LES MÈRES RIVALES, OU LA CALOMNIE.

DE L'IMPRIMERIE D'A. CLO, RUE SAINT-JACQUES, no. 38.

LES

MÈRES RIVALES, OU LA CALOMNIE, PAR MADAME DE GENLIS.

Virtue and Patience have at length unravell'd the knots which Fortune ty'd. DRYDEN.

Depuis que je suis né, j'ai vu la calomnie, Exhaler les venins de sa bouche impunie.

TANCRÈDE, Trag. de Voltaire.

SEPTIÈME ÉDITION.

TOME PREMIER.

A PARIS, CHEZ MARADAN, LIBRAIRE, RUE DES MARAIS, No. 16.

1819.

ÉPITRE DÉDICATOIRE A MADAME BOCQUET, NÉE JORDAN.

MON AMIE, J'AI tâché de peindre dans l'héroïne de cet ouvrage la fille la plus tendre, la sœur, l'épouse, la mère et l'amie la plus parfaite: vous faire l'hommage d'un tel portrait, c'est vous offrir le vôtre; mais il n'est digne de vous être présenté, que parce qu'il vous ressemble.

Aussi sensible, aussi vertueuse que Pauline, et plus prudente et plus heureuse, vous avez eu le bonheur de ne jamais ressentir les atteintes de la calomnie; votre réputalion fut toujours aussi pure que votre âme et que votre vie.

Vous reconnoîtrez dans ces lettres une infinité de traits qui vous appartiennent; le sentiment et la reconnoissance les ont recueillis pour en embellir cet ouvrage. O qu'il est doux, en peignant l'amitié la plus fidèle, de trouver son modèle dans son amie! Combien le bonheur d'un tel souvenir est préférable à la gloire d'inventer et de créer!......

Recevez donc ce foible tribut d'une tendresse aussi vive que sincère, vous qui joignez à la jeunesse toute la solidité de l'âge le plus mûr, vous que je puis aimer avec sécurité, amie généreuse que je dois au malheur! Ah! croyez que le succès le plus doux que puisse me procurer cet ouvrage, est de faire passer quelques momens agréables à celle qui, depuis deux ans, m'a prodigué des soins si tendres, et dont l'invariable et touchante amitié m'a fait trouver tant de consolations dans mes peines, et tant de charmes dans la profonde retraite à laquelle je me suis consacrée!

PRÉFACE.

J'avois bien le malheureux droit de faire un ouvrage sur la calomnie , et j'ai dû peindre, avec vérité, l'inconséquence, l'absurdité, la noirceur et la persévérance malfaisante des calomniateurs . Je n'avois besoin ni d'esprit, ni de génie pour faire cet affreux tableau, il ne me falloit que de la mémoire.

On doit oublier les méchans; mais il est utile, quand on écrit, de se rappeler les méchancetés, afin d'en dévoiler les dangereux artifices. Ainsi en traçant dans cet ouvrage tous les vils stratagèmes employés par la haine et par l'envie, je n'ai voulu désigner personne; j'ai fait une peinture générale, et non des portraits particuliers. Il suffit de se respecter soi-même pour ne s'écarter jamais d'une telle modération; mais j'avoue qu'elle est en moi très-peu méritoire. Mes ennemis auteurs (les seuls que je puisse connoître avec certitude) sont si généralement méprisés, que non-seulement ils ne valent pas l'honneur d'être nommés , mais qu'ils ne méritent même pas celui d'être désignés . D'ailleurs qui les reconnoîtroit? on ne devient pas célèbre , quelque effronterie et quelque méchanceté que l'on puisse avoir, quand on écrit platement et ridiculement. Aussi, loin d'avoir eu l'intention de représenter les libellistes qui ont écrit contre moi, j'ai tâché que les personnages auxquels j'ai donné la noirceur de leurs caractères, ne parussent pas totalement dépourvus d'esprit; pouvois-je mieux écarter toute idée d'allusion?......

J'ai voulu peindre dans cet ouvrage l'amour conjugal le plus exalté, le plus parfait, et j'ai voulu qu'il ne ressemblât en rien à l'amour. J'ai fait de ce sentiment, et de la tendresse maternelle et filiale, tout l'intérêt de ces lettres. Voilà bien des nouveautés hardies dans un roman; une idée plus neuve encore, c'est d'avoir osé mettre en parallèle avec la vertu parfaite, unie à l'innocence, la vertu souillée par un instant d'erreur, et purifiée par tout ce que le repentir peut offrir de touchant et d'héroïque. Si j'ai réussi à faire préférer la vertu sans tache, j'ose dire que j'ai tracé le tableau le plus digne d'exercer le pinceau d'un véritable moraliste.

Il est reconnu que dramatiquement le repentir est plus intéressant que l'innocence, que l'expiation est plus touchante que la persévérance, que la vertu qui s'est égarée d'une manière excusable et qui se relève avec éclat, a quelque chose de plus sublime que la vertu inébranlable. Ces idées cependant sont fausses et dangereuses, rien ne peut être aussi beau que la vertu qui ne s'est jamais démentie; voilà ce que j'ai voulu démontrer, et ce que j'ai prouvé, si j'ai rendu Pauline plus intéressante que sa rivale.

On dira peut-être que j'ai placé dans cet ouvrage deux ou trois lettres d'un genre trop sérieux; mais on n'a pas trouvé que les dissertations sur le suicide fussent déplacées dans la Nouvelle Héloïse . Enfin, je ne donne à mes ouvrages le titre et la forme de roman , que parce que la morale sèchement divisée en chapitres et en sections me paroît ennuyeuse, et que je trouve qu'elle vaut bien la peine que l'on cherche a l'embellir, autant qu'il est possible, par tout ce que l'imagination peut fournir de frappant et d'agréable. J'ose croire que mes romans sont des traités de morale ; ainsi je me flatte que l'on voudra bien leur pardonner de n'être pas tout-à-fait aussi frivoles que tant d'autres .

LES MÈRES RIVALES, OU LA CALOMNIE.
LETTRE PREMIÈRE.

De M. du Resnel, au vicomte de St. Méran.

De Gilly, le 10 avril 17**.

J'ai reçu votre lettre, mon ami, avec la sensibilité d'une amitié qui date de l'enfance, et que tout a dû fortifier depuis cette époque intéressante.

Enfin, vous voilà de retour! Quel bonheur, après un long voyage en pays étranger, de revoir ses parens, ses amis! Quel plaisir seulement de marcher sur sa terre natale, de retrouver les usages qu'on a toujours suivis, et d'entendre parler dans les rues sa langue maternelle....

J'espère que désormais il n'y aura plus de lacunes dans notre correspondance. Si vous n'avez pas reçu de mes nouvelles depuis cinq ou six mois, ce n'est pas ma faute; je vous ai écrit quatre lettres; j'en ai adressé deux à Pétersbourg, j'ai envoyé les autres à M. D***; mais je viens d'apprendre qu'il est à Londres, et qu'il n'en reviendra que dans six semaines.

Non, mon ami, je ne quitterai point la ferme de Gilly pour le superbe château de B***. Outre que je préfère la Bourgogne à la Normandie, j'aime mieux la simplicité que la magnificence.

Feu mon père (ainsi que tous les parvenus ), attachoit un grand prix à l'espèce de considération que le faste donne toujours aux millionnaires , le luxe, il est vrai, fixe tous les yeux, les hommes sont toujours flattés d'attirer l'attention de la multitude, l'amour-propre se persuade si facilement alors, qu' être regardé et être admiré sont deux choses synonymes!

Mon père avoit mille vertus; il étoit humain, bienfaisant; mais son obligeance et sa libéralité lui valurent plus d'éloges qu'elles n'inspirèrent de reconnoissance; il fut entouré de flatteurs et de parasites; les gens de la cour vinrent en foule souper chez lui, plusieurs d'entre eux lui donnèrent la preuve de confiance de lui emprunter souvent de l'argent, et il crut avoir des amis! -- Ce n'est qu'à force de modestie que les bourgeois , favoris de la fortune, peuvent échapper à l'envie, et même au ridicule; le peuple ne consent à être éclaboussé que par les grands seigneurs, et ces derniers ne veulent être surpassés en somptuosité que par leurs égaux.

Au reste, si vous aviez vu ma charmante habitation, vous avoueriez qu'il n'est pas du tout nécessaire d'être un philosophe stoïcien pour s'en contenter, et qu'un épicurien pourroit fort bien s'y plaire. La maison n'a ni apparence ni régularité, mais elle est grande, commode, et dans une situation ravissante. J'ai pu y placer ma collection d'histoire naturelle, et ce que j'ai conservé de tableaux, et j'ai en outre quatre appartemens à donner. Mon jardin n'est ni à l'anglaise , ni à la française; il participe des deux genres: on n'y rencontre point ces petites montagnes sans majesté, qui ne servent qu'à rendre la promenade fatigante; on n'y voit point ces tombeaux vides, et ces ruines toutes neuves qui ne retracent aucun souvenir; mais on y trouve de superbes ombrages, d'excellens fruits, et les plus belles fleurs de la Bourgogne.

Quoique je ne sois que depuis huit mois dans cette province, j'y ai déjà formé des liaisons assez intimes pour m'y attacher. Gilly est placé entre les plus belles terres de ce canton, celles de Vordac et d'Erneville. Je suis à quatre lieues de l'une et de l'autre.

Le baron de Vordac est un vieillard spirituel et misanthrope, remarié en troisièmes noces, il y a cinq ans, à une jeune personne de vingt-deux ans. Sa misanthropie est excusable; il a passé sa jeunesse à la cour. Ses deux premières femmes furent extrêmement galantes; leurs profusions et les passe-droits de la cour le forcèrent de quitter le service et de se retirer dans sa terre. Après avoir été courtisan, homme à bonnes fortunes, et mari trompé, n'ayant recueilli, pour tout fruit des faveurs des princes et des belles, qu'une pension mal payée, beaucoup de dettes et la goutte, il croit être un sage , parce qu'il prend son mécontentement pour un noble détachement des grandeurs humaines, et son humeur pour de la philosophie. Sa femme est aimable et vertueuse.

Le marquis d'Erneville est un jeune homme de vingt-six ans, très-distingué à tous égards; il a une place au parlement de Dijon, mais il passe sa vie dans sa terre. Il y est fixé par le plus doux de tous les liens, l'amour conjugal.

Son histoire est romanesque et très-singulière. Il a été adopté et parfaitement élevé par la comtesse douairière d'Erneville, qui lui a fait épouser, il y a deux ans, sa fille unique, riche héritière et la plus charmante personne que j'aie jamais vue. La comtesse a donné aux deux époux la belle terre d'Erneville, à condition que son gendre quitteroit le nom d'Orgeval, pour prendre celui d'Erneville. On a beaucoup blâmé la comtesse d'avoir donné sa fille, le plus riche parti de la province et d'une maison très-illustre, à un homme qui n'avoit ni fortune ni naissance. Les d'Orgeval sont d'une famille de robe très-nouvellement anoblie. Pour moi, j'approuve cette excellente mère, qui, pouvant marier sa fille à un grand seigneur, a rejeté tous les projets frivoles d'ambition et de vanité, pour ne s'occuper que du bonheur de cette enfant chérie et si digne de l'être.

Une des choses qui l'a, dit-on, déterminée, est la certitude que ce mariage fixera pour jamais sa fille en province, et qu'elle sera toujours ainsi à l'abri des dangers inévitables auxquels se trouve exposée, à la cour et dans le grand monde, une jeune femme qui réunit à la beauté les grâces les plus séduisantes et des talens enchanteurs.

La comtesse est d'autant plus estimable, qu'elle n'a été dirigée par aucune vue d'intérêt personnel, pas même par le désir de ne se point séparer de sa fille; car, quoiqu'elle soit également chère aux deux époux, elle ne vit point avec eux; elle s'est retirée dans un couvent de Dijon, et s'y est consacrée pour toujours à la plus profonde retraite. Le ciel a jusqu'ici justifié ses desseins et béni son ouvrage. Rien n'égale le bonheur des deux êtres intéressans dont elle a formé l'union; leur intérieur offre le plus délicieux tableau que l'on puisse contempler, et, pour n'en être pas charmé, il faut avoir toute la morosité du baron de Vordac.

Vous trouverez peut-être que je suis bien généreux d'admirer sans mélange de chagrin et d'envie une telle félicité; mais je suis si parfaitement guéri , que le souvenir même de mes illusions ne me présente plus l'image du bonheur. Je me souviens seulement que j'ai été complétement la dupe de la plus profonde hypocrisie, et j'ai oublié mes plaisirs, mes peines et mes malheurs. Le plus juste mépris a totalement effacé de mon cœur la trace de mes anciens sentimens. D'ailleurs, rien ne peut me les rappeler auprès de M. et de Mme d'Erneville. Ce n'est pas une passion ardente qu'ils ont l'un pour l'autre, ils s'aiment depuis l'enfance; la même éducation, les mêmes principes, les mêmes affections, ont formé entre eux une conformité de goûts, d'opinions et de sentimens, dont il résulte un attachement qui n'est pas de l'amour, mais qui est mille fois plus tendre et plus solide. La douce habitude, en ôtant à leur tendresse mutuelle tous les caractères de la passion, les a liés pour jamais d'une chaîne indissoluble. Il leur seroit impossible de se passer l'un de l'autre; ce sont deux âmes qu'on ne pourroit désunir sans les déchirer!... Ils ont tous deux supérieurement d'esprit et de très-grands caractères; la marquise, plus jeune que son mari de six ou sept ans, n'a que dix-sept ans; avec l'esprit le plus cultivé, le plus brillant, et une sensibilité exquise, elle a une modestie et une ingénuité remarquables; un mélange singulier d'instruction, de finesse et d'innocence, de raison et d'étourderie enfantine, lui donne je ne sais quoi de piquant et d'intéressant que je n'ai vu qu'à elle... Ces deux heureuses créatures ont un enfant charmant, que sa mère a nourri et qu'elle vient de sevrer. Une affaire importante a forcé le marquis de faire un voyage à Paris. Il est parti il y a six semaines, il doit revenir dans quinze jours; il ne différera sûrement pas son retour. Il n'a point emmené sa femme, elle est restée à Erneville.

Pour achever de répondre à toutes vos questions sur mon voisinage , je dois vous nommer encore quelques autres personnes avec lesquelles je ne suis pas aussi lié qu'avec celles dont je viens de parler. M. d'Orgeval, frère cadet de M. d'Erneville, jeune homme de vingt-cinq ans, marié depuis deux mois à Mlle Dupui, nièce du banquier de ce nom, que vous connoissez. Ce d'Orgeval est très-inférieur à son frère à tous égards; sa femme est assez agréable. Ils sont logés chez le vieux Dupui, et passeront les étés dans une terre que ce dernier possède à cinq lieues d'Erneville. Enfin, le chevalier de Celtas, le bel esprit de la province, et l'homme à la mode de la ville d'Autun. Il a passé quelques années à Paris où il dérangea une fortune très-médiocre; comme il a un fort beau nom, et qu'il ne manque ni d'esprit ni d'agrémens, il eonçut l'espoir d'épouser Mlle d'Erneville, il demanda sa main, il fut refusé, ne montra aucune humeur et est resté l'ami de la famille. Il est particulièrement lié avec M. d'Orgeval, qui a pour lui la plus grande admiration. Le chevalier vient assez souvent chez moi. Sa conversation est amusante; je lui trouve de l'esprit et de la gaîté, mais il est caustique et persifleur , la désagréable expression de l'ironie invariablement fixée sur ses traits, donne à toute sa physionomie quelque chose d'équivoque et de faux, qui repousse la confiance.

Mes voisins viennent souvent dîner chez moi. Je les visite beaucoup plus rarement; ils ne s'en formalisent pas, parce qu'ils connoissent mon goût pour la solitude. L'honnête Remi, qui a voulu me suivre, et qui, je l'espère, ne me quittera jamais, est infiniment moins sédentaire que moi. Ses petits vers de société lui procurent ici de grands succès; il a déjà célébré les vertus et les grâces de toutes nos dames de châteaux ; c'est lui qui fait les épithalames et tous les bouquets pour les jours de fête; ses talens lui ont valu une conquête très-brillante, celle d'un cœur de trente-cinq ans, tout neuf encore . Mlle du Rocher, demoiselle de compagnie de la marquise d'Erneville, a pour lui tous les symptômes d'une grande passion , et je crois qu'il n'y est point du tout insensible . Je me suis aperçu de leur inclination mutuelle, par le redoublement excessif de leur gaîté, lorsqu'ils se trouvent ensemble. J'ai fait à ce sujet une remarque assez singulière; j'ai observé, depuis long-temps, que, chez les paysans et le peuple, et dans la classe des gens, qui, n'ayant point vécu dans le grand monde, n'ont aucune idée de ce que nous appelons des manières nobles et un bon ton , l'amour ne se manifeste jamais que par une augmentation d'enjouement, un badinage continuel, et l'apparence d'une joie vive et folle; tandis qu'au contraire, parmi les gens de bonne compagnie , l'amour s'annonce toujours par le sérieux, et même par la mélancolie. Les premiers traitent l'amour comme un amusement, et les seconds comme une importante affaire. Ceci peut conduire à penser que, sans les raffinemens de l'esprit et des mœurs, et l'exaltation de l'imagination, l'amour ne seroit point du tout une passion violente. Mais, à propos de passion , d'amour, et surtout d' extravagance , savez-vous que Mme du Resnel a eu l'audace de m'écrire, il y a quinze jours, pour me proposer un raccommodement ? Aviez-vous l'idée d'une telle impudence? J'imagine que cette démarche est une suite du chagrin que lui causent des embarras d'affaires, des dettes, l'abandon éclatant du duc de Rosmond, et le dérangement de sa santé. Je n'ai pas, comme vous le croyez bien, pris la peine de lui répondre.

Adieu, mon cher vicomte, écrivez-moi, sur tout ce qui vous regarde, avec le détail que vous exigez de moi. Parlez-moi de vos plaisirs, de vos projets, de vos espérances, et n'oubliez pas que vous m'avez promis une copie de votre journal.

LETTRE II.

Du même au même.

Le 16 avril.

Croirez-vous, mon cher vicomte, que c'est très-sérieusement que Mme du Resnel forme le vertueux dessein de se raccommoder avec moi!... Assurément elle a tout-à-fait perdu la tête. Elle a su, je ne sais comment, que le marquis d'Erneville étoit à Paris, et que j'étois fort lié avec lui. Elle l'a fait prier de passer chez elle, et l'a tellement intéressé en sa faveur, que le marquis m'a écrit quatre grandes pages pour me prouver que ma philosophie devoit me faire pardonner quelques étourderies de jeunesse, expiées parun repentir sincère et les sentimens les plus touchans, etc. Comme il ignore absolument mon histoire, sa lettre est d'un bout à l'autre d'un ridicule risible. Sa femme, à laquelle il a écrit sur ce même sujet, m'a envoyé chercher pour me parler aussi.

Je lui ai répondu que mon respect pour elle m'empêchoit de lui détailler mes sujets de plainte contre Mme du Resnel; qu'il étoit impossible de lui faire un tel récit, mais que j'instruirois le marquis, et que j'étois sûr qu'alors il ne verroit, dans les espérances actuelles de Mme du Resnel, qu'une effronterie absurde. En effet, j'écris au marquis, et je lui conte succinctement, mais avec exactitude, les étourderies de jeunesse de cette femme qu'il trouve si intéressante . Sachez, je vous en prie, si elle est toujours aussi belle. Elle n'a que vingt-sept ans. Quand on ne la connoît pas, elle est si séduisante! le marquis est jeune et sans expérience, il a les passions vives!..... Grand Dieu! si les artifices de cette indigne femme!...... Ah! pourroit-il oublier un moment cet ange qu'il a laissé ici, qui ne pense qu'à lui, qui l'attend, qui compte les jours et les heures? .... Je vous assure que cette idée me tourmente beaucoup.

Enfin, le marquis connoîtra Mme du Resnel. Je ne lui cacherai rien, mais prenez toujours quelques informations sur elle. Vous le pouvez facilement par C*** qui la voit souvent. J'espère qu'elle est enlaidie, puisque sa santé est devenue si mauvaise. Mais, fût-elle dans l'éclat de cette beauté si fameuse, je ne concevrois pas que le mari de Pauline d'Erneville pût en être séduit un instant.

Ainsi donc, mon ami, vous voilà attaché à un prince du sang! C'est une sorte d'esclavage. Au reste, à moins de quitter le monde, ne faut-il pas toujours renoncer à sa liberté? Quand on veut faire son chemin, on n'a que le choix des chaînes; il est impossible de s'en affranchir dans quelque état que ce puisse être.

Adieu, mon ami, je vous quitte pour achever la lettre énorme que j'écris au marquis d'Erneville, et qui, malgré toute ma diligence, ne sera finie que demain.

LETTRE III.

Du même au marquis d'Erneville.

Le 16 avril.

La femme artificieuse qui vous intéresse, mon cher marquis, vous a trompé sur tous les points. Votre erreur pourroit me donner à vos yeux l'air de l'injustice, ou du moins de la dureté. Votre estime m'est trop précieuse pour que je puisse résister au désir et au besoin de vous éclairer à cet égard, ce que je ne puis faire sans vous conter une histoire fort triste pour moi, mais qui est par elle-même également singulière, bizarre et comique. Je vous ferai grâce d'une infinité de détails; cependant, en me bornant aux faits principaux, cette narration sera toujours fort longue, et je n'aurois jamais le courage de l'entreprendre, si je ne mettois pas un aussi vif intérêt à ma justification. Lisez donc avec quelque attention et de suite, s'il est possible, cet étrange récit.

Après la mort de mon père, me trouvant possesseur d'une fortune immense, je songeai sérieusement à me marier. On me proposa différens partis, entre autres Mlle de M***, orpheline, âgée de dix-huit ans, d'une grande naissance, belle comme un ange, mais sans aucune fortune. Une vieille tante l'avoit recueillie chez elle. On me présenta et ma recherche fut agréée.

Cependant je voulus savoir si Mlle de M*** épouseroit sans peine un homme de finance, et si je lui convenois personnellement. J'eus avec elle, à ce sujet, une longue explication, qui fit mon bonheur, puisqu'elle me répéta plus d'une fois l'assurance que le choix de sa famille s'accordoit parfaitement avec son inclination. Je l'épousai, et je fus, pendant six mois, le plus heureux de tous les hommes. Je possédois la plus belle femme de Paris et la plus aimable, et je me croyois aimé.

J'étois obligé de voir et de recevoir souvent chez moi les parens de ma femme, et par conséquent, des gens de la cour, ce qui formoit dans ma maison deux sociétés fort différentes, celle de Mme du Resnel et la mienne. A l'exception du vicomte de saint Méran avec lequel je suis lié depuis mon enfance, je n'avois pour amis que des hommes de mon état, ou quelques gens de lettres, et deux ou trois artistes. Mme du Resnel étoit extrêmement polie avec eux, c'est-à-dire, qu'elle leur demandoit de leurs nouvelles lorsqu'ils arrivoient, et qu'à souper elle leur offroit de tout ce qui étoit sur la table. Du reste, les conversations aimables étoient exclusivement réservées pour le petit cercle choisi dont elle se faisoit entourer. Mes amis, de leur côté, venoient se ranger près de moi, et, tandis que nous dissertions paisiblement sur les arts et la littérature, Mme du Resnel et ses convives parloient de la cour, de l'opéra, de la pièce nouvelle et des modes. Il régnoit une grande gaîté dans ce comité beaucoup plus nombreux que le mien, et la vivacité, l'air animé de ces personnages formoient un contraste plaisant avec notre uniforme tranquillité. Car, en général, ceux qui savent véritablement causer, n'ont point toutes ces démonstrations exagérées que l'on est convenu d'appeler du feu et de l'expression , mais les diseurs de riens sont comme les mauvais acteurs qui mettent la pure pantomime à la place du talent.

Je n'avois pas été fâché dans les commencemens que Mme du Resnel se chargeât en partie du soin d'entretenir des gens que je connoissois peu, et dont la conversation ne me plaisoit point; mais je trouvai que l'on étendoit beaucoup trop l'espèce de liberté qu'on me laissoit à cet égard. Je tâchai d'abord de rendre de temps en temps la conversation générale; ce fut en vain: je me mêlai plus d'une fois dans ce groupe qui m'étoit presque entièrement étranger; on m'y vit avec l'air de l'étonnement; je m'y sentis mal à mon aise: on y parloit un langage dont toutes les finesses étoient perdues pour moi; car je n'avois la clef ni des allusions, ni des plaisanteries de société. Enfin, j'eus avec Mme du Resnel une explication qui ne servit qu'à nous refroidir mutuellement. J'appris quelque temps après, que sa cousine et son amie intime, Mme de P***, plus âgée qu'elle de cinq ans, avoit une très-mauvaise conduite: je demandai le sacrifice de cette liaison. Ma femme pleura, c'étoit me refuser: je n'eus pas le courage d'insister, mais je devins défiant et malheureux. J'allois assez souvent à la campagne chez l'oncle de St. Méran qui y passoit tout l'hiver. J'annonçai, un matin, que j'irois y passer deux jours, et je partis en effet après le dîner. Mais, sur le soir, il me prit envie de revenir secrètement à Paris, et j'exécutai ce dessein. J'arrivai chez moi à minuit et demi; j'entrai par la porte de mon jardin dont j'avois une clef, n'ayant dans ma confidence qu'un seul domestique. Je montai sans bruit, par un escalier dérobé, dans mon appartement, et je sus, par mon laquais, que Mme du Resnel n'étoit pas encore rentrée. Je me déshabillai, et ensuite, passant dans la chambre de ma femme, je me couchai dans un grand lit à colonnes dont tous les rideaux étoient parfaitement tirés. Les femmes de Mme du Resnel, suivant leur coutume, étoient endormies dans leurs chambres en attendant leur maîtresse. A deux heures du matin, j'entendis frapper en maître; un moment après, ma femme et son amie, Mme de P***, entrèrent dans la chambre. Mme du Resnel dit qu'elle se déshabilleroit seule, et renvoya ses femmes en leur ordonnant de se coucher. Mme du Resnel se débarrassa de son panier, de ses diamans; ensuite elle s'établit à côté du feu, afin de causer tout à son aise avec son amie. Vous pensez bien que je ne dormois pas; je ne perdis pas un seul mot de leur conversation, qui me découvrit, de la manière la plus positive, que Mme du Resnel avoit pour amant le frère de son amie, le baron de ***. Mme du Resnel répéta plusieurs fois, durant cet entretien, qu'elle m'avoit épousé malgré elle, et qu'elle avoit eu la franchise de m'en avertir; elle fit à sa cousine beaucoup d'autres mensonges, mais les confidences de ce genre en sont toujours remplies: il faut, d'une part, excuser ses égaremens autant qu'il est possible, et de l'autre, il faut tâcher de faire un roman intéressant .

La douleur et la colère me suffoquoient; mais je formai la résolution de me contenir, afin de réfléchir mûrement au parti qui me restoit à prendre.

A quatre heures du matin, les deux amies se séparèrent. Mme de P*** sortit, et Mme du Resnel, après avoir achevé de se déshabiller, éteignit ses bougies, laissa brûler une lampe, et s'approcha du lit pour se coucher. Figurez-vous sa surprise et son effroi, lorsqu'elle m'aperçut en entr'ouvrant le rideau et en se mettant dans son lit.... J'étois immobile, j'avois les yeux fermés, et je paroissois être profondément endormi. Mme du Resnel, pendant quelques minutes, véritablement pétrifiée, n'osa faire le moindre mouvement. Enfin, elle acheva de se glisser dans le lit; un violent tremblement agitoit tout son corps..... elle se calma par degrés, et sur les six heures du matin elle s'endormit. Alors je me levai doucement, et je volai dans ma chambre, ayant eu le temps de réfléchir. Mon parti étoit pris: la conversation des deux amies m'avoit appris que tous les gens de Mme du Resnel, et même mon portier, étoient entièrement ou en partie dans sa confidence. Sans perdre un instant, je congédiai ses femmes de chambre, ses deux laquais, son cocher et mon portier, qui sortirent aussitôt de la maison; et par le secours de mes gens, je remplaçai, en moins de trois heures, tous ces domestiques renvoyés.

Mme du Resnel sonnoit pour la seconde fois, lorsque les deux nouvelles femmes de chambre entroient dans mon cabinet; je les envoyai à leur poste, et j'achevai de m'habiller. Cependant Mme du Resnel, impatiente de ne point voir arriver ses femmes, s'étoit levée pour les appeler; personne ne répondant, elle se mit à une fenêtre qui donnoit sur la cour, et appela ses gens.

Le nouveau portier sortant de sa loge, lui demanda ce qu'elle vouloit. -- Et vous-même, dit-elle, qui êtes-vous? -- Le portier de M. du Resnel, répondit-il. Cette réponse l'interdit; cependant elle le chargea de lui envoyer ses femmes et ses gens, et elle retourna dans sa chambre. Une minute après, elle vit entrer deux domestiques inconnus qui lui demandèrent ses ordres; elle se troubla, ne répondit rien, et les deux nouvelles femmes de chambre parurent. Alors son inquiétude fut au comble, elle tomba dans un fauteuil, fondit en larmes, et fit signe qu'elle vouloit être seule. A midi, elle sonna; on la trouva toute habillée. Elle demanda où j'étois; on lui dit que je venois de sortir. Elle ordonna que l'on mît les chevaux; et quand on vint l'avertir que la voiture étoit prête, elle donna l'ordre de dételer. A deux heures, elle passa dans la salle à manger; la table étoit dressée, il y avoit deux couverts..... Elle considéra cette table, et demanda au maître d'hôtel, avec beaucoup d'émotion, si j'étois rentré: il répondit qu'il n'en savoit rien. Elle rentra dans sa chambre; un quart d'heure après on fut lui dire que le dîner étoit servi. J'étois déjà dans la salle à manger, assis devant la table, et mes gens, comme à l'ordinaire, étoient placés derrière moi. Mme du Resnel se fit attendre plus de dix minutes: enfin elle vint; sa démarche avoit quelque chose d'égaré; la rougeur de ses yeux et la pâleur de son visage la rendoient presque méconnoissable; elle tenoit un flacon de sels, elle tressaillit en m'apercevant, et détourna les yeux; elle s'assit, en balbutiant à demi-voix qu'elle avoit un violent mal de tête. Elle ne déplia point sa serviette. Je fus un moment sans parler, ensuite je l'exhortai d'un ton calme, mais très-ferme, à se vaincre et à manger. Elle obéit: je parlai de choses indifférentes, elle se fit effort pour répondre; mais elle ne put articuler que quelques monosyllabes, qui expiroient sur ses lèvres tremblantes. Je lui offris plusieurs fois des plats qui se trouvoient devant moi. A chaque offre elle me remercioit par une inclination de tête extrêmement humble; ensuite elle tiroit son mouchoir et se mouchoit, pour cacher et pour essuyer ses larmes. Chaque instant sembloit accroître sa confusion, et la pitié s'insinuoit profondément dans mon cœur.

Sur la fin du dîner, elle hasarda de lever les yeux sur moi, et nos regards se rencontrèrent. J'éprouvai je ne sais quoi d'inexprimable; il me sembla qu'elle venoit de m'ouvrir son âme toute entière; je venois d'y voir ses anxiétés, ses craintes vagues et sinistres, et l'excès de son repentir: ce regard timide et suppliant m'instruisoit mieux et me touchoit plus que tout ce qu'elle auroit pu me dire. J'étois vivement ému; je bus un verre d'eau. Mme du Resnel mit ses deux mains sur son visage, en reculant sa chaise, comme si elle eût voulu sortir de table; je me levai, je m'approchai d'elle, je la pris sous le bras; elle se souleva avec effort, elle pouvoit à peine se soutenir; elle serra fortement mon bras contre sa poitrine, ses sanglots lui coupoient la respiration; elle appuya sa tête sur mon épaule, je l'entraînai ainsi dans le salon. Aussitôt que nous fûmes seuls, elle se précipita à mes pieds, en donnant un libre cours à ses pleurs. Je la relevai, je la portai dans un fauteuil, et je m'assis à côté d'elle. Je m'étois proposé de lui parler avec une sévérité calme et solennelle; mais j'avois beaucoup de peine à modérer mon attendrissement ... Elle tenoit mes mains, les pressoit dans les siennes, et les arrosoit de larmes... Il y eut un long silence; enfin, rassemblant toutes mes forces: Je puis, lui dis-je, pardonner un premier égarement; votre jeunesse, les conseils qui vous ont entraînée, l'état où je vous vois, tout me persuade que votre cœur n'est point encore corrompu. Rompez, sans délai, des liaisons criminelles, revenez sincèrement à la vertu; j'aurai sur vous un œil attentif et clairvoyant, vous ne me tromperez point: si votre âme est généreuse et reconnoissante, nous pourrons encore retrouver le bonheur; vous saurez expier et réparer une faute dont vous ne deviez jamais espérer le pardon. Je ne vous en reparlerai plus, mais je vous observerai; le temps seul peut vous rendre ma confiance, et jusque-là je ne serai pour vous qu'un témoin vigilant et un juge inflexible. A ces mots je me levai: elle tomba encore à genoux, et comme je m'éloignois, elle se traîna vers moi dans cette attitude. Sans m'arrêter, je lui dis de se calmer, et je sortis précipitamment.

Ce jour même, elle m'écrivit la lettre la plus touchante. Cette lettre en enfermoit une autre pour sa cousine, Mme de P***, dans laquelle Mme du Resnel lui déclaroit positivement, qu'elle ne la reverroit jamais.

Le lendemain je partis, avec ma femme, pour ma terre de B***. Nous y passâmes huit mois de suite, et durant tout ce temps, je n'y reçus que mes amis intimes. Mme du Resnel, devenue la plus humble, la plus intéressante de toutes les femmes, avoit repris tousses droits sur mon cœur. Il me sembloit même que je l'aimois avec une affection plus tendre qu'avant son égarement; et je crois encore qu'à cette époque elle étoit digne, en effet, d'inspirer un grand attachement. Le repentir et la reconnoissance avoient produit en elle la plus heureuse révolution. Née avec un caractère facile et foible, des passions impétueuses, une imagination brûlante et beaucoup d'esprit, elle passoit facilement d'une extrémité à l'autre, et ne pouvoit être médiocre et modérée, ni dans le mal ni dans le bien. Elle s'étoit tournée, avec ardeur, vers la dévotion; de retour à Paris, elle loua un appartement dans un couvent, afin d'y aller quelquefois, dans les temps solennels consacrés par l'Eglise, ou quand j'irois sans elle à la campagne chez mes amis. Elle ne vouloit plus mettre de rouge; je l'exhortai à ne rien faire qui pût la singulariser, et par la même raison, je la forçai, en quelque sorte, à m'accompagner de temps en temps à la comédie. Je l'obligeai à voir plus de monde qu'elle n'auroit désiré en recevoir; enfin, ne pouvant supporter la mélancolie que lui causoient des remords qu'elle nourrissoit avec soin, je ne négligeois aucune occasion de la relever à ses propres yeux. Je ne voulois que régler sa dévotion, et je la refroidis; et mes éloges imprudens finirent bientôt par effacer de son cœur le repentir salutaire, qui pouvoit seul y conserver le goût de la vertu. L'extrême générosité n'est jamais dangereuse avec les grands caractères, mais les âmes communes en abusent toujours.

J'aurois dû ne pas oublier que ce n'étoient, ni la passion, ni la sensibilité qui avoient égaré Mme du Resnel; elle n'avoit cédé qu'à l'exemple et aux mauvais conseils: ce genre de fragilité ne laissoit d'espérance que dans l'éloignement absolu des occasions dangereuses. J'aurois dû penser, qu'avec une jeunesse si brillante, une beauté si remarquable, une tête si vive, un caractère si léger, il falloit, pour la sauver de sa propre foiblesse, la soustraire au monde, ou du moins, à toute espèce de dissipation. Je ne fis point ces réflexions, et l'austérité de son extérieur, cette dévotion superficielle qui me rassuroient, contribuèrent principalement à la corrompre sans ressource; car elle se trouva dans la nécessité, ou de se trahir et de se perdre, ou de devenir la plus audacieuse hypocrite. Son choix ne pouvoit être douteux; elle eût choisi de même avec beaucoup moins de risque, car la seule crainte d'une scène embarrassante a souvent fait prendre aux gens foibles le parti de la perfidie.

Cependant Mme du Resnel se montrant toujours semblable à mes yeux, obtint avec ma plus parfaite estime celle de tous ceux qui l'approchoient. Son aventure avoit fait du bruit, mais le monde a l'indulgence d'oublier facilement, lorsqu'un mari pardonne. On se défia d'abord de la dévotion d'une femme charmante de vingt ans; ensuite, lorsqu'on vit une conduite égale et soutenue, une austérité sans humeur, une vertu aimable autant qu'irréprochable, l'admiration devint universelle. Trois ans s'écoulèrent de la sorte: depuis plus d'un an je ne devois qu'à l'erreur le bonheur dont je jouissois; on employoit pour me tromper, des artifices trop bien combinés et trop odieux, pour qu'il me fût possible de les soupçonner.

J'avois depuis ma première jeunesse la passion des tableaux. Le plus fameux amateur de Paris, M. R***, venoit de mourir. Parmi ses tableaux, il en étoit un surtout que je désirois vivement depuis long-temps, et dont j'avois offert vainement plusieurs fois une somme très-considérable. Aussitôt que j'appris la mort de M. R***, je chargeai Remi, mon secrétaire, d'aller à son inventaire acheter ce tableau qu'il me rapporta; il me conta qu'il avoit trouvé à cette vente le jeune duc de Rosmond, qui ne s'y étoit rendu que pour faire l'acquisition de ce même tableau; mais qu'en apprenant que je le désirois, il y avoit renoncé sur le champ, en disant, que cette déférence étoit duc au premier connoisseur de Paris . Ce compliment flatta beaucoup mon amour-propre, et je trouvai le procédé si honnête, que je crus devoir aller me faire écrire chez le duc. Je le dis à Mme du Resnel, qui me répondit négligemment, qu'à son avis, il suffiroit d'envoyer Remi le remercier de ma part. Je persistai dans mon dessein, et comme je l'avois annoncé à ma femme, je fus le lendemain chez le duc, à l'heure du spectacle, imaginant qu'il ne seroit pas chez lui: mais on me fit entrer. Je trouvai le duc dans son cabinet, assis devant un bureau, et lisant; il parut très-surpris en me voyant, mais il me reçut avec la grâce et la politesse qui le distinguent. Il me montra une très-belle galerie de tableaux, et je sortis de chez lui, charmé de sa personne et de son entretien.

Le duc de Rosmond, si célèbre par les agrémens de son esprit et de sa figure, et par sa profonde dépravation, est certainement l'être le plus dangereux de son espèce; rien en lui ne décèle la fatuité; ses cheveux toujours négligés, son air nonchalant et un peu distrait, ses manières simples et naturelles, annonceroient plutôt la bonhomie et l'insouciance de plaire.

Superficiel en tout, excepté dans l'art de séduire, il n'a que l'espèce d'instruction qui peut en imposer aux gens du monde; son esprit souple et fin manque d'étendue; son âme est absolument dénuée d'élévation et de sensibilité; il n'a qu'un seul genre de pénétration, mais qu'il possède à un degré supérieur; en étudiant les hommes, il ne sait démêler en eux que leurs foibles, leurs travers et leurs vices; les vertus lui échappent, il n'y croit pas. N'ayant aucune espèce de principes, il pense cependant, qu'on ne doit jamais laisser échapper l'occasion de faire le bien, quand on le peut sans risques personnels, et sans qu'il en coûte des sacrifices. Tout ce qui est au delà de cette morale et de cette sorte de bonté, n'est à ses yeux qu'une folie; la délicatesse, la générosité, l'héroïsme ne sont pour lui que des extravagances, ou l'effet de quelques calculs secrets, auxquels il suppose toujours l'intérêt personnel pour base; la vertu sublime ne lui semble que la duperie d'un esprit borné, ou l'artifice adroit d'un génie profond.

L'usage du monde a fait connoître au duc de Rosmond, que la flatterie la plus délicate n'est pas la plus persuasive. Les esprits sont si raffinés, que les louanges ingénieuses, par leur agrément même, sont devenues suspectes. Le duc de Rosmond ne montre de la finesse que lorsqu'il censure; ses épigrammes sont remplies de sel et de délicatesse; mais quand il flatte, il ne veut que paroître sincère; ses éloges ont un laconisme et une sorte de grossièreté qui rendent leur effet irrésistible dans la bouche d'un homme aussi spirituel. Il les donne comme s'il n'exprimoit que des vérités triviales généralement reconnues, et sa manière et son ton ne permettent pas de soupçonner, qu'il ait la moindre intention d'obliger ou de plaire. Ses louanges sont reçues par les gens les moins orgueilleux: il ne les donne pas , elles lui échappent ; comment les refuser? Si par hasard on ose y trouver de l'exagération, il n'insiste point, mais il a l'air si étonné, que l'on rougit presque d'avoir été modeste; on craint d'être accusé de fausse humilité. Tel est le dangereux personnage qui a toutes les grâces et tous les vices nécessaires, pour parcourir avec éclat la carrière de l'ambition et celle de la galanterie, mais qui dans toute autre n'eût été qu'un homme extrêmement médiocre.

Au bout de quelques jours, le duc de Rosmond vint me rendre ma visite. Il me trouva seul avec ma femme, qui le reçut avec une politesse très-sèche. Le duc de son côté fut très-froid avec elle. Il me témoigna le désir de voir mes tableaux: je lui demandai son jour; il m'en indiqua un très-éloigné. Lorsqu'il fut sorti, Mme du Resnel me dit, qu'elle espéroit que je ne me lierois point avec lui, car, ajouta-t-elle, il a une bien mauvaise réputation; c'est un homme sans principes, et on m'en a conté des traits abominables. J'avoue, répondis-je, que je soupçonne beaucoup d'exagération dans le mal qu'on en dit; j'ai toujours bonne opinion des jeunes gens de son état, qui ont l'esprit orné et un goût passionné pour les arts. Bon! reprit Mme du Resnel, il n'achète des tableaux que par vanité, et je parie qu'il ne s'y connoît pas le moins du monde. C'est, répliquai-je, ce que je connoîtrai lorsqu'il viendra voir mon cabinet; au reste, je n'ai nulle envie de l'attirer ici, je le trouve beaucoup trop brillant pour nous; mais il a eu pour moi un procédé très-honnête, et je veux m'y montrer sensible.

Au jour indiqué, le duc revint à midi. Ma femme ne parut point, et je lui fis seul les honneurs de mon cabinet. Il examina mes tableaux en connoisseur, louant particulièrement tous ceux que j'estimois le plus, et nommant tons les peintres. Je fus enchanté de son goût et de ses connoissances. Je le retins sans m'en apercevoir, jusqu'à l'heure du dîner; alors un valet de chambre entra et lui dit, qu'on venoit de s'apercevoir dans l'instant que le grand cercle d'une des roues de son carrosse étoit presque entièrement détaché, et que par conséquent il falloit aller chez lui chercher une autre voiture. Le duc parut très-fâché de cet accident; il vouloit s'en aller à pied, je l'invitai à dîner, il refusa d'abord; j'insistai, et enfin il accepta. Mme du Resnel eut l'air de la surprise en le voyant entrer dans le salon, et elle reçut avec beaucoup de froideur le compliment qu'il lui fit à ce sujet.

J'avois ce jour-là deux ou trois artistes à dîner. Le duc les charma par sa conversation; il se retira de fort bonne heure, et lorsqu'il fut sorti, chacun fit son éloge, à l'exception de ma femme qui garda le plus profond silence. Cependant elle me témoigna le désir de voir la collection de tableaux du duc; mais elle ne voulut absolument aller chez lui que lorsqu'il seroit à Versailles. Nous fûmes donc visiter son cabinet dans son absence. Mme du Resnel s'enthousiasma pour un grand tableau carré qui représentoit une Madeleine; elle me dit, qu'elle désiroit passionnément l'avoir pour le placer dans son oratoire (elle nommoit ainsi un petit cabinet consacré à la piété , dans lequel elle s'enfermoit tous les jours, trois ou quatre heures). Voilà, continua-t-elle, en me serrant la main et en poussant un profond soupir, voilà mon modèle; je voudrois l'avoir toujours sous les yeux. A ces mots, elle tira son mouchoir et s'en couvrit le visage. Je crus qu'elle essuyoit ses larmes, et les miennes coulèrent véritablement!..

Ce tableau, quoiqu'il fût charmant, n'étoit qu'une copie; ainsi je crus pouvoir, sans indiscrétion, demander au duc de me le céder. Il se prêta à ce désir avec son obligeance accoutumée, et la Madeleine fut portée chez moi. Mme du Resnel, quelque temps après, me fit entrer dans son oratoire, pour y voir sa chère Madeleine qu'elle avoit fait incruster dans le mur, dans un enfoncement qui formoit une espèce de niche, sur le rebord de laquelle se trouvoient des vases remplis de fleurs; au-dessous de la niche étoit un petit bureau couvert de livres de dévotion. Comme j'admirois l'élégance de cet arrangement, Mme du Resnel me remercia encore de lui avoir donné ce tableau: c'est, dit-elle, le principal ornement de ce lieu qui m'est si cher, de cette paisible retraite où s'écoulent les plus doux momens de ma vie!...

Tous ces petits détails vous paroîtront minutieux, mais la suite de mon récit vous fera connoître, que je n'ai dû ni les oublier ni les passer sous silence.

Nous reçumes un billet de la duchesse de Rosmond qui nous invitoit à souper. Ma femme refusa positivement; je crus devoir accepter, et je me rendis seul chez le duc. J'arrivai de bonne heure; je trouvai le duc tête à tête avec sa femme, jeune personne d'une figure agréable, dont il est adoré, et qu'il a trouvé le secret de rendre heureuse en l'abusant sur sa conduite, et en la traitant avec les plus grands égards et tous les témoignages de la tendresse. Je fis les excuses de madame du Resnel. Le duc les écouta froidement, ne parut ni surpris ni fâché, et parla sur-le-champ d'autre chose. Lorsque j'entrai, il étoit assis à côté de sa femme, tenant sur ses genoux son fils, enfant charmant, de deux ou trois ans. Plusieurs personnes survinrent successivement, et presque toutes de ma connoissance. A souper, la duchesse me fit placer à côté d'elle, et ne parut presque occupée que de moi. Elle me dit que le duc, passionné pour les arts et pour la littérature, étoit enchanté de mon entretien et de ma société, et qu'elle espéroit que je reviendrois souvent chez elle. La duchesse répétoit naïvement sa leçon sans y entendre la moindre finesse, et elle me persuadoit sans peine des choses qu'elle croyoit bonnement elle-même, et dont mon amour-propre étoit vivement flatté. Cette soirée acheva de m'attacher au duc de Rosmond; il m'accueilloit d'une manière si aimable, il me paroissoit si bon mari, si tendre père, si bon homme , que de ce moment je regardai tous ses ennemis comme des envieux et des calomniateurs.

Je retournai de temps en temps chez lui, je l'invitai plusieurs fois à venir chez moi. Il me répondit un jour, qu'il m'avouoit franchement qu'il s'étoit aperçu que Mme du Resnel avoit des préventions contre lui. Je n'en suis pas surpris, continua-t-il, beaucoup de gens disent du mal de moi, et j'ai fait quelques étourderies dans les commencemens de mon mariage; mais un attachement sincère m'a rendu sage, je n'ai point de mérite à l'être, j'aime passionnément ma femme. Alors il me fit l'éloge de la duchesse avec un tel enthousiasme que j'en fus attendri. Il s'aperçut que j'avois les larmes aux yeux, et me serrant affectueusement la main: Il m'est doux, me dit-il, d'ouvrir ainsi mon cœur à un homme tel que vous; mais je ne suis jamais tenté de dire de semblables choses à ces êtres dépravés dont le monde est rempli, qui ne comprennent pas que l'on puisse être amoureux de sa femme.

Mon admiration et mon amitié pour le duc augmentoient chaque jour. Il venoit quelquefois souper chez moi, ayant pris, disoit-il, son parti sur les froides réceptions de Mme du Resnel, qui le traitoit toujours avec la même sévérité. Elle ne laissoit pas échapper une occasion de m'en dire du mal, et j'étois bien persuadé qu'elle l'avoit pris dans un véritable guignon.

Nous avions pour voisin M. de ***, vieillard très-riche, d'une telle avarice et d'un caractère si vil, qu'il étoit universellement accusé de faire l'infâme métier d'usurier et de prêter sur gages. Sa maison touchoit la mienne, nous avions même un mur mitoyen; mais malgré cette proximité, je n'avois jamais mis le pied chez un homme si méprisé, qui d'ailleurs ne voyoit personne.

Un soir, ma femme me dit, d'un air de triomphe qu'elle avoit fait une découverte charmante; c'est, poursuivit-elle, que le duc de Rosmond va assez souvent chez notre voisin M. de ***; nos gens l'en ont vu sortir plusieurs fois, toujours seul, à pied, et avec mystère. Il est évident, ajouta-t-elle, qu'il ne va là que pour y emprunter de l'argent à un intéret usuraire; cela vous prouve que ses affaires sont dans un déplorable état; cet avis peut être utile, profitez-en. J'assurai Mme du Resnel que le duc ne m'avoit jamais fait entendre qu'il eût besoin d'argent; elle secoua la tête: Je me trompe peut-être, reprit-elle; mais j'avoue que l'amitié d'un grand seigneur prodigue et dérangé pour un financier m'est un peu suspecte. Ce raisonnement me frappa, car les visites chez l'usurier y donnoient beaucoup de poids; je me tins sur mes gardes, je sondai même le duc à cet égard; il sortit à son honneur de cette épreuve qui ne servit qu'à me donner la plus haute opinion de sa délicatesse, de ses sentimens et de son amitié pour moi; car je finis par lui demander naturellement s'il étoit vrai qu'il eût été chez M. de ***. Il en convint, et il ajouta, qu'il seroit même forcé d'y retourner plusieurs fois, mais que c'étoit uniquement pour arranger une malheureuse affaire d'un de ses amis que cet usurier avoit indignement friponné. Il me conta là-dessus une longue histoire dans laquelle il jouoit un rôle qui me pénétra d'admiration, d'autant plus qu'il me fit promettre le plus profond secret. Charmé de cette confidence, je ne pus m'empêcher de dire à Mme du Resnel, qu'en effet le duc alloit chez l'usurier, mais que j'en savois les raisons, et que je les approuvois du fond de l'âme. Elle sourit en me répondant: En vérité, il vous fait croire tout ce qu'il veut. Le sourire étoit très-naturel, et la réponse parfaitement juste.

J'étois intimement lié avec le duc de Rosmond depuis plus d'un an; mon estime pour lui ne pouvoit plus croître, elle alloit jusqu'à l'enthousiasme. St. Méran essayoit en vain de m'éclairer, en me disant que cette liaison me donnoit des ridicules, et faisoit tenir d' étranges propos . Je me fâchai sans vouloir rien entendre, et je me refroidis pour l'ami sincère qui vouloit me dessiller les yeux. Le duc, si profondément dissimulé, si fourbe avec moi, n'avoit pu résister au plaisir de se vanter de ses succès. La fatuité ne peut se taire, et, malgré tous les stratagèmes de la plus étonnante hypocrisie, tout le monde soupçonnoit la vérité. J'étois seul dans l'erreur, mais je m'y livrois aveuglément.

Nous étions sur la fin du carême, et madame du Resnel, suivant sa coutume, fut à cette époque s'enfermer dans son couvent, afin d'y passer une semaine dans une retraite absolue .

Deux ou trois jours après son départ, le hasard me fit découvrir un excellent peintre en miniature, nouvellement arrivé d'Italie.

Je fus chez lui un matin, de très-bonne heure, et je le priai de me montrer quelques portraits de son ouvrage. Je m'assis auprès d'une table, et, tandis qu'il cherchoit dans un porte-feuille, mes yeux tombèrent sur un mouchoir des Indes, posé sur la table, et remarquable par son extrême finesse et l'éclat des couleurs de sa bordure. Ce mouchoir fixa toute mon attention, parce que j'en avois donné de semblables à Mme du Resnel. Je me sentis ému sans trop savoir pourquoi. Je pris le mouchoir, je cherchai la marque, et je trouvai une M et une R, le chiffre de Mme du Resnel!.... Le peintre voyant que j'examinois ce mouchoir, me dit qu'il appartenoit à une jeune et belle dame qui venoit se faire peindre chez lui. Je dissimulai mon trouble, et je lui demandai comment ce mouchoir se trouvoit entre ses mains. La jeune dame, répondit-il, l'a oublié hier, et je n'ai pu le lui renvoyer, parce que j'ignore son nom et son adresse; elle vient ici avec beaucoup de mystère, et après chaque séance elle emporte avec elle son portrait. A ces mots, un violent battement de cœur m'empêcha un moment de continuer mes questions. Enfin, reprenant la parole: il est clair, dis-je, que cette dame se fait peindre pour un amant. Au contraire, repartit le peintre, c'est pour un mari qu'elle veut surprendre agréablement le jour de sa fête, qui est, dit-elle, à la St. Marc. Je tressaillis à ce nom, parce qu'en effet St. Marc est mon patron. Et comment se fait-elle peindre, demandai-je encore? En Madeleine , répond le peintre, avec des draperies pourpres et lilas. A ces mots je respirai, ne doutant point alors que ce portrait, imitant le tableau de l'oratoire , ne me fût réellement destiné. Cette idée me parut à la fois naturelle, ingénieuse et touchante. Cependaut, j'avois besoin de me recueillir et de réfléchir à cette aventure, car j'éprouvois encore au fond de l'ame une inquiétude vague qui m'oppressoit. J'abrégeai ma visite; comme je m'en allois, le peintre me demandant mon nom, je lui en dis un supposé, et je le quittai en promettant de revenir.

Je rentrai chez moi. Une foule de réflexions inquiétantes s'offrit à mon esprit; plus j'y pensois, et moins il me paroissoit vraisemblable, qu'une personne aussi prudente, aussi timorée que Mme du Resnel, fît une démarche aussi suspecte, dans la seule vue de me causer une petite surprise agréable. Il ne me sembloit que trop probable, que la confidence faite au peintre sur ma fête, n'étoit qu'une précaution adroitement prise pour se mettre à couvert à tout événement. J'imaginai même que Mme du Resnel, remportant toujours le portrait, le faisoit peut-être copier à mesure, afin d'en avoir deux, et que, par conséquent, le don de ce portrait, le jour de ma fête, ne seroit pas pour moi une preuve positive de son innocence, puisque je serois toujours en droit de soupçonner, qu'elle n'avoit formé cette intrigue qu'afin de pouvoir disposer à son gré d'un second portrait. Cependant ce costume de Madeleine sembloit indiquer que le tableau n'étoit fait que pour moi; mais la copie destinée à l'amant seroit peut-être différente! ...

Comment faire pour éclaircir des doutes si cruels? Aller chez le peintre surprendre Mme du Resnel, n'apprendroit rien; Mme du Resnel répéteroit qu'elle se faisoit peindre pour moi. Attendre ma fête, comme je l'ai déjà dit, ne m'instruisoit pas davantage. Il falloit donc garder à jamais cette affreuse incertitude! Quelle pensée désespérante! D'un autre côté, je me reprochois mes soupçons, en songeant à la conduite austère et parfaite de Mme du Resnel, depuis plus de trois ans. Enfin, quel amant pouvoit-elle avoir? L'idée du duc de Rosmond ne se présenta pas même à mon esprit, et je ne voyois, d'ailleurs, aucun objet qui dût raisonnablement m'inspirer l'ombre de la défiance. J'étois donc obligé de supposer que, si Mme du Resnel avoit un amant, cet amant m'étoit totalement inconnu. Mais comment auroit-elle pu former cette liaison? A l'exception de quelques jours de l'année qu'elle passoit dans son couvent, elle ne me quittoit presque jamais, elle ne sortoit qu'avec moi, et, en général, elle étoit extrêmement sédentaire; elle se renfermoit tous les jours trois ou quatre heures dans son oratoire, mais ce cabinet au bout de mon appartement et à l'extrémité de notre maison, n'avoit point d'issue secrète: placé au-dessus d'un entre-sol, il n'avoit qu'une seule fenêtre à un premier étage, excessivement haut et donnant sur une grande rue très-passante; et pour y entrer, il falloit traverser tous nos appartemens. Je me perdois dans ces différentes réflexions.

Poussé par une inquiétude insurmontable, je fus dans l'oratoire de Mme du Resnel; je l'examinai soigneusement, et je n'y découvris que des sujets d'édification. J'ouvris les tiroirs du petit bureau placé au-dessous du tableau de la Madeleine, et j'y trouvai un livre blanc relié en maroquin, dans lequel elle avoit écrit quelques maximes et des vers de sa composition, qu'elle ne m'avoit jamais montrés. Je les lus, ils étoient faits sur le tableau de la Madeleine, et je fus charmé des sentimens de piété qu'ils sembloient exprimer; j'étois loin d'en comprendre le double sens. Je les relisois avec plaisir, lorsque j'entendis un grand bruit près de moi; j'écoute avec une extrême surprise. Le mouvement que j'entendois, se passoit derrière le tableau de la Madeleine; la niche qui le contenoit, étoit placée dans le mur mitoyen qui séparoit ma maison de celle de mon vieux voisin; mais je connoissois l'épaisseur de ce mur, et elle étoit telle, que l'enfoncement de la niche n'en devoit prendre qu'une très-petite partie; ainsi je ne concevois pas que l'on pût entendre aussi distinctement ce qui se passoit derrière cette muraille. Mais imaginez, s'il est possible, ce que je dus éprouver en voyant tout à coup le tableau de la Madeleine s'ébranler, rentrer dans le mur, disparoître, et laisser une large ouverture, une espèce de fenêtre, donnant dans une grande chambre et me découvrant vis-à-vis de moi un jeune homme iconnu, bien mis et d'une fort jolie figure, qui fit, en m'apercevant, un éclat de rire immodéré!... Rien ne peut donner l'idée de la fureur dont je fus transporté! Infâme suborneur! m'écriai-je. En disant ces mots, je renversai le bureau, afin de passer par l'ouverture et de m'élancer sur ce jeune homme. Dans ce moment, un grave personnage, ayant une énorme perruque, et vêtu d'une longue robe noire, s'avance, se place devant l'ouverture, en me disant: M. du Resnel, vous vous trompez, je vous assure .

Cette nouvelle vision, bouleversant toutes mes idées, me rendit immobile. Je regardai fixement cet homme, et je le reconnus pour le commissaire du quartier. Tandis que je le considérois avec un étonnement stupide, il m'apprit que le vieil usurier, mon voisin, étoit mort subitement la nuit passée; que le jeune homme que je venois de voir, héritant de tous ses biens, étoit venu dans la maison avec des gens de justice pour faire mettre les scellés. Il faut que vous sachiez encore, poursuivit le commissaire, que les gens de feu M. de *** nous ont assuré qu'un trésor devoit être caché dans ce lieu, parce qu'au commencement de l'été dernier, le défunt y avoit fait travailler secrètement des ouvriers, et que, depuis ce temps, il gardoit soigneusement la clef de cette chambre, et n'y laissoit entrer aucun domestique. Nous avons donc visité cet appartement mystérieux. L'héritier du défunt, en apercevant ce paneau de menuiserie, a cru découvrir l'armoire qui renfermoit le trésor, mais il y cherchoit en vain une serrure; enfin, appuyant par hasard la main sur un ressort caché, le panneau s'est ouvert en rentrant dans la coulisse pratiquée dans le mur.

Après avoir écouté ce récit, je priai le commissaire de refermer le panneau, ce qu'il fit sur-le-champ. La Madeleine reparut, et moi, ne pouvant plus me soutenir sur mes jambes, je tombai sur une chaise dans un état impossible à décrire....

Au bout de quelques minutes, je repris les vers de Mme du Resnel, ces vers sur le tableau de la Madeleine que j'avois lus avec tant d'édification. Je voulus les relire, il sont assez curieux pour les transcrire ici, les voici:

Dans ce réduit mystérieux,
Qu'il m'est doux de cacher ma vie,
Et sur cette image chérie
D'attacher ma pensée et de fixer mes vœux!
Ici, tremblante, éperdue, attendrie,
Je m'abandonne au charme heureux
D'une touchante rêverie
Et d'un espoir délicieux.
Je ne vois que l'objet auquel je sacrifie,
Ce monde si vain que j'oublie:
Tout, jusqu'à ce tableau, disparoit à mes yeux!....
Ah! c'est alors que mon âme est ravie,
Et que pour moi s'ouvrent les cieux!....

C'est ainsi que cette audacieuse hypocrite, sous le voile d'une piété mystique, avoit eu l'art de détailler avec exactitude tout le mystère de son intrigue criminelle!... La certitude de sa perfidie me jetoit dans un étonnement que chaque souvenir augmentoit!..

Tout venoit de s'éclaircir pour moi. Il ne m'étoit pas difficile de deviner quel étoit son amant. En me rappelant les fréquentes visites du duc de Rosmond à mon vieux voisin, il ne falloit pas une grande pénétration pour imaginer que l'usurier séduit par de l'argent, s'étoit prêté à tout ce qu'on avoit exigé de lui. Je voyois alors par quel motif Mme du Resnel m'avoit instruit des liaisons du duc avec l'usurier. Par cette adroite délation elle prévenoit tous les soupçons que pouvoient faire naître les visites de son amant, si d'autres personnes les eussent remarquées; elle me confirmoit dans l'opinion que j'avois de son aversion pour le duc, et elle trouvoit un moyen d'augmenter encore mon estime pour lui.

Quoique je fusse vivement frappé de la scélératesse du duc de Rosmond, il me parut que Mme du Resnel le surpassoit infiniment en duplicité. Quand je me rappelois tous les détails de sa conduite, je ne trouvois rien de comparable à la profondeur de ses artifices et de sa dissimulation. Auprès d'une femme véritablement pervertie, le Lovelace le plus fourbe et le plus séduisant ne sera jamais qu'un écolier.

Il s'agissoit de prendre un parti; j'avois grand besoin de conseil, j'envoyai chercher St. Méran, qui vint aussitôt. Je lui contai tout. Il me dit que depuis long-temps il soupçonnoit la vérité, d'autant plus que le duc s'étoit permis plusieurs plaisanteries sur mon affection et sur l'antipathie de ma femme pour lui. J'aurois désiré, continua St. Méran, vous éclairer sur le caractère du duc de Rosmond, sans vous désabuser sur celui de Mme du Resnel, puisqu'après tout je n'avois pas de preuves positives de son infidélité; mais vous n'avez jamais voulu m'entendre .... Laissons-là le passé, interrompis-je, songeons au présent. -- Avez-vous le projet de faire renfermer Mme du Resnel? -- Non, je hais les lettres de cachet, je n'en demanderai point. -- Cependant vous vous séparerez d'elle? -- Assurément, et dès aujourd'hui; mais je veux auparavant la confondre, la démasquer et la punir. Alors j'entrai dans le détail de mes idées à cet égard. St. Méran en approuva plusieurs, en rectifia quelques-unes, et nous combinâmes un plan qui fut exécuté comme vous l'allez voir.

La maréchale de G***, tante de Mme du Resnel, étoit une femme respectable, d'un esprit très-borné, mais d'une piété sincère, et la seule personne de sa famille qui fût presque entièrement retirée du monde. Depuis son mariage elle avoit perdu sa fille unique, morte sans enfans. Cet événement donnoit à Mme du Resnel l'espoir très fondé d'hériter un jour d'une partie des biens de la maréchale, dont elle cultivoit soigneusement l'amitié. La prétendue dévotion de madame du Resnel la faisoit chérir de sa tante, et je crois que cette vue d'intérêt contribuoit beaucoup à fortifier l'hypocrisie de la nièce.

D'après le plan auquel je m'étois arrêté, St. Méran écrivit un billet à madame du Resnel pour lui mander que j'avois été fort malade d'une espèce de coup de sang; qu'on m'avoit saigné, que j'étois mieux, mais très-foible et très-souffrant encore. Il écrivit la même chose à la maréchale de G***, et envoya ces deux billets par deux hommes à cheval. On fit la même histoire à la plus grande partie de mes gens, et ceux qui m'approchoient de plus près furent prévenus. Nous prîmes d'ailleurs toutes les précautioms nécessaires à l'exécution de notre dessein.

Mme du Resnel arriva la première, j'entendis sa voix de très-loin. Cette voix qui peu de jours auparavant me causoit de si douces sensations, auroit encore malgré moi produit sur mon cœur une émotion passagère, si le son en eût été naturel; mais malgré la distance, je distinguai parfaitement l'altération que lui donnoit l'accent hypocrite de la plus grande douleur. Cette fausseté qui m'en rappeloit tant d'autres, me rendit tout le sang froid du plus profond mépris. J'étois en robe de chambre, assis dans un fauteuil...... La porte s'ouvre, Mme du Resnel échevelée et toute éplorée, vint se précipiter à mes genoux. Je la relevai en lui disant, que j'avois beaucoup souffert: Hélas, reprit-elle, en sanglotant, on le voit bien! Comme vous êtes changé!.... Je dois l'être en effet, répondis-je. Dans ce moment on annonça la maréchale.

Mme du Resnel voulant montrer à sa tan-te toute son affection conjugale , fit une scène pathétique qui finit par une attaque de nerfs. La maréchale se pendit aux sonnettes, pour demander à grands cris de l'eau de fleur d'orange.... Elle ne pouvoit se lasser d'admirer l'extrême sensibilité de sa nièce, en répétant toujours: Ah! monsieur du Resnel, vous êtes bien heureux, surtout dans le siècle où nous sommes!.... St. Méran représentoit que dans l'état de foiblesse où j'étois, l'attendrissement pourroit me faire beaucoup de mal. Mme du Resnel se calma.

Il falloit, pour l'exécution de notre projet, trouver un moyen naturel de conduire la tante et la nièce dans l' oratoire ;mais Mme du Resnel nous épargna la peine d'employer l'expédient que nous avions imaginé. Au bout d'un moment elle se leva, et sortit par la porte qui conduisoit à l'oratoire. Sa tante lui demanda où elle alloit; elle répondit, d'un air mystérieux, qu'elle reviendroit dans un moment. St. Méran devina sur-le-champ ce nouveau trait d'hypocrisie, et s'adressant à la maréchale: Je parie, dit-il, que Mme du Resnel ne vous quitte si brusquement, qu'afin d'aller pleurer et prier, sans contrainte, pour notre malade .....Oh! c'est un ange! interrompit la maréchale. Allons la surprendre, dis-je en me levant. A ces mots, donnant la main à la maréchale, je l'entraînai dans l'oratoire. Comme nous marchions sans précaution,et que la maréchale répétoit tout haut: c'est un ange! il étoit impossible que Mme du Resnel ne nous entendît pas. En effet, nous la trouvâmes tout en larmes aux pieds de la Madeleine, et priant avec une telle ferveur , que nous eûmes le temps de la contempler avant d'en être aperçus. Une bruyante exclamation de la maréchale la tira de son extase. Elle nous regarda avec l'air de l'étonnement et de la confusion d'avoir été surprise ainsi. O la pauvre petite, s'écria la maréchale, comme elle est déconcertée! Mais, mon enfant, poursuivit-elle, c'est un tour de votre mari: cela n'est-il pas bien méchant?.. A ces mots, Mme du Resnel, vint se jeter dans les bras de sa tante, qui l'embrassa mille fois. St. Méran approche des siéges, et nous nous établissons dans l'oratoire. Alors nous examinons tout ce qui se trouve dans ce cabinet; la maréchale admire le choix des livres, elle en veut lire tous les titres; Mme du Resnel et St. Méran s'empressent de les lui présenter; cet examen fini, St. Meran ouvre le tiroir du bureau, et, voyant le livre blanc qui contenoit les vers sur la Madeleine: Ah! dit-il, voici encore un volume! A ces mots, Mme du Resnel dit que ce livre est un manuscrit, et qu'il ne contient que ses pensées et quelques mauvais vers ; la maréchale veut en entendre la lecture, l' auteur se défend foiblement. Enfin, cédant au désir que nous témoignons tous, elle lit éffrontément et posément des maximes à double sens, parfaitement bien faites dans leur genre, et ensuite les vers sur la Madeleine. Pendant cette lecture, la maréchale attendrie s'écria plus de vingt fois: cela est charmant!... quel ange!... quel ange!... Impatient d'arriver au dénoûment, je me levai, et, me tournant vers la maréchale: Madame, lui dis-je, vous ne savez pas encore combien ces vers sont ingénieux; regardez bien ce tableau. En disant ces paroles, je donnai le signal convenu; Remi, mon secrétaire, placé derrière le panneau, toucha le ressort, et la Madeleine rentra dans le mur. En même temps je jetai les yeux sur Mme du Resnel; elle frémit, et son visage se couvrit d'une pâleur effrayante... Eh bien! Madame, continuai-je, en m'adressant toujours à la maréchale, n'est-ce pas là une jolie mécanique?... Que signifie ceci, interrompit la maréchale?... Que Mme votre nièce, répondis-je, a imaginé ce stratagème, afin de recevoir tous les jours le duc de Rosmond son amant. Ah! M. du Resnel, s'écria douloureusement ma femme, ne pouvez-vous satisfaire votre passion criminelle et vous séparer de moi sans me déshonorer!... Comment, madame, interrompis-je, que voulez vous dire? Non, reprit-elle avec force, malgré vos égaremens, malgré vos torts avec moi, je ne puis croire que cet indigne complot soit de votre invention... O ma chère tante, poursuivit-elle, en se jetant aux pieds de la maréchale, vous qui me restez seule dans l'univers, m'abandonnerez-vous? Il est vrai, j'ai manqué de confiance; mais il est si douloureux de dévoiler la honte d'un mari, et cet homme cruel m'étoit si cher!... Enfin il faut parler: sachez donc la vérité.

Alors, sans reprendre haleine, Mme du Resnel, avec une inconcevable volubilité, compose sur-le-champ la fable la plus dénuée de fondement. Elle conte que, depuis dix-huit mois, je suis éperdument amoureux de mademoiselle ***, danseuse de l'opéra, que je l'entretiens et que je me ruine pour elle. Je la laissai débiter toutes ses calomnies sans l'interrompre; outre que j'étois pétrifié d'étonnement, j'éprouvois une extrême curiosité de voir j'usqu'à quel point elle pourroit pousser l'imposture et l'effronterie. D'ailleurs, je me croyois bien sûr de la confondre, lorsqu'à mon tour je conterois toute l'histoire. St. Méran, ne pouvant contenir son indignation, voulut l'interrompre; taisez-vous lui dit-elle, ami perfide, qui après avoir tenté vainement de me corrompre, m'avez menacée de me perdre. C'est vous qui, profitant de votre ascendant sur l'esprit de M. du Resnel et de sa passion pour une courtisane, c'est vous qui avez ourdi cette trame odieuse; c'est vous qui, tandis que j'étois enfermée dans un couvent, avez fait percer cette muraille. Avec quel art abominable m'avez vous ensuite attirée dans le piége! Par quelle fausseté vous avez engagé ma tante à se rendre ici!... M. du Resnel a été saigné deux fois , m'avez-vous écrit: qu'il montre les marques de ces saignées!... Non, madame repris-je; en effet je n'étois point malade... Vous l'entendez, s'écria Mme du Resnel; voyez ma tante, de quel côté est le mensonge! Véritablement, M. du Resnel, dit la maréchale, voilà un mensonge avéré. Je trouvai cette remarque si bête, que je restai stupéfait. Le duc de Rosmond, mon amant! reprit Mme du Resnel, grand Dieu! osez-vous, M. du Resnel, soutenir une telle calomnie, quand vous connoissez si bien mon aversion pour lui, quand j'ai tout fait pour vous empêcher de le recevoir!... Quoi! madame, dit enfin St. Méran en s'approchant d'elle avec un visage enflammé de fureur, je vous ai fait des déclarations d'amour? Monstre! répondit Mme du Resnel, pouvez-vous avoir l'audace de m'interroger? et n'osâtes-vous pas, l'été dernier, vous cacher dans ce cabinet?... Rappelez-vous vos violences et vos menaces. Ici la maréchale fit un geste d'indignation, qui nous prouva qu'elle croyoit toute cette fable. Nous restâmes pétrifiés, St. Méran et moi, en nous regardant fixement, et Mme du Resnel se tournant vers moi: Et vous, monsieur, dit-elle, nierez vous aussi votre amour adultère pour Mlle***, quand, au mépris de toute décence, vous ne rougissez pas d'avoir son portrait dans votre chambre!.... Ah! M. du Resnel, me dit d'un ton sévère, la maréchale!... Mais, madame, repris-je, daignez m'écouter à mon tour.... Il faut d'abord, monsieur, répliqua-t-elle, vous justifier sur ce point: Est-il vrai que vous ayez dans votre chambre le portrait de Mlle***! Oui, madame, répondis-je, mais... Il suffit, monsieur, interrompit la maréchale avec dignité, en me lançant un regard foudroyant, tout est parfaitement éelairci pour moi; je ne veux rien davantage. Quel parti prendrez-vous? ma nièce pourroit encore, j'en suis sûre, oublier le passé; voulez-vous rentrer en vous-même et reconnoître vos torts, ou voulez-vous plaider en séparation? A ces mots Mme du Resnel tira son mouchoir, et l'appliqua sur ses yeux en sanglotant. Là-dessus la maréchale lui dit gravement: Vous êtes bien foible, ma nièce; en vérité, vous êtes bien foible!... Mais, mon ami, s'écria St. Méran, envoyons chercher le commissaire.... Il vouloit parler du commissaire qui avoit mis les scellés chez l'usurier, et qui étoit un témoin non suspect; mais la maréchale crut qu'il s'agissoit d'une procédure juridique, et trouvant sa dignité compromise, elle regarda dédaigneusement St. Méran. La menace est de bon goût, lui dit-elle, je crois réellement que la tête vous tourne! Venez, ma nièce, poursuivit-elle en se levant, sortez de cette maison où vous n'auriez jamais dû entrer. Je vous prends sous ma protection, et si M. du Resnel veut se réconcilier avec vous ou veut plaider, il pourra vous écrire ou s'adresser à mes gens d'affaires, qui me rendront compte de ses démarches. A ces mots, elle prit Mme du Resnel sous le bras, et sortit avec elle.

St. Méran étoit si transporté de colère, qu'il vouloit s'élancer vers la porte, afin d'empêcher la maréchale de sortir. Restez, lui dis-je; n'êtes-vous pas sûr que la maréchale sera désabusée ce soir? Je vais lui écrire..... Comment! s'écria St. Méran, doutez-vous que Mme du Resnel ne trouve le moyen d'intercepter vos lettres, et de vous interdire tout accès auprès de sa tante, qu'elle va désormais gouverner à son gré? Eh bien! repris-je; après tout, que m'importe? Je suis débarrassé pour jamais de cette femme abominable; c'est au fond tout ce que je désirois. A l'égard de ma vengeance, je la remets au ciel. Soyez certain que tôt ou tard le vice est puni, et que l'hypocrisie finit par se trahir elle-même.

Je parlois sincèrement; car en effet, je me contentai d'envoyer à Mme du Resnel ses diamans, et tout ce qui lui appartenoit, et de lui faire dire, qu'on lui paieroit avec exactitude la pension de dix mille franes que je lui avois assurée pour son douaire.

Je dois revenir sur la calomnie de Mme du Resnel, relative à ma prétendue passion adultère . Voici la vérité: je n'avois de ma vie parlé à Mlle***; mais à la vente des tableaux de M. R***, j'avois publiquement acheté un très-beau portrait de cette fameuse danseuse, peint par Vanloo, et qui représentoit la muse de la danse. C'étoit assurément la chose du monde la plus simple pour un amateur de tableaux; vous avez vu l'ingénieux parti que Mme du Resnel sut tirer de ce fait.

Le duc de Rosmond étoit à Versailles, et n'en devoit revenir que le lendemain. Le soir même de la scène dont je viens de vous rendre compte, je lui écrivis un billet conçu dans ces termes:

„Il n'est pas dans mes principes de proposer un duel; mais quand on m'attaque, je sais me défendre. Je serai demain matin, à six heures, avec le Vicomte de St. Méran, au bois de Boulogne, dans l'allée de Madrid. J'y retournerai huit jours de suite, à la même heure. Si vous désirez me rencontrer, vous pouvez vous y rendre avec un témoin; vous y trouverez l'homme du monde qui vous méprise le plus, et qui vous craint le moins.“

Je me rendis effectivement au bois de Boulogne, avec St. Méran, pendant huit jours consécutifs. Le duc n'y vint point, et ne me fit aucune réponse. Il passe cependant pour avoir du courage. J'imagine que l'intérêt de Mme du Resnel l'emporta sur le ressentiment que devoit lui inspirer un défi aussi outrageant; car il ne pouvoit se battre avec moi sans compromettre sa maîtresse, même aux yeux de la maréchale, et, grâce à l'imagination féconde de Mme du Resnel et à la crédulité de sa tante, l'histoire de notre séparation se contoit généralement dans le monde, à mon désavantage; le témoignage d'une femme aussi vertueuse et aussi considérée que la maréchale étoit d'un si grand poids, que tout cet éclat, loin de nuire à Mme du Resnel, rétablit en quelque sorte sa réputation, qui depuis quelque temps, commençoit à devenir très-douteuse. Mme du Resnel, logée chez sa tante, parut complétement justifiée; de mon côté je ne pouvois, sans me couvrir de ridicule, conter et répandre mon histoire; je n'avois d'autre parti à prendre que celui du silence.

Il fut done décidé, à la cour et à la ville, que j'avois un caractère et des vices monstrueux, et que Mme Resnel étoit la femme la plus malheureuse et la plus intéressante. Le pauvre St. Méran fut enveloppé dans ma disgrâce; il eut beau dire, et malgré mes prières entrer dans le détail des faits, on ne l'écouta pas. Sa foible voix fut étouffée par les clameurs des vieilles dévotes, amies de la maréchale, et par les récits imposteurs des nombreux partisans de Mme du Resnel et du duc de Rosmond. On assura que St. Méran étoit un homme affreux , qu'il avoit joué un rôle odieux dans cette affaire; les jeunes femmes, surtout, se déchaînèrent contre lui. Presque toutes les portes lui furent fermées. On ne le traita pas mieux à la cour; on ne lui donna plus le bougeoir , il ne fut plus appelé dans les petits appartemens . Je m'affligeai véritablement des injustices dont St. Méran étoit l'objet: mais cet excellent ami les supporta avec autant de philosophie que de fierté; il se consola avec les Muses, ou pour mieux dire, il se félicita sincèrement d'avoir beaucoup plus de temps pour les cultiver.

J'avois depuis long-temps le désir d'aller en ltalie; je me déterminai à faire, sans délai, ce voyage intéressant. Je partis sur la fin du mois de mai, et je passai trois années entières en Italie. Au bout de ce temps je revins en France, décidé dès lors à m'aller établir en province. Le jour même de mon arrivée à Paris, j'appris que la maréchale de G*** étoit à l'extrémité, d'une fluxion de poitrine; elle mourut deux jours après. Tout le monde étoit persuadé que Mme du Resnel seroit son héritière, et Mme du Resnel elle même n'en doutoit pas. On trouva un testament, en bonne forme, que la défunte n'avoit fait que deux mois avant sa mort. Toute la famille se réunit pour assister à l'ouverture du testament. Mme du Resnel, baignée de pleurs , y étoit comme les autres: mais quelle fut sa surprise et celle de toute l'assemblée, lorsque les premières lignes du testament déclarèrent le marquis de *** légataire universel de la maréchale! Ce fut pour Mme du Resnel un terrible coup de fondre; mais jugez de sa confusion et de sa rage, lorqu'elle entendit lire les clauses suivantes:

„Ayant la plus grande vénération pour le caractère de M. du Resnel, je le nomme mon exécuteur testamentaire, et je le prie d'accepter une de mes tabatières à son choix.

„Je lègue à M. le vicomte de St. Méran, comme une foible marque d'une parfaite estime, un diamant de vingt mille francs.“

Le reste du testament, dicté par la justice et la charité, contenoit beaucoup d'autres legs; et dans cet écrit Mme du Resnel n'étoit ni nommée ni désignée.

Ce testament fit le plus grand bruit, et déshonora sans retour Mme du Resnel. Il étoit évident que sa tante avoit nouvellement découvert la vérité, et l'espèce de réparation qu'elle nous faisoit, à St. Méran et à moi, en étoit la preuve certaine. Ce fut ainsi que Mme du Resnel, frustrée de ses espérances, et perdue dans l'opinion publique, se trouva réduite, pour surcroît de malheur, à vivre d'une modique pension qui, dans ses idées de représentation et de faste, lui parut à peine l'absolu nécessaire.

Aussitôt que je fus informé de cet événement, j'écrivis un billet de quatre lignes à Mme du Resnel, pour lui annoncer que j'augmentois de vingt mille francs sa pension. Je ne sais si cette générosité à laquelle elle s'attendoit si peu, lui donna la folle espérance de me regagner, mais elle eut l'audace de venir chez moi et d'insister pour me voir. Je fus obligé de lui faire dire par un valet de chambre, que cette tentative me paroissoit inconcevable, et que je la priois de ne pas la renouveler. Le lendemain elle m'écrivit; je lui renvoyai la lettre toute cachetée.

Je restai encore un an à Paris; j'arrangeai toutes mes affaires, et ensuite je partis pour la Bourgogne.

Voilà, mon cher marquis, par quel enchaînement d'événemens bizarres, devenu à trente-cinq ans philosophe à mes dépens, je me suis pour toujours consacré à la retraite et au repos. Jugez maintenant, si une réconciliation entre Mme du Resnel et moi, est une chose possible, ou seulement proposable.

Adieu, hâtez-vous de quitter le théâtre dangereux des faux plaisirs et de la dépravation. Revenez au séjour de l'innocence et de la vertu; le bonheur le plus pur vous y attend, et vous n'en trouverez même pas l'image aux lieux où vous êtes. Venez jouir des premiers beaux jours de l'année. Nous n'avons point encore de feuilles; je m'en plaignois à Mme d'Erneville en lui demandant si elle n'en étoit pas étonnée. Non , dit-elle, car le printemps ne doit commencer pour moi que dans quinze jours! Ce mot touchant m'apprit l'époque fixée pour votre retour. Ah! ne le différez pas; revenez!

LETTRE IV.

De la marquise d'Erneville, à son mari.

D'Erneville, le 19 avril.

Je reçois dans l'instant ta lettre datée du 15. Quoi! cher ami, ton retour est différé, et de cinq ou six semaines au moins! Nous aurons été séparés près de quatre mois, un tiers de l'année ! Encore hier je comptois les jours avec tant de plaisir! encore ce matin je disois en m'éveillant: Je le verrai dans douze jours!... de lundi en huit! ....... et puis on m'apporte cette triste lettre! ...... Ces maudites affaires! que je les hais!.. Je suis bien sûre que ce retard t'afflige autant que moi; tout ce que je sens, ne l'éprouves-tu pas?

Du moins ne soit pas inquiet de ma santé; elle est excellente, je t'assure; mon lait est tout-à-fait passé, et je me porte à merveille. Mon petit Maurice souffre un peu de ses dents depuis deux jours, mais il dort et mange bien. Il est encore embelli depuis ton départ, il te ressemble à charmer. Cher enfant, que je l'aime!

Ma belle sœur est ici; c'est une bonne et aimable personne, elle a bien de l'amitié pour moi, nous nous promenons beaucoup, nous travaillons, nous lisons ensemble, nous faisons de la musique; et le temps se passe aussi agréablement qu'il peut s'écouler dans ton absence. Mme de Vordac doit venir ici mardi prochain. J'attends demain à dîner le chevalier de Celtas. Nous irons dimanche passer une partie de la journée chez M. du Resnel. Tu vois que je suis tes conseils, et que je me dissipe autant que tu le désires. Mais quand je ne sortirois pas, et que je serois toute seule, pourrois-je m'ennuyer? Tu sais combien il m'est doux de cultiver ces petits talens qui te plaisent, et que je dois à notre excellente mère et à tes soins. Je suis l'élève du sentiment, et mon bonheur sera toujours de me rappeler sans cesse les leçons si chères que j'ai reçues, et de les suivre constamment. Toi, le jeune instituteur de ta Pauline, toi, mon Albert, crains-tu l'oisiveté pour elle? Tout ce que je sais, tout ce que je fais, me rappelle tes bien-faits et ceux de ma mère? Je trouve dans chaque occupation un souvenir délicieux!. Mais écrire est toujours celle que je préfère. J'ai fini enfin l'histoire de ma mère et de ton adoption; j'en suis assez contente, quoique ma mère en ait retranché, par modestie, près de la moitié. Mlle du Rocher la recopie pour ma belle-sœur, telle que notre cher censeur me l'a renvoyée, mais je te garde l'original.

Maintenant je vais éerire l'histoire de notre enfance, de notre éducation et de nos amours, jusqu'à la naissance de Maurice. Oh! quel plaisir de fixer sur le papier, et de remettre sous mes yeux tant de traits intéressans, si bien gravés dans ma mémoire! Qu'il est doux d'épancher ainsi son cœur, et d'en détailler tous les sentimens!..... Cet ouvrage achevé, je sens que j'en composerai d'autres du même genre. Mon ami, je puis bien, suivant ma promesse, ne pas lire deromans; mais je crois, je te l'avoue, que je ne pourrai jamais me passer d'en écrire. Si je pouvois toujours causer avec toi, j'y penserois bien moins; et cependant je regretterois encore que ces entretiens si chers ne fussent que des discours fugitifs; j'aimerois encore à les conserver, à les recueillir sous mille formes différentes. Car tout ce que j'écrirai n'offrira jamais que la peinture de nos cœurs et de nos sentimens; les héros et les héroïnes de mes romans seront toujours Albert et Pauline . Je ne présenterai point de contrastes , je ne connoîtrai pas les méchans, puisque je ne vivrai jamais à la cour et dans le grand monde, et je ne m'instruirai pas à cet égard par la lecture; car les caractères odieux, tels que nous les voyons dans les livres, sont absolument hors de la nature, et je n'y trouve aucune espèce de vraisemblance.

Adieu, mon premier ami, mon tendre frère, mon époux, dirai je encore mon amant? .... Oh non! ce titre d'un moment n'est pas fait pour une tendresse telle que la nôtre! Les seuls noms dignes de nous sont ceux que nous pourrons nous donner jusqu'au tombeau, puisqu'ils doivent exprimer l'immuable constance du sentiment le plus pur et le plus sacré.

LETTRE V.

De la même au même.

Le 20 avril.

La poste ne part pas aujourd'hui, n'importe, il faut que j'écrive à l'ami de mon cœur, il faut que je lui dise que nous venons de nous apercevoir que Maurice a deux dents de plus , et qu'il se porte à merveille. Aussitôt qu'en examinant sa bouche j'ai senti ces deux chères petites dents, je t'ai nommé; je t'appelois de premier mouvement; mais, hélas! tu n'étois pas là! et en soupirant je me suis mise à mon écritoire! O mon ami! il n'y a point sans toi de joie parfaite pour Pauline!.... Je saurois supporter seule les chagrins, et même, s'ils étoient véritablement amers, il me seroit affreux de te les voir ressentir, et pour t'en épargner le poids, j'aurois le courage de te les cacher; mais mon bonheur t'appartient, et quand tu le partages tu le doubles. C'est surtout, lorsque j'éprouve une sensation agréable, que je te désire auprès de moi, et que je m'afflige de ne t'y point trouver. Que l'absence est cruelle, mon ami! elle brise les nœuds si doux de la sympathie; du moins elle en suspend tous les effets; on ne sent plus, on ne jouit plus ensemble. Quand je m'applaudis d'une chose heureuse, tu t'inquiètes peut-être; la mélancolie se peint sur ton front, et le mien est serein! Quand je m'attriste, tu t'amuses peut-être! .... Il n'y a plus d'accord entre nous! cette idée est affreuse.

Tu peux du moins te représenter ta Pauline dans tous les instans; tu connois le plan de ma journée, et je suis plus exacte que jamais à l'observer. C'est la seule manière que j'aie encore de me placer en quelque sorte sous tes yeux. Tu me vois dessiner, jouer de la harpe, ton imagination peut me suivre à la promenade; le matin dans ce jardin rempli des monumens de notre amitié, ce jardin qui nous a vus croître ensemble, que nous avons cultivé tous deux dans les paisibles jours de notre enfance; et le soir tu me vois dans ce bois charmant où nous avons cueilli tant de muguet, de violettes et de fraises, où ta main a fait tant de bouquets, tant de couronnes pour Pauline, où tu m'as donné les premières leçons de botanique!.... Et moi je ne puis me représenter l'appartement et même la ville que tu habites! Je n'ai été à Paris que dans mon enfance.... Tes plaisirs même me sont inconnus; je n'ai pas idée des spectacles, et surtout de l'opéra. Du moins, puisque ton retour est différé, envoie-moi le plan de ta chambre; je sais déjà que le meuble en est bleu, mais je voudrois en connoitre parfaitement tout l'arrangement. N'oublie pas de marquer la place où tu m'écris; dessine-moi ce plan en miniature, de manière qu'il puisse tenir dans une lettre sans être ployé.

J'ai oublié de répondre à l'apostille de ta dernière lettre, dans laquelle tu me demandes mes commissions. Tu me feras plaisir de m'apporter de la musique nouvelle, sur-tout de jolies romances, et puis des pastels et un assortiment de soie pour broder. Quant aux chiffons, choisis pour moi ceux qui sont de ton goût; tu sais bien à qui je veux plaire, et pour qui seulement j'aime à me parer.

Ma belle-sœur m'a montré la jolie lettre qu'elle a reçue de toi. Je ne suis pas encore accoutumée à te voir donner à une autre que moi le titre de sœur ; il me semble toujours que c'est une infidélité que tu me fais. Ce titre m'est si cher, il fut notre premier lien! Tu sais combien dans les commencemens de mon mariage, il me paroissoit étrange d'appeler M. d'Orgeval mon frère : mais enfin il est le tien, voilà une bonne raison; au lieu que Denise n'est pas ma sœur. Ne vas pas croire pour cela que je sois jalouse. Oh! jamais, jamais! un des grands charmes du sentiment que j'ai pour toi, c'est une sécurité parfaite, et que rien au monde ne sauroit troubler. Qui pourroit te connoître et t'aimer comme moi?... et l'être que nous aimons le mieux n'a-t-il pas l'heureux droit de compter sur la préférence?

Adieu, mon véritable frère, mon Albert; quand tu m'écris, fais-moi bien des détails. Une des choses qui me cause le plus de peine, c'est que tout ce qui t'environne me soit étranger. Le vague est odieux quand il s'agit de toi. Je voudrois pouvoir me représenter ta rue, ta maison, l'escalier où tu passes tous les jours, comme je me représente ce carrosse de remise gris-de-lin, doublé de velours vert, que tu as préféré, parce que le chiffre de Pauline se trouvoit par hasard sur ses panneaux?.....

A propos, je t'avertis que jusqu'à ton retour je serai toujours mise de la manière suivante: une robe blanche de mousseline, une ceinture de ruban lilas, un grand fichu de linon; rien dans la tête, mes cheveux tressés, relevés avec un peigne, et quand je sortirai un chapeau de paille. Il va sans dire que j'aurai toujours au cou ce médaillon dont l'absence augmente encore le prix! Tel est l' extérieur de ta Pauline; pour l' intérieur je n'ai pas besoin de te le peindre! m'occuper de toi, bénir la Providence, apprécier mon bonheur, en remercier le ciel; voilà mes sentimens et mes pensées, tu les connois, tu les partages!...... Mais plus heureuse que toi, je n'ai point d'affaires, rien ne me distrait de ma félicite, je suis à toi dans tous les momens de ma vie. Combien le sort des femmes est préférable à celui des hommes! elles n'ont que des devoirs de sentiment. C'est sans doute ce qui a fait penser que la nature leur a donné plus de sensibilité; je suis plus juste envers ton sexe, cher Albert; tu sais aimer autant que moi, mais tu as plus de courage. Loin d'être humiliée de ta supériorité, je men enorgueillis; il m'est si doux de t'admirer, que je trouve un charme inexprimable à reconnoître combien en tout je te suis inférieure.

Adieu, mon ami, je te quitte pour parler de toi, c'est-à-dire, pour écrire l'histoire de Pauline et d'Albert.

LETTRE VI.

Du duc de Rosmond, au comte de Poligni.

De Moulins, le 20 avril.

Oui, mon cher Poligni, Moulins est une garnison assez agréable. En général, les femmes y sont jolies et la chasse y est fort belle. Mon début dans cette ville a été extrêmement orageux; la terreur de mon nom engageoit toutes les mères et tous les maris à me fermer leurs portes. A l'égard des jeunes femmes, je crois que ma réputation leur inspiroit plus de curiosité que d'effroi. Toutes les femmes aiment naturellement les mauvais sujets : est-ce dans l'espoir de les convertir ou de les surpasser? Voilà une grande question, au moins très-douteuse, et que je ne déciderai point. Quoi qu'il en soit, l' intendance a été ici mon seul refuge pendant plus de quinze jours. L'intendant est assez aimable pour un homme de robe ; sa femme, âgée d'une trentaine d'années, a une petite voix claire, toutes les manières des dames du Marais, et elle se pique d'aimer son mari, chose à laquelle je ne m'oppose jamais quand on a son âge et sa tournure. J'ai vu dans cette maison la société la plus brillan-te de Moulins; j'ai causé un profond étonnement: on s'attendoit au maintien et aux discours des petits maîtres peints par Crébillon et par Marmontel; on a été fort surpris de me voir simple et poli, enfin un bon homme . Nous avons beaucoup d'obligation, mon cher Poligni, aux auteurs qui, n'ayant jamais vécu dans le grand monde, ont la prétention de le peindre; grâce à leurs portraits fantastiques, nous pouvons faire des dupes tant qu'il nous plaît, sur-tout en province. Personne n'ayant notre véritable signalement , qui pourroit se défier de nous et nous reconnoître?

J'ai séduit d'abord toutes les vieilles femmes; dans les règles de l'art, c'est par là que l'on doit commencer. Je joue avec elles au quadrille et au tri , et elles assurent que je suis l'homme du monde le plus solide . Enfin toutes les préventions sont détruites, et mes succès sont tels que je commence à être plus fatigué qu'enivré de ma gloire. Mais j'ai un grand projet que je vais éxécuter très incessamment. Il existe à sept lieues de cette ville une jeune dame de château, jolie, dit-on, comme un ange, et qui s'appelle la marquise d'Erneville. Elle a dix-sept ans, elle adore son mari; ce mari est à Paris, la mère est à trente lieues dans un couvent. Les circonstances, comme tu vois, paroissent favorables. Cependant il y a quelques difficultés; cette jeune personne ne voit que ses parens et d'anciens amis; les officiers en garnison, même les colonels sont impitoyablement exclus. Tant mieux.

L'aiguillon de l'amour est la difficulté .

A propos, sais-tu que ce pauvre diable de du Resnel est aussi dans cette province? Il vit en sage , c'est-à-dire, comme un ours, dans une petite terre à quinze ou vingt lieues d'ici. Il est toujours amateur de tableaux, mais j'imagine que les Madeleines sont pour jamais bannies de ses collections. Conçois-tu qu'un homme renonce au monde et s'enterre ainsi tout vif, parce que sa femme a pris un amant?

Mme du Resnel m'écrit toujours de temps en temps des lettres parfaitement ridicules. Ses plaintes sont très-injustes; je veux bien rester son ami, mais l'amour ne se commande pas ; les liens de l'estime sont désormais les seuls qui puissent nous unir. Au vrai, je n'ai jamais eu de constance qu'avec elle. Notre liaison a duré près de cinq ans. Tant que la maréchale a vécu, madame du Resnel protegée, prônée, admirée par toutes les dévotes de la cour, étoit un être fort singulier et une maîtresse très-piquante; mais depuis l'époque de ce maudit testament, il faut convenir qu'elle est devenue une personne très-commune.

Adieu, mon cher Poligni; mande-moi si l'on parle toujours d'une promotion de brigadiers. J'espère qu'enfin j'y serai compris; les injustices que j'éprouve depuis deux ans sont inconce vables, et c'est ce qu'on sent vivement à trente-deux ans; car lorsque les goûts et les sentimens sont épuisés, l'ambition devient une espèce de ressource.

LETTRE VII.

De la marquise d'Erneville à sa mère, la comtesse d'Erneville.

Le 12 mai.

Chère maman, il nous est arrivé une espèce d'aventure que je veux vous conter.

A sept heures du soir, nous étions tous rassemblés dans le salon, notre bon curé, ma belle-sœur, mademoiselle du Rocher et moi. On est venu nous dire qu'une voiture avec des chevaux de poste s'étoit brisée et renversée à cent pas de l'avenue; que le maître de la voiture fort blessé, envoyoit demander du secours. Là-dessus j'ai donné l'ordre à nos gens de courir bien vîte dans l'avenue, et le curé y est allé avec eux. Une demi-heure après nous voyons reparoître le curé suivi du pauvre étranger qui nous a fait bien peur, car ses habits étoient tout ensanglantés; les glaces de sa voiture sont cassées, il a été blessé au cou, à la jambe, il a un bras foulé, il boite; enfin, il étoit dans un pitoyable état. Heureusement qu'il n'a rien du tout au visage. Le curé, qui de son autorité nous l'amenoit, me l'a présenté en disant: Madame, voilà M. le duc de Rosmond que ses postillons ont égaré, dont la voiture renversée sur le bord du grand étang est en pièces; il ne vouloit pas absolument venir vous demander l'hospitalité, mais j'ai pensé que vous seriez charmée de la lui offrir. Au lieu de répondre à cette harangue, je me suis informée de l'état du blessé, qui alors a pris la parole pour nous rassurer à cet égard, et pour m'exprimer avec beaucoup de grâce et de politesse la crainte qu'il éprouvoit de m'importuner. J'avoue qu'en l'absence d'Albert j'aurois désiré pouvoir honnêtement me dispenser de le recevoir; mais j'avois envoyé mes chevaux et ma voiture à Luzi au chevalier de Celtas et à madame Regnard, qui devoient venir dîner avec nous le lendemain. J'oublie de vous dire que des deux chevaux attelés à la chaise du duc, l'un a rompu ses traits, est tombé dans l'étang de la hauteur prodigieuse de la chaussée, et faute de secours s'est noyé; l'autre est grièvement blessé. Réellement cet accident pouvoit être bien tragique, et fait frémir. J'aurois pu offrir des bœufs pour conduire jusqu'à Parey, car M. de Rosmond alloit à Autun; mais la voiture manquoit, et l'on me disoit que celle de M. de Rosmond étoit si brisée, qu'il faudroit au moins trois ou quatre jours pour la raccommoder. D'ailleurs, il étoit tout-à fait nuit, et le chemin d'ici à Parey est affreux; ainsi il fallut bien offrir à M. de Rosmond un souper et un gîte pour la nuit. Cependant, ne voulant pas qu'il restât plus long temps, je le prévins que j'allois envoyer sur-le-champ un exprès à l'un de mes voisins, M. du Resnel, pour le prier de me prêter des chevaux et une voiture pour le lendemain matin. Le duc a positivement refusé cette offre, en disant qu'il partiroit à cheval le lendemain, qu'il loueroit dans le village un cheval, et que le postillon qui l'avoit amené lui serviroit de guide.

Le duc de Rosmond n'est point un jeune homme, mais il est encore très-beau: il a les manières les plus nobles et les plus agréables. Sa simplicité est extrême et remplie de grâce. J'imaginois que les gens de la cour étoient beaucoup plus brillans, mais je ne me les représentois pas aussi aimables. Il est en garnison avec son régiment à Moulins, et il alloit à Autun, uniquement pour y voir les antiquités, ce qui a charmé Mlle du Rocher, qui est bien fière que sa ville natale reçoive l'honneur d'une telle visite . Quant à moi, chère maman, j'ai été horriblement mal à l'aise toute cette soirée, et pour une raison que vous ne devineriez jamais, c'est que la présence de ce grand seigneur (comme dit Mlle du Rocher)a donné à tous les habitans du château une affectation tout-à-fait étrange. Premièrement, tons mes gens étoient aussi effarés que s'il nous fût survenu vingt étrangers à la fois. Ils ne savoient auquel entendre, ils alloient, venoient, se heurtoient, se querelloient; je n'ai jamais rien vu de pareil.

J'avois sur-le-champ donné tout bas l'ordre de loger M. de Rosmond dans la chambre meublée d'indienne du petit pavillon neuf. Mlle Jacinthe a trouvé qu'il étoit impertinent de faire traverser deux cours à un duc , et en conséquence elle est venue dans le salon me dire à l'oreille que sûrement La Pierre s'étoit trompé en lui donnant cet ordre de ma part. Je l'ai renvoyée fort sèchement. Mlle du Rocher a disparu; un moment après elle est revenue, et il y a eu un long chuchotage entre elle et ma belle-sœur: à la suite de cette conférence, Mlle du Rocher s'est approchéé de moi pour me représenter tout bas qu'il seroit plus convenable d'établir M. le duc dans la chambre de damas bleu . J'ai répété avec humeur ce que j'avois déjà dit deux fois, et Mlle du Rocher s'est retirée fort scandalisée. Au bout de quelque minutes, La France et La Pierre ont traversé le salon, portant un grand fauteuil qu'ils avoient pris dans le cabinet vert. J'ai demandé ce que c'étoit que cela? On m'a répondu que l'on transportoit ce fauteuil dans la chambre de M. le duc . Mlle du Rocher continuoit toujours ses allées et venues, sortant et rentrant sans cesse; et malgré mes ordres et toule mon impatience, on a retardé le souper de deux grandes heures. Mais ce n'est pas tout: figurez-vous, chère maman, quelle a été ma surprise, lorsqu'en entrant dans la salle à manger je l'ai vu illuminée comme elle l'étoit le jour de mes noces! le lustre, les girandoles, les bras, tout étoit allumé; on avoit mis pour cinq personnes que nous étions la table de trente couverts, afin d'y établir le beau surtout et les charmantes porcelaines que vous nous avez données.... J'étois véritablement en colère; Mlle du Rocher avec cet air modestement triomphant qu'elle a dans de certaines occasions, se frottoit les mains en regardant de côté M. le duc , pour voir l'effet que produisoit sur lui ce brillant appareil. J'ai témoigné mon étonnement du ton le plus calme que j'ai pu prendre, et très-froidement j'ai ramené la compagnie dans le salon, où j'ai fait dresser une petite table sur laquelle nous avons soupé. Mlle du Rocher étoit bien mortifiée , mais M. le duc avoit vu l'illumination et le beau surtout; c'étoit une grande consolation. Le souper n'a pas été plus agréable pour moi. Notre bon curé absorbé dans le profond respect que lui inspiroit un duc et pair , n'osoit ni parler ni manger, Mlle du Rocher faisoit des phrases et des complimens inconcevables, et je vous avouerai, chère maman, que ma belle sœur me paroissoit aussi bien ridicule. Le désir de plaire gâte absolument son aimable naturel, et jamais je ne l'ai vu si affectée. Elle me faisoit des caresses extraordinaires, venant à toutes minutes m'embrasser ou me faire de petites niches.

Pendant tout le souper elle a continuellement ri aux éclats; entendant finesse à tout, rappelant des mots et des plaisanteries de société, que M. de Rosmond ne pouvoit comprendre, répétant toujours: ma sœur sait bien ce que je veux dire; ma sœur m'entend bien! .... Elle se moquoit aussi beaucoup et avec très-peu de finesse des complimens de Mlle du Rocher, et, voulant éviter sa fadeur et montrer de l'aisance, elle tomboit dans l'extrémité contraire et manquoit de politesse. Ma froideur et mon sérieux n'ont pu lui faire prendre un meilleur ton, et elle m'a causé toute la soirée le plus désagréable embarras que j'aie éprouvé de ma vie. Comme M. de Rosmond paroît aimer les arts, je lui ai conseillé de se détourner d'une lieue demain pour aller à Gilly voir le cabinet de M. du Resnel, qui sûrement lui montreroit avec plaisir une collection très-intéressante....

Mlle du Rocher m'a coupe la parole pour dire que, sans doute, M. du Resnel seroit fort honoré de recevoir M. le duc , mais que, certainement, M. le duc avoit vu des cabinets bien autrement curieux que celui de M. du Resnel. Là-dessus ma belle-sœur s'est mise à plainsanter Mlle du Rocher sur son inclination pour M. Remi, et les éclats de rire et les allusions de société ont recommencé de plus belle. J'étois réellement au supplice, et j'ai vu finir le souper avec un plaisir inexprimable. Je l'ai fort abrégé, car on avoit préparé un festin en toute règle, et j'ai fait servir tout à la fois; mais je n'ai pu éviter le service des glaces , parce que je ne l'avois ni commandé ni prévu. En sortant de table, j'ai donne sur-le-champ le signal de la retraite. >On a conduit M. de Rosmond au petit pavillon neuf, et je suis rentrée dans ma chambre, ou j'ai grondé tout le monde, mes gens, Jacinthe, et même Mlle du Rocher. Je n'ai rien osé dire à Denise; mais malgré moi, j'étois bien froide avec elle. Aujourd'hui, à neuf heures du matin, on s'est rassemblé pour déjeuner dans le cabinet vert. J'avois sur mes genoux mon petit Maurice, que M. de Rosmond a trouvé charmant; après le déjeuner, nous avons été dans le jardin, et M. de Rosmond me demandant l'explication des fabriques et des inscriptions mystérieuses, j'ai excessivement rougi ... Je ne dois, je ne veux rien cacher à ma mère, à mon amie, et je vais lui confier une petitesse dont je ne puis faire l'aveu qu'à elle seule .... J'ai rougi, parce que j'ai pensé qu'un homme de la cour, un homme qui a passé sa vie à Paris et à Versailles, trouveroit bien ridicules tous ces monumens d'affection conjugale; j'ai rougi de ce qui fait mon bonheur et ma gloire, j'ai rougi de la vertu! ... Si j'ai eu cette mauvaise honte, ce vilain mouvement avec un étranger qui passe et que je ne reverrai jamais, que peut donc produire la société habituelle de ces gens qui dédaignent les sentimens les plus sacrés de la nature, ou qui trouvent qu'il est de mauvais goût de les montrer et de s'en glorifier? Ah! chère maman, que vous avez eu raison d'exiger de votre Albert et de votre Pauline de se fixer pour jamais dans les lieux chéris qui les ont vu naître, loin du grand monde et de la corruption, dans cet asile fortuné où tout leur rappelle vos leçons, vos vertus, vos bienfaits!... Au reste, mon cœur a désavoué sur-le-champ ce sentiment si peu digne de votre fille et de votre élève; j'ai donné l'explication des fabriques avec beaucoup plus de détail que je ne l'aurois fait sans cette vilaine rougeur ; je suis sûre que j'avois un ton fier; je trouvois du plaisir à vaincre le respect humain le plus honteux; il me sembloit qu'en disant toutes ces choses à un courtisan , je bravois avec courage la dépravation de la ville et de la cour. Pendant tout ce temps, ma belle-sœur ricanoit, éclatoit et paroissoit se moquer de moi; mais M. de Rosmond m'écoutoit attentivement, et en vérité je crois qu'il étoit attendri.

Après avoir parcouru le parc, nous avons été dans le délicieux petit jardin des deux amies . Oh! c'est là que ma fierté a redoublé bien naturellement? J'ai conté les traits principaux de votre histoire et de la naissance d'Albert; nous étions assis sous l' ombrage sacré des deux saules pleureurs!... Je vous assure que M. de Rosmond a été profondément touché: eh! qui ne le seroit pas en écoutant un tel récit!....

L'arrivée du chevalier de Celtas et de Mme Regnard a mis fin à cette conversation; on est rentré au château, et au bout d'une demi-heure on s'est mis à table. Ma belle-sœur, qui s'étoit extrêmement modérée dans le jardin des deux amies , a repris à dîner le ton et les airs de la veille; elle y a joint de plus une familiarité que je ne lui ai jamais vue avec le chevalier de Celtas; elle étoit placée entre lui et M. de Rosmond, et elle avoit réellement le maintien et les manières de la coquetterie la plus extravagante.

Le chevalier paroissoit être moins à son aise qu'à l'ordinaire; je crois que M. de Rosmond lui en imposoit un peu. Il affectoit de le remarquer à peine; cependant il n'a parle que de Paris et de la cour, et de ses anciens amis , il ne vouloit pas qu'on le prît pour un homme qui n'a jamais quitté la province. En même temps, il cherchoit à montrer de l'esprit; il a dit beaucoup de bons mots ; mais le naturel y manquoit, jamais il ne m'a paru aussi peu aimable. Pour la pauvre Mme Regnard, elle étoit tout-à-fait decontenancée, et elle m'a fait une honte mortelle, en nous mettant à table, parce qu'en réponlant à une politesse du duc de Rosmond, elle l'a appelé monseigneur .

Un quart d'heure après le dîner, le duc de Rosmond est parti à cheval, nous laissant tous charmés de lui, à l'exception du chevalier qui ne lui trouve point de trait dans l'esprit , et qui prétend qu'il a la réputation d'être un fat et un homme fort dangereux. Je l'ai défendu sur la fatuité, et tout le monde a été de mon avis; car il est impossible d'avoir plus de simplicité et moins de prétention. Il a fait quelque chose de bien honnête; le curé a été le voir ce matin dans sa chambre. M. de Rosmond a voulu lui remettre quiz louis pour les pauvres de la paroisse. Le curé, par une délicatesse que j'approuve, a répugné , dit-il, à recevoir cet argent de la main à la main , il l'a positivemeut refusé, en disant que la bienfaisance de M. d'Erneville suffisoit aux besoins des pauvres; mais j'ai su ce soir, par le curé, que M. de Rosmond, quittant le château, s'est rendu à l'église pour y mettre les quinze louis dans le tronc des pauvres. Cette action est très-noble. A quelques détails près, j'ai rendu compte de tout ceci à notre Albert, auquel je viens d'écrire.

J'attends ces jours-ci Mme de Vordac. Cette excellente et chère amie me dédommagera des impatiences que m'a causées ma belle-sœur depuis hier. Cependant Denise est bonne et aimable: en général, je n'attribue ses petits travers qu'au manque d'éducation. Si elle avoit une mère comme la mienne, elle seroit peut-être beaucoup moins imparfaite que votre Pauline; mais je sens qu'elle ne m'inspirera jamais le sentiment que j'ai pour une amie de l'enfance, qui vous est chère, et qui a tant d'esprit et de vertus. Mme de Vordac sera toujours ma seconde amie ; et pourois-je d'ailleurs en désirer une troisième?

Adieu, mère bien-aimée! imaginez avec quelle impatience j'attends Albert, puisque je dois aller au-devant de lui jusqu'à Dijon, et que je jouirai du double bonheur de me trouver en même temps dans vos bras et dans les siens!

LETTRE VIII.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

De Gilly, le 13 mai.

Tandis que vous êtes à Dijon, mon cher d'Orgeval, il se passe de grandes scènes à Erneville. J'y ai dîné hier, et j'y ai trouvé tout établi le duc de Rosmond, colonel du régiment de****, qui est à Moulins. J'ai beaucoup connu sa famille à Paris; son père a été tué à la bataille de***; sa mère, femme très-galante, est morte il va huit ou neuf ans, et n'a laissé que ce fils et une fille infiniment plus jeune que son frère. Quant au duc, c'est un homme d'environ trente ans, d'une superbe figure, très-médiocre dans la société, mais auquel, dit-on, nulle femme jusqu'ici n'a résisté. Avec le tact que vous avez, vous vous seriez certainement fort amusé hier au château d'Erneville: vous auriez vu la douce Pauline , avec sa petite coquetterie ingénue, répondre naïvement aux regards expressifs du duc; le sourire céleste se trouvoit souvent sur ses lèvres; pour ce qui étoit dans son cœur, je l'ignore, et je crois qu'au vrai personne ne le sait bien. La du Rocher étoit plus phrasière que jamais, et se frottoit les mains à outrance. La grosse Regnard rougissoit, se déconcertoit et s'émerveilloit. Mme d'Orgeval persiffloit de temps en temps avec beaucoup de finesse, et le duc ne voyoit et n'entendoit que la jeune et jolie dame du château. Vous me demanderez comment, malgré les défenses du frère bien aimé, de l'époux adoré , on a pu ainsi recevoir un colonel, un duc , un fat, un véritable roué . Eh quoi! ne devinez-vous pas que sa voiture a cassé dans l'avenue? Vouliez vous que la sensible Pauline refusât de recevoir un héros blessé, beau comme le jour? Vouliez vous que l'élève de la sublime comtesse fût barbare, inhumaine ? Oh c'est ce qu'elle n'est point du tout, et si le marquis , votre frère, s'avise de se fâcher, on lui prouvera qu'il n'a pas le sens commun, parce que les absens on toujours tort .

Je suis venu hier coucher chez du Resnel. Une drôle de chose, c'est que, lorsque je lui ai couté la visite de hasard du duc de Rosmond, il n'a pu s'empêcher de faire une mine diabolique; et le philosophe est depuis ce moment plus distrait et plus taciturne que jamais. Avois-je tort quand je vous disois qu'il est éperdument amoureux de la marquise?

Adieu, mon cher d'Orgeval, je pars demain pour Autun. Adressez-y désormais vos lettres.

Je suis très-curieux de savoir comment le grand Albert prendra tout ceci; quand vous le saurez, mandez-le-moi.

LETTRE IX.

Le duc de Rosmond au comte de Poligni.

Le 15 mai.

Je suis caché dans une chaumière à six lieues d'Erneville, et je ne puis passer le temps plus agréablement qu'en t'écrivant, mon cher Poligni.

Je l'ai vu; j'ai passé avec elle une soirée et une matinée. Ah! Poligni! qu'elle est charmante! Elle n'a pas la beauté frappante et régulière qu'avoit Mme du Resnel, mais je n'ai jamais vu tant de grâces réunies! Une noblesse, une élégance, une fraîcheur! une modestie naturelle, une candeur si interessante! un sourire d'un charme inexprimable, un son de voix qui s'insinue jusqu'au fond du cœur! enfin, c'est une créature véritablement ravissante.

Tu vas te moquer de moi, n'importe; il faut que j'en convienne, Poligni! je l'ai quittée, non-seulement sans avoir fait de déclaration, mais sans avoir osé lui donner le moindre soupçon de mes sentimens, et je suis amoureux comme un fou; ajoute, si tu veux, comme un sot: j'y souscris. Elle m'a rendu timide, pourquoi ne me rendroit-elle pas humble? Je ne connois qu'une femme qu'on puisse lui comparer pour les grâces et pour la figure, c'est ma sœur; mais madame d'Erneville joint à la même ingénuite, aux mêmes charmes, beaucoup plus de finesse et un esprit plus cultivé. Je te le répète, elle m'a tourné la tête. J'en suis honteux, j'en suis irrité!... A mon âge, après tant de succès brillans, si j'allois échouer auprès d'une enfant, d'une provinciale de dix-sept ans!... Mais, Poligni, toutes ces femmes que nous avons subjuguées, on savoit comment s'y prendre pour les séduire, la marche étoit connue: il falloit tour à tour les flatter et les inquiéter, tout le secret consistoit à intéresser ou à piquer leur vanité; ici, c'est toute autre chose. Je me trouve tout neuf, je suis absolument novice dans l'art de gagner un cœur sensible, innocent et pur, unia l'esprit le plus délicat et le plus éclairé. Avons-nous jamais rien vu de pareil!.... Cependant il est un point sur lequel toutes les jolies femmes se ressemblent, elles aiment tout ce qui leur paroît extraordinaire et romanesque, et j'ai vu que Pauline n'est pas exempte de cette manie.

Pour mon instruction particulière, je n'ai jamais manqué de demander aux femmes qui m'ont aimé, quelle étoit la chose qui les avoit principalement décidées en ma faveur; et j'ai constament reconnu par leurs réponses, que c'étoit toujours l'action la plus téméraire et la plus folle, et par conséquent celle qui pouvoit le plus exposer leur réputation. Les coups de tête, les imprudences, les déguisemens les enchantent; elles cherchent surtout en amour les incidens et les matériaux d'un roman, et les femmes les moins corrompues sont dans ce genre les plus aventurières .

J'ai déjà été cruellement déçu dans mon attente? Croirois tu qu'arrivant blessé, éclopé, estropié, avec une voiture en pièces, un cheval noyé, etc., on a eu la barbarie de me renvoyer le lendemain sur un mauvais cheval de louage? Je comptois passer là cinq ou six jours; vain espoir!... Néanmoins je n'y ai pas tout-à-fait perdu mon temps, j'ai gagné la femme de chambre favorite, une Jacinthe, aussi traitable que sa maîtresse est innocente. Afin de connoître sans me compromettre le caractère de la suivante, j'avois chargé Brunel mon coureur de lui conter fleurette . Il m'a dit qu'elle étoit de fort bonne composition , il me restoit à savoir jusqu'où pouvoit aller son désintéressement. Comme elle remplit dans le château les fonctions de concierge, elle est venue tout naturellement le matin dans ma chambre. J'ai causé avec elle, et je lui ai dit que j'avois une jeune sœur à laquelle je désirois donner une gouvernante, mais que la corruption de Paris étoit telle que je voulois une personne de la province; j'ai ajouté que je serois heureux d'en trouver une qui eût les manières, le langage et l'éducation de Mlle Jacinthe, et je lui ai demandé si elle avoit une parente ou une amie dont elle pût me répondre. Je n'ai pas oublié de dire que je donnerois cinquante louis par an à cette gouvernante, et que ma sœur logeroit à Paris dans ma maison. J'ai vu clairement à l'air émerveillé de Mlle Jacinthe, qu'elle mouroit d'envie de se proposer elle-même, et après quelques préambules, c'est ce quelle a fait effectivement. Je lui ai répondu que je donnois ma parole de la prendre chez moi, et de lui assurer pour sa vie douze cents livres de pension, si elle vouloit me rendre un service auquel j'attachois le plus grand prix. Alors j'ai pris la liberté de lui offrir à compte trente louis, qu'elle a reçus avec autant de joie que d'étonnement. Ensuite, je lui ai confié ma passion pour la marquise, en l'assurant que mes sentimens étoient très-purs , et que je ne prétendois qu'au bonheur d'être aimé. Mlle Jacinthe de son côté m'a protesté que sans cette assurance elle ne s'engageroit certainement pas à me servir, mais qu'elle ne pouvoit suspecter l'honnêteté d'un seigneur tel que moi . A près avoir ainsi mis nos principes à couvert et rassuré nos consciences, j'ai questionné cette fille, qui m'a dit que la marquise n'avoit pour son mari que de l'amitié, qu'elle n'éprouvoit absolument pour lui que le sentiment qu'on a pour un frère; et c'est ce que mes observations m'ont confirmé. Voilà un grand motif d'espérance. On dit cependant que cet heureux mari est jeune, spirituel et beau, et puisqu'il a été élevé avec Pauline, il a sans doute un ton et des manières agréables; mais enfin sa femme n'a point d'amour.... et rien ne me paroît moins surprenant. Ceux qui ont été élevés ensemble et qui se connoissent depuis l'enfance, ne sont jamais des amans véritablement passionnés. On appelle amour un sentiment tendre entre deux personnes de différent sexe, qui n'en ont point d'autre; mais cet amour prétendu né dès l'enfance n'est que de l'amitié. L'amour sans enthousiasme ne peut subsister dans une longue intimité qui blase sur le charme des perfections, et qui fait connoître nécessairement des défauts inséparables de la nature humaine.

On est enthousiasmé des héros et des grands hommes tant qu'on n'a pas vécu dans leur intérieur; on les croyoit en toutes choses supérieurs à l'humanité, car l'enthousiasme raisonne ainsi; mais en les voyant de près, on se détrompe et on se refroidit. Il en est ainsi de l'amour: l'objet qu'on aime n'a point de défauts, c'est un être parfait, un être unique; on le pense jusqu'à ce qu'on ait passé six mois, ou par impossible un an ou deux, à le voir a toute heure et sans contrainte. Aussi (même pour les dupes les plus sentimentales ) il n'y a de passion durable qu'une passion malheureuse qui n'a laissé que la possibilité d'entrevoir son objet.

Les poëtes ont eu tort de donner un bandeau à l'amour: il est point aveugle, mais il ne voit qu'à demi; il ne veut regarder que pour admirer, et qui peut admirer avec ivresse en voyant tout? L'amour est un rêve enchanteur produit par la seule imagination; il ne peut se passer d'illusion, il n'embrasse avec transport que des chimères; plus il est insensé dans son attente, plus il est violent et sublime; et c'est parce qu'il est infini dans ses espérances, qu'il n'est rien dans la réalité.

Le mystère, les craintes, les obstacles, étant nécessaires à l'amour, comment pourroit-il subsister entre deux personnes unies par un lien indissoluble! Aussi voyons-nous qu'il ne dure entre les amans qui se marient que lorsque l'un des deux donne à l'autre de vives inquiétudes; le calme parfait ne convient qu'à l'amitié, il anéantit l'amour. Ne me trouves-tu pas bien savant sur ce sujet! car jusqu'ici j'ai eu à cet égard moins de théorie que de pratique; mais cette créature céleste m'a fait faire une foule de réflexions nouvelles, elle n'est pas faite pour n'être aimée qu'un moment. La terre de ***, à dix lieues de la sienne est à vendre, je l'acheterai; mon projet n'est pas de m'y enterrer, mais j'y viendrai souvent. Poligni, je suis fatigué de l'intrigue et du vice; je veux me reposer dans les brus de la vertu : ce dessein n'est-il pas louable?.....

Tu veux savoir mon plan, il est dans le grand genre, rien de plus romanesque; le voici:

Instruit par Jacinthe, je dois attendre ici que la marquise se retrouve toute seule dans son château. Elle attend une Mme de Vordac, son amie intime, qui doit rester avec elle jusqu'au premier de mai; ensuite elle sera seule au moins pendant huit jours. Alors sous l'habit d'un soldat du régiment de***, en garnison à Châlons, je me rendrai dans la forêt d'Erneville, à un quart de lieue du château; là se trouve un hermite révéré dans le canton, auquel je demanderai l'hospitalite pour quelques jours, en disant que je vais rejoindre le régiment, et que je suis accable de fatigue, etc. Il faut savoir que la marquise loge au rez de chaussée, que son cabinet donne sur le jardin, que pour peu que le temps soit beau elle en laisse la porte ouverte, que tout le monde dans le château est couché à dix ou onze heures, que la marquise veille seule pour écrire jusqu'à minuit et demi, qu'elle aime le clair de la lune (circonstance qui me charme) et que si le ciel est serein, elle quitte de temps en temps son écritoire, et va rêver dans le jardin. Jacinthe viendra les matins se promener dans la forêt avant le réveil de la marquise. Je suis convenu avec elle de certains signaux, par lesquels je serai averti du jour favorable!..... J'ai la clef d'une petite porte du jardin, mais je soutiendrai que j'ai escalade le mur ce qui est beaucoup plus touchant, d'autant mieux qu'il est d'une hauteur prodigieuse.

Introduit dans le parc, je ne tenterai point d'entrer dans le cabinet, on auroit là des sonnettes, et je dois m'attendre a une réception orageuse.... D'ailleurs, je ne veux pas perdre l'avantage du clair de lune ..... Quand j'arriverai à onze heures et demie, vraisemblablement elle écrira à son mari, elle viendra de renouveler le serment d'une inviolable fidélité... N'y a-t-il pas une audace sublime à choisir un tel moment! et si le succès couronne ma témérité, cet exploit n'effacera-t-il pas tous les autres?

J'ai tout le temps nécessaire pour terminer cette aventure. Mon lieutenant-colonel me remplace à Moulins, et j'ai obtenu un congé d'un mois pour voyager dans la province.

Adieu, mon cher Poligni, je ne t'écrirai plus qu'en quittant l'hermitage. J'ai d'heureux pressentimens: pour la première fois me tromperoient-ils?

LETTRE X.

De la comtesse d'Erneville à la marquise sa fille. De Dijon, le 18 mai.

Votre lettre peint à merveille, ma chère enfant, l'effet que produit en général, sur des provincianx, un seigneur de la cour . Cette description m'a fait rire, elle est plaisante et vraie. Cependant je suis fâchée que le duc de Rosmond ait été admis un moment chez ma Pauline; car le chevalier de Celtas a raison pour cette fois; tout ce qu'il vous en a dit, est vrai; le duc de Rosmond a perdu une infinité de femmes, et il passe pour l'homme de la cour le plus dépravé. Ceci déplaira à mon fils, j'en suis sûre; peut-être trouvera-t-il que vous n'auriez pas dû garder cet étranger à dîner le lendemain. Albert vous connoît parfaitement; ainsi il vous estime autant qu'il vous aime; mais il a dans le caractère une sorte d'inquiétude qui demande de grands ménagemens: osons dire le mot, (Pauline ne s'en effraiera pas), il est né méfiant. Ce défaut est excusable; il ne vient que de sa modestie et de son extrême sensibilité; il est naturellement porté à la mélancolie; il se trouble, il s'affecte si facilement! Souvenez-vous de tous ses chagrins chimériques durant les trois mois qui précédèrent votre mariage; quelle peine nous eûmes à le dissuader que la seule obéissance vous engageoit à l'épouser! Combien de fois, dans ce temps ne m'a-t-il pas répété que sans mon affection pour lui, vous auriez peut-être préféré le chevalier de Celtas? N'étoit-ce pas pousser la modestie jusqu'à un excès ridicule, que d'imaginer, de bonne foi, qu'il fût possible de lui préférer le chevalier de Celtas? Et quand je lui retraçois toutes les preuves de tendresse que vous lui aviez constamment données: Oui, sans doute, disoit-il, elle m'aime, mais seulement comme un frère . Je répondois qu'un tel sentiment étoit mille fois préférable à l'amour. Je le crois, reprenoit-il en soupirant; mais Pauline a l'imagination si vive, un sentiment si paisible lui suffira-t-il toujours? Je pense, comme vous, qu'il ne sera jamais possible qu'Albert puisse soupçonner votre conduite, mais il faut vous attendre à lui voir quelquefois de légères inquiétudes sur vos sentimens. Vous lui supposez cette confiance parfaite, cette inaltérable sécurité que vous avez vous-même, vous vous trompez: vos deux âmes sont absolument semblables, mais vos caractères sont très-différens. Il a des femmes en général une très-mauvaise opinion; feu son père avoit eu la jeunesse la plus dissipée, et lui a conté (bien malgré moi) des anecdotes et des aventures scandaleuses, qui ne firent que trop d'impression sur un jeune homme qui n'avoit alors que dix-sept ou dix-huit ans. Depuis ce temps, les récits du baron de Vordac n'ont pas affoibli ces premières préventions. Albert est persuadé qu'un fat adroit triomphera toujours des principes d'une jeune personne. Pauline, sans doute, n'est pas comprise dans ce jugement rigoureux et certainement injuste; mais enfin elle est femme, elle est jeune, jolie, naïve et sensible; c'en est assez pour lui inspirer des craintes vagues que son cœur désavoue vainement.

Ce que vous me mandez de votre belle-sœur me fait beaucoup de peine et ne m'étonne pas; elle a peu d'esprit, et elle est excessivement vaine. Son mari ne rectifiera pas en elle ce dernier défaut. Vivez bien avec ces deux personnes, mais ne vous y fiez jamais. M. d'Orgeval, malgré les procédés généreux de son frère, et j'ose dire les miens, ne peut surmonter une envie secrète qui le ronge depuis l'enfance: il ne pardonne à son frère ni sa supériorité, ni sa fortune, ni son bonheur. Tous les vices sont en général plus exaltés dans le grand monde qu'en province, à l'exception de l'envie: cette honteuse passion est plus violente et plus noire dans un cercle borné, qu'au milieu d'une grande dissipation. En province, rien n'en distrait; les occasions qui l'excitent, sont sans cesse renaissantes, et l'objet en est toujours sous les yeux.

Je ne veux point juger mal du chevalier de Celtas, il s'est très-bien conduit à l'époque de votre mariage; cependant il a bien des prétentions; il est bien médisant, et je vous avoue d'ailleurs que son intime liaison avec M. d'Orgeval me le rend extrêmement suspect. Soyez sûre que les amis de cette maison ne seront jamais les nôtres.

Adieu, chère Pauline, parlez-moi de vos lectures, de vos occupations. Comment va l'école des petites filles? comment se porte le bon hermite? Les deux amandiers sont-ils en fleurs? Parlez-moi de toutes ces choses qui me rappellent de si chers souvenirs.

Mille amitiés de ma part à Mme de Vordac; mes complimens à Mlle du Rocher.

LETTRE XI.

Du marquis d'Erneville à sa femme De Paris, le 19 mai.

Le duc de Rosmond a passé vingt-quatre heures au château d'Erneville! Pauline a reçu le duc de Rosmond! .... J'avoue que rien au monde ne m'a causé plus d'étonnement.

N'avons-nous pas dit cent fois, chère Pauline, qu'une jeune femme attachée à sa réputation, ne doit jamais recevoir les visites des officiers en garnison? Ne m'aviez-vous pas promis formellement que, sous aucun prétexte, vous ne feriez une telle imprudence? Ne prenez point ceci pour un reproche, ce n'est que l'expression d'une surprise extrême...... Quand vous ne serez point telle que mon cœur vous désire, je ne pourrai jamais que m'étonner et m'affliger.

Le duc de Rosmond n'est plus jeune, c'est u homme très-aimable et sans aucune prétention. Je sais qu'en effet, il est beau, aimable et très-séduisant; mais j'ignorois qu'à trente ans on fût un vieillard. Quant à son honnêteté et son peu de prétention , vous en pourrez juger par une lettre de M. du Resnel que je vous envoie, et qui contient une histoire, dont le duc de Rosmond est le principal personnage. Vous verrez s'il est possible de pousser plus loin la fourberie, la trahison et la scélératesse.

Se peut-il que vous ayez été la dupe d'un stratagème si connu, si usé, de cette voiture brisée dans votre avenue? Cet homme qui souille ou qui profane tous les lieux où il est admis, vouloit vous voir dans l'espoir de vous corrompre, ou dans l'intention de s'en vanter. Que ne dira-t-il point après avoir passé deux jours à Erneville, dans mon absence, et quand je suis à cent lieues de vous!....

Chère Pauline, je connois ton cœur et tes sentimens: c'en est assez pour mon bonheur et pour ma tranquillité; mais c'est en toi seule que j'ai placé mon amour-propre et ma gloire, et la plus légère atteinte à ta réputation, seroit pour moi une flétrissure insupportable.

Adieu, ma sœur, adieu, ma douce et tendre amie, mon cœur est oppressé!.... Je ne veux point te faire partager mon insurmontable mélancolie!.... Adieu, ma Pauline, je t'écrirai une bien longue lettre par le prochain courrier.

LETTRE XII.

Réponse de la marquise.

D'Erneville, le 24 mai.

Ton cœur est oppressé! voilà tout ce qui me frappe dans ta lettre!..... O mon Albert, cette odieuse aventure a pu t'affliger! J'ai donc tort!.... Ah! pardonne; je sens mon imprudence. Oui, j'aurois dû dire que je ne pouvois le loger, j'aurois dû surtout ne pas souffrir qu'il restât le lendemain à dîner..... Cependant, cher ami, ma faute n'est pas si grande que tu le dis; il faut que tu aies lu ma lettre précipitamment, et que tu ne l'aies pas bien comprise. Je n'ai pas reçu la visite de cet homme affreux, le curé me l'amena sans m'avoir consultée là-dessus. Il n'a point passé deux jours à Erneville; il arriva le soir, à sept heures et demie, et partit le lendemain à deux heures après-midi, en sortant de table. Et puis je ne t'ai pas dit qu'il fût un vieillard , je lui ai donné trente-sept ou trente-huit ans, et j'ai dit qu'il n'étoit plus de la première jeunesse. Je vois par la lettre de M. du Resnel qu'il n'a que trente-deux ans; il paroît beaucoup plus âgé: cela est tout simple, le vice doit vieillir! O quel homme abominable!.... Il avoit rencontré dans cette horrible Mme du Resnel une femme digne de lui. Cette histoire me paroît aussi incroyable que celles des géans et des ogres. Pauvre M. du Resnel! qu'il est à plaindre! et avec quelle générosité il s'est conduit! Mais rassure-toi, mon tendre ami, ceci ne peut faire de tort à la réputation de ta Pauline; j'avois heureusement des témoins de ma conduite!...

O quel monstre que cet homme! Je n'en reviens pas, car je t'assure qu'il a l'air de la plus parfaite honnêteté. Grand Dieu, que nous sommes heureux de vivre loin des gens capables de tant de perfidies! Je ne recevrai de ma vie des étrangers, et je ne verrai jamais des méchans.

Mon frère, mon Albert, écris-moi bien vite que tu n'es plus oppressé !.... Jusqu'au moment où je recevrai une bonne longue lettre, ô combien ton oppression pesera sur mon cœur! ....

LETTRE XIII.

De la même à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 30 mai.

Ah! chère amie, quel est mon trouble!...

Ce monstre dont vous avez lu l'indigne histoire, il n'est que trop vrai qu'il ne venoit ici qu'avec les plus noires intentions: écoutez un récit qui vous fera frémir.

Ce matin le bon hermite a demandé à me parler en particulier, et il m'a conté qu'un soldat, avec une uniforme jaune et bleu, étoit venu lui demander un gîte, en lui disant qu'ayant fait à pied une longue route, il s'étoit foulé un nerf de la jambe, qu'il avoit besoin de plusieurs jours de repos, et qu'il lui demandoit l'hospitalité; qu'en disant cela il lui avoit offert un écu. L'hermite trouvant qu'un pauvre soldat venant de faire une longue route, et devant encore aller à Châlons, ne devoit pas donner si légèrement un écu, a considéré ce soldat, et a deviné sur-le-champ, à la blancheur de ses mains , et à sa contenance , que c'étoit un homme déguisé. En conséquence il a positivement refusé de le recevoir. Le soldat a paru désespéré, et après avoir supplié, et même menacé vainement, il lui a offert une bourse pleine d'or pour le garder seulement huit jours , en lui faisant une autre fable, avouant qu'il est officier, qu'il s'est battu en duel , et qu'il est obligé de se cacher, etc. L'hermite a persisté dans ses refus, et l'inconnu furieux a été obligé de s'en aller. Une demi-heure après, l'hermite qui avoit pris le chemin le plus long pour venir ici, parce qu'il avoit peur de trouver l'inconnu dans la forêt, l'a rencontré à l'entrée du petit village. L'inconnu s'est approché de lui, et lui a demandé d'un ton menaçant où il alloit; l'hermite doublant le pas et entrant dans le village, lui a crié: A Erneville, pour avertir Mme la marquise. L'inconnu, avec une mine terrible , a fait un mouvement pour s'élancer sur lui; mais dans ce moment l'hermite est entré dans la première maison du village. Au bout d'une heure, l'hermite a pris un compagnon pour se rendre ici, et il n'a plus rencontré l'inconnu. Je n'ai pas oublié de lui faire des questions sur la figure de cet étranger, et ses réponses ont achevé de me confirmer dans mes soupçons. L'hermite est convaincu que cet homme est un chef de voleurs; il ne se trompe assurément pas en le prenant pour un brigand et pour un scélérat. Je voudrois que la vérité ne fût pas sue, car il faut éviter tout ce qui fait histoire; et puis une aventure de ce genre affligeroit ma mère et mon mari. D'ailleurs, Albert, qui revient dans un mois, pourroit aller à Moulins demander raison d'une telle insulte au méprisable auteur de cet infâme complot! Cette idée me fait frissonner!.... En conséquence, j'ai dit à l'hermite que sa conjecture ne me paroissoit pas fondée, que les duels entre militaires étoient si communs, qu'il se pouvoit fort bien que l'histoire contée par l'inconnu fût vraie. Vous avez très-bien fait, ai-je ajouté, de ne le point recevoir; et s'il revient, j'exige que vous persistiez invariablement dans cette résolution; mais en même temps, dans l'incertitude où vous êtes, vous ne devez point ébruiter cette histoire, parce que vous risqueriez de nuire à un infortuné. Le bon hermite a été frappé de ma réflexion; il m'a donné sa parole (et l'on v peut compter) de ne parler de tout ceci à qui que ce soit au monde. Nous sommes convenus qu'il diroit seulement qu'il a entendu la nuit des sifflets dans la forêt; qu'il a peur, et qu'il habitera le village pendant une quinzaine de jours.

Certainement le monstre me sachant instruite ne retournera pas à l'hermitage, mais qui sait s'il ne fera pas des tentatives d'un autre genre?.... Grâce au ciel je suis sur mes gardes. Ce bruit vague de voleurs répandu par l'hermite, me donne le droit de prendre d'utiles précautions; je ferai monter la garde toutes les nuits dans le jardin, je supprimerai toutes mes promenades nocturnes, je ferai coucher Jacinthe dans ma chambre, j'établirai La France et la Pierre dans la petite galerie, et je ne sortirai dans le jour que bien accompagnée.

Concevez-vous, chère amie, que sans passion, sans aucun amour, on puisse faire de telles choses? Cet homme, quand il est venu ici avec le projet de me séduire, ne me connoissoit pas, il ne m'avoit jamais vue; il savoit seulement que ce château étoit habité par une créature innocente et heureuse; il savoit que deux êtres unis dès le berceau goûtoient ici la plus pure félicité; et comme Satan, il a voulu s'introduire dans le paradis terrestre , afin d'en bannir la vertu et le bonheur... Ah! chère amie, je vois qu'on a bien tort d'attribuer aux passions, aux sentimens tous ces honteux égaremens qui troublent si souvent l'ordre de la société. Tous ces crimes viennent, non du cœur, mais de la tête et d'une imagination dépravée.

C'est avec peine que je me vois forcée de cacher ceci à ma mère et à mon mari. Voilà le premier mystère que je leur fais; mais pourquoi inquiéter, affliger inutilement ma bonne et sensible mère, quand il n'y a plus de conseils à demander? Pour Albert, je suis presque sûre qu'il voudroit tirer vengeance de cette indignité; que d'ailleurs il craindroit pour ma réputation, car la seule apparition de l'odieux personnage lui a beaucoup déplu. Oh! combien je me repens d'avoir reçu cet imposteur!... Malheur aux voitures d'étrangers qui désormais pourront se casser naturellement dans mon avenue! Les voyageurs élégans ne me trouveront à l'avenir ni hospitalité ni politesse...

Adieu, chère amie, je vous envoie un exprès. Que je serois heureuse, si vous étiez ici! oh! si vous pouviez revenir! Ou bien si vous pensez que cela n'importune pas M. deVordac, j'irois passer huit ou dix jours chez vous; je dirois que la rougeole est dans le village, et que je la crains pour mon petit Maurice. Chez vous je serois si tranquille!... Voyez si vous pouvez arranger cela. Je vous embrasse du fond de mon âme.

LETTRE XIV.

Réponse de la baronne à la marquise.

Le 30 mai au soir.

Mon Dieu, chère amie, quelle surprise et quels battemens de cœur me cause votre lettre!.....

M. de Vordac est chez M. du Resnel, et n'en revient que demain au soir. Je ne doute point qu'il ne soit charmé de vous voir arriver chez lui; mais vous le connoissez, vous savez que je ne puis rien proposer sans son consentement, et il est plus sûr de lui demander de vive voix que par écrit, parce que son premier mouvement est toujours de refuser. C'est pourquoi au lieu de lui écrire, je me décide à attendre son retour; mais je suis certaine, chère Pauline, que vous pourrez venir après demain. Aussitôt que j'aurai obtenu le oui désiré, je vous enverrai Simon, qui prendra un cheval en passant chez M. du Resnel, qui a si souvent ainsi favorisé notre correspondance.

Toute votre conduite est parfaite, et vous êtes folle de vous reprocher d'avoir reçu ce vilain homme. Pouviez-vous faire autrement quand le curé vous l'amenoit et qu'il étoit dans votre salon? Non, mon cher ange, je ne veux pas que vous soyez humble et douce jusqu'à vous donner des torts imaginaires.

Assurément il faut cacher ceci; Albert a une âme sublime, un esprit supérieur, mais il s'inquiète aisément. Votre maman qui le connoît mieux que vous, m'a dit mille fois qu'il est naturellement méfiant. Et puis, comme vous le remarquez, la connoissance de l'entière vérité pourroit occasionner une affaire entre lui et l'esprit infernal .

A propos, chère amie, je pense qu'il seroit très-possible que l'on eût corrompu quelques-uns de vos gens; tout le monde ne refuse pas comme le bon hermite des bourses pleines d'or . Êtes-vous bien sûre de Jacinthe?

Simon est prêt, je ne veux pas le faire attendre. Adieu, mon ange; oh! que je voudrois être à lundi!

LETTRE XV.

Réponse de la marquise à la baronne.

Le 31 mai.

Simon veut repartir dans la matinée, et quoique j'aie l'espérance de voir demain mon amie, je vais toujours lui répondre par cette occasion bien sûre, d'autant plus qu'il seroit possible que M. de Vordac s'en tînt à son premier mot , c'est-à-dire, au refus.

Non, chère amie, ma mère ne connoît pas mieux que moi le caractère d'Albert. Personne au monde ne connoît Albert aussi bien que moi. Ma mère l'aime passionnément; cependant lorsqu'elle dit qu'il est défiant , elle se trompe: mais dans'ce cas, c'est plutôt une crainte qu'elle exprime, qu'un jugement qu'elle prononce. Non, Albert est trop généreux pour être défiant. Ce qu'on prend pour de la défiance n'est que de la délicatesse. Jamais, jamais Albert ne se défiera de Pauline; il ne sauroit non plus me soupçonner que me haïr. Nos âmes sont tellement confondues ensemble, qu'il est impossible que nous puissions douter un instant l'un de l'autre. Il veille sur ma réputation, il en est le gardien naturel; c'est son bien, c'est son honneur; ses précautions à cet égard ne me prouvent que sa tendresse et sa prudence; il n'agit en cela que pour les autres, mais jamais il n'éprouvera l'ombre d'une inquiétude sur mes intentions et sur mes sentimens. Quand des événemens (qui grâce au ciel ne peuvent arriver) me feroient paroître coupable à ses yeux, quand toutes les aparences me condamneroient, il devineroit l'erreur sans la pouvoir expliquer, et je serois pleinement justifiée dans son opinion, avant d'avoir dit un seul mot pour ma défense. Voilà comme nous nous aimons; un tel attachement est à l'épreuve de tout.

Votre réflexion sur mes gens est très-juste; il est bien possible qu'on ait eu l'idée de les corrompre; mais je les crois tous honnêtes, surtout ceux qu'Albert m'a donnés. Quant à Jacinthe, c'est une fille vertueuse, qui m'est sincèrement attachée, dont je suis parfaitement sûre, et qui, pour tous les trésors du monde, ne se prêteroit pas à une infamie.

Adieu, ma chère amie; Simon s'impatiente, adieu. J'espère qu'il reviendra demain avec une bonne répouse, et que l'obligeant M. du Resnel lui donnera un cheval frais.

LETTRE XVI.

Du duc de Rosmond au comte de Poligni.

Le 8 juin.

Un incident auquel je ne m'attendois pas, étoit de rencontrer un hermite incorruptible. Je comptois sur un hypocrite: point du tout, ce diable d'homme s'avise d'être honnête et ferme. Il a fallu quitter l'hermitage au bout d'un quart d'heure. J'ai erré dans la forêt: j'ai passé quarante-huit heures dans une chaumière; j'ai eu une entrevue avec Mlle Jacinthe, qui m'a dit que la marquise avoit doublé sa garde et établi des sentinelles de nuit dans le jardin. Elle a deviné le point de l'attaque; c'est le discernement d'un grand capitaine. Au reste, d'après la délation de l'hermite, elle étoit forcée de se mettre sur la défensive, et malgré tout cet appareil, Jacinthe m'assure qu'elle est pensive, réveuse , et qu'elle soupire . D'ailleurs, elle n'a confié ce secret à personne; elle a ordonné à l'hermite de se taire, et de dire simplement qu'il a entendu des sifflets dans la forêt , et qu'il a peur des voleurs. Cela n'est pas désespérant . La marquise est allée passer quelques jours chez son amie Mme de Vordac, et moi je suis établi à deux lieues dans un petit village. A présent je vais écrire des lettres bien respectueuses, bien romanesques. Jacinthe n'ose et ne veut pas les donner elle-même; mais elle trouvera des moyens de les faire parvenir. Malgré ces longueurs inattendues je crois l'affaire en bon train. Si la marquise eût sincèrement voulu se débarrasser de moi, elle eût dit à l'hermite de porter sa plainte au bailli du lieu, elle eût conté hautement cette histoire, et j'aurois été forcé d'abandonner sans délai le champ de bataille. Mais elle se tait, elle prescrit le silence, elle rêve , elle soupire !.... Elle se doute bien que je suis toujours dans son voisinage, elle m'y tolère; c'est m'encourager, c'est m'attendre. J'imagine qu'elle va chez son amie pour se débarrasser de la surveillance d'une demoiselle de compagnie, une duègne ridicule qu'elle a laissée au château. Tout cela n'est pas mal combiné.

Je resterai encore ici huit ou dix jours; mais j'y reviendrai, et j'ose m'en flatter, sous de meilleurs auspices. Adresse- moi les lettres à Autun; mande-moi les nouvelles intéressantes, c'est-à-dire, toutes les histoires scandaleuses. Rien n'est moins rare et moins curieux, je le sais; mais ce sont de ces lieux communs dont on ne se lasse point.

LETTRE XVII.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

D'Autun, 16 juin.

J'ai d'étonnantes choses à vous conter, cher d'Orgeval, mais bien entre nous; car au vrai ceci passe la plaisanterie, et dans le fond je suis trop attaché à votre famille pour traiter légèrement de certaines choses. Je puis me moquer de quelques petits travers, de quelques petites faussetés , mais je cesse de badiner dès qu'on attaque l'honneur, je ne dis pas de mes amis, mais seulement des personnes avec lesquelles j'ai quelque liaison. C'est donc avec chagrin que j'entends tout ce qui se débite ici contre votre belle-sœur.

Le duc de Rosmond est dans cette ville depuis huit jours; il y a déjà perdu deux femmes, Mme D*** et la petite C***. On croit que cette dernière le fixera jusqu'à son départ annoncé pour le trente de ce mois. La petite C confie à qui veut l'entendre, que le duc lui a conté qu'il avoit passé quinze jours déguisé en capucin mendiant aux environs d'Erneville , et qu'il se louoit extrêmement de l' hospitalité et de la charité de la dame du château, qu'il a trouvée, dit-il, la plus humaine personne du monde.

Cette histoire fait fortune; jugez des brocards! Le duc est un fat, et par conséquent, il doit être un menteur; je suis persuadé qu'il se vante beaucoup trop; mais il y a un fond vrai , c'est de quoi l'on ne peut douter. Le duc a totalement disparu pendant plus de quinze jours, et ses gens disent qu'il a passé tout ce temps dans l'hermitage de la forêt et à Malta . Enfin, le duc a un personnel très-séduisant, et il est certain qu'il a causé à la marquise une grande admiration. On en peut juger par l' éclat de la réception du soir dont Mme d'Orgeval nous à fait une description si plaisante; cette illumination , cette table de trente couverts , l' étalage du beau service de Sèvres , ce repas de noces , tous ces frais extraordinaires prouvent au moins que la jeune tête étoit un peu tournée. Au reste, on peut bien ne voir, dans tout cet appareil ridicule, qu'une vanité d'enfant; mais, une chose beaucoup moins enfantine, ce fut la manière d'être du lendemain . Je n'ai rien vu de plus indécent et de plus clair que l'expression des regards du duc; jamais la fleur des champs n'a été si jolie et si fraîche , et malgré ces couleurs naturelles si vantées, on voyoit évidemment qu'un rouge artificiel en rehaussoit encore l'éclat. Peut-être cependant le rouge ne sauroit-il embellir ce teint éblouissant: mais il déguise la rougeur d'une pudeur provinciale; (l'on rougit encore!) et si cet artifice n'a pas été employé par la coquetterie, il a pu l'être par la prudence.

J'ai pensé que l'amitié me faisoit un devoir de vous instruire des bruits qui se répandent. Il me semble que vous feriez bien d'en avertir le marquis, ou du moins de prendre là-dessus les conseils du baron de Vordac et de du Resnel. Il s'agit de l'honneur de votre frère; un tel intérêt vous oblige nécessairement à ne point passer tout ceci sous silence, et surtout à en parler à vos voisins, afin de leur bien montrer que vous et Mme d'Orgeval n'approuvez nullement une semblable conduite. Ne me citez point, mais dites que dix lettres d'Autun vous en parlent; et en effet, cette scandaleuse histoire est devenue ici le sujet de toutes les conversations. Je parle franchement avec vous, mais en publie je défends vivement la marquise. Je me suis déclaré son chevalier, et tous les jours je romps pour elle une infinité de lances. Je combats avec chaleur, avec courage, mais sans aucune espérance de remporter la victoire. M. et Mme d'Erneville ont beaucoup d'ennemis; vous êtes généralement aimé, parce qu'avec infiniment de tact et d'amabilité vous n'avez aucune prétention, et que l'on sait combien les grands airs du grand Albert vous paroissent ridieules. On adore la franchise et la gaîté de Mme d'Orgeval; les femmes même lui rendent justice; mais on ne pardonne point à votre frère de renier, d'abjurer le nom de ses pères; d'avoir pris le titre de marquis , de se croire l'égal des nobles les plus distingués de cette province, et de chercher à les écraser par un faste que n'a jamais eu le feu comte d'Erneville. Le pauvre homme étoit un sot, entièrement mené par sa femme, mais il avoit la naissance la plus illustre; petit-fils d'un maréchal de France et fils d'un cordon bleu , il vivoit modestement et ne se piquoit nullement de magnificence. Votre frère, devenu par le caprice le plus bizarre, l'héritier de sa fortune, auroit dû suivre un tel exemple, et montrer encore plus de simplicité. Quant à la marquise, on lui reproche des singularités et des affectations qui doivent naturellement déplaire; outre cet étalage de piété filiale et d'amour conjugal , on lui reproche une douceur qui ressemble à la fausseté, une humilité qui tient de l'hypocrisie; car, avec une très-jolie figure, beaucoup d'esprit et de talens, il n'est ni naturel ni possible de n'avoir aucun amour-propre, aucune envie de plaire et de briller. Le mari et la femme prétendent à la perfection , et tout le monde révolté contre une telle prétention, est charmé de recueillir les faits qui la déjouent. Ce fut ainsi que la sublime comtesse dans son temps eut aussi beaucoup d'ennemis; sa fille a plus d'esprit et plus de grâces, mais elle a tout son orgueil et toute sa profonde dissimulation.

Pour nous, mon cher d'Orgeval, qui sommes de bonnes gens, qui n'avons le désir, ni de nous singulariser, ni d'exciter l'admiration, on ne nous encense pas, mais on ne nous hait point, et nous pouvons parfois paroître assez aimables. Ainsi nous devons philosophiquement nous consoler de notre médiocrité , en songeant que les brillans succès produisent souvent de fâcheux revers.

Adieu, mon cher; mes hommages, je vous prie, à Mme d'Orgeval.

P. S. N'oubliez pas de me mander l'opinion du misanthrope et du philosophe sur cette histoire.

LETTRE XVIII.

Du comte de Poligni au duc de Rosmond.

Fontainebleau, le 16 juin.

Qu'es-tu donc devenu, mon cher Rosmond? J'attends vainement la conclusion du roman tu ne m'écris plus. Es-tu toujours chevalier errant? La dame de tes pensées a-t-elle enfin récompensé tant d'amour et de persévérance? Elle n'est pas faite, dis-tu, pour n'être aimée qu'un moment, et tu veux acheter la terre de ***. Je m'oppose à ce projet, qui n'a pas le sens commun. Tu serois bientôt ennuyé d'une femme dont les grâces et la beauté resteroient ensevelies dans le fond d'une province. L'amour se nourrit des éloges donnés à l'objet qu'on aime. Crois-tu que sans la célébrité de Mme du Resnel, ta passion pour elle eût duré quatre ans? Les moyens les plus simples sont toujours les plus ingénieux; il faut que ta nouvelle maîtresse se sépare juridiquement de l'époux adoré , il faut que tu nous l'amènes à Paris: voilà un dessein raisonnable.

La cour est à Fontainebleau depuis douze jours. Tout y va comme de coutume; on y joue un jeu d'enfer, on s'y ruine, on y chasse beaucoup, on s'y fatigue à mourir, on y fait les tracasseries, les intrigues et les noirceurs ordinaires, et l'on assure que le voyage est charmant . C'est une mode d'aimer Fontainebleau, qui est le plus affreux séjour que je connoisse, et de médire de Versailles, dont le palais est si magnifique, et dont les jardins sont admirables; et l'on a délaissé St.-Germain, la plus délicieuse habitation de nos rois! Connois-tu rien de plus sot, de plus insensé que la mode ? Voilà pourtant ce qui nous régit tous! Le caprice et la vanité sont les régulateurs du monde. Je crois que la prédilection pour Fontainebleau vient de son isolement et de la longueur des voyages; cinq ou six semaines forment un espace de temps dont la mesure est suffisante pour des affaires d'ambition et des engagemens d'amour, et n'est pas assez longue pour gâter les unes et dénouer les autres. Les femmes ici sont davantage avec leurs amans; à Versailles, les courses fréquentes à Paris détruisent tout l'agrément de la société. Ici, on se voit, on se connoît davantage, on ne s'en estime pas mieux, mais on y cause, on y médit, on y intrigue tout à l'aise et sans distraction; les jolies femmes y font plus d'effet, les tracasseries particulières y sont plus multipliées, et tout cela compose ce que nous appelons un voyage charmant .

Le sage St. Méran est ici avec son prince. Toutes les femmes se sont mises à raffoler de lui, c'est-à-dire; toutes celles qui veulent passer pour avoir de l'esprit, prétention qu'elles ont rarement dans la première jeunesse; de sorte que le cercle des admiratrices de St. Méran est un peu suranné, et je ne crois pas qu'il y perde son flegme vertueux et sa noble indifférence.

Nos spectacles sont très-brillans, les décorations sont superbes, les ballets ravissans, et la salle toujours pleine. On nous a déjà donné plusieurs nouveautés, deux tragédies et trois comédies , que nous avons elevées aux nues , et que le publie de Paris, suivant sa coutume, ne manquera pas de siffler cet été; car il a pris l'habitude, depuis long-temps, d'applaudir ce que nous rejetons, et de bafouer impitoyablement ce que nous avons admiré! N'es-tu pas frappé de cette espèce de révolte si constante du peuple de Paris contre la cour? Cette guerre ouverte n'existoit point du tout dans le siècle dernier. Il est vrai qu'alors de grands ministres protégeoient de grands talens, et que Louis XIV avoit plus de goût que messieurs les gentilshommes de la chambre. Il n'est pas nécessaire qu'un roi soit un bon littérateur; mais il doit sur ce point, comme sur tant d'autres, ne donner sa confiance qu'à des gens en état de le bien diriger. Il perd de sa considération personnelle quand il paroît goûter et protéger des platitudes, ou même des ouvrages médiocres qui n'ont que le mérite de l'agrément, et non celui de l'utilité. Le premier peintre du roi est le plus mauvais peintre de l'académie; son architecte est un homme sans aucun talent; son historiographe est un faiseur de mauvais romans; son surintendant des bâtimens et des arts, quoique frère d'une ancienne favorite, est un sot et un ignorant; les juges des pièces de théâtre, pour les spectacles de la cour, sont de grands seigneurs presque tous hors d'état de sentir la mesure d'un vers. Faut-il s'étonner que la cour, loin d'en imposer au peuple, soit devenue l'objet de sa moquerie et de sa dérision? Car, non-seulement les Parisiens se plaisent à révoquer les jugemens littéraires de Versailles et de Fontainebleau, mais ils ne laissent pas échapper une occasion de tourner la cour en ridicule. Avec quel transport et quelle unanimité, aux spectacles, ils applaudissent les traits qui peuvent offrir des allusions piquantes contre les princes et les courtisans! On ne peut pas réprimer, avec des lettres de cachet, l'insolence du parterre de l'opéra et de la comédie; cependant ce manque de respect établit une dangereuse habitude. Souvent, à la comédie, je suis effrayé quand je considère cet acharnement du parterre. Chacun des individus qui composent cette masse audacieuse, pris séparément, se prosterneroit devant la puissance souveraine; mais ces mêmes hommes, dès qu'ils sont réunis, acquièrent la hardiesse et la force, et jouissent de l'impunité.

Adieu, mon ami; finis ton roman, et reviens à nous. Il est inutile de te dire combien on te désire, et combien tu nous manques. Ne sais-tu pas que si l'on peut te suppléer , on ne sauroit te remplacer?

Mme du Resnel se distrait , dit-on, avec S***, mais ne se console pas. Je l'ai rencontrée, il y a trois semaines; elle a toujours de l'éclat et les plus beaux yeux du monde, mais sa maigreur est excessive. Tu ferois bien de lui écrire, et à ton retour de l'aller voir. Elle joue toujours le rôle d' une amante abandonnée . Les femmes commencent à s'attendrir sur son sort.

César, prends garde à toi!

On te fera passer pour un monstre , si tu négliges cet avis. Mais quelques soins, c'est-à-dire, quelques visites, étoufferont toutes ces clameurs; en observant dans les ruptures certaines règles de bienséance, on s'en tire toujours avec honneur.

Adieu; tâche de revenir avant la fin du voyage.

LETTRE XIX.

Réponse du duc.

D'Autun, le 19 juin.

Je pars d'ici après-demain, mon cher Poligni; j'irai passer une semaine à Moulins, de là, je ferai une petite course particulière de deux ou trois jours; ensuite je partirai pour Paris, où je serai certainement le 13 ou le 14. Voilà ma marche sur laquelle tu peux compter. Tu me demandes de nouveaux détails , et il m'est impossible de t'en donner; oui, impossible!

Écoute, Poligni, ceci n'est pas une aventure ordinaire; il ne s'agit ni d'une prude ni d'une coquette .... Enfin j'ai promis, je me suis promis à moi-même de garder à l'avenir un silence absolu sur cette intrigue, et j'exige de ton amitié de respecter un engagement que je ne veux point rompre, et de ne me faire désormais aucune question à cet égard. Cette discrétion te surprendra; elle te paroîtra ridicule: pense tout ce que tu voudras, mais ne m'en parle plus.

On m'écrit de Paris que Dercy s'est retiré des affaires, et qu'il est auprès de Senlis, enfermé dans une petite maison avec une jeune personne, sa pupille, qu'il veut épouser, et qui est, dit-on, belle comme le jour. On ajoute qu'il est absolument semblable aux tuteurs de comédie, et qu'il tient la jeune personne renfermée dans une véritable prison. As-tu entendu parler de cette histoire? J'espère que Dercy n'a pas fait banqueroute. J'ai déposé chez lui deux cent mille francs; s'il ne me les rend pas, j'enleverai sa pupille, car il me faudra bien un dédommagement.

Adieu, mon cher Poligni; je pense avec plaisir que nous nous reverrons dans le cours du mois prochain.

LETTRE XX.

De la baronne de Vordac à M. du Resnel.

Le 19 juin.

La démarche que je fais, Monsieur, vous prouvera mon estime, et ses motifs seront son excuse. Ne pouvant vous parler en particulier, je prends le parti de vous écrire sur la chose du monde qui m'intéresse le plus. Il s'agit de Mme d'Erneville, de cet ange qui n'a vécu que pour la vertu; de cette personne aussi intéressante par son innocence, sa pureté et les admirables qualités de son âme, qu'elle est brillante par ses charmes, par son esprit et ses talens. Tant de perfections ont depuis plus d'un jour excité la plus noire envie, et l'on ose enfin la calomnier!... M. d'Orgeval ne rougit pas de répandre les bruits les plus injurieux à mon amie, et de débiter une histoire absurde, qu'il feint de croire, afin d'avoir le droit d'en paroître alarmé et de la publier. Sous prétexte de consulter M. de Vordac, il est venu lui conter ces horreurs inventées à Autun (on devine aisément par qui). M. de Vordac, avec d'excellentes qualités, a l'injustice de croire facilement tout ce qui se dit contre les femmes ; il se glorifie même de penser ainsi. D'après ce caractère trop connu, M. d'Orgeval s'est flatté qu'on l'écouteroit avec une joie maligne; il s'est trompé. M. de Vordac a froidement répondu: Cela n'est pas impossible . Ces mots qui seroient un blasphème dans toute autre bouche, expriment dans la sienne une parfaite incrédulité. Au reste, a continué M. de Vordac, quoi qu'il en soit, vous devez imposer silence à ceux qui osent vous conter de telles histoires dont je ne vois aucune preuve positive. Mme d'Erneville est très-jeune, elle est bonne parente, c'est une très-aimable voisine, elle se conduit avec une grande décence, elle rend son mari fort heureux; tout cela mérite bien qu'on ait pour elle des égards particuliers. Cette réponse a confondu M. d'Orgeval; il a protesté qu'il aimoit sa belle-sœur, que ses intentions étoient pures, etc. Voilà ce qui s'est passé ici ce matin. M. d'Orgeval fera sans doute auprès de vous la même démarche; je suis certaine que vous lui montrerez le plus profond mépris pour cette infâme calomnie, mais cela ne suffit pas: daignez lui faire sentir combien le rôle qu'on lui fait jouer est odieux; qu'il comprenne bien que votre porte sera fermée aux ennemis de Mme d'Erneville, et que vous engagerez M. de Vordac à se conduire ainsi. Je rougis de le dire; mais la crainte de ne plus jouir d'une maison telle que la vôtre, fera plus d'effet sur ces ames étroites et basses que toute autre considération. Représentez-lui encore, que l'on ne viendra jamais à bout de désunir Albert et Pauline , et que si la dernière est informée de ces méchancetés atroces, comme elle a autant de franchise que de bonté, il lui sera impossible de témoigner la même amitié à ceux qui la déchirent; qu'alors on ne pourra plus faire au brillant et hospitalier château d'Erneville ces longues résidences qui sont si commodes et si agréables. Toutes ces réflexions feront prendre le parti du silence, et Pauline ignorera toujours ces horreurs; ce que je souhaite ardemment, car il est très-vrai, malgré son excessive douceur, que si elle les savoit, elle n'en dissimuleroit point son indignation; questionnée par Albert elle lui diroit tout, ce qui produiroit beaucoup de chagrins intérieurs et la brouillerie des deux frères, dont on ne manqueroit pas de faire un tort à mon amie. Alors les envieux n'ayant plus de ménagemens à garder, se livreroient à tous les emportemens de la haine et de la vengeance.... C'est vous seul, Monsieur, qui pouvez prévenir tous ces malheurs. Je remets en vos mains l'intérêt le plus cher; c'est avec la confiance que doivent inspirer vos lumières et votre parfaite honnêteté. Croyezmoi, Monsieur, l'orgueilleux chevalier de Celtas ne pardonnera jamais à Pauline de lui avoir préféré celui qu'elle aimoit depuis son enfance; il a juré au fond de son âme une haine implacable aux trois personnes les plus dignes de l'estime de tous ceux qui savent apprécier le mérite, la comtesse, Albert et Pauline. M. d'Orgeval, comblé des bienfaits de la comtesse et d'Albert, mais naturellement envieux , est jaloux de son frère depuis le berceau; la supériorité, les succès, la fortune et le bonheur d'Albert ont successivement exalté ce noir sentiment, qui est devenu sa passion dominante. Mme d'Orgeval aussi peu sensible que son mari, a tout autant de vanité, et n'a pas plus d'esprit. La charmante figure de Pauline auroit suffi pour exciter son aversion, jugez de ce que doivent produire la réunion de tant de grâces et de talens. Enfin, Pauline est petite-fille d'un maréchal de France; le grand-père de Mme d'Orgeval étoit marchand de vin; la maison de l'avare et riche Dupui est triste, vilaine et mal meublée; le château d'Erneville est le plus brillant et le plus élégant de la province: que de sujets d'envie, que de motifs de haine!

Si Pauline avoit une véritable confiance en de telles personnes, je l'éclairerois à leur égard, mais c'est ce qui n'arrivera jamais. Sa bonté la porte à les aimer, un instinct secret l'empêche de les estimer. Elle ne se défie point d'eux, et de sa vie elle n'aura la tentation de leur ouvrir son cœur. Laissonslui sa douce sécurité; cette aimable confiance qui vient d'une ame si pure, est en elle une vertu touchante et un charme de plus. Ah! Monsieur, si vous connoissiez comme moi cette âme incomparable!... ce fonds inépuisable de sensibilité, de générosité, de délicatesse!... Avec autant de brillantes qualités, Pauline est humble avec sincérité, parce qu'elle est reconnoissante; elle attribue à la seule éducation jusqu'aux dons enchanteurs qu'elle a reçus de la nature; elle ne croit pas avoir plus d'esprit qu'une autre, elle pense seulement qu'il a été mieux cultivé; elle ne s'enorgueillit d'aucune vertu, parce qu'aucune ne lui coûte, et qu'elle satisfait ses plus doux penchans en les pratiquant toutes. Une âme profondément aimante lui fait apprécier tout son bonheur, et lui donne cette bien-veillance universelle, cette douceur enchanteresse, cette égalité d'humeur qui rendent son commerce si délicieux. Les grands exemples qu'elle a reçus de sa mère, la connoissance du caractère généreux de son mari, et l'étude de son propre cœur lui ont donné une idée malheureusement très-exagérée de la nature humaine Elle voit tout en beau, ne se défie de rien, et se croit elle-même à l'abri de tout soupçon. S'il est une créature parfaitement heureuse sur la terre, c'est Pauline; son bonheur est si pur et si touchant, qu'il en est respectable, et ne devant jamais quitter les lieux qu'elle habite, ne peut-elle pas le conserver toujours? Le troubler, l'altérer par de tristes avertissemens, me sembleroit une profanation, et seroit certainement une cruauté. Veillons sur elle, prévenons les noirs desseins de ses envieux, faisons-les échouer; mais qu'elle les ignore; laissons-lui ses douces illusions et son angélique sérénité. La vie est pour elle un enchantement: ô puisse une telle erreur se prolonger long-temps! que du moins l'amitié n'ait pas la barbarie de la lui ravir!

J'ai été moins heureuse qu'elle, et j'ai cinq ans de plus; je suis bien vieille en comparaison de Pauline; car je vois les objets tels qu'ils sont, et je sens tous les jours que c'est un grand malheur, surtout dans la jeunesse. Cette espèce de raison donne une triste prévoyance, et jette un voile bien sombre sur un long avenir?....

Adieu, Monsieur; je me flatte que votre amitié pour M. et Mme d'Erneville et la noirceur de leurs envieux vous feront excuser cette importunité, et je trouve un grand plaisir à donner cette preuve de confiance à la personne de notre voisinage que je crois le plus sincère admirateur de ma chère Pauline, et que par conséquent j'estime le plus.

LETTRE XXI.

Réponse de M. du Resnel à la baronne.

De Gilly, le 19 juin.

Vous êtes, Madame, une parfaite amie.

Cet éloge renferme tous les autres, tous ceux du moins qui sont dignes de vous.

J'ai reçu la lettre dont vous m'avez honoré, avec une reconnoissance bien sincère, et je l'ai lue avec un profond attendrissement. J'ai mieux fait encore que suivre vos ordres, Madame; je les avois prévenus. Votre lettre n'est arrivée qu'une heure après mon entrevue avec M. d'Orgeval, que j'ai renvoyé excessivement mécontent, et qui m'a laissé rempli de la plus juste indignation.

Afin de pouvoir connoître parfaitement ses intentions, je n'ai pas d'abord repoussé sa confidence; au contraire, je lui ai laissé dire tout ce qu'il a voulu conter, ne l'interrompant que pour lui faire des questions. Lorsqu'on n'est pas aveuglé par la passion, et qu'on a de l'expérience, il est beaucoup plus facile qu'on ne le croit de lire dans l'âme des méchans qui veulent jouer la bonté. Plus on est honnête, sensible et délicat, plus on les pénètre aisément. Il échappe toujours à ces ames avilies, des traits qui les décèlent; l'expression et le ton de la vérité leur manquent, et souvent ils se trahissent grossièrement sans en avoir le moindre doute. Je voyois si clairement les perfides intentions de M. d'Orgeval, qu'il me paroissoit inconcevable qu'il pût avoir l'espérance de me les déguiser. Après l'avoir écouté plus de trois quarts d'heure, j'ai pris enfin la parole pour lui dire exactement tout ce que j'ai lu dans votre lettre. Il a paru fort surpris et très-décontenancé; il est convenu que j'avois raison, qu'il falloit mépriser ces bruits , etc. Mais figurez-vous, Madame, qu'il m'a demandé si son devoir ne l'obligeoit pas à écrire ces détails à son frère et à la comtesse?... J'ai répondu à cette demande de manière à lui faire perdre une telle envie; alors il m'a dit qu'il y avoit un si grand dechaînement contre la marquise, qu'il craignoit que son frère et la comtesse ne fussent informés de tout par des lettres anonymes . Si l'on fait une semblable infamie, ai-je repris, cela sera bien malheureux pour vous, Monsieur. -- Comment? -- Oui, je vous le dis franchement, tout le monde accuseroit de cette horreur le seul homme qui puisse haïr la marquise, s'il n'est pas équitable et généreux, le chevalier de Celtas; et comme il est votre ami intime, la honte de cette accusation retomberoit sur vous. -- Le chevalier de Celtas est parfaitement honnête, et je me flatte que vous en êtes persuadé! -- Assurément je le trouve trèsaimable, et je le vois avec grand plaisir; mais nous parlons ici tête à tête et en toute confiance, et je vous avouerai naturellement que si le marquis ou la comtesse recevoient des lettres anonymes contre la marquise, je n'attribuerois cette atrocité qu'à la rage secrète d'un amant rebuté. En un mot, je croirois que Celtas est l'auteur de ces lettres; je le dirois hautement, et je ne le verrois de ma vie. -- Ce seroit juger bien légérement. -- C'est un défaut assez commun. Vous-même, mon cher d'Orgeval, malgré votre tendresse pour votre angélique belle-sœur, malgré sa conduite exemplaire, ne penchiez-vous pas tout à l'heure à la croire au moins imprudente et coquette? -- Celtas a du cœur, et l'a prouvé; il ne souffriroit pas tranquillement que l'on attaquât son honneur. -- Eh bien, M. d'Orgeval, je vous permets de lui dire dès à présent ce que je viens de vous confier, et s'il en est choqué, il peut venir ici, il m'y trouvera. A ces mots, d'Orgeval s'est épuisé en protestations d'amitié; je lui ai dit que je les croyois très-sincères, et nous nous sommes séparés fort amicalement . Rassurez-vous, Madame; ils se tairont désormais, ils sont aussi lâches, aussi bas que méchans.

J'irai demain vous faire ma cour, je causerai de tout ceci avec M. de Vordac, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pou le maintenir dans ses bonnes dispositions. Il a trop d'esprit pour être la dupe d'une méchanceté si visible et si absurde.

Oui, Madame, veillons sur elle ! Que ce mot est touchant, et qu'une telle association m'honore! Formons une sainte ligue pour défendre l'innocence et la vertu, et comptez à jamais sur le zèle le plus ardent et sur un dévouement sans bornes.

LETTRE XXII.

De la marquise à son mari.

D'Erneville, le 19 juin.

J'attends à chaque instant, à présent, l'annonce de ton retour. Je m'éveille de meilleure heure les jours de poste, comme si les lettres devoient en arriver plus tôt. Tous mes préparatifs sont faits pour aller au-devant de toi. Avec quel délice je me retrouverai entre mon ami et notre excellente mère! Que de choses nous aurons à dire! et après une si longue absence!....

Erneville s'embellit tous les jours, il semble se parer pour te recevoir; le parc est ravissant, jamais les bosquets de Pauline n'ont été si verts et si touffus; mais tu n'auras pas vu les fleurs charmantes des deux amandiers et la jolie corbeille de violette et de muguet!.... Tous les jours je vais relire tes lettres sur notre banc , auprès de l'arbre creux; je ne soupire plus en regardant la place vide; je me dis: il y sera sous peu de jours! J'établis mon petit Maurice dans le creux de l'arbre, il se trouve si bien là! Je lui donne de la mousse et des fleurs, il joue, je le contemple; il me regarde et sourit!.... Ce tableau m'en retrace un que je ne puis me rappeler, mais dont mon imagination me fait jouir. Je me représente mon Albert à huit ou neuf ans, déposant ainsi, dans ce même arbre, sa Pauline encore au berceau; je vois Albert attendri, je l'entends dire en soupirant: Chère enfant, ô ma sœur, m'aimeras-tu toujours autant? C'est ainsi que je m'empare de tes souvenirs, et que je les confonds avec les miens. Que j'aime Erneville! tout m'y parle de toi, lieux chéris, délicieux Eden, dont nous ne serons jamais bannis!... Ah! mon ami, quand je réfléchis à mon bonheur, j'en suis quelquefois effrayée, car enfin on assure qu'il faut toujours avoir quelques peines dans la vie! Cependant j'ose encore former un désir, ingrate que je suis! Mon incomparable petit Maurice ne me suffit pas, je voudrois encore avoir une fille! Mais si le ciel me la refuse, tu m'as promis de m'en laisser adopter une: puissé-je alors être aussi heureuse en adoption que l'est ma mère!...

Je donne toujours les mêmes soins à mon école de petites filles; outre le bien qui en résulte pour ces pauvres orphelines, c'est une chose très-utile pour une jeune mère, que cette douce occupation; j'apprends à enseigner, à connoître les enfans, et je prends l'habitude de la patience. Mlle du Rocher me seconde avec zèle et intelligence; elle est bien charitable et bien bonne. Toutes ces petites filles me sont extrêmement attachées; la reconnoissance est un sentiment si naturel, que je ne crois pas plus aux ingrats qu'aux athées. Suzette est toujours ma favorite.

Nos bals champêtres ont recommencé, comme à l'ordinaire, le premier de juin; mais je n'y danse point. Je me ressouviens, quoique je n'eusse alors que sept ou huit ans, que pendant les dix-huit mois que nous avons passés à Paris pour ton éducation, tu t'appliquois extrêmement à la danse, que tu n'aimois pas dans ce temps, afin, disois-tu, de pouvoir devenir l'unique maître de danse de Pauline . Tu es devenu le meilleur écolier de Gardel; et mon goût pour la danse ne vient certainement que du plaisir que j'ai eu à te voir danser et à recevoir tes leçons. La preuve en est que sans toi la danse me paroît la chose du monde la plus insipide; et puis, que me font les éloges qu'on me donne pour ce talent frivole, quand tu ne les entends pas? Je ne sens le prix des louanges que lorsque Albert est là pour les recueillir, et que j'en vois l'effet si doux dans ses yeux satisfaits.

Je t'attends aussi pour reprendre l'exercice du cheval; mon beau-frère m'a obligeamment offert de m'y faire monter, mais je ne veux recevoir des leçons que de mon véritable maître... Mon maître! que j'aime à te donner ce titre dans sa signification la plus étendue! Toi, mon souverain par élection, toi que j'ai choisi, que je me suis donné pour maître avec tant de joie! Pouvoir suprême du sentiment! il fait mieux qu'ennoblir la dépendance, il la rend délicieuse! O que la nature fut sage et bien-faisante en nous créant foibles et timides, et en ne donnant qu'aux hommes la force, le courage et la supériorité! C'étoit préparer les liens d'une union touchante et sacrée, formée d'un côté par la protection généreuse, et de l'autre par le besoin d'appui et par la reconnoissance. L'être le plus foible n'aime pas mieux, sans doute; mais il doit aimer avec plus de dévouement: il a de plus le sentiment d'une douce gratitude, et l'obéissance n'est pas seulement son devoir, elle est encore sa sûreté. Son attachement peut se comparer à l'affection si vive et si soumise d'un enfant; et celle de l'homme généreux ressemble à la tendresse sublime d'une mère. Tel est, tel doit être l'amour conjugal! Eh! puis-je être affligée de sentir ma foiblesse, quand ta force me soutient?... O combien il m'est plus doux d'avoir besoin de toi, de t'appeler à mon secours, de me mettre sous ta garde, qu'il ne me le seroit de pouvoir me suffire à moi-même! Quelles jouissances de l'amour-propre peuvent valoir celles du cœur! Ne vouloir agir que d'après les désirs de ce qu'on aime, est un souhait si simple et si naturel! Ah! quand ta volonté me dirige, je ne te sacrifie rien, je me satisfais, j'obéis à ma véritable impulsion. Reviens donc disposer de tous les momens de ta Pauline; elle n'a, sans toi, que des volontés incertaines, elle n'agit plus que par routine, elle ne se décide plus que par supposition, en se disant: il approuveroit, il prescriroit cela! Reviens ordonner et régner, reviens me rendre le bonheur le plus pur, le plus parfait et le mieux apprécié!

N'oublie pas de rapporter à ta belle-sœur un bien joli présent. Je crois que ce qui lui feroit le plus de plaisir, seroit de belles porcelaines.

Je te prie de rapporter aussi une robe de taffetas rayé bleu et blanc pour Mlle du Rocher; tu la charmeras, si tu joins à ce don quelque eau ou quelque pommade pour les taches de rousseur, quelques savons anglais pour les mains; tu connois son goût et sa confiance pour tous les cosmétiques ; car, comme le dit fort bien le chevalier de Celtas, elle a toutes les superstitions de la toilette. Pour moi, je ne désire qu'un portrait de plus , bien ressemblant, et un chapeau ou un petit bonnet qui te plaise.

LETTRE XXIII.

De la même au même.

Le 21 juin.

La poste arrive demain, et j'ai de bons pressentimens. Je suis si heureuse, que ceux-là ne peuvent me tromper. Depuis que j'existe, la prévoyance n'est pour moi que l'anticipation du bonheur.

Ton frère et ta belle sœur sont établis ici, et n'en partiront que lorsque j'aurai reçu l' heureuse nouvelle . Denise est chaque jour plus aimable pour moi; je lui désirerois quelquefois d'autres manières, mais elle aunexcellent cœur et un charmant caractère. Ton frère me témoigne une sincère amitié, il gagne bien à être connu. Nous avions beaucoup de monde à dîner, M. et Mme de Vordac, le chevalier de Celtas et le bon M. du Resnel; on n'a parlé que de toi et de ton retour. Quel bonheur de ne voir que des parens et des amis qui partagent nos sentimens, et que l'on peut entretenir de ce qui touche, sans craindre de les ennuyer!

Après le dîner, Mme de Vordac et M. du Resnel ont absolument voulu m'entendre lire une tragédie; j'ai lu Andromaque , ma pièce favorite. Croiras-tu que j'ai fait pleurer le baron de Vordac; il en a été si honteux, qu'il m'a appelée sirène , là-dessus le chevalier de Celtas m'a dit: Prenez garde à vous, Madame; ce sobriquet pourroit vous rester. Ton frère a beaucoup applaudi ce mot; quant à moi, je ne l'aime point du tout, mais l' amie par excellence, la chère Vordac, l'a trouvé si mauvais, que j'en ai été embarrassée. Elle s'est fâchée tout de bon contre ce pauvre chevalier, qui n'avoit eu d'autre intention que celle de dire une galanterie . Heureusement que M. du Resnel, avec beaucoup d'esprit et de grâce, a tourné en plaisanterie une querelle réellement très-aigre et très-piquante.

Il y a long-temps que je ne t'ai rendu compte de mes lectures particulières. J'ai fini les œuvres entières de Fénélon, et je me promets bien de les recommencer. Quelle morale et que d'esprit dans ses Dialogues des morts! Conçois-tu que ceux de Fontenelle aient plus de réputation et soient plus connus? Quel intérêt dans ses lettres! quelle force de raisonnement dans ses discours! Quel auteur! quelle admirable réunion de sensibilité, de vertu sublime, d'imagination, de finesse, de raison et de génie!

J'ai lu encore deux ouvrages très-célébres, mais que je n'aime pas du tout, le Temple de Gnide et le Voyage sentimental de Sterne . Le premier sans intérêt, sans aucune imagination et sans morale, est, à ce qu'il me semble, écrit avec affectation et d'une petite manière , le style m'en paroît trop coupé; c'est une galerie de petits portraits, et un recueil de phrases élégantes, mais recherchées; c'est du bel esprit et voilà tout.

Cet ouvrage n'a que le costume grec , il n'a d'ailleurs ni la simplicité ni le goût de l'antique. Peut-on comparer une production si froide et si mesquine à ces beaux ouvrages des anciens dont tu m'as lu les traductions?

Pour le Voyage sentimental , j'y vois une affectation de bonté et de sensibilité qui m'est insupportable. Cet homme qui, en partant de chez lui, a fait la gageure et a promis à ses lecteurs de recueillir à chaque pas un trait de sentiment , et qui en trouve jusque dans la manière de prendre une prise de tabac , cet homme me paroît le plus fade et le moins vrai de tous les voyageurs. Cependant il y a dans ce livre de très-jolis détails; mais, à mon avis, le plan et l'ensemble n'en valent rien.

Tu vois avec quelle audace je décide contre l'opinion reçue; mais tu veux que je juge d'après mon cœur et l'impression que je reçois, et je t'obéis. Je crois que, si chacun jugeoit ainsi, beaucoup de livres perdroient une grande partie de leur réputation.

Adieu, mon Albert, adieu; j'écris aujourd'hui sans chagrin ce triste mot; nous allons nous revoir!... Si demain l'heureuse nouvelle m'est annoncée, je pars sur-le-champ; je serai mardi à Dijon!.... Oh!

conçois-tu mon impatience et ma joie?

Oui, ton cœur seul peut te peindre tout ce qui se passe dans le mien.

LETTRE XXIV.

De la même à sa belle-sœur, Mme d'Orgeval.

D'Erneville, le 1er juillet.

Hélas! chère sœur, nos incertitudes sont malheureusement dissipées. Il ne revient point. Figurez-vous qu'il ne fixe plus le moment de son retour; il restera peut-être encore à Paris quatre ou cinq mois! Outre ses affaires personnelles, il en a beaucoup d'autres qui sont des devoirs. Vous savez de quelle commission l'a chargé le parlement de Dijon. M. le premier président lui a nouvellement écrit pour lui en donner d'autres encore: il m'envoie une copie de sa lettre. Il est bien glorieux à son âge d'avoir su mériter ainsi la confiance d'un corps si respectable; il ne doit rien négliger pour la justifier. Je sens tout cela, mais je sens aussi son absence! moi qui, depuis que j'existe, n'ai jamais été séparée de lui! ... Par le chagrin déraisonnable que vous m'avez vu jeudi pour la seule incertitude de son retour, jugez de ce que j'éprouve maintenant. Ce qui m'afflige le plus, c'est la profonde tristesse de sa lettre et l'inquiétude qu'il y montre pour moi. Je sais qu'il a écrit à votre mari. Je vous conjure, chère Denise, d'engager M. d'Orgeval à bien rassurer son pauvre frère sur ma santé, sur ma raison. Je ne lui demande pas de mentir; mais je lui demande en grâce de ne point parler de l'état où j'étois jeudi, et de lui dire, de lui protester que je me porte bien et que je suis raisonnable. En effet, ma santé n'est pas mauvaise, et j'en aurai le plus grand soin.

Albert désire que j'aille passer trois mois avec ma mère, et je pars demain avec mon petit Maurice. Me retrouver avec ma mère est la seule consolation que je puisse recevoir; je l'aime tant, et elle aime tant Albert!....

Je laisse ici Mlle du Rocher. Son doigt étant enfin guéri, elle va reprendre la copie de l' histoire que je vous avois promise, et que vous auriez eue il y a deux mois sans cet accident. Elle vous l'enverra aussitôt qu'elle aura fini.

Adieu, chère sœur, si vous avez des commissions à me donner pour Dijon, envoyez-les moi ce soir, parce que je partirai demain matin de très-bonne heure, ne voulant pas risquer de me trouver au jour tombant dans la forêt-de Marna, car je n'ai plus mon guide et mon protecteur, et j'ai peur de tout! Adieu, je vous embrasse tristement, mais avec une sincère amitié.

Mes complimens au chevalier de Celtas, s'il est encore chez M. Dupui.

LETTRE XXV

De M. d'Orgeval au marquis d'Erneville, son frère.

Le 5 juillet.

Je vois avec peine, mon cher frère, que tu te tourmentes fort mal à propos sur ta femme. Je t'assure avec vérité que Pauline nous a tous étonnés par sa raison depuis ton départ. Sensible comme elle est, sa tranquillité à cet égard est tout-à-fait surprenante. Nous l'avons toujours vue très-gaie, très-brillante et plus fraîche que jamais. La permission d'aller à Dijon lui a fait le plus grand plaisir. Outre celui de revoir sa mère, elle s'en promet beaucoup de la société, et puis à son âge et avec sa vivacité tout changement de vie distrait et amuse. Ne t'inquiète donc pas, mon cher frère, je t'assure que tes craintes à cet égard n'ont aucune espèce de fondement.

La chasse de Gilly est superbe cette année; j'ai tué trente-deux pièces dans la dernière battue.

Le vieux Vordac a la goutte dans ce moment. La vigne a la plus belle apparence; l'année vaudra au moins quinze mille francs à M. Dupui.

Adieu, mon cher frère; ma femme t'embrasse, et Celtas, qui est ici, te salue.

Je te prie de m'acheter une carabine toute semblable à celle de du Resnel. Tu me feras plaisir de m'envoyer aussi une petite provision de lignes anglaises.

LETTRE XXVI.

De Mlle du Rocher à Mme d'Orgeval.

D'Erneville, le 6 juillet.

Madame,

J'ai l'honneur de vous envoyer la copie de l'histoire de Mme la comtesse. Je n'ai pu la finir que ce matin, car le départ précipité de Mme la marquise me laisse bien des affaires sur les bras. Ce n'est pas un petit tracas que de conduire toute seule une maison comme celle-ci (sans parler de l'école des petites filles). J'ose dire que le vieux Laurence et moi nous faisons bien l'ouvrage de trois ou quatre personnes; mais grâce à Dieu, rien ne périclite.

Mme la marquise est partie dans un état digne de pitié; elle a beaucoup pleuré en montant en voiture. J'ai pris la liberté de lui dire qu'il falloit se faire une raison; elle étoit d'un changement affreux.

M. le marquis a eu la condescendance de m'écrire à l'insu de Madame (je puis dire que ce n'est pas la première preuve de confiance qu'il me donne). Il veut que je lui mande au vrai l'état de Madame; et de son côté, Madame m'a dit (en particulier) qu'elle ne voudroit pas pour le monde que M. le marquis sût combien elle est chagrine; de sorte que je me trouve dans une position très-délicate, et pour ainsi dire, entre deux écueils. Je me flatte, Madame, que dans cette circonstance critique vous daignerez m'aider de vos conseils, et que M. d'Orgeval, à votre intercession, voudra bien aussi me donner les siens. J'ai l'honneur de vous renvoyer Hippolyte, comte de Douglas , et la Princesse de Carency . Il y a de bien beaux sentimens dans ces deux romans; je pense comme vous, Madame, que des romans aussi honnêtes que ceux-là ne peuvent que fortifier dans l'amour de la vertu. Je ne veux pas me vanter, mais Dieu connoît mon cœur; je puis aller tête levée, et je lis des romans depuis ma tendre jeunesse.

J'ose, Madame, joindre une carpe à ma copie, espérant de votre bienveillance que vous daignerez accepter ce petit hommage que M. Laurence a pêché ce matin.

Je suis avec respect, Madame, Votre très-humble servante, Rosalie du Rocher .

P. S. Vous aviez eu la bonté de me promettre l' Illustre Napolitain , et le Criminel vertueux . Les titres de ces deux ouvrages préviennent beaucoup en leur faveur. Je les attends avec impatience. Vous pouvez les confier au commissionnaire.

LETTRE XXVII.

Réponse de Madame d'Orgeval à Mademoiselle du Rocher.

Le 6 juillet.

Ma chère Mlle du Rocher, je vous remercie de la carpe et de la copie.

Le chevalier de Celtas, qui part pour Autun, passera demain à Erneville, et vous verra pour vous expliquer comment vous devez répondre à mon frère, en conséquence de ce que nous a recommandé ma sœur. Faites bien là-dessus tout ce que vous dira le chevalier. Vous savez qu'il a bien de l'esprit, et qu'il est fort attaché à notre famille, et il vous estime infiniment.

Je vous envoie les deux romans, et le chevalier vous en portera encore un autre intitulé: Le beau-frère supposé; il est bien intéressant et terrible pour le tragique.

Adieu, ma chère Mlle du Rocher; je vous embrasse et je suis Votre affectionnée servante, Denise Dupui d'Orgeval .

HISTOIRE

De la comtesse d'Erneville, écrite par PAULINE, revue et abrégée par la comtesse, et envoyée à Mme d'ORGEVAL.

ORPHELINE à six ans, Mlle Crény fut élevée dans un couvent de Paris. Elle se lia dès son enfance avec une enfant de son âge, orpheline aussi, nommée Pauline de Verneuil. Cette amitié se fortifiant avec le temps et la raison, devint par la suite le sentiment dominant de ces deux jeunes personnes. Elles voulurent demeurer dans le même appartement, et ne se quittèrent plus. Lectures, leçons, amusemens, tout étoit commun entre elles, et cette association volontaire et de choix donna à leurs caractères et à la tournure de leur esprit toute la conformité qui se trouvoit déjà naturellement dans leur manière de sentir.

Lorsque les deux amies eurent atteint leur dix-septième année, comme elles étoient aimables, remplies de talens, jolies et riches, il se présenta beaucoup de partis pour elles. Mlle de Crény se maria la première, et choisit le comte d'Erneville. Elle obtint du tuteur de Pauline de la prendre chez elle; ainsi elles ne se séparèrent point.

Le comte d'Erneville avoit pour ami intime M. d'Orgeval. Ce dernier devint amoureux de Mlle de Verneuil; il pria la comtesse de lui déclarer ses sentimens. Pauline répondit qu'elle avoit du penchant pour M. d'Orgeval, qu'elle s'établiroit avec plaisir en province, mais qu'elle ne pouvoit se résoudre à quitter les lieux où son amie étoit fixée. Hé bien, dit la comtesse, si M. d'Erneville y consent, je sacrifierai Paris avec joie au bonheur de Pauline. Nous avons une belle terre en Bourgogne; je me trouverai trop heureuse d'y pouvoir consacrer à l'amitié toute ma vie entière.

Le comte d'Erneville, quoique fils d'un maréchal de France, et fort distingué lui-même par ses talens militaires, n'avoit d'autre ambition que celle de bien servir sa patrie et de remplir ses devoirs. Il alloit rarement à la cour, et il n'aimoit ni la dissipation, ni le grand monde; ainsi le projet de la comtesse convenoit parfaitement à ses goûts. Cependant il craignit qu'une femme jeune et charmante qui n'avoit jamais habité la province, ne pût s'accoutumer à un telgenre de vie; il crut donc devoir lui faire plusieurs représentations à ce sujet. Non-seulement la comtesse persista dans sa résolution, mais elle conjura son mari de vendre sans délai la maison qu'il occupoit, afin, dit-elle, que nous n'ayons pas à l'avenir plus de possibilité que de tentation de quitter notre château, et de revenir même momentanément à Paris. Mon amie, ajouta-t-elle, n'aura pas besoin de cette assurance, mais il me sera si doux de la lui donner!.... Le comte accorda son consentement avec joie. Par cet arrangement sa fortune, qui étoit fort médiocre pour Paris, devint très-considérable, et il se trouva le seigneur le plus riche de la Bourgogne, comme il en étoit à tous égards le plus sage et le plus heureux.

La maison ne fut vendue qu'au bout de trois mois: alors on partit pour la Bourgogne. Erneville n'étoit pas dans ce temps ce qu'il est devenu depuis. Les jardins en étoient tristes et mal entretenus; l'architecture noble mais gothique du château, ses tours antiques, l'immensité des pièces de l'intérieur, l'épaisseur des murs, la vétusté des ameublemens, tout offroit un aspect d'autant plus mélancolique qu'on étoit à la in du mois d'octobre, et qu'on y arriva au déclin du jour, par un temps sombre et pluvieux.

Combien nous devons craindre nos sensations! ces mouvemens irréfléchis, ces impressions subites, qui nous émeuvent et qui peuvent nous entraîner, quoiqu'elles soient non-seulement indépendantes de nos affections, mais qu'elles se trouvent souvent en opposition avec nos sentimens les plus chers, et qu'enfin presque toujours elles soient excitées par les causes et les objets les plus frivoles! La comtesse avoit quitté Paris avec ravissement; elle n'y regrettoit rien, elle étoit sûre de trouver le bonheur à Erneville; et cependant elle éprouva en entrant au château une espèce de saisissement et un mouvement de tristesse qui n'échappèrent point aux yeux de Mlle de Verneuil. Le comte qui avoit des ordres à donner, laissa les deux amies tête à tête. Alors, Mlle de Verneuil se jeta dans les bras de la comtesse en fondant en larmes. Ces deux personnes se connoissoient trop bien pour qu'une explication fût jamais nécessaire entre elles; elles se devinoient si parfaitement, qu'elles répondoient à leurs pensées avec la certitude de ne jamais se tromper. Hé bien, mon amie, dit la comtesse, prendrois-tu pour des regrets un mouvement puéril et absolument machinal, que je n'aurois pas éprouvé, si ces vieilles tapisseries n'étoient pas si noires, et si les vitres de ces fenêtres étoient plus claires et plus grandes? Ah! s'écria Mlle de Verneuil, quel séjour pour toi!... Je n'avois pas assez réfléchi à ton sacrifice, maintenant il m'effraie! -- Tu m'aimes donc moins? Quoi! c'est dans cette solitude que s'écouleront tous tes beaux jours? -- Ah! Pauline, des jours purs, voilà les beau jours pour des âmes telles que les nôtres! Eh! qui peut avoir une parfaite certitude de conserver toute son innocence dans les lieux dangereux que nous venons de quitter? Je le sais, je n'avois rien à craindre de mon cœur, les sentimens qui le remplissent lui suffiront toujours; mais dans le grand monde les affections les plus légitimes et les plus tendres ne servent souvent qu'à rendre nos fautes moins excusables; plus on est sensible, plus les sensations sont vives et dangereuses, et surtout dans le séjour où le prestige des arts et les recherches du luxe et de la galanterie les reproduisent et les multiplient sans cesse. Je n'ai pu ni vaincre ni dissimuler une tristesse déraisonnable que mon cœur désavouoit; à quels périls une telle foiblesse ne doit-elle pas exposer quand on est continuellement entourée de piéges et d'objets séducteurs! Et ces impressions fugitives, mais invincibles, unies à la contagion de l'exemple, ne sont-elles pas mille fois plus redoutables que les passions qui ne peuvent naître que par degrés?... Laissemoi donc remercier l'amitié qui m'a conduite dans cette solitude qu'elle me rendra si chère; elle m'a guidée comme la sagesse, elle en peut tenir lieu. Ses conseils ressemblent à ceux de la vertu, et ses inspirations sont des bienfaits. C'est elle qui, nous mettant pour jamais à l'abri des erreurs et des orages, a su nous arracher des jardins enchantés d'Armide, pour nous rendre à la nature et à la vérité. Oh! quel bonheur inappréciable de se trouver dans un port sûr et paisible, avec la jeunesse, l'innocence et l'amitié!...

Ces réflexions partoient du cœur, et elles rendirent aux deux amies toute leur tranquillité. Le lendemain on examina avec soin le château; il parut s'être embelli. On admira la beauté de la vue, la majesté de la Loire et de la forêt qui l'environne; on reçut les hommages naïfs et sincères du bon curé, des villageois et des paysans; on visita la ferme et plusieurs chaumières, et l'on se dit le soir: Voilà une journée qui s'est écoulée d'une manière utile, pure et délicieuse, et elle nous offre la douce image de tout notre avenir!

Trois semaines après l'arrivée des deux amies à Erneville, Mlle de Verneuil épousa M. d'Orgeval. Ce dernier possédoit alors la jolie terre de Gilly; mais le chemin de traverse qui conduisoit d'Erneville à Gray étoit presque impraticable en hiver; on le fit refaire sur-le-champ avec tant de soin et de solidité, qu'il est encore aujourd'hui aussi beau que nos grandes routes. A la moitié du chemin on planta quatre peupliers d'Italie, on bâtit en briques auprès de ces arbres un grand banc couvert, et à côté du banc on éleva une colonne de pierre sur laquelle on grava cette inscription, tirée de l' Edda: Ne laissons jamais croître l'herbe sur le chemin de l'amitié .

Quelques mois après le mariage de monsieur d'Orgeval, les deux amies devinrent grosses en même temps. Il fut décidé que Mme d'Orgeval viendroit faire ses couches chez son amie; qu'ainsi que la comtesse elle allaiteroit son enfant, et qu'elle resteroit à Erneville tout le temps de la nourriture. En effet, Mme d'Orgeval parvenue au septième mois de sa grossesse, fut s'établir à Erneville. Alors les deux amies ne s'occupèrent plus que des enfans qui devoient naître. Elles se promirent, si les enfans étoient de même sexe, de les élever ensemble comme des frères ou des sœurs; et s'ils étoient de sexe différent, de les unir un jour l'un à l'autre. En formant de si doux projets, chacune d'elles travailloit à la layette de l'enfant de son amie, et c'est ainsi qu'une amitié si tendre ajoutoit un intérêt de plus aux délicieuses espérances de la maternité.

Le terme des grossesses arriva; la comtesse accoucha la première d'un enfant si foible qu'on n'espéra pas pouvoir l'élever. On lui cacha cette inquiétude; elle étoit sans expérience à cet égard, et fut d'autant plus facile à tromper, que différens symptômes ayant fait juger à l'accoucheur que sa couche ne seroit pas heureuse, il prit l'utile précaution de la prévenir que, suivant l'usage, ou ne lui donneroit son enfant qu'au bout de trois ou quatre jours, un enfant nouvellement né ne commençant à têter qu'après cet espace de temps. L'on ajouta que jusque-là elle ne devoit faire aucune espèce de questions, et qu'on ne lui diroit même pas de quel sexe seroit l'enfant. La comtesse, avec la raison et la douceur qui la caractérisent, se soumit à tout. Lorsqu'elle fut accouchee, on se hâta d'emporter l'enfant, qui mourut quelques heures après sa naissance. Sa mère, loin de soupçonner son malheur, se livroit à la joie la plus vive et la plus pure, et déchiroit le cœur de tous ceux qui l'entouroient, par sa parfaite sécurité. Les médecins déclarèrent qu'il falloit trouver les moyens de prolonger pendant quelques semaines son erreur, parce qu'on ne pourroit la lui ôter plus tôt sans exposer sa vie. Tandis que tout le monde s'abandonnoit à la douleur, Mme d'Orgeval qui s'étoit trouvée à l'accouchement de son amie, et à laquelle on n'avoit rien pu cacher, prit tout à coup la résolution la plus extraordinaire et la plus touchante. Sur le soir elle fut s'enfermer dans un cabinet avec le comte et son mari, et les priant de l'écouter sans l'interrompre, elle leur tint ce discours: Il ne faut point s'abuser sur la situation de ma malheureuse amie; je connois mieux que personne l'excès de sa sensibilité et le prix inestimable qu'elle attache au bonheur d'être mère; irrévocablement décidée à nourrir son enfant, nul artifice ne pourra l'engager à renoncer à ce projet: ainsi il faudra dans trois jours lui annoncer son malheur, et dans l'état où elle est elle en mourra. Mais en supposant qu'elle eût la force et le courage de supporter ce coup affreux sans succomber à sa douleur, songez qu'alors même nous serions tous les quatre aussi à plaindre que nous avons été heureux jusqu'ici! Tout notre bonheur intérieur sera détruit! Je deviendrai pour l'amie la plus chère un triste objet de chagrin et d'envie; ma félicité ne sera plus la sienne: que dis-je! elle accroîtra ses peines. Mon enfant n'excitera en elle qu'un souvenir déchirant, elle ne le verra dans mes bras qu'avec amertume! Son cœur généreux ne se pardonnera point ce sentiment, hélas! si naturel! Elle voudra me le dérober, je perdrai sa confiance, et ses pleurs ne seront plus versés dans mon sein! Voilà les maux inévitables que je prévois. J'ai trouvé un moyen infaillible de les prévenir. Daignez l'approuver, et je réponds de tout.

Des avant-coureurs certains m'annoncent qu'il est impossible que je ne sois pas accouchée dans vingt-quatre heures. Donnons mon enfant à mon amie en lui persuadant que c'est le sien; qu'elle conserve cette erreur tout le temps destiné à l'allaitement; qu'on lui dise que n'ayant point de lait je n'ai pu nourrir mon enfant, et qu'on l'a mis en nourrice; qu'on la prépare doucement à l'idée que cet enfant ne peut vivre. Lorsque je serai en état de me lever, je la verrai, et je lui dirai moi-même que j'ai perdu mon enfant. Le courage qu'elle me trouvera, la consolera fort naturellement de mon malheur. Quand sa nourriture sera finie, on pourra la désabuser sans danger pour sa vie. Je m'en charge, et par la parfaite connoissance que j'ai de son caractère, j'ose même assurer qu'à cette époque elle apprendra la vérité sans éprouver un violent chagrin. Quand Mme d'Orgeval eut cessé de parler, son mari et le comte pénétrés d'attendrissement, furent quelques minutes sans pouvoir lui répondre. Ensuite ils combattirent son dessein par plusieurs objections que Mme d'Orgeval réfuta toutes. La plus forte étoit fondée sur la difficulté d'obtenir des domestiques la discrétion nécessaire à l'exécution de ce projet. Songez, ajoutoit M. d'Orgeval, qu'il faut que le secret soit gardé près d'un an, et que si elle le découvroit durant l'allaitement, elle éprouveroit une révolution aussi dangereuse pour elle que pour l'enfant. J'en conviens, reprit Mme d'Orgeval, mais songez aussi que les domestiques se tairont certainement quand ils sauront que leur silence sera bien payé, et que la moindre indiscrétion les feroit chasser. D'ailleurs, nous nous arrangerons de manière à ne jamais laisser Mme d'Erneville seule une minute; un de nous trois sera toujours avec elle, quoique nous soyons assurés de la prudence et de l'attachement de ses femmes. Enfin, nous ne recevrons presque point de visites, tout ce que nous connoissons sera prévenu, personne au monde n'entrera dans le château sans parler à l'un de nous avant de la voir; elle n'a de commerce de lettres qu'avec deux ou trois parens auxquels nous écrirons sans délai; comme elle n'a aucun secret pour nous, nulle lettre ne lui sera donnée sans avoir été auparavant examinée ou lue par nous. Ainsi rien au monde n'est plus facile dans l'exécution, que ce projet, qui ne paroît bizarre que parce qu'il est nouveau.

Mme d'Orgeval joignit à ces raisonnemens des prières si vives et si pressantes, que les deux amis consentirent enfin à ce qu'elle désiroit avec tant d'ardeur. Ils lui jurèrent d'adopter entièrement le plan qu'elle venoit de tracer, et ils furent fidèles à cet engagement. Mme d'Orgeval accoucha le lendemain d'un garçon dont la force et la fraîcheur promettoient la santé la plus brillante. Sa mère en le recevant sur son sein, le baigna de larmes. O mon enfant, dit-elle, je t'ai dévoué à l'amitié, mais tu ne m'en seras que plus cher! Tu sauras un jour que, si je n'ai pas rempli le plus doux devoir d'une mère, ce fut non un coupable abandon, mais un vertueux sacrifice! Premier gage de l'amour, deviens encore le lien le plus touchant de la sainte amitié! En prononçant ces paroles, Mme d'Orgeval remit son enfant dans les bras du comte qui, fondant en pleurs, reçut à genoux ce précieux dépôt. Il porta l'enfant à son épouse qui éprouva, en le voyant, tous les transports d'une heureuse mère. On lui apprit en même temps que son amie venoit d'accoucher. Quelques jours après, Mme d'Orgeval lui écrivit elle-même pour lui dire qu'elle ne pourroit nourrir son enfant, mais qu'elle se portoit parfaitement bien. Ensuite, sous différens prétextes, l'on retarda pendant dix ou douze jours l'entrevue des deux amies, et l'on annonça à la comtesse que l'enfant de Mme d'Orgeval étoit malade. Cette nouvelle corrompit tout le bonheur dont elle jouissoit; mais le lendemain Mme d'Orgeval la fit prier de venir chez elle avec son enfant, et la comtesse, remplie d'émotion et d'attendrissement, s'y rendit aussitôt. Mme d'Orgeval, en l'apercevant, courut au-devant d'elle et reçut à la fois dans ses bras son fils et son amie!... Après quelques instans de silence, Mme d'Orgeval, essuyant ses larmes, prit l'enfant sur ses genoux, et se tournant vers son amie qui pleuroit toujours: Je te demande pour moi, lui dit-elle, le courage que j'ai moi-même. J'ai voulu t'annoncer mon malheur, certaine d'en être consolée par le bonheur dont tu jouis!... Je n'ai plus qu'un enfant, et c'est le tien. A ces mots la comtesse, prête à s'évanouir, laissa tomber sa tête sur le sein de son amie, et ne put lui répondre que par des gémissemens et des sanglots; mais Mme d'Orgeval, reprenant la parole, lui montra tant de force et de sensibilité, qu'elle parvint à la calmer. Ne parlons jamais de ce cruel événement, lui dit-elle, je suis mère encore, puisque le ciel conserve cet enfant; je ne suis point à plaindre, puisque mon amie est heureuse, et j'ose croire qu'à ma place elle penseroit ainsi. Je veux, continua-t-elle, te faire part d'un projet formé par ma tendresse. Je ne saurois me consoler entièrement qu'en partageant les soins maternels que tu consacres à ton fils. Que ce ne soit pas une femme mercenaire qui te seconde dans cet emploi touchant; accorde-moi sa place. Je ne puis être la nourrice de cet enfant chéri; que du moins je sois sa berceuse, et qu'il ne sorte de tes bras que pour passer dans les miens. Qu'on juge de l'effet qu'un tel discours dut produire sur le cœur de la comtesse, car elle ignoroit combien au fond le sentiment qui l'inspiroit, étoit naturel. Pénétrée de reconnoissance et vivement pressée d'accepter ces offres généreuses, elle consentit à tout. Le soir même la berceuse fut congédiée; Mme d'Orgeval la remplaça, et l'on imagine bien que jamais l'espèce d'emploi dont elle se chargeoit, n'avoit été rempli avec autant de zèle.

Cependant, l'enfant embellissant et se fortifiant à vue d'œil, la comtesse, au bout de quelques mois, s'aperçut, avec ravissement, qu'il ressembloit d'une manière frapnante à Mme d'Orgeval; elle trouvoit simple qu'ayant toujours été si occupée de son amie, son fils en eût les traits. Elle l'en aima davantage; la tendresse qu'elle avoit pour cet enfant, croissant de jour en jour, devint bientôt une véritable passion, et son amitié pour Mme d'Orgeval augmentoit en proportion de cet attachement; de sorte que ces deux sentimens se confondirent dans son cœur, et le remplirent entièrement. Mme d'Orgeval coucha dans la chambre de son amie pendant tout le temps de la nourriture. Le berceau de l'enfant étoit placé entre les lits de deux mères; cet enfant nourri par l'une, habillé, déshabillé, soigné par l'autre, et également caressé de toutes deux, partagea entre elles, dès ce premier âge, ses affections naissantes; et tour à tour arraché et rendu à l'instinct de la nature, il ne pouvoit ni distinguer ni méconnoître sa mère . Il fut sevré au bout de dix mois. Six semaines après, Mme d'Orgeval se décida enfin à révéler à la comtesse le secret qu'on lui avoit caché avec tant de soin jusqu'à cette époque. Un jour qu'elles se trouvoient seules avec leur enfant, Mme d'Orgeval, après beaucoup de préparations, déclara l'entière vérité. Le saisissement et la surprise rendirent, pendant quelques instans, la comtesse immobile!..... Ensuite elle s'écria douloureusement: Quoi! cet enfant n'est pas à moi!.... et j'ai perdu le mien!... Mais, poursuivit-elle, quel sacrifice sublime tu m'as fait! ... Oui, reprit Mme d'Orgeval, je n'ai pu jouir d'un bonheur dont le ciel te privoit; j'ai voulu te rendre ce qu'il venoit de t'enlever, je t'ai donné le droit le plus touchant d'une mère, et en le cédant à mon amie, je n'ai pas cru le perdre. Et toi, seras-lu moins sensible, et cet enfant te sera-t-il moins cher, parce qu'il a reçu la vie dans mon sein! Non, non, interrompit la comtesse en fondant en larmes, non, ma généreuse amie, ton fils sera toujours l'objet de ma plus tendre affection; quelle adoption fut jamais plus sacrée! Ah! je remplirai tous les devoirs si doux qu'elle m'impose, j'en jure par la reconnoissance et par l'amitié, les vertus et les passions de mon cœur. En effet, depuis ce jour, la tendresse de la comtesse pour cet enfant parut s'exalter encore. Il n'avoit pas reçu toutes les cérémonies du baptême, ce qui devint l'occasion d'une fête touchante. La comtesse fut sa marraine, elle le tint sur les fonts baptismaux avec son mari, on l'appela Albert , du nom de la comtesse qui se nomme Albertine .

Quatorze mois après la naissance d'Albert, Mme d'Orgeval accoucha d'un second garçon, ce qui, de toute manière, causa la plus vive joie à la comtesse. Elle conjura alors son amie de lui laisser élever Albert, puisqu'elle avoit un autre enfant. Cette demande fut accordée, et le jeune Albert resta au château d'Erneville. Il n'en aima pas moins ses parens, la comtesse mettant tous ses soins à lui inspirer pour eux la plus tendre affection. Aussitôt qu'il sut un peu écrire, il écrivit chaque jour à son père et à sa mère, sans y manquer jamais, lorsqu'il n'étoit point avec eux; mais les absences étoient courtes et rares, les deux familles se trouvoient presque toujours réunies, soit à Gilly, soit à Erneville, et la charge de M. d'Orgeval l'obligeant à séjourner souvent à Dijon, on y passoit régulièrement deux ou trois mois chaque hiver.

Albert faisoit les délices de ces deux mères qu'il chérissoit également. Il montroit autant d'esprit et de mémoire que de sensibilité. La comtesse remplie de talens et d'instruction, lui tint lieu de tous les maîtres dont on manque en province. Elle lui donna un précepteur pour lui enseigner le latin et la géométrie; mais, d'ailleurs, elle fut sa seule institutrice. Albert dut à sa mère adoptive, des principes vertueux, des talens charmans, des manières distinguées; mais il ne doit qu'à la nature ce que l'éducation ne sauroit donner, une âme profondément sensible et reconnoissante, et le caractère le plus ferme et le plus généreux.

Albert étoit dans sa huitième année lorsque la comtesse redevint grosse. Elle désiroit ardemment une fille, dans l'espoir de l'unir un jour à son enfant adoptif. La crain-te que ce souhait ne fût pas exaucé, la troubla pendant toute sa grossesse; outre le chagrin de renoncer à un projet si cher, elle n'en visageoit un garçon que comme un rival d'Albert, dont Ms d'Orgeval pourroit être jalouse; mais l'événement, en détruisant ces inquiétudes, mit le comble à sa félicité et à celle de son amie. Albert, accoutumé à partager les désirs de ses deux mères, quo qu'il ignorât leurs desseins, faisoit aussi des vœux pour que le ciel lui donnât une sœur , car, ajoutoit-il, j'ai un frère, et rien ne manqueroit à mon bonheur, si j'avois aussi une petite sœur; je lui enseignerois tout ce que je sais, et elle m'aimeroit un jour presque autant que j'aime maman!

Albert, qui ne pouvoit travailler à la layette de l'enfant qui devoit naître, eut de lui-même l'idée de faire son berceau; et dirigé par le vanier du village, il le fit en osier, avec autant d'adresse que d'application. Ainsi, même avant ma naissance, il s'occupa de moi! doux présage de la tendresse qui devoit nous unir, et du bonheur qui nous étoit réservé! Je naquis le premier de mai 17**. Lorsque Albert apprit qu'il avoit une petite sœur , son émotion et sa joie furent si vives, qu'il pâlit, devint tremblant, et fut obligé de s'asseoir. Ensuite il courut chercher son berceau, et se colla contre la porte de la chambre de ma mère jusqu'au moment où on lui permit d'entrer. Alors, traînant avec lui le berceau, il me demanda; on m'apporta, on me coucha dans le berceau; Albert se mit à genoux près de moi; il me contemploit avec complaisance; il me prodiguoit les plus douces caresses. Déjà mon gardien et mon protecteur, il baissoit mon rideau quand je dormois; il empêchoit qu'on ne fit du bruit; si je criois, il s'attondrissoit et cherchoit à m'apaiser. Il passa ainsi presque toute la journée entière. Voilà sous quels heureux auspices, je suis née; le premier jour de ma vie auroit offert l'image touchante et délicieuse de tous ceux qui l'ont suivi, si j'avois pu sentir ma félicité; tout ce que je chéris s'occupa de moi; je fus aimée de tout ce que j'aime.

Les deux amies convinrent que leur projet d'union entre Albert et moi resteroit secret jusqu'à ce que j'eusse atteint ma quinzième année; que jusques-là nous serions élevés comme frère et sœur, et qu'on ne diroit jamais un mot qui pût nous faire soupçonner le dessein et l'espérance qu'avoient conçus, relativement à nous, l'amitié et la tendresse maternelle. Mme d'Orgevel fut ma marraine, et je reçus le nom de Pauline, qui étoit le sien.

Durant ma première enfance, les seules récréations d'Albert furent de jouer avec moi. Il me consacra l'arbre creux du petit bois, il en tapissa de mousse l'intérieur, il fit auprès le banc de gazon qu'on y voit encore. Ma mère s'y reposoit tandis que, couchée dans le creux de l'arbre, et souvent sur les genoux d'Albert, qui s'y glissoit avec moi, je passois là des heures entières. Ce vieux chêne fut nommé, par Albert, l' arbre de Pauline .Quand je commençai à sentir et à connoître, je pris un tel sentiment pour Albert, que je ne consentois volontairement à quitter ses bras que pour aller dans ceux de ma mère. Je ne pouvois encore qu'articuler les noms de mon père et de ma mère, lorsque Albert, à force de patience et de me la répéter, m'apprit cette phrase, la première que j'aie prononcée: J'aime Albert ! Ce fut aussi lui qui m'apprit à lire, à écrire, à calculer et à dessiner. Nulle enfance n'a été plus heureuse que la mienne; je n'ai jamais pris une leçon avec ennui, elles m'étoient toutes données par ma mère ou par Albert! Si je commettois quelque faute, il avoit toujours le double soin de me la faire sentir, de m'inspirer le désir de la réparer, et de l'excuser auprès de ma mère. S'il me trouvoit distraite dans nos études, il me disoit: Notre mère croira que je t'enseigne mal, elle te donnera un autre maître; alors je reprenois la plus grande application. I ne me flattoit jamais; il m'accoutumoit à entendre la vérité. La trouvant toujours en lui, je l'aimois avant de savoir l'apprécier. Enfin, je le chérissois comme le plus tendre frère, et je le respectois comme un instituteur et comme un ami, dont les vertus et les lumières étoient infiniment supérieures aux miennes. Doux sentimens nés avec moi, que la raison n'a pu que fortifier depuis! J'étois dans ma huitième année, et Albert avoit quinze ans, lorsqu'il prit la petite vérole. Dès les premiers symptômes de cette maladie, on nous sépara, ce fut le premier chagrin véritable que j'aie éprouvé. Je pleurai amèrement, en répétant que je voudrois avoir aussi la petite vérole, parce que je ne serois pas trois semaines sans voir mon frère. Un médecin de Dijon, très-habile, qui soignoit Albert, trouva sa petite vérole si bénigne et d'une si bonne qualité, qu'il conseilla à mes parens de profiter de cette heureuse circonstance pour me faire inoculer. Mon père et ma mère y consentirent; et lorsqu'on me le proposa, je m'écriai que je serois charmée d'avoir le mal d'Albert . Ma mère, qui connoissoit la sensibilité d'Albert, lui cacha cette résolution jusqu'au douzième jour de sa maladie. Alors, comme il étoit en pleine convalescence, on fut obligé de le lui dire, parce que je le demandois sans cesse. et qu'au septième jour de mon inoculation, on craignit que l'inquiétude que je montrois ne ne fît mal. Albert, en apprenant cette nouvelle, frémit et fondit en larmes. Grand Dieu, s'écria-t-il, le venin qui a passé dans son sein vient de moi!... et ce venin peut causer sa mort!... Cette idée le frappa si vivement, que rien ne put l'en distraire; cependant il essuya ses larmes, et vint sur-le-champ dans ma chambre. Aussitôt que je l'aperçus, je lui tendis les bras et je pleurai. J'avois déjà la fièvre: il se mit a genoux devant mon lit, il prit une de mes mains, et dit seulement: Ciel, comme elle est brûlante! ... Il passa les trois jours suivans près de moi sans me quitter une minute, ni jour ni nuit; il voulut absolument coucher sur un canapé, dans ma chambre, mais se relevant à chaque instant, ainsi que ma mère, il étoit continuellement au chevet de mon lit.

Je fus-très-malade pendant vingt-quatre heures, j'eus le délire et des convulsions, j'avois beaucoup de boutons au visage, et tous ces accidens firent une telle impression sur Albert, que le médecin, jetant par hasard les yeux sur lui, fut effrayé du changement de son visage. Il voulut lui tâter le pouls, Albert s'en défendit vivement; mais ma mère lui ordonnant de donner son bras, il le tendit en disant: Eh bien, monsieur, j'ai la fièvre depuis trois jours.. Et la fièvre la plus violente, reprit le medecin. Cette déclaration mit le comble aux craintes et à la douleur de ma mère et de Mme d'Orgeval qui, comme on le pense bien, étoit établi à Erneville depuis quinze jours). On voulut qu'Albert allât se coucher; mais il représenta qu'étant éloigné de moi, dans l'état où j'étois, la tête lui tourneroit, et qu'il succomberoit à ses inquiétudes. Il resta jusqu'au lendemain; alors je repris ma connoissance, tous les accidens cessèrent, et Albert parfaitement rassuré, consentit à s'aller remettre au lit; mais il étoit si foible et si accablé, qu'en sortant de ma chambre il s'évanouit. On fut oblige de le porter dans son appartement; il eut une espèce de fièvre chaude, avec un délire affreux, durant lequel il s'écrioit toujours: Je veux mourir! j'ai tué ma sœur, j'ai tué Pauline! Il fut pendant quatre jours dans un très-grand danger. Enfin, le ciel le rendit à la vie et au bonheur; aussitôt qu'il put se soutenir sur ses jambes, il accourut chez moi, il s'attendrit en voyant mon visage rouge et enfle. Tu me trouves bien laide? lui dis je. Ah! Pauline, répondit-il, ne t'en afflige pas; car, si tu restes ainsi, je ne t'en aimerai pas moins, et ta figure moins jolie me touchera davantage!

Un an après cette époque intéressante le ma vie, Ms d'Orgeval tomba tout à cour malade d'une fluxion de poitrine; son mari étoit absent, elle ne fit appeler des secours et avertir ma mère que le quatrième jour de sa maladie. Ma mère et Albert se rendirent à Gilly, et trouvèrent Mme d'Orgeval à l'extrémité. Dans cet état, elle ne s'occupa que de son inconsolable amie, elle lui demanda de vivre pour son fils et pour moi; ses dernières paroles exprimèrent le regret de ne pouvoir être témoin de l'union d' Albert et de Pauline , et le désir que ce mariage se réalisât. Ainsi mourut, à trente-huit ans, cette héroïne de l'amitié! Sa carrière fut courte, mais remplie; la vertu, les sentimens les plus vifs et les plus purs,en embellirent tous les instans; aucun revers n'en troubla le cours paisible et fortuné; ses plus tendres penchans s'accordèrent constamment avec ses devoirs; elle aima et fut aimée avec excès, sans égaremens et sans foiblesse; heureuse dans ses affections, parce qu'elle le fut dans ses choix, elle n'éprouva, ni l'abandon et les noirceurs de l'ingratitude, ni les atteintes de la calomnie; enfin, elle mourut dans sa patrie tranquille et florissante, et ses derniers regards se fixèrent sur une amie fidèle et sur deux fils chéris et dignes de l'être....

Le désespoir de ma mère fut si violent, qu'il donna pour sa vie de longues et de cruelles inquiétudes. Pour l'arracher pendant quelque temps des lieux où tout lui retraçoit une image déchirante, mon père lui proposa de faire un voyage à Paris, afin d'y achever l'éducation d'Albert. Nous partîmes au mois de septembre 17**, et nous restâmes dix-huit mois à Paris.

LETTRE XXVIII.

De la comtesse d'Erneville à la baronne de Vordac. De Dijon, le 3 septembre.

Pauline écrit des lettres si démesurément longues à son mari, et elle s'est fait un plan d'occupations si étendu et si suivi, qu'a peine avons-nous le temps de causer, quoique nous passions toutes nos journées ensemble. Ou elle lit, ou elle me prie de lui faire répéter des vers, de lui faire lire de l'anglais et de l'italien, ou elle écrit, ou bien elle fait de la musique. Toutes ses heures d'études sont fixées comme au temps de son éducation; elle me ramène ainsi aux plus beaux jours de ma vie, mais il nous manque un maître qui savoit mieux que moi l'art de donner du charme aux leçons!.. Au reste, c'est pour lui que nous travaillons avec tant d'ardeur. Pauline me dit: Je veux que du moins après cette longue absence il puisse me trouver quelques lens, quelque instruction de plus. Cette idée lui donne une inconcevable émulation, et lui fait supporter patiemment l'absence. Elle a repris toute sa sérénité et sa charmante égalité d'humeur, et sa santé est parfaite. Elle a été accueillie ici dans les commencemens avec une espèce d'enthousiasme. Tout le monde vouloit la voir, mais elle s'est constamment refusée à toute dissipation, déclarant qu'elle n'étoit venue à Dijon que pour v partager ma retraite. J'ai voulu, mais en vain, l'engager à voir un peu de monde; je suis bien certaine qu'on lui sait fort mauvais gré de cette résolution que beaucoup de gens prendront très-injustement pour du dédain. Je me suis fait jadis aussi bien des ennemis, en me privant de toute société, afin de me dévouer entièrement à l'éducation de mes enfans. C'est sans doute un malheur qui peut en entraîner beaucoup d'autres lorsqu'on est fixé dans une ville; mais c'est un petit inconvénient lorsqu'on a de la fortune et qu'on est décidé à passer toute sa vie dans ses terres.

Le chevalier de Celtas est venu à Dijon, il y a trois semaines; il a bien fallu le recevoir. Quand ma fille lui a dit qu'Albert ne reviendroit que dans quatre mois, il a paru fort surpris, parce qu'a-t-il dit, M. le premier président assuroit que les affaires dont Albert est chargé devoient être terminées en moins de six semaines. Ceci a charmé Pauline; pour moi j'y ai vu de la méchanceté. Vous savez que je n'ai pas bonne opinion de lui, et vous pensez comme moi. Je crois donc qu'il n'a dit cela que pour donner de l'inquiétude à Pauline, et pour jeter dans son esprit quelques semences de jalousie sur ce long séjour à Paris. Mais Pauline est absolument inaccessible à la défiance, elle a même le défaut opposé, elle est confiante à l'excès, et malgré ses vertus et sa parfaite pureté, si elle eût vécu dans le grand monde, il lui auroit fait faire les imprudences les plus dangereuses. Je lui ai dit que je vous écrivois, et elle vous promet de vous sacrifier la semaine prochaine au moins deux heures d'études et de leçons .

Adieu, ma jeune et chère amie, aimez-nous toujours, et comptez à jamais sur la tendre affection de la mère et de la fille. Mille complimens de notre part à M. de Vordac. Pauline vous prie de nous parler de M. du Resnel, qu'elle aime et qu'elle estime extrêmement.

LETTRE XXIX.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

Paris, le 4 octobre.

Mon voyage à Barrège, mon ami, ne m'a servi qu'à remplir un devoir; je l'ai entrepris avec des espérances que chaque jour affoiblissoit, et qui se sont enfin totalement évanouies. C'est l'image abrégée du voyage entier de la vie!

J'ai perdu mon pauvre oncle; il est mort dans mes bras à Barrège, le 15 septembre dernier, après quatre mois de souffrances cruelles.

Je ne suis arrivé à Paris que lundi dernier, et par conséquent je suis à peine encore au courant de tout ce qui est arrivé depuis quatre mois. On m'a conté entre autres choses une histoire qui a fait beaucoup de bruit, et dont on ne parle plus, mais qui ne peut vous être indifférente. La voici.

En viron un mois avant le voyage de Fontainebleau, l'ambassadeur d'Espagne, pour la naissance du duc de ***, donna un superbe bal masqué. J'étois alors en Normandie chez mon oncle. Le comte de *** étoit à ce bal avec Mme de C*** dont il est amoureux. Le lendemain, en sortant du bal, et à la pointe du jour, le comte se rendit aux Champs-Élysées, et s'y battit avec un homme dont on a ignoré le nom pendant plus de trois mois; le comte fut si grièvement blessé, que durant six semaines on a craint pour sa vie. Enfin on a su depuis que son adversaire étoit le marquis d'Erneville. Le comte rend toute justice à sa valenr et même à sa générosité. Les détails du combat font beaucoup d'honneur au marquis; aussi, par reconnoissance, le comte pendant toute sa maladie, a refusé de le nommer, et depuis même n'a dit son nom qu'à deux personnes, de sorte que ce fait n'est pas généralement su, ou du moins n'a pas fait un éclat qui pût nuire au marquis. On prétend que Mme de C*** a été la cause de ce duel. Je sais pourtant que le marquis ne la voit point. Depuis cette aventure il vit dans une très-grande retraite, passant beaucoup de temps à Fontenay-aux-Roses , dans une petite maison qu'il a louée là. Il n'a de liaison intime qu'avec le chevalier d'Olbreuse. Ce dernier, que vous ne connoissez point, est à mon avis l'homme le plus aimable de la société. Ce n'est pas dire qu'il en soit le plus spirituel, le plus instruit, et celui qui ait les meilleurs principes; mais il possède au suprême degré toutes les qualités sociales; il est discret, facile et doux; comme il a peu d'attache à ses opinions, sa conversation est toujours agréable; il discute avec esprit et sans jamais disputer; et quand les raisons lui manquent, il plaisante sans aigreur et avec beaucoup de grâce. Il a du naturel et de la finesse, un excellent goût; aimant à plaire, il n'a point de prétentions exclusives; il est charmé de rencontrer des gens spirituels, il ne se met jamais en rivalité avec eux. Séduit et amusé par la grâce des autres, dès qu'on est aimable, il est bienveillant pour le moment; tout cela ne compose pas un grand caractère, mais forme un homme véritablement fait pour vivre dans le monde et pour y réussir universellement.

Le duc de Rosmond n'est pas heureux cette année dans ses intrigues amoureuses. Il a voulu vainement corrompre la nièce de Dercy. Ce dernier est retiré à Senlis avec cette jeune personne dont il veut faire sa femme; il en est ridiculement jaloux. Cependant le duc a trouvé le moyen de la voir et de lui écrire; il lui donnoit un rendez-vous, et ne doutant pas du succès, il s'y est rendu au jour indiqué, et n'y a trouvé que le tuteur averti de tout par la jeune personne. Dercy triomphant a remis au duc ses lettres d'amour que lui renvoyoit la prudente pupille qui, dit-on, ne l'a traité avec autant de rigueur que parce qu'elle a un autre amant qu'elle préfère. Cette aventure a jeté sur le duc une sorte de ridicule. C'est son ami Poligni qui m'a conté cette histoire. Poligni, disciple du duc, et plus jeune que son modèle, n'est pas encore tout-à-fait aussi dépravé; il a infiniment plus d'esprit que le duc, et il n'est pas comme lui dépourvu de toute sensibilité. J'aurois grande envie de le convertir , mais une telle entreprise exigeroit des talens que je n'ai pas.

Vous me demandez si je ne deviens pas amoureux depuis que je suis attaché à un prince, à la cour duquel se trouvent des femmes qui ont une grande réputation de figure et d'agrémens. Non, mon ami, j'ai un cœur sensible, je suis parvenu à l'âge de trente-un ans, et je n'ai jamais eu de passion. Ce n'est pas que je n'aie rencontré des femmes qui m'ont paru charmantes et en même temps estimables; mais je ne me passionnerai jamais que pour un caractère original, et c'est ce qu'on ne trouve point dans le monde, surtout parmi les femmes. Les hommes, moins surveillés, plus indépendans, plus instruits, conservent mieux les formes primitives et si variées de la nature, qui sont presque toutes effacées chez les femmes, au moral ainsi qu'au physique; car la contrainte de l'éducation et des usages asservit leurs caractères, comme elle comprime et défigure leurs tailles et leurs pieds. Pour connoître une femme, il suffit de savoir quelle a été son éducation, dans quel cercle elle a vécu et quelles sont ses liaisons intimes; et comment aimer passionnément l'objet qu'on ne peut, qu'on ne doit juger que sur des accessoires, et qui n'est rien par lui-même? Voilà pourquoi l'amitié sera, je crois, toujours ma passion dominante.

Quant aux hommes avec lesquels je vis habituellement, celui qui a le plus de considération est le marquis de***. Un caractère frondeur et chagrin donne presque toujours à la cour la réputation de probité: on y prend pour de la vertu, l'humeur qui ne permet ni de louer ni de flatter. Il y a deux espèces de misanthropie: l'une qui vient de la haine du vice, et l'autre qui est excitée par l'envie. Telle est celle du marquis de ***. Dévoré d'ambition, les succès des autres sont pour lui des revers; il est mécontent de tout, il critique avec amertume tout ce qui se fait, et particulièrement les choses qui sont le plus généralement admirées; il passe pour être généreux, parce qu'on a remarqué qu'il cesse de dire du mal de ceux qu'il a le plus frondés, s'ils tombent dans le mépris ou dans le malheur; mais c'est seulement parce qu'il ne les envie plus.

Après le marquis de ***, le chevalier de Melcour est l'homme du palais de*** que le prince paroît aimer le plus. Melcour a des talens agréables et un grand désir de plaire; il a très-peu lu, encore moins réfléchi; il n'a nulle instruction réelle, et n'est en état de juger d'après ses propres lumières, ni les hommes, ni les choses. Mais il a passé toute sa jeunesse dans une société de savans et de gens de lettres, et sa mémoire conserve un assez bon recueil de jugemens tout faits , qu'il sait s'approprier et placer avec adresse dans la conversation. Les ignorans admirent son érudition , les gens médiocres sont éblouis de son esprit, et les personnes éclairées ne peuvent l'accuser de pédanterie et le trouver ridicule, car il a de la grâce, de la finesse, et possède parfaitement l'art de se faire valoir, sans montrer la moindre prétention. Dépourvu de principes et de sensibilité, il n'est cependant ni corrompu ni dépravé; son âme, incapable d'éprouver une passion violente, n'a jamais été vivement combattue, et comme il n'a vécu que dans un cercle vertueux, rien n'a pu l'entraîner vers le vice. Sans imagination et sans énergie, tout ce qui est grand, lui paroît gigantesque; il louera de moins bonne foi l'héroïsme que la simple probité; il ne sauroit admirer les choses qui ont une certaine élévation, sa vue n'y atteint pas. Par une suite de ce même caractère, il ne peut même concevoir les égaremens produits par les grandes passions; et prenant son étonnement à cet égard pour de la vertu, il jouit du bonheur de s'estimer sans en avoir le droit. Il n'a aucun de ces vices éclatans qui déshonorent; mais il a presque tous ceux que l'on tolère ou qui peuvent se cacher aisément. Plus frivole et plus inconsidéré que méchant, il n'a qu'un désir, celui de briller et de plaire, et qu'un but, celui de s'amuser. Pour l'intérêt léger de ses plaisirs ou de sa vanité, il sacrifiera toujours, sans scrupule, les devoirs sacrés de l'amitié; mais sourdement, sans éclat, sans rupture. Melcour ne se brouille jamais; il néglige, il trahit, il revient, il nie avec audace les torts qu'on ne peut prouver, il rejette les autres sur son étourderie; on le croit, ou du moins on lui passe tout, parce qu'au fond personne ne l'aime assez pour approfondir avec soin ses motifs et son caractère. Il n'a rien d'attachant, mais il est aimable, il a de la souplesse, de la gaîté, de l'adresse, et un ton si naturel, un air si ouvert, qu'on n'est jamais tenté de prendre son excessive complaisance pour de la bassesse. L'amitié, la reconnoissance même, ne lui donneront jamais le courage de défendre, au risque de déplaire, ceux qu'il doit aimer; à moins que les médisans ou les calomniateurs n'aient aucune considération personnelle. Mais s'ils sont imposans par leur rang, par leur réputation, ou seulement s'ils ont une bonne maison, et que Melcour ait le désir d'aller chez eux, il gardera le plus obstiné silence; en même temps vous le verrez soupirer et s'attrister; et c'est, dans ce cas, joindre la perfidie à la lâcheté Celui qui se tait et qui paroît s'affliger lorsqu'on déchire son ami, fait un aveu tacite, mais formel, des torts qu'on lui impute. Si l'on attaque ses amis par le ridicule et par la plaisanterie, Melcour prétend que tout ce qui ne porte nulle atteinte à l'honneur, ne sauroit blesser; cependant, pour la forme, il commence par repousser doucement les traits piquans de la moquerie, bientôt il sourit (comme involontairement et malgré lui), enfin il s'anime par degrés, les rires le gagnent, ... l'amour-propre le lui pardonne, on n'accuse point son cœur, on croit avoir séduit son esprit par des saillies ingénieuses, on ne dit point que Melcour est perfide et lâche, on s'écrie: Qu'il est gai! qu'il est aimable! .... Melcour peut répandre en passant de l'agrément dans un cercle étendu, mais il semera toujours la division dans une société intime, el par conséquent peu nombreuse. Il ne fera jamais de ces noirceurs maladroites qui se découvrent toujours; mais si deux amis l'admettent en tiers entre eux, au bout de peu de temps ils se trouveront refroidis l'un pour l'autre; et sans pouvoir s'en rendre raison, sans en connoître le motif et la cause. Par l'art magique de la tracasserie, Melcour produira, imperceptiblement et par degrés, ce grand changement, tantôt sans dessein et par des indiscrétions dangereuses, tantôt avec le projet de flatter et de plaire. Par de petits rapports infidèles, quelquefois par un geste, un regard, un sourire, toujours sans se compromettre, sans que les amis puissent citer ou découvrir de lui un mensonge absolu, une calomnie positive, Melcour, par des manières insinuantes, par une obligeance excessive, saura se rendre agréable, et en quelque sorte nécessaire à tous deux; il deviendra leur confident, jouera le rôle de médiateur dans les petites querelles; mais les nuages se multiplieront, les raccommodemens seront chaque jour moins tendres, ils finiront par n'être pas sincères, l'aigreur, le dépit le mécontentement succéderont à l'inclination et à la confiance, et les amis se trouveront brouillés, sans savoir comment et pourquoi ils ont cessé de s'aimer, et peut-être sans en accuser Melcour, qui restera l'ami de l'un et de l'autre en donnant tort séparément à tous les deux. Voulez-vous savoir le jugement que les gens du monde portent d'un tel personnage? Le voici: Melcour est étourdi, indiscret, léger, mais il est rempli de franchise, le fond de son cœur est excellent, et il est incapable de faire une méchanceté.

Quand on réfléchit aux jugemens des gens du monde, il est impossible d'attacher du prix à ses éloges.

J'ai répondu longuement à toutes vos questions, et cependant j'ai l'espérance d'aller vous faire une petite visite dans quinze jours ou trois semaines.

Adieu, mon ami; je ne vous parle point du plaisir que j'aurai à vous revoir, vous connoissez mes sentimens, ils sont invariables.

LETTRE XXX.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

De Dijon, le 12 octobre.

Bel ***, qui arrive de Paris, nous a conté d'étranges choses de votre frère. Comme je le savois très-bien, ce ne sont nullement des affaires qui le retiennent à Paris, mais c'est une autre sirène qui l'enchaîne.

Le grand Albert est éperdument amoureux d'une chanteuse de la comédie italienne, et il s'est battu avec un danseur de l'opéra, qui est son rival. Vous pouvez compter sur la vérité de ce récit, il est parfaitement exact. Voilà donc les fruits de cette belle éducation si vantée!..... Il faut convenir que cet incident dépare un peu le beau roman des amours d'Albert et de Pauline , car il n'est rien moins qu'héroïque . Il est bien heureux que votre belle-sœur soit partie d'ici avant l'arrivée de Bel***; car tout le monde parlant de cette histoire, il auroit été presque impossible de la lui cacher. Elle a laissé peu de regrets dans cette ville, elle y a aussi peu réussi que Mme d'Orgeval y est aimée. On lui a trouvé une froideur qui alloit jusqu'à l'impolitesse; elle n'a rendu aucune visite, disant qu'elle consacroit tout son temps à la sublime comtesse . Elle étoit moins farouche et plus accueillante pour le duc de Rosmond. Tout ceci finira mal, du moins je le crains.

Je retourne à Autun sous peu de jours. J'y passerai tout l'hiver. J'ai mené, depuis huit mois, une vie si ambulante, que j'ai grand besoin de repos.

Adieu, mon cher; écrivez-moi quelquefois, mandez-moi les nouvelles de votre voisinage; vous avez une manière de conter très-naturelle et très-piquante, et soit dit sans vous flatter, j'aime infiniment mieux votre genre d'esprit que celui de votre frère, qui n'a que du clinquant et des phrases. Quant au caractère et à la conduite, je crois que Mme d'Orgeval sera aussi de mon avis, et qu'elle trouve qu'il est fort heureux d'être la femme d'un homme qui n'a rien de romanesque , mais qui est honnête, aimable et fidèle.

LETTRE XXXI.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

De Gilly, le 15 novembre.

En bien, mon cher chevalier, la sirène de Paris l'emporte tout-à-fait sur celle d'Erneville; le grand Albert demande encore un répit , il a déclaré que ses affaires ne seroient terminées qu'au mois de mars. Cette nouvelle n'est arrivée qu'hier. J'ignore l'effet qu'elle a produit sur Pauline.

Connoissez-vous un vicomte de St. Méran, l'ami intime de du Resnel. Ce personnage, qui tranche aussi du philosophe et qui fait le beau parleur, est à Gilly depuis huit jours C'est un grand flandrin langoureux, qui moralise à outrance, et qui me paroît furieusement ennuyeux. Du Resnel donna samedi dernier un gala splendide; Pauline v vint, et trouvant là un Parisien et un courtisan, elle futtrès-aimable. Le vicomte étoit enchanté d'elle; et moi, dans mon coin, avec mon air de bonhomie, j'examinois tout le manége et je comptois les œil-lades . Il y en eut un bon nombre, je vous assure. Mais le diable m'emporte si du Resnel n'est pas amoureux, comme un fou et comme un sot, de Pauline! Je crois que la Vordac est dans la confidence, car j'ai surpris plusieurs petits mots. Tout ceci devient curieux pour les observateurs et les gens qui ont un peu de tact.

Nous chasserons le sanglier tout l'hiver. Du Resnel a fait percer des routes dans la forêt, ce qui rendra la chasse beaucoup plus agréable. J'ai troqué mon beau cheval borgne contre un bidet alezan de cinq ans, qui vaut bien trente louis. Je n'ai pas fait là un marché de nigaud.

Le bon homme Dupui tousse toujours et baisse beaucoup.

Le vieux Vordac ira aux eaux de Vichi ce printemps. Le whisk va comme de coutume; Vordac tempête, du Resnel et Denise renoncent, et je gagne toutes les parties.

Adieu, mon cher chevalier; mes complimens à nos amis.

LETTRE XXXII.

De Mlle Jacinthe, femme de chambre de la marquise, à M. Le Maire, valet de chambre du marquis.

D'Erneville, le 2 février.

Mon pety bonamy.

Nous ne pouvont plus y tenire, madame et moi, c'est affreux comme le tan nous dure. madame pleure souvent en cachette. elle est bien fâché que M. le marquis ne veuille pas que nous alions le rejoindre. et moy j'auroit tan d'envy de faire un voyaje à Paris, et surtou pour te revoire. je ne doute pas de ta fidélité, mais pas moins l'absence est toujours bien tourmentante. je te dirés que queqfois madame est tantée d'aller à Paris sans permission, d'autan que M. le marquis ne l'a pas positiveman défandut, et qu'il dit seulement que come il espair de jour en jour revenire, il vaux mieux qu'elle attande. mais aveque tout ça nous somes lasses d'attandre depuis un an; et si tu veut me segonder il n'y a rien de plus aisé que de faire partire madame. tu n'a qu'at m'écrire une laitre que je puise lui montré, dans laquel tu dira que M. le marquis restera peutaitre encor un an à Paris, que ça lui done bien du chagrain, mais qu'il n'ause fair venire madame dans la crainte que ça ne fâche madame la comtesse. mande moi ça et tu veira. quan nous seron à Paris y faudra bien que M. le marqui nous reçoive. quan panse tu? adieu mou bonamy, tu n'a que faire d'aitre jalou, je t'assure que je n'écoute ni la France, ni la Pière, ni même le cuisinier. La grande Goton se mary à pâque. Françoise a ut une foiblesse. quan madame lui a demandé quel étoit le père de l'anfan, elle a répondu qu'elle ne le savoit pas positivemen. madame la renvaira, mais elle lui fera faire ses couches et se chargera de l'anfan.

Le vieux Laurence est plus chicaneur et plus grognon que jamais, et Mlle du Rocher toujours aussi impertinante. Adieu mon pety bonamy, répon-moi bien vite. je suis ta fidèle bonamy.

Jacinthe .

LETTRE XXXIII.

Réponse de Le Maire.

Paris, le 10 février.

Ma bonne amy, J'approuve ton hidée et je t'envoyx la laite que tu montrerat à madame. tu verat que j'y parle côme tu me le conseille. Mais pour ce qui est de la mélancholy de monsieur je ne ment pas, car je te répont qu'il est diablement triste. ne pert pas un moment, la chause praisse. décide madame. ne lanterne pas. si tu te conduit aveque espry le suquecet est certin.

Adieu, ma bonne amye. ton dévoué

Le Maire .

LETTRE

Du même, renfermée dans la précédente, et écrite pour être montrée à la marquise.

MADEMOISELLE,

Vous me demandé quan nous retourneront au peys, et je vous répondré qu'il n'y a que la divine Providance qui le sache. mais je croit que ce ne serat que dans un an. M. le marquis est desollé de ne pas voire madame. y ne dore, n'y ne mange, et il est si mégrit qu'il faut refair tous ses gillets. y me dit souvant qu'il est singulié que madame ne viene pas, qu'il n'ause pas la demandé parce que ça feroit de la penne à madame la comtesse. mais au bout du comte madame ne dépan que de monsieur. et si ça dure monsieur tombera malade, en attendan il est jaune comme un coin.

Je vous pry mademoiselle de faire mes complimens à la France et de me garder une place dans votre souvenir, avec lequel j'ai l'honneur d'ête, Mademoiselle, Votre serviteur,

Le Maire .

P. S. M. le marquis change de logeman. si par hasard madame se décidais à venire il faudrais qu'elle se rendîte à Paris à l'hotelle des Prouvaires, rue des Prouvaires.

LETTRE XXXIV.

Réponse de Jacinthe.

Le 15 février.

MON BONAMY, Je ne me sant pas de joy. nous parton demain. madame en fait un segret à tout le monde. elle laisse ici Mlle du Rocher avec le petit Morice, parce qu'elle conpte n'être que 15 jours dan son voyage. elle ne veux que voir et embrâser monsieur. elle écri à sa mère, car nous ne passeron pas par Dijon. Mlle du Rocher sera bien furrieuse de n'avoire pas été dans la confidance. la post part c'est pourquoit je t'écrit, mais pas moins j'espaire que nous arriveron avan cette laitre. adieux mon bonamy.

LETTRE XXXV.

De Mlle Du Rocher à Mme d'Orgeval.

D'Erneville, le 16 février.

Madame,

Vous serez bien surprise en apprenant que Mme la marquise est partie ce matin pour Paris, n'emmenant avec elle que la France et Mlle Jacinthe. Elle a laissé deux lettres, l'une pour M sa mère, l'autre pour Mme la baronne de Vordac, et elle m'a chargée de vous informer de son départ. Dieu veuille que ce ne soit pas un coup de tête! Je me tais, mais j'avoue que je suis très-peinée. Mme la marquise m'a fait l'honneur de me dire qu'elle sera de retour sur la fin de mars; elle n'a emporté qu'une petite malle.

Je ne m'ingère pas à donner des conseils, cependant je crois que mes avis vaudroient bien ceux de Mlle Jacinthe. Je n'en dis pas davantage.... Je suis avec respect,

Madame,

Votre très-humble servante,

Rosalie du Rocher .

LETTRE XXXVI.

De la marquise à la baronne de Vordac.

Paris, le 20 février.

Je suis arrivée hier au soir ici, chère amie. D'après le billet de Le Maire, dont je vous ai parlé, je comptois y trouver Albert à l'hôtel des Prouvaires: mais imaginez qu'il est parti avant-hier avec un de ses amis pour aller passer huit jours dans une terre à trente-six lieues de Paris. Comme c'est chez un homme que je ne connois pas du tout, je ne puis y aller; mais je l'attendrai dans cette auberge. Je lui avois écrit deux mots en partant d'Erneville, pour lui annoncer mon arrivée. Jacinthe a mis elle-même la lettre à la poste; mais il n'a pu la recevoir avant son départ. Il a laissé Le Maire ici pour y faire son déménagement en son absence; car il a quitté son logement de la rue Traversière, pour venir s'établir dans l'auberge où je suis. L'appartement que j'occupe est le sien, qu'il n'a point encore habité, mais qui est retenu en son nom, de sorte que j'ai trouvé Le Maire qui m'a donné tous ces détails. J'ai écrit aujourd'hui une longue lettre, dont j'ai chargé Le Maire, et Albert la recevra demain. Jugez combien ces trois ou quatre jours d'attente vont me paroître longs!... Pendant tout ce temps je ne sortirai pas une seule fois. Pauvre Albert! je le trouverai changé, maigri; combien cela me fera de peine!... Moi-même je ne me porte pas bien depuis deux jours; j'ai eu de la fièvre cette nuit, ce que j'attribue à la fatigue du voyage et à l'extrême agitation que j'éprouve. Il est dix heures du soir, je vais me coucher. Je soigne ma santé, je ne veux pas qu'Albert me trouve mauvais visage.

Adieu, ma chère amie; je vous récrirai aussitôt que je l'aurai vu.

LETTRE XXXVII.

De la même à la même.

De l'aris, le 25 février.

Il n'est pas encore arrivé, chère amie! et les quatre jours sont écoulés, et point de nouvelles! J'ai fait partir aujourd'hui Le Maire avec une seconde lettre. Que signifient ce retard et ce silence? Bon Dien! seroit-il tombé malade?... ou bien, en revenant ici, sa voiture auroit-elle cassé? Les chemins, sont, dit-on, si mauvais...... Mon inquiétude et mon agitation sont inexprimables .... Je suis depuis cinq jours à Paris, et je n'ai pas encore vu Albert! Je suis bien sûre qu'il me recevra avec autant de joie que de sensibilité; mais il devroit être ici, et l'isolement où je me trouve a quelque chose d'effrayant. Dieu! comme j'étois heureuse en entrant dans Paris, en passant la barrière, en apercevant cette maison!... et comme je suis triste aujourd'hui! Ma santé s'en ressent, je ne dors pas du tout, je suis réellement malade... Quand Le Maire étoit ici, je le questionnois, je parlois de lui; maintenant je suis seule avec Jacinthe, qui se désespère de ne point sortir, qui pleure d'ennui. J'ai moi-même le cœur bien serré. Je crains aussi que ma mère ne désapprouve ce voyage, et qu'elle ne me sache mauvais gré de ne pas l'avoir consultée. J'avoue que je savois bien qu'elle me conseilleroit d'attendre; je ne voulois pas lui désobéir, et je voulois parti!... Albert me désiroit, pouvois-je hésiter?....

Malgré le froid je passe toutes les journées aux fenêtres qui donnent sur la rue, et j'ai des battemens de cœur à me trouver mal, lorsque j'aperçois une voiture avec des chevaux de poste, ou que j'entends claquer un fouet.

Adieu, mon amie; je vous récrirai après-demain, et sûrement alors ce sera à côté d'Albert!....

LETTRE XXXVIII.

De la même à la même.

De Paris, le 28 février.

Grand Dieu, chère amie, quelle aventure romanesque! .... Ah! qu'elle me causeroit de joie, et que je serois heureuse, si mon Albert étoit ici!.... Mais point de nouvelles; inquiète de lui, et cruellement inquiète, je ne jouis de rien. Cependant les pluies continuelles ont causé de telles inondations, que je me flatte que ce retard ne vient que du mauvais état des chemins. Sans cette idée je succomberois à l'excès de mon inquiétude....

Quel événement j'ai à vous conter!... Vous me connoissez; écoutez, vous imaginerez facilement tout ce que j'ai dû ressentir.

Hier je fus si malade que je passai toute la journée au lit; je dormis cinq ou six heures, et me trouvant assez bien le soir, je me levai à neuf heures. Je soupai, ensuite Jacinthe fut se coucher. Je restai seule dans un petit cabinet, et je me mis à lire un volume de Massillon, un de mes auteurs favoris. J'étois assise auprès du feu; je venois de finir le beau discours intitulé, du Zèle contre les scandales ; il étoit minuit, lorsque j'entendis un léger bruit derrière moi. Je me retournai, et je remarquai avec beaucoup de surprise qu'une petite armoire fabriquée dans la boiserie en face de la cheminée, étoit entr'ouverte. Cette armoire dont je n'ai fait aucun usage depuis que je suis ici, a toujours été fermée, et je n'en ai même pas demandé la clef. Ne pouvant concevoir comment elle avoit pu s'ouvrir toute seule, je m'en approchai et je l'ouvris tout-à-fait. Alors je vis que l'intérieur de ce placard n'avoit que deux rayons fort larges; sur l'un étoit une immense corbeille de taffetas bleu, fermée et recouverte de superbes dentelles; sur l'autre paroissoit être une espèce de caisse ou de carton, caché par un grand voile de mousseline brodé en or, et doublé de taffetas, qu'on avoit posé dessus; à côté de ceci se trouvoit dans un coin un pot au lait de vermeil avec une petite tasse de même métal. J'imaginai dans l'instant que ces jolies choses étoient des présens que me destinoit Albert; comme le rayon qui portoit le voile brodé, étoit précisément à la hauteur de ma main, je soulevai le voile. Dans ce moment j'entendis distinctement un soupir et une espèce de gémissement. Je laisse retomber le voile, je m'élance vers la cheminée, je saisis le cordon de sonnette, je sonne, et je tombai presque évanouie dans un fauteuil. Je ne pouvois ni parler ni me mouvoir, mais je conservois toute ma connoissance, et je réfléchissois avec terreur sur le prodige de l'armoire ouverte et sur ce que je venois d'entendre .... Jacinthe arrive, je lui montre l'armoire, c'est tout ce que je puis faire ... Il m'étoit impossible d'articuler un mot. Jacinthe regarde l'armoire, et ne concevant pas que cet aspect brillant pût effrayer, elle s'en approche, lève le voile, et s'écrie: Bon Dieu, Madame, c'est un enfant! .... A ces mots perdant tout mon effroi, je me ranime, je me lève, je cours à l'armoire, et je vois la charmante petite créature. Ah! mon amie, c'est un ange d'une beauté ravissante, et d'une douceur!.... elle ne crie point et elle est jolie!.... Elle étoit dans une barcelonette de taffetas vert, que nous tirâmes de l'armoire pour l'établir auprès de mon lit. Cette chère petite avoit au cou une belle chaîne d'or avec un médaillon entouré de diamans, sur lequel, en lettres d'or sur un fond d'émail bleu, est écrit le nom LÉOCADIE. Sur l'autre côté du médaillon est un R en saphirs sur un fond d'or. Un billet attaché au rideau de la barcelonette, dit que cette petite est née le 22 de ce mois, qu'elle s'appelle Léocadie , qu'on désire qu'elle soit nourrie avec du lait de vache, coupé d'abord avec de l'eau, et légèrement tiède; on ajoute qu'elle a en déjà pris. Ce billet est terminé par les lignes suivantes:

„Une infortunée vous confie ce dépôt si cher; ah! ne trompez point son espérance! Au milieu de la nuit, c'est à genoux près du berceau de son enfant qu'elle vous écrit d'une main tremblante .... O vertueuse et sensible Pauline, je ne suis pas digne de vous intéresser! mais cette innocente créature réclame vos plus tendres soins. La Providence m'en sépare et vous la donne; adoptez-la ..... Je reste seule avec ma douleur; je n'ai plus de destinée, tout est fini pour moi!... Oh! que Léocadie soit heureuse!... je vivrai pour jouir de son bonheur.“

J'arrosai de pleurs ce billet touchant, je me prosternai, et je promis au ciel et du fond de mon âme d'adopter cette enfant! Après avoir fait ce serment, je regardai ma chère Léocadie, je la trouvai mille fois plus belle; elle étoit à moi, c'étoit mon enfant. J'ai donc une fille! Oh! que le ciel me la conserve!.... Tandis que je contemplois Léocadie, Jacinthe examinoit la corbeille remplie d'une layette tout ornée de dentelles magnifiques, et travaillée avec le plus grand soin. Sur une petite bande de papier enveloppant la layette, on lisoit ces mots: Ouvrage de sa malheureuse mère . Enfin on avoit mis du lait dans le pot de vermeil, et il nous futtrès-utile, car Léocadie en but deux fois dans la nuit.

Certainement, me dit Jacinthe, la mère de cette enfant est au moins une princesse , mais comment a-t-on pu ouvrir cette armoire et y mettre tout cela; cette réflexion me rendit tout mon étonnement, car ce fait étoit inexplicable pour nous Le cabinet n'avoit qu'une seule porte donnant dans une chambre dont je n'étois point sortie.... Nous nous épuisâmes en vaines conjectures; enfin je pensai qu'il falloit interroger l'hôtesse. Jacinthe descendit pour l'aller réveiller; il étoit deux heures du matin. L'hôtesse d'assez mauvaise humeur se leva, et vint chez moi; je lui contai tout, elle m'écouta d'un air moqueur qui me déplut extrêmement, et regardant Léocadie qui dormoit: Cette enfant, dit-elle, est belle comme un cœur, c'est tout le portrait de Madame . Cette remarque me fit rire, car je vis alors que cette femme pensoit que j'étois véritablement la mère de cette charmante petite, et qu'apparemment je venois de la mettre au jour. Cette idée étoit trop absurde pour la réfuter sérieusement. Je continuai mes questions, et j'appris enfin que l'armoire merveilleuse, formée non dans un mur, mais dans une cloison, donne de l'autre côté sur le haut d'un petit escalier dérobé, et s'ouvre aussi par derrière. Une jeune dame suédoise, qui a quitté ce logement il y a cinq semaines, après l'avoir habité un an, a fait faire cette armoire pour la commodité de l'appartement qui n'a point d'autre dégagement, et peut-être aussi, ajouta l'hôtesse (qui me paroit une vilaine femme mal pensante), pour favoriser quel-que intrigue .

D'après tout ceci, je vous avoue que je crois que la dame suédoise est la mère de ma Léocadie. Elle aura appris qu'une jeune personne venant de province logeoit dans cet appartement. Elle aura fait des questions sur moi. J'ai beaucoup caressé les petits enfans de l'hôtesse qui viennent tous les jours me voir; cette circonstance lui faisant connoître que j'aime les enfans, l'aura décidée à profiter de la facilité d'exposer, sans être vue, la petite dans l'armoire dont elle seule sait le secret. Cette supposition n'est-elle pas vraisemblable? Mais il est bien étonnant que cette étrangère sache mon nom de baptême. Le Maire apparemment l'aura dit dans l'auberge. Tout cela est bien extraordinaire. Pauvre mère! que je la plains! céder son enfant, donner à une inconnue des droits si chers! ô quel sacrifice affreux! ...... Cette enfant est certainement le fruit d'une erreur?... La malheureuse mère me dit dans son billet qu'elle n'est pas digne de m'intéresser!.... Humilité touchante! Ah! quels égaremens ne sont pas expiés par le malheur et par le repentir! et qui pourroit refuser l'intérêt le plus vif et la plus tendre compassion à l'être infortuné qui gémit de sa foiblesse et qui la croit inexcusable?

Mais concevez-vous mon bonheur, chère amie! Ce présent du ciel, ce don inestimable, j'étois digne de le recevoir; qui pouvoit l'apprécier mieux que moi?..... Ah! Dieu, qu'Albert n'est-il ici!... Quel plaisir j'aurai à lui présenter cette enfant, ce doux trésor d'espérance!.... Cependant point de nouvelles d'Albert! .... S'il n'arrive pas demain, je ne sais en vérité ce que je ferai et ce que je deviendrai! ... Je suis toujours malade, le sang me porte à la tête, je vois à peine ce que j'écris.

Adieu, mon amie; adieu, mon ange; joignez désormais dans vos prières au nom de Maurice celui de Léocadie.

LETTRE XXXIX.

De la même à la même.

De Paris, le 2 mars.

Le Maire est revenu hier au soir, et jugez de ma surprise, chère amie, Albert n'étoit plus à Flavy (cette terre en Picardie). Il est parti pour la Bourgogne, en laissant un billet pour Le Maire, qui lui ordonne de mettre ses malles à la diligence, et d'aller le rejoindre à Erneville , où il ne se rend cependant pas directement, mais où il sera dans quinze jours, ce qui fait que moi-même je ne voyagerai qu'à petites journées, parce qu'en partant demain j'arriverai toujours avant lui, et de cette manière je ne me fatiguerai point. Ma santé est si dérangée, que j'ai grand besoin de ménagemens. Sans ma charmante Léocadie, je me repentirois à présent d'avoir fait ce voyage; mais c'est le ciel qui m'a conduite ici pour y recevoir ce cher petit ange. Au reste, Albert n'est point malade; ses affaires sont terminées: nous allons être réunis; je vais revoir mon petit Maurice et mon Albert, et j'ai la plus jolie petite fille du monde. Je suis une heureuse créature! J'ai conservé la lettre de la mère inconnue , je l'ai mise dans la corbeille avec le beau voile brodé d'or, la chaîne d'or, le médaillon et quelques pièces choisies de la layette faite par des mains maternelles. Je donnerai un jour toutes ces choses à Léocadie; elle ne recevra jamais de présent plus touchant et plus précieux. Cette enfant est véritablement angélique par sa douceur et par sa beauté surprenante. Elle est très-forte et se porte à merveille. Je l'aime déjà passionnément. J'avoue que les circonstances romanesques de celle aventure contribuent à m'y attacher. Je suis si touchée de la préférence que m'a donnée sa mère: la lettre qu'elle m'écrit, est si intéressante! ... Que je voudrois donc la connoître cette mère infortunée; que je l'aimerois!.... J'ai pourtant une inquiétude: si un jour elle me reprenoit cette enfant!... Cette crainte me troublera souvent.

Le Maire a été bien surpris de me retrouver avec une petite-fille. Une chose très-singulière, c'est qu'il m'a protesté que l'hôtesse a menti en me disant qu'elle l'avoit prévenu sur l'armoire; il lui en demanda la clef, et elle répondit qu'elle l'avoit égarée et qu'elle en feroit faire une autre. Ceci semble prouver que l'hôtesse est dans la confidence de l'exposition de l'enfant, et voilà pourquoi elle ne fut point du tout étonnée, quand je lui contai toute cette histoire. Alors il me paroît certain que la dame suédoise est mère de l'enfant. Je sais son nom, mais je ne le dirai jamais. Je vous prie même de ne point parler de mes soupçons à cet égard.

Adieu, chère amie; je vais consacrer tou-te cette journée au repos, et demain matin je partirai avec le jour.

LETTRE XL.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

Le 12 mars.

Revenez donc, mon cher; il se passe ici d'étranges choses, mais infiniment moins étonnantes pour vous et pour moi que pour beaucoup d'autres.

Votre frère arriva le 9, n'ayant point passé par Dijon, ne sachant pas un mot du départ de la marquise, qu'il n'a ni vue ni rencontrée , et qui ne lui avoit point écrit.

Jugez de sa surprise, en apprenant qu'elle étoit partie le 16 février pour Paris!.... Il questionna Mlle du Rocher qui répondit avec consternation, qu'elle n'étoit pas dans la confidence. Il vint chez M. Dupui, espérant vous y trouver. J'y étois arrivé la veille; je lui parlai, il étoit fort changé et fort agité; il ne put rien tirer de moi ni de Mme d'Orgeval. Il fut chez le baron, et il y apprit que la vertueuse Pauline , au lieu de se rendre à Paris, dans la rue Traversière, chez son mari, avoit jugé à propos de loger à l'hôtel des Prouvaires, et que là, très-incognito, et se tenant fort cachée, elle avoit trouvé au bout de quelques jours, dans un tiroir de commode , une très-jolie fille, nouvellement née, ce qui lui avoit causé une espèce de révolution qui l'obligea de rester huit ou neuf jours au lit; qu'ensuite elle s'étoit mise en route avec le charmant maillot pour venir rejoindre le bien-aimé ; mais qu'étant partie un peu trop tôt, le mouvement de la voiture avoit occasionné une maladie de femme , qui exige du repos, et qu'elle s'étoit arrêtée quelques jours dans un village. Dans tout ceci vous devinez facilement l'histoire véritable; mais est-il rien de plus absurde que la fable qui la déguise? Croiriez-vous que la spirituelle Pauline a conté dans trois ou quatre lettres ce joli roman à Mme de Vordac? Cette dernière en a si bien senti l'extravagance, qu'elle n'en avoit parlé à personne, pas même à son mari; mais, enfin, le marquis l'interrogeant en présence du baron, il a bien fallu montrer toutes ces lettres. A cette lecture, Albert a pâli et rougi; le baron s'est indigné, la baronne a pleuré. Le baron a déclaré son opinion sur la candide Pauline en termes très-énergiques; l'orgueilleux Albert, malgré sa conviction secrète, s'est fâché; il a soutenu que sa femme est innocente . Le baron irrité de sa hauteur et de sa sottise, a conté que le duc de Rosmond déguisé avoit passé quinze jours à l' hermitage , Albert a donné un démenti . Le baron furieux s'est emporté et a défendu à sa femme de revoir Pauline, et les deux voisins se sont séparés brouillés irréconciliablement. Nous avons su tout cela ce soir par le baron lui-même que j'ai été voir.

Enfin, l' innocente Pauline arriva hier, en tenant dans ses bras l'enfant trouvé .

Tranquille dans le crime et fausse avec douceur.

En descendant de voiture, elle appeloit à grands cris le bien-aimé . La du Rocher parut, et d'un air solennel lui dit que M. le marquis l'attendoit dans son cabinet. Alors pourtant elle se troubla et devint si tremblante, qu'on fut obligé de la soutenir. A la porte du cabinet elle donna l'enfant à sa confidente Jacinthe; elle entra seule, la porte se referma; mais au bout de quelques minutes le marquis, d'un air égaré, sort du cabinet, appelle les femmes et du secours. Pauline étoit évanouie!...

Mme d'Orgeval, quoique justement indignée, a cru devoir aller à Erneville ce matin: elle n'y a fait qu'une courte visite. Elle a su ces détails par la du Rocher qui, suivant la coutume des vieilles prudes, ne montre son opinion que par des soupirs et des élancemens d'yeux vers le ciel .

Mme d'Orgeval n'a point vu le marquis; il est renfermé dans son cabinet, et n'en sort point. Pauline, couchée sur une chaise longue, a reçu sa belle-sœur, qui nous a dit qu'elle l'avoit trouvée si pâle , si maigrie, si abattue, qu'elle lui avoit fait pitié.

Eh bien, mon ami, nous savons à présent pourquoi Pauline ne vouloit ni danser ni monter à cheval! ... Rappelez-vous les époques; le calcul est facile à faire.... C'est précisément neuf mois après la visite du duc de Rosmond que la petite fille se trouve par hasard dans un tiroir.... Comment finira tout ceci? Votre frere aura-t-il la lâcheté de pardonner et de garder cette enfant?.... Quel scandale pour la province! quel déshonneur pour votre famille! Voici le moment de lui dessiller les yeux et de lui parler avec force. Nous sommes tous d'avis que vous devez revenir sans délai, afin de lui donner les conseils dont il a besoin.

Mme d'Orgeval, à laquelle je viens de montrer cette lettre, veut que je rectifie une inexactitude. Elle dit que l'enfant n'étoit pas dans une commode, mais qu'elle a été trouvée dans une armoire qu'elle a fait ouvrir en se retournant au milieu de la nuit. Ceci n'est-il pas beaucoup plus vraisemblable?

LETTRE XLI.

De la baronne de Vordac à la marquise.

Le 12 mars.

O ma malheureuse et toujours chère amie!

Que dois-je, que puis-je penser, quand tout vous condamne, quand tout semble vous accuser? Mon cœur en vain est incrédule, ma raison le dément!.... Tant de circonstances réunies déposent contre vous; cependant il m'est impossible de vous croire coupable ... Mais comment vous défendre! M. du Resnel lui-même est ébranlé.... j'ai vu couler ses larmes.... Oh! qui ne pleureroit sur la perte d'une telle réputation, à moins d'avoir le cœur inhumain des envieux!... Je serois près de vous, je serois dans vos bras, sans l'autorité qui me retient et qui m'enchaîne. Mais je la ferai révoquer cette défense cruelle! Oui, je l'espère, avec le secours de M. du Resnel. Quel ami sensible et vertueux!.... Je ne puis vous écrire qu'en secret; il se charge de nos lettres. O mon infortunée Pauline! tu me seras toujours chère, mon cœur ne changera jamais pour toi. Soigne ta santé. M. du Resnel verra Albert; tout peut s'éclaircir ou s'oublier. Conservons l'espérance, et compte du moins sur une amitié qui ne se démentira jamais.

LETTRE XLII.

Réponse de la marquise.

Le 12 mars.

D'espérance? je n'en ai point! Il m'accuse ! et vous me soupçonnez !.... Cessez de m'écrire, obéissez aux ordres qu'on vous donne. Je comptois sur l'estime et sur la tendresse; je ne veux point de la seule pitié. Adieu, ne pleurez pas la perte de ma réputation; c'est de toutes les illusions de la vie celle que je regrette le moins, et que je méprise le plus!

LETTRE XLIII.

De la même au marquis.

Le 13 mars.

Réunis sous le même toit, nous sommes donc réduits à nous écrire!...

Est-ce vous, Albert, qui m'avez écrit cette longue lettre dont chaque mot est un outrage!.... Est-ce vous qui me demandez de me justifier, s'il est possible ? et de quel soupçon? D'un adultère, et de l'hypocrisie et de la perfidie les plus réfléchies et les plus soutenues!.... Vous avez lu mes dernières lettres à Mme de Vordac: je n'ai rien de plus à vous dire.

Vous m'apprenez que vous n'avez pas reçu la lettre que je vous écrivis en partant, que vous n'avez point changé de logement, qu'au lieu d'avoir été à Flavy, en Picardie, vous étiez à la campagne près de Paris, que vous en revintes pour reprendre vos malles et votre voiture, qu'alors Le Maire vous demanda son congé, et que vous le laissâtes à Paris. Eh bien, je vois, d'après ce récit, que Le Maire est un imposteur, qu'on a suborné pour me tromper. Hélas! rien n'étoit plus facile! N'ai-je pas cru, jusqu'à ce jour, que votre tendresse égaloit la mienne?.... vous ai-je soupçonné lorsqu'au lieu de revenir au bout de six semaines, vous avez passé quatorze mois à Paris!.... et lorsqu'on assuroit que les affaires dont vous étiez chargé pouvoient se terminer en quinze jours! Toutes les apparences , dit-on, sont contre moi. Mon caractère, mes sentimens, ma vie entière, sont donc comptés pour rien?....

Vous êtes magistrat, répondez-moi, oseriez-vous, sur les plus fortes apparences, condamner le dernier des humains? Non, sans doute; et vous condamnez ainsi votre femme, votre amie, votre sœur!.... Plus rigoureux pour elle que ne seroit la loi, vous la flétrissez avant même de l'avoir entendue!....

J'arrivai ici avec toute la sérénité de l'innocence; mais il est vrai qu'en ne vous voyant point accourir, un pressentiment affreux m'annonça mon sort. Il est vrai que je parus tremblante devant vous; je vis dans vos regards et dans votre maintien une expression sinistre qui me glaça; je vous cherchai sans vous reconnoître; je sentis que tous les liens de la sympathie qui nous unissoit étoient rompus sans retour, et je m'évanouis ..... Vous m'en faites un crime, vous avez raison. Cet évanouissement ne fut point un aveu involontaire ; .... mais j'aurois dû mourir dans cet instant où j'ai perdu toutes les erreurs qui mattachoient à la vie!....

Vous me demandez comment je pourrai me justifier de vous avoir caché, ainsi qu'à ma mère, les entreprises secrètes et les déguisemens du duc de Rosmond, et d'avoir défendu à l'hermite d'en parler. J'écrivis dans le temps ces détails à Mme de Vordac. Je lui ai fait demander ces lettres, et je vous les envoie.

Vous m'assurez que votre reconnoissance, votre attachement pour ma mère, et votre amitié pour moi, que rien ne peut détruire , vous font repousser toute idée de séparation. Mais vous me demandez un aveu sincère , afin de pouvoir du moins conserver pour moi l'estime et la tendresse fraternelles , auxquelles vous ne pourriez renoncer sans désespoir .

Est-ce un piége que vous me tendez, Albert! Joignez-vous la fausseté à l'injustice?

Quand vous ne seriez que mon frère, pourriez-vous m'aimer et me conserver de l'estime , si j'étois coupable comme vous le supposez!.... Je le sais, une âme faite pour la vertu peut s'égarer; cependant il est des circonstances qui non-seulement aggravent les fautes, mais qui les rendent atroces; et tel est l'aveu que vous attendez de ma candeur et de ma franchise naturelles . Moi! couvrir une foiblesse du voile de la bienfaisance! cacher un crime sous l'apparence de la vertu! joindre à un égarement si coupable le mensonge le plus audacieux et l'hypocrisie la plus effrontée! présenter à un époux le fruit d'un adultère, lui proposer de l'adopter, et avoir tramé et combiné durant un an ce tissu de perfidies et d'impostures! Voilà de quoi vous me croyez capable, et ce que vous me proposez d'avouer! En renonçant à l'équité, en devenant ingrat, vous avez tout perdu, oui tout , jusqu'aux lumières de votre esprit. Pouvez-vous penser que si j'eusse fait toutes ces horreurs, j'aurois la stupidité d'en convenir et d'en espérer le pardon?.... Ah! lorsqu'on s'est engagé avec réflexion dans une route semblable, on s'y fixe sans remords; et si l'on pouvoit rougir encore, ce reste de pudeur, loin d'engager à se dénoncer soi-même, ne produiroit que de nouveaux artifices, afin de cacher des crimes inexcusables.

Vous exigez (pour mon honneur, dites-vous) le sacrifice de cette enfant que m'a donnée la Providence; vous promettez de lui assurer un sort, mais vous voulez que je m'en sépare, qu'elle soit élevée loin de mes veux .... Vous m'avez toujours vue timide et soumise, respecter toutes vos volontés; je vous craignois autant que je vous aimois, mais cette crainte n'avoit rien de servile, elle venoit de l'amour, de la reconnoissance et de l'admiration; elle ressembloit à celle qu'inspire la divinité: le culte est détruit, je ne suis plus liée que par le devoir, et le devoir le plus austère a des bornes. Je ne me suis jamais permis de réfléchir sur vos décisions; que m'importoit de les juger? Eussent-elles été bizarres, j'aurois trouvé du plaisir à les suivre!....

Je dois toujours vous obéir, mais j'userai du droit de représentation; ma raison, désormais, pesera tous vos ordres, et lorsqu'ils me paroîtront tyranniques, j'oserai m'en plaindre à vous-même.

Comme je suis incapable d'éprouver une crainte basse et honteuse, au risque de vous confirmer dans vos soupçons outrageans, je vous dirai sans détour que j'aime déjà passionnément l'enfant que vous voulez m'ôter. Si votre dessein est de mettre le comble à ma douleur et de me ravir toute consolation, je n'ai plus rien à dire, et j'obéirai; mais si vous ne me demandez ce sacrifice que pour ma réputation , daignez considérer qu'il est absolument inutile; l'éclat est fait, et la séparation que vous exigez prouveroit seulement que vous ajoutez foi à la calomnie. Par respect pour votre mère adoptive, ne déshonorez pas vous-même sa fille et votre sœur! Ma félicité dépendoit de vos seuls sentimens, et mon honneur ne dépend encore que de l'opinion que vous montrerez publiquement. Hélas! que m'importe que ma réputation soit flétrie à tous les yeux, quand vous me méprisez! Ah! cruel! quel cœur vous avez déchiré, quel bonheur vous avez détruit!.... Albert ne voit plus dans Pauline qu'une femme perfide, qu'un monstre d'hypocrisie!.... Comment puis-je supporter, sans mourir, cette horrible révolution!.... L'indignation m'a soutenue, un trop juste ressentiment a dû dans ces premiers momens, étouffer ma sensibilité... mais, grand Dieu! qui pourroit l'anéantir!.... O toi qui faisois toute ma gloire, peux-tu me soupçonner sans t'abaisser!... Ah! malheureux, qu'as tu fait?.... Quand tes yeux s'ouvriroient, quand tu reconnoîtrois Pauline, tu ne la retrouverois plus? Mon âme fut tellement unie à la tienne, que tu ne pouvois changer, sans bouleverser mon existence. Tu n'es plus Albert, et je ne suis plus Pauline! Mais il te reste un caractère, et moi il ne me reste qu'un étonnement stupide et ma profonde douleur. Je ne suis plus rien. J'adoptois toutes tes opinions; mes goûts étoient les tiens; je ne jugeois que par tes veux; cette sympathie détruite, je ne trouve plus en moi qu'une effrayante nullité; en séparant ton cœur du mien, tu m'enlèves toutes les facultés que je tenois de toi; tu m'anéantis! ... Hélas! que dis-je!... ah! pour mon malheur éternel, il me reste un cœur sensible profondément blessé, et des souvenirs désespérans!.... Oh! quel sentiment pourra me tenir lieu de celui que j'avois pour toi!.... De quel être pourrai-je dire: il me connoît mieux que je ne me connois moi-même; lui seul m'inspire et me devine; lui seul ne peut ni douter de moi, ni me soupçonner!.... Sécurité si chère! confiance sublime et délicieuse, le plus grand charme de la sainte amitié, vous m'êtes donc ravies pour jamais!.... Est-il possible, Albert, je ne penserai plus à toi qu'en gémissant? ma tendresse pour toi ne sera plus que des regrets? je ne t'ouvrirai plus mon cœur, tu n'y sauras plus lire?.... toujours près de toi, toujours sous tes yeux, je serai seule!.... J'ai perdu mon frère et mon ami; je n'ai plus qu'un maître défiant, un maître ingrat et barbare! Je puis te pardonner, je te chérirai toujours.... mais mon âme est flétrie; ton injustice, malgré mon innocence, me dégrade à mes propres veux!.... Dépouillée de ton estime et de ta confiance, de quoi puis-je désormais m'enorgueillir? Et le témoignage de ma conscience suffira-t-il à mon bonheur, quand je serai privée de ton approbation? Hélas! je l'ignore! Jusqu'ici je fus innocente, et non vertueuse! jusqu'ici je n'ai rien fait que pour toi!.... Sans doute la vertu peut seule remplacer le sentiment que tu m'arraches; je l'adorois en toi et pour toi, maintenant je dois donc l'aimer uniquement pour ellemême!.... Le ciel est juste, tu connoîtras un jour ton erreur, qu'y gagnerai-je? de te voir rougir Ah! sera-ce un triomphe pour celle qui mit tout son bonheur à t'admirer, et tout son orgueil à te croire incapable d'une injustice?... C'en est fait, notre félicité s'est évanouie comme un songe!... Tu ne seras plus heureux!... Oh! puis-je avoir l'espérance de me consoler!....

LETTRE XLIV.

Réponse du marquis.

Le 12 mars.

En bien! je te crois. J'ai lu les lettres écrites à Mme de Vordac, elles expliquent tout; mais la tienne suffisoit. Je te crois comme si Dieu lui-même m'eût parlé. Pauline, en est-il temps? pourras-tu me pardonner et m'aimer encore?

Je ne chercherai mon excuse que dans ton cœur et dans ta générosité, et non dans ce concours inoui de circonstances qui pouvoient abuser tout autre que moi. Je ne te répéterai point tout ce qu'on m'a dit; je ne veux que me justifier près de toi des torts que je n'ai pas et que tu m'imputes. Oui, je l'avoue, j'ai soupçonné Pauline d'une foiblesse, mais je n'ai jamais cru qu'elle fût devenue un monstre d'hypocrisie et d'imposture . J'ai pensé qu'elle ne recouroit à de tels artifices, que par sentiment pour une mère qu'elle révère et qu'elle adore. En effet, si l'homme le plus fourbe, mais le plus séduisant, eût eu le pouvoir d'égarer un moment ta raison, réponds-moi, Pauline, aurois-tu fait cet aveu à ta mère? Non, car c'eût été lui plonger un poignard dans le sein; c'eût été lui ravir le fruit et la récompense de quinze années de soins, de dévouement sans bornes; c'eût été lui enlever sans retour son bonheur et sa gloire, le charme de ses souvenirs, la douceur de ses espérances et la consolation de sa vieillesse. Avec elle, un tel secret ne pouvoit que s'échapper de ton cœur, et non se confier; tu devois même former le projet de le lui cacher à jamais, et alors tous les stratagèmes inventés pour couvrir ta faute n'eussent été que les ménagemens ingénieux de la tendresse filiale. Enfin, si Pauline avoit un amant, elle seroit coupable aux yeux de la religion et de la morale, mais sans être infidèle et parjure; et, dans ce cas, j'eusse été certain encore qu'elle eût mille fois moins aimé son amant que son frère et son ami . Oui, le sentiment touchant et inaltérable que tu as pour moi, vaut mieux que l'amour, mais ce n'est point de l'amour! Tu n'as jamais eu de passion pour moi, et tu n'as même pas l'idée de l'empire funeste des passions!... Tu me vantes ta sécurité sur mes sentimens; elle honore ton ami, mais un amant s'en offenseroit. L'amour qui commande impérieusement le sacrifice des devoirs, n'attend rien de l'estime, il ne compte que sur lui-même; et s'il ne voit pas l'enthousiasme, il s'alarme et doute de tout.

Ainsi j'ai donc pu te soupçonner un instant sans calomnier ton cœur; je t'ai cru moins parfaite sans accuser tes sentimens, que rien, je le sais, ne pourroit changer. En cessant d'être la plus pure de toutes les femmes, tu serois encore Pauline pour Albert; tu serois toujours la plus tendre des amies et des sœurs. Ces liens formés dès notre enfance sont moins sacrés que ceux de l'hymen, mais sont plus solides: nulle erreur, nulle foiblesse humaine ne peut les rompre ou les dénouer! Souviens-toi, Pauline, que, lorsque l'orgueil de la naissance fit tout à coup hésiter ton père à consentir à notre union, ton premier mouvement fut de me dire: Du moins tu seras toujours mon frère! .... et moi, quand je t'ai crue coupable, je me suis dit aussi: Du moins elle sera toujours ma sœur! .... Reprends donc ta douce sérénité; garde ta Léocadie ! Si nos lois le permettoient, je l'adopterois juridiquement sans balancer, j'aimerois à braver pour toi l'opinion publique; car il ne faut point nous flatter, ta réputation est perdue sans retour. Le monde ne juge et ne peut juger que sur les apparences, et elles sont toutes contre toi. La perte de ta gloire, sans doute, m'enlève toute la mienne: eh bien! nous nous suffirons à nous-mêmes; il me semble que tu m'en appartiendras davantage; que tu seras plus à moi. Seul je te connoîtrai, seul je te rendrai justice; tu ne trouveras qu'en moi l'estime qui t'est due; ton cœur est fait pour s'en contenter, et le mien sera satisfait.

Ecris-moi que tu me pardonnes, écris-moi, Pauline!... Puis-je m'offrir à tes regards, si tu ne me rappelles!... Ah! Pauline, pouvons-nous vivre sans nous aimer! et quel crime pourroit n'être pas réparé par une tendresse telle que la nôtre!

LETTRE XLV.

De la marquise à sa mère.

D'Erneville, le 15 mars.

O cœur d'une mère! vrai chef-d'œuvre d'amour!... Vous seule, mon unique amie, n'avez pu me soupçonner un moment! Vous seule avez dit de premier mouvement: Pauline est innocente et pure ; et je n'ai eu de torts qu'avec vous! Je partis sans vous le dire, sans vous consulter! Il est vrai que je me croyois désirée par Albert, et que je n'attachois aucune importance à un voyage de quinze jours... J'ai montré votre lettre à Albert, en lui disant: Tenez, Albert, voilà comme on aime! Il a lu avec attendrissement, et il m'a rendu avec embarras ce touchant écrit. Je vous envoie une copie de la lettre qu'il m'écrivit le 12 mars, et dans laquelle il reconnoît son affreuse erreur! Vous trouverez, comme moi, chère maman, qu'il s'excuse d'une manière plus ingénieuse que solide. Il a raison de dire que, si j'avois à me reprocher l'égarement le plus coupable, je n'aurois pu vous confier un tel secret. Vous êtes plus pour moi que ma propre conscience. Je n'envisage point d'ignominie plus accablante et de crime plus horrible que de rougir justement à vos yeux, et de vous faire rougir de votre fille. J'aurois tâché, sans doute, de vous cacher mon déshonneur; mais je n'aurois jamais eu l'impudence et l'hypocrisie de couvrir l'adultère du voile de la bienfaisance. La tendresse filiale m'eût également commandé de me taire et de ne point vous abuser. Et de quel front aurois-je reçu vos éloges sur ma compassion, sur ma bonté, moi qui, dans ce cas, n'aurois pu supporter, sans mourir de honte et de remords, la crédulité de l'être le plus indifférent!... O ma mère, toutes ces idées, tous ces sentimens sont les vôtres! Les belles âmes s'entendent toujours et ne se méconnoissent jamais. On a peint le sage ferme et tranquille au milieu du monde bouleversé; ah! l'amitié est plus inébranlable encore que la sagesse; rien ne la trouble, rien ne l'altère, et dans tout ce qui peut accuser son objet, elle ne voit jamais que des impostures grossières et de fausses apparences.

Albert!.... oh! qu'il a trompé mon espoir!.... Vivre et l'aimer sont pour moi deux choses aussi inséparables que vivre et respirer; mais je croyois son âme si supérieure à la mienne! Ah! je m'abusois; je sais mieux aimer! Eh! la véritable grandeur n'est-elle pas dans le sentiment! ... Il est donc vrai que la perfection de cette faculté céleste n'est donnée qu'aux femmes!.... Car, qui pourroit surpasser, qui pourroit égaler Albert! Quand je suis forcée de le moins admirer, je méprise tous les autres hommes. Que ne sont-ils pas, puisque le plus vertueux et le plus éclairé de tous, l'honneur et le modèle de son sexe, puisqu'enfin Albert a pu être ingrat!.... Albert injuste! Albert ingrat!... Ces mots réunis me semblent encore un blasphème;... cependant il a cru Pauline infidèle et perfide ! O souvenir affreux, ineffaçable! J'ai pardonné, et du fond de mon âme; vous n'en doutez pas; mais oublier! .... ah! jamais!... Quel enchantement détruit!.... Il me semble que je suis transportée dans un autre Univers, dans un monde nouveau, où tout m'étonne et me blesse et m'afflige!... Hélas! je ne connoissois rien, non, rien que vous seule, ô mon incomparable amie! Que m'importe de m'être trompée sur tout ce qui m'entouroit; mais je ne connoissois pas Albert!....

Nous partirons pour Dijon le i de mai; je vous porterai ma charmante petite Léocadie: oh! qu'elle me coûte cher!.... je l'en aimerai davantage. Que ne dois-je pas attendre d'elle, quand elle pourra savoir de quel bonheur elle m'a privée! Elle deviendra pour moi ce que je suis pour vous, et je serai dédommagée. Qu'il me sera doux de la voir dans vos bras, et de me sentir pressée avec elle sur votre sein, mon unique refuge! Ah! je n'y verserai plus ces larmes délicieuses dont il fut baigné tant de fois; ces beaux jours sont passés! Que les pleurs que je répands maintenant, sont amers! Je dois les cacher!... Il me croit consolée. Cette erreur est nécessaire à son repos, je désire qu'il la conserve; mais, grand Dieu! comment peut il croire qu'une blessure si profonde soit déjà guérie!.... Ainsi donc mon cœur ne s'ouvre plus avec lui; il est le seul coupable, et c'est moi qui suis forcée de dissimuler! Situation insupportable et bizarre! Je n'ai qu'une consolation, c'est de me rappeler tout ce qu'il a fait pour moi depuis que je suis née; je me retrace jusqu'au moindre discours, j'oppose tant de preuves d'une amitié parfaite à cette injustice d'un moment! Je voudrois pouvoir me persuader que dix-huit ans de tendresse, de soins et de bienfaits doivent effacer jusqu'au souvenir d'un tort si promptement reconnu, et je ne le puis, quand je réfléchis à la nature de ce tort! Il s'est dit, en pensant à moi: Elle est fausse, elle est parjure !... Ah! chère maman, je ne suis plus heureuse, je ne saurois plus l'être désormais, du moins parfaitement! M. d'Orgeval, sa femme, et le chevalier de Celtas se sont conduits à mon égard, dans cette occasion, d'une manière indigne. J'ai eu, d'ailleurs, un si douloureux sujet d'étonnement, que ceci m'en cause à peine.

Mme de Vordac, dans les premiers jours, m'a écrit un billet qui, dans la disposition où j'étois, me blessa extrêmement: cependant, quoiqu'elle y montrât des doutes injurieux, on y retrouvoit l'amitié et son excellent cœur. Son mari ne veut pas qu'elle corresponde avec un monstre tel que moi . Nous nous écrivons secrètement; M. du Resnel est notre confident, et se charge de nos lettres. Ainsi donc, ma réputation est flétrie! Cette idée me fait frémir pour ma mère et pour mon mari. Mais sur ce point Albert est parfait, je suis certaine qu'il a pris son parti là-dessus; il a trop de grandeur d'âme pour ne pas mépriser l'opinion publique, quand elle est injuste. Vous penserez de même, chère maman: quant à moi, je n'éprouverois, sans vous et sans Albert, qu'une froide indignation et un profond dédain.

Adieu, ma mère, ma véritable amie: oh! quel besoin j'ai de vous voir et d'épancher mon triste cœur dans le vôtre!

LETTRE XLVI.

Réponse de la comtesse.

De Dijon, le 19 mars.

Enfin ils ont levé le masque! Je le savois déjà par Mme de Vordac, qui partage tout mon ressentiment. Ah! qu'il est facile d'oublier ses propres ennemis; mais comment ne pas haïr les ennemis de ce qu'on aime!... Ce sentiment est cependant toujours condamnable, il faut le vaincre, la religion seule peut en donner le courage! Est-il possible que M. d'Orgeval soit le fils de mon angélique amie, et le frère d'Albert! Qu'une âme si basse, qu'un être si plat et si borné ait puisé la vie dans le sein de la plus parfaite de toutes les femmes! Ah! je le connoissois depuis long-temps! Il est aussi bavard et aussi indiscret qu'envieux et méchant; il dit un jour, devant Mme de B***, qu'Albert s'étoit couvert de ridicule en prenant le titre de marquis d'Erneville . Mme de B*** répondit, que lorsqu'on possédoit un marquisat, on pouvoit s'appeler marquis; mais que, d'ailleurs, le feu comte d'Erneville n'avoit voulu donner sa fille unique à M. d'Orgeval , que sous la condition expresse qu'il quitteroit à jamais son nom pour prendre celui d'Erneville, et qu'il étoit assez simple qu'un fils adoptif eût cédé à ce désir, plutôt que de refuser la fille de ses bienfaiteurs, qu'il aimoit, et qui étoit le plus grand parti de la province.

Le chevalier de Celtas, le plus orgueilleux, le plus fat et le plus fourbe de tous les hommes, a achevé de pervertir M. d'Orgeval; il l'a subjugué par les flatteries les plus ridiculement grossières. On m'a conté qu'il le louoit continuellement sur la finesse de son esprit et sur son tact! Le tact de M. d'Orgeval... Votre belle-sœur est une coquette de mauvais ton, aussi dépourvue d'âme que de grâces et d'esprit. Si elle savoit tout ce qu'on dit de sa liaison avec le chevalier de Celtas!.... Ne parlons plus de ces odieuses créatures; je deviendrois méchante, si je m'occupois d'elles, ce seroit leur ressembler, je veux me taire. Et vous, chère enfant, soyez toujours douce et modérée, n'ayez nulle explication avec eux, ne vous permettez aucun reproche: on n'en doit faire qu'à ceux qu'on estime. Mais ne vous brouillez point, invitez-les de même, ne retranchez que les démonstrations d'amitié, soyez d'ailleurs constamment obligeante et polie.

Chère Pauline, voyez quelles sont, à votre âge, les conséquences d'une démarche irréfléchie! Si vous m'eussiez consultée, je vous aurois dit que vous ne pouviez raisonnablement partir sur la lettre d'un valet, d'autant mieux que cette lettre contenoit un mensonge, en assurant que je m'opposois à ce voyage, puisqu'au contraire j'avois plus d'une fois (sans vous le dire) écrit à Albert, pour lui proposer, si les affaires traînoient en longueur, de vous conduire moi-même à Paris, et d'y rester avec vous lant que vous y séjourneriez. Vous auriez donc connu qu'il falloit se méfier du billet de Le Maire, nous aurions récrit ensemble à votre mari, qui, en nous répondant qu'il revenoit, eût empêché ce funeste voyage.

Tout ceci, en vous éclairant sur des parens perfides, ne doit vous donner aucune misanthropie. Ceux qui ont été témoins de la visite du duc de Rosmond, et qui ne vous ont point quittée, ne peuvent vous accuser sans vous calomnier. Mais les personnes qui ne savent cette histoire étrange et romanesque que par des rapports exagérés, et même infidèles, peuvent très-bien, sans méchanceté, vous juger coupable. Il vaudroit mieux, sans doute, ne croire le mal que lorsqu'il est positivement prouvé; mais cette parfaite rectitude n'est pas dans la nature: elle ne se trouve que dans les gens d'une éminente piété, ou dans les cœurs qui nous sont dévoués, et dans ce dernier cas, elle est moins une vertu qu'un sentiment.

Le monde est bien léger et bien corrompu; cependant il s'y trouve toujours une sorte d'équité générale qui ne rend pas ses jugemens infaillibles, mais qui les préserve toujours d'une injustice volontaire, la seule qui soit odieuse. Il faut convenir encore qu'on n'est jamais universellement calomnié sans s'être attiré ce malheur, sinon par une faute coupable, du moins par une fausse démarche ou par quelque imprudence . Enfin, la patience et la vertu triomphent tôt ou tard de la calomnie; et à la gloire de la Providence, cette maxime n'est devenue triviale que parce que l'expérience la justifie toujours. Défendez-vous donc de l'aigreur et du dédain. Songez que le monde n'est injuste pour vous, que parce qu'il est abusé; regrettez son estime; car, tout déréglé qu'il est, il honore et respecte la vertu; tâchez de l'éclairer et de le ramener, mais sans bassesse. S'il vous traite mal, si la société ne vous accueille plus, ne montrez ni dépit, ni humeur; en même temps ne faites nulle avance, unissez à la douceur qui doit toujours caractériser une femme, le calme et la noble fierté qui conviennent à l'innocence; ne dites point que vous méprisez l'opinion publique, la seule pudeur doit la rendre respectable à notre sexe; la braver est une indécence, en paroître accablée est une foiblesse; vous ne pourriez même en parler avec dignité: taisez-vous, cherchez à vous justifier, non par des discours, mais par votre conduite; attendez avec résignation et courage, et le temps, ou pour mieux dire le ciel, découvrira la vérité.

Quant à votre mari, trop de délicatesse vous exagère son tort envers vous. Les hommes, ma chère enfant, n'ont pas nos principes. Soyons contentes quand nous sommes aimées de préférence à tout; croyez que c'est un destin bien rare, et c'est le vôtre.

Adieu, ma chère enfant; je vous attends avec la plus vive impatience, et la tendresse inaltérable que vous me connoissez.

LETTRE XLVII.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

De Dijon, le 15 mai.

Mon frère et sa femme sont ici depuis quinze jours, et ils y vivent dans une retraite forcée qui doit leur rendre cette ville bien désagréable. Toutes les femmes sont liguées contre ma belle-sœur, qui a fait plusieurs visites dont aucune n'a été rendue. Mme de Fonville, qui a sans contredit la meilleure maison de Dijon, a déclaré hautement qu'elle ne voudroit même pas se trouver en société avec elle; et comme elle est amie de ma femme, et qu'elle nous accable de preuves d'amitié, vous sentez combien mon rôle est difficile. Il ne faut pas être tout-à-fait sot pour se bien tirer d'une position aussi épineuse.

La sublime comtesse est outrée des succès de ma femme, qui n'a jamais été aussi recherchée. Nous lui avons déjà fait deux visites; elle nous a invités à dîner. Denise a répondu que nous avions des engagemens pour huit jours. La comtesse a regardé Pauline, et elles ont rougi toutes deux. Par ma foi, ce n'est pas sans raison. Imaginez que Pauline a l'effronterie de tenir toujours sur ses genoux la petite bâtarde , et à la barbe de mon frère, elle l'appelle sans façon son enfant et sa fille . J'ai dit à Denise d'éviter de se montrer en public avec elle, car l'indignation est générale. La chance est bien tournée, mon cher Celtas! Qui eût dit, il va seulement quelques mois, que la roturière nièce de Dupui rougiroit de l'alliance de la fille du comte d'Erneville; je ne conçois pas Albert, qui paroît calme et satisfait au milieu de tout cela. Mais avec le noble lait de la sublime comtesse , il a sucé l'art de la dissimulation. Pour moi, je n'ai pas eu pour nourrice la belle-fille d'un cordon bleu, j'ai été tout platement allaité par ma mère qui ne fut ni fille ni femme de qualité; mais je déclare que si Denise se conduisoit comme Pauline, je la ferois enfermer pour le reste de sa vie.

Au surplus, Pauline a repris son embonpoint et ses brillantes couleurs; comme vous le disiez fort bien, elle n'a pas plus de remords que de pudeur. Le long séjour qu'Albert a fait à Paris, l'oblige à passer ici au moins trois ou quatre mois; et j'y resterai aussi tout ce temps. Venez nous voir, mon cher Celtas, nous passerons ensemble de délicieuses soirées chez Mme de Fonville, qui a bien de l'amitié pour vous. Dijon est très-brillant cette année, et nous ne nous y sommes jamais tant amusés.

Denise m'a dit en confidence que la petite bâtarde , qui est vraiment belle comme un ange, ressemble déjà comme deux gouttes d'eau au duc de Rosmond, et Bel*** qui connoît le duc, et qui a rencontré la petite au cours, assure aussi que la ressemblance est frappante.

LETTRE XLVIII.

De M. du Resnel au vicomte de St. Méran.

De Dijon, le 6 juin.

Vous serez surpris, mon cher vicomte, de recevoir une lettre de moi datée de Dijon. Je suis dans cette ville depuis quinze jours, et je ne retournerai à Gilly qu'au mois de septembre. Je vais vous confier les véritables motifs de ce voyage. Je vous ai mandé les événemens étranges qui ont troublé le bonheur de cette intéressante Pauline que vous avez vue avec tant d'admiration l'année passée chez moi.

Je ne vous ai point caché que dans les premiers momens je fus ébranlé par le réci! d'une aventure si extraordinaire, et je crus Pauline coupable. Mais depuis, j'ai mieux su les détails, je me suis rappelé toutes les circonstances de sa conduite, j'ai lu toute sa correspondance avec Mme de Vordac; enfin je l'ai entendue elle-même, et il ne me reste pas l'apparence d'un doute ou d'un soupçon. Je sais à quel point les femmes peuvent être adroites et artificieuses; je me rappelle fort bien que jadis je fus complétement la dupe d'une hypocrite; mais cependant la confiance que j'avois en Mme du Resnel n'étoit nullement comparable à celle que m'inspire Pauline. Je fus alors abusé par des faits spécieux, par une conduite imposante, par les fausses conséquences que j'en tirois; j'avois une conviction de raisonnement: celle que j'éprouve aujourd'hui, est de sentiment, et quand le sentiment ne vient pas de la passion, il ne trompe jamais les belles âmes. Il y a dans l'innocence et dans la vérité je ne sais quoi de frappant que l'on ne peut ni définir, ni dépeindre, ni méconnoître, quand on est observateur et juge impartial. Loin que Mme du Resnel m'ait jamais trompé par l'imitation du ton et de l'air de la candeur, je me ressouviens que lorsque je commençai à douter d'elle, je me rappelai tout à coup qu'en mille occasions j'avois remarqué en elle des mines équivoques qui m'avoient étonné sans me frapper, et dont le souvenir dans ce moment fortifioit tous mes soupçons; et quand je me retrace l'ingénue, la modeste et douce physionomie de Pauline, cette seule image me paroît une justification. D'ailleurs, depuis deux ans que je la connois et que je l'étudie comme l'objet le plus aimable et le plus intéressant que j'aie jamais vu, ce que j'ai particulièrement admiré en elle, c'est sa parfaite sincérité. Quand je l'écoute, je trouve un tel accord dans l'expression de son visage, dans ses regards, dans le son touchant de sa voix et dans ses discours, qu'il m'est absolument impossible de douter de sa bonne foi.

Revenons à mon voyage de Dijon. Le marquis d'Erneville et sa femme devant y rester quatre ou cinq mois, j'avois le plus grand désir d'y venir, non-seulement pour y passer ce temps avec eux, mais dans l'espoir de leur être utile. Leurs vils envieux n'ont pas laissé échapper une aussi belle occasion de calomnier avec quelque vraisemblance, et j'ai voulu me trouver à Dijon pour les déjouer autant qu'il me sera possible; ce qui n'est pas fort difficile quand on est riche, et qu'on donne des dîners et des soupers. Le marquis a un fort grand état à Erneville, mais il n'a jamais eu de maison à Dijon, et quoiqu'il y passe cette année plus de temps que de coutume, il ne veut avec raison, rien faire d'extraordinaire. Il est accueilli comme il l'a toujours été, il jouit d'une considération personnelle que rien ne peut lui ôter; mais il y a un grand déchaînement contre sa femme. Cependant en la déchirant on la traite toujours avec infiniment d'égards; elle reçoit beaucoup d'invitations, elle en accepte peu, elle consacre presque tout son temps à sa mère; le marquis de son côté voit peu de monde, et se conduit avec dignité et d'une manière parfaite à tous égards. Il a véritablement une belle âme et un grand caractère. Pour servir des amis qui me sont chers, je n'emploie ni éloquence , ni raisonnemens; mais je suis arrivé ici avec un excellent cuisinier, beaucoup de chevaux, et trois ou quatre voitures. Il me falloit un prétexte pour quitter Gilly; je l'ai trouvé dans un procès bizarre que m'ont fait les habitans d'une commune. Je viens plaider mon affaire à Dijon, et je la ferai traîner jusqu'au mois de septembre. Par une délicatesse très-simple, j'ai soutenu au marquis et à Pauline que je ne venois que pour mon procès, et j'ai ajouté avec vérité que le désir de connoître personnellement la comtesse d'Erneville étoit aussi un des motifs de mon voyage. Cette femme intéressante et respectable m'a reçu comme un ami sincère de ses enfans; et assurément à ce titre je mérite les bontés qu'elle me témoigne. Quoiqu'elle ne sorte jamais de son couvent, elle est venue dîner chez moi. Je n'avois invité, outre ses enfans, que six personnes, mais bien choisies et les plus distinguées de la ville. Je n'ai jamais vu Pauline aussi aimable qu'elle le fut ce jour-là. Mes convives en étoient dans l'enthousiasme, et de ce moment sont devenus ses plus ardens défenseurs. J'avois pris un jour où je savois que M. et Mme d'Orgeval seroient engagés ailleurs; ils ont été furieux de tout ce qu'ils ont entendu dire de ce dîner; méprisables et viles créatures!... J'ai déjà donné successivement à dîner à toute la bonne compagnie de Dijon, à l'exception d'une Mme de Fonville que je n'ai point invitée. C'est une riche veuve de trente-cinq ans, assez belle encore, mais froide, insipide, fort occupée de sa figure, et cependant prude, et qui veut allier une coquetterie très-gauche avec la considération que donne l'austérité; prétentions assez communes, mais toujours malheureuses, car elles produisent un mélange bizarre qui ne peut plaire aux étourdis et aux libertins, et qui ne sauroit en imposer aux gens vertueux.

Cette femme, depuis long-temps envieuse du mérite réel de la comtesse d'Erneville et des charmes de la marquise, est très-liée avec Celtas et les d'Orgeval. Elle s'est violemment déchaînée contre Pauline; c'est pourquoi je n'ai pas voulu me faire présenter chez elle et l'attirer chez moi, et j'en ai dit hautement la raison, en ajoutant que mes amis méprisoient de si absurdes calomnies, que moi même je n'y attachois nulle importance, mais que les auteurs de ces méchancetés m'inspiroient la plus profonde indignation. Ces discours ont été rapportés à Mme de Fonville. Elle voit que ma maison réussit, que mes soupers sont très à la mode; elle a un vif désir de venir chez moi, et un tiers de sa connoissance s'est chargé de cette négociation. Elle m'a fait dire que les vrais auteurs des calomnies sont M. d'Orgeval et sa femme: ainsi voilà déjà les d'Orgeval sacrifiés; jugez de leur rage. J'ai rencontré hier Mme de Fonville dans une maison; elle m'a fait beaucoup d' agaceries , j'ai été inflexible . Je dois souper lundi avec elle chez le premier président; je veux l'amener à une réparation authentique, et ensuite je m'adoucirai. Ne craignez pas, mon ami, que ces brillans succès puissent me donner de la fatuité. Je vous assure que je ne m'en attribue rien; mais j'ai une maison véritablement somptueuse pour Dijon; on y joue, on y danse, on y fait de la musique; je prête des chevaux, je donne des fêtes; avec de telles manières on réussit partout. D'autant plus que j'ai annoncé que je viendrois à l'avenir passer tous les hivers à Dijon, et en conséquence j'ai loué pour neuf ans la maison que j'occupe. Personne ne sent mieux que moi combien le faste est frivole et méprisable; mais j'en sanctifie l'usage, je ne l'emploie que pour déjouer les méchans, et pour servir l'innocence et l'amitié. O que je plains les âmes froides et lâches qui ne savent ni soutenir ni défendre leurs amis opprimés! ces gens qui croient être sensibles, et qui restent dans l'inaction quand ceux qu'ils prétendent aimer ont besoin de secours, d'appuis et de protecteurs! Pour moi, j'ai supporté avec courage la calomnie, mais je n'endurerai jamais patiemment l'injustice dont mon ami sera l'objet, je n'aurai jamais de résignation dans son malheur; tant qu'il souffrira, j'agirai, fût-ce même sans espoir de succès; mon activité soutiendra sa force, elle le consolera; du moins il pourra se dire: mon sort n'est pas désespéré, l'amitié n'a point abandonné ma cause! Tout le monde sent, tout le monde convient que rien ne seroit plus glorieux et plus doux que de pouvoir justifier un être indifférent, mais injustement accusé. Que sera-ce donc de justifier un ami? Mme de Vordac s'est conduite en tout ceci d'une manière qui m'attache à elle pour la vie; son mari, qui s'étoit brouillé avec le marquis, a été dangereusement malade il y a trois semaines. Mme de Vordac l'a veillé pendant cinq nuits. Le baron reconnoissant de tant de soins, a montré une sensibilité qu'on ne lui a, je crois, jamais vue. Mme de Vordac en a profité pour lui demander qu'il lui fût permis de revoir son amie. Le baron a tout accordé. Je me suis chargé de le raccommoder avec le marquis, ce qui est déjà fait, et le baron et sa femme doivent venir incessamment à Dijon. Je les logerai, et ils resteront six semaines avec nous. Voilà où nous en sommes.

Je sais combien vous aimez les petis détails; ainsi je ne crains point que ceux-ci puissent vous paroître déplacés, et j'éprouve que l'on jouit une seconde fois des choses agréables qui nous ont intéressés, lorsqu'on les raconte à son ami.

Adieu, mon cher vicomte; envoyez-moi les ouvrages nouveaux et anglais qui valent la peine d'être lus. Vraisemblablement la somme du port des paquets ne sera pas chère à payer.

LETTRE XLIX.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Dijon, le 18 juin.

Denise et moi nous vous conjurons, mon cher chevalier, de venir ici sans délai, et vous ne sauriez nous donner une plus grande preuve d'amitié. On nous a fait des tracasseries abominables. Mme de Fonville, éblouie du faste financier de du Resnel, a pour nous les procédés les plus choquans. C'est elle qui a le plus clabaudé, et maintenant elle rejette tout sur ma femme et sur moi. Je vous attends pour avoir une explication avec mon frère et avec du Resnel. Cela devient absolument nécessaire. Mon frère est content , c'est tout ce que je désire. J'ai d'ailleurs la conscience très-nette; ce n'est pas moi qui ai dit tout ce qui s'est débité; au fond j'en étois très-affligé, vous le savez; mais je ne pouvois pas imposer silence à toute une ville. Je n'ai pas, comme du Resnel, deux cent mille livres de rente pour faire taire les jaseurs.

Je suis outré contre la Fonville; ces diables de prudes sont capables de tout, il ne faut jamais s'y fier. Celle-ci s'est jetée à la tête de du Resnel avec une indécence qui a révolté tout le monde. Elle en est amoureuse folle; il faut qu'elle soit bien aveugle , si elle compte enflammer un homme qui ne voit dans l'Univers entier que Pauline. Cependant du Resnel est très-galant avec elle. Je crois qu'il s'est permis de l'avoir en passade. Vous n'avez pas d'idée du luxe insolent que du Resnel étale ici. Je vous certifie que c'est un homme bien sournois et bien dangereux. Il a raccommodé le vieux Vordac avec mon frère, et l'on m'assure que le baron et la baronne vont venir; qu'ils passeront un mois à Dijon, et qu'ils logeront chez du Resnel. Vous sentez les conséquences de tout cela et toutes les tracasseries qu'on peut nous faire, d'autant plus que Vordac est le plus indiscret bavard que j'aie jamais connu. Si vous étiez ici, nous ferions face à tout; venez donc, mon ami, je vous le demande instamment. Du Resnel se cons duit politiquement avec moi, et comme je suis aussi fin que lui, j'agis de même; il nous prie assez souvent à souper; il est très-poli pour ma femme, mais j'ai assez de tact pour m'apercevoir qu'il ne s'occupe plus du tout d'elle, et qu'il est très-refroidi pour nous. C'est là le moindre de mes soucis; cependant il faut prendre un parti dans cette circonstance. Je n'en vois que deux: l'un de rompre la glace et d'envoyer promener le financier du Resnel; l'autre de s'expliquer amicalement. Je vous attends pour me décider.

Adieu, mon cher, ne perdez pas de temps; arrivez-nous en diligence, cela est essentiel pour vous-même; car je vous assure que vous êtes aussi furieusement compromis.

LETTRE L.

Réponse du chevalier.

D'Autun, le 22 juin.

Je partirai sûrement de demain en huit. Votre conduite a été parfaite. Ni vous ni moi n'avons la moindre chose à nous reprocher; c'est toujours là l'essentiel. Toute la province s'est moquée d'une aventure romanesque qui ressembloit beaucoup à une fable. Nous nous en sommes affligés, nous avons en public défendu la marquise de tout notre pouvoir; voilà des faits incontestables. Quant à du Resnel, c'est un fourbe et un fat. Tout ce que vous lui voyez faire, n'est que pour persuader au public que c'est lui qui est le père de l'enfant , et non le duc de Rosmond. Aussi beaucoup de gens à présent lui font l'honneur d'avoir cette idée. Voilà tout ce qu'a produit son séjour à Dijon. Au reste évitons les tracasseries; observons, moquons-nous entre nous, mais ne faisons point de scènes. Si votre frère et votre belle-sœur n'étoient pour rien en tout ceci, nous pourrions nous amuser un moment à berner l'insolent financier; mais cet éclat jeteroit un ridicule de plus sur la marquise. Conduisez vous toujours avec le même tact et la même finesse; dissimulez avec du Resnel. Quand je serai à Dijon, je lui parlerai ainsi qu'à votre frère, mais comme si c'étoit à votre insu . Je lui ferai sentir combien il importe à leur considération qu'en public vous paroissiez parfaitement unis; je dirai de vous mille choses que je ne pourrois sans fadeur dire en votre présence. Tout s'arrangera à votre satisfaction: vous aurez toujours l'air de ne rien savoir, et de cette manière vous éviterez l'embarras et l'ennui des explications.

Adieu, mon cher; croyez que j'ai la plus vive impatience de me retrouver entre vous et l'aimable Denise.

LETTRE LI.

De la marquise à la baronne de Vordac.

Dijon, le 6 juillet.

Puisque votre voyage est retardé, chère amie, il faut bien que je vous écrive encore. Quoique nous menions un genre de vie bien agréable, je ne puis m'empêcher de trouver fort étrange de ne voir au mois de juillet ni fleurs ni verdure. C'est le premier été que je passe dans une ville, et si je n'y étois pas avec deux personnes qui me sont si chères, j'y mourrois de la consomption.

M. du Resnel fait toujours les délices de Dijon; il est si aimable quand il veut prendre la peine de plaire, qu'à présent qu'il est connu, je vous assure, quoi qu'il en dise, qu'il n'est recherché que pour lui-même. Vous pensez bien, ma chère amie, que je sais apprécier tout ce qu'il fait pour moi. Il ne recevroit pas mes remercîmens; je n'en ai point fait, mais je sais sentir, et la plus vive reconnoissance m'attache à lui pour la vie. Il a une âme bien peu commune; et quelle activité, quelle délicatesse!... Enfin il a réussi à raccommoder le monde avec moi, mais je vous avoue que rien ne me raccommodera avec le monde. Son injustice ne me fera faire ni une chose blâmable ni une légèreté; je respecterai toujours toutes les bienséances, et en même temps je sens que je n'attacherai jamais le moindre prix aux éloges et à la censure. La vanité ne me paroit qu'une sottise, et la gloire qu'une fumée; je ne blâme point le monde de juger sur des apparences et sur des mensonges adroits, rien n'est plus naturel; mais la réputation dépend trop du hasard, pour qu'elle puisse être un bien véritable. On doit se conduire comme si l'on y mettoit un grand prix; la décence et la vertu nous le prescrivent, mais il faut vivre pour Dieu et pour soi, et mépriser souverainement l'opinion publique, c'est-à-dire, dans le fond de son cœur; car je conviens qu'on ne doit jamais la braver. Enfin, mon amie, j'ai une rancune qui durera, parce qu'elle est sans violence et sans aigreur. Je ne suis point en colère, je suis dégoûtée; je n'ai point de misanthropie, je vois les objets tels qu'ils sont, et je suis glacée. Je crois qu'on ne revient point de cet état, et je n'ai pas vingt ans!... Grand Dieu! dans quel monde idéal j'ai vécu jusqu'à cette époque funeste!... quel rêve de mon imagination! ah! qu'il étoit délicieux!... Un malheur bien réel, c'est que ces idées chimériques avoient exalté tous mes sentimens. Il faut maintenant que je refonde mon caractère; que je modère mes affections; que je réprime ma confiance; que je prenne une autre manière d'aimer! ... J'ai pourtant toujours le même cœur! qu'en ferai-je désormais? il ne peut plus être abusé!... Pardonnez-moi ces tristes plaintes; je n'ose me les permettre qu'avec vous.

Vous me demandez des détails sur ma belle-sœur. Je n'ai rien de satisfaisant à vous en dire. Dans le temps où le déchaînement contre moi étoit universel, elle avoit l'air de triompher; maintenant elle est visiblement dominée par l'humeur. Je comptois sur son amitié; elle n'avoit même pas de bienveillance pour moi: que dis-je? elle me haïssoit! On a prétendu m'expliquer cela en disant que son aversion vient de l'élégance d'Erneville et de l'illustration de ma famille!...... Juste ciel! s'il est vrai que des folies si stupides et si monstrueuses soient communes, comment peut-on rester volontairement dans la société?

Le chevalier de Celtas est ici depuis quelques jours; il a été sur-le-champ trouver en particulier M. du Resnel pour s' expliquer avec lui sur la conduite de M. et de Mlle d'Orgeval à mon égard, qu'il blâme nettement, en ajoutant qu'il ne falloit s'en prendre qu'à la mauvaise tête et au peu de lumières de M. d'Orgeval. Ceci a été accompagné d'une longue apologie de sa propre conduite. M. du Resnel a répondu qu'il n'entroit point dans ces tracasseries de famille; qu'à la vérité son attachement pour nous lui inspiroit le plus profond mépris pour nos envieux; mais qu'il étoit parfaitement satisfait, parce que tous les honnêtes gens pensoient comme lui. Le chevalier de Celtas est venu chez ma mère, et lui a dit les mêmes choses. Ma mère l'a reçu avec sa politesse et sa douceur ordinaires, mais froidement. Au reste, comme nous voyons clairement qu'ils rougissent enfin de leurs procédés, nous n'aurons plus l'air de nous en souvenir. M. du Resnel reprendra ses grâces accoutumées avec ma belle-sœur; il avoit une drôle de manière de la mettre en pénitence (comme il disoit.) Vous savez qu'il y a des gens qui ne sont plus rien dans la société, dès qu'on cesse de s'occuper d'eux et de les faire valoir. Mme d'Orgeval est de ce nombre; M. du Resnel l'invitoit sans cesse à dîner et à souper, il étoit avec elle parfaitement simple et poli; mais il laissoit tomber tout ce qu'elle disoit, il ne relevoit rien, ne prenoit garde à rien, et la pauvre Denise, ne produisant par elle-même aucun effet saillant, n'étoit ni louée, ni remarquée, ce qui la jetoit dans un découragement, et lui donnoit une humeur qu'elle ne pouvoit ni surmonter, ni cacher. Elle avoit pris le parti de soutenir que les soupers de M. du Resnel étoient horriblement ennuyeux, et pour le prouver, elle y jouoit la distraction, et elle y affectoit toutes les démonstrations du plus profond ennui. Aussi, lorsque M. du Resnel l'apercevoit retirée dans un coin, nonchalamment étendue dans un fauteuil et bâillant de toutes ses forces; il me disoit plaisamment: Voyez-vous Mme d'Orgeval qui cabale contre moi?

Adieu, ma chère et tendre amie; que je serai heureuse de vous revoir et de causer librement avec vous! Vous aimerez ma charmante Léocadie; vous l'aimerez autant que Maurice, car je ne mets nulle différence entre ces deux chères petites créatures.

LETTRE LII.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

De Paris, le 19 septembre.

J'ai vu depuis trois semaines dans notre petite cour tant de noirceurs, de faussetés et d'intrigues, que j'ai un vrai besoin de parler à un honnête homme . Ce seroit déjà beaucoup de savoir seulement où le trouver; ainsi de l'avoir pour ami doit consoler de tout.

Je ne vous ferai point le détail de nos brouilleries, car la finesse des gens du grand monde rend les tracasseries si compliquées et si embrouillées, leurs méchancetés les plus noires sont souvent si déliées, si délicates, elles tiennent à des préparations si multipliées et si adroites, qu'il faudroit écrire des volumes pour en faire sentir toutes les conséquences. En province on est grossièrement faux et envieux; mais ici quel raffinement! on ne se déchaîne point contre son ennemi; on ne fait jamais de scènes; on paroît toujours calme et même insouciant; mais on attend l'occasion de placer un mot qui puisse porter coup, et ce mot est dit avec tant de nonchalance, qu'il faut un long usage pour en connoître l'intention. Comme on sait préparer un piége! comme on sait profiter d'une fausse démarche! comme on sait surtout nourrir et fortifier des préventions défavorables contre ses rivaux!

Les princes, tant qu'ils aiment, croient que leur attachement élève jusqu'à eux celui qui en est l'objet; mais aussitôt que l'attachement cesse, l'objet qui ne l'inspire plus, perd à leurs yeux toute espèce de considération; il ne leur paroît digne alors, ni de ménagemens, ni d'égards.

Les princes ont une certaine pudeur bien funeste aux courtisans; ils ne peuvent supporter la présence de ceux qui ont perdu leur faveur. Le prince qui vivroit sans aucun embarras avec un favori disgracié, auroit certainement des sentimens fort grossiers, ou bien un très-grand caractère.

Ceux qui n'ont point vécu avec les princes, croient qu'ils ne sont jamais capables des petits soins de l'amitié, et qu'ils portent toujours dans le commerce le plus intime une sorte de hauteur qui fait sentir la supériorité du rang. Cette idée est très-fausse. Les princes sont d'une extrême familiarité avec leurs amis intimes; et s'ils sont ignorans et désœuvrés, ils ont une assiduité qu'on ne trouve point dans ses égaux. Un ami, pour la plupart d'entre eux, est un conseil, un guide; ils en ont besoin dans tous les momens; le plaisir de parler d'eux-mêmes leur fait trouver dans la confiance un attrait qui n'existe point parmi les égaux; car dans ce dernier commerce chacun parle à son tour de soi. Ajoutons une vérité: c'est que d'ailleurs les princes sont capables d'attentions et de soins très-aimables, tant qu'ils aiment; et ils ont tous la délicatesse de ne jamais rien dire qui puisse rappeler à leur ami intime la distance des rangs; ils établissent à cet égard, par leur ton et par les petits détails de leur conduite, une parfaite égalité. Tout cela est charmant, tant que leur amitié dure; mais si on vous noircit auprès d'eux, si un autre s'empare de leur confiance, tout ce prestige s'évanouit promptement, l'ami disparoît tout à coup, vous ne retrouvez plus que le prince, qui communément vous condamne sans vous entendre, sans vouloir vous écouter, vous refusant toute espèce d'explication. En général, les princes, en amitié, sont comme les amans; ils aiment leur ami jusqu'à ce qu'un autre leur plaise davantage, une nouvelle amitié entraîne presque toujours la rupture de l'ancienne; alors il ne reste d'eux que des lettres et des portraits. Ce que je dis des princes, je le dis aussi des premiers ministres et de toutes les personnes élevées depuis long-temps à d'éminentes dignités, possédant à la fois un grand crédit et une grande fortune. Qu'il est difficile de se trouver à de telles places, et de s'y conduire comme Henri IV et comme Sully!

La grande fortune et le rang élevé privent souvent ceux qui les possèdent de la douceur d'être aimés. D'abord on s'attache à eux par intérêt ou par vanité; et cette vue occupant seule l'esprit, empêche de s'appliquer à connoître ce que les princes ont d'attachant. Comme on veut leur plaire, les séduire et les mener, on a plus d'attention à découvrir leurs foibles que leurs bonnes qualités. On ne se soucie guère de les trouver aimables, et cela seul souvent empêche de leur rendre cette justice, quand ils le méritent. Tel prince qui n'a jamais eu d'ami, en auroit eu de sincères, s'il n'eût pas été prince. Si tant de princes sont ingrats, et en général peu capables d'amitié, c'est que, pour peu qu'ils aient lu ou regardé autour d'eux, ils acquièrent facilement l'idée qu'on ne les aime point pour eux-mêmes; de là ils ne cherchent que des liaisons agréables, désespérant de trouver des amis.

Je me suis trop livré à mes réflexions pour vous mander aujourd'hui beaucoup de nouvelles. Je vous dirai seulement que Poligni, confident de l'amour du duc de Rosmond pour la pupille de Dercy, a séduit cette petite-fille; il etoit admis chez le tuteur; il n'y voyoit pas la jeune personne que l'on tenoit toujours renfermée dans sa chambre; mais, allant dans la maison, il a trouvé le moyen d'obtenir un rendez-vous secret, et au lieu de s'acquitter des commissions de son ami, il a parlé pour lui-même. L'intrigue a fini par un enlèvement, et Poligni, pour mettre sa conquête à l'abri des poursuites du tuteur, l'a fait entrer à l'opéra. Vous savez que c'est un asile sacré pour les filles roturières qui désertent de cher leurs parens, et qu'elles y sont même soustraites à l'autorité paternelle, quelle que soif leur jeunesse. De tous nos usages scandaleux, celui-ci n'est pas le moins révoltant . Enfin, la nièce du pauvre Dercy est actuellement danseuse dans les chœurs de l'opéra. Comme elle n'a jamais su danser, elle se contente de marcher , et de montrer une figure très-fraîche et très-brillante, que le public applaudit beaucoup. C'est Poligni qui m'a conté tout ceci. Je lui ai demandé comment le duc de Rosmond trouvoit son procédé? Il en est piqué, m'a-t-il répondu, mais du moins il ne peut me refuser son estime, car le supplanter et tromper la surveillance de Dercy, c'est assurément un coup de maître. J'ai prédit à Poligni une chose: c'est que le duc, tout en tournant cette aventure en plaisanterie, en conserveroit un mortel ressentiment, et s'en vengeroit tôt ou tard. Un fat supplanté ne pardonne jamais. J'imagine que vous êtes maintenant de retour à Gilly, et que vos amis sont à Erneville. Puissent la paix et le bonheur se fixer aux lieux que vous habitez! Parlez-moi toujours avec détail de la charmante Pauline, on ne peut ni l'oublier quand on a pu la voir et l'entendre, ni s'en ressouvenir avec indifférence! Je vous avoue, mon ami, qu'un tel voisinage me paroît bien dangereux; vous êtes sensible et jeune encore, prenez garde à vous, ce nom rassurant d' amitié peut tromper la vertu, et je sais que la vôtre ne se pardonneroit point une semblable méprise. Lorsqu'on a le cœur parfaitement libre, qu'on est doué d'une grande sensibilité, qu'on est encore dans l'âge des passions, croyez-vous qu'il soit possible de vivre dans la plus grande intimité avec une femme telle que Pauline, et de se borner à la seule amitié? Réfléchissez à cette question, et répondez-y avec cette bonne foi qui vous caractérise. J'ai le plus grand désir de connoître vos idées là-dessus; car plus j'y pense, et plus vos lettres m'alarment sur ce sujet. Vous ne trouverez point cette demande indiscrète; j'espère que vous ne me soupçonnerez pas d'une impertinente curiosité, et que vous rendrez justice au sentiment qui m'anime.

Adieu, mon ami; je vous envoie un paquet de brochures nouvelles, un roman de Dorat, où vous ne trouverez que de l'esprit et des réminiscences, et dont le style est à la fois incorrect et maniéré; un éloge académique de Thomas, que ses partisans trouvent sublime , et qui me paroît tristement emphatique, comme tout ce qui vient de la plume de cet auteur, d'ailleurs fort estimable, car il a des idées et une excellente morale. Thomas sera le Sénèque de notre langue; il a du talent et des beautés réelles; il aura beaucoup de mauvais imitateurs qui ne prendront que ses défauts, il contribuera à gâter le goût; mais il restera . Cependant, comme il n'a ni sensibilité profonde, ni naturel, ses écrits ne seront jamais au nombre des ouvrages classiques. Enfin, je vous envoie un nouveau volume de Buffon, qui fera vos délices. Quel écrivain parfait! et dans tous les genres! Comme il est tour à tour doux, gracieux, majestueux! comme il sait peindre! quelle élégance, quelle harmonie, quelle propriété d'expressions! Ses ouvrages seront toujours la meilleure de toutes les poétiques françaises, pour quicouque saura les étudier sous ce rapport.

LETTRE LIII.

Réponse de M. du Resnel.

De Gilly, le 10 octobre.

Non, mon ami, je ne crois pas possible de vivre dans la plus grande intimité avec une femme telle que Pauline, sans exposer son bonheur et ses principes. Mais cette intimité n'existe nullement entre elle et moi. Dans le cours ordinaire de sa vie et de la mienne, nous ne nous voyons que rarement, à peu près une fois par semaine; je ne la vois jamais seule, et nous ne nous écrivons point; ainsi donc je ne vis point avec Pauline dans la plus grande intimité . Et comme je me suis formellement promis à moi-même le ne rien changer à cette manière d'être avec elle, je suis parfaitement tranquille. L'amour ne naît point sans quel-que espérance; je ne pourrois en concevoir, sans être à mes propres yeux aussi vil que le duc de Rosmond: moi, qui suis devenu l'ami intime du marquis d'Erneville! moi, qui suis témoin de l'union touchante, et qui connois l'attachement mutuel de ces deux êtres intéressans, si dignes l'un de l'autre! J'ai bien examiné mon cœur; je trouve, je l'avoue, que son premier sentiment est pour Pauline, mais je trouve aussi que son désir le plus vif est de la voir adorée de son mari, et de la savoir satisfaite de lui. Tant que je conserverai ce sentiment, je resterai sans crainte à Gilly; si je le perdois, je fuirois non-seulement de la Bourgogne, mais de la France, je ne me croirois en sûreté que dans le pays le plus éloigné d'Erneville. Voilà, mon ami, ma profession de foi la plus sincère; je me flatte qu'elle dissipera vos inquiétudes.

L'attachement le plus pur d'un homme pour une femme, a sans doute quelque chose de particulièrement tendre; la différence des sexes le rend plus piquant et plus délicat; d'ailleurs, convenons-en, la perfection de la sensibilité ne se trouve que dans les femmes. Une femme vertueuse et sensible est le plus attachant de tous les êtres. J'ai, sur les femmes, des idées qui me sont propres; je ne crois point du tout que leur organisation soit différente de la nôtre; car je ne vois pas que la foiblesse physique donne plus de délicatesse morale, ou qu'elle rende l'esprit moins étendu et moins solide. Pascal, Pope, et tant d'autres, avec de très-foibles constitutions physiques, avoient du génie et de grandes âmes. Combien d'Hercules ne connoissons-nous pas, qui sont d'une extrême sottise! Enfin, si dans cet examen je cherche à pénétrer les desseins de l'auteur de l'Univers, je trouve que des êtres également destinés à l'immortalité, doivent posséder au même degré toutes les facultés intellectuelles, et que leurs âmes doivent être semblables. Ainsi, je n'attribue qu'à la seule éducation les différences réelles que nous remarquons entre les hommes et les femmes. Imaginer que le Créateur ait formé des êtres faits pour s'unir intimement, et cependant essentiellement dissemblables, c'est une pensée frivole et superficielle. Si l'homme n'avoit pas en lui tous les germes des qualités qu'il chérit dans les femmes, il ne les concevroit pas et n'en pourroit être charmé; et si les femmes n'étoient susceptibles ni de force, ni de grandeur d'âme, elles seroient incapables de sentir le prix de tout ce qui est sublime. Otez la parfaite égalité d'esprit et d'âme, et vous anéantissez tous les rapports, vous détruisez toute union. En un mot, la compagne de l'homme doit être en état de le comprendre toujours, de le conseiller souvent, et de le suppléer quelquefois. Malgré cette équitable distribution des dons les plus précieux du Créateur, malgré cette égalité nécessaire, les femmes chargées du dépôt des enfans, ont à jamais dans la société une destination différente de la nôtre. C'est la nature même qui leur prescrit un genre de vie sédentaire, et qui les consacre aux occupations domestiques. C'est la nature même qui les exclut des emplois publies, dont l'exercice ne pourroit s'allier avec les devoirs de mère et de nourrice. Si la nature eût parfaitement assorti leurs facultés morales à leurs destinées, elle n'eût fait des femmes que des êtres inférieurs et subalternes, et c'eût été, comme je l'ai déjà dit, une inconséquence et une injustice d'autant plus étranges, qu'elles étoient absolument inutiles. La différence des situations et de l'éducation suffisoit pour perfectionner les qualités nécessaires aux deux sexes; ainsi la force et l'énergie sont exaltées dans l'homme, et la douce sensibilité dans les femmes, sans que les vertus opposées soient nulles ou détruites en eux. Les femmes, accoutumées dès l'enfance à n'exprimer qu'à demi tant de sentimens, à voiler ingénieusement tant d'idées, doivent avoir cette finesse, cette délicatesse qui les caractérisent, et qui viennent de l'habitude et d'un long exercice, et non d'une organisation particulière. Cela est si vrai, que cette prétendue différence d'organisation n'a jamais été remarquée dans les femmes du peuple élevées grossièrement. Ce plan sublime de subordination, de situation et d'égalité des facultés, fait tout le charme de l'union délicieuse des deux sexes. Il donne plus d'intérêt à cette apparente foiblesse, qui, loin d'être une humiliante infériorité, n'est qu'un sacrifice touchant et généreux. Il relève la dignité de l'homme, devenu, par l'amour et par la vertu, le protecteur d'un être égal à lui. Ces idées, qui anoblissent l'empire et la dépendance, me paroissent plus justes et plus utiles que celles qui dégradent les femmes afin de consacrer l'autorité de l'homme, dont les droits établis par la nature n'ont besoin, pour être reconnus et respectés, que du sentiment et de la raison.

Adieu, mon ami; mandez-moi toujours toutes les nouvelles de société: quoiqu'on ait quitté le monde, on n'en est jamais assez détaché pour ne pas mettre quelque intérêt à ce qui s'y passe; et d'ailleurs tous mes liens avec lui ne sont pas rompus, puisque vous y vivez.

LETTRE LIV.

Du marquis d'Erneville au comte d'Olbreuse.

D'Erneville, le 14 septembre.

Je ne trouve point du tout, mon cher d'Olbreuse, que l'événement dont vous me parlez, doive me tranquilliser . Au contraire, il augmente le tourment secret que vous connoissez...... O combien les femmes sont incompréhensibles! rien ne doit étonner d'elles! Mais n'en parlons plus, n'eu parlons jamais!... Mandez-moi quand je dois partir. J'irai d'abord aux eaux de Vichi: de là je partirai secrètement; mais je voudrois ne pas attendre, afin de revenir avec une extrême promptitude. Vous m'annoncez que je serai vraisemblablement appelé dans trois ou quatre mois; cela est bien vague; il faut d'avance me fixer l'époque avec précision.

Vous espérez, dites-vous, que dix grands mois écoulés ont effacé un douloureux souvenir!..... Ah! pour mon bonheur, que n'ai-je une telle légèreté! ...

Adieu, mon cher d'Olbreuse; notre correspondant de Moulins voyage; adressez-moi dorénavant vos lettres sous le couvert de M. L... à Dijon.

LETTRE LV.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 8 janvier.

Chère amie, quelle vive émotion je viens d'avoir! A huit heures et demie du matin, j'étois au déjeuner dans le cabinet vert, assise entre Albert et Mlle du Rocher, lorsque Laurence paroît tenant une petite caisse à mon adresse, qu'il pose sur la table. On ouvre cette boîte; et le couvercle ôté, on voit un papier sur lequel ces mots sont écrits: Etrennes de Léocadie . Je deballe précipitamment, et je trouve six charmans fourreaux de basin et de mousseline, garnis de dentelles, et plusieurs autres petites choses à l'usage d'un enfant d'un an. Albert examine ces présens; ensuite il me regarde, et sourit d'assez bonne grâce. J'étois très-émue!... Albert devient rêveur.... et au bout de quelques minutes reprenant la parole: Je ne conçois pas, dit-il, par quel moyen les parens de cette enfant peuvent avoir de ses nouvelles, et peuvent savoir si elle existe ou non. Vous n'avez point de correspondance à Paris!... -- Qui! moi, Albert! j'aurois une correspondance qui vous seroit inconnue?... -- Croyez-vous que Jacinthe n'en ait pas?... A cette question, faite d'un air très-attentif, Mlle du Rocher fait un signe très-marqué d'approbation, en se pinçant les lèvres et souriant de la manière la plus impertinente. Je me retourne de son côté, en lui disant: Pourroit-on savoir, Mademoiselle, de quoi vous vous moquez? -- Moi, Madame? -- Mais oui, Albert n'a rien dit de plaisant, et vous riez... Apparemment que sa question vous a paru ridicule? -- Tout au contraire , Madame; je l'ai trouvée fort judicieuse , car Mlle Jacinthe.... -- Eh bien! achevez, Mlle Jacinthe? ... -- Mlle Jacinthe... Je crois que l'on peut suspecter Mlle Jacinthe, et que Mme la marquise n'exige pas que l'on respecte Mlle Jacinthe. -- Non, Mademoiselle; mais je voudrois que l'on n'accusât point sans preuves. A ces mots, Mlle du Rocher a pris cet air de victime que vous lui connoissez; elle a soupiré, levé les yeux au ciel, a vanté ses sentimens évangéliques , etc. Albert, par une plaisanterie aimable et douce, a mis fin à ce dialogue.

Mlle du Rocher ne m'a point pardonné de ne l'avoir pas emmenée à Paris; depuis ce temps sa haine pour Jacinthe est extrêmement augmentée, et cette aversion rejaillit sur moi. D'un autre côté, je suis aussi fort mécontente de Jacinthe; elle a pris une humeur qui la rend quelquefois très-impertinente. Je crois qu'elle aimoit Le Maire, et que la fuite de ce dernier lui cause un grand chagrin, d'autant plus que, malgré toutes nos perquisitions, nous n'avons pu découvrir ce qu'il est devenu. Tous ces petits troubles domestiques, si nouveaux pour moi, ne rendent pas mon intérieur agréable. Ah! chère amie, je ne retrouverai jamais la paix délicieuse dont j'ai joui! Cependant Albert est toujours parfait. Je suis bien sûre qu'il ne conserve pas le moindre doute, et que l'opinion des autres lui est devenue totalement indifférente, ainsi qu'à moi; car, lorsqu'à Dijon, grâce aux soins de M. du Resnel, il a vu tout le monde revenir à moi avec tant d'empressement, il a été absolument insensible à ce retour. Ses sentimens à cet égard sont semblables aux miens; mais je remarque en lui un fonds de mélancolie qui m'inquiète d'autant plus que je n'en puis pénétrer la cause. Je suis certaine que cette tristesse ne tient point à moi. Je l'ai vue sensiblement redoubler de certains jours de poste... Il écrit quelquefois en particulier... Il ne me montre plus toutes ses lettres!... Oh! n'imaginez pas que je sois jalouse ; des idées de ce genre ne se sont pas même présentées à mon imagination. Je crains qu'il n'y ait quelque désordre dans ses affaires.... Je crains qu'il n'ait un secret chagrin;... mais pourquoi me le cacher? je m'y perds!

Le chevalier de Celtas doit venir demain passer quelques jours ici. Il me témoigne depuis un an un redoublement d'amitié qui me touche très-peu, mais qui me persuade cependant qu'il a eu moins de part que nous ne le pensions aux procédés de M. et de Mme d'Orgeval. Je ne me fierai jamais à lui; mais en même temps je ne puis croire qu'il soit mon ennemi. Il est léger et médisant; mais il a de l'esprit, et son cœur n'est pas mauvais.

Adieu, chère amie, j'espère que vous viendrez nous voir dans le cours du mois prochain. Arrangez-vous pour passer au moins avec nous une quinzaine de jours.

LETTRE LVI.

Réponse de la baronne.

Le 15 janvier.

Vous êtes toujours crédule, ma chère Pauline, et vous oubliez trop facilement les méchancetés. Pouvez-vous dire que le chevalier de Celtas n'a point eu de part aux procédés de M. et de Mme d'Orgeval, quand je vous ai conté les horreurs qu'il étoit venu débiter à M. de Vordac avant votre retour de Paris et quelques jours après? Ne pensez pas, chère amie, qu'il ait changé d'opinion; son âme est faite pour ne voir que de l'artifice dans la vertu, et pour ne jamais balancer à admettre le vice. En vous noircissant, il n'imagine pas mentir; il est de ces gens que leur perversité même préserve du crime de calomnier avec connoissance de cause; il a, dans ce cas, l'affreuse bonne foi d'un méchant; le mal qu'il débite, il le croit; c'est à ses yeux une chose si simple et si naturelle! Je sais, à n'en pouvoir douter, qu'il a dit, il y a cinq semaines, que M. du Resnel est votre amant actuel ; il a ajouté qu'il se flattoit qu'il ne seroit pas impossible de le supplanter . Je vous assure que le monstre a l'insolent espoir de parvenir à vous séduire. Il a dit encore à la même personne que la petite Léocadie ressemble à frapper au duc de Rosmond. Ceci, par exemple, ne peut être qu'un infâme mensonge. Jugez donc du personnage! Quand je vous verrai, je vous expliquerai comment j'ai su tout cela; vous conviendrez que rien n'est plus certain. Soyez bonne et généreuse, ma tendre amie, mais ne soyez pas dupe, vous ne l'avez été que trop long-temps. Quant à Albert, vous devez en effet être parfaitement tranquille. M. du Resnel auquel il parle certainement avec confiance, m'a dit qu'il vous chérissoit et vous estimoit plus que jamais. Ainsi, chère Pauline, vous pouvez encore être heureuse, et désormais rien ne sauroit troubler votre bonheur.

Adieu, mon amie, ma bien-aimée Pauline. Je vous récrirai lundi par M. du Resnel, qui passera deux jours chez nous avant d'aller à Erneville.

LETTRE LVII.

Réponse de la marquise.

D'Erneville, le 20 janvier.

Je reconnois votre amitié dans votre implacable ressentiment contre le chevalier de Celtas. Croyez, mon excellente amie, que je serois ainsi pour vous; oui, je n'aurois nulle indulgence pour les personnes qui attaqueroient votre réputation. Mais je suis plus équitable dans ma propre cause. Je vous avoue que les soupçons de ceux que j'aime et qui connoissent parfaitement mon cœur, m'ont paru inexcusables; mais je trouve tout simple que des personnes, qui n'ont qu'une idée superficielle de mon caractère, soient abusées par des apparences bien extraordinaires! .... J'ai pensé qu'un beau-frère et une belle-sœur qui me voyoient si souvent, qui me témoignoient de l'amitié, auroient dû suspendre leur jugement, et surtout ne pas chercher à me nuire; mais le chevalier de Celtas n'est ni mon parent ni mon ami, il peut me connoître mal et parler légèrement de moi sans être un monstre . A l'égard du projet de séduction que vous lui supposez, (ne vous en fâchez pas, mon ange) cet article de votre lettre m'a fait rire. En vérité, je ne crois pas qu'il ait une idée aussi étrange que celle-là. Quant à ce qu'il a dit de cette ressemblance frappante de Léocadie .... je vais bien vous étonner... Il a fait une remarque maligne, mais juste. Oui, ce n'est point un infâme mensonge , c'est une vérité. Il semble que le ciel prenne plaisir à rassembler des hasards inouis contre moi. Celui-ci me confond. Car en effet la ressemblance devient telle, qu'il est impossible de ne la pas remarquer; je n'en ai jamais vu d'aussi parfaite. M. du Resnel n'en dit rien, mais je suis sûre qu'il a déjà fait cette singulière observation.... La dernière fois qu'il vint ici, il regarda cette enfant avec un air fixe et surpris qui ne m'échappa point.... Quelque belle que soit cette chère petite, que ne donnerois-je pas pour qu'elle eût une autre figure! Faut-il qu'elle ait des traits dont le souvenir me sera toujours odieux! Hélas! ce n'est pas sa faute, et je n'aurai pas l'injustice de l'en aimer moins!

Adieu, mon amie; je vous désire toujours, mais je vous attends avec plus d'impatience que jamais.

LETTRE LVIII.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

De Paris, le 15 avril.

Je l'avois prévu que le duc de Rosmond se vengeroit de Poligni. Ecoutez une étrange histoire. Le duc de Rosmond, comme vous savez, a une sœur infiniment plus jeune que lui, et qui est devenue par le testament de sa grand'tante, la vieille comtesse de ***, morte il y a deux ans, le plus grand parti de la cour. Cette jeune personne, âgée de dix-huit ans, est, dit-on, d'une incomparable beauté; elle loge chez son frère, elle y vit dans la plus profonde retraite, et même elle reste dans sa chambre lorsque la duchesse a du monde chez elle. Ses parens seuls ont le privilége de dîner ou de souper avec elle. Poligni, ainsi que beaucoup d'autres, avoient un grand désir de la voir, et il y a environ trois semaines que le duc lui promit de lui donner à dîner avec elle. En effet, Poligni est invité, et en entrant chez la duchesse, le premier objet qui frappe ses regards, est Mlle de Rosmond. Je vous passe la description que Poligni m'a faite de sa figure, il me faudroit quatre pages au moins pour vous en faire l'extrait; il vous suffira de savoir que Mlle de Rosmond réunit les grâces les plus touchantes à la régularité la plus parfaite, et que son esprit est aussi juste, aussi délicat, que sa figure est accomplie. Poligni ébloui, enthousiasmé, laisse voir l'impression qu'il éprouve; le duc en paroît charmé, et lui fait entendre bien clairement qu'il peut prétendre à la main de sa sœur, s'il est assez heureux pour lui plaire.

Poligni est jeune, aimable, il a infiniment d'esprit, de la fortune, un très-beau nom; il prend de l'espérance, et devient amoureux fou. Une seconde entrevue achève de lui tourner la tête: alors il parle au duc et à la duchesse, on fortifie ses espérances, mais la duchesse fait quelques douces objections sur la légèreté de sa conduite et sur sa liaison publique avec la petite Dercy; alors Poligni demande une plume et de l'encre, il écrit un billet de rupture bien formel, le lit tout haut, et le remet au duc en le priant de l'envoyer à son adresse; ce qui fut exécuté à l'heure même. Deux jours après, nouvelle entrevue, augmentation d'amour, et promesse du duc de parler à sa sœur. Depuis ce jour, Poligni n'a plus revu Mlle de Rosmond, et le duc pressé de rendre une réponse, dit enfin hier qu'il étoit au désespoir du mauvais goût de sa sœur , qui s'obstinoit à soutenir qu'elle éprouvoit pour Poligni une antipathie invincible . La rage du pauvre Poligni est inexprimable, et je le plains, car je crois réellement qu'il a une passion véritable. Il est bien puni de ses erreurs passées, dont le récit, sans doute exagéré par le duc, aura fait naître cette antipathie qu'il est impossible d'avoir pour sa personne. Comment trouvez-vous ce tour raffiné de vengeance? Poligni est brave, et se seroit battu, s'il ne conservoit pas encore une foible espérance qui lui fait respecter le frère de celle qu'il aime. Grâce à l'amour, le voilà converti! J'en suis charmé, car j'ai un grand fonds d'amitié pour lui. Au surplus, le duc de Rosmond a pris la petite Dercy, à laquelle il a fait quitter l'opéra.

Je vous manderai d'ailleurs peu de nouvelles aujourd'hui. Vous connoissez madame de ***; j'ai recueilli d'elle un mot que je me suis promis de vous conter. Il y a long-temps qu'on a dit, avec raison, que la dévotion n'étoit pour de certaines gens qu'un état. Mme de *** est une preuve de la justesse de cette remarque. Laide et contrefaite, elle a pris dès l'âge de vingt ans le parti de la dévotion, et en conséquence, malgré la mode universelle en France, elle n'a jamais mis de rouge. Quelqu'un s'avisa l'autre jour, en lui parlant de sa dévotion, de lui demander quelle sorte de scrupule l'avoit décidée, en vivant dans le monde, à ne jamais mettre du rouge, et quelle mal elle trouvoit à cela? Je n'en trouve pas davantage, répondit-elle, qu'à mettre de la poudre, mais c'est l'usage. Ce mot qui lui échappa naïvement est plaisant, car elle ne vouloit pas dire: c'est l'usage dans le monde, puisque c'est tout le contraire, elle sous-entendoit, c'est l'usage parmi nous autres dévotes . Et alors, voilà un acte de dévotion bien méritoire, qui n'a d'autre but que celui d'afficher une austère piété!

Vous me demandez si je suis toujours aussi content de mon prince. Comme je n'ai aucune ambition, j'en serai toujours également satisfait. Qui ne prétend à rien, ne sauroit être mécontent. Ce prince est aimable, il a beaucoup d esprit naturel; mais, comme presque tous les princes, il a une extrême paresse, et il se laisse guider en toutes choses par des gens qui souvent lui sont inférieurs. On critique sans cesse l'orgueil des princes; pour moi, je suis continuellement étonné de leur excessive humilité. S'agit-il d'écrire une lettre, ils se la font dicter; ils ne font pas la moindre démarche sans consulter; ils ne veulent ni agir ni juger tout seuls: quoi de plus modeste? Il est vrai qu'on leur a fait prendre cette habitude dès l'enfance (et pour cause!), et une autre manie trèspernicieuse en résulte, celle de ne pouvoir jamais être seuls. Si le prince écrit, il lui faut un adjoint et un secrétaire; s'il lit, il lui faut un lecteur; s'il ne veut ni travailler, ni consulter, ni même causer, il a toujours besoin d'un témoin , d'un favori qui soit fixé là. On met beaucoup d'art et un grand soin à les entre tenir dans cet effroi de la solitude; car s'ils se trouvoient livrés à eux-mêmes sans aucune distraction, que sait-on ce qui pourroit arriver? Peut-être penseroient-ils tout seuls , peut-être réfléchiroient-ils ! Cela est inquiétant, et c'est surtout ce qu'il faut empêcher.

Je n'ai rien pu faire pour le jeune peintre qui vous intéresse. Son tableau est ravissant, de l'aveu des plus grands connoisseurs; mais le premier peintre du prince protége un autre artiste qui, comme lui, n'aura jamais qu'un talent fort médiocre, et le prince a refusé un chef - d'œuvre en donnant cinq cents louis d'un tableau détestable. Je vois tous les jours des choses de ce genre, et tant de pensions et de grâces prodiguées à des auteurs non - seulement sans génie, mais méprisables et dangereux!... Quand on songe combien les gens de génie sont peu capables de se faire valoir eux-mêmes, combien les intrigans pour réussir ont d'avantages sur eux, combien il est difficile aux princes, même aux plus éclairés, de découvrir le vrai mérite, dont personne ne leur parle, si ce n'est pour le calomnier, on excuse facilement les méprises des princes, et l'on trouve que la flatterie même n'a pu exagérer dans les louanges qu'on a données à Louis XIV sur son discernement à cet égard.

Je vous envoie un poëme qui fait beaucoup de bruit en ce moment; vous y trouverez de beaux détails.

Mais trop de vers entraînent trop d'ennui ,

quand on manque d'imagination et de sensibilité. Tout le monde convient qu'il est impossible de lire de suite cet ouvrage, et ce petit inconvénient n'est pas même regardé comme un défaut. On exige qu'une pièce de théâtre soit intéressante d'un bout à l'autre, on a la même exigeance pour tous les ouvrages d'agrément; et à dire vrai, comme lecteur, je trouve cette loi assez raisonnable; mais on accorde aux poëmes (surtout dans notre langue) le privilége exclusif d'être mortellement ennuyeux. Pourvu que les vers en soient bien faits, les critiques n'ont rien à dire; le plan, la nouveauté, l'invention, l'intérêt sont des bagatelles qu'il ne faut pas chercher dans ce genre sublime , ou que du moins on ne trouvera certainement pas dans la Henriade même.

Mais je m'oublie, et je suis invité à une lecture . Je vous en rendrai compte dans ma première lettre.

Adieu, mon ami.

LETTRE LIX.

Du comte d'Olbreuse au marquis d'Erneville.

Paris, le 1er juillet.

Le moment est arrivé, mon cher marquis. Trouvez-vous entre le 15 et le 25 du mois prochain à Fontenay-aux-Roses, le dépôt vous sera remis; nous y serons pour vous y recevoir, et avec tout le mystère possible. Nous n'aurons que des domestiques qui ne vous connoissent pas. Vous logerez dans la petite maison blanche, et j'espère que vous consentirez à passer quelques jours avec nous. Je sens à merveille que vous ne pouvez aller à Paris, mais vous ne risquez absolument rien en restant à Fontenay avec les précautions que nous prendrons. Nous vous attendons avec impatience, et nous vous reverrons avec le plus sensible plaisir.

LETTRE LX.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

Autun, le 13 août.

Comme tout se découvre, mon cher d'Orgeval! Vous croyez bonnement que votre frère est aux eaux de Vichi; point du tout, il est à Paris, et voilà pourquoi il n'a pas voulu que sa femme fît le voyage, et voilà pourquoi il n'a emmené avec lui que le fidèle Laurence . Il a d'abord été en effet à Vichi; mais dès le lendemain il s'est dit malade, et le vieux Laurence, qui est resté, prétend que son maître garde sa chambre. Cependant nul médecin n'est appelé, nulle visite n'est reçue, et Laurence ne sort que pour porter des lettres à la poste, qu'apparemment son maître a laissées, en les postdatant , pour être envoyées à la marquise, comme si elles étoient écrites à Vichi. Malheureusement pour le marquis, la petite C*** est à Vichi cette année. Vous n'ignorez pas les tendres sentimens qu'elle eut jadis pour votre frère: l'amour méprisé s'est tourné en rage; la haine la rend curieuse et clairvoyante; espionnant avec soin le grand Albert , elle a deviné et découvert ce que je viens de vous dire; elle a écrit ce détail à Fl***, qui m'a montré sa lettre. Que dites-vous de cela?

Je partirai d'ici dans quatre jours pour aller vous voir, et faire avec vous vos vendanges. Nous irons ensemble à Erneville. Je vous assure qu'à présent votre pauvre petite belle-sœur me fait pitié; une foiblesse passagère pour l'homme le plus séduisant est à son âge fort excusable, et rien de tout cela ne seroit arrivé, si votre frère ne l'avoit pas abandonnée pour aller faire à Paris les folies les plus honteuses. Quant à du Resnel, je crois maintenant qu'il en est pour ses frais , et que toute la dépense faite à Dijon, n'a servi qu'à montrer ses prétentions et sa fatuité; car vous voyez que ses visites à Erneville ne sont pas plus fréquentes, et que même en l'absence du marquis il n'ose y aller, ce qui prouve bien que la marquise le lui a défendu; ordre qui vient certainement d'elle, et non d'Albert, qui se montre plus entiché que jamais du prétendu mérite de du Resnel. Il faut être juste: Pauline, en tout ceci, se conduit avec sagesse et prudence.

Adieu, mon cher; mes complimens à M. Dupui, et mes hommages à votre aimable compagne.

LETTRE LXI.

De la marquise à madame de Vordac.

Le 18 août.

Il y a dans le monde des gens d'une méchanceté bien atroce! Figurez-vous, chère amie, que j'ai reçu une lettre anonyme contre Albert, dans laquelle on me mande qu'Albert est parti secrètement pour Paris, en faisant dire à Vichi qu'il est malade et renfermé dans sa chambre. Vous jugez bien que je n'ajoute pas la moindre foi à cette calomnie; cependant elle me cause toujours une vive inquiétude sur la santé d'Albert. Si je m'en étois crue, je serois partie sur-le-champ; mais le voyage malheureux que j'ai fait, il y a dix-huit mois, sur une crainte pareille, a dû me donner de la prudence! Ainsi je me suis contentée de faire partir La France avec une lettre pour Albert, dans laquelle je le conjure, s'il est malade, de me permettre de l'aller soigner. La France le verra, et me rendra un compte exact de sa santé. Il n'y a que vingt-sept lieues d'ici à Vichi; il est vrai qu'il y a douze lieues de chemin de traverse; La France est parti avant-hier; je l'attends à toutes minutes. M. et madame d'Orgeval, et le chevalier de Celtas, sont arrivés ici aujourd'hui. Dans le trouble où je suis, je n'ai pu dissimuler ma tristesse; et sans parler de la lettre anonyme, j'ai dit que j'étois inquiète de la santé d'Albert, que j'avois envoyé La France à Vichi, et que je l'attendois. Ils ont l'air de prendre part à ma peine, et le chevalier de Celtas m'a dit qu'en effet il avoit vu une lettre de Mme de C*** (qui est à Vichi), et qui mandoit qu'Albert gardoit sa chambre; mais que son incommodité étoit si peu de chose, qu'il n'avoit point appelé de médecin. J'ai dit que je donnerois toute chose au monde pour voir cette lettre. „C'est Fl*** qui l'a reçue, m'a répondu le chevalier, et il ne tiendroit qu'à moi de l'avoir; mais elle contient d'ailleurs des méchancetés absurdes, que je ne voudrois pas mettre sous vos yeux.“ Ce mot a été pour moi un trait de lumière: vous connoissez e caractère de Mme de C***, et sa haine pour Albert et pour moi; n'est-il pas clair que la lettre anonyme vient d'elle? Mais que m'importe, pourvu qu'Albert ne soit pas sérieusement malade? Je vous assure, chère amie, que dans cette occasion le chevalier de Celtas est aimable pour moi. Voyant l'excès de mon inquiétude, il m'a offert ce matin d'aller lui-même à Vichi. Enfin il s'est attendri; il avoit les larmes aux yeux; on ne joue pas cela.

Adieu, chère amie; je remets cette lettre à votre messager; et aussitôt que j'aurai des nouvelles, je vous renverrai un exprès.

LETTRE LXII.

De la même à la même.

Le 20 août.

O que j'ai besoin d'ouvrir mon cœur et de parler à une amie! J'affligerois mortellement ma mère en lui confiaut ce triste secret!... Ah! qu'elle l'ignore à jamais!... Et vous, ma chère amie, recevez-le comme un dépôt sacré, et qu'il demeure toujours enseveli dans votre sein.

Ce matin, à huit heures, le chevalier de Celtas, qui véritablement me montre un intérêt sincère, frappe à ma porte en me criant: La France arrive! Je m'habillois; je jette un manteau sur mes épaules, et je sors précpitamment. Le chevalier me donne le bras, nous descendons l'escalier; et du vestibule j'aperçois, à travers la porte ouverte, La France qui descendoit de cheval. Eh bien! La France, me suis-je écriée, comment se porte M. d'Erneville? -- Je dirai tout à Madame . L'air et le ton avec lesquels ces mots furent prononcés, m'ont fait tressaillir. J'ai cessé de questionner; et quittant le bras du chevalier, sans songer à lui faire le moindre compliment, je dis à La France de me suivre; je remonte dans ma chambre, et je m'y enferme avec lui. Ecoutez, mon amie, le récit qu'il m'a fait. Ayant manqué de chevaux, il n'arriva à Vichi que le 17; il fut droit à la maison d'Albert, et n'y trouva dans ce moment qu'une petite fille de douze ans, qui gardoit le rez de chaussée occupé par les hôtes sortis ce jour-là, qui étoit un dimanche. La France, naturellement très-mystérieux, démanda Laurence , sans dire de quelle part il venoit. La petite fille répondit que le pauvre Laurence, tombé en apoplexie la surveille, étoit sans connoissance et à l'extrémité! ..... A cette triste nouvelle, La France voulut être conduit chez Albert. La petite fille répondit en riant, que depuis la maladie de Laurence on avoit découvert que M. le marquis n'étoit plus à Vichi; mais que les hôtes n'avoient point d'inquiétude, parce qu'il avoit laissé sa malle et beaucoup d'habits dans son appartement. La France, après cette information, a été chez le pauvre Laurence, qu'il a trouvé en paralysie et à la mort: il avoit une garde. La France, très-prudemment cachant sa mission, s'est donné pour Dumel, neveu de Laurence, en condition à Moulins. La garde lui a remis un vieux porte-feuille de cuir, contenant quelques papiers qu'elle avoit trouvés, dit-elle, sur sa table; elle a ajouté qu'elle ignoroit s'il avoit de l'argent; qu'ayant vu dans le tiroir de sa commode deux lettres cachetées à l'adresse de Mme la marquise d'Erneville, elle les avoit mises à la poste le jour même. La France a passé la nuit et le jour suivant auprès de ce malheureux, qui, sans avoir repris un moment de connoissance, est mort dans la nuit du 19. La France a laissé de l'argent pour l'enterrer, et a repris aussi tôt le chemin d'Erneville. Une demi-heure après avoir écouté ce récit, on m'a apporté à la fois deux lettres d'Albert, toutes deux datées de Vichi , l'une du 21 de ce mois, l'autre du 25, et nous ne sommes aujourd'hui qu'au vingt ! Ce sont les lettres toutes faites, que la garde du pauvre Laurence a trouvées et mises à la poste le 17. La poste ne partant pas ce jour-là de Vichi, je n'ai pu les recevoir que ce matin. Ce n'est pas tout; j'ai trouvé dans le porte-feuille de Laurence un petit écrit de la main d'Albert, par lequel je vois qu'il lui a laissé cinq lettres pour moi, que chaque lettre avoit à côté du cachet un petit numéro qui indiquoit les jours où il falloit les envoyer. Les deux que j'ai reçues aujourd'hui ne devoient être mises à la poste que le 21 et le 25. J'ai donné dix louis de gratification à La France en louant sa prudente conduite, et en lui ordonnant expressément de conter une histoire de mon invention, où je le fais manquer de chevaux, et puis s'égarer et perdre son argent, et enfin revenir à Erneville sans avoir été à Vichi. Comme le chevalier de Celtas l'avoit entendu me répondre tristement et mystérieusement, je devois espérer qu'il croiroit cette fable; cependant il est le seul qui n'en soit pas la dupe. Il m'a dit en particulier qu'il me donnoit sa parole d'honneur d'accréditer, autant qu'il lui seroit possible, ce que je désirois que l'on crût; que néanmoins, d'après de certains bruits , il ne lui étoit pas difficile de deviner la vérité, que je voulois si généreusement cacher . Je ne suis convenu de rien avec lui; mais je comprends que la lettre de Mme de C*** qu'il a vue, ne le met que trop au fait. Au reste, je ne puis, je vous le répète, que me louer de la sensibilité qu'il me montre; j'avoue que je ne l'en aurois jamais cru capable. J'ai promis à La France une gratification annuelle pour m'assurer de sa discrétion; aussi ment-il avec une effronterie et un détail qui ont persuadé tout le monde, à l'exception du chevalier de Celtas. J'ai dit que j'étois tranquillisée, parce que j'avois reçu d'excellentes nouvelles d'Albert, et pour la première fois de ma vie, j'ai eu assez d'empire sur moi-même, pour dissimuler le trouble affreux de mon âme. Albert n'a plus de confiance en moi! Je ne veux point arracher ses secrets, et moins encore l'embarrasser et l'affliger; je veux donc qu'il ignore ce que j'ai découvert. D'ailleurs, j'avoue qu'il me seroit pénible que l'on sût avec certitude à quel point il est changé pour moi.

Enfin

Le devoir d'une épouse est de paroître heureuse .

Il faut donc cacher de si tristes détails; oui, mon amie, je n'en gémirai qu'avec vous!

Albert est à Paris! Albert s'abaisse à feindre, et avec moi! Albert me trompe!...

J'ai beaucoup moins d'inquiétudes sur la nature du secret, que de douleur du mystère qu'il m'en fait. Au fond du cœur, je suis persuadée que ce secret n'a rien d'offensant pour moi; je croirois même qu'il s'agit d'une chose confiée et qui lui est absolument étrangère, si je n'avois pas remarqué en lui un fonds de tristesse qu'il ne peut dissimuler. Mais j'imagine encore que des raisons de probité, ou du moins de délicatesse, le forcent à se taire. Tout cela ne l'excuse pas envers moi; il auroit du moins dû me dire qu'il étoit occupé d'une affaire dont il ne pouvoit m'instruire, et qui le forçoit à faire une course secrète à Paris; j'eusse été parfaitement contente. Mais me tromper! me ranger dans la classe des personnes qui lui sont le plus indifférentes, avoir en un domestique plus de confiance qu'en moi!.... Ah! chère amie, méritois-je d'être traitée ainsi!...

Je suppose, puisqu'il n'a laissé des lettres que jusqu'au 25, qu'il sera de retour à Vichi le 27 ou le 28. Je lui écrirai tout comme à mon ordinaire; je lui conterai en plaisantant les prétendues aventures de La France; je dirai que les lettres que j'ai recues, m'ont ôté mes inquiétudes; j'ajouterai que par distraction il a mal daté ses deux dernières lettres; enfin j'aurai le ton de la gaîté et de la sécurité. Je feindrai aussi.... ah! cette feinte sera bien innocente, elle sera même généreuse, et je sens que d'avance mon cœur se la reproche!.... Qu'est devenu ce commerce rempli de tendresse, de candeur, de confiance sans réserve!.... Grand Dieu! les plus doux souvenirs ne servent maintenant qu'à m'affliger!

Adieu, mon amie. M. d'Orgeval, sa femme et le chevalier de Celtas s'en vont demain; ce sera une consolation pour moi de me retrouver seule; mais si vous pouviez venir la semaine prochaine, comme je serois reconnoissante!

LETTRE LXIII.

De la même à la même.

Le 1er septembre.

Albert est arrivé avant-hier. Il m'a dit que les eaux de Vichi lui avoient fait du mal , qu'il avoit gardé sa chambre plusieurs jours, etc . Il m'a appris la mort subite du bon Laurence.... Il a fallu écouter tout cela avec un visage serein! Au reste, il est maigri, il a souffert! .... ah! je lui pardonne tout! Quel peut être ce secret?.... ce n'est certainement pas un dérangement de fortune; je lui ai proposé plusieurs réformes économiques, et la manière dont il m'a répondu là-dessus me prouve qu'il n'y a nul dérangement dans ses affaires. Non, c'est un secret de cœur, et je n'y suis pour rien, et je l'ignore! Une autre femme à ma place auroit d'étranges soupçons. Eh bien, il m'est impossible de croire qu'il ait à se reprocher une véritable infidélité , et je n'appellerois point ainsi dans un homme, un égarement passager pour un de ces objets séduisans et méprisables qui font toutes les avances, et dont les charmes peuvent si facilement égarer un instant la raison.

L'attachement que nous avons l'un pour l'autre n'a jamais été, je crois, de l'amour, mais il doit préserver d'une grande passion. Comment Albert pourroit-il avoir pour une autre femme un sentiment exalté, un sentiment profond? Ah! s'il avoit cessé d'aimer Pauline, son cœur seroit usé! Mais j'ai la certitude de lui être toujours aussi chère; je trouve même depuis l'époque de mes malheurs et de ses injustices, quelque chose de plus vif dans sa tendresse. Comment expliquer une telle bizarrerie? Sa sensibilité a pris un caractère beaucoup plus animé; il est avec moi, sinon plus tendre, du moins plus empressé, plus démonstratif; et cependant il me refuse sa confiance, il se permet sans scrupule, avec Pauline, des mensonges positifs, réfléchis et soutenus!.... Je m'y perds!....

J'ai encore une confidence à vous faire, chère amie, et j'en suis un peu embarrassée, car j'ai eu à ce sujet une sotte obstination et une crédulité impardonnable... Cet insolent chevalier de Celtas!... vous aviez raison.... Grand Dieu! je suis donc bien déchue! qui eût osé me faire une déclaration d'amour , il y a dix-huit mois?... et l'homme dont j'ai dédaigné l'hommage légitime, l'homme que j'ai refusé d'épouser, tente, aujourd'hui, de corrompre la femme d'Albert! .... Dans quel abaissement suis-je tombée!... Hélas! on sait qu'Albert a changé pour moi! on sait qu'il m'a soupçonnée et que je n'ai plus sa confiance, et l'on me méprise, et l'on m'outrage!...

Cette lettre anonyme que j'ai reçue, ce fat insolent et subalterne en étoit vraisemblablement l'auteur! Comme il va me haïr désormais! je l'ai traité comme le plus plat et le plus vil de tous les hommes; cette foible vengeance me soulageoit un peu. Il étoit outré de rage; en vérité je crois qu'il m'a menacée, je n'ai pas bien entendu ses derniers discours, l'ayant quitté fort précipitamment. Ceci s'est passé dans le jardin où, malheureusement, je me suis trouvée seule avec lui environ une demi-heure, le lendemain du retour de La France, et le jour de son départ et de celui de M. d'Orgeval et de sa femme. Je revis cet impertinent personnage une heure après, mais en présence de témoins; il affecta un air très-dégagé, plus ironique que jamais. Il étoit fort rouge; son regard, toujours équivoque et faux, avoit quelque chose de féroce et d'effrayant. Maintenant que je le connois, je vous avoue qu'il me fait peur, je le crois capable de tout. Moi qui n'envisageois qu'un si doux avenir, je n'y vois plus à présent que des méchancetés et des peines; venez, mon amie, venez le plus tôt que vous pourrez. O que j'ai besoin de parler à cœur ouvert! Venez!

LETTRE LXIV.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 8 janvier.

Rien de nouveau dans nos cantons, mon cher chevalier, sinon que la petite bâtarde a reçu ses étrennes anonymes tout comme l'année passée. C'est une drôle de comédie; il sera curieux de voir combien de temps cela durera.

Nous comptons chasser le renard cet hiver. Il me manque des chiens; mandez-moi s'il est vrai que Bel*** réforme sa meute, je pourrois, dans ce cas, acheter une partie de son équipage.

Je me renforce beaucoup au billard. Du Resnel ne veut plus me donner que deux points; mon frère s'obstine toujours à m'en donner quatre, mais il perd toutes les parties.

Adieu, mon cher; Denise vous salue, elle n'attend que le moment d'accoucher, et souffre beaucoup. Comme elle n'a pas d'intérêt à dissimuler sa rotondité, elle est monstrueuse. Je ne sais ma foi pas comment une femme peut cacher une grossesse de contrebande; cela me paroît incompréhensible. C'est pourtant ce que nous avons vu jusqu'au neuvième mois !...

Le 9 janvier, à six heures du matin.

P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire que ma femme vient d'accoucher heureusement d'une petite fille. La mère et l'enfant se portent bien.

LETTRE LXV.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

Paris, le 2 avril.

Le pauvre Poligni me fait vraiment pitié; il est toujours éperdument amoureux de M de Rosmond, mais sans aucune espérance. Cette jeune personne, recherchée par tout ce qu'il y a de plus distingué à la cour, montre un grand éloignement pour le mariage, et même pour le monde; elle ne va ni aux spectacles, ni au bal, elle ne se trouve à aucun grand souper chez sa belle-sœur; on dit qu'elle a beaucoup d'esprit, et que sa seule ambition est de s'instruire; tout ceci ne lui est inspiré ni par son frère, ni par sa belle-sœur, qui n'ont nullement le goût de la retraite et de l'étude. Le duc, qui est son tuteur, lui laisse une entière liberté; il est bien singulier, à dix-neuf ans, d'en faire un tel usage, surtout avec une beauté si célèbre! Voilà une femme qui n'a pas un caractère commun. En vérité, je suis charmé de ne la pas connoître; j'aurois peur d'éprouver le sort de Poligni. Au reste, la conduite de Mlle de Rosmond paroît si extraordinaire, que chacun veut y trouver des motifs particuliers; car il est impossible , dit-on, de préférer à son âge la lecture au bal, et d'être aussi jolie sans avoir le désir de se montrer.

Une chose qui doit finir par rendre misanthrope, ou du moins tout-à-fait sauvage, c'est qu'avec une âme peu commune et un caractère original, on passe presque toujours dans le monde pour avoir de l'hypocrisie ou de l'affectation. Ayez un procédé héroïque, on vous suppose un intérêt secret; montrez des sentimens sublimes, personne ne vous croit de bonne foi. Le grand monde est beaucoup moins pervers que ne l'imaginent ceux qui n'y ont jamais vécu; le bon goût de la bonne compagnie en raffinant toutes les bienséances, n'a pas été inutile à la vertu; il a formé une espèce de code qui n'est pas assez complet et auquel on peut reprocher d'importantes omissions, mais dont tous les principes me paroissent estimables, et dont les idées sont nobles et délicates; ces lois sociales sont respectées, on ne peut les enfreindre ouvertement sans se déshonorer. Ainsi nul courtisan qui ne veut pas éprouver ce malheur, ne sollicitera la place que désire son ami intime, ou n'acceptera sa dépouille. Nul courtisan ne craidra de montrer de la reconnoissance au ministre disgracié qui aura été son bienfaiteur . A la cour et dans le grand monde, on ne pardonne ni l'ingratitude, ni la bassesse; et si le crédit et la puissance ont forcé quelquefois de tolérer ces vices, il faut convenir que ces exemples sont trèsrares, et qu'un mépris tacite et universel en est même encore alors la punition. Mais le monde ne croit qu'aux vertus qu'il prescrit lui-même. Tout ce qui passe cette mesure, n'est à ses yeux qu'extravagance et fausseté. On sent que l'estime est nécessaire à l'agrément ainsi qu'à la sûreté de la société; l'amour-propre même en fait un besoin, puisqu'on s'avilit en vivant avec ceux qu'on méprise, et voilà ce qui constitue ce qu'on appelle justement la mauvaise compagnie , un cercle nombreux où l'on admet sans choix, et dont rien ne fait rejeter. Ainsi donc les gens du grand monde veulent estimer, et ils se refusent à l'admiration; car pour se livrer à ce doux sentiment, il faut avoir l'âme pure ou très-élevée. Un honnête homme peut se plaire dans le monde; mais, pour en être toujours charmé, il faut avoir une âme commune; avec de grands sentimens, avec une sensibilité profonde, on n'y trouve qu'une injurieuse incrédulité, qui finit par en dégoûter entièrement.

Vous ne serez guère satisfait des brochures que je vous envoie: ce sont quatre Eloges bien froids. Pour les deux discours de d'Alembert, ils sont, comme toutes les productions littéraires de cet auteur, dépourvus de naturel et d'intérêt; cet écrivain, mauvais imitateur de Fontenelle, ne passera certainement à la postérité que par ses ouvrages de géométrie. La manie d'écrire des éloges est universelle aujourd'hui; il est vrai qu'on ne loue que les morts, et qu'on se dédommage en déchirant les vivans. Il ne faut que de l'esprit pour faire une critique, mais il faut de l'âme pour faire un bon éloge, et tous nos panégyristes manquent de sensibilité. Jugez-en par la seule date de l'éloge de Mme Géoffrin, que d'Alembert, son ami intime, a eu le courage de composer quelques jours après sa mort. Au reste, tous ces éloges ne peuvent servir qu'à préparer de faux matériaux pour l'histoire de notre littérature; tout mauvais qu'ils sont, on les consultera un jour pour en tirer des traits, et les faussetés dont ils sont remplis seront citées comme des faits certains.

Adieu, mon ami; je ferai l'impossible pour aller passer avec vous le mois de juillet; et si je suis obligé de faire le voyage de ***, je m'en dédommagerai sûrement cet automne.

On dit que Mme du Resnel a la poitrine mortellement attaquée. Elle doit aller à Nice.

LETTRE LXVI.

Du marquis d'Erneville à M. du Resnel.

J'ai passé hier une si agréable soirée, que je trouve un grand plaisir à me la retracer avec détail. Pauline m'a lu un petit roman de sa composition, que sans partialité j'ai trouvé l'une des plus jolies choses dans ce genre que j'aie jamais entendues. Comme vous devez venir avec le baron et la baronne dans les premiers jours du mois prochain, j'ai fait promettre à Pauline qu'elle vous liroit ce petit ouvrage; mais elle vous craint beaucoup, et elle veut savoir avant tout ce que vous pensez des femmes auteurs . Ecrivez-moi là-dessus avec détail, et le plus tôt qu'il vous sera possible. Pour moi, je trouve que, si le goût d'écrire ne donne pas de pédanterie et ne fait pas dédaigner les devoirs domestiques, il ne peut qu'être utile, et de toutes manières; outre qu'il doit former l'esprit, il inspire nécessairement de l'éloignement pour un genre de vie dissipé et désœuvré, et presque toutes les femmes seroient raisonnables, si elles devenoient sédentaires, et si elles se plaisoient dans leur intérieur. Pourvu que les femmes ne jouent pas gros jeu, et que leur passion pour cet amusement soit pure , c'est-à-dire, pourvu qu'elles aiment le jeu pour le jeu même, on ne leur fait point un crime de passer quatre ou cinq heures de la journée à mêler et à distribuer des cartes. Il faut pourtant convenir que cette occupation dans une mère de famille n'est ni utile ni d'un bon exemple, et que le même temps consacré à réfléchir, à méditer et à écrire, seroit mieux employé.

Pauline veut que je vous annonce qu'il n'y a point d'amour dans son roman, et je puis vous assurer qu'il n'en est pas moins intéressant. On croit trop que l'amour est absolument nécessaire dans les productions de ce genre; on reviendra de cette idée, et alors les romans seront moins monotones et plus instructifs. Si l'on peut dans les ouvrages dramatiques, et même dans les poëmes épiques, exciter sans amour un si vif intérêt, pourquoi n'obtiendroit-on pas le même succès dans un roman! La sensibilité peut, sans doute, donner des traits sublimes à l'amour, mais l'amour peint médiocrement peut plaire encore, parce que, s'il ne touche pas le cœur, il amuse l'imagination. Il n'en est pas ainsi des autres sentimens; si l'expression n'en est pas de la plus parfaite vérité, ils n'ont plus rien d'attachant. Il y a une espèce de langage consacré à l'amour, et tout usé qu'il est, il charme toujours un grand nombre de lecteurs; mais, pour faire parler l'amour maternel, l'amour filial et l'amitié, il n'existe qu'un seul langage, c'est celui de la nature: on ne l'apprend point; l'esprit n'a jamais su l'imiter; le cœur l'inspire, et nul lecteur ne peut le méconnoître. Voilà pourquoi presque tous les auteurs préfèrent, en général, les sujets dont l'amour fournit le fond et les détails.

Adieu, mon ami; si vous n'avez pas le temps de nous répondre avant le 13, ne m'écrivez que le 22, parce que je suis obligé de faire une petite course à Dijon, mais je n'y resterai que trois ou quatre jours.

LETTRE LXVII.

Réponse de M. du Resnel.

De Gilly, le 9 juillet.

Pauline me craint! ... Savez-vous que rien ne me paroît plus offensant; car elle ne peut craindre que les sots et les méchans.

Les sots, parce qu'ils désapprouvent tout ce qui n'est pas commun, tout ce qui s'éloigne de la routine ordinaire; et les méchans parce qu'ils sont tous corrompus par l'orgueil, et conséquemment envieux! Mais enfin Pauline veut connoître mon opinion sur les femmes auteurs , et malgré toute ma rancune , il faut m'expliquer franchement; je dois lui obéir.

Je pense qu'il existe, entre les hommes et les femmes, une parfaite égalité d'organisation et de facultés intellectuelles; ainsi je pense qu'elles peuvent cultiver les lettres et les sciences avec tout autant de succès que nous. Chaque créature devant remplir sa destination, n'a pas le droit de disposer du temps suivant sa fantaisie, et ne peut se livrer à ses goûts particuliers que lorsqu'elle a rempli les devoirs de son état. Mais puisqu'il faut constamment préférer les occupations prescrites par le devoir à celles qui ne sont que d'inclination, il faut donc prendre garde que ces dernières ne deviennent des passions . C'est une témérité et une grande erreur, de croire que l'on puisse, dans tous les momens maîtriser les passions. Elles ne deviennent telles que par notre faute; et lorsque nous les avons laissées se fortifier et s'enraciner, il n'est plus possible de composer avec elles. On ne sauroit les modérer; il faut y renoncer subitement et sans retour, ou bien en devenir l'esclave. C'est en ceci que j'admire particulièrement la sagesse suprême de l'arbitre souverain de nos destinées, qui nous donne tant de force contre les passions naissantes, et qui donne tant de pouvoir contre nous aux passions formées. Notre foiblesse devient alors une juste punition de notre imprudence; cependant il nous reste encore, dans cette extrêmité, la ressource d'un puissant effort qui peut nous affranchir; mais ce n'est qu'en faisant le plus douloureux sacrifice. Il faut tout perdre: nous l'avons dit, on ne réduit point une passion violente à un goût modéré; pour s'en débarrasser, il faut faire avec elle un divorce absolu. Si l'homme pouvoit opposer aux grandes passions u ne force morale capable de les modifier, sa vie seroit mille fois plus orageuse; il cesseroit de craindre les passions, il n'auroit jamais le projet d'y renoncer, il voudroit même les conserver toujours; et la faculté de les maîtriser, rarement employée, ne serviroit qu'à le rendre plus coupable, à le priver d'un effroi salutaire, et à prolonger jusqu'au tombeau ses folies et ses erreurs.

Mais revenons aux femmes auteurs. D'après tout ce que je viens de dire, il me semble que le goût d'écrire a un grand inconvénient pour elles tant qu'elles sont dans la première jeunesse; les soins assidus que demandent de petits enfans et les devoirs sacrés de nourrice, joints aux devoirs domestiques, ne peuvent s'allier que bien difficilement avec les travaux d'un auteur. Cependant cela n'est pas impossible lorsqu'on a, comme Pauline, une extrême activité, beaucoup d'ordre, un plan de journée que rien ne dérange, et une incroyable facilité pour écrire. Mais, à ne parler qu'en général, on peut dire que ce genre d'occupation ne convient point aux jeunes mères; ce sont elles que la nature a chargées des soins si nécessaires à la première enfance; ce sont elles seules qui sont responsables de tous les accidens qui peuvent arriver à ces êtres si foibles confiés à leur garde. Par la suite, des instituteurs et des maîtres pourront les seconder et les remplacer; mais qui peut suppléer une mère auprès d'un enfant au maillot, ou qui com mence à marcher? Qui peut avoir sa vigilance, sa prévoyance, son coup d'œil, sa constante assiduité? Pauline ne prendra point ceci pour une critique. Quelle mère est plus attentive et plus tendre qu'elle? Je sais qu'elle n'a jamais écrit qu'à côté du berceau de son enfant lorsqu'il est endormi; cependant elle prend alors sur son sommeil, et si elle nourrissoit, ce travail n'auroit-il pas physiquement quelque inconvénient? Quand les enfans ont atteint l'âge où les idées commencent à se développer, c'est alors que les mères peuvent avec utilité cultiver la littérature: il me semble que leurs premiers travaux doivent être consacrés à l'éducation de leurs enfans; elles connoissent leurs caractères, leurs défauts; et les ouvrages qu'elles composeroient pour eux, seroient toujours, par cette raison, infiniment plus utiles à leur famille qu'aucun autre du même genre. Une femme auteur et mère est inexcusable, si elle n'a pas écrit sur l'éducation et pour l'éducation, d'autant plus que l'on peut présenter la morale sous tant de formes différentes, que les institutrices ont toute liberté de préférer le genre d'écrire qui leur plaît le mieux. On trouvera toujours dans les réflexions et dans les observations particulières d'une mère quelque chose de neuf et d'ingénieux; et même avec des talens médiocres, ses ouvrages, à beaucoup d'égards, seront supérieurs à ceux des auteurs les plus célèbres qui n'auront point élevé des enfans. Ces derniers présentent des systèmes impraticables dans l'exécution; et des mères éclairées et tendres ne proposeront que des choses dont l'expérience leur a prouvé l'utilité.

J'ai toujours pensé qu'une jeune femme ne peut faire imprimer ses ouvrages sans manquer, en quelque sorte, aux bienséances les plus respectables, qui lui font un devoir de la plus austère modestie. Une femme, tant qu'elle est jeune, doit être timide et réservée; elle doit craindre de faire scène , de s'exposer aux regards du public; cette pudeur est en elle, sinon la preuve, du moins l'annonce de la vertu, et c'est aussi la plus touchante de ses grâces:

Quanto si mostra men, tanto è più bella .

Une jeune femme seroit ridicule dans la société, si elle y avoit un ton décidé, si elle y montroit des opinions tranchantes et des prétentions à l'esprit; et beaucoup plus encore, si elle se permettoit d'y disserter sur les passions et sur l'amour. Que sera-ce donc de se déclarer publiquement auteur ? D'ailleurs, les hommes mêmes devroient n'écrire pour le public que dans l'âge mûr; car, tant que l'éducation ne sera pas meilleure, l'esprit humain ne sera véritablement formé qu'entre trente et quarante ans.

Puisque l'honneur des femmes consiste particulièrement dans la pureté des mœurs, leurs écrits doivent toujours offrir la plus parfaite morale. Une femme ne sauroit, sans se déshonorer, afficher l'irréligion. On peut, sans religion, avoir de la probité; mais on n'a point encore vu d'impie, avec des passions vives, avoir des mœurs. le monde connoît le mot du maréchal de R***, qui, dégoûté tout à coup d'une femme dont il étoit amoureux, et dans le moment même où elle paroissoit prête à lui tout accorder, répondit à ceux qui lui demandoient raison de ce caprice: J'ai découvert qu'elle est athée, ainsi que me sacrifieroit-elle?...

Un ouvrage écrit par une femme, et contenant des principes irréligieux, m'inspire pour l'auteur autant d'éloignement que de mépris. Le seul bon goût devroit préserver une femme d'une telle effronterie.

Je me ressouviens que dans un de mes voyages traversant avec St. Méran les landes de Bordeaux, nous vîmes des femmes sur d'énormes échasses, qui marchoient ainsi dans ces vastes bruyères. Ce spectacle scandalisa St. Méran, qui appelant l'une de ces femmes, lui dit d'un ton moqueur: Mais, Madame, vos jupes ne vous gênent-elles pas beaucoup pour ce que vous faites là. Ce mot m'est resté dans la tête, et je n'ai jamais rencontré depuis une femme esprit-fort, sans être tenté de lui faire la question que saint Méran adressoit à ces femmes hommasses et sans pudeur des landes de Bordeaux.

La douceur étant l'un des attributs des femmes, toutes celles qui écrivent, doivent se distinguer dans un genre qui demande surtout de la modération, du goût, de la finesse et de la délicatesse; la critique. Il me semble qu'à talent égal, une femme dans ce genre d'écrire, doit toujours l'emporter sur un homme; car pour peu qu'elle se respecte elle-même, elle ne se permettra jamais les injures grossières, le ton de la satire et les odieuses personnalités: et celle qui joindra les principes au bon goût, fût-elle l'objet des plus noires calomnies, n'attaquera jamais les personnes, et ne critiquera les ouvrages d'une manière piquante, que lorsqu'ils seront contre la morale et les mœurs. Tourner le vice en ridicule, et fronder avec énergie des erreurs dangereuses, est le plus utile emploi que les écrivains des deux sexes puissent faire de leurs talens. Mais je veux toujours, dans les critiques les mieux fondées d'une femme auteur, reconnoître la main délicate des Grâces; j'y veux trouver des traits de sensibilité; je veux sentir que l'auteur ne combat ni par malignité, ni pour satisfaire des ressentimens personnels, et qu'elle n'est animée que par l'amour de l'ordre et de la vertu. Je veux que même en défendant la cause sacrée de la religion et de la morale, on démêle, à travers sa plus vive indignation, la douceur et la délicatesse qui doivent caractériser une femme. Sa noble et vertueuse hardiesse en aura plus de prix. Le courage, dans une femme, ne peut intéresser que par son motif, et lorsqu'il est un effort. C'est ce qu'a senti et exprimé d'une manière sublime Paul Véronèse dans son fameux tableau de Judith; au lieu de la peindre sous la figure d'une fière amazone, il l'a représentée sous les traits d'une beauté naïve et touchante . Ainsi, loin d'attribuer à son caractère l'action qu'elle vient de commettre, on sent tout ce qu'une telle entreprise a dû lui coûter. Il faut que tout lecteur impartial puisse éprouver un sentiment de ce genre en lisant les écrits polémiques d'une femme, et toutes les critiques sorties d'une plume que souilleroient à jamais la haine et le désir de la vengeance.

Les hommes, en présentant dans leurs ouvrages la peinture des passions, peuvent en parler comme les ayant éprouvées. On nous sait gré d'avoir aimé passionnément; une grande passion nous préserve toujours des excès honteux de la débauche; et loin de nous déshonorer dans l'opinion générale, elle fait présumer que nos mœurs n'ont pu être licencieuses. Mais, au contraire, une passion violente que le devoir n'autorise pas, est, dans une femme, la preuve presque certaine d'un égarement coupable. Ainsi elle manque de pudeur, de raison et de goût, lorsqu'elle fait entendre qu'elle a connu l'amour, ou qu'elle nourrit en secret une passion malheureuse, ou qu'elle déplore l'infidélité d'un amant parjure, etc. Je connois des écrits de femmes dans lesquels on trouve ces étranges confidences très-clairement exprimées, et je puis assurer qu'au jugement des hommes mêmes, elles ont paru aussi ridicules qu'indécentes. Mais, dira-t-on peut-être, on ne peint bien que ce qu'on a senti; les femmes ne doivent donc jamais peindre l'amour, puisque ce seroit un aveu tacite d'avoir éprouvé cette passion? Point du tout! je ne leur interdis, à cet égard, que les allusions sur elles-mêmes, parce qu'il suffit d'avoir une profonde sensibilité, et de bien connoître le cœur humain, pour être en état de peindre supérieurement toutes les affections de l'âme.

Nell' anime innocenti

Varie non son fra loro,

Le limpide sorgenti

D'amore e d'amistà .

Tout écrivain décrira bien l'amour, lorsqu'il saura nous émouvoir en parlant de la tendresse maternelle et de l'amitié; et l'auteur qui n'exprimera que froidement ces deux sentimens sublimes, n'offrira jamais de l'amour que des tableaux communs, dangereux et fantastiques.

Mais je veux encore que les femmes ne se permettent de peindre l'amour que pour l'intérêt de la morale et des mœurs; elles doivent le représenter tel qu'il est, toujours dangereux et fragile, et toujours incompatible avec la sagesse et le bonheur.

Voilà mes principales idées sur les femmes auteurs . J'ose me flatter qu'elles s'accorderont avec les vôtres, et je brûle d'impatience d'être au mois prochain, afin d'entendre l'intéressant ouvrage de la jeune institutrice , qui possède assurément toutes les qualités que je désire dans une femme auteur, réunies à des talens que je n'ai jamais vus à son âge. Je sais déjà, par Mme de Vordac, le titre de son dernier ouvrage, et qu'il est composé pour servir à l'éducation de Maurice et de Léocadie . Heureux enfans! dont on ne pourra comparer l'éducation qu'à celle qu'ont reçue Albert et Pauline !

Adieu, mon ami; écrivez-moi aussitôt que vous serez revenu de Dijon.

LETTRE LXVIII.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

De l'Ile-Adam, le 29 octobre.

Me voici, jusqu'au 10 du mois prochain, dans la plus agréable de toutes les maisons de princes. On n'y voit point ce faste qu'on admire à St. Cloud et à Chantilli, et qui ne procure aucune jouissance véritable; mais on y trouve une magnificence réelle et solide , celle qui peut contribuer à l'agrément de la société. Une délicieuse musique, des spectacles charmans, une excellente chère, une grande liberté, et des voitures et des chevaux dont chacun peut disposer à son gré. Ajoutez à cela un vaste château d'une vénérable antiquité et dans une situation ravissante. Mais le plus rare ornement de ce charmant séjour est, selon moi, le prince qui l'habite . Ce prince, instruit sans pédanterie, rempli d'esprit, de grâces et de dignité, est sans exception (à l'époque où j'écris) le seul de nos princes qui n'ait aucune timidité, et qui sache parler et représenter en publie; aussi jouit-il d'une considération personnelle tout-à-fait indépendante de son rang, et qui lui est bien justement acquise; il est fidèle en amitié, il sait choisir et servir ses amis, il aime les lettres, les talens et les arts, il en est le protecteur le plus ardent et le plus éclairé; enfin, la nature joignant à tant de dons celui d'une figure charmante, aussi noble que douce et régulière, sembloit avoir formé ce prince pour le trône et pour régner sur des Francais; car avec quelques défauts de Henri IV, il a le courage, l'esprit et l'affabilité de ce grand roi, réunis au bon goût et à la majestueuse représentation de Louis XIV.

Il y a beaucoup de monde ici, entre autres Mme de N***, plus métaphysicienne et plus ennuyeuse que jamais. Elle fait, diton, un livre sur les femmes, et quelqu'un disant l'autre jour devant Poligni, que M de N ayant passé toute sa jeunesse dans le plus grand monde, n'avoit besoin que de mémoire pour offrir dans cet ouvrage des peintures fidèles: Point du tout, reprit Poligni, car une femme qui n'a été ni naïve, ni timide, ni jolie, n'a jamais été jeune.

Je m'attache de plus en plus à Poligni; c'est une aimable créature: il étoit né pour aimer la vertu, et sans sa liaison avec le duc de Rosmond, on ne l'auroit jamais vu sur la liste méprisable des hommes à bonnes fortunes . Mais il est sincèrement revenu de ses erreurs; il est toujours passionnément amoureux de Mlle de Rosmond, et il m'assure que de tous les sentimens dont il a essayé jusqu'ici, celui qui occupe le plus l'imagination et qui remplit le mieux le cœur, c'est une passion malheureuse. Qu'en pensez-vous, mon vertueux ami!.... Répondrez-vous à cette question?

LETTRE LXIX.

De la marquise à Mme de Vordac.

D'Erneville, le 10 janvier.

En bien, chère amie, cette paix intérieure que j'avois à peu près recouvrée, ce bonheur dont je retrouvois une partie, tout cela vient de s'évanouir comme un songe! Le croiriez-vous, je suis plus malheureuse que jamais! Au bout de trois ans tous les soupçons injurieux renaissent; que dis-je, des soupçons ? non, on m'accuse formellement, et l'on me refuse toute explication. Ecoutez le récit de cette révolution inconcevable.

Je n'ai reçu qu'avant-hier les étrennes accoutumées de ma Léocadie. Albert venoit de me quitter pour aller voir la pêche du grand étang; il rencontre dans l'avenue l'homme qui m'apportoit la petite caisse; il l'arrêté, le questionne, regarde la caisse, la prend et se charge de me la remettre; il revient sur ses pas et rentre dans mon cabinet en me disant: Voilà sûrement les étrennes de Léocadie ... Il avoit l'air embarrassé. Je le remis à son aise, en paroissant ne voir dans ce prompt retour qu'une attention aimable; et en le priant d'assister au déballage. Mais j'ai toujours remarqué que ces envois lui donnent de l'humeur et excitent en lui une curiosité qui ne peut venir que d'un fonds de défiance. Il ouvre la boîte, nous n'y voyons d'abord que des joujoux d'enfans; Albert, comme de coutume, touche, retourne, examine chaque pièce avec une attention scrupuleuse; et tout à coup nous découvrons une petite boîte de maroquin rouge. Oh, oh! dit Albert, voici sans doute quelque bijoux précieux! En effet c'étoit une petite montre avec une chaîne et un cachet. Le cachet est très-remarquable; c'est une cornaline sur laquelle est gravé un double R. Le cachet est monté en petits rubis d'une manière charmante. Jugez de mon étonnement, lorsqu'au moment où Albert jette les yeux sur ce cachet, je le vois pâlir... Je le regarde fixement... Il prend le cachet d'une main tremblante; et après l'avoir attentivement considéré, il se lève brusquement, et fait un mouvement pour sortir; mais il retombe sur sa chaise... L'infortuné ne pouvoit se soutenir... il respiroit à peine; sa pâleur étoit effrayante.... Grand Dieu! m'écriai-je, Albert qu'avez-vous?.... Oh! puissé-je mourir!.... répondil d'une voix étouffée.... Je me jette dans ses bras: Laisse-moi, me dit-il, laisse-moi, tout est éclairci.... je te pardonne... mais laisse-moi!... Je ne pensois guère à l'injustice de cette nouvelle accusation; je ne voyois que sa pâleur, sa defaillance, sa suffocation. L'effroi que j'éprouvois, m'ôtoit jusqu'à la surprise de cet étrange incident!... Je dénoue le col de sa chemise, je lui fais respirer des sels, et debout devant lui, soutenant sa tête sur mon sein, je baigne son visage d'un ruisseau de larmes!... Enfin il se ranime, ses joues se recolorent, il lève les yeux vers moi, il me regarde avec une expression de douleur, de reproche et de tendresse si pathétique que j'en fus pénétrée et troublée comme si j'eusse été coupable. O Pauline, dit-il, inconcevable créature!.... et ses pleurs lui coupent la parole... Dans ce moment nous entendons du bruit; il me conjure de me calmer, il se lève, et me quitte précipitamment en apercevant Mlle du Rocher. Je reste immobile et pétrifiée. Au bout de quelques minutes je sors du cabinet pour l'aller chercher; je vais d'abord dans sa chambre, et ne l'y trouvant pas, j'interroge les domestiques. On me dit qu'il est sorti du château, et je prends aussitôt le chemin de l'avenue. Il étoit onze heures du matin. J'ai parcouru vainement les bords de l'étang et les allées du petit bois. Durant cette recherche inutile, j'étois dans une agitation violente que le mouvement et l'impatience sembloient accroître à chaque pas. Je courois, je l'appelois, et l'émotion physique excitée par la fatigue, jointe à l'inquiétude et à la plus étrange confusion d'idées, me causoit une sorte d'égarement inexprimable, état le plus douloureux que j'aie éprouvé de ma vie. Je n'avois pour tout vêtement qu'une simple robe de linon; je marchois sur la glace et dans la neige, et loin de m'apercevoir du froid, j'étois brûlante!.. J'avois toujours devant les yeux la figure pâle et défaillante d'Albert; cette image m'inspiroit une pensée vague, mais aussi funeste qu'extravagante, qui devenoit plus distincte à mesure que le temps s'écouloit. En passant la barrière qui conduit à l'enceinte fermée du bois, ma robe s'accroche à l'un des pieux. Comme je courois toujours, il me sembla que l'on m'arrêtoit par derrière, ce qui dans le trouble où j'étois, me causa une frayeur impossible à dépeindre. Je m'élance en avant, déchirant par cet effort ma robe du haut en bas; je glisse sur la glace, et je vais tomber à dix pas sur une souche d'arbre qui m'a fait deux blessures assez considérables, l'une au menton (car je suis tombée sur le visage), et l'autre à la main droite que les pointes de bois m'ont cruellement écorchée; mon sang a coulé, et j'ai été plusieurs minutes sans pouvoir me relever. Enfin je me suis traînée vers mon arbre , afin de m'asseoir un moment sur le banc, car j'étois épuisée de fatigue. Je m'établis sans réflexion sur ce banc couvert de neige, je n'avois presque plus ma tête, je me sentois transie, un frisson universel sembloit avoir calmé l'effervescence de mes idées; mon imagination ne me présentoit plus rien. Cependant la vue de mon arbre me causa une sensation désagréable, je ne pensois plus, mais je sentois encore, et je souffrois toujours. J'étois dans cet état, qui seroit devenu mortel, s'il se fût prolongé, lorsque j'entendis des cris prolongés retentir de toutes parts; ce bruit ne m'inspira nulle idée, j'étois totalement engourdie, mes yeux se fermoient, et je n'avois presque plus de connoissance!...

C'étoit Albert qui, suivi de plusieurs domestiques, me cherchoit à son tour. Vous pouvez juger de sa surprise et de son effroi lorsqu'il m'aperçut dans l'état que je viens de décrire, assise et immobile, la tête appuyée contre le tronc de mon arbre , le visage pâle et défiguré, les yeux fermés, les cheveux en désordre, et avec des habits déchirés et ensanglantés .... Il fait un cri perçant, et vole auprès de moi; je le reconnois et j'éprouve un mouvement de joie machinal, mais si vif, que la palpitation de mon cœur ranima dans l'instant la circulation arrêtée de mon sang. Il ôta sa redingote afin de m'en couvrir, et après m'avoir bien enveloppée, il me prit dans ses bras pour me porter au château, qui comme vous savez, n'est qu'à cinq cents pas de là. Il ne voulut pas sonffrir que ses gens l'aidassent à me porter, et malgré le fardeau dont il étoit chargé, il les devança tous, car il marchoit avec une inconcevable rapidité. Durant ce court trajet je repris toute ma connoissance, mais non ma mémoire; j'avois la tête si pesante et si étonnée, que je ne pouvois me rappeler ce qui s'étoit passé dans cette cruelle matinée; la seule idée que j'en conservasse, c'est que j'avois été inquiète d'Albert; mais j'étois dans ses bras, je le regardois fixement avec délices, et loin de souffrir j'étois heureuse. En traversant le grand vestibule du château, nous rencontrâmes Léocadie qui, en me voyant, jeta des cris douloureux qui retentirent jusqu'au fond de mon âme. Albert donna l'ordre de l'emporter, et elle disparut, quoique je la demandasse instamment....

Arrivée dans ma chambre, on me coucha; on me fit boire du vin, on me fit des frictions avec des linges chauds; on pansa mes deux blessures, et au bout d'une heure je me trouvai si parfaitement, qu'ayant recouvré toute ma tête, et malheureusement ma mémoire, je fus en état de conter ce qui m'étoit arrivé dans le bois. Ensuite je voulus me lever; Albert s'y opposa formellement; il me conjura de passer au lit le reste du jour. J'y consentis, mais en même temps je renvoyai mes femmes, afin de me retrouver seule avec lui; il craignoit mortellement ce tête-à-tête, se doutant bien que je demanderois une explication; en effet, dès que nous fûmes seuls, je parlai du cachet fatal qui avoit causé tout ce désordre. Albert fit un sourire forcé, et me prenant la main qu'il serra affectueusement dans les siennes Ma bien-aimée Pauline, me dit-il, oublie cette scène extravagante, et n'en parlons jamais.... Moi, l'oublier? interrompis-je; oublier ces paroles prononcées par Albert: Oh! puissé-je mourir! tout est éclairci, je te pardonne .... Eh bien! reprit-il, j'étois insensé; je reconnois ma folie, que veux-tu de plus? -- La vérité. -- Je te la dis; je confesse que je n'avois pas le sens commun. -- Non, je vous connois, vous pouvez être abusé, je ne le sais que trop, mais vous n'êtes point un visionnaire; vous voulez me cacher une opinion injurieuse, et moi je veux me justifier... -- Je ne t'accuse point. -- Vous me soupçonnez toujours. -- Je t'aime plus que jamais. -- Et cependant vous ne m'estimez plus!... Nous en étions là de ce dialogue, lorque la petite porte de la ruelle de mon lit s'ouvrit; j'entends, à travers mes rideaux fermés, quelque chose qui se glisse doucement le long de mon lit, c'étoit Léocadie échappée des mains de Mlle du Rocher; elle s'avance au milieu de la chambre, et en apercevant Albert, elle se jette à genoux en disant: Pardon, papa!... je veux voir maman!.... Cette charmante enfant fondoit en larmes; elle avoit ses petites mains jointes et un air suppliant qui auroit attendri le cœur le plus barbare ... Albert très-ému se lève, la prend dans ses bras et la pose sur mon lit; ensuite il nous considère alternativement l'une et l'autre, comme s'il eût voulu comparer nos deux visages. Albert, lui dis-je avec un peu d'amertume, ne trouvez-vous pas du rapport entre nos deux figures? Non, répondit-il, ce n'est pas à vous qu'elle ressemble . A ces mots j'ai senti que je rougissois, ce qui m'a fait rougir davantage, et j'ai été totalement déconcertée... C'est ainsi que tout se tourne contre moi!.... Cependant, reprenant la parole: Je vois, lui dis-je, qu'on vous a parlé d'une ressemblance que je ne nierai point.... -- Vous convenez donc vous-même qu'elle lui ressemble? -- Oui, elle ressemble au duc de Rosmond.... (ce nom l'a fait tressaillir). Au reste, poursuivis-je, toutes ces figures grecques se ressemblent comme toutes les statues antiques qui ont ce genre de beauté; n'a-t-on pas trouvé à Autun que le duc de Rosmond ressembloit à Mme d'El***, dont le visage a tant de rapport avec les têtes de Niobé, et Léocadie, ayant le même caractère de figure, essemble à Mme d'El*** et au duc de Rosmond. Sans doute, ma chère Pauline, reprit Albert. Il prononça ce sans doute du ton dont on parle aux enfans qu'on ne veut pas contrarier. Je me sentis à la fois humiliée, révoltée, et aussi en colère que je puisse l'être contre lui, et je ne pus retenir mes larmes. Léocadie alors se remit à pleurer, je la serrai avec transport contre mon sein, en disant: O mon enfant ne pleure pas, toi qui dois me consoler! si tu m'affliges aussi, quelle main essuiera mes larmes?... Ah! toujours la mienne, s'écria Albert, toujours! quelle que soit ta douleur, mon cœur y compatira; je souffrirai toujours avec toi et plus que toi!... En prononçant ces paroles avec le sentiment le plus tendre et le plus touchant, il prit Léocadie dans ses bras: O toi, dit-il, qu'elle aime si passionnément, pourrois-tu ne pas m'être chère!.... oui, je t'aime aussi, oui; ma vie entière le prouvera....

Il parloit avec cet enthousiasme qui vient du cœur, et dans cet instant, pénétrée de la plus profonde reconnoissance, je n'avois point d'expression pour peindre ce que j'éprouvois, j'aurois voulu être à ses pieds... Il a repris de nouveaux soupçons, ou pour mieux dire, il croit avoir la certitude de mon infidélité, et cependant quels ménagemens pour une femme qu'il croit si coupable! quelle tendresse! quelle générosité!... Il se dit, sans doute, que trois années écoulées ont expié ce crime... Il ne se permet pas l'apparence d'un reproche!... Il est défiant, il est injuste; mais quelle sensibilité! quelle grandeur d'âme!... Ainsi donc, en m'outrageant, il a trouvé le secret de m'attendrir et de m'attacher plus étroitement à lui par son injustice même!...

Vous imaginez bien que j'ai tout employé pour obtenir une explication, mais en vain; il me proteste que c'est le chiffre du cachet, ce double R qui, dans le premier moment, l'a frappé follement, ajoute-t-il, parce que le duc de Rosmond s'appelle Romuald Rosmond , ce qu'il a, dit-il, appris par hasard à Autun, et ce que j'ignorois. Et voilà encore un singulier rapport; mais je ne crois nullement que cette petite circonstance ait causé l'état où je l'ai vu, d'autant plus que ce fut avant d'avoir examiné l'empreinte et au seul aspect du cachet, qu'il s'est troublé et qu'il a pâli?... Mais comment ce cachet peut-il paroître une preuve si formelle, si positive!... Cela est inconcevable!... Je ne me lasserai point de le questionner, de le persécuter, jusqu'à ce qu'il m'ait découvert ce mystère incompréhensible; mais s'il est persuadé qu'en me le révélant je serois confondue et dans l'impossibilité de me justifier, il s'obstinera à se taire, et alors quelle situation bizarre et désespérante que la mienne! Innocente, et jugée coupable sans pouvoir obtenir une explication, et forcée cependant de trouver dans cette injustice une bonté sublime et une générosité digne d'admiration!...

Je vais écrire tout ce détail à ma mère, afin qu'elle joigne ses instances aux miennes; peut-être obtiendra-t-elle ce qu'il me refuse.... Adieu, mon amie. Ma santé est bonne aujourd'hui, ce qui est surprenant après tout ce que j'ai souffert. Mon menton est presque guéri, la blessure de ma main étoit plus considérable; mais elle ne m'empêche pas d'écrire, quoique je ne le puisse pourtant qu'avec difficulté. Je ne sais même si vous pourrez lire cet affreux griffonnage.

Adieu donc, chère amie, mandez-moi ce que vous pensez de tout ceci.

LETTRE LXX.

De la même à la même.

D'Erneville, le 15 février.

ALBERT est toujours à Dijon, chère amie, et ne reviendra que lundi prochain. Il a parfaitement persuadé à ma mère que l'histoire du cachet n'étoit rien autre chose que la surprise que lui avoit causée ce rapport de chiffres . Ma mère là-dessus me gronde, et me dit que je me compose des chimères pour m'affliger. Mais je suis sûre, comme de mon existence, qu'il y a quelque chose de fort extraordinaire qu'Albert veut absolument cacher: il est vrai pourtant, comme vous le dites, que ces deux R sont en effet très-singuliers. Nous étions déjà si étonnées du premier R qui se trouvoit sur le médaillon, et puis à présent en voilà deux: et il faut que ce vilain homme s'appelle Romuald ! un nom de baptême si peu commun! et il faut qu'Albert sache cela! Voyez comme il s'est informé de ce qui le regarde! il n'ignoroit pas non plus la ressemblance.

J'ai appris une jolie histoire qu'on a faite sur moi, et que j'ai sue par Mme Regnard. Imaginez qu'on a conté à Luzi, qu'il y avoit dans les dernières étrennes de Léocadie un écrin entier pour moi, des girandoles de diamans, une aigrette, des bracelets, etc., ce qu'Albert a trouvé un peu fort , comme dit Mme Regnard; il m'a défendu de porter cette parure je me suis fâchée; Albert s'est emporté, et la dispute est devenue si violente, qu'Albert m'a jeté l'écrin à la tête, et c'est pourquoi j'ai eu cette blessure au visage.

Il semble que cette histoire soit inventée par un laquais, mais je suis à peu près certaine qu'elle est de la composition du chevalier de Celtas; car il étoit à Luzi dans le moment où l'on a débité ce conte qui, au reste, passe pour la chose du monde la plus vraie à Luzi, parmi toutes les dames dont j'ai négligé la société, et que j'ai eu le mauvais goût de ne point attirer à Erneville. La bonne Mme Regnard me défend de son mieux, sinon avec éloquence, du moins avec un zèle sincère. Elle dit que le déchaînement qu'elle voit contre moi lui tourne le sang , et elle est bien étonnée de ma philosophie à cet égard.

Les calomnies les plus absurdes ont un succès merveilleux lorsqu'elles sont contre une personne que l'on envioit en secret. O je devois en effet exciter l'envie de ceux qui sont susceptibles de cet affreux sentiment. J'étois si parfaitement heureuse!.... et maintenant!.... ah! que je suis à plaindre!.... Cependant, vous le dirai-je, ce caractère si grand, si généreux que développe Albert, est une consolation pour moi! J'ai tout perdu dans son opinion; mais malgré sa cruelle erreur, je puis l'admirer toujours! .... Enfin, un pressentiment secret m'assure qu'avec le temps je parviendrai à me justifier pleinement. L'innocence a le privilége heureux de ne perdre jamais l'espérance. O si la mienne est réalisée! .... comme je jouirai d'un tel bonheur pour Albert et pour vous, mon amie!.... Je ne dirai pas pour ma mère , elle n'a jamais soupçonné sa Pauline.

LETTRE LXXI.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

Le 12 avril.

Votre frère est parti hier pour l'Auvergne. A propos de quoi, direz-vous? Pour aller herboriser sur le Mont-d'or . Le pauvre homme ne peut plus rester en place. Le ménage est plus brouillé que jamais. Il y eut une violente scène deux jours avant le départ du grand Albert. La du Rocher et Jacinthe se chantèrent pouille en présence du marquis et de la marquise. La dernière donnant raison à la du Rocher, et voulant imposer silence à Jacinthe, la chambrière irritée lui dit en propres termes: Ma foi, Madame, après tout ce que je sais et tout ce que j'ai vu, vous ne devriez pas me pousser à bout. A ces mots, Pauline furieuse lui a sur-le-champ donné son congé. Jacinthe est partie gaillardement pour Bourbon-Lancy , où elle compte, dit-elle, vivre de ses rentes . Je savois déjà qu'elle avoit placé de l'argent à Luzi, chez Beaudot ; j'ai appris cela par hasard, et je n'en ai parlé qu'à vous. Mais tout se découvre à la longue, et vous imaginez bien qu'on devinera facilement par quels moyens Mlle Jacinthe a fait cette fortune.

Je suis arrivé avant-hier chez le bonhomme Dupui, que je trouve en meilleure santé. Votre petite Zéphirine est étonnante pour un enfant de quinze mois. Elle n'a pas la beauté grecque de la merveilleuse Léocadie, mais elle est charmante.

Adieu, mon cher; si vous revenez avant le 2 du mois prochain, vous me trouverez encore ici; je serois désolé d'en partir sans vous avoir vu.

LETTRE LXXII.

De M. Beaudot au marquis d'Erneville.

De Luzi, le 2 avril.

Monsieur le marquis, Des personnes de considération et de jugement m'ont conseillé de vous instruire de deux faits qui paroissent suspects, et que vous seul pouvez éclaircir. La nommée Jacinthe Hébert, fille de chambre de madame la marquise, a placé chez nous, il y a environ trois mois, la somme de trentesept louis d'or, et quelques mois après elle nous apporta encore cinq cents livres.

En outre, le nommé Pinault, dit La France, domestique de madame la marquise, plaça chez nous aussi, il y a quinze mois, la somme de cent écus; et il est revenu placer encore, il y a six semaines, vingt-deux pistoles. Cela me surprit, je lui demandai comment il pouvoit épargner de telles sommes sur des gages de province? Il parut embarrassé et me répondit que cet argent venoit d'une pension secrète que lui faisoit madame la marquise à votre insu, et qu'il n'en falloit pas parler. Mais comme on m'a fait faire la réflexion que ces gens-là pouvoient fort bien avoir acquis ces fonds par des vols domestiques, je crois qu'il est de mon devoir de vous informer de ces particularités.

Je suis avec respect, monsieur le marquis, votre, etc.

LETTRE LXXIII.

Réponse du marquis.

De Clermont, le 24 avril.

Je connoissois à Jacinthe la somme de trente-sept louis dont vous me parlez, Monsieur, ainsi que les cinq cents francs. A l'égard de La France, celui de mes domestiques que j'aime le mieux, je sais de même d'où lui vient l'argent qu'il a très-légitimement déposé chez vous. Je n'en suis pas moins sensible à l'honnêteté qui vous a porté à m'écrire dans cette occasion. Je sais apprécier le motif de cette obligeante démarche.

Je suis, Monsieur, etc.

LETTRE LXXIV.

Du même à M. du Resnel.

Le 6 mai.

Rassurez-vous, mon ami, mon voyage est la chose du monde la plus simple. Ne vous inquiétez point des fables qui se débitent à Luzi, à Bourbon-Lancy, etc. Je ne m'étonne pas que l'accident arrivé dans le bois à Pauline, et ensuite le renvoi d'une femme de chambre insolente, aient produit tant de fausses conjectures et tant d'histoires calomnieuses. On en fait tous les jours sur de moindres fondemens. Laissez parler les sots, les désœuvrés et les envieux, et croyez que rien ne peut m'empêcher de rendre une parfaite justice à l'ange que le ciel m'a donné pour femme.

Comme amateur passionné de l'histoire naturelle, et surtout de la botanique, j'avois déjà depuis long-temps le désir de faire le voyage d'Auvergne. J'ai fait ceux de Hollande et de Suisse, et je ne connoissois pas l'Auvergne, qui touche à la province que j'habite; ce qui est d'autant plus impardonnable, que je puis vous assurer, avec vérité, que les lieux que je parcours offrent les phénomènes les plus curieux et des spectacles ravissans dans tous les genres. Les paysans de la Suisse sont heureux, mais farouches et grossiers; ceux de la Hollande sont prodigieusement riches. La véritable gloire des gouvernemens est dans l'opulence du peuple. La richesse des gens de cette classe offre un tableau que l'on contemple toujours avec plaisir, parce qu'il prouve de bonnes lois, et que d'ailleurs ces fortunes toujours légitimement acquises, sont les fruits honorables d'une conduite vertueuse, ainsi que de l'industrie et du travail. Les paysans de Sardam et de Brouk ont des habitations éblouissantes par leur propreté recherchée et par le luxe extraordinaire qui les embellit; mais au vrai, ce faste est puéril et de mauvais goût. Ces paysans dépensent des sommes prodigieuses en colifichets, et vivent d'ailleurs avec une frugalité qui va jusqu'à la parcimonie: tant il est vrai que la manie du luxe, dans quelque état que ce puisse être, s'allie toujours avec l'avarice, et par conséquent exclut la bienfaisance!

Nos paysans d'Auvergne vivent dans l'abondance, et n'ont aucune espèce de faste; on trouve dans cette province plusieurs communautés de paysans d'une richesse extrême, entre autres, près de la ville de Thiers , les Pinon, ancienne famille de laboureurs, établie depuis plus de quatre cents ans sur le sommet d'une montagne. Cette famille, excessivement nombreuse, est composée (en comptant les enfans et les domestiques) de plus de deux cents individus. Ces respectables laboureurs ont une habitation spacieuse dans une situation admirable, mais d'une simplicité patriarcale. Ils n'ont que le luxe de la nature, de nombreux troupeaux, du laitage délicieux, des fleurs, des fruits, et avec abondance toutes les productions de la terre la plus féconde. Ces paysans sont d'une urbanité remarquable; leur simplicité n'a rien de grossier, c'est celle de la vertu; leur hospitalité rappelle les premiers âges du monde. J'ai passé une journée entière chez eux. Le soir, avant de m'en aller, je comptai dans une de leurs granges quatorze pauvres qui devoient y passer la nuit; on leur avoit donné à souper, et l'on avoit rempli de pain leurs havresacs. Ces sentimens de bonté et de charité se retrouvent dans toutes les chaumières de cette province; ce peuple, le plus humain de la terre, en est aussi le plus religieux. Toutes les maisons des paysans, sans exception, sont surmontées d'une croix, et ce signe révéré de la religion se retrouve dans toutes les chambres qu'ils habitent. Partout la prière se fait en commun deux fois par jour avec recueillement et une ferveur touchante. L'aspect des villages n'est pas ici brillant comme en Hollande, mais il me plaît beaucoup plus. Toutes les chaumières, bâties en briques, ont des toits plats et une élégance extraordinaire. Il y a un goût général de proportions et de formes que je n'ai vu nulle part parmi les paysans. Leurs charrettes ressemblent aux chars antiques, on y pose des tapis blancs ou couleur de feu, qui retombent en draperies, car l'on y est assis de côté, ce qui a une grâce infinie. Le sang est ici de la plus grande beauté, et le costume des paysannes est si agréable et si élégant, que j'ai acheté un habillement complet que je veux donner à Pauline. Ajoutez à tout cela un climat délicieux, une nature admirable, et les paysages les plus variés et les plus pittoresques. La terre est si fertile, surtout aux environs de Clermont, que l'on n'y a nul égard à l'exposition du soleil; on peut planter au hasard, tout vient à maturité; aussi voit-on des abricotiers en plein vent croître et mûrir sous l'ombrage d'arbres élevés qui les dominent et qui les couvrent. J'ai passé aujourd'hui toute ma matinée sur la montagne de Royat. Quelle réputation auroit parmi nous cette montagne, si elle étoit en Suisse ou en Angleterre! et nos voyageurs français ne la connoissent même pas de nom. Cette montagne, excessivement haute, est couronnée par une grotte majestueuse, couverte de rochers, de fleurs, de verdure et d'arbustes; car ici les arbres croissent et s'élèvent à travers les fentes des rochers. L'ouverture énorme de la caverne en laisse voir tout l'intérieur; elle est remplie d'un nombre infini de belles cascades, dont l'eau pure et limpide se précipitant des côtés qui sont en pente, se réunit dans le milieu creusé pour la recevoir, et forme un prodigieux ruisseau qui, sortant avec impétuosité de la grotte, va rouler dans toute l'étendue de la montagne, tantôt serpentant doucement sur le gazon, tantôt se brisant sur les rochers et retombant en cascades. Enfin, ce torrent, au bas de la montagne, se divise en un millier de petits canaux, qui vont fertiliser les champs et les prairies qui entourent la ville de Clermont.

Quant aux curiosités naturelles, nulle province n'en offre autant que l'Auvergne. Ce voyage est charmant; mais j'ai beaucoup de regret de l'avoir fait seul; une admiration solitaire est un plaisir bien imparfait!

C'est une illusion de l'orgueil, ou du moins une grande erreur, de croire que l'on puisse se suffire à soi-même; à moins d'une extrême piété, l'homme sera toujours malheureux dans une solitude absolue. Des sentimens religieux, très-exaltés, doivent donner le goût d'une profonde retraite; ainsi un chartreux bien fervent et qui se trouve heureux, n'a rien qui m'étonne; mais la seule philosophie n'inspirera jamais ce parfait détachement. Il est facile de ne pas regretter le monde, quand on l'a bien connu; il est impossible de se passer de toute société. On ne jouit bien que de ce qu'on partage; le plus grand de nos plaisirs est de confier nos pensées, nos opinions, nos sensations. Ce plaisir, qui vient principalement du désir d'être approuvé, est le seul sentiment utile produit par l'amour-propre. L'homme a moins besoin d'un appui que d'un compagnon; ainsi, alors même que, trahi par l'amour ou par l'amitié, il est forcé de renoncer à toutes ses affections, un lien puissant l'attache encore aux hommes; son cœur n'a plus de secrets à leur révéler, mais il trouve toujours un charme consolateur à leur communiquer ses idées, et enfin à se plaindre d'eux à eux-mêmes. Pour moi qui, loin d'avoir à me plaindre de mon sort, ne puis que m'en louer, j'irai vous rejoindre dans six semaines, avec cette joie vive et pure que j'éprouve toujours en me retrouvant à Gilly et à Erneville.

Adieu, mon ami; mes complimens au baron et à son aimable compagne.

LETTRE LXXV.

De la marquise au marquis.

Le 20 mai.

M. Du Resnel a été si enchanté de votre lettre, qu'il l'a communiquée au baron qui l'a gardée plusieurs jours, et ensuite la baronne me l'a renvoyée, pensant que j'y trouverois tout ce qui peut dissiper mes inquiétudes. Mais cette lecture n'a rien changé à mon opinion. Je vous connois, Albert; vous avez écrit cette lettre pour persuader à nos amis que vous êtes parfaitement heureux. Vous ne vous plaindrez jamais de moi, je le sais; vous n'accuserez jamais Pauline. Vous êtes généreux mais vous êtes abusé, vous nourrissez en secret une funeste erreur, vous me croyez coupable, et je suis innocente!.... Ce voyage si brusquement entrepris, ce départ précipité (et le lendemain du renvoi de Jacinthe ), ce séjour de deux mois en Auvergne, sont-ce là des choses simples? Pouvez-vous espérer de me le persuader? Non, l'insolente calomnie d'une femme de chambre que la colère dominoit, ce discours odieux vous fit la plus forte impression, quoique ensuite elle ait avoué qu'en parlant ainsi elle avoit perdu la tête. Vous avez vu son repentir, vous avez entendu sa rétractation, vous m'avez vue, inflexible, la chasser malgré ses larmes et ses prières; mais votre esprit malade étoit frappé, rien n'a pu effacer la première impression, et vous êtes parti le lendemain!...

Ne vous flattez pas de me dissuader; Albert, au nom de votre affection pour moi (hélas! je n'ose pas dire au nom de la mienne, vous n'y comptez plus), au nom de tout ce qui vous est cher, expliquez-vous franchement! Dévoilez-moi le mystère de ce cachet fatal!..... Juste ciel! vous pensez toujours que Léocadie ...... Je ne puis achever!.... cette idée est mille fois plus outrageante qu'elle ne le fut dans les premiers momens. Ces envois anonymes ne seroient donc que des artifices concertés avec moi?...... Mais quelles que soient les apparences, quels que soient les jeux funestes du hasard, pouvez-vous me croire capable d'une telle duplicité, d'une effronterie si monstrueuse? .... el pouvez-vous avoir tant de ménagemens pour une femme si criminelle? Non, si j'étois ce que vous me supposez, votre plan d'indulgence et de bonté ne seroit qu'une foiblesse avilissante. On peut pardonner un égarement expié par le repentir; mais cette persévérante fourberie ne mériteroit que la plus profonde indignation d'un cœur vertueux. Mais tu ne crois pas, tu ne peux croire que Pauline soit la plus vile de toutes les femmes! Des rapports singuliers, un concours inoui de circonstances étonnent, confondent ta raison sans persuader ton cœur. Ce cœur, toujours à moi, désavoue les doutes de ton esprit; une affreuse perplexité te ravit tout ton reos; quand tu me vois, quand tu m'écoutes, tu me crois innocente; tu te reproches alors tes soupçons injurieux, qui renaissent quand tu réfléchis aux apparences réunies qui déposent contre moi. Ainsi tourmenté, déchiré par mille sentimens contraires, affligé tour à tour par la défiance et par les remords, tu passes ta vie à m'accuser et à m'absoudre. Il est temps que cet état finisse! Crois-tu souffrir seul? non, puisque tu ne peux me cacher tes souffrances. Parle donc, ton silence et ta dissimulation me tuent .... Cette réserve cruelle ne sauroit m'en imposer, elle ne peut servir qu'à me désespérer. Albert, je t'en conjure à genoux, explique-moi l'énigme du cachet, et songe que je ne me lasserai point de te persécuter à cet égard.

LETTRE LXXVI.

Réponse du marquis.

Du moulin de la montagne de Royat, le 29 mai.

O qui pourroit te résister! Tu le veux, eh bien! je vais t'ouvrir ce cœur agité dans lequel tu sais si bien lire, alors même qu'il veut être impénétrable. Pauline!... ô premier et cher objet des plus tendres affections de mon cœur, j'ai plus d'un mystère à te révéler! ... Depuis long-temps un secret particulier me pèse!... Il me semble que je t'en dois l'aveu, en t'apprenant un fait qui paroît t'accuser.... Cependant cette confidence répugne à mes principes; mais parle, la veux-tu? je t'obéirai.

Quant à ce cachet, puisque tu l'exiges avec tant de constance, je vais donc t'expliquer la véritable cause du trouble où tu m'as vu.

Peu de jours après mon arrivée à Paris, je fus chez un joaillier pour y faire l'emplette de quelques bijoux pour toi. Je vis dans cette boutique ce même cachet; j'eus envie de l'acheter: le marchand me dit qu'il ne pouvoit le vendre, parce qu'il appartenoit au duc de Rosmond , qui le lui avoit apporté pour y faire remettre deux petits rubis qui s'en étoient détachés. Alors je commandai un cachet exactement semblable, à l'exception de l'empreinte; car je fis graver sur la pierre ton chiffre et le mien. On fit ce cachet monté de même, mais non absolument pareil à l'autre; il étoit au moins une fois plus grand. Je trouvai qu'il ne pouvoit pas convenir à une femme, et je le gardai pour moi. Six semaines après, étant dans une grande foule en sortant d'un spectacle, on me vola ma montre, et je perdis ainsi ce cachet qui s'y trouvoit attaché. Mais, l'ayant porté près de deux mois, j'ai conservé une idée si distincte de sa monture et de l'arrangement des pierres, qu'il est impossible que je puisse me tromper sur le cachet qui lui servit de modèle, et qui d'ailleurs portoit cette même empreinte, qui est en effet le chiffre du duc de Rosmond.

Voilà l'entière vérité; tu peux maintenant concevoir l'impression que dut me faire dans le premier moment cet incident singulier ajouté à tant d'autres aussi étranges!.... Crois-moi, chère Pauline, on ne peut être plus ingénieux que je le suis à chercher tout ce qui peut simplifier ces fâcheux effets du hasard. Il me paroît hors de doute que le duc de Rosmond est père de Léocadie; la ressemblance parfaite et l'envoi du cachet sont des preuves positives et certaines. Mais quelle est la mère de cette enfant? ce n'est pas une Parisienne ... J'ai bien calculé le temps et les époques. Au moment de la séduction dont Léocadie est le fruit, le duc étoit caché dans les environs d' Erneville !.... Cependant on ne sauroit calculer avec précision le temps d'une grossesse, parce que le terme en peut être avancé par quelque accident. Le duc, en quittant ces environs, se rendit à Autun. J'ai pensé qu'il seroit possible que la mère de Léocadie fût dans cette ville. Mais aucune des femmes qu'on adonnées au duc n'a été à Paris, et n'a voyage!......Croira-t-on qu'une femme de Paris soit venue à cette époque en Bourgogne, et qu'elle ait vu le duc en secret! Cette supposition n'est guère vrais emblable, le duc est si fat, si indiscret, qu'il s'en seroit vanté: d'ailleurs il est presque impossible qu'une dame de Paris puisse être incognito dans une petite ville de province. Enfin le duc logeoit à Autun chez M. de ***; tous les yeux étoient ouverts sur lui, toutes ses démarches étoient connues. Imaginerons-nous que la mère de l'enfant n'étoit qu'une fille du peuple de la ville d'Autun, que son obscurité déroba à tous les regards? On auroit encore su cette intrigue subalterne; mais, en supposant qu'on l'eût ignorée, le duc auroit-il attaché tant d'importance à l'éducation et à l'existence d'une enfant née d'une telle personne? Comment expliquer encore la subornation de Le Maire et sa disparition? Il m'étoit attaché; il aura fallu bien de l'argent pour le corrompre! ... Jacinthe étoit sa maîtresse et lui écrivoit sans cesse.... Ce fut après avoir reçu une lettre de Jacinthe, qu'il me demanda la permission de rester à Paris!... Comment expliquer tout cela! Jacinthe a été séduite aussi; elle a reçu de l'argent, d'autres encore en ont reçu ... Tout ceci, sans compter la dépense considérable faite pour Léocadie, a dû coûter énormement. On assure que le duc, quoique très-fastueux, est naturellement avare et qu'il est fort dérangé; il faut donc qu'il ait eu des motifs bien puissans pour prodiguer tant d'argent et pour combiner des intrigues si compliquées... Et pourquoi tant de soins, tant de peines, tant de dépenses? pour que sa fille soit élevée dans le château d'Erneville, et pour se priver d'elle à jamais!...

Il m'est venu à ce sujet une pensée bizarre; je me suis dit que, par fatuité et par ressentiment, le duc avoit chargé Pauline de son enfant, afin qu'on l'en crût la mère et afin de se venger de ses rigueurs. Mais de bonne foi, peut-on s'arrêter à une idée si extravagante? Je ne crois pas qu'il ait attaché sa gloire d'homme à bonnes fortunes à l'opinion des habitans d'Autun et de Luzi; il lui faut un plus grand théâtre, et d'ailleurs la seule fatuité pourroit-elle inspirer de telles combinaisons et un plan si suivi?... Je te l'avoue, dans ce dédale dont je ne puis sortir, las de chercher vainement le fil qui peut m'en tirer, je suis tenté quelquefois d'admettre la seule supposition qui puisse tout expliquer; mais, alors même, je ne t'accuse point d'une fourberie persévérante . Ces envois anonymes, je les crois faits sans ta participation, sans ton consentement et même contre ta volonté: quels moyens aurois-tu de les empêcher?... Je crois que ton désir eût été de rompre tout commerce, même indirect, avec un séducteur, mais que c'est lui qui s'obstine à conserver avec toi cette espèce de lien, cette correspondance forcée ..... Voilà ce que je pense, quand ma raison succombe à l'illusion de tant de preuves apparentes...

Je te proteste que, dans mes plus grands accès de défiance, je n'ai jamais éprouvé un instant de colère contre toi; on ne peut connoître la pureté naturelle de ton âme, et te soupçonner d'une foiblesse sans te plaindre: dans cette supposition, tu me parois si malheureuse, je trouve ta faute si bien expiée, que je ne puis que m'attendrir. Mais, grand Dieu! qu'il m'a fallu d'empire sur moi-même, pour réprimer mon trop juste ressentiment contre l'auteur abhorré de nos peines!.... Combien de fois j'ai été tenté de l'aller chercher, pour lui percer le sein!.... Rassure-toi, je ne pourrois me venger sans te déshonorer, sans confirmer moi-même et pour toujours les calomnies qui te noircissent. Ah! sois tranquille: la haine pourroit-elle l'emporter dans mon cœur sur ma tendresse pour toi? .... Enfin, pour achever de t'ouvrir mon âme, je dois te faire encore un étrange aveu ....

Le croiras-tu, Pauline! le doute, la défiance et la jalousie ont donné à mes sentimens pour toi tous les caractères de la passion: je ne t'aime pas mieux, mais je t'aime avec plus de violence, je te vois tour à tour sous tant de formes différentes!... tantôt victime d'une passion malheureuse, que le devoir réprouve et que combattent les remords; intéressante par tes regrets, piquante par la réunion d'un caractère timide et plein de candeur, avec une conduite audacieuse et les artifices les plus ingénieux; et tantôt sous ta véritable forme, sous les traits célestes d'un ange d'innocence et de pureté; alors tu me parois aussi sublime que touchante, je t'adore en gémissant de mes injustices, je me trouve indigne de toi, je sens que je mérite ta haine, et surtout ton mépris; je n'attribue qu'à ta vertu les témoignages de ton affection, et je tombe dans le désespoir. Connois toutes les bizarreries dont je suis capable! Dans tous les momens je donnerois ma vie pour acquérir la certitude complète de ton innocence, et cependant je suis moins profondément mal heureux quand je te crois coupable!... Alors du moins je puis me flatter de te paroître indulgent et généreux; il me semble que j'acquiers de nouveaux droits sur ton cœur.. Ah! sois en sûre, l'orgueil n'entre pour rien dans cette espèce de jouissance. Etre aimé de toi, voilà mon unique désir. Pouvoir t'admirer sans mesure, pouvoir te placer dans mon imagination au-dessus de toutes les femmes, de tous les êtres créés; voilà pour moi la gloire suprême!..... Maintenant je ne puis concilier ces deux sentimens! Je me dis, je me répète sans cesse: si Pauline eut un moment d'égarement, elle est presque une femme ordinaire; si elle est innocente, je suis un barbare, un ingrat, j'ai méconnu, j'ai calomnié ce que j'aime!.... O Pauline! tu vois avec quelle franchise je te découvre les plus secrets replis de mon cœur; ah! si tu pouvois imiter cet exemple!... Dis-moi avec sincérité si du moins tu m'aimes autant qu'avant l'époque de nos malheurs!.. ... Non, je ne puis le croire, tu ne m'estimes plus!... Et cependant tu ne connois pas tous mes torts! ... N'importe, j'acheverai, si tu veux, cette pénible confidence; mon âme agitée, déchirée, ne peut retrouver une ombre de repos qu'en s'épanchant sans réserve dans la tienne. Ah! si tu m'aimois comme je t'aime, qu'il t'en coûteroit peu de me pardonner!... Mon tourment le plus insupportable est de me persuader souvent que j'ai presque entièrement perdu ta tendresse. Du moins je suis certain de n'être plus le premier objet de ton affection. Maurice, Léocadie et ta mère, voilà les êtres que tu chéris véritablement .... Je te l'avoue, je ne suis plus satisfait de ton amitié .... ou pour mieux dire, elle ne me suffit plus!.... Insensé que je suis! je voudrois de l'amour, et tu n'en auras jamais pour moi!.... Quoi, Pauline, nos âmes, si intimement unies dès le berceau, ne correspondent plus, ne s'entendent plus! ... tu n'éprouveras jamais ce que tu m'inspires! désormais l'expression de mes vrais sentimens ne pourra que t'étonner, et peut-être te déplaire, tu ne les partages point!... J'aimerai seul (car l'amitié peut-elle payer l'amour)! j'aimerai seul et sans espérance!... Et comment me guérir? Je ne puis ni ne veux te fuir; nous sommes enchaînés l'un à l'autre par des liens que nous ne devons ni rompre, ni même relâcher! .... O que je le regrette, ce sentiment tranquille et pur qui fit si long-temps mon bonheur!... Cependant ma tendresse pour toi fut toujours plus vive et plus inquiète que la tienne; que dis-je! ah! je t'ai toujours passionnément aimé; et toi, tu n'as jamais eu pour moi que les sentimens d'une sœur!

Je ne le nierai plus, chère Pauline, j'avois la tête tournée, quand je partis d'Erneville.... mais depuis quelques jours je suis plus calme. J'ai quitté la ville de Clermont, je me suis établi dans un moulin situé au bas de la montagne de Royat. Cette profonde solitude, le murmure des eaux, la beauté ravissante des paysages qui m'entourent, tout m'attache à ce séjour, le seul qui me convienne en ce moment. J'ai besoin de me recueillir... Erneville, toujours si cher à mon cœur, ne m'offre que des souvenirs dont le charme est perdu pour moi; je ne me retrace qu'avec un attendrissement douloureux les jours paisibles de notre enfance et de notre première jeunesse. Quel contraste avec le trouble qui m'agite!.... J'aurois dû rester ton frère .... Ah! qu'as-tu fait en me confiant ta destinée! J'ai détruit ton repos et ton bonheur!...

Je suis tenté de demeurer ici jusqu'à l'automne, il me semble que tu ne dois être tranquille que lorsque je suis absent. Entre Maurice et Léocadie, tes jours s'écouleront toujours doucement.... Dès le point du jour j'erre tristement sur cette montagne, j'y pense à toi, et toujours à toi, je n'ose t'y désirer, je ne t'y appelle point, tu ne m'entends plus, tu ne me répondrois pas!....

Je dessine, j'écris, je lis. Tu ne devinerois jamais quel est le livre que je relis dans ce moment: Les causes célèbres , et uniquement pour y relire les histoires de Lebrun et de Langlade, ces infortunés que tant de fausses apparences firent paroître coupables. J'aime à remettre sous mes yeux ces étonnans jeux du hasard!....

Et toi, que fais-tu? .... De la musique, et des romans dans lesquels tu ne dépeins que la piété filiale, l'amour maternel et l'amitié .... Ecris-moi du moins, réponds avec détail à cette étrange lettre que je devrois déchirer, peut-être, au lieu de te l'envoyer. Mais quand j'aurois cette prudence aujourd'hui, je céderois toujours, une autre fois, au désir et au besoin de te parler sans aucun déguisement....

Adieu, ma Pauline, adieu; sois indulgente pour ton ami, il est bien à plaindre!

LETTRE LXXVII.

Réponse de la marquise.

Le 2 juin.

Avant tout je dois te remercier, et ce sera du fond de mon âme. Tu me rends ta confiance, c'est me rendre tout mon bonheur. La confiance est la seule preuve réelle d'une véritable amitié; on ne maîtrise pas toujours son imagination, on peut repousser des idées que le cœur désavoue, et l'on ne sauroit les empêcher de naître; mais la franchise et la confiance dépendent uniquement de notre volonté; elles réparent tout, et qui n'en manque point avec son ami, n'a jamais de tort inexcusable.

Je veux, cher Albert, te répondre par ordre. Parlons d'abord du cachet. Cet article de ta lettre m'a fait frissonner!... Grand Dieu! ce cachet appartenoit au duc de Rosmond!... Hélas! je ne puis que te répéter: Je suis innocente! Je ne trouve même pas un seul raisonnement que je puisse opposer aux tiens; je crois à présent comme toi que le duc de Rosmond est père de cette enfant, et comme toi je ne conçois pas les motifs et le but de toute cette intrigue. Par le calcul des temps, je ne conçois pas davantage quelle peut être la mère ; le duc, à cette époque, étoit en effet caché dans les environs d'Erneville ..... Mais je suis innocente, je te le jure par tout ce qu'il y a de sacré, je suis parfaitement innocente!.... Oh! qui m'eût dit que je serois forcée d'avoir recours aux sermens pour te persuader que je ne suis point adultère ! .... L'infortune peut donc avilir!....

Comme je l'ai dit, on doit à l'amitié une confiance entière, à moins que la confidence ne fût pour celui qui la recevroit un opprobre et un malheur sans remède. La révélation du secret, loin d'être alors une preuve touchante de confiance, ne seroit plus qu'une indiscrétion insensée et cruelle. Ainsi donc, si j'étois coupable, je ne t'en ferois point l'aveu; je ne te ravirois point cette espèce de doute que te laisseroit toujours mon silence à cet égard; je n'acheverois point de profaner les saints nœuds du mariage, en me déshonorant sans retour à tes yeux; j'aurois l'espoir que ma faute, douteuse dans ma jeunesse, le deviendroit davantage avec le temps, et que je pourrois un jour recouvrer ton estime. Mais, dans cette odieuse supposition, je te le répète, je ne joindrois point l'effronterie à l'infidélité. Je me contenterois de me taire, j'éluderois tes questions, j'affecterois, pour n'y point répondre, la fierté qui dédaigne de se justifier, et par conséquent je ne te presserois pas de m'ouvrir ton cœur; je ne solliciterois pas sans cesse des explications. Voilà ce qui doit te prouver mon innocence, si tu réfléchis à mon caractère. Eh! sans l'espoir de te convaincre par la seule force de la vérité, quel plaisir pourrois-je avoir à m'entendre accuser d'un crime, à m'imposer continuellement et sans nécessité l'obligation de feindre, de mentir, de composer mon visage et le ton de ma voix!... Tu me crois, dis-tu, quand tu m'écoutes, et surtout quand tu me regardes. Ah! contente toi de cette preuve; l'imposture peut séduire par des raisonnemens préparés avec art, mais la physionomie, le regard, l'expression des traits, l'accent de la voix ne trompent pas; lorsque toutes ces choses réunies persuadent constamment, c'est la nature même qui parle et qui justifie l'innocence.

Tu penses que Jacinthe a été corrompue par des présens; cela peut être, et j'exige que tu ailles à Bourbon pour l'interroger. Tu ajoutes: D'autres encore ont reçu de l'argent . Qui soupçonnes-tu? je te prie de m'expliquer cette phrase.

Quant au secret particulier qui te pèse , je ne veux point le savoir. S'il est offensant pour moi, tu dois à ta femme le respect de taire ce qu'elle ne pourroit entendre avec dignité; s'il m'est étranger, il intéresse sans doute d'autres personnes, et la probité te défend de me le révéler: il me suffit que tu m'aies dit tout ce que tu pouvois me confier, tu m'affligerois mortellement en employant avec moi les détours et le mensonge. On peut allier la franchise avec la discrétion; cache-moi ce que je dois ignorer, mais ne me trompe pas.

Que répondrai-je à l'article de ta lettre où tu me déclares que depuis l'époque de nos dissensions, tes sentimens pour moi ont pris tous les caractères de la passion? .... O combien tu me fais mépriser l'amour, puisqu'il peut naître du mépris!.... Quoi! depuis que tu doutes de moi, tu m'aimes avec plus de violence ? quand tu me soupçonnes d'être la femme la plus audacieuse et la plus hypocrite, tu me trouves plus piquante ! voilà ce qui t'inspire de la passion ! Ah! tu as raison de regretter ton ancien sentiment: il étoit digne de toi... Il m'honoroit, il faisoit ma félicité, et celui que tu me dépeins ne peut être inspiré que par une courtisane: aussi n'est-il fondé que sur ton erreur... Je le vois, ce que les hommes appellent amour n'est qu'un égarement de l'imagination .... En effet, l'amour légitime, mutuel et parfaitement heureux n'a jamais été durable; il faut à ce sentiment ou des contrariétés et des obstacles, ou le charme du mystère, ou l'attrait honteux de la licence et du vice.

O mon frère, ô mon ami, redeviens Albert pour ta Pauline qui n'a point changé!...

Nous avons devant nous un long avenir, il est entre tes mains, toi seul en es l'arbitre; tu es sur la terre ma providence visible ; je ne puis que former des vœux, et toi tu disposes de notre sort, qui ne dépend que de tes sentimens. Erneville ne te cause plus qu'un attendrissement douloureux! ..... Hélas! depuis trois ans et demi, je n'ai que trop éprouvé moi-même ces pénibles sensations! Mais rends-moi ton estime, et ces lieux chéris reprendront pour nous tous leurs charmes.

Reviens, mon ami, quitte cette montagne, cette grotte et ces rochers; quitte une solitude où ton imagination s'égare et s'exalte! L'absence m'a déjà tant coûté!... Ah! si tu ne m'avois jamais quittée, que nous serions heureux! Reviens, ou permets-moi de t'aller chercher: je t'entendrai toujours quand tu m'appelleras.

LETTRE LXXVIII.

Réponse du marquis.

De la montagne de Royat, le 8 juin.

Il est vrai, chère Pauline, rien n'auroit troublé notre bonheur, si moins imprudent et moins insensé, je n'eusse pas prolongé mon séjour dans ces lieux dangereux où l'imagination s'enflamme, où les principes s'altèrent, où l'exemple familiarise avec le vice!.... Mon cœur n'a pu s'y corrompre, puisqu'il fut toujours à toi mais combien mon caractère et mes goûts ont changé!....

Tu te refuses à la confidence que je consentois à te faire: je t'admire, ma Pauline!... que j'aime ton esprit qui ne te sert qu'à embellir et qu'a fortifier la raison!... Je me tairai, mais je te dois un aveu. C'est que je fus absolument forcé de faire un voyage secret à Paris dans le temps où j'allai à Vichi. Je te confesse même que je ne fus à Vichi que pour te cacher cette démarche. Pardonne - moi, Pauline, je me suis si vivement reproché depuis ce mensonge et cette dissimulation!...

Tout ce que tu dis sur l'amour est bien sévère; je ne te répondrai qu'une seule chose; c'est que l'amour n'exclut point l'amitié: j'ai de plus un sentiment que tu n'éprouves pas. Du moins n'en parle pas, Pauline, puisque tu ne le connois point.

Tu me rappelles, et je vais partir; je serai à Erneville deux ou trois jours après ma lettre.

Adieu, mon amie, ne parlons plus du passé, et sois certaine que le désir dominant, ou pour mieux dire, le seul désir de mon cœur, est de te voir heureuse.

P. S. Je n'irai point à Bourbon pour interroger Jacinthe. Quant à ce que j'ai dit que d'autres encore avoient reçu de l'argent, c'est une conjecture vague. Mais ne songeons plus qu'au présent et à l'avenir. Nos explications ont été franches et entières; n'y revenons plus.

FIN DU TOME PREMIER.

LETTRE PREMIÈRE.

De la marquise à la baronne de Vordac.

Le 1er juillet.

ALBERT est arrivé hier soir; je l'ai trouvé maigri. Il a souffert sur cette montagne!... il est plus que jamais bon, sensible et généreux. Il a dans le regard je ne sais quoi de triste et de touchant qui me pénètre!... Il a également caressé Maurice et Léocadie; cette petite l'aime extrêmement, et en même temps elle le craint beaucoup: je ne sais pas pourquoi, car il ne l'a jamais grondée.

Croirez-vous que je ne puis voir sans une sorte de peine cette enfant dans ses bras! J'imagine toujours qu'au fond de l'âme les caresses de ce pauvre petit ange ne lui sont pas agréables! il a une si étrange façon de la regarder, surtout lorsqu'il croit que je ne l'examine pas! ... Quand nous sommes seuls et qu'elle est sur ses genoux, un malaise invincible, mêlé de je ne sais quel attendrissement pénible, excite en moi mille mouvemens confus de reconnoissance, de tristesse, de tendresse et de pitié; et quand nous sommes avec du monde je me sens embarrassée. Je puis facilement pour moi dédaigner l'opinion des autres, quand elle est injuste; mais comment la braver pour Albert! Dans le temps du plus grand déchaînement contre moi, je trouvois un plaisir particulier à dire toujours ma fille , en parlant de Léocadie devant les calomniateurs; et lorsque devant ces mêmes personnes elle appelle Albert papa , j'éprouve un sentiment indéfinissable qui ressemble à la honte et au remords!.. O qui pourroit expliquer tout ce qui se passe dans un cœur véritablement sensible et délicat!... Il est bien aisé de connoître les hommes en général; il ne faut pour cela qu'avoir combiné tous les résultats de la vanité, de la frivolité et de l'intérêt personnel. Alors on a l'explication de toutes leurs actions, de tous leurs égaremens; mais les âmes privilégiées, ces âmes généreuses et profondément sensibles, on ne sauroit les étudier , il est impossible de prévoir leurs mouvemens, variés à l'infini, et souvent même d'en comprendre les causes.

J'avois le projet, pour me défaire du fatal cachet, d'en faire présent à M. Remi; car le chiffre se trouve être le sien, et celui de M. du Resnel et de Mlle du Rocher . Mais Albert ne le veut absolument pas. Il dit que je n'ai pas le droit de disposer de ce cachet, qui appartient à Léocadie et qui doit lui être précieux. Il exige même positivement qu'elle le porte, quand elle est parée .

Dans le premier mouvement d'une vive douleur, je vous confiai, l'année passée, chère amie, qu'Albert avoit fait un voyage secret à Paris, et maintenant je dois vous dire, pour sa justification, qu'ignorant entièrement que j'eusse découvert ce mystère, il a eu la bonne foi de m'en instruire. Cette preuve de candeur, de tendresse et de confiance m'a touchée au delà de toute expression. Pour lui laisser à ses propres yeun tout le mérite de cette confidence, je n'ai pas voulu qu'il sût qu'il ne m'apprenoit rien de nouveau, d'autant plus qu'il ne verroit peut-être que de l'insouciance dans la délicatesse qui m'a fait me taire à cet égard. Hélas! il ne compte plus sur mes sentimens comme autrefois!... La France dont je paie la discrétion par une petite pension, a parfaitement gardé ce secret, et ne le révélera sûrement jamais.

Simon, qui ne veut pas partir à la nuit, me presse de rendre ma réponse.

Adieu donc, mon aimable amie. Nous irons lundi dîner à Gilly, et si le baron a toujours la goutte, et que par conséquent vous ne puissiez pas le quitter, nous irons coucher chez vous, et nous ne reviendrons ici que mardi au soir.

LETTRE II.

De Mme d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 3 septembre.

Il y eut hier un grand bal champêtre à Erneville. La maîtresse de la maison n'y dansa point, parce qu'elle est grosse de trois mois. Pour cette fois elle a déclaré sa grossesse. Elle étoit habillée en paysanne auvergnate , ce qui fit dire bien des fadeurs; mais cet habillement est ridicule, et ne lui sied pas du tout.

Avant le dîner, nous eûmes une scène étonnante qui est encore une énigme pour moi. Nous étions tous dans le salon, la grande compagnie ordinaire, M. du Resnel, le baron, la baronne, Mme Regnard et plusieurs étrangers, deux buveurs d'eau de Bourbon-Lancy, et trois personnes de Moulins. L'heure du dîner étoit passée, et suivant la coutume, Mme la marquise se faisoit attendre; enfin la porte s'ouvre, et on la voit paroître tenant d'une main Maurice, et de l'autre la petite fille , ce groupe disposé de manière à faire tableau , comme vous l'avez fort bien observé. La petite fille étoit excessivement parée, elle avoit tous les joyaux anonymes , entre autres une charmante petite montre que je ne connoissois pas. M. du Resnel, pour faire sa cour , s'est avancé vers elle, et l'a prise dans ses bras. J'étois à côté de lui, je me suis mise à regarder la montre nouvelle et un cachet superbe qui tient à une chaîne émaillée. J'ai fait remarquer ce cachet à M. du Resnel qui, en l'apercevant, a fait de premier mouvement une grande exclamation qui a fixé sur nous l'attention générale. M. du Resnel en complète distraction, ne voyant que le cachet, le tenoit et l'examinoit de l'air du monde le plus attentif et le plus étonné. J'ai très-bien remarqué que pendant ce temps Pauline a pâli, et que le grand Albert s'est troublé ..... Pauline a rappelé Léocadie. Dans ce moment on est venu dire que le dîner étoit servi. M. du Resnel n'a ni mangé, ni parlé; et tout de suite, en sortant de table, il a emmené les deux époux dans un cabinet, dans lequel ils sont restés enfermés tous les trois plus de deux heures. Ensuite ils sont revenus dans le salon avec des mines très-pensives, mais assez satisfaites. Tout le reste du jour il y a eu beaucoup de chuchotages; d'ailleurs je n'ai rien pu découvrir. Eh bien, mon chevalier, vous qui avez tant de pénétration, devinez-vous ce dessous de cartes?

J'ai à vous conter une scène d'un tout autre genre, et qui sûrement vous divertira: jeudi dernier mon beau-frère et sa femme vinrent chez mon oncle; ils y couchèrent et amenèrent la du Rocher. Nous avions aussi M. du Resnel et le benêt secrétaire Remi. Je m'amusai à loger ce dernier et la du Rocher dans les petites chambres du second, qui ont une porte de communication cachée par un pan de tapisserie, ce dont je fis adroitement instruire l'amoureux Remi. Je me gardai bien de confier cette espièglerie à l'austère Pauline et au moraliste Albert , mais je la contai à la petite Verrier qui étoit chez nous. Quand tout le monde fut couché, nous montâmes tout doucement dans le corridor pour écouter aux portes. J'avois fait un trou à celle de Remi, de sorte que nous pouvions très-bien voir tout ce qu'il faisoit dans sa chambre. Il écrivoit, et puis il se promenoit avec agitation, et de temps en temps il alloit coller son oreille contre la porte de communication. Cela nous amusoit tellement que nous restâmes là plus d'une heure et demie. Enfin tout d'un coup nous sentîmes une odeur très-forte de fumée et de brûlé, et nous vîmes à travers les fentes de la porte de la du Rocher une clarté extraordinaire dans la chambre. J'avois sur moi mon passe-partout, je le mis dans la serrure, j'ouvris la porte, et nous voilà dans la chambre. Imaginez quel coup de théâtre! Précisément au moment où nous entrions, l'amoureux Remi ouvroit de son côté la porte de communication, et nous nous trouvons face à face!... Mais un autre spectacle inattendu fixa toute notre attention: la du Rocher s'étant endormie en lisant dans son lit les Galanteries grenadines , n'avoit pas éteint sa lumière, le feu avoit pris à ses rideaux qui étoient tout en flammes ..... Remi s'élance vers le lit, et arrache avec intrépidité les deux seuls lambeaux d'indienne qui restassent suspendus sur la tête de sa belle. Comme il y avoit encore sur la couverture du lit des flammèches qui brûloient, la petite Verrier prend une cuvette pleine d'une eau rouge (formée par du savon rosat pour les mains) et la jette sur le lit; moi je me saisis d'un pot à l'eau que je verse aussi sur les draps, et à mon grand étonnement je m'aperçois que cette eau est encore un cosmétique , c'étoient des œufs battus dans du lait. Tout ceci se fit en un clin d'œil. La du Rocher ne se réveilla qu'à la dernière aspersion. Le feu éteint et notre frayeur dissipée, nous ne nous occupâmes plus que de l'héroïne de cette scène romanesque; mais nous cherchions en vain ce visage blafard et luisant, qui a complétement épuisé depuis vingt-cinq ans toutes les recettes de beauté. Nous ne voyons dans ce lit qu'une figure informe, épouvantable; la belle avoit sur le front un bandeau enduit de cire et d'huile, préservatif de rides; deux petites rouelles de veau cru couvroient ses joues, et ses bras et ses mains étoient cachés dans ce qu'on appelle des gants gras . Ajoutez à cela l'eau rouge et l'omelette que nous avions répandues sur ses draps, et imaginez, si vous pouvez, ce qu'un amant dut éprouver à cet aspect! La confusion de la pauvre créature fut inexprimable; le passionné Remi recula d'effroi, et s'enfuit précipitamment: je ne crois pas qu'il y revienne. Il nous jura le lendemain qu'il n'étoit entré dans la chambre que parce qu'il avoit senti la fumée: il faut le croire.

Adieu, mon chevalier. J'ignore où cette lettre vous trouvera, car je ne sais si vous êtes à Autun, ou à Dijon, ou à Moulins.

Ne vous lasserez-vous point enfin d'une vie si errante! Eh quoi donc! ne vous fixerez-vous jamais?

LETTRE III.

De la marquise à la comtesse.

D'Erneville, le 9 septembre.

EH bien, ma chère maman, ce fatal cachet a produit encore une nouvelle aventure!..... M. du Resnel, en le voyant, l'a reconnu pour un cachet qu'il fit faire il y a treize ou quatorze ans, et qu'il donna à sa femme, dont le nom de baptême est Reine , et voilà pourquoi le chiffre est composé de deux R. Il est bien prouvé que M. du Resnel fit faire ce cachet, car il nous apprit ce que nous n'avions pas aperçu, c'est que ce cachet s'ouvre. M. du Resnel nous en montra le secret, nous l'ouvrîmes, et nous y trouvâmes une petite mèche de cheveux d'un beau noir foncé (le duc de Rosmond est extrêmement blond). Cette découverte fit naître sur-le-champ dans l'esprit de M. du Resnel la pensée que Mme du Resnel est la mère de Léocadie. Cette idée lui parut si lumineuse, qu'il nous en fit part au moment même. Lorsque nous lui apprîmes que ce cachet avoit passé entre les mains du duc de Rosmond, il prétendit que ce dernier l'avoit rendu à Mme du Resnel, afin qu'elle l'envoyât à sa fille; que les cheveux noirs renfermés dans le cachet et qu'il reconnoissoit pour être ceux de Mme du Resnel, prouvoient que le cachet lui avoit été remis, parce qu'il n'étoit pas vraisemblable que le duc eût gardé si précieusement les cheveux d'une personne qu'il n'aimoit plus depuis long-temps. Nous objectâmes à ces conjectures la brouillerie connue du duc et de Mme du Resnel avant la naissance de Léocadie, et le voyage du duc en Bourgogne, tandis que Mme du Resnel étoit à Paris. M. du Resnel répondit que Léocadie pouvoit être le fruit d'un raccommodement passager; que Mme du Resnel, qui n'avoit jamais cessé d'aimer le duc, avoit fort bien pu faire un voyage secret en Bourgogne, ce qui étoit d'autant plus vraisemblable, que le duc à son retour à Paris s'étoit empressé d'aller chez elle et de lui rendre des soins très-marqués; qu'à cette époque Mme du Resnel se disant malade, avoit gardé sa chambre pendant près d'un an, ce qui avoit fait dire assez généralement que cette prétendue maladie n'étoit qu'un artifice pour cacher une grossesse. En effet, M. du Resnel nous a montré des lettres du vicomte de St. Méran, écrites dans ce temps, et dans lesquelles se trouvent tous ces détails; de sorte que rien n'est plus vraisemblable. Albert est persuadé que M. du Resnel a parfaitement deviné. Si nous ne nous trompons point, quelle joie ceci vous causera, chère maman! Mais je n'ose encore me livrer entièrement à cette espérance! Cependant, dans cette supposition même, bien des choses troubleront mon bonheur. Je vous avoue que j'aurois désiré à ma Léocadie une autre mère; je me représentois la sienne sous des traits si touchans! je suis effrayée quand je pense que cette innocente créature doit la vie au duc de Rosmond et à Mme du Resnel !... D'ailleurs, cette femme si capricieuse, si effrontée, pourra bien me reprendre un jour son enfant!... avec quelle douleur je m'en séparerois, et pour la remettre en de telles mains!... cette idée me désole.

M. du Resnel écrira à Mme du Resnel qu'il est certain que Léocadie est sa fille, qu'il lui en demande l'aveu, et que si elle le lui déclare, il assurera douze mille livres de rente à cette enfant. Comme Mme du Resnel n'a aucune fortune personnelle, et que le duc de Rosmond ne fera sûrement rien de semblable, il n'est pas douteux que si Mme du Resnel est mère de ma Léocadie, elle n'hésitera pas pour l'intérêt de son enfant à en convenir, d'autant mieux que sa pudeur ne doit pas lui rendre cet aveu fort pénible. D'ailleurs, comme vous l'imaginez bien, nous ne déclarerons jamais publiquement ce mystère. Mme du Resnel porte le nom de notre généreux ami, ainsi nous serions inexcusables, si nous avions assez peu de délicatesse pour divulguer sa honte.

Adieu, ma mère, mon agitation est inexprimable. Aussitôt que nous aurons une réponse, je vous le manderai, et si nos conjectures sont fondées, si nous recevons l'aveu désiré, je vous enverrai un courrier.

LETTRE IV.

De M. du Resnel au vicomte de St. Méran.

De Gilly, le 12 septembre.

Il s'agit, mon ami, de me rendre le plus grand de tous les services. Je vous envoie la lettre que j'écris à Mme du Resnel, lisez-la, elle vous expliquera tout. Je crois véritablement que la petite Léocadie est fille du due de Rosmond et de Mme du Resnel. Je vous prie d'aller vous-même chez cette dernière, de lui porter ma lettre, de la lui lire, et dans le cas où elle s'obstineroit à nier, de lui promettre de ma part mille louis argent comptant pour l'aveu que je sollicite. Cette promesse doit rester à jamais secrète entre nous; vous sentez toutes les raisons qui peuvent me le faire désirer ... Je voudrois bien que ce moyen ne fût pas nécessaire, non pour épargner mille louis , mais pour ma propre satisfaction intérieure!...

Mme du Resnel est si fausse et si menteuse, qu'elle commencera sûrement par nier. Ne vous rebutez point, mon cher vicomte, songez que je vous confie l'intérêt le plus cher ..... O quel seroit mon bonheur, si je voyois la plus parfaite de toutes les femmes complétement justifiée!...

Adieu, mon ami; je compte sur votre zèle, sur votre activité et sur une prompte réponse.

Si mille louis ne suffisoient pas, promettez tout ce qu'il faudra pour la décider à dire la vérité. Brûlez cette lettre.

LETTRE V.

Réponse du vicomte.

Paris, 14 novembre.

JE n'ai reçu votre lettre qu'avant-hier, jour où je suis revenu de Normandie. On a oublié de faire partir cette lettre que j'ai heureusement trouvée sur ma cheminée. J'ai déjà envoyé chez Mme du Resnel; elle n'est point à Paris. Elle est dans une maison de campagne aux environs de Senlis, mais on l'attend tous les jours, ce qui m'empêche de l'aller chercher; je la verrai sûrement cette semaine. Je ne vous écris ce billet que pour vous tranquilliser sur votre commission.

Adieu, mon ami, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

LETTRE VI.

Du même au même.

Paris, le 19 novembre.

APRÈS avoir inutilement attendu Mme du Resnel pendant huit jours, j'ai pris le parti d'aller à Senlis; mais jugez de mon humeur quand j'ai appris là, que Mme du Resnel depuis quatre jours étoit partie pour Lyon, où elle passera tout l'hiver. Je suis revenu à Paris; j'ai demandé et obtenu un congé, et je pars après-demain pour Lyon. Prenez donc patience, mon ami. J'espère pouvoir vous envoyer la semaine prochaine une réponse définitive.

LETTRE VII.

Du même au même.

De Lyon, le 12 décembre.

Je vous envoie, mon ami, dans ce même paquet une lettre faite pour être montrée à vos amis ; celle-ci est pour vous seul. Je compte en retournant à Paris aller vous voir, et passer deux jours avec vous; mais pour finir entièrement votre affaire, je resterai encore ici trois semaines, et comme j'imagine que vous serez curieux de savoir les vrais détails, je ne veux pas vous les faire attendre.

Quand j'arrivai ici, Mme du Resnel étoit à Alix, chapitre de chanoinesses, où son conducteur l'a menée. Ce conducteur est un nommé M. de Bel***, un Dijonnois, parent du chevalier de Celtas, et qui ayant fait quelques voyages à Paris, y a connu Mme du Resnel dont il est l'amant actuel. Ce M. de Bel*** a une sœur chanoinesse à Alix, chez laquelle Mme du Resnel a passé quinze jours.

Je n'ai pu obtenir mon audience que le surlendemain de son établissement ici. Je lui donnai votre lettre, elle montra la plus grande surprise en la lisant, et nia formellement le fait. Je la retournai de toutes les manières; elle persista; et même avec aigreur et moquerie.... Alors il fallut bien parler des mille louis ; elle se radoucit visiblement, et tomba dans la rêverie. Je continuois toujours à la presser; elle me répondit que cette affaire demandoit une mûre réflexion; je pressentis qu'elle vouloit consulter, et je pris sur moi de lui dire que vous exigiez un secret absolu; qu'en conséquence vous ne donneriez d'abord que cinq cents louis, avec promesse de payer les cinq cents autres au bout de dix-huit mois, si elle se conduisoit avec une parfaite discrétion. Ses affaires sont dans le plus grand désordre: elle n'a quité Paris qu'à cause de ses dettes, ainsi j'étois bien sûr qu'elle accepteroit la proposition, même de cette manière.

Il me fut impossible cependant d'obtenir ce jour-là une réponse; mais trois jours après elle m'avoua positivement que Léocadie est sa fille, et que le duc de Rosmond est le père de cette enfant. Elle m'a dit même des choses que je ne lui demandois pas; elle m'a conté qu'elle avoit fait le voyage de Bourgogne déguisée en homme, et plusieurs autres particularités. Je vous avoue qu'à m'a première entrevue j'étois persuadé qu'elle ne feroit que par complaisance la déclaration désirée, et maintenant je crois de bonne foi qu'elle est en effet la mère de cette enfant.

Cette femme que j'ai vu si brillante et de si bon air, n'est plus reconnoissable; sa figure est tout-à-fait détruite, et le blanc qu'elle met ne la répare pas. Le voyage de Nice a un peu rétabli sa santé, mais elle est toujours d'une maigreur effrayante. Depuis deux ans surtout elle est tombée dans un étrange avilissement; elle s'est livrée à la mauvaise compagnie, et l'on croiroit à ses manières qu'elle y a toujours vécu. Rien ne rouille promptement comme le vice, lorsqu'on s'y abandonne sans réserve.

Je vous envoie le brouillon de sa déclaration par écrit. Voyez s'il vous convient, et faites-y les changemens que vous jugerez nécessaires. Ecrivez à M. D***, banquier, place Belle cour, de me payer les cinq cents louis.

Adieu, mon ami. Je sens et je partage la joie que vous causera cette lettre.

LETTRE VIII.

Du marquis d'Erneville à la comtesse.

Le 22 décembre.

PAULINE est innocente!... elle est justifiée, complétement justifiée!... Pauline est un ange, un être véritablement céleste! ... Et moi, que suis-je, grand Dieu!... un monstre d'injustice et d'ingratitude!... Mme du Resnel est mère de Léocadie. Je vous envoie une copie de sa déclaration, et la lettre même du vicomte de St. Méran à notre excellent ami. Vous y verrez que cette aventurière qui nous a causé tant de peines, se déguisa en homme, et sous cet habit passa douze jours avec le duc caché dans un village au environs d'Erneville . C'étoit à Malta. Je vous avoue que mon inquiétude qui m'a fait faire tant de perquisitions secrètes, m'a conduit aussi à Malta . J'ai su là que le duc y fut tout seul pendant deux jours, et qu'ensuite un jeune jockey d'une figure charmante y vint et y resta douze jours avec lui; on ajoute que tout le monde fut persuadé que ce joli jockey étoit une femme déguisée. Voilà ce qui me fut dit dans le temps, et cela se rapporte bien parfaitement avec les aveux de Mme du Resnel.

Quand je me rappelle à présent les lettres de Pauline à Mme de Vordac écrites en ce même temps, et que j'ai toutes lues, et quand je songe à son caractère, je ne conçois plus que j'aie pu la soupçonner. Toutes ces circonstances qui me sembloient si frappantes, ne me paroissent plus que des puérilités... Cependant bien des choses qui ont contribué à m'abuser ne vous sont pas connues, il y en a même encore quelques-unes que je ne puis comprendre; mais que m'importe? Tout l'essentiel est éclairci et parfaitement expliqué.

Ah! ma mère! je n'étois pas digne du trésor que vous m'avez confié!.... ma vie ne sauroit être assez longue pour réparer mes torts... J'ose pourtant vous l'assurer, je n'ai jamais cru positivement pendant douze heures de suite qu'elle fût coupable..... Mais je ne veux point chercher à m'excuser; ah! pénétré du repentir le plus amer, j'éprouve un sentiment bien opposé!... Vous ne savez pas à quel point je suis criminel... et quand Pauline est justifiée, je sens plus que jamais le besoin de vous ouvrir mon cœur.... Elle a repoussé cette confidence, mais je vous la dois; puisse-t-elle être à vos yeux l'expiation d'un égarement inexcusable!... Ce détail demande presque un volume; il me faut du temps pour l'écrire, mais vous l'aurez sous trois semaines.

Je ne veux pas retarder le courrier que je vous envoie. Adieu, ma respectable et généreuse amie; ô combien j'ai besoin de votre indulgence maternelle!...

LETTRE IX.

Réponse de la comtesse.

De Dijon, le 25 décembre.

O QUEL bonheur de la voir justifiée à vos veux!.... Intéressante et chère enfant, avec quelle douceur et quelle dignité elle a supporté le poids affreux de la calomnie! avec quelle patience et quelle sensibilité elle a souffert vos préventions!... quels dédommagemens vous lui devez!... Mais elle trouvera dans votre âme reconnoissante et généreuse tout ce que ma tendresse pour elle et pour vous peut désirer.

Cher Albert, vous avez à vous reprocher un égarement secret!... Je serai moins surprise que vous ne le pensez. Je n'ai pas la candeur de Pauline, et ce voyage de Paris si prolongé m'a donné plus d'un soupçon inquiétant. Mais vous vous repentez, et vous aimez Pauline; tout est expié. C'est tout ce que les femmes ont droit d'attendre et d'exiger de l'amant ou du mari le plus parfait. Ah! que nous sommes insensées quand nous aimons passionnément, puisqu'il est impossible que nous puissions obtenir un retour sincère!... Entre nous, en amour nulle réciprocité. Combien peu d'hommes peuvent être comparés à Albert, et cependant Albert fut infidèle au bout de dix-huit mois de mariage!....

Je vous blâmerai, mon Albert, je ne vous concevrai pas en songeant à ma Pauline; mais je vous exeuserai. Non, je ne me repens point de vous avoir donné ma fille. Je vous aimois autant qu'elle; vous étiez mon fils, et vous l'auriez toujours été, quand vous n'auriez pas reçu sa main. Savez-vous ce qui m'a décidée à vous choisir pour son mari? Ce ne fut point l'espoir que vous ne manqueriez jamais aux principes que je vous ai donnés; ce fut dans la certitude que vous mettriez tous vos soins à conserver ceux de Pauline. Il y a long-temps que j'ai remarqué qu'en général les égaremens des femmes ne doivent être attribués qu'à l'inconséquence de leurs maris.

L'homme qui épouse une jeune personne, parce qu'elle a été parfaitement bien élevée, qu'elle a des talens, des principes, des vertus, devroit désirer de lui conserver ces fruits précieux d'une bonne éducation; et c'est ce qu'on ne voit jamais. La première chose que fait un mari, surtout s'il est jeune et amoureux, c'est d'engager sa femme à négliger toute occupation sérieuse et utile, et de tourner presque en ridicule les conseils et les principes qu'elle a reçus de ses parens. Il ne songe pas que la morale qui peut suffire à la réputation d'un homme seroit excessivement relâchée pour une femme, et l'on croiroit que son projet est de corrompre la sienne, si l'on jugeoit ses intentions par ses discours et par sa conduite. Voilà ce qu'il est, tant qu'il aime, c'est-à-dire six mois ou un an; et après avoir ainsi ébranlé les principes d'une jeune personne sur laquelle l'amour lui donnoit tant d'ascendant, il la néglige; il devient, s'il le peut, homme à bonnes fortunes , ou se ruine avec des courtisanes. Que peut-il résulter de tout cela? Hélas! ce que nous voyons si fréquemment!...

J'étois sûre, cher Albert, que vous ne détruiriez point mon ouvrage, que vous ne rendriez point votre femme athée ou déiste , que vous l'engageriez à cultiver son esprit, que vous ne lui laisseriez pas lire de mauvais livres, que vous ne m'ôteriez pas sa confiance, et que vous la confirmeriez dans toutes les opinions morales qu'elle tient de moi. J'étois sûre, enfin, que vous ne souffririez jamais qu'elle formât des liaisons dangereuses, et que vous auriez, à cet égard, autant de délicatesse et de sévérité que j'en pourrois avoir moi-même.

Je n'ai donc rien à vous reprocher, comme votre belle-mère; au contraire, je vous dois la plus tendre reconnoissance. Comme votre mère, je recevrai avec indulgence et sensibilité les aveux que je ne devrai qu'à votre amitié. Rassurez-vous donc, mon cher Albert. Ah! vous devez connoître ce cœur maternel! Vous pourriez plutôt le soupçonner de foiblesse que de rigidité pour vous; mais vous avez si bien justifié cette affection passionnée que vous m'inspirâtes dès le berceau, qu'elle n'est plus aujourd'hui que de la justice.

Adieu, mon Albert. Puisque malheureusement nous avons un secret que Pauline ne sait pas, je vais vous écrire une autre lettre que vous puissiez lui montrer.

LETTRE X.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 4 janvier.

OUI, chère amie, les étrennes de Léocadie sont arrivées comme à l'ordinaire. Ce sont des joujoux, trois charmantes petites robes et un collier à deux rangs de très-jolies perles fines. Nous nous attendions à recevoir ce présent de Lyon ; mais comme de coutume, la caisse vient de Paris, ce qui m'étonne de toutes manières, car il semble que ces envois soient imaginés et arrangés par une femme et par une main maternelle. Je ne conçois pas qu'un homme si léger soit capable de tels soins et avec une si grande persévérance. Nous imaginons que la mère a du moins le mérite de l'invention, et qu'elle commande ce qu'on doit acheter. Peut-être, lorsqu'elle étoit à Paris, a-t-elle fait les envois précédens.

Assurément, chère amie, je suis redevenue parfaitement heureuse. Albert est adorable. Il a une sensibilité trop profonde et trop vraie pour être embarrassé d'avoir eu tort. Rien n'égale sa bonté naturelle et la générosité de son caractère. O si vous saviez comme il caresse à présent ma Léocadie, comme il l'aime, et avec quel doux regard il la contemple! La petite s'attache à lui au point de me donner de la jalousie; elle lui dit hier: N'est-ce pus que tu es mon papa tout de bon? ....

Elle voit très-bien, à sa physionomie, qu'elle ne doit plus le craindre; aussi joue-t-elle avec lui tout aussi familièrement qu'avec moi. Que j'aime cette enfant! elle annonce tant d'esprit et de sensibilité! Hélas! à présent elle m'appartient moins!.... Un jour elle connoîtra sa mère, elle ignorera toujours à quel point elle est méprisable, elle ne saura d'elle que l'égarement qui lui a donné la vie; et quel enfant n'excuseroit pas celui-là!.... Aussitôt que la raison de Léocadie commencera à se développer, il faudra lui apprendre le secret de sa naissance, et lui donner tous les présens de sa mère, ce qui, à cet âge, lui inspirera peut-être plus de reconnoissance que tous mes soins. Je ne serai plus l'objet du premier sentiment de son jeune cœur?.... Elle aura pour sa mère une tendresse passionnée, j'en suis certaine. Cette femme artificieuse est si belle, si séduisante!...

Expliquez-moi pourquoi, n'ayant jamais été jalouse d'Albert, je sens que je le serai de Léocadie!...

Adieu, mon amie; nous allons passer quinze jours à Dijon, afin de jouir du bonheur de notre heureuse mère. Nous partons samedi ou lundi; ne viendrez-vous pas me faire vos adieux?

Ma belle-sœur est ici avec sa petite Zéphirine, qui est une jolie enfant, même à côté de Léocadie.

LETTRE XI.

De M. du Resnel à la baronne de Vordac.

Dijon, le 20 janvier.

Je prends la liberté, Madame, de vous écrire, pour vous confier quelques inquiétudes que vous partagerez. Je crois que l'on trame contre nos amis de nouvelles méchancetés.

On m'assure que le chevalier de Celtas est tout à coup parti pour Lyon . Il est trèslié avec son cousin, M. de Bel***. Ce dernier est l' ami intime de Mme du Resnel; ainsi vous concevez bien que le voyage du chevalier de Celtas n'a d'autre but que de satisfaire sa curiosité, afin d'inventer ensuite quelque noirceur. Vous pourriez peut-être, Madame, savoir, par Mme Regnard, si en effet le chevalier de Celtas est à Lyon. J'aurois bien désiré que la mère de Léocadie eût quitté cette ville (trop près de nous) pour retourner à Paris. Je vous avoue même que je lui ai écrit pour l'y engager, mais elle m'a répondu que les médecins lui ordonnoient expressément de passer l'hiver à Lyon.

J'ai été fort empressé de confier ce secret au baron; il m'étoit doux de justifier complétement Pauline aux yeux d'un honnête homme; mais j'aurois bien voulu qu'on n'eût pas fait cette confidence à M. d'Orgeval. Cependant quand le marquis m'en parla, je n'osai lui dire ce que je pensois la-dessus; quoiqu'il n'estime pas son frère, il est très-loin de le connoître, et il a certainement beaucoup d'amitié pour lui. Je sais que Mme d'Orgeval s'est déjà permis sur notre secret des plaisanteries et des moqueries. Cette femme si ignorante, si bornée et si insipide, paroît presque avoir de l'esprit quand il s'agit de donner un ridicule; ce qui seul prouveroit combien ce genre est aisé.

Si je m'en croyois, j'irois à Lyon, voir par moi-même ce qui s'y passe. J'imagine que ma présence contiendroit un peu le chevalier de Celtas. Qu'en pensez-vous, Madame? Ce voyage ne paroîtroit-il pas singulier? Je suis inquiet, quel parti faut-il prendre? Conseillez - moi; on ne peut faire une chose imprudente ou déplacée, en se laissant guider par vous.

LETTRE XII.

Réponse de la baronne.

Le 21 janvier.

Non, Monsieur, n'allez point à Lyon; ce voyage serviroit de matière à mille fables nouvelles. Laissons dire les méchans, la justification de notre amie est complète; rien désormais ne sauroit altérer l'estime, la confiance et la juste admiration de son mari; son bonheur est assuré, que nous importe le reste?

Il est certain que le chevalier de Celtas, le plus orgueilleux et le plus dissimulé de tous les hommes, est un ennemi implacable. Il a mille raisons de haïr Pauline, et il la déteste. Mais que peut-il faire à présent?....

Il faut que vous sachiez que M. et madame d'Orgeval, qui voient de loin quand il s'agit de leurs intérêts, ont déjà pour Zéphirine des vues sur le petit Maurice; voilà pourquoi ils montrent pour cet enfant une si vive tendresse, et pourquoi on recommence à cajoler Pauline. Je suis charmée de ce projet, parce que certainement il modérera ou du moins contiendra la méchanceté. Rassurez-vous donc, Monsieur; j'ose dire que vous le devez, puisque je suis tranquille.

J'ai reçu hier une lettre de Pauline, elle reviendra sous peu de jours.

LETTRE XIII.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

Lyon, le 1er février.

Suivant les ordres de ma souveraine , j'ai voulu me bien mettre au fait avant de lui écrire: maintenant je sais tout . Nous avions parfaitement bien deviné, mais à dire vrai, cela n'étoit pas fort difficile. Bel*** m'a conté toute l'histoire, qui pourra faire un épisode très-neuf dans un certain roman . Un mari qui donne trois mille louis à sa femme pour en obtenir la déclaration d'une foiblesse qu'elle n'a pas eue, voilà un incident tout nouveau. J'ai vu cette fameuse beauté , il ne lui reste que de la tournure et une conversation très-piquante. J'ai passé une journée avec elle au chapitre d'Alix, chez la sœur de Bel*** qui est son amie. Nous avons parlé du philosophe de Gilly; il a bien, a-t-elle dit, quelques ridicules; cependant, on peut dire sans le flatter, que c'est un mari, comme il y en a point . J'ai cru pouvoir hasarder quelques plaisanteries sur le duc de Rosmond; elle m'a juré qu'elle ne l'avoit pas aperçu depuis 17**; elle pouvoit ajouter:

... Et le cœur tout gonflé d'amertume, Trois ans encore après j'accouchai d'un posthume.

St. Méran, comme nous l'avions aussi deviné, fut l' ambassadeur chargé de cette honorable négociation, et pour ce grand service, le philosophe a payé les dettes de cet ami noble et fidèle. Je suis sûr de ce dernier fait. Tout cela fait mal au cœur!

Je garde pour nos soirées du petit comité des anecdotes, véritablement plaisantes, qui feront faire à ma souveraine ces éclats de rire qui lui vont si bien. Je la supplie de réserver pour mon retour cette aimable gaîté que je partage si naturellement quand je suis auprès d'elle.

LETTRE XIV.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 2 mars.

Ma belle-sœur est heureusement accouchée hier d'un garçon, et le même jour le vieux Vordac a pensé mourir d'une goutte remontée. Il n'auroit pas laissé, je crois, une veuve inconsolable; Denise prétend que la baronne a une grande passion pour le philosophe, et j'en suis persuadé. Ceci pourroit bien brouiller les deux amies , car il est impossible que la baronne ne voie pas qu'il a la tête absolument tournée pour une autre. Concevez-vous que mon frère n'ait pas assez de tact pour s'apercevoir d'une chose qui saute aux yeux de tout le monde, et pour être la dupe de la dernière fable?....

Adieu, mon cher; quand vous écrirez à Bel***, n'oubliez pas de lui faire mes complimens.

LETTRE XV Et anonyme, adressée au marquis d'Erneville.De Lyon, le 28 juin.

Monsieur,

Une personne qui aime la vérité veut vous éclairer sur la fourberie la plus infâme, et dont vous seul êtes la dupe.

L'enfant trouvé élevé chez vous, n'est point fille de Mme du Resnel; cette dernière dit à qui veut l'entendre qu'il y a sept ans qu'elle n'a aperçu le duc de Rosmond. Mais voici des faits positifs, et que vous pouvez vérifier.

Mme du Resnel est venue à Lyon, à cause du dérangement de ses affaires; elle y loua en arrivant un petit appartement au troisième sur les quais, et elle emprunta cent louis de M. F***. Quinze jours après les visites du vicomte de St. Méran, Mme du Resnel quitta son humble logement pour en prendre un très-beau à la place des Terraux, et elle remboursa les cent louis qu'elle avoit empruntés pour un an. Elle fait une fort grande dépense, elle donne à souper, elle a une voiture, etc.

En outre, le commis de M. D*** a dit à plusieurs personnes que son maître avoit remis, pour le compte de M. du Resnel, mille louis au vicomte de St. Méran au mois de décembre dernier.

Réfléchissez à tout cela, Monsieur, et cessez de donner votre confiance à un fourbe sans principes et sans mœurs, qui n'a d'autre projet que celui de vous tromper et de corrompre entièrement votre femme.

LETTRE XVI.

Du marquis à la comtesse d'Erneville.

Le 9 août.

ENFIN, ma mère, voilà ce manuscrit promis depuis si long-temps. Je n'ai pu l'écrire qu'en secret; c'étoit une chose fort difficile pour moi, et presque impossible à Erneville. Aussi ne l'ai - je écrit que dans mes différentes courses particulières à Bourbon, à Moulins, et je l'ai fini à Decise.

O mon amie, c'est en tremblant que je mets sous vos yeux les détails d'une foiblesse impardonnable à tous égards! Vous daignerez l'excuser, j'en suis sûr; mais moi je ne me la pardonnerai jamais!...

Je ne vis dans les premiers temps de mon séjour à Paris, que vos respectables parens pour lesquels vous m'aviez donné des lettres, le marquis d'Olbreuse et sa femme. Leurs fils étoient absens; j'avois connu l'aîné dans ma première jeunesse; nous montions à cheval ensemble à l'académie de Duguast, et nous avions pris dès lors l'un pour l'autre une vive amitié. Il étoit en Angleterre, et n'en revint qu'au bout de quelques mois. Nous nous revîmes avec une joie extrême; je lui fis part de mon bonheur, et il me confia ses espérances. Il aimoit depuis quatre ans Mme de S***, mariée à un vieillard très-infirme attaqué d'une maladie mortelle. Les médecins, ayant déclaré qu'il étoit impossible qu'il pût vivre plus de deux ou trois mois, le chevalier d'Olbreuse avoit la certitude de s'unir enfin à l'objet de son attachement. Il ne me mena point chez elle, parce que l'état de son mari ne lui permettoit pas de recevoir des visites.

Je ne formai point d'autres liaisons jusqu'à l'époque de la fête donnée par l'ambassadeur d'Espagne, à l'occasion de la naissance du duc de ***. Deux jours avant cette fête, je fus invité avec d'Olbreuse à un souper chez cet ambassadeur. Il n'y avoit que peu de monde, et seulement sa société particulière, composée d'une douzaine de personnes de la cour fort jeunes et fort brillantes, qui devoient le lendemain danser un quadrille à son bal. D'Olbreuse étoit l'un des danseurs. J'éprouvai d'abord une sorte d'embarras, en me trouvant dans ce petit cercle auquel j'étois tout-à-fait étranger. D'Olbreuse m'avoit mené là sans me prévenir de cette particularité. J'avois compté sur un grand souper, et je craignis de paroître déplacé, mais je fus bientôt à mon aise. D'Olbreuse me présenta à tout le monde avec tant de grâce, que je fus reçu avec la plus favorable prévention.

On déclara que l'on feroit après le souper une répétition du quadrille. Le comte de ***, l'un des danseurs, manquoit. Un billet d'excuse apprit à dix heures qu'il ne viendroit point. Les femmes se désolèrent de ne point répéter la danse. D'Olbreuse prétendit que je pourrois remplacer le comte de ***, que j'apprendrois la figure en une minute . Il ajouta que personne de la société ne dansoit comme moi. J'eus beau protester que je m'étois rouillé en province, il fut décidé que je danserois toute la soirée, et l'on se mit à table fort gaîment. La plus jolie femme de l'assemblée, Mme de C***, me fit placer à côté d'elle. Ses manières en général m'avoient d'abord déplu, j'y avois trouvé une coquetterie révoltante; mais quand elle eut l'air de ne plus s'occuper que de moi, mon amour-propre me rendit plus indulgent. Elle a de l'esprit, de la gaîté, beaucoup de finesse; bientôt elle me parut charmante; j'éprouvai le désir de lui plaire, et je pris assez naturellement un ton semblable au sien. En sortant de table, je me laissai entraîner avec plaisir par d'Olbreuse dans un cabinet, afin d'y apprendre la figure du quadrille; je mis à cette importante étude la plus grande application, et quand je sus tout ce qu'on pouvoit m'enseigner, il me prit un violent battement de cœur causé par la seule idée du succès que j'allois avoir.

Ce n'est pas d'abord en détruisant les principes que le monde gâte les jeunes gens, c'est en les rendant puérils et frivoles; ce n'est pas en corrompant l'âme, c'est en la rapetissant; c'est enfin en profanant les émotions vives que la sensibilité seule devroit inspirer, et qui ne sont excitées dans le monde que par la vanité. Nos sentimens sont bien moins à craindre que nos sensations; on peut en connoître les inconvéniens; leur importance, leur continuité même donne les moyens de les combattre et d'en triompher après de longs efforts: mais comment se garantir du danger des sensations sans cesse renaissantes et toujours imprévues, qui ne laissent aucune trace dans le cœur, et qui ne font éprouver qu'un trouble agréable sans causer les tourmens et les agitations violentes des passions!

J'étois loin de faire ces réflexions en répétant le quadrille chez l'ambassadeur d'Espagne. Je brûlois d'impatience d'aller rejoindre la compagnie, afin de briller à ses yeux, et surtout à ceux de Mme de C***. Cependant je rentrai dans le salon avec l'air le plus calme et le plus modeste qu'il me fut possible de prendre. Remplaçant le comte de ***, je me trouvai naturellement le danseur de Mme de C***. J'étois si ému, que je tremblois en lui donnant la main; elle s'en aperçut et sourit; je compris qu'elle attribuoit ce mouvement à une cause plus intéressante, et je n'en fus pas fâché, car j'aurois rougi, si j'eusse été deviné. Je dansai, et de mon mieux, et ce talent frivole me donna dans cette société, une véritable considération . Mme de C***, qui n'avoit eu jusque-là que de la coquetterie avec moi, prit un maintien plus sérieux et plus expressif; enchanté de l'effet que je produisois et des éloges qu'on me prodiguoit, je répondis à ses avances de manière à lui persuader que j'y étois extrêmement sensible. Elle m'invita à aller chez elle, je le promis; elle me proposa d'accepter un billet pour le bal du lendemain, et j'y consentis.

Cependant les réflexions de la nuit me firent changer de résolution, j'écrivis à d'Olbreuse que je n'irois point au bal; mais nous soupions ensemble chez ses parens; il me pressa de tenir ma promesse, et après beaucoup de résistance, je partis avec lui. Nous arrivâmes chez l'ambassadeur à une heure après minuit. D'Olbreuse étoit vêtu pour le quadrille; pour moi j'avois mon habit ordinaire, et connoissant très-peu de monde, j'étois sans masque. Nous entrâmes d'abord dans un petit salon particulier, dans lequel tous les danseurs du quadrille s'étoient donné rendez-vous. Nous les trouvâmes dans la plus grande agitation, parce que le marquis de, l'un des danseurs, s'étoit donné une entorse, une heure auparavant, en ouvrant le bal avec la nièce de l'ambassadeur. Aussitôt que je parus, il s'éleva un cri de joie presque général. Je fus reçu comme un libérateur , j'étois devenu un personnage bien important; j'allois décider si l'on danseroit ou non le quadrille. Mme de C*** s'avança vers moi, et me conjura de prendre la place du marquis de ***. Mais, de très-bonne foi, j'étois positivement décidé à n'en rien faire; je trouvois ridicule de débuter, comme danseur, dans le grand monde, et je refusai nettement. La société fut consternée, à l'exception d'un des acteurs du quadrille dont la figure m'étoit inconnue, et que par cette raison même j'imaginois devoir être le comte de***. C'étoit lui en effet. C'est un très-grand seigneur, fort gâté par les femmes, et par la haute faveur dont il jouit à la cour. Pendant que tout le monde me supplioit à mains jointes de danser, il étoit nonchalamment assis entre deux fenêtres sur une console de marbre, ayant une glace derrière lui. Il se retournoit, de temps en temps, pour rajuster sa coiffure, ce qu'il n'interrompoit que pour jouer avec un gros gland de rideaux qu'il jetoit au-dessus de sa tête et qu'il rattrapoit fort adroitement. Cette figure me déplut et me choqua; je trouvai de l'affectation dans sa niaiserie; il me sembla que c'étoit un prétexte pour se dispenser de me parler comme tous les autres; je jugeai que cet homme étoit fat et arrogant, et je sentis le désir le plus vif d'en obtenir une impertinence un peu marquée, afin d'avoir l'heureux droit de la lui rendre. Il faut tout avouer, d'Olbreuse m'avoit dit que ce personnage étoit l'amant de Mme de C***, et ce soir-là Mme de C***, vêtue en américaine, ornée de pierreries et de plumes éclatantes, avoit l'air de la reine du bal. C'étoit Zilia , à l'ingénuité près; mais qui a jamais cherché ou désiré la naïveté au bal?

Lorsque j'eus, comme je viens de le dire, résisté avec une fermeté stoique aux prières de six jolies femmes, Mme de C*** désespérée me tourna le dos avec dépit, et s'approchant du comte: Convenez, dit-elle, que c'est affreux! Quoi donc? répondit-il sans la regarder, et en faisant toujours sauter le gland de rideaux ... Comment, reprit-elle, vous n'avez pas entendu nos clameurs, nos vaines supplications!... A cette question le comte, pour toute réponse, haussa les épaules, descendit de la table, et se tournant vers les autres femmes: Mesdames, dit-il, avez-vous quelques ordres à me donner?... -- Mais quelle folie! vous partez? -- Je vais quitter cet attirail .... Il n'y a donc plus d'espoir, s'écria douloureusement Mme de C***. Il me semble, reprit le comte d'un ton amer, que monsieur (en me montrant) vient de vous l'ôter sans retour. J'eus bien envie d'appliquer là l'impertinence que je voulois placer; d'Olbreuse ne m'en laissa pas le temps: Allons, allons, s'écria-t-il, faisons un dernier effort. A ces mots on m'entoura, et la première persécution recommença, toujours à l'exception du comte de ***, qui pour cette fois, fut auprès du feu et se mit à tisonner. Comme je voyois, à n'en pouvoir douter, qu'il désiroit extrêmement que je ne fusse pas du quadrille, cette seule idée me détermina, et j'acceptai. Ce fut un vrai coup de théâtre. D'Olbreuse m'emmena sur-le-champ pour me faire mettre l'habit du marquis ***. Ensuite je revins triomphant dans le salon; je pris ma danseuse et sans différer davantage nous nous rendîmes dans la salle du bal. Je jouissois de la reconnoissance de Mme de C*** et de celle de ses jolies compagnes, et surtout de l'humeur du comte de Dès que nous parûmes dans la grande salle, nous fûmes, suivant l'usage, excessivement applaudis; un quadrille, qui suspend toutes les autres danses, déplaît à tout le monde, et bien envié, s'il est joli, bien critiqué tout bas, il est toujours reçu avec de grandes acclamations. L'orchestre se tait à notre aspect, tous les danseurs, avec autant d'empressement que de regret, nous cèdent la place; on fait un cercle autour de nous, on nous promet de nous admirer; mais nous savons qu'on va nous examiner minutieusement et nous juger avec sévérité... Dans le cours de la vie d'un fat ou d'une coquette, il n'y a guère de momens plus solennels et plus imposans que celui-là.

Je vis dès les premiers pas du quadrille que le comte étoit un de ces laborieux danseurs, qui ont prodigieusement sué pour bien danser, mais qui dépourvus de grâce et de souplesse, ne savent faire que quelques tours de force qui ne montrent qu'un travail pénible, et ne prouvent qu'une étude ridicule et une persévérance mal placée. Il fit des efforts prodigieux pour me surpasser, mais on trouva que je dansois mieux que lui, et on le dit si haut et si universellement, qu'il ne put s'abuser à cet égard.

Lorsque notre ballet fut dansé, le comte qui étoit en nage se retira précipitamment; ma danseuse et Mme de C*** me proposèrent de faire le tour de la salle, je leur donnai le bras, et nous eûmes beaucoup de peine à percer la foule qui se rassembloit autour de nous pour suivre Mme de C*** dont la parure et la beauté fixoient tous les regards. Il y a une sorte de charme enivrant dans les éloges publics, rien ne les rend suspects, ils sont toujours vrais et désintéressés; l'effet que produisoit Mme de C*** exaltoit mon imagination, j'étois fier de lui parler et de lui donner le bras, je la regardois avec admiration, il me sembloit que je lui découvrois mille charmes nouveaux: au milieu des acclamations qu'elle excitoit elle avoit un excellent maintien, qui ajoutoit infiniment à ses grâces; une douce rougeur animoit son teint, un léger embarras se peignoit sur son front, et ses regards timides et distraits ne paroissoient exprimer que le désir de se dérober à tant d'hommages.J'ai remarqué qu'aux jeunes femmes de sa classe, les émotions agréables de la vanité satisfaite donnent toutes les apparences de la pudeur et de la modestie.

Après avoir recueilli tous les suffrages, Mme de C*** s'arrêta devant une banquette et s'assit. Une minute après elle fut entourée d'un groupe de jeunes gens de sa connoissance. D'Olbreuse n'étoit plus là, je ne connoissois pas un de ces hommes, la conservation toute composée de petites allusions de société, prit sur-le-champ une tournure absolument énigmatique pour moi; je me sentis mal à mon aise, il me sembloit qu'au milieu de cette troupe légère et bruyante, je devois avoir l'air gauche et provincial; mon habit même, que l'on regardoit beaucoup, contribuoit à m'embarrasser; de sorte que je pris promptement le parti de m'arracher d'auprès de Mme de C***.

Il étoit trois heures du matin, j'aurois dû m'aller coucher; et alors rien de tout ce que j'ai éprouvé ne seroit arrivé! Vous m'auriez vu revenir au bout de quelques mois, Pauline n'auroit point fait le voyage de Paris, jamais le plus léger nuage n'auroit troublé notre repos et notre bonheur, ma conscience ne me reprocheroit rien!.... Qui l'eût pu croire, qu'une légèreté si frivole causeroit de si grands changemens dans la destinée de plusieurs personnes!

Je ne m'en prendrai point à mon étoile ; ah! ce sont nos sentimens et nos principes qui font notre sort! la véritable fatalité , c'est notre foiblesse volontaire!

Je restai au bal, parce qu'un charme secret m'y retenoit; ému par la danse, par la musique, par tant d'objets séducteurs, je me livrois à des sensations nouvelles dont nul projet coupable ne me faisoit sentir le danger; je n'étois pas amoureux, je ne formois aucune espèce de dessein, mais je voulois consacrer cette nuit au plaisir. Je ne sais quel goût d'intrigues et d'aventures romanesques que le bal inspire naturellement, me donnoit un désir passionné de me déguiser, et d'aller sous un habit impénétrable , surprendre, occuper et intéresser Mme de C***. Je m'habillai en deux minutes, je me masquai de la tête aux pieds, et je revins chercher Mme de C***. Elle étoit encore sur la même banquette, et au moment où je m'approchois, j'aperçus le comte de *** en domino noir, mais sans masque, qui s'avançoit et qui fut s'asseoir à côté d'elle. Mme de C*** n'avoit plus auprès d'elle que deux ou trois jeunes gens et la femme avec laquelle j'avois dansé. Je me plaçai derrière cette dernière en attendant un moment plus favorable; et sans qu'on prît garde à moi, j'entendis distinctement le dialogue suivant entre le comte ***, le chevalier de B***, Mme de C*** et ma danseuse.

Vous connoissez la fidélité de ma mémoire, ainsi vous pouvez compter sur la parfaite exactitude de ce récit. Je fus très-attentif, et je n'ai pas oublié une syllabe.

LE comte. Eh bien, Madame, qu'avez-vous donc fait de la superbe recrue dont vous aviez honoré notre quadrille?

Mme DE C***. Voulez-vous parler du marquis d'Erneville?

Le comte ( souriant dédaigneusement. ) Le marquis d'Erneville!....

Le CHEVALIER DE B***. Quoi! ce beau danseur est le marquis d'Erneville? est-ce le petit-fils du maréchal?

Le comte ( souriant toujours, et de plus jouant avec l'éventail de Mme de C***. ) Ah! pas tout-à-fait ....

Mme DE C***. Mais pardonnez-moi, c'est le fils ou l'héritier de la comtesse d'Erneville, mariée en Bourgogne. Le chevalier d'Olbreuse me l'a dit....

MA DANSEUSE. Et à moi aussi.

LE COMTE ( en billant et en jouant l'indifférence et la distraction. ) Il est étonnant, d'Olbreuse!...

MME DE C***. En quoi donc?

Le comte ( avec la même nonchalance affectée. ) Il a comme cela de temps en temps des prédilections surprenantes et des protégés étranges....

MME DE C***. Je vous assure que vous vous trompez. Ce jeune homme est de la maison d'Erneville.

Le comte ( froidement et ironiquement. ) J'ose vous assurer, Madame, que je ne me trompe point. Ce jeune homme n'est point parent des Erneville....

MME DE C***. Mais qu'est-il donc!

Le comte. M'ordonnez-vous de dire la chose sans tournure?

MME DE C***. Et pourquoi donc en faudroit-il?

Le comte. Eh bien, Madame, ce jeune homme est un bâtard de la comtesse douairière d'Erneville.

Ici, comme vous pouvez croire, ma respectable mère, je fus bien tenté d'appliquer un soufflet sur la joue de l'impudent calomniateur; mais je sus me contenir, et j'eus la patience d'attendre la fin de ce dialogue, qui continua comme vous l'allez voir.

MME DE C*** ET MA DANSEUSE ( en même temps. ) Quelle folie!

MME DE C***. Mais c'est inoui ce que vous nous contez-là ...

Le chevalier. Et pourquoi donc s'appelle-t-il d'Erneville?

Le comte. Parce que sa mère lui a fait présent de la terre d'Erneville.

Le chevalier. Et quel étoit le père?

Le comte ( bâillant, s'étendant et jouant toujours avec l'éventail. ) Un cocher, un postillon, quelque chose comme cela ....

MME DE C***. Quelle histoire! .... mais il ne seroit pas concevable que le chevalier d'Olbreuse eût amené une telle espèce à souper chez l'ambassadeur d'Espagne.

Le comte. Espèce , comme vous dites fort bien....

MA DANSEUSE. C'est impossible. Il a des manières si nobles....

MME DE C***. Et un ton parfait.

Le comte. Je vois, Mesdames, que vous l'avez très-approfondi .

MME DE C***. Encore une fois, le chevalier d'Olbreuse ne présenteroit pas dans la société un homme de mauvaise compagnie.....

Le comte. Pourquoi pas? c'est une création ... D'Olbreuse ne doute de rien; c'est dans son genre.......Au fait, charmer, enthousiasmer les plus jolies femmes de Paris, en produisant le provincial usurpateur du nom d' Erneville , moi, ça me paroît très-gai....

Le chevalier de B***. Ce qu'il y a de sûr c'est qu'il a une belle tournure et qu'il danse à ravir.

Le comte. A ravir?

Le chevalier. Assurément.

Le comte. Mais il ne sait pas danser, il ne sait pas faire un pas....

Le chevalier. Je ne suis pas connoisseur; mais je vous avoue qu'il m'a charmé; et j'ai vu tous les spectateurs juger ainsi.

Le comte. Tous? c'est beaucoup.

Le chevalier. Oh! je vous en excepte...

MME de C***. ( Rit. )

Le comte. Chevalier, je vous avertis que vous venez de dire un bon mot, Mme de C*** a ri.

MME DE C***. Oh! ce n'est pas une preuve, car je ris quelquefois de ce que vous dites ....

Le comte, ( excessivement piqué. ) Comment, Madame?....

Le chevalier, ( au comte. ) Je vous avertis que Mme de C*** vient de faire une épigramme.

Le comte. Je n'ai pas beaucoup de goût pour les avertissemens.

Le chevalier. Pourquoi donc en donnez-vous?

Le comte. C'est grandeur d'âme, je donne , et je ne veux pas recevoir ...

Le chevalier. Vous ne voulez pas....

Dans cet endroit du dialogue, je craignis que la querelle, entre le comte et le chevalier, ne devînt sérieuse, et pour faire diversion je feignis de dormir, et je me mis à ronfler de toute ma force. Ce que j'avois prévu arriva, on se retourna, on éclata de rire, et l'on parla d'autre chose. Quelqu'un vint prier de danser Mme de C***; elle refusa. Le même masque pria sa compagne, qui accepta. Le chevalier de B*** les suivit, de sorte que Mme de C*** resta seule avec le comte sur la banquette. Alors je me levai, et je fus m'asseoir à côté du comte. Il se retourna, et me regardant avec l'air ironique, indolent et impertinent qui lui est propre: beau masque me dit-il, j'ai peur de vous gêner.... Pour toute réponse je le tirai par la manche, comme voulant lui parler à l'oreille. Oh, oh, continua-t-il, un secret? Je fis un signe de tête, il se pencha vers moi, et je lui dis bien bas et bien distinctement ces paroles: Vous êtes un sot, un fat, un lâche calomniateur, si vous n'êtes pas un insigne poltron, rendez-vous dans quelques minutes au bout de la salle, au grand buffet, vous m'y trouverez.

Ce discours n'excita pas la plus légère altération sur le visage immobile du comte; il n'y a, je crois, qu'un courtisan consommé qui puisse avoir un tel empire sur soi-même. Fort bien, beau masque, me dit-il; mais, si vous le permettez, nous reprendrons cet entretien dans un autre moment.... A ces mots, je me levai et m'éloignai. Je fus au buffet, et au bout d'un petit quart d'heure je vis arriver le comte; je m'avançai vers lui, en disant: me voici . Ah! ça, répondit-il, vous conviendrez qu'il faut pourtant savoir à qui on a affaire; qui êtes-vous? Je ne suis ni un bâtard , ni le fils d'un cocher ... -- Ah, ah! vous écoutez aux portes?.... -- Finissons, suivez-moi. -- Je pourrois vous dire qu'en toute règle il ne me convient d'accorder la satisfaction que vous demandez, qu'à un gentilhomme ou à un militaire; mais je ne suis pas difficile à cet égard, et je veux bien me battre avec vous, puisque j'ai consenti à y danser. -- Ne différons plus, vous dis-je. -- Avez-vous envie qu'on nous suive et qu'on nous sépare? Nullement. -- Eh bien, attendez donc la pointe du jour; j'ai trois engagemens: quand j'aurai dansé ces trois contre-danses, je me rendrai aux Champs-Élysées, auprès du jeu de boule. -- J'y serai. -- Vous pouvez mener un domestique, j'en aurai un. -- Il suffit. -- Au revoir. -- en disant ces mots, il s'éloigna, et je le perdis bientôt de vue. La parfaite sérénité de sa physionomie et de son maintien me causa une sorte de dépit; j'étois fâché qu'un fat si méprisable eût un courage si tranquille; mais, comme l'a dit Favart:

Quel qu'il soit, un Français ne peut manquer de cœur.

Je laissai le comte dansant de toutes ses forces. Je rentrai chez moi, je mis un habit gris, et suivi de Le Maire je me rendis aux Champs-Élysées, à l'instant où le jour commençoit à paroître. Je n'attendis que huit minutes; le comte arriva dans un carrosse de remise (j'étois venu à pied), il n'avoit avec lui que son coureur. A propos, me dit-il en m'abordant, je n'ai apporté que mon épée, vous voulez peut-être vous battre au pistolet? -- Non, j'aurois vraisemblablement de cette manière trop d'avantage sur vous. (Vous savez, ma mère, comme je tire au pistolet). Moi, j'y tire fort mal, reprit le comte, mais je vous laisse encore le choix. -- A l'épée. -- A l'épée soit. A ces mots il tira son épée de fort bonne grâce, en disant ces mots: Êtes-vous prêt?... Il fait des armes comme il danse, avec beaucoup trop de force; au bout de quelques minutes je le blessai au bras, je vis couler son sang, je m'arrêtai: Vous êtes blessé, lui dis-je. Son coureur fit un mouvement pour s'approcher: Restez à votre place, lui cria-t-il, et ne la quittez que lorsque l'un des deux sera tombé.

Ma colère étoit passée, mais sa blessure venoit d'allumer la sienne. De ce moment il se battit avec une fureur aveugle, et au bout de quelques minutes il s'enferra lui-même dans mon épée, qui lui entra fort avant dans le côté droit; il tomba en disant: C'est fini! Je crus qu'il expiroit, et ce que j'éprouvai dans ce moment est inexprimable. Je me précipitai vers lui, il étoit sans connoissance... Ce visage que j'avois détesté quelques minutes auparavant, ce visage couvert des ombres de la mort, ô combien alors il me parut touchant et terrible!.... Son coureur, Le Maire et moi, nous lui donnâmes tous les secours possibles. Après avoir de notre mieux bandé sa plaie, nous le portâmes dans sa voiture.... Ensuite je m'arrachai de ce lieu funeste... Je rentrai chez moi accablé de désespoir et de remords.

Je ne doutois point que l'infortuné comte ne mourût de sa blessure. Cette idée me faisoit horreur; je ne concevois plus comment je n'avois pas méprisé un discours insensé, si dépourvu de fondement, qu'il ne pouvoit attaquer ni votre honneur, ni le mien. Il me sembloit que mon attachement pour vous n'avoit été, dans cette occasion, que le prétexte d'un emportement inexcusable. Je me répétois avec terreur: Je suis un meurtrier! ... et bientôt je me trouvai un assassin en songeant que par la manière dont je faisois des armes, j'avois eu beaucoup d'avantage sur mon malheureux adversaire.

Ce reproche de la conscience n'avoit rien d'exagéré; en effet, n'est-il pas étrange que l'on croie manquer de délicatesse et même de probité en ne jouant pas à forces égales, et que l'on n'ait aucun scrupule de ce genre lorsqu'il est question de la vie de son semblable! Si jouer à coup sûr est une escroquerie, combattre à coup sûr n'est-il donc pas aussi un crime, et de plus une lâcheté? Dira-t-on qu'il y a toujours du hasard dans un combat? Qu'importe, n'y en a-t-il pas aussi dans tous les jeux d'adresse? Et, par exemple, au billard, excuseroit-on le joueur d'une première force qui ne joueroit jamais qu'à but? Par cette seule raison, le duel est toujours ou la lâcheté irréfléchie la plus odieuse et la plus criminelle, ou bien une duperie extravagante et forcenée.

Non-seulement ces idées nouvelles me glaçoient d'effroi, mais toutes les réflexions les plus connues et les plus usées sur la férocité des duels me causoient autant de saisissement et de surprise que si je n'eusse jamais soupçonné que cette action pût être contraire à l'humanité. C'est que jusqu'àlors je n'y avois pensé que vaguement, et cela seul est un grand tort. Il est impossible d'être vertueux quand on n'a pas profondément réfléchi à tous les principes de la morale.

Je passai toute la journée renfermé dans ma chambre, et sur le soir je m'enveloppai dans une redingote, et je fus à pied chez le comte, afin de savoir de ses nouvelles. Sans me nommer, comme vous pouvez croire, je questionnai son suisse, qui me dit simplement que le comte avoit fait une chute de cheval dont il étoit fort mal, mais que cependant il avoit sa connoissance.

Le lendemain matin à onze heures, d'Olbreuse entra dans ma chambre en me disant: Savez-vous que le comte de*** s'est battu hier avec le chevalier de B***? -- Qui vous a dit cela? lui demandai-je. C'est Mme de C*** que je quitte dans l'instant, et qui est fort affligée!... -- Comment? -- Oui, elle fut témoin, au bal, de la querelle entre le comte et le chevalier... -- Mais le comte est-il dangereusement blessé? -- Il est à la mort. A ces mots je tombai sur une chaise en mettant mes deux mains sur mon visage. Le chevalier confondu m'examinoit en silence. Je lui avouai tout, et après quelques momens de réflexion: Cette affaire est bien fâcheuse, me dit-il; la famille du comte est puissante et vindicative; le roi aime personnellement le comte. D'ailleurs, il déteste les duels, il a juré à l'occasion de celui du duc de *** et du marquis de***, de sévir contre le premier qui auroit lieu dans ses Etats; aussi depuis trois ans n'ose-t-on plus se battre en France; tous nos jeunes gens vont à la frontière (à Quiévrain) terminer leurs différends... Mais, par bonheur, le comte, soit par amour-propre, soit par générosité ne vous a point encore nommé, personne au monde ne vous soupçonne. Vous avez dit à Mme de C*** que vous comptiez faire une petite course à Londres, et voici ce que je vous propose. Madame de S*** est à Senlis, où elle doit passer l'année de son deuil (son vieux mari étoit mort quinze jours avant le bal de l'ambassadeur d'Espagne). J'y vais ce soir, et j'y resterai trois semaines; je vous y menerai, si vous voulez; je vous présenterai à Mme de S*** comme mon jeune frère qui est dans la marine et qu'elle n'a jamais vu. Je dirai qu'il est ici secrètement, parce qu'il est venu sans congé. Vous n'êtes point connu là, j'y serai moi-même avec une sorte de mystère, puisque la décence ne permet pas que j'y sois reçu ouvertement. Mme de S*** ne recevra d'ailleurs aucune visite, elle-même ignorera votre secret; vous serez parfaitement caché dans sa maison, et vous y attendrez l'événement. Les médecins ont condamné le comte; cependant comme ils disent que la maladie sera longue, il est possible qu'il en réchappe. Dans ce cas vous reviendrez ici, et s'il meurt, vous passerez en Angleterre où tout le monde vous croira déjà; car il faut dire en quittant votre auberge que vous partez pour Londres. Après quelques difficultés j'acceptai cette proposition. Tout fut exécuté comme je viens de le détailler. Le chevalier ne voulant point emmener son valet de chambre qui me connoissoit, ne prit avec lui qu'un nouveau domestique. J'emmenai Le Maire, sur lequel je pouvois compter, et qui fut bien prévenu de ce qu'il avoit à dire.

Jusqu'ici vous avez sans doute imaginé, ma chère et tendre amie, que mes aveux se borneroient à vous confier une intrigue avec Mme de C*** et mon duel avec le comte. Ce seroit beaucoup trop encore pour votre fils adoptif, pour votre élève et pour le mari de Pauline; mais plût au ciel que je n'eusse rien de plus grave à vous révéler!... Ah! je ne m'exagère pas ma faute, elle est énorme, et elle est irréparable.

Nous partîmes pour Senlis le 16 de mai. Six ou sept heures avant notre départ, le chevalier avoit envoyé un courrier à Mme de S*** pour la prévenir qu'il lui meneroit son frère Henri d'Elvas : ainsi nous étions attendus. Nous arrivâmes à huit heures du soir, il faisoit froid depuis huit jours comme au mois de novembre; nous n'avions que des habits fort légers, nous étions transis, et j'éprouvai une sensation très-agréable en entrant dans une maison d'une élégance extrême et dont toutes les cheminées étoient allumées. On nous conduit dans un salon délicieux, et là, un valet de chambre dit un mot à l'oreille du chevalier qui ensuite me répète tout bas, que Mme de S*** veut d'abord le voir en particulier, ce qui me parut assez simple. Il sortit, et je restai seul dans le salon. Je me chauffois lorsqu'au bout de quelques minutes la porte se rouvrit, et je vis paroître une figure véritablement céleste. C'étoit une jeune personne vêtue de blanc, qui en m'apercevant fit un petit mouvement de surprise et de frayeur, ensuite s'avança d'un air timide en me faisant une profonde révérence. Je la contemplois avec un extrême étonnement, ne pouvant croire à sa jeunesse qu'elle fût Mme de S***. Elle s'approcha d'une petite table, ouvrit un tiroir, prit un livre, leva sur moi les plus beaux yeux du monde, et frappée de mon air stupéfait, fit un sourire plein de douceur et d'ingénuité, accompagné d'une seconde révérence, et puis, avec la légèreté des Grâces, elle disparut en courant.

Un moment après, Mme de S*** entra avec le chevalier. Elle a une figure infiniment agréable, mais après l'objet que je venois de voir, elle me parut à peine jolie. J'avois bien envie de l'interroger sur ma charmante vision; cependant comme je ne doutai point qu'elle ne fût à demeure dans la maison, et que je la reverrois à souper, je ne voulus pas interrompre la conversation pour questionner à cet égard; je parlois et j'écoutois avec beaucoup de distraction; chaque bruit léger, chaque mouvement que j'entendois dans l'antichambre, me faisoit tourner la tête du côté de la porte; mais personne ne vint; on se mit à table, je ne vis que trois couverts. Alors je perdis toute espérance de satisfaire ma curiosité pour ce soir, car une sorte d'embarras dont je ne m'expliquai point la raison, m'empêcha de demander tout simplement quelle étoit cette jeune personne. Il me sembla qu'une question si long-temps différée paroîtroit extraordinaire. Je tâchai d'éloigner de mon imagination cette idée trop frappante!...... Mme de S*** naturellement obligeante, le fut particulièrement pour moi, me croyant le frère du chevalier. Elle me dit que ce dernier lui avoit bien souvent parlé de moi, et que même il lui avoit communiqué mes lettres! et là-dessus elle m'embarrassa beaucoup par toutes les louanges qu'elle donna à ma manière d'écrire. Vous verrez par la suite que ce détail n'étoit pas inutile.

A onze heures, je jugeai qu'il étoit discret de laisser ensemble deux amans qui paroissoient s'aimer éperdument, et je fus me coucher.

Je m'éveillai le lendemain de très-bonne heure; je vis avec plaisir, en ouvrant mes fenêtres, qui donnoient sur le jardin, que le temps s'étoit remis au beau. Je m'habillai à la hâte, et je descendis dans le jardin. En sortant du parterre j'entrai dans une longue allée couverte, au bout de laquelle se trouvoit un pavillon. A la moitié de l'allée j'entendis, avec surprise, les sons harmonieux d'une voix délicieuse, accompagnée d'un piano-forte.... Je doublai le pas. C'étoit dans le pavillon que l'on chantoit. Je m'arrêtai à la porte. Il se fit un petit silence; ensuite une voix aussi jeune que pure et brillante chanta la romance suivante:

Celui que j'aimerai, quel bonheur, je l'ai vu!
C'étoit hier!..... mon cœur l'a reconnu!
Eh quoi! le cœur pourroit-il se méprendre!.....
Depuis long-temps, mais sans oser l'attendre,
Je le cherchois, cet objet inconnu,
D'un sentiment, et si vif, et si tendre.
Grâce à l'amour il est venu!...
Mais suis-je aussi celle qui doit lui plaire,
Ou mon espoir n'est-il qu'une chimère?
Est-ce bien lui qui m'entendra?
Est-ce lui qui me répondra?
Instinct du cœur, ô doux pressentiment!
Combien de fois, au nom de mon amant,
En me troublant vous m'avez avertie
Des nœuds secrets qu'un jour la sympathie
Devoit former, et si rapidement?
Ainsi d'amour la puissante magie
Réalise un rêve charmant.
Mais suis-je aussi celle qui doit lui plaire,
Ou mon espoir, etc.

Ces paroles, et la voix ravissante qui les chantoit, me causèrent un trouble inexprimable; il me sembloit que cette voix ne pouvoit appartenir qu'à la personne angélique que j'avois vue la veille. Pour les paroles, je ne pouvois ni les comprendre entièrement, ni me persuader qu'elles n'eussent pas quelque rapport avec moi... Je me perdois dans ces pensées, lorsque la porte du pavillon s'ouvrit, et je vis s'avancer la charmante inconnue. Elle me parut, au grand jour, mille fois plus belle et plus éblouissante que la veille. Elle me salua en rougissant. J'étois au bas du perron; nous étions séparés par sept marches assez hautes; elle s'appuya contre le mur de la porte, et fixant sur moi deux grands yeux d'un bleu foncé les plus pénétrans et les plus touchans que j'aie jamais vus: Oui , dit-elle.... Ce mot, prononcé avec une expression enchanteresse et sublime, me fit tressaillir! Ses beaux yeux se remplirent de larmes, et sur-le-champ mettant son doigt sur sa bouche avec une manière enfantine dont il est impossible de dépeindre la grâce: Mais, poursuivit-elle, ne dites à personne que vous m'avez vue; ... ne parlez de moi à qui que ce soit, sans exception, pas même à votre frère: me le promettez-vous?.... -- Vos ordres sont des lois, répondis-je en bégayant.... Il suffit, reprit - elle, adieu! En disant ces paroles elle franchit, d'un seul saut, les sept marches du perron, et se mettant à courir avec la légèreté et la vitesse d'Atalante, je la perdis bientôt de vue. Je restai immobile!.... Une émotion, si vive qu'elle en étoit pénible, m'ôtoit presque entièrement la respiration! Je fus obligé de m'asseoir sur les marches du perron, mais la pierre en étoit brûlante!...

Un charme fatal, attaché à ce lieu, suspendoit en moi toute espèce de réflexion; je ne voyois qu'un objet, je ne me rappelois qu'un seul mot; ce oui séducteur retentissoit toujours à mon oreille, et loin que ma persévérance à me retracer ces images en affoiblît l'impression, plus j'y pensois, et plus elles me causoient de trouble! Enfin je me levai, et ce ne fut que pour entrer dans le pavillon ...... La vue du piano-forte me fit éprouver une sensation inexprimable. Je crus entendre une seconde fois cette romance dont toutes les paroles étoient pour jamais gravées dans mon souvenir!.... Il y avoit sur le piano un pot de myrte et quelques livres; j'ouvris l'un de ces volumes; c'étoit la nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau . Ceci me fit une impression singulière qui, pour quelques momens, me rendit à moi-même. A quinze ou seize ans, me dis-je, avoir lu ce dangereux ouvrage!..... Ainsi donc son cœur, égaré déjà par l'imagination, ne suit plus les seules impulsions du sentiment et de la nature!.... Elle peut n'être pas encore corrompue, mais elle n'a plus la naïve simplicité de quinze ans, elle n'a plus son âge, et quel charme de moins!..... Cette réflexion rappela tout à coup Pauline à mon souvenir, et mes larmes coulèrent, et l'illusion magique du palais d'Armide s'évanouit aussitôt.... Dans ce moment j'entendis de loin la voix du chevalier.

Je me levai précipitamment pour l'aller rejoindre; il me sembloit qu'on m'auroit deviné, si l'on m'eût surpris dans ce pavillon. Je pris la résolution, malgré mon excessive curiosité, de ne point parler de l'inconnue au chevalier. Je l'avois promis, je fus fidèle à ma parole; mais je crus pouvoir demander à Mme de S***, si elle avoit un voisinage agréable; elle me répondit, que n'occupant cette maison que depuis son veuvage, elle ne connoissoit aucun de ses voisins, et ne recevoit absolument personne. Cette réponse accrut encore mon étonnement. Quelle étoit donc cette dangereuse inconnue? comment pouvoit-elle s'introduire si familièrement dans une maison étrangère? d'où lui venoit sa prévention en ma faveur? et que signifioit l'étrange mystère de sa conduite? Il me fut impossible de former à cet égard une seule conjecture vraisemblable; mais je me promis de profiter de la première occasion de m'expliquer avec elle, pour lui apprendre que je n'étois plus libre. Cette résolution ne me tranquillisa que trop; elle m'autorisoit à désirer de la revoir! .... J'aurois dû, sans délai, lui écrire et lui donner ma lettre à la première apparition; mais je me dis que, pour faire cette démarche positive, il étoit nécessaire qu'elle s'expliquât plus clairement encore, et qu'il y auroit de ma part une fatuité ridicule à me presser d'interpréter sérieusement ce qui n'étoit peut-être qu'un simple jeu de coquetterie.

Le lendemain matin, aussitôt que je fus habillé, je me rendis avec empressement et sans remords au pavillon, en me disant: Je veux absolument avoir une explication avec elle! Cependant, en approchant du pavillon, mes idées se brouillèrent étrangement, et une violente palpitation de cœur me fit sentir que cette vertueuse résolution pouvoit avoir quelque danger. J'entrai en tremblant dans le pavillon, mais je n'y trouvai personne....Je m'approchai du piano, et je m'aperçus que le myrte étoit coupé....... J'examinai avec attention, et je vis une couronne de myrte artistement faite. En la prenant, je fis tomber un petit papier que je ramassai, et sur lequel ces mots étoient écrits: Pour lui !... Je me pressai de mettre la couronne sur le piano, je déchirai le papier, j'en mis les morceaux dans ma poche, et je sortis de ce pavillon enchanté!....

J'avois, ce jour-là, envoyé Le Maire à Paris, pour savoir des nouvelles du comte, et afin d'avoir mes lettres (car j'avois donné l'ordre à mon auberge de les porter à l'hôtel d'Olbreuse). Le Maire ne revint qu'à minuit. J'étois encore dans le salon où Mme de S*** m'avoit retenu; on ne m'apporta point de lettres, et j'appris que le comte étoit toujours dans le même état.

Je fus me coucher à minuit trois quarts. Vous savez que mes gens ne m'attendent jamais. J'avois à traverser un immense corridor pour me rendre à ma chambre, les lampes étoient éteintes, je marchois à tâtons, lorsque j'entendis le bruit léger d'une robe de taffetas. Je m'arrêtai pour écouter mieux, et je vis paroître, à trente pas au bout du corridor, ma charmante sylphide!.. Une petite lanterne, qu'elle portoit d'une main, éclairoit parfaitement son visage enchanteur, elle tenoit de l'autre main la couronne de myrte que j'avois vue dans le pavillon; elle s'arrêta en disant: Henri! ..... Je ne répondis que par une exclamation; alors me montrant la couronne de myrte: Est-ce par dédain poursuivit-elle, que vous l'avez laissée?....... O Dieu, répliquai-je, pourriez-vous croire...... Eh bien, interrompit-elle, recevez-la! En prononçant ces paroles elle me jeta la couronne. Un mouvement involontaire et machinal me la fit saisir en l'air... Dans ce moment un souffle pur et léger éteignit la lanterne, je me retrouvai dans une obscurité totale, et je n'entendis plus rien....

J'entrai dans ma chambre, et lorsqu'à la clarté de ma lampe de nuit je jetai les yeux sur la couronne que je tenois, je frissonnai!... Je l'ai donc acceptée! m'écriai-je, et ceci n'est point un témoignage équivoque, c'est un gage d'amour.... Cette jeune personne imprudente et romanesque peut croire que j'ai pris l'engagement de répondre à ses sentimens!... Cette idée m'épouvanta tellement, que je tâchai de me persuader que tout ce qui s'étoit passé, pouvoit encore n'être considéré que comme un badinage, et qu'on ne s'engage point sérieusement par des regards et des symboles.

J'avois posé la couronne sur une table, mais il m'étoit impossible de la regarder avec tranquillité. Cette vue excitoit en moi un trouble mêlé de remords qui m'agitoit si désagréablement, que je pris le parti de brûler ce don si dangereux. J'allumai du feu, et j'y posai la couronne avec autant de fierté que si j'eusse fait un sacrifice héroïque. Ainsi raccommodé avec moi-même, je me couchai; je dormis peu durant cette nuit, l'objet qui s'étoit emparé de mon imagination m'obséda sans relâche!..... Endormi, elle m'apparoissoit sous la forme élégante et légère d'une divinité aérienne; réveillé, je la revoyois sous les mêmes traits; et toujours rempli de son image, je ne pouvois, en m'occupant d'elle, discerner l'illusion de la réalité!

Aussitôt que j'aperçus les premiers rayons du jour, je me levai; une secrète attente que je ne m'avouois pas, m'inspiroit une inquiétude vague, et une impatience extrême de commencer la journée, et sur-tout de sortir de ma chambre.

J'achevois de m'habiller sans avoir appelé Le Maire qui étoit encore couché, quand dans un cabinet voisin dont je n'étois séparé que par une cloison, j'entendis résonner doucement une guitare...... On préluda d'une manière charmante pendant quelques minutes; ensuite la voix mélodieuse et pénétrante de la plus séduisante sirène chanta ce refrain:

Est-ce bien lui qui m'entendra?

Est-ce lui qui me répondra?

Après avoir répété deux fois ces paroles, on cessa de chanter et de jouer de la guitare... Transporté hors de moi, je prends ma flûte qui malheureusement posée sur ma table se trouvoit sous ma main, et je joue cet air de Philidor, dont les paroles si connues commencent ainsi:

Amour! Amour! quelle est donc ta puissance!.........

Comme je finissois, Le Maire entra dans ma chambre. Sa vue me fit une espèce de révolution; elle me rappeloit confusément Erneville, Pauline et tous les objets chéris que je venois d'oublier... La flûte fatale me tomba des mains, et de l'inconcevable émotion que je venois d'éprouver, il ne me resta qu'un étonnement douloureux.

Un repentir sincère m'ôtoit absolument le désir d'une nouvelle apparition; éclairé sur ma foiblesse, je craignois même de rencontrer encore cette dangereuse inconnue; j'avois besoin de méditer, de me recueillir, et de prendre enfin un parti décisif. Mon agitation ne pouvoit se calmer dans cette chambre où je venois de l'entendre et de lui répondre; je ne voulois point aller dans le jardin, je n'osois même traverser le corridor; je fus m'enfermer dans la chambre de Le Maire, et là je m'abandonnai tout entier à des réflexions que je n'avois encore faites que vaguement.

Elle n'a que quinze ou seize ans, me disois-je, veux-je donc jouer le rôle d'un vil séducteur! Elle croit que je suis le frère du chevalier, elle me prend pour Henri d'Elvas , elle me croit libre!... et moi marié, moi l'époux d'une femme incomparable, abuserai-je de l'erreur d'une enfant!... déshonorerai-je à la fois, et l'adoption bienfaisante qui fait mon bonheur, et l'éducation que j'ai reçue, et l'état respectable que j'ai pris!... Non, il faut m'arracher aux prestiges qui m'environnent, il faut quitter sans délai ce dangereux séjour!... Mais quel est cet être inconcevable dont les manières ont tant de noblesse, dont la beauté est si frappante, et dont l'esprit et les talens sont si brillans et si séducteurs?... Comment peut-elle être inconnue? comment peut-elle s'introduire ici, et à toutes les heures? Et que m'importe? il ne s'agit pas de la connoître, il s'agit au contraire de la fuir et de l'oublier?....

Je m'arrêtai à cette dernière résolution, et en effet le jour même je déclarai au chevalier, que j'étois décidé à partir le lendemain matin pour l'Angleterre. Il fut surpris et fâché de ce brusque dessein, mais Mme de S*** s'y opposa formellement; cependant voyant que toutes ses instances étoient inutiles, elle se borna à me conjurer de différer mon départ d'un jour seulement. C'est demain ma fête, ajouta-t-elle, je sais que le chevalier veut la célébrer, et tout y manquera, si vous n'y êtes point. J'exige donc que vous m'accordiez un jour de plus, vous partirez après-demain, si vous voulez.

Je crus qu'il étoit impossible de refuser cette demande, et je restai. Il falloit prétexter une affaire indispensable; que dis je? il falloit partir en sortant de la chambre de Le Maire; il falloit enfin risquer de paroître fantasque et désobligeant plutôt que de s'exposer à trahir les devoirs les plus sacrés!... C'est souvent en sacrifiant ainsi les principes à de vaines bienséances, que l'on s'éloigne des routes de la vertu!...

Je m'imposai la loi pour toute cette journée de ne pas quitter un instant le chevalier et Mme de S***. Après le dîner nous passâmes sur la terrasse qui environnoit la maison. Cette terrasse excessivement élevée dominoit tout le jardin. Une rampe de gazon très-escarpée la séparoit d'un vaste parterre, au bout duquel, pour la fête de madame de S***, on avoit dressé une espèce d'obélisque de bois, placé là pour un jeu d'arc auquel les gens de Mme de S*** et nous devions nous exercer le lendemain. On avoit même déjà posé sur l'obélisque le carton fait pour servir de but. Il y avoit à la droite du parterre un bois.

Après nous être promenés sur la terrasse environ une demi-heure, Mme de S*** fit apporter des chaises, et nous nous assîmes sur le bord de la terrasse. Dans ce moment le chevalier fit un cri perçant en nous disant de regarder du côté du bois. Je pâlis et je rougis en reconnoissant l'inconnue, quoique nous ne la vissions que par derrière; elle étoit dans le costume de Diane; elle avoit un habit magnifique blanc et vert brodé d'or; une ceinture de diamans marquoit sa taille dont l'élégance ne peut se comparer qu'à celle de Pauline; ses beaux cheveux d'une finesse extrême et d'un noir éclatant étoient tressés et entrelacés de perles; elle portoit sur l'épaule gauche un carquois léger, et elle tenoit un are. Elle marchoit majestueusement toujours en nous tournant le dos; elle s'arrêta à cent pas de l'obélisque; alors elle tira une flèche de son carquois; elle tendit son are, et avec une grâce et une adresse merveilleuses, elle lança la flèche dans le petit rond noir du carton. Notre premier mouvement à tous les trois fut d'applaudir avec acclamation, et le chevalier aussi enthousiasmé que surpris nous quitta brusquement pour aller voir de près cette charmante divinité; mais elle se déroba à sa curiosité par une course rapide, elle regagna bientôt le bois, et disparut à nos yeux.

Le chevalier revient essoufflé, émerveillé et voulant absolument éclaircir cette aventure. Mme de S*** protesta ne rien savoir, elle appela tous ses gens, les interrogea en notre présence, et tous montrèrent la même ignorance. Pendant tout ceci, mon imagination s'exaltoit et ma raison succomboit à tant de séduction; néanmoins j'en conservois encore assez pour sentir tout le danger, et pour persister dans mes résolutions. Pendant tout le reste du jour je ne quittai pas un seul instant Mme de S***, et le soir, quand je fus me coucher, je me fis escorter par Le Maire. En ouvrant la porte de ma chambre je me félicitai intérieurement comme lorsqu'on vient d'échapper aux plus grand périls; mais figurez-vous ma surprise et mon saisissement en apercevant sur le panneau de boiserie vis à-vis de moi, un trophée charmant attaché avec une guirlande de fleurs, composé d'un arc, d'un carquois et de ma flûte!....

J'étois d'autant plus étonné que j'avois eu toute la journée la clef de ma chambre dans ma poche... Je ne pouvois méconnoître l'are et le carquois que j'avois vu porter par l'inconnue, et je ne trouvois rien de plus ingénieux que d'avoir réuni ces attributs de l'amour à la flûte qui avoit répondu au refrain de la romance...

Je recommandai à Le Maire la plus grande discrétion sur cet incident; je détachai le trophée, et je serrai dans ma malle l'arc et le carquois. Vous pensez bien que je ne trouvai durant cette nuit ni le sommeil ni le repos. Ma conscience étant rassurée par mes résolutions, je m'abandonnai sans scrupule au charme dangereux de toutes les idées romanesques que m'inspiroit si naturellement cette aventure extraordinaire; mon imagination acheva de s'enflammer, je tombai dans un tel délire qu'au milieu de la nuit je crus entendre chanter la romance!.... Je connus bientôt que ce n'étoit qu'une illusion; mais je me levai, je m'habillai, et je me promenai à grands pas dans ma chambre. J'avois toujours les yeux fixés sur la cloison du cabinet.... Le moindre bruit de la boiserie me faisoit tressaillir!... alors je retenois mon haleine pour écouter, j'attendois, je désirois, je craignois... J'avois entièrement cessé d'être d'accord avec moi-même!... Je vis paroître le jour avec un sentiment de plaisir mêlé de trouble et de tristesse. Un pressentiment secret m'avertissoit que cette journée seroit intéressante, et je soupirois en pensant que je devois partir le lendemain!...

J'ouvris ma fenêtre, et ce ne fut qu'avec une vive émotion que je fixai mes yeux sur l'obélisque!... Cette émotion s'accrut avec le jour; elle s'augmentoit avec les progrès de la lumière; à mesure que les ombres se dissipoient, je découvrois mille objets nouveaux qui me retraçoient les plus dangereux souvenirs; le petit bois, le pavillon, enfin jusqu'à la flèche fixée dans le carton de l'obélisque! .... Je fus tiré de ma rêverie par une apparition aussi surprenante que toutes les autres... Je vis tout à coup l'inconnue sortir du bois comme la veille, et s'avancer vers l'obélisque; elle tenoit plusieurs cailloux qu'elle lança contre le carton jusqu'à ce que sa flèche fût tombée; alors elle la ramassa, et ensuite rentra précipitamment dans le bois. Pour moi, attaché à ma fenêtre comme par enchantement, il m'étoit impossible de m'en arracher; je serois resté là, je crois, jusqu'au dîner, si au bout d'une heure je n'eusse entendu distinctement ouvrir la porte du cabinet. Aussitôt je m'élance vers la cloison.... Imaginez, s'il est possible, l'excès de mon étonnement en voyant un morceau de bois de la cloison se détacher, tomber et laisser une ouverture par laquelle passe une petite main d'une blancheur et d'une beauté ravissantes, tenant une flèche?.... Cette main jette la flèche dans ma chambre, et se retire aussitôt.... J'entendis presque au même instant refermer la porte du cabinet...

Éperdu, je ramasse la flèche, elle étoit entourée d'une banderole de papier sur laquelle ces mots étoient écrits: A mon vrai but! .... Je tombai sur une chaise en m'écriant: O qui que tu sois, tu m'as vaincu!.... Dans ce moment on frappa à ma porte .... Je me hâtai de cacher la flèche,ensuite j'allai ouvrir; c'étoit le chevalier qui venoit me faire part du plan de la petite fête qu'il vouloit donner à Mme de S***. Il me conta une infinité de détails que j'écoutai avec une extrême distraction; entre autres choses il me dit qu'il avoit, à l'insu de Mme de S***, envoyé chercher à Paris son neveu qu'elle aimoit extrêmement, jeune enfant de quatre ou cinq ans; sa mère, sœur de Mme de S***, étoit aux eaux de Plombières, et elle avoit laissé cet enfant entre les mains d'une gouvernante. Comme nous causions ensemble, on vint nous avertir que l'enfant arrivoit. On le fit monter dans ma chambre où il resta jusqu'à midi, heure fixée pour donner le bouquet . Nous habillâmes l'enfant en Amour , nous le conduisîmes dans un temple du jardin; là on le coucha sur un banc de gazon à côté d'un autel de l'Espérance, sur lequel brûloient des parfums; on couvrit l'enfant d'un voile léger, et on l'exhorta à dormir jusqu'à notre retour. Borel, valet de chambre de Mme de S***, qui étoit dans notre confidence, vint nous dire que sa maîtresse nous demandoit, et nous nous rendîmes auprès d'elle avec l'intention de la conduire sur-le-champ au Temple de l'Amour . Mme de S***, sous différens prétextes, nous fit attendre près de trois quarts d'heure avant de consentir à nous suivre dans le jardin. Enfin quand nous y fûmes, on donna le signal aux musiciens placés derrière le temple; le chevalier proposa d'aller du côté d'où partoit la symphonie, et nous arrivâmes ainsi à la porte du temple.

Nous comptions causer une surprise à Mme de S***; nous ne nous attendions pas au spectacle ravissant qui frappa nos regards!... La porte s'ouvre, et nous voyons la belle inconnue représentant l' Amitié , appuyée sur l'autel de l' Espérance , à côté de l' Amour légèrement voilé, et tenant la draperie qui le couvroit!... Elle étoit vêtue d'une robe de gaze d'argent, une couronne d'immortelles formoit sa coiffure... En nous apercevant elle chanta les paroles suivantes qu'elle adressa à Mme de S***.

Avancez avec assurance,
De ce voile léger soulevez le contour:
On doit être sans défiance
Quand l'Amitié nous présente l'Amour.

Mme de S*** tire le voile, l' Amour couché sur des fleurs lui tend les bras et lui donne un bouquet, et l' Amitié se précipite sur son sein!.... O ma Camille! s'écria Mme de S***. O ma sœur! .... répondit la divine Amitié , et ses pleurs lui coupèrent la parole. Mme de S*** fondit en larmes!.... Pendant cette scène inattendue nous étions pétrifiés le chevalier et moi!.... Mon saisissement fut tel que je crus que j'allois m'évanouir; je chancelai, un nuage épais couvrit mes yeux, je m'appuyai contre une colonne, et je restai là immobile pendant plus d'un demi-quart d'heure!... Au bout de quelques minutes Mme de S*** se retournant vers nous: On prétend, dit-elle, que les femmes sont incapables de garder un secret; j'espère, poursuivit-elle, que vous nous rendrez plus de justice. Il y a deux ans qu'une liaison intime m'unit à ma charmante Camille, et le chevalier même n'a pas su ce secret..... Ici le chevalier prit la parole pour exprimer sa surprise, son admiration, et pour faire mille questions à la fois.

Mme de S*** n'y répondit qu'en riant; mais Camille d'un ton plus sérieux l'assura qu'elle alloit satisfaire sa curiosité. Alors je m'approchai en tremblant; Mme de S*** s'assit entre son amant et son amie; elle prit l'Amour sur ses genoux, il ne restoit plus de siéges; je m'assis à terre aux pieds de Camille.... Il y eut un moment de silence, après lequel Camille, commençant son récit, nous apprit qu'elle étoit la nièce et la pupille du riche et vieux Dercy, ancien notaire retiré à Senlis, et vrai tuteur de comédie, amoureux et jaloux, voulant épouser cette belle et charmante personne âgée de dix-sept ans. Elle nous conta qu'il la tenoit depuis deux ans dans la plus étrange captivité, mais qu'elle avoit séduit ses gardiens; que Dercy forcé, pour des affaires indispensables, d'aller passer huit jours à Paris, n'en devoit revenir que le sur lendemain, et qu'elle avoit pu profiter suivant ses désirs, de l'entière liberté que lui procuroit cette absence.

la liaison de Camille et de Mme de S*** m'expliquoit beaucoup de choses; je me rappelai que Camille dans le second couplet de sa romance disoit qu'elle avoit entendu nommer souvent l'objet dont elle étoit occupée; je devinai que Mme de S*** lui avoit parlé du frère d'Olbreuse, que peut-être même elle lui auroit montré ces lettres si bien écrites, communiquées par le chevalier, et que toutes ces choses avoient exalté l'imagination d'une jeune personne sans aucune expérience, et naturellement romanesque et passionnée. Mais ce qui m'a toujours paru absolument inexplicable, c'est que Mme de S***, qui certainement étoit confidente de ce sentiment, l'ait approuvé. Mme de S*** avoit alors vingt-trois ans; elle a une âme douce et sensible, un caractère aimable et sûr, et une discrétion d'autant plus méritoire, qu'elle est extrêmement légère et très-étourdie dans tout ce qui la concerne personnellement. Son esprit a plus de finesse que d'étendue; elle a peu de principes, mais beaucoup de vertus naturelles. Il est inconcevable qu'elle ait pu croire que la famille du chevalier consentiroit à un mariage si peu convenable; elle ne peut ignorer combien les préjugés de la naissance ont de pouvoir sur l'esprit du vieux comte d'Olbreuse; enfin, la jeune Dercy n'avoit par elle-même aucune fortune, et l'on ne devoit pas compter sur celle de son oncle, puisque ce dernier étoit décidé à l'épouser. Ainsi la folie de ce projet est encore pour moi une chose véritablement incompréhensible.

Nous ne sortîmes du temple de l'Amour qu'à deux heures; malgré un enthousiasme trop bien fondé, j'avois fait cependant une réflexion salutaire qui m'affermit dans le dessein de partir le lendemain. Je ne devois qu'à une erreur les sentimens de Camille; cette idée calmoit mon délire, et je me promis de la détromper avant la fin du jour. On se mit à table, et je me trouvai placé à côté de Camille. Cette jeune personne avec les manières les plus nobles ne montroit aucun usage du monde, on voyoit qu'elle n'avoit vécu que dans la solitude; elle ignoroit tous les usages et même une infinité de bienséances: cependant il y avoit dans son maintien un certain air de supériorité dont il étoit impossible de n'être pas frappé; on l'auroit prise pour une princesse déguisée... Pour sa beauté, elle étoit aussi régulière, aussi parfaite que touchante. Je n'ai vu dans ma vie que deux figures qu'il est impossible d'oublier jamais, la sienne et celle de Pauline, mais dans des genres absolument différens. L'expression du visage charmant de Pauline est la candeur et la sérénité; tous les traits de Camille semblent formés pour peindre les sentimens les plus énergiques. S'attendrit-elle, son regard est passionné; s'attriste-elle, la douleur la plus pathétique se déploie sur son front. La figure de Pauline offre sans cesse successivement toutes les nuances douces et délicates de la sensibilité; celle de Camille n'en présente que les grands traits. Pauline, par les grâces attrayantes, par une physionomie pleine de douceur, de calme, de pureté, par un sourire céleste, remplit l'idée qu'on se fait des anges; Camille réalise la chimère des divinités fabuleuses. L'une s'insinue doucement au fond de l'âme pour l'occuper délicieusement, pour y régner toujours; l'autre s'empare de l'imagination qu'elle enflamme, qu'elle exalte. Il faut aimer la première comme on aime la vertu, sans emportement, mais avec constance; on ne peut aimer la seconde qu'avec enthousiasme, le sentiment qu'elle inspire par sa violence même ne sauroit subsister long-temps, mais il absorbe, il consume tant qu'il dure. Son esprit est comme sa beauté; il est éblouissant, il est infini, il a quelque chose d'idéal; il est tellement combiné avec ses affections qu'on ne sait quel nom lui donner; c'est mieux que de l'esprit, c'est quelque chose de plus ingénieux que la sensibilité; on seroit tenté de dire que c'est du génie, si ce nom pouvoit s'appliquer à des riens, à une réponse, à une saillie, à une chanson; il y a une telle originalité dans sa personne et dans son caractère, qu'il est aussi difficile de la peindre que de la deviner ou de la prévoir: un tableau paroît fantastique lorsqu'il n'a nul rapport avec des objets déjà connus; Camille ne ressemble à personne, on ne peut se la représenter que lorsqu'on a pu la connoître. Elle ne doit rien à l'éducation; elle n'est plus l'enfant de la nature, elle est l'ouvrage brillant et romanesque de sa propre imagination ...

Sur la fin du dîner, Mme de S*** pria Camille de chanter. Je vais, dit-elle en me regardant, vous chanter l'air que j'aime le mieux; et elle chanta l'ariette que j'avois jouée sur ma flûte:

Amour! Amour! quelle est donc ta puissance!.....

Jugez de l'impression que cet air dut produire sur moi!..... Camille resta avec nous toute la journée entière sans nous quitter, et ma raison acheva de s'égarer..... Cependant je conservois encore assez de probité pour persister dans le dessein de déclarer à Camille que je n'avois qu'un nom supposé, et que je n'étois plus libre. Il falloit pour cela l'entretenir en particulier; la seule idée de cet entretien me faisoit frissonner, et néanmoins une sorte de curiosité cruelle, inspirée surtout par l'amour-propre, et un besoin d'émotions violentes me faisoient envisager avec un vif intérêt cette scène si triste et si embarrassante..... Enfin j'allois connoître le fond du cœur de cette personne extraordinaire; j'allois savoir si je ne devois qu'à sa préoccupation en faveur d'un autre les sentimens qu'elle m'avoit montrés.

Le chevalier et Mme de S*** paroissoient ce jour-là plus passionnés l'un pour l'autre que de coutume; ce tableau n'ajoutoit que trop au trouble intérieur que j'éprouvois....

Après souper le temps étoit superbe. On proposa une promenade dans le jardin; des musiciens placés dans le bois faisoient entendre une musique charmante; nous marchions à la douce lueur du plus beau clair de lune, l'air étoit parfumé, et je donnois le bras à Camille!.... Nous étions l'un et l'autre quelques pas en avant. Au détour d'une allée je retournai la tête: en ne voyant plus le chevalier et sa compagne, mon cœur battit avec violence!... Je tremblois.... Camille s'en aperçut. Qu'avez-vous? me dit-elle. Belle Camille, répondis-je, nous sommes seuls... je veux profiter de ce moment pour vous faire des aveux pénibles... Pénibles ? répéta-t-elle. Oui, repris-je; mais je vous les dois. Eh bien, répliqua-t-elle, asseyons-nous, je vais vous écouter. En disant ces paroles, elle entre sous un berceau de treillage couvert de chèvre-feuille, elle s'assied sur un banc de gazon, et avec une voix un peu altérée: Parlez, Henri, dit-elle, parlez!... O Camille! répondis-je, que vais-je vous apprendre... que vais-je vous confier!... Cet objet assez heureux pour vous intéresser depuis long-temps, cet Henri d'Elvas!.... -- Achevez.... -- Je ne le suis point. Vous n'êtes pas le frère du chevalier d'Olbreuse? -- Non, je ne le suis point..... Eh bien, que m'importe? Vous êtes vous! ... A ces mots je tombai à ses genoux, je saisis une de ses mains, et je la baignai de larmes. Jusque-là elle n'avoit fait que m'éblouir, que m'étonner et me charmer; mais ce mot venoit de pénétrer jusqu'au fond de mon cœur!... Ah! Camille, m'écriai-je, incomparable créature, je dois par cet effort vertueux justifier vos bontés.... Ce n'est qu'en renonçant à toute espérance que je puis me montrer digne de vous... Je devine votre secret, interrompit-elle, vous n'avez ni naissance ni fortune!... J'en rends grâce à l'amour; c'est dans ce moment qu'il m'est doux de vous jurer que je me donne à vous ... Oui, poursuivit-elle avec véhémence, qui que tu puisses être, Camille est à toi ... En prononçant ces mots, elle se trouva dans mes bras ..... Je n'étois plus à moi-même; la vertu, l'honneur, tout fut oublié...... J'abusai de son enthousiasme!...

Comment dépeindre la scène affreuse qui suivit ce coupable égarement! ... Camille en pleurs tombe à mes pieds. Je ne te reproche rien, me dit-elle, je n'accuse que mon imprudence et ma foiblesse!... Maintenant je ne puis être que suppliante ..... O toi, l'unique arbitre de ma destinée, si le mépris t'éloigne de moi, que la pitié t'en rapproche et te retienne! Que deviendrai-je, si tu m'abandonnes! N'ayant plus de droits à ton estime, je n'ose réclamer ceux de l'amour, mais j'attends tout de ta générosité. Mon existence est entre tes mains, tu peux me rendre un avenir et le bonheur, ou lu peux me livrer sans retour au désespoir et à l'infamie! ...

Chaque mot de ce discours portoit un coup de poignard jusqu'au fond de mon cœur ..... Éperdu, immobile, je la considérois d'un air stupide à mes pieds, et je l'y laissois sans avoir la force de proférer une parole... Ses sanglots l'étouffoient ... Elle embrassa mes genoux: O parle, reprit-elle, parle; donne-moi la vie ou la mort!...

La lune éclairoit son visage sur lequel se peignoient avec la plus touchante énergie le sentiment, l'inquiétude et la douleur... O combien son désordre et ses pleurs ajoutoient à sa beauté!... Saisi, pénétré du plus pressant remords, je fis machinalement quelques pas en arrière;... elle se traîna sur les genoux, en disant d'une voix éteinte: Ah! si tu veux me fuir, arrache-moi le jour!.... Camille! m'écriai-je enfin, ô c'est moi seul qui dois abhorrer la vie; ... je ne puis que t'en offrir le sacrifice!... -- Que dis-tu? -- Je suis un monstre et le plus malheureux de tous les hommes: ordonne de mon sort!... -- Ne peux-tu donc l'unir au mien? -- Je ne suis plus libre!... -- Ah, barbare! dit-elle, et en prononçant ces mots l'infortunée s'évanouit!.... Je poussai un cri lamentable en me prosternant à côté d'elle. J'avois perdu la tête, et si j'eusse eu mon épée, j'aurois certainement attenté à ma vie dans ce premier moment de désespoir .... Je n'osois secourir Camille sans connoissance. Cette victime de mon égarement étoit devenue, par mes remords et par son malheur, si respectable à mes veux, que j'aurois cru aggraver mon crime et commettre un sacrilége en la prenant dans mes bras; ... et ne songeant ni à sa réputation, ni à la mienne, ou pour mieux dire, trouvant dans l'état où j'étois une sorte de jouissance à tout braver, je faisois retentir les airs des cris les plus aigus, afin d'attirer du monde près de nous!...

Cependant le ciel se couvrit tout à coup de nuages; un vent subit et violent annonça la tempête, une grosse pluie d'orage mêlée de grêle s'y joignit aussitôt. La fraîcheur et le bruit affreux du tonnerre ranimèrent les sens de Camille; je l'entendis soupirer, et je suspendis mes cris!...

Se trouvant dans une obscurité profonde, elle crut d'abord que je l'avois abandonnée ... Il n'est plus là, dit-elle, il m'a laissée mourante!.... Comme elle disoit ces mots, la lumière rapide d'un éclair paroissant embraser tout le jardin, Camille m'aperçut à genoux à côté d'elle; nos regards se rencontrèrent, et nous frissonnâmes tous deux!... Après un moment de silence: Que fais-tu là? me dit-elle, éloigne-toi... -- Je ne puis. -- Qui peut te retenir? -- Le remords et le désespoir. -- Ne me plains point, je ne souffrirai pas long-temps. Ces mots prononcés d'un ton terrible et solennel me firent frémir. Camille, repris-je, daignez m'écouter. Je donnerois ma vie pour racheter un moment d'erreur si funeste!... Je suis coupable, je le suis seul!... mais je le suis devenu sans avoir eu jamais le vil projet de vous séduire!... Vous me faites entrevoir des desseins sinistres qui me glacent d'effroi!... Si vous ne me promettez d'y renoncer, j'atteste le ciel qu'au point du jour je retourne à Paris pour m'y dénoncer moi-même comme l'auteur de la mort du comte de ***, contre lequel je me suis battu en duel, et qui est à toute extrémité de ses blessures. Le comte do est favori du roi, qui a juré de *** faire un exemple du premier duel constaté. Le comte a la générosité de taire mon nom. Si je me déclare, je périrai sur un échafaud, et c'est le sort que je mérite et que je désire, si vous persistez dans votre horrible résolution.

Camille resta un moment sans répondre; ensuite elle dit d'une voix entrecoupée: Que vous importe que je vive ou que je meure? -- Je vous le répète, si vous attentez à vos jours, je veux périr sur un échafaud. -- Êtes-vous heureux? -- Je l'étois avant de vous connoître, mais je ne puis le redevenir. -- Quel est votre vrai nom? D'Erneville. -- Votre épouse s'est-elle unie à vous par inclination? -- Nous nous aimons depuis l'enfance. -- Êtes-vous père? -- Oui. -- Vous devez vivre. -- Rassurez donc ce cœur déchiré... Promettez-moi d'abjurer à jamais un projet affreux. -- Je vous le promets, nom pour vous, homme ingrat et cruel, mais pour votre femme et pour votre enfant.

Ce dialogue étrange, fait à la lueur des éclairs et au bruit d'un tonnerre effroyable, fut interrompu par l'arrivée de plusieurs domestiques qui nous cherchoient.... En entendant leurs voix, je conjurai Camille de dissimuler son trouble; je l'assurai que, dans tous les temps de ma vie, elle pourroit disposer de moi; elle m'interrompit avec le ton du mépris, en me disant: Oubliez-moi, c'est tout ce que je puis jamais désirer de vous. Je fus obligé de la reconduire à la maison. Ce fut avec une espèce d'horreur que j'entrai dans un salon éclairé... J'aurois voulu pouvoir me cacher au centre de la terre!.... Camille étoit pâle, échevelée; elle avoit dans les yeux quelque chose d'égaré qui me fit frémir... Quoiqu'elle n'eût pas donné le moindre signe de frayeur, elle craignoit extrêmement le tonnerre, et cette peur connue de Mme de S*** éloigna tous les soupçons qu'on auroit pu prendre en la voyant. Je me hâtai de remonter dans ma chambre. Je ne me couchai point; pouvois-espérer de goûter un instant de repos?... Au point du jour j'envoyai chercher des chevaux de poste, et je partis avant que personne fût réveillé dans la maison.

J'appris en arrivant à Paris que le comte de *** étoit si mal, que l'on ne croyoit pas qu'il pût passer la nuit. Cette nouvelle acheva de m'accabler.... Seul avec mes remords je me trouvai sans consolation et sans courage. O Dieu, m'écriai-je, quelle révolution dans mon existence!... L'enfer est dans mon cœur, et rien n'a changé dans mon sort!... Ah! nous faisons seuls notre destin, les événemens indépendans de notre volonté ne sauroient avoir sur nous cette affreuse influence: un crime qu'on ne peut réparer est l'unique malheur sans remède, la tombe même n'est plus alors un sûr asile pour le coupable!... La mort, ce dernier espoir de l'innocence malheureuse, n'offre, avec les remords, qu'une horrible incertitude!...

Juste ciel, dans quel abîme me suis-je précipité!.... Si j'eusse triomphé d'une colère puérile, et si j'eusse eu la raison de quitter Senlis un jour plus tôt, je ne serois ni un meurtrier ni un séducteur; le comte vivroit, et Camille ne seroit pas déshonorée!...

Je me livrois à ces réflexions déchirantes, lorsqu'on m'apporta trois lettres; une de vous, ma tendre mère, et deux de Pauline. La lecture de ces trois lettres, pleines de confiance et de tendresse, mit le comble à mon désespoir; je n'étois plus digne de recevoir de tels témoignages d'affection, il me sembloit qu'ils ne s'adressoient plus à moi; loin de me toucher ils n'étoient pour moi que de cruels reproches. Une âme flétrie par le remords n'a plus de facultés pour goûter un bonheur si pur!...

Je m'étois retiré à Passy dans une petite maison où j'avois pris un appartement sous un nom supposé. Le chevalier d'Olbreuse vint me voir le lendemain, et comme le comte étoit toujours dans un état désespéré, il me pressa de partir pour l'Angleterre. Afin de me débarrasser de ses importunités je le lui promis, bien décidé à n'en rien faire; la vie m'étoit à charge. D'ailleurs, le chevalier m'apprit que Camille étoit sérieusement malade, ce qu'on attribuoit à la frayeur que l'orage lui avoit causée. Cotte nouvelle me déchira le cœur, et j'aurois cru faire la plus grande lâcheté en quittant la France dans ce moment.

J'envoyai le lendemain à Senlis uniquement pour savoir des nouvelles de Camille. Je n'osai en faire demander directement chez elle, dans la crainte de la compromettre à cause de son tuteur; je me contentai d'écrire au chevalier qui me répondit sur cet article de manière à augmenter encore mon inquiétude. Alors je pris le parti de retourner à Senlis chez Mme de S***, ce que je fis après avoir passé trois jours à Passy, et laissant le comte de *** exactement dans le même état.

Mme de S*** me reçut avec surprise et plaisir. Je vis qu'elle me croyoit toujours le frère de son amant, et que le chevalier et Camille ne lui avoient certainement rien confié. Après les premiers complimens je la questionnai en tremblant sur sa jeune amie, et elle me dit qu'elle étoit mieux, mais que pendant vingt-quatre heures on avoit craint pour sa vie... Je pris un prétexte pour sortir du salon; mes larmes m'auroient trahi, si j'y fusse resté un instant de plus.....

Je passai trois jours à Senlis. La veille de mon départ, me promenant tristement au déclin du jour dans le petit bois, je vis tout à coup paroître Camille, qui, sortant d'une allée qui croisoit celle où j'étois, se trouva subitement vis-à-vis de moi.... Elle marchoit languissamment, et son air foible et abattu donnoit à sa ravissante figure l'intérêt le plus touchant. Mon premier mouvement à son aspect fut de mettre un genou en terre, et je restai immobile dans cette attitude. J'avois les yeux baissés, car je n'aurois pu supporter son regard!.... Camille, en m'apercevant, pâlit et chancela; elle s'appuya contre un arbre, et sans proférer une parole ..... O pardonnez, lui dis-je, d'une voix basse, je vous savois malade, et je n'ai pu résister à mon inquiétude; je suis venu!... Mais allez chez votre amie, vous ne m'y verrez point, je dirai que je me suis égaré en me promenant; je vais dans la forêt, j'y resterai jusqu'à minuit, et je partirai demain avec le jour...

J'attendois une réponse, et je n'en reçus point...... J'osai lever les yeux, mais je ne vis Camille que par derrière; elle retournoit sur ses pas!..... Elle marchoit avec une extrême lenteur. Je la suivis long-temps des yeux, et quand je cessai de la voir, un déluge de pleurs inonda mon visage! ... Cette triste apparition augmenta ma sombre mélancolie; quoique j'eusse vu Camille retourner chez elle, je persistois dans le dessein d'aller dans la forêt de Senlis, et sans le vouloir je m'y perdis effectivement de telle manière, que je fus obligé de coucher dans la cabane d'un garde-vente . Dans cette cahute, formée par les bois coupés, je trouvai un jeune homme d'une très-jolie figure et de la gaîté la plus vive et la plus bruyante. Il me dit que j'étois à trois quarts de lieue de Senlis. Alors je le priai de m'y reconduire. Eh! ne savez-vous pas, répondit-il, que je ne dois pas quitter la vente? Mais, poursuivit-il en riant, comme vous n'êtes pas une jolie fille, vous pouvez coucher ici, et demain matin Jean-Louis vient me relever, et je vous conduirai à Senlis.

Dans la situation où j'étois, j'aimois mieux le tête-à-tête de ce jeune homme que de me retrouver en tiers entre le chevalier et sa maîtresse, et j'acceptai cette proposition.

Une petite lampe éclairoit la cahute, qui étoit propre et assez bien close; deux escabelles de bois et un gros tronc d'arbre coupé en billot et servant de table, en composoient tous les meubles. Il y avoit sur le billot une bouteille de vin, un verre, un panier plein de noisettes, un morceau de fromage posé sur des feuilles, et du pain bis. Le jeune homme me fit boire un verre de vin; ensuite je lui demandai pourquoi il m'avoit dit qu'il me donneroit l'hospitalité, parce que je n'étois pas une jolie fille . N'allez pas croire pour cela, répondit-il en recommençant à rire, que j'aie de l'aversion pour les jolies filles; tout au contraire!.... mais voici ce que c'est: Vous saurez que je suis accordé, depuis six semaines, avec la plus jolie fille de Senlis, Fanchette Dumont;..... mais v'là-t-il pas que lundi dernier, à cette heureci à peu près, j'entends à ma porte toc, toc ! et je vais ouvrir, et je vois une petite jeunesse de quinze ans, belle comme un cœur, qui pleuroit, qui me dit qu'elle s'est perdue dans la forêt, qu'elle a bien peur, et qu'elle me prie de la recevoir, qu'elle restera dans un coin de ma cahute jusqu'au jour. Il pleuvoit comme un déluge: pas moins je fis mes réflexions; je me dis à part moi: Je ne peux pas fermer la porte à c'te pauvre enfant; mais la garder toute la nuit, c'est trop risquant, le diable est si malin!... Je suis accordé avec Fanchette Dumont; c'est vrai que nous n'avons rien signé, qu'il n'y a ni fiançailles ni grimoire de notaire, mais quoique ça j'ai promis, un honnête homme n'a que sa parole... Coûte qui coûte, je vais reconduire celle-ci à Senlis. Je ne dois pas quitter la vente, mais il n'y aura que le bon Dieu qui le saura, et n'y a pas de quoi le fâcher. Qui fut dit fut fait. Je fus à Senlis, je laissai la petite fille aux portes, et je revins comme un trait dans ma cabane. J'étois mouillé jusqu'aux os, mais j'étois content comme un roi, et je dormis tout d'un somme.

Vous pouvez facilement imaginer l'effet que produisit sur moi ce récit naïf, dont j'ai tâché de vous rendre les propres expressions. O combien je me trouvai au-dessous de ce jeune homme sans éducation, sans aucune culture, mais dont la probité étoit si vraie et les sentimens si honnêtes! Il m'apprit que la petite fille qu'il avoit reconduite à Senlis étoit servante chez Mme de S***, que cette dernière, instruite de ce trait, l'avoit envoyé chercher, et qu'après l'avoir questionné, elle lui avoit donné un louis.

Raimond (c'est le nom de ce bon jeune homme) me força d'accepter la moitié de son souper; ce repas frugal dura plus d'une heure, car Raimond l'égaya par une demi-douzaine de chansons à couplets, fort longues; après cela, il m'invita à partager son lit, c'est-à-dire, à me coucher à côté de lui sur un tas de feuilles sèches. Je ne fermai pas l'œil un seul instant, et toute la nuit j'enviai le sommeil paisible et profond de mon jeune compagnon, comme j'avois envié sa gaîté!

Au point du jour, il me reconduisit à Senlis. Je n'avois point d'argent sur moi, mais je le menai dans ma chambre, et là, à son grand étonnement, je lui donnai douze louis. J'attendis le réveil de Mme de S***.

On avoit vu Raimond dans la maison, il fallut bien lui conter mon aventure. Après le déjeuner, je me hâtai de partir.

Je reçus une grande consolation en arrivant à Paris. J'y appris que le comte de *** étoit un peu moins mal, et huit jours après il fut entièrement hors de danger. Alors je songeai sérieusement à terminer toutes mes affaires, que j'avois totalement négligées depuis trois semaines, et je me flattai de pouvoir retourner à Erneville sous deux mois.

Un matin, au moment où j'allois sortir, un domestique inconnu remit à Le Maire une petite boîte à mon adresse, et sans attendre de réponse il disparut aussitôt. On m'apporte cette boîte, dans laquelle je trouvai douze louis, et un billet conçu en ces termes:

„Vous n'étiez pas digne d'offrir un témoignage d'estime au fidèle et sensible Raimond; et s'il vous connoissoit, il l'eût avec mépris refusé de vous. Reprenez cette somme, et si vous êtes assez malheureux pour sentir le prix de l'honnêteté et pour admirer la vertu, songez que vous avez perdu le noble droit de l'honorer par votre suffrage.“

Il n'y avoit sur la terre qu'une seule personne qui pût m'écrire un tel billet. Je reconnus avec confusion la malheureuse Camille! c'étoit elle, en effet! J'appris depuis qu'ayant su, par Mme de S***, et l'histoire de Raimond, et ce que j'avois fait pour lui, elle avoit hâté le mariage de ce jeune homme en le comblant de bienfaits, et qu'ensuite elle lui avoit obtenu une excellente place en province.

Je cessai absolument de retourner à Senlis. Je me livrai tout entier à mes affaires pendant près de trois mois; n'entendant plus parler de Camille, ce cruel souvenir commençoit à s'affoiblir, lorsque je reçus par la poste la lettre suivante:

„Oui, je veux que vous sachiez que rien ne manque à l'horreur de mon sort, et que je porte dans mon sein le fruit infortuné de votre crime et de ma honte... Que deviendrai-je?... Ah! qu'importe! mais que deviendra mon malheureux enfant?..... Quel est sur moi le pouvoir suprême d'un intérêt si cher? Je m'abaisse à recourir à vous!.... On dit que vous allez partir! Ne pourrez-vous différer de quelques mois?... Abandonnerez-vous cet être innocent, que je n'ai nuls moyens de cacher et de faire élever? .... O pour lui, je pourrois encore être suppliante!... Soyez père, et vous expierez tout, et je cesserai de vous maudire: que dis-je? alors vous aurez des droits à mon respect, à ma reconnoissance! je ne verrai plus qu'un bienfaiteur dans le père de mon enfant. Mais soyez-le! Jurez moi de l'aimer, de le soigner, de veiller toujours sur lui, de vous occuper de son éducation ....

„Ne venez point à Senlis... On dit que vous avez un domestique dont vous êtes parfaitement sûr; envoyez-moi par lui votre réponse; qu'il aille à Senlis, chez la mère de Fanchette Dumont, sur la place, à côté de l'auberge, qu'il remette votre lettre à cette femme, et qu'il attende chez elle; je m'y rendrai. Adieu; si vous n'êtes pas le plus barbare de tous les hommes, vous justifierez cette démarche et mon espérance!

Cette lettre déchirante rouvrit toutes les blessures de mon cœur, et elle ajouta de nouveaux remords à ceux qui m'accabloient déjà... J'y répondis sur-le-champ dans ces termes:

„C'est à genoux que je vous écris!... Ah! que parlez-vous d'expier ! Une vie entière de douleur et de remords ne le pourroit... Ce précieux dépôt! ah! qu'il me sera cher!... Je jure par ce qu'il y a de plus sacré, de lui consacrer les soins les plus tendres et les plus assidus!... Moi! partir?... grand Dieu!... je n'ai plus qu'une affaire, et je m'y dévoue sans réserve.

„Vous voulez que je ne paroisse point à Senlis, et je vous obéis; mais je vais aller m'établir dans une des chaumières qui sont à l'entrée de la forêt, j'y serai déguisé et comme un pauvre voyageur que la fatigue contraint d'y séjourner. Là, je pourrai recevoir vos ordres et les exécuter sans délai. -- Il faut nécessairement s'assurer de deux ou trois personnes subalternes; avec de l'argent, des pensions, rien n'est plus facile. Je me charge de ce soin, ainsi que de tous les autres.... Il faut former un plan;.... daignez vous en reposer sur moi.

„Je puis compter sur l'homme que je vous envoie. Je pars avec lui, et je ne le quitterai qu'à un quart de lieue de Senlis.

„O que ne puis-je, au prix de tout mon sang, réparer mon crime, et racheter vos douleurs!“

Je partis, en effet, avec Le Maire, et le jour même, et je fis tout ce que j'avois annoncé. A la poste avant Senlis, je quittai ma voiture; j'envoyai Le Maire à cheval à Senlis, et je continuai seul ma route et à pied. Je fus m'établir dans une misérable chaumière, qui n'étoit habitée que par une vieille femme et sa servante. Le Maire revint le soir me rendre compte de sa commission. Il avoit vu Camille chez la mère de Fanchette. Il ne m'apportoit point de lettre. Camille, après avoir lu la mienne, l'avoit simplement chargé de me dire qu'elle réfléchiroit à ce que je lui mandois, et qu'elle me prioit de lui renvoyer Le Maire dans six jours. Au bout de six jours, je renvoyai Le Maire avec une lettre, dans laquelle je proposois un plan de conduite très-détaillé. Je me chargeois de tout ce qui pouvoit embarrasser, et j'insistois sur la nécessité de me livrer l'enfant au moment de sa naissance. Je faisois à cet égard toutes les promesses qui pouvoient rassurer la tendresse maternelle, et que me dictoit mou cœur. Camille, sans me répondre par écrit, me fit dire que ma lettre méritoit une profonde méditation, et qu'elle me demandoit encore huit jours pour faire ses dernières réflexions.

Je manquois de tout dans ma chaumière, et même d'alimens, n'osant y recevoir Le Maire, que je ne voyois que dans la forêt. J'étois obligé de me contenter de la table plus que frugale de ma vieille hôtesse. Je n'avois pour lit que de la paille hachée, et je couchois dans une espèce de soupente aussi humide qu'obscure. Mais j'endurois avec plaisir ces incommodités et l'extrême ennui de ma retraite; j'aimois à souffrir pour Camille, c'étoit une sorte d'expiation; mais mon cœur se brisoit en songeant que cet événement retarderoit mon départ de six ou sept mois!... Penser à vous, à Pauline, à mon fils, n'étoit plus pour moi qu'un tourment!

Les huit jours étant écoulés, je reçus de Camille un billet qui contenoit ces mots: „Je ne suis point encore décidée, mais rien ne presse. Retournez à Paris. Quand l'instant fatal approchera, je vous instruirai du parti auquel je m'arrêterai.“

Je partis pour Paris, et trois semaines après je reçus la visite du chevalier d'Olbreuse, que je n'avois pas vu depuis près de quatre mois. Son air consterné me frappa; je le questionnai avec inquiétude, et il m'apprit qu'il savoit enfin mon funeste secret. Camille avoit tout avoué à Mme de S***, dont la vive douleur causoit la morne tristesse du chevalier. On me défendit de retourner à Senlis; mais toutes les semaines j'y envoyois Le Maire, qui me rapportoit des nouvelles de Camille.

Les choses restèrent en cet état jusqu'au mois de novembre. Alors Mme de S*** fut s'établir à Fontenay-aux-Roses. Le chevalier me dit qu'ayant fait connoissance avec le tuteur de Camille, elle avoit gagné sa confiance, en lui persuadant qu'elle désiroit vivement que Camille l'épousât, et qu'elle s'étoit engagée à l'y décider, s'il vouloit la lui confier pendant quelques mois. Qu'en conséquence, Mme de S*** emmenoit Camille à Fontenay-aux-Roses, et l'y garderoit jusqu'au printemps.

Ainsi, tout le plan que j'avois imaginé se trouva inutile, Mme de S*** se chargeant de tout. Mais j'écrivis à Camille, pour la conjurer de tenir la promesse qu'elle m'avoit faite de me donner l'enfant ..... Le chevalier vint de sa part me renouveler cette promesse.

Il fut convenu que j'irois m'établir à Fontenay sur la fin de janvier, dans une maison que je louerois; qu'à l'époque des couches je serois averti; que je me rendrois chez Mme de S*** pour y voir l'enfant au moment de sa naissance,et qu'il me seroit livré au bout de neuf jours. Je m'assurai d'une nourrice, qui n'a jamais su ni le nom de Camille, ni le mien.

Le 25 de janvier je me rendis à Fontenay sous un nom supposé. Je n'emmenai que Le Maire.

Je redoutois extrêmement de revoir madame de S***. J'aurois bien voulu pouvoir me dispenser d'y aller; mais le chevalier qui venoit me voir tous les jours, m'y mena. Vous imaginez bien que je n'y rencontrai point Camille qui, toujours prévenue de mes visites, restoit tout ce temps dans sa chambre.

Ce ne fut qu'avec la plus vive émotion que je me retrouvai dans la maison qu'elle habitoit!..... Mme de S*** ne me parla de rien, mais elle me reçut avec une froideur qui me fit assez connoître son juste ressentiment. Cependant, touchée peut-être de ma profonde tristesse, elle me traita mieux à la fin de la visite, et m'invita à revenir. Je n'abusai pas de cette permission; je n'y retournai que deux fois.

Je dessinois et je lisois toute la journée; je voyois le chevalier tous les matins quand il n'étoit pas à Paris, et le temps se passoit pour moi sans ennui, mais non sans inquiétudes. J'en éprouvois de cruelles dans l'attente d'un événement qui pouvoit coûter la vie à Camille! D'un autre côté, la prolongation de mon séjour me causoit un mortel embarras. Combien une faute en entraîne d'autres! Je n'écrivois plus aux personnes le plus dignes de ma confiance que pour les tromper; les lettres que je vous adressois, ainsi qu'à Pauline, n'étoient plus qu'un tissu de mensonges!... Enfin, ce funeste égarement m'avoit fait négliger des affaires importantes, ce qui a causé la perte d'un procès que j'aurois certainement gagné, si je l'avois suivi avec le zèle nécessaire.

Le 18 février, à onze heures du soir, le chevalier vint me chercher. Troublé, saisi d'une manière inexprimable, je sortis à pied avec lui. Il me fit entrer chez Mme de S*** par une porte dérobée!... nous montâmes un petit escalier, et après avoir traversé un corridor fort obscur, le chevalier ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes dans un cabinet à côté de la chambre de Camille. Attendons ici l'événement, me dit le chevalier; je sais que tout va le mieux du monde; ne soyez pas inquiet. Je me jetai sur une chaise, je ne pouvois ni me soutenir ni parler. Le cabinet n'étoit éclairé que par une lanterne enveloppée d'une gaze et suspendue à un plafond très-élevé; cette foible lueur, qui ressembloit exactement à un clair de lune, me rappela vivement un souvenir toujours trop présent à ma mémoire!....

Le chevalier, très-pensif, étoit assis sur un canapé, et gardoit un profond silence... Nous entendions de temps en temps les gémissemens sourds et les cris étouffés de Camille! je frissonnois, je fondois en larmes!....

Enfin, au bout d'une heure et demie, la porte de sa chambre s'ouvrit, se referma, et Mme de S*** parut tenant l'enfant dans ses bras!.... Je m'élançai vers elle.... C'est un garçon, me dit-elle; sa mère (qui est aussi-bien qu'on le peut désirer) vous demande pour lui votre bénédiction; comme elle y attache un grand prix, au moment de la naissance elle m'en a dicté les expressions, que je vais vous rapporter en vous priant de les répéter littéralement.... Pendant que Mme de S*** parloit, j'avois le visage collé sur celui de mon enfant, que je baignois de larmes. Il ne crioit point; et quoique l'obscurité du cabinet m'empêchât de le bien voir, il me parut charmant! Dans cet instant, le doux sentiment de la nature me tenant lieu de bonheur et de vertu, me fit oublier mon crime et mes remords!...

Mme de S*** me pressant de donner la bénédiction prescrite, je répétai mot à mot d'une voix entrecoupée, la formule suivante:

„Je te bénis, mon enfant; puisse le ciel te donner une âme sensible, l'amour de la vertu, et une longue vie exempte de grandes passions!“

Quand j'eus prononcé ces dernières paroles, Mme de S*** se hâtant de me quitter, s'éloigna brusquement en remportant l'enfant et en me disant: revenez dans neuf jours, je vous remettrai votre enfant. A ces mots Mme de S*** rentra dans la chambre de Camille. Je fis observer au chevalier que l'enfant auroit besoin de prendre du lait avant neuf jours. Je proposai d'envoyer la nourrice, ce qu'il refusa, en disant que l'on ne vouloit pas que la nourrice entrât dans la maison de Mme de S***; qu'à l'égard de l'enfant, un accoucheur très-habile se chargeoit de le conduire pendant ces neuf jours.

Le chevalier me reconduisit chez moi. Je sus par lui tous les jours des nouvelles de Camille. Le neuvième jour j'allai, à neuf heures du soir, chercher l'enfant qui me fut remis sur-le-champ. Je l'enveloppai dans mon manteau; une voiture de remise m'attendoit à la porte, j'y entrai avec mon précieux fardeau. La nourrice étoit chez moi, où je la gardai quelques jours. Ensuite je la conduisis avec l'enfant à Bagnolet, et il fut convenu qu'aussitôt que l'enfant seroit sevré on m'en avertiroit, et que je ferois moi-même le voyage pour l'aller chercher et pour l'emmener en Bourgogne.

Sur la fin de mon séjour à Fontenay, be Maire me demanda la permission de faire une course à Paris, promettant de revenir le soir. Il ne revint point; je l'attendis pendant deux jours sans faire de perquisitions; enfin je chargeai le chevalier de s'informer de ce qu'il étoit devenu. Le chevalier m'assura qu'il avoit fait toutes les recherches possibles, qu'il s'étoit même adressé à la Police, mais qu'il n'avoit pu découvrir ce qu'il étoit devenu. Rien ne me retenant plus à Paris, j'en partis avec d'autant plus d'empressement, que depuis long-temps je ne recevois plus de lettres de Pauline. J'arrivai à Erneville le o mars. Vous savez les chagrins qui m'y attendoient!...

Le chevalier épousa Mme de S*** au mois de juin suivant. Il prit alors le titre de comte d'Olbreuse. Il me donnoit de temps en temps des nouvelles de mon enfant, que j'ai été chercher quand il a pu se passer de sa nourrice. Cet enfant est à Decise , en pension chez une femme qui m'a dû sa petite fortune, et sur la discrétion de laquelle je puis compter. Elle a fait avec moi le voyage de Paris pour soigner mon fils pendant la route. Je vais souvent la voir; l'enfant, dont le nom de baptême est Stéphen , est beau et bien portant.

Pour Camille, il m'en coûte beaucoup, je l'avoue, de vous apprendre le reste de sou histoire!....... O que les femmes sont inconcevables! Cette personne si fière, si sensible, si romanesque, est devenue une courtisane... Rien au monde ne m'a causé plus d'étonnement..... Son âme étoit si grande! elle paroissoit si bien faite pour la vertu! ... mais son imagination l'aura perdue!.... D'ailleurs, extrême en tout, elle n'a pu s'égarer à demi ..... Ah! sans moi elle eût sans doute été l'un des modèles de son sexe! Ainsi, son avilissement même est pour moi un nouveau sujet de remords. Comme il faut que je rencontre partout le duc de Rosmond, c'est lui qui est l'amant de Camille!...

Maintenant, ma mère, vous savez tout. Votre cœur maternel peut seul excuser de tels égaremens; je ne vous ai rien déguisé, je ne pouvois vous offrir en expiation que de la sincérité et une confiance sans réserve. Répondez-moi promptement. Je sais qu'avec vous le pardon suit toujours l'aveu, mais j'ai besoin de recevoir ce pardon si désiré! Je le sens, hélas! vous ne pouvez m'absoudre , cependant lorsque j'aurai reçu les témoignages de votre douce indulgence, sans être moins repentant, je me croirai moins coupable.

LETTRE XVII.

Réponse de la comtesse au marquis d'Erneville.

De Dijon, le 18 août.

O quelle impression m'a fait cette singulière histoire!... Oui, cher Albert, vous êtes bien coupable, mais aussi quelle séduction vous environnoit! Ah! sans doute, il falloit fuir! Qui peut dans l'âge des passions compter sur un jour de plus de force et d'empire sur soi-même? .... Cette sylphide , cette étonnante Camille, qui auroit pu lui résister? Jusqu'à la scène de l'orage , c'étoit Armide, c'étoit une fée; mais après son égarement elle me paroît sublime; quelle douleur, quelle énergie, quelle fierté ... Cependant, en y réfléchissant, c'est elle sur-tout qui me paroît inexcusable: malgré ses imprudences et sa faute, elle seroit véritablement intéressante, si au lieu d'être la nièce sans fortune d'un notaire, elle eût été un parti avantageux pour le frère du chevalier d'Olbreuse, parce qu'alors elle eût agi avec la certitude d'épouser celui auquel elle faisoit tant d'avances; car il est à croire que par les lettres de Henri d'Elvas qui lui furent communiquées, elle s'étoit assurée que ce jeune homme avoit le cœur libre. Mais comment, avec tant d'esprit, pouvoit-elle croire que le marquis d'Olbreuse consentiroit à une telle alliance? Elle ne vouloit donc que séduire ce jeune homme! et ne peut-on pas soupçonner qu'il y eût dans ce dessein autant d'ambition et de vanité que d'amour et d'exaltation de tête? Son amie qui favorisoit cette folle intrigue, est un caractère d'une telle absurdité, qu'il faudroit bien se garder de le mettre dans un roman, car il n'auroit aucune vraisemblance.

Malgré ma sévérité pour Camille, je vous avoue, cher Albert, que je ne me console pas qu'elle soit tombée dans un avilissement si étrange. Elle a donc joué tous les sentimens qu'elle montra dans cette fatale nuit sous ce berceau de chèvre-feuille? Elle n'est donc qu'une comédienne consommée? Mais à dix-sept ans peut-on feindre ainsi? et à quel-que âge que ce soit peut-on deviner le langage de la plus profonde sensibilité? Non, ce phénomène seroit encore plus incompréhensible que tout le reste! Non, celle qui, à la suite de cet interrogatoire, original et laconique, vous dit: Vous devez vivre! celle qui prononça ce mot énergique et touchant, celle qui dans une telle situation, s'attendrit sur votre femme et sur votre fils, cette personne infortunée n'avoit pas une âme commune! L'âme peut donc se dégrader entièrement? Je le conçois lorsqu'elle a été corrompue dès l'enfance; mais est-ce une chose possible lorsque parvenue à l'âge où toutes les facultés sont développées, on a l'expérience de toutes les émotions pures et delicieuses produites par la sensibilité? lorsqu'enfin on a joui de toutes ses vertus? Je sais qu'alors on peut faire d'énormes fautes, mais on s'en relève avec éclat, et l'on ne tombe jamais dans un état habituel d'abaissement; on peut se démentir dans quelques occasions, on ne sauroit se dénaturer. Si une grande âme pouvoit devenir abjecte, je serois presque tentée de croire qu'elle peut s'anéantir!... Comment expliquerons-nous donc cet être extraordinaire, cette inconcevable Camille? Je m'y perds.

Parlons de Stéphen , je veux l'élever. N'étant logée que dans l'extérieur d'un couvent, il m'est bien facile de l'avoir avec moi. Ma passion pour les enfans est si connue, que personne ne s'étonnera de me voir recueillir celui-ci. Dans l'espace de quinze ans on m'en a vu élever trois autres qui ne m'étoient rien; ainsi, ce sera la chose du monde la plus simple. Par ce moyen vous pourrez le voir souvent, naturellement et sans mystère, et il recevra une bonne éducation.

Vous savez que je médite de loin les mariages; savez - vous que j'ai déjà l'idée de marier un jour mon Stéphen à cette charmante petite Léocadie? Pourquoi pas, si je parviens à faire de Stéphen un second Albert? ... O combien j'ai envie de le voir cet enfant! promettez-moi de me le donner dans un an au plus tard.

Adieu, mon fils, tâchez de faire bientôt une petite course à Dijon, j'ai mille questions à vous faire; et vous écrire à l'insu de Pauline est pour moi la chose la plus gênante et la plus désagréable. Quand on a une véritable tendresse, il semble que cacher quelque chose à l'objet qu'on aime soit tromper et trahir. Il faudra bien dissimuler la naissance de Stéphen, et même faire un conte à ce sujet; mais du moins évitons, autant qu'il sera possible, toutes les cachoteries inutiles.

LETTRE XVIII.

De la marquise la baronne de Vordac.

Le 20 août.

J'AI repris Jacinthe, ma chère amie, et voici comment. Jacinthe est venue près d'Erneville, chez sa tante, qui demeure au port du Fourneau . Elle a épié Léocadie, afin de la rencontrer à la promenade un jour où elle ne seroit ni avec moi ni avec Mlle du Rocher. Enfin, hier elle a trouvé Léocadie avec Goton dans nos grands blés, qui sont pour Léocadie d'immenses forêts. Cette chère petite cueilloit des bluets. Jacinthe l'aborde en pleurant. Léocadie, malgré une absence de dix - huit mois, la reconnoît à l'instant, et court se jeter dans ses bras en fondant en larmes.

Alors Jacinthe s'assied sur un sillon, prend l'enfant sur ses genoux, et lui fait promettre qu'elle me demandera sa grâce. En effet Léocadie, en revenant de la promenade, me cria, d'aussi loin qu'elle put m'aperçevoir: Grâce, grâce, maman, pour Jacinthe! Maurice, qui étoit avec moi, se joignit à elle en disant aussi: Oui, oui, grâce pour Jacinthe! J'eus beaucoup de peine à obtenir un éclaircissement, les deux enfans ne m'écoutant pas, et répétant toujours à tue-tête: Grâce pour Jacinthe! Enfin, quand tout fut expliqué, je répondis qu'Albert seul, notre maître à tous, pouvoit accorder cette grâce.

Vous croyez bien qu'Albert fut vivement sollicité; je lui avouai qu'étant si pleinement justifiée, je reprendrois avec plaisir cette fille dont le service est si agréable, et qui soigne si bien les enfans. Il étoit huit heures du soir; les enfans alloient souper. Albert se retournant vers eux: Mes enfans, leur dit-il, lequel aimez - vous le mieux, de souper tout de suite et d'attendre à demain pour aller chercher Jacinthe, ou de ne souper que dans une heure, et de partir sur-le-champ pour le port du Fourneau! Oh! de partir! s'écrièrent à la fois les enfans. Eh bien, allez, dit-il, et rameneznous Jacinthe. La vindicative Mlle du Rocher, qui étoit là, observa que le serein tomboit et pourroit incommoder Léocadie; Albert répoudit qu'il ne falloit pas craindre le serein, lorsqu'il s'agissoit de faire une bonne action. J'enveloppe ma Léocadie dans un manteau, je lui mets une coiffe; elle trépignoit de joie et d'impatience, et trouvoit cette petite toilette bien inutile et bien longue. Enfin elle s'échappe de mes mains, elle donne le bras à Maurice, et sort en courant, suivie de Goton et de deux domestiques, auxquels je donnai l'ordre de la porter pendant une partie du chemin, qui est assez long.

Au bout d'une heure, ils revinrent triomphans avec Jacinthe. Je ne rougirai point de vous dire que j'ai mêlé mes pleurs à ceux de cette pauvre fille, si repentante et si heureuse. O qu'il est doux de pardonner!

D'ailleurs, chère amie, rien de nouveau à Erneville, sinon que Léocadie s'est emparée de mon vieux chêne. Elle soutient qu'il est à elle , et depuis cette usurpation il s'appelle l'arbre de Léocadie . Je ne l'en aime que mieux. Adieu, mon amie, à jeudi.

LETTRE XIX.

De M. du Resnel au vicomte de St. Méran.

Le 2 septembre.

Il faut, mon cher vicomte, que je vous confie des inquiétudes qui me tourmentent beaucoup. Le marquis d'Erneville a désiré connoître le motif qui avoit déterminé madame du Resnel à remettre Léocadie entre les mains de Pauline; il a voulu savoir aussi comment elle a pu séduire Le Maire, et ce que cet homme est devenu. J'ai donc écrit à Mme du Resnel pour lui faire toutes ces questions. Elle a long-temps éludé de me répondre; enfin, vivement pressée à ce sujet, elle m'a écrit une longue lettre si remplie d'absurdités et de contradictions grossières, que je n'ai pu me résoudre à la montrer à mes amis. Je leur ai dit que Mme du Resnel étoit dans un état de langueur qui, empirant chaque jour, ne lui permettoit plus d'écrire. En effet, je sais qu'elle est véritablement mourante!...

Bon Dieu, mon ami, si cette femme avide et sans principes avoit fait une fausse déclaration! ... si, sur le bord de la tombe, elle alloit se rétracter!...

Combien ces mille louis pèsent sur ma conscience!... Ah! même avec l'intention la plus louable, même pour servir l'amitié, on ne doit jamais se permettre une action contre la droiture! Une telle action, quel qu'en soit le motif, est toujours condamnable, imprudente et dangereuse. Je suis bien agité, et j'ai de funestes pressentimens. D'ailleurs, je crois que le marquis a repris quelque défiance, il me paroît refroidi pour moi. Ajoutez à tout cela que Mme du Resnel est entourée de gens qui me détestent, parce qu'ils sont les ennemis de Pauline. Mon cher vicomte, je ne suis pas heureux dans mes attachemens!.... Votre amitié fait ma seule consolation, c'en est une grande sans doute! ô combien elle m'est nécessaire!

LETTRE XX.

De la comtesse de Bel***, chanoinesse d'Alix, au chevalier de Celtas.

D'Alix, le 11 septembre.

Il y a des siècles que je n'ai reçu de vos nouvelles, mon aimable cousin; c'est bien mal à vous de vous faire un jeu d'intéresser, de tourner les têtes, et puis d'oublier toutes vos promesses!... Alix, qui pendant cinq semaines , m'a paru un séjour enchanté, n'est plus pour moi que ce qu'il est véritablement, une triste solitude.

Il ne tient qu'à vous de lui rendre l'illusion qui l'embellissoit: revenez l'habiter!... Nous vous attendions le 25 août , j'avois reçu votre parole d'honneur... est-ce agir, en loyal chevalier ?... et comment voulez-vous que je supporte votre indifférence et votre oubli?...

Mon frère nous amena dernièrement M. de ***, qui a passé plusieurs mois dans vos cantons; on parla de vous, et il dit que vous avez été amoureux des deux belles-sœurs , mais que la dernière vous a fixé. J'ai vu à Autun la merveilleuse marquise il va trois ou quatre ans; elle ne me plut pas du tout, quoiqu'elle ait de la beauté, mais je ne fus contente ni de ses manières, ni de son esprit. Je ne connois pas Mme d'Orgeval, j'ai fait beaucoup de questions sur elle, et l'on m'assure qu'elle n'est ni jolie ni aimable, qu'elle n'a que le mérite d'être excessivement coquette . Voilà donc tout ce qu'il vous faut? Je ne veux pas m'arrêter à cette pensée, il y a de quoi pervertir....

Depuis ce temps j'ai reçu deux déclarations , l'une du baron ***, l'autre de M. de ***. Ces deux amans me sont odieux, mais je leur donne les plus grandes espérances; c'est vous qui devez m'en remercier, puisque ce n'est qu'en agissant ainsi qu'on peut vous plaire. Que sais - je où pourra me conduire l'envie de soutenir un caractère qui vous séduit!... Parlons plus sérieusement. Je suis bien affligée de l'état de la pauvre Mme du Resnel, elle se meurt, et elle le sent. Tous les préjugés de sa jeunesse reviennent en foule la tourmenter.

Imaginez qu'elle ne veut plus voir mon frère. Dites-moi donc ce que je dois faire pour tranquilliser cet esprit affoibli, et pour calmer ses vaines terreurs?

Adieu le plus volage, mais le plus aimable de tous les chevaliers. Mme l'abbesse et toutes nos dames vous appellent, vous attendent et vous désirent; et moi .... ingrat! j'ose à peine espérer encore, mais je ne puis changer.

LETTRE XXI.

Réponse du chevalier.

D'Autun, le 13 septembre.

Moi! oublier Alix !.... Non, vous ne le croyez pas, ma charmante cousine. Ne pas vous écrire avec exactitude ne sauroit être un tort, et ne peut être qu'un malheur.Depuis quelque temps je suis accablé d'affaires; j'ai les miennes et celles de mes amis. Beaucoup de personnes ont de la confiance en moi, et me chargent de leurs intérêts. D'ailleurs, la société me prend souvent malgré moi toutes mes heures de loisir. Non, mon aimable amie, je n'ai point été amoureux des deux belles-sœurs . Quant à l' aînée , je suis de votre avis;elle ne m'a jamais plu, je n'aime même pas sa figure qui a tant de réputation; j'ai eu comme un autre avec elle mon temps de faveur , il n'a tenu qu'à moi d'en profiter, j'ai eu le mauvais goût de ne m'en pas soucier; son instruction et son esprit ne me paroissent que de la charlatanerie; d'ailleurs, elle est fausse et capricieuse: tout cela m'est antipathique.

Quant à Mme d'Orgeval, c'est tout autre chose; je vous assure qu'on vous a fait d'elle un portrait fort infidèle; je suis certain que, si vous la connoissiez, elle vous plairoit infiniment. Vous êtes faites toutes deux pour vous convenir et pour vous aimer, et c'est une liaison que je veux former. Son mari est mon ami, ainsi je n'ai jamais songé à être amoureux d'elle. J'ai toute sa confiance, et je m'en honore. Elle est aimable, piquante, spirituelle. Je vous montrerai quelques passages de ses lettres; vous en serez charmée: elle écrit mieux que Mme de Sévigné, et presque aussi-bien que vous; elle a beaucoup de caractère; enfin, c'est une amie véritable sur laquelle je puis compter.

J'ai réfléchi (à cause de vous) sur ce que vous me mandez de Mme du Resnel. On sait que vous êtes son amie intime, et qu'elle ne voit que vous. Soyez persuadée que si elle meurt sans avoir rempli tous les devoirs extérieurs de la religion, c'est à vous seule qu'on s'en prendra, et vous aurez contre vous la classe redoutable des dévotes et toute la prêtraille, ce qui peut, surtout dans votre état, influer puissamment sur la tranquillité de votre vie entière.

La philosophie est d'un très-doux usage au coin de son feu et dans son boudoir; vivons sans préjugés, mais en public sachons les respecter, et soumettons-nous aux formes . Ainsi donc je vous demande, et même j'exige comme votre ami le plus dévoué, que vous donniez et que vous meniez un confesseur à votre amie.

Je vous défends de songer à votre conversion avant une vingtaine d'années, mais je vous exhorte à vous occuper sans délai de celle de Mme du Resnel. Cela seul vous fera un honneur infini, et outre l'année de liberté , vous assurera tous les congés que nous pouvons désirer pour les petites courses particulières à Autun. Vous voyez que j'ai en ceci mon intérêt; et je l'avoue avec candeur, je songe beaucoup à moi en vous donnant ce conseil; mais seriez-vous étrangère à ce qui m'intéresse si vivement?

Je ne réponds point à l'accusation de légèreté, ce ne peut être qu'une plaisanterie. Qui sait mieux que vous combien invariablement je suis fixé ?

On peut, en vous voyant, devenir infidèle; Mais c'est pour la dernière fois .

LETTRE XXII.

Réponse de la comtesse de Bel***

D'Alix, le 15 septembre.

Quel plaisir m'a causé votre réponse, cher cousin! J'y ai reconnu les sentimens que je partage, et cette raison parfaite qui vous distingue. Vous savez également égarer et guider. J'ai sur-le-champ suivi votre conseil: la pauvre femme éprouve de cruelles anxiétés. Elle a une terrible peur de l'enfer, mais elle ne se croit pas dans un danger pressant, et elle veut différer. Quoiqu'elle ne me l'ait pas positivement avoué, je vois bien à présent que toutes vos conjectures sur la petite bâtarde étoient justes.

Mme du Resnel craint qu'un confesseur n'exige l'aveu et la rétractation d'une fausseté qui lui vaut sans doute beaucoup d'argent.... Rien n'est plus clair: que dois-je donc faire?.... Pour la décider au grand parti, il faudroit lui déclarer qu'elle est sans ressource; je n'ai pas ce courage. Je sens pourtant la force de vos raisons. Si elle meurt philosophiquement, quel scandale ! et que de clabaudages contre moi!... D'un autre côté, si je la décide, et que par hasard elle en revienne, elle n'aura peut-être plus de quoi subsister après sa rétractation ; elle sera privée du prix qu'elle reçoit pour le mensonge qu'elle soutient. Songez à tout cela. Prescrivez moi donc ce qu'il faut que je fasse: le temps presse. Son médecin m'a dit qu'elle n'avoit pas quinze jours à vivre. J'ai l'imagination bien noircie. Adieu, mon aimable chevalier, répondez-moi bien vite, nous n'avons pas un moment à perdre.

LETTRE XXIII.

Réponse du chevalier.

D'Autun, le 17 septembre.

Il n'y a pas à balancer, chère cousine; il faut absolument éclairer Mme du Resnel sur son état, et la décider à faire promptement tout ce qui est convenable. Votre intérêt, et je dirai plus, la probité vous en font une loi indispensable. Il faut que la vérité triomphe et se découvre, il faut démasquer l'imposture, on ne sauroit faire une meilleure action. Agissez donc avec l'activité que j'attends d'un caractère tel que le vôtre. Ce n'est pas tout: vous êtes responsable de toutes les démarches, il faut qu'il n'y ait rien d'équivoque; ainsi n'oubliez pas d'y appeler quatre témoins et un notaire. Tout ceci vous couvrira de gloire en montrant une excellente tête, et que vous avez autant de principes que d'esprit et d'agrémens. Je ne vous cache point que beaucoup de gens vous soupçonnent d'approuver l'indigne complot de du Resnel; on a même osé me dire que vous aviez eu la bassesse de recevoir de cet homme hypocrite une pension , afin d'engager votre amie à soutenir cette imposture jusqu'à son dernier soupir. Il faut vous laver de cette infamie; ainsi plus de foiblesse: n'hésitez plus, et terminez sur-le-champ cette importante affaire. Quand l'honneur et la probité parlent, nulle autre considération ne doit arrêter.

Si Mme du Resnel en revient, je m'engage à lui faire une pension honnête, qui lui assurera de quoi subsister. Mais que ceci reste à jamais entre vous et moi. Loin d'aimer à divulguer mes actions de ce genre, je n'en sais jouir que lorsqu'elles sont totalement ignorées. Laissons les charlatans publier à son de trompe leur hypocrite bienfaisance; mais pour nous, n'en déposons l'aveu que dans le sein de l'amour et de l'amitié!

Adieu, chère cousine, ayez autant de philosophie que d'esprit, et vous n'aurez point d'idées noires. Comme le dit si bien mon maître et le vôtre: Il ne faut jamais penser la mort, vivons au jour la journée. Levons-nous en disant: Que ferai-je aujourd'hui pour me procurer de la santé et de l'amusement? C'est à quoi tout se réduit. Consolons-nous, le néant a du bon, d'habiles gens prétendent que nous en tâterons . Eh bien! qu'importe si nous avons su jouir de la vie!

Adieu donc, ma charmante amie, rendez-moi un compte détaillé de tout ce que vous ferez dans cette occasion.

Outre l'assistance des témoins, il faut que la rétractation soit adressée directement au marquis d'Erneville. C'est lui qui est trompé, dupé avec indignité; c'est lui qu'il faut éclairer. Quand vous aurez par écrit et en bonne forme cette rétractation, je vous conseille de la lui envoyer par un courrier, avec ordre de la lui remettre en mains propres.

LETTRE XXIV.

Réponse de la comtesse de Bel***.

De Lyon, le 25 septembre.

J'ESPÈRE que mon excellent ami sera content de moi. Tout est fait, tout est terminé. La pauvre Mme du Resnel reçut jeudi, ses sacremens, et ce matin, en présence de témoins, elle a dicté (car elle est hors d'état d'écrire) la rétractation adressée au marquis d'Erneville, et dont je vous envoie la copie. Cette lettre solennelle partira demain, un courrier la portera.

Combien j'admire les sentimens et la grandeur d'âme qui brillent dans votre lettre, et combien je suis touchée du vif intérêt que vous m'avez montré dans cette occasion! Je recueille déjà le fruit de vos utiles conseils; Me l'abbesse et ma tante sont charmées de ma conduite, et la conversion de Mme du Resnel me fait le plus grand honneur. Le grand prieur est venu me voir, et m'a comblée d'éloges à ce sujet. J'aurai certainement un congé ce printemps; vous savez bien pourquoi je le désire.

Je suis établie à Lyon, et j'y resterai tant que Mme du Resnel existera, ce qui, suivant toute apparence, ne sera pas long! Cette malheureuse créature m'offre un affreux spectacle! Vous n'avez pas d'idée de ses terreurs. Cela fait faire de tristes réflexions. Il faut convenir qu'il n'y a de mort paisible et douce que pour les croyans persévérans ... Adieu, mon très-aimable chevalier; j'ai des idées si noires que votre seule présence pourroit les dissiper.

Même jour, à onze heures du soir.

Je rouvre ma lettre pour vous dire que ma pauvre amie vient de rendre le dernier soupir!.... O le ciel nous préserve d'une fin aussi déplorable!

LETTRE XXV, Dictée par Mme du Resnel mourante, et adressée au marquis d'Erneville.

De Lyon, le 25 septembre.

Monsieur,

L'avis d'un sage directeur et ma conscience me pressent de vous faire un aveu pénible, mais nécessaire.

L'enfant trouvée, élevée chez vous sous le nom de Léocadie , n'est point ma fille, et j'ignore entièrement quels sont les auteurs de ses jours. Je confesse avec repentir que des motifs d'intérêt personnel m'ont engagée à me déclarer faussement la mère de cette enfant.

Ne pouvant écrire, mais ayant toute ma connoissance, je dicte à haute voix cette lettre à M. Vilmain, notaire royal, et en présence de cinq témoins respectables.

De Lyon, ce 25 septembre.

Nous soussignés certifions véritable la présente déclaration.

Jacques Vilmain , notaire royal.

Ovide M*** , comte de Lyon.

Onésime , baron de***

Etienne Maurer , échevin.

Alexis de l'Orme .

Onuphre Balhazar , chapelain du chapitre noble d'Alix.

LETTRE XXVI.

De la marquise d'Erneville à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 29 septembre.

Vous saurez demain, chère amie, par M. du Resnel tous les détails d'un événement qui vous affligera, mais qui ne m'a pas causé autant de surprise que vous pourriez le croire....

Hier après le dîner, Albert et M. du Resnel jouoient aux échecs, et je brodois auprès d'eux, lorsqu'on est venu nous dire qu'un courrier arrivé de Lyon demandoit à parler à M. d'Erneville. A ces mots M. du Resnel a pâli, je me suis troublée, j'ai sur-le-champ pressenti la verité!..... Albert a jeté un coup d'œil rapide sur M. du Resnel et sur moi, avec ce regard pénétrant que vous lui connoissez, et je suis devenue tellement tremblante, que ne pouvant plus placer mon aiguille, j'ai suspendu mon ouvrage.....

Cependant le courrier paroît, s'avance, présente une lettre à Albert qui la reçoit en le priant d'aller attendre la réponse. Il sort, nous nous retrouvons seuls tous les trois; nous gardions un profond silence. Albert ouvre la lettre, et je vois son visage se décomposer entièrement..... Dans ce moment le courrier rentre et remet un paquet à M. du Resnel, parce qu'il venoit d'apprendre de nos gens qu'il étoit avec nous. Le courrier retourne dans l'antichambre. Albert, après avoir fini la lecture de sa lettre, se lève, et jetant la lettre sur la table: Lisez! nous dit-il, et sans attendre de réponse il sort brusquement.

Ah! Madame, me dit alors M. du Resnel, je suis le plus malheureux des hommes ... L'innocence, la pureté de mes intentions ne sauroient excuser l'imprudence de mon zèle.. Mme du Resnel n'est plus, et elle a solennellement déclaré en mourant qu'elle n'est point la mère de Léocadie... Mais, poursuivit-il, souffrez que je vous quitte; je veux aller chercher le marquis, et m'expliquer franchement avec lui.

Vous jugez, chère amie, que pendant cette explication je n'ai pas été sans inquiétude! Cependant elle s'est passée assez paisiblement. M. du Resnel y a mis la plus grande droiture. Il a envoyé chercher à Gilly toutes les lettres du vicomte de saint Méran, relatives à cette affaire, et il nous les a montrées. Nous y avons vu ce qu'il nous avoit caché et ce qu'il n'auroit pas dû faire, c'est qu'il a donné mille louis à sa femme pour en obtenir l'aveu qu'il désiroit.... Avec une femme de ce caractère, c'étoit agir à coup sûr... Néanmoins nous avons vu aussi par les lettres du vicomte, que cette femme artificieuse autant que vile a soutenu cette fausseté par des mensonges qui la rendoient tellement vraisemblable, que le vicomte lui-même en a été complètement la dupe. Enfin M. du Resnel pouvoit nier qu'il ait donné de l'argent, la déclaration ne le dit pas, du moins formellement, et c'étoit un fait impossible à prouver; ainsi sa franchise à cet égard est assurément très - méritoire. Mais Albert ne lui pardonnera jamais d'avoir risqué de le tromper pour m'obliger et me servir.

Pauvre M. du Resnel! Sa tendre amitié pour moi lui a fait faire une action inconsidérée, qui ne pourra que me nuire; mais j'y vois une affection si touchante et si vraie, qu'elle ne peut qu'augmenter l'attachement que j'avois déjà pour lui.

Enfin, mon amie, me voila plus suspecte que jamais aux yeux d'Albert! Je n'ai goûté le bonheur d'une justification qui paroissoit complète, que pour mieux sentir l'affreuse humiliation des soupçons les plus flétrissans!... Hélas! depuis trois semaines j'avois le pressentiment de cette étrange révolution! Mme du Resnel, refusant de répondre à toutes les questions d'Albert, ne m'y préparoit que trop. Deux choses surtout m'affligent mortellement: la peine que cette nouvelle causera à ma mère, et le refroidissement d'Albert pour M. du Resnel.

Je sens aussi bien vivement à quel point cet incident, sous tous les rapports, est fâcheux pour Albert. Il avoit confié à son frère, à votre mari, et peut-être à d'autres encore, le secret prétendu de la naissance de Léocadie; il faut qu'il aille déclarer à ces mêmes personnes que tout cela n'étoit qu'une fable!.... Il m'a déjà dit que la crédulité qu'il avoit montrée dans cette occasion, le couvriroit d'un ridicule ineffaçable! et quel triomphe pour le chevalier de Celtas et pour ses amis!

Au reste, la générosité d'Albert ne se dément point; je serois rassuré par sa conduite et par ses discours, si je le connoissois moins!...

Ah! chère amie, désormais je n'attends plus de bonheur intérieur que de mes enfans!.... Maurice, Léocadie, Sylvestre, peuvent seuls me dédommager de tant de chagrins si amers et si peu mérites!...

Adieu, chère amie, quand vous verrai-je?...

LETTRE XXVII.

Réponse de la baronne.

Septembre.

Demain, chère amie, je serai à Erneville, et j'y passerai huit jours. M. du Resnel a couché ici; il a tout conté au baron qui est parfait pour vous. Il veut aussi vous aller voir; nous partirons ensemble.

Malheureux M. du Resnel! quel ami vous avez en lui!.... Savez-vous, chère amie, où il est maintenant? sur la route de Lyon. Il veut savoir quelles sont les personnes qui ont dirigé Mme du Resnel, il veut démasquer les méchans.

Adieu; Simon veut partir, mais nous causerons demain à cœur ouvert.

LETTRE XXVIII.

De M. du Resnel au baron de Vordac.

De Lyon, le 15 octobre.

Comme je vous l'avois annoncé, mon cher baron, j'ai pris les informations les plus précises sur la dernière démarche de Mme du Resnel, et voici ce que j'ai appris avec certitude.

Mme du Resnel, depuis dix-huit mois ou deux ans, avoit pour amant M. de Bel***, parent et ami du chevalier de Celtas . Ce dernier, lorsqu'il a su que Mme du Resnel prétendoit être la mère de Léocadie, s'est transporté à Lyon, a passé plusieurs semaines au chapitre d'Alix, et s'y est déclaré passionnément amoureux de Mme de Bel***, sœur de M. de Bel*** et amie de Mme du Resnel. Cette jeune chanoinesse, dont le caractère, dit-on, est aussi facile que les mœurs, séduite par les flatteries du chevalier, a pris pour lui un grand sentiment qu'elle s'est fait gloire d'afficher. C'est elle qui a donné un confesseur à Mme du Resnel; c'est elle qui a conseillé de faire écrire la rétractation en présence de cinq témoins, qui tous sont au moins ses amis; c'est elle qui a voulu que cette rétractation fût adressée au marquis d'Erneville; c'est elle qui a envoyé le courrier, qui est un de ses domestiques.

Voilà un grand zèle! et surtout dans une personne confidente des amours de son frère et de Mme du Resnel. Enfin madame de Bel*** dit hautement qu'en tout ceci elle a suivi les conseils du chevalier de Celtas.

A présent, mon cher baron, réfléchissez et jugez! Est-ce par amour pour la religion que le déiste , que le philosophe Celtas a montré tant de zèle pour la conversion de Mme du Resnel? A l'égard de la rétractation, ne suffisoit-il pas qu'elle me fût adressée par le confesseur? Pourquoi tout cet appareil, toute cette publicité?..... Connoissez donc la profonde méchanceté de cet homme envieux, et l'ennemi implacable de la marquise d'Erneville!

L'amitié m'a fait faire une fausse démarche: séduit par de trompeuses apparences, j'ai adopté trop légèrement une supposition qui assuroit le repos de mes amis. Mme défiant de la véracité de Mme da Resnel, je n'ai cru qu'abréger des détours, en lui offrant la somme qu'elle a reçue. Il ne faut jamais s'écarter des principes. J'eus donc tort, et j'en conviens; mais la haine et le ressentiment ne me feront jamais faire une chose douteuse. Ainsi, loin d'exagérer dans tout ce que je vous dis du chevalier de Celtas, je supprime beaucoup de circonstances aggravantes dont le récit m'entraîneroit dans de trop longs détails. Votre ancien et respectable ami, monsieur d'Op***, vous écrit sur ce sujet, et vous confirmera l'exacte vérité de toutes les anecdotes relatives au chevalier de Celtas. J'espère qu'enfin votre opinion sur un homme si noir et si dangereux sera fixée sans retour. Quant à moi, je suis irrévocablement décidé à lui témoigner, en toute occasion, le mépris qu'il m'inspire, et par conséquent à ne le jamais recevoir chez moi.

Adieu, mon cher baron, je partirai dans quelques jours pour Gilly, et j'aurai un grand plaisir à vous revoir.

LETTRE XXIX.

Réponse du baron.

Le 23 octobre.

La méchanceté est évidente, et je dirai comme Orgon dans le Tartufe:

Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme!

En tout, c'est une sotte ou vilaine chose que l'espèce humaine: des coquins ou des dupes, des hypocrites ou des sots, des scélérats ou des victimes, voilà ce qui la compose!

D'Orgeval et sa femme sont venus me voir, et je leur ai montré la lettre de monsieur d'Op***, qui contient sur Celtas tout ce que vous me mandez, et quelques détails de plus. D'Orgeval est si borné et si entiché du chevalier, que cette lettre ne lui a pas fait la moindre impression. Mais l'intrigue du chevalier avec la chanoinesse a fort déconcerté la petite d'Orgeval. Aussi, loin de défendre le chevalier avec la chaleur accoutumée, elle a nettement condamné sa conduite.

Pour moi j'étois fort tenté de ne plus voir ce personnage; mais la baronne s'oppose à cet éclat, et elle vous demande en grâce de ne point conter cette histoire au marquis et à Pauline. Le chevalier va rarement chez eux maintenant; je ne l'attirerai plus, nous le connoissons, cela suffit. Evitons les scènes, c'est toujours le parti le plus sage.

Adieu, mon cher philosophe; revenez promptement où vous êtes si sincèrement désiré.

LETTRE XXX.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 15 janvier.

J'ai fait faire un traîneau charmant dans lequel je fus hier à Erneville. On venoit d'y recevoir les étrennes de la petite-fille. L' élégant château est bien attristé.

Mon frère est pensif et devient distrait comme le philosophe , Pauline est silencieuse. La du Rocher est d'un aigre-doux insoutenable, depuis que l'amoureux Remi la surprit avec tous les cataplasmes; enfin je m'ennuyai beaucoup, et je me retrouve avec grand plaisir dans mon manoir.

Vous ne venez plus dans nos cantons, mon cher chevalier; j'espère que nous vous reverrons ce printemps. Mais peut-être irai-je passer le carnaval à Autun.

LETTRE XXXI.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

Le 18 mai.

Je reviens d'une maison de campagne où j'ai passé huit jours très-agréables. Il y avoit peu de monde, et une société choisie et charmante, une liberté parfaite, et des soirées délicieuses. On ne jouoit point, mais on causoit ou contoit des histoires, et nous ne nous sommes jamais couchés avant le jour.

J'ai voyagé, et je n'ai trouvé qu'en France le véritable goût de la société. Dans les pays étrangers, on n'invite chez soi que pour montrer une belle maison, ou pour donner un bon dîner; on ne s'assemble que pour étaler du faste, ou pour boire et pour manger; on ôteroit tout le charme de ces assemblées, si l'on en retranchoit le café, le thé et le punch. On sent trop que ce n'est communément que la vanité qui vous appelle: mais en France c'est le goût, c'est la bienveillance qui vous accueille, on croit être reçu par l'amitié.

Dans les sociétés particulières, nulle prétention frivole de briller par le luxe; on donne sans apprêt et sans embarras son souper de tous les jours, et pour faire écouler les heures avec rapidité, le seul plaisir de la conversation suffit. Voilà ce que je n'ai vu qu'en France, et particulièrement à Paris. Le tempérance naturelle des Français contribue beaucoup à cette sociabilité qui les distingue, et nous perdrons ce charme si justement vanté, si l'on introduit jamais parmi nous l'usage de prendre des rafraîchemens et du thé à toutes les heures du jour.

Il n'y a plus d'intérêt et de suite dans des conversations sans cesse interrompues par ce tripotage qui transforme un salon en un véritable café. Comment causer en mangeant des gâteaux, en voyant à toute minute des domestiques entrer et sortir, et la maîtresse de la maison clouée devant une bouilloire, et uniquement dévouée à faire chauffer de l'eau? Comment n'être pas distrait par ce bruit de tasses et de cuillers, et par ce papillotage éternel?....

On ne parle dans ce moment que de la sœur du duc de Rosmond, que le roi a damée et qui a été présentée la semaine passée. Jamais figure n'a fait plus de bruit que la sienne; on assure qu'elle efface toutes les beautés de la cour. Elle s'appelle maintenant la comtesse de Rosmond. On prétend qu'elle est irrévocablement décidée à ne se marier jamais, et que c'est pourquoi elle s'est fait présenter, afin d'avoir un état et de pouvoir aller dans le monde. On fait d'étranges conjectures sur l'éloignement constant que cette charmante personne montre pour le mariage. Sa tendresse pour son frère, chez lequel elle loge depuis cinq ans, et qui depuis ce temps est son tuteur, le peu de principes du duc, la beauté, les grâces de ces deux personnes, l'indifférence que la comtesse a montrée pour tous ceux qui ont été amoureux d'elle, toutes ces choses font supposer qu'elle a pour son frère une passion criminelle... Cependant, l'attachement du duc pour Camille, cette jeune pupille du vieux Dercy, semble démentir ces bruits injurieux. Le duc est entièrement occupé de cette fille à laquelle il a fait quitter le théâtre; mais les envieux de madame de Rosmond soutiennent que cette intrigue subalterne n'est qu'une feinte concertée entre le frère et la sœur, afin de cacher leurs véritables sentimens. Quoi qu'il en soit, j'ai la plus vive curiosité de voir cette personne intéressante, dont on dit tant de bien et tant de mal; mais elle est extrêmement sauvage, elle ne va jamais aux spectacles, elle fait très-peu de visites, elle ne veut point aller chez les princes, et ne s'y fera pas présenter; on dit qu'elle ne retournera point à la cour; il est donc fort difficile de la rencontrer. Mais j'ai tort de me livrer à ce désir; car s'il est satisfait, j'éprouverai peut-être le sort du pauvre Poligni.

Je suis persuadé que les grands attachemens sont presque toujours annonçés par des pressentimens. Montagne dit, en parlant de son ami la Boëtie: Avant de nous connoître, nous nous embrassions par nos noms . Cette phrase m'a toujours plu; la raison peut la critiquer, mais le cœur la conçoit et l'approuve. Tant de choses dont l'âme sent la vérité, sont inexplicables pour l'esprit! C'est pourquoi les gens doués d'une grande sensibilité paroissent si souvent remplis de préjugés aux yeux des personnes froides. Ils ont un instinct particulier qui manque aux autres. Le créateur, qui a donné à tant d'animaux un instinct prophétique, n'a-t-il pu donner aussi quelquefois cette faculté précieuse aux âmes privilégiées? Il me semble qu'on ne doit, ni adopter comme certaines des idées de ce genre, ni les rejeter positivement, parce qu'elles paroissent inconcevables. Eh! quel mortel a jamais sondé toutes les profondeurs des secrets, si mystérieux, du cœur et de la nature?

Adieu, mon ami; parlez-moi de vous, de vos voisins, et surtout de l'incomparable Pauline.

LETTRE XXXII.

De la marquise à la baronne.

D'Erneville, le 6 septembre.

Non, chère amie, quoique Léocadie soit dans sa sixième année, je ne lui ai pas encore dit un seul mot sur sa naissance, et j'ai pris toutes les précautions nécessaires pour que les femmes de chambre et les autres domestiques ne fissent aucune indiscrétion à cet égard. Non-seulement elle se croit ma fille, mais Maurice, plus âgé qu'elle de deux ans et demi, est dans la même erreur. Les enfans de cet âge n'ont de curiosité que pour des bagatelles, et rien n'est plus aisé que de leur cacher des secrets de famille.

Léocadie a une sensibilité et une intelligence extraordinaires; mais je veux attendre encore, je veux qu'elle soit en état de sentir parfaitement tout l'intérêt d'une telle confidence. Je veux enfin y mettre un grand appareil, et que la scène frappante que je lui prépare soit une des principales époques le sa vie, et qu'elle ne puisse jamais s'effacer de sa mémoire.

Jusqu'ici, je ne lui ai donné qu'une très-petite partie des étrennes anonymes , je serre le reste avec les bijoux trouvés dans l'armoire , qu'elle n'a portés que la première année de sa vie, et qu'elle n'a pas revus depuis. Elle ne connoît donc aucune de ces choses, que je lui remettrai en temps et lieu. Quant aux étrennes qu'elle reçoit, elle croit que c'est moi qui les fais venir de Paris pour elle; ces présens se trouvent confondus avec ceux que je lui fais réellement, et elle ne porte des bijoux envoyés par sa mère que la montre, le fatal cachet , le collier de perles et une petite chaîne d'or.

La rétractation de Mme du Resnel a, sans doute, reproduit une triste révolution dans mon sort; cependant, je pense, avec grand plaisir, que ma Léocadie n'a point puisé la vie dans le sein d'une femme si vile et si méprisable à tous égards. Il m'est doux de reprendre l'intérêt que m'avoit inspiré sa malheureuse mère, et de pouvoir me la représenter sous les traits les plus touchans. J'éprouve, en recevant ces étrennes anonymes, des sensations inexprimables; je me mets à la place de ma Léocadie âgée de quinze ans, et je ressens toute l'émotion qu'elle aura certainement à cet âge, si le ciel lui conserve cette mère inconnue, si intéressante par sa tendresse maternelle! Que j'aime cette enfant! combien elle annonce d'esprit et de vertus! et quelle douceur, quelle naïveté, quelle mémoire, que de dispositions pour tout ce qu'on lui fait apprendre! Je ne veux négliger aucun de mes talens, afin de les lui donner tous. Elle a un goût particulier pour le dessin, et elle met à cette étude la plus grande application. Elle aura une voix charmante, son oreille est très-juste; jai fait pour elle plusieurs romances historiques et morales , sur des airs bien simples, et elle les chante à ravir. Enfin, j'en veux faire aussi une bonne petite ménagère , et j'y parviendrai en jouant avec elle à la madame , ce jeu favori des enfans, que j'ai perfectionné pour Maurice et pour Léocadie . Je ne vous parle point de mon petit Sylvestre; tout ce qu'on en peut dire encore, c'est qu'il est bien frais et bien portant.

Adieu, mon amie; Léocadie vous envoie un panier de figues qu'elle a cueillies elle-même avec l'intention de vous les offrir. Les deux pêches et les fleurs sont pour M. du Resnel, et toujours de la part de Léocadie, qui, je vous assure, est bien vivement occupée de ses amis absens.

LETTRE XXXIII.

De la comtesse au marquis.

De Dijon, le 15 novembre.

Tous mes arrangemens sont faits pour recevoir Stéphen; ne différez donc plus à me l'envoyer. Je l'attends avec une impatience inexprimable. Vous savez que ma pauvre Françoise est morte: elle a laissé une petite fille âgée de quatre ans; je prends cette enfant, et je l'éleverai aussi. J'ai composé une petite fable bien vraisemblable pour Stéphen; enfin tout est préparé, jusqu'aux joujoux que je lui destine. Adieu, cher Albert; mandez-moi si vous comptez toujours venir au mois de janvier.

LETTRE XXXIV.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

Le 8 mai.

Je vous envoie, mon ami, le Traité des sensations de Condillac, ouvrage très-prôné par la secte encyclopédique, et à mon avis l'une des plus mauvaises et des plus ennuyeuses poductions de ce siècle. Le style en est froid et sec, l'idée très-commune, et le but pernicieux; car l'auteur n'en a point d'autre que de conduire son lecteur au matérialisme. Et voilà pourquoi nos philosophes admirent tant cette brochure!

Je vous envoie aussi un petit poëme tout aussi mauvais dans son genre, et loué à l'excès par les mêmes personnages, parce que l'auteur est un de leurs protégés. C'est un hymne (en prose) au soleil, par l'abbé de Reyrac. Quoique l'ouvrage soit très-court je vous défie d'avoir le courage de le lire de suite jusqu'à la fin. C'est un tissu de lieux communs, dans lequel on ne rencontre pas une image, pas une seule pensée neuve: quant à la manière d'écrire, vous n'y trouverez que des phrases emphatiques et ronflantes, laborieusement et péniblement construites, sans variété, et par conséquent sans véritable harmonie, et n'offrant que des comparaisons et des métaphores usées. Et voilà ce que nos philosophes nous donnent pour un chef-d'œuvre!

C'est une étrange chose que cette conjuration des encyclopédistes. Ils ont décidé que, hors la cabale, point d'esprit, et que tout l'esprit du monde entier est renfermé dans la cabale. Ils sont nombreux, ils sont intrigans; moyens certains pour réussir! Qu'en résultera-t-il? La décadence de la littérature, la corruption du goût et des mœurs, etc. J'ai lu ces jours passés une lettre du philosophe de Ferney , qui dit que tout annonce une révolution , et qui prédit que nos neveux verront un beau train . Telle est la douce espérance des chefs de la secte, tel est le but bienfaisant de leurs travaux! Ces prophéties sont un peu effrayantes pour nous, mon ami, qui n'avons pas quatre-vingts ans; nous pourrions bien nous trouver au commencement de la bagarre avec nos turbulens neveux ...

Rien de nouveau au palais ***, sinon que Mme de *** se retire. J'ai recueilli à ce sujet uue anecdote qui mérite de vous être contée.

Un matin, en ma présence, le comte ***, l'homme du monde qui sait le mieux les usages, dit à notre princesse, à propos de la retraite de Mme de *** qu'elle devoit lui donner son portrait. Elle n'a jamais été mon amie, répondit la princesse. N'importe, reprit le comte, c'est une faveur d'étiquette, c'est une marque de bonté que madame doit lui accorder en se séparant d'elle. Eh bien, j'y consens, repartit la princesse (mais comment lui donnerai-je mon portrait?... A cette question le comte souriant d'un air moqueur: Madame ne veut-elle pas, dit-il, le lui donner à l'huile?.... Il faut, poursuivit-il, que ce portrait soit en miniature avec un entourage de diamans .

Ainsi donc on dit sans détour à la princesse que le portrait n'est que l'accessoire ou le prétexte de la demande. On trouve ridicule qu'elle imagine d'offrir son portrait à l'huile, parce quon ne peut y mettre des diamans. Connoissez-vous rien de plus impertinent et de plus bas? J'ai recueilli bien d'autres traits de ce genre.

Quand le comte fut sorti, la princesse qui n'avoit témoigné ni surprise ni mécontentement, me dit en riant: Je crois que je pourrois m'épargner la peine de me faire peindre, et qu'il seroit suffisant de donner l' entourage .

Cette princesse est douce et aimable lorsqu'elle peut vaincre sa timidité. Elle a une amie intime qui me plaît extrêmement. C'est la comtesse d'Olbreuse. La princesse a été élevée au couvent avec elle; sa gouvernante étoit la mère de Mme d'Olbreuse: ce qui a produit entre la princesse et elle une liaison qui dure depuis l'enfance. Mme d'Olbreuse, mariée en premières noces à M. de S*** a épousé le comte d'Olbreuse il y a six ou sept ans; et fixée par un attachement véritable, elle est devenue dépuis ce mariage la femme la plus sensée et la plus intéressante.

Non, mon ami, je n'ai point encore rencontré cette dangereuse comtesse de Rosmond. Elle a une terre dans laquelle elle passe huit mois de l'année; elle y est depuis un mois, et n'en reviendra que sur la fin de l'automne.

Adieu, mon ancien et véritable ami. Je n'ai pas l'espérance de pouvoir aller en Bourgogne cette année; mais j'y passerai certainement deux mois l'année prochaine.

LETTRE XXXV.

De la comtesse au marquis.

De Dijon, le 18 février.

Toutes mes lettres clandestines sont courtes. Celle-ci le sera d'autant plus, que j'écris par ce même courrier, une double lettre pour vous et Pauline.

Mais il faut que je vous parle de Stéphen: il est au huitème jour de sa rougeole, et parfaitement bien. Il s'est levé hier, et il joue aujourd'hui fort gaîment. C'est un aimable enfant, docile et sensible; et puis je trouve qu'il vous ressemble. Il n'a pas vos traits; quoiqu'il soit joli, sa figure ne sera pas aussi bien que la vôtre; mais il a dans les manières et dans la physionomie beaucoup de rapports avec vous. Il a aujourd'hui sept ans ! Ah! pleurons toujours sur sa naissance, mais élevons-le bien: c'est un devoir bien sacré. Je forme déjà des projets pour lui; il seroit très possible de le marier un jour à Léocadie, je n'y vois qu'une disconvenance; c'est que ces deux enfans sont précisément du même âge. Il faudroit que Stéphen eût quelques années de plus.

Adieu, mon cher fils; je vous écrirai encore jeudi pour vous donner des nouvelles de notre enfant.

LETTRE XXXVI.

Réponse du marquis.

Le a février.

Stéphen épouser Léocadie! Ah! ma mère, vous connoissez bien peu la passion de Pauline pour Léocadie, et son ambition pour elle! D'ailleurs, la personne qui s'occupe si constamment de cette enfant, et qui envoie tous les ans pour elle des dons si riches et si recherchés, cette personne s'opposeroit certainement à une telle alliance. Non, non, mon pauvre Stéphen, oublié, abandonné de sa mère, n'aura sûrement pas la romanesque et brillante destinée de Léocadie! Je trouve moi-même que cette dernière enfant paroît née pour quelque chose d'extraordinaire. L'éclat de sa beauté, ses grâces, ses dispositions, et l'éducation qu'elle reçoit, la rendront un jour la personne du monde la plus charmante et la plus distinguée. Pauline n'existe et ne respire que pour elle. Vous n'avez pas d'idée de cet attachement. Maurice et Sylvestre sont aimés; mais quelle différence!... Léocadie nous coûte cher à tous!....

Adieu, ma mère, j'irai vous voir, vous remercier de votre bonté incomparable, et me consoler près de vous aussitôt que j'aurai terminé quelques affaires qui me retiennent ici.

LETTRE XXXVII, Anonyme adressée à la marquise.

Le 28 mai.

Madame,

Il y a une telle sympathie entre vous et l'heureux et fidèle époux que vous avez choisi, que l'on trouve dans vos actions la conformité que l'on admire dans vos sentimens.

Tandis que vous adoptiez, en 17**, au mois de février, une jolie petite fille, votre mari, à la même époque, adoptoit aussi de son côté un enfant. La charmante Léocadie fut trouvée dans une armoire: on assure que Stéphen fut trouvé dans une malle au moment où le marquis faisoit ses paquets pour aller vous rejoindre. Cet enfant est élevé à Dijon par votre respectable mère, auguste confidente des secrets vertueux de son fils adoptif . Ce goût d'adoption qui distingue votre famille, produit des aventures si merveilleuses et si intéressantes, que je veux les transmettre à la postérité. En conséquence, je compose une romance en dix huit couplets sur la naissance miraculeuse de Léocadie et de Stéphen. J'aurai l'honneur, Madame, de vous en envoyer le premier exemplaire.

LETTRE XXXVIII.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 5 juin.

Eh! mon Dieu, qu'ai-je fait pour exciter tant de haine!... Ah! chère amie, si vous saviez les horreurs que j'éprouve!... Des lettres anonymes les plus noires, les plus insultantes!.... Qu'il est douloureux d'inspirer cet affreux sentiment, lorsqu'on n'a dans l'âme que de la bienveillance! O que l'injustice est révoltante! Depuis plus de sept ans que j'en éprouve de si cruelles, je n'y suis point encore accoutumée!....

Quel déchaînement contre moi, et quelle indulgence pour tant de gens qui, joignant au vice l'effronterie et le scandale, loin de cacher leurs égaremens, en conviennent, et même s'en glorifient!.... Mais après tout, l'injustice est peut-être un bien; car lorsqu'elle afflige sans aigrir, elle doit perfectionner le caractère; elle guérit de la vanité, elle ramène à Dieu. Hélas! sans cette idée sublime que deviendroit-on, quand on est opprimé par la calomnie? L'amitié même alors n'est point un refuge assuré. Si elle est assez généreuse pour ne point se démentir, est-elle toujours assez clairvoyante pour ne pas se laisser abuser en secret par de fausses apparences, et pour repousser constamment des préventions universelles? Ainsi, les plus doux témoignages de son estime, devenus suspects et perdant presque tout leur prix, ne paroissent plus que les effets de la compassion et de la tolérance.

Rien de beau, rien de réel, sans but et sans utilité. La vertu méconnue, persécutée et toujours persévérante, ne seroit qu'une inconcevable folie, si elle étoit entièrement dépourvue de consolation et d'espérance. Le témoignage de la conscience ne serviroit alors qu'à nous irriter profondément, qu'à nous rendre misanthropes. Pour nous dédommager d'un injuste mépris, nous tâcherions de nous exagérer nos propres vertus; pour nous venger et pour avoir le droit de haïr tous les hommes, nous finirions par nous diviniser nous-mèmes; nous deviendrions des monstres d'orgueil, et c'est ainsi que nous serions pervertis par le sentiment même qui nous porteroit vers le bien, et qui nous feroit détester le vice et l'iniquité. Et voilà ce qui a produit cette sombre misanthropie qui va se confiner dans le fond des déserts.

Mais avec un témoin on jouit de son innocence; et quel témoin! le juge suprême de nos actions, celui qui peut seul les apprécier et les récompenser! O qu'il est doux et consolant de s'adresser à lui, de se réfugier dans son sein paternel, et là, d'attendre en paix l'accomplissement de ses promesses.

Non, ma chère amie, je n'ai point encore vu l'enfant dont ma mère s'est chargée; mais elle m'en a parlé dans ses lettres, et j'applaudis à cette bonne action ajoutée à tant d'autres du même genre. J'irai cet automne à Dijon, et j'y passerai, je crois, une partie de l'hiver. Adieu, mon amie; je ne suis plus heureuse, mais je suis résignée.

LETTRE XXXIX.

De la comtesse au marquis.

Dijon, le 29 octobre.

Je suis charmée, cher Albert, que vous ayez trouvé un prétexte vraisemblable pour rester à Erneville, et que vous n'ayez pas été témoin de la première entrevue de Pauline et de Stéphen. Pauline a examiné cet enfant avec un air attentif, rêveur et curieux, qui m'a singulièrement frappée. Ensuite elle l'a beaucoup caressé. Ce matin elle est sortie de bonne heure, uniquement pour lui aller acheter des joujoux... Sensible et douce créature, auroit-elle quelques soupçons? Je ne le crois cependant pas, rien dans ses discours ne peut donner cette idée, et elle a repris un air parfaitement simple.

Léocadie est en effet une ravissante enfant, il est impossible de ne pas l'aimer à la folie. La tendresse de Pauline n'a rien d'étonnant, toute autre l'éprouveroit à sa place.

Maintenant venez, cher Albert; un plus long séjour à Erneville paroîtroit extraordinaire, et affligeroit Pauline.

LETTRE XL.

De la baronne de Vordac à M. du Resnel.

Le 6 janvier.

Ah! Monsieur, vous avez tant d'amis à Dijon; écrivez, agissez pour arrêter, s'il se peut, le plus infâme libelle contre nos amis! Une abominable brochure, contenant une chanson en dix-huit couplets sur Pauline et sur son mari, avec de longues notes remplies de calomnies exécrables!...

Le baron a reçu ce matin, par la poste, un exemplaire de cette infamie .... Intéressante et sensible Pauline!.... O combien tes talens, ton esprit et tes grâces te coûtent cher! ... tandis que ta belle-sœur peut impunément montrer la coquetterie la plus scandaleuse .... On ne fait point des chansons sur elle, on ne la hait point!... O venez nous voir! Que ferons-nous? qu'opposerons-nous à ces horribles complots de la méchanceté?... L'amitié doit-elle et peut-elle rester oisive quand la haine est si active? Venez, j'ai besoin de gémir avec vous; j'ai besoin de me plaindre avec un ami véritable de ma chère Pauline!

LETTRE XLI.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 20 janvier.

On n'est pas marquis impunément, mon cher chevalier; si le grand Albert se fût contenté du nom bourgeois de notre père, s'il avoit bien voulu rester l' égal de son frère, s'il eût épousé une femme sans prétentions comme ma Denise, il ne seroit pas le plastron de tous les brocards des mauvais plaisans de la province. Figurez-vous que l'on vient de faire contre lui et sa femme une romance satyrique en dix-huit couplets, qui contient l'histoire véritable de la petite bâtarde, et qui apprend de plus celle de ce petit Stéphen que la comtesse élève. La chanson est furieusement mordante; le baron la trouve détestable; beaucoup d'autres personnes en jugent autrement; quant à moi elle me paroît assez médiocre. Je voudrois avoir votre avis là-dessus. Je vous l'envoie, mais ne la montrez à personne; mandez-moi si elle a circulé dans vos cantons. Ceci va jeter un ridicule ineffaçable sur le brillant château d'Erneville. Je suis très-peiné de voir mon frère tympanisé de la sorte. Vous qui connoissez le pays, vous pouvez vous représenter l'effet que cette chanson produit à Bourbon et à Luzi, et les gorges chaudes qu'on en fait chez le procureur du roi et chez le subdélégué .

Adieu, mon cher; Denise vous salue, et moi je vous embrasse.

LETTRE XLII.

Réponse du chevalier.

D'Autun, le 27 janvier.

Je connoissois la chanson, mon cher d'Orgeval; elle est ici entre les mains de tout le monde, et malheureusement on en raffole, car elle est faite de main de maître. Il est impossible qu'avec le tact que vous avez, vous l'ayez trouvée médiocre . Au reste, c'est ainsi que vous devez parler d'un ouvrage satyrique contre votre frère. Et moi-même je ne me permets pas dans le grand monde de dire ce que j'en pense. Mais entre nous, c'est un chef-d'œuvre. Cependant je n'approuve point ce genre. Tout ce qui peut ressembler à la méchanceté me déplaît. Comment pouvez-vous citer le jugement du baron? cet homme atrabilaire est tombé dans une véritable imbécillité depuis deux ans.

Adieu, mon cher; je sens combien tout ceci doit vous affecter; rougir de ses proches est un grand malheur, et je vous assure que je vous plains sincèrement d'avoir des relations si peu dignes de vous.

LETTRE XLIII.

De la marquise la baronne.

Le 2 mars.

Je devine facilement, tendre et chère amie, d'où vient votre misanthropie. Je sais par une lettre anonyme qu'on a fait un libelle contre moi, et vous avez sans doute découvert cette nouvelle méchanceté. J'ai reçu il y a environ trois semaines, par la poste, un gros paquet; l'adresse étoit d'une écriture inconnue; je me doutai que c'étoit un libelle, et je le laissai sur ma table sans l'ouvrir. Un moment après Albert survint, et il se troubla en jetant les yeux sur ce paquet (je suppose qu'il venoit d'en recevoir un pareil). Je n'eus pas l'air de remarquer son émotion, et je lui dis négligemment que je le priois d'ouvrir ce gros paquet, parce que j'imaginois qu'il étoit pour lui, et qu'on s'étoit trompé en écrivant l'adresse. Albert se saisit précipitamment du paquet, il fut l'ouvrir dans l'embrasure d'une fenêtre; ensuite il le mit dans sa poche, en me disant qu'en effet ces papiers étoient pour lui. Ainsi je n'ai point jeté les yeux sur ce libelle, et par ce petit artifice Albert sait que je ne l'ai point lu. Il croit même que j'ignore entièrement cette nouvelle noirceur, et voilà surtout ce que je désirois. Si par hasard il vous en parle, confirmez le bien dans cette idée. J'ai sur ce point avec ma mère la même dissimulation.

Au bout de tant d'années voir renaître ces odieuses calomnies, et avec un tel redoublement de rage! Consolez-vous, mon amie, en songeant que j'ai pris mon parti sur toutes ces horreurs. Pour jouir de la vie, il faudroit pouvoir n'acquérir aucune connoissance approfondie des hommes; ce seroit rester toujours jeune. Ce sont les espérances chimériques et la douce sécurité produites par l'ignorance qui font le charme véritable de la jeunesse. O combien j'ai vieilli dans l'espace de huit ans!...

LETTRE XLIV.

De la même à la même.

10 mai.

Je suis triste, mon amie: il s'est élevé dans mon âme je ne sais quels mouvemens d'aigreur que je n'ai point encore éprouvés. Ah! qu'il est difficile de conserver toujours son caractère, quand on est l'objet de tant d'injustice!...

Je fus mardi dernier dîner à Bourbon chez notre bon docteur, et voulant me baigner le jour suivant, j'y couchai. Le lendemain matin, à sept heures, en sortant du bain, j'allai me promener dans la cour des Fontaines; en entrant sous la grande halle, j'aperçus une jeune personne dont la figure intéressante fixa mon attention. Elle étoit seule sur un banc, elle lisoit: je m'assis à côté d'elle. Aussitôt elle quitta son livre, elle entra en conversation avec moi; nous avions déjà fait connoissance, nous nous étions regardées: que ne dit point un simple regard aux âmes qui sympathisent!... Le créateur a dé posé dans nos regards tous les mystères les plus touchans du sentiment et de la nature, tout ce que la parole ne sauroit exprimer, et tout ce que n'oseroient articuler la crainte et la pudeur! La bouche la plus ingénue ne peut être que l'interprète de la pensée, elle ne peut que la traduire, et les regards peignent la pensée même!...

La jeune dame, douce, spirituelle et communicative, me conta (sans être interrogée) qu'elle étoit veuve, que ses terres sont en Franche-Comté, et qu'elle n'a fait le voyage de Bourbon que pour accompagner son père qui prend les eaux et les bains. Elle me parla de son père de la manière la plus touchante; enfin, je l'écoutois avec un plaisir extrême, quand le docteur Tiphaine, entrant sous la halle, vint nous aborder en disant: Ah! voilà Mme la marquise d'Erneville! A ce nom l'étrangère me regarde avec étonnement, et je vois l'expression de son visage devenir aussi froide qu'elle étoit affectueuse un instant auparavant! ... Je me sentis choquée et glacée, je me levai en faisant une révérence très-sérieuse qui me fut rendue avec beaucoup de sécheresse; je m'éloignai précipitamment.

J'ai su depuis que cette jeune personne, qui se nomme la comtesse de ***, est très-liée avec la vieille marquise de *** qui, comme vous le croyez bien, l'a prévenue contre moi; je sais même que cette étrangère dit beaucoup de mal de moi; mais que malgré cette injustice elle est personnellement très-estimable.

Concevez-vous, chère amie, qu'une femme honnête, vertueuse et pieuse, puisse prendre des préventions dont tous les résultats sont ceux de la haine la plus condamnable? Qu'ai-je fait à cette étrangère? Pourquoi, sur des oui-dire , se met-elle au rang de mes ennemis! Elle ira sans scrupule porter et répandre dans sa province toutes les calomnies dont je suis l'objet! et l'on assure qu'elle est douce et bonne ! Mais qu'est-ce donc que la bonté, si elle peut s'allier à de telles injustices? Pourquoi déclame-t-on si généralement contre la méchanceté, puisque, sans se nuire à soi-même dans l'opinion des autres, on peut déchirer les personnes que l'on ne connoît point, et dont ou n'a jamais reçu la moindre injure? La haine personnelle est infiniment plus excusable, ses emportemens sont ceux de la passion, et la passion nous aveugle toujours. La haine adopte tout ce qui la flatte, elle se satisfait en s'irritant, et souvent, alors même qu'elle calomnie, elle est de bonne foi; mais sans motif et sans projet, se déclarer le détracteur et l'ennemi d'un inconnu! nuire de sang froid et sans intérêt! n'est -ce pas là, aux yeux de tout ce qui sait penser et réfléchir, la méchanceté la plus odieuse! Aussi ne sauroit-on excuser une telle conduite qu'en supposant que ceux qui se la permettent (s'ils ont de la religion et un bon cœur) sont excessivement bornés et totalement privés de la faculté de réfléchir; car la première règle de la charité chrétienne (et de l'honnêteté) est qu'on ne peut croire le mal, si l'on n'a rien vu, et que l'on doit se taire, si l'on a vu .

Si la haine est coupable quand les mauvais procédés l'ont fait naître, qu'est-elle donc lorsqu'elle n'est fondée sur rien? Comment prend on de l'aversion pour une personne dont on n'a point à se plaindre, qu'on n'a jamais vue, et que très-souvent on ameroit, si le hasard rapprochoit d'elle?

On a remarqué depuis long-temps que les personnes médisantes n'ont jamais un esprit véritablement étendu; il y a toujours dans la médisance un certain commérage qui est incompatible avec la supériorité d'esprit. Cependant j'aime encore mieux ces gens légers, inconséquens et sans principes, qui prennent en aversion sans cause et sans sujet, et qui attaquent sans être provoqués, mais du moins ouvertement, que ces hypocrites de bonté qui, cachant de profonds ressentimens sous des apparences généreuses, affectent de se taire en public, et n'accusent que par un silence perfide, souvent plus éloquent que les discours les plus adroits. Ces gens qui refusent de s'expliquer et qui ne parlent que vaguement, parce qu'ils n'auroient rien de convaincant à dire, c'est à eux que s'adresse cette jolie comparaison de Murphy: „Your silence, that affects to suppress what yon Know, is a mute that strangles“ . Ah! chère amie, qu'il est cruel de se découvrir ainsi chaque jour de nouveaux ennemis, de penser qu'on en a encore une multitude d'autres dont on ne sait même pas les noms! Un ennemi personnel est moins redoutable et moins affligeant; on se défie de lui, on est sur ses gardes, on se flatte que ses calomnies pourront du moins paroître suspectes; mais comment se garantir de traits lancés par une main inconnue, par une main meurtrière et cependant indifférente, qui, n'étant armée ni par la haine, ni par le désir de la vengeance, semble n'attaquer que pour le seul intérêt de la vérité? Comment éviter des atteintes qu'il est impossible de prévoir? J'ai toujours aimé la solitude, mais j'avoue que la calomnie m'a rendu tout-à-fait sauvage: et c'est, je crois l'effet qu'elle doit produire sur toutes les âmes élevées. Je sais que si je voulois attirer du monde chez moi, recevoir les étrangers et tout le voisinage, j'aurois des partisans et de nombreux défenseurs; mais je ne veux ni ne puis solliciter la justice; il faut dans ce siècle intriguer pour l'obtenir, j'aime mieux m'en passer.

Adieu, mon amie; j'adoucis mes peines en vous les confiant, et je m'en console en pensant à votre fidèle amitié.

LETTRE XLV.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

Dieppe, le 12 septembre.

Ne soyez pas effrayé, mon ami, en voyant cette écriture à peine lisible; je suis en parfaite santé; mais je viens d'éprouver de telles émotions qu'après deux heures de repos, je suis encore agité d'un tremblement universel!...

Je veux vous laisser tout le plaisir de la surprise; ainsi je vais vous conter sans aucune préparation cette étonnante aventure.

J'ai soupé hier à Paris, et je suis aujourd'hui à Dieppe. Je soupois chez Mme de *** en très-petite société. A minuit on s'avisa de parler de navigation . Mme de *** et sa sœur qui n'ont jamais vu la mer, nous proposèrent le voyage de Dieppe, et il fut décidé que l'on partiroit sur-le-champ. On envoie chercher des chevaux de poste, et nous partons à deux heures après minuit, Mme de ***, sa sœur, son mari et moi. A six heures du matin nous cassons et nous versons. M. de *** a été assez grièvement blessé à la jambe; les dames se sont évanouies de frayeur; cet accident nous a retardés de quelques heures. Nous ne sommes arrivés aujourd'hui à Dieppe qu'à cinq heures après - midi. Mes compagnons de voyage très-fatigués se sont aussitôt retirés dans leurs chambres, avec l'intention de s'y reposer jusqu'au souper. Pour moi j'ai été me promener sur le port, afin d'y contempler de la jetée la plus horrible tempête que j'aie vue de ma vie. L'air étoit excessivement chaud, mais il faisoit un vent impétueux....

En approchant de la jetée je vis un peuple immense sur le rivage, et j'appris qu'une petite barque contenant quelques personnes avoit été submergée, mais que deux hommes s'étant élancés de la rive dans la mer, avoient sauvé les malheureux naufragés...

Touché de ce récit j'ai percé la foule, et au moment où j'arrivois sur le bord de la mer, j'en ai vu retirer deux jeunes personnes. Leurs libérateurs (qui sont deux matelots) les ont posées sur le rivage, en disant que l'une d'elles n'existoit plus. J'ai jeté les yeux sur ce triste objet, et j'ai vu une figure angélique qui paroissoit en effet privée de la vie!... L'autre jeune personne étoit évanouie.... et dans un état affreux, mais du moins ses gémissemens prouvoient son existence. Tout mon cœur s'est ému; j'ai donné de l'argent aux matelots en leur ordonnant d'enlever ces infortunées et de les porter chez le meilleur chirurgien de la ville, qui heureusement loge sur le port. Cet homme très-habile étoit chez lui, il a reçu dans sa chambre celle qui ne donnoit aucun signe de vie, il a appelé ses servantes, et m'a dit de le laisser un quart d'heure, parce qu'il alloit la faire déshabiller et la mettre près du feu dans des couvertures de laine. L'autre jeune fille a été portée dans l'appartement de la femme du docteur, qui aussitôt l'a couchée dans son lit.

Un sentiment inexprimable de compassion m'inspiroit le plus vif désir de savoir si la belle naufragée pouvoit être rappelée à la vie. Au bout de quelques minutes on est venu me chercher de la part du chirurgien. Je suis entré dans sa chambre avec un violent battement de cœur. Eh bien! ai-je dit en tremblant? Eh bien? a-t-il repris, elle n'est pas morte, et j'espère que nous pourrons la sauver; mais il s'agit de rappeler promptement l'air dans ses poumons. Les matelots, continua-t-il, sont restés à ma porte: en est-il un sain et robuste que vous puissiez engager pour de l'argent à l'opération que je vais diriger, et qui consiste à souffler dans la bouche de cette malheureuse fille, avec une force et une persévérance qui demandent une sorte de courage et beaucoup d'humanité ? Ah! nul autre que moi!... me suis-je écrié. A ces mots il m'a conduit près de la malade toujours sans connoisance et sans mouvement, enveloppée dans des couvertures blanches, et étendue près du feu. Sa jeunesse et sa beauté parfaite ajoutoient au saisissement qu'inspiroient son effrayante immobilité et la pâleur qui couvroit son visage, et que l'éclat de ses cheveux plus noirs que l'ébène rendoit encore plus frappante. Cet objet touchant, environné des ombres de la mort, ne pouvoit inspirer dans un tel état que le plus pur de tous les sentimens!.. et dans ce moment son amant même n'auroit pu profaner son innocence en la pressant contre son sein, et en appuyant sa bouche sur ses lèvres glacées.

Guidé par le médecin, j'ai fait tout ce qu'il m'a prescrit. Au bout d'un demi-quart d'heure, l'inconnue a paru respirer, ses joues se sont colorées d'un léger incarnat, et quelques minutes après ses yeux se sont ouverts!... Ah! mon ami, un père ayant vu son enfant dans le plus imminent péril, et l'arrachant des bras de la mort, ne sauroit éprouver une sensation plus délicieuse que celle qui me pénétra dans cet instant!... Oui, j'oubliai son sexe et sa beauté, et le sentiment qui remplit mon cœur fut un sentiment véritablement paternel. Mais l'impression la plus douloureuse lui succéda rapidement. L'inconnue, recouvrant une demi-connoissance, frémit en se voyant entre les bras d'un homme. Elle me repoussa avec effroi, et glacée de terreur, ses yeux se refermèrent. Le chirurgien m'assura qu'elle étoit hors de danger, et me renvoya.

Je fus dans un salon voisin. Au bout d'une demi-heure, le docteur est venu me retrouver, et m'a dit qu'il répondoit de sa vie, mais qu'elle n'avoit pas sa tête, quoiqu'elle n'eût point de fièvre.... Je le questionnois encore, lorsque la porte du salon s'ouvrit, et nous vîmes paroître l'autre jeune personne à moitié vêtue, les cheveux en désordre, les yeux égarés.... Elle s'avance vers nous, et joignant les mains d'un air suppliant: O laissez-moi la voir, nous dit-elle d'une voix étouffée!.. Un torrent de larmes lui coupa la parole. Rassurez-vous, lui dis-je, votre amie est hors de danger... A ces mots cette jeune personne tombe à genoux, en levant ses bras vers le ciel. Elle oublie les témoins qui la contemplent; elle se croit seule avec l'Etre suprême qu'elle invoque et qu'elle remercie; elle fait mentalement une prière dont l'éloquen-te ferveur, se peignant sur son visage avec la plus touchante énergie, fait passer dans mon âme tous les mouvemens de la sienne. Je partage les transports de sa joie et de sa reconnoissance, et mes pleurs coulent involontairement...

Dans ce moment nous entendons un grand bruit sur l'escalier. Le chirurgien sort, je le suis, et nous voyons trois domestiques dont je reconnois avec émotion la livrée, et qui s'écrient à la fois: Où est Mme la comtesse? .... Qui cherchez-vous? leur dis-je. -- Notre maîtresse, Mme la comtesse de Rosmond. -- Oui, mon ami, c'est elle, c'est Mme de Rosmond que je n'ai vue pour la première fois que pour la regretter et la pleurer!.... C'est elle dont le premier aspect devoit m'inspirer un tendre intérêt sans espérance, une admiration mêlée de douleur!.... Funestes présages!...

Tandis que j'interrogeois les domestiques, le chirurgien étoit rentré dans le salon, il y retrouva Agnès , c'est le nom de la jeune personne dont je viens de parler; il lui conta ce que j'avois fait pour son amie, et lui dit qui j'étois (car il m'avoit demandé mon nom). Quand il eut fini ce récit, Agnès le quitta sans lui dire une parole, et je la vis accourir vers moi les bras ouverts; elle saisit mes mains qu'elle pressa fortement dans les siennes: ô que vous seriez heureux, dit-elle, si vous saviez quel ange vous avez sauvé!.... Ah, repris-je, ne me montrez- vous pas combien elle mérite d'être aimée?.. Rien, interrompit Agnès, rien n'en peut donner l'idée; il faut la connoître, et je suis sûre qu'elle recevra son libérateur....

Agnès me conjura de la faire conduire dans la chambre de la comtesse, et me fit promettre de l'attendre dans le salon, afin de me parler encore. Elle revint au bout d'un quart d'heure, elle étoit baignée de larmes, le délire de la comtesse la pénétroit d'effroi; cependant le chirurgien calma sa douleur, en l'assurant que cet état n'avoit rien de dangereux, et que la comtesse reprendroit sa connoissance après quelques jours de repos, et lorsqu'elle auroit recouvré le sommeil.

Agnès, aussi naïve, aussi communicative que sensible, m'a consulté sur ce qu'elle devoit faire. La terre de la comtesse est auprès de la ville d'Eu, à quatre lieues de Dieppe. Il est impossible de songer à l'v transporter dans ce moment; elle ne peut être mieux que chez le médecin qui la soigne, et dont la maison est grande et commode. Il a donc été convenu qu'elle y restera quelques jours. Avant de quitter Agnès et le chirurgien, je leur recommandai de ne dire à personne l'espèce de service que je venois de rendre à la comtesse, bien certain que ce détail seroit conté de mille manières, et ne manqueroit pas d'être tourné en ridicule par la méchanceté.

Je retournai à notre auberge à huit heures trois quarts; ou y savoit déjà, mais vaguement, l'histoire du naufrage; on m'a beaucoup questionné sur Mme de Rosmond, j'ai répondu très-négligemment, en assurant que je l'avois à peine entrevue, et que je n'étois resté si long-temps chez le chirurgien, que pour y attendre la fin de l'orage et de la pluie. Combien le souper m'a paru long et ennuyeux!.... On n'a cependant parlé que de la comtesse de Rosmond, mais pour se moquer de ce qu'on appelle sa sauvagerie , et même de son goût pour l'étude, et enfin pour la calomnier!... Combien j'ai trouvé méchantes et haïssables Mme de *** et sa sœur, qui jusqu'ici m'ont paru si aimables!... Pour cacher mon humeur, je me suis plaint d'un violent mal de tête et d'une grande envie de dormir. J'ai été me renfermer dans ma chambre en sortant de table, et au lieu de me coucher, je me suis mis à vous écrire..... Il est deux heures après minuit. Cette lettre partira à sept, mais je vous récrirai demain au soir et tous les jours suivans; car je trouverai un prétexte pour rester ici au moins huit ou dix jours.

LETTRE XLVI.

Du même au même.

De Dieppe, le 14 septembre.

J'AI été hier si agité, si occupé, que je n'ai pu vous écrire. Je suis heureusement débarrassé de mes compagnons de voyage, qui sont partis ce matin à dix heures. J'ai trouvé un excellent prétexte pour rester. M. le duc de P*** qui est à la ville d'Eu, ayant su, je ne sais comment, que j'étois ici, m'envoya hier un page chargé d'une lettre dans laquelle il me mandoit qu'il désiroit me parler sur une affaire qui intéresse vivement mon prince. J'ai montré ce billet à Mme de ***, en lui déclarant que je restois, parce que je ne pouvois me dispenser d'aller le lendemain à Eu et d'y passer plusieurs jours. On a trouvé cette raison trèsvalable et très-simple, et de cette manière je puis rester ici une quinzaine de jours, sans que, même au palais ***, on m'en sache mauvais gre.

J'étois levé hier avant le jour, tout le monde à l'auberge dormoit encore; je courus chez le chirurgien, j'y trouvai l'intéressante Agnès qui ne s'étoit pas couchée, afin de veiller son amie. Elle me dit que la comtesse étoit exactement dans le même état, et aujourd'hui encore elle est sans fièvre et toujours en délire. Le chirurgien nous proteste que nous ne devons avoir aucune inquiétude, mais la situation où je la vois m'inquiète véritablement...... Un lien puissant m'attache à elle! J'ai eu le bonheur de contribuer à lui sauver la vie; je puis même dire, sans figure, qu'elle me doit l'air qu'elle respire , son existence est ma création . Je ne saurois exprimer ce que cette idée m'inspire; mais je vous proteste que je ne sens pour elle qu'une affection de père: il me semble qu'un autre sentiment profaneroit ce que j'ai fait pour elle! D'ailleurs, Poligni est mon ami; il l'adore, et avec une constance d'autant plus touchante qu'il n'a jamais eu d'espérance; il m'a confié cette passion; j'en ai connu tous les progrès et toute la violence, je ne trahirai jamais l'amitié!.... Aussi ai-je écrit à Poligni pour lui conter avec sincérité toute cette aventure. Je suis bien certain qu'il ne divulguera point le détail que je veux cacher; je m'en repose à cet égard sur sa délicatesse et même sur sa jalousie. O combien il m'enviera!....

Je devois à la confiance entière qu'il me montre depuis plusieurs années, de ne lui déguiser rien, surtout relativement à l'objet dont il est uniquement occupé; enfin, je l'assure que, si la comtesse me reçoit chez elle, j'emploierai tous mes soins à détruire les préventions qu'elle a prises contre lui. Je l'ai promis, je tiendrai ma parole.

Je ne prétends qu'à l'amitié de Mme de Rosmond, il me sera bien doux de jouir de sa reconnoissance. Jugez combien il m'est pénible de ne pouvoir me représenter devant elle sans exciter son effroi!... car il paroît que son égarement est surtout causé par le souvenir confus de la situation extraordinaire dans laquelle, en ouvrant les yeux pour la première fois, elle me vit auprès d'elle. Cette image a gravé dans sa tête l'idée d'un outrage imaginaire..... Dans son délire, elle se compare souvent à Clarice Harlowe , et je suis Lovelace . Comme elle n'a pas de fièvre, elle n'est pas dans son lit, et passe la journée sur une chaise longue; deux fois je suis entré chez elle; mais, par malheur, elle a conservé le souvenir de mon visage, et aussitôt que ses regards tombent sur moi, elle est agitée de mouvemens convulsifs, et je suis forcé de m'éloigner précipitamment. Concevez-vous quelle seroit ma douleur, si ce délire, en se prolongeant, finissoit par altérer ses organes, et si elle devoit conserver à jamais cet égarement et son erreur?... Cette idée est horrible, insupportable; elle se présente sans cesse à mon imagination, et m'affecte tellement, que rien ne peut m'en distraire.

J'ai passé avec l'aimable Agnès une partie de la journée. Elle m'a conté l'histoire du naufrage, que voici. Agnès ne connoissoit point Dieppe, et son amie, par complaisance pour elle, y vint lundi dernier. Le lendemain elles furont l'une et l'autre toutes seules se promener sur le port. Le temps étoit superbe; un vieux batelier leur proposa de les prendre dans sa petite barque, et elles y consentirent La mer étoit alors extrêmement calme, et la comtesse, familiarisée depuis long-temps avec ce terrible élément (sa terre est sur le bord de la mer), voulut faire une longue promenade. A deux lieues en mer l'orage survint tout à coup Le vieux batelier perdit la tête: cependant il rassembla toutes ses forces pour rentrer dans le port, il y parvint; mais dans cet instant la barque chavira, les deux amies évanouies tombèrent dans la mer, le batelier les abandonna et se sauva à la nage... Vous savez le reste. Les matelots libérateurs de la comtesse et d'Agnès ont déjà reçu vingt louis de cette dernière, avec la promesse d'une pension que leur fera sûrement la comtesse.

Voilà mon ami, où nous en sommes. Je suis sûr que ces détails vous intéresseront vivement. C'est par principe que j'en rends compte à Poligni, mais c'est à vous seul que j'aime à les conter.

LETTRE XLVII.

Du même au même.

De Dieppe, le 17 septembre.

Enfin, grâce au ciel, Mme de Rosmond à repris hier toute sa connoissance, et je suis soulagé du poids affreux dont mon cœur étoit oppressé. Je ne l'ai point encore revue depuis cet heureux changement. Agnès lui a conté l'histoire de sa guérison, et par quel moyen mes soins l'ont rappelée à la vie; mais Agnès a fait une imprudence en lui parlant du délire qui nous a tant inquiétés; ce détail joint à celui de ce que j'ai fait pour elle, lui cause un tel embarras, qu'elle n'a pu se résoudre encore à me recevoir. Je voudrois que cette première entrevue fût passée, je souffre d'avance de l'espèce de confusion qu'elle éprouvera..... On m'annonce dans cet instant un message de la part de Mme de Rosmond.....

Elle me fait prier de l'aller voir demain à midi!...... Un billet d'Agnès m'apprend que la comtesse retourne demain à sa terre, et que je recevrai l'invitation de l'y accompagner!... Pauvre Poligni! que ne donneroit-il pas pour être à ma place!...... Mais je vais m'occuper de ses intérêts. J'ignore comment tout ceci se terminera; je ne suis sûr que d'une chose, c'est que je ne deviendrai pas un mal-honnête homme, c'est que je ne deviendrai point un ami parjure.

LETTRE XLVIII.

Du même au même.

De la M***, le 17 septembre.

Je vous écris d'un séjour véritablement enchanté. Pourroit-il ne pas l'être! il est l'ouvrage de la divinité qui l'habite! c'est Mme de Rosmond qui en a fait les jardins. Je me suis souvent étonné que tant de gens qui font des jardins à l'anglaise, prodiguassent des sommes immenses pour ne produire que des jeux d'enfans, ou d'insipides imitations. Ici tout est inventé, tout est créé, tout parle au cœur et à l'esprit. Mais parlons d'abord de Mme de Rosmond: tout ce qu'elle peut inventer de plus ingénieux, sera toujours bien au-dessous d'elle-même.

Hier à neuf heures et demie j'étois chez le chirurgien; un instant après, Mme de Rosmond, donnant le bras à son amie, est entrée dans le salon où je l'attendois. Elle a prodigieusement rougi en m'apercevant; mais malgré l'embarras et la timidité que lui inspiroient sa modestie et la singularité de son aventure, elle a su me témoigner la reconnoissance la plus touchante avec autant de grâce que de sensibilité. De mon côté, j'ai eu un maintien si simple, des manières si respectueuses et un ton si paternel , que toute sa confusion s'est entièrement dissipée au bout de quelques minutes. Après m'avoir invité à partir avec elle, elle me dit qu'elle emmenoit encore tous ses autres libérateurs , et comme je vis qu'il y avoit quelque embarras pour l'arrangement des voitures, je me chargeai de prendre dans la mienne le docteur et les deux matelots. Nous partîmes à onze heures. Je ne m'ennuyai point durant la route, je voyois devant nous la voiture de Mme de Rosmond, et nous ne parlions que d'elle! ...... Nous arrivâmes à midi trois quarts à la M***; l'avenue étoit remplie de villageois qui, ayant appris l'accident arrivé à leur dame qu'ils adorent, vouloient la voir. Elle fit arrêter sa voiture, en descendit, et fut à pied jusqu'au château, et toujours environnée et suivie de toute cette multitude. La comtesse, après avoir remercié ces bonnes gens avec une expression pleine de charmes, nous présenta à eux comme ses libérateurs; ensuite elle les invita à revenir le lendemain pour un bal champêtre qu'elle compte leur donner.

En attendant le dîner, la comtesse nous conduisit dans les jardins, disposés et composés dramatiquement, et représentant la vie humaine . En sortant du château, on traverse une vaste pelouse, au bout de laquelle on trouve le pavillon de l'enfance . C'est un grand salon d'une forme élégante, peint à fresque en grisaille, et dont les ornemens, les statues et les peintures représentent des groupes d'enfans et tous les jeux de cet âge charmant. Après ce pavillon, on entre dans une longue allée, tapissée d'un gazon émaillé de fleurs; de superbes vases d'albâtre, posés au pied de tous les arbres, ne contiennent que des lys, symboles de l'innocence. A droite et à gauche de l'allée, dans des enfoncemens formant des espèces de bosquets, sont placés différens jeux, doux amusemens de l'adolescence: des jeux de quilles, de boule, une escarpolette, et au milieu de l'allée est un grand bassin; c'est un bain à la grecque, revêtu de marbre blanc, et rempli d'une eau transparente, image de la pureté. Au bout de cette allée, on se trouve vis-à-vis de deux chemins différens, l'un à droite, et l'autre à gauche. Une statue de la Vérité, posée entre ces deux chemins, semble inviter, par son geste, à prendre la première route. Sur le piédestal de la statue on lit les vers suivans:

Toi qui sors de l'adolescence,
O toi qui possèdes encor
Le seul véritable trésor,
La paisible et douce innocence;
Ici tu dois mûrement réfléchir!
„Tu vois ces deux sentiers, entre eux il faut choisir:
„L'un est celui de la sagesse,
„Et l'autre celui de l'erreur.
Ah! pour faire un bon choix, crains surtout ta foiblesse;
„Laisse-moi te guider, je conduis au bonheur.“

L'entrée de la route de l'Erreur est décorée d'un élégant portique en treillage, recouvert de chèvre-feuille. Cette route est tortueuse, mais unie et facile; on y voit des deux côtés des caisses remplies de fleurs, qui ne cachent qu'à moitié des buissons l'épines , des orties et des plantes vénéneuses, véritables productions du terrain..... Après avoir fait environ deux cents pas, on entend distinctement le mugissement de la mer!.... et l'on découvre les débris du palais de l'Inconstance . Ce ne sont point des ruines; on voit que c'est le caprice, et non la main du temps, qui a renversé une partie de cet édifice: ce qui en reste est dans le goût le plus moderne; l'architecture offre un mélange bizarre de différens genres; sur une des grosses pierres neuves dispersées sur le sable léger qui servoit de fondement au palais, on lit ces mots effrayans: Détruire pour changer! .... Près de là on aperçoit une espèce de borne, une petite colonne tronquée, placée devant un massif très-touffu, qui représente un labyrinthe et qui paroît rempli de roses, mais au milieu duquel s'élève tristement un grand cyprès!...... La statue de la Vérité se retrouve auprès de cette borne, et sur son socle on lit ces vers:

„Tu peux encor retourner en arrière!......
Tu peux encor poursuivre une heureuse carrière
Dans les sentiers de la vertu:
Mais à ce point fatal, qui diffère est perdu.
On passe de l'erreur au crime
„En osant le franchir; dans un affreux abime
Un pas de plus va te précipiter.
Là, tu me reverras, mais pour t'épouvanter.“

La comtesse a pensé, avec raison, qu'il falloit n'offrir qu'en récit la route du vice et du crime; aussi ne pénètre-t-on point dans le redoutable labyrinthe; on est forcé de céder à la voix de la Vérité , on revient sur ses pas, et l'on va chercher la route de la Vertu . Cette partie de jardin est infiniment plus étendue que la précédente, parce que l'allégorie s'y trouve toute entière.

On entre d'abord dans une allée droite, mais étroite et raboteuse; on voit devant soi un chemin très-escarpé.... mais à mésure qu'on avance, la route s'embellit. On arrive dans une plaine riante, entrecoupée de ruisseaux; après l'avoir parcourue, on se trouve dans le temple de l'Espérance , c'est une grande rotonde qui ne reçoit le jour que par l'ouverture de sa coupole, qui laisse voir le ciel à découvert . Un beau morceau de sculpture fait tout l'ornement de ce temple; c'est l'Esperance , non sur un piédestal, mais s'élevant du sein d'un amas de nuages, et soutenant la Vertu en lui montrant le ciel!.... A quelques pas de là; on aperçoit une haute montagne qui paroît couverte de rochers et de ronces!.... Fortifié par l'Espérance , on se décide courageusement à la gravir: on n'y trouve d'abord aucun sentier battu; il faut marcher péniblement, à travers les épines, sur des roches glissantes.... mais bientôt les rochers disparoissent, la montagne s'aplanit, la verdure et les fleurs se reproduisent, et la perspective surtout s'embellit... On monte, on s'élève toujours, par un chemin doux, agréable, qui n'a rien de fatigant...... on aperçoit dans le lointain une foule d'objets ravissans!... Enfin on parvient au sommet de cette longue montagne; et là, le premier objet qui frappe les regards, c'est la statue de la Vertu, représentée sous l'emblème de la force; c'est Hercule assis, appuyé sur sa massue, avec l'ancienne devise grecque: Après les travaux le repos ...... Sur l'autel de la Vertu, entouré de lauriers et posé sur une touffe d'immortelles, on lit l'inscription suivante:

„De tes heureux travaux, de ta persévérance,
Ah! la plus douce récompense
„Que la vertu puisse t'offrir,
„Est de t'en retracer le touchant souvenir;
„Tourne les yeux et regarde en arrière,
Contemple la noble carrière
Qu'avec tant de succès tu viens de parcourir!“

En effet, en se retournant, on voit toute la route par laquelle on vient de passer; ce coup d'œil est enchanteur de ce côté; il est disposé et décoré de manière que les objets qui avoient paru les plus tristes en gravissant la montagne, paroissent sous ce point de vue les plus agréables. On découvre delà des cascades, des fleurs, des buissons de lauriers qui étoient masqués de l'autre côté par des roches effrayantes!... De l'autel de la Vertu un sentier de gazon conduit au temple de la Paix . En sortant de ce temple, on se trouve dans une épaisse voûte de feuillage qui mène à l'antre de Morphée . Cette grotte charmante, entourée de pavots et de roses, est située dans une île ravissante par la beauté des ombrages et des eaux; après avoir passé sur un pont d'une légèreté et d'une élégance remarquables, on découvre la grotte; l'intérieur en est tapissé de mousse, elle est remplie de plantes odoriférantes qui exhalent les plus doux parfums; un ruiseau qui la traverse, tombant mollement sur du gazon, semble, par son agréable murmure, inviter au repos. Sur l'entrée de la caverne, on lit cette inscription:

Parmi les fleurs et la verdure,
“Cest ici qu'on jouit d'un paisible sommeil:
“C'est la vertu qui le procure,
C'est elle aussi qui nous assure
“Le plus délicieux réveil!“

Par delà cette île, tout le reste du jardin offre un véritable Elysée , où le goût, l'art et la nature ont rassemblé tout ce qu'on peut imaginer de plus charmant et de plus varié.

J'ai oublié de vous dire une chose qui ne laisse rien à désirer pour la justesse de l'allégorie générale; c'est que la longue route de la vertu est toujours coupée par de petits sentiers tortueux de traverse, qui tous conduisent au chemin de l'Erreur .

Outre ce parc ingénieux et moral, la comtesse, de l'autre côté du château, a fait des potagers, un verger, une pepinière, dans lesquels elle a tiré le plus heureux parti de la mythologie et des usages champêtres suivis par les anciens. Ceci demanderoit une trop longue description, et vous plairoit moins que le jardin allégorique, qu'on ne peut comparer, pour l'intérêt, qu'à celui d'Erneville, comme on ne peut comparer que deux femmes , quand on a pu les connoître l'une et l'autre: Pauline et la comtesse de Rosmond! Après avoir parcouru ces jardins délicieux, nous sommes rentrés au château, où le dîner nous attendoit. Les deux matelots se sont mis à table avec nous, et en sortant de table, la comtesse a donné, à chacun de ces braves gens, un contrat d'une pension viagère de six cents livres.

Ce château, par la manière simple et agréable dont il est distribue et arrangé, ressemble extrêmement à celui d'Erneville; mais j'y ai remarqué une singularité qui m'a beaucoup frappé. Il y a dans tous les appartemens un grand tableau décoré d'un cadre superbe, et recouvert d'une gaze ou d'un taffetas qui, posé de manière à laisser voir le cadre, cache entièrement la toile. J'observai que ces tableaux mystérieux sont tous placés en face de Mme de Rosmond, de telle sorte quelle puisse toujours les voir du lieu où elle se tient ordinairement. Dans sa chambre à coucher, le tableau voilé est dans son alcove; dans son cabinet d'étude, il est au-dessus de son bureau.

Je pensai d'abord que ces voiles n'étoient mis que pour conserver une peinture précieuse; et, très-curieux d'en connoître les sujets, j'en ai parlé à Agnès, qui s'est mise à rire, en me disant de les aller regarder; aussitôt je cours lever la gaze, et je ne vois qu'une toile de tableau toute unie sans aucune peinture! et j'apprends que tous les autres tableaux sont semblables, et qu'ils sont là depuis plusieurs années!

Agnès croit et m'assure que ce n'est qu'une simple fantaisie de son amie, qui a le projet de remplir ces cadres en achetant un jour des tableaux, et qui jusqu'ici n'a pas encore voulu faire cette dépense. Mais ces cadres paroissent faits pour des portraits , et non pour des tableaux. La manière dont ils sont placés, semble annoncer un sentiment , et non une fantaisie! Enfin, quand j'en ai parlé devant la comtesse, j'ai cru voir un léger nuage obscurcir son front, et quelques larmes rouler dans ses yeux!...

Il me reste à vous parler de son amie, cette intéressante Agnès, qui paroîtroit belle, s'il étoit possible de l'être auprès de Mme de Rosmond. Ces deux amies ont l'une pour l'autre le sentiment le plus tendre et le plus exalté; j'ignore l'histoire qui les a réunies; je sais seulement que la bonté et la bienfaisance de la comtesse ont formé leur liaison Elles vivent ensemble depuis plus de cinq ans, elles se donnent le doux nom de sœur; et comme elles sont décidées, l'une et l'autre à ne point se marier, il est vraisemblable qu'elles ne se quitteront jamais. Agnès n'a pas les talens, l'instruction et la supériorité d'esprit de son amie; mais elle est remplie de douceur, de franchise et de naïveté, et elle n'est assurément pas, d'ailleurs, une personne ordinaire; pourroit-on l'être, lorsqu'on est capable d'apprécier Mme de Rosmond, et qu'on sait l'aimer passionnément?....

Adieu, mon ami; voyez comme je comp-te sur votre amité en me livrant au plaisir de vous parler si longuement de personnes qui vous sont totalement inconnues.

D'après l'invitation de la comtesse, je compte ne retourner à Paris que dans les premiers jours d'octobre.

LETTRE XLIX.

De M. du Resnel au vicomte de St. Méran.

le 21 septembre.

J'ai reçu votre lettre du 17 aujourd'hui, mon cher vicomte. Je dînois à Erneville, et j'y ai lu la description du jardin allégorique.

Pauline en a été dans un enthousiasme inexprimable, elle m'a fait recommencer deux fois cette lecture pour Léocadie; cette enfant n'a que huit ans et demi, mais je vous assure qu'elle sent comme si elle en avoit quinze. Elle et sa mère adoptive vous conjurent de leur envoyer dans une lettre, le plan de ce jardin; d'après ce dessin, on en fera à Erneville un grand plan en relief, qui sera placé à demeure dans la chambre de Léocadie, qui sur-le champ a eu l'idée de demander cette grâce, qui lui a été promise. J'ai promis de mon côté que vous auriez la complaisance qu'on attend de vous. Je crois que vous ne dessinez pas; mais vous savez lever un plan, et c'est tout ce qu'il nous faut.

Oui, mon ami, vous ne deviendrez point un mal-honnête homme , et loin de m'inquiéter sur votre situation, je la trouve désirable avec une âme telle que la vôtre. Nous pouvons, à notre gré, multiplier les bonnes actions; mais les occasions d'en faire de grandes et de véritablement généreuses, se présentent rarement. Ce sont les prédestinés de la terre qui reçoivent du ciel ces occasions précieuses. Vous ne laisserez point échapper celle qui vous est offerte; ayant acquis par la plus singulière aventure, des droits puissans sur le cœur de Mme de Rosmond, admis à son intimité, ayant pour cette personne extraordinaire une passion d'autant plus violente, que vous n'avez jamais connu l'amour, vous triompherez de vos sentimens en faveur d'un ami qui a placé toute sa confiance en vous. Vous le servirez, non-seulement loyalement, mais avec zèle, avec promptitude; vous répondrez d'une constance dont vous êtes le témoin depuis cinq ans; et que vous réussissiez, ou non, vous pourrez ensuite, du haut de la montagne sacrée , ‘Tourner les yeux, regarder en arrière, ’ jouir de ce doux souvenir ajouté à tant d'autres, et vous féliciter d'une gloire réelle et du seul bonheur véritable.

Adieu, mon ami; quand vous retournerez à Paris, je vous prie de m'y chercher un jeune artiste qui sache bien peindre en miniature, et qui consente à venir partager ma solitude pendant six ou sept ans; je lui ferai le sort qu'il désirera, pourvu qu'il soit honnête, et qu'il ait du talent. J'ai entendu Pauline désirer un tel maître pour Léocadie: jugez de l'intérêt que j'attache à cette commission!

LETTRE L.

Du comte de Poligni au vicomte de Saint Méran. Paris, le 21 septembre.

Je reçois tes deux lettres à la fois, j'arrive de Fontainebleau... Grand Dieu! quel événement!... tu as contribué à lui sauver la vie, et de quelle étonnante manière! Je n'étois pas digne d'un tel bonheur!... le ciel ne pouvoit le réserver qu'à un être pur, irréprochable! .... Et toi son libérateur, toi devenu son ami, tu me promets de me servir, de lui parler pour moi!... O généreux St Méran! toi seul au monde es digne d'elle, je le sens, j'en conviens; je suis sûr que tu n'as pu conserver près d'elle ton indifférence, tes lettres même me le prouvent; et tu ne m'abandonnes point, et tu me restes fidèle. O ma vie entière te sera dévouée!... Je n'ai point d'espoir; non, je n'en ai point!.... Quand je me rappelle mes égaremens passés je tombe dans un affreux découragement. Ah! depuis que je l'aime, quel juge sévère je suis devenu pour moi-même!... Mais un changement de mœurs si vrai, si persévérant, et cinq ans de constance! .... Elle me méprise, elle me hait.... Obtiens-moi du moins son estime et sa pitié. Peins-lui mon âme, tu la connois... Oui, elle me hait!... Que lui demandé-je? Seulement d'être admis quelquefois chez elle, avec promesse, avec serment de ne lui parler jamais d'un amour qu'elle rejette... Tu sais sa dernière réponse: Monsieur de Poligni ne pourroit être admis chez moi qu'à une condition qu'il n'accepteroit certainement pas! -- Confondu de cette étrange réponse, j'ai protesté que j'accepterois à ce prix avec transport toutes les lois qu'elle m'imposeroit; je l'ai fait coujurer de s'expliquer, et c'est ce qu'elle a toujours refusé avec l'inflexibilité la plus persévérante.

Je n'ai pas la folie d'espérer que tu puisses la toucher en ma faveur; mais je te conjure de tâcher de l'engager à déclarer quelle est cette condition que sa froideur juge impossible : rien ne m'est impossible pour me rapprocher d'elle. Elle n'a point dit ce mot au hasard, elle y attache une idée. J'ai le droit d'en demander l'explication: elle ne peut avec justice me la refuser. C'est pour elle une chose dénuée d'intérêt et d'importance, mais c'est tout pour moi. Fais-la donc parler. Quelle est cette condition ? J'y souscris aveuglément d'avance.

Je pars jeudi pour la ville d'Eu, où j'ai si souvent en vain séjourné!..... Avec ma soumission accoutumée je ne mettrai point un pied profane sur la terre heureuse où l'on te retient!... Mais à deux lieues d'elle et de toi je serai moins malheureux, et je pourrai t'écrire à toutes les heures. Cher St. Méran, mon vertueux ami, si tu te refroidissois pour moi, que deviendrois-je? ...

LETTRE LI.

Du vicomte de St. Méran au comte de Poligni. Le 22 septembre.

Je n'ai encore reçu aucune réponse de toi; je suppose que tu n'es pas à Paris, ou, pour mieux dire, j'en suis certain; car depuis long-temps tu n'as qu'une affaire , et mes dernières lettres ne te parlent que de l'objet qui t'occupe uniquement.

J'ai enfin parlé à la comtesse, je me suis borné à lui demander quelle est cette condition qu'elle voudroit t'imposer en t'accordant la permission de venir chez elle. Là-dessus elle a voulu rompre cet entretien, et comme j'insistois vivement: Je conçois, a-t-elle repris, que le mot qui m'est échappé, a dû exciter la curiosité de M. de Poligni; mais je puis vous assurer que c'est en grande partie par égard pour lui que je ne veux point la satisfaire, et que je suis trèscertaine qu'il rejeteroit infailliblement la seule condition qui pût le faire admettre chez moi. Voilà, ai-je répondu, ce qu'il est impossible que vous sachiez; souffrez que je vous dise qu'il n'est digne ni de votre raison, ni de votre équité, de juger irrévocablement des décisions d'une personne à laquelle vous refusez d'expliquer vos volontés. -- Ceux qui me connoissent, savent que je ne suis ni injuste, ni bizarre. Cela ne suffit pas; il faut qu'on ne puisse vous reprocher un procédé inexplicable. On en pensera ce qu'on voudra; je ne veux ni m'expliquer, ni recevoir M. de Poligni. -- Est-ce Mme de Rosmond qui parle ainsi? est-ce la femme la plus distinguée par la supériorité de sa raison?... -- Non, Monsieur, c'est une personne trèscommune. -- Vous m'affligez mortellement... que risquez-vous à vous expliquer?... Si Poligni n'accepte pas la condition imposée, vous êtes pour jamais débarrassée de ses poursuites; et si vous vous obstinez à vous taire, vous lui donnez le droit de vous importuner sans relâche. C'est désormais ce qu'il fera, n'en doutez point; car c'est ce qu'il doit faire. Vous l'autorisez à quitter cette réserve qu'il vous a montrée jusqu'ici; daignez vous mettre un moment à sa place... Ici Mme de Rosmond irritée d'être contrariée, m'interrompit avec une sorte d'emportement, pour me dire qu'elle ne vouloit plus entendre parler de cette ennuyeuse tracasserie . En disant ces mots elle s'est levée, et m'a quitté brusquement.... Elle a donc un défaut!... elle ne peut supporter la contradiction!... Cependant elle s'est repentie de ce premier mouvement. Une heure après elle m'en a fait les excuses les plus aimables, et elle m'a promis de réfléchir mûrement à ma demande , et de me rendre une dernière réponse dans quelques jours. J'entrevois qu'il y a là-dessous quelque calomnie contre toi. Je te conseille de venir sans délai. Vas droit à la ville d'Eu; le prince y est, et te recevra avec joie, et là nous causerons ensemble tout à notre aise. Je crois pouvoir te répondre que la comtesse enfin donnera l'éclaircissement désiré depuis si longtemps. Adieu, mon ami; ne perds point de temps; viens le plus tôt que tu pourras.

LETTRE LII.

Du même à M. du Resnel.

De la M***, le 25 septembre.

Poligni arriva à la ville d'Eu mardi dernier; j'y fus aussitôt, nous passâmes quatre heures ensemble. Je le trouvai plus amoureux que jamais, et dans la plus violente agitation; mais d'ailleurs toujours le même, mêlant avec originalité les saillies les plus plaisantes aux traits de passion et de sensibilité les plus touchans. En me questionnant sur le jardin allégorique qu'il ne connoît pas, et qui n'est fini que de cette année, il me dit que si on lui permet jamais d'y entrer, toutes les fois qu'il sera sur le sommet de la montagne sacree , il fera semblant d'avoir un torticolis , afin de se dispenser de regarder en arrière . Je ne connois point d'homme plus aimable que lui. Je suis persuadé que s'il peut vaincre les préventions de la comtesse, il finira par s'en faire aimer. Enfin aujourd'hui elle a cédé à mes vives instances, elle m'a formellement promis de s'expliquer demain: nous saurons donc quelle est cette mystérieuse condition. La comtesse veut donner elle-même à Poligni cet éclaircissement en ma présence. Dans l'incertitude de l'acceptation , elle ne reçoit point Poligni chez elle; c'est, comme dit Poligni, sur la frontière, en pays neutre , que se fera cette singulière entrevue. Elle a désigné le bois de Rouville , appartenant à M. le duc de P*** pour le lieu du rendez-vous. Jugez, mon ami, comme nous comptons les heures! comme nous sommes impatiens, inquiets, troublés!...

La poste repart après-demain; je ne la manquerai sûrement pas, vous saurez tout. Je vous avoue qu'outre l'intérêt que je prends au pauvre Poligni, je suis possédé de la plus ardente curiosité que j'aie éprouvée de ma vie. Ce qui y met le comble, est l'état où je vois me de Rosmond: elle ne m'a montré jusqu'ici pour Poligni que de l'aversion: car ses préventions contre lui sont affreuses, et cependant elle paroît redouter mortellement cette entrevue: pourquoi la craindroit-elle autant, si elle n'avoit que de l'indifférence! Enfin elle m'a prévenu que je serois témoin d'une scène étonnante , et elle m'a demandé d'avance le secret sur tout ce que j'entendrois.

LETTRE LIII.

Du même au même.

De la M**, ce 25 septembre.

Quel étrange dénoûment!... et combien il va vous surprendre!... J'en suis encore tout ému, et j'aurai beaucoup de peine à mettre un peu d'ordre dans mon récit!...

Hier, qui étoit le grand jour désigné pour l'entrevue, Mme de Rosmond et son amie furent enfermées ensemble toute la matinée: je ne les vis l'une et l'autre qu'à l'heure du dîner. La comtesse étoit, comme la veille, triste, distraite et silencieuse. En sortant de table, je la quittai pour aller chercher Poligni: je le trouvai déjà sur la route; nous descendîmes de cheval, et nous entrâmes à pied dans le bois; je fis à Poligni le détail de mes observations sur la comtesse, nous nous épuisâmes en conjectures; tout ce que Poligni put deviner, c'est que la comtesse exigeroit de lui qu'il se fît capucin , ou même chartreux . Il eut le temps de dire beaucoup de folies de ce genre, car nous attendîmes plus de deux heures: enfin un domestique placé en embuscade sur le grand chemin, vint nous avertir qu'on apercevoit la voiture de la comtesse. Au bout de quelques minutes, nous vîmes paroître Mme de Rosmond donnant le bras à son amie. Nous avançâmes à leur rencontre; la comtesse avoit l'air extrêmement ému, elle étoit même tremblante; mais on ne voyoit sur sa physionomie que l'expression de l'indignation et de la colère... Elle s'assit sur un tronc d'arbre, et fit asseoir Agnès à côté d'elle....

Poligni, consterné d'un accueil si peu rassurant, n'osoit rompre le silence; je pris la parole, quoique je ne fusse assurément pas moi-même sans émotion. Eh bien! Madame, dis-je à la comtesse, mon ami vient recevoir vos ordres.... Mes ordres! reprit-elle d'un air fier et dédaigneux, je n'en ai point à lui donner! Je ne hasarderois même pas un conseil!... Eh pourquoi donc, Madame, tant de marques de dédain? interrompit Poligni; je puis souffrir avec autant de respect que de douleur votre indifférence, et même votre haine, mais je ne me sens point fait pour supporter votre mépris. On m'a noirci près de vous; parlez, expliquez-vous, donnez-moi les moyens de me justifier... -- Vous justifier? cela est impossible: vous ne pourriez que réparer... -- Parlez, Madame, je confondrai d'odieuses calomnies.... Souvenez-vous, Monsieur, que j'ai fait ce que j'ai pu pour vous épargner une accablante confusion.... mais vous m'avez fait menacer de me poursuivre en tous lieux pour obtenir un éclaircissement; alors vous n'auriez pu manquer de découvrir ce triste secret: je vais donc vous en instruire .... Vous allez savoir pourquoi je ne pouvois vous recevoir chez moi; vous allez connoître qu'il n'est qu'un seul moyen... Au nom du ciel, Madame, intorrompit Poligni, expliquez-moi cette inconcevable énigme! Eh bien, ma sœur, reprit Mme de Rosmond, en se retournant vers Agnès, relevez votre voile!... A ces mots, Agnès appuyée jusqu'alors sur l'épaule de la comtesse, relève d'une main tremblante le crêpe épais qui cachoit son visage... Poligni la regarde, et pâlit en s'écriant: Juste ciel! Mlle de Cernin!... Agnès laisse retomber son voile, et se jette sur le sein de Mme de Rosmond qui la serre en pleurant dans ses bras... Il y eut un moment de silence. Ensuite Poligni éperdu s'appuya contre un arbre, en mettant ses deux mains sur son visage... Oui, c'est elle, dit Mme de Rosmond, c'est cette jeune infortunée séduite par vous, il y a six ans; elle en avoit alors quinze ! Fille d'un gentilhomme de Picardie, elle étoit au moment de faire un mariage avantageux, elle épousoit avec joie un honnête homme dont elle étoit adorée, et qui faisoit sa fortune.... Pour son malheur votre régiment vint en garnison à Chauny!... vous la vîtes, vous en devîntes amoureux, vous abusâtes de son inexpérience et de sa sensibilité... et vous l'abandonnâtes... Son vieux père en mourut de douleur... il laissa plus de dettes que de bien, et cette intéressante victime de votre barbarie se trouva à seize ans sans asile, sans amis, sans protecteurs, sans ressources, avec une passion malheureuse, un nom déshonoré et des remords déchirans! Mais, poursuivit la comtesse, je vois couler vos pleurs: oh! ne les cachez pas! heureux, mille fois heureux qui peut réparer une grande faute!... Ah! c'est reprendre une vie nouvelle! Quelle seroit la joie d'un coupable repentant, si Dieu daignoit le ramener aux premiers beaux jours de sa carrière avec le souvenir de ses erreurs et de ses remords!... Pouvoir recouvrer l'innocence vivement regrettée, n'est-ce pas renaître? Mme de Rosmond parloit avec un feu, avec une véhémence dont il m'est impossible de vous donner une idée... Il v avoit quelque chose d'irrésistible dans le son de sa voix et dans l'expression sublime de son visage... Poligni baigné de larmes, tombe aux genoux d'Agnès: Disposez de moi, lui dit-il, je suis à vous, daignez m'accorder mon pardon; daignez, en recevant ma foi, me rendre le repos, votre estime et la mienne! O mon frère!... s'écria Mme de Rosmond avec l'accent le plus pathétique.... oui, vous êtes mon frère!... C'est à vos pieds, interrompit Poligni avec enthousiasme, que je jure de lui consacrer ma vie! fut-il jamais un serment plus sacré! Oui, demain je la conduis à l'autel... Non, Poligni, dit Agnès, je suis sensible au repentir que vous me montrez; mais je ne quitterai pas la bienfaitrice qui m'a recueillie, qui m'a consolée, pour l'homme qui m'a trompée et oubliée; l'amour n'a servi qu'à me perdre; l'amitié a guéri toutes les blessures de mon cœur, c'est à elle que je dévoue le reste de mes jours.

Mme de Rosmond et Poligni combattirent en vain ce dessein; Agnès y persista avec autant de fermeté que de douceur. Au jour tombant il fallut se séparer, mais auparavant Mme de Rosmond dit à Poligni les choses les plus touchantes, et lui promit son amitié. Poligni hors de lui se crut heureux dans ce moment; il tenoit la main de Mme de Rosmond dans les siennes, il la baignoit de larmes!... Les deux amies remontèrent en voiture; pour moi, j'entraînai Poligni hors du bois, nous nous jetâmes dans un cabriolet qui nous attendoit sur la grande route, et nous prîmes le chemin de la ville d'Eu où j'ai couché.

Poligni est bien malheureux! Mme de Rosmond est perdue pour lui sans retour. Agnès persistera certainement dans sa résolution; il n'est ni convenable, ni possible qu'elle puisse consentir à vivre en société avec son séducteur: elle doit à présent cesser de le mépriser et de le haïr, mais elle doit aussi cesser de le voir. Enfin, quelque chose que puisse faire Poligni par la suite, il n'engagera jamais la comtesse à partager ses sentimens. Agnès sacrifie l'ambition, le plus grand établissement, et peut-être l'amour, à la reconnoissance et à l'amitié; la comtesse dont l'âme est si grande et si sensible, pourroit-elle se résoudre un jour à s'unir au séducteur d'une telle amie?... Poligni a déjà fait toutes ces réflexions; il a pris son parti, mais il est désespéré. Il retourne demain à Paris; il y passera peu de temps, il est décidé à voyager pendant dix-huit mois ou deux ans.

Mme de Rosmond me témoigne beaucoup d'amitié et de confiance; elle m'a répété plusieurs fois que rien au monde ne pourroit l'engager à se marier. Elle me disoit aujourd'hui à la suite d'une longue conversation: Mon cœur est libre, mais il est rempli! ... En disant ces mots, elle a soupiré, ses yeux se sont remplis de larmes, et elle est tombée dans une profonde rêverie.... Il y a certainement dans sa vie, comme dans son caractère et dans sa personne, quelque chose de trèsextraordinaire, et ces mystérieux tableaux voilés!...

Rien n'est plus intéressant à étudier qu'une personne supérieure qui a une grande originalité. J'observe Mme de Rosmond avec une attention dont rien ne peut me distraire; je connois déjà parfaitement son âme, je suis sûr qu'il n'en est point de plus noble, de plus sensible et de plus belle. Son caractère est moins facile à pénétrer, car il n'est pas toujours naturellement ce qu'il paroît être; non qu'elle soit dissimulée, mais parce qu'elle a formé le projet de se réformer à certains égards. On ne peut jamais lui trouver de la fausseté; on sent au contraire que, si elle se laissoit aller, elle seroit franche jusqu'à l'étourderie; mais on voit souvent qu'elle se réprime, et qu'elle veut prendre des vertus que la nature ne lui a pas données. Née fière, impétueuse, elle fait des efforts surprenans pour devenir humble, douce, circonspecte et flegmatique. Elle v travaille avec ardeur et de bonne foi; mais, comme l'a dit Destouches, ‘Chassez le naturel, il revient au galop. ’ Aussi ses premiers mouvemens sont-ils toujours en contradiction avec ses manières habituelles. Voyez-la quand rien ne l'émeut ou ne l'irrite, tout en elle annonce la douceur et l'humilité; surprenez-la dans un moment de trouble et d'agitation, vous découvrez une excessive fierté, une énergie peu commune, une vivacité qui va jusqu'à la violence. Elle ne cherche point à cacher ses défauts, elle veut sincèrement les vaincre. Quoiqu'elle ait une extrême philantropie, en général elle méprise les hommes; elle est sauvage; elle n'attache aucun prix à l'opinion du monde; en travaillant ainsi sur elle-même, elle ne veut en imposer à personne, elle n'agit que pour sa conscience. Les observateurs superficiels ou malins, peuvent ne voir en elle qu'une personne inconséquente, fantasque et même artificieuse, mais ses disparates sont rachetées par des qualités si éminentes, par une âme d'une trempe si supérieure, qu'il est impossible de l'aimer modérément quand on la connoît bien.

Je vous envoie le plan du jardin allégorique et toutes les inscriptions; j'ai mis à cet ouvrage tout le zèle et toute l'activité que devoient m'inspirer le désir de vous obliger et l'espérance de plaire à la charmante Léocadie.

J'ai beaucoup parlé de vous et de vos voisins à Mme de Rosmond, et je l'ai tellement intéressée, qu'elle m'a fait toutes les questions possibles sur ce sujet. O pourquoi est-elle si sauvage, et pourquoi, outre l'éloignement, le seul nom qu'elle por-te est-il un obstacle réel à une liaison qui seroit d'ailleurs si bien assortie! Un des souhaits de mon cœur seroit de pouvoir conduire Mme de Rosmond dans les jardins d'Erneville, et de voir Pauline se promener dans celui-ci.

P. S. Je joins à mon paquet un ouvrage que je n'aime ni n'estime, mais le premier qui ait fait du bruit depuis la mort de Voltaire et de Rousseau, les Confessions de ce dernier. Elles n'auront pas, je crois, votre absolution .

LETTRE LIV.

De M. du Resnel au vicomte de St. Méran.

De Gilly, le 24 février.

Je suis enchanté, mon ami, du jeune artiste que vous m'avez envoyé; outre qu'il peint comme un ange, il est très-aimable et d'une gaîté charmante.

Il va deux fois la semaine à Erneville donner des leçons à Léocadie; il est enthousiasmé de ses dispositions et du talent qu'elle a déjà pour le dessin, et qu'elle doit à Pauline. Cette enfant qui vient d'avoir neuf ans accomplis ces jours-ci, est véritablement une ravissante créature. Je l'aime à présent pour elle-même.

Je n'ai point de proches parens, je ne me remarierai jamais, et, entre nous, au fond du cœur j'ai aussi adopté Léocadie; en lui assurant ma fortune, nous ne serons ni inquiets de son établissement, ni pressés de la marier. Qu'il m'est doux de m'associer ainsi aux sentimens de Pauline! et même à sa destinée si intimement unie à celle de cette enfant!

Nous avons fini le plan en relief du jardin de la comtesse de Rosmond; je dis nous , car nous y avons tous travaillé. Nous avons fait venir de Paris de petites figures de biscuit de Sèvres, qui font les statues de la Vérité , de la Vertu , etc.; les obélisques, les temples, les grottes sont en carton. Les arbres sont parfaitement imités, et le tout est orné d'une multitude de charmantes petites fleurs artificielles. Nous avons placé toutes les inscriptions; enfin, ce plan est la plus jolie chose qu'on puisse voir dans ce genre, et il donne certainement une idée très-juste de l'original. Nous espérons que vous viendrez le voir cet été, mes voisins le désirent presque autant que moi. Adieu, mon cher vicomte, parlez-moi toujours de Mme de Rosmond; depuis que Poligni ne peut plus avoir d'espérances, j'en ai pris pour vous de trèsvives, et quoi que vous en disiez, je veux les conserver, et suis sûr qu'elles se réaliseront.

LETTRE LV.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

De Paris, le 28 mars.

Je vais vous annoncer, mon cher ami, une nouvelle qui fera un grand effet dans votre province. C'est que Mme la duchesse de *** ira cet été aux eaux de Bourbon-Lancy; c'est Mme d'Olbreuse qui l'a décidée à ce voyage, et elle l'accompagnera. D'Olbreuse est ami du marquis d'Erneville. J'imagine que cette ancienne amitié est une des raisons qui a fait préférer Bourbon-Lancy, car c'est Mme d'Olbreuse qui a fait tout cet arrangement. Les médecins ordonnoient à notre princesse les eaux de Forges; son amie lui a conseillé celles de Bourbon, et nous avons trouvé que pourvu que l'on fît un voyage et que l'on prît des eaux minérales, la faculté devoit être contente; et si l'on ne guérit pas, ce sera toujours elle qui aura tort.

Voyez-vous d'ici l'effet que produira une princesse du sang à Bourbon, à Luzi et dans les environs? et les dépits, les rancunes mortelles que causeront les préférences, si naturelles, données avec éclat aux habitans d'Erneville?

Je crois que l'on partira au mois de juillet, ou au plus tard au mois d'août. Je serai certainement du voyage; il n'y a plus pour moi que deux voyages intéressans, celui de Gilly et celui de la M***.

Mme de Rosmond quitte Paris dans trois semaines; elle emmène avec elle à la M*** son neveu, le fils du duc de Rosmond, qu'on appelle le comte Jules, jeune homme de quinze ans, charmant à tous égards, et qui, loin d'avoir les vices et la frivolité de son père, annonce déjà toutes les vertus de sa mère et de sa tante. Le duc par bonheur ne s'est jamais mêlé de son éducation, dont la comtesse de Rosmond s'est particulièrement occupée depuis cinq ou six ans. Enfin ce jeune homme a pour précepteur un ecclésiastique du plus rare mérite, et l'ami le plus intime de Mme de Rosmond.

Adieu, mon ami; mandez-moi si vous êtes toujours aussi content du jeune Sauval.

LETTRE LVI.

De la comtesse de Rosmond au vicomte de St. Méran.

De Paris, le 10 avril.

Je vais vous répondre, Monsieur, avec toute la franchise que vous avez droit d'attendre de moi. J'ai appris à me taire.... mais je serai toute ma vie incapable de tromper. Je vous dirai plus que vous ne me demandez; car si je me contentois de répondre à vos questions, je ne vous ôterois sûrement pas une espérance chimérique; et vous la laisser, seroit vous abuser.

Je n'ai point une passion malheureuse , j'ai ce qu'on appelle improprement le cœur libre , c'est-à-dire, que je n'ai point d'amour ; mais cet enthousiasme d'un jour, ce sentiment fragile est-il le seul qui puisse occuper et remplir une ame passionnée? est-il le seul qui puisse exalter une imagination ardente?.. Ah! je dois vous l'avouer, mon cœur et mon avenir ne sont plus à moi; ... j'ai donné l'un sans réserve, et l'autre ne dépend plus de moi.....

Votre estime m'est précieuse, parce que votre amitié m'est nécessaire, vous m'aimez, ainsi je n'ai pas besoin de me justifier auprès de vous du crime exécrable que m'impute la calomnie.

Craindre que vous puissiez soupçonner d'adultère et d'inceste celle dont vous demandez la main, ce seroit vous outrager et vous méconnoître.

Cependant, outre les affections particulières de mon cœur, il est un obstacle secret, invincible, et que rien ne peut détruire, qui seul m'empêcheroit toujours de songer à me marier!...

Je pars demain pour la M** avec Agnès, le respectable abbé et mon neveu. Venez nous y trouver quand vous le pourrez, et je vous donne ma parole de vous tout révéler. J'espère que du moins l'amitié pourra vous dédommager.

Elle a, comme l'amour, sa dernière faveur, C'est son secret le plus intime .

LETTRE LVII.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 6 août.

Tous les bagages de la princesse sont déjà arrivés; Bourbon-Lancy est sens dessus dessous. Les logemens sont préparés, toutes les harangues sont faites, tout le monde est en l'air à quatre lieues à la ronde. Venez donc, mon cher chevalier, vous qui êtes d'une des meilleures maisons de la province, vous serez sûrement au nombre des élus . Quant à moi, bon bourgeois sans prétention, je resterai paisiblement dans mon manoir. Entre nous, ceci peut devenir bien embarrassant pour mon frère, qui a eu la folie de s'assimiler à la noblesse; car si la princesse, comme on le dit, ne s'écarte pas de l'étiquette, il est impossible qu'il soit admis chez elle: peut-être, à cause de la naissance personnelle de Pauline, auroit-on fait une exception; mais la princesse a des mœurs très-austères, et elle ne voudra sûrement pas accorder une telle distinction à une personne entièrement perdue de réputation. Et vous jugez bien que la princesse saura, dès le lendemain de son arrivée, toute l'histoire scandaleuse. Vous connoissez les langues du pays; et les plus grands ennemis de mon frère et de sa femme sont dans ce moment aux eaux de Bourbon, afin d'y faire leur cour à la princesse. La vieille marquise de T*** avec sa famille y est depuis huit jours. Son frère a été attaché pendant quinze ans au palais ***, ce qui lui assure un accueil distingué; d'ailleurs, elle est aussi par son mari d'une très-grande naissance. Enfin, elle est méchante comme un diable, elle a un esprit prodigieux, un grand usage du monde, ayant fait tant de voyages à Paris. Elle déteste, depuis quarante ans, tout ce qui s'appelle Erneville; jugez des préventions qu'elle va donner à la princesse. Venez donc, vous verrez tout cela de près, et vous me conterez toutes ces tracasseries dont nous nous amuserons philosophiquement.

Denise qui a été l'autre jour à Bourbon dîner chez la jeune comtesse de T***, dit que toute cette société vous désire extrêmement.

LETTRE LVIII.

Réponse du chevalier.

D'Autun, le 9 août.

.... Tant de grandeurs ne me touchent plus guère? Mais comme je devois tout naturellement aller dans vos cantons ce mois-ci, je ne changerai point mes arrangemens pour éviter de voir une princesse charmante et respectable, dont la réputation est si parfaite à tous égards, que l'on désireroit vivement la connoître personnellement, quand elle ne seroit qu'une simple particulière.

L'article entier de votre lettre, relatif à votre frère, est pensé finement et judicieusement. La marquise de T*** sera, comme de raison, la femme de qualité de la province la mieux traitée par la princesse, et c'est une chose si simple, que personne ne s'avisera d'en avoir de la jalousie: la marquise a un mérite vraiment supérieur, elle n'est méchante que pour ses ennemis, et, après tout, c'est politiquement, un fort bon parti à prendre, c'est un grand moyen de considération; et dans le monde on n'est jamais opprimé quand on est constamment ami serviable et dangereux ennemi. Je la trouverai à Bourbon avec un extrême plaisir, j'ai toujours été un de ses grands admirateurs. Je partirai la semaine prochaine, et avant tout, j'irai passer trois ou quatre jours avec vous.

Adieu, mon cher; mes hommages à Mme d'Orgeval et à la petite Zéphirine.

LETTRE LIX.

De M. du Resnel à la baronne de Vordac.

De Gilly, le 22 août.

Je suis vraiment au désespoir, Madame; les noirs envieux de nos amis triomphent; vous n'avez pas d'idée des méchancetés qui se trament à Bourbon. Par malheur le vicomte de St. Méran, ainsi que M. et madame d'Olbreuse, n'ont pu partir en même temps que la princesse, et ne sont point encore arrivés; de sorte que la vieille marquise de T***, son insipide famille et le chevalier de Celtas, etc, etc, peuvent tout à leur aise calomnier les habitans d'Erneville. Mme la duchesse *** n'a, dans ce moment avec elle, que deux jeunes dames brillantes et légères, qui paroissent s'amuser beaucoup de ces méchancetés; on les a vues, à la fontaine publique, tenir l'infâme libelle, et on les a entendues chanter à demi-voix ces abominables couplets. On dit que la princesse, à propos de l'adoption de Léocadie, a témoigné la plus grande indignation; enfin, on cite les épigrammes les plus piquantes, les dérisions les plus offensantes. Quelle victoire pour le chevalier de Celtas et ses amis!..... M. et Mme d'Orgeval ont assez peu d'esprit et assez peu d'âme pour éprouver une joie stupide de toutes ces noirceurs; ils ont été deux fois à Bourbon, dîner chez Mme de T***. Mme d'Orgeval étoit à la fontaine jeudi dernier, la princesse lui a parlé, faveur qu'elle a due à la protection de la marquise de T*** et aux sentimens du chevalier de Celtas, et qu'elle attribue sûrement à ses grâces ...... O que je hais les méchans quand ils réussissent!....

Songez-vous, Madame, que ces indignes calomnies iront circuler jusqu'à Paris, et qu'elles vont acquérir ici un poids et une importance qu'elles n'ont jamais eus?... Mon Dieu, Madame, ne pourriez-vous pas aller à Bourbon? pourquoi ne vous pas faire présenter à Mme la duchesse? Je crains à présent que St. Méran ne vienne plus du tout.... Je suis inquiet, je suis outré; de grâce un mot de réponse.

LETTRE LX.

Réponse de la baronne.

Le 23 août.

Ah! croyez que je serois à Bourbon, si j'avois pu en obtenir la permission . Mais toutes mes prières ont été vaines. On m'a répondu que la marquise de T*** étant en grande faveur, je serois certainement confondue dans la foule, et que peut-être même j'éprouverois quelque désagrément, et ces considérations d'amour propre l'ont emporté sur toutes les autres. Ce que je souffre depuis huit jours est inexprimable!

Hélas! M. le baron a raison, les heureux de ce monde seront éternellement les sots, les intrigans et les fripons.

P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire que Mme Regnard, qui vient de Bourbon, a vu arriver à la grille au moment où elle en partoit, le comte, la comtesse d'Olbreuse et le vicomte de St. Méran dans la même voiture .... Ah! je respire, nous aurons des défenseurs!....

LETTRE LXI.

De la même à la comtesse.

D'Erneville, le 15 septembre.

ENFIN, Madame, les méchans sont déjoués, démentis et confondus. J'aimerai toute ma vie la comtesse d'Olbreuse. Elle qui ne connoissoit point du tout Pauline, a montré dès le premier moment le zèle le plus ardent à la défendre; le lendemain de son arrivée elle a eté avec son mari et le vicomte de St. Méran à Erneville, ce qui a beaucoup surpris les habitans de Bourbon, d'autant plus qu'on a vu tout de suite que Mme d'Olbreuse étoit la favorite la plus chérie et la plus estimée. Le jour suivant, à la fontaine, Mme d'Olbreuse n'a parlé que d'Erneville et de Pauline avec le plus vif enthousiasme, et en présence de Mme de T***, et de leurs adhérens . Jugez, Madame, du dépit et des fureurs intestines .... Deux jours après, la princesse avoit toute cette clique à dîner, et beaucoup d'autres personnes. Après le dîner on se met à la table de cavagnole; au bout d'une heure la princesse se lève en disant qu'elle est obligée de sortir pour la promenade un peu plutôt qu'à l'ordinaire, parce qu'elle va se promener dans les jardins d'Erneville!.... Le coup de foudre a été si terrible, que l'on assure que la vieille marquise en est presque tombée en apoplexie. On a été obligé d'ouvrir toutes les fenêtres et de lui faire respirer des sels. Le chevalier de Celtas a pâli, rougi, étouffé, écumé; mais grâce au ciel il n'en est pas mort sur la place, la Providence lui réservoit bien d'autres angoisses....

La princesse a invité Pauline et son mari à aller à Bourbon. Le lendemain Mme d'Olbreuse est venue prier Pauline de la mener chez moi. J'ai reçu à bras ouverts cette aimable visite que je devois à ma chère Pauline. J'ai été avec le baron à Bourbon; on nous a présentés à la princesse, et mercredi dernier nous y avons dîné avec Albert et Pauline.

Quand Mme d'Olbreuse est arrivée, la princesse étoit horriblement prévenue contre Pauline; mais une heure d'entretien avec la favorite a détruit tout l'effet des calomnies. Enfin Pauline a personnellement charmé la princesse. Elle triomphe avec une modestie ravissante. Pour moi, Madame, je vous avoue que je suis très-insolente; il m'est impossible de jouir avec modération des succès de mon amie.

La rage de Mme de T*** et de sa famille est inexprimable, mais celle du chevalier de Celtas est encore plus violente; à présent tout le monde leur donne tort, ils sont délaissés, blâmés, démasqués, mais je ne les trouve pas encore assez punis.

M. et Mme d'Orgeval dans tout ceci ont joué comme à leur ordinaire un bas et pitoyable rôle; la vengeance de Pauline sera de leur obtenir la faveur d'être admis chez la princesse.

Voilà, Madame, toutes les nouvelles qui, je vous assure, font ici une vive sensation Je sais combien elles plairont à votre cœur maternel; j'ose croire que la satisfaction que j'éprouve moi-même, peut me donner une idée précise de la vôtre. Recevez avec votre bienveillance accoutumée les assurances de mon respect et de mon tendre attachement.

LETTRE LXII.

De la même à la même.

Le 13 septembre.

Je sais, Madame, que Pauline vous écrit aujourd'hui; mais je sais aussi que, sur tout ce qui la concerne, vous trouverez que je conte beaucoup mieux qu'elle, car sa modestie vous prive des détails qui vous feroient le plus de plaisir.

La princesse a dîné à Erneville samedi dernier. Pauline lui ayant fait demander la liste des personnes qu'elle désiroit qui fussent invitées, la princesse a répondu de sa main: Qu'elle alloit chez ses amis sans étiquette, et que tout ce qu'elle trouveroit à Erneville lui seroit agréable. En conséquence, le bon M. du Resnel a été invité, ainsi que M. et Mme d'Orgeval. Il y avoit encore une dame de Toulouse qui est aux eaux, qu'on appelle Mme la comtesse de ***. C'est une veuve de trente ans, belle, aimable, riche, et qui paroît avoir pris un grand sentiment pour M. du Resnel. Ainsi elle pourroit bien devenir une de nos voisines. La princesse est arrivée avec toute sa cour; nous étions en tout vingt-quatre personnes, sans compter les enfans. Les dames de la princesse sont jeunes et jolies; l'une d'elles est veuve, elle ne me plaît pas: Elle a l'esprit stérile, et le babil fécond .

L'autre est assez aimable. Tout s'est passé dans la perfection. Pauline a été plus charmante que jamais; elle n'a été ni affairée , ni surchargée , ni embarrassée. Elle a tout prévu, tout vu, et suffi à tout. Elle a reçu les marques de la bonté de la princesse avec une reconnoissance respectueuse mêlée de sentiment et de dignité, enfin avec un maintien et des manières qui offroient la juste mesure de tout ce qu'il falloit exprimer. Elle étoit mise avec son élégance ordinaire; je ne l'ai jamais vue plus fraîche et plus jolie. La princesse et ses dames ne peuvent se persuader qu'elle ait vingt-huit ans et demi, elle paroît à peine en avoir vingt.

La princesse a été affable, gaie, parlante . Elle a parlé à Mlle du Rocher, qui depuis ce moment la compare à Mandane , à Clélie et à toutes les plus fameuses héroïnes de roman que sa mémoire peut lui rappeler. Dans cette grande journée M. et Mme d'Orgeval ont plus d'une fois fait souffrir Albert et Pauline; Denise par sa prétention aux grâces vives et légères , et son mari par son mauvais ton. Il vouloit avec la princesse avoir l'air de l'aisance, ne sachant pas qu'avec les personnes de ce rang, les manières familières sont également ignobles et ridicules. Je crois qu'au fond de l'âme Mme la duchesse de *** l'a trouvé sot et impertinent; mais loin d'en rien témoigner, elle l'a invité avec beaucoup de grâce à aller chez elle à Bourbon. M. et Mme d'Orgeval craignant de paroître éblouis de cette faveur, l'ont presque reçue dédaigneusement. Je crois que les plus lourdes balourdises que l'on puisse faire, seront toujours causées par l'orgueil réuni au mauvais goût et au défaut d'usage du monde.

Léocadie a été universellement admirée. La princesse l'a excessivement caressée; mais deux personnes surtout ont été particulièrement occupées d'elle, Mme d'Olbreuse et le vicomte de St. Méran. Madame d'Olbreuse a conjuré Pauline de lui donner un portrait de cette enfant. Pauline y consent avec plaisir, et en conséquence M. Sauval dans ce moment peint Léocadie pour la quatrième fois. Au milieu de ces brillans succès, cette charmante petite a montré le meilleur naturel, elle ne songeoit qu'à faire valoir son amie Zéphirine auprès de la princesse et de Mme d'Olbreuse, et d'une manière délicate et touchante, infiniment au-dessus de son âge. Mais rien ne peut désarmer l'envie. J'ai entendu Mme d'Orgeval appeler ces soins généreux un drôle de petit manége .

Avanthier Mme la duchesse *** a été à Gilly voir la maison et les belles collections de notre philosophe, qui lui donna une superbe collation à laquelle tout le bon voisinage fut invité. En retournant à Bourbon, la princesse emmena dans sa calèche Léocadie. On la vit arriver tenant cette enfant sur ses genoux. Mme de T*** étoit à sa fenêtre qui donne sur la rue, le chevalier de Celtas étoit à pied sur la place. Léocadie passa la nuit à Bourbon dans la chambre de Mme d'Olbreuse. La pauvre petite séparée de Pauline fut si triste, que rien ne put la distraire, pas même les apprêts d'un bal donné pour elle. Hier ce bal d'enfans eut lieu chez Mme la duchesse ***. J'y fus avec Pauline, Mme d'Orgeval et Zéphirine. Le bal fut charmant, mais on n'y vit que Léocadie; elle danse comme Pauline, et sa beauté étoit véritablement angélique. Maurice eut aussi beaucoup de succès pour sa danse et sa jolie figure, et j'ai vu enfin l' orgueil mêlé à l'attendrissement et à la joie, se peindre sur le doux visage de Pauline. Mme la duchesse *** et les jeunes mères ont dansé jusqu'à trois heures du matin. Il est inutile de vous dire que Pauline a eu tous les succès du bal de nuit, mais ce ne sont pas ces succès-là qui peuvent l'enorgueillir. Albert, malgré toutes nos instances et celles de la princesse, n'a jamais voulu danser.

Le chevalier de Celtas est venu au bal de nuit. Il s'étoit armé d'effronterie, mais son dépit et son humeur perçoient à chaque instant malgré lui. La princesse l'a nommé une fois pour danser avec elle; je suis sortie de la salle du bal pour ne pas voir danser cette contredanse.

Les petits enfans de la marquise de T*** ont été invités au bal d'enfans, et n'y sont point venus. Toute la famille boude la princesse; ils partiront tous la semaine prochaine, ce qui sera d'autant plus ridicule qu'ils avoient loué leur logement pour deux mois. Je crois que le chevalier de Celtas retournera aussi fort incessamment à Autun, et avec une rage d'autant plus violente, qu'il n'aura pas la ressource de calomnier et de nier nos triomphes, car nous avons ici cinq Autunois qui rendront un témoignage impartial de tout ce qui s'est passé. D'ailleurs le chevalier a commencé par montrer le plus grand enthousiasme pour Mme la duchesse ***; il n'aura pas manqué d'écrire à ses nombreux correspondans qu'elle est belle, spirituelle, vertueuse, enfin une princesse accomplie; car sa manière de juger est très simple, et on peut toujours la prévoir: elle est uniquement fondée sur l'opinion qu'il suppose qu'on a de lui. Il soutient très-gravement qu'il aime mieux la figure de Mme d'Orgeval que celle de Pauline. Dès qu'on ne peut ni l'admirer ni l'aimer, on est laid, sot et vicieux; dès qu'on le trouve aimable, on a toutes les perfections. Comme les anciens, il n'a pour peindre que deux couleurs, mais par malheur elles sont toujours fausses.

Il y a entre lui et les d'Orgeval beaucoup de refroidissement. Depuis que ces derniers sont admis chez la princesse, ils ont cessé d'aller chez Mme de T***. Tout cela a produit une infinité de tracasseries, et j'espère que M. d'Orgeval finira par se dégoûter entièrement des mauvaises liaisons qui seules ont causé presque tous ses torts. C'est un pauvre homme, mais au fond il n'est pas méchant. Il auroit eu même de la bonhomie, et ne se seroit jamais avisé d'être jaloux de son frère, sans la flatterie qui lui a donné tant de prétentions ridicules. Je ne dirai pas la même chose de sa femme, elle est naturellement fausse et envieuse.

La princesse part lendu mois prochain; mais Mme d'Olbreuse et son mari ne partiront que le o, afin de passer une quinzaine de jours au château d'Erneville.

Adieu, Madame; conservez - moi les bontés qui me sont si chères; j'ose dire que j'en suis digne par mon affection pour Pauline, et mon respect filial pour vous.

LETTRE LXIII.

Du chevalier de Celtas à la comtesse de Bel***, chanoinesse d'Alix.

D'Autun, le 18 septembre.

Il n'y a point au monde de princesse qui puisse me faire oublier mon aimable cousine; mais pendant le temps que j'ai été à Bourbon, on a disposé de moi si impérieusement, qu'il ne m'a pas été possible de donner un moment à des intérêts beaucoup plus chers que ceux de la vanité. Mme la duchesse *** m'a comblé de marques de bonté. Il est bien dommage que cette princesse ait pour favorite une femme justement décriée et flétrie, la comtesse d'Olbreuse, coquette surannée, sans grâces, sans esprit, mais intrigante habile, et d'autant plus dangereuse que tous les moyens lui sont bons. Je n'ai pas eu le bonheur de lui plaire; car d'après sa réputation et ce que j'ai vu d'elle, je n'ai pu lui cacher le profond mépris qu'elle m'inspiroit, et j'avoue que c'est sans aucue vertu que j'ai pu résister à ses avances et à ses agaceries.

Ce qu'on vous a mandé des brillans succès des d'Erneville, est excessivement exagéré; avant l'arrivée de la d'Olbreuse, la princesse livrée à elle-même avoit montré l'indignation la plus vive sur la prétendue adoption, etc; mais ensuite, par complaisance pour sa favorite, elle a, au grand scandale de toute la noblesse, reçu chez elle des gens si peu dignes, à tous égards, d'y être admis. Cependant, lorsqu'on n'est pas à sa place, il est impossible d'éviter de certaines humiliations, et le grand Albert en a dévoré plusieurs. Par exemple, la princesse a donné un bal auquel il eut permission de venir, mais sous la condition expresse de n'y point danser. Cela n'est-il pas fâcheux pour le plus beau danseur de la province! Moi qui n'ai nulle prétention à ce talent, et qui désirois même n'être que spectateur, je fus nommé pour danser avec la princesse. Jugez combien je fus envié.

Quant à la subite liaison de la d'Olbreuse et de la merveilleuse marquise , elle est fondée sur la conformité de caractères et de conduite. Pendant le séjour du marquis à Paris, il eut Mme d'Olbreuse, plus jeune alors de dix ans, veuve de M. de S*** et qui n'étoit point encore remariée. Elle devint grosse, et accoucha secrètement de ce petit Stéphen adopté par la comtesse d'Erneville. Ainsi elle a vu avec beaucoup d'indulgence la jeune Léocadie . L'aventure de Pauline ne lui paroît qu'une foiblesse très-naturelle et très-simple.

Me voilà de retour à Autun. J'étois si excédé du tumulte de Bourbon, que je m'en suis sauvé furtivement, au moment où l'on s'y attendoit le moins. Viendrez-vous nous voir cet hiver? Ne m'ôtez point une espérance qui me rend si heureux!

Adieu, ma belle cousine; je vous récrirai cette semaine par Bel*** qui compte retourner à Lyon ces jours-ci.

LETTRE LXIV.

De la baronne de Vordac à la marquise d'Erneville. D'Erneville, le 25 septembre.

Oui je conçois, chère amie, qu'avec votre caractère et vos goûts vous vous retrouvez avec plaisir dans la solitude. Je ne suis point étonnée que Mme d'Olbreuse ait pleuré en vous quittant, et moins encore qu'elle vous ait promis de revenir... Ma Pauline!... je ne puis vous cacher ce que je pense!... non, cela m'est impossible. Il faut que vous sachiez une idée que je condamne, et que je repousse vainement; ne m'en grondez pas; soyez bien sûre que je ne puis la confier qu'à vous J'aime aussi cette bonne, cette aimable comtesse d'Olbreuse; il y a tant de grâces dans sa personne, tant de franchise et d'obligeance dans son caractère; elle est si naturelle et si sensible, sa figure est encore si agréable, comment pourroit-on ne pas l'aimer? et elle a été si charmante pour vous!... Mais, chère amie, n'avez-vous pas remarqué ce qui m'a frappé si vivement? De bonne foi, son affection pour Léocadie vous paroît-elle une chose simple? ... Assurément Léocadie est une enfant incomparable: c'est un ange. Mais n'avez - vous pas vu de quelle manière Mme d'Olbreuse la regardoit, et combien de fois, en la contemplant, les larmes lui sont venues aux yeux? et cette curiosité sur tout ce qui la regarde, ces questions sans fin, ce désir extrême d'avoir son portrait!... Songez encore que c'est Mme d'Olbreuse qui a déterminé la princesse à préférer les eaux de Bourbon ... Songez avec quelle ardeur elle vous a défendue avant de vous avoir vue.... Elle parle de votre innocence avec une certitude! ... d'où lui vient cette parfaite assurance? elle vous connoît si peu!... Je vous l'avoue, mon amie, je n'ai jamais parfaitement cru que Mme du Resnel fût la mère de Léocadie, et je crois la reconnoître, à ne pouvoir s'y méprendre en Mme d'Olbreuse. Je sais combien cette idée est injurieuse pour elle; il faut lui supposer une foiblesse inexcusable, puisqu'elle l'auroit eue pour un autre que celui qu'elle a épousé.... mais comment démentir le témoignage de ses yeux!... Me voilà soulagée, je vous ai ouvert mon cœur. Je suis sûre que vous allez repousser avec sévérité cette imagination; mais, mon amie, vous ne me l'ôterez jamais.

La belle Toulousaine est ici depuis hier; elle a une véritable passion pour M. du Resnel; elle songe très-sérieusement à l'épouser, et m'a chargée de le sonder à cet égard. C'est ce que j'avois déjà fait avant d'en avoir la commission, et je suis certaine que notre philosophe n'engagera plus sa liberté. J'avoue que j'en suis bien aise; il me semble que, s'il s'étoit remarié, il seroit moins notre ami; et quel ami!.... c'est son incomparable attachement pour vous, qui lui a gagné mon amitié. A présent je sens que je l'aime aussi pour lui-même; je sais bien que je ne suis pour lui que l'amie de Pauline ; mais ce sentiment indirect est si touchant pour moi! il me suffit, je ne lui en désire point d'autre.

Adieu, ma chère amie; on vous attend samedi à Gilly, et l'on y prépare une jolie surprise à Léocadie; on lui offrira une charmante collection de laves du Vésuve , et d'autres choses curieuses qu'on a fait venir d'Italie pour elle. Tâchez d'arriver moins tard qu'à l'ordinaire.

LETTRE LXV.

Réponse de la marquise.

D'Erneville, le 28 septembre.

ASSURÉMENT je vous gronderai, mon amie. Quelle idée indigne de vous! Je suis si accoutumée à juger comme vous, je vous regarde si bien comme une autre moi-même, qu'il me semble que je suis coupable aussi de cette vilaine pensée. Je me repens que vous l'ayez eue. Quoi! parce que cette femme intéressante m'a rend [u justice, ] parce qu'elle ma donne les preuves d'estime et d'amitié les plus aimables et les plusutiles,nous aurions l'ingratitude de la soupçonner de l'égarement le plus avilissant! Il est vrai, elle amontré un extrême enthousiasme pour Léocadie; mais c'est ainsi qu'on aime cette enfaut, et sans parler de M. du Resnel, u'avez-vous pas remarqué que le vicomte de St. Méran en étoit si singulièrement occupé, que, si Léocadie avoit quelques années de plus, on l'en auroit cru passionnément amoureux! Je conviens cependant que j'ai été frappée de la manière dont Mme d'Olbreuse m'a parlé dans notre premier tête -à-tête sur la naissance de Léocadie. C'est une chose si universellement reçue que cette enfant est ma fille, que, depuis long-temps, je ne songe plus àme justifier de cette calomnie; je sais trop que tout ce que je pourrois dire ne paroîtroit que de la fausseté; j'aurois une sorte de honte de nier formellement ce que tout le monde croit si positivement. Ainsi, quand Mme d'Olbreuse me parla de cette aventure, je répondis simplement que je n'avois rien à dire là-dessus, que javois pris mon parti sur l'opinion publique, que je me [con ] tentois du témoignage de ma conscience. Là-dessus elle m'embrassa avec attendrissement, en me disant tout ce qui pouvoit me convaincre qu'elle étoit intimement persuadée de mon innocence. Son ton étoit si vrai, ses expressions si fortes, qu'il m'étoit impossible de douter de sa sincérité. Enfin, une chose encore qui m'a frappée, c'est qu'elle m'a fait très-peu de questions sur le passé, et qu'elle m'a montré la plus vive curiosité sur l'avenir et sur tons mes projets pour Léocadie. Je lui ai dit que je ne lui déclarerois sa naissance que le jour de sa première communion. Je lui détaillois mes raisons qu'elle a fort approuvées; et toujours elle répétoit qu'un devoir sacré pour moi, étoit d'inspirer à Léocadie une vive affection pour cette mère inconnue, si malheureuse et si tendre. Tout ceci m'a fait naître une pensée beaucoup plus naturelle que la vôtre; c'est que Mme d'Olbreuse connoît cette mère inconnue, et qu'elle est sans doute sa confidente et son amie. Cette supposition explique beaucoup de choses, entre autres le choix qu'on a fait de moi pour me confier l'enfant.

Albert étoit lié à Paris avec le comte et la comtesse d'Olbreuse, il leur parloit souvent de moi; il est probable que c'est Mme d'Olbreuse qui ont l'idée de me donner l'enfant. Mais gardons toutes ces conjectures pour nous. Je n'ai pas montré à la comtesse l'apparence d'un soupçon; ce secret n'étant pas le sien, toutes mes questions seroient inutiles, et je n'en ai parlé ni à ma mère, ni à mon mari. La première n'a jamais douté une minute de mon innocence, et Albert, quelques preuves que je puisse lui en donner, sera toujours flottant à cet égard entre l'erreur et la vérité. Je n'ai été complétement justifiée à ses yeux que dans les premiers momens de la fausse déclaration de Mme du Resnel; mais peu de temps après je remarquai fort bien qu'il avoit repris des soupçons. Il a sur ce point une si longue habitude de défiance, que je crois réellement qu'il la conserveroit même alors que la véritable mère se nommeroit et se montreroit. Votre pauvre amie ne se justifiera qu'au lit de la mort!... C'est une douce consolation qui m'est assurée dans mes derniers momens. Après avoir supporté sans me plaindre, durant toute ma vie, le poids accablant de la calomnie, on me croira quand sur le bord de la tombe je prendrai Dieu à témoin de mon innocence! Alors je dirai à Albert: Tu fus injuste, et je t'aimai toujours, je te pardonnai [sans effort ] !... Tous ses doutes s'évanouiront, et du moins il honorera ma mémoire!...

Ah! mon amie, que mon cœur est surchargé dans de certains momens! .... et comme il se déchire quand je me rappelle la félicité dont j'ai joui dans ma première jeunesse et dans les deux premières années de mon mariage!... Où sont-ils ces beaux jours! que sont devenues tant de délicieuses espérances! ... oh! qui m'eût dit alors que je pourrois vivre sans l'estime d'Albert!.... Les souvenirs laissés par l'amour perdent avec le temps tout leur charme, ils n'ont d'attraits que durant la jeunesse; mais quel souvenir ineffaçable que celui d'une amitié si tendre, d'une confiance si intime, d'un sentiment si paisible, si pur, enfin d'une affection si parfaite!... Il me tourmentera dans ma vieillesse ainsi qu'à présent, ce souvenir désolant et chéri!.... La vieillesse!... autrefois je l'en visageois sans aucune peine, je voyois la mienne honorée par la confiance, la reconnoissance et l'estime d'Albert!... mais vieillir avec son mépris!.. odieuse existence, plus affreuse que le néant!... Quand j'aurai perdu ces agrémens et ces talens qui lui plaisent, que je n'aurai plus qu'une âme qu'il ne connoît pas, et qu'une réputation flétrie! grand Dieu, quel sera mon sort! ... Et maintenant même, combien il seroit horrible, si je n'avois eu que des amis froids et lâches!... Ah! je sens profondément tout ce que je dois à l'amitié qui m'a protégée, défendue avec tant de courage, de zèle et de constance!.... Croyez, mon amie, que la reconnoissance est ma plus douce consolation.

Adieu; je vous promets d'arriver de bien bonne heure samedi à Gilly.

LETTRE LXVI.

Du duc de Rosmond à la comtesse de Rosmond, sa sœur.

Paris, le 19 décembre.

Quoi donc, chère sœur, encore à la M***, le 19 décembre! Comptez-vous y passer l'hiver? Le vertueux St. Méran qui est avec vous seroit-il cause de ce projet, et votre superbe cœur seroit-il enfin captivé?... Je n'en crois rien; les femmes, même les plus fières, telles que vous, estiment les bons sujets ; mais ce n'est jamais qu'en faveur des mauvais qu'on les voit renoncer à leur système d'indifférence. Je me suis bien moqué de Poligni qui, pour vous séduire, imagina de se convertir , et que le désir de vous plaire a rendu le plus triste de tous les mortels. Quant à St. Méran qui, comme chacun sait, est éperdument amoureux de vous, je parie que son respect et sa timidité égalent son amour; vous n'avez jamais inspiré que des passions de ce genre; c'est pourquoi vous n'avez jamais aimé. Qui sait où l'on auroit pu vous mener avec de l'étourderie, de l'audace et de la persévérance? Si St. Méran avoit un peu plus de connoissance des femmes, quel chemin il vous feroit faire dans cette solitude où vous ne craignez point de l'admettre! A sa place, je serois mortellement piqué de cette sécurité, et je concevrois le hardi dessein de vous tourner la tête, de vous égarer sur la montagne sainte à la face de l' autel de la Vertu . Cette idée vous paroîtra monstrueuse, mais je ne conçois pas que votre jardin allégorique en puisse inspirer d'autres à vos malheureux amans. Je m'occupe aussi beaucoup de mon jardin de C**. Vous le trouverez très-embelli. J'ai fait l'acquisition d'une charmante statue de la Liberté . Je l'ai placée dans cette partie du jardin qui ressemble à la Suisse, parmi les rochers, les montagnes et les précipices; ce morceau de sculpture forme un groupe d'un très-bel effet. L'artiste, d'après l'ingénieuse idée des anciens, a représenté la Liberté entre Abéone et Adéone , les deux divinités qui présidoient au départ et au retour, parce qu'en effet la liberté renferme le pouvoir d'aller et de revenir où l'on veut . Jules nous écrit des lettres charmantes; mais avec toutes les grâces de sa tante, il a déjà ses idées romanesques: pauvre Jules! comme il sera un jour le jouet et la dupe des femmes!

Je ferai pour l'abbé toutes les démarches que vous désirez avec tant d'ardeur. Il a de la naissance, et sans doute un très-grand mérite; mais avec une austérité de mœurs pareille à la sienne, les prêtres obtiennent des cures, et non des évêchés. Au reste, je sens combien il seroit flatteur pour nous de faire un évêque du précepteur de mon fils, et j'espère que j'y réussirai L'évêché en question est demandé par le prince *** pour le précepteur de son fils; Mme de *** devenue l'ennemie implacable du prince, saisit l'occasion de lui donner ce désagrément éclatant, et m'a promis d'employer tout son crédit pour moi; et voilà comment, ma chère Uranie, l' homme vertueux aura la préférence. Sans les passions secrètes, et sans l'intrigue et la faveur, il resteroit à jamais dans l'obscurité.

Adieu, mon aimable Uranie. Votre belle-sœur se plaint vivement d'une absence qui la prive depuis si long-temps de vous et de son fils; revenez-nous bien vite, il est nécessaire pour l'affaire de l'abbé, que vous ne différiez plus votre retour. Vos terreurs sur la guerre m'ont fait rire. Un peu de philosophie vous ôteroit ces idées gothiques. Soyez donc bien sûre qu' il y a aujourd'hui impossibilité morale de faire des conquêtes .

LETTRE LXVII.

De la comtesse de Rosmond au vicomte de St. Méran.

De Paris, le 15 mai.

Je vous envoie un courrier pour vous faire partager ma joie. Notre bon abbé est nommé à l'évêché d'Autun. Il a fallu pour cela toute la faveur dont mon frère jouit depuis cinq ans, et toute la haine de Mme de *** pour M. le prince ***. Enfin, une fois sans conséquence, le crédit et l'intrigue auront servi à récompenser la vertu! Heureux le diocèse qui sera gouverné par ce digne prélat! Il ne partira pour s'y rendre que sur la fin d'octobre, et ensuite il s'y fixera pour jamais; nous le perdrons pour toujours. Ce sera un grand vide dans ma vie, mais je serai consolée en apprenant toutes les bonnes actions qu'il fera. Quel plaisir de voir le mérite à sa place! c'est une jouissance qu'on a si rarement!... Mon frère s'est conduit dans cette affaire avec une suite que je n'osois attendre de sa légèreté naturelle; il est enchanté de ce succès, mais la joie que lui cause cette espèce de triomphe, est troublée par un chagrin particulier trèsamer. La pauvre Camille Dercy , sa maîtresse, est morte hier d'une fluxion de poitrine! ..... Mon frère est extrêmement affligé!...

Adieu, mon ami. Agnès vous dit mille choses tendres. Nous espérons toujours que vous serez ici le 2 ou le 3.

LETTRE LXVIII.

Du marquis d'Erneville à la comtesse.

D'Erneville, le 25 mai.

Hélas! ma mère, cette malheureuse Camille n'existe plus!... D'Olbreuse me mande qu'elle est morte le cinquième jour d'une fluxion de poitrine, le 14 de ce mois!..... si jeune encore!.... Combien elle est présente à mon souvenir!... comment oublier cette figure parfaite, si noble, si expressive, si brillante!... et tant de grâces, d'esprit et de talens!....

Je vous supplie, ma mère, de trouver un prétexte pour faire prendre le deuil à Stéphen!...

J'ai tant de tristesse, j'ai l'imagination si noire, que je partirai demain pour Decise, uniquement pour passer deux ou trois jours entièrement seul.

Ce fut dans ce mois que, pour mon malheur éternel et pour le sien, je vis pour la première fois cette infortunée!........ avec cette ineffaçable idée, il n'est plus pour moi de printemps!...

Adieu, ma mère; je ne suis pas digne aujourd'hui de m'entretenir avec vous!

LETTRE LXIX.

De Mme d'Orgeval à son mari.

D'Erneville, le 1er août.

Je suis ici depuis quatre jours, mon bon ami. Le vicomte de St. Méran y est arrivé avant-hier. Ses voyages en Bourgogne deviennent fréquens; aussi le reçoit-on avec des grâces!...

Nous avons un revenant dans le village, qui fait toutes sortes d'espiégleries. Tu sais que la tante de Jacinthe demeuroit dans une petite maison isolée, sur le bord de la Loire, au port du Fourneau . Cette vieille femme est morte, et les villageois disent que son âme, habillée de blanc , revient toutes les nuits; elle entre dans le souterrain qui conduit du port du Fourneau à l'entrée du village; les servantes du château assurent aussi qu'elles l'ont vue: tous ces récits causent un effroi universel.

Je crois qu'il y a là-dessous quelque intrigue d'amour. J'ignore si elle est subalterne ou d'un genre relevé .

Je compte rester ici jusqu'à ton retour, qui sera, je l'espère, la semaine prochaine.

Adieu, mon bon ami; Zéphirine se por-te bien; Pauline a toujours l'air de l'aimer beaucoup; elle m'a demandé de la lui laisser tout l'été, à cause des leçons qu'on lui donne ici. On en fera une merveilleuse ; je la trouve déjà maniérée pour son âge; mais je m'en consolerai, pourvu qu'elle épouse Maurice.

LETTRE LXX.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 4 août.

En vérité, chère amie, notre revenant commence à m'étonner moi-même, et après m'être bien moquée des frayeurs des femmes de chambre et des villageois, je crois que j'en ai peur aussi. La France, qui n'est ni sot, ni poltron, m'a juré qu'il a vu le spectre hier, à une heure après minuit, qui couroit comme un cerf dans l'allée qui conduit au souterrain. Le marinier Rochu m'a protesté qu'il a vu ce même fantôme sortir une fois de la maison de la tante de Jacinthe, et une autre fois y rentrer, non par la porte, mais en perçant la muraille. Sa femme et son fils ont été témoins de ce dernier fait. Cependant la maison est absolument inhabitée, le vicomte de St. Méran a été l'examiner avec le plus grand soin, et il n'y a point d'autres ouvertures que celles de la porte et de cinq fenêtres. On conte bien d'autres choses plus merveilleuses, je ne vous rapporte que les plus authentiques. Jacinthe et toutes nos femmes sont bouleversées de terreur, sans en excepter Mlle du Rocher, qui a long-temps fait l'esprit fort, mais qui s'est trahie hier en se trouvant mal, parce que le vent a éteint une lumière qu'elle tenoit en traversant la cour. Cet événement ne vous paroît pas surnaturel; mais Mlle du Rocher a cru que c'étoit une niche du revenant, et elle est tombée sans connoissance sur la place. Quand elle a repris ses sens, elle nous a soutenu qu'une figure blanche monstrueusement gigantesque , qui couroit comme un trait , avoit en passant éteint sa lumière. Je prends toutes les précautions imaginables pour que ces histoires ne soient pas contées aux enfans, et jusqu'ici ils n'en savent pas un mot.

Combien nous aimons le merveilleux, c'est-à-dire, tout ce qui nous émeut vivement! Ces frayeurs, qui sont très-réelles, amusent tout le monde; elles ont une sorte de charme pour ceux même qui les éprouvent, car ils seroient fâchés d'en être désabusés. Jamais le château n'a été si animé, jamais on ne s'y est moins ennuyé. Il n'y a sur la terre qu'un véritable bien, c'est la paix, c'est la douce tranquillité, et notre cœur inquiet veut toujours être agité! preuve certaine que nous n'avons pas été formés seulement pour cette vie passagère, et qu'il en est une autre où nos sentimens seront assortis à notre destination.

Ma Léocadie ne se porte pas bien depuis deux jours; elle grandit beaucoup, j'espère que c'est la seule cause du mal-aise qu'elle éprouve. Que je trouve le vicomte de Saint-Méran aimable! il a tant d'esprit, et un si bon esprit! Et puis, je vous assure qu'il est amoureux de Léocadie; il la regarde, il soupire, il rêve, et il n'est occupé que d'elle. J'ai lu que Mme de Maintenon inspira une passion à onze ans; Léocadie a dix ans et demi, et elle est sûrement mille fois plus jolie que ne le fut jamais la veuve de Scaron, qui n'avoit pas une beauté remarquable.

Adieu, mon amie, venez nous voir. Vous qui aimez les histoires de revenans, vous serez trop heureuse ici; vous en aurez tous les jours cinq ou six nouvelles. Je trouverois notre fantôme beaucoup plus aimable qu'effrayant, s'il pouvoit vous attirer.

LETTRE LXXI.

Du marquis d'Erneville à la comtesse.

D'Erneville, le 7 août.

Grand Dieu!... il ne me manquoit que de devenir visionnaire!.... Mais que dis-je!... ah! malheureux!... non! ce ne fut point une illusion!... Ma mère, vous seule pouvez me plaindre!.... mais il m'est impossible de vous confier aujourd'hui cet étrange secret.... J'ai la tête brûlante, ma main tremble.... mes idées sont si confuses!.... O que ne puis-je perdre entièrement la tête et la mémoire!....

LETTRE LXXII.

De Mme d'Orgeval à son mari.

D'Erneville, le 8 août.

Tu as bien fait, mon bon ami, de différer ton retour; tu ne te serois pas amusé ici. Nous avons passé ces trois derniers jours bien tristement. Léocadie a eu, pendant deux jours, une grosse fièvre, sans aucun danger; mais tu penses bien que Pauline a été dans des états violens, elle a veillé deux nuits, tous les amis sont venus, la baronne et le philosophe, et nous avons eu d'heure en heure des scènes de sensibilité .... Saint-Méran est absolument passionné pour cette petite fille; je n'ai jamais vu d'exagération plus ridicule, et c'est beaucoup dire du lieu d'où je t'écris. Zéphirine a fort bien joué son rôle aussi, elle a parfaitement fait sa cour à Pauline. Je te réponds que la petite rusée en sait déjà long pour son âge; mais elle est en bonne école pour cela.

Ce n'est pas tout. Léocadie est beaucoup mieux, mais ton frère est fort malade depuis hier. Ce mal subit est venu de la manière du monde la plus extraordinaire. Je vais te conter tout ce que j'en sais; tu en jugeras.

Avant-hier au soir Léocadie étoit déjà beaucoup mieux, mais Pauline la veilla encore jusqu'à deux heures et demie du matin; les élus étoient avec elle dans sa chambre, c'est-à-dire, la baronne, le philosophe et St. Méran, tandis que le baron, la du Rocher, Remi, Sauval, Mme Regnard et moi nous étions dans le salon. Nous jouïons au wisk et au reversi, mon frère alloit et venoit. Enfin à trois heures moins un quart, Pauline, entourée de sa cour, parut, vint me baiser au front, dit languissamment un mot de bonté à chacun, et s'appuyant sur le bras de la confidente Vordac, nous quitta pour aller se coucher. Après le départ de la reine , les favoris disparurent, il ne resta plus dans le salon, que Remi, Sauval et moi.

Mon frère dit que, le chaud étant excessif, il avoit besoin d'aller prendre l'air après avoir été renfermé toute la journée. Nous lui fîmes promettre d'aller du côté du souterrain, afin d'épier le revenant , et moi je me décidai à attendre son retour. Nous nous mîmes à prendre du thé, et au bout de cinq quarts d'heure, le marquis ne revenant point, le jeune peintre me proposa d'aller au-devant de lui. Comme il faisoit grand jour, j'y consentis. Nous fûmes du côté du souterrain, et nous en vîmes sortir le marquis et St. Méran; mais il me seroit impossible de te donner une idée de la figure effrayante de ton frère. Il étoit pâle comme la mort, il avoit les yeux horriblement hagards, il marchoit en vacillant, comme un homme ivre. St. Méran paroissoit ému; et d'ailleurs ne donnoit aucun signe de frayeur. Nous avons été, Sauval et moi, tout abasourdis à l'aspect de ton frère. Il a éprouvé un embarras visible en nous apercevant; il a voulu balbutier quelque chose, il ne savoit ce qu'il disoit, il bégayoit, sa voix trembloit. St. Méran a pris la parole pour nous dire en riant que le revenant ne s'étoit pas montré; mais que le marquis, dans l'endroit le plus obscur du souterrain, avoit rencontré une roche contre laquelle il s'étoit grièvement blessé à la jambe.... Que penser de ce récit! .... Il n'y avoit point de sang à son bas, cette blessure ne pouvoit être considérable, et il étoit dans un état affreux!.... Je sais qu'il n'a pas l'esprit foible, et qu'il est-très-brave; cependant il étoit épouvanté, hors de lui: cela est certain.... Et que faisoit là St. Méran sorti du salon une demi-heure avant lui, et qui nous dit en nous quittant qu'il alloit se coucher?.... Enfin le lendemain nous apprîmes que le marquis avoit une fièvre épouvantable qui dure encore; il ne veut voir personne. Pauline même n'a la permission d'entrer dans sa chambre qu'un moment dans la journée.... Il y a làdessous quelque mystère fort singulier? Comme Sauval a conté l'état dans lequel nous avons rencontré le marquis à la sortie du souterrain, tout le monde est persuadé qu'il a vu l'horrible spectre. Moi-même, en vérité, je ne sais que penser. Cependant St. Méran étoit avec lui, et paroissoit fort tranquille: on s'y perd. Tout ceci donne un poids prodigieux aux histoires du revenant, et je t'assure que nous mourons tous de peur.

Adieu, mon bon ami; mande-moi ce que tu penses de ces aventures.

LETTRE LXXIII.

Du marquis à la comtesse.

D'Erneville, le 14 août.

Rassurez-vous, ma tendre mère. Il est vrai que j'ai été bien malade, mais la fièvre m'a quitté. Cependant permettez-moi de différer encore le récit que vous me demandez. Je conçois votre curiosité, mais j'ai la tête si foible!.... Je vais voyager dans les envirous pendant huit ou dix jours, ensuite je reviendrai; je vous écrirai alors avec détail, et vous saurez tout. Adieu, ma mère; je suis bien malheureux, et sans aucun espoir de cesser jamais de l'être.

LETTRE LXXIV.

De M. d'Orgeval au chevalier de Celtas.

Le 23 août.

Je puis à présent, mon cher chevalier, vous éclaircir l' énigme . Vous aviez fort bien pensé, quand je vous montrai la lettre de Denise, qu'il ne s'agissoit ni d'apparition , ni de revenans. Voici ce qu'on m'a conté à Bourbon, où l'histoire fait grand bruit.

Albert étoit jaloux de St. Méran, il a épié, il a écouté des conversations, il a surpris des billets, etc., bref il s'est battu avec le vicomte. Ils se donnèrent rendez-vous dans le souterrain dont la peur chasse tout le monde. Vous savez qu'au milieu du souterrain la voûte se trouve interrompue par un grand espace en plein air; ils se battirent là auprès du rocher; vous connoissez cet endroit.

Le marquis fut blessé. On convint de tenir la chose très-secrète; cependant, durant sa maladie, Albert ne put dissimuler son chagrin et sa rancune, il ne voulut pas voir sa femme; et St Méran partit trois jours après, avant la guérison d'Albert. Tout cela est assurément très-clair

Enfin mon frère, à peine rétabli, vient de quitter Erneville: il voyage; Pauline est triste, inquiète; je pense que ce beau roman va finir par une séparation. J'admire que mon frère ait eu la patience d'attendre si long-temps, car de bon compte en voici trois bien constatés: le duc de Rosmond, le philosophe , et St. Méran.

Si vous n'étiez pas si discret, vous pourriez bien en nommer un quatrième ; j'ai toujours été persuadé que vous avez eu cette bonne fortune autrefois, pendant ce fameux voyage d'Albert aux eaux de Vichi.

Adieu, mon cher; mes complimens à nos amis.

LETTRE LXXV.

Réponse du chevalier.

d'Autun, le 25 août.

Comme vous l'observez fort bien, rien n'est plus clair . Quant à ma discrétion , je pourrois dire de l'héroïne que l'amant favorisé par elle, ‘A si peu de temps pour le croire, Qu'il n'en a pas pour s'en vanter.. ’

Mais (sans me compter) nous en trouverons bien une demi-douzaine . Vous avez oublié dans votre calcul le président de *** qu'elle eut à Dijon, et puis les deux buveurs d'eau de Bourbon, Landry et Duval, ces trois là sont aussi constatés que les autres. Nous pouvons sans témérité en supposer pour le moins autant d'inconnus, ainsi je crois que le total va bien jusqu'à quinze... et elle écrit toujours son journal et ses mémoires ! J'imagine qu'à l'exemple de la fameuse Mme de Staal, elle ne s'y peint qu'en buste . Mais cela n'est-il pas suffisant? Le cœur se trouve dans le buste, et le cœur est tout: Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé .

Instruisez-moi du dénoûment, je vous prie. Si, comme tous les honnêtes gens le pensent, ce n'est pas une éternelle séparation, votre frère est le plus sot et le plus lâche de tous les hommes.

Adieu, mon cher, mes respectueux hommages à madame d'Orgeval.

LETTRE LXXVI.

Du marquis à la comtesse D'Erneville, le 26 août.

Je vais, mon amie vous dire une chose que ma raison dément!.... une chose que je ne pourrois confier à nulle autre sans me couvrir du plus grand ridicule..... Mais vous m'écouterez, vous me plaindrez!... je ne puis dire: vous me croirez , je ne me crois pas moi-même ...

Le 6 août , Pauline étant encore inquiète de Léocadie, nous veillâmes dans la chambre de cette enfant jusqu'à près de trois heures; alors Pauline fut se coucher, et moi j'eus envie de profiter de la plus belle nuit du monde, et d'aller me promener. On me fit promettre de diriger ma promenade du côté du souterrain, devenu célèbre par les récits d'apparition dont je vous ai déjà parlé... je sortis seul du salon; afin d'abréger le chemin, je passai par le long corridor qui conduit aux chambres de Jacinthe, des autres femmes de chambre et de Léocadie. Les lampes étoient éteintes, mais le jour commençoit à poindre, et l'on pouvoit déjà, sinon distinguer, du moins entrevoir les objets. J'étois à la moitié du corridor, lorsque j'aperçus à quelques pas de moi, une figure blanche qui me parut sortir de la chambre de Jacinthe. Il me vint sur-le-champ à l'esprit que c'étoit une des jeunes femmes de chambre qui s'amusoit à faire le revenant; aussitôt je criai en me nommant, que j'ordonnois qu'on s'arrêtât. Pour toute réponse on prit la fuite... Vous savez que je cours bien, mais la figure couroit d'une manière surnaturelle .... et je pensai qu'il n'y avoit sûrement pas de femme dans le château qui eût cette surprenante agilité ... La figure conservant toujours l'avantage qu'elle avoit eu d'abord, se trouvoit à la même distance; au bout du corridor, elle franchit le petit escalier avec une inconcevable rapidité, je la perdis de vue; j'imaginai qu'elle alloit au souterrain, et comme elle prenoit le chemin de l'allée de tilleuls qui est le plus long, je pris celui de la basse-cour qui est infiniment plus court. J'avois mon passe-partout, j'ouvris la porte, et je me trouvai à trente pas du souterrain au moment où la figure sortoit de l'allée de tilleuls; je me précipitai à sa rencontre, je n'étois plus qu'à dix pas d'elle, lorsque je me sentis saisir par derrière, ce qui me força de m'arrêter. Dans cet instant la figure passa comme un éclair, et entra dans le souterrain.... C'étoit St. Méran qui m'avoit arrêté, et qui me retenoit toujours en faisant de grands éclats de rire, et en me demandant où j'allois si vite. Je me débarrassai promptement de ses bras, et je me précipitai à toute course dans le souterrain; il m'y suivit ... A cinquante pas de l'endroit où la voûte effondrée forme une large ouverture qui laisse voir les cieux, je distingue parfaitement la figure blanche qui avoit très peu d'avance sur moi .... Je lui avois crié plusieurs fois qu'elle ne m'échapperoit point, que je la poursuivrois avec persévérance..... Il faisoit grand jour..... Tout à coup la figure au lieu de se diriger en avant, se jeta de côté, gravit le rocher qui se trouve dans la partie la plus découverte de cet endroit en plein air. Je m'arrêtai au pied du rocher en criant à St. Méran que j'entendois accourir, que le fantôme ne pouvoit plus nous échapper .... En apercevant St. Méran, je me disposai à monter sur le rocher. Dans ce moment, la figure blanche, voilée de la tête aux pieds, me dit: Arrête ! Cette voix douce, mais éclatante et sonore, m'émut jusqu'au fond des entrailles... Qu'elle me parut terrible! c'étoit la voix de la conscience..... Je restai frappé d'étonnement.... La figure alors relève son voile, et me découvre son visage... O prestige inconcevable!.... c'étoit elle! .... Je la vois pâle, immobile, mais plus belle, plus majestueuse que jamais, me regardant fixement .... c'étoit elle.... c'étoit Camille.... Je veux douter, j'ose attacher mes yeux sur cette figure éblouissante et formidable!.... je ne puis soutenir son regard pénétrant et sévère, il me semble qu'au fond de mon cœur se rouvre et se déchire une blessure mortelle; mon sang se glace dans mes veines, et je tombe évanoui dans les bras de St. Méran.

Je restai près de trois quarts d'heure dans cet état; enfin les secours de St. Méran me rappelèrent à la vie .... Je jetai les yeux en frémissant sur le rocher.... je ne vis plus rien.... Qu'avez-vous donc? me dit St. Méran; que vous est-il arrivé? Quoi! repris-je, vous n'avez rien vu!... Absolument rien, répondit-il, et je vous avoue que cette question dans votre bouche et l'état où vous êtes, me paroissent les choses du monde les plus surprenantes. Cette réponse me fit éprouver une espèce de confusion d'un genre absolument nouveau pour moi; la honte de paroître pusillanime dissipa pour un moment mon trouble et ma terreur; je m'efforçai de sourire. Ce n'est pas, répliquai-je, que je crois avoir vu un fantôme; mais quand vous m'avez arrêté à l'entrée du souterrain, une femme y est entrée, j'en suis certain, et je pense que c'étoit la jeune Suzette.... Quant à mon évanouissement, il faut que vous sachiez que depuis quelque temps je suis sujet à ces sortes d'accidens, et d'ailleurs en courant je me suis heurté violemment contre ce rocher je me suis blessé à la jambe, la douleur et l'émotion d'une course rapide m'ont fait évanouir... St. Méran eut l'air de me croire. Il me donna le bras, et nous retournâmes au château. A la sortie du souterrain nous trouvâmes Mme d'Orgeval; j'avois sûrement dans la physionomie quelque chose d'extraordinaire, car elle me regarda avec l'air du plus profond étonnement....

Je rentrai chez moi, je m'enfermai .... je me jetai dans un fauteuil, je rassemblai toutes mes forces, je rappelai toute ma raison, afin de me persuader que ce que je venois de voir n'étoit qu'une illusion; mais en vain!.... J'aurois pu le croire, si en entrant dans le souterrain mon imagination eût été frappée, ou que l'aspect de cette figure m'eût étonné; mais jusqu'à l'instant où j'entendis cette voix redoutable (qui semble encore retentir à mon oreille), je n'avois pas la moindre émotion, je ne songeois nullement à l'objet infortuné qui s'offrit à mes regards .... Enfin, après cette terrible apparition, seul dans ma chambre, glacé de terreur, je n'entendois, je ne voyois rien. Preuve incontestable que l'apparition du rocher n'étoit point l'ouvrage de l'imagination.... D'ailleurs, j'étois sûr de l'avoir revue .... son regard fixe et perçant avoit si bien pénétré jusqu'au fond de mon cœur.... Cependant comment croire avec certitude un tel prodige?.... je ne pouvois ni me le persuader, ni en douter .... Dans cette étrange perplexité d'idées je pensai tout à coup que peut-être une fausse nouvelle m'avoit abusé, que peut-être une léthargie avoit donné lieu à ce bruit, qu'enfin Camille vivoit encore, et que j'avois vu, non une ombre vaine, mais Camille ellemême. Dans cette supposition il étoit fort difficile de concevoir pourquoi elle erroit ainsi durant la nuit autour du château d'Erneville; mais enfin ce n'étoit qu'une singularité qui n'avoit rien de surnaturel.... Frappé de cette idée, j'écrivis sur-le-champ à d'Olbreuse pour lui mander que j'avois des raisons particulières de douter de la mort de Camille, et que je le conjurois de prendre à cet égard les informations les plus précises.

Après avoir écrit cette lettre, je fus obligé de me coucher; j'avois une fièvre brûlante.. Quelques heures après je me relevai et je vous écrivis ce billet qui vous a causé tant d'inquiétude. Je me remis au lit sur le soir; j'y restai plusieurs jours... ensuite la fièvre se dissipa. Sur la fin de la même semaine, je recus la réponse du comte d'Olbreuse, qui ne me permit pas de conserver le moindre doute sur la mort de l'infortunée Camille!.. Il me mandoit qu'étant à l'agonie, elle avoit fait appeler Mme d'Olbreuse, qui ne s'étoit arrachée d'auprès d'elle qu'après avoir reçu son dernier soupir!.... et que lui, d'Olbreuse, trois jours après, avoit rencontré son convoi dans la rue St. Honoré! ...

Elle n'existoit plus le 14 mai ! et je l'ai vue dans la nuit du 6 août !... Tous les raisonnemens sont anéantis par un fait certain, positif: je l'ai vue!...

Je voulus la revoir encore!.... Je retournai secrètement trois nuits de suite au souterrain; j'y éprouvai les plus violentes émotions, mais rien ne parut!.... J'y veux retourner encore; je yeux la revoir!... Adieu, ma mère; ô ne me dites point que c'est une erreur; vous ajouteriez à mon affliction sans me désabuser. Je vous répéterai jusqu'à mon dernier soupir: Je l'ai revue! ....

LETTRE LXXVII.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 27 août.

Non, chère amie, toutes les histoires d'apparitions sont entièrement finies; mais malgré tous mes soins, les enfans en ont entendu parler. Voici ce que j'ai découvert. J'ai remarqué que, depuis sa maladie, Léocadie est devenue peureuse; dès que la nuit vient, elle n'ose aller seule d'une chambre à l'autre, et lorsqu'on veut l'y forcer, elle rougit, elle pâlit, elle est visiblement troublée. Surprise de ce changement, je l'ai prise en particulier pour la questionner. Vous connoissez sa candeur; après avoir un peu hésité, elle m'a avoué qu'il lui étoit arrivé une chose bien extraordinaire , et qu'en fin elle avoit vu un fantôme . J'ai demandé des détails, et elle m'a conté que ce fut dans la nuit où elle a été le plus malade, et dans laquelle je me trouvai si mal moi-même, qu, Albert m'ordonna positivement à deux heures après minuit, au moment où elle s'endormit, d'aller me reposer dans ma chambre, en me promettant qu'on viendroit me chercher dès qu'elle s'éveilleroit. Léocadie prétend donc qu'environ une heure après mon départ elle se réveilla, parce qu'elle sentit qu'on l'embrassoit , et que son visage étoit baigné de larmes .... Elle ouvrit les yeux en disant: Oh! c'est maman! ... mais elle vit une figure inconnue, d'une beauté merveilleuse, vêtue de blanc , et qui s'enfuit aussitôt... Jacinthe étoit là, et accourut tout de suite à son lit .... Léocadie, très-émue, lui demanda quelle étoit cette belle personne; Jacinthe étonnée lui répondit qu'elle n'avoit rien vu, et lui soutint que c'étoit un rêve ... En même temps elle l'engagea à ne m'en point parler, parce que je prendrois ce rêve pour du délire, et que cela me donneroit les plus cruelles inquiétudes.

Léocadie garda le silence, et depuis qu'elle est rétablie, elle n'a pas osé m'en parler, croyant, dit-elle, que je me moquerois de cette vision; mais malheureusement elle est si fortement persuadée de la réalité de cette apparition, que rien ne pourra jamais l'en dissuader. A tous mes raisonnemens, elle répond constamment: Je ne révois point, je ne dormois point, je n'avois point le délire, je l'ai vue. Je lui ai demandé si elle avoit conservé un souvenir distinct de cette figure; elle dit qu'elle ne se rappelle bien que ses grands yeux noirs remplis de larmes, et sa beauté surprenante ; mais qu'elle n'avoit pas eu le temps d'examiner tous ses traits.

Sans doute tous les récits d'apparition de la figure blanche ont frappé son imagination et causé cette illusion, d'autant mieux qu'elle avoit entendu Suzette parler du fantôme du souterrain . Voilà ce que la raison me dit; mais, comme il est permis aux femmes d'être foibles et superstitieuses, je vous avoue, chère amie, que malgré moi ce récit m'a frappée... Ce baiser, ces larmes... cette belle figure de femme!.. je rougis de vous le dire; ... mais, si nous cessons de recevoir les étrennes anonymes , je croirai que sa mère n'existe plus.... et alors la vision de Léocadie ne me paroîtra rien moins qu'une chimère. Combien est foible le pouvoir de la raison en comparaison de celui de l'imagination!... Ceci me fait beaucoup de peine, car ma Léocadie a la tête frappée pour toute sa vie.

J'ai un chagrin nouveau plus amer encore, chère amie!... Albert est dans un état auquel je ne comprends rien... Chaque jour semble accroître sa sombre mélancolie; il maigrit, il change;... depuis quelques jours il passe les nuits dans sa chambre; il a quitté la mienne, parce que, dit-il, pour sa santé, il veut pendant un mois prendre le lait d'ânesse et se faire éveiller avec le jour .... Et je sais qu'il va se promener seul tous les soirs, et qu'hier il n'est rentré qu'à près de cinq heures du matin! Si je soupçonnois là-dessous une intrigue, je n'en parlerois point, non, pas même à vous, chère amie; mais je suis très-sûre qu'il ne s'agit de rien de semblable. Non, il veut être seul, il veut s'occuper, se nourrir en liberté, sans aucune contrainte, d'un chagrin secret ... O qui m'eût dit autrefois qu'Albert près de Pauline, tomberoit dans la consomption!... Ce n'est pas assez pour moi de gémir de la perte de sa confiance et de son estime, il faut encore que ma présence lui soit importune!

Chaque année produit pour moi de nouvelles peines! et j'en envisage encore de plus cruelles dans l'avenir!...

Ah! que j'ai besoin de courage et des douces consolations de l'amitié!...

LETTRE LXXVIII.

Du marquis à la comtesse.

D'Erneville, le 28 août.

O quelle scène?... dans quel trouble affreux elle m'a jeté!...

Poussé par un sentiment que je ne saurois définir, je n'ai pu me défendre tous ces jours-ci de retourner la nuit au souterrain.

Jy fus encore hier à deux heures après minuit ... Tout le monde couché dans le château, se livroit aux douceurs du sommeil!... seul je veillois!.... Le ciel étoit couvert de nuages, et la nuit excessivement sombre ... Arrivé au milieu du souterrain, je m'assis au bas du rocher, le dos tourné à la partie de la voûte qui est du côté du château, et que je venois de parcourir. Bien-tôt le vent s'éleva et le tonnerre se fit entendre!.... Tout orage nocturne me fait une vive impression! et le souvenir qu'il me rappelle étoit encore plus frappant au pied de ce rocher redoutable!.... Je me livrai tout entier à la rêverie la plus douloureuse: peu à peu ma tête s'exalta ..... Je pensai qu'à la lueur des éclairs j'allois revoir Camille; qu'elle reparoîtroit terrible et menaçante pour me reprocher son malheur, sa mort et mon crime!...

La tempête continuoit toujours, et l'aurore commençoit à dissiper l'obscurité!... Tout à coup j'entends près de moi un léger bruit;... je frissonne, je lève en tremblant les yeux sur la cime du rocher, et je m'écrie: Oui, parois, j'ose t'attendre et t'appeler! ... A peine ai-je prononcé ces mots, que, sur le sommet du rocher, je vois s'élever doucement une figure blanche! ... Il me semble que la foudre vient de me frapper... Un mouvement machinal et convulsif m'arrache de ma place, et je retombe prosterné. O qui donc appelles-tu? ... dit alors une voix douce et tremblante!... Cette voix me cause une violente émotion d'un autre genre; je me relève, je regarde au-dessus de moi, et je reconnois Pauline en pleurs, me tendant les bras!.... La surprise, la confusion, l'attendrissement me rendirent immobile et muet... Pauline descend du rocher, et je me trouve dans ses bras ... Je n'avois qu'imparfaitement ma tête.... Je serrai Pauline contre mou sein; ensuite la repoussant avec égarement: éloigne loi, lui dis-je, oh! près de ce rocher, je ne puis recevoir tes embrassemens! éloigne-toi, je veux être seul ici ... Tu me glaces d'effroi, s'écria-t-elle, je ne te quitterai point... Elle pâlit en disant ces paroles, et je ne songeai plus qu'à elle!... Chère Pauline, repris-je, sortons de ce lieu, viens, suis-moi!... En parlant ainsi, je l'entraîne, et nous rentrons sous la voûte... Nous nous trouvons bientôt dans une obsurité totale; nous marchions avec rapidité, Pauline gardoit le silence, je tenois sa main... Au bout de quelques minutes je m'aperçus que cette main me pressoit fortement, et qu'elle étoit excessivement froide! Une terreur extravagante me saisit!..... Pauline!..... dis-je d'une voix étouffée, parle-moi!... Pauline ne répondit point, et cette main glacée serra la mienne avec une nouvelle force!.... mes cheveux se dressèrent sur mon front, je perdis tout-à-fait la tête .... Où me conduis-tu, m'écriai-je?... n'importe, je dois te suivre... Nous avancions toujours ... Enfin nous atteignons le bout du souterrain; le jour nous éclaire, et je revois Pauline, mais pâle, sans haleine, défaillante et presque sans connoissance. Je fondis en larmes, je la portai sur un banc dans l'allée de tilleuls;... elle reprit promptement ses sens,... nous rentrâmes au château.

Vous imaginez bien qu'il me fallut subir l'interrogatoire le plus embarrassant. Je commençai par faire le serment le plus solennel, que nulle espèce d'intrigue ne m'attiroit dans le souterrain. Pauline me crut. Ensuite je protestai que, depuis ma maladie, j'avois des espèces de vapeurs noires, des imaginations bizarres, que je me plaisois dans cette solitude du souterrain, parce que je pouvois m'y livrer, sans distraction, à mes sombres rêveries. Pendant cette explication, Pauline pleura beaucoup, avec une amertume et en même temps une douceur qui me pénétrèrent.... Je tombai à ses pieds, je mêlai mes pleurs aux siens .... Elle m'apprit, à son tour, qu'ayant été réveillée par le tonnerre, dont elle a peur, elle étoit venue dans ma chambre; que ne m'y trouvant point, elle avoit pris le chemin du souterrain, sachant que j'y allois quelquefois .... Hélas! il me seroit sans doute bien doux de pouvoir ouvrir mon cœur à la compagne de ma vie!... il fut un moment où j'aurois fait cette confidence sans effort .... elle s'y refusa; maintenant, j'ose vous l'avouer, je ne sens plus ce besoin. La confiance n'est une consolation que lorsqu'elle est réciproque...... de pénibles secrets ont mis entre Pauline et moi de cruelles barrières! ... Pardonnez, ma mère, ce mot qui m'est échappé!... Je le sais, il vous est impossible de douter d'elle; ô combien j'envie votre heureuse sécurité! .... Mais croyez que si, malgré moi, je ne la partage pas, Pauline ne m'en est pas moins chère. Un instant d'oubli pourroit-il effacer le mérite d'une vie entière dévouée à la vertu?

Adieu, ma mère; je crois que j'irai bien-tôt à Dijon; je me consume ici!... ma raison s'y égare. Peut-être la retrouverai -je près de vous; mais qui me rendra le repos?....

LETTRE LXXIX.

De la marquise à la baronne.

D'Erneville, le 1er septembre.

Le croiriez-vous, chère amie, deux lettres que je reçois de Dijon, l'une d'Albert, l'autre de ma mère, m'apprennent qu'Albert est parti pour l'Angleterre! Le docteur Morney, qu'il a consulté, lui a ordonné les eaux de Bristol!... Il est parti!... il a emmené le petit Stéphen, que ma mère lui a confié, parce qu'elle désire que cet enfant apprenne bien l'anglais, qu'il sait déjà lire!...

Albert est parti!... la mer va nous séparer!... Il ne reviendra que sur la fin de novembre, du moins il le dit; mais peut-être ne reviendra-t-il qu'au printemps. Je ne vous parle point de ce que j'éprouve, vous me connoissez!...

Et vous, tendre amie, abandonnerez-vous aussi votre malheureuse Pauline?....

Ah! venez! croyez qu'elle est plus à plaindre que vous ne pouvez l'imaginer!...

LETTRE LXXX.

Du marquis à la comtesse.

De Londres, le 12 novembre.

Non, mon amie, je ne prolongerai point mon absence; je ne puis que m'étourdir, et non me distraire.

Portant partout le trait dont je suis déchiré, c'est en vain que je cherche à me soustraire à des réflexions déchirantes; je conserve toujours, au milieu de la dissipation, le sentiment de mes maux, et je ne parviens à me fuir moi-même durant le jour, que pour me retrouver plus douloureusement pendant les nuits!... Les voyages ne sont salutaires qu'aux convalescens et aux personnes affligées dont la douleur commence à s'épuiser... mais ils ne peuvent qu'aggraver encore un mal violent et incurable. L'isolement où l'on se trouve dans une terre étrangère, ajoute aux tourmens d'une âme profondément blessée, je ne sais quelle inquiétude vague, qui ressemble à la terreur. Qu'il est affreux, lorsqu'on souffre, de ne voir que des visages indifférens et nouveaux, et d'être loin de tout ce qu'on aime! je n'ai jamais autant senti le besoin de me plaindre, que depuis que je n'en ai plus la possibilité et que je suis forcé de me taire sur tout ce qui me touche. Je ne me plais qu'avec les gens taciturnes et mélancoliques. Ce rapport d'humeur est pour moi une sorte de sympathie qui me paroît un supplément à l'amitié.

J'ai relu dix fois votre dernière lettre; vous n'en avez jamais écrit d'aussi touchante; elle est dictée par deux sentimens sublimes, la piété et l'amour maternel. Ah! n'en doutez pas, mes opinions sont les vôtres. Égaré par les passions, je suis d'autant plus coupable, que j'ai conservé tous les principes que vous m'avez donnés! Je crois, comme vous, que, sans la religion, nulle raison solide, nulle vertu véritable ne peuvent exister. La religion seule a su définir l'homme de bien, et peindre la vertu parfaite: cela seul suffiroit pour fixer ma croyance; cela seul suffiroit pour donner à l'Evangile un caractère divin, et pour former la preuve indubitable de la révélation.

Voltaire a dit: ‘Qui n'est que juste, est dur; qui n'est que sage, est triste. ’

Eh quoi donc! la bonté ne fait-elle pas une partie essentielle de la justice! Nous avons tous besoin d'appui ou de consolation; au défaut de secours, nous désirons, nous invoquons la pitié. Si nous avons le droit de réclamer des services, nous avons celui d'attendre tous les témoignages du regret, quand on ne peut nous les rendre. S'il est inhumain de refuser son assistance à l'infortuné, ne l'est-il pas d'aggraver ses peines en repoussant sa confiance et en écoutant, avec froideur, sa plainte et ses gémissemens? Enfin, est-il équitable que le plus fragile des êtres ne soit pas indulgent et miséricordieux? On n'a donc qu'une idée bien fausse de la justice, lorsqu'on pense qu'elle peut, et même qu'elle doit s'allier avec la dureté et l'inflexibilité? Aussi la religion ne voit dans la justice que le complément de toutes les vertus. L'Ecriture veut-elle désigner l'homme le plus parfait, elle n'emploie qu'un seul mot pour le peindre, elle l'appelle le juste . Et plus on y réfléchit, plus on sent la solidité de cette définition si précise et si sublime. Le juste , en effet, est celui qui remplit tous ses devoirs envers son créateur et ses semblables; par conséquent, le juste est clément, compatissant et charitable.

Non-seulement la religion seule peut donner des idées saines sur la morale et des principes invariables, mais elle seule peut encore perfectionner les vertus, et les porter au plus haut degré d'héroïsme; sans la religion, le renoncement à son propre intérêt et le dévouement de soi-même ne seroient que des folies. Enfin, ce n'est que par les motifs puissans fournis par la religion, que l'humanité peut s'élever avec succès contre la rigueur des préceptes établis par la politique, pour la sûreté des sociétés. Par exemple, le cœur réprouve vainement la peine de mort ; la raison, sans le secours de la religion, ne peut opposer à cette barbarie que de foibles raisonnemens.

J'ai vu plaider ici une cause criminelle. Tout mon sang s'est ému, quand j'ai entendu prononcer à haute voix: Your time is very short . Hélas! pensois-je en moi-même, est-il bien certain qu'un homme puisse jamais avoir le droit de dire ces terribles paroles à un autre homme? Peut-il dire à son frère et à l'ouvrage le plus précieux du créateur, quelque dénaturé qu'il puisse être: Dieu t'a formé pour vivre encore près d'un siècle, peut-être, et tu mourras demain .... O si l'ame avilie de ce criminel devoit se réformer avec le temps, si dans dix, dans vingt ans, un repentir sincère devoit la remplir et la purifier, combien sont coupables les juges qui terminent ainsi sa destinée!... Cette âme perdue, au jugement redoutable et sans appel, leur reprochera un jour l'horreur de cette sentence, et tous ses crimes retomberont sur ceux qui en ont empêché l'expiation.

Comment les cœurs sensibles n'aimeroient-ils pas une religion dont les dogmes et les préceptes favorisent ainsi les vœux de l'humanité?

J'ai déjà fait les préparatifs de mon départ. Hélas! les transports causés par le retour ne sont plus faits pour moi, je ne suis plus digne de les connoître; mais j'éprouve encore les inquiétudes et les tourmens de l'absence, et près de Pauline et de vous, je serai toujours moins malheureux!...

LETTRE LXXXI.

Du marquis à sa femme.

De Londres, le 15 novembre.

Tu m'as demandé, chère Pauline, des détails sur la ville de Londres, et je puis à présent satisfaire ta curiosité. Depuis huit jours que je suis revenu de Bristol, j'ai parcouru plusieurs fois cette ville si grande, si riche, mais si inférieure à Paris L'éclat de ses boutiques fait sa principale beauté; cependant ces boutiques si vantées ne me paroissent nullement supérieures à celles de notre rue St. Honoré, et rien dans ce pays ne peut se comparer à la colonnade du Louvre et à la magnificence extérieure des maisons et des palais dont Paris est orné. Le roi d'Angleterre est le monarque le plus mal logé de l'Europe; mais loin de pouvoir critiquer St. James, on éprouve un sentiment de respect en parcourant cette triste demeure, lorsqu'on songe que les rois ne l'habitent que parce qu'ils ont cédé aux matelots invalides l'élégant et superbe palais de Greenwich. On a prodigué des trésors pour la construction de Carleton-house, et cette masse de bâtimens est d'une si mauvaise architecture, qu'au premier coup d'œil elle offre l'aspect d'un édifice détruit en partie par un incendie; car les colonnes sont si minces et si éloignées les unes des autres, que l'on croiroit qu'il en manque la moitié. L'intérieur du palais fait honneur au prince qui l'habite; on dit qu'il en a seul ordonné l'arrangement et les décorations. Ce palais m'a rappelé celui de Compiègne, rébâti à neuf; le roi, mal conseillé en toutes choses, a choisi un architecte sans génie, qui a dépensé des millions pour fabriquer le plus lourd château de l'Europe. On n'a pas employé moins d'argent pour faire les jardins surchargés et les petites chaumières de Trianon. Que l'on compare ces ouvrages à ceux que fit faire Louis XIV, on aura une idée des deux rois et des deux siècles.

J'ai, comme tu le désirois, cherché à Westminster le tombeau de Richardson; j'ai trouvé dans cette vaste église de riches monumens élevés en l'honneur de comédiens et de comédiennes, mais la tombe de l'auteur de Clarisse n'y est point. C'est une chose surprenante, car en tous pays on est équitable pour les grands hommes quand ils n'existent plus. Les épitaphes , souvent trop flatteuses, ne sont jamais injustes, et la noire envie n'a point encore osé répandre son venin sur la pierre des sépulcres, comme le dit ingénieusement un de nos poëtes: ‘La mémoire est reconnoissante. Les yeux sont ingrats et jaloux ’ .

C'est dans l'église de S. Brides que reposent les cendres de Richardson. On n'y voit qu'une simple pierre, qui ne contient que son nom et l'année de sa mort a sans aucun éloge.

Pour terminer ma description de Londres, je dois parler encore de quelques édifices. Sommerset-house, palais plus imposant par sa grandeur que remarquable par sa beauté; l'église de S. Paul que l'on doit admirer lorsqu'on n'a pas vu S. Pierre de Rome, et la charmante petite église de S. Stéphen qui me paroît un chef-d'œuvre dans son genre; voilà tous les monumens qu'on peut citer. Le reste de la ville, bâtie en briques jaunâtres, présente un ensemble triste et sans noblesse. Il en faut louer les beaux trottoirs, si commodes pour le peuple; mais une chose qui me déplaît beaucoup, c'est que dans toute l'étendue de Londres on ne rencontre point de fontaines publiques, du moins apparentes et décorées, et il me semble que c'est un embellissement aussi agréable que nécessaire dans une grande ville.

J'ai été plusieurs fois à Greenwich voir les matelots invalides; c'est dans son genre le plus bel établissement de l'Europe.

Les salles où couchent les invalides sont de vastes et larges galeries, parfaitement éclairées, ayant de grandes cheminées et de bons feux de distance en distance. Des deux côtés des galeries sont leurs petites chambres qui contiennent un lit, une table et une chaise. Ces espèces de cellules sont d'une propreté ravissante, ornées d'estampes et de mille jolies choses, et communément de coquillages, de plumes d'oiseaux des autres climats, de plantes marines, de petits vaisseaux, etc. Ces bons invalides s'occupent presque tous à différens petits ouvrages dont ils décorent leurs chambres, et qu'ils vendent aux étrangers qui viennent les voir. Au lieu de ces travaux durs et pénibles qui ont exercé leur jeunesse, ils se livrent à des occupations douces et sédentaires; j'aimois à contempler ces bras nerveux, ces mains calleuses qui ont tant de fois et si long-temps été trempées de l'eau des mers, qui ont mis le feu à tant de canons, qui ont manié tant de cables et de goudron, maintenant employées à faire des découpures ou des savonnetes parfumées.

Autour des cheminées il y a des bancs; les uns travaillent dans leurs chambres dont les portes vîtrées, même lorsqu'elles sont fermées, leur laissent voir tout ce qui se passe dans la galerie; d'autres sont assis autour des cheminées, et là ils lisent ou causent ensemble, et assurément ils ont des sujets inépuisables de conversation dans le récit de leurs voyages et de leurs aventures; on est ému en songeant à tout ce qu'ils ont vu ou pu éprouver; les idées de tempête, de naufrages, d'îles désertes, de sauvages, de climats éloignés, de combats que rappellent à chaque pas cet établissement et ces invalides, donnent un intérêt inexprimable à cet objet de curiosité. J'aurois voulu interroger tous ces matelots, et demander à chacun son histoire, et certainement tous ceux qui v sont après quarante ans de service, (et c'est le plus grand nombre), auroient quel-que chose d'intéressant à raconter. Si je demeurois dans ces environs, j'irois bien souvent causer avec eux. Les fenêtres de ces galeries donnent sur la Tamise; ils aperçoivent une grande étendue d'eau, mais toujours paisible comme le reste de leur vie; ils ont encore des vaisseaux sous les yeux, mais ils ne les voient jamais que rentrer dans le port: je les aime bien mieux là que sur le bord de la mer; c'est un sentiment pervers et trop commun que celui qui fait mieux apprécier le bonheur dont on jouit, quand on le compare à l'infortune des autres; si ces vieux matelots pouvoient voir des naufrages, le tableau délicieux qu'ils m'ont offert, seroit gâté pour moi; je leur supposerois une pitié déchirante ou un égoïsme odieux.

On voit encore à Greenwich la chapelle neuve de cet hôpital, trop petite et trop ornée , et des salles renfermant des peintures nationales: l'homme qui donne l'explication de ces tableaux, et que les étrangers paient pour cela, disoit toujours dans son explication: notre patrie, notre gloire, notre commerce, notre richesse , etc. Ce langage dans la bouche d'un homme du peuple est remarquable, et il n'a jamais prononcé ce mot our sans me faire plaisir.

Il n'existe point de pays où il y ait autant d'établissemens de charité qu'en Angleterre, et point de ville où l'on en trouve autant qu'à Londres. Voilà ce qu'on ne sauroit trop admirer et trop louer. Tout le monde sait avec quelle facilité en Angleterre l'on forme et l'on remplit une souscription pour le soulagement des infortunés.

Les Anglais ont plus de libéralité que nous n'en avons; ils donnent plus facilement, et ils sont moins délicats. Ceci doit être en général le caractère distinctif d'une nation commerçante. Le commerce produit de grandes révolutions de fortune; l'homme occupé dès l'enfance des moyens d'acquérir de l'argent, ne doit pas connoître cette délicatesse si pointilleuse établie parmi nous.

Passant de la médiocrité à l'opulence, et conservant toujours l'espoir qu'il augmentera encore sa fortune, il est comme les joueurs qui, dans leurs momens heureux, donnent avec facilité et presque sans compter. On peut être avare d'un bien fixe, d'un revenu qui ne peut être augmenté; on ne sauroit l'être, du moins en général, d'un bien donné par le hasard, et que le même hasard favorable peut doubler, tripler, etc. L'imagination n'a point de bornes, l'espérance d'un gain immense doit préserver de l'attachement vil et passionné pour le gain qu'on a déjà fait.

J'ai dit que les Anglais étoient moins délicats que nous. Jugez-en: on montre dans ce moment à Londres pour une guinée par personne le superbe cabinet du chevalier***, homme d'une grande naissance: moyen imaginé pour payer ses dettes; et personne ici ne trouve cela extraordinaire. Que diroiton en France, si le comte de *** ou le marquis de ***, qui ont de si beaux tableaux, employoient un pareil expédient pour l'arrangement de leurs affaires? ils seroient avilis aux yeux de tout le monde. Mais un mal réel, c'est qu'ils ne le sont point en ne payant pas leurs créanciers.

Les Anglais dans la société sont aussi moins susceptibles que nous, moins sensibles à la calomnie, aux discours injurieux, à tout ce qui attaque l'honneur et la réputation. Leurs discours et leurs disputes publiques au parlement, à l'imitation de celles des Grecs, sont remplies d'injures et de démentis formels. La liberté de la presse les expose chaque jour à se voir calomniés de la manière la plus indigne; leurs lois même ne permettent le divorce qu'à des conditions déshonorantes parmi nous, et très-souvent les femmes divorcées ne sont point bannies de la société. Les Anglais doivent donc n'opposer presque toujours qu'un froid mépris aux choses qui excitent le plus notre indignation et notre ressentiment.

Il y a très-peu de société en Angleterre, parce qu'il faut être invité pour aller dîner et souper chez ses amis les plus intimes, et parce que les femmes sont fort séparées des hommes, par le parlement, par les clubs, par le goût des hommes pour la table. Les Anglais en général aiment le vin, et c'est précisément parce qu'il n'y en a point dans leur pays, que c'est une magnificence d'en avoir de bon et de plusieurs sortes, et d'en faire boire largement à ses convives.

D'ailleurs, le plaisir de parler politique contribue encore à leur faire aimer la table et les clubs. Ainsi tant qu'ils auront le bonheur de conserver leur constitution, ils ne seront jamais plus rapprochés des femmes, d'autant mieux qu'entrant tard dans le monde, la société des femmes ne peut jamais leur être nécessaire. Les Anglaises sont au premier abord froides et timides; elles gagnent à être connues. J'aime l'extérieur froid dans les hommes: la sensibilité concentrée est plus profonde que celle qui se répand en démonstrations; l'une s'exalte en se renfermant, l'autre en se prodiguant s'évapore. Les femmes formées seulement pour les affections douces et modérées (car les sentimens violens les égarent) doivent avoir des manières plus attrayantes. L'expression de la bienveillance, de la douceur et du sentiment est un de leurs caractères distinctifs; il peut si bien s'allier avec la pudeur, la candeur et la modestie! Pauline en est la preuve.

Plaire est pour les femmes un devoir et une nécessité, ainsi l'air austère et froid n'est pas celui qui leur convient. Mais les hommes sont faits pour entreprendre de grandes choses, pour gouverner leur pays, pour le défendre, pour protéger l'innocence et la foiblesse; ce qui leur sied le mieux, est une sorte de dignité grave; il me semble que la frivolité, le jargon de la galanterie, le manque de caractère et les sentimens indécis sont en eux les travers et les défauts les plus choquans. Aussi je crois que les Anglais, lorsqu'ils sont estimables, spirituels et bien élevés, et qu'ils ont passé quelques années dans le grand monde, sont les hommes de l'Europe qui réunissent les manières, le ton et l'extérieur qui conviennent le mieux à leur sexe. Tu juges bien que je ne parle qu'en général, et que je ne pense assurément pas que nul Français ou tout autre étranger ne puisse avoir ce genre de mérite. En même temps je trouve que les fats anglais sont complétement insoutenables. Ils croient que le bon air consiste à tout dénigrer, et à ne montrer que du dédain et de l'insouciance; et c'est ainsi qu'à la sottise ils joignent l'impertinence et l'insipidité. Il faut en convenir, nos fats de bonne compagnie sont les moins ridicules de leur espèce; il est juste qu'ils soient devenus les modèles des fats de presque toutes les autres nations. Ils sont infiniment moins chargés et moins outrés que les fats anglais; il faut quelque discernement pour les ranger promptement dans leur classe; car ils ne sont dépourvus ni de politesse, ni de grâces, et ils n'ont assurément nul rapport avec les petits-maîtres de théâtre et de comédie.

Les femmes ici sont en général mieux élevées que les nôtres, surtout celles qui sont riches, parce qu'il n'y a point de couvens, qu'on ne les met point dans les écoles, qui sont regardées comme subalternes , et parce qu'enfin les mères élèvent leurs filles, ce qui sera toujours un avantage inestimable. Mais les jeunes personnes vont de trop bonne heure dans le monde, et elles y prennent le goût du jeu. Sans cet inconvénient qui est énorme, on pourroit prédire, avec certitude, que d'ici à vingt ou trente ans les femmes anglaises auroient en talens agréables et en littérature une supériorité très-marquée sur les hommes. Séparées des hommes, et ne prenant nulle part aux affaires, elles ont beaucoup de temps pour étudier et pour s'instruire. Des mères éclairées élevant toujours leurs filles et perfectionnant de plus en plus l'éducation, et les universités d'Oxford et de Cambridge avec la vieille routine formant les garçons, il est vraisemblable que le goût des arts et de la littérature ne se trouvera plus que chez les femmes. Il y a dans ce moment eu Angleterre plus de dix femmes qui écrivent avec réputation et dans tous les genres, et elles cultivent aussi les arts avec un succès très-brillant. Au reste, cette nation si estimable, si spirituelle, et qui a produit tant de grands hommes, n'a montré jusqu'à la fin de ce siècle que peu de génie pour les arts. L'architecture, comme je l'ai déjà dit, est très - médiocre ici; les beaux morceaux de sculpture qu'on peut citer, sont faits par des Français et des Allemands, et je ne connois de grand peintre d'histoire que West , peintre vivant.

Je ne te parle point de la littérature: tu la connois, et tu es en état de l'apprécier tout ce qu'elle vaut. Je te dirai seulement qu'il y a ici un prodigieux nombre de superbes bibliothèques, et que les cabinets publies de lectures sont les mieux assortis de l'Europe.

Les voyageurs vantent beaucoup l'agriculture de ce pays, et prétendent que le peuple en est cruel et féroce. Je ne suis nullement de leur avis. J'ai parcouru presque toutes les provinces d'Angleterre, et j'en ai vu une très-grande partie en friche. A l'égard du peuple, je n'en connois point de moins grossier, de plus généreux et de plus instruit; il est très-commun de rencontrer dans les plus pauvres chaumières des paysans qui lisent Shakespeare, et nous n'avons assurément jamais vu les nôtres lire Pierre Corneille. Ici, nul état honnête en lui-même ne paroît vil, chaque individu y jouit de sa dignité d'homme . Aussi ne faudroit-il pas y traiter le peuple comme nous le traitons en France; les postillons de poste, les aubergistes, etc., ne supporteroient pas les traitemens auxquels les nôtres sont accoutumés. Tout Anglais est fier de sa patrie: noble sentiment qui seul fait l'éloge d'une nation, en prouvant à la fois, et sa grandeur, et la bonté de sa constitution. Enfin, les fermiers riches d'Angleterre forment certainement la classe d'hommes la plus vertueuse et la plus respectable que l'on puisse trouver dans aucun pays.

Il y a long-temps que nous avons remarqué dans nos lectures, que les Anglais, dans leurs mœurs et dans leurs coutumes, ont une infinité de rapports avec les anciens Grecs. On en peut trouver la raison dans l'étude approfondie des auteurs anciens, qui occupe toute la jeunesse dans les universités; mais qui pourroit expliquer pourquoi le vrai caractère de la beauté physique a passé du doux climat de la Grèce sous le ciel humide et nébuleux de l'Angleterre? Les campagnes ici sont peuplées de paysans qui retracent à chaque pas le genre de beauté des statues antiques. Ce qu'on appelle une figure anglaise , n'est autre chose qu'une figure grecque . J'ai rencontré un nombre prodigieux de jeunes filles qui ressemblent à Léocadie, c'est-à-dire, qui ont les traits et la coupe de visage des têtes de la famille de Niobé. Ceci prouve bien que le climat n'influe pas sur le physique autant qu'on le croit.

J'ai été plusieurs fois aux spectacles, j'ai admiré mistriss Siddons, actrice sublime et charmante, qu'il faut aimer passionnément, si l'on n'est pas dépourvu de goût et de sensibilité. Les Anglais la regardent comme une actrice inimitable, cependant ils n'ont pas pour elle l'enthousiasme qu'elle doit inspirer, et que l'on auroit en France pour un tel talent. J'ai vu applaudir davantage ici le divertissement de Cymon et d'autres choses de ce genre, et jamais je n'ai entendu huer un mauvais acteur. Cette espèce d'apathie pour ce qui est rididule, et cette froideur pour la supériorité, n'inspirent pas d'émulation aux artistes; c'est pourquoi, je crois, les arts ont fait si peu de progrès dans ce pays. On y honore les talens, mais l'estime ne leur suffit pas, ils veulent de l'enthousiasme; on les paie parfaitement ici: chez nous on les juge bien, et on les idolâtre; et c'est là qu'ils naissent, qu'ils se développent et qu'ils se plaisent. On trouve ici de l'esprit, du génie, des lumières et de la raison; mais le goût y manque, et le goût seul peut faire fleurir les arts. Pourquoi le goût manque-t-il chez une nation riche, éclairée, spirituelle? Pour bien répondre à cette question, il faudroit écrire un volume; mais au lieu de développemens d'idées, quelques indications suffisent à un esprit tel que le tien: des préjugés d'éducation, le respect superstitieux des Anglais pour des ouvrages défectueux, mais pleins de génie, la rivalité établie entre les nations anglaise et française, qui a toujours empêché les premiers de profiter de ce que nous avons de bon, et de se rectifier à quelques égards d'après nos modèles; la facilité de faire des pièces d'effet , en ne s'assujétissant pas aux grands principes de Corneille, de Racine, de Molière, etc.; par conséquent l'habitude constante d'excuser le ridicule et des défauts monstrueux en faveur de quelques beautés, la richesse et l'esprit de commerce qui, en ôtant la délicatesse, font confondre le salaire avec la récompense , et persuadent que l'on paie assez les talens, quand on donne beaucoup d'argent, toutes ces choses réunies peuvent servir à la solution de ce problème littéraire et moral. Pour revenir aux spectacles, j'ai trouvé dans la tragédie les gestes et les attitudes des acteurs d'une monotonie désagréable. Nos bons acteurs leur sont très-supérieurs à cet égard; mais leurs héros de théâtre se tuent beaucoup plus naturellement que les nôtres; on ne leur approche point un fauteuil, ils ne se jettent point dans les bras d'un confident, ils tombent de leur hauteur d'une manière effrayante qui produitla plus grande illusion. Leurs inflexions m'ont paru semblables à celles par lesquelles nous exprimons les mêmes passions; le cœur n'a sans doute qu'un langage, et quand c'est lui qui fait parler, tout idiôme étranger devient intelligible. Le jeu des décorations de théâtre n'est point du tout perfectionné en Angleterre; j'ai été bien choqué de voir continuellement la toile du fond, formant les cieux, posée si maladroitement, qu'elle coupe le sommet des arbres, la perspective très-mal observée, et deux portes dorées rester constamment sur l'avant-scène, même lorsque le théâtre représente un paysage ou une forêt; coutume étrange qui détruit toute illusion.

Il me reste à te parler des jardins: je les trouve encore au-dessus de leur réputation. Celui que possédoit jadis le poëte Waller à Beaconfields, me paroît un des plus beaux et des plus pittoresques. Dans ces superbes jardins on n'imite que la nature sage et majestueuse, et non la nature sauvage qui n'offre que l'image du chaos. Ce qu'on appelle la partie ornée qui avoisine la maison, est symétrique, et présente toutes les richesses de l'art. Ensuite peu à peu la symétrie se dérange, la main de l'homme se retire et disparoît, on arrive à la partie déserte , on ne voit plus que la nature, mais parée de tous ses charmes, et se montrant dans toute sa grandeur et dans toute sa variété.

Au reste, les Anglais ne sont point parvenus dès leurs premiers essais à ce point de perfection; ils ont commencé comme nous, par surcharger leurs jardins de fabriques, et j'espère que nous finirons comme eux par élaguer pour embellir. Il est vrai que ce genre demande un terrain immense; mais quand on ne l'a pas, il faut se borner à l'ancien goût français, ou du moins s'interdire les ponts ridicules pour un ruisseau, et tous les ornemens qui, placés dans un petit espace, ne présentent que l'aspect d'un magasin de décorations de théâtre.

Tu sais que j'ai toujours aimé les Anglais: peut-on ne pas admirer cette grande nation quand on sait l'histoire, quand on connoît bien sa littérature? Mais pour apprécier parfaitement les Anglais, il faut les avoir étudiés chez eux. De tous les peuples policés, ce sont ceux qui ont le moins de préjugés nuisibles, et qui ont le plus de franchise et de générosité.

Adieu, chère Pauline; je partirai sous peu de jours, et je serai sûrement à Erneville avant le 25 de ce mois. Ma santé est meilleure, et j'espère que désormais elle me permettra de me fixer où je voudrois toujours être, auprès de Pauline et de nos enfans.

LETTRE LXXXII.

De la marquise la baronne.

D'Erneville, le 21 novembre.

Je reçois une lettre d'Albert, qui m'annonce son prochain retour. Cette lettre a quinze pages, mais il ne m'y parle que de l'Angleterre!... Autrefois il m'en écrivoit de plus longues encore, dans lesquelles il ne me parloit que de ses sentimens!... O combien les temps sont changés!...

Je ne vous écris qu'un mot, chère amie, pour vous dire qu'attendant Albert tous les jours, je ne puis aller vous voir après-demain comme je vous l'avois promis. Mais sûrement, dans le cours de la semaine prochaine, je vous demanderai le dédommagement de ce sacrifice.

LETTRE LXXXIII.

Du chevalier de Celtas à M. d'Orgeval.

D'Autun, le 17 décembre.

Je sais, mon cher d'Orgeval, que votre frère est de retour; je vous en fais mon compliment. On prétend, dans nos quartiers, qu'il est toujours bien changé, et qu'il se ressentira toute sa vie de la terrible blessure qu'il a reçue dans son duel avec Saint-Méran. Mais que dit donc à tout cela la sensible Pauline ?

Nous avons notre nouvel évêque; c'est un cagot et un hypocrite, qui a obtenu cet évêché, parce qu'il a été pendant dix ans, le précepteur du fils de la duchesse de Rosmond, et le mercure de son mari et de la comtesse de Rosmond, intrigante et femme galante qui a eu pour premier amant le duc son frère.

J'espère que je pourrai faire un tour dans vos cantons au mois de janvier. Je passerai une huitaine de jours avec vous. Adieu, mon cher; écrivez-moi donc un peu plus souvent; vous savez comme j'aime vos lettres et votre manière d'écrire, véritablement remarquable par la précision, le naturel et l'originalité piquante.

LETTRE LXXXIV.

De la marquise à la baronne.

Le 8 janvier.

Les étrennes anonymes sont arrivées aujourd'hui. C'est une superbe boîte à couleur, de laque rouge, montée en or, et accompagnée d'un carton rempli de crayons, de vélin, de morceaux d'ivoire pour peindre et de pinceaux.

Ainsi, la vision de Léocadie n'est qu'une rêverie; sa mère n'est point morte; ainsi, pour cette fois, nous ne croirons point aux revenans.

Il faut certainement que cette mère inconnue ait un moyen secret de savoir quelles sont les occupations de Léocadie. Albert, en voyant ce dernier présent, a dit, avec un sourire amer: „La mère anonyme a sans doute un génie familier qui visite ce château, et qui l'instruit de tout ce qui s'y passe; sans cela comment auroit-elle deviné que Léocadie peint à la gouache et en miniature“?... A cette remarque, je n'ai su que répondre, et suivant ma coutume j'ai rougi; car je pénétrois facilement sa pensée, et les soupçons et la vraisemblance me causent autant d'embarras que pourroit m'en donner le crime! Concevez-vous, chère amie, qu'il y ait des femmes coupables qui ne rougissent plus, quand la seule idée d'une injustice peut inspirer cette involontaire confusion sans aucun fondement? Combien de fois ce timide embarras d'une âme délicate et sensible a dû faire condamner l'innocence! Les magistrats, les juges regardent le trouble et la rougeur comme des aveux tacites du crime, et sur ces indices, si trompeurs, ils décident de la réputation, du sort et de la vie des hommes!... Interrogée juridiquement sur la foiblesse criminelle que l'on m'impute, non-seulement j'aurois rougi, pâli, mais je suis sûre que je me serois trouvée mal!.... comment supporter avec sang froid cet affreux appareil d'infamie!..

Un ancien appeloit la rougeur inspirée par la pudeur ou par l'embarras, la couleur de la vertu . J'aime ce mot, et j'ai mes raisons. Je sais qu'une honte fondée peut faire rougir, mais je crois que toute personne qui rougit de ses fautes, n'est point corrompue, et je crois encore que l'on a toujours de la candeur et une belle âme, lorsqu'on a conservé l'habitude de rougir facilement, quand on a passé la première jeunesse.

Zéphirine est toujours avec nous, et je crois que sa mère est fort disposée à me la laiser tout-à-fait. J'aime extrêmement cette enfant. Albert m'a déclaré qu'au fond de l'âme il lui destinoit Maurice, et que sans avoir pris un engagement formel, il avoit donné toute espérance à son frère. Je n'ai aucune objection à faire contre ce projet, d'autant plus que, même du côté de la fortune, Zéphirine étant fille unique, sera un fort bon parti. J'avoue que souvent malgré moi une autre idée s'est offerte à mon esprit!.... d'autant plus qu'elle pourroit me disculper entièrement!... Mais je ne pouvois la communiquer que lorsque Léocadie seroit en âge de la justifier par ses qualités personnelles, et il y a plus de deux ans qu'Albert m'a confié ses vues sur Zéphirine. Après cette confidence, ma proposition ne lui paroîtroit qu'un artifice, d'autant plus que chaque jour semble l'attacher davantage à son dessein, et qu'il me répète continuellement que sa nièce est la seule belle-fille qui puisse lui convenir. D'un autre côté, Maurice inspiré par lui, a déjà cette idée (chose que j'ai fort désapprouvée) et il montre, pour sa cousine, tout l'attachement qu'on peut avoir à treize ans. La petite, aussi, se doute qu'on le lui destine pour mari!... Ainsi donc, il n'est déjà plus temps de songer à un projet qui, de toutes manières, eût assuré le bonheur de ma vie!... Cependant j'ai exigé d'Albert que du moins il ne prît point d'engagement positif avant sept ou huit ans. D'ici là, que sait-on ce qui peut arriver? Ce délai me laisse du moins un foible rayon d'espérance, et c'est beaucoup de pouvoir conserver, durant quelques années, une si douce chimère!...

Chère Léocadie! quel sera son sort!... Quand je pense qu'une si charmante créature ne trouvera vraisemblablement pas à s'établir avantageusement, que je hais l'avarice, l'ambition et les préjugés de la naissance!...

Convenez, chère amie, que la tendresse ne m'abuse point, et qu'il n'existe point d'enfant d'onze ans que l'on puisse lui comparer! Elle a autant de finesse que d'ingénuité; malgré son enfantillage, je ne crains jamais son indiscrétion dans les petites choses que je veux cacher; elle les devine ou les entrevoit, et sait les taire; elle pénètre même ce que souvent elle ne comprend pas; un instinct de sentiment, aussi singulier que délicat, lui fait connoître mes intentions et mes craintes, et sans questions de sa part, sans explication de la mienne, elle est toujours constamment pour moi, dans les moindres détails, une confidente clairvoyante et fidèle. Pauvre petite! cause innocente de mes malheurs, elle en sera la consolation et le dédommagement!...

Adieu, chère amie; ne parlez à qui que ce soit de tout ceci; je pense et je rêve tout haut avec vous, bien certaine que ces rêveries ne nous passeront pas.

LETTRE LXXXV.

De la comtesse de Rosmond à l'évêque d'Autun. De la M***, le 1er avril.

Je suis charmée, mon respectable ami, que vous soyez content de la province où vous allez vous fixer à jamais. Je sais qu'en effet la situation d'Autun est pittoresque et d'une grande beauté.

Comme vous allez faire la visite de votre diocèse, je veux vous parler d'une femme intéressante indignement calomniée, que vous verrez sûrement; c'est la marquise d'Erneville.

Par un singulier enchaînement de circonstances, j'ai acquis les preuves les plus positives de sa parfaite innocence. La jeune personne qu'elle élève, et qu'on appelle Léocadie, ne lui est rien; cependant l'envie et la méchanceté ont fait de cette action de bienfaisance, la foiblesse la plus criminelle. Les témoignages d'estime d'une personne telle que vous, peuvent sinon détruire d'injustes préventions, du moins contribuer à les affoiblir. Le plus beau privilége de la vertu heureuse et reconnue, c'est d'avoir assez de poids pour pouvoir justifier l'innocence opprimée.

Mme d'Erneville est la femme la plus vertueuse, sa pureté est celle d'un ange; voilà de quoi je suis certaine. Je ne puis vous instruire des choses qui me donnent cette conviction, elles tiennent à des secrets qui me sont confiés, et que, par conséquent, il m'est impossible de révéler. Mais vous connoissez ma sincérité, et vous me croirez sans autre éclaircissement, d'autant plus que je ne suis point l'amie de Mme d'Erneville, puisque je ne la connois point personnellement, et que je n'ai jamais eu avec elle le moindre rapport, même indirect.

Jules vous regrette et vous chérit; nous nous consolons, en songeant au bien que vous ferez, et en nous rappelant vos conseils, vos leçons et vos exemples.

J'ai obtenu de mon frère ce que je désirois. Jules entrera dans le régiment de *** qui est pour quatre ou cinq ans en garnison à Moulins; ainsi il pourra toujours chaque année aller passer avec vous une quinzaine de jours, et quelquefois davantage. Il partage toute la joie que cet arrangement me cause. Adieu, l'ami le plus cher et le plus révéré!

Quand vous aurez vu Mme d'Erneville, parlez-moi d'elle et de sa famille; vous savez comme j'aime les enfans, et elle donne, dit-on, une si bonne éducation à ceux qu'elle élève, que je voudrois en connoître tous les détails.

Agnès veut que je vous parle de son respectueux attachement.

LETTRE LXXXVI.

Réponse de l'évêque d'Autun.

Le 5 mai.

Je viens, Madame, de finir la visite de ce grand diocèse. J'ai été à Erneville; j'y ai donné la confirmation aux enfans du château et du village, et j'ai passé trois jours très-agréables dans ce château qui m'a plus d'une fois rappelé celui de M**.

Votre témoignage fixera toujours mon opinion; mais, quand vous ne m'auriez point parlé de la marquise d'Erneville, j'aurois fait bien naturellement tout ce que vous me demandez. Partout où je vois la régularité actuelle, je suppose la vertu; et, comme le repentir peut la donner ainsi que l'innocence, d'anciens scandales unanimement reconnus et parfaitement prouvés ne m'empêcheroient point de faire cette supposition chrétienne. Mais ce précepte évangélique n'est point applicable à Mme d'Erneville. Non - seulement il n'y a rien de prouvé contre elle, mais on ne l'accuse que sur des oui-dire , sur des conjectures; et ceux qui la noircissent, sont évidemment animés par la haine ou par l'envie. A peine étois-je depuis huit jours à Autun, que plusieurs personnes ont-voulu me prévenir contre elle. J'ai refusé de les entendre, me contentant de demander si elle vivoit bien avec son mari, et si elle remplissoit les devoirs extérieurs de la religion. On n'a pu nier ces deux faits, et je n'ai pas voulu en savoir davantage.

Je ne comptois rester que quelques heures à Erneville, mais j'acceptai avec plaisir l'invitation des maîtres du château. La plus grande union paroît régner entre le mari et la femme, et tout annonce dans cette maison l'ordre, la bonté et la vertu. Les enfans sont charmans et très-bien élevés. La jeune fille adoptée est extrêmement intéressante; elle est dans sa douzième année. Je l'ai interrogée sur la religion, et je lui ai trouvé tant d'instruction et de piété, que je la juge en état de faire sa première communion; mais Mme d'Erneville veut qu'elle ne la fasse que le jour où elle aura treize ans, parce que ce sera dans ce jour solemnel qu'on lui apprendra le malheur de sa naissance, dont elle n'a pas la moindre idée.

J'ai été bien édifié de la bienfaisance de M. et de Mme d'Erneville, qui ont fait dans leur village d'excellens établissemens de charité, entre autres une école pour les pauvres enfans, qui peut servir de modèle à toutes les fondations de ce genre. La jeune Léocadie est déjà sous les yeux de sa mère adoptive, l'une des institutrices des petites orphelines. Elle vient même d'en prendre une auprès d'elle, qu'elle traite comme une compagne chérie. J'ai trouvé là aussi un digne curé qui m'a conté les traits les plus touchans de la bonté du seigneur et de la dame du château. En un mot, j'ai été véritablement charmé de tout ce que j'ai vu et observé dans ce lieu.

De retour à Autun, je n'ai pas manqué de faire l'éloge du marquis et de la marquise devant les mêmes gens qui avoient essayé de m'en dire du mal. C'est une malice permise quand elle s'accorde avec la vérité, et j'avoue qu'indépendamment du sentiment de justice qui me porte à la faire, j'y trouve un plaisir particulier; il est si doux d'humilier et de déjouer les envieux et les calomniateurs!

Adieu, Madame; malgré votre peu de goût pour les voyages, j'ose toujours espérer que vous viendrez à Autun; la reconnoissance et l'amitié vous y recevroient avec tant de ravissement! D'ailleurs vous trouveriez ici des montagnes, des rochers, des antiquités romaines, et enfin l'ami le plus sincère et le plus dévoué. Je supplie la bonne et sensible Agnès de me seconder dans le désir que j'ai de vous attirer en Bourgogne; j'espère aussi que Jules m'y servira de tout son pouvoir.

LETTRE LXXXVII.

De Mme d'Orgeval au chevalier de Celtas.

D'Erneville, le 4 septembre.

Je devine facilement d'où vient l'impertinente histoire qu'on vous a faite sur mon compte.

Je me suis permis de me moquer des amours de Mlle Verrier et de M. Remi; j'ai voulu vainement détourner la Verrier du dessein d'épouser un homme sans aucune fortune, et qui n'a d'autre mérite que celui de faire facilement de mauvais vers: et là-dessus Mlle Verrier m'a prise en aversion. C'est elle certainement qui vous a dit que le jeune Sauval est amoureux de moi, et que je réponds à ses sentimens. Il me semble que vous deviez me connoître assez pour ne croire tout au plus que la moitié de cette fable. Je ne suis plus d'âge à former de nouveaux engagemens; cependant si je voulois prendre un amant, il ne tiendroit qu'à moi de faire un choix plus relevé. Ce jeune homme est amusant; il a le talent de contrefaire; la Verrier ne lui pardonne pas de l'avoir employé à son égard et à celui de son amant: il est vrai que j'ai ri aux larmes d'une scène qu'il joua un soir chez nous, et dans laquelle il imita, dans la perfection, la pédanterie de Remi, l'air sentimental et enfantin de la Verrier, et l'aigre-doux et la jalousie de la du Rocher. Enfin, je me suis fait peindre par lui, et j'ai donné ce portrait à mon mari. Je ne vois rien dans tout cela de bien scandaleux; mais vous êtes devenu si austère pour moi!... Il y a long-temps que vous me cherchez chicane. Depuis votre intime liaison avec Mme de Bel*** je ne vous reconnois plus. Rentrez un peu en vous-même... et peut-être serez-vous plus conséquent et plus équitable.

Je suis à Erneville, et j'y passerai quelques jours. Rien de nouveau dans ce château, sinon que la société y est augmentée d'une petite demoiselle de compagnie , donnée depuis quelques mois à Léocadie. Cette petite fille, qu'on appelle Mina , est tirée de l'école de charité du village. Elle est de l'âge de Léocadie, et assez gentille; c'est une des élèves de ma belle-sœur, et aussi un enfant trouvé , non dans une armoire , mais à la porte du château. Pauline l'aime beaucoup; elle a des entrailles véritablement maternelles pour tous les bâtards.

Que dites-vous de la longue visite qu'a faite ici votre évêque? Ma belle-sœur prétend que c'est un homme d'un esprit, d'un mérite et d'une piété sublimes. Je me suis bien gardée de dire que je savois par vous que cet illustre prélat n'est qu'un sot et un hypocrite.

Zéphirine grandit, mais je ne trouve pas qu'elle embellisse. Vous avez raison, on en fera une précieuse ridicule , et on la rendra fausse; elle est déjà flatteuse à un excès surprenant pour Pauline et pour l'idole , mais elle épousera Maurice. Ce dernier est aimable et très-joli.

Mon beau-frère est toujours aussi mélancolique. Sa santé est bien affoiblie depuis le duel souterrain ; on prétend qu'il lui en est resté une blessure ouverte qui le fait beaucoup souffrir; mais, par une bizarrerie incompréhensible, depuis cette aventure, il s'est tellement affectionné à ce souterrain, qu'il y a fait faire toutes sortes d'embellissemens. Le chemin en est sablé, et l'endroit découvert est très-orné; le rocher est tout entouré de fleurs; on y a planté aussi des arbres verts, des sapins et des cyprès, et l'on a fabriqué un siége de mousse sur le sommet du rocher. Albert appelle ce lieu solitaire son cabinet d'étude : il y travaille, dit-il, avec moins de distraction que par-tout ailleurs: il y va tous les jours; on assure même que souvent il y passe les nuits. Enfin, l'entrée du souterrain du côté du château est fermée maintenant par une barrière dont lui seul a la clef, de manière que les personnes de la maison n'y peuvent entrer qu'en allant par le grand détour au port du Fourneau. Concevez-vous quel-que chose à tout cela; je crois que c'est pour dérouter sur l'histoire du duel. Mais ce sont là d'étranges finesses, et qui ne dissuaderont personne.

Adieu; je vous prie d'être à l'avenir moins sermonneur, et surtout moins in juste.

Le 5 septembre.

Ma lettre alloit partir, je la rouvre pour vous dire une chose qui me paroît surprenante.... J'entends claquer des fouets, et bientôt le bruit d'une voiture de poste qui entre dans la cour. Je mets la tête à ma fenêtre, je vois sur le perron Albert et Pauline, recevant à bras ouverts l'homme qui descend de la voiture.... Devinez quel est cet homme?... le vicomte de St. Méran!... Apparemment que votre évêque a prêché ici sur le pardon des injures , et ce sermon a fait, comme vous voyez, une profonde impression sur l'esprit d'Albert.

Au reste, St. Méran a l'air le plus dégagé, le plus amical. Le marquis l'a trèscordialement embrassé. Pauline lui a tendu la main avec cet air de sentiment réservé pour les grandes occasions On a dépêché un courrier à Gilly; le philosophe accourra ce soir pour prendre part à la joie de ses amis.... Il faut venir ici pour voir des choses singulières.

Adieu; accusez-moi la réception de cette lettre.

LETTRE LXXXVIII.

De la marquise à M. d'Orgeval.

D'Erneville, le 5 février.

ALBERT est parti avant-hier matin pour Dijon; mais je connois ses sentimens, et je ferai auprès de vous, mon cher frère, tout ce qu'il feroit lui-même, s'il étoit ici. J'emploierai tout le crédit que peut donner l'amitié, pour vous porter à la douceur et à la clémence. Songez, mon cher frère, qu'à vos âges surtout un éclat seroit affreux, et qu'il pourroit nuire à l'établissement de Zéphirine. Je connois les projets d'Albert sur cette aimable enfant, et je vous dirai sans détour qu'une mère publiquement déshonorée pourroit l'y faire renoncer. Songez enfin que M. Dupui vit encore, et qu'un parti violent rempliroit d'amertume ses vieux jours.... Venez, mon cher frère, je vous en conjure, venez du moins m'entendre! Souffrez que je vous dise que c'est votre aveugle confiance pour l'homme le plus méprisable qui a causé tous vos malheurs.... Venez, au nom du ciel, avant de prendre aucune résolution; venez écouter une sœur, une amie sincère qui vous attend avec la plus vive impatience et un cœur pénétré de tristesse!

LETTRE LXXXIX.

De la même à M. du Resnel.

Le 9 février.

Vous serez bien surpris, Monsieur, de recevoir une lettre de moi, et par un courrier; mais c'est un fâcheux événement qui m'oblige à vous écrire. Le jeune Sauval, par une suite d'étourderies dont le détail seroit trop long, a compromis ma belle-sœur d'une manière très-désagréable. Je vous demande en grâce de ne lui faire à cet égard aucune espèce de reproches; mais dites-lui seulement que des affaires qui me sont survenues, me forcent d'interrompre pour quelque temps les leçons de Léocadie. Vous savez que l'évêque d'Autun désire avoir un artiste pour réparer les tableaux de sa cathédrale; si vous pouviez envoyer M. Sauval à Autun pour deux ou trois mois, vous me feriez un plaisir extrême. Au reste, ceci n'est au fond qu'une tracasserie qui, je l'espère bien, ne fera aucun tort à ma belle-sœur. Elle me prouve en cette occasion amitié, confiance et franchise; j'en suis vivement touchée, et je me flatte que mes amis partageront ce sentiment et l'intérêt qu'elle m'inspire.

Léocadie attendoit M. Sauval pour finir la tête qu'elle vous destine; mais elle est fort en état de l'achever toute seule, et vous l'aurez incessamment. Croyez, Monsieur, que la mère et la fille trouvent un grand plaisir à s'occuper d'un ami tel que vous.

La baronne, qui est ici, me charge de vous dire qu'elle compte toujours sur vous pour samedi; elle sera chez elle vendredi au soir.

LETTRE LC.

Réponse de M. du Resnel.

De Gilly, le 19 février.

Vos ordres sont suivis, Madame; Sauval partira demain à cinq heures du matin, et il ne reviendra d'Autun que dans le cours du mois de mai.

Je savois tout deux heures avant d'avoir reçu votre billet. Sauval éperdu et justement repentant, m'avoit confié la scandaleuse histoire qu'un ange de bonté n'appelle qu'une tracasserie .

Vos amis, Madame, doivent conformer en ceci leur conduite à la vôtre; mais en adorant votre générosité, il leur est permis de reconnoître avec plaisir dans cette aventure, la Providence qui punit les envieux et les détracteurs de la vertu, et qui fait jouer un si beau rôle à l'objet intéressant des plus indignes calomnies! .... Je n'ose vous en dire davantage, mais je me dédommagerai samedi de cette retenue avec Mme de Vordac; vous ne serez pas là, Madame, pour nous réprimer .

Daignez, Madame, vous charger de mes remercîmens pour l'aimable et chère Léocadie; elle sait le prix que j'attache à ses ouvrages, et combien son amitié est nécessaire à mon bonheur.

LETTRE LCI.

De la baronne de Vordac à la comtesse d'Erneville. Du château d'Erneville, le 12 février.

Voici encore une circonstance, Madame, dans laquelle je ne vous serai pas inutile. J'ai vu la lettre que Pauline vous écrit sur la désastreuse histoire de Mme d'Orgeval, et cette dernière mérite bien un historien plus exact et moins laconique. Ecoutez donc, Madame, un récit sincère et détaillé!

Dimanche dernier nous revenions, Pauline, les enfans et moi, de la grand'messe; il étoit dix heures du matin; les enfans se mirent à jouer au volant, nous laissons le baron avec eux, et je suis Pauline dans son cabinet où nous voulions achever une lecture commencée la veille. A peine étions-nous assises, que nous voyons ouvrir la porte, et paroître Mme d'Orgeval, mais pâle, tremblante, échevelée, et avec une figure véritablement décomposée.... Elle se jette sur une chaise sans dire une parole.... Bon Dieu, ma sœur, s'écrie Pauline, quel sujet vous amène? votre voiture a-t-elle cassé? que vous est-il arrivé?... Non, ma sœur, répond Mme d'Orgeval, je viens vous demander si vous pouvez, si vous voulez me servir... je suis très-malheureuse! -- Ah! chère sœur, parlez, que puis-je faire? A ces mots je me levai, et je fis quelques pas pour sortir... Non, Madame, me dit Mme d'Orgeval en m'arrêtant, vous pouvez rester, ma sœur n'a rien de caché pour vous, et d'ailleurs ce que j'ai à dire, grâce à la sottise de M. d'Orgeval, sera public dans deux jours... Cet étrange début nous pétrifia d'étonnement Pauline et moi... nous gardâmes un moment le silence, et pendant ce temps Mme d'Orgeval se promenoit dans la chambre d'un air théâtral et tragique, mais sans verser une larme ....

Enfin Pauline prenant la parole: Chère Denise, dit-elle, vous devez croire que je ne confierois pas même à Mme de Vordac des secrets qui ne seroient pas les miens.... N'importe, reprit Mme d'Orgeval, elle peut rester. Je vous avoue, Madame, que je ne demandois pas mieux; je me remis dans mon fauteuil. Mme d'Orgeval va fermer la porte à double tour, met la clef en dedans, prend une chaise, s'assied vis-à-vis de nous, tire près d'elle une petite table sur laquelle elle jette ses gants, et tout cela avec les mouvemens les plus brusques, et avec l'air de la colère et de l'indignation... Ensuite elle nous dit; (mais toujours sans répandre une larme): Je suis la victime d'une perfidie atroce; cette infâme Verrier m'a brouillée sans retour avec M. d'Orgeval!... -- O ciel!... -- Je vais tout vous conter sans préambule; j'ai du caractère, et quelque chose qui arrive, je ne me démonterai point.

-- Mon Dieu, ma sœur, expliquez-vous. Après tout, une erreur de jeunesse n'est pas un crime irrémissible!... Moi je ne me suis point mariée par amour. L'inclination ne se commande pas. Le chevalier de Celtas eut pour moi dès les commencemens de mon mariage une violente passion. Poussée par les conseils de la Verrier, j'y répondis; nous nous écrivions en secret, la Verrier se chargeoit de nos lettres. Elle nous dit une fois, qu'en défaisant mon paquet, la lettre que je lui envoyois pour le chevalier étoit tombée dans un brasier ardent, et avoit été brûlée. Il y a de cela onze ou douze ans. Le fait est que la Verrier avoit égaré cette lettre, qu'ensuite elle la retrouva, et qu'elle eut l'indignité de la garder, apparemment pour s'en faire une arme contre moi en cas de brouillerie... O c'est un monstre, c'est une créature abominable!... Après ces exclamations, Mme d'Orgeval, très-essoufflée, fit une petite pause. Je regardai Pauline .... je me trouvois dans la situation où l'on a si souvent peint Hercule, j'étois entre le vice et la vertu . O combien alors la vertu paroît sublime! que Pauline étoit belle et touchante? .... elle avoit les yeux baissés, le plus vif incarnat coloroit ses deux joues!... sa physionomie en peignant un pénible embarras, avoit quelque chose d'imposant qu'elle n'a pas ordinairement; car l'indignation ne s'est jamais montrée sur ce doux visage par l'impression du dédain, elle ne s'y manifeste que par un air plus froid et plus sérieux, et par un surcroît de dignité.

Cependant Mme d'Orgeval reprenant sa narration: Enfin, ma sœur, poursuivit-elle, M. d'Orgeval fut hier à Luzi; il comptoit y passer trois jours, mais il vit le soir la Verrier, qui a eu l'infamie de lui remettre cette vieille lettre dont je viens de vous parler. Là-dessus, M. d'Orgeval, furieux, est revenu à ***. Il n'est arrivé qu'à trois heures du matin... Il faut que vous sachiez que ce soir-là M. Sauval, sans m'en avoir prévenue, étoit arrivé à l'heure du souper; il ignoroit l'absence de M. d'Orgeval et de mon oncle, qui est chez Mme de T***. Au reste, je n'imaginois pas qu'à mon âge il y eût de l'inconvénient à recevoir un artiste chez soi... Après le souper, nous jouâmes aux échecs jusqu'à deux heures; vous savez comme j'aime à veiller!... Ensuite je fus me coucher... M. Sauval s'amusa encore dans le salon; enfin il monte dans sa chambre, se déshabille, et prêt à se mettre au lit, il veut boire; ne trouvant point d'eau, il prend la chandelle pour en aller chercher, et descend l'escalier. Sa chandelle s'éteint, il se perd dans les corridors, et se méprenant de porte, il entre dans ma chambre... Je commençois à m'endormir, je me réveille; jugez de ma surprise, en voyant dans ma chambre M. Sauval en chemise! Il étoit tout aussi étonné que moi, il se retiroit précipitamment, quand tout à coup parut M. d'Orgeval. Comme je vis sa fureur, je me jetai à bas du lit pour le retenir, M. Sauval s'est échappé!... M. d'Orgeval trouve une horreur dans celte histoire, qui est assurément très-innocente. Heure usement que mon oncle n'étoit point à la maison, et qu'il n'y reviendra que demain. M. d'Orgeval a fait un tel éclat, que tous nos gens ont entendu ses cris... Je me suis échappée, et je viens vous prier, ma sœur, de faire entendre raison, s'il est possible, à M. d'Orgeval. S'il parvient à me noircir auprès de mon oncle, en sera-t-il plus avancé, quand je serai déshéritée?... Je sais, ma chère sœur, que vous êtes bonne et généreuse: je vous assure que si quelquefois vous n'avez pas été contente de moi, ce n'étoit pas ma faute, mais c'étoit uniquement celle de M. d'Orgeval. Si vous saviez toutes les querelles que nous avons eues là-dessus!... Ne parlons point de moi, interrompit froidement Pauline, il s'agit de vous servir. Soyez bien certaine que j'y ferai l'impossible. Pauline aussitôt se mit à écrire à son beau-frère. Pendant ce temps, Mme d'Orgeval voulut me faire quelques petites cajoleries, que je reçus assez sèchement. On envoya un courrier à M. d'Orgeval, qui, d'après les supplications de sa belle-sœur, arriva à Erneville à huit heures du soir. Le billet de Pauline l'avoit heureusement empêché de faire la sottise d'instruire M. Dupui de ces jolis événemens; mais il avoit écrit déjà une lettre fulminante au chevalier de Celtas, dans laquelle il lui dit, entre autres choses, qu'il est un sot, un fourbe et un fat . Ce portrait n'est pas fait avec finesse et délicatesse, mais il a une précision qui me plaît, et je le trouve trèsressemblant; car, malgré les phrases du chevalier de Celtas, il a au fond bien peu d'esprit, de la flatterie sans grâces, une fausse gaîté qui dégénère toujours en persiflage, des jeux de mots continuels, une éternelle vanterie , un orgueil puéril qui se montre mal-adroitement dans les moindres choses; tout cela forme un personnage aussi médiocre que haïssable.

Pauline vit d'abord en particulier M. d'Orgeval, qui lui montra la vieille lettre d'amour , si claire qu'elle ne laisse aucun dou-te ..., et remplie de moqueries sur la duperie et la bêtise de M. d'Orgeval . Voilà, je vous assure, ce qui l'a le plus fâché; il auroit pardonné facilement ce vieux péché ..; mais il est bien dur de ne pouvoir plus croire à tous ces éloges flatteurs donnés pendant quinze ans à son tact, à son charmant naturel , etc. Quant à l'histoire du peintre Sauval, dût Pauline me redire, avec son grand air, qu'il est coupable de répéter les propos d'un homme dominé par la colère, je ne vous cacherai point, Madame, que M. d'Orgeval m'a dit à moi-même qu'il avoit trouvé cet artiste innocemment reçu , non pas seulement dans la chambre de Mme d'Orgeval, mais établi beaucoup plus à son aise .... N'allez pas croire qu'il ne fût simplement que dans un fauteuil , non, Madame, mieux que cela encore!... Je promets à Dieu de ne révéler cette petite circonstance qu'à M. du Resnel; assurément, ni vous ni lui ne la publierez. Ce pauvre Sauval s'enfuit de la maison tout en chemise; il pleuvoit à verse, il fut se réfugier dans une chaumière du village, il s'y habilla en paysan, et se rendit, ainsi déguisé, à Gilly. Il est présentement à Autun.

M. d'Orgeval, après avoir bien exhalé sa fureur, promit tout ce que voulut Pauline, consentit à pardonner, à taire cette aventure, à la nier si on en parle, et enfin à revoir sa femme. Cette entrevue ne fut pas fort touchante; Mme d'Orgeval y montra ce qu'elle appelle du caractère , c'est-à-dire, une effronterie peu commune. Il est assurément bien remarquable que dans tout ceci elle n'ait pas eu un instant les larmes aux yeux. C'est une vilaine femme.

A présent, Madame, jouissons du rôle, si digne d'elle, que Pauline a joué dans cette occasion! Quel ange!... Je dois cette justice à M. d'Orgeval, que du moins, pour le moment, il a senti le prix de la conduite de sa belle-sœur, je l'en ai vu véritablement pénétré.. Quels remords devoient se mêler à cet attendrissement!... Croiriez-vous que Pauline s'afflige sérieusement de cette ridicule histoire? Tête à tête avec elle, je me permettois d'en plaisanter. Ah! m'a-t-elle dit, ce scandale affreux me fait sentir plus vivement le malheur d'être calomniée; j'aurois pu honorer le nom que l'on flétrit, j'aurois pu balancer cet opprobre, et l'injustice me le fait partager! Vous reconnoissez là, Madame, sa délicatesse et son incomparable sensibilité!...

J'oubliois de vous dire que M. d'Orgeval a conjuré Pauline de se charger entièrement de l'éducation de Zéphirine; il a même fait de cette demande une des conditions du raccommodement. Au reste, ceci ne cause aucune peine à Mme d'Orgeval, qui ne s'est jamais piquée d'être une tendre mère; elle n'aime point sa fille, et dans quelques années elle aura de l'aversion pour elle, parce qu'elle en sera jalouse.

Adieu, Madame, si la santé du baron le permet, nous irons à Dijon ce printemps. Je ne puis faire un voyage plus agréable, puisqu'il doit me procurer le bonheur de vous revoir.

LETTRE XCII.

De M. Sauval à M. du Resnel.

D'Autun, le 3 mai.

J'ai l'honneur de vous envoyer, par une occasion, les vues des environs d'Autun, que j'ai dessinées d'après nature. Il est étonnant qu'on n'ait pas déjà gravé, plus d'une fois, les superbes paysages que l'on découvre de la montagne du côté de Châlons. Cette montagne, couverte d'arbres et de rochers majestueux, est elle-même la chose la plus pittoresque que j'aie vue dans ce genre. Je joins à ces dessins la porte d'Arroux , belle antiquité, qui mériteroit bien aussi les honneurs de la gravure.

Grâce à votre recommandation, Monsieur, j'ai plus d'ouvrage que je n'en puis achever. J'ai fait une quantité de portraits. J'ai déjà peint sept Dianes, six Flores et quatre Vestales , et une douzaine de guerriers cuirassés et armés de toutes pièces. Enfin, j'ai restauré les tableaux de plusieurs églises. M. l'évêque a mille bontés pour moi. Ce digne prélat n'a aucun faste; il vit très - frugalement, mais sa charité est immense; il emploie tous ses revenus à décorer les églises, à soutenir les ouvriers indigens, et à soulager les infortunés de toutes les classes. Je vais vous conter un trait de lui, qui vous le fera mieux connoître que tous mes éloges .

Mlles de L*** sont deux vieilles filles d'une très-bonne maison, dont le père s'est ruiné; on ne connut le mauvais état de ses affaires qu'à sa mort, il y a environ sept ans. Il se trouva alors qu'il avoit plus de dettes que de bien; ses deux filles abandonnèrent tout aux créanciers. Il leur restoit une petite terre qui leur venoit de leur mère, qu'elles pouvoient légitimement garder; mais elles la vendirent afin de tout payer, et alors elles se trouvèrent exactement à l'aumône, car elles avoient vendu jusqu'aux moindres meubles, n'ayant uniquement réservé qu'un vieux tableau représentant un S. Jérôme, parce que leur père aimoit ce tableau, qu'il avoit eu pendant vingt ans dans la ruelle de son lit. Ces vertueuses demoiselles, ayant trop d'élévation d'âme pour demander, et même pour accepter des secours, se décidèrent à vivre du travail de leurs mains; mais cette foible ressource n'a jamais pu, pendant sept ans, leur donner le simple nécessaire, et elles ont passé tout ce temps dans une extrême indigence.

L'évêque actuel, aussitôt qu'il a été installé ici, a pris les plus exactes informations sur tous les habitans de cette ville qui pouvoient avoir besoin de secours. Malgré l'obscurité, le silence et la profonde solitude de Mlles de L***, il a découvert leur existence et leur histoire; il a su qu'elles étoient aussi intéressantes par leur union, par la pureté de toute leur vie et par leur éminente piété, que par leur tendresse filiale et leur désintéressement. Il a envoyé chez elles un de ses grands-vicaires leur offrir des secours qu'elles ont refusés, en disant simplement qu'elles n'avoient aucun besoin. M. l'évêque, que rien ne peut faire renoncer à une bonne action, se promit bien de trouver un moyen de les tirer de la misère sans blesser leur délicatesse.

Quelque temps après il apprit que le propriétaire de la maison qu'habitoient ces demoiselles, refusoit de renouveler le bail de leur petit logement, voulant joindre leur chambre à une autre, afin de la louer mieux. Là-dessus, M. l'évêque eut une idée qu'il résolut de réaliser sans délai. Il m'envoya chercher, me fit part de son dessein, et me prescrivit le rôle que je devois jouer.

En conséquence, je me rendis de grand matin dans la maison de Mlles de L***. Je dis au propriétaire que je voulois louer un de ses appartemens, et qu'en qualité de peintre je désirois surtout un beau jour; qu'ainsi le logement le plus élevé seroit celui qui me conviendroit le mieux. On me conduisit tout au haut de la maison, et après m'avoir fait voir deux petits cabinets, on me dit qu'on y joindroit une assez grande chambre occupée, pour le moment, par deux vieilles demoiselles qui en délogeroient sous peu de jours. Je demandai à voir cette chambre, et me voilà introduit chez Mlles de L***. Ces deux vertueuses filles étoient déjà à l'ouvrage: l'une brodoit, l'autre finissoit une chemise. Deux mauvais petits lits sans rideaux, une vieille commode, une grande table de bois de noyer, et deux chaises de paille formoient tout leur ameublement. D'ailleurs, les quatre murailles, noircies par la fumée, n'offroient pour tou-te décoration que le tableau chéri, représentant S. Jérôme, dans un cadre de bois noir. A mon aspect, ces demoiselles se levèrent avec une sorte de confusion, car voulant cacher leur pauvreté, elles ne souffrent pas, à moins d'une absolue nécessité, que l'on entre dans leur chambre. Pour moi, les saluant à peine, je parus ne remarquer que le tableau qui se trouvoit précisément en face de la porte, et tandis que leur hôte expliquoit le sujet de ma visite, j'étois immobile devant le S. Jérôme. Après deux ou trois minutes de contemplation, je fais quelques pas de côté pour considérer le tableau dans un autre jour, et enfin transporté d'admiration, je m'écrie: Oui... certainement c'est un Dominique ! Pardonnez-moi, monsieur, me dit la sœur aînée, ce n'est point un S. Dominique, c'est un S. Jérôme, le patron de feu mon père!... Mademoiselle, repris-je, ce tableau est peint par le Dominiquin, l'un des plus grands peintres de l'école d'Italie .... c'est un chef-d'œuvre! Permettez-moi de le décrocher pour le voir de plus près .... En disant ces mots, je prends une des chaises, je monte dessus, je détache le tableau et je le pose à terre. Alors je m'agenouille, je crache sur le tableau, je l'essuie, je le frotte avec mon mouchoir, je me relève, je me recule, je me rapproche, et après tout ce manége, je me retourne en disant: Mesdemoiselles, puisque vous avez conservé précieusement ce tableau, vous n'ignorez pas que c'est un des plus beaux originaux qui existe?... Monsieur, répondit l'une des sœurs, feu mon père y étoit fort attaché, c'est l'unique raison qui nous l'a fait garder... -- Eh bien, Mademoiselle, voulez-vous le vendre?.... -- Monsieur, ce tableau nous est extrêmement cher, et.... -- Mais Mademoiselle, savez-vous ce que vous en pouvez avoir? savez-vous ce qu'il vaut?... -- Non, Monsieur. -- Il est sans prix, Mademoiselle, je ne veux point abuser de votre ignorance à cet égard; oui, ce tableau est sans prix, je vous en offre cinq cents louis argent comptant.... Cinq cents louis, s'écrièrent à la fois l'hôte et les deux sœurs! Oui, repris-je, tout autant, et je suis sûr de le revendre sept cents en arrivant à Paris. Par ma foi, dit l'hôte, voilà ce qui s'appelle un coup de bonheur. En effet, dit-il, en s'approchant du S. Jérôme, je vois bien à présent que c'est une belle peinture, quoiqu'elle soit bien enfumée; mais il est extraordinaire que jusqu'à ce jour on ne se soit pas douté du mérite de ce tableau ... C'est une chose qui arrive souvent, répondis-je; la Vie des peintres est remplie de traits de ce genre... Oui, repartit l'hôte, je me souviens d'avoir lu qu'un peintre, en voyageant, acheta, pour quelques louis, dans un cabaret, une enseigne à bière, qu'il revendit huit mille francs.

Pendant ce dialogue les deux sœurs se parloient à l'oreille. Je les priai de me répondre, et elles me dirent qu'elles consentoient à me vendre le tableau. Je donnai parole de revenir dans deux heures avec l'argent, et je sortis sans m'arrêter davantage. L'hôte, qui me suivoit, me demanda d'entrer un moment chez lui: J'ai, me dit-il, une Ste. Thérèse qui me vient de ma grand-mère, faites-moi le plaisir de la voir en passant. Si par hasard c'étoit aussi quelque chef-d'œuvre, que sait-on!... Il fallut donc examiner la Ste. Thérèse; ce n'étoit qu'une vieille copie, un peu moins mauvaise que le S. Jérôme , et après avoir dit franchoment ce que j'en pensois, je volai à l'archevêché... M. l'évêque m'attendoit avec impatience dans son cabinet. Monseigneur, lui dis-je, vous venez d'acheter douze mille livres un tableau qui ne vaut pas douze francs; l'affaire est conclue. Ah! reprit-il c'est le meilleur marché que j'aie jamais fait! Aussitôt il me donna les cinq cents louis en billets de caisse d'escompte, et je retournai chez Mlles de L***. Elles furent agréablement surprises en me revoyant; elles m'avouèrent qu'elles avoient cru que je métois moqué d'elles. Quand j'étalai les billets ces pauvres demoiselles changèrent de couleur, elles étoient saisies et tremblantes... Je leur présentai un beau porte-feuille anglais, de maroquin rouge, qui m'appartenoit, en les priant de l'accepter pour y mettre leurs billets. Elles me remercièrent par un regard expressif, elles n'étoient pas en état de parler.... Quand je pris le tableau pour l'emporter, elles soupirèrent, en disant: Notre pauvre père! ... Mesdemoiselles, leur dis-je, la piété filiale vous fait regretter ce tableau, mais je vous donne ma parole d'honneur de vous en faire une copie parfaitement ressemblante. Je vais m'y mettre tout de suite, vous l'aurez dans quinze jours. A ces mots ces deux excellentes filles s'embrassèrent en fondant en larmes .... Ah! Monsieur, me dirent-elles, nous prierons Dieu pour vous tous les jours de notre vie devant ce tableau!... Combien je regrettois de ne pouvoir leur dire la vérité, et d'être forcé de leur cacher le nom de leur pieux bienfaiteur!....

J'allai remettre à l'archevêché cette précieuse acquisition. M. l'évêque contempla ce tableau avec des yeux de complaisance ... Jamais amateur passionné n'a reçu avec tant de plaisir un tableau capital depuis long-temps désiré! Il me dit qu'il le placeroit dans son oratoire. Monseigneur, répondis-je, si vous composez un sermon sur la charité sans ostentation, c'est devant ce tableau qu'il faut l'écrire; il vous inspirera des pensées sublimes.

J'ai tenu ma promesse, j'ai fait une assez jolie copie de ce vilain tableau, que M. l'évêque m'a prêté pendant trois semaines. Tout le monde croit que je l'ai véritablement acheté. Plusieurs prétendus connoisseurs sont venus le voir chez moi; entre autres M. le Chevalier de Cellas, qui m'a bien amusé par toutes ses simagrées d'amateur. Il a lorgné le tableau dans tous les sens avec un air capable si comique, qu'il m'a fallu beaucoup d'empire sur moi-même pour ne pas éclater de rire. Il a dit fort gravement, que c'étoit le plus beau Dominiquin qu'il eût vu. Je lui ai demandé comment il trouvoit ma copie; il m'a répondu qu'elle étoit fort agréable, que j'avois saisi le faire de l'original; mais que je n'avois pas tout-à-fait rendu la vigueur des ombres et l'expression de la physionomie (Je voudrois, Monsieur, que vous vissiez cette expression !). Rien n'amuse un artiste comme les inepties des gens du monde, qui sans nulle connoissance des arts, ont de telles prétentions.

J'ai porté ma copie aux bonnes demoiselles, qui sont maintenant aussi heureuses qu'elles méritent de l'être. Je vais les voir souvent; c'est pour moi un agréable spectacle. Je suis certain que cette histoire vous fera plaisir; mais je vous conjure, Monsieur, de ne pas la répandre, car M. l'évêque ne me pardonneroit pas de la divulguer.

J'attends vos ordres pour retourner à Gilly. Mon exil n'a-t-il pas été assez long?... Je sens plus que jamais combien j'ai à réparer!... J'ose vous assurer, Monsieur, qu'à l'avenir vous serez content de ma conduite.

Je suis avec respect, Monsieur, etc.

LETTRE XCIII.

De la marquise à la baronne de Vordac.

D'Erneville, le 21 février.

Oui, chère amie, demain est un grand jour! ce sera le jour de la naissance de ma Léocadie! Demain elle aura treize ans! demain elle fera sa première communion, et demain elle apprendra qu'elle a encore une autre mère!.... Je l'ai déjà prévenue que je lui révélerois demain d'importans secrets. Elle a pâli et pleuré, et m'a dit qu'elle savoit confusément depuis bien long-temps qu'elle n'étoit que ma fille d'adoption, qu'elle avoit fait cette triste découverte sans questionner et sans qu'on le lui eût dit positivement, qu'elle avoit même toujours écarté de son imagination cette désagréable idée, mais qu'en y pensant quelquefois malgré elle, elle avoit imaginé qu'elle étoit une enfant trouvée comme la jeune Mina , ainsi malgré toutes mes précautions, elle connoissoit à peu près sa naissance. Je n'ai plus à lui apprendre que quelques détails, et à lui faire connoître les soins et la tendresse de sa mère anonyme. Je suis certaine que ce récit va lui donner pour elle un sentiment passionné!.... Je ne serai plus la seule mère , l'amie préférée, l'objet le plus cher!...

Adieu, mon amie; j'ai voulu profiter de l'occasion de Sauval qui retourne à Gilly. Je vous récrirai demain par Simon. Adieu; je ne dormirai guère cette nuit!..

J'ai lu dans mille brochures, que le grand charme de l'amour est dans les vives émotions qu'il procure. Ah! quand le cœur n'a pas été corrompu et desséché par des passions criminelles, quelles émotions peuvent surpasser celles que produisent la piété filiale, la tendresse maternelle et la seule amitié!

LETTRE XCIV.

De la même à la même.

Le 22 février, au soir.

Mon angélique Léocadie a fait, ce matin, sa première communion avec une piété aussi touchante que sincère. Elle étoit accompagnée de Mina, de six petites filles de l'école, et de quatre autres nouvelles communiantes du village. En sortant de l'église cette intéressante petite troupe a été déjeûner chez notre bon curé. Ensuite Léocadie a prié à dîner toutes les jeunes filles. Ce dîner, auquel a présidé Mme du Rocher, s'est donné à midi et demi dans la chambre de Léocadie. Zéphirine qui dînoit avec nous et plus tard, leur a fait une lecture pieuse pendant tout le repas. A deux heures, Léocadie et ses compagnes sont retournées à l'église. Léocadie n'est revenue qu'à quatre heures; je l'attendois dans ma chambre. Je l'ai fait asseoir à côté de moi, et je lui ai conté de quelle manière la Providence l'a remise entre mes mains. Je lui ai tout dit, tout, jusqu'aux calomnies que cet événement a fait débiter contre moi.... Tandis que je parlois, elle tenoit mes deux mains qu'elle arrosoit de larmes. Je voyois se peindre successivement, sur sa charmante physionomie, tous les sentimens qu'elle éprouvoit. Jamais visage n'a été plus expressif que le sien! Vous savez qu'elle pâlit aussi fréquemment que les autres rougissent, et cette particularité, lorsqu'elle est vivement affectée, donne à sa figure, d'ailleurs si touchante, quelque chose de singulièrement frappant. Tout à coup tombant à mes pieds: O ma véritable mère! s'est-elle écriée, ô ma généreuse bienfaitrice! je me console de ne vous devoir pas la vie, en songeant que je vous dois mille fois davantage! Mais comment pourrai-je jamais me consoler des peines que je vous ai causées!... Sans cette malheureuse enfant abandonnée que vous avez recueillie dans votre sein, la méchanceté n'auroit pu trouver un moyen de vous noircir! .... Ses sanglots lui coupèrent la parole; elle étoit presque suffoquée; je l'ai prise dans mes bras, je l'ai mise dans un fauteuil, il a fallu la délacer et lui faire boire un verre d'eau.... Ma chère enfant, lui ai-je dit, c'est, sans doute, un cruel malheur que celui de causer, même innocemment, un grand scandale. Je pense, avec une vive douleur, que le crime qu'on m'impute étant presque généralement regardé comme prouvé, me donne une affreuse célébrité, me rend l'objet de l'indignation des âmes vertueuses qui ne me connoissent pas personnellement, et qu'il est en même-temps un exemple dangereux et une autorisation de plus pour les personnes foibles et sans principes qui sont tentées de s'égarer!... Ces réflexions sont déchirantes, et, sous ce rapport, la calomnie doit toujours être affligeante et redoutable; avec quel soin ne doit-on pas éviter de lui fournir des prétextes!... combien une femme honnête et véritablement chrétienne doit avoir de prudence et de circonspection?.... Mais, enfin, la parfaite innocence dédommage de tout; elle inspire l'espoir d'une entière justification, et elle donne le courrage de l'attendre avec patience... Hélas! dit Léocadie, je suis le fruit d'un crime; je dois à jamais rougir de ma naissance!... Jusque-là je ne lui avois parlé que très-vaguement de sa mère, je n'étois entrée dans aucun détail à cet égard; il fallut, enfin, en venir à cet article intéressant et délicat! J'ai dit qu'ignorant l'histoire de sa mère, nous devions la croire aussi peu coupable qu'il est possible de le supposer; que, sûrement, ma chère Léocadie ne devoit point la vie à l'adultère, et que tout annonçoit, en sa mère, les sentimens les plus touchans.... Ici Léocadie me demanda si je savois avec certitude que sa mère existât encore: Assurément, ai-je répondu, tous les ans, au mois de janvier, elle vous envoie des présens charmans; je vous en ai donné quelques-uns, mais j'en ai soigneusement serré la plus grande partie que je vais vous remettre. Venez, mon enfant, venez recevoir ce dépôt si précieux pour vous. En disant ces paroles je me lève; Léocadie, pâle et tremblante, me suit.... J'ouvre une grande armoire, et le premier objet qui frappe nos regards, c'est la corbeille dans laquelle fut trouvée Léocadie!.. Voilà, lui dis-je, ton premier berceau; regarde ce voile qui le couvroit, il fut brodé par ta mère.... Ah! s'écria Léocadie en fondant en larmes, je ne vois que celle qui m'a recueillie!.... En prononçant ces mots elle se précipita dans mes bras; mes pleurs coulèrent avec les siens!... Jusqu'à ce moment l'idée de sa mère n'avoit excité en elle que de la confusion et de la douleur.... Enfin, prenant le billet tracé de la main de sa mère, je le lui donnai, en lui expliquant qu'il étoit dans la corbeille!... Alors une expression nouvelle parut sur son visage; elle prit, avec la plus vive émotion, cet écrit touchant.... A peine avoit - elle lu la première ligne, qu'elle tomba à genoux, et dans cette attitude elle acheva de lire en versant un torrent de larmes .... Faut-il être vraie, chère amie?... mais peut-on ne pas l'être avec ce qu'on aime!... Ce respect religieux et cette excessive sensibilité m'ont causé je ne sais quoi de pénible!... Je me disois qu'une femme foible et coupable, et une mère qui avoit abandonné son enfant, ne méritoit pas d'inspirer de tels sentimens..... Je me disois surtout: Elle n'a jamais rien éprouvé de semblable pour moi! ... Une prompte réflexion m'a bientôt fait rougir de ce mouvement d'envie; mais l'équité qui me le fait repousser, n'en sauroit détruire le principe!...

Cependant Léocadie, après avoir lu, appuie sa bouche sur ce billet, et dit ensuite: Tu ne me quitteras plus, et je t'emporterai dans la tombe! et elle le mit dans son sein!... Croirez-vous que j'ai été profondément blessée de ces paroles si simples: Tu ne me quitteras plus! De premier mouvement, j'y ai trouvé un reproche indirect de ne lui avoir pas remis plus tôt cet écrit... mais j'ai eu pourtant assez de raison pour me taire; et Léocadie, depuis la lecture du billet, est si préoccupée de l'idée de sa mère, qu'elle est hors d'état de rien observer d'ailleurs!...

Je lui ai montré tous les présens, qu'elle a examinés avec le plus vif attendrissement, et presque toujours en silence.... Ensuite j'ai fait porter toutes ces choses dans sa chambre; nous sommes encore restées seules une demi-heure, elle pleuroit toujours et me baisoit les mains, mais elle ne parloit plus..... Mon cœur étoit resserré!... il me sembloit qu'elle craignoit de me confier tout ce qu'elle éprouvoit; je supposois qu'elle désiroit me quitter, afin d'aller contempler encore les dons de sa mère, afin d'aller relire son billet?... Pour la première fois depuis qu'elle existe, je me suis trouvée embarrassée avec elle!... O que ce sentiment est pénible quand on aime passionnément!... Enfin, je me suis levée, je l'ai embrassée en lui disant que j'allois dans le salon, et qu'elle pouvoit rester dans sa chambre jusqu'au souper!...

J'ai su par Jacinthe qu'elle avoit passé tout ce temps à examiner et à ranger les présens de sa mère, à relire un billet et à prier Dieu. Elle a beaucoup pleuré; on le voit à la rougeur de ses yeux!...

Non, chère amie, je ne serai jamais heureuse, je le sens! Un pressentiment funeste m'annonce que cette enfant si chère me causera des peines déchirantes.... Je ne puis plus aimer qu'en tremblant!... Il est minuit, il faut finir. Adieu, mon amie.

LETTRE XCV.

De la même à la même.

Le 28 février.

CHÈRE amie!... faites-vous, s'il est possible, une idée de mon trouble, de mon saisissement.... Il y a trois heures que Jacinthe entrant dans ma chambre, me remit une grosse lettre venant de la poste.... Je vois une écriture inconnue, et un cachet avec ces mots: Vivre pour expier ! Je suppose que c'est quelque libelle, j'ouvre l'enveloppe, j'y trouve deux papiers; je déploie le premier qui se présente, et je lis ce qui suit!

„O vous, vertueuse bienfaitrice de mon enfant?.... respectable et chère Pauline, souffrez qu'une mère infortunée s'adresse encore à vous!... Daignez remettre ce billet à ma fille; treize années de regrets, de repentir et de douleur m'ont donné peut-être le droit de lui écrire.“

O quelle impression m'ont faite ces mots: à ma fille! Hélas! je savois bien que cette enfant trop chère ne m'appartient pas!... mais avec quelle émotion douloureuse j'ai lu cet écrit de la main de sa mère!... A ma Léocadie! ... Il me sembloit qu'on me l'ôtoit! ... Vous êtes sûrement bien curieuse de voir la lettre qui lui est adressée, en voici la copie:

„Ma fille!... je n'ose qu'en tremblant et en secret tracer un nom si doux et si cher!... Hélas! ce titre donné par votre coupable mère, ne vous causera que de l'étonnement et de la confusion! Réflexion accablante!... Et moi, je suis mère de Léocadie, et j'en dois rougir! l'honneur m'oblige à cacher le plus pur de tous les sentimens, la tendresse maternelle!.... Ce qui devroit faire ma gloire et ma félicité, n'est pour moi qu'un sujet de honte et de douleur!... C'est ainsi qu'en s'écartant de la vertu, on renverse, on bouleverse tout l'ordre naturel des relations les plus intimes et les plus sacrées!

„Votre malheureuse mère ne pourra jamais vous reconnoître; sa faute fut irréparable, son infortune est sans remède et sans espérance!

„Cependant vous n'êtes point le fruit d'un amour adultère.... une erreur funeste et un moment d'égarement m'ont perdue..... un seul instant d'oubli peut souiller la vie entière!... Je n'ai le droit de vous offrir des leçons qu'en vous peignant mon malheur et mon repentir; la fortune avoit tout fait pour moi, et depuis l'âge de seize ans je ne jouis d'aucun de ses dons. Hélas! en retrouvant la vertu, en me rattachant à elle avec enthousiasme, je n'en ai senti que plus vivement la perte de l'innocence!.... Et que de pleurs m'a coûtés le sacrifice de mon enfant!.. ah! la source en peut-elle tarir! „J'en suis séparée, je ne puis ni la voir, ni m'en faire connoître!... et cependant depuis qu'elle existe, elle a été l'unique objet de mes pensées. O ma fille! toujours privée de toi, et toujours occupée de toi, ce cœur profondément sensible, ce cœur maternel et purifié, depuis treize années il ne s'est ému, il n'a palpité que pour toi, il n'a été rempli que de ta douce image!... O que du moins enfin ton âme réponde à la mienne! cette idée va me donner une vie nouvelle. J'aimois seule, et je t'aimois passionnément; maintenant je pourrai me dire: Elle sait que j'existe, elle sait que dans cet instant je pense à elle!...

„Adieu, ma fille; adieu, chère Léocadie. Suivez toujours les vertueux exemples de votre mère d'adoption. Plaignez celle que la nature vous a donnée, et songez que vous êtes son unique consolation, et qu'elle a mis en vous seule tout son bonheur et toutes ses espérances!“

Rien ne peut exprimer l'impression que cette lettre a produite sur Léocadie. Assurément il est bien simple qu'elle en soit profondément touchée, mais l'excès de sa sensibilité à cet égard est au delà de tout ce que vous pouvez imaginer.... Et moi aussi je me suis occupée d'elle!... non pas seulement en y pensant .... pendant treize ans que de soins constans, assidus!... et moi aussi j'ai souffert!... Eh bien, chère amie!

tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai éprouvé, ne la frappe et ne la touche certainement pas autant que cette seule page , écrite par cette mère inconnue, dont elle ignoroit l'existence, il y a quelques jours. Je suis bien éloignée de l'accuser d'ingratitude, je suis contente de ses sentimens, je dois l'être!... Je ne lui sais point mauvais gré de son enthousiasme pour sa mère, et même il ne m'étonne point. Tel est le cœur humain; une longue suite de bienfaits produit beaucoup moins d'effet que telle action touchante, qui, sans être méritoire, offrira quel-que chose d'extraordinaire et de frappant. On se blase sur tout ce qui est journalier; il semble que la continuité constante diminue le prix des bienfaits: ainsi ce qui devroit exalter la reconnoissance, l'affoiblit!.. Le cœur en général ne sent avec énergie que par élans.... Cette mère anonyme s'est emparée de l'imagination de Léocadie, elle aura sur elle un ascendant suprême. Au reste, j'éprouve pour cette femme intéressante un sentiment indéfinissable, je voudrois la connoître, je sens que je l'aimerois, et cependant je ne puis penser à elle qu'avec un affreux serrement de cœur.

Léocadie, en voyant les deux lettres de sa mère, n'a d'abord songé qu'à moi; son premier mouvement a été de s'écrier qu'enfin j'allois être complètement justifiée! Mais je ne m'abuse point à cet égard; ni vous ni ma mère n'avez besoin de cette nouvelle preuve, et elle ne produira pas plus d'effet sur l'esprit d'Albert que n'en font les étrennes anonymes; il regardera ces lettres comme une invention du père de Léocadie. J'ai là-dessus si peu d'espérance et un tel découragement, que si ces lettres n'étoient connues que de moi, je ne lui en parlerois pas. Non, rien ne sauroit le dissuader, et peut-être maitenant, pour être moins malheureux, a-t-il besoin de me croire coupable!... Il est à Nevers, il revient vendredi, je lui montrerai ces écrits, et je vous rendrai compte de notre conversation à ce sujet.

Ma mère me mande que le petit Stéphen a été fort malade, et que les médecins ont conseillé de lui faire prendre l'air de la campagne ce printemps. J'ai proposé à ma mère de me l'envoyer au mois d'avril; cet enfant est aimable, je serai charmé de l'avoir ici pendant quelque temps. Adieu, mon amie; vous connoissez ma tendresse pour vous;ah!

croyez qu'il m'est plus nécessaire que jamais de savoir aussi combien vous m'aimez! ....

LETTRE XCVI.

De la même à la même.

Le 12 mars.

ALBERT est revenu cinq jours plus tard qu'il ne l'avoit annoncé, parce qu'il a fait une petite course à Dijon; et d'après ma lettre à ma mère, il s'est chargé d'amener Stéphen ici. Je garderai cet enfant jusqu'à la fin de l'automne, et je compte à l'avenir le demander ainsi tous les ans pour tout le temps de la belle saison. Cet enfant est si bien élevé pour son âge, qu'il ne me causera nul embarras: d'ailleurs Albert se charge de lui donner presque toutes ses leçons.... Il saisit avec empressement cette occasion de faire une chose agréable à ma mère.

J'ai montré les deux lettres , certaine d'avance du peu d'effet qu'elles produiroient. Je n'ai pu parler de ce nouvel événement qu'avec l'air de la contrainte et de l'embarras. Les deux grands yeux pénétrans d'Albert, fixés sur moi, exprimoient je ne sais quoi d'ironique qui m'a glacée; l'émotion de la colère a succédé à celle de la crainte; je me suis tout à coup arrêtée au milieu de mon explication; ..... je suis sûre que j'ai pâli!... j'ai posé les lettres sur une table, je me suis levée et je suis sortie. A peine ai-je été dans ma chambre, que j'ai senti combien ce trouble extérieur m'étoit funeste, et combien il déposoit contre moi; mais il est indomptable: la seule crainte de paroître émue me le donnera toujours!... Ces réflexions m'ont causé un véritable mouvement de désespoir; si j'avois pu pleurer, j'aurois été soulagée: mais mon cœur étoit resserré, je suffoquois, et prête à m'évanouir, je suis tombée dans un fauteuil.... Dans ce moment Albert, tenant les deux lettres, paroît.... En le voyant, mon premier mouvement a été de lui faire signe de la main de s'en aller.... Il s'est arrêté en silence avec l'air de l'effroi; ensuite, sans dire une parole, il est sorti. Alors j'ai eu l'injustice de lui savoir mavais gré de m'avoir laissée dans l'état où j'étois, et j'ai fondu en larmes.... Au bout de quelques minutes Jacinthe envoyée par Albert est entrée; j'ai voulu être seule, et je suis restée trois heures dans ma chambre!.... Je n'ai revu Albert qu'en présence de témoins, il ne m'a parlé de rien. Ses discours sont simples et affectueux comme à l'ordinaire, mai je trouve dans son air et dans son maintien quelque chose de froid et de sévère. Grâce à ma folie, il est bien persuadé que ces lettres ne sont qu'un stratagème, et peut être croit-il que cet indigne artifice est d mon invention. Ah! que je suis malheureuse!... Sur le soir Albert m'a rendu les lettres, en me disant tout bas: Chère Pauline, que ceci reste entre nous! je ne vous conseille pas de montrer ces lettres; car soyez sûre qu'elles ne persuaderoient personne. Je n'ai rien répondu. Nous étions dans le salon, tous les enfans nous entouroient. A quoi serviroit une explication? comment pourrois-je prouver que cette confusion apparente ne vient que de l'idée que je lui suppose? une femme criminelle ne tiendroit-elle pas ce langage? Albert croiroit-il que l'on ne puisse jamais surmonter une délicatesse si bizarre?... Une tardive apologie dénuée de preuves ne sauroit effacer une première impression vive et frappante. Ceci s'est passé hier; je n'ai pu vous écrire, j'étois trop malade, j'ai encore bien mal à la tête. Adieu; plaignez l'infortunée Pauline.

LETTRE XCVII.

De la baronne de Vordac au marquis d'Erneville.Le 13 mars.

Je reçois de Pauline une lettre qui me déchire le cœur. Je vous envoie cette lettre; vous y trouverez la vérité si naïvement exprimée que vous ne pourrez la méconnoître. Ah! calmez les inquiétudes de cet ange, de cette femme incomparable, qui n'a jamais vécu que pour vous et pour la vertu. Je vous demande en grâce de lui cacher cette démarche dont elle me sauroit mauvais gré.

LETTRE XCVIII.

Réponse du marquis.

Le 24 mars.

Pauline, Madame, se livre à des inquiétudes qui n'ont aucune espèce de fondement. Mon estime pour elle est aussi inaltérable que ma tendresse; et c'est, je l'ose dire, ce que ma conduite devroit lui prouver.

Agréez, Madame, avec votre bonté ordinaire, l'assurance de mon respectueux attachement.

LETTRE XCIX.

Du chevalier de Celtas à la comtesse de Bel***, chanoinesse d'Alix.

Le 6 août.

Je suis depuis huit jours, ma chère cousine, chez la marquise de T***, et je me retrouve sans émotion dans le voisinage du château d'Erneville et de la maison du vieux Dupui. Je ne me rappelle ces erreurs de ma jeunesse, que pour m'en étonner. Les aveux que je vous ai faits à cet égard, doivent vous convaincre que le souvenir qui m'en reste, ne sauroit être dangereux. Je plains l'une des deux belles-sœurs, et je méprise souverainement l'autre. Ce dernier sentiment est universel; dans ce moment surtout l'indignation, ainsi que le scandale, est au comble. Les deux époux ont fait un accord qui a tout pacifié; le mari pardonne la naissance de Léocadie , et la femme a la même indulgence pour le petit Stéphen . Les deux bâtards, à la face de toute la province, sont enfin réunis et élevés ensemble dans le château d'Erneville. D'après ce vertueux traité, Albert tolère l'amant actuel, le vicomte de St. Méran, et tout le ressentiment causé par le duel est immolé à l'amour paternel. Cela n'est-il pas héroïque? Depuis l'installation du petit bâtard, le vicomte a été reçu à Erneville, et à bras ouverts, parsa maîtresse et par son rival; mais on assure qu'en revanche Pauline a invité la mère de Stéphen, la comtesse d'Olbreuse, à revenir dans nos cantons, et que nous la verrons arriver incessamment.

Voilà, il faut en convenir, des événemens peu communs, et ce ne sont plus là des jeux d'enfans. L'héroïne de ce beau roman, Pauline, a trente-deux ans, et le héros a sept ou huit ans de plus!

Toutes ces folies nous divertissent extrêmement. La marquise de T*** est excellente à entendre sur ce chapitre, elle a bien de l'esprit, et sa société est délicieuse.

Assurément, ma charmante amie, de quelque manière que ce puisse être, nous nous reverrons cette année. Je ne me console de votre absence, qu'en nourrissant l'espoir de vous voir arriver à Autun, ou en formant le projet d'aller vous retrouver à Lyon. En attendant, écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez; adressez-moi votre réponse ici, je compte y rester encore au moins trois semaines.

LETTRE C.

Du marquis à la comtesse d'Erneville.

D'Erneville, le 5 septembre.

J'ai fait une étourderie, ou pour mieux dire une folie, qui me cause beaucoup d'inquiétude....

Vous savez quel charme mélancolique m'attire et me retient dans le souterrain depuis trois ans!... Le désir de fixer des pensées fugitives qui m'accablent, mais qui m'attachent, m'a fait imaginer d'y écrire mes longues rêveries. J'y porte un portefeuille sur lequel j'écris ce qui s'offre à mon imagination: de retour au château, je relis ces productions de la tristesse; quand je suis hors du souterrain, je les juge avec plus de sang froid; j'en copie ce qui m'en paroît bon, en retranchant ou déguisant tout ce qui a rapport à ma situation, et j'en forme un ouvrage sur la mélancolie , dans lequel on trouvera sûrement du sentiment et de la vérité. Je ne manque jamais de brûler les feuilles de l'écrit original, composé dans le souterrain, quand j'en ai fait l'extrait, mais quelquefois je le garde trois ou quatre jours. Hier, l'ayant encore dans ma poche, j'ai été à dix heures du matin me promener sur la grande route pour essayer un nouveau cheval. En passant auprès du moulin à vent, le cheval qui est extrêmement ombrageux et rétif, a fait un écart prodigieux et s'est jeté à terre. Je ne me suis fait aucun mal, ce qui est fort heureux, car j'ai été renversé sous le cheval; mais dans ce mouvement, j'ai perdu mon portefeuille, qui est sorti de ma poche sans que je m'en sois aperçu. Ce n'est qu'en me déshabillant pour me coucher, que j'ai fait cette découverte. J'ai envoyé un de mes gens sur le chemin; on n'a rien trouvé, et j'ai moi-même inutilement cherché ce matin. Ce portefeuille aura été pris par quelque passant, et ne sera point restitué, puisqu'on ne l'a pas déjà rapporté. Il est vrai que mon nom ne s'y trouve point; cependant, si près du château d'Erneville, on doit bien imaginer qu'il m'appartient. Je serois au désespoir qu'il tombât entre les mains de Pauline; mais par bonheur qu'elle ne va jamais se promener de ce côté, ni les enfans non plus. La poste part ce soir, et j'ai voulu soulager mon inquiétude en vous la confiant. Ah! mon amie, la paix et la tranquillité sont des biens perdus sans retour pour votre malheureux fils!

J'ai mené Stéphen dans le souterrain; je ne puis vous exprimer ce que j'ai ressenti en le voyant assis sur le rocher où m'apparut sa malheureuse mère!..... Non, nul raisonnement, nulle force d'âme, rien enfin ne pourra jamais me dissuader d'avoir entendu ! d'avoir vu !.... C'étoit elle! il est bien prouvé qu'elle n'existoit plus alors, mais c'étoit elle!... et St. Méran ne vit absolument rien! Ce souvenir confond ma raison; je me répète chaque jour que cette vision ne fut qu'une illusion, je me le répète vainement, je ne puis le croire; cependant je ne puis admettre un prodige.... Je ne comprends pas comment cette confusion d'idées ne m'a pas fait perdre entièrement la tête.

Adieu, ma mere; Stéphen se porte bien, apprend à merveille, et me devient tous les jours plus cher.

LETTRE CI, Anonyme adressée à la marquise.

D'Erneville, le 15 octobre.

Madame,

Un passant a trouvé, près du château d'Erneville, un vieux portefeuille de cuir, renfermant les papiers ci-joints, qu'il a lus, parce qu'ils n'étoient ni signés, ni cachetés. Il les a montrés à une dame qui connoît l'écriture de M. le marquis d'Erneville, et qui assure que ce singulier écrit est de lui. Comme il paroît que la tête de M. le marquis est tout-à-fait détraquée, on croit, Madame, vous rendre un service en vous éclairant à cet égard.

Cette Camille, mère de Stéphen, dont il est question, fut séduite par le fidèle Albert, et pendant un an, sa maîtresse à Paris. Ensuite, elle vint, sous un autre nom, s'établir à Nevers ; elle y resta long-temps; elle venoit de temps en temps, déguisée, voir son amant à Erneville; le souterrain fut plus d'une fois le lieu du rendez-vous. Elle fit le voyage d'Auvergne et beaucoup d'autres. Enfin, moins constante que belle et séduisante, elle s'ennuya de ce genre de vie; elle retourna à Paris, y débuta à l'opéra, fit beaucoup de bruit par ses talens et par sa beauté. Le duc de Rosmond en devint amoureux, la tira du théâtre, et s'attacha passionnément à elle. Cette charmante créature mourut il y a trois ans.

RÊVERIES

Du marquis d'Erneville, écrites par lui dans le souterrain, au clair de lune, le 4 septembre, trouvées dans le portefeuille, et envoyées dans la lettre anonyme.

Oui, l'on peut jouir des affections même renfermées sous la tombe! La mort ne sauroit les détruire; elle ne fait que les épurer. On en jouit avec une profonde mélancolie, mais il seroit plus triste encore d'y renoncer!.... Il est quelque chose de plus terrible que la mort; c'est l'oubli!... L'ingrat, l'affreux oubli, voilà le néant pour la sensibilité!...

O Camille! j'éloignai de ma pensée, durant ta vie, ton dangereux souvenir; maintenant je puis, je dois me le rappeler! M' livrer n'est plus qu'un châtiment et qu'une expiation.... La douleur et le remords me conservent l'idée de mon crime, et la reconnoissance jette un voile éternel sur tes erreurs. Je ne veux me retracer que tes charmes, ta franchise, la noble fierté de ton âme, et cette énergie touchante et passionnée qui n'appartenoit qu'à toi!...

Tu n'es plus! mais tu vis toujours dans ce cœur qui, n'ayant pu se donner à toi, et n'osant même te regretter, ne se consolera jamais!..... Je ne puis offrir à ta mémoire que ma douleur..... Ah! du moins, les pleurs que je répands sur ta cendre couleront jusqu'à mon dernier soupir!... Là, je t'ai revue! ce n'étoit point un songe: je t'ai revue....... non telle que tu m'apparus autrefois dans ces jours rapides d'enchantement et d'égarement!.... L'éclatante fraîcheur de la jeunesse ne brilloit plus sur ton visage, le feu de l'amour n'animoit plus tes yeux; moins éblouissante, mais aussi belle et plus touchante mille fois, je t'ai revue sur ce rocher!....... dans ce lieu consacré pour moi par un inconcevable prestige! Oui, je veux écarter tous les doutes d'une orgueilleuse et vaine raison!...... je veux croire que ton ombre errante s'est reposée dans ce mystérieux asile!...... O combien ta ravissante figure étoit majestueuse!..... ton regard fixe et perçant, comme un glaive vengeur, pénétra jusqu'au fond de mon âme! Ah! ce trait déchirant ne peut s'en arracher!.... Que voulois-tu?... venois-tu pour me punir, ou pour m'annoncer mon pardon?.... Croirai-je que l'âme, dégagée de ses liens terrestres, puisse conserver le désir de la vengeance? Non, la haine et le ressentiment sont des passions humaines; le sentiment seul doit être immortel, seul il doit nous survivre!.... ton apparition dut être un bienfait! .... Cependant, quel trouble affreux elle m'a laissé! quelle révolution elle a produite dans mon cœur!.... O du sein de la tombe quel empire as-tu su reprendre sur mon imagination!... Sans cesse obsédé par ton image, toujours distrait et préoccupé, je ne vois que toi, je ne vois, helas! qu'une ombre fugitive; la réalité s'anéantit pour moi, je n'en saurois jouir, ma vie n'est plus qu'un rêve mélancolique, je m'abandonne tout entier à de tristes illusions, je me plais à les nourrir, à les conserver!... Pourquoi cette imagination si frappée, si remplie de toi, ne peut-elle te présenter encore à mes yeux?.... Inutiles souhaits formés tant de fois depuis trois ans!... Camille!... reviens.... tu m'entends, tu m'écoutes, mais cesse d'être invisible! montre-toi!... O si je pouvois te voir encore une seule fois sur la cime de ce rocher!..... à la douce et pure clarté de ce ciel étoilé!... là, sur ce siége de mousse, à côté du cyprès que mes mains ont planté... j'oserois t'interroger, je n'aurois qu'une seule question à te faire, je demanderois: Camille est-elle heureuse? et si elle me répondoit: Oui, je le suis , je mourrois satisfait!....

FIN DU TOME SECOND.

LETTRE PREMIÈRE.

De la baronne de Vordac à M. du Resnel.

Le 17 octobre.

Jugez, Monsieur, comme je suis malheureuse de savoir Pauline malade, et d'être retenue ici par un devoir sacré. Ayez pitié de moi. Mandez-moi au vrai comment elle est, quel est son mal, car tout ce qu'on m'en dit ne m'apprend rien. Sauval prétend que c'est une attaque de nerfs. Mlle du Rocher me mande que c'est une indigestion. Le petit billet de Léocadie est très-effrayant, et n'explique rien. Au nom du ciel, écrivez-moi avec détail. A-t-on envoyé, à Dijon, un courrier au marquis?.... Enfin, ne me laissez rien ignorer de ce qui la touche. Mon inquiétude est inexprimable. J'attends votre réponse avec une impatience dont vous seul pouvez avoir une idée.

Grâce au ciel, le baron est moins mal ce soir.

LETTRE II.

Réponse de M. du Resnel.

Le 17 octobre.

D'après le rapport de Sauval, je partis sur-le-champ pour Erneville, et depuis cinq heures que j'y suis, je n'ai pu la voir encore. Léocadie et Maurice, sans consulter leur mère, avoient déjà envoyé chercher le docteur Tiphaine, et voici ce que cet honnête et habile homme m'a dit en particulier: que ce mal subit venoit certainement d' une cause morale . Elle a eu des convulsions violentes, elle a de la fièvre, elle est morne, silencieuse, ne peut supporter personne dans sa chambre, pas même Léocadie. La visite du médecin a paru lui déplaire beaucoup; à peine a-t-elle répondu à ses questions; elle n'a parlé à ses enfans que pour leur défendre formellement d'envoyer un courrier au marquis, ou même de lui mander par la poste cet accident. On étoit tenté de lui désobéir à cet égard, ce que j'ai empêché. J'ai fait sentir aussi au médecin qu'il devoit cacher son opinion sur son mal, et c'est ce qu'il fera. Au reste, le médecin n'est point inquiet. Mais je vous avoue, Madame, qu'il m'est impossible de retourner ce soir à Gilly; je coucherai dans le château d'Erneville pour la première fois de ma vie en l'absence d'Albert. Je veux savoir comment elle passera la nuit, et comment elle sera demain.

Voici comment ce mal a pris.

Hier (jour de poste), Pauline se portoit à merveille. A quatre heures on apporte de la poste une grosse lettre pour Pauline, et les gazettes. Pauline, après avoir beaucoup regardé sa lettre, se leva sans l'ouvrir, et passa seule dans sa chambre. Tout le monde fut à la promenade. Au bout d'une heure, Pauline sonna....... Jacinthe étoit sortie; Suzette entra chez elle, et la trouva dans un état affreux; elle avoit le frisson et des convulsions; elle demanda de l'éther, et ne vouloit point se coucher; mais le frisson augmentant, on la mit au lit. Elle eut alors de grands vomissemeus. Les enfans rentrèrent dans ce moment; ils envoyèrent à Bourbon chercher le docteur, qu'elle refusa positivement de voir. Personne ne se coucha, et à quatre heures du matin elle se trouva si mal, qu'elle demanda le médecin. Il lui donna ue potion qui la calma un peu. Elle est beaucoup mieux aujourd'hui, mais toujours au lit, et, comme je vous l'ai dit, ne voulant voir qui que ce soit. Elle a même prié le docteur de retourner à Bourbon. Vous savez combien il lui est attaché. Il ne partira d'ici que lorsqu'elle sera en état de se lever.

Dans tout ceci les enfans sont ce qu'ils doivent être pour la plus tendre des mères et la plus parfaite de toutes les institutrices. Léocadie surtout est adorable. Combien tout ce qui aime Pauline doit la chérir!.... J'envoie Simon qui me rapportera de vos nouvelles et de celles du baron. J'aurai l'honneur de vous écrire demain matin de bonne heure; Sauval vous portera ma lettre, il pourra répondre à toutes vos questions, et il reviendra quand vous voudrez le renvoyer. Adieu, Madame; qui peut mieux que moi comprendre votre peine et votre inquiétude?

LETTRE III.

Du même à la même.

D'Erneville, le 18 octobre.

Je l'ai vue, elle est levée; un bain qu'elle a pris à cinq heures du matin a fait des miracles. Elle n'a plus de fièvre, mais elle est bien foible, bien changée, et ce qui n'est que trop frappant, c'est la rougeur extrême de ses yeux ....

Son cœur a souffert une violente secousse, il est impossible d'en douter; puisse-t-elle soulager sa peine en vous la confiant! Pour moi, sans connoître son chagrin secret et sans le deviner, je le partage du fond de l'âme.

J'ai découvert aujourd'hui que Mlle du Rocher a pris sur elle, malgré la défense de Pauline, d'écrire au marquis; ainsi je suis persuadé qu'il reviendra très-incessamment.

Je partirai d'ici demain après le dîner; vous pensez bien, Madame, que ce ne sera point pour retourner à Gilly: je vous consacrerai tout le reste de cette semaine.... Etre auprès de vous, c'est n'avoir pas quitté Pauline, c'est la retrouver encore.

LETTRE IV.

Du marquis à la comtesse.

Du château d'Erneville, le 21 octobre.

PAULINE est encore bien abattue, elle a les yeux bien rouges... mais d'ailleurs elle est parfaitement rétablie.

Vous m'avez positivement ordonné de vous instruire avec une parfaite vérité de tous les détails de sa maladie... Hélas! ma mère, que vous dirai-je?... Le 16 elle étoit dans la plus brillante santé; la poste arriva. On lui remit une lettre et les gazettes; elle laissa les gazettes dans le salon sans les ouvrir (je les ai retrouvées toutes cachetées sur la cheminée), elle fut lire sa lettre dans sa chambre, et après cette lecture elle eut d'horribles convulsions... J'ai ouvert toutes les gazettes, arrivées ce jour-là par le même courrier, et j'y ai vu que le duc de Rosmond, à la chasse du roi, est tombé de cheval, et qu'il a été si grièvement blessé, que l'on n'avoit aucune espérance pour sa vie... Heureusement (et cette expression ne m'échappe point, je l'emploie avec réflexion) heureusement , dis-je, que la gazet-te du 19 apprend que le duc est hors d'affaire; et le 19, Pauline, pour la première fois depuis son accident, s'est mise à table, et est descendue dans les jardins... Au reste, je dois dire qu'elle n'a lu ni la première ni la seconde gazette; toutes deux sont restées cachetées dans le salon, mais Pauline reçoit des lettres par la poste!... Personne ici n'a lu ces gazettes que j'ai sur-le-champ brûlées, afin qu'on ne puisse faire, du moins dans le château, de fâcheux rapprochemens. Pour prix de ma confiance sans bornes, j'ose vous demander avec instance de lui taire mes réflexions à cet égard. L'en instruire ne serviroit qu'à l'affliger et à me désespérer, en m'ôtant ma seule consolation, celle de vous ouvrir mon âme sans aucun déguisement. Pauline soutient que son mal n'a eu pour cause qu'une violente indigestion, suivie d'une attaque de nerfs. Je parois le croire, elle est satisfaite, nous vivons en paix; si elle savoit ce que je pense sur ce point, elle ne pourroit que répéter que tous les hasards sont toujours combines contre elle . Je suis un peu blasé sur cette phrase, elle ne me feroit nulle impression, et nous serions tous deux également à plaindre. Je conviens qu'il est physiquement très-possible que Pauline ait eu sans aucune cause morale de la fièvre et des convulsions justement à l'heure de l'arrivée de la poste. Mais ce jour même, à cette heure même, elle reçut une lettre. Cet-te lettre n'étoit ni de vous, ni de moi. Elle s'enferma pour la lire, et s'évanouit après l'avoir lue... Voilà bien des hasards singuliers pour un seul fait!

Vous me direz, mon amie, que même en supposant qu'elle eût aimé jadis l'homme qu'elle n'a vu que quelques jours, il seroit sans vraisemblance qu'elle eût conservé pour lui un tel sentiment, après quatorze ans d'absence. Non, je ne crois pas qu'elle ait conservé de l'amour, mais je crois qu'adorant Léocadie, elle s'est passionnée pour son père; que sans être complice de ses artifices, elle lui en sait gré; qu'elle les trouve ingénieux et intéressans, qu'elle y voit à la fois un désir estimable de la disculper, et une tendresse touchante pour Léocadie. Ces attentions, ces présens charmans et magnifiques, cette persévérance, ces lettres remplies de sentimens, toutes ces choses ont fini par la toucher profondément; rien ne me paroît plus simple. Mais n'en parlons plus, je vous accorde que toutes ces étranges apparences ne sont point des preuves positives; avouez du moins qu'il y a de quoi s'étonner, douter et s'attrister. Vous me reprochiez de m'abandonner à des idées fantastiques qui troublent et noircissent mon imagination. Ah! ma mère!...hélas! je suis forcé d'aimer avec moins d'abandon l'objet qui pouvoit seul occuper uniquement et remplir mon cœur... Toute idée étrangère à cet objet, quelque triste qu'elle paroisse, si elle peut me distraire de mon infortune réelle, ne sauroit être pour moi que salutaire. Les illusions du souterrain n'agissent que sur mon imagination qu'elles occupent fortement, elles ne m'inspirent que de la mélancolie; mes réflexions sur Pauline me déchirent le cœur, et si je m'y livrois sans réserve, elles me jeteroient dans le plus affreux désespoir!... Laissez-moi donc m'égarer avec une ombre, méditer sur un tombeau, et dans des rêveries vagues, tristes, mais attachantes, perdre quelquefois le souvenir et le sentiment de mes peines véritables!.....

LETTRE V.

De la marquise à la baronne.

Le 23 octobre.

Quoi! chère amie, vous doutez de ma confiance et de ma tendresse! Ah! n'achevez pas d'accabler votre malheureuse Pauline!.. Eh bien! je vais vous dire tout ce qu'il m'est permis d'avouer. Je vous affligerai sans vous instruire. Je vous donnerai la plus grande preuve de confiance sans vous révéler mon secret ... Mais à mon tour j'exige de votre amitié que vous cessiez de m'interroger sur ce triste sujet, et que vous brûliez cette lettre quand vous l'aurez lue.

Oui, ce mal subit fut produit par une cause morale , par la découverte d'un mystère effrayant et douloureux!... J'ai éprouvé dans l'espace de quelques minutes tout ce qui peut frapper l'imagination et déchirer le cœur! .... la surprise, le saisissement, la terreur, la pitié, l'indignation... et d'autres mouvemens encore plus pénibles et plus violens!... Ne m'en demandez pas davantage, ô mon amie! je me fais une vertu de mon silence; respectez-le, vous ne pourriez le faire rompre.

Ne soyez point inquiète de ma santé, je la soigne, elle est utile à quelques êtres; ah! la douleur ne cause point la mort!... Ce corps périssable, malgré sa fragilité, est fait pour résister, sans se détruire, aux souffrances inséparables de la vie, comme un vaisseau est fait pour supporter, sans se briser, l'effort des vents et des tempêtes. Adieu; j'irai sûrement vous embrasser avant la fin de la semaine.

LETTRE VI.

Réponse de la baronne.

Le 25 octobre.

Unique amie de mon cœur! ma bien-aimée Pauline! oui, je respecterai ton silence, je suis certaine que le motif en est sublime. Quand je le pourrois, je ne voudrois pas pénétrer ce funeste secret, je croirois le trahir en cherchant à le deviner. Je me tairai sans effort, je ne te questionnois que pour gémir avec toi, si tu souffrois: que m'importe les détails? ne sais-je pas tout, lorsque je sais ce que tu éprouves?...

Viens pleurer dans le sein d'une amie fidèle; viens, tes larmes confondues avec les miennes couleront avec moins d'amertume!...LETTRE VII.

De la marquise à la baronne.

Le 4 janvier.

Les étrennes anonymes sont arrivées. Ce sont des anneaux d'oreilles et des bagues de pierreries d'une très-grande beauté, et deux autres choses beaucoup plus précieuses aux veux de Léocadie, deux ouvrages faits par sa mère, une robe magnifiquement brodée en or et en soie nuée, et un tableau à l'huile peint d'une manière charmante, et représentant une femme voilée dans un jardin, traçant sur un arbre le nom de Léocadie . Ces présens étoient accompagnés d'une lettre extrêmement tendre, mais très-courte, adressée à Léocadie.

Le duc de Rosmond est arrivé à Moulins, précisément le jour où j'en suis partie. Quel bonheur pour moi de ne l'y avoir pas rencontré! Il est venu pour la tenue des États de la province, c'est-à-dire, pour y passer quelques jours avec le prince de ***. J'imagine qu'ensuite il ira faire une visite à l'évêque d'Autun. Je ne puis vous exprimer à quel point je souffre de le savoir si près de nous! Léocadie est bien troublée de cette idée, car je ne lui ai point caché que beaucoup d'apparences nous persuadent qu'il est son père. Elle a trouvé le moyen d'admettre cette supposition avec la croyance que sa mère n'est pas coupable d'adultère. Sa mère lui dit, dans sa première lettre, qu'elle fut la victime d'une funeste erreur . Léocadie pense qu'elle est libre, et que le duc ne l'aura séduite qu'en lui cachant qu'il étoit marié, ce qui est assurément très-possible; cette infâme imposture ne seroit qu'une gentillesse pour un homme aussi dépravé. Le voisinage du duc nous expose souvent à l'inconvénient d'entendre inopinément prononcer son nom; alors Léocadie pâlit et je rougis!... Hélas! pourtant ce n'est pas à moi de rougir!... et c'est moi qui gémis sous le poids de l'injustice et de la honte!... Mais je ne me plains point, puisque le ciel a daigné me laisser l'innocence, ce bien inestimable dont tant de cœurs, faits pour la vertu, déplorent en secret la perte irréparable!... trésor si précieux, que même la toute-puissance de l'Éternel ne sauroit le rendre, lorsqu'il est perdu!.... Dieu peut nous rendre la santé, le bonheur, la vertu, la vie même, mais il ne sauroit nous restituer l'innocence. Sa bonté suprême ne peut que nous aider à la conserver.

Mme d'Olbreuse m'écrit toujours avec la même exactitude et la même amitié. Son beau-frère, le marquis d'Elvas, vient d'épouser une parente du chevalier de Celtas, de la branche aînée de cette famille, établie en Languedoc. Je ne crois pas que cette alliance produise une bien tendre liaison entre le chevalier de Celtas et Mme d'Olbreuse.

Adieu, amie parfaite et si chérie! Assurément j'irai lundi à Bourbon dîner chez le docteur, puisque je suis sûre de vous y trouver, et que j'ai de plus l'espérance de vous emmener à Erneville.

LETTRE VIII.

De la même à la même.

Le 2 mars.

Il est vrai, chère amie, que je me suis toujours un peu moquée des tombeaux placés dans des jardins, et cependant je viens d'en faire achever un dans l'enceinte fermée de mon parterre; mais cette idée est moins inconséquente, et surtout moins commune que vous ne le pensez!...

Je vous avoue donc franchement que non-seulement je ne ferai point ôter cette fabrique, mais que c'est moi qui l'ai fait placer où elle est. C'est ce que je ne voulois point dire publiquement; voici le fait: depuis plus de deux mois je désirois de pouvoir méditer sur un tombeau , et connoissant la discrétion de Sauval, je lui fis une demi-confidence; je lui dis que m'étant déclarée contre ce genre d'ornemens, je ne voulois point paroître inconséquente, surtout aux yeux de mes élèves; je l'instruisis de mon projet, qui s'est heureusement exécuté. J'avois une jolie statue de la Mélancolie; cette charmante figure tient une colombe, et pleure sur une urne funéraire. J'ai gravé sur le socle de la statue ces vers de M. de la Harpe: Ses maux et ses plaisirs ne sont connus que d'elle; ‘“A sa douleur qu'elle aime, elle est toujours fidèle.“ ’ et j'ai dit, devant tout le monde, que je voulois placer cette statue dans mon jardin particulier, ce qui a paru fort simple. J'ai ajouté que, pour donner bonne grâce à la statue dont le socle est trop bas, je la mettrois sur un piédestal. En effet, à côté du rocher et de la fontaine, j'ai fait faire un petit ouvrage creux, en maçonnerie, ressemblant à un piédestal. Un jour qu'Albert étoit à Luzi, j'ai secrètement déposé dans le vide intérieur de cet ouvrage un petit coffre de bois de cèdre que j'ai entièrement recouvert de plaques de plomb; ensuite j'ai moi-même remis assez de mortier sur ce coffre pour le bien cacher, et j'ai, sur le-champ, fait sceller le tout, en ma présence, avec des briques et du ciment. Le lendemain de cette opération, nous partîmes pour Dijon, et je dis publiquement à Sauval, que je le chargeois de faire recouvrir ce piédestal en marbre blanc, et d'y poser la statue. Au lieu de cela, pendant mon absence il a fait faire, suivant notre convention secrète, un tombeau de la plus belle proportion et de la forme la plus élégante, et la statue est placée sur la cime du rocher; elle fait là un effet trèsfrappant. A mon retour j'ai paru fort surprise et fort mécontente de cette prétendue invention de Sauval; mais le tombeau étant fait et produisant véritablement un point de vue extrêmement pittoresque, tous mes élèves m'ont conjurée de le laisser, et je n'ai pas eu de peine à y consentir.

Quant au coffre de cèdre, tout ce que je puis vous dire, mon amie, c'est qu'il renferme un triste dépôt!... il contient le secret qui pèse sur mon cœur, et que je ne puis confier à l'amitié.... Mais si, comme je l'espère, Albert me survit, il saura ce mystère quand je ne serai plus; et joie croire qu'alors cette tombe, si souvent baignée de mes larmes, deviendra du moins le dernier objet de ses méditations!...

Adieu, tendre et chère amie; brûlez sur-le-champ cette lettre.

LETTRE IX.

Du vicomte de St. Méran au comte de Poligni. Paris, le 28 avril.

Je vois avec un plaisir inexprimable, mon ami, que guéri enfin d'une passion malheureuse, vous vous livrez avec ardeur aux charmes de l'étude, de la lecture et de la philosophie. Je vais répondre aux doutes que vous me proposez, et aux questions que vous me faites.

Croyez, mon cher Poligni, que les préjugés les plus nombreux comme les plus nuisibles, sont l'ouvrage des passions. La simple crédulité peut facilement céder à l'évidence: nul attrait puissant ne l'attache à l'erreur; elle se dissipe sans résistance en voyant la lumière que les passions redoutent, et que par conséquent elles évitent ou feignent de méconnoître.

Non, il faut au peuple une religion. Plus les hommes sont rapprochés de la nature, plus ils sentent ce besoin, ce désir sublime inspiré par l'espoir et par la reconnoissance. L'athéisme est un rêve monstrueux de l'homme civilisé, corrompu par l'orgueil; tous les sauvages ont établi parmi eux des cérémonies religieuses. Reconnoître un pouvoir souverain, l'honorer et l'invoquer sont des idées et des actions inséparables, lorsqu'on ne suivra que les lumières naturelles de la raison. Ainsi l'idolâtrie n'est qu'un égarement de l'instinct que le créateur nous a donné, et l'athéisme, ou, ce qui revient au même, le déisme des philosophes modernes, en est la dépravation la plus absurde et la plus étonnante. De tous les systèmes, le plus extravagant est sans doute celui de l'athée; mais l'indifférence et la conduite des déistes encyclopédistes sont également incompréhensibles. Qui leur a révélé que cet être suprême qui a créé l'homme sensible et raisonnable, et qui lui a donné une âme immortelle, soit indifférent à ses hommages et sourd à ses prières? qu'il n'attende rien de plus des créatures intelligentes qui ont reçu de lui la pensée et le don de la parole, que des animaux dépourvus de raison qu'il a soumis à leur empire! Quoi! ces réflexions si simples n'inspirent même pas le plus léger doute à nos déistes!

Dieu ne punit point et ne veut point de culte : ils en sont sûrs! Et à quoi donc peut me servir la croyance d'un Dieu? quelle influence peut elle avoir sur mes desseins et sur ma conduite? quelle utilité, quelle consolation en puis-je tirer? Quest-ce donc que cet être impassible que je ne puis offenser, que je ne puis toucher? ce maître dédaigneux qui refuse de m'entendre? pourquoi m'a-t-il donné la faculté de connoître qu'il est la source éternelle de toute perfection, si ce n'est pour l'adorer? ... L'athée du moins est conséquent; il dit: Point de culte, parce qu'il n'y a point de Dieu. Mais dire: Point de culte, quoiqu'il y ait un Dieu , c'est blasphémer encore, et c'est conclure d'une manière infiniment plus absurde.

L'homme irréligieux, dès qu'il est affirmatif, est insensé, en ne jugeant même que d'après ses propres raisonnemens; il ne veut croire que ce qui lui est géométriquement prouvé. Or il sait qu'il lui est impossible de prouver qu'il n'y a point de Dieu, il doit être dans le doute; et s'il admet un Dieu, comme il lui est également impossible de prouver que Dieu ne veut pas qu'on l'honore et qu'on l'invoque, il doit être encore dans le doute à cet égard, et dans ce doute il est extravagant de rejeter la prière. Au lieu de ce scepticisme (le seul genre d'irréligion que l'on puisse concevoir) nos esprits forts affichent'une croyance fixe, inébranlable; ils sont affirmatifs et tranchans, comme s'ils avoient les preuves les plus positives de la vérité de leurs suppositions. Quelle est donc cette aveugle foi de l'incrédulité? cette foi si vive et si ferme? et pourquoi la foi chrétienne lui cause-t-elle tant d'étonnement?

On répète ce qu'on disoit jadis (et ce qui pouvoit être vrai il y a cent ans), qu'il n'y a point d'athées de bonne foi. Avant que la philosophie moderne eût bouleversé tous les principes, toutes les idées, et détruit toute moralité, l'athéisme étoit en effet extrêmement rare; il y avoit alors de véritables déistes, mais par consequent très-différens des nôtres. Ces anciens déistes, en admettant l'existence de Dieu, croyoient qu'on doit l'adorer et le prier. Sur tous les autres points ils n'avoient que des doutes, et ce scepticisme (qui fut celui de Montaigne et de tant d'autres) leur laissoit du moins du respect et même de la vénération pour le culte établi, parce qu'ils pensoient que ce culte pouvoit être agréable à l'Être suprême; ils n'admettoient ni ne rejetoient la révélation, et ils admiroient la sublimité de la morale évangélique. Ces déistes n'avoient point d'orgueil, le simple doute n'en donne pas; loin de mépriser ceux qui croyoient fermement, ils répétoient: Peut-être ont-ils raison . Aussi parmi eux, les âmes douées d'une grande sensibilité et les esprits capables de méditation ne pouvant supporter cette funeste incertitude, réfléchissoient, s'instruisoient, afin de découvrir la vérité qui se montre toujours à ceux qui la cherchent avec sincérité, et ils finissoient par devenir véritablement religieux. Les autres, entraînés par les passions ou dominés par la paresse, restoient avec indolence dans un état d'indécision. A ces déistes ont succédé les athées; l'orgueil qui les dépravoit et les enivroit, les a réunis, et ils ont formé une secte, celle des encyclopédistes. Assurément on ne peut mettre en doute l'athéisme des chefs de cette secte: durant leur vie ils en ont enseigné la doctrine, en n'osant nier toutefois, du moins ouvertement, l'existence de Dieu et la spiritualité de l'âme; mais depuis leur mort, leurs lettres et leurs ouvrages posthumes montrent assez leurs véritables sentimens. Voltaire, Diderot et d'Alembert, en prêchant le matérialisme, en faisant des athées de tous leurs prosélytes, n'osèrent prendre un titre odieux qui auroit révolté la multitude; ils donnèrent à l'athéisme un nom moins déshonoré, mais pendant soixan-te ans ils en répandirent les principes avec une infatigable persévérance. C'est ainsi que l'athéisme, malgré sa stupide audace, forcé de devenir hypocrite, a pris le masque du déisme. Et l'on pourroit aujourd'hui dire, en général avec justesse, qu'il n'y a point de déistes de bonne foi . Enfin par un renversement de toute raison, par une inconcevable inconséquence, et qui peint particulièrement ce siècle, la cause de l'athéisme n'est plus soutenable, elle est universellement abandonnée, et l'athéisme n'a jamais été si commun. Il est vrai que nos prétendus déistes conviennent de l'existence de Dieu , mais ils ne s'occupent pas plus que les athées, de ce Dieu dont ils ont fait un être si parfaitement inutile à l'homme et à la morale! enfin ils ont brisé le lien sacré qui unit l'homme à son créateur, et qui donne à la fois un but, un encouragement et un prix à la vertu. Je le répète, il n'y a entre eux et les athées aucune différence réelle, et voilà l'espèce d'irréligion dominante et générale.

Les philosophes modernes prétendent qu'un peuple composé d'athées, formeroit la nation la plus paisible et la plus douce de l'Univers, et ils soutiennent qu'il seroit à désirer qu'il n'y eût point de religion dominante dans un État, et point de culte prescrit. Tout gouvernement qui ne prescriroit pas un culte publie, aboliroit la religion. Si ce malheur arrive jamais en France ou ailleurs, qu'en résultera-t-il? que le peuple tombera dans la plus déplorable superstition. Quiconque a vécu dans les campagnes et connoît le peuple, sait qu'il ne se passera jamais de culte. Si on lui ôte la religion de ses pères, il s'en fera une; il oubliera l'Évangile dont la morale gêne les passions, il fera consister toute la piété en petites pratiques; ces pratiques se multipliant et dégénérant, deviendront chaque jour plus absurdes, et formeront insensiblement des idolâtres et des fanatiques.

Pour assurer l'empire des lois équitables et bienfaisantes, il faut appuyer ce code humain sur un code religieux. Que sont les lois sans une morale publique? et cette morale où la puiseroit-on en France, si la religion étoit détruite? où le peuple en trouveroit-il les premières notions? Dans les livres des vrais philosophes? dans ces ouvrages immortels qui ont élevé la France (l'ingrate France!) au-dessus de toutes les nations? Mais si l'on ne vouloit plus de religion, il faudroit défendre la lecture de Fénélon, de Pascal, de Massillon, de Bossuet, de Racine, etc., parce qu'on prouve dans leurs ouvrages que la véritable vertu ne peut exister sans la religion, et qu'on y réfute victorieusement tous les sophismes qui de nos jours ont paru de si lumineuses nouveautés!... Il faudroit donc recourir aux livres des philosophes modernes.

Le ciel nous préserve du malheur affreux de voir jamais leurs maximes et leur morale en action!... Nous verrions tout ce que la folie, l'inconséquence, le déréglement, l'injustice et la férocité peuvent offrir de plus monstrueux! Qui pourroit trouver dans ces ouvrages incohérens une chaîne quelconque de principes? Les contradietions les plus frappantes y fourmillent à chaque page, les vices les plus odieux y sont divinisés, c'est un labyrinthe ténébreux parsemé d'abîmes où l'on s'égare dès les premiers pas.

La morale sans religion sera toujours arbitraire, et personne alors ne partant de principes sacrés, chacun pourra soutenir les sophismes les plus pernicieux. L'un fera l'éloge des passions, l'autre celui du suicide; un autre tournera en ridicule les vertus, et traitera de préjugés l'amour de la patrie et les sentimens de la nature. Il soutiendra qu' une femme galante est plus utile à l'État que celle qui passe sa vie à soigner les malades, secourir les pauvres et délivrer les prisonniers . Un autre louera des actions féroces, et ne verra qu'une foiblesse aimable dans l'adultère, et même dans l'excès le plus honteux et le plus dépravé de la débauche . Toutes ces choses se trouvent dans les écrits de nos philosophes. Pourquoi tous ces principes ne seroient-ils pas admis? ils sont commodes pour tant de gens! et à quel tribunal pourraton en appeler! qui aura l'autorité de les condamner? L'opinion d'un homme ne vaut-elle pas celle d'un autre homme? et si celui qui en soutient une mauvaise, a de l'esprit et de grands talens, ne sera-t-il pas toujours sûr d'avoir raison? Mais avec un code religieux cette anarchie morale ne peut exister, puisque tout ce qui est contre la morale enseignée par la religion, est reconnu mauvais. Dira-t-on que l'on feroit faire des ouvrages élémentaires de morale pour le peuple? Je défie qu'on les fasse utiles et conséquens sans copier l'Évangile; mais même dans ce cas, si on ne les donne pas comme la parole de Dieu, ils ne feront que des hypocrites, car par leur seule autorité les hommes n'obtiendront jamais de leurs semblables de se soumettre à une morale si austère et si pure; on sentira qu'elle est sublime, on paroîtra quelquefois la suivre (ce qui ne sera qu'extérieur), on substituera l'orgueil à la conscience. La crainte de Dieu peut conduire à la perfection; la seule crainte du blâme des hommes n'a jamais donné de vertus réelles, et n'inspire communément que de la lâcheté et de la fausseté. Enfin, si l'on donne une autre morale que celle de l'Évangile, elle sera fausse; et si on la donne cette morale éternelle, quelle folie, quand on ne peut parler au nom de Dieu, c'est-à-dire, avec une autorité suprême, de ne parler qu'en son propre nom! Piller l'Évangile et le proscrire, seroit une étrange démence.

Que peut-on opposer à ces raisonnemens? que la religion peut produire le fanatisme. De quoi les hommes n'abusent-ils pas? Faut-il tâcher d'éteindre dans tous les cœurs l'amour de la patrie et de la liberté, parce que ces sentimens mal entendus ont fait commettre dans tous les temps les crimes les plus atroces? Observons que le fanatisme religieux peut se combattre par l'Évangile même qui ne prêche que la douceur et la tolérance, et que, loin d'avoir un moyen si puissant contre le fanatisme inspiré par l'amour de la liberté, les exemples les plus imposans semblent en autoriser tous les excès. Tous les héros les plus révérés en ce genre ont été des assassins. Harmodius et Aristogiton, Timoléon chez les Grecs, Brutus chez les Romains, etc.

Heureusement, pour la cause de la vertu, que depuis la mort des chefs de la plus dangereuse de toutes les sectes, l'irréligion n'est plus prônée que par des gens dont les ouvrages sont aussi méprisables que leurs principes; prosélytes impies qui, faisant profession de révérer les encyclopédistes, ont tant de fois, par leurs louanges ignominieuses, flétri le nom de Voltaire et profané celui de Rousseau. Ecrivains sans talent, qui, dans un langage barbare aussi boursoufflé qu'incorrect, ne répétant que des lieux communs également usés et dangereux, s'imaginent avoir sondé toutes les profondeurs de la métaphysique, et croient que le génie consiste à tout nier, à tout détruire; qu'on est éloquent, si l'on est obscur et bizarre, et qu'on écrit comme Voltaire dès qu'on a parlé de la philosophie , et qu'on a pris son orthographe. Ridicules pygmées montés sur de frêles échasses pour contrefaire les Titans escaladant le ciel!... Hélas! les vrais Titans, comme ceux de la fable, soulevant après leur mort la terre qui couvre leurs ossemens, ont entr'ouvert de plus profonds abîmes que les gouffres brûlans de l'Etna !

LETTRE X.

Réponse du comte de Poligni.

Le 6 mai.

Oui, mon cher St. Méran, votre observation est juste et neuve, la cause de l'athéisme est abandonnée, et jamais il n'y eut autant d'athées. C'est que l'esprit a été éclairé malgré lui, ou pour mieux dire, poussé à bout par des réfutations victorieuses, mais que le cœur est resté corrompu. On renonce à des propositions insoutenables, on conserve les principes qui favorisent les passions. Ainsi cette bizarrerie apparente qui vous a frappé, est moins une inconséquence qu'un artifice. On veut cacher une dépravation qui révolteroit, si elle se montroit à découvert; on se fait déiste pour ne pas avouer un horrible matérialisme, ou l'insouciance la plus entière et la plus extravagante sur cet important sujet. Personne, parmi les philosophes modernes, n'ose dire au vrai ce qu'il pense, c'est surtout ce qui m'a dégoûté d'eux; car j'ai reconnu qu'il n'existe pas un seul de leurs prosélytes, qui, à moins d'être un imbécille, ne soit un hypocrite.

Les hypocrites qui prennent le masque de la religion, peuvent, au moins à beaucoup d'égards, être utiles à la morale publique par leurs exemples, et même par leurs actions; ils sont forcés, par leur genre d'hypocrisie, de vivre d'une manière austère et frugale, de renoncer au faste et aux goûts ruineux qui ôtent aux cœurs généreux même la possibilité de se livrer à la bienfaisance. Un tartufe secourt les pauvres, fonde des hôpitaux, l'histoire de sa vie extérieure est celle d'un saint, tous les résultats en sont bienfaisans, car la seule imitation de la véritable vertu peut être utile à l'humanité.

Mais rien de bon ne peut résulter de l'hypocrisie de nos déistes qui ne se parent que d'une vertu arbitraire, et par conséquent toujours fausse. Esclaves des passions, enivrés des plaisirs, en parlant sans cesse de la vertu, ils en défigurent l'image sacrée, et souvent ils donnent son auguste nom au vice même; ils sont également, par leurs discours et par leurs exemples, les corrupteurs des mœurs publiques.

Dans le temps où, emporté par le torrent, j'étois un homme à bonnes fortunes , je me demandai plus d'une fois, au milieu de mes plus brillans succès, pourquoi je trouvois ce rôle si insipide. J'en ai depuis découvert la raison. Il peut être flatteur pour l'amour-propre de vaincre les scrupules d'une femme sensible, et la voir conserver et révérer des principes dont on obtient le sacrifice sans les détruire; de posséder un cœur subjugué et non corrompu; de recueillir, de sécher les larmes du repentir, et de ne pouvoir en tarir la source; de trouver dans la foiblesse qui rend heureux, un sujet éternel de craintes, de triomphes, d'attendrissement et de reconnoissance. Mais c'est un bonheur que je n'ai jamais goûté. Je n'ai eu que des maîtresses déistes , c'est-à-dire, adoratrices des ouvrages de nos philosophes et de leurs principes; j'ai reçu d'elles, en passant, il est vrai, le titre et les droits d'un amant; mais la victoire ne m'appartenoit pas; Voltaire, Diderot, Helvétius furent leurs vrais séducteurs. Ces métaphysiciennes ridicules, aussi insipides que méprisables, cédoient sans rien sacrifier; elles parloient effrontément de la vertu sans la regretter et même sans la connoître, et je pensois, avec quelque raison, que l'on peut quitter sans scrupule la femme qui se donne sans remords. Enfin je finis par trouver que, tout calculé, des courtisanes valoient infiniment mieux que des maîtresses philosophes , c'étoit retrancher d'un genre de vie scandaleux le mensonge et l'adultère, et deux grands désagrémens, la contrainte et l'ennui.

Adieu, mon cher vicomte; je vais entreprendre un nouveau voyage; mais je passerai par Paris; et si vous y êtes encore, je m'y arrêterai quelques jours uniquement pour vous.

LETTRE XI.

Du vicomte de St. Méran à M. du Resnel.

De la M, le 20 août.

Je vous l'ai déjà dit il y a long-temps, mon ami, je ne désapprouve point l'intention où vous êtes d'assurer tout votre bien à la jeune et charmante Léocadie. Je vous assure que, si j'avois votre fortune, je désirerois en pouvoir faire le même usage!...

Vous me mandiez, il y a six ou sept ans, que vous vouliez différer autant qu'il seroit possible de rendre ce dessein public, parce que, dans l'éclat de la jeunesse de Pauline, on pourroit douter de la pureté de vos motifs.... Songez, mon ami, que Pauline, quoiqu'elle ait trente-deux ou trente-trois ans, n'a rien perdu de ses charmes, et que Léocadie n'a que quatorze ans et demi. Rien ne vous presse; tout, au contraire, doit vous engager à différer. Si Léocadie avoit l'assurance d'une telle fortune, les partis se présenteroient en foule, et vraisemblablement elle seroit mariée sous deux ans. N'est-il pas plus désirable qu'elle puisse rester jusqu'à dix-neuf ou vingt ans sous l'autorité de Pauline? Laissez achever et perfectionner cette éducation si bien commencée. Du moins attendez encore deux ou trois ans: voilà mon avis. Je vous avoue que, par intérêt pour la chose, je serois véritablement fâché de ne pas vous persuader à cet égard. Mandez-moi votre décision là-dessus.

Vous avez raison, mon ami; quoique j'aie assurément renoncé à toute espérance, il m'est toujours impossible de m'arracher des lieux habités par Mme de Rosmond; je resterai ici jusqu'au mois de novembre, mais j'irai sûrement en Bourgogne ce printemps. Tant de sentimens m'y rappellent!

Adieu; présentez mes hommages au château d'Erneville, et à l'aimable et parfaite amie .

LETTRE XII.

De la marquise à sa mère.

Du château d'Erneville, le 12 novembre.

Nous voilà revenus d'Autun, chère maman, où, grâce au vertueux évêque chez lequel nous logions, j'ai passé quinze jours très-agréables. Ah! qu'il est doux d'admirer de près une vertu si pure et si parfaite, surtout lorsqu'on a conservé son innocence, et que nul retour amer sur soi-même ne corrompt la douceur d'un spectacle si ravissant! Je me dis, en contemplant notre évêque, ce que je me suis dit si souvent près de vous, que je suis bien loin encore d'une telle perfection, mais que j'y puis atteindre, et cette idée me fait jouir des vertus même que je n'ai pas. Je suis sans tache aux yeux de Dieu, voilà le motif d'une juste espérance; nous ne pouvons rien sans son secours; la perfection morale est un de ses bienfaits, et le plus précieux sans doute; s'il daigne quelquefois l'accorder au repentir, pourroit-il le refuser à l'innocence qui l'implore avec humilité?

Je fais faire par Sauval une suite de petits tableaux peints à la gouache, représentant toutes les actions vertueuses faites de nos jours dont j'ai été témoin, ou dont j'ai les preuves positives. Vous, ma mère, Albert, Mme de Vordac, M. du Resnel, l'évêque d'Autun et notre bon curé, m'avez fourni jusqu'ici tous les sujets qui seront toujours pour moi les plus intéressans et les plus utiles. Quelle douceur de trouver les exemples qu'on révère et des modèles sublimes dans les objets de son attachement!... J'intitule cette ravissante collection, Les souvenirs consolans ; je la place dans mon petit salon, et derrière chaque tableau est écrit de ma main l'histoire du trait représenté par le peintre. Avec quel plaisir je m'enferme dans ce cabinet où je suis entourée d'images si charmantes! où l'admiration se confond délicieusement dans mon cœur avec le sentiment! Ah! j'oublie là sans effort les méchans et la calomnie!... Comment mon caractère pourroit-il s'aigrir par l'injustice et le malheur, quand je puis arrêter mon imagination sur des pensées si douces!

J'ai rencontré plusieurs fois, à Autun, le chevalier de Celtas; j'ai été très-polie pour lui: malgré toute son intrépidité, il a paru fort embarrassé en me voyant si calme, si simple. Il est extrêmement occupé dans ce moment de son jeune cousin, le marquis de Celtas, frère de la personne qui a épousé le marquis d'Elvas, beau-frère de Mme d'Olbreuse. Ce jeune homme a de la fortune et une jolie figure; on dit qu'il a de l'esprit, mais ses manières annoncent une confiance et une fatuité qui me déplaisent extrêmement. N'ayant jamais vécu qu'en province, il croit avoir tous les meilleurs airs des gens à la mode de la cour, instruction qu'il pense avoir puisée dans des romans et de prétendus contes moraux, qui n'offrent du grand monde qu'une peinture aussi fausse que révoltante, parce que leurs auteurs ont voulu peindre ce qu'ils ne connoissoient pas, et qu'il n'a résulté de cette prétention que des portraits de petits maîtres ou de coquettes, aussi peu ressemblans que ceux des valets et des soubrettes de théâtre. Enfin, ce marquis de Celtas va produire à Paris les grâces qu'il doit à Crébillon et à Marmontel. Je doute qu'elles le fassent accueillir dans la bonne compagnie. Il est parti en me demandant, pour Mme d'Olbreuse, une lettre que je lui ai donnée.

Je me suis acquittée, chère maman, de vos commissions pour la parfaite amie ; je l'ai trouvée bien maigrie et bien changée; son mari a été encore à la mort d'une goutte remontée; la baronne l'a veillé pendant onze nuits de suite. Quelle vie que la sienne! toujours garde-malade d'un vieillard chagrin, de mauvaise humeur, et souvent très-violent et très-injuste. C'est ainsi que se sont écoulées les plus brillantes années de sa vie; je conviens qu'elle ne sauroit les regretter, car des devoirs austères et pénibles, remplis si parfaitement et avec tant de persévérance, doivent laisser un bien doux souvenir! et celui des plaisirs les plus légitimes ne peut causer que de vains regrets. Pour bien jouir du présent, et pour tout espérer de l'avenir, il faut pouvoir s'estimer et s'applaudir en se rappelant le passé. Qui peut mieux que madame de Vordac connoître une telle jouissance!

Les médecins assurent que le pauvre baron n'a pas six mois à vivre Ah! qu'il me seroit doux alors de voir se réaliser une idée qui s'est si souvent présentée à mon imagination depuis le veuvage de M. du Resnel! Quel bonheur de voir deux personnes si dignes l'une de l'autre, et qui me sont si chères, s'unir à jamais par un lien sacré!

Adieu, ma mère, amie première et si chérie! votre enfant vous embrasse avec toute la tendresse d'un cœur reconnoissant, sans cesse occupé de vous et du souvenir de vos bienfaits.

LETTRE XIII.

De la comtesse d'Olbreuse à la marquise.

De Paris, le 30 mars.

L'heureux St. Méran part demain pour Erneville, et je lui donnerai cette lettre.

J'envie bien son bonheur, ma charmante amie; il vous verra, il vous entendra, il passera six semaines dans la plus aimable société que je connoisse.

Cependant, tant de bonheur ne sera pas pour lui sans danger. Il verra Léocadie, ayant atteint sa quinzième année, et, sans doute, acquis de nouveaux charmes; car il me semble qu'elle ne pouvoit que grandir, et non embellir. Que deviendra le pauvre vicomte, que nous avons vu si passionné il y a cinq ans? Il sait d'avance qu'il a un redoutable rival en M. du Resnel, ce qui produira sûrement ces grands événemens qui plaisent tant à Mlle du Rocher dans les romans, et qui lui paroissent si ingénieux, quoiqu'ils ne soient pas absolument neufs, les brouilleries d'amis intimes, les duels, les enlèvemens, etc.

J'avois raison de vous mander que je n'augurois rien de bon d'un homme qui s'appeloit Celtas . Néanmoins, malgré mon antipathie pour ce nom, j'ai très-bien reçu le frère de ma belle-sœur; c'étoit un devoir pour moi. Il arriva à Paris sur la fin de novembre, et me fut amené dès le lendemain. Il étoit encore en deuil de son grand père, dont il est l'unique héritier. J'avois beaucoup de monde chez moi, et après les premiers complimens, je lui parlai de son grand'père, et quelqu'un qui se trouva là et qui a connu ce vieux Celtas, s'avisa de demander de quelle maladie il étoit mort. D'un mal, répondit son petit-fils, dont on ne se plaint jamais, et qui n'exerce que la patience des enfans ou des héritiers. -- Quel est donc ce mal? -- La vieillesse. Figurez-vous, à cette réponse, la surprise et l'indignation de toute l'assemblée! Mme de Sévigné, pour une réponse niaise, vit un peu légèrement des cornes à un jeune provincial; pour moi, avec plus de raison, j'ai vu à celui-ci des cornes et des griffes , et tout ce qu'on peut voir de plus dégoûtant et de plus hideux. Mais rappelez-vous le conte de la Bonne Mère de Marmontel, et vous y trouverez l'origine de cette jolie saillie.

Vous y verrez un Verglan qui tourne la tête aux femmes, même les plus sensibles et les plus vertueuses, avec ce genre de gaîté, et qui, venant de perdre un oncle et un bienfaiteur, appelle son habit de grand deuil un habit de goût !

M. le marquis de Celtas, sachant exactement par cœur les contes de Marmontel et les romans de Crébillon, et voulant absolument plaire aux femmes, a pris pour modèles les hommes représentés dans ces ouvrages comme des êtres remplis de grâces et dont la séduction est irrésistible. A la vérité, ces auteurs nous assurent gravement que ce ne sont pas là des jeunes gens estimables, mais ils prétendent que les femmes ne peuvent leur résister, et le jeune Celtas, qui ne veut pas qu'on lui résiste , se passe de l'estime, afin d'obtenir des préférences, des succès, et de brillantes victoires; du moins telles sont ses idées et ses espérances. Quelques jours après le souper dont je viens de vous parler, M. de Celtas revint me faire une visite; j'étois seule et j'avoue qu'à trente-huit ans, je ne m'attendois pas à recevoir une déclaration d'amour d'un jeune homme de vingt-deux, que je voyois pour la seconde fois. C'est pourtant ce qui m'arriva. Je répondis de manière à déconcerter quiconque auroit eu l'apparence du sens commun; mais M. de Celtas n'écouta même pas ma réponse. Je n'éprouvai pas une médiocre surprise, en le voyant se lever d'un air triomphant, s'élancer vers la cheminée, tirer des ciseaux de sa poche, et couper lestement les deux cordons de mes sonnettes ... C'est un tour ingénieux qu'il a lu dans l'on des romans de Crébillon. Comme cette gentillesse annonçoit une attaque un peu vive, je pris, avec prudence, le parti de la retraite; je me précipitai vers la porte, je courus dans l'antichambre, d'où je lui envoyai dire, par un de mes gens, que je le priois de sortir de ma maison et de n'y revenir jamais. Que dites-vous de cette aventure galante? Au reste, il s'est conduit en cette occasion dans toutes les règles de l'art, prescrites et observées par ses modèles, qui ne réussissent qu'à force d'audace et d'effronterie , et qui commencent toujours leur carrière amoureuse en attaquant les femmes de quarante ans, afin de s'établir dans le monde .

Il a été présenté chez les princes, et s'y est couvert de ridicule par l'impertinence de son ton bruyant et familier, et par la suffisance de son maintien et de ses manières. Enfin, à l'exception de sa sœur, tout le monde lui a fait fermer la porte; banni de la bonne compagnie, il s'est jeté dans la mauvaise, et s'y ruine au jeu et avec des femmes déshonorées. Voilà un jeune homme qui, avec un beau nom, de la fortune, une très-agréable figure, de l'esprit, est perdu sans ressource, parce que, sur la foi d'écrivains corrupteurs et sans aucune connoissance du monde, il a cru que, pour plaire et pour réussir, il falloit être insolent et se montrer pervers. Cet exemple n'est pas le seul que je connoisse dans ce genre; j'en ai vu beaucoup d'autres semblables depuis que je suis dans le monde. Je vous assure que le tort que ces mauvais ouvrages font aux provinciaux et aux jeunes gens des pays étrangers, est véritablement incalculable. Le vicomte vous contera qu'il a vu, dans ses voyages, un jeune fat qui ne s'occupoit qu'à faire de petits ouvrages de femmes, afin d'imiter le marquis de la comédie du Cercle , qui séduit toutes les femmes en brodant, et en faisant de la tapisserie et des jarretières. Assurément ce n'est pas un homme du monde qui a dit que l'auteur de cette pièce avoit écouté au portes . Qui a jamais vu dans la société les jeunes gens faire des ouvrages à l'aiguille, et les coquettes s'exprimer comme Poinsinet les fait parler? Qui pourroit désabuser la jeunesse de toutes ces folies absurdes, lui rendroit certainement un bien grand service. Le talent pour cela ne seroit pas nécessaire; il suffiroit que l'auteur d'un tel ouvrage fût reconnu pour avoir passé la plus grande partie de sa vie à la cour et dans le grand monde.

Adieu, mon aimable et chère Pauline; ne m'oubliez pas tout-à-fait, ce sera vous rappeler quelquefois une tendre amie et votre plus sincère admiratrice.

LETTRE XIV.

Du vicomte de St. Méran à la comtesse de Rosmond. Du château d'Erneville, le 7 avril.

Me voilà, Madame, dans le seul lieu où je puisse me plaire en votre absence, auprès d'un ancien et fidèle ami, et auprès de Pauline et de Léocadie. J'ai trouvé cette dernière encore embellie, s'il est possible. Vous aimez les portraits; je vais ébaucher le sien, c'est tout ce qu'on peut faire quand on parle d'elle ou d' Uranie !

Léocadie est si belle, que l'on croiroit que toutes les descriptions les plus parfaites que les poëtes aient tracées de la beauté, ont été faites d'après la sienne, et que les visages de Vénus et d'Hébé, modelés par les sculpteurs grecs, ne sont que des copies du sien. On leur pardonne de n'avoir pas rendu l'expression de sa physionomie (comment donner au marbre tant de sentiment et tant d'âme)! mais toujours dans leurs chefs-d'œuvre on retrouve les traits de Léocadie; en admirant toutes ces têtes ravissantes qui ont entre elles des rapports si frappans, ces ouvrages sublimes de divers artistes qui vécurent dans des siècles différens, en contemplant la Vénus de Médicis et les enfans de Niobé, on se rappelle Léocadie, et l'on se dit: La beauté n'est point idéale, Léocadie en est le vrai modèle; et pour être belle, il faut lui ressembler. Cependant, quand on la voit pour la première fois, l'on n'est ni frappé, ni ébloui; sa taille élégante et légère n'est point la taille majestueuse de Diane ou d' Uranie , un vif incarnat ne colore point ses joues et ne forme pas un contraste éclatant avec la blancheur si pure de son teint; tout en elle a de l'accord et de la douceur, sa fraîcheur est celle d'une rose blanche animée d'une légère teinte de vermillon. Au premier coup d'œil on trouve sa figure si agréable, si remplie de gentillesse et de grâce, que le premier mouvement n'est pas de dire: Qu'elle est belle! mais toujours de s'écrier: Qu'elle est jolie! Ce n'est qu'en l'examinant qu'on est étonné de sa régularité; plus on fixe les yeux sur elle, moins il est possible de détailler sa figure, on veut toujours en contempler l'ensemble. On ne sait point si sa taille est parfaite, on sait seulement qu'il n'y en a point de mieux proportionnée; on remarque à peine la forme et la couleur de sa robe, mais on est charmé de l'élégante simplicité de son habillement; mise comme toutes les autres femmes, il semble toujours qu'elle ait un costume particulier; on y trouve je ne sais quelle grâce piquante, qui paroît originale sans être recherchée; son visage enchanteur produit une impression semblable; quand on vient de la voir pour la première fois, on s'en rappelle mieux l'expression que les traits, et l'on ne sauroit dire s'il existe de plus beaux yeux que les siens, on n'a été frappé que de son regard. C'est une âme angélique qui donne à sa beauté tant de charmes, tant d'intérêt et de variété, et son esprit vient aussi tellement de son âme, qu'on n'en peut faire un éloge séparé; tout ce qu'elle dit, plaît, touche et persuade, parce qu'elle ne dit rien qui ne soit inspiré par la raison et par la sensibilité; une délicatesse exquise lui donne cette finesse qui fait tout saisir et tout sentir, et une candeur incomparable répand, sur ses moindres actions, un charme touchant qui s'insinue jusqu'au fond du cœur.

Ce portrait, je l'avoue, est fait par un amant passionné . Soyez sûre, néanmoins, qu'il n'est nullement embelli; l'amour même ne sauroit en flatter l'original.... Je ne dirai pas, cependant, que cet objet soit incomparable ! c'est surtout, en le comparant que je l'admire avec tant d'enthousiasme.

Je suis sûr qu'une muse divine a donné le jour à Léocadie, car elle a tous les talens comme elle a tous les charmes; elle fait même déjà des vers très-agréables, mais elle ne veut ni les donner, ni les montrer. J'en ai pourtant recueilli quatre qui, sans nom d'auteur , sont gravés sur le revers d'un médaillon qu'elle vient de donner à son amie Zéphirine. Il faut que vous sachiez, Madame, que ce médaillon contient d'un côté le portrait de Léocadie, et qu'il a été mis au cou de Zéphirine au moment d'une séparation, Zéphirine partant pour Dijon avec son père et sa mère, et ne devant revenir que dans trois mois. Voici les vers.

Que du sentiment le plus doux,
Ce portrait soit pour toi le gage et l'assurance;
Mais mon cœur en seroit jaloux,
S'il te consoloit de l'absence.

Je resterai ici le temps convenu .... Je me flatte que vous quitterez la M*** plus tôt qu'à l'ordinaire, alors j'aurai un hiver tout entier, et ce sera pour moi la belle saison .

Adieu, Madame; comptez à jamais sur les sentimens que vous daignez partager, et même sur tous ceux que vous avez proscrits; songez du moins quelquefois que si je puis me taire, je ne saurois changer. Si je ne vous supposois pas cette idée, le silence seroit un tourment sans dédommagement et sans consolation.

La rivalité m'a presque brouillé avec du Resnel; il ne me pardonne pas d'avoir tant de fois oublié sa commission des roses mousseuses qu'il veut offrir à Léocadie. Il est bien étonné de me trouver de la négligence pour lui et pour Léocadie.

Ceci prouve, Combien nos jugemens sont aveugles et vains.

LETTRE XV.

De la marquise à la baronne.

Le 29 mai.

Ah! plaignez votre malheureuse amie! Ma mère est dangereusement malade!... On attelle nos chevaux, nous allons partir dans ma petite voiture, la grande est cassée; je pars sans femme de chambre, la voiture ne pouvant contenir qu'Albert et moi, Maurice et le docteur que nous espérons décider à venir avec nous en passant à Bourbon. Je laisse ici Léocadie; Albert a voulu que la quatrième place fût pour Maurice.... J'ai à supporter à la fois une inquiétude mortelle et déchirante, et le chagrin de me séparer pour la première fois de Léocadie, et il faut encore que la rougeole étant dans votre château et dans votre village, je ne puisse vous demander de prendre cette chère petite avec vous durant mon absence!...

Adieu; mes larmes m'empêchent de voir ce que j'écris!... O mon ange, priez Dieu qu'il me conserve la meilleure des mères et la plus chérie!...

LETTRE XVI.

De la même à la même.

De Dijon, le 8 juin.

Grace au ciel je respire, elle est hors de danger. Les médecins répondent de tout depuis quarante-huit heures. Mais, grand Dieu, que j'ai souffert! je l'ai vue à l'extrémité! O quel lien que celui qui attache une fille à sa mère! Il y a, certainement, dans ce nœud sacré, quelque chose de physique.

Perdre une mère, c'est perdre une portion de son existence!.... Nous l'avons veillée quatre nuits de suite, elle avoit toute sa tête, connoissoit parfaitement son danger, elle n'étoit occupée que de Dieu, d'Albert et de moi, mais avec une sérénité, une résignation angéliques. Quelles leçons sublimes j'ai reçues d'elle encore dans cette occasion! Ah! qu'avec une vie si remplie d'innocence et de vertu la mort est peu redoutable! Ce spectacle, si déchirant pour nous, étoit le plus grand, le plus auguste que l'on puisse contempler.

Elle est d'une foiblesse extrême; les saignées l'ont sauvée, mais l'ont épuisée. Je resterai encore ici près d'un mois, car je ne la quitterai que lorsqu'elle sera en parfaite convalescence. Je serai bien tourmentée durant tout ce temps par mes inquiétudes sur Léocadie et Sylvestre. Que j'aime M. du Resnel, qui m'a écrit pour me demander la permission d'aller s'établir à Erneville, pendant tout le temps de mon absence! Sachant mes enfans sous sa garde, je suis bien plus tranquille.

Je suis souvent bien déraisonnable; si j'entends parler d'un accident, j'imagine dans l'instant que le même malheur a pu arriver à Erneville. Un jour on conta qu'une jeune personne, en lisant, le soir, avoit mis le feu à sa coiffure et s'étoit brûlée d'une manière cruelle, et là-dessus, j'eus la folie d'envoyer un courrier à Mlle du Rocher, uniquement pour lui renouveler des recommandations faites mille fois, et je n'ai pu me tranquilliser qu'après avoir reçu sa réponse. O combien l'on doit aimer une bonne mère! Quelles inquiétudes, quels déchiremens de cœur ne lui a-t-on pas causés! Dans le premier âge de mes enfans, que n'ai-je pas souffert! ils ne sont jamais tombés, que je n'aie eu pendant quarante jours toutes les horreurs de la crainte d'un contre-coup; quand ils n'étoient pas sous mes yeux, je ne pouvois entendre hors de la chambre un cri ou le bruit d'une chute, sans frémir et sans croire qu'il leur étoit arrivé quelque accident funeste; se promenoient-ils sans moi, et rentroient-ils un peu plus tard que de coutume, l'agitation où j'étois est inexprimable; enfin, quoiqu'ils aient tous de bonnes santés, je n'ai presque point passé de jour sans éprouver des saisissemens affreux et des inquiétudes cruelles. Depuis que je sais M. du Resnel à Erneville, je crains infiniment moins les accidens physiques, mais je ne puis supporter l'idée du chagrin et de la profonde tristesse de Léocadie; je voudrois, de bien bonne foi, dans ce moment, qu'elle m'aimât moins; la savoir souffrante et malheureuse est une peine au-dessus de mon courage; aussi, ne croyez pas que je lui écrive des lettres plaintives sur notre absence; au contraire, je lui dis tout ce qui peut la consoler, la rassurer sur moi, et ranimer sa force. J'aime mieux qu'elle ne connoisse que la moitié de ma tendresse pour elle, que d'augmenter sa douleur en la lui peignant telle qu'elle est.

Adieu, mon amie, mandez-moi si cette vilaine épidémie de rougeole dure encore chez vous; mais quand elle auroit cessé, je désirerois toujours que vous ne vissiez mes enfans que dans trois semaines; car en les voyant plus tôt vous pourriez leur communiquer ce mal, puisque non-seulement vous avez été dans l'air, mais que vous avez soigné votre bonne gouvernante et sa fille, pendant toute leur maladie. Vous savez si j'aurois ces craintes pour moi! mais les avoir pour ses enfans ne vous paroîtra pas une foiblesse. Adieu, parfaite amie, je vous donnerai exactement des nouvelles de notre chère malade.

Pardonnez, mon ange; mais si vous écrivez à Léocadie, je vous conjure de passer vos lettres au vinaigre avant de les lui envoyer, et de bien recommander au porteur de ne point entrer dans le château, et de remettre les lettres dans la maison du garde-chasse. Enfin, je m'en fie à vous sur toutes les précautions de ce genre.

De grâce, n'envoyez point de romans à Mlle du Rocher, ni rien sans exception que l'on n'auroit pu tremper dans du vinaigre.

LETTRE XVII.

De Mlle du Rocher à la marquise.

Le 9 juin.

Madame,

Je reçois dans l'instant la lettre dont vous m'honorez par votre dernier courrier.

La France vient d'arriver, et a fait la route sans s'arrêter. Je suivrai ponctuellement les ordres de madame la marquise. Je laisserai tremper dans du vinaigre pendant une heure, toutes les lettres de Mme la baronne qui seront adressées à Mlle Léocadie; mais je suis très - peinée de voir les inquiétudes de madame la marquise, j'osois attendre plus de confiance de sa part.

Sylvestre est bien raisonnable; M. du Resnel, tous les jours, lui donne une leçon d'histoire et de géographie, et le fait calculer; et puis il joue avec lui au ballon et au volant. M. du Resnel a fait présent à Mlle Léocadie d'une charmante collection de coquilles et d'un livre in-folio gravé sur le même sujet, et il lui explique toutes ces choses; il lui fait aussi répéter ses leçons de botanique et de minéralogie. Je fais assidûment toutes les lectures prescrites par madame la marquise; je ne puis que me louer de l'application de Mlle Léocadie.

Nous allons tous les jours régulièrement à la paroisse prier Dieu pour le parfait rétablissement de Mme la comtesse; tant qu'on l'a crue en danger, l'église ne désemplissoit pas. Mlle Léocadie et les petites filles de l'école font maintenant une neuvaine en actions de grâces.

La vieille Marie-Jeanne a été à la mort; Mlle Léocadie l'a bien soignée, nous faisions nous-mêmes son bouillon. Nous visitons, comme de coutume, les autres pauvres qui sont tous en bon état.

M. le curé se porte bien, et vient presque tous les jours dîner avec nous.

Je suis contente de Mina; elle a fini la paire de bas et deux chemises pour les pauvres. Mlle Léocadie travaille toujours avec moi à la layette qui avance; la pauvre femme n'accouchera que dans deux mois, nous aurons fini avant ce temps.

Mlle Léocadie n'a pas encore repris son appétit et sa gaîté ordinaires; mais elle dort mieux, et elle est beaucoup moins pâle depuis deux jours. La société de M. du Resnel est sa plus grande consolation, après celle d'écrire à Madame et de recevoir ses lettres.

La France veut repartir demain à la pointe du jour, c'est pourquoi nous lui donnons nos lettres ce soir.

Tranquillisez-vous donc, Madame, et soyez bien sûre que Sylvestre ne court pas tout seul du côté de la pièce d'eau, qu'il ne mange pas trop, que les servantes ne lui donnent pas à mon insu des tourteaux et des galettes , et que nous faisons tout ce que nous pouvons pour distraire Mlle Léocadie.

Je suis avec respect, Madame, etc.

LETTRE XVIII, Anonyme, de la mère inconnue à Léocadie.

Le 18 juin.

Ma fille! ma chère Léocadie, je suis dans les lieux que tu habites! je suis près de toi!... Je n'ai pu t'apercevoir encore, mais j'ai vu le château d'Erneville! j'ai vu le bois où tu te promènes, et l'arbre chéri qui porte ton nom!.... Hélas! je ne puis me découvrir à toi!... je ne le puis!... cependant je veux te voir!... O procure cet instant de bonheur à l'infortunée qui, depuis quinze ans, n'a connu de l'amour maternel que les inquiétudes et les douleurs qu'il peut causer! Je te demande le secret pour quelques jours seulement: deux jours après notre rendez - vous, tu pourras révéler ce secret à ta bienfaitrice; d'ici là j'exige un silence absolu. Trouve-toi demain matin à cinq heures dans le bois dont l'enceinte est fermée, j'y serai cachée dans le creux de ton arbre, certaine que tu respecteras cet asile, et que tu ne tenteras point d'y regarder: repose-toi sur le banc de gazon.... Là je te verrai; là pendant quelques minutes, je serai dédommagée de tout ce que j'ai souffert!... Tu resteras une demi-heure sur le banc; ensuite tu rentreras dans le château. Je compte sur une obéissance exacte, et toi, ô ma Léocadie, compte sur une tendresse inexprimable et sans bornes!...

LETTRE XIX.

De Léocadie à la marquise.

Le 21 juin.

Ah! chère maman, qu'il m'en a coûté de vous écrire pendant cinq jours, sans vous confier l'événement le plus intéressant de ma vie!... Mais lisez la copie de la lettre que je vous envoie, et vous verrez que votre Léocadie devoit se taire, même avec vous. Enfin il m'est permis de parler, et je vais vous conter avec détail tout ce qui m'est arrivé.

Lundi 16, je me levai comme de coutume à six heures, je mis des cerises et du pain dans un panier, et j'allai dans le jardin au bout de la grande pelouse, du côté du bois, sur le bord de la rivière. Depuis votre absence, Mlle du Rocher me permet d'aller déjeuner là toute seule. J'y porte toujours vos deux dernières lettres que je relis, et au bout d'une demi-heure Mlle du Rocher ou Jacinthe viennent me chercher pour aller à la promenade avec M. du Resnel et Sylvestre. Je fus donc dans ce lieu lundi dernier comme à mon ordinaire. Je m'assis sur le banc. Au bout de quelques minutes, jetant les yeux sur la rivière qui couloit à mes pieds, j'aperçus la plus jolie chose du monde; c'étoit la plus belle rose que j'aie vue, qui flottoit sur la surface de l'eau, et qui, entraînée par le courant, se dirigeoit doucement vers moi. Je rompis une longue branche de noisetier, et la jetant sur la rivière, j'attirai la rose qui avoit sa tige et ses feuilles; je l'amenai à bord, je la pris. Quelle fut ma surprise en voyant sur la grosse branche un petit morceau de vélin attaché avec une soie, et sur lequel ces mols étoient écrits: A Léocadie! J'examinai la fleur d'une beauté toute nouvelle pour moi: c'étoit une rose mousseuse. Alors je me rappelai qu'il y a trois ou quatre mois, ayant entendu parler de cette espèce de rose que nous ne connoissons pas ici, j'avois témoigné le désir d'en avoir, et que M. du Resnel s'étoit chargé de m'en faire venir, qu'il avoit même écrit à Paris pour cela. Ainsi je n'ai pas douté que cette charmante galanterie ne vînt de lui. Je suis si accoutumée à recevoir de telles preuves de sa bonté et de son amitié, que cette idée étoit bien naturelle. Je ne pus être désabusée ce jour-là, parce que M. du Resnel, pour une affaire, c'est-à-dire, pour obliger quelqu'un (car voilà ses seules affaires), étoit parti de grand malin, et ne devoit revenir que le soir très-tard. J'étois couchée quand il arriva; mais on lui conta mon aventure, et il protesta qu'il n'avoit aucune part à la surprise de la rose flottante . Lorsqu'il vint le lendemain matin me répéter la même chose, j'eus une autre idée; je reconnus dans ce don charmant la tendresse maternelle, je pensai à vous, chère maman; c'étoit ne pas deviner sans me tromper! M. du Resnel me suivit à ma promenade solitaire; à peine étions-nous assis sur le banc, que nous aperçumes de loin la rose flottante que le courant nous apportoit. Cette rose éclatante étoit plus épanouie, plus fraîche, plus belle encore que celle de la veille. M. du Resnel en la voyant s'attendrit, et s'écria: Ah! c'est elle! je la reconnois, c'est Pauline! Il pouvoit bien s'y méprendre; tout ce qui est ingénieux et touchant vous ressemble.

M. du Resnel, avec sa canne, a saisi la rose; il m'a bien impatientée, parce qu'il ne vouloit pas me la rendre; il a été un quart d'heure à l'examiner, à la sentir; il disoit que ce jour-là elle n'étoit pas pour moi, que c'étoit à lui qu'on l'avoit destinée, et qu'au moins elle lui appartenoit par droit de conquête . Enfin, après m'avoir bien tourmentée, il me l'a rendue, et j'ai été la mettre avec la première dans mon plus beau vase de porcelaine sur la fenêtre de mon cabinet.

A dîner on nous conta que deux dames étrangères, qui alloient à Nevers, avoient été forcées de s'arrêter à Paray, parce que l'une d'elles avoit eu une violente attaque de colique. On ajouta qu'elles logeoient chez Bousset, et que celle qui n'étoit pas malade s'étoit promenée dans les environs, et qu'on l'avoit vue dans les grands blés qui sont en face du château. J'avois bien envie de denner l'hospitalité à ces deux étrangéres. Mlle du Rocher fit la réflexion que des femmes inconnues pourroient être des personnes de mauvaise compagnie, et que puisqu'elles paroissoient riches, et qu'elles étoient dans une auberge passable, on pouvoit se dispenser de les inviter à venir loger au château. M. du Resnel fut de cet avis; ainsi je me contentai d'envoyer Jacinthe à Paray, chargée d'offrir à ces étrangères toutes les choses dont je supposois qu'elles pouvoient avoir besoin dans un village. Jacinthe ne vit que leur femme de chambre, qui remercia de la part de ses maîtresses, mais sans rien accepter. Jacinthe nous dit que ces deux étrangères étoient des femmes de marchands de la rue St.-Honoré, à Paris, qui faisoient un voyage pour leur négoce. Nous n'y pensâmes plus.

Le 18, je me rendis à six heures au bord de la rivière. Je n'aperçus point la rose flottante, mais je vis sur l'autre rive un homme inconnu d'un certain âge, bien mis et d'une belle figure, qui sortoit du moulin. Il s'avança sur le bord de la rivière, détacha le bateau qui se trouve toujours là, entra dedans, prit la rame et se dirigea vers moi. Je me levois pour m'éloigner, lorsque cet homme m'appela par mon nom, en me montrant une superbe branche de roses mousseuses qu'il venoit de tirer d'une corbeille. Interdite autant que surprise, je restai immobile en le regardant. Son bateau avançant rapidement il se trouva tout près de moi; la douceur de sa physionomie, l'honnêteté de son maintien, et surtout la rose mousseuse qu'il tenoit, me rassurèrent.... Je n'avois plus que de l'étonnement et de l'émotion. Il s'arrêta vis-à-vis de moi en me présentant la rose... Ne me trompé-je point, lui dis-je? ces roses me sont-elles envoyées par ma mère? Oui, répondit-il, mais par celle à qui vous devez le jour! .... A ces mots je retombai sur le banc, et mes larmes coulèrent!.... Mademoiselle, reprit l'inconnu, votre mère a fait cent cinquante lieues dans l'espérance de vous apercevoir un moment; c'est elle qui, sous un nom supposé, est à Paray... Grand Dieu! m'écriai-je, est-ce elle qui est malade!... Non, Mademoiselle, reprit l'inconnu, c'est sa compagne qui res-te au lit, et sa maladie n'est qu'une feinte, afin d'avoir un prétexte de s'arrêter quelques jours dans ces environs. Je vous recommande, Mademoiselle, de la part de votre mère, le plus grand secret sur tout ceci; la moindre indiscrétion de votre part pourroit perdre une mère qui ne vit que pour vous. Soyez donc prudente et obéissante, et lisez cette lettre qui vous instruira de tout. En disant ces mots, il me remit la lettre de ma mère, et, sur-le-champ, il s'éloigna de moi, regagna l'autre rive, quitta le bateau, et disparut. Transportée, hors de moi, je n'osai lire la précieuse lettre que je pressois contre mon cœur. Je craignois d'être surprise par M. du Resnel ou par quelque autre. Je me hâtai de retourner au château, j'allai m'enfermer dans mon cabinet. J'eus le bonheur d'y entrer sans être vue, ce qui m'assuroit une grande heure de tranquillité, parce que j'étois certaine qu'on iroit d'abord me chercher dans le bois et dans le verger.

Vous pouvez imaginer, ma chère maman, tout ce que j'ai ressenti en lisant une lettre si touchante, et en pensant que ma mère étoit si près de moi!... Je ne songeai plus qu'aux moyens que j'emploirois pour exécuter ses ordres, et pour me trouver à l'heure prescrite au rendez-vous qu'elle me donnoit. C'eût été une chose impossible, si Mlle du Rocher n'avoit pas eu le rhumatisme qui la retient encore au lit. La surveillance de Jacinthe est beaucoup moins exacte. J'étois bien sûre qu'elle ne m'empêcheroit ni de me lever de meilleure heure, ni d'aller me promener seule. Je fus toute cette journée d'une distraction qui étonna tout le monde; je ne savois ni ce que je disois, ni ce que je faisois; je n'écoutois point, je n'entendois point, je n'avois qu'une pensée, je ne voyois que Paray ou l'arbre creux du petit bois!.... Après le dîner, je me dispensai d'aller à la promenade avec M. du Resnel et Sylvestre; je restai au château, et je proposai à Jacinthe d'aller à Paray à l'insu de Mlle du Rocher. Elle y consentit volontiers. Je mis dans mes poches deux bouteilles, l'une de sirop d'orgeat, l'autre de votre bon vin de Malaga. Je remplis un assez grand panier de belles cerises, de légumes, de pâtisseries et de confitures; et chargée ainsi, nous partîmes pour Paray. Je dis à Jacinthe que ces étrangères malades me faisoient pitié, et que je voulois leur porter toutes ces choses. Jacinthe désiroit se charger de la corbeille; mais je ne l'aurois pas cédée pour toute autre chose au monde; je trouvois tant de plaisir à la porter! J'arrivai à Paray bien fatiguée; je m'assis sur le banc de bois qui est en face de la maison de Bousset: ô comme j'étois attendrie en regardant cette auberge!.... Je n'osai y entrer; je donnai à Jacinthe toutes mes provisions, et restai dans la rue. Mais, au bout de quelques minutes, je vis paroître l'inconnu qui m'avoit parlé le matin. Il me pria d'entrer dans la maison. A cette proposition je devins si tremblante, que je ne pouvois me soutenir; il me donna le bras, et me conduisit dans une salle basse. Comme je regardois de tous côtés, il sourit. Vous ne la verrez point, me dit-il; mais ayant appris que vous aviez porté vous-même les bouteilles et le panier, elle suppose que vous avez chaud, et elle veut que vous buviez le premier verre de la bouteille de vin que vous lui avez donnée. J'obéis, et comme je buvois, j'entendis marcher au-dessus de notre tête, ce qui me fit tressaillir. Oui, c'est elle en effet, me dit l'inconnu; nous sommes au-dessous de sa chambre, et dans ce moment elle y est toute seule. A ces mots, je retins mon haleine, afin de ne rien perdre de ce bruit devenu si intéressant pour moi! il me sembloit que chaque pas que j'entendois, s'imprimoit sur mon cœur! sur ce cœur palpitant et si profondément ému!... Au bout d'un quart d'heure Jacinthe revint; elle me dit qu'elle n'avoit point vu les dames, qu'elle n'avoit parlé qu'à la femme de chambre. Je quittai en soupirant l'auberge où je laissois une mère si digne d'être aimée, sans avoir joui du bonheur de l'embrasser et de l'entrevoir!.... De retour au château, toute la soirée me parut d'une longueur mortelle, et pour l'abréger, je fus me coucher à neuf heures et demie. Je ne sentis quelque besoin de dormir que sur les deux heures du matin; mais la crainte de me réveiller trop tard m'empêcha de céder au sommeil. Je ne fermai pas les yeux une minute, et je me levai à quatre heures. Je m'habillai sans bruit et à la hâte, et je sortis sans avoir réveillé Jacinthe.J'étois bien sûre qu'elle ne se leveroit qu'à six heures; ainsi j'allai sans inquiétude dans le bois. Je rencontrai Mathurin avant d'arriver; je lui dis que j'allois dans la prairie; il entroit dans la basse cour; un moment après je rencontrai Véronique qui s'étonna de me voir si matin. Il fallut encore m'arrêter quelques minutes, et pour ne plus faire de rencontres, je pris le plus long chemin où les domestiques ne passent pas à cette heure. Tout cela me retarda, mais j'étois dans le bois à quatre heures quarante-neuf minutes, et en moins de six minutes je me trouvai près de mon arbre!... Ne sachant point si ma mère étoit arrivée déjà, je suivis ses ordres, je passai du côté du banc, et je m'arrêtai là, en m'appuyant sur l'abre; j'avois un tel battement de cœur, qu'il m'étoit impossible de proférer une parole; d'ailleurs j'aurois craint de commettre une indiscrétion en parlant.... D'un autre côté, il me sembloit que je devois exprimer ma tendresse et ma reconnoissance. Cette indécision mêloit une espèce de crainte pénible à la joie et à l'attendrissement extrême que j'éprouvois... J'écoutois avec autant d'attention que de saisissement, lorsque j'entendis distinctement soupirer!...Je tombai à genoux, j'étendis les bras pour embrasser cet arbre cher et sacré! Un ruisseau de larmes inondoit mon visage: O ma mère, m'écriai-je, mon âme entière est attachée sur cette écorce!.... A ces mots, ma mère ne répondit que par des sanglots et des gémissemens. Ce que je sentis alors est inexprimable; je ne pus supporter une si violente émotion, je poussai un cri douloureux, mes bras se détachèrent de l'arbre chéri que je pressois contre mon sein, mes yeux se fermèrent, et je m'évanouis. Les plus tendres soins me rendirent bientôt l'usage de mes sens... Quel fut mon ravissement en reprenant ma connoissance, de me trouver sur le siége de gazon dans les bras de ma mère!... Mais elle étoit couverte d'un voile épais qui cachoit entièrement son visage et sa aille.... Ah! dans cet instant que pouvois-je désirer! elle me pressoit dans ses bras!...

je tenois, je baisois ses deux mains!....

Elle prit une des miennes, qu'elle porta sur son cœur palpitant, en me disant d'une voix entrecoupée, mais délicieuse: pour toi, uniquement pour toi! ... Elle tira un anneau de son doigt, le mit au mien, appuya son visage sur mon sein, me posa doucement sur le banc en gémissant, se leva et fit quelques pas!.... N'osant ni l'arrêter, ni la suivre, je sentis mon cœur se déchirer, je me prosternai en lui tendant les bras.... Elle se retourna, s'arrêta, et tout à coup elle se mit à genoux, et tendant les mains vers le ciel elle s'écria: O mon Dieu, pour elle... pour elle! Ensuite elle s'éloigna rapidement... Il me sembloit qu'elle emportoit avec elle, et mon âme, et ma force, et ma vie! A mesure qu'elle s'éloignoit, je me sentois défaillir... elle disparut, et moi je restai couchée sur la mousse, la tête appuyée sur le siége de gazon. Je regardois mon arbre avec douleur, elle n'y étoit plus!.... Je restai dans cette situation jusqu'à sept heures et demie. J'entendis la voix de Jacinthe qui m'appeloit. J'essuyai mes larmes, je mis un chapeau dont je rabattis le voile, et je fus joindre Jacinthe. Je lui dis que je me promenois depuis long-temps, et que j'allois rentrer au château, et je fus m'enfermer dans mon cabinet. Mon premier soin fut d'examiner mon anneau; il est d'or émaillé de vert, avec ces mots tracés en lettres d'or: Amour maternel . Dans l'intérieur de l'anneau sont écrits ces deux noms qui me paroissent n'en faire qu'un: Pauline et Rosalba . C'est ainsi que ma mère a réuni deux sentimens que je ne puis séparer, et qui remplissent mon cœur sans le partager, tant ils sont égaux et semblables!

Je sais donc que le nom de ma mère est Rosalba , nom désormais si cher et si révéré!... Il m'est doux de pouvoir enfin lui donner un nom, c'est la connoître un peu plus.

Après le dîner, je m'échappai seule pour aller revoir mon arbre; quel fut mon étonnement lorsque, voulant contempler la place où ma mère s'étoit assise, j'y trouvai un superbe rosier de roses mousseuses dans un magnifique vase d'albâtre! Je l'ai fait porter dans mon cabinet; je ne l'arroserai jamais sans répandre les larmes de la plus tendre reconnoissance!...

A cinq heures du soir, Bousset vint au château; il y dit que les deux dames étrangères étoient parties à neuf heures du matin, et qu'elles l'avoient chargé de m'apporter une corbeille de leur part, en reconnoissance de ce que je leur avois envoyé des rafraîchissemens. Cette corbeille est parfumée et charmante; elle est remplie des plus belles fleurs artificielles, parmi lesquelles se trouvent un bouquet et une guirlande de roses mousseuses . Ce présent, et le vase d'albâtre, ont causé beaucoup de surprise dans la maison. Je n'ai rien éclairci, voulant instruire maman avant de répondre. Elle me prescrira ce que je dois dire; j'attends ses ordres là-dessus.

Le départ de ma mère m'a fait verser bien des larmes! Hélas! peut-être ne la reverrai-je jamais! ... cette idée est affreuse!... J'ai été plusieurs fois à Paray, afin d'entrer dans la chambre où elle a couché. J'ai acheté un vieux fauteuil de tapisserie, dans lequel elle s'est assise. Je n'oserai le faire transporter dans ma chambre que lorsque vous m'aurez mandé, chère maman, qu'il n'y a point à cela d'inconvénient. Bousset croit que je veux donner ce fauteuil à l'une de nos pauvres femmes, et en effet j'en donnerai un dans ce genre à Marie-Jeanne. Mais je serai heureuse d'avoir celui-ci chez moi!...

Je me flatte, chère maman, que vous montrerez cette lettre à ma bonne maman et à mon papa, qui, j'ose le croire, prendront part à mon bonheur; car c'en est un grand pour moi de ne pouvoir plus douter de l'existence et de l'affection de ma mère. Enfin, elle a paru! les présens et les lettres anonymes sont bien d'elle, il n'est plus possible de supposer que toutes ces choses soient des stratagèmes ! Les bras dans lesquels je me suis trouvée étoient des bras maternels: ah! c'étoit un cœur maternel, que celui que j'ai senti palpiter sous ma main!.... et les sentimens que j'ai éprouvés, seroient seuls des preuves certaines. Ainsi donc, plus de doutes, plus de moyens de calomnier l'innocence, la vertu, la générosité, enfin ma bienfaitrice, ma seconde mère! cette idée me rend bien heureuse.

Adieu, chère maman; quand reviendrezvous? O que cette absence est longue! Ah! revenez, vous qui seule pouvez me rendre la mère que je regrette!..... Revenez, chère et tendre maman; songez que votre enfant, votre ouvrage, votre Léocadie vous désire dans tous les instans, vous appelle, et ne peut vivre sans vous.

L'homme qui m'a parlé dans le bateau et chez Bousset, est un valet de chambre de ma mère.

LETTRE XX.

Réponse de la marquise.

Dijon, le 28 juin.

Ma mère est aussi bien que nous pouvons raisonnablement le désirer, elle se levera demain; quelle joie j'éprouverai en la voyant assise et habillée! quelle reconnoissance je dois à Dieu, qui m'a conservé le plus précieux de ses bienfaits, une mère tendre et vertueuse!

Je vous prie, ma chère enfant, d'aller chez M. le curé, pour le remercier encore de toutes les preuves d'amitié qu'il nous a données dans cette occasion. Dites-lui que je recommande toujours ma mère à ses prières; j'y ai tant de foi!... Vous lui donnerez, pour notre église, un voile de calice que je vous envoie, et que j'ai brodé moi-même depuis que je suis ici. En outre, je voudrois me charger d'une pauvre femme de plus; je voudrois qu'elle eût soixante-deux ans, l'âge de ma mère. Comme on ne trouvera point de pauvres sans secours à Erneville, il faut faire cette recherche dans les villes ou les terres voisines; elle seroit inutile chez Mme de Vordac, ou à Gilly; et d'ailleurs si quelque infortunée s'y trouvoit par hasard, je ne la ferois point venir à Erneville, car je ne veux pas voler mes amis; je me contenterois de les avertir. Faites donc chercher à Bourbon, à Luzy, à L***, à P***, etc. Je logerai cette pauvre femme, non dans le village, mais dans le château; je l'établirai dans le pavillon neuf bâti sur des caves, et dont l'exposition est très-saine; je lui destine la chambre jaune au rez de chaussée, avec le cabinet dans lequel je ferai coucher Véronique, qui la servira. Il va sans dire, qu'en cherchant cette femme, on doit préférer celle qui aura la réputation d'être la plus pieuse, et par conséquent la plus honnête. Faites faire tout de suite un trousseau complet pour une femme de cet âge; je désire que les toiles soient infiniment moins grossières que celles de nos autres pauvres, sur-tout pour les chemises et les draps. N'oubliez pas de faire acheter des bas de coton. M. D***, à Bourbon, fournira tout l'argent nécessaire, si Mlle du Rocher n'en a pas assez.

Ma mère et Albert ont lu votre dernière lettre, ma chère enfant, et leur avis est qu'il ne faut point du tout conter ces détails romanesques, que nos ennemis ne manqueroient pas de tourner en ridicule; ainsi n'en parlez point. Je ne puis qu'applaudir à la sensibilité que vous montrez pour votre mère. Ce sentiment si naturel vous honore, et des attentions si charmantes sont bien dignes de l'inspirer.

Pour moi, mon enfant, je ne suis que sensible, je n'ai su jusqu'ici que vous aimer. Ce qui est touchant peut en effet me ressembler, et non ce qui est ingenieux . Mon esprit n'a pu s'exercer dans ce genre; c'est surtout la nécessité d'employer le mystère qui rend ingénieux, et je n'ai jamais rien dû cacher...

Je vous avouerai naturellement que je n'approuve pas que votre mère vous engage à tromper les personnes qui ont une autorité légitime sur vous, et je m'afflige de ne vous pas voir le moindre regret d'avoir fait tant de petits mensonges à Mlle du Rocher et à Jacinthe. Enfin, ceci m'a fait naître une pensée bien douloureuse; c'est que si j'eusse été à Erneville, je vous aurois gênée, et vous m'auriez trompée!...

Ah! mon enfant, disposez de votre cœur, livrez-vous toute entière à une affection dont l'excès même est vertueux; mais conservez les principes que je vous ai donnés!...

Je compte partir d'ici le ô du mois prochain, si ma mère est alors, comme je l'espère, parfaitement rétablie.

Adieu, ma fille; adieu l'enfant de mon choix et de mon cœur! Ah! ne crois pas que jamais qui que ce soit au monde puisse t'aimer autant que moi! Je veux bien ne pas avoir la préférence, je veux bien que ton affection soit également partagée ; mais ne confonds jamais la mienne avec une autre, ne compare point mes sentimens: c'est tout ce que je te demande.

LETTRE XXI.

De la même a la baronne de Vordac.

Dijon, le 6 juillet.

Non, chère amie, l'apparition de la mère voilée n'a pas fait plus d'impression sur l'esprit d'Albert que tout le reste. Il n'en convient absolument pas; mais je vois qu'il est très-persuadé que toute cette scène a été jouée par une bonne comédienne, bien payée pour cela. Il m'a défendu positivement de conter cette aventure à d'autres qu'a mes amis intimes : c'étoit n'excepter que vous et M. du Resnel; encore m'a-t-il prescrit de vous recommander le plus profond secret. Au reste, je pense comme lui que les indifférens, et à plus forte raison les ennemis, ne verroient dans ce récit qu'une fable ou une comédie. Ainsi il ne m'en coûtera rien de garder le silence à cet égard.

J'ai pris mon parti sur l'incrédulité d'Albert; mais combien d'inquiétudes me cause cette mère inconnue! Elle m'ôtera toute la confiance de Léocadie, vous le verrez. Et qu'est-ce que la tendresse filiale sans confiance? J'ai répondu sur tout cela à Léocadie avec sévérité, et même avec un peu d'humeur. Je ne puis cacher ce que j'éprouve; je suis moins aimable pour elle, et surtout moins attentive; je n'ose lutter d'attention avec sa mère, ce parallèle ne pourroit jamais être à mon avantage. L'affection de sa mère a pour elle tous les charmes les plus séduisans de l'amour; le mystère, l'intrigue, les soins ingénieux et l'attrait piquant de la curiosité; et ce roman est d'autant plus touchant qu'il est tout neuf, qu'il n'a rien de commun, que nul remords, nul scrupule n'en corrompt la douceur, qu'il occupe, qu'il exalte l'imagination sans l'égarer, que sa pureté ajoute un charme délicieux à son intérêt, et qu'en remplissant le cœur il satisfait la conscience, en confondant les doux mouvemens d'une tendresse passionnée avec le sentiment du devoir et l'enthousiasme de la vertu.

Que puis-je opposer à tout cela? quinze ans de soins et de leçons; mais on voit tant de bonnes mères, tant de bonnes institutrices, et il n'existe qu'une seule mère anonyme qui sache joindre à la tendresse maternelle toute la galanterie et les grâces, et tous les soins délicats, ingénieux et romanesques de l'amour. Tout ceci prouve que la mère anonyme a quelque moyen d'être informée de tout ce qui se passe et se dit à Erneville; sans cela comment auroit-elle su que Léocadie désiroit des roses mousseuses? Je pense toujours que c'est Mme d'Olbreuse qui la connoît et l'instruit, et qui sait elle-même tous ces petits détails par mes lettres et par St. Méran.

Léocadie, en portant au curé mon voile de calice, a fait le sacrifice du bouquet de roses artificielles qu'elle tient de sa mère; elle l'a dounée a notre église, et l'a placé dans la chapelle de Ste. Rose , patrone de sa mère. Je sais qu'elle a le projet d'orner particulièrement cette chapelle. Elle a commencé dans ce dessein la broderie d'un devant d'autel. Elle a déjà donné plusieurs jolis vases de son cabinet; elle a prié Sauval de faire un petit tableau qu'elle doit copier! Quelle dévotion pour Ste. Rose! ... et elle n'a jamais pensé à Ste. Pauline! ...

Adieu, mon amie, mon départ sera toujours le 15: à présent vous y pouvez compter. Nous passerons par Moulins, où des affaires arrêteront Albert six ou sept jours au moins. M. du Resnel veut bien m'amener là Léocadie et Mlle du Rocher. Il est décide que de Moulins nous irons voir les grottes d'Arcy que je ne connois pas. O si vous pouviez être de cette partie! Le baron se porte bien dans ce moment; s'il n'étoit pas souffrant alors, croyez-vous qu'il accordât cette permission? Je n'ose l'espérer; mais j'aurai l'audace de lui demander cette grâce qui me rendroit ce petit voyage si parfaitement agréable!

LETTRE XXII.

De la même à la même.

De Moulins, le 20 juillet.

A présent, chère amie, je suis consolée que vous n'ayez pas pu venir ici avec M. du Resnel et Léocadie, parce que vous auriez été témoin d'une scène qui vous auroit bien fait souffrir. Nous arrivâmes ici le 16 au soir; nous envoyâmes des cartes de visites à l'intendant, qui nous fit inviter tous à souper pour le lendemain. Nous y fûmes; heureusement qu'Albert n'y put aller avec nous, à cause de ses affaires. Nous arrivâmes à l'intendance, n'ayant vu personne encore, car nous n'étions pas sorties de notre auberge, et j'avois fait fermer ma porte toute la journée. Léocadie, que j'étois orgueilleuse de montrer pour la première fois dans une grande assemblée, étoit fort parée, et d'une beauté ravissante. Nous entrons dans un salon excessivement éclairé et rempli de monde. M. du Resnel me donnoit la main, et le premier objet qui frappe nos regards est le duc de Rosmond, arrivé quelques minutes avant nous, et qui n'étoit à Moulins que depuis trois jours! Quelle terrible vision pour M. du Resnel et pour moi!... Le duc me fit une profonde révérence d'un air grave et respectueux; je ne sais si je la lui ai rendue, mon trouble étoit si grand que je ne me rappelle ni ce que j'ai fait dans ce moment, ni même ce que j'ai pensé. M. du Resnel a été obligé de me dire que l'intendante qui est boiteuse et qui marche avec beaucoup de peine, venoit à moi. Je ne voyois rien; enfin je m'avance vers l'intendante qui nous conduit, Léocadie et moi, à l'autre bout de la chambre, et nous fait asseoir à côté d'elle. Il y avoit plus de vingt femmes toutes assises, et une trentaine d'hommes debout, formant un demi-cercle vis-à-vis de nous. Mon trouble étoit un peu dissipé, mais j'éprouvois une inquiétude extrême pour Léocadie. Elle avoit en effet remarqué mon émotion sans d'abord en deviner la cause; ensuite ses regards se portèrent sur le duc de Rosmond, fort remarquable par son cordon bleu, et même encore par sa figure. Léocadie commençoit à s'émouvoir, quand tout à coup elle entendit nommer le duc, et elle connut enfin que celui qu'elle croit son père étoit à six pas d'elle!..... Alors elle pâlit, et un éventail qu'elle tenoit lui tomba des mains ...... Le duc se précipite, ramasse l'éventail, et le lui présente. Léocadie se lève, chancelle, et retombe sur sa chaise en disant: Ah! mon Dieu! ..... Tous les yeux étoient fixés sur elle ... Jugez de l'état où j'étois!... Par bonheur dans ce moment une femme entre dans le salon, l'intendante se lève, il y eut un mouvement qui causa une distraction, pendant laquelle Léocadie se remit un peu. On arrangea les parties de jeu; au bout d'un quart d'heure le duc disparut. Je fus bien soulagée en le voyant sortir! Je ne puis vous exprimer tous les sentimens que sa présence m'a fait éprouver!... Sa vue m'a rappelé le plus beau temps de ma vie. J'étois si heureuse quand je le vis pour la première fois!... Malgré tout ce qu'il m'a coûté, je vous l'avoue, j'ai oublié tout mon ressentiment en le regardant; sa ressemblance avec Léocadie est en effet frappante, inconcevable!... Non, je ne puis haïr ce visage-là!... D'ailleurs, depuis que je le crois véritablement le père de Léocadie, je n'ai pu m'empêcher de lui pardonner en secret, ou du moins je n'ai plus pour lui cette aversion si fondée que j'ai eue dans les premiers temps. Cependant j'ai senti un violent mouvement de colère lorsqu'il a ramassé l'éventail!... Homme audacieux! oser s'approcher si près de moi!... mais il trembloit en présentant l'éventail, il étoit profondément ému!....

Cette scène sera contée partout, et sûrement avec l'exagération et les broderies de la méchanceté. Cette aventure va renouveler et confirmer toutes les calomnies contre moi. C'est une étrange et triste destinée que la mienne!

Sans entrer dans aucun détail, j'ai conté à Albert cette rencontre, qui me rend odieux le séjour de Moulins. Je ne retournerai plus à l'intendance. Heureusement qu'Albert, tout entier à ses affaires, ne va point dans le monde. Ah! s'il eût été avec nous le 16, je crois que je serois morte de saisissement et de terreur.

Le comte Jules, fils du duc de Rosmond, est ici avec son régiment. On dit que ce jeune homme est charmant à tous égards; l'évêque d'Autun l'a élevé et m'en a fait un grand éloge. Je suis sûre que Léocadie voudroit bien le rencontrer, mais vous croyez bien que je prends toutes les précautions nécessaires pour que cela n'arrive pas.

J'ai fait à Léocadie toutes les questions imaginables sur les événemens arrivés en mon absence, et je me presse de vous dire que sa mère est très-grande , qu'elle a des mains d'une blancheur, d'une forme et d'une beauté parfaites . Mme d'Olbreuse est petite, et n'a pas de jolies mains. J'espère qu'enfin ceci pourra vous ôter un injuste soupçon que vous gardez malgré moi depuis si long-temps.

Adieu, chère amie; nous partirons dans trois jours pour les grottes d'Arcy. Albert n'ira point, à cause de ses affaires qui l'obligent à faire une course de huit jours à Cosne, d'où il se rendra à Erneville. J'irai aux grottes avec M. du Resnel, Mlle du Rocher et Léocadie. Albert veut garder Maurice, et dans six jours je serai près de vous et toute à vous.

LETTRE XXIII.

Du comte Jules à la comtesse de Rosmond.

De Moulins, le 30 juillet.

Oui, ma chère tante, je ne vous cacherai jamais rien; vous connoîtrez toujours tous les sentimens de ce cœur que vous avez formé, et qui ne pourra jamais feindre avec vous. Je vous ai déjà mandé le genre de vie que je mène ici; l'étude et la lecture font toujours mes délices, ainsi soyez bien sûre que je trouve du temps pour tout. J'ai pourtant fait une petite escapade qu'il faut que je vous conte. Il est d'abord nécessaire de vous dire qu'il y a dans cette province une jeune personne nommée Léocadie , adoptéé par la marquise d'Erneville, et que tout le monde dit être ma sœur, c'est-à-dire, fille de mon père. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ayant vu pour la première fois mon père à l'intendance, elle montra une émotion qui frappa tout le monde, et mon père aussi parut fort troublé et très-attendri. La réputation de beauté, de grâces et de talens de cette jeune personne, jointe à l'idée qu'elle est ma sœur, m'inspira la plus vive curiosité; mais il me fut impossible de la rencontrer. Enfin je découvris qu'elle alloit avec Mme d'Erneville aux grottes d'Arcy. Alors je demande un congé, je l'obtiens, je pars avant elle, j'arrive au village le plus près de ces grottes, et je m'y établis.... Le lendemain j'apprends que Léocadie est arrivée; je suis averti du moment où elle se rend aux grottes, et j'y vole; elle étoit déjà dans ces souterrains, et comme j'y entrois avec un domestique qui portoit deux flambeaux allumés, je fus très-surpris de voir les grottes pleines d'une épaisse fumée, et d'entendre des cris de femmes. C'est que les conducteurs n'avoient porté que des torches enflammées de paille humide; ces brandons mouillés s'étoient éteints, et les dames éprouvoient la plus vive frayeur, en se trouvant, dans une totale obscurité, dans un lieu rempli de trous et de précipices. Je leur parus donc un ange libérateur avec mes deux flambeaux de poix!... Dans cette espèce de danger, Mme d'Erneville ne pensoit qu'à sa fille qui, de son côté, répétoit toujours: Maman, maman! ... Un homme qu'on appelle M. du Resnel donnoit le bras à Léocadie, un domestique conduisoit à la fois Mme d'Erneville et une vieille demoiselle. Ce domestique, tombé dans un trou, s'étoit foulé le pied. Léocadie se désoloit de voir sa mère sans autre soutien que le bras de la vieille demoiselle qui faisoit des cris aigus. Tel étoit l'état des choses quand j'entrai dans la grotte. Aussitôt je cours à Mme d'Erneville; sans la consulter, je m'empare de son bras, la vieille demoiselle fait à mon égard la même chose; nous étions au fond des grottes, et comme la fumée étoit véritablement étouffante, nous ne songions qu'à en sortir. Nous marchions devant, afin de frayer le chemin à Léocadie, dont je n'avois pu encore distinguer les traits, car j'entrevoyois à peine Mme d'Erneville à laquelle je donnois le bras... Elle, de son côté, ne songeoit guère à m'examiner; à toute minute elle tournoit la tête derrière nous, pour recommander à M. du Resnel de bien conduire Léocadie. Enfin nous atteignons l'entrée de la grotte, nous respirons avec délices un air frais et pur, et nous voilà tous réunis hors du souterrain en pleine campagne. Alors Léocadie s'approche pour me remercier, et je vois la plus charmante créature qui existe. Sa beauté est céleste, et il y a une telle innocence dans toute sa personne, que la première sensation que son aspect inspire, est aussi pure que l'expression de sa physionomie. On ne sent d'abord que ce que l'on éprouveroit à la vue d'un ange. Mon premier mouvement fut de m'applaudir d'être son frère, sans songer que ce titre me privoit à jamais de l'espoir de devenir son amant... Elle étoit mise avec une élégance que je n'ai vue qu'à vous. Elle avoit une robe couleur de paille, une ceinture lilas; un ruban de même couleur et une rose naturelle, placée de côté sur sa tête, rattachoient ses beaux cheveux nattés. Il est vrai qu'elle a tous les traits de mon père, et par conséquent, ma chère tante, elle vous ressemble extrêmement; mais, n'ayant pas les cheveux noirs comme les vôtres, ni vos vives couleurs, ni les yeux d'un bleu aussi foncé, elle ressemble davantage encore à mon père. Tandis qu'elle me parloit avec une grâce que rien ne peut dépeindre, Mme d'Erneville, se joignant à elle pour me remercier, me demanda mon nom. Je le dis avec une sorte d'embarras, et je fus bien attendri en voyant Léocadie pâlir et tressaillir.. Je reconduisis Mme d'Erneville jusqu'à sa maison; elle me fit comprendre poliment qu'elle désiroit que je n'y entrasse point, car elle s'arrêta à la porte en me renouvelant ses remercîmens. Je fis en soupirant une profonde et triste révérence, et je m'éloignai sur-le-champ. Voilà, ma chère tante, tout ce que je puis vous dire des fameuses grottes d'Arcy. Je n'ai vu là qu'un chef-d'œuvre de la nature beaucoup plus intéressant que des stalactites , et la description de Léocadie vaut bien celle d'une caverne souterraine. Mme d'Erneville est encore bien jolie, sa fraîcheur est étonnante; je ne connois point de physionomie plus douce et plus agréable que la sienne.

Il est bien heureux pour moi que cette angélique Léocadie soit ma sœur; sans cette persuasion, je dirois comme Hippolyte, auquel mou père me compare si souvent:

Un moment a vaincu mon audace imprudente;
Cette âme si superbe est enfin dépendante.....

Mais je vous avouerai franchement que l'ineffaçable idée de Léocadie me rend encore plus désagréable le fâcheux souvenir de Mlle de Jussy. Vous m'avez promis, ma chère tante, de faire l'impossible pour détourner mon père d'une alliance qui me rendroit le plus malheureux des hommes. Au nom du ciel, que la fermeté de mon père à cet égard et l'étonnant goût de ma mère pour toute cette ennuyeuse famille ne vous rebutent pas. Je sais tout ce qu'on peut dire en faveur d'Aglaé de Jussy , elle a un très-beau nom, elle est riche, elle est jolie, elle danse fort bien; mais elle n'est occupée que de sa figure et de sa parure; elle n'aime ni la lecture, ni la campagne, elle n'estime que ce qui est à la mode ; elle est orgueilleuse et coquette, elle n'a par conséquent ni candeur, ni naturel, ni sensibilité; est-ce là, ma chère tante, la femme qui peut convenir à votre élève? Enfin j'ai une véritable antipathie pour elle; je hais jusqu'à sa figure que mon père vante tant, cet air décidé, ces minauderies, cette petite voix affectée, ces rires forcés, ces yeux que jamais le regard d'un homme n'a fait baisser, ce front de dix-huit ans qui ne rougit point; tout cela me déplaît mortellement. Ah! lorsque dans mon imagination je la place à côté de Léocadie, je la trouve hideuse!

Comme je n'ai fait aucunes des folies qui déshonorent la plupart des jeunes gens qui entrent dans le monde, mon père me croit de glace : il se trompe beaucoup. Je vous aime avec adoration , et si vous n'aviez pas réprimé ce premier sentiment de mon cœur par tant de cruelles moqueries, par des sermons si sévères, et enfin par l' exil ,enme reléguant loin de vous, cette passion eût fait le destin de toute ma vie. Mais vous m'avez dégoûté de toutes les femmes; j'en veux une, non qui vous égale, mais qui du moins vous ressemble un peu par les qualités de l'esprit et de l'âme. Ah! Léocadie réunit tout! elle a même vos traits et votre ravissante physionomie; elle n'a pourtant pas votre air majestueux et votre regard imposant, mais c'est ce que j'aimois le moins en vous.... Plus j'y pense, et moins je me console que Léocadie soit ma sœur!...

Adieu, ma chère, mon adorable tante, Je ne sais si je reprendrai ma gaîté naturelle, mais depuis quelques jours je suis bien mélancolique! Une lettre de vous peut seule me tirer d'un état si opposé à mon caractère.

LETTRE XXIV.

Réponse de la comtesse de Rosmond au comte Jules. De la M**, le 8 août.

Je ne vous ai jamais vu si dénigrant pour cette pauvre Aglaé dont vous exagérez un peu les ridicules. Au reste, vous savez, mon cher Jules que je serois aussi très-fâchée qu'elle devînt votre femme. Mon frère et ma belle-sœur tiennent beaucoup à ce mariage, mais vous ne devez craindre de leur part aucune espèce de violence, on n'a rien à redouter de semblable avec d'aussi bons parens.

Quant à cette jeune et charmante Léocadie, je vais bien vous étonner en vous disant que je suis certaine qu'elle n'est point votre sœur. Par un enchaînement très-singulier d'événemens bizarres, j'ai acquis cette parfaite certitude. Mais ceci tient à des secrets qui m'ont été confiés, et qu'il m'est impossible de révéler. Je vous demande même, et j'exige de votre probité, que vous ne disiez à qui que ce soit au monde l'éclaircissement que je vous donne à cet égard. Je connois votre discrétion et vos principes, et celte connoissance me donne une confiance qu'on n'a pas ordinairement pour un homme de votre âge. Ainsi je vais vous ouvrir mon âme toute entière, et vous faire part de mes espérances et de tous mes projets relativement à vous.

Quoique je n'aie que trente-trois ans, c'est-à-dire, onze ans de plus que vous, les soins que j'ai donnés à votre éducation, et la manière dont vous en avez profité, m'ont inspiré pour vous un sentiment véritablement maternel. Je ne me marierai jamais, et Jules sera toujours mon fils unique . Seule héritière des grands biens de ma tante, j'ai une fortune très considérable dont je puis souverainement disposer. Soyez donc bien persuadé qu'on ne vous mariera point contre mon gré . Avec la fortune de vos parens et la mienne, vous serez un jour l'homme le plus riche de la cour; désirer encore de la richesse dans la femme que vous choisirez, seroit une absurde cupidité. Aussi n'est-ce pas ce qui détermine vos parens pour Mlle de Jussy; ils ne sont séduits que par ses alliances, sa grande naissance, sa jolie figure et l'intimité de votre mère avec Mme de Jussy. Je pense comme vous depuis long-temps sur Mlle de Jussy, et vous le savez. Je désire avec passion, pour mon neveu, pour mon élève, pour mon fils, une femme aimable et vertueuse..... et je lui confie que tout ce que j'ai entendu dire de Léocadie, me fait souhaiter avec ardeur de pouvoir un jour l'appeler ma fille .... L'homme que j'estime le plus, le vicomte de St. Méran, la connoît depuis sa première enfance, et m'a fait d'elle le portrait le plus ravissant. Voilà, mon ami, voilà l'épouse qu'au fond du cœur je vous destine. Jugez si votre dernière lettre m'a fait plaisir... Mais outre les prejugés de la naissance que nous avons contre nous, il faudra vaincre encore beaucoup de difficultés; nous en viendrons à bout, si vous vous laissez guider par moi, et si vous avez une parfaite discrétion. Je ferai tout, oui, tout, pour obtenir le succès que je désire; je n'ai dans le monde entier que ce seul intérêt et cette seule affaire. Mais voici ce que j'exige de vous: 1°. un secret absolu; 2°. que vous ne fassiez aucune intrigue pour revoir Léocadie, pour lui parler ou pour lui faire parvenir une lettre. Si vous me désobéissiez en ceci, je le saurois, j'ai pour cela des moyens certains; alors je cesserois de vous estimer, et je renoncerois sans retour à ce projet. Si vous acceptez mes conditions, si j'en reçois votre parole, je vais sans perdre de temps m'occuper uniquement et sans relâche d'une affaire qui, en faisant votre bonheur assurera le mien.

Adieu, mon cher Jules; brûlez cette lettre, et répondez-moi sans délai.

LETTRE XXV.

Réponse du comte Jules à la comtesse de Rosmond. De Moulins, le 12 août.

Elle n'est pas ma sœur!... grand Dieu! Léocadie n'est pas ma sœur!... et vous, mon adorable amie, ma chère bienfaitrice, vous voulez unir ma destinée à celle de cet ange!... Oui, je vous jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, de suivre scrupulensement toutes les lois que vous m'imposez; il ne m'en coûtera rien de garder le secret, puisque j'en puis parler avec vous; je n'aurois pas non plus été tenté de lui écrire quand vous ne me l'auriez pas défendu; mais, je l'avoue, j'aurois voulu la revoir; depuis que je sais qu'elle n'est pas ma sœur, je donnerois la moitié de ma vie pour pouvoir la contempler dix minutes. Cependant, soyez sûre que je vous obéirai aussi parfaitement sur ce point que sur tous les autres.

O ma divine confidente! vous qui la première m'avez fait connoître toute ma sensibilité, il n'appartenoit qu'à vous de disposer d'un cœur que vous avez animé!.... Votre lettre me tourne la tête; je suis transporté, je suis amoureux, je suis jaloux... Vous qui savez tout, dites-moi, êtes-vous bien sûre que je n'aie pas un rival préféré?... Par pitié, daignez me rassurer promptement à cet égard...

J'ai là sous mes yeux votre portrait que vous me donnâtes il y a dix ans! juste ciel! comme il ressemble à tout ce que jaime .... Il n'y a nulle confusion dans ma tête et dans mon cœur; aimer l'une , c'est aimer l'autre .... Elle n'a pas votre éclat, elle n'a pas tant de vivacité, tant de feu dans le regard; mais voilà la coupe de ses yeux, son front; voilà ce nez si délicat, si parfait; voilà sa charmante bouche, voilà cette expression sublime de sensibilité ... C'est elle , et je l'adore, parce que c'est vous .

Au lieu de mettre cette lettre à la poste, je vous l'envoie par Vatel que je fais partir dans l'instant, uniquement pour vous porter ma réponse. Adieu, mon ange tutélaire, ah! que je voudrois être à vos pieds!...

LETTRE XXVI.

Du chevalier de Celtas à la comtesse de Bel**, chanoinesse d'Alix.

D'Autun, le 22 août.

Vous n'avez paru à Autun que pour nous laisser des regrets, Je n'ai pu me consoler de votre départ qu'en changeant de lieu; j'ai fait un petit voyage à Moulins. Tout le monde y contoit encore une plaisante scène qui s'est passée à l'intendance. La marquise d'Erneville et la belle Léocadie s'y sont trouvées face à face avec le duc de Rosmond; le sang a parlé fort indiscrètement; Léocadie s'est évanouie tout à plat; le duc fondant en larmes l'a prise dans ses bras et l'a portée sur un canapé; tout ceci en présence de quatre-vingt personnes.

Il y a plus de quatre ou cinq mois que je n'ai eu des nouvelles du marquis de Celtas; je l'excuse, il est jeune et brillant; et entraîné dans le torrent de la dissipation de la cour, on n'a guère le temps d'écrire à ses parens. Il a tout ce qu'il faut pour réussir auprès des femmes, il fera sûrement un grand chemin. J'en aurois pu faire autant, mais ma sensibilité ne m'a jamais permis de m'occuper de ma fortune. D'ailleurs, il y a dans mon caractère une sorte d'inflexibilité et même d'austérité qui pouvoit étonner à la cour et subjuguer l'estime, mais qui ne devoit pas gagner la faveur. Dans le peu de temps que j'ai passé là, je leur dis d'étranges vérités, et je leur parus, je vous assure, un être d'une espèce fort singulière. Au reste, je préfère aux grandeurs des biens beaucoup plus réels, l'indépendance et l'amitié. La philosophie m'apprit de bonne heure à dédaigner la fortune, cette impérieuse divinité qui exige de ses adorateurs le sacrifice des sentimens les plus doux et des goûts les plus agréables.

Et sur le peu de mérite
De ceux qu'elle a lien traites,
J'eus honte de la poursuite
De ses aveugles bontés .

Je m'amuse à écrire mes mémoires ; je crois que ce sera un ouvrage piquant et original. Je vous le communiquerai, votre suffrage lui donneroit un véritable prix à mes yeux. Mes hommages à vos aimables compagnes; parlez-leur quelquefois de l'homme du monde qui pense le plus souvent à vous.

LETTRE XXVII.

De la mère inconnue à sa fille Léocadie.

Le 9 septembre.

Que cette lettre, ma fille, soit pour toi seule! O mon enfant, depuis que je t'ai vue, depuis que j'ai goûté le bonheur inexprimable de te presser dans mes bras, depuis que tes larmes ont coulé sur mon sein, je ne puis vivre sans te parler de ma tendresse, du moins aussi souvent que me le permettra l'énorme distance qui nous sépare!.... Je veux t'écrire, je veux correspondre avec toi, mais secrètement. J'ai voulu que ta bienfaitrice, pour sa justification, pût montrer mes premières lettres et parler de mon apparition à Erneville, maintenant je ne veux écrire qu'à toi seule. J'ai besoin de t'ouvrir mon cœur et de lire dans le tien; le désires-tu, ma Léocadie? y veux-tu consentir? J'ai des moyens faciles et sûrs pour te faire parvenir mes lettres, et pour recevoir les tiennes sans que personne en puisse jamais avoir le moindre soupçon. Ah! dis-moi promptement que tu désires cette correspondance, promets-moi le secret, et tu sauras tout.

Le lendemain du jour où cette lettre te parviendra, mets ta réponse au déclin du jour dans le creux de l'arbre de Léocadie, et couvre-la de mousse. Je la recevrai au bout de cinq ou six jours! Ah! je ne vivrai pas jusque-là!...

LETTRE XXVIII.

Réponse de Léocadie.

Du château d'Erneville, le 9 septembre.

O la mère la plus tendre, la plus révérée et la plus chérie! je puis donc enfin vous écrire!... Vous me demandez si je le désire! Ah! grand Dieu! depuis deux ans voilà le plus ardent de mes souhaits, puisque je n'ose former celui de vous voir!... Quoi, ma mère! c'est à vous que j'écris, vous lirez cette lettre, vous daignerez y répondre!... je pourrai vous reparler encore de ma reconnoissance, de ma tendresse!.... Vos ordres sont sacrés pour moi; il m'en coûtera, sans doute, de cacher à ma bienfaitrice, à ma seconde mère, le secret le plus important de ma vie, le secret qui fait mon bonheur; mais je me tairai sans scrupule, en songeant que je vous obéis.

Quand je fus à Paray, je n'osai pas vous porter une lettre, puisqu'il auroit fallu la confier à Jacinthe; mais combien de fois depuis le plus heureux jour de mon existence, je me suis repente de ne vous avoir pas laissé un billet en vous quittant! Je croyois que je pourrois vous parler et vous exprimer tout ce que j'éprouvois; hélas! je n'ai pu que pleurer!... Et même, dans ce moment, je ne puis encore que vous aimer, que vous chérir; il m'est impossible de vous peindre ce que je sens! toutes les expressions qui pourroient vous en donner l'idée, sont devenues communes et ont été profanées par l'exagération!

O ma mère! quel intérêt puissant vous répandez sur ma vie! Je suis l' objet de vos plus chères espérances! ...ah!je ferai tout pour les réaliser, n'en doutez pas. Donnez-moi les occasions de vous prouver mon respect, mon obéissance et mon amour: apprenez-moi comment je pourrois vous consoler de vos peines secrètes: voilà les bien-faits que j'implore, voilà comment vous pouvez rendre votre Léocadie parfaitement heureuse. J'ose à peine vous questionner... hélas! quand vous reverrai-je? à quelle époque la tendresse maternelle daignera-t-elle lever le voile affreux qui nous sépare!... quand connoîtrai-je les traits d'une mère adorée? quand mes regards pourront-ils rencontrer les vôtres? Que dois-je faire pour mériter une telle faveur? ah! parlez! Je n'ai point la témérité de chercher à pénétrer ce que vous voulez cacher; ne me suffit-il pas de savoir que vous m'aimez! Je ne vous demande point vos secrets, je ne vous demande qu'un regard.

Je pense à vous dans tous les instans, et je ne puis me représenter votre visage! c'est un tourment insupportable! ... N'osant écrire le nom chéri de Rosalba sur l'écorce de mon arbre, je l'ai tracé sur une plaque de marbre blanc, avec la date de l'année, du mois, du jour et de l'heure , et j'ai posé cette inscription dans le creux de mon arbre; je l'ai recouverte de gazon, de mousse et de réséda, et j'ai planté, tout autour de l'arbre, des roses mousseuses que j'arrose tous les jours..... Arbre chéri! arbre sacré, devenu l'objet de mon culte et de mon amour, je regretterai, à mon dernier soupir, que tu ne puisses ombrager ma tombe!...

Auprès du banc de gazon où j'ai joui du bonheur de me trouver dans vos bras, où j'ai pressé, baisé vos mains, j'ai mis cette inscription:

..o sacri nodi
del sangue e di natura, quanto forti
voi siete!... .

Adieu, la mieux aimée de toutes les meres; que votre cœur vous instruise de tout ce qui se passe dans le mien, et qu'il vous fasse connoître tous les sentimens de votre reconnoissante et soumise Léocadie!

LETTRE XXIX.

Réponse de la mère inconnue.

Le 14 septembre.

Je la reçois dans l'instant, cette lettre qui fait une époque dans ma vie, et l'une des plus chères!... je lis les assurances de ta tendresse!... Mais quelles tristes réflexions, quels sentimens amers se mêlent à ma joie et la corrompent!... Tu m'appelles la mère la mieux aimée! ..... Ah! Léocadie! la mieux aimée pour toi n'est-elle pas celle qui t'adopta? Réponds-moi, puis-je même me flatter d'être placée au même rang dans ton cœur?... Que dis-je? ah! garde-toi de comparer jamais des affections si sacrées; la raison, en les pesant, pourroit peut-être les restreindre; et le cœur, en s'y livrant, n'y sauroit mettre des bornes!.... l'a bienfaitrice n'est-elle pas la mienne! O combien je la respecte! combien elle m'est chère! Je lui dois tes vertus, et les principes qui feront ta gloire et ton bonheur!... Qu'elle soit toujours pour toi l'objet chéri de la plus vive reconnoissance, de l'admiration la mieux fondée; modèle parfait de la vertu, qu'elle soit toujours le tien!... Voilà ses droits: ta malheureuse mère ne les a pas!.... elle doit, et le reconnoître, et ne s'en consoler jamais!

Je n'ai qu'un avantage sur ta mère adoptive, un seul, mais bien grand. Quelle que soit sa sensibilité, il est impossible qu'elle puisse t'aimer autant que je t'aime. Elle a tant d'autres objets d'attachement, elle a d'autres enfans; et moi, je n'ai que toi, ma Léocadie, je n'aime passionnément que toi!...

Depuis que tu existes, chère enfant, j'ai toujours eu des moyens d'être informée de tout ce qui pouvoit t'être relatif... enfin j'ai su, depuis long-temps, gagner Jacinthe .... Elle ignore et mon sort, et mon nom; elle sait seulement que je suis ta mère, c'est à elle que tu peux donner tes lettres, et c'est elle désormais qui te remettra les miennes. La pension qu'elle reçoit de moi, et ce qu'elle en attend justement par la suite, me répondent de sa fidélité; elle ne nous trahira sûrement pas; mais d'ailleurs ne lui accorde aucune espèce de confiance. Tu ne fais que ton devoir en cachant même à ta bienfaitrice, ce que je te défends de révéler; et Jacinthe trahit le sien, en n'instruisant pas sa maîtresse de tout ce qui regarde la jeune personne confiée à ses soins, et l'argent qu'elle accepte de moi rend cette action aussi vile que répréhensible. On doit aussi se reprocher de donner un argent qu'il est honteux de recevoir; mais, hélas! je n'avois que ce seul moyen de correspondre avec toi!... Telle est la funeste influence du crime qui te donna le jour! Ah! comment puis-je expier cette première faute, la seule de ma vie, quand les sentimens les plus légitimes qui en résultent, m'obligent sans cesse à m'envelopper des ombres du mystère, à dissimuler, à tromper? J'abhorre la feinte et le mensonge, et je suis continuellement forcée d'y avoir recours! Ah! sois toujours irréprochable et pure, le repentir le plus sincère ne sauroit rendre une vertu parfaite; alors même que le cœur est purifié, la vie reste encore souillée par des démarches équivoques et ténébreuses, et par une dissimulation nécessaire!...

Tu ne connois que ma foiblesse, et non les circonstances qui la rendent excusable! ... Je n'ai pas eu le bonheur d'être élevée comme toi.... on ne me donna que des talens frivoles, et l'on négligea de cultiver mon esprit, et surtout ma raison! On me permit dès mon enfance, la lecture des romans; mon cœur ne se corrompit point, mais ma tête s'exalta!... Confinée jusqu'à seize ans dans le fond d'un vieux château, à cinquante lieues de Paris, privée là de toute société, n'ayant nulle idée du monde, des hommes et même des bienséances, héritière d'une fortune immense; enfin, impétueuse, étourdie, sensible et romanesque, pouvois-je ne pas m'égarer!... Je me livrai toute entière à un sentiment qui devoit me paroître aussi raisonnable que légitime; j'étois abusée par de fausses apparences... Cette erreur et un instant de foiblesse me perdirent: j'avois seize ans!... Depuis ce moment fatal, je n'ai pas cessé un seul jour de regretter l'innocence, et de pleurer ma faute! L'amour maternel, loin de m'en consoler, ne fait qu'aggraver l'amertume de mon repentir. Comment me consoler d'une foiblesse qui doit m'ôter ton estime! Quand mon cœur ne seroit pas fait naturellement pour la vertu, je l'adorerois, en songeant qu'elle peut me rendre plus digne d'être aimée de toi!... Depuis six ans, surtout, ton souvenir se mêle tellement à toutes mes bonnes actions, que j'ignore si elles me sont inspirées par la bienfaisance et par l'honnêteté, ou seulement par le désir d'acquérir de nouveaux droits sur ton cœur, et de m'unir plus intimement à toi. Cher objet de toute ma tendresse, le sentiment que tu m'inspires est si sublime, que je ne puis ni le séparer un instant, ni le distinguer de l'amour de la vertu.

Adieu, ma fille; adieu, ma Léocadie: oui, nous nous reverrons. Ah! sans cet espoir, pourrois-je supporter ton absence!

LETTRE XXX.

De la marquise à la baronne.

Le 1er octobre.

Bon Dieu, mon amie, nous avons bien un autre sujet de frayeur que celui que vous nous avez vu il y a quelques années; ceci est bien pis qu'un revenant ! Imaginez qu'il y a dans la forêt d'Erneville un loup enragé, qui est venu jusque dans le village; il a mordu le gros dogue de Rochu, et ce chien est mort enrage..... un malheureux petit enfant a été la victime de cette horrible bête.... rien ne peut se comparer à notre effroi. Nous n'osons plus sortir, l'hermite a quitté la forêt, l'épouvante est universelle. Et Albert, maintenant presque toujours absent, n'est point ici, il est avec Maurice et Stéphen, à trente lieues de nous!... Que dois-je faire?... On m'a conseillé d'écrire au commandant de la province. Mme Regnard me dit qu'auprès de Lyon, il y a vingt ans, pour un semblable fléau, on envoya des troupes, qui firent une chasse ordonnée par le gouvernement. Conseillez - moi, chère amie; quel parti dois-je prendre? Il y a une garnison si nombreuse à Moulins; nous pourrions avoir des troupes bien promptement.

Adieu, mon amie; je ne puis vous dépeindre mon agitation et ma terreur.

Toute réflexion faite, j'écris au commandant, car j'apprends qu'il est à Moulins; je fais partir un courrier. Je vous envoie toujours cette lettre, pour vous prier de ne venir ici que lorsque nous serons débarrassées de ce fléau. Je crois bien qu'on ne risque rien en voiture, mais néanmoins il faut passer sur la lisière de la forêt, et je mourrois d'effroi de vous savoir là; ne venez donc pas jeudi, attendez de mes nouvelles.

LETTRE XXXI.

Réponse de la baronne.

Le 1er octobre.

Je partage votre effroi, chère amie, et au lieu de n'aller chez vous que jeudi, j'irai demain à la tête d'une armée, car M. du Resnel, qui étoit ici quand j'ai reçu votre billet, a dit de premier mouvement qu'il alloit armer ses gens et ses paysans, et qu'il partiroit demain de grand matin avec eux. Le baron à ces mots a senti ranimer son antique valeur guerrière, et veut aussi faire un armement , les deux généraux du Resnel et le baron seront à cheval, et moi en cabriolet; on m'escortera jusqu'à l'entrée du village, et de là les guerriers se rendront dans la forêt, et votre amie ira vous retrouver.

Adieu; à demain; je serai près de vous entre huit ou neuf heures.

LETTRE XXXII.

Du comte Jules à la comtesse de Rosmond.

De Moulins, le 6 octobre.

Ma chère, ma divine amie! que j'ai de choses à vous dire!... Vous m'approuverez, vous me louerez, vous me gronderez, je mérite tout cela! Je vais commencer par vous conter ce qui sûrement obtiendra votre approbation.

Le premier de ce mois je dînois chez le commandant de la province; nous sortions de table, lorsqu'on remet au commandant une lettre apportée par un exprès; après l'avoir lue tout bas, il nous dit que la marquise d'Erneville n'ayant auprès d'elle ni son mari, ni son fils aîné, lui fait part des frayeurs que lui cause un loup enragé qui désole sa terre.... Je n'en écoute pas davantage, je prends la parole, je demande la permission de partir pour la forêt d'Erneville avec deux compagnies bien armées. Je sollicite, je presse, j'obtiens, je pars, je vais choisir mes compagnies, et je décide que nous partirons dans la nuit même, afin de nous trouver au point du jour dans la forêt, ce qui fut exécuté.

Guidés par des paysans que j'avois envoyé chercher dans le village, nous formons une enceinte, nous relançons le loup, nous étions en pleine chasse au lever de l'aurore, et à dix heures moins un quart, votre élève, votre Jules atteint le monstre , le vise, le tire, et l'abat d'un coup de fusil chargé à balles!... Je descends de cheval; je vais, avec mon sabre, couper le pied de la bête, et j'envoie Vatel au château d'Erneville, avec ordre de porter, de ma part, cette glorieuse marque de ma victoire, et de la mettre aux pieds de Mme d'Erneville, car je n'osois l'adresser au véritable objet! ... Dans ce moment nous entendons un bruit extraordinaire de chevaux et d'hommes qui s'avançoient vers nous, mais qui venoient trop tard; c'étoient les voisins de la marquise à la tête d'une troupe de paysans armés pour donner la chasse au loup. Je reconnus M. du Resnel, que j'avois vu déjà aux grottes d'Arcy, je lui contai la manière dont je m'étois décidé à venir; je ne prononçai pas le nom de Léocadie . Après avoir marché sur les traces d' Hercule et de Thésée , je me conduisis avec la prudence de Télémaque , et comme si j'eusse été inspiré par Minerve ou par Uranie .... On me félicite de mon exploit, et après quelques complimens je me hâte d'annoncer que je vais à Paray me reposer quelques heures avec ma troupe, et qu'ensuite je retournerai à Moulins. Alors je me sépare de l'armée villagoise, je mets mon cheval au grand galop, j'arrive devant une barrière assez haute, je veux la franchir; mon cheval saute mal, il fait une ruade, me jette à terre en me donnant un coup de pied dans la tête au moment où je tombois. Le coup fut si rude, que je m'évanouis sur la place. On me porte sans connoissance dans la maison d'un garde-chasse à deux cents pas de là; on me met sur un lit; je reprends mes sens, et j'apprends que je ne suis qu'à un demi-quart de lieue du château d'Erneville.... Je me décide à me reposer une heure chez le garde-chasse et à repartir pour Moulins, quoique j'eusse une blessure très-considérable à la tête... Au bout d'une demi-heure, j'entends une voiture, et jugez de mon émotion en voyant entrer Mme d'Erneville avec une autre dame qu'on appelle la baronne de Vordac, et M. du Resnel. La marquise, avec une sensibilité dont je fus pénétré, s'avança vers moi, me remercia, et m'offrit de m'emmener dans son château. Je refusai positivement cette offre, mais je me laissai panser par un homme attaché à son service, qu'elle avoit amené. Cet homme, qui sait aussi saigner, voulut absolument me tirer trois palettes de sang. Mme d'Erneville, pendant tout ceci, resta dans ma chambre, me renouvela ses premières offres, et voyant que j'étois inébranlable, me conjura d'accepter une voiture pour retourner à Moulins, ce que je refusai aussi. Elle me fit avaler et respirer des vulnéraires, enfin elle me soigna comme vous auriez pu le faire. Après tout cela je demande mon cheval, je prends congé de Mme d'Erneville, elle avoit les larmes aux yeux, il ne m'en falloit pas tant pour m'attendrir; le héros blessé ne peut plus se contenir, il saisit une des mains de la marquise, et quelques larmes s'échappent de ses stoïques yeux !... La marquise, vivement touchée, m'embrassa... C'est un ange que cette femme.... Je presse fortement sa main, que je tenois toujours, et puis je m'éloigne brusquement, je remonte à cheval, et je pars. Est-ce là une conduite héroïque et parfaite? Je pouvois légitimement revoir Léocadie, passer deux ou trois jours avec elle sous le même toit; et j'ai eu le courage de résister à cette tentation! Mais je savois que vous approuveriez cet effort, que Mme d'Erneville m'en sauroit un gré infini, et que cette conduite réservée et délicate, jointe à une grande preuve de zèle et du plus tendre intérêt, m'obtiendroit l'estime et l'amitié de Léocadie. Comme on trouve son compte à se bien conduire! La vertu est si utile, que toujours l'homme le plus constamment vertueux ne paroît être aux yeux de la raison que celui qui ale mieux calculé!

Voilà, mon adorable mentor, la plus belle partie de mon histoire... le reste fera froncer vos beaux sourcils noirs; n'importe: je ne tairai rien, vous saurez tout.

Vous m'avez fait apprendre à dessiner et à peindre, et vous m'avez souvent dit que je n'étois qu'un barbouilleur; eh bien, j'ai fait un chef d'œuvre!... Quoique j'eusse votre portrait, j'en désirois encore un autre , et je voulois le tenir de vous, c'étoit en doubler le prix! Voici comment vous me l'avez donné. J'ai copié votre portrait, je n'y ai fait que de très-légers changemens, j'ai peint des yeux d'un bleu moins foncé, des cheveux châtains clairs, des joues d'un incarnat moins vif.... j'ai habillé cette figure avec une robe couleur de paille, une ceinture lilas, j'ai placé une rose sur sa tête; c'étoit toujours vous, et c'étoit encore Léocadie sortant des grottes d'Arcy ..... Cette peinture n'est pas d'un fini très-précieux , mais le dessin en est correct, et la ressemblance parfaite!.... Je mis ce portrait dans un médaillon d'or, et n'osant tracer le nom de l' objet , j'ai gravé sur l'une des plaques ces mots: Grottes d'Arcy , et sur l'autre, ceux-ci: Souvenir ineffaçable . J'ai attaché ce médaillon à une longue chaîne d'or, et je l'ai mis à mon cou, bien caché, sous une chemise, une veste et un habit. Je le croyois en sûreté là, mais voici ce qui est arrivé. Quand on me porta, sans connoissance, chez le garde-chasse, Vatel, en me posant sur le lit, défit mon col, ouvrit ma chemise, et vit que la chaîne d'or, entortillée, me serroit le cou, que j'avois excessivement gonflé dans ce moment. Voulant détacher la chaîne, il la cassa; le garde-chasse la reçut de ses mains avec le médaillon, et la serra dans une armoire qui fermoit à clef. En revenant à moi, je ne m'aperçus point que ce trésor me manquoit. La visite de Mme d'Ereville prolongea cette distraction. Quand je partis si brusquement, le garde-chasse n'étoit point là, le médaillon fut oublié par Vatel et par moi. Ce ne fut qu'à deux lieues d'Erneville et par delà Paray, où je ne m'arrêtai point que je m'aperçus, tout à coup, que je n'avois plus ce portrait si chéri! Vatel, interrogé et grondé, fut renvoyé chez le garde-chasse; il n'étoit plus temps: trois quarts d'heure après mon départ, le garde-chasse se rappelant qu'on lui avoit confié ce médaillon, le porta sur-le-champ au château, et le remit à la marquise. Dans tout ce mouvement il s'étoit ouvert; la marquise vit le portrait, l'ôta de sa place, et m'envoya le médaillon vide!.... Ainsi elle m'a volé sans scrupule, et voilà ma récompense d'avoir tué son loup enragé ! Cela n'est-il pas bien ingrat? Elle a pourtant depuis envoyé savoir deux fois de mes nouvelles. Au reste, ma chère tante, ne craignez point que ceci puisse découvrir que j'ai votre portrait. Quand je vins dans ce pays vous me fîtes promettre que je dirois que je l'avois perdu, afin de vous dispenser de le faire copier pour la personne qui vous le demandoit avec tant d'instance. Depuis ce temps qui que ce soit au monde ne la vu, et si par hasard (ce que je ne crois nullement) l'aventure du portrait de Léocadie étoit sue, on ignoreroit toujours par quel moyen j'ai pu l'avoir. Mais certainement Mme d'Erneville ne parlera point de cet incident, et le secret sera bien gardé.

Je sais, à n'en pouvoir douter, que la marquise croit que Léocadie est fille de mon père, par conséquent tout ce que j'ai fait n'a pour cause, à ses yeux, que l'amitié fraternelle. Un amant vulgaire seroit fâché que Léocadie fût dans une telle erreur, et moi j'en suis charmé; elle pense à moi sans trouble; loin de repousser mon souvenir, elle se croit obligée de m'aimer, elle s'occupe, avec intérêt, de moi; n'est-ce pas beaucoup? Elle imaginera que j'ai fait son portrait à l'aide d'un portrait de mon père, peint dans sa première jeunesse; j'aimerois mieux qu'elle pût croire que je ne l'ai fait que de souvenir!

Elle n'est pas ma sœur! vous me la destinez!... Quel mystère incompréhensible!

et comment pouvez-vous savoir là-dessus, avec certitude, ce que Mme d'Erneville et tout le monde ignore? et comment expliquer alors cette ressemblance si frappante?.... Enfin je vous crois aveuglément, vous mon guide, vous que je révère, que j'admire et que j'aime comme une divinité; je m'abandonne à vous, je ne reçus que de vous une âme et la lumière; je n'attends le bonheur que de vous. Adieu, respectable amie, passionnément aimée; je baise vos deux belles mains avec toute la tendresse de mon cœur.

Ma blessure à la tête m'a beaucoup fait souffrir pendant trois jours, on m'a saigné une seconde fois. Je suis parfaitement bien depuis hier.

LETTRE XXXIII.

De la marquise à la baronne.

Le 15 octobre.

M. et Mme d'Olbreuse sont arrivés ici hier au soir, et resteront quinze jours avec nous. Ils ont passé par Moulins, et y ont vu le comte Jules, dont ils ont fait, avec enthousiasme, un éloge très-mérité. Cet intéressant jeune homme partoit le lendemain pour Paris. Sa conduite, à Moulins, a été aussi parfaite que les années précédentes. A cet âge, avec tant de grâces, une si jolie figure, une telle vivacité, une gaîté si charmante, joindre des mœurs si pures, une sensibilité si vraie et un goût si passionné pour l'étude! Quel gré je lui sais de sa conduite avec nous! et de cette amitié fraternelle si touchante et si délicate! Léocadie en est pénétrée. Elle m'a demandé le portrait des grottes d'Arcy et le pied du loup . Ces deux choses seront précieusement conservées.

Quelle différence du fils au père! Ce dernier, pour mon malheur éternel, s'introduisit ici, malgré moi, sous le prétexte d'une feinte blessure, et le fils, réellement et cruellement blessé pour nous avoir rendu le plus grand service, n'a pas voulu venir dans ce château quand je l'y invitois, uniquement parce qu'il sentoit que je ne pourrois l'y recevoir sans quelque embarras.

Cette aventure a donné beaucoup d'humeur à Albert, et même à Maurice, qui ne se console pas qu'un étranger ait tué notre loup , comme il dit. Cette action lui paroît une usurpation. Il y a eu, à ce sujet, une espèce de querelle entre lui et Léocadie. Maurice extravaguoit, et Albert lui a donné toute raison, et avec une sécheresse extrême pour Léocadie, ce qui a mis fin à la dispute, car le bon cœur de Maurice n'a pu supporter de voir Léocadie interdite et affligée; sur-le-champ il s'est donné tort, et alors Albert l'a boudé!...

Il est décidé que nous dînerons tous jeudi à Gilly, et nous vous y donnons rendez-vous. Mme d'Olbreuse a bien envie de vous revoir, elle est extrêmement aimable.

Adieu, mon amie; mandez-moi si je puis me flatter du bonheur de vous voir jeudi.

LETTRE XXXIV.

De la mère inconnue à Léocadie.

Le 16 octobre.

Chère enfant, Mme d'Olbreuse demandera à ta bienfaitrice de t'emmener à Paris pour deux mois seulement. O ne te refuse pas à ce voyage, qui me procurera le plaisir inexprimable de te revoir! mais que ceci reste entre nous pour jamais enseveli dans le plus profond secret, ainsi que notre correspondance!...

Adieu, bien-aimée Léocadie; juge avec quelle agitation et quelle impatience j'attends la décision d'une chose si passionnément désirée!....

LETTRE XXXV.

De la marquise à la baronne.

Le 15 octobre.

Eh bien, mon amie, Léocadie me quitte, et elle le veut!... Dans cinq jours elle part pour Paris, avec Mme d'Olbreuse. Cette dernière me demanda hier de l'emmener pour six semaines ou deux mois , me disant qu'il lui paroissoit désirable que Léocadie, avec une éducation si parfaite , tant de talens et de goût pour les arts, fît un petit voyage à Paris, pour y voir tant de monumens célèbres, et de superbes collections de tableaux, d'histoire naturelle, etc. Mme d'Olbreuse ajouta que, pendant ces deux mois, elle seroit établie à la campagne, près de Paris, n'y recevroit absolument que trois ou quatre amis d'un âge mûr, et n'iroit à Paris que pour en faire voir à Léocadie toutes les curiosités, et sans jamais y coucher, et qu'enfin elle me la rameneroit elle-même sur la fin de décembre... Consternée à cette proposition, j'ai simplement répondu que je ne m'opposerois point à ce voyage, si Léocadie y consentoit.... Léocadie est appelée, je lui fais part de la demande de Mme d'Olbreuse, et de ma réponse. Léocadie pâlit, rougit, pleure, devient tremblante; mais, sans balancer, sans hésiter une minute, elle accepte.... Ah! je vous l'avoue, jamais coup plus rude et plus inattendu n'a frappé mon cœur, ce cœur trop sensible, déchiré depuis si long-temps par tant de peines connues et secrètes!.... Cependant je me contins, je ne pleurai point. Le ressentiment le plus vif et le plus douloureux étouffoit ma sensibilité et suspendoit mes larmes. Je me levai, en disant: Je vais ordonner les préparatifs de votre départ, et je sortis. Je cours à l'appartement de Léocadie, et j'ordonne à Jacinthe de faire des malles de tout ce qui appartient à Léocadie, et sur-le-champ, et de ne rien oublier. Dans ce moment, on vient me chercher de la part de Mme d'Olbreuse, on me dit que Léocadie se trouve mal, j'oublie toute ma colère, je vole auprès d'elle ... Hélas! elle étoit dans un état véritablement affreux; pâle comme la mort, glacée, tremblante et pleurant avec une amertume dont rien ne peut donner l'idée...... Je la pris dans mes bras, je l'embrassai mille fois, je l'assurai que je ne doutois point de sa tendresse, que je ne désapprouvois point ce voyage, que je sentois même qu'il lui seroit très-utile; en un mot, je lui dis tout ce qui pouvoit la consoler, mais vainement: elle pleuroit toujours avec la même véhémence, et toujours en gardant un silence qui n'étoit interrompu que par des gémissemens et des exclamations douloureuses.... O combien je me suis reproché cette scène déchirante, qui m'a laissé un souvenir affreux, ineffaçable! Quel remords que celui d'avoir affligé mortellement ce qu'on aime!... Qu'importe d'avoir eu raison: le vrai crime, le vrai malheur, est de réduire au désespoir l'objet pour lequel on donneroit sa vie!...

Dans le trouble où j'étois, j'oubliai de contremander les ordres donnés, dans mon dépit, à Jacinthe. Léocadie vit trois grandes malles rassemblées dans sa chambre, et qu'on s'occupoit à remplir, ce qui lui fit comprendre que je comptois sur une entière séparation. Alors elle se jeta à mes pieds, et me dit tout ce que la douleur et la tendresse peuvent inspirer de plus touchant, mais sans rétracter le consentement donné au voyage. Je soutins que je n'avois craint qu'une absence plus longue; elle me protesta, et me donna sa parole, de ne pas rester plus de deux mois. Hélas! pourra-t-elle la tenir?.... Elle ne veut absolument emporter qu'un gros portemanteau, un sac de nuit, et la moitié de ses bijoux. Je suis bien certaine que l'espérance de revoir sa mère est la seule chose qui puisse la déterminer à me quitter; mais pourquoi me cacher ce motif? pourquoi manquer ainsi à la confiance qu'elle me doit?

J'ai pensé que peut-être sa mère a trouvé le moyen de lui faire parvenir une lettre à mon insu, ce qui est possible par le moyen de Mme d'Olbreuse, qui certainement est confidente de la mère; mais quelle ingratitude de la part de cette mère inconnue, de m'ôter ainsi la confiance de l'enfant pour laquelle j'ai tout fait et qui me coûte si cher!..... Et Léocadie, sans trahir son secret, ne pouvoit-elle pas me confier seulement qu'une raison puissante lui faisoit désirer ce voyage? Elle a craint mes questions ou ma pénétration, et on la force à dissimuler avec moi!.... Enfin, pourquoi sa mère ne m'a-t-elle pas écrit franchement, pour me demander sa fille? Veut-elle cacher sa liaison avec Mme d'Olbreuse? a-t-elle quelque intérêt secret qui l'oblige à ce mystère? Cela est possible; dans cette incertitude, nous devons taire nos conjectures, et c'est assurément ce que je ferai, et ce que j'exige positivement de vous, mon amie. D'ailleurs, Albert recevroit cette confidence avec son incrédulité ordinaire: tout ce qu'il pourroit croire, c'est que madame d'Olbreuse est confidente du père de Léocadie, et qu'elle veut lui procurer le plaisir de la revoir. Enfin, Mme d'Olbreuse et Albert ne s'aiment pas, chose que j'ai remarquée depuis long-temps; ce qui me fait imaginer qu'Albert sait peut-être qu'elle est liée avec le duc de Rosmond. Cette idée me donne à moi-même quelques doutes sur la réalité de l'existence de la mère. Si en effet tout ce que nous avons vu n'étoit qu'un roman imaginé par cet homme intrigant et profondément artificieux, par cet homme qui, toute sa vie, s'est fait un jeu de la tromperie et du mensonge!... Cependant, comment croire que Mme d'Olbreuse se prêteroit à favoriser une telle intrigue? Le pourroit-elle à l'insu de son mari; et le comte le souffriroit-il? Mais qui peut pénétrer les motifs de gens qui vivent à la cour? Leurs liaisons, fondées sur l'intérêt et l'ambition, les engagent si souvent à faire des démarches équivoques et même contraires à leurs goûts et à leurs principes! En vérité, je ne sais plus que penser.... Je dis à tout le monde que c'est moi qui désire que Léocadie fasse ce petit voyage, car il me seroit affreux que l'on pût croire que c'est elle qui veut me quitter, sans autre motif que celui de la curiosité de voir Paris!..... Que de chagrins je suis forcée de renfermer au fond de mon âme!

Je voudrois qu'elle fût partie, puisqu'il faut qu'elle parte dans cinq jours!.... A présent, toutes les fois que je la regarde, j'ai peine à retenir mes pleurs!... Quel moment que celui de ce départ!.... qu'il sera différent de celui de Dijon, qui me fit déjà tant de peine!... Un devoir sacré me forçoit à nous séparer, mon inquiétude pour ma mère absorboit tous mes autres sentimens, je laissois Léocadie chez moi, je n'allois qu'à vingt lieues d'Erneville... Aujourd'hui, c'est elle qui me quitte, une étrangère l'emmène à quatre-vingts lieues de moi!... et qui sait si je la reverrai!... Si sa mère existe en effet, n'est-ce pas pour la reprendre et pour la garder qu'elle la fait venir?... Dans quelles mains va tomber cette enfant si chérie!.... O Dieu, que toutes ces inquiétudes sont cruelles! Je vous avoue que Mme d'Olbreuse, depuis hier, m'est devenue odieuse; je me défie d'elle, et toutes ses démonstrations d'amitié ne me paroissent plus que de la fausseté!.... Je suis peut-être injuste, cette idée est un tourment de plus, peut-être que toutes mes suppositions ne sont que des chimères; Mme d'Olbreuse, charmée des grâces d'une jeune personne véritablement incomparable, n'a peut-être pas d'autre projet que celui de lui être utile, et de lui procurer l'avantage de faire un voyage aussi agréable qu'instructif; alors Léocadie ne me quitteroit que pour son plaisir!... Il seroit possible encore qu'elle sût que sa mère est à Paris, sans que madame d'Olbreuse fût dans cette confidence.... Je me perds dans toutes ces suppositions; je ne puis m'arrêter un quart d'heure de suite à la même idée.... cet état est insupportable! Ah! chère amie, je n'ai jamais été si agitée et si malheureuse.

LETTRE XXXVI.

De la même à la même.

Le 1er novembre.

Elle est partie!... Il y a une heure! maintenant chaque minute l'éloigne de moi!.... A son âge tout distrait, on s'afflige facilement, on se console de même! Ah! tant mieux!... puissé-je souffrir seule!... L'état où je suis n'est pas concevable et n'est pas naturel!... cette douleur profonde et déchirante ne peut être inspirée que par un funeste pressentiment. Ah! mon amie, je ne la reverrai jamais!... non jamais! j'en suis sûre: j'en mourrai. Oui, je l'aimois trop! c'est une véritable idolâtrie, et par conséquent une folie coupable. Le ciel m'en punira; je ne la reverrai plus!..... Ah! c'est dans sa bonté que Dieu nous interdit les sentimens passionnés! quelle défense paternelle! Que peut-on admirer sur la terre? des vertus toujours imparfaites et souvent trompeuses, des créatures fragiles, inconstantes, et dont la mort ou l'absence peuvent séparer à jamais!... ô cette seule idée ne suffit-elle pas pour empoisonner tous les charmes de l'attachement le plus heureux!... Cependant il faut au cœur un objet qui puisse le remplir entièrement. Je veux admirer avec transport, je veux aimer sans mesure! Ah! je ne le puis légitimement qu'en remontant à la véritable source de la perfection! La sensibilité, cette précieuse faculté d'aimer sans bornes, n'est qu'un égarement et une folie quand elle n'a pas pour objet un être parfait, un être infini!....

Le soin de dissimuler ma douleur me la rend encore plus amère. Personne ici ne me plaint! on ne me devine plus, on ne me connoît plus!.... Albert, dans cette occasion, n'est pas aimable pour moi; il a l'air de ne pas se douter que ce départ puisse m'affliger, je vois même qu'il est charmé de l'absence de cette pauvre petite; il ne l'aime pas!..... Maurice est tout aussi gai que de coutume. Zéphirine n'a pleuré qu'un instant; Mlle du Rocher est insoutenable par les choses déplacées qu'elle dit là-dessus....... tout le monde me paroît insensible et grossier!.... Que je suis aigrie et mécontente!....

A midi.

Je reçois un billet d'elle, et bien touchant.... Je leur avois donné des chevaux pour les conduire jusqu'à la première poste; elle m'a écrit par le postillon qui ramène les chevaux. Ah! chère amie, que je l'aime, et que mon pauvre cœur est souffrant et combattu!

LETTRE XXXVII.

De la même à la même.

Le 8 novembre.

Enfin, une troisième lettre d'elle m'apprend qu'elle est arrivée. C'est un grand poids de moins sur le cœur, de la savoir saine et sauve à Paris. Elle n'est pas accoutumée à voyager; combien j'ai craint pour elle, et la fatigue, et les mauvais gîtes, et les insomnies, et tous les accidens qui peuvent arriver en route!... Elle est établie dans une charmante maison de campagne (à St. Mandé) à une demi-lieue de Paris. Puisse-t-elle s'y plaire! qu'elle soit heureuse et contente, et je ne me plaindrai de rien!...

La pauvre femme dont je prends soin, a été bien malade ces jours passés; je l'ai veillée toute la nuit de lundi; elle est hors d'affaire. Vous savez comme elle est intéressante, et quel chagrin me causeroit sa perte, d'autant plus que, malgré moi, j'attache une idée superstitieuse à sa conservation!.... Je l'ai prise depuis la maladie de ma mère par un motif de reconnoissance religieuse, inspiré par la pitié filiale; elle est de l'âge de ma mère, sa mort seroit pour moi le plus affreux présage.... Grâce au ciel, elle est parfaitement bien. Le docteur lui a prescrit, pour ce printemps, les bains de Bourbon, et je l'y menerai sûrement. Elle me disoit hier qu'elle avoit eu bien peur de mourir , et que j'en étois cause, car, a-t-elle ajouté, je suis si heureuse! ... Cette excellente femme n'est plus pour moi l'objet d'une action véritablement bonne, elle me paie par une reconnoissance qu'il est rare de trouver aussi vive et aussi affectueuse dans son état!...

Ah! mon amie, que nous sommes loin encore de cette sublime philantropie prescrite par l'Evangile!...

Pour ne pas s'enorgueillir du bien que l'on fait quand on est riche, il suffit de songer à celui qu'on pourroit faire, si l'on avoit une charité véritablement chrétienne. Je n'aime pas le luxe; mais combien je me permets de petites fantaisies, et combien je dépense d'argent en petits présens inutiles, au lieu de le donner aux pauvres!

Pendant la nuit où j'ai veillé Monique, je réfléchissois là-dessus, et je me représentois le douloureux tableau des misères humaines; je me mettois à la place d'une malheureuse mère sans talens, sans ressources, qui voit ses enfans manquer de subsistance! Ces idées me frappoient si vivement, que mon cœur en étoit oppressé!... Ah! je le sens, la religion et l'humanité n'ordonnent pas seulement l'aumône, elles prescrivent encore de retrancher toutes les dépenses superflues, toutes les vaines fantaisies, de se réduire au simple nécessaire, et de donner le reste. Que je serois heureuse, si débarrassée des entraves de l'usage, et loin du monde, je pouvois porter une robe de bure, n'être servie que par une servante, et ne brûler que de la chandelle! Honorable et noble économie, que vous plairiez à mon cœur! vous me rappelleriez sans cesse de petits sacrifices qui me procureroient le seul bonheur réel que l'on puisse goûter sur la terre. S'il est beau de se résigner à la pauvreté, qu'est-ce donc de s'en imposer une volontaire en faveur de l'humanité? Il v a, dans ce dévouement, quelque chose d'héroïque, qui plairoit à mon esprit quand mon cœur n'en seroit pas touché. Donner à l'objet que l'on connoît et qui plaît, ou que l'on aime, n'a rien de vertueux; on satisfait son penchant. Je ne mettrai point au rang de mes bonnes actions ce que j'ai fait et ce que je ferai pour Léocadie; au contraire, je reconnoîtrai que j'aurois dû lui donner moins, et verser, sur des infortunés, mille superfluités pour elle que je n'ai pu me refuser. Mais je réparerai cette foiblesse en me réduisant davantage moi-même. La véritable vertu, c'est de donner aux êtres qui souffrent, et dont on n'attend ni plaisir, ni reconnoissance.

La philosophie qui parle tant de bienfaisance , est bien inconséquente à cet égard (comme à tant d'autres), puisqu'elle ne réprouve pas toute espèce de faste. Si la charité est la première des vertus, le luxe est un crime, et il devroit être déshonorant. Peut-on nier que la femme qui donne mille louis pour avoir un collier de diamans, ne préfère le plaisir de porter à son cou un ornement brillant au bonheur de relever et de sauver vingt familles expirantes et désespérées. Cependant cette même femme débitera de belle phrases sur la bienfaisance; en a-t-elle le droit?... Mme d'Olbreuse me contoit qu'une femme de ses amies, qui passe pour être fort sensible , dépense au moins, par an, dix ou douze mille francs en chiffons. Avec une telle prodigalité, et une frivolité si honteuse et si coupable, comment ose-t-on parler d'humanité? L'homme religieux est seul, sur ce point, toujours conséquent; il est seul capable d'immoler ses goûts, et de mépriser l'usage pour secourir les infortunés. Le philosophe croit beaucoup faire en sacrifiant quelquefois une très-petite partie de son superflu; et l'homme véritablement pieux, en le donnant tout entier, ne croit remplir qu'un devoir indispensable et sacré.

Adieu, mon amie; je suis exactement le régime que vous me prescrivez; je bois de l'eau de poulet, je me baigne, mais je ne dormirai que lorsqu'elle sera de retour.

LETTRE XXXVIII.

De la comtesse d'Erneville à la marquise.

De Dijon, le 12 novembre.

Je sais, ma chère enfant, que vous ne mangez point, que vous êtes changée, maigrie, et j'imagine bien que l'absence de Léocadie en est la cause. Ah! chère amie, soyez donc plus raisonnable! La tendresse maternelle ne doit avoir aucune des foiblesses inséparables des autres affections, car pour être utile et sublime, il faut qu'elle soit constamment une bienfaisance absolument désintéressée. Comment une mère pourroit-elle se livrer à la jalousie quand elle veut marier sa fille, et qu'elle sait qu'un jour elle aura des enfans? Comment auroit-elle la folie de s'affliger d'une courte absence, quand elle est certaine qu'un mari lui enlevera sa fille, et pour toujours? Elle doit donc employer toute sa raison, sinon à restreindre sa tendresse (la nature la donne sans bornes), du moins à la régler, à la dégager de tout intérêt personnel.

Des raisonneurs , dépourvus de toute réflexion, répètent qu'une mère ne doit être que l' amie de sa fille ; c'est en confondant toutes les idées, que l'on affoiblit et les principes et les sentimens. On ravit la raison et le désintéressement à l'amour maternel, la vénération à la piété filiale, et l'on profane l'amitié en lui donnant toutes les foiblesses de l'amour. Voilà ce que produit legalimathias métaphysique de nos beaux esprits. La seule amiti é demande une parfaite égalité, et de la conformité dans les âges et dans les goûts. Une mère est un ange tutélaire, un mentor vigilant, sacrifiant toujours le plaisir de plaire au bonheur ou à l'espoir d'être utile; et de même la piété filiale ne peut, sans y perdre, se comparer ni à la simple amitié, ni à tout autre attachement; c'est un culte fondé sur la plus juste reconnoissance; c'est un sentiment défini par son nom même, le plus noble, le plus touchant dont on puisse honorer une affection humaine, puisqu'on n'en a point d'autres pour exprimer l'amour que nous devons au créateur.

La fille la mieux née préférera souvent la société d'une amie de son âge à celle de sa mère, et malgré cela elle aimera sa mère mieux que sa jeune amie; quelquefois elle confiera à des personnes indifférentes ce qu'elle cachera à sa mère; quel est l'être qui dans sa vie n'a jamais craint les conseils austères de la raison et de l'expérience? Si l'on manque d'indulgence pour tous ces torts, on est injuste, ils sont inévitables, et du moins en général ils ne prouvent nullement le manque de tendresse et de reconnoissance. Si le désir de plaire et de gagner toute la confiance engage une mère à taire des vérités utiles, à supprimer des avis nécessaires, elle perdra l'estime de sa fille, et les jeunes amies lui seront toujours préférées en mille occasions. Pour qu'une mère soit heureuse, il faut qu'elle n'ait aucune susceptibilité, et qu'elle joigne une excessive indulgence à une extrême fermeté; qu'elle offre toujours la vérité sans déguisement, et qu'elle soit toujours prête à pardonner. Elle doit avec ses enfans représenter sur la terre l'image auguste de la Divinité.

J'ai le droit, chère Pauline, de vous tracer le portrait d'une bonne mère; mais, si je voulois faire celui de la fille la plus tendre et la plus parfaite sous tous les rapports, c'est vous que je prendrois pour modèle. O puisse votre enfant d'adoption être pour vous ce que vous avez été si constamment pour moi! Le ciel vous doit cette récompense; il est juste, il vous l'accordera Mais modérez donc votre sensibilité. Mon enfant, je ne puis avoir de l'indulgence pour une déraison qui vous maigrit , et qui ternit vos belles couleurs. Mandez-moi que vous dormez, que vous mangez et que vous engraissez; je ne vous pardonne qu'à cette condition.

LETTRE XXXIX.

De la comtesse d'Olbreuse à la marquise.

De St.-Mandé, le 22 novembre.

Oui, ma chère amie, Léocadie a un bon régime : elle ne déjeune point tous les jours avec du café à la crême ; elle ne prend point du thé tous les soirs ; elle vit exactement comme si elle étoit sous vos yeux; et quand je voudrois la pervertir à cet égard, je n'y réussirois pas. Rien ne l'empêchera jamais de suivre vos conseils; vous obéir est non-seulement pour elle un devoir, mais c'est encore un bonheur.

Elle se promène tous les matins une heure et demie dans le bois de Vincennes. Une porte de mon jardin donne dans ce bois. Nous allons à la messe tous les dimanches et toutes les fêtes au château de Vincennes, à pied quand il fait beau, ou sinon en voiture. Mous faisons deux ou trois fois la semaine des courses à Paris pour y voir des monumens; nous avons déjà vu plusieurs églises, le Louvre, les Invalides, les palais des princes, le cabinet et la bibliothèque du roi, l'observatoire, et quelques cabinets particuliers, et trois manufactures.

Léocadie fait un journal détaillé qui vous est dédié , elle ne pense qu'à vous, ne parle que de vous, et je vous assure que vous la guidez et que vous l' inspirez tout comme si elle habitoit le château d'Erneville. Elle dessine, elle lit, elle fait de la musique, et cultive avec la plus grande application tous ses charmans talens.

Je l'ai menée avant-hier chez Mme la duchesse *** qui l'a revue avec un plaisir inexprimable. La princesse étoit seule et nous a reçues dans sa chambre, nous n'y sommes restées qu'une heure; ce temps nous a paru bien court, parce qu'on n'a parlé que de vous et d'Erneville. Mme la duchesse *** veut absolument donner un petit bal à Léocadie; il n'y aura que vingt-quatre danseuses et autant de danseurs; cela commencera à cinq heures et finira à dix précises .

Mais Léocadie ne veut absolument pas s'engager avant de savoir si vous approuvez qu'elle accepte. Elle vous écrit là-dessus seulement pour vous demander vos ordres, et moi je sollicite vivement une permission, et je me flatte que vous n'aurez pas la cruauté de la refuser.

Je ne menerai Léocadie, comme nous en sommes convenues, que six fois aux spectacles, une seule à l'opéra et cinq à la comédie française. Elle verra jouer Cinna, Andromaque, Athalie, le Misanthrope et la Métromanie . Enfin, tout ce que vous avez prescrit, est et sera suivi avec la ponctualité la plus scrupuleuse.

Je ne vous dis pas que tout ce qui voit ou aperçoit Léocadie, est charmé d'elle, n'en êtes-vous pas bien sûre? Votre cœur vous prédit tous ses succès, mais il ne sauroit vous les exagérer: c'est une ravissante créature!

Nous sommes enfin débarrassés du jeune Celtas. Après avoir dérangé sa fortune pour dix ans au jeu et avec des courtisanes, il a fait des lettres de change, il n'a point payé à l'échéance, et il a été arrêté et mis au Fort-l'Évêque. Mon beau-frère l'en a retiré, et s'est hâté de le faire repartir pour sa province, où ce malheureux jeune homme retourne avec des dettes énormes, des mœurs tout-à-fait corrompues, une santé délabrée et une réputation perdue. Tel est le fruit qu'il a retiré de ses lectures! ...

Parlez-moi de vous, ma charmante amie, et de tout ce qui se passe à Erneville. Quelques détails, je vous prie, sur les jeunes amours de Maurice et de Zéphirine. Ces amans ingénus m'offroient un tableau tout nouveau pour moi. Leur gaîté, leur franchise et leur légèreté représentent l'amour tel qu'il est, c'est-à-dire, un sentiment superficiel qui amuse plus qu'il n'occupe. Ce n'est pas ici ce que nous voulons croire; un tel sentiment ne seroit l'excuse d'aucune grande folie, et nous avons besoin d' excuses : ainsi nous avons fait de l'amour une passion, non-seulement sérieuse , mais terrible et absolument invincible , et comme elle est rarement légitime parmi nous, elle est toujours accompagnée du mystère , et tout ce qui la décèle, alors même que par hasard elle est innocente, paroît à nos yeux une indécence, ou du moins une chose de mauvais goût . C'est pourquoi je riois tant lorsque Zéphirine, en entrant dans le salon, disoit toujours: Où est donc Maurice? quand elle ne le voyoit pas, ou l'appeloit dès qu'elle l'apercevoit. Ici c'est tout le contraire. C'est une réserve excessive qui trahit les amans. Aussitôt qu'ils sont d'accord, ils ne se regardent plus; ils se rencontrent sans se rapprocher, et dans une assemblée, l'homme amoureux est toujours celui que la femme dont il est aimé, voit le premier et salue le dernier.

Adieu, ma chère amie; dans un mois j'irai vous rendre le trésor que vous m'avez confié, et je pense avec délices que j'aurai le bonheur de passer encore cette année quelques jours avec vous.

LETTRE XL.

Du comte Jules à la comtesse de Rosmond.

Paris, le 13 novembre.

O providence!...elle est auprès de Paris!

à St.-Mandé! chez Mme d'Olbreuse!... Le ciel me récompense d'avoir résisté si courageusement à la tentation d'aller à Erneville! ... Je l'ai revue, je lui ai parlé, j'ai entendu sa douce voix!...

J'ai su samedi qu'elle se promenoit les matins dans le bois de Vincennes; j'y fus dimanche. J'étois à cheval; ... Il pleuvoit, et je m'en désolois, quand j'aperçus une voiture, et je reconnois la livrée de madame d'Olbreuse, je vole à sa portière, elle étoit avec Léocadie!... Cette dernière, en m'apercevant, a tressailli, et moi j'ai balbutié quelques plaintes à Mme d'Olbreuse, sur ce que sa porte m'est fermée depuis quinze jours. Elle m'a répondu que, tant qu'elle resteroit à St.-Mandé, elle ne verroit personne; mais, a-t-elle ajouté en souriant, je vous permets de venir avec nous à la messe dans la chapelle du château. J'ai accepté avec transport cette proposition, et me voilà escortant la voiture et caracolant aux portières. Léocadie regardoit mon cheval avec une espèce d'effroi, et m'a dit qu'elle espéroit que ce n'étoit pas le vilain cheval que je montois le jour où j'ai tué le loup enragé. J'ai répondu que c'étoit le même, et que depuis cet accident je l'en aimois mieux, parce qu'il m'avoit procuré le bonheur de revoir Mme d'Erneville et d'être soigné par elle. Là-dessus Léocadie a conté à Mme d'Olbreuse tous les ravages qu'a faits à Erneville et aux environs cette bête furieuse, et j'ose me flatter que, pour faire valoir mon exploit, elle a un peu exagéré.

Arrivés au château, j'ai donné le bras à Mme d'Olbreuse et à Léocadie; dans la chapelle je me suis placé à côté de Léocadie; mais elle a toujours eu les yeux sur son livre d'heures; c'étoit véritablement un ange qui invoquoit Dieu!... une image de son livre est tombée, je l'ai ramassée, et en la lui rendant, je lui ai dit tout bas: O priez pour moi! ... Ah! reprit-elle, tous les jours depuis quatre mois!... O combien la céleste innocence de son regard donnoit de charmes à la touchante ingénuité de cette réponse!.... Tous les jours! elle l'a dit, je n'en doute pas. Ainsi elle n'a pas, depuis notre première entrevue, passé un seul jour sans penser à moi!... Quelle douce idéel... Je l'ai reconduite après la messe jusqu'à la porte de la maison, de l'heureuse maison qu'elle habite .... et que Mme d'Olbreuse n'a louée que pour trois mois. Quand Léocadie retournera en Bourgogne, je louerai cette maison, je veux y demeurer aussi, ne fût-ce que quinze jours!...

Quoi! ma chère tante, vous ne reviendrez de la M*** qu'au mois de janvier, et vous me défendez positivement de faire une course pour vous aller voir d'ici là! Je vous avoue que si Léocadie n'étoit pas ici, l'obéissance dans cette occasion me seroit bien plus pénible encore; mais croyez, mon adorable amie, que rien ne peut me dédommager du bonheur de vous voir, de vous écouter, et de m'entretenir avec vous.

LETTRE XLI.

Du même à la même.

Paris, le 9 décembre.

Faites-vous, s'il est possible, une idée de mon ravissement!.... j'ai dansé avec elle!... à un bal d'après-midi chez Mme la duchesse ***. J'ai passé cinq heures avec elle!........ L'amour me punisse, si jamais dans toute ma vie je danse avec une autre femme le menuet de la cour et la cosaque , que j'ai dansés avec Léocadie! Elle danse comme vous, elle étoit belle comme vous, elle avoit un peu de rouge, c'étoit Vénus Uranie . Tout le monde a été frappé de sa ressemblance avec vous, ressemblance en effet étonnante quand elle a du rouge. Elle a tout effacé, on n'a vu qu'elle:

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue!

Madame la duchesse *** lui avoit donné un habit charmant; mais quel habit ne le paroîtroit pas sur une telle figure!

En dansant, un petit rang de perles s'est détaché de son habit, je m'en suis emparé sans que personne s'en soit aperçu; ensuite je lui ai demandé la permission de le garder. Comme elle hésitoit à répondre, j'ai ajouté: L'amitié fraternelle doit-elle craindre un refus? Oh non! a-t-elle répondu, et ses beaux yeux se sont remplis de larmes!...

Elle est sortie du bal à dix heures et demie, je l'ai conduite à sa voiture, et en la quittant je lui ai dit tout bas: Adieu, sœur bien aimée! ....

Ah! grâce au ciel, elle n'est pas ma sœur, vous en êtes certaine!..... Grand Dieu! si vous vous trompiez, je serois le plus criminel et le plus malheureux des hommes!... Cette idée est horrible! O répétez - moi qu'elle n'est pas ma sœur!... Je ne puis aimer qu'elle; toutes les autres jeunes personnes me sont odieuses.

O mon unique amie! souvenez-vous que je ne puis souffrir Aglaé de Jussy, et que j'adore Léocadie.

LETTRE XLII.

De Léocadie à la marquise.

De St.-Mandé, le 11 décembre.

Ma chère maman, je reçois dans l'instant la lettre dans laquelle, en m'accordant la permission de rester ici quinze jours de plus, vous daignez me promettre de ne parler à qui que ce soit au monde (pas même à mon papa et à ma bonne maman) du secret que je veux vous révéler. Votre caractère, chère maman, ne laisse aux personnes qui exigent cette discrétion, aucune espèce de dou-te sur l'inviolabilité de votre promesse. Mais on craignoit de confier ce secret à la poste, et je prends le parti de vous renvoyer La France, dont je n'ai d'ailleurs nul besoin, afin qu'il vous remette cette lettre en mains propres; car je ne puis différer plus long-temps à vous ouvrir mon cœur, et ne devant vous revoir que dans cinq semaines, je ne puis supporter davantage l'idée cruelle que je vous suppose sur ce voyage. O ma bienfaitrice, ma tendre mère! jamais je n'aurois consenti à m'éloigner de vous, si je n'y eusse été forcée par le devoir le plus cher et le plus sacré! une lettre de ma mère m'ordonnoit de partir, si vous y consentiez!... Maintenant je vais tout vous dire, puisqu'on me le permet.

Le soir de mon arrivée dans cette maison, Mme d'Olbreuse me conduisit dans le logement qui m'étoit destiné; c'est un appartement charmant, composé d'une chambre et de deux cabinets, dans l'un desquels je trouvai une harpe, un piano-forte, une boîte à couleurs, une écritoire, des livres, et un rosier de roses mousseuses aussi beau que dans l'été!... Je fus très-émue; mais Mme d'Olbreuse ne me dit rien, et je n'osai la questionner. Je remarquai qu'il n'y avoit dans cet appartement que deux lits jumeaux placés dans une grande alcove. Je demandai où coucheroit Jacinthe? A l'autre extrémité de la maison, me répondit Mme d'Olbreuse, mais, poursuivit-elle, une femme dont je réponds, couchera près de vous dans l'un de ces deux lits .... A ces mots j'éprouvai un violent battement de cœur!... Cependant Mme d'Olbreuse parlant tout de suite d'autre chose d'un air très-simple, j'imaginai que je me trompois, et je gardai le silence. Nous redescendîmes dans le salon. Il étoit huit heures; on attendoit, pour souper, le comte d'Olbreuse que nous avions laissé dans la rue de Richelieu en passant à Paris. Il avoit dit qu'il seroit à huit heures à Saint-Mandé, et qu'il y ameneroit la sœur et la belle sœur de Mme d'Olbreuse, qui passeroient quelques jours avec nous. A huit heures un quart nous entendons le bruit d'une voiture. Je me troublai sans savoir pourquoi... Un instant après le comte d'Olbreuse paroît avec deux dames qui lui donnoient le bras; toutes deux avoient des chapeaux dont les dentelles noires rabattues cachoient leurs visages .... Voilà, me dit Mme d'Olbreuse, ma sœur et ma belle-sœur... Mes yeux se fixent sur la plus grande de ces deux personnes, elle s'arrête, lève la dentelle de son chapeau, et découvre un visage d'une beauté éblouissante. Elle me regardoit!.... ah! quel regard!... il me parloit, il m'apprenoit tout! Je vole dans ses bras, ce regard et mon cœur ne pouvoient me tromper! ... C'étoit en effet ma mère!... En la voyant, en me retrouvant sur son sein, je crus recevoir d'elle une seconde fois la vie! elle complétoit mon existence!... On nous laissa seules jusqu'à dix heures!... Ah! quelle soirée délicieuse!... je ne pouvois que répéter ces mots: Ma mère!.. vous êtes ma mère! ... mais je l'écoutois, je la contemplois, mes yeux fixoient les siens, et y retrouvoient, comme dans un miroir, toute l'expression que les miens devoient avoir, toute la tendresse dont mon cœur étoit pénétré!... Hélas! malgré l'excès de ma joie, mon cœur n'étoit pas pleinement satisfait. Les affections les plus douces et les plus tendres doublées pour moi, ne me procurent jamais qu'un bonheur imparfait, mêlé de souvenirs douloureux. J'ai pleuré dans vos bras l'absence de ma mère, et dans les siens je vous regrette! ... Comment l'une pourroit-elle me faire oublier l'autre?... je trouve, en toutes les deux, les mêmes vertus, les mêmes sentimens!... La tendresse, les soins, les bienfaits de ma mère me retracent à chaque instant tout ce que vous avez fait pour moi, et ma reconnoissance pour elle est le gage de celle que j'ai pour vous!.... Oh! ne goûterai-je jamais la félicité suprême de me trouver entre vous deux, et de recevoir à la fois les douces caresses de deux objets si parfaitement, si également aimés!...

Qu'il me fut doux de souper à côté de ma mère. Nous ne mangeâmes guère; nous ne fûmes occupées l'une et l'autre qu'à nous regarder? .... Ah! qu'elle est belle, que sa figure est majestueuse, touchante et parfaite!...

Après le souper elle me conduisit dans ma chambre où elle a toujours couché. Elle a pris le lit qui touche la cloison, elle se lève toujours avant moi, et pour cela elle ouvre doucement une petite porte faite dans la cloison, et qui donne dans une autre chambre que la sienne. Tous les soirs, après un entretien délicieux, je m'endors en tenant la main de ma mère. C'est elle qui seule entre le matin dans ma chambre; c'est sa voix chérie qui m'appelle et qui me réveille, c'est elle qui m'habille, c'est avec elle, c'est à genoux à côté d'elle que je fais mes prières.... Ensuite nous déjeunons tête à tête .... Après cela je vais me promener; elle ne vient pas avec moi, elle est ici cachée, et ne sort point. Après la promenade je vole dans mon cabinet, je suis sûre de l'y retrouver, nous lisons les sermons de Bourdaloue; et puis elle me fait dessiner et jouer de la harpe; elle est excellente musicienne; elle joue supérieurement du piano, et chante à ravir. Vous savez, chère maman, comme elle peint; ainsi elle me tient lieu comme vous de tous les maîtres. Après le dîner nous restons jusqu'à six heures avec Mme d'Olbreuse et l'autre dame, amie de ma mère, qu'on appelle Coralie; nous brodons, et nous lisons des tragédies; ma mère déclame dans la perfection, et me fait lire des vers tous les jours A six heures nous remontons dans mon cabinet, nous lisons des livres d'histoire, nous faisons de la musique, nous causons jusqu'au souper, et nous nous couchons à onze heures précises.

Voilà la vie que je mène constamment, quand Mme d'Olbreuse ne me mène pas à Paris les matins. Ces courses, quoique intéressantes, me font toujours de la peine, parce que ma mère ne vient point avec nous; et sans ses ordres positifs, je n'en aurois pas fait une seule. Mais à présent j'ai vu tout ce qu'il y a de plus curieux dans cette immense ville, et je ne sortirai plus de St.-Mandé que pour retourner à Erneville.

Je suis toujours dans la même ignorance sur le nom et l'état de ma mère; je la vois, je n'ai nulle curiosité de savoir le reste. Je ne lui fais jamais à ce sujet la moindre question, même indirecte.

Voilà, chère maman, tous mes secrets; ma mère a le plus grand intérêt à cacher sa liaison avec Mme d'Olbreuse, je n'en puis pénétrer la cause; mais, sans la connoître, je dois respecter son silence, c'est pourquoi je n'ai pu vous dire avant sa permission que j'avois le bonheur de la retrouver ici.

Que je suis soulagée maintenant! vous connoîtrez les motifs de ma conduite, et vous approuverez votre enfant.

Adieu, chère et tendre maman! Hélas! je ne puis que m'affliger de votre absence, je ne puis que regretter Erneville, ce séjour si cher à mon cœur!.... Il ne m'est ni permis, ni possible de me livrer à l'impatience d'y retourner; il faudra, pour le retrouver, quitter St.-Mandé, et m'arracher des bras d'une mère adorée, sans savoir quand je la reverrai!... Ah! je ne sens que mon cœur est partagé entre vous deux, que lorsqu'il faut me séparer de l'une pour aller rejoindre l'autre!...

LETTRE XLIII.

De la marquise à la baronne.

Le 18 janvier.

Elle est arrivée! elle m'est rendue!... Par les inquiétudes que vous m'avez vues, vous pouvez, chère amie, juger de ma joie et de mon bonheur! Que j'aime Mme d'Olbreuse, qui en a eu tant de soin!... Ma chère Léocadie! .... je la trouve grandie et embellie. Qu'elle a été touchante pour moi!.... O venez, mon amie, venez demain dîner avec nous. Je veux vous procurer un grand plaisir, celui de me voir parfaitement heureuse.

LETTRE XLIV.

De la même à la même.

Le 2 mai.

ALBERT est parti hier pour Lyon avec Maurice et Stéphen. Il a dit qu'il reviendroit dans trois semaines; mais je soupçonne qu'il fera un plus long voyage, et qu'il pourroit bien aller à Genève. Quel goût il a pris pour les voyages!... Hélas! quand on ne se trouve pas heureux, on aime à changer de place!...

Mon beau-frère et sa femme ont passé deux jours ici, et viennent de partir. Ma belle-sœur est véritablement insupportable avec Zéphirine, elle la brusque, la gronde sans raison, et cherche toutes les occasions de l'humilier et de lui dire des choses désagréables. Hier au soir, Mlle du Rocher envoya à Zéphirine un jaune d'œuf délayé dans de l'eau; Zéphirine, qui étoit enrhumée, crut que c'étoit un lait de poule, et l'avale; point du tout, c'étoit un cosmétique pour débarbouiller . Ce matin Zéphirine entre dans la chambre de Mlle du Rocher, y trouve des fraises et les mange, et ces fraises étoient préparées, suivant l'antique coutume de Mlle du Rocher, pour lui laver les mains. Enfin, Zéphirine mangeant toutes les recettes de beauté de Mlle du Rocher, a pris encore quelques amandes douces et bu un verre d'eau de ris . Croiriez-vous que Mme d'Orgeval, pour ces graves délits, a fait à la pauvre Zéphirine les scènes publiques les plus sérieuses et même les plus violentes! elle qui s'est tant moquée pendant toute sa jeunesse des cosmétiques de Mlle du Rocher! ... O qu'une mauvaise mère est une chose monstrueuse et révoltante!

Adieu, mon amie; mandez-moi si nous nous verrons samedi à Bourbon.

LETTRE XLV.

De la baronne à la marquise.

Le 12 mai.

J'ai reçu, mon amie, une confidence qui vous regarde, et j'ai voulu me charger de vous la révéler. Voici ce que c'est. M. du Resnel veut assurer tout son bien à Léocadie, c'est-à-dire, deux cent mille livres de rentes et un mobilier immense. Je ne crois pas que vous ayez le droit de faire la généreuse dans cette occasion, et voici mon avis. Léocadie n'est pas votre fille, elle n'a rien, il vous est impossible de lui donner une dot qui puisse lui procurer un mariage avantageux, votre bien appartient à vos enfans, et vous ne pouvez qu'assurer une petite pension viagère à cette fille adoptive si chérie; il y auroit donc de la déraison et de l'injustice à refuser pour elle une fortune immense, qui la rend l'un des plus grands partis de la France. Vous n'avez personne à consulter là-dessus. Léocadie ne dépend légitimement que de vous, une mère anonyme, inconnue, voilée , etc., est nulle en ceci; c'est à vous seule à prononcer, et si j'étois à votre place, j'accepterois sur-le-champ, sans balancer; c'est pour vous un devoir. Ensuite, .... (ah! Pauline, je vais vous montrer à quel point je suis sûre de votre innocence)! ensuite je dirois à mon mari: Je vous ai prié, il y a plus de dix ans, de ne point prendre d'engagement positif pour mon fils; maintenant que ma Léocadie a seize ans, qu'elle est, aux yeux de tout le monde, la plus charmante personne qui existe, et qu'elle est devenue une riche héritière, je vous l'offre pour Maurice!.... Alors Pauline est justifiée, elle recouvre toute sa réputation en assurant le bonheur de ses enfans!...

O mon amie, n'hésitez pas! Si par une fausse délicatesse vous balanciez, vous affligeriez mortellement l'amitié! Songez-v bien, la Providence vous donne enfin un moyen certain de vous justifier: n'en pas profiter, seroit une folie coupable et incompréhensible. Je vous le confesse, si quel-que chose pouvoit ébranler mon estime pour vous, ce seroit de vous voir à cet égard une façon de penser différente de la mienne. N'opposez point à ce projet le penchant mutuel de Maurice et de Zéphirine. La dernière n'a que quatorze ans; peut-on imaginer que l'espèce de sentiment qu'elle a, soit une véritable passion? Et quant à Maurice, seroit-il possible de croire de bonne foi qu'un jeune homme de dix-huit ans pût épouser Léocadie avec répugnance? M. et Mme d'Orgeval seront outrés de ce mariage; en vérité, je ne vois pas grand mal à cela, ils vous ont toujours enviée, calomniée. Madame d'Orgeval est une mauvaise mère, qui ne s'affligera de cet événement que par ambition, par vanité, et parce qu'il vous justifie: enfin, on ne leur a jamais donné de parole positive: ainsi rien ne doit vous retenir, absolument rien. De grâce, décidez-vous promptement, et répondez-moi. Le baron est toujours aussi souffrant, je ne puis le quitter un instant. Ah! que ne m'est-il permis de voler près de vous! Que ne donnerois-je pas pour une heure de conversation! Répondez-moi, chère Pauline; songez-que j'attends Simon ce soir, renvoyez le moi. Un oui est bientôt écrit, et voilà out ce que vous avez a dire, si vous ne consultez que votre cœur, l'honneur et la raison.

LETTRE XLVI.

Réponse de la marquise.

Le 12 mai.

Oui, parfaite amie, je me rends à vos raisons, j'en sens toute la force et toute la justesse; j'accepte les bienfaits de M. du Resnel, et je vais envoyer un courrier à Lyon pour conjurer Albert d'unir pour jamais, sous six semaines, Maurice et Léocadie par un lien indissoluble. Etes-vous contente? cela est-il clair?

Je ne puis exprimer tout ce que je sens! Assurément je suis heureuse!.... Je dois tout à l'amitié, je serai justifiée, et Léocadie sera véritablement ma fille! ... Mais, quel bonheur est sans mélange! Maurice épousera Léocadie sans transport, sans l'adorer; Léocadie s'affligera de rompre l'union de deux personnes qui s'aiment et qui lui sont chères, elle sentira vivement le chagrin de Zéphirine, et même elle se le figurera plus violent qu'il ne peut être! Le sort de Zéphirine me touche aussi; n'épousant point Maurice, elle ne fera qu'un mauvais mariage, ou ne se mariera point du tout, car ses parens ne feront pour elle qu'un choix bizarre! .... Ils ne consulteront ni son goût, ni peut-être même les convenances; enfin ils me l'ôteront, et que deviendra-t-elle entre les mains d'une telle mère!.... J'avoue encore que la peine de mon beau-frère et de sa femme dans cette occasion m'en fera beaucoup, parce qu'elle ne sera que trop fondée!... Bien d'autres choses m'attristent encore!...

Voici quels sont mes projets, (ne révoquant point en doute le consentement d'Albert). Je marierai mes enfans sur la fin de juin ou dans les premiers jours de juillet; comme ils sont trop jeunes pour vivre ensemble, nous ferons voyager Maurice pendant deux ans. Je demanderai de garder Zéphirine tout ce temps, et quand les premiers mouvemens de colère seront passés, je me flatte que je l'obtiendrai. Au retour de Maurice, nous enverrons Zéphirine à Dijon chez ma mère, qui s'en chargera avec plaisir; Albert consentira volontiers à prendre l'engagement de donner à cette petite, quand elle se mariera, un trousseau, de faire tous les frais de noce, et de lui assurer une pension viagère de quatre mille francs; avec tout cela, et l'assurance du bien de ses parens, dont elle est fille unique, elle fera certainement un excellent mariage.

Je ne veux pas retenir Simon plus longtemps; adieu, la meilleure de toutes les amies et la plus tendrement aimée.

J'écris à M. du Resnel, j'espère qu'il viendra demain recevoir lui-même tous mes remercîmens.

LETTRE XLVII.

De la même au marquis.

Le 13 mai.

Je vous envoie, mon ami, par un courrier, une lettre de Mme de Vordac qui vous instruira du motif de ce message Je pense absolument sur cette affaire comme mon excellente amie; ainsi je vous offre Léocadie pour notre fils. Il y a bien long-temps que ce mariage est l'objet de mes vœux les plus ardens. Voici à ce sujet l'explication de ma conduite.

Je ne pouvois raisonnablement dans la première enfance de Léocadie vous la proposer pour Maurice; former le projet de donner pour femme à mon fils, une enfant trouvée , c'étoit sacrifier l'amour maternel à l'enfant d'adoption, c'étoit manquer essentiellement à mon devoir. D'ailleurs, Léocadie n'avoit pas encore cinq ans lorsque vous vous empressâtes de me confier vos vues sur la petite Zéphirine. Ce projet de mariage étoit en effettrès-convenable; je vous répondis simplement que je vous demandois en grâce de ne prendre aucun engagement positif, avant que Maurice eût atteint sa vingtième année, vous me le promîtes.Peud'années après vous désirâtes que Zéphirine fût élevée chez nous, ensuite vous eûtes l'air de vous attacher passionnément à elle, et vous me répétâtes avec une affectation marquée que son mariage avec Maurice feroit le bonheur de votre vie . Enfin vous donnâtes en ma présence cette espérance à votre frère, et vous n'avez rien négligé pour persuader à Maurice qu'il étoit amoureux de cette enfant.... Ajouterai-je encore ce qui m'a tant de fois percé l'âme?... l'éloignement extrême que vous montrez, sur-tout depuis deux ans, pour Léocadie.... et que son innocence, sa douceur, son respect et son attachement pour vous ne peuvent vaincre. Vous rappellerai-je que le jour où Mme d'Olbreuse fit la plaisanterie de lui mettre son habit de bal et du rouge, et nous l'amena ainsi dans le salon, et que cette pauvre petite courut à vous les bras ouverts, vous la repoussâtes avec une brusquerie dont elle fut épouvantée, et vous sortîtes précipitamment... Ah! je ne croirai point que cet ange puisse inspirer l'aversion; ces traitemens, je le sais, ne viennent que de vos cruelles préventions, mais pouvois-je vous proposer de préférer pour Maurice, à un très-bon parti, à une aimable et jolie personne qui vous est chère et qui est votre nièce, une pauvre enfant étrangère, sans naissance, sans bien, et qui paroît vous déplaire?

Cependant je nourrissois toujours en secret un reste d'espérance. Maurice n'a que dix huit ans, vous comptiez le faire voyager, je me flattois qu'à son retour, âgé de vingt ans, il auroit d'autres yeux, ou que pour mieux dire, voyant alors par lui-même, il s'étonneroit de son premier choix, et que ses sentimens s'accorderoient avec les miens.

Voilà l'explication que je vous dois; maintenant jetons un voile éternel sur le passé. J'ai pu bannir enfin de ma mémoire le souvenir des jours rapides et délicieux de ma première jeunesse!.... croyez qu'il m'en coûtera beaucoup moins d'en oublier les seize dernières années!...

LETTRE XLVIII.

Réponse du marquis.

De Lyon, le 16 mai.

Ah! Pauline! est-il bien vrai? voulez-vous sincèrement donner à votre fils Léocadie pour épouse?... Mais, grand Dieu! la lettre de madame de Vordac, cette lettre que vous m'envoyez, et la vôtre, peuventelles me laisser le moindre doute à cet égard?.,. Oui, je consens à cette union qui répond à tout, qui vous justifie, et qui ne laisse qu'un coupable qui ne se consolera jamais.

Je ne veux point vous attendrir: depuis long-temps je suis justement banni de votre cœur, je n'ai nul espoir de pardon, je me rends justice; croyez-moi, Pauline, c'est vous venger assez.

Je vais enfin vous expliquer sans détour une conduite qui vous paroît bizarre, et qui dans mes idées étoit trèsconséquente.

Depuis la rétractation de Mme du Resnel, j'ai repris tous les soupçons qui vous outrageoient, et chaque année n'a fait que les fortifier!... Je me persuadai qu'ayant fait ou laissé faire tant de choses extraordinaires pour vous justifier, vous seriez très-embarrassée de ne pouvoir me donner une preuve indubitable de votre innocence en me proposant le mariage de Maurice et de Léocadie. J'ai voulu vous épargner cet embarras. Voilà pourquoi j'ai montré tant de goût, tant de préférence pour ma nièce, pourquoi j'ai mis tout en usage pour inspirer à Maurice le même désir. Quand vous me demandâtes de ne point m'engager, je ne vis dans cette prière qu'un petit artifice. Cependant pour me conduire toujours avec simplicité, je vous fis la promesse que vous exigiez: en effet, je n'ai point donné ma parole à mon frère, mais j'ai dit et répété à tous mes amis que j'étois irrévocablement décidé à marier mon fils à ma nièce.

Une chose qui a beaucoup contribué à me confirmer dans mes soupçons, c'est que St. Méran, beaucoup plus votre ami que le mien, et l'ami intime de l'homme du monde qui vous est le plus dévoué, quand je lui ai parlé de mes vues sur Zéphirine, m'a fort approuvé, et même m'a conseillé plus d'une fois de ne pas attendre que Maurice eût vingt ans pour le marier, appuyant cet avis de raisons très-frivoles. Zéphirine m'est chère, mais je ne l'ai jamais comparée dans ma pensée à Léocadie.... Moi, de l'aversion pour cette dernière!... La bizarrerie que vous avez cru remarquer en moi à son égard, n'est que dans ma destinée, et non pas dans mes sentimens!... Enfin, j'adopte Zéphirine pour ma fille, et j'accepte Léocadie pour ma belle-fille. Je voudrois pouvoir refuser la donation de M. du Resnel; j'aimerois bien mieux Léocadie sans aucune fortune; mais mon refus à cet égard ne seroit qu'une vaine ostentation de générosité, puisque si je n'acceptois pas l'assurance du bien par contrat de mariage, M. du Resnel ne manqueroit pas de la faire par son testament, ce qui reviendroit au même. Ainsi j'accepte sans restriction toutes les offes contenues dans votre lettre; j'ai déjà parlé à mon fils, il consent à tout, et par ce même courrier j'écris à mon frère pour lui annoncer cet arrangement, et pour lui dire en même temps que je me charge de l'établissement de Zéphirine.

Mais après un tel éclat, s'il survenoit des obstacles qui fissent manquer le mariage sans qu'il y eût de ma faute ou de celle de mon fils, je vous le demande à vous-même, que pourrois-je penser? Naurois-je pas le droit de me croire indignement joué, et sans aucune nécessité?

Je vous envoie un courrier, et je partirai moi-même à la pointe du jour; cette lettre ne me précédera que de quelques heures.

LETTRE XLIX.

De M. du Resnel à la baronne.

Du château d'Erneville, le 18 mai.

Un courrier vient d'apporter la réponse du marquis. Il consent à tout. Pauline ne m'a pas communiqué sa lettre, et elle a été très douloureusement affectée en la lisant: qui peut deviner ce que cette lettre contenoit? Depuis quatre ou cinq ans le marquis est devenu si bizarre, qu'à mille égards sa conduite est inexplicable. Enfin, ce mariage est certain maintenant, l' ange sera justifiée ; ... nous serons heureux et triomphans.... Voilà l'espoir qui m'a soutenu et consolé depuis la mort de Mme du Resnel. Pauline étoit trop jeune alors pour qu'il me fût possible de parler, et il falloit attendre, et que le temps eût sanctifié mes sentimens pour elle, et que Léocadie fût tout-à-fait sortie de l'enfance: dans six semaines Léocadie sera la femme de Maurice! Vous représentez-vous la rage, l'étonnement et la confusion des envieux et des calomniateurs?...

Léocadie est prévenue, elle a beaucoup pleuré, cela est tout simple; nous lui avons dit tout ce qu'on feroit pour Zéphirine, elle est soumise et reconnoissante. Adieu, Madame; je vous récrirai quand le marquis et Maurice seront arrivés. Faites-nous donner des nouvelles du baron.

LETTRE L.

De la marquise à la baronne.

Le 22 mai.

Le grand jour , le jour le plus intéressant de ma vie est rapproché et fixé, Léocadie épousera Maurice le S du mois prochain. La cérémonie se fera dans le château, sans pompe et sans éclat, et ensuite nous partirons tous pour Dijon; car ma mère ne viendra point ici, elle ne peut quitter son amie malade et inconsolable de la perte si récente d'un fils unique. Maurice, au mois d'août, partira pour l'Italie avec M. Remi et Sauval, et je crois aussi avec son père!.... Je passerai trois mois à Dijon, et puis je reviendrai avec ma bien-aimée Léocadie, qui portera le nom d' Erneville .M.et Mme d'Orgeval se sont conduits de la manière la plus extravagante: sur la lettre d'Albert, ils ont envoyé sur-le-champ chercher leur fille par une femme de chambre, ce qui a produit, entre Zéphirine, Léocadie et moi, une scène douloureuse qui m'a fait un mal affreux. Zéphirine en toutceci a montré le meilleur naturel, et les sentimens les plus touchans et les plus généreux. Mme d'Orgeval m'a écrit une lettre aussi folle qu'insultante; elle m'y accuse d'avoir fait naître la passion de Zéphirine pour Maurice; elle m'assure que je n' ôterai de la tête de personne que Léocadie est ma fille, et que seulement tout le monde sera persuadé que l'appât de deux cent mille livres de rentes m'a fait vaincre tous les scrupules .

Ainsi elle est persuadée que je marie ma fille à mon fils! Concevez - vous que l'on ose dire de telles infamies? La réflexion, et ensuite les offres d'Albert pour Zéphirine, ont extrêmement modéré ces premiers accès de fureur. M. d'Orgeval a écrit hier à son frère une lettre très-plate, mais qui n'est point impertinente, et dans laquelle on voit clairement qu'il acceptera toutes nos offres, si on les réitère, ce que nous avons déjà fait!

Ah! chère amie, que ce mariage se fera sous de tristes auspices!... Tout le monde est mécontent! Maurice m'a parlé raisonnablement, il rend toute justice à Léocadie, il la trouve une personne incomparable, mais il ajoute que l'ayant toujours regardée comme sa sœur, il ne peut vaincre une sorte de répugnance que l'idée de l'épouser lui fait éprouver, malgré son admiration et sa tendresse pour elle. Enfin il avoue qu'il regrette Zéphirine, et qu'il s'afflige en pensant que le sentiment qu'elle a pour lui, la rendra malheureuse, du moins pendant long-temps. Léocadie est triste, silencieuse; elle pleure continuellement; Albert est morne et farouche, ma justification l'étonne sans le toucher.... son cœur m'est fermé sans retour.... Tout s'afflige autour de moi; puis-je ne pas souffrir!.... M. du Resnel soutient mon courage, il me dit que le bonheur renaîtra, quand tous ces premiers mouvemens seront passés!.. Le bonheur!... Non, jamais!.... Albert!.... ah! qu'il a changé depuis cinq ans! Croirez-vous qu'il conserve encore de la défiance? Il parlé ce matin à M. du Resnel comme s'il étoit persuadé que ce mariage ne se fera point; il lui a dit d'un ton ironique: Vous verrez qu'il surviendra quelque obstacle imprévu! .. Enfin quand le mariage sera fait, peut-être qu'alors quitte de toute défiance, il redevieudra ce qu'il doit être.

Adieu, mon amie; ah! pourquoi faut-il que nous soyons séparées dans une telle circonstance?...

LETTRE LI.

Du comte Jules à la comtesse de Rosmond.

De Moulins, le 23 mai.

Que viens-je d'apprendre! O ciel, on la marie! Léocadie épouse, dit-on, dans un mois , le fils aîné de la marquise d'Erneville!... Ah! ma chère tante, que deviennent vos promesses? N'auront-elles servi qu'à me donner de chimériques espérances pour le malheur éternel de ma vie!.. Avez-vous quelque moyen d'empêcher ce fatal mariage? Daignez me répondre sans nul déguisement.... Non, je ne souffrirai point qu'on me l'enlève..... J'attends votre réponse: si elle ne me rassure pas, je n'écouterai plus que mon désespoir.... Nul homme, sur la terre, n'épousera Léocadie qu'après m'avoir ôté la vie!...

LETTRE LII.

De M. du Resnel à la baronne de Vordac.

Du château d'Erneville, le 23 mai.

Quel coup je vais porter à votre sensible cœur!... mais il le faut!... Ah! Madame, si vous pouvez vous échapper un moment, venez au secours de votre malheureuse amie! Elle est au désespoir!.... jamais, non jamais, dans aucun temps elle ne fut aussi à plaindre!...

Ce matin, à dix heures, nous étions dans la petite galerie qui donne sur le parterre, le marquis, Pauline et moi. Tout à coup paroît Léocadie, baignée de larmes et tenant une lettre ouverte; elle se jette aux pieds de la marquise en sanglotant et en disant: Lisez, maman, cette lettre est de ma mère . Pauline prend d'une main tremblante le papier qu'on lui présente... Cette lettre fatale, de la même écriture que les autres, contient ce peu de mots: „Ma fille, vous ne pouvez disposer de vous sans mon consentement. Je ne puis vous le donner pour le mariage qu'on vous propose. Je sens, comme vous, combien votre bienfaitrice vous honore en daignant vous choisir pour son fils; mais une raison puissante s'oppose à cette alliance, et je vous défends, au nom de ma tendresse et des droits sacrés de la nature, d'y penser désormais. Vous pouvez montrer ma lettre“.

Le papier tombe des mains de Pauline... Le marquis ramasse la lettre, la lit tout haut, et se retournant vers moi: Ne l'avoisje pas prévu, me dit-il du ton le plus amer, qu'il surviendroit un obstacle? ... Quoi! Léocadie, s'est écriée Pauline, vous refuseriez d'épouser mon fils!... Ah! maman, a répondu Léocadie en versant un torrent de larmes, serois-je digne de vos bontés, si j'étois capable de désobéir à ma mère, et dans une telle occasion? C'en est assez, a dit le marquis avec des yeux où se peignoit la fureur; c'en est assez, la mesure est remplie, et je me flatte que cette scène sera du moins la dernière de ce genre... Pauline, épouvantée, a voulu se dégager des bras de Léocadie, toujours à genoux, elle s'est levée pour sortir; mais elle est retombée dans son fauteuil, elle étoit près de s'évanouir .... Elle se trouve mal! s'est écriée Léocadie éperdue... Le marquis s'est ému, mais voyant que la pâleur de Pauline se dissipoit: Ecoutez Pauline, a-t-il dit, chaque chose doit avoir un terme, et par conséquent l' indulgence a des bornes aussi. La mienne est épuisée ... n'y comptez plus! En prononçant ces paroles il s'est éloigné... Alors l'infortunée Pauline jetant sur moi le plus douloureux regard: Me voilà donc parvenue au comble du malheur, me dit-elle? Albert m'outrage sans ménagement, et Léocadie me désobéit!... A ces mots Léocadie n'a répondu que par des gémissemens qui ont achevé de déchirer le cœur de Pauline et le mien; mais malgré le plus affreux désespoir, cette malheureuse enfant persiste dans ses refus, et rien ne peut vaincre sa résistance à cet égard. Depuis cette scène déchirante, Albert est renfermé dans sa chambre. Pauline s'est aussi retirée dans la sienne, et s'est mise au lit il y a deux heures. Elle a renvoyé Léocadie qui, baignée de larmes, est dans son cabinet. Personne ne s'est mis à table pour dîner..... Jugez, Madame, de tout ce que j'éprouve! Vous imaginez bien que j'ai fait l'impossible pour engager Léocadie à se rétracter, mais en vain.... Grand Dieu, quelle révolution!... Pauline a reçu le coup de la mort! elle succombera à ce dernier chagrin!... Léocadie n'est pas moins à plaindre, vous pouvez m'en croire; j'ai lu dans son cœur, et malgré son opiniâtreté, qui me désespère, je dois convenir qu'il est impossible d'avoir plus de reconnoissance, et une sensibilité plus vive et plus profonde. Elle est dans un état digne de pitié.

Nous verrons, demain matin, ce que les réflexions de la nuit auront produit. Je ne ferai partir cette désolante lettre que lorsque j'aurai revu demain Pauline et Léocadie.

Concevez-vous l'horrible et funeste bizarrerie de cette mère inconnue! Est-il une raison, ou même un prétexte qui puisse motiver ou colorer l'ingratitude et l'extravagance d'un tel refus!.. Ceci nous apprend que Léocadie a des moyens secrets de correspondre avec elle, et qu'elle l'avoit consultée sur ce mariage. Vous comprenez combien cette découverte a blessé Pauline!... Femme infortunée autant qu'intéressante! Ah! pourquoi l'ai-je connue? je n'ai jamais pu la servir, et mon attachement inutile pour elle m'est bien funeste!...

Le 24, à 6 heures du matin.

Pauline est partie pour Dijon il y a deux heures!... Je suis accablé! c'est tout ce que je puis vous dire! Ah! Madame, qu'on est malheureux d'aimer ainsi!...

LETTRE LIII.

De la marquise à Léocadie.

Le 24 mai, à heures du matin.

Je vais partir pour Dijon, je n'ai plus qu'un refuge, c'est le sein de ma mère!...

Vous m'avez perdue au yeux d'Albert, vous me déshonorez, vous me tuez, vous me forcez d'abandonner pour jamais le séjour que le souvenir de mon enfance et de la vôtre me rendoit si cher!...

Pour obéir à l'ordre injuste et tyrannique d'une mère qui, dès l'instant de votre naissance, renonça à tous ses droits sur vous, et qui les a tous perdus, vous me plongez un poignard dans le cœur!.... Vous rejetez mes bienfaits, vous outragez mon fils et mon mari, et vous m'ôtez l'honneur!... Vous respectez le caprice le plus étrange et le plus odieux, et vous méprisez mes prières!... Adieu, Léocadie; je vous pardonne, et je vais vous regretter, me cacher et mourir loin de vous!...

LETTRE LIV.

Réponse de Léocadie.

Le 24 mai, à 6 heures du matin.

Non, maman, non, disposez de moi, je suis à vous, je jure de vous obéir, j'accepte vos bienfaits. Pardonnez... revenez, je suis soumise..... Je viens de le déclarer publiquement. O! pardonnez! et revenez.... ma mère, revenez, ou je meurs!...

LETTRE LV.

De M. du Resnel à la baronne.

Le 24 mai, à 4 heures après-midi.

Elle est revenue! tout est racommodé, tout est d'accord. Mais écoutez le récit d'un nouvel incident plus étrange que tout le reste....

Pauline, en partant, avoit écrit à Léocadie, et cette dernière, enfin vaincue, n'a plus balancé.... Elle a vu qu'il s'agissoit de l'existence et de la vie de sa bienfaitrice, et elle s'est soumise sans restriction. Elle envoie un courier, chargé d'une lettre, sur la route de Dijon; on rejoint la marquise, qui revient aussitôt.... Léocadie, après avoir écrit au marquis et à Maurice, pour implorer son pardon, et pour protester qu'elle ne reconnoît, dans cette occasion, que l'autorité de Pauline, Léocadie vient me chercher, et nous allons ensemble, sur le grand chemin, au-devant de la marquise. Nous ne marchions pas, nous avions des ailes!... Au bout d'une heure nous apercevons la voiture qui venoit à toute bride! Ah! sûrement elle n'alloit pas si vîte en s'éloignant d'Erneville, le courrier l'a rejointe si tôt!... Léocadie, en voyant la voiture, fait un cri, précipite ses pas, et devient si tremblante que j'étois obligé de la soutenir, et presque de la porter.... Enfin la voiture n'est plus qu'à deux cents pas de nous, je crie: arrête ! Léocadie se jette à genoux. La marquise ouvre elle-même la portière, s'élance hors de la voiture, et Léocadie est dans ses bras!... Toutes deux fondoient en pleurs: Tu m'es donc rendue! répétoit Pauline. Oui, maman, s'écrioit Léocadie, je suis votre ouvrage, je suis votre bien, je n'appartiens qu'à vous!.. Nous montons en voiture, nous arrivons au château; nous demandons Albert, et l'on dit à Pauline qu'il l'attend dans son cabinet. Elle y va seule. Un quart d'heure après on me fait appeler; je m'y rends. Je trouve le marquis morne et rêveur, mais horriblement changé; on voit qu'il a prodigieusement souffert et beaucoup pleuré... Pour Pauline elle paroissoit agitée, mais satisfaite. Eh bien, me dit-elle, je suis maintenant de l'avis d'Albert; cette prétendue mère inconnue n'est qu'un monstre, qu'un ennemi mortel qui se cache pour me calomnier et pour me perdre. Je suis convaincue que toutes les scènes dont Léocadie et moi avons été les dupes, ne sont que des impostures. Albert a reçu ce matin un billet de cette même écriture et avec le même cachet que nous connoissons si bien. Lisez-le!... Je prends ce billet; jugez de mon horreur et de ma surprise en lisant ce qui suit:

„Gardez-vous de former cette exécrable alliance! Léocadie est la sœur de Maurice d'Erneville“.

Assurément, dis-je au marquis, on n'imaginera pas que Pauline soit complice de ce nouveau stratagème. Ceci prouve en effet une infâme imposture, et en même temps, que Pauline en étoit la victime, sans en avoir jamais été la confidente.

Enfin, reprit Albert en regardant fixement Pauline, vous persistez à désirer le mariage de Maurice et de Léocadie! Oui, répondit Pauline avec force; oui, et je vous demande même d'en avancer le jour... A ces mots, Albert s'émut et s'attendrit; il s'est levé, il a fait en silence quelques tours dans le cabinet. Il est bien malheureux; quand il croit Pauline coupable, il est maintenant dominé par la fureur; quand il la croit innocente, il se trouve inexcusable, il tombe dans un affreux découragement qui resserre et flétrit son cœur. On a décidé que la noce se fera le 12 juin. D'ici là on ne parlera point à Léocadie de l'abominable billet qu'Albert a reçu. Pauline pense, avec raison, que les préventions de Léocadie sont trop fortes pour qu'il fût possible de les détruire dans ce moment. Ainsi on ne commencera à l'éclairer à cet égard que lorsqu'elle sera mariée.

Je me hâte de faire partir cette lettre, qui vous remettra du baume dans le sang. Espérons que le temps dévoilera toute cette trame ténébreuse de perfidies et de noirceurs, et que le ciel, après avoir justifié l'innocence, découvrira les vrais coupables.

LETTRE LVI.

De Léocadie à la mère inconnue.

Le 24 mai, à 11 heures du soir.

Tout le monde est couché, et moi je ne puis me livrer au sommeil; j'ai perdu pour jamais le repos! je veille avec le remords, un remords éternel!... O ma mère, c'est à genoux que je vous écris; c'est en répandant les larmes les plus amères, que j'ose vous avouer que je vous ai désobéi. J'ai donné ma parole, j'épouse Maurice, le jour est irrévocablement fixé, ce funeste mariage se fera le 12 de juin!... J'ai résisté pendant vingt-quatre heures, mais enfin ma seconde mère étoit déshonorée; elle mouroit, j'ai dû céder! Il falloit choisir entre deux crimes affreux pour mon cœur; j'ai dû préférer celui qui rachetoit l'honneur de ma bienfaitrice et qui la rendoit à la vie!... Ah! jamais la reconnoissance n'obtint un sacrifice plus douloureux! vous désobéir, n'est-ce pas m'immoler!...

Ma mère! ma tendre mère! vous déplaire, vous irriter est pour moi le plus grand des malheurs. Ah! prenez pitié de votre infortunée Léocadie, elle vous révère autant qu'elle vous chérit, elle déteste un engagement que vous n'approuvez pas; elle ira à l'autel comme une victime, et non comme une enfant rebelle! O ne pensez pas qu'un sentiment secret ait influé sur ma conduite; j'aime Maurice comme je dois aimer le fils de ma bienfaitrice; il a mille qualités charmantes; cependant (je vais vous ouvrir mon âme toute entière) je ne l'aime même pas comme un frère! ... Non, ce sentiment si tendre.... ce n'est pas lui qui me l'inspire!... Enfin, je n'éprouve qu'un éloignement invincible pour le lien fatal que je vais former. J'en serai plus à plaindre, mais j'en aurai moins de remords; je me croirois plus criminelle, si l'union que vous ne bénissez pas, plaisoit à mon cœur. Hélas! ce cœur consacré sans réserve à la nature, à la reconnoissance, n'a pu se livrer à d'autres sentimens! L'amour filial est son unique passion! et je ne puis en remplir les devoirs!... Soumise également à deux mères adorées, je n'ai pu leur donner les mêmes preuves de tendresse et de dévouement, il falloit irriter l'une ou désespérer l'autre!... O daignerez-vous me pardonner? J'attends en tremblant votre réponse! .... Ma mère, ma sensible mère, n'achevez pas d'accabler votre malheureuse Léocadie!

LETTRE LVII.

De la comtesse de Rosmond au comte Jules.

Le 28 mai.

Ah! mon cher Jules! j'ai une funeste nouvelle à vous annoncer!... Vous n'avez plus de père!... Mon malheureux frère a été frappé d'apoplexie hier, à huit heures du soir, en sortant du cabinet du roi!... Tous les secours ont été inutiles!... Bouvard lui avoit prédit cet affreux genre de mort, s'il persistoit à ne point changer sa manière de vivre. Hélas! mon frère n'a pas voulu le croire!... il s'est tué!... Je ne quitte point votre excellente mère; elle est dans une profonde affliction, mais sa santé est aussi bonne que nous pouvons raisonnablement le désirer dans sa situation. Elle vous ordonne de rester à Moulins, j'irai vous y retrouver incessamment.

Vous devez d'autant plus regretter votre père, qu'il vous a donné les plus tendres marques d'affection deux jours avant sa mort!... Je lui parlai en particulier le 26 en présence de votre mère, et il consentit à tout .

Adieu, mon cher Jules; adieu, mon fils!... Tranquillisez-vous sur le mariage de Léocadie; restez paisiblement à Moulins. Je mérite votre confiance, accordez la moi toute entière.

LETTRE LVIII.

Du chevalier de Celtas à la marquise douairière de T***.

D'Autun, le 1er juin.

Assurément, madame la marquise, j'accepte votre aimable invitation, et mort ou vif je serai certainement à T*** le au soir. J'assisterai avec autant d'intérêt que de plaisir aux noces de monsieur votre petit-fils. >Non, Madame, la fôte de T*** ne sera point éclipse parcelle d' Erneville ; l'or pur et véritable n'est point effacé par l'éclat factice du faux or ... Mais, Madame, que dites-vous de tous ces grands événemens? Le financier du Resnel, n'ayant pu réussir à donner sa femme pour mère , prend le parti de se déclarer le père ; cela n'est-il pas ingénieux? Enfin quelle est donc la mère ?... Le mariage déroute les simples, les gens à préjugés ; mais les âmes fortes soutiennent que la coutume des Guèbres et des Perses est très-conforme à la nature! et puis trois cent mille livres de rentes peuvent anéantir bien des scrupules! Nous allons donc voir M. Maurice d'Erneville, arrière-petit-fils d'un marchand de vin, le plus riche seigneur de la province!... Quoique j'aie fort à me plaindre des d'Orgeval, le ressentiment ne me rend point injuste, et je suis indigné des procédés qu'on a pour eux; j'ai été témoin des paroles d'honneur solennellement données à l'occasion du mariage projeté de la petite d'Orgeval avec son cousin. Madame d'Orgeval est une très-bonne mère; jugez de l'état où elle doit être!... Cette conduite est véritablement infâme.

Je sais de bonne part que M. d'Erneville a poussé l'outrage jusqu'à proposer en échange de son fils Maurice, son petit bâtard Stéphen; connoissez-vous rien de plus révoltant que cela?

Adieu, Madame; recevez avec bonté l'hommage respectueux d'un admirateur sincère et de l'ami le plus dévoué.

LETTRE LIX.

De la marquise la baronne.

Le 8 juin.

Je viens de recevoir, par un courrier, une lettre qui me cause beaucoup d'émotion. C'est de l'évêque d'Autun; il veut bénir lui-même le mariage de Léocadie, ce qui me flatte et m'honore. Il sera ici le 12 (le jour désigné), à huit heures du matin; la cérémonie se fera à midi. Mais l'évêque ajoute qu'il a quelque chose de très-important pour Léocadie à nous communiquer; qu'une déclaration publique doit se faire , et qu'il me supplie d'inviter M.et Mme d'Orgeval, et quelques autres personnes. Que signifie cela? Je ne crains rien, mais je suis bien agitée... Nous sommes toujours dans la même tristesse; Léocadie, ma chère Léocadie est d'un abattement qui me tue!... dans quatre jours son sort sera fixé, et pour jamais!... Ah! chère amie, tout ce qui se passe dans mon cœur est inexprimable!... Albert est sombre, accablé, inquiet ... Soyez-en sûre, il doute encore; ô puisse-t-il se pardonner comme je lui pardonne!...

Le vicomte de St. Méran est arrivé hier. Il est triste aussi, et il est d'une distraction inconcevable... M. du Resnel est rêveur... Je marie mes enfans, Léocadie va devenir ma belle-fille, et je ne suis pas la plus heureuse des mères!... J'ai toujours et sans interruption un battement de cœur pénible, le moindre bruit que j'entends me fait tressaillir, je suis dans l'attente de quelque événement extraordinaire, et je ne puis prévoir s'il sera heureux ou funeste ... Je ne crois plus à cette mère inconnue; cependant se peut-il que M. et Mme d'Olbreuse soient complices d'une telle imposture? car je sais, à n'en pouvoir douter, que si cette mère n'existe pas, ils ont trempé dans le complot qui nous abusoit! Le billet atroce envoyé à Albert est certainement de l'écriture des autres lettres, et le cachet avoit la devise: Vivre pour expier! ... Tout cela est inoui, inexplicable.

La religion seule me soutient, je ne puis me calmer qu'en priant Dieu. Après tant d'épreuves et de peines, tant de chagrins secrets et si déchirans, j'ose me flatter que la tranquillité me sera rendue! ... Et dans d'autres momens, quand je considère la consternation de tout ce qui m'entoure, il me semble que tout m'annonce une affreuse catastrophe. Je suis épouvantée de la haine envenimée qui me poursuit depuis seize ans ... mais je suis soumise; et si je n'ai pas le courage de surmonter la crainte, j'ai du moins, depuis long-temps, celui de me résigner au malheur.

O combien je souffre d'être privée de vous, et de vous savoir inquiète et malheureuse!.... On m'assure que le baron est moins mal. Tiphaine a dit qu'il n'étoit pas sans espérance. M. du Resnel ira demain vous voir, et me rapportera de vos nouvelles. J'irai moi-même, après demain, passer deux heures avec vous, et soyez sûre, mon amie, que vous aurez toujours tous les matins un courrier d'Erneville.

LETTRE LX.

De M. du Resnel à la baronne.

D'Erneville, le 10 juin.

Nous apprenons dans l'instant que le duc de Rosmond est mort. On cache cet événement à Léocadie, sa tristesse n'est déjà que trop profonde!... cette nouvelle l'augmenteroit certainement encore. A présent, Madame, nul doute que la lettre de l'évêque d'Autun ne se rapporte à la mort du duc de Rosmond. Cette déclaration publique sera sûrement la révélation d'un grand mystère. Il me paroît plus certain que jamais que le duc est père de Léocadie, et que l'évêque, ami de toute cette famille, s'est chargé de déclarer ce secret. La publicité qu'on veut donner à cet aveu, ne peut être qu'une chose bienfaisante de la part d'un homme de son caractère; son but est sûrement de justifier authentiquement Pauline. Mais quelle est donc la mère ? De quelle main infernale a parti le billet qu'a reçu le marquis? L'évêque veut bénir le mariage de Léocadie ; c'est annoncer solennellement d'avance qu'il croit cette alliance légitime... Enfin, dans deux jours nous saurons tout. Je compte les heures et les minutes; jamais le temps ne m'a paru si long...

Adieu, Madame; en remplissant avec tant de perfection vos devoirs, ménagez votre santé; l'inquiétude qu'elle nous cause, ajoute un cruel tourment au chagrin d'être séparés de vous. J'irai demain vous porter moi-même le billet de Pauline; puissé-je trouver le baron dans un état moins affligeant!

LETTRE LXI.

Du même à la même.

D'Erneville, le 12 juin, à dix heures du matin.

Je profite, Madame, de l'occasion du voiturier qui vous porte la baignoire, pour vous écrire un mot, sans préjudice du courrier que nous ferons partir après la cérémonie. L'évêque est arrivé à huit heures; mais ce qui nous a surpris, c'est qu'il amène le premier président du parlement de Dijon, M. de ***. L'évêque a dit qu'il ne venoit que pour bénir le mariage ; que M. le premier président remettroit des papiers importans dont il est dépositaire, mais qu'il attendoit pour cela l'arrivée de deux personnes qui seroient sûrement à Erneville avant midi. Vous connoissez le maintien froid et grave, et le visage immuable du premier président; ainsi sa physionomie, comme de coutume, ne dit rien; mais l'évêque paroît être excessivement préoccupé et touché. Au reste, il n'a jamais montré plus d'estime et plus d'amitié pour Pauline; observation qui dissipe toute inquiétude. L'évêque sachant que le chevalier de Celtas est à trois lieues d'ici, a conjuré le marquis de lui envoyer un billet d'invitation, ce qui est fait: autre preuve certaine qu'il s'agit de justifier Pauline. Monsieur et madame d'Orgeval, sur une lettre qui a dû piquer leur curiosité, ont pris le parti de venir aussi. Ils viennent d'arriver presque en même temps que le chevalier de Celtas. Pour le marquis, il ne sait plus où il en est, il ose à peine lever les yeux sur Pauline, il ne lui parle qu'en balbutiant. Tout lui prouve enfin qu'elle est innocente. Léocadie sera sa belle-fille dans deux heures; son trouble et ses remords sont inexprimables!... Pauline aujourd'hui ne voit que Léocadie et ne s'occupe qu'à la parer... elle s'est levée à cinq heures, elle a passé dans l'appartement de Léocadie, qu'elle a trouvée, non-seulement éveillée, mais habillée et baignée de larmes. Viens, lui a-t-elle dit, viens avec moi, allons chercher du courage et de la confiance. A ces mots, elle la prend sous le bras et l'emmène à l'église paroissiale. Elle la fait mettre à genoux à côté d'elle, devant la cuve de pierre où Pauline a reçu le baptême, et où Léocadie en reçut aussi les cérémonies. Elles étoient seules dans l'église, et Pauline se tournant vers Léocadie: Chère enfant, lui dit-elle, c'est ici, c'est à cette même place que, dans les premiers momens de notre vie, nous fûmes purifiées et marquées du sceau de la religion!... Depuis cet instant, nous avons conservé cette précieuse innocence; abjurons donc ici des foiblesses humaines, remercions le créateur, et prions avec espérance. A ces paroles, Léocadie (de qui je tiens ce récit) se sentit ranimer, ses larmes coulèrent, mais sans amertume; elle resta en prières, avec sa mère, jusqu'à l'heure du déjeuner; ensuite elles vinrent au château, et je fus si étonné du calme que je remarquai sur leurs physionomies, que j'interrogeai Léocadie, qui m'a conté ce que je viens de vous dire.

Si j'ai été frappé de l'arrivée subite de St. Méran, je le suis bien davantage de l'état où il est aujourd'hui. Il ne voit, n'entend, ni ne répond; il est hors de lui et plongé dans la plus profonde tristesse: il sait le secret , je n'en doute pas. Mais si, comme tout le prouve, ce secret est à la gloire de Pauline, comment peut-il en être si douloureusement affecté? Cela est incompréhensible.

Je puis prolonger ma narration, car on n'a pu trouver encore une charrette assez grande et assez solide pour transporter la baignoire. Je vais faire un tour dans le salon, avant de fermer cette lettre.

A 11 heures et demie.

Pauline, plus touchante, plus jolie que jamais, et Léocadie, belle comme l'astre du jour, viennent d'entrer dans le salon. Alors le président tire de la vaste poche de son habit un écrin, l'ouvre, lève le couvercle et montre les plus beaux diamans du monde, et s'avançant vers Léocadie, lui présente cet écrin ... Léocadie se trouble, et regarde sa mère. De quelle part, dit Pauline, vient ce présent?... Madame, répond gravement le président, d'une personne qui a le droit de l'offrir. Eh bien, Monsieur, reprend Pauline, quand on la connoîtra, Léocadie acceptera. A ces mots, le président a posé l'écrin sur la table... Dans ce moment, mes veux se sont portés sur St. Méran, il étoit d'une pâleur mortelle ... Enfin, Madame, ce que je ne puis vous dépeindre, c'est l'embarras, l'inquiétude et l'étonnement de M. d'Orgeval, de sa femme et du chevalier de Celtas. Le dernier, surtout, voudroit bien avoir l'air dégagé, incrédule et moqueur, mais il n'en peut venir à bout; il ne sait d'ailleurs à qui parler, étant brouillé avec M. et Mme d'Orgeval: il a voulu s'approcher de l'évêque et du bon curé, et il en a été reçu avec une sécheresse parfaite . Le président ne l'a pas mieux traité, Mme Regnard a changé de place quand il s'est avancé vers elle, et j'ai défendu à Remi et a Sauval de lui répondre; de sorte qu'il est réduit à l'entretien de Mlle du Rocher. Je crois qu'il se repent beaucoup de la curiosité qui l'a fait venir ici. M. d'Orgeval dandine tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre; il se promène de temps en temps dans le salon, et baguenaude. Sa femme ricane, bâille et s'évente. Le président, l'évêque et les grandsvicaires soutiennent la conversation générale, qui ne roule que sur des choses indifférentes.

Grande nouvelle! ... on m'apprend qu'une voiture à si chevaux, avec tous les stores baissés , arrive dans le village, et s'est arrêtée devant la maison du curé, qui vient avec le président de sortir du château pour aller parler à ces étrangers. Adieu, Madame; le voiturier part, enfin; je vais toujours donner cette lettre, et dans une heure je vous manderai le reste.

LETTRE LXII.

Du même la même Le 12 juin à 3 heures et demie après-midi.

O justice éternelle! Ecoutez, parfaite amie , et prosternez-vous avec nous pour remercier l'arbitre souverain des destinées humaines!... Au bout d'une demi-heure le curé est revenu très-essoufflé, très-rouge; on l'entoure, on l'interroge, il répond qu'il a installé chez lui les étrangers , qu'il a promis de ne rien dire de plus sur eux, qu'il ignore, d'ailleurs, le sujet de leur voyage, que M. le premier président va les amener dans un moment. Leocadie pâlit, Pauline s'émeut, le marquis se trouble et s'agite. St. Méran se lève et s'enfonce dans l'embrasure d'une fenêtre en tournant le dos à toute la compagnie; on se regarde, on se parle bas... Enfin nous entendons le bruit d'une voiture, le marquis veut aller au-devant des étrangers, l'évêque le retient en disant d'un ton d'autorité: Non, Monsieur, restez, je vous supplie. Le marquis interdit, s'arrête... La porte du salon s'ouvre. Le premier président paroît seul, fait trois ou quatre pas, et s'adressant à la marquise avec un air solennel: Madame, lui dit-il, Mme la comtesse de Rosmond, qui veut révéler un important secret, vous demande la permission d'entrer... A ce nom de Rosmond il y eut un mouvement général dans la chambre.. Tout le monde se lève, Pauline, troublée, ne répond que par une inclination de tête.

Le président sort, et presque au même instant les deux battans de la porte se rouvrent, et l'on voit paroître la belle comtesse de Rosmond, en longs habits de deuil, appuyée sur le président; elle s'avançoit lentement, elle avoit les yeux baissés .... Sa beauté parfaite et frappante, dont ces crêpes noirs et ce deuil profond relevoient l'éclat éblouissant et la majesté, ne nous cause pas moins d'étonnement que sa ressemblance avec Léocadie!... A peine a-t-elle paru, que nous entendons deux cris partir du fond de l'âme!... Léocadie, éperdue, s'élance vers elle, et tombe sans connoissance à ses pieds!.... Le marquis pâlit, frémit, chancelle .... J'étois à côté de lui. Il saisit ma main, et la serrant avec force: Juste ciel! s'écrie-t-il d'un air égaré, Camille!... c'est Camille! ... et il reste immobile, la bouche entr'ouverte, les cheveux hérissés et les yeux fixés sur la comtesse!... Pauline, au milieu de ce désordre, ne voit que Léocadie évanouie, elle vole auprès d'elle; on la pose sur un canapé, et Léocadie, baignée des larmes de la comtesse et de Pauline, et dans les bras de l'une et de l'autre, rouvre les yeux en disant: ô! ma mère!... Est-ce moi? s'écrièrent à la fois Pauline et la comtesse. Ah! toutes les deux! répond Léocadie!... Jugez de notre surprise!... mais, combien elle devoit augmenter!... La comtesse, tout à coup, se lève, elle s'avance au milieu du salon, elle s'appuie, d'un main, sur la table, et s'adressant au marquis: Il est temps, dit-elle, de justifier l'innocence. Je ne le puis sans découvrir nos égaremens! Je saurai expier le mien, et le bonheur de votre vertueuse épouse réparera le vôtre! ... A ces mots, se retournant vers l'assemblée: Je suis, poursuivit-elle, la mère de Léocadie ... et son père est M. d'Erneville!..... Après avoir prononcé ces paroles, elle baisse un voile noir, se couvre entièrement le visage, et sort du salon. Léocadie se précipite sur ses traces et disparoît..... et le marquis est aux pieds de Pauline... O femme incomparable! s'écrie-t-il en embrassant ses genoux et en versant un déluge de larmes, je dois passer ma vie à tes pieds, et je ne suis pas digne d'y être souffert; tu dois me repousser loin de toi, il n'y a, pour moi, d'expiation que ta haine, le désespoir et la mort!... Pauline, pour toute réponse, se jette dans ses bras, et le serre avec transport, contre son sein... Nous pleurions tous!...... L'envie même, éteinte, ou du moins suspendue, laisse couler les pleurs du sentiment et de l'admiration; nous entourons Pauline, chacun veut l'embrasser, ou la toucher et baiser sa robe; l'enthousiasme est universel, il a saisi tous les cœurs, et les larmes répandues par le chevalier de Celtas et par Mme d'Orgeval ont été aussi sincères que les miennes ..... Pauline, cet être divin, Pauline.... ô quelle joie pure et céleste brilloit sur son visage!... elle a bien mieux fait que confondre ses ennemis, elle les a vaincus, elle les a subjugués. Comme la lumière dissipe les ténèbres, comme la vérité anéantit l'erreur, je crois que la vertu qui se montre avec un éclat si doux et une telle sublimité, a le droit heureux de purifier tout ce qui la contemple.... Qui peut rester méchant en connoissant Pauline, en la voyant telle qu'elle est!... Cependant la comtesse, qui s'étoit retirée dans un cabinet voisin, renvoie Léocadie, conduite par le président. Pauline place elle même Léocadie dans les bras de son père, qui la reçoit avec transport, la contemple avec ravissement et croit la voir pour la première fois!... Maurice accourut en pleurant pour embrasser sa sœur, et l'heureuse Pauline, au milieu de ce groupe intéressant, goûtoit un bonheur qui la dédommageoit pleinement de seize ans de souffrances. L'évêque, s'approchant de Pauline, lui parle tout bas et l'emmène, avec le marquis et Léocadie, dans le petit salon vert. Là il demande la main de Léocadie pour son élève, pour le neveu chéri de la comtesse de Rosmond, enfin, pour le comte Jules, ce charmant jeune homme dont nous avons tant admiré les grâces et la conduite; l'evêque dit que le duc de Rosmond, quelques jours avant sa mort, instruit de tout par sa sœur, consentit, ainsi que sa femme, à ce mariage, en faveur duquel la comtesse a fait à son neveu une donation entière de tout son bien. En effet, l'évêque montra le consentement par écrit du duc et de la duchesse; l'évêque ajoute que le comte Jules attache à cette union tout le bonheur de sa vie, et qu'une puissante raison fait désirer à la comtesse de Rosmond qu'elle ne soit pas différée. Léocadie, déjà prévenue par sa mère, déclare ingénument qu'elle a pour le comte l'estime la plus parfaite et le sentiment le plus tendre, et il est sur-le-champ décidé que Léocadie épousera le comte Jules jeudi prochain. On envoie chercher le comte qui, arrivé avec sa tante, étoit resté chez le curé. Il est présenté au marquis et à Pauline; son amour et l'ivresse de sa joie achèvent d'embellir les tableaux ravissans qui nous entourent... Pauline, au comble de la félicité, rentre dans le salon, nous fait part de ces dernières nouvelles, invite toute l'assemblée à rester au château jusqu'à samedi; ensuite, prenant Léocadie et le comte Jules par la main, elle les conduit dans les bras de la comtesse qui étoit encore dans le cabinet. Ces deux mères rivales , si dignes d'être amies l'une et l'autre, ont passé ensemble près d'une heure avec les jeunes amans. J'ai bien envié l'évêque et St. Méran, qui, seuls admis à cet entretien, ont joui du bonheur d'admirer à la fois la perfection de la vertu, l'héroïsme du repentir, et le tableau délicieux offert par l'innocence, par la nature, par la reconnoissance et par l'amour.

A une heure et demie la comtesse, emmenant avec elle Léocadie, est retournée chez le curé où l'attendoit Agnès, son amie.

Léocadie restera au presbytère avec sa mère jusqu'au jour fixé pour son mariage. Le comte Jules loge au château.

La comtesse, qui connoît mon attachement pour Léocadie, m'a écrit un billet très-touchant, dans lequel, en refusant ce que je voulois faire pour sa fille, elle me dit tout ce qui peut consoler l'amitié du malheur d'être inutile, et m'invite à l'aller voir ce soir.

Ce jour est, sans doute, le plus beau de ma vie! il justifie la Providence et tous les sentimens de mon cœur! Cependant une chose empoisonne ma joie; St. Méran souffre, St. Méran est malheureux!... Il adore la comtesse, et il est persuadé qu'elle médite un cruel sacrifice; c'est le seul secret qu'elle ne lui ait pas confié. Mais, en effet, il ne me paroît que trop vraisemblable que la conjecture de St. Méran est très-fondée..... Il m'a conté qu'étant dans le cabinet avec la comtesse et Léocadie, cette dernière priant sa mère de relever son voile, la comtesse a répondu: Non, ma fille; après l'aveu que je viens de faire publiquement, un voile éternel doit me cacher à jamais aux yeux de tous les hommes! St. Méran interprète cette phrase d'une manière qui le désespère, et je crois qu'il devine bien.

Vous êtes sûrement très-curieuse de savoir quel est ce jeune Stéphen que nous regardions en secret depuis si long-temps comme le fils d'Albert? Vous serez bien surprise en apprenant que le marquis, lui-même (à ce qu'il m'a dit), se croyoit le père de cet enfant, et que cependant Stéphen ne lui est rien. La comtesse a fait dire au marquis, par St. Méran, que Stéphen n'est qu'un pauvre orphelin, pris au berceau à l'hôpital des enfans trouvés. La comtesse a promis de donner à Pauline et à Léocadie un manuscrit contenant, avec détail, toute son histoire, et dans lequel on trouvera l'explication de cet étrange mystère.

Enfin, Madame, nous allons avoir deux noces. M. d'Orgeval, dans ces premiers momens d'effusion et d'attendrissement, a obtenu de son frère et de Pauline d'assurer aussi le bonheur de Zéphirine en l'unissant à Maurice, qui, après son mariage, voyagera pendant deux ans. On a envoyé chercher Zéphirine, qui, comme vous pouvez croire, prend doublement part au bonheur de sa jeune amie.

O combien depuis quatre heures vous avez été désirée ici? combien de fois Pauline m'a répété: Ah! si elle étoit là! ... Elle s'échappera demain pour vous aller embrasser .... Il est cinq heures et demie, on va enfin se mettre à table; on m'appelle. Adieu, Madame; je ne veux pas retarder davantage un courrier qui vous rendra si heureuse..

LETTRE LXIII.

Du marquis à la comtesse.

D'Erneville, le 16 juin.

Enfin, tout ce que j'aime, est heureux dans ce jour solennel!... Pauline, Léocadie, Maurice.... Nous revenons de l'église. Léocadie est irrévocablement engagée, le mérite et les vertus du comte Jules me répondent de son bonheur. Mon fils a reçu la main de Zéphirine, et partira dans quinze jours pour l'Italie. Je ne l'y suivrai point. Pauline veut que je reste ici; quel intérêt plus puissant pour moi désormais que l'espérance de regagner sa tendresse! quel devoir plus sacré que celui de lui obéir, et de lui consacrer le reste de ma vie!.... En ouvrant les yeux, en retrouvant Pauline, j'etois bien sûr, dès le premier moment, d'obtenir un généreux pardon; mais je ne connoissois pas encore le pouvoir suprême de cet ange consolateur. Je ne croyois pas, comme je vous le mandois dans ma première lettre, qu'il fût possible de me raccommoder avec moi-même, de me faire supporter le poids affreux de tant de remords!... Ah! je n'ai pu craindre Pauline qu'en me retraçant mes crimes; auprès d'elle je ne puis que l'adorer. Comment pourrois-je redouter ce doux regard, où l'indulgence ne se peint qu'avec l'expression de la sensibilité? comment pourrois-je être accablé d'une générosité qui ne ressemble qu'à la tendresse? comment enfin serois-je embarrassé dans le tête à tête , si redoutable au coupable, quand je retrouve en elle tous les épanchemens de la confiance et de l'amitié la plus intime!... Je suis encore aimé de Pauline, mon existence ne peut être avilie, et ne sauroit m'être à charge!... Et quel sentiment de plus m'attache à la vie!... Ce chef-d'œuvre de la nature et de l'éducation, cet objet innocent qui causa toutes mes injustices, que je n'admirois qu'avec saisissement et jalousie, que la défiance me défendoit d'aimer, dont la ressemblance , surtout depuis deux ans, me frappoit sans m'éclairer, et m'étonnoit sans m'attendrir, Léocadie est ma fille!... Je l'aime avec passion!... O quel charme je trouve dans cette affection si naturelle!.. C'est le seul hommage qu'il me soit permis de rendre à sa malheureuse mère, et c'est m'identifier avec Pauline, dont elle est l'idole!... Ah! ma mère, comment vous exprimer tout ce qui se passe dans mon âme! Vous connoissez si bien toutes mes erreurs, tous mes égaremens; vous seule pouvez y lire, et vous faire une idée de mon trouble, de mon agitation, de ma joie et de mon repentir!... Je ne puis dire que je sois parfaitement heureux! Hélas! je suis trop coupable pour retrouver le bonheur; mais j'ai repris tous les liens chéris et puissans qui font aimer la vie! et la gloire de Pauline, cette gloire éclatante et pure, quoiqu'elle aggrave mes torts, me semble en effacer la honte....

Ce souterrain, dans lequel une étrange et triste erreur m'a fait passer tant de nuits douloureuses, ce souterrain où mon imagination troublée s'est égarée tant de fois... je le consacre à Léocadie!... Sa mère y parut, je ne sais encore par quel moyen!... Mais sans doute ce fut la tendresse maternelle qui l'attira, et qui la fit errer dans le château!.... Je ferai mettre sur le rocher une colonne, j'y graverai ces mots: Prodige de l'amour maternel! ... Je donnerai à Léocadie la clef du souterrain, et je n'y retournerai plus! ce seroit le profaner!... Non, ma mère, je ne sais point encore pourquoi elle prit le nom de Camille Dercy .... elle doit donner à Pauline l'histoire de sa vie, nous saurons tout....

Ah! n'en doutez pas, Stéphen me sera toujours cher; il me fut remis par elle, j'ai cru, pendant seize ans, qu'il étoit mon fils; vous lui avez prodigué les plus tendres soins: il est aimable et bien né. Mon cœur l'adopte, il est pour jamais au rang de mes enfans!...

Adieu, la plus heureuse des mères! (hélas! seulement par Pauline) Ah! qu'il me sera doux de conduire dans vos bras cette fille si digne de vous, et de presser à la fois contre mon sein les deux objets d'une si vive tendresse et d'une reconnoissance si profonde!

LETTRE LXIV.

Du même à la même.

D'Erneville, le 18 juin.

Croirez-vous, ma mère, que depuis mes dernières lettres Pauline ait acquis de nouveaux droits sur mon cœur, et des droits plus puissans que tous ceux qu'elle avoit déjà? Croirez-vous que ce que je viens de découvrir, soit encore au-dessus de tout ce que nous savions, et qu'enfin la sublimité du sentiment surpasse en elle, s'il est possible, l'héroïsme de la vertu?... Cette créature angélique a su dès leur origine tous mes coupables secrets, sans jamais se permettre un reproche, une plainte, ou même une confidence déposée dans le sein de l'amitié, sans jamais en dire un seul mot ni à la meilleure des mères, ni à la plus parfaite amie. Mme de Vordac étoit, à cet égard, dans la même ignorance que nous!.... Pauline, instruite par des lettres anonymes, a tout su!... Elle découvrit dans le temps tout l'artifice du voyage de Vichi, la seule chose qu'elle ait confiée à Mme de Vordac, parce que d'abord elle n'en connut pas le motif, et n'y soupçonna rien de criminel. Mais ensuite, éclairée sur toute l'intrigue, elle s'imposa un éternel silence. La France, envoyé à Vichi, fut pensionné secrètement par elle depuis ce temps, afin qu'il ne révélât point un mystère que je voulois cacher. J'avois découvert qu'elle faisoit cette pension, je ne vous en ai jamais parlé, parce que c'étoit, selon moi, une preuve très-convaincante contre elle; je ne pouvois vous dissimuler ma défiance, mais il m'auroit été affreux de la déshonorer à vos yeux; trop foible pour ne pas aimer à me plaindre, j'étois cependant trop sensible pour qu'il me fût possible de révéler ce qui la condamnoit: quoique votre incrédulité m'impatientât souvent, j'y trouvois une sorte de consolation, il m'étoit doux de voir encore Pauline estimée par une âme telle que la vôtre. Enfin, votre conviction, qui ne faisoit nulle impression sur mon esprit, eu produisoit une irrésistible sur mon cœur, elle ébranloit ma certitude, et balançoit pour moi l'évidence. Mais tandis qu'abusé par de fausses apparences je condamnois, j'outrageois Pauline, elle, connoissant avec certitude tous mes torts réels, n'étoit occupée que du soin de cacher mes égaremens, et de m'épargner l'embarras et la confusion d'en rougir à ses yeux!...

Quels discours, quels éloges pourroient exprimer l'admiration que mérite une telle conduite! le cœur d'une mère et le mien peuvent bien l'apprécier mais on ne sauroit louer dignement Pauline que par le récit de ses actions. Hier, le bal que nous devions donner n'eut pas lieu, parce que nous apprîmes à midi la mort du pauvre baron de Vordac. Il avoit quatre-vingts ans, et n'a jamais rendu sa femme heureuse; ainsi cet événement ne pouvoit nous affliger, d'autant plus que Pauline est persuadée que monsieur du Resnel épousera la baronne; mais Pauline, par respect pour le deuil de son amie, a sur-le-champ contremandé tou-te la fête. Nous avons été passer la journée avec la veuve, Pauline, du Resnel et moi. La baronne, malgré nos instances, ne veut venir à Erneville que dans six semaines. Nous ne sommes revenus au château qu'à minuit; nos jeunes mariés, suivant nos ordres, ne nous avoient point attendus; tout le monde étoit couché, du Resnel s'est retiré dans sa chambre; il faisoit le plus beau temps du monde, Pauline m'a proposé de faire une promenade au clair de la lune, et elle m'a conduit dans son jardin particulier, où elle a fait faire un tombeau , il y a trois ans!... L'heure et le clair de la lune m'ont rappelé mes tristes promenades nocturnes du souterrain; j'ai soupiré, j'ai senti une émotion douloureuse!... En me laissant guider par Pauline et en avançant, j'ai vu qu'elle me conduisoit vers le tombeau, et j'ai remarqué avec surprise qu'il étoit extrêmement éclairé par des lampions caches derrière les feuillages, et par deux grands vases d'albâtre renfermant des bougies, et placés sur le devant de la tombe. Cette illumination produisoit un effet charmant; mais je m'étonnai en remarquant que l'on avoit entr'ouvert le tombeau, et en découvrant par cette ouverture une espèce de niche faite en briques, dont l'un des côtés abattus laissoit voir un coffre de bois de cèdre. Je questionnai là-dessus, et Pauline, au lieu de me répondre, me serra la main avec attendrissement, et me fit asseoir à côté d'elle sur un banc de gazon auprès du tombeau!... Je la regardois avec autant de trouble que d'étonnement!... Jamais je ne vis sa charmante physionomie si touchante!... Elle joignit les mains, et les levant vers le ciel avec une expression divine: O Providence! s'écria-t-elle, ô toi qui conduis tout par des ressorts admirables et cachés, ô créateur de l'Univers, combien nous sommes insensés de murmurer au temps de l'affliction, puisque l'infortune la plus affreuse peut n'être par ta bonté que la préparation nécessaire d'une félicité suprême!... Cher Albert, poursuivit-elle, tu vas connoître si jamais Pauline a cessé de t'aimer! A ces mots elle me dit de lire l'inscription tracée de sa main sur la pierre renfermée dans la tombe!... Que devins-je en lisant ces mots:

Aux mânes de l'infortunée Camille!...

17**.

Un ruisseau de larmes s'échappe de mes veux, je reste muet, immobile!... Vous savez, ma mère, que je perdis, il y a trois ans, dans cette année 1, un porte-feuille contenant un écrit intitulé: Mes réveries dans le souterrain. Cet écrit exprimoit avec clarté, et mon égarement , et sa cause. Il tomba dans des mains ennemies, et fut envoyé à Pauline! Et voilà quel fut le véritable sujet de cette vive douleur que j'attribuai dans le temps à la fausse nouvelle de la mort du duc de Rosmond!... Tandis que cet ange gémissoit en secret de ma folie, je m'irritois de son désespoir, et j'insultois aux larmes que je faisois répandre!... Vous croyez tout savoir!... O ma mère, écoutez le reste!... Non, l'Être-Suprême, le créateur qui a formé cette âme véritablement angélique, peut seul en prévoir et en deviner les mouvemens sublimes!

Pauline prend le coffre, elle l'ouvre, et en tire deux petits manuscrits; l'un étoit le mien, celui que je perdis et qu'on lui envoya; l'autre, écrit par elle, a pour titre: Les rêveries de Pauline ; en voici la copie fidèle: „Oui la mort, purifie toutes les affections!... Elle anéantit les projets et les désirs coupables, elle ne laisse subsister que les regrets intéressans, et que la douleur toujours respectable et touchante... Albert, tu pleures! Je veux pleurer avec toi!... En vain tu me fuis, en vain tu me fermes ton cœur! ma tendresse ingénieuse saura rétablir et conserver entre nous la sympathie dont tu brises les nœuds!... Ce lugubre monument que tu voudrois et que tu n'oses construire, mes mains l'ont élevé!... Je veillerai avec toi; à l'heure où tu gémis dans le silence des nuits à la clarté de la lune, Pauline aussi répandra les pleurs amers du sentiment le plus malheureux! Tu regrettes un objet aimé!... O ce regret affreux déchire aussi mon âme!... nos cœurs divisés ont encore les mêmes mouvemens!... Ah! que ne puis-je recevoir dans mon sein tes plaintes douloureuses, et par la compassion la plus tendre, adoucir tes maux et calmer les terreurs de ton imagination troublée!... qu'il dut être puissant le charme qui t'égara!... Je ne connois que ta foiblesse, mais ai-je besoin d'en connoître l'excuse? ne sais-je pas supposer tout ce qui peut te justifier?... Hélas! tu me crois coupable! je suis innocente; cependant mon prétendu crime n'en est pas moins réel à tes yeux, et tu le pardonnes! Je trouve dans ton injustice même le noble exemple d'une générosité sublime! Aurai-je moins d'indulgence pour un égarement mille fois moins condamnable que celui que tu supposes en moi?... Non, non, je ne vois que ton infortune et ta douleur! Quand tu souffres, je ne puis que te plaindre et m'affliger!... Quoi! dans ces mêmes lieux qui nous virent naître, dans ces lieux chéris, témoins des jeux et des plaisirs de notre enfance, et du bonheur de notre première jeunesse, Albert évite Pauline, Albert errant, isolé, croit pouvoir pleurer seul, et se livre seul à la plus profonde mélancolie! Pauline existe, et Albert se consume en regrets sur une tombe!...

„Ah! tu creuses la mienne en nourrisant cette sombre tristesse!... Albert, tu n'aimes plus qu'une cendre inanimée, tu n'invoques plus qu'une ombre; et Pauline fidèle, Pauline toujours sensible, Pauline gémissante et désolée, t'appelle et te tend les bras! Durant ces longues nuits consacrées à nos tristes rêveries, ce jardin, ces bosquets, ainsi qu'aux jours heureux de ma jeunesse, ne retentissent que du nom d'Albert!... Et l'écho du souterrain ne répète que le nom de Camille !... Tu la vois encore: ton imagination reproduit ce qui n'est plus!... et Pauline est anéantie pour toi! tu la méconnois, tu l'oublies!... Ah! c'est Camille qui vit encore! elle est toujours dans ton cœur!... Pauline a disparu! elle est bannie de ton souvenir!... Mon époux, mon frère, mon ami, j'ai tout perdu!... et toi, tu n'as perdu qu'une amante! Quand la mort ne te l'eût pas ravie, quelques années de plus auroient brisé ces liens fragiles!... mais le temps ne peut que resserrer et qu'affermir l'indissoluble nœud de la sainte amitié!... Je veux déposer ici cet écrit, ce monument de ma douleur et de ma tendresse! Quand je ne serai plus, ce tombeau s'ouvrira pour Albert, et du moins alors il connoîtra que Pauline sut aimer!...“.

Concevrez-vous, ma mère, ce que j'ai dû ressentir en lisant ce manuscrit? Votre cœur, tout sensible qu'il est, pourra-t-il se représenter tous les transports du mien?... Je n'essayai même pas d'exprimer à Pauline ce que j'éprouvois. Quel langage auroit pu donner l'idée d'un remords si pressant, si déchirant, d'une reconnoissance et d'une admiration si passionnées.... Je tombai à ses genoux, je les baignai de pleurs, je pressai ses deux mains dans les miennes, je la regardai, je comtemplai avec extase ce doux, cet aimable visage où la nature a mis l'empreinte auguste et touchante de toutes les vertus qui sont dans son âme! Ce visage angélique, dont l'expression aussi pure qu'enchanteresse ne poignit jamais le délire de l'amour, conservera toujours son charme ravissant: c'est l'attrait immortel de la sensibilité unie à la céleste innocence.

Voilà donc l'être incomparable que j'ai méconnu pendant seize ans, et que j'outrageai encore avec tant d'emportement et d'indignité il y a trois semaines!... Quand je songe à mes égaremens, à mes crimes, je ne puis concevoir mon bonheur; si coupable, comment peut-on être heureux? Que dis-je? ah! comment ne pas l'être, quand on est aimé de Pauline!

Je n'ai pu vous parler aujourd'hui que de Pauline et de ma félicité; demain je répondrai à toutes vos questions. Ah! ma mère, mon bonheur est votre ouvrage: que j'ai d'impatience de me retrouver à vos pieds, pour vous en remercier encore!....

LETTRE LXV.

De la marquise à la comtesse.

Juin.

En pouvez-vous douter, chère maman? oui, votre Pauline est parfaitement heureuse , plus heureuse qu'elle ne le fut jamais. Ah! maman, loin de regretter ce temps brillant de la jeunesse, je pense avec plaisir que ces jours orageux sont passés!... Désormais à l'abri, et des séductions, et de la calomnie, je n'ai plus à parcourir qu'une carrière exempte de périls; je ne vois plus devant moi qu'un chemin semé de fleurs immortelles, qui ne peuvent se faner et qui n'ont point d'épines! et me reposant délicieusement dans les bras de l'amitié rendue inviolable par tant d'épreuves, je m'avancerai vers le dernier but avec confiance et sérénité.

Albert, qu'il est tendre, qu'il est aimable pour moi!..... Il m'a tout révélé: quelle étrange histoire! combien cet égarement fut excusable!.... Albert m'a conté une infinité de traits qui me sont relatifs, que j'ignorois, et qui devoient fortifier tous ses soupçons. Il recevoit aussi des lettres anonymes ... Je ne veux point chercher à pénétrer d'où partoient ces noirceurs, je ne dois songer qu'à remercier le ciel qui a fait servir toutes ces méchancetés à mon bonheur! Le méchant n'est que l'instrument aveugle de la justice éternelle; Dieu se sert de sa rage pour accomplir ses décrets équitables de vengeance ou d'amour, pour épouvanter le crime ou pour honorer la vertu.

Si l'on ne m'eût pas envoyé les rêveries du souterrain , cet écrit qui me plongea dans un si cruel désespoir, Albert n'auroit pas reçu la preuve d'affection la plus touchante que j'aie jamais pu lui donner, et près de ce tombeau où j'ai versé pendant trois ans tant de larmes amères, je n'aurois point passé avant-hier les plus doux, les plus beaux momens de ma vie!... O quel bonheur peut se comparer au mien, le souvenir de mes malheurs en augmente encore le prix! Albert m'a rendu toute sa tendresse, toute sa confiance; nos cruelles divisions n'ont produit entre nous que l'effet d'une longue absence; après seize ans nous nous retrouvons, et c'est avec transport. Que de choses nous avons à nous dire! que de questions à nous faire!... quel intérêt délicieux anime nos entretiens!... Et Léocadie est chérie d'Albert!... et le sort de Léocadie est fixé de la manière la plus heureuse, la plus brillante! elle aime son mari comme j'aime Albert, et elle en est adorée!.... Grand Dieu! que je serois ingrate envers la Providence, si je ne pensois pas qu'un seul jour d'une telle félicité doit effacer toutes les traces du ressentiment et de la douleur! Aussi je me suis raccommodée sincèrement avec le chevalier de Celtas et avec ma belle-sœur. Le bonheur doit faire oublier tout ce qui peut aigrir.

Notre excellente amie est enfin libre; j'ai eu à ce sujet une longue conversation avec M. du Resnel: je lui ai fait part du seul vœu qui me reste à former; il a paru surpris, il s'est attendri, et pressé de répondre; il m'a dit que, s'il étoit accepté, il s'uniroit avec joie à la fidèle amie de Pauline . Ainsi ce projet si cher à mon cœur se réalisera. Qu'il me sera doux de voir enfin cette femme, véritablement parfaite, aussi heureuse qu'elle mérite de l'être! car M. du Resnel est l'homme du monde qu'elle estime le plus, et qu'au fond de l'âme elle aime le mieux.

Je vais toujours tous les soirs passer une heure au presbytère avec la comtesse de Rosmond, qui n'en sort pas, quoiqu'elle le puisse sans risquer de rencontrer Albert, qui de son côté ne sort pas des jardins du château. Ah! maman, que cette belle et charmante personne est intéressante! que de grâces, que d'esprit, que de sensibilité! que de talens!... et comme elle est mère, comme elle aime Léocadie!... quel courage que le sien!... A trente-trois ans, avec cette éclatante beauté, ce nom brillant, cette grande fortune, faire un aveu public qui la sépare pour jamais de la cour et du monde! se dépouiller de tout pour sa fille, se condamner à une éternelle solitude!.... quels sacrifices à son âge et dans sa situation!.... Elle a fait au comte Jules une donation entière de ses terres et de tous ses biens; elle ne s'est uniquement réservé qu'une somme d'argent comptant de soixante mille francs, qui, dit-elle lui suffit. Le comte Jules et Léocadie veulent en vain n'accepter, en jouissance actuelle, que le quart de cette immense donation; je vois qu'elle est fermement décidée à tout donner, et que même elle ne consentira point à se fixer dans le château de la M**, comme sa fille l'espère. C'est une personne d'un très-grand caractère, et dont l'imagination romanesque est excesivement exaltée. Je crois qu'elle préférera toujours les partis extrêmes aux résolutions communes et modérées. Malgré la double rivalité qui m'a causé tant d'émotions pénibles, j'admire sincèrement celte femme extraordinaire qui a réparé la foiblesse d'un moment par tant de grandeur d'âme, de vertus, et par tant de sacrifices généreux. Je la regarde je l'examine, et je l'écoute avec une curiosité mêlée d'émotion et d'un tendre intérêt; néanmoins je vous avoue que je ne suis point à mon aise avec elle; elle a une sorte d'humilité qui m'embarrasse, parce qu'elle vient seulement du souvenir de sa faute et de sa situation, et non de son caractère naturellement impérieux et fier. D'ailleurs Léocadie est beaucoup plus démonstrative avec elle qu'avec moi. Elle pense, avec raison, devoir cette espèce de préférence à une mère qui lui sacrifie tout, et qui s'est déshonorée pour la reconnoître et pour justifier sa bienfaitrice! Léocadie veut, autant qu'il est en elle, relever sa mère humiliée, par toutes les marques du plus profond respect et d'une tendresse qui va jusqu'à l'adoration.. Elle est toujours à ses pieds, et ne voit qu'elle; ce spectacle étrange et si nouveau pour moi ne sauroit m'être agréable ... Léocadie (je n'en puis douter), m'aime aussi tendrement qu'il est possible d'aimer, mais le sentiment qu'elle éprouve pour sa mère a quelque chose de plus vif; je n'en suis ni surprise, ni jalouse; cependant je souffre toujours un peu quand je me trouve en tiers entre elles deux.

Non, ma mère, je verrai dans deux jours partir pour Paris le comte et la comtesse Jules, sans éprouver un grand chagrin. Léocadie est heureuse: que me faut-il de plus? D'ailleurs faut-il vous avouer toutes mes foiblesses! Vous savez que je n'ai jamais un instant désiré de quitter la province, même depuis mes malheurs; mais la vanité frivole que je n'eus jamais pour moi, je n'en suis pas exempte pour cette enfant trop aimée! je pense avec plaisir qu'elle paroîtra avec éclat à la cour et dans le grand monde, j'apprendrai ses succès, et je ne crains rien pour ses mœurs; elle aime son mari, elle sera guidée par une belle-mère vertueuse; elle a trop d'esprit, de sensibilité, de religion, d'élévation d'âme, pour ne pas mépriser toujours tout ce qui peut ressembler à la coquetterie; enfin elle passera régulièrement plus de la moitié de l'année dans des terres éloignées de Paris; je suis donc tranquille sur ses principes et sa réputation, et je jouis sans trouble du bonheur de me la représenter universellement admirée sur un brillant théâtre. Hélas! il seroit plus raisonnable, je le sais, de désirer pour elle un sort moins éclatant! aussi je ne compte faire ici que l'aveu d'une foiblesse.

Je ne puis vous exprimer combien je suis contente du comte Jules; il est impossible d'avoir plus d'esprit et d'agrément, plus d'instruction à son âge, et des sentimens plus élevés. D'ailleurs, sa reconnoissance et son attachement extrême pour sa tante suffiroient pour donner la meilleure opinion de son caractère et de son cœur Il m'a promis d'amener sa femme tous les ans en Bourgogne, et je suis sûre que la M**, malgré la beauté de l'ingénieux jardin allégorique, ne fera jamais oublier Erneville à Léocadie. Ils partiront après - demain avec la comtesse, qu'ils laisseront à Dijon, où des affaires la forcent, dit-elle, de s'arrêter.

Le comte Jules n'a pas vu sa mère depuis la mort de son père (il reçut de sa part l'ordre positif de ne point retourner à Paris). Maintenant il ne peut plus différer son départ.

La comtesse de Rosmond m'a dit tout bas ce soir, qu'elle désiroit me parler en particulier demain matin. J'ignore absolument ce qu'elle veut me dire; mais ce tête à tête m'embarrasse d'avance.

Adieu, chère maman; mon Albert aura terminé toutes ses affaires dans quinze jours, et alors il vous menera votre heureuse Pauline. O avec quelle joie votre enfant justifiée vous reverra, avec quel délice elle recevra vos tendres embrassemens!

LETTRE LXVI.

De la même à la même.

Le 20 juîn.

Que je suis profondément touchée, chère maman, de l'entretien que j'ai eu ce matin avec la comtesse de Rosmond! Ah! quelle belle âme que la sienne! que de grandeur et de délicatesse!... L'infortunée: que je la plains, que je l'admire et que je l'aime!... oui, elle vient de m'attacher à elle pour la vie!

J'étois ce matin chez elle à sept heures; aussitôt que j'entrai, Agnès, son amie, se leva, sortit et nous laissa seules. Je remarquai que la comtesse étoit extrêmement émue; ce trouble me toucha, et l'attendrissement m'ôta toute espèce d'embarras. Je pris sa main que je serrai dans la mienne; elle me regardoit, et sans doute l'expression de mon visage lui peignit ce que j'éprouvois.... Elle jeta ses deux bras autour de mon cou, et fondit en larmes en m'embrassant. Plus touchée encore que surprise de ce mouvement, mes pleurs coulèrent aussitôt, et je la pressai fortement contre mon sein. Ah! Madame, s'écria-t-elle, est-ce à vous de me plaindre!... et ses sanglots redoublèrent. J'étois pénétrée jusqu'au fond de l'âme..... Son beau visage semble fait surtout pour exprimer tout ce que la douleur a d'énergique, de pathétique et de sublime; c'est surtout en pleurant, qu'elle est belle et qu'elle ressemble à Léocadie.... Que n'aurois-je pas fait pour la consoler!... O comme je l'aimois dans cet instant! Enfin elle essuya ses larmes, et tenant toujours ma main dans les siennes: Avant de vous quitter, me dit - elle, je dois vous montrer mes regrets et mon repentir, et vous confier mes projets!... Je puis, aux yeux du monde, expier ma foiblesse; mais comment réparer les peines affreuses que je vous ai causées! Je vous ai justifiée, il est vrai, cependant un remords affreux me déchire encore; en vous rendant la réputation, vous ai-je rendu le bonheur que je vous avois ravi? l'avez-vous recouvré?... A ces mots je l'embrassai encore avec l'affection la plus sincère, et je répondis avec tout le détail et toute la confiance qui pouvoient dissiper ses touchantes inquiétudes. A mesure que je parlois, je voyois sur son visage l'impression de la douleur s'affoiblir et s'effacer; il n'y restoit plus que celle de la plus profonde sensibilité, ses larmes couloient toujours, mais doucement et sans amertume!... Grâce au ciel, me dit-elle, vous venez de me rendre et de m'assurer le repos et la tranquillité!... Maintenant je n'ai plus qu'à vous confier un secret que je ne déclarerai à ma fille et à mon neveu que dans quelques mois.... Vous savez, poursuivit-elle, que je reste à Dijon, mais vous ignorez que c'est pour la vie!.... Je m'y enferme dans le couvent des Ursulines, et après-demain je prends le voile de religieuse!...

Jugez, ma mère, de ma surprise et de mon extrême attendrissement. Je voulus essayer de combattre une si cruelle résolution; mais la comtesse me répondit avec une telle fermeté, que je perdis aussitôt tout espoir de la faire changer de dessein... Quel sacrifice, grand Dieu! si belle, si jeune encore! quelle longue expiation pour l'erreur d'un moment!....

Elle m'assura que je l'approuverai quand j'aurai lu son histoire. Elle m'a donné cet intéressant manuscrit, copié par Agnès, et dont elle a gardé l'original écrit de sa main, et qu'elle enverra cet automne à Léocadie!... La comtesse. pouvoit choisir un couvent dans les environs de la M***, à Dieppe, à St. Valeri ou à Rouen; mais elle a préféré Dijon uniquement à cause de moi, afin que Léocadie eût un intérêt de plus qui l'attirât en Bourgogne, et qu'elle ne pût chercher sa mère sans se rapprocher de moi!... J'ai tâché du moins de la décider à se fixer dans votre couvent, mais une raison de délicatesse et de bien-séance l'en empêche.

Albert va trop souvent dans ce monastère.... et quoique vous soyez logée dans l'extérieur, et qu'aucune religieuse ne puisse rencontrer ou même apercevoir les personnes qui vont chez vous, la comtesse pense qu'elle a dû choisir un autre couvent que celui dans lequel Albert passe sa vie lorsqu'il est à Dijon.... Elle sera donc aux Ursulines; la règle en est très-douce, les religieuses s'y consacrent à l'éducation de la jeunesse; les talens et l'instruction de Mme de Rosmond seront encore utiles dans ce cloître. Elle y jouera de l'orgue, sa voix touchante ne chantera plus que les louanges de l'Eternel; elle ne peindra plus que des tableaux de piété, tous ses talens, ainsi que sa personne, seront consacrés à la vertu. Tout autre usage les profane sans doute; les sanctifier, c'est les anoblir. Ses charmes seuls seront sacrifiés, un voile éternel va les cacher, mais quelques années de plus doivent les flétrir. Comme un astre éclatant elle ne se sera montrée que pour briller, et elle s'éclipsera tout à coup sans avoir paru s'obscurcir.

Une chose bien touchante, c'est qu'Agnès, son amie, qui, pour ne la point quitter, a refusé le plus grand établissement, veut aujourd'hui partager son sort, elle se fait religieuse avec elle!...

En entrant au château je me suis renfermée pour lire le précieux manuscrit qu'elle m'a donné. O quelle impression m'a fait cette lecture!... combien de pleurs j'ai versés!... ô qu'elle méritoit d'être aimée!... Je dois être moins jalouse de la passion qu'elle inspira, que des sentimens qu'elle montre!... Cependant, Albert verra ce manuscrit, je veux ne lui rien cacher.... il v trouvera son excuse; qui pouvoit résister au charme d'être adoré d'une telle personne? Je conçois votre curiosité, et je vous envoie, ma chère maman, cette histoire singulière et touchante. Gardez-là; quand nous serons à Dijon, vous la relirez tête à tête avec Albert.

Que de larmes ce grand sacrifice fera répandre à Léocadie! je m'afflige d'avance de sa douleur....

Adieu, ma tendre mère; cette lecture me laisse autant de tristesse que d'attendrissement et d'admiration; quelle impression fera-t-elle donc sur Albert et sur Léocadie!..

HISTOIRE

De la comtesse de Rosmond, écrite par ellemême, et envoyée par la marquise d'Erneville à la comtesse sa mère.

Les meilleurs instituteurs ne peuvent donner que des talens et de l'érudition à ceux qui, par leur peu de sensibilité et par la légèreté de leur caractère, sont faits pour rester à jamais dans la classe nombreuse des personnes médiocres. La plus parfaite éducation ne sauroit donner aucune des qualités éminentes de l'âme, l'élévation, la force, la constance, la sensibilité; elle n'enrichit véritablement que ceux qui sont nés riches, parce que ne pouvant créer les vertus, elle peut néanmoins les affermir par les principes, les diriger par les lumières et les exalter par la culture. Elle peut encore corriger les défauts, et surtout préserver de ces grandes fautes qui ne sont communément que les suites inévitables de l'ignorance.

On peut orner, étendre, augmenter l'esprit, mais l'âme ne se perfectionne point; et si depuis la première jeunesse, on a montré, à diverses époques, une âme plus ou moins grande et sensible, ce n'est point qu'elle ait changé, c'est seulement que dans ces différens temps on a suivi ou négligé, ou même ignoré les principes qui doivent servir de base à toute notre conduite. La profonde sensibilité peut faire commettre un crime, comme elle peut inspirer une action héroïque. Les plus grandes qualités de l'âme peuvent, mal dirigées, conduire aux excès les plus déplorables. Ainsi donc, une bonne éducation est infiniment moins utile, moins nécessaire aux personnes communes qu'à celles qui ont reçu de la nature une âme supérieure, et par conséquent une grande énergie et une extrême sensibilité. Tous les hommes ont assurément besoin de principes, mais les êtres indolens et froids sont ceux qui peuvent en manquer avec le moins d'inconvénient. D'ailleurs, si les gens foibles les reçoivent avec facilité, ils les perdent de même. Il faut de la force pour les suivre, les gens d'un grand caractère les conservent toujours; enfin c'est surtout le coursier le plus actif et le plus impétueux qu'il faut dresser, et auquel il faut donner un frein.

Avec une belle âme, on finit, sans doute, malgré le manque d'éducation, par se corriger, se purifier et s'éclairer soi-même; mais on n'acquiert les lumières et la sagesse que par la triste expérience de ses fautes, et l'on ne possède la vertu qu'après avoir perdu l'innocence. Eh! quel cœur, né pour elle, peut, en s'y rattachant, se consoler de l'avoir oubliée ou méconnue!... ne fûtce, hélas! qu'un instant!...

J'eus le malheur de perdre mes parens presque au berceau, je fus confiée aux soins de la duchesse douairière de Rosmond, ma grand'mère. Née dans nos provinces méridionales, elle voulut finir sa vie dans un pays dont l'air et le doux climat convenoient à sa santé. Son grand âge ne lui permettant plus d'aller à la cour et dans le monde, elle se fixa dans une de ses terres en Languedoc, à quelques lieues de Toulouse. C'est là que fut élevée mon enfance.

La duchesse me donna, pour institutrice, une jeune personne excellente musicienne, qui jouoit fort bien de plusieurs instrumens et qui dessinoit très-agréablement, mais qui n'avoit d'ailleurs aucune espèce d'instruction, et dont l'esprit étoit extrêmement borné. Elle ne lisoit que des romans, et dès l'âge de huit ou neuf ans je partageai ce goût, et cette dangereuse lecture devint mon occupation favorite. La duchesse avoit cette sorte d'esprit agréable et frivole qui ne mûrit jamais; incapable de réfléchir et d'aimer passionnément, 'ayant jamais éprouvé de grands malheurs, elle ne regardoit la vie que comme une longue partie de plaisir, dans laquelle il ne faut songer qu'à s'amuser, ou du moins à se distraire. A soixante et douze ans, elle n'étoit occupée que de plaisirs et de fêtes; elle s'avançoit ainsi gaîment vers la tombe, non qu'elle eût le courage de l'envisager sans terreur, mais au contraire parce qu'elle fermoit les yeux pour ne la point voir, et qu'elle s'étourdissoit, sans cesse, afin de n'y penser jamais; et telle est la prétendue fermeté des Epicuriens, elle ne consiste que dans l'oubli, l'insouciance et l'aveuglement volontaire.

La duchesse avoit rassemblé, dans le château de***, une troupe de musiciens, de comédiens et de danseurs, nous jouions la comédie, nous donnions des concerts; le soin de varier et de multiplier les plaisirs étoit notre seule affaire. La duchesse, qui joignoit une imagination brillante à beaucoup de goût, inventoit continuellement des amusemens nouveaux, elle me fit apprendre à tirer de l'arc; on m'exerça de très-bonne heure à la course, avec une troupe choisie de jeunes filles du village; la duchesse institua des prix que nous devions nous disputer, et durant toute la belle saison, si prolongée sous ce beau ciel, on nous faisoit imiter les courses de Tempé , celles des jeux de Flore , faites la nuit à la lueur des flambeaux, et les chasses de Diane et de ses nymphes. Ma grand'mère trouvant que le nom de Rose mon nom de baptême, manquoit de noblesse et d'élégance, me donna celui d' Uranie ,cequi ne me parut qu'une idée bien simple; car depuis long-temps les flatteurs qui entouroient la duchesse, me comparoient aux Muses et à toutes les divinités brillantes de la fable. Au milieu de cette adulation je conservai un cœur sensible qui me préserva de la corruption qu'auroit pu produire, à mon âge, tant de flatterie; je dédaignai des hommages si prodigués; ils m'inspirèrent une confiance et une présomption dangereuses, mais ils ne m'enivrèrent jamais. Enfin,l'amitié vintme donner de nouvelles lumières; elle fut ma première institutrice, et si elle n'eut ni le temps, nila possibilité de déraciner mes défauts et de former ma raison, du moins elle me fit connoître quele sentiment et la vertu peuvent seuls procurer le bonheur. Nous avions pour voisine une jeune personne nommée Elbanie; mariée à seize ans et mère à dix-sept, elle vivoit avec sa mère et sou mari dans une petite terre à deux lieues de notre château. J'avois dix ans quand je la vis pour la première fois; sa jolie figure m'intéressa vivement; elle répondit à mes caresses avec sensibilité,et j'engageai facilement ma grand'mère à la presser de revenir souvent nous voir. Sa visite fut courte, j'espérois la revoir bientôt, je fus trompée dans mon attente. Nous lui envoyâmes en vaindes billets d'invitation pour nos spectacles et nos fêtes, elle se fit toujours excuser; et au bout d'un mois, ne pouvant plus résister à mon impatience, j'obtins la permission de l'aller voir. J'arrivai dans une petite maison très-simple, mais d'une propreté recherchée. J'entrai dans un cabinet où je trouvai Elbanie assise entre sa mère et son mari, et tenant, sur ses genoux, son enfant qu'elle allaitoit encore. Elle me reçut à bras ouverts; je lui reprochai de n'être point venue a nos spectacles; elle me repondit que nos fêtes étoient charmantes, mais qu'elle se trouvoit si heureuse dans son intérieur, qu'elle ne pouvoit se résoudre à s'en arracher; et c'est une grande folie, ajouta-t-elle, de quitter le bonheur pour le plaisir. Ce mot me frappa, et fut pour moi le sujet de quelques réflexions salutaires, les premières de ce genre qui se fussent jusqu'alors présentées à mon esprit. Comme on me laissoit une entière liberté, je promis à Elbanie de retourner aussi souvent chez elle que me le permettroient nos tumultueux amusemens et nos éternelles répétitions de fêtes, de ballets et de comédies. Je m'attachai passionnément à cette charmante personne, dont je conserverai toujours le plus tendre souvenir; car je dois à ses vertueux exemples et à ses entretiens, les premiers principes et les premières idées de religion et de morale que j'aie reçus. J'entrois dans ma quatorzième aunée lorsque ma grand'mère mourut subitement d'une attaque d'apoplexie. Je l'aimois extrêmement, et je m'affligeai d'autant plus de sa mort, que cet événement me faisoit quitter le Languedoc, et me séparoit pour toujours d'Elbanie. On me remitentre les mains de la comtesse de ***, ma grand'tante, qui m'emmena en Normandie dans sa terre de laM***.

La comtesse de *** étoit dévote et rigide; avec un peu plus d'esprit et de connoissances, elle eût été une personne parfaite. Une vie très-pure, un caractère très-droit la rendoient infiniment estimable; mais n'ayant jamais vécu dans le monde, elle avoit peu d'agrémens et tous les défauts que l'on acquiert communément en province, lorsque avec un esprit médiocre, peu de goût pour la lecture, une grande naissance, une fortune considérable, on est accoutumé à dominer, et à ne voir habituellement que ses inférieurs. Impérieuse et susceptible, elle s'étoit brouillée avec tous les seigneurs de châteaux ses voisins, et sa société n'étoit formée que de gens d'un état très-au-dessous du sien, et particulièrement de prêtres et de chanoines, qui accouroient successivement des petites villes voisines pour venir s'établir au château de la M*** pendant des mois entiers.

Un genre de vie si différent de celui que j'avois mené jusqu'alors, me parut insupportable, d'autant plus que ma tante me défendit, non-seulement de lire des romans, mais qu'elle proscrivit encore les pièces de théâtre sans exception, et même tous les vers; elle me permit de cultiver la musique et la peinture; en même temps elle parut extrêmement scandalisée de mon adresse à tirer de l'arc et de mon agilité à la course. Elle m'ordonna, d'un ton sévère, de renoncer à ces deux choses. Cette défense me parut ridicule; et ne pouvant lui désobéir sur la lecture (faute de livres), je trouvai un grand plaisir à me venger en quelque sorte de cette privation, en continuant à m'exercer secrètement à la course et à tirer de l'arc. Je cachai un arc et des flèches, je pris deux heures sur mon sommeil, afin de me lever avant ma tante, et de pouvoir aller dans le jardin faire des courses et tirer de l'arc. C'étoit là mon seul amusement, ce qui me fit prendre une telle passion pour ces deux exercices, que je finis par y exceller. Ce fut ainsi qu'une sévérité puérile commença à me donner le goût du mystère et de l'intrigue.

J'avois quatorze ans lorsque Mme de S*** (aujourd'hui la comtesse d'Olbreuse), vint avec son premier mari, pour la première fois, en Normandie, dans une terre nouvellement achetée et voisine de la nôtre. Ce fut un grand événement pour moi, de voir arriver une de mes parentes, jeune, aimable, remplie de grâces et de gaîté. Ma tante la reçut assez froidement; elle trouva trop d'élégance dans sa parure et trop de légèreté dans ses manières, et elle me défendit de me lier avec elle. Mme de S*** me témoigna la plus vive amitié; j'y répondis avec transport, je l'instruisis de la défense de ma tante, et nous convînmes de mettre le plus grand mystère dans notre liaison, ce qui nous la rendit plus piquante et plus chère. Nous prîmes pour confident le jardinier du château. Mme de S*** me prêtoit des romans dont il étoit dépositaire; il nous procura une infinité de rendez-vous secrets; tous les matins, en m'éveillant, je lançois par ma fenêtre, à un but désigné, une flèche à laquelle étoit attaché un billet que le jardinier prenoit et portoit à Mme de S***. Elle me répondoit exactement, elle m'envoyoit des fleurs, des oiseaux; nous étions sans cesse occupées l'une de l'autre. Nous étions convenues d'une singulière manière de nous souhaiter tous les soirs une bonne nuit: en rentrant chez moi pour me coucher, j'ouvrois, à dix heures précises, la fenêtre d'un cabinet qui donnoit sur la campagne, et quelques minutes après, je voyois partir et s'élancer vers le ciel, du château de Mme de S***, une fusée volante; à ce signal, je m'écriois: Bon soir! ... j'étendois les bras, et j'embrassois mon amie!.... et jamais nos embrassemens réels n'ont été aussi tendres que ce baiser donné par l'imagination. Je n'ai jamais aperçu cette fusée volante sans tressaillir et sans m'attendrir, impression que ne me faisoit pas la présence même de Mme de S***. Ceci dévoile toute la magie de l'amour, qui ne doit son dangereux pouvoir qu'à l'imagination exaltée et sans cesse exercée par le mystère et par l'intrigue.

Cette correspondance d'amitié si vive dura plus de six mois de suite sans se ralentir un moment; mais en présence de ma tante nous avions réciproquement l'air de la plus grande indifférence.

Mon frère vint à la M*** sur la fin de l'automne; nous le mîmes dans notre confidence, il nous garda fidèlement le secret. Mais se permettant avec Mme de S***, beaucoup de plaisanteries sur le genre de vie et sur la société de ma tante, ces moqueries furent remarquées; ma tante voulut bien les excuser dans son neveu, mais elle fut implacable pour Mme de S***, et se brouilla sans retour avec elle.

Peu de temps après, Mme de S*** retourna à Paris. Elle me laissa une grande provision de romans, déposés chez le jardinier, et elle m'indiqua les moyens de lui écrire secrètement et souvent.

L'absence de Mme de S*** me causa plus de chagrin que d'ennui, car je lui écrivois des volumes, et cette occupation, ses lettres, et la lecture furtive des romans, ne laissoient aucun vide dans ma vie. D'ailleurs, mes entretiens avec Mme de S*** ne me fournissoient malheureusement que trop de sujets de rêveries.

Elle m'avoit exhortée souvent à ne me point laisser sacrifier à la cupidité et à l'ambition, me répétant qu'étant l'un des plus grands partis de la cour, je devois choisir un homme d'une naissance égale à la mienne, qui fût digne d'être aimé, et le préférer même quand il n'auroit aucune fortune. En me désignant plusieurs personnes, elle me parla de Henri d'Elvas , frère cadet du chevalier d'Olbreuse; elle me dit qu'elle ne le connoissoit pas personnellement, mais qu'elle avoit entendu faire les plus grands éloges de sa figure, de son esprit et de son caractère; elle me conta de lui plusieurs traits qui me charmèrent. Ce nom de Henri d'Elvas, qui me parut ressembler à celui d'un héros de roman espagnol, me resta seul dans la tête. Mon amie ne l'avoit jamais vu; mais plus l'idée romanesque qu'on me donnoit de lui étoit vague, plus elle laissoit de champ à mon imagination; je pouvois me créer une chimère à mon gré, le portrait réel et détaillé le plus charmant eût été moins dangereux pour moi.

Je restai encore quinze mois à la M***. Au bout de ce temps, ma tante, âgée de soixante-treize ans, et attaquée depuis quelques mois d'une maladie de langueur qui affoiblissoit également son corps et son esprit, voulut s'éloigner de la mer et changer d'air. Nous partîmes pour Paris, nous y passâmes trois semaines, pendant lesquelles il me fut impossible de voir Mme de S***, mais nous nous écrivions tous les jours.

Ma tante apprit qu'une espèce d'empirique, très-célèbre alors, s'étoit retiré à Senlis, après avoir fait une fortune assez considérable. Ma tante voulut s'aller mettre sous sa direction, et nous partîmes pour Senlis; j'avois alors seize ans.... Mme de S***, devenue veuve à cette époque, loua une jolie maison aux portes de la ville, et vint s'y établir, uniquement à cause de moi.

Comme ma tante avoit conservé pour elle la plus grande antipathie, nous ne pouvions nous voir que mystérieusement. Mme de S*** n'avoit aucun des domestiques qu'elle avoit en Normandie, parce qu'à l'exception d'une femme de chambre renvoyée, elle n'y avoit mené que les gens de son mari, les siens étoient à Paris, de sorte que personne, dans sa maison, ne me connoissoit; ce qui me donna l'idée d'y aller sous un autre nom. Dans la rue même où nous logions, demeuroit un vieux notaire, nommé Dercy. Cet homme, tuteur et amoureux d'une jeune personne âgée de dix-sept ans, et qu'on appeloit Camille , vivoit très-retiré, et tenoit sa pupille dans la captivité la plus étrange; elle ne voyoit personne, et ne sortoit jamais, pas même pour aller à l'église; son tuteur avoit une chapelle chez lui, il y faisoit dire la messe tous les dimanches, et Camille y assistoit dans une espèce de tribune grillée; elle ne se promenoit que dans le jardin de la maison: enfin, elle étoit véritablement prisonnière. J'imaginai de prendre son nom pour aller chez Mme de S***, Ses domestiques crurent tous que j'étois Camille Dercy, s'échappant furtivement de chez son tuteur pour aller voir leur maîtresse; on leur recommanda de ne point parler de ces visites, mais je ne craignois même pas leur indiscrétion, puisque le nom de Camille me donnoit la certitude que ce mystère ne seroit jamais découvert par ma tante.

Comme ma tante ne pouvoit ni marcher ni sortir, et qu'ayant d'affreuses insomnies elle ne s'endormoit qu'au grand jour, et se levoit excessivement tard, je disposois à mon gré de toutes mes matinées. Ses gens la voyant mourante, n'attendoient leur sort que de moi, son unique héritière, et je trouvois en eux toute la complaisance et toute la discrétion que je pouvois désirer. Je sortois seule tous les matins, en disant que j'allois me promener dans un jardin voisin; on ne me suivoit point, et l'on se gardoit bien d'instruire ma tante de ces fréquentes sorties. Pour me rendre chez mon amie, je n'avois que deux rues peu fréquentées à traverser, et ensuite un petit bois, et je faisois toujours ce trajet avec un grand voile qui me couvroit entièrement le visage. Dès ma première visite, Mme de S*** me parla de Henri d'Elvas, et elle me lut deux lettres charmantes de lui, adressées à son frère. Ces lettres montroient un grand caractère, un esprit cultivé et la plus belle âme. Henri d'Elvas y rejetoit une proposition de mariage avec une riche héritière dépourvue de grâces et de talens; il ajoutoit que son cœur étoit libre encore, mais que rien ne l'engageroit à se marier sans inclination. Enfin, Mme de S*** m'avoua qu'elle aimoit le chevalier d'Olbreuse, qu'elle l'épouseroit aussitôt que son deuil seroit fini, et que rien ne manqueroit à sa félicité, si elle joignoit au bonheur de s'unir à son amant celui de m'avoir pour belle-sœur. Cette confidence et les lettres de Henri d'Elvas achevèrent de me tourner la tête. Mme de S*** me protesta qu'elle n'avoit jamais dit un seul mot au chevalier d'Olbreuse du désir qu'elle éprouvoit relativement à son frère et à moi, parce qu'il seroit possible que la personne de Henri d'Elvas ne me plût pas, et que dans cette incertitude elle n'avoit pas voulu risquer de donner au chevalier une fausse espérance. Je demandai à Mme de S*** d'avoir toujours la même discrétion, elle m'en donna sa parole, et pour mon malheur elle ne la garda que trop fidèlement.

Très-peu de jours après cet entretien, elle m'apprit avec une joie extrême que le chevalier d'Olbreuse viendroit le soir même chez elle avec Henri d'Elvas nouvellement arrivé de Brest. A cette nouvelle mon émotion fut extrême, et sur-le-champ j'eus l'idée romanesque de profiter du nom emprunté de Camille pour faire connoissance avec Henri d'Elvas. Je voulois être aimée pour moi-même; Henri d'Elvas n'avoit point de fortune, j'étois dans le moment actuel le plus grand parti de la cour.

J'imaginois bien qu'ayant quelques agrémens personnels, l'homme que je choisirois, ne me refuseroit pas; mais une simple préférence ne pouvoit me suffire, il me falloit de la passion, et je ne pouvois m'assurer d'un sentiment qui répondît à celui que j'étois capable d'éprouver moi-même, qu'en me dépouillant extérieurement de tous les avantages qui pouvoient éblouir et déterminer l'ambition. Je fis part de mon projet à mon amie; elle avoit naturellement aussi une tournure d'esprit romanesque, elle approuva mon idée qui lui parut charmante, et elle me fit les sermens les plus solennels de garder mon secret avec une si scrupuleuse discrétion, que le chevalier d'Olbreuse même ne pourroit avoir le moindre soupçon.

Ce jour même ma belle-sœur, la duchesse de Rosmond, étant établie dans une maison de campagne à quatre lieues de Senlis, vint voir ma tante; je lui parlai en particulier pour la conjurer de me rendre un service auquel j'attachois le plus grand prix; elle y consentit, et comme nous en étions convenues, elle demanda à ma tante de m'emmener avec elle pour cinq ou six jours, promettant de me ramener elle-même au jour indiqué. La permission fut accordée, il fut décidé que je n'emmenerois ni domestique, ni femme de chambre; la duchesse me prit dans sa voiture, et suivant sa promesse me conduisit chez Mme de S***, à laquelle elle ne fit qu'une petite visite d'un quart d'heure, et elle me laissa dans cette dangereuse maison ... Deux domestiques seulement mis dans une demi-confidence, surent que Camille Dercy passeroit six jours chez leur maîtresse, cachée dans une chambre au rez de chaussée qui donnoit sur le jardin. Le petit salon où l'on se tenoit, n'étoit séparé de ma chambre que par une porte vitrée couverte d'un rideau de taffetas mis de mon côté, de sorte que je pouvois voir, sans être aperçue, tout ce qui se passoit dans le salon, et même entendre tout ce qu'on disoit. J'étois chez Mme de S*** depuis une heure, il faisoit nuit, on venoit d'allumer les bougies du salon, lorsque nous entendîmes claquer des fouets de poste; ce bruit retentit jusqu'au fond de mon âme!... Mme de S*** sortit aussitôt du salon, je m'élançai dans ma chambre, j'en fermai la porte à double tour, et je restai sans lumière, appuyée sur cette porte vitrée, et les yeux fixés sur celle du salon qui se trouvoit vis-à-vis de moi ... Au bout de quelques minutes je vis entrer le chevalier d'Olbreuse et son ami... Je ne connoissois ni l'un ni l'autre, mais je savois que le chevalier n'étoit ni grand, ni beau ... Mme de S*** me l'avoit si parfaitement dépeint, que je ne pus le méconnoître. Il parut le premier... il étoit suivi d'un jeune homme dont la taille avoit tant de noblesse et d'élégance, qu'il étoit impossible de n'en être pas frappée.

La parfaite régularité de ses traits, la douleur et l'expression de sa physionomie, les grâces répandues sur toute sa personne, rendoient sa beauté aussi intéressante que remarquable. Je reconnns facilement le prétendu frère du chevalier d'Olbreuse, que j'appellerai toujours Henri !... Le chevalier sortit, Henri resta seul. Alors j'ouvris la porte de ma chambre, et j'entrai dans le salon!.... Je m'avançai en silence auprès d'une table dans laquelle je pris un livre.... j'attirai toute l'attention de Henri, nous nous saluâmes, nos yeux se rencontrèrent!..... Jamais un tel regard ne s'étoit fixé sur moi; il me sembla que j'étois regardée pour la première fois de ma vie, et je trouvai que tout ce qu'on peut dire de plus flatteur et de plus doux, ne vaut pas un regard expressif! ..... Je disparus sans avoir dit un mot... mais j'emportai une impression ineffaçable. Je retournai dans ma chambre, et toujours dans l'obscurité, je restai attachée derrière le rideau qui me cachoit ... Mme de S*** et le chevalier survinrent. Après les premiers complimens on s'assit autour de la cheminée, Henri se trouva placé en face de moi; avec quelle émotion j'entendis le son de sa voix! avec quelle attention j'écoutai ce qu'il disoit!.... Je remarquai qu'il étoit distrait, qu'il avoit sans cesse les yeux fixés sur la porte de ma chambre, et qu'au moindre bruit il retournoit la tête vers l'autre porte, comme s'il eût attendu quelqu'un... J'imaginai que j'étois l'objet de cette inquiétude, il n'en fallut pas davantage pour me persuader que son cœur déjà répondoit au mien!.... Je soupai seule dans ma chambre; .... et lorsqu'on rentra dans le salon, j'éteignis ma lumière...... Henri toujours distrait ne s'assit point, il se promenoit, et tout à coup s'arrêtant devant la portière vitrée, je ne me trouvai séparée de lui que par l'épaisseur d'une glace. S'adressant à Mme de S***, il lui demanda si cette porte donnoit dans un appartement habité ? Non, répondit Mme de S***, ce n'est qu'un petit cabinet dans lequel on serre mes habits... Henri ne fit plus de questions, il cessa même de parler, et au bout d'une demi-heure il fut se coucher.

Mme de S*** vint causer avec moi avant de se mettre au lit. Elle augmenta mon enthousiasme par le sien; elle me répéta que depuis l'affoiblissement d'esprit de ma tante, mon frère s'étant fait nommer-mon tuteur, je ne dépendois plus que de lui, et qu'ainsi je serois maîtresse absolue de mon sort, puisque mon frère étoit incapable de contraindre mon inclination. Ces réflexions achevèrent de me perdre; nous regardâmes ce projet d'union comme une chose si certaine, que, de ce moment, Mme de S*** ne m'appela plus que sa sœur!.... Durant toute la nuit je ne fermai pas l'œil un instant. Je fis des vers, j'arrangeai le plan d'un roman , dont le seul but étoit d'étonner et de séduire l'objet qui venoit d'acquérir un si funeste ascendant sur mon imagination et sur mon cœur!... Je ne rendrai point compte des folies que m'inspira la passion la plus violente jointe à la certitude que rien au monde ne pouvoit la traverser! ..... Je me livrai à mes sentimens avec autant d'impétuosité que de confiance!.... Aveuglée par la plus fatale prévention, je pris l'étonnement que j'inspirois pour un tendre retour.... Je remarquois bien que l'on s'étoit promis de ne m'en point faire l'aveu.... cette observation augmenta mon estime... on croyoit n'être aimé que d'une fille sans fortune et sans naissance, on n'étoit point en âge de disposer de sa main sans le consentement de ses parens, et l'on ne vouloit point séduire une jeune personne que l'on ne pourroit épouser. Ainsi la réserve que l'on me montroit, ne servit qu'à fortifier mes sentimens!.... Je m'étois donné l'âge de Camille (dix-sept ans, et je n'en avois que seize); je croyois que le prétendu Henri d'Elvas n'avoit que vingt-deux ans, sa figure n'en annonçoit pas davantage!..... Enfin, séduite par les apparences, parles conseils que je recevois, el surtout par mon cœur, voulant absolument, sous le nom de Camille, triompher de la résistance vertueuse que l'on m'opposoit, j'osai déclarer sans détour un penchant que je croyois légitime!... Ce moment de foiblesse et d'erreur n'a laissé dans ma mémoire qu'un souvenir affreux!..... Le fatal objet de ma passion insensée fut entraîné par une impression passagère, je pris l'égarement de sa raison pour le délire de l'amour, et je cédai!..... Rappelée à moi-même par la honte et par les remords, j'appris au même instant l'horrible vérité!....je me vis déshonorée sans être aimée, et je perdis à la fois ma propre estime et toute espérance de bonheur et de tranquillité!.... Le plus violent désespoir me conduisit en peu de jours aux portes du tombeau. Mme de S*** vint me veiller deux nuits à l'insu de ma tante. J'étois toujours touchée de son amitié, mais je ne la voyois plus qu'avec une sorte de peine, je n'éprouvois pas la moindre tentation de lui confier mon malheur; mon cœur flétri étoit fermé à la confiance! ..... Lorsque je fus en état de me lever et de sortir, je feignis d'être toujours malade, afin de me dispenser d'aller chez Mme de S***. Cependant il fallut me décider à y retourner!....... Elle me parla de Henri d'Elvas; je répondis de manière à lui persuader seulement que j'étois refroidie sur ce sujet..... et sous différens prétextes je cessai presque entièrement d'aller la voir.

Je tombai dans une mélancolie et dans un abattement qui me rendirent stupide; en perdant tout ce qui pouvoit occuper mon cœur et mon imagination, il me sembloit que j'avois perdu toutes les facultés de mon âme et de mon esprit. J'étois dans un état habituel de saisissement et de stupeur, mais je ne refléchissois point; je n'étois plus moi-même, je n'existois plus, je ne souffrois que machinalement.

J'eusse été beaucoup moins à plaindre, si mon malheur eût été produit par une séduction adroite et perfide, alors je me serois trouvée moins inexcusable, et j'aurois pu hair!... mon âme auroit conserve de l'énergie, et le mépris eût guéri la plaie la plus douloureuse de mon cœur!... Mais je ne pouvois accuser que moi-même, je ne pouvois me plaindre sans renouveler toute l'horreur des regrets superflus les plus déchirans et du repentir le plus amer!.... Ainsi, n'osant envisager mon sort, ou jeter les yeux sur le passé souillé d'une faute irréparable, ne voyant plus d'avenir, ne pouvant ni conserver l'espérance, ni former des projets, ma vie n'étoit plus qu'une pénible végétation!...

Hélas! fermant les yeux au fond de l'abîme où j'étois descendue, affranchie du moins des tourmens causés par une triste prévoyance, devenue presque insensible par l'excès même de la douleur, une consternation affreuse me tenoit lieu de courage et de résignation!...

O par quelle horrible convulsion devois je être tirée de cet accablement léthargique!....

Au bout de quelques jours je m'aperçus, à n'en pouvoir douter, que je portois, dans mon sein, le gage funeste de mon déshonneur!... Ce sentiment si doux, que, dans les nœuds légitimes, doit inspirer l'espoir délicieux de doubler son existence, ne fut pour moi qu'un sujet terrible de confusion et d'effroi! Cependant, au milieu des vains regrets et des terreurs du désespoir, la voix puissante de la nature se fit entendre à mon cœur éperdu; elle m'ordonna de supporter la honte, et de vivre!....

Ne pouvant me résoudre à confier un tel secret, et sentant qu'il m'étoit impossible de me passer de conseils, de secours et de guide dans une semblable situation, un intérêt plus cher, mille fois, que celui de ma vie et de ma réputation, me fit prendre la résolution d'écrire à l'auteur de mes peines!... Je l'avouerai, je l'aimois encore, et l'état où j'étois, en me désespérant, avoit ranimé toute la violence de ce funeste penchant. Malgré l'honneur et les lois qui nous séparoient à jamais, un lien cher et sacré nous unissoit encore, et les sentimens de la nature renouveloient, dans mon cœur déchiré, tous les tourmens d'une passion malheureuse!... Un valet de chambre, nommé Le Maire, me fut envoyé plusieurs fois. Il ne me connoissoit pas. Je le reçus dans la maison d'une femme dont j'étois sûre, mais à laquelle, cependant, j'avois caché mon véritable nom. Je trouvai que Le Maire avoit de l'intelligence et de l'esprit; une excessive curiosité, inspirée par l'amour et par la jalousie, me faisoit passionnément désirer d'être instruite de tout ce qui avoit rapport à Mme d'Erneville!...Je questionnai Le Maire, il me répondit avec le plus grand détail, et me fit l'éloge le plus mérité de sa vertueuse maîtresse; en me vantant ses talens charmans,sa sensibilité, il me dit qu'elle aimoit passionnément les enfans, qu'elle désiroit ardemment avoir une fille, et qu'elle répétoit souvent que si le ciel ne lui en donnoit pas, elle en adopteroit une. Il ajouta qu'elle étoit la mère de tous les orphelins de sa terre, et que son plus grand plaisir étoit de recueillir et de soigner ceux que l'on exposoit fréquemment aux portes de son château. Ces récits me firent naître l'idée du monde la plus bizarre. Ne pouvant me charger moi-même de mon malheureux enfant, il m'eût été bien doux de le savoir en de telles mains, et élevé sous les yeux de son père!.... mais je sentis que le mari d'une femme si digne d'être aimée ne pouvoit lui proposer de se charger du fruit infortuné d'un adultère!...

et que, même en ne lui disant pas que cet enfant étoit le sien, on le devineroit facilement, et que ce soupçon pourroit causer une désunion funeste. J'imaginai donc, dès lors, de confier mon enfant à la seule Pauline , sans mettre son mari dans cette confidence. D'ailleurs, je ne pouvois donner mon enfant à son père sans prendre l'engagement de conserver à jamais la plus étroite liaison et les rapports les plus intimes avec celui que je devois oublier!... Cette réflexion acheva de me déterminer. Je ne formai d'abord qu'un plan très - vague sans trouver des moyens positifs; je pensai seulement, d'après tout ce qu'on me disoit de Pauline, qu'en lui offrant mon enfant d'une manière intéressante et romanesque, elle s'en chargeroit sûrement, et je m'arrêtai irrévocablement à cette idée.

Cependant, j'avois promis à M. d'Erneville, dans les premiers momens d'embarras et d'effroi, de lui remettre l'enfant; décidée ensuite à n'en rien faire, il falloit le tromper à cet égard; je fus obligée d'avoir recours à Mme de S***, je lui révélai tout. Sa douleur fut inexprimable. Elle n'avoit, sans doute, que trop contribué à m'égarer par ses conseils, son étourderie et sa légèreté; mais après avoir été, pour moi, la confidente la plus dangereuse, elle devint l'amie la plus fidèle et la plus utile. Elle vouloit se charger de mon enfant: je lui fis observer que ce seroit risquer mon secret; d'ailleurs, je ne me souciois pas qu'il fût élevé par elle .... enfin, je persistai dans mon projet. Je la consultai encore sur une chose qui me causoit un pressant remords; j'aurois mieux aimé mourir que de déclarer mon véritable nom à monsieur d'Erneville, mais j'éprouvois un scrupule trop fondé de lui laisser croire à jamais que j'étois Camille Dercy. Après mon égarement, c'étoit calomnier cette jeune personne. Je voulois donc dissuader, à cet égard, M. d'Erneville sans lui découvrir qui j'étois. Mme de S*** s'opposa, avec la plus grande force, à cet aveu, et elle me détermina, en m'apprenant que Camille, loin d'être une personne honnête, avoit en déjà plusieurs intrigues qui annonçoient les mœurs les plus corrompues. Le chevalier d'Olbreuse, que je fus obligée de mettre aussi dans ma confidence, fut de l'avis de Mme de S***; et je cédai à l'opinion de deux personnes qui avoient sur moi tout l'ascendant que peuvent donner l'amitié et les services les plus importans.

Vers la fin de septembre, ma tante, toujours plus malade, tomba dans un véritable état de démence. A cette époque je revis Le Maire, qui, toujours questionné par moi, dit qu'une femme de chambre de Mme d'Erneville lui écrivoit souvent, et lui mandoit que sa maîtresse étoit bien tentée de faire un petit voyage à Paris. Je formai, là-dessus, un plan très-singulier, que je ne communiquai à mes amis qu'après les plus mûres réflexions, et après m'être parfaitement assurée de Le Maire, que je gagnai en lui faisant les promesses que je détaillerai par la suite. Il m'a servie avec autant d'intelligence que de discrétion; mais il n'a su qui j'étois que lorsque j'ai quitté Senlis.

Cependant, l'état de ma tante détermina ma famille à me remettre en d'autres mains. Mon frère, déclaré mon tuteur, devint mon seul maître. J'en obtins facilement la permission d'aller passer quelques mois chez Mme de S***, qui acheta une maison à Fontenay-aux-Roses, où je fus m'établir avec elle. Mon frère, toujours à Paris ou à Versailles, n'y vint que deux fois. Sa femme n'y vint point du tout; je me plaignois d'un grand dérangement de santé qui autorisoit la négligence de mon habillement, mon frère n'eut pas le plus léger soupçon de la vérité .... Mme de S*** ne recevoit, d'ailleurs, que très-peu de monde, et je ne paroissois jamais lorsqu'il lui survenoit des visites. Elle avoit envoyé en province, dans une de ses terres, les domestiques qui m'avoient vue à Senlis, sous le nom de Camille , car je portois, à Fontenay, mon véritable nom.

Cependant l'époque fatale approchoit. Le Maire exécuta tout ce que je lui avois prescrit; il écrivit à Jacinthe que son maître resteroit encore long-temps à Paris; qu'il n'osoit faire venir sa femme, parce que la comtesse douairière d'Erneville ne le vouloit pas, enfin qu'il étoit malade et qu'il désiroit Pauline . Le Maire, après avoir, par mon ordre, cherché un appartement convenable à mon dessein, loua celui de l'hôtel des Prouvaires, parce qu'il s'y trouvoit une armoire singulière, dont le fond s'ouvroit et donnoit sur un escalier dérobé, chose qu'avoit effectivement fait faire une dame suédoise qui a passé cinq mois dans cette auberge. Tout étant ainsi disposé, le chevalier d'Olbreuse fut chercher M. d'Erneville, auquel il dit que Camille , après avoir passé publiquement quelque temps chez Mme de S***, avoit eu l'air d'en partir et qu'elle y étoit restée cachée ... Le chevalier ajouta que Mme de S*** avoit plusieurs personnes de sa famille chez elle, mais que Camille, logée dans un pavillon séparé, ne pouvoit être ni aperçue, ni soupçonnée de qui que ce fût.

D'après ces précautions je n'avois rien à craindre, même quand M. d'Erneville auroit découvert que Mlle de Rosmond étoit chez Mme de S***; mais c'est, je crois, ce qu'il ne sut pas, car il n'avoit aucune communication avec les gens de Mme de S***, et dès qu'il fut à Fontenay, je cessai entièrement de sortir de ma chambre.

Voulant confier mon enfant à Pauline, il falloit en donner un autre à M. d'Erneville. Lorsque des avant-coureurs certains m'annoncèrent que, sous peu de jours, je serois mère, le chevalier d'Olbreuse fut chercher à l'hôpital des Enfans-trouvés, à Paris, un enfant nouveau-né, ... et quarante-huit heures après son arrivée à Fontenay, Léocadie vit le jour!... En la recevant dans mes bras, j'éprouvai un sentiment inexprimable de tendresse, de joie et de douleur. Il se fit dans mon cœur une inconcevable révolution, la honte y fut étouffée, l'amour en fut banni, la nature y remplaça tout et le remplit tout entier! O Dieu! m'écriai-je en versant un torrent de larmes, pourrai-je consentir à me séparer d'un objet si cher! pourrai-je exister sans mon enfant!...

Dès ce moment l'idée de la remettre en des mains étrangères me déchira l'âme, et toutes mes résolutions à cet égard furent ébranlées...

Je voulois que mon enfant reçût la bénédiction paternelle, et je pensois devoir à son père de lui procurer le bonheur de l'embrasser au moment de sa naissance. Il croyoit être père d'un garçon, mais on lui dicta une formule de bénédiction qui convenoit également à une fille ..... Il étoit dans un cabinet très-obscur; je lui envoyai véritablement son enfant, Léocadie fut dans ses bras, on me la rapporta baignée de ses larmes!...

Cependant tout avoit réussi au gré de mes désirs; rien ne manquoit à mes préparatifs, et la marquise d'Erneville étoit à Paris depuis plusieurs jours, et dans le logement que j'avois fait arrêter. Mme d'Olbreuse me pressa d'envoyer mon enfant, qu'elle devoit elle-même porter à Pavis; quel fut son étonnement, quand je lui déclarai que j'avois changé de dessein, et que je voulois garder mon enfant! elle me répéta vainement que je me perdrois; je lui répondis que j'étois décidée à ne me jamais marier, et qu'après la faute dont j'étois coupable, je n'hésiterois point à sacrifier ma réputation au bonheur d'élever mon enfant. Alors le chevalier et Mme de S*** me représentèrent que ma famille ne souffriroit jamais que je me déshonorasse ainsi; que si je faisois un tel éclat, ou seulement si, sans déclarer mon malheur, je m'obstinois à vouloir garder mon enfant, on me l'ôteroit de force pour le mettre dans un hôpital, où, confondu pour toujours parmi tant d'autres infortunés, je ne pourrois jamais ni le réclamer, ni le reconnoître. Cette idée me fit frémir. Mme de S***, quelques mois auparavant, m'avoit proposé, de premier mouvement, de se charger de mon enfant, mais enthousiasmée alors du plan romanesque que j'avois formé, je refusai cette offre. Je la lui rappelai, car l'espérance de voir souvent mon enfant me fit enfin préférer ce dernier parti. Il n'étoit plus temps; le chevalier d'Olbreuse n'y voulut absolument point consentir, et Mme de S*** se conformoit en tout à ses volontés!...

Il fallut donc revenir à mon premier plan. On eut beau me vanter le caractère, les talens, la sensibilité de Pauline, on eut beau m'assurer que l'on trouveroit les moyens de me donner souvent des nouvelles de mon enfant, je ne me déterminai à cet affreux sacrifice qu'avec désespoir!... Ce fut par le conseil du chevalier, que, dans le billet placé dans le berceau, je ne mis pas la véritable date de la naissance de Léocadie qui naquit le 18 février; la date du billet lui donnoit quelques jours de moins.

J'avois pris sans peine la résolution de faire élever mon enfant, sans lui donner de nourrice. J'étois très-familiarisée avec cette idée, car j'avois été nourrie de cette manière, ainsi que mon frère, et nous jouissions tous deux d'une excellente santé. Mais je ne puis dépeindre l'état où me laissa Mme de S***, lorsque après avoir arraché ma fille de mes bras, elle s'enfuit avec ce cher dépôt pour se rendre à Paris. C'étoit le soir après souper!.....J'étois dans mon lit, on ne m'avoit point encore permis de me lever. Je n'avois dans ma chambre que la garde ..... Je fis fermer mes rideaux, afin de pleurer sans contrainte. Au bout de deux ou trois heures, il me prit un désir irrésistible d'aller visiter la petite chambre dans laquelle Léocadie avoit passé quelques nuits, et d'y pleurer sur son berceau que j'avois voulu conserver; j'en avois fait acheter un autre pour la transporter à Paris!... J'entr'ouvris mon rideau, je vis que ma garde dormoit profondément, je me levai tout doucement, je pris ma lampe de nuit, je sortis de ma chambre, je traversai un corridor, et j'entrai dans le petit cabinet qu'avoit habité ma fille! La sage-femme qui m'avoit soignée y couchoit; elle étoit endormie, ... j'avance sans faire de bruit, j'aperçois le berceau, mon cœur s'émeut et se déchire! Je m'en approche, je me mets à genoux, je lève le rideau, et je tressaille en voyant un enfant charmant qui dormoit du plus doux sommeil!... C'étoit Stéphen qu'on avoit placé dans ce berceau! ... O quelle impression me fit la vue d'un enfant de l'âge de Léocadie!... Enfant malheureux! m'écriai-je, ta mère, coupable comme moi, fut contrainte aussi de t'abandonner! elle te pleure, sans doute, ou, plus heureuse que moi, peut-être a-t-elle perdu la vie en te la donnant!.... et moi j'existe pour souffrir sans espérance et sans consolation!... Toutes les affections qui font le bonheur de la vie n'ont été pour moi que des piéges affreux, des illusions dangereuses, et des sujets éternels de honte et de douleur; les conseils de l'amitié m'égarèrent, l'amour fait mon opprobre ... et la tendresse maternelle n'est pour moi qu'un tourment!.... Ma fille me consoleroit de tout! Sa présence pourroit seule calmer ce cœur agité, et sécher les pleurs amers que le repentir me fait répandre!... et je l'ai perdue!..... On a la barbarie de me l'enlever! je ne la reverrai peut-être jamais!... Mes sanglots me coupèrent la parole... La femme qui couchoit dans le cabinet s'éveilla; je lui ordonnai de prendre Stéphen dans son lit, il me sembloit qu'un enfant étranger profanoit ce berceau devenu sacré pour moi!... Je le fis porter dans ma chambre et poser sous les rideaux de mon lit; je le gardai ainsi tout le temps que je passai à Fontenay, et par la suite je le fis transporter à la M***, où il est encore.

Mme de S*** revint de Paris à cinq heures du matin. Elle me conta que, par le moyen de Le Maire et guidée par lui, elle avoit fait elle-même l'exposition, et que cachée derrière l'armoire pendant plus de deux heures, elle avoit entendu tout ce qui s'étoit passé dans la chambre de la marquise d'Erneville. Enfin elle me dit que ma Léocadie étoit acceptée avec transport et ravissement!... Pendant ce récit, je fondois en larmes; le chevalier d'Olbreuse me calma un peu en me conseillant d'envoyer Raimond en Bourgogne, afin d'avoir des nouvelles de mon enfant. Raimond étoit un jeune homme qu'une action bienfaisante de M. d'Erneville nous avoit fait connoître. Raimond, par ses vertus et la plus rare honnêteté, avoit gagné toute ma confiance; je l'avois marié à une jeune fille qu'il aimoit; je pris cette dernière à mon service, ainsi que son mari, et je les mis tous deux dans ma confidence. Mais, comme Raimond étoit connu de M. d'Erneville, je l'avois envoyé dans une terre de Mme de S***, ne voulant pas le garder près de moi tant que M. d'Erneville habiteroit Fontenay. Le chevalier d'Olbreuse se chargea de lui faire dire d'aller en Bourgogne afin d'y prendre les informations les plus détaillees sur tout ce qui m'intéressoit si vivement. Il se déguisa, fit ce voyage, et revint m'apporter des nouvelles aussi heureuses que je pouvois le désirer. Léocadie, arrivée en parfaite santé dans le château d'Erneville, étoit adorée de sa mère adoptive!... Je restai encore six semaines à Fontenay après le départ de M. d'Erneville. Le Maire caché à Paris dans la maison de Mme de S***, fut alors placé par le chevalier d'Olbreuse chez le marquis de *** qui partoit pour l'ambassade de Naples. Comme mes amis me prêtoient tout l'argent dont j'avois besoin, j'achetai la discrétion et le silence de Le Maire par une pension viagère de cinquante louis, et il partit pour l'Italie, où il s'est établi et fixé.

Je quittai Mme de S*** au mois d'avril; ma belle-sœur vint me chercher et m'emmena chez elle. On avoit ramené ma tante à Paris. Je fus la voir; elle n'avoit plus sa tête, cependant elle me reconnut; je vis qu'elle étoit absolument livrée aux personnes mercenaires qui l'entouroient; je pris la résolution de rester avec elle, et de me consacrer à la soigner et à la servir. Mon frère et sa femme combattirent vainement ce dessein. Je m'établis chez ma tante, je couchai dans sa chambre et je ne la quittai plus. Je vécus là dans une solitude absolue; ce genre de vie convenoit parfaitement à ma situation, je remplissois un devoir; j'avois besoin de me raccommoder avec moi-même!.. Je renonçai aux lectures frivoles, j'occupai mon esprit, je cultivai mes talens, le temps s'écouloit pour moi sans ennui, mais non sans inquiétude et sans chagrin!.... Ma fille, toujours présente à ma pensée, étoit pour moi un sujet inépuisable d'agitation, de crainte et de douleur. Je renvoyai Raimond en Bourgogne sur la fin de l'été, et je le chargeai de gagner Jacinthe, femme de chambre de Mme d'Erneville. Raimond s'acquitta de cette commission avec son zèle et son intelligence ordinaires. Jacinthe n'a jamais su qui j'étois, mais elle accepta la pension qu'on lui offroit, et promit de donner exactement toutes les semaines des nouvelles détaillées de Léocadie. Raimond lui laissa une adresse; il recevoit ses lettres et me les apportoit. Cette correspondance bien établie et parfaitement régulière, me procura la seule consolation véritable que j'eusse encore reçue.

Je m'occupai quatre ou cinq mois d'avance des étrennes que je voulois envoyer à Léocadie. Le mois d'ensuite m'offrit encore une époque bien touchante!... Le 18 février, le jour de la naissance de Léocadie, je me prosternai en me réveillant... Inondée de pleurs, j'invoquai Dieu pour ma fille, avec la ferveur la plus vive... Ah! sans doute, il n'en est point que l'on puisse comparer à celle d'une mère qui prie pour son enfant!... Je promis de célébrer à jamais ce jour par une bonne action, et je fus délivrer six pauvres ouvriers retenus en prison, pour n'avoir pu payer les mois de nourrice de leurs enfans.

Ce fut à peu près dans ce temps que je fis connoissance avec le vertueux évêque d'Autun; il étoit parent de ma tante, et venoit la voir quelquefois; il m'inspira la vénération la mieux fondée et le plus tendre attachement. J'avois toujours eu des sentimens de piété, mais c'est lui qui m'a fait connoître toute la sublimité de la religion, qui seule peut donner une telle perfection de principes, de caractère et de conduite.

J'étois depuis dix-huit mois chez ma tante lorsque je la perdis; elle rendit le dernier soupir dans mes bras ... Par un testament, fait quatre ans avant sa mort, je me trouvai héritière universelle de tous ses biens. J'allai demeurer chez mon frère, et l'évêque d'Autun, alors l'abbé de ***, voulut bien céder à nos instances et se charger de l'éducation de Jules, mon neveu. Peu de temps après j'appris que Camille Dercy étoit entrée à l'opéra, ce qui, de plus d'une manière, me causa un sensible chagrin. Elle faisoit tant de bruit par les agrémens de sa figure, que j'imaginois bien que cet événement pourroit tôt ou tard être su de M. d'Erneville. Il m'étoit affreux de penser qu'il pût croire que la malheureuse Camille fût devenue une courtisane; rester avilie à ce point dans son opinion, étoit un douloureux opprobre!... D'ailleurs, quoique M. d'Olbreuse m'eût assurée que son intention étoit de ne plus faire de voyages à Paris, des affaires pouvoient le forcer d'y revenir, et alors en allant aux spectacles et en voyant la véritable Camille, il auroit découvert la plus grande partie du mystère qu'on vouloit lui cacher. Le temps, sans dissiper ma mélancolie, avoit calmé ma douleur; tranquille sur le sort de mon enfant, recevant régulièrement de ses nouvelles, je me rattachois à la vie, et par conséquent à ma réputation; je mettois la plus grande importance à un secret d'où dépendoit mon honneur et ma tranquillité, et qui m'avoit coûté tant de soins et fait imaginer des intrigues si compliquées. Enfin, j'avois solennellement donné ma parole à mes amis, non-seulement de ne le confier à personne sans leur consentement, mais d'employer constamment toutes les ressources de mon imagination à le cacher, et à prévenir tout ce qui pourroit le trahir ou le faire soupçonner, et surtout à M. d'Erneville. Mme d'Olbreuse qui se reprochoit vivement la légèreté de conduite et les conseils qui avoient contribué à me perdre, étoit bien intéressée personnellement à s'assurer de ma parfaite discrétion à cet égard. Elle et son mari ne virent Camille au théâtre qu'avec un véritable effroi, mais le hasard m'offrit bien-tôt un moyen de nous affranchir de cette inquiétude.

Je ne voyois chez ma belle-sœur que nos parens et quelques amis d'un âge mur; quand il survenoit d'autres visites, je me retirois, et lorsque la duchesse donnoit de grands soupers, je restois dans ma chambre. D'ailleurs, je n'allois ni aux spectacles, ni au bal, ni dans le grand monde. Tout ce qu'on me disoit pour me dégoûter de ce genre de vie, produisoit un effet absolument contraire; on me répétoit que personne à mon âge n'avoit cette passion pour la retraite et pour des études sérieuses, que j'étois l'objet de l'étonnement universel, qu'enfin mon caractère paroissoit inexplicable. Ces discours, je l'avoue, me flattoient en secret; j'avois assez entrevu le monde pour connoître qu'il ne faut, ni mérite réel, ni talens distingués pour obtenir ses suffrages, et qu'il est beaucoup plus flatteur de l'étonner que de lui plaire.

Mon frère un jour me demanda, avec instance, de ne point sortir du salon, quand le comte de Poligni, que je croyois son ami intime, viendroit voir la duchesse. Comme je me refusois à cette prière, mon frère m'interrompant: N'imaginez pas, me dit-il, que j'aie quelque envie de vous proposer d'épouser Poligni. Si vous en étiez tentée, je mettrois tout en usage pour vous détourner d'un tel dessein! Alors mon frère, à ma grande surprise, me fit un portrait affreux du caractère de l'homme du monde avec lequel il étoit le plus lié; mais il finit par me renouveler la prière de ne le point éviter, et même d'être obligeante avec lui. J'imaginai que quelque motif d'ambition décidoit mon frère à montrer au comte des égards particuliers, et certaine qu'on ne me parleroit point de mariage, je consentis à ce qu'on désiroit. De cette manière, je vis plusieurs fois le comte, et peu de temps après j'appris que mon frère étoit brouillé avec lui. Je questionnai mon frère, qui me conta en secret, mais sans entrer dans aucun détail, que Poligni, confident de son amour pour Camille, l'avoit trahi et supplanté; qu'après avoir séduit et enlevé cette jeune personne, il l'avoit fait entrer à l'opéra. Mais je suis vengé, continua mon frère, je supplante à mon tour Poligni, et Camille est à jamais perdue pour lui. Voulant tirer parti de cette confidence, je conjurai mon frère d'exiger de sa nouvelle maîtresse qu'elle quittât le théâtre; j'ajoutai que si elle restoit à l'opéra, la duchesse apprendroit bientôt cette criminelle intrigue. Mon frère, décidé à ne point abjurer ses égaremens, respectoit cependant le repos de sa vertueuse femme, il céda à mes vives instances; et huit jours après Camille quitta le théâtre.

J'avois une cousine pensionnaire à l'abbaye de Royaumont, à quelques lieues de Paris; je voulois aller passer quelques jours avec elle, et j'y fus sur la fin du mois d'août. Je ne connoissois point ce couvent, il est très-antique et d'une belle architecture; je fus, surtout, extrêmement frappée du cloître qui, comme tous ceux des monastères, forme une vaste galerie couverte et tournante, et en arcades, au milieu de laquelle se trouve un grand parterre rempli de fleurs. Celui-ci avoit de plus l'ornement d'une superbe fontaine de marbre blanc placée sur le gazon du parterre. L'eau pure et limpide de la fontaine se précipitoit avec bruit dans un large bassin de marbre, et de là retomboit sur le gazon, où, se divisant dans de petits canaux creusés pour cet effet, elle produisoit plusieurs ruisseaux qui, après avoir traversé le parterre, entroient dans le cloître, et serpentoient autour des pierres sépulcrales dont ce lieu est rempli.

Je soupai chez l'abbesse; je me retirai dans ma chambre à l'heure où tout le monde se couche dans les couvens, et je me mis à écrire. A minuit j'ouvris ma fenêtre, et je trouvai le temps si doux et si calme, que j'eus envie d'aller me promener. Le plus profond silence régnoit dans toute la maison, toutes les lampes étoient éteintes; je traversai un long corridor très-obscur, au bout duquel je m'arrêtai, ne sachant plus où j'étois, et là j'entendis le murmure de la fontaine; je connus que j'étois près du cloître, c'étoit où je voulois aller, et guidée par ce bruit j'y arrivai en effet. Il faisoit très-chaud; mais le ciel, couvert de nuages, étoit excessivement sombre, le parterre ne répandoit pas la moindre clarté dans le cloître; l'obscurité, le silence, le murmure de l'eau, et l'idée que je marchois sur des tombes, me causèrent quelque émotion. J'allois entrer dans le parterre, lorsque j'entendis distinctement des gémissemens qui sembloient venir du côté de la fontaine; je frissonnai, et m'appuyant contre un des pilastres des arcades, je restai immobile... Les gémissemens continuèrent .... dans ce moment le ciel s'éclaircit un peu, et j'aperçus une figure à genoux auprès de la fontaine, et appuyée sur un banc de gazon .... une voix entrecoupée, aussi douce que jeune, se fit entendre. O mon Dieu! s'écria-t-elle, dois-je me plaindre d'être ainsi rejetée!... ce voile sacré qu'on me refuse, je suis indigne de le porter!... Mais quel sera mon asile! abandonnée de la nature entière, seule dans l'Univers, que deviendrai-je, hélas!... Je n'en écoutai pas davantage: pénétrée jusqu'au fond de l'âme, je m'élance dans le parterre, la jeune inconnue se lève avec effroi: Rassurez-vous, lui dis-je, c'est une amie qui vient à votre secours .... A ces mots l'inconnue se jeta dans mes bras en sanglotant. Je la pressai contre mon sein, et nous nous assîmes sur le banc de gazon. L'obscurité ne me permettoit pas de distinguer ses traits, mais son malheur, sa sensibilité et la douceur touchante de sa voix avoient fait sur mon cœur la plus profonde impression. Qui êtes-vous? lui demandai-je. Une malheureuse orpheline, répondit-elle, sans fortune, sans protecteurs, et je n'ai que seize ans! Je vins ici avec le projet de me faire religieuse, mais ne pouvant donner de dot, on me refuse, et l'on ne veut pas même me garder. Eh bien, je vous emmenerai, je me charge de vous, vous serez ma compagne.... Pour toute réponse, l'infortunée se jeta à mes genoux, et serrant mes mains dans les siennes, en les arrosant de larmes: Non, dit-elle, non, je ne veux point abuser d'une pitié si généreuse!... je dois vous avouer que je suis indigne de vos bontés.... ce malheur affreux qui vous touche, il est mon ouvrage!... c'est une foiblesse coupable qui le causa!... -- Vous avez aimé?... -- Et je fus trompée, je suis abandonnée; il ne me reste qu'un amour sans espoir, la honte et le repentir.... On peut juger de l'effet que produisirent, sur moi, ces dernières paroles, qui me retraçoient mon malheur et ma faute d'une manière si frappante!.... O jeune et chère infortunée! m'écriai je en la pressant dans mes bras, je deviens votre sœur, nous ne nous quitterons plus: venez!... Mes pleurs me coupèrent la parole .... je me levai et j'entraînai l'inconnue, qui ne pouvoit exprimer son étonnement et sa reconnoissance que par ses sanglots et les plus tendres caresses.... Je retournai dans ma chambre, où j'avois laissé de la lumière. Combien s'accrut l'intérêt si vif que m'inspiroit l'inconnue, lorsque je vis sa charmante figure!... sa physionomie pleine de candeur et de sensibilité, son extrême jeunesse, la grâce de ses manières, la délicatesse de ses traits et de sa taille, tout en elle étoit fait pour intéresser et pour toucher les cœurs les moins sensibles! En la regardant il m'étoit impossible de concevoir la barbarie de celui qui avoit pu l'abandonner et l'oublier!... L'inconnue me conta son histoire avec l'ingénuité qui la caractérise. Quelle fut mon indignation en apprenant que son séducteur étoit le comte de Poligni!... Enfin cette malheureuse jeune personne étoit cette même Agnès, qui depuis a refusé d'épouser Poligni, afin de ne me point quitter, et qui, aujourd'hui, voulant partager ma destinée, sacrifie sa liberté, et renonce sans retour au monde pour ne se séparer jamais de son amie!...

Deux jours après je retournai à Paris, j'emmenai ma chère Agnès, en remerciant le ciel qui daignoit m'accorder le plus précieux de ses bienfaits, et sans dou-te le plus rare, une amie véritable. J'aurois bien désiré lui confier mon secret, mais fidèle à ma parole, je ne le voulois pas sans l'aveu de Mme d'Olbreuse, qui refusa positivement le consentement que je sollicitois, disant que je ne devois faire une telle confidence qu'après avoir éprouvé, pendant plusieurs années, l'attachement d'Agnès. En amitié, les cœurs qui s'entendent promptement, ne peuvent se tromper. La plus sûre épreuve, c'est de se répondre parfaitement avant de se bien connoître: on n'aimera jamais vivement et constamment l'objet qu'on a besoin d'étudier.

Sur la fin de l'hiver de cette année, je reçus une nouvelle qui m'affligea vivement, j'appris que Jacinthe étoit renvoyée du château d'Erneville. J'ignorai pour quel sujet; j'ai su, long-temps après, que ce fut à la suite d'une scène de jalousie causée par un cachet que j'avois envoyé à Léocadie. Ce cachet me fut donné par mon frère, qui le tenoit de Mme du Resnel. Les deux R, gravés sur la pierre, formoient aussi, par hasard, mon chiffre. Mon frère me fit promettre de garder toujours ce cachet, ou de ne le donner qu'à l'objet que j'aimerois passionnément . Il supposoit qu'on ne pouvoit aimer ainsi qu'un amant. Je fis faire en secret un cachet absolument semblable, que je mis à ma montre, et j'envoyai l'autre à Léocadie; par cet artifice j'abusai mon frère sans manquer à ma parole.

Mes amis craignant, avec raison, la vivacité de mon imagination et l'impétuosité naturelle de mon caractère, me cachoient avec soin tout ce qui pouvoit m'inquiéter ou m'agiter. Ils avoient eu la précaution de faire prévenir Jacinthe à cet égard par Raimond, auquel on avoit fait sentir combien ce mystère importoit à ma tranquillité, de sorte que je n'ai appris que très-tard, et au bout de plusieurs années, toutes les peines que l'adoption de Léocadie causoit à sa généreuse bienfaitrice, mais je n'en avois pas alors le moindre soupçon. Je ne m'affligeai de la disgrâce de Jacinthe que parce qu'elle n'étoit plus auprès de ma fille. Elle s'établit auprès d'Erneville, et continua régulièrement à me donner des nouvelles de Léocadie, qui, quoique beaucoup plus vagues, me tranquillisoient du moins toujours sur la santé de cet objet si cher.

Mon frère ayant hérité de la terre où m'avoit élevée ma grande mère, voulut y aller passer une partie de l'été 17**. Je fus de ce voyage, que l'idée de revoir Elbanie, ma première amie, me rendit extrêmement agréable; je me retrouvai, avec attendrissement, dans les lieux où s'étoient écoulés les paisibles jours de mon enfance.

Les objets qui retracent vivement la jeunesse, n'inspirent que des sensations douloureuses; ils rappellent des égaremens, des passions qui ont agité, des illusions perdues, des plaisirs évanouis sans retour.... Les souvenirs qui retracent l'enfance, sont délicieux! c'étoit le temps de la paix, de la joie naïve et pure, de l'innocence; d'ailleurs on regrette la jeunesse, on ne peut regretter l'enfance.

Mon premier soin, en arrivant, fut de demander des nouvelles d'Elbanie; quelle fut ma douleur en apprenant qu'elle n'existoit plus! Elle étoit morte de la petite vérole trois semaines avant notre arrivée, ne laissant qu'une fille unique, âgée de sept ans. On me dit que M. de ***, son mari, étoit inconsolable; je voulus l'aller voir, et pleurer avec lui. J'arrivai chez lui à six heures du soir, le jour même où sa fille lui fut ramenée d'une ville voisine dans laquelle on l'avoit envoyée pendant la maladie contagieuse de sa mère. Cette enfant revoyoit son père pour la première fois depuis la mort de sa mère.... M. de *** l'avoit conduite aussitôt dans le cimetière où reposoient les cendres d'Elbanie, et lui montrant le tombeau: Si par la suite, lui dit-il, tu pouvois éprouver la tentation de t'égarer, reviens ici, réfléchir sur la tombe d'Elbanie; en te retraçant le souvenir de sa vie entière, tu te raffermiras dans l'amour de tes devoirs et de la vertu!

Lorsqu'on me conta ce trait, un douloureux retour sur moi-même oppressa mon cœur et fit couler mes larmes.... Je couchai chez M. de ***; le lendemain matin, je me levai avec le jour, je fus me promener, et ma rêverie me conduisant du côté du cimetière, j'y entrai. L'aspect de la tombe d'Elbanie me fit tressaillir! Ce monument champêtre étoit aussi simple que la vie et les mœurs de celle dont il consacroit la mémoire; la pierre sépulérale, placée sur une éminence de gazon, paroissoit posée dans un panier de fleurs, étant entourée et en partie recouverte d'anémones, de réséda, de lis et de jacinthes, contenus dans une large bordure faite en osier et imitant les contours d'une corbeille, dont l'anse proportionnée à sa grandeur, s'élevoit en arcade au-dessus de la tombe; des fleurs grimpantes, telles que la brioine et le liseron, s'entortillant autour de cette anse, formoient un ceintre élégant de guirlandes et de festons. Un olivier, symbole de la paix, planté sur le gazon même, ombrageoit la corbeille: plus bas, autour du tombeau, de superbes orangers, réunis les uns aux autres par des liens de pampre, composoient un cercle éblouissant qui n'étoit interrompu que par un banc de verdure placé entre un myrte et un cyprès!...

Je m'assis en pleurant sur le siége de gazon, et fixant les yeux sur la tombe, les plus tristes réflexions vinrent en foule s'offrir à mon esprit. Hélas! me disois-je, loin de plaindre celle qui n'a vécu que pour la vertu, ne dois-je pas envier une destinée si pure et si fortunée? ... Elle n'a connu de la vie que ses biens réels et ses vrais plaisirs, ceux qui sont offerts par la nature et que produit le sentiment! Confinée, pour son bonheur, dans cette paisible solitude, son imagination fut toujours sage et réglée comme sa vie!.... son existence ne fut point un vain songe! de coupables illusions n'en ont point troublé le calme, et n'en souillèrent jamais la pureté!... Enfin, elle n'a parcouru de la carrière humaine que l'espace le plus brillant; elle n'a vu s'écouler que cette saison si riante, si délicieuse, lorsqu'elle se passe sans orages!... elle laisse après elle le souvenir le plus intéressant, et l'on peut la proposer pour modèle à sa fille! ... La piété filiale viendra chaque jour visiter ce tombeau, elle en cultivera les fleurs, elle y répandra les larmes de la reconnoissance et de la sensibilité; elle s'y rappellera tous les souvenirs qui peuvent inspirer le saint enthousiasme de la vertu!.... Elbanie n'a point cessé d'exister pour sa fille; du fond de la tombe, elle lui parlera toujours, elle lui servira d'exemple et de guide!.... Et moi, malheureuse, ignorée de ma fille, privée de ses premières caresses, je ne suis rien pour elle, quand elle est tout pour moi! Si je meurs, Léocadie ne viendra jamais pleurer sur ma tombe!... nul signe extérieur n'annoncera qu'elle a perdu celle qui lui donna le jour! en porter le deuil seroit un opprobre pour elle!... et si l'on découvroit le nom de sa coupable mère, on ne lui parleroit d'elle que pour lui dire: S i vous deveniez foible comme elle, vous seriez méprisable et déshonorée! ...Voilà donc le seul souvenir que je puisse laisser à l'objet d'une si tendre affection!.... Opensées désespérantes! je ne pourrai me faire connoître à ma fille sans effrayer son innocence, sans la faire rougir, et sans m'avilir à ses yeux! J'aurai besoin de son indulgence, et cependant je dois désirer que son âme soit assez pure pour ne pas concevoir mon égarement et pour le trouver inexcusable! .... Le crime de sa naissance m'a ravi tous les droits sacres d'une mère; je ne puis prétendre à sa vénération, à sa confiance; je ne mérite même pas son estime, je ne suis plus digneni de l'instruire, ni de la guider!.... Oui, la mort seroit mille fois préférable à cet horrible avenir!.... Mais il faut vivre pour expier; rien ne me coûtera pour sortir d'un tel abaissement!....O mon enfant, je veux, par les plus éclatans sacrifices, m'assurer sur ton cœur ces droits si chers que la nature réclameroit en vain sans la vertu! J'ai dû renoncer à la gloire de t'élever, j'ai dûte choisir une institutrice irréprochable; mais je me rendrai digne du bonheur de devenir un jour ton amie!....

Ces réflexions m'affermirent irrévocablement dans la résolution de ne me jamais marier, et de mener toujours le genre de vie le plus sédentaire; elles m'inspirèrent aussi un ardent désir d'acquérir une réputation véritablement distinguée, afin que, par la suite, quand je me ferois connoître à ma fille, je n'eusse besoin que de lui dire mon nom, pour lui prouver que j'avois réparé ma faute.

Je dédaignois des suffrages frivoles, mais de ce moment j'attachai le plus grand prix à l'opinion publique; je trouvai qu'après mon égarement, il ne me suffisoit pas d'obtenir l'estime universelle, qu'il falloit mériter l'admiration; je crus qu'il seroit impossible de me la refuser, si joignant à la jeunesse et aux agrémens qui séduisent le monde, des talens brillans, des connoissances solides et de grandes vertus, je suivois avec persévérance un plan de conduite dont le seul but fût de se livrer, sans réserve, à la bienfaisance, à la littérature et aux arts. J'imaginai que, n'ayant aucune des prétentions qu'inspire la coquetterie, et me consacrant à la retraite, je ne pourrois exciter l'envie, et que les femmes me rendroient justice sans effort; qu'enfin la calomnie ne pourroit, ni me poursuivre, ni m'atteindre, si elle osoit m'attaquer.

Je me trompois, mais avant d'être désabusée par une triste expérience, j'ai joui, pendant long-temps du plaisir de former des projets et de nourrir les espérances les plus agréables.

De retour à Paris, je me livrai à l'étude avec une ardeur passionnée, et je devins plus sauvage que jamais. Mme d'Olbreuse étoit en Flandre, et n'en devoit revenir que vers le milieu de l'hiver. Je n'avois aucune autre liaison intime, et, malgré toutes les instances de ma belle-sœur, je n'en voulus point former de nouvelles. Cependant, je consentis à me faire présenter à la cour, afin d'avoir un brevet de dame . Ma présentation se fit la surveille du mariage de M. le duc de ***. J'allai à toutes les fêtes qui furent données à cette occasion, j'avouerai même que je désirai y paroître avec éclat, uniquement parce que j'étois décidée à ne plus retourner à la cour; il me sembloit qu'y réussir, c'étoit honorer mon goût pour la solitude. Je passai huit jours à Versailles, je retournai à Paris sur la fin de novembre; je fus, le lendemain, suivant ma coutume, me promener à l'Arsenal, promenade extrêmement solitaire que je préférois par cette raison. Le temps étoit aussi doux que dans les beaux jours de l'automne, je m'assis, avec Agnès, sur la terrasse. Au bout de quelques minutes nous aperçûmes un jeune homme d'une très-belle figure qui venoit de notre côté, il marchoit lentement, et lisoit avec beaucoup d'attention. Lorsqu'il fut près de nous il leva les yeux, nous regarda fixement, fit encore quelques pas, et revint s'asseoir sur un banc près du nôtre. Ce voisinage m'embarrassant, je me levai; l'inconnu nous suivit, alors je pris le parti de quitter la promenade. Je ne retournai plus à l'Arsenal, et je ne rencontrai plus ce jeune homme. Mme d'Olbreuse revint sur la fin du mois de janvier. Je fus la voir le jour même de son arrivée; j'étois à peine entrée chez elle que la porte se rouvrit, et j'entendis annoncer le marquis d' Elvas . Ce nom d' Elvas me fit une telle impression, que je fus au moment de me trouver mal, je devins d'une pâleur extrême, et comme je n'ai jamais de rouge, mon émotion ne fut que trop visible; à ce trouble succéda la surprise en reconnoissant, dans Henri d'Elvas, le jeune homme inconnu qui m'avoit suivie à l'Arsenal. Mme d'Olbreuse me le présenta; il me fut impossible, pendant toute cette visite, de reprendre ma tranquillité, et ce qui prolongea mon embarras, c'est que je vis que le marquis d'Elvas en étoit extrêmement frappé!... Il pouvoit, sans fatuité, se méprendre sur la cause d'une émotion si vive, d'autant plus que le rencontrant encore quelques jours après, il remarqua que sa présence me causoit toujours un trouble et une distraction insurmontables. Outre le souvenir douloureux que ce nom me rappeloit, je pensois, en voyant ce jeune homme aimable et distingué par des qualités attachantes, que, sans la méprise funeste qui m'avoit abusée, j'aurois pu l'aimer légitimement.... et que vraisemblablement, un lien sacré nous eût unis!.... Cette idée ne le rendoit que trop intéressant à mes yeux!... Je pris la résolution de ne plus aller chez Mme d'Olbreuse.... Le marquis d'Elvas, qui se croyoit aimé, m'écrivit les lettres les plus passionnées; je lui fis répondre, par mon frère, de manière à lui ôter toute espérance. Il prit mes refus pour de la bizarrerie, et ne se découragea point. Son frère et sa belle-sœur pensèrent aussi qu'il ne seroit pas impossible de vaincre ce qu'ils appeloient mon opiniâtreté. Leurs persécutions, à ce sujet, me parurent inconcevables, puisqu'ils savoient mon secret; il y eut beaucoup de refroidissement entre nous, et pour m'affranchir de leurs importunités, je partis pour la M**, pour la première fois depuis la mort de ma tante. J'avois quitté ce lieu avec des espérances romanesques, évanouies pour toujours!... l'avenir, alors, m'offroit la perspective la plus agréable et la plus brillante, il étoit à moi tout entier, javois encore l'innocence!...

Le jour commençoit à tomber quand j'arrivai; je ne fus point dans le pare, mais je voulus visiter l'appartement que j'avois occupé, j'y trouvai sur les vitres, le chiffre de Henri d'Elvas que j'y avois tracé!... je brisai la vitre et mes larmes coulèrent .... J'éprouvai, tout le reste de la soirée, une tristesse invincible, et je passai la nuit entière sans fermer l'œil un instant.

Le lendemain j'eus un accès de fièvre, et je ne quittai point mon lit. Je me levai le jour suivant, j'étois fort abattue; je descendis seule dans le parc; il étoit dix heures du matin. Je venois de me rappeler que dans une partie du parc, que l'on appeloit jadis mon jardin , j'avois eu l'imprudence d'écrire sur une plante, la veille de notre départ, le nom, tout entier, de Henri d'Elvas . Mon intention étoit d'aller l'effacer; mais, après avoir traversé deux allées, une extrême lassitude me força de m'asseoir. Comme toutes les personnes qui ont l'imagination très-vive, j'ai toujours eu l'habitude de parler tout haut étant seule, surtout lorsque mon cœur et ma tête sent fortement occupés. Je tombai dans la plus profonde rêverie, j'exprimai des regrets vagues, et je prononçai, plus d'une fois, en pleurant, le nom fatal de Henri d'Elvas!... Tout à coup j'entends une exclamation, je tressaille, et je vois le marquis d'Elvas à mes pieds!... Parcourant le parc depuis deux heures, il avoit lu son nom tracé sur le platane, et il venoit de m'écouter et de s'entendre nommer!... Il ne m'inspiroit que de l'intérêt, mais il croyoit avoir la certitude que je partageois sa passion. Il m'étoit impossible de le désabuser sans trahir mon secret. Cette situation bizarre produisit la scène la plus embarrassante pour moi. Ne pouvant ni nier, ni confirmer ce qu'il venoit d'entendre, je le regardois d'un air stupide, et je n'osois rompre le silence. Pour lui, transporté de joie, il m'exprimoit, dans les termes les plus passionnés, sa reconnoissance et son bonheur... Enfin, j'aperçus heureusement Agnès au bout de l'allée, je me levai en conjurant le marquis de s'éloigner, et je fus rejoindre Agnès. On pense bien que je ne fus pas quitte des importunités d'un amant qui se croyoit certain d'être passionnément aimé; au désespoir de n'être pas reçu, il m'écrivit cinq ou six billets dans l'espace de deux jours; je lui répondis qu'il s'abusoit sur mes sentimens, que je ne partagerois jamais les siens, et que rien au monde n'ébranleroit la résolution que j'avois prise de ne me point marier. Alors le marquis imagina que j'étois forcée par mon frère à tenir un tel langage; il retourna précipitamment à Paris, vit mon frère, lui rendit compte de tout ce qui s'étoit passé entre nous, obtint son consentement qu'il reçut par écrit. Persuadé qu'il avoit triomphé des seuls obstacles qui s'opposoient à ses désirs, il revint à la M**, et me récrivit en m'envoyant la lettre de mon frère, qui contenoit le consentement le plus formel. Quelle fut sa surprise en recevant de moi la même réponse! il voulut absolument l'entendre répéter de ma bouche; j'y consentis. Préparée à cette entrevue, et très-fatiguée de toutes ses importunités, je fus excessivement calme et froide; je lui appris que le nom tracé sur le platane avoit été écrit quelques années auparavant, chose qu'il auroit pu remarquer à la grandeur des lettres, s'il y eût fait attention; je soutins que c'étoit un badinage de Mme d'Olbreuse; je fus plus embarrassée de donner un tour simple au trouble que sa présence m'avoit si visiblement inspiré, et enfin, aux discours qui m'étoient échappés en prononçant son nom, lorsqu'il m'avoit écoutée. Je pris le parti de nier, et d'attribuer au hasard ou à la distraction ce que je ne pouvois expliquer. Il fut étonné, confondu, je parvins à lui ôter toute espérance. Mais le ressentiment succéda dans son cœur à l'amour. Persuadé que je l'avois joué, et que ma conduite avec lui étoit aussi légère et artificieuse que bizarre, il devint mon ennemi irréconciliable.

Je passai plus de huit mois de suite à la M**. J'y commençai mon jardin allégorique, et je changeai les distributions de l'intérieur du château. Ce fut l'hiver d'ensuite que j'appris les calomnies atroces que l'on débitoit contre moi!... Ma douleur fut égale à mon étonnement. Mes amis s'étoient refroidis pour moi, parce qu'ils désapprouvoient mon genre de vie, et que ma passion pour l'étude ne me permettoit pas de me livrer toute entière à leur société. Ils me défendirent foiblement. Les femmes qui trouvoient dans mes goûts et dans mes occupations une censure de leur frivolité, me haïssoient et me déchiroient sans ménagement; je ne donnois ni soupers, ni bals, ni fêtes; je n'avois point de partisans. Les calomnies se répandirent, s'accréditèrent, et les impostures les plus dénuées de fondement et même de vraisemblance, eurent tous les succès que l'envie et la méchanceté pouvoient désirer.

O que les premières atteintes de la calomnie sont cruelles et déchirantes pour une âme sensible! Lorsqu'on a pu se flatter d'avoir acquis de justes droits à la bien-veillance universelle, qu'il est affreux d'apprendre que l'on n'a pu recueillir que la haine!... Mes amis me conseillèrent d'aller davantage dans le monde; ils m'assurèrent que la meilleure manière de me justifier seroit de me faire connoître. J'avois trop de fierté pour suivre un tel conseil; l'injustice ne pouvoit que m'indigner et me révolter, et me faisant passer subitement d'une extrémité à l'autre, elle m'inspira le plus profond mépris pour l'opinion publique.

Cependant, un retour équitable sur moi-même me fit faire d'utiles réflexions sur les calomnies dont j'étois l'objet, je les regardai comme un juste décret de la Providence, qui me punissoit ainsi par des mensonges, d'une grande faute totalement ignorée. Mais forcée de renoncer à la douce espérance d'honorer, par ma conduite et par mes actions, le nom de la mère infortunée de Léocadie, je sentis que le seul moyen de gagner un jour son estime, seroit de lui faire les sacrifices les plus éclatans et les plus extraordinaires, et je me promis de lui donner toute ma fortune aussitôt qu'elle auroit atteint l'âge où l'on pourroit songer à la marier. Tout ce que j'apprenois de cette enfant augmentoit tellement ma tendresse pour elle, que ce sentiment, devenu ma seule passion, me consoloit et me dédommageoit de tout. Jacinthe étoit rentrée au service de la marquise d'Erneville, elle m'écrivoit régulièrement des lettres remplies des détails les plus minutieux sur les occupations, les jeux et les plaisirs de Léocadie. Elle m'envoya de ses cheveux; je demandai une demi-page de son écriture, et quelque chose dessiné par elle. Léocadie avoit alors six ans et demi. Je reçus avec ravissement deux morceaux de papier, dont l'un ne contenoit que de grandes lettres de l'alphabet, et l'autre des yeux de face et de profil dessinés au crayon rouge. Jacinthe joignit à cet envoi un petit bas de laine tricoté par Léocadie pour les pauvres, et qu'elle avoit volé pour m'en faire présent. Ne pouvant avoir le portrait de Léocadie, j'avois imaginé une chose qui satisfaisoit du moins mon imagination Je fis faire plusieurs cadres de tableaux, je les plaçai dans les chambres que j'occupois à Paris et à la M**. Je couvris chacun de ces cadres d'une gaze, et je supposai que ces voiles cachoient le portrait de ma fille. Mme d'Olbreuse m'avoit dit qu'elle savoit que Léocadie ressembloit extrêmement à mon frère; ainsi je pouvois me représenter ce visage chéri; mon imagination se frappa tellement de cette idée, que la vue de ces cadres me causoit un véritable plaisir; je les considérois avec attendrissement, je voyois Léocadie à travers la gaze, et souvent cette contemplation a fait couler mes larmes.

En 17**, un très-grand danger que je courus sur mer à Dieppe avec Agnès, me fit faire connoissance avec le vicomte de St. Méran. Je lui dus la vie, et j'acquis en lui l'ami le plus fidèle et le plus généreux. Combien cette liaison me devint précieuse en apprenant que le vicomte avoit fait plusieurs voyages en Bourgogne, et qu'il étoit intimement lié avec Mme d'Erneville! Il me parla avec enthousiasme de Léocadie, qui avoit alors huit ans; mais en répondant à toutes mes questions, il m'instruisit de ce que j'avois ignoré jusqu'à cette époque, c'est que l'adoption de Léocadie avoit troublé le bonheur intérieur de la marquise, et qu'elle étoit universellement calomniée à ce sujet. Quelle fut ma douloureuse surprise en apprenant que M. d'Erneville ne voyoit Léocadie qu'avec des yeux jaloux!... et qu'il se croyoit indulgent et généreux en souffrant qu'elle fût élevée par sa femme!... Je me flattai de trouver des moyens certains de dissiper sa défiance à cet égard, et cette idée me tranquillisa.

Le vicomte prit un sentiment pour moi qui m'affligea vivement, puisque je ne pouvois y répondre; il est si vertueux, il m'inspiroit une estime si parfaite et une amitié si tendre, que je résolus de lui confier mon secret; et j'en obtins la permission de madame d'Olbreuse.

L'année suivante Mme d'Olbreuse, à ma pressante sollicitation, fit le voyage de Bourgogne. Elle m'assura, en revenant, qu'elle avoit détruit toutes les préventions contre la marquise; que M. d'Erneville rendoit à sa vertueuse femme une entière justice; qu'enfin Pauline étoit parfaitement heureuse. St. Méran me tint le même langage, le vicomte et Mme d'Olbreuse me parlèrent de Léocadie avec enthousiasme, et me rapportèrent son portrait. Avec quelle avidité je regardai, j'examinai cette peinture si chère à mon cœur! ce visage si doux qui sembloit me sourire!... Mme d'Olbreuse m'apprit que Léocadie se croyoit fille de la marquise, mais qu'on lui révéleroit solennellement le secret de sa naissance, et tout ce que j'avois fait pour elle, le jour où elle feroit sa première communion. J'approuvai tout ce plan, qui me fut détaillé, et je me promis de m'y conformer. Mais j'éprouvai un désir irrésistible de voir enfin cette enfant adorée, et j'en concertai les moyens avec St. Méran et mon Agnès, que je mis à cette époque dans ma confidence.

Il fut décidé que je partirois sur la fin du mois de juillet; que je n'emmenerois qu'Agnès et mon fidèle Raimond, et que je logerois au port du Fourneau , dans une petite maison appartenante à Jacinthe, qui en avoit hérité après la mort d'une vieille tante. Raimond fut me préparer ce logement, et prévenir Jacinthe sans lui dire mon nom. Raimond, parfaitement déguisé, et se donnant pour un homme de Nevers qui vouloit établir un cabaret au port du Fourneau, dit publiquement qu'il vouloit acheter la maison, et, sous ce prétexte, il l'habita huit ou dix jours. Il y fit une espèce de porte qu'il étoit impossible d'apercevoir à l'extérieur; il mit, dans l'une des chambres, deux lits caches dans des armoires. Tandis qu'il faisoit tous ces preparatifs, Camille Dercy mourut d'une fluxion de poitrine; cet événement me débarrassoit d'une grande inquiétude. J'engageai le comte d'Olbreuse à le mander promptement au marquis d'Erneville. Un mois après je partis pour la Bourgogne; Léocadie avoit alors dix ans et demi. Je fus d'abord à Luzi; afin de n'y produire aucun effet, j'y arrivai le soir dans une voiture publique. Le lendemain je sortis de la ville avec Agnès et Raimond pour aller au port du Fourneau; nous étions déguisés en paysans; il falloit faire trois lieues, nous partîmes à neuf heures du soir, et nous arrivâmes au port du Fourneau à minuit précis. La maison de Jacinthe est très-isolée; mais quand elle auroit été dans un village, nous n'aurions pu être aperçus, tout le monde à la campagne étant profondément endormi à une telle heure. La maison étoit remplie de provisions de toute espèce, des vivres, du vin, des fruits secs, de la bougie, etc. Jacinthe et St. Méran, qui étoient à Erneville, n'avoient rien oublié de tout ce qui pouvoit être nécessaire et agréable. Avec quel trouble je me trouvai si près du château d'Erneville!.... Avec quelles délices je pensai que j'allois voir ma chère Léocadie! Je me reposai une demi-heure; ensuite, guidée de loin par Raimond, j'entrai dans le souterrain; j'y rencontrai St. Méran, qui m'y attendoit auprès du rocher. Raimond retourna se cacher dans la maison. J'étois si émue et si fatiguée, que je fus obligée de m'arrêter, et de m'asseoir au pied du rocher. St. Méran se mit à genoux devant moi; il étoit fort troublé et gardoit un profond silence; il prit une de mes mains, et je sentis couler ses pleurs.... Je voulus me lever, il m'arrêta. Que craignezvous, me dit-il? ah! ne me ravissez pas si tôt quelques instans d'une illusion délicieuse.... A peine suis-je entré dans ce souterrain, qu'au jour indiqué, à l'heure prescrite, je vous vois arriver de Paris.... Ne sembleroit-il pas que l'amour seul pût donner un tel rendez-vous, que l'amour seul fût capable de n'y point manquer!... Au milieu de la nuit, dans ce lieu sombre et solitaire, Uranie vient me chercher, je suis à ses pieds, nous sommes libres l'un et l'autre, et je l'adore.... Ah! St. Méran, m'écriai -je, vous qui connoissez mon secret et mon sort, pouvez-vous me tenir un tel langage!... Le titre sacré d'épouse n'est plus fait pour moi, mais du moins je remplirai tous les devoirs d'une mère... Oui, sans doute, interrompit-il, sacrifiez à Léocadie, et l'ambition, et le monde, et votre fortune, mais pourquoi lui sacrifier l'amitié?... Laissez-moi partager votre solitude, laissez-moi vous consacrer ma vie!... Non, non, repris-je, trop généreux St. Méran, je ne mérite pas un tel dévouement! Les illusions de l'amour ne renaîtront jamais pour moi; cette flamme ardente, ce feu destructeur dans un cœur tel que le mien, n'a pu s'éteindre qu'en s'épuisant!... je vous le répète, je ne suis plus que mère! ... ce n'est que par la tendresse maternelle que je puis expier ma foiblesse et conserver encore l'espérance du bonheur! A ces mots je me levai; St. Méran, en soupirant, me donna le bras, et nous sortîmes du souterrain. J'éprouvai une sensation douloureuse en entrant dans le château de M. d'Erneville , en songeant qu'il l'habitoit; mais le souvenir de Léocadie effaça bientôt cette impression; regrets, remords, tout fut oublié en pensant que j'allois voir enfin cet objet si passionnément aimé! Nous traversâmes, dans une obscurité profonde, plusieurs antichambres; il fallut monter un petit escalier dérobé, ensuite nous nous trouvâmes dans un grand corridor; St. Méran me dit tout bas: La troisième porte de ce côté est celle de sa chambre! Je doublai le pas, et j'aperçus cette porte, parce qu'elle étoit entr'ouverte, et qu'il y avoit de la lumière dans la chambre. Jacinthe, prévenue, m'attendoit... Le vicomte me quitta en me recommandant de ne pas m'oublier; j'ouvre doucement la porte, et j'entre dans la chambre où ma fille, couchée depuis trois heures, dormoit profondément!.... Ses rideaux étoient relevés .... J'approche en tremblant et obligée de m'appuyer sur le bras de Jacinthe; enfin je touche le lit, et je vois Léocadie!...

Le ravissement inexprimable que sa vue m'inspira, fut mêlé d'un sentiment bien amer! je ne pouvois ni lui parler, ni l'embrasser!.... J'étois près d'elle, je répandois un torrent de pleurs, mon cœur palpitoit avec violence, je respirois à peine, et Léocadie, presque dans mes bras, ne partageoit aucun des mouvemens que j'éprouvois. Son aimable visage n'exprimoit que le calme et la tranquillité.... ses yeux étoient fermés... et je pensai avec douleur que je serois forcée de la quitter sans avoir obtenu d'elle une caresse ou seulement un regard!... Mais le charme que je trouvois à la contempler, dissipa promptement ces tristes idées; la voir et l'aimer suffisoit à mon bonheur! J'admirois avec délices l'innocence et la sérénité qui se peignoient sur sa physionomie, il me sembloit que je me purifiois en la regardant!..... Enfin, je sentois que ces émotions sublimes expioient le délire coupable de l'amour, et qu'une tendresse si vive et si touchante anoblissoit ma foiblesse et me rendoit à la vertu.

Jacinthe fut obligée de m'avertir que le jour alloit paroître. Je donnai à ma fille les plus tendres bénédictions, et je m'arrachai de cette chambre où j'avois passé les plus doux momens de ma vie.

St. Méran, que je retrouvai au bas de l'escalier, me gronda d'être restée si longtemps. Il faisoit jour. En entrant dans l'allée de tilleuls, j'aperçus une vieille servante qui venoit à nous. Connoissant la simplicité des gens de la campagne, je dis au vicomte de s'éloigner, et j'imaginai de faire peur à cette fille. Je m'enveloppai la tête dans ma robe, et je me mis à courir de toute ma force. La servante effrayée retourna promptement en arrière, je m'élançai dans le souterrain, je regagnai ma maison, dans laquelle j'entrai par la porte secrète, ce qui me donna l'air de percer le mur, circonstance qui fut remarquée par un marinier qui passoit dans ce moment. Le lendemain on ne parla que de l'apparition du fantôme du souterrain; je résolus d'entretenir cette idée, et j'y parvins facilement en m'habillant de blanc, et par mon étonnante agilité à la course. Ce ne fut qu'à ma seconde visite nocturne que, regardant les objets qui entouroient Léocadie, j'aperçus au-dessus de son lit un charmant portrait en pastel, représentant une jeune personne d'une figure ravissante....... Jacinthe me dit tout bas que c'étoit le portrait le plus ressemblant de la marquise. Je l'avois deviné!..... Je considérai cette figure céleste avec autant de trouble que de curiosité. Je ne pouvois soutenir son regard, qui sembloit fixé sur moi; la douceur angélique et le sentiment qui s'y peignoient, ranimoient au fond de mon âme de douloureux remords. Je me disois que si Pauline me connoissoit, elle ne me regarderoit pas ainsi!... Enfin, je ne pouvois voir sans envie le portrait de Pauline placé dans l'alcove de Léocadie; tandis que moi, dont on usurpoit tous les droits, je n'étois rien pour ma fille! tandis que Léocadie m'auroit rencontrée sans me reconnoître! ..... Cependant, je retournai toutes les nuits dans le château, je ne me lassois point de contempler Léocadie endormie, je la dessinai deux fois ..... Un soir elle se réveilla, je me cachai derrière son rideau sans qu'elle m'eût aperçue; j'eus le bonheur d'entendre sa voix, elle appela Jacinthe, en lui disant qu'elle avoit soif. Elle but un verre d'eau et puis elle se plaignit d'un grand mal de tête, et elle ajouta: N'en dites rien à maman, elle s'inquiéteroit ....

O combien mon cœur fut oppressé, quand je l'entendis, pour la première fois, donner à une autre le titre si doux qui m'appartenoit!..... Elle se rendormit, et je m'échappai de meilleure heure qu'à l'ordinaire. Je rencontrai Mlle du Rocher, une lumière à la main. Ne pouvant l'éviter, j'éteignis sa lumière en courant et en marchant près d'elle. L'inquiétude du mal de tête de Léocadie m'empêcha de dormir tout le reste de la nuit. Elle étoit mieux le lendemain, mais deux jours après elle tomba malade. Ce que je souffris alors, est inexprimable, car je ne pouvois aller la voir, puisque la marquise la veilloit. Cependant j'errois toujours toutes les nuits dans le souterrain. St. Méran, de demi-heure en demi-heure, me donnoit des nouvelles; enfin dans la nuit du 6 août il vint me dire que Léocadie étoit infiniment mieux, que Pauline se coucheroit. Alors je voulus absolument aller voir ma fille, quoiqu'il fût plus d'une heure après minuit. Elle dormoit quand j'entrai, je la trouvai maigrie et excessivement rouge, ce qui me fit supposer qu'elle avoit encore beaucoup de fièvre!... Je me mis à genoux auprès de son lit, et joignant les mains en versant un déluge de larmes: O mon Dieu! dis-je d'une voix basse et entrecoupée, conservez-la-moi, ne dussé-je jamais jouir du bonheur d'en être aimée! Qu'elle vive, qu'elle reste irréprochable et pure, qu'elle soit heureuse, et vous aurez tout fait pour moi! ... En prononçant ces paroles, emportée par un mouvement plus fort que ma raison, je me penchai vers ma fille, et j'appuyai mes lèvres sur sa joue brûlante. A l'instant même elle se réveille en me tendant les bras et en s'écriant: C'est maman! .... Hélas!.... elle ne pensoit qu'à Pauline!.... Ses yeux rencontrèrent les miens, ce doux regard s'imprima pour jamais dans le fond de mon cœur!.... Jacinthe accourt, elle me cache, et je m'échappe en gémissant.... En sortant de la chambre, je m'aperçus que le jour commençoit à poindre. Je me couvris d'un grand voile blanc, que je portois toujours dans ces courses nocturnes. Mais quel fut mon effroi, lorsqu'à la moitié du corridor j'entendis la redoutable voix de M. d'Erneville, qui en se nommant, me crioit de m'arrêter! .... Je précipitai ma course, et trouvant Saint Méran dans l'allée de tilleuls, je lui dis par qui j'étois poursuivie.... Il arrêta quelques instans M. d'Erneville, mais il ne put l'empêcher de se jeter impétueusement dans le souterrain. Je l'entendis bien-tôt derrière moi; l'excès de mon émotion me rendoit si tremblante, que la rapidité de ma course m'ôtoit absolument la respiration .... Arrivée au rocher, je sentis que mes forces m'abandonnoient!... Il faisoit grand jour, M. d'Erneville n'étoit plus qu'à deux pas de moi!... Dans cette extrémité, me rappelant tout à coup qu'il croyoit avoir la parfaite certitude de la mort de Camille, il me vint une pensée bizarre qui me tira de ce pressant danger...... Comptant sur le pouvoir de l'imagination et des remords, je montai sur le rocher en criant: Arrête !... Au son de ma voix, le marquis devint immobile; alors je levai mon voile et je découvris mon visage, qu'une pâleur extrême devoit sans doute rendre plus frappant; car la fatigue et l'inconcevable émotion que j'éprouvois, devoient se peindre sur ma physionomie d'une manière effrayante. Le marquis frémit, chancela ... St. Méran accourant, se trouva près de lui dans ce moment, et le marquis tomba évanoui dans ses bras .... Je descendis du rocher, et jetant les yeux sur le fatal auteur de tous mes maux que je revoyois pour la première fois depuis dix ans, je ne pus retenir mes larmes. Tu m'as ravi l'honneur et le repos, dis-je en le regardant, tu as changé en des jours de honte et de douleur des jours sereins, brillans et fortunés, mais je te pardonne!.... O toi, père de Léocadie, je ne puis te haïr! Puisses-tu retrouver le bonheur, et puisse Léocadie contribuer un jour à te le rendre!... A ces mots je m'éloignai rapidement, et je me hâtai de regagner ma maison. J'appris avec attendrissement le lendemain que le marquis étoit malade ... Je restai encore six jours à Erneville. Dans cet espace de temps je n'osai retourner au château que la veille de mon départ. Je revis encore une fois Léocadie endormie, sans fièvre et en parfaite convalescence. Baignée de larmes, je lui fis des adieux d'autant plus douloureux qu'elle ne les entendoit pas!... Vingt fois j'eus la tentation de l'éveiller, de la prendre dans mes bras, et de lui tout déclarer; St. Méran, qui étoit entré avec moi dans sa chambre, me représenta que je pourrois lui causer un saisissement funeste; que cet éclat feroit une scène publique dans le château, et que je perdrois tout à me faire connoître ainsi de ma fille sans aucune préparation; qu'enfin le plan conçu par Pauline étoit le seul qui pût disposer Léocadie à prendre pour moi tout l'attachement qu'elle me devoit. Je cédai. Je n'étois pas familiarisée encore avec l'idée d'un aveu public; au contraire, cette pensée me faisoit frémir, en songeant que je ne pouvois me déshonorer ainsi à la face de l'univers sans m'avilir aux yeux de Léocadie. Le sacrifice que je fais aujourd'hui, pouvoit seul tout concilier; mais alors je n'étois capable ni de le faire, ni de le méditer.

Attachée au chevet du lit de Léocadie, je ne pouvois me résoudre à la quitter; St. Méran me pressoit en vain de m'en aller, lors que Léocadie, toujours endormie, parla tout à coup en rêvant. J'écoute avec avidité, et je l'entends dire distinctement. O ma mère!.... que je t'aime! .... Hélas! m'écriai-je douloureusement, ce n'est pas moi!.... Cette exclamation qui m'échappa tout haut, fit craindre à St. Méran que ce bruit n'eût réveillé Léocadie, et sur-le-champ il éteignit la lampe de nuit, et nous nous trouvâmes dans une obseurité profonde.... En effet, Léocadie se réveilla avec un peu de frayeur. Jacinthe, dit-elle, m'avez-vous parlé? Oui, répondit Jacinthe, je me suis levée pour rallumer la lampe. J'ai eu peur, reprit Léocadie, il me sembloit que vous pleuriez; .... mais, poursuivit-elle, puisque vous êtes levée, faites-moi le plaisir de m'aider à me recoiffer, mon bandeau est trop serré et me fait mal. A ces mots Jacinthe s'approcha. Je la pris par le bras, et me mettant à sa place, je lui fis comprendre que je voulois recoiffer Léocadie. Asseyez-vous sur votre lit, dit Jacinthe... Alors Léocadie se soulève en disant: Donnezmoi la main!...... O quel fut mon attendrissement en saisissant cette petite main et en la serrant dans les miennes! Mon Dieu, comme vous tremblez! s'écria Léocadie. Jacinthe se mit à rire.... Je pris Léocadie dans mes bras, et je la recoiffai en la pressant contre mon sein; ensuite Léocadie, jetant ses deux bras autour de mon cou, m'embrassa tendrement en disant: Bon soir, chère amie! ... J'oubliai que cette douce caresse ne m'étoit pas adressée, je la reçus avec transport!... O combien sont inexcusables les égaremens de l'amour, puisque la nature a mis dans nos cœurs une source si pure d'émotions délicieuses! Elle a voulu sanctifier le plus beau don du créateur, la sensibilité! et nous la profanons, cette jouissance céleste, quand nous la séparons de l'innocence et de la vertu!.... Le bonheur de l'amour le plus légitime ne peut laisser, avec le temps, que le souvenir amer d'un vain enchantement détruit sans retour, mais les affections sublimes auxquelles les sens n'ont point de part, sont immortelles comme l'âme qui seule les produit; elles ne peuvent ni vieillir, ni s'épuiser, nous les emportons dans la tombe, et sans doute elles nous survivent, elles sont au nombre de nos vertus! ...

Pressée dans les bras de ma fille, je la retenois dans les miens, et je n'aurois pu m'arracher d'auprès d'elle sans finir par trahir mon secret, si St. Méran se glissant doucement derrière moi, ne m'eût saisie par le milieu du corps et ne m'eût entraînée à quelques pas du lit!....

Léocadie rappela Jacinthe en disant quelques mots que je n'entendis pas; Jacinthe prit ma place, et lui dit qu'elle ne savoit où elle avoit mis le briquet, mais qu'elle alloit voir dans le corridor si la lampe brûloit encore, afin d'y rallumer la sienne.... Alors Jacinthe ouvrit la porte, et le vicomte me tenant toujours, me porta hors de la chambre et jusqu'au bout du corridor. La, je fus obligée de m'asseoir un moment, mes pleurs me suffoquoient.... Je ne rentrai point dans la maison de Jacinthe, St. Méran me conduisit à pied jusqu'à moitié chemin de Paray dans un cabaret, où je trouvai Agnès et Raimond et une voiture. Je partis sur-le-champ pour retourner à la M***. Malgré toutes mes précautions, on sut, dans le monde, que j'avois fait un voyage secret, ce qui fit répandre contre moi les plus indignes calomnies; je me consolai de ces nouvelles injustices en renonçant presque entièrement au monde. Je trouvai de douces consolations dans la tendresse de mon neveu, dans l'amitié de son digne instituteur et dans l'attachement si généreux d'Agnès et de St. Méran. Le soin de rendre mes vassaux heureux et le plaisir d'embellir mes jardins, achevèrent de m'attacher à la M***. Depuis que j'avois renoncé au projet si vain et si insensé (surtout pour une femme) d'obtenir l'admiration publique, je trouvois dans la bienfaisance un charme délicieux qui me procuroit un bonheur mille fois préférable à toutes les jouissances de l'ambition et de la vanité, car on ne goûte cette félicité si pure, que lorsqu'on fait le bien par sentiment, et non par ostentation. Je me confirmai dans la résolution d'unir un jour ensemble les deux objets de ma plus vive affection, Léocadie et Jules. Mon projet dès lors étoit, comme je l'ai dit, de me dépouiller entièrement de ma fortune pour eux, et de ne me réserver uniquement qu'une petite chaumière dans la terre de la M***, à un quart de lieue du château, et que je fis arranger dans ce dessein. Je commençois à retrouver la tranquillité et la paix intérieure, les premiers des biens, parce qu'ils sont non-seulement inséparables de la vertu, mais qu'ils en dérivent, lorsque le vertueux abbé de *** fut nommé à l'évêché d'Autun. Quelques mois après, j'appris par hasard que les calomnies contre la marquise d'Erneville subsistoient toujours; j'écrivis à ce sujet à l'évêque d'Autun, et par la suite je sus, à n'en pouvoir douter, par ses lettres, que le marquis d'Erneville conservoit d'injustes soupçons contre son angélique épouse, et qu'enfin Pauline n'étoit plus heureuse. Saint Méran, vivement questionné par moi, m'avoua que dans la crainte de m'affliger, il m'avoit caché ces tristes détails. Je me flattai que mes lettres à Léocadie justifieroient complétement la marquise. Je m'étois exercée depuis si long-temps à contrefaire mon écriture, que je ne craignois point que le marquis, surtout au bout de treize ans, pût reconnoître la main de la mère de Léocadie .... Ainsi rien ne troubla le bonheur inexprimable que je goûtai, en écrivant à ma fille, en pensant qu'enfin j'allois me placer dans son souvenir, et que j'occuperois son imagination et son cœur!...

N'écrivant cette histoire que pour Pauline et pour Léocadie, je ne rendrai point compte des événemens qui leur sont connus, quoiqu'ils soient les plus intéressans de ma vie, tels que ma première entrevue avec ma fille, notre correspondance secrète et son voyage à Paris. Je dirai seulement que ma tendresse augmentant toujours avec le temps et les années, devint mon unique passion et ma seule existence. Ne vivant plus qu'en Léocadie, je me détachai si parfaitement de moi-même, que je n'eus plus la possibilité de lui faire un véritable sacrifice; dès qu'il étoit question de son intérêt, de son bonheur ou seulement de son plaisir, j'agissois naturellement; il sembloit qu'une invincible fatalité m'entraînât; en faisant tout pour elle, en me sacrifiant, je me conduisois sans principes et sans aucun mérite, je cédois au seul penchant; et pour retrouver l'égoïsme, il eût fallu me combattre et résister à tous les sentimens de mon cœur.

Cependant St. Méran m'avoit donné sa parole de ne plus me tromper sur la situation de Mme d'Erneville; et toujours questionné par moi, il ne put me dissimuler que mes lettres ne produisoient nullement sur l'esprit de M. d'Erneville l'effet que j'en avois attendu. Depuis mon dernier voyage en Bourgogne, j'avois pris la résolution de me découvrir enfin à M. et Mme d'Erneville à l'époque de l'établissement de Léocadie, et de me consacrer entièrement à la retraite dans un coin obscur de la terre de la M***; mais ce projet ne justifioit Pauline qu'aux yeux de son mari; c'étoit beaucoup, sans doute; néanmoins ce n'étoit pas assez pour la tranquillité de ma conscience, puisque Pauline restoit calomniée par ses ennemis et noircie aux yeux du public. J'eus de justes scrupules, et je me décidai enfin à les confier à l'homme le plus vertueux et le plus éclairé; j'avouai tout à l'évêque d'Autun. Il s'affligea profondément comme mon ami, mais il me parla avec la vérité courageuse que j'avois droit d'attendre d'un caractère tel que le sien. Il me dit que le repentir d'une faute n'étoit touchant et méritoire, que lorsqu'il inspiroit le désir, et qu'il donnoit la volonté de réparer autant qu'on en avoit la possibilité; que par conséquent je devois rendre à la marquise d'Erneville la réputation qu'elle n'avoit perdue que par le mystère de ma conduite; qu'enfin, puisque j'étois libre et décidée à renoncer au monde, je ne serois heureuse, dans une profonde retraite, qu'en y portant une conscience dégagée de toute espèce de scrupules et de remords.

Je sentis toute la justesse de cette décision, je m'y soumis, et dès lors je me promis de faire un aveu public, et de reconnoître authentiquement Léocadie pour ma fille, d'autant plus que je ne fus pas arrêtée par la crainte que cette confession pût altérer les sentimens de Pauline pour son mari, puisque je savois qu'elle pensoit, ainsi que tout le monde, que le jeune Stéphen étoit le fruit d'un amour adultère, et qu'elle le croyoit fils du marquis d'Erneville.

Le voyage de ma fille à Paris, en portant au comble ma tendresse pour elle, me fit faire de nouvelles réflexions qui fixèrent enfin ma destinée. Quoique je n'eusse rien à désirer à l'attachement que ma fille avoit pour moi, je ne pouvois m'empêcher d'envier l'affection et l'admiration si bien fondée qu'elle me montroit pour Pauline; je pensai avec douleur qu'il étoit impossible qu'elle eût pour moi de tels sentimens; et en réfléchissant mûrement à ma situation, j'envisageai des humiliations insupportables et les plus fâcheux embarras. En effet, me disois-je, après un aveu publie de ma foiblesse, comment pourrai - je exister, même au fond d'une chaumière, avec quelque dignité? Ma fille ne passera près de moi qu'une partie de l'été, et durant ce temps elle ne pourra recevoir à la M*** celui que je ne dois et que je ne veux jamais rencontrer; par conséquent la marquise d'Erneville qui ne se sépare jamais de son mari, n'osera venir chez sa fille d'adoption, et si elle y venoit seule, quel seroit mon rôle à côté de Pauline!.... Quelle cruelle comparaison pour moi Léocadie pourroit faire de ses deux mères , l'une s'honorant d'un titre si doux qu'elle ne doit qu'à la bienfaisance et à la vertu; l'autre ne pouvant sans rougir se livrer en présence d'un seul témoin aux douceurs de la tendresse maternelle; l'une justifiée, irréprochable, triomphante; l'autre forcée de se cacher et succombant sous le poids de la honte!... Enfin je ne serai dans ma solitude qu'un objet gênant pour ma fille, je la priverai sans cesse du bonheur de vivre avec son père et avec sa bienfaitrice. En même temps j'en serai continuellement séparée; elle doit paroître à la cour et dans le monde, elle doit aller à Erneville. Quel avenir pour moi! puis-je espérer d'y trouver une ombre de bonheur!... Erneville et la M*** seront toujours en rivalité!.... et par un juste décret de la Providence je ne puis être désormais que la rivale malheureuse de Pauline!... Non, il faut faire un sacrifice entier; il ne suffit pas de réparer , il faut encore que rien ne manque à l'expiation!.... afin de m'égaler à Pauline il faut renoncer à tout!.... à Léocadie! .... O ne vaut-il pas mieux en être admirée et regrettée, que de s'avilir sous ses yeux!

De cet instant je ne vis plus pour moi sur la terre qu'un seul asile honorable et paisible .... et mon parti fut irrévocablement pris .... J'arrangeai toutes mes affaires en conséquence de ce dessein, je m'occupai du sort de ma chère Agnès, et je lui assurai une heureuse indépendance. Ensuite je me décidai à lui confier ce nouveau secret qu'elle ignoroit absolument. Mon cœur se déchiroit d'avance en pensant que j'allois l'affliger mortellement; cependant je me déterminai à lui faire cette pénible confidence le lendemain du départ de Léocadie. Nous étions encore à St.-Mandé chez la comtesse d'Olbreuse; le soir après souper j'emmenai Agnès dans ma chambre, et là je lui ouvris mon âme toute entière. Elle m'écouta avec attendrissement et sans m'interrompre, et avec le plus grand calme. Je m'étois attendue à la scène la plus douloureuse, et j'avoue que sa tranquillité me blessa autant qu'elle me surprit. Quand j'eus cessé de parler, Agnès prenant la parole: As-tu bien fait toutes tes réflexions? me dit-elle. Oui, repris-je, et je consommerai ce sacrifice avec sérénité: je pourrai voir encore quelquefois ma fille, la dissipation du monde consolera promptement mon frère; Jules est trop jeune pour conserver long-temps une profonde douleur; la raison, je le vois, ma chère Agnès, a sur vous un empire absolu, je ne plains que le pauvre St. Méran, il me regrettera toujours.... En parlant ainsi avec un ton d'amertume, mes yeux se remplissoient de larmes. Agnès me regardoit fixement d'un air étonné. Pour la première fois de ta vie, me dit-elle, manquerois-tu de justice Non, m'écriai-je, Agnès, j'attendois de vous plus de sensibilité dans une telle occasion, lorsqu'il s'agit d'une séparation éternelle. -- Moi! me séparer de toi!... interrompit Agnès: peux-tu disposer ainsi de ta liberté sans engager la mienne? crois-tu que l'amitié puisse moins sur moi que le désespoir? n'ai-je pas voulu jadis me faire religieuse? et quel lien pourroit m'attacher au monde quand tu l'auras quitté sans retour? En y renonçant avec toi je craindrai tes regrets; mais moi, seule près de toi, entièrement à toi, loin de pouvoir me repentir, je serai mille fois plus heureuse .... A ces mots je tombai aux pieds d'Agnès.... Essayer de combattre une résolution si généreuse, c'eût été méconnoître Agnès et l'outrager encore .... Je ne songeai qu'à lui peindre ma reconnoissance. O mon Agnès! m'écriai-je, combien tu viens d'embellir cet avenir qui me paroissoit si sombre et si monotone! Je ne renoncerai qu'à de faux biens, j'emporterai le seul trésor désirable, une amie! ... je serai oubliée du monde; mais je vivrai avec toi!... et si quelques regrets passagers viennent troubler mon repos, je pourrai les déposer dans le sein de l'amitié! Une main chérie essuiera mes larmes, je ne serai jamais seule, et tes conseils et ton exemple soutiendront toujours mon courage...

En effet, le dévouement sublime de mon incomparable amie me parut changer entièrement mon sort; je devois à un tel attachement de recouvrer l'espérance du bonheur.

Avant d'avoir pris l'inébranlable résolution de m'ensevelir dans un cloître, et de me lier par des vœux irrévocables, je n'avois envisagé qu'avec terreur l'esclavage et l'austérité d'un tel genre de vie; mais depuis l'instant où je fus déterminée, même avant d'avoir parlé à Agnès, je ne vis plus que les avantages de mon sacrifice, et ma conversation avec Agnès acheva d'en ôter à mes yeux tout ce qui pouvoit encore me paroître pénible.

La crainte accompagne toujours l'incertitude. Dans cet état, l'imagination s'arrête sur toutes les idées effrayantes, et elle exagère les inconvéniens et les dangers; mais lorsqu'on ne balance plus, elle se fixe naturellement au contraire sur tous les objets qui peuvent offrir des consolations et des dédommagemens. C'est pourquoi les gens d'un caractère irrésolu montrent en général peu de courage; ils sont habituellement dans la situation où toutes les répugnances et toutes les craintes sont exaltées; on ne repousse point l'effroi qu'inspire un malheur que l'on peut éviter encore; mais lorsque le malheur est inévitable, on veut fermer les yeux pour ne le point voir, ou pour ne le voir qu'à demi. La résignation la plus vertueuse n'est jamais entièrement dépouillée de quelques illusions consolantes. Voilà comment je parvins insensiblement à prendre une résolution dont je ne me repentirai certainement jamais, car elle ne fut inspirée ni par le désespoir, ni par un enthousiasme passager. Elle est le fruit d'une longue délibération, c'est un choix raisonné; j'ai tout pesé, tout calculé, et je ne vois pour moi de repos qu'à ce prix. Je ne puis me cacher honorablement que sous le voile sacré que je vais prendre; je ne puis expier le scandale de la faute dont j'ai fait l'aveu public, qu'en donnant l'exemple d'une austère pénitence; je dois montrer à ma fille et au monde, comment une âme née pour la vertu sait réparer ses égaremens; ce n'est que par un tel repentir que je puis me placer à côté de Pauline dans le cœur de Léocadie: il ne m'est possible de voir sans douleur à ma fille une seconde mère, qu'en cédant volontairement tous mes droits sur elle. J'envierois ce qu'on m'enleveroit; mais je ne serai point jalouse de ce que j'aurai sacrifié. Enfin, la religion, la félicité de ma fille, l'amitié d'Agnès, une conscience tranquille assureront le bonheur de ma vie!...

Mon histoire pour Pauline et pour Léocadie doit se terminer ici. Il me suffira de leur dire, qu'instruite de toutes leurs démarches par St. Méran, Jacinthe et mon neveu, j'appris en frémissant le projet de mariage entre ma fille et Maurice; je ne me contentai pas d'écrire à Léocadie et à son père, j'envoyai à Jacinthe une lettre cachetée, adressée au marquis, dans laquelle je déclarois tout, avec ordre de remettre cet écrit dans le cas où l'on se décideroit à terminer sans délai....

Voilà le récit sincère de mes erreurs, de mes remords et de mes sentimens. Pauline a recouvré la gloire et le bonheur, le sort de ma fille est assuré; je laisse à ceux qui m'ont aimée le droit heureux de m'estimer et d'honorer avec justice ma mémoire; après avoir caché long-temps une grande faute, je justifie en la découvrant tous les sentimens que j'usurpai; et mes amis ne peuvent ni rougir de l'attachement dont je fus l'objet, ni me plaindre en me regrettant, s'ils connoissent bien ma sensibilité, l'élévation de mon âme et la fierté de mon caractère!

Fin de l'histoire de la comtesse de Rosmond.

LETTRE LXVII.

De la marquise à la baronne de Vordac.

De Dijon, le 15 juillet.

O chère amie, quelle affreuse impression ont produite sur Albert, et l'histoire de la comtesse de Rosmond, et la résolution qu'elle a prise de se faire religieuse! Ses remords vont jusqu'au désespoir; avec quelle amertume il pleure sur la touchante victime d'un égarement si ancien et déjà si bien expié! ... Terrible influence d'une seule faute sur la vie entière!...

La comtesse prend le voile le 25 de ce mois!... Il est impossible qu'Albert puisse rester à Dijon dans une telle circonstance; nous allons faire un voyage, nous partons après-demain pour la Suisse.

La comtesse, qui s'étoit réservé soixante mille francs, en donne trente mille aux Ursulines pour sa dot et pour celle de sa généreuse amie, et c'est une dot très-considérable pour un couvent de province. Elle donne l'autre moitié de la somme au jeune Stéphen, car elle pense qu'elle doit assurer le sort de l'enfant qu'elle fit tirer d'un hôpital .... Elle avoit gardé quelques bijoux précieux qu'elle a envoyés à Paris à ses amis. Elle donne au vicomte de St. Méran sa bibliothèque. Dans toutes ces distributions, les pauvres et ses domestiques ne sont pas oubliés. Le fidèle Raimond et sa femme ont une pension, et vivront heureux et indépendans. Ils veulent, par attachement pour leur bienfaitrice, se fixer à Dijon Enfin la comtesse mourant au monde, exécute elle-même tous les articles d'un testament dicté par la plus exacte justice et par la bienfaisance la plus éclairée. Elle renonce à des biens dont la vanité fait tout le prix, et qu'un caprice de la fortune peut enlever, et elle recueille les bénédictions du pauvre, la reconnoissance et les regrets de l'amitié et l'admiration publique. Ah! pour une âme telle que la sienne, c'est s'enrichir au lieu de se dépouiller!

Non, je ne pense pas que pour une personne d'un caractère si fier et naturellement ambitieux, s'ensevelir ainsi vivante, soit un malheur plus cruel que la mort!.... Les louanges tracées sur la pierre des sépulcres, ne réchauffent point de froides cendres; elles s'impriment en vain sur le marbre, elles n'y sauroient retentir; il n'est point d'échos dans le fond de la tombe!... Mais c'est dans un cloître (lorsqu'on a pris l'engagement irrévocable de n'en jamais sortir), que l'on peut jouir de toute sa renommée; cette voix éclatante que l'envie alors n'étouffe plus, perce les murs du monastère le plus reculé; et l'oreille attentive de l'amour propre sauroit la discerner, ou du moins croiroit l'entendre au milieu même d'un désert.

Hélas! il vaudroit mieux sans doute, quand on quitte tout, être désabusé de tout . C'est, je vous l'avoue, ce que je ne vois pas en Mme de Rosmond. Elle n'a jamais pu se consoler d'une faute qui la rangeoit dans la classe des femmes ordinaires, et il faut convenir qu'elle n'étoit pas née pour se trouver dans une telle classe. Elle dit qu'elle n'existe et qu'elle n'agit que pour sa fille; oui, dans toutes les choses qui n'intéressent point sa gloire personnelle. Elle a tout sacrifié à Léocadie, à l'exception de l'amour propre; ce n'est certainement pas une véritable vocation qui lui fait prendre le voile; c'est, comme elle le dit, un calcul, un choix raisonné , et pour de semblables motifs peut-elle se résoudre à causer à sa fille et à son neveu le plus mortel chagrin? Peut-elle abuser de l'enthousiasme de son amie en acceptant cet effrayant sacrifice? Peut-elle se décider à désespérer ce malheureux St. Méran, l'ami le plus fidèle et le plus généreux? Peut-elle sans une extrême douleur livrer à d'éternels remords le père de sa fille, celui qu'elle aima jadis si passionnément! Ah! j'en conviens avec vous, chère amie, j'ai peine à lui pardonner les larmes amères qu'elle fait répandre à mon Albert, et l'affliction profonde dans laquelle ce funeste dessein plongera Léocadie!.... Puisque ce n'est pas la vocation qui l'appelle à cet état respectable, que ne se contentoitelle de se dépouiller de sa fortune, de s'enfermer pour jamais dans ce même couvent, sans se lier par des vœux? Mais ce parti n'avoit nul éclat, il ne désarmoit point l'envie, il n'anéantissoit pas la calomnie, il n'inspiroit point d'étonnement, il ne subjuguoit pas l'admiration; mais combien il eût été plus touchant à mes yeux!...

Au reste, je ne suis point injuste pour cette femme intéressante autant qu'extraordinaire, elle est profondément sensible, jamais dans aucune âme la fierté n'eut autant de grandeur; mais l'orgueil, quelque bien dirigé qu'il puisse être, laisse toujours un funeste égoïsme. La comtesse de Rosmond, après avoir fait à l'amour maternel tant de sacrifices généreux et sublimes, finit par immoler à sa gloire tout ce qu'elle aime! Quoi qu'elle en dise, il faut la plaindre d'attacher tant de prix à une vaine fumée; est-il possible qu'avec autant d'âme et d'esprit elle ne sente pas qu'il n'est sur la terre que deux biens réels et désirables, la vertu et l'amitié?

Adieu, mon amie, notre absence durera deux mois; puissé-je ramener Albert, sinon consolé, du moins plus calme et plus tranquille! O combien il est puni! et combien son affliction me fait souffrir! Dans tous les temps j'aurois pu, sans un chagrin véritable, voir en lui les égaremens qui produisent quelque ombre de bonheur; il ne me paroît infidèle que lorsqu'il s'afflige profondément pour une autre; je ne puis supporter sa tristesse, je suis jalouse des larmes qu'il répand; ne devroient-elles pas se tarir, quand c'est ma main qui les essuie? et puis-je renoncer sans la plus vive douleur au droit si cher de le consoler?...

Adieu; je vous envoie mon itinéraire, et je vous écrirai de tous les lieux où nous séjournerons.

LETTRE LXVIII.

De la baronne de Vordac à la comtesse d'Erneville. Le 16 juillet.

Assurément, Madame, je puis admirer et même aimer la rivale de Pauline ; je conviens qu'elle pourroit être avec éclat la seule héroïne d'un beau roman: mais ce n'est pas la mienne ni la vôtre!... Ah! jouissons de la supériorité de Pauline sur un caractère si grand, et même si attachant à tant d'égards! On trouve dans Mme de Rosmond tout ce que l'ambition la plus noble, tout ce que l'imagination et la sensibilité, qui n'ont pas toujours été réglées par la religion, peuvent offrir de plus brillant et de plus intéressant; enfin une perfection purement humaine , c'est-à-dire, plus éblouissante que solide; mais la perfection de Pauline est celle des anges dont elle a la pureté. L'innocence et la piété la rendent céleste et sublime!

Quand Mme de Rosmond prétend s'égaler à Pauline, je cesse de l'admirer, et je m'indigne d'un tel aveuglement. La qualité la plus précieuse qu'elle pût avoir, seroit de reconnoître que les efforts et les expiations les plus héroïques du repentir ne sauroient élever au rang auguste qui n'appartient qu'à la vertu modeste, indulgente, persévérante et sans tache.

Déplorable effet de l'orgueil qui peut abuser ainsi une âme si forte, si sensible, et un esprit si supérieur!... Eh! bon Dieu! à quel vain fantôme sacrifie-t-elle tout un avenir si long encore? à l'opinion publique! ... Dans les premiers momens, les uns admireront ce sacrifice, les autres, s'en moquant, l'appelleront une folie, et deux jours après on n'en parlera plus, on n'y pensera plus, et la seule amitié en conservera le souvenir pour ne s'en consoler jamais!.... O quelle duperie de n'agir que pour des spectateurs toujours indifférens et malins, et si souvent injustes, envieux et barbares!... Vous savez, Madame, que l'amitié m'a donné souvent de violens accès de misanthropie, et jamais je n'eus plus de raisons d'en avoir. Vous n'ignorez pas que la vieille marquise de T*** et toute son ennuyeuse famille voyant enfin Pauline justifiée avec tant d'éclat, sont venues (sans aucune invitation) au château d'Erneville, afin de s'associer en quelque sorte à la gloire d'une personne qu'ils ont si impitoyablement déchirée dans le temps de ses malheurs, et qu'ils envient plus que jamais. Pauline les a reçues avec sa douceur ordinaire, et cette modestie si naturelle et si parfaite qui devroit gagner tous les cœurs; mais l'envie est implacable et s'envenime encore de tout ce qui pourroit anéantir la seule haine!.... Vous pensez sans doute, Madame, que du moins on a renoncé à la calomnie? point du tout. On convient que Léocadie est fille de Mme de Rosmond et du marquis, mais Stéphen est fils de Pauline et du duc .... C'est pourquoi vous aimez tant cet enfant, et pourquoi vous l'avez élevé. Vous savez que Mme de Rosmond lui donne trente mille francs; au lieu de cela on prétend qu'on a placé pour lui en Angleterre deux cent mille francs ... Je ne finirois pas, si je voulois vous répéter toutes les horreurs qui se débitent à T***, à Luzy, et même à Bourbon-Lancy. Le chevalier de Celtas, quoi qu'en ait dit le bon M. du Resnel, est toujours le même, ainsi que Mme d'Orgeval; de tels cœurs ne peuvent changer. Entraînés par un spectacle aussi inattendu que touchant, ils ont dans le premier moment payé ce tribut involontaire que le vice est forcé de rendre à la vertu, quand elle se montre avec tant d'éclat! Ils n'ont éprouvé qu'une impression purement physique; la justification si frappante de Pauline ne fut pour eux qu'une scène de théâtre; ils en furent attendris de bonne foi, je le crois; ils pleurèrent comme ils pleureront encore aux pièces sublimes de Corneille et de Racine, quand elles seront supérieurement représentées; et comme ils auroient l'âme tout aussi basse après avoir admiré la clémence d'Auguste et le dévouement des Horaces , ils sont sortis du château d'Erneville avec tous les vices qu'ils y avoient apportés. Quand on a une grande célébrité, et par conséquent beaucoup d'ennemis, les plus éclatantes justifications produisent toujours de nouvelles impostures. Je ne connois qu'un genre de courage véritablement inébranlable dans tous les instans, c'est celui des calomniateurs. Qu'on leur prouve mille fois qu'ils ont menti, on ne fera que les animer davantage; la rage de leur confusion n'a pas moins d'activité que ne leur en peut inspirer le triomphe inhumain de leurs vils succès. Egalement audacieux et lâches, et toujours persévérans dans le dessein de nuire et d'opprimer, ils n'attaquent ouvertement que les infortunés sans défense, mais ils distillent dans les ténèbres leurs noirs venins, lorsqu'ils n'osent au grand jour aiguiser leurs poignards. Ces ennemis irréconciliables joignant la fausseté à la noirceur, répètent toujours qu'ils ne haïssent -point, qu'ils sont incapables d'éprouver un sentiment si pénible . Tel a toujours été le langage du chevalier de Celtas; mais comment en est-on la dupe, lorsque tout le ramène à parler d'Albert et de Pauline pour en dire du mal indirectement ou d'une manière ouverte? Cette fureur constante de s'occuper d'eux pour tâcher de leur donner des torts ou de les tourner en ridicule, n'est-elle pas le signe le moins équivoque d'une violente haine? L'indifférence peut-elle avoir ces longs souvenirs et cette infatigable activité? Non, quand loin d'oublier ceux qu'on a cessé d'aimer, on fait naître continuellement les occasions de s'entretenir d'eux, et qu'on s'informe avec soin de tout ce qui les concerne, afin de s'en moquer ou d'en paroître indigné, on les déteste, et on le prouve à tous ceux qui ont de la droiture et le sens commun. Il est très-utile de faire ces réflexions si simples; du moins elles rendent les méchans suspects. Jamais on ne les corrigera, mais ils cessent d'être dangereux, quand on peut leur ôter le masque grossièrement hypocrite dont ils se parent, et qui ne trompe que trop souvent les sots, c'est-à-dire, la multitude. Si chaque personne, en disant du mal d'une autre, étoit forcée d'avouer ses motifs, elle ne feroit presque jamais d'impression, car elle diroit: C'est que j'envie, c'est que j'abhorre, c'est que je voudrois me venger, etc. Eh bien! quiconque a des yeux, ne doit-il pas voir clairement tout cela dans le projet persévérant de noircir et de nuire? La légèreté fait dire en passant une épigramme, mais la haine seule s'acharne avec constance sur le même objet, et partout où je découvre le désir de la vengeance, puis-je espérer de trouver la justice et la vérité? ne suis-je pas sûre au contraire que je ne rencontrerai que le mensonge et la calomnie?

Cachons ces tristes détails à Pauline; elle a repris toutes les illusions qui l'ont jadis rendue si heureuse, c'est avoir retrouvé les beaux jours de sa jeunesse; elle croit que Mme d'Orgeval est devenue sensible et reconnoissante, et que le chevalier de Celtas a pris de la droiture et des sentimens généreux. Laissons-la croire à ces étonnantes métamorphoses, laissons-lui recréer un monde idéal conforme à son âme angélique. Les serpens peuvent siffler encore contre elle, mais ils sont enfin dans l'impuisssance de lui faire désormais du mal.

Adieu, Madame; j'irai à Dijon dans les premiers jours de septembre avec M. du Resnel; nous attendrons là le retour de Pauline; le bonheur de vous voir et de parler d'elle avec vous pourra seul me faire supporter l'impatience que j'éprouve de me trouver réunie à cette amie si tendrement aimée, et qui sera toujours (quoi qu'il arrive) le premier objet des affections de mon cœur.

LETTRE LXIX.

Du marquis d'Erneville à la comtesse de Rosmond. De Dijon, le 17 juillet.

Je pars dans deux heures... et je me lève avant le jour pour écrire ... à qui! grand Dieu!... Je ne puis résister au mouvement qui me presse, ... il est invincible!... Ah! Madame, pardonnez!... ce n'est point une présomption insensée qui peut inspirer une telle démarche!... En osant m'adresser à vous, ô j'aimerois à me prosterner dans la poussière! Puis-je m'humilier en vous élevant!... Il m'est doux de m'anéantir devant vous! de sentir pour vous tout ce que peuvent inspirer le respect et la profonde vénération; c'est le seul culte que je puisse vous rendre!... ne voyez donc que le motif qui m'anime!...

Vous nous avez défendu d'instruire la comtesse Jules et son mari de votre funeste résolution, il faut vous obéir!... Vous ne leur apprendrez notre malheur que le 25, après l'affreuse cérémonie!... Vous ne serez point encore irrévocablement enchaînée, mais vous aurez fait un premier pas que vous regarderez peut-être comme un engagement sacré!... Maintenant il en est temps encore, vous n'avez rien annoncé publiquement!... Ah! ne dois-je pas vous dire tout ce que Léocadie vous diroit, si elle étoit ici!... Vous sacrifier ainsi, n'est-ce pas immoler cette fille adorée! Pensez-vous qu'un objet que vous aimez passionnément puisse, en vous perdant, conserver le bonheur?... Toutes ces preuves touchantes d'une affection si vive et si constante que votre fille reçut de vous, n'auront donc servi qu'à son malheur! Cette tendresse sublime qui fit naître dans son cœur un attachement si passionné, ne lui causera donc que des peines déchirantes et d'éternels regrets!.... Ah! songez-y bien! Après avoir inspiré de tels sentimens, renoncer à tout, c'est tromper, c'est trahir!... Se faire aimer, comme on vous aime, n'est-ce pas se donner? Puisqu'il existe des êtres qui ne pourroient vivre sans vous, il ne vous est pas permis de disposer de votre liberté. Vous appartenez à l'amitié, à la nature, leurs droits sont-ils moins sacrés que ceux de l'hymen? Ce que la loi défend à une épouse, le sentiment ne doit-il pas l'interdire à la plus tendre mère?... Est-ce vous qui voulez quitter pour jamais Léocadie? vous êtes vous représenté son douloureux étonnement, sa vive et profonde douleur? Ah! ces larmes amères qu'elle répandroit, vous pouvez encore les empêcher de couler!... et si vous persistez dans votre affreux dessein, qui consolera Léocadie, quand tous ceux qu'elle aime partageront son désespoir, ou du moins en souffriront? .... O vous la plus généreuse des femmes, songez au triste sort qu'une résolution si cruelle prépareroit à Pauline!... cette Pauline à laquelle vous avez fait tant d'héroiques sacrifices, ne seroit heureuse, ni par son coupable époux, ni par son enfant d'adoption! Sa tendresse ne triompheroit jamais de la constance d'une telle douleur!.... Hélas! quand j'ai cru que vous n'existiez plus, je n'ai pu penser qu'à vous, parce que je pouvois me livrer sans remords à la triste douceur de m'en occuper!.... Eh! comment pourrai-je un instant détourner les yeux de ce tombeau terrible où vous serez descendue vivante, et dans lequel je vous aurai plongée?... Que deviendrai-je en vous y voyant à la fleur de vos ans, et avec tous vous charmes?... Si cette image qui me poursuivra partout ne devoit faire que mon supplice, il faudroit me résigner peut-être, ou du moins reconnoître l'équité de cet horrible châtiment!... Mais Pauline en seroit aussi la victime!... car je n'aurois plus qu'une idée, je ne verrois plus qu'un objet désespérant et dangereux!.... Mon imagination vous suivroit, elle profaneroit votre retraite en s'y égarant sans cesse pour vous y chercher, en osant lever le voile funeste qui vous déroberoit à mes regards!... Je retrouverois mon crime avec ma punition, je m'y rattacherois avec la fureur du désespoir; oui, j'éprouverois toute la rage d'un amour insensé,ranimé par les remords et par une pitié déchirante ... O ne m'arrachez point aux devoirs les plus chers et les plus sacrés, laissez-moi vivre pour Pauline et pour Léocadie! je ne puis conserver mes sentimens et ma raison qu'en vous sachant heureuse et calme... Préservez-moi de l'horreur de trahir la nature et de manquer à la reconnoissance, à l'amitié!

Ah! si le douloureux souvenir de celle que je croyois une courtisane, eut une si fatale influence sur ma destinée, quel sera donc l'effet terrible des regrets excités par l'objet véritable... par cet objet digne des hommages et de l'admiration de l'Univers entier!... Ne serai-je pas toujours assez puni? puis-je jamais redevenir heureux?.. En vous faisant connoître, en vous montrant sans déguisement, ne vous êtes-vous pas vengée? que ferai-je de tous les sentimens dont vous avez rempli mon âme!... Je puis les taire et les cacher, mais les modérer! ah! quel tourment!...

Hélas! que fais-je en vous parlant de moi!... Je ne puis espérer de vous attendrir, je le sais, je dois gémir éternellement, et vous ne devez jamais m'entendre!... mais écoutez Léocadie, c'est elle qui vous parle par ma bouche!... O ma fille... O ma Léocadie, reviens fléchir cette mère adorée! ô toi qui peux embrasser ses genoux, reviens!... qui pourroit résister à tes soupirs, à tes larmes, à ta douleur!... En reprenant dans ce cœur maternel tous les droits qui t'appartiennent, tu rendras la vie à ton infortuné père!....

LETTRE LXX.

De la comtesse de Rosmond au marquis d'Erneville. Du couvent des Ursulines, à Dijon, le 18 juillet.

Eh quoi! serez-vous dans tous les temps l'ennemi de mon repos et de ma gloire?... Si je n'avois pas lu votre lettre avec l'indulgence que l'on doit aux premiers mouvemens inspirés par un cœur sensible et par une tête ardente, je ne vous répondrois pas, car j'aurois cessé de vous estimer!.... et, je vous le dirai sans détour, ce seroit un affreux malheur pour moi! J'ai besoin de vos vertus, elles ne peuvent me justifier, mais elles anobliront ma faute!... Que parlez-vous de remords, quand je suis paisible, quand j'ai tout expié!... je vous affranchis du repentir.... Si j'ai réparé mon déshonneur, vos remords ne sont plus qu'une folie, qu'une injustice, ils me rabaissent, ils me flétrissent .... Si vous m'admirez, ne me plaignez plus .... connoissez vos véritables devoirs envers moi, et sachez les remplir. Honorez par vos actions et par votre caractère le choix imprudent et malheureux de ma jeunesse, et soyez un tendre père.... Si j'eusse été la seule mère de Léocadie, je n'aurois voulu vivre que pour elle; mais dans la situation où je suis, je dispose de moi sans l'abandonner, je lui laisse une mère, et je la verrai plus souvent que si je restois cachée dans une chaumière à cent lieues d'Erneville!...

Il est vrai que des motifs humains entrent pour beaucoup dans le parti que je prends, mais la religion contribue aussi à me déterminer; et n'en doutez pas, elle achevera d'épurer et de perfectionner l'ouvrage du repentir et de la raison. Pensez-vous que cette imagination si vive qui fit ma destinée, ne puisse que me perdre? ah! je la ferai servir désormais à mon bonheur! Loin de m'égarer en s'exaltant, elle me guidera vers la sagesse suprême!...

Heureux enthousiasme, qui s'accroît à l'approche de la vieillesse et de la mort, et qui se fortifie par la perte de toutes les illusions!.... voilà le sentiment dont mon âme a besoin, et le seul qui puisse la remplir. Adieu; perdez des inquiétudes qui m'outragent, ne troublez point mon triomphe par une compassion injurieuse; quand je me dévoue toute entière à la vertu, daignez croire que je me rends à moi-même, que je suis ma véritable vocation, et soyez tranquille sur mon sort.

Que la plus pure et la plus parfaite de toutes les femmes, que Pauline soit heureuse par vous et par Léocadie, voilà le dernier vœu de mon cœur!...

LETTRE LXXI.

Réponse du marquis.

De Besançon, le 21 juillet.

Mon âme est déchirée..... mais quand vous m'ordonnez de suivre mes devoirs, vous me les rendez plus chers encore!... Le but le plus glorieux pour moi, c'est de vous obéir!... Que vous dirai-je, hélas! ... oui, sans doute ce n'est pas vous qu'il faut plaindre; mais c'est vous qui nous devez du moins votre compassion!...

O qu'il me paroît vain et frivole ce monde que vous quittez!... qu'ils me semblent puérils ces plaisirs auxquels vous renoncez sans retour! Toutes les illusions que vous rejetez, s'évanouissent à mes yeux!... L'idée que vous allez disparoître pour jamais, confond mon imagination comme celle de l'éternité!... Ce projet funeste m'accable toujours de la même douleur, mais vous êtes si supérieure à tout ce que vous abandonnez, que je ne suis plus frappé de la grandeur du sacrifice!... O si l'admiration pouvoit adoucir la douleur!...

Je souffrirai jusqu'à mon dernier soupir... mais vos désirs et vos volontés sont pour moi des lois inviolables!.... Ah! combien la vertu m'est devenue chère! je ne puis désormais séparer son image de celle de tout ce que j'aime. L'adorer avec transport, la suivre avec constance, c'est honorer dignement, c'est chérir Uranie, Pauline et Léocadie!.... Oui, je veux partager l'enthousiasme sublime qui vous inspire, je veux m'élever jusqu'à vous! Voilà donc un engagement que je puis prendre avec vous; voilà donc un lien puissant qui nous unira jusqu'au tombeau!....

O vous qui serez jusqu'à ma mort présente à ma pensée, recevez ce serment solennel! Combien il est sacré pour moi! Ne le trahir jamais, ce sera vous rester fidèle!...

LETTRE LXXII.

De la marquise à la baronne.

De Neufchâtel, le 25 juillet.

Quel jour, mon amie, que celui-ci!.... ah! qu'il s'est écoulé douloureusement pour moi!... c'est aujourd'hui que Mme de Rosmond a dû prendre le voile!.... Albert s'est levé avant le jour, il est sorti tout seul pour aller errer sur les bords du lac!... Hélas! je n'ai pas osé l'aller rejoindre, mais mon imagination m'a représenté tout ce qu'il éprouvoit; j'ai gémi, j'ai pleuré, j'ai souffert avec lui!....

Je me suis attendrie aussi sur la malheureuse victime!... Chère amie, nous avons été trop sévères pour elle en condamnant ce généreux et grand sacrifice!.... Qui sait ce qui se passe dans son cœur! qui sait si le temps et la tendresse maternelle ont pu triompher de la passion qui fit son malheur!... O si cette âme si forte et si sensible avoit conservé ce funeste penchant!... que pourroit-elle faire de plus sage et de plus vertueux que de se réfugier dans le sein de la religion!... Que cette idée me touche! que je plains cette infortunée si digne d'un meilleur sort!... Ah! pourquoi la Providence, plus propice aux vœux secrets d'Albert, ne m'a-t-elle pas fait naître sa sœur, et ne lui donna-t-elle pas pour épouse la mère de Léocadie?.... nous serions tous heureux!...

Adieu, chère et tendre amie; avec quel plaisir je retournerai vers vous, en songeant que vous passerez à Erneville l'année entière de votre veuvage, et qu'ensuite rapprochée pour jamais de moi, vous serez établie à Gilly , dans ce lieu que l'amitié depuis long-temps nous rendoit si cher, et qu'elle achevera de consacrer pour nous en vous v fixant!.... Dites à notre ami que ma première lettre sera pour lui.

LETTRE LXXIII et dernière.

De la comtesse d'Erneville à la baronne de Vordac. De Dijon, le 26 juillet.

C'en est fait, elle a pris le voile; je vais, comme vous le désirez, ma chère baronne, vous donner tous les détails que j'ai pu recueillir de Mme de V*** qui a tout vu.

La cérémonie se fit hier à midi. Il y avoit autant de monde que l'église(qui est graude) en pouvoit contenir. La comtesse de Rosmond, superbement parée, étoit d'une beauté éblouissante. Elle avoit une contenance noble et modeste, un air touché, mais calme et ferme. On n'a remarqué en elle ni trouble, ni tristesse, ni l'apparence de la plus légère émotion. Son intéressante amie, Mlle de Cernin, qu'on appelle Agnès, ne paroissoit occupée que d'elle, on l'a vue pâlir plusieurs fois en regardant la comtesse!... elle sembloit oublier son propre sacrifice, elle ne voyoit que celui de son mie!...

Lorsque les deux novices dépouillées de leurs ornemens, ont reparu pour recevoir le voile que leur a donné l'évêque d'Autun, elles se tenoient par la main; Agnès marchoit d'un pas chancelant, la comtesse s'est avancée vers la grille avec une majestueuse assurance; mais lorsqu'elle a vu poser le voile sur la tête d'Agnès, elle s'est attendrie, et ses pleurs ont coulé pour la première fois.... tandis qu'au contraire Agnès a paru se ranimer dans cet instant où elle se consacroit à l'amitié ainsi qu'à la religion! La comtesse reprenant promptement le maintien du recueillement et de la sérénité, a été se prosterner avec Agnès au milieu du chœur; alors un seul drap mortuaire a été déployé sur ces deux amies qu'un même serment réunit pour jamais dans le même cloître, et dont le même tombeau renfermera sans doute un jour les cendres!...

L'évêque d'Autun a prononcé le discours le plus pathétique. Le texte en étoit heureux et touchant; le voici:

„Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas? et quand on s'est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus?“ Jérémie, ch. 8.

„J'ai quitté tous les vêtemens des jours brillans, je me suis revêtue d'un sac et d'un habit de suppliante, et je crierai au Très-Haut tous les jours de ma vie. Baruch, ch. 4.

On a envoyé un courrier au comte et à la comtesse Jules, qui sans doute vont accourir, afin de tout tenter pour arracher de son cloître la belle pénitente ; mais tous leurs efforts seront certainement superflus.

Adieu, ma chère baronne, écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez; n'ai-je pas besoin de consolation quand tous mes enfans sont si loin de moi? et les preuves de votre amitié ne sont-elles pas les plus douces que je puisse recevoir?

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

Appendix A

Note:

(1) Je me flatte que dans un ouvrage sur la calomnie, on ne trouvera pas déplacé que j'en réfu-te une qui a dû m'affliger si sensiblement. M. d'Orléans; l'aîné de mes élèves; a formellement désavoué l'indigne article d'une gazette dans laquelle on trouve sans cesse, depuis long-temps, tant de mensonges et de calomnies absurdes contre moi.

Un papier anglais intitulé the Herald, contient ce désaveu, que M. d'Orléans a répété dans plusieurs lettres adressées à différentes personnes qui sont à Hambourg. J'ajouterai que je n'ai pas fait la moindre démarche pour obtenir ce désaveu, que je désirois, surtout pour l'honneur de celui auquel j'ai consacré, gratuitement, dix ans des soins les plus assidus. On peut voir par mon Journal d'une gouvernante, écrit et imprimé en France, en 1790, sous les yeux de la famille de mes élèves, que non-seulement je ne mêlois point d'opinions politiques à mes leçons, mais que je désapprouvois plusieurs démarches populaires prescrites par le malheureux père de mes élèves, entre autres celle de faire entrer au club des Jacobins M. de Chartres. Enfin, je n'ai eu aucune espèce de part à la conduite politique de l'aîné de mes élèves, je ne lui ai jamais parlé des affaires que pour tâcher de modérer l'exagération de ses idées sur ce sujet, et c'est de quoi les princes ses frères ont été témoins. M. de Montpensier avoit une manière de penser tout-à-fait différente; je lui demandai à Tournay, en 1792, sa parole de ne jamais mettre le pied aux Jacobins, il me la donna; il partoit pour Paris, et malgré les ordres et l'autorité d'un père qu'il chérissoit, malgré le danger de remplir alors un tel engagement, il y fut fidèle; il falloit, pour cela, une étonnante fermeté, à l'âge qu'il avoit à cette époque. Enfin, quand la royauté fut abolie, j'étois en Angleterre, et je n'ai pas eu plus de part au parti que prit alors l'aîné de mes élèves, que je n'en ai eu à sa liaison avec M. Dumouriez. S'il m'eût consultée sur ces deux choses et sur beaucoup d'autres, j'aurois assurément fait tous mes efforts pour l'en détourner!

Mais quand j'aurois conseillé toute la conduite de l'aîné de mes élèves, il auroit toujours fait (en disant ce qu'on lui attribue faussement) une bassesse aussi absurde que déshonorante, puisqu'elle lui étoit absolument inutile. Ainsi c'est surtout pour l'intérêt de sa réputation que j'applaudis au désaveu qui le justifie; quant à moi, j'étois justifiée d'avance par plusieurs lettres de lui que j'ai conservées, et qu'il m'écrivit durant mon séjour en Angleterre, par mon Journal d'éducation, par mon Précis de conduite, et par le témoignage que ne m'auroient pas refusé plusieurs personnes qui existent, qui certainement, si j'en eusse eu besoin, auroient rendu cet hommage à la vérité, et je comp-te dans ce nombre M. de Montpensier et M. de Beaujolois. Quoique ce dernier n'eût qu'onze ans, quand je l'ai quitté, il étoit trop avancé pour son âge pour ne pas se rappeler parfaitement combien m'étoit odieuse la démocratie que l'on inspiroit à M. de Chartres, et combien je m'intéressois à la conservation de la monarchie! Je n'ai point dissimulé, dans mon Précis de conduite, que l'abolition de la royauté m'affligea vivement, mais ce regret n'ôte rien à la soumission que je crois devoir au gouvernement établi . Je n'ai ni les talens, ni les lumières, ni l'instruction qui peuvent faire adopter raisonnablement un systême politique; je n'ai jamais eu, sur les affaires publiques, que des sentimens, et non des opinions; et comme la manière de sentir vient de l'âme et tient à la morale, dans quelque situation que je puisse me trouver, je ne cacherai jamais la mienne .

Note: D'ailleurs, ce regret étoit bien naturel, lorsqu'on tomboit sous l'autorité de Robespierre. Il étoit aussi simple alors de regretter la monarchie, qu'il l'est aujourd'hui de faire les vœux les plus ardens pour la durée du gouvernement actuel. Enfin, quand j'écrivois (en 1795) que j'avois été affligée de l'abolition de la royauté, j'ajoutois que l'humanité devoit empêcher de désirer une contrerévolution, qui produiroit encore de nouvelles vengeances et de nouvelles cruautés. Je n'ai varié ni dans mes sentimens ni dans la manière de les exprimer. La première de ces deux notes fut écrite et imprimée à Berlin il y a peu de mois, et je la fais réimprimer à Paris sans y rien changer.
Note: (1) Je terminerai cette note par la réfutation d'une nouvelle calomnie, d'une étonnante absurdité. Il paroit dans ce moment un ouvrage intitulé: Correspondance de Louis-Philippe d'Orléans, ouvrage tronqué, rempli d'inexactitudes, et de notes ineptes et calomnieuses. On y donne quelques fragmens de lettres de moi, dans l'un desquels (qui n'a d'autre date que ce mot, vendredi) j'écris à M. d'Orléans que je suis charmée qu'on lui ait dit du bien de mon journal, et qu'en effet, conformément à la vérité, je l'y ai peint constamment sous les traits du meilleur des pères, etc. Ce journal est mon Journal d'éducation, ou Leçons d'une gouvernante, qu'avant mon départ pour l'Angleterre j'ai fait imprimer à Paris en 1790. L'editeur de ces lettres, qui ne connoît apparemment pas cet ouvrage, dit, dans une note et dans la table des matières, que ce journal étoit un journal que j'ai fait en Angleterre pour prôner M. d'Orléans; c'est-à-dire, selon lui, des feuilles périodiques et anonymes, composées uniquement pour cet objet. Et voilà comment on écrit contre moi. Il est vrai qu'en général je ne suis traitée de cette maniére que par la sottise ou par l'ignorance : et c'est ainsi que l'auteur du Cimetière de la Madeleine prétend que je détestois la cour, parce que je n'ai jamais pu me faire présenter. Je saisis cette occasion de lui apprendre que, par un hasard assez singulier, j'ai été présentée trois fois: la première, peu de temps après mon mariage (la feue reine, femme de Louis XV, vivoit encore); la seconde, comme dame d'une princesse du sang; et la troisième, comme gouvernante d'une princesse du sang. Seroit-il possible que la malveillance même pût ajouter quelque foi à des libelles remplis de bévues si étranges? On en pourroit relever bien d'autres dans ce Cimetière de la Madeleine, rempli de prétendus discours historiques évidemment composés par l'auteur, et de contes dénués de toute vraisemblance comme de toute vérité. Les bons esprits et les bons cœurs s'affligeront de ne pouvoir estimer un ouvrage dans lequel on trouve souvent le talent si rare de bien peindre, et quelquefois la sensibilité la plus touchante unie à la morale la plus pure. Mais comment un homme religieux peut-il se permettre de publier comme certaines des anecdotes ridicules, dont la fausseté est si évidente? Comment un philantrope peut-il se résoudre à noircir, sans aucune preuve, des gens qu'il ne connoît pas?..... Après neuf ans d'exil et de malheur un ennemi même deviendroit respectable; toute âme généreuse oublieroit alors d'anciens ressentimens, et croiroit s'abaisser en les conservant. Elles sont si longues les années écoulées dans l'infortune! et neuf ans, dans tous les temps, forment une partie si considérable de la vie humaine, qu'au bout d'un tel espace tout sentiment vindicatif doit paroître atroce, sous quelque forme adoucie, c'est-à-dire, adroite, qu'il puisse se manifester; et que doit-on penser d'un écrivain qui, de sangfroid, calomnie le malheur, et qui ne connoît avec certitude de l'objet qu'il attaque, que des ouvrages dont les principes et les sentimens sont d'accord avec ceux qu'il professe lui-même?
Note: (1) Le roi à son coucher nommoit un seigneur de la cour pour tenir un bougeoir pendant sa toilette; c'étoit une faveur distinguée.
Note: (1) Pour souper avec le roi et la famille royale.
Note: (1) La Ménardière.
Note: (1) C'est un provincial qui parle; un homme de la cour eût dit un chevalier de l'ordre. On désignoit ainsi l'ordre du St. Esprit, ce qui signifioit le premier des ordres, l'ordre par excellence.
Note: (1) Ces lettres sont écrites avant la révolution, et cette remarque étoit alors parfaitement vraie. >Mais elle seroit fausse dans les temps de troubles et de factions.
Note: (1) L'auteur, long-temps avant la révolution, s'est élevé avec force contre cet abus. Voyez dans le Théâtre d'Education la pièce intitulée, Le Parvenu. (Note de l'éditeur.)
Note: (1) Gresset.
Note: (1) Destouches.
Note: (1) Tous les ministres disgraciés sous les deux derniers règnes, n'ont jamais reçu plus d'hommages que dans les lieux de leur exil. M. d'Argenson aux Ormes, M. de Choiseul à Chanteloup, M. Necker à Saint-Ouen, etc. C'étoit même un bon air et une véritable mode d'afficher pour eux un grand attachement, et de montrer de l'admiration. Une multitude de gens, dont ils n'avoient jamais été les bienfaiteurs, s'empressoient de se faire présenter chez eux; il est vrai que souvent alors, on n'agissoit que pour flatter l'opinion publique, depuis long-temps contraire à la cour. Braver la cour étoit devenu un moyen d'acquérir de la considération personnelle. N'étoit-ce pas là un funeste présage pour ceux qui gouvernoient? (Note de l'éditeur.)
Note: (1)Le Tasse.
Note: (1) J'ai vu ce tableau à Gênes dans le palais Brignolet.
Note: (1) Les sources pures de l'amour et de l'amitié sont les mêmes dans les âmes innocentes. Métastase.
Note: (1) Le feu prince de Conti, mort plusieurs années avant la révolution.
Note: (1) Villages de Hollande.
Note: (1) Expression de Massillon appliquée aux grands pour le peuple.
Note: (1) Roman de Mme de Villedieu.
Note: (1) Ce sont les gens qui couchent dans les forêts pour la sûreté des bois coupés dont ils sont les gardiens.
Note: (1) Sur trois années, les chanoinesses étoient obligées d'en passer deux à leur chapitre, à moins de congés particuliers. Elles pouvoient passer la troisième année dans leur famille et dans le monde.
Note: (1) Chaulieu.
Note: (1) Lettres de Voltaire.
Note: (1) Les jeunes personnes de qualité non mariées n'alloient à la cour que lorsque le roi les damoit, c'est-à-dire, qu'il leur donnoit le titre de dames; ce qu'il accordoit toujours lorsque les parens le demandoient.
Note: (1) Voyez sur le parti qu'on peut tirer de ce jeu, ma nouvelle méthode d'enseignement pour la première enfance.
Note: (1) Voyez les Lettres de Voltaire.
Note: (1) Ce trait n'est point d'invention. L'auteur a entendu ce dialogue, et l'écrivit le jour même sur son journal.
Note: (1) Lettres de Ganganelli.
Note: (1) Votre silence qui affecte de cacher ce que vous savez, est semblable au muet homicide qui étrangle.
Note: (1) C'est à Dieppe l'endroit du port d'où l'on découvre la plus grande étendue de mer.
Note: (1) Tout le monde connoît cette opération; on en trouve le détail dans le dictionnaire de Bomare et dans plusieurs ouvrages de médecine.
Note: (1) Comme celle du Panthéon à Rome.
Note: (1) Sorte de porcelaine.
Note: (1) La Mothe.
Note: (1) Du Fresny.
Note: (1) La Liberté antique est ainsi caractérisée sur un nombre infini de vieilles médailles; les modernes ont malheureusement supprimé ces attributs! (Voyez dans l'Encyclopédie le mot Liberté.)Note de l'Editeur.
Note: (1) Encyclopédie, mot Législateur.
Note: (1) Vers de la tragédie de Cinna.
Note: (1) Votre temps est fini. Formule de la sentence de mort.
Note: (1) M. Lebrun.
Note: (2) Il mourut le 4 juillet 1761, âgé de 72 ans.
Note: (1) On y trouve un excellent tableau de West, représentant le naufrage de S. Paul à l'île de Malthe.
Note: (1) Notre.
Note: (1) Cependant ces écoles, quoique mauvaises à plusieurs égards, sont sans comparaison les meilleures que j'aie vues dans aucun pays, avant d'avoir connu celle de Mme Campan à St.-Germain près de Paris, et quelques autres nouvellement établies en France. (Note de l'Éditeur.)
Note: (1) L'histoire suivante n'est point inventée; c'est le récit exact d'une action du vertueux évêque de Nîmes, chez lequel j'ai logé en passant par cette ville pour aller en Italie. Je tiens ce trait d'un de ses grands vicaires. Ce même évêque qui, pendant quarante ans, ne sortit jamais de son diocèse, et dont les lumières égaloient la piété, fit à ses frais réparer des chemins, établit des manufactures, enrichit la ville et n'y laissa point de pauvres .
Note: (1) On m'apprend que l'on vient de faire deux jolies comedies de cette anecdote, et que les auteurs attribuent ce trait, l'un au maréchal de Catinat, l'autre à l'archevêque d'Auch; je ne puis que rpéter ici ce que j'ai déjà dit: c'est qu'en passant à Nîmes, il y a 24 ans avec madame d'Orléans, un des grands-vicaires de l'évêque, M. de Bec-de-Lièvre, nous conta ce trait et beaucoup d'autres du même genre.
Note: (1) On dit aussi en français le Dominique, et je le fais dire ainsi la première fois pour induire les demoiselles en erreur.
Note: (1) Robespierre en convenoit aussi. Note de l'éditeur.
Note: (1)Helvétius.
Note: (2) Diderot, Voltaire.
Note: (1) Suivant la fable, les Titans foudroyés et plongés dans des gouffres souterrains de la Sicile, ont produit, par leurs efforts pour se délivrer, l'ouverture de l'Etna et ses éruptions.
Note: (1) Crébillon fils, auteur de romans très-médiocres pour le talent, et très-licencieux.
Note: (1) Comédie de Poinsinet.
Note: (1) Vers de Tancrède, de Voltaire.
Note: (1) Chaulieu.
Note: (1) O quelle est votre force, nœuds sacrés du sang et de la nature! ... De la tragédie de Mérope, de Maffeï.

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