CHAPITRE 1

grave et trop long entretien entre deux personnages bien différens de caractere. la nuit avoit entiérement déployé ses voiles. Plusieurs flambeaux, artistement distribués, éclairoient la superbe maison de Monval; et les feux multipliés de cinq lustres de crystal, suspendus et mariés ensemble, rendoient son salon plus lumineux qu'en plein midi. Les glasses et les crystaux répétoienten tout sens les allées d'une orangerie qui environnoit le sallon, ouvert de tous côtés. L'oeil demeuroit partagé entre la symmétrie, l'abondance et la diversité des mets. De beaux yeux animés par la joie et par la bonne-chere, les présens de Pomone, les dons de Comus agréablement entre-mêlés, Flore embellissant tout de ses couleurs; tels étoient les objets qui arrêtoient la vue enchantée. Comme le sallon étoit spacieux et bien percé, les lustres et les flambeaux n'empêchoient point de goûter la fraîcheur des jardins. Un air délicieux, qui se renouveloit sans-cesse, apportoit l'odeur des myrthes et des orangers qui se mêloit aux doux parfums des viandes. Cent flacons, ensevelis sous la neige, dans des puits d' argent, remplissoient de tems-en-tems les coupes des plus excellens vins de France et d'Italie. Les lumieres de la nuit plusdouces que les feux du jour, et qui prêtoient un éclat plus tendre au teint de la beauté, le bourdonnement des convives, l'accord des instrumens, placés dans une salle voisine, ce tumulte, ce bruit agréable et confus, cette symphonie continue, tout annonçoit au loin que cette maison, ou plutôt ce palais, étoit celui d'un fermier-général. Plus loin, dans des bosquets solitaires et tranquilles, éclairés des rayons de la lune en son croissant, se promenoit le jeune et sage Jezennemours. Il fuyoit ces fêtes, ces festins splendides, ces plaisirs bruyans et vuides pour son coeur; transplanté depuis peu chez les françois, modernes sybarites, son esprit étonné de tout, fuyoit tous ces objets nouveaux, non par timidité ou par misanthropie, mais par un mouvement naturel de l'éducation qu'il avoit reçue. Ses moeurs étoient pures, soncoeur honnête. Dès sa plus tendre jeunesse, il avoit adoré la vertu; la solitude étoit sa volupté; et se dérobant à la foule, il venoit dans ces lieux retirés, repasser dans sa mémoire les maximes des sages auteurs dont son ame s'étoit nourrie. Il pensoit, il vivoit avec eux; mais tout au milieu de sa philosophie, son coeur, que l'amour avoit blessé d'un trait vif et profond, soupiroit en se rappelant des charmes que l'absence ne pouvoit effacer. ô douce image de la plus aimable vertu, amante chere et qui m'es toujours présente, que ne m'envoyes-tu toutes tes pensées, comme je t'envoie les miennes! Où es-tu? Où es-tu? Eh! Si je savois quels lieux te possedent, comme je les préférerois à ceux que j'habite! Comme je volerois auprès de toi, dussé-je te trouver sous le couvert de la plus humble chaumiere! Icil'abondance et le luxe sollicitent mon ame à de vains plaisirs; mais que ce palais, ce parc, ces étangs me semblent vils, auprès de ce petit verger que je revois encore, qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui, dans les heureux tems de ma vie, fut l'asyle de l'amour le plus pur. Tandis que son imagination agréablement flattée, revenoit sur toutes les scènes riantes de sa jeunesse, tandis qu'il se rappelloit les diverses circonstances où son coeur avoit éprouvé successivement les plus vives émotions de la joie et de la douleur, Monval, qui cherchoit à se délasser dans son jardin des fatigues de la table, en se promenant apperçut l'ombre de Jezennemours, qui marchoit lentement et se dessinoit sur une charmille. Il s'approcha de lui en silence, sans en être apperçu; il le frappa sur l'épaule en l'appelant avec cette familiarité qui annonce un maître en belle humeur.-eh bien, notre philosophe, tu choisis bien ton tems pour t'enfoncer dans tes réflexions?-réfléchir, reprit Jezennemours, est ce qu'on peut faire de mieux, sur-tout quand on est seul, comme je croyois l'être.-mais un autre, à ta place, mettroit mieux à profit les plaisirs de ma maison? Quitter ma table après le premier service! Cependant tu me plais par ta singularité; j'aime les originaux. Dis-moi un peu, quelles sont donc les belles pensées qui te captivent aussi longtems?-cette tranquillité universelle, ce calme, ce bel astre, cette touchante beauté de la nature qui repose, comment ne sent-on pas tout ce que cela dit à l'ame! Mille sensations viennent en foule assiéger mon coeur d'un certain ravissement bien préférable à tous vos plaisirs.-ma-foi, tu me fais rire! Fuir une société brillante pour veniradorer les ténebres!-elles favorisent puissamment l'esprit qui s'éleve par la pensée, qui compare les objets terrestres; c'est alors qu'il pénètre sans peine dans l'ordre étonnant des beautés invisibles.-tu ne dors pas, je pense? Comment! Tu aurois aussi le talent de rêver tout éveillé?-il est beaucoup d'hommes pour qui la vie n'est qu'un songe, et dans les rêves que l'on choisit, tous ne sont pas aussi agréables les uns que les autres.-tu t'estimes ainsi fort heureux?-j' espere le devenir un jour; et sans cette espérance qui m'anime et me console, je ne regarderois point mon existence présente comme un bien.-tu m'as l'air d'avoir rencontré sous une de ces charmilles, le secret des choses intellectuelles ; n'est-ce point-là l'expression dont tu te sers? Et puisque tu le sais, ce secret, fais m'en part de grace.-je ne vous entends point.-je serai plus intelligible, mon pauvre Jezennemours. Il est tems enfin de nous expliquer ensemble; car je t'aime, en-vérité, et j'ai entrepris ta cure par inclination. Je veux que tu sois des nôtres, et que tu saches être homme; car tu es si loin du vrai point-de-vue. Simple comme l'enfant qui vient de naître, tu as encore les préjugés de ta nourrice; le lait de la crédulité te sort encore par tous les pores; tu te crois donc possesseur de l'esprit immatériel, enfermé dans un corps matériel.-sans doute, je le crois, et je m'étonne que l'on puisse penser autrement.-les animaux à quatre pates, les oiseaux, les poissons, les insectes, ont-ils aussi un esprit particulier enfermé dans leur corps?-peut-être.-ton espérance est donc fondée sur un peut-être? Car si les animaux ne sont pas doués d'une ame, tu risques pareillement de n'en point avoir une. Il est certain quetu es un animal, qui ne différe des autres que par des organes plus souples, plus perfectionnés; tu sors du néant comme la bête; tu es conçu, engendré comme elle; tu prends ta croissance dans un tems limité comme elle; tu as les mêmes besoins, les mêmes passions; tu lui disputes quelquefois ta nourriture; tu deviendras ce qu'elle devient.-si vous ne vous estimez pas plus que le plus vil animal qui habite votre écurie, appellez-le votre frere; moi, je me sens plus d'orgueil.-mais si tu as quelqu'avantage sur lui, ce sont deux mains ornées de cinq doigts, qui peuvent mieux palper que deux pattes grossieres; et cet esprit que tu exaltes avec une vanité superbe, tantôt haut, tantôt bas, dépend le plus souvent d'une petite fièvre qui le rabaisse au-dessous de cette brute, dont l'instinct plus borné, paroît aussi plus sûr et plus conséquentpour son bien-être.-il ne s'agit point ici de bien-être. L'animal, physiquement parlant, peut être plus heureux que Socrate et Caton ne l'ont été. Il s'agit ici de la distance qu'il y a entre sa nature et la nature humaine; j'ai une haute idée de celle-ci; je crois l' esprit qui m'anime absolument détaché de la matiere; je sens en moi une force qui la subjugue; j'apperçois enfin jusqu'à ma foiblesse, et c' est-là un grand pas. Je touche, pour ainsi dire, des choses qui sembloient hors de ma portée: je crois que la pensée qui m'appartient, m' appartiendra toujours. Ce n'est point une preuve physique qui me détermine, c'est quelque chose de plus fort, c'est le sentiment intime.-l' espérance est un beau rêve; mais quand ton esprit ne tomberoit pas dans le néant, qui pourroit te porter à imaginer qu'il conservera sa même activité pleine et entiere? Différemmentmodifiée, ne pourra-t-elle pas changer de nature, ainsi que ton corps change de forme?-il m'est impossible de penser que la suprême intelligence, dont la mienne n'est qu'une foible émanation, après m'avoir fait entrevoir son essence infinie, veuille me ravir le bonheur inestimable de pouvoir la connoître. Au-contraire, il est de sa bonté et de sa grandeur, d'attirer vers elle toute ame qui soupire, et qui tend vers ce modele de perfection.-encore une supposition. D'où connois-tu ce suprême esprit, dont tu n'as pas la moindre idée?-de l'idée nécessaire d'un créateur; idée qui dérive naturellement de tout l'ordre que vous appercevez.-il falloit un ordre quelconque, et nous donnons ce nom pompeux à la forme qui frappe nos regards. Le hasard a décidé des formes. Ne dessine-t-il pas dans les élémens des caracteres quinous surprennent?-quoi! Un mouvement réglé, un ouvrage soumis à des loix constantes, auroit le hasard pour premier moteur!-pourquoi non? Avec des dés tu peux bien, par hasard, rencontrer le nombre que tu cherches; et dans dix mille millions de traits formés sur le sable, quelques-uns peuvent représenter, sans qu'on s'en doute, une forme correcte.-que cette comparaison est foible auprès de l' ouvrage qui étonne les yeux les moins exercés dans les merveilles de la nature! Ces productions du hasard sont toutes petites et mesquines, et c'est notre imagination qui leur donne une espece de réalité. Vous ressemblez à un homme qui, sur le bord de l'océan, s'amuseroit à contempler un coquillage, et qui, pour admirer une petite plante figurée, détourneroit ses yeux d'une mer immense. Levez les yeux, voyez ces globes qui roulent,ces mondes errans dans la concavité des cieux; quelle marche, quels rapports! Comment ne pas reconnoître alors le fabricateur et l'architecte de cette admirable machine!-cette immensité du monde que tu bâtis, n'existe peut-être que dans ton cerveau, et cette belle illusion que tu embrasses, parce qu'elle te plaît, ne vient que de ta vanité, fière d'avoir pu saisir quelques foibles rapports analogues à ta vue courte. Ainsi, l'huître, dans sa coquille, peut appeller le dôme de sa maison, la voûte des cieux.-ce que mon ame sent, elle peut dire l' appercevoir distinctement. Je regarde le soleil, et je sens son admirable auteur. Je le sens, dis-je, au-dedans de moi-même, et je conçois que je suis foible, borné, dépendant, qu'un pouvoir invisible m'environne, me presse, et ma pensée va se perdre, sans s'éteindre dans cet océan de grandeur et de sagesse. Je mefais une idée du suprême etre, non tel qu'il est, mais relative à ma foiblesse. Cette idée est nette devant ma raison; elle adopte sans peine ce trait de lumiere qui dissipe toutes les ombres. Tout est obscur dans votre système, la clarté naît dans le mien et se propage avec les actes de la pensée.-on voit souvent des choses qui ne sont pas. Un rêveur, un malade, un visionnaire, se font des idées, qui, cependant, ne sont pas telles qu'ils les conçoivent.-oui, parce que leur raison est altérée et leur offre des images infidelles.-et comment peux-tu te flatter d'être dans un état raisonnable? Demande à ton médecin, il ne trouvera jamais ton pouls dans un équilibre parfait. Ta santé péchera toujours par quelqu'endroit. Notre machine est semblable à un luth. Qu'une seule corde soit un peu relâchée, adieu l'harmonie des sons. Tel est l'individuqu' on appelle fou ou sage, selon les différentes tensions des cordes. Ceux qui t'ont enseigné ce que tu sais, t'ont apporté par tradition les idées qu'ils ont adoptées comme toi, toujours sous le rapport d'autrui; ils ont monté ton cerveau dès l'enfance, à produire telle idée; tu crois l'avoir enfantée, elle t'a été transmise. On dispute éternellement sur ce sujet, et quelques-uns ressemblent à Ajax, dont l'imagination échauffée, voyoit deux soleils et une double Thebes.-que quelquefois les sens me trompent, c'est ce qui peut arriver; mais je rectifie en même tems leur erreur, et je démêle la vérité, la pierre de touche de ma réflexion me montre l'imposture. Or, mon esprit, dans une opération uniforme et constante, a toujours conçu clairement, nettement et invinciblement, l'existence d'un etre intelligent et créateur; j'ai cet avantage, ou plutôtce bonheur. Mon ame ne peut se dérober à la présence universelle de la divinité qui remplit, anime et conserve l'univers. Ce système, d'où jaillit de toutes parts la lumiere, est d'autant plus vrai, qu'il est plus simple et à la portée des têtes les plus bornées. L'ouvrier le plus grossier adore un dieu par la même raison que Socrate l'adoroit. Toutes les innombrables difficultés, qui se présentent dans tout autre système, sont applanies; l'athéisme est une absurdité cruelle. Vous me croyez dans l'erreur; si vous êtes conséquent, vous devez vous y croire aussi, car vous ne pouvez franchir le doute; vaincu par votre propre raisonnement, vous êtes réduit à nier, et j'ai l'avantage sur vous, qu'en me traçant un plan assuré de croyance et de conduite, relative à cette croyance, je vis certainement plus tranquille que vous.-comment cela, s'il te plaît?-l' idée que je me fais de l'etre suprême, est à mon ame ce que le soleil est à l'égard de ma vue, elle l'éclaire, elle la remplit de rayons purs et réjouissans; elle fait mon espérance, espérance qui m'est chere et précieuse, et qui a pour base la puissance, la grandeur, la bonté de celui qui a semé les soleils dans l'espace, comme il a semé la poussiere dans les champs. Sans elle je serois seul dans l'univers; je me trouverois environné d'un néant affreux. Toujours prêt à me désespérer, je ne comprendrois rien aux scènes de la vie; je justifierois peut-être, dans le fond de mon ame, l'homme avide et féroce qui s' est fait le centre de ses semblables; je pourrois détester mais non condamner ses forfaits; je n'appercevrois que cette force physique qui détruit la morale et l'image consolante de la vertu; et dans ce cahos de misere et de crime, la vieme deviendroit insupportable.-moi, j'ai trouvé le secret d'être plus heureux que toi, en ne m'occupant point de toutes ces idées étrangeres à l'homme. La marche de l'univers sera toujours la même, sans que ma raison s'en mêle. Doué d'organes capables de sensations, je m'occupe à rassembler les plus délicieuses; je fais du bien autour de moi; je ne suis point responsable des calamités qui affligent l'homme; borné comme je le suis, je borne de même mes affections, d'autant plus que je n'aurois que des soupirs inutiles à donner à tant de malheureux que je ne puis secourir. Je ne vois point ce monde sous un aspect si lugubre. Tel jouit, tel souffre; mais la mort, qui n'est qu'un sommeil paisible et éternel, vient bientôt enlever les souffrances à l'infortuné, et prévenir la satiété de l'homme heureux. J'aime à me représenter tous les êtres dormans ensemble,après une plus ou moins douce agitation qu'on appelle pauvreté, opulence. Je me réjouis de voir la douleur passagere et le calme de l'insensibilité, succéder à tant d'orages. Quand je lis l'histoire et que je gémis sur la fureur des tyrans, je me dis: ces hommes persécuteurs et persécutés, ne sont plus. Ceux qui sont assez infortunés pour tourmenter réciproquement leur fugitive existence, iront bientôt rejoindre cette poussiere inanimée. Ainsi, l'expérience et la réflexion m'ont affranchi de ces tristes préjugés qui empoisonnent la joie; cette joie légere et gracieuse que peut seule fixer une philosophie hardie et intrépide. Je vis avec mes sens, parce qu'ils me sont chers, parce qu'ils sont plus près de moi que tous ces sentimens romanesques, qui sont la métaphysique de la folie. Je ne vis point de métaphysique, je suis la bonne et simple nature, j' obéistoujours à son instinct, et je me regarde comme un grand enfant attaché au sein bienfaisant de la terre, pour en pomper les sucs renaissans, jusqu'à ce que le moment du sommeil soit arrivé. Par ce moyen je jouis de tout ce que je desire, et je ne desire rien dont la possession ne soit en mon pouvoir. J'ai très-peu de peine et de chagrin, parce que j'en éloigne jusqu'à l'ombre. Content de profiter du présent, je n'espere rien de l'avenir, afin de n'être point trompé. Quand il me viendra quelques maux, je les endurerai avec patience et courage, parce que je me dirai à moi-même: ce sont-là les seuls moyens d'alléger les douleurs. Voilà sur quoi roule tout le système de ma vie; elle n'est point mélancolique comme celle de ces prétendus sages, qui font presque de l'ennui une vertu méritoire.-oui, vous allez jusqu'à vous faire un méritede suivre le culte de la volupté. On doit vous savoir gré en effet des efforts que vous coûte un tel hommage; vous voulez être recommandable pour les plaisirs que vous vous donnez; on doit vous respecter à raison des fruits délicieux que vous savourez, du bon vin que vous buvez...-ne crois pas plaisanter; il n'appartient pas à tout le monde de savoir être voluptueux; c'est une maniere d'être qui ne convient qu'au petit nombre; si peu d'hommes sont dignes de sacrifier au plaisir!-cette divinité vous inspire, sans doute, les principes sur lesquels vous fondez toute votre conduite; elle vous donne la boussole des bonnes-moeurs, nourrit en vous cette vertu qui honore l'humanité, met un frein au desordre qu'entraînent les desirs; sans doute elle éleve, elle perfectionne votre ame, elle lui découvre de grandes et d'importantes vérités!-que de grandsmots vuides de sens! Ecoute, Jezennemours, j'ai trop longtems prêté l'oreille à tes déraisonnemens; un fromage glacé m'appelle. Ton esprit subtil et faux, bâtit un édifice où il se plaît à habiter seul. Tu t'enfonces dans des rêves fantastiques qui t'abusent et te dérobent le véritable état de ce monde. C'est ainsi qu'un aveugle né se représente un jardin, d'après les prestiges de son imagination. Je te plains, Jezennemours; ta figure et tes talens te destinoient à tous les plaisirs qu'un jeune-homme peut goûter; mais ta façon de penser te rendra ridicule; je t'en avertis. Dans ce monde, que tu connois aussi peu que tu en es connu, tu ressembles à un habitant de la lune qui auroit fait un grand saut sur notre globe. Voyageur dans les espaces imaginaires, étranger aux usages les plus communs; comment peut-on converser avec un homme qui voit des esprits; qui, dans la conversation, les fait descendre à chaque mot; qui refléchit au clair de la lune, tandis que l'on boit le champagne; qui s'extasie sur les beautés d'un autre monde, tandis qu'il oublie celui où il est, et où il pourroit jouir? Crois-moi, Jezennemours, tu as lu ton Platon, et moi j'ai lu dans le livre du monde; tu as étudié le grec, moi j'ai l'expérience de la société. Celle-ci en sait plus que toutes les langues et les volumes antiques. La philosophie est bonne pour amuser quelques instans; mais sa pratique est folle; ses sectateurs eux-mêmes n'en font, dit-on, qu'un jeu; et hors du cabinet, ils redeviennent fort sensuels. Au milieu de tous les désordres de ton imagination, j'ai néanmoins reconnu en toi un esprit assez juste; tu ne tarderas pas à nous suivre, à être des nôtres, à abjurer cette fantaisie méditative, fille de la solitude. Je teréponds que dans peu de tems, tu te livreras à des plaisirs plus réels; tu sentiras que la faim ne se rassasie point de repas imaginaires. Le tems saura te convaincre, et tu verras qu'il n'y a rien de plus solide que la volupté, qu'elle est nécessaire à l'homme... mais voici le tems du sommeil; je me sens tomber mollement dans ses bras; les douces fumées de la table brouillent un peu mes idées. Tes rêves m'y ont disposé... adieu... à demain; ne manque point de venir me trouver à mon réveil.

CHAPITRE 2

tentatives inutiles; ou-bien elle en sera pour ses frais. un lecteur qui connoît les hommes, ne doutera pas que de pareils discours ne fussent capables de faire une impression profonde sur l'ame d'un jeune-homme. Jezennemours étoit dans cet âge où l'on cherche la vérité de bonne foi, où l'on pese les différentes objections, où le jugement n'est pas encore corrompu par l'habitude ou par le vil intérêt, et notre sage repassoit dans sa tête tout ce qu'il venoit d'entendre; il y répondoit en lui-même, et comme il arrive, mieux qu' il n'avoit fait; il découvroit la fausseté de ces principes d'ailleurs pernicieux; mais cette morale épicurienne étoit celle de la maison qu' il habitoit. Les citoyens les plus distinguéspar leurs richesses et leur crédit, l'avoient adoptée. Il voyoit des hommes remplissant des postes distingués, et qui raisonnoient conséquemment sur tout autre objet, ne point douter un instant de ce qu'ils avançoient, et confirmer leurs raisonnemens par une vie sensuelle et voluptueuse. La gaieté brilloit sur leur front, le sourire résidoit constamment sur leurs levres; aucun remord ne sembloit troubler la tranquillité de leurs jours. Enfin ce Monval, qui ne reconnoissoit pas un dieu, étoit doux, humain, généreux, compatissant; c'étoit de plus son bienfaiteur, et jamais il ne lui avoit fait sentir le poids des bienfaits. Il aimoit le plaisir; mais ce n' étoit qu'autant qu'il le partageoit avec autrui: sa table étoit d'une délicatesse recherchée; mais jamais l'intempérance ne venoit s'y asseoir: il étoit voluptueux sans libertinage; il répandoit un air dedécence jusque sur ce qui l'étoit le moins. Enfin, de quelque côté que Jezennemours tournât les yeux, il voyoit les mêmes idées, la même conduite; mais aucun ne savoit les déguiser sous des dehors plus aimables que Monval. Notre sage revenoit tout-à-coup à lui-même, en se disant: non, la vertu l'emporte sur toutes ces fausses voluptés. Monval est un convive enivré, qui ne chante plus que la liqueur qui lui ravit sa raison; son ame ne lui appartient plus; elle n'existe que pour certaines sensations, dont l'habitude lui fait une loi impérieuse: toute l'activité de son esprit s'est concentrée vers des objets terrestres; c'est un sourd insensible aux accords de la lyre qui m'enchante; il seroit extasié comme moi, s'il pouvoit ouvrir l'oreille à ses sons. Le résultat des pensées de Jezennemours, fut qu'il rejetteroit la coupede la volupté qui lui étoit offerte, et qu'il demeureroit inébranlable dans les austeres principes qui avoient été ceux des plus grands hommes de l'antiquité; que ne donnant rien aux nouveautés d'un monde frivole et corrompu, il affermiroit d'autant plus son ame dans un chemin glissant, et que s'il n'étoit point de triomphes illustres sans combats, le combat même lui prêteroit de nouvelles forces. Il étoit encore neuf aux séductions du monde; on peut lui pardonner la résolution qu'il prit d' être parfaitement sage au milieu d'une maison telle que celle de Monval; il possédoit un préservatif qui sembloit devoir lui réussir. Il portoit au fond du coeur un amour vrai, sincere, un de ces amours purs, ingénus, constans, que l'on ne rencontre plus que dans les livres. Notre jeune-homme se rendit le lendemain aux ordres de son bienfaiteur,ou pour mieux dire de son maître; car n'ayant rien sur la terre, il tenoit tout de lui. On l'introduisit dans un appartement secret où il n'étoit pas encore entré. C'étoit un de ces petits boudoirs voluptueux, où l'homme opulent rassemble tous les objets propres à fixer l'éclair du plaisir, qui s'éteint pour les riches malgré tout leur art. Presque tous ont fané de bonne-heure les roses de la santé, pour avoir voulu goûter, quelques instans de plus, une volupté dès-lors artificielle. Voilà ce qui venge le pauvre et rétablit l'égalité des conditions. Monval, nonchalemment étendu sur un canapé garni de plusieurs carreaux, se miroit avec complaisance dans une glasse qui répétoit les peintures de Boucher, dont ce lieu étoit orné. à ses côtés, étoit une jolie fille dans un deshabillé couleur de rose; elle avoit toutes les graces des modelesqui l'environnoient; le déjeûner étoit préparé sur une petite table, lorsque celui qu'on attendoit entra. Il fut surpris de tant d'éclat dans un si petit espace.-te voilà, s'écria Monval; c'est fort bien fait, mon ami! Mais nous ne jaserons pas ce matin comme je me l'étois promis; je sors et je te laisse en bonne compagnie. Tiens, prends ma place, fais les honneurs, et sois ici un autre moi-même. Vois les yeux, le sourire de cette belle enfant, et sur-tout, si tu m'en crois, ne perds point ton tems à philosopher. Tout en souriant il partit, en fermant la porte du cabinet. Pour peu qu'on se représente le caractere de Jezennemours, son air novice, sa phisionomie douce, agréable, mais où regnoit une teinte sérieuse et timide, on se figurera une scène assez plaisante. Il se trouvoit fort embarrassé dans son rôle avec cette jeune nymphe,dont les regards vifs et malins lui déclaroient ouvertement la guerre. Deux beaux bras demi-nuds, en le faisant asseoir d'une maniere engageante, lui découvroient, par inadvertance, des charmes encore plus séduisans. Jezennemours voudroit fuir; mais il sent qu'il y aura plus de courage à vaincre. Sa volonté résiste à la tentation; mais sa tête s' allume, il bégaye quelques mots et rougit. Sa main ne présente rien qu'en tremblant; et si cette petite-maitresse eût été moins étourdie, peut-être Jezennemours touchoit-il au moment d'abjurer entre ses bras le plan de sagesse qu'il s'étoit tracé; mais en voulant précipiter sa victoire, elle en perdit tout le fruit. Jezennemours reconnut le piége, sa fierté s'en offensa; il sentit évanouir les desirs des sens. Revenu de son enchantement, il vit où il étoit, et ce qu'on vouloit de lui. Indigné, il n'en devint queplus ferme. Il repoussa, par sa contenance sévere, toutes les agaceries de celle qui vouloit le dompter. Plus elle affectoit de lui sourire, moins ses regards y répondoient. Enfin la nymphe, peu accoutumée à de pareils tête-à-tête, finit par de grands-éclats-de-rire, persifla le bon jeune-homme et lui céda sa place. Monval, rentrant, apprit l'aventure: c'étoit lui qui avoit imaginé ce stratagème, pour dérouter la sagesse de Jezennemours. Il fut piqué de ce triomphe; car il s'apprêtoit à rire de sa défaite. Il ne desiroit rien tant que de le compter au rang de ceux qui composoient sa société. Il s' étonnoit de voir un caractere aussi rigide dans un jeune-homme; il ne le croyoit pas dans l'ordre des choses. Ce n'est point un hypocrite, disoit-il, il a l'accent trop vrai; et pour être imbécille, il raisonne trop bien. Il faut que j'approfondissecet être original; aussi-bien cela me servira de passe-tems. Je ferai de plus une expérience sur ce qu'on appelle un philosophe; s'il résiste aux derniers piéges que je lui tendrai, alors je croirai à la sagesse... mais, nous verrons.

CHAPITRE 3

nouveau personnage qui va paroître sur la scène. Monval raisonnoit assez pour comprendre que l'air libertin de celle qu'il avoit choisie, avoit effarouché le sage Jezennemours. Il n'avoit pas été séduit, il avoit été revolté. Résolu de le livrer à quelque femme qui portât au moins le masque de la vertu, il alla trouver une de ces beautés qui n'ont point le minois mutin, ni le nez retroussé; mais dont les graces pudiques et les noblestraits, semblent être moulés d'après l'image que les sculpteurs font de la chaste Diane. C'étoit une jeune-personne d'environ vingt-deux ans; à quatorze, elle avoit eu le malheur de plaire à quelqu'un de ces grands, à qui rien ne coûte pour séduire l'innocence. Elle avoit été enlevée, non par l'or, mais par force; et bientôt, éblouie par la magnificence qui l' environnoit, son jeune coeur, sans soutien, sans expérience, s'étoit laissé corrompre: mais si elle avoit cédé à sa jeunesse, à la voix du plaisir, jamais elle ne s'étoit livrée à la dissolution. Abandonnée bientôt de son ravisseur, accoutumée au faste, à une aisance voluptueuse, elle se vit forcée de passer en d'autres bras. Monval l'avoit entretenue, mais secrettement; car elle ne s'affichoit point: elle couvroit son deshonneur du nom d'un époux qu'elle n'avoit jamais eu; elle se disoit veuve, et cetitre heureux, qui réunit la considération et la liberté, servoit à voiler ce qu'elle vouloit cacher à tous. Florimonde (c' étoit son nom) en faisant une dépense proportionnée à la libéralité de son amant, conservoit toujours un dehors fort modeste. Jamais sa maison ne fut le théâtre de ces scènes bachiques, où la licence animée s'abandonne sans frein à tout son feu; elle ornoit la volupté d'une extrême décence, et la suite enfin apprendra à mieux la connoître. C'étoit à elle que Jezennemours devoit être remis: qui connoît le train du monde, ne doit pas s'étonner du sacrifice de Monval. On sait que toutes les passions de ces hommes opulens, ne sont que de véritables fantaisies aussi incertaines que passageres; ils sont bisarres dans leurs caprices, et celui qui dominoit le plus Monval, en ce moment, étoit de mettre en défautla continence de Jezennemours, dont la morale avoit plus d'une fois affligé son oreille. Il alla mystérieusement trouver Florimonde qui étoit à sa toilette: madame, lui dit-il, d'un ton joyeux; ah! La bonne découverte que j'ai faite! Je vous amene à souper un jeune-homme que je garde chez moi comme une rareté curieuse, unique en son espece. C'est un sage, c'est un coeur invulnérable, insensible à tous les attraits que peuvent offrir le plaisir et la volupté. J'ai lancé sur lui les plus jolies filles du monde, armées de leurs yeux noirs et caressans; elles n'ont pas effleuré son coeur, elles n'ont pas dérangé l'apathie du personnage. Touchante Florimonde, il n'appartient plus qu'à vous de tenter cette conquête. Si vous y réussissez, si vous domptez l'orgueil de ce philosophe, je m'applaudirai de nouveau d'avoir soupiré à vos genoux.-bien obligée, reprit-elle, en souriant et du ton de la plaisanterie, je me méfie trop de ces sages pour aspirer à les attendrir, et cette résistance obstinée m'apprend de quelle espece d'homme vous voulez parler. Non, gardez-le chez vous, c'est un beau meuble; mais sans doute qu'il a une belle voix... je serois charmée cependant de l'entendre... il y a long-tems que je n'ai écouté de cette musique...-madame, vous allez un peu trop loin; non, Jezennemours n'a point une voix efféminée; c'est un bel et bon jeune-homme dans toute l'étendue du terme, qui a beaucoup étudié tout ce qui est inutile à savoir; qui prétend trouver le vrai bonheur en résistant à tous les plaisirs: il les nomme des imposteurs. Voilà une plaisante façon de penser, n'est-il pas vrai? Mais il en a bien d'autres que je passe sous silence, parce que je veuxvous laisser tout le plaisir de la surprise. Oh! Il m'intéresse plus que l'animal le plus rare qui arriveroit du fonds des terres australes. Quant à sa conquête, elle est difficile, je vous en avertis. Ce n'est pas une ame à subjuguer d'un coup-d' oeil; il y aura beaucoup de gloire à soumettre ce héros de continence, ce nouveau Scipion, qui n'est pas même soutenu par l'orgueil qui pouvoit guider ce héros ancien. Monval ajouta je ne sais combien de paroles, pour prévenir Florimonde de toutes les précautions qu'il falloit employer pour faire réussir une telle entreprise. Elle n'avoit pas besoin de tous ces conseils; les femmes en savent plus sur ce chapitre que tous les hommes les plus expérimentés n'en peuvent dire et imaginer. Après s'être égayés par nombre de propos, ils se quitterent.

CHAPITRE 4

travaux d'un bon jeune-homme. une telle proposition avoit déplu souverainement à Florimonde; mais le premier devoir de son état étoit de savoir feindre et dissimuler. Elle gémissoit souvent des complaisances que lui imposoit sa situation et sa fortune. C' étoit à regret qu'elle prenoit le langage du vice, car elle le détestoit au fond du coeur; mais entraînée dès sa jeunesse dans un métier qu' elle n'avoit pas choisi, elle n'avoit pas la force de s'arracher à sa profession, parce que sa mollesse et l'oisiveté avoient, pour ainsi dire, assiégé toutes les issues de son ame, et qu'elle avoit perdu cette résolution courageuse, qui est l'appanage et la premiere récompense de la vertu. Elle se disoit: un jeune-hommesage et vertueux dans la maison de Monval! Voilà un phénomene bien étonnant! Eh! Qui peut lier deux caracteres de nature si opposée? L'infâme! Quel rôle il veut me faire jouer! Mais dissimulons, et payons par un mépris plus profond, le mépris dont il veut m'accabler. Monval, de retour chez lui, vint sur la fin du jour trouver Jezennemours dans son cabinet; il le trouva qui arrivoit. Curieux avec cette familiarité, ou plutôt cette licence polie qu'attrapent si bien les favoris de la fortune, il prit une des feuilles volantes qui étoient sur la table; il apperçut en gros caracteres: moyens de simplifier l'impôt pour le soulagement du peuple . Jezennemours s'imaginoit bonnement qu'il étoit de son devoir de s'occuper de pareilles recherches dans la maison d'un fermier-général. Tout ce qu'il avoit entendu à table lui faisoit croirequ'on desiroit sincérement sur cet objet un plan simple et nettement conçu, et il avoit travaillé avec toute la bonne-foi et la candeur de l'inexpérience; il s'applaudissoit déja en secret de plusieurs idées qui lui sembloient heureuses et sans replique. Monval, souriant de sa simplicité, lui dit: gageons que tu destines à la presse ce morceau convaincant; on lit cela par desoeuvrement ou par curiosité, comme l'histoire de la Chine; mais messieurs leurs auteurs ressemblent à des gens, qui, sur le bord d'un fleuve, parleroient de détourner son cours, et qui n'auroient pas le moindre instrument pour commencer leur opération. Il est beau, commode, aisé, d'être spéculativement un bon citoyen: avec le tems tu te feras une réputation patriotique; on parlera de toi et de tes idées réformatrices; mais je t'en avertis, sois sûr que rien n'aura changé.-peut-être,répondit Jezennemours; mais avant qu'un projet soit exécuté, il faut que la pensée l'ait conçu. à force de répéter des idées saines, peut-être qu'on les adoptera, ne fût-ce que par inconstance. Tout citoyen a le droit d'exposer sa maniere de voir, lorsqu'il s'agit de l'intérêt public. Les lumières qui inondent un empire, sont sorties primitivement du cabinet de quelques particuliers isolés et obscurs. Je donne ce que je puis donner; je n'ai que ma pensée en propre, je l' exerce pour le bien général. Que chacun de son côté en fasse autant.-tu as raison, répondit Monval, écris, amuse-toi; vois l'ordre, l'économie et la félicité publique sur le noir de tes papiers, cela console toujours, cela fait plaisir le soir quand on se couche; on est une espece de souverain avant que de s'endormir, et la nuit on peut monter tout à son aise sur un trône; ... maiscomme nous sommes éveillés, parlons, je te prie, d'autre chose. J'ai reconnu en toi, mon cher Jezennemours, et avec plaisir, une façon libre de penser que j'aime: si je l'ai si souvent combattue, c'étoit pour mieux t'éprouver. Ta derniere scène avec cette jeune-fille m'a convaincu avec quelle fermeté tu suivois tes principes: je ne puis les adopter; mais je pourrai du moins les admirer de loin. Je veux te faire connoître une femme, dont le caractere a beaucoup de rapport avec le tien: elle a l'esprit solide, orné, beaucoup de penchant pour la philosophie; sa conversation est pleine d' intérêt: c'est une femme, enfin, digne des respects de toute la terre, et qui, pour la peindre en un mot, a beaucoup de peine à me souffrir chez elle; mais j'enveloppe en sa présence les trois quarts de mes pensées licencieuses. Elle tolere mes visites, d'autantplus qu'elle est profondément versée dans l'usage du monde, et que je ne la vois qu'à titre d'amie. Son front est chaste comme son ame; elle ôte à l'opulence qui l'environne, les couleurs du faste et de la mollesse. C'est une simplicité noble qui s'accorde parfaitement avec toutes ses actions: sa maison et elle, c'est tout un. Je n'ai point rencontré de femmes dont le coeur exprimât de plus généreux, de plus beaux sentimens. Enfin, je ne puis mieux la comparer qu'à toi, et c'est ce qui me porte à te gratifier de sa connoissance. Sous mes auspices, tu lui rendras plusieurs visites, et tu me remercieras bientôt de t'avoir mené chez elle. Sa bouche ne s'ouvre que pour exprimer ou embellir un sentiment. Je ne veux point retarder le plaisir que je te destine; et dès-ce-soir, comme j'y suis invité, je te présenterai, et nous y souperons ensemble.

CHAPITRE 5

entrevue et ses suites. le docile Jezennemours, qui ne prévoyoit et ne soupçonnoit jamais un piége, écouta ce discours avec une sorte d'indifférence, et suivit Monval dans la maison où il le conduisit. Il étoit entré avec lui dans cinquante maisons où il n'avoit rien entendu que ce qui étoit relatif à sa façon de penser. Tout le reste lui étoit échappé. Il arrive, il est bien reçu; il voit une femme d'une taille noble et majestueuse, dont le regard étoit imposant, et dont l'abord, toutefois, n'avoit rien d'orgueilleux. à-travers sa modestie, on démêloit un air riant; et des graces particulieres, tempéroient ce que son abord pouvoit avoir de sérieux et de refléchi. Elle s'exprimoitavec tant de précision, de justesse et d'esprit, qu'on ne pouvoit s'empêcher de l'écouter, et qu'on trembloit de l'interrompre. Jezennemours brûloit de parler, de confondre son expression avec la sienne; car leur ame étoit déja d'accord, et se rencontroit dans leurs sentimens avec une facilité, qui même ne les étonnoit plus. On servit le souper; il étoit simple et sans apprêts, et portoit l' empreinte du goût économique et délicat de celle qui l'avoit ordonné. Florimonde parut un peu plus enjouée, et orna la sagesse de quelques sallies fines et ingénieuses; mais si elle sourioit, c'étoit avec tant de décence, que les roses de son teint ressembloient au pur incarnat de la pudeur. Chaque convive étoit choisi, et ce qui servit mieux à convaincre Jezennemours de son honnêteté, c'est que Monval, réprimant son ton licencieux, veilloit sur ses paroles et composoitses discours sur ceux de la modeste divinité qui présidoit à ce repas. Jezennemours eut toutes les peines du monde à se retirer: lui, qui, dans toutes les sociétés de Monval, étoit ordinairement silencieux et méditatif, avoit donné rapidement tout l'essor à son ame; elle s'étoit répandue avec complaisance; elle avoit étalé ses trésors et ses richesses, avec le desir naïf de plaire. Florimonde, généreuse et sensible, l'avoit récompensé en l'écoutant avec cette attention, qui, de la part d'une belle-femme, donne plus de vivacité au beau feu qu'elle inspire. Monval avoit peu parlé, comme s'il se fût jugé indigne de mêler ses frivolités à ce ton grave et sérieux. En revenant, il attendit que Jezennemours lui parlât de Florimonde, et ses réponses, alors, peignirent le profond respect dont il sembloit pénétré pour elle. Je ne t'ai point trompé, je pense,dit-il: c'est une femme adorable; elle est toujours telle que tu l'as vue: j' ai un plaisir singulier à l'entendre; mais je ne suis point fait pour aspirer à son coeur: elle me connoît pour un libertin; elle est trop parfaite aussi pour moi, et je me borne à l'avantage de sa conversation. Jezennemours ne cherchoit que l'instant d'être seul; tout témoin lui devenoit importun. Quand il fut rendu à lui-même: enfin, dit-il, voilà la premiere femme que j'ai pu voir sans rougir pour elle, depuis que je suis dans cette capitale. C'est la seule que je puisse compter après ma chere Susanne; elle a même quelque chose de son esprit, de ses graces, de sa douceur; mais elle n'a point son coeur tendre. Non, aucune femme ne sauroit posséder un coeur semblable. Que sa maison, où brille l'honnêteté, est différente de celle que j'habite! Que nepuis-je toujours vivre dans une société aussi bien choisie! Là, on n'entend point ces propos orgueilleux qui insultent à l'humanité; on n'y discute point ces systèmes vains et desespérans, qui, cruellement artificieux, révoltent la raison et froissent le coeur: un léger badinage y est permis, il aide à la réflexion, il la pare de fleurs, et l'esprit s'y trouve plus à son aise. Quelques jours après, Monval lui proposa de venir souper dans la même maison. Il ne se fit point prier. Enhardi par le nouvel accueil qu'on lui fit, excité par la présence et le sourire de l'aimable Florimonde, il s'échauffa dans la conversation; car son ame étoit toujours calme et tranquille, ou livrée à une certaine chaleur. Monval le poussoit malignement, et l'engageoit dans la dispute; il y mit un feu encore plus éloquent, plus impétueux que la premiere fois. Il débita, dans cette secondevisite, les principes dont il étoit pénétré, avec cette vérité que donne une conviction intime. Florimonde, affable et complaisante, favorisoit son essor, et donnoit un regard d'approbation à chaque trait qui la flattoit. Admis dès ce moment, et même caressé, Jezennemours passa peu de jours sans y retourner, et la liberté dont il y jouissoit développoit insensiblement cette gaieté naturelle, que ses tristes infortunes avoient si longtems étouffée.

CHAPITRE 6

proposition acceptée. un matin, qu'il employoit, selon sa coutume, à lire et à écrire; car il mélangeoit volontiers ces deux agréables occupations; Monval vint frapper à son cabinet, et de maniere à se faire ouvrir: il s'assit en entrant; et sans préparation préliminaire, il dit à Jezennemours: mon cher, c'est à présent qu'il faut me répondre avec franchise. Si tu mens pour la premiere fois de ta vie, je m'en appercevrai; mais avant, je te conjure, et même je te presse d'obéir à ton inclination, et de ne point alléguer la reconnoissance que tu crois me devoir. Je t'en débarrasse, quoique je sache très-bien que ce ne soit pas un fardeau pour ton coeur. Je parle ainsi, afin que tu agisses en toute liberté, etqu'aucun lien ne te captive. Florimonde me dit hier en secret qu'elle avoit besoin d'un homme de confiance, dont les moeurs et la probité fussent exemptes de tout reproche; un homme sûr, fidèle, un ami enfin, qui, à la chaleur de l'amitié, joignît la délicatesse du sentiment. Elle n'a point parlé de la reconnoissance, parce qu'elle la jugeoit trop inférieure au service. Florimonde est riche, a beaucoup de crédit, est généralement estimée: ses affaires, peu embrouillées, demandent moins de connoissance qu'un zèle prompt et suivi. Ma-foi, je t'ai proposé, et à ton nom, elle a paru frappée: elle est demeurée un moment rêveuse, et avec un sourire de joie bien caractérisé, elle m'a prié de lui ménager ton consentement. Je ne te cede point à elle, entends-tu; je veux que ma maison soit toujours la tienne: nous sommes unis pour la vie; mais comme Florimondeest une femme respectable à tous égards, tu serviras ton ami et les siens, en lui engageant tes soins: ils ne seront pas de longue durée, ni même difficiles; un peu d'ordre et de bonne volonté, voilà tout ce qu'il faut. D' ailleurs il n'est pas mauvais que tu voyes par toi-même la conduite d'une maison, cela t'apprendra mille choses qu'il faut savoir, et que tu ne soupçonnes pas. Cet emploi ne t'occupera guères qu'une heure par jour, et te fournira l'occasion de faire de petits voyages agréables, en te répandant dans diverses conditions, toi qui aimes tant à voir: il te servira à étudier les hommes que tu veux connoître. Allons, habille-toi, elle t'attend; ne differe pas de lui procurer une agréable surprise. Jezennemours, troublé d'une proposition qui favorisoit secrettement les desirs de son coeur, ne pût que bégayer quelques mots. Il fit des objectionsqu'il ne fut pas fâché de voir résoudre.-vous savez, disoit-il, que je ne suis guidé dans les affaires que par ce bon-sens naturel qui appartient à tout le monde: la place que j'occupe chez vous a toujours été un bénéfice sans charge: votre extrême générosité m'a laissé suivre mon goût; mais comment pourrai-je me tirer du cahos des affaires, moi qui n'y entends rien?-bon! Les affaires, reprenoit Monval; on a des gens sous soi à qui l'on fait faire la besogne: tout homme, à la tête d'un bureau (et je le sais par expérience) est justement celui qui a le moins besoin d'être versé dans les connoissances de son état. Tu auras le coup-d' oeil, tu commanderas, et tout ira bien: s'il survient une affaire épineuse, il est assez d'avocats sur le pavé de Paris. Va, tu auras plus de fêtes à ordonner, que de procureurs à visiter. Quand un intendant sait composer en tems et lieu unepetite pastorale, il est dispensé de tout le reste. Ce fut avec ce ton léger et badin, qu'il entraîna Jezennemours, qui résistoit trop foiblement pour ne se point rendre: un autre motif le décidoit. Jezennemours desiroit depuis longtems de ne devoir sa subsistance qu'à son travail: il vouloit s'ouvrir une carriere où il pût devenir l'ouvrage de ses mains. Il avoit reçu les bienfaits de Monval, toujours avec la secrette intention de lui être utile; mais Monval ne lui imposoit que des divertissemens de toute espèce. Il sentit que, livré à un travail suivi, il seroit plus recommandable à ses propres yeux. Avant midi, il se rendit chez Florimonde; elle l'attendoit, elle le reçut dans un deshabillé blanc, et lui dit d'un ton modeste, mais qui avoit déja le ton de la confiance: un ami commun m'a fait votre éloge, Jezennemours; mais vous dites encore plus par vous-même. Je crois connoître votre ame; j'ai cru y démêler les sentimens que je chéris et que j'estime: mon dessein n'est point de rester dans une ville aussi tumultueuse que la capitale: elle ne convient qu'à ceux qui veulent s'étourdir sans cesse et ne jamais vivre avec eux-mêmes. Depuis quelque tems j'ai ce dessein, et je crois qu'il fera mon bonheur. J'ai toujours aimé la retraite, non obscure, non solitaire; mais animée par une société peu nombreuse et choisie: j'ai à quarante lieues d'ici un bien de campagne qui fournit abondamment aux commodités et aux douceurs de la vie; c'est-là que je veux me livrer aux charmes d'une vie champêtre; ma santé s'en trouvera mieux, et le calme d'une belle campagne passera peut-être jusques dans mon ame. Il me faut un ami (et je ne lui donnerai jamais d'autretitre) qui ait l'oeil sur l'intendant de la maison, qui daigne présider à cette économie qui met le riche en état de faire du bien à ceux qui l'environnent. Si je trouve en cet ami un caractère sensible, une ame qui réponde à la mienne, et à qui je puisse confier mes plus intimes pensées... mais que dis-je, si je puis; ... je l'ai trouvé, je l'ai trouvé, s'écria-t-elle, en rougissant avec noblesse, en regardant Jezennemours avec ces graces victorieuses que les femmes possedent, et qu'elles savent encore perfectionner. Jezennemours s'inclina pour toute réponse; et après avoir un peu caché sa joie et son trouble, il dit d'une voix un peu tremblante: ah! Madame, qui refuseroit l'emploi que vous m'offrez? Je placerai tout mon zèle à le mériter, ce choix flatteur. Il ne put en dire davantage; il bégaya quelques mots sans suite et sans liaison. Florimonde, plus radieuse qu' auparavant,ne parut point s'appercevoir de son trouble: elle parla beaucoup de projets, d'établissemens utiles aux pauvres cultivateurs; comme d'un chemin, pour leur faciliter les charrois: et Jezennemours étoit ravi de l'occasion qui s'offroit naturellement de faire du bien aux gens de la campagne. Elle fit la description de son château, de son parc, de ses fermes, de tout l'attirail champêtre. Eh! Quel plaisir enivroit l' ame de notre jeune-philosophe: il se représentoit déja dessous l'ombre de ces arbres mollement agités, égaré dans ces agréables prairies, se promenant au bord de ces cascades, un livre en main, philosophant, politiquant à son aise, et en état de mêler un peu de pratique aux charmes de la théorie!

CHAPITRE 7

ah! Le bel intendant! l'opulent Monval s'applaudissoit de voir une partie de ses projets accomplis. Cette maison de campagne, quoique riante et superbe, étoit une de ses chetives demeures. Il l'avoit presque abandonnée depuis qu'il étoit devenu seigneur haut-justicier, et que ses forêts étoient contiguës à celles du monarque. Il avoit tous les passe-tems royaux, la chasse du cerf et du sanglier. Sa fortune ne trouvoit que dans Paris un élément digne de ses immenses richesses; il ne le quittoit plus, parce que ses innombrables caprices ne pouvoient se satisfaire journellement, que dans un séjour où la multitude des indigens travaillent de tant de manieres les plaisirs du riche.S' il avoit consenti à quitter Jezennemours, c'étoit pour le retrouver ensuite plus aimable, plus formé, comme devant être alors initié dans ses goûts et dans ses principes. Il l'avoit confié à Florimonde, pour l'instruire; il lui avoit assigné cette campagne, comme devant flatter plus particuliérement son agreste philosophie: il vouloit enfin en faire son disciple; car le libertinage du coeur et de l'esprit (qui le croiroit? ) a ses ambitieux et ses professeurs. Le jour du départ est arrêté; l'équipage est prêt; six coursiers vigoureux, qu'on eut soin de relayer, transportent dans la même voiture, à côté l'un de l'autre, et la belle Florimonde et le philosophe, qui, le long du chemin, s'extasioit à la vue des côteaux, et en faisoit admirer la beauté à sa compagne, citant par-fois Virgile et Tompson, et faisant quelquefois aussi un hymne de sa façon.On arrive; cette maison, qui étoit peu de chose pour un homme aussi riche que Monval, parut un château aux yeux de Jezennemours. Il se perdoit déja dans toutes ses dépendances; il en prit possession dès le jour même, en battant les cours, les fermes voisines, et une grande partie des terres. Il ne rêva la nuit que des plaisirs de l'agriculture; il ne vit que des troupeaux bondissans; il but en songe le lait des troupeaux; il mangea les fruits des arbres voisins, et il s'éveilla au milieu d'une fête de vendangeurs. Que ne peut l'amour! Jezennemours se montra tout-à-coup assez entendu dans des affaires dont il n'avoit jamais fait une étude particuliere. à l'aide de la maison rustique qu'il commentoit dès le grand matin, et guidé par un bon-sens juste et solide, il ordonna tout à sa guise, et le tout alla bien, parce qu'il employa beaucoup de douceurenvers les domestiques, qu'il eut le secret de se les attacher, qu'il leur donna l'exemple du travail, et que son ardeur étoit fondée sur un goût vif et naturel, qui se communique ordinairement. On eût fait pour lui l'impossible; mais il n'exigeoit que des travaux modérés, et il savoit même les tourner en amusement. Cette maison, qui étoit triste et solitaire, devint riante et animée. Je ne sais quel mouvement y portoit un murmure agréable. L'abondance et la joie, qui ne devroient jamais être séparées, semblerent se réunir, pour embellir les situations du lieu. Les plaisirs que l'on goûte à la campagne sont vifs, parce qu'on les crée soi-même, parce qu'ils sont journaliers, et qu'on ne les reçoit pas d'autrui; ils n'ont rien d'apprêté, et tenant beaucoup à la simplicité de la nature, ils sont plus doux et plus touchans.Il est bon de dire que Florimonde passoit pour être propiétaire de cette petite terre; qu'elle lui étoit promise, et qu' elle y avoit déja séjourné, ce qui rendoit tous les fermiers pleins de soumission envers Jezennemours. Spécialement chargée de subjuguer le jeune-homme, elle avoit senti pour lui une inclination secrette, qui jusqu'alors lui avoit été inconnue. Elle tournoit au profit d'un feu caché tout le stratagème que Monval lui faisoit jouer. Elle s'étoit brûlée au flambeau de l'amour, en croyant ne faire qu'un badinage; elle sentit qu'elle alloit aimer sérieusement, et qu'elle étoit déja vaincue par celui qu'elle devoit dompter. Plus rendue à elle-même, et seule avec celui qu'elle ne pouvoit plus éviter, il ne lui fut pas possible de se déguiser tout l'empire qu'il avoit pris sur elle; mais plus ce feu approchoit d'un amour véritable, plus il étoitréservé. Une modestie innée étoit son partage. Elle fut constamment fidelle à ses loix, malgré les erreurs de sa vie, erreurs de son jeune âge et des circonstances tyranniques plutôt que d'un penchant décidé. Elle auroit eu des moeurs pures, sans la séduction qui l'avoit précipitée dans le vice; elle en connoissoit toute la laideur: et contemplant de loin l'image de la vertu, elle soupiroit et regrettoit de ne pouvoir recommencer sa carriere. Rougissant des désordres d'autrui, plutôt que des siens propres, détestant au fond du coeur sa vie passée, elle se jugeoit alors trop indigne d'être jamais aimée. Dès qu'elle vit Jezennemours, elle auroit voulu avoit sa robe d'innocence pour lui offrir un coeur pur et qui n'eût été qu'à lui: elle s'efforçoit du moins de faire mentir le vers extrême et desespérant de Boileau: en rentrant dans cette isle escarpée et sans bords,d' où on l'avoit arrachée, tandis que l'honneur étoit son idole. Mais pourquoi un effort extrême ne mériteroit-t-il pas cette victoire? Pourquoi le vrai repentir ne conduiroit-il pas de nouveau au temple de l'innocence? Est-il donc fermé à jamais pour une seule faute? Jezennemours, de son côté, condamnant ses desirs secrets, les jugeoit un outrage fait à une aussi chaste beauté; il regardoit sa passion comme un crime commencé, un véritable attentat à la pudeur, et un infidélité coupable.

CHAPITRE 8

détails économiques. il faut savoir que Jezennemours avoit déja aimé et aimoit encore; mais celle qu'il aimoit étoit absente; il avoit perdu les traces de son adorable amante, ilignoroit jusqu'au lieu qu'elle habitoit, dans la cruelle et douloureuse incertitude si jamais il la reverroit. Peut être n'aimoit-il qu'une ombre; et malgré tout le feu d'un premier amour, malgré le souvenir d'un objet si cher, souvenir plus pénétrant quelquefois que sa présence, ce n'est guères à vingt-deux ans qu'on se nourrit de larmes répandues sur la tombe d'une maitresse qu'on ne doit plus revoir: l'absence n'anéantit pas l'amour, mais elle l'endort quelquefois pour rendre néanmoins son réveil plus vif. D'ailleurs les fréquens entretiens que Jezennemours avoit avec Florimonde, et que l'on nommera, si l'on veut, des tête-à-tête, ne servoient pas je pense à étouffer cette flamme que chacun de son côté vouloit éteindre. Mais l'on sait à quoi aboutit l'effort de ces sortes de combats. Ils se voyoient à toutes les heures, et toujours avec un nouveau plaisir. Leur coeur étoit remplide choses qu'ils n' osoient se dire, et enfin ils s'en faisoient l'aveu avec une bonne-foi et une vérité singuliere. Florimonde, le chapeau de paille sur la tête, suivoit l'économiste Jezennemours dans les travaux de l'agriculture, et quelquefois sa belle main essayoit de soulever le fléau qui détâchoit les grains des gerbes dorées; tantôt elle pressoit d'un doigt délicat la mamelle qui faisoit jaillir le lait, et c'étoit de celui-là que Jezennemours buvoit avec le plus de volupté. Un soir qu'après la chaleur du jour il conduisoit Florimonde dans un petit bois qui servoit de promenade, ils s'enfoncerent (en philosophant) sous des berceaux qui formoient des petits appartemens de verdure, où ils étoient seuls, les oiseaux sur leurs têtes avec leur ramage amoureux. Là, plusieurs lits de gazons servoient de siège et l'on n'en étoit pas plus mal-à-son-aise. Florimondese reposant avec cette langueur nonchalante, qui siéd aux graces, écoutoit, répondoit peu, laissoit errer sa vue tantôt sur la verdure, tantôt à-travers les branchages, sembloit ne rien voir; et de son sein mollement soulevé s'échappoient de ces soupirs qu'un témoin ne peut interprêter quand la cause en est inconnue. Les ombres grandissoient; et le soleil qu'on ne voyoit dèja plus, jetoit ses rayons de pourpre à-travers les bosquets.-on attendroit volontiers ici le jour, dit Florimonde: cette place n'est-elle pas préférable à ces sallons où l'on s' emprisonne avec l'air brûlant que le soleil y a porté? Que ne peut-on demeurer longtems ici! Jezennemours, plein du feu qui l'animoit et qui partageoit l'enchantement du lieu et celui du moment, prit une de ses mains et la portant comme involontairement à sa bouche.-ce lieu a bien des charmes,Florimonde? Mais sans vous il les perdroit tous. Le ton touchant qu'il donna à ces simples mots ôta presque à Florimonde l'usage de la voix et ce fut avec peine qu'elle cacha combien il lui en coûtoit de se lever. Dans l'âge de l'innocence, elle auroit obéi aux mouvemens qui l'emportoient; mais son coeur qui craignoit de perdre, par une defaite trop aisée, celui qu'elle chérissoit, lui commanda une froideur, dont elle étoit bien éloignée; son coeur se ferma par amour même à cette ivresse qui venoit de le saisir; elle se combattit et d'une voix émue, mais foible: arrêtez, dit-elle, à Jezennemours: et elle repoussa le baiser de feu qu'il imprimoit sur ses mains. Elle marcha d'un pas plus précipité, et reprenant un calme apparent, elle retourna par le chemin le plus court s'enfermer chez elle, et ne reparut point tout le reste du jour.

CHAPITRE 9

grands remords. notre jeune-sage, mais qui commençoit à cesser de l'être, revint à lui et rougit de l'audace qu' il avoit eue; il se jugeoit coupable. Quoi! Disoit-il, moi séduire la vertu timide qui se confie à la mienne! Outrager une femme respectable qui me traite en ami! Faire rougir son front, et j'oserai ensuite me présenter à ses regards et étaler ces généreux sentimens que je viens de démentir! Elle me regardera comme un fourbe, comme un hypocrite, qui se joue de la vertu, qui en met l'appareil dans ses discours et le mépris dans son coeur. Il se détestoit dans ces momens, il s'imaginoit avoir lu dans les yeux de Florimonde le courroux et une juste indignation. La honte luiauroit fait abandonner sur le champ cette maison, s'il n'avoit pas formé le dessein de réparer son audace par un respect extrême. Sans mon attentat, disoit-il, j'aurois pu par degrés parvenir à toucher son coeur; mais je l'ai éclairé sur mes perfides desseins, elle a droit de voir ma témérité avec mépris, et une dédaigneuse pitié est tout le sentiment que je mérite aujourd'hui. Le lendemain il n'osa reparoître devant elle; mais Florimonde qui le jugeoit, paroissant oublier ce qui s'étoit passé, le traita avec tant de menagement, que Jezennemours estima qu'on lui accordoit sa grace, à condition qu'il s'imposeroit une retenue inviolable. Cependant son amour contraint s'exprimoit dans les moindres choses avec une adresse inimitable, adresse si touchante, qu'elle paroissoit plutôt l'ouvrage de l'instinct que celui de la réflexion. Sa vigilance étoit active etcontinuelle, ses soins remplis de délicatesse; à-peine se faisoient-ils remarquer, loin de se faire valoir, il ne prévoyoit aucune récompense, il n'en attendoit aucune, il aimoit; et satisfait de nourrir un penchant aussi doux, il en faisoit le charme de sa vie. Enfin il étoit si respectueux, si respectueux, que Florimonde se crut obligée d'apprivoiser sa vertu austere par des caresses qui sembloient émaner de la reconnoissance, mais qui tenoient à l'amour. Sa flâme étoit parvenue à ce degré de violence qu'on ne peut guère dissimuler. Ses discours, ses regards, ses soupirs à demi-étouffés, éclairerent enfin Jezennemours. Il fut très-surpris, parce qu'un jeune-homme qui aime véritablement l'est toujours de l'amour qu'on lui témoigne. Modeste et timide, il ne concevoit pas comment il avoit pu gagner un coeur qu'il avoit jugé si fier et si rigide, et qui sembloit fermé à toutefoiblesse. Cette découverte, tout en ravissant son ame, étonnoit sa raison. Oh! Le bon jeune-homme!

CHAPITRE 10

guérison de l'amour platonique. Jezennemours n'avoit pas encore triomphé; non qu'il fût livré à une inexpérience enfantine, mais parce-qu' il avoit fait une divinité de sa Florimonde, et qu'il continuoit à lui offrir un encens pur, comme seul digne d'être offert à ses charmes. Florimonde, charmée et confuse, invoquoit secrettement sa défaite; car il n'étoit plus en son pouvoir de résister à l' adoration respectueuse de notre philosophe. Elle commença par railler avec une légèreté ingénieuse, cet amour platonique que Jezennemours exaltoit pour se tromper lui-même et donnerle change à ses desirs; mais il est étonnant combien une idée folle, qui entre dans le cerveau d'un jeune enthousiaste, dérange les projets d'une tendre amante et les loix mêmes de l'amour. Ce qu'il y a de plus puissant dans la nature obéit encore aux prestiges de l'imagination; elle semble distribuer les peines et les plaisirs par un ordre contraire à celui qui est établi. L' erreur, dans notre premier âge, n'est jamais médiocre; elle est extrême et place toujours le phantôme à la place de la réalité. Florimonde voyant à quelle tête elle avoit à faire, crut enfin devoir user d'un de ces stratagèmes ingénieux qu'elle connoissoit si bien; car toutes les femmes ont au moins la théorie de cet art; elle le mettoit en usage pour la premiere fois. On ne sauroit dire si elle étoit satisfaite ou fâchée d'avoir recours à l'artifice pour amener Jezennemours dans les chaînes tissues par la main des plaisirs.L' air du printems animoit et réjouissoit le sein de la nature; la terre étoit en fleurs et le ciel sans nuage; c'étoit la saison où les coeurs les plus indifférens soupirent, où je ne sais quelle molle vapeur, que promene l'aile des zéphirs, dispose les coeurs à la tendresse et fait sympathiser tous les êtres. Jezennemours étoit devenu plus mélancolique, plus rêveur, et Florimonde plus enjouée, plus ravissante. Elle voyoit approcher le moment de sa victoire, elle pouvoit déja la lire dans les regards de son amant. Un soir que lasse de milles jeux folâtres, elle avoit témoigné quelque lassitude, elle s'esquiva soudain après avoir fait de ces folies aimables, où le fond du caractere et de l'esprit paroît à découvert et semble dire, me voilà tel que je suis; Jezennemours qui avoit dansé (d' assez bonne grace pour un philosophe) ne la voyoit plus et la cherchoit avec beaucoupd'ardeur, lorsque furetant dans tous les lieux, il entra dans un petit sallon écarté. Il la trouva paroissant endormie. La chaleur de l'air avoit fait tomber le voile qui couvroit toujours son sein; il parut à ses yeux avec tous les charmes d'un âge formé; car ce genre de beauté a plus que tout autre son point de maturité; ce sein qui respiroit mollement annonçoit une fierté à moitié vaincue. Son attitude avoit cette négligence voluptueuse qui promet l'abandon des plaisirs; ses bras à demi-panchés sembloient ne devoir se relever que pour serrer un amant. Ses beaux yeux, couverts de leurs paupieres longues, invitoient les regards les plus discrets à se rassasier de la vue de tant d'appas. Quel moment pour un sage! Il puise dans ce spectacle tous les feux qui l'embrâsent et le maîtrisent. Il se panche comme pour adorer l'objet qui l'enchante. Cen'est pas seulement son regard qui s'enivre, tous ses sens sont délicieusement émus. La vivacité du plaisir nuit souvent à une volupté plus durable; il ravit un baiser sur des lèvres demi-closes, et sa main cueille les doux lys de ce sein qui palpite, s'éleve et semble voler au-devant des caresses qu'on lui prodigue. Un profond soupir et quelques mots inarticulés, apprirent à Jezennemours dans quel songe son amante étoit anéantie... ô trop cher Jezennemours! ... aimons-nous... je me donne à toi... en ce moment Jezennemours la presse entre ses bras avec transport et répete: aimons-nous . Florimonde se réveille, ses yeux humides rencontrent ceux de son amant... quand elle auroit voulu être cruelle, ce regard suppliant de l'amour auroit desarmé toute sa rigueur; elle ne put qu'être sensible, elle lui tendit les bras, elle s'empara de l'objet de satendresse; le songe fortuné s'acheva. Jezennemours est le plus aimable des hommes aux yeux de Florimonde; et Florimonde devient la plus aimable des femmes aux yeux de Jezennemours. Il fut aussi tendre, aussi transporté qu'elle; si quelque chose égale la passion d'une femme vraiment éprise; tous-deux partagerent la même ivresse, et reconnurent combien la sagesse prête de charmes à l'amour! Que d'autres pinceaux ayent l'orgueil présomptueux de vouloir peindre les scènes de l'amoureuse volupté; l'homme qui saura sentir jugera les langues trop imparfaites pour atteindre à ce tableau: souvent il a été commencé, il ne sera jamais fini; et quels traits en effet peuvent rendre les accens de l'amour, lorsque la bouche se taît, et que le coeur enflâmé, se créant un autre langage, répond et s'exprime sans l'usage de la parole?Florimonde, livrée à son sage et heureux amant, lui fit éprouver le regret de tant de jours écoulés et perdus dans les froids débats d'une timide retenue; elle le dédommagea de sa contrainte et des larmes qu'il avoit versées dans le silence: elle-même ne vit plus dans l'aurore de ce bonheur, qu'une perspective de jours semblables, tous abandonnés au charme d'une confiance mutuelle, charme non moins doux que les plaisirs de l'amour. Si les transports de deux coeurs parfaitement unis, peuvent ennoblir certaines foiblesses, jamais tendresse ne fut plus légitime. Cependant il faut l'avouer; l'amour de Florimonde étoit plus abandonné, plus entier, plus absolu: mais si elle surpassoit son amant en amour, elle voulut toujours, pour faire la balance égale, qu'il la surpassât en plaisirs.

CHAPITRE 11

craintes réelles; réflexions que les femmes pourront lire deux fois. Florimonde avoit promis à Monval de l'informer de la victoire, à l'instant que sa conquête seroit assurée; et Monval devoit se faire un divertissement de venir narguer le sage Jezennemours, soupirant dans une retraite champêtre, aux pieds d'une de ses maitresses délaissées. Mais depuis qu'elle avoit connu l'amour, jalouse de conserver son amant, son aimable philosophe, elle étoit bien-loin de se prêter à cet odieux complot. Combien Monval, qu'elle n'avoit jamais chéri, lui paroissoit alors abject et méprisable, sur-tout depuis qu'elle avoit connu l'ame de Jezennemours! Elle ne songeoit qu'en frissonnant aux hommes corrompus, qui, dans la capitale,avoient formé sa société; c'étoient de vils mortels avec leur or, avec leur puissance, avec leur crédit; et Jezennemours, sans fortune, sans titres et sans rang, étoit bien au-dessus de ces honteux et plats favoris de l'aveugle fortune: son langage, son caractere, sa candeur, sa noble bienfaisance, tout achevoit de le placer à ses yeux dans un rang élevé, et de le faire juger d'une espece supérieure à tous les hommes qu'elle avoit jusqu'ici rencontrés: ils étoient faux avec politesse, barbares avec libéralité, féroces et grossiers dans leurs plaisirs. Jezennemours ne lançoit pas un regard qui ne fût une expression délicate; il ne disoit pas un mot qui ne révélât une vertu. Elle ne vouloit plus que le voir, que l'entendre, que reposer à ses côtés, puiser à cette source pure dans les trésors de son ame, et creuser, pour ainsi dire, la possession d'un coeur où elle découvroitchaque jour des sentimens plus touchans et plus généreux. Comme elle abjuroit tacitement dans ses bras la vie qu'elle avoit menée! Comme elle avoit été loin de connoître l'amour! à-peine avoit-elle senti les mourantes étincelles d'une fugitive volupté: ici, elle est pleine, entiere; c'est un nouvel univers que lui cachoit une main ennemie, et Jezennemours a déchiré le fatal rideau qui voiloit ce riant olympe. Elle y vit, elle y respire; satisfaite, tranquille et fortunée, comme elle faisoit serment d'épouser ses principes, ses goûts! Mais elle n'avoit pas besoin de faire des sermens; elle étoit déja métamorphosée, et presque à son insçu, en l'homme qu'elle adoroit. Mais quelqu'amour qu'ait une femme, elle se refuse à ces confidences qui embrassent l'histoire de sa vie, et ordinairement elle fait bien; car quelle femme n'a pas été la victime des circonstancesbisarres qui promenent dès l'enfance ce sexe adorable et passif? Peut-il répondre de tous les piéges qui lui ont été dressés dès l'âge simple de l'inexpérience, et rendre compte de tous les pas que la superbe audace des hommes lui a fait faire? Ne sont-ils pas des espèces de tyrans qui joignent à l'adresse perfide, la brutale insensibilité des remords, et l'oubli ne doit-il pas ensevelir et l'attentat du vainqueur et les gémissemens de la victime? Il est donc des vérités tristes, inutiles, affligeantes pour l'amant qui les entendroit; et celles-là, il faut les cacher avec soin: jamais le prix de l'aveu n'efface le soupçon qui vient flétrir l'imagination du nouveau possesseur. Il se promenoit dans un palais orné de roses, et vous en effacez les couleurs radieuses: il est toujours plus heureux par ce qu'il croit, que par ce qu'il pourroit savoir: le passé est passé; le présent seul appartient à l'amour.Plus Florimonde aimoit, plus elle craignoit que le bandeau ne tombât des yeux qu'elle avoit enchantés. Elle auroit voulu le ravir au jour; et nouvelle Armide, le transporter dans quelque lieu désert, où nul mortel ne pût le voir, et lui révéler ce qu'elle avoit tant d'intérêt à cacher. Elle pâlissoit quelquefois de frayeur, dès qu'elle entendoit le bruit d'un équipage, dans la crainte que Monval n'arrivât, et ne vînt dénouer tristement le noeud où elle attachoit sa félicité. Tout ce que l'adresse et l'amour peuvent imaginer pour tromper Monval, elle le mit en usage: elle écrivit que Jezennemours étoit plus philosophe que jamais, qu'il s' adonnoit tout entier à l'agriculture, qu'il bravoit les passions terrestres , qu'il ne vivoit qu'avec Platon et les ephémérides du citoyen ; que les jours où il n'alloit pas visiter les fermes voisines, il s'enfermoit pour lire et écrire.Elle assaisonnoit ces détails d'une gaieté qui lui pesoit, et gémissoit du rôle faux que la méchanceté des hommes lui avoit imposé dès sa jeunesse; rôle insupportable pour elle, et qu'elle comptoit bien abjurer à la premiere occasion. C'étoit ainsi qu'elle reculoit le terrible moment où Monval devoit arriver avec l'insolence d'un protecteur et la causticité d'un railleur opulent: cependant elle s'éclairoit avec Jezennemours; elle élevoit son ame; car une femme ne pense fortement qu'avec un amant favorisé, et c' est dans ses leçons qu'elle voyoit encore plus distinctement combien étoit profond l'abîme où elle étoit descendue. L'amour qui, comme le travail, a l'heureux avantage de faire passer les mois comme des minutes et d'interdire à l'ennui, toujours si redoutable à la campagne, les moindres approches,l' amour leur faisoit oublier que l'automne alloit succéder à la saison où l'on moissonne; Monval ne devoit pas tarder à venir les surprendre; il se seroit furieusement impatienté de tant de délais; il auroit rompu en visiere avec Florimonde, ou bien il seroit accouru l'accabler de propos ironiques, si le sort qui favorise les amans ne l'eût promené chez l'etranger, pendant plus de six mois; tems précieux qu'ils mirent à profit, et dont Florimonde ne prévoyoit la fin qu'avec une amertume secrette, qui ne laissoit pas que de corrompre les instans de son bonheur. Jezennemours avoit suivi une volupté séduisante, il avoit oublié la voix de la sagesse, et s'étoit laissé entraîner dans un chemin de fleurs. Son âge, la sensibilité naturelle de son coeur, la campagne, l'habitude de se voir, les regards d'une femme noble et touchante, toutl'avoit rendu infidele; mais une jouissance prolongée lui révéla ce qu'étoit son amour; il vit que c'étoit sa Suzanne, sa premiere amante, qui s'étoit pour ainsi dire métamorphosée en Florimonde; et le souvenir de cette belle Suzanne se ralluma avec d'autant plus de feu dans son ame, que c'étoit elle qu'il demandoit, qu'il cherchoit, en possédant le nouvel objet de ses desirs. Dans les bras de Florimonde, il songeoit à celle qu'il ne voyoit plus et qui le dominoit impérieusement; il auroit dédaigné les plaisirs qu'il goûtoit, s'il n'en avoit honoré l'image de celle qui étoit absente: il aimoit Florimonde; mais comme ayant quelque ressemblance éloignée avec celle qu'il adoroit. Ces caprices de l'imagination sont indomptables; ils accompagnent toujours ces passions secondaires qui nous assiégent dans la jeunesse. On aime plusieurs femmes, mais peut-être quel'on n'en idolâtre jamais qu'une. Florimonde enivrée de son bonheur, et répandant sur tous les objets la vivacité de ses feux, ne s'appercevoit point du secret de Jezennemours qu'il déguisoit avec le même soin qu'elle lui deroboit le sien.

CHAPITRE 12

songe qui conduira à quelque chose. une nuit qu'il dormoit à côté d'elle, ou si vous l'aimez mieux dans ses bras et sur son sein, Florimonde éveillée et muette, comtemploit son amant, comme on dit que jadis Diane contemploit son Endimion. Elle eut été jalouse des rayons de la lune, si elle eût vécu aux siècles de la fable; elle observa que des empreintes de peine et de douleur obscurcissoient tout-à-coup ce front jusqu'alors paisible; il paroissoit agité d'un sommeil inquiet: ses esprits égarés, traçant dans son cerveau des ombres fantastiques, laissoient passer jusques sur son visage le travail de son imagination; elle le transportoit en songe sur les bords escarpés d'un fleuve rapide: il appercevoit à l'autre bordune jeune divinité; il reconnoît sa Suzanne: soudain il s'élance du rivage, tombe dans les flots, et veut passer jusqu'à l'objet qui attire tout son être. Suzanne lui jette un regard étincelant de ces larmes douloureuses, qui sont le reproche de l'amour offensé; elle lui montre d'une main ce jardin simple et sans art, où ils s'étoient promis une foi qui devoit être mutuelle: il revoit jusqu'au gazon où il s'étoit assis près-d' elle. Jezennemours tend les bras vers ces bosquets que son coeur lui retrace; mais bientôt les bosquets, le gazon, le jardin, tout fuit, tout s'efface... il ne voit plus qu'un chemin sillonné de traces lumineuses, qui, s'élevant de hauteur en hauteur, et serpentant sur une montagne élevée, va se perdre dans les cieux; sa Suzanne s'enfonce dans cette route étroite et brillante; elle tourne encore la tête vers lui et semble l'appeler; les derniers sons desa voix lointaine semblent lui crier: ami, voici le chemin de la vertu, la route du bonheur: c'est là-haut que je t'attends; suis-moi. elle disparoît à ses yeux, tandis que les vagues du fleuve, contre lesquelles il lutte vainement, l'entraînent d'un côté opposé et bouillonnent d'écume autour de lui, comme pour l'engloutir. Il se réveille, la pâleur sur le front et le desespoir dans l'ame; il pousse un long cri, et dit en pleurant: Suzanne! Ah! Suzanne! ... je l'ai revue, elle fuit loin de moi? ... la douleur la plus vive lui coupe la parole; ce sont des sanglots étouffés, qui expirent dans sa bouche. Florimonde, effrayée, presse son amant contre son sein, voudroit le retenir entre ses bras; mais il s'arrache à ses côtés, il se refuse à toutes ses caresses; il s'échappe, il va loin d'elle cacher le trouble de son ame; trouble impérieux, et dont il lui seroit impossible de déguiser toute la violence. Seul,et comme anéanti en lui-même, tous les traits de sa Suzanne se retracent vivement à ses esprits; il lui semble entendre encore sa voix, cette voix dont les accens, jadis si tendres, ne devoient plus que lui reprocher et son inconstance et son ingratitude. Dans ce moment, il auroit détesté Florimonde, si, avec sa douceur ordinaire et inaltérable, elle n'étoit venue interrompre sa mélancolie. L'ame de Jezennemours étoit droite et sincère; il avoit soupiré pour elle, il avoit sollicité ses faveurs; c'étoit assez pour qu'il se regardât comme son séducteur, et pour qu'il s'imposât le devoir de respecter celle qui s'étoit livrée à sa tendresse. Il avoit des remords d'avoir trahi involontairement une femme, à qui il avoit pu dire, je vous aime; tandis qu'un autre amour extrême, invincible, quoique malheureux, eût toujours regné dans le fond de son ame.

CHAPITRE 13

inquiétudes; curiosité; orages du coeur humain; conduite exemplaire d'une amante. Florimonde, quoiqu'étrangement émue, et allarmée à l'excés, déguisoit jusqu'à l'apparence du couroux, et n'opposoit qu'un trouble touchant, une tendresse absolue et délicate à l'air sombre de Jezennemours. Elle avoit l'expérience du coeur de l'homme; elle aimoit, et pour la premiere fois de sa vie: elle vouloit donc s'attacher ce coeur si digne de son estime, ce coeur qu'elle voyoit avec une douleur secrette pancher vers une autre. Elle consentoit à tout souffrir pour obtenir de lui un seul regard; elle attendoit du tems et de ce pouvoir insensible que fait naître un attachement assidu, la victoire quesembloient lui refuser ses charmes: mais Jezennemours avec cette droiture et cette vérité qui formoient l'essence de son caractere, eut regardé comme un crime de l'abuser plus longtems, en lui derobant ce qui se passoit au fond de son coeur. ô Florimonde, Florimonde! Dit-il, en soupirant, et se cachant le visage dans son sein, la probité m'impose un aveu que je ne puis taire; en l'étouffant je deviendrois cent fois plus coupable; oui je serois à jamais indigne de ces bontés précieuses que votre tendresse me prodigue. Je vous ai trompée, Florimonde, ou plutôt je me suis trompé moi-même; je croyois sentir pour vous ce sentiment de l'amour qui naît à notre insçu dans nos coeurs; mais ce sentiment est exclusif, il ne peut nous animer qu'une fois. Je n'ai suivi que la volupté, et je vois son mensonge. Les feux qui ont embrâsé mes sens commencent à s'éteindre; je me trouve avec effroi parjure à mes sermens; mais si je suis coupable envers vous, je ne le suis pas moins envers une autre... malheureux que je suis! Mon crime est égal des deux côtés; j'ai violé des sermens antérieurs, sermens purs et saints offerts à l'amour même; j'ai renoncé aux principes vertueux que je m'étois fait une loi de suivre constamment. Le remords tardif s'éveille et me frappe; il me confond à vos yeux: je sens combien c'est m'acquitter foiblement de ce que je vous dois, que de vous offrir l'amitié la plus vive à la place de l'amour; c'est payer avec de l'ingratitude une dette immense: mais qui pouroit l'acquitter, qui pourroit égaler une affection aussi généreuse que la vôtre? Lisez aujourd'hui dans ce coeur qui vous respectera jusqu'au dernier soupir; lisez-y le repentir de ne pouvoir être tout entier à vous comme il devoit l'être. Il se tut; et Florimonde accablée ne pouvoit rien répondre. Elle auroit pû comme plusieurs de ses pareilles faire l'héroïne de théâtre, charger son amant de reproches et d'injures, armer un orgueil menteur, répandre une fierté empruntée, jeter de longs éclats, produire des accens lamentables; mais, comme je l'ai déja dit, elle étoit vraie avec elle-même; elle connoissoit le coeur humain, celui de Jezennemours et le sien propre. Loin d'employer ces traits violens et qui rarement réussissent à ramener un infidele, elle ne fit parler que l'innocent langage d'une douleur profonde et concentrée...-on ne peut commander à soi-même, répondit-elle, après avoir arrêté ses larmes: je le sens trop; cet effort est au-dessus de l'humanité; je vous aime, cher Jezennemours, et vous aimerai toujours...-soyez dispensée de m'aimer, puisque cet amourvous pese. Vos paroles, qui me déchirent l'ame, toutes cruelles qu'elles sont, ne me paroissent ni injustes, ni outrageantes... ah! Dès-longtems je me suis jugée indigne de vous et par ce peu de charmes que je possede, et par la supériorité de votre ame sur la mienne; mais si vous pouviez ne voir que ma tendresse, peut-être qu'à l'examen je l'emporterois sur toute autre. Vous m'offrez de l'amitié; c'est un bien foible dédommagement, Jezennemours! Mais je l'accepte avec transport, avec joie, avec reconnoissance, et je me sens capable de tout vous sacrifier, excepté ce dernier sentiment, dont vous voulez m' assurer. J'en suis, et j'en serai dans tous les tems trop excessivement jalouse pour pouvoir y renoncer. Allez, cher Jezennemours, allez, mon amour ne vous tourmentera plus, je le renfermerai en moi-même; je paroîtrai paisible, dût l'effort me coûterla vie: mais, non, j'aurai du moins la satisfaction de me conformer à vos desirs. Ce fut par ce doux et ingénieux stratagème, (si c'en est un, car il appartenoit plus à la nature qu'à l'art) qu'elle retint dans ses chaînes celui qu'elle chérissoit, et qui sans cela alloit peut-être lui échapper: elle n'avoit jamais eu l'ame assez corrompue pour imaginer que la franchise soit une erreur, et la vertu une sottise. Elle avoit conçu la noble ambition d' égaler Jezennemours en sincérité, et de montrer que les sacrifices les plus cruels ne sont pas impossibles à une femme qui sait aimer. Elle vouloit rapprocher son ame de celle de son amant, et fit tous ses efforts pour combler l'intervalle qui les séparoit. Ils ne furent pas infructueux; la noblesse de certaines actions nous aggrandit à nos propres yeux, et l'on jette alorssur soi-même un regard satisfait; on a droit à l'estime des autres, quand on est parvenu à s'estimer soi-même. Jezennemours ne put lui refuser un attachement qui tenoit autant du respect que de l'amitié. Que n'auroit-il pas donné pour n'avoir jamais été que son ami, et n'avoir point à se reprocher les chagrins dont il étoit la cause! Il ne songeoit qu'aux moyens de les adoucir; et toutes les attentions que peuvent enfanter une douce et sincere estime, étoient offertes à Florimonde. Elle n'étoit pas cependant tout-à-fait malheureuse; elle voyoit Jezennemours, elle lui parloit, elle jouissoit de ses propres victoires, et l'on ne peut que regretter beaucoup qu'un pareil coeur n'ait pas appartenu tout entier à la vertu. Elle se croyoit d' autant plus obligée de cacher le secret de son état, que le reste de son bonheur y étoit attaché: elle redoutoitune rivale, sans prétendre espérer de pouvoir jamais la balancer, car elle se jugeoit trop au-dessous d'elle; elle fut curieuse (et l'on ne doit pas s'en étonner) de savoir enfin les particularités d'un amour si vif et si durable; comment il avoit pris naissance; comment il s'étoit nourri dans une si longue absence. Elle pressoit depuis longtems cet entretien qu'elle craignoit et qu'elle desiroit. Elle trembloit de connoître sa rivale, et ne pouvoit se refuser à l'intérêt de la connoître. Jezennemours, avec sa franchise ordinaire, ne sachant point dissimuler les mouvemens de son ame, commença ce récit trop fidele de l'histoire de sa vie, qu'il sema de ces réflexions que lui inspiroit un sentiment vif et présent; et j' espere qu'on les lui pardonnera à l'exemple de l'indulgente Florimonde.

CHAPITRE 14

enfance. Premiere éducation; comme elle peut devenir fatale. assis à côté de l'objet qu'il auroit voulu ou tout aimer, ou tout haïr, Jezennemours se recueillit un instant, comme le pieux Enée, avant que de parler; hésitant d'abord un peu de blesser, par une narration trop sincere, celle qui l'écoutoit. Florimonde, les yeux baissés, attendoit en silence, et même avec effroi, cette histoire qui devoit fixer les incertitudes de son coeur, et faire renaître ou éteindre à jamais cette lueur d'espoir à laquelle il lui étoit impossible de renoncer totalement. Ce fut donc ainsi que Jezennemours prit la parole. Il commence; écoutons. Chere Florimonde, vous m'avez offert un bonheur digne d'envie, et que tout autre que moi goûteroit avec transport; mais ce sentiment m'échappe, parce qu'il est incompatible avec l'image que je porte gravée au fond de mon coeur. Lorsque vous m'aurez entendu, lorsque vous aurez appris ce que j'étois avant de vous connoître, au-lieu de me juger ingrat ou insensible, peut-être ne saurez-vous que me plaindre. Le premier lustre de ma vie, évanoui pour jamais de ma mémoire, se confond avec ce néant incompréhensible d'où nous sortons, lorsque nous abordons à l'existence. Je ne crois même avoir parcouru cette étonnante portion de ma durée, que parce que des exemples fréquens, et que j'ai sous les yeux, me confirment que j'ai passé par le même état où j' apperçois tant d'êtres informes et débiles. Je me souviens seulement d'avoir été un foible enfant abandonné à des mains rustiques,payées pour me nourrir. Les tendres soins d'une mere n'ont jamais veillé autour de mon berceau. Les cris que le besoin m'arrachoit, ont frappé des oreilles, qui, avant de s'ouvrir, calculoient sur le prix convenu, non pour me faire vivre, mais pour ne me pas laisser mourir. Une chevre, dit-on, plus sensible et plus soigneuse que la femme à qui je dois le jour, venoit, à des heures réglées, porter à mes levres ses mammelles gonflées de lait, tandis que ma mere mouroit peut-être loin de moi de la surabondance de cette liqueur nourricière qu'elle me refusoit. Je ne sais pas encore à qui je dois ma triste existence; et si les auteurs de mes jours voyent le soleil, ils sont pour moi comme s'ils n'étoient pas. Ah! S'ils m'ont abandonné, que leur ai-je fait, du moins pour renier leur fils, et pour le punir de lui avoir donné la vie! Je voyois le tendreagneau bondissant sur les fleurs, courir en folâtrant sous sa mere; tandis que je pleurois vainement après la mienne. Je passai donc ces premieres années, où l'ame encore neuve reste comme plongée dans une admiration stupide, et paroît étonnée de sa nouvelle demeure, ainsi que de tout ce qui l'environne. L'enfant étudie et compose avec tout ce qu'il voit; il écoute tout ce qui se dit avant que de rien prononcer; et souvent par malheur dès qu'il vient à parler, au-lieu de le laisser dire, on le force à ne répéter que les sottises de ceux qui se jouent de son ignorance et de sa bonne-foi. Je fus perverti comme les autres et livré au mensonge qui assiége l'enfance. On employa le fouet de la terreur pour me façonner à la vie; et si, dans un âge plus mûr, guidé par les écrits des hommes éclairés, je n'eusse secoué ces hideux fantômes dont on environnamon imagination; si je n'eusse employé toutes les forces de ma raison à décomposer cet édifice d'illusions funestes, je n' aurois jamais vu la nature dans sa naïve beauté; je n'aurois jamais connu la vérité qui console et fortifie; je serois mort plus vil, plus borné, plus foible que l'insecte qui rampe sous les pieds, et qui du-moins a son instinct à lui, dont personne ne prétend l'écarter. Que dis-je! Toujours tourmenté, j'eusse peut-être été méchant; car la dureté exercée contre l'enfance, dénature le coeur de l'homme, et le précipite dans l'insensibilité et dans le crime. Que d'efforts ne m'a-t-il pas fallu faire pour rompre cette chaîne d'idées basses et rampantes, dont les tyrans des ames avoient chargé la mienne! De mauvais traitemens m'annoncerent que j'étois sensible et que j'étois au monde; je ne l'apperçus que sous le rapport d'un lieu aride et desagréable,où dominoient la force et l'injustice. Mes sens n'étoient pas encore familiarisés avec les objets; l'être en nous qui juge et qui pense, essayoit à-peine à les comparer, et j'étois déja traité comme un grand criminel: chaque action étoit presque un forfait; et la voix terrible de mes juges inexorables, retentissant sans-cesse au fond de mon ame craintive, en détruisoit à chaque instant le ressort. Comment ne s'est-il pas brisé? Comment ai-je pu contrebalancer ces châtimens journaliers que des hommes cruels prenoient plaisir à m'infliger, pour jouir sans-doute de mes larmes enflâmées, et de la fureur impuissante où me jetoit le sentiment de cette injustice? C'étoit peu; ceux qui tourmentoient ainsi mes premiers jours, à force de me répéter que j'étois né méchant, m'apprirent presque à le devenir. à sept ans, ils m'avoient déja donné unesi triste idée de ma pauvre petite existence, que je crus de bonne-foi être un monstre incapable de faire jamais le bien. J'ai gardé longtems ce pernicieux préjugé, ayant peur de moi-même, me détestant, pour ainsi dire, parce que personne ne vouloit m'aimer; j'étois sombre et farouche, parce qu'on avoit irrité mon extrême sensibilité, et que mon ame qui tendoit au plaisir, et sur-tout à la confiance, avoit toujours été rebutée par des voix menaçantes, et qui ne se bornoient pas toujours à menacer. Ce n'est qu'en réfléchissant dans la suite, que j'étois l'ouvrage d'un dieu bon, que je sus l'aimer sous ce rapport, et décider que j'étois né moi-même avec un germe de bonté; ce n'est que par la haute et noble idée de cette illustre origine, (heureusement sentie), que j'ai su élever mon ame au-dessus de ces portraits imposteurs, qui calomnioient à la fois et le dieu del'univers, et le coeur dont il m'a fait présent. Ces tableaux noirs, inventés par les ennemis de l'espece humaine, tourmentent et effrayent, sur-tout ces imaginations passives, qui n'osent plus repousser cet assemblage d'etres infernaux, qui n'ont d'existence que dans l'ame du fourbe, qui a pris soin de les créer.

CHAPITRE 15

le curé aux gros yeux. un des premiers persécuteurs de ma raison naissante, fut un curé de village, qui, s'étant emparé de moi, s'enrouoit tous les jours à m'expliquer ce qu'il disoit incompréhensible. Il me semble encore le voir tournant ses deux gros yeux de taureau, m'épouvanter, au-lieu de m'instruire, et me battre pour me former à la charité. Il m'obligeoit à répéter un catéchisme dont je n'entendois pas un seul mot: il me menaçoit de l'enfer dès que ma mémoire étoit chancelante; et en me parlant de ce goufre de feu, où il me faisoit descendre tout vivant, il faisoit de si affreuses grimaces, que je croyois déja voir le pere des crimes venir pour m'emporter entre ses bras horribles. J'avois si peur de lui; je le croyois tellementde la connoissance de ce grand diable, dont il me menaçoit toujours, que je n' ai jamais osé lui porter une des moindres objections que mon esprit se faisoit à lui-même; je me reprochois cette pensée comme une inspiration soudaine et diabolique, et je tremblois même qu'il ne la devinât lorsqu'elle se formoit dans mon intérieur. Ma leçon récitée, je demeurois en sa présence muet et inanimé comme une statue, sondant en vain mon ame, et l'interrogeant, sans qu'elle pût me rien répondre de satisfaisant: elle sembloit d'accord avec le cruel curé, pour me dire que toutes ces images effrayantes étoient réelles. Lui, satisfait de me voir tremblant, n'en demandoit pas davantage, et s'applaudissoit (en admirant une mémoire assez heureuse, qu'il surchargeoit à son gré), de l'excellente éducation qu'il me donnoit. Je lui ai l'obligation de m'avoir apprisà lire; mais ce fut dans le pédagogue chrétien . J'ai bien profité de cet avantage dans la suite; mais en même-tems, ce livre meubla ma pauvre tête de tous les revenans nocturnes qu'on disoit environner le cimetiére: je les appercevois la nuit en cercle au pied de mon lit; et plus je les pryois de s'éloigner, à l'aide de grands signes de croix, plus ils s'obstinoient à rester autour de moi, bravant les voeux que j'envoyois à mon patron et à tous les saints du paradis. Dans ce tems fatal, je puis dire n'avoir jamais vu venir le coucher du soleil sans un triste serrement de coeur, et un tremblement universel. Mon lit me sembloit un tombeau qui devoit tout-à-coup s'ouvrir pour me laisser tomber dans les flâmes de l'enfer: on m'avoit tant de fois offert l'image de ce gouffre enflâmé, que je préférois les dures corrections du jour aux transes affreuses de la nuit.

CHAPITRE 16

le parrain. j'avois dix ans, et je savois par coeur le catéchisme, les evangiles de l'année, et le rudiment: j' aurois dit les mots à rebours, tant on avoit fait faire des tours de force aux fibres élastiques de mon cerveau. Un jour, (et je ne l'oublierai jamais), le terrible pasteur adoucissant pour la premiere fois, et son regard et le ton de sa voix, me dit: Jezennemours, tu sais que tu es un orphelin abandonné, (je n'en savois pas un mot), dont j'ai bien voulu prendre soin, sans autre intérêt que celui de ton salut; tu es dans la bonne voie, tu n'as plus qu'à y marcher. Jusqu'ici je t'ai caché qu'il n'y avoit dans le monde qu'une seule personne de laquelle tu pusses espérer desormais quelques secours:cette personne est ton parrain: il vit encore, heureusement pour toi; tu ne l'as jamais vu, mais bientôt tu le verras; c'est lui qui a eu soin de toi dès l'instant de ta naissance; il te redemande; demain nous partirons, et dans deux jours tu seras chez lui. Tu sais de quelle bonté et de quelle douceur j'ai usé envers toi: songe bien à le lui dire; car je t'en avertis, tu me regretteras plus d'une fois; ton parrain n'est pas bon et tendre comme moi: il régente trois cens ecoliers rassemblés sous sa férule: aucun ne bronche, et le moindre murmure est puni comme une sédition; il fait trembler les plus audacieux, et ce n'est pas assez du châtiment, il faut le subir d'un air soumis et volontaire; tu vois que ton parrain est un homme recommandable, illustre; un homme important, connu à cent lieues à la ronde; et puisqu'il faut te dire son nom, il estjésuite; et de plus, préfet au célebre collége de Strasbourg. Il prononça ces mots avec le ton d'admiration, l'air du respect, et il ajouta, en mettant la main sur sa poitrine: c'est un saint-homme, mon enfant, un homme de Dieu, qui convertit les huguenots, et qui, zélé pour le service divin, immoleroit ces infâmes hérétiques, s'il n'espéroit encore pour eux en la grace du seigneur. Tiens-toi prêt à partir, sitôt que le pâtre aura joué de son cornet, et mets-toi sur-le-champ en prieres, afin que le ciel conserve les jours de ton auguste parrain, qui est le soutien de la foi et une vraie colonne de l'eglise. Je ne savois ce que c'étoit qu'un préfet, un jésuite, colonne de l'eglise. J'avois bien entendu parler d'une ville de Strasbourg; mais je ne m'en formois aucune idée: mon curé ne m' avoit pas même dit que le pays où je demeurois s'appeloit l'Alsace; il avoit, selon lui,des choses plus importantes à m'enseigner. Il ne m' avoit appris que le nom du village où je vivois, et le nom du village prochain, où il m'envoyoit par fois porter des lettres, qu'on me payoit gracieusement d'un goûter, où l'on me prodiguoit la crême, que j'aime encore à la folie. C'étoient-là mes plus beaux jours; mais ils arrivoient à peine une fois le mois, et pendant l'été encore; le reste de la terre m'étoit absolument inconnu; car ce scientifique curé n' étoit pas homme à s'amuser à des bagatelles géographiques; il aimoit mieux me faire lire et m'expliquer l'epître aux corinthiens. La nuit, veille de mon départ, au-lieu des revenans accoutumés, je vis à leur place la phisionomie du jésuite parrain, c'est-à-dire, que ma crainte imagina et dessina sa figure. Et sous quels traits se représenter un homme moins doux que l'effrayant curé, préfetzélé dans un collége, la férule en main toujours levée, et non moins prêt à égorger les hérétiques? Je lui donnai une mine sur ce que j'avois vu de plus laid dans le monde; et ce visage hideux, que j'avois formé avant de m'endormir, vint me parler en songe, et le tonnerre de ses paroles répondoit à sa figure. Je m'éveillai trempé d'une sueur froide.

CHAPITRE 17

diversion. Beau livre pour un coeur neuf. mais le cornet rustique sonne mon départ. Je m'habille, combattu par la joie de quitter le presbytere, et par la crainte de rencontrer pis encore; je monte en croupe derriere le gros pasteur, qui me recommandoit chemin faisant, de faire son éloge au jésuite parrain. Je me laissois entraîner dans un morne silence, et légèrement distrait de ma douleur par la vue des campagnes, qui ne laissoient pas que de me parler, quoique je songeasse au préfet terrible au-devant duquel je courois. Peu à peu cette derniere image s'effaça, et toute mon attention s'étendit sur ces plaines riantes, qui chasserent au loin mes noires rêveries. Les beaux jours du printems couronnoientla terre de cette tendre verdure, qui frappe plus agréablement la vue, que la cîme orgueilleuse des arbres qui ont reçu tout leur feuillage. à chaque pas la nature s'embellissoit et sembloit dire à mon coeur ce qu'on avoit refusé de lui dire; je conversois avec elle; je lui offrois mon hommage pur comme ses charmes. Je me disois, eh! Pourquoi m'a-t-on fermé ces longues avenues où se diversifie le spectacle de la campagne? C'étoit-là ce qu'il falloit exposer à mes regards avides; voilà ce qu'il falloit me montrer; j'en apprends plus dans ce coup-d' oeil, que dans les pages de ces livres muets où chaque mot fatigue ma conception; elle embrasse ici avec ravissement une beauté qui instruit; elle n'a vu ailleurs que des objets inanimés. J'étois encore si jeune, qu'au bout de six heures, je crus respirer un air nouveau, et tout ce qui ne m'étoitpas familier, me sembloit appartenir à un peuple étranger et à des coutumes extraordinaires. La nouveauté des objets réveilla puissamment mes esprits, et ce fut dès ce moment que je commençai à réfléchir. Un cavalier qui prenoit la même route que nous, conversa avec mon curé sur un ton qui me parut bien peu respectueux. Je fus frappé de la hardiesse de langage que prenoit cet inconnu; car il parloit à mon despote avec une certaine familiarité que je n'avois jamais vue à aucun paroissien, même des plus hupés. Il agissoit de même, et je ne concevois pas comment ce cavalier ne trembloit pas à la seule présence du curé, qui ailleurs, faisoit tout trembler; j'étois étonné, surpris, confondu; je ne reconnoissois plus même le son de voix de mon instituteur. Loin de son clocher, il avoit perdu cette voix de tonnerre, qui terrassoit,foudroyoit: c'étoit une douceur pateline, une patience à l'épreuve; il prenoit des injures comme des plaisanteries, et ne se fâchoit point, quoiqu'il me parût en avoir sujet. Quoi! Me disois-je, on lui parle ainsi! Il y a donc des hommes au-dessus de lui; et ce n'est pas le premier homme du monde, quoiqu'il prêche fort élevé au-dessus de toutes les têtes. J'observai avec une joie maligne, que le voyageur le tournoit un peu en ridicule, sans qu'il osât répliquer directement; je me disois encore en moi-même: mais c'est un poltron, qui ne se venge que sur ceux qui sont foibles; si j'étois grand et fort comme lui, j'aurois bien-tôt réprimé ses paroles inciviles. Le gros curé s'efforçoit de rire; mais je m'appercevois que c'étoit qu'il craignoit d'entrer sérieusement en dispute. Plusieurs petites scènes pareilles arrivées dans quelques auberges, où desservantes elles-mêmes, sans respect pour sa calotte et sa soutanne, se donnoient la licence de rire de mon pédagogue, le rendirent moins imposant, moins terrible à mon imagination; mais cette leçon me venoit trop tard. Délivré d'un tyran, je songeois à celui de la ville et du collége où j'allois, et j'attendois en tremblant son aspect. Y avoit-il des gens qui osassent se moquer de celui-ci comme on faisoit du curé? L'idée qu'il égorgeroit des huguenots, sans l'attente où il étoit de leur conversion, me disoit que sûrement on ne se jouoit point à lui. Ces simples habitations semées dans la campagne, et dont mon inexpérience n'étoit pas encore à portée de sentir l'utilité et la valeur réelle, perdirent toute leur beauté à la vue de ces remparts, de ces tours élevées, de ces édifices serrés les uns contre les autres, et de cette pépiniere d'hommesagissans, qui, toujours en mouvement, circuloient chacun de leur côté dans des attitudes variées, et sous des habillemens différens; le tumulte d'une ville, et sa population, parloient à mes regards enchantés, et les enivroient de la plus grande joie; j'admirois surtout ces soldats qui formoient la garnison. Habit blanc, paremens rouges, guêtres blanches, un fusil bien poli sur l'épaule, un chapeau retappé et orné d'une cocarde; des cheveux poudrés, des boutons reluisans, tout cela me sembloit appartenir à l'heureuse liberté; et quand ces soldats, rangés sur la même ligne, tournoient, en un clin-d' oeil, à droite et à gauche, alors je n'étois plus maître de moi-même; je trépignois des pieds, et mon coeur sautoit d'allégresse. Si je rencontrois un officier galonné, alors j'étois prêt à m'humilier devant lui; je regardois passer ce personnage avec respect; je contemplois avec admiration cette canne, qui, en se levant, faisoit mouvoir tout un régiment, et je desirois beaucoup de porter une canne semblable, et de me promener dans les rues avec de l'or sur mes habits, et une belle épée au côté. Quand je comparois ces officiers à ces capucins, qui me faisoient toujours peur chez mon curé, qui se faisoient un jeu d' embarrasser mon visage dans l'épaisseur de leur barbe, je trouvois entr'eux une différence qui me faisoit faire mille réflexions. Je n'imaginai rien de plus beau au monde, que la ville de Strasbourg, où j'étois entré, et la garnison qui s'y trouvoit. D'autres villes plus grandes me l'ont fait paroître bien petite; et l'étude, dans la suite, m'a montré ces fameuses cités comme des points imperceptibles sur le grain de sable qu'on nomme la terre. Où étoit alorsmon village? Que devint-il, hélas! Sur la premiere carte géographique que j'appris à connoître; je cherchai avec une curiosité avide, cet endroit où j'avois commencé à marcher, et je ne le trouvai seulement pas; il fallut recourir à des cartes plus détaillées, et j'apperçus en rougissant, l'humble figure que faisoit dans l'univers la petite marque qui désignoit le lieu de ma naissance. Quelle étoit donc mon insigne erreur, lorsque je m'imaginois que mon curé étoit le plus important personnage de la terre! Je m'arrêtois devant chaque boutique, malgré la voix grondante qui hâtoit mes pas tardifs en tançant mes desirs curieux: les objets d' un luxe brillant me paroissoient autant de trésors; je me rejouissois de les contempler; les voir me sembloit les posseder; je me disois, si c' est ici que je dois vivre, je serai bien, car je recréerai tous les joursmes yeux du spectacle des soldats et de celui des boutiques, j' entendrai ce fortuné tambour qui plaît tant à mon oreille; et qui empêcheroit que je ne devinsse un jour aussi libre que ces officiers dorés qui courent la ville toujours rians et occupés de leurs plaisirs?

CHAPITRE 18

le collége des jésuites. ainsi je faisois mon plan de vie et j'étendois mes réflexions joyeuses, lorsque mon curé me fit tout-à-coup passer par une porte garnie de saints en pierre, lesquels étoient tous noirs, et m'offrit subitement aux regards du jésuite parrain et préfet! Il me fit incliner presque jusqu'à terre en sa présence; et s'étant incliné lui-même plus profondément encore, il ne se releva qu'à-demi; et d'un air humble, respectueuxet soumis, que je ne lui avois jamais vu, il dit: très-digne et très-révérend-pere, voici l' enfant que vous m'avez confié il y a dix ans; depuis ce tems, je n'ai cessé de veiller sur lui; j'ai répondu à vous et à l'ordre de le faire penser comme il faut: je vous le rends après avoir perfectionné les facultés de son ame, autant qu'il a été en mon pouvoir; il sait autant d' allemand que de françois; il possede son rudiment, et sur-tout son catéchisme, car ce livre doit passer avant tout; vous pouvez le questionner, la timidité ne l'empêchera point de répondre; il est ferré-à-glace, il vous expliquera le mystère de la grace sur le bout de son doigt; et pour récompenser ses heureuses dispositions, je lui ai appris derniérement les principaux traits de la vie de l'auguste fondateur de la société, du grand Saint Ignace: il est convaincu que tous les autres saints nesont devant celui-là, que ce qu'est la fougere devant le plus haut chêne. Ainsi, il sait tout ce qu'il faut savoir, très-auguste et très-révérend pere, et vous pouvez l'interroger comme je vous l'ai dit, et vous convaincre par vous-même des soins assidus que j'ai pris pour répondre à la confiance dont votre bonté a bien voulu m'honorer; moi, indigne de cette grace, et le plus humble de vos serviteurs. Je tremblois que le jésuite-parrain ne le prît au mot; car j'étois si saisi, que ma mémoire n'auroit pû se rappeler tous les mots qu'on y avoit entassés pêle-mêle; mais heureusement on n'en vint pas au fait; le très-révérend pere devant qui je n'osois encore lever les yeux, quelque envie que j'en eusse, se contenta de me prendre par le menton, me donna de petits soufflets sur mes joues, qui rougissoient, et me regarda quelque tems avec une certainecomplaisance; il ne répondoit presque rien aux longues protestations du curé, qui s'épuisoit en complimens de toute espece: au milieu d'une phrase, il le prit brusquement par la main et le conduisit au lieu qui sûrement lui étoit le plus agréable dans tout le college, c'étoit le réfectoire. Il faisoit à chaque pas des révérences profondes que j'imitois. Il paroissoit confus de tout l'honneur que lui faisoit le préfet jésuite-parrain, d'ailleurs fort distrait à toutes ses paroles. En les suivant, je me hasardai à contempler de la tête aux pieds, ce qu'on nommoit un jésuite; nous traversions de longues cours, mes yeux s'arrêterent particuliérement sur son visage, comme pour y lire ce qu'étoit son ame: on pardonnera à ma jeunesse cette ignorance candide de vouloir juger d'un jésuite sur sa phisionomie; il falloit avoir mon âge pour cela.Je présageai favorablement de mon nouveau maître, lorsqu'au-lieu d'un front dur, d'une bouche de travers et de deux gros yeux enflâmés, je le vis jeter de côté et d'autre des regards caressans, demi-baissés, où l'affection se caractérisoit; lorsque je le vis sourire assez fréquemment, parler d'un ton doux, saluer tous ceux qu'il rencontroit. Ses confreres, habillés tout comme lui, avoient des gestes presqu'uniformes: en passant, ils s'arrêterent et me caresserent aussi de l'oeil et de la main. Encouragé par ce premier accueil, je me livrai à mon appétit qu'on eut soin de satisfaire. Quel spectacle! De longues tables éternellement dressées et couvertes en ce moment d'un grand nombre de plats, du moins pour qui n'avoit vu que la soupe aux choux et le morceau de lard. On me fit goûter de tout; et du bout du réfectoire quelques vieillards m'envoyerentgénéreusement une portion de leur dessert. Je crus fermement que ce seroit tous les jours la même fête; je m'enhardis étant si bien régalé, j'osai faire quelques questions, et le révérend-pere-préfet, qui m'avoit mis à ses côtés, daigna y repondre avec une grace et un enjouement, qui pour la premiere fois de ma vie, me fit rire de bon coeur en présence de mon curé. Il étoit devenu si stupide, dans le cercle de cette communauté, qu' il me sembloit anéanti. Il mangeoit seulement avec avidité, selon sa maniere accoutumée: il repondoit par monosyllabes; tandis que moi, l' oubliant comme on l'oublioit, je donnois carriere à ma langue, sous l'approbation tacite du jésuite-parrain, qui me sourioit plus d'une fois et qui me glissoit avec bonté, tous les morceaux que je convoitois de l'oeil. Il me devinoit, sans que je lui parlasse, et je me trouvoisdéja bien avec lui. On parla du bonheur qui regnoit dans cette sainte maison; de la paix, du repos qui préparoit doucement les élus aux délices du paradis; on prononça le nom de ceux qui n'y vivoient pas, d'un air plaintif et dédaigneux, comme de malheureux dans ce monde et réprouvés dans l'autre; et moi, enchanté du repas, du sourire et de l'esprit du révérend-pere, charmé de ma nouvelle demeure, qui sembloit spatieuse, et sur-tout du départ du curé, qui remontoit à cheval, je me plaisois à répéter à tout venant que je voulois être jésuite, et vivre à Strasbourg.

CHAPITRE 19

en voici bien d'un autre? mon parrain (que j'appellerai desormais le pere de la hogue) me laissa huit jours tranquille et livré à moi-même.Que ce court espace de tems me parut délicieux! Je sortois, je me promenois, je parcourois toute la ville, et commençois à me faire une idée du bonheur en croyant mener toujours une vie aussi libre. Je ne m'imposai d'autre tâche que la lecture que j' aimois déja beaucoup, et une vie des saints qui tomba par hazard sous ma main, me parut un chef-d' oeuvre d'intérêt, de style et d'éloquence. Ces martyrs, qui aimoient mieux mourir que de renoncer à leurs sentimens, étoient les plus grands des hommes à mes yeux; et quand je lisois la description des tortures qu'on leur faisoit souffrir, en partageant leur supplice, je partageois leur courage et leur intrépidité: je me disois; à leur place: je ferois tout comme eux, et j'aurois beaucoup de plaisir à cracher ma langue au nez d'un tyran, comme fit tel saint, dont j'ai oublié le nom.J' étois heureux en ne faisant que ce que je voulois; mais les jours suivans m'apprirent combien ces heures de contentement devoient être passageres. Mon parrain m'appela dans sa chambre, me fit passer dans un cabinet, où une grande figure, de la hauteur d'un homme par la parfaite ressemblance de la taille et de la chair, me glaça d'un certain effroi. On eût dit que le sang couloit réellement de ses plaies figurées: je portai involontairement les yeux sur les blessures, vestiges de la cruauté des bourreaux, car c' étoit un martyr. Il me fit mettre à genoux devant ce saint et lui demander pardon de mes fautes passées. Son visage que j'avois vû doux et facile, prit tout-à-coup un air sévère et absolu, qu'il ne quitta plus avec moi. Il est tems, me dit-il, de former votre ame pour la lice qu' elle doit parcourir; le chemin glorieux du salut vous est ouvert; et si vous êtes entiérement devoué à mes ordres, je saurai vous y conduire. Croyez-moi, mon fils, ce n'est que d'aujourd'hui que vous êtes dans une maison où l'on s'instruit à fond des vérités neuves et nécessaires que vous devez graver dans le fonds de votre coeur. Je puis vous laisser tomber dans le chemin de réprobation; je puis faire de vous un saint, un saint de notre ordre; parlez, voulez-vous le devenir? ... je répondis naïvement que je n'aspirois pas à un si haut degré de perfection, et que je m'estimerois heureux si je pouvois me préserver d'aller en enfer... que dites-vous, s'écria-t-il, est-ce assez de craindre l'enfer? Vous vous trompez beaucoup, mon cher enfant; mais beaucoup! Point de milieu, songez-y, il faut être un saint couronné de gloire, ou un damné enfoncédans l'abîme. Vous vous contenteriez de ne pas aller en enfer! Quel blasphème! Si je vous aimois moins, je vous abandonnerois à ces sentimens impies, et dès ce moment vous passeriez sous l'empire du démon: sauvez-vous de lui, tombez aux pieds de ce saint qui doit être votre modèle; criez-lui de vous ôter ces idées infernales. C'est l'ennemi du salut qui a insinué dans votre ame une aussi abominable pensée, pour vous perdre à jamais. Vous voulez seulement n'être pas damné, je vous entends; mais savez-vous que voilà les desseins du prince des ténébres; cet esprit rebelle commence par vous attiédir, afin de vous entraîner avec lui dans les tourmens de la rage; voilà comme il en a trompé tant d' autres. Il faut être enfant de notre ordre ou fils du diable, choisissez; si vous ne voulez pas être un saint, je vous abandonne; je vous confondrai avec les huguenots,dont cette ville est remplie; elle s'abîmeroit bientôt sans nos prieres efficaces... voyez si vous voulez marcher à la damnation éternelle... epouvanté du feu de ses regards, et de la chaleur de ses paroles, je lui criai bien vîte que je consentois à être saint; j'aimai mieux prendre ce parti plutôt que d'attiser son courroux. Ce nom de saint, il est vrai, me paroissoit trop illustre et trop grand pour appartenir jamais à ma foiblesse: leur couronne de gloire me sembloit trop difficile à acheter autrement que par le chemin du martyre; car j'aurois mieux aimé tout de suite être lapidé, être étendu sur un chevalet, sur le gril ou sur des charbons ardens, que d'être enfermé tout le jour, méditant des livres ennuyeux, asservi à des pratiques tristes et journalieres. Une mort prompte qui vous envoyoit promptement au ciel me sembloit préférable à toutes ces austéritéssuivies et redoublées, dont on m'avoit déja fait faire l'essai: je manquai donc de lui dire que je choisirois plutôt d'être un saint martyr qu'un saint solitaire; mais la peur de prononcer encore quelques blasphèmes, éteignit ma parole et me rendit muet à ses pieds. Mon parrain me fit répéter tout ce qu'il voulut; il me dicta mes sermens et trouva ma langue fort docile: je ne songeois qu'à sortir de cette gêne, et j'aurois promis de passer par les flâmes pour avoir la facilité de me lever un instant plutôt. Il ajouta d'un ton d'inspiré: jeune pécheur! Où étiez-vous sans moi? Que vous êtes heureux d'être tombé entre mes mains! Sans cela, mon fils, le gouffre inévitable s'ouvroit sous vos pas. Tel eût été votre sort; des millions d'hommes ne naissent, ne vivent et ne meurent que pour tomber dans ces feux devorans. Séparédu troupeau fatal, qui s'achemine au large chemin de perdition, vous allez entrer dans le sentier étroit de la béatitude, et ces réprouvés qui portent un teint fleuri, qui passent leurs jours dans les festins et dans les plaisirs seront bien surpris, lorsqu'au bout de leur carriere, ils se trouveront saisis par une légion de ministres cornus, qui la fourche à la main les précipiteront dans les demeures où les cris de la douleur et les grincemens de dents succéderont aux vaudevilles qu'ils frédonnoient à table. Cette ville, par exemple, est l'abregé de l'univers. Les trois quarts de ses habitans sont réformés ou luthériens, c'est-à-dire damnés; car ils ont beau être honnêtes-gens, bons peres, bons amis, bons citoyens, fausse probité, inutiles vertus: tant qu'ils ne croiront pas ce que le curé de votre village a commencé à vous apprendre, ils serontmis au rang des victimes de la colere céleste; et parmi ceux même qui croient, (c' est ici qu'il faut trembler mon fils) il ne se trouvera encore qu'un petit nombre d'élus: si la parole que nous distribuons, ne les guide, ne les soutient, ne les delivre des tentations difficiles à surmonter, ne les conduit dans le labyrinthe de devoirs pénibles, ils se verront comme les autres jetés dans l'abîme. Je ne vous parle donc point seulement ici des juifs, des turcs, des idolâtres, des huguenots nés sous l'empire ancien du démon, et à qui l'enfer appartient en propre, je vous parle de ces catholiques romains qui s'endorment avec sécurité, se rassurant sur leur croyance; ils n'échapperont pas à la terrible condamnation, pour peu qu'ils aient négligé nos avis; et si vous en doutiez, ce doute seul seroit votre condamnation. Or, mon fils, pour vousdérober à ce châtiment que vous avez mérité comme homme, bien avant votre naissance, il faut vous abandonner entiérement à moi, me laisser voir à nud le fond de votre conscience, dévouer votre volonté aux ordres du ciel qui vous parle par ma voix. Je vous avertis d'avance que si vous étiez hypocrite par crainte ou par dissimulation, que si vous me trompiez dans un seul point, vous seriez coupable comme si vous rejetiez toute la loi. Ainsi songez à être humble et docile d'esprit et de coeur, et préparez-vous dès aujourd'hui à me faire un aveu général, afin que jugeant des plaies de votre ame, je puisse y appliquer le remede nécessaire et commencer ainsi le grand et important ouvrage de votre association à notre ordre.

CHAPITRE 20

suite du précédent. après ce discours, mon parrain me laissa seul et dans un trouble extraordinaire: mon curé m' avoit bien fait peur de l'enfer, mais jamais il n'étoit entré dans des détails aussi effrayans; de sorte qu'ayant perdu de vue ses deux gros yeux louches, je me croyois sauvé. Celui-ci, avec son ton éloquent, son geste, son regard, et la chaleur dont il étoit pénétré, m'agita d'une façon incompréhensible. Il n'y a rien de plus certain que cet enfer, me disois-je; tout le monde s'accorde sur ce point, et les plus savans des hommes frémissent eux-mêmes d'y tomber. Ah! Je vois cet enfer, je le vois! Et ma tête s'échauffoit, et je découvrois, comme dans le lointain, unefumée rouge qui sembloit s'en exhaler; mais ce n'étoit ici qu'un essai de son zèle pour ma sanctification. Quand il me fit jeûner, quand il m'enferma dans la chambre de la méditation, dont les murs représentoient des flâmes, au milieu desquelles on distinguoit des hommes en souffrance, quand il fit raisonner à mes oreilles des voix plaintives et sépulchrales, je manquai de devenir fou; et si mon pauvre cerveau a pu résister à tous ces assauts, ce ne fût pas sa faute; je m'étonne aujourd'hui d'avoir pu conserver mon bon sens; car c'est-là vraiment un miracle. Quatre années s'écoulerent dans ces exercices de piété, et je m'étois montré le plus humble et le plus soumis de ses disciples. J'avois jusqu'alors répété tout ce qu'on avoit voulu, sans songer à y opposer une volonté rebelle; tant que l'on n'avoit demandé de moi quedes efforts de mémoire ou de soumission, je m'étois prêté volontairement à tout; mais lorsque ma raison naissante fit luire ses premiers rayons, et qu'on en exigea le sacrifice entier; quand, osant présenter mes premieres et timides objections, on y répondit avec le mépris insultant et les carreaux de la fureur; alors je sentis l'esclavage profond qu'on vouloit imposer à mon être; je frémis tel qu'un lion qui s'éleve entouré de filets qu'il ne peut rompre; je devins le plus triste et le plus infortuné des hommes; j'avois beau combattre ces pensées, elles me maîtrisoient et venoient, malgré moi, me livrer une guerre interminable. Que ces combats de la raison et d'une confiance mal affermie ont répandu de terreur, de trouble et d'amertume sur mes jours! Je priois, je pleurois, j'invoquois la grace; je faisois les plus grands efforts pour me persuader que je conservoisencore la soumission. Vains efforts! Elle s'échappoit par les moyens même que je prenois pour la captiver. J'accusois bien à mon directeur ces fautes qu'engendre la fragilité humaine, et qui renaissent tant qu'on tient à la vie; mais je n'osois révéler le trouble qui m'agitoit; il étoit si emporté sur le dogme, que si j'eusse été coupable du crime, j'aurois plutôt avoué un assassinat qu'un doute. Lui-même répétoit sans cesse qu'un idolâtre étoit plus près de la réconciliation, qu'un anti-jésuite; et je comprimois soigneusement au fond de mon ame, toute idée que je sentois bien ne devoir jamais s'accorder avec la sienne. Ce fut dans ce tems qu' on me fit sur le sommet de la tête, cette marque circulaire, qui, en faisant tomber un petit coin de cheveux, annonce aux quatre coins de l' univers, qu'on va renoncer sagement aux travaux corporels,pour ne plus se livrer qu'aux travaux apostoliques. Ces voeux, par lesquels on renonce pour l'avenir à votre sexe, ne me coûterent pas beaucoup, aimable Florimonde! Car je ne savois pas encore voir, mon coeur n'avoit pas encore appris à sentir, mon imagination ne s'étoit portée que sur les tableaux d'une nature innocente, et l'étincelle du desir n'avoit point donné à mes sens le signal trompeur de la volupté. Enfin, l'acte que l'on m'annonçoit depuis longtems, comme le plus important de ma vie, l' acte qu'une année de retraite et de préparation avoit à-peine ébauché, l'acte qui m'a coûté le plus dans le monde, étoit sur le point de s' accomplir. J'avois toujours sû reculer, n'osant me familiariser avec ce mystere formidable et incompréhensible; j'étois de bonne-foi, je me jugeois indigne de la présence réelle d'un dieu; et ma raison qui grandissoit, jetoit en même tems des nuages qui obscurcissoient la foi active dont j'avois besoin. Non; on ne s'est jamais tant tourmenté pour se rendre l'esprit docile, pour humilier l'orgueil de sa raison; il n'est pas possible de réciter plus de prieres, de baiser plus souvent le pavé des temples, de le mouiller de plus de larmes, d'appeler, et avec plus de véhémence, cette foi vive que j'ambitionnois. Ce jour, qu'on m'avoit annoncé comme un jour de paix et de quiétude, ce jour où je devois goûter un avant-goût de la béatitude céleste, fut un jour tumultueux, où mon ame entiere fut bouleversée. Préparé que j'étois, confessé, absous, jugé sans tâche à la face du ciel et devant les hommes, j'avouai le soir en pleurant à mon parrain, qu'il me seroit impossible d'aller plus loin, et qu'une créature aussi vile, aussi basse que moi,n' étoit point faite pour communiquer avec la divinité, parce qu'elle devoit nécessairement réduire en poudre tout ce qui étoit indigne de l'approcher. Il vit que c'étoit une terreur violente qui s'étoit emparée de mon ame, et qu'en voulant perfectionner son ouvrage, il l'avoit peut-être poussé trop loin. Une crainte profonde entroit certainement dans ce refus; mais il s'y joignoit la réflexion de mon néant, qui ne pouvoit aspirer à l'auteur de toute perfection, sans une témérité extrême. Il ne voulut pas tout-à-fait me desoler; il entra dans mes peines, et se montra plus sensible que je ne l'eusse cru; il me dit d'achever avec confiance, que c'étoit-là les dernieres inspirations de l'ennemi de mon salut, que c'étoit ainsi qu'il se plaisoit à troubler les meilleurs catholiques; mais que sa malice deviendroit impuissante, parce que le seul moyen de lui imposer silencetout-à-fait, étoit de redoubler de zèle et de ferveur. Ah! Mon pere, lui dis-je alors, et en versant un déluge de larmes brûlantes, jamais je ne pourrai achever ce que vous m'imposez; je ne me sens pas cette foi ardente, condition nécessaire pour éviter un horrible sacrilége: voulez-vous que je boive mon jugement et ma condamnation? Vous êtes bien heureux, vous, rien ne vous trouble! ... eh! Que je voudrois vous ressembler. Mon parrain parut étonné; mais il se remit et m'assura que j'avois la foi requise; qu'il le savoit mieux que moi; que c'étoit à lui à juger du degré suffisant pour se présenter avec confiance; qu'il ne falloit pas se desespérer, qu'il répondoit de mon ame et de mon salut, et que je ferois à coup sûr une bonne communion; ce dont il me répondoit par les lumieres théologiques qu'il possédoit. Il m'ordonna de metranquilliser, et d'achever sans reculer ce que j'avois entrepris. Je vis même qu'il rompit exprès cet entretien, car mon émotion étoit au plus haut dégré; et mes larmes, qui ne tarissoient plus, commençoient à l'embarrasser. Le lendemain, je me trouvai au pied des autels; mes joues étoient enflâmées, tout mon corps étoit dans une espece d'anéantissement. Je le voyois s'approcher, ce dieu terrible et voilé, armé de tous les tonnerres; ce dieu que les anges et les chérubins environnent en se couvrant de leurs aîles; ce dieu qui tenoit le bonheur dans une main, et les supplices éternels dans l' autre! ... la patène dorée, que le diacre, selon l'usage, me mit sous le menton, me parut un soleil resplendissant, qui annonçoit l'arrivée du dieu invisible; mon imagination troublée entendoit dans la voûte de l'eglise, le son des mêmes trompettes qui devoientse faire entendre une seconde fois, lorsque ce même dieu, éclatant de lumiere, viendroit, assis sur les nuages, juger la foule des humains. J'humiliai ma raison orgueilleuse. J'adorai le dieu qui s'est voilé dans cet incompréhensible mystere. Je fus ce que vouloit mon parrain; simple, soumis, et disposé à ne plus écouter les secrettes inspirations de l'ennemi de mon salut, et je pus me livrer conséquemment au calme de cette foi, qui repose l'ame et tranquillise l'esprit.

CHAPITRE 21

suite du précédent. ce jour passé, on diminua de beaucoup mon esclavage; on me livra à des études différentes: les auteurs profânes succéderent aux livres mystiques, et mon parrain me parla moins de dogmes, interprétant mon silence comme une soumission absolue. Malgré le tems, que je partageois entre le service des autels et mes études, il me restoit encore quelques heures de loisir, de ces heures précieuses, et dont on ne connoît la valeur que dans les chaînes de la servitude. Je les employois ordinairement à me promener un livre en main, et presque toujours seul. J'avois fini ma rhétorique, et j'aimois beaucoup Virgile, parce que je l'entendois plus facilementqu'Horace et que Tacite. En proie à une douce mélancolie, dans laquelle je craignois souvent d'être interrompu, s'il arrivoit à quelques-uns de mes camarades de m'acoster, alors je me sentois gêné, et le poids de leurs vains discours me devenoit insupportable. Lorsque j'étois seul, au contraire, tous les objets que je contemplois entroient avec moi dans une conversation muette et délicieuse, plus agréable mille fois qu'un babillage importun et frivole. Comme la nature étoit poétique à mes yeux, en lisant l'enéide et les métamorphoses d'Ovide ! Rien qui ne me parût beau, neuf, ravissant, digne d'admiration. Je m'enfonçois des heures entieres dans le dédale immense de mes réflexions. Elles ne tarissoient pas à l'aspect de ce ciel, de ces campagnes verdoyantes, de ces êtres animés, de cette nouveauté d'objets, qui parlent éloquemment à l'ame qui cherche à lescomprendre. Ces auteurs latins, que je commençois à entendre malgré mon professeur, me charmoient et me faisoient trouver des délices dans la solitude la plus profonde. Une logique naturelle, qui me prêtoit son flambeau sans aucune inspiration étrangere, me donnoit des lueurs qui me faisoient raisonner à ma maniere. Quoi! Disois-je en moi-même, cette foule de citoyens, de peres de famille, laborieusement occupés du soin d'établir et de soutenir ces honorables maisons, fondement de la société; ces modestes et chastes épouses, ces tendres meres qui marchent vers le temple, précédées d'un essain de jeunes filles que leur sein a nourries, toutes héritieres de leur beauté et de leurs vertus; ces ames franches, nobles, droites et pures, seront donc dévouées à la réprobation à cause de leur croyance! Mon parrain l'affirme...et tout le monde s'accorde là-dessus. Je m'inquiettois beaucoup sur leur sort; je tremblois pour eux; car les tableaux terribles descendent bien plus profondément dans l'ame que tout autre, et ne s'y effacent même qu'à l'aide des années et des réflexions les plus mûres. Je les voyois entrer au temple dans un ordre édifiant; eh! Que vont-ils y faire, me disois-je, puisque Dieu y rejette leurs voeux et leurs prieres; puisqu'ils ne peuvent desarmer ses futures vengeances! Je m'approchois en prêtant une oreille attentive aux chants mélodieux de leurs cantiques; leurs voix, dans un unanime accord, alloient frapper la voûte et montoient jusqu'aux cieux. Ah! Continuois-je, ils ont beau chanter, leurs hymnes sont des paroles perdues. Ils ne font, dit-on, qu'aggraver le poids de la proscription lancée contre eux. Mais que ne changent-ilsde temple: à quatre pas est le temple des élus. Que n'y entrent-ils: qu' est-ce que cela leur coûteroit? D'où vient cette opiniâtreté, qui les engage à se damner volontairement? J'entends leur voix: elle célèbre la grandeur et les bontés de Dieu; ils ne se doutent pas que, rejettant le tribut de leurs voeux, ce dieu ne fait descendre sur eux que des regards courroucés. Je ne sais; mais je desirerois bien que, perçant sur l'heure le nuage qui le cache à l'univers, il fît éclater la vérité aux yeux de ces ames trompées, et qu'il leur annonçât lui-même les loix qu'ils doivent suivre. D'un seul mot, (si facile pour lui à prononcer), il arracheroit des milliers d'infortunés aux flâmes éternelles. Les peres convertis sur le champ, n'auroient pas besoin de recommander à leurs fils de suivre leur exemple; cette voix céleste retentissant du haut des airs, agiroitplus sur eux que tous les sermons de mon parrain. Tout en raisonnant, je considérois attentivement plusieurs de ces luthériens, pour voir si je ne remarquerois pas dans les traits de leurs visages quelque signe de damnation; mais presque tous ces gros strasbourgeois, frais et radieux, avoient un air de santé, de contentement et de joie; je les entendois rire gaiement entr'eux, et j'avois peine à concevoir comment des hommes qui risquoient, d'une heure à l'autre, de se voir en proie à des tourmens sans fin, pouvoient, sans aucun noir pressentiment, chanter, boire et rire de tout leur coeur.

CHAPITRE 22

la jeune luthérienne de Strasbourg. en poursuivant les réflexions où je tombois chaque fois que je creusois les mêmes idées, je rencontrois souvent de ces jeunes luthériennes à la taille svelte et légere, que leur démarche auroit fait prendre pour ces déesses si célébres chez les poëtes, qui daignoient revêtir des formes mortelles, et qu'on reconnoissoit à la souplesse divine de leurs mouvemens; ces beaux cheveux, ornement de la nature, tressés avec grace, formoient, en tombant jusqu'à leur ceinture, deux tissus qui avoient l'éclat de l'or, et que l'oeil attentif ne pouvoit quitter. Je remarquai une d'entr' elles avec une émotion qui m'étoit inconnue: ses traits m'apporterent le tableau ravissant de la perfection que je m'étois formé. Dans ses beaux yeux à demi-baissés, j'apperçus l'ame que la mienne brûloit de rencontrer. Je la suivis comme entraîné par un ascendant supérieur. Loin d'elle, je croyois la voir encore; et chaque fois que je sortois, je me trouvois, par une marche involontaire, au détour de la rue où je l'avois vue pour la premiere fois; je parcourois les lieux qu'avoient embellis ses pas; je passois et repassois, en attendant qu'elle vînt à paroître. Dès que je l'appercevois, troublé, confondu, je n'étois plus à moi, et je me sauvois en rougissant, sans avoir osé quelquefois hasarder un seul regard. Je fus quelque tems à me déguiser le feu qui s'étoit allumé dans mon coeur, ou plutôt je ne savois pas le reconnoître. Je crus d'abord n'admirer que le chef-d' oeuvre de la création, et lui rendre ce tribut d'hommage que l'oeilde l'homme doit en toute saison à la beauté: cependant en sa présence, quand je frissonnois de crainte, je tressaillois de joie; et lorsque ses yeux tomboient sur les miens, je recevois un nouvel être; je connoissois sa demeure, et par des spéculations que l'amour seul inspire et révele, j'avois déja deviné son état, son caractere et celui de ses parens. Elle ne m'avoit peut-être pas encore remarqué, et j'étois presque certain qu'elle avoit un pere dur. On lisoit aisément sur son visage, que son ame étoit un peu souffrante, et sitôt qu'elle commença à s'appercevoir de mes démarches, elle ne parut pas user de feinte ni de déguisement. Ses moindres gestes portoient l'empreinte d'une candeur qu'aucun art ne pouvoit altérer: son front n'avoit pas cette fierté repoussante qui dédaigne les voeux d'un coeur sensible. Je la vis d'abord étonnéede mes poursuites, et craignant de se livrer à sa curiosité; mais peu-à-peu elle parut accepter le tribut de mes regards. Je portois la livrée de ceux qui prononcent anathême contre les siens; ma tonsure, mon rabat, mon habit noir ne devoient pas prévenir en ma faveur; mais sans doute qu'elle vit que je n'y étois pas fortement attaché, et que je les déposerois volontiers aux pieds de l'amour. J'avois dix-sept ans alors: elle en avoit dix-huit. à cet âge, quand deux coeurs se rencontrent, et qu'ils ont ce qu'il faut pour se charmer, la défiance ne vient gueres mêler ses poisons à la sympathie qui les fait voler l'un vers l'autre. L' eglise, il est vrai, me défendoit d'envisager une luthérienne; mais que les foudres du vatican; j'étois cependant cruellement agité, parce que je n'avois encore rompu qu'à moitiéle joug qui me captivoit, et que je me débattois dans le reste de ma chaîne. Mon parrain sentant bien qu' il n'étoit plus à propos d'agir avec cette sévérité dont il avoit usé ci-devant, adoucissoit ses préceptes et ses remontrances, soupiroit des desordres de ma pensée, et me promettoit la victoire si je persistois à l'écouter, et à lui confier sur-tout mes sentimens les plus secrets. Je ne lui avois rien avoué, que les combats intérieurs, qu'il appelloit toujours l'ouvrage du démon et son dernier effort; mais dont je devois sortir triomphant, avec l'aide de ses conseils. Mon ame étoit devenue un vrai cahos d'idées opposées, et qui se contrarioient chaque jour de plus en plus. Après de trop courtes vacances, mon parrain me renfonça dans le labyrinthe théologique, et me força d'entrer dans toute la sombre profondeur de cette science. Obligé d'étudier desleçons bien peu analogues au sentiment délicieux qui remplissoit mon ame, je ne pouvois suivre aucun argument; je les brouillois dans ma tête, aussi peu attaché à l'un qu'à l'autre. L'amour triomphoit de la métaphysique la plus élevée, et prenoit un éclat plus brillant des ténèbres arides où l'on vouloit faire descendre mon esprit.

CHAPITRE 23

l'amour et la théologie. irrésolu, désespéré, arrêté, captivé dès le premier essor de mon amour; forcé d'attacher mon attention sur des matieres séches, tandis que mon imagination s'envoloit vers un seul objet, je ne savois quel parti prendre. La jeune beauté dont je rencontrois les yeux avec ivresse, à laquelle je voulois parler, à qui je brûlois de plaire, que j'aurois voulu pouvoir emporter dans mes bras au bout du monde, et dans une retraite inaccessible, elle n'étoit séparée de moi que de deux rues! Et je ne pouvois la voir! Et des murs jaloux s'opposoient à mon bonheur! Et mon état, mon habit, ma captivité, tout m'éloignoit d'elle; tandis que je sentois le feu qui circuloitdans mes veines, malgré tous les obstacles qui nous séparoient. C'étoit peu; tous les matins, du haut d'une chaire théologique, j' entendois les anathèmes qui proscrivoient sa secte et sa personne; et des argumens en forme, prouvoient qu'elle vivoit dans une loi détestable, et que l'enfer l'attendoit. L'adorant, je craignois pour elle, et je frémissois de sa future destinée, sur laquelle aucun casuiste ne faisoit grace. Je cherchois vainement quelques passages favorables à mon amante: le dogme étoit inflexible et ne se prêtoit pas aux souhaits de ma tendresse. Les yeux tournés vers le ciel, tantôt j'osois l'accuser d'injustice, tantôt détestant mes blasphèmes, je tombois le front contre terre et lui demandois la conversion de mon amante. Je proposois mes doutes sur le salut des hérétiques à mon parrain, sans lui nommer toutefois l'objet dont je cachois le nom,comme un trésor déposé au fond de mon coeur. Ses réponses étoient extrêmes, décisives, sans replique, car elles étoient liées en forme, et ayant accordé une fois une proposition, je ne pouvois lui refuser la seconde, et delà il me menoit jusques où il vouloit; et que répondre, quand on dispute en régle? Pour me guérir de mes doutes, il me fit faire une retraite austere, mais l'absence et la solitude acheverent de me rendre plus éperdûment amoureux. Le nom de Suzanne se mêloit aux mots du breviaire, et se trouvoit écrit dans tous les livres. Je la voyois; et après avoir lutté pour éloigner cette chere et cruelle image, je me livrois entiérement au charme dangereux de la contempler. Ma retraite même me devint agréable, parce que je n'étois point distrait, et que je pouvois m'abandonner tout entier au ravissement depenser à elle. Je lui parlois, je l'interrogeois, elle sembloit me répondre; et, ce qui n'est pas moins étonnant, c'est que je sus deviner le fond de son ame, et que ses réponses dans la suite s'accorderent parfaitement avec celles que lui dictoit alors mon imagination. Il est donc un art de lire au fond des coeurs, et l'amour a un instinct supérieur à toutes les connoissances humaines. Dès que le tems de cette épreuve (qui ne devint pas pour moi rigoureuse) fut achevé, je revolai avec une avidité inexprimable autour des lieux qui la receloient. Un sort heureux, et qui sembloit vouloir me favoriser, l'offroit assez fréquemment à mes recherches assidues, et rarement je m'en retournois sans avoir joui du plaisir de la considérer: non rien n'égale la volupté que je goûtois à être apperçu d'elle; et quand son regard s'arrêtoitsur moi quelques instans, j'étois plongé dans un charme nouveau, et j'emportois dans mon sein une source de délices, dont je m'enivrois, pour ainsi dire, goute-à-goute, dès que j'étois seul dans ma froide cellule. Que dis-je? Elle avoit perdu sa triste solitude, Suzanne avec son doux regard y habitoit. L'ennui n'étoit plus empreint sur les murs. Ils me sembloient, quoique tapissés de thèses, colorés de la flâme de mon amour. J'avois interprêté quelques-uns de ses regards, et n'aspirois plus qu'au bonheur de lui parler; j'en avois souvent tenté l'occasion, mais sans oser effectuer mon téméraire dessein. La voix me manquoit et les jambes tout-à-coup fléchissoient sous moi. Je tremblois d'outrager sa sagesse, sa vertu, et son front en portoit l'adorable empreinte. Singulier détour de ma passion! J'imaginai ne devoir lui parlerque pour connoître quels sentimens l'empêchoient de fléchir les genoux devant l'autel des catholiques, et pourquoi elle étoit opposée à une religion si ancienne et si répandue? Elle est née pour être heureuse, me disois-je, je veux qu'elle le soit, et vivre assuré de son bonheur dans l'autre monde, comme dans celui-ci.

CHAPITRE 24

vous en souvient-il? excité par un si noble intérêt et qui n'admettoit rien de terrestre, par un intérêt qu'on pouvoit avouer hautement, je ne balançai plus de lui adresser la parole; je la rencontrai sur le soir le jour tombant; elle venoit de reconduire une bonne-amie et rentroit par la petite porte d'un jardin qui occupoit le derriere de la maison. L'endroit étoit solitaire, et la nuit qui commençoit, me favorisoit encore; elle alloit fermer la porte et me jettoit le regard qu'elle avoit coutume de m'envoyer; regard rapide, mais qui n'exprimoit pas le dedain, lorsque tout-à-coup je me précipitai sur cette porte; et l'arrêtant d'une main ferme et tremblante: adorable beauté, luidis-je avec transport, et les larmes dans les yeux, ne craignez rien, je suis prêt à donner ma vie, pour votre bonheur; il m'est cent fois plus cher que le mien: est-il possible de vous voir sans desirer de vous parler; un mot, un seul mot de votre bouche, et je serai le plus fortuné des hommes, et vous ne vous repentirez jamais de l'avoir prononcé... dites, voulez-vous m'entendre? ... j'ai mille choses à vous dire, toutes aussi importantes pour vous que pour ma tranquillité. à-peine avois-je achevé ces paroles, que sous le prétexte de quelque bruit qu'elle entendit, elle m'échappa avec courage; mais dans une agitation qui m'annonçoit que son coeur n'étoit guères plus paisible que le mien. Je n'avois eu ni l'audace, ni la force, ni même la pensée de la retenir; j'avois dépensé toute ma fermeté par ce peu de mots; je la vis à travers les fentesde la porte traverser le jardin avec rapidité; mais parvenue à la cour, elle marchoit à pas lents avant que de rentrer à la maison; elle detourna la tête, comme si elle eût craint ou souhaité de m'appercevoir encore; elle porta un mouchoir à ses yeux, et faisant un geste que je ne pus interprêter, elle s'enfonça dans un escalier, où je la perdis de vue. Je demeurai quelque-tems immobile, entre le plaisir et la tristesse, collé à cette porte et ayant peine à reprendre mes sens. Enfin, revenu à moi, je m'apperçus que dans son trouble elle avoit laissé la clef à la serrure. Je considerai cette clef avec un desir secret de profiter du bonheur qu'elle m'offroit. Le premier mouvement de ma pensée fut de me cacher dans quelque endroit du jardin et de l'y attendre; mais un sentiment plus fort et plus raisonnable me commanda de fermer au contraire la porte commeelle devoit l'être, et de me retirer. J'eus même la précaution attentive de jeter la clef par dessus le mur, afin qu'elle parût être tombée de sa poche et de lui épargner ainsi le moindre regret de s'être arrêtée un instant à m'écouter; ou plutôt je fis tout cela par instinct, car je n'étois guères en état de pouvoir réfléchir. Je regagnai à pas lents mon collége. Je ne me couchai pas ce jour-là. Je me promenai toute la nuit de long en large, attendant l'aurore avec impatience. La voyant paroître, j'aurois voulu hâter le cours du soleil et le précipiter rapidement vers son coucher; je le regardois et il me sembloit immobile, ne vouloir pas descendre du haut des airs. C'étoit dans les jours d'été où sa carriere est longue: tout, jusqu'à la saison, contrarioit les premiers et les plus vifs de mes desirs. Je sortis une heure plutôt qu'il nele falloit, et je ne desemparai point de l'allée couverte où se trouvoit cette bienheureuse petite porte. J' attendois Suzanne, et toute étoffe dans le lointain me paroissoit la couleur de la sienne; mais quand la figure approchoit, ce n'étoit plus Suzanne; alors c'étoit presque un monstre à mes yeux; car mon attente trop vive, trop impétueuse enlaidissoit toutes les femmes qui passoient.

CHAPITRE 25

que l'amour, quand il est pur, est doux et profond! Suzanne avoit remarqué en moi (à ce qu'elle m'a dit depuis) un caractere honnête. La porte refermée m'attira toute sa confiance. à-peine eût elle reconduit, comme la veille, l'amie qui venoit la visiter tous les soirs, que je me hâtai d'approcher. Je la devançaivers cette même petite porte, et me jetai au-devant d'elle en la conjurant de m' écouter. Après un silence où elle étoit combattue: si vous pensez bien, j'y consens, reprit-elle. J'ai remarqué depuis longtems que vous me vouliez quelque chose, j'hésite encore à vous entendre, peut-être ne devrois-je pas répondre à vos poursuites; mais je veux enfin savoir si je dois plus long-tems souffrir vos demarches: entrez donc, et songez que si je fais une faute, en vous écoutant, ce sera la derniere et que je saurai bientôt la réparer. Je ne savois plus que lui répondre, tant j'étois ému, ravi, transporté. C'étoit pour la premiere fois que je m' entendois adresser ces accens que j'avois tant desiré d'entendre; cette voix touchante, remua le fond de mon ame au point que des larmes, larmes rares que je sentois exprimées de mon coeur,coulerent sur mon visage. Elle prononçoit le français comme je prononçois l'allemand, et cet accent étranger avoit quelque chose qui ajoutoit encore au charme naïf de ses paroles. Nous étions sous l'ombre d'un berceau; la porte étoit poussée; un banc s'offroit à nous, je la pressai de s'y asseoir; et dans mon premier mouvement, je me jetai à ses pieds, malgré ses efforts, tenant étroitement une de ses mains serrée contre mon sein; elle sembloit alors faire une partie de moi-même et déja m'appartenir. Trop aimable Suzanne, lui dis-je, sans savoir si j'étois à genoux devant elle ou debout, ce ciel qui brille sur nos têtes connoît la pureté de mes voeux! Il sait que je ne soupire qu'après le bonheur de vous plaire; je vous adore et c'est sans aucune autre espérance. Si j'ose embrasser vos genoux, ce n'est pas pour moi que je viens vous prier, c'estpour vous-même. Je vous parle au nom d'un dieu, qui quoique bon est inexorable dans ses arrêts. ô! Chere Suzanne, il vous aime, parce que vous êtes vertueuse; mais il vous condamneroit malgré lui si vous viviez plus longtems dans la loi de vos peres. Celle que je professe est la seule qu'il approuve, tout l'univers le dit. Ecoutez-moi; pourquoi vous refusez-vous à ma religion? Que vous en coûteroit-il de l'embrasser? Il faut que vous pensiez comme moi, chere Suzanne! Je vous chéris plus que moi-même, jugez de quel tourment je me sens dechiré, et quelle terreur m'agite! Ah cédez aux larmes de l'infortuné qui tremble pour vous; il n'est plus de paradis pour lui si vous devez aller en enfer; je ne ferois que douter que je ne me rassurerois pas sur le danger lorsqu'il s'agit d'un aussi grand intérêt, l'intérêt de votre destinée éternelle! Laissez-moi vous instruire, dites:je crois, et vous croirez; venez visiter mon temple au-lieu du vôtre; toutes les vertus sont votre partage, il ne vous manque que d'être catholique... ah! Monsieur, me dit-elle, avec beaucoup de vivacité, ne parlons point du tout de cela. Je n'ai jamais haï personne; mais je sens combien je serois indignée contre celui qui voudroit me soutenir que cette tendre mere dont la perte récente me fait encore gémir, n'est pas dans le sein du pere miséricordieux qui l'a créée; sa vie me montre un exemple que je tremble de ne pas assez imiter. Si j'ai le bonheur de vivre comme elle, qu'ai-je besoin d'une autre religion que la sienne? Elle m'a enseigné la pratique des bonnes oeuvres qu'elle exerçoit. Je ne dois suivre que la loi de mes peres. Elle ne commande que le bien. Eh! Pourquoi la changer contre une autre qui ne peut me rien dire de plus? Je vois avec vénérationtoutes vos cérémonies. Il suffit qu' elles soient à l'honneur de Dieu pour m'édifier; mais elles n'ont pas droit de soumettre ma pensée. J'ai entendu retentir plus d'une fois à mon oreille cette condamnation que vos prêtres ont jetée sur ma religion, elle ne m'en devient que plus chere, et me feroit prendre la vôtre en horreur si je ne croyois ses sectateurs plus dignes de pitié que de haine. On diroit, à l'air dont ils veulent nous convertir, qu'ils sont les dépositaires de nos âmes. Non, monsieur, n'ayez aucune inquiétude sur mon sort, vivez en suivant avec droiture votre croyance. Quant à la mienne, c'est mon affaire; Dieu nous voit tous d'un même oeil et ne met aucune différence entre ses enfans qui adorent le pere commun. Il ne bénit point séparément un seul peuple, mais l'univers entier. Il est bon, et ce n'est qu'en cherchant à l'imiter qu'on peut lui plaire; tous ceux quiélevent des mains pures vers son trône ont droit à ses miséricordes. Ma mere en levant pour la derniere fois vers le ciel ses yeux appesantis, me serra fortement la main, et m'inspira dans ces tristes momens une si ferme confiance, qu'elle ne sortira jamais de mon coeur. Ce n'est qu'au séjour où Dieu l'a placée que j'aspire à me trouver un jour. J'avouerai qu'après l'avoir entendue, je ne savois trop que répondre, quoique ayant soutenu plusieurs thèses, avec honneur; mais j'étois dérouté, ne trouvant plus des argumens en forme. Je voulois continuer un entretien si cher et que je craignois tant de voir rompre; n'osant poursuivre sur le même ton, je lui dis que je n'étois pas encore assez avancé dans la théologie pour la convaincre; mais que j'avois appris tout ce que je savois d'un jésuite qui étoit profond dans ces matieres, et bien plus au fait de ces dogmes-là quemoi. Il me faudroit, en ce moment, son inflexibilité, ajoutai-je, pour combattre vos sentimens... peut-être seroit-il lui-même moins sévère, s'il vous voyoit...-je ne veux disputer avec personne, reprit-elle: tous les discours tenus sur de pareilles matieres ne peuvent suspendre une seule goutte de rosée; ils ne sont tous que des raisonnemens d'hommes qui disputent avec d'autres hommes; et pendant ce tems le soleil éclaire l'indien comme le strasbourgeois. Une autre lumiere donnée au coeur de l'homme, et non moins répandue, l'éclaire aussi d'un pôle à l'autre; la charité est la premiere vertu qu'indique cette clarté divine et surnaturelle. Aimons donc la paix, et n'entrons point dans ces discussions éternelles et vaines. Je suis chrétienne, parce que la morale de Jesus est pure, douce et sublime; et quand j'éleve mon ame vers le créateur, je sensune joie intime qui la remplit et la satisfait. à cette expression si naïve, je ne pus m'empêcher de baiser une de ses mains; mais en me modérant, pour n'exprimer qu'une respectueuse tendresse. Suzanne, Suzanne, m'écriai-je, que vous êtes heureuse! Que je voudrois être aussi tranquille que vous! Mais mon sort est bien différent du vôtre! Je suis prêt à revêtir une robe de mort, à prononcer des voeux qui m'excluront d'auprès de vous, à contraindre, à étouffer tous les sentimens de mon coeur. J'ai dix-sept ans, et je vais renoncer au monde! On le veut, on me le peint comme un sejour à éviter; vous y êtes cependant, et je le sacrifierois sans regret, si je ne vous avois point vue; mais, depuis ce moment, il ne m'est plus possible de poursuivre ma fatale carriere: je ne sais si je dois avancer, ou si je doisreculer; je suis comme un homme anéanti... mon ame est toute entiere dans la vôtre. Oui, c'est près de vous que je connois le charme de l'existence, et il faut vous quitter, vivre loin de vos regards, tandis qu'eux seuls m'apportent le bonheur! Non, il n'en sera jamais pour moi! Je suis destiné à vivre de mes soupirs... ô Suzanne! Que je suis malheureux! Je pleurois, et ma tête abattue, par degrés, s'inclina sur ses genoux; je les sentis trembler. Un soupir partit de son coeur; elle voulut me dérober une larme et s' échapper; mais elle eut trop de pitié pour me fuir: je la retins; mes bras enlacerent son corps adorable, et en la pressant, je sentis que j' embrassois la félicité même; mon transport étoit chaste, et n'en fut que plus vif et plus délicieux. Ce n'étoit point une mortelle que je touchois, c'étoit une substance anéglique... etmoi aussi, dit-elle, d'une voix attendrie! Et moi aussi, je suis malheureuse! Et votre douleur m'arrache un aveu qui me pese, mais que je voudrois vainement étouffer: ma confiance doit payer la vôtre; je n'ai plus de mere, et je suis plutôt l'esclave que la fille d'un pere plus rigoureux, plus inflexible que le prêtre dont vous me parlez. J'ai fait tous mes efforts pour toucher son coeur; il reste inaccessible à l'amour que je lui porte; il rebute ma tendresse et croit y voir un piége. J'ai cherché à trouver grace devant lui, il n'a pu dépouiller son caractère. Jamais il ne m'a parlé qu'avec le ton d'un maître courroucé, excessivement jaloux de ses droits qu'il croit sans cesse offensés. Ma mere étoit ma seule amie; elle souffroit comme moi de ses rigueurs; elle étoit ma consolation; elle n'est plus, et je reste seule au milieu du monde; et pour comble de maux, monpere n'estimant que ceux qui lui ressemblent, me force à accepter un époux de son humeur, c'est-à-dire d'un caractere violent, emporté; un homme enfin que je ne pourrai jamais aimer! ... il me faudra cependant obéir; et tandis que vous vous désolerez dans l'ombre d'un cloître, ma vie sera plus triste que la vôtre; je mourrai de regret et de douleur à côté de celui qui m'est destiné... l'autorité paternelle commande, je ne pourrai la braver, je n'en ai point la force. Voilà mon sort, et tout affreux qu'il est, je dois le subir. Dieu, voyant ma soumission, me donnera le courage: c'est à vous d'éviter ma présence; et puisque vous m'aimez, c'est à moi de baisser les yeux à votre rencontre, et d'oublier que je vous ai vu... je vous l'avouerai toutefois et sans rougir: si des liens opposés et même contraires ne nous enchaînoient loin l'un de l'autre; si votre habit nevous ôtoit la liberté de me voir, et à moi celle de vous entendre; si la maison où vous demeurez et les principes que vous y puisez ne vous captivoient pas entiérement... mais c'en est fait; que sert de nous tourmenter? Adieu, ne nous voyons plus. Le voulez-vous, m'écriai-je dans un transport véhément de douleur, de colere et de tendresse; me bannissez-vous ainsi pour jamais de votre présence? ... dites, cruelle? ...-oui, ajouta-t-elle d'une voix affoiblie et tremblante, oui, pour votre repos et pour le mien. Je jetai un cri comme quelqu'un dont l'ame se déchire: elle me serra la main comme pour me consoler et s'échappa. Mes prieres ne purent la retenir; en vain mon coeur voloit après elle: elle précipita ses pas vers la maison, et sa marche ressembloit à une fuite. Le respect, la crainte, le saisissement m'empêcherent de la suivre; mon oeil la suivit tristement; et quand je ne la vis plus, cette scène, qui m'avoit touché si vivement, me parut un véritable songe: j'étois dans l'état d'un homme qui se réveille et qui porte sur tous les objets qui l'environnent un oeil desabusé, distrait et confus.

CHAPITRE 26

le colporteur. je rentrai le coeur opprimé d'un poids douloureux, sentant autour de moi un vuide inconnu, un vuide immense. Dans un avenir obscur, je saisissois néanmoins quelque lueur d'espérance et de bonheur; je l'adorois plus que jamais, et je goûtois le plaisir si doux de ne m'être point trompé sur son caractere; une extraordinaire sympathie me l'avoit révélé. Sa voix sembloit me parler encore, et j'étois environné de son charme invisible. C'est la sagesse elle-même, me disois-je, qui vient de me tracer mon devoir; elle m'a trop fait sentir l'obstacle insurmontable qui est entre nous: tout nous sépare, et comment oserois-je aspirer à elle? Le moindre entretien, s' il étoit une fois connude la ville, en feroit l'histoire et le scandale; elle m'a ordonné de ne plus la voir. Ordre cruel! Il faut que tu sois nécessaire... elle le veut, elle l'exige... lui désobéir, c'est manquer à l'amour... en creusant mes réflexions, elles me conduisirent, d' après mon caractère et mon amour, à une mélancolie sombre: je me mis en tête que l'infortune qui m'avoit toujours poursuivi, vouloit m'arracher encore à Suzanne, et qu'elle ne seroit jamais rien pour moi. Je la vis cédant à son pere et déja dans les bras d'un époux brutal. Je passai plusieurs jours renfermé tristement, et dans un chagrin que je prenois soin d'augmenter. Je m'ôtai jusqu'au plaisir de considérer un petit jardin qui bornoit ma vue, parce que ce n'étoit pas celui-là où j'avois conversé avec Suzanne. Je ne me plaisois qu'avec mon imagination égarée qui me reportoit au lieu où j'avois pressé ses mains chéries.Quelquefois je voulus faire diversion en m'enfonçant dans les ouvrages volumineux de cette théologie épineuse, pour laquelle on aiguillonnoit l'orgueil de mon amour-propre: c'étoit comme un désespoir qui me jetoit dans cette mer barbare de syllogismes au-lieu de me précipiter dans un abîme, et je m'y regardois comme également noyé. Je sortis le huitieme jour, promenant ma profonde tristesse dans les endroits les plus solitaires, ne sachant si j'obéirois à Suzanne, ou si j'irois contre ses ordres; tantôt les respectant, tantôt voulant les braver tout-à-fait. Je prétendois lui marquer mon respect et mon amour en me conformant à ses dernieres volontés, et bientôt je l'accusois elle-même d'avoir pu prononcer un pareil arrêt. C'est dans cette incertitude que mon coeur flottoit; le peu d'expérience des passions m'aveugloitsur elle et sur moi-même. Je passai un mois entier perdant un tems précieux, extravagant par tendresse, et irrésolu sur ce que je devois faire. Un jour que je m'égarois dans mes pensées, et que je tenois une marche vagabonde, vint à moi un juif qui me présenta plusieurs brochures soigneusement cachées sous son large et sale manteau: je fus piqué de curiosité et je lui en achetai quatre. Le papier étoit mauvais, l'impression affreuse; c'étoit des contrefactions. Cependant le peu de mots que j'avois palpés à travers les feuilles non coupées, me rendirent ces brochures plus piquantes que les gros livres que je feuilletois ordinairement. Le nom de Voltaire que j'avois entendu souvent prononcer, toujours escorté d'épithètes diaboliques, m'excita à juger quel ecrivain ce pouvoit être, et quels étoient enfin les principes affreux et épouvantables,dont, selon mon parrain, il parsemoit ses livres. Son nom étoit justement écrit en grosses lettres au frontispice d'une brochure qui avoit pour titre, la henriade . J'avois entendu parler de Henri IV, comme d'un roi de France qui avoit été assassiné par un nommé Ravaillac. Voilà à-peu-près tout ce que je savois de lui. J' allai m'asseoir à l'écart sous un arbre; je tirai un petit couteau de ma poche, et je me mis à couper la brochure à mesure que je lisois.

CHAPITRE 27

bénissons l'imprimerie. qui m'eût vu lire m'auroit comparé à un homme, qui, après avoir été longtems tourmenté de la soif, se désaltere enfin au bord d'une onde pure. Quel langage nouveau, quand on quitteMolina, Escobar, Sanchez et autres théologiens! Quel style, quelle netteté d'expression. J'arrivai bien vîte au massacre de la St Barthelemi, et les cheveux me dresserent à la tête. J'aurois préféré de grand coeur d'être Coligni, sanglant, assassiné, foulé aux pieds, plutôt que ce Charles IX, auteur de cet horrible massacre. Je crus d'abord que le poëte avoit inventé ces détails pour exciter un plus vif intérêt; mais lorsque la réflexion vint me persuader que l'on n' inventoit pas de pareilles atrocités, je fus un peu étonné de ce que le génie éloquent du poëte n'avoit pas lancé tous les carreaux d'une indignation plus profonde contre un attentat aussi exécrable en tout sens, et je me promis alors d'ajouter quelques vers à ce chant, tant j' étois ému et soulevé d'horreur. On peut en juger, puisque je voulois dans ce moment être poëte après Voltaire.La seconde brochure que j' ouvris, étoit la tragédie de Mahomet, ou le fanatisme ; la troisieme, les mondes de Fontenelle , et la quatrieme la loi naturelle , encore de M De Voltaire. Le juif m'avoit assuré que tous ces livres étoient bons, et qu'ils se vendoient par tout comme des petits pâtés . J'avois trop peu de tems pour parcourir ces livres; je les mis en poche, et le soir je les enfermai avec soin dans ma cassette, les cachant dessous mon linge; et la nuit rallumant ma lampe éteinte avec une précaution extraordinaire, je me jetai avec avidité dans cette lecture. Cette élocution facile, aisée, animée, me menoit d'une feuille à une autre, sans que j'eusse lieu de m'en appercevoir. Les heures sonnoient dans le silence des ténèbres, et je n'entendois rien; ma lampe manquoit d'huile et ne versoit plus qu'une lumiere pâle, et je lisois toujours. Je ne me donnoispas le tems de relever la mêche, j'aurois interrompu ma jouissance. Comme toutes ces idées nouvelles entroient dans mon cerveau! Comme mon intelligence les adoptoit! Quoique j'eusse percé la nuit fort avant, ma tête n'étoit pas fatiguée; au contraire elle sembloit illuminée de nouveaux rayons. Quelquefois je fermois les yeux, et rassemblant mes esprits dans le silence et le calme de la nuit, je m'écriois involontairement; voilà des hommes qui parlent raison! On les suit, on les entend, on est facilement de leur avis; il semble qu'ils me révelent tout ce que j'ai confusément pensé, éprouvé, et ce que je ne pouvois exprimer. Le livre de Fontenelle me développa dans un instant, et de la manière la plus lumineuse, le systême du monde. De gros volumes avoient retréci l'univers en me l'offrant comme un point unique. Celui-ci, en dilatant mon imagination,me fit entrevoir un dieu plus magnifique et plus grand. Je respirois avec plus d'aisance, charmé de voir les bornes de l'univers reculées, et plus satisfait de mon intelligence qui embrassoit sans peine cette grandeur infinie. Ces planètes peuplées d'êtres intelligens, me plurent beaucoup: en me voyant un plus grand nombre de freres, le pere commun me parut encore plus digne d'adoration et de respect. Cette diversité me révéla la science éclatante du grand architecte, et je ne voyois plus un globe isolé, centre étroit et immobile: je roulois dans l'espace avec toutes les demeures flottantes qu'habitoient mes semblables, et je me formois l'idée de pouvoir les visiter un jour. Enfin, ce livre fit sur moi une impression profonde qui détermina ma façon de penser. J'y retrouvois ces idées d'ordre, de grandeur, de prodigalitéque la vue du firmament m' avoit inspirées. Je me levois avec allégresse pour saluer les étoiles; je leur disois dans ces heures silencieuses où leur éclat est plus brillant, où l'esprit vole plus librement sur les aîles de la méditation: et vous aussi, vous êtes des soleils qui entraînez des planètes; et je sentois mon coeur brûlant de joie, d'appercevoir la vie où je n'avois vu jusqu'alors que des masses pésantes et inanimées. Je me trouvois dans un cercle plus radieux, et je me réjouissois d'entrevoir cette auguste assemblée des mondes, spectacle vaste et si agréable à mon ame aggrandie! Le poëme de la loi naturelle m'a paru aussi un ouvrage vraiment digne d'un sage. Oh! Que la terre auroit bu moins de sang, si ces admirables principes eussent été dans tous les tems ceux des maîtres des empires! Une morale compatissante et pure devintla base de mes nouveaux sentimens; je chassai avec mépris ces idées basses et rampantes qui menent à la persécution, à l'intolérance, à la fureur. Je cessai d'adopter ces systêmes cruels, si contraires à la charité que l'homme doit avoir pour l'homme: je ne voyois plus que comme des rêves, cet amas bisarre d'opinions insensées qui avoient mis le fer à la main de tant d'hommes, et j'allois répétant ces vers admirables, en songeant aux disputes futiles et sanguinaires qui agitent la vie passagère de tant de mortels fanatiques. Je crois voir des forçats dans un cachot funeste, pouvant se secourir, l'un sur l'autre acharnés, se battre avec les fers dont ils sont enchaînés.

CHAPITRE 28

la petite porte. ayant adopté des idées convenables à la dignité d'un être pensant, je reportai à Voltaire un tribut d'estime et d'admiration, comme en dédommagement de toutes les grosses injures qu'on lui avoit adressées avec tant de prodigalité, et même avec l'accent et le cri de la fureur. Je fis son éloge volontaire au fond de mon coeur, et tel qu'il n'a jamais été fait depuis; j' achetai son portrait, du même juif, et tous les soirs avant de me coucher, je lui disois, bon-soir, homme aimable; toute ma vie je te chérirai; si tu passes jamais à Strasbourg, j'irai au-devant de toi; et si le sort conduit mes pas dans le pays que tu habites, j'irai rendre mon hommage à ta personne; et si je ne puis te voir, je saluerai du-moins ta porte!Il me prit une forte envie de revoir ma Suzanne, de me consulter avec elle, de lui faire part des progrès de ma raison; mon coeur ne pouvoit plus tenir contre son absence; j'avois des idées nouvelles à lui communiquer, et à cet âge c'est un besoin que de les répandre dans le sein de la confiance. Je courus à sa rencontre, et ne la trouvai pas, je l'attendis le lendemain, et l'attendis vainement; j'étois comme une sentinelle en faction auprès de la petite porte qui s'étoit ouverte une seule fois, et qui maintenant fermée, déroboit à mes yeux le temple du bonheur. Que d'inquiétude dans ces heures d'attente! Que de transes douloureuses! Que de noirs soupçons aigrissoient mes esprits! Je me rappelai alors que ses adieux avoient eu quelque chose de lugubre; qu'elle avoit fait un geste de desespoir en me quittant. Du-moins je me la réprésentois ainsi. Que lui seroit-ilarrivé? Son pere barbare auroit-il consommé l'attentat de son autorité? N'auroit-elle pas eu la force de balancer plus longtems son pouvoir? La nuit tomboit pendant que j'étois agité de toutes ces réflexions; l'obscurité augmentoit par degrés, et déja je marchois dans l'ombre qui augmentoit l'horreur de mes réflexions. Consumé d'une vaine attente et ne sçachant que devenir, je bats la terre de mon pied; un mouvement involontaire me transporte; j' avois passé mille fois devant cette porte immobile; accablé de douleur je m'approche, je m'appuye contre elle comme pour me soulager, je la presse du poids de mon corps... tout-à-coup la serrure détachée du plâtre humide quitte sa place; je porte une main tremblante, plus d' obstacles, l'entrée du jardin m'est ouverte; il ne tient qu'à moi d'y hasarder mes pas. J'avance; ô joye! ô ravissement, je retrouvele banc où Suzanne s'étoit assise! Tous mes feux assoupis se réveillent dans mon coeur. Plus d'irrésolutions, plus de combats. Séduit par la pureté de mes intentions, je m'enfonce avec courage sous une allée couverte; je craignois qu'il ne fût arrivé quelque chose à mon adorable amante, et l' amour me rendit téméraire. Je traverse le jardin, je m'approche avec réserve de la maison, j'en fais le tour; je prête une oreille attentive, je cherche à demêler le son de sa voix. Tout est calme, tout repose, tout dort dans un profond silence. Mais c'étoit un air enflâmé que celui que je respirois. L'inquiétude, l'impatience, la douleur se méloient à mes transports amoureux. Je change mille fois de place, j'examine cette maison sous toutes ses faces, j'interroge toutes les issues, cette maison sembloit parfaitement close, inhabitée: mes cheveux se hérissent defrayeur, je crains qu'on ne m'ait enlevé Suzanne, je crains (où l'amour va-t-il chercher ses terreurs? ) qu'elle ne soit descendue au tombeau. Tous les prestiges d'une imagination troublée s'emparent de moi. Je n'ai plus d'autre image que la tyrannie d'un pere, je vais jusqu'à croire que son bras s'est appésanti sur sa victime. Le tems s'écoule, la lune qui s'éleve lentement en son plein, m' oblige à reculer dans l'ombre des charmilles. La lune n'étoit plus belle à mes yeux. Elle éclairoit trop mes pas: peu s'en fallut que je ne la chargeasse d'imprécations; mais me voyant environné de sa clarté, alors je songe à mon extrême imprudence, je sens que j'ai violé l'azile d'un citoyen, que je me suis rendu coupable, qu'il est trop tard pour rentrer, qu'il ne m'est plus permis de traverser une seule rue sans être arrêté et conduit au corps de garde. Moins épouvanté del'avenir qu'accablé du présent, c'étoit moins ce que j'aurois à répondre le lendemain aux soupçons que mon absence auroit fait naître, qui me chagrinoit, que de me voir si près de Suzanne et de ne pouvoir lui parler! Encore, me disois-je, si je pouvois l'appercevoir à sa fenêtre, et lui envoyer à-travers la paisible lumière de la lune un signe de tendresse! Si je pouvois de loin fléchir le genou devant elle, et dans cette attitude deviner quelle sorte d'impression regne dans son coeur! Mais non j' étois seul et tout étoit sourd et muet autour de moi; tandis que brûlant de mes feux, j'aurois voulu donner à tous les objets l'ame, la vie et le langage.

CHAPITRE 29

on s'y attend. j'étois presque tombé anéanti de douleur sur un gazon, et pressant la terre à-demi humide, je lui demandois un tombeau, si mon amante ne devoit plus paroître à mes regards; j'étois à moitié plongé dans un sommeil inquiet, lugubre et fatiguant, lorsque le bruit d'une personne qui dérangeoit le feuillage, en marchant à pas lents, me tira de cette espece d'assoupissement. J' ouvre les yeux, je distingue, à-travers un berceau, une jeune personne en deshabillé blanc, qui se promenoit, la tête panchée, et qui interrompoit sa marche en exprimant quelques gestes douloureux. Je crus entendre un soupir; mon coeur partagé entre deux sentimens en palpita de joie et de tristesse, il nomma Suzanne... je la reconnois; c'est elle-même.ô moment d'extase! à la faveur de l'ombre, j'eus le plaisir de tourner autour d'elle sans en être apperçu. Je la vis lever vers le ciel un visage inondé de pleurs; elle poussa un nouveau soupir qui pénétra mon ame. Seigneur! Prononçoit-elle, avec une ferveur touchante, et les mains étendues et suppliantes, daignez inspirer à une foible créature ce qu'elle doit faire! Je n'ai qu'un coeur, il s'est donné malgré moi. J'aime un autre que celui que l'on veut me donner pour époux. Ne serois-je pas criminelle en obéissant? ô mon Dieu! Faut-il jurer devant vos ministres des sentimens que je desavouerai au fond de mon ame? Faut-il dissimuler mes larmes, trahir la verité, et tromper les voeux d'un homme qui me rend dépositaire de son bonheur? Dois-je sacrifier aux ordres paternels le cri puissant de l'amour? Et si ces deux voix commandent, à laquelledois-je céder? Quelle est la vôtre, ô mon Dieu! Est-ce celle de mon pere ou celle de mon coeur? Sa tête tomba sur son sein, elle n'avoit plus la force de parler, et ses mains suspendues et jointes ensemble faisoient seules un effort vers le ciel. Que devins-je à ce spectacle! Immobile auprès d'elle, je retenois jusqu'à mon haleine; je ne voulois pas la surprendre dans ce moment terrible, et paroître lui avoir dérobé son secret. Tantôt elle fixoit en silence la voûte du firmament et sembloit attendre une réponse du haut des cieux. Tantôt elle poussoit des gémissemens sourds, des cris inarticulés. Un horloge voisin se mit à sonner, et tout-à-coup Suzanne, comme sortant d'un rêve, précipita ses pas vers la maison et sortit de dessous les arbres. Elle étoit déja tout environnée du clair de la lune; je ne pouvois plus m'approcher sans êtrevû, mais j'allois la perdre; je ne balançai point. Je fis un détour d'un pas plus léger que celui d'un cerf; et marchant au-devant d'elle, la main élévée, je lui donnai de-loin le tems de me reconnoître, afin de lui éviter une surprise trop forte. Au premier aspect elle recula quelques pas. Suzanne! Lui dis-je, en me hâtant de lui faire entendre le son de ma voix, Suzanne! C'est moi qui ne puis vivre sans vous; ne craignez rien, reprenez vos sens et donnez-moi le tems de m'excuser. Je volai alors à ses pieds, et lui serrai les mains avec attendrissement et respect. Elle me regardoit alors avec un long étonnement sans pouvoir prononcer un seul mot; elle étoit saisie et tout son corps trembloit: je la soutins entre mes bras, et la portant avec adresse du côté de l'ombre, (prudence que m'inspira l'instinct de l'amour,) je continuai ainsi... quoi vous tremblez!Quoi mon aspect vous fait peine! Ah! Connoissez moi mieux; je vous respecte autant que je vous adore, et les desirs de mon amour sont aussi purs que votre coeur est chaste; je ne veux que vous voir, que vous entendre, que vous parler, et me voilà au comble de mes voeux. En vain j'ai voulu me contraindre et vous fuir, je ne vivois plus; je mourois. Eh! C'étoit souffrir les tourmens de la mort sans pouvoir mourir. Le ciel qui m'entend sait que le hazard et la nécessité m'ont rendu malgré moi téméraire. Je me suis exposé à passer la nuit dans ces lieux. Alors je lui expliquai comment la serrure s' étant détachée d'elle-même, la porte s'étoit tout-à-coup ouverte, et quel ascendant impérieux m'avoit fait passer l'heure à laquelle je me retirois. Après m'avoir écouté avec une attention réfléchie, elle se leva de l'endroit où je l'avois assise, et prenant unton noble, imposant et majestueux, elle m'adressa ces paroles avec une gravité douce et un son de voix semblable à celui d'une souveraine. Non, jamais je n'ai vu une attitude plus noble, plus majestueuse, plus imposante, et plus gracieuse en même-tems. Je vais m'expliquer, monsieur; écoutez-moi. Nous ne sommes plus au moment d'embrasser des illusions. Demain je dois m'engager pour jamais, ou me révolter contre l'autorité d'un pere. Vous m' aimez, vous me poursuivez jusqu'ici pour me le dire; et cependant votre état, votre habit, votre demeure, tout s'oppose à vos démarches; en sortant d'avec moi, vous allez vivre avec des hommes qui doivent regarder votre amour comme un crime, et vous n'en êtes que plus malheureux. Non: des situations aussi opposées, aussi contraires ne peuvent subsister ensemble; toute ame qui flotte et ne sait point se décider, mériteles infortunes dont elle se rend la victime. Elle va elle-même au-devant des remords qui doivent la dévorer. Si votre ame n'est pas assez forte pour prendre un parti, je saurai vous donner un exemple qui vous décidera: vous connoissez votre coeur, montrez-le-moi tel qu'il est, je vous le demande au nom de la vérité; faites-moi l'aveu le plus sincere, mais aussi le plus ferme, et sur vos desseins, et sur le plan de vie que vous vous proposez: parlez et je répondrai ensuite.

CHAPITRE 30

promesses, sermens mutuels. jugez, chere Florimonde, dans quelle agitation j'étois plongé. Eh! Que pouvoit dire, promettre, affirmer, prononcer, l'amant éperdu de Suzanne, si ce n'étoit de lui engager mille fois une foi éternelle! Je la lui jurai avec toute la sincérité d'une ame ardente et pure; j'oubliai mon habit, mon état, mon esclavage; je me crus libre dès-qu' il me fût permis de lui attester que je l'aimerois toujours; je ne fis que répéter le serment qu'il n'étoit déja plus en mon pouvoir de pouvoir rompre. Que ne puis-je, lui répétai-je, vous exprimer tout ce qui se passe dans ce coeur; il n'est que trop vrai que c'est pour toute la vie qu'il brûle pour vous! Ordonnez et décidez de mon sort; je ne suis plus àmoi, je n'appartiens plus aux autels, je suis tout à vous. Si les loix de ma religion étoient encore les mêmes qu'aux premiers siécles de l'eglise, et qu'il fût encore permis aux successeurs des apôtres de se choisir, à leur exemple, une compagne, une épouse, je vous offrirois ma main en conservant cet habit; mais puisqu'il n'est plus possible de concilier l'amour et d'autres devoirs, je renonce à la prêtrise, je me voue tout entier à Suzanne; oui! C'est elle seule qui va faire la destinée de ma vie; elle me verra bientôt sous d'autres vêtemens; je préférerai les plus humbles, les plus pauvres emplois à l'espoir orgueilleux des crosses et des mîtres; j'ai deux bras, je saurai les employer; mon courage vous prouvera quel est mon amour: je n'ai point d'autres droits pour vous toucher que ceux de ma tendresse, je le sais; mais elle est si grande que je défie mes rivaux de me surpasser.Au defaut de l'amour, Suzanne, je m'abandonne à votre pitié. Si votre coeur panche en ma faveur, rien ne pourra dès-lors m'arracher à vous. Si le malheur me condamne à n'être point aimé, non je ne verrai plus les lieux où j'aurai perdu le seul objet qui m'a fait aimer la vie. Je chercherai à fuir, j'irai... non... vous ne fuirez pas, reprit-elle avec vivacité; non... je viens d'entendre l'accent de votre ame, et celui-là qu'il faut à mon coeur... il va vous répondre... apprenez qu'il vous aime, qu'il se confie à vous... que dis-je? Il doit s'abandonner à son vainqueur; et sous une seule condition que vous ne romprez surement pas. J'exige de vous une réserve entiere, absolue; car je ne vous estimerois plus, si vous cessiez un instant d'être honnête... ô Suzanne, m'écriai-je! Quoi! Vous doutez encore de la pureté de mon amour? Songez qu'il se confond avec la vertu dont vousêtes ici-bas la plus adorable image; il me seroit aussi impossible d'attenter à votre honneur, qu'à votre vie: allez, si je suis jeune, je suis encore digne de vous. Elle me tendit la main, en me rassurant; je la serrai avec transport sur mon sein; et prenant Dieu à témoin, nous nous promîmes l'un à l'autre et à la face des cieux la foi conjugale. Le ciel parut recevoir nos sermens; ils étoient libres et sinceres, ils monterent jusqu'à son trône. Autour de nous descendirent les plus ravissantes délices qui aient jamais inondé les coeurs de deux vrais amans; et moi tout à mon ivresse, à mon bonheur, contemplant le front chaste et doux de Suzanne, ce n'étoit plus une mortelle que je voyois, et je remerciois avec feu l'auteur de la nature d'avoir créé le chef-d' oeuvre de sa puissance dans la personne de mon amante.Lorsque nous fûmes un peu plus paisibles, il fut décidé entre nous que sous divers prétextes, elle éloigneroit son mariage de quelques jours, qu'elle gagneroit le plus de tems possible, tandis que de mon côté je veillerois aux moyens d'assurer notre délivrance. Elle me dit que m'ayant donné son coeur et sa confiance, elle se reposoit de tout sur moi; qu'elle endureroit la mort la plus cruelle plutôt que d'engager sa main à un autre; que j'étois dès ce moment son époux, et que c'étoit mes loix qu'elle devoit dès ce moment suivre et reconnoître. Je voulus lui faire part de mes lectures, et lui prêter la henriade, les mondes et la loi naturelle qui ne me quittoient plus et que j'avois toujours dans ma poche. Mon cher Jezennemours, me dit-elle, avec une grace unique, vous me dites que ces livres sont admirables et bien pensés; méditez-lesbien pour voir si vous ne vous êtes pas trompé, et si vous y reconnoîtrez toujours cette justesse victorieuse qui assujetit la raison. S'ils sont tels, ce sera de votre bouche que je voudrai les entendre, alors les maximes m'en deviendront plus cheres et plus intelligibles. Jusques ici toute ma lecture consiste à prêter une oreille attentive aux discours des uns et des autres. Les hommes sont pour moi des livres vivans; j'ai tâché que la moindre parole qui sortiroit de leur bouche ne m'échappât pas, et sur la comparaison secrette des divers sentimens, j'ai toujours veillé à fixer ou à épurer les miens; je me suis fait des principes sur ce que j'ai entendu de mieux et de plus raisonnable. Cette maniere de lire me plaît fort, et j'augure qu'elle pourroit être plus instructive que cette lecture froide et solitaire où l'on ne voit ni le geste, ni le regard, ni l'accent véritablede celui qui parle: j'aime à voir tout cela pour mieux juger de l'ame de celui qui pense et qui doit me faire penser. Adieu, mon bon ami; en conversant ensemble, nous apprendrons beaucoup l'un par l'autre, parce que nous serons de bien bonne-foi dans nos idées, et que nous n'aurons point dessein de nous tendre des piéges et de mettre l'esprit à la place du sentiment. Il y a mille choses qui perdent à être discutées et qui veulent être senties; et ces choses-là ne peuvent point s'écrire. Lorsqu'il fallut nous quitter, ce fut un moment douloureux. Nos adieux furent tendres et véhémens, l'espérance de la revoir la nuit suivante me soutint; il sembloit néammoins que nous nous séparions pour jamais. Sa tendresse inquiette prit soin de la maniere dont j'allois passer la nuit. Elle daigna me conduire dans un de ces petits cabinetsqui se trouvent dans les jardins. Elle m'y installa sur un banc, où j'eus une chaise de bois pour chevet. Elle détacha son mouchoir pour me servir de bandeau. Je le baisai mille fois. Il sembloit pénétrer tout mon être et faire passer dans mon cerveau les sensations les plus délicates et y tracer les images les plus riantes. Que j'étois fortuné! Jamais lit ne me parut plus doux, le bonheur veilloit à mes côtés; j'attendis sans trouble et sans inquiétude les premiers rayons de l'aurore, je ne fis que rêver et penser à Suzanne. Le jour ne vint que trop-tôt dissiper le charme profond et délectable dont j'étois environné, et me chasser du jardin, du lieu de délices, du paradis terrestre.

CHAPITRE 31

la tragédie de Mahomet. je m'évadai subtilement et avec toutes les précautions possibles; personne ne me vit; je rôdai autour de mon collége et j'épiai le moment où la porte s'ouvroit. Dès-que je vis le passage entrouvert, je me glissai furtivement, et je gagnai ma chambre à toutes jambes, et sans être apperçu. J'avois évité le regard du portier; bien satisfait, je croyois être sain-et-sauf; mais que devins-je lorsque je trouvai la porte de ma chambre enfoncée et que le premier objet qui frappa ma vue fût le pere De La Hogue, mon cher et redoutable parrain! Il avoit déja l'air terrible et l'oeil en feu; il avoit mis tout sens-dessus-dessous, lit, meubles, papiers, cahiers théologiques; il medemanda à mon abord, avec une voix étouffée de colere, d'où je venois? Je demeurai interdit et sans répondre, car je m' étois fait une loi de dire toujours la vérité. Je gardai donc un silence constant; mais à ses ordres réitérés, à sa fureur, à ses menaces épouvantables, je répondis que des raisons, qu'il ne m'étoit pas permis de détailler, m'avoient forcé à rester jusqu'au point du jour dans l'endroit où j'avois passé la nuit; que ma conduite, malgré les apparences, étoit irréprochable, et qu'il n'y avoit que Dieu qui sût la vérité de ce que je disois; que je le prenois à témoin de mon innocence; que lui, de son côté, pouvoit tout soupçonner; mais que pour moi, je demeurerois ferme, inébranlable, et que je ne saurois sur ce chapitre que souffrir et me taire. Malheureux! Reprit-il avec un ton formidable, c' est ainsi que commencel'esprit de révolte, en ne voulant point avouer ses torts; c'est ainsi qu'il te prépare aux plus grands excès; tu marches à ta ruine, et tu ne veux point de la main secourable qui cherche à t'éloigner du précipice! Tu veux y tomber les yeux ouverts, et lorsque tu seras au fond, tu ne seras plus à portée de m'entendre! Est-ce là la récompense de mes soins, jeune insensé! Je veillois sur toi, et tu veux aller augmenter la foule des misérables! Comme ce ton ne faisoit aucune impression sur mon visage, il se radoucit tout-à-coup; et prenant la voix de la tendresse: Jezennemours! Tu ne veux donc plus écouter ma voix? Tu veux donc poignarder le coeur de celui qui t'aime! Est-ce là ce que j'attendois de toi? Je te destinois ma place, et tu rejetes mes bontés! Oui, ingrat! Tous mes pas n'ont eu pour objet que d' assurer ton bonheur, et tu y renonces volontairement, et tu résistes à mesbienfaits! Tu déguises ton ame à mes yeux, au-lieu de m'avouer toutes tes fautes, que ma tendresse pardonneroit; mais ce silence obstiné me prouve ton libertinage et ton endurcissement: c'est-là le dernier degré de perversité. Quelle voix a séduit ta jeunesse et m'a ravi le prix de ta confiance? De quel poison t'es-tu enivré à mon insçu! Ah, malheureux! Va, cesse de te déguiser: je sais où tu as puisé ton esprit de rebellion. Je sais où tu as sucé un lait empoisonné. Je sais qui a fait entrer dans ton ame des maximes détestables. Je l'ai trouvée, cette cause de ta désobéissance, ce témoin irrécusable de ton changement. J' ai vainement cherché les autres; mais un seul suffit pour m'avertir du venin dont tu t'es abbreuvé. Alors l'oeil enflâmé, il me montra la tragédie de Mahomet; et continuant sur le même ton: rougissez, mon fils, à la vue de l'horrible production d'un ecrivain,qui semble n'être venu au monde que pour nous chagriner. Ah! Que n'est-il mort dans le sein de sa mere, cet impie, qui, se repliant comme un serpent, nous a offensés dès le berceau sous mille allégories ingénieuses et perfides. On avoit bien prédit, lorsqu'il faisoit sa réthorique, qu'il exhaleroit dans l'univers les fumées infernales qui ont tourné tant de têtes. Fatales erreurs! Qui sont entrées par l'entremise du diable et des vers, dans le cerveau d'une jeunesse ardente à lire et à répéter. Est-il donc permis de raisonner avant l'âge de mâturité? Et s'il vous faut des livres, n'en a-t-on pas faits avant lui, et après, de plus beaux que les siens? Si vous avez la rage de la littérature, lisez, lisez les feuilles de Fréron ! Voilà un ecrivain plein d'une solide éloquence. Il défend la religion comme le goût, et le goût comme la religion. Il vous auroit prouvé que ce Voltairen'est qu'un ecrivain médiocre; et que ce n'est que par prestiges qu'il se fait applaudir au théâtre et dans le monde. Il vous auroit fait toucher au doigt et à l'oeil, le vuide de ses phrases brillantes. Avec ses feuilles, vous auriez eu le vrai préservatif contre l'esprit du siécle; vous vous seriez muni d'un contrepoison puissant, et vous n'auriez pas corrompu votre coeur à l'appât des idées nouvelles. Au-lieu de ces bluettes, vous auriez trouvé une mâne saine, et vous auriez appris à fortifier par-dessus tout, cette soumission que vous me devez... vous lisez Voltaire! Ah, mon fils! Vous êtes infailliblement perdu! Vous lisez Voltaire! Est-il possible? Vous qui, dans trois jours devez vous préparer à recevoir l'habit de la société! Vous que nous allions adopter dans notre sein, et chérir comme notre frere! Vous lisez Voltaire! Un auteur frivole et léger, dontles écrits bientôt passeront; car s'il faut parler encore un langage profâne, il ne servira jamais de modele; il passera: il n'y a que les modeles qui subsistent, et les modeles l'écraseront toujours. Ah! Venez dans mon sein expier vos erreurs, abjurer vos nouvelles affections. Je détruirai la magie diabolique de son style, par la lecture du sage Laffiteau, du docte Griffet, du brillant La Neuville, vous recouvrerez la paix que vous avez sans doute perdue; car je ne vous crois pas assez abandonné, pour avoir suivi de coeur les drapeaux d'un poëte qui n'est pas théologien. Et, comment peut-il raisonner sur ces matieres, n'ayant jamais pris aucun degré qui pût le conduire à l'art d'argumenter? Ce discours prononcé d'un ton affectueux et plein de tendresse, ne laissa pas que de me toucher. J'étois attendri; je voyois dans sa colere même latendresse qu'il avoit pour moi; j'allois céder, si l'image de Suzanne, plus forte que tout ce qu'il pouvoit dire, ne l'eût emporté; mes sermens étoient à elle, et rien ne pouvoit les rompre. Je lui répondis avec fermeté, que Dieu ne m'avoit point accordé cette grace victorieuse qui conduit au sacerdoce; qu'au contraire, je me sentois des dispositions à devenir un tendre époux, un bon pere de famille. Je lui dis le plus doucement qu'il me fut possible, que cette tragédie de Mahomet ne me paroissoit point un ouvrage abominable; qu'il étoit uniquement dirigé contre le fanatisme, plus fait pour deshonorer la religion que pour la maintenir. Le pape Benoît XIV, ajoutai-je, a béni l'auteur et le comble de louanges dans une lettre que vous voyez imprimée à la tête de l'ouvrage. En voici d'autres dans ma poche, que ce même pape, plein de raison, a sans douteoublié d'approuver aussi; car ils sont du même style, et respirent le même esprit. Mon parrain pâlit, et portant avidement la main sur ma poche, il en fit sortir la henriade , la loi naturelle et les mondes . Il les mit en pieces, malgré les cris que je jetois pour l'en empêcher. J'étois furieux de voir que l'on maltraitât aussi cruellement des ouvrages aussi lumineux; et de plus, je croyois que ces exemplaires étoient uniques au monde. Dans la suite, j'ai admiré l'imprimerie, qui, propageant les chef-d' oeuvres de la raison humaine, les faisoit descendre dans toutes les mains, et ôtoit à la force la plus vigilante et la plus étendue, le pouvoir de les anéantir: je me fâchai contre mon parrain; je l'appelai tyran de ma pensée; je lui soutins qu'elle m'appartenoit. Lui, de son côté, se livra à la plus véhémente fureur. La dispute s'échauffapar degrés, et je lui débitai toutes les raisons que me suggéroit ma nouvelle façon de penser. Voyant que je le combattois sérieusement; que je le pressois même avec vigueur; que je lui opposois des raisonnemens auxquels il ne s' attendoit pas, il ne voulut plus luter avec moi; il esquiva prudemment le combat, et se retira en me maudissant en ces termes: va, misérable, puisque tu veux grossir la liste des libertins; que tu es aussi téméraire, aussi rébelle à mes loix, je saurai t'enchaîner malgré toi, et tu ne te jeteras point dans le monde comme tu l'esperes: la voie de la débauche ne sera pas du moins pour toi semée de quelques fleurs: je te ferai enfermer dans un cachot le reste de tes jours, loin des objets qui t'ont conduit à la révolte: tu les oublieras peut-être; je ne souffrirai jamais que tu me braves au milieu d'un monde qui applaudiroità tes extravagances; tu en pervertirois bien vîte d'autres, et c'est ce que j' empêcherai. C'est à toi de prendre ta résolution, de rentrer sous le joug utile que je t'ai imposé pour ton propre bien; je te donne trois jours pour te repentir et tomber à mes pieds. Tu dois remplir ta vocation. Songe que le troisieme jour écoulé, il ne sera plus tems de revenir; je te traiterai comme un ennemi, et je déployerai sur ta tête tous les effets du juste châtiment réservé pour punir les rébelles.

CHAPITRE 32

emprisonnement. je demeurai glacé d'effroi. Mon parrain s'éloigna en me jetant des regards foudroyans; et après avoir ramassé jusqu'aux feuilles volantes des livres qu'il avoit déchirés, il en emporta tousles débris, pour les faire passer, disoit-il, par les flâmes. Bientôt je fus consigné à la porte du collége, à celle du réfectoire, à celle du jardin, à celle de la cour; je me vis emprisonné dans mon étroite cellule. Là, seul, livré à mes propres réflexions, je me jetai sur mon lit, accablé de tristesse, plongé dans mille idées qui se croisoient et se détruisoient l'une et l'autre. On m'apporta pour toute nourriture du pain et de l'eau; on me fit entendre que la sortie de ma cellule me seroit interdite jusqu'à ce que je me rendisse aux volontés de mon parrain. Je fus assez calme pendant toute la journée; mais lorsque le soir arriva; quand la nuit vint m'annoncer le moment où Suzanne m'attendoit, jamais mon coeur n'éprouva de situation plus violente. Je frémis, je pleurai de desespoir et de rage; je me livrai aux mouvemens impétueux de ma douleur; je tentaide briser ces portes odieuses; je nommois, j'appelois Suzanne à haute voix, comme si ce nom avoit pu faire tomber ces indignes obstacles; mais les verroux, aussi durs que les coeurs qui m'environnoient, ne cédoient pas aux prieres de l'amour. épuisé par tant d'agitations, le sommeil s'appésantit malgré moi sur mes paupieres; je n'avois point dormi depuis deux jours, et je ne me réveillai que fort tard le lendemain, après avoir eu un sommeil laborieux et coupé de mille rêves bisarres. La lumiere du jour me parut accablante; j'avois le coeur serré, et l'excès de ma douleur touchoit à l'insensibilité. Il me sembloit que le passé n'étoit qu'un triste songe, dont je me souvenois encore d'une maniere confuse; mais revenu entiérement à moi, je me rappelai l'extrémité cruelle où j'étois réduit. Que faire, emprisonné! Et quel pouvoirme restoit pour me délivrer? Que devoit penser Suzanne? Quel devoit être l'état de son coeur? Elle devoit soupçonner plutôt ma mort que mon indifférence, et cependant l'instant du bonheur m'échappoit; et un pere barbare la traînoit peut-être au pied de l'autel; et soumise par foiblesse, vaincue par mon absence, elle obéissoit peut-être à un arrêt qui devoit nous coûter la vie à tous deux. Ce court repos avoit néanmoins un peu calmé mes sens, et j'étois beaucoup plus en état que la veille, de prendre un parti. Je ne jetai plus de cris; je ne fis plus des efforts inutiles contre le fer et les murailles. Je commençai par m'examiner, par me rassurer sur mes démarches et mes pensées; et me donnant raison, je chargeai mon persécuteur du titre d'homme injuste. Sitôt que je l'apperçus sous ce rapport, il perdit entiérement tous les droitsqu'il avoit à ma confiance, et je cessai d'avoir pour lui l'estime qu'il avoit su m'inspirer. Je me déclarai libre; et voyant que des hommes m'enchaînoient violemment pour l'intérêt de leurs opinions, je me tournai vers Dieu, seul juge, seul maître de mon existence. Je lui offris mon coeur à nud, avec tous les sentimens qu'il renfermoit. Je le regardai desormais comme le seul etre à qui je devois rendre compte et de mes pensées et de mes actions; je lui demandai la grace de n'en jamais commettre dont j'eusse à rougir devant ma conscience et devant lui. Je me sentis plus fort après cette priere, et je m'apperçus dans la nature, comme n'ayant que Dieu au-dessus de ma tête. Quant à ce qui regardoit l'intérieur de mon être, il étoit l'auguste témoin sous l'oeil duquel j'allois marcher; je pouvois tout braver en ne l'offensant pas: que pouvoient me faire les hommesdans leur tyrannie, lorsque je pouvois me dire à moi-même n'avoir point blessé la justice et la loi suprême de celui qui peut tout?

CHAPITRE 33

nouveau style. je n'étois pas encore levé, quand je vis entrer dans ma cellule le pere Monabridor, accompagné des cordons bleus de l'ordre. Ils s'assirent autour de mon lit en forme de sénat; leur visage étoit sévere, et leurs yeux baissés. En silence, ils sembloient préparer l'appareil d'un jugement formidable. Le pere Monabridor, rapporteur, dressa devant eux le plan de ses accusations, entre-mêlant le compte qu'il rendit de moi, de quelques foibles éloges; le tout pour relever l'énormité de mes fautes, qui n'avoient point pour principe l'ignorance. à la fin de ce rapport prouvé par des faits, et divisé méthodiquement, il alloit prendre ses conclusions, et chacun s'empressoit de m'exhorterà mettre le pied hors de l'abîme, les uns tonnant avec fureur, les autres me flattant avec adresse. Je soutins le brusque assaut de toutes ces réprimandes avec une froide insensibilité, sans daigner leur répondre un seul mot, sans vouloir diminuer le sens de leurs expressions insultantes. Plus ils s'escrimoient à inventer des dénominations nouvelles pour mieux peindre mes prétendus attentats, moins ils réussissoient à dénouer ma langue. Je paroissois enfin décidé à garder un silence opiniâtre, qui ne laissoit pas que d'être éloquent; car il les embarrassoit. Ils furent étonnés de ma tranquile fermeté; j'étois comme un roc qui repousse les vagues écumantes; ils épioient sur mon visage le moindre changement de mes traits; et n'y voyant aucune nuance de crainte ou de foiblesse, ils se retirerent en se regardant l'un l' autre, et disant: ah! Quel coeur endurci!Voilà l'effet du poison mortel qu'il a pompé! Je les entendois prononcer ces mots à quelque distance; mais je remarquai que l'un dit à l'autre, en lui serrant le bras: c'est-là un sujet! C'est-là un sujet! Il faut s'y prendre autrement. Au bout d'une heure que, rêveur et pensif, j'étois encore dans la même attitude, je vis rentrer dans ma chambre un de ceux qui étoient venus me sermoner; je fus fort étonné de le voir écarter les rideaux de mon lit et s'asseoir familiérement à mon chevet avec un front riant, des yeux adoucis et un air gai. Moi qui ne l'avois vu qu'avec les rides du rigorisme, un regard sévère et des lévres boudeuses austerement avancées; je me levai sur mon séant et tâchai de lire sur cette phisionomie nouvelle le motif d'un si prompt changement. à ma grande surprise, elle annonçoit plutôt la joie que la tristesse.Comme il s'apperçut de mon étonnement, il alla fermer la porte avec grand soin; et revenant tout-à-coup vers moi, il me prit la main et m'embrassa en riant. Jamais je n'eus si peur; je le repoussai, ma langue demeuroit muette, toute mon ame étoit dans mes yeux, fort occupée à deviner la sienne... mon cher ami, me dit-il, avec un regard doux et malin, vous voilà dans de grands embarras; ce pauvre petit coeur est gonflé de colere, d'indignation contre la tyrannie épouvantable qu'on exerce contre lui. Emprisonné, sermonné, livré à des persécutions terribles, ces joues sont encore sillonnées de larmes! Vous voulez sortir? Et nous ne le voulons pas. Nous sommes des barbares, des hommes affreux, des monstres; et comment ne le serions-nous pas? Vous êtes un si mauvais sujet, si horrible à nos yeux, que nous avons résolu de vous mettre des nôtres; ouides nôtres; mais vous ne nous connoissez pas, et vous nous avez en horreur! En-effet quelle cruauté inouie? On vous empêche de lire Voltaire! On dechire une de ses brochures à vos yeux! On veut vous mettre une robe toute noire, vous rendre captif, anachorete, vous faire renoncer à la bonne-chere, à la lecture et aux jeunes-filles; et qui pis est, vous faire apprendre par coeur un peu de théologie! Oh! Mon ami, vous avez bien raison de fuir de tels ennemis de la joie, de la liberté et du plaisir. Vîte, échappez-vous, courez dans le monde qui vous attend les bras ouverts. Là, vous trouverez tout à souhait; table dressée, coeurs prévénants, habits galonnés, fidele maitresse, et surtout des amis sans nombre. Il est vrai qu'il faut avoir beaucoup d'argent pour tâter légérement de toutes ces jolies choses-là; mais vous ne manquerez pas, comme on dit, detrouver un écu dans chaque pas de cheval; vous avez trop de mérite pour que cela vous manque; il est vrai que dans ce monde à-peine l'on convoite un morceau qu'un autre survient, l'enleve, l'emporte et l'a déja avalé à vos yeux. Il est vrai que vos bons amis vous renversent quelquefois sur le chemin et vous marchent sur le corps sans pitié pour continuer plus facilement leur route. Il est vrai qu'on vous promettra avec d'autant plus d'emphase que l'on voudra ne vous rien accorder; que seul sans protecteur, sans manege, on est réduit à geler de froid avec son génie dans l'antichambre d'un grand et à exciter la risée des valets; mais vous surmonterez tous ces obstacles qui rebutent les plus intrépides par l'influence bénigne de votre étoile fortunée. Vous trouverez les hommes uniquement occupés à vous aimer, à vous servir, à vous être agréables; les femmes mêmes' estimeront heureuses d'immoler leur vanité à la vôtre. Elles abandonneront l'homme opulent, qui leur procure mille agrémens propres à effacer leurs rivales, pour se jeter entre les bras de votre philosophie; et, nouveau sultan, vous n'aurez qu'à donner le mouchoir. Certes, votre expérience est grande! Je suis cependant revenu de toutes ces illusions romanesques qu'on se forme à votre âge; j'étois comme vous, m'imaginant que tous les hommes n' avoient rien de plus pressé que d'obliger quiconque s'appeloit leur ami. Je croyois aux coeurs sinceres, aux amis tendres, aux femmes fidelles; mais helas! Mon pauvre ami! Pas un jour qui ne m'ait détrompé; et pour parler seulement des femmes; sous un air de vierge, j'ai rencontré telle petite furie, qui savoit se métamorphoser d'ange en diable vingt fois en une matinée, selon la présence ou l'absence des personnes. J'aiété dupe longtems. J'ai sollicité vainement mes superbes protecteurs. J'ai cru à la fortune qui m'étoit incessamment promise; et cela a fini un beau jour par voir tous mes projets avortés. Ma crédulité m'a fait faire bien des bévues, quand j'y songe. N'ai-je pas manqué de les couronner toutes en voulant me marier? Oui, j'étois prêt à extravaguer de cette force-là... je m'en souviens, je l'ai échappé belle, car alors c'étoit fait de moi. Eh! Qu'aurois-je fait dans les liens indissolubles de ce mariage qui attache à vos côtés une femme éternelle? J'aurois végété dans le tracas obscur d'un ennuyeux ménage. Heureusement qu'un trait de lumière m'a fait épouser subitement la société, et je m'en félicite tous les jours. Je la préfere, mon fils, à la plus belle femme de la terre: cette société n'est point ingrate; c' est une maitresse qui fait à-coup-sûr la fortunede tous ses amans. Ici, je jouis de tout sans trouble et sans inquiétude; je suis plus riche que ceux qui font grande figure dans le monde; j'ai plus de crédit qu'eux, et je suis en état de me procurer des jouissances qui leur sont inconnues. Ici, l'on n'est jamais isolé; la cause de l'un est nécessairement celle de tous; on ne sauroit me faire une piquûre, que l'ordre entier ne se souleve, n'en prenne fait et cause et ne crie en ma faveur à la cour, à la ville, et de-là dans toute les provinces... allez, courez maintenant dans le monde que vous ne connoissez pas; nud comme un ver, seul comme Robinson, et tombant dans un pays immense où vous serez perdu, où personne ne s'intéressera à votre sort. Allez disputer longtems, et avec des efforts réitérés, contre l'intérêt de chaque homme qui croisera le vôtre; vous éprouverez quelle est la férocitéde l'amour-propre: allez revêtir à grands frais un habit qui ne servira qu'à vous confondre dans la multitude. Ces paillettes d'or ou d'argent, dont il sera couvert, il faudra les payer chérement, il faudra les renouveler toutes les saisons. Le point étroit où vous poserez la nuit votre tête, ne vous sera accordé qu'à prix d'argent. Il vous faudra toujours de ce métal en poche; et s'il tarit, on le devinera dans votre regard, et l'on vous tournera le dos avec dédain; on vous demandera partout qui vous êtes: que répondrez-vous? Votre disette transpirera dans votre attitude, et repoussé de maison en maison, personne ne prendra garde à vous dès que vous ne serez point un gros financier, un prélat ou un militaire décoré. Vous finirez, après mille chagrins, par venir tendre la main à notre frere portier. Demandez-lui s'il ne donne pas tous les jours audience à deshabits d'une dorure usée, qui viennent lui dire humblement: monsieur, pourrois-je avoir l'honneur de parler un moment au révérend-pere un tel, et puis de s'incliner profondément avant de le voir et à son seul nom! Vous viendrez à leur suite, regrettant alors de n'être pas au rang de ceux qui distribuent les bienfaits; mais ce sera pour vous une légère humiliation, que de n'avoir rien, de ne tenir à rien. Le souvenir de quelques baisers furtivement pris ou donnés à une luthérienne, vous fera oublier ces angoisses renaissantes. Qu'importe, en effet, d'avoir l'estomac vuide, quand on a le coeur chaud? Vous trouverez sur sa main blanche tous les trésors nécessaires à la vie... aveugle, imprudent jeune-homme! Qui ne connois ni les autres, ni toi, me crois-tu donc malheureux, parce que je demeure dans une grande maison, où il y a une régle! Parce que jeporte un habit noir au-lieu d'une étoffe couleur de rose; parce que mes cheveux sont taillés en rond, et non enfermés dans un sac; parce que je n'ai pas au côté une épée qui me bat le mollet? Et pourquoi me croirois-tu ennemi de la volupté! Va, je suis plus satisfait de ma petite chambre, qu'un potentat ne l'est de son palais. Si tu avois voulu te contenter d'une pareille, je t'aurois appris l'art de t'y distraire. Chaque âge a ses amusemens; je le sais; j'ai aimé dans mon tems, et cette robe, ce manteau, valent quelquefois l'uniforme d'un officier. Cette robe entre partout; et sans être presque apperçue, elle est de mise chez le grand seigneur et chez l'humble bourgeois; elle attire le respect et la confiance; elle pompe tous les secrets; elle fait tout ce qu'elle veut, et sait tout ce qui se passe... le pauvre garçon! Comme on lui a percé le coeur en lui enlevantces trois petites brochures de Voltaire! Et moi, j'ai trente volumes de cet auteur, et de plusieurs autres qui le valent bien; je les lis tous les soirs avant que de me coucher, et j'en fais tacitement mon profit. Après le repas du réfectoire, je dîne dans la chambre du préfet, mon ami, qui pense tout comme moi; nous allons en ville, et tout le monde se leve en notre présence; la premiere place est pour nous; l'on nous écoute avec attention, avec une certaine politesse humble: les hommages volent au-devant de nos pas. Les aventures les plus secrettes forment notre gazette journalière: nous savons à fond l'histoire de la ville; et toutes les anecdotes les plus plaisantes, alimentent notre curiosité: j'en fais recueil, et le soir je ris tout à mon aise des folies du jour. Il faut savoir arranger doucement toutes ses petites fantaisies: voilà tout l' art. Eh! Tu les auras! Dans le monde, comme dans un couvent, chacun fait sa grimace... tiens, voilà la mienne. Alors les peaux de son maigre visage se riderent, et je le revis sous cette figure grave et sévère qui annonçoit la mortification: puis, tout-à-coup, faisant un grand éclat de rire, ses traits se métamorphoserent subitement, et prirent un tour si original, si comique, que, malgré l'indignation que me causoit son discours, je ne pus m'empêcher de rire de ce singulier contraste. Allons, allons, plus d'enfance, s'écria-t-il, sois un homme; sois des nôtres: je suis chargé de t'instruire, parce que nous avons bien senti que tu ne seras jamais un de ces sots, que nous savons d'ailleurs employer utilement, et qui ne laissent pas que d'être des instrumens bons à quelque chose. Quant à toi, on te réserve à quelque grand office; celui qu'on te destine sera de tongoût: puisqu'il te faut des brochures, tu en auras tout ton saoul, et tu en seras bientôt las. Tu apprendras à t'élever avec nous, aux nobles opérations que nous avons conçues. Si tu étois un imbécile, je me serois donné bien de garde de te parler de la sorte à coeur ouvert; mais tu vas prendre un vol sublime, et tu perdras de vue ces petitesses, qui sont pour toi aujourd'hui des fantômes effrayans. En disant ces mots, il sautoit de joie et me serroit dans ses bras, m'appelant son confrere, son ami; me répétant que toutes les peines étoient finies; qu'il avoit falu passer par-là pour m'éprouver; mais que le chemin que j'allois parcourir dorénavant, seroit parsemé de roses; il m'exhorta à m'habiller, me disant que nous allions faire ensemble un tour de promenade pour début. Cette nouvelle m'enchanta, et chassa tout-à-coup les ombres qui obscurcissoientmon front. J'espérois bien de rencontrer mon adorable Suzanne, et de lui détailler les raisons qui m'avoient empêché de venir à elle... va, va, poursuivit-il en folâtrant, te voilà reconcilié avec ton parrain. Si tu veux suivre nos idées, nous ne te gênerons point dans tes petits caprices, pourvu que tu n'ometes point les choses essentielles et importantes. Sais-tu que tu lui as fort bien répondu, et vertement! Comment diable! Tu as du caractere! Tu es un homme! Allons, allons; je suis content de toi; nous allons te parler bien différemment. Oh! Que tu vas apprendre de choses qui t'émerveilleront! Tu as de l'esprit, une maniere à toi; mais tu es encore dans les ténébres de l'ignorance; il faut te mettre préalablement au fait du local... eh bien! Nous ne sommes pas encore à la promenade, pour causer au grand air de tout cela... tenez, le nigaud!Il se laisse enfermer, et je vous demande pourquoi! Alors il fit mille singeries, telles que depuis j'en ai vu faire sur la scène à Préville; il étoit pour le moins aussi bon comédien; il ne manqua pas de me faire un récit plaisant de la maniere dont mon parrain lui avoit parlé de moi. C'étoit lui, disoit-il, qui avoit insisté fortement pour qu'on ne sévît point contre moi, parce que la poire étoit mûre, et que si on ne la cueilloit pas, elle alloit tomber d'elle-même. Ce fut l'image dont il se servit dans sa narration, entremêlant le tout de mille réflexions facétieuses et badines.

CHAPITRE 34

les bonnes jambes. nous sortîmes ensemble comme une paire d'amis; il me parloit toujours sur le même ton de confiance et d'ouverture; mais j'étois distrait; car voyant les rues si larges, je pensois à Suzanne et projetois ma délivrance entiere. Il avoit repris sa mine de parade; et sous ce masque, il m'entretenoit à voix basse de choses assez contraires à son air édifiant; il me montroit du coin de l'oeil chacune de ses connoissances. Je crois qu'il avoit des liaisons avec les trois quarts de la ville; les enfans se rangeoient sur la porte pour le voir passer, et avertissoient leurs parens de l'apparition du saint-homme. Il saluoit si profondément, et d'un air si recueilli, que dans ces momens peu s'en falloitqu'il ne m'em imposât à moi-même. Oui, mon cher Jezennemours, poursuivoit-il, malgré votre répugnance, sachez qu'il y a du plaisir à être jésuite. J'espere bientôt vous en convaincre; et puisque vous aimez la compagnie des mondains, je saurai, si je suis content de vous, vous faire passer quelques momens agréables; j'ai tous les secrets de ces maisons que vous voyez, et je vous les communiquerai. Il faut savoir partager son tems entre le travail et le plaisir; voilà la conduite du sage: vous le serez, si vous écoutez ma voix; en suivant mes leçons, vous aurez la gloire et l'abondance... tout en conversant, nous nous écartions des remparts, et nous allions côtoyant les dehors de la ville; j'allois bon pas et à dessein; je suivois les sentiers solitaires qui m'étoient parfaitement connus, tandis que mon compagnon s'échauffant à parler, ne songeoit qu'à ce qu'ilme racontoit. Il prenoit mon silence pour un aveu tacite, ou pour une suite de mon étonnement. J'étois en effet très-étonné; mais c'étoit un nouveau trait de lumière qui me portoit à prendre précipitamment mon parti, et à fuir une maison où je sentois bien que le bonheur ne viendroit jamais me visiter, malgré tout l'étalage qu'on me faisoit. Le jour commençoit à baisser, et mon mentor parloit de revenir sur ses pas; je fis la sourde oreille pour gagner plus de terrein; mais au bout d' une certaine allée, il insista plus vivement, et me prit même par le bras. Alors je me livrai tout-à-coup à l'exécution du projet courageux que j'avois conçu et médité. Monsieur, lui dis-je, d'un ton ferme et d'un air décidé, je vous ai toujours laissé parler jusqu'à cette heure; voici le moment où je dois vous répondre: sachez que mes sentimens ne sont pointdu tout d'accord avec les vôtres. Vous êtes un comédien; allez faire votre grimace tout seul; nous ne suivrons pas la même route, s'il vous plaît: voilà votre chemin; quant à celui que je dois prendre, je vous prie de ne point vous y rencontrer. Il voulut prendre la chose en badinant; il m'appela le déserteur par feinte; il arma l'ingénieuse saillie pour m'éloigner de mon dessein. Je lui dis que cela étoit très-sérieux; que je renonçois aux jésuites et au collége pour toute ma vie; et que j'aimois mieux labourer la terre de mes deux bras, que de vivre selon son systême. Comme il voulut joindre un geste impératif à ses discours, et qu'il regardoit de tous côtés pour crier aux passans que l'on m'arrêtât, je devinai son intention. Je reculai trois pas, et soulevant une grosse pierre, je le menaçai de lui casser la tête s'il ne se retiroit.Mon stratagême me réussit; il eut vraiment peur de mon geste; et voyant que j'avois plus de sang que lui dans les veines, ne pouvant me retenir par force, il voulut exciter ma pitié; il me dit qu' il me chérissoit tendrement, que j'étois un ingrat; qu'il avoit répondu de moi; que c'étoit à sa priere qu'on m'avoit laissé sortir; qu'il seroit en peine s'il ne me ramenoit, parce qu'il auroit à répondre de ma fuite au préfet, et qu'il ne sauroit alors que lui dire... vous lui direz, repris-je avec impétuosité, que je me suis échappé malgré vous; et qu'au-lieu de me faire sous-diacre, je vais me marier. Je vous donne une excuse favorable, à ce que je crois, et ne veux point vous faire mentir. Adieu; tâchez de m'attrapper si vous le pouvez. Je jetai tout de suite ma pierre loin de moi, et me mis à courir par des sentiers qui m'étoient parfaitement connus. Tandis que levent emportoit ses cris, ses remontrances, ses plaintes et ses prières, je gagnois du terrein. Je ne pense pas qu'il ait tenté de perdre son tems à me poursuivre. Je volois comme un jeune coursier échappé au licol et mis en liberté pour la premiere fois. Je fis un long détour pour gagner une autre porte de la ville. Je n'eus que le tems d'arriver; on alloit lever les ponts, et on les leva en effet après moi. Je suis bien sûr que mon mentor resta cette nuit à la porte, et coucha hors de la ville; et moi, content d'être libre, satisfait d'être rentré dans le séjour qu'habitoit mon amante; soupirant après sa vue, ne desirant qu'elle, je me sentois une valeur si héroïque, que je me serois battu jusqu'à la mort contre un régiment qui auroit voulu m'arrêter.

CHAPITRE 35

projet indiscret de deux amans. après ce coup hardi, je me déclarai absolument libre et maître de moi-même, bien résolu de ne jamais approcher d'aucun collége, maudissant ces prisons où j'avois gémi, le coeur froissé entre la servitude et la tyrannie. Que j'étois heureux de ne plus dépendre du caprice d'un préfet! Mes pieds touchoient à peine la terre, et je me sentois toute la légéreté d'un oiseau. Je me rendis avec empressement à cette petite porte fortunée, l'entrée du bonheur, de la joie, de la vraie félicité. On avoit négligé de racommoder la serrure; elle cédoit à mon heureuse main. J'attendis, pour me glisser dans le jardin, que l'heure fût un peu plus avancée. Nulle crainte,nulle foiblesse ne me troubloit; j'étois décidé à tout souffrir: je m'en sentois la force et le courage: mon sang, qui bouillonnoit dans mes veines, me cachoit les revers et le danger des événemens. Que le reste de ma vie soit livré aux douleurs, me disois-je, pourvu que je repose un instant entre les bras de Suzanne, et j'y puiserai dequoi vaincre l'adversité, quelque pesante qu'elle soit. Ainsi mon ame, au sein même du plaisir, avoit des pressentimens confus. Comme mon impatience hâtoit le moment où j'allois lui raconter le triomphe de ma liberté! Que j'étois fier du récit que j'allois lui faire! Je n'allois plus appartenir qu'à elle! Enfin l'obscurité étant totale, et l' occasion favorable, je poussai la petite porte, et marchai à pas sourds le long de la charmille. Je n'attendis pas long-tems la divinité de mon coeur; elle s'offritenvironnée de l'ombre; mais tout en moi sut la reconnoître. Nous allâmes l'un à l'autre. Nous nous serrâmes quelque tems sans parler. ô nuit! Tu n'as jamais enveloppé dans tes heureuses ténèbres, deux amans et plus chastes et plus tendres! Nous ne pouvions nous voir; mais comme nos coeurs savoient s'entendre! Moment d'extase! Oui, tu peux payer une vie entiere d'infortunes! ...-mon cher Jezennemours, me dit-elle, que j'ai souffert depuis que je ne vous ai vu, et que vous avez dû souffrir vous-même. Qu'aurez-vous pensé de m'avoir vainement attendue la nuit derniere? J'étois loin de pouvoir venir...-je ne suis point venu, interrompis-je avec feu... j'ai éprouvé une situation violente et terrible; j'ai été enchaîné, garoté par des barbares; mais j'ai rompu, brisé tous mes liens; je suis à vous, à vous seule dont je veux dépendre; j'ai rejeté une fortune et un rang qu'il falloit acheter au prix de la dissimulation; je suis vrai, et veux l'être dans toutes les circonstances de ma vie, orageuse ou paisible; je n'aimerai que vous; faites seule ma destinée: elle est heureuse de ce moment, si vous m' aimez... elle me serra la main dans un silence touchant, comme pour applaudir à mon courage...-de mon côté, reprit-elle, j'ai eu à combattre; je me suis vue en proie aux plus extrêmes persécutions: ma situation n'a pas été meilleure que la vôtre. Sur le refus que j'ai fait à mon pere d'accepter l'époux qu'il m'a présenté, il ne m'a point quittée de la nuit; il m'a accablée de son pouvoir. Que de reproches et quelles menaces! ô, Jezennemours, quelle nuit! Et comment mon ame n'a-t-elle pas succombé à ce courroux d'un pere! Mais j'aimois, je me suis sentie une fermetéinconnue; je n'ai point cédé à l'orage; j'ai vaincu; mais je vois qu'il s'apprête à forcer ma main à se donner. Peut-être ne pourrai-je résister à tant d'épreuves successives; peut-être trop foible contre sa voix, cette voix puissante et terrible, qui a déja ébranlé mon coeur sans le soumettre, me poussera malgré moi aux pieds des autels... si vous saviez... le courage de mourir me seroit plus aisé, que celui de résister en face à l'auteur de mes jours. Je crains l'ascendant de sa douleur, bien plus que son courroux... il n'y a plus à reculer, ajouta-t-elle avec précipitation, je me suis abandonnée à vous; c'en est fait; vous êtes celui à qui je veux confier mon coeur et ma destinée; il faut fuir, Jezennemours; c'est le seul parti qui nous reste, et c'est celui que j'embrasse: je ne puis me flatter de vaincre qu' en m'éloignant. Une soumission absolue jusqu'à ce moment,a été mon premier devoir; mais puisqu'on veut porter atteinte à une liberté aussi inaliénable qu'est celle de se choisir un époux, je me déroberai pour éviter un malheur plus grand que celui de recevoir la mort. La soeur de ma mere est mariée à quatre-vingt lieues d'ici à un catholique. De pareilles unions sont autorisées dans le pays qu'ils habitent. Allons nous mettre sous leur protection, ils nous recevront à bras ouverts. Ils connoissent le caractere emporté de mon pere. Ils sauront le fléchir, et seront les premiers à l'accuser de ses torts. Ils m'aiment enfin, et là nous trouverons des ames sensibles qui s'intéresseront à nos amours. J'ai menagé depuis longtems une petite somme; elle est à moi, puisqu'elle est le fruit de mes épargnes et de mes assidus travaux; elle a été grossie par les dons d'une mere qui m'aimoit d'une tendresse peu commune; lorsque jel'amassai, j'étois bien éloignée de me douter de l' usage que j'en devois faire un jour! Mais on ne peut aller contre les coups du destin et de la sympathie. Je voulus, dans le premier transport de mon ivresse, couvrir de baisers ardens la main de Suzanne... elle me repoussa doucement, et me dit que notre amour dès cet instant, ne devoit plus s'éloigner des expressions d'une amitié pure et fraternelle; que si elle étoit forcée à fuir avec moi, elle vouloit se répondre à elle-même de l'innocence de sa conduite, qu'elle attendoit de moi cette délicatesse de sentimens qu'elle m'avoit toujours reconnue; et que comme nous devions porter le nom de freres jusqu'au jour où nous pourrions échanger ce nom si doux contre un nom plus doux encore, il nous falloit en avoir la tendresse innocente. Je demandai pardon; et la paix fut bientôt scellée. Sous la foi de ce nouveautraité, je me souviens encore des paroles touchantes qui sortirent de sa bouche... Jezennemours, me disoit-elle, avec un ton noble et doux, je vous estime et ne me méfie point de vous; mais c'est à moi de me conserver pure et sans tache à mes propres yeux. Plus nous nous aimons, plus je serai sévère. Je sais tous les discours qui vont suivre ma fuite. La calomnie aura beau jeu. Tout déposera contre moi; mais j'aime mieux endurer publiquement les reproches les plus injurieux, que d'en mériter un seul dans le secret de mon coeur.

CHAPITRE 36

nouvel habit. nous arrêtâmes sur le champ notre départ. Il fut fixé pas plus tard qu'à la pointe du jour. Nous ne pouvions sortir de la ville qu'aux premiers rayonsde l'aurore. Aurore trop lente pour mes voeux impatiens, combien de fois je t'appelai! Et combien je craignis qu'un sort contraire ne vînt m'enlever le cher trésor où reposoit ma félicité! Cependant l'habit noir que je portois n' étoit guères propre à accompagner en voyage une fille jeune et jolie. Je regardai comme un crime de porter plus longtems la livrée d'un état que j'avois abandonné authentiquement. J'allois rêvant aux moyens de me procurer un vêtement convenable, et cela ne laissoit pas que de m' inquiéter; lorsque Suzanne se souvint qu'il y en avoit un délaissé depuis longtems dans une vieille armoire de la maison, et qui pourroit m' aller. C'étoit une ancienne défroque que jamais personne n'avoit réclamée; elle se hâta donc de l'aller chercher à bas bruit; elle revint quelque tems après, portant avec grace un petit paquet qui contenoit l'habitde voyage; elle le jeta à mes pieds, en me disant: mon amant ne sera donc plus un abbé! qu'elle étoit charmante alors! Je fis mille folies autour d'elle, et mon ivresse s' exprima par les plus innocentes caresses. Ce furent les mains de Suzanne qui m'aiderent à dépouiller ce vêtement lugubre qui interdit l'amour. Elle voulut toutefois garder mon rabat comme le drapeau de sa conquête, et jamais l'amour, au siécle de l'âge d'or, ne parla d'une maniere plus naïve et plus touchante. C'étoit une flâme pure et céleste qui nous consumoit, et qui ne laissoit pas approcher la profâne et grossiere étincelle du desir. Ses mains m'aiderent à revêtir cet autre habit, qui ne défendoit pas d'aimer, et sous lequel je parus à ses yeux un homme nouveau. Je fus étonné moi-même de la métamorphose. Je sentis que je pouvois lever la tête plus haut, et regarderfixement qui voudroit me faire baisser la vue. Cet habit enfin, avoit une couleur et une tournure militaire. Un vieux et large couteau-de-chasse l'accompagnoit, orné de son ceinturon galonné: et voilà, disions-nous, d'une commune voix; voilà l'effet que produit un morceau de fer, ou un morceau de drap différemment taillé. Le capucin, enséveli sous un froc épais, a souvent un coeur aussi passionné que le petit-maître qui le regarde en ricanant: il faudroit peut-être bien peu de chose pour les ranger subitement au même uniforme: nos habits font nos préjugés; mais le sage porte sa robe sans mot dire à personne, tandis que l'insensé la montre avec emphase, et veut faire baiser la sienne à tout le monde.

CHAPITRE 37

départ qui sera suivi de regrets. le point du jour nous vint annoncer l'instant du départ. Je donnai le bras à Suzanne. Comme elle étoit tremblante malgré son courage! Elle fondit en larmes en jetant un dernier regard sur la maison où son pere étoit encore plongé dans le sommeil. Elle s'arrêta.-ô mon pere! Mon pere! Prononça-t-elle amérement, pourquoi votre fille vous fuit-elle? Pourquoi faut-il qu'elle cherche loin de vous le repos de sa vie? Eh que n'avez-vous ce coeur paternel qui m'auroit pû tenir lieu de tout autre bien? Mais vous n'avez sû qu'appésantir sur moi le poids d'une injuste rigueur, je dois me dérober aux derniers coups qui consommeroient mon malheur... ne maudissez point votre fille infortunée à votre réveil, n'appellez pas sur elle la vengeancecéleste... elle s'accompliroit. Elle souffre en vous quittant tout ce que l'amour a de plus douloureux, tout ce que les remords ont de plus déchirant. Je sens combien je viole les droits du pouvoir paternel, les loix même de l'honneur: mais il n'est pas en moi de dompter ce que je sens. Je m'abandonne à des mains étrangeres... etrangeres! Repris-je avec la plus grande vivacité; Suzanne! Tout vous est présentement étranger, excepté moi; oui j'ose le dire, le nom de pere cède au nom d'époux... c'est à lui que vous êtes desormais attachée, puisqu'il répond de votre bonheur comme de vos jours; et en prononçant ces mots, je rattachois ce couteau-de-chasse qui alloit mal: car, c'étoit pour la premiere fois de ma vie que je ceignois une pareille arme, et la belle main de Suzanne fut obligée de l'ajuster convenablement... partons, partons, interrompit-elle,en baissant la tête et poussant un profond soupir; la pureté de nos sentimens me rassure; mais il est peut-être une autre voix qui nous condamne: la société a des loix qu'il n'est pas permis d'enfreindre. Nous sommes coupables; ah! C'est assez de l'être sans prétendre encore à nous justifier... adieu, mon pere! Elle prolongea cet adieu avec un cri qui me fit trembler et dont elle ne fut pas maitresse. Nous étions déja hors du jardin et sur les remparts. La ville entiere étoit endormie. Nous sortîmes d'un pas hâtif. Nous côtoyâmes pendant près de deux heures les bords du Rhin, et Suzanne gardoit un silence que toute ma joie ne pouvoit rompre. Nous trouvâmes à point nommé un bateau qui descendoit; c'étoit une belle occasion à saisir. à-peine embarqués, l'Alsace disparut bientôt à nos yeux. Nous nous parlions sous les doux noms de frere et de soeur:l' air modeste de Suzanne qui inspiroit encore plus de respect que d'amour, servoit à confirmer ce nom de soeur que ma bouche se plaisoit à prononcer si fréquemment. Je n'avois un coeur que pour elle, et toute la vue de ses charmes ne m'inspira jamais que ces chastes caresses que l'amour fraternel autorise et qu'il déploie en liberté à la satisfaction des ames honnêtes; non jamais mon coeur ne s'est enivré d'un torrent de plus pures délices. Non, Florimonde, (je suis peut-être trop sincere en ce moment,) mais les plaisirs voluptueux que nous avons partagés ensemble ne sont rien auprès des plaisirs que je goûtois en ces momens, hélas, trop fugitifs. Pardonnez cet aveu. Si la cruelle jalousie pouvoit s'en offenser, dans un moment elle seroit satisfaite. Mais je connois votre coeur, et cette réflexion est trop loin de vous pour vous regarder. Le fleuve nous entraînoit avecrapidité, le ciel étoit pur et jamais je n'avois vû un plus beau ciel; car j'étois à-côté de Suzanne et je la possédois toute entiere. Je lui parlois, je l'entendois, et nos regards en tombant autour de nous et sur les bords du fleuve et sur nous, se disoient mutuellement: oui, tout est bien, tout est brillant, tout est beau, tout est admirable dans la nature! Après quelques jours de navigation, nous fûmes obligés de débarquer à Coblentz pour prendre par terre la route qui devoit nous conduire chez cette parente dont la maison devoit être la nôtre. Je vis toute cette partie de l'Allemagne investie par des troupes retirées de la Westphalie, au moyen d'une retraite soudaine et imprévue. Je ne parlerai point de cette campagne, ni du général français, quoique j'aime comme un autre à politiquer, sur-tout quand il s'agit de ce qui a intéressési vivement ma triste patrie. Le bruit tumultueux de la guerre retentissoit de tous côtés; le citoyen n'avoit plus d'asyle; les vexations les plus oppressives étoient imposées par le droit du canon; une haine violente et réciproque se caractérisoit sur tous les visages, et le soldat prêt à tout exterminer sans remords, s'offensoit souvent de ce que celui qu'il venoit de mettre au pillage osoit faire gronder tout-bas l'accent du murmure. Au-milieu de cette bande de soldats et de ces régimens qui filoient presque en desordre, je ne savois trop à quoi me résoudre; nous n'avions pas prévu cet inconvénient. Je ne voulois pas aller plus loin, car les chemins ne me paroissoient pas sûrs; je tremblois pour Suzanne: mais ayant aperçu un couvent de jésuites, je crus voir la main du terrible préfet qui s' étendoit pour me saisir et me replonger dans mon ancienneprison. Je résolus de quitter ce séjour où l'on voyoit tant de robes noires qui me rappelloient mon esclavage; et Suzanne d'ailleurs n'aspiroit qu'à se trouver dans les bras de sa tante: elle devoit appuyer nos amours et les consacrer par un noeud étroit et légitime. Le trajet qui restoit à faire n'étoit pas long; deux jours pouvoient nous y porter commodément, deux jours alloient mettre fin à nos fatigues et à nos inquiétudes. On nous rassura, en nous réprésentant que nous n'avions rien à craindre en suivant les grandes routes: nous fîmes rencontre d'une petite voiture qui venoit de débarquer plusieurs marchandises et qui retournoit à-vuide presque au même lieu où nous desirions tant d'arriver. Le marché fut bientôt fait et conclu; et ma chere Suzanne, sur mes genoux, nous traversâmes des plaines et des bois non sans frayeur, à-cause des détachemensétrangers qui pouvoient rôder aux environs: mais notre conducteur rioit et se mocquoit beaucoup de nos craintes, disant que les ennemis étoient bien loin et qu'il avoit fait cent fois le même chemin sans encombre. Nous nous confiâmes à la providence; et la distance s'accourcissant à chaque minute, nous crûmes déja toucher le but de nos espérances, et l'asyle du repos et du bonheur.

CHAPITRE 38

désastre épouvantable. le deuxième jour de marche, nous descendions sur une pente rapide dans un étroit vallon, et nous vîmes sur le chemin une voiture sans chevaux, dont le bagage avoit été pillé. Plusieurs hommes dépouillés étoient étendus épars dans la poussière; des traces de sang annonçoient que ce lieu avoit été le théâtre du meurtre. Alors notre conducteur pâlit, et avoua que nouspouvions être en danger. Suzanne changea de couleur, et je la serrai tremblante entre mes bras, sans pouvoir prononcer un mot. Le voiturier hâta le pas de ses chevaux, et sortit du vallon le plus précipitamment qu'il lui fut possible; mais, arrivé au sommet, un cri sinistre se fit entendre; et à ce cri le voiturier, se jetant à bas de ses chevaux, se sauva à perte d'haleine dans la profondeur du bois. à-peine avois-je eu le tems de regarder pourquoi il prenoit la fuite, que déja vingt hussards nous avoient enveloppés. Ils dételent les chevaux avec des juremens effroyables, et déja furieux de n'avoir trouvé qu'une voiture vuide... il faut s'être trouvé dans une situation aussi terrible pour en concevoir toute l'horreur. On passe souvent avec froideur sur le récit des plus funestes aventures; mais lorsque l'homme qui les a éprouvées, et qui porte encoreles marques de son infortune, soupire en les racontant, qui pourroit lui refuser des larmes? Votre coeur, Florimonde, va se sentir ému de pitié sur le sort de votre rivale. Dans cet horrible moment, je n'étois plus à moi: aliéné de douleur, la tête égarée, je voulois tout entreprendre et ne pouvois rien tenter. On avoit saisi mon arme et ma personne; un bras de fer, qui me tenoit à la gorge, m'étouffoit presque, et les ministres de l'enfer ont une cruauté moins froide et moins atroce. La résistance devenoit inutile. Il ne me restoit plus qu'à les fléchir par mes prieres; mais comment prier ces hommes barbares? Ils portoient tous des faces de tigres. Non, ce n'étoit plus des hommes, ils en avoient perdu jusqu'aux traits les plus reconnoissables; leur fer sanglant étinceloit autour de ma tête; ils me traînerent par les cheveux, et m'arracherent jusqu'aumoindre vêtement, avides d'y trouver le peu d'argent que Suzanne m'avoit confié. Que devenoit-elle alors! Helas! Ses cris se perdirent dans les airs; je la vis, les cheveux épars, qui retenoit fortement les mains cruelles d'un forcené, et qui le supplioit à genoux de lui donner la mort. En vain faisois-je mille efforts pour voler à elle, ces monstres s'amusoient de ma foiblesse; et dédaignant de m'ôter la vie, ils jouissoient du pouvoir qu'ils avoient sur moi. Après avoir joint l'insulte à la férocité, ils m'attacherent tout nud à un arbre; et me montrant à Suzanne, ils menaçoient de me poignarder si elle ne cédoit sur le champ à leur brutale fureur. La douleur ne lui ôta pas l'usage des sens; ses yeux ne quittoient pas les miens; elle luttoit de toutes ses forces contre ses bourreaux; elle osoit défier leur rage. Tout-à-coup s'arrachant des bras qui la captivoient, elles'élança vers moi. Les cheveux flottans, elle enlassa ses bras autour de mon corps; son sein demi-nud et palpitant, s'appuya contre mon coeur; ses lèvres presserent les miennes, et ses larmes enflâmées coulerent sur mes joues... mourons, mourons ensemble, cher Jezennemours! Et puisque je ne peux te donner que ce gage de mon amour, reçois-le, et que ton ame accompagne la mienne! Elle m'embrassoit si étroitement, qu'aucun effort ne sembloit devoir l'en détacher. Un horrible éclat de rire partit à l'instant de ces bouches infernales; ils nous entourerent curieusement, et ces monstres oserent plaisanter des derniers adieux que l'amour et la douleur nous arrachoient. Nous tremblions, non de mourir, mais de ne pas expirer ensemble. Tout-à-coup, et au milieu de mille imprécations, ils se déterminerent à fondre d'un autre côté. Leurs mains meurtrieres forcerentSuzanne à me quitter. Je vis le combat de l'amour et de la barbarie, et je regrettai moins de quitter la vie. Ses bras étoient ensanglantés; elle se débattoit en de longs et vains efforts; on l'entraîna loin de moi, en tournant en dérision ses cris plaintifs et mon desespoir. Quelques-uns, dans une raillerie cruelle, me firent signe de la suivre, si je le pouvois; d'autres proférerent des indignités, que je n'ose redire, et qui montrent à quel degré de férocité s'abandonne l'homme qui a mis le pied dans la voie du crime. Ah! J'étois consolé de la mort; du moins elle devoit m'enlever d'un séjour où respiroient de si abominables êtres. Ils m'épargnerent, et je ne sais pourquoi. Je ne leur taisois pas le mépris dont tout mon coeur les foudroyoit. Ils se mirent tous à chanter, ou plutôt à hurler, pour étouffer mes reproches; et en me saluant de loin, ils l'emmenerent...je n'entendis plus qu'un bruit sourd et confus, qui expiroit à mesure que je prêtois une oreille plus attentive. Suzanne avoit disparu, et je ne pouvois plus même me flatter d'entendre le dernier son de sa voix gémissante... ô Dieu! Pourquoi l'homme a-t-il si peu de force en partage! Que ne m'a-t-il doué en ce moment de la force du lion, et d'un bras propre à secourir la vertu, la beauté et l'innocence! Que n'ai-je pu du-moins briser ces liens cruels qui me tenoient enchaîné, et aller demander à ces brigands la mort qu'ils avoient accordée à tant d'autres. Ils me laissoient vivant, et m'enlevoient Suzanne! ô tourmens! ô providence! ô maître de nos destinées! Quelles sont donc les miennes? Je me soumets à tout, Dieu puissant! Mais me feras-tu un crime des soupirs qui m'opressent! ... je ne murmure point sous les coupsqui se sont appesantis sur moi; mais qu' est devenue Suzanne? Suis-je donc condamné à l'horreur de ne la revoir jamais? Heureux si dans cet état je fusse tombé dans un anéantissement stupide! Mais la douleur d'une gêne insupportable réveilloit à chaque instant ma sensibilité; je souffrois des tortures affreuses; la mort s' avançoit vers moi, mais accompagnée de ses lentes et inexprimables horreurs; une nuit épaisse et sombre acheva de tout effacer autour de moi, et ce désert ténébreux me parut l'antécédente obscurité du tombeau. Le corps serré sous des cordes étroites, immobile dans ce supplice, n'ayant pas même un témoin de mes souffrances; entendant par intervalles, le bruit lointain de quelques coups de feu dont j'aurois voulu être le but; la scène qui m'environnoit n'étoit pas encore assez affreuse. Un oragequi menaçoit de loin, en roulant le tonnerre dans ses flancs, vint à fondre sur la forêt; des montagnes d'eau descendirent; les éclairs redoublés mirent en flâme ce bois qui mugissoit sous l'effort de la tempête; la foudre erroit en serpentant, et j'attendois vainement le coup qui sembloit devoir à chaque instant frapper ma tête. Il m' épargnoit, hélas! Il m'épargnoit à l'exemple de mes bourreaux! Enfin la continuité de mon supplice le rendit si douloureux, que je jetai involontairement les clameurs les plus aiguës; elles se mêlerent au cri des élémens, et percerent longuement dans les intervalles de ce silence terrible, où le tonnerre se taisoit.

CHAPITRE 39

l'opulent bienfaiteur. c'est dans ce déplorable état, et prêt à succomber, que j'entendis le bruit d'une chaise de poste, et le trot rapide de plusieurs cavaliers qui s'avançoient de mon côté à bride abatue. J'étois sur le bord du chemin. Ils m' apperçurent à la lueur des éclairs, et mes cris lamentables ne les trouverent pas insensibles à la pitié. Deux s'avancerent le pistolet au poing, tandis que les autres, non loin d'eux, ne les perdoient pas de vue. Ils s'approcherent, et je les priai avec une vive instance de me brûler la cervelle, s'ils étoient des brigands, ou de me délivrer, s'ils étoient des hommes. Sans presque me rien repondre, ils descendirent de cheval, et couperent avec assez de peine les cordes humides dont j'étois garotté.Voyant que je ne pouvois me soutenir, ils me porterent charitablement sur leurs bras, et jusques dans la chaise de poste. Ce fut-là que je vis, pour la premiere fois, Monval. Il étoit seul; il me fit couvrir d'un bon manteau; il m'accueillit avec humanité, me céda la place du fond, et se mit sur le devant. Il me fit avaler ensuite de deux ou trois sortes d'élixirs propres à ranimer mes esprits défaillans, et soudain il ordonna qu'on eût à continuer la route avec la même vîtesse. J'avois perdu jusqu'à la force de lui exprimer ma reconnoissance. Je l'appelai d'une voix foible mon libérateur, et je lui disois: ah! Si nous rencontrions Suzanne, que des brigands m'ont enlevée, daignez la traiter de même; daignez la défendre. J'aime mieux sa vie que la mienne. à ces mots, il me répondoit par des paroles douces et consolantes.Cet homme humain poussa l'attention jusqu'à ne me point fatiguer de questions; il veilloit sans cesse à me faire prendre l'attitude la plus favorable au soulagement des maux que je ressentois; il faisoit ralentir le mouvement de la voiture, dès qu'il s'appercevoit que ma tête la supportoit difficilement. à la premiere bourgade, il me fit habiller convenablement, et demeura un jour entier à me soigner, comme s'il eût été mon frere. Le lendemain, comme je lui témoignois la crainte que j'avois de rester plus longtems à sa charge, il me répondit d'un ton amical, qu'il me retenoit avec lui pour toujours, et que je le suivrois à Paris dans son hôtel. Je ne savois ce qui pouvoit l'exciter à tant de générosité; j'étois muet, toujours soupirant, et ne songeois qu'à Suzanne; je prononçai si fréquemment ce nom, qu'il parut vouloir me distrairede ma douleur. Je lui dis que je serois inconsolable toute ma vie; que j'avois perdu ce que j'avois de plus cher au monde, mon amante, que j'allois épouser à trente lieues de là; que je l'adorois; que sans elle la vie m'étoit affreuse... il sourit, en me disant qu'il falloit enfin me consoler, s'il n'y avoit plus d'espoir; que chez lui je trouverois autant de Suzannes que j'en voudrois. Elle est unique comme sa beauté, m'écriai-je, et en retrouvant des appas semblables aux siens, je ne retrouverai jamais ni son coeur, ni ses vertus. Monval me montra ce caractere, qu'il n'a point démenti depuis; officieux, humain, doux, libéral; mais regardant comme des préjugés les idées les plus faites pour établir ces mêmes vertus. Gageons, me dit-il, que vous sortez depuis peu de quelque collége? Oui, lui répondis-je naïvement; je sors de chez les jésuites, ou plutôt je lesai fuis; car ils condamnent Voltaire et l'amour; je les ai fuis, parce que je veux aimer Suzanne toute ma vie; mais hélas! Je ne vis plus aujourd'hui qu'avec son image. La chaise de poste alloit toujours son train, et je regardois incessamment à la portiere, si le sort ne me la présenteroit pas sur la route. Je fis arrêter vingt fois la voiture, croyant aux prestiges de mon imagination égarée. Je la cherchois; je croyois la voir jusques dans les objets les plus étrangers. Monval se prêtoit à tout avec complaisance, et ce fut par degrés qu'il voulut me faire perdre de vue une passion qu'il imaginoit devoir troubler le repos de ma vie. Jeune-homme! Me dit-il, vous me paroissez avoir un esprit aimable, et fait pour jouir des plaisirs de la société, sur-tout très-propre, selon moi, à la grande maniere de penser; mais vous avez encore l'innocence d'une ame neuve. Cette vertu est dangereuse dans le monde, où vous allez entrer. Il ne s'agit pas d'être un bon candide, il faut devenir homme de son siécle. Je crois l' être, moi, et j'ai l'honneur de posséder à ce titre cent mille écus de rente. Je les emploie à me divertir et à partager mes divertissemens avec autrui. Je mange chaque année mon revenu dans toute son étendue intrinseque. Il ne tiendra qu'à vous de faire chez moi votre bonheur, il ne m'en coûtera pas en-vérité plus de dépense. Mon emploi est singulier. Je ruine quelques milliers d'hommes que je n'ai jamais vûs et auxquels je ne puis m'intéresser; mais l'homme que je connois et qui m'approche, profite du malheur des autres. Il reçoit autant de bien que je fais involontairement de mal à des étrangers. C'est un équilibre de biens et de maux qui se balancent. C'est ainsi que l'océan,tantôt vient inonder les pays qu'il avoit laissés à découvert, et tantôt laisse à-sec ceux qu'il avoit inondés. Le hazard préside à tous les changemens nuisibles aux uns, avantageux aux autres. J'aime ainsi à voir les choses sous des rapports étendus, et je suis idolâtre de tous les grands tableaux; voilà par exemple que la seule curiosité m'a fait parcourir six cents lieues de pays pour bien voir le théâtre de la guerre; eh-bien en-vérité, je suis fort content de ma tournée; j'ai vu de belles opérations, des marches savantes, des décampemens ingénieux, une tactique supérieure et qui auroit étonné les César, les Alexandre, les Tamerlan, et Charles XII lui-même; ce qui m'attache encore, c'est cette variété d'événemens qui va former une ample pâture aux historiens futurs. Il en a coûté la vie à des hommes qui seroient morts un peu plus tard; mais combien d'autresse sont enrichis, se sont élévés à des postes heureux, à des grades illustres! Les richesses n'ont fait que changer de mains, et les places vuides ont été bientôt remplies. Ceux qui ont été blessés ont eu la croix de Saint Louis, et c'est je crois une récompense fort belle pour une jambe assez inutile, lorsqu'on peut faire rouler un équipage. Ah monsieur! Interrompis-je, je ne puis vous laisser poursuivre; la guerre, rassemble tous les fléaux; elle détruit les loix, bannit toute sûreté, étouffe la pitié; je la détesterai toute ma vie, c'est par elle que j'ai perdu le seul trésor que le ciel m'avoit accordé; et quand je vois des troupes de brigands forcenés errer dans ces bois le fer en main pour exercer impunément toutes sortes de meurtres, je demande comment l'effusion du sang peut être en honneur? Comment on commet de si horriblesattentats au nom de la patrie; comment le malheur de l'univers peut devenir la gloire et la vertu d'une certaine portion d'hommes; et quelle est enfin cette raison d'etat qui pour commencer à former un citoyen, lui ordonne préalablement de fouler aux pieds l'humanité gémissante? Monval ne fit que jeter un assez long éclat de rire, en disant que j'avois trouvé la matiere d'une ode digne d'être couronnée dans quelque académie; qu'une pareille tirade y seroit applaudie à coup sûr. Va, va ajouta-t-il, avec familiarité, dans un de nos petits châteaux, nous nous amuserons à loisir à versifier ces belles pensées et je veux te voir avec la médaille académique, pendue à ta cheminée, puisqu'il n'est pas d'usage de la porter à la boutonniere. C'est à-peu-près de cette façon qu'il répondoit toujours aux objections que je faisois à ses principes; nous n'étionsjamais d'accord, car sa morale est diamétralement opposée à la mienne. Il est mon bienfaiteur, il m'a sauvé la vie. Il me sera toujours cher; mais je ne pourrai jamais adopter aucun de ses sentimens. On ne commande point à la pensée; l'homme peut tout sacrifier, excepté ce sentiment qui fait l'essence de notre ame. Je l'ai combattu, j'ai renversé ses fausses opinions, mais sans ce zèle âcre qui dégénere en fureur et en fiel; il appeloit philosophie des systêmes aussi absurdes que pernicieux; je n'ai eu besoin que de mon coeur pour le réfuter. Je n'ai touché à l'évidence que par sentiment; mais, j'ose le croire encore plus sûr que la raison même.

CHAPITRE 40

scène, peut-être unique. j'étois trop profondément pénétré de la perte de Suzanne pour ne pas rêver incessamment à elle. Je résolus de demander de ses nouvelles à tout le canton, et de parcourir sur-tout les environs du lieu où elle avoit été enlevée; d' interroger tous les habitans circonvoisins et d'aller enfin jusques chez cette tante qui devoit protéger nos amours. La bonté du ciel, me disois-je, aura daigné favoriser peut-être un malheureux amant. J'avois mis tout mon espoir en sa clémence, et cet espoir ne m'abandonnera point; parce que si le ciel a vu le fond de nos coeurs, il nous aura fait grace en faveur de la pureté de notre mutuelle tendresse. Monval ne pouvant plus me déterminerà continuer la route, me remit de l'argent et me donna deux de ses gens bien armés, avec ordre de ne me point quitter; et après m'avoir représenté vainement les dangers et l'inutilité de mes courses, il m'assigna pour rendez-vous la ville de Francfort. Je pars avec mes deux compagnons, comblé des dons et des soins attentifs de mon généreux protecteur. Je parcours les villages, j'entre dans toutes les cabannes, demandant une jeune-beauté, que des houzards ont ravie: on m'écoute, on me plaint; mais on ne put me rien dire de positif. J'arrive enfin à l'endroit fatal, où des monstres m'ont arraché plus que la vie; mon oeil le reconnoît sans peine; je frissonne, je pleure, je trouble par mes cris le silence de la forêt; je revois l'arbre, où Suzanne m'a pressé dans ses bras du poids de son corps adorable. Il me sembloit alors que je meserois soumis une seconde fois à une aussi cruelle situation pour la revoir un seul instant. Je ne pouvois quitter ce lieu où le bonheur avoit disparu pour moi. J'errai plus de deux heures sans pouvoir m'en arracher; mais quelle différence entre ces deux époques de ma vie; tout étoit calme et tranquille dans ce lieu où s'étoit passé une scène aussi épouvantable; nulle trace des fureurs qui s'y étoient exercées; des oiseaux innocens s'abattoient sur la place même, où des monstres féroces avoient attaqué le coeur le plus sensible, et l'avoient déchiré avec une froideur inhumaine. Un de mes compagnons voulut par passe-tems tirer sur ces oiseaux, je lui arrêtai vivement le bras, en lui criant; grace, grace, et que je sois le seul malheureux. Ici le ciel a vu périr une créature innocente; que toutes les autres du-moins vivent en paix. Mes yeux attachés au sol cherchoientavidement si je ne rencontrerois pas sur l'herbe un bout du voile flottant que Suzanne avoit laissé entre les mains de ses bourreaux. Hélas! Nul vestige de mon effroyable malheur. La nature avoit repris son calme et sa sérénité. Cette terre impie, où la violence avoit meurtri les mains délicates de Suzanne, étoit couronnée de fleurs; ces arbres inanimés qui, pendant la tempête, sembloient du-moins gémir et participer à mon infortune, agitant leurs paisibles rameaux, ne répondoient point à ma tristesse, et elle en devenoit plus amere et plus sombre. Tout-à-coup je m'arrache, je précipite mes pas vers la bourgade, où l'amour devoit trouver un asyle dans le sein d'une parente, que Suzanne regardoit comme une seconde mere, et la protectrice de nos voeux indiscrets et innocens. Imaginez ici, chere Florimonde, imaginez la scène la plusrapide, la plus étonnante, la plus terrible. J'entre chez cette femme, déja un peu âgée, et dont le front étoit doux et respectable. Je la regarde avec des yeux, où se peignent tous les troubles de mon ame. Elle avoit des traits de ressemblance avec Suzanne; je les dévore avidement et en silence; elle me contemple avec un étonnement pour le moins égal. J' éleve la voix, et d'un accent alteré:-madame! Avez-vous reçu des nouvelles de votre niéce qui demeure à Strasbourg? L'avez-vous vue? Vous a-t-elle écrit? Savez-vous ce qu'elle est devenue? Cette femme dans le tremblement de la surprise et même de l'effroi, me répondit:-que voulez-vous dire, monsieur? Ma niéce est à Strasbourg chez son pere!-à Strasbourg chez son pere, m'écriai-je avec une voix altérée! Non, non, elle est morte! Elle est morte! Et j'en suis l'assassin! Elle pâlit à ces motset ne sait si elle parle à un homme tombé en démence, ou réellement coupable d'un grand crime. Ah! Dans ce moment je sentis que je l'étois. La douleur m'arracha un aveu dont je ne fus plus maître. Je m'accusois moi-même d'avoir fait son malheur et je ne me le pardonnois pas. Je craignis cependant d'enfoncer davantage le poignard dans son coeur en lui offrant l'histoire de sa niéce, livrée à des brigands féroces; et après m'être précipité avec véhémence à ses pieds, je lui criai: vous voyez devant vous un malheureux, un malheureux, vous dis-je; que son nom, son existence, son crime vous soient également inconnus. Je me réleve soudain dans un égarement affreux; je l'abandonne et la laisse à elle-même. Oui, je me sauvai de cette maison comme un incendiaire, je remontai à cheval avec mes deux compagnons. La scène hélas ne fut pas pluslongue que le récit que j'en fais; et sans plus interroger qui que ce soit, dans le muet silence du desespoir, je me rendis à Francfort, où je retrouvai Monval qui m'attendoit. Il respecta ce jour-là ma profonde tristesse, et pour tout dire, il en fut ému. Il fallut partir le lendemain, car il n'aime pas à s'arrêter dans le même endroit dès-qu' il y a jeté son coup-d' oeil, et moi j'étois fort indifférent sur les lieux que j'allois habiter. Nous traversions ces campagnes, que comme un vaste incendie la guerre avoit dévorées; quelques misérables exténués, le front pâle et les bras sans force, défrichoient quelque portion de terrein abandonné, et sembloient plutôt creuser un tombeau, que cultiver la terre. à chaque pas, des hameaux démolis attestoient le passage du soldat effréné! Des femmes revêtues de lambeaux; des enfans couverts de haillonscouroient au-devant de notre voiture, au risque d'être écrasés cent fois, et mandioient quelques deniers d'une voix aiguë et lamentable! L'enfance même avoit perdu son aimable aspect et ses graces riantes; le pli de la misere profondément empreint, défiguroit l'innocence de son front et le sourire de sa bouche. Comme je m'écriois à la vue de tant de maux infligés à l'homme, par l'homme son semblable! Monval me disoit que ce n'étoit rien encore auprès de ce qu'il avoit vu; que du côté de la Westphalie, deux régimens avoient saccagé dix lieues couronnées des plus belles moissons; et que dans cette triste enceinte, tout ce qui restoit d'hommes, s'étoit trouvé réduit à brouter l'herbe comme de vils animaux.

CHAPITRE 41

raisonnement financier. je soupirois, tandis qu'il me détailloit ces désastres, qui en avoient enfanté mille autres particuliers. Il étoit presque insensible à ces calamités, et repétoit toujours: ce monde est livré aux ouragans et aux fureurs de la guerre, qui, tour-à-tour bouleversent le globe: toute créature est le jouet du sort et des événemens; et tout en disant cela, il jetoit quelques écus à ces malheureux, qui, pressés de l'aiguillon de la faim, égaloient le pas de ses chevaux, et se montroient en foule à sa portiere. Ces gens-là, disoit-il, pourroient crier après nous, au voleur . Car comme je suis intéressé dans les fourrages (où se font les meilleurs tours de passe-passe), probablement il me reviendra quelque chose de ce qu'on leur a enlevé; aufond, c'est une restitution que cette aumône. Mais si je n'avois pas roulé un grand train avec six hommes armés, mon pauvre ami tu serois mort de faim attaché à ton arbre. Pour te sauver, il falloit un libérateur de ma sorte; car tout autre en passant t'eût plaint et t'auroit laissé là. Va, quand tu auras habité quelque-tems parmi nous, tu seras le premier à légitimer la possession un peu démésurée de tant d'honnêtes gens, qui ont mis leur industrie et le desordre regnant en valeur. L'égalité des fortunes est une chimere; une partie de la société sera toujours opulente, et l'autre n'aura presque rien; divise de quelque maniere que tu voudras: les trois quarts des hommes serviront toujours l'autre quart, ou il n'y aura plus de société: or, quand on peut choisir, on se range, je crois, dans la classe des aisés; tu t'y trouves aujourd'hui, puisque je t'adopte; béniston sort; ton bien-être est lié désormais, ainsi que le mien, aux travaux des infortunés pris dans la masse générale: cette combinaison a existé de tout tems, et existera après nous; ne faisant que passer sur la terre, rendons notre condition la meilleure possible. C'est la loi de tout être doué de sensibilité: si les richesses que je possède n'étoient pas dans mes mains, elles seroient la proie de quelqu'autre; autant vaut que j'en profite. Puis-je changer la combinaison actuelle des choses, réformer cette inégalité, gage de la subordination, donner seul l' exemple d'un nouveau partage? Puis-je faire enfin le bonheur de tant d'êtres que je ne connois ni n'apperçois, tandis que la nature a été la premiere à les oublier? Je le répete: je suis l'ami de ceux avec qui je me trouve lié; mais que le reste s'arrange; je n'ai pas le pouvoir que n'a point la force des loix; elles ont vouluque la jouissance de l'un fût fondée sur la privation de l'autre; il a fallu nécessairement qu'un des bassins de la balance montât, et que l'autre descendît, car l'équilibre est impossible; je n'irai point me sacrifier vainement pour ne rien opérer; je ne détournerai jamais et volontairement mon regard de dessus l'infortuné qui viendra m'implorer; mais pour ma propre tranquillité, je demeurerai insensible aux calamités qui se passeront hors de ma sphère. Je n'étois point content de sa maniere de raisonner et de sentir; j'y trouvois quelque chose de dur et de personnel, qui ne s'accordoit pas avec l'idée touchante de bienfaisance générale qu'il faut établir pour descendre aux réformes particulieres. Je voulois aimer mon bienfaiteur, et je sentois combien mon coeur répugnoit à des maximes qui autorisoient la cupidité et la malversation. Cette morale mesembloit féroce, et je m'étonnois moins des maux de la patrie, lorsque je voyois qu'on ne rougissoit plus de les parer des couleurs de l'éloquence. Je combattis vivement mon protecteur; je lui fis sentir que par les mêmes principes, on pouvoit justifier tous les excès, ceux des conquérans; car s'il ne s'agit que d'obéir à son intérêt, et de détourner ensuite les yeux, il n'y a plus de crime, et la vertu n'est qu'un vain nom. Je ne pus lui montrer ces égards politiques, au milieu desquels le protégé, par complaisance, fait semblant d'approuver le protecteur, en le condamnant tout bas. Il ne se fâchoit point de la vivacité de mes réponses: c'étoit un pyrrhonien tolérant, fortement attaché à ses idées; mais qui laissoit aux autres les leurs; il répétoit toujours: tu sentiras un jour par toi-même la vérité de ce que je te dis. Et ma bouche et mon coeur lui répondoient fortement: non, non; jamais, jamais!

CHAPITRE 42

Paris. enfin j'arrivai avec lui dans cette capitale immense et tumultueuse, qu'il m'avoit annoncée comme le séjour de la liberté, de l'opulence, de la volupté et de la joie. Le premier coup-d' oeil ne me plut point. Je ne sais si ce fut un effet de la teinte mélancolique que mon imagination répandoit sur les objets; mais cette ville fameuse me parut grandement triste; le peuple laid et sale; les visages allongés et mécontens; les rues me présenterent un mouvement sans activité, et la plupart des hommes dans l'attitude servile et craintive de la misere et de l'esclavage. Le contraste déplorable de l'opulence et de la pauvreté, qui luttoient incessamment, me démontra que l'humanitéétoit éteinte dans la moitié des coeurs; le joug des travaux qui pesoit perpétuellement du côté le plus nombreux, y dégradoit l' espece humaine; le bruit discordant n'étoit qu'un amas de lamentations confuses; l'oisiveté la plus insolente et la plus dédaigneuse bravoit l'infortuné qui, gémissant sous le faix, étoit encore obligé de crier pour percer la foule; une avidité basse dans l'air et le sourire du marchand, une politesse apprêtée; je ne sais quelle foiblesse pusillanime empreinte dans la démarche et le geste du parisien; une curiosité enfantine, une apathie à peine réveillée par la foule des arts; une race moutonniere, tout me montra des hommes dégénérés, amoureux de petites jouissances, adorateurs d'un luxe puéril; et qui, tournant dans un cercle de froides habitudes, avoient perdu les grandes idées comme les vrais plaisirs. Je ne voyois que des especes dephantômes revêtus de clinquans, ayant un idiôme conventionnel, qu'ils appliquoient également aux moeurs, aux sciences, aux arts, tous apperçus sous le côté poli, et dégénérans en petitesse à force de graces. Le soir, la prostitution publique, éclairée de mille flambeaux, m'offrit mille scènes scandaleuses et revoltantes; le soleil, en plein midi, n'éclaireroit pas mieux ces turpitudes, qui se passent à la porte même de l'honnête bourgeois, où la mere recommande la modestie à sa jeune fille; l'innocence seroit flétrie par cet unique coup-d' oeil; l'oreille ne peut se dérober aux expressions de la débauche qui se promene triomphante et parée. Je fus longtems dégoûté de manger en cette ville en voyant les marchés, où tout ce qui sert à la nourriture traîne dans les ruisseaux, ou reçoit les immondices des toîts; les alimens yont perdu leur couleur naturelle. On ne les distingue plus. Tout est apprêté: et vous trouvez bien l' apparence des mets, mais non leur goût substanciel. C'est à qui vous rendra malade en vous faisant avaler du poison qu'on ose appeler du vin; il est frelaté aux tables les plus délicates, et l'habitant de cette ville semble avoir perdu l'odorat et le goût, tant il est avide à remplir son estomach de tout ce qu'on lui présente. Si vous traversez les cuisines, le coeur vous souleve, la malpropreté couvre les murs et les tables. Les ustensiles de cuivre, qui ne sont pas encore bannis des trois quarts des maisons, jetent dans chaque plat quelques-unes de leurs particules dangereuses; et comme on est des années à s'empoisonner, on ne s'en apperçoit seulement pas; des marmitons hideux paîtrissent dans leurs mains noires cequi va vous être servi dans des plats d'argent ou de fine porcelaine. On y boit incessamment des liqueurs dont on ne se donne pas la peine d'approfondir la composition, qu'on avale par distraction, et qui sont le germe des maladies les plus cruelles. Le théâtre françois, après lequel je soupirois, et où je courus avidement, me parut si inférieur à l'idée que je m'en étois formée, que j'aimai mieux bientôt livrer la piece à mon imagination, qu'à l'art de ses acteurs. Leur front étoit dur ou inanimé; monotones, froids et compassés dans leurs mouvemens, on voyoit qu'ils avoient affaire à un peuple tiéde, chez qui les grandes passions étoient éteintes, et qui demandoit aux recherches combinées de l'art, ce qu'il ne savoit plus reconnoître dans les tableaux naïfs et énergiques de la nature. Je crus toujours voir la même tragédie; car ellene sort pas, en France, de la même forme qui lui fut imprimée dans l'origine. Des tirades de vers, de foibles et de petits moyens, des paroles à la place de l'action, tout annonce le champ étroit où les poëtes ont choisi leurs personnages. Ils n'ont jamais que six pieds carrés pour se promener et pour agir. Un théâtre plus intéressant m'occupa: ce fut celui du monde, théâtre varié, et dont l'autre n'est pas même l'ombre. Il me faudroit un jour entier pour vous exposer le jugement que j'ai porté de ces hommes rayonnans de dorure, et de l'ame ordinairement logée sous cette superficie brillante. L'habitude en général, a affaissé toutes les ames; elles sont petites, mesquines, maniérées, subtilisées, et quand elles veulent sortir de leurs sphères et faire les grandes et les indépendantes, elles retombent la minute d'après dans le cercle étroit de leur molesse.Je ne vous parlerai point des femmes, belle Florimonde! Je les ai peu vues, et je m' estime heureux de vous avoir trouvée, vous qui m'avez sauvé de leurs piéges: vous, dont la sagesse, la candeur, la vertu! ... Florimonde qui souffroit intérieurement de ces éloges, et qui rougissoit de les entendre, embrassa Jezennemours, et lui ferma la bouche avec un doux baiser. Il continua ainsi:

CHAPITRE 43

fin du récit. la vraie franchise de l'ame. Monval ne manqua point de me donner le titre de secrétaire, parce que j' avois exigé de lui un emploi, voulant tenir ma subsistance plutôt de mon travail que de sa pure libéralité; mais il me laissoit toujours oisif, etquand je lui demandois ce qu'il falloit faire; te divertir, répondoit-il; profiter de l'avantage de vivre dans ma maison, et suivre l' exemple de ceux dont je me plais à m'environner. Vous savez quels étoient ces divertissemens et ces exemples que je devois suivre! Vous en avez été scandalisée, Florimonde! Et si je ne les eusse pas méprisés, je ne serois pas ici près de vous. J'ai toujours préféré le plaisir de penser, à tout autre plaisir. La liberté de pouvoir m'y livrer tout entier et sans distraction, m'a retenu chez Monval; et la crainte de rencontrer un trop pénible esclavage, m'a fait suivre un genre de vie assez singulier, puisque le matin je conversois avec des philosophes, et le soir avec des libertins. J'étois déplacé dans sa maison, et nous nous portions un scandale réciproque. Apôtre de la débauche, il la prêchoit, tandis que toutes mes réflexions tendoientà ternir les couleurs dont il vouloit la parer. Je me suis reproché longtems et en secret cette vie contemplative: c'est une paresse de l'ame qui a son attrait et son danger: il faut savoir agir, et cela vaut mieux que méditer. Je cherchois donc à faire quelque chose de sérieux et d'utile à moi-même et aux autres. Le front d'un ouvrier trempé de sueur, faisoit rougir le mien; je voulois briser des liens que je sentois honteux; et l'habitude et une crainte puérile m'en ôtoient le courage. Mais enfin j'ai cherché, j'ai trouvé cette vie laborieuse que Dieu nous imposa à tous, et qui porte sa récompense avec soi, en remplissant le coeur de celui qui s'y livre. C'est en m'attachant à vous que j'ai banni les oisives occupations de la mollesse; c'est en m'abandonnant tout entier à des exercices qui fatiguent le corps, que j'ai enlevé à l'imaginationce qu'elle a d'illusoire et de pernicieux... je crus pouvoir me dompter toujours moi-même; mais je n'ai fait qu'aller au-devant de ma chaîne... pardonnez ce langage, belle Florimonde; ce coeur vous est ouvert; ma franchise ne vous a pas déplu, et le mensonge m'est en horreur. Innocent, je suis devenu coupable; je devois adorer en silence l'ombre de Suzanne, et je lui ai été infidèle! Et si elle paroissoit à mes yeux, de quel front l'aborderois-je? Quoi! J'ai pu trahir mes sermens et la foi que je lui avois jurée! Pour me punir, sans doute, un songe m'a retracé cette nuit son image: j'étois sur le bord d'un fleuve agité; j'apperçois Suzanne à l'autre rive. Un voile blanc, symbole de sa pudeur, relevoit l'éclat de sa beauté. Elle m'appelle, je me précipite dans les flots pour passer jusqu'à elle; mais je me sens entraîné malgré tous mes efforts; elle me tendinutilement les mains; je succombe sous les vagues écumantes, tandis que je l'apperçois s'élever vers les cieux, et tracer dans les airs une route lumineuse. Je m'éveille en la poursuivant, en la nommant encore, et je me trouve dans vos bras... ah! Je suis coupable envers vous, comme envers Suzanne. Avez-vous pu m'entendre soupirer pour une autre, et dois-je plus longtems abuser d'une tendresse, dont je ne fus jamais digne? Oui, je me rends justice; je ne mérite point votre amour. En me trompant moi-même, je vous ai trompée: ce coeur revole tout entier au premier objet qui l'a captivé: j'ai pris pour de l' amour une ardeur fugitive qui s'est évanouie, et l'amour est venu me reprocher mon infidélité. C'est à vous à vous venger, Florimonde; c'est à moi de me punir; et puisqu'il ne m'est plus permis de vousregarder sans honte, je ne dois plus...-que m'accorder encore un peu de confiance et d'amitié franche, interrompit Florimonde, en le pressant dans ses bras, en retenant ses larmes involontaires, en ne pouvant se rassasier de sa vue. Pourquoi nous accabler l'un l'autre? Aidons-nous plutôt à supporter les peines dont nos coeurs sont déchirés. Vous aimez Suzanne comme je vous aime; vous desirez sa présence, comme je desire la vôtre; elle est nécessaire à votre bonheur, comme vous l'êtes au mien: cette infortunée est digne de votre tendresse, et moi je suis malheureuse de n'être pas payée de retour. Mais enfin, cher Jezennemours, souffrez-moi à vos côtés; donnez-moi quelques soupirs et gardez-lui votre amour; je ne veux plus être que votre confidente... oui, épanchez dans mon sein vos plus secrettes larmes, je saurai les partager. Ah! Je saisce que c'est qu'aimer! ... je le sais... Suzanne n'est plus ma rivale, elle devient mon amie. Si je savois quel lieu la renferme, j'irois moi-même au-devant d'elle, et serois la premiere à l'amener dans vos bras. Oui, cher Jezennemours, ajouta-t-elle avec le transport d'une femme tendre et passionnée, transport que la plume ne sauroit rendre! Oui, je t'aime, je t'aime; et comme le véritable amour est pur et désintéressé, je vais te révéler le secret de mon ame. Mon coeur, en se livrant à toi, n'a jamais osé aspirer à être uni au tien par un noeud sacré et indissoluble; j'ai connu que j'aimois un mortel trop au-dessus de moi; je ne me suis pas jugée digne d'être associée à tes destins. Un sort fatal m'a fait rencontrer celui qui pouvoit faire mon bonheur; mais je ne le méritois pas, sans doute, puisque son coeur appartenoit déja à une autre... eh bien!Qu' elle triomphe cette heureuse rivale, je me soumets, je ne veux plus que ton amitié; mais je l'exige du-moins, ce sentiment consolateur, dans toute son étendue; lui seul diminuera le supplice dans lequel je dois vivre. Après un moment de silence, pendant lequel Jezennemours avoit le regard baissé et la main droite mollement pressée dans la sienne, Florimonde reprit la parole. Trop cher Jezennemours (et je n'ose dire mon amant) si, emporté par les charmes de ma rivale, tu ne peux te résoudre qu'à m'abandonner, pars... rends-moi encore plus malheureuse, et le ciel m'entend, je n'aurai encore rien à te reprocher; mais si tu peux vivre auprès de moi, si tu ne me hais point, si ma vue et les témoignages de ma tendresse ne te sont point odieux, reste, et parle-moi à chaque instant de ta Suzanne; que ce nom se répete sans cesse àmon oreille; je saurai l'entendre de ta bouche, je te parlerai d' elle; et si je ne suis qu'une ombre de sa beauté, cette ombre servira peut-être à te rendre sa présence: je ne veux que ton repos et ton bonheur, je ne veux que te plaire et t'aimer; trop heureuse encore si tu jetes un regard sur moi. Suzanne est une divinité dont je veux être la prêtresse; je lui veux tout sacrifier; et par le sacrifice tu jugeras peut-être de l'excès de mon amour. Oui, tu seras aimé, et pour toi-même: je ne suis plus ton amante, je deviens ton amie. Si, sous ce dernier titre, tu m'accordes quelquefois un sentiment plus tendre, je le recevrai comme un bienfait; mais je cacherai mon triomphe et mon plaisir. Que je puisse te voir toujours heureux, et Florimonde sera satisfaite... mes lettres vont se joindre aux tiennes, pour suivre les traces de ton amante: je ne négligerairien pour découvrir son sort, et j'atteste le ciel, que le plus beau jour de ma vie, sera celui où tes yeux, brillans de joie et de surprise, la rencontreront, pourvu que dans ce jour tu n' éloignes point de moi le regard de l'amitié. Si jamais amant fut surpris, ce fut Jezennemours. Il connoissoit le caractere élevé de Florimonde; mais il ne s'en attendoit pas moins aux reproches d'une femme jalouse: il ne trouva en elle qu'un exemple étonnant de douceur et de tendresse. Confus de tant de générosité, il ne s'en estimoit que plus coupable. Il conçut pour elle un respect nouveau, et qui tenoit de l'admiration: quelquefois il la serroit dans ses bras, sans oser expliquer sa pensée; et c'étoit elle qui lui parloit de Suzanne, des moyens de la retrouver, qui lui portoit cette espérance, qui, toute illusoirequ'elle est, aime tant à germer dans les coeurs infortunés: elle s'oublioit elle-même pour reposer et fixer l'ame de Jezennemours, sur cette image qu'il adoroit. Cette tendresse épurée, cette noblesse rare et magnanime, gagna tellement le coeur de Jezennemours, qu'il se sentit pénétré de la plus vive affection; et tous les témoignages d'une amitié profonde et sincere, furent prodigués à Florimonde; et ces témoignages, par leur vivacité, égaloient presque ceux de l'amour.

CHAPITRE 44

contretems fatal. sur ces entrefaites, Monval se trouvoit de retour d'un assez long voyage: il se transportoit de Paris à Londres, à Amsterdam, à Venise, à Turin, à Vienne, tout aussi facilement qu'unbourgeois de Paris se transporte le dimanche à St Cloud, à Sceaux ou à Meudon. Voilà, certes, le plus grand avantage que donnent les richesses, et le seul pour lequel l'historien de Jezennemours ambitionneroit un peu de fortune; pouvoir, à son gré, aller visiter un pays éloigné dans une voiture commode, sans risques et sans ennui, étudier différentes moeurs et différens gouvernemens; se rendre, dans un court espace de tems, concitoyen de tous les royaumes; tout voir avec des yeux neufs, et qui ne sont point altérés par l'habitude, de toutes les séductions la plus perfide; trouver le long de la route des hommes complaisans et affables, qui, pour un peu d'argent, vous nourrissent et vous conduisent. On n'admire pas assez cette heureuse et neuve combinaison presque inconnue à tous les siécles qui nous ont précédé. Ah! Si le ciel me favorise jamais desmoyens nécessaires, je vous saluerai, grandes et majestueuses villes, et je ne me reposerai point que je n'aie parcouru et visité l'Europe; car je ne crois plus guères aux livres trop souvent menteurs. Monval, de retour donc, se ressouvint de son novice et de celle à qui il l'avoit confié; et bien disposé à se réjouir, il manda tous ses compagnons de plaisirs anciens et modernes, comme devant être témoin d'une scène plaisante, et qui se rencontroit rarement. Il arrive dans cette campagne paisible avec tout le train d'un fermier-général, et c'est tout dire, qui vient accompagné de la troupe de ses convives. Ils étoient du meilleur ton, sans doute, car chacun amenoit la beauté complaisante qui étoit de semaine, c'est-à-dire, une danseuse ou une chanteuse échappée de la capitale pour quelques jours. Florimonde pâlità leur arrivée. Jezennemours interprêta cette visite imprévue, comme une partie-de-plaisir assez ordinaire à son ami. Il reconnut à-peu-près les mêmes personnages qu'il étoit accoutumé de voir à Paris. Monval, après avoir embrassé Florimonde avec une familiarité un peu libre, se précipita dans les bras de Jezennemours, avec les plus grands éclats de rire et les plus folles démonstrations de joie. Toute la compagnie suivit le même exemple; on n'étoit point venu-là pour moraliser, on se livra à une gaieté bruyante; la suite des valets imita les maîtres; et cette maison, qui l'instant auparavant étoit une sage solitude, devint tout-à-coup le temple de la folie. On y entendit raisonner le bruit des instrumens et le désordre de la danse. Le tranquille et chaste écho des forêts, répéta les chants des beautés dissolues, et leslibertines orgies d'une troupe d'extravagans qui s'étourdissoient pour avoir du plaisir.

CHAPITRE 45

allarmes. Grand souper bien perfide. Florimonde, dans le plus grand embarras, présageant tout ce qu'elle avoit à craindre, et voulant cacher ce qu'elle ne vouloit pas que Jezennemours sçût, ne savoit quel parti prendre; elle ne quittoit pas Jezennemours d' un instant, lui faisant entendre par signes muets tout ce qu'elle souffroit: elle trembloit qu'une lueur indiscrette et jetée par hasard sur sa vie, ne vînt à éclairer le jeune-homme et la rendre méprisable à ses yeux. Elle craignoit ce coup plus que la mort: qu'on juge de ses transes et combien elles étoient cruelles! Jalouse à l'excès de son estime,elle risquoit à chaque heure de la perdre. Dans ces conversations plus qu'enjouées, elle donnoit ingénieusement un tour facile aux scènes qui effarouchoient Jezennemours. Elle disoit tantôt qu'elle n'avoit rien vu, tantôt que tel étoit l'usage de la campagne, et que plus on étoit réservé à la ville, plus la familiarité reprenoit son empire dans ces parties badines, où il étoit reçu de se livrer à des amusemens folâtres. Elle ajoutoit que de fortes raisons l'obligeoient à ménager Monval; qu'il étoit méchant et dangereux, dès qu'on contrarioit ses desseins; que quelques jours seroient bientôt passés, et que le moyen d'anéantir le scandale, étoit de ne pas paroître l'appercevoir; que malheureusement les moeurs du siécle lui imposoient silence, et qu'enfin, ce seroit pour la derniere fois qu'elle se prêteroit à une fête qu'elle n'avoit su ni prévoir, ni éviter.Prêtez-vous un peu, ajouta-t-elle, mon cher Jezennemours, prêtez-vous à leur folie, elle sera courte: le sage doit savoir rire de toutes les extravagances humaines; elles ne doivent être à ses yeux que comme des actions enfantines. Rien ne corrige certaines têtes, et il est plutôt fait de laisser un libre cours à leurs amusemens, que de vouloir leur faire entendre ce qu'ils ne comprendront jamais. Lorsqu'ils seront partis, nous aurons ample matiere à parler d'eux, et à hausser les épaules de pitié. La complaisance avoit des droits sur Jezennemours. D'ailleurs il avoit eu le tems de connoître quelle étoit la vie ordinaire des gens d'un certain état. Il parut donc ne s'étonner de rien, sentant bien d'ailleurs en lui-même, qu'il ne lui convenoit pas non plus de faire l'austere et le farouche, lorsqu'on étoit venu le surprendrepresque dans les bras de Florimonde. Le troisieme jour, un souper somptueux étoit déja préparé sous le grand berceau de verdure; la table couverte de girandoles, et entourée de convives, présentoit une quantité de mets moins offerts à l'appétit, qu'à la vanité du luxe. Le vin d'Italie et le vin du Cap encore meilleur, couloit en abondance, et échauffant de toutes parts les cerveaux, leur prêtoit mille idées aussi folles que légeres. à la vue de cette profusion, chacun avoit à gémir sur la foiblesse de son estomach: il étoit rassasié, que l'oeil étoit encore avide; on appelloit au secours ces liqueurs distilées, ces doux parfums qui cachent le poison homicide, qui achevent de troubler la tête et de porter dans les veines le feu de la débauche. Le sage Jezennemours auroit joué-là un rôle sot et déplacé, s'il n'eût consenti àmarier fréquemment son verre à celui de ses voisins. D'ailleurs, la fumée des mets auroit suffi à déranger la cervelle d'un Socrate. Assis entre Florimonde et Monval, on le serroit de près, on le faisoit manger et boire à son insçu. Les propos, qui voltigeoient à travers les crystaux, étoient plus que libres. Ayant rougi au premier, il se lassa ensuite de rougir; son front s'illuminoit des rayons que donnent les plaisirs de la table. Monval, avec toute la familiarité possible, badinoit avec la plus jolie des pensionnaires qu'il avoit amenée. La petite personne, toute en feu, lui rendoit avec usure ses caresses; chacun l'imitoit, et un desordre animé avoit dérangé la chevelure des prêtresses de la volupté. Que pouvoit faire le sage Jezennemours au milieu de tant d'attitudes amoureuses, sinon de baisser les yeux sur le sein de Florimonde, et de pancheraussi sa tête sur son épaule d'ivoire? Que pouvoient faire ses mains, sinon de serrer modestement les siennes? Elle avoit beau le repousser; Jezennemours étoit si doux et si réservé au prix de ses compagnons, qu'il avoit parmi eux l'air de la décence. On fit publiquement l'éloge de la liberté et du plaisir, dans des couplets tels que les françois ont su les faire. Chaque convive célébra à son tour la beauté qu'il embrassoit; les plus jolies chansons qu'on ait composées dans l'univers, sans excepter celles du gentil Anacréon, coururent à la ronde. Quoique la compagnie eût les yeux fixés sur Jezennemours, il étoit loin de se croire le principal acteur de la fête; il ignoroit que c'étoit son hymen que ces apôtres du libertinage célébroient au gré de leurs principes, et que ce repas splendide étoit le brillant festin des noces. Florimonde, elle-même, quoiqueconnoissant Monval, ne soupçonnoit pas ce tour perfide. Le bon jeune-homme suivoit avec simplesse le signal fréquent qu'on lui donnoit de l'embrasser, et prenoit les éclats de rire pour le témoignage d'une joie ordinaire. Il se livra de bonne-foi à l'allégresse universelle, ne croyant que la partager. Mais tous les yeux étoient fixés sur lui, et c'étoit un nouveau plaisir pour les assistans de le voir, entraîné par l'exemple, étourdi par les liqueurs, s'abandonner à ce tumulte où les sens s'enflâment et maîtrisent le philosophe malgré toutes les leçons du lycée et du portique.

CHAPITRE 46

tout se découvre. il falloit vingt-quatre heures au moins pour abaisser les fumées de ce festin. Au réveil de sa raison, Jezennemourscrut avoir fait un songe importun; il ne pouvoit ajouter foi à l'image que sa mémoire lui présentoit; il se revoyoit encore panché sur le sein de Florimonde, ayant Monval et ses adhérens pour témoins de ses empressemens. Il ne concevoit pas lui-même comment il avoit pu tomber dans un pareil oubli, qui sembloit ternir la réputation d'une femme que son premier devoir étoit de respecter. Quoi! Disoit-il, je n' ai pas eu plus de force que cela; j'ai été indiscret; j'ai revélé les mysteres de sa tendresse! à quoi sert d'aimer la vertu et d'étudier la sagesse, pour les outrager toutes deux dans un instant, et les sacrifier à l'enchantement d'un regard? Il se promenoit, étonné de son indiscrétion, abattu par le chagrin qui versoit dans son ame un remord intérieur, lorsqu'un des compagnons de Monval, qu'il n'avoit jamais pu souffrir à causede la grossiéreté de ses moeurs, vint à passer, et lui frappant sur l'épaule: bon jour, l'ami, dit-il en le regardant en face d'un air satyrique: bon jour, l'homme sage; parbleu, je suis bien charmé que vous soyez enfin des nôtres . Le rusé philosophe! Oh! Je savois bien qu'on en feroit quelque chose. Après cette apostrophe, il continua son chemin en faisant d'assez longs éclats de rire. Des nôtres! Moi des siens! Se peut-il, prononçoit Jezennemours, pressant son front du poing... ah! Je l'ai mérité, ce titre qu'il me donne... moi, des siens! Bon dieu... c'est-à-dire que je n'ai ni moeurs, ni honte, ni pudeur! ... ah! Je sais encore rougir, et rougir de moi-même! Il se frappoit la poitrine; il fermoit les yeux; il s'arrêtoit; il frappoit du pied; il ne pouvoit concevoir ce qui s'étoit passé la veille, et il grossissoit à ses yeux le desordre dans lequel il étoit tombé.Comme il craignoit la rencontre de quelque nouveau témoin, il s'enfonça tristement sous des arbres qui conduisoient à un petit bois où il courut se cacher. C'est-là qu'il auroit voulu effacer les instans où il avoit offensé Florimonde et l'amour; il n'osoit plus penser à Suzanne: son image étoit semblable à celle d'une divinité qui s'est voilée sur son autel, et qui rejete l'encens d'un mortel profane. Monval qui le guétoit depuis une heure, et qui le suivoit à la piste, l'aborda tout-à-coup.-que viens-tu donc faire sous ces ombrages, lui dit-il gaîment et avec un sourire malin? Aurois-tu donné quelque rendez-vous à une de ces petites folles qui nous ont si bien amusé cette nuit? Elles sont charmantes, au moins: ce sont les plus agaçans minois... ma-foi, l'opéra manquera vendredi prochain; car nos déesses ne sont pas d'humeur de retourner à laville; elles se trouvent trop bien avec nous; mais en conscience, M Jezennemours, tenez-vous-en à votre Florimonde; elle doit vous suffire; elle est très-savante en volupté...-c' est une femme très-respectable, reprit Jezennemours: je n'ai pu me défendre de ses charmes; et puisque vous avez été témoin de ma tendresse, j'avoue qu'elle m'est infiniment chere. Le plus grand de vos bienfaits n'est pas de m'avoir sauvé la vie; c' est de m'avoir fait connoître une ame aussi douce, aussi généreuse, et dont je veux faire une véritable amie. Je ne saurois trop vous exprimer la reconnoissance que je vous en dois...-je savois bien que tu trouverois cette femme-là de ton goût: avoue qu'elle met dans ses caresses une grace, un sel, un sentiment, un feu vif qu'on ne trouve point à d'autres; mais quoique formé par elle, et en très-bonne école, tu as encore un certainair neuf que tu ne pourras perdre, je crois, qu'à la dix-neuf ou vingtieme. Parle: nous n'en manquerons pas: les trois spectacles voleront ici plutôt que de te laisser triste ou rêveur. J'ai entrepris la cure; il faut qu'elle soit radicale. Il faut que je ne rencontre jamais sur ton visage la moindre trace de cette philosophie boudeuse que je hais à la mort, et que je voudrois exterminer partout. Si je t'ai abandonné si longtems avec celle-là, ma foi, pardonne, c'est que j'étois en course: se seroit-elle ennuyée d'avoir été recluse! Ce seroit de votre faute, Mons Jezennemours. Eh bien, dis-moi: tu as vu ces petites phisionomies mutines, qui font la nicque à la philosophie; à laquelle donneras-tu le mouchoir pour la nuit prochaine; car il est juste que Florimonde rentre dans le commerce; et décemment, tu ne peux t'obstiner à être comme le lierre, attaché au mêmearbre... répons-donc, grave personnage! Tu n'oses encore parler...-je fais plus, dit Jezennemours; je n' ose vous entendre; vous devriez cependant avoir connu ma façon de penser. Je me suis attaché à Florimonde, parce qu'elle est vertueuse: nous nous aimons, sans doute; je ne puis, ni ne veux le déguiser. Si l'exemple d'hier me fit divulguer la tendresse que je lui ai vouée, mes sentimens devroient vous être assez connus, pour juger, d'après eux, qu'elle ne doit pas être confondue avec ces objets vils et scandaleux plastrons du libertinage. Excusez si je vous parle ainsi; mais pourquoi cessez-vous de respecter une personne dont vous avez fait tant de fois l'éloge en ma présence, et dont vous avez reconnu le premier l'extrême mérite. J'ai eu lieu de connoître la délicatesse de son ame; je me suis attaché à elle: je ne m'en repens point; ainsi son honneurdoit m'être cher.-son honneur! Parbleu! Il ne t'a pas coûté un sol à toi, cet honneur-là; tu ne sais pas ce qu'il vaut. Quoi? Le vaisseau de ta philosophie a fait naufrage contre ce faste apparent de vertu! ... Jezennemours voulut se retirer; car il ne pouvoit endurer patiemment de pareilles apostrophes: Monval le retint malgré lui.-oh! Tu ne t'en iras pas, mon pauvre Jezennemours: si je te laissois aller, tu serois ma foi trop brocardé là-bas; car on t'y attend pour le dénouement d'une bonne scène, et je veux avant t'apprendre à la supporter: il te faudra rire comme les autres de ta bonne crédulité. Chaque comédie a son cinquieme acte, et la fin de celle-ci approche: tu as, par ma foi, joué le rôle de candide à merveille; mais sais-tu ce qui te reste à faire présentement: c'est de plaisanter comme un fou de ton erreur, d'abjurer ta mélancoliquesagesse, qui ne te sauve point des filles d'opéra, et de revenir désormais vivre à nos côtés dans le costume joyeux de la folie. Je t'ai exilé assez longtems, ton noviciat est fini; te voilà initié dans nos charmantes erreurs. Ce que nous demandons de toi aujourd'hui, c'est que tu daignes enfin parler comme nous, ayant agi de même; que tu perdes ces belles idées rafinées qui ne conviennent point à la nature de l'homme, paîtri heureusement pour les voluptés terrestres. Tu as mis le doigt au feu, pourquoi vouloir en hypocrite cacher la brûlure? Pourquoi nommer avec emphase ces grands mots d'honneur et de vertu, dont tu te plais à encenser tout seul ta déesse, au risque de nous faire mourir de rire? Eh! Tu as beau me regarder; il y a longtems pour la premiere fois qu' après avoir enchanté tout Paris de sa danse, enlevée à prix d'or à vingt rivaux, ellea fait dans mon lit l'essai...-monsieur, monsieur, doucement, prononça avec agitation Jezennemours, extraordinairement troublé; j'ai donné lieu à vos discours, je le sais; mais fort de mon aveu, vous outrez les choses. Comment osez-vous calomnier? ...-doucement vous-même, Monsieur Jezennemours, et sachez que c'est la médisance que j' aime et non la calomnie; mais il faut vous éclairer malgré vous, vous mettre le flambeau sous le nez; car du caractere dont vous êtes, vous seriez perpétuellement aveugle et dupe. Sachez, puisqu'il faut tout vous dire, que ce petit château que vous habitez avec cette femme si respectable et si vertueuse (qui t'a fait mépriser les autres femmes, par l'élévation de ses sentimens) n'est pas à elle, mais à moi; que c' est enfin une de mes petites anciennes maisons de campagne du tems que j'étois un pauvre diable,n' ayant à manger par an que soixante mille livres, dont la modeste Florimonde me dépensoit moitié. Je vous ai envoyé ici tous deux, parce que j'aime à voir des tourterelles en cage, que vous rêvez tous deux de philosophie, tout en vous livrant comme d'autres au plaisir, et que d'ailleurs t'aimant, je voulois te donner un peu le vernis de ce monde. Mais qui diable se seroit attendu que ta poëtique imagination iroit innocemment transformer une fille d'opéra en une chaste divinité, et que tu te mettrois à deux genoux devant elle, ton Platon à la main, pour lui offrir respectueusement un grain d'encens... tu as fait son rôle, benet! C'étoit à elle à te prier, à se mettre à tes genoux... oui, tu as beau ouvrir de grands yeux étonnés, Florimonde n' est qu'une de mes maitresses que je t'ai cédée amicalement, que je ramenerai demain à Paris avecmoi, si bon me semble, ou que je laisserai périr de misere, si elle n'y consent pas. Mais je suis bon, je veux bien encore l'entretenir pour tes menus plaisirs; mais traite-la du moins, comme elle doit être traitée: ne mets aucune différence entre des beautés également complaisantes à l'or et aux caresses. Abjure ce culte ridicule, et sur-tout de l'aisance dans le commerce de la vie. Si tu te souviens du jour où je te conduisis pour la premiere fois dans son appartement; si tu te rappelles le commencement de la comédie, ta timidité, tes respects, tes salutations profondes, ton caractere, les offres de service, tu avoueras que c'est-là une bonne pièce, et dont le principal héros est un etre rare. On t'attend, viens la finir de bonne-grace, et que le dernier acte soit surtout l'opposé du premier. Jezennemours, pétrifié, immobile,fixoit des yeux égarés sur Monval, et lui disoit, la poitrine oppressée, et faisant des efforts pour parler...-mais ce que vous me dites, est-il vrai, monsieur; pousseriez-vous jusques-là le mensonge et l'imposture?-oh! Il est juste de prouver son dire, repartit vivement Monval: tiens, lis, et il tira de son porte-feuille une lettre de Florimonde; elle étoit datée du second jour où Jezennemours étoit venu demeurer avec elle: elle avoit été écrite dans un moment où elle ne le connoissoit pas encore, où elle étoit obligée de condescendre à un caprice de fermier-général. Elle avoit pris un style tout opposé à sa maniere naturelle; parce que son état lui imposoit cette contrainte, et ce n'étoit pas la moins rigoureuse. Elle s'étoit bien repentie ensuite d' avoir pu envoyer cette lettre; mais elle étoit malheureusement lâchée. Voici dans quels termes cette lettre fatale étoit conçue.Mon cher Monval, comme vous êtes impatient! Vous me demandez déja des nouvelles de votre philosophe; c'est donc un animal qui vous est bien cher? Cette espece-là cependant n'est pas fort rare. Comme vous m'avez confié sa conversion, vous me croyez sans doute propre aux grands miracles. Il faudra bien de l'adresse; car il est farouche, et son ame abonde en sentimens stoïques et bisarres; mais, où ne pénètre pas la volupté? Elle régit l'atôme philosophique; quelque froid qu'il puisse être, je l'animerai, s'il n'est pas tout à fait pierre, et vous le rendrai tel que vous le desirez. Il me croit une duchesse pour le moins, et quelquefois il m'impatiente à force de réserves respectueuses; mais il faut jouer mon rôle. Que ne fait-on pas à la campagne pour se distraire? Cela m'amusera pendant l'ennui horribleque j'éprouve de ne point vous voir; vous n'arriverez pas de sitôt, tout seroit gâté; vous ne pourriez longtems contraindre votre langue; laissez-nous le tems de nous reconnoître. Votre obéissante et fidelle amie, Florimonde. Jezennemours jete la lettre par terre, lève les mains au ciel, pousse un long soupir, son oeil s' enflâme et s'éteint; puis tout-à-coup regardant Monval avec indignation, il dit avec une fureur concentrée: si je ne respectois en vous l'homme qui m'a sauvé la vie; si la voix qui défend la colere la plus juste ne me retenoit, j'aurois cent poignards que je les enfoncerois tous dans votre coeur: mais le mien que vous avez déchiré sans pitié, tout trahi qu'il est demeurera pur dans son infortune, et sera loin de se permettre la vengeance. Je me contenterai de fuir un corrupteur,qui, pour m'engager dans une vie licentieuse, s'est plu à me tromper indignement, à me précipiter dans les bras d'une femme qu'il a souillée... voilà comme il traite un ami! Voilà comme il le joue, comme il abuse de son peu de défiance! Voilà le résultat de cet amour pour l'humanité! ... ah! Montrez-vous à front découvert, monsieur; reprenez vos odieux bienfaits, s'ils sont à ce prix. Faites-moi sentir que j'ai été dans votre dépendance; que je suis votre esclave, et vous serez moins féroce et moins cruel... notre financier se mit à claquer des mains, en criant de toutes ses forces: oh! Que c'est bien rendu! Quel acteur! Quel acteur! ... mais quel dommage, je suis seul! Attends, attends de grace un moment, et je reviens tout de suite avec un auditoire... c'est de l'or, messieurs; c'est de l'or tout pur que ce bon Jezennemours.

CHAPITRE 47

le garde-chasse. Jezennemours n'attendit point les risées de la compagnie; il se sentoit trop ému, trop disposé à la fureur pour endurer paisiblement cette scène; il prit le parti de fuir, et cette résolution courageuse, fut le premier mouvement de son ame, et le seul qu'il écouta. Il ne lui étoit plus permis d'envisager ceux qui avoient poussé jusques-là le mépris des moeurs, et l'outrage fait à sa confiance. Le piege qui lui fut tendu sous les apparences de l'amitié, le faisoit rougir de honte et d'indignation. Il méprisoit plus Monval que Florimonde, qu'il plaignoit; mais qu'il ne devoit plus revoir. Il précipita ses pas à travers les bois; et après une course aussi longue quefatigante, il s'arrêta dans la cabane d'un garde-chasse qui par hazard le reconnut ayant été plusieurs fois au château, où il apportoit et vendoit du gibier. C'est de lui qu'il apprit que Monval avoit effectivement demeuré autrefois dans cette maison de campagne; mais que depuis quelques années elle avoit fréquemment changé de locataires; que depuis longtems elle n'avoit pas été habitée par une personne aussi tranquille, aussi réservée que Florimonde. Le garde-chasse disoit tout ce qu'il savoit, tout ce qu'il avoit entendu dire, et Jezennemours l' écoutoit dans le plus profond silence. Il en découvrit assez pour gémir et pour reconnoître qu'il avoit sacrifié à un objet qui n'avoit pas toujours été difficile sur le choix de ses adorateurs. Ce garde-chasse, de propos en propos, ne tarda point à se plaindre de son état en vantant l'heureux sort de ceuxqui n'étoient pas obligés de courir les landes et les bruyeres dans l'espoir incertain de tuer un malheureux lievre pour en garnir son pot. Il fit l'éloge de cette vie aisée et brillante qu'on menoit chez Monval, où tout le monde, disoit-il, est cousu d'or et n'a rien à faire. Jezennemours à ces mots jeta les yeux sur son habit, et rougit à l'aspect du galon; il se souvint de quelles mains il le tenoit; il appliqua à son genre de vie oisif les paroles du garde-chasse. Vous êtes donc infortuné ici, lui dit Jezennemours; oui, monsieur, répondit l'autre, j'ai eu le bonheur d'habiter jadis cette capitale, que je regrette tous les jours d'avoir quittée. Ce n'est point-là un désert comme ce malheureux pays, on y voit des hommes, on y trouve des ressources; mais ici aucune, aucune. Tel que vous me voyez, je serois peut-être un gros seigneur aujourd'hui, si j'eusse été plus longtemslaquais d'un certain contrôleur des finances, mais ils s'en alloient si vîte! Je commençois déja à savoir assez bien écrire pour être le secretaire de son valet-de-chambre, je serois parvenu infailliblement; mais une misérable fantaisie amoureuse a renversé ma fortune, je devins fou d'une petite paysanne de ce pays. Ah malheureux jour que celui où je l'ai vue! La tête me tourna entiérement, car j'eus l'audace de l'épouser en secret, parce que tous ces riches ne veulent point que leurs gens se marient. Ils prévoyent sans doute que le mariage ne peut qu'opérer la ruine d'un honnête-homme, ou plutôt ils ne veulent point de mariage chez eux, parce qu'ils exigent qu'on soit prêt à partir pour leur service à toute heure de jour et de nuit. Ma faute fut bientôt divulguée, je ne pouvois pas longtems la déguiser, ma propre passion me trahit, et je fûschassé avec plus de diligence que si j'eusse été un voleur; je vins me cacher avec ma femme au lieu même où je l'avois prise; toujours le coeur brûlé de mon maudit amour, et oubliant que les caresses les plus vives et les transports les plus passionnés, ne font pas venir une bouchée de pain à la maison. Je croyois alors en vérité que je vivrois d'amour, et que je n'aurois besoin dans le monde que des caresses de ma femme; ma femme étoit grosse et je n'avois pas en propre un lange pour envelopper l'enfant qui devoit venir au monde. Oh la cruelle et la dangereuse chose que l'amour, me suis-je dit depuis! Je fis pitié au canton, on me fit garde-chasse, on me logea dans cette forêt avec deux fusils et une gibeciere. Pauvre et misérable métier! Je cours tout le jour pour conserver la vie du gibier qui m'est confié, et ce n'est qu'en tremblant que je me hasarde à rapporterquelquefois au logis une seule piéce pour ne pas mourir de faim. Ma femme et mon enfant ont langui sous mes yeux pendant quatre années; la misere après les avoir minés, les a enterrés l'un après l'autre. Un peu plus robuste, j'ai survécu; mais je ne tarderai pas à gagner le gîte, où ils reposent. Non, monsieur, poursuivoit-il d' un ton plus animé, je ne suis pas né pour vivre au-milieu des bois. Mon destin (si l'amour ne fût venu le traverser) étoit d'être financier, et je le serois infailliblement devenu, car j'avois une disposition merveilleuse pour les calculs, et j'avois imaginé deux ou trois sortes d' impôts, dont depuis on m'a volé l'idée; je veux encore tenter la fortune rebelle, et troquer mon fusil contre une plume: accordez-moi chez vous une place de commissionnaire, vous l'ami d'un fermier-général! Que je porte seulement la hotte des sacs d'argent; que je lasente sur mon dos, et je serai content; et je préférerai cet emploi à la vie que je mene dans ce désert. Je suis né pour demeurer dans le palais d'un financier. Là du moins je verrai rouler de l'or et de l'argent, cela satisfait toujours la vue; et dussé-je n'avoir pas un sol de tous les sacs qui entreront ou sortiront, je verrai du moins des gens riches, au lieu que dans ce pays un louis d'or est une piéce invisible. Mon ami, reprit Jezennemours, (qui dans toute autre circonstance eût souri de ce propos) je ne suis point financier; je n'ai point l'idée ni le desir de le devenir, je n'ai point d'ami en Monval, et certainement jamais je ne chargerai votre dos de l'heureuse pésanteur qui vous rejouiroit. Cet habit que vous voyez et que vous admirez à cause du galon, cet habit même m'est odieux, importun, et je veux m'en défaire sur le champ. Donnez-moi cevêtement modeste sous lequel je prétends désormais me cacher dans la foule; prenez cette livrée du luxe, je vous l'abandonne sans regret. Le garde-chasse ne pouvoit croire ce qu'il entendoit; il dit, il fit mille extravagances, regardant ce don comme le présage d'une fortune qui ne s'étoit éloignée que pour revenir plus promptement à lui. Jezennemours soupiroit, tandis que le garde-chasse se livrant à la joie, se promettoit un avenir charmant dans son délire. Il accepta l'échange, et taillant une mauvaise plume il se remit à essayer d'écrire comme s'il eût déja été assis dans un bureau et commis dans quelque caisse. Après avoir endossé l'habillement du garde-chasse avec une satisfaction tranquille, Jezennemours prit la plume, écrivit une lettre et chargea l'homme travesti de la porter à son adresse. Il lui dit en le quittant: vous vous trouvezmalheureux dans cette paisible solitude, parce que vous y souffrez des besoins peut-être faciles à appaiser avec quelque travail. Allez donc chercher un autre état où vous puissiez rassasier votre envie: vous reviendrez peut-être un jour demander pardon à cette chaumiere de l'avoir abandonnée; il est des tourmens plus cruels que ceux qu'enfante le besoin. Vous direz à celle à qui cette lettre est adressée, (et votre habit lui parlera éloquemment,) qu'elle ne me reverra jamais; mais que pour derniere priere je la supplie de prendre soin de vous. Cet homme regardoit partir notre sage avec des yeux tout étonnés et ne comprenoit rien à ce langage. Il disoit tout-bas; mais il a perdu l'esprit! Me donner un habit galonné pour un gros habit de drap jaune; il a perdu l'esprit! Il alla toujours courant s'acquitter de sa commission; il lui sembloit voirla fortune qui s'avançoit au-devant de lui, et c'étoit de toutes ses forces qu'il couroit après elle; tandis que Jezennemours de son côté, ferme et décidé, s'éloignoit du pays où il avoit apperçu son ombre. Il n'avoit alors d'autres projets en tête que celui de fuir Monval et Florimonde: il soutint une marche pénible avec un extrême courage; et n'obéissant qu'aux besoins les plus indispensables, il ménageoit quelque argent qui s'étoit heureusement trouvé sur lui lorsqu'il partit. Tous les autres dons de Monval, dons empoisonnés à ses yeux, il les abandonna sans regret et les laissa chez Florimonde. Plus il s'éloignoit de cette maison fatale, plus il se sentoit soulagé: on eut dit qu'à mesure qu'il avançoit, il respiroit un air plus pur. Enfin, las et fatigué d'une marche suivie pendant plusieurs jours, il prit le parti de s'arrêter dans la premiere bourgade, et d'offrir au premierhomme qu'il rencontreroit, ce qu'il sauroit faire, pour prix de son logement et de sa nourriture.

CHAPITRE 48

la milice. à peine Jezennemours étoit-il entré dans cette bourgade, qu'un spectacle bien nouveau frappa sa vue; on tiroit la milice. De quel côté qu'il arrêtât ses yeux, il vit des meres désolées et fondantes en larmes, qui serroient dans leurs bras leurs enfans, comme s'ils étoient déja morts, et qui maudissoient la guerre. Il vit des vieillards en cheveux blancs embrassant leurs neveux, en disant je ne te reverrai plus. Jezennemours, qui avoit lu l'histoire des lacédémoniens, des grecs et des romains, s'étonnoit de voir tant de larmes couler, au moment où il s'agissoitd' endosser l'habit de soldat; mais il ne s'étonna plus, lorsque la réflexion lui dit que ce sentiment étoit naturel, parce que ces malheureux, arrachés à leurs chaumières, marchoient forcément pour cinq sols, devant affronter la mort sans gloire, et sans en être plus estimés de leurs concitoyens; tous les honneurs étant réservés à quelques chefs, qui, assurément ne payoient pas plus de leurs personnes; la gazette devant célébrer leurs moindres cicatrices, mais passer sous silence le plus héroïque trépas d'un pauvre fantassin. Un recruteur s'approchant de Jezennemours, et le toisant des yeux, lui représenta quel étoit l'honneur de servir le roi, et lui fit les plus belles offres.-libre de choisir le genre de service, reprit Jezennemours, vous me permettrez d'en essayer plusieurs avant celui que vous me proposez. Je pourrai être utile sans l'être autant que vous; mais la patrie ne demande que ce qu'elle peut obtenir volontairement. Le soir, comme il se reposoit dans une auberge des fatigues de sa marche, un bon humain vint lui dire à l'oreille qu'une conspiration étoit formée contre sa liberté, et que l'on concertoit de l'enrôler de force, ou bien qu'on le dénonceroit comme un fuyard , et que, comme tel, on le conduiroit en prison, jusqu'à ce qu'il acceptât de bonne grace la cocarde et le fusil. Avez-vous, ajouta l'homme généreux, avez-vous un passeport signé? Non, reprit Jezennemours, je ne crois pas en avoir besoin; je n'ai jamais songé à me munir d'un papier avant que de me mettre en route. Ce n'est point le passeport qui me fera marcher... eh bien! Reprit l'autre, vous serez en faute sans être coupable. Si l'on vient vous visiter, vous subirez la prison. Echappez-vous, croyez-moi; car étant jeune, grand etbien fait, on voudra à toute force vous faire signer la vente de votre liberté et de votre vie, afin de vous apprendre à tirer six coups dans une minute. Jezennemours embrassa l'honnête-homme qui lui donnoit ce sage conseil. Il s'échappa pendant la nuit, il ne fit qu'un saut de plusieurs lieues, il courut par mille sentiers qu'il ne connoissoit point, et ne laissa pas que de faire un chemin considérable, rêvant toujours à quel emploi il pourroit se livrer pour gagner un pain dont il étoit prêt à manquer.

CHAPITRE 49

la Suisse et le vieillard. il étoit sur les frontières de la Franche-Comté, et refléchissant qu'en France il y avoit des jésuites, des financiers, des filles d'opéra, des enrôleurs, il passa en peu de tems sur le territoire des suisses: il s'assit au pied d'un chêne sur le sol même de la liberté, et respirant un air qui sembloit dilater sa poitrine, il se dit à lui-même qu'il n'avoit plus à craindre la ruse ou la violence. Rompu de lassitude, il s'abandonna insensiblement au sommeil. Ce seroit-là, sans doute, le moment de lui faire faire quelque beau rêve; mais il n'en a jamais été fait mention par lui, ni par ceux qui l'ont connu, et tout historien doit se piquer à cet égard d'une fidélité scrupuleuse.Notre fugitif tenoit dans sa bourse le dernier écu qu'il possédoit; il n'avoit ni protecteur, ni ami, ni parens, et ne savoit quel métier exercer. Avant de s'endormir, il s'étoit décidé à travailler à la terre, comme étant l'exercice qui ne demandoit que des bras, et l'emploi le plus facile à trouver. Là, je serai du-moins loin d'un traître outrageant ma crédulité, disoit-il; et tandis que mes mains fertiliseront les champs, rien n'empêchera ma pensée de planer vers les cieux, et de méditer sur ces grands spectacles que j'aurai incessamment sous les yeux. Je préfere cette vie laborieuse, agissante que l'on exerce à la face du ciel, à cette vie oisive et triste que l'on consume dans un cabinet: je ne veux plus dépendre d'un homme, mais de mon travail. Il s'étoit couché sur les racines de l'arbre dont l'ombre couvroit sa tête: il ne laissoit pas cependant de dormirde meilleur coeur, que tel riche financier criant de la goute, et rencontrant l'insomnie sur le plus pur édrédon. Un vieillard jouissant encore d'une heureuse santé, avoit sa maison à quelques pas de là. Selon sa coutume, il se promenoit chaque jour, et ne manquoit pas de visiter ses arbres dont il aimoit à contempler le feuillage toujours d'un verd plus doux à ses regards. Il passa aux pieds de Jezennemours; et s'étant arrêté à le considérer dans son sommeil, il fut frappé de trouver des traits aussi nobles, aussi intéressans sous de rustiques habits; il cherchoit à deviner qui ce pouvoit être, et sa jeunesse ne faisoit qu' augmenter l'intérêt de sa curiosité. Tel est l'heureux caractere d'un homme âgé et sensible. Tout ce qui est jeune lui rappelle ses enfans, il les voit dans tout ce qui a quelque rapport soit avec leur âge, soit avec leurs traits. Ce vieillard portoit un coeur tel que Dieule donna aux hommes avant qu'ils se corrompissent; il avoit toujours chéri cette volupté de l'ame qui naît de la bienfaisance. Sa vie offroit un modèle d'héroïsme, de patience et de douceur; brave citoyen lorsqu'il fallut défendre la patrie, fidèle ami, pere tendre, homme toujours égal, il ne falloit que considérer les nobles traits de son visage pour deviner la foule des grands sentimens que receloit son ame. à son premier abord on s'écrioit involontairement, quel air bon et vénérable! Il s'éloigna un peu ayant remarqué que celui qu'il observoit alloit s'éveiller; mais un sentiment inconnu et qu'il ne put dompter, le retint à quelques pas, d'où sans être vu, il pouvoit appercevoir à-travers le feuillage celui qu'il aimoit déja à contempler.

CHAPITRE 50

soliloque. Jezennemours en ouvrant les yeux, se rappelle sa situation; il pousse un profond soupir, regarde autour de lui et se leve avec précipitation; il fait quelques pas, et s'arrêtant, se met à admirer tout ce qui l'environne. Cette nature si fraîche, si brillante et si pure renouvella sur son ame son impression accoutumée. Tout un peuple d'oiseaux unissoient leur ramage pour frapper les airs de leurs chants mélodieux. Le baume des fleurs étoit, comme un encens suave et léger, répandu dans l'athmosphère, qui montoit vers le ciel, comme un tribut de la terre. Les sens captivés par la jouissance paisible de ces beaux lieux, Jezennemours oublia pour un instant ses peines, ilentra dans une méditation douce et mélancolique; mais comme l'air de la campagne donne de l'appétit, sur-tout aux voyageurs, cette sensation non moins vive que toute autre, vint se joindre à toutes celles auxquelles il étoit en proye. Il porta la main sur sa bourse, il la trouva si mince qu'il ne pouvoit plus se promettre raisonnablement que de manger trois ou quatre fois. C'est alors que reportant la vue sur ces plaines cultivées et couvertes de riches moissons, il s'écria à demi-voix: eh! Quel droit ai-je à tous ces biens? Qu'ai-je fait jusqu'ici pour mériter de partager les fruits du laborieux cultivateur? Quoi, tandis qu'ils travaillent à la sueur de leurs corps pour fournir aux besoins de la société, je perdois le tems à converser avec des Monval, je m'endormois honteusement dans les bras de Florimonde! Je n'ai été jusqu'ici qu'un fardeau inutile sur cetteterre qui sollicite les travaux de chaque homme et qui n'attend que sa main pour donner le signal de sa fécondité. Quoi, d'un côté les maîtres des empires assis sur le timon de leurs royaumes, veillent avec une activité fatigante à assurer le repos, le bonheur et la gloire des nations qui ont placé cet immense dépôt entre leurs mains! La classe nombreuse des citoyens livrés à l' industrie s'exerce en tout sens pour procurer aux divers membres de l'état les meubles, les habits, les alimens dont ils ont besoin! Et moi que fais-je? Que repondrai-je au premier homme à qui je dois me présenter, lorsqu'il me demandera que sais-tu faire? Ah! Si je suis sincere, je repondrai, rien, car tout mon savoir n'est qu'une science puérile; et cependant je verrai à ses côtés ses petits enfans travailler adroitement à marier le jonc, et faire sortir de leurs mains des choses d'autant plus précieusesqu' elles sont d'un usage journalier et nécessaire. Oui, un enfant me fera rougir avec mes connoissances vaines, et l'on m'épargnera encore, si satisfait de me plaindre, le mépris ne me poursuit comme usurpateur de la substance publique. Que ce premier pas cependant va te coûter, orgeuilleux que tu es! ... demander du pain! ... eh! Pourquoi ne le demanderois-je pas? C'est un échange que je ferai... y a-t-il de la honte à savoir vivre? ... mais si tu rencontres de ces coeurs durs, qui repoussent les bras de l'infortuné, qui se chicannent avec lui sur le plus modique salaire, ou qui appésantissent tellement le joug sur sa tête, qu'elle succombe sous le fardeau, que feras-tu, que deviendras-tu, à qui auras-tu recours? ... à qui! ... à toi, pere de tous les hommes et qui les vois tous d'un oeil égal, toi vers qui j'éleve ma voix suppliante. Je me trouve isolésur la terre, ceux qui sont tes enfans sont mes freres, et ils vont peut-être me traiter en étranger! Mais c'est à moi de vivre parmi ceux où ta providence a voulu me placer. Qu'ils soient injustes et féroces, ils n'auront jamais sur moi que l'empire que tu voudras leur donner. C'est donc à toi seul que j' appartiendrai sous l'apparence d'un joug servile et humiliant. Je ne dependrai que de toi, parce que tu es le grand et seul maître, le monarque absolu de l'univers. Tandis qu'occupé d'un travail mercenaire, je louerai mes bras et vendrai les instans de ma vie, mon coeur libre de l'esclavage n'écoutera que les sentimens dont tu daigneras le pénétrer. Je ne t'adresse aucune prière; que pourrois-je te demander? Tu sais mieux que moi ce qu'il me faut; je crains de t'adresser des demandes indiscrettes; je te crie seulement que je suis foible, et que j'ai besoin de toi. Quand je voiscette foule d'oiseaux trouver leur nourriture et remplir ensuite l'air de leurs cris d'allégresse, je marche avec confiance dans le sentier de la vie. Les plus grands maux viendroient m'accabler que je te louerois encore, sûr de ne m'être point trompé. Celle en qui je croyois trouver tout le bonheur de ma vie a disparu. Après ce coup affreux auquel je dois me soumettre, je recevrai avec résignation tous ceux que ta main voudra m'infliger. Tu sais, grand dieu! Tu sais ce que tu dois faire de nous!

CHAPITRE 51

effets de la sympathie. c'est ainsi que Jezennemours rempli de la plus forte confiance, et de la plus ferme résolution se mit en devoir de gagner sa vie. Il cherchoit la premiere maison où il pourroit exercer son courage. à-peine eut-il fait quelques pas, qu'il rencontra devant lui ce noble vieillard qui s'avançoit lui tendant la main avec un air affable...-jeune-homme, dit-il, si aucune affaire pressée ne précipite vos pas, s'il vous est permis de vous arrêter, ne refusez pas mes offres; ma maison est à trente pas d'ici, venez y faire un séjour assez long, pour que nous puissions nous connoître réciproquement. Je ne vous en dis pas davantage...-monsieur, reprit Jezennemours, je veux travailler. Ces mainssont faites pour les plus rudes travaux, et je n'accepte rien qu'au prix de mes services. D' ailleurs votre générosité m'est chere, auguste vieillard... je ne vous cache point, ajouta-t-il, (en serrant cette main qui lui étoit offerte) je ne vous cache point que je suis sans pain, sans amis, sans argent. Si vous ne m'eussiez prévenu, j'allois me proposer à vous, et vous offrir tout ce que je peux faire pour gagner ma subsistance. Il semble que Dieu ait daigné vous conduire ici et vous parler en ma faveur.-sans doute, reprit le vieillard; Dieu est toujours l'auteur de tout bien: je lui rends grace de cette rencontre; mais puisque vous vous livrez à moi avec tant de confiance, je puis vous dire que depuis une heure, je suis le témoin de vos actions, et que j'ai entendu toutes vos paroles.-eh-bien, dit Jezennemours, vous savez tout, me voilà tel que je suis; je ne sais pointrougir du malheur. Ne perdons pas de tems, dit le vieillard, mes pas sont déja assez tardifs, et l'appétit de la jeunesse, je m'en souviens, demande à être promptement satisfait, nous en dirons davantage en déjeûnant ensemble. Jezennemours arrive avec son hôte dans une maison un peu plus que bourgeoise; plusieurs corps-de-logis de forme gothique annonçoient qu'elle avoit été bâtie anciennement; les édifices de ce tems portent un caractere de solidité qui prouve quelle étoit alors l'aisance des particuliers. Elle étoit située sur le penchant d'une colline richement cultivée. Tout, dans ce lieu, respiroit la simplicité et cette bonhommie précieuse dont nous avons fait si sagement un ridicule. Les domestiques portoient quelques traits réfléchis du caractere de leur maître. Notre voyageur n'eut pas besoin de se faire prier pour faire honneur à quelquesmets, qui disparurent sous l'appétit dont il étoit pressé. Le maître du logis sembloit traiter un ancien ami qu'il n'avoit pas vu depuis longtems, et l'on eût dit qu'il remplissoit les droits sacrés de l'hospitalité, si respectés chez les anciens, où ils sembloient une volupté plutôt qu'un devoir. Je ne veux pas laisser ignorer plus longtems au lecteur le nom et l'état d'un homme aussi rare dans notre siecle. Il se nommoit M De Chaterbaune: c' étoit un ancien officier françois retiré du service; il avoit suivi le parti des armes, parce que c'est le seul parti qu'embrasse ordinairement la noblesse françoise. Dans ce métier cruel, il n'eut point à se reprocher d'avoir étouffé une seule fois le cri de la nature. Il soulagea tous les maux dont il fut témoin; il arrêta tous les desordres qu'il fut en son pouvoir de réprimer; il se fit craindre des ennemis, et enmême-tems il s'en fit aimer. Enfin il sçut concilier ce qu'il devoit à ses sermens et à l'humanité. Tel fut M De Chaterbaune; son corps s'étoit endurci aux fatigues des combats, et son ame vigoureuse avoit acquis une trempe plus forte encore. Il avoit suivi le théâtre de la guerre dans tous les lieux où elle s'étoit établie; couvert de blessures, et après avoir vu tous les régimens se renouveller, pour ainsi dire, autour de lui, il étoit arrivé à l'âge de soixante-dix ans. Une petite croix et une petite pension, furent la récompense de ses longs et pénibles travaux. La croix lui fut donnée; mais on ne lui paya point ses quartiers. Il sollicita longtems; et las de solliciter, et d'aller de bureau en bureau, un placet à la main, exposer son infortune à des commis, qui semblent dédaigner la plume qu'ils touchent, il prit le parti d' aller se mettreà la table d'une vieille soeur qui lui restoit, riche héritiere de plusieurs époux qu'elle avoit enterrés. Cette soeur avare avoit été pendant toute sa vie fort habile à faire prospérer les biens qu'elle avoit reçus. Malgré l'amitié qu'elle disoit porter à son frere, et qu'il étoit impossible de lui refuser, elle vouloit ne lui rien donner qu'après sa mort: c'étoit-là le moment qu'elle avoit marqué pour sa générosité, et elle vouloit qu'on lui en sçût gré d'avance. Sa mort survint quelque-temps après l'arrivée de son frere. Comme elle ne laissa aucun enfant, il se trouva que le vieil officier devint tout-à-coup fort riche. Il fit voir qu'il étoit digne du bien qu'il possédoit, par le bon usage qu'il en fit. Ses revenus appartenoient aux indigens, et la justice distributive présidoit elle-même aux différens lots, qui leur étoient partagés selon le degré de besoinqui les pressoient. Le fond de ses biens demeuroit intact; il le conservoit pour son fils, qui deviendra bientôt un personnage dans cette importante et véridique histoire.

CHAPITRE 52

le travail des mains. Jezennemours, après avoir déjeûné, prit une bêche en main, et jura qu'il n'accepteroit pas d'autre emploi que celui qui consisteroit dans le travail des mains. Voilà des terres, disoit-il, qui demandent à être défrichées, et ce n'est pas une plume qui leur convient. On voulut en vain le dissuader; il persista fermement à vouloir être jardinier-cultivateur, et ne voulut accepter la nourriture du logis qu'à cette condition, disant qu'il rougissoit du tems qu'il avoit perdu à ne pointexercer le métier qui appaisoit le plus les remords de sa vie passée. M De Chaterbaune, qui avoit entendu ses paroles dans un moment où il ne croyoit pas être vu, ordonna qu'on le laissât faire à sa volonté; il respectoit sa façon de penser; il ne vouloit pas contredire sa vertu. Jezennemours devint jardinier en peu de tems, et chaque jour, au lever de l'aurore, selon le tems, il puisoit de l'eau, il bêchoit, il plantoit, il greffoit, il remuoit tout le jardin, et paroissoit orgueilleux lorsqu'il apportoit quelques salades ou quelques légumes que ses mains avoient fait croître et avoient arrosés. Jezennemours, dans ses entretiens avec M Chaterbaune, lui raconta avec son ingénuité ordinaire l'histoire de son séjour chez Monval; il ne lui déguisa point son avanture avec Florimonde, et comme il avoit cru devoir s'échapperde cette infâme maison. Tout autre militaire auroit pu lui rire au nez; mais M De Chaterbaune l'en estima davantage. Jezennemours avoit le bonheur de rencontrer dans son hôte une ame droite et franche, naturellement portée à une vertu exacte sans être trop austere. Jezennemours sympathisoit avec ce digne homme, et les journées ne lui paroissoient plus que des momens; il ne pouvoit croire à son bonheur: il craignoit de le voir passer comme un songe. Ah! Disoit-il en lui-même, sans l'image de Suzanne, je crois que je serois parfaitement heureux; mais elle fait mon supplice, et je serois encore plus infortuné sans ce souvenir terrible et déchirant. Il n'osoit prononcer ce nom trop haut, de peur de réveiller sa passion assoupie; il évitoit soigneusement tout ce qui pouvoit le conduire à un récit qu'il ne vouloit se faire qu'à lui-même.Tel est le caractere du véritable amour: il enferme dans le fond de son coeur l'image adorable qu'il voit sans cesse; il n'ose trop raconter à autrui ses sentimens, parce qu' ils lui sont chers, et qu'il craint qu'on ne l'entende pas comme il s'entend lui-même. Il tâchoit de se distraire par le nombre des occupations qu'il remplissoit avec le plus grand zèle. Son hôte, pour entrer dans ses vues, lui dictoit son travail; car Jezennemours persistoit à dire qu'il n'étoit pas homme à s'engraisser honteusement sur le sol de cette maison, dans l'oisiveté, et comme la volaille de la basse-cour. Après avoir arrangé le jardin, il couroit dans les fermes voisines faire exécuter les ordres du vieillard, qui quelquefois l' accompagnoit. Il régloit les comptes, faisoit regner une balance égale; et par une intelligence qui lui étoit propre, il excelloit dans l'art degouverner les travaux champêtres, et il auroit pu ajouter quelques articles à l'excellent livre intitulé, la maison rustique .

CHAPITRE 53

la confidence de l'amitié. son heureux caractere lui avoit fait, dès le premier abord, un intime ami dans la personne du fils de M De Chaterbaune, jeune-homme doué de sensibilité, et riche en vertus, qui avoit marché sur les traces de son pere dans les dernieres guerres d'Allemagne, et qui s'étoit également distingué par sa bravoure et par l'égalité de son ame douce et bienfaisante. Il n'hésita point à rendre Jezennemours le confident de ses plus secrettes pensées. Je desirois un ami, lui disoit-il; et tout me dit en vous voyant, que vous êtes celui que je cherchois. Je suis uni depuis deux mois à une épouse que j'adore; je devrois être le plus fortuné des hommes; mais un sort malheureux est tombé sur mon amour. J'ai eu en partage une femme digne des respects de l'univers; mais elle n'a pas pour moi cette tendresse extrême que je lui porte: elle ne m'a point trompé. Lorsque je lui ai offert et mes voeux et ma main, elle m'a répondu avec cette sincérité dont elle fait profession: monsieur, je vous estime: vos vertus me sont cheres; je n'ai point pour vous cet amour qui ordonne l' union de deux coeurs: un autre a sçu me l'inspirer; il est mort au moment où s'approchoit mon bonheur, et j'ose dire le sien; au moment où des noeuds éternels alloient consommer une félicité qui nous étoit dûe. Je porte à son ombre l'amour que j'avois pour lui; j'aime mieux vivre avec son image, que de monter sur letrône de l'univers; je veux nourrir ma douleur, en me représentant sans cesse l'époux que j'ai perdu. Que de fois ces réponses terribles ont ébranlé mon ame! Que de fois j'ai détesté une vie qui m'étoit odieuse sans elle! Combien j'ai langui dans les larmes, dans les tourmens de l'amour, moi qui ne tendois qu'à posséder son coeur! Elle alloit me précipiter au tombeau par ses refus constans; je périssois; je mourois désespéré, lorsqu'elle céda sa main aux instances réitérées de mon pere, à qui elle devoit et l'honneur et la vie. Mon pere embrassa ses genoux, et la conjura au nom de sa vieillesse et de ses cheveux blancs, de ne point faire le malheur de son fils; il lui représenta qu'une ombre n'exigeoit pas cet excès de fidélité. Elle fut vaincue par les larmes de ce vieillard qui se prosterna à ses pieds; elle le releva et consentit à m'épouser.Elle n'affecta point des sentimens qui n'ont pu entrer dans son coeur: elle n'eut pour moi que de l'estime et de l'amitié, les seuls sentimens qu'elle m'avoit promis; les seuls qu'elle ait encore sentis pour moi... ah! Combien de fois j'ai envié le sort de cette ombre, à qui elle envoyoit des soupirs étouffés dans les momens les plus impétueux de ma tendresse. Telle est la situation cruelle où je me trouve plongé. Je l'aime éperdûment, tandis qu'elle ne remplace l'amour que par le sentiment de ses devoirs: elle a toutes les vertus; mais il lui manque à mes yeux la plus grande de toutes, l'amour! Que dis-je! Cet amour est dans son coeur; mais il brûle pour un autre, et ce n'est pas moi qui ai touché cette ame profonde et sensible! ... ah! Que je suis infortuné! ... je vois des yeux incessamment baignés de larmes; elle s'efforce de sourire en ma présence, decalmer mes chagrins, de me montrer un visage doux et serein; mais les mouvemens de son coeur ne sauroient mentir: elle voit toujours en moi un ami, un epoux, si vous le voulez, et jamais un amant. Je ne puis l' accuser d'ingratitude; je ne puis lui reprocher son peu de reconnoissance. Je ne puis en vouloir qu'au sort; c'est lui qui l'a attachée invinciblement à cette ombre qu'elle regrette. J'espere cependant que le tems étouffera des soupirs qui doivent s'exhaler. Tout espoir n'est pas éteint dans mon ame. J'aime trop pour n'être pas un jour aimé; mais je la vois saisir toute occasion qui l'éloigne de mon lit; autant elle aime à me voir pour me marquer d'une maniere touchante la plus sincere estime, autant elle me fuit dès que je lui parle de mon amour. Une de nos parentes l'a invitée à venir se dissiper dans sa maison, situéeà quinze lieues d'ici; mais voici quatre mois entiers que je l'attends: elle ne revient point: elle se plaît à goûter les douceurs d'une absence qui me fatigue et me dévore. J'ai voulu mille fois voler vers ces lieux: un sentiment contraire m'a toujours retenu. Attendons, ai-je dit, attendons qu'elle revienne d'elle-même. Ne gênons point sa volonté. Irai-je augmenter mes tourmens en la voyant rougir à l'aspect d'un homme qu'elle semble vouloir fuir! Laissons faire au tems ce que lui seul peut amener... je l'attends toujours... je me consume d'ennui et d'impatience... elle ne revient pas! ... en achevant ces mots, ce jeune homme s'appuyoit en soupirant, sur l'épaule du confident de ses peines. Jezennemours qui, depuis qu'il étoit dans cette maison, se faisoit les plus violens efforts pour cacher le sentiment d'un amour qui faisoit secrettement son desespoir,étoit devenu sombre, rêveur; il écoutoit sans pouvoir interroger ni répondre. Tout son corps trembloit. Cet épanchement le pénétroit tout entier de diverses sensations à la fois douces et douloureuses. Il ne pouvoit plus soutenir une situation aussi extrême; il vouloit aussi, de son côté, soulager le poids qui l'étouffoit; il serroit déja fortement les mains de son nouvel ami; et le regardant, quelques pleurs rares rouloient dans ses yeux, lorsque M De Chaterbaune entra tout-à-coup... de la joie, de la joie, mes chers enfans! Quand ma fille est absente, je permets qu'on soit un peu sombre; mais elle arrive; je viens vous l'annoncer, et il ne doit plus y avoir ici que de la gaîté.

CHAPITRE 54

quel titre lui donner? le tableau que le discours du vieillard occasionna, mériteroit d'autres pinceaux que les miens. Il est plus fait pour la toile, que pour être tracé sur le papier. L'époux oubliant ses chagrins, vole au-devant de sa chere épouse pour l'embrasser. Jezennemours s'avance un peu derriere lui; mais que devient-il lorsqu'il voit, lorsqu'il reconnoît sa Suzanne! Jetter un cri, étendre les mains, se précipiter dans ses bras, s'abandonner, en pleurant sur son sein, aux termes les plus passionnés de la joie, tous ces mouvemens furent si rapides, que les témoins eux-mêmes ne virent rien, et qu'ils demeurerent étonnés et immobiles! Qui peut rendre la situation du respectable M De Chaterbaune!Celle de son fils, qui tient encore ses bras ouverts et n'ose arrêter les yeux sur ceux de son pere, comme pour y lire ce qu'il ne peut encore y démêler! Mais cette premiere chaleur s'étant dissipée, Suzanne remarquant le trouble de son époux, recula tout-à-coup d'entre les bras de Jezennemours; et les regardant l'un et l'autre: ciel! S'écria-t-elle, lequel des deux est mon époux? Et vous, mon pere, quand vous avez sollicité ma foiblesse en faveur de votre fils, que vous avez exigé ma main pour payer vos bienfaits; quand je vous fis en pleurs le récit de mes malheurs; quand je cédai à vos prieres pour ne point vous précipiter dans la tombe, ne m'avez-vous certifié le trépas du seul homme que j'aime, que pour me le montrer vivant lorsqu'il n'est plus tems! ... ah! Il n'a plus qu'à mourir avec moi! ... pourquoi votre funeste vertu a-t-elle parléà un coeur qu'a égaré la reconnoissance, et que ne suis-je dans le tombeau où vous m'avez assuré qu'étoit descendu celui dont l'image m'a coûté tant de combats et de remords! ... c'en est fait! ... elle se cacha le visage, et s'élança pâle et désespérée, sans qu'aucun d'eux eût la force de la retenir. Quoi! Dit enfin son époux à Jezennemours, après qu'il eût repris ses sens, quoi! Seriez-vous le mortel fortuné qu'elle aime et qui a obtenu le premier soupir de son coeur! êtes-vous le rival que j'enviois, tout mort que je vous croyois? ... ah! C'est vous, c'est vous; je n'en puis douter. En faut-il davantage? Vous avez tous les droits pour me desespérer. Non, reprit Jezennemours, d'une voix basse et les yeux baissés: non; je ne suis pas fait pour porter le desespoir dans votre coeur. C'est le mien qui est percé de tous ses traits... allez, jesaurai souffrir tous les tourmens qui me sont destinés; il leur appartient sans doute de terminer ma vie. J'étois préparé contre la mort; je ne le suis point contre ce nouveau coup du destin. Qui dois-je accuser du revers qui m'accable? Quelle est cette puissance terrible, inconnue, qui se joue de nos voeux, de nos desirs, de notre bonheur! ... n'avois-je donc pas assez souffert en perdant une fois Suzanne, sans la voir encore pour la perdre une seconde fois! Je la croyois au tombeau; elle vit, et c' est pour un autre que pour moi! Mon coeur a beau entendre le sien qui m'appelle; je sens trop qu'elle n'existe plus pour moi! Eh bien, qu' elle vive, qu'elle soit heureuse, s'il lui est possible: je bénis encore le ciel de la voir échappée du tombeau; qu'elle soit à un autre, et qu'elle puisse m'oublier, si mon souvenir trouble un instant sa félicité! ... et vous, vieillard, aussi bonque généreux, ne craignez rien de l'excès de ma flâme; je ne vous laisserai pas repentir de m'avoir donné un asyle; je n'irai point contre les loix de la société, et contre les ordres terribles de l'irrévocable destinée; j'étoufferai mon coeur, s'il le faut! ... vous donc, qui portez le titre sacré d'époux, titre qui m'étoit dû, mais que le ciel m'a ôté; vous, qui m'avez appelé votre ami: allez, je saurai l'être encore! ... commandez à votre ame; j'ordonnerai à la mienne... prêtez-vous à mes desseins... quelques jours encore, et nous serons peut-être tous trois moins infortunés!

CHAPITRE 55

où l'on apprendra ce qu'on ne savoit pas. Susanne s'étoit sauvée avec précipitation dans la chambre prochaine. Elle n'avoit pu soutenir l'aspect de Jezennemours, qu'elle s'accusoit, hélas! D'avoir cruellement trahi. Sa présence seule lui avoit tenu lieu des plus terribles reproches. Eh! L'on se pardonne tout; mais l'on ne se pardonne point d'avoir fait son malheur. Elle avoit agi contre elle-même, contre lui; elle avoit offensé l'amour, et son propre coeur l'accusoit bien plus que n'auroit pu faire Jezennemours lui-même. Tous deux également frappés, également surpris, étoient loin de s'informer quelle chaîne d'aventures les avoit ramenés l'un devant l'autre, et ce n'est qu'après plusieurs scènes muettes qu'ils en vinrent à cet éclaircissement.M De Chaterbaune commandoit une avant-garde dans ce petit bois où Jezennemours avoit rencontré ces funestes brigands. En se retirant, ils entraînoient leur proie avec quelque butin fait précédemment; ils ne comptoient pas Suzanne pour la moindre de leur capture. Ces tigres féroces étoient résolus de la tirer dès le soir même au sort. Tout-à-coup ils se virent entourés par un parti plus nombreux que le leur; après une assez vive résistance, ils furent tous mis en pieces. Suzanne fut trouvée sur le champ de bataille, évanouie et mourante, à côté d'un houzard massacré. On s'évanouiroit à moins, je pense; et si le lecteur est las de rencontrer dans tous les romans tant d'évanouissemens, où chaque personnage semble se donner le mot pour défaillir à son tour, je ne puis, dans ce moment, passer sous silence un fait vrai, pour le plus grand plaisir des lecteurs.Il n'a qu'à se supposer dans une aussi terrible circonstance, et décider ensuite si cela pouvoit être autrement. On la croyoit morte, et si sa taille avantageuse et la beauté de ses traits n'eussent excité le plus vif desir de la voir r'ouvrir les yeux à la lumiere, on l'eut sans doute abandonnée avec les autres cadavres dont la terre étoit jonchée: tant les graces de la figure ne sont jamais inutiles, et vous servent dans toutes les occasions! Sortie d' un péril aussi grand, la malheureuse Suzanne seroit retombée dans un autre non moins grave; mais ses libérateurs étoient des françois, et leur capitaine avoit autant d'humanité que de courage; autrement il eut mieux valu pour elle rester étendue sur la place. Elle se vit traitée avec tous les égards dûs à son sexe, avant même qu'elle apprît comment elle étoit passée end'autres mains. Sa destinée étoit si bisarre, qu'elle lui ôtoit jusqu'à la liberté d'y refléchir. Elle ouvroit des yeux étonnés, et sembloit surprise de se voir encore au monde. Ce bon officier lui parla avec la tendresse d'un pere, la rassura, la consola, fit entrer par degrés le calme dans son coeur. Lorsqu'elle eut appris le danger auquel elle venoit d'échapper, son ame se dilata; elle rendit graces au Seigneur de lui avoir conservé plus que la vie; mais bientôt la réflexion sur son sort porta un jour affreux et redoutable sur l'étendue de son infortune. Elle redemanda Jezennemours; elle l'appella; elle se livra aux transports les plus vifs du desespoir et de la douleur. Où est-il, disoit-elle, où est-il? Vous n'avez rien fait en me sauvant la vie! Il faut me rendre mon amant; il étoit avec moi: sauvez-le! J'aime mieux le trépas, que de jouir de la lumiere, s'il doit en être privé! Ons'empressoit autour d'elle; on recevoit tous les indices; mais loin de pouvoir dire de quel côté il falloit tourner ses pas, l'infortunée ignoroit elle-même où elle étoit, et d'où elle venoit.

CHAPITRE 56

la belle, à la suite d'un régiment. la générosité de ses libérateurs ne put s'épuiser qu'en souhaits inutiles; le cours de la guerre ne se dérange point à la voix d'une tendre amante. Bientôt il fallut suivre une route toute opposée à ses desirs. Le fils de M De Chaterbaune apportoit à son pere l'ordre de se retirer; l'armée battue se replioit. C'étoit une de ces retraites où l'on ne recule que de cent lieues. Suzanne fut obligée de suivre le chef de ses libérateurs: tantôt elle étoit forcée de monter à cheval, tantôt elle étoitcouchée sur une litiere. De vieux militaires n'étoient pas contens de retourner en arriere; ils regrettoient tant de travaux, tant de succès rendus inutiles par la faute d'un moment! Ils ne pouvoient se lasser de gémir en voyant de si vastes expéditions totalement perdues, et la bravoure rendue inutile. Son fils, au premier abord, fut tout étonné de voir une femme en larmes suivre son pere à travers le tumulte et le bruit d'un camp. Il n'osoit demander qui elle étoit; mais il fut frappé vivement; il ne l'avoit encore regardée qu'une fois, et il en étoit éperdûment amoureux; il crut quelque-tems ne suivre que l'exemple d'humanité que son pere lui donnoit, et il agissoit déja en amant passionné. Suzanne au milieu des bagages d'une armée en déroute, ne laissa pas que d'être un objet d'attention; on veilla sur elle avec des soins respectueux:elle intéressoit tous ceux qui l'environnoient, par sa douceur; et je ne sais quelle mélancolie noble attiroit l'hommage du soldat; mais le fils de M De Chaterbaune, plus empressé que les autres officiers, sembloit écarter ceux qui auroient voulu entrer dans la confidence de ses peines. Elle avoit raconté succinctement ses avantures, et comme le ton de la vérité, ce ton que l'on n'imite pas, y respiroit avec cette naïveté qui saisit, M De Chaterbaune s'étoit décidé à lui servir de pere, et à la conduire d'abord en France, ensuite en Suisse chez sa parente, dès que l'occasion seroit favorable.

CHAPITRE 57

il est court, et ce n'est pas sans raison. Monsieur De Chaterbaune avoit beaucoup d'ennemis, non pas de ceux à qui il livroit des combats journaliers avec tant de courage et de succès, mais de ces envieux qui ne sont pas rares à trouver parmi les gens de guerre, et dans un métier où la multitude des emplois, le nombre des lauriers sembleroient ne devoir laisser aucune prise à cette basse passion. Il est vrai qu'on l'avoit entendu souvent dire librement son avis sur de certaines manoeuvres qui l'avoient révolté. Comme ces manoeuvres attaquoient directement la sûreté de la patrie, en bon citoyen, il n'avoit pas sçu se taire, parce que l'intérêt étoit trop grand, et que des fautes de cette espece ouvroientle coeur du royaume au fer de l'etranger. Il avoit ce dédain austere que l'on conçoit pour des hommes qui, pouvant éviter la perte d'une bataille, ne le font pas, parce qu'ils sont courtisans avant que d'être citoyens. Il s'étoit expliqué là-dessus avec la franchise et la liberté que lui donnoient sa profession, son âge et l'expérience. Ses envieux ne furent pas plutôt instruits de ses propos, qu'ils dresserent l'attaque qui devoit le perdre. M De Chaterbaune, ami de la vérité et de l'honneur, ne sçut point nier ce qu'il avoit avancé; il fut assez heureux d'en être quitte pour être réformé. Son fils, outré de cette injustice, offrit sa démission, et suivit son pere sur le sol où il alloit chercher la tranquillité et le repos. Ne pouvant plus verser son sang, il ne cessa point de gémir sur les malheurs de la patrie qu'il aimoit tendrement.Un optimiste qui réfléchit sur tout, voudra trouver dans le fil de chaque événement la marche d'une destinée inévitable. Il ne manquera pas d'avancer qu'il étoit absolu et nécessaire que ces deux suisses allassent combattre, pour des intérêts inconnus, dans un pays étranger; il fondera son argument invincible sur la délivrance de Suzanne, qui ne pouvoit s'opérer que par leurs mains généreuses; délivrance à laquelle étoit attachée la rencontre de Jezennemours; et procédant ainsi, il prouvera, ou croira prouver, que ce que nous nommons accident, ne sont que les liens qui entraînent les plus heureux événemens de la vie humaine; que ce mêlange inconnu de biens et de maux est composé d'un tissu indestructible; et que dans ce systême, le plaisir et la douleur se touchent, quoique séparés; mais moi qui ne veux que raconter, je laisserai qui voudra descendre dans cetabîme, où ma pauvre tête tourne et se perd. Elle n'est point faite pour sonder de telles profondeurs, et je me bornerai à narrer la suite de ces aventures. Suzanne conduite dans la maison d'un homme aussi bienfaisant, et qui lui servoit aussi généreusement de pere, sans lui faire sentir le poids du bienfait, ne pouvoit regarder d'un oeil défavorable le fils de celui à qui elle devoit tout, la vie et l'honneur. Je suis presque sûr même que le lecteur, à moins qu'il ne soit de race antique, et d'une vertu outrée dans ses principes, lui auroit pour ainsi dire pardonné, si j'eusse annoncé qu'elle avoit conçu, pour le fils de son bienfaiteur, cette espece de reconnoissance qui n'est point l'amour, mais qui dispose à l'amour. Jeune, aimable, obligeant, attentif à toute heure, ne laissant rien desirer, sachant tout prévenir, respectueuxet passionné, il falloit être Suzanne pour le refuser en qualité d'époux. Comment donc le devint-il dans la suite? Comment sut-il vaincre la ferme résolution qu'elle avoit prise de demeurer fidelle à l'ombre de Jezennemours? Car elle le regardoit comme n'étant plus; elle le pleuroit dans le silence des nuits et parmi la joie des plus agréables fêtes. On le saura avec un peu de patience; on verra que la triste Suzanne, en lui cédant sa main, n'obéit qu'à la reconnoissance dont la voix est si puissante sur les coeurs bien nés; on verra que ses refus n'étoient pas des grimaces affectées, et combien elle versa des larmes ameres avant de céder involontairement aux prieres ardentes d'une famille vertueuse et réunie. Désespérée aujourd'hui d'avoir pu engager sa foi à tout autre qu'à Jezennemours, elle avouoit ouvertement sa faute qu'elle appelloit un crime. Quedis-je, elle osoit s'en accuser devant son époux; elle oublioit les sermens sacrés de l'hymen, pour ne se souvenir que de ceux de l'amour. C'est dans ces momens de trouble, de douleur et d'effroi, où parloit éloquemment toute la tendresse d'une amante désolée, que Jezennemours eut besoin de se faire une nouvelle ame, pour combattre à la fois et son coeur et Suzanne. Il étouffoit ses soupirs, il commandoit à ses regards, il remportoit sur lui-même une victoire cruelle, il fuyoit dans la solitude; là, il se disoit ce que la raison raconte en vain à la douleur; là, sa blessure devenoit plus profonde et s'irritoit par les soins mêmes qu'il prenoit pour la fermer.

CHAPITRE 58

le consolateur. un jour ce brave vieillard le surprit accablé dans un morne silence, et la tête douloureusement appuyée sur un vieux chêne.-mon enfant, lui dit-il, en le retirant de cette attitude, et s'appuyant sur son épaule, mon enfant, tes peines sont les miennes; je croyois, au défaut du bonheur, pouvoir du moins t'apporter le repos; mais puisqu'une main invisible s'attache à le repousser loin de toi, puisqu'il ne t'est donné que de combattre au milieu des passions si rarement soumises à nos efforts, que faire mon triste ami, que faire, sinon de triompher? La victoire n'est plus incertaine, dès qu'on s'est fait une habitude constante d'armer toutes les forces dont on est capable. Je ne le voisque trop, l'homme n'est placé sur la terre que pour y soutenir une lutte éternelle, opiniâtre; on a sans cesse à repousser un ennemi invisible, qui prend toutes les formes possibles pour nous dompter. Heureux celui, qui, dans le fond de son coeur, peut s' avouer à lui-même la satisfaction du triomphe! Plus l'effort a été grand, plus il s'est senti élevé au-dessus de lui-même, et plus il a aggrandi son être à ses propres yeux! Je sais trop combien ce courage stoïque est pénible, et sur-tout dans l'âge où le coeur est consumé du besoin d'être aimé. Mon ami! J'ai souffert, ainsi que toi, les tourmens d'un amour malheureux. Que dis-je? J'ai été cent fois plus à plaindre! J'avois une épouse que j'adorois, elle fut parjure à ma tendresse; elle m'embrassoit, et c'étoit pour me trahir! Ses perfides caresses voiloient la duplicité de son coeur; il sembloit être à moi, il étoità un autre; entraînée par un séducteur, elle n'a point rougi de fuir un homme qui, plongé dans une sécurité douce, l'aimoit sincérement, et vouloit l'aimer toujours. Pour mieux enfoncer le glaive dans mon sein, elle emmena avec elle une jeune enfant, premier fruit de mon amour, et que je me proposois d'élever moi-même. Quelles délices ne me promettois-je pas dans cette éducation dont j'avois formé le plan avec la joie la plus intérieure et la plus vive que j'aie éprouvé de ma vie! Elle étoit déja dans cet âge, où l'esprit d'une fille, ordinairement prématurée, distingue autour d'elle les objets, et rend sa naïveté plus touchante. C'est dans cet âge aimable qu'elle me fut ravie. ô Dieu! Quel coup j'ai reçu; c'est une mere, et elle n'a pas songé au coeur d' un pere! Elle devoit cependant le connoître! Heureux encore de ce qu'elle m'a laissé dumoins ce fils qui a été mon unique consolation, ce fils qui se trouve votre rival et qui est votre ami! Je ne lui ai jamais parlé de sa mere que pour la représenter au tombeau; et fuyant tout entretien à ce sujet, j'ai toujours renfermé avec soin ma honte, mes regrets et mes soupirs... mais, venez, ajouta-t-il, je veux vous montrer ce que j'ai dérobé à tout l'univers; c'est dans un coeur infortuné comme le vôtre, que je veux répandre mes gémissemens; ils seront du moins entendus, et nous goûterons peut-être quelque volupté à pleurer ensemble. Après ces mots, il prit Jezennemours par la main; et regagnant la maison, il le conduisit vers une petite porte cachée derriere la tapisserie de sa chambre-à-coucher. Entrez ici, dit-il: vous voyez le cabinet et le seul lieu où je puis pleurer en liberté. Regardez ce portrait; il semble qu'il me parle encore; ce sont-là ces yeux qui ne devoient s' attacher que sur moi; c'est-là cette bouche qui m'avoit juré l'amour... cette image parfaitement ressemblante me frappe chaque fois que je la contemple; c'est elle, c'est elle... et loin de lui reprocher son infidélité, je l'appelle chaque jour, j'étends mes bras vers elle, je lui redemande une fille; et baissant bientôt mes regards, je frémis pour toutes deux... grand dieu! S'écria le bon vieillard, aurois-tu permis que loin de moi elle expiât sa faute par le malheur? Aurois-tu permis que ma fille tombât dans les horreurs de la misere, ou ce qui est plus cruel encore, dans les bras de l'infâmie? ... ah! La mort m'a épargné mal-à-propos, tandis que je bravois ses coups avec indifférence. Jezennemours, qui déja ne l'écoutoit plus, se trouvoit dans une situation extrême. Que vois-je? S'écria-t-il involontairement; en croirai-je mes yeux? ...c' est Florimonde; c'est elle-même! ... ah! Monsieur, que ces traits ont ébranlé mon ame! Voilà la plus frappante image de celle qui... il avoit prononcé ces mots dans un premier transport, sans songer de quel terrible coup il frappoit ce pere sensible: il demeura quelque tems saisi et sans pouvoir parler; mais rassemblant ses idées, et fixant tout-à-coup Jezennemours, il lut dans ses yeux ce qu'il vouloit savoir; il l' interrogea sans qu'il fût possible à l'autre de se défendre, et sur l'âge de Florimonde, et sur certains détails: et ayant reçu des éclaircissemens qui sembloient jeter quelque lueur dans la nuit épaisse dont il étoit environné, le vieillard continua avec une émotion mêlée de crainte, de volupté et de douleur... mon cher ami! Le ciel a peut-être encore des vues sur moi; il a guidé ici tes pas pour diminuer le poids de mes miseres. Ton ame est bienfaisante, elle aura pitié dela lenteur de mon âge, qui m'ôte l'heureux pouvoir de me transporter où je voudrois; j'attends de toi le plus grand des services, il ne faut pour me le rendre que te prêter à un desir curieux; il est peut-être mal fondé, mais il me domine à un point que je ne puis exprimer. Je vais feindre aujourd'hui de vouloir me rendre demain avec toi dans une de mes fermes, et au lieu d'y aller, tu me conduiras chez Florimonde; il faut que je voie cette fille, il faut que je la voie. Il seroit inutile de vouloir m'en détourner; un pressentiment confus... tout ce que tu pourrois faire, ne m'empêcheroit point d'aller la reconnoître, seul ou avec toi. Je pars; que j'embrasse une ombre, une illusion, elle m'est trop chere pour résister même à son fantôme. Si je mourois avant que de l'avoir vue, je ne mourrois pas content. Que ma paupiere se ferme l'instant après que je l'aurai embrassée: detrompéou non, j'aurai satisfait le seul desir qui m'agite encore. Hâtons-nous, hâtons-nous, les heures s'échappent; une minute de retard me coûteroit peut-être trop cher! Jezennemours ne pouvoit imaginer comment un vieillard de cet âge se resolvoit si promptement à un pareil voyage et sur des indices aussi foibles. Il allégua la fatigue, l'éloignement; mais il sentit qu'il ne pouvoit résister plus longtems à la volonté de son bienfaiteur; il ne suivoit plus que l' idée, qui étoit venue le flatter. Jezennemours fut tenté un moment d'employer les prieres du fils pour arrêter le pere; mais songeant que ce seroit trahir la confiance d'un homme qui lui avoit demandé le secret, il s'arrêta.

CHAPITRE 59

départ. Nouvelle course. Suzanne n'osoit demander à M De Chaterbaune la cause de l'agitation répandue sur son visage, et le but de ce départ précipité qui lui sembloit avoir quelque chose d'extraordinaire. Ce vénérable vieillard, domptant les mouvemens de son coeur, sut, pour la premiere fois de sa vie, leur en imposer, parce qu'il le falloit. Ils s'embrasserent tous en pleurant prêts à se quitter sans pouvoir prononcer un seul mot. Le desir d'arriver leur fit supporter des fatigues dont se plaignent de robustes jeunes-gens; ils avoient feint un voyage de trois semaines pour arranger, disoient-ils, plusieurs affaires difficultueuses, et porter remede à certains objets qui tomboient en ruine. Suzanne et sonépoux s'apperçurent aisément qu'on leur cachoit quelque chose; mais respectant les secrets d'un pere, ils n'oserent aller plus loin. M De Chaterbaune ne songeoit plus à son âge, et les voitures les plus promptes étoient toujours préférées, malgré leur incommodité. Pendant la route, il ne parloit que de cette ressemblance; il remercioit Jezennemours de cette lueur d'espérance, de cette lueur fortunée qu'il lui avoit offerte; il embrassoit avec transport le fantôme consolateur qui charmoit son imagination; il regrettoit jusqu'aux momens de repos qu'exigeoient la lassitude et la nuit. Au bout de plusieurs jours de voyage, Jezennemours apperçut enfin dans le lointain cette maison de campagne qui lui étoit si bien connue; il la montra en soupirant à M De Chaterbaune: voilà des lieux, dit-il, où je ne serois jamais retourné sans vous, et ce n'est quedans ce moment qu'il m'est permis de vous dire enfin combien j'ai obéi à regret; mais vous l'avez voulu, soyez satisfait, nous y sommes. Pas encore, répondit l'impatient vieillard, j'ai bravé la mort avec intrépidité; mais je crains qu'elle ne vienne à me surprendre dans ce moment. ô, mon cher Jezennemours! Il me semble en sentir les approches, et le trépas me devient affreux, si je ne revois avant l'objet que j'aime. Grand dieu! Tu sais pourquoi je demande à vivre, frappe sur moi tous les autres coups, mais épargne-moi celui-là. Un tremblement subit et extraordinaire agitoit tout son corps. Jezennemours trembloit aussi, lorsqu'arrivés à la porte de la maison, on leur dit que Monval avoit ramené Florimonde à Paris depuis un mois, et que cette maison avoit passé en d'autres mains. Sans souffrir aucun délai, aucun repos, il fallut continuer la route. Jezennemourssouffroit à chaque lieue, il souffroit pour ce bon vieillard, qui domptoit l'âge et sa foiblesse, et croyoit ne pouvoir jamais arriver assez-tôt. à quels secrets mouvemens étoit-il lui-même en proye de son côté, il alloit se retrouver dans une maison où son front devoit rougir; il alloit reporter la vue sur ces hommes corrupteurs et corrompus, pour lesquels il se sentoit une si forte antipathie. De quel oeil les aborder; comment se contenir en leur présence; quel maintien devoit-il conserver, en donnant le bras à M De Chaterbaune?

CHAPITRE 60

tableau touchant. lorsqu'ils furent arrivés, les valets attroupés à la porte sourioient l'un à l'autre en se disant: oui, c'est lui; c'est ce beau sage, qui a délogé un beau matin sans tambour ni trompette . Jezennemours s' informa de Florimonde; et comme on lui dit qu'elle occupoit un appartement chez Monval, il s'y fit conduire sur le champ. On annonça un vieil officier conduit par un jeune-homme; ils furent introduits. Avant de peindre la scène suivante, je dirai que Florimonde tout en rougissant d' une vie licencieuse pour laquelle elle n'étoit pas née, n'avoit pas eu la force de s'en détacher. Personne ne se présentoit plus pour l' aider à sortir de cet abîme, où le prestige du plaisir étourdit et cache les moyens d'en sortir.Jezennemours étoit le seul homme qui lui eût parlé avec des sentimens, et Jezennemours étoit disparu. Seule elle s'étoit retrouvée aussi foible qu'auparavant; la séduction d'une vie aisée la retenoit dans les piéges tissus pour elle au sortir de l'enfance; elle soupiroit, elle pleuroit en secret, elle regrettoit Jezennemours; elle se trouvoit vile devant lui, elle s'accusoit elle-même; mais sans pouvoir maîtriser l'ascendant de ce luxe qui l'environnoit. Ceux qui ont connu le charme impérieux qui l'accompagne, seront plus disposés à la plaindre, qu'à la mépriser: la vertu qui a toujours vécu dans l'ombre et dans la médiocrité pourra déployer un juste courroux; il sera légitime, mais il se sentira de l'ignorance où se trouve quelquefois la vertu; il est si difficile de renoncer à l'habitude des besoins satisfaits, lorsqu'on a bu dans la coupe des voluptés!Florimonde venoit de se lever. Quelle scène plus frappante! Jezennemours, qui paroît tout-à-coup devant elle! Elle recule de surprise; mais ce n'étoit point lui qui étoit le personnage le plus intéressant; ce vénérable vieillard qui reste debout, immobile devant elle, qui la fixe, qui tient les bras ouverts, qui garde un silence foiblement interrompu par les sanglots qui s'accumulent dans sa bouche, elle est toute à ce vieillard, elle cherche à reconnoître dans ses traits quelques traits connus; elle s'inquiette, se trouble, n'ose envisager ce front qu' environnent des cheveux blancs; elle pâlit des mouvemens de son visage, lorsque tout-à-coup elle entend des accens si familiers et si chers à l' oreille de son enfance, prononcés lamentablement, Cécile? Cécile! Méconnois-tu ton pere? Elle ne fit qu'un cri en se précipitant aux genoux tremblans du vieillard qu'elle vient de reconnoître.à-peine a-t-il la force de porter ses mains sur les épaules de sa fille; ses jambes fléchissent, on lui pousse un siége, il s'y laisse tomber; mais c'étoit hélas! Pour ne s'en relever jamais; oui il expiroit les yeux tournés sur sa fille; il ne put que lui serrer foiblement la main. Jezennemours appelle des secours, tandis que Florimonde hors d'elle-même crioit à son pere, pardonnez, pardonnez-moi; tandis que frappée elle-même des tourmens de la mort en voyant mourir ce vieillard, elle faisoit succéder les cris les plus aigus du desespoir au silence plus effrayant du remords et de la douleur; douleur inutile, impuissant secours, le vieillard accablé sentoit les foibles ressorts de sa vie se rompre sous l'excès du sentiment qui avoit saisi son ame; il n'avoit plus qu'un souffle à exhaler, et ce souffle murmuroit d'une voix paternelle, Cécile, ma chere Cécile!Monval averti de l'arrivée imprévue de Jezennemours, entra tout-à-coup avec son visage accoutumé. Quel spectacle! Ce vieillard aux cheveux blanchis agonisant dans un fauteuil, attachant son dernier regard sur Florimonde, qui prosternée à ses pieds paroissoit mourir aussi. Monval entend celle qu'il s'est plu à plonger dans la séduction la plus dangereuse, il l'entend crier d'une voix étouffée, mon pere, mon pere! Il la voit presser de sa bouche ses joues pâles et ses froides mains qui commençoient à se roidir dans les siennes. Jezennemours immobile contemplateur de cette terrible scène, comme environné de la foudre d'un dieu vengeur, se voiloit le visage; mais il s'enflâma d'un noble courroux à la vue de Monval: avancez, avancez, lui cria-t-il d'un ton de voix élevé, venez jouir d'un moment que vous avez préparé; voyez le visage de cemalheureux pere; là sont tracées la honte et la douleur dont il expire; il meurt plus chagrin de retrouver sa fille entre les mains d'un homme tel que vous, que s'il avoit dû ne la revoir jamais. Barbare! Osez continuer vos projets infâmes, osez l'arracher d'auprès de ce corps glacé, pour la porter au-milieu de ces plaisirs criminels, parmi lesquels vous vous flattez d'étourdir vos remords. Ils se font jour dans votre coeur malgré vous, ils vous accusent, ils vous reprochent votre conduite passée. Monval, Monval! Il est dans ce moment plus d'une voix qui s'éleve contre toi, contre ces faux principes que tu as adoptés aveuglément, et ce n'est pas là le premier pere dans le sein du quel tu as porté l'amertume et la mort! Malheur à toi, malheur à qui comme toi a mené une vie coupable, a cherché ses plaisirs dans la perte de l'innocence, a séduitla vertu; il n'a fait que troubler la société et déchirer des coeurs paisibles qui se confioient dans la sagesse qu'ils avoient inspirée à leurs enfans. Tel est le fruit du mépris des plus saintes loix. Je les ai blessées moi-même, mais c'est vous, qui avez ourdi le piége où je suis tombé. Si les remords me poursuivent aujourd'hui, jugez de ceux qui vous sont destinés!

CHAPITRE 61

funérailles interrompues. en achevant ces mots, Jezennemours tourna le dos à Monval, qui avoit la tête baissée, et qui ne répondoit rien; il n'osoit ni contempler ce spectacle, ni le fuir. Jezennemours prit les deux mains de Florimonde, anéantie aux pieds du vieillard, dans une douleur morne et stupide; et la soulevant un peu: fille infortunée et tendre, du meilleur de tous les peres, pardonnez, dit-il, pardonnez, si je vous ai condamnée comme complice de celui qui vous a séduite; vous n'êtes hélas que sa victime! ô Florimonde! Florimonde! Réveillez-vous, réveillez-vous de cet assoupissement mortel; et puisque je prends sur moi de vous consoler, abandonnez-vous à moi; quand le tonnerreest tombé, il faut savoir se résoudre. Florimonde ne répondit que par des sanglots; l'on eut toutes les peines du monde à l' arracher d'auprès du corps de son pere; elle accusoit le ciel de lui avoir refusé la mort en même-tems. Par intervalle, elle l'appeloit à grands cris, et ne répondoit à personne. Monval, malgré ses principes, son orgueil et son insensibilité, ne parut jamais si troublé; la pâleur de ce mort lui disoit, tu mourras; il lisoit sur ce visage immobile et glacé, la liste de ses attentats; muet et concentré en lui-même, on l'eût dit pétrifié, tant son attitude étoit froide et gênée. Jezennemours se mit en devoir d'enlever Florimonde de chez lui, et de faire transporter ailleurs le corps de son pere. Monval n'osa s'y refuser. Comme la maison se trouvoit située hors des barrieres de la ville, il fut aiséà Jezennemours de faire le transport dans une maison voisine qui se trouvoit à louer. Il prit soin des funérailles; il avoit déja conclu avec un curé pour les frais du convoi et de l'enterrement, lorsque le bruit (on ne sait comment) se répandit que le mort étoit un protestant. Alors un commissaire jaloux, vint arrêter la cérémonie du premier, dressa un long procès-verbal, et emmena le corps: il devoit être enterré ailleurs. Jezennemours gémissoit de cette nouvelle scène; tous les hommes ayant un égal droit à la fosse commune; car ce n'est plus après la mort qu'ils signalent leurs folles et bruyantes disputes; ils sont paisibles dans la tombe, et les plus cruels ennemis dorment à côté l'un de l'autre: ce repos ne seroit-il pas l'image de l'indifférence qu'ils conservent alors pour tout ce qui les a si vivement agités pendant le rêve de la vie? Mais il a plu à certains hommesde persécuter encore leurs freres, les humains, lorsqu'ils ne sont plus que cendre et poussiere. Jezennemours occupé d'idées profondes et tristes, ne vit qu'en pitié ces misérables coutumes; il s'occupa à calmer Florimonde, à détourner sa vue de ces momens affligeans où l'on semble entrer vivant dans le tombeau avec le coeur chéri qu'on y descend; il avoit besoin de se livrer à toute sa douleur, et il étoit forcé de la déguiser; il se faisoit les plus cruels efforts pour s' imposer silence; il pensoit bien mieux servir ce digne pere, en ne quittant point sa fille, qu'en la délaissant pour jeter sur son cercueil des cris superflus. Pleurez, disoit-il à Florimonde; pleurez; loin de retenir vos larmes, je ne saurois qu'y mêler les miennes. C'est un tribut qui doit avoir son cours; mais gardez-vous d'accuser le ciel. Il vient de vous accorder le plus grand desbienfaits; vous venez de retrouver un pere sur lequel vous ne comptiez plus. Vous avez eu le tems de rougir devant lui. Allez; il étoit bien sûr, en ses derniers momens, de ce qui se passoit dans votre coeur: je l'ai vu mourir content: c'est la joie qui l'a suffoqué; et dans ses regards attendris, j'ai lu tout ce qu'il vouloit dire: croyez-moi, il vous a vu comme sa fille; il vous a béni dans le fond de son coeur: ses mains vous ont cherchée: j'ai assez connu sa grande ame pour l'interprêter. Lorsqu'il voloit vous retrouver, c'étoit moins pour vous reprocher votre infortune, que pour vous consoler en vous ouvrant son sein paternel. Il sait que c'est la séduction qui vous a dérobée à votre mere dans l'âge de l'innocence; il sait que vos remords ont toujours accompagné l'oubli de vos devoirs; mais si le coeur est foible; quand il est né honnête, il a toujours des droits à la vertu.

CHAPITRE 62

résolution subite. à quelques jours de là, Jezennemours lui fit un récit de tout ce qui s'étoit passé entre lui et M De Chaterbaune: comment sa Suzanne se trouvoit mariée à son frere; il se décida à partir sur le champ pour aller la retrouver. Florimonde troublée de tant d'événemens rassemblés au même instant, n'étoit plus à elle-même. Livrée à son accablement, à peine pouvoit-elle proférer quelques mots. Elle se laissa conduire où l'on voulut. Ce ne fut guères qu'au milieu de la route qu'elle reprit ses esprits; elle sortit tout-à-coup comme d'une profonde léthargie. Jezennemours, Jezennemours! Où me conduisez-vous! Où suis-je! Qu'est devenu mon pere? Ciel! Se peut-ilque je ne l'aie vu qu'un seul instant, et pour le perdre à jamais! Ma vue l'aura fait mourir de douleur; il aura détesté sa fille, et que vais-je faire désormais, moi qui ai causé son trépas? Irai-je montrer un front déshonoré à son fils, qui me repoussera, et que je n'oserai appeler mon frere; il lira mon opprobre et ma honte: ma honte est écrite sur mon visage: elle a glacé d'indignation le coeur d'un pere qui a toujours connu l'honneur! Son fils m'écrasera du poids de son mépris, que j'ai trop mérité... non: je ne le ferai point rougir. Non: je ne verrai point ses larmes; je n'entendrai point ses reproches: cette mort fatale, imprévue, est un avertissement du ciel! Cette mort doit étendre sur le reste de mes jours le sombre et impénétrable voile de la retraite. Voyez-vous sur cette hauteur la croix de ce monastere isolé? Entendez-vous le son lugubre de cettecloche? Elle m'appelle; elle dit à mon coeur: malheureuse! Fais pénitence, expie tes crimes passés. Je la reçois, cette invitation du ciel; je ne la rejeterai point; elle s'annonce en termes trop distincts: oui, c'est dans ce cloître que je veux entrer; et c'est-là, sous les grilles d'une clôture éternelle, que je veux me réconcilier avec le ciel, et prendre un deuil qui ne finira qu' avec ma vie! Jezennemours eut beau s'opposer à ce dessein précipité, alléguer les raisons que lui suggéroit la prudence, elles furent écoutées; mais elles furent vaines. Il ne fut pas possible de lui faire prendre une autre route que celle du couvent qu'elle avoit devant les yeux; elle y tendoit avec toutes les forces d'une ame livrée au repentir. Jezennemours lui exposoit inutilement que M De Chaterbaune, le meilleur et le plus généreux des hommes, avoit transmisson coeur à son fils; que ce fils, héritier de ses indulgentes vertus, la reverroit avec la plus grande joie; elle persista dans le dessein d'ensevelir ses jours à l'ombre d'un cloître; elle lui jura que le monde désormais lui seroit insupportable; qu'elle renonçoit à tout pour fléchir la miséricorde divine. Ses prieres, ses larmes étoient si vraies, et partoient d'un coeur si pénétré; ses gémissemens étoient si douloureux, que Jezennemours jugea qu'une plus longue résistance seroit une offense faite au ciel et à elle-même; il ne put que capituler, en lui faisant promettre de ne point prononcer ses voeux avant que d'avoir vu son frere. Elle ne fut reçue qu'à titre de pensionnaire, et Jezennemours attendit du tems ces révolutions que lui seul amene; mais le tems, comme on le verra dans la suite, n'eût aucune prise sur ce coeur affermi et dévoué aux larmes de la pénitence.Elle écrivit toutefois une lettre à son frere, en chargea Jezennemours, et le força bientôt à de tristes adieux. Allez, dit-elle, après tant de coups, j'ai besoin de solitude; j'ai besoin d'y interroger mon ame en présence de Dieu; il récompense; mais il punit. Malheureuse que je suis! Je n'ai pas encore de droits à sa clémence! ... croyez que le bonheur n'est pas exilé de ces murailles; la religion y regne: c'est elle qui soutient et console quand tout nous abandonne: le reste est un vain songe. Allez, et si l'amitié vous parle encore pour moi, ne vous souvenez d'une infortunée, que pour offrir au ciel les prieres qu'elle attend de votre pitié!

CHAPITRE 63

soins lugubres. Florimonde remit à Jezennemours ses diamans, ses bijoux, pour les donner à son frere, comme fait un mourant qui distribue à ses parens et amis ce qu'il a de plus précieux. Elle ne retint qu'une mince dot pour demeurer dans le couvent, ou plutôt pour s'ensevelir dans une espece de tombeau. Mais que devint Jezennemours, lorsque seul dans la chaise, et n'ayant plus personne à consoler, il se trouva abandonné à ses propres réflexions! Le torrent qu'il s'étoit efforcé de retenir, et qui surchargeoit son coeur, se fit passage avec violence. Il se livra sans contrainte à sa douleur: la rencontre de ce digne vieillard, le mariage de son amante avec son fils, cette reconnoissance touchanteet cruelle, cette mort subite et fatale, tout fit descendre dans son ame les plus douloureuses pensées. Comment soutiendra-t-il l'abord de deux époux qui, en le voyant revenir seul, s'écrieront ensemble et d'une même voix: où est notre pere? Que leur répondre? Il étoit presque décidé à les prévenir par une lettre à laquelle il auroit joint celle de Florimonde; et leur témoignant son désespoir, leur adresser un éternel adieu; mais outre que cette conduite eût manifesté peu de confiance, d'amitié, de zèle et d'attachement, trop de combats s'éléverent contre un dessein qui devoit le priver de revoir Suzanne. Après y avoir mûrement réfléchi, il se garda bien de leur écrire, c'eût été leur décocher le trait le plus terrible, sans être à portée d'adoucir leur blessure. Les devoirs de l'amitié s'étendent plus loin; c'est à sa main secourable d'adoucir le coupqu'elle ne peut éviter de porter; c'est à ses ménagemens délicats qu'est remis le soin d'épancher un baume consolateur sur une plaie récente. Il vint donc l'apporter lui-même, cette nouvelle fatale et inattendue! à-peine son oeil découvre-t-il de loin la maison qu'il vient couvrir de deuil, que le jeune De Chaterbaune l'ayant apperçu de dessus la hauteur, monte à cheval et court au-devant de lui. Jezennemours descend avec précipitation de la voiture, et s'élance à pied au-devant de son ami, qui se jete à-bas de son cheval, pour le recevoir et l'embrasser, en lui disant: ah! Méchant que vous êtes! De quel pays venez-vous donc? Que de fâcheux momens vous nous avez causés! Vous êtes recommandé à quinze lieues à la ronde, et l'on va vous gronder, mais à table et bien joyeusement. Pourquoi supposer un voyage si court, et le faire si long?Pourquoi ne nous donner aucune nouvelle? Il alloit prononcer le nom de son pere, il s' avançoit par instinct du côté de la voiture qui marchoit lentement, lorsque Jezennemours l'arrête, le serre plus étroitement dans ses bras, et laisse couler dans son sein des larmes qu'il ne peut plus retenir. Ami, s'écria-t-il d'une voix étouffée, épargne-moi dans ce moment, épargne-moi; sois assez généreux pour ne me rien demander, sois assez maître de toi-même pour te laisser conduire jusques dans cette maison où tu sauras tout... comme le malheur se précipite à la suite de quelques instans heureux! Souffre que je differe un aveu, prépare ton coeur à m' entendre, mais n'oublie pas que le maître de nos destinées a sçu répandre dans ce que nous appellons malheur, des ressources inespérées; mais hélas! Tu ne t'en souviendras qu'après avoir pleuré; pleurons, pleurons ensemble.Il le serra de nouveau entre ses bras, laissant à son silence le soin de l'aveu qu'il reculoit. Le jeune-homme se livra tout entier à ses embrassemens, mais saisi, ne pouvant pleurer, tremblant et fixant son ami: mon pere est mort, prononça-t-il avec effroi! Grand dieu! Aurois-je le malheur de ne plus le revoir? Un autre que moi a-t-il fermé ses yeux? Ami, réponds, est-il dans ce carosse, dont la marche lente ne m'annonce rien que de sinistre; parle, il doit y être, ou mourant, ou mort. Jezennemours en détournant la tête et ne lui répondant rien, l'entraîna du côté de la maison. Suzanne les attendoit, elle vint au-devant d' eux; on voyoit une joye involontaire animer ses traits à la vue de son cher Jezennemours qu'elle ne comptoit plus de revoir, et cette joye étoit innocente comme le coeur où elle étoit conçue. Il fallut enfin leur annoncer cettemort; il le fit en leur présentant la lettre de Florimonde, car la douleur lui ôtoit l'usage de la parole. Florimonde traçoit dans cette lettre une courte histoire de sa vie, elle racontoit comment abandonnée dès-l' enfance par une mere volage, elle s'étoit vue à sa mort, isolée dans l'univers; elle disoit comment elle étoit tombée dans les piéges de la séduction, et comme ayant reconnu son pere, au moment que le saisissement, trop funeste à son âge, alloit le priver de la vie, elle avoit conçu le desespoir et les remords d'une vie passée dans le desordre. Elle ne déguisoit point ses fautes dans cet écrit; elle les exposoit avec le sentiment d'un coeur pénétré qui s'effrayoit lui-même des desordres où il avoit été successivement conduit. Cette malheureuse Florimonde étoit en-effet plus digne de pitié que de mépris. L'exemple, toujours si puissant, sa jeunesse toujours sià craindre, l' absence d'un pere qui se battoit en Allemagne, l'éclat du luxe, tout avoit servi à l'égarer; que de coeurs honnêtes, doux, sensibles, et nés pour la vertu, sont tombés dans de semblables piéges! Elle auroit pû rentrer plutôt dans le chemin de l'honneur, si elle avoit eû le bonheur d' avoir auprès d'elle une seule personne ferme et vertueuse; mais comment se dérober à ces commodités de la vie, sur-tout dans un âge où les passions ne cherchent qu'à s'enflâmer. Une fois le premier pas fait, le second suit, et loin de pouvoir rompre une chaîne ignominieuse, tous les prestiges qui séduisent l'imagination, viennent la resserrer. Il falut les regards expirans d'un pere qui rappeloit sa fille à lui, pour lui faire jeter les yeux sur elle-même, pour la porter d'une maniere brusque et soudaine hors de ce tourbillon cher et dangereux.

CHAPITRE 64

epoux jeune et malheureux. le jeune Chaterbaune que son pere avoit toujours contenu dans un silence absolu au sujet de sa mere, rouvrit les yeux à la lecture de cette lettre, et comprit enfin la cause de ces soupirs qu'il s'efforçoit vainement d'étouffer en sa présence; il ne lui avoit demandé qu'une fois ce que sa mere et sa soeur étoient devenues; et ce pere, cet époux malheureux s'étoit senti tellement ébranlé à cette question, qu'en répondant qu'elle étoit morte, il y avoit ajouté la défense de ne plus prononcer leurs noms. La lettre de Florimonde l'instruisit en un moment de l'histoire de plusieurs années; il la relisoit à différentes reprises, et avec une réflexion lente etpénible. Il demeura longtems sans pouvoir parler, et après un silence effrayant pour ceux qui l'environnoient, il s'écria: faut-il que j'aye à pleurer sur tant de malheurs réunis? N'étoit-ce donc pas assez de la mort d'un pere, sans que la honte d'une mere et la perte d'une soeur vinssent m'accabler à la fois! Non je ne suis point né pour respirer librement, et pour connoître une seule fois le bonheur. L'espérance qui nous flatte et nous trompe, m'a conduit jusqu'ici; mais c'en est fait, je ne suis plus curieux d'avancer dans la vie. Oui, quand je regarde derriere moi, je perds le courage de poursuivre, je n'ai plus peur du trépas, je commence à l'aimer, il perd devant moi toute sa terreur; c'est lui qui ouvre le séjour paisible de la tombe... oh! Si la paix réside en-effet dans un autre univers, que fais-je ici? Que ne vais-je rejoindre ce pere adoré? Alors je n'auraiplus de larmes à répandre; alors mon coeur ne sera point percé de mille traits plus acerés les uns que les autres. Alors je n'aurai plus besoin de mes semblables, ainsi que des consolations de l'amitié... mais pardonne, ami, mon malheur m'égare; pardonne si je répete encore ces cris insensés que la douleur m'arrache et que tu sauras calmer... quel est donc mon destin! En est-il un plus affreux! J'ai perdu le meilleur des peres, je n'ai jamais joui des caresses de ma mere; ma soeur va cacher sa honte dans l' ombre d'un cloître. Je n'ai qu'un ami, et je me trouve son rival, et je perds tout sur la terre, pere, soeur, amante, épouse; non je n'ai plus rien et je ne sais où est ma place... il s'échappa des bras de son ami qui vouloit le retenir, fuyant la présence de Suzanne, fuyant ses regards, se fuyant lui-même. En-vain son épouse l'appeloit. Je n'ai plus rien au monde, s'écria-t-il; je suisseul, je suis seul, le voile est déchiré, et l'arrêt de ma cruelle destinée s'appesantit sur moi dans toute sa fatale étendue. On n'eut garde de l'abandonner à son desespoir; ces deux amis étoient liés par la sympathie la plus étroite, et ses gémissemens, quoique durs, étoient encore ceux de la tendresse. Jezennemours avoit l'avantage d'une éloquence naturelle qui portoit la persuasion. L'autre né plus mélancolique, sentoit plus vivement encore la douleur. Tantôt il s'abandonnoit à des transports impétueux, tantôt la voix calme de l'amitié venoit à se faire entendre, et ces coeurs de feu vaincus par leur propre agitation se calmoient, et un silence touchant succédoit au langage desordonné qu'avoit enfanté le trouble de leur ame. Jezennemours évitant tout entretien particulier avec Suzanne, formoit le projet de la fuir pour jamais, projetterrible, sacrifice douloureux, mais que les loix, la vertu, et le repos de son ami lui imposoient également.

CHAPITRE 65

entretien. le jeune Chaterbaune de son côté annonçoit qu'il vouloit aller voir sa soeur, et pressoit Jezennemours de ne point abandonner son épouse, parce qu'il lui seroit trop cruel de la laisser seule, et que d'ailleurs le ciel les ayant réunis, ne leur commandoit pas une séparation aussi cruelle. Ces héroïques débats de l'amitié durerent plusieurs jours. Jezennemours évitoit Suzanne, mais celle-ci ayant suivi ses pas, l'arrêta, et le força de rester pour l'écouter. Elle avoit deviné qu'il méditoit son départ, et sûre de son coeur, elle lui dit.Un moment, un seul moment Jezennemours; c'est Suzanne qui vous le demande; croyez qu'elle mérite de vous cet effort, qu' elle a droit de l'espérer, de l'attendre, peut-être même de l'exiger. Ah! Pouvez-vous me laisser dans l'état cruel où je languis; car il est inutile de déguiser la vraie situation de mon ame: comment êtes-vous résolu à m'abandonner! Si je ne suis plus rien à vos yeux, s'il vous a été possible d'éteindre cet amour qui fit quelques moments votre félicité; daignez donc au moins m'apprendre ce funeste secret; effacez de ma mémoire le souvenir du tems et des lieux où je vous vis pour la premiere fois; changez mon coeur, comme vous avez changez le vôtre, et pour lors nous n'aurons plus rien à nous reprocher; car à quoi sert que votre amour soit éteint, si le mien subsiste encore, s'il ne peut mourir, s'il durera toujoursmalgré le destin et malgré vous? Vous me détesteriez, que l'homme qui s'est fait nommer mon époux, n'en deviendroit pas plus cher à mon coeur. Il lui est impossible de prendre de nouveaux sentimens; ce coeur a reçu une premiere impression à laquelle il demeurera fidèle; croyez-moi, Jezennemours, c'est une empreinte ineffaçable; jamais, seulement en idée, je n'ai pu imaginer qu'elle pût cesser de l' être; je regarde, j'interprête ce sentiment intime comme la voix du ciel même, comme le noeud le plus sacré... arrêtez, s'écria Jezennemours, ô Suzanne, Suzanne! Vous ne savez pas de quel trait vous vous servez contre moi: qui suis-je aujourd'hui? Un infortuné que la mort a épargné hier et qu'elle va frapper demain. L'inexorable destinée vous a imposé d'autres devoirs, et Suzanne est faite pour triompher de tout; elle tient dans ses mains le bonheur d'unhomme qui a le titre d'époux, c'est à lui qu'est dûe toute votre tendresse. Seroit-il malheureux et par vous et par moi, et quel nom donner alors à celui qui sous le nom d'ami lui enfonceroit chaque jour un poignard dans le sein? C'est à moi à fuir, à dévorer mon coeur, à respecter un lien qui ne doit point être altéré par la présence d'un profâne étranger... je sais quels sont mes devoirs, reprit Suzanne, je sais ce qu'ils commandent, et je leur obéirai dans tous les tems; quoique vous soyez le seul à qui mon coeur se soit volontairement donné, quoique vos droits soient au-dessus de ce fatal contrat que je n'ai signé que d'après la certitude de votre mort: il est actuellement des bornes que je ne puis franchir, et je mourrois plutôt que de former l'idée de les violer. J'ai promis, et quoique le serment m'ait étéarraché, il est sacré pour moi, j'embrasse mon malheur avec fermeté; mais plus j'agis contre moi-même, et plus mon coeur se révolte. Non, il n'est pas en mon pouvoir d'en aimer un autre. Quel est donc cet ascendant qui l'emporte sur les loix humaines! Quel est-il! Pourquoi triomphe-t-il malgré nous? ... eh qui me défendra de t'aimer, quand ma bouche te l'a juré? Qui peut me faire un crime d'un sentiment qui a toute la pureté de la tendresse et tout le feu d'un penchant éternel? Qu'on me dise de mourir, mais non de connoître l'indifférence. Tu es celui que je me suis choisi, pour qui j'ai abandonné ma patrie et mon pere: privée de toi, je regrettai le trépas dont je fus menacée; je me sentois mourir, et c'étoit avec une langueur qui ne laissoit pas que d'avoir sa volupté; je descendois au tombeau en songeant à toi, en dédaignant un triste et involontaire hymen; et quand je te retrouve, quand le ciel te ramene à mes yeux, plus cruel que ne le fut le destin lui-même, plus livré aux remords que si tu étois coupable, te créant une fausse et barbare vertu, tu viens précipiter mes derniers momens et les rendre cent fois plus amers et plus douloureux... tu veux t'éloigner de moi... tu pleures! Ah ces larmes pourroient-elles m'être offertes? ... et à quelle autre, s'écria alors Jezennemours, trop ému pour pouvoir se contenir, à quelle autre les offrirois-je! Quelle autre que vous peut enchaîner mes pas, m'ôter la force de fuir et de remporter une victoire nécessaire! Voyez l'empire que vous avez sur moi, et si ce n'est pour vous, du-moins tremblez pour moi-même... je n'ai jamais cessé de vous aimer depuis le premier instant que je vous ai vue, j'ai traîné une vie horrible loin de vos regards; mais à quoi sert cet épanchementde nos coeurs? En sondant nos blessures, nous ne faisons qu'en aigrir la douleur; notre malheur est sans remede. Allez, suivez l'époux à qui le sort vous livre, et laissez-moi tout entier à la cruelle destinée qui me joue. La mienne est plus affreuse, reprit Suzanne, et c'est pour la supporter que j'ai cherché ces momens d'entretien; il me falloit cet aveu pour ne pas succomber au desespoir: et pourquoi nous priver de la derniere consolation qui nous reste? La vertu ordonne la victoire, mais n'interdit point le charme de l'amitié; soyez toujours le confident de mes plus cheres pensées, demeurez près de moi, ne vous en écartez pas, aidez-moi à supporter ce lien qui me pese; cessez de me fuir, et livrons-nous au penchant innocent qui emporte nos deux ames l'une vers l'autre. Si ce penchant pouvoit nous rendre coupables, je serois la premiere à dire, fuis moi; mais jesuis sûre de la pureté de mon coeur; on n'est criminel que quand on veut l'être; je n'apperçois point le crime, il est trop loin de moi, je l'ai trop en horreur pour ne pas le reconnoître; j'ai pour garant de ma fidélité ta vertu et peut-être la mienne. Suzanne, reprit Jezennemours, que votre coeur est neuf dans la route des passions! Que vous connoissez peu cette foiblesse dangereuse dont on est souvent la victime au moment où l'on pensoit la mépriser; il faut savoir se craindre, si l'on veut apprendre à se connoître; il ne faut point approcher du péril, si l'on veut l'éviter. Si je n'avois point fait la funeste expérience de la fragilité du coeur de l'homme, je serois aussi crédule que vous. Je m'abandonnerois à cette chimere flatteuse, qui séduit les coeurs vertueux trop reposés sur la confiance qu'ils ont d'eux-mêmes; gardons-nous de vouloir braverun ennemi d'autant plus redoutable, qu'il a pour complice la confiance que nous avons de nos propres forces. Nous nous aimons trop pour ne rien redouter. Il est une sincérité coupable; du-moins si notre amour est malheureux, qu'il ne soit pas exposé à devenir criminel: préservons-nous de l'horreur de détester un jour le moment où nous nous sommes revus, de frémir, de rougir à nos yeux. Je n'ose vous dire combien vous m'êtes chere; c'est en frémissant que je vous fais l'aveu d'un départ projetté dans le secret de mon ame et auquel vous devez consentir. Nous nous aimerons toujours, mais nous vivrons séparés l'un de l'autre... j'ai trop différé; gardez-vous, dans ce terrible adieu, d'armer contre moi l'accent de votre douleur... non je ne me sens point la force que vous avez; épargnez une trop forte secousse à ce coeur où vous regnez tyranniquement; cachez-moi vos pleurs, je trahirois l'amante, l'époux chaste, l'ami à qui je dois tout; je suis encore digne de l'un et de l'autre. Demain je pourrois devenir parjure... prenez garde, Suzanne, prenez garde à ce que vous allez prononcer; n'allez pas contredire un projet que tout m'ordonne d' accomplir. Suzanne détournant la tête, et poussant un cri douloureux, se sauva avec impétuosité, et ce fut là le plus grand effort de sa vie. Etouffant les sanglots qui la suffoquoient, elle vouloit dire, pars, cher amant; mais sa bouche refusa de prononcer ce mot décisif et terrible. Son époux parut subitement sur la scène, et sans marquer aucune émotion, il lui prit les deux mains et les baisant avec douceur et tendresse, il la força de revenir auprès de Jezennemours, qui tout troublé fuyoit de soncôté à grands pas, non, d'une surprise imprévue, car assuré d'après son coeur il ne craignoit point le regard d'un ami, ni celui d'un époux.

CHAPITRE 66

résolution courageuse. Monsieur De Chaterbaune allant à notre amant infortuné, lui dit: vous êtes l'auteur de mes peines; vous devriez me détester, et malgré cela, j'ose vouloir que nous soyons amis. Et prenant un ton plus animé; ce seroit à toi, Jezennemours, de me haïr; si tu ne le fais pas, c'est la noblesse et l'équité de ton coeur qui t'en empêche; mais c'est à moi de t'aimer et de te révéler ce que je vais te dire: j'ai conçu pour toi l'affection la plus tendre et la plus sincere; depuis le moment que je t'ai vu, une douce simpathie a lié nos ames. Sitôt qu'il fut reconnu que j'étois l'époux de ton amante, je frémis en t'en voyant plus digne que moi, et la jalousie vint en dépit de l'amitié me faire sentir sestourmens secrets: ce sentiment est cruel, mais bien involontaire: tu me fis goûter dans l'absence d'un ami, toute dure qu'elle m'étoit, je ne sais quel repos qui sembloit me satisfaire: à ton retour j'ai voulu voler vers une soeur, et j'ai senti que je ne pouvois plus abandonner Suzanne. Pardonne; ces mouvemens qu'on ne sauroit dompter, que l'on déteste au moment qu'on est leur victime, n'ont rien diminué de l'estime que j'ai pour un ami, pour une épouse: j'ai reconnu aisément, ô mon cher Jezennemours! Tous les avantages que tu as sur moi, et je suis parvenu à guérir cette cruelle maladie, oui j'en suis guéri pour n'y plus retomber. Jezennemours, tu m'as donné un grand exemple, et je tâcherai d'en profiter. Loin de me plaindre de Suzanne, je ne dois qu'adorer le beau naturel de son ame, et ce n'est pas de sa faute, si elle ne m'a point connu le premier.L' amour qu'elle t'a conservé est le garant de la fidélité qu'elle me gardera. Si tu ne me hais pas, si tu ne détestes point un ravisseur qui s'est emparé de ton trésor, si tu reconnois encore un ami dans celui qui t'assassine, il faut faire plus que fuir, il faut rester... je te vois reculer de surprise. Cede à la voix qui t' en prie. Je pars, je vais trouver une soeur que j'aurois déja dû embrasser. J'acheverai de fouler aux pieds cette indigne jalousie qui vous outrage également tous deux; je veux me punir de l'avoir conçue un seul instant. Jezennemours, c'est en te confiant Suzanne, que je veux réparer le crime où j'ai pu tomber; car quel plus grand crime que d'être injuste! à mon retour, tu pourras nous quitter, si le séjour de cette maison te devenoit insupportable. Suzanne interdite au premier abord, n'avoit pu prononcer un seul mot. Revenue à elle, elle comprit le coeur deson époux, elle vit combien il étoit déchiré par la main qui s'étoit donnée aux pieds des autels. Trop sincere pour dissimuler, trop vraie pour trahir les sentimens de son ame, qui d'ailleurs perçoient malgré elle, elle lui demandoit pardon avec un ton de naïveté qui n'appartenoit qu'à l'innocence; elle étoit desespérée de ne pouvoir sentir pour lui ce qu'elle sentoit pour Jezennemours; mais son devoir n'en étoit pas moins sacré ni moins cher à ses yeux; elle fit serment de ne point laisser partir son époux sans l'accompagner. Il fallut combattre longtems sa résolution, et Monsieur De Chaterbaune fut contraint d'user même d'une certaine autorité douce et ferme pour la forcer à rester. Une épouse, un ami sincere et digne de ces noms glorieux firent tout ce qu'ils purent pour l'arrêter; mais comme il avoit ses desseins, il trompa leur vigilance,et à la faveur des ténébres de la nuit, il disposa son départ sans bruit et s'évada.

CHAPITRE 67

générosité rare. restés seuls après une séparation si longue et si cruelle, les premiers momens qu'ils passerent ensemble eurent leur douceur et leur amertume; ils les comparoient à ces jours où ils voyageoient, et où l'espérance élevant ses nuages dorés leur cachoit les dangers qui les menaçoient. Ici ils n'avoient plus l'espérance, mais ils avoient la consolation de se revoir. Plus Jezennemours se livroit au plaisir délicieux d'être avec celle qu'il aimoit, plus il commandoit à son amour. Il étoit chaste et pur, digne d' être avoué à la face des cieux, et protégé du noble regardde la vertu. Suzanne abandonnée à un sentiment naïf, suivoit avec plus de confiance le penchant de son coeur; elle se jugeoit elle-même trop éloignée de la plus légere perfidie. Ce ne fut qu'au bout d'un certain tems que Jezennemours ayant bu à longs traits le délire de l'amour, s'apperçut qu'il avoit trop présumé de ses forces, que le sage pouvoit combattre, mais non toujours se flatter de vaincre. Il vit qu'il étoit tems de revenir à son premier projet. Il reçut une lettre de son ami; elle étoit datée de Nantes, et conçue en ces termes: cher ami, chere Suzanne, vous que je confonds dans mon coeur; j'ai tout pesé, j'ai tout vu, tout réfléchi et je dois vous accorder le repos de la vie. Est-il un autre moyen que de vous rendre l'un à l'autre. C'est ce que je viens de faire, je vous devois ce sacrifice, je me suis connu,et je me hâte d'être juste: formés pour être ensemble, ce ne sera point moi qui vous séparerai; je vous rends à vous-mêmes, ne rejetez pas le sacrifice que je fais, je n'en serois pas plus heureux et vous n'en redeviendriez que plus infortunés. Le bonheur qui peut me sourire encore, ne sera que dans l'image du vôtre. Une éternelle barriere va nous séparer désormais. Il le faut; je cours habiter un nouveau monde que je brûlois de parcourir avant d'avoir vû Suzanne. C'est-là que je me déroberai à vos regards; je vous verrai de loin plus satisfait et plus heureux qu'à ma présence, et je m'en réjouirai; je serai plus calme, et malheureux avec mon coeur, plus malheureux si je restois auprès de vous, me voilà décidé à ne jamais toucher une terre où je n'ai pû me faire aimer. Jouissez du plaisir de vous retrouver, ce n'est pas à moi de rompre des noeudsformés par l'amour le plus légitime. Suzanne ne m'a point trompé, elle m' avoit averti que son coeur n'étoit plus à elle; j'ai cru pouvoir conquérir ce coeur, je cede à des droits plus anciens et plus respectables que les miens. Bientôt la mort que j'appelle, vous assurera cette pleine liberté qu'il n'est pas en mon pouvoir de vous donner. Souvenez-vous de moi pour me plaindre, aimez-moi, moi qui vous aime; je n'accuse que la destinée des maux que je souffre; ne voyez dans ma générosité que le desir d'un coeur qui vouloit le bonheur de tous trois, et qui a mieux aimé être la seule victime que d'en faire deux. C'est à vous que je recommande et confie ma soeur. à-peine me suis-je permis le tems de l'embrasser, à-peine avons nous osé nous parler. Faites-lui connoître combien ses malheurs intéressent mon ame, et combien ses nouveaux sentimensme la rendent plus chere. Je voulois l'emmener avec moi dans des pays, où elle n'eût plus à rougir; mais elle est décidée à mourir dans le cloître; voyez-la, et tâchez de la détourner d'une aussi triste vie. Je vous abandonne à tous trois les deux tiers de mon bien; j'ai fait secrettement un emprunt sur l'autre tiers, emprunt assez considérable pour me procurer une vie aisée dans ce nouveau monde où je vais chercher le repos qui me fuit. Adieu; ne songez point à me retrouver, car lorsque vous recevrez cette lettre, je serai déja embarqué sous un nom étranger, et très-éloigné de l'endroit d'où je vous écris. Encore une fois et pour la derniere, adieu. Cette lettre fut un coup de foudre pour Suzanne: elle jeta un regard douloureux sur Jezennemours interdit, et lui adressa ces paroles avec une vivacité pleine de feu et de noblesse:viens-tu d'entendre la voix de ton ami? Te fait-elle la même impression que sur moi? Que te dit-elle cette voix? Ah! Tu le sentiras comme moi, ton coeur sera touché; des pleurs coulent de mes yeux, tu me deviens moins cher en ce moment, et je soupire après mon époux. Ciel! Combien je l'ai offensé! Combien il est malheureux! Quel caractere! Il veut s' immoler encore pour mon bonheur. Ah! C'en est trop, c'en est trop! La reconnoissance dûe à de si héroïques sentimens vient de produire en moi un amour inesperé. Sacrifie-toi à ton tour, tu ne pourras jamais être aussi généreux que lui. Quoi, nous serions ici tranquilles, tandis qu'il est livré aux horreurs de l'absence et du desespoir! Nous aurions le front de jouir de son infortune! Non, nous ne serons jamais si lâches et si insensibles; plus de repos pour nous s'il ne recouvre la paix. Va, vole, poursuis ses pas,ramene-le ici entre nous deux; ce n'est qu'en sa présence qu'il nous sera permis de confondre nos regards; loin de lui, ils deviendroient un crime. Quoi! Je serois l'épouse la plus indigne du plus généreux des hommes! Tu m'entends, je n'ai pas besoin de t'en dire davantage; et malheur à toi, si ce que je sens n'avoit pas déja pénétré ton coeur, et s'il balançoit un seul moment.

CHAPITRE 68

courage égal. Jezennemours, sans proférer un seul mot, serra fortement la main de Suzanne, et sur-le-champ fit tout préparer pour son départ: il ne parla point, il agit, et tous ses mouvemens avoient quelque chose d'élevé et de grand; il ressembloit à un jeune guerrier que la voix de l'honneur appelle sur le champ-de-bataille, à qui les momenssont précieux et qui brûle de devancer le jour où il doit s'y rendre. Il embrassa Suzanne, en lui disant avec une fermeté noble, je vous le ramenerai. Il monta à cheval et partit. Il ne vouloit qu'arriver au port de mer d'où il avoit reçu des nouvelles pour suivre plus sûrement ses traces: à-peine s'accordoit-il quelques heures de repos; il voloit avec l'espérance de le trouver encore non embarqué, comptant sur les délais qui surviennent toujours; il n'appercevoit rien des pays qu'il traversoit, seulement par intervalle il levoit la tête vers le ciel en s'écriant, que je puisse le retrouver! L'offrir à Suzanne, l'embrasser, et je ne me plaindrai point d'avoir reçu la vie! Arrivé au port où il pouvoit recevoir des nouvelles de son ami, il fit toutes les informations possibles; mais toutes devinrent inutiles; il eut le courage de se décider à porter ses recherchesdans tous les ports de cette côte; il en avoit déja vainement parcouru la plus grande partie; il commençoit à desespérer, lorsqu'un marchand ambulant vint lui offrir une épée à vendre. Il la reconnut pour celle de son ami; il le questionna sur le champ, et voulut savoir comment elle étoit dans ses mains. Le marchand lui répondit qu'elle lui avoit été abandonnée au port de Brest, par une personne à qui il avoit vendu un sabre d'abordage et qui passoit à la Guadeloupe avec un armateur. Sur les éclaircissemens qu'il prit et sur-tout sur le portrait qu'on lui fit, il ne douta plus que ce ne fût son ami; il ne s'inquiéta plus que de trouver un vaisseau qui fît voile; il lui fallut attendre trois mortelles semaines, qui lui parurent trois années. Ce fut dans cet intervalle qu'il fit part à Suzanne du dessein où il étoit de s'embarquer. Elle eut le tems de répondre à sa lettre: elle lui marquoitqu'elle avoit confié le soin de sa maison à un concierge, et qu'elle s'étoit retirée avec Florimonde; que jusqu'à cette heure elle l'avoit empêchée de prendre le voile, qu'elles resteroient ensemble pensionnaires au même couvent, jusqu'au moment où son époux seroit de retour: elle insistoit sur le devoir de ne point interrompre ses courses, qu'il ne l'eût retrouvé; revenez avec mon époux, écrivoit-elle, ou je n'aurai plus de plaisir à vous voir; revenez avec lui, ou nos entretiens seront troublés par des remords, car je me reprocherois alors d'être la cause de sa fuite et de ses malheurs. Jezennemours, à cette lecture, ne pût se défendre d'un trouble involontaire qui répandit dans son coeur la plus vive amertume. Il eut peine à se vaincre lui-même. La victoire lui sembloit moins pénible dans un plus grand danger, et Suzanne en rompant tout-à-coupde si chers liens, l'avoit frappé des plus terribles coups: mais faisant un effort à l'exemple de son ami et de sa maîtresse, il revint à lui, et ne s'occupa plus qu'à trouver sa consolation dans ses peines mêmes.

CHAPITRE 69

l'océan. en attendant le moment du départ retardé, Jezennemours s'efforça de calmer ses chagrins par la contemplation des nouveautés qui s'offroient à sa vue. Qu'un homme qui voit pour la premiere fois cette vaste plaine de la mer est saisi de respect et d'étonnement, lorsque son esprit s'ouvre comme ses yeux; lorsqu'il a le bonheur de sentir et de savoir admirer! Jezennemours étoit de ce nombre. Presque immobile sur la pointe d'un rocher, sa vue ouplutôt son imagination se perdoit dans la profondeur de ce liquide immense, où la perspective des flots semble s'étendre jusqu'à l'infini, où rien ne borne la vue et l'audace de la pensée. L'imagination alors s' agrandit avec le monde et demeure émerveillée de ce magnifique spectacle, lorsque s'élevant vers les cieux pour les glorifier, cette même imagination qui ne connoît plus de limites, se représente des millions d'autres mondes, devant lesquels celui-ci où roule cette mer vaste et profonde, ne paroît plus qu'un point. Frappé de l'immensité des êtres, l'homme voudroit deviner l'auteur de l'univers; sa pensée s' engloutit et se perd dans cette téméraire méditation; la lumiere immortelle qu'il veut fixer l'éblouit et lui fait baisser les yeux; il voit un maître qui a mis des bornes à sa pensée, comme il en a mis une à ces montagnes de flots écumans qui semblentfondre les uns sur les autres pour engloutir la terre, et qui vont se briser sur un grain de sable. Ainsi l'homme au-milieu de l'élan de sa grandeur doit connoître la foiblesse de sa conception, et voir l'image de sa propre pensée dans cet océan qui, malgré son poids et son immensité, recule devant le doigt invisible qui lui traça ses limites. Le signal de l'embarquement se fit entendre, et Jezennemours, pour la premiere fois de sa vie, entra dans un de ces édifices fragiles qui servent de pont aux deux mondes, qui lient les nations, monument le plus hardi du génie audacieux de l'homme. Il n'a pas craint de naviguer sur des abîmes toujours prêts à s'entrouvrir; à la vue de la majesté du tombeau, il a semblé dédaigner la mort; l'oeil fixé sur les étoiles, c'est dans cette attitude qu'il paroît le vrai roi de la nature et fait pour donner des loix aux élémens.Jezennemours considéra avec étonnement la coupe de ces vaisseaux, inventés d'abord sur la carcasse des grands poissons, et il reconnut dans cet ouvrage (le chef-d' oeuvre de l'homme) qu'il étoit encore subordonné au modele de la nature et à la main du créateur. Il vit fuir le rivage, et bientôt il ne se vit plus entouré que du ciel et de la mer; il lui sembloit alors être dans un nouveau monde, et ce vaisseau étoit l' image des planetes voyageant dans le vuide et sillonnant les plaines de l'éther. Ces hommes marins attirerent ensuite toute son attention; il étoit obligé de mettre un frein à ses réflexions, en contemplant l'homme dans un état aussi différent de sa nature. Quel motif pouvoit donc engager chaque passager à risquer son existence sur l'abîme toujours ouvert? Pour lui, il étoit animé par l'amitié et par l'honneur; ces puissans motifs lui faisoient endurer les fatigues et le mal-aise qui accompagne un premier voyage sur mer. Un calme propice regnoit dans les airs, et tout promettoit une navigation heureuse. Les élémens respectoient l'homme, mais l'homme se cherchoit pour se détruire: tout-à-coup on vit paroître dans le lointain un gros navire. Aussitôt tout l'équipage jeta des cris comme s'il eût apperçu quelque monstre énorme propre à dévorer un vaisseau. C'étoit un navire ennemi de cent piéces de canon, qui fondoit directement sur sa proie. C'est ainsi que de forts et gros poissons se jetent à-travers les flots sur les petits dont ils font leur pâture. Le petit bâtiment sur lequel étoit Jezennemours devint tout-à-coup la capture de celui qui l'avoit déja joint; il y avoit une si grande différence de force, que cette prise ne coûta pas uncoup de feu. On se rendit, et l'on fit bien. Jezennemours se vit désarmé et traité en esclave; mais il aimoit mieux encore souffrir que d'avoir été le témoin d'un carnage affreux. Qu'il est triste de voir l'homme ennemi de l'homme! Jezennemours ne pouvoit concevoir cette horrible allégresse qui saisissoit les vainqueurs. Cette joie lui parut misérable, lorsqu'il vit qu'elle n'avoit d'autre principe que l'avidité de partager quelques dépouilles. C'étoit donc là ce qui les rendoit homicides, féroces et cruels. Cette rage n'étoit point celle de l'animal pressé de l' aiguillon indomptable de la faim; c'étoit une avarice raisonnée et criminelle, c'étoit des hommes qui avoient plus que le nécessaire et même le superflu, qui venoient satisfaire une nouvelle et inconcevable cupidité au prix du sang de leurs semblables. Ils décoroient ce brigandage affreux des nomsde gloire, d'intérêt national; mais ce n'étoit qu'un prétexte absurde, car aucun d'eux n'aimoit la patrie dont il déployoit l'étendart. Jezennemours se disoit: j'ai connu les monstres de la terre dans ces houzards noirs qui m'ont arrêté dans les forêts de l' Allemagne; voici les monstres de la mer qui m'oppriment sur des gouffres mouvans, qui dans une minute peuvent ne mettre aucune différence entre le vainqueur et le vaincu. Si l'on pouvoit voyager dans les airs, qui doute que dans ces routes spacieuses on ne rencontreroit pas encore une race meurtriere affamée de rapines et d'homicides? Tandis que l'ivresse maîtrisoit les vainqueurs, qu'ils se livroient à une débauche bruyante sur les flots endormis dans un calme perfide, plusieurs vaisseaux arborés du pavillon français viennent au devant du ravisseur et présentent le combat; le canon, signal etministre de la destruction, retentit à coups redoublés, et l'écho des mers en mugit; la flamme brille et semble allumer les flots; la fumée s'éleve en tourbillons, les cris de la mort vont frapper les voûtes des cieux. Jezennemours voit rouler autour de lui des torrens de souffre enflâmé; il voit le sang qui ruisselle, sans appercevoir l'instrument qui frappe et tue; la foudre gronde entre les mains de l'homme, et le flot qui roule emporte déja au loin les cadavres; l'équipage de son petit bâtiment enhardi par le secours inespéré qui venoit briser ses fers, se jete sur les vainqueurs assaillis. On crie aux armes; il en saisit une, qu'il arrache à une main ennemie; on combat sur cet étroit vaisseau, comme sur un champ-de-bataille. Jezennemours défend ses compatriotes, sa liberté, sa vie; il venge ceux qu'il vient de voir massacrer; la victoire sedécide pour son parti; on charge de fers les mains de ceux qui en avoient donné une heure auparavant. Heureux ceux qui passerent sur les vaisseaux du vainqueur pour y être enchaînés, car bientôt ce superbe vaisseau qui sembloit commander aux flots qui le portoient, entrouvert par le canon, se balance sur le gouffre de l'abîme, et s'enfonce lentement au-milieu des cris affreux du reste de l'équipage, comme pour laisser à ces infortunés le tems de boire les horreurs du trépas; il disparoît en entier ne laissant plus voir sur la surface des eaux que la banderolle flottante qui couronnoit son gros mât.

CHAPITRE 70

l'avare. des trois armateurs qui étoient venus secourir le vaisseau marchand sur lequel s'étoit trouvé Jezennemours, il n'en restoit que deux, l'autre avoit coulé à fonds. Que devint Jezennemours, lorsqu'il apprit que ces vaisseaux étoient partis dans le même tems que son ami s'étoit embarqué? Un frissonement subit fit trembler tout son corps; il l'avoit vu s'enfoncer dès le commencement du combat, et les clameurs de tant d'infortunés effrayoient encore son imagination. ô digne et tendre époux de mon amante, sont-ce tes cris qui ont pénétré mon coeur! Seroit-ce toi que j'aurois vu parmi cette foule qui tendoit les mains au-dessus des flots en descendant vivansdans leur cercueil? Que n'ai-je pu te reconnoître pour me précipiter après toi, essayant de te sauver ou de mourir ensemble. Boulversé par les craintes les plus désolantes, il s'informe, il passe d'un bord à l'autre; mais ses recherches ne servent point à l'éclairer; il ne sait quel nom demander, et sur le portrait qu'il s'efforce de peindre, personne ne peut lui répondre. Tout ce qu'il apprend, c'est que ces armateurs sont partis en société, qu'ils se sont arrêtés un mois en chemin, et que ce sont-là les seuls vaisseaux qui se soient mis en mer au port de La Rochelle. Il n'y eut pas une seule personne que Jezennemours ne parcourût de la tête aux pieds, et ne prît d'abord pour son ami. Ne le trouvant point, il ne douta plus d'après les discours peu ménagés qu'il ne fût péri dans ce funeste combat. Chacun se félicitoit d'avoir échappéà l'ennemi, et comptoit pour rien la mort d'autrui, tandis qu'il mettoit un haut prix à sa propre délivrance. Il étoit loin d'en concevoir des espérances favorables à son amour; il aimoit son ami, et sa façon de penser lui auroit fait regarder comme un crime l'idée seule de pouvoir profiter d'un malheur qu'il vouloit toujours pleurer. Ils aborderent sur les côtes de... et y débarquerent. Jezennemours avoit été pillé; et comme dans ce combat chacun n'avoit sauvé que son corps, et que le vaisseau qui portoit de l'or avoit péri, il se trouva n'avoir plus rien. Lorsqu'il se vit sur une terre étrangere, sans ami, sans argent, et sur-tout ayant perdu le noble fruit de son voyage, il tomba dans une noire mélancolie; sa situation rigoureuse jointe aux peines qu'il souffroit, et la perte récente de son ami, et l'idée du sortqui le poursuivoit, le jeterent dans un de ces momens où l'on envisage le tableau de la vie du côté de ses ombres; des pensées lugubres fermenterent dans son sein; le ciel étoit couvert, et l'épaisseur des nuages amoncelés voiloit le soleil; la terre étoit humide et décolorée, Jezennemours ne voyoit que des objets propres à renforcer la teinte mélancolique qui dominoit son ame. Il se promenoit au hazard entre les rochers qui bordent la mer; et regardant cette plaine liquide, il lui redemandoit son ami. Elle étoit mugissante, et sembloit répondre en grondant à ses gémissemens plaintifs; ses bords escarpés étoient nuds et déserts; il regardoit de tous côtés; tout étoit triste et morne; il n'apperçut qu'un seul homme, encore ressembloit-il au desespoir; il s'agitoit sur la pointe du rocher, les cheveux flottans au vent, les bras étendus, et donnant toutes les démonstrationsde la plus farouche douleur. Jezennemours alla à sa rencontre; et voyant un visage baigné de pleurs, il oublia sa propre infortune pour s'intéresser à un homme qui sembloit plus à plaindre que lui: il s'approcha, et lui tendant la main avec cette noblesse énergique que l'art n'imite point, et qu'il ne peut rendre, et toi aussi tu es malheureux! Eh-bien! Tu deviens mon frere et mon ami . Il le consola du mieux qu'il put. Il le flatta par les paroles les plus capables de gagner sa confiance. Qu'êtes-vous, répondit-il, en détournant la tête; qu'êtes-vous pour oser m'offrir des secours? Sans doute vous êtes pauvre, puisque vous avez le courage de me parler; et si vous êtes riche, je n'ai qu'à dire un mot pour vous faire prendre la fuite... je suis un homme ruiné... vous restez encore! ... oui, je suis ruiné: fuyez; il y a trois jours que je jouissois entiérementde ces airs affables, de ce langage flatteur, de ce ton amical et doux dont on aborde celui dont la fortune est encore debout; on me caressoit de l'oeil et l'on chatouilloit mon oreille de mille propos flatteurs; depuis trois jours cette fumée dont on m'encensoit, s'est évanouie avec l'or d'où elle s'exhaloit. Je suis né dans l' opulence; un commerce étendu augmentoit tous les jours la masse de mes biens, je paroissois enfin l'idole de tous ceux qui m'entouroient; on me conseille d'employer des fonds que j'aurois dû réserver; je les risque, et l'année suivante ils se trouvent doublés. Glorieux de si grands avantages, chacun dépose sa fortune dans mes mains; je veux pousser jusqu'au bout l'influence de mon heureuse étoile; elle s'éclipse dans un instant; tout change, trois vaisseaux périssent, mon banquier manque, le feu devore mes magasins; j'abordois ce rivage poury épouser une jeune et riche indienne; instruite avant moi de la nouvelle de mon infortune, elle semble n'attendre mon arrivée que pour donner à un autre à mes yeux la main qu'elle m'avoit promise; elle met le sceau éternel au malheur qui me poursuit de toutes parts; en-effet quel changement n'ai-je pas vu dans ces mêmes lieux où chacun s'empressoit de me serrer entre ses bras en m'offrant tout ce dont je n'avois pas besoin? Je ne vois plus que des fronts glacés; je lis sur tous les visages l'effroi de tous ces faux amis qui me rencontrent; il semble que je vais leur demander une dette qu'ils ne veulent pas acquitter; d'autres ont un air dédaigneux, et les yeux fixés en terre, ils paroissent me faire signe d'aller prendre ma place dans cette poussiere où rampe l'indigent. Ah! Plutôt mourir que d'essuyer certains regards; non ils ne me verront point m'humilier pourobtenir d'eux un pain trop amer. Au moment où vous m'avez adressé la parole, ma rage étoit à son comble; j'allois m'élancer dans les flots, votre aspect m'a fait reculer. Si vous êtes assez puissant pour me faire remonter sur un des degrés d'où je viens de descendre, osez m'arrêter et me forcer de vous suivre: sinon fuyez; tous discours sont superflus; je veux exister commodément, ou ne point exister. Si vous êtes au-contraire dans le rang de ces esclaves qui n'ont rien, parce qu'on leur a tout pris, mon exemple parle assez, il pourroit vous engager à m'imiter. Jezennemours qui avoit trouvé la vie si triste et en avoit presque desiré la fin, loin de creuser sa mélancolie, se trouva disposé à détourner ce malheureux de son funeste dessein. Il lui dit tout ce qu'il avoit besoin de se dire à lui-même. Si quelqu'un, dit-il, ne devroit pas supporter la vie, ceseroit moi; mais combien il reste encore de ressources à l'homme le plus abandonné! ... à moi, des ressources! Reprit-il d'un ton farouche; non, il n'en est pas, il n'en sauroit être; vous m'amusez envain. Regardez comme je réponds à vos discours. En disant ces mots il courut du côté de la mer et s'y précipita au moment que Jezennemours couroit après lui pour le retenir. Il touchoit le bord de son vêtement, mais trop tard; il le vit tomber dans les vagues furieuses qui se brisoient contre le rocher. Ce malheureux sembloit alors se débattre et prétendre à se sauver; il jetoit des cris, il appeloit à son secours, mais il n'étoit plus tems; tantôt il sembloit englouti, tantôt il reparoissoit luttant avec vigueur, et portant sur son visage tout l'effroi du trépas. Cet endroit étoit escarpé, la mer étoit agitée, Jezennemours ne pouvoit faire que des voeuxpour lui; il le suivoit de l'oeil, il croyoit l'avoir perdu lorsqu' il le revit reparoissant sur l'onde, tenant une espece de débris qui le soutenoit: le vent le chassoit sur les bords; un flux aussi rapide qu' inespéré, le jeta sur un banc de sable éloigné du roc d'où il s'étoit précipité. Voler à lui de rocher en rocher, descendre à perte d'haleine, arriver près de ce malheureux, le soulever, lui faire vomir l'onde amère, tout cela fut pour Jezennemours l'affaire d'un instant; son courage et son humanité lui inspirerent une activité prompte qui en relevoit l'éclat. Il déchira les vêtemens qui l'étouffoient par leur compression humide. Il l'agita en tout sens pour le faire revenir; et voyant que ces moyens ne réussissoient pas, et qu'il n'avoit plus qu' un souffle de vie, il le regarda comme mort, et se mit à déplorer d'avoir été le témoin d'un aussi funeste accident.Le flot avoit aussi apporté le débris qu'il tenoit; c'étoit une espece de coffre ouvert. Comme Jezennemours pleuroit sur ce corps étendu, dont le visage immobile et pâle, tourné vers lui, formoit la plus effrayante image, il apperçut quelques mouvemens qui manifestoient quelque retour à la vie; les signes augmenterent, il fomenta ce corps de sa chaleur, il lui souffla dans la bouche à plusieurs reprises. Bientôt il étend un bras: le mouvement de la respiration, d'abord foible et incertain, s'annonce par quelques pulsations réitérées; son oeil s'ouvre, il renaît enfin en sortant comme d'un profond sommeil; il regarde autour de lui d'un oeil égaré. Où suis-je, dit-il? Je viens de faire des rêves affreux. Et tout-à-coup fixant Jezennemours et le regardant, il se souvint de son état. ô ciel! S'écria-t-il, vous m'avez sauvé de cette mort que je cherchois, et contrelaquelle je me suis tant débattu dès que je m'y suis vu en proie. Comme Jezennemours alloit lui faire quelques remontrances... ô, mon ami! La nature en un instant m'en a dit plus que toi, elle m'a forcé de me dédire. Luttant contre les flots, j'aspirois au bonheur de remonter sur la terre, dussé-je être le dernier des vivans. C'est alors que j'éprouvai le châtiment d'avoir méprisé la vie. Non, je ne veux plus mourir. ô, Dieu, pardonne-moi! Je frémis encore lorsque je me rappele combien j'étois près d'un juge courroucé. Je suis criminel, je le crains, et je m'avançois témérairement au-devant de son glaive! Jezennemours pleuroit de joie; il embrassoit un homme qui renaissoit pour devenir son ami; qui, instruit puissamment par cet effroi que la nature jete dans le sein de l'homme expirant, n'alloit plus nourrir le coupable desseind'attenter sur lui-même; mais qui le croiroit! Qui ne reconnoîtra pas la force invincible des passions mélancoliques, ou plutôt la soif ardente de l'intérêt? à-peine revenu à la vie, ce même homme s'écrie: quoi! Je vivrai pauvre et méprisé! Quoi! Le regard de ceux qui m'ont vu dans l'opulence me poursuivra! Je traînerai une vie misérable dans le pays même où l'on admiroit mes richesses, où l'on flattoit leur possesseur! En prononçant ces mots, il considéroit et retournoit le coffre qui avoit aidé à le sauver; il paroissoit vuide, mais notre homme apperçut au-travers du limon, dont le fonds étoit rempli, quelque chose de brillant: il enfonça les deux mains et détacha une plaque de fer qui céda aisément, le bois étant à moitié pourri. Il souleva de ce fonds une boîte oblongue, il l'ouvrit. Quel aspect! Elle étoit remplie de bijoux d'or, et ces bijouxavoient pour couche une quantité de diamans et de pierres précieuses. Tous deux avides de contempler, la surprise ne leur permettoit que quelques mots interrompus; car Jezennemours étoit homme, et ce trésor inespéré, ne fut-ce que par son étonnante rencontre, avoit droit de l'émerveiller. Pour l'autre, peu s'en fallut qu'il ne perdît la tête: il embrassoit son libérateur, remercioit le ciel et la mer, et jetoit les plus fréquentes exclamations. Voyez, disoit Jezennemours, qui ne perdit jamais l'habitude de philosopher, c'est au moment où l'on croit tout perdu, c'est dans le malheur même que se trouvent les ressources les plus éclatantes. L'autre ne répondoit rien, mais les yeux fixés sur ces objets, il en spéculoit la valeur et formoit déja les projets de rétablir sa fortune. Il vous en est dû la moitié, prononçoit-il avec inquiétude; ah! Il m'en faudroit douzefois autant pour me retrouver dans l'état que j'ai perdu, et personne ne me plaint... quoi! Ne savez-vous que desirer, reprit Jezennemours, et jamais jouir? Vous n'aviez rien tout-à-l' heure; vous possédez présentement, et vous n'êtes pas satisfait! Laissez-là une plus grande avidité; mais si elle vous domine à ce point, si vous en êtes esclave passif, prenez les trois quarts, l'autre me suffira pour revoir ma patrie et y vivre content. Comme il parloit, son compagnon regardoit le sable, et y découvrant de nouveaux débris que les vagues y avoient apportés, il doute, il imagine, et bientôt il croit que ce sont de nouveaux trésors que le sort lui envoye; il veut les enlever à la mer en furie; il descend sur le sable malgré Jezennemours qui vouloit l'arrêter. C'est envain qu' il lui crie que le reflux s'approche et va couvrir les bords qu'ilparcourt témérairement; il est sourd, il n'entend n la voix de la raison, ni celle de l'amitié; il s'attache à quelque chose de pésant, il souleve le bloc, il se baisse avec effort pour rompre les obstacles, il ne voit pas les montagnes d'eau qui vont l'emporter et le rendre à cet océan dont il s'étoit sauvé par miracle. Jezennemours est obligé de fuir sans pouvoir donner de secours à son avide compagnon; il n'a que le tems d'emporter le coffre dépositaire de tant de richesses; plusieurs bijoux demeurerent même sur le sable. Il se retira entre des rochers, et ce fut delà qu'il vit cet homme infortuné perdu dans des flots d' écume élévant vainement la voix et les mains pour regagner les bords. Jezennemours eut beaucoup de peine à reprendre ses sens; frappé de la mort de cet homme qui s'étoit replongé dansl'abîme par excès de cupidité. Ce ne fut qu'avec peine qu'il sortit d'entre les rochers traînant son coffre après lui pour aller regagner son habitation.

CHAPITRE 71

belle reconnoissance. débarqué sur cette rive étrangere, et ayant perdu le fruit de toutes ses informations, comment se résoudre à annoncer à Suzanne qu'il n'a point rencontré son époux, et que Chaterbaune est peut-être au rang des morts. Il se souvenoit trop bien de ses dernieres volontés; trois fois il voulut écrire, trois fois la plume échappa de ses mains. Il se détermina à faire de nouvelles perquisitions, et à mourir plutôt que de lui porter un coup si sensible. Jezennemours conçut le dessein de parcourir les lieux où il venoit de descendre; le trésor que lui avoit envoyé la providence, étoit le moyen sans-doute dont elle s'étoit servie pour qu'il eût à accomplir ses volontés.Jezennemours étoit trop ami de l'humanité pour ne pas être révolté d'abord de l'esclavage qui, sur ce malheureux continent, opprimoit des hommes nés libres, parce qu'ils étoient noirs et robustes. Cette foule d'infortunés asservis par un petit nombre, enlevés à l' Afrique pour travailler le sucre qui doit flatter le goût des européens, condamnés à des travaux plus rudes que ceux que l'on impose aux brutes, étoit un spectacle qui avoit toujours droit de le surprendre: il voyoit avec horreur ses compatriotes exempts de tout remords, parce qu' ils avoient acheté ceux qu'ils enchaînoient à des travaux sans relâche. Que de cruautés commises et autorisées pour composer de voluptueuses superfluités! C'est le sang de l'Afrique mêlé aux larmes de l'Amérique qui vont composer le dessert qu'un lâche sybarite goûte avec froideur et d'un air dédaigneux.Il conçut le projet de ravir à l'esclavage quelques-uns de ces malheureux, et s'il ne pouvoit les délivrer tous, du-moins il vouloit en acheter une partie pour leur rendre la liberté; il se rendit sur un marché où les droits de l'homme étoient violés à l' abri même des loix, et il se demanda si c'étoit bien à l'homme de prononcer sur la justice, quand il s'égaroit à ce point, aveuglé par le sordide intérêt. S'il en avoit cru son coeur, il se seroit ruiné pour le plaisir de faire quelques heureux; mais il songeoit au voyage qui lui restoit à faire, car il rêvoit toutes les nuits qu'il retournoit en Europe, et n'y ambitionnoit plus qu'une maison couverte de chaume et dix arpens de terre pour essayer d'y vivre paisiblement, loin de Suzanne s'il étoit possible. En marchandant ces esclaves, et s'attachant toujours à ceux qui paroissoient le plus avancés en âge ou plus infirmes,ou moins faits pour supporter le joug de l'esclavage, il apperçut un européen qui alloit sur son marché. Ses traits le frapperent au premier abord. Plus il examinoit, moins il pouvoit revenir de sa premiere surprise. Celui-ci ayant pris garde à l'attention que l'on portoit sur lui, parut à son tour aussi étonné, et chacun d'eux hésitoit à faire les premiers gestes de la reconnoissance dans la crainte de se tromper. Enfin Jezennemours se trouva dans les bras d'un homme qui l'embrassoit en tremblant et pleurant à moitié... quoi seroit-ce bien toi! Quoi le sort t'auroit conduit jusqu'ici pour... oui je te reconnois, je te reconnois, au-travers du changement qui s'est fait en toi. Tu vis, tu es devenu un homme, je suis content... va, tu as eu raison de me fuir; mais ne crains plus rien, je ne suis plus ici pour te tourmenter... Jezennemours ayant reculé trois fois,et s'étant approché quatre, n'en pouvoit croire ses yeux. Est-il possible! Le pere De La Hogue! Vous, mon parrain, dans ces lieux! Sous ces habits? Eh vous n'êtes donc plus... il alloit prononcer le nom de jésuite , lorsque le parrain lui mit la main sur la bouche, en lui disant, paix! Suis-moi seulement, tu sauras tout. Va, je ne suis plus le même homme, et j'ai bien des choses à te dire; suis-moi. Le marché fut bientôt conclu pour ces esclaves choisis; on ne s'amusa plus à les marchander davantage, et ils suivirent leur nouveau maître jusqu'à l'habitation, où Jezennemours entra conduit par le pere ci-devant jésuite, dont on peut se rappeler le caractere et la conduite, si l'on n'a point oublié le premier volume. à-peine furent-ils seuls dans une chambre où ils s'enfermerent, que le pere De La Hogue lui dit tout ce qui suit,avec la vivacité d'un homme qui se presse de se faire connoître. Ecoute, mon ami, et cesse de t'étonner de me voir ici. J'y suis plus heureux que je ne l'étois en Europe; notre société n'est plus, cette société qui paroissoit reposer sur des fondemens inébranlables a été sappée, nous-mêmes y avons donné les mains. Notre intolérance, nos vangeances opiniâtres, notre ambition trop peu mesurée, et un excès d'audace nous ont fait un si grand nombre d'ennemis, que lorsque les rois ont voulu nous détruire, ils ont vu tout le monde applaudir à leur dessein. Nous sommes tombés; mais qu'y a-t-on gagné? Nous avons emporté nos richesses, et nous avons conservé notre maniere de penser. J'étois au rang de ceux qui avoient quelque droit au partage, et j'emportai le lot qui m'étoit échu.Je vais t'ouvrir mon coeur. J'ignore actuellement ta façon de penser. Peut-être te serai-je un objet de scandale; mais je veux et je dois me montrer ce que je suis. Autant je prenois de peine en Europe à me déguiser, à cacher mes secrets, à me rendre impénétrable, autant cette gêne me pese ici, et sur-tout dans ces momens. Tu sauras bientôt pourquoi. Ressouviens-toi de ces tems où tu fuyois avec raison une vie si contraire à ton caractere. Je dépendois de ma place alors, de l'habit; la loi la plus impérieuse que je connoisse. L'habit modifie plus l'ame que toutes les loix physiques ensemble ne modifient le corps. J' étois forcé de déguiser mesvrais sentimens. J'étois transporté contre ceux qui paroissoient ne pas penser comme moi. Lorsque je décidois que tu serois damné, c'étoit un rôle que je jouois, et aucune de ces menaces formidables n'a sorti du fond de mon coeur. Que ne l'as-tu pû connoître ce coeur! On voulut t'initier de bonne heure dans le secret, et c'est ma tendresse qui précipitoit cet instant. Tu t'es révolté, et l' événement a justifié ta folie. Je n'ai jamais été enthousiaste, il me suffisoit de le paroître. De grandes espérances étoient attachées à ma place; j'étois une espece de roi dans mon canton, et je n'obéissois à quelques-uns que pour commander à plusieurs. Cette vie rigide en apparence étoit bien compensée par le plaisir de la domination; plaisir le plus vif de tous et dont on ne se lasse jamais. Tu peux te rappeler que je regnois en-effet comme le plus absolu monarque. Je te destinoisma place, et tu aurois été détrôné comme moi, si ton extravagance, par le plus inconcevable coup du hazard, ne t'eût servi de prudence et de sagesse. Je ne craindrai point d'en trop dire devant toi. Tu dois t' attacher à ma personne; et puisque le ciel t'a rendu à moi, tu ne sais pas encore combien j'ai de droit à t'intéresser. Après ces mots il garda le silence, et comme Jezennemours le regardoit avec des yeux également étonnés et attendris, qu'il contemploit le changement que le tems et le malheur avoit fait sur son visage; l'ex-jésuite éleva la voix et dit sans préparation préliminaire... dis-moi, n'as-tu jamais songé à celui qui a pris soin de ton éducation? N'as-tu jamais soupiré après un pere? N'as-tu jamais accusé le ciel de t'avoir fait naître un orphelin abandonné? Monsieur, reprit tout-à-coup Jezennemours,ah! Que sert d'éveiller un sentiment que j'ai tant de fois tâché d'étouffer. Ne vous souvenez-vous plus de mes demandes réitérées? Mais pourquoi me mettre sur ce chapitre, si vous n'avez d'autre réponse à me faire, que celle que vous m'avez faite? ... je tremble; je voudrois, et j'hésite à parler, reprit le pere De La Hogue; oui je t'en ferai l'aveu: mais souffre avant que je te nomme ton pere, que je t'en fasse l'histoire... ah parlez, interrompit vivement Jezennemours. Vivroit-il? ... tu vas le savoir dit l'ex-jésuite... peut-être rougiras-tu de ta naissance, et qui sait si je ne vais pas me repentir d'avoir parlé. Jezennemours, n' aimerois-tu pas mieux n'avoir jamais vu le jour, que de le devoir à un amour illégitime? Réponds-moi! ... je ne connois d'amour illégitime que dans ceux qui trahissent la foi qu'ils ont donné. Je vous entends... que cela ne vousarrête point, non je ne rougirai jamais de ma naissance. J'honorerai toujours le pere de qui je l'ai reçue... en m'avouant pour ton pere, reprit l'ancien préfet, je ne te deviendrai donc point odieux... vous, mon pere! Et je ne l'apprends qu'aujourd'hui, s'écria Jezennemours... tu es, mon fils, reprit l'autre, tu l'es! Et ce coeur a brûlé d'amour dans le sein des disputes théologiques: je parlois des victoires que l'homme peut remporter sur lui-même, et j'ai cédé à la beauté, tout en compulsant le fatras de ces livres poudreux. Que d'allarmes me coûta ta naissance! Comme je tremblois que mon secret ne parvînt à l'oreille de mes farouches supérieurs! La crainte d'être découvert me faisoit prendre les plus grandes précautions. Je ne pouvois abandonner une femme prête à se délivrer du fruit d'un amour qui m'étoit si cher. Nous prîmes plus de soin à voiler ta naissance, qu'un assassin n'enprend à cacher le cadavre de celui qu'il vient de tuer. Tu naquis dans l'ombre, et tu fus transporté sous le manteau jusqu'au village où tu fus nourri, et où je te recommandai à ce curé qui étoit mon humble serviteur; tu passas pour un orphelin dont je m'étois charitablement chargé. Ta mere infortunée sembloit se rétablir; elle étoit languissante depuis longtems: le poison de la crainte avoit aigri son sang; j'avois passé quelques jours sans la voir; j'arrive un jour à la faveur des ténèbres, je la trouve expirante. Que ces traits étoient changés! Ce n'étoit plus ces charmes colorés où respiroient la santé et la jeunesse; ce n'étoit plus ces yeux où brilloit une flâme amoureuse. Frappée de la pâleur de la mort, tout annonçoit le terme fatal où la beauté devient horrible; tout annonçoit enfin la terreur des derniers momens. Je m'approche en tremblant; àpeine ai-je le courage de la fixer. Ses regards s'éteignent sur moi. Que me voulez-vous encore, dit-elle? Je meurs, j'expie ma faute. Souvenez-vous d'un fils et ne l'abandonnez pas, voilà tout ce que je demande: j'ai déja fait le sacrifice de ma vie à ce Dieu qui me jugera peut-être sévérement du crime dont vous êtes l'auteur! ô, mon fils! Laisse-moi mêler mes larmes aux tiennes, poursuivoit l'ex-jésuite. Cette terrible scène est encore devant mes yeux, je l'ai toujours conservée dans ma mémoire; et lorsque tes questions venoient me déchirer le coeur, que de fois je me suis détourné pour te cacher ce trouble que j'épanche aujourd'hui dans ton sein; son image m'a toujours poursuivi, et combien de fois me suis-je reproché sa mort! Mon pere, reprit Jezennemours, oh! Quels que soient mes regrets den'avoir pas connu ma mere, je remercie la providence de vous retrouver du-moins. Le ciel a eu ses desseins sur elle, sur vous et sur moi. Il conduit tout; et puisqu'après tant d'épreuves, il a permis que je vous rende ce qu'un fils doit à son pere, je fixe ici mon sejour, je ne vous quitterai plus. Ah! Pourquoi ne m'avez-vous point révélé ce que vous me dites aujourd'hui! Je n'aurois pas fui; je serois resté auprès de vous, je vous aurois confié mon amour et vous l'auriez approuvé. Alors il raconta succinctement à son pere les plus frappantes époques de sa vie, et comme se croyant seul et délaissé dans l'univers, il avoit suivi la main de la destinée. Elle m'a promenée, disoit-il, de revers en revers; et tandis que vous étiez poursuivi par la marche lente, mais sûre des loix soulevées contre votre ordre, j'étois agité par unsentiment qui fait encore le supplice de ma vie. Il ne fut jamais d'amant plus malheureux que moi; je n'ai eu que les tourmens de cette passion chere et redoutable. Alors il pesa sur quelques détails qu'il ne put passer sous silence; ce qui attendrit l'ancien jésuite et le fit pleurer, lui qui n'avoit pas pleuré depuis vingt-cinq ans. ô! Disoit-il, quel bouleversement dans les affaires de ce monde! Comme tout change! Comme les événemens les plus imprévus, les plus inouis se réalisent! Voilà ce qu'on n'apprend point dans les livres de théologie, et ce qui se voit sur la scène changeante de l'univers! En feuilletant tous nos casuistes, en écoutant nos missionnaires, nos espions, nous n'avons jamais sçu deviner que notre société, qui paroissoit reposer sur des fondemens inébranlables, pouvoit, malgré ses nombreux adhérens et ses protecteurs, être renversée,et ne pas faire la moindre résistance, après avoir déployé tant de jactance, d'audace et d'orgueil... oh! ... et il s'arrêta.

CHAPITRE 72

il est trop court, mais ce n'est point notre faute. mon pere, poursuivoit Jezennemours, vous voyez ma situation; je suis encore à la recherche de cet ami généreux; je ne dois retourner en France qu'après l'avoir trouvé; je mourrai plutôt ici: je ne me présenterai point aux yeux de Suzanne que pour lui rendre son epoux; telle est sa volonté, et telle est la loi que m'impose mon coeur et mon devoir. Sçauriez-vous s'il n'est point débarqué depuis peu quelqu'etranger? J'ai quelqu'idée qu'il auroit pû passer dans le vaisseau qui vint à notre secours; le ciel, qui m'a rendu un pere, s'arrêteroit-il dans le cours de ses bienfaits! Non, sans doute; s'il vit, je le reverrai,je le ramenerai à Suzanne; elle est à lui, elle lui appartient; ce trésor m'a échappé, le ciel l'a voulu... ainsi, je reviendrai ici couler mes jours auprès de vous, oubliant, s'il se peut, tout le reste. Mon fils, répondit-il, je suis devenu ici négociant, et tu ne manqueras de rien; j'ai acquis quelque chose que j'augmente chaque jour, et d'ici, je songe à mes malheureux freres. Je te chargerai de leur faire passer les secours que je leur dois. Au-lieu de ramper et de s'intriguer dans des cours devenues sourdes à nos réclamations, promenant leur misere et sollicitant l'orgueilleuse pitié, il eût mieux valu que tous les gros bonnets de notre ordre, eussent pris le parti que j'ai choisi. Le commerce n'étoit pas étranger à plusieurs d'entre nous; je suis demeuré toujours attaché de coeur et d'esprit à une société où j'ai passé ma vie; j'aiabjuré le fanatisme dont elle s'est servie quelquefois si imprudemment, et qui a précipité sa ruine; mais je regrete un ordre qui étendoit ses bras dans toutes les monarchies de l'Europe, et qui avoit des fondemens propres à l'élever au plus haut degré de fortune et de puissance: il est tombé à mon grand étonnement, il est tombé parce que le despotisme a mêlé ses absurdités aux plus heureuses, aux plus sages institutions. Quel ordre a mieux connu le coeur humain! Mais, aveugles que nous étions, nous n'avons pas vu que le siecle étant changé, nous devions changer avec lui et céder au torrent des opinions! Nous avons cru avoir affaire encore à des jansénistes, et nous nous sommes fait des ennemis que nous aurions pu facilement gagner. Telle a été notre présomption, et telle a été la cause de notre perte! Le pin qui sait incliner sa tête superbe et ployerpour se redresser, obéit à tous les vents, pour élever ensuite un feuillage plus pompeux, tel auroit dû être notre emblême et notre exemple. Mais l'ignorance où nous étions d'une force plus invincible que la nôtre, nous a été plus funeste que notre supériorité réelle sur les autres ordres monastiques, ne nous a été utile. C'en est fait, malgré les espérances illusoires de nos enthousiastes, j'oublie tout ce que j'ai été; je suis devenu un nouvel homme, et je m'en trouve bien. Il faut sçavoir se déterminer suivant les circonstances. Je méprise souverainement toute dispute, et pourvu que j'aie de l'argent pour moi et pour envoyer à quelques-uns de mes freres gémissans, je croirai avoir mieux fait que d'avoir terrassé tous les jansénistes du monde. Qu'ils prosperent, j'y consens. Jezennemours se seroit trouvé heureux dans l'habitation de son pere oùregnoit l'abondance, si son coeur eût été tranquille sur le sort d'un ami et sur le sort d'une amante. Cet esprit d'ordre que l'ancien préfet avoit eu à la tête d'une maison nombreuse où il étoit chargé de tout le détail, le servoit merveilleusement en Amérique dans son nouvel emploi. Il n'y a pas une distance bien grande en effet entre commander à des novices, à de pauvres ecoliers, ou à de pauvres negres. Il avoit l'humanité qu'on peut avoir dans un pareil exercice; il donnoit l'exemple du travail, et ce caractere impérieux et décidé, s'étoit tourné avec l'âge, en gravité moitié douce, moitié ferme. Le malheur l'avoit formé, et quand il songeoit à la chûte de son ordre, il ne voyoit plus qu'instabilité sous le soleil et dans les choses les plus solides. Cet événement lui avoit donné la philosophie des revers; il ne se regardoit plus que comme dépositaire des richessesqui passoient par ses mains. D'ailleurs l'ame sensible et pure de Jezennemours parloit éloquemment à la sienne et la disposoit à de nouvelles vertus. Il s'adoucissoit de jour en jour contre l'usage même du climat; il voyoit avec amertume les chagrins de son fils, il tâchoit de le distraire; envain il l'occupoit à de longues courses dans un pays où tout est neuf, où la nature a une énergie qui plaît aux ames libres. Jezennemours rencontroit au fond d'un bois, fait pour distraire tout autre que lui, l'image de Suzanne; il la voyoit redemandant son époux. Le pere ne pouvoit plus se séparer du fils, et le fils sensible, trembloit de quitter un moment son pere. Oh! Quel heureux changement il s'étoit fait en eux!

CHAPITRE 73

il faut finir, de peur d'ennuyer plus long-tems. trois mois s'écoulerent, et Jezennemours avoit osé écrire en Europe que, malgré toutes ses recherches, il n'avoit pu rencontrer celui qu'il cherchoit; il ajoutoit qu'il ne quitteroit point le nouveau-monde sans savoir où respiroit son ami; il faisoit un détail circonstancié de ses perquisitions, et prouvoit qu'il n'avoit rien négligé pour obéir aux volontés de Suzanne; il laissoit échapper beaucoup de tendresse, et faisoit entrevoir qu'au défaut d'un ami, il avoit trouvé un pere. Un jour qu'ils s'étoient avancés dans une forêt, ils trouverent une cabanne plantée sur sa rive, et qui paroissoit être de construction neuve; ils descendirentà une porte qui s'ouvrit à leur voix; ils virent deux negres occupés après un homme couché sur un lit; il avoit le visage caché, et sembloit dormir profondément. Jezennemours respecta son sommeil, et en attendant qu'il se réveillât, ils se mirent à considérer toute cette demeure: ils refléchirent sur la vie d'un tel homme volontairement séparé des secours de la société; ils s'informerent aux negres qui il étoit. Ceux-ci leur firent entendre que c'étoit un françois, établi depuis neuf mois environ, et qui gémissoit sans cesse, n' ayant pas eu un seul jour tranquille. On entendit faire quelque mouvement, on crut qu'il s'éveilloit; mais on s'apperçut qu'il étoit dans l'agitation d'un rêve pénible. Jezennemours prête une oreille attentive à des accens à-demi articulés; il souleve le voile, il voit et reconnoît son ami, le malheureux Chaterbaune; il se précipite au bord de son lit, prend sa main en silence et la presse sur son coeur. M Chaterbaune sort de son accablement, fixe son regard sur lui... je ne me trompe point, dit-il! L'amitié te conduit donc ici du bout de l'univers: mais que viens-tu faire? ... je viens, conduit par l'ordre de Suzanne, reprit Jezennemours; elle te redemande, elle se reproche ta douleur. Tant d' amour l'a touchée. Elle ne peut plus vivre heureuse qu'avec toi; j'ai fait le supplice de ta vie, je dois le réparer. C'est moi qui dois vivre ici; je vais prendre ta place; la tienne est dans son coeur, et tu y regneras seul désormais... non, non, il est trop tard, dit le malheureux époux; le coup fatal m'est porté; je n'ai pu vivre, je mourrai pour elle; c'en est fait... j'ai forcé sa volonté, j'en suis puni; je devois respecter les liens de sa tendresse; j'ai cru pouvoir les rompre, et je me suistrompé moi-même: tout est fini pour moi, et dès-longtems. Va, j'ai de la douceur à mourir, cher Jezennemours: ne te reproche rien, le sort a tout fait; je t'aime, et cette derniere marque de tendresse me rendroit à la vie, si la chose étoit possible: mais, non; que ferois-je encore sur la terre? ... Suzanne t'aime, s' écria Jezennemours, avec l'accent que donne la vérité; elle t'aime, j'ai vu couler ses larmes sur ta fuite; elle se reproche tes malheurs; elle veut te revoir pour les effacer dans les transports du plus tendre amour: son devoir, son coeur, son repentir, tout s'unit pour la ramener à toi: l'amour est vaincu par un amour plus noble et plus généreux... elle m'aime, reprit M De Chaterbaune! Qu'il m'est doux de l'entendre! Elle m'aime! Eh bien, reçois le gage de mon amitié: prends cette lettre qu'on devoit lui remettre après ma mort; elle ne serapas affreuse, puisque c'est en ta présence que je vais expirer... dis-lui que jusqu'au dernier moment ce coeur a palpité d'amour pour elle, et de tendresse pour toi; que j'ai dompté la jalousie, et que s'il me reste quelque sentiment, je ne m'occuperai jamais que d'elle et de son bonheur. Envain on lui prêta tous les secours; envain on éloigna de lui ces idées funebres; il sourioit de tant de soins prodigués, et la main du trépas qui s' appesantissoit depuis longtems sur sa tête, défiguroit déja ses traits. Son oeil mourant s'attachoit sur son ami avec ce charme inexprimable que la plume ne peut rendre; et le regard d'un ami à ses derniers momens, est d'une éloquence si touchante et si profonde! Il mourut entre leurs bras sans douleur, sans regrets, avec la sérénité d'un ame juste et tranquile; il mourut en serrantla main de Jezennemours, en prononçant le nom de Suzanne. La lettre qui lui étoit adressée étoit conçue en ces termes, et elle n'étoit pas fermée. Chere épouse, c'est du fond de mon tombeau que je t'écris, et c'est la vérité qui va se faire entendre à toi, telle qu'elle se manifestera devant l'oeil de mon juge. Personne ne fut plus aimée dans le monde, et lorsque j'ai vû que ton coeur ne pouvoit répondre au mien, j'ai gémi sur moi-même, mais sans concevoir le moindre mouvement de colere ou de haine; il est des penchans qu'on ne dompte jamais; le mien fut du nombre; quand j'ai vu mon rival, en l' estimant, je n'ai pu que l'aimer; je me suis reproché d'avoir forcé les noeuds qui nous unissoient: oui, mon amitié pour lui fut égale à l' amourque j'avois pour toi. Présentement que la mort a brisé nos liens, recouvre le bonheur que je t'ai ravi; sois à lui, chere Suzanne, mon ombre s'en réjouira dans la tombe; c'est à vous d'être unis, et de l'être pour jamais. Je n'ai point hâté mes jours, j'en ai seulement desiré la fin. Adieu; lorsque vous serez ensemble, songez à moi, et prononcez quelquefois mon nom avec attendrissement; un soupir de vos coeurs est ce qui peut le plus honorer ma cendre; nous nous trouverons dans un autre univers: c'est-là l'espérance consolante qui m'applanit le chemin du tombeau; je devois être ton ami, ô Suzanne, et non ton époux: mais que dis-je! Dans ce moment où j'expire, je ne suis plus que ton ami, et Jezennemours devient ton époux. Un immobile accablement les tenoit tous rangés en silence autour de cecorps, où avoit habité une ame si tendre et si magnanime. Ils rendirent les derniers devoirs à cet infortuné, et la liberté aux deux negres, selon les intentions de leur maître; ils se promirent de visiter cette cabane qui avoit été le temple du héros de l'amitié. Il seroit inutile à-présent de s'appesantir sur les détails ordinaires qui terminent cette histoire: le pere détermina le fils à repasser en Europe, et lui fit part d'une partie de ses biens; ce qui joint à ce qui lui restoit des bijoux que le sort lui avoit envoyés d'une maniere si étrange, lui composoit une fortune assez digne d' envie; il alla mettre aux pieds de Suzanne sa douleur, ses larmes et le récit de la mort d'un ami; il en fut longtems inconsolable. Quelque fût dans la suite le bonheur de Jezennemours, je manquerois à sa délicatesse, si je le peignois de vives couleurs. Le deuil d'un ami après deuxannées entieres sembloit encore répandu dans cette maison, où se célébra ce triste hymen. J'imiterai leur réserve, qui permettoit à-peine à leur coeur de s'épancher en public. On saura aussi que quand Jezennemours porta à Suzanne la nouvelle de la mort de M Chaterbaune, elle fut un an dans le cloître à gémir, à se regarder, comme l'auteur de sa mort. Elle ne vouloit écouter ni la voix qui lui parloit du fond de la tombe, ni son coeur; mais le tems qui amene, non l'entiere consolation, mais l'oubli des plus vives douleurs, le tems qui change les plus fermes résolutions, la rendit l'épouse de Jezennemours.


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Jezennemours : roman dramatique. Jezennemours : roman dramatique. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD98-B