui que la crainte de la mort. Cet homme est bien malheureux à tous égards; il vit dans la crainte et le tremblement,et dès l' instant qu' il est pris, il devient plus pauvre que le plus pauvre des hommes; il a tout perdu, jusqu' à la pitié naturelle qu' on a pour son semblable. à l' égard de ceux qui s' enrichissent et qui jouissent par des moyens moins odieux, tu sais comme ils sont regardés par les misérables; il n' est pas un noble, pas un riche, qui ne trouvât dans sa patrie vingt assassins, s' ils pouvoient compter sur l' impunité. Ils sont donc jalousés, enviés, haïs, abhorrés; qu' ils regardent en abordant le pauvre, le premier coup d' oeil qu' il jette sur eux, ils n' en pourront douter. Cette comparaison de l' homme vertueux et de l' homme vicieux (j' entends par homme vertueux , celui qui se fait un genre de jouissance que personne ne jalouse; et le vicieux est le contraire) indique suffisamment la raison de l' estime que les hommes ont pour le premier, et celle de la haine qu' ils portent au second: ainsi, point d' idée naturelle et innée du juste et de l' injuste; cette idée est factice, et l' effet de la constitution sociale. Cependant, tu dois insérer de-là que tout homme social qui a l' esprit juste, ne sauroit être méchant. Je dis l' esprit juste , parce que la justesse de l' esprit est la source de la bonté du coeur; les méchants coeurs le sont en conséquence d' un esprit faux, comme les muets de naissance le sont en conséquence de la surdité. Or, mon cher Edmond, tu sais combien il est peu d' esprits véritablement justes, et bons discernateurs : et dès-là, tu ne dois pas être surpris de voir tant de méchants; c' est-à-dire,d' aveugles qui prennent pour arriver au bonheur, que nous desirons tous également, une route qui n' y mene que bien obliquement, et encore à certains égards. L' on a dit que les grands scélérats eussent été de grands hommes: et par-là, sans doute la médiocrité se console de la supériorité des héros, en regardant leurs vertus comme un effet des circonstances. Mais elle se trompe grossiérement: le héros est l' opposé parfait du scélérat: ils ne se ressemblent qu' en un point; c' est par une force de desir insurmontable: mais quelle différence! L' un embrâsé d' un noble desir veut le bien de ses semblables, et leur sacrifie tout, jusqu' à lui-même; l' autre devoré par la cupidité basse, égoïste, veut tout pour lui, et sacrifierait la patrie toute entiere au moindre de ses appétits. Ce n' est donc pas seulement les circonstances, qui font le héros, c' est-à-dire, le vertueux au plus haut degré, et le scélérat, ou l' égoïste le plus avide; ils different substantiellement. Tu vois par-là que je ne fais pas du mot héros , le synonyme de conquérant , etc. Mais ces deux especes d' hommes, l' amour et l' horreur de la société, lui sont peut-être également nécessaires pour en maintenir le ressort. Ce qu' il y a de certain, c' est que la nature, qui les produit tous deux, et dans laquelle ils ne sont que les deux nuances extrêmes des passibles, ne fait rien d' inutile. Qui sommes-nous pour sonder son impénétrable profondeur, et juger l' intelligence infinie? ... pourquoi la nature produit-elledes poisons dans le regne minéral et dans le regne végétal? Par les mêmes vues sages qui font qu' elle a produit les animaux carnaciers dans le regne animal; et pour suivre la gradation, elle produit encore parmi les êtres intelligents, les vicieux et les scélérats, par les mêmes vues qui lui ont fait produire les poisons et les animaux carnaciers. Suis donc le conseil que je vais te donner, mon ami. Dans toute occasion, modere ta bile, et prends le monde tel qu' il est; prends pour toi les préceptes sages qu' un pere honnête homme donne à son fils dans une comédie intitulée la gouvernante , et ceux de l' artiste du misantrope de Moliere. Garantis-toi des méchants, ne le sois pas toi-même; mets ton étude à être heureux sans rien enlever aux autres; sur tout cultive le champ de l' amitié: cette maniere de s' enrichir et de se procurer des jouissances, ne choque personne; au contraire, on l' admire, mais toujours par le même motif que j' ai dit plus haut, l' intérêt personnel: quoique tout le monde n' ait pas le coeur assez bon pour aimer, il n' est personne qui ne desire de l' être; or, un véritable ami donne un exemple, dont il voudroit que tout le monde profitât à leur égard. Mais ces gens ne songent gueres à la maxime, (...). Repasse quelquefois les exemples que tu as eus sous les yeux. De deux personnes qui t' ont trompé, qui m' avoient séduit moi-même, l' une a été la victime de son propre crime, qui labourreloit sans cesse: l' autre s' est vue déchue de toutes les espérances qu' il avoit formées; et peut-être qu' il autorise quelqu' un à lui manquer... je ne sais si tu m' entendras? Toi-même, qui t' es émancipé un peu trop avec Laurette, que n' as-tu pas souffert? Cependant, foibles et passifs mortels que nous sommes, dépend-il toujours de nous d' éviter le crime! J' observe l' homme depuis son enfance; je le vois à deux et trois ans mettre le bonheur dans des poupées et des sifflets; un peu plus tard, dans la possession d' une bale, d' un volant et d' un oiseau; ensuite je vois son jeune coeur s' ouvrir aux impressions d' un objet aimable: que de folies! Encore cette erreur passe-t-elle trop vîte dans nos villes; l' illusion cesse trop tôt par la jouissance; et la connoissance prématurée des femmes, tarit une source de bonheur qui devroit abreuver notre printemps et notre été. Les affaires succedent. C' est ici la grande piece: voyez tous ces masques s' agiter, se tromper, rire ou profiter de leurs communes méprises! Et de toute cette troupe de marionnettes, il n' en est pas une qui s' imagine qu' elle n' est que passive, et qu' il est un fil d' archal qui la fait mouvoir. Mais c' est assez de morale pour cette fois. Je n' en ai jamais tant dit, parce que je n' ai jamais aimé d' homme autant qu' Edmond. Adieu, mon ami; et toujours prêt à te servir.
Lettre 66. Edmond à Gaudet.
il retrouve Edmée, ce qui n' empêche pas qu' il n' aie une aventure avec une corruptrice, capable de rendre le vice aimable, s' il pouvoit l' être. bonne morale, l' ami! Et il faut en convenir, tu es persuasif. Mais (et tu vas encore dire que l' éducation m' a faussé le jugement ,) il me semble que si mes dispositions étoient meilleures, si j' étois bon fils, bon frere, bon ami, honnête homme, enfin, je ne la goûterois pas tant. C' est te dire que je la goûte néanmoins, et c' est la vérité; mon esprit est convaincu; mon coeur seul, mon coeur s' y refuse encore. Mais il ne t' en veut pas d' avoir éclairé l' esprit; il lui semble qu' il seroit beau d' être vertueux indépendamment de ce dernier: sans doute Socrate étoit vertueux ainsi; Platon, Aristide, épicure, Scipion, Caton, Cicéron, Titus, Julien, et tant d' autres, furent vertueux et bienfaisants, malgré leurs lumieres. Et c' est là ce qui double leur mérite; ce qui les met bien au-dessus de tous nos prud' hommes vulgaires, chez qui l' esprit aveuglé guidoit un bon coeur. Dis-moi, la jolie Baron l' aînée, est sansdoute endoctrinée par toi? Tudieu! Quelle commere! Quelle force d' esprit! Quel dégagement des préjugés! Mais c' est charmant! Je n' avois pas encore l' idée de cet agrément-là: une femme esprit fort a pour moi toute la fleur de la nouveauté. Je ne m' y fais pas; je suis toujours plus enchanté. C' est d' ailleurs une vivacité, une étourderie; et puis du sentiment, un ton affectueux, séduisant. Quelle aimable friponne! Le plaisir est son but, elle l' affiche; sa gloire, d' exciter les desirs; et le premier devoir qu' elle s' impose, c' est de les couronner. Telles ces anciennes gauloises, sans frein au milieu de leurs forêts, après s' être repues de gland et de gibier, recevoient sur un lit de mousse le premier blondin qui leur plaisoit. Honneur, vertu, pudeur, grands mots du dictionnaire des prudes, qui, selon elle, ne signifient rien, ou n' expriment que des platitudes; et la preuve, c' est que chaque homme feint de les respecter relativement aux autres, et de les détruire le plutôt qu' il peut dans le coeur de toute femme relativement à lui-même. Mais l' amour, le plaisir, voilà les arbitres du sort de l' aimable Madelon Baron, et les dieux de l' univers. Philosophe, déiste, matérialiste, athée (car je l' ai vue tout cela en moins d' une heure); jugeant de la religion par ses abus, et par conséquent la jugeant fort mal; des devoirs de son sexe par la conduite des femmes, et ne rencontrant pas mieux, elle ne voit clair que sur notre compte: elle pense en vérité des hommes tout le mal qu' ils méritent; et pourtant, vois-tu, touten convenant qu' elle les aime à la folie. Pour moi, s' il faut te parler bonnement, je ne l' estime guere, et je ne saurois passer un jour sans la voir. C' est une sorte d' enchantement nouveau pour moi; car je ne l' aime pas; je ne suis inquiet ni jaloux; mais elle me plaît; je trouve toujours le plaisir auprès d' elle; j' y vais sans empressement, je la quitte sans peine. Seroit ce là le bonheur, mon ami? Jusqu' à présent ne l' aurois je pas connu? La vertu (chez les femmes) ne serviroit-elle de rien à la félicité? Il y a des moments où je suis tenté de t' en croire là-dessus, si je ne craignois d' outrager la divinité même. Je ne juge pas, mon coeur m' empêche de juger; mais pourtant je sens que je ne fus jamais si bien. Mon amitié pour ma belle cousine est un sentiment inquiet, triste, profond, et si singulier, que je m' applaudis de son absence, qui est un tourment affreux, parce que cette absence cruelle l' éloigne aussi-bien du grand dormeur que de moi: ce que j' ai senti pour ma femme, m' a quelquefois bien tourmenté; une petite Edmée (tu ne connois pas ça) m' a rendu tout mélancolique durant quelques semaines: Laure... ah pour celle-là, je crois qu' il y a quelque rapport avec ce que m' inspire MademoiselleBaron: car ce que j' éprouve pour celle-ci, est un goût vif, léger, superficiel, et pourtant délicieux. Oui, papa, je commence à le croire; voilà le sentiment pour lequel nous sommes faits: il est donc dans la nature, et les gens du bel air, dont tu me parlois un jour, ont raison de s' en tenir à celui-là: je les condamnois, ils m' avoient révolté même, et le tout faute d' expérience: une femme n' est pas faite pour un seul; toutes les belles ont des droits sur nous; une aimable inconstance est l' instinct naturel; l' amour exclusif est un sentiment factice, pesant, injuste, tyrannique... en vérité, la divine Madelon eut l' appercevance admirable, lorsqu' elle se décida pour son adorable coquetterie... pourtant, pourtant, il est bien doux d' être uniquement aimé! ... mais oui! Toute propriété est douce! Il est bien doux d' avoir un beau château, une belle terre, des revenus qui procurent l' aisance, de posséder tout cela, d' en disposer... un moment, je crois que, malgré certaine répugnance que j' éprouve encore, je deviendrai philosophe gaudétiste ou baroniste ... cela me sembleroit dur, cependant, je renoncerois... effet du préjugé! N' est-ce pas, cher mentor? Tiens, le meilleur argument en faveur de la nouvelle façon de penser que tu m' invites à prendre, ce sont les charmes de Madelon. Dès que je la vois, je ne raisonne plus, je sens que l' évidence est pour elle et pour toi. Un certain Paulet est le coryphée de notre cercle. C' est un prodige d' inconduite; fat,vain, affecté, ridicule, impertinent, et par une conséquence nécessaire, du bon ton, charmant, délicieux, divin . (ces termes emphatiques nous sont nouvellement arrivés de la capitale par le coche). Il me repete à tout moment qu' il veut me former. Je ne me sens rien moins que flatté de la promesse; car en vérité, papa, il faudroit qu' il me formât autrement que lui, puisque je rougirois de lui ressembler. Est-il du ton à la mode de publier une faveur dès qu' on l' a reçue, et quelquefois auparavant? Il le faut bien, car Paulet le fait, et personne ne l' en blâme. Je serois pourtant un peu tenté de l' imiter pour l' indiscrétion, mais seulement avec toi, s' entend, grave mentor. Ce soir, on danse chez Madelon, suivant la coutume; j' y suis invité; mais cette charmante fille ne s' en tient pas à cette faveur vulgaire, elle veut qu' au milieu du tumulte, nous nous dérobions, et que retirés dans son boudoir, nous jouissions quelques instants l' un de l' autre en liberté . Hem? Que pense ta philosophie de ce tête à tête-là? Je t' en rendrai compte, et je veux ne fermer ma lettre que ce soir, après avoir quitté cette aimable et prévenante fille. à 8 heures du soir. Je reprends la plume avant mon rendez-vous, pour te dire que je viens de faire la plus jolie, la plus singuliere, la plus agréable découverte! à l' heure de quitter l' ouvrage, Paulet m' est venu prendre, et nous avons été nous promener sur le rempart ducôté des bénédictins, en attendant le souper. Ce qui nous avoit fait choisir cet endroit solitaire, et fort désagréable, c' est qu' on nous avoit dit que c' étoit le rendez vous de quelques petites vigneronnes, filles de bonne volonté: nous y en vîmes effectivement trois ou quatre fort laides, de véritables préservatifs contre la débauche: une seule est passable; c' est une chevriere qui paroît environ quatorze ans: cette petite créature m' a fait pitié; je l' ai appellée, et après quelques informations, j' ai cru pouvoir tenter de la tirer du goufre où elle commence à se plonger. Elle m' a mené chez ses pauvres parents, qui probablement ont suggéré à cet enfant tout ce qu' elle fait; je leur ai proposé de faire entrer leur fille pensionnaire à la maison-publique; leur promettant de lui trouver une place, dès qu' elle sauroit lire, écrire, et sa religion: (car il faut toujours en revenir là comme malgré soi, quand on veut donner des moeurs). Ils y ont consenti; et comme il n' y avoit qu' un pas, je l' y ai conduite à l' instant. Mais ce n' est pas là ce que je voulois dire. Tandis que je faisois les démarches, Paulet continuoit de se promener seul: à mon retour de la maison-commune, où je venois de placer la petite, et de la recommander à la mere supérieure, parente de ma femme,il m' a dit qu' il venoit d' entrevoir un instant à la fenêtre d' une maison voisine, un prodige de beauté. Il m' a désigné cette maison. La curiosité m' a fait demander à quelqu' un du quartier, le nom du propriétaire. -c' est, m' a-t-on dit, un riche vigneron, nommé le pere Servigné -. Je n' aurois pas imaginé que ce nom dût me causer une émotion si vive! Elle fut telle, que sans l' obscurité, Paulet l' auroit facilement apperçue. En continuant notre promenade, nous avons passé devant la porte, elle étoit ouverte, et j' ai vu, très-distinctement vu la charmante Edmée. Elle est encore embellie, je crois: sa parure étoit pourtant fort négligée; le déshabiller des filles de son état, n' est rien moins que parant; et malgré cela, Edmée étoit le bijou le plus appétissant qu' on puisse voir. Je restois immobile à la considérer, lorsqu' on est venu fermer la porte assez brusquement. Cette rencontre inattendue m' a rendu rêveur. Papa, la jeune Edmée est charmante; elle est vertueuse, honnête; elle aura quelque fortune crois-tu que ce fût une folie de s' attacher à elle? Il est vrai, (et je sens à l' impression qu' elle m' a faite) que cette jeune beauté rendroit à ton Edmond toute sa bonhommie. Eh! Qu' importe, s' il étoit heureux? N' est-ce pas son bonheur que tu desires? ... je vais me mettre à table; je verrai la Baron après souper; mais je t' avertis qu' elle aura besoin de toute sa légéreté pour dissiper ma rêverie. à minuit. Chanter la palinodie au bout de quatreheures! C' est bien fort! Il le faut pourtant. Oui, mon cher, tout dans l' univers doit le céder à l' aimable Baron: esprit, beauté talents, vertu, elle éclipse tout; et l' amour, oui l' amour même, la douce et constante tendresse n' a pas autant de charmes que sa voluptueuse coquetterie. Recueille toute ton attention, mon papa; c' est un récit que je te dois; mes plaisirs sont ton ouvrage: et puis, n' est-ce pas les goûter une seconde fois que de te les raconter? à huit heures et demie, je me suis rendu chez Madame Baron. à propos d' elle, je ne saurois taire une réflexion qui me revient sans cesse: sais-tu bien que c' est une femme infiniment respectable? Elle n' est que belle-mere de Madelon et de ses soeurs; elle les éleve comme des filles chéries; elle leur permet des plaisirs honnêtes; et si les adroites friponnes s' en procurent d' autres, la bonne maman ne s' en doute pas. Et voilà, mon ami, comme les coeurs droits, francs, généreux, sont toujours dupes! Ce seroit un vrai bonheur pour eux de n' être jamais détrompés, et de garder jusqu' au tombeau une erreur dont la perte les rend plus à plaindre que les méchants. Tu me diras, que ce que font les galantessoeurs n' est pas un mal réel; qu' il ne le seroit que dans l' imagination de leur bonne, lorsqu' elle le découvriroit; que jusqu' à ce moment, qui n' arrivera peut être jamais, il est nul. J' entends parfaitement cela, mais je t' avoue que je ne suis pas encore assez perverti... (ou, si tu veux, assez instruit) pour le croire bien fermement. Cependant laissons les discussions, et venons aux faits. à huit heures et demie j' étois auprès de ma belle voisine. Les menuets ont d' abord tenu tout le monde dans la gravité; mais dès que les contredanses ont eu mis un peu de confusion dans l' assemblée, les choses ont été beaucoup mieux. Nous paroissions toujours les premiers sur les rangs, Madelon et moi, au point que Berdon, la seconde soeur, nous a demandé avec quelqu' humeur, si ce seroit toujours à notre tour. C' étoit ce que nous attendions. Nous nous sommes doucement retirées. Madelon est montée dans sa chambre; au bout d' un moment, je l' ai suivie. La vue d' Edmée m' avoit un peu refroidie pour elle. Lorsque nous avons été assis, elle ne m' a pas trouvé cet empressement, que ses charmes ont coutume d' exciter. En femme adroite, et difficile à décourager, elle m' a fait observer qu' elle avoit très-chaud. -comme nous allons être fort tranquilles, a-t-elle ajouté, je crois qu' il ne seroit pas inutile de changer? - croyez-vous? -mais oui. -je vais vous délacer? -non pas, non pas; appellez Marotte. -le ciel me préserve d' unesi haute sottise! ôtons d' abord cette respectueuse-. Un peu de résistance. Mais ce que j' ai vu m' a rendu téméraire. Ami, sein d' albâtre, reflux charmant; ma main vouloit s' égarer; on m' a réprimé par un finissez, monsieur! Votre main me glace! (et admire un peu jusqu' où les belles portent la raillerie, quand elles ont soupçonné la moindre froideur! ) cependant j' aidois toujours et j' admirois: -quelle taille! -trouvez-vous? - en vérité, votre robe, et ce déshabiller, tout galant qu' il est, ne vous dérobent que des charmes! -à présent vous allez me laisser,... un moment. -pourquoi, reine de mon coeur? -mais il doit vous être assez indifférent... - indifférent! ... ah! Fille adorable! ... -mais, mais, on diroit que vous revenez à vous même! ... modérez-vous, s' il vous plaît, ou bien... -je ne me suis pas modéré, papa; tout est tombé... ô ciel! Que d' appas! Zeuxis avoit un pareil modele sans doute, lorsqu' il peignit les trois déesses étalant leurs trésors aux yeux du berger phrygien; et la déesse des coeurs qui l' emporta sur ses rivales, n' avoit pas plus de molesse et de fini dans les contours. Transporté, hors de moi, j' aurois dans ce moment triomphé de la vertu même. Une défense vive, dont un doux sourire tempéroit l' opiniâtreté, m' a laissé parvenir à travers mille délicieux obstacles au comble du bonheur... Madelon s' applaudissoit du pouvoir de ses charmes; mais nouvelle Galatée, elle se hâta de voiler les appas qu' elle venoit de laisser entrevoir. Elle prit un joli déshabiller,et sa taille fine, exactement dessinée, parut comme recouverte de flocons de neige: sein demi gazé, un ruban rose au tour du cou, dont la pendeloque, terminée par un petit coeur de brillants, va se perdre dans un océan de blancheur; une mule mignone: c' étoit une autre beauté qui sembloit me provoquer à l' inconstance. -notre éclipse a été longue, me dit-elle; allez paroître un moment; je vous suis: si l' on a remarqué mon absence, cette nouvelle toilette sera mon excuse. J' obéis. Lorsque je rentrai, personne ne parut avoir fait attention à nous. Madelon me suivoit: elle entre avec bruit; l' on se tourne de son côté, on la regarde, on l' admire; la bonne l' appelle, l' embrasse, et ne se sentant pas de joie de la voir si jolie, elle lui recommande de se bien divertir. Elle lui obéissoit, cher mentor, en vérité, elle lui obéissoit de tout son petit coeur! à la premiere contredanse, nous nous sommes placés pour figurer ensemble. L' aimable fille m' accordoit mille petites faveurs, dont on ne pouvoit s' appercevoir, et dont la maniere dont elle les accordoit augmentoit le prix: cette contredanse-là, beau conteur de fleurettes, valoit une jouissance. Après avoir assez long-temps aiguisé mes desirs, Madelon s' est encore dérobée. Dès que je ne l' ai plus vue dans la salle, je me suis esquivé à mon tour, et je me suis glissé jusqu' à la porte de sa chambre: elle étoit entr' ouverte: j' ai vu ma divinité non-chalament étendue sur une chaise longue, la tête appuyée sur une de ses mains, les yeux demifermés: tous ses attraits étoient voilés comme ceux de la plus modeste espagnole; à peine découvroit-on le bout de son petit pied. J' ai mis les verroux, j' ai volé... le desir étinceloit dans mes yeux. -doucement monsieur! -ah! Ma souveraine, voulez-vous différer! ... -analysons le plaisir. -ma chere ame, savourons-le, nous l' analyserons après. -vous êtes un étourdi, que je veux rendre sage, entendez-vous? Tout ce qui précede la derniere faveur est charmant; une délicieuse gradation fait succéder au plaisir un plaisir plus grand; de petits riens à de petits riens encore, qui reçoivent d' elle une teinte de volupté d' un prix inestimable. Ce n' est pas la même chose après; l' imagination éteinte n' agit plus; la mémoire, cette facilité froide, ne retrace que la réalité; l' illusion ravissante, toujours au-dessus de la vérité, n' unit plus ses charmes à ceux de l' amante. Eh! Sans l' illusion, que seroit la plus belle des mortelles? -pour moi, belle Madelon, son secours m' est inutile; la réalité surpasse en vous tous les charmes que l' imagination pourroit vous prêter. -vous êtes flatteur. -vrai, il falloit dire: quand on aime... -aimeriez-vous. -si je vous aime! -pour long-temps? -pour toujours. -oh! Peut on mentir! ... bien-tôt un nouvel objet... -vos attraits vous disent que lorsqu' on vous aime, on ne sauroit changer. -mes attraits ne m' en imposent pas; et j' ai si peu de confiance en eux, que je n' espere pas même de conserver ma conquête autant de temps que je serois jolie.-ah! Vous le serez toujours! Eh! Quand vous changeriez, toute ma vie je vous verrai comme vous êtes en ce moment. -insigne menteur (dit-elle en riant)! Mais suis-je donc si bien? -vous n' avez pas d' égale. -c' est bien vague, et les détails vous embarrasseroient peut-être? - m' embarrasseroient! eh non, non: par exemple, cette bouche mignone, appétissante, que de baisers elle appelle! Et ce beau sein... -vous agissez, et je ne vous demande encore que des détails! -c' est, je crois, la bonne maniere de les donner-. Madelon sourit avec finesse. Ses bras me presserent légérement, et je crus que j' allois expirer de plaisir... que les moments sont courts, lorsqu' ils sont heureux! Il fallut nous quitter; et je suis venu t' écrire. Adieu, cher ami. S' il n' est de bonheur que dans l' illusion et dans la douce ivresse, la froide et sententieuse philosophie peut-elle le procurer?
Lettre 67. Edmond à Pierrot.
il n' aime pas moins Edmée, après ce qu' on vient de lire, et veut l' épouser. Il m' envoie une lettre d' Ursule. je crois que souvent il dépend de nous de haïr; mais que nous aimons malgré nous, cher aîné. Heureux celui auquel le hasard offretout-d' un-coup l' objet le plus digne de son attachement! Qui n' est pas entraîné, avant que de le rencontrer, d' erreurs en erreurs! ... mon ami, le ciel ne m' auroit-il pas d' abord offert cet objet de préférence dans l' aimable et naïve Edmée? Je l' ai retrouvée il y a quelques jours, et je fus hier lui rendre ma premiere visite. Elle étoit seule: je me fis reconnoître, et la priai de m' accorder un moment d' entretien. Son embarras, sa rougeur, ses yeux timidement baissés, mais qui laissoient percer quelque satisfaction, tout sembloit me dire que je n' étois pas effacé de son coeur. Ma visite fut courte, parce que je craignois d' être incommode; mais je suis sorti de chez elle aussi charmé que je l' étois la premiere fois que je la vis à Vaux. Qu' en penses-tu, mon frere? Ferois-je mal de borner à cette jeune personne toute mon ambition et tous mes desirs? Je suis néanmoins dans une étrange perplexité: ma cousine a eu la bonté de me faire part de ses vues sur moi; bien plus, je me sens porté d' inclination à y entrer. Mais Mademoiselle Fanchette est si jeune, et le temps que je serai forcé de l' attendre me laisse en proie à tant d' égarements, que je ne désespere pas d' amener ma vertueuse cousine à penser comme moi. Elle est si bonne! ... cependant, il seroit bien doux d' être son frere! Fanchette est charmante... décide-moi, cher aîné: il faut ici moins consulter l' ambition, que chercher à mettre les moeurs en sûreté. Une fille comme Edmée est capable de remplir tout le coeur qui s' attachera sérieusement à elle.Tandis que je t' écris, l' on m' apporte une lettre d' Ursule. Je vais te la transcrire. Lettre d' Ursule à son frere Edmond. Si j' avois suivi mon inclination, cher ami, je t' aurois déjà écrit vingt lettres depuis mon arrivée: mais Madame Canon nous gêne; il faut lui demander permission pour tout; et ne voici que la seconde fois qu' elle m' accorde celle de m' entretenir avec toi. Elle me refusa l' autre jour, sous prétexte que la lettre de mon adorable ami serviroit pour nous deux. Je ne me plains cependant pas de l' empire qu' elle exerce sur nous; celle qui pourroit s' en affranchir, et que je me ferai toujours une loi d' imiter, nous donne elle-même l' exemple d' une entiere soumission, à Mademoiselle Fanchette et à moi. Non, mon cher frere, je ne saurois m' occuper d' elle un moment sans remercier le ciel du présent qu' il m' a fait, en m' accordant une si digne protectrice. Que nous devons l' aimer tous deux! ... elle a fait pour moi beaucoup de dépenses; je te prie d' en parler à notre cher pere et à notre chere mere. Mais je ne saurois revenir de ce qu' elle m' a obligé de recevoir quelques bijous de prix, qu' il n' est pas indispensable d' avoir, et qui font que lorsque j' en suis parée, je me trouve mise trop au-dessus de mon état. Je crus, la premiere fois que je parus avec un beau collier, des boucles brillantes à mes oreilles, et le reste, que Madame Canon y trouveroit à redire, et que par là je serois dispensée de les mettre, car j' étois toute honteused' être si magnifique: mais justement elle, qui gronde tant pour des riens, n' a pas ouvert la bouche; elle a paru ne s' en pas appercevoir. Voilà de ses caprices... tu seras peut-être curieux, mon ami, de savoir ce que je pense de cette grande ville? Je ne la connois que très-peu encore: nous sortons rarement, et presque toujours en voiture, de sorte que je sais à peine comment les rues sont faites, par l' attention qu' a Madame Canon de lever les deux portieres. Si nous sommes à pied, elle nous oblige à nous ensevelir sous nos caleches, de maniere à ne voir exactement que le pavé. Je ne sais pourquoi l' on ne veut pas nous permettre de prendre quelquefois l' air à la croisée, où nous avons un très-joli balcon. Le lendemain de notre arrivée, Mademoiselle Fanchette et moi nous nous y étions mises, et nous avions un plaisir infini à voir cette foule qui va comme par flots: mais ne voila-t-il pas que Madame Canon vint nous faire retirer, du même air que si nous avions commis un grand crime; et depuis il nous est défendu d' en approcher. Apparemment que cela avoit déplu à quelqu' un; car j' entendis la maîtresse de la maison qui répondoit fort haut à un homme bien mis, qui sortoit de chez elle, et qui nous regardait en se retirant. Il faut pourtant avouer qu' en entrant dans Paris du côté de la Bourgogne, je vis de très-vilaines rues, toutes remplies d' un peuple sale et misérable: mais dans le fauxbourg Saint-Germain que nous habitons, ce n' est pas la même chose; et ce fut bien mieux encore l' autre jour, que Madame Canon nous menaaux tuileries. Il faisoit un très-beau temps, et comme il est rare dans la saison où nous sommes, tout le monde en veut profiter: l' on m' avoit prévenu que nous allions dans un lieu enchanté: je m' étois donc promis beaucoup de plaisir; mais en ne songeant qu' au jardin: je me le représentois comme n' ayant de plus que le nôtre, que les embellissements de l' art. Mais il n' y a pas la moindre ressemblance. La moitié de ce beau jardin est en sable; un quart est destiné pour les fleurs et quelques arbustes; le reste est planté d' arbres stériles. Je sens bien que ce qu' on loue dans ce vaste jardin, ce sont les compartiments, l' ordonnance; cet air de grandeur qui surprend agréablement quand on y entre; ces belles statues, dont je commence à connoître le mérite; la façade du palais qui le borne d' un côté, et le reste: mais tout cela ne m' auroit pas enchantée, sans un spectacle bien nouveau pour moi, assurément, et qui captiva toute mon attention: ce fut une foule innombrable et brillante des deux sexes: je n' avois encore rien apperçu qui approchât de cette magnificence. Après cinq minutes de séjour dans ce beau lieu, je n' ai plus rougi d' avoir des brillants, et je crois qu' en voyant la parure des autres dames, j' aurois plutôt rougi de n' en pas avoir de plus riches. Mais ce petit mouvement d' une vanité sotte n' a pas duré; je suis occupée des autres, sans songer à moi. Cependant, je crois que je puis sans crime profiter de mille choses que j' ai vues, pour mettre plus de goût dans ma parure: cela est très-permis, et mon amie elle-même le fait. Il m' estvenu à son sujet une idée, dont je me suis promis de te faire part. J' ai voulu voir si dans toutes ces femmes si bien mises, j' en trouverois quelqu' une qui l' égalât en attraits: pas une seule, mon cher, crois-moi, pas une seule qui en approchât. En général, les femmes ici ne sont pas belles; mais leur goût déguise à merveille les torts de la nature, comme on dit. Il n' y a qu' une chose que je ne saurois digérer, c' est le rouge; apparemment que les yeux y sont faits ici. Quel usage ridicule! Comment de jeunes et jolies personnes peuvent-elles sacrifier la fraîcheur de leur teint, à une mode inventée par des femmes sans phisionomie, et sans doute déjà sur le retour! Sans rouge, les jolies sont mieux: les laides moins mal, et les vieilles ne ressemblent pas à des furies: car j' observe que si le rouge paroît donner de l' éclat et de la vivacité aux jeunes femmes, ce n' est que de l' enluminure qu' il donne aux vieilles. Quant à moi, fussé-je duchesse, jamais je ne voudrai de ce vilain masque-là, qui de près rend une femme laide comme les peintures de plafond, et fait qu' il lui faut le point de vue du lointain pour être supportable. Je trouve aussi que notre sexe est ici trop hardi; cela vientprobablement encore du rouge, qui donne cet air-là; et les femmes qui n' en mettent pas, l' auront pris par imitation: quelques-unes me fixoient avec une attention qui me déconcertoit et me faisait rougir: je me suis apperçue qu' elles s' en applaudissoient comme d' une victoire. Pour les hommes, il ne me convenoit pas de les regarder; ainsi j' ignore leur maniere: mais si j' en juge par celle des femmes, il ne doit pas être possible de les envisager... je suis ici très-bien, mon ami; je m' y plais sans pouvoir trop définir ce que je trouve d' agréable au milieu de la fange, et de mille objets très-déplaisants. Mais je n' envisage qu' avec effroi le temps où Madame Parangon doit s' en retourner. L' idée de notre séparation m' arrache quelquefois des larmes. Adieu, cher frere. Donne promptement de mes nouvelles à nos chers parents, en les assurant de mes respects. Je suis et je serai jusqu' à mon dernier soupir, ta fidelle amie et soeur Ursule R. Mademoiselle Fanchette me charge de te saluer de sa part. Cette lettre, mon ami, t' instruira parfaitement de tout ce qui regarde notre chere Ursule, et des obligations que toute notre famille aura sans cesse à Madame Parangon. Dis à nos chers parents qu' ils peuvent se dispenserde songer à la dépense de notre soeur; cet article me regarde. Que dis-tu de la bonne dame Canon? Ma foi! C' est ce qu' il faut auprès des jeunes filles, qu' une femme de ce caractere. Je te quitte plutôt que je ne voudrois, mon ami; mes occupations m' appellent. Réponds-moi le plutôt possible. Adieu.
Lettre 68. Pierrot à Edmond.
maniere de penser de nos parents à notre égard. vos lettres à la soeur et à toi, nous ont fait beaucoup de plaisir; et la tienne en particulier, mon Edmond, nous en a causé un plus grand que tu ne saurois croire. J' ai bien vu par l' expérience, qu' une femme seroit heureuse avec toi, et que tu te dois bien comporter en ménage, puisque tu en faisois un bon avec celle que tu as eue. Il faut pourtant que je te fasse une petite observation; c' est que tu ne peux penser à personne pour le mariage, que tu n' en aies fait des offres à Laurote, pour la cause que tu sais: si elle te refuse, comme je n' en doute guere, d' après ce que tu m' en as écrit, tu pourras alors songer à Mademoiselle Edmée. Je pense comme toi, que c' est une fille honnête et douce, et qu' elle t' aimeroit bien; et qu' ainsi ça ne seroit pas mal devous mettre ensemble; pourvu, comme tu dis, que ça ne te brouille pas avec Madame Parangon: car c' est à ça qu' il faut principalement mettre ton attention: partant, si elle y consent, je te le conseille: d' autant que je sais qu' il n' est tel que de vivre avec ce qu' on aime; et il n' est pas sûr que tu aimes un jour Mademoiselle Fanchette, comme tu aimes à présent Mademoiselle Edmée. Il me paroît que celle-ci est d' une famille de bonnes gens; ça ne brille pas, mais ça te fera un soutien dans l' occasion. C' est comme moi au vis-à-vis de mon beau-pere; derniérement, dans une affaire d' une petite coupe de bois que j' ai achetée, je n' ai pas eu besoin de recourir à une autre bourse que la sienne, et tout étoit à mon service. Voilà mon avis. Je suis tranquille sur notre chere soeur Ursule: mais notre pere et notre mere me chargent de te marquer qu' ils n' entendent pas que d' autres qu' eux fournissent à sa dépense. C' est leur enfant, disent-ils, et tant que le bon Dieu leur conservera la vie, ils veulent que leur chere enfant soit à leur charge, et qu' elle ne se croie pas orpheline. Du reste, ils sentent ton bon coeur, et t' en aiment, comme tu penses, encore davantage. Ils me font tous les ans leur petit présent ordinaire, et je ne l' ose refuser, car ils se fâcheroient, et ils vont t' envoyer le tien. Ces deux bonnes personnes si peu riches, veulent encore donner à leurs enfants, même à ceux qui le sont plus qu' eux, comme toi et moi: c' est un de leurs droits qu' ils ne céderont jamais, disent-ils, que de nous bien faire. Je ne te faispas de réflexions là-dessus. Marque à Ursule que ma femme se meurt d' envie de la voir: ajoute encore une chose que notre bonne mere vient de me dire tout à l' instant, c' est qu' elle voudroit lui envoyer quelque petite drôlerie sur ses épargnes; c' est, comme tu sais, le fonds des petites douceurs qu' elle destine à ses enfants; la respectable femme n' en a jamais fait d' autre usage. Adieu, mon cher ami: agissons de concert: je ne te donnerai que de bons avis; car je te veux autant de bien qu' à moi-même.
Lettre 69. 12 mai. Edmond à Gaudet.
conduite de la coquette qui veut aguerrir Edmond. tu n' as pu voir encore ni Madame Parangon, ni ma soeur, ni même Madame Canon; tu présumes que cette vieille bégueule te ferme sa porte! elle a tort, en vérité, et je lui en voudrois sérieusement, si je ne savois que la charmante Laure ne te ferme pas la sienne. Tu l' as donc subjuguée, cette jolie Laurette! ... je ne suis pas jaloux de ta bonne fortune; et quoique le p d' Arras, en m' en instruisant à son retour ici, ait eu l' intention de mettre la mésintelligence entre nous, je n' en suis pas moins ton ami. Non, tu ne m' as pas trompé:bouché comme je le suis, je ne compris pas d' abord tout le sens caché sous ces expressions: je n' ai travaillé que pour moi, que tu répétois avec une sorte d' affectation. Allons, l' ami, courage! Mais prends garde aux revers! On dit qu' au pays où tu es, les coeurs des belles sont plus inconstants que l' onde: tel se croit le favori, qui déjà est un amant suranné, qu' un successeur remplace. En honneur, ce ne sont ni la jalousie, ni l' amour-propre blessé qui me font tenir ce langage: ne sais-je pas bien que Laurette n' a pas lieu d' être contente de moi? ... la pauvre innocente! ... elles sont pires que d' autres quand elles s' y mettent, ces petites dissimulées-là. Tout ce que je dis, c' est sans humeur, au moins. Tiens, pour te le prouver, c' est que je vais t' avouer que j' aime à la fureur. Devine? ... Madelon . Non. la blanche et potelée Berdon sa soeur? non. quelqu' une de sa cotterie? non: ce n' est qu' une petite vigneronne; c' est Edmée, cette jeune, cette aimable Edmée dont je t' ai parlé dans ma derniere, et je me meurs d' envie d' en faire ma femme. Tu vois, l' ami, que je te cede sur Laure tous mes droits anciens et nouveaux: je ne me réserve d' elle que notre fille. Si tu savois comme elle est jolie! Oh! J' en ferai mon idole un jour: elle sera mieux que sa mere, je crois. Sais-tu par quelqu' un des nôtres que je suis brouillé avec Madelon? Au cas où tu l' ignorerois, je vais te l' apprendre. Le tort n' est pas de mon côté, au moins. Je n' aurois jamais imaginé qu' on pût avoir aussi peu de délicatesse!C' est ignoble, odieux, ce qu' elle m' a fait! Il est permis à certaines femmes d' être coquettes; je le veux: il ne faut pas vieillir avec un amant; soit: mais, du moins, il est des égards que l' on se doit, des bienséances qu' il faut observer. Tu vas voir comme la belle Madelon s' y prend pour une rupture. Jeudi dernier... oui, c' étoit jeudi: mademoiselle me rencontre à midi, à la promenade de la porte-du-temple; elle étoit avec ses soeurs, et ces deux jolies cousines, Agnès et Thérese, que tu nommes les flibustieres de Vénus . Je les aborde: Madelon s' appuie sur mon bras; me dit long-temps à l' oreille de fort jolies choses; affecte de me donner tout l' air d' un préféré: je ne sais si c' étoit ma vanité, ou mon coeur, mais j' étois flatté: rendez-vous pour le soir, semblable au premier dont je t' ai rendu compte: je suis exact, comme tu crois. Madelon étoit charmante; mais elle paroissoit m' éviter: je la prends pour danser; son air est distrait: elle prétexte une indisposition pour ne pas continuer, et me donne sa seconde soeur, la jeune Manette. Tandis que je suis avec cette enfant, Madelon disparoît. Je ne m' en apperçois pas si-tôt: Manette m' amusoit: tu sais comme elle est gentille? Sans la petite imperfection de sa taille, elle l' emporteroit sur ses deux aînées. Enfin, je reviens à moi-même, et je me hâte d' aller joindre ma belle. La premiere porte est fermée: je suis au désespoir: après quelques moments d' impatience, je la vois s' ouvrir, et Madelon paroît. Je veux m' excuser; elle sourit malignement. Je la croisfâchée; je la suis; elle me prend pour danser. Mes yeux, par hasard, étoient tournés vers la porte de la salle qui répondoit à la chambre de Madelon; un grand jeune blondin, que je me souvins de n' avoir point vu durant l' éclipse de la belle, rentre en catimini. Ce fut un trait de lumiere, qui me blessa cruellement. Quoi! Déjà l' on m' en préfere un autre! Je vaux donc bien peu (me dis-je en moi-même)? Je me sentis humilié: au lieu de me plaindre, je n' osois presque lever les yeux sur la traîtresse. Je ne cherchai plus à l' entretenir, et je me retirai de bonne-heure. Ma conduite alarma l' infidelle, sans doute: le surlendemain j' en reçus ce billet. Vous êtes un enfant; il faut bien vous pardonner ce qu' on ne vous passeroit pas si vous étiez un homme fait. Pourquoi donc cette humeur, cette fuite précipitée, cette attention à m' éviter avant-hier au soir? Défaites-vous de ces foiblesses-là: il vous sied bien de bouder! Dites-moi donc, mon joli monsieur, que vous dois-je? Rien, je pense. Mais vous? Vous me devez, monsieur, de la reconnoissance: c' est le moindre prix que je puisse exiger de mes bontés... voyez, s' il vous plaît, combien vous êtes injuste! Parce que je vous ai bien traité; que j' ai fait pour vous ce que l' on ne fait que pour un amant aimé, je me suis privée de ma liberté, apparemment; et devenue la très-humble esclave de ma conquête, je dois pour elle refuser tout l' univers, être injuste avec tout le monde, et prodigue pour elle seule! Je le répette,quels sont vos droits? Ceux que ma bonté vous donne, monsieur; ce sont les seuls que vous ayiez. à votre petit air entreprenant, je vous crus l' autre jour plus formé que vous ne l' êtes! ... je veux remplir les intentions de notre ami, achever votre éducation. Avant-hier, je vous fâchai; voici mon excuse. Le jeune homme que vous avez vu rentrer après moi, et qui vous tient tant sur le coeur, étoit chez ma bonne long-temps avant vous. Il ne manque pas de graces, il est bien fait, il étoit arrivé de la veille, il partoit le lendemain pour retourner à la campagne où il réside: nous nous connoissions du temps qu' il clérassoit ici: dans l' entretien que nous eumes ensemble avant votre arrivée, il me rappella notre liaison; il me fit un tableau de sa situation dans un village, si triste et si touchant, qu' il excita ma pitié. Il me fit ensuite entendre, que je pouvois adoucir toutes ses peines passées, et lui procurer la force d' en supporter de nouvelles, si par quelques bontés, je lui donnois lieu de se retracer agréablement dans sa solitude, son séjour à la ville. J' ai trouvé cela fort raisonnable, et par pure complaisance... ce pauvre garçon alloit s' en retourner... là, mettez-vous à ma place, n' en auriez-vous pas fait autant? Et voilà tout mon crime. Apprenez à être plus juste, une autre fois. Car pour moi, qu' y ai-je gagné? Edmond, en vérité, à tous égards, il ne vous vaut pas. à ce soir, beau boudeur: je ferai la paix, pourvu que tu me demandes pardon. Ce billet a manqué son effet, papa: je venois de voir la jeune Edmée, lorsque jel' ai reçu. Elle surpasse Madelon; elle est, si vous voulez, plus inhumaine; mais je m' accorderai de ce petit défaut-là. J' écrivis hier à mon frere à ce sujet et je me déterminerai tout de bon d' après ses conseils, les tiens, et ceux d' une personne que je révere. Sais-tu que la contagion me gagne, et que je deviens hypocrite? Vous autres, vous ne rougissez de rien; mais moi, je n' oserois encore me montrer tel que vous m' avez rendu. Lorsque j' écris à mon frere, je tends un voile sur mon coeur, pour dérober à ses regards les ravages que vous y avez faits. Tu sentiras dans quel sens il faut prendre tout ce que je te dis-là, cher mentor. J' aurois bien peu profité de tes leçons, si je croyois encore à cette vertu gothique de mon village. Mais je me ferai toujours un devoir de respecter les préjugés de mon frere. à propos, écris-moi de maniere que je puisse lever ses scrupules au sujet de Laure: car il me dit tout bonnement que je ne saurois me marier qu' elle n' ait refusé ma main. Nos amis t' embrassent. Tu estimes leur amitié ce qu' elle vaut (à l' exception de celle de d' Arras, malgré la petite malice qu' il t' a voulu faire). Mais la mienne est sincere, et tu sais qu' elle le doit être, même dans le systême de ton docteur épicure, qui dit qu' elle est un champ qu' on seme .
Lettre 70. Edmond à Madame Parangon.
il pressent sa cousine sur son mariage avec Edmée, et lui fait adroitement entendre qu' il craint sa passion pour elle. madame et très-honorée cousine, s' il étoit possible que quelque chose me consolât de votre absence, la lettre que vous m' avez écrite l' auroit fait. Celle que je viens de recevoir d' Ursule augmente encore mon attachement pour vous, avec mes obligations. Ce n' est pas que j' espere d' être jamais digne par-là de toutes vos bontés; non, madame; tout ce que vous faites pour ma soeur et pour moi est trop au-dessus de notre reconnoissance; il ne nous reste qu' assez de confiance dans cette même bonté que vous déployez sur nous, pour croire encore que vous agréerez l' insuffisance de nos remerciements.Souffrez, madame, que je vous fasse part d' un projet, que je n' exécuterois cependant qu' après que vous l' auriez trouvé bon. Vous savez quelle est ma foiblesse. Dans l' âge des passions, l' on est trop peu maître d' un coeur à qui la douceur d' aimer n' est plus inconnue, soit par l' effet d' une habitude déjà formée: soit que mon caractere m' y porte plus violemment qu' un autre, je ne saurois supporter le vuide de mon coeur. J' ai revu la jeune Edmée, dont je ne doute plus que Madame Loiseau ne vous ait parlé; je vous avouerai qu' en la revoyant, j' ai retrouvé dans mon coeur les sentiments qu' elle m' avoit inspirés à Vaux, et que je crois ne pouvoir agir plus prudemment que d' unir mon sort au sien. Je vous acquerrois par-là, madame et chere cousine, une nouvelle admiratrice, à moins que vous ne fussiez d' un avis différent. Les périls se multiplient ici sous mes pas; il en est de plus dangereux encore, dont je n' ose parler; l' aimable Edmée m' en garantiroit; il me le semble, du moins, à l' éloignement que j' éprouve, depuis que je l' ai revue, pour les parties de plaisir où l' on m' avoit entraîné. Je pense tout avec vous, ma belle et vertueuse cousine. Oserois-je, si je vous connoissois moins, instruit comme je le suis de vos dispositions en ma faveur, vous prier de donner votre agrément à mon union avec la jeune Servigné? Mais je sais trop que cette ame noble, aussi grande qu' elle est pure, qui anime la plus adorable des femmes, vous fait penser d' une maniere infiniment supérieure aureste du monde. Vous le savez, il est un âge pour l' amour: votre aimable soeur en est loin, et j' ai lieu de craindre que lorsqu' elle y sera parvenue, nous ne soyions plus assez bien assortis; qu' elle ne me dédaigne en un mot. S' il faut dire encore plus, je cherche à m' arracher des filets d' une coquette, qui, pour m' y retenir, emploie l' attrait séduisant de la volupté. Tel est mon malheur, que je ne puis combattre un goût que par un autre, et renoncer aux plaisirs illicites, qu' en leur substituant des plaisirs permis, aussi vifs, et plus durables. Je trouve dans Edmée plus d' attraits que dans celles que je veux quitter, avec l' innocence, la pudeur, qui manquent à sa rivale. Elle emporte la balance; mais celle-ci, toujours aux aguets, surprendra bientôt un coeur trop foible, et toujours prompt à s' enflammer, si je ne le livre tout entier à l' objet le plus méritant par une union sainte. Vous sentez bien, madame et très-chere cousine, que dans tout ceci, mes plus grands ennemis sont au-dedans de moi-même; ce sont mes passions: Edmée ne les satisfera qu' en recevant ma foi; sa rivale ne demande autre chose que le moment où l' on est dans ses bras. Voilà tous mes secrets, mon adorable cousine; je vous en fais dépositaire; les voilà tous, excepté un, et c' est celui-là qui cause le plus grand danger; car il me force à me jetter hors de moi-même, pour me distraire d' une trop douce, mais coupable idée, sur laquelle il est plus périlleux de s' arrêter que sur descharbons ardents. Soyez l' arbitre de mon sort. Je suis, avec un profond respect, et le plus tendre attachement, etc.
Lettre 71. >Edmond à Loiseau.
comme il craint de fâcher Madame Parangon, il lui fait écrire. Ensuite il parle d' une promenade fort agréable avec Edmée et sa soeur. prie ta femme d' écrire sur le champ à ma belle cousine en ma faveur, mon cher. Tu demandes, de quoi s' agit-il ? Un moment, et tu vas l' apprendre. Ton très-attaché et très-peu sage ami fait des siennes depuis votre absence: s' il étoit auprès de vous, il vous feroit volontiers sa confession générale, mais il n' ose la confier au papier; il va seulement vous avouer ce qui est le plus à son honneur. Il aime. ce n' est pas un crime, dira ta charmante compagne. Il aime cette jeune et touchante Edmée, que nous rencontrâmes à Vaux; il veut l' épouser. Ta femme va trouver encore cela tout naturel. Mais il desire l' aveu de Madame Parangon, pour laquelle il réunit tous les sentiments que peuvent inspirer l' amie, l' amante, et les liens du sang; et cette dame a d' autres vues, que vous connoissez.Vous n' ignorez pas non plus combien j' en fus flatté, lorsqu' elle m' en instruisit: mon coeur étoit... libre; c' est-à-dire, que je n' osois rien aimer de préférence: la perspective d' un bien précieux, la possession éloignée d' une jeune personne que mon imagination me peignoit ravissante, offroient un espoir d' autant plus flatteur, que dans la situation où j' étois, je n' aurois pu jouir d' un bonheur plus présent. Mais j' ai revu la jeune Edmée; malgré moi, mon coeur s' est ouvert une seconde fois au délicieux sentiment que sa premiere rencontre y avoit élevé. Comme vous connoissez tous deux cette charmante fille, je réclame la médiation de Madame Loiseau, et la supplie de l' employer pour moi auprès de ma cousine. Ce que je crains, mes bons amis, ce n' est pas un refus; c' est de l' affliger. En lui peignant tout le mérite d' Edmée (que je me rappelle qu' elle a vue) j' espere que ta chere compagne pourra l' amener à m' approuver; car c' est précisément-là ce que je demande. Je vois souvent ma jeune maîtresse depuis que nous avons renouvellé connoissance; mais je ne veux lui parler mariage que lorsque je n' aurai plus de difficultés à lever. Elle est vertueuse, tendre, ingénue: la conduite de sa soeur aînée, qui m' a pris en affection, et qui favorise nos entrevues de tout son pouvoir, exposeroit un peu l' aimable Edmée, si mon respect n' égaloit mon amour. Elles savent mon mariage, et que je suis veuf; mais elles semblent éviter de m' en parler. De moncôté, comme il n' est pas encore à propos que je paroisse devant leurs parents, je fais ma cour à la soeur aînée, qui engage sa cadette à m' accorder des rendez-vous; et pour me faire le plaisir tout entier, elle l' accompagne, afin de nous laisser seuls plus sûrement, quand nous sommes dans un endroit écarté. Je ne savois d' abord à quoi je devois attribuer cette conduite, dans une fille honnête comme est cette aînée; le mystere vient de se découvrir, et la fin de ma lettre vous en instruira. Ce matin, nous avons été dans ce petit bois de peupliers qui est au-dessus du bâtardeau, sur les bords de l' Ionne (lieu charmant, où vous avez quelquefois soupiré vos amours ); nous nous assimes dans l' endroit le plus touffu. Cathos (la soeur aînée) s' éloigna, sous prétexte de cueillir des narcisses sur le bord de la riviere. Me voilà donc seul auprès d' Edmée. J' exprimois à cette charmante fille, ma vive tendresse: une rougeur modeste répandoit sur toute sa personne ce piquant, et cette retenue intéressante qui pénetre le coeur. Je lui pris la main: elle ne la retira pas; mais elle baissa ces yeux agaçants, qui semblent toujours étinceler des feux de l' amour. Je lui dis, -belle Edmée, il n' est rien qui vous égale-. Elle leva la vue sur moi, et ses beaux yeux noirs se fixerent un moment sur les miens; l' éclair qu' ils lancerent, fut sa réponse. -que vous êtes aimable! (repris-je) que vous méritez d' être aimée! -je n' avois pas encore désiré del' être. -quoi! Votre coeur, toujours insensible... - insensible! (et ce mot fut suivi d' un petit soupir) -s' il ne l' est pas, heureux mille fois celui qui l' a touché! -n' allez pas croire un instant (dit-elle avec vivacité) qu' un autre-... (elle rougit, et baissa la vue.) mais cette répartie, aussi prompte que naïve, m' enchanta: je dissimulai pourtant. -je sais bien que vous voulez vivre dans l' indifférence. -mais, comment donc (reprit-elle) croirai-je que vous m' aimez? -ce n' est pas la même chose; je vous le jure, et suis prêt à vous le prouver. -et moi, je dois me taire: notre rôle ne peut être le même. -charmante enfant! ... daignez me dire si je puis espérer. -vous ne m' avez que trop devinée. - sans une assurance précise, j' aurai toujours de l' incertitude. -quand une fille écoute, comme je le fais, l' amant qui lui dit qu' il aime, elle a répondu. -oui: mais il est un langage plus clair; il est des preuves plus sûres. -eh bien, parlez; je vous donnerai toutes celles que vous demanderez. -toutes! Edmée, toutes! -oui, toutes celles que vous demanderez; et je verrai par là comme vous m' aimez... ne soyez pas surpris de ce langage; je lisois hier, qu' une fille risque moins auprès de celui qui l' aime comme il faut, qu' avec un homme indifférent; que le premier est le gardien de son innocence; et que le second ne cherche qu' à la détruire . Vous m' aimez, j' en suis sûre; le ton dont vous me parlez, vos regards... on ne m' a jamais parlé, on ne m' a jamais regardée de cette maniere-...ah! Mes bons amis, comme la véritable innocence est respectable! Elle est naïve, mais non pas aveugle. Je connois une coquette qui joue quelquefois la naïveté, qui auroit bien su donner une autre tournure à ses réponses, et un autre terme à mes questions. Je me sentis pénétré d' un sentiment si tendre, que je n' ai jamais rien éprouvé de pareil, si ce n' est pour... cette femme divine que nous adorons tous. J' ai baisé la main d' Edmée; ma bouche est restée long-temps colée sur cette main, qu' elle me laissoit: c' est tout ce que j' ai osé, tout ce que j' ai desiré dans ce moment. Mais ensuite! Ah! Mes amis, si vous connoissiez l' état actuel de mon coeur, vous frémiriez du danger qu' a couru mon amante; ou vous admireriez l' insurmontable pouvoir de la vertu. -je suis heureuse! (me dit Edmée, lorsque je levai les yeux sur elle; ) le moment qui vient de s' écouler n' a point encore eu de pareil dans ma vie. -ni dans la mienne, ai-je répondu. -et ce mot en augmente le charme. -Edmée! -mon ami! -vivons l' un pour l' autre. -oui: aimons-nous éternellement. -fille adorable, jurez-le moi. -non, vous croiriez peut-être un jour ne devoir ma constance qu' à la crainte de me parjurer. - et puis, l' amour quelquefois s' endort sur les serments. -mon ami, n' en faisons donc jamais. -jamais! Il en est un pourtant... - oh! Celui-là, celui-là! Je vous le ferai-. Il faudroit la voir et l' entendre dire cela. Je sentis que je m' exposois à sortir des bornesque je m' étois prescrites, en prolongeant un si délicieux entretien; et pour rompre le charme, je me suis levé, j' ai donné la main à la charmante enfant que j' aimerai toute ma vie, et nous nous sommes rapprochés du bord de la riviere où sa soeur étoit assise. L' intime union qui régnoit entre nous, a charmé la bonne Catherine: c' est, comme vous savez, une grosse réjouie, qui n' est pas sans attraits: son éternel enjouement lui va, parce qu' il est une suite de la bonté de son coeur, et ce bon coeur, elle le porte sur les levres. Je me suis assis entre les deux soeurs. Après un entretien sur des choses indifférentes, Catherine me dit, qu' elle avoit vu toute ma famille, lorsqu' elle étoit venue ici; et elle me demanda lequel de mes freres étoit marié? Je lui dis que c' étoit le seul qu' elle n' eut pas vu. Elle a rougi: c' est, je crois, la premiere fois que cela lui arrive. -savez-vous, a-t-elle continué, si un gros, dont les cheveux châtains tombent en boucles sur ses épaules, a une maîtresse? -il n' en a pas, ai-je répondu. - vient-il quelquefois vous voir? Rarement; c' est un plus jeune, nommé Bertrand, qu' on m' envoie presque toujours. -comment nommez-vous donc celui dont je parlois? -Georget. -et jamais il ne vient ici? -il y viendroit, si vous paroissiez le desirer. -oh! Ce que j' en dis... j' espere que s' il venoit, au lieu de Monsieur Bertrand, et quand vous serez connu chez nous, vous nous feriez l' honneur de nous l' amener; ... ainsi que toutes les personnes de votre famille qui viendront vousvoir-. J' ai répondu, que je n' y manquerois pas. Ou je me trompe fort, ou Mademoiselle Catherine en veut à Georget. Et tant mieux, mes bons amis! Le parti seroit avantageux pour mon frere: le papa Servigné possede vingt arpents de vignes des meilleures du territoire; deux maisons dans la ville, outre celle qu' il habite; quelques terres à bled; trois arpents de luserne au fauxbourg, sur le bord d' un ruisseau; il seroit aisé de retirer un revenu considérable de ce dernier bien en le convertissant en potagers: outre cela, quelques rentes bien hypothéquées. Je tiens ces détails de personnes au fait de ses affaires: enfin, je vois là-dedans une convenance de plus pour mon mariage avec Edmée. Mon frere s' établiroit ici; comme il est au fait du travail des champs et des vignes, il vivroit avec notre beau-pere; un jour il auroit l' administration de ce qui nous appartiendroit en commun... Dieu veuille que tout ceci ne soit pas des chimeres! Je compte sur les bons offices de Madame Loiseau; car tout le minutieux détail que je viens de faire est pour elle, afin qu' elle s' en serve de la maniere qu' elle jugera convenable dans sa lettre à ma belle cousine.
Lettre 72. Edmond à Pierrot.
ce que peut sur une ame honnête l' amour trop écouté, mais qu' on se déguise. deux lettres, cher frere, dont je te fais part, et toutes deux contraires à mes vues, mais par des motifs différents. La premiere est de ma respectable cousine; la seconde, de M Gaudet. Lettre de Mad Parangon à Edmond. étoit-ce avec moi, mon cousin, qu' il falloit prendre un ton de cérémonie? Votre premiere lettre étoit plus simple, plus amicale. Dans celle-ci, vous semblez me craindre. Dois-je vous dire que vous avez raison? ... heureux hommes! (si la licence conduisoit au bonheur) tout vous est permis: dès que vous desirez, c' est une sainte, une indispensable loi de vous satisfaire: vous attaquez de tous côtés; des raisons, vous en donnez: l' on ne sauroit vous refuser. ô mon ami! Vous faites bien peu pour moi! ... mais je ne veux pas vous faire acheter par des reproches un consentement dont vous pouvez vous passer. Pourtant, faisons une comparaison de votre état au mien... Edmond, quelle différence énormes' offre tout-d' un-coup! D' un côté, la liberté, les plaisirs: de l' autre, hélas! L' esclavage, la privation... je n' avois qu' un ami; mon coeur se faisoit une affaire de son bonheur: je lui destinois... que la félicité d' Ursule, celle de ma soeur et la vôtre eussent répandu de douceur sur ma vie! Oui, je l' aurois mieux sentie que vous mêmes. Il faudra donc que j' aie un autre frere! ... si vous le voulez, mon cousin, j' y consens. Ne craignez pas de perdre mon amitié... mais je perds de vue moi-même la comparaison que je voulois faire. Colette C, née sensible, faite pour être heureuse par sa sensibilité, se voit obligée d' abjurer un sentiment plus cher à son coeur que l' existence, mais beaucoup moins que la vertu. Elle porte dans son sein, à un degré qui n' a pas de mesure, le goût d' un tendre attachement (elle ne balance plus à vous le dire); et si elle ne se tenoit pas toujours sur ses gardes... sans doute elle n' auroit pas manqué de la frivole excuse d' un penchant irrésistible. Elle s' est jettée dans les bras de l' amitié et de la nature, pour éviter l' amour; elle s' y croyoit sûre: on veut l' en arracher; on veut briser les barrieres qu' elle s' efforce d' élever entr' elle et le danger. Car elle ne s' en impose plus à elle-même: mais elle n' a pas fait la découverte qui l' épouvante encore, avec celui qu' elle évite. Une jeune beauté qui lui retraçoit des traits chéris, fut celle qui l' éclaira; elle sentit qu' elle l' aimoit trop pour une amie. Que cette découverte l' affligea! ... elle s' interdit pour lors avec la soeur, jusqu' aux choses dont les plus scrupuleusessont bien loin de se faire un crime; et plus sévere à son égard, que ne le sont pour les victimes confiées à leur barbarie, les hideux gardiens des beautés persanes, elle trembla de profaner l' amitié par une caresse sortie d' une source impure. Elle se contint, Edmond; elle n' a pas le plus petit écart à se reprocher dans ses actions. Mais si vous saviez combien son coeur a souffert! ... ô mon ami! Que de combats pour tromper la destination de la nature! ... elle s' étoit bornée à jouir de la félicité d' une autre; elle vouloit rendre légitime un attachement dont sa vertu s' effarouche, en lui donnant un frere pour objet... vous ne le voulez pas, Edmond; vous allez la contraindre à diminuer des sentiments qui faisoient son bonheur; mais qu' il ne lui conviendroit pas de nourrir pour le mari d' une étrangere... mais que tout ceci ne vous arrête pas, mon cousin, si la main d' Edmée est nécessaire à votre repos, ou s' il n' est plus d' autre moyen que le mariage pour vous soustraire à des périls, que je crois deviner. Ursule ignore tout. Je dévore seule mes peines. Le conseiller vient quelquefois; je lui parle rarement; ma tante l' entretient; Ursule ne le voit jamais. Madame Canon, toute difficile que vous la savez, est très-contente de lui. Je souhaite ce mariage, pour elle, pour vous, et pour moi. Cette aimable soeur vous embrasse. Je vois qu' elle voudroit bien que je lui lusse ma lettre; mais il n' y a pas moyen. Fanchette,... dois-je vous le dire? Je crois que le coeur de cette enfant ressemble au mien: elle me tourmentepour que je lui permette de mettre deux mots au bas de ma lettre... j' y consentirois, s' ils étoient pour son époux. Adieu, mon cher cousin: aimez-nous davantage, ou rendez-nous plus indifférentes... je parle pour toutes trois. Mon bon frere, si tu me voyois! ... oui, dans ce moment, je suis encore digne de ma cousine, de Fanchette et de toi... allons, me voilà déterminé, fermement résolu... je forme même un projet que je te dirai... il faut l' imiter, cette femme courageuse...! Oh! Que je l' en estime! ... tant de combats, et de victoires! De foiblesse, et de vertu! ... mais avant de t' entretenir de mon projet, il faut te transcrire la missive de mon cousin. Lettre de Gaudet à Edmond. Ame triviale et commune, dis, es-tu faite pour le bonheur? Tu n' as pas même la faculté de le sentir. à peine libre, à peine entré dans le tourbillon des plaisirs; tu me parles déjà de te lier avec une innocente bergere, jolie fade, vertueuse et bégueule; qui toujours soupirera, t' aimera, t' adorera: qu' il faudra sincérement, tendrement, constamment, éternellement chérir, aimer, servir; sous peine d' être un traître, un parjure, un perfide; le plus injuste, le plus dur, le plus ingrat de tous les hommes. Oh ma foi l' ami, franchis le pas; et te voilà perdu sans ressource... écoute, tu n' es pas d' âge ni d' état à renoncer à la société: tremble de te préparer des repentirs. Et puis,qu' est-ce donc que ta petite Edmée? Où présenteras-tu cela? Dans les cercles brillants du grand-caire et de ton village, sans doute. Oui, vous pourrez, dans les campagnes raboteuses de ton désert, filer la constance à l' ombre d' un noyer; vous parcourrez ensemble vos seigles, vos orges et vos avoines: lorsque la faulx abattra l' herbe de vos lusernes et de vos prés, vous fanerez ensemble: douce occupation des amants rustiques! ... mais ces sots plaisirs eux-mêmes passent comme la fleur que coupe la faulx; le dégoût survient, et le dégoût est éternel: alors mon imbécille époux s' ennuie, gémit, enrage... eh! Meurs de honte, Edmond! Jeune, bien fait, avec du talent, ose envisager la fortune. Et sans parler de ton art (où tu fais des progres rapides), il te reste mille moyens de t' avancer, qu' un mariage aussi mal-assorti peut écarter. Que des idées nobles succedent à ces vues étroites, bornées, ordinaire défaut des gens de village. J' ai des projets pour toi, depuis que je te connois mieux; je me suis mille fois repenti d' avoir donné les mains à ton premier mariage: laisse-moi donc te servir à ma maniere. Comme je te l' ai tant dit, tous nos moralistes, philosophes ou chrétiens, disent que l' homme est déchu; mais ils donnent à cette maxime vraie, un sens différent: sais-tu le seul moyen de rendre à l' homme toute sa dignité premiere? C' est de dépouillertous les préjugés, de briser ces entrâves d' une éducation mesquine, qui nous courbent sous leur joug. Mon cher, il n' y a plus que deux états dans le monde; celui d' esclave, et celui de maître. Le sage dédaigne le dernier; il abhore l' autre: il ne veut point de fers, et n' en donne à personne: tout ce qui peut gêner la liberté, lui devient odieux; il renonceroit aux passions, même à celles qui sont destinées à lui faire sentir délicieusement son existance, si elles l' asservissoient. Crois-moi, s' il est des femmes qui puissent faire ton bonheur, ce ne sont que celles qui ressemblent à Madelon... je n' ai pu m' empêcher de rire de ta sottise! Va-t-en donc en Perse, mon pauvre Edmond, et fais publier le kourouk devant ta belle. Un asiatique jaloux, est un homme ordinaire: mais un françois jaloux, c' est un monstre; car il est contre nature; son climat, ses moeurs, tout s' y oppose. Le billet que Madelon t' a écrit, n' auroit pas manqué son effet, si tu étois plus ferme dans tes principes; il rend de tout des raisons satisfaisantes, et j' en suis on ne sauroit plus content. Cependant, apprends qu' il n' est qu' un badinage; le blondin n' a pas été si loin qu' on te le dit; c' est un parent qui demandoit un service, et qui n' a fait que lire un mémoire où ses raisons étoient détaillées; il falloit les entendre pour le servir. Ta jalousie a diverti; l' on a voulu s' amuser, et tu es le bouffon de l' aventure. Cela n' est pas consolant! Que veut dire, je te prie, la fin de ta lettre, et qu' entends-tu par hypocrisie? Si simple encore! ... se conduire avec certaines gens d' une maniere conforme à leurs préjugés, nommes-tu cela hypocrisie? Moi, je dis que cette hypocrisie-là est une vertu sociale; ce n' est plus un masque perfide dont on se couvre; c' est un doux assentiment, qui flatte toujours ceux pour qui on l' a, parce qu' il leur montre un dessein formé de leur plaire, et de leur immoler tout ce que l' on peut; en un mot, cette hypocrisie prétendue est la vraie politesse. Je réserve l' article qui me regarde pour le dernier. Tu devines assez juste; Laure ne veut pas entendre parler de mariage: elle se trouve heureuse; sa mere entre dans nos principes, et tout va le mieux du monde. J' ai trouvé mon intérêt à te servir; mais tu sais bien que je t' aurois servi, quand je ne l' y eusse pas trouvé. Adieu, mon cher Edmond: point de mariage; point d' enfances pareilles: parcours la carriere qui t' est ouverte; et si quelquefois tu crains d' y broncher, appelle à ton secours, ton ami pour la vie. Ne vas pas croire, mon cher aîné, que cette derniere lettre me détermine: celle de Madame Parangon pouvoit seule me faire remporter sur moi-même une victoire... bien grande, je t' assure... mais voici le projet que je t' annonçois en commençant. Bertrand doit venir ici passer les fêtes de Pentecôte: prie nos parents d' envoyer aussi Georget; et pour ne te plus tenir en suspens, je te dirai tout d' un coup que je ne vois pasdans notre canton, de partis plus avantageux pour nos deux freres, que les deux jeunes Servigné. Je préviendrai Catherine de la moitié de mon dessein, et je suis sûre qu' elle travaillera de tout son pouvoir à la réussite. Il faut l' avouer, je ne pourrois me résoudre à renoncer tout-à-fait à Edmée, et à la voir passer dans une famille étrangere; il me semble que je serai heureux par elle dans la personne de Bertrand: il est doux, aimable de figure et de caractere; il ne pourra voir une fille comme Edmée sans s' y attacher; et s' il l' aime, pourra-t-elle lui refuser son coeur? Je le répete, je ne puis la céder qu' à quelqu' un qui me soit cher, aussi cher que moi-même. Cependant, il ne faut pas croire que cet échange puisse se proposer tout d' un coup: je ménagerai les choses; et en attendant, nous demanderons toujours Catherine pour Georget. Marque-moi ce que tu penses de tout cela, quand nos freres viendront. J' ai résolu de ne plus voir Edmée qu' avec eux. Je suis, cher aîné, tout amitié pour toi et pour eux.
Lettre 73. Pierrot à Edmond.
je soupçonne et crains du déguisement. notre pere et notre mere approuvent ton double projet, mon cher Edmond; et ils envoient Georget avec Bertrand. Ils souhaitent de tout leur coeur, pour toi, l' honneur que veut te faire Madame Parangon, et ils sont fort étonnés que tu aies pu balancer. La lettre de cette bonne et douce dame, que je leur ai lue en partie, les a fait pleurer de joie: je ne leur ai pas montré l' autre lettre. Ils esperent bien de la consolation de toi et de notre chere Ursule dans leur vieillesse, qui s' avance. Ils s' entretiennent à tout moment, entr' eux deux et avec moi, de la favorable occasion qui se présente d' établir deux de leurs garçons avantageusement, et avec d' honnêtes filles; car tu sais que nous ne sommes pas riches, et que nous sommes beaucoup; et ils ne se repentent plus de t' avoir envoyé à la ville, puisque tu te comportes bien, et que tu songes à tes freres, qui est ce qu' ils avoient espéré de ton bon naturel. Voilà ce qu' ils m' ont commandé de te marquer pour eux, en t' enjoignant de mettre de la prudence et de l' attention, dans tout ce que tu feras pour nos freres et pour toi. Pourà l' égard de moi, cher frere, je ne suis pas si tranquille. ô mon ami! Prends bien garde que la ville et ses pernicieuses maximes ne te corrompent! Je n' entends quasi goutte à la lettre de ton dangereux cousin; je ne sais ce que c' est que la demoiselle Madelon; mais je trouve ça bien cavalier et bien singulier. Selon moi, mon Edmond, il y a deux sortes d' hypocrites; ceux-là qui, commençant à se corrompre, rougissent des fautes qu' ils commettent, et les cachent par honte; et le scélérat qui, n' en rougissant plus, et qui, ayant étouffé les remords, est méchant avec adresse, se plie, se replie pour suivre ses penchants pervers, et prend le masque de l' homme de bien, pour mieux se jouer des honnêtes gens. L' hypocrisie fut en tout temps la protectrice du crime; quand il commence, c' est comme un ombrage qui l' abrite du soleil; quand il est formé, c' est un voile avantageux, qui empêche d' en voir la laideur. évite-la, mon frere; car la seule habitude de se déguiser, feroit venir le goût du vice, quand on ne l' auroit pas. Quant à Laurote, ne m' en parle plus; ça te ravale dans mon esprit; elle est notre parente, et sa perte vient de nous; car je vois bien qu' elle se perd; et s' il étoit en mon pouvoir de la retirer, sans faire plus de mal que de bien, je la retirerois: mais tous les moyens me manquent, et je n' ose te dire de t' y employer, de peur qu' il n' en arrive pis encore. Au vis-à-vis de Mademoiselle Servigné, fais tout pour le mieux. Edmée me plaît: si cela sepouvoit avec Bertrand, je voudrois bien qu' il l' amenât ici; elle seroit l' amie de ma femme, et je sais qu' elle l' en aimeroit mieux, de ce que tu l' as aimée. Nous t' embrassons tous. Je suis ton meilleur ami et frere.
Lettre 74. Edmond à Pierrot.
il présente nos freres chez le pere Servigné, et me fait part d' une lettre d' Ursule. nos deux freres et moi nous avons rendu visite au pere d' Edmée. J' avois prévenu Georget et Bertrand; Catherine avoit prévenu son pere, et m' avoit présenté moi-même deux jours auparavant, comme un ami particulier du p gardien des cordeliers, son confesseur. Georget, comme tu sais, bonace, droit, mais un peu intéressé, m' avoit d' avance répondu de se conformer à tout ce que je lui prescrirois; il m' a tenu parole: mais Bertrand, plus délicat, ne m' avoit rien promis; il a voulu voir. Je suis également content de lui. J' ai d' abord pressenti le vieillard seul à seul, au sujet de sa fille aînée. C' est un de ces hommes de l' ancienne trempe, qui, lorsqu' une proposition leur plaît, l' acceptent sur le champ, et vous entendent à demi mot. Il étoit instruit de notre maniere d' être au pays,etc. La venue de notre pere, que je lui ai annoncée, a paru le flatter beaucoup; il se promet bien de le régaler, et de lui faire boire du meilleur. C' est-là le plaisir des vieillards, et ce qui les console de la perte de tout le reste. Lorsque je l' ai vu de bonne humeur, j' étois tenté de parler d' Edmée et de Bertrand; mais j' ai craint l' indiscrétion du bon homme; je veux amener d' une maniere moins brusque cette jeune fille à seconder nos desseins. C' en est assez, pour une premiere fois, que Bertrand la trouve charmante, et qu' il m' ait assuré qu' il n' en veut jamais avoir d' autre. De plus, je voulois savoir d' Edmée ce qu' elle pensoit de notre jeune frere. Elle m' en a dit beaucoup de bien. Depuis cette premiere entrevue, Georget et Bertrand ont été deux fois seuls chez leurs maîtresses: ils en sont bien reçus; mais Georget l' est comme amant, et Bertrand ne l' est que comme frere. N' importe; qu' on l' aime toujours, la maniere n' y fait rien: il sera moins difficile d' apporter quelque changement dans un sentiment aussi doux, que de le faire naître. Voilà où les choses en sont. Passons à d' autres nouvelles qui ne te feront pas moins de plaisir. Une bien intéressante pour moi, c' est que Madame Parangon arrive dans quelques jours. Je viens de l' apprendre par une lettre d' Ursule, que le conseiller m' a remise, et dont ma cousine elle-même l' a chargé, sans doute pour que nous eussions occasion de nous voir. Je ne saurois te dire combience monsieur m' a fait de caresses, d' amitiés et d' offres de services. J' ai répondu à tout cela comme je le devois, et sans paroître instruit de ses sentiments pour ma soeur. Mais voici la lettre d' Ursule. C' est bien affligée que je t' écris, mon frere. Je vais être privé de celle qui m' est plus chere que la vie. Je me plais ici; mais sa présence donnoit à la capitale tous les charmes que j' y trouve. Songez bien tous deux à m' écrire souvent; je n' aurai plus de véritable plaisir qu' à m' entretenir avec vous de cette maniere. Dans huit jours... oh qu' ils vont s' écouler vîte! ... dans huit jours elle part. Que tu vas être heureux, mon frere! Tu la verras tous les jours; tu l' entretiendras... parlez souvent de moi, et que du moins je sois présente à votre pensée, comme vous le serez à la mienne... il ne faut cependant pas te peindre mon état plus triste qu' il ne le sera en effet; notre respectable amie me laisse une partie d' elle-même dans Mademoiselle Fanchette: je ne saurois te dire combien elle m' est attachée; et mon coeur le lui rend bien: peut-on rien voir de plus aimable! Cette charmante enfant aura le caractere et tous les attraits de sa soeur. Je ne compte pas non plus pour peu de chose l' avantage de vivre sous les yeux de Madame Canon: c' est une gouvernante sévere à la vérité; mais que me fait cette sévérité-là, si je crains plus que la mort de manquer à mon devoir?J' avois envie de te faire part d' une avanture assez sotte et fort désagréable, que nous eûmes l' autre jour aux tuileries; mais je songe que Madame Parangon t' en racontera bien mieux les détails: tu sais que je trouvois cette promenade des tuileries charmante; je la déteste à présent de tout mon coeur. Quels gens que le public parisien! Il semble qu' ils n' ont jamais vu de femmes passables. Et puis, leur admiration a si fort l' air de l' insulte, qu' il est très-mortifiant de s' en voir l' objet. Par exemple, tandis qu' ils nous entouroient, un impertinent est venu regarder Madame Canon sous le nez; et puis nous montrant, Madame Parangon, Fanchette et moi, il s' est écrié: -apparemment ce sont les graces à qui Vénus a donné Mégere pour gouvernante-! A-t-on le droit d' insulter publiquement une femme respectable, parce qu' elle n' est plus jeune? Un autre (et celui-là ne m' a pas choquée) trouvoit mon amie la plus charmante personne du monde. Beaucoup disoient tout haut ce qu' ils pensoient: en vérité, je crois qu' ils nous prenoient pour des curiosités, que l' on est maître d' examiner pour son argent! Ce que je viens d' éprouver de pénible en cette occasion, me fait sentir combien le métierde comédienne, qu' on éleve beaucoup ici, doit être avilissant. Nous ne retournerons plus aux tuileries. Il est d' autres jardins moins fréquentés, où l' on n' est pas exposé aux mêmes avanies: tel est le jardin-royal des plantes, où nous allâmes hier, et qui m' a plu infiniment. Dès l' entrée, le parfum des tilleuls en fleur vint agréablement frapper mon odorat; je fus enchantée de la variété champêtre qu' on y trouve; je me crus transportée dans nos campagnes, en en reconnoissant les productions. Mais un bosquet, sur une petite éminence, où l' on nous introduisit, me parut valloir seul plus que tout le jardin des tuileries. Voilà désormais où nous irons. Nous eûmes le plaisir d' y courir, Fanchette et moi, d' y faire les folles, sans être remarquées. Ma charmante amie voulut bien elle-même partager nos jeux, et Madame Canon ne gronda pas, comme elle fit en revenant des tuileries, le jour de notre belle scène. Je me promets déjà, lorsque nous y retournerons, de m' écarter avec Fanchette, de chercher les endroits où la plus aimable des femmes étoit avec nous, et d' y donner des larmes à son absence: cette idée est triste; mais elle me plaît. Adieu, mon cher Edmond: je n' écris pas à nos parents; j' attends pour le faire, que j' aie fait des progrès plus marqués dans la peinture, que mon amie commence de me montrer, et que je continue, sous la conduite de M, à qui elle m' a recommandée; cet excellent maître veut bien venir ici troisfois la semaine pour Mademoiselle Fanchette et pour moi: j' espere qu' il ne te refusera pas un jour ses leçons... comme j' allois plier ma lettre, ma jeune compagne est entrée: -qu' écrivez vous donc-là, bonne amie? -une lettre pour mon frere. -je voudrois bien la lire? -la voilà-. Elle l' a lue; et puis elle demande à griffonner deux mots sur le blanc qui reste. De la jeune Fanchette. Depuis que je suis ici, monsieur, je me meurs d' envie de savoir pourquoi nous y sommes, et d' où vient qu' on ne nous a pas laissées à Au, où nous étions bien mieux. Je l' ai demandé à ma soeur; elle n' a pas voulu me satisfaire; Madame Canon le seroit encore bien moins; et ma bonne amie l' ignore. Vous qui êtes le bon ami de ma soeur et le mien, car vous me l' avez dit un jour, demandez lui ce secret, et nous l' écrivez. Ma soeur a beaucoup pleuré ces jours passés; je vous en instruits, et cela peut vous regarder; car elle vous a nommé dans un moment où elle oublioit que j' étois derriere elle. Consolez-la bien, je vous en prie, et marquez à ma bonne amie si vous avez réussi. Je vous écrirois une longue lettre, si je ne craignois d' être surprise, mais bien longue. J' aurois mille choses à vous demander. Par exemple, pourquoi ma soeur se plaisoit à me parler de vous, à me dire, que vous étiez aimable, les premieres semainesde son arrivée; et qu' à présent elle n' en dit plus rien, et paroît triste; et bien d' autres choses encore que je vous demanderois: mais je finis; car je tremble que Madame Canon ne voie mon grifonnage. Je vous souhaite tout ce qui vous flatte davantage. Votre bonne amie, Fanchette C. D' Ursule. N' es-tu pas heureux qu' on t' écrive aînsi? Tu auras le joli poulet, si notre reine l' approuve; ce que j' espere. Bon soir, cher ami. La vérité sort d' une bouche innocente, et qui ne sent pas elle-même la force de ce qu' elle dit, cher aîné: que de satisfaction, en revoyant ma belle cousine, de pouvoir remettre la joie dans son coeur! Que de bonté pour moi! Que ce court billet de Fanchette m' en découvre! ô mon ami! Qu' ai-je fait au ciel pour mériter le bonheur qu' on me prépare! Me voilà ferme à présent, inébranlable: il n' y aura plus rien dans ma conduite qui puisse déplaire à ma respectable amie. Il est temps de chercher à mériter ses bontés; jusqu' à ce jour, je ne m' en suis montré que trop indigne... quelqu' un me demande: j' acheverai ma lettre tantôt... c' étoit le p Gardien. Dans un paquet qu' ila reçu de Paris, il s' est trouvé quelque chose pour moi, qui regarde mon art: ce sont d' excellentes gravures de Cars et de Cochin , avec une lettre de M Gaudet. Il me marque, qu' enfin il a vu Madame Parangon et ma soeur, d' après un billet qu' il avoit écrit à la premiere. Il dit qu' Ursule embellit, et qu' on ne sauroit la voir impunément. Toute sa lettre n' est qu' un tissu d' éloges de ma cousine et de Mademoiselle Fanchette. Je l' aime bien de m' écrire ainsi; c' est m' obliger encore plus qu' il ne pense. Mais je n' ai rien compris à une phrase qui termine sa lettre, qui paroît ajoutée après coup, et qui n' est amenée par rien. il est du devoir d' un véritable ami d' obliger par toutes sortes de moyens celui qu' il aime; c' est ce que je me propose de faire toujours pour toi, lorsque l' occasion s' en présentera: car on ne doit pas hésiter à causer une mortification passagere, quand elle doit être suivie d' un avantage réel . Cela n' a guere de rapport, ce me semble, à ce que je lui puis avoir écrit. Adieu, mon ami. Embrasse pour moi ta chere épouse: dis-lui que j' ai résolu de lui confier ma fille, dès qu' elle pourra se passer de sa nourrice. Je ne saurois te dire combien j' aime cet enfant.
Lettre 75. Edmond à Ursule.
comment il se permet petit à petit de parler de son amour pour une femme mariée, et d' en entretenir sa soeur. elle est ici, ma soeur, cette charmante amie: c' est en sa présence que je t' écris; ses yeux suivent ma plume, et sa bouche répete tous les mots que je trace. Ma chere Ursule! Aimable et tendre soeur! Personne mieux que toi ne peut se former une idée de ma situation: elle est doublement heureuse: son entretien et l' exemple de ses vertus, m' étoient également nécessaires: j' avois besoin de revoir ces traits enchanteurs, qui me donnent de l' indifférence pour tout ce qui est moins parfait qu' eux. Non, jamais je n' ai senti ce qu' elle me fait éprouver. Ce n' est point une passion criminelle, car je ne forme aucun desir contraire à sa vertu: c' est pourtant quelque chose de si tendre, qu' il faut bien que ce soit de l' amour... un regard sévere, vient de m' intimider, chere soeur. Ah! Pourquoi se fâcheroit-elle! Dans ses traits séduisants, ne vois-je pas ceux de l' aimable épouse qu' elle me destine? Oui, c' est pour Fanchette que j' ai de l' amour; et son adorable soeur... m' inspire un sentiment qui n' a pas de nom. Mais j' adore Fanchette:je suis pénétré de la faveur qu' elle m' a faite de m' écrire; je vais mettre tous mes soins à me rendre digne d' être son mari; c' est autant par la vertu que par l' amour que je prétends la mériter... ceci m' a valu (on me permet de l' écrire) une faveur que j' étois loin d' espérer jamais; un baiser . Quel heureux moment! ... ma soeur! Que tu es heureuse! Toi, qui en as tant reçu de sa belle bouche! ... on me fait cesser: la plus belle main du monde m' avoit retiré ma plume, et ne me la rend, qu' à condition que j' écrirai plus sagement ... mais qu' ai-je donc dit qui ne soit pas sage ? ... elle me quitte, ma soeur; son teint est animé, ses yeux sont humides. Je vais finir ma lettre seul, et te rendre compte de tout ce qui s' est passé. Lorsque M Parangon eut reçu la lettre d' avis que sa femme arrivoit, il en parut tout intrigué. Nous avons eu ici une troupe de comédiens; le bon monsieur (avec quelques autres amis des plaisirs faciles qui lui ressemblent) a fait sa cour aux actrices; et l' on se dit tout bas dans la maison, que les caresses de ces dames l' ont furieusement incommodé. Cependant le lendemain, il me dit que nous irions au-devant de Madame Parangon à deux lieues, avec sa chaise, et deux chevaux de selle. Nous partîmes le mardi matin, et nous trouvâmes le coche à Regenes . J' y entrai; mais M Parangon demeura dans la chaise. Ma cousine étoit seule dans une cabane avec la fille qui la sert. En m' appercevant, elle fit un mouvement pour venir à moi, en disant: -quoi! C' est mon cousin-! Je m' avançaijusqu' auprès d' elle, et lui baisai la main. La fille sortit pour emporter quelques paquets, et je retins long-temps cette main chérie qu' on me laissoit. J' étois si ému, si attendri, que je versai quelques larmes. Ma belle cousine n' étoit guere plus tranquille. Je vis bien qu' elle craignoit de m' interroger. Aussi, je me hâtai de lui dire, que j' avois renoncé à toute idée de mariage contraire à ses vues: je lui détaillai un projet formé depuis ma derniere lettre, et presque exécuté, de donner Edmée à Bertrand; je lui parlai de la soeur d' Edmée, qui s' étoit éprise de Georget, et je lui fis part de tout ce que j' avois entrepris pour conduire cette affaire à une fin heureuse. Je vis alors briller dans ses yeux la joie la plus vive et la plus obligeante: celle que son retour me causoit, étoit si grande, qu' elle éclatoit dans mes moindres gestes. Lorsque la fille a eu tout arrangé, nous sommes sortis du coche, et nous sommes venus à la chaise, que les paquets et M Parangon remplissoient exactement. L' entrevue des deux époux a été très-polie. Ensuite notre charmante amie est montée à cheval: tu sais avec quel grace elle s' y tient, et que c' est un de ses goûts favoris: nous avons laissé M Parangon venir assez lentement, et nous avons piqué des deux pour ne le pas gêner. Lorsque nous avons été hors de vue, nous n' avons plus été qu' au petit pas, et nous nous sommes rapprochés. -je vous retrouve donc tel que je l' aurois desiré, m' a dit ma cousine; mais tel que j' étois bien loin de l' espérer? -ignorez-vous le pouvoirque vos bontés vous donnent sur moi? - je ne veux rien devoir à la complaisance! - ce n' est pas-là mon motif; l' amitié, le respect, l' attachement, la reconnoissance; cet ascendant que vous donne un mérite que rien ne peut égaler, décident mon penchant pour tout ce que vous paroissez desirer: en vous obéissant, l' on fait ce qui plaît davantage. - vous êtes bien aimable, mon cousin, si vous êtes sincere! ... je vais à présent vous parler de votre aimable soeur. J' ai bien pleuré lorsqu' il a fallu la quitter! Elle m' a chargé de vous dire, que sa tendresse pour vous est au-dessus de toute expression. -elle n' aime pas un ingrat: puissé-je avoir bientôt l' occasion de le lui prouver autrement que par des paroles! -penser ainsi pour Ursule, c' est mériter que je vous estime toujours davantage. -ma belle cousine, vous ne me dites rien de l' aimable Fanchette? -elle se forme très-vîte pour l' esprit et pour le corps: je l' ai fait peindre de deux manieres, en grandeur naturelle et en miniature: vous jugerez sur le tableau, que j' apporte, des changements que quelques mois et l' air de Paris ont déjà faits sur elle; en attendant, voilà la miniature. -elle est adorable, charmante; ... rien n' est si touchant... c' est votre portrait... mais, en vérité, je suis jaloux qu' un autre ait eu l' avantage de retracer ses jeunes appas. -vous le seriez donc du plaisir que j' ai pris à la peindre? ... dans le grand tableau, la tête seule est de moi; les draperies sont l' ouvrage d' Ursule... -de ma soeur! -oui, de votre soeur. -quoi! Ma soeur... -vous surpasse. Troublé, distrait par des passions trop vives, vos progrès ne sont pas aussi rapides qu' ils devroient l' être. Lorsque nous étions enfermées, je montrois à Ursule les principes d' un art que j' aime; nous y donnions tous nos instants. L' occupation remplit l' ame; elle empêche qu' il ne s' y trouve du vuide pour le vice-. Je ne sais comment il s' est fait que je lui rendois le portrait, lorsqu' elle achevoit ces mots. Elle m' a regardé, en disant: -il est à sa destination-. J' ai rougi de plaisir plutôt que de honte de ma distraction, et j' ai répondu: -il me sera bien cher; il me l' est doublement. -puisse-t-il vous l' être toujours. - oui, je le jure, il me le sera toujours! ... la main qui l' a créé, et celles qu' il représente (car ce sont vos traits à toutes deux), en seront toujours mon plus précieux trésor. -je n' empêche pas que vous ne nous unissiez, ma soeur et moi. -ah! Madame, je vous mentirois, si je promettois de vous séparer. -ce n' est pas encore tout... -ciel! Eh! Quelle heureuse main m' a donc si fort embelli! - celle de l' amitié. -oserais-je croire... - Ursule l' a voulu... -ma soeur n' auroit pu réussir... -ce n' est pas ce que je vous dis. Ursule vouloit avoir votre portrait; par complaisance pour elle, j' ai fait celui-ci; elle en a tiré deux copies, qu' elle a gardées. -ah! Madame! Donnez... -vous ne savez ce que vous faites! ... -il est vrai (ai-je dit, confus de ma nouvelle étourderie); je ne pensois pas... daignez... -on diroit, comme vousvous exprimez, que je le reçois de vous? C' est une chose à moi-. J' ai balbutié, -vous voyez bien que je m' égare-. Elle a repris: -je vous donnerai celui-là (c' étoit le tien, mon aimable soeur); mais à une condition; vous me le rendrez de votre main-. En le recevant, ma chere Ursule, j' ai saisi la main qui me le présentoit, et ma bouche alloit s' en approcher, quand on m' a dit: -Edmond, vous connoissez mon coeur; je vous en ai dévoilé les secrets et les foiblesses: soyez mon ami, mon véritable ami: que je puisse avec sécurité me livrer aux sentiments que vous m' inspirez; mon cousin, n' en empoisonnons jamais la douceur: accoutumez-vous à voir une soeur en moi: je ne desire de voir en vous qu' un frere; mais si chéri, si tendrement aimé... Edmond, plus que vous ne croyez, vous pouvez contribuer à mon bonheur: que je vous le doive, mon ami. -eh! C' est moi qui vous dois tout, me suis-je écrié, ô la plus aimée de toutes les femmes! -moi, aimée! ... ah! Je fus toujours trop sensible à la douceur de l' être. -régnez sur mon coeur. -j' accepte cet empire que vous m' offrez. -je demande qu' il soit absolu. -il m' en plaira davantage, puisque je n' en userai que pour votre félicité. -ma belle cousine-! ... et je me suis tû. Il s' est élevé dans mon coeur un sentiment de respect, qui me l' a fait regarder comme un ange de Dieu... elle revient. -quoi! Cette lettre n' est pas achevée! -non, pas encore: il faut que j' y ajoute quelque chose que vous me dicterezpour ma soeur. -écrivez: ma chere Ursule, je t' aime moins, sans doute, que tu ne mérites de l' être, mais autant que mon coeur peut aimer. J' ai bien des raisons de te regretter; ta société est si douce! Ton amitié si différente des sentiments qu' on me montre ici! Si quelque chose peut me consoler de ton absence, c' est la certitude de te revoir bientôt . -pour Mademoiselle Fanchette. -dites-lui qu' elle est ma bien aimée, ma fille chérie, et que je mets en elle l' espérance de toute ma tranquillité . Du reste (ajoute-t-on) je ne dicterai plus rien; parlez de vous-même-. Voici ce que je te prie de dire à ma petite femme: belle Fanchette, vous avez une soeur qui fait adorer tout ce qui tient à elle: personne ne lui touche de si près que vous; personne ne lui est aussi chere que vous; jugez combien je vous aime, vous qui, pour captiver mon coeur, n' avez besoin que de vos attraits. Oui, ma toute aimable, je vous jure un attachement sans mesure et sans fin; heureux, si vous daignez y mettre quelque prix! Mais je crains bien que le don ne vous soit indifférent! Je me remets pour le présent à ma soeur, du soin de vous faire ma cour: croyez que ce qu' elle vous dira de ma part, est bien au-dessous de ce que sent pour son adorable petite femme, son très-dévoué serviteur, etc. l' aimable amie trouve le billet charmant, et félicite Fanchette. Je veux baiser lebord de sa robe; elle la retire vivement; elle ne veut pas que je fasse l' infidélité la plus légere à sa chere fille... on me fait songer à te dire, que nous nous occupons de toi à tous moments, et que nous prenons des moyens qui nous paroissent assez sûrs pour te rendre heureuse, en te réunissant avec nous... je ne dis que ce mot, le reste doit encore être un mystere. Je sais à présent votre aventure des tuileries ; elle est assez plaisante, et je ne vois pas qu' il y ait tant de sujet d' en vouloir à vos admirateurs et au jardin. Mais je suis surpris que tu aies oublié ce jeune marquis qui te disoit des douceurs; qui vous a offert sa voiture, en vous dégageant de la foule, et qui, pour rendre sa politesse moins suspecte, vouloit attendre, pour s' en retourner, qu' on la lui ramenât. Mon amie dit qu' il étoit modeste, d' une affabilité qui prévenoit en sa faveur, et même aimable, quoique laid; mais elle doute que tu pusses le reconnoître, car elle ne t' a pas vu lever une fois les yeux sur lui. Va, ma chere soeur, dans le siecle où nous sommes, l' on trouve tant de femmes qui se donnent, qu' il n' est rien à craindre pour celles qui se refusent... on me gronde de t' écrire cela, et pourtant on ne veut pas que je l' efface. Ma cousine te recommande de te conduire toujours avec la même circonspection, de l' aimer, de bien aimer Fanchette, et de présenter ses respects à Madame Canon. Pour moi, chere Ursule, je te jure que je vous aime toutes-trois de maniere que jeserois fort en peine s' il falloit trouver des expressions pour ce que vous m' inspirez. C' est dans ces sentiments que je voue d' être, votre immuable ami à toutes trois.
Lettre 76. Edmond à Gaudet.
le véritable amour, quel qu' il soit dans les commencements, ramene toujours à la vertu. aimable charlatan, va, je ne veux plus croire à tes recettes. Sois heureux par les plaisirs que tu vantes; ils ne sont pas faits pour mon coeur. J' en connois de plus doux et de plus piquants; la tendre, la pure amitié me les fait goûter. Que tu serois estimable, cher cousin, si tu te bornois à ceux qu' on m' a fait connoître, et préférer! ... mais je ne condamne personne: la plus belle et la plus sûre de tes maximes, c' est l' apatique tolérance , qui souffre patiemment, sans chagrin, sans humeur, que chacun soit heureux à sa maniere: je fais entre tes mains le serment de ne m' en écarter jamais... toujours avec Laurette, n' est-ce pas? ... mais pourtant, te voilà fidele; elle est constante? Et tes principes sur les femmes, qui , dis-tu, sont une monnoie qui doit passer de main en main ? ... répondez donc, beau raisonneur. En contradictionavec vous-même? ... allez, je vous le pardonne; et c' est toujours un bien, si Laure vous fait abjurer vos anciennes erreurs pour de plus douces. J' ai revu l' élégante et volage Baron: je suis très content d' elle: c' est une petite philosophe qui prend tout du bon côté. -eh bien? Toujours entiché de vos vieilles idées? Toujours persuadé qu' on doit vous être fidelle... sans que vous le soyez, s' entend? Oui, toujours. -eh mais, tant pis pour vous! Vous y perdez tout seul, au moins. -je m' en consolerai. -il le faudra bien: d' autres ne gagneroient pas assez à l' entreprendre. -vous vous piquez? -si peu, que je veux faire la paix avec vous. -de tout mon coeur. -vous n' êtes que singulier; car, dans le fond, vous êtes bon homme. -appellez-vous singulier, mademoiselle, que de... -mon dieu (dit elle en me mettant la main sur la bouche) je crois que vous alliez dire une impertinence! ... venez ce soir: je n' y ai pas manqué: nous avons ri, dansé; ... et (je ne sais comment a fait la friponne! ) nous avons eu une conversation ,... où elle m' a prouvé qu' elle avoit au moins autant raison que moi. -vous êtes libre à présent, m' a-t-elle dit; c' est en bien traitant un ingrat, que je scelle la rupture. -en t' écrivant ce matin, je me demande, si c' est un rêve ou une réalité, que cette conversation -là? Crois qu' elle est trop contraire à mes principes, pour que je cherche à la renouveller; je dis adieu à l' enchanteresse: par vertu? Non, par foiblesse: mon coeur estviolemment entraîné d' un autre côté; je me reproche un desir, un soupir qui n' est pas pour elle ... on m' interrompt: ce sont mes deux freres qui viennent voir leurs maîtresses; je vais les y envoyer... en vérité, l' ami, les principes de ta derniere lettre sont si singuliers, que je n' ai pas osé l' envoyer à mon frere aîné: j' ai craint qu' elle ne le scandalisât. Quoi! Tu prétends que toutes les religions, également bonnes, également indifférentes, sont utiles seulement, comme le mors l' est au coursier indocile ? Ami, cela sent bien l' athée! Je serois très-fâché que tu le fusses, et je serois au désespoir de l' être. Tu me préparois à tout cela, je le vois, par ta lettre du 5 février... on m' interrompt encore. Il faut te quitter, mon ami, pour cette matinée... singuliere, étrange nouvelle pour moi! Conformément aux avis de tous ceux que j' aime, j' avois triomphé de ma passion pour Edmée (j' allois t' en parler tantôt, quand on m' a interrompu); pour m' en consoler, je voulois que mon frere Bertrand fût heureux à ma place: point du tout! Voilà qu' un homme fort riche, sorti d' on ne sait où, vient de la demander à son pere en mariage. Le bonhomme, qui ne sait ni mon ancienne passion, et le penchant de sa fille, ni mes nouvellesvues, a donné sa parole. La jeune personne se désespere: son pere veut absolument que ce mariage se fasse le même jour que celui de sa fille aînée avec mon autre frere; et le pauvre Bertrand me dit tout ceci la larme à l' oeil. Il ajoute, que ce cavalier est venu chez le pere Servigné tandis qu' ils y étoient, et que sa figure ne lui est pas étrangere; qu' il croit que c' est une de mes connoissances: c' est un homme de trente-cinq ans. Je cours chez Edmée: je croirois la perdre doublement, si elle passoit entre les bras d' un autre que de mon cher Bertrand, qui est un aimable garçon, et que j' aimerois indépendamment de sa qualité de mon frere. Une grande faute que j' ai faite, c' est de n' avoir pas prévenu le pere... je ne pouvois cependant pas demander ainsi pour mon frere, une fille qui compte sur ma foi, sans l' avoir préparée à ce changement... n' importe, la nécessité contraint la loi, je vais parler. En finissant ma lettre, je te rendrai compte des suites de cet incident, qui me chagrine beaucoup... 10 heures du soir. Rien n' est plus certain; un beau cavalier fort riche est venu demander Edmée à son pere. Le bon-homme, vaincu par les prieres de sa fille aînée, et par celles de la jeune personne elle-même, a différé de s' engager tout-à-fait. Je viens de lui parler pour Bertrand: notre alliance avec ses deux filles, a paru le flatter. Il m' a dit qu' il alloit y penser; que l' intérêt ne le guideroit pas, et qu' il aimeroit mieux pour sa cadette un mari qui lui plût,et qui la rapprochât de son aînée, qu' un plus riche qui l' en éloigneroit pour toujours: qu' il falloit la consulter. Il l' a appellée. Je voulois me retirer. -non, vous ne saurez pas de trop dans notre délibération, m' a dit le vieillard. Et s' adressant à sa fille: -je pense qu' il ne faut pas tant regarder au bien: ce beau monsieur qui t' a demandée pourroit nous mépriser un jour; au lieu qu' en entrant dans la famille où entre ta soeur, vous y serez toujours les bien venues, et vous y servirez de soutien l' une à l' autre. Quel est ton sentiment, mon Edmée? Ne vaut-il pas mieux que les deux soeurs épousent les deux freres-? L' aimable fille a rougi en répondant: -mon pere, c' est tout ce que je desire. -eh ben, ça sera, ma fille: M Bertrand est un joli garçon, bien doux; allons, M Edmond, touchez-là, je vous donne ma parole-. Il nous a laissés ensemble. Edmée étoit si troublée, si confuse, qu' à peine avoit elle entendu ce qu' avoit dit son pere. Lorsque nous avons été seuls, il a fallu lui expliquer tout cela clairement. C' étoit une scene cruelle pour moi; je ne savois par où commencer: voici pourtant comme je m' y suis pris. -Edmée, vous ne m' avez jamais été si chere qu' aujourd'hui: mais... (ses yeux se sont levés sur moi: ah! Quel regard séduisant! ...) mais un coeur qui brûla pour un autre, n' est pas digne de vous. -eh! Qu' importe, s' il m' aime, si je suis contente? -non, belle Edmée; ... il se rend justice: ... il veut que vous soyiez aussi heureuse que vous méritez de l' être; et pourvous rendre heureuse, il faut être sûr de soi-même, ne pas connoître le vice, et ses charmes dangereux... je vous exposerois trop à l' inconstance, en devenant votre mari; d' ailleurs, tout s' y oppose... mais je n' en ai pas moins à vous demander de faire le bonheur de ma vie; ... non, sans vous, je serois malheureux. -eh, que me demandez-vous donc, monsieur? Que voulez-vous dire? -consentez à devenir ma soeur. Bertrand vous adore: il est plus digne de vous, qu' un homme emporté par des passions violentes, qui l' égarent à tout moment. -je vous comprends enfin: vous en aimez une autre! -ne me soupçonnez pas d' avoir changé pour vous, mademoiselle; vous seriez injuste; et si vous voulez me désespérer, marquez-moi de la haine, et refusez de devenir ma soeur... ah! Ma chere Edmée, accordez à mon frere des sentiments qui feroient mon bonheur, si des engagements antérieurs... -ils ne l' ont pas fait, monsieur, non, jamais ils ne l' auroient fait! ... des engagements... ah dieu! ... vous les aviez donc donc oubliés! -il seroit trop long de vous détailler cela; ... mais si vous l' exigiez, je ne vous en ferois pas un mystere: si je fus coupable, c' étoit dans un temps où je n' esperois plus de vous revoir. Parlez, cependant, mademoiselle; si vous exigez que je rompe des liens... trop forts; ... que je refuse un état au fruit infortuné... (tu vois que j' use d' un peu d' adresse; sans mentir absolument, je ne disois pas toute la vérité; mais que veux-tu? Je suis tes maximes). -ah ciel! (répondittoute effrayée l' aimable enfant! ) -ordonnez de mon sort (repris-je), de celui de mon frere; faites quatre heureux, ou... -arrêtez! ... il est aimable, celui que vous me proposez à votre place; la prévention ne me ferme pas les yeux sur son mérite... mais... vous avez toujours fait le malheur de ma vie! - mon aimable soeur! (je suis tombé à ses genoux) souffrez que je vous donne ce nom si doux! ... laissez-vous toucher; je vous aime, je vous adore; daignez me rendre heureux dans un frere que je chéris. Je ne demande pas que vous vous déterminiez en un jour; permettez que Bertrand vous fasse lire dans son coeur; recevez-le seulement comme le frere de l' amant de votre aînée, et... comme le mien. Dès qu' il vous sera parfaitement connu, j' ose vous répondre que vous le recevrez pour lui-même. Il vous adore; il me l' a dit: un jeune homme aimable et tendre est-il à dédaigner? -laissez-moi, laissez-moi; c' en est trop... allez, ce n' est pas que je rougisse de ces larmes que je répands. Mais laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie... homme que je ne devois jamais voir... qui m' avez troublée dès le premier instant... homme cruel! Laissez-moi donc-. Il a fallu se retirer, mon cher, aussi à plaindre, en vérité, que la belle qui me renvoyoit. Je n' ai pas manqué d' instruire de ce qui se passoit Catherine et mes deux freres. La premiere a couru auprès d' Edmée: - d' un ton rude eh ben, qu' ec qu' c' est donc? Tu pleures... radouci ma bonne amie,ma petite soeur, je ne viens pas pour te gronder: tu sais bien que je t' aime de tout mon coeur; mais là, dis-moi, qu' est que ça te fait? L' un ne vaut-il pas l' autre? Tien, si tu veux que te dise, Edmond est trop faraud; ça s' écoute trop: Bertrand est ben genti: ça est posé, doux; ça t' aime et ça t' aimera, faut voir... réponds-moi donc, ma petite bonne amie soeur: ah ça, veux-tu que l' on me reproche dans la famille où je vas entrer, que tu as refusé mon beau-frere? Là, tu vois bien que ce n' est pas un tour à me jouer: et puis, si ces gens-là alloient prendre la mouche, et rompre mon mariage, ne me verrois-tu pas tous les jours après toi comme un démon? Moi qui t' aime tant! Tien, je crois que te cognerois, vois-tu, si ça arrivoit par ta faute... mais il n' est pas question de ça: Bertrand est ben genti, il te plaira si tu veux; car moi, je sens ça, vois-tu ben; et il me semble qu' un pareil pis-aller ne me feroit pas rêver deux minutes. -mon dieu, ma chere soeur, a dit Edmée (que la harangue ne devoit pas surprendre), ne te donne pas tant de peine: ton bonheur me tient au coeur autant que le mien propre; laisse tout faire à mon amitié pour toi-. Là-dessus, Catherine a fait entrer Georget. Celui qui brûloit d' envie de le suivre, ne l' a pas osé. Ce n' est qu' au bout d' une demi-heure, employée de la part des deux amants à exciter la générosité d' Edmée, qu' ils ont fait signe à Bertrand de les remplacer. Ils avoient pressé plusieursfois Edmée de lui permettre d' entrer; mais comme cette belle fille pleuroit, elle leur avoit répondu: -voulez-vous donc qu' il croie que je pleure par répugnance pour lui-? Lorsque Bertrand a été seul avec elle, la vive douleur a paru se calmer. Mon jeune frere m' assure que son coeur lui a dicté les choses les plus tendres (et je le crois; jeune, amoureux, aux genoux d' une jolie fille! ), qu' elle a paru le souffrir sans peine, et qu' il espere de la toucher. Tout cela ne sera pas miraculeux: il ajoute qu' il sera vivement secondé par la soeur aînée, à laquelle il est fort indifférent que ce soit Bertrand ou moi qui devienne mari de sa soeur. Adieu, cher Mentor; dis à Laure que sa fille est un ange pour sa beauté.
Lettre 77. Edmond à Pierrot.
il me rend compte d' un entretien sur le mariage, qu' il a eu avec le p d' Arras. il n' est point de routes inconnues à la véritable amitié; elle emploie toutes les manieres; elle prend toutes les formes. Telle est celle de M Gaudet et du p d' Arras envers moi, mon frere, comme tu le verras dans un instant.Il n' y a plus de difficultés pour le double mariage; nos parents peuvent venir quand ils voudront; le vieillard Servigné est prêt à terminer, et ses deux filles y consentent. Je me charge de tous les préliminaires d' usage nécessaires ici; comme bans, dispenses, etc. Mais apprends, mon ami, que M Gaudet, persuadé qu' un mariage avec la jeune Edmée nuiroit à mon avancement, avoit quitté la capitale, pour venir secretement ici demander ma maîtresse pour lui-même, dans la seule vue de faire manquer cette affaire; que sacrifiant tout à mon intérêt, il devoit employer pour m' enlever Mademoiselle Servigné des moyens que je n' approuve pas, et qui te révolteroient: cependant, comment refuser de la reconnoissance à un zele si vif, que rien n' effraie et ne rebute? Une lettre que je lui écrivis, il y a quelques jours, l' a mis à son aise; on la lui a renvoyée de Paris, où je l' avois adressée. Il m' est aussi-tôt venu trouver, et m' a tout découvert. Sa vue m' a surpris, et m' a réjoui en même temps. J' avois mille choses à lui dire. En vérité, mon Pierre, il ne manque à cet ami précieux que des moeurs plus pures: faut-il qu' une ame si généreuse ait des taches qui ternissent tout l' éclat de ses vertus! Je n' ai pu m' empêcher de laisser entrevoir ce regret au p d' Arras, qu' il avoit chargé de m' entretenir, relativement à mes idées de mariage. Voici comme il m' a répondu: -c' est le vice de notre éducation; nos instituteurs prétendent élever leurs disciples au-dessus de l' humanité; rendre l' homme indifférentà lui-même; l' occuper d' un bonheur idéal; le faire renoncer à l' amour personnel, et à la faculté essentielle et constitutive de notre être, à vouloir. Qu' en arrive-t-il? Une chose très naturelle, et précisément ce qui suivroit le projet insensé d' arrêter le cours de l' Ionne; les eaux accumulées romproient bientôt leurs digues, et causeroient des ravages que la contrainte auroit seule occasionnés. Une éducation, pour être bonne, ne doit tendre qu' à régler les passions, à les modérer, à les tenir dans un juste équilibre; leur flux et reflux est aussi nécessaire à l' ame, que la circulation du sang et des humeurs l' est au corps; elles sont le résultat de la sensibilité, la perfection de l' ouvrage de Dieu; chercher à les détruire, seroit aller contre les vues de l' être suprême; ce seroit tenter l' impossible. Le médecin, pour guérir son malade, détruira-t-il le sang et les humeurs, parce que c' est d' eux que viennent toutes les maladies? Soyons hommes, et ne soyons que cela; aussi bien c' est une entreprise absurde, que de vouloir être davantage. Tous les jours l' on tourne en ridicule la sotte gravité d' un petit magistrat, la semillance des marquis, l' affeterie des abbés, la coquetterie des femmes sur le retour; et l' on sait très bien: pourquoi ne joue-t-on pas le ridicule plus dangereux des gens qui prétendent sortir de la sphere humaine, pour affecter un désinteressement d' honneurs, d' aises, de plaisirs, qu' ils ne quittent d' un côté, que pour se les procurer plus avantageusement de l' autre? Ils nerenoncent à la considération, que pour s' attirer la vénération; aux richesses, que pour se mettre au-dessus de l' opulence même, qui n' exécuteroit pas ce qu' a fait la besace de certains dévots; aux voluptés mondaines, pour jouir des délices de l' estime de soi-même et des autres, de cette admirable prééminence, que le plus humble des dévots ne sent que trop, en voulant peut-être ne la pas sentir... mon ami, quoique je vous aie porté à votre premier mariage, n' allez pas croire que je me contredise, en m' opposant à celui-ci. Pour vous rendre heureux, vous autres gens éclairés et libres, il faut, ou qu' une femme réunisse tous les avantages, et que votre esprit soit assez muri pour les apprécier et s' en contenter; ou que vous soyez déjà sur le retour, et qu' alors vous preniez une jeune personne, dont l' âge et la naïveté vous inspirent de l' indulgence. Or, on ne peut l' avoir, cette indulgence, que lorsqu' on a beaucoup vécu; on ne l' a qu' après avoir philosophiquement apprécié tous les penchants et toutes les foiblesses humaines. étendons cette idée. Dès qu' une fois vous avez perdu votre premiere innocence, ou que vous vivez dans un monde où il est presqu' impossible de la conserver, vous n' avez plus qu' une route à prendre; c' est de ne pas vous engager trop tôt à n' aimer qu' une seule femme, à la préférer à toutes les autres, à la voir tous les jours sans dégoût: il faut attendre que les fumées de la jeunesse commencent à se dissiper; quevotre caractere ait commencé d' acquérir une certaine consistance, qui vous rende moins avides de nouveauté. Or, l' âge où l' habitude commençant à exercer son pouvoir, doit vous aider à être constants à l' égard du même objet, c' est environ quarante ans, plus ou moins, suivant que le tempérament fut tardif ou précoce. Cette disposition à devenir habitudinaire , a plusieurs causes: l' on a goûté de tout, et la fleur de la sensibilité est ôtée; l' ambition, le goût des affaires en émoussent encore la pointe; une certaine paresse s' empare alors de l' homme, il préfere les plaisirs sous sa main; au lieu que la jeunesse active, préfere les plaisirs difficiles, etc. C' est une grande sagesse d' assortir l' âge de ceux qu' on marie; mais c' est la plus grande des folies de prétendre que cet assortiment soit l' égalité dans notre climat. Une fille de dix-huit ans n' y est presque jamais faite pour un homme du même âge, et encore moins pour un plus jeune, si ce n' est dans le cas où le mariage ne seroit pas indissoluble; car alors on pourroit, on devroit même faire comme les othomacos d' Amérique, assortir les jeunes gens avec les femmes faites, pour lesquelles il semble que la nature leur ait donné un goût plus marqué. La disproportion augmente du côté du midi, et elle diminue à mesure qu' on avance vers le nord. En Espagne, en Italie, il faut une fille de quinze ans pour un homme de trente; en France et en Angleterre, on est assorti de 15 à 25, etc. Mais une chosefort extraordinaire, c' est que tout le contraire existe au Pérou, qui est sous la ligne; les hommes y deviennent incapables des devoirs du mariage à 30 ou 35 ans; et le tempérament des femmes entre alors dans sa force: il faut par conséquent, dans ce pays, donner aux garçons de 15 ans, des femmes de 30 ans, etc. En Turquie, où c' est tout le contraire du Pérou, il faut marier les filles de 15 ans aux hommes de 40; et c' est ce qu' on fait. La raison de cette gradation, c' est qu' en tout temps, la femme, pour être heureuse, doit avoir un protecteur, un guide dans son mari; c' est un sentiment naturel à son sexe, que l' orgueil y obscurcit quelquefois, mais qui ne laisse pas d' y subsister en dépit qu' elle en ait. Le mari doit voir dans sa femme un être confiant, inférieur, tendre, soumis, sur lequel il l' emporte seulement par la force du corps et la vigueur de la pensée; mais auquel il le cede en douceur, en graces, en talents agréables, et même, s' il faut le dire, en presque toutes les vertus sociales. Or, si dans tout climat vous admettez l' égalité d' âge entre les époux, je vous demande si chacun aura son lot, et s' il en sera content? Ils pourroient souvent, à certains égards, avoir ou desirer tout le contraire. Au lieu qu' en suivant les vraies convenances pour chaque pays, il en résultera les plus grands avantages, et pour les époux, et pour la société. Un françois de trente ans, trouvera dans une fille de dix-huit àvingt (comme je le disois tout à l' heure), une épouse confiante, qui profitera volontiers de ses lumieres et de ses conseils, pour gouverner sa maison: ses charmes, à peine formés, seront en état de le fixer, tant qu' il sera dans l' âge où l' amour est encore la premiere passion. Si la jeune épouse a des caprices (eh! Qui est celle qui n' en a pas! ) l' homme séduit par sa beauté, porté à l' indulgence pour sa jeunesse, les excusera comme des enfantillages, les satisfera en riant, et n' en souffrira pas. Pourroit-il en user de même avec une femme de son âge, dont il auroit droit d' exiger à peu près autant de raison qu' il en a lui-même? ... la jeune épouse, de son côté, n' aura-t-elle pas moins de peine à se soumettre, et à ceder aux volontés d' un mari, dont elle sentira qu' elle doit en croire l' expérience et les lumieres? L' obéissance lui sera plus agréable et moins pénible. à la vérité, ces précautions ne seroient pas aussi nécessaires qu' elles me le paroissent, si l' éducation qu' on donne à nos filles n' étoit pas aussi mal pensée qu' elle l' est. Toujours entretenues des égards et des attentions que nous leur devons, pas un mot (du moins de la part de leurs meres) du respect, de l' attachement qu' elles nous doivent. Qu' arrive-t-il? De grands malheurs: une jeune personne entêtée de sa fausse prééminence, gâtée par les fades adulations des galants interressés qui lui ont fait leur cour, épouse enfin un homme; c' est-à-dire,un être fort imparfait: l' illusion où elle a toujours vécu, se soutient huit jours environ; le mari prend ensuite assez brusquement la route de tous les maris, qui est celle de la nature; et voilà notre jeune épouse outrée, au desespoir: elle se plaint; on dit comme elle, et pis encore; elle se croit lésée dans ses droits les plus inviolables, la plus malheureuse des femmes; et faute de connoître ses véritables devoirs et les droits de son mari, elle s' écarte des premiers, et porte atteinte aux seconds de toutes les manieres: les esprits s' alienent; l' amour s' éteint, et, qui pis est, l' estime, l' amitié: respectera-t-on beaucoup le droit essentiel d' un mari qu' on n' aime plus, que l' on croit injuste, qu' on méprise, et contre lequel tout le monde dit qu' on a raison? En effet, nous avons sans cesse les oreilles rebattues, que les deux sexes sont égaux, et que si le mari est infidele, la femme peut l' être à son tour. Laissons le fond, qui ne regarde que le physic; il serait aisé de prouver que les besoins des hommes passent ceux des femmes; que les grossesses, etc, sont encore des cas où le mari n' est pas assujetti à la privation comme la femme. Mais supposons tout égal: vous, femme, vous répandez des nuages sur ma paternité; je n' en répans aucuns sur votre maternité. Eh! Quelles suites n' a pas cette incertitude dans la société civile! Le mari n' a plus ce goût d' amasser pour sa postérité; et loin d' amasser, il dissipe, il court à sa ruine, pourne rien laisser à des adultérins: une foule de citoyens, qui ont des rapports avec lui, se trouvent compris dans une faillite ruineuse, qui en nécessite d' autres. Quel abus énorme! Et l' égalité fût-elle juste suivant les loix de la nature (ce qui sûrement est faux), ne devroit-elle pas être proscrite par la loi sociale? L' infidelle épouse ne devroit-elle pas être sujette à une peine capable de la retenir en l' épouvantant? Ce n' est pas là mon seul grief contre les femmes: leur hauteur, leur impériosité dans leur maison; l' autorité qu' elles s' y arrogent, en se mettant au-dessus du chef, sont les sources de tous les désordres que nous voyons dans la société. Ce sexe est fait pour être assujetti; et je prédis aux peuples de l' Europe, qu' ils n' auront des moeurs et de la tranquillité, que lorsqu' ils l' auront remis à sa place. Je parle d' après l' expérience; tous les maris seront pour moi, et je n' aurai de contraires, que les célibataires, qui trouvent leur compte dans l' indépendance des femmes, et dans la licence que leur donnent nos moeurs. Ce sexe est toujours extrême, et ne sait pas assez s' arrêter pour garder un juste milieu: le laisser notre égal, c' est lui donner l' empire. Eh! S' il se contentoit de cet empire! ... mais non, la femme ne sent son pouvoir, qu' autant qu' elle en abuse. éternellement enfant, elle n' est raisonnable que par accès; un instant dément tout ce qu' elle a montré de prudence. Si quelques-unes se sont guindées avec unesorte de continuité, c' est qu' elles avoient des appuis qu' on ne voyoit pas. Toute maison absolument gouvernée par une femme, ne peut subsister; il y aura des orages, des tempêtes qui la bouleverseront: la même femme que vous venez d' admirer, deviendra, si quelque chose la contrarie, une Euménide qui jettera tout par les fenêtres. Voyez les prostituées, elles ont cent fois plus d' audace que l' homme, sans en avoir le courage; toutes ces furies sont des poltrones, où l' homme demeure ferme: or les prostituées sont des femmes comme les autres; elles ont seulement un frein de moins. Reprenons donc notre autorité, retirons-la des mains de celles qui sont incapables d' en bien user: assujettissons-les, autant pour les rendre heureuses, que pour ne pas être la victime de leur incapacité. Ainsi, mon cher Edmond, vous êtes beaucoup trop jeune pour vous marier, pour gouverner, régir une femme, et parer à d' aussi graves inconvénients que ceux que je viens de vous exposer. Votre premier mariage ne vous a rien appris là-dessus: vous aviez une épouse, qui, malgré toutes les circonstances, et ce qu' on lui a tant reproché, n' en étoit pas moins la plus propre à vous rendre un fortheureux mari, eu égard à votre jeunesse, et à ce que vous étiez alors: et sans cela, y aurois-je donné les mains? Edmée est aussi trop âgée pour vous; mais elle convient à votre frere, comme vous avez eu la prudence de le sentir. Bertrand ne connoît pas le monde, il n' est pas destiné à vivre dans le monde; Edmée non plus; ils seront constants l' un pour l' autre; ils s' aimeront tant qu' il le faudra; chacun se tiendra à sa place: car tout ce que je viens de dire est inutile où l' innocence regne. Avec vous, au contraire, le monde auroit bientôt gâté cette gentille Edmée: il en auroit été de même de Laure. Et croyez, mon cher, que sans d' aussi fortes raisons, je me serois fait un scrupule d' honnête homme de vous éloigner d' une union avec la mere de votre fille: mais ç' auroit peut-être été vous desservir tous les trois: la petite Laure y auroit pu gagner un état; mais sa mere et vous y auriez bientôt perdu votre tranquillité, et tous trois votre fortune. Pour être heureux en ménage, il faut plusieurs choses différentes, suivant les personnes et les lieux que l' on habite. à la ville, par exemple, il ne suffit plus dans notre siecle au mari d' être tendre et fidele, de bien gouverner sa maison, de veiller à ses affaires; d' élever ses enfants avec soin: d' après la connoissance que j' ai des moeurs françoises, j' ai découvert qu' il falloit encore que le mari, pétri de complaisance, cédât à sa femme la place que la nature et les loix destinent au chef: qu' après quelques mois de mariage, ilregardât son épouse comme quitte envers lui du serment de fidélité; qu' il s' imposât l' obligation de bien recevoir les galants de madame, de les traiter, et de se retirer dans son appartement, où d' aller à ses occupations, tandis que le courtisan favori tiendra compagnie: qu' au risque de voir le bouleversement de ses affaires, il falloit qu' il donnât à son heureuse moitié les sommes qu' exigent le jeu, la dépense qu' elle juge à propos de faire, etc. à ces conditions, un ménage est bien uni à la capitale; le mari sera quelquefois caressé: l' on fera plus, au défaut de l' amant, il paroîtra dans le même fond, ou donnera la main à la promenade, et sera reçu dans le boudoir. Mais si l' époux s' avisoit de contrarier les goûts... de borner la dépense; ... tout seroit perdu: l' humeur, les criailleries le contraindroient bientôt à perdre patience, et à punir, suivant son droit... alors on voit la femme triompher: si elle est jolie, et qu' elle ait quelque grand à ses ordres, on brave le mari, ou bien on le fait enfermer; si ce dernier est d' un certain rang, l' on intente un procès en séparation, on l' obtient, et l' on vit ensuite à sa guise. Je ne présume pas que le mariage vous tente sous ce point de vue: d' autant que je ne sais pas d' autre remede pour les maris de ce pays-là, qu' une longanimité à toute épreuve; à moins qu' ils n' eussent assez de fermeté, assez de puissance pour réduire la femme; avantage qui n' est guere le partage que des rois, des princes du sang, et des crocheteurs; car cestrois états sont les seuls à la ville qui puissent régler à leur volonté la conduite de leurs épouses. Parmi nous le mariage est indissoluble: vous serez peut-être charmé de savoir ce que je pense de cette indissolubilité. Je l' approuve, mon cher Edmond, malgré tous ses inconvénients; parce que la pratique opposée en auroit encore de plus grands. Mais je voudrois que l' infécondité relative brisât ce lien, comme l' impuissance absolue; et que dès qu' un homme n' auroit pas des enfants de sa femme, ils pussent se dégager, et prendre, lui une autre femme, elle un autre mari; avec cette précaution, que si sa femme remariée avoit des enfants, et que lui n' en eût pas avec sa seconde, il lui seroit défendu de passer à de troisiemes noces; et ce, non pas absolument à cause de lui, mais de peur que le libertinage n' abusât de la facilité de changer de femme. Et voilà ce qui montre bien la sagesse de toutes les loix de décence faites par les hommes en société: sans ces loix, et toutes celles qui servent à réprimer la fougue de l' amour, cette passion délicieuse perdroit la moitié de ses charmes: la décence est la tension du ressort: ôtez-la, tout devient lâche et sans activité... mais je m' apperçois que je fais un sermon: je n' aime pas le ton dogmatique, et je ne sais comment je viens de m' y laisser emporter. Je finis: vous marier seroit une imprudence, eu égard à vos dispositions, à vos entours . C' est autre chose pour vos freres; je crois qu' ils sont bien; et je répondrois de leurfélicité, si, conservant leur bonhommie, on pouvoit les assujettir au régime des jeunes lacédémoniens. J' ai à présent un mot à vous dire du projet qu' avoit M Gaudet, en venant ici. Vous êtes surpris de ce qu' il n' auroit pas hésité à faire enlever Edmée, lorsque tout auroit été prêt pour le mariage, et qu' il ne devoit pas accomplir! Il seroit un scélérat sans doute, digne de tout votre mépris, si cette action avoit dû être suivie de tout ce qu' elle présente d' odieux à l' imagination. Mais, c' est moi-même qui aurois été le protecteur de l' innocence; et l' on n' auroit pas tardé à trouver à Edmée, dans les environs de la capitale, un établissement honnête. Croyez-en mes sentiments d' honneur, et mon amitié pour vous-. Il en est resté-là, parce que Madame Parangon est entrée où nous étions. Il m' a quitté sur le champ, après quelques mots et quelques politesses d' usage. Je pense qu' il s' est apperçu que ma cousine ne voit pas sans peine l' intime liaison qui est entre M Gaudet, lui et moi. Sa retraite l' a mise à son aise; elle nous avoit en effet écoutés. -je n' aime point à surprendre les secrets (m' a-t-elle dit); cependant, l' intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde, m' a donné une curiosité extrême de savoir ce que vous disoit le p d' Arras; et j' avoue que je me croirois coupable, si je vous laissois ignorer que j' ai tout entendu. Je conviens même qu' il seconde mes vues; il a dit cent choses où je pense comme lui. Il n' enest pas de même de M Gaudet; il est absolument dangereux; et tout devroit s' opposer à votre liaison; la religion, l' honneur même... qu' il soit votre connoissance, puisqu' il est parent de votre femme, il faut bien y consentir; mais, mon cher Edmond, qu' il ne soit pas votre ami. Un homme qui trahit ses devoirs, et qui, par de misérables sophismes, est parvenu à étouffer le remords, à en tarir la source, à se fausser la raison, pour ainsi dire, ne sauroit être vertueux. Prenez garde qu' un jour il ne vous trahisse, si l' intérêt ou la passion dominante de son coeur le demandent. Sur-tout, ne lui donnez jamais de commission qui puisse lui fournir une occasion de rendre visite à votre soeur et à la mienne... je crains bien que cet homme ne corrompe un jour vos moeurs... Edmond! Vous suffisez à mon coeur: Ursule, Fanchette et moi, ne pourrons-nous donc, à nous trois, remplir le vôtre-? ô mon frere! Comme mon coeur a battu, quand elle a eu dit ces dernieres paroles! Je n' ai pas trouvé de réponse; mais j' ai voulu baiser sa main. Elle m' a présenté sa joue, en me disant, à demi bas: -mon frere, bannissons d' entre nous deux tout ce qui ressemble aux manieres des amants; deux amis s' embrassent quelquefois; mais ils ne se baisent pas la main. Je suis votre soeur; répétez-moi souvent que je la suis-. Si tu as une idée du bonheur parfait, cher aîné, tu pourras apprécier ma situation, en ce moment. Le conseiller continue d' être bien disposé; il nous rend de fréquentes visites. Son oncletomba malade, il y a quelques jours, il l' est dangereusement, et il a quatre-vingts ans passés. Si le neveu devient libre, je crois qu' on terminera, dès que les bienséances le permettront. Aussi-tôt que j' aurai des nouvelles d' Ursule, à laquelle j' ai écrit la semaine derniere, je t' en ferai part. Embrasse pour moi ta chere compagne, mon aimable petit neveu, et tous nos freres et soeurs.
Lettre 78. Edmond à Gaudet.
comment Edmond en agit avec Edmée. partir si vîte, et sans me dire adieu! ... tu n' as pas voulu donner d' ombrage à ma belle cousine, je le vois. Un autre, pour se dispenser un peu de la reconnoissance, feindroit de croire que l' amour l' emporte en toi sur l' amitié; que sans doute Laurette, la tendre Laurette pressoit ton retour. Mais moi, je lis dans ton coeur, je te rends justice, et je me plais à me pénétrer de tout ce que je te dois... conviens pourtant que tu jouis d' une heureuse liberté! Je t' en félicite; jouis long-temps, sois bon pere de famille, au lieu de mauvais célibataire; ni toi ni l' état n' y perdrez rien. Il y a quelques jours que mes deux freresBertrand et Georget sont ici. J' avois suivi tes conseils au sujet d' Edmée. D' abord, j' ai flatté son amour-propre, en lui témoignant tout l' attachement que j' ai pour elle: ensuite, je lui ai montré une lettre fort tendre de Bertrand: après qu' elle l' a eu lue, j' ai continué de lui dire, qu' il étoit impossible de la voir sans l' aimer, et que les sentiments qu' elle avoit inspirés à mon jeune frere en étoient une nouvelle preuve; que pour moi, j' avois toujours regardé le bonheur d' être à elle comme au-dessus de tout. Je n' ai pu me résoudre à lui persuader que j' étois absolument lié, suivant tes avis; non, je n' ai pas osé lui mentir; mais j' ai cru devoir employer un autre moyen, qui m' avoit été suggéré par notre bon ami d' Arras. J' ai dit la vérité: j' ai raconté mon aventure avec Laurette, sans la nommer: j' ai fait entendre que pour me ménager le pouvoir de l' épouser, je ne devois prendre aucun engagement actuel, quoique je parusse me prêter à un arrangement éloigné que desiroit Madame Parangon, qui me proposoit sa soeur, encore fort jeune; parce que d' ici-là, je présumois que la personne auroit pris un parti: sur tout j' ai bien convaincu cette aimable fille, que l' amour ne pouvoit influer sur ma résolution, puisqu' on n' éprouve cette passion que pour un objet en âge d' y répondre. J' ai ajouté que la reconnoissance, et mille autres puissantes raisons, me faisoient une loi d' entrer dans les vues de l' épouse de mon maître. Edmée a paru plus tranquille, lorsqu' elle a connu sa véritable rivale: j' aicompris par sa réponse, que cette rivale, quoique préférée, ne devant pas jouir si-tôt de l' objet qu' elle lui cede, en paroissoit moins odieuse. Elle a pourtant soupiré; mais elle a repris d' elle-même, et relu la lettre de Bertrand. Je l' ai laissée méditer là-dessus, et je me suis retiré. Le même jour, Madame Parangon lui a rendu visite. Que n' opéreroit pas cette femme merveilleuse! La persuasion même seroit moins insinuante. Elle a donc achevé de la déterminer; et lorsqu' elle en a été bien sûre, elle m' a donné une heure où je pourrois les trouver ensemble. Je n' y ai pas manqué, après avoir eu la précaution de leur laisser un temps suffisant pour s' entretenir. Dès que j' ai paru, Edmée est venue à moi: -soyez donc mon frere (m' a-t-elle dit en rougissant): je tâcherai de prendre pour M Bertrand les sentiments que vous m' aviez inspirés, et d' avoir pour vous ceux que j' avois pour lui. Ne me craignez point; ne m' évitez plus, soyons amis pour toujours-. Des sentiments si généreux, et dont je voyois la source, m' ont pénétré d' admiration; mais ils m' ont attristé. Ma cousine, qui lisoit dans mon coeur, m' a tiré de la rêverie où je tombois, en prenant congé d' Edmée. Je l' ai suivie; et tu me connois assez pour deviner, que l' absence de l' une, et mes sentiments pour l' autre, m' ont bien vîte rendu tel qu' il le falloit. Voilà donc, cher mentor, une affaire entiérement terminée. Mais, quoique je ne songe plus au mariage, je ne m' en occupe pasmoins de notre derniere conversation, que j' ai mise par écrit, tandis que j' en avois la mémoire remplie. En la relisant, je me persuade toujours davantage que ta philosophie est celle de la nature. Ah! Mon ami! Il est dans le monde deux êtres qui m' étonnent; ma cousine, et toi. L' une est une angélique créature: l' autre est un... diable; mais si digne d' être un ange, que j' espere qu' il le deviendra... toi, athée! Dieu! Dieu! ... et elle, Madame Parangon! ... vertueuse cousine, adorable amie! ... si jeune, et tant de raison! ... mais, quittons cette matiere; car tu en prendrois occasion de me dire des choses que je ne veux pas entendre. De l' audace, avec elle! ... ah! Gaudet, toi-même, tout épicurien que tu es, tu ne pourrois t' empêcher de la respecter et de l' adorer en silence. Adieu, trop cher ami... je te préviens avant de finir, que je serai quelque-temps sans t' écrire, à cause des mariages de mes freres. Je ne t' en entretiendrai pas. Ces bonnes gens-là vont être heureux en végétant ; ils te feroient pitié!
Lettre 79. 31 juillet, jour de s Germain. Edmond à Pierrot.
tableau naïf de la conduite des bonnes gens. je m' étois flatté de t' embrasser ici, très-cher aîné: mais on diroit que tu as fait voeu de ne jamais entrer dans les villes: les circonstances les plus favorables n' ont encore pu t' y attirer. Je te bouderois volontiers, si l' on pouvoit bouder le bon coeur et la vertu. Je te pardonne donc la peine que tu me donnes de t' écrire le mariage de nos freres, et je vais te peindre la joie des deux familles. Mais je ne sais trop si je pourrai bien t' exprimer à quel point notre pere et notre mere sont contents du bon-homme Servigné, de ses filles, et des arrangements pris pour mettre nos freres en état de tenir agréablement leur nouveau ménage. Avant-hier, après que nos bons parents furent arrivés, avec ta chere femme et nos soeurs, on passa les contrats, et l' on fit les fiançailles: hier, nos jeunes gens ont été mariés. Tu n' es pas inquiet des sentiments de Georget et de Catherine; ils s' aiment de bon appétit , et bannissent les façons; les petits soins même, une certaine délicatesse, tout cela n' entre pas dans leur plan de tendresse conjugale.Quant à Bertrand, c' est autre chose; tu sais comme il est tendre: peu sûr du coeur d' Edmée, il emploie pour le gagner, des moyens faits pour réussir. Je te ferai part en terminant ma lettre, d' une conversation que j' ai surprise ce matin: le plus pressé, dans ce moment, est de t' entretenir de nos chers pere et mere. Ah! Mon ami, que tu perds, à ne pas jouir du spectacle de leur satisfaction! ... il faut que je tâche de te le retracer. à leur arrivée, le pere Servigné les a reçus comme un frere et une soeur; c' est ainsi qu' il les a nommés. Tous trois se sont trouvés les mêmes sentiments et la même cordialité; dès le premier moment, ils ont été libres ensemble comme on l' est au bout de dix ans; parce que dès le premier moment ils ont bien vu qu' ils se convenoient, et qu' ils avoient la même façon de penser. Catherine étoit présente: elle est venue saluer notre bonne mere, en riant, en lui montrant une joie franche, bruyante même; elle s' est empressée d' ôter la cravate de notre respectable pere, de lui donner un bonnet de coton: ensuite, elle a défait la coiffe de notre mere, avec un air d' affection et de vivacité qui nous charmoit. Cela fait, elle a couru à la cave, rincé des vers, versé du vin, qu' elle a porté à nos parents, où ils étoient assis. Notre mere, suivant sa coutume, n' a voulu que de l' eau. Catherine, qui craignit pour sa santé, à cause de la chaleur, l' a priée presqu' à genoux: mais voyant qu' elle ne pouvoit l' engager à prendre du vin, elle est disparue pour un moment,emportant l' eau avec elle, et elle est revenue avec du lait encore chaud, qu' elle lui a fait boire. Après qu' elle les a vus rafraîchis, elle a dit qu' elle alloit chercher sa soeur, qui venoit d' aller chez la couturiere, faire retoucher à quelque chose; (car Edmée est aussi difficile pour la parure, que Catherine l' est peu). Durant l' absence de cette bonne fille, notre pere a dit ce qu' il en pensoit: notre mere et lui se sont félicités d' un choix si excellent, et ont porté la bonté à mon égard jusqu' à m' en faire des remerciements. Enfin, les deux soeurs sont entrées. Je voudrois pouvoir te rendre l' impression que la vue d' Edmée a faite sur nos parents: ils sont demeurés interdits autant de joie que d' admiration. La charmante fille est d' abord allée à notre mere, qui l' a reçue dans ses bras. La tendre Edmée, s' est mise à ses genoux, et lui a pris la main, qu' elle a portée à ses levres. -je vais donc retrouver une mere (lui disoit-elle,) aussi bonne que celle que j' ai perdue! - oui, ma fille, (lui a répondu Barbe De B), oui, je vous serai une bonne mere -. Juge, mon ami, des mouvements du coeur de cette bonne et simple femme, qui n' est pas accoutumée à la maniere tendre et respectueuse qu' employoit Edmée: elle a ajouté mille choses affectueuses, mais sans ordre et sans suite. Notre pere est venu prendre Edmée par la main, et lui a dit: - ma fille, soyez bénie de Dieu: votre soeur ressemble à Lia; mais vous, vous êtes belle, et serez chérie de votre mari comme Rachel: mes cheres filles, vous êtes toutes deux un présent que je reçois avec action de graces, des mains de l' éternel -. Le bonhomme Servigné s' est écrié: -ah! Mon frere! Vous êtes l' homme que je desirois de connoître depuis plus de quarante ans! Vous savez l' écriture, et vous avez de la religion sans bigotterie, car vous aimez le vin: buvons, mon frere, et remercions Dieu des biens qu' il nous donne, la coupe à la main, comme autrefois les patriarches-. Catherine, pendant tout cela, faisoit mille amitiés à nos freres et soeurs, mettoit le couvert, causoit, rioit, repoussoit Georget qui cherchoit à lui prendre un baiser. L' on s' est mis à table. ç' a été là que les deux vieillards se sont ouverts leurs coeurs: la naïveté de leur morale, leur prolixité, leurs répétitions même, avoient quelque chose de plus touchant que tout ce que j' ai entendu en ce genre: leurs applications de l' écriture avoient une onction, un naturel, une dignité, qu' elles n' ont pas toujours dans la bouche de nos ecclésiastiques. Ah! Qu' un respectable pere de famille seroit un bon ministre de la religion! ... pour notre mere, elle s' occupoit de ses deux jeunes brus et de moi. J' observois que ses yeux se fixoient avec plus de complaisance sur Edmée (tant est universel le pouvoir de la beauté! ) puis elle les retournoit aussi-tôt sur le moins méritant de ses fils, avec une expression que j' entendois, et qui sembloit, en me remerciant de ce que j' ai fait pour Bertrand, me demander pour moi-même l' aimable Fanchette... ensuite elle a pris ta femme par la main, et elle lui a dit: Marie-Jeanne, elles vous ressembleront, et je les aimerai comme je vous aime . Oh! Mon ami, quel être qu' une mere! ... son coeur est un brasier; sa tendresse active, insatiable, s' accroît en jouissant; et la satisfaction présente que lui procure le bonheur d' un de ses enfants, réveille avec plus de violence la soif qu' elle a du bonheur de chacun des autres. Edmée, tandis que sa soeur embrassoit tous les détails, servoit, s' agitoit, Edmée rendoit à la mere de son prétendu, tendresse pour tendresse. Cette conduite a produit naturellement l' effet qu' elle en attendoit sans doute: notre mere la voyant si bien disposée, a tourné la conversation sur Bertrand et sur moi. Edmée a saisi l' occasion pour découvrir ses vrais sentiments. Elle a modestement avoué qu' elle se promettoit d' aimer Bertrand: mais qu' elle ne pouvoit être fâchée de m' avoir aimé. Un pareil aveu ne pouvoit manquer d' avoir l' approbation de notre mere; elle lui a dit (avec cette naïveté d' une ame innocente et pure), que c' étoit toujours le même sang, et que deux freres ne pouvoient être jaloux l' un de l' autre. Je ne sais trop si c' est bien la vérité; mais la jeune Servigné a paru goûter cette maxime. La fête des noces s' est passée avec une grande décence. Le mariage s' est fait à dix heures. Edmée étoit ravissante, et j' ai entendu beaucoup de nos gens comme il faut , s' étonner qu' il y eût un trésor comme cela dans leurville, sans qu' ils s' en fussent encore apperçus. Catherine n' étoit pas non plus sans éclat; son embonpoint, son enjouement, ses vives couleurs, une santé florissante la rendoient, comme on l' a dit, un appétissant morceau : mais Edmée l' effaçoit absolument. On a dansé; les vieillards l' ont permis. Notre assemblée étoit bien composée: le pere Servigné, quoique vigneron, est bien apparenté; de mon côté, j' avois invité quelques amis: M et Madame Parangon, m le conseiller étoient les principaux. Ainsi, quoique les étrangers qui ont été admis fussent ce qu' il y a de mieux dans la ville, nous avons été préservés des familiarités indécentes que se permettent les jeunes gens des premieres maisons, lorsqu' ils sont avec des femmes qu' ils regardent comme leurs inférieures. Ta chere femme et nos soeurs ne paroissoient point du tout empruntées, et comme elles sont jolies sans prétention, tout le monde s' empressoit à leur marquer de véritables égards. J' ai été charmé de l' aisance et de la bonne grace de Bertrand; il étoit à tout; il faisoit les honneurs, accueilloit les nouveaux venus, d' une maniere qu' on auroit applaudie dans la meilleure compagnie; et je me suis apperçu que les éloges qu' il recevoit, ne lui nuisoient pas dans l' esprit de son épouse. Quant à Georget, il jouissoit tranquillement de son bien-être, et du plaisir d' être servi, caressé par Catherine... mais tu nous manquois, cher aîné! Bertrand, et Georget lui-même me l' ont dit plus d' une fois: Madame Parangonne te desiroit pas moins vivement, et sur la justice qu' elle t' a rendue, Edmée se fait une fête de te voir bientôt. Tu vois, mon ami, que j' entre dans tous les détails, et que je tâche de te rendre, malgré ton absence, aussi présent parmi nous qu' il est possible. Mais je te dois le récit d' une conversation entre Edmée et Bertrand. Ce matin, j' ai été pour féliciter les nouveaux mariés. J' ai commencé par Catherine et Georget. La visite a été d' autant plus gaie d' abord, que je n' étois pas seul. On a plaisanté suivant l' usage; et j' ai eu occasion d' observer, que malgré son penchant à rire, Catherine n' en a pas moins de pudeur. Elle a répondu, mais de maniere à inspirer du respect pour l' union sainte des époux. J' ai été content d' elle; jamais on n' a dit en riant des choses aussi graves, et plus capables de rendre sérieux ceux qui les provoquoient. La voyant en état de se bien défendre, je me suis dérobé sans être apperçu. J' allois entrer chez Bertrand, lorsqu' entendant parler dans la chambre où il étoit avec son épouse, j' ai eu la curiosité d' écouter ce qu' ils pouvoient se dire. Edmée lui répondoit: -je ne sais pas, mon ami, ce que vous voulez me dire: mais quel que soit le sens de vos excuses, soyez sûr qu' elles sont inutiles: vous ne m' avez pas offensée; au contraire; la tendresse que vous me témoignez me touche sensiblement. (Bertrand). Ma chere épouse! (Edmée). Mon aimable mari! (Bertrand). Vous êtes la plus belledes femmes; mais votre caractere paroît l' emporter encore sur votre beauté. (Edmée). Je ne suis pas insensible à cette louange-là, et je tâcherai de la mériter de plus en plus. Je sais que l' amour peut s' éteindre, mais que l' estime bien méritée ne peut cesser. La vôtre sera mon bien le plus soigneusement conservé. (Bertrand). Je savois bien que vous étiez un trésor inestimable! ... mais hélas! (Edmée). Cher mari, laisse-moi quelque-temps encore t' aimer en frere, avec cette tranquillité de l' ame et des sens, que peut-être toutes les délices de l' amour ne valent pas. Je m' applaudis de ce qui paroît t' affliger; et c' est la seule chose, mon ami, dans laquelle je me permettrai jamais d' être d' un sentiment différent du tien. (Bertrand). Consolez-moi donc, en m' assurant encore que vous m' aimez. (Edmée). Oui, je vous aime; et rien au monde n' auroit pu me déterminer à être fausse au point de vous épouser sans vous aimer-. Il s' est fait un silence; et dans l' instant où j' ai compris, par quelques mots échappés, que la conversation alloit se renouer, Catherine est arrivée: elle avoit une clef; elle est entrée comme une étourdie, en riant, en les grondant sur leur paresse. J' ai retenu le reste de la compagnie, à cause d' Edmée; et dès que ta femme et nos soeurs ont été entrées, Catherine a fermé la porte. Peu de temps après, les quatre époux ont paru dans tout leur éclat; si ce n' est pourtant que je remarquois un nuage dans les yeux de Bertrand; et comme j' en savois la cause, j' en ai fait part à Marie-Jeanne et à ma cousine, afin qu' elles prévinssent les inquiétudes de notre mere, s' il étoit nécessaire; car tu sens combien la tendresse maternelle rend pénétrante. Voilà, mon cher, tous les détails jusqu' à ce moment: j' ajouterai pourtant qu' Edmée paroît s' attacher de préférence à Marie-Jeanne, et que Marie-Jeanne préfere Edmée. Les belles ames se reconnoissent. Ma mere et ta chere femme t' apprendront le reste à leur retour, qu' on a fixé à demain. Notre pere n' a pu refuser à nos prieres et à celle du bon-homme Servigné, de rester quelques jours de plus. Tu viendras au-devant des voyageuses jusqu' au bois de la provenchere ; de mon côté, je les conduirai jusques-là, autant pour toi, mon ami, que pour elles.
Lettre 80. Le même au même.
il parle du bon ménage que font nos freres, et il a des regrets au sujet d' Edmée. l' arrivée du jeune frere Augustin-Nicolas, nous a fait à tous le plus grand plaisir: nous ne manquerons pas de partir le 26, nos freres, leurs épouses et moi.Je suis charmé des propositions de mariage pour Brigitte, notre chere aînée. C' est un excellent sujet pour le ménage, et le portrait de notre bonne mere pour le caractere, comme Ursule l' est pour la figure. Je ne connois pas son prétendu; mais le bien que vous en pensez, me dispose aussi favorablement pour lui, qu' il pourroit le desirer, si son bonheur dépendoit de moi. Tout va bien ici, pour Georget et Bertrand (quoique ce dernier soit encore sous la puissance du mauvais génie ). Notre pere a eu le plaisir de voir les commencements heureux de leur ménage: le pere Servigné et lui, se sont toujours rencontrés du même sentiment, dans tous les avis qu' ils leur ont donnés: de sorte que vous devez avoir entendu de votre côté les mêmes éloges de ce vieillard, que nous entendons faire ici de notre respectable pere. Ils se sont quittés avec un regret qui m' a touché. Pour revenir aux jeunes mariés, j' en espere bien; ils se sont associés; tout se fait en commun; par ce moyen, Catherine gouverne la maison en mere; et comme elle aime infiniment sa soeur, elle ne lui laisse à faire que les choses agréables. Le bon-homme Servigné agit en excellent pere; il fait des avances à ses gendres, et leur indique les occupations les plus lucratives. Ils vont entreprendre un petit commerce de tonneaux, qui, moyennant l' argent comptant fourni par le beau-pere, ne peut manquer d' être très-avantageux, cette année sur-tout, que la vigne a les plus belles apparences.Je ne saurois me repentir d' avoir contribué au bonheur de Bertrand; c' est mon frere, et un frere bien cher; cependant je suis tout triste, lorsque je pense, en le voyant, que j' ai peut-être manqué le mien. Si l' on m' offroit encore une fois ce que j' ai perdu dans Edmée, je ne l' échapperois pas. Adieu, mon ami.
Lettre 81. 2 septembre. Edmond à Gaudet.
il découvre tout-à-fait dans celle-ci les dispositions que fait entrevoir la précédente. je ne sais où j' en suis, cher cousin; l' ennui, la tristesse, une sombre mélancolie m' assiegent et m' enveloppent! Je me refuse à ces petits goûters au fauxbourg saint-Martin; plus de ces parties dans les îlots avec nos faciles beautés; tout cela me devient insipide, et je me croirois un homme blâsé, lorsque je me trouve avec Madelon, si d' autres objets n' avoient encore le pouvoir d' agiter moncoeur avec une impétuosité, qui me fait bien voir qu' il n' a rien perdu de son énergie. Madame Parangon semble m' éviter avec autant de soin, que j' en mets à fuir tout le monde. Tendre, lorsque nous avons des témoins à son gré, elle paroît presque telle que je la desire: si je la surprends seule, ses yeux s' arment de sévérité; ce n' est plus la même femme, et je tremble devant elle. Cependant, j' ai plus d' une raison pour desirer qu' elle fixe mes incertitudes... ah! Mon ami! Quelle plaie profonde! ... mais se peut-il qu' on ait une passion violente pour deux femmes à la fois? Non, je ne saurois le croire. J' aime ma cousine; je l' adore: elle veut (dit-elle) avoir ma tendresse en dépôt, jusqu' à ce qu' elle puisse la remettre à sa soeur... mais, mon ami, ce fidéi-commis amoureux ne remédie à rien... tu m' entendras mieux tout-à-l' heure. Depuis son mariage, Edmée est mille fois plus charmante: Bertrand qui l' adore (et dont les desirs ne sont point émoussés) l' engage à se donner la parure la plus convenable à son genre de beauté... je suis tous les jours avec elle: ... la familiarité me fait découvrir mille perfections nouvelles; appas, qualités, tout surpasse l' idée avantageuse que j' en avois prise... mais, que dis-je-là! Ma criminelle flamme perce malgré moi... et cependant, j' aime ma cousine; (et je le vois, je le sens, je n' aime qu' elle, je n' ai jamais aimé qu' elle); les desirs que la beauté des autres semble m' inspirer, ne sont que des reflets. Et la preuve, mon ami, la preuve, c' est que je ne puis voir MadameParangon, sans oublier tous les charmes qui ne sont pas les siens... je crois te voir rire de ma situation. Ah! Donne-moi plutôt le moyen d' en sortir: dis-moi comment j' amenerai la plus aimable et la plus sévere des femmes à satisfaire les desirs qu' elle inspire avec tant d' impétuosité! Quoi! La nature seroit en contradiction avec elle-même! Elle auroit mis dans le même objet tout ce qui peut enivrer d' amour, avec un coeur incapable d' en éprouver les transports ravissants! Non: ç' auroit été faire un monstre de son plus bel ouvrage; et si ce monstre existe, il faut le réformer... ne saurois-tu donc aucun moyen? Parle; grimoire, magie (s' il en est)... j' emploierai tout: ... ou plutôt enseigne-moi cet art séduisant que tu possedes... elle est tendre; je le sais: mais la vertu a dénaturé chez elle ce délicieux sentiment; et comme la prude de Moliere, il me semble l' entendre dire: appellez-vous, monsieur, être à vos voeux contraire, que de leur arracher ce qu' ils ont de vulgaire, et vouloir les réduire à cette pureté où du parfait amour consiste la beauté? Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée du commerce des sens nette et débarrassée, et vous ne goûtez point, dans ses plus doux appas, cette union des coeurs, où les corps n' entrent pas. Il est clair que ces beaux sentiments-là nesont pas dans la nature: c' est une chimere de l' imagination exaltée, et non pas la vertu. Mais si ce l' étoit? ... je m' écrierois pour-lors: ah! La vertu coûte trop! J' y renonce; je n' en veux point à ce prix! ... il faut quitter ce sujet; il me rend triste; et te dire que j' arrive de S, avec ma cousine, mes deux freres d' ici, et la dangereuse Edmée. Nous avons assisté aux noces d' une soeur aînée, bonne fille, vraie machine, qui épouse sans aimer, sans haïr; et qui dès le premier instant après la célébration, s' est humblement regardée comme la servante de son mari; gros paysan, excellent travailleur, bon ménager, aimant le vin, n' en buvant guere, parce qu' il vaut mieux le vendre; passant les jours de repos, non à goûter les douceurs de l' amour, mais à revoir ses comptes, à visiter ses champs, ses vignes, à méditer sur le travail que ces objets demandent, etc. Eh bien, cher ami, je crois en vérité, que ces gens-là, ces especes de plantes mouvantes , je crois qu' ils vont être heureux! Ils le sont déjà: car il est impossible que le mari devienne moins tendre; et s' il le devenoit, que sa femme y fût sensible: il est impossible qu' elle exige , qu' elle commande , qu' elle dépense : ils se sont montrés tels qu' ils étoient dès le premier jour pour tout cela; et d' honneur, il n' y a rien à en rabattre. Madame Parangon envie leur sort, et leur façon de voir et de sentir... ah! C' est moi qui devrait l' envier! ... item: nous avons eu le spectacle d' une passionnaissante, dans le goût de celle de mon nouveau beau-frere. Le cadet immédiat de Bertrand, qui se nomme Augustin-Nicolas, a jetté ses vues sur la soeur de Marsigni (c' est le nom du mari de mon aînée). Comment crois-tu que s' est manifesté ce goût de préférence? Par des soins, quelques attentions? Tu n' y es pas. En dansant avec elle? Non: le plus souvent, il en prenoit une autre. C' étoit en lui escamotant, avec adresse, ce qu' elle avoit de bijoux; c' étoit, lorsqu' elle avoit cueilli quelques fruits, en courant les lui arracher: c' étoit en prenant avec elle un ton de gravité; en affectant devant elle d' être plus rassis, plus raisonnable que les autres jeunes gens. à ces signes non équivoques, toute la compagnie n' a pas manqué de dire du tendre Augustin-Nicolas: -qu' il étoit pris d' amitié pour Jeannette Marsigni . Et lorsqu' on a vu Jeannette lui répondre par vous , lorsqu' il la tutoyoit , on en a conclu que Jeannette en tenoit aussi d' amitié pour Augustin-Nicolas . Ces choses, que je n' avois encore jamais été bien à portée d' examiner, m' auroient sans doute beaucoup amusé, dans toute autre situation que la mienne. Mais j' étois trop mal au-dedans de moi, pour avoir du plaisir au-dehors. Cependant, une autre aventure commençante, m' a causé quelque distraction. Ma soeur Christine a fait un amoureux. Christine est aimable, un peu délicate sur la figure et sur les manieres. Celui dont elle a fait la conquête, est un jeune homme, notre parent éloigné, mais fils de l' ami le plus cherqu' ait mon pere. Cet ami est fermier du seigneur d' un village voisin, et tabellion . Il a mis son fils clerc chez un procureur de la ville, et ce fils, de retour depuis quelques semaines, est décoré du titre de procureur-fiscal. Voilà tout justement ce qu' il falloit à Christine; un amant qui eût quelque chose de la demi politesse que nos campagnards prennent à la ville, réunie à la farauderie villageoise. Je présume que si Baptiste (c' est le nom du galant) eût vu ma soeur le lendemain de son arrivée, son abord et ses manieres eussent été beaucoup moins ridicules: mais au bout d' un temps, quoiqu' assez court, il a déjà perdu de son assurance; il flotte entre les façons paysannes, et les manieres bourgeoises; de sorte qu' on ne sait ce qu' il est. Heureusement le nombre de ceux qui pouvoient s' appercevoir de son embarras, étoit trop petit en comparaison de celui de ses admirateurs. Il a donc plu: la bonne fortune de Christine a été universellement enviée par toutes les jeunes filles à marier; et j' ai vu que ces petites personnes ont leur coquetterie tout comme à la ville; j' ai même trouvé les moyens dont elles se servoient pour enlever à leur rivale sa conquête, extrêmement dangereux: elles tâchent de la surpasser en modestie, en retenue, en graces, en humeur agréable; en montrant plus de goût pour le travail, et de lumieres pour le ménage. Le comble à tout cela, c' est qu' elles médisoient adroitement de leur compagne, en montrant la plus grande horreur de la médisance et du verbiage. Baptistea tenu bon pour Christine, autant par vanité, peut-être, que par goût: notre apparentage le flatte. Le troisieme jour de la fête, M Baptiste, qui a vu qu' à la ville on se donnoit des rendez-vous, a cru devoir profiter des bonnes dispositions qu' on lui montroit, et de l' espece de familiarité qu' il avoit acquise, pour obtenir une entrevue secrete avec Christine. Il l' a demandée. On a hésité. L' on a pris du temps pour faire réponse; et dès qu' on s' est vue libre, on est venue me consulter, non pour savoir si cela étoit mal, on ne s' en doutoit seulement pas; mais pour me demander si, à la ville, un rendez-vous n' étoit pas une liberté qui pouvoit donner atteinte à la réputation. Tu prévois ma réponse: le janséniste le plus rigide ne l' auroit pas faite plus sévere. J' ai si bien épouvanté la pauvre Christine, que je ne crois pas que de sa vie elle soit tentée d' accorder un rendez-vous. Un bon effet est résulté de cette conduite: Baptiste, à demi policé, a senti croître son estime pour ma soeur après son refus; et c' est encore un mariage qui se fera dans peu. Sais tu que je suis regardé comme un redoutable écueil pour la sagesse de toutes les jeunes fillettes de mon village et des environs, depuis l' avanture de Laure? Il étoit défendu, de par toutes les meres, à toutes celles qui avoient un peu de figure, de me parler en particulier, de maniere que si je n' avois pas eu assez d' occupation au-dedans de moi-même, je me serois trouvé réduit à m' ennuyer,ou à m' accommoder des laides. Quoique bien déterminé à ne rien entreprendre, je n' ai pas laissé d' être très-mortifié qu' on m' ôtât le mérite de ma retenue, et j' ai plus d' une fois été tenté de rendre les matrones dupes de leurs insultantes précautions. Je ne l' ai pas fait, et j' en suis fort aise à présent. Tu vois que je cherche à me fuir moi-même, par tous ces vains détails. Mais, le chagrin monte en croupe, et galoppe avec moi .
Lettre 82. 10 septembre. Gaudet à Edmond.
damnables conseils, trop bien suivis. généreux virtuose! T' y voila donc! ... beaux projets; spéculations transcendantes; théorie admirable! Et pratique à la Gaudet ... mais, que dis-je? Ce n' est pas un plan sagement conçu, dirigé par la prudence, qui t' amene au point où je t' ai souhaité; c' est l' excès de la passion d' une part; c' est la crainte d' une inconvenance un peu sérieuse de l' autre... enfin, quel que soit ton motif, te voilà rendu. écoute-moi bien, Edmond: tu es aimé; l' on pardonne tout à l' amour: ose donc, jeune homme pusillanime; ose, et tu seras pardonné. Mais, choisis bien l' occasion; prévois-en tous les alentours; préparela chute de façon, qu' on te croye excusable toi-même, entraîné, séduit irrésistiblement après l' avoir provoquée. Ah! Si tu savois quels plaisirs te procurera ta scrupuleuse cousine! Combien les retours fréquents et sinceres de son ame timorée te fourniront de délicieuses victoires! Quels agréables entrelacements tu verras de chutes et de repentirs, de larmes et de soupirs amoureux! Non, mon cher, toutes les femmes que tu as eues ne sont rien; une jolie prude les surpasse toutes; et ta cousine est la plus adorable des bégueules... mais tu ne sauras pas tirer parti de tout cela; je le vois d' ici; j' en suis sûr. L' expérience te manque, et malheureusement c' est une chose qui ne s' acquiert qu' à force de sottises et de bévues. Heureux celui à qui, pour son instruction parfaite, il en faut moins qu' aux autres! ... tu aurois besoin que je fusse auprès de toi: je crois que je ferai le voyage: mon ami m' est plus cher que les plaisirs dont je me priverai; le sentiment d' une sincere amitié est si doux, qu' il les égale et les remplace tous. Je ne combatterai pas ton autre passion; je la crois vaincue depuis que tu me l' as avouée. Ce n' est pas ici que la volupté naîtroit du remords; elle ne produiroit que la honte. D' ailleurs, Edmée t' écouteroit-elle? Entreprendrois-tu de corrompre son coeur? Tu sais que ces petites filles, sottement vertueuses, n' ont pas d' autre mérite, et ne sauroient jamais remplacer leur maussade vertu par des vices aimables, comme le ont Madelon , la belle Vill , la sémillante Mont , la majestueuse Thi , la brune et pétillante L , la dédaigneuse Ber , si propre qu' elle fait laver la monnoie que sa servante lui rapporte du marché, quoiqu' elle prenne sans répugnance...; et tant d' autres! Laisse à ton frere Bertrand, fait pour végéter, sa brebiette chérie; il en est tant qui t' attendent ailleurs! Oui, je vois croître pour toi, dans la capitale, une moisson de myrtes... mais il faut avoir eu Madame Parangon: elle purifiera ton coeur, et ta victoire chassera le sot respect que tu as pour la vertu du sexe: oui, l' ame brûlante de cette femme sensible consumera ton penchant vicieux à la sotte tendresse; elle desséchera cette humeur visqueuse et grossiere; en un mot, tu deviendras, après l' avoir convaincue, le plus agréable des papillons d' amour. Eh! Seroit-il possible que tu fusses tendre pour une autre femme, après l' avoir été pour elle? Non, mon ami; en te la soumettant, c' est le nec plus ultra de la vertu féminine que tu auras vaincu; et tu auras avili tout le sexe... adieu! Je me fais de belles affaires! Et Laure, qui regarde ce que j' écris! Elle prétend lui disputer... ah! Ma chere Laurette, sans doute vous l' emportez, mais c' est dans l' art charmant de faire naître et d' aiguiser les desirs... je finis; elle me bouderoit; depuis une heure on m' attend pour faire un reversis . Je t' embrasse un million de fois; mais la mesure de mon amitié est au-delà de tous les nombres.
Lettre 83. 12 septembre. Edmond à Madame Parangon.
dangereuse frénésie pour celui qui l' éprouve, et celle qui en est l' objet. il faut bien vous écrire, puisque vous me fuyez,... puisque vous me haïssez. Eh! Quel est donc mon crime? D' être tombé à vos genoux? De vous avoir baisé la main; de l' avoir pressée contre mes levres, en versant des larmes d' attendrissement et de douleur; d' avoir touché par mégarde... ah! Bien par mégarde, je vous assure! La place de ce coeur que j' adore, et... où j' ai cru,... quelquefois avoir une place... voilà tous mes crimes. Vous vous êtes levée; un regard sévere; des pleurs... je n' ai pas mérité cette rigueur, non, je ne l' ai pas méritée: mes vues étoient innocentes. Eh! Voudrois-je, pourrois-je, oserois-je vous mentir? à vous, ma divine amie, à vous! Ah! Ma charmante cousine! Ne me connoissez-vous donc plus! Ne me croyez-vous donc plus votre ami? ... cruelle! Vous craignez, non votre défaite (vous êtes trop sûre de vous-même), mais vous craignez de charmer les maux d' un infortuné qui vous a remis son coeur, et qui ne croyoitpas que vous en dédaigneriez le dépôt! ... je m' arrête: la douleur me suffoque... oui, je vous adore, en périssant par votre excès de rigueur: un jour vous pleurerez le malheureux et tendre Edmond.
Lettre 84. 13 septembre. Réponse.
ferme, mais imprudente; l' amour perce. je te pleure dès aujourd'hui, jeune audacieux. Ton ame est fausse; je l' ai pénétrée... malheureuse! Ton ami est un méchant homme! ... Edmond! Ah! Se pourroit-il! ... mais puis-je encore en douter! ... j' ai vu ta lettre, et celle que l' infâme Gaudet y a répondue... qu' est-ce donc que ton coeur? L' indigne réceptacle de desseins criminels, de coupables desirs... je suis révoltée: je le suis; ... mais mille fois plus accablée que révoltée... ô Dieu! Que vous me punissez! ... coulez mes larmes, coulez sur le plus chéri des hommes, et le moins digne de l' être! ... Edmond! Si vous l' eussiez voulu, quels jours innocents et délicieux alloient vous filer l' amitié, l' amour, et la nature! Vous ne le voulez pas, cruel! Vous empoisonnez tout! ... écoutez homme foible, coeur pusillanime,et qui ne tarderez pas d' être entiérement corrompu, écoutez: si vos infâmes desirs ne peuvent être vaincus... ah seigneur, qu' allois-je dire! ... mais achevons: s' il n' est rien qui vous puisse arrêter; je sais un remede; et tout affreux qu' il est, je l' emploierai. Il l' est moins, pour moi, de mourir, que de cesser de vous estimer... choisissez.
Lettre 85. Le lendemain de la précédente. Edmond à Gaudet.
Edmond, au désespoir de son crime, maudit son corrupteur, et se rétracte l' instant d' après. que n' es-tu ici pour voir ton ouvrage! Ame cruelle, ennemi de toute vertu, que n' es-tu ici pour éprouver le diabolique plaisir de voir expirante la victime de ta corruption, et l' égarement furieux du vil instrument dont tu t' es servi! ô monstre! Te rende le juste ciel tout le mal que tu nous as fait! ... je te maudis... ou plutôt, je me maudis moi-même. Tombent sur moi tous les maux, toutes les peines, tous les tourments réunis que la céleste justice réserve aux scélérats... que je sois errant, vagabond, flétri, un objet d' horreur pour tous les hommes... et puisse l' excès de mes maux étonner le monde,et toi-même! ... oui, je souhaite que ma peine soit incessable... ô crime, que tes fruits sont amers! ... écoute, mon cousin; si, comme je le pense, ta complaisance pour moi t' a seule porté à me donner de mauvais conseils, je te pardonne; mais cesse-les, et viens à mon secours. Adieu.
QUATRIÈME PARTIE Lettre 86. Edmond à Gaudet.
exemple terrible pour les femmes vertueuses. l' amour illicite rend toujours le plus honnête de deux amants l' esclave et la victime de l' autre. ne viens pas, mon ami; j' ai senti la force et la solidité de tes raisons: pardonne: ah!Pardonne l' emportement de ma derniere! ... j' étois hors de moi... je vais te trouver; je cours me cacher dans ton sein... non, je n' ai plus que la fuite! ... heureux, si je pouvois m' éviter moi-même! ... écoute, mon cousin, écoute ce que je n' ai pu te raconter l' autre jour. L' objet que j' idolâtre avoit vu ma lettre du 2, et surpris ta réponse. Un billet de sa part, qu' un de la mienne, m' avoit attiré, foudroyant, et tel que je le méritois, venoit de me montrer les dispositions les plus extraordinaires, et les plus capables de me faire rentrer en moi-même (tu en jugeras, je t' envoie cette lettre): changé, ou plutôt confondu, je volai à ses pieds pour y abjurer tout ce qui pouvoit lui déplaire dans mes sentiments. Je la trouvai pâle, tremblante: mes discours la rassurerent; je vis couler des larmes de ses beaux yeux. Ah! Qu' elles me toucherent! ... nous causâmes ensuite. Elle eut pour moi toute l' indulgence qui pouvoit s' accorder avec ses principes. J' étois heureux. Il sembloit que son entretien, ses avis eussent entiérement ramené l' innocence dans mon ame égarée. Mais notre conversation fut trop longue: les desirs revinrent sourdement, et ils m' avoient enivré avant que je m' en fusse apperçu: mes yeux pétilloient; mes mains inquietes, brûlantes, ne touchoient d' abord que ses habits; bientôt elles s' emparent de sa main; elles la pressent; elles en sont pressées... résister après cela n' auroit pas été d' un mortel! ... j' ai baissé mon visage sur ses genoux, et je me suis écrié: -faut-il éprouver avec vous le supplice de Tantale! ... cruelle! Vous voulez me voir languir et brûler! ... vous connoissez le pouvoir de vos appas, vous le connoissez trop, pour ne pas vous imaginer tout ce que je dois souffrir... mais, et je le savois bien, la plus vertueuse des femmes n' est qu' une coquette plus rafinée, qui veut que ses victimes se consument devant-elle; qui veut jouir en tyran féroce de leur supplice; entendre leurs gémissements, et s' applaudir de les avoir causés. Maudite soit la vertu (si c' est en avoir que de vous ressembler); le vice est cent fois plus aimable-... elle a mis sa main sur ma bouche. Ah dieu! Quelle sensation délicieuse! ... au bout d' un moment, j' ai continué: -que voulez-vous que je devienne, dans l' état où vous m' avez réduit? ... tout me seroit bon, si quelque chose pouvoit briser mes fers: il n' est rien que je n' embrassasse, pour m' en délivrer; le vice, le crime,... oui, le crime,... et vous répondrez de mes égarements! Pour qui me rendez-vous le plus infortuné des êtres? Pour un mari,... qui ne mérite ni vos égards ni les miens. Eh! Quels sont donc ses droits-? Elle me répondit, d' un ton plein de douceur: - ceux que vous réclamerez un jour... ah! Je ne les ai déjà que trop anéantis, ces droits légitimes! Et je ne saurois me cacher à moi-même que je suis coupable... ô mon cousin! Voulez-vous changer mes remords en désespoir! ...mais ce n' est pas tout: je vous destine ma soeur: laissons à part, pour un moment, la religion et les loix: mon ami, prétendriez-vous que j' étouffasse aussi les sentiments de la nature, et que j' oubliasse toute idée de décence? Ne puis-je vous satisfaire, qu' en devenant vile, méprisable, la derniere, la plus effrontée de mon sexe! Eh! Soyez donc plus généreux! ... mon cher Edmond, si je me suis permis de vous aimer, c' est en qualité de mon frere; je ne me suis félicitée des sentiments que vous m' inspiriez, je ne m' en suis applaudie, que depuis que j' ai bien senti que je désirois sincérement que vous devinssiez le mari de Fanchette. Je veux faire votre bonheur... ah! C' est le plus doux de mes desirs! Mais c' est par ma soeur que je veux le faire: toute autre maniere me rendroit coupable, et me mettroit de niveau avec ces femmes avilies qui se sont abandonnées-... et voyant que je voulois parler: -attendez (m' a-t-elle dit vivement)! Si vous êtes aussi délicat que je l' ai toujours pensé, il est une raison qui doit vous subjuguer: elle seroit nulle, je le sens, pour d' autres que pour mon cousin; mais s' il pensoit de maniere qu' elle ne fît aucune impression sur lui, je ne tarderois pas à le mésestimer: la voici, cette raison: M Parangon use quelquefois de ses droits sur moi: une parure nouvelle, un déshabiller séyant; que sais-je? Les desirs même que d' autres femmes ont fait naître, lui donnent pour moi un empressement momentané... et vous, Edmond, délicat comme vous l' êtes, vous partageriez...cette idée me fait horreur, et doit vous épouvanter... mon cousin, si j' étois à vous, je voudrois y être toute entiere... que dis-je? Ma tendresse délicate exigeroit davantage; et je voudrois que vous eussiez été le seul... si j' étois veuve, je me croirois encore indigne de vous... c' est Fanchette, c' est ma soeur qui vous mérite, et dans laquelle je serai heureuse à ma maniere... si vous saviez comme je veux la rendre sensible et tendre à votre égard! ... l' attente est-elle donc si longue? Elle a douze ans; dans deux elle pourroit être votre femme: nous vivrions tous trois ensemble, et peut-être tous quatre, puisqu' Ursule, recherchée par le conseiller plus vivement que jamais, doit passer ses jours avec nous-. Ce discours me charmoit; j' étois plus tendre, et moins entreprenant. J' ai fait des protestations qu' on a crues sinceres (et qui l' étoient, mon ami). Je n' ai plus donné à celle que j' adorois, que le nom de soeur, et dans un transport dont la cause me faisoit illusion à moi-même, j' ai hasardé un baiser, que je croyois d' un frere. Ma cousine, devenue plus confiante, me l' a rendu. Fatal baiser! Il a détruit le calme; la tempête la plus violente a succédé. Ce n' a pas été l' amour; non, mon ami; ce n' a pas été le plus délicieux des sentiments qui s' est emparé de mon coeur: c' est une odieuse frénésie; c' est une sorte de rage: la raison, la décence, les égards les plus indispensables, et jusqu' à la pitié; j' ai tout foulé aux pieds; je n' ai rien ménagé, ni la pudeur, ni la délicatesse de la plus belle et de la plusrespectable des femmes; ses larmes, son désespoir ne m' ont plus touché. Dans mon emportement, je froissois, je meurtrissois avec une abominable brutalité ces appas enchanteurs, ces membres délicats, qui ne doivent recevoir que des adorations et des caresses... employer la violence... ah dieu! ... et je l' ai employée... avec qui! Et quel est la victime de ce forfait horrible? ... ce que je respecte le plus au monde... je consommois cet exécrable triomphe, sur une femme épuisée, mourante, quand M Parangon s' est fait entendre. Où fuir, où me cacher? Je me suis glissé dans la ruelle. Le mari paroît; il voit sa femme dans un désordre, dont il n' imagine pourtant pas la cause. Il pense qu' elle vient de pleurer, de gémir sur les chagrins ordinaires qu' il lui donne. La pitié trouve le chemin de son coeur, il est effrayé du danger où il la voit; et c' est moi! Moi, qu' elle n' a pu fléchir! Il entreprend de la consoler! Et je l' ai désespérée! Ah Dieu! ... je n' avois pas l' excuse des libertins, qui croient que la résistance des femmes n' est que grimace, et qu' on les oblige, en les poussant à bout; non je ne l' avois pas! ... mais comment te raconter la suite de cette scene, ô mon ami! ... en reprenant l' usage de ses sens, elle n' étoit plus à elle-même: égarée, furieuse, cette colombe sans fiel, vouloit déchirer tout ce qui l' approchoit. Son mari l' a crue folle: il nous a tous appellés; dans la confusion, je suis heureusement sorti de ma retraite; etmalgré mon crime, il ne m' a pas été possible de m' éloigner; mon inquiétude l' emportoit sur la honte... les voisins et les amis de la maison, dont ma cousine est adorée, n' ont pas tardé à remplir sa chambre. Ils ont attribué son mal à la fievre. (elle en avoit en effet une très-violente). Les médecins, et tous les gens de l' art sont venus; ils ont ordonné des remedes: j' ai saisi un moment de liberté pour prévenir la fille Claudon (qui sert ici depuis que Madame Loiseau s' est fait connoître pour ce qu' elle étoit), et lui dire qu' il ne falloit rien donner à sa maîtresse, sans que je l' eusse examiné. Cette bonne fille adore ma cousine (c' est le sort de tous ceux qui l' approchent); et connoissant la confiance dont elle m' honoroit,... elle m' a promis de ne rien faire que par mes ordres. J' ai tremblé, mon ami, que ces gens-là ne lui donnassent des remedes qui la tueroient. Une chose qui m' a fendu le coeur, et qui augmente mes remords, c' est que je suis le seul dont elle veuille recevoir quelque chose; le seul qu' elle écoute; elle me baise quelquefois les mains, en me priant tout bas d' épargner son honneur... dans les plus violents accès de son délire, si je l' embrasse, elle sourit, me presse contre son coeur, et semble m' inviter à renouveller mon offense... hélas! ... en serois-je donc réduit à craindre le retour de sa raison! ... avant-hier, désespéré de la voir toujours dans le même état, je me mis à genoux devant son lit, et comme si elle eût été capable de m' entendre,je lui ai fait le serment de n' entreprendre jamais rien de pareil à ce qui l' avoit affligée. Elle sembloit m' écouter avec plaisir; des larmes ont coulé de ses yeux, qui m' ont paru plus tranquilles. Ravi de ce foible succès, j' ai répété les mêmes assurances; j' en ai fait le voeu à Dieu même. Depuis cet instant, elle a été de mieux en mieux. Enfin, d' aujourd'hui, la raison est revenue... et le premier usage qu' elle en a fait, le premier usage, mon ami (ô mortelle douleur! ) ç' a été de me donner tout bas l' ordre absolu de sortir de sa présence, et de ne la voir qu' avec tout le monde. Ah! Mon cousin! Quelle punition! Elle est affreuse pour quiconque a un coeur comme le mien... il faut m' éloigner, aller me jetter dans tes bras, y expirer peut-être!
Lettre 87. Madame Canon à Madame Parangon.
malheur qui aura des suites bien fâcheuses. mon Dieu, ma chere niece, qu' allez-vous dire? Ursule vient d' être enlevée! Un marquis; ce marquis que vous savez; là, ce laid, un peu bossu, qui nous offrit une fois son carrosse, nous aborda la derniere fois que nous sortîmes pour aller au boulevard: je le priai de nous laisser. Il nous laissa:mais, à notre retour, nous avons été entourées dans la rue des billettes , par des hommes vêtus en paysans, qui sembloient se quereller. Ils se sont jettés entre nous comme des brutaux qu' ils étoient; Fanchette m' a pris la main: Ursule, qui étoit devant, a été poussée par eux jusqu' à une voiture, dans laquelle on l' a mise de force, et puis fouette, cocher . Dès que ce beau coup a été fait, tous les paysans ont disparu. J' ai crié; Fanchette se lamentoit: on est venu vers nous; la garde est accourue; mais Ursule étoit déjà bien loin. C' est à cinq heures du soir, et encore de grand jour, que ce malheur nous est arrivé. Dépêchez-vous de venir, ma chere niece; car je me meurs. Amenez avec vous le frere d' Ursule: il pourra beaucoup, étant conduit par son ami le p d' Arras, qui sait tout son Paris sur le bout du doigt. Ah! Mon Dieu! Comment nous la rendra-t-on? La pauvre fille: la chere enfant! Si vous saviez comme Fanchette la pleure! ça fait pitié: car ce n' est plus un enfant que Fanchette. Je vous salue, ma chere niece. Dépêchez-vous, si vous voulez rendre la vie à votre tante. Veuve Canon.
Lettre 88. Edmond à Gaudet.
le faux honneur est la suite de la corruption du coeur. je pars avec ma cousine: ma soeur est enlevée: cours, vole chez Madame Canon: interroge, agis, n' épargne, n' oublie rien. Ah! Mon ami, tout est évanoui, tout est disparu, desirs et remords. Ma cousine elle-même a tout oublié; elle ne songe plus qu' à son amie. Je bouillonne de colere et de rage! ... oh! Comme je veux me venger! ... la mort... elle n' est rien, pourvu que je me venge, que je me baigne dans le sang de l' infâme... je brûle: je suis dévoré... le p d' Arras me fait des sermons... des sermons! C' est bien le temps! La vengeance, ou la mort.
Lettre 89. De Paris, le 10 octobre. Edmond à Pierrot.
il se rend justice au sujet d' Ursule. notre soeur est retrouvée, mon ami: mais plains Ursule; plains le malheureuxEdmond. La fuite, des ordres supérieurs ont dérobé le coupable à ma vengeance... ô mon frere! Ma plume pourra-t-elle l' écrire! Ursule est souillée; elle est mourante... elle a perdu, non sa chasteté, mais la fleur... c' est moi, c' est moi qui cause son infortune! Peut-être sont-ce mes crimes qui l' ont attirée sur elle! Le p d' Arras avoit découvert la retraite du marquis; il en a instruit M Gaudet, qui, de son propre mouvement, s' est fait donner des ordres, a repris Ursule, et l' a délivrée... mais il a fait une indigne convention; il a forcé la famille de donner sur le champ des effets au porteur pour une somme de cent mille écus: avec ce don, il a fait signer à notre soeur une décharge pour le marquis, qui contient une reconnoissance qu' il ne l' a pas enlevée; qu' il l' a rencontrée par hasard, et l' a retirée dans son château; où il n' a employé que les soins ordinaires d' un amant vivement épris, pour obtenir ce qu' il desiroit, etc. Ursule a signé cela, sans savoir ce que c' étoit; et M Gaudet a, comme tu vois, sacrifié une seconde fois l' honneur de cette pauvre fille. Mais, (suivant lui) sa conduite est fondée sur d' excellentes raisons (et il le faut dire, selon tout le monde): selon moi, c' est du sang qu' il faut; et j' en aurai... de peur que je ne renvoyasse avec indignation le prix du déshonneur d' Ursule, mon cousin en avoit acquis pour elle des terres, avant que de m' en parler. le mal est fait (dit-il): en exigeant un prix aussi fort pour acheter le silence d' Ursule, il n' avoit pas seulement eu en vue de lui faire un sort, une espece de fortune; mais de diminuer aux yeux du monde, et d' une famille distinguée, la distance que le rang et la qualité mettent entre ma soeur, et le marquis: cent mille écus sont une dot honnête; et si l' attentat avoit des suites; qu' un fils... vînt appuyer des droits légitimes... beaux raisonnements en spéculation! Dont Ursule est bien loin de desirer la réalité. Cette infortunée fille est dans un état qui feroit pitié aux plus insensibles: Madame Parangon seule a pu la rappeler à la vie; on commence à s' appercevoir de l' effet de ses discours enchanteurs. Mademoiselle Fanchette ne s' oublie pas non plus. Que les attentions empressées de ma cousine font d' impression sur mon coeur! Elle les partage entre ma soeur et moi: je suis gardé à vue par elle; tous mes pas sont suivis; et dès que je veux sortir, je me trouve arrêté. Que te dirai-je, mon frere? Que M Gaudet est un ami plus actif que l' éclair; que ses vices m' épouvantent, et que ses qualités me ravissent. Ma cousine l' appelle le monstrueux assemblage de tous les contraires ; elle le déteste et l' honore; le craint et le recherche. Pour Ursule, comme elle le connoît moins, elle ne le nomme plus que son bon ange. Madame Canon est au désespoir de ne l' avoir pas fait avertir le premier... ménage nos parents, en ne leur apprenant encore que ce qu' il y a d' heureux...comme je finissois, le conseiller est entré. Je ne sais comment il a su notre malheur; il est accouru pour nous offrir son crédit. L' on n' en a plus besoin. L' état de ma soeur lui a fait verser des larmes sinceres. Mais il ne sait pas tout. On se propose de lui cacher le plus triste de la funeste aventure: j' approuve ce silence; et ma cousine elle même s' y prête, parce que c' est un malheur, et non pas une foiblesse. Veuille le ciel qu' il n' ait pas les suites que l' on craint. Adieu, mon bon frere.
Lettre 90. Pierrot à Edmond.
je lui fais part de l' arrivée de notre soeur. mon cher frere: nous venons de recevoir ici Madame Parangon, notre pauvre Ursule, Mademoiselle Fanchette, Madame Canon, et le p d' Arras. Nos parents ont rendu à la premiere comme une espece de culte d' adoration (s' il est permis de parler de la sorte d' une créature), tant l' hommage de leur reconnoissance étoit respectueux. Et quant à notre pauvre soeur, tu te représenteras mieux que je ne pourrois te le dépeindre par mon écriture, l' attendrissement qu' elle leur a causé, ainsi qu' à nous tous. Et quant à Mademoiselle Fanchette, c' est un petit trésor,dont nous sommes charmés. Pour à l' égard du pere, notre mere le regarde comme un saint: je te dirai que l' accident d' Ursule a les suites que tu soupçonnois; et qu' elle ressent des incommodités qui nous l' annoncent. Voilà un malheur pour nous. Quant à ce qui est de m le conseiller, je te dirai qu' il est venu hier; et qu' il s' est enfermé avec Madame Parangon, notre mere, Ursule et Madame Canon, et qu' on lui a tout déclaré, avec toutes les explications. Il a bien pleuré; mais finalement, il a dit que ça ne faisoit rien, vu la violence. Il a bien approuvé de ce qu' on n' avoit pas poursuivi; et il a dit qu' avant que rien puisse paroître, il falloit que notre soeur retournât à Paris, parce qu' il sera aisé de garder le secret. Il a proposé d' épouser Ursule dès qu' elle sera rétablie. On n' avoit pas encore parlé de la somme d' argent: le p d' Arras lui a fait cet aveu, avec la permission de Madame Parangon. Il a d' abord blâmé de ce qu' on l' avoit acceptée: mais quand il a su comment M Gaudet avoit tout fait, à l' insu de notre soeur et de la famille, il l' a bien loué. Il y a une chose là-dedans qui fait peine à notre pere et à notre bonne mere, c' est ce retournement d' Ursule à Paris. Il leur semble que c' est renvoyer la brebis à la gueule du loup. Et je pense tout de même. Voilà tout ce que je te puis mander, mon cher Edmond; si ce n' est que ma femme m' a donné une fille, et qu' elle t' embrasse, et te recommande de te garder des vauriens qui sont dans le pays où tu es.Quitte ce dangereux Paris le plutôt que tu pourras, mon Edmond. Je le crains autant pour toi que pour Ursule.
Lettre 91. Edmond à d' Arras.
il se félicite d' une chose qui paroît ne le pas regarder. seroit-il vrai, mon pere? Se pourroit-il, que la chere idole de mon coeur... ce crime à demi commis, que vous m' avez tant reproché, auroit-il été consommé? ... une innocente créature formeroit entr' elle et moi le lien le plus fort et le plus doux! ... suivez toutes ses démarches; soutenez son courage, et calmez son esprit. C' est ici, cher pere que vous pourrez employer plus utilement qu' avec moi, tout ce que la religion peut suggérer de consolant. Cher d' Arras! Veillez sur ce précieux dépôt: mon bonheur doit en dépendre. Plus d' idées de mariage, ceci les anéantit pour jamais, vous le voyez bien. Depuis que vous m' avez appris cette heureuse nouvelle, ma joie perce, et Laure qui s' apperçoit du changement prodigieux qui s' est fait en moi, l' attribue à quelque bonne fortune dont je lui fais mystere. Elle a raison; c' est une bonne fortune, mais d' un genre infiniment supérieur à toutes celles qu' elle peut imaginer... cherecousine! ... oh! Plus de remords, les sentiments de la nature... le feu de l' amour doivent les avoir tous consumés... je vous écris ce court billet à la hâte, chez Laure: elle vous salue: espérez qu' un jour elle profitera de vos leçons.
Lettre 92. 1752. Edmond à ses pere et mere.
il change, hélas! Mais devroit-il s' en applaudir? chaque année qui s' écoule, tout change autour de moi, et je change moi-même. Que les circonstances où je me trouve sont différentes de celles où j' étois l' année derniere! C' est toute une autre façon de voir de penser: il me semble de jour en jour qu' un voile épais tombe de dessus mes yeux. Souffrez, chers parents, que je vous fasse hommage de mes lumieres. Sans vos bontés, je serois encore plongé dans l' engourdissement, et je m' occuperois de ces bagatelles, dont vous m' avez plus d' une fois reproché le goût trop prolongé. Aussi, mon cher pere et ma tendre mere, il n' est pas de jour que je ne fasse au ciel des voeux ardents pour votre prospérité. Puisse le maître des destinées, étendre votre précieuse vie bien au-delà des temps où vos soins paternels cesseront d' être nécessaires à votre famille.Je finis, parce que mes devoirs m' appellent, en témoignant à mes chers freres et soeurs (surtout à notre aîné) la tendre amitié que je ressens, et que je ressentirai toute ma vie pour eux. Fasse le ciel que cette lettre de compliment soit suivie de beaucoup d' autres! (sous la même enveloppe étoit une lettre pour moi, où il me fait le tableau qu' on va lire du tumulte de Paris, et le récit de ce qui l' y a frappé.) comme je suis peut-être à la veille de ne t' écrire de long-temps, cher aîné, je profite de mon loisir pour entrer avec toi dans des détails qui auroient été déplacés dans ma lettre à nos chers pere et mere. Je suis à Paris: c' est un monde absolument nouveau pour un provincial; il ressemble moins à nos petites villes, que ces dernieres à nos villages. Je ne vais te parler encore que de l' extérieur, et de ce qui frappe d' abord les yeux. Paris est un vaste assemblage de bâtiments irréguliers, qui forment quelques belles rues, et d' autres qui ont l' aspect le plus désagréable, et l' air le plus mal-sain: on voit d' un côté la profusion sans nécessité; de l' autre, la mesquinerie la plus incommode: telle rue, dans un quartier désert, où il ne passe pas trois carrosses par jour, a quarante pieds de large; tandis que telle autre (comme celle de la huchette , un des passages le plus fréquentés) n' a pas cinq pieds, et que l' on risque à tout moment d' y être écrasé. Malgré le soin qu' onprend pour entretenir les rues propres, on peut dire qu' il n' y a rien au monde d' aussi sale que plusieurs quartiers; l' odeur infecte qu' ils exhalent ne peut-être supportée que par ceux qui y sont accoutumés. Mais si l' on passe dans d' autres, on trouve des palais magnifiques, où brillent l' élégance et le goût de la belle architecture. Croirois-tu que cette grande ville, dans un siecle aussi éclairé que le nôtre, n' a pas de conduits pour égoutter ses eaux? Un fleuve d' immondices, à la moindre pluie, inonde les rues; et en tout temps, l' homme à pied est éclaboussé par un limon gras et noir, que lancent à droite et à gauche les pieds des chevaux et les roues des voitures. Les maisons n' y ont pas d' égouts pour la pluie; un échené saillant y jette à flots sur les passants l' eau des toîts, et les inonde encore long-temps après que la pluie a cessé. Une chose fort mauvaise, et très-peu politique, frappe tout-d' un-coup à Paris; c' est qu' on voit qu' on n' y a eu presqu' aucun égard à tout ce qui n' est que de la commodité du peuple; cette espece y est si méprisée, qu' à peine a-t-on daigné s' en occuper; la populace est écrasée par les carrosses, sans qu' il y ait d' ordre pour la préserver; un homme en voiture a toujours des affaires plus pressées que toute la malheureuse infanterie, qui cependant ne piétonne que pour se procurer le nécessaire; le plus frivole petit-maître, la plus méprisable catin, peuvent impunément passer sur le ventre à cent mille honnêtes gens qui servent la patrie, et se faire mener ventre à terre, pour aller faire des inutilitésou des crimes. Je suis persuadé que si les gens à fortune souffroient des ruisseaux et des égouts, il y a long-temps que tout cela seroit réformé. Au premier coup-d' oeil que l' on jette sur le peuple de Paris, il paroît tout le contraire de nos citadins de province: chez-nous, c' est l' apathie, la nonchalance, le goût de la tranquillité: ici, l' on voit une activité, un air d' affaire; on ne marche pas, on court, on vole; nulle attention les uns pour les autres; très-peu d' égards dans les occasions même qui le demandent; on voit que tous ces gens-là sont des pieces séparées, qui ne forment point un tout. Je crois que la politique y gagne; mais l' humanité sûrement y perd. Si un homme que des voleurs assassinent se sauve dans une boutique, il en est pour l' ordinaire inhumainement repoussé par le maître, qui le voit massacrer de sens froid à sa porte. Cependant il ne faut pas croire que tous ces gens qui heurtent, qui poussent, dont les pieds touchent à peine le pavé, aient tous des affaires pressées; c' est la maniere d' ici: où croirois-tu que court ce négociant pere de famille? à la bourse, chez ses fabricants? Non; c' est chez une petite grisette qu' il entretient: cet homme en robe, chargé de sacs et de paperasses; à l' audience? Non: il va dans la galerie du palais, conter fleurettes à une fille de modes: cet abbé; ... il vole au foyer de la comédie ou de l' opéra, faire sa cour aux actrices, et juger une piece nouvelle, dont il y a répétition: cette jeune personne, si modeste, dontles yeux baissés ne voient que le pavé? ... à un rendez-vous, mon frere, etc. Ainsi, tu vois qu' ici les occupations d' un certain monde, ne valent pas mieux que l' inutilité de chez nous. Il est aisé d' imaginer que l' indifférence qu' ont ici tous les hommes les uns pour les autres, n' est pas un aliment pour la probité: des êtres qui tous se sont parfaitement indifférents et inconnus; qui par conséquent ne rougissent presque jamais les uns devant les autres, doivent chercher à se tromper; et c' est ce qui arrive: Paris est le centre de la filouterie, de l' escroquerie, du vol, de tous les vices, de tous les crimes qui y ont rapport. Le sexe y doit avoir moins de pudeur et moins de vertu, parce que le frein très-puissant de l' opinion publique y est presque nul. Une chose qui frappe encore tout-d' un-coup à Paris, c' est la gradation de tous les rangs; d' un extrême à l' autre, et par nuances insensibles, on voit l' homme s' élever de la fange où il gît au-dessous des animaux, jusqu' à la divinité (passe moi le terme, mais il n' en est pas d' autre pour exprimer ici l' état de certaines gens). C' est une chose qui seroit incroyable, inconcevable même, si on ne l' avoit pas sous les yeux, comment, dans l' enceinte d' une même ville, il peut se trouver des êtres de même espece, ayant les mêmes passions, les mêmes desirs, si inégalement partagés de ce qui peut les satisfaire, qui vivent ensemble sans s' égorger! C' est, je le sais bien, un effet des loix sociales, et ce qui en montre la sagesse: mais ces loix ont des hommespour auteurs, et leur effet, qui existe, ne me paroît pas moins admirable, quoiqu' infaillible et sûr. Quel coup d' oeil pour un philosophe, que celui de cette foule d' individus qui se touchent, dont l' un se contente d' un jour de plaisir sur sept; et dont l' autre emploie à se divertir les jours et les nuits, qu' il trouve trop courts encore! L' ouvrier supporte jour et nuit les plus rudes travaux, dont il sait que rien ne peut l' affranchir que la mort, dans l' espoir d' aller le dimanche à la guinguette, boire du vin détestable, avec le grossier et peu ragoûtant objet de son amour; le valet, ravalé au-dessous de la qualité d' homme, mis sur la même ligne que les chevaux et les chiens de son maître, endure les mépris, quelquefois les coups, toujours l' impertinence, et applaudissant lui-même à sa dégradation, voue son existence au faste et aux commodités d' un autre, dans l' espoir de survivre à son tyran, et d' avoir part à ses tardifs et mal assurés bienfaits. D' autres, esclaves du public, qu' ils servent ou qu' ils amusent, consentent à s' occuper éternellement de choses qui leur sont étrangeres; et devenus des especes de canaux par où tout passe, et qui ne sentent rien, ils vivent et meurent sans avoir pensé pour eux-mêmes. Je n' ai pas encore trouvé qu' une chose agréable à Paris, et elle résulte du peu de conséquence dont on est les uns pour les autres; c' est qu' on y est libre de se mettre comme on veut. Je t' avouerai que j' ai la foiblesse d' aimer les beaux habits: je me suis satisfait de cecôté là: mais si l' on a carte blanche, cet avantage est tellement commun, qu' il s' en faut beaucoup qu' il fasse la même impression que chez nous. Cependant la sensation qu' il cause, même sur les personnes dont on est connu, est encore assez forte, pour que bien des gens sacrifient tout à leur parure. Il faut convenir aussi que les particuliers étant inconnus, l' imagination de ceux qui voient un homme bien mis, a une cariere très-vaste; on peut être pris pour un duc et pair, etc. Je m' arrête là pour aujourd'hui. Je reprendrai cette matiere une autre fois.
Lettre 93. Laurette à Gaudet.
elle annonce le duel d' Edmond avec le marquis. nous sommes encore toutes tremblantes, ma mere et moi, mon cher; et je trouve à peine la force de t' écrire. Sais tu bien qu' Ursule est vengée? Je te vois d' ici: je gage que tu t' y attendois? Edmond est un brave cavalier, qui fera son chemin; ce début me l' annonce: il faut du courage pour plaire à notre sexe. Le marquis a reçu son affaire en deux minutes. Entre nous, il le méritoit. Enlever, violer, si donc! On ne peut rien de plus bourgeois! C' étoit bon pour nos grand' meres:aujourd'hui l' on est si dégoûté des enlévements, qu' il suffit d' en voir un dans une brochure nouvelle pour qu' on la jette là, et qu' on prenne de l' auteur et du livre la plus mince idée! ... mais je ne songe pas que je raisonne; je fais, je crois, de la philosophie, tandis que c' est un récit que je te dois. Edmond sortit avant-hier, sous prétexte d' aller mettre lui-même à la poste une lettre de bonne année pour ses parents. Il ne devoit être qu' une minute. Nous l' attendions pour dîner. Trois heures, il ne revient point. Nous nous mettons à table. Je ne mangeai pas; j' étois inquiete. Quatre heures viennent; cinq, six, dix heures du soir, et point d' Edmond. Notre inquiétude devient alors des plus sérieuses. Nous envoyons chez tous ceux qu' il avoit coutume de voir: il n' a paru chez personne. Mais hier, quelqu' un a dit, qu' il alloit souvent chez un maître d' armes (et c' étoit là qu' à notre insu il passoit une partie des journées). L' on y court. -le monsieur qu' on demande (a répondu cet homme), est sorti de ma salle hier sur les cinq heures. Un de mes écoliers, m le marquis de... passoit dans sa voiture, comme nous étions sur ma porte; il m' a fait l' honneur de me saluer, et par maniere de conversation, j' ai dit à M Edmond le nom de ce jeune seigneur: sur le champ il m' a quitté, en disant qu' il avoit à lui parler: je ne l' ai pas revu depuis-. Cette réponse nous a presque tout expliqué. Il n' étoit pas difficile de voir quel avoit été le dessein d' Edmond. Nous avons passé lereste de la journée dans des transes mortelles. à minuit, l' on a frappé: c' étoit lui-même, sanglant, blessé, mais légerement. Je me suis évanouie, et tout de bon, pour le coup! Mais je me suis dépêchée de revenir, pour entendre le récit de son combat. En abordant le marquis il lui a dit ces mots: -êtes-vous le marquis tel ? -oui. - fort bas. êtes vous le ravisseur d' une jeune fille de province? -que vous importe? - je suis le frere de cette fille outragée, et je prétends la venger sur le lâche qui s' est deshonoré lui-même, en lui faisant violence: et vous êtes ce lâche. -je ne suis pas un lâche: mais j' aimois, et j' aime encore une jeune personne que j' avois enlevée: je voudrois réparer l' affront involontaire que je lui ai fait, par le don de ma main: je suis désespéré que ma famille s' y oppose. -croyez-vous, monsieur, pouvoir l' épouser? -non, monsieur. - vous m' accorderez donc de vous battre avec moi, dans l' endroit et avec les armes que vous choisirez. -pour celui-là, monsieur, à regret: mais j' accepte, puisque vous m' y forcez-. Jour au lendemain. Edmond a passé la nuit dans un autel garni, et n' a pas voulu paroître chez nous de la journée. Cette légere circonstance donne une idée de sa bravoure. à quatre heures et demie ils se sont joints, dans un terrein vuide, proche les grands boulevards, d' où personne ne pouvoit les voir, à cause de la hauteur des murs environnants. Ils se sont servis de l' épée, comme d' une arme qui fait briller davantage le courageet l' adresse, et fait moins de bruit. Votre ami a blessé à mort, à ce qu' il croit, le ravisseur d' Ursule. Nous l' avons fait cacher dans une maison où l' on ne s' avisera pas de l' aller trouver. Vois, mon ami, ce qu' il faut faire. Dirige-nous, ou viens toi-même. Mais, tu ne t' aviseras pas de le gronder: il a bien fait; et la preuve, c' est que je l' approuve. Je remets ce qui peut ne regarder que moi pour une autre lettre. Adieu, etc.
Lettre 94. Madame Parangon à Edmond.
que de foiblesse, malgré sa vertu. cruel ennemi de mon repos, ne cesseras-tu jamais d' amonceler les peines et les angoisses sur la tête d' une infortunée dont le seul crime est de t' avoir involontairement aimé! à chaque instant, tu me donnes de nouveaux sujets de larmes; et le dernier... ah dieu! Le dernier expose tes jours! ... cette idée me désespere; elle abat mon courage. Jeune imprudent! Une famille puissante, accréditée, qui peut-être va se voir privée de son unique rejetton, demandera ton supplice! Comment échapperas-tu? ... dans l' état où je me trouve, une si cruelle inquiétude! ... la colere céleste nous poursuit, Edmond; songez que nous l' avons attirée; ayez recours à la divine miséricorde; rentrez envous-même: vous n' êtes point encore assez endurci dans le crime, pour que le Dieu de bonté que nous adorons ne vous châtie plus en pere. Tirons au moins ce fruit de notre faute... je dis notre faute ; je n' ai pourtant pas à me reprocher d' y avoir consenti... Edmond, je vais être mere... et ma famille l' ignorera. Mon cousin! Ah que vous êtes coupable! ... si l' on vengeoit sur vous les crimes que vous trouvez (avec raison) impardonnables dans les autres, que seriez-vous devenu? ... nous allons partir, votre soeur et moi. J' irai me jetter aux genoux des parents du marquis... s' il se pouvoit qu' il vécût, je serois bien sûre de les toucher,... ou d' expirer à leurs pieds. Je ne vous dis que ce peu de mots: je vous crois trop malheureux pour vous faire le détail de ce que souffre, par votre faute, votre plus tendre amie. sans signature. p s. vos parents ignorent tout.
Lettre 95. Edmond à Pierrot.
il m' apprend tout ce qui se passe au sujet d' Ursule et du marquis. la lettre d' Ursule vous a instruit, dans le temps, de son heureuse arrivée ici, avec ma cousine, Mademoiselle Fanchette, Madame Canon, et M Gaudet. Mon frere, Madame Parangon n' est pas une femme; c' est un ange. Je suis libre, et c' est par elle: le marquis, presque rétabli de sa blessure, est devenu mon ami, mon protecteur; et c' est par elle: toute sa famille me voit de bon oeil, et c' est encore par elle; c' est d' après les éloges qu' elle a daigné faire de moi. Tu ne sais pas encore la maniere dont le combat s' est engagé entre le marquis et moi, et comment les choses se sont passées. Le hasard me fit connoître le marquis, un jour ou deux avant celui que j' avois marqué pour lui faire un appel. Je ne crus pas qu' il fût dans les regles de l' honneur et de la bravoure de voir mon ennemi, sans lui parler net. Je suivis le marquis, et je l' atteignis facilement, quoiqu' il fût en cabriolet, à cause d' un embarras, dans une rue aussi étroite que celle des anglois par laquelle il passoit. Je m' expliquai en peu de mots. Jour au lendemain.Exactitude complette de sa part et de la mienne. Il vous faut donc du sang, monsieur (me dit-il? ) je lui répondis, que l' outrage l' exigeoit; que puisque, par sa brutalité, il nous avoit mis dans le cas, ma soeur et moi, de ne pouvoir supporter sa vue sans rougir, il falloit que lui et moi fussions à jamais délivrés, par sa mort ou la mienne, de la présence d' un objet odieux. -vous avez raison (me répondit-il): mais il seroit bien malheureux pour vous de perdre la vie, en soutenant une bonne cause. -il seroit bien plus malheureux, bien plus insupportable, (repris-je) de vivre avec l' idée de l' injure que vous nous avez faite: que je meure, ou que je tue, j' aurai fait ce que j' ai dû, et ma soeur sera vengée... à ce mot, nous avons mis l' épée à la main. Je me suis apperçu que le marquis me ménageoit. -employez toute votre adresse (me suis-je écrié); elle vous est nécessaire-... voyant qu' il se tenoit toujours sur la défensive: -traître (ai-je crié) veux-tu me rendre ton assassin malgré moi, et m' oter aussi l' honneur-! Alors le combat est devenu tel que je le souhaitois. Le marquis m' a blessé; j' ai paré à demi, et sur le même temps, je l' ai atteint au corps. Il est tombé: le sang sortoit à gros bouillons. Mais satisfait de la vengeance que je venois de prendre, la pitié est rentrée dans mon coeur; au risque de ma propre vie, je sauvai les restes de la sienne: ce fut moi qui mis le premier appareil: j' arrêtai le sang; et j' aidai son domestique àporter le blessé, le plus commodément pour lui qu' il fut possible, jusques chez un chirurgien. Là, je le quittai pour me sauver, en lui disant: -je ne vous en veux plus: j' aime à me persuader que le sang que vous venez de perdre, est tout ce que vous en aviez de mauvais et de criminel. Croyez-vous que j' aie dû me battre? -je le crois (répondit le moribond), et je vous pardonne ma mort de tout mon coeur. Je l' avois méritée plus ignominieuse-. Il exigea que je l' embrassasse, et me présenta sa bourse, que je refusai. Dès que son extrême foiblesse, suite du traitement, lui a permis de parler, Madame Parangon s' est présentée. Elle s' est mise à genoux devant son lit. -ah! Levez-vous, belle dame (a dit le marquis); cette posture me convient: je suis le coupable-. Eh! Qui peut résister à la beauté suppliante! Il l' a écoutée un instant: puis il a fait prier le comte, son pere (chez lequel on ne l' avoit transporté que la veille) de passer dans sa chambre avec la dame sa mere. -vous poursuivez le jeune homme (leur a-t-il dit), à ce que cette belle dame m' apprend? Eh! Pourquoi? Je ne vous dirai pas que c' est un frere qui a vengé la plus cruelle injure, et qui m' a justement puni: mais je vous dirai plus; c' est que vous poursuivez l' homme, aussi humain que courageux, qui a sauvé les restes de ma vie, en exposant la sienne-. Il a raconté ce que j' avois fait, en l' embellissant si bien, qu' il a fait répandre des larmes à ceux quedévoroit la soif de mon sang. On m' a pardonné: l' on a caressé ma cousine; on l' a retenue à dîner, et pour qu' elle pût se livrer à la joie, on a fait partir un court billet, écrit de la propre main du comte, pour Madame Canon, dans lequel ce seigneur la prie de me faire savoir, qu' instruit de ma conduite envers son fils, il vient de me pardonner . C' est avec cette simplicité que Madame Parangon vient de me raconter sa réussite: mais je ne doute pas que je ne lui doive beaucoup plus qu' elle ne veut le faire paroître. Elle a ajouté, qu' on l' avoit chargée de m' amener. Dès le même soir, elle m' a présenté. L' assemblée étoit nombreuse: il y avoit des dames jeunes et charmantes, que ma cousine effaçoit, malgré leur blanc et leur rouge, la richesse et l' élégance de leur parure. Nous avions Mademoiselle Fanchette avec nous. On m' a fait la grace de me louer sur ma figure. Les dames m' ont environné pour m' accabler de questions: on a été jusqu' à me demander, si j' avois une maîtresse. J' ai regardé ma cousine, qui, confuse de mon silence, et de ce que mes regards pouvoient faire penser, a répondu pour moi, en montrant Fanchette: -je lui destinois ma soeur (a-t-elle dit en baissant ses beaux yeux). -ah! Monsieur le comte (se sont écriées toutes les dames) quel dommage, si vous aviez oté à cette charmante enfant son amant, et presque son mari! Sans doute elle l' aime; ... car il le mérite; et vous l' eussiez rendue bien malheureuse-!J' ai pris ces compliments pour ce qu' ils valoient. Mais ce qui m' a flatté, c' est que ma cousine a paru l' être. -que fait-il? (a dit une dame: ) il lui faut un emploi? -il est peintre, madame (a répondu ma cousine). Il fera mon portrait (ont dit toutes les dames ensemble). M le comte (auquel on m' a enfin laissé la liberté de parler en particulier) m' a promis sa protection, d' un ton de bonté, qui m' a touché si vivement, qu' il en a été frappé. -vous êtes sensible (m' a-t-il dit? ) bon! Bon! Si cette sensibilité-là ne vous égare pas, elle vous élévera plus haut que l' esprit et des talents supérieurs. Ainsi, cher aîné, tu vois que je me trouve heureux. L' honneur de ma soeur est réparé par mon action. Tout le monde le dit, jusqu' au conseiller lui-même. Cette action qui paroissoit devoir me perdre, me fera faire mon chemin, en me donnant accès dans une famille respectable et puissante. D' un autre côté, je vois tous les jours ma cousine, ma soeur, Mademoiselle Fanchette, le p d' Arras, mon ami; l' artiste le plus habile de cette capitale veut bien être mon guide. (je dois encore ce dernier avantage à Madame Parangon.) est-il une perspective plus avantageuse? Joins à tout cela, mon Pierre, qu' Ursule me paroît encore plus aimée du conseiller qu' elle ne l' étoit; qu' il soupire après l' instant de s' unir à elle: que le marquis jure qu' il veut ma soeur... mais je t' avouerai qu' elle a de la répugnance pour ce dernier, et qu' elle n' est pas indifférente pourson généreux amant. Nous faisons bien notre cour à la famille du marquis, en cherchant à l' éloigner nous-mêmes. Je ne sais pourtant pas trop ce qui arriveroit, si c' étoit un fils: la famille du marquis elle-même (à ce que j' entends) chancelle, lorsqu' il dit. -abandonnerai-je mon sang, le vôtre, mon nom, votre héritier? ... ah! Pierre! Je ne dis pas tout... lettre 96. Edmond à Gaudet. encore une lueur de vertu. je te l' avois bien dit, que tu ne réussirois pas! Toutes tes belles maximes, toute ta philosophie n' ont pu convaincre une femme; et tu te flattes d' avoir pour toi l' évidence! Ah! Mon cousin, je ne le vois que trop, il faut, pour devenir ton disciple, avoir un commencement de corruption dans le coeur; et voilà sans doute pourquoi je le suis si-tôt devenu, et pourquoi Madame Parangon ne le deviendra jamais. Rends-toi, du moins à présent; convient qu' elle est inexpugnable , comme tu disois, et qu' elle le sera toujours. Que n' avons nous pas employé? Nous l' avions belle ici; le sort nous l' avoit pour ainsi dire livrée. Plus de Madame Canon qui nous gênât; cachée à tous les yeux, pour dérober les suitesde son état, nous avions seuls le privilege de la voir. Nous avons parlé: l' on nous a laissé dire tout ce que nous avons voulu; et quand nous avons eu fini, l' on a répondu, en attestant nos propres coeurs; nous avons été nos juges à nous-mêmes: elle a plaidé la cause de la vertu, et nous avons été forcés de rougir de nos desseins, et de nous condamner. Je te l' avoue, mon cher, en te voyant rougir, j' ai pris de toi une meilleure opinion que je n' en avois auparavant. Gaudet, Gaudet lui-même n' a pu s' empêcher de convenir intérieurement, que ni celle que j' aime, ni moi, nous ne trouverions pas le bonheur dans ce que je desirois; pas même le plaisir; puisqu' un plaisir, auquel une peine égale fait équilibre, cesse d' être un plaisir. Te souviens-tu du jour où nous avions formé le beau projet de la soumettre entiérement? Elle en fut instruite; et sans doute ce fut Laure qui nous trahit. Elle dédaigna de nous éviter; elle nous attendit de pied ferme, et quand nous eumes dressé toutes nos batteries, que nous commençions l' attaque, elle se leva d' un air qui me pénétra d' une crainte respectueuse: -Edmond, dit-elle (je crois l' entendre encore), quittez ce masque, et le rôle de comédien: je lis dans votre coeur; il est corrompu; et voilà le corrupteur (en te montrant). Mais ne croyez pas que la certitude que vous êtes avili, dégradé, ne croyez pas qu' elle vous rende odieux à celle que vous offensez, non, mon cousin; par un juste décret sans doute, le ciel me condamne au supplice de ceux qu' on lie avec un cadavre infect; et cette horrible image, qui me poursuit en tout lieu, qui ne m' abandonne pas un instant, est la punition de la faute involontaire que j' ai faite, de prendre pour vous des sentiments,... qu' il faut bien qui soient criminels. Mais, il vous reste un peu de ce qu' on nomme honneur dans le monde; il ne vous reste que cela, pour vous distinguer des sauvages les plus féroces: c' est donc cet honneur qui me rassure en cet instant, et qui m' empêche de vous fuir. Tremblez, Edmond, de perdre ce dernier frein; hélas! Si vous ne l' aviez plus, il faudroit vous quitter pour jamais... je n' hésite pas à vous montrer toute ma foiblesse: pourquoi me déguiserois-je? Le crime (si c' en est un) n' est pas sur mes levres, il est dans mon coeur. Quant à votre ami, je lui prédis qu' un jour il gémira, mais en vain, des erreurs où il vous aura fait donner. On a beau dire et beau faire, le droit, le juste, l' honnête sont essentiels pour le bonheur; cette morale tant répétée, n' est que le fruit de l' expérience des premiers hommes, qui l' ont peut-être mise en maximes trop seches: mais tout homme peut suppléer à cette aridité. Si l' on étudie le livre vivant que nos semblables nous offrent continuellement, l' on y verra la preuve évidente de tous les axiomes de morale. Pour le présent, je ne veux pas ouvrir d' autre livre à vos yeux que votre propre conduite (te dit-elle): dites-moi, si tous les vrais plaisirs que vous avez goûtés, n' ont pas eu pour source quelques actions généreuses que vous avez faites? Votre conduite enversEdmond, qui n' est pas sans reproches à tant d' égards, a cependant un bon côté; je m' en rapporte à vous-même; n' est-ce pas de ce côté-là seulement que vient toute la douceur de votre amitié? (tu ne pus en disconvenir). Puis s' adressant à moi de nouveau: -et vous, mon cousin, vous qui étiez fait pour aimer la vertu, vous en êtes-vous écarté sans éprouver des remords qui surpassoient votre satisfaction momentanée? ... j' ai oui-dire, et je conçois qu' on peut à la longue s' endurcir assez pour ne plus connoître les remords (c' est peut-être le cas de votre ami): mais, Edmond, jamais, quelque méchant que l' on soit, l' on n' a fait une bonne action sans éprouver une volupté infiniment supérieure à toutes les jouissances que le vice procure: j' en appelle encore à vous deux: que M Gaudet me dise, si lorsqu' il a été compatissant si lorsqu' il a sauvé la vie et l' honneur à des infortunés, il n' a pas senti, par son expérience, que la vertu est la vraie source du bonheur? (j' ai vu des larmes dans tes yeux, mon ami; sans doute ma cousine les a remarquées comme moi, car elle a appuyé par ce trait que j' ignorois: ) -il est un homme (a-t-elle dit) dont la conduite, en certain cas, et les maximes, sont dans une opposition inconcevable. Cet homme a tâché de faire commettre à son ami sincere l' action la plus lâche; il lui a conseillé de corrompre le coeur d' une femme mariée, de la porter à l' oubli de son devoir, et de l' engager ensuite à vivre avec lui dans le crime, et par conséquent malheureuse d' après les principesoù elle est. Voilà ce qu' il a dit; et voici ce qu' il a fait un de ces jours. Une femme de Paris, manquant de tout, de bien, d' ouvrage, même de santé, venant de perdre son mari, un artiste, avec qui tout périssoit, puisqu' il n' avoit que ses talents, cette femme... (ici tu as jugé à propos de sortir) cette pauvre femme n' avoit pas des idées fort saines sur la religion; elle a cru que deux filles qu' elle a, toutes deux fort jolies, étoient un bien dont elle pouvoit disposer, sur-tout s' agissant de leur donner à elles-mêmes le plus absolu nécessaire. Elle connoissoit l' homme dont je parle, et elle le connoissoit du côté des moeurs, qui n' est pas son côté le plus avantageux. Elle est venue le trouver, lui a demandé des secours, en lui offrant tout ce qu' un voluptueux peut desirer. Cet homme corrompu s' est fait expliquer sa situation, lui a donné quelqu' argent, et a promis une visite pour le lendemain. L' intervalle a été employé à s' assurer de la vérité de ce qu' on lui avoit dit. Convaincu qu' on ne lui en imposoit pas, qu' a fait l' homme qui cherche à corrompre son meilleur ami, et une femme à laquelle il a quelques obligations? Il s' est rendu chez la mere, a feint d' accepter ce qu' on lui proposoit, est convenu d' un prix, est entré dans une chambre particuliere avec les deux filles, et là, ne s' est occupé qu' à montrer à ces jeunes victimes, déjà déterminées par leur mere au sacrifice de leur vertu, dans quel abyme elles étoient prêtes à tomber. Il ne s' en est pas tenu-là: il a vendu uneferme, et les a dotées: elles sont mariées d' hier; et ce même homme, respectant son ouvrage, voulant goûter sans mélange le plaisir d' une bonne action; ce même homme, après avoir détruit le scandale de sa conduite connue, a donné des sentiments de religion à ces deux infortunées, qu' il a sauvées d' un double péril. Ce n' est pas tout; l' un de ces jours, le même homme visita une pauvre famille, dont le chef étoit malade: il a mis six petits garçons qui la composoient, les uns en pension, pour apprendre à lire; les autres en apprentissage; il a servi pendant deux nuits de garde au moribond, qui se porte mieux, et qu' il va faire occuper. Il a fait tout cela d' une maniere qui en augmente le prix. Que cherche cet homme, dans ces bonnes oeuvres, lui qui ne croit point aux éternelles récompenses? Un plaisir plus pur que celui du vice, dont il est las; il cherche à s' estimer un peu, à s' honorer à ses propres yeux: tant il est vrai qu' il faut bien faire, pour se pouvoir supporter soi-même, et pour ne pas éprouver, dès ce monde, l' échantillon de cet enfer qu' on nie dans l' autre. Mon cousin, examinez votre coeur: rentrez-y, et retracez-vous quelquefois l' idée de ce que nous serions tous deux, si nous n' avions rien à nous reprocher; si une amitié pure et confiante nous unissoit; si nous pouvions sans danger, nous communiquer nos peines et nos consolations; si nous pouvions ne faire qu' une ame: quelle douce intimité! ...-eh bien! (me suis-je écrié) qui nous empêche de suivre ce plan? -il n' y faut plus songer, mon cousin; il n' est plus temps; tout notre bonheur s' est évanoui avec notre innocence. Un souvenir importun empoisonneroit tout. Mais, c' est beaucoup pour aujourd' hui, de vous avoir amené là, vous, que des vues si contraires ont conduit ici! Allez, mon cher Edmond, allez retrouver votre ami, qui n' a pu supporter le poids de la louange que méritent quelques bonnes actions qu' il a faites, lui qui sans doute eût bravé tous mes reproches: allez; en ce moment il ne sauroit être dangereux-. J' ai couru chez toi; l' on venoit de t' entraîner à Chaillot. Dans mon loisir, je t' écris; et je répete même ce que tu sais, parce que cela peut t' être utile: il faut chercher à faire le bien de ses amis... ah! Mon pauvre Mentor! Je sens qu' elle a raison; mon coeur me le crie plus fort qu' elle: nous cherchons le bonheur où il n' est pas... pourtant, qu' il est de douces erreurs!
Lettre 97. 15 avril. Réponse.
Gaudet entreprend d' éteindre en lui tout sentiment de religion. quoique ton ami, quoique je ne te voie qu' avec des yeux trop souvent aveuglés par la prévention, je ne t' en ai pas moins bien jugé, dès que je t' ai parfaitement connu: tu as sans doute de l' esprit; mais il est offusqué par une imagination qui s' allume trop facilement; ce qui vient, je crois, de l' exquise sensibilité dont tu es doué. Les personnes de ce caractere ont un grand défaut; c' est que la sensibilité, toujours aveugle, leur tenant lieu de pénétration, leur jugement est embarrassé par une sorte d' ivresse. C' est le vice de notre siecle, mon ami, que cette sensibilité chatouilleuse; c' est elle qui fait que nos jeunes gens décident avec tant d' assurance, et qu' ils sont presque tous enthousiastes. Je n' en rechercherai pas la cause, et je dirai seulement en général, qu' elle est morale et physique tout à la fois.C' est une sensibilité trop vive, mais trop aisément émoussée, qui fait que les amants de nos jours portent si loin l' inconstance et la légereté; que nos auteurs sont foibles, incapables d' un ouvrage de longue haleine, approfondi, etc. Le genre humain des villes est exalté; il est trop susceptible d' impressions, parce que les fibres sont toujours tendues, la vue, l' ouie et l' imagination n' ayant aucun repos; tous les objets, même les plus frivoles, sont capables d' irriter ces fibres, et l' attention ne peut plus former d' idées bien distinctes; elle est aussi-tôt emportée par une impression nouvelle: delà notre inconstance, nos inconséquences, etc. Et te voilà d' après nature, Edmond. Ta cousine a presque le même caractere, mais un peu plus solide. Partons delà, c' est-à-dire, de cette aveugle sensibilité qui te guide, pour expliquer ta conduite et tes sentiments. trop d' instruction abrutit, dit Pascal, trop de sensibilité nuit au jugement; et comme sans instruction on n' a pas de lumieres, de même aussi le défaut de sensibilité empêche de bien juger: medio tutissimus ibis: les excès sont également à craindre. Qu' on te fasse un beau tableau, qu' on soit pathétique, intéressant; en un mot, qu' on remue ton coeur, on sera sûr d' avoir raison. Tu ferois un très-mauvais magistrat: l' avocat le plus adroit à manier les ressorts du coeur humain seroit toujours assuré de ton suffrage, quelque pitoyable que fût sa cause. Tel est le malheur des personnes qui ont plus de sensibilitéque d' esprit; elles sont sujettes à tout moment à être la dupe des passions des autres: ces personnes-là sont incapables de presque tous les emplois et de toutes les charges publiques: mais en récompense elles sont d' aimables particuliers, de bonnes gens; elles jouissent avec plus de volupté que les autres hommes: il est vrai qu' elles sont, par cela même, plus souvent emportées, comme malgré elles, par le goût du plaisir; mais l' esclavage de la volupté a tant de douceur, que je n' ose l' appeller un mal, malgré les peines qui en sont comme la compensation nécessaire. Pour rectifier la façon de penser d' un homme tel que toi, et le faire solidement, il ne faut pas que je me contente d' employer la maniere de Madame Parangon; il est nécessaire, en outre, que je t' éclaire, en te faisant envisager les choses dans leur vrai point de vue: il est des génies privilégiés, qui les voient ainsi d' eux-mêmes; il faut démontrer au reste du monde, et particuliérement à ceux dans qui le sentiment étouffe le raisonnement. Quel est ton principe victorieux, ce principe auquel tu crois que je n' ai pu résister? C' est qu' il n' y a de bonheur que dans le bien; c' est-à-dire, que dans ce qui nous constitue compâtissants, justes, généreux envers les autres. J' accorde le principe, en retranchant la particule négative, et je dis: on trouve toujours du plaisir dans le bien . En effet, ce seroit aller contre toute évidence,contre les vues et la destination de la nature, que de prétendre que les accessoires du bonheur ne se trouvent pas dans les jouissances, qu' on ne peut nommer proprement de bonnes actions morales, comme, par exemple, ta conduite avec Madelon, etc. C' est donc ici le cas de distinguer ce qui est l' institution des hommes, et dont, par conséquent, on peut se dispenser, à leur insu, lorsqu' on est foible, et sans les craindre, lorsqu' on est puissant, d' avec ce que la nature permet. Tout ce que défendent les hommes est conditionnel et relatif: il n' est défendu à d' Arras d' avoir une femme, que parce qu' il est moine: il t' est défendu de prétendre à la main de Madame Parangon, parce qu' elle est mariée à un autre; mais ces deux choses n' en sont pas moins un bien réel, dans les vues ordinaires, pour d' Arras et pour toi. Tout ce que défend la nature est universel et absolu; c' est un mal, indépendamment des circonstances. Voilà notre pierre de touche, toutes les fois que nous avons à examiner la légitimité d' une action. Je ne citerai pas d' exemples; tu feras toi-même les applications. La source de toutes tes erreurs, c' est que tu peches par les principes: tu ne sais pas encore distinguer ce que l' homme tient de la nature, d' avec ce qu' il ne tient que de la société. L' homme naturel ne connoît d' autre bien que son avantage et sa conservation, aux dépens de tout ce qui l' environne: c' estson droit; c' est le droit de tous les êtres vivants; la nature lui permet d' en user, et ne voulut jamais le restreindre. L' homme social, au contraire, est environné d' entraves, assujetti, gêné par mille loix, que la réciprocité doit l' empêcher de violer. Mais, quelqu' indispensables qu' elles soient, elles ne sont pourtant que d' institution humaine; les hommes seuls en sont les auteurs, les observateurs et les vengeurs. Il ne s' agit donc que d' examiner quelles sont les loix dont l' inobservation blesse la réciprocité; quelles sont les loix qui ne sont que de décence; enfin, quelles sont les loix de pur caprice, dont l' inobservation n' est pas moins punie par les hommes, que celle des loix les plus nécessaires. Quoique l' homme naturel ne soit pas obligé d' observer les loix sociales, il est pourtant vrai que l' homme en société ne peut se dispenser d' observer les loix de la premiere espece; c' est-à-dire, celles dont la violation romproit la société... ces loix ne sont pas en grand nombre, et se divisent en deux especes; les loix prohibitives, et les commutatives : les premieres sont, ne point tuer, ni voler, ni faire aucune violence, de quelque nature qu' elle soit . Les secondes, rendre à chacun ce qui lui est dû, et en outre, tous les services qui dépendent de soi . L' homme social le plus borné, découvrira toujours ces loix, parce qu' il n' a, pour les connoître, qu' à se demander ce qu' il voudroit qu' on lui fît, ou qu' on ne lui fît pas: il n' a qu' à réfléchirensuite sur l' effet que produisent les services rendus; sur la bienveillance qu' ils font naître dans son coeur envers celui qui l' oblige; et sans doute il se trouvera porté, par son propre intérêt, à inspirer aux autres des sentiments aussi flatteurs. La mutualité est le fondement des loix commutatives ; on recevra autant qu' on aura donné, et de plus, l' estime publique, le plus grand des biens sociaux. Je ne dis rien des loix prohibitives ; il est certain que l' homme social, qui tue, qui vole, ou qui fait tel autre mal, est un fou, qui sacrifie à un petit avantage présent la tranquillité de toute sa vie; puisqu' outre la punition infligée par le gouvernement, et le blâme public, il s' expose à éprouver le traitement qu' il a fait; par où tu vois que les hommes ne seroient plus associés pour s' aider, mais pour s' entre-déchirer. Les loix de pure décence et de police , sont utiles sans doute; mais elles ne sont pas d' une absolue nécessité: la meilleure preuve qu' on en puisse donner, c' est que les siecles les plus innocents sont ceux, je ne dis pas où il y a eu le moins de loix de décence (on me répondroit qu' ils n' en avoient presque pas besoin); mais ceux où l' on observoit le moins ce qu' on nomme décence d' actions et de paroles. On n' est pas coupable envers la société de la violation des loix de décence, de la même maniere que lorsqu' on manque aux loix essentielles, telles que celles des deux premieres especes. Que l' on tue ou qu' on vole en public ou en secret, l' on n' en a pasmoins fait un mal réel: mais si l' on a violé une loi de décence, la publicité fait seule le crime; il est nul, dès qu' il est ignoré; parce qu' en effet la décence n' est pas violée, quand personne n' a vu ni entendu. Si l' acte indécent est public, il peut être criminel; et cela suffit pour qu' il soit punissable par la société. J' appelle loix de caprice , loix inutiles au bien être, les loix cérémonielles : leur violation ne peut jamais être une faute, fût-elle publique: à combien plus forte raison si elle est secrete! Les loix cérémonielles naquirent dans l' enfance du monde: elles pouvoient être utiles chez des peuples qui professoient des religions gaies, parce qu' alors elles contribuoient au bien être et au divertissement des peuples. Mais elles sont un vrai joug, une tyrannie, chez les peuples atroces, qui ont des rits affreux et barbares; tels sont les indiens actuels, les japonois, etc. Etc. Etc. Il est encore d' autres loix qui, sans être cérémonielles, n' en doivent pas moins être rangées dans la classe des loix de caprice; de ces loix déraisonnables qui tendent à faire porter à l' homme un joug pénible, et contraire aux vues de la nature. Ces loix se nomment de discipline : telle est celle qui interdit les choses auxquelles la nature nous destine. Loin d' être obligé d' observer ce que ces loix imposent, ce seroit, en certains cas, un crime de leur obéir. D' après ce préliminaire, qui te donne uneidée juste du bien et du mal, qualifie maintenant ma conduite; c' est sur ses principes qu' on doit juger un homme; et vois combien peu sont fondés les lieux communs que tu me débites sur mes bonnes et mes prétendues mauvaises actions: vois si j' ai dû être aterré par le sermon de ta cousine. Si je suis sorti, c' est que je n' ai pas cru devoir lui répondre, et que je me réservois de t' entretenir. Mon cher Edmond, je ne doute pas que tu ne devînsses quelque jour capable des grandes choses, si tu pouvois prendre des idées saines en physique et en morale; car la derniere, pour être bonne, utile et vraie, doit être fondée sur la premiere. Ce que j' entends par ce mot physique , c' est la notion de toutes les substances, depuis la divinité jusqu' à la matiere morte; et par celui de morale , je désigne tout acte d' un être intelligent. Dans nos conversations, j' ai déjà tâché plus d' une fois de te faire prendre une juste idée de la nature; mais avec assez peu de succès: tu es tellement aveuglé par le préjugé, tellement engourdi, je dirois presque abruti, par la façon routiniere dont tu as toujours envisagé l' univers en général, et chaque chose en particulier, que tu ne m' as pas mieux entendu, que si je t' eusse parlé la langue des hottentots ou des patagons. Une lettre sera peut-être plus efficace; tu pourras la peser davantage qu' un discours à peine écouté, bien sûrement oublié dès l' instant où il finit. Pour avoir une morale sensée, vraiment utile, bonne sans inconvénients, il faut qu' ellesoit fondée sur la vérité. L' erreur, quelqu' avantageuse qu' elle paroisse, ne l' est que momentanément, et dans les temps de l' enthousiasme. C' est donc à grand tort que M Rousseau de Genève, applaudit au poulserro des persans; une pareille croyance n' est utile qu' accidentellement; qu' il vienne un grand qui n' y croie pas (chose assez commune, rien ne l' arrêtera plus: au lieu que si le frein étoit fondé sur la vérité, la raison, l' utilité réciproque, il seroit éternel, comme Dieu même, et jamais susceptible d' affoiblissement. La vraie cause de toutes les superstitions qui ont existé, c' est qu' elles ont été un moyen facile de retenir les hommes, dans la soumission; mais ce moyen facile ne tarde pas de s' affoiblir à mesure que les hommes, étonnés d' abord, ou séduits, font usage de leur raison. Alors on tombe dans un état pire qu' avant la superstition; et tel fut celui du genre humain à la chute de la religion payenne: la vraie cause du débordement des moeurs sur la fin de la république romaine, débordement qui opéra sa chute, fut principalement la désabusation (passe-moi le terme) des anciennes erreurs: or, toute fausse religion amenera toujours ce temps de crise: temps affreux, où le reste des gens à préjugés, autorisés par les anciennes loix, combattent contre les désabusés, répandent des flots de sang, et font en un siecle ou deux plus de mal, que la religion qui tombe n' a fait de bien durant des myriades d' années; parce que pendant la crise, ceux qui la bravent,et les hypocrites qui la soutiennent, n' ont plus aucun frein. Un autre grand inconvénient des superstitions, auquel on fait trop peu d' attention, c' est que les ministres qu' on leur donne ne tardent pas d' en faire un objet capital; au lieu qu' en les instituant, on ne les regardoit que comme des accessoires de la liaison sociale. Delà ces revenus immenses, et le scandale qui les suit, ces temples magnifiques de l' antiquité, dont nous admirons encore les débris fastueux; cette foule de personnes consacrées etc. Mais il ne faut que du bon sens pour sentir le vuide de tout cela, et que les cérémonies les plus graves des romains n' étoient au fond qu' un jeu d' enfant exécuté par des hommes. C' est ce que je pensai, dès que j' eus la plénitude de ma raison. Quand par la suite je fus éclairé par la physique, ce fut une lumiere de plus; mais l' idée même que la religion actuelle m' avoit donnée de la divinité, cette idée seule, pure et puisée dans la bible, auroit suffi pour me faire sentir l' inutilité de l' ancien rit cérémoniel. Quant à toi, mon ami, comme tu n' as pas fait ton étude de ces matieres, il faut tout d' un coup te mener au fait, et te faire toucher la vérité au doigt et à l' oeil. qu' est-ce que Dieu? Qu' est-ce que l' homme? Qu' est-ce que toute la nature? il y auroit-là pour faire des volumes, qui ne t' apprendroient rien du tout. Je vais répondre à ces trois questions, qui paroissent immenses, en très-peu de mots. l' éditeur se voit obligé de supprimer tout ce que dit ici M Gaudet, parce que c' est le matérialisme pur; quoique le bon Pierre R, dans le titre de la lettre, ait dit qu' il ne la mettoit sous les yeux de ses enfants, que parce qu' [elle étoit suffisamment réfutée, et que ce soit ] aussi notre sentiment. Il ne nous reste qu' un regret en faisant cette suppression; c' est d' ôter au héros de cet ouvrage la meilleure excuse à ses désordres, en montrant au lecteur sensé la force de la séduction, et la marche adroite du séducteur. après l' exposition de son systême sur Dieu, le bien et le mal, l' indépendance morale de l' homme, et son absolue dépendance physique, il continue: ne viens donc plus, Edmond, m' étaler tes sophismes; prends de la nature et de la divinité des idées saines; étudie le physique, et sur cette étude bien réfléchie, fonde toute ta morale. Tu seras alors un être naturel et social, d' une maniere éclairée, qui ne te rendra plus esclave et malheureux; tu verras jusqu' où tu peux t' écarter des loix sociales, sans troubler l' ordre politique, et sans t' attirer de la part des autres individus une répulsion désagréable. Alors tu seras heureux, délivré des chimeres qui tourmentent tes pareils, sans inquiétudes pour le présent ni pour l' avenir. Ton esprit étant éclairé et défait de cette pusillanimité qui rend ta sensibilité naturelle si dangereuse pour toi, cettesensibilité ne te servira plus qu' à jouir, et jamais à t' effrayer, à t' éblouir, ou à te jetter dans l' ivresse de l' admiration pour des choses simples, et dont la cause étant connue; tout le merveilleux disparoît. Il y a un être suprême, pere commun de tout; voilà une vérité: des loix générales et nécessaires reglent tout, sans qu' aucun individu puisse s' en écarter; en voilà une seconde non moins certaine: tout ce qui est, est donc bien, même le mal apparent, parce que ce mal résulte de bonnes loix; troisieme vérité, que je vais te rendre bien sensible par un exemple. Violer est un mal sans doute, et un grand mal: un homme social voit une belle fille, se jette sur elle, et lui ravit ses faveurs; voilà un acte que les loix sociales punissent du dernier supplice, et elles ont raison: si l' homme social avoit passé sans rien dire à la fille, ou en la saluant, il n' auroit pas été répréhensible: cependant toutes les loix de la nature par lesquelles cet homme féroce a fait violence à la fille, sont excellentes, utiles, nécessaires. Eh! Que sont elles, en effet, que sagesse admirable? Par ces loix l' homme, en voyant une femme, éprouve un appétit dont le but est la conservation de l' espece: plus il l' éprouve fortement, mieux il est constitué, plus il est propre à obéir à la nature, etc. Toutes les loix physiques qui ont porté cet homme à faire violence à la fille, sont donc bonnes aux yeux de la divinité; mais l' acte qui en a été la suite est mauvais; car du bien, il ne résulte pas toujours du bien. En effet,comme cet homme est social, toutes ces loix excellentes en elles-mêmes, ont produit un mal relatif aux loix sociales; respectif entre les individus; punissable par la société, de la maniere qu' elle le voudra, pourvu qu' elle ait manifesté sa volonté à tous ses membres. En voilà bien assez, je crois, mon ami, pour une lettre. Je remets à nos entretiens les réponses aux objections que tu pourrois me faire. J' ajoute seulement, que je n' aurois garde de me porter avec tant d' empressement à éteindre tes préjugés, si tu n' étois pas dans un pays où il ne faut plus en avoir pour être heureux et faire son chemin. Dans un village, comme celui où tu es né, je pense que peut-être il n' est pas absolument mauvais de conserver des erreurs propres à retenir des hommes grossiers, incapables de jamais se détromper, si on les abandonne à eux-mêmes. Mais pour les personnes habituées dans les villes, à moins que ce ne soit des brutes, il faut les éclairer de bonne heure, et leur donner une bonne morale; de peur que leurs yeux venant à se dessiller d' eux-mêmes, elles ne se trouvent sans frein, ne se perdent, et ne causent beaucoup de mal aux autres. Adieu, mon pauvre Edmond: ton ami ne t' est pas encore assez connu; mais s' il l' étoit, et si l' étant, tu l' estimois, il se porteroit garant envers toi de tout le bonheur dont un homme peut jouir.
Lettre 98. Madame Parangon à Edmond.
invitation qui surprendra, mais que ses motifs doivent faire approuver. pourquoi mon cousin me fuit-il, depuis une misérable lettre qu' il n' a pas hésité de condamner, dans le premier moment de sa surprise, et, je crois pouvoir le dire, de son indignation? Est-ce la honte du présent qui l' éloigne, ou les remords du passé? Je crains bien qu' il ne soit plus susceptible que de la premiere, et encore pour très peu de temps! Qui m' auroit dit, après ce que vous savez, ah! Qui me l' auroit dit, que je serois obligée de vous rappeller, et que votre négligence à mon égard vous exposeroit autant que votre criminelle poursuite... mon cousin, vous allez achever de vous perdre; et je tremble que votre chute n' ait des suites funestes... Edmond, il est un malheur plus grand que la perte de la fortune, de l' honneur, et de la vie; et c' est ce malheur que je redoute pour moi, et pour tout ce qui m' est cher. Revenez, mon cousin, revenez auprès de moi. Je sais que vous aimez à m' entendre. Revenez; je veux vous faire goûter la vertu; je me crois assez forte à présent pour ne rien craindre; parce que je ne m' appuieraiplus sur cet honneur fragile, qui n' est qu' orgueil; mais sur la source de tout bien. Ah! Mon cousin! Depuis notre faute, je l' ai étudiée, cette religion qu' on veut vous faire abandonner, et j' y ai trouvé des consolations que rien au monde qu' elle ne peut procurer. Que ne l' ai-je plutôt connue! ... j' espere vous voir ce soir; je l' espere, et vous en prie.
Lettre 99. La même au même.
elle combat et détruit les mauvais raisonnements de la derniere lettre de Gaudet. il faut donc vous écrire, puisque je ne saurois obtenir une entrevue! Lisez du moins ma lettre, et ne la livrez pas, avant de l' ouvrir, à votre corrupteur. Mon cousin, lorsqu' il a voulu vous porter les derniers coups, et montrer à découvert toute son impiété, observez qu' il a pris le parti d' écrire; tout corrompu qu' il est, et quoiqu' il ait un front d' airain, il n' auroit pu vous dire, sans rougir, ce qu' il n' a pas craint de vous écrire. Eh! Comment, comment auroit-il osé, en s' adressant à une ame aussi bien faite que la vôtre, entreprendre d' en effacer audacieusement l' image de son créateur, de son pere, de son bienfaiteur! Non, je lerépete, sa témérité, toute grande qu' elle est, sa coupable témérité ne va pas encore jusques-là. Mais avant que je me livre à la discussion de ses faux principes, permettez que je fasse ici un parallele de sa conduite et de la mienne. Nous vous aimons tous deux; et sans doute vous ne croirez pas que je sois la moins tendre et la moins désintéressée. Cependant notre conduite est tout-à-fait différente. Mon amitié pour vous me fait desirer que vous soyiez religieux envers la divinité; que vous l' aimiez, l' adoriez, et soyiez soumis à toutes ses saintes loix, qui ne sont que pureté, justice et bonté: mon amitié me fait desirer que vous soyiez généreux, obligeant envers tous les autres hommes; que vous en soyiez chéri par vos bienfaits, vos services, vos prévenances, et tous les actes de bienveillance qui peuvent rendre un homme agréable à ses semblables: elle desire donc que vous soyiez un homme modéré, retenu, honnête, aimant et craignant Dieu, éloigné de toute action méchante et trop libre; en un mot, un homme ferme dans son devoir envers la société. Que demande au contraire l' amitié de votre séducteur? Que vous brisiez tous les liens qui vous attachent à Dieu, et non-seulement à Dieu, mais aux hommes! Eh! Quel but a-t-il donc, si, pour ce qu' il prétend faire de vous, il faut qu' il vous ait ôté l' idée de tout devoir et de toute décence! Je ne suis pas un savant, mais je vousaime; non-seulement pour cette vie, mais pour l' éternelle durée réservée à nos ames; et c' est ma tendresse qui me donneroit le courage de réfuter, avec les seules lumieres du bon sens, les dangereux sophismes de votre cruel ennemi, si je n' avois pas d' autres secours. Je n' entends rien à toutes ses idées sur la physique; mais ce que je sais, parce que la raison le dicte, c' est que l' être suprême étant la source de tout ce qui est , il doit non-seulement avoir réglé l' univers par ces loix générales que nous admirons, et qui font que les grands corps se meuvent avec une majestueuse régularité; mais encore, il doit avoir réglé les rapports des individus particuliers, pour qu' il y ait entr' eux la même harmonie qu' entre les grands êtres. En effet, si l' on considere, dans le physique, que Dieu a mis autant d' attention dans la construction du moucheron délicat, qui ne doit vivre que quelques heures, que dans celle de l' éléphant et de l' homme lui-même, n' en doit-on pas conclure en jugeant, comme le dit votre docteur, et comme le dira tout homme de bon sens, de l' inconnu par le connu, que la divinité a de même réglé les relations morales des êtres intelligents, avec autant de soin, que les relations physiques du soleil et des planetes avec les autres corps célestes?Mais je sens que mes foibles lumieres ne suffiroient pas, sur-tout avec l' homme que vous prenez pour votre oracle. Permettez que je vous fasse part de ce que m' a écrit, à ce sujet, un prêtre respectable; c' est le curé de C, cet ecclésiastique exemplaire, dont vous avez vous-même admiré les vertus, et que Gaudet, tout corrompu qu' il est, ne peut s' empêcher d' honorer. " nous sommes dans un temps (c' est le curé qui parle) où l' incrédulité est si commune, qu' à chaque pas on trouve à combattre de ses champions, les uns plus, les autres moins redoutables. On doit donc se tenir toujours prêt; et non-seulement il faut être bien armé pour repousser leurs attaques, mais encore il faut avoir toutes sortes d' armes. Car avec les uns, il faut raisonner; avec d' autres, il faut s' appuyer sur la morale; avec ceux-ci, l' on doit employer la physique; avec ceux-là, c' est la pathétique; il suffit de leur faire admirer la religion, de les toucher; avec les libertins sans principes, comme il y en a beaucoup dans nos campagnes, il faut leur prouver les miracles, et les faire trembler. Ces derniers sont les plus faciles à ramener; parce que n' ayant pas une science orgueilleuse, ils admettent tout ce qui est appuyé sur des preuves suffisantes. Je ne vous entretiendrai pas de la maniere dont je m' y prends avec ces sortes de personnes, puisque celui à qui vous voulez que cet entretien soit utile, n' est pas de cette classe. Ceux dont il faut remuer le coeur, sont les personnes qui joignent àbeaucoup de sensibilité, des lumieres assez étendues. Voilà quel est le cas de votre jeune incrédule. Quiconque est sensible, est bon, et presque toujours droit: Pascal, Fénélon etc. étoient éclairés et sensibles; ils crurent la religion, parce qu' ils en avoient d' abord admiré la beauté, qu' elle leur avoit ensuite touché le coeur, et qu' ils la trouverent conforme à leur droiture naturelle. Si (comme vous le dites) le jeune homme que vous voulez ramener est de cette trempe, il faut lui faire de la religion une exposition belle et vraie, d' une maniere onctueuse et touchante; il faut le prendre du côté des avantages immenses qu' elle a procurés, et qu' elle procure encore; il faut lui montrer que les maux qu' on lui attribue sont absolument contraires à son esprit, et que les méchants qui l' ont fait servir de prétexte à leurs crimes, en auroient trouvé d' autres, pour faire autant de mal qu' ils en ont fait; il faut enfin lui prouver, qu' à tout supposer, un culte, où l' on aime l' être principe, et ses semblables, honore l' homme, et qu' il seroit au moins excellent, s' il n' étoit pas nécessaire. Mais il est nécessaire, et il faut le prouver à-peu-près de cette maniere. Il est impossible de ne pas voir l' ordre physique qui regne dans l' univers, et que cet ordre ou cet harmonie, est ce qui en fait subsister toutes les parties et tous les individus. Pour commencer par les grands êtres, tels que le soleil et les planetes, il est certain qu' il y a une puissance et des loix constantes qui les maintiennent à une distance convenable, et dansleurs positions respectives; des loix qui ont fait que parmi les planetes, les unes sont montées à une plus grande distance du soleil, comme mars, jupiter et Saturne, et que les autres sont demeurées plus proches de cet astre que n' en est notre globe; telles sont Vénus et Mercure: l' on ne peut disconvenir que ces loix ne soient les loix ordinaires de la statique, par lesquelles les fluides et les corps solides nageant dans un fluide, se mettent toujours en équilibre, dès qu' ils sont abandonnés à eux-mêmes. D' où il suit que l' univers est essentiellement tout ordre, puisque chaque substance porte au-dedans d' elle-même la propriété inhérente qui doit la classer, proportionnément à son poids et à sa masse. Si de cette idée générale nous descendons sur notre planete, nous y voyons régner en particulier le même ordre qui regne en général dans l' univers: des quatre éléments, le plus léger, l' éther, ou matiere du feu, surnage au-dessus de l' air, de l' eau et de la terre; l' air au-dessus des deux derniers, et l' eau sur la terre; avec cette circonstance, que le surnageant pénetre toujours l' élément qu' il domine, et les inférieurs, sans en être pénetré: l' éther ou le feu pénetre les trois autres éléments; l' air pénetre l' eau et la terre; l' eau pénetre l' élément solide, et n' en est paspénetrée. Cet ordre admirable produit tous les phénomenes de la nature. L' éther, mis en mouvement par le soleil, de la maniere générale dont le dit l' incrédule (car nous sommes d' accord là-dessus), ou par d' autres causes particulieres, produit la chaleur et la lumiere; et à raison de ce qu' il est le plus délié de tous les éléments, de ce qu' il les permée ou les pénetre avec une inconcevable facilité, il porte par-tout la lumiere, ou du moins la chaleur. L' air, qui environne la terre et l' eau, et qui n' a pas la même propriété que l' éther de produire par son mouvement, la lumiere et la chaleur, parce que, quoiqu' il soit extrêmement mobile, il est dans un degré incomparablementmoindre que l' éther, ses particules constitutives étant trop grosses, et par conséquent n' ayant pas les unes sur les autres un contact assez parfait, etc. L' air, dis-je, à raison de son degré de fluidité, d' élasticité, de grossiéreté, a une autre faculté, qui est de transmettre les sons, comme l' éther transmet la lumiere et la chaleur. L' eau, ce troisieme des éléments, n' a de commun avec les deux premiers, que la fluidité; mais elle possede d' autres qualités à raison de son adhésibilité, de son degré de fluidité, de la grossiéreté de ses molécules, de sa pesanteur, de son incompressibilité et de sa volatilité, qui fait qu' elle se réduit en vapeurs au plus petit degré de chaleur; elle mouille, elle abreuve, elle lie entr' elles les parties du quatrieme élément. Et ce dernier lui-même devient comme la base des êtres: c' est lui qui les rend fixes et stables, qui leur donne, à raison de sa palpabilité, une sorte de réalité à notre égard, incomparablement plus grande que les autres éléments ne peuvent le faire. Je me suis arrêté là-dessus, parce que j' ai de très-belles conséquences à tirer de ces différentes propriétés des éléments: elles vont prouver tout-à-l' heure quel est le grand but de la création, et que l' homme et les animaux ne sont pas un accident dans l' univers, mais le terme et le but que l' auteur de la nature s' est proposé. Mais j' ai un mot à dire auparavant.Votre matérialiste prétend que tout ce bel ordre ne prouve pas un être intelligent, et que pour que cet ordre existe, il suffit d' une nature aveugle, gouvernée par la nécessité, c' est-à-dire, à raison des différentes pesanteurs, etc. Mais pour prouver la premiere conséquence que je veux tirer de l' ordre physique, je n' ai pas besoin de combattre l' erreur où sont les incrédules: dans leur propre systême, je puis leur dire: eh quoi! L' ordre le plus exact, le plus régulier et le plus admirable regne dans le physique, et vous prétendez qu' il ne doit point y en avoir dans le moral; que le juste et l' injuste sont indifférents; qu' un être, durant toute sa durée, pourra opprimer un autre être, lui enlever la portion de bonheur pour laquelle il a été fait, sans qu' il y ait quelque chose qui remette l' équilibre entre ces deux individus? Vous n' y pensez pas, et cela est aussi absurde,que si vous prétendiez que l' eau d' un fleuve, conduite par des machines sur le haut d' une montagne, ne s' en précipitera pas; ou bien qu' un seau qui puise au milieu d' un étang, laissera un creux où il aura plongé, sans que l' eau environnante se remette au niveau. Il est impossible que les matérialistes se débarrassent jamais de ce raisonnement d' une maniere satisfaisante. Pour suivre une marche certaine, et démontrer, comme je le disois tout-à-l' heure, à l' homme sensible et reconnoissant, qu' il n' est pas l' enfant d' un hasard aveugle, j' argumentois des éléments et de leurs propriétés. En effet, il n' existe rien, qui ne semble fait pour les êtres vivants; et c' est encore ici un ordre de causes et d' émanations, qui met en évidence l' intelligence infinie du principe universel. Observez avec quelle sagesse, par exemple (pour m' en tenir à celui-là, entre tant d' autres), observez avec quelle sagesse, Dieu qui se sert du soleil pour élever les vapeurs, et faire tomber les pluies sur la terre, a en-même temps voulu que les sels se durcissent par la chaleur, et tombassent, tandis que l' eau pure s' éleve en s' évaporant? Ne voit-on pas là une attention pour donner aux animaux et aux plantes une boisson qui leur convienne? Mais je ne m' arrêterai pas à l' utilité matérielle , pour ainsi dire, que tout le monde connoît; j' irai plus loin; je prouverai que la nature a eu en vue les facultés intellectuelles par deux des éléments, d' une maniere si claire, qu' on ne peut s' y refuser; c' est l' éther et l' air: le premier , par la lumiere, qui n' est absolument d' aucun usage dans l' univers, si ce n' est pour les êtres intelligents, dans quelque degré qu' ils le soient; le second par sa qualité sonore, qui fait que tous les animaux entendent; ce qui ne peut encore absolument convenir qu' à l' être intelligent et capable d' action, de réflexion et d' analyse. Il se présentera ici une question, sur cette qualité d' êtres intelligents, que je parois donner indistinctement à tous les animaux; j' y reviendrai tout à l' heure. Quant à présent, je vais dire un mot sur une des plus belles vérités physiques, en vous expliquant la nature et les propriétés de l' éther: car, avec nos incrédules d' aujourd'hui, ce n' est qu' appuyé sur la bonne physique que l' on doit raisonner. En vous parlant des éléments, je vous ai dit qu' il y en avoit quatre; mais à parler correctement, il n' y en a que trois qui soient propres à notre globe; parce que l' éther ou le feu est un élément général, commun au soleil et aux étoiles: il compose ce fluide immense dans lequel nagent les planetes, et qui est la substance du soleil: mais s' il est la substance du feu, il n' est pas le feu ni la lumiere proprement dits; il faut une condition, pour qu' il devienne l' un et l' autre; c' est le mouvement circulaire, avec la vîtesse convenable. C' est une vérité reconnue que l' éther a seul tout le mouvement qui existe dans l' univers, et que c' est lui qui meut tous les corps: c' est par ce mouvement que l' êtreprincipe donne la vie à tout ce qui existe, comme le dit l' incrédule: de sorte que si l' éther cessoit de circuler, l' univers, au même instant, retomberoit dans le premier chaos. Le soleil et les étoiles sont des tourbillons d' éther, qui est forcé de les former par une de ces loix qu' on nomme nécessaires . Vous allez en comprendre aisément la nécessité, si vous considérez que l' éther comprend tout, est sans bornes connues, et qu' il est toujours dans un mouvement rapide: or, représentez-vous un fluide aussi grossier que l' eau, par exemple, dans un océan sans bornes, et dans une agitation extrême; ne sera-t-il pas nécessaire qu' il se forme des tournants en divers endroits? Car il ne sera pas possible que ce fluide suive la ligne droite, puisqu' il y en aura autant du côté où il court, que de celui d' où il vient: il faudra donc de toute nécessité qu' il reflue sur lui-même, etc. Dans l' espace immense que remplit l' éther, il y a un nombre prodigieux, disons même infini à notre égard, de ces tournants, qui, par leur mouvement, donnent à l' éther la faculté d' éclairer et d' échauffer; la faculté de lancer, par la force centrifuge, chaque portion de la matiere dans la couche du tourbillon solaire capable de la soutenir; de séparer, dans chacune de ces masses, qui sont les planetes, l' air de l' eau, et l' eau de la terre; trois choses qui seroient confondues entr' elles, éparses dans toute l' espace, si l' éther ne les classoit pas, au moyen du mouvement et de la chaleur qui en est l' effet.Il y a plusieurs soleils; c' est une vérité qui fut connue des anciens, et qui ne souffre pas aujourd'hui le moindre doute. S' il n' y en avoit qu' un, il n' y auroit qu' un monde, qu' un systême, et les planetes y seroient d' une si énorme grosseur, qu' il y auroit une perte considérable de matiere, soit par l' épaisseur, soit par l' immensité du terrein qui ne pourroit être échauffé aux deux pôles. Or, la nature anime le plus qu' il est possible, et ne donne précisément à chaque corps, que la matiere absolument nécessaire: voilà pourquoi elle a formé une infinité de soleils, et une infinité de planetes qui en dépendent. Une chose qui n' est pas à omettre, c' est que les soleils sont bien les producteurs de la chaleur; mais cette chaleur, et même la lumiere, n' auroient aucun effet; si elles ne rencontroient pas un corps dense et solide qui les réfléchisse, tel que les planetes. à une distance considérable de ces planetes, et assez près du soleil, il fait un froid inconcevable pour nous. L' air peut réfléchir la lumiere, mais non la chaleur: l' eau réfléchit plus de lumiere, et assez de chaleur; la terre réfléchit parfaitement l' une et l' autre. C' est ainsi que sans la femelle, la puissance générative du mâle resteroit sans effet. Si les soleils sont des tournants d' éther, s' ils sont en si grand nombre, ne peut-il, ne doit-il pas arriver qu' un de ces tournants cesse, se déplace, se réunisse à un autre, ou se partage en deux; et alors, quel dérangement n' arrivera-t-il pas dans les planetesqui en dépendent? Ne seront-elles pas replongées dans le chaos? Décomposées, dispersées, réformées ensuite, dès qu' elles seront rangées dans un nouveau tournant de fluide éthéré? Et dans ce cas, n' est-ce pas une vraie création; et en coûte-t-il plus à la divinité, qu' un seul acte de volonté, pour reproduire un tourbillon solaire, systême nouveau de planetes, et pour classer toutes les planetes qui doivent en dépendre? Ceci deviendra facile à concevoir, même pour nous, qui sommes si bornés, si l' on se forme de Dieu une idée conforme à son immensité, et qu' on le considere comme étant lui-même le soleil des soleils, qui lui sont infiniment inférieurs sans doute, mais qui pourtant sont à notre égard une image de la divinité. Si l' éther n' avoit formé qu' un tournant, il n' y auroit eu qu' un soleil, et comme le disoit l' incrédule dont vous m' avez communiqué la lettre, il n' auroit guere été possible, par les lumieres de la raison, de le distinguer de la divinité. Je suis de son avis: comme le soleil seroit alors le seul canal et l' agent unique, l' homme n' auroit pu, de lui-même, et sans le secours de la révélation, deviner qu' il n' est pas le premier principe. Mais nous n' en sommes pas là; des myriades de soleils existent dans la nature; et ne fussent-ils que deux, il n' en faudroit pas davantage à la saine raison, pour en conclure, qu' ils ne sont pas Dieu. Votre incrédule a très-bien défini l' être-suprême; la toute-puissance et l' immensité, comme il le dit, ne sauroient exister que dans un être unique . Il existe donc, cet être principe; et comme il est la source de tout, il est tout; j' accorde encore ceci pour un moment à votre incrédule, et je dis avec lui, que tout ce qui est, est un mode, une maniere d' être de la divinité: mais je vais plus loin; et en consultant la raison, je me dis, qu' y ayant une multitude de modes visibles, on ne peut dire d' aucun en particulier qu' il soit Dieu; il n' est pas le soleil, ni la terre, qui ne sont pas par-tout: or, Dieu doit être par-tout. Trouvons donc, en suivant la marche des premiers hommes qui reconnurent la divinité, trouvons une substance, qui de sa nature soit une, et par-tout également. L' éther est à la vérité par-tout, mais il n' y est pas également: de quelle maniere différente n' existe-t-il pas dans le disque du soleil, et à cinquante millions de lieues du point central de cet astre, ou sur la terre, sur Jupiter et Saturne? Or la raison nous dit, que Dieu est le même dans chaque point de l' univers. Quelle sera donc cette substance parfaitement répartie? C' est une substance que nous connoissons; c' est cette substance, la plus parfaite de toutes, sans laquelle les autres substances seroient en vain, puisqu' elles ne seroient pas connues; c' est une substance dont l' homme et les animaux ont une portion; en un mot, c' est l' intelligence; et comme elle est la plus parfaite de toutes, il y a lieu de croire qu' elle est celle de la divinité. Il est aisé de sentir que cettesubstance est nécessairement également répartie dans l' immensité; car elle anime et dirige tous les êtres, chacun de la maniere qu' ils doivent l' être, et par des moyens qui ne sont pas de notre ressort. Une preuve que cette substance est celle de la divinité, que la nature n' est pas un tout aveugle, comme les matérialistes le prétendent; que l' intelligence de quelques especes n' est pas une propriété de la matiere qui les compose; c' est que, dans ce cas, l' homme seroit le seul dieu de la nature, puisqu' étant le seul intelligent, le seul être ayant la faculté de connoître ce qui l' entoure, dans la réalité, rien n' existeroit que lui. Dès qu' il y a un dieu, que ce dieu est intelligent, qu' il aime l' ordre dans le moral comme il l' aime dans le physique; dès qu' il est sûr que les contraventions physiques sont punies en quelque façon aux dépens des êtres qui les causent, comme nous l' avons tous les jours sous les yeux; dès qu' il n' est pas moins certain que Dieu, tant pour la variété que pour d' autres raisons connues de son infinie sagesse, et sans doute pour le plus grand bien, laisse, dans le physique comme dans le moral, une sorte de liberté aux êtres de violer les loix, et que cette violation même est une suite de ces loix, etc. Il est donc raisonnable d' en conclure que le désordre moral doit nécessairement retomber sur ses auteurs; qu' il y a, par conséquent, récompense et punition pour l' être intelligent; qu' il existe, à l' égard de Dieu, du bien et du mal, etqu' une rémunération ou une punition, est l' effet naturel, nécessaire et juste des actes qui l' ont déterminée. Quant au culte dû à l' être-suprême, sans parler ici de la révélation, je dirai que c' est plutôt l' affaire du sentiment que de la réflexion; tous les hommes sentent au-dedans d' eux-mêmes un penchant qui les porte à se laisser aller dans les bras de la divinité; à la louer dans la joie; à réclamer son secours dans l' adversité: or, si ce sentiment est naturel, c' est ici le lieu d' appliquer la grande regle, que la nature qui ne fait rien d' inutile, ne nous l' auroit pas donné, s' il n' avoit point d' objet. Mais ce sentiment d' un dieu est particulier à l' homme; et les autres êtres, les animaux, par exemple, qui lui doivent presqu' autant, ne l' ont pas, et n' en donnent aucune marque? Je ne répondrai pas, que l' homme est le prêtre de la nature animale, et que son hommage actif suffit, quoique je le croie; je distingue l' hommage naturel dû à la divinité, en actif et en passif: l' actif est peut-être absolument propre à l' homme (et aux êtres supérieurs à lui) comme étant le plus parfait et le plus expérimenté des animaux; et le passif est commun à tout le reste des êtres, vivants, végétants, et minéralisants, si l' on peut employer cette derniere expression, qui rend la chose que je veux dire. Je dis peut-être , car cela n' est pas sûr, quoique très-probable. En effet, les animaux peuvent rendre leur hommage à la divinité d' une maniere qui nous soit inconnue: ... il y avoit ici une métaphysique abstraite, qu' on nous a forcés de retrancher. la nature, c' est-à-dire, l' ensemble des êtres depuis l' éther jusqu' à la matiere palpable, la nature, toujours majestueusement simple, tire plusieurs effets d' une seule cause, et jamais ne donne deux causes à un seul et même effet. Ni la religion, ni les moeurs ne peuvent rien perdre à cette doctrine, qui étoit celle de l' auteur de l' ecclésiaste . Il ne peut en résulter qu' une conduite plus conforme à la raison de la part de l' homme envers les animaux, que le premier regardera comme une sorte de freres cadets. Je vous avertis que je ne prétends pas néanmoins qu' on insere delà, que l' homme n' a pas droit de se nourrir de la chair des animaux: loin que ce soit mon intention, je pense au contraire, que l' homme est carnivore de sa nature; que la chair est sa vraie, quoique non son unique nourriture; ce qu' on voit par le peu de capacité de son estomac, par son goût pour les choses cuites (la cuisson diminuant le volume, et abrégeant d' autant les difficultés et le temps de la digestion); que les carnivores sont établis par une loi sage de la divinité, pour réprimer la trop grande multiplication des autres especes; multiplication qui ne tarderoit pas à leur être funeste, parce que la subsistance ne répondant plus au nombre des individus à nourrir, il en résulteroit une famine, et l' épidémie qui en est la suite, laquelle seroit capable d' anéantir ces especes sans ressources. Ce que je veuxdire, c' est que l' homme seroit humain, doux envers toutes les especes non nuisibles; et qu' à l' exception du seul instant qui les priveroit de la vie, il leur éviteroit comme à lui-même les supplices et les tourments qui ne lui seroient d' aucune utilité, etc. Voilà ce que j' avois à dire au sujet des animaux, afin d' ôter aux partisans du matérialisme, un des forts où ils se retranchent si souvent. Mais, si l' homme est le prêtre de la nature, s' il doit un hommage actif à la divinité, par la raison même qu' il est en état de le rendre, il faut donc qu' il y ait une religion. De quelle nature doit-elle être? Il me semble qu' il faut qu' elle soit propre à rendre à l' être principe un culte pur, tendre et filial; qu' elle regle avec sagesse les rapports les plus intimes des hommes, les uns envers les autres; et que par l' ensemble de ces préceptes, elle établisse entr' eux l' affection la mieux fondée; que chacun de ces préceptes soit propre à rendre la vie douce et sûre; qu' enfin, elle excite le juste par l' espoir d' une récompense sans fin et sans bornes, en même-temps qu' elle épouvante l' homme injuste par l' effrayant tableau des plus horribles supplices. Je vous ai prouvé plus haut, que Dieu étant l' ordre par excellence, il est impossible qu' en suivant l' ordre, on ne jouisse pas du bien-être qui lui est essentiellement attaché; tout comme en sortant de l' ordre, il est impossible qu' on ne rencontre pas enfin le mal-aise et la gêne qui doivent suivre le désordre; puisque ce désordre n' est autre chose qu' un défaut d' harmonie, une suitede choses dans le physique, et d' actes dans le moral, qui ne quadrent point ensemble, et dont l' assemblage répugne. La religion qui annonce des peines et des récompenses, ne fait donc que publier une vérité physique, certaine comme l' existance du soleil qui nous éclaire. Voyons maintenant quelle est la religion connue qui possede dans un plus haut degré les qualités dont je parlois tout-à-l' heure: car m' étant interdit toutes les preuves triomphantes tirées de la révélation, je dois n' employer ici que les raisonnements humains; et si je me suis un peu jetté dans la physique, c' est que je voulois montrer aux incrédules que je n' y suis pas plus ignorant qu' eux; je voulois encore leur montrer que leur argument, tiré de notre identité avec les animaux, ne fait rien contre la religion. De tous les cultes connus, tant anciens qu' actuels, de l' aveu des incrédules eux-mêmes, qui ne le disputent pas, le christianisme pur est le plus propre à unir les hommes entr' eux et à leur divin principe. J' ai dit le christianisme pur ; c' est-à-dire, tel qu' il est dans l' évangile; car pour juger un culte, il ne faut point en prendre les abus; on ne doit le considérer qu' en lui-même. Le législateur du christianisme avoit institué une religion sage, amie de l' humanité, douce, moins cérémonielle qu' aucune autre; il avoit dit que son joug étoit doux et léger ; qu' il vouloit qu' on ne le portât que volontairement. Si de faux disciples ont pris tout le contre-pied, ce n' est plus le christianisme.Eh! Qu' est-il arrivé de cette pernicieuse erreur? L' homme a secoué le joug; loin de recourir à la pureté primitive d' une religion capable de le rendre heureux et vertueux, il l' a confondue avec ses abus; et comme ceux-ci ne peuvent soutenir l' examen d' une saine raison, il en a conclu que tout étoit faux. Arrête, malheureux! Veux-tu donc méconnoître ton pere et ton Dieu? Veux-tu, comme un frénétique, renverser les barrieres qu' a posées la divinité, pour t' empêcher de tomber dans le précipice! Ah! Respecte-les; ou bientôt entraîné dans un abyme de malheurs, tu reconnoîtras, mais trop tard, que ces barrieres salutaires étoient mises, non pour te retenir dans l' esclavage, mais pour ta propre sûreté! Considere, que si tu parvenois à rompre le frein utile de tes passions, tout seroit bientôt renversé, que le monde ne seroit plus que le repaire d' assassins féroces, massacrant en cet instant, et l' instant d' après massacrés; misérables victimes sorties de l' ordre moral, et qui cessant de vivre avant d' y être rentrées, ne pourront trouver une place dans le sein de l' ordre par excellence, mais seront jettées dans le chaos de l' horrible confusion, pour y demeurer, soit pour un temps, soit pour toujours, suivant les incompréhensibles décrets de la suprême justice. Je n' en dirai pas davantage sur cette matiere, madame: il est inutile de réfuter pied à pied votre incrédule: un point que je lui ai prouvé, c' est l' existance de Dieu, et la nécessité d' un culte; tous les sophismes tombentdevant ces deux augustes vérités. Si donc ce discours, que je veux bien vous donner par écrit, fait quelqu' impression sur le jeune homme auquel vous vous intéressez, je lui indiquerai des ouvrages solides, qui lui feront connoître toute la beauté du christianisme, et qui acheveront de lui inspirer pour cette sainte religion, les sentiments d' un fils pour une mere tendre et bienfaisante. Espérez beaucoup, s' il a eu des principes de vertu; l' on y revient tôt ou tard; et souvent les grands crimes produisent la grande pénitence. Si son coeur est comme vous le dites, je craindrois plutôt un jour le desespoir (supposé qu' il continue à s' égarer) que l' impénitence finale. Jugez vous-même, mon cher Edmond, de la solidité de tout ce que vient de m' envoyer ce bon prêtre. Pour moi, je le trouve aussi philosophe que votre corrupteur, et moins systématique. Tout ce qu' il dit est conséquent. Je fais au ciel les voeux les plus ardents, mon cousin, pour qu' il daigne vous éclairer: en redevenant chrétien, vous serez tout-à-la-fois, bon fils, bon ami, bon citoyen; et un jour bon mari et bon pere; en un mot, Edmond, vous serez heureux. Essayez-en, mon cousin; c' est à genoux que je vous en conjure. Avec de la religion, nous nous verrons sans danger; nous gémirons de nos fautes, il est vrai; mais je vous assure, d' après mon expérience, que nos larmes ne seront pas sans douceur... ah! Ne voudrez vous donc rien faire pour moi! Ne rien avoir de communavec celle qui se dit avec tant d' affection, votre cousine et votre amie!
Lettre 100. Edmond à Gaudet.
il laisse paroître son indifférence pour le bien, vante les agréments de Paris, et développe son penchant pour une dépense au-dessus de son état, qui perd tant de gens. tu vas dire que je suis toujours pour le dernier qui parle. J' étois pour toi, il n' y a que huit jours; et je suis contre à présent. Ah! Mon cousin, la matiere est importante, et mérite bien qu' on hésite. Lorsque tu es auprès de moi, que tu me parles, que tu réponds à toutes mes objections, avec cette promptitude, cet air assuré qui t' est propre, tu me fais partager la conviction que je vois dans tes yeux: le ton impérieux que tu prends d' ailleurs m' impose: mais lorsque je suis auprès de ma cousine, il me semble entendre la voix mélodieuse de la vertu elle même: la persuasion coule de ses levres... pour devenir ton prosélyte, il faudroit que je cessasse de la voir. Tel est donc le pouvoir que vous avez tous deux sur moi: lorsque je suis auprès de l' un ou de l' autre, je ne vois que par vos yeux, et c' est votre ame qui m' anime. Au nom de notre amitié, ne me tiraillezpas ainsi; jouez moi aux dez, et que celui de vous deux qui me gagnera, m' enleve à l' autre: car il faut absolument que la situation où je suis finisse; elle est trop pénible, et je ne saurois y résister. Ma cousine m' écrivit il y a quelques jours; mais je ne t' enverrai pas sa lettre; ce seroit faire naître entre vous une dispute de controverse, dont j' aurois toute la fatigue et tout l' ennui. Je vais changer de matiere. J' ai résolu de me fixer à Paris: depuis que j' ai goûté de ce délicieux séjour de la liberté, la province me paroît insupportable. Je t' ai oui dire plus d' une fois, que l' homme étoit fait pour être indépendant, et qu' il pouvoit l' être dans deux séjours opposés; celui de la solitude absolue, telle qu' on peut en trouver dans quelques-unes des campagnes; et dans celui d' une ville immense, où l' excès de population fait que chaque individu ne paroît pas, et qu' il se trouve confondu comme les grains de sable du rivage de la mer. Je trouve même que dans ce dernier, on est bien plus libre; les impositions s' y paient dans un détail insensible, et sans l' appareil de la sujétion; l' on s' y cache, ou l' on s' y montre à son choix, et à qui l' on veut; ce que l' on y dit et ce que l' on y fait, à la dignité qu' on veut y donner; la tache originelle des défauts personnels y est nulle, et cette source de ridicule, qui infecte tout dans la province, n' existe pas ici: en conséquence, rien n' arrête l' élan d' un homme actif; il a tout le ressort d' un homme libre, et il va aussi loinqu' il peut aller. Ce séjour est donc unique. Et si l' on y ajoute la facilité qu' il procure de converser avec toutes les nations de la terre, d' y voir en raccourci les moeurs et le tableau du monde entier, il n' est pas un homme sensé qui ne convienne, que quiconque a vécu dans la capitale, doit se trouver en exil par-tout ailleurs. Mais d' un autre côté, pour y vivre avec agrément, il faut avoir quelque fortune; la mienne, comme tu sais, est des plus médiocres: je jouis du revenu du bien de ma femme; mais j' ai des charges, et tout payé, il ne me reste pas quinze cents livres par an. Qu' est-ce qu' une pareille somme pour un homme qui voit le marquis de...; qui est obligé de se mettre assez bien, pour paroître dans la famille de ce seigneur, et jouer, lorsque l' occasion s' en présente? Je rougis de te le dire; mais il le faut; j' ai déjà eu recours à ma cousine, à ma soeur elle-même, qui a touché un quartier des rentes que tu lui as faites. Ce dernier emprunt est ce qui me peinoit le plus; il répugnoit à ma délicatesse, à cause de la source où je puisois; quelques ouvrages, assez bien payés, m' ont heureusement mis dans la possibilité de rendre. Mais tous les jours mes besoins se renouvellent. Je ne te le dis pas (et tu le sais bien), dans la vue de sonder ton amitié; je connois l' état de tes affaires, et j' ai été avec toi jusqu' où je pouvois aller; pour tout au monde, je ne voudrois pas aller plus loin; mais je veux te demander si d' après ce quetu sais de ma capacité, tu ne pourrois pas imaginer quelque moyen qui me mît dans le cas de ne vous pas être aussi incommode à tous que je le suis à présent? Vois cela, mon ami, et sois sûr que tu me trouveras prêt à tout. Il y a long-temps que j' avois à te faire cette ouverture; je différois, je crois plutôt par timidité, que manque de confiance. Réponds-moi par écrit. Je suis en attendant, ton incommode ami, etc.
Lettre 101. Réponse.
maniere bien dangereuse d' applaudir au vice; mais il y a une grande vérité, sur le jeu, et sur l' effet des passions. il ne sera question ici que de la derniere partie de ta lettre; et j' y réponds, que tu dois être sans inquiétude: il me suffit à moi que tu sentes vivement le desir d' une meilleure fortune, et que ce desir excite ton ambition: quant à tes dépenses, je les approuve toutes; il n' y a qu' une chose à éviter, c' est d' être dupe au jeu: tu n' as pas été dans le cas, je pense; les maisons où l' on t' a fait jouer sont honnêtes; mais le marquis pourroit te mener ailleurs. Je te recommande, au nom de notre amitié, de ne pas te faire une occupation d' un simple amusement; le jeu, devenupassion, est la chose la plus méprisable, et j' aimerois mieux te voir enfoncé jusques au cou dans la débauche des femmes, ou dans les mysticités de ta chere cousine, que joueur de profession. Ma bourse est à ton service; je pense, d' ailleurs, qu' Ursule ne doit pas dépenser quinze mille livres, et que tu peux, sans scrupule, faire passer quelque chose de ce revenu à ton usage. Quant à la jolie cousine, tu la désobligerois trop en la refusant. Avec ces trois ressources, tu figureras honnêtement, tandis que je chercherai. Mon cher, il nous faut un mariage avec une vieille, bien vieille et bien riche: par cet arrangement, que je ne desespere pas de trouver, je puis te porter bien haut. Tout ce que je crains, c' est que tu ne me fasses de sottes difficultés: mais dans ce cas, je romprois sérieusement avec toi, je t' en avertis. Il y a un an que je n' aurois pas osé te faire cette ouverture; mais tu te formes un peu, et je commence à concevoir des espérances. Pour ce qui est de la religion, j' ai fait réflexion que c' étoit perdre mon temps que de t' en parler; avec vous autres jeunes gens à passions vives, ce n' est pas le raisonnement qu' il faut employer; il faut laisser faire la dissipation et les plaisirs; ils ne vous menent souvent que trop loin. Adieu, mon cher. Tu peux aller toucher, avec l' ordre que je t' envoie, cinquante louis chez m banquier, rue des marmouzets. Ton ami, etc.
Lettre 102. Edmond à Pierrot.
le voilà tout-à-fait enthousiasmé de la ville de Paris, dont il décrit les amusements. voilà fort long-temps que tu n' as reçu de mes lettres, cher aîné: mais des personnes du pays, qui m' ont vu, t' ont donné de mes nouvelles en différents temps; et depuis un mois je différois de jour en jour à t' écrire, pour t' annoncer dans ma lettre une nouvelle à laquelle vous vous attendez: c' est un fils . Le marquis l' a su tout aussitôt; il est ici; c' est lui qui ordonne tout; l' on va baptiser sous son nom: ses procédés sont vraiment d' un honnête homme, et je me veux beaucoup de bien de n' avoir pas été plus adroit lors de notre combat. Ainsi, voilà deux partis: mais leur rivalité n' est qu' un avantage: si le marquis épouse, c' est un établissement bien au-dessus des espérances que l' on pouvoit concevoir; si sa famille s' y oppose, l' on aura le conseiller, et la chere personne ne peut tomber que debout. Je te dirai que nous avons ici deux gisantes ; il y a quinze jours qu' une personne à laquelle je m' intéresse, a mis au monde une fille belle comme sa mere; les deux malades vont de maniere à ne donner aucune inquiétude.Il faut à présent te parler de moi. Je fais ici des progrès beaucoup plus rapides qu' avec M Parangon: je donne aussi plus de temps au travail, et je l' emploie mieux. J' ai des émules qui m' humilient, tant je me trouve au-dessous d' eux; mais j' espere que je n' aurai pas toujours ce désagrément-là; je le sens au goût que j' ai pris pour mon art. La capitale inspire bien autrement le desir de s' avancer, et l' amour de la gloire, que nos villes de provinces. J' y éprouve une sorte d' ivresse. Heureux pays! Liberté! Divine liberté! J' ai donc enfin trouvé ton véritable séjour! ... pardonne, mon frere, cet enthousiasme. Oui, je me sens plus seul ici, environné de dix mille ames, que tu ne l' es dans notre finage desert; un seul homme rencontré t' y fait appercevoir que tu n' es pas seul; tu es obligé de lui parler, de le saluer, au moins, et de t' observer pour lui: mais ici, je suis libre comme l' air; tout ce qui m' environne, n' est, si je le veux, qu' un spectacle indifférent pour moi: je réunis tous les agréments que procure la compagnie d' hommes polis, et la vue de femmes charmantes, aux douceurs d' une tranquille solitude: en un mot, je jouis de tous les avantages de la société, sans être sujet à ses inconvénients. Voilà comme les extrêmes se touchent, mon ami; les deserts, et les villes les plus peuplées se ressemblent en un point. Mais les dernieres sont faites pour l' homme; mon séjour ici m' en convainc; car je m' y trouve dans mon élément: Paris (c' est une idée quim' est venue dès les premiers temps de mon séjour), Paris est dans le moral, ce que sont nos montagnes dans le physique; on y respire plus librement; l' on s' y trouve dans un dégagement délicieux, que je sens, mais que je ne saurois exprimer. Tu te rappelles ce que je t' en ai déjà marqué. L' espece humaine est comme embellie à Paris par le goût: il y est exquis dans la parure comme dans tout le reste: mais j' y trouve deux défauts; le premier, qu' un auteur célebre a déjà remarqué, c' est qu' elle donne à tout le monde la même physionomie: le second, qui est bien plus important, c' est qu' elle opere trop de ressemblance entre les deux sexes: les hommes affectent, dans l' arrangement de leurs cheveux, de rapprocher leurs coiffures de celle des femmes; et celles-ci commencent à se faire faire des faces comme les hommes: le mari et la femme, à côté l' un de l' autre, nue tête, ne se distinguent pas facilement. Or, cette ressemblance d' un sexe à l' autre que donne, soit l' habit, soit la coiffure, fut ce qui fit naître chez les grecs et les romains un désordre affreux, et qu' on ne connoît pas dans nos campagnes. Une autre observation: dans les commencements que j' étois à Paris, je ne savois pas distinguer les moeurs à la parure; je prenois toutes femmes pour honnêtes: après une demi expérience, je fis tout le contraire, et je pris toutesles femmes pour des catins, tant elles en ont l' air: il faut un long usage pour les distinguer sûrement. Je ne te parlerai pas encore aujourd'hui des plaisirs multipliés qui s' offrent à chaque pas dans la capitale. Il en est de tous les genres; les uns sont publics, et résultent de la population même: pendant trois mois, je n' en ai pas goûté d' autres: ce peuple immense, les jardins royaux, les promenades présentent à tout moment des scenes nouvelles, qui m' enchantent. Je ne suis plus surpris que le génie se développe mieux à la capitale, qu' elle soit le berceau des talents, et l' asyle d' un goût exquis: outre que tout s' y peint en grand, est-il possible de voir tant d' objets divers, si capables d' exciter les desirs, sans chercher à mériter leur possession, par une capacité qui procure de la fortune? En vérité, mon frere, je ne suis plus étonné de l' indolence des sauvages de l' Amérique, qui habitent un pays froid, tels que les canadiens, etc. Qui pourroit exciter l' émulation au milieu des forêts? Les arts, pour naître, veulent du luxe, des plaisirs, et tout ce qu' une morale sévere condame; c' est une vérité: comment donc naîtroient-ils ailleurs qu' où regnent l' aisance, les richesses, et les grandes passions? Ah! Mon ami, l' on végete en province, et l' on ne vit qu' à Paris. Pour revenir aux amusements, il en est de naturels pour ce pays-ci; ceux dont je parlois tout-à-l' heure; et les chef-d' oeuvres des arts, dont le nombre est presqu' infini, tableaux,statues, architecture, etc. Il est d' autres plaisirs que l' on paie; mais à si bon marché (et c' est en ceci que se fait sentir l' avantage de la réunion d' un grand nombre d' hommes), que le merveilleux spectacle de l' opéra , dont les frais journaliers montent à plus de huit cents livres, peut se voir pour quarante sols; qu' à un autre spectacle plus intéressant et plus naturel, dont le théatre se nomme le théatre françois , on peut ne donner que vingt sols; ainsi qu' à celui nommé des italiens , où l' on joue de jolies petites pieces en musique légere, dont tout Paris est fou: les frais de ces deux derniers vont par jour à quatre ou cinq cents livres. Il faut en outre le gain des acteurs, assez fort pour les encourager; les honoraires des auteurs (objet assez mince à la vérité); le quart pour les pauvres, qu' on préleve sur le profit, etc. Quelles immenses richesses ne faudroit-il pas à un homme qui voudroit jouir seul et à ses frais de tous ces amusements? Que dis-je, à un homme! Cent, deux cents, fussent-ils princes, ne pourroient trouver de quoi y suffire; tandis qu' un million en jouit presque pour rien. Juge par-là, mon ami, combien la société apporte de bien aux hommes, et à quel point elle est nécessaire à leur bonheur! Ils se soutiennent mutuellement comme les arbres d' une forêt, et bravent, ainsi réunis, les attaques de l' ennui qui dévore l' homme solitaire. Je sais bien que tu es content à S, sans tout cela; mais, cher aîné, une preuve que les plaisirs dont je parle valent mieux que la tranquillité dont tu jouis dans ton hameau,c' est que j' ai goûté cette vie paisible, qu' elle m' a pleinement satisfait et qu' à présent je ne la préfere pas; au lieu que tous ceux qui ont une fois connu les délices de la ville, la préferent comme je le sais, et mourroient d' ennui, s' il falloit retourner vivre à la campagne. Je veux te rendre compte de tout ce que je verrai; par-là tu partageras mes amusements; le contraste de ta vie et de la mienne pourra te mettre à portée de les apprécier toutes deux; et comme tu aimes à réfléchir, ces pensées t' occuperont agréablement au milieu de nos campagnes. Adieu, cher aîné: je ne tarderai pas à t' écrire. p s. je lisois hier que l' empereur de la Chine, actuellement régnant, vient de donner une instruction pastorale à son peuple, à-peu-près dans le goût de celles de nos évêques: la premiere chose qu' il y recommande, c' est d' honorer ses pere et mere ; et il en donne d' excellentes raisons, que tu trouveras dans ton coeur, sans que je te les dise, mon frere: le second, c' est d' honorer les aînés : ce précepte est bien de mon goût: sur-tout quand je pense à toi; souvent les cadets doivent presqu' autant aux soins et au travail des aînés, qu' à ceux des pere et mere; tu le vois tous les jours; et si chez nous il n' y a point de loi qui oblige à les respecter, ce n' est pas qu' elle n' y fût pourtant bien nécessaire. Mais nos législateurs habitent les villes; et il faut convenirque les cadets n' y doivent pas grande chose aux aînés; et que ceux-ci n' ont pas lieu d' être fort contents, quand il leur vient des cadets, qui diminuent leur fortune, et ne leur devront cependant ni subordination ni reconnoissance.
Lettre 103. Le même au même.
il me parle du fils d' Ursule, et continue à m' entretenir des plaisirs de Paris. je t' écris encore tout ému, cher aîné: l' on vient de me dire que la petite fille dont je t' ai annoncé la naissance dans ma derniere, étoit morte, sans qu' il ait été question de sa maladie: cela me paroît arriver d' une maniere si prompte que je ne sais qu' en penser; sur-tout depuis que j' ai vu la mere elle-même; cette femme sensible ne m' a paru que médiocrement affectée... mais je t' écris là des choses auxquelles tu ne comprendras rien. Quant au fils dont je t' ai parlé dans la même lettre, cet enfant cause ici bien des débats. Le marquis veut épouser celle qui l' a mis au monde; sa famille s' y oppose; et pas plus loin qu' hier, la mere du marquis est venu voir la personne que tu sais, pour la questionner, et savoir si elle n' encourageoit pas les dispositions d' un jeune homme qui se refuse aux vues qu' ona pour son établissement. -madame (a répondu la demoiselle ), je vois que vous êtes loin d' imaginer combien ma situation est affligeante: je n' aime pas m votre fils; la violence qu' il m' a faite ne fut point adoucie par le goût le plus léger pour mon ravisseur. Je connois un autre homme, vertueux, modeste, généreux à mon égard, qui m' aimoit à mon insu, dès avant mon malheur, et qui n' a pas changé depuis; c' est à cet honnête homme que mon coeur n' a pu se refuser. Voilà, madame, la vérité toute nue; je vous parle comme je ferois à ma mere elle-même. La comtesse l' a embrassée, et lui doit envoyer un présent fort joli en bijoux. Ensuite elle a voulu voir l' enfant. Cette dame a paru charmée de sa beauté; elle l' a carressé fort long-temps; puis elle l' a demandé. La demoiselle a répondu, qu' elle aimoit trop son fils pour s' en priver; qu' elle vouloit l' élever enfant; mais qu' elle seroit charmée qu' on lui conservât cette bonne volonté pour lorsqu' il seroit grand; et qu' alors elle le remettroit fort volontiers à son pere, après avoir fait naître et nourri pour elle dans son coeur les tendres sentiments, qu' une absence entiere empêcheroit de germer. -car (a-t-elle ajouté) je renoncerois plutôt à tout espoir de bonheur, qu' aux sentiments naturels que me devra cette créature innocente à qui j' ai donné le jour: et ne croyez pourtant pas, madame, que je me les approprie seule; sans aimer m le marquis, je connois ses droits; il peut être sûr que j' exciterai dans le coeur de son fils le respect légitime, et lapiété filiale dûs à un pere-. La comtesse a paru surprise de ce langage touchant; elle n' a plus insisté. Les choses en sont-là. Ma cousine et Madame Canon approuvent la demoiselle . Je vais à présent, mon ami, reprendre la suite de ma derniere, afin de tenir la promesse que je t' y ai faite. Je viens de jouir de quelques-uns de ces amusements dont je t' y entretenois. Nous avons ici des spectacles pour toutes les conditions: Madame Veronese , femme de mon nouveau maître, m' a conseillé de commencer par ceux du dernier étage. En conséquence, j' ai vu les danseurs de corde , et l' opéra-comique . Tu n' as point d' idées de ces divertissements-là, mon ami: le premier est un spectacle qui te paroîtroit magique: des hommes et des femmes marchent sur une corde tendue, y dansent, s' élevent très-haut, retombent d' aplomb, s' assoient, se mettent à genoux; en cet état, ils battent de la caisse, jouent du violon, y tiennent en équilibre, sur le nez, sur leur front, une épée posée sur un morceau de métal, et la font rapidement tourner, etc. Etc. J' étois enchanté, je te l' avoue, de ces choses extraordinaires pour moi: je ne conçois pas encore bien comment l' homme peut aller jusques-là. Mais j' étois le seul admirateur: Madame Véronese (comme tout le monde) voyoit ces prodiges avec une indifférence quime choquoit, et diminuoit mon plaisir. J' en ai pourtant conclu, que l' habitude de les faire, les rendoit faciles aux baladins; et l' habitude de les voir, insipides aux spectateurs; ainsi nous sommes bien heureux, nous autres habitants des campagnes, de n' avoir pas encore entamé le trésor de notre admiration et de notre sensibilité; elles nous procurent des jouissances dont les gens du monde ne se doutent pas. Après les danseurs de corde et les équilibreurs , nous avons eu des sauteurs , qui nous ont fait voir de nouveaux miracles; car c' est ainsi que je nomme le saut du cercle, et du tonneau. En faisant ce dernier, le sauteur entre la tête la premiere, mais il sort les pieds devant. L' on voit ensuite des tours de force, encore plus surprenants que tout le reste: tel est celui de l' assiette , où l' homme se ploie de façon que son estomac lui sert de pivot, et qu' il se donne ensuite un mouvement qui le fait pirouetter sur l' assiette, etc. Je ne te parlerai pas des petites comédies qu' on représentoit (car les danses et les tours ne servoient que d' intermedes); l' on m' a fait tant de honte du plaisir qu' elles me donnoient, que je n' ose t' en rien dire; j' attends que j' aie vu des choses que les gens d' ici approuvent (s' il en est, car ils sont terriblement difficiles), pour t' en faire la description. Enfin l' on nous a donné une pantomime; c' est une comédie où l' on ne parle que par gestes: elle m' a déplu; je l' ai avoué à Madame Véronese. Elle a souri, en me disantque le ton admiratif sur lequel j' étois monté, lui avoit fait espérer que je trouverois la pantomime charmante; elle a observé que c' étoit le mets favori des spectateurs à cataugand , qui se tuoient d' applaudir. Après cette petite critique de ma bonhommie, elle s' est levée et nous sommes sortis. Deux jours après, (le 12 de ce mois) nous avons été à l' opéra-comique , où M Gaudet nous a accompagnés. Ce spectacle est ravissant: l' on y donne de jolies petites pieces en vaudevilles, ou sur des airs notés, qui par leur variété, la convenance qu' ils ont avec les paroles, la situation, et le caractere des personnages, ont un charme exprimable. Ceci vaut bien mieux que les danses de corde, les sauts périlleux, et les tours de forces. Les acteurs m' ont paru bons; les actrices sont charmantes, et toutes si jolies, que je n' aurois su laquelle préférer. L' état de ces gens-là me paroît bien agréable! Nous avons eu trois pieces: la premiere est une plaisanterie délicieuse, intitulée, le miroir magique , dont la glace se ternit par le souffle de toute fille qui n' a pas exactement conservé sa vertu: la seconde, le coq du village ; on ne peut rien voir de plus léger, en même-temps qu' il y a des endroits extrêmement tendres. Voici le sujet: un garçon resté seul dans son village, est couru des filles, qui toutes veulent l' épouser: mais, il est amoureux d' une, nommée Thérese: il y a des obstacles, qui font l' intrigue de la piece: dans une circonstance, il prend le bouquet de sa Thérese, et chante en le flairant, ce joli couplet, que j' ai retenu: est-il de plus douces odeurs! ... d' où-vient que je soupire? ... l' amour s' est niché dans ces fleurs; c' est lui que je respire: le biau bouquet! Mais quelle ardeur! Je me sens tout de braise: c' est qu' il étoit contre le coeur de ma chere Thérese. Enfin, il épouse sa maîtresse. Nous eûmes ensuite une piece nouvelle, intitulée Pigmalion : c' est un sculpteur qui devient amoureux d' une belle statue qu' il a faite, et que les dieux animent à sa priere. Comme cette piece n' est pas imprimée, pour t' en donner une notion, je t' envoie un acte d' opéra que j' ai sous la main, et dont le titre et le sujet sont les mêmes: mais il faudroit la voir représenter, pour en prendre une juste idée. J' en reste-là pour aujourd' hui, cher aîné. J' aurai au premier jour le plaisir de te récrire; et pour le faire durer plus long-temps, je ne manquerai pas de te raconter tout ce que j' aurai vu.
Lettre 104. Le même au même.
Ursule refuse en quelque sorte le marquis. Edmond me parle de comédie et de sornettes. nous sommes ici dans le plus grand embarras: m le marquis veut absolument épouser Ursule: hier, il fit porter son fils devant toute sa famille assemblée, afin de toucher par la vue de cette innocente créature; il réclama pour lui l' état qu' on lui doit. -peut-être (ajouta-t-il), n' aurai-je pas d' autre fils: quel chagrin alors, et pour vous et pour moi, de voir notre nom s' éteindre, parce qu' un mariage m' aura mis dans l' impossibilité de légitimer l' enfant que la nature vient de me donner! Considérez encore, que sa mere n' est pas une fille foible, intéressée, que j' aie séduite, et qui m' ait écouté malgré vous; c' est la vertu même, à qui j' ai fait violence, par des moyens qui ont mis sa vie en danger. Ne lui dois-je pas la moitié de ma fortune? Et le titre dont je me suis rendu trop indigne par la bassesse de mon action, ne doit-il pas être légitimé sur ma tête, en le partageant avec elle-? Il s' est tu. La beauté du petit de , que tout le monde admiroit; les petites carresses qu' ilsembloit faire de préférence à son aïeule, madame la comtesse de, remuoient tous les coeurs: on a consenti. M le comte est venu lui-même avec son fils en assurer Ursule. Mais notre soeur s' est mise à pleurer; elle a dit au marquis, qu' elle avoit de la répugnance pour lui. Ce mot a paru troubler m le comte. Quant au marquis, il a répondu vivement: -mademoiselle, en avez-vous pour votre fils? -et c' est ce qui me tue (a dit Ursule), sans l' intérêt de ce cher enfant, jamais je n' aurois pu me résoudre à souffrir un moment la présence d' un homme... -voilà bien ce que vous méritez (a dit le comte à son fils). Mademoiselle (a-t-il continué) cette répugnance est légitime; elle marque l' honnêteté de votre ame. Mais enfin montrant l' enfant voilà mon fils, et le vôtre. -je consens à m' immoler pour lui, monsieur (a-t-elle répondu tristement); mais à deux conditions. La premiere, que je ne parlerai pas à m le marquis jusqu' au jour de la célébration; et la seconde, qu' aussitôt après, je pourrai me retirer dans un couvent, sans que m le marquis ait le droit de m' en faire sortir. Contente d' avoir procuré à mon fils l' illustration qu' il doit tirer de votre sang, monsieur, je renonce aux avantages qui ne me seront que personnels; celui de mon fils me tiendra lieu de tous les autres-. Cette résolution a étonné m le comte; il a prié Ursule d' en adoucir la dureté. Mais le marquis s' est écrié, qu' il acceptoit aux deux conditions. Et notre soeurs' étant retirée, il a assuré m son pere, qu' il la gagneroit, ou la feroit gagner, lorsqu' une fois il seroit son époux; qu' il savoit que l' oracle d' Ursule étoit Madame Parangon, et qu' il comptoit absolument sur cette dame, qui étoit la raison même; que cependant il ne vouloit pas employer sa médiation avant le mariage, de peur d' effaroucher sa maîtresse. Voilà, mon ami, ce qui se passe actuellement: informes-en nos chers pere et mere. Je t' avouerai que je penche pour le marquis; ce seroit une illustration pour nous, si notre soeur entroit dans une famille si relevée, qui peut-être nous mettroit sur la route d' une haute fortune et des distinctions les plus flatteuses. à tout évenement, qu' ils m' envoient leur consentement et tout ce qui est nécessaire pour le mariage, afin que je puisse saisir l' occasion aux cheveux, comme on dit. Ma cousine a la bonté de demeurer ici jusqu' à ce que le sort de notre soeur soit assuré. Mais je vois avec douleur qu' elle est plongée dans une profonde tristesse. Il n' est personne au monde qui mérite autant d' être heureuse; cependant elle ne l' est pas. Qu' est-ce donc que cette vertu si vantée, si elle ne peut rien pour le bonheur? ... quant à Mademoiselle Fanchette, elle devient de jour en jour plus charmante: sa soeur forme elle-même ce caractere plus heureux, et développe, dans le coeur de l' aimable fille, le germe des vertus qui lui sont naturelles. Mais(et je le pense depuis long-temps), ce n' est pas moi qui dois en profiter; outre que j' en suis indigne, mon coeur est pris pour jamais... il est bien cruel pour moi d' être la cause des peines d' une femme respectable, et de ne pouvoir les faire cesser; je renoncerois à tout pour elle, hors à l' évidence: il ne m' est pas possible de dire que le jour est nuit, et que la nuit est jour: c' est pourtant le cas où je me trouve avec elle, sur un sujet dont il est inutile de t' entretenir, cher aîné. Je vais à présent continuer à te parler des connoissances que j' acquiers ici. M Gaudet m' assure qu' il a fait convenir ma cousine, que celle du monde et des amusements de la capitale m' étoit absolument nécessaire. En conséquence, il profite de tous les moments de loisir que me laisse l' étude de mon art, pour me faire tout voir, et goûter de tout. Quelques jours après la partie dont je t' ai rendu compte dans ma derniere, nous allâmes aux italiens : c' est un théatre où l' on joue des pieces demi françoises et italiennes: les personnages familiers, ou les valets qu' on nomme arlequin et scapin , parlent un mauvais françois; les autres (qui sont un scaramouche , un pierrot , un pantalon , un docteur , un amant, un rival, une maîtresse, une soubrette,et quelquefois une mere de la maîtresse, tous ces gens-là parlent italien. S' il n' y avoit que ce genre de comédie à leur théatre, les acteurs ne feroient pas fortune: mais après qu' ils ont donné une comédie de cette espece, on en joue une ou deux autres, qui sont tout en françois. La piece françoise qu' on nous donna, avoit pour titre: la fausse suivante . Je ne t' en ferai pas l' analyse; tout ce que je dirai, c' est que de ma vie je n' ai rien vu de si touchant, de si brillant en attraits que l' actrice qui faisoit la fausse suivante . Elle se nomme Coraline . Je ne sais pas si elle jouoit bien; je ne m' y connois pas assez; mais j' ai senti qu' il n' étoit pas possible que le rôle fût rempli par une personne qui y convînt davantage; elle me donnoit le plus grand plaisir que puisse procurer une représentation; je voyois le personnage même, et l' illusion étoit complette. En vérité, elle m' a convaincu qu' il est quelquefois bon d' avoir le coeur pris; car on ne pourroit s' empêcher d' idolâtrer ces femmes-là. Et tu sens combien il seroit difficile, ou de parvenir jusqu' à elles, dans ma position, ou de suffire à tout ce qu' il faudroit, si j' y étois parvenu. à la fausse suivante a succédé une parodie intitulée fanfale , où l' on ridiculise les héros de l' opéra d' Omphale . Je ne t' en entretiendrai pas; il faudroit que tu connusses trop de choses pour m' entendre; outre que moi-même je n' ai pas vu cet opéra, et que je n' ai pu saisir la justesse des contre-situations. Tu vois mon ami, que les gens des grandesvilles prennent des plaisirs dont on n' a pas d' idée chez nous. Après ces pieces, on a dansé: de jeunes filles, ou du moins qui le paroissoient, habillées le plus galamment du monde, avec de petits chapeaux de fleurs et de rubans, de petits corsets qui les rendent comme des poupées, une jupe courte, une chaussure brillante et mignone, ont étalé leurs graces et leur légereté. De jolis petits hommes, tout drôles, et qui pourtant m' ont déplu, ont aussi fait preuve de leur talent. Mais je souffrois à voir des hommes ainsi dégradés, et plus parés que des femmes; ils ne m' ont paru que gauches et ridicules.
Lettre 105. Le même au même.
la mere du marquis de * prend le fils d' Ursule; ensuite mon frere me parle de deux spectacles, la comédie et l' opéra. Ursule ne sait ce qu' elle fait, mon ami, et je suis vraiment en colere de son peu de raison. La famille du marquis paroît à présent charmée de son refus; madame la comtesse est venue ces jours passés; elle a si bien fait par de belles paroles, et des caresses, qu' elle a engagé notre soeur à lui confier l' enfant: il est entre ses mains. Je n' augure rien de bon de cette démarche. Qu' on estmalheureux, quand l' éxécution des vues qu' on a, dépend des caprices d' une femme! Cette idée me donne beaucoup d' humeur, et ça été pour me dissiper un peu, qu' avant hier je me laissai entraîner à la comédie françoise , et hier à l' opéra , dont je vais t' entretenir. Tous les autres spectacles ne sont rien, comparés au théatre françois ; il l' emporte également par le mérite des pieces, et par le jeu des acteurs: il ne m' a plus été difficile de comprendre comment on peut dédaigner les baladins, et tout ce que j' ai vu. La comédie françoise est le théatre de la raison; on n' y débite qu' une morale saine; on n' y représente que des actions possibles et naturelles, et il m' a paru qu' on les rendoit avec le ton de la bonne compagnie. La premiere piece qu' on a donnée s' intitule cénie ; elle est par une dame, et d' un pathétique à tirer les larmes. Je n' ai jamais eu tant de plaisir. Une actrice, déjà sur le retour, mais dont le son de voix va jusqu' à l' ame, faisoit Cénie, jeune orpheline qui se trouve dans la situation la plus critique, puisqu' elle n' est pas légitime , qu' un méchant homme amoureux d' elle le sait, et qu' elle a un amant aimé, et digne de l' être, car il est vertueux, etc. Si tu avois entendu cette actrice-là, tu adorerois,je crois, toutes les femmes de cette profession. La seconde étoit le consentement forcé ; elle n' est pas moins intéressante que la premiere; puisque c' est une jeune personne sans bien, qui ayant épousé un fils de famille contre le gré des parents de celui-ci, entreprend de les gagner, en se mettant chez eux en qualité de domestique: elle y réussit à force de vertus. Je ne saurois t' exprimer tout ce que m' a fait éprouver de délicieux la jeune actrice qui a rempli ce dernier rôle: c' est la plus charmante figure du monde, et elle est telle sans le secours de l' illusion théatrale: elle n' a pas tout le talent de la premiere, mais on sent qu' elle l' aura, et qu' elle possede ce que l' autre a déjà perdu, la fraîcheur de la jeunesse; elle a sur-tout une timidité naturelle, qui produit une illusion complette dans les rôles honnêtes qu' elle rend. Je ne croyois pas en allant à ce spectacle, que j' y trouverois, parfaitement exprimés, des sentiments que j' ai eus mille fois, et que mon inexpérience me faisoit croire que j' avois seul, au moins de la maniere dont je les avois. Ce sera là désormais mon spectacle favori: car l' on dit qu' il y a encore beaucoup d' autres actrices charmantes, et des acteurs du premier mérite, outre ceux que j' ai vus. On donne ici, comme aux autres théatres, de petits ballets, exécutés par de fort jolies danseuses. M Gaudet en connoît une, et comme nous n' étionsque nous deux, nous avons été souper chez elle. Nous nous y sommes fort amusés: elle nous a fait l' histoire scandaleuse de toutes les filles de théatre. J' en suis en vérité charmé; car je prenois une trop avantageuse idée de ces syrenes-là: cependant, elle n' a pu dire de mal de cette jeune actrice qui m' a tant plu; et j' en suis bien aise; j' aurois été fâché de ne pas estimer ce que j' adore. Sur les onze heures, je me suis retiré seul; mon cousin est resté dans cette maison. Je vais à présent te parler de l' opéra , et bien t' en prend de ce que je ne t' ai pas rendu compte hier soir de ce que je venois d' y voir, car tu n' aurois eu que des exclamations d' admiration. aujourd'hui, je suis de sens froid. L' opéra est le parfait opposé de la comédie françoise : il n' y a rien de naturel, rien de réel; c' est le séjour des fées, et le pays de l' illusion. Les pieces m' ont peu attaché, d' ailleurs, je n' ai presque pas entendu, parce que l' accompagnement de l' orquestre, composé de près de cinquante instruments, basses, violons, hautbois, flûtes, bassons, trompettes, timbales, couvre presque toujours la voix. On nous a donné un intermede italien, intitulé le maître de musique , avec une piece dont le sujet est Alphée et Aréthuse . Dans l' intermede une actrice, qu' on nomme Mademoiselle Tonelli , a enchanté tout le monde par la beauté de sa voix, et par son goût; mais comme je ne sais pas l' italien, je n' ai entendu que des sons, des roulades, et des cadences. Je passe aux ballets: tu n' as pas d' idéede ce spectacle-là, mon frere: c' est celui qui m' attache davantage (après néanmoins ceux qui parlent à l' esprit et au coeur, comme la comédie françoise). Les ballets des autres spectacles ne sont que des jeux d' enfant, comparés à ceux de l' opéra: le théatre est quelquefois garni de plus de quarante danseurs et danseuses; et comme les choeurs chantants dans la piece demeurent souvent sur la scene derriere les danseurs, cela fait comme une foule innombrable, destinée à représenter, soit des peuples, soit des génies, des diables, des satyres, des nymphes, etc. Il y a plusieurs sortes de ballets; quelques uns sont simples, et ne représentent qu' une fête, où les peuples se réjouissent par des danses mêlées de chants: dans ce cas, la foule des danseurs qu' on nomme figurants et figurantes forment différentes révolutions, suivant que le compositeur a dessiné son ballet; et de temps en temps, il y a des entrées , c' est-à-dire, des personnages principaux qui viennent danser seuls, ou deux à deux, ou deux hommes avec une femme, etc. Il y a ensuite des ballets pantomimes, qui expriment et peignent une action particuliere, arrivée durant la fête, dont cette action est un incident; comme, par exemple, quand il survient deux rivaux qui se battent pour une bergere; celui qui triomphe l' enleve à l' autre, et danse avec elle; tandis que cette bergere, quelquefois amante du vaincu, cherche à tromper son ravisseur; en quoi elle réussit toujours, etc. L' on en voit encore qui n' expriment absolumentque l' action, et qui font comme une piece: tel est celui de Pigmalion , qui devenu amoureux de sa statue, la voit s' animer par degrés, et marque par sa danse et ses gestes, son admiration et sa joie. D' autres enfin sont des ballets infernaux: on y voit des diables évoqués par un enchanteur ou une magicienne: ces diables sortent en foule d' un goufre de feu qui vomit des tourbillons de flammes et de fumée, dont ils sont entourés: une furie, couverte de serpents, y danse ordinairement une entrée avec deux torches allumées, qui jettent des flammes très-vives au moyen de l' esprit de vin dont elles sont imbues; ce qui donne un spectacle vraiment effrayant. Il y a ici des danseuses du premier mérite; telles sont Mademoiselle Lany , qui prend les attitudes les plus gracieuses; Mademoiselle Lyonnois , qui danse admirablement les furies dont je viens de parler; mesdemoiselles Puvigné, Carville, etc. Un M Dupré est le premier danseur; mais je ne m' arrête guere à ce que sont les hommes dans ce genre de spectacle; et je crois que les personnes de l' autre sexe prennent peu garde au mérite des femmes.
Lettre 106. Réponse.
je lui envoie une lettre qui le démasque, et que je croyois calomnieuse. je ne puis que te remercier, mon cher frere, de ton attention à m' instruire de tout ce qui regarde tes affaires et celles de notre chere soeur; ainsi que de ta complaisance et de ta confiance envers moi, qui t' engagent à me marquer tout ce que tu fais; et je vois que cela est un effet de ta cordialité fraternelle. Mais, mon ami, je vois aussi que voilà bien des choses où tu cours un peu vîte; et qu' une partie de ce que tu fais nous est défendu par notre sainte religion. Si je disois tout à nos pauvres pere et mere, ils en auroient bien du tintoin; mais je ne suis pas capable d' abuser de ta confiance. Or donc, mon frere, en mon nom, et comme ton aîné, que tu veux bien en cette qualité croire et respecter, je te recommanderai de te souvenir des bonnes instructions que nous avons reçues de notre pere, et des principes de religion et d' honneur qu' il nous a inculqués. C' est là où tu es, à ce que je vois, qu' on a le plus grand besoin de s' en souvenir. Mon très-cher Edmond, il ne me conviendroit pas de prendre avec toi le ton de maître, et de faire le docteur, mais j' aiquelques chagrins à ton sujet, par la grande amitié que je te porte et porterai toute ma vie. Et tu vas juger s' ils sont fondés, ou non; car quoiqu' on m' ait recommandé le secret, je ne l' ai pas promis; et de plus, je ne sais à quoi le secret serviroit, puisqu' en le gardant, je ne pourrois pas t' être d' utilité. Par ainsi, mon cher frere, je t' envoie ici la copie de la lettre qu' on m' a écrite de Paris, afin que tu voies qu' on sait tes actions les plus secretes, et qu' on les empoisonne peut-être. Comme je sais, Monsieur Pierre, que votre famille est honnête, quoique peu relevée, je serois fâché qu' il arrivât rien à aucun de ses membres qui pût lui causer du deshonneur: c' est ce qui me détermine à vous instruire, sous le secret, de la maniere dont se conduit votre frere le peintre: il me paroît que ce jeune homme a les passions vives, et que la soif du plaisir le dévore, sur-tout qu' il a le goût faux; ce qui dénote qu' il ne réussira jamais dans son état. Je me garderois bien d' avancer des choses aussi dures, si je n' avois en main des preuves que l' on ne peut récuser. Il fit hier une partie avec le marquis D, un anglois qui se fait appeller mylord Paaff , et un homme de lettres. Trois jeunes actrices de l' opéra comique, jolies, mais assez médiocres, étoient leurs vis-à-vis; c' étoient mesdemoiselles Baptiste, Mantel et Prudhomme la cadette. Comme votre frere a de la figure, il étoit la coqueluche de ces dames, qui toutes le desiroient. Le marquis n' est pas beau, mais il a l' usage dugrand monde, avec cette aisance et ce ton de supériorité que lui doivent inspirer sa naissance et ses richesses. Mylord est étranger, et c' est une grande recommandation auprès des femmes. Il suit delà que l' homme de lettres étoit le rebut. Cependant, on peut dire que son mérite est assez connu, pour que dans toute autre société il dût lui tenir lieu de recommandation et le faire respecter. Mais monsieur votre frere donnoit le ton, et tout paysan qu' il est, tranchoit plus du marquis, que le marquis D lui-même. Il n' est sorte de sarcasmes, qu' il ne lançât grossiérement contre l' homme de lettres; qui lui répondoit par des épigrammes trop délicates pour être senties d' un homme de son étoffe. Mais ce n' est pas-là le point; voici un trait dont vous ne pourrez vous empêcher d' avoir horreur. L' homme de lettre a l' ame belle, et par conséquent sensible (quoique des céladons langoureux l' accusent de ne pas connoître la véritable tendresse); il fut frappé des graces de la jeune Prudhomme, danseuse du spectacle dont j' ai parlé: c' étoit, par malheur, celle à laquelle le noble Edmond avoit donné le mouchoir: les petits soins, les attentions de l' homme de lettres furent d' abord rebutés: mais tout-à-coup on changea de maniere; on lui sourit, on l' agaça même. Lorsqu' on le crut au point où on le souhaitoit, la Prudhomme disparut, en lui jettant, comme à la dérobée, un coup d' oeil expressif. Il ne tarda pas à la suivre. à son arrivée on éteignit les lumieres; mais il avoit entendu la danseuse,qui lui dit fort bas: -je veux du mystere; on me ridiculiseroit, si l' on savoit mon foible pour vous. J' aime les auteurs; c' est ma manie; ces gens-là savent analyser le plaisir; ils joignent la délicatesse du sentiment, au charme des détails et à l' ardeur des caresses: mais pas le mot; je l' exige, et ne permets ici que des soupirs-. En achevant ce discours insidieux, deux levres brûlantes lui donnerent un baiser. à la vérité, l' haleine étoit un peu forte; mais la Prudhomme étoit si jolie, que l' homme de lettres, échauffé par les plaisirs de la table, étant d' ailleurs d' un tempérament très érotique, se livra sans réserve aux impressions que la prétendue beauté faisoit sur ses sens. Il entendoit de temps en temps des éclats de rire; mais il crut que ses compagnons continuoient à tenir table, ou qu' ils s' y étoient remis; il ne songeoit gueres d' ailleurs à tout ce qui l' environnoit, et n' avoit garde de penser qu' on le mistifiât. Cependant le dénouement approchoit. Il entendit sortir plusieurs personnes de la chambre voisine, et parmi elle il crut reconnoître la voix de la danseuse: il s' apperçut en même temps, par un petit filet de lumiere, qu' on l' avoit écouté de cette chambre. Tandis que ces réflexions se présentoient assez désagréablement, la porte du boudoir où il étoit s' ouvrit avec fracas, et toute la compagnie s' y précipita, munie de flambeaux; la Prudhomme en avoit deux: on s' avança en riant aux larmes, et l' on fut déterrer derriere un lit de repos où elle s' étoit cachée, une femme, dont la vue fit frissonnercelui qu' elle venoit de favoriser. C' étoit une de ces malheureuses qui courent les rues; laide, sale, et, ce qui est le pire, couverte de rougeurs qui ne font présumer rien de bon. Voilà le trait, Monsieur Pierre; je vous avertis que si les effets répondent aux apparences, et que la santé de l' homme de lettres soit attaquée, il se propose de poursuivre vivement votre frere; ce qui lui sera facile, parce qu' il a un parent en place. Il espere aussi que vos parents mettront ordre à l' inconduite de leur fils, qui est un franc vaurien. Je vous salue, mon cher Monsieur Pierre, de tout mon coeur. Negret. Je n' ai jamais entendu parler de ce M Negret , et il ne me donne pas son adresse. Mais je vois bien par tous ces pieds de mouches qu' il met à son nom, que c' est un savant. Pour à l' égard de la chose dont il parle, elle est si noire, que je ne t' en crois pas capable; tout ainsi comme de faire des parties dans le goût de celle-là qu' il raconte. Or donc, mon cher ami, prends garde à te préserver du libertinage, et de tout ce qui y a rapport: la compagnie de m le marquis De * est bien honorable,et je sens que c' est bien chatouilleux de se refuser à ce que des gens comme ça veulent; il faut accorder tout, hors ce qui seroit contre Dieu et le prochain: voilà, je crois, la regle; car ces deux choses-là sauves, on ne peut rien faire qui déshonore. Tout va ici à l' ordinaire; et pour ce qui regarde les affaires de ton bien, c' est moi qui les fais, et qui t' en rendrai compte vienne la saint André. Je finis en t' embrassant de tout mon coeur.
Lettre 107. Edmond à Pierrot.
prétendue mort du fils d' Ursule. Le marquis se retire. Edmond m' avoue ses turpitudes en les excusant. mon cher aîné, le fils d' Ursule, qu' avoit pris madame la comtesse, est mort, dit-on; et les craintes que je témoignois dans ma derniere sont ainsi vérifiées. C' est un fâcheux accident, pour ma soeur et pour moi-même, de quelque maniere qu' il soit arrivé. J' ai bien de la peine à consoler une mere affligée, qui s' étoit attachée à cet aimable enfant au-delà de toute expression. Le comble du malheur, c' est que le marquis s' est aussi-tôt retiré. J' en suis vraiment au désespoir: que d' avantages nous perdrons, par l' entêtement de notre soeur! C' est bien sa faute, si elle n' est pasmarquise, avec son attachement pour le conseiller! Elle l' aime, et moi je le déteste; cet homme a un air en-dessous depuis quelques jours, qui m' inspire de la défiance. Ma cousine, qui ne se croit plus utile ici, vient de partir pour Au, où elle pense qu' elle servira mieux Ursule, attendu que le conseiller est obligé de s' en retourner dans quelque-temps. Ce départ est un nouveau chagrin pour moi. Je ne suis plus le même; mon humeur change, et tout me déplaît... une si belle occasion manquée! Mais il n' y faut plus penser. L' alliance du conseiller nous sera d' ailleurs assez avantageuse dans le pays: je pense que la fortune dont jouit notre soeur levera les difficultés que le vieil oncle pourroit faire. Il ne s' agit que de présenter les choses sous un jour favorable. Le p d' Arras, et M Gaudet, cet utile ami, quoi qu' on en dise, nous y serviront merveilleusement. Je vais presser ce mariage; une fille dans le cas où est Ursule, pese toujours à sa famille. Il est temps de répondre à ta derniere, cher aîné. Je sais de qui est la lettre qu' on t' a écrite; je l' ai fait avouer par Negret, qui en est le héros, et qui n' a pas craint de s' y louer lui-même, comme tu sais. L' outrage dont il se plaint, est vrai: dans la chaleur de son ressentiment, il t' a écrit pour me faire piece; et il a doublement tort, car ni moi, ni Mademoiselle Prud' Homme, n' avons contribué au tour qu' on lui a joué. C' est M Paaff seul qui a tout fait, avec son valet-de-chambre. Il est vrai que nous n' avons pu nous refuser auplaisir d' en rire; mais c' est tout notre tort. Quant à la partie en elle-même, je l' ai faite par complaisance pour le marquis. Mais je ne saurois m' en repentir: la connoissance des trois actrices est très-agréable, et peut être utile à un jeune homme de mon état: le commerce avec ces sortes de femmes, très-dangereux pour les gens qui ont une fortune, ne l' est guere pour les gens à talents, dont les moyens bornés sont connus; d' ailleurs, on n' exige d' un artiste, que les productions de son art. Mais c' en est trop là-dessus. Je ne te peindrai pas l' espece de petit more avantageux qu' on a berné, parce que tu ne seras jamais dans le cas de le voir. Il se dit homme de lettres; c' est le titre favori qu' il aime à se donner: cependant il n' en est rien; à la vérité, il a tiré quelques chansons passables de son imagination libertine, mais c' est tout. Pour revenir à mes affaires, je te dirai que le malheur dont je te parlois en commençant, m' a rendu toute mon activité pour le travail, que je négligeois un peu. Car j' avois déjà formé le projet de prendre le parti des armes, et m le marquis m' avoit répondu d' un prompt avancement. Projet en l' air, comme tu vois; il auroit fait avancer son beau-frere, mais un étranger! ... d' ailleurs, le titre de beau-frere de marquis m' auroit procuré une considération, qui est nécessaire dans le service, pour vivre avec des officiers fiers de leur noblesse, et qui ne voient qu' avec peine des roturiers partager leurs emplois. Je m' en tiendrai donc à la peinture. Ursule prend des leçonsde mon maître; ses progrès égalent les miens; et nous sommes tous deux surpassés par Mademoiselle Fanchette. Cette aimable enfant est un trésor. Elle grandit; elle est presque formée pour la taille et la beauté. Je sens aujourd'hui que j' aurois pris facilement pour elle les sentiments que ma cousine cherchoit à faire naître. Mais on lui a parlé contre moi sans doute; car ses politesses à mon égard deviennent de jour en jour plus froides et plus réservées. On a eu raison. Adieu, mon frere: je suis plus peiné que je ne saurois le dire.
Lettre 108. Le même au même.
le second amant d' Ursule la quitte. Edmond exprime son chagrin de ce que les deux établissements ont manqué. t' y serois-tu attendu, mon frere? Le conseiller écrit qu' il a fait des réflexions; que sa famille a d' autres vues; qu' elle s' oppose... il craint que l' accident arrivé n' en soit connu... jour de ma vie! C' est lui qui nous a fait manquer un établissement illustre; et il ose aujourd'hui... il dédaigne une fille trop foible pour lui, trop tendre,... ou plutôt trop imbécille; elle seroit marquise, sans sa sotte tendresse... ma cousine avoit bien raison, d' empêcherUrsule de le connoître; et plût à Dieu qu' on ne se fût jamais écarté de ce premier plan! ... la voilà désespérée; elle pleure, et dit qu' elle ne se repent pas du sacrifice qu' elle a fait à l' ingrat... je m' en repens assez pour elle! ... si j' avois pu prévoir la mort (ou la soustraction) de l' enfant; (car, sans en rien témoigner, j' ai de furieux soupçons)... ne désespérons pourtant de rien; je veux revoir le marquis. Annonce ces fâcheuses nouvelles à nos parents, avec les adoucissements que tu sais mettre à tout; car il le faut, afin qu' ils reglent là-dessus leur conduite avec le conseiller, qui est retourné au pays. M Gaudet l' y a suivi, pour observer toutes ses démarches: cet ami est infatigable, et sacrifie tout, lorsqu' il faut nous servir... ah! Pourquoi est-il lié... souhaits inutiles! Mais je n' en fais que de pareils depuis quelque-temps; hors celui (j' aime à en être sûr) d' être cher à mon vertueux aîné.
Lettre 109. Edmond à Gaudet.
mariage du marquis. Edmond parle à son ami d' infamies qu' il a faites avec un certain Negret. redouble tes soins, à l' égard du conseiller, mon féal ami; car il n' y a plus d' espéranceici pour ce que tu sais. Le marquis vient d' épouser une riche et noble héritiere, si belle, si ravissante, qu' il lui seroit impossible de ne pas l' aimer, eût-il encore dans le coeur toute sa passion pour celle qu' il abandonne. Cependant il a fort bien reçu la visite que je lui ai rendue ces jours-ci, et m' a renouvellé ses offres de service, en m' invitant à le voir souvent; en un mot, il m' a fait mille caresses. Nous verrons bientôt quel fond je dois faire sur tout cela. Ma soeur commence à reprendre un peu de tranquillité; nous la dissipons, Mademoiselle Fanchette et moi: les lettres qu' elle reçoit de ma cousine font aussi beaucoup d' impression sur elle. Le développement de ses talents étonne jusqu' à ses maîtres. Elle nous sert de modele, lorsque nous avons besoin d' une belle figure de femme pour quelque portrait de prix; et elle ira au salon, avec un tableau d' Alexandre recevant la mere et la femme de Darius: Ursule est statira . Ce qui me fait encore un vrai plaisir, c' est qu' elle est grandie depuis son accident: tu conçois de-là que le petit échec qu' ont reçu ses appas doit être à-peu-près réparé... Edmond dit ici qu' il a profité d' une circonstance singuliere, pour dessiner le nud, d' après deux beautés parfaites, et il continue. Ursule, parfaitement formée, a la mollesse et le nourri des contours; c' est la nature dans sa perfection, c' est Vénus : Fanchette, plusdélicate, est moins achevée, et représente à merveille une Hébé . Nous recevons Negret en ton absence; cet original amuse Laurette: ce qui me surprend, c' est que l' aventure que je t' ai contée, et qui lui tenoit si fort au coeur, qu' elle l' a fait sortir de son caractere qui n' est pas méchant, c' est que cette aventure sanglante, et qui auroit eu de fâcheuses suites pour sa santé, sans le préservatif d' un habile médecin, ne l' ait pas dégoûté de notre société; il est vrai que j' ai tâché de la réparer depuis, par toutes sortes de bons traitements. C' est un petit libertin bien effronté, que M Negret: comment donc! Il veut absolument que nous allions voir des filles; et j' ai mis déjà deux ou trois fois les pieds chez ces viles créatures, pour m' amuser des singuliers procédés qu' il a avec elles. à la vérité, je n' étois pas fâché de connoître par moi-même cette classe infortunée, qui traîne dans l' avilissement une vie pénible, en se consacrant au plaisir. Si j' avois plus de temps, je te décrirois quelques unes de nos aventures: mais je me bornerai à deux, ou plutôt à une. La premiere, que j' abrégerai, nous est arrivée dans un espece de cachot au premier sur le derriere,dans une chambre pleine de fumée de boudin et de saucisses qu' on y faisoit cuire. Il y avoit deux filles fort mal-propres; une petite blonde assez gentille, et une autre très-laide; nous avons tiré au sort; la laide est tombée à mon compagnon (par une petite tricherie de la blonde), etc. Mais je ne me refuserai pas à t' en détailler une seconde; d' autant qu' il me semble t' avoir oui dire que tu connoissois très-peu cette espece de femmes-là. Il y a quelques jours que nous trouvames, à la sortie du palais royal , une grande fille fort bien faite. Negret me tourmenta pour la suivre. Je me rendis, bien résolu de ne pas lui disputer les faveurs de sa belle. Nous fumes introduits dans un vaste appartement au second, rue du chantre , où tout étoit élégant, commode, magnifique même. On nous accueillit à merveilles; c' est l' ordinaire: l' entrée de ces endroits est toujours agréable. -mes enfants, nous dit la grande fille, vous êtes deux; il ne seroit pas décent que vous n' eussiez qu' une femme-. Elle nous quitta, sans attendre notre réponse, et revint au bout d' un moment avec une voisine charmante, mais petite, qu' elle nommoit la Duplessis (pour elle, c' est la Lebrun ). Voilà quelle est la politique de ces filles dans leurs associations; une grande avec une petite; et si elles sont trois, l' âge, la couleur, et la taille different toujours, afin de contenter tous les goûts. Je t' avouerai que j' étois comme interdit; je n' avois encore vu que des gouines , c' est le mets favori de Negret:mais le bon goût de la parure de celles-ci, l' enjouement et la légereté de leurs propos, une aisance, de la politesse, tout cela m' imposoit un peu. Negret lui-même étoit hors de lui; et semblable à l' âne de la fable, il demeuroit immobile entre deux beautés égales, sans être pareilles. La grande m' a enfin demandé laquelle je choisissois? Je n' ai répondu qu' en donnant la main à la Duplessis . Ah! Mon ami, que ces femmes sont dangereuses! Et qu' elles le seroient bien davantage, si... mais il ne faut pas anticiper. Ce n' étoit plus ici des souches, comme les premieres; la petite personne m' a fait des caresses qui m' étoient encore inconnues: un feu brûlant s' est fait sentir; les écarts voluptueux de cette fille m' ont enivré... j' ai succombé. Mais à peine l' éclair du plaisir a-t-il disparu, que le masque de mon amante est tombé: je l' ai vue me présenter de l' eau du plus grand sens froid, s' en servir elle-même, d' une maniere qui me répugne encore, tant elle sentoit le métier ; se regarder dans ses glaces, en détonnant sans goût une ariette dont elle estropioit les paroles; venir ensuite s' asseoir auprès de moi, en me disant d' un ton maussade: -M' ame Lebrun et son petit more ne finissent pas! Vive moi! En deux tours de main, je dépêche mon homme, et m' en débarrasse. Ce discours m' a révolté; lorsque je croyois cette fille sensible, c' est qu' elle se dépêchoit ! Quelle horreur! Cette avanture-ci me guériroit mieux que la premiere, toute dégoûtante qu' elle étoit. En vérité, je n' en suis pas fâché: si les feints emportements de tendresse, les profonds soupirs, l' égarement affecté de la Duplessis eussent été vrais, je revoyois cette créature, et peut-être étois-je perdu: car Dieu sait où le goût du plaisir facile m' auroit conduit! Tu vois que je ne te cache rien de mes folies, cher cousin: c' est que j' imagine que tu sauras apprécier de petits écarts, nécessaires à la jeunesse pour la former: du moins me proposai-je de tirer du fruit de celui-ci, à l' aide de tes conseils.
Lettre 110. 1753. Gaudet à Edmond.
il donne à Edmond de bons avis, par de mauvais motifs. est-ce un si grand malheur, que de ses deux amants, ta soeur ne puisse faire un mari? Je ne le crois pas: elle est jeune, belle, riche; elle a de l' esprit, des talents; que lui faut-il de plus pour être heureuse? Laure t' apprendra tous les détails du mariage du conseiller; que je ne veux pas répéter ici. Parlons de toi.La débauche, mon cher Edmond, doit toujours être évitée; elle ne mene à rien; si ce n' est qu' elle fait quelquefois la fortune des favoris d' un grand vicieux. Un beau garçon, comme toi, a-t-il donc besoin de la vile ressource des prostituées, pour trouver les plaisirs de son âge? Eh! Quoi! Voudrois tu déjà partager l' infamie de ces vieux libertins, qui ne pouvant être accueillis par les femmes honnêtes, vont risquer leur santé avec celles qui ne le sont pas? Qui voit-on hanter les prostituées, et même les filles de théatre? Des gens décriés, ou qui méritent de l' être; des dupes qui se ruinent par une vie crapuleuse, sans jamais rencontrer la jouissance délicieuse qu' ils cherchent à se procurer, et qu' ils paient si cher. Tu ne verras chez les prostituées vulgaires, outre les vieillards libertins, que ces jeunes farauds du bas étage, qui n' ont pas une fortune suffisante pour se donner avec des femmes bien mises, des airs d' hommes à bonnes fortunes; des militaires perdus de moeurs, et même d' honneur; de misérables ouvriers, qui ayant les passions vives, sacrifient le bien-être d' une semaine, à la triste satisfaction de caresser à la hâte le fantôme d' une femme. Et c' est toi, toi, Edmond, qui as pu t' assimiler déjà plusieurs fois à toute cette vile canaille? Tu as pu livrer ton corps aux attouchements d' une salope, la honte de ton sexe, dont les appas triturés par tout ce qu' il y a de plus vil dans le nôtre, n' offrent que la dégoûtante image... fi! Fi! Ne me parle plus de ces tristes aventures, ou je meverrois obligé de te rappeller que tu es aimé de Madame Parangon; de cette femme touchante, honnête, et si belle, que tout ce que la débauche peut jamais t' offrir, n' approche pas à cent piques de ce que te réserveroit la vertu. Je sens bien que la compagnie de Negret est dangereuse: mais que cet homme lui-même te serve de comparaison: où voudrois-tu qu' il allât! Il seroit excusable, si on pouvoit l' être; les especes de monstres tels que lui, n' ont pas d' autres ressources, et ses pareils sont peut-être une des raisons pour lesquels le gouvernement tolere la prostitution. Tolérance nécessaire, mais bien malheureuse, puisqu' elle contribue à la propagation d' une maladie cruelle, qui semble rendre la condition de l' homme pire que celle des autres animaux. J' ai été bien aise d' avoir une occasion de faire cette vive sortie contre un désordre qui révolte la nature; pour te faire comprendre qu' un homme qui a secoué les préjugés, n' est pas dès lors le sectateur de tous les vices et de tous les abus: il respecte la nature et ses loix sacrées: si d' abord, et dans le premier moment de liberté, il ressemble à un plomb suspendu, qui, éloigné de la perpendiculaire, retourne beaucoup au-delà; l' homme éclairé revient aussi, comme ce plomb, peu à peu au juste milieu, qui constitue l' honnête homme et le bon citoyen. C' est la position où je me trouve, et celle où te desire. Ton ami, etc.
Lettre 111. Edmond à Pierrot.
il m' annonce le mariage du conseiller. Morale des grands corrompus. Il me parle d' une infamie pour Ursule, que je ne compris pas dans le temps. je crois que vous n' ignorez plus chez nous, que le conseiller vient de se marier, et que c' est avec Mademoiselle Lin , une jeune personne charmante, d' assez bonne famille, mais bourgeoise, comme la nôtre, et sans doute beaucoup moins riche que ne l' est notre soeur. Je viens d' apprendre tout cela par une lettre que d' Arras écrit à une dame de ses amies. Ursule est instruite depuis une heure; et je t' avouerai que je suis charmé de la maniere dont elle a pris cette fâcheuse nouvelle. Je te dirai plus: le marquis aime toujours notre soeur: il a découvert qu' on l' avoit trompé, pour lui faire épouser une personne de naissance égale à la sienne, et que son fils n' est pas mort. Il fulmine, en secret, contre ses parents, et il leur a même déclaré l' un de ces jours, que s' il n' avoit pas un héritier de son épouse, il feroit casser sonmariage. Le lien où il est retenu, loin d' éteindre ses sentiments, les a rendus plus vifs. Je le vois souvent; il me fit hier une singuliere proposition; c' est d' être l' ami d' Ursule; qui, dans le fond (dit-il), est sa véritable épouse; de lui monter une maison, de lui donner un équipage leste, et de la faire jouir de quarante mille livres de rente, y compris ce qu' elle a. Le marquis m' a apporté plusieurs raisons pour me déterminer à le seconder: et la premiere, comme la plus forte sans doute, c' est que dans sa condition, c' est l' usage d' avoir quelqu' un ; ce qui est si constant, qu' un de ses oncles étant entré durant notre conversation, il n' en a pas changé. Ce monsieur y a pris part, et a seulement dit à son neveu: qu' il falloit toujours sauver les apparences; que sa femme étoit jeune, aimable, et que ce seroit la plus grande imprudence du monde, de l' autoriser, par son exemple, à violer la foi conjugale: qu' au reste, l' ayant épousée sans l' aimer, et seulement pour convenance, il falloit avant tout se donner un ou deux héritiers; et qu' ensuite ils seroient libres tous deux: que le mariage n' étoit pas un esclavage éternel, comme le peuple, et quelques préjugistes se l' imaginoient; mais un contrat social, pour donner des sujets à l' état, et perpétuer son nom par deux tiges également riches et illustres -. Il m' a paru que ces raisons étoient celles avec lesquelles on avoit déterminé le marquis à se marier; car il a répondu d' après cette idée; que son lien n' en étoit pas moins indissoluble, et son fils sans état; qu' on se ressouvînt de la protestation qu' il avoit faite, que s' il n' avoit pas d' héritiers, il provoqueroit la cassation de son mariage, et qu' on avoit promis de l' appuyer . Une autre raison que le marquis m' a donnée, c' est qu' il est à propos, de faire prendre à ma soeur un essor dans le monde: l' aisance, une table ouverte lui procureront une société choisie, au milieu de laquelle elle brillera par ses graces et ses talents, et prendra le ton qui lui sera nécessaire un jour. Je lui ai représenté qu' une fille ne pouvoit guere tenir maison, sans donner à parler. Il n' est pas demeuré court là-dessus; il m' a cité une certaine Ninon De Lenclos , qui étoit bien pis que ce qu' il propose que soit Ursule, puisqu' elle étoit galante, et qui néanmoins fut recherchée en son temps de tout ce qu' il y avoit de grand et d' honnête dans le monde; car elle fut même l' amie de Mesdames De Maintenon et De Sévigné, quoique la premiere fût dévote, et toute-puissante auprès de Louis XIV. -elle est même (ajouta-t-il) encore aujourd'hui respectée de la postérité-. Je ne sais trop ce que c' est que cette vie-là; mais Ursule ne sauroit la goûter. Je crains qu' elle ne soit redevenue tendre. Un des éleves de notre maître, très-joli garçon, et fort mauvais sujet, a, je crois, trouvé le chemin de son coeur. Je désapprouverois beaucoup ce penchant, et parce que c' est un parti sans fortune, et parce que ce jeunehomme est une brute: il est fort libertin, et ne s' est rangé que depuis qu' Ursule l' a remarqué: or, je sais que l' amour, en s' éteignant, laisse retomber dans ses anciennes habitudes le vicieux qu' il avoit exalté. Ursule paroît écouter volontiers mes avis là-dessus; j' espere beaucoup de sa raison; et plus encore des conseils de ma cousine, à laquelle j' ai prié le p d' Arras de parler à ce sujet. Je t' engage à lui marquer aussi ce que tu penses: réunissons nous contre cette passion, tandis qu' elle est encore foible; car si nous la laissions se fortifier, tous les efforts du monde échoueroient contre-elle dans un coeur comme celui de notre soeur. Après de si belles espérances, nous rabaisserions-nous jusqu' à un homme sans fortune et sans mérite, tel qu' un Lagouache ! Un garçon qui réussit fort mal dans son art, paresseux, gourmand, idolâtre de sa figure. En vérité, lorsque je pense qu' il s' en est si peu fallu que je n' aie vue ma soeur... il est des choses bien difficiles à digérer dans la vie; mais la plus cruelle, je crois, c' est d' avoir manqué la fortune et l' illustration par sa faute.
Lettre 112. Edmond à Gaudet.
il raconte comment il a fait connoissance avec la marquise De . voici du singulier, cher ami. Depuis ma derniere lettre, j' ai vu souvent le marquis: ses bontés pour moi ont redoublé; notre familiarité est devenue si intime, qu' il a voulu me présenter à sa femme: il m' a mis sous sa protection. En quelques semaines, j' ai fait des progrès assez rapides dans la faveur de ma nouvelle protectrice. Lis bien attentivement tout ce que je vais te raconter. Lorsque le marquis me présenta, la marquise étoit à sa toilette: peu fait aux usages reçus, je fus surpris qu' il m' introduisît auprès d' une jeune beauté demi-nue, dont les trésors étoient les plus séduisants qui puissent frapper les yeux d' un mortel. Une jupe courte laissoit voir une jambe fine, dont un pied mignon complettoit les graces: son corset demi-lacé, ne rassembloit pas encore sa gorge, qu' on voyoit dans toute sa beauté naturelle; sa taille svelte avoit un charme que je ne puis rendre; ses yeux, une douceur enchanteresse, et tous ses appas, une appétissante fraîcheur. Je fus ébloui; la marquise le remarqua, et le marquis lui-même en parutflatté. Pour me donner le temps de me remettre, il fit mon éloge. La jeune dame me demanda, si je voulois consacrer quelques matinées à la peindre en nymphe? Juge si je saisis avec ardeur cette occasion de voir souvent une si belle personne! Nous commençâmes dès le lendemain: le complaisant mari nous laissa exactement seuls. Je t' avouerai même, qu' il alloit passer avec ma soeur autant de temps que j' en employois avec sa femme: je m' y prêtois d' autant plus volontiers, que je hais beaucoup un Lagouache , dont Ursule s' est coiffée, et avec qui je voudrois la brouiller. La jeune marquise, dès la seconde séance, ne m' a pas caché qu' elle savoit l' avanture de son mari avec ma soeur: elle m' a dit plus; c' est qu' il aimoit encore Ursule, et qu' il négligeoit son épouse. -je n' avois aucune inclination pour lui (a-t-elle ajouté); aussi me suis-je consolée de son indifférence-. J' ai travaillé. Les propos légers de l' aimable marquise m' ont enhardi; j' ai répondu quelques douceurs qui n' ont pas déplu. à la troisieme séance, j' ai apporté le tableau de ma soeur, dessiné sur le nud. La marquise, qui ne connoît pas Ursule, s' est récriée sur sa beauté, et en a fait honneur à mon imagination. J' ai dit que c' étoit le portrait de ma soeur. Madame De * a rougi, et m' a demandé bien sérieusement, si je ne l' avois pas flattée? J' ai répondu, que je n' avois pas égalé la nature. -il n' est pas possible! A-t-elle répété deux ou trois fois. Elleme regardoit; baissoit les yeux; les relevoit sur moi, et les baissoit encore. -vous êtes d' un beau sang, a-t-elle dit enfin! Et je suis sûre que vous aurez des enfants qui seront charmants, pour peu que votre moitié soit d' une figure qui réponde à la vôtre-? J' ai souri, en l' assurant qu' elle ne se trompoit pas; que je m' étois connu deux filles, dont la beauté l' emportoit sur celle de ma soeur elle-même; ce qui doit peu surprendre (ai-je dit à demi-bas), car ce sont des enfants de l' amour. Cette confidence m' a valu un petit coup sur la joue. Nous avons été fort bien ensemble le reste de la séance; et les discours de la marquise me préparoient à quelque chose de singulier. Enfin, la quatrieme fois que je suis revenu pour son portrait, et lorsqu' il a été fini, elle a pris celui de ma soeur, et l' a regardé d' un air rêveur et chagrin. Au bout de cinq grandes minutes de contemplation et de silence, elle a dit: -il est pourtant bien agréable d' avoir un tableau où l' on soit toute soi-même, et où notre image ne soit pas surchargée de ces vaines draperies qui ne sont pas nous, et ne valent guere la peine qu' on a prise de les peindre! ... j' ai dix-sept ans, du mois passé: ... (et me montrant son bras à découvert jusqu' au-dessus du coude: ) croyez-vous, à voir ce que je vous montre là, que je fusse aussi bien que votre tableau de Mademoiselle Ursule? - dix-fois mieux (ai-je osé dire). -oh! C' est trop; et je ne vous crois plus... aussi-bien, c' est une folie; (a-t-elle ajouté, en s' interrompant).Je voyois dans ses yeux qu' elle vouloit quelque chose; elle hésitoit, elle rougissoit même. Enfin, elle m' a demandé comment je m' y étois pris, et si ma soeur s' étoit volontairement soumise à me servir de modele. Je lui ai conté la tricherie que j' avois faite. La marquise s' est mordu ses levres, et a changé de conversation. Quelques jours après, je suis retourné chez elle: on me dit en entrant, qu' elle n' étoit pas visible. Je ne sus trop ce que cela vouloit dire, et j' en tirois un fort mauvais augure: déjà, suivant mon usage, lorsque j' éprouve quelque mortification, je me rendois justice, et je devenois modeste, quand la femme-de-chambre voyant que je me disposois à me retirer, me dit, que madame avoit recommandé, dans le cas où je viendrois, qu' on me priât d' attendre qu' elle fût libre. En même-temps elle m' introduisit dans une piece voisine de l' appartement de sa maîtresse. J' y étois à peine, que le marquis a paru. - vous arrivez bien à propos (m' a-t-il dit en riant): je quitte ma femme; je viens de la surprendre à contempler le tableau de votre soeur; cette vue m' a fait naître une idée: si nous nous procurions une piece de comparaison? La marquise vaut son prix. -quoi! Lui ai-je dit, vous permettriez que je vîsse... - paix! A-t-il interrompu, en me mettant la main sur ma bouche: les confesseurs, les médecins et les peintres sont discrets par état, et ces hommes-là ne sont pas réputés faits comme les autres. -à la bonne heure, ai-jerepris en riant: il me siéroit peu de me faire prier, pour une aussi agréable occupation. - venez donc-, a-t-il ajouté. Je l' ai suivi dans un cabinet qui n' étoit éclairé que par un oeil de boeuf, pratiqué dans le volet, auprès duquel étoit une table pour poser ce qui m' étoit nécessaire. En sortant il a laissé la porte ouverte à demi. Deux minutes après, j' ai vu la belle marquise dans son boudoir, presque nue, qui faisoit mille petites façons pour entrer dans un bain froid qu' on lui avoit préparé. Les crayons me sont tombés des mains, à la vue de tant de beautés. Cependant la raison m' est revenue, et j' ai fait réflexion que je venois de perdre un temps que je ne rattraperois peut-être jamais. Je me trompois; on m' a donné tout le loisir et toutes les facilités que je pouvois desirer: je voyois tour-à-tour paroître des appas dignes des dieux. Il sembloit qu' on attendît que j' eusse fini mon exquisse pour quitter cette piece; dès que j' ai eu donné le dernier coup de crayon, on est sortie. Je suis resté environ un quart-d' heure à retoucher quelque chose, pour donner aux contours le moëlleux que mon imagination me traçoit parfaitement, mais que je n' avois pu rendre dans toute sa vérité, en dessinant à la hâte, de peur de perdre la beauté suivante, en voulant trop correctement exprimer celle qui frappoit ma vue. On est venu me dire que la marquise m' attendoit. Elle étoit à sa toilette, et j' ai admiré de nouveau mille trésors, dont je me suis rempli l' imagination. à mon retour chez moi, j' aimis la main à l' ouvrage, et comme les beautés que j' avois à traiter, n' ont pas un caractere aussi particulier que l' air du visage, et les traits délicats de la physionomie, j' ai achevé de mémoire. Ce travail m' a tenu quelques jours. Enfin hier, je suis retourné chez la marquise. (j' oubliois de te dire, que son mari étoit venu voir le tableau, et qu' il en avoit été l' on ne sauroit plus content.) je faisois porter avec moi, bien enveloppée, l' image de la plus jolie des femmes. On m' a fait attendre dans le cabinet, et j' ai eu le temps d' y retoucher, d' après le charmant modele, quelques endroits, trop parfaits pour que l' art les atteignît tout-d' un-coup. Je n' avois pas besoin de la tête; j' avois copié le portrait de la marquise; ainsi l' ouvrage étant aussi achevé que je pouvois le faire, dès qu' elle a été retirée du cabinet des bains, je l' ai porté dans son appartement, où elle n' étoit pas encore; et j' ai mis son tableau à la place et dans la même bordure que celui d' Ursule, que j' ai caché. Tout étant disposé de la sorte, la marquise est arrivée: ses yeux ne se sont pas portés d' abord sur le tableau; ce n' a été qu' après quelques minutes de conversation, qu' à propos de quelque chose que je lui disois sur sa beauté, elle a voulu apparemment voir si Ursule avoit cette perfection. Je ne saurois t' exprimer l' aimable étonnement qui s' est peint dans ses regards et dans toute son attitude, en se reconnoissant dans le tableau substitué. Sajolie petite bouche étoit ouverte à demi: elle rougissoit un peu, et l' on voyoit répandu sur son visage, cet air formé d' un mélange de joie, de surprise, et de pudeur. Ah! Qu' elle étoit adorable dans cet instant! J' étois tenté de tomber à ses genoux, et de lui rendre hommage, comme à une divinité. Une foule de questions ont suivi: -quoi! C' est mon portrait! ... comment avez vous fait pour... mais je dois être fâchée... peut-être est-ce m le marquis... ah! C' est un tour... il faut, en vérité, que vous ayiez été bien complaisant! ... mais convenez que je dois être sérieusement en colere... en vérité, vous n' avez pas vu tout cela, et vous aurez supplée d' imagination... ce seroit une chose horrible... Susette? la femme-de-chambre auriez-vous quelque part à ce beau procédé là? Prenez y garde; vous serez renvoyée, je vous en avertis... mais non; vous êtes le seul coupable, monsieur, et vous serez le seul puni: je veux seulement vous sauver la honte du châtiment: Susette, laissez-nous-. Et Susette s' est retirée. -au fond (me dit-on, dès que nous fûmes seuls) je trouve pourtant que je vous dois de la reconnoissance, pour la peine que vous avez prise, et pour la maniere obligeante dont vous m' avez traitée dans ce tableau; car il n' est pas possible que je sois si bien-? Tu sens tout ce que je devois répondre. -disons plutôt (interrompit-elle), qu' un habile artiste ne peut faire que du parfait; voilà pourquoi vous avez si bien traité mon sujet, et je ne vous en dois que plus dereconnoissance; sur-tout si vous m' avouez que vous avez agi par l' ordre du marquis-. Je vis bien qu' il falloit en convenir; et dès que j' eus fait cet aveu, l' on me dit mille choses flatteuses, mêmes tendres: mais je n' osois les croire telles: ce n' est que de ce matin que je sais par la petite Susette (qui paroît me vouloir du bien), que la démarche du marquis auprès de moi, étoit faite à la priere de sa femme, que la décence empêchoit de la faire elle-même; et que j' étois au mieux dans l' esprit de sa maîtresse (ce sont les termes de la Susette). En conséquence, dans l' entretien que j' ai eu avec la marquise, j' ai déployé quelques-uns de mes talents pour la galanterie: mais avec toute la réserve convenable: car sans connoître le monde, la raison me dit, qu' une femme au-dessus de nous, qui nous aime, et qui souhaite de l' être, ne veut pas néanmoins que l' amant franchisse la distance qui le sépare d' elle; que l' en rapprocher petit à petit, et se l' égaler enfin, est un plaisir qu' elle se réserve tout entier. Et j' imagine qu' il en est beaucoup, à compter depuis le comte d' Essex , amant d' une reine (dont j' ai vu l' un de ces jours représenter la tragédie) jusqu' au galant d' une simple bourgeoise, qu' une familiarité prématurée a perdus. Je te rendrai compte de mes progrès, (si j' en ai). Ah! Mon cousin! Quelle volupté! C' en est un nouveau genre, que je ne connoissois pas, que celle de posséder une femme sur laquelle on osoit à peine jetter les yeux; de se la soumettre; et non-seulement elle,mais dans sa personne, toute une famille orgueilleuse, qui ne laissoit tomber sur nous qu' un regard de dédain... ah! Si je puis venger ma soeur, je m' en acquitterai au mieux , je t' en assure! J' apprends actuellement d' Ursule, que le marquis vient de lui tenir les plus tendres discours, et de lui faire des propositions très-avantageuses: elle m' assure qu' il ne l' a pas ennuyée, parce qu' il s' exprimoit avec tant d' honnêteté, qu' il paroissoit plutôt chercher à lui dire des choses obligeantes, qu' à lui demander du retour; il ne lui faisoit envisager ses sentiments que comme une suite nécessaire de la perfection de sa beauté... il seroit à souhaiter pour elle et pour nous, qu' elle eût pensé de la sorte il y a cinq mois! ... cependant, je suis charmé de cette nouvelle façon de voir; car ce malheureux Lagouache me donne de terribles inquiétudes. Ce que c' est que les femmes! Leur coeur est un labyrinthe où l' on se perd. Elles sont pétries de vanité, et elles sont toujours prêtes à s' avilir; elles ont de l' esprit, des lumieres, de la raison; et à l' instant où l' on s' y attend le moins, elles démentent tout cela, pour se conduire comme des sottes, des ignorantes et des insensées. J' avoue que je ne puis expliquer ce chaos de contradictions. Adieu cher mentor, cette idée-là m' appesantit; elle fait plus, elle m' inquiéte et mechagrine. Je me jette entre tes bras; l' amitié remédie à tout.
Lettre 113. Gaudet à Edmond.
avis d' un homme perdu, qui veut qu' un autre se perde avec la prudence du siecle. t' y voilà donc, à cette heureuse époque, que j' ai tant desirée, mais que je n' attendois pas sitôt! Une chose surprend ma joie; pourras-tu soutenir ton bonheur? Sauras-tu en user? Car le grand écueil des jeunes gens nés dans la médiocrité, lorsqu' ils viennent à être aimés d' une femme de condition, c' est de s' oublier, de se rendre bientôt insupportables par leur impertinence. Je ne te soupçonne pas de tant de petitesse et de folie: mais tu n' es pas assez complaisant; il faut ramper avec ces femmes, pour régner sur elles, en même-temps qu' on doit éviter la bassesse, qui nous attireroit leur mépris. Que de conseils ta situation actuelle demanderoit! De quelle prudence, de quelle adresse n' as-tu pas besoin! La premiere, et la plus importante des regles à suivre, c' est, comme je viens de le dire, qu' il ne faut pas que la déférence ait l' air de la servitude; elle rappelleroit à ta maîtresse l' idée de ton infériorité: il ne faut pas non plus que tes manieresaient trop l' aisance des seigneurs; que tes sentiments affichent trop la noblesse; cela feroit dire, c' est dommage qu' il n' ait pas de naissance! Il est déplacé dans son état; parce que cette idée rappelle toujours l' inégalité. Prends donc un juste milieu, en ne faisant rien qui ne soit digne du seigneur le plus poli; et rien qui soit au-dessus du bourgeois bien élevé le plus modeste. La marquise va t' ouvrir la porte du grand monde: profite-s-en: voilà enfin une passion digne de toi! Laisse, dédaigne tes anciennes inclinations; et ta dame Parangon, avec sa farouche vertu; et la petite Fanchette, née pour être la tendre tourterelle de quelque bourgeois casanier; toutes les femmes et filles de cet acabit: sur-tout, point de ces femmes galantes par métier, actrices, entretenues, etc. Il te faut en outre une politique nouvelle: ne reçois point de rétribution pour les ouvrages de ton art; tout homme payé, est un homme avili; et c' est une vérité, même pour les poëtes: travaille, mais comme un homme au-dessus de sa profession: tes ouvrages en paroîtront meilleurs; et le prix qu' on y mettra, ce seront des services bien au-dessus du paiement. Excelle, néanmoins; suis toute l' impulsion de ton génie: mais ne te produis qu' auprès des femmes; ne cherche pas d' autres mecenes; tu as pour réussir avec elles, des talents surs; un garçon taillé comme toi, d' une figure aussi intéressante, qui réunit aux graces d' Adonis le mérite d' Alcide, pourroit-il trouver de froidesprotectrices à Paris, et dans notre siecle! Cet avis ne vaudroit pourtant rien, si je ne buttois qu' à faire de toi un grand peintre; mais j' ai bien d' autres projets! Il te suffira donc d' être le D-T de la peinture. Mais (et je le repete) prends garde aux écueils! En te livrant à une seule, tu pourrois te faire des ennemies dangereuses; il faut savoir être infidele avec art: il n' est plus de passions éternelles; ce sont des feux de paille, dont brûlent nos belles; et ils en sont d' autant plus ardents, quoiqu' un rien les embrase, et qu' un rien les éteigne: évite donc la jalousie du moment, et bien-tôt l' inconstance te rendra maître de toi-même; tu ne seras plus amant; mais, en te conduisant bien, tu demeureras l' ami et le protégé. Revenons à la marquise. Je ne saurois te dissimuler combien je suis flatté de ton avanture. Pour te la conserver, étudie les dispositions de ta conquête; flatte ses penchants, adule et nourris jusqu' aux vices qui pourront t' être utiles... je crois entrevoir que le marquis va chercher à renouer avec Ursule; mais qu' importe, si la tournure que vont prendre les choses est plus avantageuse à ta fortune, que ne l' eût été son mariage avec ta soeur? C' est par la femme que tu seras porté où je t' attends; elle sera bien plus active qu' un homme ne l' est pour un autre... je te conseillerois même de travailler un peu à détruire les scrupules de la gentille Ursule; je présume que le marquiss' attachera d' autant plus constamment à elle, qu' il ne sauroit plus en faire sa femme: et tu sens comment une intrigue de cette nature cimenteroit tes liaisons avec l' adorable marquise! ... si tu faisois entrer ta soeur dans tes vues? ... le marquis seroit occupé: de votre côté, la marquise et toi, vous auriez grand soin d' éviter l' éclat, sur-tout de vous contenir dans les bornes les plus séveres en présence des valets. Rarement un mari se plaint de sa femme, s' il n' est averti et forcé de le faire par le murmure public ou domestique. Dans le cas où la marquise auroit des principes, tu me le marqueras; nous travaillerons de concert à lui donner une façon de penser convenable. Ce ne sont pas ces femmes-là qui sont les plus difficiles à soumettre; je craindrois bien davantage une évaporée. Les anglois presbytériens, qui font un crime de rire, ne connoissent guere le coeur humain; une rieuse est un sable mouvant, sur lequel nulle impression ne dure assez pour qu' on puisse y revenir, et la fortifier. Je suis prêt à te servir, per fas et nefas .
Lettre 114. Pierrot à Edmond.
pronostics trop véritables. je ne sais comme tout ça va, mon frere; mais on n' est pas content chez nous des lettres d' Ursule; elle écrit comme elle n' écrivoit pas; tu vas en juger; en voilà deux que je t' envoie. Et puis, qu' est-ce que c' est donc que cette inclination pour ce Lagouache , dont tu m' as fait un si beau portrait? Je ne comprends pas que notre soeur s' entête pour un sujet comme ça, malgré sa connoissance, et tes avis. Nos chers pere et mere n' en veulent pas entendre parler; et c' est dit pour toujours. Une fille comme elle, qui a du mérite et une fortune faite, peut attendre qu' elle trouve chaussure à son pied: c' est donc pourquoi, mon frere, nos bons pere et mere te remettent toute leur puissance paternelle sur Ursule; entends-tu bien, mon frere; et tu n' auras qu' à lui montrer cette lettre; par laquelle aussi, de mon côté, je te recommande de ne pas souffrir qu' elle fasse un mauvais établissement. Mais, mon cher Edmond, faut-il te direà toi même ce que je pense à ton sujet? Oui; car autrement je trahirois notre bonne amitié. Je ne sais quoi me dit que quelque malheur vous menace, notre soeur et toi: et c' est d' après vos lettres que cette idée-là me vient comme malgré moi. Je vois dans votre conduite, à tous deux, des choses entortillées; il semble que vous en avez honte, et que vous m' écrivez comme pour préparer vos excuses, quand je saurai vos fautes un jour... mon cher et pauvre Edmond! Souviens-toi de notre enfance; des promesses que nous nous faisions l' un à l' autre, après avoir entendu quelqu' instruction de notre pere, d' être honnêtes gens et bons chrétiens; rappelle-toi notre pauvre mere, et comme elle nous parloit souvent du plaisir qu' elle auroit quand nous serions grands, de nous voir nous porter au bien, tout en faisant notre chemin dans le monde. Et si je puis me compter pour quelque chose dans ton coeur, souviens-toi de ton aîné, qui t' aime, et qui tient à ton honneur, à ton bien, à ta vertu et religion comme aux siens propres: oh! Que je serois dolent, si des fautes ou des malheurs... tiens, mon frere, une larme vient de couler de mes yeux: mon dieu! Qu' elle est amere! ... Marie-Jeanne, ma femme, ta soeur, mon ami, aussi tendre en ton encontre que si elle étoit du même sang, fait tous les jours des prieres pour toi: et ça me console; car elle est si bonne! Dieu écoute les demandes que lui font les bons, dans la droiture de leur coeur. Cette pauvrefemme! Elle t' aime comme ses enfants... mais à propos de nos enfants, ils commencent à courir autour de nous, mon ami; et leur vue me fait quelquefois oublier tous mes chagrins... ah! Edmond! Souvent aussi, elle les renouvelle! Ces jeunes enfants me remémorient nos années premieres, et je me dis: voilà comme nous étions mes freres et moi; Edmond étoit comme son filleul: nous sommes séparés à présent! ... et mon coeur tressaute, et mes yeux se mouillent... quant à Bertrand et Georget, ils sont bien; ils ont de bonnes femmes... je te dirai à ce sujet-là, qu' Edmée et son pere nous sont venus voir la semaine passée. L' honnête, le bon homme, que ce bon pere Servigné! Et si tu avois vu comme Edmée se complaît avec Marie-Jeanne, et comme Marie-Jeanne lui rend la réciproque! Ma femme me disoit: -nous devons cette bonne et aimable soeur à Edmond; c' est lui qui nous l' a donnée: mais lui, qui nous le rendra-! ... elles ont bien parlé de toi: et c' est une admiration comme tu te fais aimer et regretter! Il sembloit que toute leur joie eût été de te voir... mon Edmond, les amitiés d' ici sont toutes sinceres, et on dit que celles de la ville sont toutes trompeuses. Je sais bien que tu seras aimé partout; mais il me semble que l' amitié des méchants et malhonnêtes gens, n' est qu' une distillation de venin; c' est tout au moins l' amitié du chat, la griffe est sous la caresse. Par ainsi, je te recommande bien de la prudence, tant pour notre soeur, que pour toi:la tranquillité de toute la famille dépend à cette heure de vous deux.
Lettre 115. Edmond à Gaudet.
Ursule se fait enlever. ah, mon ami! Que vais-je devenir! Ursule et Lagouache sont disparus... ce misérable a séduit ma soeur; il l' enleve; ou plutôt, elle s' est livrée... imprudente fille! Et plus fausse encore qu' imprudente! Comme elle me trompoit, en feignant de bien recevoir mes conseils, et d' écouter les galanteries du marquis! Ainsi que moi, il est furieux contr' elle, et contre son indigne choix. Mais ce n' est pas tout: comment avouer à mes parents un malheur de cette espece! Ah, dieu! Que de reproches! Mais qui s' y seroit attendu! Une fille si sage, si raisonnable, qui étoit en commerce de lettres avec Madame Parangon! ... nous faisons des recherches; le marquis vient d' obtenir des ordres, et je ne doute pas que les fugitifs ne soient bientôt arrêtés. Mais, mais, nous ne réparerons que la moitié du mal. J' attends ta réponse, mon ami, ou ton arrivée... Madame Canon fulmine; elle m' accuse de mauvais exemple; d' avoir fait faire malgré elle des parties, et mille autres balivernes; commesi c' étoit tout cela qui eût perdu ma soeur. C' est l' amour. ô fatale passion! ... la marquise est bien fâchée de ce contre-temps, qui va nous laisser son mari sur les épaules... de maniere ou d' autre, vole à mon secours.
Lettre 116. Réponse.
comme un scélérat envisage le crime. je me serois presqu' attendu à cette escapade, quelque bonne opinion que j' eusse de ta soeur; mais je t' avouerai que je n' ai pas osé t' en toucher un mot. Mon enfant, dès qu' une femme a goûté des plaisirs de l' amour, fût-ce par violence, elle ne sauroit plus résister à la tentation: et depuis l' exemple de Cassandre, fille du bon roi Priam, violée par le blasphémateur Ajax, dans le temple de Minerve, laquelle devint ensuite une prostituée, jusqu' à ta soeur inclusivement, plusieurs millions de femmes, dont on n' a rien dit, en ont fait autant que cette pauvre princesse. Nos coureuses de Paris, pour les trois quarts, ont d' abord été livrées malgré elles. Cela n' est pas consolant; mais, mon cher, c' est la vérité. Je partirai sous peu de jours, et nous tâcherons de nous débarrasser de ta soeur en faveur d' un mari, quel qu' il soit; cette fille n' est plus de garde. Je t' engage à ne rienécrire à tes parents; car je ne désespere pas d' ensevelir cette avanture dans l' oubli. Je viens de voir la belle Madame Parangon: elle est demeurée comme anéantie à cette nouvelle. J' aurois eu beau jeu à la critiquer, et je m' en serois donné, si ce n' avoit pas été ta soeur. Madame Canon lui a écrit, la lettre est arrivée comme j' étois là; elle y fait réponse actuellement, pour lui recommander le secret. ce que c' est que de nous! disoit un célebre imbécille, en voyant un cheval mort: et moi, je dirai, ce que c' est que de la vertu des femmes! ta charmante cousine, entre nous, a pris le sage parti de te fuir. Quant à l' adorable marquise, je m' en tiens à ce que je t' ai déjà marqué. Ménage-la: seconde son mari, lorsqu' Ursule sera retrouvée; elle ne doit plus être scrupuleuse. à l' avenir, mon cher, ne prends donc plus le ton effrayant pour des bagatelles; tu parles d' une fille enlevée de son plein gré, comme d' une ville mise à sac! Va, tandis que tu te tourmentes, la belle goûte dans les bras de son amant... j' envie le sort de Lagouache; et si j' étois femme, j' envierois celui d' Ursule.
Lettre 117. Réplique.
Ursule revient d' elle-même: bassesse de son amant. Turpitude d' Edmond, et vices qui l' occasionnent. pour la premiere fois, tu traites trop cavaliérement les malheurs de ton ami, et je suis mécontent de ta lettre. Ce n' est pas que je ne l' aie envisagée sous toutes les faces; je te connois assez pour ne te pas croire insensible; j' ai découvert aisément, que ce ton léger n' est pris que pour me consoler indirectement, et rendre l' impression moins douloureuse, moins profonde. Mais telle est ma façon de penser, que je prends très-facilement mon parti sur tout ce qui ne regarde que moi; au lieu que je donne une importance infinie à tout ce qui regarde, soit mes proches, soit mes amis. Prends donc une autre fois le ton léger, quand il s' agira de quelque revers qui me soit personnel; mais traite avec plus de raison et de gravité ce qui regardera ceux qui me sont attachés; autrement tu envenimeras la plaie, bien loin de la guérir; et je sais que ce n' est pas-là ton intention. Après ce petit exorde, que j' ai cru nécessaire, je passe à la suite des nouvelles de ma soeur.Elle est retrouvée: Lagouache est un scélérat; je viens d' avoir le bonheur de l' en convaincre. Cette pauvre soeur est revenue d' elle-même, ne pouvant plus supporter l' idée du trouble et de la douleur qu' elle imaginoit bien que sa fuite m' avoit causée. M le marquis venoit dix fois le jour, pour s' informer de ce qu' on avoit appris; il est entré presqu' aussi-tôt qu' elle: la vue d' Ursule l' a frappé si vivement, qu' il est resté immobile. Revenu à lui-même, il s' est approché de cette ingrate, en lui disant. -mon bonheur a toujours dépendu de vous; ce n' étoit pas assez, ma vie même est attachée à la maniere dont vous m' allez recevoir. Ah! Mademoiselle, vous fuyez qui vous adore, et vous suivez qui vous trompe-. Ursule a voulu justifier Lagouache. - mademoiselle (a repris le marquis), le mot dont je me suis servi est dur: c' est-à-dire, qu' il n' est pas exact que tout homme bien organisé, sain d' esprit et de coeur, puisse vous tromper: ah! Quel être pensant pourroit voir tant d' attraits sans en être touché! Mais une brute, mais un esprit faux, borné; un coeur insensible et vicieux n' est pas en état de vous apprécier. Voulez-vous être convaincue qu' il n' aime que la fortune, dans une personne aussi charmante que vous l' êtes? Consentez-y, et je vais lui faire proposer le don de votre fortune, à condition qu' il ne vous épousera que pour vous quitter sur le champ, et me livrer votre personne-. Ursule a bien assuré que son amant ne seroit pas capable de cette indignité. Elle a pourtant consenti à l' épreuve. - eh bien vous allez le connoître, a repris le marquis. En effet, le lendemain, après nous avoir fait cacher ma soeur et moi, il a amené Lagouache; et de ce ton protecteur, familier aux grands, il a fait ses propositions. Nous nous attendions à un combat, à des difficultés: mais non; le parti a été accepté sans balancer, avec un ricanement qui marquoit encore mieux la bassesse de l' homme, que l' action même. Il a dit au marquis: -vous savez ce qu' elle vaut, monsieur; puisque vous lui avez fait un enfant, malgré elle, dit-on? -on ne vous a pas trompé (a répondu ce jeune seigneur): c' est une action dont je rougirai toute ma vie. -bast! Je croquerois cent poulettes comme ça, moi, que je n' en serois que plus glorieux; et les revendrois en suite, si je trouvois marchand, à tel prix qu' on en voudroit bien donner. -allez m' attendre chez moi (a dit le marquis en rougissant de colere) -. Quant à moi, j' avois toutes les peines du monde à me contraindre; et si la conversation eût encore duré deux minutes, je sortois, et je poignardois le scélérat: Ursule en larmes lisoit mon agitation dans mes regards; elle s' est jettée dans mes bras, et me retenoit de toutes ses forces. Dès que Lagouache a été sorti, nous avons paru, et je me suis écrié: -oh! L' abominable coquin! - vous voyez-? (a dit le marquis.) Ursule a très-bien agi: elle a remercié M De , en l' assurant que les larmes qu' il voyoit étoient les dernieres. Ces paroles, et le ton dont elleles a dites, ont touché le marquis au point, qu' il s' est jetté aux genoux d' Ursule. Ma soeur lui a tendu la main, qu' il a baisée: ils m' ont paru, dans ce premier moment, aussi bien ensemble qu' on peut le desirer; et j' espere que tout ira le mieux du monde, à moins qu' il ne survienne quelque nouveau caprice de la part d' Ursule. Ce n' est pas que je n' éprouve une grande répugnance à voir ma soeur engagée dans une galanterie, après avoir été sur le point d' être femme légitime: mais mon intrigue avec la marquise; les effets que j' en attends; ce que je me propose de faire pour ma soeur, aidé de tes sages avis, tout cela m' étourdit sur une conduite, que je sais bien qu' on trouveroit très-criminelle, si elle étoit connue. Après que nous avons eu placé auprès d' Ursule une fille très-adroite, dont nous sommes sûrs, nous avons été trouver Lagouache, suivis de plusieurs domestiques, qui ne devoient entrer qu' à un signal convenu. Le marquis l' a traité comme il le méritoit, et sa colere s' enflammant par la lâcheté du personnage, il s' est abaissé jusqu' à le frapper. Malgré la fureur dont j' étois animé contre cet homme vil, l' humanité a parlé; j' ai demandé grace pour lui. Le marquis s' est modéré sur le champ, et s' est contenté de lui prescrire de quitter Paris dans trois heures, sous peine d' être assommé, si dans quatre il y étoit rencontré. Et pour qu' il n' eût aucun prétexte de différer, il lui a compté vingt-cinq louis pour faire sa route. Lagouache lesa pris avec sa bassesse ordinaire; mais en sortant, il s' est répandu en invectives. Les domestiques, que nous n' avions pas appellés, parce que nous n' avions pas eu besoin de leur ministere, n' ont pu souffrir cette insolence, et ils l' ont si fort maltraité, que nous craignons pour sa vie. Le marquis l' a fait mettre dans son hôtel, et n' épargne rien pour sauver les jours de ce malheureux. Nous sommes très-fâchés de cet accident, à cause de l' éclat qu' il peut faire, et de la mauvaise tournure qu' on y donneroit. Voilà pour ma soeur; et voici pour moi. La marquise me traite de mieux en mieux. Son tableau vient d' être achevé; les nudités n' ont rien d' indécent, tant je me suis attaché à n' exprimer que les beautés agréables à la vue; on l' a placé dans sa chambre à coucher: celui de ma soeur lui sert de pendant; et il faut convenir que la marquise ne lui cede en rien: mais ce qui m' a bien surpris, c' est que Madame De * en les montrant l' un et l' autre tout-à-l' heure à deux de ses amies, n' a pas fait de difficulté de leur dire: c' est la maîtresse de mon mari: que pensez vous de sa figure? on a fait des comparaisons, et tu devines que la marquise l' a emporté, parce qu' elle étoit présente. Là-dessus, le marquis est entré: la conversation a continué froidement sur le même sujet: lui-même a dit son avis; mais en feignant d' admirer sa femme, il dévoroit des yeux la fidele copie des charmes d' Ursule. Il a promis à la marquise son portrait de la même main que les deux autres.-mais (a dit une des deux dames) il manquera quelque chose encore à la décoration: et s' approchant de l' oreille de la marquise, elle a dit tout haut: -ce mari là mériteroit bien qu' on mît à côté du portrait de sa maîtresse, celui d' un joli homme qui vous venge-. La marquise a souri, et un regard expressif est furtivement venu sur moi. Ah! Mon ami, quel charme! Juges-en par l' effet qu' il a produit! L' enthousiasme de l' art s' est emparé de moi, et dans le moment, j' ai donné au portrait de la divine marquise un nouveau coup de pinceau, qui a répandu dix fois plus de vie sur son adorable figure. Elle a senti tout ce que signifioit cette action; ses beaux yeux, en m' encourageant, augmentoient ma verve, et m' élevoient au-dessus de moi-même. Après avoir reçu mille compliments des dames, et du marquis, j' ai passé dans un cabinet, où j' ai crayonné l' esquisse de ce bon mari; j' espere qu' il sera ressemblant, mais je ne l' embellirai pas: je réserve les adulations et la flatterie de mon art, pour le tableau qu' il doit faire placer chez Ursule: elle aura beau se dire qu' il est embelli; insensiblement on s' accoutume à trouver à l' original les graces d' un portrait flatté; c' est une vérité dont un peu d' expérience m' a déjà convaincu. En vérité, s' il faut te parler net, je crois le marquis instruit des sentiments que nous avons l' un pour l' autre, sa femme et moi, et qu' il les approuve, tant il paroît attentif à nous ménager les occasions d' être ensemble. Il est vrai que ce que je fais pour lui doit me l' acquérirtout-à-fait: depuis ce moment, il me traite en frere, et l' on diroit qu' Ursule est sa femme, par l' égalité qu' il met entre nous. De son côté, ma soeur, que ce procédé touche sans doute, devient complaisante... mais qu' osé-je dire-là! ... j' ai des retours à mes anciens préjugés... ma soeur entretenue! ... et sans avoir besoin de l' être, puisqu' elle est riche! ... bannissons ces vains scrupules: la maniere honnête, respectueuse, dont le marquis en use avec elle, doit me rassurer d' ailleurs. Elle va tenir maison, donner à manger, présider à une assemblée de beaux-espris, et devenir une seconde Ninon . Déjà un ami de Negret , meilleur auteur que lui, se propose de lui dédier un livre. Imagine de quelle auréole cet hommage va ceindre sa tête! Le marquis lui fait donner des leçons de déclamation par un acteur d' un grand théatre; un chanteur de l' opéra, et le plus célebre danseur forment, l' un sa voix, et lui donne le goût du chant ; l' autre sa démarche, et cultive ses dispositions naturelles pour l' art de Terpsychore . Il se propose de la faire débuter à celui de trois théatres qui conviendra le mieux à sa capacité; mais seulement pour y briller cinq à six fois, et acquérir le charme propre à ces femmes devenues les idoles du public. J' approuve fort tous ces projets; car je pense que les talents de ma soeur, et un peu de célébrité, deviendroient un nouvel appui pour ma fortune. (plus d' une année s' est écoulée depuis qu' Edmond est à Paris: il écrivit à nos parents à la bonne-année sans la souhaiter, comme si c' étoit une chose trop triviale.)lettre 118. 1754. Ursule à la marquise. ô dieu! Quel degré de corruption dans ma pauvre soeur! madame, ce n' est pas une rivale qui vous écrit (le ciel sait si je la suis! ) c' est une fille qui vous honore, excitée par la reconnoissance. Je sais par mon frere, que vous voulez bien faire attention à lui: mais j' écris sans lui en faire part.) soyez sûre, madame, que jamais vos bontés ne pouvoient tomber sur un sujet qui en fût plus digne. Son respect et son dévouement pour vous sont sans bornes, et ne peuvent se comparer qu' à l' attachement que j' ai moi-même pour ce frere chéri. C' est par cet attachement, madame, que vous devez juger la démarche que je fais auprès de vous. Votre mari m' aime; et croyez que l' injustice qu' il vous fait ne me rend pas plus disposée à le payer de retour. Je remets aujourd'hui son sort et ma conduite entre vos mains. Comment voulez vous que je le traite? Comment voulez-vous que j' en agisse avec ses rivaux? Il en a quelques-uns, qui tous laissent mon coeur aussi libre que lui. Je me voue à vos ordres, et s' ilfaut vous venger, même à mes périls, je le ferai. Ordonnez donc, madame, et daignez vous souvenir, que vous commanderez toujours en souveraine, à celle qui ose se dire avec le plus profond respect, votre, etc.
Lettre 119. Réponse.
de la bien digne épouse d' un mari libertin. un commerce de lettres entre nous est une chose trop singuliere et trop piquante, pour que je m' y refuse. Mais que veux-tu, mon aimable fille? Je ne suis pas jalouse, non, en vérité, je ne la suis pas. Cependant j' accepte en partie tes offres: je serois la premiere et l' unique femme, qui pouvant tourmenter son mari, auroit la générosité de n' en rien faire: je ne veux pas de cette vertu-là, elle ressemble trop à la sottise. Fais moi donc le plaisir de le mettre aux abois. Il est jaloux à la rage (de toi, s' entend); sois bien coquette, et si ce n' est pas assez, va plus loin; je tiendrai conte à ton frere de tout ce que tu feras pour moi, et je ne négligerai aucune occasion de l' avancer. Adieu, ma belle fille. Je t' aimois déjà un peu; mais à présent, tu m' enchantes. sans signature.
lettre 120. Réplique.
Ursule travaille à ruiner le marquis, et offre à la marquise le partage de ses dépouilles. vous êtes obéie, madame: il n' est sorte de fantaisies que je n' aie eu depuis huit jours: elles ont toutes été satisfaites à grands frais, je vous assure; mais je me fais conscience de dissiper une fortune dont la moitié est à vous, madame: oserois-je vous faire une proposition, et ne paroîtrai-je pas indiscrette? Profitez du moins de mes pirateries. J' attens vos ordres pour vous mettre de moitié. J' ai l' honneur, etc.
Lettre 121. Répartie.
la marquise accepte la proposition. ça, mignone, veux-tu mettre des bornes à ma surprise et à mon admiration! Le trait est unique, en vérité! Et pour qu' une aussi belle action que la tienne ne demeure pas sans encouragement, je te promets le prix desiré: oui,charmante fille, c' est à toi, presqu' autant qu' à lui , qu' il devra son bonheur. J' accepte donc tes offres. Vois cela, et partage en conscience. Je ne cesserai jamais de me féliciter du choix qu' a fait m le marquis: il ne pouvoit mieux réussir; tu le desoles, tu me divertis de ses peines, et m' en fais profiter... il faudra faire imprimer ta vie; le trait d' aujourd'hui te couvrira de gloire aux yeux de la postérité; je te garantis qu' il t' immortalisera. Adieu, petite; je t' aime de tout mon coeur. (dans une lettre d' Edmond à Gaudet, que j' ai lue, mais qui depuis s' est égarée, on lisoit ce qui suit: ) 31 janvier. Ursule fit le 10 la répétition, et elle devoit débuter à l' opéra dimanche 11 du courant, dans Castor et Pollux , par le rôle de Mademoiselle Lany , dans le ballet des champs-élisées: elle l' a dansé avec l' applaudissement universel. Il est impossible d' exprimer combien sa danse est voluptueuse et légere. Mais m le marquis veut qu' elle en reste-là; et c' est aussi mon avis. Plusieurs seigneurs, qui étoient à la répétition, ont déjà envoyé chez elle; mais sa porte ne s' est ouverte à personne. Le plus obstiné, c' est l' ambassadeur de *; il est fort âgé; le tempérament érotique se prolonge chez ces italiens. Pour couper court à tout cela, Ursulea remercié; elle ne paroîtra pas sur le théâtre. M' ame Canon est fort surprise de ce que ma soeur n' est pas retournée demeurer chez elle. Cela ne quadroit pas avec nos vues, etc.
CINQUIÈME PARTIE Lettre 122. Edmond à Gaudet.
malgré sa corruption, il éprouve encore des remords: mais les femmes sont plus extrêmes; notre malheureuse soeur n' en connoît plus, et les détruit dans Edmond. enfin, je suis heureux... ah! Mon cher Mentor, j' ai hésité à t' en faire part... maisce n' est qu' une demi-félicité, lorsqu' un ami sincere ignore nos plaisirs. Je suis heureux... et dans cet instant même, je ne suis pas content... taisez-vous, chimeres de mon imagination; vieux préjugés, disparoissez pour jamais, ou laissez-moi du moins quelques instants d' une joie pure. Qui, moi! J' ai possédé... est-ce bien toi, Edmond? Et quand dans ton village tu conduisois le troupeau de la maison paternelle, te serois-tu attendu au degré de gloire où l' adorable marquise t' a fait monter? ... j' ai tantôt quitté la plume: mes efforts pour m' exagérer mon bonheur, sont inutiles; il devient un fardeau qui m' accable. En quel état me voilà réduit! Ah! Dans mes jeunes années, qui m' auroit dit: -tu corrompras la femme d' un autre, et tu prostitueras ta soeur à ce même homme, dont tu corrompras la femme! Ta propre soeur! Ursule! Cette aimable, cette innocente Ursule, dont les jeux enfantins font aujourd'hui tant de plaisirs à ta mere-! Hélas! Si je m' étois alors tracé l' idée du bonheur, ne l' aurois-je pas fondé sur l' honnêteté? Je me serois peint une union légitime avec une fille aimable et vertueuse... non, je ne suis pas heureux! Non, je ne le suis pas! Ah, Gaudet! D' Arras et toi, vous m' avez perdu... encore une interruption; mais elle est plus heureuse que la premiere. L' horrible bourasque est enfin dissipée, et c' est Ursule qui m' a rendu tranquille. Quelle opinion auras-tu deton prosélyte, si une simple fillette a plus de philosophie et de force d' esprit que lui? Ma soeur vient de me faire sentir que ce que nous nommons honneur, vertu , n' est pas, dans le fait, ce qui les constitue réellement... j' ai cru t' entendre toi-même; aussi te fait-elle honneur de toute sa doctrine. J' ai observé que deux sortes de gens réussissent à merveille auprès des femmes; ceux qui veulent en faire des béates, et ceux qui cherchent à les rendre esprits-forts. Il faut donc suivre la route que tu m' as ouverte; mais pardonne mes fréquents retours aux préjugés de l' éducation. Ils prennent quelquefois tant d' empire sur moi, ils reviennent avec tant de furie, que je suis obligé de leur céder. Je ne te déguise rien; je veux te rendre spectateur de mes combats et de ma victoire.
Lettre 123. La marquise de * à Edmond.
hauteur d' une femme vicieuse avec son inférieur et son complice, qu' elle veut tromper. enfant que vous êtes, de la jalousie! êtes-vous fou? Eh! Mon cher, quel intérêt aurois-je à vous tromper! Qui m' attache donc à vous? Mon goût, ce me semble; et si mon goût cessoit... allez, vous êtes trop heureuxque je sois plus raisonnable que vous. Venez ce soir, entendez-vous? Je le veux. sans signature.
lettre 124. Même jour que la précédente. Edmond à Gaudet.
la mauvaise conduite d' un mari occasionne les désordres de sa femme. Edmond se perd de plus en plus. je viens de faire une découverte fâcheuse: la marquise me donne un aide; car je ne saurois dire un rival: c' est un grand coquin, de la plus valeureuse apparence. J' entrois ce matin, suivant mon privilege, dans l' appartement de la marquise: c' étoit à l' heure que j' ai coutume d' être chez mon maître, et l' on ne m' attendoit guere: j' ouvre sans bruit avec la clef que je tiens de mon infidelle; j' avance sur la pointe du pied jusqu' à la porte de son boudoir, et je m' apperçois qu' elle n' y est pas seule. J' hésite sur ce que je dois faire, et me détermine enfin à me placer dans un cabinet, où, crainte de surprise, je me suis mis en disposition de dessiner. C' est de là que j' ai vu sortir le grand drôle. Je ne saurois dire combien j' ai été peiné. Cependant, j' ai su me contraindre, tant que la marquise a été àportée de voir ou d' entendre ce qui se passeroit; mais dès que le maraud a été dans le petit escalier qui conduit au jardin, je l' ai suivi précipitamment; et dans la fureur que m' a inspiré, son air de triomphe, je lui ai coupé le visage, en le menaçant de le percer, s' il osoit jetter un cri. Un coupable attaqué se croit toujours découvert: il s' est jetté à mes genoux, en me demandant la vie, et me conjurant de ne le découvrir à son maître que lorsqu' il seroit évadé. Je l' ai laissé là, et me suis rendu tout ensanglanté auprès de la marquise. En me voyant, elle a pris un air... ah! Que de scélératesse! Un air d' intérêt, de tendre inquiétude: elle s' est précipitée dans mes bras; elle m' a demandé, en me caressant, avec qui donc je venois de me battre? -c' est un faquin, que vos bontés rendent insolent, que je viens de châtier, madame. - mes bontés! ... l' explication en est restée là, parce qu' on est venu annoncer à la marquise la visite de la comtesse sa mere. Je me suis retiré. Une heure après mon départ, j' ai reçu deux mots de la marquise; elle m' ordonnoit de revenir: juge si j' y étois disposé! Mais ma soeur avoit vu le messager; elle est venue comme je tenois encore le billet, et l' a lu malgré moi. Ah! Mon ami, comme les femmes se soutiennent en certaines choses! Ursule ne m' a pas laissé un instant de tranquillité,que je n' aie eu fait une réponse à sa fantaisie! Mon imagination se refusoit; elle me l' a dictée: ne voyez dans ce que j' ai fait tantôt, madame, que la crainte extrême que j' ai de perdre votre coeur: c' est mon bien le plus précieux, et si je n' en étois pas jaloux, je n' en serois pas digne. J' obéirai à vos ordres; et je vous avouerai, madame, que j' en avois besoin: ce n' est qu' à vos pieds que je pourrai recouvrer la tranquillité que j' ai perdue. J' ose le dire, madame, si je vous ai déplu, par les excès auxquels je me suis porté, vous êtes injuste, et ne connoissez pas combien est parfaitement à vous, madame, le plus humble de vos esclaves. de vos esclaves! et pourquoi ce mot me révolte-t-il? Ma soeur a raison: si je n' étois pas le plus vil des esclaves , me dégraderois-je, m' avilirois-je jusqu' à dissimuler les infidélités d' une maîtresse! Madelon étoit de ce caractere; mais quelle différence dans ma conduite! Est-ce donc parce que celle-ci est marquise? Mais que m' importe à moi? D' ailleurs, une femme qui succombe, fût-ce même avec son laquais, se met toujours au-dessous de l' homme à qui elle cede. En conséquence de cette belle réponse, il a fallu se rendre le soir aux ordres de la maîtresse de champagne . Je l' ai trouvée sous une mise délicieuse: on ne vit jamais rien d' aussi voluptueux: et sa gorge? ... ah,Gaudet! Qu' on est foible, quand on idolâtre tout cela! ... malgré le billet que ma main seule avoit tracé, j' étois venu dans le dessein de faire des reproches sanglants: eh bien! Séduit, ébloui, enchanté, ensorcelé plutôt, je n' ai fait que de tendres plaintes, qui ont amené une explication. La marquise m' a juré que je possédois seul son coeur. -mais... (et ce mais -là, j' ai cru qu' il n' ameneroit rien, car on l' a répété cinq à six fois, sans rien ajouter avec; enfin, on a poursuivi: ) mais on ne s' est pas faite soi-même-... autre réticence, qui n' a fini que par une dixaine de baisers, pendant lesquels on balbutioit: -vous voyez bien que je vous confie tout... composons... si vous me haïssiez, je ne voudrois plus vivre... vous êtes nécessaire à mon bonheur... ah! Pourquoi, pourquoi celui qui a les prémices de mon coeur, n' est-il pas... seriez-vous donc de ces hommes qui prennent garde à tout, et qui sont jaloux d' un plaisir matériel qu' ils n' ont pas procuré? ... remettez-vous, et ne devenez pas le tyran d' une femme qui vous adore. -il a bien fallu se rendre, et je présume que c' est le conseil que tu m' aurois donné. Un mot de ma soeur. Je crois, en vérité, qu' elle réalise ce que tu as dis de la belle Cassandre: je l' observe soigneusement; et... faut-il l' avouer? Il est presque sûr que l' acteur, le chanteur, le danseur, en ont tout obtenu. J' ai hasardé des reproches, et l' on s' est excusée de maniere à me faire craindre que bientôt on ne s' excusera plus. Je croisque la marquise et elle s' entendent; Ursule m' a dit ce que la premiere n' a fait que me laisser entrevoir; elle s' est défendue sur son tempérament, et sur ce qu' elle n' aime pas le marquis, qu' elle n' a écouté que par complaisance pour moi... ah! Voilà le mot cruel auquel je ne m' accoutumerai jamais... écris-lui: tu vois ce que je desire d' elle; je n' ai plus d' espoir que dans tes prudents avis.
Lettre 125. Gaudet à Ursule.
conseils abominables d' un corrupteur. qu' est-ce donc, mignone? J' apprends que non-seulement vous suivez mes conseils, mais que vous les outrez! Prenez-y garde, belle Ursule! Vos attraits sont de tendres fleurs, qu' un soufle peut ternir, et que l' usage, s' il est trop fréquent, peut anéantir: une belle doit ressembler à la sensitive, qui se contracte dès qu' on la touche. N'accordez de nuits à personne, elles sont faites pour dormir, et rafraîchir vos appas. En tout autre temps, que les plaisirs soient modérés, sous peine, de par Vénus, d' être laide de bonne heure. Redoutez ces baisers, (...) du bon martial ; vous savez bien? Votrebouche mignone et vos levres appétissantes ont un vermillon délicat; c' est la fleur de la beauté, qu' il faut soigneusement garantir. Pour tout ce que je vais dire, liberté. écrivez des douceurs; on se forme l' esprit en l' exerçant: ayez toutes les complaisances qui ne nuisent point aux charmes; causez, chantez, faites briller vos talents, laissez-vous adorer, et ne négligez rien pour être adorable: donnez votre portrait, et même, si quelqu' un vous demande ce qu' un grand homme a souhaité n' aguere de la plus jolie femme de France, ne l' éconduisez pas; tout cela ne nuit à rien, et fait des amis. Je me meurs d' envie d' être à Paris... je suis obligé de supprimer ce qui suivoit dans l' originale, qui est par trop indécente. voyez la célebre, l' illustre Ninon, ce modele que je vous ai donné à suivre, préférer à la froide et triste vertu, un libertinage agréable et raisonné, qui rendit ses amants les plus heureux des hommes. Parlons de votre frere, ce pauvre garçon, qui me fait quelquefois envie, et plus souvent pitié. J' apprends à l' instant, par une lettre de Laurette, qu' il vient de lui faire faire une éclipse à la fidélité qu' elle me doit (ce sont ses termes). Je lui pardonne, en vérité; mais convenez qu' il mérite un peu que je me venge en vous aimant, jolie fripponne? Adieu. Ah! J' oubliois... soignez votre teint, mais pour la fraîcheur seulement: point de rouge ni de blanc, point de pommades; du repos, quelques bains froids.
Lettre 126. Edmond à Gaudet.
il fait des reproches à son corrupteur; car les vicieux ne se peuvent approcher sans se blesser. ton prompt départ te dérobe à mes justes plaintes. Je m' étois attendu que tes conseils retiendroient Ursule dans les bornes de la décence; et tout le contraire est arrivé; on ne la reconnoît plus: toutes tes leçons n' ont eu d' autre effet que de te procurer des plaisirs... que notre amitié devoit t' interdire. Si Laurette et moi nous t' avons fait une injure, ce fut l' ivresse d' un moment, et tu devois me la pardonner. Je suis réellement désespéré de l' inconduite d' Ursule: le marquis vient de se voir forcé de l' abandonner; elle l' a jetté dans d' horribles dépenses, dont elle ne profitoit pas. Je lui ai fait mes représentations là-dessus; mais... sans une prompte fuite, j' allois me préparer d' éternels repentirs...il semble que tout se réunisse pour m' accabler. La marquise a rompu avec moi; et la raison, c' est que je l' ai surprise dans une nouvelle infidélité, par le moyen d' une femme-de-chambre qui m' est dévouée. Je ne suis pas d' avis de me venger, comme elle me défioit de le faire, en l' occupant seul autant que tous mes rivaux ensemble. Ah! Pourquoi me suis-je interdit à moi-même le pouvoir d' être à l' aimable Fanchette! Je me jetterois dans ses bras; elle me consoleroit de la perte que je fais, et des écarts de ma soeur; elle me garantiroit d' un écueil plus dangereux... que tous ceux où j' ai donné.
Lettre 127. Edmond à Madame Parangon.
l' abyme où il voit sa soeur le fait trembler. s' il vous reste quelqu' amitié pour ma soeur, madame, venez à son secours. Je ne vous cache pas qu' il est bien tard: mais n' en accusez pas la corruption de son coeur; un scélérat, qui se plonge à tout moment dans les plus honteux désordres, que le remords poursuit et déchire, son frere, l' a égarée par ses exemples... je n' ose en dire davantage... oh! Que je suis malheureux! ... ne différez pas, madame; Ursule se perd... hélas! Elle est perdue.
Lettre 128. Ursule à Gaudet.
ô dieu! Ce que peut la corruption des villes! l' air seroit souillé, si on lisoit tout haut cette lettre. vous aviez raison de le dire, mon frere est un foible courage; il n' est pas de ces ames dégagées, qui, s' élançant au-delà des préjugés, bravent les erreurs communes: je crois même que sans son penchant au plaisir, il n' auroit pas encore fait le premier pas vers le bel usage. Il faut que je vous conte une espiéglerie que je lui fis l' autre jour. Il me prêchoit et m' ennuyoit. Je l' écoutai longtemps: ma patience l' encourage; il continue. Je me leve et vais l' embrasser: mes carresses le dérident. Il me vient une idée folle, que l' envie d' humilier le prêcheur me fit suivre... Pierre R lui-même laisse ici une lacune assez considérable: il est à présumer que ce qu' il a retranché ne pouvoit pas être mis utilement sous les yeux de sa famille. qu' Edmond mérite bien d' être la folie des femmes! En vérité, sa prude cousine n' est pas de mauvais goût, et je crois que la commerene seroit pas fâchée d' avoir encore des pleurs à verser, et une pénitence à faire... lacune qu' est obligé de laisser l' editeur, et où il est question de la maniere de vivre de Madame Parangon, depuis sa faute involontaire avec son cousin: tous les principes d' honneur, de religion et de vertu, y sont ridiculisés de la maniere la plus condamnable. Elle raille aussi la timidité de son frere, après un crime que nous n' osons pas même laisser entrevoir. nos amusements n' ont plus rien de piquant depuis votre absence. Recevoir un amant, l' entendre soupirer, accepter ses présents, l' en payer ensuite, et les dépenser, voilà ma vie. Point de diversité; tous disent et font la même chose. Hier, mon maître à danser m' amena l' ambassadeur de , un vieillard noir et décharné; je l' ai mal reçu: le soir, on m' a apporté de sa part pour dix mille écus de bijoux. Il a bien fallu passer la nuit avec ce magot-là. Jamais je n' ai été si tourmentée, et la scene a fini par une incongruité... lacune de quelques lignes. je ne veux plus de ces italiens. Savez-vous qu' on me menace de l' arrivée de la belle et sensible Parangon: la petite bégueule de Fanchette vint l' autre jour me voir (sans doute par l' ordre de sa soeur); j' eus soin que tout fût comme il convenoit à ses yeux. Cependant elle me regardoitavec un attendrissement si maussade! ... mais dis-moi donc, étoit-ce-là mon air, quand j' avois de la vertu? Si cela est, je t' ai bien des obligations, de m' avoir débarrassée de toutes mes chimeres: comme cela gâte une jolie figure! ... en vérité, je voudrois que mon frere eût mis la petite dans le cas où s' est trouvée sa vertueuse soeur. Reviens à temps, mon cher Epicure, pour contreminer la prude cousine auprès de mon frere: pour moi, je suis à l' épreuve de la bombe... une chose sur-tout qu' il ne faut pas oublier, c' est de te servir de d' Arras pour tourner à ta guise l' esprit de mes parents: je les crains encore. Adieu, etc. p s si ma dépense n' étoit pas excessive, je t' aurais chargé d' un présent pour ma famille; mais ce sera pour une autre fois.
Lettre 129. Réponse.
la corruption d' Ursule étonne son corrupteur. tes vues sont remplies, ma charmante; d' Arras a fait des merveilles, et les bonnes gens sont empaumés; ils te croient au moins une vestale: j' ai fait plus, ton post scriptum a été suivi; je ne t' en parlerois pas, s' il n' avoitfallu combattre et vaincre le frere aîné. -un présent! Est-elle digne de nous le faire-? tu reconnois-là le personnage. En tout cas et à tout évenement, il te faut le privilege des furnuméraires de l' opéra. Autre scene: quand d' Arras a été de retour, et que je ne lui ai plus rien caché, il s' est mis à pleurer comme un veau sur son cher Edmond; il vouloit partir, et j' ai eu toutes les peines du monde à le remettre. Si la convenance exigeoit que le moine parlât pour toi, l' amitié me faisoit une loi de justifier ton frere: j' ai tâché de réaliser dans l' imagination de vos parents, ce que je prétends effectuer bientôt pour lui: ce n' est pas les tromper, c' est les servir à leur goût et les rendre heureux. Le bonheur n' est-il pas une illusion? Tu le sais trop, toi qui le dispenses si souvent! Ne va pas craindre qu' Edmond les détrompe: le pauvre garçon! Il ressemble à ces gourmands qui vont toujours prêchant l' abstinence, gorgés qu' ils sont des plus friands morceaux: il aime le vice, et sa laideur même lui paroît une laideur aimable, plus provocante que la beauté fade de la vertu. L' espiéglerie , comme tu la nommes, est un excellent coup de filet; nous le tiendrons par-là plus que tu ne penses. écoute donc, friponne? Mais sais-tu que tu as furieusement secoué le préjugé! Pourtant cela te va, et je t' admire de plus en plus... mais tremble! La jolie cousine part; je le savois, et je la suis... qu' il seroit héroïque de la convertir! Hem, mignone? Edmond y pourroit quelquechose... à propos de lui, je viens de recevoir une de ses lettres, que je suis bien sûr qu' il ne t' aura pas montrée. Lettre d' Edmond à Gaudet. en vérité, je ne sais ce que je suis ni ce que je veux, depuis quelques jours: ce n' est pas de l' amour que j' éprouve; des desirs impétueux, effrénés, suffoquants, ne sont pas de l' amour: je ne suis point jaloux; le sentiment desordonné qui m' anime se fortifie en voyant mes rivaux, et mes desirs vont alors jusqu' à la frénésie. Ses mouvements, son geste, le son de sa voix, le bruit de sa marche me mettent hors de moi; je ne pense plus qu' à elle; je ne suis occupé que de la perfection de ses appas, et ses bonnes amies ne reçoivent que l' extérieur de mon hommage; en les possédant, je ne vois que le voluptueux objet qui m' a trop plu. Ah! Mon coeur est absolument gâté, corrompu; je le reconnois; je me déteste, et ne voudrois pas guérir de mon mal! ... je le vois, malgré l' obstacle que tu sais, il faut m' attacher à Fanchette; oui, il faut n' aimer que cette fille charmante, image parfaite de son adorable soeur, et vertueuse comme elle. Hier, desespéré de ce que je sens, j' osai lui montrer toute l' ardeur que je venois, il est vrai, de puiser ailleurs: je voyois dans ses yeux qu' elle étoit attendrie,... dans ces yeux si beaux et si doux, où se peint tant de candeur! -vous vous perdez (me dit-elle) Edmond Edmond, je le sais, vous vous perdez; Ursule se perd aussi; je l' ai bien vu l' autre jour! je n' irai plus chez elle: mais je n' ai rien dit à ma tante. Moi qui suis la plus jeune, je vois vos égarements, et ils me font horreur; et vous, sans doute, vous ne les voyez pas? qui vous a donc fasciné la vue! ô mes amis! qui vous l' a donc fascinée à tous deux-! ces mots prononcés du ton le plus touchant, ces mots ont été jusqu' à mon coeur; l' objet coupable s' en est effacé; l' aimable Fanchette y a régné en souveraine. Transporté de joie de cet heureux changement, je me suis mis aux genoux de ma jeune divinité... mais bientôt, par un effet de ma malheureuse habitude, j' ai été audacieux. Fanchette ma repoussé de cet air de supériorité que donne une ame tranquille, que les passions fougueuses n' ont point encore agitée. J' eus l' audace de me plaindre. -écrivez à ma soeur (me dit-elle) qu' elle fasse notre mariage; malgré les risques, je vous donne mon aveu, et c' est je crois tout ce que je puis et dois accorder-. ma cousine est sur le point d' arriver; il faudra qu' elle sacrifie ses scrupules. Ne me donne pas tes conseils, je n' en veux point ici: le précipice est sous mes pas, et j' ai déjà le corps demi-penché dans l' abyme. Je t' avertis que je me cache de ma soeur; après mon mariage, ma femme, ni... moi, peut-être, ne devons plus la voir. voilà ton charmant frere! Empêchons ce mariage, qui le rendroit trop raisonnable, et par conséquent aussi malheureux qu' incommodeaux autres. Tu connois son foible, pouponne; retiens l' oiseau prêt à s' échapper, en lui faisant aimer sa cage. Je conçois que pour le guérir de la matrimomanie (à laquelle il a toujours été fort sujet) il faudroit qu' il soumît sa Fanchette: c' est dommage qu' elle ne veuille plus te voir! Il y auroit eu moyen d' amollir ce petit coeur de rocher... ( on supprime le reste de cette lettre, où le corrupteur vante la lubricité de l' infortunée Ursule, son art dans la débauche, et lui demande de qui elle tient l' expression de sa voluptueuse sensibilité.)
lettre 130. Replique.
voici encore le langage d' une abandonnée. je viens de remporter sur Edmond une victoire complette: non, il n' épousera pas sa petite bégueule, sois-en sûr; la pauvre enfant, avec son adroite innocence et sa fine candeur, ne s' en emparera pas: sa moins vertueuse que foible soeur, ne sera plus exposée à des viols volontaires, dont la crainte d' un peu d' inceste ne la garantiroit plus: c' est moi, fille déjà perdue, qui veux me charger de toute l' iniquité... c' est avec peine que nous nous trouvons obligés de supprimer ici les détails que Pierre R avoit cru devoir laisser; mais quelques-uns sont de nature à ne pouvoir pas même être indiqués: Ursule donne ensuite la liste des hommes auxquels elle s' est abandonnée, en louant ou blâmant chacun d' eux, d' une maniere très-obscene. Elle continue par le tableau de sa conduite avec un jeune homme de quatorze ans, qu' elle a débauché. Elle dit, en parlant du plus coupable de ses complices: il s' est écrié, -ah! Ma divine-! ... mais je sais que vous ne nous appellez divines, que lorsque vous voulez nous rendre très-humaines. Conviens que je mene une heureuse vie, depuis que mon prêcheur a la bouche close, et que pour prévenir tout accident, il m' a fait, suivant ton avis, encataloguer au magasin de la rue saint Nicaise (je t' avouerai qu' il y a eu un préalable fort disgracieux; c' est qu' il a fallu faire preuve d' intrépidité, en passant la nuit avec un squelette... c' est-à-dire avec un de messieurs les directeurs). Je veux consacrer tous mes instants à la volupté. Que m' importe à moi que la mort vienne lorsque l' âge aura détruit mes charmes! Mais à présent, elle me causeroit un vrai chagrin; je vois de si belles années encore! ... j' apprends que la belle Parangon est arrivée... à propos d' elle, ne m' as-tu pas demandé de qui je tenois mes... tu sais bien? D' elle, mon cher: ses caresses d' amitié sont comme celles de l' amour. Juge de la donzelle! En vérité, vous devriez l' avoir déjà mise à mon niveau; ce seroit la plus aimable femme du monde , si elle étoit aussi libertine qu' elle y a de dispositions. Adieu. p s Négret n' a-t-il pas voulu...? Ce caprice-là ne me prendra jamais. Je viens aussi d' éconduire l' italien dont je t' ai parlé, avec le dernier mépris. Un de mes amis m' en a fait âfre, et m' a dit que la vengeance de ces gens-là est dangereuse. Eh! Que me fera-t-il? Arrive donc, mon cher! Tiens, voilà une lettre que je viens d' escamoter; Edmond, s' il l' a jamais, ne la verra qu' après nous. Lettre de Mad Parangon à Edmond. j' arrivai hier assez tard, mon cousin. en appercevant cette grande ville, mon coeur s' est serré: -rends-moi mon amie! me suis-je écriée, ah! Rends-la moi telle que je l' amenai-! ... toute la nuit, j' ai ressenti les plus cruelles angoisses: en vous écrivant, des larmes involontaires inondent mon papier... ah! Mon amie est donc perdue! ... et son frere... infortunés, eux et moi! ... des abymes à chaque pas, et ne savoir où poser le pied! ... vous vous êtes accusé, Edmond; ah! C' est moi qui suis la seule coupable! c' est moi qui l' ai amenée; et le ciel punit mes fautes sur une tête innocente! ... Ursule dans le désordre! Elle! ... non, c' est un songe: mon amie ne peut aimer que la vertu. je vous verrai tantôt. Mon cousin, si vous n' eussiez pas abusé de ce penchant si flatteur pour celui qui l' inspire, je pourrois prêter l' oreille à ce qu' on vient de me faire entendre, et suivre mon premier plan, au sujet de ma soeur: mais (et je vous en préviens avant notre entrevue) il ne faut plus y penser. vous avez sans doute appris l' accident arrivé à M Parangon? Une infirmité dangereuse, que les médecins nomment ischurie, le met à deux doigts du tombeau... je le plains, et le regretterai. à tantôt: vous me conduirez chez Ursule: mais que je n' y voie pas votre Gaudet.
lettre 131. le même à la même.
Gaudet fait le portrait de Madame Parangon; et puis il expose la doctrine d' un véritable athée. je suis tes ordres ma charmante: ton laquais te dira par quel heureux hasard je l' ai rencontré, comme il portoit ton paquet à la poste: mais avant que de te rendre visite, il falloit prendre l' air du bureau, afin de ne me pas trouver avec la belle Madame Parangon. Je suis venu dans le coche avec cette incomparable prude; car elle l' est cent fois plus que jamais, et je crois plus jolie encore que prude: elle a un air de mélancolie douce qui quadre on ne peut mieux avec sa figure, et va au coeur. Je n' ai pu obtenir d' être souffert dans la même cabane; des femmes ont eu seules cet avantage: cependant l' usage, dans ces voitures, c' est qu' hommes, femmes, soldats, moines, honnêtes gens, sacripands, maîtres et valets, tout soit pêle-mêle; c' est une parfaite image des saturnales des anciens, et comme un avant-goût de la capitale. J' ai cependant tâché d' amuser la belle mélancolique dans les visites de jour: car pour la nuit, porte close; je servois, je lisois, je conversois, je chantois,je folichonnois , comme tu dis, mais non dans le sens que tu le dis, friponne; on ne m' a pas honoré d' un souris. C' est pourtant une femme, et une femme comme les autres, c' est-à-dire foible... mais elle ne l' est que pour Edmond. L' heureux mortel! ... ne va pas inférer de-là, jolie friponne, qu' à mon avis Madame Parangon te surpasse; elle t' égale, tout au plus: mais cette douceur enchanteresse de ses regards; cette adorable pruderie qui lui va si bien! Et puis cette pensée, peut-être, qu' on ne peut la posséder, lui donnent une valeur bien au-dessus de son prix réel. ( nous sommes obligés d' omettre entiérement la seconde partie de cette lettre, où le matérialiste Gaudet enseigne un epicurisme corrompu, le cynisme et le suicide: -nous avons au moins tout pouvoir sur notre corps, dit-il; c' est la seule souveraineté que les loix sociales n' aient pu nous ôter, parce que le suicide est, à leur égard, dans le cas du carnuléïus de Tibere, il leur a échappé-. il s' efforce ensuite d' anéantir la différence du bien et du mal par des sophismes très-dangereux. Sur une objection qu' il se fait au nom d' Ursule, si l' offense envers ses parents n' est pas un crime (c' est-à-dire, un désordre moral) à leur égard, quand elle les afflige et qu' elle les rend malheureux? il répond, -si tu veux être toujours innocente, comporte-toi de maniere à leur dérober toujours la connoissance de ce qui peut leur déplaire: ce qu' ils ne savent pas est nul pour eux-. il écrit tout cela dit-il pour que ses instructions se gravent plus profondément. )
lettre 132. la même au même.
la pauvre malheureuse raconte une infamie qui acheve de montrer toute sa corruption. quitte tout au reçu de cette lettre, pour te rendre auprès de moi. Je viens de voir le dénouement d' une aventure fort désagréable: elle duroit depuis huit jours, et je la cachois à tout le monde: sa malheureuse catastrophe m' oblige à te la révéler, pour te demander tes conseils. Lundi de la semaine derniere, un homme bien mis, fort bien tourné, sortant d' un brillant équipage, vint se présenter à ma porte. On l' introduisit. Il fait les plus honnêtes propositions: dans ce moment je me trouvois à l' étroit; je dépense horriblement; j' ai déjà pris cinquante mille écus sur mon fonds: on me vole un peu; mais je commence à me blâser; tout m' ennuie, tout me déplaît; la diversité m' est nécessaire, et on me la fait payer chérement. Pour revenir à l' homme, ses offres réparoient toutes mes pertes: je crus devoir saisir l' occasion aux cheveux; j' accepte. En conséquence, je me dérobe aux incommodes. Le galant veut m' avoir dans une petite maison: j' en suis ravie; je me mets par là hors de la portée de la grande Parangon,et de mon frere lui-même; on m' y conduit: je la trouve meublée dans le dernier goût: rien de mieux entendu, ni de plus voluptueux. Les plaisirs y naissoient sous mes pas, et je les rendois à mon adorateur. Observe que lorsqu' on apportoit quelque chose de nouveau, lorsque le traiteur servoit etc. Je recevois tous les honneurs de maîtresse de maison; on ne s' adressoit qu' à moi. Enfin, après que le scélérat qui mettoit tout en jeu, a été las de la comédie, mon galant n' a plus reparu. Dès le second jour de son absence, et comme j' étois encore au lit, on est venu fondre sur la maison; le tapissier, le traiteur, etc. S' étoient donné le mot, pour me faire essuyer la plus cruelle avanie: je ne suis parvenue à faire cesser leurs insultes, qu' en payant au taux qu' ils ont voulu, le loyer de la maison et des meubles, les dépenses de bouche, gages des valets postiches, du concierge, et jusqu' au jardinier. Je n' avois pas ménagé la bourse du galant, depuis que cette intrigue duroit; avec ce qu' on m' a volé ou excroqué, il m' en coute dix mille écus. Mais ce n' est pas tout: après que ces gens-là ont été retirés, une sorte de laquais du vieux italien, dont il a déjà été question dans deux de mes lettres, est venu me proposer insolemment un écu. Furieuse de ce nouvel outrage, qui m' indiquoit l' auteur du désagrément que je venois d' éprouver, j' ai repoussé le faquin. -quoi donc! (m' a-t-ildit) est-ce que je ne vaux pas, mignone, le porteur d' eau, qui depuis huit jours... je ne l' ai pas laissé achever sa grossiere impertinence; je me suis saisie d' une épée qu' avoit oublié le misérable dont on s' est servi pour me jouer, et j' en aurois percé l' infâme qui me bravoit, s' il ne se fût pas éloigné. ç' a été bien pis quand il a été sorti; il n' est pas d' horreurs qu' il n' ait vomies sous mes fenêtres; et il a terminé cette cruelle scene, en introduisant jusques dans mon appartement, chargé de la bricole et de deux seaux, un homme que j' ai reconnu pour celui qui la veille encore m' avoit paru un seigneur de la premiere distinction. Je suffoquois de douleur et de rage; je me suis évanouie. En revenant à moi, j' ai vu le porteur d' eau à mes genoux. -malheureux! Ne me touche pas (me suis-je écriée! ) -madame (a répondu cet homme) je ne suis rentré chez vous, et je n' ai pris cette posture que malgré moi: mais, me sera-t-il permis de vous dire un mot pour ma défense? -parle (ai-je repris avec impatience); aussi bien n' est-il peut-être pas en mon pouvoir de t' en empêcher. -eh bien, madame, le bonheur dont j' ai joui, et pour lequel je n' étois pas fait, m' éleve l' ame: je vous adore, et j' ose vous le dire: mais je vous adore en esclave soumis à toutes vos volontés, quelles qu' elles soient (et ceci n' est plus du rôle qu' on m' a fait jouer, ajouta-t-il en regardant l' insolent valet qui l' avoit amené: ) ordonnez, madame, de ma vie, ou de ma mort... hélas! Je ne suis pasd' une condition bien relevée; mais je ne suis pas non plus sorti de si bas lieu que ces gens là l' ont pensé, et que mon extérieur l' annonçoit: en restant dans mon village, je n' aurois pas été le dernier du pays; mon pere étoit... chef de notre petite jurisdiction; deux de mes freres sont ecclésiastiques, et j' ai moi-même étudié... mais le libertinage-... frappée de la ressemblance de nos conditions, je l' ai intérompu: -ce n' est pas ici le moment de me faire votre histoire: vous voyez ce maraud; (lui montrant le laquais) je vous pardonne tout, si vous le faites à l' instant sauter par la fenêtre-. Ces mots n' étoient pas achevés, que j' ai vu l' impertinent valet de l' infâme italien sur le pavé de la cour. Ses cris lamentables ne m' ont point émue; pour la premiere fois, j' ai trouvé mon coeur insensible à la pitié. L' italien étoit lui-même caché dans la maison; il est accouru; il a osé pénétrer jusqu' à moi. à sa vue, j' ai repris mon épée, et fiere amazone, j' ai avancé sur lui, bien résolue de le percer. Il s' est mis en défense. Le porteur d' eau cependant me prioit de lui céder mes armes, en m' assurant qu' il savoit en faire usage, et qu' il vouloit me prouver que son dévouement étoit sans réserve. En effet, il a fait reculer le traître, que j' accablois d' injures. Sur ces entrefaites, Trémoussée, ma femme-de-chambre, est arrivée: c' est une vigoureuse fille, comme tu sais; elle a sauté sur le vieillard, qu' elle a désarmé; et sans perdre une minute, saisissant l' arme favorite de ses pareilles, un mancheà balai, elle l' a repassé de la bonne maniere, et si comiquement, que j' en mourois de rire. J' ai commandé qu' on le liât; et Trémoussée l' a renversé par terre: mais le porteur d' eau m' a fait des représentations que j' ai écoutées. De son côté, Trémoussée m' a dit que le vieillard avoit ses gens tout proche, et qu' il falloit faire venir mes deux laquais: elle a donné mes ordres à mon petit noir, a fermé toutes les portes, et est revenue se mettre en faction dans ma chambre, l' épée nue à la main, et le terrible manche à balai sur l' épaule, en guise de mousqueton. J' ai pris ce moment pour ordonner au porteur d' eau de m' achever son histoire. -une aventure galante, et qui eut des suites, avec une fille que je n' aimois pas assez pour l' épouser, m' a fait quitter mon village et ma famille. Je suis venu à Paris, où je ne tardai pas à me trouver plongé dans la plus profonde misere. Plusieurs moyens se présentoient pour en sortir; je les examinai tous les uns après les autres. Voler d' abord; mais il étoit si dangereux, que je ne m' y arrêtai pas. Escroquer me parut moins odieux et plus sûr. Cette réflexion me vint dans un billard. Je m' étois apperçu que trois quidams s' entendoient comme larrons en foire; l' un jouoit très petit jeu, l' autre parioit gros, le troisieme proposoit contre , sans jamais tenir de pari . Celui qui jouoit, perdoit; celui qui parioit, gagnoit; et celui qui ne faisoit que du bruit, sacroit contre le gagnant, le soutenoit de la premiere force , et assuroit qu' ildevoit rendre six points . Quant au perdant, il se contentoit de dire qu' il jouoit mieux ordinairement, mais qu' il n' étoit pas dans son jeu. De temps en temps il amenoit la partie dix-neuf à dix-neuf , mais il ne gagnoit jamais. Lorsque ces trois héros cesserent d' être acteurs, je m' assis à côté d' eux, et feignant de dormir, ce qu' annonçoit la basse continue d' un fort ronflement, je prêtois attentivement l' oreille. J' en entendis assez pour être entiérement au fait. Mes drôles sortirent; je les suivis. -mes amis, leur dis-je, je vous connois, et vous ne me connoissez pas; choisissez de deux qualités; associés ou ennemis : je vous dénonce, ou vous seconde; c' est à votre choix-. Leur réponse, fut de me faire signe de les suivre au cabaret. On m' y régala: j' eus un quart de profit sans le demander: il étoit plus considérable que je ne comptois; ce qui me fit comprendre que je n' avois pas tout vu; et j' eus rendez-vous pour le lendemain au billard du V. Les choses s' y passerent avec un peu plus de précautions que dans celui de la rue s. -A où nous étions la veille; mais la récolte fut assez bonne. Quatre autres confreres nous joignirent au cabaret: ils étoient fort proprement vêtus, et dans le billard je les avois pris pour de bons bourgeois, qui venoient là se délasser un moment. Nous partageames, et j' eus un huitieme fort honnête. Je m' en retournai le plus content des hommes, et croyant avoir trouvé la pierre philosophale. Mais au bout de huit jours, il arriva uneétrange catastrophe nous agiotions, mes trois premiers associés et moi, rue des m G; un cinquieme de notre ordre, que je n' avois pas encore vu, jouoit, et trois autres excitoient les paris: la récolte grossissoit à vue d' oeil, lorsqu' il se fit un mouvement dans la galerie ; quelqu' un cria: messieurs, ne pariez pas! La partie n' est pas bonne! nous tinmes un petit conseil seulement des yeux, dont le résultat fut qu' il falloit décamper. Mais un de nous observa qu' une retraite si prompte feroit voir que nous prenions pour nous ce qui venoit d' être dit. Nous restames pour notre malheur. Un quart d' heure étoit à peine écoulé, que la garde arrive, fonce sur nous, et nous choisit tous les huit, comme si nous avions été désignés. Nous fumes conduits en prison; et de-là le magistrat de la police nous envoya faire trois mois de séminaire au célebre château qui commande le grand gentilli. La misere que j' y éprouvai, me fit payer bien cher huit jours de bon temps que l' escroquerie m' avoit procurés. Cet inconvénient m' en dégoûta. Je repassai de nouveau dans mon esprit les différents moyens de sortir de la misere. Le travail me paroissoit bien le plus sûr; mais qu' il est pénible, quand on ne sait rien faire! J' avois remarqué plus d' une fois, que celui des nôtres qui nous avoit engagés à rester, avoit bien été arrêté comme nous; mais que nous ne l' avions pas revu depuis. J' en demandai la raison à mes camarades. -c' est un espion-, me dirent-ils. Ces deux mots furent un trait de lumiere, que je ne tardai pas à mettre à profit.Nous sortimes: et le premier usage que je fis de ma liberté, fut de me mettre à même de nuire à celle des autres. Que ne puis-je vous détailler ici tout ce qui m' est arrivé dans ce nouvel état! ... mais ce sont lettres closes . Qu' il vous suffise de savoir, madame, que je fis encore de mes tours; et que les yeux de la police, toujours ouverts sur les coquins de mon espece, éclairerent toutes mes démarches: je fus arrêté, convaincu, jugé, fouetté, marqué, envoyé aux galeres; j' en suis revenu, je me suis fait porteur d' eau, et plus souvent exécuteur des commissions hasardeuses du public. Je bénis mon destin de celle qu' on m' a donnée ici; elle m' a rendu plus heureux qu' un monarque, et m' a tellement enflé le courage, qu' il n' est rien de grand ou d' atroce que je n' exécute par vos ordres: ma vie, tout mon sang est à vous-. Mes laquais sont arrivés, comme il achevoit ces derniers mots. J' ai dit au porteur d' eau, ce héros de ma façon, de porter le vieux singe dans un fiacre, et à mes gens de l' escorter. Mais à peine étoient-ils dans la cour, que les valets du vieux traître, venus au secours de leur camarade qui gissoit par terre, se sont jettés sur eux; et j' ai vu commencer un combat terrible, qui m' a extrêmement divertie; sur-tout lorsque Trémoussée et mon petit negre s' en sont mêlés. à l' aspect de ma femme de chambre, les poings déja levés sont demeurés suspendus; on lisoit dans les yeux surpris des ribauds italiens,que cette grosse citrouille, dont les mâles appas sont encore appétissants, leur inspiroit le desir d' un autre genre de combat. Mais elle, qui voyoit tenir à la gorge un grand blondin son favori, a débuté par une douzaine de gourmades. Le petit negre, de son côté, frappoit comme un sourd sur le dos de ceux qu' il voyoit les plus empêchés. De ma fenêtre, j' excitois le courage de mes gens, pour qui la victoire s' est enfin déclarée; graces sans doute à la crainte qu' ont eue les valets italiens, plus délicats que leur maître, de blesser les appas succulents et rebondis de ma grosse Trémoussée. Mais ils ont enlevé le cadavre de leur maître. J' en suis fâchée; mon dessein étoit de pousser la vengeance, ce plaisir délicieux des coeurs ulcérés, aussi loin qu' elle peut aller. Je t' écris en attendant que mes gens se soient remis de leur fatigue, et soient en état de paroître... mais voici le porteur d' eau; je vais cacheter. p s mon frere ignore tout... ah! Le petit negre avoit omis en rentrant de me remettre une lettre: je l' avois chargé de m' apporter celles qui seroient pour moi ou pour Edmond, sur-tout celles-ci. Lettre de Mad Parangon à Edmond. avant-hier je vous attendois; j' espérois encore hier; aujourd'hui, je commence à n' y plus compter. Dieu est juste, et plus j' examine mon coeur, plus j' adore sa divine justice: mais vous n' en êtes pas moins un ingrat. eh! Plût à Dieu que vous ne fussiez qu' ingrat envers moi! ... je n' ai pu joindre votre soeur: où se cache-t-elle? Et me fuyez-vous également tous deux? Edmond, favoriseriez-vous son désordre? ... ah! Qu' ai-je dit! Non, cela est impossible; non, vous avez trop d' honneur... mais ne pourrai-je donc voir ni l' un ni l' autre? ... accordez-moi cette grace; je vous la demande à genoux: l' un ou l' autre; mais plutôt encore votre soeur que vous. Mon coeur me dit qu' elle m' aime encore... voilà donc ce qu' a produit un penchant que je n' osois m' avouer tout-à-fait: Ursule l' aura pénétré; j' ai terni la pureté de son ame; je suis la premiere source de votre corruption à vous-même! ... oh! Pourquoi vous ai-je tiré de chez vos honnêtes parents! Dieu juste! Il n' est point de peine que je ne mérite; punissez-moi dans votre fureur, s' il le faut; mais épargnez deux infortunées victimes! ... Edmond, que je voie votre soeur, que je la voie un instant (car je ne parle plus de vous), ou vous me réduisez au désespoir. ah! Quelle jérémiade! Et-puis ce dévouement? Hâte-toi, viens, perce-moi, tiens, je veux mourir, et souffrir pour toute la communauté... c' est pourtant une bonne ame! Mais quede foiblesse encore! Elle n' écrit qu' à Edmond.
lettre 133. Pierrot à Edmond.
je lui fais de sanglants reproches du mariage d' Ursule avec le porteur d' eau. Edmond, tu l' as pu souffrir! Ursule, notre soeur, épouser un porteur d' eau, après s' être abandonnée à lui! Et bien pis qu' un porteur d' eau, si nous en croyons une lettre sans signature qu' on nous a envoyée: le mariage est un tour qu' on lui a joué, pour la punir de son... ma plume se refuse à écrire ce mot-là... le misérable escroc-espion-exgalérien porteur-d' eau, qui lui a fait une histoire de sa vie, inventée à plaisir, la jouoit comme les autres; il n' étoit là que pour assurer et completter la vengeance du seigneur italien, qui l' avoit tiré des cachots pour jouer cette comédie... je ne saurois achever de copier toutes les infamies qu' on nous a écrites. Au bout de trois jours de mariage, il l' a battue, pour lui faire vendre le reste de son bien . ô malheureux que nous sommes! Et c' est un étranger qui nous apprend tout ça! Et tu gardes le silence, toi, depuis six mois! ô mon cher pauvre frere! C' est donc la honte qui t' a empêché d' écrire! Et puis on t' accusede choses horribles; et bien que je ne les croie pas, la calomnie est une terrible chose! Malheur à celui sur qui elle a commencé d' aboyer! Nous mourons de honte de ce qu' on débite; notre pauvre mere tombe en langueur, et elle récite tous les jours les sept pseaumes pour sa pauvre fille (car elle ne croit pas que tu sois perdu). ô Edmond! Renvoie-nous Ursule; il y a encore du pain pour elle à la maison, et de la tendresse dans nos coeurs... oh! Maudites soient les villes... notre bon pere lit tous les jours le livre de Job ; c' est-là sa méditation, il dévore ses larmes. Hélas! Il en mourra. Il s' accuse lui-même de toutes vos fautes, et il dit, au contraire de David: seigneur, mon coeur s' est gonflé, et mes yeux se sont portés trop haut; ... mais vous m' avez ravalé jusqu' à terre. Edmond, renvoie-nous notre soeur: pour toi, tu es un homme; si tu mollissois sous le vice, tu serois moins qu' un chien. Adieu! Ce mot, ô mon Edmond, est un cri de douleur!
lettre 134. réponse.
il a tout perdu, corps et ame, il ne croit plus à rien. le désespoir est dans ton coeur; la rage est dans le mien. Que tu es heureux de pouvoirpleurer! ... d' avoir encore un dieu entre les bras duquel tu peux te jetter! Cette consolante chimere m' est ôtée. Ursule est perdue pour nous: je n' ai pu la retrouver depuis l' indigne mariage qu' on l' a forcée de contracter, et son entier dépouillement. Peut-être a-t-elle terminé son sort par un noble desespoir... et moi, je suis encore! ... ah! Que n' en ai-je fait autant! Cette action mâle et généreuse auroit effacé la honte de ma vie... mais non; je veux encore un degré à mes maux; ma seule envie, c' est de braver le malheur à son comble. Alors j' éclaterai dans mon désespoir... ah dieu! Ma cousine étoit ici: je ne l' ai pas vue: elle n' a pas daigné me voir: elle est repartie, et Fanchette avec elle! ... je ne l' ai pas su! Je ne l' ai pas cherchée, trouvée, adorée, poignardée, moi ensuite, pour expirer en mêlant mon sang au sien, et m' unir ainsi avec elle, malgré tout ce qui nous sépare! ... maudit soit l' amour! Maudites soient l' amitié, la nature! Ah! Que n' achevent-elles de me trahir! Oui, dans ma rage, je voudrois que tu fusses un coeur dur; que Gaudet et d' Arras, ces amis si chers, fussent des traîtres; et... pour avoir le détestable plaisir de tout perdre, je voudrois que ma cousine... arrête, malheureux... ah! Je le suis trop, beaucoup trop! Un sentiment profond, affreux, me fait desirer de ne voir que des horreurs, et ne goûter que des atrocités: mes songes ne me présentent que des crimes; je vois ceux qui les commettent enivrés d' une joie barbare,et je l' envie, ne la pouvant partager... oui, je te promets vengeance avant trois jours. Attends ma lettre.
lettre 135. 15 décembre 1755. Le même au même.
Edmond tue lagouache. ma promesse... c' est avec le sang du scélérat dont mes habits dégoutent que je t' écris... ma promesse est remplie... depuis ma derniere, j' ai découvert des horreurs. Ursule... un negre hideux... on vouloit que le fruit de ses entrailles l' effrayât un jour... on l' a vue aux genoux du monstre qu' on avoit rendu son mari, auquel elle venoit de sacrifier les restes de sa fortune, fondante en larmes, lui tendant des mains suppliantes, le prier de la dérober à des indignités... ou du moins, de lui donner la mort... il l' a reçue, l' infâme: je l' ai poursuivi jusqu' à Londres: je l' ai trouvé dans une taverne, environné de prostituées: je l' ai traîné dehors: -anglois, me suis-je écrié, peuple libre, juste, généreux et sage, ce scélérat a deshonoré, fait périr ma soeur-! En achevant ces mots, je lui ai percé le coeur. Une admiration d' horreur s' est peinte sur tous les visages; on m' a laissé fuir; et dans la même nuit, j' ai regagnéDouvres: j' y ai trouvé Gaudet: il travaille à notre embarquement, et je t' écris... vêtements sanglants, vous servirez d' aliment à ma fureur: il me faut encore une victime! ... après, je vous veux conserver tout souillés, pour ne vous porter qu' au jour fatal de ma naissance, à celui où j' ai quitté le foyer paternel... à ceux où j' ai... ô mortelle douleur! Insupportable souvenir! ... Gaudet, sur une lettre d' Ursule, se rendoit auprès d' elle, le premier jour de son desastre: il trouva la maison pleine de gens, et fut obligé de défendre sa vie... ô rage! Je n' étois pas-là! ... la femme-de-chambre est à l' hôpital: un petit negre a été envoyé aux iles... le puissant accable le foible. ô infâme... ne compte plus sur ton malheureux frere; sa raison l' a abandonné: il néglige son art; c' est peine inutile; et tombé dans le découragement comme dans un profond abyme, il erre chaque jour en insensé; il fréquente les sociétés les plus viles, les tabagies, les tripots: il ne vit plus qu' avec ces faces haves, que la faim et la misere dessechent: les fainéants, les escrocs, les filous, les voleurs lui offrent des scenes qui lui plaisent; il aime à voir l' humanité criminelle et dégradée, prendre le chemin de l' échaffaud. Adieu. Je ne suis plus ton frere; je suis un furieux.
lettre 136. janvier 1756. Replique.
je tâche de rappeller à lui-même mon pauvre frere. infortuné que je suis! Je ne pleurois que ma soeur! Et voilà que mon frere est le plus à plaindre! ... Edmond! Edmond! Entends encore la voix de ton frere, et vois ruisseler ses larmes! Hélas! Peut-être jamais tu ne recevras cette lettre ici! ... je vas tout quitter, je vas partir, pour aller te chercher, et te trouver, et te consoler, et te montrer comme on aime, et comme on pardonne aux pauvres desespérés, et comme on met au milieu de son coeur ceux qui sont nâvrés d' affliction. Pauvre Edmond! Pauvre Edmond! Plus malheureux que coupable! comment, ce jeune garçon, autrefois tout plein de bonnes qualités, est-il maintenant couvert de défauts! Je n' ai point cessé de pleurer pendant la nuit, et mes joues sont sillonnées par mes larmes. Nos campagnes gémissent, et répondent à mes sanglots, quand je pleure celui qui les cultivoit avec moi, et qui est perdu. Tout ce que le plus cher des fils de mon pere avoit de beau lui a été enlevé. C' est qu' il a commis un grand péché. ses souillures ont paru sur ses pieds; car il ne s' est point souvenu de sa fin. Seigneur! considérez son affliction, et comme il est dans les angoisses! ô mon frere! ô mon frere! Reviens au seigneur ton dieu: ... voilà comme je m' afflige en songeant à toi, tout en suivant les threnes du saint prophete Jérémie. J' ai caché ta lettre à tout le monde: mais il semble que l' instinct de la nature l' ait révélée à notre pere: il m' a questionné; il l' a quasi devinée, car je pleurois à chaudes larmes, et il se meurt... s' il meurt! Oh s' il meurt! ... Edmond, aie pitié de nous! ... je vas seul à la charrue, et sans suiton , pour y pouvoir gémir tout à mon aise. Hier encore, hier, j' étois sous ce noyer, où dans notre enfance nous faisions un jour des cerneaux pour no s bons pere et mere: je me suis rappellé notre contentement d' alors, et nos ris; et comme nos soeurs, encore si jeunes, nous y vinrent trouver avec Marie-Jeanne; et comme nous nous mîmes à jouer à des jeux innocents; et comme au retour nous portions tour à tour Ursule qui étoit lasse. Oh! Comme mes yeux se sont fondus en eau, à ce cher et douloureux souvenir! Des cris étouffés et des sanglots qui me déchiroient la poitrine, se sont échappés: j' ai voulu prononcer ton nom, et il est devenu un mugissement de douleur... réponse: je l' attendrai le temps de la premiere poste, et puis je pars, qu' elle soit arrivée ou non. Tu me verras, tu m' entendras, et tu seras calmé. (Edmond fut ici deux années et plus, sans écrire à personne. Oh! Que nous eumes d' inquiétudeset d' angoisses! Nous ne savions ni de ses nouvelles, ni de celles d' Ursule; car je ne pus trouver ni l' un ni l' autre, dans le voyage que je fis à Paris. Enfin il rompit le silence, non pour nous, comme on va voir, mais pour son corrupteur.)
lettre 137. 1758 Edmond à Gaudet.
profond avilissement où il est tombé. sans doute, tu desirerois de savoir ce que je suis devenu? Le p d' Arras, que j' ai rencontré par hasard, m' a fait part de tes inquiétudes à mon sujet depuis ton retour à au . Il faut te satisfaire. Malgré ta philosophie, j' ai rougi de moi-même; je me suis caché dans la plus basse populace: je me suis logé dans le faubourg saint Marceau, chez une blanchisseuse: là, j' ai végété; j' ai appliqué mon néant à l' exercice d' une profession, où les facultés de l' esprit ne sont pas nécessaires, et dont le fils de mon hôtesse, espece d' automate, m' a donné le goût. J' ai été aux guinguettes, j' ai fréquenté les billards, tous les endroits où la crapuleuse débauche rassemble la canaille: je me suis plongé dans un océan de turpitude. Pénétré de mépris pour moi-même, j' ai rompu avec toute connoissance honnête; et si l' habitude du plaisir m' en fait encore sentir le besoin, je vais tristement m' assouviravec les malheureuses du plus bas rang. Une seule chose m' avoit quelquefois troublé; qu' est devenu ta soeur! me disoit une voix secrete, inquiétante, terrible. Adieu: je t' écrirai peut-être quelquefois; mai s je ne veux ni te voir, ni recevoir de tes lettres; je me plais sur mon fumier. Adieu... je t' aime pourtant encore: mais oublie-le. Une autre... ô ma cousine! ... j' effacerois ce mot, si je pouvois l' effacer de mon coeur.
lettre 138. 1759. Le même au même.
Ursule est enfin au plus bas degré de son infamie. depuis dix mois j' ai surmonté l' envie de t' écrire; mais un nouveau coup du sort qui me poursuit, me force d' y céder, à cette envie démesurée, et toujours vaincue. ô Gaudet! Tu vas frémir. Tu te rappelles ma derniere; comme je t' y peignois mon avilissement et mes crapuleux plaisirs. Je me suis bientôt dégoûté des barboteuses; je commençois à voir des filles d' un cran moins bas, et d' aller même jusqu' à la rue saint Honoré. L' un de ces soirs, une marcheuse me tenta par la peinture qu' elle me fit d' une jeune fille; je succombe à l' envie de la voir: on m' introduit, et je trouve deux enfants très-jolies, de douze à treizeans. Il me répugna d' abuser du malheur de ces innocentes créatures; je voulus sortir. La marcheuse me dit d' attendre un instant, et que j' allois avoir celle qu' elle m' avoit promise. On me laisse seul. J' entends du bruit dans la chambre voisine. Par desoeuvrement, je m' approche d' une cloison assez mal jointe, et je vois une fille, avec un gros homme en noir devant elle, qui me cachoit son visage... nous sommes obligés de supprimer ici quelques lignes de la lettre originale. je regardois avec attention, lorsque la marcheuse est venue lui crier: eh! Mademoiselle, finirez-vous donc aujourd'hui? On vous attend! au bout de quelques minutes, l' homme en noir est sorti, et je l' ai remplacé. La fille étoit sur le bidet, et me tournoit le dos: la maladroite marcheuse, en recevant mon petit écu, a fait tomber l' unique lumiere qui nous éclairât, et tandis qu' elle alloit la rallumer, j' ai joint la belle... la marcheuse est revenue, un flambeau à la main. Quelle surprise, ou plutôt quelle horreur... c' étoit Ursule. -sortez, ai-je dit à la vieille, et laissez-nous-. Lorsque nous avons été seuls, nos larmes ont coulé. -ô ma soeur! Me suis-je écrié; as-tu donc été réduite par force à cette dégradation? -oui, mon frere, a répondu l' infortunée: j' aurois peut-être pu, du gouffre d' horreur où l' abominable vieillard me fit enfermer, après le départ du monstre pour Londres, recourirà Madame Parangon: mais j' ai craint qu' elle ne m' obligeât à retourner chez nous; et j' aurois mieux aimé mourir. Je me suis faite enfin à cet état, pénible, il est vrai et plus dangereux que pénible, mais où fort souvent je satisfais mon penchant... il n' est pas possible d' achever de transcrire ici la suite du discours d' Ursule, tant il est effréné, non plus que ce que raconte Edmond de ce qui se passa entre Ursule et un courtaud-de-boutique, que la m... avoit introduit auprès de sa malheureuse soeur; le récit que fait celle-ci de sa détention, après son mariage forcé avec le porteur-d' eau; la peinture des horreurs auxquelles on l' exposa dans un mauvais lieu, etc. Pierre R avoit eu ses raisons, sans doute, pour laisser tout cela. elle ne veut cependant pas quitter son maudit repaire. Elle va se perdre tout-à-fait, ruiner sa santé, et périr.
lettre 139. trois mois après la précédente. Le même au même.
Edmond annonce à Gaudet la honteuse maladie d' Ursule. ce que je craignois est arrivé; ma soeur est atteinte de la maladie que tu devines aisément: et le pire, c' est que ne voulant ni régime, ni cesser..., elle se trouve réduite dans l' état le plus triste; elle se meurt...pleure, malheureux! C' est toi qui l' as perdue: je viens de trouver les lettres où tu l' endoctrinois. Ne savais-tu donc pas qu' une femme n' est pas en état de supporter ces dangereuses vérités? ... si pourtant tu es encore mon ami, viens la secourir; viens gouverner un esprit dont tu t' es emparé. Quant à moi, l' ombre de tranquillité dont je jouissois avant de retrouver cette infortunée, s' est évanouie; je suis accablé de douleur et de honte. Cependant je n' accuse personne: les principes que tu m' as donnés sont bons; c' est moi, qui changeant tout en venin, en ai abusé comme de tout le reste. Et voilà bien la preuve que j' avois le coeur méchant, car dès que le frein a été ôté, j' ai bu l' iniquité comme l' eau; je n' ai plus respecté les loix sociales elles-mêmes; ces loix sages, dont je vois à présent que la force réprimante est la source de la félicité des hommes. Malheureux que nous sommes! Dans notre enfance, on fonde nos moeurs sur de chimériques idées, qui ne peuvent soutenir les lumieres de la saine raison; quand le plein jour est arrivé, que le ténébreux fantôme de l' erreur est évanoui, il ne nous reste plus de contrepoids ni de guide... ô raison! Viens à mon secours, et rentrons dans l' ordre, si je puis! J' ai bien des obligations à d' Arras: ce bon garçon est un ami solide: il a tout quitté pour me servir; la crapule où je me suis enseveli ne le rebute pas; il y descend avec moi, mais c' est pour m' en tirer... oh! Qu' est-ceque la jouissance, quand on l' a dépouillée des fleurs qui l' embellissoient, et qu' elle n' est plus qu' elle même! Je n' ai pas de nouvelles de mes parents... ne m' endonne pas; je les crains trop. Adieu. Je t' attends, petite rue sainte Anne, chez un afficheur et fruitier. p s ta Laure suit la route dangereuse qui a perdu ma soeur: où en sommes-nous!
lettre 140. le même au même.
malgré l' histoire qu' Edmond va conter d' une jeune fille nommée Zéphire, il est toujours vrai de dire qu' on ne peut avoir un bon coeur, sans avoir de bonnes moeurs; car l' exception qu' on va lire est trop rare; et c' est la fausse idée contraire qui va le replonger dans l' abyme. un oubli de la part de mon hôte, est cause que ma derniere n' est pas partie: je te l' envoie incluse dans celle-ci. Quelque chose me le disoit au fond de mon coeur, avant que d' Arras me l' eût avoué, qu' il étoit ton lieutenant auprès de moi. ô trop généreux ami! Les services que tu rends, tout grands qu' ils soient, ne sont rien, si l' on vient à les comparer à la maniere dont ils sont rendus... mais il faut se taire:j' affoiblirois trop ce que je voudrois exprimer. Cependant, j' ai fui d' abord (pardonne ce reste de férocité que me donnent mes chagrins); j' ai fui; et c' est pendant que j' évitois d' Arras, ou plutôt Gaudet, que j' ai vu, qu' une belle ame anime quelquefois un corps livré à la corruption... eh! Qu' est-ce donc que la vertu, si, sans elle, Gaudet et Zéphire! ... j' avois fait connoissance avec une jeune fille très-jolie, qui demeure proche de l' opéra; enjouée, sémillante, légere, un peu plus qu' étourdie, et portant le nom de Zéphire, comme le plus analogue: c' est l' inconséquence, la vivacité, la pétulance personnifiées; son air, ses yeux, son petit nez en l' air, son instabilité expriment d' abord tout ce qu' elle est: avec cela, quatorze ans. Elle me charma. une prostituée! diras-tu. Elle a cela de commun avec bien d' honnêtes femmes de ce pays-ci. J' ai continué de la voir; elle s' est attachée à moi plus qu' on n' auroit osé l' en croire susceptible. Lorsque je me fus dérobé à l' amitié du bon d' Arras, je ne voulus pas mieux traiter l' amour; par férocité, non par vertu, je voulus me priver de tout à la fois; je ne vis plus Zéphire... tant de privations m' ôterent le repos; je suis tombé malade. Cependant d' Arras, et toi-même dans sa personne, vous me cherchiez partout. Le bon p qui m' avoit souvent entendu parler de Zéphire, et qui m' avoit vu plus d' une fois, en sortant du palais-royal, où nous nous étions promenés lui et moi, m' arracherde ses bras pour voler chez elle; le bon p bravant tous les risques, osa m' aller chercher dans cette maison. à peine Zéphire lui laissa le temps d' expliquer le sujet de sa visite: elle se desespéroit depuis mon absence; et ni sa mere, ni une soeur aînée, n' avoient pu la tirer de son accablement: dès qu' elle eut entendu mon nom, l' habit du pere lui faisant présumer que c' étoit lui qui m' éloignoit d' elle, un mouvement de fureur la fit lever avec précipitation: mais l' air doux qu' a naturellement notre bon ami, son attendrissement la calmerent: elle tomba à ses genoux fondante en larmes: -ne me l' ôtez pas! -hélas! Ma pauvre demoiselle, je ne sais où il est, et je viens m' en informer ici. -on ne sait où il est! Ah, dieu! ... mon pere! Les gens de votre robe peuvent beaucoup: ne négligez rien; je vous seconderai, dussiez-vous après l' éloigner d' une fille... -ce sera mon devoir, mademoiselle-. Et le p se retira, en prononçant ces mots à regret; tant Zéphire, malgré son état, intéresse tous ceux qui l' approchent. Dès qu' il fut sorti, l' aimable enfant s' habilla, et elle commença ses recherches. Il faut t' avouer que je manquois alors à peu près de tout; je venois d' abandonner mon revenu à mes créanciers, et après avoir vendu mes nipes, j' étois dans un grenier, éclairé par une chatiere, mais fort gaiement tapissé, puisqu' il l' étoit d' affiches de comédie, appliquées à cru sur les lattes. Zéphire, avec l' activité que son caractere lui donne, s' informoitpar jour dans cent hôtels garnis; et comme elle avoit commencé par les quartiers éloignés, elle ne parvint à la petite rue saint Anne que le sixieme jour. J' étois fort mal. L' aimable créature ne s' étoit pas amusée, comme bien tu penses, à demander mon nom; elle m' avoit dépeint, et elle avoit essuyé toutes les rebuffades auxquelles devoit s' attendre de la part des peu gracieuses hôtesses de chenils de la capitale, une fille de l' âge de Zéphire, qui demandoit un jeune homme. Ce fut à travers tous ces obstacles que le sixieme jour, à neuf heures du matin, la généreuse enfant se trouva enfin à la porte de ma chambre. Elle tourna doucement la clef, entr' ouvrit timidement la porte, et regarda si elle pourroit appercevoir ce qu' elle cherchoit. J' étois enfoncé dans le lit (nom trop honnête que je donne à ma triste couche): elle ne me vit pas; mais mon habit, posé sur la charpente d' une vieille chaise, me fit reconnoître. Elle entra pour lors, suivie de l' hôte, gros savoyard, assez bon diable, s' il n' avoit pas été plus intéressé qu' Harpagon: -c' est lui (dit-elle à demi bas, en donnant de largent au rustre): allez vîte chercher tout ce qu' il lui faut. -ma foi, m' am' selle, i' lui faut du bouillon-. L' homme sorti, Zéphire se jetta sur mon lit les larmes aux yeux: -méchant! (me disoit-elle) vous vous cachez à vos amis! ... ah! Fuyez tout le monde, si vous le voulez, mais pas Zéphire! Elle est si bonne fille! ... qu' elle soit de votre secret; elle ne le découvriraà personne du tout-. Juge de ma surprise et... de mon admiration! J' étois mal propre, et dans un désordre dégoutant: Zéphire me baisoit les mains; elle arrangeoit mon bonnet de nuit; rassembloit mes cheveux épars: essuyoit mon visage en sueur; éloignoit de moi tout ce qui pouvoit m' incommoder, et que ma foiblesse m' avoit empêché d' écarter: ses mains délicates me soulevoient; je fus en quelques instants à mon aise et approprié: elle-même balaya mon taudis, sans égard pour les gases, les blondes, et une robe neuve de tafetas blanc qui la couvroient. L' hôte rentra. Zéphire me fit avaler aussi-tôt quelques aliments proportionnés à mon état, et pourvut à ce que je reçusse par la suite les soins les plus assidus. Au bout de deux heures, elle sortit, en m' assurant qu' elle me reverroit le plutôt possible dans la journée. L' hôte m' amena une garde. Je dis que cette dépense étoit inutile: et en effet je me trouvois déjà mieux, tant sont efficaces les secours de l' amour et de l' amitié! -oh monsieu! (dit l' hôte) mademoiselle vote cousine le veut; et v' la dix louis d' or qu' a m' a mis dans la main, pou qu' vous dépensissiez tout ç' qui vous vienra en fantaisie; a' n' veut pas qu' vou ayiez faute de rien; et dès qu' vous l' voudrez, ou l' pourrez, n' on vous descendra dans ma pus belle chambe; n' on est après à l' apprêter pour vous: et si vous v' lez revoyer la garde, j' vous gard' rai, et j' arai aussi ç' targent là-. Je fus surpris; car je savois que Zéphire ne pouvoit pas disposer de la plus petite somme. Gaudet et d' Arrasme vinrent à l' instant dans l' esprit: j' eus honte de fuir des hommes aussi généreux, et je vous demandai intérieurement pardon. Cependant, sans me tromper sur vos dispositions (car vous eussiez agi comme je le pensois) je me suis trompé dans le fait: Zéphire avoit mis en gage sa montre, ses boucles-d' oreilles et son collier de perles (je ne le sais que d' aujourd'hui et on lui avoit donné sur le tout quinze louis, dont quatre avoient été employés en frais de voitures. Il lui fallut un grand courage, pour s' exposer à tout le vacarme que sa marâtre ne devoit pas manquer de faire; car tu n' ignores pas qu' elle commettoit un crime irrémissible aux yeux des femmes de cet acabit. Je partageai donc ma reconnoissance entre vous trois; et quand Zéphire fut de retour, je me fis un plaisir de la faire convenir de ce que je croyois la vérité. Ce fut avec une satisfaction infinie que la généreuse fille me vit donner dans cette idée; elle avoua tout ce que je voulus, et fut d' une humeur charmante le reste de la soirée. (j' étois alors dans la plus belle chambre de m l' afficheur fruitier.) cependant Zéphire avoit été grondée, maltraitée même par sa mere, et elle en portoit plus d' une marque, qu' elle attribua à d' autres causes, lorsque j' en parlai. Elle envoya coucher la garde, et passa la nuit auprès de moi. Que ses soins étoient affectueux! Ah! Mon ami! L' amitié, ou l' amour (car qu' importe lequel? ) est une douce chose! Il n' est pas de vices que ce double sentiment n' efface! Oui, je le sens, j' en suisconvaincu; il suffit d' aimer pour être le plus vertueux des hommes, ou tout prêt à le devenir: et c' est sous ce point de vue que je veux toujours envisager mes deux fideles amis. Cette seule nuit a plus avancé ma convalescence, que huit jours de soins indifférents. Vers le matin, Zéphire accablée de sommeil, s' est endormie sur ma poitrine: je n' osois respirer, de peur de l' éveiller, et je me disois: prudes orgueilleuses et dures, voilà une Laïs ; mais je l' estime cent-fois plus qu' une Lucrece qui vous ressembleroit. Eh bien? Que dis tu de cette ange? ... le lendemain elle m' amena d' Arras. La présence du p a produit un bon effet, elle nous a fait considérer de l' hôte et de l' hôtesse. Je ne te parlerai pas de notre entrevue, et des larmes de joie du cher pere: combien de fois il a répété. mon fils! Mon cher fils! Je te revois! - voilà celle qui nous réunit (lui dis-je). -ah mademoiselle! (reprit-il, en s' adressant à Zéphire) la samaritaine est dans le ciel-! ... je m' arrête: quelque sensible que je sois à vos services à tous deux, souffrez que dans ces premiers moments, je ne m' occupe que de celle qui va nous réunir, et qui m' a changé: ma férocité est presque disparue.
lettre 141. quatre mois après la précédente. Gaudet à Edmond.
le corrupteur, toujours le même, se replie en cent façons pour séduire. enfin, je me flatte que mon séjour auprès de toi aura calmé tout à fait tes sens aigris... dans quel état je t' ai trouvé! Tu m' as fait trembler. Et voilà nos jeunes gens! Vous les croyez forts, tandis qu' il leur faut encore des lisieres! ... qui t' avoit donc ainsi dégradé à tes yeux? Quelle étoit la cause de ce découragement, de cet affaissement de ton ame? le crime (diroit un dévot): et moi: l' opinion, le préjugé. reviens au-dessus de toi-même, sans honte, sans remords; non, tu n' as rien perdu. Reprends l' exercice de ton art, et (tu vas être surpris de ce conseil) renoue avec Madame Parangon; c' est un remede qui t' est nécessaire, pour que ton coeur reprenne son ressort: puisque tu n' as pas l' ame assez forte pour marcher aux grandes choses sans appui, étaie-toi d' un amour honnête, comme les ames communes, pour ne pas tomber dans la turpitude... faut il te l' avouer? Je crains ta Zéphire; je crains cette généreuse enfant; ses qualités, ses défauts, ses vices, ses vertus, tout me fait trembler pourtoi: ce petit chef-d' oeuvre de graces te retient dans un dangereux cynisme; et quoiqu' elle ne se partage plus depuis sa belle action à ton égard, tu sens que le passé est irréparable pour son sexe. C' est comme Ursule, ses excès l' ont perdue... quelles têtes que les femmes, et qu' elles sont difficiles à conduire! Vous êtes d' ailleurs d' un sang où l' on ne donne que dans les extrêmes; et quoique je susse qu' en général la ville est incomparablement plus dangereuse pour les campagnards, que pour les citadins (parce que tout est émoussé pour ceux-ci, au lieu que pour ceux là tout est nouveau et piquant; et encore, parce que les sensations des campagnards sont neuves, fortes, vigoureuses, et avides d' ébranlements agréables): quoique je susse, dis-je, tout cela, cependant je ne me serois jamais attendu à tout ce qui est arrivé... mais que faire de cette fille? La voilà laide, affreuse, dégoutante... son haleine... ce palais carié... ces ulceres cicatrisés sur ce qu' elle eut de plus beau... ces yeux éteints et cavés... ces joues creusées... tout cela en fait un monstre. Je crois qu' à présent qu' elle est rétablie, le mieux seroit de ramasser les débris de sa fortune, et de la mettre pensionnaire dans quelque communauté, où elle ne blesseroit plus les yeux. Qu' en dis-tu? ... ma foi une femme laide n' est plus bonne à rien. Cependant je contribuerai de tout ce qu' il faudra pour lui assurer une subsistance honnête: car je ne lui conseillerois pas de retourner dans son village; l' enfer s' y réaliseroit pour elle. J' ai mis cetexemple sous les yeux de ma Laure: puisse-t-elle en profiter!
lettre 142. réponse.
Edmond raconte ce qu' il a fait d' Ursule: ensuite il montre bien, par sa légéreté, qu' il est retombé dans la corruption d' où la violente secousse de son désespoir l' avoit comme tiré. Il faut un coup de foudre pour ramener les coeurs endurcis. nous venons de suivre tes conseils pour l' ombre d' Ursule. Mais nous avons été fort embarrassés dans l' exécution: on n' en a voulu dans aucune communauté, malgré les pressantes sollicitations du p d' Arras: les ames chrétiennes d' aujourd'hui, fuient la compagnie que chérissoit leur maître, toujours environné de boiteux, de paralytiques, de sourds, d' aveugles et de lépreux. Nous nous sommes vus obligés de la mettre à la salpêtriere, où elle est installée d' hier. Des ruisseaux de larmes ont coulé de ses yeux: je n' ai pu supporter ce spectacle; les sanglots me suffoquoient, et je croyois entendre derriere moi ma pauvre bonne mere qui me crioit: ô misérable! Voilà donc où tu as réduit ta soeur! d' Arras a fait tous les arrangements; aux désagréments du lieu près, ellesera fort bien, et il se propose d' y veiller soigneusement, en payant les quartiers. Cela m' a tranquillisé. Je n' ai eu garde de parler de ma soeur à Zéphire; cette fille a un coeur si excellent, qu' elle auroit voulu absolument l' avoir: mais qu' auroit fait Ursule dans une pareille maison? Je cherche à présent à me dissiper, et j' y réussis,... comme tu vas le voir par la suite de ma lettre. Je commence par te prier de trouver bon que je ne suive pas en tout les avis que tu me donnes dans ta derniere. Par exemple je me garderai bien de chercher à renouer avec ma cousine: les honnêtes femmes ne font plus d' impression sur moi, elles sont trop fades: vivent les femmes galantes! Ainsi, ne t' en déplaise, je continuerai de voir la charmante Zephire: mais ne crains rien; je lui ai déjà donné une rivale. Je ne veux plus de l' amour; cette fatale, cette cruelle et déchirante passion empoisonne tous les plaisirs qu' elle procure; et voilà pourquoi j' ai deux maîtresses également jolies; l' une m' empêche de m' attacher trop fortement à l' autre; la diversité bannit le sentiment injuste et stagnant de la préférence unique. Zéphire est d' une gaieté folle, et si charmante dans sa folie, que j' ai besoin de songer à tout moment qu' Aurore sa rivale est pétrie de graces; qu' elle a des yeux noirs aussi tendres, malgré leur vivacité, que les bleus. Mais l' excellent spécifique contre les rechûtes de raison , que cette adorable Zéphire! Tu sais comme elle se diversifie, comme elle passe del' étourderie au ton affectueux, du léger au tendre, et du tendre à la folie, pour redevenir ensuite la plus sensée, la plus douce petite créature. C' est un Prothée; à la différence, que sous toutes ses formes elle est à ravir; au lieu que le vieux Prothée de la fable, en prenoit souvent d' effrayantes. Cependant Aurore a son mérite, quoiqu' entiérement différent: elle est libertine, provoquante, c' est un trésor, en un mot, pour les obsoleti de Pétrone (supposé quelle voulût mettre ses talents en usage avec de vieux débauchés). C' est une plaisante histoire, que la maniere dont j' ai connu cette Aurore. Un bon dévot, ami de notre hôte, passoit un soir par la rue fromenteau: il apperçut à la croisée d' un premier, une jeune fille qui lui sourit. Le saint homme fit un signe de croix, qui ne l' empêcha pas d' être si frappé de la beauté d' Aurore, qu' il s' en occupa tout le long du chemin, et si fort, qu' en arrivant, ses premiers mots furent cette exclamation: jesus! Quel dommage! Une si belle personne! c' est un meurtre! on lui dit de s' expliquer. Il raconta ce qu' il venoit de voir, en gémissant sur les maux qu' occasionne la débauche; il nomme la rue, vis-à-vis le château-d' eau. J' étois déjà déshabillé: je quitte à la hâte ma robe de chambre, je reprends mes habits, et me dispose à sortir. On me demande ce que je fais, et si je reviendrai pour souper? -non, répondis-je, la peinture que monsieur vient de faire m' enflamme d' un saint zele; je vole au secours de la jolie personne: mais sipourtant le mal est grand, qu' il soit irréparable, il faudra bien prendre ma part d' une si bonne proie-. Le dévot demeura pétrifié: pour moi, franchissant tous les obstacles qu' on opposoit à mon passage, je m' élançai vers la porte, et dans un clin d' oeil, je fus à la rue fromenteau. J' y trouvai Aurore. Le dévot n' avoit pas exagéré; je vis qu' on pouvoit s' en rapporter aux mystiques pour apprécier les attraits des belles. En deux tours de main la connoissance fut faite, comme tu penses, et nous avons continué de nous voir. C' est bien la plus obligeante fille, que cette gentille Aurore! Voici un de ses traits. Un jour qu' elle avoit de fortes raisons pour craindre l' indisposition très-ordinaire aux filles de son état, Aurore, la généreuse Aurore entra dans un cabinet dont elle avoit la clef, en me priant de l' attendre. Au bout d' environ un demi-quart-d' heure, elle en sortit: -viens, mon ami; nous avons là-dedans une petite alsacienne de treize ans, jolie... c' est une mignature: maman la réserve pour les vieillards qui paient tout ce qu' on veut: je viens de lui vanter ton mérite, et de l' engager à te recevoir en secret: tu ne seras pas malheureux! La pauvre petite n' est pas encore désenchantée: cette glorieuse aventure étoit apparemment réservée pour toi, preux chevalier. Je ferai le guet à la fenêtre de peur que maman ne vous surprenne-, etc. Ne voilà-t-il pas, mon cher, ce qu' on peut appeller un service essentiel? Je ne l' oublierai jamais: le plaisir fut si parfait! ... eh! Que doit onmettre au-dessus du plaisir! Je ne trouve qu' un petit défaut à Aurore, c' est qu' elle est intéressée. Quant à Zéphire (qui ne m' en est pas moins chere, quoique je me partage) elle est, je crois, jalouse outre mesure. Pour ménager sa foiblesse, je lui dérobe avec soin toutes mes démarches dont elle n' est pas l' objet. Ah! Mon cousin! Qu' elle est séduisante cette Zéphire, et qu' elle seroit dangereuse, si la balance ne demeuroit pas en équilibre par le contrepoids que lui font Aurore et sa jeune allemande. En vérité, je crois qu' elle rameneroit l' amour dans mon coeur, comme tu le crains! Son charme le plus fort, c' est qu' elle aime; et, tu le sais, rien de si intéressant qu' une fille jeune, belle et tendre pour nous. Le manque de sagesse n' est pas un obstacle à l' amour; sur tout lorsqu' on a été, comme Zéphire, plongée dans le libertinage avant que la raison éclairât, et par celle qui devoit en préserver: Zéphire, par un effet de cette confiance qu' une jeune fille a naturellement dans sa mere, a pris l' habitude du vice, sans en avoir le goût; l' honnêteté de son coeur me fait souvent rougir de moi-même; cette fille n' a jamais rien vu, rien entendu, qui puisse la faire douter de sa dégradation: et moi... pardon, l' ami; j' ai abjuré mes anciennes foiblesses.
lettre 143. le même au même.
mon pauvre frere, s' enfonçant toujours de plus en plus dans le bourbier, raconte à son corrupteur une action bien noire: c' est une abominable tromperie, faite à une imprudente et mal-avisée demoiselle. je suis devenu philosophe, mon cher; non pas de ceux qui courent après la sagesse; qui cherchent dans de lourds et pénibles écrits, à saisir l' inaccessible et toujours fugitive vérité; de ces hommes dont Fr, Sab et Cl disent tant de mal: mais je suis de ces philosophes qui réunissant l' aimable Epicure au cynique Diogene, bravent le préjugé, ne tendent qu' au plaisir, et le prennent où il se présente, fût-ce sur un fumier, persuadés qu' il ennoblit tout ce qui lui touche. Je t' avertis que l' heureuse révolution qui s' est faite dans mes idées, est plutôt un effet de mon bon naturel, que de tes insinuations: ainsi, ne t' avise pas de t' en attribuer la gloire. Le guide que j' ai suivi, c' est le hasard; je me suis mis son bandeau sur les yeux. En conséquence, j' ai pris pour regle unique d' envisager tout également, le bien comme le mal, et de me livrer indifféremment à l' un ou à l' autre par l' instinct du plaisir. Oui, monami, je suis enchanté de mon heureux cynisme, et je ne jouis réellement de la vie que depuis que je m' y suis livré. J' aime à me confondre avec les conditions les plus basses; quelquefois je sors dans les rues en veste sale et déchirée, en gros souliers ferrés; je passe sous les fenêtres de Zéphire et d' Aurore; je leur fais des signes, et je vois avec un plaisir infini le petit air dédaigneux avec lequel ces deux adorables coquines reçoivent les semonces d' un homme qu' elles traitent si bien dans d' autres temps. L' un de ces jours, la femme d' un orfevre de la rue de l' A S me parut jolie, et je résolus, pour me divertir, de lui écrire ce qu' elle m' inspiroit. Ma lettre étoit un peu libertine, mais je lui avois donné une tournure plaisante. Je la portai moi-même sous mon uniforme de savoyard; et en la présentant, j' en fis honneur, dans mon grossier baragouin, à un jeune mousquetaire. J' avois choisi le moment où la belle étoit seule dans sa boutique. On lit: on ne se contraignoit pas beaucoup devant moi, j' avois le plaisir de suivre tous les mouvements qu' inspiroit la lecture: ils se peignoient tous sur son aimable physionomie; tantôt elle sourioit, tantôt elle rougissoit, quelquefois elle éclatoit de rire. Mets-toi à ma place; est-il scene de comédie qui puisse donner un plaisir pareil? Qui me l' a procuré, si ce n' est mon cynisme? Et quand derniérement j' entrai en ramoneur chez une jolie poulette, que sa maman couve des yeux, et que... et que... mais voici du singulier,une aventure unique, que je dois à mon habit de savoyard. Un de ces matins que je me promenois ainsi en négligé , il me vint en pensée de faire quelques commissions; je m' arrêtai au coin d' une rue, où il me sembla que j' avois vu la veille rendre une lettre à la dérobée par un grand nigaud d' auvergnac, qui avoit une veste comme la mienne. Je n' y avois pas été un quart d' heure, qu' une jeune pouponne, jolie à croquer, avance son minois fripon hors de la boutique d' un gros marchand son cher pere, et de sa main blanchette, me remet un billet ambré. -mon ami, me dit-on bien bas, porte ce billet à son adresse: tu me rendras la réponse avec intelligence, entends-tu? Je reçois le billet avec vingt-quatre sous, et je lis: à monsieur, Monsieur * fils, chez monsieu son pere, rue saint Honoré, près celle des . je pars: je n' avois en vérité dessein que de servir la belle, et d' avoir le spectacle de l' aventure: mais le diable et mon destin en ordonnerent autrement: comme j' étois courier extraordinaire, je crus pouvoir lire mes dépêches. mon bon ami (disoit la fillette), ce que je sens pour toi augmente de jour en jour, et mon coeur se révolte à la seule idée d' être à un autre qu' à toi. Sais tu que * est jaloux? mais à la fureur. Je crois qu' il s' est apperçu de quelque chose, lorsque nous étions hier soir dans le carrosse. Mais que m' importe ce qu' il pense? Ne suis-je pas toute à toi, mon cher *? Pour te le prouver je consens à la demande qui m' a tant fâchée: sois à onze heures sonnantes à la porte grillée: j' ai mis Jeanneton dans notre confidence; elle se prête à tout, parce qu' elle sait bien qu' elle favorise par-là un mariage bien assorti. Adieu, mon unique amour. Le coeur me bat furieusement, en t' écrivant ceci. Jeanneton, en t' ouvrant, doit te dire que nous ne parlerons pas, et que nous serons sans lumiere; mais je t' en préviens toujours. Viens bien enveloppé dans une redingotte d' emprunt, et cache toi le visage: il faut plutôt multiplier les précautions inutiles, que d' en omettre de nécessaires. brûle ma lettre. eh bien, l' ami! Qu' aurois-tu fait? Je t' entends d' ici: oui, l' aventure étoit trop belle pour la laisser échapper. Au lieu de porter la lettre, je retournai chez moi: je me fais coiffer; je fais disparoître la crasse qui me défiguroit; je m' habille; ensuite je vais prendre l' air du bureau chez le jeune marchand, que je me fis montrer par une fruitiere. J' entrai, sous le prétexte de voir des étoffes; j' étudiai le son de sa voix; je saisis un de ses tics fort marqué: ce fut-là toute mon emplette. De retour chez moi, je soupe convenablement; puis je me jette dans un fauteuil, et lis, en attendant onze heures, quelques chapitres de l' instructif et très édifiant livre de maître Jean Chorier . Enfin je pars, emmitouflécomme un galant espagnol qui va donner une sérénade, et j' arrive à la porte grillée, en jurant contre le maudit inventeur des réverbaires . Je me tins à l' ombre dans un angle jusqu' à ce qu' on ouvrît. Jeanneton ne tarda gueres: comme je suis un peu plus grand que l' amant, je me raccourcis en me présentant, et me glissai avec tant de rapidité, qu' il lui fut impossible de m' examiner. La porte refermée, Jeanneton m' endoctrine: je fais pour lors aller mon tic: on me conduit à la chambre de la poulette: en entrant, encore mon tic: la belle ne parle pas, ou du moins si foiblement... mon tic, et des caresses fort vives lui répondoient... ah! Que le plaisir de tromper est doux pour un coeur ulcéré contre le genre-humain, qui hait ses semblables, et pour qui le bonheur des autres est un supplice! Qui voudroit envelopper tous les hommes de l' infamie dont il est couvert! ... lorsque j' ai quitté la belle, Jeanneton m' a reconduit jusqu' à la porte grillée, et je me suis enfui, sans écouter quelques propos qu' elle vouloit me tenir en cet endroit, où nous ne pouvions plus être entendus. à neuf heures du matin, je suis revenu (sous mes haillons) devant la porte de ma belle: je l' ai trouvée rayonnante; une intéressante langueur paroissoit dans ses yeux; le vermillon le plus vif (et le plus naturel) animoit ses joues de lis: oh! Qu' elle étoit belle! Et comme je me suis félicité! ... elle s' est approchée de la porte, et m' a remis un secondbillet. Je me suis éloigné pour le lire, ce poulet étant réellement pour moi, et non pour le pauvre dupe auquel il étoit adressé... ce nouveau billet étendit mes vues: je vis que je pouvois me mettre en intrigue réglée. J' oubliois de te dire que j' avois rendu le premier poulet à la belle, et que j' avois fait entendre très bas, que je n' avois pas voulu hasarder une réponse. En conséquence, le soir, je me présentai comme la veille. -il n' est pas coup, monsieur, me dit Jeanneton; madame est indisposée, et nous allons être auprès d' elle toute la nuit mademoiselle et moi: à demain. Mais en vérité, vous êtes bien méconnoissable sous ce déguisement! On diroit qu' il vous grandit! Et je vous assure que vous n' avez pas le moindre trait de ressemblance avec vous-même! Sans votre tic-... j' intérompis cette bavarde, en lui serrant la main, dans laquelle je mis six francs, qui firent sur elle le même effet que les gâteaux enmiellés de l' Enéide sur le chien Cerbere; et je m' échappai. Je reparus le lendemain devant la porte en commissionnaire; mais avec une sorte de défiance. Je ne vis pas la belle: le surlendemain étoit dimanche: porte close. Cependant le soir j' allai à tout hasard dans sa rue, mais sans déguisement, et je me tins en sentinelle au fond d' une allée obscure vis-à-vis la porte de fer. à onze heures je vis paroître un homme emmitouflé comme moi, accompagné de cinq autres; ils roderent autour de la maisonjusqu' à minuit, qu' ils se retirerent. Je compris par là qu' il y avoit eu une explication dans la journée entre les amants. Je conclus qu' il ne falloit plus que le commissionnaire se présentât. Mais dans la journée, je passai proprement mis devant la porte de ma divinité. Ah! Quel changement! Elle étoit pâle; ses yeux battus sembloient rougis par les larmes. J' en fus si ému, que je demeurai comme immobile. Elle me fixa: sans doute qu' elle me reconnut, et que l' habit qu' elle me voyoit, l' éclaira sur la noirceur que je lui avois faite; elle se leva vivement: et moi, de peur des suites, je me suis alertement évadé. Voilà où en sont les choses. Songe bien qu' ici tout le monde ignore cette équipée; j' en rougirois, en vérité, malgré mon cynisme; et sur-tout je me cache de d' Arras: ah dieu! Quelle kirielle de remontrances il me faudroit essuyer! Ce n' est qu' avec toi que je n' ai honte de rien; ta charmante doctrine de notre passiveté met tous les vices à leur aise, et les vicieux vont tête levée devant toi. La suite de mon aventure à l' ordinaire prochain. Je suis d' honneur charmé que les moyens de faire connoissance avec la jeune personne soient comme impraticables: je sens que j' aurois encore le goût assez bourgeois pour aimer une femme honnête.
lettre 144. le même au même.
aventure en termes de billard. Edmond joue un tour malhonnête à un pauvre jeune fat. il est découvert par la demoiselle qu' il a trompée. Conduite de Zéphire en cette occasion périlleuse. -j' équions un matin dans l' billard , l' garçon et moi; un bon vivant, Montigni, qu' vous c' noissez bén: ign' i avoit pas d' joueurs, queume bén vous entendez, et j' équions tout-fin-seuls. - faisons une partie, Margoton, m' fit-i? - va, Montigni, lli fis-je: vous m' sauverez cinq blouses, la perte et l' gain. -va, m' fit-i, j' y taupe, et v' la ma blouse ; c' est la celle du milieu , et je n' jourai que d' queue . -que d' queue ? Lli fis-je; mais j' crois bén! Et moi d' masse , et d' tout mon jeu, j' prenrai la queue et l' bistoquet : et combén m' en donnerez-vous, avec tout ça? -j' t' en donnerai six , m' fit-i. - six soit, lli fis-je. -ah-ça! qu' jourons-nous, m' fit-i? - c' que vous voudrez, lli fis-je. -ton puç' lage coute l' mien, m' fit-i. -ah! Pas d' ça, Lisette, lli fis-je moi! Voyez donc l' gros malin! Qu' ec-i risq' roit donc-? V' la pourtant qu' i c' mânce l' ejeu. Je m' mets dans m' n èveurtin pou m' bén défendre. j' tirons à qui tirera. c' est à lui, queume d' juste; car i c' noît l' numéro,et i metit l' pus près d' la bande. I tire , mais i manque la rouge , qui tournit la blouse du milieu , dont a' rasit les bords . Moi, qui jouoit d' masse, j' la tire pou la doubler, et j' lli donne à faire. i n' la manque pas , il a un hûreux contecoup , et crac, la v' la dans la blouse. -j' en gângne, m' fait i. - trois-, lli fis-je. j' joue, et j' fais la blanche. -j' en ai beaucoup? lli fis-je. - t' en gângne deux, m' fit-i. I joue, attrape le fer, et va s' perdre dans ma blouse sans toucher, en tirant su la rouge. ça m' fait trois . J' joue, j' vous touche la rouge sine , et j' cache tout à m' n homme. I joue, et touche d' bricole . J' joue, j' étois placée, j' carambole et fais la blanche: ça m' fait quatre du coup , et j' donne l' coup-d' bas . M' n homme joue; la rouge étoit bille posée su ma blouse ; i r' vient d' ssus, et coule avec . -ah-ça, lli fis-je, comptons un peu l' jeu , et rap' lons queument que j' sommes? - six que j' te rends, m' fit-i, et deux d' eune blanche c' est huit; trois de ma perte su la rouge c' est onze; quatre du coup d' carambole, ça t' fait quinze ; et trois du coup d' bas où j' ai coulé dans ta blouse , c' est bén dix-huit: à trois ! Tu joues pou deux . Queû guiablesse! A' démonte un prevôt d' salle-! I joue, et bazine la blanche . - cinq! s' mit-i à dire. J' joue, et j' vous lli fais l' pus beau doublé ! Mais la blouse n' atirit pas. I joue, et m' fait au coup-d' talon. -sept! m' fit-i, tout fier d' son coup. J' joue; mais i m' fait rubrique , en m' criant- dans l' billard-! et enm' mettant sa queue pendant que j' majustois . ça m' met en humeur, j' pousse fort, et j' saute . ça lli fait neuf . ça m' dépitoit: j' tire la rouge au triplé; j' la manque, et j' reste su la blouse. i joue, et m' fait bravement au même: onze pour lui. J' lli donne un mauvais coup , mais i m' fait au croisé: treize . -et t' v' la en gueuese , Margoton, m' fit-i? ça est vrai, Montigni, lli fis-je; mais un bon coup-d' queue m' en tirera: donnez-moi vote queue. j' joue fort , mais la bille étoit droite, j' menfili avec dans la blouse . ça lli fait quinze . I tire la rouge au bloqué . -ah, ah! M' fit-i, dix-huit à dix-huit. -s' j' allois perdre donc, lli fis-je? -ça ne s' peut pas, m' fit-i. J' lli donne un coup d' longueur; i m' tire d' son gros bout pour m' faire un beau d' coin en coin . J' avois chaud, queume bén vous pensez? J' crayïs qu' j' avois perdu; mais i bandit trop bas . Et moi, j' vous lli tirit un quatebandes qui m' réussit. - partie! lli fis-je. -j' savois bén que j' perdrois, m' fit-i; car à ç' jeu ici, la masse l' emportit toujours su la queue -. Il semble te voir d' ici, jurer entre tes dents comme un petit maître qui tombe sur la morale dans cléveland : -quel galimathias! Et qu' est-ce que cela veut dire-? Patience! Je l' ai fait pour te punir de ta sortie de l' autre jour contre les jeunes gens. Tu crois peut-être à présent que je vais reprendrel' aventure de ma jolie marchande? Oh! Tu n' y es pas! Je veux t' assommer de mes réflexions, et te contrarier à mon aise. Ma nouvelle philosophie me sert à merveilles: oui, le cynisme seul est la source du bonheur. ô Diogene! ô Antisthene, son digne maître, vous êtes les plus grands hommes de la Grece. Quel plaisir d' embrasser tous les états! Par mes habits, je m' éleve aujourd'hui au niveau des grands, et le lendemain je descends et me confonds avec les plus bas des hommes. Ces changements subits et disparates étendent mon existance; je suis de toutes les classes; et je retrouve avec la grossiere harengere, mais jolie, des plaisirs au moins égaux à ceux que me procuroit la marquise de *: les caresses naïves, emportées, sans contrainte, de Margot, ont des charmes particuliers, et qu' on ne trouve qu' avec les filles de son espece. Il faut les voir dans l' ivresse de la volupté! Il n' y a point là de métaphysique; les sens font tout, mais ils le font vigoureusement, et bien. C' est d' une de ces donzelles, qui ne manque pas d' esprit, que je tiens le récit énigmatique par où j' ai commencé ma lettre: c' est ainsi qu' elle me raconta, en mourant de rire, et en n' employant que des termes de billard, la perte de sa qualité de fille. à présent que ma petite malice est faite, je veux me réconcilier avec toi. J' ai été quelque-temps à bien m' observer, depuis qu' en passant devant la porte de ma belle marchande, je m' en vis reconnu. Maisvoici une scélératesse (car quel autre nom donner au trait que je te vais conter? ) que je fis dès le même jour. J' ai pour voisin un jeune fat, d' une figure fadement belle, et dont le génie romanesque répond à la figure: je lui fis écrire par la femme-de-chambre de Laure le billet que voici: monsieur, une jeune personne qu' on flatte d' être passable, n' a pu vous voir sans être frappé de votre bonne mine: on ne peut vous en dire davantage par écrit; mais si vous voulez venir ce soir à onze heures, rue , maison de m , on vous ouvrira une porte dérobée, et nous causerons en sureté. je fis remettre ce billet chez mon fat à l' heure où je savois qu' il n' y étoit pas. Il ne rentra que sur les sept heures et demie, qu' il trouva le poulet. Je l' observois de ma croisée: il ne pouvoit se contenir; il sortit, rentra, resortir plus de trente fois, dont il vint au moins dix à ma porte, pour me faire part de sa bonne fortune sans doute; mais un je ne sais quoi le retint toujours. J' étois, en vérité, jaloux du plaisir menteur que je lui procurois. à dix heures et demie il sortit: j' allai me mettre à la cachette d' où j' avois examiné la veille la ronde du jeune drapier et de ses satellites (car tu vas voir que c' étoit lui). Mon voisin passe devant la grille: personne encore: il fait vingt pas, et revient: la demi-heure s' écoule. à onze heures, je vois l' homme emmitouflé de la veille, qui s' avançoit avecprécaution: il ne tarda pas à remarquer un quidam qui se promenoit, et qui regardoit curieusement la maison: il fit un signal, auquel Jeanneton parut. Mon fat s' approche aussi-tôt. La bonne Jeanneton lui demande ce qu' il veut? Et sur sa réponse embarrassée, la masque crie, au voleur! le jeune drapier fond alors avec sa troupe sur le pauvre diable, et ils le conduisent en le gourmant au corps-de-garde du marché-neuf; delà mon homme alla en bonne fortune chez le commissaire, qui lui donna un rendez-vous au petit châtelet, où le pauvre galant attend encore. Je ne devois pas naturellement penser que le lendemain le jeune drapier monteroit encore la garde. Ce fut cependant ce qui arriva. J' en conclus qu' il ne croyoit pas avoir découvert le vrai coupable: en effet, mon voisin a l' air trop sot: il s' étoit fort mal défendu devant le commissaire (à ce que j' ai compris par ce qu' il m' a raconté lui-même quand je l' ai été voir en prison). Il se fit gloire du rendez-vous, et pour le prouver, il montra le billet: mais le jeune drapier, après s' être fait connoître, observa que ce billet n' étant de l' écriture de personne de la maison de M , chose dont il répondoit, c' étoit un échappatoire que le fripon s' étoit ménagée d' avance. à cela point d' autre réponse, de la part de mon imbécille, que des pour qui me prenez-vous? et autres de cette force. J' espere cependant que ce bel oiseau ne restera pas long-temps en cage. J' ai continué d' avoir l' oeil à ce qui se passoit,jusqu' à dimanche dernier, qu' un nouvel incident m' a jetté dans un danger, sur lequel je m' étourdis, parce que je n' en suis pas encore échappé. Mais il semble, en vérité, que tout ce tracas donne du ressort à mon ame; j' y trouve quelque chose qui m' attache agréablement: d' où je conclus, contre les principes d' une de tes lettres, que l' inquiétude des grands scélérats n' est pas une sorte de plaisir. Dimanche nous étions aux tuileries, ta Laure, ma Zéphire, et moi (je leur fais faire connoissance, et je crois que tu ne le désapprouveras pas). L' allée au bas de la terrasse des feuillants étoit garnie d' une foule brillante, qu' y attiroit un des plus beaux jours de la saison. Nous folâtrions sous les arbres, admirant, critiquant, et riant aux larmes des gloses boufonnes que Zéphire faisoit sur l' allure de toutes les jolies femmes. Une sur-tout la frappa; c' étoit ma belle avec sa mere. La crainte d' être reconnu, fit que je me cachai derriere un arbre. Cependant cette folle de Zéphire faisoit sur elle des remarques si singulieres, que soit hasard, soit que cette friponne s' y connoisse, je fus surpris de leur vérité: mon étonnement se peignit sur mon visage. -comment donc! (me dit alors Zéphire) la connoîtrois-tu? Je me défendis avec embarras: la petite malicieuse parloit fort haut, en me tirant de derriere mon arbre; ma belle se retourne, m' apperçoit, et me montre à sa mere. Je pâlis, et priai mes deux compagnes de quitter le jardin. Zéphire me dit toute émue: -j' entrevois bien quelquechose; mais cela n' est pas clair: tu sais combien je t' aime; tout en gagnant la porte, dis-moi la vérité; peut-être je pourrai te servir-? Sûr de son attachement, un peu troublé, je n' hésitai pas à lui tout avouer. Elle pétilloit en m' écoutant, articuloit à demi: hum! ... le scélérat! ... voyez! ... il sait... c' est bon! C' est bon! ... et mettoit son éventail en pieces. Ce fut la seule victime qu' elle voulut immoler à sa colere. Elle me dit de m' éloigner promptement; tandis qu' elle retourneroit avec Laure se mêler dans la foule. Tu sais comme ces deux friponnes ont une figure honnête, intéressante, et avec quelle élégante décence elles ont l' art de se mettre? Zéphire chercha ma belle, la rencontra bientôt, et en fut reconnue; ce qui fut aisé à voir, par l' attention avec laquelle elle ne cessoit de regarder les deux amies. Alors Zéphire qui ne vouloit qu' une occasion de lui parler, l' aborda, et lui dit de cet air charmant que tu lui connois: -madame, l' attention que vous me donnez est trop flatteuse, pour que je ne desire pas de savoir à quoi je la dois: mais quelle qu' en soit la cause, je puis vous assurer d' avance, que vous intéresser est ce qui pouvoit m' arriver de plus heureux-. La mere de ma belle lui répondit: -madame, vous étiez tout-à-l' heure avec un homme que nous avons cru connoître: voudriez-vous nous aider à découvrir si nous ne nous trompons pas? -très volontiers, mesdames, reprit Zéphire: il doit être bientôt mon mari. -ah! Que je vous plains, mademoiselle!Dit encore la mere: croyez qu' il ne vous aime pas sincérement. -si je le croyois (dit Zéphire, avec une étincelle de ce feu qu' elle met à tout) il ne périroit... mais non, j' aurois la foiblesse de lui pardonner... madame, s' il m' est infidele, ne me révélez pas son crime-. Durant ce colloque, on s' étoit retiré à l' écart. Zéphire prit les mains de ma belle, et quelques larmes s' échapperent. -madame, lui disoit-elle, il est jeune, il est fort étourdi... puis-je espérer votre parole d' honneur et celle de madame votre maman, que je ne l' expose pas... hélas! S' il a manqué essentiellement à quelqu' un, c' est moi qu' on puniroit, en l' inquiétant-. Ma belle écoutoit Zéphire avec cette attention qu' on ne donne qu' à un objet qui commence à nous intéresser; elle l' embrassa toute attendrie: (un coeur amoureux est facile à fléchir). Laure de son côté employoit son air mignard à gagner la mere, à qui elle avoua que j' étois son parent. Cette démarche de Zéphire eut l' effet qu' elle en attendoit: la mere et la fille la prirent en amitié. On raconta pourtant mon forfait (des femmes peuvent-elles se taire! ) en déguisant le nom de la victime. -ce que je ne conçois pas, ajouta la mere, (car sa fille avoit cru devoir la mettre au fait de tout, et ce trait de prudence la sauva) c' est comment il s' est trouvé-là en savoyard-? Zéphire n' y comprit rien non plus; je n' avois pas eu le temps d' entrer dans tout ce détail-là: mais elle promit aux deux dames, qu' elle me feroittout avouer, et qu' elle me puniroit. Enfin, Zéphire et Laure ont si bien fait, qu' après s' être donné un nom supposé et une condition honnête, on leur a proposé de se voir. En conséquence, Zéphire a déja fait deux visites, qu' on lui a rendues dans mon logement, qu' elle a donné pour le sien. Elle a si bien su gagner leur affection, qu' elle est devenue l' intime confidente de la demoiselle, et que la mere l' estime infiniment. La premiere lui a raconté tout ce qui s' étoit passé dans l' intérieur de la maison depuis mon audacieuse entreprise. Comme je te l' ai dit, elle a tout avoué à sa mere, qui étoit heureusement portée pour le jeune drapier, le pere seul favorisant un autre galant, qui est avocat. Cette dame, après avoir beaucoup grondé sa fille sur son imprudence, l' en vit trop repentante, pour ne pas lui pardonner, et elle ne s' occupa plus que des moyens de réparer le mal. Le but que je soupçonne qu' a eu ma belle, par cette confidence, ç' a été sans doute de faire comprendre à Zéphire, combien la moindre indiscrétion de ma part me seroit dangereuse. Tu vois que mon fat, si bien pris à la ratiere, est justifié par-là; on va le faire élargir, etc. Que dis-tu de cette aimable Zéphire, et de son zele pour moi? C' est un trésor que cette petite créature! En vérité, j' ai du remords de la tromper... mais Aurore en auroit peut-être autant fait? Je t' apprendrai qu' Ursule change en mieux; elle est à-présent supportable à voir: si sa hideur (passe moi le terme) continue à diminuer, nous pourrons lui faire quitter son antre. p s je r' ouvre ma lettre encore tout ému. J' étois sorti tantôt après t' avoir écrit, et j' ai vu... Madame Parangon avec Mademoiselle Fanchette! ... la premiere étoit en deuil! Que veut dire cela? Tous mes membres ont tressailli. Ah bon dieu! Que cette femme a une beauté impérieuse! ... c' est en beau la tête de Méduse.
lettre 145. le lendemain de la précédente. Le même au même.
il acheve l' aventure précédente, et raconte un combat à l' épée de Zéphire avec Aurore. je suis si troublé de la vision dont je t' ai parlé dans mon post-scriptum , que de la nuit je n' ai pû gouter de repos. ô nuit cruelle! Que de tourments tu viens de renouveller! ... mais je n' ai pris la plume que pour me distraire. Je vais t' achever l' aventure de la belle marchande; car j' apprends quelle est terminée. Dans l' explication que la jeune personne eut avec son amant le surlendemain de ma bonne fortune, elle s' étoit heureusementapperçue assez tôt qu' il n' étoit pas le favorisé. Désespérée d' une si cruelle méprise, elle avoit eu recours aux lumieres de sa maman; et après de longs débats pour le oui et pour le non , il fut enfin résolu qu' on presseroit le mariage avec le jeune drapier, de peur de certain accident, qu' une remise de quelques mois pouvoit faire éclater. On gagna le pere par un faux exposé des circonstances, auquel l' amant se prêta; d' avant-hier l' honneur de ma belle est en sûreté. Mais il faut rendre justice à sa délicatesse, elle a versé bien des larmes; il a fallu les ordres absolus de sa mere, et la crainte d' un pere, homme terrible, pour la déterminer à se donner, d' une maniere qui lui paroît une fraude criminelle, quoique son coeur soit innocent. La bonne ame! Il n' y avoit peut-être que cette amante fidelle dans Paris; et la destinée des maris y est si forte, qu' il a fallu qu' il se trouvât tout exprès un affronteur, pour que le jeune drapier essuyât la commune infortune. Mais comme il ne sait rien, il n' en sera pas moins heureux. Eh! Combien de maris voudroient pouvoir se dire dans le même cas? Une chose assez particuliere, et qui va te surprendre, c' est que Zéphire est de la noce, sous le nom de Mademoiselle De Sainthelier . Je ne le voulois pas, et c' étoit la prudence qui me guidoit; Zéphire pouvoit être reconnue: si quelqu' un de ceux qui ont fait hommage-lige à ses charmes se fût rencontré-là, et l' eût divulguée, quel scandale dans uneassemblée bourgeoise où il y avoit de l' échevinage et du secrétariat! Des marquises, des duchesses se fussent crues moins blessées, que cette noblesse mercantile: mais il n' est encore arrivé aucune malencontre , et j' espere qu' aujourd'hui, qui est le dernier jour, se passera sans déconfiture ... ah dieu! Zéphire qui arrive toute en désordre! ... etrange événement! Zéphire a découvert, je ne sais comment, ni par qui, mon commerce avec Aurore, etc. Elle l' a vue ce soir pour la premiere fois: la beauté de sa rivale l' a transportée de rage et de jalousie: sur les six heures, elle a prétexté une affaire indispensable pour quitter la noce; elle a pris une voiture, et elle a fait arrêter vis-à-vis la demeure d' Aurore. Celle-ci étoit à sa fenêtre: Zéphire lui a fait signe de descendre: Aurore qui voyoit une jeune personne délicate et seule, n' a pas hésité. -vous vous nommez Aurore? -oui, mademoiselle. - avec feu vous connoissez Edmond, le plus faux, le plus traître, le plus... vous le connoissez? -oui, mademoiselle. -vous ne l' aimez pas sans doute? -si, mademoiselle. -vous l' aimez... il vous aime... -oh! Beaucoup, mademoiselle. -oserois-tu me parler avec cet insultant sens-froid à l' écart, et des armes à la main? -peut-être que oui, ma mignone, quoique vous ayiez l' air redoutable: mais pourquoi tout cela? Si vous le souhaitez, j' aurai l' honneur de vous faire prendre un bain dans le ruisseau de notre rue.-infâme! -vous voyez qu' il est honnêtement large; d' ailleurs, c' est jour d' opéra, il est grossi de toutes les évacuations de ces demoiselles... -viens, viens (interrompit Zéphire qui crevoit de dépit) c' est ta vie ou la mienne-... Aurore éclata de rire: -exposer ma vie pour un homme! Tous les hommes ensemble ne valent pas un de mes jours-. à ces mots, Zéphire ne se posséda plus; elle donna de son manchon par le visage d' Aurore, en lui disant: -va! Malheureuse, tu ne mérites pas plus l' honneur que je te voulois faire, que le coeur que je te dispute-. Le coup de manchon par le nez a fait perdre à Aurore tout son enjouement. Elle s' est jettée dans la voiture, pour en faire descendre son ennemie, et commencer avec elle un très-peu décent combat à coups de poing. Mais le cocher qui avoit ses ordres, voyant les deux championes enfiacrées, a fait démarrer ses haridelles, et à force de coups de fouet, leur a fait prendre un demi-trot jusqu' à la place commencée pour le roi: là, Zéphire colletée par sa rivale, dont elle avoit toujours contenu les mains, se glisse lestement à terre, et l' entraîne avec elle. Le mouvement de la chûte fait lâcher prise à Aurore. Zéphire dégagée court à ses armes, et présente une épée à son ennemie: -tiens, vile harengere, lui dit-elle, attaque, et défens-toi noblement-. Aurore, poltrone comme toutes les femmes, pâlit en voyant briller deux épées nues: néanmoins, tout en tremblant elle en prit une, parce que sa rivaleétant déja armée, il n' étoit plus possible d' en venir à l' abordage. On commence à s' escrimer: Zéphire avance courageusement sur sa rivale, qui recule: mais Aurore avoit un karako de satin ouaté et piqué, avec une piece d' estomac; Zéphire un corps baleiné: celle-ci reçoit une égratignure au-dessus du sein; sur le même-temps elle blesse Aurore au bras: le sang jaillit de leurs blessures, et va teindre en pourpre les lis de leur peau satinée. Les deux belles, plus effrayées de ce qu' elles voient que de ce qu' elles sentent, poussent un cri perçant, et laissent tomber le fer, qui n' est pas fait pour leurs mains délicates. Le cocher a ramassé les deux épées, rechargé les deux demoiselles, et les a remises chacune à leur demeure. Zéphire repose; je vais voir Aurore... j' en arrive: tout va bien pour sa blessure, mais je ne suis pas content d' elle; ses idées de vengeance ont quelque chose de bas. Zéphire au contraire, que je viens de voir aussi, toujours noble et généreuse, nous pardonne à tous deux; elle est sans fiel comme... ah dieu! Qu' allois-je dire! ... en vérité, je suis charmé de ce combat; il me distrait. Il faut que je te communique, dans la même vue, l' idée qui m' est venue ces jours-ci à l' occasion d' un entretien que nous avons eu, negret et moi: le petit mulâtre me demandoit des nouvelles d' Ursule: je lui dis qu' elle étoit enlaidie. -enlaidie! Reprit-il; pour moi, je l' ai trouvée si jolie,lorsqu' elle l' étoit, que fût-elle un monstre aujourd'hui, je ne verrois en elle que son ancienne beauté-. J' ai combattu cette idée, que dans le fond je crois vraie. Le petit homme a soutenu son opinion: ensuite il m' a parlé de sa famille, de ses espérances; il m' a vanté le succès futur, mais immanquable, selon lui, d' un ouvrage qu' il compose, etc. Tout cela signifioit que la main d' Ursule le tente. Que me conseilles-tu? Si la pauvre fille devient supportable, la chose ne pourroit-elle pas se faire?
lettre 146. même jour. Madame Parangon à Edmond.
elle retire Ursule de l' hôpital. je viens enfin de découvrir la retraite d' Ursule: ne l' y cherchez plus, je l' emmene. N' attendez de ma part ni remontrances, ni reproches: il n' est pas de termes... je n' ai que des larmes. (cette lettre est la seule des trois dernieres de cette dame qui soit parvenue à Edmond.)
lettre 147. Edmond à Gaudet.
depuis qu' Edmond est perverti, les bonnes impressions s' effacent en un instant. mon coeur palpite, et ma main tremble... la foudre est moins terrible,... la mort est moins redoutable que le reproche de la vertu... lis ce billet... sens bien tout ce qu' il dit... je suis aterré... je finirai ma lettre tantôt; je ne saurois écrire... quelques heures après. Grace à Zéphire, le sombre nuage dont mon ame étoit enveloppée vient de se dissiper. Elle finit de me raconter les folies de la noce, aussi tranquillement que si le combat avec Aurore n' étoit qu' un songe. Elle y a eu des aventures; mais fidelle au masque honnête qu' elle avoit pris, Zéphire a fait la prude, la renchérie, et poussé la sévérité jusqu' au ridicule. Juge de la bonne opinion qu' on a conçue d' elle! Les meres ont cité son exemple, comme le modele de la conduite d' une honnête fille avec les hommes: (et conviens que jamais on ne cita mieux! ) imagine aussi comme la mariée et sa maman se sont applaudies de leur nouvelle connoissance! Le premier adorateur de ma Zéphire a étéun grand blondin bai (pour ne pas dire roux) fils unique, très-riche et très-sot, d' un gros marchand de la rue saint Antoine: il ne lui touchoit la main qu' avec un gant blanc, ne lui parloit qu' en se courbant avec un rire niais et forcé. Zéphire en est fort contente: si elle ne m' aimoit pas, tout mauvais sujet que je suis, dit-elle en badinant, elle l' épouseroit: en fait de maris, elle pense qu' il faut qu' ils soient adorés, ou sots. Le second adorateur a été un vieillard encore vert, et d' une gaieté qui fait oublier son âge: Zéphire regrette sérieusement de ne pouvoir épouser celui-ci. -c' est un homme aimable, avec qui une femme seroit heureuse (me dit-elle); et la chose seroit très-faisable, si je pouvois compter sur ta constance: car ce grison ne feroit que tenter de m' empêcher de t' être fidelle, il m' enrichiroit, me laisseroit bientôt veuve, jeune et opulente; et j' aurois la liberté de faire ta fortune. Tout l' inconvénient, c' est lorsqu' il faudroit fondre la cloche: ton Gaudet ne pourroit-il pas nous trouver quelque fourbe-? (tu vois comme sur mes récits l' on a une haute opinion de ton rare mérite: entre nous, tu ne ferois pas mal d' y rêver). Le troisieme galant de Zéphire étoit un homme marié: plus clair-voyant que les autres, il crut le second jour découvrir dans la petite Lucrece, quelque chose qui marquoit de la facilité. D' après cette belle idée, il fit des propositions analogues à ses vues. Zéphire le rembarra de maniere à le faire repentir de la mauvaise opinion qu' il avoit (si injustement)prise d' une fille comme elle. La petite folle penche pour son vieillard; elle en est coiffée (bien entendu qu' il feroit une bonne donation, que la généreuse Zéphire n' ambitionne qu' à cause de moi.) nous verrons; mes finances sont diablement délabrées! p s je me mets en chambre garnie, pour laisser mon logement libre à Zéphire: elle doit y recevoir son barbon. Ta Laure nous seconde: elle se met en grand bonnet, avec une coiffe noire, qui lui donne l' air d' une petite maman. Notre but est qu' on soit moins surpris de voir Zéphire (ou plutôt Mademoiselle De Sainthelier) sous la conduite d' une enfant comme elle.
lettre 148. 1760. Madame Parangon à Edmond.
on lui offre le bonheur, dont il n' étoit plus digne. depuis une heure je suis appuyée sur ma table sans pouvoir écrire: les expressions me fuient; je vois bien que mon esprit ne me dira rien; il faut laisser parler mon coeur. Mon cousin, je suis veuve: en deux mois, j' ai perdu mon pere et mon mari. Ces deux pertes sont grandes! Et la premiere m' ôte unconsolateur chéri... il fut un temps où l' amitié auroit essuyé mes larmes: mais aujourd'hui, sur quoi puis-je compter! L' orage des passions a détourné mon cousin de sa route; une dangereuse ivresse l' a forvoyé... oh! Si les voeux que j' adresse au pere commun des hommes étoient écoutés, cet homme que nous pleurons, Ursule et moi, reviendroit à nous; et si le bien autrefois si vivement desiré, avoit encore des charmes pour lui, il seroit heureux... d' Ursule, à son frere. ose m' imiter, Edmond; frere trop cher et trop coupable, ose te confier à la vertu! depuis que je respire le même air qu' elle, mon ame s' est épurée; depuis que je suis ses traces, le gouffre du crime s' est fermé sous mes pas: j' ai perdu la beauté, et je m' en applaudis, j' en ai fait trop mauvais usage. Je trouve une douceur inexprimable, inattendue (car je n' aurois osé l' espérer) dans la vie paisible que je mene auprès d' une incomparable amie: il me semble que je sois arrivée dans le port après une épouvantable tempête: je regarde avec effroi la mer encore agitée; je vois mon frere au milieu des ondes, triste jouet des flots, environné de monstres qui cherchent à le dévorer... hélas! Sans les transes cruelles où je suis pour lui, je serois trop heureuse. Reviens... nous menerions ici une vie si douce, si tu le voulois, viens... on me permet de l' écrire... viens t' unir avec le seul objet que tu aies jamais aimé. La fille qu' on t' a fait croire morte, existe: Edmée-Colette est charmante... après ce mot, je vais dire qu' on prépare ton appartement. p s m le conseiller est veuf: croirois-tu qu' il m' a fait parler. Ah grand dieu, moi, moi,... je ne suis pas digne d' être sa servante. vous pouvez la croire, mon cousin, dans tout ce qu' elle vous marque; si ce n' est dans un point: c' est que sa laideur s' efface insensiblement, et que les graces reviennent les unes après les autres; elle a déjà retrouvé ce sourire enchanteur... je m' arrête: venez la voir, mon cher Edmond.
lettre 149. le jour même de la réception de la précédente. Zéphire à Laure.
Zéphire intercepte la lettre qu' on vient de lire, et demande conseil à Laure. regarde, lis, et marque moi si tu connois cette femme! Elle semble avoir des droits? Une fille (dit-on) qu' on a fait croire morte, et qui existe ! ... et puis cette soeur d' Edmond qui redevenue vertueuse, joint ses sollicitations! ... malheureuse! On traitoit de mavie à mon insu! ... elles! Elles! Faire le bonheur d' Edmond! Elles s' abusent: c' est moi, moi seule, qui puis et prétends le faire. Edmond! Que je meure, que je périsse plutôt de ta main, que de te perdre! ... quel bonheur pourtant qu' un enchaînement singulier de circonstances m' ait fait occuper son logement, et que cette lettre me soit tombée entre les mains! Je tirois les cartes, lorsqu' elle est arrivée; le sept de pique s' est trouvé entre Edmond et moi ! Un secret pressentiment m' a porté à la décacheter dans le premier mouvement de fureur qu' elle m' a causé; je l' ai mise en un million de morceaux; je l' ai broyée... je m' en suis repentie l' instant d' après. J' ai mal fait, je le sens; mais comment réparer ma faute? N' aimé-je pas Edmond? Ne donnerois-je pas ma vie pour qu' il fût heureux? Je lui sacrifierai donc bien mon amour? ... oui, je le dois; je le ferai. Viens me voir, ou réponse. Si ton ami étoit ici, il me dirigeroit?
lettre 150. réponse.
Laure étouffe les remords de Zéphire. si tu crains de perdre Edmond, garde le silence sur ce que tu as fait: le hasard t' a servie; seconde le hasard, ou tout est perdu. La femme qui a écrit cette lettre est un aimant puissant qui attireroit irrésistiblement Edmond. Toi seule mérites mon cousin; c' est toi qui l' as rendu à la vie; et c' est d' après la connoissance que j' ai de ton coeur et de ton caractere que je décide. Que nous serons heureux tous quatre! Mon ami va se réunir avec nous; je me promets de lui être désormais bien fidelle; Edmond t' adore; nous tiendrons un double ménage, qui ne sera pas triste, ennuyeux comme les ménages d' un à un; je veux donner au nôtre un petit air d' honnête libertinage tout à fait piquant. Nous jouirons d' une certaine aisance: mon ami a encore cinq mille livres de revenu, malgré tout ce que je lui ai coûté, ce qu' il a dépensé pour ma cousine Ursule, quand il l' aimoit, et depuis, etc maman et moi, nous avons quinze cents livres de rente: Edmond, dont toutes les dettes seront acquitées dans peu, au moyen de plusieurs années de sa pension, que ce pauvre d' Arras a sacrifiées pour lui, va sevoir mille écus par an. Ajoute à cela que nous travaillerons. Mon cousin a repris son art, et il a déjà fait deux portraits qui ont été bien payés; il travaille à présent à un tableau d' histoire: c' est Julie répondant à Caracalla, tout vous est permis, seigneur. nous avons lu ce trait dans l' histoire des impératrices romaines . Je suis fort contente du dessin. Quant à moi, je commence à tirer parti du talent que m' a donné mon ami , je grave de petites estampes: mon maître donnera de grands ouvrages; et Zéphire fera jouer ses doigts délicats sur son tambour à dentelle. Que cette heureuse vie n' existe-t-elle déjà! ... adieu, charmante Zéphire. p s tu ne m' as pas dit un mot de ton barbon! ... et cette Aurore? Je meurs de rire quand j' y songe: elle s' est-là singuliérement vengée! Mais heureusement le seul coupable est puni, et le mal n' est pas venu jusqu' à toi: Edmond a dû être bien consterné de se voir dans ce piteux état! J' en ris malgré moi: car je sais que tu n' en ris pas, trop bonne Zéphire.
lettre 151. 15 juillet. Edmond à d' Arras.
il lui fait part de sa maladie; il parle de Zéphire, et fait ensuite le philosophe. bien des choses sont arrivées depuis votre départ d' ici, cher pere: j' ai rompu avec cette Aurore, dont vous me disiez tant de mal; je reconnois, à mes dépens, que vous aviez raison: il n' y a qu' une Zéphire dans le monde; toute fille qui a eu l' ame assez basse pour se prostituer volontairement, doit avoir toutes les mauvaises qualités et tous les vices. J' ai cruellement souffert! Quel état affreux! Eh bien? Cher pere, le remords est un supplice plus cruel encore. J' étois convalescent, lorsque la mere de Laure cessa de radoter, c' est-à-dire qu' elle mourut: un grand projet se réalisa aussi-tôt; M Gaudet, pour fixer tout-à-fait Laure, l' épousa, et nous prit chez lui, Zéphire et moi, dans la vue de faciliter un mariage entre ma maîtresse, et M Trismégiste , ce vieillard qui devint amoureux d' elle à une noce, et dont vous avez entendu parler. Ce fut d' abord la plus agréable chose du monde, que la vie que nous venons de mener tous quatre: je n' avois jamais été si content: j' aimois; j' étois aimé. Mais on se lasse de tout,même du bonheur: cet état m' est devenu fastidieux. Depuis quelque-temps, je languissois sans en rien témoigner: mais enfin, d' hier cet arrangement est absolument rompu; il ne faisoit que retarder le mariage de Zéphire avec son barbon. Cependant elle est désespérée, furieuse; mon ami très-fâché. Mais que vouloient-ils donc que je devinsses! En vérité, je ne pouvois plus y tenir... oh! La sotte chose que l' amour! J' y renonce pour la vie. Le premier trait dont il nous atteint nous chatouille; la blessure est si douce, que nous enfonçons nous-même la fleche: mais insensiblement le plaisir se change en cuisson; la douleur augmente, la fievre s' en mêle, l' inflammation devient terrible: on perd le sommeil, l' appétit, le goût de tous les amusements: on se concentre dans son idole; on ne voit qu' elle, on ne respire qu' en elle et par elle... enfin, le délire cesse; la tranquillité renaît: mais il faut rayer de sa vie le temps précieux qu' on a perdu: je ne veux plus aimer; je veux voltiger de belle en belle. On critique nos moeurs, notre légereté, notre perfidie en amour: en vérité, ces prétendus sages, ces frondeurs éternels raisonnent bien plus qu' ils ne sentent, lorsqu' ils osent attaquer la marche générale! Il faut être bien aveugle, pour ne pas sentir que tout ce qui devient le caractere d' une nation, est fondé sur la nature; et qui dit la nature, dit la raison par excellence: nous sommes ce que nous sommes, parce que de toute autremaniere nous serions plus mal. C' est l' expérience communicative, qui nous a donné nos moeurs; et qui a produit une sorte de morale physique expérimentale , par laquelle nos passions ne sont plus qu' hebdomadaires. Pour moi, dont le coeur sensible a goûté de toutes les délices, et senti dans toute leur étendue les tourments de l' amour, je regarde nos prétendus vices, comme le comble de la sagesse, et la perfection du bien être moral. En réfléchissant sur tout ce que j' éprouvai jamais de sensations, je me suis dit: c' est un grand malheur d' aimer; mais c' est le comble du malheur d' être aimé. chercher à sentir les secousses délicieuses de l' amour, n' est-ce pas s' exposer à sentir aussi les secousses contraires: lorsqu' une jeune fille joue à l' escarpolette, et que son amant, par un effort plus puissant l' approche davantage de lui, ne doit-elle pas s' en éloigner d' autant plus? Il en est de même de tous les plaisirs, et sur tout de ceux de l' amour. Il faut donc ne nous donner que de petites secousses; ne nous agiter que foiblement, afin de ne nous éloigner que le moins possible de l' état de tranquillité: une douce agitation, est continuement agréable; un mouvement violent et brusque, n' est jamais sans douleur. Epicure disoit que le bonheur des dieux gissoit dans le repos: il avoit raison: la peine est inséparable du plaisir, car elle est son ombre, parce que le plaisir est une agitation: le plaisir ne donne donc pas le bonheur? Voilà ma philosophie, cher pere: vous voyez qu' elle se rapproche de lavôtre; c' est celle de M Gaudet. Donnez-moi quelques-uns de vos sages avis; réunis a ceux de notre ami commun, ils ne pourront manquer de m' être très-utiles. Je n' ai pas de nouvelles de ma cousine, ni de ma soeur. Je ne me serois jamais attendu à tant d' indifférence! ... mais au fond, ne dois-je pas en être charmé? ... mon nouveau stoïcisme me tiendra lieu de tout, excepté de mes deux amis. Adieu, cher pere.
lettre 152. 15 juillet. Gaudet à Edmond.
il acheve de lui ôter le frein que donne aux méchants la crainte salutaire des loix. on m' apporte à l' instant une lettre du p d' Arras, dans laquelle j' en ai trouvé une pour toi, avec celle que tu lui as écrite le 5. Eh bien, cette lettre nous réconcilie. Mais quel être inconséquent es-tu donc? Tu m' aimes, et tu me fuis! Tu t' opposes à toutes mes vues! ... eh bien, il faut s' accommoder aux tiennes... oui, Zéphire épousera, malgré sa répugnance: sois donc content; tout le monde se sacrifie; toi seul, éternellement égoïste, tu ne fais rien pour nous. Cependant je travaille pour toi: nous verrons si je n' obtiendraipas de ta complaisance, que je fasse ta fortune? Ta lettre à d' Arras est philosophique: tu vois à présent l' amour, non comme on l' envisage en commençant à vivre, mais tel qu' il est réellement: l' amour n' est qu' une agitation violente, à laquelle le repos du coeur est préférable. Faut-il te l' avouer? La fin de ton aventure avec Zéphire me prouve que tu es un homme enfin. Tu ne voulois pas renouer avec Madame Parangon; j' ai été charmé que Zéphire opérât ce que ta passion pour ta cousine auroit immanquablement fait. Tu connois les délices de l' amour sous toutes les formes possibles; il ne t' en imposera plus: mais jusqu' à ce que tu aies été désabusé, tu n' étois pas fait pour réussir; un rien t' auroit arrêté: le premier minois séduisant, le premier petit nez t' auroit fait faire des sottises. Au lieu qu' à présent, tu commanderas en maître à l' objet de tes desirs. Te voilà dans un âge où le sens-froid est nécessaire; il est temps que l' ambition succede au goût du plaisir. Je veux te faire un sort, un nom, et j' espere te porter aussi loin qu' il sera possible: tu as du génie, de l' activité, de la figure; j' ai des amis, de l' intrigue, de la souplesse; nous réussirons, et j' aurai, en t' élevant, le plaisir, inexprimable qu' a le créateur en contemplant sa créature; plaisir que les coeurs bienfaits sentent, mais pour lequel il n' est pas de termes. Et voilà comme nous en imposerons à tes parents, comme nous exciterons leur admiration. Ne crois pas qu' Ursule se soit perdue parmes conseils; ce fut au contraire en ne les suivant pas; c' est un tempérament trop avide qui l' a égarée. Pour toi, mon ami, tu n' es pas une femmelette légere; et je fonde sur toi les plus vastes projets. Qu' est-ce que la vie? La durée d' un drame où nous faisons notre personnage: la représentation est-elle finie, le tyran poignardé, le prince légitime remis sur le trône, la princesse opprimée délivrée par le héros, etc. Tout cela va souper ensemble: allons donc, comme les personnages d' une piece de théatre, fermement à notre but, sans nous embarrasser des coups de poignard qu' il faut donner pour amener le dénouement; faisons-nous craindre, aimer, admirer; que tous les moyens nous soient bons: au fond, que risquons nous? De nous faire un sort heureux: les loix, ce vain épouvantail des ames timides, que nous feront-elles? Le pis qu' elles puissent donner, c' est la mort: mais, je te le demande, la mort dans notre lit ne sera-t-elle pas aussi douloureuse, et plus effrayante? Si les loix n' arrêtoient pas le coupable, seroit-il immortel? Souvent sa destinée n' est avancée que de quelques mois, de quelques jours; peut-être des maux pires que la mort étoient sur le point de l' assaillir? Mettons-nous donc au-dessus de toute crainte. mais (diras-tu) l' honneur ? Cette chimere n' existe plus, non-seulement pour les morts, mais souvent elle résulte des contraires parmi les vivants: dans une des isles des larrons , qui se trouve au-dessus du pays des malabares , on tient à grand honneur d' avoir des parentspendus pour vol, et l' on se reproche comme une sorte d' infamie, de n' en avoir pas eus d' exécutés dans les pays voisins pour une si belle cause. Rien n' est donc plus idéal que l' honneur: les conventions des hommes là-dessus ont tout fait, et peuvent tout défaire; c' est une vérité dont il faut se convaincre. La totalité des êtres ne peut faire aucun mal, relativement à son principe: mais entr' eux, ils peuvent s' arracher des portions de vie, d' aisance, et produire ainsi un mal relatif dont tout l' effet se réduit à l' action du batelier, qui rejette dans le fleuve l' eau qui s' est fait jour à travers les joints de son bateau. Que rien ne puisse donc t' arrêter, ni t' épouvanter, dans la carriere que nous allons courir: que peuvent nous faire les hommes, si nous ne réussissons pas? Et dans le cas opposé, quel rôle glorieux nous remplirons! Quelle foule de sensations délicieuses nous saurons nous procurer! Toujours hors de nous-même, la vie s' écoulera comme un instant: si l' on pouvoit s' élever, par un coup-d' oeil général, au-dessus de toutes les entraves qui asservissent le genre-humain, l' on verroit qu' elles ne sont qu' un astuce de la foiblesse et de la pusillanimité, pour enchaîner la force et le courage. Car voici véritablement ce que les loix sociales ont fait; non contentes de rendre les hommes inégaux, elles ont encore d' autant plus ravalé certains hommes, qu' ils sont plus nécessaires. Dans ce siecle philosophiste, où l' on n' a que des demi-vues, l' on a fait dans la théorie quelques efforts impuissantspour dispenser l' honneur à raison de l' utilité: mais la pratique est toujours restée la même, et je réponds que jamais elle ne changera; parce que dans une monarchie, où la foiblesse doit commander à la force, où le factice est par tout substitué au réel, si l' homme utile avoit le degré de considération qu' il mérite, il ne tarderoit pas à vouloir se donner la puissance. Les asiatiques les plus orientaux ont fortement exprimé cette vérité; les malabares ont divisé leur nation en castes; les manoeuvres composent la plus vile, sous le nom de poulchis ou de siriperes ; les agriculteurs viennent ensuite, et se nomment perréas ; ils sont regardés avec mépris, et traités en esclaves: les soudras , qui sont les artisans, sont moins méprisés, comme étant moins nécessaires: les vinsjas , ou commerçants, jouissent d' une sorte de considération; leur utilité n' est que de luxe: les settréas ou naïres , qui sont les soldats, ont la puissance: enfin, les bramines , les plus inutiles de la nation, sont vénérés; les indiens ont senti qu' on pouvoit sans inconvénient leur laisser toute la considération possible: le siripere est tué par le settréa comme une bête fauve. quel abus! s' écrient les aveugles européens! Point du tout: cette balance est fondée sur la nature des choses: il me semble que ces peuples on dit: -avec ton utilité, perréa, tu serois trop grand; tu tiens déjà notre subsistance entre tes mains: tu seras donc vil; et le pouvoir sera confié aux soldats fainéants par état; la considération aux bramines quine s' occupent que de fadaises, et dont l' exactitude ou l' oubli ne peuvent causer aucun dommage-. Avec tout cela, je ne sais trop si le poulchis est plus misérable que le Naïre. Il est (tu le sais, ta citation d' Epicure le prouve) une sorte de tranquillité, d' exemption de soins et d' embarras dont jouit l' homme assis au plus bas degré, et cette insouciance est peut-être le seul bonheur qui existe pour l' homme. Lorsqu' une fille noble du malabar a mérité une punition pire que la mort, on l' abandonne aux siriperes; et j' imagine que cette jouissance pour un homme avili, est un plaisir dont les grands ne peuvent avoir d' idée. Et voilà pourquoi je suis sûr qu' en amour, le sultan d' abord et les princes asiatiques, ensuite tous les autres souverains, sont les moins heureux des hommes; ils descendent toujours: et l' assaisonnement le plus piquant de cette passion, c' est de monter, et de se soumettre celle qui paroît au-dessus de nous. C' est encore une grande et belle vérité que tu as sentie, que plus l' homme est élevé, plus la carriere des plaisirs est resserrée; et que plus il est bas, plus le nombre et la diversité des jouissances se multiplient: admirable équilibre de la nature, qui en dépit de tout le systême moral, rétablit l' égalité physique! ... mais je m' étends trop sur ce sujet: ce que je viens de dire, paroîtroit même contraire à mes vues, si je ne l' y ramenois. En Europe, où la nature n' a plus un pouce de terrein libre, on ne peut guere être solidement heureux que parune considération acquise: pénetre-toi bien de cette importante vérité. Voyons donc tout en grand, mon ami: la noblesse de l' homme consiste à faire rapporter à lui le plus d' existences qu' il est possible: les rois font rapporter à eux toutes celles de leurs peuples; et voilà ce qui constitue leur grandeur: les peuples les nomment mauvais , quand ces princes usent de ces existences d' autrui pour eux-mêmes; ils les nomment bons , quand après avoir attiré tout à eux, suivant leur droit, ils font tout refluer sur le peuple. Les rois y sont en effet obligés: mais le particulier, plus libre qu' eux, ne doit rien à personne (les devoirs sociaux remplis), et peut prétendre à tout: c' est à lui à se servir des grands eux-mêmes, comme d' une machine puissante pour aller à ses fins. Il imite ces roquets, que le kan des tartares emploie à la chasse de l' ours, et qui trop foibles par eux-mêmes pour attaquer ce terrible animal, vont l' agacer à l' entrée de sa caverne, soutenus par un lion et un léopard apprivoisés. Voilà notre rôle, à nous autrespetits. Cachés dans l' obscurité, nous pouvons tout: nous faisons agir véritablement en maîtres ceux qui croient nous protéger. Mais un des grands écueils de l' homme qui veut goûter le plaisir solide que donne l' ambition, c' est la volupté; ne nous arrêtons pas trop long-temps à la savourer: vois ce cerf amoureux: il se bat pour la biche, qu' il abandonne dès qu' elle s' est donnée, et court se battre encore pour une nouvelle. La finesse et la ruse doivent être l' ame des démarches du foible. Tu as vu sans doute dans les campagnes, le loup lâche et timide approcher d' une bergerie; il paroît affecter de se montrer; le berger et son chien courent sus au croqueur de moutons; il fuit, et de temps-en-temps s' arrête pour donner l' espérance de l' atteindre: mais si l' on retourne la tête du côté du troupeau, l' on voit que le rusé fuyard avoit un compagnon, qui vient de s' emparer de la proie qu' ils doivent partager. Je te cite les animaux: eh! De quoi nous serviroient les lumieres de la raison, si ce n' est pour nous faire profiter de l' instinct de tous les êtres? Je te le répete: rapportons tout à nous; profitons des vices et des vertus de ceux qui nous environnent; de leurs lumieres et de leur ignorance: un méchant homme avoit raison de dire: il n' est pas avantageux à un etat, que le simple peuple s' occupe des sublimes vérités de la philosophie; son ignorance est toujours favorable à ceux qui gouvernent: j' ajoute: et à ceux qui le dupent. les peuples, à la vérité, feroient bien de mettre en pieces celui qui a débité cette maxime; mais nous, Edmond, nous devons l' applaudir. Ah! Si nous vivions dans ces siecles heureux, où nos peres léchoient la poussiere des pieds d' un moine hypocrite, quels coups nous ferions! Mais de notre temps, on est trop éclairé: il faut être un génie, ou un , pour se rendre heureux aux dépens des autres. Adieu. Je réserve pour une autre fois mille choses importantes. p s je n' ai pas lu la lettre du pere; elle étoit cachetée: je respecte vos secrets. Lettre du p d' Arras à Edmond. mon cher fils, on ne sauroit être plus sensible que je l' ai été au plaisir de recevoir une de vos lettres; mon amitié pour vous est sans bornes, parce que, malgré vos défauts, je vous connois tant d' excellentes qualités, que j' espere plus de vous dans la maturité de l' âge, que de ces ames engourdies et tiédes, qui passent leur vie indolente à ne faire ni bien ni mal. Je suis pourtant fâché que vous soyiez encore dans l' erreur au sujet des passions; vous évitez Zéphire, et je vous approuve; mais je blâme à coup sûr vos motifs; cette inconstante légereté, dont vous cherchez à vous parer, n' est pas philosophie, mais la marque d' un coeur blâsé. Je ne dirai que ce mot: il n' est pas encore temps de vous prêcher... je me bornerai à vous recommander de suivre les avis de Monsieur Gaudet, tout mondains qu' ils sont, et de vous en rapporter à moi pour les modifications. parlons un peu de votre cousine. Je vois avec surprise par la fin de votre lettre, que vous vous en croyez oublié: mais elle vous a écrit deux ou trois fois; et je sais qu' elle est très-surprise de votre silence. Vous avez eu vos raisons apparemment? Je ne cherche pas à les pénétrer. Au reste, comme je demeure ici, je serai toujours prêt à vous servir, si vous jugez à propos de me charger de vos commissions. adieu, mon cher fils.
lettre 153. réponse.
Edmond continue à ne s' occuper qu' à satisfaire ses passions. vraiment, tu donnes dans la haute, mais très-haute philosophie! Tudieu! Cousin, comme tu raisonnes! C' est bien dommage que tout ce bel étalage de morale pratique soit appuyé sur une base aussi fragile que le stoïcisme d' Edmond! ... je suis amoureux, mais amoureux fou. Devine? ... d' une inconnue; car je te jure que j' ignore son nom. Hier soir, passant avec Negret rue champ-fleuri , j' ai apperçu au fond d' une boutique une acheteuse charmante: par simple curiosité, je m' arrête et l' admire. Elle se disposoit à sortir; j' ai fait éloigner Negret, pour qu' il ne me troublât pas dans ce que je méditois. La jeune beauté a gagné la rue de grenelle; j' étois sur ses pas; et la voyant entrer dans une boutique pour avoir de la lumiere, j' en ai auguré qu' elle demeuroit dans la maison voisine. à tout hasard, je me suis glissé dans l' allée la plus proche. C' étoit celle de la jeune beauté. Je la précédois sans en être vu. Dès le premier étage, le vent a éteint la bougie. Pour lors, je me suis tapi dans un coin; et au milieu de l' escalier du premier au second, où demeure la belle, je me suis trouvé sous sa main. Elle s' est effrayée: je l' ai rassurée poliment, à demi-voix. -comment! C' est vous, l' abbé-? (m' a-t-ton dit.) j' ai répondu un oui confus. Nous sommes entrés. La jeune fille, qui n' avoit personne chez elle en ce moment, a cherché les moyens de nous éclairer. Le caillou frappé étincelle sous sa main délicate: je délibere si je dois fuir ou rester. Je crois qu' il seroit honteux de fuir; je reste: le soufre enflamé vient de communiquer au bois sa flamme bleue; le feu va prendre à la bougie préparée... j' ai su en empêcher, et j' ai dérobé un baiser. On m' a repoussé; j' ai insisté: une molle résistance alloit porter au comble mes desirs et mon audace, quand la porte s' est ouverte,et nous a exposés, la belle et moi, aux regards de l' abbé (dont par malheur le vent avoit respecté la lumiere). La pauvre petite a poussé un ah! perçant, et s' est évanouie. M l' abbé demeuroit immobile comme ces cariatides qui soutiennent un entablement. Et moi, je reprenois en riant ma canne et ramassois mon chapeau. -j' abandonne cette jeune personne à vos soins, monsieur, lui ai-je dit fiérement; songez à en bien user, ou... elle est innocente, malgré les apparences qui sont contr' elle; je suis seul coupable de surprise. Je vous salue, m l' abbé-. En achevant ces mots, je suis sorti, non sans lui lancer un regard qui me faisoit dix fois plus méchant que je ne le suis. Je n' ai eu garde de m' éloigner tout à fait: je me suis mis à portée d' entendre ce qui s' alloit passer. Il s' est fait un long silence, sans doute parce qu' il donnoit à respirer des sels à la petite. Enfin, j' ai entendu un profond soupir. -fort-bien, mademoiselle (a dit l' abbé), fort bien! -que je suis malheureuse! -imprudente au moins. -eh! Quoi, monsieur! Vous pouvez penser! ... -moi! Ah! Rien du tout! ... un jeune homme dans vos bras, personne ici, pas même de lumiere... il n' y a rien là du tout à penser, je vous assure, l' évidence parle. -croyez que jamais... -ah ça, mademoiselle; comme, à compter de ce moment, vous ne me devez aucun compte, dispensez-vous de toutes les excuses que vous préparez. Il y auroit quelque chose de mieux à faire que tousces petits mensonges qui vous trotent dans l' imagination; ce seroit de me dire comment vous avez fait cette jolie connoissance: car il est bien fait, et vous êtes d' un très-bon goût-j' espere, monsieur, que vous daignerez m' écouter. -eh, mondieu! C' est inutile. -ne me réduisez pas au desespoir. -moi! Parbleu non, je vous jure: j' en suis si éloigné, que je laisse à l' instant le champ libre à un consolateur très efficace-. Et il alloit sortir, lorsque la jeune personne est venue se jetter à ses pieds. -ecoutez moi; daignez m' écouter; vous m' ôterez la vie après, si vous voulez-. Il s' est assez brutalement débarrassé: mais il s' est assis, en disant: -lui ôter la vie! Lui ôter la vie! Il est bien ici question d' ôter la vie... si on l' ôtoit à toutes celles qui sont dans le même cas, il n' y auroit plus de jolies femmes à Paris-! ... cependant la jeune personne lui a fait le récit exact de tout ce qui venoit de se passer. Il n' en a pas cru un mot, et s' est levé pour sortir tout de bon. Alors la pauvre petite, absolument desespérée, a pris ce qui s' est trouvé sous sa main, et s' est fait une blessure fort large au dessous du sein. M l' abbé s' est enfui, et l' a laissée baignée dans son sang. Je suis rentré, et je l' ai secourue. La blessure étoit peu profonde; je n' ai pas jugé à propos d' appeller de chirurgien, parce que j' entends un peu à panser les plaies. Tout cela s' est fait sans parler. La pauvre enfant étoit affoiblie, et sans doute toute honteuse de son petit desespoir.J' ai suivi le traitement pendant huit jours: et durant ce court intervalle, j' ai trouvé tant de charmes et de mérite à la malade, que j' en suis épris; et d' autant plus épris, que tout ce que j' ai pu dire et faire, ne l' a pas encore déterminée à me donner la plus légere espérance. Elle m' a fait son histoire, qui n' est pas longue: l' abbé (et ce n' est qu' un abbé à simple tonsure) est sa premiere et son unique connoissance; elle lui doit tout ce qu' elle possede; et elle est déterminée, s' il ne revient pas, à renoncer à toute espece d' engagement, parce qu' il n' en est plus qui ne la rendît une fille comme tant d' autres. Ce langage honnête a fait impression sur moi, sans me décourager. J' ai montré de la tendresse, de grands sentiments; et tout cela n' a encore rien opéré: mais on me reçoit par reconnoissance. Je verrai s' il est encore une femme fidelle. Revenons à mes autres affaires. Ma cousine m' a écrit, à ce que me marque le pere? Mais comment se fait-il donc que je n' aie pas reçu ses lettres! Au reste, je m' en console: sans doute je n' y perds que des reproches,... trop mérités. Je ne saurois t' exprimer dans quel abîme de paresse et de nonchalance je suis tombé depuis quelque temps: la recherche du plaisir a seule le pouvoir de me tirer du lit, où je passe une partie de la journée. En récompense, je me couche fort tard: j' erre dans les rues solitaires de la capitale; on y est témoin de mille petites aventures; on en a soi-même; cardans l' obscurité, les femmes sont moins séveres; et telle jeune personne qui ne vous regarderoit pas en plein jour, s' humanise le soir. On fait quelquefois ainsi des connoissances de passade fort agréables. Mais il est un autre objet qui m' occupe, et dont j' aime beaucoup mieux t' entretenir par écrit que de bouche, quoique j' eusse formé hier le dessein d' aller exprès à mesnil-montant pour t' en entretenir. Il faut d' abord te prévenir que depuis quelque-temps, je joue sur un théatre de comédie bourgeoise, où nous avons cinq ou six exfemmes-de-chambre fort jolies, qui font d' assez passables actrices. Ce goût est noble, et tu ne le désaprouveras pas; il m' est venu depuis que je retourne habituellement aux françois , dont le chagrin de la perte de la belle guéant m' avoit écarté; et je n' y suis réattiré , je le confesse, ni par la tendre gaussin , ni par l' admirable clairon , ni par la sublime Duménil , encore moins par aucun des acteurs; mais par l' ensemble voluptueux de la petite hus . Cependant je ne suis pas encore déterminé sur mon genre: je me sens également propre à faire les valets, et les premiers rôles de la tragédie; dans ces deux emplois, j' ai reçu des applaudissements, (et je m' attends là-dessus à un trait de satyre de ta part). Je me déterminerai, lorsque tu seras ici. Ne penses-tu pas que Zéphire réussiroit à merveille dans les soubrettes? Elle égaleroit, je crois, bientôt l' inimitable dangeville : c' est dommage que je ne l' aime plus,je la produirois. Ma nouvelle inclination excelleroit, si je ne me trompe, dans les rôles tendres; elle seroit notre gaussin: quelle acquisition pour notre petite troupe! ... eh! J' oubliois le meilleur! Et toi donc! J' imagine que tu ferois à merveilles les rôles à manteau: Georges-Dandin, par exemple, Harpagon, Arnolphe, Sganarelle? nous pourrions devenir fameux, être reçus un jour dans l' illustre tr... ah! Qu' allois-je écrire! ... dans l' illustre compagnie des comédiens françois ordinaires du roi : eh! Quelle gloire! Car, mon cher, il n' y a de vraiment considérés dans ce pays-ci, que les gens de plaisir: un acteur est un dieu; une actrice, une chanteuse, une danseuse, sont un peu plus que des déesses: nous serions membres, chefs peut-être de l' auguste sénat qui juge en premiere instance, et en dernier ressort, du mérite de tous ces orgueilleux charlatans qu' on nomme auteurs; nous les verrions ramper devant nous, aller, venir, troter, s' incliner si bas, si bas... nous les verrions courtiser nos demoiselles, applaudir à toutes leurs inepties, leur marquer une considération, une estime, un respect, une vénération qui réfléteroient jusque sur nous: hem! ... voilà, tu auras beau dire, la vraie route du bonheur. Tu penseras ce projet, entends-tu? Il me plaît. Je faisois réflexion l' autre jour (car depuis que je ne fais rien, mon imagination travaille d' autant, et je réfléchis beaucoup; le travail de ma tête faisant équilibre à la fainéantisede mes mains): je faisois réflexion à cette foule d' inutiles qui peuplent la capitale, et je me rappellois qu' à mon arrivée, j' en fus révolté: que j' étois neuf! L' homme qui travaille est un être hors de la nature: le fainéant, au contraire, est l' homme naturel. Qu' est-ce qu' un seigneur? C' est un heureux sauvage, qui ne songe qu' à la chasse, à la pêche; qui vit sans soucis du lendemain; qui dès qu' il est rassasié, jette, comme le bon iroquois, tout par les fenêtres; c' est un homme libre, qui n' a ni religion, ni femme tout-à-fait à lui, ni enfants dont il prenne soin; il court, il va, il vient, et soumet la premiere belle qu' il rencontre, non pas, si vous voulez, sur la mousse des forêts, mais sur des sophas, des bergeres, etc. Voilà la seule différence: le sauvage a des esclaves; le seigneur a des valets encore plus soumis, dont il est servi, sans avoir la peine de commander: il est même anthropophage sans causer d' horreur, non envers les prisonniers de guerre qu' il a faits, mais envers les descendants de ceux que firent, il y a mille ou douze cents ans, soit ses auteurs, soit les ancêtres de ceux dont il tient ses terres: il exprime la substance de ces malheureux, il s' en nourrit, et en engraisse de jolies petites coquines, qui le traitent comme il traite ses vassaux, et de plus se moquent de lui. Tout cela est admirable! Et je crois enfin que l' excès de sociabilité ne fait que remettre dans l' état de pure nature les deux portions du genre humain, les mangeurs, et les mangés.Tâchons donc, mon cher, comme tu me l' as dit une fois, de nous maintenir au rang des mangeurs; le rôle de mangés n' est fait que pour les foibles et les sots. Tu vois que je suis assez bien disposé à te seconder, malgré ma nouvelle passion et ma paresse: je ne sacrifierois pas la premiere; mais je suis bien éloigné d' y vouloir sacrifier ma fortune. J' étois hier à l' opéra: l' enchantement de ce spectacle fortifie mes idées ambitieuses: en y voyant briller tant d' actrices charmantes, j' ai senti doublement le prix des biens de la fortune.
lettre 154. Gaudet à Edmond.
il s' éleve avec force contre le théatre, et fronde l' envie qu' a témoigné mon frere de se faire comédien. es-tu fou, avec ton idée de te faire acteur? Quoi! Tu pourrois te déterminer à prendre le harnois de comédien de campagne, pour aller en province heurler Corneille, Racine, Voltaire et Crébillon , durant des années entieres! Rebuté, honni, si les talents ne sont pas supérieurs; envié, tracassé, tourmenté, si l' on s' éleve au-dessus de la populace histrione! Quel misérable genrede vie! Je ne sais pas si je t' y encouragerois, quand tu serois sûr d' être admis dans le sénat-comique de la capitale, où l' aisance et la considération semblent le lot de l' acteur. Tu n' as pas réfléchi que celui qui donne du plaisir, travaille tandis qu' il le donne: embrasser le parti du théâtre, c' est renoncer de gaieté de coeur à tout l' amusement que le spectacle peut donner. Mais ce motif seroit peu de chose, s' il étoit seul; le plaisir de voir étant remplacé par celui d' être vu: (cependant ce dernier est infiniment moindre dans la réalité, que dans la perspective). Supposons que tu sois devenu grand acteur; et que reçu aux françois , par exemple, on te voie briller dans les beaux rôles, que de travail! Quelle vie! Celle d' un forçat. Tu ne sais pas ton emploi ; ce n' est pas l' ouvrage d' un jour que de l' apprendre, et de se meubler ainsi la mémoire des pensées d' autrui; de se créer des gestes avantageux, d' avoir une maniere de se présenter digne de servir de modele à la nation. Car je te crois trop délicat, pour vouloir adopter le jeu forcé, déclamatoire, hors de la nature; la démarche empesée, ridicule, de la plupart de nos acteurs. Tu as eu raison de prévoir un trait de satyre de ma part, sur ce que tu dis de ton talent pour jouer les deux extrêmes, les héros et les valets; c' est le talent de tous les jeunes gens qui n' en ont pas de réel: et ce qui fait qu' une foule de petits comédiens de société se croient des le kain , c' est qu' il n' est presque plus permis aujourd'hui à l' acteur de peindrela belle nature; notre siecle ne la connoît plus: la réalité, comme la représentation; le style, et le fond des ouvrages, tout est sur un ton affecté, outré, petitement grand, ou grandement petit (et voilà quasi une phrase à la mode). Dis-moi donc, as-tu les poumons assez forts pour beugler la tragédie, ce genre de drame monstrueux, prétendu perfectionné chez nous, et qui dans la vérité, n' a pas le sens commun (Euripide! Euripide! Sophocle! Grecs! Qui peigniez les hommes, comme nous vous avons défigurés! ) dis, dis, pourras-tu assez emphatiquement représenter ces personnages chimériques, aussi loin de la nature que de nos usages, qui parlent pour parler; qui se battent les flancs, pour enfanter de belles chûtes, des éclairs de pensées, qui, venant à éblouir la jeunesse indisciplinée du parterre, en arrachent ces applaudissements tumultueux, la honte de ceux qui les donnent, et le supplice des gens sensés qui les entendent? Auras-tu un front aussi dur que d' al-l , pour supporter sans mourir de honte ou d' indignation, ces brouhahas outrageants, qui ravalent l' acteur au-dessous du dernier poliçon en état de donner vingt sous pour le sifler? Certes, je craindrois pour toi que quelque jour tu ne t' élançasses par-dessus l' orchestre, et les quatorze rangs de sieges usurpés sur le parterre, pour fondre l' épée à la main sur tes hueurs maudits. Quel métier! Quelle profession, pour un homme qui peut choisir! Je conviens qu' un excellent acteur comique,est un homme estimable, un peintre charmant qu' on doit encourager: mais je t' avoue que j' aurois une égale répugnance, et pour les tragédistes boursouflés, qui font parler les rois comme ils ne parlent pas; et pour ces impudents valets , qu' on roueroit de coups, s' il en existoit de pareils dans la société. C' est Corneille qui a gâté le genre tragique avec succès parmi nous: ce genre étoit bas et pitoyable auparavant; Corneille crut ne pouvoir pas le relever trop; et il est, depuis cet homme de génie, paré d' une fausse grandeur. Nous avons voulu enchérir sur les grecs; ils peignoient de grands hommes, avec leurs qualités et leurs défauts; nous avons esquissé des hommes fantastiques. Personne n' a plus approché des grecs que Shakespear dont nous méprisons si fort les disparates. Et moi j' ose dire, que ces disparates marquent le vrai génie, qui a voulu peindre les événements de la vie tels qu' ils sont, et qui n' a point fait comme nos meilleurs tragédistes , un conte de fée, où tout est miracle, au lieu d' une action humaine.Mais si nous avons critiqué Shakespear, les anglois nous l' ont bien rendu, en plaçant dans leur echelle poétique , imprimée il y a quelques années, notre Corneille au niveau de leurs poëtes médiocres. Que dirai-je de Racine ? Que c' est le Raphaël des poëtes; mais qu' il a cherché la nature dans une belle imagination, au lieu de la chercher dans la nature même. ôtez cet admirable génie de la cour de Louis XIV, et placez-le dans une république sévere; échauffez son génie, et qu' il recommence ses pieces: vous verrez alors de vrais chef-d' oeuvres: les taches de Racine viennent de ses entours; celles de Corneille viennent de la trempe de son esprit. Je regarde Crébillon comme le tragédiste le plus naturel; non par un mérite qui lui soit propre, mais par le genre qu' il a choisi. J' ai cependant un reproche à lui faire; c' est qu' il boursoufle quelquefois la cruauté, comme Corneille a toujours boursouflé la grandeur. Et M De Voltaire, que nous possédons encore, je trouve qu' il met souvent dans ses tragédies en apparat de représentation, ce que Corneille a mis en grandeur; ce que Racine a mis en peinture touchante des sentiments du coeur; ce que Crébillon a mis en nerf et en choses. Mais cela même est une sorte de mérite qui a varié nos plaisirs, et qui marque du goût. Un autre mérite, c' est que la plupart des héros de M De Voltaire sont un peu plus rapprochés du réel: l' arabeenthousiaste qui donna une nouvelle religion à l' Asie et à la moitié des deux autres parties du monde, devoit être à-peu-près comme il l' a peint: cette tragédie seule, avec sa Mérope , où les sentiments de la nature sont si bien exprimés, auroit suffi pour l' immortaliser. Mais cela n' empêche pas que je ne trouve l' ensemble de son oeuvre tragique ridicule: il a le premier introduit les vers saillants ; on les apperçoit dans sa Sémiramis , comme on distingue dans une belle nuit les étoiles de la premiere grandeur. Tous les autres tragédistes tiennent plus ou moins de ces quatre principaux, et leur sont trop inférieurs pour que je t' en entretienne, du moins par écrit. Je te connois mon cher; c' est l' élévation apparente des drames tragiques qui t' a séduit; et n' osant encore faire des tragédies, tu voudrois au moins jouer celles qui sont faites. Eh! Reviens de ton erreur! Rien de si plat, si tu savois l' analyser: notre plus mauvais roman, où les personnages ne sortent pas de leur sphere, doit plaire davantage que la plus belle tragédie. Aussi voyons-nous que c' est ce qui arrive aux jeunes lecteurs qui ne sont pas encore prévenus, auxquels l' autorité de l' usage n' a pas encore dicté leur jugement, et qui ne prononcent que d' après ce qu' ils sentent. ils n' aiment pas, disent-ils, à lire des tragédies. passons au genre comique: tous nos rôles de valet sont hors de la nature, comme les personnages tragiques: on leur donne unvernis de bassesse plaisante, qui, à mon sens, les ravale au-dessous de leur bassesse réelle. C' est aux grands que tout est immolé dans ce siecle lâche; on veut non-seulement qu' ils soient hautains, égoïstes, sans humanité; mais qu' ils croient avoir droit de l' être, en leur donnant à entendre que le genre-humain prend en plaisantant la servitude qu' ils lui imposent, et qu' il ne s' en venge que par de petites espiégleries, plutôt propres à les faire rire, que capables de leur causer le moindre préjudice. Et tu serois, Edmond, le prête-nom de la lâcheté; tu deviendrois le boufon de ceux que nous avons si souvent méprisés ensemble! De ces hommes durs, injustes, dont l' insolence nous met au rang des bêtes de somme! En vérité, tu n' y as pas réfléchi. Il est certaines ignominies, certaines bassesses plus avilissantes que le crime; ce dernier est quelquefois un ressort violent, qui remet à sa place l' humanité profanée: mais la lâcheté; mais la bassesse... elles ne peuvent qu' aggraver le mal. Examine bien quel est le genre de rire qu' excitent les valets, et vois si, dans la société, tu aimerois à remplir ce rôle bas-plaisant? Scrute bien qu' elle est la premiere pensée que doivent faire naître les meilleurs valets de théatre, lorsqu' ils paroissent dans la société civile? La réflexion qui naît de la maniere de voir adoptée, l' écarte bientôt, cette pensée, mais elle ne s' en offre pas moins, toutes les fois qu' ils se montrent; c' est que cet homme est un vil boufon, qui est à l' égard de tout le public, ce qu' estle courtisan adulateur pour le prince seulement. Tu me diras, qu' il te reste les rôles de caractere , et les amoureux . Mais que de choses à dire contre les premiers! L' acteur qui les rend, dégrade l' homme, que l' auteur comique a prétendu corriger; ils ne montrent tous deux la vieillesse des peres de famille, que chargée de ridicules qui les font mépriser. En général, la peinture des ridicules ne sert trop souvent qu' à détériorer les moeurs, et à rendre la société moins sociale ; non-seulement parce qu' elle étend ces mêmes ridicules, et leur donne une teinte plaisante qui empêche d' en rougir; mais parce qu' elle multiplie les caustiques, les persifleurs, les ironistes, espece insupportable, et qu' elle affoiblit le mutuel entre-support, sans diminuer un seul de nos défauts: c' est à la comédie que nous devons nos jeunes gens avantageux, dont la sotte importance fait rougir pour eux l' homme sensé: nous lui devons nos vieillards débauchés, et les mépris qu' on a pour cet âge; nos femmes coquettes, impudentes, libertines: c' est au spectacle que fermentent ces desirs tumultueux, qu' une foule de prostituées, qui en connoissent bien l' effet, se présentent pour assouvir, quand on en sort. Les spectacles exaltent donc les passions, et par-là corrompent le coeur: les passions sont bonnes; mais irritées, elles ressemblent aux inflammations du corps; elles sont une dangereuse maladie: Athenes et Rome, Paris et Londres l' ontégalement éprouvé: empuse, cette danseuse célebre, et le mime pâris , exciterent plusieurs fois dans les deux premieres capitales des émotions qui produisirent l' adultere et l' inceste: quels ravages ne fit pas à Londres la beauté d' * field ! Et à Paris, celle des pelissier , des desmarres des petitpas , des.., des.., etc. J' imagine que pour parer à ce vice inhérent aux spectacles, il faudroit que tous les acteurs des deux sexes fussent des esclaves avilis: mais alors la comédie n' auroit plus de spectateurs. Reviens donc de l' opinion trop avantageuse que tu t' es formée du dramatisme en général, et de l' histrionisme en particulier: mais afin de ne rien laisser en arriere, je veux te forcer dans tes derniers retranchements, en ne considérant que le comédien. Qu' est-il? Comme je l' ai déja dit, un être nul, qui n' exprime pas une pensée qui lui soit propre. Plus le comédien met d' art et d' ame dans son jeu, plus il s' éloigne de la dignité de l' être raisonnable, qui ne doit agir que d' après ses mouvements vrais. J' en appelle à ce sentiment de pitié méprisante, qu' éprouve à l' égard des acteurs, tout homme qui voit pour la premiere fois une représentation dramatique: sentiment naturel, et le cri du coeur, que l' habitude doit avoir étouffé dans les gens des villes, ou chez qui peut être il n' est jamais né, parce que la façon de penser des instituteurs, a reglé celle des éleves; de sorte que ces derniers, semblables en cela aux comédiens, n' ont jamais eud' idée à eux. Mais ce n' est pas-là mon plus fort argument contre le métier d' histrion: qu' est-ce qu' un état, dis-moi, où l' on est obligé d' exciter en soi les passions, pour l' amusement des autres? Un domestique, un vil esclave negre peut ne servir son maître qu' avec ses facultés extérieures, et ne lui soumettre que son corps; le comédien est forcé de descendre au-dessous; il m' asservit son ame elle-même, et consacre à mon amusement ses facultés les plus nobles. Je n' ai jamais vu, sans éprouver un sentiment indéfinissable de mépris et de compassion, une belle actrice, se mettre en jouant Ariadne , dans la situation la plus violente, pour singer la douleur, la jalousie, et ses déchirements affreux: du haut de mon tribunal de spectateur, je regardois cette pauvre marionnette, dont l' intérêt étoit le fil d' archal, avec des yeux tout différents du reste de l' assemblée, et je me disois, quel est le but de cette femme? De gagner sa demi-part; d' exciter quelques battements de mains, et de faire dire ce soir chez le seigneur, chez le bourgeois, et à la gargotte, la * étoit bien grise, car elle a mis beaucoup de feu dans son jeu! le mépris pour les comédiens est fondé sur la nature même de cette profession: l' estime apparente où ils sont parvenus, est l' effet de la corruption, de la futilité. Mais (diras-tu) que nous fait cela, dans tes principes et dans les miens? Il est vrai, mon ami, que pourvu que nous existions agréablement, il importe peu quelle en soitla cause. Mais je t' ai prouvé que tu n' existerois pas agréablement, en étant comédien; que ce métier est pénible. J' ajoute une autre considération: que deviendrois-tu, mon pauvre Edmond, toi dont les passions ont tant d' irritabilité, si tu prenois un état où tous les jours on les excite; où les occasions et le danger d' y succomber sont continuels? Je sais bien que tu les userois bientôt, ces passions, en les exerçant: je sais bien que les demoiselles de coulisse, vues de près, ne sont pas dangereuses; mais tu serois perdu avant que tes passions fussent amorties, et que tu fusses desenchanté au sujet des actrices. D' ailleurs, est-il de la prudence de prendre un état, qui interdit tous les autres pour la suite? Dis moi, de quelle charge, de quel emploi un comédien public peut-il être revêtu? Cet état, mon ami, est absolument séparé: la maniere dont les mimophiles eux-mêmes reçoivent les acteurs et les actrices, la considération qu' ils leur marquent, ne ressemble pas à celle qu' ils ont pour les autres hommes: pour peu qu' on ait envie de l' apprécier, on voit qu' elle est protectueuse : l' on veut qu' ils amusent, qu' ils divertissent: s' ils s' émancipent par quelque marque d' égalité, leur plus grand fauteur les remet bientôt à leur place par un mot; et ce mot doit paroître bien humiliant à quiconque n' a pas encore anéanti l' homme dans le comédien. On dit que l' académie françoise avoit proposé d' admettre Moliere dans son corps.Je n' en crois rien: mais supposons qu' elle eût voulu descendre jusques-là, c' est au moins à condition qu' il auroit quitté le théatre: l' académie vénéroit en Moliere la qualité d' auteur; et celle de comédien fut le seul obstacle qui rendit inutile l' estime que cette premiere qualité lui avoit méritée. Je regretterai toujours qu' un homme aussi judicieux que Moliere n' ait pas senti le tort qu' il faisoit au bon auteur, en demeurant assez mauvais comédien; je ne l' excuserois pas encore, s' il avoit été bon comédien, et mauvais auteur. Un grand prince ne pensoit pas différemment sur le compte de nos mimes, et tu sais le trait du célebre baron . Toutes les nations ont une même idée des baladins; elles l' ont toujours eue, parce que tout bouffon se met au-dessous de ceux qu' il divertit. Pour un acteur qui pense, l' applaudissement est la marque d' une insultante protection, et le siflet, un coup de poignard. Chez tous les peuples, les femmes de cet état ont été, sont, et seront des prostituées; les loix les plus séveres semblent les avoir abandonnées à cette dégradation, comme si elles étoient hors de la société, et d' une classe inférieure à l' esclave. Reste un mot à dire (et je l' ai réservé pour le dernier) sur ce titre de juges en dernier ressort des ouvrages dramatiques , que tu donnes aux comédiens. Je l' avoue, quoique je ne sois pas auteur, j' ai quelquefois frémi d' indignation d' une pareille infamiejettée sur la partie la plus brillante de la littérature. Je me disois que de pareilles productions ne devoient et ne pouvoient être sainement jugées que par l' académie françoise ; je sentois bondir mon coeur, lorsque je me rappellois d' avoir oui dire au célebre Piron, notre illustre compatriote, que la métromanie , la métromanie , louée par ceux qui ne louent rien, avoit été jugée mauvaise par l' histrion Dufrêne, et condamnée à servir de pâture à tous les insectes immondes qui devoient naturellement se trouver sur le ciel du lit de cet homme, où elle fut ignominieusement jettée de sa main profane: j' éprouvois un sentiment que l' expression ne peut rendre, de dépit et de colere, quand j' entendois dire que trois ou quatre péronnelles, et quatre ou cinq faquins jugeoient les vers, le tissu, et le fond d' un ouvrage d' esprit. Mais, et je l' avoue à ma honte, c' étoit faute de réflexion et de connoissance des loix civiles les plus ordinaires, que je me laissois emporter ainsi. qu' est-ce qu' un auteur dramatique? c' est un écrivain spirituel ou sot, qui a fait un ouvrage bon ou mauvais. qui doit mettre cette ouvrage au grand jour? les comédiens. aux dépens de qui; aux risques et périls (pécuniaires) de qui cet ouvrage doit-il être représenté? des comédiens. à qui appartient la salle? aux comédiens. chez qui le public ira-t-il voir cette représentation? chez les comédiens. Et vous prétendez qu' un tiers juge un ouvrage, que ces gens-là doivent représenter à leurs frais, dans leur salle,et leur donner des loix chez eux! Absurdité. charbonnier est maître dans sa loge, dit le proverbe; et la troupe des comédiens ne le seroit pas dans la sombre caverne où elle nous admet? D' après cette loi fondamentale de toutes les sociétés, j' ai rectifié mon jugement à l' égard des comédiens; ils ont droit, ils ont raison de ne s' en rapporter qu' à eux-mêmes: ils ont d' ailleurs un certain tact, pour juger de l' effet de la représentation, lorsque la prévention n' écarte pas l' impartialité. Mais sais-tu bien contre qui toute mon indignation est retombée? Contre la nation éclairée, opulente, avide de gloire autant que de plaisir, qui peut se résoudre à crapuler ses propres amusements; à aller s' étouffer dans un tripot, chez des gens que sa religion et ses loix réprouvent également, et qu' elles ont également raison de réprouver. ô grecs! (me suis-je écrié) souvent les premiers hommes de vos républiques ont joué dans les tragédies nationales! ô romains! Plus souvent encore vos jeunes gens représentoient ces atellanes enjouées, qui divertissoient leurs respectables parents. Peuples magnanimes, qui connoissiez la vraie grandeur, le vrai courage, la vraie dignité; à la vérité, vous ne plongiez pas une épée dans le sein de votre meilleur ami, pour un geste ou pour une parole inconsidérée; mais vous aviez le véritable honneur, et votre public n' alloit pas, comme nous, chercher des plaisirs précaires,chez des hommes flétris par vous-mêmes. Va donc, Edmond, va, si tu l' oses, te mêler avec eux: cours changer ta qualité d' homme libre, de citoyen, contre celle de vil histrion, servil imitateur des mouvements d' autrui; imprime à ta vie ce sceau indélébile, dont le génie même du grand Moliere n' a pu faire disparoître la tache; donne toi ce vernis, qui changera tout-à-fait la façon de penser à ton égard; t' interdira ces emplois qu' il est si glorieux d' exercer, qu' ils doublent la valeur de notre existance: sacrifie tout cela, pauvre insensé, à la satisfaction puérile de recevoir, dans un des trois fours qu' on nomme à Paris salles de spectacles , d' aveugles applaudissements, qu' empoisonneront les tracasseries de tes camarades, les caprices du public inconstant, et peut-être la cabale de trois ou quatre clercs de procureur, à qui tu auras déplu. Assimile-toi (car enfin les taco.., les const.. les nico.. et polichinel sont des acteurs) assimile toi aux vils paradeurs des boulevards, et deviens le confrere de Jean farine et du mangeur de filasse : mais prends du temps pour y penser; et puisque la craintede te trouver avec Zéphire t' empêche de venir chez moi, donne moi un rendez-vous, ou tout au moins écris moi, et daigne encore une fois consulter ton ami.
SIXIÈME PARTIE lettre 155. Edmond à Gaudet.
il répond à la précédente. Aventure avec une danseuse de l' opéra. l' article du théatre t' a tenu furieusement au coeur? Tu ne m' as pas dit un mot d' autrechose! Cependant, j' aurois été charmé que tu eusses interpreté mon indifférence pour les lettres de ma cousine, et que tu eusses deviné qu' elle n' étoit qu' apparente. N' oublie pas de m' en parler dans ta premiere. Mon aventure de la rue de grenelle est toisée: la petite garde son abbé, qui vaut mieux que moi, et m' a donné mon congé absolu. Celui-ci a eu le secret de s' assurer par lui-même qu' on m' avoit retenu dans les bornes de la plus scrupuleuse honnêteté, et il a fait sa paix. Mais, dis-moi donc, est-ce que j' enlaidis? Voilà, je crois, la premiere cruelle que je rencontre après l' inexpugnable ... au reste, le caractere de cette fille ne m' auroit pas convenu; sérieuse, tendre... fi! Fi! Ces femmes-là me puent au nez. Mais voici du nouveau, du superfin, du miraculeux! à notre comédie bourgeoise, nous eumes l' autre jour une petite actrice charmante: elle ne jouoit pas supérieurement; mais elle paroissoit avoir de l' usage, et beaucoup de cette aisance que donne l' habitude. Elle étoit soubrette; j' étois valet; nos rôles nous fournissoient d' assez jolies choses, et je les rendis avec un naturel qui m' attira des applaudissements redoublés. Ma petite actrice m' accueilloit à proportion que mon mérite se développoit: à la fin elle me fit sa cour. Je la reconduisis. Appartement au premier, meubles somptueux, boudoir voluptueux et commode: je me dis, je suis chez une fille du monde, ou chez une actrice. Je ne me trompois dans aucune des deux conjectures; c' étoitune danseuse de l' opéra, qui avoit la manie des comédies bourgeoises. Elle me dit son nom et son emploi. Représente-toi, mon cher, une brune de seize-ans, entretenue par un homme de soixante, qui ne l' a jamais perdue de vue que depuis deux jours; une fille d' une beauté parfaite, dans qui l' on a mille fois ébranlé l' organe de la volupté, sans la lui faire goûter; que la lecture de l' arétin et de ses successeurs a embrasée en l' éclairant; qui vit avec des compagnes dont les entretiens ont excité chez elle une indicible curiosité de connoître par expérience. à présent, vois ton Edmond pétillant de desirs, imaginant qu' il tient, ou va tenir dans ses bras une fille de l' opéra, c' est-à-dire, une divinité (car, mon cher, pour nous autres jeunes gens qui sommes des mimophiles , ou si tu veux des mimomanes , une actrice est un être de la nature à peu près que sont les fées pour les enfants): vois, dis-je, ton ami dans l' ivresse, cherchant plus à donner le bonheur qu' à le goûter; crée, invente; tu seras encore loin de la réalité... je n' en suis qu' à ma premiere entrée; mais j' en espere une seconde pour demain. Tu vas traiter tout ceci de balivernes: mais conviens qu' une seule raison pour me déterminer au théatre, dans le goût de la belle Obscurophile (c' est le nom très énergique qu' elle s' est donné), vaut mieux que toutes les tiennes. Adieu pour quelques heures: je vais à la comédie. 10 heures du soir. Tu dois savoir déjà qu' en sortant des italiens ,j' ai rencontré Zéphire. Elle m' avoit sans doute apperçu, et elle me guettoit. Ses reproches ont été vifs, et comme ils sont fondés, elle m' a fait convenir que j' avois tort; bien plus, elle m' en a persuadé. Mais un secret que je te confie, c' est que je veux me faire valoir. D' ailleurs Zéphire est jalouse, et avant que de renouer, je veux savoir comme il en ira demain avec ma jolie danseuse. Pour suivre exactement tes vues, j' ai toujours besoin d' avoir un contre-poids avec Zéphire. Quelle ame, mon ami, que la sienne! Quel désintéressement! Ou pour parler comme les dévots, quelle abnégation , quel renoncement à elle-même pour l' objet aimé! C' est l' ame de ma cous... je n' ose achever la comparaison. En vérité, je ne puis secouer le joug du préjugé envers cette derniere: cette femme... ah! Quel mot! ... cette angélique créature, étoit encore au-dessus de l' humanité dans l' instant même où ma criminelle audace en auroit avili une autre... quant à Zéphire, tu vois comme je pense à son égard. Cependant je crains ses chaînes; je ne les porterai plus comme je les ai portées, non jamais, ni celles d' aucune autre. Adieu, l' ami; je t' écrirai encore avant que de te voir; mais tu ne sauras que dans huit jours ce que j' ai à t' apprendre.
lettre 156. huit jours après la précédente. Le même au même.
Edmond apprend à son ami qu' il s' est fait auteur. silence, esprit rétif, incrépatif, caustique et critique de mon ami! Pour le coup, je vais avoir votre approbation. Je marche dans la carriere de la gloire: je ne serai plus un vil histrion, qui n' a qu' une existance empruntée, et rend les pensées des autres, comme l' orgue exécute la musique du compositeur: j' ai une ame à moi; je pense d' après moi, je viens de mettre au jour deux livres! ... je vous ai fait un mystere de mon travail, très-satyrique esprit, quoiqu' il eût été fort-à-propos de vous consulter; mais je voulois vous donner le plaisir de la surprise; je voulois voler de mes propres aîles. Je vous les envoie: soyez mon Fréron . D' abord le titre vous plaira (et c' est un grand point! Le code de Cythere! Style léger (à ce que je crois) éruditionvaste, matiere intéressante. Ce n' est pas tout: après la confection de mon plan de législation pour Cythere (qui certainement en avoit besoin), j' ai quitté ce genre, et fait un roman: il me paroît exquis: il y a de l' imagination, des faits les plus extraordinaires, indiqués par le titre le plus heureux: les hauts faits du très-vaillant prince ô-ribo, et les merveilleuses aventures de la plusque vertueuse princesse pucellomany, persécutée par le nécromancien sacripandidondanuck, et protégée par la fée cloturocunnimany: imitation libre d' une histoire irlandoise. vous verrez très-mordicant esprit, le ton persifleur que j' ai cru devoir prendre, et comme je fronde nos vices et nos ridicules, sous des emblêmes qui montrent toute notre extravagance. Je vous connois; sûrement vous serez content de moi, quant au fond: mais la forme? ... vous verrez, vous verrez... ces deux ouvrages paroîtront dans la semaine prochaine; et le libraire m' a dit qu' ils se soutiendroient mutuellement. Je suis à présent comme un dramastique attendant la fin de la premiere représentation de sa piece. Le danger n' est pourtant pas si grand; mais je le sens aussi vivement peut-être. Adieu, cher mentor, plus misomime , que l' empereur Julien ne feignoit d' être misopogon . Quoique je n' aie parlé qu' à ton esprit, c' est à ton coeur que je veux dire, que je suis, etc.
lettre 157. réponse.
Gaudet expose à Edmond tous les désagréments qu' éprouve l' homme de lettres. j' ai reçu tes oeuvres. Mais quelle nouvelle carriere vas-tu suivre-là? Faudra-t-il donc que j' aie toujours le désagréable emploi de te contredire, pour t' arracher à des occupations déplacées? ... mon ami, rien de plus doux que le sucre: mais un vil et malheureux esclave l' arrose de sueurs et de larmes ameres. Le sucre est la littérature; l' homme du monde en jouit, et y trouve ces plaisirs délicats que tu connois: l' auteur, le pauvre auteur est le colon infortuné qui sue, et qui s' excede de travail. Jamais, au moins durant sa vie, il n' est autrement regardé que comme un esclave public: ceux qu' il amuse, ne le jugent pas d' après les peines qu' il a prises, ni même d' après le plaisir qu' il leur a procuré, mais d' après ce qu' ils se croient en droit d' attendre de la force de son génie: et l' on peut avancer, plus généralement encore que du comédien, que pour trente sols, le dernier des courtauds de boutique se constitue juge de tous les grands-hommes: Voltaire baisse diablement! Rousseau est plus singulier que solide: Buffon donne à gauche: Diderot écrit en maniaque: Thomas n' est que boursouflé: Marmontel est froid et petit, plus souvent que délicat: Dorat n' a que du clinquant: le Mierre est plus dur que nerveux: Fréron est trop partial, et trop souvent de mauvaise humeur; c' est sa goutte qui l' aigrit: de la Harpe est, décousu, etc. Etc. voilà ce qu' on entend tous les jours: et quand le courtaud-de-boutique, le petit clerc, le petit marquis, la petite maîtresse en viennent aux auteurs de ton acabit, aux d-l-b , aux D-R , aux Mo , aux N , aux S , aux Cl , aux De L C , aux Du , aux Chi , à tout cette foule d' ecrivailleurs sans style, sans lumieres et sans goût, que penserois-tu de ton talent, si tu les voyois jetter le livre, en s' écriant: ah dieu, le plat auteur! S' il étoit là, je le souffletterois; ni feu, ni style, point d' invention, point de naturel, des choses rebattues, mal répétées! Mais pourquoi donc ces insectes-là se font-ils imprimer? si tu entendois certain nabot, que je vois d' ici, qui passe pour spirituel, parce qu' il est bossu, répondre nonchalamment: - bon, c' est une branche de commerce, que tous ces ouvrages-là! ne vaut-il pas mieux que les inutiles qui les composent, s' en occupent, que de faire pis? Laissons-les griffonner, et rions de leurs sottises. c' est-là, mon cher, ce qu' on a peut-être déjà dit un millier de fois, à l' occasion de tes deux brochures. Et cependant la premiere est pleine de sel, et de véritable esprit. Mais quelsujet as-tu choisi-là? Quant à la seconde, c' est une débauche de ton imagination, qui pouvoit être très-morale; on pouvoit en faire une critique agréable, et même utile. Mais je ne trouve pas que ton exécution ait souvent atteint ce but. D' ailleurs cette production peut te faire des ennemis, et les ennemis ne sont bons à rien, sur-tout quand on attaque des cliques . Les mêmes armes avec lesquelles j' ai combattu ton goût pour l' histrionisme , vont me servir contre ton auteuromanie . Qu' est-ce qu' un auteur? - c' est (me disois-tu un jour) un homme de génie, qui donne au public l' assemblage de ses pensées, et les créations de son imagination . Je réponds, que cela est faux: mais je l' accorde pour un moment; et je laisse même à part la maniere et l' exécution; je suppose tout cela bien (et c' est beaucoup supposer). Si notre homme de lettres a véritablement du génie; s' il voit la vérité, cette vérité toujours contraire aux préjugés dominants, il la dira, ou la taira: s' il la dit, son ouvrage ne pourra voir le jour que clandestinement; alors il n' en tirera que le triste avantage d' être poursuivi; peut-être se trouvera-t-il dans l' humiliante nécessité de désavouer lâchement la production de son génie, l' assemblage de ses pensées, les créations de son imagination ; ou de fuir, d' errer, abandonné de tout le monde; ou bien, ce qui est pis encore, de dépendre, en fuyant, d' insolents protecteurs, qui ne l' obligeront que par ostentation, et pour lesquels il aura le chagrinde ne pouvoir conserver de reconnoissance: ainsi, en t' accordant la supposition entiere, l' homme de lettres n' est pas heureux. Mais il faut en abandonner une partie. Si l' ecrivain tait la vérité (c' est le parti le plus sûr, et la grande route des auteurs), quelle foule d' autres inconvénients! Il faut à tout moment qu' il se mente à lui-même; qu' il se prive de cette satisfaction intérieure, que l' homme éprouve lorsqu' il éclaire ses semblables, et qu' il peut se flatter d' avoir fait naître leur estime, leur reconnoissance et leur admiration. Ne voilà-t-il pas d' ailleurs m l' auteur retombé dans la classe des mimes, qui dit, comme eux, ce qu' il ne pense pas; qui vénere ce qu' il méprise; qui est devenu l' organe et le canal du sentiment accrédité, mais non du sien? Quel avilissement! Quelle fausseté! Quelle vie mene cet homme! Combien il doit faire sur lui-même de retours fâcheux! Semblable à l' impuissant, auquel une épouse infidelle donne les apparences de la paternité, ce malheureux ne caresse que les bâtards qu' il est forcé d' adopter; ce n' est pas son génie qu' il transmet à la postérité, c' est le fils adultérin de la crainte, de la bassesse, de l' adulation, de la servitude d' esprit, mille fois plus avilissante que celle du corps. Supposons à présent qu' un excellent ouvrage sorti de ta plume, ait le caractere du génie, et qu' il ait échappé aux petites tracasseries des censeurs que donne le magistrat. Par la raison même qu' il aura le caractere du génie, il ne prendra pas d' abord; tune jouiras pas de ta gloire: on ne s' avisa d' exalter Homere que long-temps après sa mort; et la preuve, c' est qu' on n' a pu savoir ni quelle étoit sa patrie, ni où il cessa de vivre: Tite-Live fut traité de mauvais historien: Bâcon ne fut pas entendu par son siecle: Milton n' eut que vingt écus de son poëme: l' Athalie , la Phedre de Racine ne furent pas accueillies: Mérope, sans le nom de son auteur, n' auroit pas fait honneur à l' antre de la comédie françoise: l' esprit des loix fut calomnié: l' encyclopédie cette entreprise si vaste, et si perfectible, fut honnie: notre Pline a été forcé de mettre des excuses (j' adoucis le terme) à la tête de son immortel ouvrage: dis-moi? Que fait au bonheur d' Homere, de Tite-Live, de Bâcon, de Racine, leur gloire actuelle? Tu seras donc, dans la supposition la plus avantageuse, méprisé, ou persécuté, ou tout au moins contredit, et tu ne seras pas heureux; Racine, le doux, l' aimable Racine, ce peintre enchanteur, est mort de douleur d' avoir fait son ouvrage le plus estimable, un tableau vrai de la misere des peuples, destiné pour le monarque qui pouvoit les soulager. Mais tous les auteurs n' éprouvent pas ces peines dans le même degré (diras-tu)? J' en conviendrai: parce que tous n' ont pas le degré de mérite qui attire les grandes peines. La plupart restent abymés dans la fange du mépris: avec un vrai talent, il en est à qui personne ne rend justice; ou parce qu' ils nesont ni connus ni prônés; ou sous prétexte que leurs ouvrages ont des défauts qui rebutent. Cependant le pauvre auteur a eu des pensées neuves, d' excellentes vues; il le sent; et pénétré de douleur de l' injustice de ses contemporains, il devient à leur égard comme la malheureuse Hécube , qui missum rauco cum murmure saxum morsibus insequitur . Souvent encore un auteur est accusé d' avoir avancé une opinion fausse, d' avoir donné un projet absurde: on ouvre son livre, et on vous le montre: tenez-vous-en là, comme font les trois quarts des lecteurs, et le pauvre auteur est condamné. C' est une chose arrivée deux fois sous mes yeux la semaine derniere. Un homme soutenoit que J J Rousseau , dans la nouvelle Héloïse , prêchoit le suicide : on lut la lettre de Saint Preux, où il en est question. Tout le monde se récria, qu' un pareil livre méritoit le feu; et son auteur... peu s' en fallut qu' on ne le brûlât aussi. Cependant, comme J J Rousseau est un grand homme, il y eut des gens qui crurent qu' avant de le brûler, il le falloit examiner. Ils lurent la lettre précédente, puis la suivante: or, il se trouva que cette derniere étoit décisive contre le suicide, et que J J Rousseau avoit sur ce point des idées saines. Mais les sots ne se rendirent pas; ils continuerent à soutenir que J J Rousseau n' en prêchoit pas moins le suicide , pages tant et tant , quoique pages tant et tant , il fît le contraire. Que dire à ces brutes-là? ... le héros du second exemple n' étoit pas J J Rousseau , aussi n' eut-il aucun défenseur. Il étoit présent en personne. -cet article n' est-il pas dans votre livre (lui disoit-on? ) oui; mais-... on lui ferma aussitôt la bouche; et l' on ne crut point qu' il méritât, comme J J Rousseau , qu' on examinât s' il approuvoit ou réfutoit l' article reproché. De nos jours, quoique l' on se connoisse en style, et qu' on sache l' apprécier, on voit néanmoins le mauvais goût triompher dans cette partie: pour être lu de la multitude, il faut écrire dans le goût de ces déclamations ampoulées, dont parle pétrone , que les écoliers débitoient pour s' exercer. Si tu veux être naturel, on dira que tu écris mal; que ton style est froid, bas, et rampant. J J Rousseau est un excellent modele, à la vérité; son brillant coloris, sa touche mâle et nerveuse ont subjugué; il est naturel, mais c' est un naturel si beau, qu' il est unique peut-être; un autre naturel, moins beau ne laisseroit pas que d' avoir son mérite, et un très-grand mérite, que les bons esprits sentiroient: mais le libraire ne vendroit pas. à quoi sert le mérite qui garde boutique? écris donc, Edmond! ... j' enrage... eh! Quelle manie te porte à suivre une profession où les agréments sont incertains, foibles, mêlangés; les peines assurées, cruelles, déchirantes! Avec ta figure, tes talents, ta façon de penser, et un ami tel que moi, qu' as-tu à faire à présent, qu' à jouir des douceurs de la vie? Laisse à ces fous atrabilaires qui n' aiment personne, et qui sont détestésde tout le monde, la recherche d' un bonheur solitaire, fantastique, et digne d' eux! Oui, et je le soutiens, il faut être incapable de goûter les douceurs de la société; avoir une orgueilleuse misanthropie, être maniaque enfin, et n' avoir rien à perdre en bonheur comme en honneur, pour embrasser la profession d' écrivain, excellât-on comme J J Rousseau , comme Voltaire , et quelques autres. Eh! Vois donc l' acharnement des esprits médiocres contre les génies qui les éclairent! Vois ces ligues offensives et défensives qui se font contre les lumieres et la vérité! Doit-on détromper ces gens-là malgré eux? Peut-on se flatter de réussir? Et ne doit-on pas craindre de susciter à ces mêmes vérités, des ennemis qui en retarderont la communication, ou les étoufferont peut-être? Au lieu qu' en travaillant en silence, dans l' intérieur des familles, il arrivera qu' à la longue, totus orbis mirabitur se esse philosophum. je souhaite cette heureuse révolution: mais nous ne la verrons pas, et ce ne sont point les ouvrages publics qui l' accéléreront. Voilà mon avis. Si je ne t' ai pas convaincu, il est encore une autre ressource. Parle-moi de ta petite aventure avec... sombrophile, je crois? Le nom m' échappe, mais il y a du sombre et du phile . Si Zéphire la connoissoit! ... elle disoit hier, qu' il est des moments, où si elle t' avoit à sa disposition, elle t' arracheroit les yeux. Le pis, c' est que M Trismégiste, qui n' en peut-mès ,souffre de l' humeur que tu donnes à cette aimable créature: car elle est charmante, et je n' avois pas encore si bien fait attention à son mérite, et à ses charmes, que depuis ton absence.
lettre 158. replique.
Edmond exalte les avantages de l' homme-de-lettres, et raconte une aventure à ce sujet. mon très-sophistique ami, j' acheve de lire ta lettre. Mais, dis-moi, que penses-tu que feroient tous tes beaux raisonnements, si j' étois possédé de l' auteuromanie ? Ah! Que j' aurois de choses à te répondre! (et entre nous, je suis charmé que ceci se traite par lettres; car au feu que tu y mets, je crois que nous nous serions querellés: ) d' abord, je te citerai le vers célebre de Despréaux: un sot trouve toujours un plus sot qui l' admire. L' ecrivain le plus médiocre, pour peu qu' il sache intéresser, a toujours des partisans, qui le consolent des outrages de ses détracteurs. L' espece de cahotage que les uns et les autres lui font éprouver, le tire d' ailleurs de cet état mort où végetent le commundes hommes; il existe au moins; et Nègret ne changeroit peut-être pas sa demi-existance contre celle de la B. Je vais plus loin encore: à ne considérer l' auteur que comme romancier, ou comme poëte fugitif (et tu conviendras que c' est le mettre au plus bas), je dis qu' il est au-dessus de tous les artistes qui cultivent les arts agréables, comme la peinture, la musique, la danse, le mimisme, etc. L' auteur, est l' homme, dans la signification la plus étendue de ce mot: il porte la plus noble des facultés humaines à son degré de perfection; et si nous ressemblons à la divinité, la maniere dont l' homme de lettres lui ressemble, est sans doute la plus vraie. Je ne sais pas si tout le monde trouve autant de plaisir que moi dans la lecture d' un roman bien fait: dès que l' intérêt commence, j' entre dans une situation délicieuse; c' est une aise, un charme, une agréable illusion, qui me procure la jouissance de tous les biens de mon héros (à la place duquel on se met toujours), et qui me fait jouir même de ses peines. Cette lecture cause une ivresse, j' en conviens; mais cette ivresse, cette illusion est un bien comme tous les autres biens de la vie. La possession d' une belle terre n' est un bien que relativement, qui me flatte peu, si je n' en ai pas besoin: mais combien d' hommes accablés de peines ou d' affaires, trouvent dans la lecture un utile délassement, un plaisir réel, et non conditionnel! Combien de fois arrive-t-il que le charme d' une lecture intéressante absorbe tous noschagrins, et se répand sur tout ce qui nous environne! Quoi qu' on ait dit, et qu' on dise encore contre les romans, ils ont une infinité de fois procuré ce bien à l' humanité. Et celui qui peut créer de pareils ouvrages, ne bien méritera pas des hommes; il en sera méprisé, et ne trouvera pas un coeur reconnoissant; il est un esclave public . Oui, mais un esclave que le public adore et couronne. Voici une aventure toute récente, qui te convaincra qu' une partie du public a cette maniere de voir. Un jeune auteur, dont les ouvrages, sans être corrects, ont le mérite d' être intéressants, étoit l' un de ces jours avec un ami au caffé d' Alexandre : il y avoit de la musique, qui attiroit beaucoup de monde: un homme d' un certain âge, la dame son épouse, et une jeune personne très-jolie, leur fille, vinrent se placer à côté de l' auteur et de son ami: le premier céda sa place à la demoiselle, qu' il fit passer devant lui, et à laquelle il donna sa chaise; l' ami en fit autant pour la mere. à l' occasion d' un baladin, qui venoit d' imiter admirablement le chant du rossignol, le jeune auteur trouva moyen de dire quelques mots à la demoiselle, et de placer de ces choses agréables que tout le monde dit, mais qui paroissent toujours nouvelles à celles qui en sont l' objet. L' ami, de son côté, parloit aux parents; et dans la conversation l' à-propos lui fit citer une jolie pensée du dernier ouvrage de son ami. La dame répondit qu' elle avoit lu ce livre, dont elle parut fairebeaucoup de cas. L' amitié nous rend souvent plus vains du mérite de l' objet aimé, que nous ne le serions de nos propres talents: le jeune homme ne put tenir contre l' envie de s' honorer de sa liaison; il montra l' auteur. Tu n' imaginerois pas l' effet que fit cette découverte; il fut tel, que la dame ne vit plus un homme ordinaire dans celui qui parloit à sa fille, mais une sorte de demi-dieu: l' auteur d' un ouvrage qu' elle avoit admiré! Dont elle croyoit connoître la belle ame! La simple politesse qu' il avoit faite, et qui n' est que d' usage dans nos moeurs, lui parut une suite des sentiments de cette ame élevée qu' elle avoit adorée dans le livre: elle prêtoit l' oreille; elle saisissoit le moindre mot; et pour ne point gêner les émanations d' une ame si belle, elle ne voulut pas se mêler à la conversation. L' entretien étoit effectivement très-animé: le jeune auteur, naturellement capricieux, et peu complaisant, venoit d' être subjugué par la belle, qui avoit précisément le genre d' agréments qu' il préféroit, joint à un ton d' aisance, d' opulence même, qui donne toujours un grand relief à la beauté: d' ailleurs il étoit inconnu, il ne couroit pas après l' esprit, et il en avoit beaucoup. J' ai déja remarqué, depuis que je vois des auteurs, que la plupart de ceux qui se trouvent dans un cercle, croient ne devoir montrer que des éclairs, à chaque mot exciter des applaudissements, et qu' ils deviennent par-là affectés, insupportables. L' heure de se retirer approchoit; le papa venoit d' annoncer le départ,et un grand appétit, qui le rendoit pressé: son épouse lui fit entendre qu' il seroit à-propos de profiter de l' occasion, pour se lier avec un personnage d' un si rare mérite. L' auteur et son ami furent invités, après quelques compliments sur l' ouvrage, à venir dîner le lendemain. Tu sens que l' ami fut grondé de son indiscrétion; mais d' un air, avec une douceur, qui, loin de démasquer l' orgueil, fit honneur au caractere. On ne put refuser, parce que la jeune personne émerveillée, se joignit à ses parents: elle avoit autant goûté l' ouvrage que sa maman, et elle se faisoit une peinture charmante de la société de l' auteur. Celui-ci, dès sa premiere visite, ne manqua pas de confirmer dans la bonne opinion qu' on avoit de lui: comme il étoit d' une famille honnête, qu' il se sentoit très-disposé à aimer la demoiselle, il résolut de fixer la fortune qui venoit lui sourire, et ne se trompa point. Lorsqu' on le connut, et qu' il eut achevé de subjuguer les dames, on fit entendre au papa, qui avoit des vues solides pour sa fille, qu' un homme du mérite du jeune auteur, pouvoit prétendre à tout; et il consentit à en faire son gendre. Ce jeune homme est aujourd'hui riche, et plus spirituel que jamais. Voilà ce qu' on peut espérer, en se distinguant dans la brillante carriere de la littérature. Je sais que les peintres ont quelquefois eu d' aussi bonnes fortunes, mais il est bien plus flatteur de se les procurer, à lamaniere de celui dont est ce trait. Un tableau, à moins qu' il n' ait les honneurs du salon du louvre, est vu de peu de personnes; ce tableau est unique: mais un livre, outre que le genre de gloire est préférable, se répand, circule, immortalise, sans que le temps, les flammes, la guerre puissent l' anéantir. Et non-seulement le livre multiplié est connu par lui-même, mais encore il est annoncé par les ouvrages périodiques que tout le monde voit, et pour peu qu' il ait quelque mérite, il y est loué: on dit de vous, et mille jolies bouches répétent en lisant votre article: l' ingénieux auteur, l' agréable auteur, etc de cet ouvrage, a du feu, de l' imagination, de l a sensibilité; il peint bien. trouvez-vous après cela dans une société: voilà ce qu' on dit de vous dans le mercure, dans l' année littéraire. ailleurs, vous trouvez une jeune et jolie personne votre livre à la main, occupée, attendrie... ah! Mon ami, quels plaisirs que ceux-là! ... millionaires, riches voluptueux, le jour de votre mort est le dernier de votre vie: et l' homme de lettres qui s' est distingué, reçoit alors le complément de son existence; l' envie se tait; la critique cesse d' aboyer; la vénération succede à l' estime, ou même à l' indifférence; tandis que vous, hommes injustes, vil fardeau de la terre, vous êtes anéantis tout entiers, oubliés, ou maudits. Je n' ignore pas qu' il est quelques petits désagréments, qu' on essuie de petites tracasseries; mais cela n' est pas général. Pour te punir, je ne te dirai pas un mot de ce qui se passe. Une autrefois, ménage ta logique; je veux remplir mon sort. Je suis pourtant, mais rancune tenante, ton ami, etc. p s je baise les mains à Laure, et je me mets aux genoux du petit lutin, à condition que ses mains resteront tranquilles.
lettre 159. repartie.
Gaudet lui annonce ironiquement la chûte des deux ouvrages. inquiet de ce que mon domestique n' a pu te parler ce matin, je me hâte de t' écrire, pour te fortifier et te consoler. Sans doute tu viens de lire ton article dans trois ouvrages périodiques différents. Allons, de la fermeté! Sur-tout ne leur répond rien, ou renonce au titre d' auteur: ces gens-là savent manier le sarcasme comme un maître en fait d' armes le fleuret; et tu serois honni, vilipendé à chaque malheureuse production de ta plume. si le juste peche sept fois par jour, le meilleur auteur bronche au moins sept fois par feuille ; et la critique n' a jamais tort. Mon cher Edmond, l' on ne t' offrira pas des filles à fortune sur ton mérite transcendant en littérature: si tu te trouves dans un cercle, on ne s' écriera pas -tenez, voilà l' ingénieux auteur, l' agréable auteur-! mais l' on dira, d' un bas très-haut: -voulez-vous voir ce pauvre diable d' auteur si bien équippé dans le mercure, dans fréron? Tenez, le voilà! -effectivement (répondra-t-on), il a les yeux bêtes-. tu entendras cela, et peut-être perdras-tu patience; ce qui redoublera le ridicule. Ne vois personne durant quelque-temps: c' est mon avis. Adieu, mon pauvre Edmond. (cette lettre, datée de Ménil-montant, étoit sous une enveloppe, adressée à Zéphire, restée à Paris. On y lisoit cette apostille: ) j' ai fait moi-même les extraits des deux ouvrages de notre ami, et je les ai fait insérer dans les trois journaux que vous savez, pour le guérir à jamais d' une manie séduisante, mais qui ne mene à rien. Les auteurs, à qui j' ai fait part de mes motifs, les ont approuvés. Secondez-moi, de votre côté, par tous les moyens imaginables.
lettre 160. Edmond à Gaudet.
il renonce à écrire, mais pour faire pis. quinze jours sans oser me montrer! ... il a fallu attendre qu' une autre victime fît oublier mon infortune: D-R et Nègret viennent de me succéder; j' acheve de lire leurs articles, que S vient de m' apporter; ils sont mis en pieces, et plus bas que terre; ... et l' on m' assure qu' il n' en vont pas moins tête levée! à la bonne heure; je n' envie pas leur philosophie. Je renonce aux lettres, et mes ouvrages fussent-ils excellents (ce que je ne crois pas), j' ai tant souffert, que j' aurois fait serment de ne plus écrire, même des lettres à mes amis, si je ne t' avois pas. Ce qu' il y a de certain, c' est que me voilà guéri: je n' ai pas fait le moindre effort pour cela; mon goût s' est éteint subitement, comme il étoit venu. Tu as raison; l' amour et les plaisirs doivent seuls m' occuper, en attendant l' âge des affaires. Je laisse-là pour jamais cette fumée de gloire vaine, qu' il n' est pas toujours sûr d' acquérir. Eh! Quand je l' aurois acquise? L' on s' y accoutume, et on la sent à peine: les derniers jours de mon triomphe éphémere, il ne me flattoit presque plus... charmante Obscurophile,je vais donc ne m' occuper que de toi: (sans préjudice pourtant de mon amitié pour mon cher Gaudet, et d' un peu de retour vers le petit lutin.)
lettre 161. Zéphire à Laure.
cette pauvre Zéphire peint la maniere d' aimer des filles de sa sorte, et parle ensuite d' un mariage qu' elle consent à faire, par tricherie, pour l' avantage indirect d' Edmond. non, ma chere, je ne suis pas guérie; et ta lettre de consolation, dont je sui s bien reconnoissante, m' a trouvée dans un état à faire pitié. Il ne faut pas me juger sur le commun des femmes; l' oubli, les injures, cet orgueil naturel à notre sexe, l' amour-propre, la gloire, que sais-je? Tout ce qui peut guérir une femme honnête, glisse sur les filles comme moi, dès leur jeunesse accoutumées au mépris, et à tous les mauvais traitements de la part des hommes: quand nous aimons une fois, il n' y a plus de remede; les vices, le crime, les torts les plus révoltants, rien ne peut éteindre notre malheureuse flamme; l' on a mille exemples desemblables attachements dans mes pareilles. Juge de mon malheur à moi, dont l' ame pétrie de sensibilité, ne peut exister qu' en aimant! Edmond s' est emparé de toutes mes facultés: dès qu' il paroît, mon coeur tressaille; il bondit, il s' attache, il se fixe à lui, comme à celui qui fait tout le charme de son existence... mon amie, c' en est pour jusqu' au tombeau... tu m' as ôté tout espoir de mariage; c' est l' impossible à présent, dis-tu? Ne parlons donc que des moyens de l' assurer pour l' avenir. Mais sérieusement, épouserois-je ce vieux M Trismégiste? Voilà, comme vous le savez ton mari et toi, six mois qu' il me persécute. (n' y aura-t-il de constants que ceux dont on ne se soucie pas! ) notre ami d' Au est arrivé. Sous cette perruque brune, avec cet habit, cet air anglois, le diable, eût-il été moine avec lui, ne le reconnoîtroit pas. Les circonstances les plus favorables se réunissent, pour le rôle de mon pere qu' il doit jouer; il eut un frere aîné, qui partit il y a trente ans pour le Canada avec sa femme; on sait que ce frere eut une fille il y a quinze ans: tout est mort, mais nous les ressuscitons; il sera son frere, et moi, la fille. L' on taira au vieillard toutes les circonstances qui ne sont pas essentielles, et sur-tout l' on assurera bien que je n' ai rien à prétendre en Amérique, non plus qu' en France. Notre ami a déjà parlé au bonhomme, et il me laisse tout son bien. Une seule chose m' inquiete: celui pour qui je fais tout cela, voudra-t-il en profiter? Vous l' avezvu, ton mari et toi: ne me flattez-vous pas? Hélas! Un seul rayon d' espérance a calmé mon désespoir; mais s' il faut retomber dans l' état d' où je sors, j' en mourrai. Assure bien ton cousin (je n' ose dire mon amant) assure-le-bien que le barbon n' obtiendra jamais de moi... tu te rappelles cette petite fille que tu vis un jour chez ma mere; Zaïre? Je la vais avoir pour femme de chambre: elle a été dans la plus profonde misere; elle a souffert des maux incroyables; tout cela me répond d' elle: j' ajoute qu' elle m' a toujours beaucoup aimée, d' abord dans les vues que tu sais; mais comme ce ne fut jamais-là mon goût, et que je l' ai bien convaincue que je ne permettois rien dans ce genre à pas une de mes compagnes, elle a donné des motifs plus honnêtes à son affection: elle me secondera par des moyens que je te dirai de bouche; et tu me rendras l' important service d' instruire de tout, l' homme à qui j' immolerois mille vies.
lettre 162. Edmond à Laure.
son amour pour Madame Parangon le garantit de s' avilir, en épousant une femme encore dans le désordre. subjugue. Oui, je me conserverai pour elle: les projets de ton cher mari une fois remplis, rien ne me retiendra. Mais tu sais qu' il faut qu' ils se réalisent. Ne dis à Zéphire que la moitié de ceci, et ne lui donne qu' un rayon d' espoir . La pauvre chere enfant! ... laissons échapper une pensée, qui à chaque mot que j' écris vient au bout de ma plume: si Zéphire étoit la seule, tout lui seroit bientôt immolé.
lettre 163. Zéphire à Laure.
elle exprime toute la force de sa jalousie et de son amour. pourquoi ne me l' avoir donc pas montré, ce billet, où il y a des choses qui, dis-tu, surpasseroient mes espérances? ... mais il l' a défendu . Je me tais. Aussi bien, je n' ai déjà que trop de torts avec Edmond; aujourd'hui même une nouvelle lettre adressée à la demeure qu' il a quittée pour moi, m' en donne de nouveaux: je viens de l' ouvrir... quelle ennemie d' Edmond agiroit plus mal avec lui? ... mais c' est par vos conseils! ... lettre de Mad Parangon à Edmond. votre silence n' est l' effet ni de l' indifférence ni du mépris; non, mon cousin: je connois votre coeur. Je renouvelle donc mes invitations: venez connoître ce que peut la véritable amitié: venez voir comme elle oublie les torts, comme elle chasse le vice; comme elle efface jusqu' aux moindres vestiges du crime; comme elle échauffe dans son sein le germe de la vertu, et en favorise le développement; d' un point imperceptible qu' il étoit, elle en forme un grand arbre, à l' ombre duquel les infortunés comme vous peuvent réparer leurs forces. Ursule sera cet arbre, mon cousin: le ciel lui a rendu sa vertu, sa tendresse pour moi, un pur attachement pour vous, ses charmes, et son premier amant... mais elle le refuse: elle ne desire que votre réunion avec nous... mon cher Edmond, vous avez vu le monde; vous avez éprouvé ses peines cruelles, et ses trompeuses délices: n' en est-ce pas assez? ... venez rendre la vie et la joie à vos respectables parents: je sais tout ce qu' ils souhaitent; en nous voyant ensemble, le passé ne sera plus qu' un songe effrayant, qui commence à s' oublier... que rien ne vous retienne, mon cousin: si par une suite de nos malheurs, vous aviez à Paris quelqu' attachement, venez encore... si elle est digne de nous, elle sera notre amie: vous savez trop que les sacrifices ne me coûtent rien... en quelqu' état que vous soyiez, venez, avec l' assurance de faire le bonheur de tous ceux qui vous aiment. Fanchette vous salue, et se joint à nous. et c' est moi qui fais la peine d' une femme aussi généreuse! si par une suite de nos malheurs, vous aviez à Paris quelqu' attachement, venez encore... si elle est digne de vous, elle sera notre amie: vous savez trop que les sacrifices ne me coûtent rien... ô femme! Qui que tu sois, qui me surpasses en cela même où je croyois surpasser tout le monde! ... oui, si j' étois sûre... mais j' en mourrois... eh! Qu' importe, s' il étoit heureux! ... quelle confusion d' idées! ... femme généreuse! Il en a, un nouvel attachement, mais ce n' est pas Zéphire; ce n' est pas cette fille que tu viens de pénétrer d' admiration! Non! Ce n' est pas elle! ... une autre profite peut-être à cet instant du bien qu' elle te céderoit... ah! Si j' en étois sûre! Je ne suis pas cruelle; mais le feu, le fer, le poison, toute la nature seroit employée à nous venger... d' une indigne rivale qui ne sait pas aimer comme nous; ... qui vole à Edmond la félicité dont nous le ferions jouir! ... informe toi, chere Laure, de ce que je veux découvrir... mon ennemie est à l' opéra... eh! Quoi, impudentes créatures, n' êtes-vous pas contentes d' avilir la noblesse; d' enlever à des femmes dont vous ne devriez être que les servantes, leurs amants, leurs époux, leurs peres, leurs freres, de corrompre leurs fils au sortir de l' enfance; il faut encore, pour mon malheur, que vous descendiez dans les conditions communes pour y porter le ravage... périsse le temple de votre libertinage! Que la foudre, au défaut du feu que j' y voudrois porter, le réduise en un monceau de cendres; que je le voie, dût-il me servir de bucher... Laure, mon amie, assure toi de ce que je veux savoir; en ce moment, j' ai besoin de haïr autant que d' aimer: l' activité de mon ame, en s' exerçant sur moi-même, me consume trop douloureusement.
lettre 164. Gaudet à Edmond.
il lui annonce le mariage de Zéphire. Xénocrates, non le fameux Xénocrates, dont Platon disoit, en le comparant avec Aristote, qu' il falloit donner à celui-là de l' éperon pour le faire avancer, et mettre un mors à celui-ci pour le retenir; mais un autre Xénocrates, qui a fait un très-intéressant traité sur les présages ; comme, par exemple, ce que signifie, quand on voit paroître dans la maison une belette, un serpent etc. Xénocrates, dis-je, n' auroit pas été embarrassé de deviner ce que présagent les visites d' un libertin, chez une fille de l' opéra; car moi, qui ne suis pas Xénocrates, je l' augure à merveilles. J' ai quitté Ménil-montant depuis quinze jours, et je sais toutes tes démarches: ta danseuse t' occupe trop. J' avois envie de te parler: mais je t' aurois importuné; je n' ai pas voulu qu' il fût dit qu' une fois, une seule fois en ma vie, mon amitié t' ait été à charge. Poursuis donc: tu ne me verras, que lorsque je croirai qu' il en sera temps. Néanmoins,je ne m' occupe que de toi: par mes soins, Zéphire est mariée de ce matin avec le vieillard: les noces se font sans éclat: Laure vouloit te voir de la part de Zéphire; je me suis fait donner cette commission, et j' ai répondu pour toi, comme si je t' avois vu, que tu approuvois le parti que prenoit Mademoiselle Zéphire; que tu l' aimois sincérement, mais que tu ne croyois pas à propos de paroître dans la circonstance actuelle; que d' ailleurs tu avois une petite indisposition, qui exigeoit beaucoup de circonspection dans les visites aux femmes qu' on aime. ne va pas me démentir! Par-là, tu vois bien, je te donne un temps plus que suffisant pour que ton Obscurophile te sorte par les yeux. Je ne t' ai pas répondu dans le temps à une question sur certaines lettres de-là-haut... nous parlerons de cet article à la premiere entrevue; quant à présent, tes moments sont trop précieux pour les consumer à lire de pareilles miseres. Je finis bien vîte. Tout à toi, perfas et nefas.
lettre 165. réponse.
Edmond s' en félicite, et remercie Gaudet. xénion charmant! Présent digne du meilleur ami, heureuse lettre, que je te baise encore!Quoi! Zéphire est mariée! Ah! Quel fardeau tu m' as ôté-là, cher mentor! Es-tu génie, es-tu démon, es-tu dieu (un de ces bons gaillards de la fable, je veux dire)? Ma foi cela pourroit bien être, à en juger par ton goût pour les nymphes; en cela, Jupiter même ne l' emporte pas sur toi. Tu m' as rendu le plus grand service, et le plus à propos. Je ne sais quel diable avoit dit à ma divine Obscurophile, que j' avois une autre intrigue; elle me faisoit tous les jours mille questions à ce sujet. Ta lettre m' a fourni une réponse si satisfaisante, que ma reine s' en est contentée; et nous sommes ensemble le mieux du monde! Je loge chez elle; son vieux payeur ne se doute de rien; nous lui jouons des tours singuliers, à l' aide d' une petite laideron de femme-de-chambre, borgne et grêlée, tandis que je tiens Obscurophile presque sous sa moustache. Si tu savois comme nous nous aimons! ... mais tu n' as rien à craindre ici; jamais il ne sera question de mariage: eh bon dieu! Quand je prierois, supplierois à genoux, on ne voudroit pas en entendre parler. Et tes idées, tes projets? Tu ne m' en dis pas le mot! J' admire ta délicatesse; mais elle deviendroit ridicule par la suite. Je ne tarderai pas non plus à t' aller voir, pour satisfaire ma curiosité au sujet de nos provinciales... à propos! J' ai parlé de toi à ma petite amie: elle desire de te voir, et pourra nous servir. Viens t' aboucher le plutôt possible. Si la beauté nous seconde, que ne pourrons nous pas!
lettre 166. replique.
persiflage qui démasque Obscurophile. sais-tu que je viens de rire, mais rire à ventre déboutonné , comme on dit, de la chose la plus plaisante, la plus boufonne, quoiqu' ordinaire, et très-ordinaire, puisqu' il s' agit d' un fat dupé. J' ai de par le monde un de mes amis, fort joli garçon, qui se croit adoré d' une danseuse de l' opéra, d' une nymphe, d' une semi-divinité, d' une fée, d' une planette, d' une tout ce qu' on peut-être à l' opéra: l' un de ces jours, il me mena chez elle; nous parlâmes d' affaires; je détaillai quelques-unes de mes vues; on y applaudit, parce qu' on les trouva lucratives. Comme je me retirois, et tandis que mon ami l' adoré fut chercher un éventail qu' on lui demanda, on me dit: à demain neuf heures; nous serons seuls. Le lendemain, à huit cinquante neuf minutes, j' étois à la porte de la belle: on m' introduisit, une petite laideron de femme-de-chambre borgne et grélée . Je trouvai le parfait contraire de la demoiselle Prévôt ; la jolie petitevaut autant coiffée de nuit, que sous la plus brillante parure: c' est le privilege de la premiere jeunesse. Nous avons parlé de mon ami. Je me suis ouvert, ou du moins, j' ai affecté de m' ouvrir: ma façon de penser, que l' on croyoit tenir, a enhardi: -votre ami me conviendroit assez; mais je ne le garderai pas; un greluchon ne mene à rien; et si je n' avois mes raisons-. un gr...! j' ai demandé ces raisons. Je suis entretenue par un jeune seigneur, que l' usage des plaisirs a blâsé. -un jeune seigneur! J' avois entendu parler d' un vieil... -oh! Oui, oui: mais ce mystere là ne se revele pas: le jeune seigneur sait tout; et ni le vieillard, ni votre ami ne savent le fin mot . -vous me surprenez! Mais ce vieillard, et votre femme-de-chambre-... la danseuse est partie du plus bruyant éclat de rire. -c' est la chose du monde la plus plaisante (disoit-elle en étouffant): vous avez bien vu cette caliborgnon qui vous a ouvert? ... eh bien... c' est-elle... votre ami... -j' entends (ai-je intérompu). J' ai tout de suite compris tout le petit arrangement de la danseuse, et tu vois d' ici quel joli personnage a fait mon ami! Mais qu' il se console pourtant, il a été favorisé de jour; on me l' a dit, et il doit savoir la chose, aussi bien que personne:mais, la caliborgnon ... grand dieu! Que j' aurois de honte à sa place! Après avoir parlé de lui suffisamment, j' ai dit un mot de moi. L' on m' a souri... comme j' allois me retirer, l' on m' a fait appercevoir que j' avois au doigt un fort beau diamant. Je l' ai donné sans hésiter: mais je sais comment le r' avoir. Ainsi, mon cher, nous sommes, pour une jeune personne de seize ans, deux payeurs et demi, et deux francs et demi: je m' explique: le jeune seigneur, et le vieillard paient: le beau jeune homme, mon ami, ne paie pas, au contraire, il devroit l' être; je paie, moi, et ne paie pas; un certain mirmidon, nommé pailhardelle , qui jouasse la comédie, attrape aussi à la volée quelques faveurs sans payer. Somme toute, cinq. à présent, il faut le mot de l' énigme; le voici, Edmond et Obscurophile.
lettre 167. Zéphire à Laure.
détail d' une visite d' Edmond à Zéphire. comme tu sortois hier d' ici, mon aimable Laure, ton mari parut; et quelques affaires étant survenues à M Trismégiste, il nous a laissés ensemble: M Gaudet attendoit ce moment de liberté avec impatience, pour m' annoncer que je verrois Edmond pendantla nuit. Je ne sais pourquoi j' ai comme frissonné à cette nouvelle. Ensuite il m' a détaillé ce qu' il avoit fait pour le détacher d' une danseuse qu' il aimoit . Il y a trois semaines que ce mot-là m' auroit fait tomber en syncope; hier, il ne m' a que profondément affligée. Il faut convenir que M Gaudet est seul capable de ces choses-là; il agit sans relâche; paie de sa bourse et de sa personne; mêle un peu de vrai à beaucoup de faux; mais de maniere qu' à l' explication, supposé qu' il s' en fasse, il ait toujours une porte de derriere. Je ne saurois pourtant m' empêcher de lui vouloir du bien d' avoir arraché Edmond à cet indigne attachement: non que je veuille à présent le garder pour moi: hélas! Il n' est plus temps! ... et mes dispositions sont bien changées! ... sans doute, j' aime toujours Edmond; ce sentiment est immortel dans mon coeur; mais je l' aime comme fait Madame Parangon, et c' est à cette digne femme que je veux le rendre. De quel droit ai-je retenu ses lettres? C' est une action indigne, à ce que je vois, depuis que je vis dans un monde honnête; et sans la crainte de vous désobliger, elles seroient déjà remises... entre minuit et une heure, Edmond est venu. Je l' ai reçu en tremblant; je me reprochois jusqu' au plaisir que me donnoit sa présence. Il s' est mis à mes genoux: je me suis éloignée. Je l' ai supplié, conjuré d' être heureux avec Madame Parangon. Je lui ai juré un amour éternel, mais subordonné à mon devoir . (tu te rappelles ce que je viens de tedire, à ce sujet? ) il m' a paru prendre tout cela fort bien: il a de l' honneur, de l' équité, de la générosité même; il m' a dit, en me prenant la main: -il est donc des ames à qui la vertu est naturelle, qui la saisissent, dès qu' elles l' entrevoient-? Ensuite cachant son visage dans ses mains, il a ajouté: -moi seul, je la vois, sans pouvoir la suivre-! Que veut-il dire, et qu' entend-il par ce que l' instant d' après il a appellé des remords ? Si je ne me trompe, Edmond n' a fait jusqu' à présent que ce qu' il pouvoit faire? Lui, moi, toi-même, et mille autres, nous usions de nos droits sur nous-mêmes? aujourd'hui, je dois me comporter suivant l' état où je suis; voilà ce que je sens: mais le passé! ... pourquoi des remords ? Il faut bien qu' il y ait là quelque chose? Car en vérité je ne conçois presque rien à ce que j' entends quelquefois dans la société de mon mari: l' on y parle des filles comme j' ai été, avec une compassion méprisante qui tient de l' horreur. Je m' abstiens de juger, et sur-tout de contredire, jusqu' à ce que je sois plus éclairée: je vois aussi de quelle importance il est pour moi qu' on ignore toujours mon premier état: il est heureux que mon prétendu pere soit si bien masqué; car s' il étoit reconnu! ... mais je reviens à Edmond. Il ne m' a rien proposé qui me déplut. Il m' a regardée; il a soupiré; il s' est beaucoup plaint de son malheur (je ne sais lequel) il m' a juré de m' aimer toujours, et j' ai senti mon coeur s' épanouir.Cependant je n' étois pas sans inquiétudes: je n' ai pourtant pas eu la force de lui dire de se retirer; mais il m' a fait plaisir lorsqu' il est parti de lui-même... peut-être ce plaisir venoit-il de ce qu' il l' a fait comme en s' arrachant avec peine; il alloit, revenoit, pressoit ma main contre son coeur; s' en retournoit, et revenoit encore... enfin, il s' est éloigné... peut-être pour toujours...; car je viens d' envoyer au p d' Arras, qui est ici, les lettres de sa cousine, pour qu' il en fasse l' usage qui conviendra... oh! Si Edmond alloit m' en vouloir de les avoir gardées si long-temps! J' aurois dû le pressentir là-dessus... aussi, j' étois si troublée... mon mari, dont j' ai traversé la chambre à coucher, s' est éveillé comme je me remettois au lit. Il m' a montré des craintes si obligeantes que je ne fusse indisposée, qu' en vérité, j' en étois toute honteuse! Quelque douceur qu' ait eu mon entrevue avec Edmond, je ne voudrois pas en avoir souvent de pareilles... voilà M Trismégiste qui vient savoir ce matin comment je me porte: il faut cacher ma lettre: ou plutôt, je vais te l' envoyer par ma Zaïre telle qu' elle est. p s mon dieu! Dans ce que ton mari m' a raconté, Obscurophile se sert d' un stratagême tout semblable à celui que nous avions dit que j' emploierois pour demeurer fidelle à Edmond! Et il traite cela de scélératesse, lui, dont la morale est celled' un franc C! J' aurois donc bien mal fait! Adieu! Adieu! Ma Laure.
lettre 168. réponse.
Laure apprend à Zéphire la bigamie de Gaudet, et le mariage intéressé d' Edmond. Zaïre te dira que je ne suis pas en état de sortir, ma chere: des affaires et des peines cruelles me retiennent chez moi, où il n' est pas à propos que tu paroisses de quelques jours. M Gaudet me donne de violents chagrins, dont il pourra se repentir. Il vient de s' emparer tout à fait de mon cousin, et il le gouverne à sa fantaisie, aidé qu' il est par d' Arras, que sûrement il trompe: ils le veulent marier avec une femme riche, âgée de soixante-dix-neuf ans onze mois vingt-neuf jours: et (chose que tu ne concevras qu' avec peine) M Gaudet! Mon mari, en un mot! A épousé une fille, horriblement laide, de cette vieille qu' épouse Edmond. Ils se font faire une donation. M Gaudet me condamne au silence; sinon (dit-il) il saura bien défaire notre mariage, qu' il n' a pas été assez sot de contracter avec toutes les précautions qui rendent cet engagement valide.Que dis-tu de cette affreuse scélératesse? ... voilà donc cet homme maître absolu de toute la fortune d' une maison opulente; (car tu sens parfaitement qu' Edmond ne se mêlera de rien). Aussi mene-t-il tout cela grand train; il vend, il dénature, et se tranquillise sur tous les evénements possibles, par l' espérance d' une retraite en Angleterre. Malheureusement mon intérêt, et même le tien est attaché à celui de cet homme; après ce tour d' escroc, le succès peut lui faire naître la tentation d' en faire encore autant; à mesure qu' on s' habitue davantage au crime, on néglige d' autant les précautions, et l' on ne tarde pas à en porter la peine. Je te dirai en outre, que tu as mal fait d' envoyer au p d' Arras, les lettres écrites par Madame Parangon à mon cousin; elles ne seront point remises à cette dame, ni rendues à Edmond. Il n' est plus même possible de prévenir ce dernier; M Gaudet vient de le rendre inaccessible pour tout le monde, et sur-tout pour nous. Mais (et je le répete), qu' il prenne garde de me pousser à bout: toute légere et inconséquente qu' il me croit, il est des choses que je prends à coeur. J' ai déjà commencé par la vengeance favorite des femmes.
lettre 169. même jour. Replique.
nouveau rendez-vous accordé à Edmond par Zéphire. tu me fais trembler! Moins pour moi, que pour Edmond... le marier! Et ton mari lui-même s' être marié! ... ah! Ciel! ... comme je recevois ta lettre, ce dangereux M Gaudet est entré: j' ai remis à la lire après son départ... ce soir je dois voir Edmond! J' y ai consenti... eh! Comment aurois-je refusé! Je suis dans l' état que je soupçonnois... je voudrois, pour tout au monde, retenir les lettres, pour les lui remettre moi-même... s' il y a quelque chose de nouveau, marque le moi; sinon, cette nuit je dirai tout.
lettre 170. le lendemain de la précédente. La même à la même.
conduite sage d' un vieux mari. Entrevue d' Edmond avec Zéphire. Gaudet est un monstre: mais sa malice retombe sur sa tête: chere amie, je t' écrissous les yeux de M Trismégiste, d' un homme que je revere; qui... mais il m' arrête la main sur son éloge. Je vais donc te raconter simplement les faits. Après m' avoir quitté hier, sais-tu la premiere démarche de M Gaudet? La voici. Gaudet à M Trismégiste. je ne doute pas, monsieur, que votre femme ne vous soit fidelle; mais comme une liaison que je lui sais, pourroit devenir dangereuse, je dois à la probité dont je fais profession, de vous avertir que ce soir, un ancien amant, qui l' a recherchée avant vous, tentera de la voir en particulier. Je vous conseille de prévenir l' évenement, plutôt que de l' attendre: c' est un beau garçon, et les femmes sont foibles! Sur-tout lorsqu' un aimable langoureux leur reproche en pleurant qu' elles sont des cruelles, des plus qu' inhumaines, et qu' il jure en les quittant, qu' il va se poignarder, se pendre ou se jetter à l' eau, suivant la qualité de la personne. Cette ruse est bien aussi vieille que le monde; cependant les femmes en sont encore aussi facilement les dupes, que si on l' employoit pour la premiere fois. c' est qu' il est doux d' être trompée, quoiqu' il soit bien cruel de l' avoir été. Adieu, monsieur: suivez mon conseil; empêchez l' entrevue; que le galant s' en retourne avec quelque petit désagrément; et vous vous en trouverez bien. je suis, etc Gaudet. après avoir reçu cette lettre, M Trismégiste n' a pas exactement suivi le conseil qu' on lui donnoit. Il est venu me trouver; il m' a fait plus d' amitiés que de coutume, et m' a demandé quelle étoit la nature de mon attachement pour lui. J' ai répondu suivant mon coeur, sans rien déguiser. Enfin l' heure de la visite nocturne est venue; il m' a laissée libre: Edmond a paru; et voici comme tout s' est passé. -pourquoi, mon cher Edmond, revenez-vous encore, après ce que vous savez de mes dispositions, et les lettres qu' on doit vous avoir remises de ma part? -je viens pour calmer auprès de vous le trouble dont je suis agité; pour me rappeller des temps plus heureux. -ce calme que vous cherchez, une autre peut vous le donner, sans manquer à des devoirs indispensables, puisqu' ils sont la base et le charme de la société. -je ne viens pas, ô mon amie, vous engager à manquer aux vôtres, quoique celui qui vous a vue tantôt me suppose cette intention: non, madame, non: soyez vertueuse; vous êtes digne de l' être: ... et moi, je ne mérite plus ni le bonheur, ni la vertu. -mon coeur me dit le contraire, monsieur... mais vous ne m' avez pas répondu sur une question... les lettres, que le p d' Arras doit vous avoir remises? -quelles lettres? -de votre cousine, de Madame Parangon: elle vous mande; elle vous attend. -elle! ... mais laissons, je vous prie, cette matiere: moins que jamais je suis en état de profiter des bontés dema cousine... un sort... une furie... attachée sur mes pas nous a toujours séparés... ah! Mon amie! Que je suis malheureux! ... -vous m' effrayez, cher Edmond! ... ne me confierez-vous point cette nouvelle peine? Soyez sûr que je la partagerai! -et c' est l' unique adoucissement que j' espere... en voulant me faire du bien, Gaudet et d' Arras m' ont perdu! ... je ne sais, mais Gaudet se joue de tout... moi-même j' avois cru que Laure... il l' a trompée... il vient d' épouser une vieille fille, énormement laide: cette fille a une mere, ou trisayeule, je ne sais lequel, décrépite, mais ayant encore des prétentions, parce qu' on ne vieillit pas, dit-elle, avec quarante mille livres de rente; elle est amoureuse, et de plus, exigeante à proportion de sa laideur, qui est assaisonnée de tout ce qui pourroit faire mourir de dégoût l' homme le plus déterminé; et cette vieille, cette vieille,... elle est ma femme depuis huit jours... je me suis laissé conduire: cette sybille décrépite, veuve à peine de trois mois d' un jeune homme de vingt-cinq ans, se seroit remariée à d' autres, et nous auroit enlevé la moitié de sa fortune; car elle n' a assuré que vingt-mille livres de revenu à mon ami, en lui donnant la guenon qu' elle appelle sa fille... concevez ma peine, mon desespoir! Il faut caresser cela! Elle m' a déja menacé de prendre un galant! Qu' elle s' en donne trente, je n' en serai point jaloux-. J' ai répondu, pour le consoler, que je m' attendois à de plus grands malheurs. -eh!Peut-il en être un plus grand pour moi-(s' est il écrié)! J' ai pensé, d' après cette confidence, qu' il ne falloit plus lui faire de grands détails sur les lettres de sa cousine, et qu' il étoit à propos de remettre ces explications après la mort de la vieille hou-hou : mon enjouement m' est un peu revenu; j' ai tâché d' égayer Edmond; mais il est si profondément affecté, que je n' ai pu le faire sourire. Il s' est retiré d' assez bonne-heure, en me priant de lui permettre quelquefois de pareils entretiens. J' ai répondu, que j' y consentirois volontiers, et qu' il devoit bien savoir, que j' étois incapable de lui refuser aucune des choses qui ne blesseroient pas mes devoirs. Il a été à peine sorti, que M Trismégiste est entré: il m' a pris la main d' un air attendri, et m' a demandé avec douceur, pourquoi je n' étois pas au lit? Je suis demeurée sans répondre. -vous n' êtes pas fausse (m' a-t-il dit); une femme fausse auroit bien vîte trouvé une réponse. Avec qui venez-vous de vous entretenir-? Je n' ai pas balancé; j' ai répondu toute honteuse, -avec Edmond-. Mon mari m' a embrassée; -je le sais (a-t-il repris), et je suis content de votre conversation: mais ne crois pas, mon amie qu' en sombre jaloux, je ne m' occupe qu' à épier tes actions; tiens, lis-. Et il m' a remis la lettre de M Gaudet. Je vais t' étonner, ma chere Laure: considérant qu' un homme tel que ce traître étoit capable de tout, que d' ailleurs mon mari connoissoit ma façon de penser, j' ai suivil' inspiration de mon coeur; j' ai tout dit à M Trismégiste; et sans vouloir m' avilir, en me prêtant des vices dont je n' eus jamais que l' écorce, j' ai fait des aveux pénibles pour toute autre; mais qui ne m' ont presque rien couté, par la bonté encourageante de celui qui m' écoutoit. -Zéphire (m' a-t-il dit, quand j' ai eu achevé), je vous remercie de votre franchise; je vous remercie de ne m' avoir fait votre confidence avant l' entretien que vous venez d' avoir avec Edmond: vous pouvez me rendre heureux par vos sentiments actuels; je ne dois pas vous faire un crime de tout ce qui me fut étranger. Je lis à présent dans votre coeur, mieux que vous-même, peut-être; car l' aveu que vous venez de me faire, me donne la clef de mille choses qui me surprenoient en vous; sur-tout de l' étonnement que j' ai plus d' une fois remarqué dans vos yeux, lorsque vous entendiez parler des regles de la décence et de l' honnêteté: Zéphire (et pour preuve que vos aveux ne me donnent aucune répugnance pour vous, je veux vous conserver ce nom qui me plaît), ma Zéphire, vous aviez une ame vierge au sein du..., au lieu que tant d' autres, en ont une prostituée dans l' état le plus saint. Je te choisis de nouveau, et avec connoissance de cause, pour ma compagne et pour mon épouse: donne moi ta main, mon amie, que je t' en fasse le serment-. Ce discours m' a pénétrée; je me suis jettée à ses genoux; j' ai baisé sa main un million de fois, et je ne me suis relevée pour l' embrasser, qu' à l' ordre absolu qu' il m' en a donné.Depuis le moment que j' ai fait mon aveu, je suis plus légere, plus gaie; je me sens plus d' attachement pour l' homme généreux qui m' a tout pardonné. Il semble que mon coeur soit devenu tranquille, et que le malheureux amour qui l' a tant déchiré, qui commandoit en maître, ose à peine se montrer à côté de ma reconnoissance et de mon devoir... mais il n' est pas anéanti; hélas! Je cesserai d' être quand il cessera d' exister dans mon coeur... j' oublie devant qui j' écris; mais je ne m' accoutumerai pas à abuser de sa bonté.
lettre 171. six mois après la précédente. Gaudet à Edmond.
il lui rend compte de sa conduite, et tourne en ridicule les dégoûts d' Edmond. pourquoi donc fuir, s' attrister, gronder toujours? Est-ce que je t' ai marié avec ma trisayeule pour que tu fusses son mari? En-vérité, tu rassotes , mon pauvre Edmond! N' étions-nous pas convenus de nos faits? Voyez un peu le grand tort que j' ai avec monsieur? Il y a deux partis; je prends celui dont la chaîne est de fer, qu' on ne doit pas espérer de briser, et je lui donne celui qui ne le retient qu' avec un fil à demi-pourri! Savezvous bien, M Edmond, que vous vous connoissez très peu en procédés? Que vous auriez mérité un ami égoïste, comme il en est tant! Au reste, si la fille vous tente, vous n' avez qu' à parler; elle est bien votre très-humble servante, et je ne lui recommande pas d' être farouche. Elle vous lorgne, je crois, depuis quelques jours? Et puis vous savez que nous sommes dans un pays dont on peut dire le mot d' abulfarage aux arabes ses compatriotes: aucun de vous n' est assez noble pour donner; aucune de vos femmes n' est assez sage pour refuser. quant à la plainte grave de la lettre à M Trismégiste, qui te fait me bouder, depuis que Madame Zéphire a bien voulu m' habiller à neuf (car tous ces bons caracteres-là ne donneroient pas une part de médisance pour mille vertus); quant à cette lettre, dis-je, comment un garçon d' esprit comme toi, n' a-t-il pas su voir qu' elle étoit écrite de maniere à mériter mille remerciements? Outre qu' elle ne disoit rien de ce que je sais contre Madame Zéphire, je comptois que le vieil imbécille empêcheroit le rendez-vous; qu' il seroit ensuite jaloux sans rien dire, et que cette passion (la jalousie) très-analogue avec la constitution des vieillards, et dans laquelle ils font des débauches aussi fortes, que la jeunesse en fait en amour, mineroit notre homme, et le mettroit au pair de ma trisayeule: les choses ont différemment tourné; je ne saurois prévoir les miracles: ta Zéphire est elle-même un prodige, ou du moinsun phénomene. L' on ne sait plus quel fond faire sur les femmes de ce pays-ci; les p... agissent en honnêtes femmes, et les honnêtes femmes... je ne veux pas dire une sottise, mais apparemment que l' année merveilleuse approche. Reviens donc, bonhomme, aupres de ta Baucis; reviens, et la contente: une satisfaction soutenue est le poison des vieilles; le chagrin, les contradictions les nourrissent et raniment leurs ressorts usés: si donc tu ne veux pas éterniser ton lien, reviens bien vîte, et fais nous bonne mine: ta présence est nécessaire ici. L' on a bien de la peine à te faire vingt-mille livres de rente!
lettre 172. le même au même.
Gaudet entreprend de rabaisser et de déprimer tous les arts. je me suis apperçu, à notre derniere entrevue, que tu avois repris la peinture. à quoi penses-tu? Ne sauras-tu donc rien faire qu' à contre-temps? Quand il auroit été bon detravailler, tu te livrois au plaisir: à présent tu travailles, au lieu de te divertir! Songe plutôt, songe à faire naître les fleurs sur les pas de ton utile compagne. Je sais bien que si tu travailles c' est pour te fuir toi-même, et plus encore ta Baucis ; mais tu te deshonores: nous sommes dans un temps où l' exercice des beaux arts est un ridicule. Qu' est-ce qu' un artiste? C' est un ouvrier: les vrais amateurs même sont obligés de se cacher aujourd'hui; et ils ont raison: tout est manie en France, et l' on y voit nos inutiles suivre d' une façon moutonniere tout ce qu' ils ont vu faire à d' autres: aujourd'hui agronomes, sans connoître les premiers éléments d' agriculture; demain machinistes; ensuite peintres, graveurs, enfin hommes de lettres, et toujours deshonorant chacun de ces arts ou sciences par leurs stupides essais, que des faméliques ont l' infamie d' applaudir. Si ce n' est pas-là un ridicule pernicieux, il n' en fut jamais sans doute. Mais je vois une raison à cela: c' est que les gens de condition, les gens riches, sont incapables d' une pensée mâle et nourrie; ils dissipent toujours, sans jamais recueillir: aussi jamais chez eux une idée n' acquiert sa maturité; à peine ébauchée, elle est produite au dehors, fétus informe et débile: si ces gens-là mettent la main aux sciences et aux arts, ils font éclore un ouvrage éthique; mais ils le caressent, ils le parent de colifichets, de rubans, ils lui mettent du blanc, du rouge; et cet éclat passager séduit l' artiste, qui trouve plus facile de courir à la célébrité(ou plutôt à la mode ) en les imitant. Chacun son métier, sans quoi tout est perdu. Ce seroit bien ici l' occasion d' étendre cette belle vérité; de prouver l' utilité de la différence des conditions et de la variété de leurs devoirs, celle des bienséances, etc. Les hommes se sont naturellement classés eux-mêmes à proportion de leur mérite, plutôt que de leur force; car il est aussi impossible dans le moral, que tous les hommes soient au même degré, qu' il l' est dans le physique, qu' ils puissent se donner la même stature, le même tempérament et la même figure, etc. Si la capacité de chaque homme ne l' avoit pas dans l' origine physiquement classé, il auroit fallu que la politique s' en fût mêlée, et qu' elle eût distribué les occupations: delà, tout eût-il d' abord été égal, il auroit bientôt résulté une grande disparité entre les individus et les familles. Or la différence de la condition, telle qu' elle est aujourd'hui parmi nous, a fait une honte de certaines occupations; on appelle, dans notre siecle, cette honte préjugé , et moi je l' appelle sagesse : eh! Où en serions-nous, si la fatigue n' empêchoit pas les inutiles d' exécuter eux-mêmes les travaux de la campagne, de bâtir nos maisons, de nous faire nos souliers et nos habits? Bientôt le pain et le vin manqueroient; les bâtiments s' écrouleroient sur nous, et nous ne serions ni chaussés, ni vêtus.La bienséance d' état n' est donc pas un préjugé, mais une sage institution, comme je l' ai dit en parlant des indiens. L' envie tatillone des inutiles de toucher à tout, est ce qui perd les arts en France. L' Apollon des anciens fut à juste titre nommé le dieu du soleil; et sans doute c' étoit un emblême, par lequel ils vouloient exprimer que le regne des arts, comme le cours de l' astre du jour, éclaire tour-à-tour les différentes régions: n' agueres il étoit midi à Paris; à présent le soir s' approche, et le plus beau jour se prépare à Londres. Parmi nous, poésie, littérature, peinture, sculpture, architecture, danse, musique, tout a dégénéré; les choses de nécessité même sont traitées superficiellement, et nos artisans commencent de faire aussi mal que nos gens de lettres et nos artistes. Qu' est-ce que notre poésie actuelle? Du colifichet, du maniéré dans les petites pieces fugitives; du tudesque dans les tragédies:la douceur et l' harmonie des vers s' éteignent avec le vieillard de Ferney . Qu' est-ce que nos romans? Des contes rebattus, des polissonneries, ou de la métaphysique: ce genre d' ailleurs est si méprisé, comme trop facile, qu' il est abandonné aux crapauds des marais du Parnasse, tandis que ce ne seroit pas trop de tout le génie des aigles pour le bien traiter: la nation françoise est inconcevable; tout est mode chez elle, la mode gouverne tout; c' est elle qui crée et fait considérer les artistes, hors dans un point; la mode, le goût de la nation est de lire des romans, et la mode est d' en mépriser les auteurs; à moins que ce roman ne soit dialogué, réduit à vingt-quatre ou trente heures, et joué par une des trois académies dramatiques (j' espere que si les comédiens voyoient jamais cette dénomination, ils joueroient aussi-tôt, et sans examen, la premiere piece que je leur présenterois, fût-elle aussi mauvaise que les tragédies de , et les comédies de ). Mais nous n' en sommes pas sur ce que le genre pourroit être; nous en sommes sur ce qu' il est; et il faut qu' il soit bien pitoyable, puisque tes deux petits ouvrages que j' ai fait huer, étoient les meilleurs qui eussent paru depuis vingt-ans. Quant à l' histoire, comment est-elle traitée? On l' a réduite en anecdotes . Les sciences, depuis l' invention de l' algebre, ont un langage barbare, inintelligible, rebutant au moins pour les trois quarts et demi du monde; aussi les abandonne-t-on.Qu' est-ce que la peinture? ôtez l' éclat du coloris, nos tableaux ne sont plus que des estampes sans chaleur, sans correction, sans dessin; rien de si pauvre, et de si réglé que l' imagination de nos peintres; ils s' imitent tous les uns les autres. Je sais bien que nous avons encore des Boucher , des Vanloo , des Halté , et quelques autres; mais n' ai-je pas vu tous ces grands hommes en tablier, sous un angard, peindre les ais d' un carrosse? Qu' est-ce que notre sculpture? Elle ne travaille plus qu' en plâtre et en terre cuite, tant elle semble craindre d' aller à la postérité. Compare la statue de Louis XV, avec celle de la place-Vendôme; ses bas-reliefs à ceux de la place des victoires. Pour notre architecture, ah! Le beau champ. Vois nos édifices. Je ne disconviendrai pas que la distribution des appartements ne soit commode; mais c' est aux dépens de la solidité: depuis que j' ai suivi la construction d' une maison de Paris, des fondements à la couverture, je ne passe plus dans cette grande ville qu' en tremblant; tout y est confié aux appuis circonvoisins; ce sont de vrais châteaux de cartes. Voilà cependant le genre de construction dans lequel on dit que nous excellons, et que nous surpassons les anciens. Mais, que dire du genre où notre infériorité est reconnue? Que sont nos salles de spectacle? Je suis persuadé que si le feu prenoit à l' opéra (ce qui ne seroit pas étonnant), et que la salle consumée obligeât d' en reconstruire une autre, le goût barbare prévaudroitencore: toute la France attendroit un chef-d' oeuvre; on citeroit Naples, et l' on espéreroit davantage, parce qu' il est toujours plus facile de perfectionner que d' inventer; mais non, la forme élégante des jeux-de-paume seroit encore préférée. Nos constructeurs ressemblent aux grammairiens-étymologistes, qui conservent aux mots leur orthographe bizarre, pour en indiquer la racine: celle de nos salles de spectacle est un jeu-de-paume; donc il faut que toute salle de spectacle ait à-peu-près la forme d' un jeu-de-paume et d' une grange, premiere racine de jeu-de-paume; c' est très-bien raisonné! Nos autres édifices publics sont ou mesquins, ou colifichets ou disparates; le tout est froid, sans génie, sans invention. Mais les arts agréables, la danse , par exemple? Pauvreté pure, tant que nous nous obstinerons à en demeurer aux éléments: que font nos danseurs de l' opéra? Ils tricotent; je préfere les sauteurs espagnols de Nicolet ; il y a là des tours de force qui m' étonnent, et son spectacle est du moins unique en ce genre: ce n' est pas que le talent manque aux danseurs de l' opéra; on ne sauroit en avoir davantage que d' Auberval et la demoiselle Alard , que Vestris et la demoiselle Guimard ; mais ils ne nous donnent que de beaux déploiements, des pas bien faits, de l' élégance, des graces un peu, mais bien peu de volupté, des éléments, en un mot. Que dirois-tu d' un peintre qui se borneroit à faire supérieurement, tantôt un oeil,tantôt une jambe, une main, etc.? Tu louerois ces détails, mais tu lui demanderois toujours une figure complette. La danse doit exprimer une action: c' est une balourdise des anciens piliers de l' opéra, de dire que l' on saute pour sauter, comme les moutons bondissent, et que c' est imiter la nature: les arts doivent imiter la belle nature, la nature raisonnable; ils doivent peindre les moeurs: toutes les danses des sauvages expriment les goûts de ces peuples. Mais, dira-t-on, la danse de d' Auberval ne peint-elle donc rien? Passe; elle peint la gaieté françoise; mais que nous peint Vestris , en se tenant sur une jambe, et tournant l' autre lentement à la hauteur du genou? ... cela (je le répete) ne vaut pas les tours de force de Nicolet , et n' exprime tout au plus qu' un ridicule amusement des cours de college. Sûrement tu m' as pris pour un ostrogoth, lorsque j' ai dit que la musique déchéoit parmi nous. Elle ne fait que de naître! (te seras-tu écrié). Et sur le champ tu t' es rappellé Rameau , et toutes les jolies comédies-ariettes qu' on admire. Je conviens du mérite de notre illustre compatriote (et c' est avec complaisance que je remarque combien la Bourgogne est féconde en gens de mérite: les Crébillon , les Buffon , les Piron , les Rameau , quels noms! C' est l' académie de la capitale de la Bourgogne, qui a montré J J Rousseau à l' Europe étonnée; c' est sur ses confins que le doyen du Parnasse s' est choisi une retraite, etc.): j' ai quelquefois trouvé à la musique de Rameau,ce je ne sais quoi, ce charme inexprimable dont je parlerai tout à l' heure: il y a des airs heureux dans la comédie-ariette, et nous excellons dans la musique instrumentale. Mais notre musique a-t-elle jamais produit les effets puissants de celle des anciens? Non, sans doute, et j' en devine la raison. Tu as quelquefois oui chanter de ces airs faciles, qui sembloient à l' unisson de toutes tes fibres, et que tu savois dès que tu les avois entendus; de ces airs qui t' arrachoient des larmes, ou t' inspiroient une joie délicieuse? Eh bien, ressouviens-toi que ces airs étoient simples, sans cadences, plutôt à la basse qu' au-dessus; ce n' étoit pas de la musique de nos opéras; encore moins de la musique italienne; ce n' étoit pas non plus notre vaudeville: qu' étoit-ce donc? De la musique sans doute telle que l' avoient les anciens. Je me souviendrai toute ma vie d' une romance en patois bourguignon, qu' une jeune morvandoise chantoit un soir durant les vendanges: premier couplet. l' amante charge le rossignol de répéter ses soupirs à son amant, lorsqu' il ira dans les bocages faire paître ses troupeaux. second couplet. elle le prie de charmer les ennuis de son berger, en donnant à son ramage plus de force et d' éclat. -répete ses soupirs (lui dit-elle), ton joli ramage en sera plus doux. troisieme couplet. elle lui promet en récompense, de défendre son nid, sa famote, sa péquiote contre les téméraires qui voudront en approcher. quatrieme couplet. ah! Que ne fais-tu ton nid (lui dit-elle), au milieu du joli buisson de lilas et de rosiers que j' ai planté dans le jardin de mon pere! La rose l' orneroit, l' épine le défendroit, le lilas le cacheroit. cinquieme et dernier couplet. là, joli rossignolet, tu nous verrois tous les jours; mon ami t' apprendroit comme il faut aimer; moi je t' apprendrois comme tu dois l' être. je ne saurois exprimer tout ce que me firent éprouver des paroles grossieres, quoiqu' il y ait quelques pensées délicates, animées par un air naïf, simple, tendre, doux, sans roulades, sans diezes, n' ayant qu' une note sur chaque syllabe, mais harmonieux, mélodieux, de cette mélodie qui parle directement au coeur: pendant plus d' un mois, à mon réveil, ou lorsque je me trouvois seul, dans le jour, il me sembloit entendre resonner cet air charmant dans le lointain. Telle étoit, je pense, la musique grecque. Aussi remarque bien qu' ils n' avoient, pour s' accompagner, que des instruments à cordes, qui n' expriment aussi qu' une note pleine, tels que la harpe, la lyre, la cythare, le tympanon, etc. Si les flûtes, les musettes des tibicenes accompagnoient le récit des pieces dramatiques,ce n' étoit pas un accompagnement harmonique proprement dit, et dans le goût des nôtres; c' étoit un son continu pour enfler la voix de l' acteur; et la preuve, c' est que les orateurs avoient aussi quelquefois une flûte d' accompagnement, pour qu' ils ne s' écartassent pas trop du ton convenable à leur voix: toute la différence qu' il y avoit entre l' acteur et l' orateur, c' est qu' avec le premier, la flûte suivoit les modulations de la poésie, et qu' avec le second, elle n' avoit que les inflexions légeres de la fin des phrases; mais en voilà trop sur la musique. Quelle gloire trouveras-tu donc à cultiver des arts qui ne sont plus le lot de ta condition; qui te détournent de tes devoirs essentiels; de l' étude nécessaire de la jurisprudence: des arts qui nous quittent, et qui ne peuvent plus honorer l' artiste lui-même? En dépit de tes lumieres, tu suivras le mauvais goût, quoiqu' avec de bons modeles: parce que le goût, bon ou mauvais, est une espece d' épidémie qui se communique; toutes les sciences et tous les arts en offrent une preuve: tu auras de foibles succès de ton vivant; et tu seras mis au rang des maîtres corrupteurs du goût par la postérité. Après le mariage que nous venons de faire, prends des idées plus relevées, ou laisse-toi conduire par moi qui les ai: il faut devenir protecteur, au lieu de protégé. Que les arts s' envolent, que nous fait cela? Nous ne les fixerions pas nous seuls: voyons-les donc tranquillement passer à l' avide et jalouse Angleterre: si quelquechose peut nous en consoler, c' est que peut-être elle nous surpassera dans le solide et le grand beau; mais dans le joli et le colifichet, elle n' approchera jamais de nous: n' en est-ce donc pas assez pour des athéniens-sybarites? J' ai encore une crainte; comme tous les goûts te prennent successivement, ne te viendra-t-il pas bientôt en pensée de quitter le tribunal, et de suivre le parti des armes? Tu aimes la gloire: celle des armes est ce qu' on peut nommer la grande gloire ; et comme tout se correspond proportionnément, le blâme qui s' y trouve, plus souvent que la gloire, est le grand blâme . Qu' est-ce que l' art militaire, mon ami? Dans son origine, ce fut l' art estimable et nécessaire de défendre sa liberté, sa femme, ses enfants, ses proches, sa patrie: ensuite, ce fut l' art brigand et criminel de surprendre des voisins tranquilles, de les massacrer, d' en faire des esclaves, et de dégrader ainsi la triste humanité. L' art de la guerre a produit tous les vices et tous les crimes du monde, en établissant tout-à-coup l' inégalité monstrueuse qui se trouve du maître à l' esclave; inégalité qui ôte à ce dernier la liberté, les moeurs, et toute vertu: cette inégalité extrême nous a si fort révolté en Europe, que nous en avons anéanti le nom, en conservant néanmoins la chose. Car on sait que quoiqu' il n' y ait plus d' esclaves de droit, il existe une autre extrême inégalité qui n' est pas moins funeste aux moeurs; c' est celle qui met toute la richesse entre les mains d' un tiers des hommes,à la merci duquel sont les deux autres tiers: honneur, probité, subsistance, tout dépend de ceux qui ont les richesses. Ainsi, pour qu' il y eût aujourd'hui des moeurs en Europe, il faudroit que tous les riches fussent vertueux. Mais ils ne sont rien moins; ils ont même plus de passions, à raison de la succulence de leur nourriture, de leur oisiveté, etc. C' est donc des plus vicieux, des plus emportés, des plus voluptueux d' entre-nous que dépendent nos moeurs. Après cela, doit-on être surpris de leur dépravation! Qu' est-ce que la guerre? C' est un métier où le soldat va machinalement tuer ou se faire tuer, sans connoissance, sans mérite de sa part: où l' officier va vivre dans un camp, où il tâche de s' amuser par le jeu, de briller, de jouir de tous les plaisirs des villes corrompues; où il s' épuise en folles dépenses, dont il se fait ensuite un titre pour demander des pensions: la guerre est un métier où l' on va exposer sa vie, désoler des provinces, et mettre à sac l' honneur de pauvres filletes qui n' en peuvent-mès , pour les querelles particulieres des princes; pour des intrigues de leurs ministres ou de leurs maîtresses: où l' on sacrifie des milliers d' hommes par de froides combinaisons faites dans le cabinet et loin du danger... va donc, Edmond, va servir de victime aux caprices d' une femmelette; va... je ne connois rien de plus vil, que de ressembler à des dogues anglois, qui se battent l' un contre l' autre à mort , pour le plaisir d' un maître.Quel état estimerons-nous donc, me diras-tu? Le nôtre: celui dont l' importance ne vient point d' imposants dehors, ou d' un éclat passager, mais d' un pouvoir réel, continu. Es-tu capable de sentir toutes les prérogatives de ton nouvel état? ... va, je saurai t' en faire appercevoir, quand un millionaire, ou une jolie plaideuse viendront te solliciter. Dans la passe où nous voici, mon cher, il faut voir le monde, nous faire des amis, former des liaisons utiles, nous donner une importance qui puisse imposer: la circonstance qui nous a portés au rang que nous occupons, est unique; c' est un coup du sort; mais il n' en est pas moins vrai, que ceux qui nous ont faits, soutiendront leur ouvrage; nous pouvons encore monter, mais non descendre. Qui sait même jusqu' où nous pouvons aller, avec mes vastes projets? Nous sommes deux, et cette union intime qui regne entre nous, par laquelle les biens de l' un ont toujours été ceux de l' autre, nous rend plus capables des grandes choses; nous avons quatre bons yeux, et deux fortes têtes, car la tienne vaut son prix. Albéroni n' avoit que la sienne, et devint ministre: qu' étoit-il? Moins que nous: je me sens autant de génie que cet homme, d' autant plus illustre, que c' est de plus bas qu' il est parvenu au sommet. Je vais à-présent te détailler tout le plan de notre conduite future. Le premier point, c' est de nous enrichir: nous avons à nous deux quarante mille livres de rente par nosfemmes; il faut les doubler; et pour y parvenir... suppression considérable que l' éditeur est obligé de faire ici. quant à ta maniere d' envisager tout cela; je n' ai qu' un mot à te dire: cela se fait. depuis long-temps, je te recommande d' envisager les choses qui se font ordinairement, comme légitimes: et ce n' est pas sans raison. on n' a jamais tort; dès qu' il peut s' appliquer à une chose, il la justifie: on dit, on fait, on croit, on peut, toutes les choses qui commencent par une de ces phrases, sont permises, fussent-elles défendues par toutes les loix. Méprise donc souverainement ceux qui prennent le rôle de lamenteurs , de gémisseurs sur les abus: rien de plus aisé que ce rôle-là: mais rien de si sot, rien qui marque plus un mauvais coeur et un pauvre esprit. Fais attention à tous ceux qui s' en acquittent le mieux: c' est ce vieux libertin, qui a joui, et ne le sauroit plus; cette vieille bégueule, qui souhaiteroit que le goût de la beauté fût passé avec ses charmes: c' est ce gueux, à qui ses moyens ne permettent pas de satisfaire ses passions: c' est cet hypocrite, qui fait en cachette ce qu' il fronde en public, etc.
lettre 173. Pierrot à Madame Parangon.
plusieurs lettres que j' écrivis à Edmond n' ayant pas tenu, je m' adressai à cette dame. madame, pourrions-nous savoir, par votre moyen, des nouvelles de notre frere Edmond? Voilà très-long-temps qu' il ne nous écrit plus; et vous avez tant de bontés pour notre famille, et vous vous y intéressez si fort, que si vous ne savez pas ce qui se passe, personne ne le saura. Parquoi donc, ma très-chere dame, je ne vous prie pas de vous informer, et de nous tirer de peine: mais je vous marque simplement que nous y sommes; et je sais bien que ça suffit avec vous. Mon pauvre pere et ma pauvre mere vous présentent mille respects; et ma mere, en son particulier, ne vous recommande pas son Ursule, pour laquelle vous avez tant fait, et faites encore tant; mais elle vous supplie à genoux et à mains jointes, que jamais vous ne souffriez qu' elle vous requitte. Et moi, madame, je m' y joins. Ma femme vous présente ses respects; et vous les agréerez, car vous savez que c' est une bonne ame, et une digne épouse; et je remercie tous les jours le bon-Dieu de me l' avoir donnée. Et si quelqu' un avoitété sage, il auroit eu un bonheur encore plus grand, parce qu' il feroit plus de contents que le mien. J' ai l' honneur d' être, etc. Nos enfants commencent à grandir: mon Edmond ressemble à son parrain; je ne saurois le regarder, sans que les larmes ne me viennent aux yeux. Ma fille Colette parle à tout moment de vous: aussi vous êtes si bonne à son encontre!
lettre 174. réponse.
Madame Parangon nous apprend le mariage d' Edmond avec la vieille. mon cher Pierre: votre frere est marié à Paris: c' est une vérité dont le p d' Arras vient de convenir, parce que je lui ai dit que je le savois déjà. Aussi-tôt que j' ai eu votre lettre, j' ai mis la main à la plume, pour écrire à votre frere ce que je vais vous transcrire ici. Madame Parangon à Edmond. j' ai coutume de prendre mon parti, quand les choses sont faites, mon cousin. cependant je ne reviens qu' avec peine de l' étonnement que m' a causé votre derniere démarche; il égale au moins le vôtre de m' en voir instruite. Quoi! L' intérêt le plus bas vous a guidé, seul, seul? Je ne vous reconnois plus. mais treve de reproches. Vous êtes un peu moins coupable que si vous eussiez reçu mes lettres. Je ne sais si je dois admirer celle qui m' instruit, ou m' en plaindre; je voudrois bien connoître quelle espece de femme c' est; je trouve à sa lettre une naïveté que je n' ai jamais vue nulle part: sa maniere de faire des aveux est neuve; le motif qui l' y porte est noble: cette femme étoit digne de me donner une leçon. faites savoir de vos nouvelles à vos parents, mon cousin: il n' est pas bien de les laisser dans l' inquiétude: une autre vous diroit cela plus durement. Puisque votre démarche, au fond, n' est pas un crime, vous ne deviez point, et ne devez plus la cacher; un pere, une mere, un frere comme votre aîné, ne devoient pas ignorer votre mariage. Votre soeur vous embrasse: quant à moi, je suis, et serai toujours la même, non par foiblesse, mais parce que j' aurois trop à rougir de ce que j' ai été, si je changeois aujourd'hui. voilà ce que je lui marque. Je joins à cette lettre, celle dont il y est parlé, que j' ai reçue d' une inconnue, et la réponse que j' y ai faite. Je m' abstiens de toute réflexion. Adieu, mon cher Pierre: je suis tout à vous et à votre chere famille. J' embrasse mille fois ma petite Colette. (les deux lettres dont il est ici question, se trouvant aussi dans la suivante; j' y renvoie.)
lettre 175. Zéphire à Laure.
elle lui fait part d' une démarche auprès de Madame Parangon, et de la réponse de cette dame. il y a dix ou douze jours que j' écrivis à Madame Parangon, suivant ton avis, ma chere Laure, et je vois par l' événement que tu avois raison. Comme tu n' as pas vu ma lettre, je t' en envoie le brouillon, pour que tu le lises avant la réponse qu' on y a faite. Lettre de Zéphire à Mad Parangon. j' ai des torts, avec vous, madame; vous les ignorez, et j' aurois pu ne jamais les découvrir. Mais ce qui va sans doute vous surprendre, c' est que dans le temps où je les ai eus, j' ignorois qu' il fût mal d' en avoir; j' ignorois même qu' ils fussent des torts. l' éducation nous fait ce que nous sommes; je suis la preuve de cette vérité. élevée par une femme sans principes et sans moeurs, j' ignorois qu' il y eût des principes et des moeurs: les actions que je sais aujourd'hui être des crimes, les habitudes dans lesquelles je reconnois des vices dégradants, je les voyois alors comme des choses indifférentes; je rapportois tout à moi, parce que celle qui m' élevoit, rapportoit tout à elle: je n' avois en propre ni mes sentiments, ni mes actions, ni mon corps; tout étoit subordonné à l' espece de trafic que l' on faisoit de moi; et je regardois cela comme légitime: je cherchois seulement à me dédommager, en traitant les autres comme on me traitoit. J' envisage à présent avec frayeur l' abyme où j' étois engloutie; et par un retour naturel, je songe comment j' en ai été retirée: toutes les fois que cette pensée m' occupe, j' éprouve une alégresse accompagnée d' un certain frémissement. Comme on m' assure que j' étois plus ignorante que coupable, et que celui qui a plus que personne le droit de s' intéresser à ce que je fus, paroît content de moi, jusqu' à me pardonner la fourberie par laquelle je suis entrée dans un état que je ne méritois pas, j' ai peu de regrets, et point de remords; je suis heureuse enfin. Mais plus je le suis, et plus je songe au premier auteur de ma félicité: c' est Edmond, c' est votre cousin, madame, qui me fit faire le premier pas vers l' honnêteté, en m' inspirant la plus vive tendresse: mon ame sortit de l' engourdissement où elle croupissoit; la douce chaleur de l' amour fit germer des qualités que je ne me connoissois pas: je devins généreuse; mon égoïsme disparut. Je puisai quelques idées de morale dans les entretiens d' Edmond; la beauté d' une action honnête me charma; je fis peu, mais ce peu annonça que je pouvois faire beaucoup. Cependant j' ignorois encore ce qu' on nomme devoir; et si parfaitement, que lorsque je me déterminai à me marier, je n' avois d' autre but, que de servir Edmond; je lui rapportois toute mon existence, et je le mettois ainsi volontairement à la place de celle qui jusqu' alors en avoit abusé. mais après mon mariage, environnée de personnes honnêtes, dont je m' étois d' abord crue l' égale, je compris par leurs discours, qu' il y avoit des principes d' honneur, de probité, de décence. Je consultai Edmond dans un de nos entretiens particuliers; il fut assez honnête homme pour ne me rien déguiser: il m' indiqua les livres qui pourroient m' instruire; il me dit comment il falloit m' y prendre pour interroger des femmes âgées, prudentes, estimables, sans me commettre. Je m' instruisis donc. Un voile épais tomba de devant mes yeux; j' eus peur de moi-même. Le mari que le ciel m' a donné dans sa miséricorde, fut consulté à son tour: il acheva de m' éclairer. cet homme respectable est aujourd'hui mon confident, madame, il regle toutes mes démarches, et m' a conseillé de vous écrire cette lettre. Il sait que je suis attachée à Edmond; mais il sait aussi que mon desir le plus vif est que vous vous chargiez de faire le bonheur de cet homme qui nous est cher. Madame, lorsque je n' étois pas encore éclairée, je reçus deux de vos lettres les plus importantes pour Edmond, et je les retins. J' en suis au désespoir aujourd'hui, et je veux tâcher de réparer ma faute. écrivez à votre cousin; chargez mon mari de la lettre, et soyez sûre que lui et moi nous ferons l' impossible pour le rendre à la seule personne qui ait de véritables droits sur lui. Ne vous embarrassez pas d' un mariage fait avec une vieille fort riche; c' est un foible obstacle, que la nature va détruire... mais en recevant Edmond de ma main, ne soyez pas jalouse s' il conserve de moi quelque souvenir. Je finis, en attendant l' honneur d' une réponse, etc. réponse de Madame Parangon. avant de vous répondre, madame, je me suis informée au p d' Arras des détails du mariage dont vous ne me dites qu' un mot. il m' a suffisamment instruite: mais ce qu' il ne m' a pas dit, c' est qu' il y eût au monde une personne comme vous, madame. J' ai relu dix fois votre lettre, et toujours avec un nouvel étonnement: je vous y réponds sans mystere, d' après ce que vous me marquez que vous m' écrivez par les conseils de m votre mari. Je consentirois donc à recevoir mon cousin de vos mains et à vos conditions, s' il étoit encore en votre pouvoir de me le donner. Mais vous voyez trop que cet obstacle, que vous traitez de bagatelle, n' en est pas moins insurmontable, pour n' être pas de durée; encore, qui peut vous en répondre? D' ailleurs, cette idée révoltante, d' attendre la mort d' une femme... vous me permettrez de l' éloigner de mon imagination. cependant, madame, ne croyez pas que je refuse vos bons offices; ils sont offerts d' une maniere trop séduisante, trop vraie, trop de mon goût, en un mot, pour ne pas exciter ma reconnoissance; je souhaite vivement de vous devoir le bonheur de mon cousin. Veillez sur ses démarches, madame, et daignez m' en instruire, afin que de concert, nous en tirions le parti qui lui sera le plus avantageux. Je suis, madame, avec les sentiments distingués que vous méritez, etc. d' après cela, mon amie, seconde-moi, pour observer Edmond. Il faudra saisir le premier moment favorable pour nous en emparer à notre tour, et l' enlever à Gaudet. Je veux croire cet homme un véritable ami: mais il est trop dangereux. Ce qui me surprend en lui, c' est qu' il est sans principes par principe: il s' est fait un systême d' inconduite, monstrueux à la vérité, mais dont l' ensemble a une certaine harmonie. Ma chere Laure, abandonne tes projets de vengeance contre un pareil homme; ils tourneroient contre toi. Je suis fâchée que tu voies Obscurophile: ces femmes-là sont pour les autres femmes, ce que Gaudet est pour Edmond. Respecte-toi toi-même; il ne faut pas s' avilir, pour faire peine à un tiers. Adieu: M Trismégiste ne déjeûne jamais sans moi; il ne faut pas le faire attendre.
lettre 176. Zéphire à Laure.
elle lui annonce qu' Edmond et Gaudet sont revêtus de la charge d... mon dieu! J' en reviens encore à la conduite de ce Gaudet! Qu' elle m' inquiete! Il vient de faire asseoir Edmond, et il s' est assis lui-même... est-ce là leur place? ... Laure, ma chere Laure, viens demeurer avec moi; quitte toutes tes idées de vengeance; elles t' aviliroient. Ne vois donc plus cette Obscurophile. Elle te rendra comme elle. Tu ne manqueras pas ici d' agréments. Je n' aurois pas cru, et sans doute on n' imaginera pas facilement comment une jeune femme peut-être heureuse avec un vieillard. C' est pourtant la vérité que je la suis: et si M Trismégiste me rend heureuse, moi, moi! Juge de ce qu' auroit trouvé en lui une personne plus honnête! Une femme qui n' auroit pas à combattre de malheureuses habitudes, dont le coeur n' auroit pas un maître! ... tu sais comme est mon mari; c' est un vieillard propre, encore vif, d' agréable humeur; ne répétant jamais ce qu' il sait qu' on a bien entendu; tendre, complaisant, prévenant, mais comme on doit l' être à son âge, sans importunité:s' occupant toujours de moi; en mon absence, pour me procurer des aises, des commodités, et prévenir tous les desirs que je puis lui avoir donné lieu de pénétrer: affectant en ma présence un air libre; se dérobant sans affectation aux remerciements les mieux mérités. Voilà, je crois, comme feroient tous les vieillards raisonnables, mariés à de jeunes femmes, si celles-ci vouloient s' y prêter: pour peu qu' on fasse, les vieillards sont contents; une caresse, une complaisance, un mot agréable, un ton affectueux, les voilà comblés: cela est-il donc si difficile? Ainsi tu ne trouveras ici que des agréments, et tu n' entendras sur-tout jamais de querelles de ménage. Tu partageras mes amusements; ils sont très-variés: M Trismégiste met son bonheur à me les voir goûter: dès qu' il s' appercevra combien je t' aime, tu lui deviendras chere. Ah! Mon amie! Qu' il est doux de penser que notre existence fait le bonheur de quelqu' un! ... et voilà ce qu' Edmond est pour moi: qu' il vive; qu' il soit content; et je me trouve heureuse. Mais ce Gaudet! S' il est un véritable ami, quel dommage, qu' il ne soit pas vertueux! ç' auroit été pour Edmond un génie protecteur... s' il est un faux ami, quel crime a donc commis l' infortuné, pour mériter d' être invinciblement trombé! Adieu, ma chere Laure. Je suis plus tranquille, depuis que j' ai écrit à Madame Parangon.
lettre 177. Edmond à Pierrot.
il m' écrit enfin, et me conte ses affaires. pardonne un trop long silence, cher aîné; mais j' attendois pour t' écrire que mes affaires eussent pris la tournure heureuse qu' elles ont aujourd' hui. Je me suis fait passer avocat, ce préalable étant nécessaire, pour posséder une charge... qu' il suffise au lecteur de savoir que cette charge étoit dans la haute magistrature: nous nous imposons silence sur des choses qu' on ne pourra deviner, par les soins que nous avons pris de les voiler. de plus, il faut être en état de soutenir son rang, et j' y suis, cher aîné. Tu vas applaudir à ma conduite. Je ne me suis point comporté en étourdi, en jeune homme qui ne songe qu' au plaisir des sens; mais en vieillard sensé, et comme tu l' aurois fait; j' ai choisi pour femme une dame respectable, à laquelle j' ai eu le bonheur de plaire; elle a près de soixante-quinze ans. Tu vois, cher aîné, que les bons principes qu' on a reçus dans la jeunesse, portent leur fruit tôt ou tard, et qu' on se sent toujours de l' éducation qu' on a eue. Ma respectable épouse n' a qu' une fille de feum son fils, ou petit-fils, âgée d' environ trente ans; un de mes amis a épousé cette demoiselle; et par cette double alliance, nous avons à nous deux toute la fortune d' une maison de robe très-riche: j' espere que nos parents approuveront ma démarche, et qu' ils voudront bien la ratifier, en me donnant leur bénédiction. Ma femme se joint à moi, pour obtenir cette grace, et voici deux ou trois lignes qu' elle veut bien se donner la peine d' écrire: cher papa et chere maman: je suis de 1687; ainsi je ne suis pas faite d' hier: mais croyez que depuis que je suis au monde, je n' ai jamais joui de la vie comme je fais avec votre cher enfant. Il est si doux, si poli, si complaisant; ... en vérité, j' en suis folle; il me fait faire comme l' écrevisse, au lieu de vieillir, je rajeunis. Adieu, papa et maman: ma main tremble un peu; mais c' est de joie de sentir celle de mon chou qui la conduit. J' embrasse mes freres et soeurs, mes neveux et nieces. tu vois, cher aîné, comme elle pense à mon égard. écris-moi par l' ordinaire prochain: ne ménage pas mon crédit, tant pour toi, que pour nos parents et connoissances. Je suis etc. p s un mot des petites créatures. Mon adresse: à monsieur, Monsieur R de L b c d r e s c d p d p en son hôtel rue du demi-saint, quartier du louvre.
lettre 178. Gaudet à Edmond.
l' enjouement et l' esprit de cette lettre, marquent comment Gaudet savoit gouverner Edmond. eh-bien! Mon cher trisayeul, comment vont les plaisirs de la campagne? Es-tu content de moi? Je retiens ici la vieille et ma guenon; je t' envoie, comme malgré toi, dans un endroit délicieux; avec qui? Avec quatre femmes charmantes: et moi, je demeure courageusement à faire la partie du siecle passé , de sa fille, et de quelques autres antiquités qui figureroient à merveilles dans le cabinet de m le comte de Caylus . Malgré tout cela, je gage que je suis peut-être plus heureux que toi? Tu ne sais jouir de rien; et moi, je me fais un amusement de tout. Hier, par exemple, je me donnai le plaisir de faire des recherches sur la maniere de traiter la galanterie dans les belles années de Louis XIV: un livre vivant m' a fourni des découvertes curieuses; c' est une douairiere qui étant petite fille, avoit été attachée à Madame Fontange . Elle me fit voir les choses les plus singulieres, et me confirma le vers d' Ovide, en parlant des vieilles, hic serendus ager. ce seroit bienici le lieu de parodier une lettre de ta Zéphire, que je surpris l' autre jour à ma Laure, et de m' écrier: ah! Mon ami, qu' il est doux d' exciter la reconnoissance d' une bonne vieille, abandonnée de tout le monde! De... nous supprimons le reste de cette parodie. en vérité, il me prend quelquefois des accès de goût pour ma femme elle-même, et depuis notre mariage, j' aurois été deux fois tenté de l' embrasser, sans cette malheureuse dent saffranée qui lui sort de la bouche, et cette grosse verrue qu' elle a sur le nez, qui n' imite pas mal une corne de rhinocéros. Parle pour moi à Laure, tandis que tu l' as à la campagne: il est étonnant qu' elle soit la dupe de la farce que nous jouons: au reste, elle n' en aura que plus de plaisir, quand le dénouement arrivera. à présent, mon cher, dis-moi si ta situation présente ne vaut pas mieux que celle de comédien, d' auteur, ou de peintre? Les honneurs te précedent; les plaisirs suivent tes pas; l' amitié te sert de toutes les manieres: car si ta société actuelle t' ennuie, parle, je t' en enverrai d' autres . Je crois que la lettre que je t' ai conseillé d' écrire à ton frere, aura produit un merveilleux effet: tes bonnes gens auront été charmés du style et de l' écriture tremblotante de ma trisaïeule: depuis ton départ, ne lui ai-jepas fait accroire qu' elle a écrit ces quatre lignes ridicules que je lui ai prêtées, et qu' elle n' a jamais lues? Elle s' accuse en vérité de les avoir écrites un soir après souper, qu' elle avoit un peu trop sablé de champagne, et elle en est toute honteuse. à propos d' elle, il faut que je lui fasse la cour; je lui ai déjà persuadé qu' elle vaut mieux que sa petite-fille (ce qui pourroit bien être): par ce moyen, j' aurai par-devers moi une expérience physique sur les fruits secs, qui sera le pendant de quelques autres sur les fruits trop verds que je fis autrefois; je crois que ces deux extrêmes sont un pauvre régal; mais il faut avoir goûté de tout. C' est jour de poste pour l' arrivée des lettres de Bourgogne; je ne fermerai pas celle-ci que je ne sache si nous avons réponse de ton frere, et que je n' aie vu si mes conjectures sont vraies en tout; car pour en partie, j' en suis sûr... ma foi, j' étois bien bon de douter de mon succès. J' aurois pu te faire moi-même la réponse. Adieu, et prends plus de confiance en moi: sur tout suis mes avis pour ta chere bégueule Madame Parangon: car je la crains, depuis que d' Arras a fait la sottise de te renvoyer ses lettres sans me consulter. N' est-ce pas assez pour elle que nous lui laissions son Ursule, dont la vertu ravaudée et les charmes rapetasses lui font faire les plus amples et les plus misanthropiques réflexions! Mais pour toi, morbleu! Je ne m' en fierai à personne qu' à ton ami. Prêt-à-tout, Gaudet.
lettre 179. Pierrot à Edmond.
au sujet de deux injustices, je porte mes plaintes à Edmond avec une présomption condamnable. nous étions bien en peine, quand nous avons reçu ta lettre, mon cher Edmond: mais enfin dieu soit loué; car je ne pense pas qu' une aussi bonne et riche dame que celle que tu as épousée t' auroit pris, sans être assurée de toi; et nous avions besoin, mon ami, de quelque gloire extraordinaire, pour réparer tout le mal qu' on a dit ici contre toi, et qui nous rendoit la moquerie des gens du pays; ce qui faisoit baisser la tête à notre pere et à notre mere, et leur navroit le coeur: mais à présent nous allons aller tête levée; et pour commencer à profiter de tes offres, je te dirai que je recommande à ta religion, comme on vous dit à vous autres, l' affaire du cousin Jaquot Boujat, qui est accusé de faux signe. Or, voici comme la chose s' est faite: il s' agissoit de recevoir un procureur pour notre petite jurisdiction, et il falloit signer quelque chose pour la forme seulement, en qualité de greffier: le juge et le procureur-fiscal firent signer le nom qu' ils voulurent à Jaquot, qui étoit fort jeune alors, car il n' avoit que dix-huit ans: le juge et le procureur-fiscalsont morts tous deux, et il y en a d' autres en leurs places: c' est ce qui fait que des ennemis de Jaquot ont rappellé la piece du faux seing pour le perdre: et tu sais que dans nos petites justices, cette affaire prendroit une mauvaise tournure; car pour de l' argent, on y passe les grandes choses, et on y fait des fantômes de bibus . Je te recommande donc notre parent; c' étoit un jeune garçon sans expérience; l' acte ne porte préjudice à personne, c' est un chiffon à brûler, conservé mal-à-propos chez le greffier. En voilà bien assez la-dessus, mon ami. Je passe à une autre affaire. Nos freres Georget et Bertrand viennent d' essuyer une perte fort grosse. Un richard de la ville leur a ôté la meilleure de leurs vignes, par un procès, que la protection lui a fait gagner; et nos freres n' osent en appeller à Paris, de crainte de se ruiner tout-à-fait en frais. Le pere Servigné en est mort de chagrin, car il étoit fort attaché à cet héritage, qu' il cultivoit avec complaisance: on dit ici, qu' il avoit le bon droit de son côté; mais il y a eu je ne sais quoi d' oublié dans le titre d' acquisition qui a servi de prétexte pour le dépouiller. Si tu peux quelque chose dans cette affaire, nous avons confiance que tu ne t' y épargneras pas. Mais que diras-tu donc de ce conseiller d' Au, qui repense à Ursule? Il est vrai qu' il ne sait pas tout. Mais te voilà, toi... est-ce que ça ne pourroit pas faire quadrer le mariage de notre soeur? ça m' est avis, à moi. écris-lui voir là-dessus; elle t' écoutera sans doute. Autrepoint à traiter. Il y a ici des enfants, dont j' ai pris deux chez moi dans les temps d' affliction, et on m' en a donné une troisieme qu' on a voulu qui fût élevée avec eux; ils viennent comme des peupliers, et sont jolis comme on n' en voit point: tu me connois trop bien, pour penser que je sois las de les garder; mais tu m' en demandes de nouvelles, et je crois qu' il est temps de faire quelque chose pour eux. Le petit garçon a bientôt dix ans; la petite fille en a huit ; la petite étrangere en a cinq . Adieu, mon cher Edmond. Notre pere, notre mere, et toute la famille se recommandent à madame ton épouse, et lui font leurs sinceres salutations.
lettre 180. réponse.
voici une lettre qui combla mon coeur de vanité; mais Dieu a su m' en punir. quand tu recevras la présente cher aîné, la vigne ôtée à nos freres, leur aura été rendue. Ce n' est pas à moi que tu en as l' obligation; j' ai un ami qui est..., et qui s' est montré bien plus ardent que moi. Le richard, mandé ici, a été tancé comme il le méritoit; ses titres ont été examinés, comparés, reconnus faux, et jettés au feu; il a signé un abandon. Il est bon de faire sentir à ces petits bourgillons de province, ce que l' on est, etce qu' on peut... j' envoie en outre à nos freres, une somme de mille écus, pour les indemniser; et à toi, mon ami, la pension des trois enfants, de tous trois, c' est une dette qui me regarde, et il n' en est pas de plus sacrée. Je te préviens en outre, que je vais les prendre tous trois avec moi: ma femme, à qui j' en ai parlé, brûle d' envie de les avoir auprès d' elle; elle veut les adopter, et sur tout les aimer comme s' ils étoient à elle. Mon ami, mon cher aîné, je te fais une priere, dont je ne t' explique pas le motif, c' est que j' attends de ton amitié que tu me les envoie tous trois; je veux absolument avoir la petite de cinq ans: garde le secret, sur ma demande, afin que tu n' aies point d' obstacles à surmonter. Cette enfant m' est bien chere; et d' autant plus, que j' ai été long-temps à croire que sa mere l' avoit perdue pour toujours; une expression à double sens m' avoit jetté dans cette erreur, dont on ne crut pas devoir me détromper. Graces au ciel! On l' avoit confiée à la chere soeur ton épouse, et le moment où je l' ai appris par le p d' Arras, a été le plus agréable moment de ma vie. Ne differe à me les envoyer tous trois, et sur tout celle-là, que le moins qu' il te sera possible: ma femme a un projet en leur faveur, dont je desire vivement de voir l' exécution. Quant à notre cousin Jaquot, dis-lui qu' il soit tranquille, et que je le prends sous ma protection. Je vais écrire à nos petits justiciers, que s' ils s' avisent de faire une démarche, je saurai leur apprendre à vivre. Adieu,cher aîné; la plus douce satisfaction dont je jouisse dans mon nouvel état, c' est de pouvoir vous servir tous, et vous faire respecter de ceux qui vous dédaignoient auparavant. Mes respects à nos très-honorés pere et mere. Ma femme les salue.
lettre 181. Laure à Zéphire.
coupable conduite de Gaudet. il faut convenir que nos gens ont plus de bonheur que je n' en espérois: cela tient; et pourtant je ne me sens pas tranquille. Je suis magnifiquement logée, et j' ai dans un quartier de Paris, le nom et le rang que j' ai perdu dans l' autre: mais je crains une catastrophe: quand notre bonheur et notre sécurité dépendent de la mort de deux personnes, ils ne sont guere assurés! La vieille est malade; Gaudet a employé la recette des plaisirs pour en délivrer Edmond, qui est le plus impatient; mais la jeune se porte bien: et mon traître me dit qu' il en est charmé; il m' assure que ce petit aiguillon de crainte et d' inquiétude empêche l' amour de s' endormir, et fait que nous sommes plus heureux. Je ne goûte par trop cela. Une chose que j' ai trouvée bien extraordinaire, c' est qu' Edmond ait fait venir ici troisenfants; le fils de sa premiere femme, élevé dans une sorte de secret; une fille à laquelle je m' intéresse beaucoup, pour les raisons que je te dirai, avec une troisieme que je ne connois pas; c' est un vrai bijou, et sans doute un enfant d' amour; car elle en a la beauté, l' air fripon et malin: la vieille douairiere est folle de celle-ci, qui est la plus jeune; cependant elle ne l' a pas plus avantagée que les autres: car tu sais apparemment que M Gaudet a fait ensorte que la vieille laissât aux enfants par testament tout ce qu' elle n' a pas donné au pere. Madame De Sarra (c' est le nom qu' a pris mon traitre, depuis son élévation) a donné les mains à cet arrangement, et pour ce qui la regarde, a fait les mêmes dispositions. Je ne désapprouve pas tout ceci. Je vais répondre à-présent à la conversation particuliere que nous eumes hier. Ta grossesse ne me surprend pas, quoique tu la regardes comme un phénomene, après ton genre de vie: ma chere, dans ton ancien état, elle est une semi-preuve d' une demi-vertu: je t' avouerai pourtant qu' elle m' afflige: si son époque ne précéde ton mariage que de huit jours, il faut garder le silence, et laisser à M Trismégiste une idée qui pourroit le flatter beaucoup: si tu dates de plus loin, il faudra recourir à sa bonté. Mais, malgré ta répugnance pour le premier parti, je souhaite vivement que tu sois dans le cas d' en faire usage. Réfléchis sérieusement là-dessus, et consulte-moi avant que d' agir.Ces idées sont tristes: pour t' en distraire, je vais te rendre tout chaud un trait qu' on vient de me conter: M Gaudet en est le héros, et l' aventure est assez plaisante, quoiqu' elle ait un côté désagréable pour lui. Il avoit donné un diamant à Obscurophile (avec laquelle je suis brouillée, par parenthese), dans une certaine circonstance que tu imagineras facilement. Il fut chez elle il y a huit ou dix jours: il fut très-bien reçu de la petite danseuse. Il avoit au doigt un diamant d' emprunt beaucoup plus beau que celui qu' il avoit donné: il eut soin de le faire briller: Obscurophile ne manqua pas d' en avoir envie: on rendit le premier, pour avoir le second. Lorsque M Gaudet en fut saisi, loin de donner le beau diamant, il se mit à rire, en disant: -eh bien, si je voulois t' attraper; ne tiendroit-il pas qu' à moi? Tu veux que je te donne une fort belle bague, mais fausse, pour une fine: va, mon coeur, je suis trop honnête pour avoir un pareil procédé: voilà ton diamant: je ne voudrois pas te priver d' une chose qui te flatte, et que je t' ai donnée-. En même temps il tire de sa poche un diamant faux, parfaitement semblable à celui qu' il avoit repris, et le met au doigt de la dupe: puis après avoir fortifié la connoissance, l' habile redresseur s' est évadé. Mais non content de ce qu' il venoit de faire, arrivé chez lui, le malin personnage à écrit une lettre anonyme à la petite Ariane , compagne et rivale très jalouse d' Obscurophile, par laquelle il la met au fait du tourqui vient d' être joué: les motifs n' étoient pas oubliés; non plus que les cinq galants favorisés en même-temps. Tu peux imaginer qu' à la premiere rencontre au foyer, Ariane n' a pas manqué d' examiner le diamant, de s' écrier qu' il est faux; et sur le démenti donné, de le parier. On mande Tesnieres : il décide que c' est du faux. Obscurophile humiliée, confondue, raillée, s' en trouva mal, et ne put danser ce soir-la. Mais on prétend qu' il lui est échappé de dire en se retirant chez elle, qu' elle étoit vengée . Ce mot m' explique quelques expressions obscures de M Gaudet, et sa conduite à mon égard depuis notre demi-réconciliation: il me disoit ce matin, en parlant de la vieille. hélas! je suis le canal de sa maladie. adieu, ma chere: ta Zaïre me force de finir. Ne fais rien sans me consulter.
lettre 182. Gaudet à Edmond.
il avoue sa maladie, et la scélératesse qu' elle lui a donné occasion de faire. ce qu' on t' a dit est vrai: mais d' honneur je n' en suis pas fâché. à la vérité, je ne l' aurois pas fait exprès: mais j' en ai tiré tout le parti possible... elle n' ira pas imaginer le genre de son indisposition. Mon traitementest presque fini: graces à M De-Pr , j' en suis quitte, et j' ai peu souffert: mais Obscurophile! ... elle me le paiera, je te le jure... pars sur le champ: le danger augmente. Adieu.
lettre 183. 1762. Zéphire à Laure.
conduite de Zéphire avec son mari, dans une circonstance bien délicate. la maladie de la vieille, et l' inspection qu' on t' a donnée sur ses derniers moments , chere Laure, m' ont privée de t' avoir auprès de moi dans une circonstance où tu m' aurois été bien nécessaire: Zaïre te dira tout cela. Je suis accouchée depuis huit jours, et me porte assez bien depuis deux seulement. Je ne vais t' écrire que les confidences. La famille de mon mari regarde l' enfant comme né à sept mois. Pour moi, j' ai fait mon devoir, un peu tard, il est vrai; mais je ne me croyois pas si avancée. M Trismégiste s' étant approché de mon lit, pour voir l' enfant, j' ai pris sa main, et l' ai pressée dans les miennes. Nous étions seuls. -toujours des aveux à vous faire (lui ai-je dit), et des graces à vous demander. -je vous entends (m' a-t-il répondu): soyez tranquille: je nevois à l' enfant que vos traits; c' est votre sang; je le regarderai comme étant du mien. Depuis que vous êtes à moi, vous avez réparé tous le passé. Cependant, j' ai un reproche à vous faire; c' est que vous avez caché trop long-temps votre état; et que vous pourriez en avoir souffert... ma chere femme, que tout nous soit commun à l' avenir, pensées, desirs, projets, fortune. Je m' expliquerai davantage dans un autre temps: mais voilà mon héritier. Je veux qu' il se nomme Zéphire-Edmond-Joseph , et qu' il réunisse ainsi tous nos noms-. Adieu, chere Laure. Un mot de tout ceci de ma part, à celui que la nouvelle intéresse.
lettre 184. réponse.
mort de la vieille. la vieille est morte de ce matin. Si, comme tu me l' as dit plusieurs fois, le mariage d' Edmond avec la dame que tu sais, est nécessaire au repos de ton mari, et à ta propre satisfaction, écris toi-même à cette dame. L' occasion de l' arracher à M Gaudet, est on ne sauroit plus favorable; il se donne tous les soins pour l' arrangement de la succession, où il est seule partie avec Edmond, puisque Madame De Sarra, par le droit de la nature, esthéritiere unique. C' est ce qui fait que les deux amis ne sont pas encore exposés aux désagréments que je redoute pour eux de la part des collatéraux, qui ont menacé déjà plus d' une fois. Mais la sécurité ne durera pas long-temps; celle qui la leur procure n' est pas bien, et tous les jours elle irrite son mal par son genre de vie. Adieu, ma chere. Je te dirai qu' Obscurophile m' est venue voir; elle est furieuse du tour que M Gaudet lui a joué; mais elle se justifie sur le reste.
lettre 185. même jour que la précédente. Zéphire à Madame Parangon.
elle l' engage à venir s' emparer d' Edmond. madame, je sais que ce n' est pas à notre sexe à faire les premieres démarches: mais il s' agit d' un malade, d' un esprit subjugué; il faut le guérir, l' arracher à la séduction, l' empêcher de nous échapper, ou plutôt empêcher qu' il ne s' échappe à lui-même. Edmond est libre: ce mot dit tout. J' ose reclamer votre présence ici; elle seule pourra quelque chose. Venez donc, madame, voir, outre l' homme qui nous est cher à toutes deux, une femme qui vous honore, et qui attend à se régler sur les sentiments qu' elle vous inspirera, pour s' estimer elle-même. J' ai l' honneur d' être, etc.M Trismégiste me charge de vous assurer de sa profonde vénération.
lettre 186. Madame Parangon à M Loiseau.
elle se promet le sort le plus heureux. me voici encore une fois à Paris, mes chers amis; et j' espere de voir bientôt la fin de toutes mes peines. Edmond est libre: nous nous sommes vus; et les premiers sentiments ont reparu comme je les desirois... ma tiennette! Ah! Qui me l' auroit dit, qu' il m' en couteroit tant de naufrages avant que d' arriver au port! ... mais c' est le sort inévitable de toutes les passions illégitimes... enfin, il paroît que la céleste justice est satisfaite: mon cousin est absolument changé: il est redevenu tel que vous le vites arriver à Au . Mais je ne serai pas absolument tranquille, tant que je le verrai à la portée de Monsieur Gaudet. Je me tais sur la conduite de cet homme. Il est veuf de ce matin. Peut-être va-t-il rendre justice à Laure, et empêcher la perte de cette pauvre créature, qui a de très-mauvaises connoissances. Je ne mets pas du nombre une dame Trismégiste, la même qui m' a donné avis de tout ce qui se passoit, et qui m' a marqué le moment de partir: c' est une charmante femme, ou plutôt c' est unprodige; je vous la ferai connoître, et vous m' en remercierez. La pauvre Ursule est restée à Au *: mondieu! Quand je pense à elle, que je me rappelle comme elle fut d' abord, comme elle a été ensuite, et que je vois comme elle est aujourd'hui, je me demande si tout ce qui lui est arrivé n' est pas un prestige? Adieu, mes chers amis. Vous aurez bientôt de mes nouvelles, et plus détaillées, et plus agréables sans doute.
lettre 187. Laure à Zaïre.
Zéphire est blessée par Edmond. Zaïre, empare-toi de M Trismégiste, et ne souffre pas qu' il vienne ici. Mon enfant! C' est une scene horrible! Ta pauvre maîtresse est blessée dangereusement... sois bien attentive: je serai reconnoissante. Adieu, ma fille.
SEPTIÈME PARTIE
lettre 188. Laure à Ursule. elle lui annonce la catastrophe qui acheva la perte d' Edmond. ma cousine, c' est pour vous annoncer la plus triste nouvelle que je mets la main à laplume. à peine Madame De Sarra a-t-elle été inhumée, que deux collatéraux ont paru, accompagnés d' un commissaire, d' un exempt, et de la garde. On s' est jetté sur M Gaudet, et on lui a mis les menotes; Edmond a en même-temps été saisi par deux gardes, qui l' ont tenu sans le lier. Le premier est accusé de s' être défait de Madame De Sarra par le poison, et le second, soupçonné de l' avoir su. On les alloit traîner en prison: Zéphire (cette dame dont vous devez avoir entendu parler) est entrée dans ce moment avec Madame Parangon. La premiere est demeurée immobile, les mains à demi étendues; la seconde n' a pu retenir ses larmes. -qu' a-t-il fait? Que lui veut-on-(s' est écriée Zéphire, en courant à Edmond)? On lui répond avec politesse, qu' il est soupçonné... -soupçonné, lui! D' une action si noire! Cela ne se peut pas; car je l' aime; et j' ai pour le crime et la bassesse une horreur inexprimable: il est innocent; je m' offre pour sa caution, et ma vie répondra de la sienne-. On lui a répondu, que les loix de France n' admettoient pas de caution pour les criminels. L' agitation de Zéphire ne sauroit se dépeindre. Lorsqu' elle les a vus prêts à partir, elle s' est élancée pour en empêcher: Madame Parangon n' a poussé qu' un profond soupir, et s' est évanouie; Zéphire et moi, nous l' avons secourue. En la voyant mourante, Edmond, qui n' avoit encore rien dit, mais sur le visage duquel régnoit une horreur sombre, Edmond a secoué les deux gardes qui le tenoient,et s' en est débarrassé, pour venir à sa cousine: cinq à six se sont jettés sur lui. Un lion en fureur est moins terrible. -ah! Monstres, s' est-il écrié, hommes lâches et vils, vous ne me permettez pas de la secourir! Le ciel armé de sa foudre ne vous soustrairoit pas à mon indignation-. Il s' est emparé d' une bayonnette; en un clin-d' oeil, il en a poignardé trois. M Gaudet, cet homme prudent jusqu' alors, qui avoit répondu, avec le plus grand sens-froid, les choses les plus raisonnables quand on l' avoit arrêté, M Gaudet a perdu la raison; et soit que des craintes bien fondées lui fissent appréhender les regards séveres de la justice, soit que le ciel, las de ses crimes... se voyant abandonné de ses gardes, qui tous s' étoient précipités pour saisir Edmond, il est tombé sur eux par-derriere, en a désarmé un, et sans leur donner le temps de se reconnoître, il a fait mordre la poussiere à quatre hommes de l' escouade, à l' exempt et au commissaire. Il ne s' est pas jetté un cri, si ce n' est que le commissaire effrayé, a voulu appeller: Gaudet l' a traîné sanglant dans un cabinet où il l' a enfermé. Mais ce qui faisoit horreur à voir et à entendre, c' étoient les trépignements des mourants; les cris de fureur, mais étouffés, du malheureux Edmond; les meurs, infame , que prononçoit tout bas le forcené Gaudet; les sanglots déchirants de Zéphire, qui se traînoit entre les poignards et les cadavres, pour tâcher d' arrêter Edmond et son complice. C' est en ce moment que MadameParangon est revenue à elle-même: elle voit Edmond couvert de sang; elle se leve; elle fait un effort pour aller à lui, et tombe à ses pieds... l' infortuné veut la relever; il se sent retenu; il frappe, sans se retourner, sans voir... c' étoit Zéphire... -sauve-toi, lui dit Gaudet, effrayé de ce coup: sauve-toi: tu peux vivre encore: pour moi, je touche le bout de la carriere-. Tout étoit disposé de façon, que ni les deux collatéraux, qui mouroient de peur, ni personne des témoins de cette horrible scene, ne pouvoient ouvrir la porte: mais Gaudet l' a eu bientôt débarrassée, et il a poussé dehors son ami, puis il l' a refermée: c' est alors que les deux auteurs de tout le mal ont poussé d' effroyables cris. -ah, misérables (leur a dit Gaudet en fureur)! Vous ne jouirez pas de votre crime, des malheurs de mon ami, et de ma mort: il faut périr-. Et il les a poignardés. Jugez, ma cousine, de l' état où se trouvoient trois femmes, dont une étoit mourante de sa blessure, et l' autre de sa douleur! -je suis content (a poursuivi le furieux): allons mourir à présent. Il est sorti; et fondant sur le sentinelle , qui vouloit retenir Edmond, il a fait échapper son ami. Mais deux nouvelles escouades ont alors paru, avec un nouveau commissaire: Gaudet est rentré dans la maison, il les a tranquillement attendus, et lorsqu' ils sont entrés, il est venu se poignarder à leurs pieds. L' on s' est adressé à nous, quand quelques-uns des assassinés, qui respiroient encore, ont montréGaudet, comme le véritable auteur de cette boucherie. J' ai prié qu' on me permît d' aller chercher des secours pour mon amie; mais comme j' allois sortir, plusieurs chirurgiens sont entrés, parmi lesquels étoit celui de M Trismégiste: j' en ai été charmée; il ne s' est occupé que de Zéphire, et sa connoissance nous a été fort utile auprès du commissaire: il a jugé la blessure mortelle. Zéphire vient cependant de recouvrer la parole. Je lui ai dit exprès, et sans le savoir, qu' Edmond étoit en sûreté. Elle a légérement souri, en disant d' une voix tombante: -cher... voilà le dernier de tes bienfaits-! J' ai cru que c' étoit un reproche, et je lui ai représenté qu' il falloit qu' elle lui pardonnât. Elle ne m' a pas répondu; mais elle a baisé le portrait de son meurtrier, que Madame Parangon avoit à un de ses brasselets. Elle a dit à cette dame: -ma chere, sa douleur, mon fils... je vous recommande sa douleur et mon fils-. Pour Madame Parangon, dont le silence et les larmes taries marquoient le profond désespoir, elle levoit les yeux vers le ciel, avec une expression qui me perçoit le coeur. Cependant on visitoit les blessés. On a donné des secours à M Gaudet comme aux autres; car le malheureux l' est assez pour respirer encore: mais il faut espérer que l' agitation qu' il se donne pour r' ouvrir ses plaies, ne permettra pas qu' on arrête le sang qu' il perd en abondance. Le nouveau commissaire s' est emparé des derniers moments des mourants; et c' est aprèsles avoir entendus, qu' il nous a déclaré que nous étions libres, à la charge de nous représenter toutes les fois que nous serons mandées: ensuite, il nous a fait promettre le secret, à cause des places que les coupables ont remplies. Madame Parangon n' a répondu que par un signe de tête: et au moment où je m' y attendois le moins, elle s' est levée, a baisé deux fois la bouche de Zéphire expirante, et lui a dit: -je te laisse, et je vais où tu desires-. Elle est partie comme un trait, sans que j' aie eu le temps, ni même la pensée de la faire expliquer. Ma cousine! Quelle horrible catastrophe! Et qui l' auroit attendue, telle qu' elle vient d' arriver.
lettre 189. M Trismégiste à M Loiseau.
suite de la précédente. Madame Parangon me charge, monsieur, d' achever de vous faire le récit du malheur qui nous est arrivé, en continuant où l' on en est resté dans la lettre à Mademoiselle Ursule; et je vous satisferai d' autant plus volontiers là-dessus, que je sais que vous mêlerez vos larmes aux nôtres. Vous avez appris les mariages qu' ont fait M Edmond et M Gaudet, et l' on vous ainstruit des tristes suites qu' ont eues ces deux alliances: vous avez encore entendu parler d' une dame, nommée Zéphire; c' est mon épouse; et que M Edmond avoit été fort lié avec elle. Je vais à présent reprendre les choses à l' époque des dernieres nouvelles que vous avez reçues. L' infortuné M Edmond, après tous les meurtres qui venoient de se commettre chez lui, s' étoit échappé, plutôt par complaisance pour son ami, que par desir de conserver sa vie: M Gaudet son complice, qui sacrifioit la sienne sans répugnance, étoit descendu pour faciliter sa fuite: M Edmond échappa, et M Gaudet se laissa prendre, comme vous savez. Dès que Madame Parangon put sortir, elle vola sur les traces d' Edmond. Elle le joignit au fauxbourg saint Marceau, dans une maison de leur connoissance, où elle présuma qu' il pouvoit s' être retiré. En la voyant, il se jetta à genoux: -grand dieu! (s' écria-t-il) si tu t' intéresses à ta foible créature, je te bénis! ... ma cousine, je ne sais quelle funeste pensée me revenoit sans cesse, que par un crime involontaire, mais que j' aurois puni sur moi-même... enfin, vous voilà, madame-... puis s' interrompant tout-à-coup: -que faites-vous, femme respectable! ... qu' êtes-vous venue faire sur les traces d' un monstre! ... vous voyez bien que l' aimer est un crime, poursuivi par la divine justice, qui le punit sur vous, sur vous, la vertu même? Autrefois, vous fûtes la victime d' un odieux attentat; et je vous associe aujourd'hui à des meurtriers qu' attend l' échaffaud. Votre place n' est pas à mes côtés; fuyez! Je dois vous faire horreur-. Madame Parangon s' est efforcée de le consoler; mais ses larmes inondoient son visage. Tout-à-coup M Edmond s' écrie: -vous êtes venue seule, madame! ... pars (dit-il à un jeune homme) et rapporte-moi deux mots de sa main... -il désigne Zéphire. Le jeune homme sortit: Zéphire, qu' il trouva mourante, traça deux lignes assez lisiblement, pour lui commander de prendre soin de lui-même, et ne put achever un mot qui commençoit la troisieme ligne: elle s' évanouit. On tâcha d' y suppléer, et l' on croyoit avoir réussi, mais Edmond n' y fut pas trompé. -elle est morte, dit-il, en achevant de lire, et c' est elle que j' ai frappé-. Puis feignant une tranquillité apparente, en s' adressant à Madame Parangon: -dites-moi la vérité, ma cousine: votre bouche adoucira le coup-. Cette dame lui répondit, en montrant son coeur: -c' étoit-là qu' il falloit frapper-! Edmond se leve comme pour sortir, s' arrête, s' avance, regarde tour à tour la porte et sa cousine, et finit ce cruel combat en se jettant à ses pieds. -pourquoi vous intéressez-vous à moi (lui dit-il en dévorant ses pleurs)! Ah! Pourquoi me reste-t-il un bien aussi précieux que votre amitié! Elle fait mon plus cruel supplice: je voudrois être abandonné de toute la nature... punis-moi, Dieu tout-puissant, j' implore ta fureur! ... mais, mais,celle qui est l' image de ta bienfaisance, de ta bonté... ne mérite-t-elle donc pas d' être heureuse! Madame Parangon surmonta sa propre douleur; elle parvint à calmer son cousin; et jamais peut-être elle n' avoit eu plus de pouvoir sur lui: elle commandoit à son désespoir; une seule de ses larmes le retenoit enchaîné à ses pieds, lorsque sur les dix heures du soir, on enfonça les portes, et l' on menaça le coupable de faire feu, s' il remuoit. -ne craignez pas de résistance (a-t-il dit); vous me rendez service; et si j' ai quelque grace à demander à mes juges, c' est qu' ils fassent couper cette main... ah! Je pleure enfin, et je vais jouir de ma douleur... ma cousine, sans vous,... sans vous... ô dieu! Rendez-la heureuse! Je suis un monstre, qui l' ai toute ma vie tourmentée: m' accablent à la fois tous les maux qu' elle pourroit souffrir! ... il n' est plus qu' un bonheur pour moi, ce seroit de souffrir pour vous, madame... ah, dieu! J' ai poignardé ma seconde bienfaictrice, et je consume la premiere de douleur... chere moitié de ma vie! ... pleure, malheureux, tu vas périr tout entier-! ... on le lioit fortement durant ce discours. On l' a emmené. Madame Parangon a voulu l' accompagner; et ne pouvant descendre avec lui au cachot, elle a habité sa prison: du matin au soir, elle restoit à gémir dans un lieu qui l' éloignoit moins de lui. Que n' a-t-elle pas employé pour le sauver! Toute sa fortune est sacrifiée.à présent, un mot de M Gaudet. Il est un peu rétabli de la blessure qu' il s' étoit faite, et en état de parler. à la premiere comparution devant les juges, interrogé, s' il n' a pas empoisonné sa femme, il a répondu, oui; mais qu' Edmond étoit innocent. On a exhumé et fait ouvrir les cadavres: les gens de l' art ont déclaré qu' il n' y avoit point eu de poison. Les juges ont interrogé de nouveau le prisonnier, qui, tout mourant qu' il est, a souri, en répondant, ils s' y connoissent! en même-temps, il s' est accusé d' avoir commis lui seul tous les meurtres, le jour qu' on l' avoit arrêté. On lui a observé qu' il avoit un complice. - où sont vos preuves (a-t-il répondu) -? Il faut vous dire que Madame Parangon ni Zéphire n' ont rien vu, que Laure n' a rien déclaré, et que les blessés n' avoient désigné que M Gaudet. On n' a pu citer de témoins contre Edmond. -eh bien, croyez donc le seul qui vous reste: habetis confitentem reum, comme disent vos loix. interrogé sur son vrai nom, son pays, sa condition, il est tombé dans un état de foiblesse. On a fait venir Edmond. Cet infortuné s' est jetté dans les bras de son ami. On l' en a rudement séparé. -êtes-vous des hommes ou des tigres (a prononcé foiblement Gaudet)? monstres, vous empêchez deux malheureux qui vont périr, de s' embrasser! ... allez, vous ne méritez plus que je vous parle; et de ce moment, ma bouche est close pour toujours. Edmond, interrogé à son tour, s' est avouécoupable des meurtres, assurant qu' il croyoit les avoir tous commis, et qu' il n' étoit pas probable que son ami, homme rassis et raisonnable, se fût porté à cet excès. -mais il en est un (a-t-il ajouté) il en est un, pour lequel je vous demande la mort. J' ai frappé, de ce fer que vous me présentez, une femme... mes égarements occasionnent le desespoir d' une autre... il n' est point de supplices que je ne mérite. les juges ont bien vu que ce n' étoit pas ici des coupables ordinaires, de ces misérables endurcis dans le crime, en qui depuis long-temps tout mouvement d' humanité est éteint. On les a renvoyés en prison. Enfin, ils ont été jugés: Gaudet, que quelques mourants avoient accusé, a été condamné à mort . Edmond, comme complice des meurtres, à voir exécuter son ami, et aux galeres pour neuf années: déchargés néanmoins les deux accusés du crime de poison. en conséquence, la famille de Madame De Sarra déclarée non-recevable à revendiquer les legs faits aux enfants , etc. Lorsqu' on a tiré Gaudet de son cachot, pour lui faire subir son supplice dans la cour de la prison, il étoit expirant. Un prêtre s' étant approché, il l' a prié de ne prendre pas une peine inutile, et de s' éloigner. Le prêtre a insisté. - venez donc (a dit le patient), et ils se sont entretenus un quart-d' heure. à la priere du prêtre, on a permis qu' Edmond lui parlât, et l' on a envoyé chercher un certain moine qu' il a nommé. tu meurs (a ditEdmond à son ami); tu n' es plus malheureux. moi, je vais vivre dans l' infamie. Ah, Gaudet! il est un dieu vengeur. -prends courage (a répondu le patient): je te parle vrai: en ce moment, je suis desintéressé: mon amitié pour toi fut toujours sincere; elle n' eut de regle qu' un dévouement absolu: j' y trouvois mes plaisirs; je te regardois comme mon fils et comme mon ouvrage; je jouissois plus par toi, que par moi-même: voilà la vérité. Ton plus grand malheur, c' est de me perdre; mais songe que tu ne t' es jamais avili; que les hommes peuvent bien déclarer que tel de leurs semblables est flétri, mais non le flétrir-. comme il achevoit ces mots, le moine demandé est arrivé: en le voyant, Edmond a fait un cri de surprise; Gaudet a souri: tous trois se sont embrassés: le moine fondoit en larmes; il s' est mis à genoux à côté de Gaudet, et paroissoit prier avec beaucoup d' ardeur: ensuite il leur a parlé à tous deux, en présence du rapporteur. Une des mains de Gaudet s' est alors trouvée libre, par la maniere peu soigneuse dont on avoit lié un homme si foible: il l' étend, sans qu' on y fasse attention, et saisit un grand clou resté par hasard au pied de l' échafaud où l' on alloit lui abattre la tête: -tiens, l' ami (a-t-il dit, en s' adressant au moine), voilà le fruit que je tire de ton sermon: ils ne me tueront pas, et je ferai mon sort-. en même-temps il s' est percé la poitrine au-dessus du coeur. Il est expiré sur le champ. Néanmoins, comme il palpitoit encore, on lui a coupé la tête. Durant cettetriste exécution, Edmond étoit évanoui au pied de l' échafaud, et tout arrosé du sang de son ami: on l' a reconduit au cachot, et delà aux tournelles, où Madame Parangon a eu la liberté de lui parler un instant. Enfin, monsieur, hier, cet infortuné est parti pour sa destination, avec la chaîne... dans un chariot couvert, où sont quelques-autres criminels distingués. Mais ce qu' il y a de plus déchirant, c' est la douleur de Madame Parangon: toute mourante qu' elle est, elle vouloit le suivre, pour veiller elle-même sur lui, et prévenir un désespoir dont elle redoute les effets. Le magistrat lui a fait défense de quitter Paris, si ce n' est pour retour-à Au *: quelqu' un aura parlé sans doute; je pense que c' est le moine. Elle n' a donc pu que le faire suivre par un homme, chargé de lui rendre tous les services dont il aura besoin. Cette pauvre dame est absolument ruinée: mais on diroit que la seule chose qui lui fasse supporter la vie, c' est la triste satisfaction d' avoir tout dépensé pour son cousin. Elle est chez nous; et nous nous proposons, quand les grandes douleurs seront passées, d' engager cette vertueuse dame à se charger des trois enfants, ainsi que de l' administration de leurs biens: nous travaillons à l' en faire nommer tutrice, par le lieutenant-civil. Il me semble encore, monsieur, que tout ceci est un songe affreux; je me surprends à me dire à moi-même, quand m' éveillerai-je? Mon épouse est à son quarantieme jour, et l' on n' a l' espérance de la sauver que d' avant-hier; c' est depuis que Madame Parangon la voit, et ne la quitte plus. Le fer et l' aimant ne s' attirent pas avec plus de force que ces deux coeurs; une fois qu' elles se sont vues, il n' a plus fallu parler de les séparer. Je devrai ma femme à Madame Parangon. Sans elle, j' aurois appréhendé les lumieres qui restent à donner à ma Zéphire; elle croit Edmond en Hollande, et l' on a obtenu qu' il lui fût permis d' écrire à sa cousine une lettre comme de ce pays-là. Voilà, mon cher monsieur, tout ce qui s' est passé. J' ose présenter mes très-humbles salutations à madame votre femme; celle pour qui je tiens la plume doit les faire agréer de la part d' un inconnu, tel que je suis à votre égard. J' ai l' honneur d' être, etc.
lettre 190. de Toulon, 21 mai. M Loiseau à Madame Parangon.
la véritable amitié nous éleve au-dessus de l' infamie. consolez-vous, respectable amie: il est encore des coeurs dignes de sentir comme vous, et d' aimer à votre maniere. Mon premier dessein étoit de voler auprès de vous: un peu de réflexion m' a fait penser que je vous servirois mieux, en venant ici. J' aivu l' ami ; je l' ai fortifié contre son désespoir: je l' ai bien convaincu que, fût-il coupable, nous ne l' en aimions pas moins: eh! Qu' est-ce que l' amitié qui peut s' éteindre par les fautes de l' ami? Tant que ce dernier est heureux et vertueux, comment saura-t-il si c' est lui que j' aime, ou le plaisir de la dissipation que ses entretiens me procurent; l' honneur de sa place; l' agrément de ses talents? Il ne faut pas souhaiter, comme le misanthrope, qu' un ami ait besoin de nous; mais qu' il est doux, qu' il est glorieux, lorsque le malheur est arrivé, de lui prouver la pureté de notre attachement! Voici tout le mal que j' y trouve, c' est qu' on est trop heureux, tandis que l' ami souffre. Ma conduite avec le cher Edmond, s' est réglée d' après cette façon de penser, madame; je partage la honte de ses flétrissures, ou plutôt, elles m' honorent: l' on me voit avec lui sur le port, dans la ville, et ne le quitter qu' où je ne puis le suivre. Encore, si je pouvois partager... ah! Respectable amie! Les hommes sont méchants, du moins on le dit; et cependant ils me vénerent ici comme un dieu. Si je passe seul, j' entends qu' on me montre avec attendrissement, voilà l' ami du galérien! aussi-tôt l' intérêt le plus obligeant se peint sur tous les visages; on me salue, on m' acoste, et personne ne me parle que d' un ton affectueux, mêlé de respect. Jamais on ne m' interroge sur mon ami, tant il est vrai que les égards, la politesse la plus délicate, sont naturels à tous les hommes, quand ils estimentvéritablement. Je me suis donc ouvert de moi-même, sans trop m' étendre, et les mots vrais d' accident , de crime involontaire , sont sortis de ma bouche. Ceci contraste un peu avec les discours obscurs d' Edmond, qui dit toujours, qu' on lui a fait grace; qu' il méritoit la mort, ou tout au moins qu' on lui coupât cette main qui a commis un crime horrible. cependant ces discours ne tournent pas contre lui; au contraire, on l' écoute avidement, on le plaint; on le croit innocent, au moins à demi, et j' ai la double satisfaction de le dérober à la misere et au mépris... mais, madame, et c' est un sentiment qui s' échappe encore de la plénitude de mon coeur; je ne sais si je ne dois pas plus à Edmond qu' il ne me doit: je n' aurois jamais imaginé qu' il y eût tant de plaisir à servir les infortunés! Que ces nouvelles, aussi heureuses qu' elles peuvent l' être, vous tranquillisent, sinon, j' emploierai une derniere ressource... je différois de vous dire, que je ne suis pas le seul ami d' Edmond qui le console: le p d' Arras l' a suivi; c' est lui qui l' a servi en route, au lieu de votre homme; mais depuis que je suis ici, il se cache: on m' a assuré qu' on le voyoit toujours dans les larmes... d' Edmond. si le monstre qui trace cette ligne n' étoit pas né, vous seriez heureuse. madame, Edmond vient d' entrer; cette ligne est de sa main. Adieu, ô la plus digne desfemmes! Le temps ne viendra-t-il jamais! ... je suis, etc. p s j' évite de lui parler de tout ce qui s' est passé: je n' en ai pas dit un mot; et j' observe qu' il ne m' interroge pas.
lettre 191. de Paris, le premier de juin. Réponse de Madame Parangon.
sentiments généreux de cette bonne dame. le mari auprès d' Edmond, et la femme dans mes bras: ah, mes chers amis! Vous me faites appercevoir que j' ai encore un coeur! Votre lettre, mon cher Loiseau, m' a tirée de mon anéantissement... je la relis à tout moment, et crois toujours la lire pour la premiere fois... oh! Comme j' ai pleuré! ... mais ce n' étoit plus de ces larmes ameres qui déchirent le coeur... votre action, cher ami, votre belle action les a adoucies... vous aviez raison; vous avez pris la véritable route; c' étoit à Toulon que j' étois: cependant, tous deux quitter votre maison, vos enfants... mais plus le sacrifice est grand, plus je vous dois... achevez votre ouvrage; remettez l' ame d' un infortuné, qui n' est plus à lui-même... ah, dieu! ... parle-t-il de Zéphire depuis votre lettre? S' il en parle, dites-luiqu' elle vit. S' il n' en parle pas... parlez-en le premier. ô mon ami! Qu' est-ce donc que de nous! ... votre épouse vous le dira, une femme sans principes, qui fut dans l' état le plus infame, mais sans en connoître l' infamie, cette femme me fait rougir de moi-même: c' est la vertu, c' est la générosité, c' est l' amour, c' est la divine amitié, notre déesse tutélaire, c' est tout cela personifié... soyez à présent fieres de votre vertu de hasard, femmes orgueilleuses, prudes altieres! ... toute la famille d' Edmond est dans un état qui fait horreur. Ursule, dont les passions sont aussi violentes que celles de son malheureux frere, est tombée dans le délire; le bon vieillard R est descendu couvert d' opprobres dans le tombeau... ses vertus ne l' ont pas sauvé de l' opprobre! ... et sa femme l' a suivi deux jours après... le frere aîné, un homme qui se faisoit honneur dans son pays, et qui en étoit lui-même l' honneur, est déshonoré, insulté! La vertu, la religion ne lui servent de rien, et le ciel même paroît injuste à son égard... grand dieu! Pardonnez-moi ce blasphême! ... mais s' il peut supporter son malheur (car quel courage n' a pas l e vrai chrétien! ) ses enfants, sa femme le supporteront-ils! ... sa femme est le mérite même, et la voilà avilie! ... Zéphire, le bon M Trismégiste et moi, nous avons formé la résolution de les prendre ici tous, et votre chere épouse doit les y déterminer... voilà des consolations pour ceux qui restent; mais ce pere vénérable, cette mere si bonne, si pieuse... être tués par la douleur! ... tandis qu' unGaudet est mort en souriant! ... est mort en héros de l' amitié qu' il a profanée... c' est, mon ami, je le sens, c' est que Dieu est la récompense du juste. Je suis la tutrice et la gouvernante des trois enfants. Ils doivent m' être chers, chacun à des titres différents. Vous connoissez le premier; la seconde a Edmond pour pere; et la plus jeune est le lien indissoluble qui doit m' attacher pour toute ma vie à un homme plus malheureux que criminel. La fortune dont ils jouissent est assez considérable, mais est-elle honnête? Les moyens qui la leur ont procurée me font rougir; c' est le crime, c' est l' abus des engagements les plus saints... n' est-ce pas rendre ces aimables enfants complices d' un homme (je parle de Gaudet), qui avoit secoué le joug de toutes les loix? Nous avons déjà eu une petite altercation au sujet de l' une des enfants. Laure vouloit que je lui remisse la sienne. Je l' aurois fait: mais sa conduite présente m' en empêche; et Madame Trismégiste, son amie particuliere, m' a déclaré que si j' avois consenti à rendre la petite Laurette, elle l' auroit gardée malgré moi. En voilà beaucoup, mon ami, beaucoup plus que je n' aurois pu en écrire, si votre belle action n' avoit un peu ranimé les ressorts d' une machine qui s' affaisse. Votre chere femme vous embrasse un million de fois. Je suis, etc. p s remettez ces deux mots à l' infortuné:pour Edmond. mon cousin, ce n' est pas au fond de votre coeur qu' est la plus grande douleur; c' est ici. Zéphire va mieux. Elle commence à sortir, et ne me parle que de vous: elle ne sait pas encore tous nos malheurs, et vous croit en Hollande. Adieu, mon cousin. Je vous embrasse. (cette lettre ne parvint à M Loiseau qu' à son retour de Toulon; de sorte qu' Edmond ne la vit pas, non plus que les deux mots qui étoient pour lui.)
lettre 192. Pierrot à Madame Parangon.
je la remercie des offres qu' elle m' a fait faire. graces, ma respectable dame, graces très-humbles de toutes les offres que nous fait de votre part et de celle de vos amis, la bonne dame Loiseau! Ces offres m' ont pénétré de reconnoissance: mais je n' abandonnerai pas la terre où reposent les cendres de mon digne pere, de ma bonne mere; non, je ne l' abandonnerai pas: je ne me déroberai pas au bras de Dieu, qui s' appésantit sur moi; où fuirois-je? Dieu est par tout. Je suis humilié; eh bien! Je le mérite: j' ai toujours eude l' orgueil, et j' ai toujours souhaité que mon frere eût des honneurs et des distinctions, pour m' en prévaloir. Il en a eu, et je m' en suis prévalu, et m' en voilà puni: Dieu est juste; que son saint nom soit béni. Et s' il me venoit, comme au saint homme Job, des amis des quatre coins du royaume, pour me reprendre de mon orgueil, et m' exciter à confesser que je suis coupable, je ne disputerois pas avec eux, et je conviendrois sur le champ de mes torts. Insensés que nous sommes, d' être arrogants envers les autres, et de leur faire sentir leur foiblesse, quand nous avons quelque pouvoir en main! Et voilà qu' on nous en fait autant, avec juste raison! Les petits enfants ne veulent plus jouer avec les miens; nos voisines fuient ma femme; les hommes ne m' acostent plus en venant de l' église, ou de par les champs. Je les salue toujours, moi, et ils ne me le rendent plus; mais je les salue toujours, et je m' enveloppe de ma confusion. Et je dis à ma femme le mot de l' évangile: -si nous ne saluons que ceux qui nous saluent, quel mérite aurons-nous? tout le monde nous saluoit autrefois-... et elle me répond par un soupir qui me fend le coeur. Et je lui dis: -nous nous plaignions de ce que nos enfants s' échappoient trop souvent pour aller folâtrer avec les autres, et que ça nous empêchoit de les instruire-. Et elle me répond en pleurant: -ils n' iront plus-! Et je lui dis: -ma femme, ils s' instruiront mieux sous la verge du seigneur: venez, lisons un chapitre de Job-. Et nous le lisons:la sainte écriture la fortifie; et elle m' embrasse quand je finis, quasi toute consolée. Et puis je lui remets sous les yeux ce passage d' Isaïe: il a été mis au rang des scélérats, et il a été frappé pour les péchés des autres; et ceux qui l' ont vu, l' ont méconnu, tant il étoit défiguré par la douleur. et tout ça la raffermit un peu. Et chaque soir nous allons ensemble sur les tombes de mon pere et de ma mere, de son pere et de sa mere, et nous y crions à Dieu merci. Et ça nous soulage, et nous nous en revenons quasi sereins et coisés. Un soir, en en revenant, j' entendis un pauvre garçon, qui gagnoit autrefois sa vie chez nous, se disputer contre des gens du pays, qui nous méprisoient; et il se mit à leur dire: -pouvez-vous dire ça, langues que vous êtes! Des gens si bons, si serviables, qui prêtent à un chacun, et qui donnent quand ils le peuvent-! Et il se mit à pleurer, et à les maudire. -ne les maudis pas, ô M' lo, lui criai-je, ils ne me font que ce que je mérite-. Et il ne les maudit plus. Ainsi, madame, il faut rester ici, pour souffrir ce que j' ai mérité, et pour effacer par du bien, le mal qu' a fait mon pauvre frere; je ne connois, moi, que ce remede à nos maux. Ce n' est pas en cachant sa tête, comme l' autruche, qu' on se dérobe au chasseur. Je suis, madame, avec une reconnoissance que rien ne peut égaler que mon respect, votre, etc.Une chose qui m' a fait bien de la peine, c' est que, depuis notre malheur, on a repris la vigne à nos freres Georget et Bertrand, et que la justice d' ici a remis sur le tapis l' affaire de mon pauvre cousin Jacquot, accusé de faux-signe. J' apprends d' Au * qu' Ursule va mieux.
lettre 193. Zéphire à Madame Parangon.
on lui a découvert le triste sort d' Edmond. ai-je tout appris, et ne me cache-t-on plus rien? ... ô ma tendre, mon unique amie! Il vit, il respire! Un ami le console! ... il vouloit qu' on ôtât la main! Ah, dieu! ... il nous aime... nous le reverrons: l' on peut adoucir son sort, abréger le temps! ... dès que mes forces me le permettront, j' y veux aller; je veux... vous le ramener, chere amie. Il sera votre époux... chimeres, et pour vous et pour moi, que le prétendu déshonneur? Je le verrai donc heureux! ... et vous me recevrez quelquefois pour tiers dans votre intimité... quand ce temps fortuné sera-t-il présent! Oui, chere amie, je consens à votre proposition d' hier: vous aurez mon fils sous votre conduite; M Trismégiste n' attend que votre retour de Mesnil-montant: bien plus, Madame * vous confiera sa fille: vous aurez tout Edmond; vous serez sa souveraine, l' arbitre de son sort... et du mien. Mille baisers sur votre jolie bouche.
lettre 194. d' Au , 1763. Ursule à Madame Parangon.
elle consulte Madame Parangon sur sa conduite à venir. vous avez tant souffert à notre occasion, madame, que nous devrions être tous des monstres à vos yeux; moi, sur-tout, dont les égarements ont attiré sur mon frere, et sur toute ma famille, la vengeance céleste. J' ose pourtant encore vous consulter sur mon sort. Depuis notre dernier malheur, m le conseiller, que mes refus paroissoient avoir absolument décidé, me presse plus que jamais. J' objecte le déshonneur. Il me répond que c' est pour l' affoiblir, braver le préjugé, et donner quelque consolation à ma famille affligée, abreuvée de la coupe de l' humiliation, qu' il veut unir son sort au mien. Je ne sais que résoudrenon par rapport à moi, l' amertume et la honte doivent être mon partage, mais à cause de ma famille, de mes soeurs à établir, de mes freres, et des enfants de ceux qui sont mariés. Il me semble que mon mariage applaniroit bien des difficultés, et feroit taire bien des langues, sur-tout m le conseiller se faisant donner la place de chef de notre petite jurisdiction, comme il en est le maître. Voilà des considérations pour; mais combien n' y en a-t-il pas contre? Vous les connoissez, ma respectable amie, à l' exception d' une qu' il faut vous révéler. Il y a quelques jours que m le marquis de , étant à sa terre de Chitri, qui n' est qu' à trois lieues de notre ville, m' envoya ce cher fils que la comtesse, sa mere, avoit fait disparoître, lorsqu' elle eut formé le dessein de se donner Mademoiselle De * pour bru; c' est un aimable enfant, et j' ai trouvé qu' on l' élevoit fort bien pour son âge. Le marquis m' a fait dire qu' il étoit veuf, et que cet enfant étoit un fils unique, sans s' expliquer davantage. Je déteste le marquis; j' ai pour m le conseiller les sentiments que ses bontés méritent; mais un fils... consultez, je vous prie, si mon mariage avec le pere le peut légitimer, malgré l' union intermédiaire... cette réponse à l' affirmative, et votre avis me décideront sans réplique. Donnez-moi, je vous prie des nouvelles de celui que vous savez. Mademoiselle Fanchette s' ennuie beaucoup de votre absence. Elle me disoit ce matin,qu' instruite par les dangers que j' ai courus (les dangers ! Elle adoucit bien l' expression! ) elle ne veut pas voir en notre absence l' amant qui a votre aveu. Elle a raison, et quoique M Quinci en murmure un peu, dût-il se décourager tout-à-fait, elle a raison. Je suis avec tout le respect, etc.
lettre 195. réponse.
Madame Parangon décide la question de la précédente lettre. avant que de te répondre, ma chere fille, j' ai voulu voir le marquis, de retour ici d' avant-hier. C' est un homme perdu, qui s' est d' abord informé de ta figure. Je l' ai satisfait là-dessus. J' ai vu par la tournure de sa conversation, que tu te sacrifierois en vain pour le corriger. Cependant, l' enfant peut-être légitimé, puisque lors de sa conception, et même de sa naissance, vous étiez libres tous deux. Ainsi, je te dirai: il est beau qu' une mere s' immole à son fils. Et voilà mon avis, puisque tu l' as demandé. L' homme est toujours où tu sais: l' ami néglige toujours ses affaires pour le servir, et l' amie seroit encore avec moi, si je ne l' avois renvoyée d' autorité, comme si j' étois encore sa maîtresse. On travaille sans relâche à lerapprocher, et je crois qu' on réussira. Je le desire d' autant plus vivement, qu' il a fallu que l' ami le quittât, pour venir remplir le dû de sa charge, le lendemain de la trinité. Embrasse pour moi ma chere Fanchette: dis-lui que nous ne tarderons pas à nous voir; et à M Quinci, que tout ira bien. Mes respects à la chere tante canon, qui gronde toujours, et qui a toujours raison de gronder, moi plus que personne. C' est une bonne femme, conviens-en, mon Ursule, et sans elle, nous aurions été bien embarrassées: l' excellent coeur! Adieu, mon amie. Bien fâchée pour m le conseiller: les raisons pour lui sont séduisantes, mais un fils est bien plus que tout cela. Adieu, adieu.
lettre 196. d' Av, 20 mai M Loiseau à Madame Parangon.
comme la sainte amitié échauffe un homme froid, et le fait sortir de son caractere. il y a cinq minutes que j' ai reçu votre lettre, et en même-temps la grace: elle est entiere; il est seulement défendu d' approcher de dix lieues de la capitale pendant six mois. Si je l' avois eue huit jours plutôt, Edmond seroit ici avec moi: c' est une satisfaction de moins; mais je ne veux pas que notre ami ensache une minute plus tard qu' il peut quitter le bagne et le port: dans quatre jours je serai à Toulon. à présent, chere et respectable amie, un peu de joie! Permettez-moi d' envisager des jours heureux pour vous, et sur-tout pour ma femme et pour moi. Vous ne pourrez demeurer à Paris; à Au * l' on seroit trop regardé: je ne vois que ma petite ville, où nous retrouverons le paradis dont le péché nous a bannis. Venez chez votre tout dévoué, mon amie; amenez-nous cette Zéphire incomparable avec son honnête mari, Laure, s' il se peut, et vos aimables éleves; j' ai trois maisons; je les fais libérer, sans attendre votre réponse. Tout sera prêt pour vous recevoir, et je charge le premier sectateur de la sainte amitié, de vous contraindre par toutes voies dues et raisonnables, même par reproche d' ingratitude, s' il y échéoit à venir faire notre bonheur. Notre ville est charmante; le vin y est bon; le sang y est beau, le paysage varié; nous avons des montagnes, qui, sans ressembler aux Alpes, ne laissent pas d' être élevées, des bois, des prairies, et sur-tout de bonnes gens. Comme je me promets de dissiper Edmond, je veux le rendre chasseur, même un peu buveur; le vin, le bon vin bannit ce flegme, cette humeur noire et stagnante, source de nos vices. C' est une observation qui n' échappa point à certain empereur turc, qui toléra les cabarets que sa loi défend, et prohiba les caffés. Vive la gaieté, morbleu! Tout homme gai a les moeurs pures.Approuvez-moi, mon amie; dites oui, et vous allez faire je ne sais combien d' heureux: moi, ma femme, mes enfants, mes parents, mes amis, Edmond et vous-même. Je suis, en attendant le plaisir de vous trouver tous arrivés chez moi, à mon retour de Toulon, votre, etc.
lettre 197. réponse.
on accepte d' aller demeurer à Av. oui, le tableau que vous faites est trop séduisant, cher ami, pour qu' on vous refuse: oui, pour moi, et pour tous les invités devant lesquels j' écris, j' accepte... de Zéphire. je veux chasser aussi: il me faut un joli fusil, bien léger. Je n' userai pourtant ni poudre ni plomb; car je ne veux rien tuer. de M Trismégiste. de ma vie je ne fus si joyeux. L' ami, nous boirons: vous avez raison, le bon vin épanouit le coeur; c' est l' ami de la vertu. voilà une lettre joliment commencée!Mais elle dit mieux que moi. Nous allons tout disposer pour le voyage, mon ami. J' espere que vous ne mettrez au vôtre que le temps indispensable: ainsi, dans quinze jours peut-être nous serons tous réunis, à l' exception de cette pauvre Laure, à laquelle vous voulez bien vous intéresser, et que nous regrettons tous, pour bien des raisons, dont sa fille est la premiere. Adieu, mon cher bienfaiteur. L' indifférence n' a peut-être pas nos peines; mais se doute-t-elle de nos plaisirs?
lettre 198. M Loiseau à Madame Parangon.
fuite d' Edmond. l' homme propose, et Dieu dispose: il faut se résigner, mon amie. Edmond n' est pas mort, je le crois même en bonne santé, puisqu' il nous fuit. Dès qu' il s' est vu libre, il a disparu. Il est échappé au pere d' Arras lui-même, qui l' attendoit, et qui vient de partir pour le chercher. Ne quittez pas encore votre maison; qu' on soit attentif chez Madame Trismégiste: j' écris un mot à Ursule et à Pierre, pour les prévenir, et leur recommanderde le retenir par toutes sortes de moyens, s' il paroît chez eux. Mon dieu! Mon dieu! Quel contre-temps, et qui s' y seroit attendu! Sans argent, sans habits, il part, et sait que j' arrive! J' ai fait chercher par-tout; mais on a seulement découvert qu' il a changé sa casaque contre les haillons d' un gueux. Cette précaution qu' il a prise, coupe le fil, et m' empêche de le désigner par-là. J' ai cependant fait donner son signalement à toutes les maréchaussées; s' il est trouvé, on l' arrêtera, et on nous le rendra. Voilà tous les moyens qu' on peut employer, je pense. Je vais encore attendre ici quelque temps, parce que j' ai fait publier par-tout, que si quelqu' un découvre un homme de telle façon, et me l' indique, il y aura dix louis de récompense. Si rien ne réussit, je partirai, pour me rendre auprès de vous. (il y eut deux années d' intervalle de cette lettre à la suivante; et pendant ce temps, le projet d' aller à Av s' accomplit; mais on n' eut aucunes nouvelles d' Edmond. Le p d' Arras, qui s' étoit embarqué, pour le chercher aussi, périt dans le trajet de Toulon à Marseille. Il arriva à Ursule ce qu' on va lire dans la lettre qui suit.)
lettre 199. 1766. La marquise à Madame Parangon.
Ursule, devenue marquise de , instruit Madame Parangon de ce qui la regarde, et de l' effet que son mariage a produit pour notre famille. le sacrifice est fait, mon amie, et c' est à mon fils seul; ainsi, je ne m' en repens pas: l' état que lui donne un mariage que je différois depuis près de trois ans, et que, tout triste qu' il est, je ne voulois pas contracter, tandis que mon malheureux frere...; cet état, mon amie, compense tout. Mais, malgré l' affection dont m' honore la mere de m le marquis, malgré l' empressement qu' elle a marqué à faire terminer, je suis bien loin d' être heureuse..., et je ne le mérite pas. Puissai-je seulement, ô mon amie, vivre assez pour instruire mon fils, et le faire trembler sur mes égarements, sur ceux de son pere, et sur ceux de l' infortuné ... les biens de mon mari sont heureusement substitués, sans quoi ils seroient absorbés depuis long-temps. Je suis encore une fois la victime... mais loin de me plaindre au ciel, je lui offre mes souffrances en expiation de mes forfaits: lespremieres sont proportionnées aux seconds; car Dieu est juste, comme me l' a dit plusieurs fois notre respectable aîné. Oh, ce cher frere! Je ne saurois me lasser d' admirer comment Dieu semble l' avoir distingué de nous! Sa vertu a triomphé dans le pays, sans le secours des moyens humains. On l' a d' abord accablé sous le poids de notre déshonneur; mais bientôt sa douceur, sa patience, sa résignation, sa piété, qui le porte encore tous les soirs à passer un temps assez long sur le tombeau de ceux qui nous ont donné la vie..., et que nous avons tués..., sa bienfaisance envers ceux-mêmes qui l' insultoient, ont produit leur effet naturel; elles ont désarmé la méchanceté, la calomnie atroce; on est passé aujourd'hui de l' excès du mépris à l' excès de la vénération. J' ai vu, et des larmes d' attendrissement ont coulé de mes yeux; j' ai vu, dans un seul jour, vingt habitants venir lui faire excuse, en disant, le chapeau bas: (...). -vous voyez, mon amie, que ce cher frere ne doit rien à mon mariage. Il est bien vrai que l' étonnement a été extrême dans tout le canton, comme vous pouvez en être instruite n' étant qu' à trois lieues. -qu' est-ce donc qui arrive à cette famille (disoit-on)? Elle est tantôt sur le pinacle, ettantôt cent fois plus bas que terre; voilà qu' à-présent une soeur est marquise, il faut que ce soit par les prieres du frere aîné qui est un saint. -en conséquence, pour s' allier avec ce bon frere, chacun s' est empressé de demander mes soeurs, quoiqu' assez vieilles filles, et même mes freres: de sorte que l' on voit, pour la premiere fois peut-être, que la bonne odeur de la vertu, fait oublier l' infection du vice. Je sais tout cela par le frere Bertrand, qui a assisté à mon mariage, au nom de toute la famille. Mes amitiés à tous les chers amis avec lesquels vous vivez. Je fais mon compliment de condoléance à Madame Zéphire sur la mort de son mari; elle devoit s' attendre à perdre ce bon, cet estimable vieillard. Pour M et Madame Loiseau, je n' ai que des félicitations à leur faire sur le bonheur qu' ils ont de vous posséder, sur leurs aimables enfants, et sur la prospérité qui les accompagne en tout. Votre charmante Fanchette est donc enfin mariée? Je félicite M De Quinci. Hélas! Cette félicitation est accompagnée d' un soupir... bien douloureux! ... vous pouvez vous voir souvent, puisque Semur n' est pas loin. Que ne suis-je à même d' en faire autant! ... mais il faut subir mon sort. J' embrasse les enfants. Et vous, mon amie, puissiez-vous entendre la moitié des choses que je dis chaque jour à votre cher portrait! ... mais non; vous seriez trop sensible à mes larmes.
lettre 200. Fanchette à Madame Parangon.
elle fait l' aumône à Edmond. tout-à-l' heure, sur la brune, un pauvre, privé d' un bras, m' a demandé l' aumône: une barbe longue et touffue déguisoit ses traits; mais le son de sa voix m' a fait impression. Je lui ai donné 3 liv machinalement, et pourtant par l' intérêt qu' il m' inspiroit. En les recevant il m' a fixée. Je l' ai vu pâlir, et s' éloigner précipitamment. Jamais je ne me suis sentie si troublée; malgré l' obscurité, et la timidité naturelle à notre sexe, je l' ai suivi. Une encoignure l' empêchoit de me voir; je l' ai entendu gémir. -bon homme (ai-je dit en m' approchant), vous pleurez peut-être de n' avoir pas un gîte; venez, on vous logera chez nous. -il m' a remerciée de la main, en me montrant l' écu que je venois de lui donner. Je n' ai pas osé insister; mais je suis retournée bien vîte à la maison, pour dire à mon mari qu' il tâchât de l' amener. -j' ai quelques soupçons (ai-je dit) que c' est Edmond. -à ce mot, M Quinci a couru après lui, avec tous nos domestiques: on n' a pu le découvrir. Je me hâte de vous envoyer ce billet, chere soeur, afin que vous soyez prévenue,si quelquefois on le voyoit dans votre ville: M Loiseau pourra y veiller. Je suis, ma chere petite maman-soeur, toute à toi, etc.
lettre 201. Pierrot à Madame Parangon.
l' infortuné arrive dans son pays. avant-hier, j' ai baisé le seuil de ta porte; je me suis prosterné devant la demeure de nos vénérables parents. Je t' ai vu, et les sanglots m' ont suffoqué. Ton chien est venu pour me mordre; il a reculé en hurlant, comme si j' eusse été une bête féroce: tu l' as, sans doute, pensé toi-même; tu as lancé une pierre, elle m' a atteint: c' est la premiere de mon supplice,... s' il n' est pas trop doux pour un parricide! Ta femme t' a appellé; vous êtes sortis ensemble, pour aller aux tombeaux: je vous devançois. Vous avez prié; et tu as dit à ta femme: -la rosée est forte, la pierre est trempée; le serein pourroit te faire mal; allons-nous-en-. La rosée! C' étoient mes larmes. Adieu. Edmond le malheureux. on lisoit sur l' enveloppe: à Madame Parangon. voilà, madame une lettre; elle dit tout. Je vous l' envoie par un exprès, et vous prie de me la renvoyer. Je suis, etc.
lettre 202. Edmond à M Loiseau.
l' infortuné fait le détail de ce qui lui est arrivé. La main du seigneur l' a frappé; il le sent; et comme il n' a plus son corrupteur pour étouffer ses remords, il se repent, mais en désespéré. Il faut que la confiance en Dieu tempere toujours l' amertume de notre repentir. j' erre depuis trois ans, et depuis trois ans je me punis; mais la céleste justice ne vouloit pas une punition vulgaire: elle-même a coupé le bras... avez-vous pu croire qu' en me soustrayant au châtiment, vous me soustrairiez à la peine? Avez-vous pensé que j' abuserois de vos bontés, et de celles...? Qui, moi! Je vous aurois associé un infâme forçat! En passant dans les rues, par les chemins, on m' auroit montré avec vous, et l' on auroit dit: le voilà! ce mot n' est rien; c' est la conscience de celui dont on le dit qui le rend foudroyant... non, monsieur, je ne dois plus être heureux; et vivre avec vous, avec... c' eût été l' être. Il faut que le crime demeure flétri; l' ordre le demande; et l' ordre et le juste, c' est la même chose. N' allez pas dire que Gaudet m' a perdu: c' est moi qui ai perdu Gaudet. Le moins coupable, hélas! A subile dernier supplice. Si j' avois voulu être vertueux, Gaudet l' auroit été: je ne sais quel charme secret il trouvoit à m' aimer; mais je le subjuguois, je le maîtrisois; tous les jours il me surprenoit par une marque nouvelle de son héroïsme en amitié... infortuné Gaudet! Si tu vivois encore, tous-deux... ah! Il est perdu pour jamais, et je le serai sans doute avec lui! ... il faut vous raconter, monsieur, tout ce qui m' est arrivé depuis votre départ de Toulon. L' éclat de votre vertu luisoit encore sur moi; mais foible planette, ce n' étoit qu' un éclat emprunté, qui éclairoit mes taches! Le p d' Arras augmentoit la considération publique, en s' attachant à mon sort. J' en rougis. Je ne sortis plus du bagne, pour ne pas voir d' honnêtes gens s' abaisser à me parler. Ma grace arriva: l' on me dit que j' étois libre: j' entendis que le bruit se répandoit que mon innocence étoit reconnue... mon innocence! ... je sentis que j' allois être accueilli, par rapport à vous... eh! Comment, comment recevoir des compliments que la conscience repousse! ... d' Arras s' avisoit de publier par tout notre histoire, comme semblable à celle des deux amis devant le tyran de Syracuse! Ah! Quelle différence! ... je ne pus supporter l' estime que je ne méritois plus: je m' échappai secrettement le soir même de ma liberté, et je fis dix lieues tout d' une traite: au bout de vingt-quatre heures, j' en avois encore fait autant. Le lendemain, parvenuaux environs de Lesdiguieres, j' entrai chez un paysan pour me reposer. On me donna du pain et des figues; je mangeai, ensuite j' allai me jetter à l' ombre dans un jardin pour dormir. Une vive douleur au bras m' éveilla. Ma main gauche enfloit à vue d' oeil: je me rappellai que c' étoit la main coupable, qui... à quelque distance, j' apperçus un gros serpent qui se retiroit. Je me levai pour le tuer. Dans ce moment, un petit garçon qui m' avoit vu mordre, parce que c' étoit lui qui avoit irrité le serpent, parut avec son pere et sa mere: ils me dirent de courir chez un chirurgien, et m' y accompagnerent. Cet homme voyant que l' enflure gagnoit prodigieusement vîte, ne trouva pas d' autre remede que de me couper le bras; et il le fit sur le champ. La dame du lieu, à qui on parla de mon accident, me fit porter chez son fermier, qu' elle chargea de me donner le nécessaire: je demeurai chez eux; mais je ne recevois que le chirurgien, et ne voulois parler à personne. Je guéris, parce que je desirois de mourir, et que je n' étois bon à rien; un homme utile seroit mort. J' étois convalescent, et je me disposois à partir, lorsqu' un matin je vis rentrer la fermiere toute en larmes, en s' écriant que le village venoit de perdre sa bonne dame. On préparoit ses funérailles; j' y voulus assister avant mon départ, pour lui donner des larmes de reconnoissance. Mais quelle fut ma surprise, d' entendre nommer la marquise de *! Je tombai dans un abattementstupide, qui frappa tout le monde; je répétois, comme si j' eusse été seul, la marquise de *! l' on m' environna, on me demanda ce que j' étois, et pourquoi je m' intéressois si fort à cette dame, confinée par son mari dans cette terre en vertu d' un ordre de la cour, à cause de ses déportements? On ajouta, que sa mort alloit terminer sans doute un procès en cassation de mariage, que le marquis avoit intenté, dans la vue d' épouser une maîtresse, dont il avoit eu un enfant. Je répondis à tout cela, que je n' étois rien qu' un infortuné, qui avois connu la marquise à Paris. En quittant cet endroit, je traversai le Gévaudan, et me rendis à Lyon, d' où je suis venu dans ma province. Comme je passois par Semur, en demandant l' aumône, une jeune dame me donna un écu: je ne reçois pas de si grosses charités, et j' allois le lui rendre, lorsque je la reconnus pour Mademoiselle Fanchette. Je me troublai si fort, que je me retirai à quelques pas derriere un mur, pour cacher mes larmes. Elle revint, elle m' offrit un asyle. Mon coeur bondit, en entendant le son de sa voix si ressemblant à celui... je m' éloignai: dès cette même nuit, j' allai dans votre ville. Je regardai vos fenêtres, parce que j' y vis de la lumiere. Je m' approchai de la plus basse de celles qui donnent sur la rue; et j' entendis, ou plutôt je crus entendre bien distinctement la voix... de celle dont ma bouche profane ne prononcera plus le nom; ma main criminelle ne l' écrira plus... l' imagination échauffée, troubléepar cette voix enchanteresse, je m' oubliois moi-même: j' écoutai encore, et j' entendois, non pas ce qu' on disoit, mais ce que mon imagination allumée me présentoit: tous les évenements de ma vie se retraçoient fortement, et si fortement que je les croyois présents: je voyois Gaudet; je lui parlois; il me répondoit: son spectre s' avançoit pour m' embrasser; j' étendois les bras, et n' étraignois rien: je voyois... je la voyois... dans cette scene de douleur que vous ignorez peut-être... à mes genoux... cessez, cessez, m' écriai-je, déchirantes images, cessez. En ce moment, je crus entendre celle dont j' ai tranché l' innocente vie, Zéphire; elle disoit (me sembloit-il): comment! Comment! si près de nous, il nous échapperoit! Ah! nous ne sommes que des femmes, mais courons, courons, mon coeur me dit que nous allons le trouver. je croyois cela si vrai, que je fis un mouvement pour m' enfuir. Une vision me retint: je crus appercevoir à la fenêtre, tout près de moi, le fantôme courroucé de Zéphire, et à côté d' elle... je me suis jetté à deux genoux, et j' ai dit: ô chere ombre, pardonne, pardonne; ma main seule étoit coupable, et je ne l' ai plus! Et vous... intercédez pour moi! ... il m' a semblé qu' après ces derniers mots, ma priere la desarmoit: je ne les ai plus vues: les lumieres se sont éteintes, et je me suis retiré. Tout harassé que j' étois, j' ai fait encore trois lieues, pour me rendre à mon pays: à un quart de lieue est un petit bois, où dansma jeunesse, nous allions souvent mes freres et moi; je m' y suis caché tout le jour; j' y ai mangé du pain qu' on m' avoit donné la veille, et j' y ai bu de l' eau que je savois y trouver dans le creux de quelques vieux troncs. Ah! Monsieur! Quels souvenirs me sont revenus dans cet endroit solitaire, et que j' ai répandu de larmes! ... mais ce n' étoit rien: le soir, à la chute du jour, je me suis rendu à la porte de mon frere: il revenoit de son travail, et rentroit avec son chien, qui m' a presque fait découvrir par ses aboiements. J' ai été de là sur la tombe de mon pere et de ma mere. Il semble qu' alors il se soit créé en moi deux nouvelles sources de larmes! ... ô dieu! Qu' elles ont été ameres! ... mon frere aîné et son épouse sont venus; la pierre étoit humide; ils l' ont senti! Ils l' ont senti! ... qui pourroit avoir arrosé de tant de larmes le tombeau de ton pere, ô mon frere! Si ce n' est un fils parricide! ... je n' ai quitté ma patrie que le matin: j' en ai fait le tour, dans les ténebres, et au lieu de ses habitants, je n' ai vu que les oiseaux nocturnes; je n' ai entendu que leurs chants funebres; l' horreur de leurs cris ajoutoit à la sombre horreur qui régnoit dans mon ame; et j' aimois cette horreur: vers le matin, la lumiere, la céleste lumiere, m' a chassé comme eux; je me suis sauvé dans les bois. Le soir j' ai lentement gagné Au . Personne n' a pu m' y reconnoître. Je n' ai visité que les tombeaux... ô Manon! Ton coupable époux, avili, flétri, mutilé, ton coupableépoux a poussé des cris sur tes cendres inanimées. Un prêtre a paru: -chassez ce gueux, qui a le cerveau fêlé-. Et l' on m' a chassé rudement. Je me suis tourné vers la chapelle où est le tombeau, et j' ai crié: l' on m' ôte donc jusqu' à cette consolation! Et je l' ai mérité! mon coeur s' est rompu. Je suis tombé en foiblesse: une sueur froide, et semblable à celle qui précede la mort, a persuadé que je touchois à mon heure derniere; un soldat et un homme de riviere, ont dit en jurant: -mais cet homme-là s' meurt, mons l' abbé! ils m' ont fait un brancard de leurs bras, et ils m' ont porté à l' hôpital. Mais j' en suis sorti au bout d' une heure, après y avoir pris quelque nourriture. Je n' étois qu' à deux pas de là quand j' ai rencontré Madelon et ses soeurs. Ma pâleur, ma barbe hérissée, mes vêtements comme ceux des virgines squalidoe du prophete Jérémie, leur ont fait détourner la vue: et j' ai dit, viderunt me, et horruerunt: et avec Job, miseremini meî, miseremini meî, saltem vos amici mei! j' ai passé devant la porte de Georget et de Bertrand; leurs enfants s' y jouoient ensemble: leur jeunesse, leur innocence m' ont rappellé des temps pareils; un d' eux sur-toutavoit mes traits; une des filles ressembloit à Edmée: je les regardois avidement: je leur ai fait peur; ils sont rentrés avec précipitation. Leurs meres sont sorties; elles m' ont vu; mais j' avois la main sur mes yeux; elles ne m' ont pas reconnu, elles m' ont fait l' aumône, sans que je la demandasse; et j' ai été manger à l' écart, en trempant de mes larmes ce qu' elles m' avoient donné. viderunt me proximi mei, et non agnoverunt me, quia manus domini tetigit me. de là, toujours savourant ma douleur, j' ai été devant la maison où j' ai demeuré, où je vous ai connu, monsieur; où votre femme m' a vu, que je n' étois pas encore un misérable. Je me suis assis sur les dégrés de pierre; j' y ai demeuré long-temps sans m' en appercevoir, tant la multitude des pensées qui se succédoient occupoit mon attention: enfin, j' ai entendu qu' une jeune demoiselle disoit à une servante, qu' il falloit me faire ôter, parce que je n' étois pas propre. Je me suis retiré, en me rappellant d' en avoir un jour dit autant à un pauvre assis au même endroit. D' Au , je me suis rendu à Paris. C' est ici que tout m' a retracé des souvenirs chers et cruels. Je ne sortois qu' à la brune, pour errer dans les rues, et gémir, en revoyant monancienne demeure; la maison où... Fanchette et ma soeur ont vécu; j' ai frissonné d' horreur, en passant devant celle où Ursule perdue... je me suis attendri, en voyant celle où Zéphire m' a secouru; celle où j' ai joui d' une gloire passagere; et je me suis méprisé, en me rappellant le mariage auquel l' intérêt m' a fait consentir, ma conduite avec mon épouse; et mes débauches. J' ai revu des femmes qui ont partagé mes crimes; je les ai vues, mais elles ne m' ont pas vu; leurs yeux ne se fixent que sur ce qui brille, et telle d' entr' elles vit depuis des années à Paris, qui ne sait pas s' il y a d' autres hommes que ceux qui sont dorés. J' ai revu Obscurophile; sûr de n' en pas être reconnu, je me suis approché fort près d' elle, comme elle entroit à l' opéra, et je m' en suis fait remarquer; je me suis apperçu qu' elle me voyoit, à son flacon qu' elle a respiré. Le lendemain je lui ai écrit ces mots. sortez de l' enchantement où vous êtes, mademoiselle, le chemin du vice n' est pas toujours semé de roses: le gueux que vous vîtes hier si près de vous, et qui vous fit recourir à votre flacon, vous l' avez aimé; il a partagé vos criminels plaisirs; votre bouche s' est collée sur la sienne, et de vos bras, il a passé par ce qu' il y a de plus infamant. Il est pauvre aujourd'hui; sa jeunesse est flétrie par le crime et par la douleur: il lui manque un bras; et les larmes qu' il verse, ont affoibli sa vue. soulagez-le, non par des bienfaits qu' il refuseroit, mais en réformant votre conduite. adieu, mademoiselle: vos charmes sont bien diminués depuis que je ne vous ai vue. je desirois vivement de savoir ce qu' étoit devenue l' infortunée Laure: je m' informai d' elle aux endroits où elle avoit demeuré: l' on en parla comme d' une femme perdue. Je ne l' en cherchai que plus soigneusement encore. Enfin, un soir, en passant rue des anglois, j' apperçus deux malheureuses qui raccrochoient les passants; je m' approchai, frappé du son de voix de l' une d' entr' elles; c' étoit la femme-de-chambre de Laure. Je lui demandai ce que sa maîtresse étoit devenue? Après quelques marques de dédain (car la boue même me méprise) elle me dit que sa maîtresse s' en donnoit , et que tout malôtru que j' étois, si j' étois mis, je pourrois la voir, rue tiquetone, à une maison qu' elle désigna. Je me retirai, après avoir fait quelques remontrances à cette fille, qui me valurent une gourmade, et j' allai me cacher dans mon repaire, cour d' Albret, où, dans une espece d' écurie, couchoient sur la paille d' autres malheureux comme je le suis, mais moins coupables que moi. Le lendemain, dès qu' il fut jour, j' écrivis à Laure à peu près ce qui suit. l' auteur de vos égarements est puni, ma cousine; il l' est par les loix, par la perte d' un bras, par ses remords déchirants, et sur-tout par le désordre où vous vivez. Quel plaisir, ma chere Laure, trouvez-vous donc encore au sein du crime? Quoi! Il ne vous lasse pas! Vous n' en êtes pas rebutée, fatiguée! J' ai vu l' un de vos deux complices périr sur un échafaud; l' autre, qui vous écrit à présent, est flétri par la peine qu' on inflige aux scélérats, et il ne sauroit se dire à lui-même qu' il ne l' a pas méritée, quoique l' accusation principale se soit trouvée fausse: de combien d' autres crimes n' étions-nous pas chargés, moi, Gaudet, vous-même? Laure, j' aurois à vous citer l' exemple d' Ursule, si le mien, si l' effroi qu' il vous doit causer, n' étoit pas plus que suffisant: j' aurois l' exemple de Zéphire... mais n' allez pas vous comparer à celle-ci; elle étoit honnête, lors même que ses actions étoient infâmes; son corps étoit souillé, mais son ame étoit pure; et la céleste justice n' a pas permis qu' elle finît dans l' état de dégradation. Néanmoins, ma cousine, si vous pensez à qui vous a perdue, que vous vivriez innocente dans votre patrie; que Gaudet, par amitié pour moi, employa tout l' esprit que le ciel lui avoit départi pour un meilleur usage, à vous séduire, à vous corrompre, vous comprendrez que vous pouvez peut-être vous relever aussi haut que Zéphire. Songez-y bien, ô Laure! Il est un asyle qui pourroit vous être ouvert, et qui m' est fermé. Adieu. je fis porter ce billet par un gueux de mes camarades. Voici la réponse de Laure. viens, non pour me prêcher, mais pour goûter encore dans mes bras une volupté qui chassera ta noire mélancolie. La morale n' est que le fruit du chagrin, et de l' impuissance de se livrer aux plaisirs. Je veux te rendre à toi-même. Nous donnerons, si tu veux, des larmes à Gaudet, mais en sablant du champagne; et feu mon pauvre mari ne sera que le squelette du festin de Trimalcion. j' inviterai Obscurophile. Comme on m' a dit que tes habits n' étoient pas en état, je t' envoie un tailleur. adieu, cher Edmond. En vérité, l' envie que j' ai de te voir passe tout. Laure. j' en suis là aujourd'hui, monsieur: je porterai moi-même la réponse à ce billet. Je veux que ma figure, ma misere, mes remords, mes larmes, mes cris épouvantent ces deux mondaines, et les guérissent pour jamais de l' envie de plaisanter, sur-tout avec moi. Adieu... mais encore un mot. Que fait- elle ? Est- elle contente? Ou du moins dans un état supportable? ... et ma soeur Ursule? Et les enfants? Et votre femme? ... Tiennette! Tiennette! Où est le temps que je vous appellois de ce nom-là! Où elle nous faisoit tenir tous deux à ses côtés? ... rien pour elle ; je n' ose, mais je me jette à ses pieds... empêchez- la tous de parler de moi, de penser à moi. Edmond le malheureux. p s adressez-moi votre réponse, rue tiquetonne, maison du perruquier, chez Laure: ne songez pas à venir; je vous fuirois, et vous me rendriez plus malheureux. Votre réponse par le premier ordinaire, où je ne l' attends plus.
lettre 203. Pierrot à Madame Parangon.
assassinat d' Ursule. ô madame! Voilà un mot de lettre que je reçois de m le marquis. mon cher Pierre, je vous écris désespéré: ma femme, votre chere soeur, vient d' être assassinée... le 25, jour de noël, un scélérat s' est approché d' elle, comme elle descendoit de carrosse, en revenant de visiter et servir les pauvres et les prisonniers, suivant son usage, et il lui a plongé dans le sein un large couteau; elle est morte sur le champ. Monsieur Pierre, ses vertus m' avoient touché depuis quelque-temps; je secondois ses pieuses intentions, et l' on nous voyoit souvent sortir ensemble. Je ne la méritois plus; mais mon fils! ... il perd beaucoup. Je ne suis pas en état de le former, comme elle commençoit à faire; les progrès de cet enfant étoient sensibles entre ses mains; elle s' en étoit fait adorer. Adieu, Monsieur Pierre; je n' ajouterai rien à cette triste nouvelle, que le témoignage de ma douleur, et l' assurance de mon attachement pour vous. mon dieu! Mon dieu! Quel coup! Et ce pauvre enfant! Et ma pauvre soeur! elle venoit de servir les pauvres! ce mot pourtant, ce mot là a bien soulagé mon triste coeur! Que Dieu oublie ses fautes, et qu' il veuille ne se souvenir que de ces pauvres qu' elle a servis! ô mon Dieu! Vous étiez en prison, et elle vous a visité; vous avez eu faim, et elle vous a donné à manger, vous avez eu soif, et elle vous a donné à boire; faites-lui miséricorde, mon Dieu, et regardez son pauvre fils... pardon, ma chere dame, au lieu de vous parler, je parle à notre pere. S' il y a quelque chose que je puisse faire pour m le marquis, pour l' enfant, conseillez-moi, s' il vous plaît, madame. Je suis avec respect, etc.
lettre 204. réponse de M Loiseau à Pierrot.
on soupçonne le marquis. nos amis et moi, nous partageons votre peine, cher et respectable Pierre. Je ne metspas dans ce nombre Madame Parangon; sa douleur passe la vôtre; ce nouveau coup l' accablera peut-être tout à fait. Elle venoit de verser un torrent de larmes, en lisant le papier que je vous envoie; c' est une lettre qu' Edmond m' a écrite: elle l' achevoit pour la seconde fois, quand votre exprès est entré. J' ai lu le premier, par une sorte de pressentiment; j' ai voulu m' arrêter: elle lisoit avec moi: un cri perçant a précédé une longue foiblesse. Voulez-vous, mon cher Pierre, que je vous dise ce que pensent nos amis, et surtout Fanchette, qui ne quitte plus sa soeur, depuis qu' Edmond a paru dans nos quartiers? Ils soupçonnent le marquis d' avoir fait le coup, ou de l' avoir ordonné. Dans ce cas, adorons les desseins de Dieu; mais taisons-nous, à cause du petit comte votre neveu. Voilà notre avis à tous. Du reste, si vos affaires vous le permettent, faites le voyage; je m' offre, ou plutôt, je veux absolument vous accompagner.
lettre 205. réponse du même à Edmond.
sans le savoir, il donne au malheureux une lumiere terrible . Auras-tu donc toujours la cruauté de nous fuir? Ta lettre nous a fait tous fondreen larmes, et la fin, sur-tout, nous a desespérés. Ingrat! N' es-tu plus sensible à rien? Veux-tu donc ajouter à tes fautes passées, le malheur de tous tes amis? ... hélas! Une circonstance inattendue auroit rendu ta présence ici bien nécessaire! L' on n' a pu t' instruire de ce qui se passe depuis bien longtemps. Ursule étoit mariée; elle avoit épousé le marquis; la mere de ce seigneur avoit été jusqu' à faire le voyage d' Av pour aller la chercher, afin de légitimer le petit de *: les collatéraux eux-mêmes, qui tous n' ont que des filles, avoient formé le même voeu, et ont rétabli les affaires délabrées du chef de leur maison: ton neveu, à présent m le comte de *, est héritier légitime et reconnu d' une grande maison. Ursule, dans son nouvel état, n' a montré que des vertus; Madame Parangon étoit l' ame de sa conduite. Mais il semble que le ciel ne veuille que des victimes innocentes, ou du moins purifiées; Ursule vient de périr assassinée... et Madame Parangon se meurt. L' on soupçonne le marquis d' avoir attenté aux jours d' une femme qu' il n' aimoit plus, et qu' il n' avoit épousée, qu' à cause de son fils. Je t' avouerai, ingrat ami, que l' intérêt qui commence à renaître dans ton coeur pour ceux qui t' aiment, nous avoit d' abord flattés; mais ton post-scriptum a tout détruit; et la mort de la plus méritante des femmes et des amies mettra le comble à toutes nos peines. Cependant, encore de tes lettres. Je te jure, sur mon honneur, de ne pas faireune démarche qui puisse te déplaire. écris-moi sans crainte... sans crainte: Edmond craindroit mon amitié! Je cesse; on a besoin de moi. Il y a une personne ici que tu serois bien étonné d' y voir! Si tu veux le savoir, viens-y, ou jamais tu ne le sauras. Loiseau. Vois ce nom-là; c' est celui de ton plus ancien ami, que tu affliges.
lettre 206. avant d' avoir reçu la précédente. Edmond à M Loiseau.
l' infortuné avoue son fratricide. furies, ne me poursuivez plus! ... elles m' environnent, elles m' environnent! Mais je les brave: ... je n' ai fait qu' une action vertueuse! ... vertueuse! ... je ne saurois régler ma main; elle tremble, et ne forme que des traits confus... écrivons pourtant... j' ai confondu les effrontées sans pudeur; je les ai confondues... au lieu d' une,... j' en ai puni trois! ... tu sais bien ce que je te disois de Laure? L' ami, t' en souviens-tu? ... mes idées s' embrouillent... les tiennes seront plus nettes... j' ai porté hier... non, c' étoit ce matin... que le temps est long! ... mais c' est ce matin, à dix, ou onze heures, ou midi, je ne sais lequel; j' ai porté ma réponse écriteavec du sang... écrite, je voulois dire, d' une maniere sanglante... on vient! C' est pour m' arrêter, je crois! ... voici la lettre: vous voulez voir Edmond; il faut vous satisfaire, mesdames: il va s' offrir à vos yeux. Puisse sa présence ne pas vous en faire repentir! Le porteur vous le montrera. Adieu. Edmond le malheureux. -où est-il? Qu' il paroisse-, se sont écriées les deux femmes! En vérité, a poursuivi Obscurophile, Edmond ne sait guere vivre de nous envoyer cette hideuse figure! -il s' est envoyé lui-même (ai-je répondu); c' est Edmond qui vous parle-. à ces mots, elles ont fait un cri perçant. Deux laquais, celui de Laure et celui d' Obscurophile, sont accourus avec les deux femmes-de-chambre: ils sont tombés sur moi, et commençoient à me maltraiter en me chassant: Laure s' est écriée et leur a fait lâcher prise; elle leur a ordonné de se retirer. Lorsque nous avons été seuls, elle m' a demandé pourquoi j' avois réfusé de me mettre décemment avant que de venir. -pour te montrer mieux les ravages du vice (ai-je répondu): j' ai mérité l' état où tu me vois, et tu en mérites autant, si tu ne changes. Vois ce désordre extérieur? Il est moindre que celui de mon ame et de la tienne. ô ma cousine! J' ai, comme toi, trouvé le crime agréable et riant, jusqu' à l' instant où de piege en piege, il m' a traîtreusement poussé au fond du précipice. Réponds-moi; dans ta situation, est-il quelque crime que tu ne commisses, si le plaisir ou l' intérêt te le commandoient? Refuserois-tu la plus avilissante débauche? Craindrois-tu de ruiner un pere de famille, de réduire sa femme au desespoir, et ses enfants à la misere? Dis-moi, connois-tu quelque frein? Non: pour mériter le dernier supplice, il ne te manque que l' occasion. Dis-moi encore: rentres-tu volontiers en toi-même; t' y complais-tu? Non: tu ne cherches que la dissipation; tu te fuis, et tu te ferois horreur, si tu t' envisageois. écoute: tu es ma parente; je te veux du bien: profite de mes fautes, et du châtiment terrible qu' elles m' ont attiré: regarde-moi bien; je suis un livre vivant où le seigneur a écrit le destin des scélérats et des impudiques; regarde, et ne détourne pas la vue-. Elle s' est mise à pleurer. -ô Edmond (a-t-elle dit) comme te voilà-! Obscurophile l' a interrompue: -ma foi, ma chere, je ne l' aurois jamais remis! Mais vous avez peut-être quelque chose à vous dire? Je vous laisse. Armide! (c' est sa femme-de-chambre) allons, partons; je ne dînerai pas; mes vapeurs viennent de me prendre. -adieu (lui ai-je dit) aussi-bien tu ne mérites pas de m' entendre. -ah! Comme cet homme est grossier, insolent-! La colere m' a transporté; je l' ai poussée de hors. Cette conduite de ma part a choqué Laure; notre conversation est devenue fort vive; elle étoit fâchée que je la brouillasse avec une amie de l' importance d' Obscurophile, qui l' avoitfait recevoir parmi les surnuméraires , et la mettoit à l' abri de tout inconvénient. Je ne suis pas convertisseur, et ne mérite pas de l' être; je me suis emporté; j' ai cité l' exemple de ma soeur, qui... l' on ne m' a pas laissé finir: -qui vit avec le marquis d . Vous vous trompez; elle est à Au . -je la vis l' un de ces jours dans son carrosse; je l' ai parfaitement reconnue; elle et le marquis de * étoient tous deux dans le même fond... va, mon pauvre Edmond, va convertir ta soeur, avant de songer à moi-. Je n' ai répondu que par un soupir de fureur. Mes pas, comme malgré moi, se sont tournés du côté de l' hôtel de . Le jour tomboit; mais j' ai vu de mes yeux, j' ai vu ma soeur parée, quoique modestement, descendant du carrosse... un transport de rage, dont je n' ai pas été maître... non, ce ne peut être un forfait... ô manes sacrées de mes parents, recevez cette victime... pourquoi, pourquoi son sang... mais il auroit souillé votre cendre... on parle d' Oreste, de ses remords, des furies qui le poursuivoient! On dit le vrai, ou du moins le vraisemblable: tout en m' approuvant, je tremble, je frémis... on n' a pu me voir... Ursule m' a reconnu sans doute; elle est tombée sans jetter un cri. Il ne me restoit qu' un bras: n' est-il pas de trop!
lettre 207. Pierrot à Loiseau.
le seigneur nous a châtié dans sa fureur. je pleure et je me récrie. Ah! Mon cher monsieur! Mon cher monsieur! Que faut-il devenir! Je dis à Dieu: est-ce assez, est-ce assez, seigneur mon dieu! Prenez plutôt la vie de votre serviteur! ôtez-le de ce monde; car vous lui avez rendu la vie un fardeau insupportable. Voyez, mon cher monsieur, voyez ce billet: il n' est plus de termes pour me nommer... Pierre! Le monstre a tué sa soeur; ... il l' a tuée vertueuse, innocente... il l' a poignardée... il s' est baigné dans son sang... eh! vous ne m' engloutissez pas, gouffres de l' enfer, qui m' avez vomi! ... il l' a tuée! Le monstre l' a tuée! Edmond, le monstre, le furieux, le forcené, l' infâme qui vous a déshonoré tous, il l' a tuée! ... justice des hommes, prépare un bûcher; qu' il y périsse par un supplice lent, affreux! ... j' y vais, j' y cours... adieu... on en accuseroit un autre, peut-être. Ah! Quelqu' autre que moi est-il capable de mes forfaits! ... adieu... qu' un bras... eh! Pourquoi, justice céleste, pourquoi ne me les avoir pas ôtés tous deux! ... adieu. le monstre. ô mon cher monsieur! Que faut-il faire? La premiere chose est irréparable; et la seconde... l' est peut-être aussi... le misérable se sera livré! ... que devenir... j' attendrai votre réponse, mon bon monsieur.
lettre 208. réponse.
M Loiseau vole à notre secours. je vous écris sans descendre de cheval: je partois quand votre homme est arrivé; la funeste nouvelle m' étoit parvenue avant que vous l' eussiez. Demeurez tranquille; je ferai seul autant que nous deux. Demain je serai à Paris. Je ne vous offre pas des consolations: un homme aussi religieux que vous, les trouvera dans sa résignation aux ordres de la divinité.
lettre 209. de Paris. M Loiseau à sa femme.
le marquis a fait conduire Edmond en Angleterre. M Loiseau visite Laure, et la fait rentrer en elle-même. ma chere femme, je me hâte de t' informer de ce que j' ai fait depuis mon arrivée. Je suis descendu chez m le marquis: je l' ai trouvé dans la plus grande affliction. Je me suis fait connoître. Après les explications nécessaires, il m' a répondu: -mon cher monsieur, je suis bien triste, bien malheureux! Le coupable est venu ici; il m' a effrayé. Il me demandoit la mort; il s' est jetté sur le cercueil de sa soeur, qui n' étoit pas encore inhumée; il se rouloit par terre, et vouloit se tuer. J' ai compris par ses discours sans liaison, qu' il l' avoit crue dans le désordre... eh mondieu! Ne faut-il donc que retourner à la vertu, pour que tous les maux en foule tombent sur nous? La pauvre marquise n' a eu que des peines, depuis que sa conduite est exemplaire... elle commençoit à respirer: elle m' avoit entraîné par son mérite, et je la perds! ... que falloit-il faire de l' infortuné, monsieur? Pour moi, je l' ai fait porter dans ma chaise par deux de mesgens, et l' ai fait conduire chez l' étranger. Il est à Londres: il a de l' argent: un homme à moi le veille, et l' empêchera de revenir. -vous nous rendez la vie, me suis-je écrié dans un premier mouvement. Ah! Monsieur... -ce n' est pas-là tout (a-t-il repris); je savois que si ma femme avoit eu à remettre son fils en d' autres mains que les siennes, ç' auroit été à Madame Parangon qu' elle l' auroit confié: priez-la de s' en charger, et de faire cette bonne oeuvre; non pour moi, qui ne mérite rien de sa part; mais pour son amie, mais pour l' objet de la tendresse et des complaisances d' Ursule: car je sens que de la maniere dont l' éducation de mon fils a été commencée, il faut qu' elle soit continuée dans le même esprit; sans quoi il en seroit de lui comme d' un enfant qu' on ôteroit d' une bonne nourrice, pour le donner à une mauvaise; il seroit pis que s' il avoit toujours eue cette derniere. -si elle vit (ai-je répondu), elle le fera, monsieur, soyez en sûr: mais voilà de terribles assauts! Et je crains bien qu' elle n' y succombe! -écrivez-lui donc vîte ma proposition: je crois, vu son amitié pour ma femme, qu' elle fera impression sur elle, et la distraira de ses chagrins, par l' envie d' être utile à sa chere Ursule au-delà du tombeau-. Ainsi, ma chere femme, essaie de cette recette: tâche de la retirer de son anéantissement, par cette admirable disposition où elle est toujours, de consacrer sa vie à ceux qui lui sont chers.Tu vois que j' ai peu de choses à faire à présent ici. Je fus hier voir Laure, qu' heureusement je trouvai seule. Comme elle ne me connoît pas, elle prit l' air d' usage pour me recevoir. -mademoiselle (lui dis-je) mon nom est Loiseau ; Gaudet et le malheureux Edmond vous auront sûrement parlé de moi-? Elle m' a répondu par un compliment. -j' aurois bien des plaintes à vous faire de vous à vous-même (ai-je continué); si des plaintes et des reproches pouvoient réparer un malheur-. Puis, au lieu de rien détailler, j' ai tiré la lettre d' Edmond. Elle l' a lue: je l' ai vue frissonner, pâlir, et pleurer. Sans dire un mot, je lui ai donné sur le champ celle de Pierre, où étoit inclus le billet d' Edmond. -c' en est trop! (a-t-elle dit en me le rendant). Ah dieu! J' ai causé la mort de ma cousine, et le crime d' Edmond! ... vous verrez, monsieur, si j' ai le coeur sensible-! Comme ell e achevoit ces mots, une belle dame est entrée. J' ai compris que c' étoit Obscurophile. Laure l' a mise au fait en deux mots. -ah bon dieu! (s' est écriée la danseuse)... mais il faut faire pendre cet homme-là! ... dis donc l' amie? Je ne remettrai plus les pieds chez toi, je t' en avertis: s' il y venoit encore, je mourrois de peur: fi donc! Un assassin! Mais c' est horrible-! La tête vuide a parlé quelques minutes sur ce ton-là, sans qu' on l' ait interrompue; ensuite elle s' est levée. -tu pleures! Ah bien; je te laisse: adieu les voisins, nous ne sommes plus ensemble-. Laure l' a reconduite,pour lui dire, qu' elle l' obligeroit de l' oublier. La danseuse a répondu par quelques lazzis fort bêtes, et s' en est allée. Mais l' air sec dont Laure lui avoit parlé, m' a fait voir qu' elle étoit touchée, et qu' elle vouloit changer. Je l' ai confirmée dans sa résolution naissante, en lui faisant entendre, que pour qu' elle eût un effet durable, il falloit quitter Paris, et se réunir à sa fille. -eh! Où est-elle, monsieur? -chez-moi, sous la conduite de Madame Parangon. -ah! Monsieur, je vais partir avec vous, si vous voulez me faire cette grace-. Ainsi, à moins qu' elle ne change d' ici à quelques jours (ce que je suis loin d' imaginer), je l' emmenerai: préviens-en ces dames, qui sans doute m' approuveront; c' est la mere de la petite Laure, et une parente d' Edmond, qui s' intéresse à son changement. Au plaisir de te revoir, ma chere femme: il tardera le moins que je pourrai. (il y a ici un intervalle de plusieurs mois, durant lesquels le marquis fut à Av, avec son fils, pour engager Madame Parangon à se rendre à Paris, afin d' y élever ce jeune homme sous les yeux de sa famille, et au milieu du grand monde. Il laissa le jeune comte, pour achever de la gagner, consentant qu' il demeurât quelque-temps en province; et de retour à Paris, il reçut la lettre suivante.)
lettre 210.
traduite de l' anglois. à monsieur, monsieur le marquis de , à Paris. Monsieur le marquis de *: un homme logé chez moi, qui se dit françois de nation, et valet d' un meurtrier qui s' est réfugié ici, m' a prié de lui faire expédier un certificat par le juge de paix du canton, comme cet homme s' est dérobé à lui à son insu: en conséquence, et pour preuve qu' il ne disoit rien que de vrai, ce domestique a déposé l' argent qu' il a reçu de vous, m le marquis, pour les besoins de sondit maître, afin qu' il vous fût renvoyé fidélement. Vous pouvez donc, m le marquis, faire prendre cette somme à Calais, au bureau du paquebot. Je vous salue très-humblement, m le marquis, Andrews Powel, aubergiste du lion-d' or, à Portsmouth, proche le port. Certificat du juge de paix. il appert, tant par le témoignage d' Andrews Powel, aubergiste du lion-d' or de cette ville de Portsmouth, que par le désintéressement du nommé Lajarrie, françois de nation, domestique d' un sieur Edmond, aussi françois, réfugié dans ce royaume, que c' est contre le gré et à l' insu dudit domestique, que ledit sieur Edmond a disparu, sans qu' on ait pu découvrir la route qu' il avoit prise. En conséquence, nous avons reçu le dépôt de l' argent dudit sieur fugitif, pour le faire passer en France à m le marquis de , qui l' a donné. Et nous avons signé le présent. chevalier Turnill. apostille du marquis de * sur l' enveloppe des deux pieces précédentes, à l' adresse de M Loiseau. voilà ce que je reçois de Calais, mon cher monsieur; je vous envoie le tout. J' embrasse mon fils et sa chere institutrice, et je suis au comble de la joie qu' elle prenne un peu le dessus. Dans le fond, celui qu' elle pleure ne vaut pas la moitié des larmes qu' elle a versées. Bien des choses à Madame Loiseau: je n' oublierai jamais ses attentions pour moi durant mon séjour à Av. Je suis bien fâché que la jolie veuve n' ait pas voulu de mes consolations: elle est presqu' aussi triste que Madame Parangon: ça ne va pas à son minois chiffonné; non ça ne lui va brin, ça ne lui va brin . Je n' oublie ni la charmante Fanchette, ni la pénitente.Quant aux hommes, ils savent bien que je suis leur ami... (intervalle de trois années, durant lesquelles, tous les amis se trouvant ensemble à Av, et Edmond ne donnant pas de ses nouvelles, il n' y eut aucune lettre.)
lettre 211. du Canada, 1768. Edmond à Pierrot.
il me fait le récit de sa fuite, et de son séjour parmi les sauvages. si tu t' intéresses encore au monstre, c' est lui qui t' écrit. Après mon crime, on me fit conduire à Londres; j' espérois que la mer m' engloutiroit en passant, et je me laissai embarquer sur le paquebot. La capitale d' Angleterre ressemble trop à Paris, je m' y croyois encore, j' allai à Portsmouth, où il se faisoit un embarquement pour un voyage autour du monde. Je me dérobai à mon garde, et je donnai de l' argent à un capitaine, pour qu' il me reçût à bord. Je partis. Arrivé dans la mer du sud, je croyois que le scorbut m' emporteroit; il me respecta; c' est une mort infâme, telle que ma vie, que le ciel me réserve. Je descendis à terre dans le pays des patagons , et je me suis vu entre deux de ces grands hommes, doux comme desagneaux, parce qu' ils n' ont pas encore nos passions et nos vices. J' ai erré dans un pays couvert d' arbres de haute-futaie; puis j' ai passé une riviere, et j' ai trouvé un pays nud, sans habitants, sans eau douce, et dont la terre est imprégnée de sel; cette terre maudite me sembla faite pour moi; j' y voulois mourir; on me força d' en sortir: j' ai passé par le Chili , la patrie d' hommes courageux, devenus cruels par les maux qu' on leur a faits; mais aucun d' eux n' a voulu me punir: une marque de réprobation imprimée sur mon front, comme à Caïn, empêche qu' aucun être vivant ne me touche. J' ai vu l' isle de Juan Fernandès , et je m' y suis caché pour y être abandonné: je couchois à l' air, et les chiens voraces qui désolent cette terre, heureuse sans les européens, ne m' ont pas dévoré. On m' a retrouvé, et leurs aboiements m' ont fait découvrir, comme la bête fauve lancée par le limier; l' on m' a reporté dans le vaisseau. Enfin, j' ai été débarqué dans le Canada, cette nouvelle colonie angloise, qui étoit française auparavant. Dès que j' ai joui d' un peu de liberté, je me suis enfui chez les nations sauvages: le huron, l' iroquois, l' illinois, le sioux, l' Algonquin, m' ont dédaigné; mais les eskimaux m' ont reçu, parce qu' ils étranglent leurs peres, lorsqu' ils sont caducs: je suis au milieu d' eux; ils n' ont point horreur d' un parricide: je vis avec eux comme une bête féroce; mais je pleure mes crimes; mes hôtes n' ont point de remords; le vieillard las de la vie, descendgaiement au tombeau, et c' est un acte de piété filiale qu' il exige de ses enfants, que l' action qui lui donne la mort: mais moi... heureux temps, où j' errois dans ces campagnes solitaires, ô S! Où je ne désirois pas ces plaisirs trompeurs qui m' ont perdu, vous ne reviendrez plus! Repos, tranquillité, contentement intérieur, je ne vous goûterai plus! Mon ame, comme une terre abandonnée à l' avide mercenaire, est effétée... détestable urbanité, qui multiplie nos besoins et rafine les plaisirs, ah! Que tu fais de malheureux! Prétendue barbarie, précieuse grossiereté, reviens, ah reviens! Ramene-nous les glands et les forêts! Les hommes (car ce n' est plus moi) les hommes y trouveront plutôt le bonheur, que dans ces gouffres de fange, de fumée, de vices et d' horreurs, qu' on nomme villes, et qui ne sont que les cachots et le malaise du genre-humain... ignorance! Précieuse ignorance, pourquoi, comme Adam, ai-je voulu te perdre, et acquérir la science du mal et du bien! ... ô mon pere! Qu' avez-vous fait? C' est vous qui m' avez arraché de votre sein paternel, pour me jetter loin de vous... je ne m' en suis plus rapproché, que pour y porter le poignard... malheureux! Est-ce à toi de troubler sa cendre! ... pardonnez à mon pere! Pardonnez... me pardonner! Monstre que je suis! Ne vois-je pas ma mere qui l' en empêche, et qui me redemande sa fille! ... ils ne peuvent pas me pardonner; je suis perdu, perdu pour jamais... ô Seineque ne m' engloutissois-tu, que ne me couvrois-tu de tes ondes, au lieu de me porter dans le séjour des plaisirs perfides, et des remords trop vrais, qui suivent le crime! ... et les mers, les mers n' ont pas ouvert leurs abymes profonds, pour absorber un monstre couvert du sang de sa soeur; qui s' est inhumainement abreuvé des larmes d' une amie,... et qui pour n' avoir rien d' innocent, après avoir déshonoré sa famille, a poignardé une femme qui lui avoit sauvé la vie...! ô vous tous qui m' avez fait du bien, vous en êtes punis; et sans doute cette punition est juste... il faut étouffer les méchants... que de forfaits j' ai commis: si ma pensée s' y arrête, elle erre comme sur un océan immense... mes crimes, comme un feu brûlant voloient devant moi, et séchoient sur pied la vertu, l' honneur, tout ce que m' avoit donné de biens l' amour et l' amitié... vous , que je ne nommerai plus! ô vous que j' ai souillée... Manon, dont mes vices ont causé la mort... infortunée que j' ai corrompue et poignardée...! Zéphire, à qui j' ai arraché la vie! ... tous mes amis que j' ai attristés; et toi, ô mon... (je ne suis plus ton frere)... soyez pour mon coeur le plus affreux des supplices... je n' embrasse que ton ombre, ô Gaudet! Je m' attache à ton ombre plaintive; je la vois dans ces vastes solitudes errer autour de moi, et secouer sur ton malheureux ami, la rage et le désespoir... adieu. Dans peu j' aurai passé comme l' ombre: mes jours seront ceux du méchant, dont il ne reste aucun souvenir. apostille. j' ai remis cette lettre à un marchand françois qui retourne à Paris, sans espoir qu' elle te soit rendue.
lettre 212. de Paris, le reçue dans le même temps que la précédente. Zéphire à Madame Loiseau.
elle fait un voyage à Paris, pour affaires, dans le temps que Madame Parangon venoit de retourner à Av, après avoir achevé l' éducation du fils d' Ursule. avec le temps, les passions s' éteignent, dit-on: c' est apparemment l' ordinaire. Pour moi, depuis que je suis à Paris, l' apparente tranquillité dont je jouissois avec vous, s' est évanouie; tout ici me rappelle Edmond. Je ne l' ai pas revu depuis ce jour... ce jour cruel, le commencement de tous les malheurs qui l' ont accablé depuis, et qui l' ont rendu méconnoissable! ... mes yeux se fixent avec avidité sur tous les infortunés que je rencontre; il me semble que je vais le découvrir sous la livrée de la plus affreuse misere... ô mon amie, mes pressentiments ne me trompent guere. Vous vous souvenez de la nuit qu' il passa par Av; j' ouvris la fenêtre, tandis qu' on parloit de lui, commepour le voir arriver, et le malheureux étoit au-dessous; l' obscurité m' empêcha de l' apperçevoir... je ne sais pas si j' ai conservé beaucoup de ces attraits qui me firent autrefois rechercher: quel bonheur ne seroit-ce pas pour moi de les employer à faire à Edmond, tel qu' il est, un sort que d' autres pourroient envier! Ah! Qu' il soit défiguré, mutilé, je n' en serai que plus tendre! Puissai-je, puissai-je lui prouver que, fût-il l' horreur même, je l' adorerai toujours! ... voilà les pensées qui m' occupent à tout moment. Jugez, mon amie, si d' après cela, je dois être fort sensible aux cajoleries du marquis de . Je dis cajoleries ; car, quoi qu' il soit assez libre, et que je loge chez lui, comme vous m' avez tous engagée à le faire, il n' a pas encore manqué le moins du monde aux égards qu' il devroit à son égale. Il est vrai que la présence du jeune comte, de cet aimable jeune homme qu' a formé notre incomparable amie, seroit un rempart assuré contre le cynisme du pere. Le marquis l' adore; il est fier du mérite d' un pareil fils. Il songe à le marier. Il le présenta derniérement à la cour: une duchesse, mere d' une fille charmante, parut le remarquer; elle l' entretint, et en fut si contente qu' elle l' emmena chez elle, et que depuis ce temps-là, il y va tous les jours. Je sais qu' il écrit à sa petite maman (comme il l' appelle toujours, même ici), et qu' il ne se conduit encore que d' après ses conseils: ainsi l' on ne peut que bien espérer. Je n' entrerailà dessus dans aucuns détails; vous êtes à l' une des sources. Mes affaires avec les fermiers de campagne, et les locataires des maisons à la ville de M Trismégiste, sont fort avancées. J' ai fait des remises aux plus pauvres; et comme je ne puis toucher aux fonds, qui, par la volonté du défunt, appartiennent à mon fils, j' ai, autant que je l' ai pu, légitimé la possession de cette fortune, en restituant sur les revenus aux héritiers naturels. Je viens de marier deux nieces, qui sont les seules parentes assez proches pour hériter, et je leur donne à chacune vingt mille écus, dont un tiers comptant, un tiers dans deux ans, et l' autre tiers dans six. Cela me gênera; je ne jouirai de rien; mais je crois me devoir à ces privations. J' en suis même dédommagée dès-à-présent, par les amitiés que je reçois dans les familles alliées à celle de mon mari: auparavant on ne me regardoit qu' avec contrainte. Ma chere, mille respects à Madame Parangon; et dites à nos amis combien je les desire.
lettre 213. réponse de Laure.
premiere proposition d' une alliance bien malheureuse. c' est au nom de Madame Loiseau, qui est indisposée, que je tiens la plume. N' espereplus rien, ma chere Zéphire; on vient de recevoir une lettre par un vaisseau de retour de l' Amérique. Edmond n' est plus pour nous. D' ailleurs, un autre que toi auroit des droits plus anciens et plus sacrés. Je n' entrerai pas dans de plus grands détails; tu pourras voir la lettre; Pierre en envoie copie à m le marquis de , dans la vue de l' engager à faire ce qu' il pourra pour l' infortuné. Mon dieu, que ce garçon-là fait couler de larmes! Il est des êtres nés pour le tourment des autres; encore ne voudroit-on pas, au prix de la félicité la plus complette, être indifférent à ce qui les regarde. Mon amie, Madame Loiseau me disoit tout-à-l' heure que l' infortuné avoit eu dès l' instant de la naissance de ma Laure et de Parangon, le projet de les unir un jour. à ce propos-là, il m' est venu une idée: ton Zéphirin et la charmante Edmée-Colette, ne seroient-ils pas l' un pour l' autre deux partis bien assortis? Vous réuniriez ainsi dans d' autres vous-mêmes, ce que le sort a toujours séparé, le sang d' Edmond, celui de l' adorable femme , et le tien, ma chere? Pense à cela: Madame Loiseau est folle de la petite Edmée; c' est la maman trait pour trait; et si elle avoit un fils en âge, je n' oserois parler pour le tien devant elle. Madame Parangon nous a fait part de ce qui se passe au sujet du jeune comte. Madame la duchesse de * le desire pour gendre. Mais, quoique le parti soit très-avantageux, que la petite demoiselle (qui n' a que douzeans) soit de la plus séduisante figure, le comte a déclaré qu' il ne profiteroit de l' honneur qu' on vouloit lui faire, qu' autant qu' on retireroit Mademoiselle De * de l' abbaye de panthemont, où elle étoit, pour la remettre entre les mains de Madame Parangon. Je l' approuve fort: les femmes sont charmantes à Paris, mais bien mal élevées: j' aimerois presqu' autant la façon de penser qu' on t' avoit donnée; la pudeur y perdroit, mais notre sexe auroit moins d' aigreur et de ce malheureux penchant à commander, qui fait le malheur des deux sexes. Informe-toi si l' on accepte la condition. Je serois charmée d' être la premiere à annoncer ici une bonne nouvelle.
lettre 214. replique.
Madame Parangon est choisie pour élever la jeune demoiselle que le fils d' Ursule doit épouser. ma chere Laure, madame la duchesse consent à remettre sa fille à notre respectable amie. Mais je n' ose te répondre que cette nouvelle soit bonne, et fort agréable pour notre société; l' on veut que Madame Parangon vienne à Paris. Un côté de l' hôtel, où elle sera parfaitement libre avec son éleve,est déjà meublé: les jeunes gens pourront se voir sous ses yeux, et rester ensemble aussi long-temps que les devoirs du comte le lui permettront. C' est l' enthousiasme que le marquis a montré, qui a décidé la duchesse; il n' a parlé de Madame Parangon, qu' en la mettant au-dessus de l' humanité. S' il s' agissoit de tout autre, il y auroit à craindre que la trop grande idée qu' il en a fait prendre, ne nuisît à son mérite réel; mais avec notre amie, l' on n' a rien de pareil à redouter; elle est au-dessus de l' exagération. Je pense qu' elle laissera les enfants avec vous, jusqu' à ce qu' elle ait vu le train que prendront ici les choses; du moins c' est mon sentiment. Il est inutile de te dire que son arrivée retardera mon départ d' ici. Ton idée, au sujet d' Edmée-Colette et de Zéphirin, m' étoit déjà venue; mais je n' ai jamais osé en entretenir Madame Parangon; un je ne sais quoi, mal aisé à définir, m' en a toujours empêchée. Cependant, c' est ce que je desire à présent le plus au monde. M le marquis fait des démarches au sujet de l' infortuné. Il a trouvé à la cour les capitaines des deux vaisseaux destinés pour l' Amérique, et qui doivent relâcher sur les côtes du pays où est Edmond. Il leur a fait expédier des ordres pour le ramener de gré ou de force, en leur recommandant néanmoins de le ménager, et de le traiter avec tous les égards possibles... mais nous attendrons encore long-temps l' effet de ces démarches. Peut-être les fait-on trop tard! ...tu me dis, au sujet d' Edmond, qu' une autre a des droits . Je le sais: je subordonne les miens à ces droits plus sacrés... marque-moi le jour du départ: je veux aussi le savoir la premiere.
lettre 215. repartie.
Madame Parangon retourne à Paris. elle part jeudi 16: les enfants nous restent. J' en suis charmée; je tâcherai de faire naître l' attachement que je desire: je ne veux pas que des étrangers inconnus viennent un jour se mêler avec nos enfants; d' ailleurs, cette innocente passion m' amusera. La petite * s' en retourne avec notre amie, pour être à portée de sa mere, qui vient de perdre deux autres enfants qu' elle avoit. Fanchette accompagnera sa soeur, et M Quinci passera le temps de l' absence de sa femme avec nous. Je ne t' écris que ces deux lignes. Adieu, ma Zéphire.
lettre 216. Zéphire à Laure.
succès de Madame Parangon avec son éleve. il continue d' être question du mariage d' Edmée-Colette et de Zéphirin. tout se passe ici comme je l' avois prévu: notre amie est adorée. La petite demoiselle commence à lui être aussi attachée que peuvent l' être Edmée-Colette, Laure et le jeune comte. Les instructions solides sont égayées par les arts agréables, sur-tout par la peinture, et madame la duchesse est enchantée des progrès de sa fille. Elle laisse notre amie maîtresse absolue, depuis qu' elle connoît parfaitement sa maniere; et lorsqu' elle mene la jeune personne en compagnie, toujours la gouvernante l' accompagne. Tu auras beau champ pour ce que tu projettes; Madame Parangon est si occupée auprès de Mademoiselle De , qu' elle différera long-temps encore à demander les enfants. Elle penchoit néanmoins à prendre Edmée-Colette; mais elle a fait réflexion que sortant souvent avec la duchesse, il y auroit un égal inconvénient à mener cette enfant avec son éleve, ou à la laisser seule. Elle avoit bien jetté les yeux sur moi; mais comme je ne saurois m' empêcher de souhaiter vivementl' exécution de ton projet pour mon fils, avec la fille d' une personne que j' estime plus que tout au monde, je ne me suis pas prêtée; j' ai dit que je comptois m' en retourner bientôt. Fanchette, de son côté, ne peut rester long-temps ici; ainsi la petite vous demeurera d' autant plus sûrement, que notre amie dit elle-même, que ce n' est que pour sa satisfaction qu' elle vouloit l' avoir, puisqu' elle la trouve aussi-bien sous la conduite de Madame Loiseau, que sous ses yeux à elle-même. On seroit assez tranquille ici; mais... tout y rappelle l' infortuné. Les vaisseaux sont partis; quand reviendront-ils? Je t' embrasse bien tendrement, ma chere Laure. (intervalle de six mois, sans lettres qui se soient retrouvées. Il y en eut cependant quelques-unes, à ce que j' ai su, de Madame Parangon et de M Loiseau, ainsi que de Zéphire et de Laure.)
lettre 217. Pierrot à Madame Parangon.
tableau trouvé dans l' église de S. madame, voici une chose qui vient de me surprendre étrangement, ainsi que tout le village. Ce matin, on a trouvé ouverte la grande porte de notre église, qui ne fermeen-dedans qu' au verrou. On a soigneusement regardé s' il n' y avoit pas quelque désordre de commis: point; mais on a apperçu, à l' autel saint-Edme, un tableau de quatre pieds de haut, sur deux et demi de large, représentant un homme qui poignardoit une femme. L' homme ressemble à l' infortuné; la femme à Ursule. Il y a encore trois autres figures dans le tableau, deux de femmes; dont l' une vous intéresse, madame, et l' autre Madame Zéphire. En haut est un ange qui tient une épée flamboyante: les deux femmes tendent les mains en suppliant pour détourner le coup qu' il va porter: au bas, sous les pieds de l' infortuné, on voit un gouffre de feu qui s' entr' ouvre. Je ne sais, ma chere dame, que penser, ni que dire: qui peut avoir mis là ce tableau, si ce n' est le malheureux? ... mais peut-il être en France? Est-il possible qu' il y soit revenu! Je ne le sais pas, ignorant les distances et quels moyens l' on peut avoir, pour passer du nouveau-monde et de chez les eskimaux, dans celui-ci, et jusqu' à notre pauvre pays. M le curé et m le bailli (c' est m le conseiller, qui vient exprès rendre ici la justice tous les mois, et qui nous fait beaucoup d' amitiés à moi et à toute notre famille) ont dit que le tableau faisoit un beau morceau. Quant à moi, je ne m' y connois pas, mai s je trouve que les personnages (comme disent ces messieurs) sont tout comme s' ils étoient en vie, et l' on diroit qu' ils vont parler. Or, il me semble que mon pauvre frere n' ayant qu' une main,et ayant négligé si long-temps son état, ne peut guere l' avoir fait. Mais au surplus, madame, sur tout ça, comme sur le reste, je ne me crois pas en état de rien décider. Dieu peut tout. J' ai cru vous devoir informer au plutôt de tout ça, ma chere et bonne dame, à celle fin de vous demander, si vous consentez que le tableau reste là où il est. M le curé penche pour qu' il reste; mais m le bailli pense qu' on ne peut rien faire sans votre aveu, à cause des ressemblances. Ainsi, madame, c' est à vous qu' on s' en rapporte là-dessus. J' ai l' honneur d' être, en attendant votre décision, madame, votre, etc.
lettre 218. réponse de Zéphire.
Madame Parangon demande le tableau. je vous écris, au lieu de notre respectable amie, mon cher Pierre; et je commence par vous témoigner notre étonnement à toutes deux: il est égal au vôtre. Cependant, nous ne croyons pas pouvoir douter que le tableau ne soit d' Edmond; sûrement il est de retour. Cela peut être, selon m le marquis: les gens d' un vaisseau peuvent avoir trouvé l' infortuné parmi les sauvages, l' avoir pris, et l' avoir débarqué; il peut être venu à Paris, avoir fait le tableau, l' avoir porté rouléjusqu' à S, où il aura mis le cadre, et l' aura placé; mais tout cela n' en est pas moins surprenant. Madame Parangon pense que le tableau doit rester où il a été consacré. Mais elle souhaiteroit le voir, et qu' on le lui fît parvenir, en prenant les plus grandes précautions pour qu' il n' y arrive aucun accident, afin de voir et faire juger, par les maîtres de l' art, s' il est aussi beau qu' on le dit: il sera très-religieusement renvoyé. à présent, mon cher Pierre, que je vous parle un peu en mon nom. Je crois que mon amie ne veut avoir le tableau, que pour donner un aliment à sa douleur: cette douleur est son seul plaisir (passez-moi l' expression). Tous les moments que lui laisse son éleve, elle les emploie à servir les pauvres dans les hôpitaux et dans les prisons. Je l' accompagne. à chaque visage nouveau, je la vois tressaillir, le fixer, et détourner ses yeux chargés de larmes. Je suis tendre, sensible, mais notre respectable amie est une mer comparée à un foible ruisseau. Je crois pourtant que nous pourrions bien chercher Edmond où il n' est plus: s' il peint, s' il a repris l' exercice de son art, et qu' il y excelle, sa façon de penser est donc un peu moins rembrunie? Sans en parler à Madame Parangon, je ferai des informations parmi les artistes, et si je le découvre, je sais bien ce qu' il faudra faire. Adieu, mon cher Pierre. J' embrasse votre femme de tout mon coeur, ainsi que vos aimables enfants. L' aîné commence à vous seconder, je crois; votre fille qui le suit me paroîtêtre le portrait de sa mere: elle ne connoît pas le prix de ses charmes; qu' elle l' ignore toujours: le premier mouvement de vanité qu' ils inspirent à une jeune personne, est un pas vers la corruption. Je suis, etc.
lettre 219. Pierrot à Madame Parangon.
rencontre que je fais en venant des tombeaux. sculpture que j' y vois. J' envoie le tableau. madame, si le tableau n' est pas de l' infortuné, c' est au moins lui qui l' a apporté, car il est dans le pays. Un de ces soirs, en revenant des tombes de nos pere et mere, j' entendis marcher derriere moi. Je m' arrêtai, on s' arrêtoit; je marchai, on marchoit; et ça par trois fois différentes. Je ne suis pas peureux de mon naturel; et puis d' ailleurs, madame, Dieu voit tout; je retournai sur mes pas, ça, se jetta de côté pour me laisser passer, et quand je fus passé, j' entendis proche la marre un soupir qui me fit tressauter. -oh! Est-ce toi, mon malheureux frere? Me suis-je mis à crier: que je te voie au moins une fois encore, ne fût-ce que pour te tremper de mes larmes! Oh viens! Les voilà qu' elles coulent, et tu l' entends bien à mes sanglots-! Et voilà, madame, qu' apparemment ça s' étoit éloigné pendant que je parlois en pleurant:j' entendis d' au-de-là de la marre, ou je crus entendre, une voix étouffée, qui disoit: jamais, jamais! je courus de ce côté là, et je traversai l' eau jusqu' à la ceinture, pour couper au plus court. Mais je n' entendis plus ni marcher, ni soupirer. Je m' en revins dans un pauvre état, ma chere dame, mais je ne dis rien chez nous... si j' étois retourné aux tombeaux, comme ça me le disoit dans mon intérieur, j' aurois vu une chose bien plus extraordinaire. Une bonne veuve, avec son fils et sa fille, dont le plus avancé n' a que quinze ans, qui demeurent tout près du cimetiere, virent sur la tombe de mon pauvre pere, comme une chandelle. Et au lieu d' avertir quelqu' un des voisins, les voilà tous trois à trembler comme la feuille. La chandelle fut à la même place depuis l' heure à-peu-près que j' étois rentré chez moi, jusqu' à une heure avant jour. Et de temps à autre, on entendoit comme de petits coups de marteau: ce qui redoubloit bien la frayeur de la veuve et de ses deux enfants, qui ne dormirent pas de la nuit. Sur le matin, quand il fut bien jour, voilà qu' ils ont été, non pas voir ce que c' étoit, mais avertir les voisins, qui sont venus me chercher. Je suis allé avec eux, et nous avons trouvé attaché et scellé sur la tombe de mon pauvre pere, une petite double figure en marbre, dont la premiere couchée, languissante et décharnée, représentoit le respectable vieillard; et l' autre à ses pieds, le visage prosterné sur la poussiere, étoit l' infortuné lui-même: et sur la base oupied d' estal étoient ces mots ici: parricida furiis agit atus, indignus que venia, posuit opt par signum poenit. ce que monsieur le curé a expliqué: le parricide agité des furies, et indigne de pardon, a mis sur la tombe de son pere, ce signe de repentir. et sur la tombe de notre bonne et vénérable mere, étoit aussi en marbre, et scellé, un serpent qui mordoit au sein une figure de femme mourante, avec ces mots: quem fovit sinu, interemit morsu: il a déchiré le sein qui l' a porté. je ne saurois vous exprimer l' étonnement de tout le monde, madame: pour moi, les larmes me sont coulées le long des joues comme deux ruisseaux: et je me suis mis à genoux, pour prier nos pere et mere pour l' infortuné et pour moi. Je vous envoie le tableau, madame: peut-être souhaiteriez-vous de voir les deux sculptures; mais comme elles sont scellées, je n' ose porter le marteau sur les tombes de mes pere et mere, ni attenter au voeu de l' infortuné. Je suis, etc.
lettre 220. réponse de Zéphire.
mérite du tableau. Edmond traîne sa vie dans la misere. le tableau est réellement un chef-d' oeuvre; on l' a jugé tel ici. Rien n' y manque, coloris,vigueur, graces, beauté de têtes, vaguesse des draperies, mollesse de pinceau, et le reste: tous les artistes l' ont admiré. Le marquis vouloit le garder, en faisant à votre église un présent assez considérable, qui en auroit tenu lieu; mais Madame Parangon regarderoit cela comme une sorte de sacrilege; elle veut qu' il soit renvoyé, après qu' elle y aura fait mettre un riche cadre, autour de celui de bois, qu' on laissera par respect. Mon amie, en le voyant, n' a pas douté qu' il ne fût d' Edmond; elle y a reconnu sa maniere perfectionnée. Mais si elle en avoit pu douter, ce que j' ai trouvé en défaisant le cadre, l' en auroit convaincue; c' est le nom d' Edmond, avec l' épithete de monstre , qu' il se donne depuis la mort d' Ursule. Ce que vous nous marquez de votre rencontre nocturne, nous a causé une sorte de terreur. Si les sculptures valent le tableau, elles doivent faire des morceaux excellents. Mais vous avez bien fait de n' y pas toucher. Nous croyons qu' Edmond est à Paris: mais jusqu' à présent nous n' avons pu rien découvrir; on ne connoît pas d' homme privé d' un bras dans tous les artistes de la capitale: nous nous sommes assurées qu' à l' im... où il a travaillé autrefois, du temps que je fis sa connoissance, l' on ne peut se passer de ses deux mains. L' on vit bien, il y a quelques semaines, un homme mal vêtu, qui paroissoit étranger, s' arrêter devant l' hôtel de m le marquis, et regarder curieusement; mais cet homme n' avoit qu' un oeil et deux bras.Ce n' étoit donc pas lui. Moi-même, l' un de ces jours, j' allai dans un galetas porter quelques secours à un moribond, dont la vue me causa beaucoup d' émotion; une barbe touffue lui cachoit le visage; mais il avoit un son de voix nazillard et sépulchral qui ne ressembloit en rien à la voix d' Edmond: et d' ailleurs, mon coeur ne l' auroit-il pas reconnu? Ce malheureux ne me voyoit pas; il agissoit naturellement. Cependant je me sentis agitée... mais ce ne pouvoit être Edmond. Je revins le jour suivant; ce pauvre n' y étoit plus; l' on ne savoit ce qu' il étoit devenu. -mais il est mourant (dis-je à l' hôtesse? -madame répondit-elle) depuis que cet homme loge ici, je l' ai vu dix fois comme prêt à rendre l' ame, et se lever quelques heures après pour travailler à la peinture. -à la peinture! (me suis-je écriée.) -et à la bonne peinture (a repris l' hôtesse: ) je suis bien fâchée qu' il m' ait quittée; car je comptois me faire tirer. -mais a-t-il deux bras? -il est incommodé du gauche, à ce qu' il semble-. Edmond ne l' a pas du tout. Mon dieu! Je suis désolée de n' avoir pas trouvé cet homme. J' ai bien engagé la femme à me faire avertir, s' il revenoit, ou qu' elle pût le découvrir. Enfin hier, mon amie revenoit à pied avec sa soeur d' une maison voisine; elle sentit qu' on touchoit sa robe; en se retournant, elle vit un homme qui portoit le bord à sa bouche. Mais cet homme avoit ses deux bras. Il se retira sur le champ fort vîte. Fanchette, qui le vit très-bien, assure que ce n' étoit pas le mêmequi passa par Semur. Voilà tout, jusqu' à présent, mon cher Pierre. Il paroît que vous avez été plus proche que moi de l' infortuné; mais qu' il nous évite tous également. Je suis, etc.
lettre 221. Laure à Zéphire.
les enfants reçoivent leurs portraits d' un pauvre privé d' un oeil et d' un bras. Edmond est en France, il est ici, rien n' est plus sûr; et c' est lui que vous avez secouru, je crois; il s' occupoit à la peinture, par les motifs que vous allez voir. Hier nos jeunes gens se promenoient seuls dans le verger, les enfants de M Loiseau n' étant pas avec eux. Un homme qui n' avoit qu' un bras véritable, mais dont le gauche étoit postiche, s' est présenté à un endroit où le mur est tombé depuis quelques jours, et leur a demandé l' aumône en pleurant. Ils en ont tous été si émus, qu' ils n' ont jamais rien éprouvé de pareil. Parangon s' est avancé le premier, et a enhardi les trois autres; il lui a donné une piece de monnoie. Ma Laure n' en ayant pas, et ne sachant que donner, lui a présenté un mouchoir tout neuf, et fort beau; Edmée Colette, cette charmante enfant, lui a dit: -bon vieillard, ne pleurez pas tant; vous n' avez plus qu' un oeil, et il est bien rouge; vous pouvez le perdre comme l' autre: tenez, voilà mon étui d' argent, et mon brasselet; et si vous voulez mes boucles... -non, mon enfant (a répondu l' homme) je n' accepte qu' une chose, c' est votre brasselet-... elle le lui a donné; et le pauvre, en le recevant, l' a baisé. -et moi, dit votre fils, ne donnerai-je d a l 1 donc rien au bonhomme? Voilà ma montre; elle ne va pas, mais elle coûte plus de vingt-quatre sols: oh! Que je voudrois qu' elle fût de l' argent, ou de l' or, elle seroit toujours pour vous, bon-homme, car vous êtes bien pauvre, et bien affligé! -vous l' avez dit, mon enfant (a répondu l' homme: ) mais je ne veux pas recevoir de vous, sans vous donner aussi: tenez, mes charmants enfants, voilà de petits tableaux qui vous feront plaisir: voudriez-vous me dire auparavant vos noms-? Parangon s' est nommé, et le pauvre s' est couvert le visage de sa main. Ensuite ma Laure: il a levé les yeux vers le ciel en soupirant, (car il n' échappoit rien aux enfants de tout ce qu' il faisoit.) Edmée Colette a dit à son tour: -et moi, bon pere, je suis Edmée Colette: ma chere maman m' a laissée ici avec sa bonne amie Madame Loiseau, qui m' aime de tout son coeur, et la maman de ma bonne amie Laure, qui m' aime bien aussi: si je n' avois pas une maman comme je l' ai, je ne souhaiterois rien; mais... je desire bien maman! ... si vous la connoissiez! ... ah! Si elle vous voyoit, elle vous feroit du bien, car elle aime tous ceux qui souffrent...mon dieu! (a-t-elle dit aux autres) que nous sommes simples! Nous n' avons qu' à mener ce bon pere à la maison; on le soulagera, comme on fait tout le monde qui en a besoin. -le pauvre a remercié, et a demandé le nom de votre fils; qui lui a répondu, que sa maman étoit Madame Zéphire, et qu' elle étoit à Paris avec la maman de sa chere Edmée Colette. Le pauvre a dit: -je ne vous entends pas, mon fils: votre maman-? Et l' enfant a répété. Parangon voyant l' étonnement du pauvre, a confirmé ce que disoit votre fils. -elle est morte (a repris le pauvre). -dites, qu' elle a manqué de mourir (a répondu Parangon): elle fut blessée par mégarde, de la main d' un homme qu' elle pleure, et que nous pleurons tous; il crut l' avoir tuée; mais elle a guéri. -c' étoit donc elle-! (a dit le pauvre à demi bas.) il a donné les petits tableaux, et s' est retiré précipitamment. Les enfants les ont admirés d' abord, sans s' y reconnoître: mais enfin Parangon qui regardoit celui de Laure, lui a dit: -mais c' est ton portrait, mon amie! Et c' est aussi le mien que j' ai-! Edmée Colette s' est écriée: -voilà celui de Zéphirin! Et celui-ci me ressemble-! Chacun avoit son portrait en miniature, mais admirablement peint. Malheureusement nos jeunes gens se sont amusés fort long-temps à les considérer, avant que de nous les venir montrer: en outre, il n' y avoit à la maison que Madame Loiseau et moi; son mari étant à l' audience, M Quinci à la chasse, et les domestiques occupésaux travaux de la campagne. Il est même assez probable qu' Edmond, si c' est lui, comme on n' en sauroit douter, avoit profité de toutes ces circonstances, dont il s' étoit facilement instruit. Voilà, ma chere Zéphire, de quoi vous guider dans les recherches que vous ferez désormais. L' inclination de ton fils et de la petite Edmée Colette se développe de jour en jour davantage: Madame Loiseau et moi, nous n' entretenons Zéphirin que d' Edmée Colette, et réciproquement celle-ci, que des qualités de Zéphirin. Je suis sûre que nous réussirons; et puisque ce projet te flatte, tu peux y compter. Mais j' approuve qu' on n' en parle pas de sitôt à Madame Parangon: il faut lui ménager le plaisir de la surprise.
lettre 222. réponse.
Zéphire a vu Edmond sans le reconnoître, elle raconte un songe. il n' avoit qu' un oeil! ... ah dieu! Je l' ai vu, et mon coeur ne l' a pas reconnu! Jamais je ne m' en consolerai! ... il croyoit m' avoir ôté la vie! ... si j' en juge par mon coeur, qu' il doit avoir souffert de cette cruelle idée! ... ma chere Laure! Cette nuit, occupée de ta lettre,de cet instinct de la nature qui a porté nos enfants à secourir leur pere, la jeune Edmée-Colette, à montrer à celui pour qui sa mere a des sentiments si tendres, une compassion plus vive que la liaison du sang elle-même n' en inspire, cette nuit j' ai fait un songe que je ne puis me rappeller sans horreur. Eh! Qu' est-ce qu' un songe? Me diras-tu. Mon amie, je sais bien que c' est une illusion vaine: mais enfin, cette illusion est dans la classe des possibles, et après ce qui nous est arrivé, il faut s' attendre à tout. Il me sembloit qu' on faisoit les préparatifs du mariage d' Edmond et de sa cousine: tout étoit prêt; la joie qui régnoit dans nos coeurs, se peignoit sur nos visages: à cet instant même, deux monstres hideux se sont avancés; l' un a saisi Edmond, et lui montrant sa cousine avec un rire affreux, il l' en a séparé, pour l' aller dévorer à ses yeux: l' autre se plaisoit à tourmenter Madame Parangon elle-même; et malgré nos cris et nos efforts pour la délivrer, il l' a jettée dans un gouffre sans fond. Ces monstres sont ensuite revenus sur Edmée-Colette et sur Zéphirin; ils ont arraché mon fils de mes bras, ils lui ont cruellement ôté la vie. L' excès de ma douleur m' a réveillée comme ces deux monstres venoient à moi; et quoiqu' il fût grand jour, j' ai eu peine à me persuader que ce ne fût qu' une illusion. Ma Laure, il est inutile de te recommander, ainsi qu' à tous nos amis, de faire une garde exacte, pour tâcher de surprendre ce cruel et cher homme qui nous fuit, et se punittrop des fautes de l' ivresse et de la fragilité. De notre côté, nous ne négligeons rien ici. Adieu, ma Laure. Je suis bien triste! p s je rouvre ma lettre que j' avois déjà fermée, pour te faire part d' une étrange aventure qui vient d' arriver: je revenois de faire les bonnes oeuvres de notre respectable amie, lorsqu' au coin de la rue des prouvaires et de celle des deux écus, j' ai vu beaucoup de monde rassemblé; je me suis approchée: c' étoit une femme qui venoit de tomber par la fenêtre, en voulant fuir un homme qui la poursuivoit pour la frapper ou la tuer peut-être, à cause de l' état où elle avoit mis sa santé... j' ai voulu voir s' il n' y a pas quelques secours à donner à l' infortunée; elle respiroit encore; je l' ai fait promptement remonter chez elle, et j' ai envoyé avertir un chirurgien et un médecin habile. Mais, ma chere Laure, qui penses-tu qu' étoit cette infortunée? Obscurophile. Elle est dans le plus grand danger, et souffre des douleurs inexprimables.
lettre 223. la même à la même.
Edmond annonce obscurément à Zéphire les nouvelles afflictions que le ciel lui envoie. mon coeur palpite et ma main tremble... je viens de recevoir une lettre d' Edmond:je t' en envoie une copie pour sa fille, et pour nos amis. Lettre d' Edmond à Zéphire. j' ai pleuré votre mort, madame, et le ciel vous a conservé la vie... il ne m' a donc pas autant puni que je le croyois! ... je n' ai plus la main qui vous a poignardée... mais celle qui me reste a commis un fratricide! ... Dieu vengeur! Sans doute tu conduisois mon bras, et je n' étois que le vil et criminel instrument que tu vas bientôt jetter au feu! ... ma soeur étoit coupable, quoique beaucoup moins que moi: tant qu' elle fut infortunée, le ciel lui laissa la vie, pour expier ses crimes: elle alloit cesser de l' être, et la divine justice auroit été blessée, si une femme aussi criminelle avoit joui du bonheur; le dieu vengeur l' a fait tuer... et par qui? Par son corrupteur et son complice, qu' il éclaire l' instant d' après! ... suis-je assez avili, grand dieu! Et ta providence est-elle assez justifiée! ... madame, vous sentez bien qu' un coupable tel que je suis, ne peut jamais avoir de place parmi les hommes; le rang le plus bas est encore au-dessus de lui; il faut qu' il subisse un supplice convenable à ses forfaits: il faut que l' ombre de Gaudet, errante autour de moi, frémisse d' horreur, et se trouve fortunée, en se comparant au malheureux qui lui fut uni... amitié! Toi qui adoucis les hommes, et les rend vertueux; amitié que j' ai profanée, puisque tu n' as pas fait mon bonheur, tu feras mon supplice, tu empoisonneras ma vie passée, le moment présent et mon dernier soupir... et toi, qui fus toujours en moi l' exhalaison impure d' un coeur infect, amour qui me tyrannise encore, on va te fermer pour jamais la porte de ce coeur que tu déchires... adieu, madame: oubliez-moi: que votre amie m' oublie de même: quand vous recevrez ce billet, l' homme que vous avez connu sous le nom d' Edmond, ne sera plus au nombre des hommes. ah Laure! quand vous recevrez ce billet, l' homme que vous ayez connu,... ne sera plus! l' infortuné! Il ne sait donc pas... (ah! Il a tout oublié! ) il ne sait plus que ma vie... est attachée à la sienne! ... il ne sait plus que ma divine amie ne lui survivra pas! ... tout est donc fini! ... j' espérois encore, jusqu' à ce moment! ... je n' espere plus... ô mon amie! ô vous tous que j' ai aimés, ne vous en fâchez pas: je croyois vous être attachée; je croyois vous devoir quelques agréments dont mes tristes jours étoient égayés: je m' abusois; ce moment-ci m' éclaire; je ne les devois qu' à l' espoir toujours renaissant de voir Edmond au milieu de notre société; lui seul, malgré son absence, y donnoit tout le charme qui m' a séduite... il est dissipé, ce charme trompeur: la vie me pese, ma gaieté est tout-à-fait éclipsée... je veux m' attacher à tous les pas de Madame Parangon, et devenir son ombre: je nourrirai ma douleur avec la sienne, et je mourrai en lui parlant d' Edmond.
lettre 224. dictée par Mad Parangon à Zéphire, pour Pierrot.
Madame Parangon, persuadée de la mort d' Edmond, fonde deux services pour lui, et me recommande de les faire célébrer. l' infortuné n' est plus sans doute à cet instant, mon cher Pierre... voilà donc la vie! Les avantages de l' esprit, de la figure, les talents multipliés; que dis-je! Un bon coeur, n' ont pu le préserver! Sa jeunesse s' est fanée comme une tendre fleur: il n' aura pas vu le commencement de son été; l' âge qui mûrit n' aura pas été pour lui! Et le ciel a puni les bouillonnements de la jeunesse, comme la malice profonde de la maturité... ah! Je veux pleurer, je veux gémir, et consacrer aux larmes les restes de ma vie. Malheureuse! Je ne suis pas innocente! J' ai nourri de coupables feux... dans un temps... et ce sont autant mes fautes que les siennes, que le ciel a punies sur lui seul! ... du moins il a souffert, et le dieu juste ne punit pas deux fois: Edmond sans doute est dans le séjour des saints... mon vertueux ami, mon cher Pierre, il faut nous acquitter envers lui des tristes devoirs que nous ne pouvons rendrequ' à la partie immortelle, puisque l' autre nous est dérobée: faites, je vous prie, usage de ce que j' envoie, pour fonder dans votre église deux services perpétuels de six en six mois, qu' on célébrera sur l' autel saint Edme: auquel on remettra le tableau après ma mort; ... car je ne saurois m' en priver... mon ami, mon frere! Nous lui survivons! ... je ne l' aurois pas cru, pour ce qui regarde... ô mon ami! Je vous ferois pitié... quoi! Tout est fini! Ma vie n' a été qu' une attente, ou plutôt qu' un songe, et la mort est venue... car il est mort; son billet le dit,... et plus encore mon coeur. Faites venir au service tous les enfants; tous, la mienne comme les autres, et qu' ils soient tous quatre en grand deuil: dites-leur: il est mort; priez-Dieu pour lui: mais ne vous expliquez pas davantage pour le présent... il est mort! ... eh! Qui l' a donc perdu! Un coeur si droit, un esprit si juste! ... environné d' amis qui tous le chérissoient? La ville et ses plaisirs, Gaudet, moi, mille autres! ... pleure, malheureuse, pleure: tous les coups sont portés... eh! Qu' aurois-je à redouter encore? ... mais ce dernier est accablant... suis-je assez punie, ô mon dieu! Suis-je assez punie! ... il me semble entendre une voix terrible, qui me dit, non... s' il faut ma vie, je suis prête. Il ne me reste ici que Zéphire: je ne sais quel lien secret m' attache à elle si fort, que je ne saurois la perdre de vue, sans une accablante inquiétude... elle va m' être ôtéepeut-être, et le ciel se prépare à m' enlever le dernier asyle où je trouve encore gravée l' image d' Edmond... Dieu est juste... benissons-le, cher Pierre, et priez pour moi.
HUITIÈME PARTIE lettre 225. réponse de Pierrot à Mad Parangon.
je lui rends compte de ce qui s' est passé au service d' Edmond . Vos pieuses intentions viennent d' être remplies, madame: tout le village a assisté au service: c' est pour Edmond! on entendoittout par-tout répéter; c' est pour Edmond. je n' ai vu personne qui ne donnât des larmes à l' infortuné... ô ma respectable amie, comme le coeur me saignoit! ... ma femme, toutes nos soeurs, et les femmes de nos freres, ont été à l' offrande: on auroit dit des madeleines éplorées; mais sur-tout ma pauvre femme, et celle de Bertrand, la pauvre Edmée. Et voilà que quand toutes y ont eu été, Edmée a vu encore une offrande de reste; et elle l' a été prendre fondant en larmes, en disant: ne voyez-vous pas que c' est l' offrande d' Ursule? et elle l' a portée. Mais à ce mot, que je n' attendois pas, il m' a pris un serrement de coeur, et je me suis récrié: et ce n' a plus été qu' un cri; car ce souvenir nous a navré l' ame à tous: et on ne sait comment ça s' est fait qu' il y eut cette offrande de trop. à présent, madame, je vais vous parler des enfants. Ils ont assisté tous quatre au service en grand deuil. Parangon m' a demandé. -qui donc est mort-. J' ai répondu ce que vous m' aviez recommandé. Et le jeune homme a paru s' en contenter. Edmée Colette m' a fait la même demande; et je lui ai dit: -mon enfant, c' est un homme qui fut toujours malheureux, et qui pouvoit être le plus heureux des hommes, car il étoit aimé de votre maman: priez dieu pour lui-. Et la chere petite a repris: -je vois que c' est le pauvre qui nous a donné nos portraits: ah! Que j' en suis fâchée! Je m' étois bien préparée à lui parler, s' il étoit revenu-.Les deux autres enfants m' ont fait aussi des questions, et croient, comme Edmée-Colette, sans l' avoir entendue, que c' est l' homme qui leur a donné leurs portraits. Après le service , toute la famille s' est rassemblée: mais on n' a pu manger. Tous disoient: il ne manque ici qu' Edmond; il ne manque ici qu' Ursule; et nos chers pere et mere. et l' on pleuroit au lieu de manger. Des pauvres sont entrés dans la cour; et on leur a donné le dîner. Et voilà qu' Edmée-Colette voyant tout le monde pleurer, s' est mise à dire: -mon dieu! Que vous êtes affligés! Je voudrois pouvoir vous dire quelque chose pour vous consoler, comme je faisois à maman quand elle pleuroit: mais je ne suis pas assez instruite des causes de votre excessive affliction, que je vois bien que la mort seule n' a pas causée-. En achevant cela, elle a été chercher tous nos enfants; elle nous les a amenés, et leur a dit comme il falloit nous caresser: et malgré nous, un enfant de treize à quatorze ans, a diminué l' amertume de notre profonde douleur, et adouci nos larmes. Que cette aimable enfant vous console donc aussi, madame: si vous m' en croyez, vous la prendrez auprès de vous: elle est si aimable, si raisonnable, si sensible, qu' elle vous donnera mille petites consolations inattendues. Elle le desire bien, la charmante petite, et demande la même grace pour Zéphirin. Je me joins à elle, madame et respectable amie; et suis avec une respectueuse affection, etc.
lettre 226. replique.
caractere du jeune comte et de sa prétendue. j' ai partagé vos pleurs, mon vertueux ami, et c' est le seul plaisir que j' aie goûté depuis long-temps. Oh! Comme cette pauvre Edmée m' a attendrie! Je crois la voir, un nuage de larmes dans les yeux, et comme hors d' elle-même, porter cette offrande oubliée... mon ami, nos deux coeurs ont eu le même mouvement: vous vous êtes écrié en entendant nommer Ursule: j' en ai fait de même en lisant son nom dans votre lettre... et avant de continuer, j' ai dit, Ursule! Ursule! ô mon amie! C' est Edmond et moi, qui t' avons assassinée! ... il falloit, mon cher Pierre, la fin de votre lettre, pour adoucir ces déchirantes idées: oh! Que votre fin de lettre est consolante pour une mere... cette chere enfant, à tant de titres! ... oui, vous avez raison, il faut la prendre avec moi: mais ce ne sauroit être encore à-présent; le mariage du jeune comte va se faire; il n' est pas à propos que ma fille soit ici dans un temps comme celui-là. La mere de Zéphirin compte aussi qu' il viendra avec Edmée-Colette. Mon cher frere (permettez-moi ce nom sidoux) s' il étoit des consolations efficaces, sans doute que j' en éprouverois de la part de mes deux éleves: votre cher neveu a la plus belle ame; c' est celle de sa mere commençant et finissant. La jeune demoiselle est un petit prodige; de l' esprit, un peu trop de vivacité, de la beauté, de la douceur, de la sensibilité, peut-être trop aussi; car il n' en faut pas trop avoir! ... elle acquiert avec une merveilleuse facilité tous les talents. Ajoutez que le desir qu' elle a de plaire au comte, perce dans tout ce qu' elle fait; ce qui marque assez à quel point lui-même a déjà plu. Les deux meres, celle de m le marquis et madame la duchesse, se disputent à qui aimera davantage cette charmante personne: je crains un peu les louanges excessives qu' elles lui donnent; je redoute même pour mon éleve celles qu' on me prodigue; tout cela enfle le coeur, diminue la circonspection, et relâche, en dépit des meilleures résolutions, l' attachement aux devoirs. Mais, mon ami, je puis toujours dire qu' un heureux mariage est sur le point de s' accomplir; et ce mariage, c' est celui du fils d' Ursule. Voilà, mon cher Pierre, la seule idée riante qui ne me déplaisees. Cette idée, d' ailleurs, par ma façon de la prendre, rentre dans ma situation: je me dis: ô ma chere Ursule! Si tu voyois ton fils! et je m' attendris; les sanglots succedent; l' image d' Edmond se mêle à tout cela; et cette idée, si duce d' abord, finit par être déchirante... mon cher Pierre! il est mort! ... que cemot me dit de choses! ... adieu. Mille amitiés à votre chere femme: sa sensibilité m' a vivement touchée.
lettre 227. Edmée-Colette à sa mere.
elle emploie toute sa petite éloquence pour engager sa maman à la prendre avec elle. ma chere petite maman, votre éloignement n' aura-t-il donc point de terme? Ah! Si vous saviez combien je vous desire, vous auriez pitié de votre pauvre petite, qui ne fait que languir loin de vous, malgré toutes les bontés qu' on a pour elle. Il me semble, mon adorable maman, que j' ai quelque confidence à vous faire; et quand je veux distinctement voir ce que c' est, je ne me trouve que des idées embrouillées. Je ne suis pas dans mon assiette ordinaire; voilà ce qui est sûr; j' ai des inquiétudes; mon sommeil, si tranquille quand vous étiez ici, est à-présent interrompu, soit par des songes tristes, soit par la multitude de mes idées. Je ne retrouve un peu de tranquillité, que lorsque je suis avec Zéphirin. Je voudrois bien qu' il fût le plus âgé; il me semble qu' alors j' aurois plus de confiance dans son amitié, et qu' en lui faisant part de mes peines, je lesdiminuerois des trois quarts. Ma charmante et adorée maman, je vous dirai que la troisieme nuit après la cérémonie funebre que vous avez ordonnée ici, m' étant endormie assez tard, il m' a semblé que je voyois le pauvre, qui nous prenoit par la main, Zéphirin et moi, et qu' après nous avoir caressé en pleurant, l' oeil qui lui restoit, s' étoit aussitôt éteint, et que ne voyant plus clair, il nous avoit prié de le conduire. Nous lui avons pris chacun une main; et comme nous marchions dans un sentier bien étroit, il a fait un faux pas, et nous a entraînés avec lui dans un précipice: j' ai aussitôt perdu de vue le pauvre, et je me suis trouvée dans l' abyme seule avec Zéphirin, qui s' étoit fait en tombant une blessure dont il est mort entre mes bras. J' ai poussé des cris de désespoir: le pauvre a reparu, et me regardant d' un oeil sévere, sans me parler, il a pris le corps de Zéphirin, et s' est enfoncé avec lui dans un abyme plus profond. J' allois me précipiter pour les suivre, lorsque je me suis éveillée, toute couverte d' une sueur froide. Est-il rien de plus effrayant? Ma chere bonne petite maman, je vous prie de me faire aller auprès de vous; et je prie en même-temps la maman de Zéphirin de mander son fils; car il ne faut pas nous séparer; j' en aurois du chagrin, et je crois que Zéphirin en mourroit d' ennui. D' ailleurs, il desire sa maman comme je desire la mienne. Il me dit quelquefois: -sans toi, Edmée-Colette, malgré toutes les amitiésqu' on me fait ici, je ne pourrois supporter l' absence de maman; mais ta vue répand un charme secret sur la douleur même que je ressens-. Vous voyez, ma petite maman, combien une séparation le chagrineroit, et moi aussi. Je suis, en attendant le bonheur de vous embrasser cent mille millions de fois, chere bonne petite maman, votre, etc.
lettre 228. réponse.
sages avis de Madame Parangon à sa fille. ma fille: j' aurai toujours bien du plaisir à recevoir les témoignages de votre tendresse, sur laquelle je compte, parce que je la mérite: mais ceux de votre soumission ne me sont pas moins agréables: si vous aimez votre maman, comme je n' en doute aucunement, si vous avez en elle la confiance que sa qualité de mere et son expérience lui donnent, vous vous en rapporterez à elle pour votre conduite, et pour le choix de votre séjour. Il ne faut pas, ma chere fille, que votre esprit, au lieu de ses devoirs, et des choses que vous avez à apprendre, et qui demandent toute votre attention, s' occupe de ces inutilités-là: que penseriez-vous d' un bonhomme de jardinier, qui au lieu de cultiver son jardin et de l' arroser, resteroit assistout le jour, et ne s' amuseroit qu' à desirer la pluie et le beau temps? Ma chere enfant, vous êtes encore dans l' âge heureux où l' on pense pour vous à toutes les choses essentielles, et où vous ne devez songer qu' à vous instruire: ne vous consumez donc point en vains desirs, qui n' avanceront pas d' une minute les choses que vous souhaitez, et qui mettront par cette raison même un levain d' impatience dans votre caractere. C' est le plus grand défaut d' une femme que l' impatience; parce que la vertu contraire est celle dont notre sexe a le plus de besoin. Je songe à vous, ma fille, et je desire notre réunion: qui l' empêcheroit donc, si elle étoit à propos? Sois donc soumise à ta mere, mon enfant, puisque tu dois l' être toute ta vie, soit à elle, soit à un mari. Ton amitié pour Zéphirin me fait plaisir; elle marque que tu as un coeur sensible et un bon naturel: mais il ne faut point trop de familiarité à-présent; vous n' êtes plus des enfants, et vous n' êtes pas du même sexe; la décence te défend d' être toujours avec lui. Quant à ton songe; c' est un rêve, et par conséquent une vaine imagination, qui ne doit point laisser de traces dans un esprit raisonnable. Adieu, ma chere fille. Je ne te dis pas combien je t' aime; ce seroit l' impossible. Ta maman et ton amie.
lettre 229. Zéphire à Laure.
Zéphire soupçonne des difficultés, au sujet du mariage d' Edmée-Colette et de Zéphirin. le mariage du jeune comte est fixé à huit jours, mon amie: pars le plutôt possible, avec Parangon et ta chere Laurette; ces aimables enfants seront mariés à leur arrivée; et monsieur le comte, pour présent de noces, donne au jeune homme une charge, qu' on fera exercer en attendant qu' il soit en état. Quant à la fille de Madame Parangon et à mon fils, ils resteront sous la conduite de Madame Loiseau, jusqu' à ce que le tumulte et le tracas des mariages soient cessés. Ce n' est pas ici le moment de songer pour eux à ce que tu sais. Je me trompe fort, s' il ne se trouve pas des difficultés que nous ne pouvons deviner: je dis un mot l' autre jour, comme en passant, à mon amie, de l' extrême amitié qu' ils ont l' un pour l' autre, et je hasardai d' ajouter, que je croyois qu' il seroit aisé de la changer en amour: elle m' a regardée, et m' a dit d' un air glaçant: il ne faut pas cela. je n' ai pas relevé ces mots, parce que je suis sûre qu' elle n' a pas encore de vues pour sa fille; je les saurois; elle ne me cache rien. Un de ces jours elle me dit,à propos du mariage projetté de ta Laurette: -je suis bien satisfaite de ce mariage; il va faire une réalité, de ce qui n' est qu' une apparence. -comment donc! (lui dis-je? ) -mon amie (reprit-elle) je ne veux plus vous dissimuler, ce que je vous ai toujours tu a leur sujet: Laure est fille de l' infortuné; mais Parangon a un autre pere. -j' avois toujours pensé que Laure étoit fille de l' ami d' Edmond; et que le jeune homme... -Parangon est fils de mon mari, dont il porte le nom, qui est de baptême et de famille tout-à-la-fois: Laure vous confirmera la moitié de ce que je vous dis; et quant au reste, j' en suis sûre-. Elle m' a ensuite raconté une partie de l' histoire d' Edmond. Cette explication m' a surprise; mais elle ne change rien, comme tu vois, aux arrangements déjà pris. Nous gardions le silence depuis un moment; lorsque Madame Parangon sortant comme d' une profonde rêverie, m' a dit: - il faut séparer nos enfants, ma chere. -pourquoi, mon amie, (ai-je répondu? ) nous leur ferions beaucoup de peine; car ils s' aiment comme je vous l' ai dit. -ils ont raison de s' aimer: mais, mon amie, ils ne se connoissent pas, et un attachement trop fort peut devenir dangereux. -ils ne se connoissent pas! (ai-je repris.) -je m' entends: comme se connoîtroient-ils? Quoique nous sachions toutes deux séparément ce qui concerne chacun d' eux, j' ignore cependant tout ce qu' il faudroit que je susse à leur sujet-. En vérité, je ne comprends pas ce qu' elle avoulu dire. Elle me regardoit comme pour m' intéroger sur Zéphirin, et me demander le secret de sa naissance. Peut-elle l' ignorer? J' attendrai néanmoins qu' elle l' explique plus clairement: il fut un temps où j' aurois été au-devant de ses questions; mais aujourd'hui... d' un autre côté, peut-être n' a-t-elle que des craintes vagues sur les dangers de l' amour; elle est mere de la fille; c' est notre sexe qui risque le plus, ce me semble, dans ces sortes d' engagements; et c' est aux meres des filles à donner le plus d' attention au choix, puisque c' est celui d' un maître. Voilà sûrement ce qui a occasionné ses réponses. Communique cette lettre à Madame Loiseau, pour qu' elle se conforme aux vues de notre respectable amie, dans la conduite des enfants. Adieu, ma chere Laure. (il y eut une réponse de Laure, qui annonçoit son départ, et un billet de Madame Parangon, qui m' invitoit à venir au mariage du comte. Je ne les rapporterai pas.)
lettre 230. Madame Parangon à Pierrot.
on lui remet son portrait, qu' elle avoit autrefois donné à Edmond. mon vertueux ami: depuis le temps considérable que je ne vous ai écrit, j' ai eu denouvelles assurances de notre perte. Un pauvre homme encore malade, qui sortoit de l' hôtel-dieu, m' a remis mon portrait, que j' avois autrefois donné à Edmond. -y a-t-il un billet (ai-je dit vivement.) -non, madame; le pauvre qui me chargea, il y a six mois, de vous remettre cette peinture, n' étoit pas en état d' écrire; à peine put-il m' indiquer à qui je devois la rendre: mais un hôtel de seigneur se trouve facilement à Paris-. J' ai récompensé ce compagnon de la misere d' Edmond, et je lui ai demandé, ce qu' il souhaitoit que je fisse pour lui. -m' obtenir ma grace, si vous le pouvez, madame; je suis déserteur: mais j' étois si misérable dans le pays étranger, qu' au risque d' être pris, je suis revenu dans le mien, avec les passeports d' un homme qui mourut dans un hôpital où j' étois-. Je lui promis de m' y employer, et j' ai eu le bonheur de réussir, par le crédit de m le comte et de la mere de madame son épouse: cet homme est resté à l' hôtel, où il a de l' occupation et des gages; c' est une nouvelle source de larmes pour moi: cependant il n' a pu satisfaire mon ardente curiosité: le malade qui lui a remis le portrait, ne s' est pas même laissé voir; et les recherches sur les registres n' ont rien découvert; il aura changé de nom. Votre cher neveu, mon ami, se fait estimer de tout le monde; et les années qui luimanquent ne servent qu' à faire briller davantage son rare mérite. J' en puis dire autant de sa jeune épouse: elle n' est plus aussi souvent avec moi qu' elle le voudroit elle-même; madame la duchesse l' entraîne dans le grand monde. J' espere cependant qu' elle y conservera ses moeurs; elle aime son mari; elle me rend compte de tout ce qu' elle voit, et l' apprécie fort bien. Quant à Laurette et à son nouvel époux, ils sont ma fidelle compagnie, avec ma Zéphire. Car je n' ai plus Laure, qui vient de s' en retourner, pour m' amener dans quelque-temps les deux enfants qui sont chez nos amis d' Av: mon cher Pierre, quoique nous vivions ici dans une grande tranquillité, elle seroit bien plus entiere auprès de Madame Loiseau et de son excellent mari; mais le fils et la bru d' Ursule me retiennent: si je ne vois pas d' apparence à recouvrer ma liberté, je ferai des arrangements pour me fixer à Paris, et y réunir les enfants et ma soeur Fanchette. J' ai déjà repris la petite , dont sa mere me laisse absolument disposer; je verrai croître sous mes yeux ces innocentes créatures; elles entretiendront et charmeront ma douleur. Vous avez raison, cher ami, de ne pas vous rendre aux invitations du comte et de la comtesse; gardez vos garçons et vos filles; faites en des hommes et des femmes utiles dans l' état le plus nécessaire, et par conséquent le plus honnête: quand ils vivroient ici dans l' aisance, en seroient-ils plus heureux? Mais le fussent ils, bientôt la corruption gagneroit leur postérité, et peut-être un jour tomberoit-elle dans les malheurs que nous pleurons. Vous êtes dans le port; on n' y fait pas fortune, mais l' on n' y fait pas naufrage: quoique la comparaison ne soit pas tout-à-fait juste, elle rend ma pensée. Je vous communiquerai quelque jour un projet pour assurer le sort de tous vos descendants. Je suis, et serai jusqu' au dernier soupir, etc.
lettre 231. environ 1772. Laure à Zéphire.
elle commet une imprudence à l' égard des enfants Edmée-Colette et Zéphirin. pendant mon séjour à Paris, j' ai sondé Madame Parangon, sur les raisons qui la portoient à vouloir qu' on séparât les deux enfants; et il m' a semblé que ce n' étoient (comme tu me le marquois un jour) que des craintes vagues sur les dangers de l' amour, et sur les ravages qu' il peut causer dans de jeunes coeurs, cette découverte me tranquillise. Quant à toi, ma chere, je t' ai trouvé trop timide: j' ai donc cru qu' il étoit de la véritableamitié de faire, sans t' en prévenir, une chose que tu desirois, et dont au fond je crois que Madame Parangon elle-même sera charmée. Les deux enfants sont unis, et il ne sera plus possible de s' en dédire. Ma chere, le coeur et les sens avoient parlé: Zéphirin, malgré son extrême jeunesse devenoit pressant; Edmée Colette étoit souvent embarrassée, et parce qu' elle aime, et parce qu' elle manque d' expérience: j' ai donc préféré un mariage à une chûte qui auroit affligé notre vertueuse amie; ou à une séparation qui eût désespéré Zéphirin et sa jeune maîtresse. Ce mariage est un secret ici pour tout le monde, hors Monsieur et Madame Loiseau, et deux témoins nécessaires, dont Monsieur Quinci est un. Monsieur le curé n' a fait aucunes difficultés. Ah! Comme ils s' aiment; ce sont deux tourtereaux: si tu voyois comme Edmée Colette est tendre! Comme Zéphirin est tout de feu! Mais nous avons soin d' arranger les choses de maniere qu' ils ne soient libres ensemble, que lorsque nous le voulons, et que le temps que nous jugeons à propos. La prudence regle tout cela. Je t' écris ces deux mots, pour que tes discours et ta conduite avec notre amie, soient en conséquence. Adieu, ma chere Zéphire. Je suis charmée d' avoir fait quelque chose qui doit te plaire, et d' en avoir tout le blâme sur moi (s' il y en a).
lettre 232. réponse.
inquiétudes de Zéphire sur le mariage des enfants. vous vous êtes bien pressée, mon amie! Je crains, en vérité, que ce que vous avez fait-là ne donne de grands chagrins à Madame Parangon: elle persiste dans la résolution de séparer nos enfants; et plus je lui dis qu' ils s' aiment, plus elle s' y affermit. J' ai hasardé une demi confidence sur mon fils. Elle a d' abord paru surprise; ensuite elle a insisté davantage sur la séparation de ces deux aimables créatures, d' une maniere si forte, que je m' en sens vraiment intimidée. Elle me charge de t' écrire de les amener, et elle prie Madame Loiseau d' être du voyage. Je ne crois pas qu' elle nous refuse cette grace. Je me hâte de fermer ma lettre, et de l' envoyer à la poste, afin de ne pas être exposée à la lui montrer.
lettre 233. replique.
Laure veut la rassurer. nous partirons dans huit ou dix jours. Mais en vérité, mon amie, je ne conçois rien à tes frayeurs. M Loiseau, qui est la prudence même, nous auroit-il secondé, s' il y avoit eu quelqu' inconvénient à craindre? Au reste, la chere petite te va rendre bientôt grand' maman; tout en elle annonce les commencements de l' état de femme. J' en suis charmée, et je voudrois être plus vieille de cinq à six mois, ou que la maman nous eût mandé six mois plus tard. Obtiens qu' on differe; sinon, et si tu ne nous récris pas, il faudra bien partir. Je ne veux pourtant pas te cacher que Madame Loiseau n' est plus dans une aussi grande assurance que moi: elle dit qu' elle connoît trop bien Madame Parangon pour lui supposer aucun caprice, et qu' il faut qu' elle ait de fortes raisons; elle se rappelle certaines circonstances et certains discours de Madame Parangon... (mais cela n' est pas possible! ) en conséquence, elle est fâchée de ce qui s' est fait. Mais il est trop tard. Espérons que tout ira bien. Adieu: au plaisir de t' embrasser, ou de recevoir promptement de tes nouvelles.
lettre 234. Pierrot à Madame Parangon.
il lui renvoie toutes les lettres qui composent ce recueil. ma chere dame: oh! Qu' allez-vous dire, en voyant le paquet de lettres que je vous envoie! On les a toutes remises chez nous dans un moment où il n' y avoit que les plus jeunes enfants. Ce sont toutes les lettres qu' on a écrites à Edmond, les vôtres, celles de M Gaudet, de M Loiseau, du p d' Arras, les miennes, toutes celles qui ont été écrites à M Gaudet, tant par Edmond que par Ursule: il paroît qu' il n' y en manque pas une. Ma chere dame, tout y est à nud! J' ai vu la marche de tout! Que d' horreurs et de crimes! Les coupables se montrent-là tels qu' ils sont; les gens de bien tels qu' ils sont aussi... j' en suis encore dans un étonnement stupide... Edmond! Edmond! Tu as fait pénitence... Ursule aussi... et d' autres aussi... mais Gaudet et un autre... mon dieu! Ayez pitié de nous et d' eux. ô madame! Ces infamies-là se font elles donc habituellement dans les villes! ... je ne vous en dirai pas davantage sur ce triste sujet; vous avez les lettres, madame et respectable amie; vous en verrez assez. Je suis, etc.
lettre 235. Zéphire à Laure.
elle est désespérée du mariage des enfants, après qu' elle a vu les lettres dont il est parlé dans la précédente. qu' as-tu fait, mon amie, oh qu' as-tu fait! Je ne confierai pas ce secret au papier; mais je suis au désespoir... que dira Madame Parangon! Quel nouveau coup de poignard! ... et j' y ai contribué! ... ma pauvre Laure, quelle horreur! Nous sommes perdues, et les deux enfants aussi. Pierre a reçu, l' on ne sait comment, toutes les lettres écrites à l' infortuné; ces lettres, il les a renvoyées à Madame Parangon: et celle-ci, troublée par cette lecture, hors d' état de les achever par les pleurs qui offusquoient sa vue, s' est enfermée avec moi, et m' a priée de lire. Imagine ce que je suis devenue, quand au milieu des horreurs que ces lettres renferment, j' ai vu ce qui regardoit Edmée-Colette. ô ma pauvre Laure, ce que nous avons fait, égale les plus grands crimes... c' est ma faute aussi: que ne me suis-je clairement expliquée avec Madame Parangon; elle paroissoit le desirer, et sembloit même instruite à moitié; sans doute elle m' eût rendu confidence pour confidence, et je ne serois pas inconsolable aujourd'hui! ...des enfants si méritants et si chers! Ah mon dieu! ... que va devenir la mere d' Edmée Colette! Il faut lui tout révéler... cependant, ne dites rien aux enfants: leur coeur est pur, et s' il est des coupables, ce ne sont pas eux.
lettre 236. Edmond à Zéphire.
il entreprend de provoquer le mépris de ses amis et de sa famille. femmes qui m' avez aimé, qui m' avez estimé; parents, qui m' avez plaint, qui m' avez pleuré; je vous ai fait le dernier sacrifice que je puisse vous faire... vous, ô vous, que je ne nommerai plus, et que j' ai juré de ne plus voir, je vous ai rendu votre portrait, c' étoit mon bien le plus précieux: ce n' étoit pas encore assez, je vous ai rendu votre estime; j' ai rendu à tous mes proches leur pitié et leur compassion, en mettant toute nue sous vos yeux mon ame vile: vous me connoissez à présent: mais il manquoit un trait au tableau; c' étoient mes propres lettres à Gaudet; les voilà. Je suis aujourd'hui devant vous, comme sera le méchant à la face de tout l' univers, lorsque le grand juge l' exposera nud devant tous les peuples et toutes les nations, qu' il rendra témoins de sa turpitude. Enfin, vous me regardez comme je méritede l' être: je suis sans passions; la source de la plus extrême de toutes est retranchée; je n' ai qu' un bras, qu' un oeil, ou plutôt je n' en ai plu; la céleste lumiere m' est presque ravie; d' avilissants travaux achevent de consumer mes forces; et je ne suis moins malheureux, que lorsque je le parois davantage. Malgré tout cela, je sens que vous l' emportez encore dans mon coeur: je ne rougis plus de cet aveu; et je vous le fais, à vous... parce qu' il n' est plus l' effet d' une passion désordonnée... ah! Il est bien vrai que mon attachement étoit vicié; mais le fond en étoit pur, et tel que vous deviez l' inspirer. Quant à vous, Zephire, maintenant que j' apprécie tout sans illusion, je ne me trouve coupable, à votre égard, que d' ingratitude (l' horrible ingratitude est le moindre de tous mes crimes! ) en me sondant, je trouve que je vous aime comme un pere aime sa fille. Humiliez-moi donc, ô vous tous qui m' avez aimé, en dédaignant mes sentiments: méprisez l' ombre d' homme qui se survit à lui-même; et sur-tout apprenez que ce qu' il vient de perdre, ce n' est pas de son choix, mais la suite de ses anciens débordements. ô céleste justice! Rien ne vous échappe! ... après ces aveux, j' oserai paroître un jour devant vous, pour souffrir le dernier supplice que je mérite, l' indifférence de mes proches, et l' horreur de mes amis. Le fils d' Ursule est... heureux et vertueux (c' est la même chose, j' en suis la preuve); il le mérite; et d' ailleurs, sa mere étoit innocentequand elle le conçut; elle étoit victime de la calomnie et de l' aveuglement quand elle est morte. Mais prenez garde aux enfants nés par le crime! Edmond le monstre.
lettre 237. Laure à Zéphire.
inquiétudes de Laure sur le mariage des enfants, dont elle ne pénetre pas le vice. mon dieu! Mon amie, je ne saurois t' exprimer le trouble que me cause ta lettre! Mais j' ai beau donner la torture à mon imagination, pour deviner cette horreur dont tu me parles, en vérité, je n' ose partir, ni laisser partir les enfants dans l' état où les voilà... quel peut donc être mon crime? Je sais bien que Zéphirin est fils d' ... mais Edmée Colette, dont la mere est la vertu même... malheureuse facilité, que vos blancs-signés m' ont laissée! Car il faut vous avouer, que je m' en suis servie pour en imposer au curé, et à M et Madame Loiseau eux-mêmes. Je me suis cachée de la famille de Pierre; ce dernier n' est même pas encore instruit. Cependant la chose est sur le point d' éclater. Que vais-je faire? Que dirai-je? ... tout considéré, il vaut mieux que je parte. Dès demain, je memets en route avec les enfants. Préviens-en Madame Parangon, je t' en conjure. à notre arrivée, il faudra que je la voie la premiere, et que j' avale moi seule tout le calice d' amertume. Adieu.
lettre 238. Edmond à Pierrot.
Edmond m' avertit de l' inceste. as-tu vu le mariage qui vient de se faire? Non, tu l' aurois empêché... mon fils... et ma fille sont maris et femme! ... tu as vu les lettres, et tu sais tout... j' avoue pourtant, malgré mes crimes, que le courroux du ciel va trop loin... garde ce fatal secret dans ton sein: passe une nuit sur la tombe de nos parents; j' y serai près de toi, mais tu ne me verras pas: nous prierons ensemble; je marquerai sur la pierre ce que j' aurai pensé; et tu verras s' il se rapporte à ce que t' auront inspiré les ombres saintes. Adieu.
lettre 239. Madame Parangon à Edmond.
elle presse Edmond de revenir à elle. je mets cette lettre où l' on a trouvé la vôtre: mais vous parviendra-t-elle? ... infortunés que nous sommes! Exemples terribles de la céleste colere! Vous me fuyez, et je vous desire! Tel est, je l' imagine, un des supplices réservés aux malheureux perdus pour jamais... ah! Venez, si Dieu lui-même ne vous l' a pas défendu; venez: notre fille arrive demain: demain mon coeur sera déchiré par deux contraires, la joie de voir une fille chérie, et la douleur que me causera l' état de son pere, redoublée par la présence de ce lien qui m' unit à vous... Zéphire est entrée dans mon cabinet tandis que j' écrivois. Je lui ai montré ma lettre; elle a pâli, m' a embrassée, et s' est évanouie! On a eu mille peines à rappeller ses sens, et depuis, elle ne fait que soupirer. Adieu. Si le grand être le permet, venez tempérer mes peines; venez recevoir les embrassements de votre fille.
lettre 240. réponse d' Edmond.
sa douleur est adoucie. femme trop généreuse, vous n' êtes pas changée! Quoi! Vous n' avez pas horreur de moi! ... ah! Mon ame roidie s' attendrit enfin! Je sens mes malheurs; et j' y étois devenu comme insensible... ma cousine! Il est donc vrai, que ma vie a été le poison de la vôtre! ... mais songez-y bien, vous ne desirez ma présence, que pour qu' elle hâte le coup qui doit terminer votre triste sort... est-ce à moi de songer que je suis pere, quand le ciel lui-même vient de marquer son horreur... ma cousine! Recueillez vos forces; une nouvelle affliction vous est encore réservée... ah! Que ne puis-je en supporter seul tout le poids! ... je vous en conjure, par vos sentiments, par les miens, par nos malheurs, par le desir que j' ai de vous revoir (si ce mot peut me convenir encore) modérez votre affliction: j' en ai entendu les tristes accents, et j' en suis encore accablé... oui, ma cousine, cet homme qui travailloit courbé dans ce jardin où vous étiez hier, cet homme étoit Edmond... vous seriez-vous doutée que cet objet d' horreur, noirci par un soleil brûlant, surmontant par son courage l' impuissanceoù il est de travailler, vous seriez-vous doutée que ce pût être Edmond? ... une lettre que le cher aîné doit vous écrire, vous rendra peut-être quelque tranquillité. J' arrivai d' auprès de lui avant-hier: ses prieres, unies sans doute à celles de nos saints pere et mere, m' ont rendu l' espérance en la divine miséricorde, que j' avois perdue. Je suis avec respect, en attendant le moment fixé pour m' offrir à votre vue, votre, etc. Edmond.
lettre 241. Pierrot à Madame Parangon.
je lui déclare comment il convient d' agir avec les enfants. tout se suit, ma respectable amie: car puisque les enfants sont arrivés, vous êtes instruite. Voilà une terrible chose! Mais enfin, elles n' est sue que de ceux qui l' ont fait faire à bonne intention, et Dieu ne punit pas les fautes d' ignorance. Vous savez, madame, qu' Edmond est vivant: il a passé par ici; un mot de lettre de sa part m' en a instruit. Par son ordre (car c' étoit un ordre) j' ai passé la nuit suivante sur la tombe de nos pere et mere, et je les ai priés: il devoit y être: et j' ai prié le seigneur de m' inspirer sa volonté, comme l' infortuné me l' avoit commandé,et je me suis recommandé à nos pere et mere. Et voilà que sur le matin, je me suis senti tout autre que je n' étois: il m' a semblé qu' on me disoit dans le fond du coeur, qu' il falloit laisser les enfants ensemble. et comme mon frere m' avoit donné un renseignement pour savoir sa pensée, au jour, j' ai cherché, et j' ai trouvé écrit sur la tombe de notre mere, qu' ils restent unis. par ainsi donc, madame et respectable amie, il faut clore la bouche de ceux qui savent le secret, et laisser vivre ces deux enfants dans leur innocence. Tel est le sentiment de l' infortuné, le mien, et je crois celui des saintes ames de nos pere et mere. Je suis, avec une respectueuse amitié, etc.
lettre 242. le matin. Réponse.
Madame Parangon revoit Edmond. mon cher ami: je me conforme à vos sentiments; mais je m' impose l' obligation de pleurer le reste de ma vie la faute que nos deux enfants commettent, sans le savoir; car la jeune épouse porte des marques de l' attachement de son mari, qui ne permettent plus de prendre un autre parti. C' est aussi l' opinion de personnes éclairées, qui, consultéessous des noms empruntés, ont répondu comme le pere et comme vous. Mon cher Pierre, je crains bien que ce nouveau malheur ne me prive pour jamais de le voir. J' en avois pourtant conçu l' espérance, par un billet qu' il me fit parvenir quelques jours avant que je reçusse votre lettre: sa féroce douleur devient plus humaine , si l' on peut s' exprimer ainsi. Mais voudra-t-il voir sous ses yeux une union... ah! Mon ami, je ne méritois pas sans doute de jouir des douceurs de la maternité, et de toutes les consolations que me promettoient les qualités de la chere enfant. Le ciel m' en prive, et me fait un supplice de ce qui devoit être pour moi le spectacle le plus intéressant et le plus doux; le bonheur de ma fille, la mutuelle tendresse des deux jeunes époux... c' est pour moi seule, c' est pour me punir que ce crime s' est commis: et peut-être le fils d' Ursule seroit malheureux, si sa mere vivoit encore... on m' interrompt... le soir. Mon cher Pierre! ô mon ami! Celui qui m' a interrompu tantôt, c' étoit lui , c' étoit Edmond! Je l' ai vu! Je l' ai embrassé! ... non, non, ce trop cher et trop malheureux ami ne m' a point fait horreur... il est entiérement privé de la vue. Il attendoit ce malheur, pour ne me plus voir... toujours de la férocité! ... il l' attendoit pour se punir, et ne pas violer le serment qu' il avoit fait! ... mais je le vois; sa main repose sur la mienne...ah! Mon frere! Ma sensibilité n' est pas usée, elle est plus vive que jamais... je vous quitte pour lui.
lettre 243. Zéphire à Pierrot.
mariage de Madame Parangon et d' Edmond. mon cher Pierre: une suite de scènes les plus attendrissantes et les plus capables de vous émouvoir, viennent de se passer sous nos yeux; la premiere est la reconnoissance des enfants d' Edmond. Cet homme si desiré étoit auprès de notre digne amie: les quatre enfants sont entrés, Edmée Colette, la premiere. Elle l' envisage: -ah! Maman (s' écrie-t-elle) le voilà! C' est celui qui nous a donné nos portraits! ... bon vieillard, je vous l' avois bien dit, que vous perdriez la vue, si vous pleuriez toujours-! Les autres la suivoient; tous l' ont remis sur le champ; ils l' ont entouré, et commençoient à lui faire une foule de questions. Mais comme nous étions rassemblés, * m et Madame Quinci, M et Madame Loiseau, Laure et moi, Madame Parangon a interrompu les enfants, en nous priant de joindre nos instances aux siennes, pour engager Edmond à devenir son mari. Nous l' en avons pressé avec des instances si vives, qu' il ne s' est presqueplus défendu. Point d' autre obstacle de sa part, sinon, que les loix ne permettoient pas une union sans objet. -mais, si je suis contente (a répondu Madame Parangon) s' il faut cette union pour ma satisfaction, pour mon repos-? Edmond s' est rendu. En trois jours, toutes les formalités ont été remplies, et la bénédiction vient d' être donnée ce matin dans la chapelle de l' hôtel de , par le curé de la paroisse en personne. Madame Parangon vous desiroit beaucoup; et comme elle le témoignoit, Edmond lui a dit, avec un soupir, qu' il ne croyoit pas que vous dussiez jamais le voir. Cette réponse ne nous a point effrayés, c' est un reste de cette mélancolie habituelle qu' il nourrit depuis tant d' années. J' oubliois de vous dire que nous n' avons ici ni le marquis de , ni le jeune comte, ni son aimable épouse; ils sont à la campagne, dans une fort jolie maison à madame la duchesse, située sur la route de Fontainebleau; on leur a dépêché hier un exprès, pour les instruire de ce qui se passe. Aussi-tôt après la cérémonie, Madame Parangon a déclaré à Laure, qu' Edmond étoit son pere: et tous les enfants, sans faire attention aux larmes de celle qui les instruisoit, l' ont félicitée, en faisant éclater les transports les plus tendres. La petite * étoit aussi présente; mais on ne l' a pas plus éclairéeque Zéphirin et Edmée-Colette. Celle-ci sembloit percer le voile; elle étoit si émue, elle se montroit si sensible... mais revenons à Edmond. Il s' est trouvé comme accablé par le sentiment délicieux auquel son coeur n' est plus fait; nous avons été obligés de renvoyer les enfants, et sur-tout les deux que vous savez. Mon dieu! Y aura-t-il toujours du mélange à nos satisfactions! -vous êtes ma femme (a dit alors Edmond à notre amie! )... ah dieu! ... -ton nom que je porte (a-t-elle répondu) ton nom lave ma honte à mes yeux: que je suis glorieuse de le porter! Edmond! C' étoit toi seul que j' aimois, c' étoit ton ame seule; et cette ingénuité touchante qui en marquoit toute la beauté, qui me séduisit à la premiere vue, cette aimable ingénuité a produit le charme qui se prolonge encore. Dans le cours de la journée, Madame Loiseau, qui ne pouvoit se lasser de causer avec Edmond, et qui le suivoit par-tout, l' a prié de nous raconter comment il étoit revenu en Europe? Edmond lui a répondu: j' étois, comme vous savez, chez les nodwais ou eskimaux. le bras et l' oeil qui me manquoient, me rendoient un phénomene parmi ces peuples, et ce défaut m' avoit attiré leur admiration. Je fus assez long-temps sans m' en appercevoir, n' entendant pas leur langue, et n' ayant aucune envie de m' en instruire. mais une occasion singuliere me fit connoître leur façon de penser à mon égard. Durant l' hiver que je passai au milieu d' eux, il arriva que par le peu de prévoyance qui leur est ordinaire, les vivres vinrent à manquer. Dans cette calamité, ils ne s' adresserent point à Ukcouma, qui en leur langue signifie le distributeur de tous les biens; mais à Ouikka, auteur de tous les maux. il fut résolu qu' on appaiseroit la colere de ce méchant dieu par des prieres et des offrandes. Mais tous les eskimaux se sentant également dignes de sa haine, ils ne crurent pouvoir mieux le fléchir, qu' en lui faisant présenter leurs hommages et leurs présents par les mains d' un étranger aussi singulier que je le leur paroissois. ils vinrent donc me trouver en foule, et me firent entendre par signes ce qu' ils souhaitoient de moi. Je n' avois garde d' ajouter à mes autres crimes, le sacerdoce de l' idolâtrie. Je me jettai par terre, pour leur faire comprendre que je refusois. Mais cette action produisit un étrange effet; car c' étoit ainsi qu' on prioit Ouikka: aussi tous les eskimaux se mirent-ils à pousser des cris de joie, et à danser en rond autour de moi. Et ce qui mit le comble, c' est qu' à l' instant même, ils apprirent qu' un vaisseau européen venoit d' aborder à travers les glaces dans la baie d' Hudson, et qu' il demandoit à traiter de leurs fourures pour toutes sortes de provisions de bouche. Je fus donc porté en triomphe dans toute la peuplade, ne sachant si je les avois obligés ou fâchés: ce fut un d' entr' eux qui étoit à bord du navire anglois, et qui servoit d' interprete, qui m' apprit tout ce que je viens de vous dire. vous jugez que d' après cet éclaircissement, je ne crus pas devoir rester au milieu de ce pauvre peuple. Je m' embarquai sur le vaisseau, qui après avoir achevé de prendre sa cargaison à Quebec, mit à la voile pour l' Europe, et me laissa à Bordeaux, où il relâcha pour charger des vins de ce pays... Edmond en est resté-là, parce qu' on vient d' entendre dans la cour le bruit d' une voiture, et que l' on croit que c' est le jeune comte et la jeune comtesse. Edmond et sa femme vont au-devant d' eux. Dans nos malheurs, mon cher Pierre, voici pourtant une satisfaction: il est vrai qu' elle est bien mélangée! Mais enfin c' est Edmond que nous possédons. Je crois que nous irons tous avec M et Madame Loiseau réaliser notre ancien projet. Edmond est encore jeune; nos soins ne lui rendront pas la vue; mais ils fortifieront son tempérament; il vivra du moins, et nous vivrons avec lui... ah dieu! Quel malheur! ... Edmond... il est mort! ...
lettre 244. M Loiseau à Pierrot.
mort d' Edmond. mon cher ami! Le calme apparent n' a pas été long; et l' infortuné avoit raison denous dire, que vous ne le verriez jamais ... m le comte et sa jeune épouse arrivoient: Edmond et sa femme ont été au-devant d' eux, et sont descendus jusques dans la cour: la voiture étoit arrêtée, et la portiere s' ouvroit. Déjà notre respectable amie disoit au fils d' Ursule: -voilà votre oncle Edmond-: une pierre lancée de la rue, on ne sait pourquoi ni par qui, frappe les chevaux; ils partent; le jeune comte qui descendoit trébuche; Edmond qui ne voit pas et ne pouvoit se garantir, est renversé; les roues lui passent sur la poitrine, et la brisent. Représentez-vous, dans un même moment, les cris de la jeune comtesse; le desespoir de la nouvelle épouse d' Edmond, qui ayant vu tomber son neveu le premier, avoit été à lui et qui lorsqu' elle s' est retournée, a trouvé son mari vomissant par la bouche des flots de sang! ... ce spectacle, mon cher Pierre, étoit affreux, et je n' aurois pu le supporter, si l' envie de sauver l' infortuné ne m' en avoit donné la force. Toutes les douleurs se sont renouvellées, mon ami; c' est ici une désolation! ... Edmond vient d' expirer... on transportera le corps à S, avec le cercueil d' Ursule; c' est la volonté d' Edmond; il n' a presque dit que ce mot en expirant, en serrant la main de sa femme, qu' il attiroit à lui de toute la force qui lui restoit. Je ne crois pas qu' il l' attende longtemps dans la sombre demeure, ou plutôt dans le séjour des justes: car ils ont tous deux assez souffert, pour que les taches del' humaine foiblesse soient absolument effacées... il est mort sous les roues du même carosse... un domestique l' a dit: Edmond l' a entendu; il a tourné ses yeux vers le ciel, comme pour adorer les decrets de Dieu. C' est le dernier châtiment sans doute que ce bon pere lui inflige.
lettre 245. Zéphire à Pierrot.
mort de Madame Parangon, devenue Madame R. tout est fini! ... elle n' est plus! ... le même tombeau va les réunir... de M Loiseau. Les sanglots l' étouffent, et je prends la plume. Notre amie, cette femme incomparable, qu' un amour involontaire a rendu malheureuse, mais sans la rendre criminelle, vient de finir; elle vient de s' éteindre dans une mer de douleur. Voici, mon cher Pierre, ses dernieres intentions, dictées par elle-même.Dispositions testamentaires. I je demande que cette dépouille mortelle soit unie à celle de mon second mari, et que l' on donne à l' église de S la somme que j' ai mise à part, et que j' ai destinée à faire dire à perpétuité deux services pour moi, comme ceux que j' ai déjà fondés pour mon mari; lesquels quatre services seront acquittés aux jours de son décès et de sa naissance, et pareillement aux jours de mon décès et de ma naissance: je prie qu' on nous enterre aux pieds des pere et mere de mondit mari. Je recommande à Edmée-Colette, à Zéphirin, à Laure et à Parangon, d' accompagner nos corps jusqu' au lieu de la sépulture: je prie le cher frere aîné Pierre, d' inviter et de réunir toute la famille à la cérémonie des obseques. II je legue à mondit frere, pour le remettre à ma fille après lui, le tableau déposé à l' autel saint Edme, et qui n' y sera pas, attendu que je l' ai obtenu du défunt: et en outre, je lui legue en toute propriété, tout ce que j' avois destiné pour feu son frere mon mari, habits, montre, et autres bijoux. III je legue à tous mes freres et soeurs, chacun une somme de mille livres, à prendre sur le comptant que je laisse. IV je donne à ma soeur, femme de l' aîné, le tiers de mes bijoux, à partager avec ma fille, et ma soeur Fanchette. V je laisse à ma soeur Fanchette Quinci, tous les fonds de mon patrimoine; et à ma fille les présents dont j' ai été honorée par la famille de m le comte de , en y comprenant la terre du val d p. VI je laisse sous la direction du sage frere aîné la grande ferme d' Oudun, que je tiens de la libéralité de madame la duchesse de , et deux autres fermes qui sont contiguës, pour qu' on y bâtisse un bourg ou village, destiné à rassembler les freres et soeurs de feu M Edmond R mon mari, et leurs familles, pour y vivre suivant les statuts que mondit cher frere aîné établira, et que nous avons concertés ensemble. Signé Colette C v R. de Zéphire. Mon cher ami! Plus, plus jamais! ... infortunée que je suis le ciel en naissant ne me donna qu' une marâtre; l' opprobre et le vice entourerent mon berceau, fouillerent ma jeunesse... un ange me sauva: un autre m' a soutenue... et je les ai perdus! ... je me trouve abandonnée... comme lorsque je vins au monde... les biens qui me restent n' ont aucun prix... je ne les sens pas; je ne les sentirai plus. De M Loiseau. Je vais fermer sa lettre: elle ne se connoîtplus... cependant, mon cher Pierre, nous espérons lui prouver qu' il lui reste encore des amis dignes d' elle. fin de l' histoire d' Edmond. mes enfants, voilà d' étranges événements! Je vous les ai mis sous les yeux, non pour satisfaire une curiosité vaine, mais pour que vous profitiez des lumieres qu' ils vous ont procurées. Le crime ne reste jamais sans punition; Manon a été punie; M Parangon aussi, par une maladie douloureuse; et Gaudet plus que tous les autres. D' Arras a péri; Ursule fut châtiée de la main du seigneur; la respectable femme fut affligée par celui qui lui avoit plu; Edmond enfin, plus foible que coupable, a été traité selon ses oeuvres; m le marquis de * lui-même, ainsi que sa premiere femme, sont tombés sous la verge de l' ange exterminateur. Dieu est juste. comme les lettres qui suivent sont relatives à l' histoire de mon malheureux frere, j' ai cru devoir les joindre aux autres.
lettre 246. Madame Loiseau à Pierre.
mort de Madame Zéphire. Madame Loiseau me propose des alliances entre nos enfants. il y a vingt-cinq ans, mon cher Pierre, qu' à pareil jour, feu notre pauvre Edmond arriva chez M Parangon, où j' étois alors. Depuis ce moment, le temps qui s' est écoulé comme l' eau, m' a fait voir passer et disparoître ma premiere amie, et tout ce qui l' environnoit: Manon et M Parangon l' avoient précédée; je ne parle pas d' Ursule et d' Edmond; lors de leur perte, notre amie languissoit et ne vivoit plus: Laure, et tout le reste de ses connoissances, l' ont suivie: il ne reste plus ici que Fanchette et nous...; car, mon ami, nous venons de perdre Madame Zéphire. Vous savez combien cette aimable femme avoit de mérite; sa vie extraordinaire prouve à quel point son ame étoit naturellement belle. Vous savez aussi combien elle vous aimoit, et elle vous en a donné des marques dans ses derniers instants, par un présent assez considérable, qu' elle m' a chargé de vous prier d' accepter au nom d' Edmond et au sien. Elle a demandé, en retour, une grace; c' est d' être mise dans le tombeau des deux époux, et que sa cendre soit confondue avec la leur. Je l' ai promis pour vous.Mon ami, si vous saviez quelles accablantes réflexions je fais depuis l' instant où elle a expiré! Tant que Madame Zéphire m' est restée, il me sembloit que je voyois encore Edmond et notre incomparable amie; Zéphire les portoit dans son coeur, ne parloit que d' eux, et les ranimoit, pour ainsi dire; ils ne sont morts entiérement pour moi que d' aujourd'hui. Je rends graces au ciel de m' avoir donné des enfants, qui me tirent de l' état d' accablement où je retombe sans cesse; sans eux et mon mari, je crois, mon cher Pierre, que je ne pourrois soutenir le poids de mon existence, et le vuide où je me trouve. Mais puisque j' en suis sur mes enfants, et que d' ailleurs je vais vous parler d' après les vues de la chere défunte, permettez que je vous fasse part des projets que nous avons tracés, elle et moi, et dont en mourant elle m' a recommandé l' exécution. Vous avez une fille que j' aime beaucoup; j' ai un fils que vous connoissez; unissons le sang d' Edmond et le mien (car je regarderai toujours cet infortuné comme l' ame de notre ame). Ma fille, si vous le voulez, sera pour votre fils aîné. Par-là nous remplirons les intentions de votre respectable belle-soeur; elle m' en a quelquefois parlé. N' objectez pas que nous sommes plus riches, et songez seulement que la grace que je vous demande nous est plus précieuse, à mon mari et à moi, que tous les biens du monde. Hélas! Si la chere Zéphire eût joui de la santé huit jours de plus, ç' auroit été de sa bouche que vous auriez entendu la propositionque je vous fais: elle étoit si fortement attachée à ce projet, qu' hier elle exigea que dans la même lettre où je vous marquerois son décès, je vous fîsse ce qu' elle nommoit sa proposition . Madame Zéphire reçut il y a huit jours des nouvelles des enfants, au nombre desquels je mets le comte votre neveu. Tout va le mieux du monde: la jeune comtesse conserve un tendre et religieux souvenir de sa tante et de son institutrice: elle a perdu madame sa mere, et lui a succédé dans sa place à la cour. Depuis ce temps, elle s' est retirée de toutes les compagnies inutiles; elle se borne à remplir ses devoirs auprès d' une princesse qui l' estime, et qu' elle adore. L' époux de Laure exerce sa charge, et s' y fait honneur. Les deux autres... sont les plus heureux des amants; car c' est le nom qu' il faut toujours leur donner; ils jouissent de toute la félicité qu' ils méritent, et de toute celle dont eussent joui les auteurs de leurs jours, sans les malheureuses circonstances où ils se sont trouvés. Vous voyez, mon cher Pierre, que je tempere les tristes nouvelles par de plus heureuses. Remercions le ciel de ce que j' ai de ces dernieres à vous donner. Je suis, etc. (j' allai moi-même à Av, pour accepter l' honorable proposition, et en témoigner ma reconnoissance.)
lettre 247. Edmée-Colette à Pierre.
Zéphirin est attaqué d' une maladie mortelle. mon cher second papa, venez auprès de moi; venez m' aider de vos conseils, de votre piété, de votre fermeté religieuse. Un coup bien terrible vient de m' être porté: mon mari est attaqué d' une maladie qu' on a connue trop tard, et l' on n' espere plus... ah! Dieu, dans la fleur de notre jeunesse, nous voir séparés! ... tout le monde paroissoit envier notre bonheur... à présent, je fais pitié à tout le monde! Venez à mon secours, je vous en prie. Je suis, etc.
lettre 248. réponse.
je réconforte ma chere niece, et cherche à lui inspirer de la confiance dans le seigneur, tout en lui insinuant qu' elle n' est pas dans une situation conforme à la volonté de Dieu. je pars, ma chere fille; mais croyez que Dieu est juste, et que rien ne se fait que parsa profonde sagesse. Il y a des choses qui blessent le bon ordre, sans qu' on s' en doute: peut-être votre mariage étoit-il de celles-là, mon enfant? Depuis que je suis au monde, et que j' examine les voies de la providence, je ne l' ai pas encore prise en défaut. J' ai vu la faute précéder, et les hommes s' endormir dessus; et j' ai vu que, comme un levain dangereux, la faute fermentoit, et qu' enfin elle engendroit la peine, quelquefois prompte, plus souvent lente, mais toujours sûre et terrible. Cependant (et voici, ma chere fille, une consolation que la religion procure à ceux qui n' en font pas une momerie) ces peines méritées, si elles sont prises en patience, produisent une récompense éternelle; et non-seulement la récompense de l' éternité, mais souvent encore une temporelle. Remarquez, chere fille, qu' une personne qui suit cette conduite, et se vainc elle-même, en contracte la salutaire habitude, et qu' elle émousse par-là les traits les plus poignants; et puis ensuite observez que le monde l' estime, l' admire, lui fait gracieux accueil. Par exemple, voilà ma pauvre femme, elle souffre; les enfants, les chagrins, tout cela a produit du dérangement dans son tempérament; mais si vous la voyiez souffrir! Quelle douceur! Quelle peur de nou s inquiéter! Et nous, comme nous nous appercevons de tout ça, et comme nous en sommes touchés! ô ma chere fille, quand il n' y auroit que cet avantage à retirer d' être bon chrétien, ça ne suffiroit-il pas? Mais il y en a bien d' autres; et jen' appelle pas être bon chrétien, que de réciter de longues prieres, de faire dire des messes, d' en entendre deux ou trois par jour, comme j' ai vu des dévots dans les villes; le temps passé à l' église, s' il peut être employé pour sa famille et son ménage, s' il peut être utile au prochain, devient un très-grand péché: Dieu ne veut qu' une priere; elle commence quand on s' éveille, et finit quand on s' endort; c' est de faire tout en vue droite: aimer Dieu, ce n' est pas dire un acte de charité , c' est suivre l' ordre qu' il aime, et la justice qu' il commande, et de plus sacrifier du sien aux autres; ça n' est pas perdu, ou plutôt ça produit le double; et si j' étois avare sans aimer Dieu, je voudrois bien faire aux hommes par lézinerie. Jettons-nous donc entre les bras de Dieu, qui est un si bon pere, qu' il nous impute à justice les peines involontaires, et même les peines méritées, quand nous les souffrons comme il convient à un enfant soumis, châtié par son pere. Mais, ma très-chere fille, je vous prêche-là ce que vous savez, et je prends un temps où vous n' êtes pas trop à vous. Hélas! C' est que vous avez tant besoin de force, que je cherche à vous en indiquer la source, quoique vous la connoissiez déjà. Qu' est-ce que les consolations humaines, la plupart du temps? Des paroles vaines, des mots auxquels ceux qui les disent, n' attachent aucun sens, et que ceux qu' on prétend consoler prennent en conséquence. Mais une chose qui me frappe, en jettantles yeux sur ma lettre, c' est que je vous y fais comme entendre que vous seriez coupable. Ce n' est pas-là mon intention, ma très-chere fille; je connois votre coeur; mais sans être criminelle, on est quelquefois dans une position contraire à la volonté de Dieu, par des circonstances malheureuses. Mais c' en est assez là-dessus. Dans trois jours, ma très-chere enfant, je serai auprès de vous. Je suis, en attendant, avec une amitié dont vous verrez les preuves, votre second pere.
lettre 249. Pierre à sa femme.
je lui rends compte de l' état où sont tous les enfants d' Edmond, et je récapitule l' histoire de l' infortuné. ma chere moitié, notre pauvre neveu vient de rendre à Dieu son ame, aussi pure qu' il l' avoit reçue; ça n' a jamais eu aucun vice; c' étoit une ame ardente; mais comme il a toujours eu, et dès l' enfance, qui aimer, il n' a montré son ardeur que pour ce digne objet. Il y avoit beaucoup de poumon dans sa maladie. Madame la comtesse a pris sa cousine chez elle, pour la consoler, ainsi que les deux enfants. Je suis chargé de tout arranger pendant ce temps-là, et de transporterle domicile dans une autre maison, qui appartient aussi à la jeune veuve. Tout va bien pour les autres enfants du malheureux Edmond: la petite * auroit été mariée ces jours ici, sans la mort de Zéphirin: sa mere voudroit avoir Edmée-Colette pour le frere du prétendu de sa fille, et elle offre d' attendre autant qu' il faudra. Laure et son mari sont les plus heureux du monde: je trouve qu' ils gâtent un peu leurs enfants, et je leur ai dit; ils le prennent bien, mais n' en tiennent pas grand compte, quand ce vient au fait et au prendre. Quant à m le comte, je ne me connois pas trop aux moeurs des grands, mais je le trouve un peu leste. Ce n' est pas envers moi, au moins: il me fête plus que je ne mérite, et que je ne voudrois; il se fait par-tout honneur de moi, comme si j' étois un maréchal de France; mais il y met une sorte d' ostentation, et je crois qu' elle n' est bonne nulle part. Ce cher neveu m' a souvent entretenu du projet de la très-chere soeur pour le bourg à bâtir: je lui ai dit qu' il étoit commencé, et où nous en étions; il veut contribuer à l' établissement, et me doit faire remettre une somme; il se propose aussi de venir voir tout ça sur les lieux. Quant à sa jeune et aimable épouse, elle est un peu plus froide; mais je préfere sa maniere d' agir avec moi: au moment où vous croyez qu' elle vous a oublié, c' est justementoù elle vous dit les choses les plus gracieuses; et ça sans se gêner; c' est une aisance, une bonté...; ça part du coeur. Elle est grosse de six mois, et se porte très-bien pour son état. Que tous ces enfants-là, élevés comme ils l' ont été, feroient de bonnes-gens, s' ils n' étoient pas à la ville! Mais (et je le dis avec douleur) tous les jours, depuis la mort de la respectable femme , ils perdent un peu, et sans s' en appercevoir eux-mêmes. Et ce qui va t' étonner, ma chere Marie-Jeanne, moi-même, je ne suis plus si révolté que les premiers jours de tout ce qui blesse mes yeux, et non-seulement mes yeux, mais mon esprit, mon coeur, la probité, la décence, la vertu enfin! Quelle influence! Edmond, ma pauvre femme, n' est donc pas aussi coupable que nous l' avons cru! Eh! Comment, avec son caractere, sa figure, et tout le reste, auroit-il échappé! ... aussi, le seigneur lui aura-t-il fait miséricorde. Ma chere femme, d' après tout ce que je vois, je te le dis, si M et Madame Loiseau demeuroient à Paris, malgré que leur alliance nous soit bien honorable, je crois que je la refuserois. Raisonnons un peu, même selon le monde, d' après les exemples malheureux que nous venons d' avoir dans notre famille: un jeune homme en est sorti; il étoit spirituel, beau, bien fait, capable de faire son chemin , comme on dit ici: cependant repasse dans ton esprit, ma chere femme, tout ce qui lui est arrivé: quel paysan pourroit espérer une fortune pareille? Mais quel paysan ne préféreroitpas de souffrir le froid, le chaud, et de n' avoir du pain qu' à moitié ses dents, à ce qui a suivi cette fortune et ces plaisirs de si courte durée? Quel paysan de chez nous n' a pas frémi, en apprenant les maux de l' infortuné? Qui ne nous a pas regardé dans notre déshonneur, comme les plus à plaindre de tout le canton? ... ô ma chere femme! Si ce malheureux jeune homme étoit resté à la charrue, nos chers parents et lui n' auroient eu que des jours paisibles; Dieu auroit béni ses travaux, car il le craignoit; et ceux qui ne sont plus, seroient descendus en paix dans la demeure des anciens. Quant à nos alliances, je compte être de retour dans huit ou dix jours; ainsi, que M et Madame Loiseau ne s' impatientent pas: et nos mariages ne se feront pourtant pas tout aussi-tôt après mon retour; je veux avoir nos neveux et nieces d' ici, et sur tout la pauvre affligée. Je leur en ai fait la proposition à tous; m le comte viendra avec son épouse. Une chose que je ne sais que d' hier, c' est qu' il a dans son cabinet les portraits de toute notre famille et de nos amis, de deux mains bien cheres, de celle de notre respectable belle-soeur , qui ne l' a été que quelques heures, et de celle d' Ursule. Tout cela est arrangé pour se conserver des siecles: si bien donc qu' un de ces jours, comme nous étions grande compagnie à dîner, voilà qu' il a parlé des mariages que nous allons faire; et il a dit à la compagnie, qu' il alloit leur faire voir ceux que j' allois marier. Nous avons passé dans le cabinet,et il m' a prié de les montrer. Et je les ai montrés, car ils sont on ne sauroit plus ressemblants. Tout le monde a demandé, s' ils étoient flattés? Et j' ai dit qu' un pere ne pouvoit guere répondre à ça; mais que les enfants de M et Madame Loiseau ne l' étoient pas. L' on a interprété ça à l' avantage des nôtres, et l' on m' a fait mille compliments. Cette respectable amie et soeur ! Elle ne s' occupoit que de nous! Et elle nous donne encore du contentement, même après qu' elle n' est plus! Ensuite le comte et la comtesse ont mené la compagnie devant une petite niche, cachée par un rideau fort précieux, que le comte a tiré: et nous avons vu le portrait d' Ursule, de la main d' Edmond. Ah mon dieu! Qu' elle est belle dans cette peinture! Quoiqu' elle soit fort découverte, il a donné à son visage un air si modeste et si innocent, qu' on n' est pas choqué de sa nudité: tout le monde a dit que c' étoit un chef-d' oeuvre; et ce qui a bien flatté le comte, c' est qu' on a retrouvé ses traits dans ceux de l' image de sa mere. Il s' est mis à genoux devant le portrait durant deux minutes, avant que de refermer le rideau. Porte-toi aussi-bien que je le desire, ma chere Marie-Jeanne! Quant à moi, tu n' as rien à souhaiter de ce côté-là; et si je ne suis pas à mon aise, ce n' est ni manque de santé, ni manque d' amitiés de la part de ceux qui sont ici; mais c' est que tu me manques, et que je manque où est ma chere femme et mes chers enfants. Je suis ton affectionné mari. (il y eut ici une lettre du comte, qui m' annonçoitla naissance d' un fils; et une autre de Madame , qui me marquoit le mariage de Mademoiselle , que la mort de Zéphirin avoit fait différer.)
lettre 250. le même au comte D.
je lui demande le recueil des lettres, que j' avois malheureusement oublié. monsieur et très-cher neveu: il m' est arrivé une terrible distraction; en rangeant les papiers de votre cousine Edmée Colette, j' ai oublié de reprendre les lettres que vous savez: elles étoient pourtant toutes préparées dans le secrétaire du cabinet, où la très-respectable femme les avoit toutes renfermées. Je me proposois de les emporter, et d' en faire ici quelques copies à mes loisirs; dont une pour vous, une pour M et Madame Loiseau, une autre pour votre cousine Laure, et pour d' autres personnes de la famille. Je vous prie de réparer ma faute, et de vous en emparer sans faire semblant de rien, à cause de la chere veuve, et vous savez pourquoi. Vous aurez la bonté de me les envoyer, afin que je réalise mon premier dessein: ou, si vous l' aimez mieux, vous pourrez me les apporter,en venant ici vers la mi-juin, pour honorer les mariages de mes enfants. Elles sont cachetées; je vous prie de respecter le sceau: je n' en ai pas à vous donner d' autre raison, que celle que vous verrez écrite de la main de la respectable femme : et du reste, je m' engage à n' en supprimer aucune dans votre copie, à moins, ce que je ne crois pas, qu' il n' y eût un ordre exprès de le faire. Ma femme se joint à moi, pour vous faire mille félicitations, ainsi qu' à votre très-chere épouse, sur la naissance de votre fils. Puisse-t-il être aussi vertueux que se le montrent ses aimables et chers pere et mere. J' ai l' honneur d' être, etc. Je souhaite que la chere demoiselle * soit heureuse, et que le frere de son aimable mari puisse un peu reconsoler notre jeune veuve.
lettre 251. Edmée-Colette à Pierre.
elle découvre par les lettres que Zéphirin étoit son frere. infortunée que je suis! Le voile vient de se déchirer! I l me laisse voir la cause des larmes que ma mere répandoit sur moi! ... voilà donc pourquoi celle de mon ep... me regardoit quelquefois en soupirant, venoit à moi,écartoit son fils! ... j' en murmurois... si notre sort nous eût été connu, il auroit donc fallu nous séparer! ... seigneur mon dieu, vous l' avez fait vous-même... et nos deux fils... mais ils ne m' en sont que plus chers... aimables enfants! Edmond réunit en vous, deux objets qu' il aima, et à chacun desquels il se devoit tout entier! Vivez, ô mes enfants, aimez-vous, soyez heureux: hélas! Votre mere consumée par la douleur ne le verra pas! ... adieu, mon cher oncle. Voilà les lettres fatales. Je vous les renvoie. Devenez le pere de mes fils; ils ont sur vous des droits plus sacrés que tous les autres.
lettre 252. Pierre au comte de .
les trois lettres qu' on va lire, sont un tableau de l' établissement ordonné par le testament de Madame Parangon et de Madame Zéphire, auquel m le comte de * a bien voulu contribuer. J' y rends compte à ce jeune et estimable seigneur de tout ce que j' ai fait, d' après les vues de la respectable femme, celles de Madame Zéphire et les siennes à lui-même. monsieur, et très-cher neveu: aussi-tôt après le mariage de mes enfants, je me suis occupé du projet favori de votre chere etrespectable institutrice. Vous avez vu que j' avois déjà commencé à le réaliser, en changeant en bourg muré une belle ferme voisine de S, nommée oudun , appartenante à des moines supprimés. J' ai fait construire sur ce territoire, auprès d' une fontaine, environ vingt-cinq maisons uniformes, et marquer la place de soixante-quinze autres, qui formeront quatre rues égales: chaque maison a cour, jardin, et toutes les autres aisances. On y va bâtir une église, et je vous prie, ainsi que votre chere épouse, de travailler à obtenir qu' elle soit érigée en paroisse, dont le curé sera électif par les habitants, comme les anciens pasteurs, et choisi entre les plus vertueux de notre famille. La cure sera dotée d' un vingtieme de produit du territoire actuel; ce qui peut-être évalué à mille livres, sans le casuel, qui augmentera avec la population. On choisira de même un maître d' école, le plus cupable; et il y aura d' attaché à sa place une ferme rapportant environ six cents livres; conséquemment, il enseignera gratis , suivant le réglement qui sera dressé. Aux terres d' oudun , qui se montent à quatre cents arpents, et à celles des deux fermes de la loge et de vormes , qui en ont cent chacune, je viens d' ajouter, au moyen de vos libéralités, celles de six petites métairies des environs, qui entr' elles font autant que les trois premieres. J' ai appris que vous aviez traité avec le propriétaire pour cent arpents de brossailles qui ne rapportent rien, et qui pourront devenir des bois entre nosmains: c' est un présent considérable que vous faites encore là à l' association, et dont je vous témoigne la plus parfaite reconnoissance en son nom et au mien: quant aux frais qu' entraînera la construction de l' église, du presbytere, de la maîtrise d' école, et de la maison commune, nous vous prions de modérer vos largesses. Voici comme je me propose de procéder. Je vais rassembler dans les vingt-cinq maisons construites, tous mes freres, beaux-freres et neveux, qui composent ce même nombre de personnes mariées: savoir, 1 moi, Pierre; 2 et mon fils aîné, nouvellement marié à Mademoiselle Loiseau: (ma fille mariée, appartient à une autre famille où il faut qu' elle demeure). 3 Georget, frere; 4 et son fils aîné qu' on va marier ces jours ici avec une niece du mari de Cristine R: 5 Bertrand, frere; 6 et son fils aîné, qui épouse la seconde fille de M Loiseau: 7 Augustin-Nicolas, frere: 8 Charles, frere: 9 Jean Marsigni, beau-frere, et mari de Brigide R, soeur aînée; 10 leur fils aîné, marié; 11 Jacques Berthier, leur gendre; 12 Philippe Mouchou, mari de leur seconde fille: 13 Baptiste, beau-frere, mari de Christine R; 14 leur fils aîné, à qui l' on va faire épouser sa cousine, fille de Bertrand; 15 et leur gendre, nommé Paul Dondaine: 16 Eustache Doré, mari de Marthon R, soeur: 17 leur fils aîné; 18 leur gendre nommé Alexis Garnier: 19 Benigne grain-d' argent, mari de MarianeR, soeur; 20 leur fils aîné; 21 leur gendre, Thomas Viard: 22 Matthieu Beraut, mari de Claudine R, soeur; 23 leur fils aîné: 24 Alexandre Boujat, mari de Babote ou Barbe R: 25 André Ferlet, mari de Catiche R, la plus jeune des soeurs. Chacun de tous ceux que je viens de nommer aura une maison, et une portion de terre. Voilà où nous en sommes pour le présent; je vous rendrai compte de la suite, à mesure que les choses se feront. Je suis, monsieur et cher neveu, etc.
derniere lettre. le même au même.
je lui apprends que notre habitation est en pied, et que l' établissement prospere. monsieur et très-cher neveu: je commence par vous rendre de très-humbles actions de graces de tout ce que vous avez fait et faites encore pour notre communauté. Nous avons reçu avec transport la nouvelle que m l' évêque s' étoit prêté à l' éligibilité de notre curé, aux conditions proposées; et que d' un autre côté, la puissance temporelle avoit bien voulu autoriser nos réglements. Je vous prie de m' en envoyer une copie, pour les faire imprimer à Au, comme vousle desirez, et comme je le souhaitois moi-même: je veux qu' après les prieres du matin et du soir, ce réglement soit la premiere chose que nos enfants apprennent, et qu' ils le portent à l' école: en conséquence j' aurai soin de le faire mettre en gros caracteres. Nous avons à présent deux rues de bâties, formant cinquante maisons: M Loiseau a bien voulu être notre premier bailli, et venir demeurer avec nous, mais non dans notre enceinte; il a une maison séparée. Quant au pasteur, je n' ose quasi vous dire ce qu' on m' a proposé, depuis que ma chere épouse est allée dans le sein de Dieu, recevoir la récompense de ses vertus. Je suis indigne d' un si saint ministere; je n' ai que du zele, et il faut encore des lumieres. Je me borne à la place importante de maître d' école, et je vous prie de nous obtenir pour curé le saint prêtre L G, chanoine d' Au, à qui j' en ai déjà fait parler: il formera lui-même son successeur parmi nos enfants. Nous avons fait avant-hier avec beaucoup de joie la répartition de nos impositions, sur le rôle qui nous a été envoyé de Ton; car nous savons qu' il faut payer notre cote-part des charges publiques au prince qui nous défend des ennemis du dehors, et nous protege de toutes manieres au-dedans; nous le regardons comme le pere d' une grande famille, dont nous sommes tous les membres, et nous l' aimons et respectons comme tel. C' est George et Marsigni qui sont nos premiers syndics et collecteurs; car cela nefera qu' une même charge parmi nous, attendu qu' il n' y a point de collecte, et que la masse paie la taxation de monseigneur l' intendant. J' ai l' honneur d' être, monsieur et très-cher neveu, etc. (huit jours après que m le comte eut reçu cette lettre, il me renvoya le réglement qui suit, et que je lui avois remis pour qu' il le fît autoriser. Le comte y avoit seulement fait quelques changements en faveur de la descendance aînée.) il seroit à souhaiter que la lecture de ce plan excitât à imiter l' établissement d' Oudun, plus parfait que ceux d' Auvergne et des environs d' Orléans. Nous n' offrirons point le tableau de ces communautés, existantes en France depuis longtemps; on le verra bientôt dans un ouvrage intitulé, le nouvel émile, tome i, pag 472, précédé de l' histoire de la communauté de Sparte, et de celle des moraves de la Lusace, en Allemagne.
STATUTS DU BOURG D' OUDUN
titre premier. distribution des biens; constructions; élection d' un pasteur, etc. considérant combien le séjour de la ville est dangereux pour les moeurs, nous avons résolu de l' interdire à jamais à tous ceux de la famille de R qui n' y sont point habitués: et pour y parvenir, nous tous, freres et beau-freres, avons de concert établi un pacte de famille, que tous nos descendants seront obligés d' observer, sous peine d' exhérédation, au moins jusqu' à ce que les portions de biens suffisantes pour les entretenir soient remplies. 1 le bourg sera réglé suivant le modele des familles unies d' Auvergne. Nous statuons qu' il y aura égalité entiere entre nosdits enfants, tant pour les biens de la fortune, que pour l' éducation; et pour rappeller sans cesse à nosdits enfants, même dans lesgénérations les plus éloignées, qu' ils sont tous freres, et une même famille, entendons qu' ils soient soumis au fils aîné de l' aîné de notre famille, lequel sera comme leur pere commun: voulons que les curés et maîtres d' école à venir, soient pris entre les plus méritants des enfants descendants dudit aîné, s' il s' en trouve de capables; et à leur défaut, parmi les enfants du frere qui le suit, et ainsi de suite de tous les freres; et passant à leur défaut aux descendants de l' aînée des filles. le pere commun ou aîné sera collateur, et présentera le sujet digne à l' évêque, après avoir consulté ses freres . Le curé n' aura point de patrimoine. 2 dès que les terres acquises et à acquérir, seront en état d' être partagées, elles seront divisées en cent portions; et comme on est parvenu à composer le finage de mille arpents, sans compter les brossailles, les prés et les vignes, chaque portion sera de dix arpents: ces portions seront reparties à chaque frere ou beau-frere, qui formeront chacun une souche; ainsi chaque souche aura huit portions et trois arpents; et en outre dix arpents, dont un en vignes, et les neuf autres en place à faire vigne, avec trente arpents et droit de pacage, après fauchaison, dans la prairie commune. Il n' y aura point d' autres cens que ce qui se paiera au curé; il aura les droits de seigneur, sans en avoir le titre. 3 l' église sera construite de façon quele logement du pasteur et du maître d' école s' y trouvent naturellement joints, sans blesser en rien la majesté du temple: les jardins du presbytere et de la maîtrise, l' entoureront, à l' exception de la partie tout-à-fait au nord, séparée du reste par des murs élevés, qui demeurera destinée aux sépultures. L' église aura trois portes; celle d' entrée commune à l' occident; celle des épousailles au midi, et celle des enterrements vis-à-vis au nord: ces deux dernieres ne s' ouvriront que pour les choses dont elles portent le nom. 4 pour commencer dès à présent le régime de cette petite Sparte, on élira pour premier curé, m l' abbé L G, à défaut de sujet dans la branche aînée: ce sera un digne pasteur: et quant à la place de maître d' école, Pierre R sera prié d' accepter cette importante fonction. titre 2. des repas, et divertissements publics. 5 au milieu du village, à côté de la fontaine, et près de l' église, sera élevé un bâtiment solide, où se trouveront réunis le four commun pour la cuisson du pain, construit de maniere que si le feu venoit à y prendre, il ne pût se communiquer au reste de l' édifice: à côté du four sera une grande salle, capable de contenir mille personnes, éclairée par cent croisées, percées commecelles des bas côtés de nos églises; ce sera le réfectoire commun: et de l' autre côté, la chambre pour rendre la justice (qui ne sera qu' arbitrale, n' y pouvant avoir de vraie matiere à procès où tout sera commun). Attenant de la salle du réfectoire, il y en aura une autre plus large, et moins éclairée; ce sera la grange commune, où s' apporteront tous les grains des récoltes. Au-dessus de ces deux salles, dans une galerie voûtée, seront les greniers pour le bled, seigle, orge, avoine, pois et lentilles, chaque espece séparée par une cloison: quant aux foins et aux pailles, ils seront distribués sur le champ à chacun, après la récolte: et à chaque battage, les balles (on nomme ainsi la paille menue qui résulte du vannage) et le son qui proviendra de la mouture, devront être pareillement distribués, à l' exception de ce qui en sera nécessaire pour le commun. 6 chacun n' aura en propriété que ses meubles, son linge et ses habits, qui seront les mêmes pour tous; on n' aura que le choix de la couleur et de la façon. 7 les bestiaux seront à la communauté, quoique répartis chez les particuliers, pour en tirer le service et le produit. 8 deux syndics, qui le seront un an, auront l' oeil sur le travail, sur les labours, et sur l' entretenement des animaux: il y aura des humiliations, des peines même, contreles paresseux; et des prix, des distinctions pour les laborieux, les actifs, les industrieux. 9 tout chef de famille qui aura négligé la culture, mal labouré, mal sarclé, et par conséquent aura produit une moindre récolte, etc. Etc. Sera durant l' année, privé de la moitié de sa portion de vin les dimanches et fêtes; et occupera la derniere place vers la porte d' entrée, tant à l' église qu' au réfectoire commun. Si l' année suivante, il ne fait pas mieux, on en examinera scrupuleusement la cause, et si c' est sa faute, il demeurera dans son humiliation; mais si c' étoit par impuissance, on le soulagera de la moitié, des deux tiers même de sa culture, jusqu' à qu' il soit en état de la reprendre en entier. 10 celui qui surpassera les autres en industrie, en goût du travail, en belles récoltes, aura les premieres places à l' église et au réfectoire; on portera solemnellement chez lui, chaque dimanche, une part du pain béni; ses garçons (s' il en a) serviront par préférence à ceux des branches cadettes , de clercs à l' office, etc. 11 le jeune homme ou la jeune fille qui se distingueront, savoir, dans la premiere jeunesse, en apprenant mieux à lire, écrire, et le travail de leur âge, seront différenciés des autres par une cocarde, et des préférences dans les divertissements publics. Si lorsqu' ilsseront plus avancés en âge, comme depuis seize ans et au-dessus, ils continuent à bien mériter, le prix sera le plus flatteur; ils auront le droit exclusif, les garçons, de se choisir eux-mêmes une épouse; les filles, une autre prérogative équivalante, à l' arbitrage des femmes de la communauté assemblée, laquelle sera fixée dans l' article XLIV. 12 les fêtes des noces dureront trois jours au lieu de deux; et dans le cas où les sujets les plus méritants des deux sexes se seroient mutuellement choisis, les noces en dureront quatre, et toute la communauté célébrera la naissance du premier enfant, non-seulement par un souper à double portion de vin et de bonne chere, comme aux autres, mais par un jour entier de réjouissance. 13 les occupations dureront cinq jours et demi chaque semaine, et cesseront le samedi à midi: les dimanches on jouira d' un repos absolu, excepté dans ce qui regarde le soin des animaux. 14 les divertissements seront publics, et par conséquent honnêtes: ils consisteront, pour les hommes, en jeux de boule, ou même de cartes pour les plus anciens, avec une bouteille de vin pour chaque homme, qui leur sera donnée après les vêpres. 15 la messe se dira toujours à neufheures, pour finir à dix, y compris le prône; le dîner public aussi-tôt; vêpres à midi, pour finir à une heure, le catéchisme ensuite par le curé et le maître-d' école, l' un dans l' église aux jeunes gens, l' autre à l' école pour les petits enfants, jusqu' à deux: une heure pour les soins nécessaires: à trois, les jeux commenceront, pour continuer jusqu' au souper public, à huit heures. 16 les jeux des grands garçons, seront le palet ou le disque, la paume, etc. Ceux des petits garçons, les barres, etc. 17 les amusements des femmes faites ne seront autres que d' être assises, pour converser entr' elles, en ayant l' oeil sur la jeunesse des deux sexes. 18 ceux des filles et des jeunes femmes nos meres, seront la danse, au son de la musette, avec les garçons qui, durant la semaine, se seront comportés de maniere à mériter cette grace; (les paresseux, les brutaux, etc en seront exclus, jusqu' à ce qu' ils se soient corrigés); ou des jeux de société, quand il fera mauvais temps. 19 la danse sera composée moitié de nouveaux mariés, et moitié de jeunes gens prêts à l' être: ceux que leur âge éloignera encore de ce lien, ne participeront à ce divertissement, qu' à titre d' écoliers des grands, quiles exerceront, et leur apprendront les différentes sortes de danses en usage. 20 après la danse, les garçons recevront une demi-bouteille de vin; et les filles, pareille mesure de cidre ou une jatte de beurrée, à leur choix; les enfants auront la moitié de cette mesure du régal des filles. 21 il y aura de plus pour le goûter du dimanche, une sorte de gâteau ou de fouasse préparée la veille au soir par chaque mere de famille, et que le fournier public cuira le dimanche immédiatement après les vêpres. 22 dans l' hiver, ce sera dans la grande salle des repas et dans la grange commune que l' on s' amusera; et l' on y sera éclairé par des lampes comme celles dont on se sert aujourd' hui pour les rues de Paris: dans l' été, ce sera dans un espece de mail, au nord du village, qu' ombragent des muriers et des pommiers; dans les beaux jours de printemps et d' automne, ce sera dans un lieu pareil qui est au midi. 23 quant à l' apprêt des aliments, chaque semaine, quinze meres de famille, aidées de quinze filles à marier, prépareront à tour de rôle les aliments; qui consisteront, dans du porc frais et salé, cuit avec différents légumes; la communauté entretiendra un troupeau de ces animaux: une fois lasemaine, ou les grandes fêtes, l' on tuera un boeuf, et quelques moutons des troupeaux de la communauté; ce qui en restera, sera pour le curé et les malades; on mettra en outre de la volaille pour ces derniers. à certains jours, comme à la fête du village, à celle de sa fondation, ou à quelques autres, on régalera la communauté en volaille et en gibier; on n' en tuera que pour ces occasions-là. Les jours maigres, on servira des oeufs, du fromage et des pâtisseries. 24 le pain sera bon. Chaque homme aura sa demi-bouteille à dîner et à souper. Les femmes et les filles boiront de l' eau; c' est d' ailleurs l' usage de tous les endroits circonvoisins. Titre 3. du travail. 25 après le dîner, qui sera à huit heures les jours d' oeuvre, chacun retournera au travail par lequel on aura commencé la journée: à une heure, on délivrera le pain pour le goûter; chacun en prendra suivant son appétit. à la fin du jour en été, à huit heures en hiver, on soupera: ensuite, on entrera dans l' église, où le pasteur montera en chaire pour lire un chapitre de la bible, un du nouveau testament, une leçon du catéchisme, et l' oraison dominicale, ce qui servira de priere du soir. Chacun s' enretournera chez soi; la décence et la tranquillité seront prescrites; et si, une demi-heure après la cloche qui sonnera la clôture de la journée, quelqu' un étoit trouvé dans les rues par les adjudants des syndics en charge, qui feront leur ronde en silence, il sera puni le lendemain. 26 les occupations consisteront dans le travail de la terre, tant à la charrue qu' aux vignes: tous feront les mêmes choses en même-temps, et dans le temps le plus favorable pour cette chose. Les jours de pluie, on raccommodera les instruments d' agriculture, l' on préparera les échalats pour les vignes, l' on arrangera les fumiers, etc. 27 durant l' hiver, l' on battra les grains, etc. Il n' y aura pas un seul jour où l' on soit inutile. Titre 4. instructions physiques. 28 cependant, si par la grande activité des jeunes gens, que le régime excitera, l' on se trouve du temps de reste, le pasteur instruira ses paroissiens sur la théorie de l' agriculture; il leur fera la lecture et leur expliquera l' histoire naturelle de M De Buffon; il les instruira même dès l' enfance sur les vérités physiques les plus communes, comme la stabilité du soleil, le tournoiementde la terre et des planetes: il leur donnera aussi quelques notions de géographie, etc. 29 ce n' est pas seulement dans ces jours de relâche, qui ne suffiroient pas, qu' il leur donnera ces lumieres; le jeudi, à goûter, l' on quittera l' ouvrage, pour se rassembler à la chambre commune, où le pasteur lira d' abord, et commencera ensuite tout ce qui a rapport aux matieres dont je viens de parler; il expliquera les principes des métiers les plus utiles, donnera des conseils suivant les circonstances où l' on se trouvera, et les accidents qui menaceront ou qui seront arrivés, etc. Car le pasteur sera le vrai pere de son peuple; il doit être droit, zélé, en un mot, le chef-d' oeuvre de la religion chrétienne. Titre 5. pécule ou profits particuliers. 30 outre le fonds public, qui rend tous les habitants égaux, chacun aura son pécule, qui consistera, soit dans les prix que l' on aura mérités, soit dans le décompte , qui résultera du surplus de la vente des grains et autres denrées superflues, les impositions royales et les dépenses communes prélevées: ce décompte se partagera également, à moins que quelqu' un n' ait mérité d' en être privé en tout ou en partie, par quelque faute considérable.31 ces condamnations seront prononcées solemnellement par le juge, à la requête du procureur-fiscal, après que douze hommes de la paroisse, tous amis du coupable, l' auront eux-mêmes condamné. 32 de ce pécule, les habitants pourront acheter soit des livres, des meubles, etc. Soit des fonds de terre hors du finage; ou le placer dans le commerce, pourvu que leur culture particuliere n' en souffre pas; car ils ne pourront faire opérer que par leurs enfants, et ne pourront prendre à leurs gages personne de la paroisse, encore moins des étrangers. 33 ce n' est pas que ceux qui auront beaucoup d' enfants, les doivent laisser dans l' inaction, et n' en puissent retirer d' utilité; au contraire, ce sera une vraie richesse, et de plus un grand honneur dans les repas publics, où les peres de huit enfants et au-dessus, auront double portion de vin, et les premieres places: ces enfants surnuméraires seront répartis chez les habitants qui en manqueront pour faire leur ouvrage: ceux-ci devront les traiter comme s' ils étoient leurs enfants; et ceux-là, respecter en eux l' autorité paternelle dont on les aura revêtus à leur égard: pour récompense, on donnera aux peres une portion du pécule de ceux que servent leurs enfants: par ce moyen, leur maison s' opulentera, et leur famille se trouveraautant et mieux établie que s' ils avoient eu moins de charge. Titre 6. sort des enfants qui ne pourront habiter le bourg. 34 comme la population doit être nombreuse dans une habitation où les hommes n' auront aucune inquiétude pour leur nourriture, pour les impôts qui seront payés par les syndics sur le commun; où l' existence sera rendue agréable par des divertissements; où les filles, en conséquence de l' aisance générale, seront plus belles et plus douces qu' ailleurs; de pareils habitants devront chérir leur patrie, et craindre de la quitter; mais le territoire n' est pas immense, et n' étant destiné qu' à cent familles, ce nombre passé, il faudra refluer ailleurs. 35 c' est à quoi l' on pourvoira de bonne heure, en préparant une nouvelle habitation, à quelque distance de la premiere, et dans une position non moins agréable. ( nota. m le comte, depuis le renvoi que je lui ai fait de ce réglement, a déjà traité avec les habitants d' un endroit appellé Paillôt , qui lui ont cédé leurs habitations, moyennant qu' il les a repartis dans d' autres paroisses, à leur choix, où il leur a donné un équivalent avantageux de tout ce qu' ils lui cédoient. Cette nouvelle habitation se nommera le second-Oudun , et ne formeraqu' une seule paroisse avec le premier. Les terres en seront cultivées par nos enfants, et le produit employé à l' achevement des édifices publics dont j' ai parlé, ainsi qu' à la construction des maisons pour les nouveaux-mariés.) titre 7. fautes et punitions; tribunal de famille. 36 il y a lieu de croire qu' il ne se commettra dans les bourgs de la communauté aucuns de ces crimes qui excitent l' animadversion des loix; mais si pourtant il s' en commettoit dans la suite, le coupable sera expulsé de la communauté, et livré à la justice royale la plus prochaine; et comme tous les habitants ne forment qu' une seule famille, dont sera le criminel, sa faute et sa punition ne jetteront aucune infamie sur ses proches. 37 les fautes graves, comme les querelles suivies de coups, ou d' injures atroces, seront punies par des amendes, qui seront prises sur le pécule, dont il a été parlé, art XXX; et en outre, par la privation des divertissements. 38 les fautes légeres, les imprudences répétées, etc seront punies par des humiliations dans la salle commune du réfectoire, et la privation du vin et de certains mets.39 la paresse et la négligence dans la culture des terres, le soin des bestiaux, etc seront sévérement réprimées, dans les hommes faits et mariés, par des injonctions et des privations personnelles, c' est-à-dire, qui ne porteront aucun préjudice à leurs enfants; et sur les jeunes hommes et les jeunes filles, par des pénitences publiques au réfectoire et même à l' église, la réduction au pain et à l' eau, et la privation de tous les divertissements, durant lesquels ils seront renfermés seul à seul dans une chambre, et condamnés à tel travail qu' on avisera, suivant le degré de la faute. 40 les punitions seront infligées par un tribunal de famille, présidé par le curé, et en son absence par le maître d' école, et composé des douze plus anciens chefs-de-famille, des deux syndics, du bailli, de son lieutenant, du procureur-fiscal et du greffier, qui tous auront voix délibérative; la sentence sera rédigée à la pluralité; et en cas d' égalité, on fera entrer les douze plus anciens après les douze qui composeront le conseil; et sans les instruire du partage, on leur expliquera la cause, puis l' on ajoutera leurs suffrages à chaque parti des premiers juges, et la pluralité l' emportera.Titre 8. de la religion. 41 le service divin se fera aux heures prescrites par l' article XV. Il sera chanté par la famille aînée, tant qu' il y aura des mâles en état de le faire; et à son défaut par les puînés, toujours en suivant l' ordre de primogéniture: on associera à la famille aînée, pour un temps seulement, les enfants qui se distingueront soit à l' école, soit par leur soumission; ils serviront à l' église en aube ou surplis, et auront des prix en livres, etc. le pasteur instruira ses ouailles, veillera sur leur conduite, et préviendra les scandales: quand l' établissement sera en pied comme il faut, il y aura un vicaire ou coadjuteur, qui résidera dans le second bourg, et succédera au curé. Les femmes seront séparées des hommes à l' église: les dimanches, tous les jeunes hommes et toutes les jeunes filles iront baiser la patene à l' offertoire, sans rien porter, si ce n' est les jours de communion: ils passeront ainsi en revue devant leurs parents; les coupables de quelques fautes n' iront pas. Les immodesties à l' église seront punies par l' assistance à l' office à genoux au milieu du choeur.Titre 9. des mariages, et du choix. 42 pour que le relâchement ne s' introduise pas, on n' admettra jamais aucun étranger dans les bourgs de communauté; on ne prendra même plus de femmes ni de gendres au-dehors, dès que la parenté sera parvenue au degré où suivant les loix les descendants d' une même souche peuvent s' allier ensemble. Et quant à présent, on ne s' alliera qu' avec des jeunes gens et des jeunes filles de bonnes-moeurs, qui connoîtront le régime, et s' y seront soumis, après une espece de noviciat de deux ans passés dans la communauté avant le mariage. 43 comme les sujets, tant en garçons qu' en filles, auront à-peu-près le même mérite, les mariages pourront être la suite de l' inclination des jeunes gens; mais, comme il a été dit dans l' article XI, le moyen de pouvoir choisir à son gré, sera de remplir exactement tous ses devoirs: tout jeune homme qui aura gagné un prix annuel dans chaque genre de travail; savoir, le labourage, la culture de la vigne, le moissonnage, le battage et vannage, etc. Aura le droit, par rang d' ancienneté, de choisir celle des filles désignées pour être mariées dans l' année qui lui conviendra davantage.44 chaque année on désignera, le lendemain de la fête de la décolation de saint Jean , 29 août, les garçons et les filles à marier dans l' année, et le surlendemain il y aura examen du mérite dans les deux sexes, et distribution des prix: le premier prix sera celui des moeurs , réuni à celui du labourage ; il donnera le droit de se choisir une maîtresse; séparés, ils procureront la distinction au réfectoire, à l' église, et dans les exercices: le prix des moeurs, réuni à celui du travail, dans les filles, leur donnera, non le droit de choisir, qui n' appartient et ne doit appartenir qu' à l' homme, mais celui d' ordonner les divertissements des filles durant l' année, et d' exempter un jour de la punition de deux fautes graves, leur mari ou leur fils aîné. Les autres prix seront réglés et déterminés par la sagesse des vieillards. conclusion. ledit réglement sera observé à toujours par la descendance des R, pour laquelle il sera une loi de famille inviolable. Délibéré et arrêté entre nous tous, les enfants d' Edme R et de Barbe De Bertro, soussignés. Depuis l' établissement de notre communauté, Dieu a répandu ses bénédictions sur nous. Nos statuts nous rendent une seule etmême famille, par la communauté des biens, sans que cette communauté détruise l' industrie, puisqu' on peut acquérir ailleurs: nous avons sur-tout fait aimer la patrie, au point que la plus grande peine, une peine équivalente à celle de mort pour les autres hommes, seroit d' en être chassé: l' aisance, les divertissements, les lumieres, fruit de l' instruction, voilà ce qui la rend chere, et fait regarder les autres endroits avec cette pitié qui n' est pas insultante, mais qui donne du mépris pour leurs coutumes, et sur-tout pour leurs vices. La joie la plus pure regne dans tous nos divertissements; ils ne sont point empoisonnés par les soins, les inquiétudes; ils ne font pas gémir une femme de l' absence d' un mari, qui peut revenir pris de vin, etc tout le monde se divertit également et sans danger. Ajoutez que les enfants que nous formons ne sont pas négligés comme ceux des campagnes, et sont mieux élevés que dans les villes, où l' exemple et les fausses maximes combattent à tout moment les préceptes. Le pasteur préside à tout ce qui concerne la religion: le maître d' école a la surintendance des divertissements: le bailli et le procureur-fiscal, assistés de douze anciens, reglent tout ce qui est du ressort des loix judiciaires: les syndics annuels président aux travaux champêtres, au service des tables, et au partage du pécule; les adjudans des syndics, qui doivent être syndics eux-mêmes l' année suivante, veillent sur le travail de la maison, à la propreté des rues et des chemins,et sont marguilliers. Les vieillards ont une inspection générale et indéterminée sur tout; mais ils ne peuvent rien ordonner; ils font leur rapport au conseil, et c' est lui qui rend l' ordonnance, dont le vieillard qui l' a requise est toujours l' exécuteur. Comme dans la suite presque tout dépendra des curés, l' on apportera la plus grande attention à les bien choisir: malheur à nos pauvres descendants, s' ils en ont quelque jour de mauvais, des évaporés, ou de ces cafards hypocrites qui se sont fait une fausse idée de la sévérité de la religion! ... les curés étant toujours des enfants du pays, soumis à ses loix, il n' y auroit aucun inconvénient à les rendre destituables, en cas de mauvaise conduite. Tels sont les moyens que nous avons employés, pour préserver à jamais nos enfants de l' inévitable contagion des villes, et les garantir de la misere qu' on n' éprouve que trop souvent dans les campagnes.
- Holder of rights
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Citation Suggestion for this Object
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le Paysan perverti ou les Dangers de la ville. Le Paysan perverti ou les Dangers de la ville. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD9E-5