On m'a dit que mes aïeux, considérés dans leur province, y avaient toujours joui d'une fortune honnête et d'un rang distingué. Mon père, le baron de Faublas, me transmit leur antique noblesse sans altération; ma mère mourut trop tôt. Je n'avais pas seize ans quand ma soeur, plus jeune que moi de dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le baron, qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion de montrer la capitale à un fils pour l'éducation duquel il n'avait rien négligé jusqu'alrs. Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans la capitale, par le faubourg saint-Marceau. Je cherchais cette ville superbe dont j'avais lu de si brillantes descriptions. Je voyais de laides chaumières très hautes, de longues rues très étroites, des malheureux couverts de haillons, une foule d'enfants presque nus; je voyais la population nombreuse et l'horrible misère. Je demandai à mon père si c'était là Paris: il me répondit froidement que ce n'était pas le plus beau quartier; que le lendemain nous aurions le temps d'en visiter un autre. L était presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma soeur) entra dans son couvent, où elle était attendue. Mon père descendit avec moi près de l'arsenal, chez M Du Portail, son intime ami, de qui je parlerai plus d'une fois dans la suite de ces mémoires. Le lendemain mon père me tint parole; en un quart d'heure une voiture rapide nous conduisit à la place Louis XV. Là nous mîmes pied à terre: le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa magnificence. à droite, la Seine à regret fugitive; sur la rive, de vastes châteaux; de superbes palais à gauche; une promenade charmante derrière moi; en face, un jardin majestueux. Nous avançâmes, je vis la demeure des rois. Il est plus aisé de se figurer ma comique stupéfaction que de la peindre. à chaque pas, des objets nouveaux attiraient mon attention; j'admirais la richesse des modes, l'éclat de la parure, l'élégance des manières. Tout à coup je me rappelai ce quartier de la veille, et mon étonnement s'accrût; je ne comprenais pas comment il se pouvait qu'une même enceinte renfermât des objets si différents: l'expérience ne m'avait pas encore appris que partout les palais cachent des chaumières, que le luxe produit la misère, et que de la grande opulence d'un seul naît toujours l'extrême pauvreté de plusieurs. Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce que Paris a de plus remarquable. Le baron me montrait une foule de monuments célèbres chez l'étranger, presque ignorés de ceux qui les possèdent. Tant de chefs-d'oeuvre m'étonnèrent d'abord, et bientôt ne m'inspirèrent plus qu'une froide admiration. Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est que la gloire des arts et l'immortalité du génie? Il faut des beautés plus animées pour échauffer un jeune coeur. C'était au couvent d'Adélaïde que je devais rencontrer l'objet adorable par qui mon existence allait commencer. Le baron, qui chérissait ma soeur, allait presque tous les jours la demander au parloir. Toutes les demoiselles bien nées savent qu'au couvent on a des bonnes amies; beaucoup de belles dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs. Quoi qu'il en soit, ma soeur, naturellement sensible, eut bientôt choisi la sienne. Un jour elle nous parla de Mademoiselle Sophie De Pontis, et nous fit de cette jeune personne un éloge que nous crûmes exagéré. Mon père fut curieux de voir la bonne amie de sa fille; je ne sais quel doux pressentiment fit palpiter mon coeur, lorsque le baron pria Adélaïde d'aller chercher Mademoiselle De Pontis. Ma soeur y courut; elle amena... figurez-vous Vénus à quatorze ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras pendants. Mon père s'aperçut de mon trouble et s'en amusa: " du moins, vous saluerez, me dit-il. " mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la plus gauche. " mademoiselle, poursuivit le baron, je vous assure que ce jeune homme a eu un maître à danser. " je fus tout à fait déconcerté. Le baron fit à Sophie un compliment flatteur; elle y répondit modestement, et d'une voix altérée qui retentit jusqu'à mon coeur. J'ouvrais de grands yeux étonnés, je prêtais une oreille attentive; ma langue embarrassée demeurait toujours suspendue. Mon père, avant de sortir, embrassa sa fille, et salua Mademoiselle De Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je saluai ma soeur, et j'allais embrasser Sophie. La vieille gouvernante de cette demoiselle, conservant plus de présence d'esprit que moi, m'avertit de ma méprise; le baron me regarda d'un air étonné, le front de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur, et pourtant un léger sourire effleura ses lèvres de rose. Nous revînmes chez M Du Portail; on se mit à table; je mangeai comme un amoureux de quinze ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je prétextai une indisposition légère, et je me retirai dans mon appartement. Là, je me rappelai librement Sophie et tous ses charmes. Que de grâces! Que de beautés! Me disais-je: sa charmante figure est pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond à sa figure. Ses grands yeux noirs m'ont inspiré je ne sais quoi... c'est de l'amour, sans doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la vie! Revenu de ce premier transport, je me souvins d'avoir vu dans plusieurs romans les effets prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier coup d'oeil d'une belle avait suffi pour captiver les sentiments d'un amant tendre, et l'amante elle-même, frappée d'un trait vainqueur, s'était sentie entraînée par un penchant irrésistible. Cependant j'avais lu de longues dissertations dans lesquelles des philosophes profonds niaient le pouvoir de la sympathie, qu'ils appelaient une chimère. " Sophie! M'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais avez-vous partagé mon trouble et mes agitations? " l'air dont je m'étais présenté n'était pas très propre à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa jolie voix, d'abord altérée, qu'elle avait eu peine à rassurer par degrés! Ce doux sourire par lequel elle avait paru applaudir à ma méprise, et me consoler de ma privation! ... l'espérance entra dans mon coeur; il me parut très possible qu'en fait de tendresse, la philosophie radotât, et que les romans seuls eussent raison. Je m'étais approché par hasard de ma fenêtre; je vis le baron et M Du Portail se promener à grands pas dans le jardin. Mon père parlait avec eu, son ami souriait de temps en temps, tous deux par intervalle jetaient les yeux sur mes croisées; je jugeai qu'il était question de moi dans leur entretien, et que déjà peut-être mon père avait soupçonné ma passion naissante. Cette idée m'inquiéta, beaucoup moins pourtant que celle du départ de mon père, que je croyais prochain. Quitter ma Sophie, sans savoir quand je pourrais jouir du bonheur de la revoir! Mettre plus de cent lieues entre elle et moi! Je n'y pus penser sans frémir. Mille réflexions douloureuses m'occupèrent toute la soirée; je soupai tristement: j'ignorais encore les plaisirs de l'amour, et déjà je ressentais ses inquiétudes mortelles. Une partie de la nuit se passa dans les mêmes agitations. Je dormis enfin dans l'espérance de voir ma Sophie le lendemain; son image vint à embellir mes songes; l'amour, propice à mes voeux, daigna prolonger un si doux sommeil. Il était tard quand je m'éveillai; je n'appris pas sans chagrin qu'on m'avait laissé reposer, parce que mon père était sorti dès le matin, et ne devait rentrer que le soir. Je me désolais tout bas de ne pouvoir faire une visite à ma soeur, quand M Du Portail entra; il me fit mille amitiés, et me demanda si j'étais content de la capitale: je l'assurai que je ne craignais rien tant que de la quitter. Il me déclara que je n'aurais pas ce déplaisir; que mon père, jaloux de donner une éducation très soignée à l'unique héritier de son nom, et de veiller de très près au bonheur d'une fille qu'il aimait, avait résolu de se fixer à Paris pendant quelques années, et que, pour y vivre d'une manière convenable à un homme de sa qualité, il allait faire sa maison. Cette bonne nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler; M Du Portail en modéra l'excès, en m'apprenant qu'on avait commencé par me choisir un honnête gouverneur et un fidèle domestique. à l'instant même on annonça M Person. Je vis entrer un petit monsieur sec et blême, dont la mine justifiait pleinement la mauvaise humeur que m'avait inspirée son titre. Il s'avança d'un air grave et composé, puis d'un ton lent et mielleux il commença: " monsieur, votre figure... " content du mot qu'il avait dit, il s'arrêta, cherchant le mot qu'il allait dire. " ... votre figure répond de votre personne. " je répliquai fort sèchement à ce doux compliment. Privé du bonheur de voir Sophie, je ne trouvais d'autre ressource que le plaisir de m'occuper d'elle, et m l'abbé venait m'enlever cette consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès la première journée j'y réussis passablement. Le soir, mon père daigna me confirmer de sa propre bouche les arrangements qu'il se proposait; il me signifia en même temps que désormais je ne sortirais plus qu'avec mon gouverneur: c'était m'avertir de l'intérêt que j'avais à le ménager. Ma situation devenait critique, et mon amour, irrité par les obstacles, semblait s'accroître avec ma gêne. J'avais fait d'assez bonnes études! Mon gouverneur Présomptueux s'était chargé du pénible emploi de les perfectionner. Heureusement j'eus lieu de m'apercevoir! Aux premières leçons! Que le disciple valait au moins l'instituteur. " monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre. Pourquoi nous gêner mutuellement? Croyez-moi, laissons là des livres sur lesquels nous pâlirions gratis; allons voir ma soeur à son couvent, et si Mademoiselle Sophie De Pontis vient au parloir, vous verrez comme elle est jolie. " l'abbé voulut se fâcher; mais profitant de l'avantage que j'avais sur lui: " vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois, lui répliquai-je: hé bien, restons ici; mais ce soir je déclare à monsieur le baron l'extrême désir que je me sens d'avancer dans mes études, et l'insuffisance absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans mes travaux. Si vous niez, je demande un examen, que mon père lui-même nous fera subir. " l'abbé fut atterré de la force de mes derniers arguments; il fit une grimace épouvantable, prit sa petite canne et son humble chapeau; nous volâmes au couvent. Adélaïde vint au parloir, accompagnée seulement de sa gouvernante, qu'on appelait Manon. Cette fille était un vieux domestique de ma mère, et nous avait élevés; je la priai de nous laisser, elle m'obéit sans peine. Restait le maudit petit gouverneur, qu'il n'était pas possible d'éloigner. Ma soeur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs jours sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant que le baron l'avait négligée autant que moi: nous pensâmes qu'il fallait qu'il fût bien préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié sa chère fille. " mais vous, Faublas, me dit Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci? Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? Vous seriez un ingrat. Mademoiselle De Pontis est sortie; revenez nous voir demain; surtout prenez garde aux méprises, et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné vos distractions. " je dis à ma soeur qu'il fallait obtenir mon congé de monsieur l'abbé, que la rage du travail possédait sans relâche. Adélaïde, croyant que je parlais sérieusement, adressa à mon instituteur les plus vives instances, que j'excitais par les miennes. Il soutint le persiflage plus paisiblement que je ne l'aurais cru; je remarquai même que lorsque je parlai de revenir, il observa qu'il était encore de bonne heure: cette complaisance me réconcilia tout à fait avec lui. Mon père m'attendait chez M Du Portail pour nous conduire dans un hôtel fort beau, qu'il venait de louer faubourg saint-Germain. Je fus mis le soir même en possession de l'appartement qu'il m'y avait marqué. Je trouvai là Jasmin, ce domestique dont on m'avait parlé: c'était un grand garçon de bonne mine; il me plut au premier coup d'oeil. boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? Vous seriez un ingrat, m'avait dit Adélaïde. Je me répétai cent fois ce reproche, et le commentai de cent manières différentes. Il avait donc été question de moi? On m'avait donc attendu? J'avais donc été désiré? Que la nuit me parut longue! Que la matinée fut mortelle! Quel tourment d'entendre sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui nous rapproche de l'objet aimé! Il arriva enfin le moment si désiré! Je vis ma soeur, je vis Sophie, non moins belle et plus jolie que la première fois. Il y avait dans sa simple parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant. Dans cette seconde visite, mes yeux détaillèrent pour ainsi dire ses charmes, et plus d'une fois nos regards se rencontrèrent pendant cet examen si doux. J'admirai sa longue chevelure noire, qui contrastait singulièrement avec sa peau fine, d'une blancheur éblouissante; sa taille élégante et légère que j'aurais embrassée de mes dix doigts; les grâces enchanteresses répandues sur tout sa personne; son pied mignon dont j'ignorais le favorable augure, et ses yeux surtout, ses beaux yeux qui semblaient me dire: " ah! Que nous aimerons l'heureux mortel qui saura nous plaire! " je fis à Mademoiselle De Pontis un compliment qui dut d'autant plus la flatter, qu'il était aisé de s'apercevoir que je ne l'avais pas préparé. La conversation fut d'abord générale, la gouvernante de Sophie s'en mêla; je vis qu'on ménageait la vieille, et qu'elle aimait à causer: je trouvai charmants les sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person s'entretenait avec ma soeur, et moi, d'une voix basse et tremblante, je faisais à ma Sophie cent questions et cent compliments. La vieille continuait de raconter ses belles histoires, que nous n'écoutions plus; elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup elle ne parlait à personne. Elle se leva brusquement et me dit: " monsieur, vous me faites commencer une narration, et vous n'en écoutez pas la fin; cela est très malhonnête. " Sophie, en me quittant, me consola par un regard tendre. Nous entendîmes le bruit d'une voiture; c'était celle du baron. Il entra. Adélaïde se plaignit de la rareté de ses visites; il allégua d'un ton assez contraint les embarras d'un établissement nouveau. Il causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se leva ensuite brusquement avec quelques signes d'impatience: il retournait à l'hôtel et m'y ramena. Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant. Le suisse dit au baron qu'un gros monsieur noir l'attendait depuis plus d'une heure, et qu'une cholie tame venait d'arriver à l'instant. Mon père parut aussi joyeux que surpris, il monta avec empressement; je voulus le suivre, il me pria d'entrer chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connaissait le gros monsieur noir et la cholie tame , me répondit que non. Curieux de pénétrer le mystère, et piqué de ce que c'en était un pour moi, je me mis en sentinelle à l'une des fenêtres de mon appartement qui donnait sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans voir sortir un gros homme vêtu de noir qui parlait seul, et paraissait content. Un quart d'heure après, je vis une jeune dame s'élancer légèrement dans sa voiture: le baron, beaucoup moins ingambe, voulut sauter aussi lestement, il pensa se rompre le cou. Je fus effrayé; mais les éclats de rire qui partaient de la voiture me rassurèrent pleinement. Je m'étonnai que mon père, naturellement colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il monta paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma croisée, et parut un peu confus. Je l'entendis ordonner aux domestiques de m'avertir qu'il sortait pour affaires, et que je pouvais me dispenser de l'attendre à souper. Je fis part de ma curiosité à Jasmin, qui paraissait mériter ma confiance; il questionna sans affectation les domestiques du baron. Je sus le même soir que mon père fréquentait les spectacles et lisait les papiers publics; il venait de prendre une maîtressee l'opéra, et un intendant dans les petites affiches! J'en conclus qu'il fallait que le baron fût bien riche pour se charger de ce double fardeau. Au reste, cette réflexion ne me toucha que faiblement. J'aimais, j'avais l'espérance de plaire: au printemps de la vie, connaît-on d'autres biens? En peu de temps je rendis à ma soeur des visites fréquentes; Mademoiselle De Pontis l'accompagnait presque toujours au parloir. La vieille gouvernante ne se fâchait plus, parce que je la laissais finir ses histoires, et que d'ailleurs Adélaïde avait soin de lui faire de petits présents. M Person n'était plus cet instituteur sévère, possédé, comme tant d'autres confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignorait; c'était, comme tant d'autres aussi, un petit pédant couleur de rose, toujours bien régulièrement coiffé, minutieux dans sa parure, relâché dans sa morale, développant avec les femmes une érudition profonde, affectant avec les hommes de n'effleurer que la superficie. Aussi doux et complaisant qu'il s'était d'abord montré intraitable et dur, il paraissait n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens; et quand je parlais d'aller au couvent, je le trouvais aussi empressé que moi. Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyants de la capitale, recevait beaucoup de monde chez lui. Je fus caressé du beau sexe, on me fit des agaceries que je ne compris pas. Certaine douairière surtout essaya sur moi le pouvoir de ses charmes; on se donna des airs enfantins, on épuisa les minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce que ce manège signifiait. D'ailleurs, je ne voyais dans le monde entier que Sophie; l'amour innocent et pur m'enflammait pour elle, et j'ignorais encore qu'il existait un autre amour. Depuis plus de quatre mois je voyais Sophie presque tous les jours; l'habitude d'être ensemble était devenue pour nous un besoin. On sait que l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il cherche à se déguiser, invente des noms caressants pour suppléer aux noms plus doux qu'il soupçonne et qu'il attend. Sophie m'appelait son jeune cousin, j'appelais Sophie ma jolie cousine. La tendresse qui nous animait brillait dans nos moindres actions, nos regards l'exprimaient; ma bouche n'en avait point encore hasardé l'aveu, et ma soeur ne devinait pas, ou gardait le secret de sa bonne amie. Aveuglément livré aux premières impulsions de la nature, j'étais loin de soupçonner son but secret. Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre et de baiser quelquefois sa jolie main, je désirais davantage; je n'aurais pu dire ce que je désirais. Le moment approchait où l'une des plus charmantes femmes de la capitale allait dissiper les ténèbres qui m'environnaient, et m'initier aux plus doux mystères de Vénus. Nous étions dans cette saison bruyante où règnent à la ville les plaisirs avec la folie; Momus avait donné le signal de la danse; on touchait aux jours gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois mois compagnon de mes exercices, et que mon père comblait d'honnêtetés, me reprochait depuis quelques jours la vie tranquille et retirée que je menais: devais-je à mon âge m'enterrer tout vivant dans la maison de mon père, et borner mes promenades à de sottes visites chez des béguines, pour y voir, qui? Ma soeur! N'était-il pas temps de sortir de mon enfance, que l'on voulait prolonger éternellement, et ne devais-je pas me hâter d'entrer dans le monde où, avec ma figure et mon esprit, je ne pouvais manquer d'être favorablement accueilli? " tenez, ajouta-t-il, je veux demain vous conduire à un bal charmant où je vais régulièrement quatre fois par semaine; vous y verrez bonne compagnie. " j'hésitais encore. " il est sage comme une fille! Poursuivit le comte; hé! Mais craignez-vous que votre honneur ne coure quelques hasards? Habillez-vous en femme: sous des habits qu'on respecte, il sera bien à couvert. " je me mis à rire sans savoir pourquoi. " en vérité, reprit-il, cela vous irait au mieux! Vous avez une figure douce et fine, un léger duvet couvre à peine vos joues; cela sera délicieux! ... et puis... tenez, je veux tourmenter certaine personne... chevalier, habillez-vous en femme, nous nous amuserons... cela sera charmant... vous verrez, vous verrez! " l'idée de ce travestissement me plut. Il me parut fort agréable d'aller voir Sophie sous les habits de son sexe. Le lendemain, un habile tailleur, que le comte de Rosambert avait fait avertir, m'apporta un habit d'amazone complet, tel que le portent les dames anglaises quand elles montent à cheval. Un élégant coiffeur me donna le coup de peigne moelleux et posa sur ma tête virginale le petit chapeau de castor blanc. Je descendis chez mon père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi d'un air d'inquiétude; puis s'arrêtant tout d'un coup: " bon, dit-il en riant, j'ai d'abord cru que c'était Adélaïde! " je lui observai qu'il me flattait beaucoup. " non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchais déjà quel motif l'avait fait quitter son couvent sans ma permission, pour venir ici dans cet étrange équipage. Au reste, gardez-vous d'être fier de ce petit avantage; une jolie figure est dans un homme le plus mince des mérites. " M Du Portail était là: " vous vous moquez, baron, s'écria-t-il; ne savez-vous pas? ... " mon père le regarda, il se tut. Ce fut mon père qui le premier témoigna le désir d'aller au couvent; il m'y conduisit. Adélaïde ne me reconnut qu'après quelques moments d'examen. Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance qu'il y avait entre ma soeur et moi, nous accablait de caresses, et nous embrassait tour à tour. Cependant Adélaïde se repentait d'être venue seule au parloir: " que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir point amené ma bonne amie! Comme nous aurions joui de sa surprise! Mon cher papa, permettez-vous que je l'aille chercher? " le baron y consentit. En rentrant, Adélaïde dit à Sophie: " ma bonne amie, embrassez ma soeur. " Sophie interdite m'examinait: elle s'arrêta confondue. " embrassez donc mademoiselle, dit la vieille gouvernante, trompée par la métamorphose. " " mademoiselle, embrassez donc ma fille " , répéta le baron que la scène amusait. Sophie rougit et s'approcha en tremblant; mon coeur palpitait. Je ne sais quel secret instinct nous conduisit, je ne sais pas avec quelle adresse nous dérobâmes notre onheur aux témoins intéressés qui nous observaient; ils crurent que dans cette douce étreinte nos joues seulement s'étaient rencontrées... mes lèvres avaient pressé les lèvres de Sophie! ... lecteurs sensibles qui vous êtes attendris quelquefois avec l'amante de Saint-Preux, jugez quel plaisir nous goutâmes... c'était aussi le premier baiser de l'amour. à notre retour, nous trouvâmes à l'hôtel M De Rosambert qui m'attendait. Le baron sut bientôt de quoi il s'agissait, et me permit, plus aisément que je ne l'aurais cru, de passer la nuit entière au bal. Sa voiture nous y conduisit. " je vais, me dit le comte, vous présenter à une jeune dame qui m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que je lui ai juré uneardeur éternelle, et plus de six semaines que je la lui prouve. " ce langage était pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je commençais à rougir de mon ignorance; je souris d'un air fin, pour faire croire à Rosambert que je le comprenais. " comme je vais la tourmenter, continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous verrez quelle mine elle fera! Surtout ne vous avisez pas de lui dire que vous n'êtes pas fille... oh! Nous allons la désoler. " dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous les regards se fixèrent sur moi: j'en fus troublé, je sentis que je rougissais, je perdis toute contenance. Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie de mon ajustement, mal arrangée, ou que mon maintien emprunté m'avaient trahi; mais bientôt, à l'empressement général des hommes, au mécontentement universel des femmes, je jugeai que j'étais bien déguisé. Celle-ci me jetait un regard dédaigneux, celle-là m'examinait d'un petit air boudeur, on agitait les éventails, on se parlait tout bas, on souriait malignement; je vis que je recevais l'accueil dont on honore, dans un cercle nombreux, une rivale trop jolie qu'on y voit pour la première fois. Une très belle femme entra; c'était la maîtresse du comte. Il lui présenta sa parente qui sortait, disait-il, du couvent. La dame (elle s'appelait la marquise de B) m'accueillit très obligeamment; je pris place auprès d'elle, et les jeunes gens firent un demi-cercle autour de nous. Le comte, bien aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse, affectait de me donner une préférence marquée. La marquise, apparemment piquée de sa coquetterie, et bien résolue de l'en punir en lui dissimulant le dépit qu'elle en ressentait, redoubla pour moi de politesse et d'amitié. " mademoiselle, avez-vous du goût pour le couvent? Me dit-elle.-je l'aimerais bien, madame, s'il s'y trouvait beaucoup de personnes qui vous ressemblassent. " la marquise me témoigna par un sourire combien ce compliment la flattait; elle me fit plusieurs autres questions, parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces petites caresses que les femmes se prodiguent entre elles, dit à Rosambert qu'il était trop heureux d'avoir une telle parente, et finit par me donner un baiser tendre, que je lui rendis poliment. Ce n'était pas ce que Rosambert voulait, ni ce qu'il s'était promis. Désolé de la vivacité de la marquise, et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevais ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui découvrit le secret de mon déguisement. " bon! Quelle apparence " , s'écria la marquise, après m'avoir considéré quelques moments. Le comte protesta qu'il avait dit la vérité. Elle me regarda de nouveau: " quelle folie! Cela ne se peut pas. " et le comte renouvela ses protestations. " quelle idée! Reprit la marquise en baissant la voix; savez-vous ce qu'il dit? Il soutient que vous êtes un jeune homme déguisé. " je répondis timidement et bien bas qu'il disait la vérité. La marquise me lança un regard tendre, me serra doucement la main, et feignant de m'avoir mal entendu: " je le savais bien, dit-elle assez haut; cela n'avait pas l'ombre de vraisemblance. " puis, s'adressant au comte: " mais, monsieur, à quoi cette plaisanterie ressemble-t-elle?-quoi! Reprit celui-ci très étonné, mademoiselle prétend...-comment, si elle le prétend! Mais voyez donc! Une enfant si aimable! Une aussi jolie personne!-quoi! Dit encore le comte... -oh! Monsieur, finissez, reprit la marquise avec une humeur très marquée; vous me croyez folle, ou vous êtes fou. " je crus de bonne foi qu'elle ne m'avait pas compris; je baissai la voix: " je vous demande pardon, madame, je me suis peut-être mal expliqué; je ne suis pas ce que je parais être: le comte vous a dit la vérité. -je ne vous crois pas plus que lui, répondit-elle en affectant de parler encore plus bas que moi; elle me serra la main.-je vous assure, madame... -taisez-vous, vous êtes une friponne; mais vous ne me ferez pas prendre le change plus que lui. " et elle m'embrassa de nouveau. Rosambert, qui ne nous avait pas entendus, demeura stupéfait. La jeunesse qui nous environnait paraissait attendre avec autant de curiosité que d'impatience la fin et l'explication d'un dialogue aussi obscur pour elle; mais le comte, retenu par la crainte de déplaire à sa maîtresse en se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs que je finirais bientôt le quiproquo, se mordait les lèvres et n'osait plus dire un seul mot. Heureusement la marquise vit entrer la comtesse de * son amie: je ne sais ce qu'elle lui dit à l'oreille; mais aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert et ne le quitta plus. Cependant le bal était commencé, je figurais dans une contredanse; le hasard voulut que la comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière la place que j'occupais. La jeune dame lui disait: " non, non, tout cela est inutile, je me suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne vous cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan, je ne vous laisse parler à qui que ce soit; vous ne danserez pas, ou vous danserez avec moi; et si vous pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je vous défends de dire un mot, un seul mot à la marquise ni à votre jeune parente. -ma jeune parente? Interrompit le comte; si vous saviez...-je ne veux rien savoir; je prétends seulement que vous restiez là. Hé! Mais, ajouta-t-elle légèrement, j'ai peut-être des projets sur vous; allez-vous faire le cruel? " je n'en entendis pas davantage, la contredanse finissait. La marquise ne m'avait pas perdu de vue un moment; je voulus me reposer, je trouvai une place auprès d'elle; nous commençâmes, reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation fort animée, souvent interrompue par ses caresses, et dans laquelle je vis bien qu'il fallait lui laisser une erreur qui paraissait lui plaire. Le comte ne cessait de nous observer avec une inquiétude très marquée; la marquise ne paraissait pas s'en apercevoir: " mon intention, me dit-elle enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si vous m'en croyez, vous ménagerez votre santé. Acceptez chez moi une collation légère; il est plus de minuit. M le marquis ne tardera pas à me venir joindre; nous irons souper chez moi, ensuite je vous reconduirai moi-même chez vous. Au reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un singulier homme que M De B. Il lui prend de temps en temps des caprices de tendresse pour moi; il a des accès de jalousie fort ridicules, des airs d'attention dont je le dispenserais volontiers; quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas plus que je ne m'en soucie: cependant je ne serais pas fâchée de la mettre à l'épreuve; il va vous voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez pas alors ce petit conte de votre déguisement: c'est une jolie plaisanterie, mais nous l'avons épuisée; aussi, loin de la répéter devant M De B, vous voudrez bien, s'il ne vous répugne pas de m'obliger un peu, vous voudrez bien lui faire quelques avances. " je demandai à la marquise ce que c'était que des avances. Elle rit de bon coeur de l'ingénuité de ma question, et puis me regardant d'un air attendri: " écoutez, me dit-elle, vous êtes femme, cela est clair; ainsi, toutes les caresses que je vous ai faites ce soir ne sont que des amitiés; mais si vous étiez effectivement un jeune homme déguisé, et que, le croyant, je vous eusse traité de la même manière, cela s'appellerait des avances, et des avances très fortes. " je lui promis de faire des avances au marquis. " fort bien; souriez à ses propos, regardez-le d'un certain air; mais ne vous avisez pas de lui serrr la main comme je vous fais, et de l'embrasser comme je vous embrasse; cela ne serait ni décent ni vraisemblable. " nous en étions là quand le marquis arriva. Il me parut jeune encore: il était assez bien fait, mais d'une taille fort petite, et ses manières ressemblaient à sa taille; sa figure avait de la gaîté, mais de cette gaîté qui fait qu'on rit toujours aux dépens de celui qui l'inspire. " voici Mademoiselle Du Portail, lui dit la marquise (je m'étais donné ce nom); c'est une jeune parente du comte; vous me remercierez de vous l'avoir fait connaître: elle veut bien venir souper avec nous. " le marquis trouva que j'avais la physionomie heureuse , il me prodigua des éloges ridicul; je l'en remerciai par des compliments outrés. " je suis très content, me dit-il d'un air pesant qu'il croyait fin, que vous me fassiez l'honneur de souper chez moi, mademoiselle; vous êtes jolie, très jolie, et ce que je vous dis là est certain, car je me connais en physionomie. " je répondis par le plus agréable sourire. " ma chère enfant, me disait la marquise de l'autre côté, j'ai engagé votre parole, vous êtes trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai du marquis dès qu'il vous ennuiera. " elle me serra la main; le marquis la vit. " oh! Que je voudrais, dit-il, tenir une de ces petites mains-là dans les miennes! " je lui lançai une oeillade meurtrière: " partons, mesdames, partons " , s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il sortit pour appeler ses gens. Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques efforts que la comtesse eût faits pour le retenir. Il me dit d'un ton sérieusement ironique: " monsieur se trouve sans doute fort bien sous ses habits galants; il ne compte pas apparemment désabuser la marquise. " je répondis sur le même ton, mais en baissant la voix: " mon cher parent, voudriez-vous sitôt détruire votre ouvrage? " il s'adressa à la marquise: " madame, je me crois en conscience obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est point Mademoiselle Du Portail qui aura le bonheur de souper chez vous, mais bien le chevalier De Faublas, mon très jeune et très fidèle ami.-et moi, monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que vous avez trop compté sur ma patience ou sur ma crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais. -je me sens le courage de prendre l'un et l'autre parti, madame; je serais désolé de troubler vos plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par mes importunités. " le marquis rentrait au moment même; il frappa sur l'épaule de Rosambert, et le retenant par le bras: " quoi! Tu ne soupes pas avec nous? Tu nous laisses ta parente! Sais-tu qu'elle est jolie, ta parente! Sais-tu que sa physionomie promet! " il baissa la voix: " mais, entre nous, je crois la petite personne un peu... vive.-oh oui! Très jolie et très vive, reprit le comte avec un sourire amer; elle ressemble à bien d'autres. " et puis, comme s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari: " je vous souhaite une bonne nuit, lui dit-i.-quoi! Penses-tu, reprit le marquis, que je garde ta parente pour? ... écoute donc, si elle le voulait bien! ...-je vous souhaite une bonne nuit " , répéta le comte, et il sortit en éclatant de rire. La marquise soutint que M De Rosambert devenait fou; je trouvai qu'il était fort malhonnête; " point du tout, me dit confidemment le marquis, il vous aime à la rage; il a vu que je vous faisais ma cour, il est jaloux. " en cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis. On servit aussitôt. Je fus placé entre la marquise et son galant époux, qui ne cessait de me dire ce qu'il croyait de très jolies choses. Trop occupé d'abord à satisfaire l'appétit tout à fait mâle que la danse m'avait donné, je n'employai, pour lui répondre, que le langage des yeux. Dès que ma faim fut un peu calmée, j'applaudis sans ménagement à toutes les sottises qu'il lui plut de me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent mille compliments dont il fut enchanté. La marquise, qui m'avait toujours considéré avec la plus grande attention, et dont les regards s'animaient visiblement, s'empara d'une de mes mains. Curieux de voir jusqu'où s'étendrait le pouvoir de mes charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au marquis. Il la saisit avec un transport inexprimable. La marquise, plongée dans des réflexions profondes, semblait méditer quelque projet important; je la voyais successivement rougir et trembler; et sans dire un seul mot, elle pressait légèrement ma main droite engagée dans les siennes. Ma main gauche était dans une prison moins douce; le marquis la serrait de manière à me faire crier. Charmé de sa bonne fortune, tout fier de son bonheur, tout étonné de l'adresse ave laquelle il trompait sa femme en sa présence même, il poussait de temps en teps de longs soupirs dont j'étais étourdi, et des éclats de rire dont le plafond retentissait; ensuite, craignant de se trahir, cherchant à étouffer ce rire éclatant que la marquise aurait pu remarquer, peut-être aussi croyant me faire une gentillesse, il me mordait les doigts. La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour me dire: " Mademoiselle Du Portail, il est tard; vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne vous attend pas chez vous avant huit ou neuf heures du matin; restez chez moi. J'offrirais à toute autre un appartement d'amie; vous pouvez disposer du mien. Je dois, ajouta-t-elle d'un ton caressant, vous servir aujourd'hui de maman; je ne veux pas que ma fille ait une autre chambre à coucher que la mienne; je vais lui faire dresser un lit près du mien...-et pourquoi donc faire dresser un lit? Interrompit le marquis; on est fort bien deux dans le vôtre: quand je vais vous y trouver, moi, est-ce que je vous gêne? J'y dors tout d'un somme, et vous aussi. " en finissant, il me donna amoureusement, par-dessous la table, un grand coup de genou qui me froissa la peau. Je répondis à cette galanterie sur-le-champ, de la même manière, et si vigoureusement, qu'il lui échappa un grand cri. La marquise se leva d'un air alarmé. " ce n'est rien, lui dit-il; ma jambe a accroché la table. " j'étouffais de rire, la marquise n'y tint pas plus que moi, et son cher époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus fort que nous deux. Quand notre excessive gaîté ut un peu modérée, la marquise me renouvela se offres. " acceptez la moitié du lit de madame, criait le marquis, acceptez, je vous le dis, vous y serez bien; vous verrez que vous y serez bien. Je vais revenir tout à l'heure; mais acceptez. " il nous quitta. " madame, dis-je à la marquise, votre invitation m'honore autant qu'elle me flatte; mais est-ce à Mademoiselle Du Portail ou à M De Faublas que vous la faites?-encore cette mauvaise plaisanterie du comte, petite friponne! Et c'est vous qui la répétez! Ne vous ai-je pas dit que je ne vous croyais pas? -mais, madame...-paix, paix, reprit-elle, en posant son doigt sur ma bouche; le marquis va rentrer, qu'il ne vous entende pas dire de pareilles folies. Cette charmante enfant! (elle m'embrassa tendrement) comme elle est timide et modeste! Mais comme elle est maligne! Allons, petite espiègle, venez. " elle me tendit la main, nous passâmes dans son appartement. Il était question de me mettre au lit. Les femmes de la marquise voulurent me prêter leur ministère; je les priai en tremblant d'offrir à leur maîtresse leurs services, dont je saurais bien me passer. " oui, dit la marquise, attentive à tous mes mouvements, ne la gênez pas; c'est un enfantillage de couvent; laissez-la faire. " je passai promptement derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un grand embarras quand il fallut me dépouiller de ces habits dont l'usage m'était si peu familier. Je cassais les cordons, j'arrachais les épingles, je me piquais d'un côté, je me déchirais de l'autre; plus je me hâtais, et moins j'allais vite. Une femme de chambre passa près de moi au moment où je venais d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle n'entr'ouvrît les rideaux; je me précipitai dans le lit, émerveillé de la singulière aventure qui m'avait conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on pût avoir, en couchant deux, d'autres désirs que de causer ensemble avant de s'endormir. La marquise ne tarda pas à me suivre. La voix de son mari se fit entendre: " ces dames me permettront bien d'assister à leur coucher! Quoi! Déjà au lit! " il voulut m'embrasser; la marquise se fâcha sérieusement; il ferma lui-même les rideaux et, nous rendant le souhait que lui avait fait le comte, il nous cria de la porte: " une bonne nuit! " un silence profond régna quelques instants. " dormez-vous déjà, belle enfant? Me dit la marquise d'une voix altérée.-oh non, je ne dors pas! " elle se précipita dans mes bras, et me pressa contre son sein. " dieux! S'écria-t-elle, avec une surprise bien naturellement jouée si elle était feinte, c'est un homme! " et puis me repoussant avec promptitude: " quoi! Monsieur, il est possible? ...-madame, je vous l'ai dit, répliquai-je en tremblant.-vous me l'avez dit, monsieur; mais cela était-il croyable? Il s'agissait bien de dire! Il ne fallait pas rester chez moi... ou du moins, il ne fallait pas empêcher qu'on vous dressât un autre lit.-madame, ce n'est pas moi, c'est m le marquis.-mais, monsieur, parlez donc plus bas... monsieur, il ne fallait pas rester chez moi, il fallait vous en aller.-hé bien! Madame, je m'en vais... " elle me retint par le bras. " vous vous en allez! Où cela, monsieur? Et quoi faire? Réveiller mes femmes! Risquer un esclandre! ... peut-être montrer à tous mes gens qu'un homme est entré dans mon lit! Qu'on me manque à ce point! ...-madame, je vous demande pardon, ne vous fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un fauteuil.-oui, dans un fauteuil! Oui... sans doute, il le faut! ... mais, voyez la belle ressource! (en me retenant toujours par le bras.) fatigué comme il est! Par le froid qu'il fait! S'enrhumer! Détruire sa santé! ... vous mériteriez que je vous traitasse avec cette rigueur... allons, restez là; mais promettez-moi d'être sage.-pourvu que vous me pardonniez, madame...-non, je ne vous pardonne pas! Mais j'ai plus d'attention pour vous que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa main est déjà froide! " et par pitié elle la posa sur son col d'ivoire. Guidée par la nature et par l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je ne savais quelle agitation faisait bouillonner mon sang. " aucune femme éprouva-t-elle jamais l'embarras où il me met? Reprit la marquise d'un ton plus doux.- ah! Pardonnez-moi donc, ma chère maman! ... -oui, votre chère maman! Vous avez bien des égards pour votre maman! Petit libertin que vous êtes! " ses bras, qui m'avaient repoussé d'abord, m'attiraient doucement. Bientôt nous nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer sur les siennes un baiser brûlant. " Faublas, est-ce là ce que vous m'avez promis? " me dit-elle d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara; un feu dévorant circulait dans mes veines... " ah! Madame! Pardonnez-moi, je me meurs!-ah! Mon cher Faublas... mon ami! ... " je restais sans mouvement. La marquise eut pitié de mon embarras, qui ne pouvait lui déplaire... elle aida ma timide inexpérience... je reçus avec autant d'étonnement que de plaisir une charmante leçon que je répétai plus d'une fois. Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux exercice; je commençais à m'endormir sur le sein de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit d'une porte qui s'ouvrait doucement: on entrait, on s'avançait sur la pointe du pied: j'étais sans armes dans une maison que je ne connaissais point; je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi. La marquise, qui devina ce que c'était, me dit tout bas de prendre sa place et de lui céder la mienne. J'obéis promptement. à peine m'étais-je tapi sur le bord du lit, qu'on entr'ouvrit les rideaux du côté que je venais de quitter. " qui vient me réveiller ainsi? " dit la marquise. On hésita quelques instants, ensuite on s'expliqua sans lui répondre. " et quelle est cette fantaisie? Continua-t-elle. Quoi! Monsieur, vous choisissez aussi mal votre temps, sans attention pour moi, sans respect pour l'innocence d'une jeune personne qui peut-être ne dort pas, ou qui pourrait se réveiller! Vous n'êtes guère raisonnable; je vous prie de vous retirer. " le marquis insistait, en balbutiant à sa femme de comiques excuses. " non, monsieur, lui dit-elle, je ne le veux point, cela ne sera point, je vous assure que cela ne sera point; je vous supplie de vous retirer. " elle se jeta hors du lit, le prit par le bras et le mit à la porte. Ma belle maîtresse revint à moi en riant. " ne trouvez-vous pas mon procédé bien noble? Me dit-elle. Voyez ce que j'ai refusé à cause de vous. " je sentis que je lui devais un dédommagement; je l'offris avec ardeur, on l'accepta avec reconnaissance; une femme de vingt-cinq ans est si complaisante quand elle aime! La nature a tant de ressources dans un novice de seize ans. Cependant tout est borné chez les faibles humains; je ne tardai pas à m'endormir profondément. Quand je me réveillai, le jour pénétrait dans l'appartement, malgré les rideaux; je songeai à mon père... hélas! Je me souvins de ma Sohie! Une larme s'échappa de mes yeux; la marquise s'en aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation, j'attribuai au chagrin de la quitter la pénible agitation que j'éprouvais; elle m'embrassa tendrement. Je la vis si belle! L'occasion était si pressante! ... quelques heures de sommeil avaient ranimé mes forces... l'ivresse du plaisir dissipa les remords de l'amour. Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise me servit de femme de chambre; elle était si adroite que ma toilette eût été bientôt faite, si nous avions pu sauver les distractions. Quand nous crûmes qu'il ne manquait plus rien à mon ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le marquis attendait depuis plus d'une heure qu'il fît jour chez madame. Il me complimenta sur ma diligence: " je suis sûr, me dit-il, que vous avez passé une excellente nuit. " et, sans me donner le temps de répondre: " elle paraît fatiguée pourtant! Elle a les yeux battus! Voilà ce que c'est que cette danse! On s'en donne par-dessus les yeux, et le lendemain on n'en peut plus! Je le dis tous les jours à la marquise, qui n'en tient compte: allons, il faut réparer les forces de cette charmante enfant: après cela, nous la reconduirons chez elle. " ce nous la reconduirons était très propre à m'inquiéter. Je témoignai au marquis qu'il suffirait que la marquise prît cette peine; il insista. La marquise se joignit à moi pour lui faire perdre cette idée; il nous répondit que M Du Portail ne pouvait trouver mauvais qu'il lui ramenât sa fille, puisque la marquise serait avec nous, et qu'il était curieux de connaître l'heureux père d'une aussi aimable enfant. Quelques efforts que nous fissions, nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner. Je commençais à craindre que cette aventure, qui avait eu de si heureux commencements, ne finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que de donner au cocher du marquis la véritable adresse de M Du Portail: " chez M Du Portail, près de l'arsenal " , lui dis-je. La marquise sentait mon embarras et le partageait; aucun expédient ne s'était encore présenté à mon esprit, quand nous arrivâmes à la porte de mon prétendu père. Il était chez lui; on lui dit que le marquis et la marquise de B lui ramenaient sa fille. " ma fille! S'écria-t-il avec la plus vive agitation. Ma fille! " il accourut vers nous. Sans lui donner le temps de dire un seul mot, je me jetai à son cou: " oui, lui dis-je, vous êtes veuf et vous avez une fille. -parlez plus bas encore, reprit-il avec vivacité, parlez plus bas; qui vous l'a dit?-eh, mon dieu! Ne m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis votre fille. Gardez-vous de dire non devant le marquis. " M Du Portail, plus tranquille, mais non moins étonné, semblait attendre qu'on s'expliquât. " monsieur, lui dit la marquise, Mademoiselle Du Portail a passé une partie de la nuit au bal, et l'autre partie chez moi.-êtes-vous fâché, monsieur, lui dit le marquis, qui remarquait son étonnement, que mademoiselle ait passé une partie de la nuit chez moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement de madame, dans son lit même, avec elle; on ne pouvait la mettre mieux. êtes-vous fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue que ces dames ne le voulaient pas; c'est moi...-je suis très sensible, répondit enfin M Du Portail, tout à fait revenu de sa première surprise, et d'ailleurs bien instruit par les discours du marquis, je suis très sensible aux bontés que vous avez eues pour ma fille; mais je dois vous déclarer devant elle (il me regarda, je tremblais) que je suis fort étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette façon-là.-comment, déguisée, monsieur? Interrompit la marquise.-oui, madame, un habit d'amazone! Cela convient-il à ma fille? Ou du moins, ne devait-elle pas me demander mon avis et ma permission? " ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau père avait prise, j'affectai de paraître humiliée " ah! Je croyais que le papa le savait, dit le marquis; monsieur, il faut pardonner cette petite faute. Mademoiselle votre fille a la physionomie la plus heureuse; je vous le dis et je m'y connais! Mademoiselle votre fille! ... c'est une charmante personne; elle a enchanté tout le monde, ma femme surtout; oh! Tenez, ma femme en est folle.-il est vrai, monsieur, dit la marquise avec un sang-froid admirable, que mademoiselle m'a inspiré toute l'amitié qu'elle mérite. " je me croyais sauvé, lorsque mon véritable père, le baron de Faublas, qui ne se faisait jamais annoncer chez son ami, entra tout à coup. " ah! Ah! " dit-il en m'apercevant... M Du Portail courut à lui les bras ouverts: " mon cher Faublas, vous voyez ma fille, que m le marquis et madame la marquise de B me ramènent!-votre fille! Interrompit mon père. -hé oui, ma fille! Vous ne la reconnaissez pas sous cet habit ridicule! Mademoiselle, ajouta-t-il avec colère, passez dans votre appartement, et que personne ne vous surprenne plus dans cet équipage indécent! " je fis, sans dire mot, une révérence à M De B, qui paraissait me plaindre, et une à la marquise, qui me voyait à peine; car, au nom de mon père, elle avait été si troublée, que je craignis qu'elle ne se trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine, et je prêtai l'oreille. " votre fille! Répéta encore le baron.-eh! Oui, ma fille, qui s'est avisée d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus. M le marquis vous dira le reste. " et effectivement, m le marquis répéta à mon père tout ce qu'il avait dit à M Du Portail; il lui affirma que j'avais couché dans l'aartement de sa femme, dans son lit même, avec elle. " elle est fort heureuse, dit mon père, en regardant la marquise... fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence n'ait pas eu des suites fâcheuses.-eh! Quelle si grande imprudence a donc commise cette chère enfant? Répliqua la marquise que j'avais vue déconcertée, mais dont les forces s'étaient ranimées promptement. Quoi! Parce qu'elle a pris un habit d'amazone!-sans doute, interrompit le marquis, ce n'est qu'une étille! Et vous, monsieur (en s'adressant à mon père d'un ton fâché), permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous permettre, sur le compte de la jeune personne, des réflexions qui peuvent lui nuire, vous feriez bien mieux de vous joindre à nous pour obtenir que son père lui pardonne.-madame, dit M Du Portail à la marquise, je le lui pardone à cause de vous (en s'adressant au marquis), mais à condition qu'elle n'y retournera plus.-en habit d'amazone, soit, répondit celui-ci; mais j'espère que vous nous la renverrez avec ses habits ordinaires; nous serions trop privés de ne plus voir cette charmante enfant. -assurément, dit la marquise en se levant, et si monsieur son père veut nous rendre un véritable service, il l'accompagnera. " M Du Portail reconduisit la marquise jusqu'à sa voiture, en lui prodiguant les remerciements qu'il était présumé lui devoir. Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau. " voilà une bien singulière aventure! Dit M Du Portail en rentrant.-très singulière! Répondit mon père; la marquise est une fort belle femme, le petit drôle est bien heureux!-savez-vous, répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon secret! Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que ma fille m'était rendue, et quelques mots échappés m'ont trahi. -eh bien! Il y a un remède à cela; Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement à son âge; pour qu'il fût prodigieusement avancé, il ne lui manquait que quelques lumières qu'il a sans doute acquises cette nuit; il a l'âme noble et le coeur excellent; un secret qu'on devine ne nous lie pas, comme vous savez; mais un honnête homme se croirait déshonoré s'il trahissait celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à mon fils; point de demi-confidence; je vous réponds de sa discrétion.-mais, dessecrets de cette importance! ... il est si jeune! ...-si jeune! Mon ami, un gentilhomme l'es-il jamais, quand il s'agit de l'honneur? Mon fils, déjà dans son adolescence, ignorerait un des devoirs les plus sacrés de l'homme qui pense! Un enfant que j'ai élevé aurait besoin de l'expérience de son père pour ne pas faire une bassesse! ... -mon ami, je me rends.-mon cher Du Portail, croyez que vous ne vous en repentirez jamais. J'espère, d'ailleurs, que cette confidence, devenue presque nécessaire, ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai fait qulques sacrifices pour donner à mon fils une éducation convenable à sa naissance et proportionnée aux espérances qu'il me fait concevoir; qu'il reste encore un an dans cette capitale pour s'y perfectionner dans ses exercices, cela suffit, je crois; ensuite il voyagera, et je ne serais pas fâché qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne. -baron, interrompit M Du Portail, le détour dont votre amitié se sert est aussi ingénieux que délicat; je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui m'est très agréable, je vous l'avoue.-ainsi, reprit le baron, vous voudrez bien donner à Faublas une lettre pour le bon serviteur qui vous reste dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de nouvelles recherches. Mon cher Lovzinski, ne désespérez pas encore de votre fortune; si votre fille existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue. Si le roi de Pologne... " mon père parla plus bas, et tira son ami à l'autre bout de l'appartement: ils y causèrent plus d'une demi-heure; après quoi, tous deux s'étant approchés de la porte contre laquelle j'étais placé, j'entendis le baron qui disait: " je ne veux pas lui demander les détails de son aventure; probablement ils sont assez plaisants; je ne les entendrais pas avec l'air de sévérité qui conviendrait. Sans doute il vous contera de point en point son histoire; vous m'en ferez part. Au reste, je crois que nous venons de voir un sot mari.-il n'est pas le seul, mon ami, répondit M Du Portail.-on le sait bien, répliqua le baron, mais il n'en faut rien dire. " je le entendis s'approcher de ma porte, j'allai me jeter dans un fauteuil. Le baron me dit en entrant: " ma voiture est là, faites-vous reconduire à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous défends de sortir avec cet habit.-mon ami, me dit M Du Portail, qui me suivit jusqu'à la porte, un de ces jours nous dînerons ensemble tête à tête; vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai le reste; mais surtout de la discrétion; songez d'ailleurs que je vous ai rendu service. " je l'assurai que je ne l'oublierais pas, et qu'il pouvait être tranquille. Dès que je fus rentré chez moi, je me mis au lit et m'endormis profondément. Il était fort tard quand je me réveillai: M Person et moi nous fûmes au couvent; avec quelle doue émotion je revis ma Sophie! Sa contenance modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide et caressant qu'elle me fit, un petit air d'embarras que lui donnait encore le souvenir du baiser de la veille, tout en elle inspirait l'amour, mais l'amour tendre et respectueux. Cependant, l'image des charmes de la marquise me poursuivait jusqu'au parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune rivale avait sur elle! Il est vrai que les plaisirs de la nuit dernière se représentaient vivement à mon imagination échauffée; mais combien je leur préférais ce moment délicieux où j'avais trouvé, sur les lèvres de Sophie, une âme nouvelle! La marquise régnait sur mes sens étonnés; mon coeur adorait Sophie. Le lendemain je me souvins que la marquise m'attendait chez elle; je me souvins aussi que le baron m'avait dit: je vous défends de sortir avec cet habit . D'ailleurs, comment me présenter chez la marquise, sans être au moins accompagné d'une femme de chambre? I ne fallait pas songer au comte qui, sans doute, n'étai pas tenté de m'y conduire; et le marquis ne trouverait-il pas singulier qu'une jeune personne sortît toute seule? Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu par la crainte de déplaire à mon père, je ne savais à quoi me résoudre. Jasmin vint me dire qu'une femme d'un certain âge, envoyée par Mademoiselle Justine, demandait à me parler. " je ne sais quelle est cette Demoiselle Justine; mais faites entrer.-Mademoiselle Justine m'a chargée de vous présenter ses respects, me dit la femme, et de vous remettre ce paquet et cette lettre. " avant d'ouvrir le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse était simplement à Mademoiselle Du Portail . J'ouvris avec empressement, et je lus: " donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant: avez-vous passé une bonne nuit? Vous aviez besoin de repos; je crains fort que les fatigues du bal et de la scène désagréable que monsieur votre père vous a faite, n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous ayez été grondée à cause de moi; croyez que cette scène trop longue m'a fait souffrir autant que vous. M le marquis parle de retourner au bal ce soir; je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il faut qu'une maman ait de la complaisance pour sa fille, surtout quand elle en a une aussi aimable que vous, nous irons au bal, si vous le voulez. Je n'ai point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit, et j'ai pensé que peut-être vous n'aviez point d'autre habit de bal, parce que ce n'est point un meuble de couvent; c'est pour cela que je vous envoie l'un des miens; nous sommes à peu près de la même taille, je crois qu'il vous ira bien. " Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme de chambre: celle qui vous remettra ma lettre est sage, intelligente et adroite; vous pouvez la prendre à votre service, et lui donner tout votre confiance , je vous réponds d'elle. " je ne vous invite point à dîner avec moi; je sais que M Du Portail dîne rarement sans sa fille; mais si vous aimez votre chère maman autant qu'elle vous aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt que vous pourrez. M le marquis ne dîne point chez lui; venez de bonne heure, mon enfant; je serai seule tout l'après-dînée, vous me ferez compagnie. Croyez que personne ne vous aime autant que votre chère maman. La marquise de B. p s " -je n'ai point la force de vous mander toutes les folies que le marquis veut que je vous écrive de sa part. Au reste, grondez-le bien quand vous le verrez; il voulait ce matin envoyer, en son nom, chez M Du Portail. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre que cela n'était pas raisonnable, et qu'il était plus décent que ce fût moi qui vous écrivisse. " je fus enchanté de cette lettre. " monsieur, me dit la femme intelligente qui me l'apportait, Justine est la femme de chambre de madame la marquise de B, et si mademoiselle le veut bien, je serai la sienne aujourd'hui et demain. Au reste, monsieur, ou mademoiselle, peut également se fier à moi; quand Mademoiselle Justine et Madame Dutour se mêlent d'une intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est pour cela qu'on m'a choisie.-fort bien, lui dis-je, Madame Dutour; je vois que vous êtes instruite; vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise. " j'offris à ma duègne un double louis, qu'elle accepta. " ce n'est pas qu'on ne m'ait déjà bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir que les gens de ma profession reçoivent toujours des deux côtés. " dès que le baron eut dîné, il partit pour l'opéra, suivant sa coutume. Mon coiffeur était averti; un panache blanc fut mis à la place du petit chapeau. Madame Dutout me revêtit parfaitement du charmant habit de bal que Madame De B m'envoyait, et qui m'allait merveilleusement bien; ma ressemblance avec Adélaïde devnait plus frappante; mon gouverneur ému redoublait pour moi d'attentions et de soins. Je pris des gants, un éventail, un gros bouquet; je volai au rendez-vous que la marquise m'avait donné. Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée sur une ottomane; un déshabillé galant parait ses charmes, au lieu de les cacher. Elle se leva dès qu'elle m'aperçut. " qu'elle est jolie dans cet équipage, Mademoiselle Du Portail! Que cette robe lui sied bien! " et, dès que la porte se fut fermée: " que vous êtes charmant, mon cher Faublas! Que votre exactitude me flatte! Mon coeur me disait bien que vous trouveriez le moyen de me venir joindre ici, malgré vos deux pères. " je ne lui répondis que par mes vives caresses; et la forçant de reprendre l'attitude qu'elle avait quittée pour me recevoir, je lui prouvais déjà que ses leçons n'étaient pas oubliées, lorsque nous entendîmes du bruit dans la pièce voisine. Tremblant d'être surpris dans une situation qui n'était pas équivoque, je me relevai brusquement; et, grâce à mes habits très commodes, je n'eus besoin que de changer de posture, pour que mon désordre fût réparé. La marquise, sans paraître troublée, ne rétablit que ce qui paraissait le plus; tout cela fut afaire d'un moment. La porte s'ouvrit: c'était le marquis. " je comrenais bien, lui dit-elle, monsieur, qu'il n'y avait que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans vous faire annoncer; mais je croyais qu'au moins vous frapperiez à cette porte avant de l'ouvrir: cette chère enfant avait des inquiétudes secrètes à confier à sa maman; un moment plus tôt vous la surpreniez! ... on n'entre pas ainsi chez des femmes!-bon! Reprit le marquis, je la surprenais! ... hé bien! Je ne l'ai point surprise; ainsi il n'y a pas tant de mal à tout cela; d'ailleurs, je suis bien sûr que cette chère enfant me le pardonne; elle est plus indulgente que vous. Mais convenez que son père a bien raison de ne pas vouloir qu'elle porte cet habit d'amazone; elle est à croquer comme la voilà! " il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie qui nous avait déjà tant amusés; il trouva que j'étais parfaitement bien remise, que j'avais les yeux brillants, le teint fort animé, et même quelque chose d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la physionomie . Ensuite il nous dit: " belles dames, vous allez au bal aujourd'hui? " la marquise répondit que non. " vous vous moquez de moi; je suis revenu tout exprès pour vous y conduire.-je vous assure que je n'irai pas.-hé! Pourquoi donc? Ce mati vous disiez...-je disais que j'y pourrais aller, par complaisance pour Mademoiselle Du Portail; mais elle ne s'en soucie pas; elle craint de retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort mal comporté la dernière fois. " j'interrompis la marquise: " certainement, son procédé avec moi est assez malhonnête, pour que désormais je craigne de le rencontrer, autant que je me plaisais autrefois à me trouver avec lui.-vous avez raison, me dit le marquis, le comte est un de ces petits merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux que pour eux; il est bon que ces messieurs apprennent quelquefos qu'il y a dans le monde des gens qui les valent bien... " je compris son idée, et pour justifier ses propos, je lui lançai à la dérobée un coup d'oeil expressif... " et qui valent peut-être mieux " , ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa voix, en s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant son élan pour faire une lourde pirouette qu'il acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna une chute pesante qu'en lui faisant au front une large meurtrissure. Honteux de son malheur, mais voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur qu'il ressentait. " charmante enfant, me dit-il avec plus de sang-froid, mais en faisant de temps en temps de laides grimaces qui le trahissaient, vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez pas peur de le rencontrer ce soir, il y a bal masqué; la marquise a justement deux dominos, elle vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous irons au bal, vous reviendrez souper avec nous; et si vous n'avez pas été trop mal couchée avant-hier...-oh! Oui, cela sera charmant! M'écriai-je avec plus de vivacité que de prudence; allons au bal.-avec mes dominos que lecomte con naît interrompit la marquise, plus réfléchie que moi.-et oui, madame, avec vos dominos! Il faut donner à cette enfant le plaisir du bal masqué, elle n'a jamais vu cela; le comte ne vous reconnaîtra pas, il n'y sera peut-être pas même. " la marquise paraissait incertaine, je la voyais balancer entre le désir de me garder encore la nuit prochaine, et la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir aux sarcasmes du comte. " pour moi, reprit d'un ton mystérieux le commode mari, je vous y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je ne pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai là pour revenir à minuit vous chercher. " cette raison du marquis, plus que toutes ses instances, détermina la marquise; elle refusa quelque temps encore, mais d'un ton qui m'annonçait assez qu'il fallait la presser, et qu'elle allait consentir. Cependant la contusion que le marquis s'était faite devenait plus apparente, et sa bosse grossissait à vue d'oeil. Je lui demandai d'un air étonné ce qu'il avait au front; il y porta la main. " ce n'est rien, me dit-il avec un rire forcé; quand on est marié, on est exposé à ces accidents-là. " je me souvins du supplice qu'il m'avait fait éprouver quand ma main était dans les siennes; et, résolu de me venger, je tirai de ma bourse une pièce de monnaie; je la lui appliquai sur le front, et me voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la bosse. Le patient pressait ses flancs de ses poings fermés, grinçait des dents, soufflait douloureusement, et faisait d'horribles contorsions. " elle a, dit-il avec peine, elle a de la vigueur dans le poignet. " je redoublai d'efforts; il fit enfin un cri terrible, et m'échappant avec violence, il serait tombé à la renverse, si je ne l'avais promptement retenu. " ah! La petite diablesse! Elle m'a presque ouvert le crâne.-la petite espiègle l'a fait exprès, dit la marquise, qui se contraignait beaucoup pour ne pas rire.-vous croyez qu'elle l'a fait exprès? Eh bien, je vais l'embrasser pour la punir.-pour me punir, soit. " je présentai ma joue de bonne grâce, il se crut le plus heureux des hommes; si j'avais voulu'écouter, je n'aurais cessé de mettre au même prix son courage à l'épreuve. " finissons ces folies, dit la marquise en affectant un peu d'humeur, et pensons à ce bal, puisqu'il y faut aller.-oh! Madame se fâche! Répondit le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y a un peu de jalousie. " il nous regarda d'un air de satisfaction. " vous vous aimez bien toutes les deux, poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller un jour à cause de moi! ... cela serait bien singulier! ...-allons-nous au bal, ou n'y allons-nous pas? " interrompit la marquise. Elle se mit à sa toilette: on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point mettre; elle en envoya chercher deux autres dont nous nous affublâmes gaîment. " vous connaissez le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous aller chercher: je ne crains pas d'être reconnu, moi! " il nous conduisit au bal, et nous promit de revenir à minuit précis. Dès que nous parûmes à la porte de la salle, la foule des masques nous environna; on nous examina curieusement, on nous fit danser: mes yeux furent d'abord agréablement flattés de la nouveauté du spectacle. Les habits élégants, les riches parures, la singularité des costumes grotesques, la laideur même des travestissements baroques, la bizarre représentation de tous ces visages cartonnés et peints, le mélange des couleurs, le murmure de cent voix confondues, la multitude des objets, leur mouvement perpétuel qui variait sans cesse le tableau en l'animant, tout se réunit pour surprendre mon attention bientôt lassée. Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse fut interrompue, et la marquise, profitant du moment, se mêla dans la foule; je la suivis en silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je ne tardai pas à m'apercevoir que chacun des acteurs s'occupait beaucoup à ne rien faire, et bavardait prodigieusement sans rien dire. On se cherchait avec empressement, on s'observait avec inquiétude, on se joignait avec familiarité, on se quittait sans savoir pourquoi; l'instant d'après on se reprenait de même en ricanant; l'un vous étourdissait du bruyant éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un ton nasillard, bredouillait cent platitudes qu'à peine il comprenait lui-même: celui-ci balbutiait un bon mot grossier, qu'il accompagnait de gestes ridicules; celui-là faisait une question sotte, à laquelle on répondait par une plus sotte plaisanterie. Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés, qui certainement auraient acheté bien chèrement l'avantage d'échapper aux propos malins, aux regards persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés, dont apparemment l'objet principal avait été de passer la nuit au bal, de quelque manière que ce fût, et qui n'y retaient sans doute que pour se ménager la petite consolation d'assurer le lendemain qu'ils s'étaient beaucoup amusés la veille. " voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué? Dis-je à la marquise. Ce n'est donc que cela? Je ne suis pas étonné qu'ici de braves gens puissent être bafoués par des faquins et des gens d'esprit mystifiés par des sots: je ne resterais sûrement pas, si je n'étais point avec vous.-taisez-vous, me répondit-elle, nous sommes suivis, et peut-être reconnus: ne voyez-vous pas le masque qui s'attache à nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte; sortons de la foule, et ne vous étonnez pas. " c'était en effet M De Rosambert: nous n'eûmes pas de peine à le reconnaître; car ne prenant pas même celle de déguiser sa voix, il eut seulement l'attention de parler assez bas, pour qu'il n'y eût que la marquise et moi qui pussions l'entendre. " comment se portent madame la marquise et sa belle amie? " nous demanda-t-il avec un intérêt affecté. Je n'osais répondre. La marquise, sentant qu'il serait inutile d'essayer de lui faire croire qu'il se trompait, aima mieux soutenir une conversation délicate, qu'elle aurait peut-être heureusement terminée par son adresse, si le comte eût été moins instruit. " quoi! C'est vous, monsieur le comte! Vous m'avez reconnue! Cela m'étonne! Je croyais que vous aviez juré de ne me plus voir, et de ne me parler jamais.-il est vrai que je vous l'avais promis, madame, et je sais combien cette assurance que je vous ai donnée vous a mise à votre aise. -je ne vous entends pas, et vous m'entendez mal; si je ne voulais pas vous voir, qui me forcerait à vous parler? Pourquoi serais-je venue ici chercher votre rencontre?-chercher ma rencontre, madame! Quoique l'aveu soit très flatteur, je conviens que j'aurais eu peut-être la sottise de le croire sincère, si cette chère enfant que voilà... -monsieur, interrompit la marquise, n'avez-vous pas amené la comtesse? ... elle est très aimable, la comtesse! Qu'en dites-vous?-je dis, madame, qu'elle est surtout très officieuse! ... " la marquise l'interrompit encore, en jouant le dépit: " elle est très aimable, la comtesse! ... monsieur, vous auriez dû l'amener.-oui, madame! Et vous lui auriez apparemment encore confié l'honnête emploi qu'elle a si généreusement accepté, si complaisamment rempli?-quoi! C'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous occuper toute la soirée, de vous engager à me faire une mauvaise querelle, à me répéter cent fois une maussade plaisanterie, à me pousser à bout enfin, de manière que je sois forcée à vous dire des choses désagréables, que vous n'avez pas manqué de prendre à la lettre, et dont je me serais repentie si vous étiez venu hier, comme je l'espérais, solliciter votre pardon.-mon pardon! Vous me l'auriez accordé, madame? Ah! Que vous êtes généreuse! Mais, soyez tranquille, je n'abuserai pas de tant de bontés; je craindrais trop de vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute si attentivement, et qui a de si bonnes raisons pour ne rien dire.-hé! Monsieur, lui répliquai-je aussitôt, que pourrais-je vous dire?-rien, rien que je ne sache ou que je ne devine.-je conviens, Monsieur De Rosambert, que vous savez quelque chose que madame ne sait pas; mais, ajoutai-je en affectant de lui parler bas, ayez donc un peu plus de discrétion; la marquise n'a pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il de lui laisser, seulement encore aujourd'hui, une erreur qui ne laisse pas d'être piquante?-fort bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas maladroite! Vous, si novice avant-hier! Aujourd'hui si manégé ! Il faut que vous ayez reçu de bien bonnes leçons!-que dites-vous donc, monsieur? Reprit la marquise un peu piquée.-je dis, madame, que ma jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre heures; mais je n'en suis pas étonné, on sait comment l'esprit vient aux filles. -vous nous faites donc la grâce de convenir enfin que Mademoiselle Du Portail est de son sexe! -je ne m'aviserai plus de le nier, madame; je sens combien il serait cruel pour vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie, et ne trouver à sa place qu'un jeune serviteur! La douleur serait trop amère. -ce que vous dites là est tout à fait raisonnable, répliqua la marquise avec une impatience mal déguisée; mais le ton dont vous le dites est si singulier! Expliquez-vous, monsieur: cette enfant que vous m'avez présentée vous-même comme votre parente, est-elle (en parlant très bas) Mademoiselle Du Portail ou M De Faublas? Vous me forcez à vous faire une question bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement ce qu'il en est.-ce qu'il en est, madame! Je pouvais hasarder de le dire avant-hier, mais aujourd'hui c'est à moi à vous le demander.-moi, répondit-elle sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune espèce de doute. Son air, ses traits, son maintien, ses discours, tout me dit qu'elle est Mademoiselle Du Portail; et d'ailleurs j'en ai des preuves que je n'ai pas cherchées.-des preuves!-oui, monsieur, des preuves. Elle a soupé chez moi avant-hier... -je le sais bien, madame, et même elle était encore chez vous hier à dix heures du matin.-à dix heures du matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite chez elle.-chez elle! Faubourg saint-Germain!-non, près de l'arsenal, et monsieur son père...-son père! Le baron de Faublas?-mais point du tout! M Du Portail. M Du Portail nous a beaucoup remerciés, le marquis et moi, de lui avoir ramené sa fille!-le marquis et vous, madame? Quoi! Le marquis vous a accompagnés chez M Du Portail?-oui, monsieur; qu'y a-t-il de si étonnant à cela?-et M Du Portail a remercié le marquis?-oui, monsieur. " ici le comte partit d'un éclat de rire. " ah! Le bon mari! S'écria-t-il tout haut; l'aventure est excellente! Ah! L'honnête homme de mari! " il se préparait à nous quitter. Je crus qu'il fallait, pour l'intérêt de la marquise et pour le mien propre, essayer de modérer son excessive gaîté. " monsieur, lui dis-je en baissant la voix, ne pourrait-on pas avoir avec vous une explication plus sérieuse? " il me regarda en riant: " une explication sérieuse entre nous ce soir, ma chère parente? (il souleva un peu mon masque.) non, vous êtes trop jolie; je vous laisse aimer et plaire ; d'ailleurs, il est juste que je profite aujourd'hui de mes avantages; l'explication sera pour demain, si vous le voulez bien.-pour demain, monsieur, à quelle heure, et dans quel endroit?-l'heure? Je ne saurais vous la fixer; cela dépendra des circonstances. N'allez-vous pas souper chez la marquise? Demain il sera peut-être midi quand le très commode marquis vous reconduira chez le très complaisant M Du Portail; vous serez probablement fatigué; je ne veux point user d'un tel avantage; il faudra vous laisser le temps de vous reposer; je passerai chez vous dans la soirée. Je ne vous dis point adieu, j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore, avant que l'heure du berger sonne pour vous. " il nous salua, et sortit de la salle. La marquise fut très contente de son départ. " il nous a porté de rudes coups, me dit-elle, mais nous ne pouvions guère nous défendre mieux. " je lui observai que le comte avait eu l'attention de baisser la voix chaque fois qu'il lui avait lancé quelque vive épigramme, et qu'ayant seulement l'intention de nous tourmenter beaucoup, il avait paru du moins ne la vouloir pas compromettre jusqu'à un certain point. " je ne m'y fie pas, me répondit-elle: il sait que vous avez passé la nuit chez moi, il est piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas d'un bon augure; sans doute il nous prépare une attaque plus forte. Partons, ne l'attendons pas, n'attendons pas le marquis. " nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques nous arrêtèrent. L'un des deux dit à la marquise: " je te connais, beau masque.-bonsoir, Monsieur De Faublas " , me dit l'autre. Je ne répondis point. " bonsoir, Monsieur De Faublas " , répéta-t-il. Je sentis qu'il fallait recueillir mes forces et payer d'audace: " tu n'as pas l'art de deviner, beau masque; tu te trompes de nom et de sexe.-c'est que l'un et l'autre sont fort incertains.-tu deviens fou, beau masque.-point du tout: les uns te baptisent Faublas et te soutiennent beau garçon; les autres vous nomment Du Portail, et jurent que vous êtes très jolie fille.-Du Portail ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?-distinguons, beau masque. Si vous êtes une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si tu es un beau garçon, il importe à la jolie dame que voilà (en montrant la marquise) " . Je demeurai stupéfait. Il reprit: " répondez-moi, Mademoiselle Du Portail; parle donc, Monsieur De Faublas.-décide-toi à me donner l'un ou l'autre nom, beau masque.-ah! Si je ne considère que mon intérêt personnel et les apparences, vous êtes Mademoiselle Du Portail; mais si j'en crois la chronique scandaleuse, tu es M De Faublas. " la marquise ne perdait pas un mot de ce dialogue; mais déjà trop pressée par l'inconnu qui l'avait attaquée, elle ne pouvait me secourir. Je ne sais si mon trouble ne m'allait pas trahir, lorsqu'il s'éleva dans la salle une grande rumeur: on se précipitait vers la porte; les masques se pressaient en foule autour d'un masque qui venait d'entrer; ceux-ci le montraient au doigt; ceux-là poussaient de longs éclats de rire, et tous ensemble criaient: c'est m le arquis de B, qui s'est fait une bosse au front! dès que les deux démons qui nous persécutaient eurent entendu ces joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller grossir le nombre des rieurs. " enfin, les voilà partis! Me dit ma belle maîtresse, un peu étonnée; mais parmi ces cris redoublés, n'entendez-vous pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau tour qu'on a joué à mon pauvre mari! " cependant le tumulte allait toujours croissant; nous approchâmes, nous entendîmes des voix confuses qui disaient: " bonsoir, monsieur le marquis de B; qu'avez-vous donc au front, monsieur le marquis? Depuis quand cette bosse vous est-elle venue? " et bientôt, dans les transports de leur turbulente gaîté, tous les masques répétaient: c'est m le marquis de B, qui s'est fait une bosse au fron! à force de coudoyer nos voisins, nous parvînmes à joindre le masque tant bafoué: ce n'était ni le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et cependant c'était le marquis lui-même! Nous vîmes qu'on avait attaché, entre ses deux épaules, un petit morceau de papier, sur lequel étaient tracés, en caractères bien lisibles, ces mots, dont nos oreilles étaient remplies: c'est m le marquis de B, qui s'est fait une bosse au front! il nous reconnut tout d'un coup. " je ne comprends rien à ceci, nous dit-il tout hors de lui; allons-nous-en. " toujours poursuivi par les huées dérisoires d'une folle jeunesse, toujours porté par les flots tumultueux de la foule empressée, il eut autant de peine à regagner la porte, qu'il en avait éprouvé pour pénétrer jusqu'au milieu de la salle. Nous le suivîmes de près. " parbleu! Nous dit le marquis, si confondu qu'il n'avait pas la force de prendre sa place dans la voiture, je ne comprends rien à cela; jamais je ne me suis si bien déguisé, et tout le monde m'a reconnu! " la marquise lui demanda quel avait été son dessein. " je voulais, lui répondit-il, vous surprendre agréablement; dès que je vous ai vues dans la salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai fait part de mes projets à Justine, votre femme de chambre, et à celle de cette charmante enfant, car je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un domino nouveau; je me suis fait apporter des souliers, dont les talons très hauts devaient, en me grandissant beaucoup, me rendre méconnaissable. Justine a présidé à ma toilette. (tandis qu'il parlait, la marquise détachait habilement l'étiquette perfide, et la fourrait dans sa poche.) demandez à Justine; elle vous dira que je n'ai jamais été si bien déguisé, car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout le monde m'a reconnu! " la marquise et moi nous devinâmes aisément que nos femmes de chambre nous avaient bien servis. " mais, reprit le marquis, après un moment de réflexion, comment ont-ils vu que j'avais une bosse au front? Aviez-vous conté mon accident?-à personne, je vous assure.-cela est bien singulier; ma figure est couverte d'un masque, et l'on voit ma bosse! Je me déguise beaucoup mieux qu'à l'ordinaire, et tout le monde me reconnaît! " le marquis ne cessait de témoigner son étonnement par des exclamations semblables, tandis que la marquise et moi, nous nous félicitions tout bas de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous avaient épargné si comiquement les scènes fâcheuses auxquelles nous auraient exposés le déguisement de son mari et la vengeance de mon rival. Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à l'hôtel, nous apprîmes que le comte nous y attendait depuis quelques minutes. Il vint à nous d'un air gai: " j'étais sûr, mesdames, que vous ne resteriez pas longtemps à ce bal: c'est une assez triste chose qu'un bal masqué! Ceux qui ne nous connaissent pas nous y ennuient; ceux qui nous connaissent nous y tourmentent!-oh! Interrompit le marquis, je n'ai pas eu le temps de m'y ennuyer, moi! Tu vois comme je suis déguisé!-hé bien?-hé bien! Dès que je suis entré, tout le monde m'a reconnu. -comment, tout le monde?-oui, oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré: hé! Bonsoir, monsieur le marquis de B, et d'où vous vient cette bosse au front, monsieur le marquis? et ils me serraient! Et ils me poussaient! Et des rires! Et des gestes! Et un bruit! Je crois que j'en resterai sourd: je veux être pendu si jamais j'y retourne! Mais comment ont-ils su que j'avais cette bosse au front? -parbleu! Elle se voit d'une lieue!-mais mon masque?-cela ne fait rien! Tenez, moi, j'ai été reconnu aussi.-bon! Reprit le marquis d'un air consolé.-oui, continua le comte, mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une fort jolie dame, qui m'estimait beaucoup, mais beaucoup, la semaine passée!-j'entends, j'entends, dit le marquis. -cette semaine, elle m'a éconduit d'une manière si plaisante! ... imaginez que j'ai été au bal avec un de mes amis, qui s'était fort joliment déguisé... " la marquise effrayée l'interrompit: " monsieur le comte soupe sans doute avec nous? Lui dit-elle, de l'air du monde le plus flatteur.-si cela ne vous embarrasse pas trop, madame...-quoi! Interrompit le marquis, vas-tu faire des façons avec nous? Crois-moi, essaie plutôt de faire ta paix avec ta jeune parente, qui t'en veut beaucoup.-moi! Monsieur, point du tout! J'ai toujours pensé que M De Rosambert était homme d'honneur; je le croyais trop galant homme pour abuser des circonstances...-il ne faut abuser de rien, me répondit le comte, mais il faut user de tout. -qu'est-ce que c'est que des circonstances? S'écria le marquis; qu'entend-elle par des circonstances? Quelles circonstances y a-t-il? ... Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous donc ton histoire.-volontiers.-messieurs, interrompit encore la marquise, on vous a déjà dit que le souper était servi.-oui, oui, allons souper, répondit le marquis; tu nous conteras ton malheur à table. " la marquise alors s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: " y songez-vous bien, monsieur, de vouloir qu'on raconte une histoire galante devant cette enfant?-bon, bon, lui répondit-il, à son âge, on n'est pas si novice " ; et s'adressant au comte: " Rosambert, tu nous conteras ton aventure, mais tu gazeras tout cela de manière que cette enfant... tu m'entends bien? " la marquise nous plaça de manière que le comte était entre elle et moi, et que je me trouvais, moi, entre le comte et le marquis. Un regard prompt de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre situation critique l'attention la plus scrupuleuse, de ne parler qu'avec ménagement, d'agir avec la plus grande circonspection. Le marquis mangeait beaucoup et parlait davantage; je ne répondais que par monosyllabes aux douces phrases qu'il m'adressait. Le comte enchérissait sur les éloges du marquis; il me prodiguait, d'un ton railleur, les compliments les plus outrés, assurait malignement que personne au monde n'était plus aimable que sa jeune parente, demandait au marquis ce qu'il en pensait; et préludant avec la marquise par de légères épigrammes, il protestait qu'elle seule, jusqu'à présent, savait précisément combien Mademoiselle Du Portail méritait d'être aimée. La marquise, également adroite et prompte, répondait vite et toujours bien: mesurant la défense à l'attaque, elle éludait sans affectation, ou se défendait sans aigreur: déterminée à ménager un ennemi qu'elle ne pouvait espérer de vaincre, aux questions pressantes elle opposait les aveux équivoques; elle atténuait les allégations fortes par les négations mitigées, et repoussait les sarcasmes plus amers qu'embarrassants par les récriminations plus fines que méchantes: très intéressée à pénétrer les secrets desseins du comte, dont la vengeance était si facile, elle l'examinait souvent d'un oeil observateur; puis, essayant de le fléchir en l'intéressant, elle l'accablait de politesses et d'attentions, prétextait une forte migraine, traînait languissamment les doux accents de sa voix presque éteinte, et, de ses regards suppliants, sollicitait sa grâce qu'elle ne pouvait obtenir. Dès que les domestiques eurent servi le dessert et se furent retirés, le comte commença une attaque plus chaude, qui nous jeta, la marquise et moi, dans une mortelle anxiété. Le Comte. Je vous disais, monsieur le marquis, qu'une jeune dame m'honorait la semaine passée d'une attention toute particulière... La Marquise, tout bas . Quelle fatuité! ... haut. encore une bonne fortune! La matière est si usée! Le Comte. Non, madame, une infidélité subite, avec des circonstances nouvelles qui vous amuseront... La Marquise. Point du tout, monsieur, je vous assure. Le Marquis. Bon! Les femmes disent toujours qu'une histoire galante les ennuie. Rosambert, conte-nous la tienne. Le Comte. Cette dame était au bal... je ne sais plus quel jour... à la marquise. madame, aidez-moi donc, vous y étiez aussi... La Marquise, vivement . Le jour! Monsieur; hé! Qu'importe le jour? Pensez-vous, d'ailleurs, que j'aie remarqué... Le Marquis. Passons, passons; le jour n'y fait rien. Le Comte. Hé bien! J'allai à ce bal avec un de mes amis, qui s'était déguisé le plus joliment du monde, et que personne ne reconnut. Le Marquis. Que personne ne reconnut! Il était bien habile, celui-là! Quel habit avait-il donc? La Marquise, très vivement . Un habit de caractère, apparemment? Le Comte. Un habit de caractère! ... mais, non... en regardant la marquise. cependant je le veux bien, si vous le voulez; un habit de caractère, soit; personne ne le reconnut; personne, excepté la dame en question, qui devina que c'était un fort beau garçon. ici, la marquise sonna un domestique, le retint quelque temps sous différents prétextes; le marquis impatienté le renvoya; le comte reprit. la dame, charmée de sa découverte... mais je ne veux plus rien dire, parce que le marquis la connaît. Le Marquis, riant . Cela se peut. D'abord, j'en connais beaucoup! Mais cela ne fait rien; continue. La Marquise. Monsieur le comte, on donnait hier une pièce nouvelle? Le Comte. Oui, madame; mais permettez-moi de finir mon histoire. La Marquise. Point du tout; je veux savoir ce que vous pensez de la pièce. Le Comte. Permettez, madame... Le Marquis. Hé! Madame, laissez-le donc nous raconter! ... Le Comte. Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami plut beaucoup à la dame; que ma présence ne tarda pas à la gêner; et le moyen qu'elle imagina pour se débarrasser de moi... La Marquise. C'est un roman, que cette histoire-là. Le Comte. Un roman, madame! Ah! Tout à l'heure, si l'on m'y force, je convaincrai les plus incrédules. Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une jeune comtesse, son intime amie, femme très adroite, très obligeante, qui s'empara de moi tellement... Le Marquis. Comment! On t'a donc bien joué? Le Comte. Pas mal, pas mal; mais beaucoup moins que le mari qui arriva... Le Marquis. Il y a un mari! ... tant mieux! ... j'aime beaucoup les aventures où figurent des maris comme j'en connais tant! Hé bien! Le mari arriva... qu'avez-vous donc, madame? La Marquise. Un mal de tête affreux! ... je suis au supplice... au comte. monsieur, remettez de grâce à un autre jour le récit de cette aventure. Le Marquis. Hé! Non, conte, conte donc, cela la dissipera. Le Comte. Oui, je finis en deux mots. Mademoiselle Du Portail, au marquis, tout bas . M De Rosambert aime beaucoup à jaser, et ment quelquefois passablement. Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est drôle; il y a un mari; je parie qu'on l'a attrapé comme un sot. Le Comte, sans écouter la marquise qui veut lui parler . Le mari arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant, c'est qu'en voyant la figure douce, fine, agréable, fraîche du jeune homme, si joliment déguisé, le mari crut que c'était une femme... Le Marquis. Bon! ... oh! Celui-là est excellent! On ne m'aurait pas attrapé comme cela, moi, je me connais trop bien en physionomie! Mademoiselle Du Portail. Mais cela est incroyable! La Marquise. Impossible! M De Rosambert nous fait des contes... qu'il devrait bien finir, car je me sens fort incommodée. Le Comte. Il le crut si bien, qu'il lui prodigua les compliments, les petits soins, et même il en vint jusqu'à lui prendre la main, et à la lui serrer doucement... au marquis. tenez, à peu près comme vous faites à présent à ma cousine. Le marquis, étonné, quittant promptement ma main, qu'il tenait en effet: " il l'a fait exprès, me dit-il; je crois qu'il voudrait que la marquise s'aperçût de notre intelligence. Qu'il est jaloux! Qu'il est méchant!-et menteur! Lui répliquai-je; menteur! ... comme un avocat! Le Comte, toujours sourd aux instances que la marquise avait eu le temps de renouveler, reprit: tandis que le bon mari, d'un côté, épuisait les lieux communs de la vieille galanterie et pressait la main chérie... la dame, non moins vive, mais plus heureuse... La Marquise. Hé! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc connues? ... vous nous peignez celle-là sous des couleurs! ... ne se peut-il pas que, trompée comme son mari, par les apparences... Le Comte. Cela eût été très possible; mais je crois que cela n'était pas. Au reste, vous allez en juger vous-même; écoutez jusqu'au bout. La Marquise. Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez cette histoire, je vous prie au moins de songer que vous devez quelques ménagements en regardant Mademoiselle Du Portail. à certaines personnes qui vous écoutent. Le Marquis. Rosambert, madame a raison; gaze un peu cela, à cause de cette enfant. en montrant Mademoiselle Du Portail. Le Comte. Oui! ... oui! ... la dame fort émue... La Marquise. Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne sont pas... honnêtes. Mademoiselle Du Portail, d'un ton fort brusque . Il est minuit, monsieur. Le Comte, fort durement . Je le sais bien, mademoiselle, et si cette conversation vous ennuie, je ne dirai qu'un mot... pour l'achever. Le Marquis, à Mademoiselle Du Portail . Il est très piqué contre vous. Les amitiés que vous me faites! ... il est jaloux comme un tigre! La Marquise. Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y pense, avez-vous obtenu du ministre... Le Comte. Oui, madame, j'ai obtenu tout ce que je voulais; mais laissez-moi... Le Marquis. Ah, ah! Qu'est-ce que tu sollicitais donc? Le Comte. Une petite pension de dix mille livres pour le jeune vicomte de G, mon parent; il y a déjà plusieurs jours... pour revenir à mon aventure... Le Marquis. Oui, oui, revenons-y. La Marquise. Il doit être bien content de vous, le vicomte? Le Comte. La dame fort émue... La Marquise. Monsieur le comte, répondez-moi donc. Le Comte. Oui, madame, il est très content... la dame fort émue... La Marquise. Et son cher oncle le commandeur? Le Comte. En est fort aise aussi, madame; mais vous vous intéressez prodigieusement... La Marquise. Oui; tout ce qui regarde mes amis me touche sensiblement, et cette affaire me tourmentait à cause de vous; si vous m'en aviez parlé plus tôt, j'aurais pu vous y servir... Le Comte. Madame, je suis très sensible... mais permettez-moi... La Marquise. A-t-il en effet rendu quelque service à l'état, le vicomte? Le Comte, en riant . Oui, madame; sans lui, le duc de * n'avait pas d'héritier; la maison s'éteignait. La Marquise. Mais si l'on récompense aussi magnifiquement tous ceux qui servent l'état de cette manière, je ne m'étonne plus de l'embarras où est le trésor royal... Le Comte. Très bien, madame; cependant permettez... La Marquise. Enfin, n'importe: si jamais pareille occasion se présente, employez-moi, ou bien nous nous brouillerons mortellement. Le Comte. Madame, je vous rends grâce... permettez qu'enfin je reprenne le récit de mon aventure. La Marquise. Oh! Si vous vous adressiez à d'autres, je ne vous le pardonnerais pas, je vous en avertis. Le Marquis. Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir son histoire. Le Comte. La dame fort émue prodiguait au jeune Adonis... La Marquise. Quelle migraine j'ai! Le Comte. Prodiguait au jeune Adonis... La Marquise, tirant le marquis à part, et lui parlant à mi-voix . Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent de conter devant cette enfant... Le Marquis. Bon! Bon! Elle en sait plus qu'on ne croit! La petite personne est futée! Allez, je me connais en physionomie! Le Comte. Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir ce récit, on m'interrompt à tout moment; mais je vais rentrer chez moi, et, demain matin, je vous enverrai tous les détails par écrit. La Marquise. Bonne plaisanterie! Le Comte, au marquis . Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je mettrai les lettres initiales de chaque nom... à moins qu'on ne me laisse finir ce soir. Le Marquis. Hé bien, allons donc, finis. La Marquise. à la bonne heure, finissez; mais songez... Le Comte. La dame fort émue prodiguait au jeune Adonis les confidences flatteuses, les doux propos, les petits baisers tendres... c'était vraiment une scène à voir... on ne peut la peindre... mais on pourrait la jouer... tenez, jouons-la. Le Marquis. Tu badines! La Marquise. Quelle folie! Mademoiselle Du Portail. Quelle idée! Le Comte. Jouons-la; madame sera la dame en question; moi, je suis le pauvre amant bafoué... ah! C'est qu'il nous manquera une comtesse! ... à la marquise. mais madame a des talents précieux, elle peut bien remplir à la fois deux rôles difficiles. La Marquise, avec une colère contrainte . Monsieur! ... Le Comte. Je vous demande pardon, madame, ce n'est qu'une supposition. Le Marquis. Mais sans doute, il ne faut pas que cela vous fâche. La Marquise, d'une voix éteinte, et les larmes aux yeux . Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, monsieur... mais c'est qu'il est bien cruel que je me plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans qu'on daigne y faire la moindre attention. au comte en tremblant. peut-on, monsieur, sans vous offenser, vous observer qu'il est tard, et que j'ai besoin de repos? Le Comte, un peu touché . Je serais désolé de vous importuner, madame. La Marquise. Vous ne m'importunez pas, monsieur; mais je vous répète que je suis malade, et fort malade. Le Marquis. Hé! Mais, comment ferons-nous? Où couchera Mademoiselle Du Portail? La Marquise, vivement . En vérité, monsieur, il semble qu'il n'y ait pas un appartement dans cet hôtel! Effrayé de la tournure que l'entretien venait de prendre, je m'approchai du comte: " charmante enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi; tout ce que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux de savoir au juste, et ce que je vais apprendre tout à l'heure. " Le Marquis. Il y a des appartements, madame; mais cette enfant n'aura-t-elle pas peur toute seule? Le Comte, avec vivacité . Pas plus que la dernière fois. Le Marquis, brusquement, en montrant la marquise . Mais, la dernière fois, elle a couché avec madame! Le Comte. Ah! La Marquise, troublée, balbutie . Elle a couché dans mon appartement... et moi... Le Marquis. Elle a couché dans votre lit, avec vous; je le sais bien puisque j'ai moi-même fermé les rideaux; ne vous en souvenez-vous pas? la marquise, confondue, ne répondit pas; le marquis continua en affectant de parler bas. ne vous souvenez-vous pas que je suis venu dans la nuit? la marquise porta la main à son front, jeta un cri de douleur et s'évanouit. je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement était bien naturel; mais je sais que, dès que le marquis nous eut quittés pour aller, dans son appartement, chercher lui-même une eau qu'il disait souveraine en pareil cas, la marquise reprit ses sens, rassura promptement Justine et la Dutour accourues pour la secourir, leur ordonna de nous laisser, et que, s'adressant au comte: " monsieur, lui dit-elle, avez-vous donc juré de me perdre?-non, madame, j'ai voulu m'instruire de quelques détails que j'ignorais, vous prouver qu'on ne me joue pas impunément, et vous forcer de convenir que je suis capable de me venger... -de vous venger? Interrompit-elle, et de quoi?-je sais pourtant, continua-t-il, maître de mon ressentiment, ne pas porter la vengeance trop loin. Maintenant, madame, vous voilà tranquille, à une condition cependant. Je sens, ajouta-t-il en nous regardant malignement, je sens que je vais vous affliger tous deux: vous vous étiez promis une nuit heureuse, heureuse autant que celle d'avant-hier; mais vous, monsieur, vous m'avez trop peu ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos projets galants; et vous, madame, vous n'espérez pas, sans doute, que, ministre complaisant de vos plaisirs...-moi, monsieur, s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous; mais je croyais aussi n'en avoir rien à craindre: et, quelle que soit ma conduite, d'où vous viendrait donc, je vous en supplie, le droit que vous vous attribuez de l'éclairer? " Rosambert ne répondit à cette question que par un sourire amer: " que, ministre complaisant de vos plaisirs, poursuivit-il, je puisse voir, comme un mari... chargez-vous de choisir l'épithète... je puisse voir M De Faublas passer dans vos bras en ma présence même. -M De Faublas dans mes bras!-ou Mademoiselle Du Portail dans votre lit; n'est-ce pas la même chose? Hé! Mais, madame, je croyais que là-dessus nous étions d'accord? Croyez-moi, le temps est cher, ne le perdons pas à disputer plus longtemps sur les mots; composons. Que cette charmante enfant m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la reconduise chez son père tout à l'heure; à cette condition, je me tais. " le marquis entra, tenant un flacon. " je suis très sensible à vos soins, lui dit la marquise; mais vous voyez que je suis un peu moins mal; je voudrais être tout à fait bien, afin de pouvoir garder Mademoiselle Du Portail.-comment! S'écria le marquis.-je suis toujours fort incommodée; il est impossible que cette chère enfant passe la nuit chez moi.-hé bien! Madame, n'y a-t-il pas, comme vous le disiez tout à l'heure, un appartement dans cet hôtel?-oui, monsieur; mais vous m'avez fait une objection à laquelle je me rends; cette enfant aurait peur... d'ailleurs, la laisser ainsi toute seule! ... je ne le souffrirai pas. -elle ne sera pas seule, madame; sa femme de chambre est ici.-sa femme de chambre! ... sa femme de chambre! ... hé bien, monsieur, puisqu'il faut tout vous dire, M Du Portail ne veut pas que mademoiselle sa fille couche ici.-qui vous l'a dit, madame?-monsieur le comte vient de m'annoncer seulement tout à l'heure que M Du Portail l'a prié de passer ici pour lui ramener sa fille.-pourquoi donc ne nous as-tu pas dit cela tout de suite, toi?-mais... répondit Rosambert en riant, c'est que je n'ai pas voulu troubler votre joie pendant le souper. -M Du Portail envoie chercher sa fille! Reprit le marquis. Croit-il qu'elle est mal ici? Pourquoi d'ailleurs te charger de cette commission? Il nous doit une visite et des remerciements, quand il serait venu lui-même! ... je le verrai. Je veux savoir quelles raisons... je le verrai. " je fis une profonde révérence à la marquise; elle se leva et vint à moi pour m'embrasser. M De Rosambert se jeta entre elle et moi: " madame, vous êtes si incommodée! Ne vous dérangez pas " ; et la prenant doucement par le bras, il la força de s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air galant, et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif Mademoiselle Du Portail et la Dutour s'éloigner dans la voiture du comte. Au détour de la première rue, M De Rosambert ordonna à son cocher d'arrêter. " je connais ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue femme de chambre; je ne crois pas que le ministère de cette brave femme vous soit agréable chez M De Faublas; ainsi nous nous dispenserons de la promener jusque-là. " la Dutour descendit sans répliquer un seul mot, et nous continuâmes notre route. Je fis remarquer au comte que nous étions libres enfin; qu'il avait trop abusé de l'embarras de ma position, et qu'il ne pouvait se dispenser de m'accorder une prompte satisfaction. " je ne vois ce soir que Mademoiselle Du Portail, me répondit-il; demain, si le chevalier De Faublas a quelque chose à me dire, il me trouvera chez moi. Nous ferons ensemble un déjeuner de garçon; je dirai librement à mon ami ce que je pense de sa conduite; et s'il est raisonnable, j'espère le convaincre sans peine qu'il ne doit pas être si mécontent de la mienne. " cependant nous arrivâmes à la porte de l'hôtel: ce fut M Person lui-même qui me l'ouvrit; il m'apprit que le baron avait attendu mon retour avec plus d'inquiétude que de colère, et que, désespérant enfin de me revoir ce soir, il ne s'était couché qu'après avoir recommandé vingt fois à Jasmin d'aller, dès qu'il serait jour, me chercher au bal ou chez le marquis de B. Je me retirai dans mon appartement où, rappelant à mon esprit les divers événements de cette journée si peu tranquille, je fus moins étonné d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper de ma Sophie; et comme pour réparer ce long oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois sur mes lèvres; j'avoue que d'abord il me parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles soupirs dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir à ma Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque involontaire qu'il eût été, et je m'endormis presque consolé du célibat auquel la vengeance du comte m'avait condamné. J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs au baron. Il me dit, avec beaucoup de douceur: " Faublas, vous n'êtes plus un enfant; je vous laisse une honnête liberté; j'espère que vous n'en abuserez pas; j'espère que vous ne passerez jamais les nuits ailleurs que dans cet hôtel: songez que je suis père, et que si mon fils m'aime, il doit craindre de m'inquiéter. " je me hâtai de me rendre chez M De Rosambert qui déjà m'attendait. Dès qu'il m'aperçut, il vint à moi en riant; et sans me laisser le temps de dire un seul mot, il se jeta à mon cou: " que je vous embrasse, mon cher Faublas! Votre aventure est délicieuse! Plus je m'en occupe, et plus elle m'amuse. " je l'interrompis brusquement: " je ne suis pas venu pour recevoir vos compliments... " le comte me pria d'un ton plus sérieux de m'asseoir: " vous pourriez, me dit-il, m'en vouloir encore! Je vous reverrais dans les mêmes dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous êtes fou. Quoi! Une ingrate beauté vous favorise et me délaisse; c'est moi qu'on sacrifie; c'est à vous qu'on m'immole, et vous vous fâchez! Je ne punis que par une inquiétude momentanée les galantes tromperies du couple adroit qui me joue, et c'est par le sang de son ami que M De Faublas prétend venger les petites tribulations de Mademoiselle Du Portail! Je vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas, j'ai sur vous l'avantage de six années d'expérience; je sais très bien qu'à seize ans on ne connaît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux, un homme du monde ne se bat plus pour une femme. " je donnai quelques signes d'étonnement qu'il remarqua. " croyez-vous au véritable amour? Ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions de l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai vu partout que la galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs que votre aventure? Une bonne fortune, et rien de plus; et d'une histoire comique nous ferions une tragédie! Nous nous égorgerions pour une belle dame qui me quitte aujourd'hui, et qui demain vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage pour une occasion plus importante; on ne peut désormais soupçonner le mien. Il est trop vrai que le fatal concours des circonstances nous force quelquefois à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur, l'inflexible honneur, ne vous réduire jamais à cette horrible extrémité! ... mon cher Faublas, j'avais à peu près votre âge quand la marquise de Rosambert, dont je suis le fils unique, achevait sa trente-troisième année; elle était si fraîche encore, qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans; dans le monde, on l'appelait ma soeur aînée. Avec les agréments de la jeunesse, elle avait conservé ses goûts; elle aimait les assemblées nombreuses et les plaisirs bruyants. Une nuit que je l'avais conduite au bal de l'opéra, on l'y insulta publiquement. J'accourus aux cris de la marquise, qui venait d'ôter son masque; déjà l'insolent inconnu l'avait suppliée d'excuser sa méprise, et se perdait dans la foule. Je le joignis; je l'obligeai de se démasquer; je reconnus le jeune Saint-Clair, Saint-Clair, compagnon de mon enfance, et de tous mes amis le plus cher. je ne croyais pas que ce fût la marquise de Rosambert! voilà tout ce qu'il me dit; c'était beaucoup, sans doute... hélas! Un murmure général nous fit comprendre que ce n'était pas assez: l'honneur voulait du sang; nous nous battîmes. Saint-Clair succomba; je tombai sans connaissance auprès de mon ami mourant. Pendant plus de six semaines, une horrible fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans mon délire affreux, je ne voyais que Saint-Clair; sa plaie saignait sous mes yeux; les convulsions de la mort agitaient ses membres tremblants, et cependant il me regardait d'un air attendri; d'une voix éteinte il m'adressait de touchants adieux: dans ses derniers moments, il ne paraissait sensible qu'à la douleur de quitter le barbare qui venait de l'immoler. Longtemps cette affreuse image me poursuivit, longtemps on trembla pour ma vie: enfin la nature, secondée des efforts de l'art, opéra ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans perdre mes remords. Le temps, qui console de tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais le souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma mémoire... chevalier, je ne me verrais qu'avec peine obligé de me battre avec un inconnu: jugez si j'irais, sans raison, exposer ma vie pour menacer la vôtre... ah! Si jamais l'inflexible honneur nous y forçait, mon cher Faublas, je vous le jure, votre victoire ne serait ni pénible, ni glorieuse; j'ai trop éprouvé qu'en pareil cas, celui qui meurt n'est pas le plus malheureux. " Rosambert me tendit les bras; je l'embrassai de bon coeur; son trouble se dissipa peu à peu. " déjeunons, me dit-il. Et reprenant, sa première gaîté: vous veniez me faire une querelle, ingrat, quand vous me devez mille remerciements. -je vous dois? ...-sans doute; n'est-ce pas moi qui vous ai fait connaître la marquise? Il est vrai que je ne prévoyais pas le malin tour qu'on me jouerait: j'aurais pu pressentir une infidélité; mais deviner qu'elle aurait lieu si promptement, avec des circonstances si singulières! (il se mit à rire.) oh! Mais plus j'y pense, plus je crois devoir vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure! Et puis vous entrez dans le monde par la belle porte! La marquise est jeune, belle, pleine d'esprit, considérée à la ville, bienvenue à la cour, intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense, et sert ses amis chaudement. " je témoignai au comte que je n'emploierais jamais de tels moyens pour aller à la fortune. " et vous avez tort, me répondit-il: combien de gens d'un vrai mérite ne se sont pourtant avancés que par là! Mais laissons cela: ne me donnerez-vous pas quelques détails sur cette nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez bien trouvé sans doute, puisque, sans moi, vous auriez fait le lendemain? " je ne me fis pas presser. " ah! La rusée marquise! S'écria le comte, après m'avoir entendu; ah! La fine dame! Comme elle a filé son bonheur! Et son honnête époux, le cher marquis, le plus doux, le plus crédule, le plus complaisant des commodes maris dont la France abonde! En vérité, il me ferait croire que certains hommes ont été mis dans ce bas monde tout exprès pour servir à l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! Sa femme! ...-est très aimable.-je le sais bien; je le savais même avant vous! Et nous nous serions coupé la gorge à cause d'elle! Ah!-je conviens, Rosambert, que nous aurions mal fait.-très mal; et puis c'est qu'une telle incartade aurait été d'un exemple fort dangereux.-comment?-tenez, Faublas, dans le cercle borné de chacune des sociétés particulières qui composent ce que la bonne compagnie appelle le monde , il y a nombre d'intrigues qui se croisent, une foule d'intérêts qui se contrarient: tel est le mari de celle-ci, qui est l'amant de celle-là; tel est aujourd'hui sacrifié, qui demain vous immole. Les hommes sont entreprenants, ils attaquent sans cesse; les femmes sont faibles, elles cèdent toujours. Il résulte de là que le célibat devient un état fort doux, que le joug du mariage paraît moins insupportable; la jeunesse s'amuse, l'état se peuple, et tout le monde est content. Eh bien! Si la jalousie allait répandre aujourd'hui son noir poison; si les maris qu'on attrape s'armaient pour réparer l'honneur de leurs fragiles moitiés; si les amants qu'on délaisse s'égorgeaient pour se disputer un coeur volage, vous verriez une désolation générale; la ville et la cour deviendraient un vaste champ de carnage. Combien de femmes crues sages seraient tout à coup veuves! Que de beaux enfants, réputés légitimes, pleureraient leurs pères! Que de charmants bâtards végéteraient abandonnés! La génération présente passerait après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa postérité.-quel tableau vous faites Rosambert! Vous peignez la galanterie; mais l'amour tendre et respectueux...-n'existe plus; il ennuyait les femmes! Les femmes l'ont tué. -vous n'estimez donc guère les femmes?-moi! Je les aime... comme elles veulent être aimées.-ah! Lui répliquai-je avec la plus grande vivacité, je vous pardonne vos blasphèmes, vous ne connaissez pas ma Sophie! " il me demanda l'explication de ces derniers mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion qui, surtout dans sa naissance, accompagne le véritable amour. Cependant nous déjeunions comme on dîne; le vin de Champagne n'était pas épargné, et l'on sait que Bacchus est le père de la gaîté. Il me parut que le comte, s'il estimait peu les femmes, les aimait beaucoup, et se plaisait à parler d'elles. Plein du système qu'il soutenait, il l'appuyait du scandaleux récit des anecdotes galantes du jour. Rosambert m'embarrassait sans me persuader; à chaque exemple qu'il me donnait, je répondais toujours qu'une exception, loin de détruire la règle, la prouvait. " mais vous ne savez donc pas, me dit-il avec chaleur, vous ne savez donc pas à quel point la bonne moitié des individus de ce sexe tant honoré porte chaque jour l'entier oubli de cette modestie naturelle, de cette pudeur innée que vous lui supposez. " il se leva avec vivacité, et riant de toutes ses forces: " parbleu! Tenez... vous n'avez pas disposé de votre journée? ... venez avec moi, venez... je vais de ce pas vous présenter à une belle dame... nous en trouverons chez elle beaucoup d'autres... elles sont jolies; vous serez le maître de les estimer toutes, et tant qu'il vous plaira. " tous deux en pointe de vin, nous montâmes dans un honnête fiacre, qui s'arrêta devant une maison d'assez belle apparence; mais les airs cavaliers de la maîtresse du logis, le ton leste dont le comte la traitait, l'accueil non moins leste dont elle m'honora, tout me fit soupçonner que j'étais engagé dans une partie de filles. J'en demeurai convaincu quand la brave dame, de qui le comte paraissait très connu, et qui voulait, disait-elle poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les curiosités de sa maison. M De Rosambert prenait la peine de m'expliquer tout lui-même: " voilà, me dit-il, le cabinet de bain; c'est ici que se blanchissent et se parfument les gentilles recrues que la ville et les campagnes fournissent journellement à cette active entremetteuse. Dans cette armoire, vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente, dont le grand mérite est de réparer toute espèce de brèche faite à ce que les vierges appellent leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première nuit des noces, offrir au mortel heureux qui les épouse un honneur tout neuf. à côté, remarquez l'essence à l'usage des monstres ; elle produit un effet tout contraire; aussi ne s'en sert-on jamais! Hélas! Il est passé le temps des miniatures! Et dans tout Paris, je gage, on ne trouverait plus une seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là. En revanche, si celle que vous voyez dans ces flacons plus grands est aussi bonne qu'on le prétend, il s'en fera bientôt une prodigieuse consommation; vous verrez accourir chez le docteur Guibert De Préval une foule de clercs de procureurs, quelques robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie de nos militaires, et presque tous nos abbés; c'est le fameux spécifique . " vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet de toilette; celui-ci n'a rien de remarquable; passons. " c'est ici la salle de bal; on n'y danse pas, mais on s'y déguise. Vous prenez cela pour une armoire? C'est une porte de communication; elle rend dans une maison qui a son entrée dans une autre rue. Une femme de qualité a-t-elle de secrets besoins qu'elle soit pressée de satisfaire? Elle entre par là, se déguise en suivante, montre ses appas sous la bure, et reçoit les vigoureux embrassements d'un rustre grossier, déguisé en prélat, ou d'un gros prélat, si naturellement travesti qu'on le prend pour un rustre: ainsi l'on se rend mutuellement service; et comme personne ne se reconnaît, on n'a d'obligation à personne. " maintenant, entrons dans l'infirmerie ; que le mot ne vous alarme pas. Ouvrez, si bon vous semble, ces brochures licencieuses, considérez ces peintures obscènes: elles furent mises ici pour rallumer l'imagination de ces vieux débauchés, que la mort a frappés d'avance dans l'endroit le plus sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux de genêt parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez qu'un pareil moyen serait trop violent pour le beau sexe; aussi lui a-t-on réservé ces pastilles: elles sont tellement irritantes qu'une femme qui en a mangé prend d'abord ce qu'on appelle la rage d'amour. Au reste, on ne les emploie ordinairement que contre quelques jolies villageoises, froides par tempérament, et vertueuses de bonne foi. Nos honnêtes femmes, qui ont du monde et de l'éducation, ne résistent jamais assez pour qu'on soit réduit à les attaquer avec ces armes-là. " venez, venez, approchez-vous; parmi les plantes curieuses du jardin du roi, n'avez-vous pas remarqué celle-ci? C'est cela que bien des pauvres filles ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas à combien de dévotes madame en a fourni. " cette dernière pièce se nomme le salon de Vulcain. Il n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil. Une malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée sur le dos; ses bras restent ouverts, ses jambes s'écartent mollement; on la viole, sans qu'elle puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez, Faublas! Et pour cette fois, vous avez raison. Je suis jeune, ardent, libertin, peu scrupuleux, si vous voulez; mais, en vérité, je crois que je ne pourrais jamais me résoudre à asseoir de force une pauvre vierge dans ce fauteuil-là. " le comte ajouta: " si nous étions venus plus tôt, on nous aurait donné deux petites bourgeoises; mais faute de mieux, voyons le sérail. " c'était ainsi qu'il appelait la salle où se trouvaient rassemblées beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent devant nous en briguant l'honneur du mouchoir. Rosambert prit la plus jolie; j'eus la singulière fantaisie de choisir la plus laide. " en attendant, me dit le comte, qu'on ait servi le dîner que j'ai demandé, nous pouvons, chacun de notre côté, commencer avec notre belle un bout de conversation; à table, nous formerons la partie carrée. " né curieux, je me sentis l'envie d'examiner un peu en détail la nymphe que je m'étais choisie; il me parut important de savoir quelle différence il y avait entre une belle marquise et une laide courtisane. Le sujet était peu digne de mon attention; la recherche m'amusa d'abord uniquement par les objets de comparaison qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu, et machinalement je songeai à pousser l'examen aussi loin qu'il pouvait aller. La nymphe s'aperçut de mes heureuses dispositions; et ne me laissant pas le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à tenter l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir; mais tout à coup, sans que j'eusse besoin d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière expérimentée vit qu'il n'y aurait pas entre nous la plus légère escarmouche. Elle se releva nonchalamment, et me regardant avec attention: " tant mieux, dit-elle, ç'aurait été dommage! " il est impossible de se figurer combien je fus frappé du sens très clair que présentaient ces mots: " ç'aurait été dommage! " je n'examinai pas ce que Rosambert deviendrait, je m'enfuis de cette infâme maison, en jurant que je n'y retournerais de ma vie. Le comte était chez moi le lendemain à dix heures du matin; il venait savoir quelle terreur panique m'avait saisi, et m'assura que mon aventure, s'étant répandue dans cette maison, avait singulièrement diverti tous ceux qui s'y trouvaient. " quoi! Rosambert, cette fille me dit: ç'aurait été dommage, et vous appelez ma terreur une terreur panique!-oh! Cela est différent! La nymphe a un peu tronqué l'aventure... elle se gardait bien de nous apprendre... le ç'aurait été dommage change entièrement l'histoire... il est d'un bon genre, le ç'aurait été dommage : hé bien! Faublas, cette femme qui vous félicite froidement d'avoir échappé à un danger qu'elle vous invitait à courir, l'estimez-vous?-vous me faites là une plaisante question, Rosambert; hé! Que pourriez-vous conclure de ma réponse contre son sexe en général? -vous esquivez! Mon ami, vous êtes donc incorrigible? Hé bien! Estimez, estimez, puisque vous le voulez absolument; moi je vais me coucher.-comment! Vous coucher! D'où venez-vous donc?-que voulez-vous! Dans le monde il faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le commandeur de , le petit chevalier de M, l'abbé de D; nous avons fait toute la soirée et toute la nuit un vacarme! Une orgie! Cela était délicieux! Mais je vais me coucher. " j'étais à peine habillé quand mon père monta chez moi; il me dit que M Du Portail m'attendait à dîner. Il ajouta: " vous passerez ensemble toute la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous prendre chez lui, je vous ramènerai. " je me hâtai de sortir, car j'étais pressé de voir ma jolie cousine. Elle vint au parloir avec ma soeur. " que vous êtes heureux! Me dit vivement Adélaïde, vous allez au bal! Vous y passez les nuits! Vous y avez fait connaissance d'une fort jolie dame!-et qui vous a dit tout cela?-M Person, qui n'a pas de secrets pour nous. " Sophie baissait les yeux et gardait le silence. Ma soeur continua ainsi: " dites-nous donc quelle est cette dame? ... et un bal masqué! Cela doit être beau?-fort ennuyeux, je vous assure, et quant à cette dame, elle est jolie, mais beaucoup moins... oh! Beaucoup moins que ma jolie cousine. " Sophie toujours muette, toujours les yeux baissés, ne paraissait occupée que de quelques breloques qui manquaient au cordon de sa montre; mais la rougeur dont son front s'était couvert la trahit; je vis que notre conversation la touchait d'autant plus qu'elle affectait de s'y intéresser moins. " vous avez du chagrin, ma jolie cousine? -répondez donc, mademoiselle, lui dit sa vieille gouvernante.-non, monsieur, c'est que... c'est que j'ai mal dormi cette nuit.-oui, dit encore la vieille, cela est vrai; mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume à ne pas dormir... c'est une fort mauvaise habitude, fort mauvaise; on en meurt très bien: moi qui vous parle, j'ai connu mademoiselle... tenez, Mademoiselle Storch... vous n'avez pas connu cela, vous, mademoiselle, vous êtes trop jeune... dame! Il y a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé... Mademoiselle Storch... " la vieille avait ainsi commencé son histoire, et si je ne voulais pas être privé du bonheur de voir ma jolie cousine, il fallait en écouter tranquillement la longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir pour m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante lui demanda avec humeur ce qu'elle avait; elle répondit qu'elle se sentait fort incommodée; sa voix tremblait. " voilà comme vous faites toujours, répliqua la vieille; on n'a jamais le temps de parler à personne. Monsieur le chevalier, venez demain, vous verrez comme cela est intéressant, et qu'on a bien raison de dire qu'il faut que les jeunes personnes dorment!-mon frère, vous permettez que je suive ma bonne amie?-oui, ma chère Adélaïde, oui... ayez bien soin d'elle! " Sophie, en me saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur moi un regard douloureux qui pénétra dans mon coeur pour y éveiller le remords. Il était temps de me rendre à l'invitation de M Du Portail. Après lui avoir renouvelé mes remerciements, je lui racontai toute mon aventure, sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me gardai bien de lui apprendre où notre gaîté nous avait conduits ensuite. " je suis bien aise, me dit-il, que M De Rosambert qui, d'après ses propos que vous me rendez, me paraît être un petit maître dans toute la force du terme, ait au moins de justes idées sur l'honneur véritable. Mon jeune ami, souvenez-vous bien que, de toutes les lois de votre pays, celle qui défend le duel est la plus respectable. Dans ce siècle de lumières et de philosophie, la férocité des courages s'est beaucoup adoucie. Combien l'heureuse révolution qui s'est faite à cet égard dans les esprits a déjà épargné de sang à la nation et de larmes aux pères de famille! Quant aux femmes, il paraît en effet que le comte ne les estime point; si ce n'est que par air et à l'exemple de tant de jeunes gens comme lui qu'il affecte pour elles ce profond mépris, que peut-être il n'a pas, je le plains; je le plains davantage, s'il n'a jamais connu que des femmes mésestimables. Faublas, croyez-en mon expérience, plus longue que celle du comte qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en mon jugement plus exercé, mes observations plus réfléchies; si l'on rencontre dans le monde quelques femmes sans pudeur, on y voit beaucoup plus de jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter les vieilles déclamations de ces petits messieurs-là. Il existe des femmes dont les chastes attraits doivent inspirer l'amour tendre et pur, dont le coeur délicat est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages par leur caractère aimable, et nos respects par leurs douces vertus. On rencontre, moins rarement qu'on ne le dit, des amantes généreuses, des épouses sages, d'excellentes mères de famille: il y en a, mon ami, qui verseraient leur sang pour le bonheur de leurs maris et de leurs enfants. J'en ai connu qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes dignes d'elles l'exemple d'un généreux dévouement, les leçons difficiles d'un courage infatigable et d'une patience à toute épreuve. Votre marquise n'est point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est une femme bien jeune, bien imprudente... mon ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité du mari, il ne faut qu'un événement imprévu pour la détruire: promettez-moi de ne plus retourner chez Madame De B. " j'hésitais. M Du Portail me pressa; d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes, il m'avait rappelé ma Sophie. Je finis par promettre tout ce qu'il voulut. " maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importants à vous révéler; quand vous m'aurez entendu, vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande confiance par une inviolable discrétion.

" mon histoire offre un exemple effrayant des vicissitudes de la fortune. Il est ordinairement très commode, mais quelquefois aussi très dangereux, d'avoir un ancien nom à soutenir, et de grands biens à conserver. Unique rejeton d'une famille illustre, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, je devrais occuper dans mon pays les premières charges de l'état, et je me vois condamné à languir à jamais sous un ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le nom des Lovzinski est honorablement inscrit dans les fastes de la Pologne, et ce nom va périr en moi! Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise les titres vains et les richesses corruptrices; peut-être me consolerais-je si je n'avais perdu que cela; mais, mon jeune ami, je pleure une épouse adorée, je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais ma patrie! Quel courage assez endurci pourrais-je opposer à de pareilles douleurs? " mon père, Lovzinski, encore plus distingué par ses vertus que par son rang, jouissait à la cour de cette considération qui suit toujours la faveur du prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois. Il donnait à l'éducation de mes deux soeurs l'attention d'un père tendre; il s'occupait surtout de la mienne, avec le zèle d'un vieux gentilhomme jaloux de l'honneur de sa maison, dont j'étais l'unique espoir, avec l'activité d'un bon citoyen, qui ne désirait rien tant que de laisser à l'état un successeur digne de lui. " je faisais mes exercices à Varsovie; là se distinguait entre nous, par les qualités les plus aimables, le jeune M De P. Aux charmes d'une figure à la fois douce et noble, il joignait les agréments d'un esprit heureusement cultivé; l'adresse peu commune qu'il déployait dans nos jeux guerriers, la modestie plus rare avec laquelle il paraissait vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour exalter le mérite moins recommandable de ses rivaux, presque toujours vaincus, l'urbanité de ses moeurs, la douceur de son caractère, fixaient l'attention, commandaient l'estime et le rendaient cher à cette brillante jeunesse qui partageait nos travaux et nos plaisirs. Dire que ce fut la ressemblance des caractères et la sympathie des humeurs qui commencèrent ma liaison avec M De P, ce serait me louer beaucoup; quoi qu'il en soit, nous vécûmes bientôt tous deux dans une intime familiarité. " qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement, cet âge où l'on ignore, et l'ambition qui sacrifie tout aux idées de fortune et de gloire dont elle est possédée, et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe et concentre toutes nos facultés sur un seul objet! Cet âge des plaisirs innocents et de la crédulité confiante, où le coeur, novice encore, suit librement les impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne sans partage à l'objet de ses affections désintéressées! Alors, mon cher Faublas, alors l'amitié n'est pas un vain nom. Confident de tous les secrets de M De P, je n'entreprenais rien dont je ne l'instruisisse d'abord; ses conseils réglaient ma conduite, les miens déterminaient ses résolutions; et par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avait point de plaisirs qui ne fussent partagés, point de peines qui ne se trouvassent adoucies. Avec quel chagrin je vis arriver le moment fatal où M De P, forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie, me fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de nous conserver, dans tous les temps, ce vif attachement qui avait fait le bonheur de notre adolescence; je jurai témérairement que les passions d'un autre âge ne l'altéreraient jamais. Quel vide immense laissa dans mon coeur l'absence de mon ami! D'abord il me sembla que rien ne pouvait me dédommager de sa perte; la tendresse d'un père, les caresses de mes soeurs ne me touchaient que faiblement. Je sentis qu'il ne me restait, pour chasser l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes loisirs de quelque travail utile. J'appris la langue française, déjà répandue dans toute l'Europe; je lus avec délices des ouvrages fameux, éternels monuments du génie, et j'admirai comment, dans un idiome aussi ingrat, avaient pu se distinguer à ce point tant de poètes célèbres, tant d'excellents écrivains justement immortalisés. Je m'appliquai sérieusement à l'étude de la géométrie; je me formai surtout à ce noble métier, qui fait un héros aux dépens de cent mille malheureux, et que des hommes, moins humains que vaillants, ont appelé le grand art de la guerre. Plusieurs années furent employées à ces études, aussi difficiles qu'approfondies; enfin, elles m'occupèrent uniquement. M De P, qui m'écrivait souvent, ne recevait plus que des réponses courtes et rares; notre correspondance languissait négligée, lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire oublier l'amitié. " mon père était, depuis longtemps, lié très étroitement avec le comte Pulauski. Connu par l'austérité de ses moeurs rigides, fameux par l'inflexibilité de ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la fois grand capitaine et brave soldat, avait signalé dans plus d'une rencontre son bouillant courage et son patriotisme ardent. Nourri de la lecture des anciens, il avait puisé dans leur histoire les grandes leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable constance, d'un dévouement absolu. Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnaissante éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous ses biens à la prospérité de son pays; il eût versé jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa défense; il eût même immolé sa fille unique, sa chère Lodoïska. " Lodoïska! Qu'elle était belle! Que je l'aimai! Son nom chéri est toujours sur mes lèvres, son image adorée vit encore dans mon coeur. " mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus qu'elle; j'abandonnai mes études; l'amitié fut entièrement oubliée; je consacrai tous mes moments à Lodoïska. Mon père et le sien n'avaient pu longtemps ignorer mon amour: ils ne m'en parlaient pas, ils l'approuvaient donc. Cette idée me parut assez fondée pour que je me livrasse, sans inquiétude, au doux penchant qui m'entraînait; je pris mes mesures de manière que je voyais presque tous les jours Lodoïska, ou chez elle, ou chez mes soeurs, qu'elle aimait beaucoup. Deux années se passèrent ainsi. " enfin, Pulauski me tira un jour à l'écart et me dit: " ton père et moi nous avions fondé sur toi de grandes espérances, que ta conduite avait d'abord justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse à des travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui... (il vit que j'allais l'interrompre, et m'en empêcha.) que vas-tu me dire? Crois-tu m'apprendre quelque chose que j'ignore? Crois-tu que j'avais besoin d'être chaque jour témoin de tes transports, pour sentir combien ma Lodoïska mérite d'être aimée? C'est parce que je sais aussi bien que toi ce que vaut ma fille, que tu ne l'obtiendras qu'en la méritant. Jeune homme, apprends qu'il ne suffit pas que des faiblesses soient légitimes pour être excusées; que celles d'un bon citoyen doivent tourner toutes au profit de sa patrie; que l'amour, l'amour même, ne serait, comme toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux, s'il n'offrait aux coeurs généreux un motif de plus qui les excitât puissamment à l'honneur. écoute: notre monarque valétudinaire semble toucher à sa fin; sa santé, chaque jour plus chancelante, a réveillé l'ambition de nos voisins; ils se préparent sans doute à semer parmi nous les divisions; ils comptent, en forçant nos suffrages, nous donner un roi de leur choix. Des troupes étrangères ont osé se montrer sur les frontières de la Pologne: déjà deux mille gentilshommes se rassemblent pour réprimer leur insolente audace, va te joindre à cette brave jeunesse; va, et surtout, à la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de nos ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne de lui. " je n'hésitai pas un moment: mon père approuva mes résolutions; mais il ne parut consentir qu'avec peine à mon départ précipité. Il me tint longtemps pressé contre son sein; une tendre sollicitude était peinte dans ses regards; il ne m'adressa que de tristes adieux; le trouble de son coeur passa dans le mien; nos pleurs se confondirent sur son visage vénérable. Pulauski, présent à cette scène touchante, nous reprocha stoïquement ce qu'il appelait une faiblesse. " sèche tes pleurs, me dit-il, ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de faibles amants qui se séparent pour six mois, qu'il appartient d'en répandre. " il instruisit sa fille en ma présence même, et de mon départ, et des motifs qui me déterminaient. Lodoïska pâlit, soupira, regarda son père en rougissant, et m'assura d'une voix tremblante que ses voeux hâteraient mon retour, et que son bonheur était dans mes mains. Encouragé de cette sorte, quels dangers pouvais-je craindre? Je partis; mais dans le cours de cette campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être rapporté; les ennemis, aussi soigneux que nous d'éviter une action qui eût pu produire entre les deux nations une guerre ouverte, se contentèrent de nous fatiguer par des marches fréquentes: nous nous bornâmes à les suivre et à les observer; ils nous rencontraient partout où le pays ouvert leur eût offert un accès facile. Aux approches de la mauvaise saison, ils parurent se retirer chez eux pour y prendre leurs quartiers d'hiver; et notre petite armée, presque toute composée de gentilshommes, se sépara. Je revenais à Varsovie, plein d'impatience et de joie; je croyais que l'hymen et l'amour allaient me donner Lodoïska... hélas! Je n'avais plus de père! J'appris, en entrant dans la capitale, que, la veille même, Lovzinski était mort d'une apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la douloureuse consolation de recevoir les derniers soupirs du plus tendre des pères; je ne pus que me traîner sur sa tombe, que j'arrosai de mes pleurs. " ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché de ma douleur profonde, ce n'est point par des larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros citoyen, qui l'aurait utilement servie dans la circonstance critique à laquelle nous touchons. épuisé par une maladie longue, notre monarque n'a pas quinze jours à vivre, et du choix de son successeur dépendent le bonheur ou le malheur de nos concitoyens. De tous les droits que la mort de ton père te transmet, le plus beau, sans doute, est celui d'assister aux états, où tu vas le représenter; c'est là qu'il doit revivre en toi; c'est là qu'il faut prouver un courage plus difficile que celui qui ne consiste qu'à braver la mort dans les combats. La vaillance d'un soldat n'est qu'une vertu commune; mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires qui, conservant dans les occasions pressantes un courage tranquille, et déployant une activité pénétrante, découvrent les projets du puissant qui cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent les factions hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles et justes, ne donnent leur suffrage qu'à celui qu'ils en ont jugé le plus digne; qui ne considèrent que le bien de leur pays; que l'or et les promesses ne peuvent séduire; que les prières ne sauraient fléchir; que les menaces n'étonnent pas. Voilà les vertus qui distinguaient ton père; voilà l'héritage vraiment précieux que tu dois t'empresser à recueillir. Le jour où nos états s'assemblent pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à laquelle se manifestent les présentations de plusieurs concitoyens, plus occupés de leur intérêt personnel que jaloux de la prospérité de leur patrie, et les desseins pernicieux des puissances voisines, dont la cruelle politique détruit nos forces en les divisant. Mon ami, je me trompe, ou le moment fatal approche, qui va fixer à jamais les destins de mon pays menacé; ses ennemis conspirent sa ruine; ils ont préparé dans le silence une révolution qu'ils ne consommeront pas tant que mon bras pourra soutenir une épée. Veuille le dieu protecteur de mon pays lui épargner les horreurs d'une guerre civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse qu'elle soit, deviendra peut-être nécessaire: je me flatte qu'au moins ce ne sera qu'une crise violente, après laquelle cet état régénéré reprendra son antique splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski; les faibles intérêts de l'amour doivent tous disparaître devant des intérêts plus sacrés: je ne puis te donner ma fille dans ces moments de deuil où la patrie est en danger; mais je te promets que les premiers jours de la paix seront marqués par ton hymen avec Lodoïska. " Pulauski ne parla pas en vain: je sentis quels devoirs plus essentiels j'avais désormais à remplir; mais les soins importants dont je m'occupais n'offrirent à ma douleur que d'insuffisantes distractions. Je l'avouerai sans rougir: la tristesse de mes soeurs, leur amitié compatissante, les caresses plus réservées, mais non moins douces de mon amante, firent sur mon coeur ému plus d'impression que les conseils patriotiques de Pulauski. Je vis Lodoïska vivement touchée de ma perte irréparable, aussi affligée que moi des événements cruels qui différaient notre union; et mes chagrins, ainsi partagés, se trouvèrent sensiblement adoucis. Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée. Le jour même qu'elle devait s'ouvrir, à l'instant où j'allais m'y rendre, un inconnu se présente dans mon palais et demande à me parler sans témoins. Dès que mes gens se sont retirés, il entre avec précipitation, se jette dans mes bras et m'embrasse tendrement. C'était M De P; dix années écoulées depuis notre séparation ne l'avaient pas tellement changé, que je ne puisse le reconnaître. Je lui témoignai la surprise et la joie que me causait son retour inattendu. " vous serez bien plus étonné, me dit-il, quand vous en saurez la cause. J'arrive à l'instant, et vais me rendre à l'assemblée des états; est-ce trop présumer de votre amitié, que de compter sur votre voix?-sur ma voix! Et pour qui?-pour moi, mon ami. " il vit mon étonnement: " oui, pour moi, continua-t-il avec vivacité; il n'est pas temps de vous raconter quelle heureuse révolution s'est faite dans ma fortune, et me permet de nourrir de si hautes espérances; qu'il vous suffise maintenant de savoir que du moins mon ambition est justifiée par le plus grand nombre des suffrages, et qu'en vain deux faibles rivaux se préparent à me disputer la couronne à laquelle je prétends. Lovzinski, poursuivit-il en m'embrassant encore, si vous n'étiez pas mon ami, si je vous estimais moins, peut-être m'efforcerais-je de vous éblouir par de grandes promesses; peut-être vous montrerais-je quelle faveur vous attend, que d'honorables distinctions vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière va désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas besoin de vous séduire, et je vais vous persuader. Je le vois avec douleur, et vous le savez comme moi: depuis plusieurs années, notre Pologne affaiblie ne doit son salut qu'à la mésintelligence des trois puissances qui l'environnent, et le désir de s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un moment nos ennemis divisés. Empêchons, s'il se peut, ce triumvirat funeste, dont le démembrement de nos provinces deviendrait l'infaillible suite. Sans doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres ont dû maintenir la liberté des élections; il faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous presse. La Russie protégera nécessairement un roi qui sera son ouvrage: en recevant celui qu'elle a choisi, vous prévenez la triple alliance qui rendrait notre perte inévitable, et vous vous assurez un allié puissant que nous opposerons, avec succès, aux deux ennemis qui nous restent. Voilà les raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une partie de nos droits que pour conserver nos droits les plus précieux; je ne veux monter sur un trône chancelant que pour l'affermir par une saine politique; je n'altère enfin la constitution de cet état que pour sauver l'état entier. " nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour M De P; il obtint en effet le plus grand nombre des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et quelques autres se déclarèrent pour le prince C: on ne put rien décider dans le tumulte de cette première assemblée. Quand nous en sortîmes, M De P revint à moi; il m'invita à le suivre dans le palais que des émissaires secrets lui avaient déjà préparé dans la capitale. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs heures: alors se renouvelèrent entre nous les protestations d'une amitié toujours durable; alors j'instruisis M De P de mes liaisons intimes avec Pulauski, et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit à ma confiance par une confiance plus grande; il m'apprit quels événements avaient préparé sa grandeur prochaine; il m'expliqua ses desseins secrets, et je le quittai, convaincu qu'il était moins occupé du désir de s'élever que de celui de rendre à la Pologne son antique prospérité. Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père, que je brûlais de ramener au parti de mon ami. Pulauski se promenait à grands pas dans l'appartement de sa fille, qui paraissait aussi agitée que lui. " le voilà, dit-il à Lodoïska dès qu'il me vit paraître; le voilà, cet homme que j'estimais et que vous aimiez! Il nous sacrifie tous deux à son aveugle amitié. " je voulus répondre, il poursuivit: " vous avez été lié dès l'enfance avec M De P; une faction puissante le porte sur le trône; vous le saviez, vous saviez ses desseins; ce matin, à la diète, vous avez voté pour lui; vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on me trompe impunément? " je le priai de m'entendre; il se contraignit pour garder un silence farouche. Je lui appris comment M De P, que j'avais négligé depuis longtemps, m'avait surpris par son retour imprévu. Lodoïska paraissait charmée d'entendre ma justification. " on ne m'abuse pas comme une femme crédule, me dit Pulauski; mais n'importe, continuez. " je lui rendis compte du court entretien que j'avais eu avec M De P, avant de me rendre à l'assemblée des états. " et voilà vos projets! S'écria-t-il; M De P ne voit d'autre remède aux maux de ses concitoyens que leur esclavage! Il le propose, un Lovzinski l'approuve! Et l'on me méprise assez pour tenter de me faire entrer dans cet infâme complot! Moi, je verrais sous le nom d'un polonais les russes commander dans nos provinces! Les russes, répéta-t-il avec fureur, ils régneraient dans mon pays! (il vint à moi avec la plus grande impétuosité.) perfide! Tu m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de ce palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse arracher. " " je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si peu mérité me mit hors de moi-même: dans le premier transport de ma colère, je portai la main sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski tira la sienne. Sa fille, sa fille éperdue se précipita sur moi: " Lovzinski, qu'allez-vous faire? " aux accents de sa voix si chère, je repris ma raison égarée; mais je sentis qu'un seul instant venait de m'enlever Lodoïska pour toujours. Elle m'avait quitté pour se jeter dans les bras de son père; le cruel vit ma douleur amère et se plut à l'augmenter: " va! Traître, me dit-il, va! Tu la vois pour la dernière fois. " je retournai chez moi désespéré; les noms odieux que Pulauski m'avait prodigués revenaient sans cesse à ma pensée: les intérêts de la Pologne et ceux de M De P me paraissaient si étroitement liés, que je ne concevais pas comment je pouvais trahir mes concitoyens en servant mon ami. Cependant il fallait l'abandonner ou renoncer à Lodoïska. Que résoudre? Quel parti prendre? Je passai la nuit tout entière dans cette cruelle incertitude; et quand le jour parut, j'allai chez Pulauski, sans savoir encore à quoi je pourrais me déterminer. Un domestique, resté seul dans le palais, me dit que son maître était parti au commencement de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à cette nouvelle. Je demandai à ce domestique où Pulauski était allé. " je l'ignore absolument, me répondit-il: tout ce que je puis vous dire, c'est qu'hier au soir, vous sortiez à peine d'ici, quand nous entendîmes un grand bruit dans l'appartement de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui venait de se passer entre vous, j'osai m'approcher et prêter l'oreille. Lodoïska pleurait; son père furieux l'accablait d'injures, lui donnait sa malédiction, et je l'entendis qui lui disait: " qui peut aimer un traître, peut l'être aussi; ingrate! Je vais vous conduire dans une maison sûre, où vous serez désormais à l'abri de la séduction. " " pouvais-je encore douter de mon malheur? J'appelai Boleslas, un de mes serviteurs les plus fidèles: je lui ordonnai de placer autour du palais de Pulauski des espions vigilants qui pussent me rendre compte de tout ce qui se serait passé; de faire suivre Pulauski partout, s'il rentrait avant moi dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer encore dans ses terres les plus prochaines, je me mis moi-même à sa poursuite. " je parcourus tous les domaines de Pulauski; je demandai Lodoïska à tous les voyageurs que je rencontrai; ce fut inutilement. Après avoir perdu huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai à retourner à Varsovie. Je ne fus pas médiocrement étonné de voir une armée russe campée presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule . " il était nuit quand je rentrai dans la capitale; les palais des grands étaient illuminés; un peuple immense remplissait les rues; j'entendis les chants d'allégresse; je vis le vin couler à grands flots dans les places publiques; tout m'annonça que la Pologne avait un roi. " Boleslas m'attendait avec impatience. " Pulauski, me dit-il, est revenu seul dès le second jour; il n'est sorti de chez lui que pour se rendre à la diète où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la dernière assemblée, tenue ce matin, M De P réunissait presque toutes les voix; il allait être élu; Pulauski a prononcé le fatal veto : à l'instant vingt sabres ont été tirés. Le fier palatin de , que Pulauski avait peu ménagé dans l'assemblée précédente, s'est élancé le premier, et lui a porté sur la tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres ont volé à la défense de leur ami; mais tous leurs efforts n'auraient pu le sauver si M De P lui-même ne s'était rangé parmi eux, en criant qu'il immolerait de sa main celui qui oserait approcher. Les assaillants se sont retirés. Cependant Pulauski perdait son sang et ses forces; il s'est évanoui; on l'a emporté. Zaremba est sorti en jurant de le venger. Restés maîtres des délibérations, les nombreux partisans de M De P l'ont sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté dans son palais, a bientôt repris connaissance. Les chirurgiens appelés pour voir sa blessure ont déclaré qu'elle n'était pas mortelle; alors, quoiqu'il ressentît de grandes douleurs, quoique plusieurs de ses amis s'opposassent à son dessein, il s'est fait porter dans sa voiture. Il était à peine midi quand il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa et de quelques mécontents. On le suit, et sans doute on viendra sous peu de jours vous apprendre le lieu qu'il aura choisi pour sa retraite. " " on ne pouvait guère m'annoncer de plus mauvaises nouvelles. Mon ami était sur le trône; mais ma réconciliation avec Pulauski paraissait désormais impossible, et vraisemblablement j'avais perdu Lodoïska pour toujours. Je connaissais assez son père pour craindre qu'il ne prît des résolutions extrêmes; le présent m'effrayait, je n'osai porter mes regards sur l'avenir, et mes chagrins m'accablèrent au point que je n'allai pas même féliciter le nouveau roi. " celui de mes gens que Boleslas avait détaché à la poursuite de Pulauski revint le quatrième jour; il l'avait suivi jusqu'à quinze lieues de la capitale: là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque distance de sa chaise de poste, avait conçu des soupçons. Un peu plus loin, quatre de ses gens, cachés derrière une masure, avaient surpris mon courrier, et l'avaient conduit à Pulauski. Celui-ci, le pistolet à la main, l'avait forcé d'avouer à qui il appartenait: " je te renverrai à Lovzinski, lui avait-il dit; annonce-lui de ma part qu'il n'échappera pas à ma juste vengeance. " à ces mots, on avait bandé les yeux à mon courrier; il ne pouvait dire où on l'avait conduit et renfermé; mais au bout de trois jours, on l'était venu chercher: on avait encore pris la précaution de lui bander les yeux et de le promener pendant plusieurs heures; enfin la voiture s'était arrêtée, on l'en avait fait descendre. à peine il mettait pied à terre, que ses gardes s'étaient éloignés au grand galop; il avait détaché son bandeau, et s'était retrouvé précisément à l'endroit où d'abord on l'avait arrêté. " ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude; les menaces de Pulauski m'effrayaient beaucoup moins pour moi que pour Lodoïska, qui restait en son pouvoir: il pouvait, dans sa fureur, se porter contre elle aux dernières extrémités; je résolus de m'exposer à tout pour découvrir la retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain j'instruisis mes soeurs de mon dessein, et je quittai la capitale. Le seul Boleslas m'accompagnait; je me donnai partout pour son frère. Nous parcourûmes toute la Pologne; je vis alors que l'événement ne justifiait que trop les craintes de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le serment de fidélité pour le nouveau roi, les russes, répandus dans nos provinces, commettaient mille exactions dans les villes et désolaient les campagnes. Après avoir perdu trois mois en recherches vaines, désespéré de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement touché des malheurs de ma patrie, pleurant à la fois sur elle et sur moi, j'allais retourner à Varsovie, pour apprendre moi-même au nouveau roi à quels excès des étrangers se portaient dans ses états, lorsqu'une rencontre, qui semblait devoir être pour moi très fâcheuse, me força de prendre un parti tout différent. " les turcs venaient de déclarer la guerre à la Russie, et les tartares du Budziac et de la Crimée faisaient de fréquentes incursions dans la Volhynie, où je me trouvais alors. Quatre de ces brigands nous attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol. J'avais très imprudemment négligé de charger mes pistolets; mais je me servis de mon sabre avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux d'entre eux tombèrent grièvement blessés. Boleslas occupait le troisième; le quatrième me combattait avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère blessure, et reçut en même temps un coup terrible qui le renversa de son cheval. Boleslas se vit à l'instant débarrassé de son ennemi qui, au bruit de la chute de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avais renversé le dernier me dit en mauvais polonais: " un aussi brave homme que toi doit être généreux; je te demande la vie; ami, au lieu de m'achever, secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever, bande ma plaie. " il demandait quartier d'un ton si noble et si nouveau que je ne balançai pas. Je descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes; nous bandâmes sa plaie. " tu fais bien, brave homme, me disait le tartare, tu fais bien. " comme il parlait, nous vîmes s'élever autour de nous un nuage de poussière; plus de trois cents tartares accouraient à nous ventre à terre. " ne crains rien, me dit celui que j'avais épargné; je suis le chef de cette troupe. " effectivement, d'un signe il arrêta ses soldats prêts à me massacrer; il leur dit dans leur langue quelques mots que je ne compris pas; ils ouvrirent leurs rangs pour nous laisser passer Boleslas et moi. " brave homme, me dit encore leur capitaine, n'avais-je pas raison de te dire que tu faisais bien? Tu m'as laissé la vie, je sauve la tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi, et même un voleur. écoute, mon ami, en t'attaquant j'ai fait mon métier; tu as fait ton devoir en m'étrillant bien; je te pardonne, tu me pardonnes, embrassons-nous. " il ajouta: " le jour commence à baisser, je ne te conseille pas de voyager dans ces cantons cette nuit; ces gens-là vont aller chacun à son poste, et je ne pourrais te répondre d'eux. Tu vois ce château sur la hauteur à droite; il appartient à un certain comte Dourlinski, à qui nous en voulons beaucoup parce qu'il est fort riche: va lui demander un asile; dis-lui que tu as blessé Titsikan, que Titsikan te poursuit; il me connaît de nom, je lui ai déjà fait passer quelques mauvaises journées: au reste, compte que, pendant que tu seras chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout d'en sortir avant trois jours, et d'y rester plus de huit. Adieu. " ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé de Titsikan et de sa compagnie. Les avis du tartare étaient des ordres; je dis à Boleslas: " gagnons promptement ce château qu'il nous a montré; aussi bien je connais ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a quelquefois parlé de lui; il n'ignore peut-être pas où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui. Je dirai à tout hasard que c'est Pulauski qui nous envoie; cette recommandation vaudra bien celle de Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton frère, et ne me découvre pas. " " nous arrivâmes aux fossés du château; les gens de Dourlinski nous demandèrent qui nous étions; je répondis que nous venions pour parler à leur maître, de la part de Pulauski; que des brigands nous avaient attaqués et nous poursuivaient. Le pont-levis fut baissé; nous entrâmes: on nous dit que pour le moment nous ne pouvions parler à Dourlinski, mais que le lendemain, sur les dix heures, il pourrait nous donner audience. On nous demanda nos armes, que nous rendîmes sans difficulté. Boleslas visita ma blessure; les chairs étaient à peine entamées. On ne tarda pas à nous servir dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes conduits ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais lits venaient d'être préparés: on nous y laissa sans lumière, et l'on nous y enferma. " je ne pus fermer l'oeil de la nuit: Titsikan ne m'avait fait qu'une légère blessure, mais celle de mon coeur était si profonde! Au point du jour je m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les volets; ils étaient fermés à clé. Je les secoue vigoureusement, les ferrures sautent; je vois un fort beau parc; la fenêtre était basse, je m'élance, et me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y être promené quelques minutes, j'allai m'asseoir sur un banc de pierre placé au pied d'une tour, dont je considérai quelque temps l'architecture antique. Je restais là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une tuile tomba à mes pieds: je crus qu'elle s'était détachée de la couverture de ce vieux bâtiment; et pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à l'autre bout du banc. Quelques instants après, une seconde tuile tomba à côté de moi; le hasard me parut surprenant. Je me levai avec inquiétude; j'examinai la tour attentivement. J'aperçus à vingt-cinq ou trente pieds de hauteur une étroite ouverture; je ramassai les tuiles qu'on m'avait jetées; sur la première je déchiffrai ces mots, tracés avec du plâtre: " Lovzinski, c'est donc vous! Vous vivez! " et sur la seconde, ceux-ci: " délivrez-moi, sauvez Lodoïska. " " vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer combien de sentiments divers m'agitèrent à la fois; mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon embarras ne sauraient s'exprimer. J'examinais la prison de Lodoïska; je cherchais comment je pourrais l'en tirer. Elle m'envoya encore une tuile; je lus: " à minuit, apportez du papier, de l'encre et des plumes; demain, une heure après le soleil levé, venez chercher une lettre; éloignez-vous. " " je retournai à ma chambre; j'appelai Boleslas, qui m'aida à rentrer par la fenêtre; nous raccommodâmes le volet de notre mieux. J'appris à mon serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettait fin à mes courses et redoublait mes inquiétudes. Comment pénétrer dans cette tour? Comment nous procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de sa prison? Le moyen de l'enlever sous les yeux de Dourlinski, au milieu de ses gens, dans un château fortifié? Et en supposant que tant d'obstacles ne fussent pas insurmontables, pouvais-je tenter une entreprise aussi difficile dans le court délai que Titsikan m'avait laissé? Titsikan ne m'avait-il pas recommandé de rester chez Dourlinski trois jours, et de n'y pas demeurer plus de huit? Sortir de ce château avant le troisième jour, ou après le huitième, n'était-ce pas nous exposer aux attaques des tartares? Tirer ma chère Lodoïska de sa prison pour la livrer à des brigands! être à jamais séparé d'elle par l'esclavage ou par la mort! Cela était horrible à penser. " mais pourquoi était-elle dans une aussi affreuse prison? La lettre qu'elle m'avait promise m'en instruirait sans doute. Il fallait nous procurer du papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi je me préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle délicat d'un émissaire de Pulauski. " il était grand jour quand on vint nous mettre en liberté; on nous dit que Dourlinski pouvait et voulait nous voir. Nous nous présentâmes avec assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à peu près, dont l'abord était brusque et les manières repoussantes. Il nous demanda qui nous étions. " mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur Pulauski; mon maître m'a chargé pour vous d'une commission secrète; mon frère m'a accompagné pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer, être seul; je dois ne parler qu'à vous seul.-hé bien! Répondit Dourlinski, que ton frère s'en aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens; quant à celui-ci (il montra celui qui était son confident), tu trouveras bon qu'il reste; tu peux tout dire devant lui.-Pulauski m'envoie...-je le vois bien qu'il t'envoie.-pour vous demander... -quoi? (je pris courage.)-pour vous demander des nouvelles de sa fille.-des nouvelles de sa fille! Pulauski t'a dit...-oui, mon maître m'a dit que Lodoïska était ici. " je m'aperçus que Dourlinski pâlissait; il regarda son confident et me fixa longtemps en silence. " tu m'étonnes, reprit-il enfin; pour te confier un secret de cette importance, il faut que ton maître soit bien imprudent.-pas plus que vous, seigneur; n'avez-vous pas aussi un confident? Les grands seraient bien à plaindre s'ils ne pouvaient donner leur confiance à personne. Pulauski m'a chargé de vous dire que Lovzinski avait déjà parcouru une grande partie de la Pologne, et que sans doute il visiterait vos cantons.-s'il ose venir ici, me répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité, je lui garde un logement qu'il occupera longtemps; le connais-tu, ce Lovzinski?-je l'ai vu souvent chez mon maître, à Varsovie.-on le dit bel homme?-il est bien fait et de ma taille à peu près.-sa figure?-est prévenante, c'est un... -c'est un insolent, interrompit-il avec colère; si jamais il tombe en mes mains! -seigneur, on assure qu'il est brave.-lui! Je parie qu'il ne sait que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes mains! (je me contins; il ajouta d'un ton plus calme: ) il y a bien longtemps que Pulauski ne m'a écrit; où est-il à présent? -seigneur, j'ai des ordres précis de ne pas répondre à cette question-là: tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il a, pour cacher sa retraite et pour n'écrire à personne, de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer lui-même. " " Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer quelques signes de frayeur; il regarda son confident, qui semblait aussi embarrassé que lui. " tu dis que Pulauski viendra bientôt...-oui, seigneur, sous quinzaine, au plus tard. " il regarda encore son confident, et puis affectant tout à coup autant de sang-froid qu'il avait montré d'embarras: " retourne à ton maître; je suis fâché de n'avoir que de mauvaises nouvelles à lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est plus ici. " je fus à mon tour fort surpris. " quoi! Seigneur, Lodoïska...-n'est plus ici, te dis-je. Pour obliger Pulauski, que j'estime, je me suis chargé, quoique avec répugnance, du soin de garder sa fille dans mon château: personne que moi et lui (il me montra son confident) ne savait qu'elle y fût. Il y a environ un mois, nous allâmes, comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa journée; il n'y avait plus personne dans son appartement. J'ignore comment elle a fait; mais ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je n'ai pas entendu parler d'elle depuis: elle sera sans doute allée joindre Lovzinski à Varsovie, si pourtant les tartares ne l'ont pas enlevée sur la route. " mon étonnement devint extrême; comment concilier ce que j'avais vu dans le jardin avec ce que Dourlinski me disait? Il y avait là quelque mystère que j'étais bien impatient d'approfondir; cependant je me gardai bien de faire paraître le moindre doute: " seigneur, voilà des nouvelles bien tristes pour mon maître.-sans doute; mais ce n'est pas ma faute.-seigneur, j'ai une grâce à vous demander.-voyons.-les tartares dévastent les environs de votre château; ils nous ont attaqués; nous leur avons échappé comme par miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon frère et à moi, la permission de nous reposer ici seulement deux jours?-seulement deux jours; j'y consens. Où les a-t-on logés? Demanda-t-il à son confident.-au rez-de-chaussée, répondit celui-ci, dans une chambre basse...-qui donne sur mes jardins! Interrompit Dourlinski avec inquiétude.-les volets ferment à clé, répondit l'autre.-n'importe, " il faut les mettre ailleurs. " ces mots me firent trembler. Le confident répliqua: " cela n'est pas possible; mais... " il lui dit le reste à l'oreille. " à la bonne heure, répondit le maître, et qu'on le fasse à l'instant. " et s'adressant à moi: " ton frère et toi vous vous en irez après-demain; avant de partir, tu me parleras; je te donnerai une lettre pour Pulauski. " j'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où il déjeunait: il me remit une petite bouteille pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques feuilles de papier, qu'il s'était procurées sans peine. Je brûlais d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras était de trouver un lieu commode, où les curieux ne pussent m'inquiéter. On avait déjà prévenu Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre où nous avions passé la nuit que pour y coucher. Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit parfaitement. Les gens de Dourlinski buvaient avec mon prétendu frère; ils me proposèrent poliment de les aider aussi à vider quelques flacons. J'avalai de bonne grâce et coup sur coup plusieurs verres d'un fort mauvais vin: bientôt mes jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa; je fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisants que déraisonnables; en un mot, je jouai si bien l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la dupe. Il tremblait que, dans ce moment où je paraissais disposé à tout dire, mon secret ne m'échappât. " messieurs, dit-il aux buveurs étonnés, mon frère n'a pas la tête forte aujourd'hui; c'est peut-être un effet de sa blessure; ne le faisons plus ni parler ni boire; je crains que cela ne l'incommode, et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez à le porter sur son lit.-sur le sien? Non, cela ne se peut pas, répondit l'un d'eux; mais je prêterai volontiers ma chambre. " on me prit, on m'entraîna; on me monta dans un grenier, dont un lit, une table et une chaise formaient tout l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis; c'était là tout ce que je voulais. Dès que je fus seul, j'écrivis à Lodoïska une lettre de plusieurs pages. Je commençais par me justifier pleinement des crimes que Pulauski m'avait supposés; je lui racontais ensuite tout ce qui m'était arrivé depuis le moment de notre séparation jusqu'à celui où j'avais été reçu chez Dourlinski; je lui détaillais l'entretien que je venais d'avoir avec celui-ci; je finissais par l'assurer de l'amour le plus tendre et le plus respectueux; je lui jurais que, dès qu'elle m'aurait donné sur son sort les éclaircissements nécessaires, je m'exposerais à tout pour finir son horrible esclavage. " dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des réflexions qui me jetèrent dans une étrange perplexité. était-ce bien Lodoïska qui m'avait jeté ces tuiles dans le jardin? Pulauski aurait-il eu l'injustice de punir sa fille d'un amour que lui-même avait approuvé? Aurait-il eu l'inhumanité de la plonger dans une affreuse prison? Et quand même la haine qu'il m'avait jurée l'aurait aveuglé à ce point, comment Dourlinski avait-il pu se résoudre à servir ainsi sa vengeance? Mais, d'un autre côté, depuis trois mois je ne portais, pour me déguiser mieux, que des habits grossiers; les fatigues d'un long voyage et mes chagrins m'avaient beaucoup changé; quelle autre qu'une amante avait pu reconnaître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski? N'avais-je pas vu d'ailleurs le nom de Lodoïska tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même n'avouait-il pas que Lodoïska avait été chez lui prisonnière? Il ajoutait, il est vrai, qu'elle s'était échappée; mais cela était-il croyable? Et pourquoi cette haine que Dourlinski m'avait vouée, à moi, sans me connaître? Pourquoi cet air d'inquiétude, quand on lui avait dit que les émissaires de Pulauski occupaient une chambre qui donnait sur le jardin? Pourquoi, surtout, cet air d'effroi quand je lui avais annoncé la prochaine arrivée de mon prétendu maître? Tout cela était bien fait pour me donner de terribles inquiétudes; j'entrevoyais des choses affreuses, que je ne pouvais expliquer. Depuis deux heures, je me faisais sans cesse de nouvelles questions, auxquelles j'étais fort embarrassé de répondre, lorsque enfin Boleslas vint voir si son frère avait recouvré la raison. Je n'eus pas de peine à le convaincre que mon ivresse avait été feinte; nous descendîmes dans la cuisine, où nous passâmes le reste de la journée. Quelle soirée! Mon cher Faublas; aucune de ma vie ne me parut si longue, pas même celles qui la suivirent. " enfin l'on nous conduisit dans notre chambre, où l'on nous enferma comme la veille, sans nous laisser de lumière; il fallut encore attendre près de deux heures avant que minuit sonnât. Au premier coup de la cloche, nous ouvrîmes doucement les volets et la fenêtre; je me préparais à sauter dans le jardin; mon embarras fut égal à mon désespoir, quand je me vis retenu par des barreaux. Voilà, dis-je à Boleslas, ce que le maudit confident de Dourlinski lui disait à l'oreille; voilà ce qu'approuvait le maître odieux, quand il répondit: à la bonne heure, et qu'on le fasse à l'instant; voilà ce qu'ils ont exécuté dans la journée; c'est pour cela que l'entrée de cette chambre nous a été interdite. -seigneur, ils ont travaillé en dehors, me répondit Boleslas, car ils n'ont pas aperçu que ce volet avait été forcé.-hé! Qu'ils l'aient vu ou non, m'écriai-je avec violence, que m'importe? Cette grille fatale renverse toutes mes espérances; elle assure l'esclavage de Lodoïska, elle assure sa mort. " " oui, sans doute, elle assure ta mort " , me cria-t-on en ouvrant ma porte. Dourlinski, précédé de quelques hommes armés, et suivi de quelques autres qui portaient des flambeaux, Dourlinski entra le sabre à la main. " traître! Me dit-il, en me lançant des regards où sa fureur était peinte, j'ai tout entendu: je saurai qui tu es; tu me diras ton nom; ton prétendu frère le dira; tremble! Je suis de tous les ennemis de Lovzinski le plus implacable. Qu'on les fouille! " dit-il à ses gens. Ils se précipitèrent sur moi; j'étais sans armes, je fis une résistance inutile: ils m'enlevèrent mes papiers et la lettre que j'avais préparée pour Lodoïska. Dourlinski donna, en la lisant, mille signes d'impatience; il y était peu ménagé. " Lovzinski, me dit-il avec une rage étouffée, je mérite déjà toute ta haine; bientôt je la mériterai davantage; en attendant, tu resteras avec ton digne confident dans cette chambre que tu aimes. " à ces mots, il sortit; on ferma la porte à double tour; il posa une sentinelle en dehors, et une autre vis-à-vis des fenêtres, dans le jardin. " vous vous figurez dans quel accablement nous restâmes plongés, Boleslas et moi. Mes malheurs étaient à leur comble; ceux de Lodoïska m'affectaient bien plus vivement: l'infortunée! Quelle devait être son inquiétude! Elle attendait Lovzinski, et Lovzinski l'abandonnait! Mais non, Lodoïska me connaissait trop bien; elle ne me soupçonnerait pas d'une lâche perfidie. Lodoïska! Elle jugerait son amant d'après elle! Elle sentirait que Lovzinski partageait son sort, puisqu'il ne la secourait pas... hélas! Et la certitude de mon malheur augmenterait encore le sien! " telles furent, dans le premier moment, mes réflexions cruelles; on me laissa tout le temps d'en faire beaucoup d'autres non moins tristes. Le lendemain, on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les provisions pour notre journée. à la qualité des aliments qu'on nous fournissait, Boleslas jugea qu'on ne chercherait pas à nous rendre notre prison fort agréable. Boleslas, moins malheureux que moi, supportait son sort plus courageusement; il m'offrit ma part du maigre repas qu'il allait faire. Je ne voulais point manger; il me pressait vainement; l'existence était devenue pour moi un insupportable fardeau. " ah! Vivez, me dit-il enfin, en versant un torrent de larmes; vivez! Si ce n'est pas pour Boleslas, que ce soit pour Lodoïska. " ces mots firent sur moi la plus vive impression; ils ranimèrent mon courage; l'espérance rentra dans mon coeur; j'embrassai mon serviteur fidèle. " ô mon ami! M'écriai-je avec transport, ô mon véritable ami! Je t'ai perdu, et mes maux me touchent plus que les tiens! Donne, Boleslas, donne; je vivrai pour Lodoïska, je vivrai pour toi: veuille le juste ciel me rendre bientôt ma fortune et mon rang; tu verras que ton maître n'est pas un ingrat. " nous nous embrassâmes encore. Ah! Mon cher Faublas, si vous saviez comme le malheur rapproche les hommes! Comme il est doux, lorsqu'on souffre, d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot de consolation! " il y avait douze jours que nous gémissions dans cette prison, lorsqu'on vint m'en tirer pour me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me suivre, on le repoussa durement; cependant on me permit de lui parler un moment. Je tirai de mon doigt une bague que je portais depuis plus de dix ans; je dis à Boleslas: " cette bague me fut donnée par M De P, lorsque nous faisions ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski consomme aujourd'hui sa trahison en me faisant assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de ce château, va trouver ton roi, montre-lui ce bijou, rappelle-lui notre ancienne amitié, raconte-lui mes malheurs; Boleslas, il te récompenseras, il fera secourir Lodoïska. Adieu, mon ami. " on me conduisit à l'appartement de Dourlinski. Dès que la porte s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un fauteuil une femme évanouie: j'approchai; c'était Lodoïska. Dieu! Que je la trouvai changée! ... mais qu'elle était belle encore! " barbare! " dis-je à Dourlinski. à la voix de son amant, Lodoïska reprit ses sens. " ah! Mon cher Lovzinski, sais-tu ce que l'infâme me propose? Sais-tu à quel prix il m'offre ta liberté?-oui, s'écria Dourlinski furieux, oui, je le veux: te voilà bien sûre qu'il est en mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens rien, dans trois jours il est mort. " je voulais me jeter aux genoux de Lodoïska, mes gardes m'en empêchèrent: " je vous revois enfin, tous mes maux sont oubliés, Lodoïska; la mort n'a plus rien qui m'épouvante... toi, lâche, songe que Pulauski vengera sa fille, songe que le roi vengera son ami.-qu'on l'emmène! S'écria Dourlinski.-ah! Me dit Lodoïska, mon amour t'a perdu! " je voulais répondre, on m'entraîna; on me reconduisit dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports de joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avait cru perdu. Je lui racontai comment ma mort n'était que différée. La scène dont je venais d'être témoin avait enfin confirmé tous mes soupçons; il était clair que Pulauski ignorait les indignes traitements que sa fille essuyait; il était clair que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferait sa passion à quel prix que ce fût. " cependant, des trois jours que Dourlinski avait laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà s'étaient écoulés; nous étions au milieu de la nuit qui précédait le troisième; je ne pouvais dormir, je me promenais dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier aux armes; des hurlements affreux s'élèvent de toutes parts autour du château; il se fait un grand mouvement dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos fenêtres quitte son poste: Boleslas et moi nous distinguons la voix de Dourlinski; il appelle, il encourage ses gens; nous entendons distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les gémissements des mourants. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer, il recommence ensuite; il se prolonge, il redouble; on crie victoire! Beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force. Tout à coup, à ce vacarme affreux succède un silence effrayant: bientôt un bruissement sourd frappe nos oreilles; l'air siffle avec violence; la nuit devient moins sombre; les arbres du jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre: les flammes dévoraient le château de Dourlinski; elles gagnaient de tous côtés la chambre où nous étions, et pour comble d'horreur, des cris perçants partaient de la tour où je savais que Lodoïska était enfermée. " ici M Du Portail fut interrompu par le marquis de B qui, n'ayant trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé. Il recula deux pas en me voyant: " ah! Ah! Dit-il en saluant M Du Portail, c'est que vous avez aussi un fils? " puis s'adressant à moi: " monsieur est apparemment le frère? ...-de ma soeur, oui, monsieur.-hé bien! Vous avez une soeur fort aimable, charmante, mais charmante!-vous êtes aussi honnête qu'indulgent, interrompit M Du Portail.-indulgent! Oh, je ne le suis pas toujours; par exemple, je suis venu pour vous faire des reproches, à vous, monsieur.-à moi? Aurais-je eu le malheur? ...-oui, vous nous avez joué avant-hier un tour sanglant.-comment, monsieur?-vous avez chargé ce petit Rosambert de nous enlever Mademoiselle Du Portail; la marquise comptait bien que sa chère fille passerait la nuit chez elle. Point du tout.-j'ai craint, monsieur, que ma fille ne vous causât beaucoup d'embarras.-aucun, aucun, monsieur; Mademoiselle Du Portail est charmante, ma femme raffole d'elle, je vous l'ai déjà dit: en vérité, ajouta-t-il en ricanant, je crois que la marquise aime cette enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même. Je suis pourtant son mari! ... au moins si vous étiez venu vous-même la chercher!-pardon, monsieur, j'étais incommodé, je le suis même encore beaucoup... je sais que je dois à Madame De B des remerciements... -ce n'est pas pour cela! (pendant ce dialogue, on sent que je n'étais pas tout à fait à mon aise; le marquis me considérait avec une attention qui m'inquiétait.) savez-vous bien, me dit-il enfin, que vous ressemblez beaucoup à mademoiselle votre soeur?-monsieur, vous me flattez.-mais, c'est que cela est frappant: allez, allez, je m'y connais bien; d'abord tous mes amis conviennent que je suis physionomiste; je vous le demande à vous-même: je ne vous avais jamais vu, et je vous ai reconnu tout de suite! " M Du Portail ne put s'empêcher de rire avec moi de la bonne foi du marquis: " monsieur, dit-il à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort bien remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un peu; il faut convenir qu'il y a un air de famille.-oui, répondit le marquis en me regardant toujours, ce jeune homme est bien, fort bien; mais sa soeur est encore mieux, beaucoup mieux. (il me prit par le bras.) elle est un peu plus grande, elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu espiègle! C'est bien là sa figure; mais il y a dans vos traits quelque chose de plus hardi; vous avez moins de grâces dans le maintien, et dans toute l'attitude du corps quelque chose de plus... nerveux, de plus raide. Oh! Dame, n'allez pas vous fâcher, tout cela est bien naturel; il ne faut pas qu'un garçon soit fait comme une fille! (le flegme de M Du Portail ne put tenir contre ces derniers propos; le marquis nous vit rire, et se mit à rire de tout son coeur.) oh! Reprit-il, je vous l'ai dit, je suis grand physionomiste, moi! ... mais n'aurai-je pas le bonheur de voir la chère soeur? " M Du Portail se hâta de répondre: " non, monsieur, elle est allée faire ses adieux.-ses adieux! -oui, monsieur; elle part demain pour son couvent. -pour son couvent! à Paris?-non... à... Soissons.-à Soissons! Demain matin? Cette chère enfant nous quitte?-il le faut bien, monsieur.-elle fait actuellement ses visites? -oui, monsieur.-et sans doute elle viendra dire adieu à sa maman?-assurément, monsieur, et elle doit même être actuellement chez vous.-ah! Que je suis fâché! Ce matin, la marquise était encore malade, elle a voulu sortir ce soir! Je lui ai représenté qu'il faisait froid, qu'elle s'enrhumerait; mais les femmes veulent ce qu'elles veulent, elle est sortie: hé bien! Tant pis pour elle, elle ne verra pas sa chère fille, et moi je la verrai; car elle ne tardera sûrement pas à revenir. -elle a plusieurs visites à faire, dis-je au marquis.-oui, ajouta M Du Portail, nous ne l'attendons que pour souper.-on soupe donc ici? Vous avez raison; ils ont tous la manie de ne pas manger le soir: moi, je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la mode. Vous soupez, vous! Hé bien! Je reste, je soupe avec vous; vous allez dire que j'en use bien librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on agisse de même avec moi; quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je suis un bon diable. " il n'y avait pas moyen de reculer. M Du Portail prit son parti sur-le-champ. " je suis fort aise, monsieur le marquis, que vous veuillez bien être des nôtres. Vous permettrez seulement que mon fils nous quitte pour une heure ou deux; il a quelques affaires pressées. -monsieur, qu'on ne se gêne pas pour moi; qu'il nous quitte, mais qu'il revienne, car il est fort aimable, monsieur votre fils.-vous permettrez aussi que je vous laisse un moment pour lui dire deux mots?-faites, monsieur, comme si je n'étais pas là. (je saluai le marquis; il se leva précipitamment, me prit par la main, et dit à M Du Portail: ) tenez, monsieur, vous direz tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là ressemble à sa soeur comme deux gouttes d'eau! Je me connais en figures; je soutiendrais cela devant l'abbé Pernetti.-oui, monsieur, répondit M Du Portail, il y a un air de famille. " à ces mots, il passa avec moi dans un autre appartement. " parbleu, me dit-il, c'est un singulier homme que votre marquis! Il ne se gêne pas avec ceux qu'il aime.-mon très cher père, il est bien vrai que le marquis est venu sans façon s'impatroniser chez nous; mais, quant à moi, j'aurais tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à mon aise.-quant à vous, c'est bien dit; mais laissons la plaisanterie, et voyons comment nous allons sortir de là. Si je ne considérais que lui, cela serait bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des ménagements à garder à cause de sa femme... écoutez... retournez chez vous, faites prendre à votre laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer ici que Mademoiselle Du Portail soupe chez Madame De , le premier nom qu'il vous viendra à l'esprit. -hé bien! Après? Le marquis soupera toujours avec vous, et il attendra tranquillement le retour de votre fille: c'est ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.-comment donc faire? ... -comment? Mon très cher père, je fais si bien la demoiselle! Je vais m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement souper avec vous. Ce sera votre fils, au contraire, qui sera retenu, et qui ne viendra pas. Il est six heures, je serai de retour à dix; j'ai le temps.-à la bonne heure. Convenez pourtant que Lovzinski joue là un singulier rôle... vous m'avez embarqué dans une aventure! ... mais il n'y a plus à s'en dédire: allez vite, et revenez. " je courus à l'hôtel. Jasmin me dit que mon père était sorti, et qu'une fort jolie demoiselle m'attendait chez moi depuis plus d'une heure. " une jolie demoiselle, Jasmin! " je m'élançai comme un trait dans mon appartement. " ah! Ah! Justine, c'est toi! Jasmin disait bien que c'était une jolie demoiselle! " et j'embrassai Justine. " gardez cela pour ma maîtresse, me dit-elle d'un petit air boudeur.-pour ta maîtresse, Justine? Tu la vaux bien!-qui vous l'a dit?-je le soupçonne; il ne tient qu'à toi que j'en sois certain. " et j'embrassai Justine, et Justine me laissait faire, en répétant: " gardez cela pour ma maîtresse. Mon dieu! Que vous êtes bien avec vos habits, ajouta-t-elle; est-ce que vous les quitterez encore pour vous déguiser en femme?-ce soir, pour la dernière fois, Justine; après cela, je serai toujours homme... à ton service, belle enfant. -à mon service? Oh! Que non; au service de madame.-au sien et au tien en même temps, Justine.-oui dà! Il vous en faut donc deux à la fois?-je sens, ma chère, que ce n'est pas trop. " et j'embrassai Justine, et mes mains se promenaient sur une gorge fort blanche, qu'on ne défendait presque pas. " mais voyez donc comme il est hardi! Disait Justine. Qu'est devenu la modestie de Mademoiselle Du Portail?-ah! Justine, ah! Tu ne sais pas comme une nuit m'a changé!-cette nuit-là avait bien changé ma maîtresse aussi! Le lendemain elle était pâle! Fatiguée! ... mon dieu! En la voyant, je n'ai pas eu de peine à deviner que Mademoiselle Du Portail était un bien brave jeune homme! -quand je te dis, Justine, que je n'en aurais pas trop de deux! " je voulus l'embrasser; pour cette fois elle se défendit en reculant. Mon lit se trouva derrière elle, elle y tomba à la renverse; et, par un malheur auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre au même instant. Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressait pas de réparer son désordre, me demanda en riant ce que je pensais de la petite espièglerie qu'elle avait faite au marquis. " quoi donc, mon enfant? -l'étiquette au milieu du dos. Que dites-vous du tour?-charmant! Délicieux! Presque aussi bon que celui que nous venons de faire à la marquise. -à propos d'elle, et ma commission donc! Ma maîtresse vous attend...-elle m'attend? J'y cours! -là! Le voilà parti! Et où courez-vous?-je n'en sais rien.-voyez donc comme il me plantait là.-Justine, c'est que... tu conçois...-je conçois que vous êtes un franc libertin.-tiens, Justine, faisons la paix: un louis d'or et un baiser.-je prends l'un très volontiers... et je vous donne l'autre de bon coeur. Le charmant jeune homme! Joli, vif et généreux! Oh! Comme vous avancerez dans le monde! Ah ça, partons; suivez-moi par derrière, à quelque distance, et sans affectation. Vous me verrez entrer dans une boutique; à côté est une porte cochère que vous trouverez entr'ouverte, vous entrerez vite. Un portier vous demandera qui vous êtes; vous répondrez l'amour , vous grimperez au premier étage. Sur une petite porte blanche vous lirez ce mot: Paphos. vous ouvrirez avec la clé que voici, et vous ne resterez pas longtemps seul. " avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner de prendre un autre habit que celui de la maison, et d'aller, de la part de M De Saint-Luc, annoncer à M Du Portail que son fils ne reviendrait pas souper. Cependant Justine s'impatientait; je la suivis; elle entra chez une marchande de modes; je me précipitai dans la porte cochère. l'amour, criai-je au portier, et d'un saut je fus à Paphos . J'ouvris, j'entrai; le lieu me parut digne du dieu qu'on y adorait. Un petit nombre de bougies n'y répandait qu'un jour doux; je vis des peintures charmantes; je vis des meubles aussi élégants que commodes; je remarquai surtout, dans le fond d'une alcôve dorée, tapissée de glaces, un lit à ressorts, dont les draps de satin noir devaient relever merveilleusement l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins que j'avais promis à M Du Portail de ne plus revoir la marquise, et l'on devine que je m'en ressouvins trop tard. Une porte, que je n'avais pas remarquée, s'ouvrit tout à coup; la marquise entra. Voler dans ses bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans l'alcôve, la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec elle dans une douce extase, ce fut l'affaire d'un moment. La marquise reprit ses sens en même temps que moi. Je lui demandai comment elle se portait. " que dites-vous donc? " répondit-elle d'un air étonné. Je répétai: " ma chère petite maman, comment vous portez-vous? " elle partit d'un éclat de rire: " je croyais avoir mal entendu; le comment vous portez-vous est excellent; mais si j'étais incommodée, il serait bien temps de me le demander. Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une personne malade? Mon cher Faublas, ajouta-t-elle en m'embrassant tendrement, vous êtes bien vif.-ma chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui bien des choses que j'ignorais il y a trois jours.-craignez-vous de les oublier? Fripon que vous êtes.-oh! Non.-oh! Non, répéta-t-elle en me contrefaisant, je vous crois bien, monsieur le libertin. (elle m'embrassa encore.) promettez de ne vous en souvenir jamais qu'avec moi, de ces choses-là.-je vous le promets, ma petite maman.-vous jurez d'être fidèle?-je le jure. -toujours?-oui, toujours.-mais, dites-moi donc, vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit ingrat.-je n'étais pas chez moi; j'ai dîné chez M Du Portail.-chez M Du Portail! Il vous a parlé de moi?-oui.-vous ne lui avez pas conté les folies? ...-non, maman. " elle continua d'un ton très sérieux: " vous lui avez bien dit que j'ai été, comme le marquis, trompée par les apparences? -oui, maman.-et que je le suis encore? Poursuivit-elle d'une voix tremblante, mais en me donnant le baiser le plus tendre.-oui, maman. -charmant enfant! S'écria-t-elle; il faudra donc que je t'adore!-si vous ne voulez pas être une ingrate, il le faudra. " cette réponse me valut plusieurs caresses; et puis un reste d'inquiétude se faisant sentir encore: " ainsi vous avez assuré M Du Portail que je vous crois... fille? Ajouta la marquise en rougissant.-oui.-vous savez donc mentir?-est-ce que j'ai menti?-je pense que le fripon se moque de sa maman! " je feignis de vouloir m'enfuir; elle me retint: " demandez pardon tout à l'heure, monsieur. " je le demandai comme un homme qui était bien sûr de l'obtenir; le badinage s'échauffa, la paix fut signée. " vous n'êtes plus fâchée? Dis-je à la marquise. -bon! Répondit-elle en riant, est-ce que la colère d'une amante tient contre de pareils procédés? -petite maman, je passe avec vous des moments bien doux; savez-vous à qui j'en ai l'obligation?-il serait bien singulier que vous crussiez devoir de la reconnaissance à quelque autre qu'à moi.-cela est singulier, j'en conviens; mais cela est.- expliquez-vous, mon bon ami.-j'ignorais le bonheur que vous me prépariez; je serais encore chez M Du Portail, si votre cher mari n'était venu faire une visite...-à M Du Portail?-et à moi, maman.-il vous a vu chez M Du Portail? " ici, je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui s'était passé dans la visite que le marquis nous avait faite. Elle se contint beaucoup pour ne pas rire. " ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne étoile! Il semble qu'il aille exprès chercher le ridicule! Une femme est bien malheureuse, mon cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un: son mari n'est plus qu'un sot.-petite maman, vous n'êtes pas tant à plaindre! Il me semble que dans ce cas, le malheur est pour le mari. -ah! C'est que, répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre toujours des humiliations qu'un mari reçoit.-on en souffre quelquefois, je le veux bien; mais aussi n'en profite-t-on jamais? -Faublas, vous vous ferez battre! ... mais, dites-moi, il faut que vous alliez souper avec le marquis, et vous n'avez pas de robe; et puis, comptez-vous me quitter si tôt?-le plus tard qu'il me sera possible, ma belle maman.-mais vous pouvez vous habiller ici. " à ces mots elle sonna Justine: " va, lui dit-elle, chercher une de mes robes; il faut que nous habillions mademoiselle. " je fermai la porte sur Justine, qui me donna un petit soufflet; la marquise ne s'en aperçut pas; je retournai près d'elle. " petite maman, êtes-vous bien sûre que votre femme de chambre ne jasera pas?-oui, mon ami; je lui donnerai pour se taire beaucoup plus d'argent qu'on ne lui en donnerait pour parler. Je ne pouvais vous recevoir chez moi; il fallait renoncer au plaisir de vous voir, ou me décider à faire une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas balancé... charmant enfant! Ce n'est pas la première folie que tu me fais faire. " elle prit ma main qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux. " petite maman, vous ne me voulez plus voir?-ah! Toujours et partout! S'écria-t-elle; ou bien il eût fallu ne te voir jamais. " ma main, qui tout à l'heure me cachait ses yeux, maintenant était pressée sur son coeur: son coeur ému palpitait, ses longues paupières se remplissaient de larmes, et sa bouche charmante, approchée de la mienne, demandait un baiser: elle en reçut mille! Un feu dévorant me brûlait; je crus qu'il était partagé, je voulus l'éteindre; mais mon amante plus heureuse, plongée dans l'ivresse d'un tendre épanchement, goûtait les inexprimables douceurs des plaisirs qui viennent de l'âme: elle refusa des jouissances moins ravissantes, quoique délicieuses. " ne plus te voir! Reprit-elle, ce serait ne plus exister, et je n'existe que depuis quelques jours... une imprudence! Ajouta-t-elle bientôt, en promenant sur tous les objets qui nous environnaient ses regards étonnés; ah! N'en ai-je fait qu'une? Ah! Combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par celles qu'en si peu de temps tu m'as obligée de commettre!-chère maman, je me permets une question peut-être bien indiscrète: mais vous excitez ma vive curiosité. Chez qui sommes-nous donc ici? " cette question tira la marquise de l'extase où elle était: " chez qui nous sommes? ... chez... chez une de mes amies.-cette amie-là aime... " Madame De B, tout à fait remise, se hâta de m'interrompre: " oui, Faublas, elle aime, vous avez dit le mot; elle aime! ... c'est l'amour qui a fait ce lieu charmant; c'est pour son amant...-et pour le vôtre, ma petite maman.-oui, mon bon ami, elle a bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir. -cette porte par laquelle vous êtes entrée? -donne dans ses appartements.-maman, encore une question.-voyons.-comment vous portez-vous? (elle me regarda d'un air étonné et riant.) oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez malade avant-hier... M De Rosambert...-ne me parlez pas de lui. M De Rosambert est un indigne homme, capable de me faire à moi mille noirceurs, et à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé à le croire, il vous affirmera confidemment qu'il a eu tout l'univers. Encore s'il n'était que fat, on pourrait le lui pardonner; mais ses odieux procédés pour moi, quand même je les aurais mérités, seraient toujours inexcusables.-il est vrai qu'il nous a bien tourmentés avant-hier.-je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit! Laissons cela cependant... quand je te vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que j'ai souffert pour toi... qu'il est bien dans ses habits d'homme! ... qu'il est joli! ... qu'il est charmant! Mais, quel dommage! Ajouta-t-elle en se levant d'un air léger, il faut quitter tout cela! Allons, Monsieur De Faublas, faites place à Mademoiselle Du Portail. " à ces mots, elle défit d'un coup de main tous les boutons de ma veste. Je me vengeai sur un fichu perfide, que j'avais déjà beaucoup dérangé, et que j'enlevai tout à fait. Elle continua l'attaque; je me plaisais à la vengeance; nous ôtions tout, sans rien rétablir. Je montrai à la marquise demi-nue l'alcôve fortunée; et cette fois elle s'y laissa conduire. On grattait doucement à la porte; c'était Justine. Il faut lui rendre justice, pour cette fois elle avait fait promptement sa commission. Quoique peu décemment vêtu, j'allais, sans y songer, ouvrir à la femme de chambre: la marquise tira un cordon; des rideaux se fermèrent sur nous, la porte s'ouvrit. " madame, voici tout ce qu'il faut; vous aiderai-je à l'habiller?-non, Justine, je m'en charge; mais tu la coifferas; je te sonnerai. " Justine sortit; nous nous amusâmes quelque temps encore à contempler les tableaux riants et multipliés que nous offraient les glaces dont nous étions environnés. " allons, me dit la marquise en m'embrassant, il faut que j'habille ma fille. " je voulus marquer l'instant de la retraite par une dernière victoire. " non, mon bon ami, ajouta-t-elle, il ne faut abuser de rien. " ma toilette commença. Tandis que la marquise s'en occupait sérieusement, je m'amusais à tout autre chose. " voyez s'il finira, disait ma belle maîtresse; allons, songez qu'il faut être sage, vous voilà demoiselle. " j'étais affublé d'un jupon et d'un corset. " ma petite maman, il faut d'abord que Justine me coiffe; ensuite elle finira de m'habiller. (j'allais sonner.)-qu'il est étourdi! Ne voyez-vous pas dans quel état vous m'avez mise? Ne faut-il pas que je m'habille aussi? " j'offris mes services à la marquise; je faisais tout de travers: " petite maman, il faut plus de temps pour réparer que pour détruire.-oh! Oui; je le vois bien! Quelle femme de chambre j'ai là! Elle est encore plus curieuse que maladroite. " enfin nous sonnâmes Justine. " petite, il faut coiffer cette enfant.-oui, madame. Mais ne faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux aussi?-pourquoi donc? Suis-je décoiffée?-madame, il me semble que oui. " la marquise ouvrit une armoire, on y fourra mes habits d'homme. " demain matin, me dit-on, un commissionnaire discret vous reportera tout cela chez vous. " dans une autre armoire plus profonde se trouvait une table de toilette qu'on roula jusqu'à moi; et voilà Justine exerçant ses petits doigts légers. La marquise, en se plaçant auprès de moi, me dit: " Mademoiselle Du Portail, permettez-moi de vous faire ma cour.-oui, oui, interrompit Justine, en attendant que M De Faublas vous fasse encore la sienne.-que dit donc cette écervelée? Répondit la marquise.-elle dit que je vous aime bien.-dit-elle vrai, Faublas? -en doutez-vous, maman? " et je lui baisai la main. Cela déplut à Justine apparemment: " diables de cheveux! Dit-elle, en donnant un coup de peigne vigoureux, comme ils sont mêlés!-haï! ... Justine, tu me fais mal!-ne faites pas attention, monsieur; songez à votre affaire, madame vous parle.-petite, je ne dis mot; je regarde Mademoiselle Du Portail. Tu la fais bien jolie? -c'est pour qu'elle plaise davantage à madame. -petite, je crois qu'au fond cela t'amuse. Mademoiselle Du Portail ne te déplaît pas? -madame, j'aime encore mieux M De Faublas. -elle est de bonne foi, au moins.-de très bonne foi, madame: demandez-lui plutôt à lui-même.-moi, Justine, je n'en sais rien.-vous mentez, monsieur.-comment, je mens!-oui, monsieur; vous savez bien que quand il faut faire quelque chose pour vous, je suis toujours prête... madame m'envoie chez vous, zeste, je pars.-oui, interrompit la marquise, mais tu ne reviens pas.-madame, aujourd'hui ce n'est pas ma faute, il m'a fait attendre. (ici Justine me chatouilla doucement le cou, en tournant une boucle.)-c'est qu'il n'est pas pressé quand il faut venir me voir!-ah! Petite maman, je ne suis heureux qu'auprès de vous. " j'embrassai la marquise, qui faisait mine de s'en défendre. Justine trouva le badinage trop long; elle me pinça rudement; la douleur m'arracha un cri. " prenez donc garde à ce que vous faites, dit la marquise à Justine, avec un peu d'humeur. -mais, madame, aussi, il ne peut pas se tenir un moment tranquille! " il y eut quelques instants de silence. Ma belle maîtresse avait une de mes mains dans les siennes; l'espiègle soubrette occupa l'autre, en me faisant tenir un bout de ruban qui devait nouer mes cheveux; et, saisissant le moment, elle m'appliqua un peu de pommade sur la figure. " Justine! Lui dis-je.-petite! Dit la marquise. -madame, je n'emploie qu'une main, que ne se défend-il avec l'autre? " et puis, feignant que la houppe lui était échappée, elle me jeta de la poudre sur les yeux. " petite! Vous êtes bien folle! ... je ne vous enverrai plus chez lui!-bon! Madame, est-ce qu'il est dangereux? Je n'ai pas peur de lui. -mais, Justine, c'est que tu ne sais pas comme il est vif!-oh que si! Madame.-tu le sais, petite?-oui, madame. Madame se souvient du soir qu'elle a couché chez nous cette belle demoiselle!-hé bien?-j'ai offert de la déshabiller, madame n'a pas voulu.-sans doute; elle avait un air si modeste, si timide! Qui n'en aurait été la dupe? Je ne sais pas comment j'ai pu lui pardonner.-c'est que madame est si bonne! ... madame, je disais donc que vous n'aviez pas voulu. Mademoiselle Du Portail se déshabillait derrière les rideaux; je passai par hasard près d'elle au moment où, ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançait dans le lit.-enfin?-enfin, madame, cette drôle de demoiselle sauta si vite, si singulièrement que...-hé bien! Achève donc, dis-je à Justine.-ah! Mais je n'ose.- finis donc, dit la marquise en se cachant le visage avec son éventail.-elle sauta si singulièrement, et avec si peu de précaution, que je m'aperçus... -quoi! Justine, interrompit la marquise d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes? ...-que c'était un jeune homme; oui, madame.-comment! Et vous ne m'avez pas avertie!-bon! Madame, et le pouvais-je? Vos femmes dans votre appartement! Le marquis près d'y entrer! Cela aurait fait un beau vacarme! ... et puis madame le savait peut-être. " à ces derniers mots, la marquise pâlit. " vous me manquez, mademoiselle; sachez que si je veux bien m'oublier, je ne veux pas qu'on s'oublie! " le ton dont ces paroles furent prononcées fit trembler la pauvre Justine; elle s'excusa de son mieux: " madame, je plaisantais.-je le crois, mademoiselle; si je pensais que vous eussiez parlé sérieusement, je vous chasserais dès ce soir. " Justine se mit à pleurer. Je tâchai d'apaiser la marquise. " convenez, me dit celle-ci, qu'elle m'a dit une impertinence... comment! Oser supposer, oser me dire en face et devant vous que je savais... (elle rougit beaucoup, me prit la main, et me la serra doucement). Mon cher Faublas, mon bon ami, vous savez comme tout cela s'est passé; vous savez si ma faiblesse est excusable! Votre déguisement trompe tout le monde. Je vois au bal une jeune demoiselle, jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens beaucoup d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche; tout le monde se retire... l'aimable demoiselle est dans mon lit, à côté de moi... il se trouve que c'est un charmant jeune homme! ... jusqu'ici le hasard, ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela, j'ai sans doute été bien faible; mais quelle femme à ma place aurait résisté? Le lendemain, je m'applaudis du hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure. Faublas, vous connaissez le marquis; on m'a mariée malgré moi, on m'a sacrifiée: quelle femme excusera-t-on, si l'on me juge à la rigueur? (je vis la marquise prête à pleurer; j'essayai de la consoler par le baiser le plus tendre; je voulus parler.) un moment, me dit-elle, un moment, mon ami. Le lendemain, je confie à mademoiselle mon étonnante aventure; je lui dis tout, tout! Faublas... elle a le secret de ma vie, mon secret le plus cher! Elle paraît me plaindre, m'aimer; point du tout, elle abuse de ma confiance; elle suppose une horreur; elle me dit en face... " Justine fondait en larmes; elle tomba aux genoux de sa maîtresse, elle lui demanda vingt fois pardon. Je joignis mes instances aux siennes, car j'étais vivement ému. La marquise fut attendrie. " allez, dit-elle, allez, je vous pardonne, Justine; oui, je vous pardonne. " Justine baisa la main de sa maîtresse, et s'excusa de nouveau. " c'est assez, lui répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis contente; relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais que si votre maîtresse a des faiblesses, il ne faut pas lui supposer des vices; que, loin de chercher à la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou la plaindre; et qu'enfin vous ne pouvez, sans vous rendre indigne de ses bontés, lui manquer de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle avec beaucoup de douceur, ne pleure plus; relève-toi, je te dis que je te pardonne; finis cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de cela. " Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un air confus. La marquise me regardait languissamment; nous gardions tous trois le silence; ma toilette n'en alla que plus vite; j'eus deux femmes de chambre au lieu d'une. Il était neuf heures, il fallut se séparer; nous nous donnâmes le baiser d'adieu. " allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez mon mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles. " je descendis; un fiacre était à la porte. Comme j'y montais, deux jeunes gens passèrent; ils me regardèrent de très près, et se permirent quelques plaisanteries, plus grossières que galantes. J'en fus surpris; la maison d'où je sortais pouvait-elle être suspecte? C'était celle d'une amie de la marquise. Ma mise n'était pas non plus celle d'une fille! Pourquoi donc ces messieurs s'égayaient-ils sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur avait paru étrange de voir une femme, bien parée et sans domestiques, monter seule dans un fiacre à neuf heures du soir. à mesure que mon phaéton avançait, mes réflexions prirent un autre cours et changèrent d'objet. J'étais seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui avais fait dans la matinée qu'une courte visite; dans la soirée je ne donnais qu'un moment à son souvenir; mais si le lecteur veut m'excuser, qu'il songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une femme charmante, voluptueuse et belle; qu'il sache que Justine a la plus jolie petite figure chiffonnée; qu'il se souvienne surtout que Faublas commence son noviciat, et n'a guère que seize ans! J'arrivai chez M Du Portail. Le marquis, en me faisant de profondes révérences, commença par me demander si j'avais vu sa femme. Répondre non, c'était bien mentir; il fallut m'y déterminer pourtant. " non, monsieur le marquis.-je le savais bien! J'en étais sûr! " M Du Portail l'interrompit: " ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre. Nous allons nous mettre à table.-sans mon frère?-il m'a fait dire qu'il soupait en ville.-comment! La veille de mon départ!-belle demoiselle, vous ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.-monsieur, je crois l'avoir dit à madame la marquise.-elle ne m'en a pas parlé.-bon!-je vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en a pas parlé!-monsieur, je vous crois.-ah! C'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre père croirait que je fais le connaisseur, et que je ne le suis pas. -comment donc?-comment, mademoiselle! Vous ne croiriez jamais ce qui m'est arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre frère, que je n'avais jamais vu!-oh! Bah!-demandez à monsieur votre père.-à la bonne heure, monsieur. Vous l'avez reconnu; mais madame la marquise...-ne m'en a pas parlé, je vous le jure.-bon!-je vous en donne ma parole d'honneur.-c'est donc M De Rosambert?-il ne m'en a pas parlé non plus! -je crois pourtant l'avoir entendu vous dire à peu près...-pas un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste! Et le marquis se fâchait presque.-c'est donc moi qui me suis trompée! En ce cas, monsieur, il faut que vous soyez grand physionomiste.-oh! ça, c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne ne se connaît en physionomie comme moi. " M Du Portail s'amusait de la conversation; et de peur qu'elle ne finît trop tôt: " il faut convenir aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air de famille.-j'en conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens; mais c'est justement cet air de famille qu'il faut saisir, qu'il faut distinguer dans les traits; c'est là ce qui constitue les vrais connaisseurs! Entre père, mère, frères et soeurs, il y a toujours un air de famille.-toujours, m'écriai-je, toujours! Vous croyez, monsieur? -si je le crois! Mais j'en suis sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans le maintien, dans les manières, dans les regards... enveloppé, vous dis-je, enveloppé de sorte qu'il n'est pas aisé de l'apercevoir. Hé bien! Un homme habile le cherche... le débrouille... vous concevez?-de sorte que, si après m'avoir vue, mais avant d'avoir vu mon père, mon père que voici, vous l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt personnes... -lui! Dans mille je l'aurais reconnu. " M Du Portail et moi nous nous mîmes à rire. Le marquis se leva, quitta la table, alla à M Du Portail, lui prit la tête d'une main, et promenant un doigt sur le visage de mon prétendu père: " ne riez donc pas, monsieur, ne riez donc pas. Tenez, mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend ici, qui passe par là, qui revient ensuite? ... revient-il? ... non, il ne revient pas, il reste là. Hé bien! Tenez... (il venait à moi.)-monsieur, je ne veux pas qu'on me touche. (il s'arrêta, et promena son doigt, mais sans le poser sur mon visage.)-hé bien! Mademoiselle, ce même trait, le voilà, là, ici, et encore là... là; voyez-vous? -hé! Monsieur, comment voulez-vous que je voie? -vous riez! ... il ne faut pas rire, cela est sérieux... vous voyez bien, vous, monsieur?-très bien.-outre cela, monsieur, il y a dans l'ensemble... dans la configuration du corps, certaines nuances... de ressemblance... certains rapports secrets... occultes...-occultes! Répétai-je, occultes!-oui, oui, occultes. Vous ne savez peut-être pas ce que c'est qu'occultes? Cela n'est pas étonnant, une demoiselle! ... je disais donc, monsieur, qu'il y a des ressemblances occultes... non, ce n'est pas ressemblance que j'avais dit, c'est un autre mot... plus... là... mieux... ah! Dame! Je ne sais plus où j'en étais, on m'a interrompu.-monsieur, vous aviez dit des rapports occultes.-ah! Oui, des rapports! Des rapports! Et je vais vous faire concevoir cela, à vous, monsieur, qui êtes raisonnable.-comment! Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je crois!-non, ma belle demoiselle, vous ne pouvez pas savoir tout ce que monsieur votre père sait.-ah! Dans ce sens-là...-oui, dans ce sens-là, ma belle demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi expliquer à monsieur... monsieur, les pères et les mères, dans la... procréation des individus, font des êtres qui ressemblent... qui ont des rapports occultes avec les êtres qui les ont procréés, parce que la mère de son côté, et le père du sien...-chut! Chut! Je vous entends, interrompit M Du Portail.-oh! Elle ne comprend pas cela, répondit le marquis, elle est trop jeune... cela est pourtant clair, ce que je vous explique; mais cela est clair pour vous. Ces choses-là, monsieur, sont physiques; elles ont été physiquement prouvées par des... par de grands physiciens, qui entendaient très bien ces parties-là.-monsieur le marquis, pourquoi donc parler bas?-j'ai fini, mademoiselle, j'ai fini; monsieur votre père est au fait.-vous vous connaissez en physionomie, monsieur le marquis; mais vous connaissez-vous aussi en étoffes? Que dites-vous de cette robe-là?-elle est très jolie, très jolie. Je crois que la marquise en a une pareille... oui, toute pareille.-de la même étoffe? De la même couleur?-de la même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la couleur, c'est absolument la même: elle est très jolie; elle vous va au mieux. " il partit de là pour me faire des compliments à sa manière, tandis que M Du Portail, devinant à qui la robe appartenait, me regardait d'un air mécontent, et semblait me reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que je lui avais donnée. Nous sortions de table, quand mon véritable père, M De Faublas, qui m'avait promis de me venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême de retrouver chez M Du Portail son fils encore travesti, et le marquis de B. " encore! Dit-il en me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur Du Portail, vous avez la bonté...-eh! Bonsoir, mon ami, ne reconnaissez-vous pas monsieur le marquis de B? Il m'a fait l'honneur de me venir demander à souper pour faire ses adieux à ma fille, qui part demain.-qui part demain? Répliqua le baron en saluant froidement le marquis.-oui, mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous pas? -hé! Non, dit le baron avec impatience; hé! Non, je ne le sais pas.-hé bien! Mon ami, je vous le dis, elle part.-oui, monsieur, interrompit le marquis, en s'adressant à mon père, elle part; j'en ai bien du chagrin, et ma femme en sera très fâchée.-et moi, monsieur, répondit le baron, j'en suis bien aise; il est temps que cela finisse " , ajouta-t-il en me regardant. M Du Portail craignit qu'il ne s'emportât; il le tira à part. " qu'est-ce donc que cet homme-là? Me dit alors le marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?-justement.-je l'ai reconnu tout d'un coup; quand une fois j'ai vu une figure, elle est là. Mais cet homme-là me déplaît; il a toujours l'air fâché. Est-ce un de vos parents?-point du tout.-oh! Je l'aurais gagé qu'il n'était point de la famille! Il n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance: la vôtre est toujours gaie; la sienne est toujours sombre, à moins qu'un ris platonique... non! Sartonique... est-ce sartonique ou sard... enfin, vous comprenez: je veux dire que lorsqu'il ne vous regarde pas de travers, cet homme-là, il vous rit au nez.-ne faites pas attention à cela, c'est un philosophe.-un philosophe! Reprit le marquis d'un air effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe! Ah! Je m'en vais. " M Du Portail et le baron s'entretenaient ensemble, et nous tournaient le dos. Le marquis alla dire adieu à M Du Portail. " ne vous dérangez pas, dit-il au baron, qui se retourna pour le saluer; monsieur, ne vous dérangez pas; je n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise que vous ne soyez pas de la famille. Un philosophe! Un philosophe! " répéta-t-il en s'enfuyant. Quand il fut parti, mon père et M Du Portail recommencèrent à causer tout bas. Je m'endormis au coin du feu. Un songe heureux me présenta l'image de ma Sophie. " Faublas, cria le baron, allons-nous-en. -voir ma jolie cousine? Lui dis-je encore tout étourdi-sa jolie cousine! Voyez s'il ne dort pas tout debout. " M Du Portail riait. Il me dit: " allez-vous-en, mon ami, allez dormir chez vous, je crois que vous en avez besoin; nous nous reverrons; je vous dois encore des reproches, et le récit de mes malheurs; nous nous reverrons. " en rentrant, je demandai M Person; il venait de se coucher. J'en fis autant, et je fis bien. Jamais on ne dormit plus profondément aux harangues fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques du musée moderne, aux rares plaidoyers des D, des D, des Dl, et de tant d'autres grands orateurs inscrits sur le fameux tableau. à mon réveil, je sonnai Jasmin, pour le prévenir qu'on me rapporterait dans la matinée mes habits que j'avais laissés la veille chez un ami. Ensuite je fis appeler M Person; je lui demandai comment se portaient Adélaïde et Mademoiselle De Pontis. " vous les avez vues hier, me répondit-il.-et vous aussi, Monsieur Person, vous les avez vues, et même vous leur avez dit que j'avais fait une connaissance au bal.-hé bien! Monsieur, quel mal?-et quelle nécessité, monsieur? Dites à ma soeur vos secrets, à la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les respecter.-en vérité, monsieur, vous le prenez sur un ton..., depuis quelques jours on ne vous reconnaît plus... je me plaindrai à monsieur votre père.-et moi, monsieur, à ma soeur. (je le vis pâlir.) croyez-moi, soyons bons amis; mon père désire que je sorte avec vous.-hé bien! Finissez votre toilette, et allons au couvent. " nous partions, quand Rosambert arriva. Dès qu'il sut où nous allions, il me pria de lui permettre de nous accompagner. " depuis quatre mois, me dit-il, vous m'avez promis de me faire connaître votre aimable soeur.-Rosambert, je vais vous tenir parole, et vous allez voir une demoiselle que vous serez forcé d'estimer.-mon ami, distinguons; je suis très convaincu que Mademoiselle De Faublas est dans le cas de l'exception; mais je rétorquerai sur vous le terrible argument dont vous vous êtes armé contre moi: une exception ne détruit pas la règle, elle la prouve.-tout comme il vous plaira; je vous préviens que vous allez voir une demoiselle de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à la simplicité; cependant elle est aussi grande qu'on peut l'être à son âge, et elle ne manque ni d'esprit, ni d'éducation. " Person fut plus heureux que moi; ma soeur vint au parloir; ma Sophie n'y vint pas. Après les révérences et les compliments d'usage, après quelques minutes d'une conversation générale, je ne pus dissimuler mon inquiétude: " Adélaïde, dites-moi donc ce qu'a ma jolie cousine?-oh! Mon frère, il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache, et elle s'en occupe toute la journée. Je ne reconnais plus ma bonne amie; autrefois elle était étourdie, gaie, folle comme moi; maintenant je la vois triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours presque aussi douce, aussi caressante; mais elle est rarement avec nous. Dans nos heures de récréation, elle jouait, elle courait au jardin avec nos compagnes; à présent, mon frère, elle cherche un petit coin pour s'y promener toute seule. Oh! Elle est malade! Elle est vraiment malade! Elle mange peu, elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère, et moi qu'elle aimait tant, elle a l'air de me craindre! Oui, en vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout le monde; mais c'est moi surtout qu'elle évite! Hier, je la vois entrer dans une petite allée couverte au bout du jardin: j'arrive à pas de loup, je la trouve s'essuyant les yeux: " ma bonne amie, dis-moi donc où tu as mal? ... " elle me regarde d'un air... d'un air... mais c'est que je n'ai vu personne avoir cet air-là... enfin elle me répond: Adélaïde, tu ne le devines pas! Ah! que tu es heureuse! Mais que je suis à plaindre! et puis elle rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la consoler: plus je lui parle, plus elle se chagrine. Je l'embrasse, elle me fixe longtemps, et paraît tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes yeux, et elle me dit: Adélaïde, cache ton visage! Oh! Cache-le! Il est trop... il me fait mal! Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi seule; et elle se remet à pleurer. Moi qui vois que son mal augmente, je lui dis: " Sophie... " à ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à mon oreille: " la jolie cousine, c'est Sophie; c'est cette Sophie que j'ai blasphémée! Ah! Pardon! " ma soeur reprit: je lui dis: " Sophie, attends un moment, je vais chercher ta gouvernante... " alors elle se remet; elle s'essuie les yeux; elle me prie de ne rien dire. Je suis obligée de le lui promettre; mais, au fond, cela n'est pas raisonnable. Vouloir être malade, et ne pas vouloir que sa gouvernante le sache!-ma chère Adélaïde! Pourquoi n'est-elle pas venue au parloir avec vous aujourd'hui? -c'est qu'elle est si distraite! Si préoccupée! Elle vous aimait presque autant que moi, autrefois...-et maintenant?-je crois qu'elle ne vous aime plus. Tout à l'heure je lui ai dit que vous étiez là... le jeune cousin! s'est-elle écriée d'un air content; elle venait; elle s'est arrêtée: non, je n'irai pas, m'a-t-elle dit; je ne veux pas, je ne peux pas... dites-lui de ma part que... elle paraissait chercher, j'attendais qu'elle s'expliquât: mon dieu! Ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire? a-t-elle ajouté avec un peu d'humeur, ce qu'on dit en pareil cas, les compliments d'usage! et elle m'a quittée assez brusquement. Je m'enivrais du plaisir d'entendre ma soeur ingénue me peindre, avec l'innocence d'un enfant, les tendres agitations, les douces peines de Sophie. Rosambert, encore plus étonné que je n'étais ravi, prêtait une oreille attentive; et le petit M Person, nous regardant tous trois, paraissait en même temps inquiet et charmé. " Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne m'aime plus?-mon frère, j'en suis presque sûre; tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur, et moi j'en suis quelquefois la victime.-comment? -oui, l'autre jour, monsieur que voilà (montrant M Person) nous apprit que vous aviez passé la nuit tout entière chez madame la marquise de B. Hé bien! Quand monsieur fut parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit d'un ton très sérieux: votre frère n'a pas couché à l'hôtel! Il n'est pas rangé, votre frère! Cela n'est pas bien... votre frère! Elle me tutoie ordinairement. Votre frère! ... quand même vous seriez dérangé, Faublas, doit-elle se fâcher contre moi? Votre frère! ... le jour d'après, je crois, vous avez été au bal masqué. M Person nous l'est venu dire; car il nous dit tout, M Person. Dès que nous avons été seules, Sophie m'a dit: votre frère s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici! -point du tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point avec sa bonne amie...- ah! Oui, a-t-elle répliqué, ah! Oui, avec sa bonne amie, cela est vrai. cependant, mon frère, voyez cette singularité; un moment après elle a répété tristement: il s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici! ... nous nous ennuyons! Et mais, quand cela serait vrai, cela n'est pas poli; elle ne doit pas le dire! ... oh! Si elle n'était pas malade, je lui en voudrais beaucoup. Je me rappelle encore un trait. Hier, vous nous avez dit que Madame De B était jolie. Le soir, j'ai poursuivi Sophie, et je l'ai forcée de se promener avec moi. votre frère, m'a-t-elle dit, car à présent c'est toujours votre frère... il trouve cette marquise jolie, il est sans doute amoureux d'elle? j'ai répondu: " ma bonne amie, cela ne se peut pas, cette Madame De B est mariée. " elle m'a pris la main, et elle m'a dit: Adélaïde! Ah! Que tu es heureuse! et il y avait dans son regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce honnête, cela? ... ah! Que tu es heureuse! ... hé! Mais sûrement, je suis heureuse, je me porte bien, moi! " mais Adélaïde, tout ce que vous me dites là ne prouve pas que ma jolie cousine ne m'aime plus; elle peut être un peu fâchée; mais tous les jours on boude les gens qu'on aime.-oh! Sans doute, s'il n'y avait que cela!-et qu'y a-t-il donc encore? -hé bien! Autrefois elle m'entretenait sans cesse de vous; elle était joyeuse de vous voir; à présent elle me parle encore de mon frère, mais c'est si rarement! Et d'un ton toujours si sérieux! Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? Elle n'a pas dit un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez là. Allez, allez, mon frère, quand on aime les gens, on leur parle! Je vous assure que ma bonne amie ne vous aime plus. " ici Rosambert se mêla de la conversation, qui changea d'objet. On parla danse, musique, histoire et géographie. Ma soeur, qui venait de causer comme une fille de dix ans, raisonna alors comme une femme de vingt. Le comte, à chaque instant plus surpris, semblait ne pas s'apercevoir que les heures s'écoulaient, quoique M Person eût pris la peine de l'en avertir plusieurs fois. Enfin, le son d'une cloche qui appelait les pensionnaires au réfectoire nous obligea de nous retirer. " je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine à croire ce que j'ai vu. Comment peut-on allier l'ignorance et le savoir, la modestie et la beauté, l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr; enfin, permettez-moi de le dire, une innocence aussi extrême avec un physique aussi précoce? Je croyais cette réunion impossible, mon ami; votre soeur est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'éducation.-Rosambert, ce chef-d'oeuvre est le fruit de quatorze ans de soins et de bonheur; il fut produit par le concours le plus rare des circonstances les plus heureuses. Le baron de Faublas a d'abord reconnu que l'éducation d'une fille était, pour un militaire, un fardeau trop pesant; ma mère, que nos regrets honorent tous les jours, ma vertueuse mère s'est trouvée digne d'en être chargée. Le hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré pour sa fille des domestiques qui obéissaient et ne raisonnaient pas; une gouvernante qui ne contait pas d'histoires galantes et ne lisait pas de romans; des maîtres qui ne s'occupaient avec leur élève que de sa leçon; une société de gens attentifs qui ne se permettaient jamais un geste suspect, un mot équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel et le plus commun, un directeur qui, dans son confessionnal, écoutait et ne questionnait pas. Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde est au couvent. -six mois! Ah! Dans un espace de temps beaucoup plus court, combien de demoiselles, qu'on dit bien élevées, acquièrent là de grandes lumières, et reçoivent même certaines leçons qui avancent beaucoup une jeune fille!-c'est ici, Rosambert, qu'il faut encore admirer le bonheur d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une aussi délicate, aussi honnête, aussi sage qu'elle... une! Un peu plus éclairée peut-être, parce que depuis quelque temps l'amour...-je vous entends, c'est la jolie cousine.-oui, mon ami. Sophie, non moins vertueuse qu'Adélaïde, quoique sensible un peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de ma soeur. Ces deux coeurs si purs se sont pour ainsi dire sentis, attirés, confondus. Adélaïde, privée de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu que par Sophie: leur amitié, aussi délicate que vive, les a sauvées des dangers dont vous me parlez, et auxquels je conçois que doivent être exposées, dans l'enceinte où elles se trouvent rassemblées, pressées pour ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes, curieuses, que le temps, l'heure, les lieux invitent continuellement à des liaisons qui, devenant très intimes, peuvent bien n'être pas toujours désintéressées. Depuis quelque temps, j'ai troublé l'union des deux amies; il m'est permis de croire que je suis devenu l'heureux objet des plus chères affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui l'amour (je regardais M Person) n'a pas encore montré son vainqueur, a porté sur Sophie sa sensibilité tout entière, et l'amertume de ses plaintes nous a prouvé l'excès de son amitié...-et vous a assuré en même temps de votre bonheur. En vérité, Faublas, je vous félicite, si Sophie est aussi aimable, aussi belle qu'Adélaïde.-plus belle, mon ami, plus belle encore!-cela me paraît difficile.-oh! Plus belle! ... vous la verrez; plus belle! Imaginez...-chut! Chut! Doucement, comme il s'échauffe! ... dites-moi donc, l'homme à sentiments! Puisque vous aviez une si charmante maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne? Puisque M De Faublas aimait tant le parloir, pourquoi Mademoiselle Du Portail a-t-elle couché chez la marquise? Comment donc arrangez-vous tout cela? -mais, Rosambert, cela n'est pas difficile... -ni désagréable, je le conçois.-vous riez! écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les choses se sont passées entre la marquise et moi?-oui, oui, à peu près. -mais, rieur éternel, écoutez-moi. élevé à peu près comme ma soeur, je n'étais guère moins ignorant qu'elle, il y a huit jours. Je n'ai pas pris Madame De B, c'est elle qui s'est donnée... je suis excusable.-allons, passe pour le bal paré; mais au moins vous étiez le maître de ne pas retourner chez elle. Le bal masqué! Hein! Qu'en dites-vous?-je dis qu'on m'y avait attiré... je n'ai guère que seize ans, moi! Mes sens sont neufs. -ah! Sophie, pauvre Sophie!-ne la plaignez pas, je l'adore! ... mais, Rosambert, je sais bien qu'il n'y a que des noeuds légitimes qui puissent m'assurer sa possession.-cela doit être, du moins. -hé bien! En attendant que l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma Sophie...-c'est ce que l'on saura par la suite.-cependant mon célibat me paraîtra dur.-je le crois!-ma vivacité m'emportera quelquefois.-sans doute. -je ferai peut-être quelque infidélité à ma jolie cousine...-cela est plus que probable.-mais dès qu'un heureux mariage...-ah, oui!-alors, ma Sophie, je n'aimerai que toi...-cela n'est pas si sûr.-je t'aimerai toute ma vie.-celui-là me paraît fort. " Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai, en rentrant, si l'on avait rapporté mes habits, me dit qu'il n'avait vu personne; j'attendis jusqu'au soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étais inquiet, parce que j'avais laissé dans mes poches un portefeuille qui contenait deux lettres; l'une m'avait été envoyée de province par un vieux domestique de mon père; le bonhomme me souhaitait une bonne année. J'aurais été fâché de perdre l'autre; c'était celle que la marquise m'avait écrite quelques jours auparavant; elle était, comme on sait, adressée à Mademoiselle Du Portail, et je voulais la conserver. Les habits me furent rapportés le lendemain matin; mais je cherchai vainement dans les poches, le portefeuille ne s'y trouvait plus. Madame Dutour vint me faire oublier mon inquiétude, en me remettant une lettre de la marquise. J'ouvris avec empressement, je lus: " ce soir, mon bon ami, à sept heures précises, trouvez-vous à la porte de mon hôtel; vous pourrez suivre avec assurance la personne qui, après avoir soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les yeux, vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en écrire davantage; depuis le matin je suis obsédée; on me fatigue des détails de la science physionomique; ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir. ô mon ami! Vous possédez si bien l'art de plaire que, quand on vous connaît, on ne sait plus qu'aimer, on ne veut plus savoir que cela. " cette lettre était si flatteuse, l'invitation qu'elle contenait était si séduisante, que je ne balançai pas. J'assurai la Dutour que je ne manquerais pas de me rendre au lieu indiqué. Cependant, quand la messagère fut partie, je sentis quelques irrésolutions. Ne devais-je pas désormais, uniquement occupé de Sophie, éviter toute occasion de revoir sa trop dangereuse rivale? ... mais pourquoi m'imposerais-je cette loi cruelle sans nécessité? Avais-je déclaré mon amour à Sophie? Sophie m'avait-elle avoué le sien? Avait-elle acquis le droit d'exiger de moi ce sacrifice? ... d'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allais faire ne pouvait pas s'appeler une infidélité! Je ne m'embarquais pas dans une intrigue nouvelle! Puisque j'avais passé la nuit avec la marquise, puisque je l'avais revue depuis dans ce galant boudoir, quel inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne faisait jamais que trois rendez-vous au lieu de deux: le crime était-il dans le nombre? Et puis, ma jolie cousine ne serait pas instruite de celui-là... enfin, ma parole était engagée: le lecteur voit bien que je ne pouvais me dispenser d'aller à ce rendez-vous. Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me laissa pas morfondre à la porte; elle souleva mon chapeau: " venez, bel Adonis. " je la suivis à petit pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre, entendit quelque bruit, et demanda qui c'était. " c'est moi! C'est moi! Répondit Justine. -oui, reprit l'autre, c'est vous! Mais ce jeune gaillard?-hé bien! C'est mon cousin. " le suisse était en gaîté, il se mit à fredonner: " voilà mon cousin l'allure, mon cousin, voilà mon cousin l'allure. " cependant Justine me conduisait au fond de la cour; nous enfilâmes un escalier dérobé: on conçoit que la jolie soubrette fut embrassée plusieurs fois avant que nous fussions au premier étage. Alors elle me fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une petite porte; je me trouvai dans le boudoir de la marquise. " entrez, me dit Justine, entrez dans la chambre à coucher; vous seriez mal ici. " elle sortit, et ferma la porte sur elle. J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle maîtresse vint à moi. " ah! Maman, c'est donc ici que pour la seconde fois... " elle m'interrompit: " mon dieu! Je crois entendre le marquis! Le voilà revenu pour toute la soirée; sauvez-vous, partez! " d'un saut, je regagnai le boudoir; mais je ne songeai pas à tirer sur moi la porte de la chambre à coucher; elle resta entr'ouverte; et pour comble de malheur, cette étourdie de Justine avait fermé à double tour l'autre porte qui conduisait à l'escalier dérobé. La marquise, qui ne pouvait deviner que la retraite me fût fermée, s'était assise tranquillement. Déjà le marquis était entré dans son appartement, et s'y promenait d'un air effaré. Je tremblais qu'il ne m'aperçut dans le boudoir; il n'y avait pas moyen d'en sortir: comment faire? Je me jetai sous l'ottomane, et dans une situation très incommode, j'entendis une conversation fort singulière, qui eut un dénouement plus singulier encore. " vous voilà de retour de bonne heure, monsieur. -oui, madame.-je ne vous attendais pas si tôt. -cela se peut bien, madame.-vous paraissez agité, monsieur, qu'avez-vous donc?-ce que j'ai, madame, ce que j'ai! ... j'ai que... je suis furieux.- modérez-vous, monsieur... peut-on savoir? ... -j'ai que... il n'y a plus de moeurs nulle part... les femmes! ...-monsieur, la remarque est honnête, et l'application heureuse!-madame, c'est que je n'aime pas qu'on me joue! ... et quand on me joue, je m'en aperçois bien vite!-comment, monsieur, des reproches! Des injures! ... cela s'adresserait-il... vous vous expliquerez, sans doute?-oui, madame, je m'expliquerai, et vous allez être convaincue!-convaincue! ... de quoi, monsieur?-de quoi! De quoi! Un moment donc, madame! Vous ne me laissez pas le temps de respirer! ... madame, vous avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec vous Mademoiselle Du Portail? (la marquise avec fermeté)-hé bien! Monsieur?-hé bien! Madame, savez-vous ce que c'est que Mademoiselle Du Portail?-je le sais... comme vous, monsieur. Elle m'a été présentée par M De Rosambert; son père est un honnête gentilhomme, chez qui vous avez soupé encore avant-hier.-il ne s'agit pas de cela, madame. Savez-vous ce que c'est que Mademoiselle Du Portail?-je vous le répète, monsieur, je sais comme vous que Mademoiselle Du Portail est une fille bien née, bien élevée, fort aimable.-il ne s'agit pas de cela, madame.-hé! Monsieur, de quoi s'agit-il donc? Avez-vous juré de pousser ma patience à bout?-un moment donc, madame; Mademoiselle Du Portail n'est point une fille... (la marquise très vivement)-n'est point une fille! -n'est point une fille bien née, madame; c'est une fille d'une espèce... de ces filles qui... là... vous m'entendez?-je vous assure que non, monsieur. -je m'explique pourtant bien; c'est une fille qui... dont... que... enfin suffit, vous y êtes? -oh! Point du tout, monsieur, je vous assure. -c'est que je voudrais vous gazer cela... madame, c'est une p... vous comprenez?- Mademoiselle Du Portail! Une... pardon, monsieur, mais je n'y tiens pas, il faut que je rie. (en effet, la marquise se mit à rire de toutes ses forces.)-riez, riez, madame... tenez, connaissez-vous cette lettre-là?-oui, c'est celle que j'ai écrite à Mademoiselle Du Portail, le lendemain du jour qu'elle a couché chez moi. -justement, madame. Et celle-ci, la connaissez-vous? -non, monsieur.-regardez-la, madame; vous voyez bien l'adresse: à monsieur, monsieur le chevalier De Faublas; et lisez le dedans: " mon cher maître, j'ai l'honneur de prendre la liberté d'oser vous interrompre pour vous souhaiter que cette année qui commence vous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, mon cher maître, etc. " c'est une lettre de bonne année d'un domestique à son maître, qui est ce M De Faublas. Hé bien! Madame, ces deux lettres-là étaient dans le portefeuille que voici. -enfin, monsieur?-madame, et le portefeuille, vous ne devineriez jamais où je l'ai trouvé?-dites, dites, monsieur.-je l'ai trouvé dans un endroit où... là...-hé! Monsieur, dites tout de suite le mot, vous seriez toujours obligé d'en venir là; ainsi...-hé bien! Madame, je l'ai trouvé dans un mauvais lieu.-dans un mauvais lieu!-oui, madame.-où vous aviez affaire, monsieur?-où la curiosité m'a conduit. Tenez, je vais vous conter cela. Une femme a fait courir depuis quelques jours des billets imprimés, par lesquels elle donne avis aux amateurs qu'elle peut leur offrir de charmants boudoirs qu'elle louera à tant par heure; moi, j'ai été voir cela par curiosité, uniquement par curiosité, comme je vous le disais tout à l'heure.-quel jour y avez-vous été, monsieur?-hier l'après-dînée, madame; les boudoirs sont en effet charmants! ... il y en a un surtout au premier étage... il est vraiment joli! ... on y voit des tableaux, des estampes, des glaces, une alcôve, un lit... ah! C'est le lit surtout! Figurez-vous que ce diable de lit est à ressorts! ... ah! C'est très plaisant! Tenez, il faut quelque jour que je vous fasse voir cela. -un mari et sa femme en partie fine! Répondit la marquise, cela serait beau! " j'entendis quelque bruit; la marquise se défendait, le marquis l'embrassa. Leur conversation, qui dans les commencements m'avait inquiété, m'amusait alors au point que je sentais moins la gêne de ma situation. Le marquis reprit ainsi: " mais c'est que rien n'y manque! Il y a dans ce boudoir, au premier étage, une porte qui communique chez une marchande de modes qui loge à côté... cela est fort bien imaginé... vous entendez qu'une femme comme il faut a l'air d'être chez sa marchande de modes; point du tout, elle monte l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre mari! ... mais, écoutez-moi, madame; dans ce boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et, dans cette armoire, j'ai trouvé ce portefeuille. Ainsi il est clair que Mademoiselle Du Portail a été là avec ce M De Faublas! Et cela est très vilain à elle, et très malhonnête à M De Rosambert, qui la connaissait, de nous l'avoir présentée! Et très imprudent à son père de la laisser sortir accompagnée seulement d'une femme de chambre! Et je n'en ai point été la dupe! Il y a dans sa figure... vous savez comme je suis physionomiste! ... elle est jolie, sa figure! Mais il y a quelque chose dans les traits qui annonce un sang... cette fille-là a du tempérament, et je l'ai bien vu! ... vous souvenez-vous de ce soir que Rosambert lui dit qu'il y avait des circonstances... hein! Des circonstances! Vous n'aviez pas remarqué cela, vous! Moi je vous ai relevé le mot! Ah! L'on ne m'attrape pas! Et tenez, le même jour... venez, venez, madame. " la marquise, qui me croyait parti, se laissa conduire à son boudoir. Le marquis continua: " elle était ici, dans ce boudoir... là; vous vous étiez couchée sur cette ottomane... je suis arrivé... madame, elle avait le teint animé, les yeux brillants, un air! ... oh! Je vous le dis, cette fille a un tempérament de feu! Vous savez que je m'y connais; mais laissez-moi faire, j'y mettrai bon ordre.-comment! Monsieur, vous y mettrez bon ordre?-oui, oui, madame: d'abord, je dirai à Rosambert ce que je pense de son procédé; il y a peut-être été avec elle, Rosambert! Ensuite je verrai M Du Portail, et je l'instruirai de la conduite de sa fille. -quoi! Monsieur, vous ferez à M De Rosambert une mauvaise querelle?-madame! Madame! Rosambert savait ce qui en était; il était jaloux de moi comme un tigre.-de vous! Monsieur.-oui, madame, de moi, parce que la petite avait l'air de me préférer... elle me faisait même des avances, et c'est en cela qu'elle m'a joué, elle! Car elle avait alors ce M De Faublas. Je saurai ce que c'est que ce M De Faublas, et je verrai M Du Portail.-quoi! Monsieur, vous pourriez aller dire à un père? ...-oui, madame, c'est un service à lui rendre; je le verrai, je l'instruirai de tout. -j'espère, monsieur, que vous n'en ferez rien. -je le ferai, madame.-monsieur, si vous avez quelque considération pour moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.-point! Point! Je saurai...-monsieur, je vous le demande en grâce. -non, non, madame.-vous m'éclairez, monsieur, je vois le motif de l'intérêt si pressant que vous prenez à ce qui regarde Mademoiselle Du Portail. Je vous connais trop bien pour être la dupe de cette austérité de moeurs dont vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non pas de ce que Mademoiselle Du Portail a été dans un lieu suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un autre que vous.-oh! Madame.-et quand j'accueillais chez moi une demoiselle que je croyais honnête, vous aviez des desseins sur elle!-madame!-et vous osez venir vous plaindre à moi-même d'avoir été joué! C'était moi, c'était moi seule qu'on jouait! " elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari jeta un cri, et puis il embrassa la marquise en lui disant: " si vous saviez comme je vous aime! -si vous m'aimiez, monsieur, vous auriez plus de considération pour moi, plus de respect pour vous-même, plus de ménagement pour une enfant, peut-être moins à blâmer qu'à plaindre... que faites-vous donc, monsieur? Laissez-moi. Si vous m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un père malheureux les égarements de sa fille; vous n'iriez pas conter cette aventure à M De Rosambert qui en rira, qui se moquera de vous, et qui dira partout que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue! ... mais, monsieur, finissez donc; ce que vous faites là ne ressemble à rien.-madame, je vous aime.-il suffit bien de le dire! Il faut le prouver.-mais, depuis trois ou quatre jours, mon coeur, vous ne voulez jamais que je vous le prouve.-ce ne sont pas de ces preuves-là que je vous demande, monsieur... mais, monsieur, finissez donc.-allons, madame, allons, mon coeur.-en vérité, monsieur, cela est d'un ridicule!-nous sommes seuls.-il vaudrait mieux qu'il y eût du monde, cela serait décent! Mais, finissez donc, n'avons-nous pas toujours le temps de faire ces choses-là? ... finissez donc... quoi! Des gens mariés! ... à votre âge! ... dans un boudoir! ... sur une ottomane! ... comme deux amants! ... et quand j'ai lieu de vous en vouloir, encore!-hé bien! Mon ange, je ne dirai rien à Rosambert, rien à M Du Portail.-vous me le promettez bien?-je vous en donne ma parole... -hé bien! Un moment; rendez-moi le portefeuille; laissez-le-moi.-de tout mon coeur, le voilà. (il y eut un moment de silence.)-en vérité, monsieur, dit la marquise, d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu; mais cela est bien ridicule. " je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous deux: on ne peut se figurer ce que je souffrais sous l'ottomane pendant cette étrange scène; j'aurais étranglé les acteurs de mes mains et, dans l'excès de mon dépit, j'étais tenté de me découvrir, de reprocher à la marquise cette infidélité d'un nouveau genre, et de rendre au marquis l'amère mystification qu'il me faisait essuyer sans le savoir. Justine vint terminer mes irrésolutions; elle ouvrit tout à coup la porte de l'escalier dérobé. La marquise jeta un cri; le marquis se sauva dans la chambre à coucher pour y réparer son désordre. Justine, apercevant un mari au lieu d'un amant, demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de dessous l'ottomane. Je remerciai tout bas la femme de chambre. " grand merci, Justine, tu m'as rendu service; j'étais fort mal dessous, tandis que madame était dessus, très à son aise. " la marquise, interdite et tremblante, n'osa ni me répondre ni me retenir; son mari était si près de là! Probablement il allait rentrer dès qu'il serait plus décemment vêtu. Justine se rangea pour me laisser passer. Je descendis l'escalier dérobé sans lumière, au risque de me rompre vingt fois le cou. Je traversai la cour rapidement, et je sortis de l'hôtel en maudissant ses maîtres. Le lendemain, j'étais encore au lit quand Jasmin m'annonça Justine, et se retira discrètement. " mon enfant, je songeais à toi!-ah! Monsieur, laissez-moi; cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas. Je veux commencer par ma commission. Savez-vous que j'ai été encore bien grondée hier? Vous nous avez fait une belle peur! Vous n'étiez pas encore au bas de l'escalier quand le marquis est rentré dans le boudoir. " voyez cette sotte, a-t-il dit, qui entre ici comme un coup de pistolet! " dès qu'il nous a quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit qu'elle ne concevait pas pourquoi vous vous étiez caché sous l'ottomane. J'ai été forcée de lui avouer que j'avais, sans y songer, fermé la porte à double tour. Elle m'a fait une scène! Et puis ce matin elle m'a remis cette lettre pour vous. -fort bien, ma petite Justine; voilà ta commission faite, car je n'ouvrirai pas la lettre. -vous ne l'ouvrirez pas, monsieur!-non, je suis fâché contre ta maîtresse.-vous avez tort.-mais je ne suis pas fâché contre toi, Justine.-et vous avez raison... finissez! ... mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous lirez la lettre.-oh! Qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille comme toi! Hé bien! Oui, je lirai. " Justine remplit de si bonne grâce les conditions du traité qu'il y aurait eu de ma part de la perfidie à ne pas tenir parole: j'ouvris la lettre. " que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon ami! Cette scène, qui n'eût été que bizarre si, comme je le croyais, vous n'en aviez pas été le témoin, est devenue, par votre présence, aussi désagréable pour moi que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez dits en partant! Ingrat! Vous ne savez pas le mal que vous m'avez fait! Revenez à moi, mon bon ami, revenez à celle qui vous aime! Trouvez-vous à midi au lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de peine à me justifier; là, quand mon amant sera bien convaincu de son injustice, il me trouvera prête à lui pardonner sa vivacité. " " monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini ma lecture, madame vous attendra à midi au boudoir de l'autre jour... vous savez bien? ... où nous vous avons habillé.-oui, Justine, et où tu as tant pleuré! Si tu savais comme j'ai souffert pour toi! Mais aussi, friponne, tu ne te contentes pas de faire des malices, tu en dis!-ne me parlez pas de cela, j'en suis encore toute honteuse... finissez donc... donnez-moi votre réponse pour ma maîtresse. -ma réponse, Justine, est que je n'irai pas au rendez-vous.-vous n'irez pas?-non, Justine. -quoi! Vous donnerez ce chagrin-là à ma maîtresse?-oui, mon enfant.-mais vous allez me faire gronder.-je me charge de te consoler d'avance.-vous êtes bien décidé?-très décidé, Justine.-hé bien! En ce cas faites un bout de lettre... finissez donc... (elle m'embrassa.) écrivez un mot pour ma maîtresse.-non, mon enfant, je n'écrirai pas.-laissez-moi! ... mais, tenez, je le veux bien encore, à condition que vous écrirez.-ah! Justine, je le répète, qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille comme toi! Hé bien! Oui, j'écrirai. " j'écrivis en effet: " je ne sais, madame, si l'aventure d'hier vous a beaucoup peinée ; mais, à la manière dont vous avez rempli votre emploi sur l'ottomane, j'ai lieu de croire qu'il ne vous paraissait pas très pénible. Quand on a un mari aimable, galant, et tendrement aimé, madame, on doit s'en tenir là. Je suis, avec le plus vif regret, etc.

" oh! Ma jolie cousine! Oh! Combien, en songeant à vous, je m'applaudis de l'effort généreux que je venais de faire! Oh! Qu'il me fut doux de penser qu'enfin je vous avais sacrifié un rendez-vous, et qu'à l'heure même où la marquise avait cru me revoir chez son amie , je jouirais près de vous du bonheur de vous admirer! Hélas! Elle ne vint pas au parloir! " ah! Ma soeur! Pourquoi votre amie n'est-elle pas avec vous?-je vous disais bien qu'elle était malade! Hier encore elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle n'a fermé l'oeil; la fièvre s'est déclarée ce matin.-la fièvre! Sophie a la fièvre! Sophie est en danger!-ne parlez pas si haut, mon frère. Je ne sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre. Elle a le teint pâle, les yeux rouges, la tête penchée, la respiration lente, la parole brève et entrecoupée; j'ai cru même surprendre quelques moments de délire. Ce matin, son visage s'est enflammé tout à coup, ses yeux sont devenus vifs et brillants. Elle a prononcé très vite et très bas quelques mots que je n'ai pu entendre; mais bientôt elle est retombée dans un accablement plus profond: non, non, a-t-elle dit, cela n'est pas possible... je ne le puis, je ne le dois pas... jamais il ne le saura... j'ai vu des larmes couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton douloureux: comme je me suis trompée! J'en mourrai! J'en mourrai! Le cruel! L'ingrat! j'ai pris sa main, elle a serré la mienne, et puis elle m'a redit ce qu'elle me répète sans cesse. Adélaïde! Adélaïde! Ah! Que tu es heureuse! sa gouvernante rentrait: Sophie m'a encore conjuré de ne lui rien dire. Cependant, mon frère, il faudra que j'avertisse Madame Munich (c'était le nom de la gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma bonne amie. Qu'en pensez-vous?-Adélaïde, lui avez-vous dit que j'étais ici?-oui; mais j'avais bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne vous aimait plus: elle me l'a dit elle-même. -Sophie vous a dit...-oui, monsieur, elle me l'a dit, et elle m'a chargée de vous le dire. Hier, avant souper, je lui racontais que vous aviez amené avec vous un jeune monsieur fort aimable. Elle a demandé son nom. J'ai répondu: le comte de Rosambert. Rosambert! a-t-elle répété avec étonnement, Rosambert! C'est celui qui a mené votre frère chez la marquise de B. Ce n'est pas un jeune homme honnête! Votre frère en fait son ami, il gâtera tout à fait votre frère! ... Adélaïde, il commence à se déranger, votre frère! ... -ah! Ma bonne amie, je lui en ai fait des reproches; et je lui ai même dit que tu ne l'aimes plus.- vous lui avez dit que je ne l'aime plus? -oui, ma bonne amie, mais il n'a pas voulu me croire, et il s'est mis à rire, et M De Rosambert a ri aussi...- ces messieurs se sont mis à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton fâché. votre frère a ri, et n'a pas voulu vous croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère? -demain, ma bonne amie. - hé bien! dites-lui qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié pour lui, mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin de l'en convaincre, je ne le verrai de ma vie. elle m'a quitté; et puis, un moment après, elle est revenue me dire en riant: oui, ma chère Adélaïde, tu as raison; je n'aime pas ton frère, je ne l'aime pas. Ne manque pas de le lui dire demain. elle riait; et cependant je vous assure, Faublas, que tout de suite elle s'est mise à pleurer. Tandis qu'Adélaïde me parlait, mon coeur était pénétré de douleur et de joie. " il faut, reprit ma soeur, il faut que je vous fasse part d'une singulière idée qui m'était venue dans l'esprit, je ne sais comment, je ne sais pourquoi. En voyant ma bonne amie rire et pleurer en même temps, je ne puis m'empêcher de craindre qu'elle ne soit un peu folle: cependant il y a là-dedans quelque mystère que je ne pénètre pas. Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin... mon frère, j'ai vraiment eu peur que ce ne fût vous. Pourquoi le hait-elle à présent? Me suis-je dit. Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Serait-ce lui qu'elle appelle ingrat et cruel? ... vous sentez bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un peu, je me suis convaincue que cette idée n'était pas raisonnable... mon frère un ingrat! Un cruel! Cela ne se peut pas. Et puis, quel mal a-t-il fait à ma bonne amie? Quel mal aurait-il pu lui faire?-Adélaïde! M'écriai-je, ma chère Adélaïde!-comment! Vous pleurez! Me dit-elle; seriez-vous fâché contre moi? Je vous assure que j'ai pensé tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai pas dit pour vous offenser.-je le sais bien, ma chère soeur, je le sais bien; c'est la maladie de ta bonne amie qui me fait pleurer. -mon frère, pensez-vous qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous que je doive avertir la gouvernante de Sophie?-non, Adélaïde, non, ne l'avertis pas. Ta bonne amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connais un remède qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai demain la recette écrite sur un morceau de papier soigneusement cacheté. Vous ne montrerez ce papier à personne: vous le donnerez à Sophie quand Madame Munich ne sera pas avec elle. Il est essentiel que Madame Munich ne voie pas ce papier. Vous m'entendez bien? -oui, oui, soyez tranquille. Ah! Que je vous aurai d'obligations si vous guérissez ma bonne amie! -Adélaïde, dites à ma jolie cousine que je crois connaître son mal, que je le partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité. Lui direz-vous bien cela, ma soeur?-ah! Mot pour mot: vous connaissez son mal, vous le partagez, vous le guérirez. Mon frère, je lui dirai même que vous avez pleuré. Mais ne manquez pas de venir demain; demain apportez la recette et, en attendant, ne négligez rien pour que son succès soit entier. Gardez-vous de ne vous en rapporter qu'à vous seul; vous n'êtes pas médecin, mon frère: courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie n'est pas ordinaire, jamais je n'en ai vu de semblable, et je tremble qu'elle ne devienne infiniment dangereuse. Bon dieu! Si, en voulant détruire le mal, vous alliez le rendre incurable! ... mon frère, il faut que la guérison soit radicale... et prompte aussi! Bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour Sophie qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi, qui suis si malheureuse de sa peine; et, tenez, pour vous-même, mon frère; car ma bonne amie, dès qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute autant qu'elle vous aimait autrefois. " revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours d'Adélaïde, que des peines de Sophie. Malheureusement mon père donnait à dîner ce jour-là. Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un maudit brelan, qui me retint jusqu'à plus de minuit. Quel tourment quand on aime bien, quand on se croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse, quel tourment d'être obligé de jouer toute la soirée! Je ne le souhaite pas à mon plus cruel ennemi. On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain, je passai dans un petit cabinet pratiqué au fond de ma chambre à coucher; j'avais là quelques livres d'étude dont mon commode gouverneur ne m'ennuyait pas souvent. Je me mis à mon secrétaire. J'écrivis une première lettre, que je déchirai; j'en fis une seconde pleine de ratures, qu'il fallait bien corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire que j'aurais dû recommencer encore la troisième, que voici: ma jolie cousine, " il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis librement vous ouvrir mon coeur, solliciter de votre tendresse un aveu bien doux, et peut-être assurer ainsi notre bonheur commun. " ah! Sophie! Sophie! Si vous saviez ce que j'éprouvai le premier jour que je vous vis! Comme ma vue se troubla! Comme mon coeur fut agité! Mon amour n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule aujourd'hui dans mes veines... Sophie! Je n'existe plus que par toi! " j'en étais là quand Jasmin, entrant brusquement, m'annonça le vicomte de Florville. " le vicomte de Florville! Je ne le connais pas! Dites que je n'y suis pas.-monsieur, il est dans votre chambre à coucher.-comment! Vous laisseriez donc entrer toute la terre!-monsieur, il a forcé la porte.-au diable le vicomte de Florville! " tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt jusque dans mon cabinet, et que, d'un oeil profane, il ne parcourût ce papier dépositaire de mes plus secrets sentiments, je me précipitai dans ma chambre à coucher. Un cri de surprise et de joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'était la marquise de B. Mon premier mouvement fut de pousser Jasmin dehors; le second, de verrouiller la porte; le troisième, d'embrasser le charmant cavalier; le quatrième! ... les esprits pénétrants l'ont déjà deviné. La marquise, toujours étonnée de ma vivacité, dès qu'elle eut repris ses esprits, me dit: " vous êtes un bien singulier jeune homme! Ne vous lasserez-vous jamais de prendre ainsi le roman par la queue? Il n'y a que vous dans le monde capable de commencer un raccommodement par où il doit finir!-hé bien! Maman, prenez qu'il n'y ait rien de fait; voyons, disputons-nous.-oui, afin de nous raccommoder encore, n'est-il pas vrai, petit libertin?-ah! Ma chère maman, je n'ai pas une idée que vous ne compreniez d'abord.-hier pourtant vous ne m'avez pas comprise, ingrat que vous êtes!-hier, je boudais encore. -et de quoi, s'il vous plaît? Pouvais-je soupçonner que vous fussiez sous cette ottomane? N'était-il pas essentiel pour vous et pour moi de retenir ce portefeuille des mains du marquis? -tout cela est vrai, maman; mais le dépit...-le dépit! Vous avez du dépit! Vous, pour qui j'oublie mes devoirs... toutes les bienséances... le soin même de ma réputation; et de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre? (elle tira la mienne de sa poche.) tenez, ingrat, relisez-la, votre lettre; relisez-la de sang-froid, si vous pouvez. Quelle cruelle ironie! Quel persiflage amer! Et cependant je vous pardonne! Et cependant je viens vous chercher! Je me conduis avec autant de faiblesse et d'imprudence qu'un enfant de douze ans... Faublas! Faublas! Il faut que le charme soit bien fort... il faut... que vous m'ayez ensorcelée!-petite maman!-hé bien?- grondez-moi fort, parce que nous nous raccommoderons.-comment! Fripon, vous n'avouerez seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne demanderez pas pardon?-si fait! ... oh! Que vous êtes belle! ... oh! Que je vous demande pardon! " les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui n'en ont pas, devineront encore qu'ici la marquise et moi nous nous raccommodâmes. On croit que nous allons recommencer à nous quereller; point du tout. Voici l'instant des petites caresses et des compliments tendres. " mon dieu! Florville, que vous êtes séduisant dans ce joli négligé! Que ce frac anglais vous va bien! -mon ami, je l'ai fait faire hier tout exprès. Il est, si je ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de la même couleur que ce charmant habit d'amazone dans lequel l'amour, qui voulait ma défaite, te fit paraître à mes yeux pour la première fois. Devenue chevalier de Mademoiselle Du Portail, j'ai senti qu'il me convenait de prendre ses couleurs. (je la serrai dans mes bras.)-et moi, désormais l'esclave du vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter ses chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!-mon ami, l'amour est un enfant qui s'amuse de ses métamorphoses: il fit de Mademoiselle Du Portail une vierge folle; il fait de la marquise de B un jeune homme imprudent. Ah! Puisse le comte de Florville te paraître aussi aimable que Mademoiselle Du Portail me sembla jolie!-aussi aimable? ... bien davantage!-oh! Non, répondit-elle, en se mirant avec complaisance, en me considérant avec tendresse: oh! Non. Vous êtes mieux, mon ami, plus grand, plus dégagé: il y a dans votre air quelque chose de hardi, de martial...-oui, maman; et, si j'en crois un grand physionomiste, quelque chose de plus nerveux... -Faublas, laissez là monsieur le marquis... n'est-ce pas assez du mauvais tour que nous lui jouons? ... enfin, je ne suis pas venue ici pour m'occuper de lui... oh! ça, mon ami, dis-moi sans flatterie comment tu me trouves?-bien, plus que bien. Je n'aurais pas de peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais puisque absolument, homme ou femme, il faut qu'on s'habille, ah! Je défie que, d'une manière ou de l'autre, personne soit jamais aussi joli que vous.-voilà bien le langage d'un amant! Toujours enthousiaste, toujours exagéré! ... mon cher Faublas! Quelle femme sera plus heureuse que moi, si tu me vois toujours des mêmes yeux? ...-oh! Maman, toute ma vie! " je la tenais dans mes bras; elle m'échappa pour aller prendre une épée qu'elle aperçut sur un fauteuil. En ajustant le ceinturon, elle me dit: " j'ai un joli cheval anglais que je monte quelquefois. Nous touchons au printemps, j'aime beaucoup à me promener à cheval dans les environs de Paris. Voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois, Faublas? ... veux-tu, mon ami, t'égarer de temps en temps dans les bois avec le vicomte de Florville?-mais on nous verra. -non, le marquis est souvent obligé d'aller à la cour.-hé bien, maman, quel jour? -laissez donc paraître la verdure. " en me parlant, elle avait tiré mon épée, et s'escrimant en face de moi: " en garde, chevalier, me dit-elle.-je ne sais pas si le vicomte est redoutable; mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est pas là, ce n'est pas ainsi que je dois me battre avec la marquise. Ose-t-elle accepter une autre espèce de combat? (elle vola dans mes bras.)-ah! Faublas, me dit-elle en riant; ah! S'il n'y en avait jamais de plus meurtriers! ...-maman, ce ne serait plus parmi les hommes qu'on chercherait des héros. " je venais de mettre la marquise hors d'état de me battre, et bien m'en prit. Ma belle maîtresse me donna encore deux heures, que nous employâmes passablement bien. " si je n'écoutais que mon coeur, me dit-elle enfin, je resterais ici toute la journée; mais voici l'heure à laquelle je dois rejoindre Justine dans un endroit, et mes gens dans un autre. " nous nous dîmes adieu; je reconduisis poliment le vicomte de Florville. Déjà sortis de mon appartement, nous allions descendre l'escalier, lorsqu'à travers les rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert qui se disposait à monter. J'en avertis la marquise: " rentrons promptement, me dit-elle, je vais me cacher dans quelque coin de votre appartement; vous le renverrez vite. " à ces mots, sans me donner le temps de la réflexion, elle rentra, traversa ma chambre à coucher comme une folle, et se jeta dans mon cabinet. Rosambert entra: " bonjour, mon ami; comment se porte Adélaïde? Comment se porte la jolie cousine? -chut! Chut! Ne parlez pas de cela, mon père est là.-où?-dans ce cabinet!-dans ce cabinet! Votre père?-oui.-et que fait-il là?-il examine mes livres.-comment, vos livres? ... mais non, il n'est pas dans ce cabinet car, tenez, le voilà qui entre... il y a de la marquise dans tout ceci! ... et pourquoi ne pas me dire tout bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas! à demain. " il passa devant mon père, et le salua: " monsieur, vous avez quelque chose à dire à monsieur votre fils, je vous laisse. " cependant le baron me regardait d'un air sévère et se promenait à grands pas. Impatient de savoir ce que m'annonçait cet abord sinistre, je lui demandai respectueusement pourquoi il m'avait fait l'honneur de monter chez moi. " vous le saurez tout à l'heure, monsieur. " un domestique parut: " va-t-il venir? Cria le baron.-le voilà, monsieur " ; et mon cher gouverneur entra. Le baron lui dit: " monsieur, ne vous ai-je pas chargé de la conduite et de l'éducation de mon fils? -oui, sans doute...-hé bien, monsieur, l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.-monsieur, ce n'est pas ma faute! Monsieur votre fils n'aime pas l'étude...-c'est là le moindre mal, interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas instruit de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne m'avertissez-vous pas des désordres de mon fils? -monsieur, quant à ce qui se passe chez vous, je ne puis répondre que de ce que je vois; au dehors, je ne puis répondre de rien. Monsieur votre fils, quand il sort, souffre rarement que je l'accompagne; et...! " (un regard, que je jetai sur M Person, l'avertit qu'il en avait assez dit.) le baron reprit: " monsieur, je n'ai qu'un mot à vous dire! Si ce jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me verrai forcé de lui choisir un autre instituteur. Laissez-nous, je vous prie " . Lorsque M Person fut sorti, le baron prit un fauteuil, et me fit signe de m'asseoir. " pardon, mon père, mais j'ai affaire.-je le sais, monsieur; et c'est précisément pour que cette affaire ne s'achève pas que je viens vous parler.-mon père... encore une fois, pardon; mais il faut que je sorte...-non, monsieur, vous resterez: asseyez-vous. " il fallut bien s'asseoir. J'étais sur les épines; le baron commença: " se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité des horreurs? Se peut-il qu'il veuille abuser la simple innocence et préparer des pièges à la vertu? -moi! Mon père!-oui, vous. Je viens du couvent, je sais tout. " si mon fils, encore trop jeune pour sentir que plus une conquête est aisée, moins elle est flatteuse; qu'il faut se garder de confondre une intrigue avec une passion; que l'amour du plaisir ne fut jamais de l'amour... -mon père, daignez parler moins haut.-si mon fils, trop enivré de ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune...-plus bas, je vous en supplie.-trop charmé de la découverte d'un sens nouveau et de la possession d'une femme qui n'est pas sans attraits; si mon fils, dans les bras de la marquise de B... -c'en est trop! De grâce, mon père...-avait oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurais plaint, mais je l'aurais excusé; je lui aurais donné les conseils d'un ami; je lui aurais dit: plus la marquise...-mon père, si vous saviez... -plus la marquise est belle, et plus elle est dangereuse. Examine avec moi la conduite de cette femme dont tu es épris. Au premier coup d'oeil, ta figure la décide: elle te prend en une soirée... -je vous conjure de ménager...-pour satisfaire sa folle passion, elle expose sa vie et la tienne. Qu'elle doit être vive, ardente, emportée, celle... -mon dieu!-celle qui sacrifie à la soif du plaisir son repos, son honneur, l'estime publique! ... -ah! Mon père! Ah! Monsieur!-je le répète, mon ami; plus la marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu croiras dans ses bras que la nature a des ressources inépuisables... " désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu que le baron ne se tairait pas, je me déterminai à attendre patiemment la fin de cette remontrance que, dans une autre occasion, je n'aurais peut-être pas trouvée trop longue. Le coude gauche posé sur le bras de mon fauteuil, je mordais ma main de dépit, et mon pied droit, toujours en mouvement, battait la mesure sur le parquet. Mon père cependant continuait: " tu l'énerveras, la nature, au moment de la puberté, dans cet âge critique où, travaillant au développement des organes, elle a besoin de toutes ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien que l'excès des plaisirs produira la satiété; mais le dégoût viendra trop tard, peut-être; mais déjà tu pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue, ton imagination flétrie, toutes tes facultés altérées. Infortuné! Tu deviendras, à la fleur de ton âge, la proie des noirs chagrins, des infirmités repoussantes; et dans les horreurs d'une vieillesse prématurée, tu gémiras d'être obligé de supporter le fardeau de la vie... ô mon ami! Redoute ces malheurs, plus communs qu'on ne pense: jouis du présent, mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse, mais garde des consolations pour l'âge mûr. " cependant, ajouta le baron, mon fils, peu touché de mes représentations paternelles, aurait donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience, il se serait dandiné sur son fauteuil, il m'aurait interrompu cent fois, je n'aurais pas eu l'air de m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers que sensible à mes injures, j'aurais continué tranquillement; je lui aurais dit: la marquise de B... " on conçoit ce que je souffrais depuis un quart d'heure; je ne pus contenir davantage mon impatience longtemps concentrée: " hé! Mon père, m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela un autre jour? " le baron était naturellement violent; il se leva furieux. Craignant l'effet d'un premier transport, je me sauvai dans le cabinet, dont je poussai la porte sur moi. J'y trouvai la marquise dans une situation bien pénible. Les bras appuyés sur le devant de mon secrétaire, elle tenait avec ses mains ses oreilles bouchées, et lisait, en sanglotant, un papier posé devant elle. Je m'approchai de ma belle maîtresse: " oh! Madame, combien je suis désolé! ... " la marquise me regarda d'un air égaré: " cruel enfant! Quelles fautes tu m'as fait faire! ...-parlez donc plus bas.-mais quel châtiment j'en reçois!-de grâce, parlez plus bas.-ton père! ... ton indigne père! ... il osa...-mon amie, vous allez vous perdre!-mais tu es cent fois plus cruel que lui. Tiens, regarde cet écrit funeste... vois ces caractères perfides... mes pleurs les ont effacés. " (elle me montrait la lettre commencée pour Sophie.) " Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte. Vous n'êtes pas seul dans ce cabinet?-pardonnez-moi, mon père.-j'entends quelqu'un vous parler. Ouvrez cette porte.-mon père, je ne le puis.-je le veux: ne me laissez pas appeler mes gens. " la marquise se leva brusquement: " Faublas, dites-lui que vous êtes avec un de vos amis qui demande la permission de sortir...-de sortir!-oh! Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque honte qu'il y ait à sortir, il y en aura moins qu'à rester. -mon père, je suis avec un de mes amis qui demande la liberté de sortir.-avec un de vos amis?-oui, mon père.-hé! Que ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avait quelqu'un dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez; ne craignez rien: je suis tranquille. Votre ami peut sortir.-conduisez-moi " , me dit la marquise. Elle se couvrit le visage avec ses mains: j'ouvris la porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher; nous allions gagner la porte opposée qui conduisait à l'escalier. Mon père, étonné des précautions que l'inconnu prenait pour se cacher, se jeta sur notre passage; il dit à ma malheureuse amie: " monsieur, je ne vous demande pas qui vous êtes; mais vous permettrez au moins que j'aie l'honneur de vous voir.-mon père, je vous conjure pour mon ami de ne pas exiger...-que signifie donc ce mystère? Interrompit le baron. Quel est donc ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui craint qu'on ne le voie en face? Je prétends savoir à l'instant...-mon père, je vous le dirai. Je vous donne ma parole d'honneur que je vous le dirai.-non, non, monsieur ne sortira pas que je ne sache... " la marquise se jeta dans un fauteuil, le visage toujours couvert de ses mains: " monsieur, vous avez des droits sur un fils, mais sur moi! Je ne le croyais pas. " le baron, entendant le son clair d'une voix féminine, soupçonna enfin la vérité: " quoi! S'écria-t-il, il se pourrait! ... oh! Que je suis fâché! ... que j'ai de regrets! Que d'excuses... mon fils, vous devez sentir que votre père, jaloux de vous rendre à vos devoirs, s'est permis sur le compte de madame la marquise de B des expressions trop fortes que le baron de Faublas désavoue... mon fils, reconduisez votre ami. " la marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier, donna un libre cours à ses larmes. " que je suis cruellement punie de mon imprudence! " disait-elle. Je voulus hasarder quelques mots de consolation. " laissez-moi! Laissez-moi! Votre barbare père est moins barbare que vous! " nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on allât promptement chercher un fiacre; et en attendant qu'il arrivât, je fis entrer la marquise dans la loge du suisse. Il n'y avait qu'un instant que nous y étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le vagislas entr'ouvert, et demanda si le baron était chez lui. La marquise se cacha le visage dans ses mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de mon corps: mais tout cela ne put se faire assez promptement. M Du Portail (car c'était lui) eut le temps de jeter un coup d'oeil sur la marquise. " monsieur le baron est chez moi; si vous voulez prendre la peine d'y monter, je vous rejoins dans un moment.-oui! Oui! " me répondit M Du Portail, en souriant. On vint nous dire que la voiture était à la porte. La marquise monta promptement; je voulus m'y placer un moment auprès d'elle: " non, non, monsieur, je ne le souffrirai pas. " la douleur dont je voyais son coeur serré passa dans le mien. Je laissai tomber quelques larmes sur une de ses mains que j'avais saisie, et qu'elle ne retirait pas: " ah! Vous vous croyez auprès de Sophie! " je voulus encore entrer dans le carrosse, elle retira sa main, et me repoussa: " monsieur, si, malgré le discours de votre père, il vous reste encore quelque estime, quelque considération pour moi, je vous prie de descendre et de me laisser.-hélas! Ne vous reverrai-je donc plus? " elle ne me répondit pas; mais ses larmes recommencèrent à couler avec plus d'abondance:-ma chère maman! Quand pourrai-je vous revoir? Dans quel lieu me permettrez-vous? ...-ingrat! Je suis trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous devez me plaindre au moins... laissez-moi... remontez chez vous; le baron vous y attend. " elle dit au cocher de la conduire chez madame, marchande de modes, rue... il fallut bien me décider à la quitter. Je retrouvai dans l'escalier M Du Portail qui m'y attendait: " mon ami, si je suis aussi bon physionomiste que le marquis de B, ce si joli garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié... mais qu'avez-vous donc? Vous pleurez! " je ne sais où M Person s'était fourré, nous le vîmes tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton suffisant: " je savais bien, monsieur, que tout cela finirait mal; vous ne faites aucun cas de mes avis.-vos avis! Monsieur, faites-m'en grâce... en vérité, c'est précisément le maître d'école de La Fontaine; je me noie, et il me sermonne!-mais qu'est-ce donc que tout cela? Reprit M Du Portail.- montez, montez chez moi, vous allez le savoir; mon père m'a fait une scène! " en entrant, M Du Portail demanda au baron ce qu'il y avait. " ce qu'il y a! " répondit mon père. Je l'interrompis: " ce qu'il y a! Monsieur Du Portail, ce qu'il y a! ... tenez, Madame De B était dans ce cabinet: mon père entre ici, il s'assied là, il me fait des représentations, sans doute très justes, très paternelles; mais la marquise entendait tout, et mon père la traitait... ah! Vous n'en avez pas d'idée! Moi, de peur de compromettre une femme... honnête... oui, honnête, quoi qu'on en puisse dire, je n'osais m'expliquer; mais mon père connaît le profond respect que je lui porte; jamais je ne m'en suis écarté... hé bien! Il est témoin que je souffre, que je m'impatiente, que je lui manque... monsieur, il ne sent pas qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien deviner! -jeune homme, répliqua le baron, votre excuse est dans vos pleurs; je vous pardonne les reproches que vous osez me faire, à cause de la douleur dont vous paraissez oppressé; mais plus vous semblez aimer la marquise...-mon père...-monsieur! Madame De B n'est plus là. Pourquoi donc m'interrompez-vous? ... plus vous semblez aimer la marquise, et plus je suis mécontent de vous. Si votre coeur est préoccupé de cette passion, c'est donc avec froideur que vous avez médité la perte d'une fille vertueuse, d'une enfant respectable, de Sophie! Vous n'êtes donc qu'un vil séducteur!-mon père, entre Sophie et moi il n'y a d'autre séducteur que l'amour.-vous n'aimez donc pas la marquise?-mon père...-monsieur, que vous soyez ou que vous ne soyez pas véritablement attaché à Madame De B, vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce qui m'importe, c'est que mon fils ne soit pas indigne de moi.-ah! Baron! Interrompit M Du Portail.-je ne dis rien de trop fort, mon ami. Apprenez des choses qui vont vous étonner. Ce matin je vais au couvent: je trouve Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille, dont vous connaissez l'aimable candeur, m'apprend que sa bonne amie est malade, et que son frère tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a promis pour Sophie. Je la presse de s'expliquer; elle me rend le compte le plus exact des symptômes et des effets de cette maladie, que vous devinez, que monsieur connaît, qu'il a causée, qu'il se plaît à nourrir, qu'il voudrait augmenter. Monsieur abuse de quelques dons naturels pour séduire une enfant trop sensible; il prend sur son esprit un empire absolu, il prépare par degré son déshonneur. -son déshonneur! Le déshonneur de Sophie? -oui, jeune insensé; je connais les passions... -mon père, si vous les connaissez, vous savez que vous déchirez mon coeur!-mon fils, modérez cette impétuosité qui m'offense... oui, je connais les passions; oui, cette enfant que vous respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la déshonorerez, si elle a la faiblesse d'y consentir... (il s'adressa à M Du Portail.) la recette que monsieur destine à sa jolie cousine sera renfermée dans un papier soigneusement cacheté, qu'il ne faut pas que Madame Munich voie... vous comprenez, mon ami? ... ainsi tout est prêt; la correspondance va s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie, déjà séduite par ses yeux, va l'être bientôt par son coeur. Elle fut trompée par une belle figure, signe ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les charmes non moins perfides d'une éloquence apprêtée: on va, dans des lettres étudiées, affecter avec elle le langage du sentiment: Sophie, attaquée de tous les côtés à la fois, tombera sans défense dans les pièges qu'on lui aura tendus... et cependant son séducteur n'a pas dix-sept ans! ... et dans un âge encore si tendre il montre déjà les goûts funestes, il déploie les odieux talents de ces hommes, aussi lâches que dépravés qui, ne craignant pas de porter dans les familles la discorde et la désolation, se font un barbare plaisir d'entendre les gémissements de la beauté malheureuse, contemplent, en s'applaudissant, l'opprobre et les anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront produit les dons naturels que je me plaisais à voir en lui, dont j'étais peut-être fier en secret; voilà comment se réaliseront les grandes espérances que j'avais conçues!-mon père, croyez que j'adore Sophie... (le baron, sans m'écouter, s'adressant toujours à M Du Portail: )-et savez-vous par quelles mains monsieur compte faire passer ses lettres corruptrices? Savez-vous à qui il confie l'honnête emploi de servir ses détestables projets... à la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente Adélaïde, à ma chère fille, à sa soeur!-mon père, ne me condamnez pas sans m'entendre. Vous doutez de mes sentiments pour Sophie? Hé bien, daignez nous unir, donnez-la moi pour épouse.-et vous disposez ainsi de Sophie et de vous! Les parents de Mademoiselle De Pontis vous connaissent-ils? Sont-ils connus de vous? Savez-vous si cet hymen leur convient? Savez-vous s'il me convient à moi? Croyez-vous que je veuille vous marier à votre âge? à peine sorti de l'enfance, vous prétendez à l'honneur d'être père de famille!-oui; et je sens qu'il vous serait aussi aisé de consentir à mon mariage qu'il m'est impossible de renoncer à mon amour pour Sophie.-monsieur, vous y renoncerez pourtant. Je vous défends d'aller au couvent sans moi, ou sans mon expresse permission; et je vous déclare que si vous ne changez pas de conduite, une maison de force me répondra de vous. -ah! Si au lieu de marier les jeunes gens qui s'aiment, on les renfermait, mon père, je ne serais pas au monde, et vous seriez en prison. " le baron n'entendit pas ma réponse, ou feignit de ne pas l'entendre. Il sortit; je retins M Du Portail qui se disposait à le suivre. Je le priai de vouloir bien être médiateur entre mon père et moi, et d'engager surtout le baron à révoquer l'ordre cruel qui m'interdisait les visites au couvent. Il m'observa que les précautions dont mon père usait étaient assez raisonnables. " raisonnables! Voilà comme parlent toujours les gens indifférents! Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand vous adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski vous priva du bonheur de la voir, vous ne trouvâtes pas ses précautions raisonnables.-mais, mon jeune ami, remarquez donc la différence.-il n'y en a aucune, monsieur, il n'y en a pas: en France comme en Pologne, un amant digne de ce nom ne voit, ne connaît, ne respire que ce qu'il aime; le plus grand malheur qu'il imagine, c'est celui d'être séparé de l'objet adoré. Les précautions de mon père vous paraissent raisonnables; moi je les trouve cruelles; je ferai tout ce que je pourrai pour les rendre inutiles. Sophie apprendra mon amour; elle l'apprendra malgré mon père; elle en sera bien aise et, malgré lui, malgré vous, malgré toute la terre, nous finirons par nous marier. Monsieur, je vous le déclare, et vous pouvez le dire au baron.-je n'en ferai rien, mon ami, je ne veux pas aigrir votre père; je ne veux pas vous chagriner. Dans ce moment-ci, vous avez la tête un peu exaltée; je vous laisse faire des réflexions sages, et dès demain, sans doute, vous serez plus raisonnable.-raisonnable! Oui, raisonnable! Je m'y attendais bien. " resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder la défense du baron, ou de la rendre vaine. Censeur austère, qui me blâmez de mon indocilité, je vous plains! Si de vos maîtresses, la première ou la plus chérie ne vous fit jamais faire de fautes, ah! C'est que vous n'avez jamais beaucoup aimé. En y songeant mûrement, je vis que ma situation, quelque pénible qu'elle dût me paraître, n'était pas désespérée. Rosambert, compatissant aux peines de son ami, m'aiderait sans doute; Jasmin m'était entièrement dévoué, et je croyais connaître assez mon petit gouverneur pour être sûr qu'avec de l'or, je ferais de lui tout ce que je voudrais. M Du Portail paraissait vouloir rester neutre, je n'aurais que mon père à combattre. Mon père, occupé de son intrigue avec cette belle demoiselle de l'opéra, sortait tous les soirs; il ne pouvait donc pas me veiller de très près. Voilà les réflexions sages que je faisais; ce n'était pas celles que M Du Portail m'avait conseillées; mais je ne le trahissais pas, je l'avais prévenu. Cependant il ne fallait pas, dans les premiers jours, heurter le baron de front; je devais prudemment m'interdire, pendant quelque temps, les visites au couvent: mais comment faire passer une lettre à Sophie? Cette lettre était si pressée, si nécessaire! Qui la porterait à ma jolie cousine? Je ne voyais aucun expédient pour me tirer de cet embarras. Parmi les ressources que je m'étais ménagées, je n'avais pas calculé celles qui me restaient dans l'amitié d'Adélaïde. Une vieille femme m'apporte un billet, je l'ouvre: il est signé De Faublas! Ah! Ma chère soeur! Je baise l'écriture, et je lis: " je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une indiscrétion, mon frère: j'ai appris à mon père que vous m'aviez promis un remède qui guérirait ma bonne amie, il s'est fâché: il a dit que c'était du poison que vous prépariez pour Sophie... du poison! ... mon frère, en vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce fût le baron qui l'assurât. " j'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendait impatiemment la recette en question. Adélaïde, m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en parler au baron... ce remède de votre frère n'est peut-être pas bien bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est. Au reste, mon frère, soyez tranquille: elle ne croit pas plus que moi que vous ayez voulu l'empoisonner. " comme j'ai vu qu'elle mourait d'envie d'avoir la recette, je lui ai conseillé de vous l'envoyer demander. Elle m'a encore répété ces mots qui me chagrinent: Adélaïde! Adélaïde! Ah! Que tu es heureuse! " cependant je suis sûre qu'elle serait bien aise d'avoir la recette. Envoyez-la moi tout de suite, mon frère, je la lui remettrai, et je vous assure que je ne parlerai de rien à personne. " donnez trois livres à la femme porteuse du billet: elle m'a dit qu'elle ne jasait jamais quand on lui donnait un petit écu. Votre soeur, etc. Adélaïde De Faublas. p s. -tâchez de me venir voir. " transporté de joie, je vais à la vieille: " madame, voilà six francs, parce que je vais vous charger d'une réponse, que je vous prie d'attendre. " je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon secrétaire. La lettre commencée pour Sophie est devant moi, je la vois encore mouillée de larmes... hélas! Ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés! Quels discours elle a entendus! Quelle lettre elle a lue! ... pauvre vicomte de Florville! Que de chagrins mon père et moi nous t'avons donnés! ... en me disant cela, je baise le papier sur lequel la marquise a tant gémi; et le sentiment que j'éprouve alors, s'il est moins vif que l'amour, est cependant plus tendre que la pitié. Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier, détrempé en plusieurs endroits, n'est pas présentable; il faut recommencer la lettre trois fois écrite... hé! Pourquoi donc recommencer? Au nom, au seul nom de ma jolie cousine, je sens déjà mes paupières s'humecter, je vais sangloter en lui écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes ont pleuré sur le même papier? Moi-même pourrai-je, entre ces larmes confondues, distinguer celles qui seront venues de la marquise de B et celles qui m'auront appartenu? ... ces réflexions me déterminent; je ne recommence pas, je continue: " ... Sophie, je n'existe plus que par toi! Et cependant tu te plains! Tu gémis! Tu m'accuses d'ingratitude et de cruauté! Tu crois, tu peux croire qu'il existe au monde une femme, une seule femme comparable à toi! Une femme qu'on puisse aimer, quand on connaît Sophie! " ô ma jolie cousine! Avec quel transport j'ai reçu la nouvelle de votre tendresse pour moi! Mais quelle douleur j'ai ressentie en apprenant qu'un noir chagrin consumait vos beaux jours, altérait vos charmes naissants, menaçait votre vie! ... votre vie! ... ah! Sophie! Si Faublas vous perdait, il vous suivrait au tombeau! " ma soeur qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus secrets sentiments de votre âme, ma soeur m'a annoncé de votre part une éternelle séparation... elle m'a dit que vous ne me reverriez de la vie... ma Sophie! S'il était vrai, elle ne durerait pas longtemps cette vie qui me deviendrait insupportable; et vous-même! Vous-même! ... mais livrons-nous à des idées plus douces; un avenir plus heureux nous attend. Qu'il me soit permis d'espérer que ma jolie cousine sera bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne cesserons jamais d'être amants. Je suis, avec autant de respect que d'amour, votre jeune cousin, le chevalier De Faublas. " cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre. " que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère Adélaïde! Je suis privé du bonheur de vous voir: le baron me défend de sortir; le baron m'a fait une scène! ... il ne fallait pas lui parler de Sophie. " remettez promptement à ma jolie cousine le billet que je lui adresse et que je joins au vôtre; ne le lui remettez que quand elle sera seule, et surtout ne parlez de cela à qui ce soit. Adieu, ma chère soeur, etc. " je mis ces deux billets sous une même enveloppe, et je confiai le tout à la discrétion de la vieille. Dès le même soir, je voulus travailler à former la grande confédération que j'avais méditée. Mon père venait de sortir: je demandai M Person; il était allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu tard, et vint à moi d'un air triomphant: " monsieur, vous avez entendu ce matin monsieur votre père: il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.-Monsieur Person, vous m'en voyez ravi. Je suis en effet trop heureux d'avoir un gouverneur tel que vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent surtout...-monsieur, je savais bien qu'un jour vous me rendriez justice.-un gouverneur plein de politesse et d'aménité...-vous me flattez, monsieur.-un gouverneur qui sent bien qu'un enfant de seize ans ne peut être aussi raisonnable qu'un homme de trente-cinq...-assurément.-un gouverneur qui connaît le coeur humain...-cela est vrai.-et qui excuse dans son élève un doux penchant que lui-même il éprouve.-je ne comprends pas trop...- asseyez-vous, Monsieur Person: nous avons à traiter ensemble une matière fort délicate, qui mérite toute votre attention... parmi tant de qualités qui brillent en vous, et dont j'aurais pu faire une énumération plus longue si je n'avais craint de blesser votre modestie, parmi tant de qualités, il faut vous le dire franchement, Monsieur Person, j'ai cru m'apercevoir qu'il vous en manquait une, qu'on dit fort importante, mais que je regarde comme assez inutile, moi, celle de savoir enseigner.-monsieur, mais...-je ne dis pas cela pour vous mortifier. Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition qui vous manque; mais on voit tous les jours des gens aussi malheureux qu'habiles qui enseignent très mal ce qu'ils savent très bien. Vous êtes dans ce cas-là, Monsieur Person; et à cet égard, pour me servir des expressions dont usait le fameux cardinal De Retz en parlant du grand Condé, vous ne remplissez pas votre mérite.-oh! Monsieur, la citation...-n'est pas tout à fait juste; je le sens bien. Vous n'êtes point conquérant, vous! Vous n'avez pas une armée à conduire! Mais aussi, former le coeur d'un adolescent, étudier ses goûts, pour les combattre ou les diriger; amortir ou modifier ses passions, quand on n'a pu les prévenir; polir ses manières gauches, et orner son esprit inculte: croyez-vous que cela soit une chose si facile?-non, sûrement; je sais que ma profession offre de grandes difficultés.-hé bien, monsieur, les parents n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur qui ait tous les talents et toutes les vertus! Et ils croient que cela se trouve! C'est un homme qu'ils paient, et c'est un dieu qu'il leur faudrait! Mais revenons à ce qui nous touche... j'ai encore remarqué, Monsieur Person, que votre attachement singulier pour tout ce qui porte le nom De Faublas vous a mené trop loin.-comment? ...-oui; cette extrême affection que vous portez à la famille en général, vous ne l'avez pas également reversée sur chacun de ses membres!-je n'entends pas.-tenez, vous avez pour ma soeur des airs de prédilection! ... le baron appellerait cela de l'amour! ... la difficulté que vous éprouvez à enseigner, il la nommerait ineptie! Ce que je vous dis est exact: si j'instruisais le baron de ces petits détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures dans cet hôtel. Ce serait un grand malheur pour moi, Monsieur Person, et un plus grand malheur pour vous. Je sais bien qu'on me chercherait vite un autre instituteur; mais, comme nous le disions tout à l'heure, il n'y a pas d'hommes parfaits sur la terre. En supposant que le nouveau venu se trouvât plus propre que vous à m'instruire, les premiers jours il me donnerait, avec distraction, des leçons que je recevrais avec ennui; et au diable les livres, dès que je l'aurais surpris bâillant avec moi dessus! Cependant mon nouveau mentor participerait aux faiblesses de l'humanité, il aurait des défauts ou des passions que je connaîtrais vite, parce que je serais intéressé à les étudier. Animé des mêmes motifs, il pénétrerait mes goûts avec le même discernement. La première semaine, nous nous serions observés comme deux amis également intéressés à se ménager. Cependant vous, Monsieur Person, vous ne trouveriez peut-être pas à faire ce que vous appelez une éducation. Je sais que beaucoup de petits abbés, qui ont moins de mérite que vous, trouvent des élèves, et même les conservent; mais tant d'autres aussi végètent sans emploi. Vous seriez peut-être réduit à recommencer le rudiment et la grammaire, avec les enfants gâtés d'un notaire marguillier, d'un marchand presque échevin, ou de quelque gros employé, tous gens trop fiers pour envoyer messieurs leurs fils à l'université. Et, prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent calculer, veulent toujours accorder leur intérêt avec leur vanité; ils vous diront très bien que Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barême; et si vous n'apprenez à vos petits bourgeois qu'à parler leur langue, si vous ne possédez pas à fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux vous épargner ces désagréments-là, monsieur. Je sens qu'il serait dur pour le gouverneur d'un noble de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends pas changer votre condition, mais la rendre meilleure; au lieu de diminuer vos émoluments, je vais les augmenter.-monsieur, je suis très sensible... j'ai toujours bien dit que chez vous les qualités du coeur...-oh! Les qualités du coeur! Oui, mon cher gouverneur, j'ai un coeur extrêmement bon, extrêmement sensible... vous savez que j'adore Sophie! Mon père veut m'empêcher de la voir.-mais au fond, a-t-il tort?-comment! Monsieur, s'il a tort? Vous me demandez s'il a tort? Mais vous n'avez donc pas compris ce que je vous ai dit? -pas très bien.-je vais m'expliquer clairement. Si vous m'êtes contraire, je déclare au baron tout ce que je sais sur votre compte; on vous congédie, on me donne un autre gouverneur. Si vous voulez me servir... Monsieur Person, vous savez quelle somme le baron me donne par an pour mes menus plaisirs; je vous en livre la moitié, et voilà un acompte. (je lui présentai six louis.)-de l'argent! Monsieur! Fi donc! Me prenez-vous pour un valet?-ne vous fâchez pas; je n'ai pas voulu vous offenser; j'ai cru... (je remis les six louis dans ma bourse.)-monsieur, j'ai beaucoup d'amitié pour vous; et ce n'est pas l'intérêt... vous l'aimez donc bien fort, Mademoiselle De Pontis?-plus que je ne saurais vous le dire! -et que voulez-vous que je fasse à cela, moi? -je vous demande seulement de prendre autant de peine pour détourner l'attention du baron que vous en auriez pris à me tourmenter.-monsieur, vous n'avez sur Mademoiselle De Pontis que des vues honnêtes... légitimes?-je serais un monstre, si j'en avais d'autres! Foi de gentilhomme, Sophie sera ma femme.-en ce cas, je ne vois pas d'inconvénients...-il n'y en a pas.-je n'en vois aucun. Monsieur, pour une chose si simple, vous me proposez de l'argent!-recevez mes excuses. -de l'argent! Fi donc! Quelques présents, passe! ... j'ai demeuré deux ans chez M L; il me faisait de temps en temps quelques cadeaux; ses enfants m'en faisaient de leur côté: tout cela s'arrangeait assez bien. Un présent s'accepte. -ainsi, Monsieur Person, voilà qui est dit, je puis compter sur vous.-assurément.-écoutez donc, mon cher gouverneur; j'ai une observation à vous faire. Si ce que vous sentez pour Adélaïde est en effet de l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au moins. Celui dont je brûle pour Sophie est innocent et pur comme elle. Celui que vous éprouveriez pour ma soeur! ... Monsieur Person, prenez-y garde! ... je suis très convaincu que la vertu d'Adélaïde la défendrait contre les entreprises d'un suborneur; mais ces entreprises même seraient un affront! ... un affront que tout le sang du coupable n'expierait que faiblement! -monsieur, soyez tranquille.-je le suis.- monsieur, comptez sur moi.-mon cher gouverneur, j'y compte. " Person sortait; il revint pour me dire que dans l'après-dinée il avait été au couvent, de la part du baron. " au couvent! Pourquoi faire?-pour défendre expressément à Mademoiselle Adélaïde de paraître au parloir, quand vous irez seul la demander.-vous l'avez vue, Adélaïde?-oui, monsieur.-elle ne vous a rien dit?-ah! Qu'elle était bien fâchée de cette défense!-rien de plus?-rien du tout.-et Sophie? Avez-vous demandé comment elle se portait?-beaucoup mieux depuis midi.-et à quelle heure avez-vous été au couvent?-à cinq heures à peu près; il y a environ quatre heures.-bien, fort bien. " (Person s'en alla.) beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à peu près à laquelle elle a reçu ma lettre. Sophie! Ma chère Sophie! Ne te hâteras-tu pas de me répondre? Adélaïde! Tu dois être bien contente! Ta bonne amie est déjà guérie! Et dans les transports de joie que me causait la nouvelle d'une cure aussi prompte, je me mis à faire des sauts, des gambades, au bruit desquels accourut Jasmin. J'achevais un superbe entrechat quand il ouvrit la porte: " monsieur, je vous demande excuse; j'entendais un vacarme! J'étais inquiet.-Jasmin, allez tout de suite chez le comte de Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin, sans faute. " Rosambert n'y manqua pas. De tous les événements de la veille, je ne lui racontai que ceux qui se rapportaient à Sophie. Il me rappela en riant que ce n'était pas la jolie cousine qui était dans mon cabinet. Je voulus éluder; le comte me pressa si vivement qu'il fallut tout avouer. " c'est une femme bien étonnante que la marquise de B, me dit-il alors. Personne ne sait comme elle commencer agréablement une intrigue, la filer vite, brusquer le dénouement, qui ne lui déplaît pas, et que même on peut croire nécessaire à sa constitution. Personne ne possède mieux le grand art de retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale dangereuse; ou, quand la chose est impossible, de tenir du moins la balance incertaine. Cette femme-là sait varier les plaisirs de manière qu'avec elle, et pour elle, un amour de six mois est un amour nouveau. Un amour de six mois à la cour! Vous concevez que c'est un vieillard décrépit; hé bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! Car quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends justice, elle n'est pas volage: je crois même lui avoir surpris quelques éclairs de sensibilité. Au fond, il se pourrait qu'elle eût le coeur tendre. Son génie intrigant s'est développé à la cour, dans tous les genres. Peut-être que si elle fût née simple bourgeoise, au lieu d'être femme galante elle eût été tout bonnement femme sensible. Je vous répète qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage. Je l'avais depuis six semaines, je l'aurais peut-être gardée trois mois encore; mais votre déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire! Un fat à corriger! (il se montrait lui-même en riant) un mari presque jaloux à duper si plaisamment! Des obstacles de toute espèce à surmonter! ... elle n'a pu résister à ces idées-là. Oui, quoique vous soyez d'une figure charmante, je parierais que c'est surtout la difficulté de l'entreprise qui a déterminé Madame De B. D'abord la marquise a pris à tâche de ne pas suivre la route battue. Prendre cette semaine, avec distraction, un amant qu'on renverra maussadement la semaine prochaine, rompre et nouer des engagements uniformes: voilà l'éternelle occupation de nos femmes de qualité! Le personnage change, mais jamais la conduite de l'intrigue: on dit, on fait sans cesse la même chose: c'est toujours une déclaration à recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire, deux ou trois tête-à-tête à arranger, une rupture à consommer. Tout cela répété devient d'une monotonie assommante. La marquise, au contraire, n'est pas fâchée que le même cavalier lui reste pourvu que le manège varie. Ce n'est pas par le nombre de ses amants qu'elle s'affiche; c'est par la singularité de ses aventures. Une scène ne lui paraît piquante que quand elle n'est pas ordinaire: elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver les hasards et à lutter contre les événements. Aussi le sentiment de sa force l'emporte-t-il quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que toute son adresse ne peut lui épargner les désagréments d'une démarche trop imprudente. Dans son aventure avec nous, par exemple, voilà deux terribles scènes qu'elle a essuyées. La première! ... c'est moi qui l'en ai tourmentée, et en conscience je la lui devais. Hier, elle est venue très inconséquemment chercher ici la seconde; et le hasard peut-être lui garde la troisième. Mais n'importe! La marquise, toujours supérieure aux petites mortifications, accoutumée à considérer froidement, sous tous les rapports, les événements les plus fâcheux, la marquise tirera de ses malheurs mêmes un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et contre vous.-contre sa rivale! Ah! Rosambert, Sophie sera toujours préférée! ... mais que dites-vous de ma jolie cousine qui ne répond pas?-attendez donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous pas qu'il y a huit jours qu'elle n'a fermé l'oeil? Votre lettre l'a doucement bercée... mais laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous de quoi nous devons nous occuper?-non. -il faut aller acheter quelque bijou pour le cher gouverneur. Il vous a dit qu'un présent s'acceptait. -vraiment oui; mais si je sors, et qu'il me vienne une lettre de Sophie?-on fera attendre la vieille messagère.-hé bien, allons donc vite.-vous oubliez votre chapeau.-vous avez raison " , répliquai-je d'un air distrait, et j'allai m'asseoir. Rosambert me prit par le bras: " où diable êtes-vous? à quoi rêvez-vous?-je songeais à ce pauvre vicomte de Florville... qu'elle doit être affligée, la marquise! Rosambert, croyez-vous qu'elle m'écrira?-nous parlons de la marquise à présent?-oui, mon ami... mais ne riez donc pas, répondez-moi.-hé bien, mon cher Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.-vous croyez? -cela est très vraisemblable! La marquise s'est déjà consultée sur votre situation présente et sur la sienne. En femme bien apprise, elle a sans doute compris que vous ne pourriez vous dispenser de venir à elle; elle n'ira point à vous; elle vous attendra; soyez sûr qu'elle vous attendra. " je sonnai Jasmin. " mon ami, tu connais l'hôtel du marquis de B; tu connais Justine: prends un habit bourgeois, va demander Justine, et tu lui diras que tu viens de ma part savoir comment se porte madame la marquise. " Rosambert, qui riait de toutes ses forces, me dit: " ah! C'est que vous croyez qu'il ne serait pas poli de la faire trop attendre. Mais dites-moi: vous désiriez une lettre de Sophie?-sans doute. Jasmin, nous allons à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons rentrés. Jasmin, de la discrétion. Je compte sur toi: on nous fait la guerre; l'ennemi est là-bas: en garde! Mon ami, en garde!-oh! Monsieur, dans toutes mes maisons, j'ai toujours été du parti des enfants contre les pères.-bien, mon ami; sois sûr que je te récompenserai, quand je serai marié avec elle.-marié avec madame la marquise, monsieur! " Rosambert riait: " venez, venez, mon ami, me dit-il; vous n'y êtes plus. " j'achetai une bague assez belle; mais quand il fut question de nous en aller, je ne pus jamais arracher Rosambert de la boutique: la bijoutière était jolie. à mon retour, Jasmin me remit une lettre. La vieille n'avait pas voulu seulement s'asseoir, parce qu'on lui avait défendu d'attendre une réponse. Qu'on juge de ma douleur, en lisant ce qui suit: " si je n'avais vu mon nom vingt fois répété dans votre lettre, monsieur, je n'aurais jamais pu croire qu'elle me fût adressée. Je n'imaginais pas que quelques mots échappés sans conséquence, recueillis au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés par son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginais pas que mon jeune cousin, qui se disait mon ami, dût me traiter jamais d'une façon si injurieuse. " qui vous a dit que je vous aimais, monsieur? Adélaïde? Elle n'en sait rien. Qui vous a dit que ces mots, cruel! ... ingrat... je ne le reverrai de ma vie, vous fussent adressés? Qui vous a dit que je mourais de chagrin, parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela était, monsieur, il n'y aurait que moi qui pusse le savoir; vous l'ai-je dit, moi, monsieur? " et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! Vous aimez quelqu'un, et vous me dites que vous m'aimez, parce que vous croyez que je vous aime! Vous pensez donc me faire une grâce, quand vous me demandez mon coeur et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse pour n'inspirer jamais que de la compassion, je serai du moins assez sage pour ne pas aimer, ou assez discrète pour cacher mon amour; et certainement jamais l'amant d'une autre ne sera le mien. " maintenant, c'est à vous et pour vous que je dis ces mots: je ne vous reverrai jamais. Ma famille vaut bien la vôtre, monsieur; et vous devez me savoir quelque gré de ne pas pousser plus loin le ressentiment de l'outrage que vous n'avez pas craint de me faire. " cette fatale lettre n'était pas signée. Le chagrin dont elle me pénétra est plus facile à imaginer qu'à décrire. Sophie ne m'aimait pas! Sophie ne voulait plus me voir! Je tombai dans un accablement profond, dont je ne sortis que pour verser un torrent de larmes. Si du moins Rosambert était là! Il m'aiderait de ses conseils, il me donnerait quelques consolations. Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je volai chez la bijoutière. Elle n'était plus au comptoir! Rosambert n'était plus dans la boutique! Je parus si fâché de ce contretemps, qu'une demoiselle de magasin eut pitié de moi. Elle me dit que si je voulais entrer au café de la régence , qu'elle me montra à dix pas de là, elle irait avertir le comte, qui n'était pas loin, et qui ne manquerait pas de me joindre dans une demi-heure au plus tard. J'entrai dans ce café de la régence . Je n'y vis que des gens profondément occupés à préparer un échec et mat. Hélas! Ils étaient moins recueillis, moins rêveurs, moins tristes que moi. Je m'assis d'abord près d'une table; mais l'agitation que j'éprouvais ne me permettant pas de rester en place, bientôt je me promenai à grands pas dans le café silencieux; bientôt aussi l'un des joueurs, haussant la voix, levant la tête et frottant ses mains, dit d'un ton fier: " au roi!-grands dieux! S'écria l'autre, la dame forcée! La partie perdue! Une partie superbe! ... oui, oui, monsieur, frottez vos mains! Vous vous croyez un Turenne, savez-vous à qui vous avez l'obligation de ce beau coup? (il se tourna de mon côté.) à monsieur, oui, à monsieur. Maudits soient les amoureux! " étonné de la manière vive dont on m'apostrophait, j'observai au joueur mécontent que je ne comprenais pas... " vous ne comprenez pas! Hé bien, regardez-y; un échec à la découverte!-hé bien, monsieur, qu'a de commun cet échec...-comment! Ce qu'il a de commun! Il y a une heure, monsieur, que vous tournez autour de moi: et ma chère Sophie par-ci! Et ma jolie cousine par-là! ... moi, j'entends ces fadaises; et je fais des fautes d'écolier... monsieur, quand on est amoureux, on ne vient pas au café de la régence . (j'allais répliquer, il continua avec violence.) un échec à la découverte! Il faut couvrir le roi! Nul moyen de sauver! ... on profite des distractions que ce monsieur me donne! ... un misérable coup de mazette! Un homme comme moi! (il se retourna vers moi.) monsieur, une fois pour toutes, sachez que toutes les cousines du monde ne valent pas la dame qu'on me force... elle est forcée! Il n'y a pas de ressource... au diable soient la bégueule et son doucereux amant! " de toutes les exclamations du joueur, la dernière fut celle qui me piqua le plus. Emporté par ma vivacité, je m'avançai brusquement; mais chemin faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier qui débordait; mes boutons l'accrochèrent, il tomba; les pièces roulèrent de tous côtés. Voilà pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me dit: " monsieur, prenez-vous quelquefois garde à ce que vous faites? " l'autre s'écrie: " monsieur, vous m'enlevez une partie! ...-vous! Vous aviez perdu, interrompt son adversaire.-j'avais gagné, monsieur. -cette partie-là, je l'aurais jouée contre Verdoni!-et moi, contre Philidor!-hé! Messieurs, ne me rompez pas la tête! Je vais la payer, votre partie.-la payer! Vous n'êtes pas assez riche.-que jouez-vous donc? -l'honneur. Oui, monsieur, l'honneur. Je suis venu en poste tout exprès pour répondre au défi de monsieur... de monsieur qui croit n'avoir pas d'égal! ... sans vous je lui donnais une leçon! -une leçon! Eh mais vous êtes fort heureux que l'étourderie de monsieur vous ait sauvé; je forçais la dame en dix-huit coups!-et vous n'alliez pas jusqu'au onzième. En moins de dix vous étiez mat!-mat! Mat! C'est pourtant vous, monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte! ... apprenez, monsieur, que dans le café de la régence on ne doit pas courir. (alors un autre joueur se leva: )-hé! Messieurs, dans le café de la régence , on ne doit pas crier, on ne doit pas parler. Quel train vous faites! " d'autres encore se mêlèrent de la querelle; et comme j'étais l'auteur de tout le mal, chacun me gourmandait; je ne savais plus à qui répondre, quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine à me tirer de là: nous nous sauvâmes au palais royal . Je pris Rosambert à l'écart, je lui montrai la lettre de Sophie. " et voilà ce qui vous afflige! Me dit-il après l'avoir lue... mais vous devriez baiser cent fois cette lettre-là!-ah! Rosambert, est-ce donc le moment de plaisanter? -je ne plaisante pas, mon ami, vous êtes adoré! -mais vous n'avez donc pas lu?-j'ai lu, et je vous répète que vous êtes adoré.-Rosambert, nous sommes mal ici, revenez chez moi. " en chemin, le comte me dit: " Sophie a cessé ses visites au parloir à l'époque de votre liaison avec Madame De B. C'est à cette époque aussi que les insomnies ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce que mademoiselle votre soeur appelle la fièvre. Elle a désiré la recette, elle l'a demandée indirectement. Il y a plus: le remède avait fait un excellent effet puisque, hier à midi, Mademoiselle De Pontis se portait mieux. Il faut donc conclure de tout cela que, dans l'après-dînée d'hier, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas, mon ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou d'une naïveté d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de M Person. Au reste, le ton de cette épître prouve que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même échappé à la jeune personne. Elle vous fait de terribles reproches! Vous avez cru qu'elle vous aimait! Elle ne peut supporter cette idée; mais elle ne dit nulle part qu'elle ne vous aime pas. " tout ce que Rosambert me disait me paraissait fort raisonnable; cependant mon coeur était oppressé: les amants espèrent follement, ils s'alarment de même. " savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est assez bien tournée sa douce épître? Oh! La jolie cousine ne vous aura pas écrit dix fois, que vous trouverez son style tout à fait formé!-Rosambert, que vous êtes cruel, avec votre gaîté! " Jasmin rentrait chez moi en même temps que nous. Il me dit qu'il venait de chez madame la marquise. " hé bien?-monsieur, j'ai parlé à Mademoiselle Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps, et elle est enfin revenue me dire que madame était très sensible à votre attention; que madame s'était sentie fort incommodée hier en rentrant; que le docteur lui avait trouvé un peu de fièvre ce matin.-voyez, Rosambert, voyez comme je suis malheureux! Elles ont toutes deux la fièvre en même temps! Celle que j'adore ne veut plus me voir! ...-et je ne verrai pas aujourd'hui celle qui m'amuse! Ajouta le comte en me contrefaisant. Pauvre jeune homme! Que je le plains! ... mon cher Faublas, consolez-vous. Pour guérir les maux que vous avez causés, vous serez tout seul plus docteur que tous les docteurs de la faculté. Mais quoique la maladie de ma jolie cousine soit à peu près celle de l'aimable marquise, je prévois cependant qu'il y aura quelque différence dans le traitement; on cherchera dans les yeux de la jolie demoiselle s'il n'y a pas quelque reste d'émotion; on prendra sa main pour tâter le pouls, qui pourrait être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra voir si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur... mais pour la belle dame, oh! L'examen sera plus long, plus sérieux! Vous serez obligé de la considérer de plus près et plus généralement... de la tête aux pieds! Mon ami! ... je crois même que la méthode de ce M Mesmer... oui, chevalier, oui, un peu de magnétisme!-de grâce! Trêve de plaisanterie! Rosambert, occupez-vous avec moi de Sophie... tâchons d'abord de découvrir ce qui m'a valu cette cruelle lettre: voyons ensuite par quels moyens je pourrais avoir une entrevue, une explication avec ma jolie cousine.-très volontiers, mon cher Faublas; commençons par appeler M Person. " mon père entra comme Rosambert sonnait. Il répondit froidement aux politesses du comte et m'annonça d'un ton assez brusque que j'allais sortir avec lui. " les chevaux sont mis, ajouta-t-il; et se tournant du côté de Rosambert: pardon, monsieur, mais l'heure me presse.-demain matin, de bonne heure " , me dit le comte en nous quittant. Je suivis le baron avec inquiétude. Il me conduisit chez M Du Portail. Lovzinski m'attendait pour achever de m'apprendre les aventures de sa vie les plus secrètes; et de peur que le marquis de B ou quelque autre importun ne vint encore nous interrompre, il ordonna qu'on refusât la porte à tout le monde. Dès que nous eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes: " vous devez être, mon cher Faublas, pénétré de l'horreur de ma situation. Le feu, devenu plus violent, allait se communiquer à la chambre où nous étions enfermés, et déjà les flammes battaient au pied de la tour de Lodoïska! Lodoïska poussait de longs gémissements, auxquels je répondais par des cris de fureur. Boleslas parcourait notre prison comme un insensé! Il poussait d'affreux hurlements, il essayait de briser la porte avec ses pieds et ses mains! Et moi, pendu à la fenêtre, je secouais avec rage les barreaux que je ne pouvais ébranler. " tout à coup ceux qui étaient montés redescendent avec précipitation! Nous entendons ouvrir les portes: Dourlinski lui-même demande quartier! Les vainqueurs se précipitent dans le bâtiment enflammé: attirés par nos cris, ils enfoncent notre porte à coups de hache. à leur costume, à leurs armes, je reconnais des tartares. Leur chef arrive, je vois Titsikan. " ah! Ah! Dit-il, c'est mon brave homme! " je me jette à ses genoux: " Titsikan! ... Lodoïska! ... une femme! ... la plus belle des femmes! ... dans cette tour! ... elle va y brûler vive! " le tartare dit un mot à ses soldats, ils volent à la tour, j'y vole avec eux! Boleslas les suit. On enfonce les portes; près d'un vieux pilier, nous découvrons un escalier tournant, rempli d'une épaisse fumée. Les tartares épouvantés s'arrêtent; je veux monter: " hélas! Qu'allez-vous faire? Me dit Boleslas.-vivre ou mourir avec Lodoïska! M'écriai-je.-vivre ou mourir avec mon maître! " répond mon généreux serviteur. Je m'élance, il s'élance après moi. Au risque d'être suffoqués, nous montons à peu près quarante degrés; à la lueur des flammes nous découvrons Lodoïska dans un coin de sa prison: elle traînait faiblement sa voix mourante: " qui vient à moi? Dit-elle. -c'est Lovzinski! C'est ton amant! " sa joie lui rend des forces; elle se relève, et vole dans mes bras: nous l'emportons, nous descendons quelques degrés; mais une vapeur plus épaisse se répand dans l'escalier, et nous force de remonter précipitamment! à l'instant même une partie de la tour s'écroule, Boleslas jette un cri terrible, Lodoïska s'évanouit... Faublas, ce qui devait nous perdre nous sauva; le feu, auparavant étouffé, se fait jour, il s'étend plus rapidement; mais la fumée se dissipe. Chargés de notre précieux fardeau, Boleslas et moi nous descendons promptement... mon ami, je n'exagère pas, chaque marche tremblait sous nos pieds! Les murs étaient brûlants! Enfin nous arrivons à la porte de la tour. Titsikan, tremblant pour nous, y était accouru: " braves gens " , dit-il en nous voyant paraître! Je pose Lodoïska à ses pieds, et je tombe sans connaissance auprès d'elle. " je restai près d'une heure dans cet état. On craignait pour ma vie, Boleslas pleurait. Je repris enfin mes esprits à la voix de Lodoïska qui, revenue à elle, me nommait son libérateur. Tout était changé dans le château, la tour était entièrement tombée. Les tartares avaient arrêté les progrès de l'incendie: ils avaient abattu une partie du bâtiment, pour sauver l'autre; ensuite on nous avait transportés dans un vaste salon, où Titsikan était lui-même avec quelques-uns de ses soldats. Les autres, occupés à piller, apportaient à leur chef l'or, l'argent, les pierreries, la vaisselle, tous les effets précieux que les flammes avaient épargnés. Tout près de là, Dourlinski, chargé de fers, regardait en gémissant ce monceau de richesses dont on allait le dépouiller. La rage, la terreur, le désespoir, tout ce qui déchire le coeur d'un scélérat puni, se lisait dans ses yeux égarés. Il frappait la terre avec fureur, portait à son front ses poings fermés; et, vomissant d'horribles blasphèmes, il reprochait au ciel sa juste vengeance. " cependant mon amante pressait ma main dans les siennes: " hélas! Me dit-elle en sanglotant, tu m'as sauvé la vie, et la tienne est encore en danger! Et si nous échappons à la mort, l'esclavage nous attend!-non, non, Lodoïska, rassure-toi. Titsikan n'est point mon ennemi, Titsikan finira nos malheurs.-sans doute, si je le puis, interrompit le tartare; tu parles bien, brave homme! Oh! Je vois que tu n'es pas mort, et j'en suis fort aise; tu dis et tu fais toujours de bonnes choses, toi! Et as là, ajouta-t-il en montrant Boleslas, un ami qui te seconde bien. " j'embrassai Boleslas: oui, Titsikan, oui, j'ai un ami: ce nom lui restera toujours! " le tartare m'interrompit encore: " ah çà, dis-moi: vous étiez tous deux dans une chambre basse: elle était dans une tour, elle; pourquoi cela? Je parie, messieurs les drôles, que vous avez voulu souffler cette enfant à ce butor-là (en montrant Dourlinski), et vous aviez raison: il est vilain, et elle est jolie! Voyons, conte-moi cela. " j'instruisis Titsikan de mon nom, de celui du père de Lodoïska, de tout ce qui m'était arrivé jusqu'alors. " c'est à Lodoïska, lui dis-je ensuite, à nous apprendre ce que l'infâme Dourlinski lui a fait souffrir, depuis qu'elle est dans son château. " " vous savez, dit aussitôt Lodoïska, que mon père me fit quitter Varsovie le jour même que la diète fut ouverte. Il me conduisit d'abord dans les terres du palatin de , à vingt lieues seulement de la capitale, où il retourna pour assister aux états. Le jour que M De P fut proclamé roi, Pulauski vint me prendre chez le palatin, et m'amena ici, croyant que j'y serais plus à l'abri de toutes les recherches. Il chargea Dourlinski de me garder avec soin, et d'empêcher surtout que Lovzinski ne pût découvrir le lieu de ma retraite. Il me quitta pour aller, disait-il, rassembler, encourager les bons citoyens, défendre son pays, et punir des traîtres. Hélas! Ces soins importants lui ont fait oublier sa fille. Je ne l'ai pas revu depuis. " quelques jours après son départ, je commençai à m'apercevoir que les visites de Dourlinski devenaient plus fréquentes et plus longues; bientôt il ne quitta presque plus l'appartement qu'on m'avait donné pour prison. Il m'ôta, je ne sais sous quel prétexte, l'unique femme que mon père m'avait laissée pour me servir; et pour que personne, disait-il, ne sût que j'étais chez lui, il m'apportait lui-même ce qui était nécessaire à ma subsistance, et passait ainsi les journées entières près de moi. " vous ne savez pas, mon cher Lovzinski, combien je souffrais de la présence continuelle d'un homme qui m'était odieux, et dont je soupçonnais les infâmes desseins. Il osa me les expliquer un jour; je l'assurai que ma haine serait toujours le prix de sa tendresse, et que son indigne conduite lui avait attiré mes profonds mépris. Il me répondit froidement qu'avec le temps je m'accoutumerais à le voir, à souffrir ses assiduités, et même à les désirer. Il ne changea rien à sa conduite ordinaire; il entrait chez moi le matin, et n'en sortait que le soir. Séparée de tout ce que j'aimais, toujours gênée par mon tyran, je n'avais pas même la faible consolation de pouvoir me livrer tranquillement au souvenir de mon bonheur passé. Témoin de mes inquiétudes, Dourlinski se plaisait à les augmenter. " Pulauski, me disait-il, commandait un corps de polonais; Lovzinski, trahissant sa patrie qu'il n'aimait pas, et une femme dont il se souciait peu, servait dans l'armée russe; on ne doutait pas qu'il n'y eût bientôt un combat sanglant. " au reste, il était bien certain que désormais rien ne pourrait réconcilier mon père avec Lovzinski. Quelques jours après il vint m'annoncer que Pulauski avait attaqué pendant la nuit les russes dans leur camp, et que, dans la mêlée, mon amant était tombé sous les coups de mon père. Le cruel me fit lire cet événement bien détaillé dans une espèce de papier public, que sans doute il avait fait imprimer exprès; d'ailleurs, à la barbare joie qu'il affectait, je crus la nouvelle trop véritable. " tyran impitoyable! M'écriai-je, tu jouis de mes pleurs, de mon désespoir! Mais cesse de me persécuter, ou tu verras bientôt que la fille de Pulauski peut bien elle-même venger ses injures. " " un soir qu'il m'avait quittée plus tôt qu'à l'ordinaire, j'entendis vers le minuit ma porte s'ouvrir doucement. à la lueur d'une lampe, que je laissais toujours allumée, je vis mon tyran s'avancer vers mon lit. Comme il n'y avait pas de crime dont je ne le jugeasse capable, j'avais prévu celui-là, et je m'étais bien promis de le prévenir. Je m'armai d'un couteau que j'avais eu la précaution de cacher sous mon oreiller: j'accablai le scélérat des reproches qu'il méritait; je lui jurai que, s'il osait s'approcher, je le poignarderais de mes mains. Il recula de surprise et d'effroi: " je suis las de n'essuyer que des mépris, me dit-il en sortant: si je ne craignais d'être entendu, tu verrais ce que peut contre moi le bras d'une femme! Mais je sais un moyen sûr de vaincre ta fierté. Bientôt tu te croiras trop heureuse de pouvoir acheter ta grâce par les plus humbles soumissions. " il sortit. " quelques moments après son confident entra, le pistolet à la main. Je dois lui rendre justice, il pleurait en m'annonçant les ordres de son maître. " habillez-vous, madame, il faut me suivre. " c'est tout ce qu'il put me dire. Il me conduisit dans cette tour, où sans vous j'allais périr aujourd'hui; il m'enferma dans cette horrible prison; c'est là que j'ai langui pendant plus d'un mois, sans feu, sans lumière, presque sans habits; du pain et de l'eau pour ma nourriture; pour mon lit une simple paillasse: voilà l'état auquel fut réduite la fille unique d'un grand de Pologne! Vous frémissez, brave étranger; eh bien, croyez que je ne vous raconte qu'une partie de mes douleurs. Une chose du moins me rendait ma misère moins insupportable: je ne voyais plus mon tyran; tandis qu'il attendait tranquillement que je sollicitasse mon pardon, je passais les journées et les nuits entières à appeler mon père, à pleurer mon amant... Lovzinski, de quel étonnement je fus saisie, de quelle joie mon âme fut pénétrée, le jour que je te reconnus dans les jardins de Dourlinski! ... " " Titsikan écoutait avec attention l'histoire de nos malheurs, dont il paraissait vivement touché, lorsque sa garde avancée donna l'alarme. Il nous quitta brusquement pour courir au pont-levis. Nous entendions un grand tumulte. " Lovzinski! Lodoïska! Couple lâche et perfide! S'écria Dourlinski, qui ne pouvait contenir sa joie, vous avez cru pouvoir m'échapper. Tremblez! Vous allez retomber en mon pouvoir; au bruit de mon malheur, les gentilshommes voisins se sont sans doute rassemblés, ils viennent me secourir...-ils ne pourront que te venger, scélérat! " interrompit Boleslas, en saisissant une barre de fer dont il allait l'assommer: je le retins. Titsikan rentra aussitôt. " ce n'était qu'une fausse alarme, nous dit-il; c'est une petite troupe que j'ai détachée hier pour aller battre la campagne: elle avait ordre de me rejoindre ici, elle me ramène quelques prisonniers; tout est d'ailleurs tranquille, rien ne paraît encore dans les environs. " " tandis que Titsikan me parlait, on amenait devant lui les malheureux que leur mauvais sort avait livrés aux tartares. Nous en vîmes d'abord paraître cinq: " ils disent que celui-là leur a donné bien de la peine, c'est pour cela qu'ils l'ont ainsi garrotté, nous dit Titsikan en nous montrant le sixième.-dieux! C'est mon père! " s'écria Lodoïska en courant à lui. Je me jetai aux genoux de Pulauski. " tu es Pulauski, toi, continua le tartare; hé bien, la rencontre n'est pas malheureuse. Tiens, mon ami, il n'y a pas plus d'un quart d'heure que je te connais; je sais que tu es fier et entêté; mais n'importe, je t'estime; tu as du coeur et de la tête, ta fille est belle et ne manque pas d'esprit, Lovzinski est brave! ... plus brave que moi, je crois. Tiens... " Pulauski, immobile d'étonnement, écoutait à peine le tartare, et frappé de l'étrange spectacle qui s'offrait à ses yeux, il concevait d'horribles soupçons; il me repoussa avec horreur: " malheureux! Tu as trahi ta patrie, une femme qui t'aimait, un homme qui se plaisait à te nommer son gendre; il ne te manquait plus que de te lier avec des brigands... " Titsikan l'interrompit: " avec des brigands, si tu veux; mais des brigands sont quelquefois bons à quelque chose; sans moi, dès demain peut-être, ta fille n'aurait plus été fille. N'ayez pas peur, ajouta-t-il, en se tournant vers moi: je sais qu'il est fier, je ne me fâcherai pas. " " nous avions porté Pulauski dans un fauteuil; sa fille et moi nous baignions de nos larmes ses mains enchaînées; il me repoussait toujours, en m'accablant de reproches. " mais que diable est-ce que tu lui contes donc? Reprit Titsikan. Je te dis, moi, que Lovzinski est un brave homme, que je veux marier; et ton Dourlinski, un coquin que je vais faire pendre. Je te répète que tu es tout seul plus entêté que nous trois. Mais écoute-moi, et finissons, car il faut que je m'en aille. Tu m'appartiens par le droit le plus incontestable, celui de l'épée. Hé bien, si tu me donnes ta parole de te réconcilier sincèrement avec Lovzinski, et de lui donner ta fille, je te rends la liberté.-qui sait braver la mort peut supporter l'esclavage; ma fille ne sera jamais la femme d'un traître.-aimes-tu mieux qu'elle soit la maîtresse d'un tartare? Si tu ne me promets pas de la marier sous huit jours à ce brave homme, je l'épouse ce soir, moi! Quand je serai las de toi et d'elle, je vous vendrai aux turcs: ta fille est assez belle pour entrer au sérail d'un bacha, toi, tu feras la cuisine de quelque janissaire.-ma vie est dans tes mains, fais-en ce qu'il te plaira. Si Pulauski tombe sous les coups d'un tartare, on le plaindra, on se dira qu'il méritait une autre fin; mais, si je pouvais consentir... non, j'aime mieux mourir.-hé! Je ne veux pas que tu meures, moi! Je veux que Lovzinski épouse Lodoïska. Hé! Nom d'un sabre! Est-ce à mon prisonnier à me faire la loi? Quel chien d'homme! S'il n'était qu'entêté! Mais c'est qu'il raisonne mal! " " je voyais la colère briller dans les yeux du tartare; je le fis souvenir qu'il m'avait promis de ne pas s'emporter... sans doute! Mais cet homme-là lasserait la patience d'un favori du prophète! Je ne suis qu'un voleur, moi! Pulauski, je te le répète, je veux que Lovzinski épouse ta fille. Nom d'un sabre! Il l'a bien gagnée; sans lui, elle était brûlée ce soir.-comment?-hé! Oui: regarde ces décombres: il y avait là une tour, cette tour était en feu, personne n'osait y monter; il y a été avec Boleslas, lui! Ils ont sauvé ta fille.-ma fille était dans cette tour? -oui, elle y était; ce coquin l'y avait mise, ce coquin voulait la violer... allons, vous autres, contez-lui tout cela, et dépêchez-vous, qu'il se décide; j'ai affaire ailleurs; je ne veux pas que vos quartuaires me surprennent ici: en plaine, c'est autre chose, je me moque d'eux. " " tandis que Titsikan faisait charger sur de petits chariots couverts le butin considérable qu'il avait fait, Lodoïska instruisait son père des forfaits de Dourlinski, et mêlait si adroitement le récit de notre tendresse à l'histoire de ses malheurs, que la nature et la reconnaissance se firent entendre en même temps au coeur de Pulauski. Vivement touché des infortunes de sa fille, sensible au service important que je venais de lui rendre, il embrassait Lodoïska; et me regardant sans colère, il semblait attendre impatiemment que j'achevasse de le déterminer. " oh! Pulauski, lui dis-je, ô toi que le ciel m'avait laissé pour me consoler de la perte du meilleur des pères! ô toi pour qui j'avais autant d'amitié que de respect, pourquoi as-tu condamné tes enfants sans les entendre? Pourquoi as-tu soupçonné de la plus horrible trahison un homme qui adorait ta fille? Quand mes voeux portaient sur le trône celui qui l'occupe maintenant, Pulauski, je le jure par celle que j'aime, je croyais faire le bien de mon pays. Les malheurs que ma jeunesse ne voyait pas, ton expérience les a prévus; mais parce que j'ai manqué de prudence, dois-tu m'accuser de perfidie? Peux-tu me reprocher d'avoir estimé mon ami? Peux-tu me faire un crime de l'estimer encore? Depuis trois mois j'ai vu comme toi les maux de ma patrie; comme toi j'en ai gémi; mais je suis sûr que le roi les ignore; j'irai l'en instruire à Varsovie... Pulauski m'interrompit:-ce n'est pas là qu'il faut aller. Tu dis que M De P n'est pas instruit des malheurs de son pays, je le veux croire; mais qu'il le sache ou qu'il les ignore, peu nous importe aujourd'hui. Des étrangers insolents, cantonnés dans nos provinces, s'efforceront de s'y maintenir, même contre le roi qu'ils ont élu. Ce n'est pas un monarque impuissant ou mal intentionné qui chassera les russes de mon pays. Lovzinski, n'espérons plus qu'en nous-mêmes; vengeons la patrie, ou mourons pour elle. J'ai rassemblé dans le palatinat de Lublin quatre mille gentilshommes, qui n'attendent que le retour de leur général pour marcher contre les russes. Suis-moi, viens dans mon camp... à cette condition, je suis libre, et ma fille est à toi.-Pulauski, je suis prêt; je jure de suivre ta fortune et de partager tes dangers. Et ne crois pas que Lodoïska seule m'arrache ces serments! Je chéris ma patrie autant que j'adore ta fille: je jure par elle, et devant toi, que les ennemis de l'état ont toujours été et ne cesseront jamais d'être les miens; je jure que je verserai jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour chasser de la Pologne des étrangers qui y règnent sous le nom de son roi.-embrasse-moi, Lovzinski, je te reconnais, je reconnais mon gendre. Allons, mes enfants, tous nos malheurs sont finis. " " Pulauski me disait d'unir mes mains à celles de Lodoïska. Nous embrassions notre père, quand Titsikan rentra. " bon! Bon! S'écria-t-il, c'est cela: voilà ce que je voulais; j'aime les mariages, moi! Allons, papa, je vais te faire délier. Nom d'un sabre! Poursuit le tartare, tandis que ses soldats coupaient les cordes dont Pulauski était garrotté, je fais là une belle action, quand j'y pense! Mais aussi elle me coûte bien de l'argent... deux grands de Pologne! Une belle fille! Cela m'aurait payé une grosse rançon!-Titsikan, qu'à cela ne tienne, interrompit Pulauski.-hé! Non, non, répliqua le tartare; c'est une simple réflexion, une de ces idées dont un voleur n'est pas le maître! ... mes braves gens, je ne veux rien de vous... il y a plus: vous ne vous en irez pas à pied, j'ai de bons chevaux à votre service. Et pour cette enfant, si vous le voulez, je vous donnerai un brancard sur lequel on m'a promené pendant dix à douze jours. Ce garçon-là m'avait si bien étrillé, que je ne pouvais plus me tenir à cheval... il est mauvais le brancard, grossièrement fait avec des branches d'arbres; mais je n'ai que cela, ou un petit chariot couvert à vous offrir; vous choisirez. " cependant Dourlinski n'avait pas encore osé dire un seul mot, et baissait les yeux d'un air consterné: " indigne ami! Lui dit Pulauski, tu as pu abuser à ce point de ma confiance! Tu n'as pas craint de t'exposer à mon ressentiment! Quel démon t'aveuglait? -l'amour, répondit Dourlinski, un amour forcené. Tu ne sais donc pas à quels excès les passions peuvent porter un homme né violent et jaloux? Que cet exemple effrayant t'apprenne au moins qu'une fille aussi charmante, aussi belle que la tienne, est un rare trésor dont on ne doit confier la garde à personne. Pulauski, j'ai mérité ta haine, et pourtant tu me dois quelque pitié. Je me suis rendu bien coupable; mais tu me vois cruellement puni. Je perds en un seul jour mon rang, mes richesses, mon honneur, ma liberté; je perds plus que tout cela, je perds ta fille! ô vous, Lodoïska! Vous que j'ai tant outragée, daignerez-vous oublier mes persécutions, vos dangers, vos douleurs? Daignerez-vous m'accorder un généreux pardon? Ah! S'il n'est pas de forfait qu'un vrai repentir ne puisse expier, Lodoïska, je ne suis plus criminel; je voudrais pouvoir, au prix de tout mon sang, acheter les pleurs que vous avez versés. Dourlinski, dans l'horrible esclavage auquel il va être réduit, n'emportera-t-il pas le souvenir consolant de vous avoir entendu lui dire qu'il ne vous est pas odieux? Fille trop aimable, et jusqu'à présent trop malheureuse, quelque grands que soient mes torts envers vous, je puis encore les réparer d'un seul mot. Venez, approchez-vous, j'ai un secret important à vous révéler. " " Lodoïska s'approcha sans défiance. Soudain je vis un poignard briller dans les mains de Dourlinski. Je me précipitai sur lui... il était trop tard, je ne pus parer que le second coup; déjà mon amante, frappée au-dessous de la mamelle gauche, était tombée aux pieds de Titsikan. Pulauski, furieux, voulait venger sa fille.-non! Non! S'écria le tartare, tu donnerais à ce scélérat une mort trop douce.-hé bien! Me dit l'infâme assassin en contemplant sa victime avec une cruelle joie: Lovzinski, tu paraissais si pressé de t'unir à Lodoïska! Que ne la suis-tu? Va, mon heureux rival, va joindre ton amante au tombeau. Qu'on prépare mon supplice, il me paraîtra doux: je te laisse livré à des tourments non moins cruels et plus longs que les miens. " Dourlinski ne put en dire davantage: les tartares l'entraînèrent; ils le précipitèrent dans les décombres enflammés. " quelle nuit! Mon cher Faublas, que de soins différents, que de sentiments contraires m'agitèrent dans son cours. Combien de fois j'éprouvai successivement la crainte et l'espérance, la douleur et la joie! Après tant d'inquiétudes et de dangers, Lodoïska m'était remise par son père, je m'enivrais du doux espoir de la posséder, un barbare l'assassinait à mes yeux! ... ce moment fut le plus cruel de ma vie! ... mais rassurez-vous, mon ami; mon bonheur, si rapidement éclipsé, ne tardera pas à renaître. Parmi les soldats de Titsikan, il s'en trouvait un qui se mêlait de chirurgie: nous l'appelâmes; il visita la blessure; il assura qu'elle était très légère: l'infâme Dourlinski, gêné par ses chaînes, aveuglé par son désespoir, n'avait porté qu'un seul coup mal assuré. " dès que Titsikan fut sûr qu'il n'y avait plus rien à craindre pour les jours de Lodoïska, il nous fit ses adieux. " je vous laisse, nous dit-il, les cinq domestiques que Pulauski avait amenés, des provisions pour plusieurs jours, six bons chevaux, deux chariots couverts, et tous les gens de Dourlinski bien enchaînés. Leur vilain maître est mort. Je pars, le jour commence à paraître. Ne sortez d'ici que demain; demain j'irai visiter d'autres cantons. Adieu, braves gens; vous direz à vos polonais que Titsikan n'est pas toujours un méchant diable, et qu'il rend quelquefois d'une main ce qu'il prend de l'autre. Adieu. " à ces mots il donna le signal du départ; les tartares passèrent le pont-levis, et s'éloignèrent au grand galop. " il n'y avait pas deux heures qu'ils étaient partis, lorsque plusieurs gentilshommes voisins, soutenus de quelques quartuaires, vinrent investir le château de Dourlinski. Pulauski lui-même alla les recevoir: il leur rendit compte de tout ce qui s'était passé; et quelques-uns d'entre eux, gagnés par ses discours, se déterminèrent à nous suivre dans le palatinat de Lublin. Ils ne nous demandèrent que deux jours pour préparer les choses nécessaires à leur départ. Ils vinrent en effet nous rejoindre le surlendemain, au nombre de soixante; et Lodoïska nous ayant assuré qu'elle se sentait en état de supporter les fatigues du voyage, nous la plaçâmes dans une voiture commode, que nous avions eu le temps de nous procurer. Après avoir rendu la liberté aux gens de Dourlinski, nous leur abandonnâmes les deux chariots couverts dans lesquels Titsikan avait eu la singulière générosité de laisser une partie du butin, qu'ils partagèrent entre eux. " nous arrivâmes sans accident dans le palatinat de Lublin, à Polowisk, où Pulauski avait marqué le rendez-vous général. La nouvelle de son retour s'étant répandue, une foule de mécontents vint, dans l'espace d'un mois, grossir notre petite armée, qui se trouva forte d'environ dix mille hommes. Lodoïska, entièrement guérie de sa blessure, parfaitement remise de ses fatigues, avait repris son embonpoint, sa fraîcheur, tout l'éclat de sa beauté. Pulauski m'appela dans sa tente. Il me dit: " trois mille russes ont paru sur les hauteurs, à trois quarts de lieue d'ici; prends ce soir quatre mille hommes d'élite, va chasser les ennemis du poste avantageux qu'ils occupent: songe que du succès d'un premier combat dépend presque toujours le succès d'une campagne, songe qu'il te faut venger ta patrie. Mon ami, que demain j'apprenne ta victoire, demain tu épouses Lodoïska. " " je me mis en marche, sur les dix heures du soir. à minuit nous surprîmes les ennemis dans leur camp; jamais déroute ne fut plus complète; nous leur tuâmes sept cents hommes, nous fîmes neuf cents prisonniers, nous prîmes tout, leur canon, la caisse militaire, et les équipages. " à la pointe du jour Pulauski vint me joindre avec le reste des troupes. Il amenait Lodoïska: on nous maria dans la tente de Pulauski. Tout le camp retentit de chants d'allégresse; la valeur et la beauté furent célébrées dans des vers joyeux; c'était la fête de l'amour et de Mars: on eût dit que chaque soldat avait mon âme, et partageait mon bonheur. " lorsque j'eus donné à l'amour les premiers jours d'une union si chère, je songeai à récompenser l'héroïque fidélité de Boleslas. Mon beau-père lui fit la donation d'un de ses châteaux, situé à quelques lieues de la capitale. Lodoïska et moi nous y joignîmes une somme d'argent assez considérable, pour lui assurer un sort indépendant et tranquille. Il ne voulait pas nous quitter: nous lui ordonnâmes d'aller prendre possession de son château, et de vivre paisiblement dans l'honorable retraite que ses services lui avaient méritée. Le jour qu'il partit, je le pris à l'écart: " tu iras de ma part, lui dis-je, trouver notre monarque à Varsovie; tu lui apprendras que l'hymen m'unit à la fille de Pulauski; tu lui diras que je me suis armé pour chasser de son royaume des étrangers qui le dévastent; tu lui diras surtout que Lovzinski est l'ennemi des russes, et n'est pas l'ennemi de son roi. " " je ne vous fatiguerai pas, mon cher Faublas, du récit de nos opérations pendant huit années consécutives d'une guerre sanglante. Quelquefois vaincu, plus souvent vainqueur; aussi grand dans ses défaites que redoutable après ses victoires; toujours supérieur aux événements, Pulauski fixa sur lui l'attention de l'Europe, et l'étonna par sa longue résistance. Forcé d'abandonner une province, il allait livrer de nouveaux combats dans une autre; et c'est ainsi que, parcourant successivement tous les palatinats, il signala dans chacun d'eux, par quelques exploits glorieux, la haine qu'il avait jurée aux ennemis de la Pologne. " femme d'un guerrier, fille d'un héros, accoutumée au tumulte des camps, Lodoïska nous suivait partout. De cinq enfants qu'elle m'avait donnés, une fille seulement me restait, âgée de dix-huit mois. Un jour, après un combat opiniâtre, les russes, vainqueurs, se précipitèrent dans ma tente pour la piller. Pulauski et moi, suivis de quelques gentilshommes, nous volâmes à la défense de Lodoïska; nous la sauvâmes; mais ma fille me fut enlevée. Ma fille, par une sage précaution que sa mère n'avait pas négligée dans ces temps de division, porte, gravées sous l'aisselle, les armes de notre maison; mais j'ai fait jusqu'à présent d'inutiles recherches... hélas! Dorliska, ma chère Dorliska gémit dans l'esclavage, ou n'existe plus. " cette perte me causa la plus vive douleur. Pulauski y parut presque insensible, soit qu'il fût déjà occupé du grand projet qu'il ne tarda pas à me communiquer, soit que les maux de la patrie eussent seuls le droit de toucher son coeur stoïque. Il rassembla les restes de son armée, prit un camp avantageux, employa plusieurs jours à le fortifier, et s'y maintint trois mois entiers contre tous les efforts des russes. Il fallait pourtant songer à l'abandonner: les vivres commençaient à nous manquer. Pulauski vint dans ma tente, fit retirer tous ceux qui s'y trouvaient; et, dès que nous fûmes seuls: " Lovzinski, me dit-il, j'ai lieu de me plaindre de toi. Autrefois tu supportais avec moi le fardeau du commandement; je pouvais me reposer sur mon gendre d'une partie de mes pénibles soins. Depuis trois mois tu ne fais que pleurer, tu gémis comme une femme! Tu m'abandonnes dans un moment critique où tes secours me sont le plus nécessaires! Tu vois comme je suis pressé de toutes parts. Je ne crains pas pour moi; ce n'est pas ma vie qui m'inquiète; mais si nous périssons, l'état n'a plus de défenseurs. Réveille-toi, Lovzinski! Tu partageas si noblement mes travaux! N'en reste pas aujourd'hui l'inutile témoin. Nous nous sommes baignés dans le sang des russes; nos concitoyens sont vengés, mais ils ne sont pas sauvés; mais bientôt peut-être nous ne pourrions plus les défendre.-tu m'étonnes, Pulauski! D'où te viennent ces pressentiments sinistres?-je ne m'alarme pas sans raison; considère notre position actuelle: je me suis efforcé de réveiller dans tous les coeurs l'amour de la patrie; je n'ai trouvé presque partout que des hommes avilis, nés pour l'esclavage, ou des hommes faibles qui, pénétrés de leurs malheurs, se sont bornés cependant à de stériles regrets. Quelques vrais citoyens en petit nombre se sont rangés sous mes étendards; mais huit campagnes les ont presque tous moissonnés. Je m'affaiblis par mes victoires, nos ennemis paraissent plus nombreux après leurs défaites. -je te le répète, Pulauski, tu m'étonnes! Dans des circonstances non moins pressantes, je t'ai vu soutenu de ton courage...-crois-tu qu'il m'abandonne? La valeur ne consiste pas à s'aveugler sur le danger, mais à le braver en l'apercevant. Nos ennemis préparent ma défaite: cependant, si tu le veux, Lovzinski, le jour qu'ils ont marqué pour leur triomphe sera peut-être celui de leur perte et du salut de nos concitoyens.-si je le veux! En doutes-tu? Parle, que veux-tu dire? Que faut-il faire?-frapper le coup le plus hardi que j'aie jamais médité. Quarante hommes d'élite se sont rassemblés à Czenstochow, chez Kaluvski, dont on connaît la bravoure. Il leur faut un chef adroit, ferme, intrépide; c'est toi que j'ai choisi. -Pulauski, je suis prêt...-je ne te dissimulerai pas le danger de l'entreprise, le succès en est douteux; et si tu ne réussis pas, ta perte est infaillible.-je te dis que je suis prêt, explique-toi.-tu n'ignores pas qu'il me reste à peine quatre mille hommes. Je puis sans doute encore beaucoup tourmenter nos ennemis; mais, avec de si faibles moyens, je ne dois pas espérer de les forcer jamais à quitter nos provinces... tous nos gentilshommes accourraient sous mes drapeaux, si le roi était dans mon camp.-que dis-tu, Pulauski? Espères-tu que le roi consente à venir ici? -non, mais il faut l'y forcer.-l'y forcer? -oui. Je sais qu'une ancienne amitié te lie avec M De P; mais depuis que tu soutiens avec Pulauski la cause de la liberté, tu sais qu'on doit tout sacrifier au bien de sa patrie, qu'un intérêt aussi sacré...-je connais mes devoirs, et je les remplirai; mais que me proposes-tu? Le roi ne sort jamais de Varsovie.-hé bien! C'est à Varsovie qu'il faut l'aller chercher, c'est du sein de sa capitale qu'il le faut arracher.-qu'as-tu préparé pour cette grande entreprise?-tu vois cette armée russe, trois fois plus forte que la mienne, campée depuis trois mois devant moi: son général, maintenant tranquille dans ses retranchements, attend que, forcé par la famine, je me rende à discrétion. Derrière mon camp sont des marais qu'on croit impraticables; dès qu'il fera nuit, nous les traverserons. J'ai tout disposé de manière que mes ennemis, trompés, s'apercevront trop tard de ma retraite. J'espère leur dérober plus d'une marche. Si la fortune me seconde, je puis gagner une journée sur eux. Je m'avancerai tout droit sur Varsovie, par la grande route qui mène à cette capitale, et à travers les petits corps de russes qui rôdent toujours dans ses environs. Je compte les battre séparément ou, s'ils se peuvent réunir pour m'arrêter, je les occuperai du moins assez pour qu'ils ne puissent t'inquiéter. Toi, cependant, Lovzinski, tu m'auras devancé. Tes quarante hommes déguisés, armés seulement de sabres, de poignards et de pistolets cachés sous leurs habits, se seraient rendus à Varsovie par différentes routes. Vous attendrez que le roi sorte de son palais; vous l'enlèverez, vous l'amènerez dans mon camp... l'entreprise est téméraire, inouïe, si tu le veux; l'abord est difficile, le séjour dangereux, le retour d'un péril extrême. Si tu succombes, si l'on t'arrête, tu périras, Lovzinski; mais tu périras martyr de la liberté; mais Pulauski, jaloux d'un trépas si glorieux, gémira d'être obligé de te survivre, et quelques russes encore te suivront au tombeau. Si, au contraire, le dieu tout-puissant, protecteur de la Pologne, m'inspira ce hardi projet pour terminer ses maux, si sa bonté t'accorde un succès égal à ton courage, vois quelle prospérité sera le fruit de ta noble témérité! M De P ne verra dans mon camp que des soldats citoyens, ennemis des étrangers, fidèles à leur roi. Sous mes tentes patriotiques, il respirera, pour ainsi dire, l'air de la liberté, l'amour de son pays; les ennemis de l'état deviendront les siens; notre brave noblesse, revenue de son assoupissement, combattra sous les drapeaux de son roi pour la cause commune; les russes seront taillés en pièces, ou repasseront leurs frontières... mon ami, tu auras sauvé ton pays. " " Pulauski me tint parole. Dès que la nuit fut venue, il fit heureusement sa retraite; les marais furent traversés en silence. " mon ami, me dit alors mon beau-père, il est temps que tu nous quittes: je sais bien que ma fille a plus de courage qu'une autre femme; mais elle est épouse tendre et mère malheureuse; ses pleurs t'attendriraient, tu perdrais dans ses embrassements cette force d'esprit, cette fierté d'âme qui te devient aujourd'hui plus nécessaire que jamais: je te conseille de partir sans lui dire adieu. " Pulauski m'en pressait vainement, je ne pus m'y déterminer. Quand Lodoïska sut que je partais seul, et nous vit bien décidés à ne pas lui dire où j'allais, elle versa des torrents de larmes, elle s'efforça de me retenir. Je commençais à balancer: " allons, s'écria mon beau-père, partez, Lovzinski, partez: père, épouse, enfants, il faut tout sacrifier quand il s'agit de la patrie! " " je m'éloignai. Je fis une si grande diligence que j'arrivai vers le milieu du jour suivant à Czenstochow. J'y trouvai quarante gentilshommes déterminés à tout. " messieurs, leur dis-je, il s'agit d'enlever un roi dans sa capitale: les hommes capables de tenter une entreprise aussi hardie sont seuls capables de l'achever; le succès ou la mort nous attend. " après cette courte harangue, nous nous préparons à partir. Kaluvski, prévenu, tenait prêtes douze charrettes chargées de paille et de foin, attelées chacune de quatre bons chevaux. Nous nous déguisons tous en paysans, nous cachons nos habits, nos sabres, nos pistolets, les selles de nos chevaux dans le foin dont nos charrettes sont remplies. Nous convenons de plusieurs signes et d'un mot de ralliement. Douze des conjurés, commandés par Kaluvski, feront entrer dans Varsovie les douze charrettes, qu'ils conduiront eux-mêmes. Je divise le reste de ma petite troupe en plusieurs brigades. Pour éviter tout soupçon, chacune doit marcher à quelque distance, et entrer dans la capitale par différentes portes. Nous partons. Le samedi 2 novembre 1771, nous arrivons à Varsovie; nous allons tous nous loger chez les dominicains. " le lendemain dimanche, jour à jamais mémorable dans l'histoire de la Pologne, Stravinski, couvert de haillons, se place près de la collégiale, et va demander l'aumône jusqu'aux portes du palais royal ; il observe tout ce qui s'y passe. Plusieurs de nos conjurés parcourent, dans la ville même, les six rues étroites qui toutes aboutissent à la grande place, où je me promène avec Kaluvski. Nous restons en embuscade pendant la matinée entière, et une partie de l'après-dînée. à six heures du soir, le roi sort de son palais; on le suit, on le voit entrer dans le palais de son oncle P, grand-chancelier de Lithuanie. " tous nos conjurés sont avertis, ils se dépouillent de leurs mauvais habits, ils sellent leurs chevaux, ils préparent leurs armes. Dans la vaste maison des dominicains, nos mouvements ne sont pas aperçus. Nous sortons tous les uns après les autres, à la faveur de la nuit. Trop connu dans Varsovie pour hasarder d'y paraître sans travestissement, je garde mes habits de paysan; je monte un cheval excellent, mais couvert d'une housse commune, et grossièrement harnaché. Je vois nos gens prendre dans le faubourg les différents postes que je leur ai désignés avant de quitter le couvent; ils sont disposés de manière que toutes les avenues du palais du grand-chancelier sont gardées. " entre neuf et dix heures du soir, le roi sort; nous remarquons que la suite est peu nombreuse. Le carrosse était précédé de deux hommes qui portaient des flambeaux; suivaient quelques officiers d'ordonnance, deux gentilshommes et un sous-écuyer. Je ne sais quel seigneur était dans la voiture auprès du roi. Il y avait deux pages aux portières, deux heiduques et deux valets de pied derrière. Le roi s'éloigne lentement; nos conjurés se rassemblent à quelque distance; douze des plus déterminés se détachent; je me mets à leur tête, nous avançons au petit pas. Comme il y avait garnison russe à Varsovie, nous affections de parler la langue de ces étrangers, afin que notre troupe passât pour une de leurs patrouilles. Nous joignons le carrosse à cent cinquante pas à peu près du palais du grand-chancelier, entre ceux de l'évêque de Cracovie et du feu grand-général de la Pologne. Tout à coup nous passons à la tête des premiers chevaux, nous coupons brusquement le cortège, ceux qui précédaient la voiture se trouvent séparés de ceux qui l'environnaient. " je donne le signal. Kaluvski accourt avec le reste des conjurés. Je présente un pistolet au postillon, qui arrête: on tire sur le cocher, on se précipite aux portières. Des deux heiduques qui veulent les défendre, l'un tombe percé de deux balles, l'autre est renversé d'un coup de sabre sur la tête; le cheval du sous-écuyer s'abat blessé, un des pages est démonté, et son cheval pris, les balles sifflent de tous côtés... l'attaque fut si chaude, le feu si violent, que je tremblai pour la vie du roi. Celui-ci, conservant dans le péril une tête froide, était descendu de sa voiture, et cherchait à regagner le palais de son oncle. Kaluvski l'arrête, le saisit aux cheveux: sept à huit conjurés l'environnent, le désarment, le saisissent de droite et de gauche, le pressent entre leurs chevaux, qu'ils poussent à toute bride jusqu'au bout de la rue. Dans ce moment, je l'avoue, je crus que Pulauski m'avait indignement trompé, que la mort du monarque était résolue, qu'il y avait un dessein formé de l'assassiner. Tout à coup, je prends mon parti, je pars ventre à terre; je joins ceux qui m'avaient devancé, je leur crie d'arrêter, je menace de tuer celui qui n'obéira pas. Le dieu protecteur des rois veillait au salut de M De P: Kaluvski et ses gens s'arrêtèrent à ma voix, qu'ils reconnurent. Nous mîmes le roi sur un cheval; nous reprîmes notre course au grand galop, jusqu'aux fossés qui entourent la ville, et que le monarque fut contraint de franchir avec nous. " alors une terreur panique se répandit dans ma troupe. à cinquante pas au delà des fossés, nous n'étions plus que sept auprès du roi. La nuit était pluvieuse et sombre; il fallait à chaque instant descendre de cheval pour sonder le terrain, dans des marais bourbeux. Le cheval du monarque s'abattit deux fois, et se cassa la jambe à sa seconde chute. Dans ses mouvements violents, le roi perdit sa pelisse, sa botte et son soulier gauche. si vous voulez que je vous suive, nous dit-il, donnez-moi un cheval et une botte . Nous le remontâmes; et afin de gagner la route par laquelle Pulauski m'avait promis de s'avancer, nous prîmes le chemin d'un village nommé Burrakow. Le roi nous dit tranquillement: n'allez pas de ce côté, il y a des russes . Je le crus, je changeai de route. à mesure que nous avancions dans le bois de Beliany, notre nombre diminuait. Bientôt je ne vis plus avec moi que Kaluvski et Stravinski; bientôt aussi nous entendîmes l'appel d'une vedette russe. Nous nous arrêtâmes alarmés: " tuons-le " , me dit Kaluvski. Je lui témoignai sans ménagement l'horreur que m'inspirait une pareille proposition: " hé bien! Chargez-vous donc de le conduire " , s'écria cet homme féroce. Il s'enfonça dans le bois; Stravinski le suivit. Je restai seul auprès du roi. " Lovzinski, me dit-il alors, c'est vous, je n'en puis plus douter; c'est vous, j'ai reconnu votre voix. " je ne répondis pas un mot. Il reprit avec douceur: " c'est vous! Qui l'eût dit il y a dix ans? " nous nous trouvions alors près du couvent de Beliany, distant de Varsovie d'une lieue à peu près. " Lovzinski, poursuivit le roi, laissez-moi entrer dans ce couvent, et sauvez-vous. il faut me suivre fut toute ma réponse.-c'est en vain, me dit le monarque, que vous vous êtes travesti; c'est en vain que vous voulez à présent déguiser votre voix: je vous ai reconnu; je suis sûr que vous êtes Lovzinski. Ah! Qui l'eût dit il y a dix ans? Il y a dix ans vous auriez donné vos jours pour conserver ceux de votre ami. " " il se tut. Nous avançâmes quelque temps, en gardant le silence. Il le rompit encore: je suis accablé de fatigue, si vous voulez me mener vivant, souffrez que je me repose un instant . Je l'aidai à descendre de cheval. Il s'assit sur l'herbe et, me faisant asseoir auprès de lui, il prit une de mes mains dans les siennes: " Lovzinski, vous que j'ai tant aimé, vous qui connûtes mieux que personne la pureté de mes intentions, comment se peut-il que vous vous soyez armé contre moi? Ingrat! Ne devais-je vous retrouver qu'avec mes plus cruels ennemis? Ne deviez-vous me revoir que pour m'immoler? " alors il me retraça, de la manière la plus touchante, les plaisirs de notre adolescence, nos liaisons plus intimes dans notre jeunesse, la tendre amitié que nous nous étions jurée, la confiance dont il m'avait toujours honoré depuis. Il me parla des honneurs dont il m'aurait comblé pendant son règne, si j'avais voulu les mériter. Il me reprocha surtout l'indigne entreprise dont je paraissais être le chef, mais dont il savait bien, ajouta-t-il, que j'étais seulement le premier instrument. Il en rejeta toute l'horreur sur Pulauski, en me représentant cependant que l'auteur d'un pareil attentat n'était pas seul coupable; que je n'avais pu, sans crime, me charger de son exécution, et que cette horrible complaisance, déjà si punissable dans un sujet, était, dans un ami, plus inexcusable encore. Il finit par me presser de lui laisser sa liberté: fuyez, me dit-il, et soyez sûr que si l'on vient à moi, j'indiquerai une route opposée à celle que vous aurez prise . " le roi me pressait vivement: son éloquence naturelle, augmentée par le péril, portait la persuasion dans mon coeur; elle y réveillait des sentiments bien doux. Je fus ébranlé. Je balançai d'abord; mais Pulauski triompha. Je crus entendre le fier républicain me reprocher ma faiblesse. Mon cher Faublas, l'amour de la patrie a peut-être son fanatisme et ses superstitions; mais si je fus coupable, je le suis encore. Vous me voyez plus que jamais persuadé qu'en forçant le monarque de remonter à cheval, je fis une action courageuse et bonne. " ainsi, s'écria-t-il douloureusement, vous rejetez la prière qu'un ami vous adresse! Vous refusez le pardon que votre roi vous offre! Hé bien! Partons, je me livre à mon mauvais destin, ou je vous abandonne au vôtre. " " nous recommençâmes à marcher; mais les reproches du monarque, ses instances, ses menaces même, les combats que j'avais soutenus intérieurement, m'avaient tellement troublé, que je ne voyais plus mon chemin. Errant dans la campagne, je ne tenais aucune route certaine. Après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes à Marimont; je m'étais égaré, nous étions revenus sur nos pas. " à un quart de lieue de là nous tombâmes dans un parti russe. Le roi se fit reconnaître à celui qui le commandait; ensuite il ajouta: " ce soir, je me suis égaré à la chasse; ce bon paysan que vous voyez voulait, avant de me remettre dans mon chemin, me donner dans sa chaumière un frugal repas. Mais comme je crois avoir vu des soldats de Pulauski rôder dans les environs, je voudrais rentrer promptement dans Varsovie, et vous me feriez plaisir de m'accompagner jusque-là. Quant à toi, mon ami, me dit-il, je ne suis pas fâché que tu aies pris une peine inutile; car j'aime autant retourner dans ma capitale, accompagné de ces messieurs, que d'aller plus loin avec toi. Cependant il serait singulier que je te laissasse sans récompense. Que veux-tu? Parle, je t'accorderai la grâce que tu me demanderas. " " Faublas, vous concevez bien combien je fus troublé; je doutais encore des intentions du roi. Je cherchais à démêler le véritable sens d'un discours équivoque, plein d'une ironie bien amère, ou d'une adresse bien magnanime. M De P me laissa quelque temps ma pénible incertitude. " je te vois bien embarrassé, reprit-il enfin avec un air de bonté qui me pénétra; tu ne sais que choisir! Allons, mon ami, embrasse-moi; il y a plus d'honneur que de profit à embrasser un roi, ajouta-t-il en riant: cependant il faut convenir qu'à ma place, bien des monarques ne seraient pas aujourd'hui si généreux que moi. " il partit à ces mots, et me laissa confondu de tant de grandeur d'âme. " cependant le péril auquel le roi venait de me dérober si généreusement allait renaître à chaque instant pour moi. Il était plus que probable qu'un grand nombre de courriers, expédiés de Varsovie, répandaient de tous côtés l'étonnante nouvelle de l'enlèvement du monarque. Déjà sans doute on poursuivait chaudement les ravisseurs; mon équipage remarquable pouvait me trahir dans ma fuite; et si je retombais entre les mains des russes mieux instruits, tous les efforts du roi ne pourraient me sauver. En supposant que Pulauski eût obtenu tout le succès qu'il se promettait, il devait être encore éloigné; dix lieues au moins me restaient à faire, et mon cheval était rendu. J'essayai de le pousser; il n'eut pas couru cinq cents pas qu'il creva sous moi. Un cavalier bien monté passait dans ce moment sur la route, il vit tomber l'animal, et croyant pouvoir s'amuser aux dépens d'un pauvre paysan, il me dit: " mon ami, je t'avertis que ton bon cheval ne vaut plus rien. " piqué de la bouffonnerie, je résolus aussitôt de punir le railleur, et d'assurer ma fuite en même temps. Je lui présentai brusquement un de mes pistolets, je le forçai de me livrer sa monture; et je vous avouerai même que, pressé par la circonstance, je le dépouillai d'un bon manteau, aussi ample que léger, sous lequel je cachai mes habits grossiers qui m'auraient pu faire reconnaître. Je jetai ma bourse pleine d'or aux pieds du voyageur démonté, et je m'éloignai de toute la vitesse de mon nouveau cheval. " il était frais et vigoureux: je fis douze lieues d'une traite; enfin je crus entendre le bruit du canon, je conjecturai que mon beau-père n'était pas loin et combattait les russes. Je ne m'étais pas trompé; j'arrivai sur le champ de bataille, au moment où l'un de nos régiments lâchait pied. Je me fis reconnaître des fuyards; et les ayant ralliés derrière une colline prochaine, je vins prendre en flanc les ennemis, auxquels Pulauski faisait face avec le reste des troupes. Nous chargeâmes si à propos et avec tant de vigueur que les russes furent enfoncés après un grand carnage des leurs. Pulauski daigna m'attribuer l'honneur de leur défaite: " ah! Me dit-il en m'embrassant après avoir entendu les détails de mon expédition, si tes quarante hommes t'avaient égalé en courage, le roi serait à présent dans mon camp: mais le ciel ne l'a pas voulu. Je lui rends grâce de ce qu'au moins il t'a conservé pour nous; je te rends grâce du service important que tu m'as rendu; sans toi, Kaluvski assassinait le monarque, et mon nom était couvert d'un opprobre éternel. J'aurais pu, ajouta-t-il, m'avancer encore l'espace de deux milles; mais j'ai mieux aimé asseoir mon camp dans cette position respectable. Hier sur ma route j'ai surpris et taillé en pièces un parti russe; j'ai battu ce matin deux de leurs détachements: un autre corps considérable, ayant recueilli les débris de ceux-là, a profité des ténèbres pour m'attaquer. Mes soldats, fatigués d'une longue marche et de trois combats consécutifs, commençaient à plier; la victoire est rentrée avec toi dans mon camp. Retranchons-nous ici: attendons-y, l'armée russe, et combattons jusqu'au dernier soupir. " " cependant le camp retentissait de cris d'allégresse; nos soldats victorieux mêlaient mes louanges à celles de Pulauski. Au bruit de mon nom, que mille voix répétaient, Lodoïska accourut à la tente de son père. Elle me prouva l'excès de sa tendresse par l'excès de sa joie; il fallut recommencer le récit des dangers que j'avais courus. Elle ne put, sans répandre des larmes, apprendre la rare générosité du monarque: " qu'il est grand! S'écria-t-elle avec transport, qu'il est digne d'être roi, celui qui t'a pardonné! Que de pleurs il épargne à l'épouse que tu délaissais, à l'amante que tu ne craignais pas de sacrifier! Cruel! N'est-ce donc pas assez des dangers auxquels tu t'exposes chaque jour... " Pulauski interrompit durement sa fille: " femme indiscrète et faible! Est-ce devant moi qu'on ose tenir de pareils discours?-hélas! Répondit-elle, faudra-t-il que je tremble sans cesse pour les jours d'un père et d'un époux! " Lodoïska m'adressait ainsi ses plaintes touchantes, et soupirait après un avenir meilleur, tandis que la fortune nous préparait les plus affreux revers. " nos cosaques venaient de tous côtés nous avertir que l'armée russe approchait. Pulauski comptait qu'il serait attaqué au point du jour, il ne le fut pas; mais au milieu de la nuit suivante on vint m'annoncer que les russes se préparaient à forcer nos retranchements. Pulauski, toujours prêt, les défendait déjà: il fit dans cette funeste nuit tout ce qu'on pouvait attendre de son expérience et de sa valeur. Nous repoussâmes les assaillants cinq fois, mais ils revenaient sans cesse à la charge avec des troupes fraîches; et leur dernière attaque fut si bien concertée qu'ils pénétrèrent dans le camp, par trois endroits en même temps. Zaremba fut tué à mes côtés; une foule de noblesse périt dans cette action sanglante: les ennemis ne faisaient point de quartier. Furieux de voir périr tous mes amis, je voulais me jeter dans les bataillons russes. " insensé! Me dit Pulauski, quelle aveugle fureur t'égare! Mon armée est entièrement détruite, mais mon courage me reste. Pourquoi mourir inutilement ici? Viens: je veux te conduire dans des climats où nous pourrons susciter aux russes de nouveaux ennemis. Vivons, puisque nous pouvons encore servir notre pays; sauvons-nous, sauvons Lodoïska! -Lodoïska! " j'allais l'abandonner! Nous courûmes à sa tente, il était encore temps: nous l'enlevâmes, nous nous enfonçâmes dans les bois voisins, et une partie de la matinée nous nous hasardâmes d'en sortir et de nous présenter à la porte d'un château que nous crûmes reconnaître. C'était en effet celui d'un gentilhomme nommé Micislas, qui avait servi quelque temps dans notre armée. Micislas nous reconnut et nous offrit un asile qu'il nous conseilla de n'accepter que pour quelques heures. Il nous dit qu'une nouvelle bien étonnante s'était répandue la veille et paraissait se confirmer: qu'on avait osé enlever le roi dans Varsovie même; que les russes avaient poursuivi les ravisseurs, et ramené le monarque dans sa capitale, et qu'enfin il était question de mettre à prix la tête de Pulauski, soupçonné d'être l'auteur de la conjuration. " croyez-moi, ajouta-t-il, que vous ayez ou non trempé dans ce complot hardi, fuyez, laissez ici vos uniformes qui vous trahiraient; je vais vous faire donner des habits moins remarquables; et quant à Lodoïska, je me charge de la conduire moi-même au lieu que vous aurez choisi pour sa retraite. " " Lodoïska interrompit Micislas: " le lieu de ma retraite! Ce sera celui de leur fuite; je les accompagnerai partout. " Pulauski représenta à sa fille qu'elle ne pourrait soutenir les fatigues d'une longue route, et que d'ailleurs nous serions exposés à des dangers renaissants. " plus le péril est grand, lui répliqua-t-elle, plus je dois le partager avec vous. Vous m'avez répété cent fois que la fille de Pulauski ne devait pas être une femme ordinaire; depuis huit ans je n'ai vécu qu'au milieu des alarmes, je n'ai vu que des scènes de carnage et d'horreur, la mort m'environnait de toutes parts, elle me menaçait à chaque instant: vous ne me permettiez pas de la braver à vos côtés; mais la vie de Lodoïska ne tenait-elle pas à celle de son père? Lovzinski! Le coup qui t'aurait frappé n'aurait-il pas entraîné ton amante au tombeau? " et depuis quand ne suis-je plus digne... " j'interrompis Lodoïska; je me joignis à son père pour lui détailler les raisons qui nous déterminaient à la laisser en Pologne. Elle m'écoutait avec impatience: " ingrat! S'écria-t-elle, vous partirez sans moi!-oui, répliqua Pulauski, vous resterez avec les soeurs de Lovzinski, et je lui défends... " sa fille, hors d'elle-même, ne le laissa pas achever: " mon père, je connais vos droits, je les respecte, ils me seront toujours sacrés; mais vous n'avez pas celui d'enlever une femme à son époux... ah! Pardon, je vous offense, je m'égare, mais plaignez ma douleur... excusez mon désespoir... mon père! Lovzinski! écoutez-moi tous deux: je veux vous accompagner partout... partout, oui, je vous suivrai, cruels, je vous suivrai malgré vous! Lovzinski, si ton épouse a perdu tous les droits qu'elle eut sur ton coeur, ressouviens-toi du moins de ton amante; rappelle-toi cette nuit effrayante où j'allais périr dans les flammes, ce moment terrible où tu montas dans la tour embrasée, en criant: vivre ou mourir avec Lodoïska! Hé bien! Ce que tu sentais alors, je l'éprouve aujourd'hui! Je ne connais pas de plus grand malheur que celui d'être séparée de vous; je dis à mon tour: vivre ou mourir avec mon père et mon époux! Malheureuse! Que deviendrai-je si vous me quittez? Réduite à vous pleurer tous deux, où trouverai-je des adoucissements à ma peine? Mes enfants me consoleront-ils? Hélas! En deux ans la mort m'en a enlevé quatre; les russes, aussi impitoyables qu'elle, m'ont arraché le dernier! Je n'ai plus que vous dans le monde, et vous voulez m'abandonner! ô mon père! ô mon époux! Que deux noms si chers ne vous trouvent pas insensibles! Ayez pitié de Lodoïska! " " ces sanglots lui coupèrent la parole. Micislas pleurait, mon âme était déchirée: " tu le veux, ma fille, hé bien, j'y consens, dit Pulauski; mais veuille le ciel ne pas me punir de ma complaisance! " Lodoïska nous embrassa tous deux avec autant de joie que si nos malheurs avaient été finis. Je laissai à Micislas deux lettres qu'il se chargea de remettre; l'une était adressée à mes soeurs, et l'autre à Boleslas. " je leur disais adieu, je leur recommandais de ne rien négliger pour retrouver ma chère Dorliska. Il fallut déguiser ma femme; elle prit des habits d'homme: nous échangeâmes les nôtres; nous employâmes tous les moyens connus pour nous défigurer en apparence. Ainsi travestis, armés de nos sabres et de nos pistolets, chargés d'une somme assez considérable en or, de quelques bijoux et de tous les diamants de Lodoïska, nous prîmes congé de Micislas, et nous nous hâtâmes de regagner les bois. " Pulauski nous communiqua le dessein qu'il avait formé de se réfugier en Turquie. Il espérait obtenir du service dans les armées du grand-seigneur qui, depuis deux ans, soutenait contre la Russie une guerre malheureuse. Lodoïska ne parut point effrayée du long trajet que nous avions à faire. Comme elle ne pouvait être ni reconnue ni recherchée, elle se chargea du soin d'aller à la découverte et de nous apporter nos provisions. Dès que le jour paraissait, nous nous retirions dans les bois; cachés dans des troncs d'arbres ou dans des touffes d'épines, nous attendions le retour de la nuit pour continuer notre marche. C'est ainsi que, pendant plusieurs jours, nous échappâmes aux recherches des russes, qui nous poursuivaient vivement. " un soir que Lodoïska, toujours déguisée en paysan, revenait du hameau voisin, où elle avait été acheter des vivres qu'elle nous apportait, deux maraudeurs russes l'attaquèrent à l'entrée de la forêt dans laquelle nous nous étions cachés. Après l'avoir volée, ils se préparèrent à la dépouiller. Aux cris qu'elle poussa, nous sortîmes de notre retraite; les deux brigands se sauvèrent dès qu'ils nous virent; mais nous craignîmes qu'ils ne racontassent leur aventure au corps dont ils faisaient partie, et que cette rencontre singulière ayant excité les soupçons, on ne vînt nous arracher de nos asiles. Nous résolûmes de changer de route; et pour qu'on ne pût soupçonner celle que nous avions prise, il fut décidé qu'au lieu de nous avancer directement sur les frontières de la Turquie, nous gagnerions, par un long détour, la Polésie, ensuite la Crimée, d'où nous passerions à Constantinople. " après les marches les plus pénibles, nous entrâmes dans la Polésie. Pulauski pleura en quittant son pays. " au moins, s'écria-t-il douloureusement, je l'ai servi de tout mon pouvoir, et je ne le quitte que pour le servir encore! " " tant de fatigues avaient épuisé les forces de Lodoïska. Arrivés à Novogorod, nous nous y arrêtâmes à cause d'elle. Notre dessein était de l'y laisser reposer quelques jours; mais les gens du pays, que nous questionnâmes sans affectation, nous dirent que des troupes parcouraient les environs pour arrêter un certain Pulauski qui avait fait enlever le roi de Pologne. Justement alarmés, nous ne restâmes que quelques heures dans cette ville, où nous achetâmes des chevaux. Nous passâmes la Desna au-dessus de Czernicove, et suivant les bords de la Sula, nous la traversâmes à Perevoloczna, où nous apprîmes que Pulauski, reconnu à Novogorod, n'avait été manqué que de quelques heures à Nézin, et qu'il était suivi de près. Il fallut fuir et changer encore de route. Nous nous enfonçâmes dans les immenses forêts qui couvrent le pays entre la Sula et la Sem. " nous vîmes une caverne dans laquelle nous voulûmes nous établir. Un ours nous disputa l'entrée de cet asile, aussi affreux que solitaire. Nous le tuâmes, nous mangeâmes ses petits. Pulauski était blessé; Lodoïska, épuisée, se soutenait à peine; le froid était déjà rigoureux. Poursuivis par les russes dans les endroits habités, menacés par les animaux féroces dans ce vaste désert, sans autres armes que nos épées, bientôt réduits à manger nos chevaux, qu'allions-nous donc devenir? Le danger de mon beau-père et de ma femme était si pressant qu'aucun autre ne m'effraya plus. Je résolus de leur procurer, à quelque prix que ce fût, les secours qu'exigeait leur situation, plus déplorable encore que la mienne; et les quittant tous deux, en leur promettant de venir bientôt les rejoindre, j'emportai une partie des diamants de Lodoïska, et je suivis les bords du Warsklo. Vous remarquerez, mon cher Faublas, qu'un voyageur égaré dans ces vastes contrées, réduit à y errer sans boussole et sans guide, est obligé de suivre les rivières, parce que c'est sur leurs bords que se rencontrent plus communément les habitations. Il m'importait de gagner le plus tôt possible une ville marchande; je suivis donc les bords du Warsklo, et marchant jour et nuit, je me trouvai à Pultava à la fin de la quatrième journée. Je me fis passer dans cette ville pour un marchand de Bielgorod; je sus qu'on y cherchait Pulauski, que l'impératrice de Russie avait envoyé son signalement de tous les côtés, avec ordre de le saisir mort ou vif partout où on le trouverait. Je me hâtai de vendre mes diamants, d'acheter de la poudre, des armes, des provisions de toute espèce, différents outils, des meubles grossiers, mais nécessaires, tout ce que je jugeai le plus propre à adoucir notre misère: je chargeai tout cela sur un chariot attelé de quatre chevaux, dont je fus l'unique conducteur. Mon retour fut aussi difficile que fatigant; huit jours entiers se passèrent avant que j'arrivasse à la forêt. " c'était là que se terminait mon voyage pénible et dangereux; j'allais secourir mon beau-père et ma femme, j'allais revoir ce que j'avais de plus cher au monde; et cependant, mon cher Faublas, je ne pus me livrer à la joie. Vos philosophes ne croient point aux pressentiments... mon ami, je vous assure que j'éprouvais une inquiétude involontaire; mon âme était consternée; je ne sais quoi semblait m'avertir que je touchais au moment le plus douloureux de ma vie. " j'avais en partant placé par intervalle des cailloux pour reconnaître ma route, je ne les trouvai plus; j'avais enlevé avec mon sabre quelques parties de l'écorce de plusieurs arbres, que je ne pus reconnaître. J'entrai dans la forêt, je criai de toutes mes forces, je tirai de temps en temps des coups de fusil, personne ne me répondit. Je n'osais m'engager trop avant, de peur de me perdre; je n'osais m'éloigner beaucoup de mon chariot, si nécessaire à Pulauski, à sa fille, à moi-même. " la nuit qui survint m'obligea de cesser mes recherches; je passai celle-là comme les précédentes. Enveloppé de mon manteau, je me couchai sous ma charrette, que j'eus soin d'entourer de mes gros meubles dont je me faisais ainsi un rempart contre les bêtes féroces. Je ne pus dormir, le froid se faisait vivement sentir, la neige tombait en abondance: au point du jour, la terre en était couverte. Je ressentis alors un mortel découragement; mes cailloux, qui auraient pu m'indiquer ma route, étaient tous enterrés; il paraissait impossible que je retrouvasse mon beau-père et ma femme. " le cheval qui leur restait à mon départ les avait-il nourris jusqu'alors? La faim, l'horrible faim ne les avait-elle pas forcés à sortir de leur retraite? étaient-ils encore dans ces affreux déserts? S'ils n'y étaient plus, où pourrais-je les retrouver? Où traînerais-je sans eux ma misérable vie? ... mais pouvais-je croire que Pulauski eût abandonné son gendre, que Lodoïska eût consenti à se séparer de son époux? Non, sans doute. Ils étaient donc dans cette affreuse solitude; et si je les abandonnais, ils allaient y mourir de faim et de froid! Cette réflexion désespérante me détermina; je n'examinai plus si, en m'éloignant beaucoup de mon chariot, je ne courais pas le danger de ne pouvoir plus le retrouver: porter quelques secours à mon beau-père et à ma femme, voilà ce qui pressait le plus! " je pris mon fusil et de la poudre, je chargeai des provisions sur un de mes chevaux; je m'engageai dans la forêt beaucoup plus avant que la veille; je criai de toutes mes forces, je fis avec mon fusil de fréquentes décharges... le plus morne silence régnait autour de moi! " je me trouvais dans un endroit de la forêt très épais, il n'y avait plus de passage pour mon cheval; je l'attachai à un arbre, et mon désespoir l'emportant sur toute autre considération, je m'avançai toujours avec mon fusil et une partie de mes provisions. J'errai plus de deux heures encore, et mon inquiétude ne faisait que redoubler, lorsqu'enfin j'aperçus des pas humains empreints sur la neige. " l'espérance me rendit des forces. Je suivis les traces toutes fraîches; bientôt je vis Pulauski, à peu près nu, exténué par la faim, presque méconnaissable à mes propres yeux. Il faisait des efforts pour se traîner vers moi et pour répondre à mes cris. Dès que je l'eus joint, il se jeta avec avidité sur les aliments que je lui offris, et les dévora. Je lui demandai où était Lodoïska. " hélas! Me dit-il, tu vas la voir. " le ton dont il prononça ces paroles me fit trembler. J'arrivai à la caverne, trop préparé au funeste spectacle qui m'y attendait. Lodoïska, enveloppée de ses habits, couverte de ceux de son père, était étendue sur un lit de feuilles à moitié pourries. Elle souleva avec effort sa tête appesantie; et refusant les aliments que je lui offrais: " je n'ai pas faim, me dit-elle; la mort de mes enfants, la perte de Dorliska, nos marches si longues, si pénibles, vos dangers toujours renaissants, voilà ce qui m'a tuée. Je n'ai pu résister à la fatigue et au chagrin... mon ami, je suis mourante... j'ai entendu ta voix, mon âme s'est arrêtée... je te revois! Lodoïska devait mourir dans les bras de l'époux qu'elle adore! ... secours mon père... qu'il vive... vivez tous deux, consolez-vous, oubliez-moi... cherchez partout ma chère... " elle ne put prononcer le nom de sa fille, elle expira. Son père lui creusa un tombeau à quelques pas de la caverne; je vis la terre engloutir tout ce que j'aimais! ... quel moment! ... Pulauski veilla sur mon désespoir; il me força de survivre à Lodoïska. " Lovzinski voulut continuer; ses sanglots l'interrompirent. Il me demanda un moment, passa dans un cabinet voisin, et ne tarda pas à rentrer, une miniature à la main. " voilà, me dit-il, le portrait de ma petite Dorliska; voyez comme elle était déjà belle! Dans ses traits, à peine développés, je reconnais tous les traits de sa mère... ah! Si du moins... " j'interrompis Lovzinski: " la charmante figure! M'écriai-je; elle ressemble à ma jolie cousine!-voilà bien le propos d'un amant, me répondit-il; l'objet qu'il adore, il le voit partout... ah! Mon ami, si du moins Dorliska m'était rendue! Mais, depuis douze ans qu'on la cherche inutilement, je ne dois plus l'espérer. " ses yeux se remplissaient encore de larmes, qu'il s'efforça de retenir. Il reprit, d'un ton pénétré, l'histoire de ses malheurs. " Pulauski, que son courage n'abandonnait jamais, et dont les forces s'étaient ranimées, m'obligea de m'occuper avec lui du soin de notre subsistance. En suivant sur la neige l'empreinte de mes propres pas, nous arrivâmes au lieu où j'avais laissé mon chariot, que nous déchargeâmes aussitôt, et que nous brûlâmes ensuite pour ôter à nos ennemis le plus léger indice de notre retraite. à l'aide de nos chevaux, pour lesquels nous trouvâmes un passage en faisant plusieurs détours, nous parvînmes à transporter dans notre caverne nos meubles et nos provisions, qu'il fallait ménager, si nous voulions rester longtemps dans cette solitude. Nous tuâmes nos chevaux, que nous ne pouvions nourrir; nous vécûmes de leur chair, que la rigueur de la saison conserva pendant quelques jours; elle se corrompit enfin; et notre chasse ne nous procurant que des secours insuffisants, il fallut entamer nos provisions, qui se trouvèrent au bout de trois mois entièrement consommées. " quelques pièces d'or et la plus grande partie des diamants de Lodoïska nous restaient encore. Ferais-je un second voyage à Pultava, ou bien nous hasarderions-nous à quitter notre retraite? Nous avions déjà si cruellement souffert dans cette solitude, que nous prîmes le dernier parti. " nous sortîmes de la forêt; nous passâmes la Sem près de Rylks. Nous achetâmes un bateau; et déguisés en pêcheurs, nous descendîmes la Sem. Nous entrâmes dans la Desna. Notre bateau fut visité à Czernicove: la misère avait tellement défiguré Pulauski, qu'il était impossible de le reconnaître. Nous entrâmes dans le Dnieper, nous traversâmes Kiove à Krylow. Là, nous fûmes obligés de recevoir dans notre bateau et de passer à l'autre bord des soldats russes qui allaient joindre une petite armée employée contre Pugatchew. Nous apprîmes à Zaporiskaia la prise de Bender et d'Oczakow, la conquête de la Crimée, la défaite et la mort du vizir Oglou. Pulauski, désespéré, voulait traverser les vastes contrées qui le séparaient de Pugatchew, et se joindre à cet ennemi des russes; mais nos fatigues nous forcèrent de rester à Zaporiskaia. La paix, qui fut conclue bientôt après entre la porte et la Russie, nous laissa les moyens d'entrer en Turquie. " nous traversâmes à pied, et toujours déguisés, le Boudziac, une partie de la Moldavie, de la Valaquie; et, après des fatigues inouïes, nous arrivâmes à Andrinople. On nous arrêta: on nous accusa, devant le cadi, d'avoir voulu vendre sur notre route des diamants que nous avions apparemment volés. Les mauvais habits dont nous étions couverts avaient donné lieu à ce soupçon. Pulauski se découvrit au cadi, qui nous envoya sous sûre garde à Constantinople. " nous fûmes admis à l'audience du grand-seigneur. Il nous fit donner un logement, et nous assigna sur son trésor un honnête revenu. Alors j'écrivis à mes soeurs et à Boleslas: nous apprîmes par leurs réponses que les biens de Pulauski étaient saisis, qu'il était dégradé, et condamné à perdre la tête. Mon beau-père fut consterné; il s'indigna qu'on l'eût accusé d'un régicide; il écrivit pour sa justification. Toujours dévoré de l'amour de son pays, toujours guidé par la haine mortelle qu'il avait jurée à ses ennemis, il ne cessa pendant quatre ans que nous restâmes en Turquie d'y intriguer pour que la porte déclarât la guerre à la Russie. En 1774, il reçut, avec des transports de rage, la nouvelle de la triple invasion qui enlevait à la république le tiers de ses possessions. Ce fut au printemps de 1776 que les insurgens se décidèrent à soutenir par les armes leurs droits violés: " mon pays a perdu sa liberté, me dit Pulauski: ah! Du moins combattons pour celle d'un pays nouveau! " " nous passâmes en Espagne, nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisait voile pour la Havane, d'où nous nous rendîmes à Philadelphie. Le congrès nous employa dans l'armée du général Washington. Pulauski, consumé d'un noir chagrin, exposait sa vie comme un homme à qui elle était devenue insupportable; on le trouvait toujours aux postes les plus dangereux. Vers la fin de la quatrième campagne, il fut blessé à mes côtés. On l'emportait dans sa tente: " je sens que ma fin s'approche, me dit-il; il est donc vrai que je ne reverrai pas mon pays! Cruelle bizarrerie de la destinée! Pulauski tombe martyr de la liberté américaine, et les polonais sont esclaves! ... " " mon ami, ma mort serait affreuse, s'il ne me restait un rayon d'espérance. Ah! Puissé-je ne pas m'abuser! ... non, je ne m'abuse point, poursuivit-il d'une voix plus forte. Un dieu consolateur offre à mes derniers regards l'avenir, l'heureux avenir qui s'approche: je vois l'une des premières nations du monde sortir d'un long sommeil, et redemander à ses oppresseurs son honneur et ses droits antiques, ses droits sacrés, imprescriptibles, ceux de l'humanité. Je vois dans une immense capitale, longtemps avilie, déshonorée par toutes les espèces de servitudes, une foule de soldats se montrer citoyens, et des milliers de citoyens devenir soldats. Sous leurs coups redoublés la bastille s'écroule; le signal est donné d'une extrémité de l'empire à l'autre: le règne des tyrans est fini; un peuple voisin, quelquefois ennemi, mais toujours généreux, mais toujours digne des grandes actions, vient d'applaudir à ces efforts inattendus, couronnés d'un si prompt succès. Ah! Puisse une estime réciproque commencer et affermir entre les deux peuples une inaltérable amitié! Puisse cette horrible science de fourberies et de trahisons, que les cours ont appelée politique , ne pas apporter d'obstacle à cette fraternelle réunion! Nobles rivaux de talents et de philosophie, français, anglais, laissez enfin et laissez pour jamais ces discordes sanglantes dont la fureur s'est trop souvent étendue sur les deux mondes; ne vous partagez plus l'empire de l'univers que par la force de vos exemples et l'ascendant de votre génie. Au lieu du cruel avantage d'épouvanter les nations et de les soumettre, disputez-vous la gloire plus solide d'éclairer leur ignorance et de briser leurs fers. " approche, ajouta Pulauski, regarde à quelques pas de nous, au milieu du carnage, parmi tant de guerriers fameux, un guerrier célèbre entre tous par son mâle courage, ses vertus vraiment républicaines et ses talents prématurés. C'est l'héritier d'un nom depuis longtemps illustre, mais qui n'avait pas besoin de la gloire de ses aïeux pour illustrer son nom; c'est ce jeune La Fayette, déjà l'honneur de la France et l'effroi des tyrans: cependant il commence à peine ses immortels travaux. Envie son sort, Lovzinski! Tâche d'imiter ses vertus, marche le plus près que tu pourras sur les pas d'un grand homme. Celui-ci, digne élève de Washington, sera bientôt le Washington de son pays. C'est à peu près dans le même temps, mon ami, c'est à cette mémorable époque de la régénération des peuples, que la justice éternelle doit ramener aussi pour nos concitoyens les jours de la vengeance et de la liberté. Alors, Lovzinski, en quelque lieu que tu sois, que ta haine se réveille! Tu combattis si glorieusement pour la Pologne! Que le souvenir de nos injures et de nos exploits échauffe ton courage! Que ton épée, tant de fois rougie du sang ennemi, se tourne encore contre les oppresseurs! Qu'ils frémissent en te reconnaissant! Qu'ils tremblent en se rappelant Pulauski! ... ils nous ont ravi nos biens, ils ont assassiné ta femme, ils t'ont arraché ta fille, ils ont flétri mon nom! ... les barbares! Ils se sont partagé nos provinces! Lovzinski, voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Quand nos persécuteurs ont été ceux de la patrie, la vengeance devient indispensable et sacrée. Tu dois aux russes une haine éternelle, tu dois à ton pays la dernière goutte de ton sang. " " il dit, il expira. La mort, en le frappant, m'enleva ma dernière consolation. " mon ami, j'ai combattu pour les états-Unis jusqu'à l'heureuse paix qui vient d'assurer leur indépendance. M De C, qui a longtemps servi en Amérique dans le corps que commandait le marquis de La Fayette, M De C m'a donné une lettre de recommandation pour le baron de Faublas. Celui-ci a pris à mon sort un intérêt si vif, que bientôt nous nous sommes liés d'une étroite amitié. Je n'ai quitté sa province que pour venir m'établir à Paris, où je savais qu'il ne tarderait pas à me suivre. Cependant mes soeurs ont rassemblé quelques faibles débris de ma fortune, jadis immense. Mes soeurs, instruites de mon arrivée ici, et du nom que j'y ai pris, m'écrivent que dans quelques mois, elles viendront consoler par leur présence l'infortuné Du Portail.

" Lovzinski resta comme abîmé dans ses réflexions douloureuses. Enfin il me dit qu'il avait mis en moi ses plus chères espérances; que le dessein de mon père était de me faire voyager l'année prochaine. J'interrompis M Du Portail pour l'assurer que je passerais quelques mois en Pologne, et que je ne négligerais rien pour me procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska. Il était tard quand je quittai M Du Portail. Cependant mon premier soin, en rentrant à l'hôtel, fut d'appeler M Person. Il accepta avec reconnaissance la bague que j'avais achetée le matin; et, sans se faire beaucoup presser, il m'avoua que la veille il avait instruit Adélaïde de l'étrange visite que Madame De B m'avait rendue chez moi. " j'avais remarqué ce joli cavalier, me dit-il; et vous devez vous souvenir que je me trouvai sur l'escalier quand M Du Portail nomma la marquise de B. " je priai M Person d'être à l'avenir plus réservé. Il me quitta en me renouvelant les assurances de son désintéressement et de sa discrétion. Rosambert avait donc raison! Sophie m'aimait! Une indiscrétion de M Person avait fait tout le mal. Sophie jalouse! ... mais comment l'apaiser? Comment dissiper ses alarmes? Comment la voir? ... j'aurais pu me dispenser de me mettre au lit; l'inquiétude chassa le sommeil: toute la nuit je m'occupai de mes peines, des peines de Sophie. Il faut avouer cependant que je songeai quelquefois au vicomte de Florville; mais la marquise était si malheureuse! Les moments que je donnai à son souvenir furent si courts! Les idées qu'il me fit naître furent si différentes! ... on serait bien sévère si l'on ne m'excusait pas. Je ne savais encore quel parti prendre quand le jour parut. Mon conseiller arriva enfin pour me déterminer. " M Person a fait la faute, me dit Rosambert, c'est à lui de la réparer. Faites une lettre pour Mademoiselle De Pontis; que le cher gouverneur s'en charge, et la remette à Mademoiselle De Faublas, qui ne manquera pas de la porter à son adresse. " j'écrivis. M Person, devenu le plus complaisant des hommes, accepta sans difficulté la commission délicate que je confiais à son zèle. Il la fit assez promptement; il m'apporta une réponse de ma jolie cousine. Elle était courte; elle fut bientôt lue... " Rosambert, sautez de joie, baisez ces deux lignes. écoutez. " vous dites que vous n'aimez pas la marquise; ah! Si je pouvais en être sûre! " dans l'excès de ma joie, je sautai au cou de M Person. " vous êtes content de cette réponse, me dit-il; hé bien! J'ai encore une nouvelle plus heureuse à vous apprendre.-dites, mon cher gouverneur, dites vite.-monsieur, mademoiselle votre soeur m'a d'abord demandé de vos nouvelles avec beaucoup d'intérêt. Elle a rougi quand je l'ai priée de remettre votre lettre à Mademoiselle De Pontis: M Person, vous direz à mon frère que depuis hier, Sophie, désolée, m'a tout conté. Vous lui direz que maintenant je connais mieux que lui la maladie de sa cousine, et même que j'ai lu la recette en question. Je ne suis plus étonnée que le baron se soit fâché! ... monsieur, attendez un moment, je vais porter la lettre... c'est peut-être pousser la complaisance bien loin; mais mon frère se chagrine, ma bonne amie souffre, je n'examine que cela ... elle est revenue quelques moments après avec ce billet. En me le donnant, elle m'a demandé, d'un air embarrassé, si l'on ne vous verrait pas. Je lui ai objecté l'expresse défense du baron. Elle m'a observé, en rougissant beaucoup, que Madame Munich se levait rarement avant dix heures; que le baron ne se levait jamais plus tôt; et qu'enfin la porte du couvent s'ouvrait à huit heures précises.-hé bien! Mademoiselle, lui ai-je dit, demain matin monsieur votre frère... elle m'a interrompu: oui, demain matin; qu'il n'y manque pas . Que la journée s'écoula lentement! Quelle mortelle nuit la suivit! Cent fois je fus tenté d'arrêter mon horloge et d'avancer mes montres. Enfin j'entendis sonner l'heure tant désirée. Je volai au couvent. Adélaïde vint au parloir; Sophie l'accompagnait. " ah! Ma soeur! Ah! Mademoiselle! " je joignis leurs jolies mains, que je baisai tour à tour. Sophie, trop émue, fut obligée de s'asseoir: " vous nous avez donné bien du chagrin " , me dit-elle. Et je vis ses yeux se remplir de larmes. Comment exprimer la douceur de celles que je versai! " vous souffrez! Me dit Adélaïde.-non, ma soeur; jamais un moment plus heureux...-mais ceux que vous passez avec la marquise! Interrompit Sophie en tremblant.-ma jolie cousine! Ma chère Sophie! Croyez-vous que je puisse l'aimer? -pourquoi donc la voyez-vous si souvent?-je ne la verrai plus; je vous promets que je ne la verrai plus.-ah! Si vous me trompez! ...-pourquoi donc te tromperait-il, ma bonne amie, puisqu'il t'aime? Il est clair qu'il ne peut pas aimer cette Madame De B.-Adélaïde, tu ne sais donc pas? ... -si fait, je sais ce que c'est que la jalousie; tu me l'as dit hier; mais c'est un sentiment qui fait du mal, et qui n'est pas raisonnable. Pourquoi mon frère te dirait-il qu'il t'aime, s'il ne t'aimait pas?-et pourquoi le dit-il à la marquise? -Sophie, je vous jure que je vous adorai le premier jour que je vous vis. Vous seule m'avez fait éprouver ce sentiment tendre et respectueux qu'inspirent l'innocence et la beauté, cet amour véritable dont il faut brûler pour Sophie. C'est vous, c'est vous seule qui m'avez fait sentir que j'avais un coeur; et je n'aimerai jamais que vous. -si vous saviez combien j'ai de plaisir à vous croire! " Sophie se pencha sur le sein d'Adélaïde, qu'elle embrassa. " comme ton frère te ressemble! Lui dit-elle; il a tes yeux, ton teint, ta bouche, ton front! " elle l'embrassa une seconde fois. " en vérité, répondit Adélaïde d'un petit ton boudeur, autrefois vous m'aimiez pour moi; maintenant je crois que vous ne m'aimez plus qu'à cause de lui... voilà donc ce qu'on appelle de l'amour! J'avoue que si je le trouvai triste hier, il me paraît aujourd'hui bien séduisant... mon frère, quand est-ce que vous épouserez ma bonne amie?-le baron prétend que je suis trop jeune; mais si mademoiselle le permet...-pour quoi donc m'appelez-vous mademoiselle? Ne suis-je plus votre jolie cousine?-ah! Jolie! Plus jolie que jamais! Plus que jolie! ... si vous le permettez, j'irai parler à M De Pontis; je lui dirai que j'adore sa fille! Que sa fille m'a choisi; je lui dirai qu'il me donne ma femme, qu'il m'unisse à Sophie.-mon père n'est point à Paris... des affaires de famille... je vous conterai tout cela; mais il faut que je vous quitte.-quoi! Déjà!-oui, il faut que je rentre avant que Madame Munich se réveille. -demain j'aurai donc le bonheur! ...-demain? Tous les jours? ... non, cela ne se peut pas, répéta Adélaïde; on s'en apercevrait... mon frère, une fois par semaine.-oh! Mais, répliqua Sophie, tu sais bien comme Madame Munich dort quand elle a bu, et elle boit souvent.-quoi! Ma jolie cousine, votre gouvernante...-aime le vin et les liqueurs fortes; c'est une allemande.-hé bien! En ce cas, je puis venir ici...-dans trois ou quatre jours, interrompit encore ma soeur. Plus souvent, ce serait nous exposer... " Sophie soupira. " hélas! Oui, dit-elle; si l'on allait nous séparer! Adieu, mon cher cousin. (elle s'éloignait; elle revint: ) ah! Je vous en prie, n'allez pas chez la marquise.-n'y allez pas, mon frère, me dit aussi Adélaïde; n'y allez pas, entendez-vous! Et si elle vient chez vous, renvoyez-la. " lecteurs septuagénaires et goutteux, c'est à vous que je m'adresse. La vieillesse et ses infirmités n'ont pas toujours raidi vos jambes et glacé vos coeurs. Il fut un temps où vous eûtes aussi vos rendez-vous. Alors vous partiez plus légers, plus prompts que les vents, et vous reveniez de même. Vous ne l'avez pas oublié, sans doute; et par conséquent vous jugez que mon père dormait encore quand je rentrai chez moi.d

Je ne m'occupai le reste de la journée que de mon bonheur. La nuit suivante fut aussi courte que la dernière m'avait paru longue; les songes les plus doux embellirent mon paisible sommeil; ils me montrèrent ma Sophie; et, ce qu'on croira difficilement peut-être, ils ne me montrèrent qu'elle. Il était près de midi quand je sonnai Jasmin: " tu ne m'as pas rendu réponse hier. Comment se porte Madame De B?-hier, monsieur, vous ne m'avez pas dit d'y aller.-comment, Jasmin, vous n'y avez pas été! Vous savez qu'elle est malade! ... courez-y donc vite! " envoyer chez la marquise, ce n'était pas y aller; ce n'était pas manquer de parole à Sophie. D'ailleurs, il y a des devoirs de société qu'un galant homme ne peut se dispenser de remplir. Jasmin revint une heure après: " monsieur, Mademoiselle Justine m'a dit que madame était plus mal, et qu'on craignait que la fièvre ne se réglât. -on craint que la fièvre ne se règle; mais cela est donc sérieux?-oui, monsieur. Mademoiselle Justine m'a dit tout bas de vous avertir, de sa part, que monsieur le marquis était parti ce matin pour Versailles, où il doit rester trois jours.-c'est bon, Jasmin, allez. " la fièvre va se régler! ... pauvre vicomte de Florville! ... ce sont les propos du baron... c'est mon ingratitude... car, au fond, elle a à se plaindre de moi: je l'ai trompée... je n'avais qu'à lui dire que j'en aimais une autre... elle va plus mal! Et si le danger devenait encore plus grand! Si la marquise, à la fleur de son âge, périssait consumée d'une maladie lente! ... j'aurais éternellement sa mort à me reprocher. Cette idée est insupportable... ô ma Sophie! Tu m'es bien chère; mais faut-il, à cause de toi, laisser la marquise mourir de chagrin? J'appelai Jasmin: " retourne à Justine; demande-lui si, dans l'absence du marquis, je ne pourrais pas voir Madame De B... la calmer... la consoler un peu. Jasmin, si cela se peut, tu t'informeras de l'heure... de la porte par laquelle je dois entrer... enfin, tu arrangeras cela avec Justine.-oui, monsieur.-va vite. " il ne tarda pas à revenir. Justine lui avait dit qu'elle ne croyait pas que madame fût en état de recevoir personne; qu'elle ne savait pas si madame serait bien aise de la visite de monsieur le chevalier; que cependant il n'y avait qu'une scène à risquer. Je savais le chemin. Ce soir, sur les neuf heures, je n'avais qu'à me glisser par la porte cochère, gagner promptement l'escalier dérobé, ouvrir la porte du boudoir avec la clef qu'elle donnait. Au reste, si madame se fâchait, Justine ne prenait rien sur elle, et ce serait mon affaire. à neuf heures précises, je frappai à l'hôtel du marquis. " qui demandez-vous? " cria le suisse. Je répondis: " Justine " , et je coulai rapidement. Je trouvai Justine en sentinelle dans le boudoir: " comment va-t-elle?-bien doucement.-elle est là, dans sa chambre à coucher?-ô mon dieu! Sûrement, et au lit.-elle est alitée?-oui, monsieur.-cet imbécile de Jasmin ne m'a pas dit cela. Est-elle seule? Ses femmes...-elle est seule, monsieur; mais je n'ose vous annoncer " , ajouta-t-elle, en composant sa petite mine friponne. Je l'embrassai par distraction: " tiens, vois-tu cette chienne d'ottomane-là, je ne l'oublierai de ma vie " ; et, toujours par distraction, je poussais Justine dessus. Elle parut véritablement effrayée. " mon dieu! Madame va entendre, elle ne dort pas. " effectivement la marquise, forçant sa voix un peu éteinte, demanda qui était là. Justine ouvrit la porte de la chambre à coucher. " madame, c'est... " j'approchai du lit, je pris la belle main qui entr'ouvrait les rideaux: " c'est moi, c'est votre amant qui, plein d'inquiétude...-quoi! Monsieur, qui vous a ouvert la porte? Qui vous a permis? ... -j'ai cru que vous excuseriez...-hé bien! Monsieur, que voulez-vous? Insulter à ma douleur! Redoubler mes chagrins! Augmenter mon mal!-je viens pour le calmer.-le calmer! Monsieur, ferez-vous que je n'aie pas entendu ce que votre père a dit, que je n'aie pas lu ce que vous avez écrit? (la marquise fit quelques efforts pour me cacher ses larmes.)-madame! Devez-vous m'imputer les torts du baron? Et quant à la lettre...-monsieur, je ne vous demande pas d'explication, je n'en veux pas.-au moins dites-moi si, depuis hier, vous vous sentez un peu mieux.-plus mal, monsieur, plus mal. Mais que vous importe? Quelle espèce d'intérêt prenez-vous à ce qui me touche?-pouvez-vous le demander?- sans doute, j'ai tort. Je dois être assez convaincue que vous ne m'aimez pas.-ma chère maman! ...-laissez ce nom qui me rappelle mes fautes et mon bonheur, hélas! Trop court, ce nom qui me rappelle un enfant trop aimable et trop aimé! Un enfant dont la fausse candeur me séduisit, dont les charmes peu communs égarent ma raison... je me flattais qu'au moins sa tendresse était le prix de la mienne... hélas! Il me trahissait froidement! Cruel! Si jeune encore, vous possédez à ce point l'art de tromper! -non, je ne vous trompe pas.-allez, ingrat, allez aux pieds de votre Sophie vous faire un mérite de mes douleurs; dites-lui que la marquise, indignement sacrifiée, gémit de vous avoir connu; et pour qu'il ne manque rien à mon humiliation, aller trouver votre père, votre père qui ose me faire un crime de ma tendresse pour vous. Apprenez-lui que son digne fils m'en a cruellement punie. Mais, Faublas, souvenez-vous du moins, souvenez-vous toujours que cette femme, qu'on vous a dit ardente, vive, emportée, uniquement dévorée de la soif du plaisir, que cette femme ne put résister au chagrin d'avoir été si cruellement traitée, et ne se consola jamais de vous avoir perdu.-ma chère maman! Pouvez-vous méconnaître le sentiment qui me ramène?-oui, la pitié que vous ne pouvez refuser à mes peines! L'offensante pitié!-non, l'amour le plus vif. " je pris une de ses mains, qu'elle ne retira plus. On ne peut se figurer combien ses plaintes m'avaient ému, combien je souffrais de l'état où je la trouvais. " ah! Me dit-elle, que vous connaissez bien ma faiblesse et ma crédulité! Allons, Faublas, asseyez-vous là. (je me plaçai sur le bord de son lit.) hé mais, si quelqu'un entrait! Si l'on vous voyait! Faites-moi le plaisir d'appeler Justine; elle est dans le boudoir... petite, que ma porte soit fermée à tout le monde... tu diras à mes femmes que je repose, et tu recommanderas bien dans l'antichambre qu'on ne laisse entrer personne... mon ami, vous souperez ici?-de tout mon coeur. -- petite, demande une volaille... tu leur diras que je suis assoupie, fatiguée; mais qu'avant de m'endormir, je me sens quelque envie d'entamer une aile... surtout je veux être tranquille... toi, Justine, tu auras un appétit excessif, tu m'entends bien?-oui, madame, répliqua la soubrette en riant, oui; il faut ce soir que je mange comme deux. " dès que Justine fut sortie, je serrai la marquise dans mes bras; et après avoir préludé par de petites caresses, je voulus pousser très loin mes entreprises. On m'opposa une résistance à laquelle je ne m'attendais pas; et Justine, qui apportait un poulet, me força de suspendre l'attaque. La marquise ne voulut pas manger. Moi, tout en dépeçant l'animal, je considérais l'appartement avec une attention que ma belle maîtresse remarqua. " mais, que regarde-t-il donc ainsi?-cet appartement, que je reconnais avec plaisir. Il me semble que c'est ici... " la marquise me comprit: " oui, c'est ici que la figure de Mademoiselle Du Portail m'a joué un vilain tour. -pourquoi vilain?-pourquoi? Parce que Faublas est un trompeur.-ah! Vous allez recommencer la querelle! En vérité, maman, vous êtes ce soir bien singulière. Vous voulez qu'on dispute, et vous ne voulez pas qu'on se raccommode!-justement, monsieur le libertin et l'ingrat. Vous avez de bonnes raisons, vous, pour vouloir tout le contraire. C'est au raccommodement que vous visez, et vous esquivez la dispute. Au reste, puisque nous en sommes là-dessus, demandez au baron s'il ne faut pas... -quoi! Maman, il se pourrait que ce que mon père a dit... ce serait là ce qui empêcherait? ...-que ce soit cela ou autre chose, toujours est-il certain, monsieur le conquérant, que ce soir il n'y aura pas entre nous de raccommodement dans ce sens-là.-ah! Ma petite maman, c'est précisément dans ce sens-là qu'il y en aura.-je vous assure que non. -je vous proteste que si. " l'air déterminé dont j'affirmais parut effrayer la marquise. Je la vis s'arranger de la manière qu'elle jugea la plus propre à me contrarier. " oui, oui, faites vos dispositions; mais dès que j'aurai soupé, quand Justine ne sera plus là, vous verrez!-Justine ne s'en ira pas... petite, ne quitte pas mon appartement... chevalier, asseyez-vous ici... un peu plus près de nous... là, bien, j'ai quelque chose à vous dire. " elle passa un bras derrière moi, appuya sa tête sur mon épaule; et après m'avoir donné un baiser: " Faublas, m'aimez-vous? Dit-elle en baissant la voix.-maman, n'en doutez plus.-je vous en demande une preuve.-quoi donc? M'écriai-je avec inquiétude.-de ne pas insister ce soir sur le raccommodement.-pourquoi cela?-mon ami, j'ai la fièvre, vous la gagneriez.-hé bien! Qu'importe? -qu'importe? Répéta-t-elle en m'embrassant, j'aime cette réponse-là; que n'est-elle aussi sage qu'elle me paraît flatteuse! ... mon bon ami, mon cher Faublas, je ne veux pas d'un bonheur qui vous coûterait votre santé! Quelle femme assez peu délicate pourrait acheter à ce prix quelques instants rapides d'une jouissance d'autant moins douce qu'elle est plus répétée? Quelle femme assez aveugle, assez insensible, pourrait, en se donnant à toi, ne céder qu'à l'attrait du plaisir? Qui, moi! J'énerverais tes forces! J'épuiserais ta jeunesse! J'altérerais un des plus beaux ouvrages de la nature! Je détruirais un de ses chefs-d'oeuvre les plus séduisants! Non, mon cher Faublas, non. Pour t'épargner des regrets, je combattrai tes désirs et ma propre faiblesse. Dans tous les temps tu me trouveras prête à m'immoler pour ton bonheur; et, loin de te préparer des jours tristes ou douloureux, je donnerai, s'il le faut, ma vie pour prolonger, pour embellir la tienne! ô des amants le plus aimable et le plus aimé! Ce n'est pas pour moi seulement que je te chéris: va, quoi qu'on en puisse dire, c'est toi, c'est toi-même que j'adore en toi... mon bon ami, promets-moi de ne pas insister ce soir... je renverrai Justine; tu seras là, je te verrai, je t'entendrai, je m'endormirai peut-être sur ton sein; je serai trop heureuse... mon bon ami, donne-moi ta parole d'honneur... chevalier, répondez-moi donc... mais voyez comme il réfléchit pour une chose si simple! " la marquise avait raison, je réfléchissais. Je pensais à Sophie; je faisais à ma jolie cousine l'hommage des privations qu'on m'imposait; et cette idée m'inspirant le courage de les supporter, je promis à sa rivale d'être sage. Aussitôt Justine reçut l'ordre de s'éloigner. " Faublas, je suis contente de vous, reprit la marquise d'un air de satisfaction. Causons tranquillement: ce plaisir-là, s'il est moins vif qu'un autre, est plus durable... de quoi riez-vous? -d'une idée peut-être singulière.-dites, mon ami, dites.-si l'on pouvait imposer à une femme qui attend son amant la condition de le garder pendant deux heures, pour causer avec lui seulement, ou de le renvoyer au bout de cinq minutes, qu'alors elle emploierait à son gré...-mon ami, beaucoup de belles dames trouveraient l'alternative embarrassante. On dit qu'il y en a pour qui le plaisir de parler sentiment est le nec plus ultra de l'amour; toutes les autres fonctions d'une maîtresse coûtent singulièrement à leur complaisance: d'honneur, je crois que s'il en existe, elles sont du moins en bien petit nombre. En revanche, je vous assure qu'il s'en rencontrerait beaucoup, mais beaucoup, à qui ce bavardage et cette inaction de deux heures paraîtraient fort ridicules. J'en connais qui aimeraient mieux rester muettes toute leur vie. -ce n'est pas vous, maman.-moi, je serais du parti qui accorderait les deux autres.-oui? -oui, mon ami. Les deux heures de conversation, ce serait pour aujourd'hui, supposons; et les cinq minutes de bonheur, je les garderais pour demain.-pour demain! Souvenez-vous-en bien. -ah! ...-ah! Vous l'avez dit.-oui; mais ce n'était qu'une supposition. " la marquise mit beaucoup du sien dans l'entretien que nous eûmes ensemble; et je lui découvris mille perfections, que je n'avais pas encore eu le temps d'apercevoir. Elle m'étonna par une foule de traits satiriques, ingénieux, ou brillants; il lui échappa même quelques pensées un peu philosophiques, mais pas une seule réflexion morale. J'admirai surtout en elle cette élocution élégante et facile, que l'usage du grand monde donne quelquefois; cet esprit naturel et fin qui ne s'acquiert jamais; un goût épuré dont auraient grand besoin beaucoup de nos beaux esprits que je ne nomme pas, et plus de savoir que n'en a communément une femme belle ou jolie. Je ne croyais être auprès d'elle que depuis un quart d'heure, quand nous entendîmes sonner minuit. " voici le moment de la retraite, mon ami, me dit-elle; il faut que Justine vous reconduise elle-même jusqu'à la porte, à cause de mon suisse qui n'entend pas raison. (la suivante, attentive, accourut au premier coup de sonnette.) petite, tu vas reconduire ton amoureux.-comment son amoureux?-hé, sans doute; vous ne comprenez pas que Justine, qui fait entrer un jeune homme le soir, qui le reconduit à minuit, a tout à fait l'air d'avoir une affaire de coeur. Je suis sûre que demain on le dira tout haut dans l'office; mais la petite sait bien que je la dédommagerai amplement de ce qu'elle pourra souffrir à cause de moi. Adieu, mon cher Faublas; on vous verra demain sur les huit heures?-au plus tard.-mon ami, je serai malade pour tout le monde... allons, petite, reconduis-le; car enfin il faut ménager un peu ta réputation: plus il s'en ira tard, et plus on s'égayera sur ton compte... allez sans lumière, pour qu'on ne vous voie pas dans le petit escalier, et marchez bien doucement de peur de vous blesser. " Justine et moi nous entrâmes dans le boudoir. J'eus soin de bien fermer la porte de la chambre à coucher qui y communiquait, tandis que Justine ouvrait à tâtons celle qui conduisait à l'escalier dérobé. Au lieu de suivre sur cet escalier ma conductrice qui me tendait la main, je l'attirai doucement vers moi. " mon enfant, lui dis-je si bas qu'à peine elle l'entendit, tu te souviens bien de la scène de l'ottomane; je veux me venger; aide-moi, ne dis mot. " Justine, toujours disposée à me servir, me seconda si bien sur l'ottomane, que la marquise elle-même n'aurait pu mieux faire; jamais je n'éprouvai mieux combien eut raison celui qui le premier écrivit: la vengeance est le plaisir des dieux! Si l'on veut se pénétrer de mon esprit, considérer mon âge, examiner ma position, on verra que je ne pouvais manquer au rendez-vous du lendemain. La marquise m'attendait avec impatience; elle me prodigua les caresses les plus flatteuses et les noms les plus doux. Elle satisfit même ma curiosité, toujours empressée, avec une complaisance qui me parut du plus favorable augure; mais, comme la veille, elle arrêta mes transports au moment de les couronner; et prétextant encore sa fièvre maudite, elle me refusa constamment la preuve la plus certaine de la tendresse d'une amante, cette preuve si chère à tous les jeunes gens, si nécessaire au plus ardent de tous! Je supportais ma peine assez patiemment, dans l'espérance qu'au moins la jolie suivante, au moment du départ, aurait pitié de moi. Point du tout; la marquise, qui n'était plus alitée, me reconduisit elle-même jusqu'à l'escalier dérobé. Je voyais bien que Justine souffrait de ma douleur; mais pouvait-elle me consoler dans la cour? Je rentrai chez moi bien chaste et bien désolé. Rosambert, que j'instruisis des rigueurs de ma belle maîtresse, n'en parut point étonné. Il me dit: " je vous ai prévenu que Madame De B réglait sa conduite sur les circonstances, et la changeait selon les événements. Quelles que soient les qualités physiques et les facultés morales de Mademoiselle De Pontis, puisque le chevalier l'aime, elle est à ses yeux spirituelle et jolie. Cette passion est légitime, honnête et vertueuse; c'est un premier amour. Il naquit de la sympathie; il vit de privations; il croîtra par les obstacles, l'habitude et l'espérance. Mademoiselle De Pontis est donc une rivale dangereuse. Voilà, n'en doutez pas, ce que s'est dit la marquise. Mais après avoir examiné les moyens de son ennemie, elle a calculé ses propres forces et la faiblesse du jeune Adonis dont il s'agit de disputer le coeur irrésolu... -irrésolu! Rosambert.-hé! Oui, irrésolu, quant à présent. Vous adorez l'une; mais vous ne pouvez vous décider à lui sacrifier l'autre... à votre âge, l'attrait du plaisir a une force irrésistible. Vous savez de quel plaisir je veux parler; Sophie ne peut vous l'offrir, celui-là! C'est Madame De B qui en est la dispensatrice intéressée. Hé bien! Mon ami, irriter sans cesse vos désirs, les satisfaire quelquefois, ne les épuiser jamais: en deux mots, voilà son plan. C'est pour rendre ses faveurs plus précieuses qu'elle en sera désormais avare. Croyez qu'elle souffrira comme vous des privations qu'elle va vous imposer; mais, à quelque prix que ce soit, la marquise a juré de vous conserver. " enfin, il est temps de retourner à Sophie. Elle luit enfin, la troisième journée! Je puis aller au couvent voir ma jolie cousine. Oh! Comme depuis trois jours elle était encore embellie! Pendant deux mois à peu près, j'eus le bonheur de l'entretenir au parloir régulièrement deux fois par semaine. ô pouvoir prodigieux des vertus et de la beauté réunies! En quittant ma Sophie, j'imaginais toujours qu'il était impossible que je l'aimasse davantage et, chaque fois que je la voyais, je sentais que mon amour était encore augmenté. Il faut avouer cependant que, dans le cours de ces deux mois, je vis souvent la belle marquise qui, toujours attachée au plan de réforme qu'elle avait en effet adopté, économisait nos plaisirs, au point de me refuser quelquefois le nécessaire. Il faut avouer encore que ma jolie petite Justine, qui savait très bien mon adresse, venait incognito chez moi recueillir les épargnes de sa maîtresse. M Du Portail, impatient de retrouver sa chère fille, était parti depuis six semaines pour la Russie, dans l'espérance de s'y procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska. Un jour que j'étais avec Rosambert à l'opéra, nous y rencontrâmes le marquis de B. Il salua le comte d'un air froidement poli; mais il me fit l'accueil le plus caressant. Il se plaignit de ce que depuis plus de deux mois, il n'avait pas eu le bonheur de pouvoir me joindre, et il me demanda comment mon père se portait. " fort bien, monsieur le marquis, il est actuellement en Russie.-ah! Ah! Cela est donc vrai?-assurément.-monsieur, et Mademoiselle Du Portail?-ma soeur se porte à merveille. -toujours à Soissons?-oui, monsieur.-et quand revient-elle dans ce pays-ci?-au carnaval prochain " , répondit aussitôt Rosambert. Pour détourner cette plaisanterie, dont je craignis l'effet, j'assurai au marquis que ma soeur viendrait passer l'hiver à Paris. " mais, reprit M De B, vous ne demeurez donc plus à l'arsenal?-toujours, monsieur.-en ce cas, recommandez donc à vos gens d'être un peu plus civils et plus attentifs. Ils m'ont bien dit que monsieur votre père était allé en Russie; mais quand je leur ai demandé de vos nouvelles et de celles de mademoiselle votre soeur, ils m'ont répondu brusquement que M Du Portail n'avait pas d'enfants.-c'est que son père le gêne beaucoup, interrompit Rosambert, il ne lui permet de recevoir personne.-oui, monsieur, la réponse qu'on vous a faite est sans doute une suite des ordres que mon père aura donnés.-hé bien, je croyais monsieur votre père plus raisonnable; un jeune homme doit avoir un peu de liberté. Une demoiselle! Oh! C'est différent! On ne saurait veiller les filles de trop près! Et je connais des demoiselles très comme il faut qu'on ne tient pas assez... à qui on laisse faire de mauvaises connaissances (en disant cela, il regardait Rosambert, d'un air malin). Mais vous! Cela est trop rigoureux! ... tenez, je veux vous procurer quelque agrément, quelque dissipation. La marquise est ici: je veux vous présenter à la marquise.-monsieur, je ne puis...-venez, venez, elle vous recevra bien.-je ne doute pas que, présenté par vous...-mais, monsieur...-hé! Mais pourquoi toutes ces façons? Me dit Rosambert; madame la marquise est très aimable. -n'est-il pas vrai, monsieur, reprit le marquis, en s'adressant d'abord au comte, et ensuite à moi; n'est-il pas vrai qu'elle est très aimable, ma femme? ... elle a beaucoup d'esprit! D'abord je ne l'aurais pas épousée sans cela.-la vérité est que madame la marquise a beaucoup d'esprit, et monsieur le sait bien, s'écria Rosambert.-monsieur le sait bien? Répéta le marquis.-oui, monsieur, ma soeur me l'a dit.-ah! Mademoiselle votre soeur, oui... je vous assure, monsieur, qu'il ne manque à ma femme que d'être un peu plus physionomiste. Mais cela viendra, cela viendra... j'ai déjà remarqué qu'elle a un goût naturel pour les belles figures... Monsieur Du Portail, la vôtre est très prévenante, et puis vous ressemblez singulièrement à mademoiselle votre soeur, que la marquise aime beaucoup. Venez, suivez-moi, je vais vous présenter à la marquise.-en vérité, monsieur le marquis, je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre à tant d'honnêtetés; mais je me suis, pour ainsi dire, dérobé de chez moi; je vais me cacher dans le parterre... je ne puis paraître dans une loge... si quelqu'un des amis de mon père me voyait, il le lui écrirait sûrement, et vous n'avez pas d'idée de la scène que M Du Portail me ferait à son retour.-il y a des parents bien ridicules! ... je savais bien que j'avais quelque chose à vous demander, monsieur... connaissez-vous un certain M De Faublas? " je répondis sèchement: " non.-mais le comte le connaît peut-être? Continua le marquis.-De Faublas? Répliqua Rosambert; mais oui, je crois avoir entendu ce nom-là... j'ai vu cela quelque part. (il prit le marquis par la main, et affectant de parler plus bas: ) ne parlez jamais des Faublas devant les Du Portail; ces deux familles-là sont ennemies! ... il y aura du sang répandu au premier jour.-tout cela s'est donc découvert? Répliqua le marquis à mi-voix.-quoi? Tout cela, répondit Rosambert.-bon, vous m'entendez de reste.-non, le diable m'emporte.-oh que si! Mais vous avez raison: à votre place, je serais aussi discret que vous.-d'honneur, si je comprends un mot... -allons, brisons là, dit le marquis. (il éleva la voix.) oh çà! Dis-moi! Rosambert, car je suis un bon diable, je ne sais pas garder rancune, moi; dis-moi pourquoi depuis plus de six semaines, tu n'es pas venu nous voir?-des affaires! ... -bon! Des affaires! Des maîtresses! ... on ne m'attrape pas, va! ... j'espère qu'au moins tu voudras bien venir saluer la marquise.-assurément... chevalier, vous voulez bien m'attendre ici un moment? " le marquis, en me quittant, me répéta qu'il regrettait fort de ne pouvoir me présenter à sa femme. Un quart d'heure après, Rosambert revint à moi en riant. " Madame De B n'a pas paru fâchée de me voir, me dit-il; elle m'a reçu poliment, nous nous sommes traités réciproquement comme des gens de connaissance qui se souviennent de s'être rencontrés souvent dans le monde. Pourtant la marquise a été un peu étonnée quand son bon mari lui a dit que j'étais ici avec M Du Portail le fils, qui n'avait jamais osé lui venir présenter ses devoirs. Vous concevez que, tout étant fini entre Madame De B et moi, je n'ai pas cherché à augmenter l'embarras de sa position; au contraire; je l'ai charitablement aidée à me tromper moi-même: je suis entré dans toutes ses idées aussi bonnement que son cher époux. Ce qu'il y a de fort singulier, c'est que j'ai trouvé de temps en temps de grandes obscurités dans cette plaisante scène, qui m'a d'ailleurs beaucoup amusé. Vous m'expliquerez cela, Faublas. Tenez, quoique M De B parlât dans ce moment-là, j'ai pourtant bien entendu qu'il disait à la marquise: " madame, je vous le disais bien que cette Mademoiselle Du Portail n'était pas une fille honnête. Tout cela s'est découvert! Les Du Portail sont furieux! Et s'ils rencontrent ce M De Faublas, ils lui feront un mauvais parti. Je suis sûr que le voyage de la demoiselle à Soissons, et celui du père en Russie, ne sont que des prétextes... aussi ce père a bien mérité cela: il gêne horriblement son fils, et il laisse faire à sa fille tout ce qu'elle veut. " voilà à peu près, continua le comte, ce que le marquis a dit. Faublas, vous êtes au fait, faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que tout cela signifie. " je contai à Rosambert comment le marquis avait trouvé mon portefeuille dans un mauvais lieu , comment il avait prouvé à sa femme que Mademoiselle Du Portail était une p..., comment la marquise s'était fait rendre mes lettres sur son ottomane, moi présent. Le comte donna un libre cours à sa gaîté, et finit par me demander pourquoi je n'avais pas voulu être présenté à Madame De B. " mon ami, lui répliquai-je, si j'étais follement épris de la marquise, et qu'il n'y eût pas eu d'autres moyens de la voir que celui-là, je l'aurais employé; mais puisque nous nous joignons facilement, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre; puisque les rendez-vous ne nous manquent pas, pourquoi aurais-je encore été chercher des dangers sous un travestissement nouveau?-quoi donc! Cela aurait produit des scènes plaisantes! à votre place, la marquise n'aurait pas balancé. " après le spectacle, je suivis Rosambert à la loge de Mademoiselle , qu'il connaissait particulièrement. Une danseuse était avec la princesse. " il est joli! Dit celle-ci, après m'avoir majestueusement toisé. -c'est l'amour, répondit l'autre, ou c'est le chevalier De Faublas! " je remerciai vivement l'honnête personne qui m'adresssait un compliment si flatteur. " chevalier, me dit-elle, je vous ai entrevu quelque part, et depuis plusieurs mois j'entends parler de vous presque tous les jours. Vous pouvez être une très belle fille; mais quant à moi, j'aime mieux un joli garçon. " je fixai le comte: " Rosambert, il me paraît que vous m'aviez annoncé. " Rosambert me donna sa parole d'honneur que non. Cependant les deux dames se parlaient à l'oreille, et Coralie (c'est le nom de la danseuse), Coralie riait comme une folle. Ai-je besoin de dire que déjà la partie carrée se décidait; que nous soupâmes chez la déesse; que je ramenai la nymphe chez elle, et que j'y partageai son lit? Qui ne sait pas qu'à l'opéra, les divinités sont de bien faibles mortelles; que c'est le pays du monde où les passions se traitent le plus lestement; que c'est là surtout qu'une affaire de coeur commence et s'achève dans la même soirée? Coralie n'était ni belle ni jolie; mais elle avait la vivacité qui plaît, les grâces qui attirent; on écoutait avec plaisir son petit jargon galant; sur sa figure mutine régnait la gaîté; son maintien, un peu dévergondé , provoquait le désir; au reste, grande et bien faite, belle main, joli pied, superbe peau! Coralie d'ailleurs possédait si bien l'art des voluptés secrètes! Elle épuisait avec tant de discernement toutes les ressources du métier! J'oubliai dans ses bras Justine et Madame De B. Mais par une singularité que je n'entreprendrai pas d'expliquer, l'image des vertus les plus pures vint, au sein du libertinage, se présenter à mon esprit troublé; et, ce qui n'est pas moins digne de remarque, je m'avisai de vouloir parler dans un de ces moments où l'homme plus étourdi, exempt de toutes distractions, ne laisse échapper que de très courts monosyllabes ou de longs soupirs étouffés. " ah! Sophie! " m'écriai-je; j'aurais dû dire: " ah! Coralie! " " Sophie! Répéta la nymphe sans se déranger, Sophie! Vous la connaissez? Hé bien, c'est une sotte, une bégueule, une pécore, qui n'a jamais été jolie, qui est fanée, et à qui il est arrivé la semaine passée... " elle ne put en dire davantage; mais quoiqu'en parlant prodigieusement vite, elle avait si bien employé son temps, que je ne savais lequel admirer le plus, ou de l'étonnante agilité de ce corps si souple, ou de l'extrême volubilité de cette langue si déliée. Il était dix heures du matin quand je quittai Coralie. Le baron, informé de mon absence, attendait impatiemment mon retour. Il me fit souvenir d'un ton sévère qu'il m'avait prié de ne jamais coucher ailleurs qu'à l'hôtel. Je montai chez moi, M Person m'y attendait: j'allais lui reprocher sa trahison, il me prévint: il m'observa qu'il était impossible que le baron ignorât cette échappée nocturne; qu'en pareil cas, le devoir d'un gouverneur était d'avertir un père; et que se laisser prévenir par le suisse, ou par quelque autre domestique, c'eût été fort maladroitement découvrir notre intelligence. Je n'avais rien à répondre à de si bonnes raisons, et puis j'étais déjà occupé de tout autre chose. Jasmin venait de me remettre une lettre qu'on lui avait laissée depuis plus d'une heure. Je voyais avec surprise qu'elle était adressée à Mademoiselle Du Portail. Je décachetai promptement, je lus: " quelqu'un qui part ce soir pour Versailles m'assure que Mademoiselle Du Portail n'est point à Soissons, et que sans doute elle se cache dans les environs de Paris. Si cela est, cette charmante enfant, qui doit se souvenir de moi, montera demain matin à cheval, avec son habit d'amazone, et viendra, suivie d'un seul domestique couvert d'un habit bourgeois, me joindre, à huit heures précises, au bois de Boulogne, à la porte de Boulogne même. Je suis, s'il faut l'en croire, celui qu'elle aime encore, etc. " le vicomte de Florville. " en effet, m'écriai-je, j'ai depuis longtemps parole avec le vicomte: allons, ce sera pour demain matin... Jasmin, tu vas venir avec moi. " j'allai acheter un beau cabaret de porcelaine, et je chargeai Jasmin de le porter de ma part à Mademoiselle Coralie, rue mêlée, porte saint-Martin. Au retour de mon domestique, je lui demandai ce qu'avait dit Mademoiselle Coralie: " monsieur, elle m'a fait répéter plusieurs fois votre nom: c'est bien de la part du chevalier De Faublas? Un jeune homme? ... tout jeune? ... qui a tout au plus dix-sept ans? -mais, mademoiselle, lui ai-je dit, est-ce que vous ne le connaissez pas? " elle a répondu: si fait; mais il est bon de s'expliquer. Vous direz au chevalier De Faublas que je l'attends demain à souper. -demain à souper! Jasmin; mais cela s'arrange assez mal, je passerai la journée avec le vicomte de Florville! Allons, n'importe, je ne veux pas désobliger Coralie. " Jasmin me laissa, et je me livrai à mes réflexions. ô ma jolie cousine, que d'injures, que d'infidélités je te fais! ... des infidélités? Mais non. J'offre à mes maîtresses un hommage impur, que ma vertueuse amante rejetterait, qui profanerait les charmes de Sophie... mais Madame De B, Justine, Coralie en même temps, trois à la fois! ... hé bien! Fussent-elles cent, qu'importe! Ou plutôt mon excuse n'est-elle pas dans le nombre? Si Madame De B était aimée, lui donnerais-je des rivales? La marquise m'occuperait-elle si j'avais un attachement sérieux pour Justine ou pour Coralie? ... non, non. Ces trois intrigues-là ne signifient rien... ce ne sont que des goûts passagers... c'est l'effervescence de la jeunesse... la marquise, il est vrai, me paraît beaucoup plus aimable que les deux autres; mais enfin il n'y a que ma jolie cousine qui m'inspire un amour pur et désintéressé... oui, ma Sophie, ma chère Sophie! Il est clair que je n'aime que toi! Le lendemain, Jasmin et moi nous étions à huit heures précises à la porte de Boulogne: j'avais l'amazone anglaise et le chapeau de castor blanc. Les passants s'arrêtaient pour me regarder. Les uns s'écriaient: " voilà une jolie femme! " " cette anglaise se tient bien à cheval " , disaient les autres. Et mon petit amour-propre était flatté de ces exclamations fréquentes. Le vicomte de Florville ne se fit pas longtemps attendre; il montait un très joli cheval, qu'il maniait avec plus de grâce que de vigueur. " belle demoiselle, nous allons, si bon vous semble, déjeuner à Saint-Cloud.-très volontiers, monsieur; mais où descendrons-nous? Dans une auberge?-non, non, mon bon ami!-comment? Votre bon ami! Oubliez-vous, monsieur, que vous parlez à Mademoiselle Du Portail?-oui, mon ami, je l'oubliais, et même je ne songeais pas que je suis aujourd'hui le vicomte de Florville... moi, un jeune étourdi! Et vous, une jeune folle! Faublas, ne trouvez-vous pas cela singulier? -très singulier! Mais enfin vous voilà pour toute la journée le vicomte de Florville, et moi Mademoiselle Du Portail. Souvenons-nous-en bien. Celui des deux qui se trompera...-donnera un baiser à l'autre.-j'y consens, monsieur le vicomte. " quand nous arrivâmes à Saint-Cloud, nous nous devions mutuellement cinquante baisers au moins. à une portée de fusil du pont, le vicomte m'invita à mettre pied à terre. Nous entrâmes dans une maison petite et jolie, où je ne vis personne. Il n'y avait qu'un premier étage. L'appartement que le vicomte m'ouvrit me parut encore plus commode qu'élégant. " pardon, mademoiselle, mais il faut que je fasse mettre les chevaux à l'écurie. " il remonta l'instant d'après, et m'apprit qu'il avait ordonné à Jasmin d'aller déjeuner de son côté, et de revenir nous prendre dans une heure. Ensuite il me montra, dans une armoire, des viandes froides, quelque dessert et du bon vin: " mademoiselle, nous ferons maigre chère; mais au moins nos gens ne nous troubleront pas.-fort bien, vicomte; commençons par payer nos amendes.-fi donc! Une demoiselle! Que dites-vous là? ... moi, je veux d'abord manger un morceau. " le vicomte de Florville, un peu petite maîtresse, suça un aileron. Mademoiselle Du Portail, fort mal élevée, mangea comme un clerc de procureur. Ces amendes qu'il fallait acquitter me tracassaient. Je voulus donner un baiser au vicomte: " mademoiselle, me dit-il, c'est à moi qu'appartient l'attaque " . Il me prit par la main, me fit quitter la table, et voulut m'embrasser. Je le repoussai vivement: " monsieur, laissez-moi, vous êtes un impertinent " . Le vicomte, plus obstiné qu'entreprenant, semblait vouloir ne dérober qu'un baiser, et riait beaucoup de la résistance qu'on lui opposait. Apparemment plus accoutumé à résister qu'à poursuivre, il déployait dans l'attaque beaucoup d'adresse et peu de vigueur. Mademoiselle Du Portail, au contraire, renversant tous les usages reçus, mettait dans la défense peu de grâce et beaucoup de force. Le vicomte, bientôt épuisé, se laissa tomber sur un canapé: " c'est un dragon que cette fille-là, s'écria-t-il, il faudrait un Hercule pour la subjuguer! Que la nature est sage! Elle a fait les autres femmes douces et faibles. Je vois bien que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible! Allons, que tout rentre dans l'ordre. Maligne demoiselle, apaisez-vous. Je ne suis plus que la marquise de B; le vicomte de Florville vous cède tous ses droits. " pour cette fois j'usai de sa permission sans en abuser. Nous nous remîmes bientôt à table. " Faublas, vous trouverez peut-être que j'ai de singulières fantaisies; mais je vous prie de ne pas me refuser. -le pourrais-je? De quoi s'agit-il?-mon bon ami, donnez-moi votre portrait.-maman, vous appelez cela une fantaisie? C'est un désir bien naturel que je partage. Serait-ce une indiscrétion que de vous demander le vôtre?-non, mon ami; mais c'est celui de Mademoiselle Du Portail que je veux.-ah! J'entends; et c'est celui du vicomte de Florville que vous me donnerez? -précisément.-ma petite maman, je m'en occuperai dès demain; nous verrons lequel des deux sera le plus tôt fait.-le vôtre, assurément. Vous n'êtes pas gêné, vous, Faublas. Moi, je ne pourrai donner à mon peintre que quelques moments dérobés. Vous sentez bien que ce n'est pas à l'hôtel que cette miniature se fera.-où donc, maman?-chez cette marchande de modes... au boudoir que vous connaissez. Les habits que vous me voyez, je les y laisse toujours dans une armoire dont j'ai la clef. -quoi! C'est donc là que vous vous êtes habillée ce matin?-sans doute, mon ami. Sous prétexte de prendre l'air aux champs-élysées, je suis sortie en robe de matin avec Justine. Nous nous sommes rendues chez ma marchande de modes, où la métamorphose s'est opérée; une voiture de place m'a conduite chez un loueur de chevaux; et voilà comme d'une marquise on fait un vicomte. Justine a congé pour toute la journée: elle ne doit se retrouver qu'à sept heures chez ma marchande de modes, où j'irai reprendre ma robe. En rentrant, je dirai sans affectation que j'ai rencontré aux champs-élysées la comtesse de... mais je crois entendre Jasmin. Allons faire un tour de promenade, mon cher Faublas; nous reviendrons dîner ici. " nous remontâmes à cheval. Après de longs circuits, nous nous trouvâmes vers le midi au pont de Sèvres, que nous passâmes, pour nous promener sur la grande route qui conduit à Paris. Une fort belle voiture, attelée de quatre chevaux, et précédée d'un domestique bien monté, venait à nous. Le brillant équipage n'était plus qu'à dix pas de distance, quand la marquise tourna bride et repassa le pont au grand galop. Je crus que son cheval l'avait emportée. Au moment où je donnais un coup d'éperon pour la suivre, je vis du fond du carrosse se jeter à la portière un homme qui, m'ayant reconnu, m'appela Mademoiselle Du Portail. C'était le marquis de B! Je partis ventre à terre sur les traces de la marquise, qui courait à travers champs. Jasmin galopait derrière moi; il me cria que nous étions poursuivis. Bientôt j'entendis notre ennemi, déjà bien près de nous, exciter encore l'excellent cheval qu'il montait. Je tournai bride brusquement, et piquant droit vers le zélé postillon, je le saluai d'un grand coup de fouet. Jasmin, brûlant d'imiter son maître, avait déjà le bras levé. Le pauvre domestique, étonné qu'une jeune dame eût frappé aussi rudement, retenu sans doute par le respect qu'il croyait devoir à mon sexe autant qu'à mon rang, ou peut-être par l'idée d'un combat très inégal, puisque Jasmin se tenait prêt à me seconder, le pauvre domestique, ne sachant s'il devait fuir ou se défendre, me regardait d'un air stupéfait. Je déterminai promptement ses résolutions par cette fière harangue, prononcée cependant d'une voix féminine: " maraud, je te coupe le visage si tu poursuis; si tu retournes sur tes pas, voilà de quoi boire à ma santé. " il prit mon écu, en louant à sa manière ma vigueur et ma générosité. Je le vis s'en retourner aussi vite qu'il était venu. Ainsi débarrassé de mon ennemi, je promenai mes regards au loin pour découvrir la marquise. Ou elle avait beaucoup modéré la course de son cheval, ou elle s'était arrêtée; car je vis qu'elle avait peu d'avance sur nous. En peu de temps nous la joignîmes. Je lui rendis compte de la manière dont je venais de recevoir l'envoyé du marquis. " il était temps que je partisse, me dit-elle; je n'ai reconnu qu'un peu tard les chevaux et le cocher.-maman, mais pourquoi vous êtes-vous éloignée sans m'avertir?-parce qu'il était trop tard; nous étions serrés de trop près. Cette amazone, que le marquis connaît, vous aurait trahi: j'ai voulu qu'il fût tout d'un coup sûr de son fait.-je ne comprends pas trop la raison... -elle est pourtant bien simple. Mon ami, il importait peu que le marquis vous vît, pourvu qu'il ne me vît pas, moi. J'ai senti que dès qu'il aurait reconnu Mademoiselle Du Portail, il ne s'occuperait plus que d'elle. En vous laissant là, j'assurais ma fuite.-ah! Bien vu... mais que va dire de moi le marquis? (la marquise, s'approchant de moi, me dit bien bas en souriant: )-il dira que Mademoiselle Du Portail est une p... il m'annoncera d'un ton capable qu'elle est effectivement dans les environs de Paris, qu'il l'a rencontrée avec ce M De Faublas, et le plaisir d'avoir deviné tout cela le consolera de la petite mortification que lui cause le bonheur de son rival... mais, ajouta-t-elle d'un ton plus réfléchi, mon tendre époux me rend bien les infidélités que je lui prête.-comment donc? -vous ne voyez pas cela? Il est parti hier au soir pour Versailles, où il ne se rend qu'aujourd'hui. Il a couché à Paris... il m'attrape! Poursuivit-elle en riant de toutes ses forces, il m'attrape! ... au reste, mon cher Faublas, je ne me sens pas le courage de lui en vouloir.-gardez-vous bien de lui pardonner cette offense, maman. Venez vous venger à Saint-Cloud.-à Saint-Cloud? Non vraiment, non; ce serait aussi trop hasarder; ce serait nous livrer comme des enfants. Dans ce moment-ci, M De B est peut-être encore à Sèvres; le pauvre La Jeunesse...-maman, il s'appelle La Jeunesse, ce monsieur que j'ai étrillé?-oui, mon ami; si c'est celui qui précédait la voiture, il s'appelle La Jeunesse.-mais, puisque vous l'avez vu d'assez près pour le reconnaître, il vous a peut-être reconnu aussi.-impossible, mon ami; cet habit de cavalier, ce chapeau rabattu sur mes yeux. Non, je suis tranquille... je présume donc que ce pauvre La Jeunesse, déjà revenu, raconte au marquis le malheureux événement de sa course. Maintenant, mon pénétrant mari commente, réfléchit, devine; il devine, j'en suis sûre, que vous demeurez à Sèvres ou non loin de là. Je parierais que, curieux de découvrir votre retraite, il charge La Jeunesse de rôder dans les environs, de chercher, d'attendre, de s'informer, de bien examiner toutes les physionomies. Non, mon ami, ce n'est pas à Saint-Cloud qu'il faut aller. Regagnons Paris. Je ferai le moins long détour pour arriver la première chez ma marchande de modes, où vous ne tarderez pas à me venir retrouver. C'est au boudoir que nous dînerons; c'est là que vous me ferez compagnie jusqu'au retour de Justine. " à un quart de lieue de la capitale, nous nous séparâmes. La marquise, à qui je voulais donner Jasmin, m'observa qu'un jeune cavalier pouvait se promener seul; mais qu'il ne serait pas décent qu'une jolie femme, surtout dans l'équipage où j'étais, ne fût pas suivie au moins d'un domestique. Madame De B entra par la grille de la conférence. Jasmin et moi nous allâmes gagner la barrière du roule, et de là la rue de... à la porte de la marchande de modes, nous trouvâmes un petit auvergnat qui tenait un cheval par la bride, et qui remit à Jasmin un bout de papier, sur lequel étaient écrits ces mots: " Jasmin reconduira mon cheval chez M T, loueur de chevaux, rue..., de la part du vicomte de Florville. " je ne sortis du boudoir qu'à huit heures du soir. La marquise, toujours fidèle à ses principes économiques, me renvoya dans un état honnête, qui me laissait encore l'espérance de me présenter devant Coralie d'une certaine façon. Je retournai d'abord à l'hôtel, où je me débarrassai de mon accoutrement féminin. Avant dix heures j'étais chez la danseuse. " bonsoir, mon petit chevalier; mettons-nous vite à table.-volontiers.-sais-tu qu'il y a plus d'une demi-heure que je t'attends pour te gronder? -parce que?-parce que tu me traites mal. Chevalier, j'ai toujours un homme entre deux âges qui me paie pour être aimé, et un joli garçon qui m'aime sans me payer. Quelques-unes de mes camarades joignent à cela un grand laquais à large poitrine, une manière d'Hercule qu'elles paient pour les aimer. Moi, qui n'ai pas de si grands besoins, je ne veux pas de satyre; je me contente de mon joli garçon.-hé bien, Coralie, qu'a cela de commun avec la querelle que tu veux me faire?-attends donc. Le monsieur qui paie, je l'ai, et j'ai de bonnes raisons pour ne pas te dire son nom; toi, tu es le joli garçon qui m'aime, n'est-il pas vrai?-après? La querelle... -tu vas voir. Je t'ai pris parce que tu me plaisais, et je te quitterai quand tu ne me plairas plus. -enfin?-enfin, je n'attends pas de cadeaux de toi; tu m'en as fait un, dont je ne veux pas.- quoi! Ce cabaret de porcelaine?-oui.-je ne le reprendrai pourtant pas. D'ailleurs, Coralie, tes arrangements ne me conviennent point; je veux être seul et payer.-bon! Chevalier, tu es trop jeune, et tu n'es pas assez riche. Et puis, tiens, tu ferais un mauvais marché. Tu es beau, tu as de l'esprit; hé bien! Dès que tu paierais, je ne t'aimerais plus. Je ne sais pas comment cela se fait; mais voilà comme nous sommes toutes! Un billet de caisse d'escompte est pour celui qui le donne le gage d'une infidélité.-je ne te donne pas d'argent, ce n'est qu'un petit présent...-je n'en veux point.-je te répète que je ne le prendrai pas.-en ce cas, je le jetterai par la fenêtre. -si cela t'amuse... " nous nous disputions beaucoup, lorsqu'une espèce de femme de chambre à Coralie entra d'un air effrayé et cria: " c'est lui!-c'est lui! " répéta la maîtresse. Les deux femmes me saisirent par les bras, m'entraînèrent dans la chambre à coucher, ouvrirent dans le fond de l'alcôve une petite porte par laquelle elles me firent passer, et je me trouvai dans un couloir qui faisait le tour des appartements. Je me fâchais et je riais en même temps; l'une me tirait par les bras, l'autre me poussait par les épaules: elles firent si bien qu'elles parvinrent à me mettre à la porte. J'allai dormir tranquillement chez moi; le baron n'était pas rentré. Le lendemain, je fis avertir un peintre habile, qui donna toute la journée à Mademoiselle Du Portail. Comme il me quittait, il m'arriva une invitation de Coralie pour le soir même. La scène de la veille m'avait paru fort désagréable; mais qu'on se souvienne que je n'ai pas dix-sept ans. à dix-sept ans, refusa-t-on jamais de passer une nuit avec une fille aimable? ... un adolescent prétend-il qu'à ma place il aurait résisté? Qu'il se montre! Et s'il n'est pas malade, je lui dirai qu'il ment. L'homme le plus robuste n'est pas infatigable. Au milieu de la nuit, je m'endormis dans les bras de la danseuse, et le bruit d'une sonnette vigoureusement tirée me réveilla en sursaut, à sept heures du matin. " je parie, s'écria Coralie, que ces deux sottes-là sont sorties en même temps, et qu'elles n'ont pas pris leur clef! Cependant je me tue de le leur dire tous les jours! Chevalier, fais-moi le plaisir d'aller ouvrir la porte. " j'y cours en chemise, et même sans pantoufles; j'ouvre, je vois un homme! ... je vois! ... je crois me tromper; je me frotte les yeux, je regarde encore, je m'écrie:-" quoi! Se peut-il? ... quoi! C'est vous, mon père! " le baron recule de surprise en me reconnaissant. Il m'adresse avec violence cette question au moins inutile: " que faites-vous ici, monsieur? " qu'aurais-je répondu? Je garde un profond silence. Cependant, au son d'une voix qu'elle a cru reconnaître, Coralie est accourue, aussi légèrement vêtue que moi; mais trop pressée pour y regarder de bien près, au lieu de mettre ses pantoufles, elle a fourré ses petits pieds dans mes souliers. La nymphe, en arrivant sur le lieu de la scène, s'est pénétrée tout d'un coup des comiques effets d'une rencontre aussi inattendue. Elle admire le père muet d'étonnement, immobile de fureur, appuyé sur la rampe de l'escalier; elle admire le fils presque nu, planté comme une idole au milieu de l'antichambre. Le moyen qu'une fille, naturellement folle, se contienne en pareil cas! La danseuse me jette les bras au cou, elle penche sa tête sur la mienne, on croirait qu'elle m'embrasse: elle ne fait que rire pourtant; mais elle rit si fort, que tous les voisins peuvent l'entendre. Le baron rougit et pâlit successivement, il entre, il ferme la porte, il met les verrous. Coralie se sauve en riant toujours, je vole sur ses pas; mon père se précipite en même temps que nous dans la chambre à coucher; il fait un geste menaçant, il va briser les meubles. Je me jette sur sa canne, déjà levée, je la saisis, je m'écrie: " ah! Mon père, oubliez-vous que votre fils est là? " cette exclamation, peut-être un peu hardie, produisit tout l'effet que j'en avais attendu. Le baron, encore ému, mais beaucoup plus calme, se jeta sur un fauteuil et m'ordonna de m'habiller. Coralie s'était enfermée dans son cabinet de toilette, où elle riait à son aise, et dont elle voulut bien entr'ouvrir la porte pour me rendre ma chaussure et reprendre la sienne. Je fus bientôt prêt. Nous descendîmes. Le baron était venu à pied et sans domestiques: nous montâmes dans un fiacre; et quoique le trajet fût long, mon père, triste et pensif, ne me dit pas un mot sur la route; mais en arrivant à l'hôtel, il me pria de le suivre chez lui. Ce jour était un de ceux marqués pour mes visites au couvent; et comme je voyais s'écouler l'heure à laquelle Sophie m'attendait au parloir, j'essayai de prétexter quelques affaires pressantes. Mon père insista d'un ton presque suppliant. Nous montâmes dans son appartement; il ordonna qu'on nous y laissât seuls, me fit asseoir, se plaça près de moi, garda quelque temps le silence, et me dit enfin: " Faublas, oubliez pour un moment que je suis père, et répondez-moi comme à votre ami. Avant-hier, entre dix et onze heures du soir, étiez-vous chez Coralie?-oui, mon père.-c'était donc vous qui soupiez avec elle, quand je suis arrivé? -cela est vrai.-le bruit que vous avez fait en sortant m'a donné quelques soupçons, que j'ai dissimulés; j'ai prétexté un voyage à la campagne, afin de surprendre mon rival préféré: je n'imaginais pas que ce fût le chevalier De Faublas.-monsieur le baron me ferait-il l'injure de croire que je savais qu'il y eût entre nous rivalité?-non, mon ami, non. Je sais qu'au milieu des égarements de votre âge, vous vous êtes rarement écarté du respect que vous devez à un père qui vous aime; je sais que vous n'êtes pas capable de me préparer de sang-froid des chagrins, des humiliations. Faublas, il me reste peu de questions à vous faire. Y a-t-il longtemps que vous connaissez Coralie?-depuis quatre jours. -et vous avez passé avec elle...-deux nuits, mon père.-deux nuits en quatre jours! Des nuits entières! Ah! Jeune insensé! Et comment avez-vous récompensé ses bontés?-je ne lui ai fait qu'un très petit présent.-quoi! Serait-ce vous qui lui auriez donné ces porcelaines de Sèvres que j'ai vues chez elle... avant-hier, je crois?-oui, mon père.-mon ami, quand un jeune homme comme vous a le malheur d'avoir une fille de théâtre, il doit la payer plus généreusement. Restez ici, tout à l'heure je suis à vous. " il me fit attendre assez longtemps, et revint enfin, tenant un papier à la main. " tenez, Faublas, lisez: " Coralie, je vous quitte, et je crois que les meubles, les bijoux, les diamants que je vous ai donnés et que je vous laisse m'acquittent assez envers vous. " quand j'eus fini de lire cette courte épître, mon père la cacheta. Ensuite, il me présenta une feuille de papier blanc, j'écrivis sous sa dictée: " Coralie, je vous quitte; et comme j'ai évalué à vingt-cinq louis les deux nuits que vous m'avez données, je vous envoie trois billets de caisse de 200 francs chacun. " mon père envoya les deux lettres par le même commissionnaire. Je croyais tout fini, je me disposais à sortir; le baron me pria d'attendre la réponse de Coralie. " mon fils, me dit-il, vous voyez si je profite des leçons que vous me donnez. Pourquoi, moins docile que moi, vous obstinez-vous à rejeter mes conseils paternels? Avant-hier encore, vous êtes sorti avec cet habit d'amazone que je vous ai défendu de porter! Vous voyez tous les jours la marquise! Vous aviez Coralie en même temps! Vous en avez peut-être encore une autre que je ne sais pas! ... soyez donc sage, ménagez donc votre santé. Vous ne savez pas comme il est précieux, ce bien que vous prodiguez! Et d'ailleurs, depuis que nous sommes à Paris, vous négligez singulièrement vos études. Il ne suffit pas de briller dans ses exercices, il faut aussi cultiver son esprit. Que vous excelliez à faire des armes, à la bonne heure! Il faut qu'un gentilhomme sache se battre, et malheur à celui qui aime à verser du sang! Mais la passion de la chasse, la fureur de la danse, la manie des chevaux, tout cela n'a qu'un temps. Vous aimez encore la musique, il est vrai, et la musique peut remplir agréablement quelques heures de loisir; mais tout cela ne suffit pas. Si vous atteignez la quarantaine sans savoir autre chose que tirer un coup de fusil, manier un cheval, danser et chanter, oh! Que votre automne sera fastidieux et long! Que vous trouverez de moments d'ennui dans la journée! Que vous regretterez votre jeunesse perdue dans les vains plaisirs! ... Faublas, vous ne manquez pas d'intelligence; je vous connais des dispositions... ménagez-vous dès à présent, dans l'étude des belles-lettres et de la philosophie, ces ressources toutes-puissantes et respectées, qui embellissent l'âge mûr, abrègent la vieillesse, occupent les désoeuvrements du riche, allègent les travaux du pauvre, consolent nos infortunes ou perpétuent notre bonheur... mon ami, commencez par aller moins fréquemment chez Madame De B; vous trouverez à cela le double avantage d'employer plus de temps à des travaux utiles, et d'en donner moins à des plaisirs dangereux; vous formerez le moral et vous n'épuiserez pas le physique. Quant à votre passion du couvent, je ne vous en parle pas; je sais que sur ce point très essentiel, vous êtes déjà raisonnable. Madame Munich, à qui j'ai parlé l'un de ces jours, m'a dit qu'il y avait plus de deux mois qu'elle ne vous avait vu. Je suis content de vous, Faublas; que vous trompiez la marquise ou quelque autre folle, on ne saurait les plaindre d'un malheur qu'elles cherchent. S'il y a par rapport à vous quelques inconvénients ils ne touchent pas à l'honneur. Mais abuser la faible innocence! ... je ne vous l'aurais jamais pardonné. " tandis que le baron me félicitait de mon indifférence pour Mademoiselle De Pontis, j'avais peine à contenir mon impatience; je gémissais de voir s'échapper le moment du rendez-vous. Le domestique envoyé chez la danseuse revint enfin. Coralie avait beaucoup ri au nom De Faublas. Elle remerciait le baron; " et quant au chevalier, j'accepte ce qu'il m'envoie, avait-elle dit; mais en vérité, il ne fallait rien pour ça " . Je remontai chez moi, désespéré d'avoir manqué ma visite au couvent. Mon peintre m'attendait pour finir le portrait, beaucoup avancé la veille. Il fallut endosser l'habit d'amazone pour représenter Mademoiselle Du Portail, et ensuite redevenir M De Faublas pour aller dîner avec le baron. Quand je sortis de table, je trouvai chez moi la vieille femme aux petits écus. Elle me dit qu'Adélaïde, étonnée de ne m'avoir pas vu ce matin, envoyait savoir de mes nouvelles, et me priait de passer tout à l'heure au couvent. J'y courus. Adélaïde m'amena sa bonne amie, accompagnée de Madame Munich, qui ne parut pas fâchée de me revoir après une aussi longue absence. J'en fus quitte pour plusieurs histoires fort longues, que j'eus l'air d'entendre; et comme à tout hasard il m'importait de gagner l'amitié de la gouvernante, dont je connaissais les goûts, je lui promis de lui envoyer une bouteille d'excellente eau-de-vie d'Andaye dont on m'avait fait présent. Ce jour malheureux était celui des rencontres. En sortant du parloir, je trouvai mon père qui allait y entrer. " c'est donc ainsi qu'on m'obéit! Me dit-il tout bas; c'est donc ainsi qu'on me joue! Monsieur, je vous déclare que si vous ne renoncez pas à ce fol amour, vous me forcerez à user de rigueur. " de retour chez moi, j'enveloppai soigneusement mon portrait qui était fini. J'appelai Jasmin, je lui recommandai de porter, le lendemain de bonne heure, ce petit paquet à Justine, qui le remettrait à Madame De B, et cette bouteille d'eau-de-vie d'Andaye à Madame Munich, au couvent de . Mon très exact domestique partit de bonne heure et revint tard. Il avait tant bu que je ne pus tirer de lui aucune réponse satisfaisante; mais la manière dont il avait fait sa double commission me valut, dans la soirée, un billet et un message. Un billet de Madame De B qui, en me remerciant beaucoup de mon charmant cadeau, me demandait ce que je voulais qu'elle en fît. " Madame Dutour, je ne comprends pas ce que madame la marquise me veut dire.-et moi, monsieur, je l'ignore; mais elle s'expliquera sans doute demain matin, chez sa marchande de modes; ne manquez pas de vous y rendre à huit heures précises, parce qu'à dix heures elle part pour Versailles.-Madame Dutour, vous pouvez l'assurer que je n'y manquerai pas. " une heure après vint cette vieille femme, à qui je ne donnais jamais un petit écu sans tressaillir de joie. Elle m'apprit que Mademoiselle De Pontis, qui avait quelque chose de très pressé à me dire, me priait de venir au parloir le lendemain matin, à huit heures au plus tard. " ah! Ma bonne dame, j'aimerais mieux passer la nuit entière à la porte du couvent, que de faire attendre Mademoiselle De Pontis un quart d'heure. " la vieille, dès qu'elle eut son argent, me tira sa petite révérence et s'en alla. Demain, à huit heures précises au couvent! Demain, au boudoir, à huit heures précises! Oh! Cette fois, Madame De B, vous aurez tort! Si vous voulez que j'aille à vos rendez-vous, ne les donnez jamais aux heures que Mademoiselle De Pontis aura choisi les siens. Croyez-moi, n'essayez pas de soutenir la concurrence! Un regard, un seul regard de ma jolie cousine m'est plus doux, plus précieux que toutes les faveurs de la plus belle femme! ... d'une femme aussi belle que vous! Et toutes les marquises de l'univers ne valent pas ensemble un cheveu de ma Sophie! Dès que les portes du couvent s'ouvrirent, je demandai Adélaïde. Elle vint au parloir; sa bonne amie ne tarda pas à l'y joindre. " bonjour, monsieur, me dit Sophie.-monsieur! M'écriai-je.-tenez, monsieur, dit à son tour Adélaïde en me présentant un petit paquet.-et vous aussi, ma soeur! Monsieur!-prenez donc. Hier votre Jasmin était gris; il a remis ce portrait à Madame Munich. Et la bouteille d'eau-de-vie d'Andaye, poursuivit Sophie, il l'a portée à la marquise de B!-oui, mon frère, oui; vous abusez de mon amitié, vous trompez la tendresse de Sophie; cela n'est pas bien. Sophie, qui s'expose tous les jours pour vous! Moi, à qui le baron a fait hier encore une scène terrible! Monsieur, cela n'est pas bien.- quand il nous aura fait mourir de chagrin, reprit Sophie en sanglotant, il regrettera sa cousine et sa soeur. (je voulus prendre sa main, elle la retira.) laissez vos caresses, monsieur; elles sont douces, mais elles sont trompeuses. -oui, monsieur! Oui, elles vous ressemblent, s'écria Adélaïde; ma bonne amie a raison. (elle passa son mouchoir sur les yeux de Sophie, qu'elle embrassa ensuite.) console-toi, ma Sophie, lui dit-elle, ne pleure pas si fort; je t'aime, je t'aimerai toujours, je ne te tromperai pas; je ne trompe personne, moi!-Adélaïde, vois s'il prend seulement la peine de se justifier!-ah! Sophie! Mon agitation, mes larmes, mon silence même, tout ne vous annonce-t-il pas les remords dont mon coeur est déchiré? Oui, je vous l'avoue, ce portrait, ce fatal portrait était pour Madame De B.-vous nous l'avouez parce que nous le savons! Me dit Adélaïde.-il était pour Madame De B! S'écria Sophie d'un ton douloureux.-mais, ma jolie cousine, n'excuserez-vous pas un moment d'erreur?-un moment d'erreur! Depuis qu'il me connaît il me trahit! Un moment d'erreur! ... Adélaïde! Depuis plus de deux mois, tu le sais, il me dit presque tous les jours, tous les jours il m'écrit qu'il m'adore, qu'il n'adore que moi! ... un moment d'erreur! Sophie! Ma jolie cousine! ... et j'ai la faiblesse de le croire! Et j'ai le malheur de l'aimer! ... et il le sait! Hélas! Il le sait! ... mais, dis-moi, ma chère Adélaïde, ce qu'il attend de ses trahisons? Qu'en attend-il? Qu'espère-t-il? ... ingrat que vous êtes! Je ne l'ai pas exigé votre amour! N'en n'ayez pas pour moi, si cela vous est impossible; mais au moins, ne dites point...-ah! Mademoiselle! ... ah! Ma jolie cousine! Vous ne savez pas combien vous m'êtes chère! ... le jour, votre image me suit partout; la nuit, elle embellit tous mes songes... Sophie, vous êtes ma vie, mon âme, mon dieu! Je n'existe que par vous, je n'adore que vous!-hé bien! Adélaïde, tu l'entends! Comme le cruel se plaît à redoubler mes agitations, mon trouble, mes incertitudes! Ses discours sont toujours les mêmes; mais sa conduite... il veut ma mort! Il veut ma mort! (je me jetai aux genoux de Mademoiselle De Pontis.)-mon frère, que faites-vous? Si quelqu'une de nos religieuses passait! Si l'on nous voyait! ... (Sophie se leva tout effrayée.)-monsieur, si vous ne vous asseyez pas, je m'en vais. (je me remis à ma place en pleurant amèrement.)-ma bonne amie, dit Adélaïde, ce qu'il te dit paraît bien vrai pourtant! Et il l'assure d'un ton bien naturel! -va, tu ne le connais pas. En sortant d'ici, il va courir chez cette marquise pour lui en dire autant.-la marquise! Je vous jure que je ne la reverrai jamais, jamais.-mon frère, foi de gentilhomme!-foi de gentilhomme! Ma soeur, foi de gentilhomme! Ma Sophie.-mon dieu! Dit-elle d'une voix faible, en posant sa main sur son coeur, mon dieu! " elle pencha la tête sur son sein, et s'appuya sur sa chaise; ses sanglots, qui redoublaient, lui coupèrent la parole. " ma chère Adélaïde! Elle se trouve mal!-non, non, dit Sophie. (Adélaïde essuyait les larmes dont le visage de son amie était couvert.) laisse-les couler! Continua Sophie, laisse, ma bonne amie; elles sont de plaisir, celles-là! Elles sont de joie! ... mon dieu! Mon dieu! Quel pesant fardeau j'avais sur le coeur! Comme je me sens soulagée! " je pris sa main, sur laquelle je posai mes lèvres brûlantes. Ce nuage de douleur, dont ses charmes avaient paru voilés, se dissipa tout d'un coup. Tant de joie brilla sur son visage embelli! Ses yeux s'animèrent d'un feu si doux! Elle laissa tomber sur moi un regard si tendre! ... avec quelle ardeur je renouvelai le serment de lui être à jamais fidèle! Comme elle prit plaisir à me faire entrevoir dans l'avenir un hymen fortuné! Adélaïde, cependant, tenait toujours le portrait de Mademoiselle Du Portail: " mon frère, Madame Munich m'a bien recommandé de vous renvoyer cela. Vous l'avez mise dans une belle colère, Madame Munich! voyez donc ce fou! m'a-t-elle dit, qui m'envoie son portrait! Est-ce que je suis d'un âge! ... mais c'est sans doute pour Mademoiselle De Pontis; il l'aime, le baron a raison de le dire. Ah! Que m le chevalier revienne ici! Qu'il y revienne! ... tenez, mon frère, reprenez-le, votre vilain portrait!-vilain? Mais non, dit ma jolie cousine, en l'ôtant des mains d'Adélaïde; il est joli ce portrait! On dirait que c'est le tien.-hé bien, ma bonne amie, garde-le. -oui, gardez-le, ma jolie cousine.-ce portrait, Monsieur De Faublas? Oh non! Il me ferait mal! Il me rappellerait toujours cette Madame De B! Je n'en veux pas, je n'en veux pas... d'ailleurs, ces habits de femme... c'est un portrait qui vous ressemble, ce n'est pas le vôtre! -ma Sophie, si vous vouliez! ...-quoi?-mon peintre est habile et discret, il ferait mon portrait et le vôtre.-et le mien aussi? Répliqua-t-elle d'un air incertain, en regardant Adélaïde.-oui, ma bonne amie, lui répondit celle-ci, le tien, et même le mien, et peut-être une copie de chacun; nous ferons des échanges. -hé bien, mon jeune cousin, quand l'amènerez-vous votre peintre?-mais demain, depuis huit heures jusqu'à dix; et tous les jours, pareille séance, jusqu'à ce que cela soit fini.-tous les jours! Mais ma gouvernante... il est vrai qu'elle dort, et que jusqu'à présent elle ne s'est aperçue de rien.-oui, interrompit Adélaïde, elle dort! Mais le baron? Prenez-y garde, mon frère.-le baron, ma chère Adélaïde, s'il lui arrivait de se lever un jour plus tôt que de coutume, il m'en coûterait beaucoup, sans doute; mais je remettrais la séance au lendemain.-à demain donc, mon cher cousin.-sans faute. " au moment où je lui disais adieu, au moment où elle paraissait lire avec attendrissement sur mon visage le vif plaisir que me causait une très légère faveur qui m'était plutôt donnée que permise, au moment même une religieuse entra brusquement. Elle commença par jeter sur toute ma personne un regard curieux, mais rapide; puis, avec une douceur mêlée de quelque fermeté: " il me semble, Adélaïde, qu'il y a longtemps que vous causez avec monsieur votre frère! Et vous, Mademoiselle De Pontis, comment ne vous apercevez-vous pas que je dois avoir commencé la leçon depuis plus d'un quart d'heure? Je retourne au clavecin, où je vous attends. " les disciples voulaient bégayer une excuse: la maîtresse se retira sans les écouter. " mon dieu! Dit Sophie qui tremblait, ne vous a-t-elle pas vu me baiser la main?-je ne sais; ma soeur...?-je ne sais pas non plus; mais voulez-vous que je lui demande? " je ne pus m'empêcher de sourire. Adélaïde parut d'abord s'en offenser; puis ayant un peu réfléchi: " que je suis bonne! S'écria-t-elle. Allez, soyez tranquille, je ne le lui demanderai pas.- ma jolie cousine, c'est la maîtresse de musique, cette religieuse?-oui, mon cher cousin. On l'appelle Dorothée.-elle est forte sur le clavecin?-assez forte. Cependant quelqu'un lui a dit que vous en touchez beaucoup mieux qu'elle.-mais elle est toute jeune?-toute jeune, oui.-et elle m'a semblé fort jolie?-et il me semble à moi, répondit-elle avec chagrin, il me semble que, dans les circonstances les plus fâcheuses, vous pouvez encore faire très promptement beaucoup de curieuses remarques, d'intéressantes découvertes et de questions... désolantes. " à ces mots, elle partit en pleurant et sans vouloir m'entendre. Adélaïde, tout occupée du chagrin de son amie, ne vit point ma douleur: Adélaïde vola sur les pas de Sophie. Je restai moins surpris de mon étourderie, qu'affligé du prompt départ qui la punissait. Les peines de ma jolie cousine m'offraient sans doute plus d'un motif de consolation: cependant j'étais au désespoir quand je rentrai chez moi. Jasmin, que j'interrogeai à mon retour, m'avoua que la veille il n'avait pu résister à la tentation de goûter l'eau-de-vie d'Andaye. Elle lui avait paru si bonne qu'il en avait bu à plusieurs reprises. Il avait rempli, avec de l'eau ordinaire, la bouteille, diminuée d'un bon quart; et puis il avait été faire mes commissions. Je ne m'étonnai plus qu'il les eût faites de travers, et je lui pardonnai son infidélité en faveur de la sincérité de l'aveu. Cependant les nouveaux chagrins de Sophie ne devaient point me faire oublier les promesses que je lui avais faites: il était vraisemblable que la marquise, étonnée de ne m'avoir pas vu, allait envoyer chez moi. Je rappelai Jasmin pour lui dire qu'il ne fallait laisser entrer que mon père, M De Rosambert, et mon gouverneur. " mais, monsieur, si Mademoiselle Justine vient?-vous lui direz que je n'y suis pas.-monsieur, mais Madame Dutour, le vicomte de Florville?-vous direz que je n'y suis pas.-ah! Ah!-restez dans mon antichambre pour ne laisser passer personne, et envoyez chez mon peintre, pour le prier de venir ici tout à l'heure. " l'artiste vint dans l'après-dînée; il commença mon portrait; il vint avec moi le lendemain pour ébaucher celui de ma jolie cousine. Ai-je besoin de dire que, dans cette entrevue, l'entretien commença par une explication sur Dorothée? Sophie ne concevait pas qu'auprès de la personne aimée, un jeune homme pût regarder quelque autre femme et la trouver jolie. Je croyais me justifier complètement par cette réponse, qu'une religieuse à mes yeux n'ayant plus de sexe, ce que j'aurais pu dire d'une belle statue, je l'avais dit de Dorothée. Mais Adélaïde, ouvertement déclarée contre moi, la cruelle Adélaïde aussitôt m'observa que celle qui était venue troubler nos doux entretiens aurait dû me paraître laide à faire peur. Sans doute il me fallut plus d'une subtilité pour affaiblir cette objection trop solide. Enfin je n'obtins grâce qu'en représentant, les larmes aux yeux, qu'une étourderie n'était pas un crime, et qu'au surplus une remarque flatteuse pour Dorothée ne devait en aucune manière inquiéter Sophie, dont les charmes étaient, comme la passion qu'ils m'avaient inspirée, supérieurs à toute espèce de comparaison. Alors ma jolie cousine consolée me rendit toute sa tendresse; alors ma soeur, pour me témoigner le retour de sa confiance, me dit: " croyez, mon frère, que vous n'avez pas été vu baisant la main de ma bonne amie, puisque notre maîtresse de clavecin qui, dans la journée d'hier, est venue souvent causer avec Sophie et moi, et nous a même deux ou trois fois parlé de vous, n'a pourtant rien dit qui indiquât le moins du monde qu'elle se fût, le matin, aperçue de quelque chose. " ainsi, tous trois réconciliés, nous nous occupâmes du portrait de Sophie; nous nous en occupâmes plusieurs jours de suite; et voyez de quelle patience les artistes ont besoin de s'armer contre les amants! D'abord je gourmandai le peintre, parce que la charmante miniature ne se faisait pas assez vite; bientôt je me plaignis de ce qu'elle était presque achevée. Ce fut mon portrait qui se trouva fini le premier; je ne possédai celui de ma jolie cousine que la semaine d'après. Cependant Justine et Madame Dutour se présentaient successivement à ma porte tous les jours, et ne remportaient jamais que cette réponse inquiétante: il n'y est pas. Le comte, qui apprit avec étonnement ce qu'il appelait ma conversion subite, me soutint qu'elle ne durerait pas. " Rosambert, j'ai dit: foi de gentilhomme!-oui; mais croyez-vous que Madame De B restera tranquille? Elle n'a fait, jusqu'à présent, que des démarches mesurées, peu décisives. Ne vous fiez pas à ce calme apparent; il couvre quelques desseins secrets. La marquise médite en silence les grands coups: ce sera, n'en doutez pas, le réveil du lion. " un matin que j'allais au couvent comme à l'ordinaire, je crus m'apercevoir que j'étais suivi. Un homme assez bien couvert se tenait à quelque distance, réglait sa marche sur la mienne, et semblait craindre de me perdre de vue; en sortant du couvent, je le vis encore sur mes pas. Rosambert, à qui je fis part de mes soupçons, m'envoya deux de ses gens pour m'accompagner. Je leur ordonnai de garder chacun un bout de la rue dans laquelle était situé le couvent. Un secret pressentiment semblait m'avertir des malheurs qui menaçaient nos amours. Ce jour-là, plus qu'à l'ordinaire, je pressai Sophie de m'apprendre quelles affaires si importantes tenaient son père éloigné, à quelle époque le retour de M De Pontis était fixé, quels moyens il me faudrait employer pour obtenir de lui ma jolie cousine. Sophie, après avoir hésité quelques moments, prit la main de ma soeur et la mienne: " ma chère Adélaïde, toi en qui j'ai trouvé une soeur tendre, une véritable amie; et vous, mon cher cousin, vous qui m'avez fait aimer l'exil où je languissais, il est temps que vous sachiez un secret important qui n'est connu que de Madame Munich, qui doit rester toujours entre vous et moi. Je ne suis pas française; le nom que je porte est supposé. Mon père, le baron de Gorlitz, possède des biens considérables dans l'Allemagne, sa patrie, où ma famille est puissante et considérée. Je ne sais pourquoi l'on m'a privée du bonheur de vivre dans son sein; mais il y a bientôt huit ans que je suis en France. Ce n'est pas le baron qui m'y a amenée. Un domestique français, vieilli à son service, a pris dans le temps le train d'un homme de qualité. Il s'est fait appeler M De Pontis; il a dit qu'il était mon père et m'a laissée sous la garde de Madame Munich dans ce couvent, où depuis il est venu exactement tous les six mois savoir de mes nouvelles et payer ma pension. Depuis huit ans, je n'ai joui que deux fois du bonheur d'embrasser mon père. Quand je demande à Madame Munich pourquoi l'on m'a élevée en France, pourquoi le baron de Gorlitz me refuse son nom, pourquoi il vient si rarement voir sa fille, elle me répond tranquillement que ces précautions sont nécessaires, que je bénirai un jour la sagesse d'un père qui m'aime tendrement. Depuis quelques mois elle me répète souvent que le moment de mon retour en Allemagne s'approche. Hélas! Je ne sais plus si mon coeur le souhaite! Qu'il me serait doux de revoir ma patrie, ma famille et mon père! Mais, Adélaïde, Faublas, qu'il me serait cruel d'être séparée de vous!-séparée! Jamais, Sophie, jamais. Partez demain pour l'Allemagne, dès demain je vous y suivrai. J'irai vous demander au baron; s'il aime sa fille, il ne s'opposera point à notre bonheur. " comme il se prolongea délicieusement l'entretien qui suivit l'intéressante confidence que Sophie venait de nous faire! Adélaïde, lasse de nous avoir répété vingt fois qu'il était plus de dix heures, que Madame Munich nous surprendrait, Adélaïde força ma jolie cousine de me quitter. Je sentis mon coeur se serrer, quand j'embrassai ma soeur; je le sentis frémir, quand je dis adieu à Sophie. En sortant du couvent, j'aperçus mon argus de la veille, en sentinelle dans une allée voisine. Quand il me vit à quelque distance, il quitta sa retraite, apparemment pour m'épier jusque chez moi. Je le laissai se rapprocher quelques pas, et tout à coup je me retournai sur lui. Il ne m'attendit pas; mais, s'il courait bien, je courais mieux. Au détour de la rue, je le saisis par la jambe, à l'instant où l'un de mes hommes apostés l'allait prendre au collet. Le fuyard, perdant l'équilibre, tomba par terre, poussa de grands cris, et s'efforça d'intéresser pour lui la populace aussitôt ameutée. Déjà quelques séditieux criaient vengeance et se préparaient à me faire un mauvais parti, quand je m'écriai: " messieurs, c'est un espion " . à ce mot de proscription, mon ennemi, abandonné de tous ses défenseurs, vit qu'il ne lui restait d'autre moyen de s'épargner les coups de bâton dont je le menaçais, que de déclarer celui qui le payait pour m'observer: il me nomma Madame Dutour. Je le renvoyai, en l'exhortant à ne plus revenir. Le lendemain, de très bonne heure, mon père me mena à huit lieues de Paris, voir une maison de campagne qu'il avait achetée depuis plus d'un mois. Nous visitâmes le jardin qui me parut fort joli, les appartements que je trouvai commodes et riants. Je distinguai surtout une chambre fort agréable, fort gaie, mais dont les fenêtres étaient grillées. J'en fis faire la remarque au baron. Il me répondit froidement: " ces fenêtres-là sont grillées parce que cet appartement sera désormais le vôtre.-le mien! Mon père.-oui, monsieur. J'avais acheté cette maison pour y jouir de la belle saison; mais vous m'avez forcé de faire d'un lieu de plaisance une prison.-une prison!-vous m'avez trompé, monsieur. Ce n'est ni l'amant de la marquise, ni celui de Coralie, que j'enferme; c'est le séducteur de Sophie. Quand je m'applaudissais de votre obéissance, vous abusiez de ma sécurité; vous alliez au couvent tous les jours. Quelqu'un, qui s'intéresse apparemment à vos démarches, m'en a donné l'avis secret. Lisez cet écrit anonyme, lisez. " monsieur le baron de Faublas est averti que tous les matins, depuis huit heures jusqu'à dix, monsieur son fils va voir au couvent Mademoiselle De Faublas et Mademoiselle Sophie De Pontis. " -je sais, monsieur, continua mon père, le peu de foi que mérite un écrit anonyme; je ne vous ai pas condamné sur un titre aussi méprisable. Mais comme dans une affaire de la nature de celle-ci on ne doit rien négliger, je me suis informé; j'ai appris qu'on m'avait écrit la vérité. Monsieur, si vous n'aimez pas Sophie, vous êtes un lâche suborneur; cette captivité domestique est pour vous un châtiment trop doux; si vous l'aimez, au contraire, je dois travailler à vous guérir de cette passion que je n'approuve pas. Monsieur, vous ne sortirez pas de cette chambre. Trois hommes que je laisse ici seront en même temps vos domestiques et vos gardiens; ils savent quels gens je permets que vous receviez. " l'étonnement dans lequel ce discours m'avait jeté ne peut se comparer qu'à la douleur qu'il me causa. J'avais d'abord écouté, sans pouvoir dire un seul mot; je fis ensuite d'inutiles efforts pour répondre modérément: " mon père, oserais-je vous demander pourquoi vous n'approuvez pas mon amour pour Sophie?-parce que le père de cette jeune personne l'ignore, parce qu'il se pourrait qu'il ne voulût pas vous donner sa fille, parce que moi-même je vous destine une autre femme. -et quelle est donc cette infortunée que vous avez choisie, mon père?-M Du Portail est mon intime ami, il vous estime.-ah! C'est Dorliska que j'épouserai? Une fille perdue, ou peut-être morte!-pourquoi morte? Je crois que mon ami retrouvera sa fille; le ciel doit cette consolation au plus malheureux des pères. Lovzinski fait de nouvelles recherches; et vous, mon fils, quand l'absence et le temps, qui usent toutes les passions folles, auront détruit la vôtre, vous commencerez vos voyages, vous passerez en Pologne... -oui! Et là, comme les chevaliers errants, j'irai de porte en porte chercher une fille pour l'épouser!-monsieur, vous ne remarquez pas que vos réponses sont d'une indécence! ...-pardon, mon père, vingt fois pardon! L'excès de ma douleur... -mon fils, je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Préparez-vous à réparer les longues infortunes d'un gentilhomme pour qui mon amitié ne doit pas être vaine...-mon père, je tiendrai ma parole à Lovzinski; j'irai jusqu'au bout du monde, s'il le faut, chercher sa Dorliska.-et vous renoncerez à Mademoiselle De Pontis?-plutôt mourir mille fois!-jeune homme!-mon père, je ne partirai pour la Pologne qu'après avoir obtenu la main de Sophie. Je le jure par vous, par elle, par ce qu'il y a de plus sacré.-respectez mon autorité, ou craignez...-hé! Qu'ai-je à craindre, monsieur? Vous me séparez de Sophie! Quel mal plus grand pouvez-vous me faire? ôtez-moi la vie, cruel que vous êtes; ôtez-la moi, vous me rendrez service. " le baron, furieux ou attendri, sortit brusquement, ferma la porte et me laissa en prison. Que de réflexions pénibles m'agitèrent en cet affreux moment! Perdre la liberté, c'eût été peu de chose! Mais perdre Sophie! ... Sophie! ... mon absence réveillerait sa jalousie! Elle me croirait infidèle et parjure! Et si son père la venait chercher; si elle se hâtait de quitter un pays que ma perfidie lui aurait fait détester; si Mademoiselle De Gorlitz, paraissant à la cour de Vienne dans tout l'éclat de sa beauté, allait choisir un époux parmi tant de jeunes seigneurs bientôt épris de ses charmes; si elle allait me trahir en croyant se venger! ... Mademoiselle De Pontis dans les bras d'un autre! ... oh non! Jamais. Sophie désespérée me resterait fidèle. Mais son barbare père ne pourrait-il pas la forcer de contracter un hymen odieux, tandis que le mien, non moins impitoyable, retiendrait prisonnier, dans un village ignoré, son fils mourant d'inquiétude et de douleur? Cruelle marquise! C'est par toi, sans doute, que le baron a su mes amours fortunées! C'est ta jalouse rage qui dicta ce perfide écrit! Que tu me fais payer cher les rapides plaisirs que tu m'as donnés! Ah! Du moins, si ta vengeance n'avait poursuivi que moi! Il est vrai que j'ai sacrifié Madame De B; et si mes torts ne justifient pas tout à fait sa haine, ils font au moins qu'elle ne m'étonne pas. Mais l'injustice du baron, je ne puis la concevoir! Il exige que je sacrifie mon bonheur à son amitié pour M Du Portail! Il punit comme le crime le plus inexorable un penchant légitime et vertueux! Il me sépare de tout ce qui m'est cher, il m'enlève à Sophie! Il m'enferme comme un criminel! Il veut donc ma mort? Hé bien! Je ne tarderai pas à le satisfaire. C'est apparemment pour prolonger mon supplice qu'ils ont écarté tout ce qui pouvait m'aider à me débarrasser du fardeau de mon existence; mais s'ils parviennent à m'empêcher d'attenter à ma vie, ils ne peuvent m'obliger à m'occuper du soin de sa conservation. Qu'ils m'apportent de quoi manger! Qu'ils m'apportent! Je jette les plats par la fenêtre, tout ira dans le jardin à travers ces infâmes barreaux. Je persistai dans cette résolution violente jusqu'à ce qu'un vif appétit, déterminé par une diète de cinq heures, m'eût fait envisager les choses plus sainement. Et qu'on ne prenne pas ceci pour une plaisanterie! à tout âge, en tout temps, en tous lieux, dans quelque situation qu'on se trouve, l'estomac influe prodigieusement sur le cerveau. Un malheureux qui est à jeun ne raisonne pas du tout comme un malheureux qui vient de faire un bon repas. Je m'emparai donc, sans me faire prier, des mets qu'on m'apporta pour mon dîner; et je me disais tout bas, en les dévorant: vraiment! J'allais faire une belle sottise! Et qui consolerait ma jolie cousine, si j'étais mort? Qui lui dirait que la dernière palpitation de mon coeur fut un soupir d'amour pour elle? Il faut manger pour vivre; il faut vivre pour revoir, pour adorer, pour épouser Sophie. Le troisième jour de ma détention, le baron m'envoya mes livres, mes instruments de mathématiques, mon forte-piano . Mon premier soin fut de rendre grâce à sa clémence paternelle, qui me ménageait dans ma retraite quelque dissipation; mais quand je vins à réfléchir que les soins qu'on prenait d'adoucir ma captivité m'annonçaient combien elle serait longue, je sentis un vif désir de la terminer promptement. Tandis qu'on meublait ma chambre de ces effets nouveaux, je fis pour m'évader une tentative que la vigilance de mes gardes rendit inutile; et je demeurai convaincu, après avoir examiné la situation de ma prison et le régime établi pour sa sûreté, que, loin de négliger les précautions nécessaires, on en prenait de fort inutiles. J'avais encore dans ma bourse trois morceaux de ce métal tout-puissant qui ouvre les portes et brise les grilles. J'offris mes soixante-douze livres à mes geôliers, que je m'efforçai de gagner par les plus belles paroles. On refusa mon or, on rejeta mes promesses. Je ne sais comment mon père avait fait; mais il avait trouvé trois domestiques incorruptibles. Je fus bientôt honoré des visites de ceux que le baron me permettait de recevoir. Parlerai-je d'un marchand retiré, qui citait sa conscience à tout propos; d'un gentilhomme du lieu, qui me répéta cent fois le nom de ses chiens et l'âge de sa jument, avant de me dire qu'il avait une femme et des enfants; d'un moine à rouge trogne, qui buvait fort bien un vin médiocre, quoiqu'il préférât le meilleur; de son camarade joufflu, célèbre par son adresse à découper une volaille, et qui servait chacun de manière que le meilleur morceau, oublié je ne sais comment dans un coin du plat, lui restait toujours? Laissons ces gens-là qui se trouvent partout; mais distinguons quatre hommes fort extraordinaires, qu'un hasard bien singulier rassemblait dans ce petit village de la B. C'était un curé qui avait de l'esprit! Un régent de collège, qui n'était pédant que par distraction, et impoli que par caprice! Un vieux militaire qui ne jurait pas toujours! Un vieil avocat qui disait quelquefois la vérité! Quelle société pour l'ami de Rosambert, pour l'élève de Madame De B! Quelle société pour l'amant de Sophie! Je souffrais moins quand je restais seul; alors, ma jolie cousine, j'étais avec vous; les yeux fixés sur votre portrait, je croyais vous parler en admirant votre image. Image consolatrice et révérée, de combien de larmes je t'arrosai! Que de baisers tu reçus! Que de fois, posée sur mon coeur, tu le sentis tressaillir d'impatience et d'amour! Je dois néanmoins l'avouer: les belles-lettres aussi contribuèrent à charmer l'ennui de ma solitude. Mais, ô ma Sophie! Pour échapper quelquefois aux plaisirs douloureux de ton souvenir, il ne fallait rien moins que les plus estimables talents ou les plus beaux génies dont notre moderne littérature puisse s'enorgueillir. Je lus Moncrif et Florian; Lemonnier et Imbert; Deshoulières et Beauharnais; La Fayette et Riccoboni; Colardeau et Léonard; Dorat et Bernis; De Belloy et Chénier; Crébillon fils et De La Clos; Sainte-Foi et Beaumarchais; Duclos et Marmontel; Destouches et De Bièvres; Gresset et Colin; Cochin et Linguet; Helvétius et Cerutti; Vertot et Raynal; Mably et Mirabeau; Jean-Baptiste et Le Brun; Gessner et Delille; Voltaire et Philoctète et Mélanie , ses élèves; Jean-Jacques surtout, Jean-Jacques et Bernardin De Saint-Pierre. Mais, lorsqu'à la fin d'un jour si heureusement abrégé, mon esprit et mon coeur avaient besoin d'un égal repos; lorsqu'il fallait tout à coup rompre le double charme, tout à coup et en même temps oublier les lettres et l'amour; lorsqu'il le fallait? Eh bien! Ma Sophie, notre littérature qui avait fait le mal était là pour le réparer. J'allais demander à d'autres écrivains le bienfaisant sommeil; et c'était de mes contemporains, je dois le dire à leur gloire: oui, c'était de mes contemporains que j'obtenais ordinairement les plus violents narcotiques. Bon dieu! Comme en ce genre elle est riche, la génération présente! Que De Scudéris, que de Cotins, que de Pradons elle a ressuscités! Que d'écrivains fameux pendant un jour! Hélas! Hélas! Et que de réputations plus longtemps usurpées... quoi! Même dans le sanctuaire! Jusqu'au sein de l'académie! Eh, Monsieur S qui donc y pourra-t-on recevoir après vous? Néanmoins je vous rends mille grâces! Vos écrits si plats et si barbares sont tout-puissants contre l'insomnie. Depuis huit jours, ils m'endormaient chaque soir; depuis huit jours, quand je ne lisais plus, quand je ne dormais pas, je languissais dans ma prison. Toute communication m'était fermée au dehors; je ne recevais aucunes lettres, on ne me permettait d'écrire à personne. Le baron vint me voir, je m'efforçai de le fléchir, il fut inexorable. Après cette visite de mon père, quatre jours s'écoulèrent encore. Au milieu de la cinquième nuit, je fus réveillé par un bruit sourd qui partait du jardin. Je courus ouvrir ma fenêtre, sous laquelle je vois une échelle plantée. Je distinguai quatre hommes qui semblaient tenir conseil. L'un d'eux monta hardiment, une pioche à la main: " vous êtes le chevalier De Faublas?-oui, monsieur. -habillez-vous promptement, tandis que je vais travailler le plus doucement que je pourrai à lever un barreau. Si vos gardes m'entendent, s'ils viennent à vous, voici deux pistolets que vous leur montrerez; cela suffira pour les contenir. Dépêchez-vous; votre ami vous attend dans sa chaise de poste, à la petite porte du jardin. -mon ami?-oui, monsieur, le comte de Rosambert. -quel service! ...-chut... habillez-vous. " il ne fallut pas me le répéter une troisième fois. Je n'y voyais goutte; mais je cherchais mes vêtements à tâtons. Jamais toilette ne fut plus tôt faite. Cependant mon libérateur frappait à petits coups redoublés. Quand le barreau fut ôté, je crus voir le ciel ouvert. Je passai d'abord une jambe, ensuite l'autre, j'empoignai un barreau, j'appuyai le bout de mes pieds sur l'échelle, et quelque mince que fût mon individu, j'eus peine à passer par l'étroite ouverture. J'en vins à bout cependant. Dès que je me vis dehors et parvenu au milieu de l'échelle, je ne m'amusai point à compter combien d'échelons me restaient à descendre; je sautai sur la terre fraîchement remuée. Nous gagnâmes à toutes jambes la petite porte du jardin, que mes libérateurs avaient ouverte, je ne sais comment. Un petit ravin me restait à traverser, je le franchis d'un saut; je me précipitai dans la chaise de poste. Je croyais tomber dans les bras du comte de Rosambert, ce fut le vicomte de Florville qui m'embrassa! Tandis que je restai muet de surprise, le postillon donnait le coup de fouet du départ; mes quatre libérateurs, aussitôt remontés à cheval, suivaient, ventre à terre, la rapide voiture qui nous emportait. Je ne répondais rien aux questions dont la marquise m'accablait. " chevalier, me dit-elle enfin, est-ce à l'excès de votre reconnaissance que je dois attribuer ce silence inquiétant?-madame... -ah! Je le sais bien! Je le sais bien que je ne suis plus pour vous que madame! Et cependant je m'expose à tout pour finir votre captivité! -ma captivité! C'est vous qui l'avez causée. -Faublas, si vous m'aimiez encore, ce que je fais aujourd'hui suffirait pour ma justification; mais écoutez-moi, car je ne veux pas laisser le plus petit prétexte à votre ingratitude. J'ai pleuré votre inconstance, j'ai voulu ramener mon amant, j'ai fait épier ses démarches; voilà mes crimes. La femme Dutour, chargée de mes ordres, les a passés. J'ai su trop tard qu'une lettre anonyme avait instruit le baron de vos cruelles amours. J'ai bientôt appris que votre absence n'était plus feinte, qu'on vous tenait enfermé; je ne pouvais deviner où. Ceux qui avaient suivi le fils ont suivi le père à son tour. Pendant quatre jours entiers, le baron n'a pas fait un pas dont je ne fusse instruite sur-le-champ; il est enfin venu vous voir lundi dernier. On a examiné les environs, le jardin, la maison; vos fenêtres grillées ont été remarquées. J'ai profité du premier voyage du marquis. Sous les habits du vicomte de Florville, sous le nom du comte de Rosambert, j'ai tout risqué pour vous délivrer. Faublas, si vous me rendez responsable des fautes commises par les gens que vous me forcez d'employer, vous conviendrez du moins que l'heureuse hardiesse du vicomte de Florville a bien réparé la fatale imprudence de la femme Dutour.-madame, croyez que je n'oublierai jamais le service...-cruel! Ces protestations, froidement polies, m'annoncent que je suis absolument sacrifiée. Ainsi donc, ce qu'une autre femme n'aurait osé seulement imaginer, je l'aurai entrepris, je l'aurai exécuté pour mettre dans les bras de ma rivale le plus aimable, mais le plus ingrat de tous les hommes! ... hé bien! S'il n'y a plus d'autres moyens de conserver au moins son amitié, il faudra se rendre justice, il faudra s'immoler! ... Faublas, j'en aurai le courage... monsieur, je renonce à vous, je vous rends à votre Sophie... privée de tout ce qui me fut cher, je serai peut-être heureuse de votre bonheur; peut-être que les regrets qui suivront votre perte seront adoucis par cette consolante idée que du moins j'ai contribué à assurer votre félicité... monsieur, où voulez-vous qu'on vous reconduise? " elle attendit ma réponse à cette question, qui ne laissait pas de m'embarrasser. Après un moment de silence, elle reprit: " retourner chez m votre père, ce serait aller chercher une captivité nouvelle... M Du Portail est encore en Russie... il n'y avait que M De Rosambert; mais on le dit parti depuis quelques jours pour une de ses terres. Moi, je crois qu'il vous cherche. Monsieur, où voulez-vous donc qu'on vous reconduise? " pénétré de la générosité de la marquise, touché de son attachement, en même temps si noble et si tendre, je ne résistais qu'à peine au désir de la consoler. Je sentis sa main tressaillir sous mes lèvres, que cependant j'avais posées bien légèrement. " répondez-moi donc, me dit-elle d'une voix presque éteinte... hélas! Ma tendresse inquiète vous avait déjà préparé un asile aussi sûr que charmant, et vous n'y viendrez pas! Et vous n'y viendrez pas! Continua-t-elle d'un ton plus animé; je vous perdrai pour toujours! Vous vivrez pour une autre! Et je le verrais tranquillement! ... non, Faublas; ma douleur a pu m'égarer, j'ai pu le dire; mais jamais, jamais, jamais je n'y consentirai. Moi, vous céder à une rivale! Mon ami, ne l'espérez pas: cet effort est au-dessus d'une mortelle, il est au-dessus de moi! " les faibles rayons du crépuscule tremblant commençaient à laisser distinguer les objets. Depuis près de quinze jours je n'avais aperçu que de rondes villageoises, dont les gros charmes, brûlés par un soleil ardent, flétris par un travail opiniâtre, étaient peu faits pour me tenter; encore n'avais-je pu les considérer qu'à travers une grille et à plus de cinquante pas de distance. Alors, au contraire, se trouvait près de moi le vicomte de Florville! L'aurore naissante me le montra plus beau que ne parut jamais Adonis aux regards de Vénus enchantée; et puis la marquise pleurait: une femme qui pleure est si intéressante! Je voulus essuyer ses larmes: je ne sais comment je m'y pris; mais nos yeux se rencontrèrent; ma bouche toucha la sienne; une curiosité fatale égara mes mains... ô ma jolie cousine! Je devins parjure sans le vouloir; et, j'en dois faire ici l'aveu, si ton coupable amant ne consomma pas à l'instant son infidélité, c'est que ta rivale attentive ne lui permit pas de tenter certaines entreprises qui, dans une voiture étroite, incommode et cahotée en tous sens sur un pavé inégal, n'ont jamais qu'un demi-succès. " maman, nous retournons donc à Paris?-oui, mon ami, parce qu'on n'imaginera jamais que vous y soyez revenu; d'ailleurs, j'ai pris des précautions si sûres que vous échapperez à toutes les recherches. Tandis qu'on m'achetait les services de ces quatre coquins qui ne me connaissent que sous le nom du comte de Rosambert, je m'occupais à chercher un logement commode pour une jeune veuve de mes amies, qui vient ici solliciter un procès considérable. Elle s'appelle Ducange, et cette Madame Ducange, mon ami, c'est vous; mais comme il n'aurait pas été décent que vous vinssiez seule à Paris, la femme Dutour, impatiente de réparer sa faute, s'essaie depuis quatre jours à jouer le personnage important de Madame De Verbourg; c'est ainsi que se nommera, si vous le voulez bien, la respectable mère de Madame Ducange. Déjà parée d'une robe française de gros-de-Tours broché à colonnes rapprochées, à grandes fleurs rembrunies, Madame De Verbourg se donne des airs de qualité qui vous feront mourir de rire. Au reste, elle ne fera pas trop mal son rôle, si elle parvient à adoucir quelques expressions énergiques qui échappent fréquemment à sa brusque franchise. Elle a naturellement les manières gauches et empesées de ces dames de paroisse qui n'ont jamais quitté leur château provincial. Vous aurez pour laquais le neveu de madame votre mère. On vous trouvera aisément un cuisinier et une femme de chambre. L'hôtel de * est situé à deux cents pas au-dessus du mien; c'est là que je vous ai loué et meublé un appartement que nos amours embelliront. Si vous m'en croyez, vous ne descendrez jamais au jardin, dont je me réserve la jouissance. Il a une porte sur les champs-élysées; c'est par là que je me rendrai chez vous, presque tous les jours. Mon docteur, prévenu que je n'irai point à la campagne cette année, m'a déjà ordonné de prendre l'air tous les matins de bonne heure. " les gens qui nous escortaient nous quittèrent à la barrière du trône. Le vicomte de Florville et moi, nous allâmes descendre chez la marchande de modes, où nous attendaient ma mère, Justine et mon nouveau laquais. La Dutour commença par avouer sa faute, qu'elle me pria d'excuser; et Justine, charmée de me revoir, n'acheva pas ma coiffure sans m'avoir fait plus d'une espièglerie. Le vicomte de Florville avait pourvu à tous mes besoins. Je me mis dans le simple négligé d'une jolie voyageuse. On chargea mes malles derrière ma chaise de poste, où Madame De Verbourg se plaça près de moi. Nous allâmes descendre à l'hôtel de , rue du faubourg saint-Honoré. Deux heures après, madame la marquise de B, suivie de sa femme de chambre, vint savoir si Madame Ducange était arrivée. Nous nous embrassâmes comme deux jolies femmes qui s'aiment bien, quand il y a longtemps qu'elles ne se sont vues. Ma mère, qui savait vivre, nous laissa seules. L'amour entra dans ma chambre à coucher au moment où Madame De Verbourg en sortit: le petit dieu resta deux heures avec nous. " il est bientôt midi, me dit la marquise, il faut que je vous quitte. On sait à l'hôtel que je devais souper et coucher à la campagne: mais on m'attend à dîner... à propos, vous êtes galant! Dites-moi donc ce que c'est qu'une certaine bouteille...-maman, une étourderie de Jasmin.-et le portrait de Mademoiselle Du Portail, quand me le donnerez-vous?-tout à l'heure; il est dans une poche de veste du chevalier De Faublas... tenez, ma chère maman, le voici. -demain je vous apporterai celui du vicomte de Florville.-maman, le marquis ne vous a-t-il pas parlé de Mademoiselle Du Portail? -assurément, mon ami. Vous vivez avec ce M De Faublas! Vos parents vous cherchent bien loin, tandis que vous êtes bien près! Au reste, il est fort scandalisé de la manière dont vous avez traité son La Jeunesse. " comment, madame, m'a-t-il dit, un coup de fouet à tour de bras! Est-ce que cela se fait? Est-ce qu'une jeune personne doit rosser les gens de cette façon-là? Tenez, madame, le jour que je m'étais fait cette meurtrissure et qu'elle m'appuyait une pièce d'argent sur le front, vous savez comme elle me faisait crier! Vous avez cru que j'étais délicat, que je faisais le dameret; hé bien! Madame, je souffrais comme un damné! Elle a un poignet d'enfer! C'est un vrai petit démon que cette fille-là! Et on le voit bien dans sa physionomie! " dès que Madame De B fut partie, Madame De Verbourg rentra. Je la priai d'envoyer La Fleur chez M De Rosambert. " madame ma fille, m le comte n'est pas à Paris.-madame ma mère, je crois qu'il doit y être; et s'il n'y est pas, je veux du moins en être sûre.-mais, monsieur, madame la marquise n'a pas ordonné...-madame la marquise n'a pas ordonné! Mais, ma chère, vous devenez donc folle! Vous imaginez donc que je suis aux gages de la marquise comme vous. Madame Dutour, apprenez et n'oubliez pas que je suis ici chez moi. Si La Fleur ne va pas tout à l'heure chez M De Rosambert, j'y vais moi-même... Madame Dutour, écoutez-moi; vous voyez ces trois louis: ils sont à vous si le comte me vient voir aujourd'hui.-mais s'il est à la campagne?-vraiment j'en aurais bien du regret; mais les trois louis me resteront. Ma mère, vous savez écrire, prenez une plume et du papier. " Madame De Verbourg écrivit sous ma dictée. " Madame Ducange désirerait entretenir monsieur le comte, seulement pendant un quart d'heure. Si pourtant M De Rosambert ose accepter un mauvais dîner, on le lui donnera avec plaisir. Ce qu'on veut lui dire est très pressé. " j'appelai La Fleur: " mon ami, tu vas porter ce billet à M De Rosambert. Aux questions qu'il te fera, tu répondras seulement que ta maîtresse est jolie et demeure faubourg saint-Honoré, à l'hôtel de . Si par hasard le comte n'était point à Paris, tu demanderas dans laquelle de ses terres il est allé... Madame Dutour, songez aux trois louis. " mon domestique, en revenant, m'annonça que m le comte le suivait. Quelques instants après, Rosambert entra chez moi d'un air leste et galant. " belle dame... " il s'arrêta tout à coup; et poussant de longs éclats de rire: " le diable m'emporte, s'écria-t-il, si je n'accourais triomphant! Mais je ne regretterai pas ma prétendue bonne fortune, puisque j'embrasse mon ami. " je m'adressai à Madame De Verbourg: " madame ma mère, voulez-vous bien nous laisser?-madame ma mère! Répéta Rosambert. Ah! Voyons donc madame ma mère! (il pirouetta plusieurs fois autour d'elle, et la fit tourner autour de lui.) madame ma mère! Vous êtes charmante! Vous avez une figure noble, un grand air, une robe majestueuse; mais, comme dit fort bien votre fille, laissez-nous. " " mon cher Faublas, qu'est-ce donc que cette mascarade? " Rosambert ne put écouter le détail de mon enlèvement et de mon travestissement nouveau sans l'interrompre plusieurs fois par ses plaisanteries. " enfin, me dit-il quand j'eus fini, la marquise a si bien fait que vous voilà désormais en son pouvoir. -oui, Rosambert; mais ma Sophie!-ma Sophie! Nous y voilà! Hé bien! Que voulez-vous lui faire à votre Sophie? Elle est toujours au couvent. -vous le savez!-oui, je le sais; je sais aussi que mademoiselle votre soeur n'est plus avec elle. -le baron...-l'a retirée de ce couvent pour la mettre dans un autre, et il a congédié l'honnête M Person.-Rosambert, mais si je reste ici, comment verrai-je ma jolie cousine?-mon cher Faublas, je vous offrirais bien ma maison; mais cet asile ne serait pas respecté; Madame De B vous y poursuivrait.-mon ami, si vous m'abandonnez, je suis perdu.-chevalier, doutez-vous de mon amitié? -non; mais je crains de trop exiger d'elle. -comment! Si j'étais à votre place, et que vous fussiez à la mienne, craindriez-vous de me rendre les services que vous n'osez me demander? -assurément non.-en ce cas, parlez hardiment. -Rosambert, quoique je sois ici beaucoup mieux que dans ce village de la Brie, quoique je jouisse du plaisir de voir librement une femme charmante, à laquelle je vous avoue que je suis encore attaché, je vous assure cependant que je n'ai fait que changer de prison si je ne revois ma Sophie. Ne pourriez-vous pas me chercher dans les environs du couvent où elle est? ... -j'entends! La marquise vous a volé au baron; il faut, moi, que je vous enlève à la marquise! Je ne vois à cela aucun inconvénient. Je n'ai pu l'empêcher de s'approprier Mademoiselle Du Portail; hé bien! Je lui soufflerai Madame Ducange! Cela est juste et consolant. D'ailleurs, je ne serai pas fâché de voir comment celle qui m'a exposé aux rigueurs du célibat supportera les ennuis du veuvage. Comptez sur moi, Faublas, comptez sur moi. " il était temps de nous mettre à table. Pendant le dîner, qui fut long, le comte s'amusa beaucoup aux dépens de Madame De Verbourg. Nous étions au dessert, quand le propriétaire de l'hôtel, M De Villartur, financier parvenu, curieux de voir ses nouveaux locataires, entra sans savoir si sa visite ne nous gênerait pas. Qu'on se figure l'ignorance et la bêtise personnifiées, on aura de M De Villartur une idée encore trop avantageuse. Il trouva qu'on ne l'avait pas trompé quand on lui avait dit que j'étais jolie. On conçoit que ce lourd personnage m'aurait beaucoup ennuyé, si le ton prétendu galant qu'il prit avec moi ne m'avait laissé une ressource, celle de me moquer de lui. Mon malin compagnon m'aida charitablement à persifler le pauvre homme, qui me promit en s'en allant de revenir bientôt me voir. Rosambert avait affaire; en me quittant, il me dit: " en attendant que j'aie trouvé ce que vous désirez, j'espère, mon ami, que vous voudrez bien m'emprunter quelque argent, dont je n'ai nul besoin aujourd'hui, et que je serai bien aise de retrouver dans un autre moment. " le soir même il m'envoya deux cents louis. Madame Dutour me donna un compte exact des frais qu'avait occasionnés mon enlèvement et de ceux que nécessitaient mon séjour dans l'hôtel que j'occupais. Le lendemain, dès que la marquise arriva, je la priai d'en vouloir bien recevoir le remboursement. " beaucoup de femmes, me dit ma belle maîtresse, prétendent qu'entre amants, une affaire d'intérêt doit s'oublier; moi, mon ami, je reprends mon argent sans me faire presser, et même je crois devoir me justifier du silence que j'ai gardé sur cet article délicat. Je ne croyais pas que vous puissiez me rendre si tôt les avances que j'avais faites; ainsi, je n'osais vous en parler, de peur de vous donner quelque mortification. Cependant je sentais qu'en les taisant, j'offensais votre délicatesse; mais enfin j'ai mieux aimé mériter les reproches du chevalier, que de m'exposer à chagriner mon ami... tenez, mon cher Faublas, gardez ce petit meuble; ce sera pour vous un trésor, si je vous suis chère autant que je vous aime. " c'était le portrait du vicomte de Florville. J'adressai à la marquise des remerciements énergiques; elle partagea d'abord les transports de ma reconnaissance, dont bientôt elle se crut obligée de modérer l'excès. Il ne m'était plus permis que de parler, quand on m'annonça M De Villartur. Madame De B fut curieuse de voir cet original. Il partagea son sot hommage entre la marquise et moi, et nous débita la fleurette à sa manière. Dans le cours d'un entretien devenu comique par les inepties dont l'épais financier l'assaisonnait, nous remarquâmes que ce monsieur croyait à l'astrologie. Il connaissait des magiciens; il avait même vu des vampires, des revenants. Il finit par nous dire qu'il amènerait un de ses amis, à moitié sorcier, qui nous raconterait nos aventures passées, présentes et futures, quand nous lui aurions fait voir seulement nos mains et notre visage. " pardieu! S'écria Madame De Verbourg qui venait d'entrer, croyez-vous que madame ma fille lui montrera... " je marchai si rudement sur le pied de ma chère mère qu'elle ne put achever. La marquise riait de toutes ses forces. M De Villartur, enchanté, sortit en nous disant qu'il amènerait dès demain l'astrologue. Je ne vis pas Rosambert ce jour-là. La marquise vint le lendemain de très bonne heure, et présida à ma toilette, que je fis belle, à cause de l'astrologue aux dépens duquel nous comptions nous amuser. Un peu avant midi arriva M De Villartur, qui nous cria qu'il amenait le sorcier. Je pensai tomber à la renverse quand, derrière le financier, j'aperçus le marquis de B. Il vit sa femme et fut étonné; il reconnut Mademoiselle Du Portail, et s'arrêta stupéfait. " quoi! S'écria-t-il, c'est là Madame Ducange? -oui " , répondit Villartur. M De B, les bras pendants, le regard fixe, la bouche entr'ouverte, semblait n'avoir pas assez de ses deux petits yeux pour me considérer. " oh! Comme il vous regarde! Me dit Villartur; votre physionomie l'a frappé! Voyez comme il travaille déjà! " la marquise, qui conservait toujours un sang-froid admirable dans les occasions pressantes, la marquise alla à son mari, le prit par le bras et le tira vers une fenêtre assez près de moi. " votre amie est plus pressée que vous, continua le financier; mais elle a beau faire, c'est vous qu'il a bien regardée. Votre physionomie l'a frappé! L'a frappé! ... oh! Elle l'a frappé! " répétait-il toujours en riant d'un gros rire. Pendant ce temps-là je prêtais une oreille attentive à ce qui se disait derrière moi; et la marquise, si elle n'avait pas voulu que je l'entendisse, aurait recommandé à son mari de parler plus bas. " ne l'ai-je pas deviné, madame? Disait le marquis. Ah çà, elle est donc enceinte? -ne vous en êtes-vous pas aperçu, répliqua la marquise?-moi? Tout de suite. Elle n'est pas avancée, la grossesse? ... quatre ou cinq mois peut-être!-tout au plus.-je le vois bien. Comme je vais me venger!-mais, monsieur, ne la chagrinez pas.-oh! Je ne casserai pas les vitres. " M De Villartur qui, ayant fini de rire, commençait à me parler, m'empêcha d'entendre le reste. " savez-vous bien, me dit le marquis en venant à moi, savez-vous bien que je vous trouve un peu changée? -ah! Ah! Interrompit Villartur, vous la connaissez donc?-oui; quand j'ai connu madame, elle était encore fille... ah çà, mais vous vous êtes mariée tout de suite?-oui, monsieur.-et vous voilà déjà veuve?-hélas! Oui.-tout cela en trois ou quatre mois! C'est bien prompt au moins! ... il ne faut pas demander si le défunt était aimable! ... mais pourquoi donc n'êtes-vous pas en deuil?-pour des raisons qu'on vous dira, répondit Madame De B.-moi, je crois que le pauvre mari est déjà oublié.-pourquoi donc cela, monsieur?-parce que le chagrin ne vous a pas empêchée de faire des parties de campagne! -moi, monsieur?-vous direz peut-être que non? Ne vous ai-je pas rencontrée sur le chemin de Versailles, au pont de Sèvres?-oui... mais, monsieur...-ne parlez pas de cela, monsieur, lui dit tout bas la marquise; ne voyez-vous pas que vous la mortifiez?-Madame Ducange, reprit le marquis charmé de l'embarras que j'affectais, savez-vous qu'il n'est pas prudent de monter à cheval dans l'état où vous êtes? Prenez bien garde aux fausses couches.-monsieur, vous croyez donc que je suis enceinte?-j'en suis sûr. Mais, tenez, au carnaval dernier, je me suis aperçu... gageons que le mariage était déjà fait? On le tenait au secret, n'est-il pas vrai?-mais, monsieur...-tout ce que je puis vous dire, ma belle dame, c'est qu'à cette époque il y avait déjà quelque chose dans vos yeux! ... je ne vous ai pas parlé de mes talents pour l'astrologie, parce que j'étudiais, je n'étais pas encore assez fort; mais vous savez comme je suis physionomiste... hé bien! Au carnaval dernier, j'ai remarqué dans votre figure quelque chose qui annonçait un sang! ... demandez à madame, je le lui ai dit... d'honneur, j'ai senti le mariage. Quant à la grossesse, je ne pouvais pas tout à fait deviner... écoutez donc, cela était encore bien frais! ... mais aujourd'hui, cela est différent! On ne peut plus s'y méprendre! ... belle dame, votre figure est toujours fort jolie, votre taille charmante... mais ce visage est un peu fatigué; et puis, voyez-vous ici? Un soupçon d'embonpoint, une nuance d'arrondissement! Cela commence à pointer! " M De B, encouragé par les rires que la marquise ne pouvait étouffer sous son éventail, me demanda qui serait le parrain du petit poupon. " sans doute m votre père? " je tâchai de rougir; et prenant un ton humilié: " monsieur, mon père ignore mon mariage... -j'avais donc raison!-monsieur, et si par hasard vous rencontriez mon père ou mon frère, je vous prie de ne pas leur dire que vous m'avez vue.-ne craignez rien.-mais, Monsieur De Villartur? ... -Villartur! Ma belle dame, il ne sait pas votre nom de fille, et vos parents ne vous connaissent pas sous votre nom de femme. D'ailleurs, il est discret, Villartur. -certainement! Interrompit celui-ci. D'abord moi, je ne me mêle jamais de dire ce que je ne sais pas... oh çà! Monsieur le marquis, je vous avais amené pour dire la bonne aventure à ces dames; vous en connaissez une, cela empêche-t-il? ...-non, non; vous avez raison, je vais leur dire leur bonne fortune. (il s'approcha de sa femme.) allons, madame, commençons par vous. " la marquise lui livra sa main, dont il compta les lignes longues, courtes, directes et transversales; ensuite il examina son visage; et après l'avoir regardée tendrement: " madame, lui dit-il d'un ton qui annonçait combien il était content de lui, vous avez un mari qui vous amuse beaucoup par ses saillies, et que vous aimez à la folie.-fort bien, monsieur, répondit la marquise en retirant sa main; je ne veux pas en savoir davantage, je vois que vous êtes un grand sorcier. -à vous, belle dame! " quand il m'eut considéré avec la même attention, il me demanda si mon mari n'avait pas deux noms. " il n'en avait qu'un, monsieur, il ne s'appelait que Ducange.-cela est singulier!-pourquoi donc, monsieur?-c'est qu'il paraîtrait que le pauvre défunt a été... -a été quoi, monsieur?-ah! Vous vous fâcheriez! Comment vous dirais-je cela? ... tenez, belle dame, je vais employer une figure. Il paraît que le fruit qui est maintenant sur l'arbre de vos amours y a été greffé par... par un nommé Faublas, puisqu'il faut vous le dire.-monsieur, vous m'insultez!-oh! Qu'elle est drôle quand elle est en colère! S'écria l'épais financier en riant si fort que tout son corps paraissait agité de mouvements convulsifs, et que la poudre de sa perruque tombait à terre par flocons.-il paraît même, reprit le marquis, que cela est arrivé dans un boudoir loué chez une marchande de modes, rue .-monsieur, ce que vous me dites là est fort impertinent. " Madame De Verbourg, qui venait de mettre sa belle robe, entra dans ce moment. Elle fut très déconcertée en voyant le marquis de B. Après avoir fait une révérence comique, elle vint à moi; je lui dis tout bas de quoi il s'agissait. Je ne sais quelle question le marquis faisait alors à sa femme; mais j'entendis celle-ci lui répondre: " c'est une mère supposée. " le marquis salua Madame De Verbourg, qu'il regarda beaucoup. " c'est là madame votre mère? Mais je crois... en vérité, madame, je crois avoir eu l'honneur de vous voir quelque part?-cela se peut bien, monsieur, répondit la Dutour qui perdait la tête, cela se peut bien; j'y vais quelquefois.-où cela, madame?- ousque vous disiez, monsieur.-comment! Madame, est-ce que vous m'avez entendu parler du boudoir? C'était une plaisanterie.-quoi! Du boudoir! quoi que vous me rabâchez donc, monsieur, avec votre boudoir? -rien, rien, madame. Nous ne nous entendons pas. -ni moi non plus, interrompit Villartur; je ne comprends plus rien à ce qu'ils disent! " ma belle maîtresse riait de tout son coeur, et moi, qui étais las de me contenir, je saisis le moment pour donner un libre cours à ma gaîté. " mais, reprit le marquis, voyez donc comme elle rit! ... madame, madame votre fille est un peu folle. Prenez garde qu'elle ne fasse une fausse couche! -une fausse couche! Répondit Madame De Verbourg, une fausse couche! Elle! Pardieu! Je voudrais bien voir ça!-madame, prenez-y garde, vous dis-je; madame votre fille monte à cheval, et cela est dangereux.-sans doute, interrompit Villartur, on peut tomber; cela m'est arrivé l'autre jour. -tomber! Répondit le marquis, ce n'est pas cela que je crains pour elle.-hé! Pourquoi ne tomberait-elle pas? Je suis bien tombé, moi! -pourquoi? Parce qu'elle monte mieux que vous. Vous n'imagineriez pas comme elle est forte, cette jeune dame-là! Mon ami Villartur, quoique vous soyez bien gros et bien rond, je ne vous conseillerais pas de vous battre avec elle.-bon! Voyons donc ça! S'écria le financier en venant à moi.-monsieur, lui dis-je, êtes-vous fou? " il voulut me prendre au corps, je le saisis par le bras droit: " quoi que c'est donc que cet homme-là qui veut tripoter madame ma fille? " dit la Dutour. Elle empoigna le bras gauche de Villartur. Le lecteur se souvient d'avoir fait tourner en tous sens, dans son enfance, un petit moule de bouton, traversé d'une mince allumette. M De Villartur, mû par une double secousse, fit, comme ce frêle jouet, plusieurs tours sur lui-même en chancelant, et finit par tomber sur le parquet. Les domestiques accoururent au bruit. Le financier, aussi honteux que piqué, se releva et sortit sans dire un seul mot. Le marquis le suivit pour le consoler, et Madame De B, qui donnait à dîner chez elle, ne tarda pas à me quitter. J'étais étonné de n'avoir pas entendu parler du comte depuis la surveille. Il arriva le soir même, un peu avant la nuit fermée. Il me dit en m'embrassant: " je vous félicite de votre bonheur, mon ami; tout succède à vos voeux, tout est prêt, suivez-moi.-quoi! Tout à l'heure?-à l'instant même. (je sautai à son cou.)-mon ami, que de remerciements ne vous dois-je pas! Mais, Rosambert, racontez-moi...-je vous dirai tout cela là-bas, ma voiture vous attend; il n'y a pas un moment à perdre, suivez-moi.-mon ami, je vais donc abandonner la marquise?-oui, pour revoir Sophie.-pour revoir Sophie! Partons, Rosambert, partons! Attendez que je prenne le portrait de ma jolie cousine. (je sonnai la Dutour.) ma chère, faites préparer le souper. Nous allons, monsieur le comte et moi, descendre un moment dans le jardin. " au lieu d'aller dans le jardin, nous montâmes dans la voiture du comte. " prends par les boulevards, dit-il à son cocher; ventre à terre jusqu'à la porte saint-Antoine; de la porte saint-Antoine à la place Maubert, doucement. " dès que les stores furent abaissés, Rosambert m'apprit que depuis notre dernière entrevue, il avait découvert, retenu et meublé pour moi un petit logement placé si près du couvent de Sophie que, de mes fenêtres, je pourrais voir tout ce qui s'y passerait. Il m'avertit que Mademoiselle Du Portail, devenue depuis peu Madame Ducange, serait désormais Madame Firmin. Tout à coup la voiture qui, depuis cinq minutes, brûlait le pavé, ne roula plus que très lentement. Rosambert me dit: " nous voilà déjà près de la bastille; allons, belle enlevée, cette superbe parure, qui sied si bien à une femme de qualité, ne convient pas du tout à une bourgeoise. Il s'agit de faire une autre toilette. D'abord, ôtons ce brillant chapeau; de ces cheveux flottants, faisons, le moins mal que nous le pourrons, un chignon modeste; couvrons ces grosses boucles de la simple baigneuse que voici; à cette robe galante, substituons ce petit caraco blanc. Belle dame, mettez ce jupon hardiment; je ne serai pas téméraire; je vous aime beaucoup, mais je vous respecte davantage. Fort bien; allons, couvrez votre sein de ce fichu de mousseline; arrangez ce mantelet noir par-dessus; cachez votre visage sous cette ample thérèse . Voilà qui est fait, et vous êtes encore gentille à croquer! Quant à moi, mon cher Faublas, ce sera encore plus tôt fini; tenez. " il ôta son habit et s'enveloppa d'une grande redingote. Nous descendîmes à la place Maubert, nous gagnâmes à pied la rue de . Arrivés chez mon propriétaire, nous traversâmes une longue cour et un grand jardin au fond duquel je vis un petit pavillon, bâti contre un mur mitoyen qui me parut avoir à peu près dix pieds de hauteur. Je remarquai que des fenêtres de mon premier étage il était fort aisé de descendre, à l'aide d'une corde seulement, dans le jardin du voisin. Rosambert me combla de joie en m'apprenant que ce jardin était celui du couvent; ensuite il me fit voir qu'en s'occupant de l'utile, il n'avait pas négligé l'agréable. Un forte-piano était près de ma fenêtre: on avait disposé l'instrument de manière qu'en faisant de la musique, je pourrais voir tout ce qui se passerait dans le jardin. Rosambert m'affligea beaucoup lorsqu'en me disant adieu, il m'observa que nous serions privés du plaisir de nous voir tandis que je resterais caché dans cette maison. Il me fit sentir que la marquise ne manquerait pas d'aposter des gens qui éclaireraient toutes ses démarches, et que ma retraite serait bientôt découverte, s'il avait l'imprudence de venir m'y visiter. Nous convînmes que nous nous écririons par la petite poste, et que, de peur de surprise, je lui enverrais mes lettres à l'adresse de M Saint-Aubin, l'un de ses intimes amis. Ceux qui devinent que je ne dormis pas cette nuit se tromperaient beaucoup s'ils n'attribuaient mon insomnie qu'à l'impatience, en même temps pénible et douce, que me causa le voisinage de Sophie. Je songeai à ma chère Adélaïde qui, depuis près d'un mois, séparée de sa bonne amie, n'avait pas eu la consolation de voir son frère... hélas! Je songeai au baron, à qui ma fuite devait causer de mortelles inquiétudes, au baron qui devait m'accuser d'indifférence et de cruauté... mais l'amour, l'amour, plus fort que la nature, étouffa mes remords naissants. Pouvais-je renoncer au bonheur de revoir ma jolie cousine? Pouvais-je, en retournant chez un père irrité, exposer mon amante au danger d'une éternelle séparation? à la pointe du jour, j'allai me mettre en sentinelle à ma fenêtre, et je disposai la jalousie de manière que je pusse voir sans être vu. Je devais redouter les regards de Madame Munich qui, m'ayant admiré autrefois sous mes habits d'amazone, m'aurait peut-être reconnu malgré mon travestissement nouveau. Un corps de logis considérable était devant moi, à cinquante pas de distance. Il y avait là tant de chambres! Où était celle de ma Sophie? Mes yeux sans cesse errants parcouraient le bâtiment d'un bout à l'autre, et ne savaient où se fixer. à sept heures du matin, je fus obligé de quitter mon poste. Mes hôtes venaient visiter leur nouveau locataire, et m'amenaient leur jardinière, qui se chargea du soin de faire le petit ménage de Madame Firmin. Quant à ma cuisine, un cabaretier voisin, qui prenait orgueilleusement le titre de traiteur, s'engagea, moyennant six francs par jour, à me fournir exactement mes trois repas. M Frémont, propriétaire du petit pavillon que j'occupais, fut étonné des arrangements que je prenais pour être toujours seule. Il m'observa galamment qu'une femme jeune et jolie ne devait point passer ses plus beaux jours dans la retraite; qu'une servante un peu entendue me servirait mieux que ce traiteur, ne me coûterait pas davantage, et me ferait une sorte de compagnie. à ces représentations très justes, que Madame Frémont appuyait de son approbation, je répliquai que, dégoûtée du monde, j'avais choisi un logement isolé, dans un quartier solitaire, tout exprès pour y vivre absolument retirée. Mes hôtes me quittèrent, désolés, me dirent-ils, qu'une jeune personne aussi aimable eût pris la violente résolution de s'enterrer ainsi vivante. Cependant la femme du jardinier, ma ménagère, ne finissait pas son tracas domestique; je la priai de faire ma chambre très succinctement, et de me laisser tranquille. J'allai m'asseoir derrière ma jalousie dès que je fus seul. Beaucoup de demoiselles vinrent se promener au jardin; Sophie n'était pas avec elles. Je les vis courir, danser, s'amuser à ces petits jeux qu'inventa la paisible innocence. Que ces jeunes filles étaient jolies! Mais hélas! Sophie n'était pas avec elles. Si je parvenais à les attirer près de mon pavillon, peut-être que ma jolie cousine viendrait se joindre à ses compagnes. Une musique tendre affecte si agréablement un coeur amoureux! Sophie viendrait sans doute... je la verrais! ... elle reconnaîtrait la voix de son amant! ... je me mis à mon forte-piano , et je chantai, sur un air ancien, ces couplets, que m'inspira mon amour: jeunes beautés, je vous supplie de terminer vos jeux si doux; venez, venez, et parmi vous amenez-moi la plus jolie. La plus jolie et la plus belle! Celle-là m'a donné sa foi! Où la verrai-je? Où donc est-elle? Jeunes beautés, montrez-la-moi. Montrez-la-moi, ma voix l'appelle, mes yeux la cherchent vainement: je ne pourrais que faiblement vous peindre ma crainte mortelle. La plus modeste et la plus belle! Celle-là m'a donné sa foi! Où la verrai-je? Où donc est-elle? Je m'accompagnai de mon forte-piano . Aux premiers accords, les demoiselles étaient accourues sous mes fenêtres. Je finissais le second couplet, quand je vis s'approcher deux femmes dont le costume m'effraya. L'une des deux était vieille; elle gourmanda l'aimable jeunesse, attentive à mes chansons. " hé! Laissons ces enfants s'amuser, dit l'autre; (je crus la reconnaître; elle était jeune et jolie) voyez, la musique a cessé depuis que nous sommes là! Il semble que notre aspect seul effarouche les plaisirs. Allons-nous-en, ma soeur, laissons ces enfants s'amuser. L'heure de la récréation est si courte! Et puis elles n'ont pas l'agrément d'entendre cela tous les jours. Ces morceaux, ce ne sont pas ceux que je touche, et d'ailleurs je ne touche pas, à beaucoup près, aussi bien. Laissons ces enfants s'amuser. " quand les deux dames furent loin, je continuai: le doux penchant qui nous entraîne, vous aussi vous l'éprouverez! Un jour, un jour vous sentirez, vous sentirez toute ma peine! La plus sensible et la plus belle, celle-là m'a donné sa foi! Jeunes beautés, volez près d'elle, et daignez lui parler de moi. Dites-lui que, séparé d'elle, je n'ai vécu que pour souffrir; dites-lui que je vais mourir, si je ne la revois fidèle. La plus aimable et la plus belle, jeunes beautés, volez près d'elle, et daignez lui parler de moi. Elles m'écoutaient avec attention, elles m'applaudissaient avec transport; mais, hélas! Sophie, ma Sophie n'était pas avec elles. Désespéré de ne la pas voir, je quittai l'instrument. Triste et rêveur, je restais debout derrière ma jalousie; enfin j'aperçus... je crus entrevoir... une jeune personne se promenait seule dans une allée couverte qui se prolongeait jusque sous mes fenêtres. Je chantai ce dernier couplet: mais dans ce bois, quelle est donc celle qui se promène en soupirant? Quand on poursuit son jeune amant, ainsi gémit la tourterelle. Amour me dit: c'est la plus belle, qui t'a toujours gardé sa foi. Jeunes beautés, volez près d'elle, amenez-la, rendez-la-moi. Je ne voyais la demoiselle que par derrière. Cette taille charmante! C'est la sienne! ... cette allée couverte est celle où, si j'en crois Adélaïde, ma jolie cousine venait jadis soupirer son amour naissant et malheureux! ... ah, Sophie! C'est toi, c'est toi, sans doute: avance donc un peu... tu t'éloignes! ... reviens, viens par ici! ... tourne-toi vers ton amant, montre-moi ton visage adoré. Une cloche maudite donna à l'instant même le signal de la retraite, et m'enleva mes espérances. Toutes les pensionnaires sortirent du jardin.

Le lendemain à sept heures du soir, la même personne revint au même lieu. Placé derrière ma jalousie, je suivais tous ses mouvements d'un oeil inquiet. Sa démarche lente et mesurée annonçait sa mélancolie profonde; elle semblait craindre le grand jour, elle cherchait dans cette promenade solitaire l'endroit le plus sombre. ô vous qui m'inspirez un intérêt si tendre! Mon coeur me dit qu'il voit en vous ce qu'il adore! Mais si mes pressentiments me trompaient! S'il était possible que vous ne fussiez pas ma Sophie! Ah! Du moins, j'en suis sûr, vous aimez comme elle, et comme elle vous êtes séparée de celui que vous aimez! Je chantai le dernier couplet de ma romance: toutes les demoiselles accoururent; celle que j'appelais ne m'entendit pas: que faire pour attirer Sophie et pour éloigner ses compagnes? Si je continue de chanter, les jeunes filles resteront sous mes fenêtres, et ma jolie cousine, trop préoccupée, n'y viendra pas. Il faut se taire, il faut, d'un oeil impatient, suivre tous les pas de la charmante rêveuse, il faut attendre. Quand je ne me fis plus entendre, les jeunes filles se dispersèrent dans le jardin. Caché par ma jalousie, agenouillé sur mon balcon, je ne perdais pas de vue l'intéressante demoiselle qui se promenait toujours à pas lents... enfin, elle fit quelques pas de mon côté; je la vis... c'était elle! ... un peu pâle, un peu changée; mais toujours si belle! ... elle était encore trop éloignée pour que j'osasse hasarder de lui faire aucun signe; mais je m'enivrais du bonheur de la regarder. La cloche fatale donna alors le signal maudit! Déjà toutes les pensionnaires sont sorties du jardin; Sophie retourne sur ses pas et s'éloigne tristement. Désespéré de voir s'échapper encore l'occasion de lui parler, je ne puis contenir mon impatience. J'écarte ma jalousie d'une main, et de l'autre je lance à ma jolie cousine son portrait; il tombe sur son épaule. Sophie reconnaît la miniature et, dans l'excès de sa surprise, s'arrête pour regarder de tous les côtés; le moment paraît décisif. Trop amoureux pour être bien prudent, je lève ma jalousie. Sophie voit à la fenêtre du pavillon une femme dont les traits la frappent; elle avance quelques pas, me nomme et tombe évanouie. Dans ce moment critique, mon traiteur frappait à la porte; je lui criai que je n'avais pas faim; et sans considérer quelles suites terribles pouvait avoir mon extrême imprudence, poussé d'ailleurs d'un mouvement involontaire, je m'élançai par ma fenêtre dans le jardin du couvent. Heureusement pour moi, il n'y avait déjà plus personne, personne que ma Sophie. Quoiqu'un peu étourdi du saut périlleux que je venais de faire, je courus sous l'allée couverte me jeter à ses pieds. Mes baisers lui rendirent l'usage de ses sens. " ah! Mon cher Faublas, quel moment! ... mais hélas! Qu'avez-vous fait? Vous avez sauté par la fenêtre! N'êtes-vous pas blessé? -non, ma Sophie! Non.-mais si l'on vous a vu! ... mais comment rentrerez-vous dans ce pavillon? Nous sommes perdus tous deux! ... Faublas, dites-moi la vérité, n'êtes-vous pas blessé?-non, ma Sophie, non; je trouverai quelque moyen de remonter chez moi... vous voulez déjà me quitter? ... ma jolie cousine, si vous saviez comme j'ai souffert!-et moi! Faublas, vous n'en avez pas l'idée! " comme elle me parlait, nous entendîmes retentir dans les airs le nom De Pontis, que plusieurs femmes répétaient en glapissant. J'avoue que je fus épouvanté; je me jetai à plat ventre derrière une charmille. Sophie, à qui la frayeur rendit des forces, vola au-devant de celles qui la venaient chercher. " n'entendez-vous pas la cloche, mademoiselle? Faudra-t-il tous les soirs courir après vous? " lui dit aigrement Madame Munich dont je reconnus la voix sèche. Quelques religieuses, qui avaient accompagné la gouvernante, grondèrent aussi ma jolie cousine; elles sortirent toutes ensemble du jardin, dont elles fermèrent la grille. Je me vis absolument seul, mais fort embarrassé. Dès que Sophie ne fut plus là, je ressentis un malaise général, sans doute produit par la secousse violente que je m'étais donnée. Ce n'était pas cette douleur passagère qui m'inquiétait le plus: il s'agissait de rentrer chez moi. Je ne pouvais tenter l'escalade du mur que lorsque la nuit serait tout à fait venue, que lorsque tout le monde serait couché dans le couvent, et la circonstance exigeait qu'en attendant le moment de m'évader, je prisse au moins la précaution de me cacher quelque part. Un vieux marronnier, dont les branches étaient basses et le feuillage épais, m'offrait un asile plus sûr que commode; comment monter sur cet arbre dans l'équipage où je me trouvais? Je pris le parti d'ôter mes jupons, je les roulai fortement ensemble, et me glissant derrière les arbres, le long du mur jusqu'à mon pavillon, je lançai le petit paquet dans ma chambre par la fenêtre restée entr'ouverte. Ensuite je revins au marronnier, sur lequel je grimpai lestement; mais son écorce raboteuse fit de longs accrocs au léger caleçon dont mes cuisses restèrent plutôt embarrassées que couvertes. Je demeurai là trois heures entières, espérant toujours que la lune, dont quelques nuages épars affaiblissaient déjà les rayons, me retirerait tout à fait sa lumière importune. Cependant, sur les onze heures, le calme profond qui régnait partout m'enhardit à descendre. En vain j'essayai de remonter chez moi; en vain je cherchai, le long du mur nouvellement crépi, quelques endroits d'un accès facile. Lorsque, parvenu à quelques pouces de hauteur, je voulais, avec mes mains péniblement accrochées, m'élever davantage, mes pieds restaient pendants, je ne trouvais plus où les cramponner; il fallait bien retomber. Je me livrai pendant près d'une heure à ce rude exercice; enfin mon courage m'abandonna avec mes forces. Les doigts en sang, le corps froissé, je me couchai par terre, et m'abandonnai tristement à mes réflexions. Comment ferais-je lorsque le jour, bientôt revenu, montrerait aux religieuses un homme enfermé dans leur jardin? Un homme, car je n'avais plus de jupons, et mon très mince caleçon, déchiré en plusieurs endroits, trahirait mon sexe; ces femmes effrayées iraient chercher main-forte; Madame Munich me reconnaîtrait; je retomberais au pouvoir d'un père sévère, jaloux de son autorité; le baron me renfermerait encore, il m'enlèverait pour toujours à Sophie, à Sophie cruellement compromise; et peut-être déshonorée! ... déshonorée! Cette horrible idée redoublait mon désespoir, quand j'entendis un petit cri aigu et prolongé, tel à peu près que le produit une grille qu'on s'efforce d'ouvrir doucement. Je me précipitai vers mon marronnier protecteur; je n'atteignis sa cime qu'aux dépens de mon pauvre caleçon, qui pendait par lambeaux. Après quelques minutes de calme, un léger bruit frappa mon oreille; une femme, dont le clair de la lune me laissait distinguer le costume remarquable, s'avançait avec précaution sous l'allée couverte, en regardant de tous les côtés. à l'instant même je vis un homme paraître sur le chaperon du mur, le long duquel il descendit avec une agilité qui me surprit. Il se glissa derrière les arbres, vint sous l'allée couverte joindre celle qui l'attendait. Tous deux s'assirent au pied du marronnier, sur lequel je demeurais immobile et attentif. Je les entendis s'applaudir mutuellement du succès de leur témérité, se faire les plus tendres protestations, confondre leurs soupirs, et accompagner de ces douces épithètes consacrées par l'amour leurs noms qu'ils répétèrent plusieurs fois. Je reconnus dans l'amant l'unique rejeton d'une famille illustre. à son véritable nom, que je dois taire, on me permettra de substituer celui de Derneval... l'amante, ce n'était pas une pensionnaire! Ce n'était pas une dame en chambre! ... l'amante, je l'appellerai... c'était Dorothée! Amour! Quelles nobles familles tu réunissais dans ces deux personnes! Mais quel temps, quel lieu tu avais choisi! Il est donc vrai que tu pénètres quelquefois dans ces maisons de paix où l'on t'a juré une haine éternelle! Il est donc vrai que tu as des autels partout! Je vis le couple heureux que tu brûlais de tes flammes te faire, à l'ombre d'un arbre qu'il croyait discret, le plus doux, le moins chaste des sacrifices. Puisque Derneval était entré volontairement dans le jardin, et qu'il ne témoignait aucune inquiétude sur les moyens d'en sortir, il avait une retraite assurée, et je le forcerais bien à me laisser sortir avec lui. Cette réflexion toute simple se présenta tout à coup à mon esprit; je n'en attendis pas une autre. Je saisis l'extrémité de la branche qui me parut la plus longue et la plus flexible; je m'élançai, la branche se courba, et quoiqu'elle m'eût porté à peu de distance de la terre, je tombai lourdement. Au bruit de ma chute, à l'apparition subite d'une figure aussi étrange que la mienne, Dorothée frémit; Derneval se releva brusquement, me saisit par le bras, et soudain m'appuya sur la poitrine le bout d'un pistolet. " oh! Ne la tuez pas! " s'écria Dorothée d'une voix très altérée. Je regardai mon ennemi tranquillement, et je lui dis d'un ton calme: " je ne crains rien, monsieur, je sais bien que Derneval ne m'assassinera pas; mais soyez tranquille aussi, je ne trahirai pas vos amours fortunées. " tandis que je lui parlais, Derneval me regardait de près. D'abord il fut trompé par ma coiffure féminine, par le petit caraco blanc; mais le caleçon déchiré attira aussi son attention, et une toile très fine, modelant certaines formes délatrices, lui donna de terribles soupçons. " est-ce une femme? " s'écria-t-il. D'un coup de main rapide il éclaircit ses doutes; et dès qu'il fut sûr de mon sexe: " créature amphibie! Vous me direz qui vous êtes! -Derneval, je suis amant comme vous.-amant de qui?-de la fille la plus belle et la plus vertueuse que ce couvent renferme.-monsieur, comment s'appelle-t-elle? Comment vous nommez-vous? (je les regardai tous deux.)-je sais vos noms, mais je ne vous les ai pas demandés. Derneval, qu'il vous suffise d'apprendre que je suis gentilhomme. -vous êtes gentilhomme! Monsieur, je ne vous demande qu'un moment. " il remit son pistolet dans sa poche; et tandis qu'il réparait certaine partie de son habillement fort en désordre, Dorothée, qui s'était avant tout occupée du soin de se rajuster, me fixait avec une attention que je pris pour de la hardiesse. Son amant revint à moi: " monsieur, quelle que soit votre maîtresse, vous l'aimez apparemment autant que j'adore la mienne; il faut que la mort de l'un de nous deux assure à l'autre un éternel secret.-Derneval, sortons ensemble: je suis prêt à vous satisfaire. -et vous croyez que je le souffrirai? Interrompit Dorothée, en se précipitant dans les bras de son amant. Mon cher Derneval! Et vous, Monsieur De Faublas! ...-De Faublas! Qui vous a dit... -je vous reconnais; vous êtes le chevalier De Faublas! Vous êtes le vivant portrait d'Adélaïde! Je vous ai vu quelquefois au parloir; vous y demandiez votre soeur; votre soeur n'y allait jamais sans cette jolie Mademoiselle De Pontis... un jour, un jour je vous ai surpris lui baisant la main. Ah! C'est Mademoiselle De Pontis que vous aimez! C'était vous qui chantiez hier cette romance, dont j'ai retenu le refrain. La plus modeste et la plus belle, celle-là m'a donné sa foi. Souvenez-vous qu'hier l'une de nos dames a passé avec moi près de votre pavillon; vous avez dû l'entendre gronder nos jeunes filles qui vous écoutaient; vous avez dû m'entendre les excuser... chevalier, c'était vous qui chantiez cette romance? C'était pour Mademoiselle De Pontis que vous la chantiez? ... Derneval! Faublas! Poursuivit-elle en unissant nos mains dans les siennes, la conformité de vos aventures doit vous inspirer une égale confiance; chacun de vous doit trouver dans l'autre un compagnon discret, un ami fidèle, et vous iriez vous égorger! Et Sophie ou Dorothée serait bientôt réduite à pleurer son amant... Monsieur De Faublas, jurez-moi une inviolable discrétion.-je jure par Sophie!-et moi par Dorothée! S'écria Derneval. " nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, et cet embrassement réciproque fut le gage de la fraternité que nous nous promîmes. Les deux amants écoutèrent patiemment le récit des événements qui m'avaient amené dans le lieu où je les avais surpris. Derneval me dit ensuite: " la lune se cache de plus en plus, nous sortirons d'ici quand l'orage qui se prépare éclatera: permettez que Dorothée et moi nous vous laissions seul un moment. " le moment fut long. Lassé d'attendre, je m'endormis sous l'arbre au pied duquel je m'étais jeté. Quand je me réveillai, de rapides éclairs sillonnaient une épaisse nuée, au sein de laquelle le tonnerre roulait avec un épouvantable fracas; le ciel vomissait des torrents d'eau. Je me levai très surpris de ne point voir paraître Derneval. Je m'avançai avec inquiétude sous l'allée couverte, du côté qu'ils avaient pris pour s'éloigner. Que les amants sont distraits et préoccupés! Tandis que les éléments paraissaient prêts à se confondre, Derneval et Dorothée s'amusaient à des bagatelles! " le ciel est en feu, me dit Derneval; on nous découvrirait peut-être à la lueur des éclairs, il faut attendre encore.-Derneval, vous en parlez à votre aise! Je suis presque nu!-mon cher compagnon, croyez-vous que cette pluie ne me mouille pas aussi?-ah! Dorothée est avec vous. " je m'éloignai triste et pensif. Une demi-heure après, il fallut retourner à Derneval pour l'avertir qu'il ne tonnait plus, et qu'une obscurité profonde favorisait notre retraite. Il fit enfin ses adieux à Dorothée. " amants heureux, leur dis-je alors, ayez pitié d'un couple amant! Ah! Dorothée! Ah! Vous qui savez comme il est doux de voir ce qu'on aime, vous n'ignorez pas, sans doute, combien il est affreux d'en être séparé! Ah! Montrez-moi ma Sophie, vous le pouvez... " Derneval me prit par la main, il me dit: " Dorothée vous estime, elle aime Mademoiselle De Pontis, nous sommes frères: vous verrez votre Sophie, vous la verrez.-la nuit prochaine, mon cher compagnon? -non; notre imprudence, heureuse cette nuit, pourrait ne pas l'être toujours. Je tremble d'exposer Dorothée; vous ne voudriez pas compromettre Sophie! Chevalier, nous ne nous voyons ici que deux fois par semaine à peu près, et la nuit du rendez-vous est toujours une nuit pluvieuse ou sombre. Un signal, dont nous sommes convenus, ne me trompe jamais; et quant à vous, il ne sera pas difficile de vous avertir, puisque vous logez dans ce pavillon. Soyez tranquille; dans trois jours au plus tard, vous verrez Mademoiselle De Pontis. Partons. " il me conduisit vers la partie du mur où son échelle de corde était attachée. Nous vîmes que de là je gagnerais bien mon pavillon, mais que je ne pourrais atteindre à ma fenêtre, sous laquelle nous retournâmes. Derneval était d'une grande taille, il me fit monter sur ses épaules, et soutenant ensuite mes pieds avec ses mains, il me poussa vigoureusement, au moment où je saisissais les cordes de ma jalousie. Dès qu'il me vit chez moi, il retourna à son échelle, au moyen de laquelle il escalada le mur en un instant. J'étais fatigué, j'avais faim, je m'endormis profondément en attendant mon déjeuner, qui m'arriva sur les dix heures du matin. On me remit en même temps une lettre venue pour moi par la petite poste; elle était de Rosambert. Il m'apprenait que le soir même de mon enlèvement, madame ma chère mère avait osé venir lui demander ce que Madame Ducange était devenue. Pour consoler cette mère désolée, et pour la déterminer en même temps à croire qu'il n'avait jamais connu sa fille, il avait employé l'un de ces arguments victorieux qui ne manquaient jamais leur effet sur la Dutour. Au reste, il me recommandait de ne pas sortir de chez moi, et d'y garder l'incognito le plus absolu. Madame De B me faisait chercher partout; des gens apostés rôdaient toute la journée autour du couvent; mon père ne pouvait faire un pas sans être observé, et l'hôtel du comte était investi, même pendant la nuit. " infortunée marquise! M'écriai-je, comme je vous ai délaissée! De quelle ingratitude j'ai payé vos soins généreux et tendres! Pourrais-je vous faire un crime des mouvements que vous vous donnez pour découvrir ma retraite? Si vous ne me cherchiez pas, vous m'aimeriez moins! " je tirai de ma poche le portrait du vicomte de Florville, et je le baisai. Je n'entreprendrai pas de justifier ces réflexions, peut-être déplacées quoique justes, et ce mouvement sans doute condamnable quoique involontaire: tout ce que je puis dire au lecteur, pour l'engager à me continuer son indulgence, c'est qu'un moment après, je ne songeai plus qu'à ma Sophie. Je la vis paraître à sept heures du soir; elle était accompagnée d'une femme dont l'habit m'effraya d'abord, mais que je reconnus bientôt pour Dorothée. Toutes deux passèrent sous ma fenêtre. Dorothée pouvait-elle être belle auprès de Sophie, auprès de Sophie qui brillait entre toutes ses compagnes comme une rose au milieu des autres fleurs? Je ne pus me modérer en la voyant si près de moi. Elles entendirent toutes deux le cri de ma jalousie que j'allais lever; leur prompte retraite prévint mon imprudence et m'en fit repentir. Elles eurent du moins l'attention de s'asseoir sous l'allée couverte, à peu de distance et vis-à-vis de mon pavillon. Sans doute elles s'entretenaient de moi, car ma jolie cousine parlait avec feu et regardait toujours ma fenêtre. Bientôt, aux gestes de Dorothée, je compris qu'elle montrait à ma Sophie le côté du mur par lequel Derneval s'introduisait dans le jardin. Mon coeur était pénétré de la plus douce joie. Le lendemain, même promenade, même imprudence, même châtiment, même plaisir. Cependant le ciel était calme et serein. Plus impatient qu'un laboureur dont une sécheresse de deux mois brûle les terres inutilement ensemencées, j'invoquais les vents du midi, j'allais sans cesse de la girouette au baromètre. Le troisième jour enfin, de gros nuages obscurcirent les rayons du soleil couchant. " la nuit sera pluvieuse, dit Dorothée en passant sous ma fenêtre.-et moi je crois qu'elle sera belle, répondit ma jolie cousine.-ah! Oui, bien belle! " m'écriai-je assez haut. Les deux amies, qui redoutaient toujours ma vivacité, s'éloignèrent promptement. à minuit précis, Derneval fut au pied de mon pavillon; il me jeta une échelle de corde que je fixai sur ma fenêtre, et bientôt j'embrassai mon frère. Nous avançâmes sous l'allée couverte; ma jolie cousine et sa tendre amie nous y attendaient. " la voilà! Me dit Dorothée; je vous la livre avec confiance, Monsieur De Faublas; elle ne vous aimerait pas tant si vous n'étiez pas digne d'elle! Ah! Croyez-moi, respectez sa timide jeunesse; prolongez cette époque délicieuse de l'amour vertueux et pur. Que votre union soit innocente, puisqu'elle peut l'être encore! Qu'un jour un heureux hyménée... hélas! Cet espoir vous est permis, belle Sophie, cette odieuse enceinte ne vous renferme pas pour toujours... d'affreux serments... " ses sanglots lui coupèrent la parole. Derneval, impatient de la consoler, l'entraîna; je restai avec ma Sophie. Qu'il me soit permis de répéter ici ce qu'on a dit mille fois; le véritable amour est timide et respectueux. Passer des heures entières avec une maîtresse adorée, tenir sur ses genoux la plus jolie des filles, respirer son haleine, sentir palpiter son coeur, et se contenter de presser doucement sa main, ne prendre qu'en tremblant un baiser sur ses lèvres, ne pas oser solliciter des faveurs plus précieuses qui semblent réservées pour l'amant aimé: voilà ce que le jeune Faublas n'aurait jamais cru possible; voilà l'étonnante vérité dont sa jolie cousine le convainquit dans ce premier rendez-vous. J'approchais de Sophie, son âme purifiait la mienne. C'est avec cette ardeur et ces voeux épurés, que sans doute les dieux veulent être adorés. Voltaire, Sémiramis. et Derneval, à qui la tendresse de Dorothée ne laissait plus rien à désirer, Derneval était peut-être moins heureux que moi. Ce fut lui cette fois qui vint m'avertir qu'il était temps de nous retirer, que l'aurore ne tarderait pas à paraître. " l'aurore! Il n'y a pas une heure que nous sommes ici!-allons, chevalier, interrompit Dorothée, prenez courage, nous nous reverrons dans trois jours.-ah, Sophie! Je tremble toujours que Madame Munich...-mon cher cousin, quand après souper ma gouvernante a bu quelques verres de ratafia, elle ne songe plus qu'à dormir; c'est moi qui reste chargée du soin de fermer la porte de notre petit appartement...-allons, le temps se passe, interrompit encore Dorothée, il ne faut pas que le crépuscule nous surprenne ici. Derneval! Dans trois jours; peut-être un peu plus tôt... hélas! Peut-être un peu plus tard.-adieu, ma Sophie; dans trois jours; un peu plus tôt, si cela se peut; mais, je vous en prie, jamais plus tard. Adieu, ma Sophie. " pour cette fois le ciel s'intéressait aux voeux d'un amant. Un temps couvert me fit croire, le second jour, que le rendez-vous serait avancé. Ma jolie cousine passant sous ma fenêtre, à l'heure ordinaire, confirma mon espoir. " la nuit sera pluvieuse, dit-elle.-ô ma Sophie! ... " elle n'attendit pas la fin de ma réponse. Une heure après, mon traiteur frappa à ma porte. Je soupais quand un inconnu me remit une lettre, en me disant qu'il était chargé d'apporter réponse. Voici ce que Rosambert m'écrivait: " je crains de tomber malade, mon ami; je suis ce soir d'une tristesse! ... il y a plus de deux heures que je n'ai ri. Aussi ai-je l'âme pénétrée de ce que j'ai vu. Imaginez qu'en attendant l'heure de la comédie, j'ai été ce soir faire un tour de promenade au Luxembourg. Une femme qui n'avait pas mauvais tour se promenait seule dans une allée écartée; moi, par distraction ou autrement, j'ai suivi la jolie rêveuse. J'ai passé derrière deux hommes assis sur un banc isolé. L'un d'eux avait un mouchoir à la main: ah! s'écriait-il douloureusement, je croyais qu'il m'aimait! Le cruel! Il me livre volontairement aux plus mortelles inquiétudes. mon cher chevalier, la voix de cet homme m'a frappé. J'ai laissé pour un moment la petite que j'allais atteindre, je suis revenu sur mes pas, j'ai fixé les deux amis trop préoccupés pour m'apercevoir. Faublas, celui que j'avais entendu se plaindre pleurait amèrement; c'était votre père! ... l'autre, je crois l'avoir rencontré quelquefois chez vous; si ce n'est pas M Du Portail, c'est un homme qui lui ressemble beaucoup... mon ami, le baron pleurait! Cela m'a tant affecté que je n'ai plus songé à la quête du galant gibier que je courais d'abord. Je suis rentré chez moi pour vous écrire. Faublas, j'ai naturellement beaucoup d'amitié pour les jolies femmes, je sacrifierais dans l'occasion mille petits scrupules au désir d'avoir celle qui m'aura plu; mais il y a des devoirs! ... je conviens que Sophie mérite bien qu'on fasse quelques fautes pour elle; mais enfin, votre père pleurait! Chevalier, réfléchissez-y. " je me recueillis un moment, et puis, appelant l'inconnu: " monsieur, vous direz à celui qui vous envoie que je lui ferai réponse demain. " je n'attendis pas que minuit fût sonné pour descendre au jardin; mais mon impatience ne pouvait avancer l'horloge du couvent. Les deux charmantes recluses ne vinrent qu'à l'heure marquée. Aussitôt que Derneval se fit entendre, Dorothée courut au-devant de lui. Je fus étonné de les voir revenir tous deux une demi-heure après. " chevalier, me dit Dorothée, vous avez le secret de ma vie, mais je vous dois une histoire détaillée de mes amours longtemps infortunées. " elle en commença le touchant récit, qu'elle ne put finir sans verser un torrent de larmes. " console-toi, ma chère Dorothée, console-toi, s'écria Derneval, tu n'as pas longtemps encore à gémir dans ta prison; bientôt je t'arracherai à l'esclavage; bientôt tes indignes parents frémiront de ton bonheur, qu'ils ne pourront empêcher. Et vous, chevalier, poursuivit-il avec chaleur, vous que nos malheurs ont touché, vous m'aiderez à les finir. Je rends grâce au hasard qui m'a donné un ami, un frère d'armes, un compagnon tel que vous. Animés des mêmes motifs, exposés à peu près aux mêmes dangers, dans notre intime union nous trouverons notre sûreté commune. Les ennemis de Dorothée sont les vôtres; je jure une haine éternelle à ceux de Sophie; et malheur à qui troublera désormais nos amours mutuellement protégées!-Derneval, j'y consens volontiers. " j'embrassai Dorothée, Derneval embrassa ma Sophie. Il n'était pas quatre heures du matin quand je rentrai dans mon pavillon; cependant j'allai frapper au corps de logis qu'habitait mon propriétaire. Je le réveillai pour lui demander un passe-partout , et pour lui dire qu'une affaire importante m'obligeait de retourner à la campagne; que peut-être mon absence serait longue, mais que je me réservais toujours son pavillon, pour avoir dans tous les cas un pied-à-terre à Paris. Avant cinq heures, je fus à la porte de Rosambert. Les domestiques ne voulaient point réveiller leur maître qui venait de se coucher. Je fis tant de bruit que le plus hardi alla dire au comte qu'une femme demandait à lui parler. " à cette heure-ci? Qu'elle aille au diable! ... écoute, écoute, est-elle jolie?-oui, monsieur.-c'est autre chose! Il n'est pas trop tôt! Qu'elle entre... hé! C'est Madame Firmin! Ce tour-ci vaut l'autre! (il se jeta à mon cou.) il me paraît que ma lettre...-Rosambert, faites-moi donner des habits d'homme, et je vais de ce pas chez M Du Portail.-je crois que vous le trouverez, mon ami. Il est sûrement revenu, c'est sûrement lui que j'ai vu hier au Luxembourg. En vérité, le baron m'a singulièrement touché. Savez-vous qu'il est venu ici dix fois, le baron! Il ne m'a jamais trouvé; j'avais donné des ordres si précis!-Rosambert, faites-moi donner des habits. " on me choisit parmi les siens ceux qui se trouvèrent les plus courts. Je volai chez M Du Portail, qui fut aussi charmé que surpris de me voir. " Lovzinski, lui dis-je, je viens vous livrer le fils de votre ami, je me remets en vos mains sans condition; daignez seulement être médiateur entre mon père et moi: voulez-vous bien me conduire chez le baron? -à l'instant même, mon ami. Quel plaisir nous allons lui faire! Mon cher baron, quel doux moment tu vas passer! " en chemin, Lovzinski m'apprit que sur un faux avis il avait été faire à Saint-Pétersbourg un voyage inutile. Sensible à son malheur, je ne pus m'empêcher pourtant de faire tout bas cette réflexion: tant que Dorliska sera perdue, on ne pourra me la faire épouser. Nous arrivâmes à l'hôtel. M Du Portail me pria d'attendre dans le salon, et de le laisser entrer seul dans la chambre à coucher du baron. Il me dit que c'était une précaution qu'il devait prendre, moins pour engager mon père à me pardonner que pour le préparer par degrés à la joie de mon retour. Je fus bientôt environné des gens de la maison, ravis de revoir leur jeune maître; Jasmin surtout ne pouvait contenir sa joie. Il n'y avait pas deux minutes que M Du Portail parlait au baron, quand j'entendis celui-ci s'écrier: " il est là, mon ami! Allons, je suis sûr qu'il est là! Mais qu'il entre! Qu'il entre donc! " je m'avançais vers la porte, elle s'ouvrit avec violence. Mon père, presque nu, se précipita dans le salon; les domestiques s'éloignèrent par respect. Le baron me prit dans ses bras et me couvrit de baisers. Je n'avais pas la force de dire un seul mot. Tout à coup mon père, comme s'il se fût repenti de m'avoir montré toute sa tendresse, me repoussa d'un air irrésolu. Je me jetai à ses pieds, et lui montrant une bourse encore pleine d'or: " mon père, vous voyez que ce n'est pas la nécessité qui me ramène à vous. " il se rejeta dans mes bras, me pressa contre son sein, m'embrassa vingt fois, et mouilla mon visage de ses larmes. " je n'avais plus que cette crainte, disait-il. Mon cher fils! Mon bon ami! Il est donc bien vrai que tu m'aimes? J'avais peine à croire que cela ne fût pas! Faublas! Mon cher fils! Tu ne sais pas comme ce moment me dédommage des maux que j'ai soufferts! Cependant, mon ami, tu seras père un jour; ah! Puissent tes enfants t'épargner ces chagrins que tu m'as donnés! " mon père vit bien que mon coeur était plein, que mes sanglots étouffaient ma voix. Il essuya mes larmes qui se confondaient sur mon visage avec les siennes: " console-toi, mon cher enfant, me dit-il, je ne t'en veux pas; sois bien persuadé que je ne t'en veux pas; tu m'as quitté, il est vrai, mais la circonstance t'excusait. Tu m'as laissé plusieurs jours dans l'inquiétude, mais enfin tu es revenu volontairement. Va, j'étais plus inquiet que défiant, je n'ai jamais douté de la bonté de ton coeur... tiens, je t'aime peut-être plus encore que je ne t'aimais! Hé! Qui ne fait pas des fautes à ton âge? Quel jeune homme a jamais réparé les siennes mieux que toi? Quel père, plus heureux que le tien, peut se vanter d'avoir un meilleur fils? ... allons, mon ami, le passé est oublié; reprends ton appartement, rentre dans tous tes droits. " M Du Portail s'était jeté dans un fauteuil et nous regardait tous deux avec un plaisir mêlé de douleur; nous l'entendîmes murmurer le nom de sa fille. Le baron, emporté par sa joie, se leva brusquement, alla à son ami, prit sa main, et lui dit: " elle se retrouvera, ta fille! Elle se retrouvera, et mon fils... " il n'acheva pas, et s'adressant à moi: " Faublas, vous renoncerez à Sophie!-à Sophie, mon père!-oh! Oui, je l'exige; sur ce point-là, je serai toujours inflexible; il faut me promettre de ne plus aller au couvent!-ne pas aller au couvent!-mon fils, je vous répète qu'il faut me le promettre.-hé bien! Mon père, puisque vous l'exigez absolument, je vous assure que je n'irai plus au parloir.- voilà ce que je demande! Va, mon ami, va te reposer.-mais Adélaïde?-oui, elle est dans l'inquiétude. (il écrivit un moment.) tiens, voilà le nom du couvent dans lequel elle est maintenant; cours-y, cours-y vite: tu n'as pas l'idée du plaisir que tu lui feras. " je remontai chez moi pour y changer d'habits, et j'allai voir ma soeur, qui plaignit beaucoup sa bonne amie dont elle ignorait le bonheur. Je me rendis ensuite chez Derneval, à qui j'appris le changement de ma demeure, et les raisons qui l'avaient déterminé. Il loua beaucoup la sage précaution que j'avais prise de nous ménager en tout événement un asile dans le pavillon, et il me promit qu'avant la fin de la journée, Dorothée serait instruite de ces événements, qu'elle ne manquerait pas d'apprendre à Sophie. Nous arrêtâmes que la nuit du surlendemain, nous irions au couvent s'il faisait beau. On sait que les nuits pluvieuses ou sombres étaient pour nous les belles nuits; on sait que sur ce point les amants et les voyageurs n'ont jamais été d'accord. Le même soir, Justine vint chez moi. " bonsoir, ma petite Justine; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés seuls!-oh! Monsieur, y eut-il cinquante ans, je vous prie d'abord d'écouter ce que j'ai à vous dire. Madame la marquise...-tu es toujours bien jolie, mon enfant!-monsieur, ma maîtresse m'envoie...-elle sait déjà que je suis ici, ta maîtresse?-oui, ce matin vous êtes rentré par la grande porte, on est venu le lui dire aussitôt... mais finissez, monsieur; souvenez-vous de nos conventions.-de quelles conventions parles-tu? -vous oubliez tout! Il y a quelque temps, il a été décidé entre nous que lorsque je viendrais ici de la part de ma maîtresse, je commencerais toujours par ma commission.-hé bien! Dépêche-toi donc de parler, ma petite Justine.-monsieur, ma maîtresse a été bien surprise, bien affligée de votre fuite... mais finissez donc.-hé! Finis toi-même, tu fais des préfaces comme un auteur sifflé; ta maîtresse a été bien surprise! ... crois-tu que je n'aie pas deviné cela?-un instant, monsieur.-tiens, les exordes m'ennuient toujours, mais dans ce moment-ci surtout... au fait! Ma petite Justine, au fait!-ma maîtresse m'a chargée de vous annoncer que vos amours secrètes...-mes amours secrètes! Que veut-elle dire?-mais vos amours avec elle ne sont pas publiques, j'espère? -tu as raison, oui, oui.-elle dit que vos amours sont menacées d'un grand malheur: elle prévoit un événement fâcheux qui pourrait découvrir au marquis le secret de votre déguisement. -le secret de mon déguisement! Mais ma belle maîtresse serait perdue!-aussi elle se désole, elle pleure, elle gémit. Au moins, s'écrie-t-elle quelquefois, si je pouvais le voir!-hé bien! Où est-elle? Où faut-il aller?-là! Voyez! Tout à l'heure je ne pouvais finir assez tôt! Maintenant le voilà qui veut me quitter!-ah! Justine! Excuse; mais tu me dis que ta maîtresse se désole! Quel est donc cet événement qu'elle craint?-monsieur, je n'en sais rien. Demain, à dix heures du matin, elle vous le dira chez sa marchande de modes; vous y viendrez, n'est-ce pas? -très certainement! Je n'abandonnerai pas la marquise dans une situation aussi critique... ah! ça! Mon enfant, voilà ta commission faite! " depuis si longtemps j'étais privé du plaisir de voir la jolie femme de chambre, qu'on ne sera pas étonné qu'elle soit restée un quart d'heure avec moi. La situation de la maîtresse était si triste qu'on ne sera plus surpris de l'empressement avec lequel je courus au rendez-vous, le lendemain à dix heures du matin. Dès que j'entrai dans le boudoir, la marquise s'efforça de cacher le mouchoir dont elle s'essuyait les yeux. " monsieur, me dit-elle, je vous prie d'excuser mes importunités; je n'abuserai pas de votre complaisance, je ne vous demande qu'un moment d'attention. Je ne vous rappellerai pas, monsieur, le service important que je vous ai rendu il y a quelques jours; je ne vous parlerai pas de l'ingratitude extrême dont vous l'avez payé; je ne vous demanderai point où vous avez passé le temps qui s'est écoulé depuis le jour de votre fuite jusqu'à celui de votre retour chez le baron; je sens qu'il ne me convient plus de m'informer de votre conduite; je sens que mes plaintes, mes reproches et mes questions seraient également inutiles. J'ai perdu tous mes droits sur votre coeur, je veux au moins conserver votre estime; un danger commun nous menace, je veux vous le montrer pour vous l'épargner. Jetez avec moi les yeux sur le passé, monsieur; je prétends me justifier à vous-même de ma tendresse pour vous; et pourvu que votre amitié me reste... de grâce, ne m'interrompez pas... pourvu que votre amitié me reste, pourvu que vos jours soient en sûreté, je verrai tranquillement le péril auquel sont exposés mon honneur, et peut-être ma vie. " monsieur, vous vous rappelez sans doute comment le hasard qui seconda si bien votre adresse vous mit dans mon lit? ... hélas! Vous n'avez pas oublié de quel prix votre audace fut récompensée! Mais vous excuserez ma faiblesse, si vous songez qu'à ma place aucune femme n'eût été plus forte que moi. Le lendemain cependant, quand je vins à réfléchir qu'un jeune homme, que je connaissais à peine, possédait mon coeur et ma personne, je fus épouvantée. Mais ce jeune homme brillait de mille qualités réunies, sa beauté m'avait étonnée, j'étais charmée de son esprit, il paraissait sensible, il n'avait pas seize ans! Je me flattai de captiver sa tendre jeunesse, de former son coeur docile; j'osai concevoir l'espérance de me l'attacher pour toujours. Je n'épargnai rien pour serrer davantage des noeuds trop précipitamment formés, mais que je voulais rendre indissolubles. Toutes mes espérances furent cruellement trompées; j'avais une rivale, je le découvris malheureusement trop tard; je fis de vains efforts pour ramener l'infidèle. Cependant il gémissait dans l'esclavage, j'osai former le projet de le délivrer. L'excès de mon imprudence lui prouverait l'excès de mon amour, ma témérité me rendrait peut-être mon amant! Je n'examinai plus rien, j'exécutai l'entreprise la plus hardie que jamais femme ait tentée! ... hélas! Je l'exécutai pour le bonheur de ma rivale, de ma rivale que sans doute le perfide a vue, pour qui l'ingrat m'a trahie! ... ah! Pardon, monsieur, ma douleur m'égare; ce ne sont pas là les expressions... ce n'est pas ce que je voulais dire... monsieur, vous m'avez quittée: une autre vous haïrait peut-être; moi, je vous demande votre estime et votre amitié. -ô mon amie! ... je me jetai à ses genoux, je voulus prendre sa main, qu'elle retira. -votre amitié, monsieur, elle m'est bien nécessaire... relevez-vous, de grâce, relevez-vous; daignez m'entendre jusqu'à la fin. Monsieur, votre ancien travestissement a nécessité des travestissements nouveaux, mille imprudences ont suivi la première. Quelques précautions nous ont sauvés jusqu'à présent; mais on ne saurait tromper longtemps le public curieux et malin. Le hasard qui nous a servis pourra nous perdre; il ne faut qu'une indiscrétion de nos gens, qu'une rencontre imprévue, qu'un mot échappé. Voilà les réflexions que j'aurais dû faire plus tôt; mais je n'ai pas été sage, parce que je me croyais heureuse. Tant qu'un doux espoir a pu m'abuser, je me suis étourdie sur le danger; mes yeux ne se sont ouverts que lorsque l'étonnante fuite de Madame Ducange a pénétré mon coeur de cette affreuse vérité que je n'étais pas aimée... ah! Si mon erreur m'était restée, je serais encore au fond de l'abîme sans l'avoir aperçu! " la marquise versait un torrent de larmes; je me jetai encore à ses genoux: " ô ma tendre amie! Je vous aime! Je vous aime! -non, non, je ne le crois plus, je ne peux plus le croire. Relevez-vous, monsieur, je vous supplie de vous relever, je vous supplie de m'écouter. Tôt ou tard, je le prévois, notre liaison sera découverte, la multitude appellera mon amour une aventure galante; et cette aventure, si les détails en sont trouvés piquants, fera un éclat terrible! Ce sera l'histoire du jour! Le marquis saura ses affronts, il les saura! ... chevalier, je vous demande une grâce, une unique grâce. Songez dès à présent à vous dérober au ressentiment de M De B; je l'attendrai courageusement quand j'y resterai seule exposée. Partez, Faublas, partez! Emmenez ma rivale, soyez heureux autant que vous m'êtes cher, autant que je suis malheureuse! -qui! Moi! Je ferais une double lâcheté! Je fuirais le marquis, je laisserais la plus généreuse des femmes en butte à sa fureur! ... mais, ma chère maman, pourquoi ces alarmes cruelles? ... -elles sont trop bien fondées, monsieur; apprenez l'embarras où je suis. Un événement tout simple va bientôt éveiller les soupçons du marquis, et l'engager à chercher des éclaircissements dont le résultat me sera funeste. Monsieur, vous n'oublierez pas plus que moi cette fatale aventure de l'ottomane, cette scène bizarre qui, dans le temps, nous a tant chagrinés tous deux. Vous paraissiez alors ne me voir qu'avec peine au pouvoir d'un autre, et moi-même je souffrais d'être obligée de partager un bien qui me semblait n'être dû qu'à l'amant aimé. Je pris le parti de refuser au marquis l'exercice de ses droits les plus incontestables. Mon mari, trop exigeant, me faisait de fréquentes querelles, que je supportais à cause de vous. à cette époque, nos rendez-vous se sont multipliés, et je n'ai pas toujours conservé dans vos bras (ici la marquise rougit beaucoup) cette présence d'esprit si nécessaire à une femme qui ne vit pas avec son mari. Enfin, monsieur, il y a près de trois mois que le marquis n'a couché dans mon appartement, et cependant je suis... je suis enceinte. -enceinte! Répétai-je avec un cri de joie; enceinte! Je suis père! Et je vous abandonnerais! Maman! Ma chère maman! Je vous ai toujours aimée, vous me devenez plus chère que jamais. -je suis enceinte! Répéta la marquise, mais d'un ton si douloureux que mon coeur en fut déchiré; malheureuse mère! Enfant plus malheureux! " à ces mots, elle s'étendit plutôt qu'elle ne se renversa sur le canapé où je m'étais assis près d'elle; ses yeux se fermèrent, sa tête retomba mollement sur son sein; mais le mouvement égal de ce sein doucement agité, ses lèvres toujours vermeilles, les roses de son teint que me laissait voir la toilette négligée du matin, et qui, loin de se flétrir, brillaient d'un éclat plus doux, tout m'annonça que l'état de faiblesse dans lequel je la voyais n'aurait pas de suites fâcheuses. Mes baisers brûlants ne purent la rendre à la vie; je me précipitai dans ses bras, elle tressaillit; et les plus vives sensations, graduellement produites, la tirèrent enfin de sa léthargie. D'abord ses bras voulurent me repousser, bientôt ils m'attirèrent: mon amante partagea mes transports, et me prodigua les noms les plus doux. " me voilà donc exposée à de nouvelles perfidies! " me dit-elle, dès qu'elle eut repris ses sens. Je la rassurai par les protestations réitérées d'un attachement toujours durable. Elle témoigna pourtant quelque défiance, quand je lui dis que Madame Ducange s'était réfugiée chez le comte de Rosambert; mais enfin elle parut me croire. Elle m'apprit, en m'accablant des plus tendres caresses, qu'elle se croyait au second mois de sa grossesse; et je ne sortis du boudoir qu'après avoir pris jour pour y revenir. Depuis deux heures cependant, je me croyais un autre homme. Quelle nouvelle la marquise venait de m'apprendre! Comme des idées de paternité flattent l'amour-propre d'un adolescent! Déjà Faublas n'est plus ce jeune étourdi, faisant siffler dans ses mains une frêle baguette, fredonnant l'ariette nouvelle, coudoyant les hommes, regardant les femmes sous le nez, devançant à la course un char léger, passant comme un éclair au milieu de deux commères qui jasent au coin d'une rue, marchant sur le pied de ce badaud qui regarde un escamoteur, renversant sur une borne cet autre nigaud qui lit une affiche, et toujours riant comme un fou des burlesques accidents causés par sa vivacité. Non, la démarche du chevalier, maintenant grave et mesurée, annonce un homme raisonnable; la noble audace qui brille sur son visage est tempérée par la douce joie dont son front rayonne; son regard fier avertit les passants du respect qu'ils lui doivent; dans toute sa personne est répandu je ne sais quel air de dignité, qui semble leur dire: " honorez un père de famille " ! J'espérais trouver chez moi Rosambert, à qui je brûlais d'apprendre mon bonheur. Jasmin me dit que le comte était en effet venu, mais qu'il n'avait pu m'attendre longtemps. Une maladie dangereuse, tout à coup survenue à l'un de ses oncles, dont il était seul héritier, l'obligeait d'aller s'enterrer sur-le-champ au fond de la Normandie, dans une terre dont cet oncle était le seigneur. Rosambert n'avait pu dire à Jasmin si son retour serait prompt; mais au cas que son exil se prolongeât, il me priait de venir passer quelques jours avec lui, si j'en avais le courage, et si mes amours me le permettaient. ô ma jolie cousine! Ton souvenir m'occupa le reste de cette journée et durant tout le cours de celle qui la suivit; un ciel nébuleux m'annonça la nuit du rendez-vous. Je soupai avec le baron; ensuite, au lieu de remonter chez moi, je descendis sous la porte cochère. Le suisse, enfin gagné par mes libéralités, ne me vit pas sortir. Je me rendis derrière le couvent, dans une rue écartée, où Derneval, accompagné de deux fidèles domestiques, m'attendait déjà. Les échelles de corde furent bientôt attachées, bientôt j'embrassai celle que j'adorais. Il faut avouer qu'elle eut cette nuit-là de grands combats à soutenir. Je n'osais aspirer encore à l'entière possession d'une amante aussi honorée que chérie; mais je voulais obtenir des faveurs plus précieuses que celles qui m'avaient été jusqu'alors accordées. Il fallut toute la vertu de Sophie pour arrêter mes entreprises à chaque instant renouvelées. à quatre heures du matin nous nous donnâmes le baiser d'adieu. Jasmin, muni d'une grosse clé, attendait mon retour, et m'ouvrit doucement les portes de l'hôtel, dès qu'il entendit le signal convenu. C'est ainsi que, pendant trois mois, je trompai la vigilance du baron, qui dormait tranquille, tandis que Sophie, ayant à combattre sa propre faiblesse et mes désirs toujours renaissants, m'étonnait par sa longue résistance, me forçait d'admirer les efforts heureux de sa vertu sans cesse exercée, me renvoyait chaque matin mécontent d'elle, me revoyait chaque nuit plus amoureux, et redoublait mon supplice en m'avouant que tant de privations ne lui paraîtraient guère moins douloureuses qu'à moi, si elle n'en trouvait un dédommagement bien doux dans le témoignage de sa conscience pure et dans l'estime de son amant. C'est ainsi que, pendant trois mois, je trompai la jalousie de Madame De B, à qui mes journées étaient consacrées. La marquise me recevait souvent chez sa marchande de modes, quelquefois à sa maison de Saint-Cloud, quelquefois aussi chez elle. J'arrivais rarement le dernier au rendez-vous. Ma belle maîtresse, charmée de mes empressements, et peut-être étonnée de ma constance, semblait craindre surtout d'épuiser mon amour. Son état, qui exigeait tant de ménagements, fournissait différents prétextes aux refus fréquents dont elle aiguillonnait mes désirs. C'étaient des faiblesses d'estomac, des migraines, des maux de coeur, mille autres indispositions qui, toutes, me rappelant qu'elle était mère, la rendaient plus intéressante à mes yeux. étonné cependant de voir sa taille, toujours aussi belle, garder les mêmes proportions, j'attendais impatiemment cette nuance d'arrondissement qui devait m'assurer la paternité. Aux questions pressantes que je lui faisais de temps en temps, la marquise répondait qu'il était possible qu'elle se fût trompée d'un mois; que bien des femmes atteignaient le quatrième et le cinquième, avant que leur taille arrondie eût décelé leur grossesse; enfin, que le dérangement de sa santé, et d'autres signes plus certains, ne lui permettaient pas de douter de son état. Rosambert revint dans les premiers jours d'octobre. Son oncle, en mourant, l'avait mis dans l'embarras des richesses; les normands, naturellement plaideurs, l'avaient chicané; les jolies filles du pays de Caux l'avaient consolé. à la nouvelle de la grossesse de Madame De B, le comte me félicita d'abord; mais au récit des circonstances singulières qui avaient accompagné la tardive confidence qu'on m'en avait faite, il sourit et secoua la tête d'un air défiant. " mon ami, me dit-il, tout cela n'est pas clair; je crois que les alarmes de la marquise n'ont pas dû vous inquiéter beaucoup, et son état me paraît au moins problématique. D'abord, s'il est vrai qu'à l'époque de cette aventure de l'ottomane, elle ait renoncé à M De B, et c'est un effort dont je la crois bien capable, il est encore moins douteux qu'aux premiers indices d'une fécondité traîtresse, elle se sera arrangée de manière que son heureux époux puisse s'attribuer tout l'honneur du chef-d'oeuvre qui serait mis en lumière huit mois après. Ainsi, vous concevez qu'elle n'a joué l'inquiétude que pour attendrir davantage votre coeur compatissant. Mais il y a plus; je crois, mon cher Faublas, que vous n'avez pas encore eu l'esprit d'être père. Qu'est-ce, je vous prie, que cette grossesse dont on ne vous instruit qu'au bout de deux mois? L'accident heureux ou sinistre ne vous intéressait-il pas assez pour qu'on vous l'apprît dès la première lune? Fallait-il, pour vous avertir, attendre, pendant trente jours, que le second courrier manquât? Et puis remarquez que trois mois se sont écoulés depuis la confidence; trois et deux font bien cinq. Cinq mois révolus! Et rien ne paraît encore! Et de votre propre aveu, il n'y a pas trace d'embonpoint! Que diable! Mon ami, voilà de ces choses sur lesquelles on ne peut tromper un amant. Mon cher Faublas, je vous assure que ce petit chevalier-là est avorté... mon ami, cette grossesse a été imaginée pour vous ramener, vous retenir et vous intéresser. Au reste, la ruse n'est pas mauvaise; je n'en veux d'autre preuve que le grand succès qu'elle a eu. " les observations de Rosambert me paraissaient pressantes; mais il m'en coûtait beaucoup de renoncer au doux espoir dont j'étais bercé depuis plusieurs mois. Je promis de ne rien négliger pour éclaircir les faits le soir même. Justine était venue me dire qu'à l'entrée de la nuit je pourrais me rendre chez sa maîtresse; je n'y manquai pas. Je n'eus pas besoin de frapper aux portes de l'hôtel, elles étaient ouvertes; mais le suisse me vit, je nommai Justine et, me coulant derrière une voiture qui venait apparemment d'entrer, je gagnai l'escalier dérobé. Arrivé au boudoir, j'ouvris la porte, j'entrai brusquement, et je ne fus pas peu surpris d'entendre M De B qui parlait très haut dans la chambre à coucher de la marquise. à l'instant même, Justine, sans doute effrayée du bruit que j'avais fait en ouvrant la porte, se précipita de la chambre à coucher dans le boudoir. " il rentre dans le moment " , me dit-elle en me poussant dehors. J'eus bientôt descendu quelques degrés. " mais voyez donc cette sotte qui s'enfuit quand je lui parle " , s'écria M De B, qui poursuivit Justine. Il entra dans le boudoir, à l'instant où elle tenait d'une main le flambeau dont elle m'éclairait, et de l'autre la porte entr'ouverte. La rusée suivante, sans répondre un seul mot, acheva de tirer la porte, qu'elle ferma à double tour; et puis elle me fit signe de l'attendre. " n'ayez pas peur, me dit-elle dès qu'elle fut près de moi, il ne peut plus nous joindre; mais, monsieur, ce boudoir vous est funeste! " ici Justine laissa échapper des éclats de rire que le marquis entendit. " l'impertinente! S'écria-t-il, elle rit de sa sottise, et elle me ferme la porte au nez! " je n'entendis pas le reste, car Justine, qui faisait d'inutiles efforts pour modérer sa gaîté, recommença à rire plus haut qu'auparavant. Je la pris dans mes bras: " friponne, tu vas payer pour ta maîtresse! " à ces mots, je soufflai la bougie, je donnai un baiser à la rieuse, et je l'assis doucement sur les marches. " hé! Mais, monsieur, que faites-vous donc? ... quoi! Sur un escalier? " au lieu de répondre, je préparais le moment fortuné; mais Justine, un peu trop vive, fit un mouvement brusque et si malheureux que le flambeau qui se trouvait à côté d'elle roula du haut en bas de l'escalier, avec un grand fracas. " qu'est-ce que cela? Cria le marquis à travers la porte. Justine, vous avez fait un faux pas?-oh! Ce ne sera rien, rien du tout, lui répondit-elle d'une voix tremblante.-oui, rien, répliqua-t-il, et elle ne peut pas parler. " pendant ce court dialogue, Justine s'efforçait de me chasser du poste que j'occupais, et que je m'obstinais à garder. Quoiqu'il me parût fort dur de quitter le champ de bataille avant d'avoir remporté la victoire, il fallut m'y décider pourtant. Le marquis venait de sonner ses gens, et nous l'entendîmes leur ordonner d'aller relever Justine, qui venait de faire un faux pas dans l'escalier dérobé. Je n'avais pas un moment à perdre. Au risque de me rompre vingt fois le cou, je descendis l'escalier dans un désordre extrême. J'aperçus près de là une remise où je courus, non sans peine, me cacher et me rajuster de mon mieux. Je me disposais à sortir de ma retraite pour traverser la cour, quand les domestiques parurent au bas du grand escalier. Ils accouraient avec des lumières; je n'eus que le temps d'ouvrir la portière d'un carrosse, dans lequel je me précipitai. De là je vis que Justine épargnait la moitié du chemin à ceux qui la venaient secourir. Elle fut ramenée comme en triomphe par les laquais, charmés de l'avoir trouvée saine et sauve après une aussi terrible chute. Déjà ces messieurs remontaient le grand escalier, en faisant mille exclamations joyeuses; déjà je me préparais à profiter du moment pour m'échapper; mais mon destin bizarre m'avait réservé pour cette soirée les plus ridicules malheurs. Du gros de la troupe se détacha tout à coup un grand diable de palefrenier qui, s'acheminant tout droit vers la remise, commença par poser sa chandelle sur le marchepied du carrosse, où je restais dans une horrible transe. Il visita ensuite une voiture remisée près de la mienne (c'était apparemment celle qui venait de ramener le marquis); il fit encore quelques tours sous la remise, et revenant enfin s'asseoir sur le commode marchepied, après avoir ôté sa chandelle qu'il souffla: " elle ne peut tarder à venir, dit-il, attendons-la. " dès que cette lumière, qui me gênait cruellement, fut éteinte, je me sentis plus tranquille. La nuit était si sombre, il faisait un brouillard si épais, qu'on ne distinguait rien à quatre pas de distance. Cependant un grand quart d'heure s'était écoulé; la personne désirée n'arrivait pas; je m'impatientais dans ma prison autant que mon geôlier, qui jurait tout bas sur son marchepied. Enfin j'entendis un léger bruit dans la cour; le palefrenier l'entendit aussi, car il se leva en toussant doucement; on lui répondit sur le même ton, on s'avança, on lui parla tout bas. " c'est bon, répéta-t-il assez haut pour que je l'entendisse: dans celui-là " , ajouta-t-il, et il frappa sur mon carrosse. à ces mots, on quitta l'intelligent domestique qui, resté seul, vint à ma portière, la ferma à clef, passa de l'autre côté, en fit autant, et ferma de même l'autre voiture remisée près de la mienne. " maintenant, se dit-il à lui-même, je puis allumer ce réverbère " ; et comme s'il y avait eu un parti pris de me désoler, il alla précisément en face de la remise allumer un très gros fanal qui, dans le fond de cette cour, moins large que profonde, jetait, malgré le brouillard, un assez grand jour pour qu'on pût aisément distinguer tout ce qui s'y passait. Après cette belle opération, il s'éloigna en sifflant. Vous qui lisez cette funeste aventure, si vous aimez Faublas, plaignez-le. On le chasse d'un boudoir, on le dérange sur un escalier, on le poursuit sous une remise, on l'emprisonne dans un carrosse, il est inquiet, il est morfondu, et pour comble de malheur, il n'a pas soupé. L'odeur des mets qu'on préparait dans les cuisines venait jusqu'à moi, et je n'en ressentais que plus vivement combien il est douloureux quelquefois d'avoir bon appétit. Ma situation cependant me paraissait si triste que ce n'était pas la faim qui me tourmentait le plus. Ces mots, dans celui-là, me faisaient faire de terribles réflexions. Avais-je été découvert? Le marquis, enfin bien instruit, préparait-il sa vengeance? ô mon ange tutélaire! ô ma Sophie! Ce fut toi que j'invoquai dans ce moment critique. Il est vrai que, toujours séduit par l'objet présent, je t'avais oubliée pendant quelques heures; il est vrai que j'étais dans l'infortune quand je t'adressai mon tardif hommage; mais honore-t-on moins dans son coeur le dieu dont on néglige quelquefois le culte? Et n'est-ce pas surtout lorsqu'ils sont malheureux que les hommes implorent la divinité? J'eus tout le temps de songer à ma jolie cousine. J'aurais pu m'évader peut-être; mais je n'osais le tenter, parce que les domestiques allaient et venaient sans cesse dans la cour, parce que le fatal réverbère eût éclairé tous mes mouvements, parce qu'enfin, dans la crainte qu'on ne m'eût découvert et qu'on ne me guettât au passage, j'aimais mieux attendre l'ennemi que de l'aller chercher. L'ennemi ne vint pas, et je finis par m'endormir dans mon poste. Le bruit de la porte cochère, qui criait sur ses gonds, me réveilla sur le minuit. Le suisse, un trousseau de clefs à la main, fermait toutes les serrures et barricadait toutes les portes. C'était l'instant que je redoutais, c'était sans doute celui qu'on avait attendu pour me venir assiéger. J'en fus quitte pour la peur. Le suisse rentra paisiblement dans sa loge, un domestique éteignit les réverbères, chacun s'alla coucher. Le silence profond qui règna bientôt dans l'hôtel me rassura totalement. Il était clair qu'on ne songeait pas à moi, et que ces mots dans celui-là , qui m'avaient tant inquiété, indiquaient seulement une aventure nocturne dont j'allais être le témoin. Cependant je sortais d'un embarras pour retomber dans un autre; ma prison paraissait devoir être le lieu de la scène qui se préparait. Dans un espace aussi étroit, un tiers ne pouvait qu'incommoder les acteurs, et j'étais d'ailleurs très intéressé à ce que ceux-ci, quels qu'ils fussent, ne me découvrissent pas. Je ne pouvais donc sortir trop tôt du carrosse. Je voyais encore de la lumière dans les appartements; mais il n'y en avait plus dans la cour; mais le brouillard était toujours fort épais. Je pouvais, sans craindre d'être aperçu, tenter enfin la descente; je l'exécutai fort heureusement. Quel plaisir j'éprouvai quand je sentis le pavé de la cour! Un jeune parisien, engagé pour la première fois de sa vie dans une promenade sur mer, ne ressent pas une joie plus douce en rentrant dans le port! Un léger retour sur moi-même calma l'ivresse de ce premier transport. Puisque tout était fermé, je m'étais procuré seulement une prison moins incommode. J'avais faim, j'avais froid; et pour comble d'ennuis, une horloge éternelle, sonnant des quarts quand je croyais compter des heures, me fatiguait de son bruit monotone, et me promettait la plus longue des nuits. Les bougies s'éteignaient peu à peu dans les appartements, une profonde obscurité régnait partout; cependant personne ne paraissait encore! Mon impatience était égale à ma curiosité. Il est enfin trois heures du matin; j'entends quelque mouvement dans la cour; un homme, dont je ne puis distinguer les traits, s'avance doucement; je recule avec précaution; il ouvre la portière et monte dans le carrosse au moment où, pressé d'un désir curieux, je m'assieds modestement derrière. Après un quart d'heure de silence, l'inconnu frappe des pieds; et tout d'un coup, apostrophant à la fois la nuit, le froid, le brouillard, et une personne qu'il appelle chienne, il descend du carrosse, se promène sous la remise et pour se distraire apparemment, il vient à deux pas de moi satisfaire un besoin très malhonnête. Ce monsieur, dès qu'il a fini, donne de nouveaux signes d'impatience. " la chienne! " s'écrie-t-il à tout moment, et il accompagne cette exclamation de quelques autres expressions plus énergiques. Enfin il ajoute: " que c'est bête de me donner rendez-vous ici, de ne pas vouloir que j'aille dans sa chambre comme les autres fois! Elle vient me conter que la nuit dernière madame a entendu du bruit, et que ça tache son honneur. Son honneur! Je dis, ça se peut bien; mais faut-il pour cela qu'elle me laisse pendant deux heures gober le brouillard et le rhume? La chienne de femelle ne sait donc pas que quand un homme est gelé... " la complainte de l'amoureux (on devine que c'en était un) fut interrompue par un léger bruit, qui attira son attention et la mienne. Il se leva, alla au-devant de la personne aimée, la joignit à peu de distance, et lui reprocha sa lenteur. Elle se justifia par un baiser bien appuyé. Cette façon de répondre plut apparemment beaucoup à l'amant; il répliqua de la même manière, et la conversation s'anima au point que le choc égal et soutenu de leurs lèvres pressées forma bientôt un concert dont un tiers observateur devait peu goûter l'harmonie. à la crainte que j'avais d'être découvert se joignait alors un désir inquiet de savoir quelle était la beauté facile dont le langage avait à la fois tant de douceur et d'énergie; mais les ténèbres épaisses qui m'avaient protégé contre l'amant dérobaient l'amante à mes regards curieux. L'heureux couple, qui s'entendait si bien sans se parler, monta dans le carrosse. Il en partit aussitôt des soupirs étouffés, des gémissements tendres, et la caisse, violemment pressée, fit en une minute vingt soubresauts, qui m'apprirent assez à quelle espèce d'exercice se livraient ceux qui étaient dedans. étrangement cahoté derrière, je songeais à quitter ma place, quand la voiture, remise par degrés dans son parfait équilibre, m'annonça que les athlètes reprenaient haleine. " mon cher La Jeunesse! Dit alors une voix dont je reconnais les accents si doux... hélas! Et si trompeurs... mon cher La Jeunesse! ...-ma chère Justine! " répond aussitôt le butor; et je sens la caisse reprendre son balancement perfide. J'essaie de me glisser en bas, un grain de sable se rencontre sous mes pieds et s'écrase en criant. " mon dieu! Dit Justine, qu'est-ce? J'entends du bruit... vois dans la cour... nous sommes surpris. " La Jeunesse étonné descend, passe près de moi sans me voir, marche au hasard dans la cour et affecte de tousser. Justine, plus morte que vive, est restée immobile dans le carrosse. Je me montre à la portière: " c'est moi, charmante enfant, j'ai tout entendu; renvoie La Jeunesse tout à l'heure; songe surtout qu'il me faut un gîte, et que je n'ai pas soupé.-quoi! Monsieur De Faublas, vous étiez là?-oui, j'étais là; mais renvoie La Jeunesse, donne-moi une chambre, donne-moi à souper. Je te dirai après ce qui m'est arrivé, ce que j'ai entendu, ce que tu as fait. " à ces mots, je regagne mon poste en tâtonnant. La Jeunesse revient, il assure à Justine qu'elle s'est trompée, qu'il n'y a personne. Justine soutient qu'elle a entendu du bruit, que quelqu'un est levé dans l'hôtel. Elle a la cruauté de renvoyer son triste amant, qui ne la quitte qu'après l'avoir embrassée plusieurs fois, et sur la parole qu'on lui donne que, dès le lendemain même, on lui offrira sa revanche à une heure et dans un lieu plus commode. Dès qu'il se fut éloigné, Justine me déclara qu'elle ne savait où me conduire. " monsieur, me dit-elle, passe la nuit chez madame.-quoi! Le marquis...- il l'a voulu absolument.-ah! Ah! Mais tu as une chambre, toi, Justine?-oui, monsieur, tout près de l'appartement de madame.-hé bien! Mon enfant, conduis-moi dans ta chambre. Il y a sept mortelles heures que je m'enrhume et que je jeûne ici; voudrais-tu m'y laisser mourir de faim et de froid?-oh! Non, Monsieur De Faublas, oh! Sûrement non; mais c'est que si ma maîtresse entend du bruit? -bon! Je n'en ferai pas tant que La Jeunesse en a fait la nuit dernière. " Justine me prit par la main, et tous deux marchant sur la pointe du pied, allongeant le cou et prêtant l'oreille, nous gagnâmes à tâtons la petite chambre en question. Justine alluma une lampe et se hâta de faire du feu. Elle n'osait me fixer; mais son regard timide et détourné semblait me demander grâce, et je voyais sur le minois chiffonné de la friponne un petit air boudeur et confus qui le rendait plus piquant qu'à l'ordinaire. Oh! Que j'étais tenté de lui pardonner! Oh! Qu'un jeune homme de dix-sept ans a peine à garder sa colère dans la chambre d'une jolie fille de son âge! Je ne pouvais douter que La Jeunesse ne fût heureux, mais je l'étais aussi: il ne s'agissait donc plus que de savoir lequel des deux on aimait davantage. Oui, mais avoir un rival dans les écuries de l'hôtel, partager mes plaisirs avec un valet! Il ne fallait, en vérité, rien moins qu'une idée aussi repoussante pour m'empêcher de faire en ce moment une infidélité de plus à la marquise, une injure nouvelle à ma Sophie. Aussitôt que les réflexions délicates eurent étouffé les désirs renaissants, je sentis ma faim davantage: " donne-moi donc à souper, Justine.-je n'ai rien, Monsieur De Faublas.-quoi! Rien du tout? -ah! Si fait, dans ma commode deux pots de confitures.-que deux, Justine?-oui, les voilà; je n'en donne qu'à mes bons amis, au moins!-en ce cas, mon enfant, c'est donc La Jeunesse qui a entamé celui-là. Je n'ai qu'un regret, c'est de ne l'avoir pas étrillé, ton La Jeunesse, le jour qu'il galopait après moi au pont de Sèvres.-ah! Vous lui avez donné un coup de fouet! Il avait le bras tout noir!-je ne m'étonne plus de l'intérêt que tu pris dans le temps à cette rencontre... mon enfant, donne-moi du pain.-je n'en ai point.-pas une bouchée?-pas une miette.-et à boire? -oh! De l'eau plein ce pot à l'eau. " deux pots de confitures! C'est le souper d'une religieuse: il est sain, mais il est léger, mais mon estomac n'était pas content; et pour le réconforter, il fallut avaler un malheureux verre d'eau qui me gela le palais et les entrailles. Quelle douleur! Justine paraissait souffrir de ma détresse. le feu n'allait pas assez bien; elle tisonnait et soufflait sans cesse. je devais geler; elle boutonnait mon habit. ce chapeau ne suffisait pas pour me garantir du froid; il fallut me laisser coiffer d'un de ses bonnets de nuit. on sentait des vents coulis partout; elle allait, pour me les épargner, fourrer du papier sous la porte. Justine, infatigable, prévenait les besoins que j'avais et ceux même que je n'avais pas; Justine enfin me prodiguait les attentions fines et recherchées, les petits soins délicats, toutes ces caresses empressées dont vous accable toujours une femme qui vous trompe ou qui va vous tromper. " monsieur, me dit enfin la rusée suivante, curieuse de savoir comment je m'étais trouvé l'espionnant à trois heures du matin, je croyais que vous aviez eu le temps de regagner la porte cochère; je vous connais si prompt, si leste! Je n'avais pas songé que dans le désordre où vous étiez, il vous fallait quelques minutes... " je l'interrompis pour lui conter de point en point ce qui m'était arrivé dans l'hôtel depuis que j'y étais entré. Elle se contraignit pour ne pas rire, quand je lui parlai du boudoir; le souvenir de sa chute sur l'escalier la fit presque rougir; un faux air de commisération parut sur sa maligne figure, quand je lui racontai mon emprisonnement dans le carrosse; mais lorsque j'en vins à la dernière partie de mon récit, que je comptais égayer par quelques épigrammes, il se fit dans tout son maintien la plus prompte des révolutions. La pauvre fille baissa les yeux, pencha la tête, pâlit un peu, et de sa main droite comptant les uns après les autres les cinq doigts de sa main gauche, elle hasarda timidement quelques mots d'une justification fort difficile. " Monsieur De Faublas, ne me dites pas ce qui s'est passé dans le carrosse, je le sais, j'y étais. -tu veux donc bien en convenir?-oui; mais je ne vous ai pas fait une infidélité.-comment! Es-tu bien sûre de ce que tu dis là, mon enfant? -certainement je ne vous ai pas quitté pour La Jeunesse; c'est au contraire La Jeunesse que j'ai trompé pour vous.-ah! Ah! -oui, Monsieur De Faublas; vous ne m'aimez que depuis quelques mois, vous!-et La Jeunesse? -il y a plus de deux ans! Je vous ai préféré dès que je vous ai vu; mais je n'ai pas voulu rompre tout à fait avec lui, parce que je le ménage pour le mariage.-tu t'y prends bien!-vous riez, mais soyez sûr qu'il m'épousera.-sans doute, Justine; il t'épousait il y a une demi heure.-que je suis malheureuse! Je vois que vous êtes fâché contre moi, et peut-être que demain ma maîtresse me chassera. -quoi! Tu penses que je lui dirai...-non, monsieur, ce n'est pas cela; mais madame la marquise n'est pas contente de ma chute sur l'escalier, elle n'en a pas été la dupe. Quand je suis rentrée, m le marquis est venu à moi, il avait l'air de me plaindre; mais madame m'a regardée de travers.-elle mérite cela, a-t-elle dit sèchement; elle n'avait qu'à descendre tout de suite, au lieu de s'amuser sur l'escalier. Elle ne m'a rien dit depuis, parce que monsieur ne l'a pas quittée; mais elle a reçu mes services avec beaucoup d'humeur, et je crains bien que demain...-Justine, si elle te renvoie, tu n'as qu'à venir me le dire chez moi, je te chercherai une place, à une condition cependant. Depuis cinq mois la marquise prétend qu'elle est enceinte...-ah! Monsieur, je vous assure...-oui, ce que tu m'as assuré plusieurs fois; mais aujourd'hui ne te hâte pas de répondre: je saurai tôt ou tard la vérité, et si tu ne me l'as pas dite, je t'abandonne.-mais, monsieur, si je vous la dis...-alors ne crains rien, je ne te compromettrai pas. Ainsi, Justine, il est donc vrai que ta maîtresse n'est pas enceinte?-monsieur, elle vous a conté cela dans le temps pour se raccommoder avec vous; et cette nouvelle a paru vous faire tant de plaisir, que depuis elle n'a jamais pu se décider... vous auriez tort de lui en vouloir. Tout ce qu'elle en a fait, c'est pour vous plaire.-oui, oui... Justine, si elle te renvoie, je te chercherai une place; et en attendant, tiens. " je la forçai d'accepter les dix écus que je lui présentais: " vous feriez bien, me dit-elle, de vous jeter sur mon lit.-mon enfant, je ne suis pas mal sur cette chaise. " Justine insista; mais mon malheureux sort me poursuivait. Je refusai, en lui observant qu'elle devait être plus fatiguée que moi; que son lit lui était nécessaire; qu'un simple matelas me suffirait, si elle voulait bien m'en faire le sacrifice pendant quelques heures. Justine, docile à regret, étendit par terre, près de la cheminée, sa paillasse, sur laquelle elle mit un matelas; ensuite elle se jeta tout habillée sur son lit, beaucoup diminué par le partage; puis me souhaitant une bonne nuit, elle me regarda tendrement et poussa un long soupir. Je ne sais quoi me fit soupirer aussi malgré moi; mon imagination toujours vive égarait ma faible raison; j'allais succomber, quand tout à coup je me rappelai ma Sophie. Il est vrai que je me souvins aussi du balancement de la caisse. Quoi qu'il en soit, au lieu d'aller au lit de Justine, je me précipitai sur celui qu'elle venait de me faire. Je posai ma tête sur mon bras, devenu mon oreiller, je m'endormis profondément, et je laisse au lecteur à décider si ce fut le dégoût qui étouffa le désir, ou si, pour cette fois, l'amour tendre triompha de l'amour libertin. Il y avait un peu plus de deux heures que je goûtais les douceurs d'un repos bien nécessaire, quand je fus réveillé par cet horrible cri: au feu! je me lève, je me frotte les yeux, c'était moi qui brûlais, c'était Justine qui criait de toutes ses forces. Lui ordonner de se taire; étouffer dans mes mains cruellement chauffées le feu qui a déjà consumé la moitié du pan gauche de mon habit; rejeter dans la cheminée le tison enflammé qui, ayant roulé jusqu'à la paillasse, y avait mis le feu aussi bien qu'au matelas; saisir près de la toilette de Justine un grand seau de faïence, qui heureusement se trouva plein d'eau; imbiber du fluide presque glacé la paillasse et le matelas; d'un coup de main arracher la couverture et les draps de Justine; jeter le lit de plume d'un côté, le second matelas de l'autre; renverser le bois de lit d'un coup de pied, ce fut l'affaire d'un moment: je fis tout cela plus vite qu'on ne le lira. Cependant plusieurs personnes attirées par les cris de Justine accouraient à sa chambre; on lui crie d'ouvrir sa porte. Peu s'en faut que je ne perde la tête, en reconnaissant la voix de ma belle maîtresse et celle de son époux. Où me cacher? Il n'y a point de lit, il n'y a point d'armoire! Je ne vois que la cheminée, je m'y fourre: Justine approche une chaise pour m'aider à y monter. " mais ouvrez donc, Justine " , s'écrie le marquis. Justine, en tenant la chaise, répond que le feu est éteint. " n'importe, ouvrez, réplique la marquise, ou je vais faire jeter la porte en dedans.-encore faut-il que je m'habille, dit Justine en tenant toujours la chaise.-vous vous habillerez demain " , répond son maître furieux. Tous les domestiques sont accourus; on leur ordonne d'enfoncer la porte. à l'instant même je m'élance et je me cramponne. Justine retire la chaise, elle court à la porte, elle ouvre, on entre. La chambre se remplit de gens qui, tous à la fois, interrogent, répondent, commentent, s'effraient, se rassurent, se félicitent et ne s'entendent pas. Parmi tant de voix confondues se distingue aisément la voix grêle du marquis: " cette impertinente! Qui met le feu à mon hôtel! Qui nous fait de ces peurs-là! Qui trouble mon sommeil et celui de sa maîtresse! " la marquise, pendant que son mari gronde, fait jeter par la fenêtre la paillasse et le matelas qui avaient fait tout le mal; elle visite la chambre et voit qu'il n'y a plus de danger. " que chacun se retire " , dit-elle. Les hommes obéissent d'abord, quelques femmes, plus curieuses peut-être que zélées, offrent leurs services à ma belle maîtresse, qui leur ordonne une seconde fois de se retirer. " comment avez-vous mis le feu ici? Crie le marquis toujours en colère.-un moment donc! Lui dit la marquise; attendez donc qu'ils soient tous partis. -et parbleu! Madame, quand ils entendraient! Le beau mystère!-hé! Mais, monsieur, ne voyez-vous pas que cette enfant est encore tremblante? Croyez-vous d'ailleurs qu'on se brûle exprès? -madame, vous voilà, avec votre Justine! Vous lui passez tout! Hé bien! Moi je soutiens que c'est une sotte, une étourdie, qui finira mal, je vous en avertis! Tenez, j'ai toujours remarqué dans sa physionomie qu'elle était un peu folle. Voyez cette figure! N'y a-t-il pas quelque chose d'égaré? N'aperçoit-on pas...-allons, Justine, interrompit la marquise, apprenez-nous par quel accident...-madame, je lisais.-une belle heure pour lire! S'écria le marquis. Là! Ne faut-il pas avoir perdu la tête?-madame, reprit Justine, je me suis endormie, la lumière que je n'avais pas éteinte et qui était trop près du matelas...-y a mis le feu, interrompit encore le marquis; le grand miracle! Et que lisiez-vous donc de si beau la nuit, mademoiselle?-monsieur, répliqua la maligne suivante, c'est un livre qui s'appelle... le physionomiste complet. " le marquis s'apaisa tout à coup et se mit à rire: " c'est le physionomiste parfait qu'elle veut dire. -oui, monsieur, oui, le physionomiste parfait. -hé bien! Justine, n'est-il pas vrai que ce livre-là est amusant?-oui, monsieur, bien amusant... c'est pour cela...-et ce livre, où est-il? " demanda la marquise. Après quelques instants de silence, Justine répondit: " je ne le trouve pas, il est apparemment brûlé.-comment! Brûlé! S'écria le marquis, mon livre est brûlé! Vous avez brûlé mon livre!-monsieur...-et pourquoi prenez-vous mes livres, mademoiselle? Qui vous a permis de prendre mon livre et de le brûler?-hé, monsieur, lui dit la marquise, vous criez à me rompre la tête!-comment! Madame, l'impertinente brûle mon livre!-hé bien! Monsieur, vous en achèterez un autre.-oui, vous en achèterez! Vous en achèterez! Vous croyez donc, madame, que cela se trouve comme un roman? Il n'y avait peut-être que cet exemplaire dans le monde! Et cette sotte le brûle!-hé bien! Monsieur, répliqua vivement la marquise, si ce livre est brûlé, s'il ne s'en trouve pas d'autre, vous vous en passerez, je ne vois pas grand mal à cela.-en vérité, madame, l'ignorance... tenez, je m'en vais, car je vous dirais... et vous, mademoiselle, je vous le répète, vous êtes une sotte, une étourdie, une folle, et il y a longtemps que je l'ai vu dans votre physionomie! " il s'en alla. Posé en travers dans une cheminée étroite et sale, forcé d'appuyer la tête et les épaules d'un côté, de roidir les jambes de l'autre, et, pour plus grande sûreté, de tenir les bras écartés, je me trouvais dans la plus incommode des situations. Je commençais à me fatiguer beaucoup. Cependant il fallait prendre patience, il fallait savoir comment tout cela finirait; je recueillis mes forces et je prêtai l'oreille. La marquise commença. " le voilà parti! C'est ce que je voulais. Nous sommes seules; j'espère, mademoiselle, que vous voudrez bien m'expliquer votre chute d'hier au soir, le bruit que j'entends chez vous depuis plus de deux heures; et comme vous sentez que je ne crois pas à cette petite histoire du livre brûlé, je me flatte que vous daignerez m'apprendre aussi par quel accident le feu vient de prendre ici.-madame...-répondez, mademoiselle, vous n'étiez pas seule chez vous?-madame, je vous assure...-Justine, vous allez mentir! ... -madame, je lisais... comme je vous l'ai dit... -vous mentez, mademoiselle! Le livre dont vous parliez tout à l'heure est dans mon cabinet. -hé bien! Madame, je travaillais... je cousais... mais vous toussez, madame, vous vous enrhumez. -oui, je m'enrhume, cela est vrai. Je vois que je ne pourrai pas savoir la vérité ce soir. Je vous laisse, mademoiselle; demain, je serai sans doute plus heureuse, ou bien... (elle revint sur ses pas.) il faut, de peur d'un nouvel accident, éteindre cela tout à fait " , dit-elle. Elle prit en même temps le pot à l'eau qui se trouva sous sa main, et le vida sur les trois ou quatre tisons qui se consumaient dans les coins de la cheminée. Aussitôt s'éleva une épaisse fumée qui, entrant à la fois par ma bouche, mon nez et mes yeux, faillit à m'étouffer. Mes forces m'abandonnèrent, je tombai sur mes pieds. La marquise recula d'effroi. Je sortis promptement de la cheminée; la terreur fit place à l'étonnement. Nous nous regardions tous trois en silence. " mademoiselle, dit enfin la marquise à Justine en la fixant d'un oeil courroucé, il n'y avait personne chez vous! Et puis m'adressant un doux reproche: Faublas! Faublas! " Justine se jeta aux genoux de sa maîtresse: " madame, je vous assure...-quoi! Mademoiselle, vous osez encore! ... " pendant que la pauvre Justine tâchait de fléchir et persuader la marquise, je considérais avec attention la simple parure de celle-ci. Un seul jupon mal attaché couvrait négligemment des charmes que mon imagination aurait devinés, que mes yeux avaient vus, que ma mémoire me rappelait. De longs cheveux noirs épars couvraient ses épaules d'albâtre, et retombaient mollement sur sa gorge entièrement découverte... que ma maîtresse était belle! ... j'oubliai la supposition de grossesse; et saisissant une main que je baisai: " ma chère maman, les apparences sont souvent trompeuses.-ah! Faublas! à qui m'avez-vous sacrifiée!-à personne; un mot d'explication, et ma justification ne sera pas difficile. " Justine voulut m'appuyer de son témoignage. " vous êtes bien audacieuse! Lui dit sa maîtresse...-oui, vous avez raison, bien audacieuse! " cria le marquis de B qui, lassé d'attendre sa femme, la venait chercher. La marquise souffle la lumière, me donne un baiser sur le front, et me dit tout bas: " Faublas, un peu de patience, je reviendrai dans un instant. " elle élève la voix et s'adresse à Justine: " mademoiselle, sortez, venez avec moi. " Justine, qui connaît les êtres, ne fait qu'un saut; la marquise sort, repousse son mari qui allait entrer, tire la porte, la ferme à double tour, retire la clef, et me voilà encore une fois en prison! Pour cette fois, mon esclavage me parut supportable; un doux espoir au moins m'était permis. Mes comiques tribulations si étrangement variées, prolongées si cruellement pendant la nuit entière, allaient sans doute finir, et la marquise, bientôt revenue, ne pourrait me refuser le juste dédommagement de tant de maux soufferts pour elle. Cette consolante idée ranima mon courage, je pris une chaise que j'adossai contre la porte, et comme un chasseur à l'affût, j'attendis ma proie. Bientôt j'entendis du bruit dans l'appartement des époux; on parlait vite, on parlait haut, on disputait avec aigreur. Je jugeai que la marquise, ne pouvant se débarrasser de son mari, avait pris le parti de le quereller, et je ne doutai pas qu'elle ne réussît bientôt à l'impatienter assez pour l'obliger à quitter la place: il en arriva tout autrement. Après d'assez longs débats, la marquise accourut de sa chambre vers la mienne. " voilà bien, disait-elle avec feu, la scène la plus scandaleuse! Ne me suivez pas, monsieur! Gardez-vous de me suivre! " elle était déjà au bout du corridor, tout près de ma prison. Je ne sais si elle s'accrocha quelque part, mais le pied lui manqua, et elle tomba si rudement que la clef de ma chambre, s'étant échappée de sa main, vint rebondir contre ma porte. Mon amante infortunée jeta un cri terrible. Son mari, qui la suivait de près, la releva; plusieurs femmes accoururent, on la ramena chez elle. Un moment après, le marquis s'écria: " elle est blessée! Que mes gens se lèvent, que le suisse ouvre les portes, qu'on amène le premier chirurgien! " oh! Comme mon coeur palpita dans ce triste moment! Que le malheur de la marquise me causa d'inquiétude! Qu'alors il me parut douloureux d'être ainsi renfermé, de ne pouvoir apprendre si sa blessure était dangereuse, si ses jours n'étaient pas menacés! Mon impatience s'accrut par mes réflexions. Au milieu des embarras qu'un pareil accident allait causer, dans ces moments de trouble et d'agitation, Justine pourrait-elle quitter sa maîtresse? Songerait-elle à me délivrer? Le temps était précieux, le jour commençait à paraître. Si je parvenais à m'échapper, si je pouvais rentrer chez moi, Jasmin, le premier venu que j'enverrais à l'hôtel du marquis, me rapporterait des nouvelles de sa femme. Il fallait donc tenter tous les moyens possibles de me procurer ma liberté. Le bruit de la porte cochère qu'on ouvrait avec fracas, m'annonçant qu'un des plus grands obstacles était levé, me donna l'espérance de pouvoir surmonter ceux qui me restaient. J'essayai d'abord, mais inutilement, de tirer à moi, par dessous la porte, la clef restée dans le corridor. Je voulus ensuite démonter la serrure, en détachant les vis qui la fixaient; mais elles étaient rivées en dehors. J'examinais la serrure avec attention, je tâchais de l'ouvrir avec mon couteau, quand La Jeunesse, dont je reconnus la voix, me dit tout bas: " c'est toi, Justine? Je te croyais chez ta maîtresse. Ouvre-moi donc. " l'occasion était trop belle pour la laisser échapper. Je prends mon parti sur-le-champ, et résolu de donner quelque chose au hasard, je déguise ma voix en la diminuant; je contrefais de mon mieux celle de Justine, et glissant, pour ainsi dire, les mots à travers la serrure, je réponds: " c'est toi, La Jeunesse? Dis-moi donc comment va ma maîtresse.-ta maîtresse va bien, la peau est à peine écorchée; monsieur vient de nous dire que le chirurgien a dit que ce n'était rien. Mais comment ne sais-tu pas cela, toi? Ouvre-moi donc.-je ne puis pas, mon bon ami, madame m'a enfermée.-bah!-oui; tiens, la clef est par terre dans le corridor: cherche. " La Jeunesse regarde et trouve la clef; il ouvre la porte et me regarde. " ah! Mon dieu! C'est le diable! " dit-il. Je tente le passage, il m'adresse un grand coup de poing; je pare et je riposte. Le coup est si prompt, si heureux, que le coquin tombe à la renverse, avec une balafre sur l'oeil. Je saute par-dessus lui, je me précipite sur l'escalier; mon ennemi se relève et me poursuit. Plus agile que lui, parce que je ne suis pas éclopé, parce qu'un motif plus pressant m'anime, je traverse rapidement la cour et déjà j'ai franchi le seuil de la porte cochère, quand La Jeunesse, d'autant plus furieux qu'il désespère de m'atteindre, s'avise de crier de toutes ses forces: " arrête! Au voleur! " j'avais enfilé une rue de traverse; la peur me donnait des ailes. La Jeunesse, suivi de quelques autres domestiques, criait encore; mais tous étaient loin derrière moi. Je me croyais sauvé, lorsqu'au détour d'une rue je tombai dans une patrouille de la garde de Paris. Le sergent m'arrêta sur ma mine. En effet, il était impossible d'en présenter une plus étrange. Tant de soins m'avaient occupé sur la fin de cette nuit qu'alors seulement je m'aperçus du grotesque équipage dans lequel je courais les rues. Une partie de mon habit brûlée, l'autre bariolée de suie, toute ma personne barbouillée de fumée, et enfin ma tête enterrée dans un bonnet de nuit de Justine, je ne m'étonnai plus qu'en me voyant, La Jeunesse eût dit: c'est le diable! Malgré la surprise que me causait à moi-même ce costume rembruni, j'assurai au sergent que j'étais un honnête homme. Il paraissait peu disposé à m'en croire sur ma parole; et d'ailleurs La Jeunesse arriva sur ces entrefaites, avec sa séquelle essoufflée. Tous les valets m'environnèrent et crièrent à tue-tête aux soldats qui me serraient: " arrêtez-le! C'est un coquin! C'est un voleur! Amenez-le à l'hôtel. " je demandai qu'on me conduisît chez le commissaire du quartier; ma requête fut trouvée si juste qu'on y satisfit sur-le-champ. Le commissaire attendait un scellé; quand il sut qu'il ne s'agissait que de recevoir une plainte, il parut mécontent d'avoir été réveillé si matin. " mon ami, me dit-il, qui êtes-vous?-monsieur, je suis le chevalier De Faublas, votre très respectueux serviteur.-ah! Pardon, monsieur; où logez-vous?-chez mon père, le baron de Faublas, rue de l'université.-que faites-vous?-pas grand'chose, comme tant de jeunes gens de famille. -d'où sortez-vous?-dispensez-moi de répondre à cette question-là.-je ne le puis; d'où sortez-vous?-d'une cheminée.-monsieur, voilà de mauvaises plaisanteries que vous pourriez payer cher. -non, monsieur, ce sont des vérités que mon habit prouve: regardez.-où alliez-vous?-me coucher. -belles réponses! Où est le plaignant? " La Jeunesse se montra. " mon ami, comment vous nommez-vous? " je répondis pour lui: " La Jeunesse. -monsieur... de grâce! Me dit l'homme de loi: je parle à ce garçon (à La Jeunesse). Où logez-vous, mon ami?-dans le coeur d'une des femmes de madame la marquise, répliquai-je aussitôt. -monsieur! Ce n'est pas vous que j'interroge! (à La Jeunesse.) que faites-vous, mon ami? -il caresse les demoiselles dans les carrosses. " le commissaire frappa du pied, La Jeunesse me regarda d'un air interdit; le pauvre garçon, troublé, ne savait plus que répondre aux questions dont l'accablait notre juge bourgeois. Il déposa cependant qu'il m'avait trouvé enfermé chez Mademoiselle Justine, dans une chambre de l'hôtel du marquis de B, que je forçais une serrure, et qu'en sortant je l'avais apostrophé, lui, plaignant, d'un coup de poignet sur l'oeil . L'homme de loi, qui voyait dans tout cela des choses très graves, me pria de m'asseoir un moment. Il parla bas à son clerc; quelques minutes après, je vis arriver le marquis de B. Le Marquis, élevant la voix en entrant . On vient de m'avertir qu'un voleur... ah! Ah! C'est M Du Portail. Le Commissaire. Monsieur Du Portail! Ce n'est pas là le nom que monsieur nous a fait écrire. Le Marquis, riant . Pardon, Monsieur Du Portail; mais je vous vois dans un état... comment? ... pourquoi? ... Faublas, se penchant à l'oreille du marquis . Il m'est arrivé l'aventure la plus plaisante! ... je vous conterai cela... mais ce n'est pas là le moment. Le Marquis, le regardant beaucoup . Oui... oui... mais comment diable arrive-t-il que vous vous trouviez chez moi dans cet équipage? Le Commissaire. Monsieur le marquis, je vais vous lire la déposition. Faublas. Inutile... bas au marquis. je vous conterai tout cela. Le Marquis, le regardant d'un air incertain . Oui, oui; mais voyons la déposition. Le commissaire allait la lire; j'attirai le marquis dans un coin de l'étude, et affectant de lui parler bas: " tirez moi d'ici promptement, lui dis-je; vous savez comme mon père me gêne! S'il apprenait jamais! ... si le commissaire s'avisait de l'envoyer chercher! Le Marquis, haut . Il est donc enfin revenu de Russie, monsieur votre père? Faublas. Oui. Le Marquis. Parbleu! C'est un homme bien singulier! Il est introuvable, et vous aussi. J'ai été vingt fois à l'arsenal... Le Commissaire. Mais monsieur ne demeure pas à l'arsenal. Le Marquis. M Du Portail ne demeure pas à l'arsenal? Le Commissaire. Monsieur ne se nomme pas Du Portail. Le Marquis. Ne se nomme pas Du Portail? ... en voilà bien d'un autre! Le Commissaire. Riez, monsieur, riez tant qu'il vous plaira! Mais monsieur nous a déclaré demeurer rue de l'université, et s'appeler Faublas. Le Marquis, reculant tout étonné . Hein! ... quoi! ... comment? ... qui parle De Faublas? Faublas, à l'oreille du marquis . Chut! Chut! J'ai donné ce nom-là, parce qu'il est fort désagréable de décliner le sien chez un commissaire. Le Marquis. Je comprends... comment se porte mademoiselle votre soeur, monsieur? Faublas, d'un ton triste . Assez bien. Le Marquis. Un jour que je vous rencontrai à l'opéra, vous me dîtes que vous ne connaissiez pas ce M De Faublas. Faublas. Ah! C'est que vous me parliez du fils! ... qui est un mauvais sujet... mais le père! ... brave gentilhomme. Le Marquis. Ah çà, dites-moi donc par quel hasard mes gens vous ont poursuivi... Le Commissaire. Monsieur le marquis, écoutez la déposition; elle est sérieuse. Le Marquis. Hé bien! Voyons, lisez, j'écoute. Faublas, au marquis . Monsieur, le temps se passe. Le Marquis. Cela ne sera pas bien long. Faublas. Mais je vous raconterai tout cela. Le Marquis. Sans doute; mais voyons ce que mes gens ont déposé... vous pouvez être tranquille, je sais bien que vous n'êtes pas un voleur. Le commissaire lut la déposition tout entière; le marquis fit rentrer La Jeunesse, resté dans la cour avec les autres domestiques. La Jeunesse confirma tout ce qu'il avait dit, et entra dans de nouveaux détails, bien propres à éclaircir les faits que je ne pouvais nier. Le Marquis. Monsieur était enfermé dans la chambre de Justine? ... mais comment diable! J'y suis entré et je ne l'y ai pas vu! Faublas. Preuve que je n'y étais pas, monsieur le marquis. Le Marquis. Mais ma femme y est entrée aussi, elle y est même restée assez longtemps! ... monsieur, elle ne vous a pas vu non plus, ma femme. Faublas. Autre preuve que je n'y étais pas! ... au commissaire. monsieur, vous voyez combien est vague l'accusation dont on me charge; trouvez bon que je me retire. Le Commissaire. Non pas, monsieur! Non pas! Sentinelle! Barrez la porte! Faublas. Quoi! Monsieur! Vous pourriez? ... Le Commissaire. J'en suis bien fâché, monsieur; mais vous entrez dans un hôtel, on ne sait comment, ni par où; on vous trouve enfermé dans la chambre d'une demoiselle! ... cela n'est pas clair... moi, je vois qu'on pourrait rendre plainte en séduction. Faublas. Juge de paix, recevez les dépositions, écoutez les témoins, attendez les preuves, et toujours fidèle au voeu de la loi, rejetez surtout les perfides probabilités. Ce que vous appelez une conjecture n'est jamais qu'une incertitude, surtout quand il y va de l'honneur, je ne dis pas d'un noble, mais d'un citoyen, d'un homme quel qu'il soit. Le Marquis. Permettez... monsieur, où avez-vous connu Justine? Faublas. Monsieur, je pourrais me dispenser de répondre à cela; cependant je veux bien vous donner une preuve de ma complaisance. J'ai connu Justine en même temps qu'une certaine femme Dutour, dont elle était l'amie, et qui servait ma soeur. Le Marquis, d'un air satisfait . Oui! Qui servait Mademoiselle Du Portail? Faublas. Oui, monsieur. Le Commissaire, avec humeur . Si mademoiselle votre soeur se nomme Du Portail, vous vous nommez Du Portail aussi. Pourquoi faites-vous de fausses déclarations? Le Marquis. Il n'y a pas grand mal à cela; je sais pourquoi, moi! Je sais pourquoi! Laissez, monsieur, laissez sur votre procès-verbal ce nom De Faublas... il vint à moi. je ne veux pas vous compromettre; mais dites-moi amicalement ce que vous êtes venu faire chez moi. Faublas. Quoi! Vous ne devinez pas? J'ai connu Justine à cause de ma soeur! On m'a trouvé dans la chambre de Justine; cette petite est si jolie! ... Le Marquis. Ah! Petit libertin, vous avez passé la nuit avec elle! La marquise serait bien contente, si elle savait que le frère d'une de ses bonnes amies vient débaucher ses femmes... ah çà, mais quand le feu a pris chez Justine... Faublas. Nous étions fatigués, nous dormions. Le Marquis, en riant . Vous avez dû avoir une belle peur, quand j'ai frappé à votre porte! Faublas. Vous n'en avez pas d'idée! Le Marquis. Mais nous ne vous avons pas vu; où diable vous étiez-vous caché? Faublas. Dans la cheminée. Le Marquis. Mais ma femme retournait dans la chambre de Justine... alors elle vous aurait vu. Faublas. Point du tout, je l'entendais venir, je regrimpais dans la cheminée. Le Marquis. Et vous faisiez bien. Oh! Ma femme ne peut souffrir chez elle le plus petit désordre. Ce n'est pas qu'elle soit moins indulgente qu'une autre; mais écoutez donc, une femme honnête ne veut pas être compromise. Qu'on fasse tout ce qu'on voudra, pourvu que ce ne soit pas chez elle, elle n'y trouve pas à redire; et même, sur cet article, elle pousse quelquefois l'indifférence trop loin; quelquefois elle excuse dans ses amies des faiblesses... monsieur, mademoiselle votre soeur est-elle encore à Soissons? Faublas, paraissant hésiter . Oui, monsieur. Le Marquis. Quoi! Vraiment! Toujours dans ce couvent? Faublas, jouant l'embarras . Oui, monsieur... oui... pourquoi non? Le Marquis. Je vous demande cela parce que quelqu'un m'a dit l'avoir rencontrée dans les environs de Paris. Faublas. Dans les environs de Paris! ... ce quelqu'un-là s'est trompé, monsieur, ce n'était sûrement pas ma soeur... mais, monsieur le marquis, tout est fini, je pense? Allons-nous-en. Le Commissaire. Monsieur, tout n'est pas fini, j'attends quelqu'un. Ce quelqu'un entra au moment même; c'était mon père: l'homme de loi lui dit: à qui ai-je l'honneur de parler, monsieur? Le Baron De Faublas. Monsieur, je suis le baron de Faublas. Le Commissaire. En ce cas, monsieur, j'ai mille excuses à vous faire. Je vous avais fait avertir que ce jeune homme, chargé d'une accusation assez grave, avait pris votre nom et se disait votre fils; mais sa déclaration était fausse. Je suis fâché qu'on vous ait dérangé. Le Marquis, au commissaire . Comment! Sa déclaration était fausse! Mais ne vous ai-je pas prié, monsieur, de laisser ce nom De Faublas sur votre procès-verbal? tout bas au chevalier. vous ne sentez donc pas les conséquences de cela, vous? Si une fois ce commissaire écrit votre véritable nom, il enverra chercher votre véritable père, et cela fera une scène... priez ce M De Faublas de vous laisser son nom, cela finira tout. Le Chevalier De Faublas, au marquis . Je n'ose... Le Marquis. Je vais lui dire, moi! ... au baron. dites qu'il est votre fils. Cependant le baron, stupéfait de tout ce qu'il voyait, regardait tour à tour le commissaire, le marquis et moi. " monsieur, répondit-il enfin au juge attentif, vos soins ne sont pas perdus, ma peine n'est pas inutile. Dans l'état où je vois ce jeune homme, je devrais peut-être le méconnaître; mais le lieu même où je le trouve sollicite mon indulgence pour lui. Je le connais sensible et fier; s'il a fait quelque sottise, un interrogatoire ici l'en a sans doute assez puni... monsieur, ce jeune homme vous a dit son véritable nom, il est mon fils. Le Marquis, au baron . Bien! Très bien! Le Commissaire. Mais je n'entends plus rien à cela, je vais envoyer chercher ce M Du Portail. Le Marquis, au chevalier . Il n'entend plus rien à cela, je crois bien. Le Baron, avec fierté au commissaire . Monsieur! Quand je dis qu'il est mon fils! Le Marquis, au baron, en le tirant par son habit . à merveille! au chevalier. il joue son rôle à merveille. Le Chevalier, au marquis . Oh! Le baron est un homme d'esprit! Et puis il a de grands torts à réparer envers nous. Le Commissaire, au baron . Monsieur, tout cela est fort bon; mais il y a une plainte. Le Marquis crie de toutes ses forces . Je m'en désiste. Le Commissaire, au marquis . Cela ne suffit pas, monsieur; l'affaire est d'une nature! ... le ministère public est intéressé. Le Baron, avec violence . Le ministère public intéressé! ... de quoi s'agit-il donc? Le Marquis. Bah! D'une misère... une intrigue d'amoureux. Le Commissaire. Une intrigue d'amoureux! Le Marquis, au commissaire . Hé! Oui, monsieur, une aventure galante. au baron. ce n'est pas autre chose qu'une aventure galante, je vous le certifie, moi! Le Commissaire, au marquis . Monsieur, il y a fausse déclaration, effraction, sévices, séduction. Le Baron, avec le plus grand emportement . Cela n'est pas possible! Qui dit cela? Qui ose attaquer ainsi l'honneur de mon fils et de ma maison? Le Marquis, au chevalier . Ah! Mais, comme il joue donc son rôle! Cela n'est pas concevable. au père. allez, monsieur, tranquillisez-vous, il ne s'agit que d'un rendez-vous galant. Monsieur votre fils a couché avec une des femmes de ma maison; et pour se sauver, il a rossé l'un de mes laquais; voilà tout. Le Baron, au commissaire . Monsieur, vous savez mon nom, ma demeure; vous trouverez bon que j'emmène mon fils, en vous répondant de lui. Le Marquis. Oui, et moi aussi j'en réponds. au chevalier. ah! C'est qu'il ne faut pas perdre la tête! Le Commissaire. Messieurs, vous serez tenus de le représenter en temps et lieu, même par corps. Le Baron. Ah! Même par corps. Le Marquis. Oui, par corps, par corps; allons-nous-en. Nous sortîmes tous trois. " ah! Monsieur, dit alors le marquis à mon père, ah! Monsieur, comme vous jouez la comédie! Que de naturel! Que de vérité! Vous donneriez des leçons à ceux qui s'en mêlent! il s'adressa à moi. l'avez-vous entendu, quand il s'est écrié: qui ose ainsi attaquer l'honneur de mon fils? ... de son fils! Il me l'aurait persuadé à moi-même, qui sais si bien ce qui en est. " tandis que le marquis parlait, le baron le regardait d'un air qui m'aurait beaucoup amusé, si je n'avais pas connu l'extrême vivacité de mon père. Je tremblais que les bizarres compliments dont M De B l'accablait n'échauffassent sa bile; il se contint. Sa voiture l'attendait à la porte: " point de façons, me dit-il, montez le premier. " le marquis voulut me retenir. " hé bien! Continua le baron, allez-vous causer dans la rue, fait comme vous êtes? " je m'élançai dans le carrosse; le baron s'y plaça près de moi; nous saluâmes poliment le marquis; mais nous le laissâmes retourner chez lui à pied. Mon père dit alors: " pourquoi voulez-vous absolument passer des nuits hors de l'hôtel? Les journées ne sont-elles pas assez longues? Voyez à quels dangers vous expose votre indocilité! " je m'excusai de mon mieux. " votre santé que vous détruisez, poursuivit le baron.-ah! Mon père, jamais reproche ne fut moins mérité; si vous saviez comme j'ai été sage cette nuit!-mon fils, croyez-vous parler encore au marquis de B? -assurément non, mon père; mais je vous assure que je pourrais passer dans l'année trois cent soixante-cinq nuits comme la dernière, sans que ma santé en souffrît la moindre altération; et si vous me permettiez de vous faire le détail...-non, mon ami, gardez cela pour M De Rosambert. " le baron ajouta: " Adélaïde, M Du Portail, vous et moi, nous sommes invités pour demain à dîner chez m le duc de , à l'entrée du boulevard saint-Honoré. Si le temps change, s'il fait beau, nous partirons de bonne heure. Vous ferez tous trois un tour de promenade dans les tuileries; moi, je monterai un instant au château; j'ai à parler à M De Saint-Luc, qui y loge. N'oubliez pas cela, je vous prie, et soyez prêt de bonne heure. " Justine était chez moi quand j'y arrivai. La marquise avait ressenti de mortelles inquiétudes en apprenant qu'un voleur, caché dans la chambre de Justine, avait été arrêté et conduit chez un commissaire, où M De B s'était aussitôt transporté. Elle avait chargé sa femme de chambre, non moins tremblante, de courir chez moi, d'y attendre mon retour, et de me prier de l'instruire exactement de tous les détails d'une rencontre dont les suites pouvaient être sérieuses. Justine pleura, quand elle sut que je l'avais sacrifiée pour sauver sa maîtresse. " je sens bien, me dit-elle, que cela ne pouvait se faire autrement; mais monsieur va dire qu'il faut qu'on me chasse; et madame, déjà fâchée contre moi, saisira peut-être avec plaisir cette occasion de me renvoyer. " je consolai la pauvre fille, en l'assurant que je lui trouverais une place, et que, dans tous les cas, je ne l'abandonnerais pas. Dès que Justine fut partie, je changeai d'habits, je me débarbouillai et je courus chez Rosambert, à qui je racontai les joyeux accidents de la nuit passée. Je lui dis ensuite que, s'il voulait voir Adélaïde, il se trouverait le lendemain aux tuileries, dans l'allée qu'on appelle l' allée du printemps . Le comte me promit qu'il y serait avant midi. Dans l'après-dînée, je reçus une visite de Derneval, qui m'annonça que la nuit du lendemain nous verrait au couvent, quelque temps qu'il fît. " mon cher Faublas, ajouta-t-il, nous allons nous séparer. -comment?-les affaires qui me retenaient ici sont terminées; tout est préparé pour la grande entreprise que je médite depuis plusieurs mois. Dans la nuit de demain, j'enlève Dorothée.-ah! Derneval, et comment verrai-je ma Sophie, quand vous nous aurez abandonnés?-n'avez-vous pas votre pavillon?-mais la grille du jardin? -vraiment! Vous avez raison, je n'y songeais pas! -Derneval, pourriez-vous livrer au désespoir votre ami et l'amie de votre amante?-non, chevalier, non; je parlerai à Dorothée; nous ne partirons pas que vous n'ayez une clef de la grille: croyez que, s'il le faut, je différerai d'un jour l'exécution de mes projets. " Derneval me laissa livré à des réflexions cruelles, qui m'agitèrent toute la soirée et toute la nuit suivante. Il part, me disais-je, il part avec ce qu'il aime! Et moi je reste, et peut-être ne verrai-je plus ma Sophie! Sophie osera-t-elle ouvrir cette grille? Osera-t-elle venir seule au jardin? Et puis l'enlèvement de Dorothée ne fera-t-il pas dans ce couvent un éclat terrible? Ne prendra-t-on pas les plus sages précautions pour empêcher qu'à l'avenir un pareil attentat ne se renouvelle? Le jardin ne sera-t-il pas mieux gardé qu'auparavant? Ah! Ma jolie cousine, il ne me sera plus permis que de t'apercevoir quelquefois à travers les jalousies de mon pavillon. Ah! Derneval, ah! Dorothée, vous nous abandonnez! Est-ce là ce que vous nous aviez promis? ... c'est ainsi que, ne prévoyant pas les grands événements qui se préparaient, je reprochais à Derneval son départ précipité, que bientôt j'allais désirer plus ardemment que lui. Il y eut encore cette nuit un brouillard épais qui tomba au lever du soleil. Le baron, plus tôt éveillé qu'à l'ordinaire, trouva que le temps était humide et froid. Il ne savait s'il irait chercher Adélaïde, il craignait que sa chère fille ne s'enrhumât. J'observai à mon père que le soleil allait échauffer l'air, et qu'aucune journée de l'automne ne serait plus belle. M Du Portail, qui arriva sur les dix heures, fut de mon avis. Nous allâmes tous trois chercher ma soeur à son couvent, et bientôt nous descendîmes aux tuileries. Le baron ordonna à ses gens d'aller nous attendre au pont-tournant . " je monte, nous dit-il, chez M De Saint-Luc, promenez-vous...-dans l'allée du printemps, mon père?-oui, je suis à vous tout à l'heure. " nous fîmes plusieurs tours d'allée. Rosambert parut enfin. Il remercia le hasard qui lui procurait une aussi heureuse rencontre; il fit à Adélaïde tous les compliments qu'elle méritait, et pendant un quart d'heure, il s'occupa tellement de la soeur que le frère était oublié. Cependant je faisais mille efforts pour m'attirer son attention. Impatient de le consulter sur les malheurs nouveaux qui menaçaient mes amours, je le pris par le bras et le priai de m'accorder un moment. Il daigna enfin m'entendre; nous doublâmes le pas sans nous en apercevoir. Ma soeur, qui ne pouvait régler sa marche sur la nôtre, resta derrière, accompagnée seulement de M Du Portail. Nous ne songeâmes à revenir sur nos pas que quand nous fûmes au bout de l'allée. En nous retournant, nous vîmes Adélaïde fort loin de nous, au milieu de trois hommes; nous nous hâtâmes d'approcher. à quelque distance, nous reconnûmes dans les deux nouveaux venus mon père et M De B; ils se parlaient avec chaleur: " courons vite, me dit Rosambert; il se fait là-bas quelque quiproquo. " au moment où nous arrivâmes, le marquis disait à mon père: " de quoi vous mêlez-vous, monsieur? Le Baron De Faublas. De quoi je me mêle! Connaissez-vous celle que vous insultez? Le Marquis. Si je connais Mademoiselle Du Portail! Le Baron, avec emportement . Ce n'est pas Mademoiselle Du Portail, monsieur, c'est ma fille; M Du Portail n'a pas d'enfants. Le Marquis, très vivement . M Du Portail n'a pas d'enfants! Et qu'est-ce donc qui a couché avec ma femme! Le Baron. Que m'importe? Le Marquis. Il m'importe à moi, et je sais bien que c'est Mademoiselle Du Portail que voilà... en montrant ma soeur. elle est un peu changée, par la raison que je disais tout à l'heure. Le Baron, furieux . Par la raison que vous disiez tout à l'heure! Vous osez répéter! ... morbleu! Monsieur, mettez un habit d'amazone à cet étourdi en montrant le chevalier De Faublas et la Demoiselle Du Portail que vous avez vue, vous la verrez encore! Le Marquis, regardant le chevalier d'un air stupéfait . Se pourrait-il? ... cependant M Du Portail et Rosambert partageaient leur attention entre Adélaïde, qui paraissait prête à pleurer, et le baron, dont leurs représentations ne pouvaient modérer la fureur. Le Chevalier De Faublas, s'approchant du baron . De grâce! Mon père! Le Marquis, regardant toujours le chevalier . Son père! Le Baron, lançant un regard terrible à son fils . Taisez-vous, monsieur; savez-vous ce qu'on dit à votre soeur? J'arrive au moment où on la félicite de ce qu'elle est accouchée avant terme, et de ce qu'il n'y paraît guère. Morbleu! Déguisez-vous en femme, attrapez les sots, mais ne compromettez pas votre soeur. Le Marquis, regarde le chevalier avec la plus grande attention . Plus je l'examine... il lui fait un geste menaçant et court à M Du Portail. si tu n'es pas un lâche, réponds-moi. en montrant Adélaïde. cette demoiselle est-elle ta fille? en montrant le chevalier. est-ce ce jeune homme que j'ai vu chez toi en habit d'amazone? M Du Portail, avec le plus grand sang-froid . Monsieur, vous ne savez pas que ma naissance est au moins égale à la vôtre; mais je suis trop heureux de pouvoir conserver sur vous quelque avantage. Je me souviendrai des égards que se doivent encore des gentilshommes quand ils deviennent ennemis. Monsieur, je ne vous tutoierai pas. Quant à vos questions, je voudrais bien n'être pas obligé d'y répondre... marquis, cette demoiselle n'est pas ma fille, c'est ce jeune homme que vous avez vu chez moi en habit d'amazone. M De B garda quelque temps un morne silence; il vint à moi, il prit ma main qu'il serra fortement. D'un coup d'oeil je lui fis comprendre que je l'entendais. Mon père aperçut ces signes meurtriers, car je l'entendis qui se disait tout bas: " ne pourrai-je jamais maîtriser mes premiers transports? Colère aveugle! Funeste emportement! Si tu allais me coûter mon fils!-tu m'as indignement joué, me dit le marquis en baissant la voix. Demain à cinq heures du matin, trouve-toi à la porte-Maillot ... je n'ai pas à me plaindre de ton père; mais Du Portail et Rosambert sont tes complices; dis-leur que j'amènerai deux de mes parents pour les punir. Adieu; tu verras si je sais me venger. " à ces mots, il s'éloigna. Nous étions environnés d'une foule de gens que le bruit de notre querelle avait attirés. Adélaïde, étonnée et tremblante, se soutenait à peine; nous gagnâmes, aussi vite que sa faiblesse put nous le permettre, le pont-tournant , où deux voitures nous attendaient. Le baron monta dans la nôtre avec ma soeur; Rosambert nous reçut, M Du Portail et moi, dans la sienne; et pour échapper à la foule qui nous suivait, les cochers eurent ordre de nous mener ventre à terre, et de ne regagner l'hôtel du baron qu'après avoir fait de longs détours. M Du Portail nous dit alors: " messieurs, pourquoi faut-il que vous nous ayez quittés? Vous étiez à peine à trente pas, quand M De B nous a abordés. Il m'a accablé de politesses, et a fait mille questions à mademoiselle votre soeur, qui ne savait que répondre. Je vous assure que moi-même je comprenais peu de chose aux discours qu'il lui tenait. J'espérais que vous alliez revenir et m'aider à sortir de l'embarras dans lequel je me trouvais. M De B, qui déjà m'avait félicité vingt fois du retour de ma fille, et de la bonne santé dont elle paraissait jouir, M De B s'est adressé à mademoiselle votre soeur: d'honneur, mademoiselle, vous vous portez fort bien, je vous trouve peu changée. ici le marquis a baissé la voix; mais comme je n'étais pas sans inquiétude, j'ai prêté l'oreille: cela est étonnant, a-t-il dit, car si je calcule bien, vous êtes accouchée avant terme. Mademoiselle De Faublas a fait un cri; je me suis écrié avec indignation: " accouchée avant terme! Monsieur, vous osez! ... " malheureusement le baron était déjà derrière nous; tout à coup il s'est jeté entre sa fille et le marquis, et, d'un ton furieux, il a dit à celui-ci: " qu'appelez-vous accouchée avant terme? " vous me ferez raison de cet insolent propos. " " messieurs, vous savez à peu près le reste, et cette cruelle scène, ajouta M Du Portail en me regardant, aura sans doute des suites fâcheuses. -oui, monsieur, oui sans doute, elle en aura. Demain à cinq heures du matin, M De B, accompagné de deux de ses parents, nous attendra tous trois à la porte-Maillot .-encore un duel! Encore du sang! S'écria Rosambert.-voyez, Faublas, me dit M Du Portail, voyez quels sont les fruits d'une passion criminelle! Demain six braves hommes vont s'égorger à cause de la marquise de B! Demain, quel que soit l'événement du combat, monsieur le comte et moi nous serons punis d'avoir participé à vos égarements; nous en serons punis car, tout guerrier que je suis, je l'ai cent fois éprouvé: il est bien cruel de ne sauver sa vie qu'en immolant un ennemi que souvent on estime. M De Rosambert et moi nous allons bientôt verser le sang de deux hommes que nous ne connaissons peut-être pas, qui jamais ne nous ont fait le moindre mal...-ah! Monsieur, je suis plus à plaindre que vous, je me bats avec le marquis, avec le marquis à qui j'ai fait tout le mal possible! ...-il est fort singulier, interrompit Rosambert, que, dans cette affaire-ci, je soutienne votre querelle! Il est fort singulier que je me batte pour vous, parce que vous m'avez soufflé ma maîtresse! ... mais, messieurs, trêve de réflexions, s'il vous plaît, nous n'avons pas de temps à perdre. Demain à six heures du matin, si nous ne sommes pas morts, il faudra que nous sortions du royaume.-français! S'écria M Du Portail, vous qui m'avez donné l'hospitalité, je ne vous quitterai donc qu'après avoir transgressé la plus sage de vos lois!-messieurs, poursuivit Rosambert, où nous retirerons-nous? " je répondis vivement: " en Allemagne.-oui, en Allemagne, si vous le voulez bien, nous dit M Du Portail.-en Allemagne " , soit, répliqua le comte. Nous arrivâmes à l'hôtel. Adélaïde et le baron montaient déjà le grand escalier. M Du Portail courut à eux, croyant que j'allais le suivre. Je dis adieu à Rosambert. " comment! Où allez-vous donc?-chez Derneval. Mon ami, occupez-vous des soins que la circonstance exige, songez à assurer notre fuite.-mais ne vous verra-t-on pas dans la soirée?-je ne puis répondre de rien; peut-être ne serai-je ici que demain à quatre heures du matin. " je m'éloignai au moment où M Du Portail revenait sur ses pas pour me chercher. J'entrai chez Derneval d'un air si effaré que d'abord il me demanda quel malheur m'était arrivé. " mon ami, j'ai demain une affaire d'honneur; demain je meurs, ou Sophie quitte la France avec moi. Il faut que la chaise de poste dans laquelle vous devez enlever Dorothée emporte aussi Mademoiselle De Pontis. " Derneval ne fut pas médiocrement surpris. Nous nous occupâmes le reste de la journée des préparatifs de toute espèce que nécessitait notre grande entreprise. J'aurais pu, dans la soirée, passer un moment à l'hôtel; mais je craignis que le baron ne m'y retînt. Un peu avant minuit, je cachai mon épée sous un ample manteau; Derneval prit la même précaution. Nous sortîmes accompagnés de trois domestiques, dont mon ami me garantissait la bravoure et la fidélité. Arrivés sous les murs du couvent, nous jetâmes dans le jardin un gros paquet, qui contenait tout ce qu'il faut pour habiller deux hommes de la tête aux pieds; et, dès que notre échelle de corde fut attachée, nous ordonnâmes à deux de nos domestiques de faire sentinelle à quelque distance, et au troisième de s'en aller pour nous amener notre chaise de poste à quatre heures précises. Nous descendîmes au jardin; Derneval et Dorothée me laissèrent sous l'allée couverte avec ma jolie cousine. Nous allâmes nous asseoir au pied de ce marronnier si propice aux amours. Je regardais Sophie sans lui rien dire, et j'arrosais ses mains de mes larmes. " que signifie donc ce silence? Me dit-elle, que veulent dire ces pleurs?-Sophie, ces pleurs annoncent des malheurs affreux. Ne sais-tu pas que Dorothée nous quitte?-oui, mais son départ est différé d'un jour à cause de nous.-non, ma Sophie, non, son départ n'est pas différé; Derneval l'emmène cette nuit.-cette nuit!-oui, je ne puis te voir au parloir, je ne pourrai plus te voir au jardin; nous voilà séparés pour jamais. Ma Sophie, cette nuit est la dernière que nous ayons à passer ensemble.-la dernière! S'écria-t-elle d'un ton douloureux.-oui, la dernière; Dorothée nous quitte, Dorothée t'abandonne; elle sacrifie tout à sa tendresse pour Derneval; Derneval est plus heureux que moi!-ah! Mon ami, pouvez-vous désirer un bonheur qui me coûterait le mien?-Sophie, voici la dernière nuit que nous ayons à passer ensemble!-mon ami, passons-la de manière que nous n'ayons aucun reproche à nous faire demain. -demain! ... demain nous gémirons séparés! Et cependant Derneval et Dorothée seront sur la route de l'Allemagne.-de l'Allemagne! ... ils vont en Allemagne?-oui, ma bien-aimée.-ils vont en Allemagne! ... hé bien! Mon cher Faublas, nous irons bientôt les rejoindre. Madame Munich m'assure que le baron de Gorlitz ne tardera pas à me venir chercher.-le baron de Gorlitz arrivera trop tard.-pourquoi trop tard?-il arrivera trop tard, ma bien-aimée! -de grâce, expliquez-vous.-Sophie, le départ de Dorothée est le moindre malheur dont nos amours soient menacées.-mais apprenez-moi donc... Faublas, ne m'avez-vous pas dit cent fois qu'à l'arrivée du baron de Gorlitz, vous iriez vous jeter à ses pieds pour lui demander sa fille?-en vain le baron de Gorlitz me l'accorderait-il, si mon père ne veut pas consentir à cet hymen.-mais votre père l'approuvera dès que le mien...-Sophie, je ne dois pas vous abuser; mon père me destine une autre femme.-une autre femme! Et c'est vous qui me l'annoncez! ... cruel! Je vous entends trop bien! ... je suis sacrifiée! Je suis sacrifiée!-non, ma Sophie, non, rassure-toi. Je te renouvelle ici mes serments mille fois répétés; jamais une autre ne portera le nom de mon épouse; mais si tu n'es pas la mienne, n'en accuse que toi.-moi!-oui, cet hymen si désiré, tu n'as pas voulu le rendre nécessaire!-je ne vous entends pas.-ah! Si depuis trois mois, moins rebelle aux voeux de ton amant...-mon cher Faublas, que me dites-vous? -j'aurais présenté ma Sophie au baron de Faublas, je lui aurais dit: " elle a reçu ma foi, nos serments sont écrits dans le ciel; j'ai séduit sa faible jeunesse, il ne lui manque que le titre de mon épouse... " -qui, moi! ... Faublas, j'aurais acheté par mon déshonneur...-par ton déshonneur! ... tu ne m'aimes donc guère, puisque tu te croirais déshonorée de m'appartenir? ... cruelle! Qu'attends-tu donc pour couronner l'amour le plus tendre? Nous allons être séparés! Bientôt on te conduira dans une terre étrangère, loin de ton amant désolé! Sophie, ouvre les yeux sur les dangers qui nous menacent; tu peux les prévenir, tu peux t'unir à moi par des liens indissolubles et sacrés. Daigne, ma tendre amie, daigne...-non, non; jamais je n'y consentirai, jamais. " je fis d'inutiles efforts pour triompher de sa vertu. Désespéré d'une résistance opiniâtre qui ne me laissait aucun espoir, je me livrai à toute ma douleur. " vos sanglots me déchirent le coeur, me dit Sophie, mais qu'exigez-vous de moi?-je n'exige plus rien.-dans quel accablement je vous vois plongé! Mon ami, mon bon ami! (elle serra mes mains dans les siennes.)-Sophie! Jamais douleur ne fut plus profonde et plus juste. Sophie! Les heures s'écoulent, le jour paraîtra trop tôt et, je vous le répète, cette nuit est la dernière que nous ayons à passer ensemble.-ô ciel! De quel ton il me parle! Quel sombre désespoir respire dans toute sa personne! Oh! Mon ami! Que vos larmes paraissent douloureuses! (elle les essuyait avec son mouchoir.)-elles sont cruelles! ... elles annoncent la mort.-dans quel funeste égarement! ...-ma bien-aimée, mon âme est dévorée d'un noir chagrin; mais ne croyez pas que ma raison s'altère. Sophie, je pleure maintenant, bientôt vous pleurerez aussi, bientôt une affreuse nouvelle, répandue dans toute la ville, pénètrera jusque dans cette enceinte, et vos tardifs regrets ne vous rendront pas votre amant.-cruel! Vous pourriez attenter à votre vie?-non, ce ne sera pas de ma main que partira le coup mortel... Sophie! Si ma vie vous était chère, je la défendrais contre le marquis de B. -grand dieu! Vous allez vous battre! " elle tomba en faiblesse, je lui prodiguai les soins que sa situation exigeait; mais, dès qu'elle commença à reprendre ses esprits, je profitai de mes avantages avec une promptitude qui bientôt m'assura la victoire. Dernier combat de la pudeur vaincue, premier triomphe de l'amour récompensé, moment de la possession, moment de volupté suprême; le plus éloquent des écrivains a consacré vos délices dans un ouvrage immortel; il faut vous taire, puisqu'on ne peut vous exprimer aussi bien. Quatre heures et les matines venaient de sonner, quand Derneval s'avança sous l'allée couverte. Je courus au-devant de lui; il me dit que la chaise de poste était arrivée; que Dorothée, obligée de le quitter pour une demi-heure, rentrerait bientôt au jardin, et ne mettrait pas beaucoup de temps à changer d'habits. Je l'interrompis pour le prier de s'éloigner: " ma Sophie est à moi, lui dis-je; il faut maintenant que je la détermine à partir. " je retournai vers mon amante, et lui montrant les habits d'homme que j'avais apportés pour elle, je la conjurai de s'en vêtir, et de laisser les siens. " comment! Pourquoi?-Derneval et Dorothée partent pour l'Allemagne; ton coeur ne te dit-il pas que nous partons avec eux?-moi! Je donnerais à mon père l'affreux chagrin? ... hélas! Ne suis-je donc pas assez coupable?-écoute-moi, ma Sophie.-non, je ne veux pas vous écouter, non, cruel, vous m'avez perdue! ... mon déshonneur était préparé... (elle se jeta dans mes bras.) Faublas, maintenant tu peux tout sur ton épouse: mais prends pitié d'elle! Ah! N'abuse point de tes droits! Ah! Ne rends pas son déshonneur public!-ô ma chère Sophie, je voudrais t'épargner des alarmes cruelles; mais tu me forces à te rappeler que le marquis...-hélas!-ne tremble plus pour des jours auxquels les tiens sont attachés; ton époux sera victorieux; ton époux! ... la famille entière du marquis, il la défierait maintenant! Mais tu ne connais pas les lois du royaume... Sophie, si, après avoir vaincu mon ennemi, je reste ici, je suis exposé à perdre la tête sur un échafaud.-ah! Malheureuse! Où suis-je? Qu'ai-je fait?-Sophie, il faut partir, nous irons en Allemagne; le baron de Gorlitz ne pourra te refuser à ton amant, et mon père confirmera mon bonheur... ma chère Sophie, souffre que ton époux t'habille. " les trois quarts sonnent avant que Sophie soit entièrement travestie. Dorothée vient nous joindre; Derneval impatient me représente qu'il ne faut pas que l'aurore le trouve dans la ville, et que j'ai affaire à la porte-Maillot . " quoi! Nous ne partons pas tous quatre ensemble! S'écrie Sophie.-ma bien-aimée, l'honneur m'appelle; je te laisse avec Dorothée, je te remets sous la protection de Derneval. Derneval ne gagnera guère qu'une poste sur moi, il doit m'attendre à Meaux; dans deux heures je vous rejoins. " Sophie se jette dans mes bras: " je ne vous quitte pas! Je ne vous quitte pas! " Derneval frappe du pied: " le brouillard nous favorise encore, dit-il, mais le jour va nous surprendre ici. " je m'arrache des bras de Sophie. " Faublas, si vous me quittez, je ne partirai pas.-hé bien, Sophie, je ne te quitterai pas, hâtons-nous de sortir d'ici. " Derneval avait prévu que nos deux amies auraient trop de peine à escalader le mur avec des échelles de corde; il s'était pourvu de deux courtes échelles de bois. Dorothée, depuis longtemps préparée à son enlèvement, fut bientôt dans la rue; mais Sophie serait tombée vingt fois, si je ne l'avais suivie de près. Arrivée à la chaise de poste, elle voulut m'y voir monter le premier. " mais, Sophie, l'honneur m'appelle!-l'honneur! Eh, ne vous ai-je pas sacrifié le mien? Ingrat que vous êtes! Je ne vous quitte point, vous ne vous battrez pas! Je ne veux pas que vous vous battiez! " voilà ce qu'elle me disait, quand j'entendis sonner cinq heures. Jamais situation ne fut plus cruelle que la mienne. Dans mon désespoir, je tire mon épée pour m'en frapper; Derneval m'arrête. Sophie tremblante s'écrie: " hé bien! Je vous obéis! Je pars! " tandis qu'on la place près de Dorothée, je dis à Derneval: " il est cinq heures; s'il faut que je m'en aille à pied, j'arrive trop tard, je suis déshonoré. Je vais démonter un de vos trois hommes; qu'il se rende le plus vite qu'il pourra à l'hôtel, où je vais passer pour ordonner qu'on lui donne le cheval que sans doute on a préparé pour moi. " Sophie, presque mourante, se penche à la portière: " mon ami, me dit-elle, ah! Du moins, menez-moi sur le champ de bataille.-mes chers amis! Ma Sophie! Dans deux heures je vous rejoins.-barbare! ... cher amant, cher époux, songe à toi, défends ma vie. " je vis partir la chaise de poste, et je gagnai au grand galop la rue de l'université. Jasmin m'attendait à la porte de l'hôtel: " hâtez-vous, mon cher maître, hâtez-vous. M le baron vous a fait chercher de tous les côtés: désespéré de votre absence, il s'est fait seller un cheval, il a pris son épée; je crains bien qu'il ne soit allé se battre pour vous.-ah! Mon dieu! " je partis ventre à terre; Jasmin galopait sur mes pas: " monsieur, vous ne prenez donc pas votre bon coureur?-va-t'en au diable... retourne à l'hôtel; un homme va venir te demander un cheval, donne-lui le mien. " je poussais si vigoureusement celui que je montais, qu'en peu de temps je découvris la porte-Maillot . Bientôt j'aperçus le baron environné de plusieurs hommes. Aux gestes que je lui vis faire, je jugeai qu'il défiait le marquis. Il me parut que M Du Portail, Rosambert et les deux parents de M De B s'opposaient à ce combat. Dès qu'on me vit, on se sépara. " j'en étais sûr! S'écria Rosambert.-monsieur, me dit le baron, vous arrivez bien tard!-trop tard, mon père, trop tard sans doute, puisque vous alliez exposer vos jours. " M De B m'interrompit: " s'il n'avait été question que de faire la jolie femme, tu te serais levé plus matin. Viens donc, femmelette lâche et perfide, ta mort va tout à l'heure venger mes affronts. " nos épées se croisèrent. La grande supériorité que j'avais acquise dans l'art de l'escrime, et le sang-froid que j'opposais à la fureur du marquis, balançaient en ma faveur l'immense avantage que donnait à celui-ci une attaque sans danger. à la vue de mon ennemi, je m'étais rappelé mes torts envers lui; et, quoique excusable à bien des égards, je sentais que j'avais plus d'un reproche à me faire. Je ne pouvais me déterminer à menacer la vie d'un homme dont j'avais affligé l'amour-propre et compromis l'honneur. Content de parer ses coups, je le laissais se consumer en efforts inutiles; et, me fiant absolument sur mon adresse, je me flattais que, bientôt épuisé de fatigue, il serait trop heureux de sauver ses jours en s'avouant vaincu. Mon espérance fut trompée. Mon père, demeuré spectateur d'un combat si affreux pour lui, se tenait à dix pas de là; je pouvais le voir suivre, d'un oeil inquiet, le mouvement rapide de nos épées. Plus d'une fois je crus qu'emporté par son impatience, il allait s'élancer dans la lice: bientôt il courut à un arbre prochain et, l'embrassant avec force, il s'y tint péniblement cramponné. M De B, la menace et l'injure à la bouche, ne cessait de provoquer ma colère et me pressait toujours avec une vigueur dont j'étais étonné. Il n'avait pu cependant me faire perdre un pouce de terrain, et jusqu'alors ma tranquille résistance n'avait fait qu'augmenter sa fureur. Tout à coup maîtrisant les transports de sa rage, il me trompa par une feinte adroite; je revins un peu tard à la parade: le fer ennemi, trop légèrement écarté, glissa le long de ma poitrine, qui soudain se teignit de sang. Mon père jeta un cri d'effroi et tira son épée; mais aussitôt il s'arrêta et la brisa comme indigné; puis, levant les yeux au ciel, joignant ses mains et se jetant à genoux: " ô ciel! ô ciel! S'écria-t-il, mon dieu! Ayez pitié de moi! Dieu tout-puissant, conservez-moi mon fils! " je ne pus soutenir le spectacle déchirant du désespoir de mon père. Le marquis, à son tour vivement pressé, se défendit vaillamment, mais ne retarda que de quelques instants le coup fatal. Sa chute devait finir les mortelles anxiétés du baron. Cependant je vis mon père tomber sur le gazon presque en même temps que mon ennemi. J'imaginai que le baron me croyait grièvement blessé; je courus à lui, et découvrant ma poitrine: " rassurez-vous, ce n'est qu'une légère meurtrissure. " mon père, sans dire un seul mot, se releva, regarda ma blessure et la baisa. Je voulus me jeter dans ses bras; il me retint et me montra le champ de bataille. Je promenai mes regards autour de moi; je vis que l'un des parents du marquis était étendu sans mouvement, et que l'autre faisait bander la plaie qu'il avait dans le flanc. Un chirurgien pansait Rosambert, que soutenaient M Du Portail et plusieurs domestiques. " nous avons fait coup pour coup, me dit le comte, dès que je fus près de lui: mon adversaire ne me paraît pas trop blessé, j'en suis bien aise; mais il m'a jeté par terre, j'en suis fâché. " le baron ne tarda pas à nous joindre; il entendit le chirurgien nous assurer que le comte n'était pas mortellement blessé, mais qu'il ne pouvait sans danger s'exposer aux fatigues d'un long voyage. " j'aurai soin de lui, s'écria le baron, sauvez-vous.-oui, sauvez-vous, répéta Rosambert; allons, Faublas, embrassons-nous et va-t'en. " mon père me tint longtemps pressé contre son sein: " voilà une malheureuse affaire qui dérange nos projets, dit-il à M Du Portail: Lovzinski, sers-lui de père, jusqu'à ce que je puisse vous aller trouver. Que je ne vous retienne plus, mes amis, partez: voici d'excellents coureurs qui vous porteront en moins d'une heure à Bondy , où vous trouverez une chaise. J'ai fait placer des relais jusqu'à Claye ; vous ne prendrez des chevaux de poste qu'à Meaux ; faites la plus grande diligence jusqu'à ce que vous soyez en lieu de sûreté; vous ne vous arrêtez qu'à Luxembourg . " enfin nous partons, nous trouvons à Bondy la chaise de poste, le postillon de mon père et mon fidèle Jasmin. Les relais se succèdent rapidement jusqu'à Meaux ; c'était à Meaux aussi que Derneval devait prendre des chevaux de poste: c'était là qu'il avait promis de m'attendre un quart d'heure. Je demande si l'on n'a pas vu trois jeunes gens, suivis de trois domestiques. On me répond qu'ils sont partis depuis une demi-heure. Mêmes questions, mêmes réponses à Saint-Jean-Les-Deux-Jumeaux , à La Ferté -Sous-Jouarre , à Montreuil-Aux-Lions . Derneval avait toujours une demi-heure sur moi; il craignait apparemment qu'on ne le poursuivît, il se hâtait; avait-il tort? Mais quelle devait être l'inquiétude de Sophie? M Du Portail, étonné de m'entendre multiplier les questions et de me voir prodiguer l'argent, me demande quel intérêt si vif je prends à ces jeunes gens. " monsieur, ce sont trois frères qui ce matin ont eu comme nous une affaire d'honneur; il faut absolument que je les joigne. Ah! Je vous en prie, courons à franc étrier!-mais, mon ami, si nous laissons notre chaise, il faudra peut-être faire le reste de la route à cheval.-ah! Je ne crains pas la fatigue!-et moi, Faublas, j'y suis accoutumé. " à Vivray , nous laissons notre chaise et Jasmin; nous montons à cheval. Derneval était bien servi; nous ne le joignons qu'à une demi-lieue au-dessus de Dormans . Sophie pousse un cri de joie dès qu'elle m'aperçoit; elle se jette à la portière, elle me tend les bras. " chère épouse, chère amie, modère l'excès de ta tendresse, elle te trahirait; M Du Portail me suit, songe que tu es le frère de Derneval. " à Port-à-Binson , Derneval descendit, salua M Du Portail, le pria d'excuser ses frères qui ne se montraient pas, et nous dit: " comme il est intéressant qu'on perde nos traces, si par hasard on nous poursuit sur cette route, j'ai pris des précautions que sans doute vous approuverez. à deux milles au-dessous d'épernay, nous renverrons les chevaux qu'on nous aura fournis à la poste prochaine, pour en prendre de meilleurs qu'un de mes amis, prévenu depuis plusieurs jours, a sûrement fait préparer. Un chemin de traverse nous conduira à Jalons , par un détour qui n'est pas très long. Des relais en nombre suffisant doivent être posés sur la route jusqu'à Sainte-Menehould , où nous reprendrons la poste. Mais, messieurs, quand j'ai pris ces mesures pour assurer ma fuite, je ne comptais pas sur vous. Démonter mes gens pour vous donner leurs chevaux, ce serait fort inconsidérément affaiblir notre escorte. Heureusement ma chaise est grande et commode, vous voudrez bien y monter tous deux, et moi je me charge de la mener, je serai votre postillon. M Du Portail se fit presser, et finit par accepter. Je dis tout bas à Derneval que j'allais me trouver dans un étrange embarras: " mon ami, vos prétendus frères sont si jolis! Je crains surtout leurs voix douces et les tendres distractions de Sophie: M Du Portail ne pourra longtemps s'y méprendre. Derneval, recommandez à nos deux amies de dormir bien profondément quand M Du Portail et moi nous prendrons place dans la voiture. Il n'y a que ce moyen-là; une imprudence serait si dangereuse, que c'est le cas de se sauver par une impolitesse. " tout se passa comme Derneval nous l'avait fait espérer. Nous trouvâmes un relais à quelque distance d'épernay. Quelle émotion j'éprouvai, quand je me vis placé dans la chaise de poste vis-à-vis de ma Sophie! Sophie paraissait dormir, mais de mes genoux je pressais les siens qui répondaient à ce doux appel, et quelques soupirs à peine étouffés m'annonçaient encore que ma jolie cousine veillait pour son amant. " ces deux jeunes gens sont les frères de M Derneval? Me dit Lovzinski, très étonné.-il l'assure, au moins. " M Du Portail ne me fit pas alors d'autre question: je remarquai seulement qu'il ne regarda plus Dorothée, et qu'il ne cessa de considérer ma Sophie qui, plus tranquille depuis que j'étais près d'elle, s'endormit réellement en feignant de dormir. Après une demi-heure de silence, M Du Portail me dit qu'il ne croyait pas être avec les frères de Derneval. Je répondis tranquillement: " ni moi non plus.-comment! Vous me disiez! ...-oui, parce qu'il me l'avait dit; je ne connais pas ses frères, moi.-hé bien! Faublas, il y a du louche dans cette aventure.-ma foi, je le crois.-Faublas... ce sont des femmes déguisées.-d'honneur, monsieur, je le parierais comme vous. " M Du Portail se tut et, pendant un quart d'heure encore, il regarda ma Sophie avec une attention toujours plus marquée. Enfin il me montra Dorothée, et me dit: " celle-ci est jolie; mais celle-là... (il me montrait ma jolie cousine, et ses yeux s'animaient.)-est mieux, n'est-il pas vrai?-beaucoup mieux... et puis sa figure! ... (la voix de M Du Portail s'altérait.)-est charmante, qu'en dites-vous?-oh! Oui... charmante! ... sa figure! ... " (il poussa un long soupir, et n'acheva pas.) les yeux toujours attachés sur mon amante, M Du Portail resta plongé dans une profonde rêverie jusqu'au moment de notre arrivée à Sainte-Menehould . Là, tandis que le maître de poste faisait atteler, et tâchait de persuader à nos gens que ses rosses étaient d'excellents chevaux, M Du Portail aborda Derneval et, d'un ton préoccupé, lui demanda si les deux dames qui dormaient encore dans la chaise étaient ses parentes. " puisque leur déguisement n'a pu vous tromper, répondit Derneval, étonné comme moi de cette question au moins indiscrète, il faut vous dire, monsieur, que l'une est ma femme, et l'autre... ma soeur, ajouta-t-il en me regardant.-votre soeur? Laquelle des deux, monsieur? Reprit M Du Portail.-celle qui est de ce côté-ci. (Derneval montrait ma Sophie.)-monsieur, vous avez une soeur bien intéressante! Sa figure! ... monsieur, je vous félicite d'avoir une telle soeur. " ma surprise augmentait à chaque mot que disait M Du Portail. Je ne sais s'il s'en aperçut; mais il me tira un moment à l'écart. Il me dit: " Faublas, admirez le pouvoir prodigieux d'une grande passion qui survit à son objet. L'aimable soeur de Derneval m'intéresse singulièrement, et savez-vous pourquoi? C'est qu'en la voyant, j'ai cru revoir l'épouse que je pleure tous les jours. Oui, mon cher Faublas, au premier coup d'oeil, je me suis dit: " voilà Lodoïska! " je me le suis dit encore lorsque j'ai détaillé avec plus d'attention tous les traits de cette figure à la fois belle et jolie. Oui, mon ami, telle vous aurait paru la fille de Pulauski lorsque, sous des habits d'homme, elle fuyait avec son père et son époux les russes persécuteurs. Un peu moins jeune, mais non moins belle, était alors Lodoïska: Lodoïska tout entière respire dans cette charmante personne. " j'écoutais M Du Portail avec un plaisir secret. Persuadé qu'il cherchait à se tromper lui-même sur la nature des sentiments qu'il éprouvait, je ne pouvais m'empêcher de plaindre intérieurement un homme sensible, que son âge et son expérience défendaient mal contre les charmes dangereux d'un amour naissant; et pourtant je m'applaudissais de l'excès de mon bonheur, qui sans doute me susciterait mille rivaux. Cependant on n'attendait plus que nous; le jour baissait, nous courûmes toute la nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, nous entrâmes dans Luxembourg . Nous descendîmes à la première auberge. Pendant la courte collation que nous y fîmes, M Du Portail prodigua à ma jolie cousine les compliments les plus flatteurs. Il ne sentit qu'il avait besoin de repos qu'au moment où nos amies, fatiguées d'un voyage si long pour elles, témoignèrent le désir de se retirer. Derneval s'était occupé avec l'hôte du soin de nous faire préparer quatre chambres, une pour les deux dames, les deux nôtres contiguës à la leur, celle de M Du Portail tout au fond du corridor. Derneval prit la main de Dorothée; Lovzinski, plus prompt que moi, s'empara de celle de Sophie; il conduisit mon amante jusqu'à la porte de la chambre préparée pour elle, et soupira en se retirant dans celle qu'on avait réservée pour lui. Dès que nous le crûmes endormi, Derneval et moi nous entrâmes dans la chambre de nos épouses. Dorothée venait de se mettre au lit; Sophie, encore habillée, écoutait en pleurant quelques mots de consolation que lui adressait son amie. Derneval me dit tout bas de l'emmener. " viens, ma Sophie, viens, laissons ces amants ensemble, ils ont, comme nous, mille choses à se dire. " je la pris dans mes bras et la portai dans ma chambre: quel doux fardeau pour un amant! " il est donc vrai, me dit-elle en sanglotant, qu'une première faute entraîne toujours une faute plus grave! Il est donc vrai qu'une fille malheureuse, trahie par son coeur, abusée d'un fol espoir, quand elle a commencé par hasarder quelques démarches inconsidérées peut finir par violer ses devoirs les plus sacrés! Pourquoi suis-je venue si souvent à ce fatal parloir? Pourquoi vous ai-je reçu dans ce jardin plus fatal encore? Ah! Je n'aimais pas la vertu, puisque je lui ai préféré mon amant! Ah! J'ai mérité mon opprobre, puisque je m'y suis si légèrement exposée!-Sophie, que dis-tu? Quelles horribles réflexions empoisonnent ton bonheur? -mon bonheur! ... est-ce donc au sein des remords que je puis le goûter?-Sophie! Dès ce soir, quelle que soit l'intention de M Du Portail, je pars avec toi pour Gorlitz; nous irons nous jeter aux pieds de ton père...-jamais, jamais je n'oserai me présenter devant lui.-tu ne m'aimes donc pas?-je ne t'aime pas! Moi! Faublas, mon ami, Sophie, maintenant avilie à ses propres yeux, bientôt déshonorée aux yeux de sa famille entière, ta Sophie pourrait-elle supporter la vie, si son amour ne lui restait pas? Cher amant! Cher époux! Mon repentir t'offense! Mes remords t'outragent! Eh bien! Pardonne-moi mes remords et mon repentir: va, dans ce moment même où ma conscience alarmée gémit, ah! Je le sens bien, ma raison égarée, ma faible raison cède encore à ma passsion fatale. " Sophie se jeta dans mes bras; un même lit nous reçut tous deux. Il était plus de midi quand nous nous endormîmes; un bruit affreux nous réveilla quelques heures après. " ne vous en avisez pas, criait Derneval, je brûle la cervelle à quiconque ose entrer ici. " au moment même on m'ordonne d'ouvrir ma porte; j'entends, avec autant de surprise que d'effroi, la voix de mon père. Sophie tremblante se cache sous la couverture; je m'habille à la hâte et très négligemment; j'ouvre ma porte. M Du Portail entre avec le baron de Faublas: " vos indignes projets sont donc remplis? Me dit celui-ci; vous avez donc osé... " à l'instant même ceux qui frappaient à la porte de Derneval entrent dans ma chambre. Je reconnais Madame Munich: " le voilà! C'est lui! " dit-elle à un vieillard qui la suit. L'inconnu m'appelle infâme ravisseur, et met l'épée à la main. Je saute sur la mienne, je m'écrie: " quel est donc cet insolent étranger? " le baron m'arrête, il me dit: " malheureux! C'est un père qui vient chercher sa fille à Paris, le jour même que vous l'enlevez! -quoi! Monsieur serait... " le vieillard m'interrompt: " je suis le baron de Gorlitz. " à ce nom, Sophie jette un cri terrible; elle écarte la couverture et les rideaux, se soulève avec effort, étend les bras vers son père et s'évanouit. " ainsi le crime est consommé! " s'écrie M De Gorlitz, à la vue de Sophie presque nue. M Du Portail a peine à retenir mon père qui m'accable de reproches. Le baron de Gorlitz me crie de me mettre en garde: " tu as déshonoré ma vieillesse, vil séducteur, je veux me venger ou mourir. " il dirige vers moi la pointe de son épée, je jette la mienne à ses pieds: " frappez, je ne me défendrai pas contre le père de Sophie; mais plaignez votre fille, écoutez-moi, écoutez sa justification: Sophie se meurt, secourons-la.-la secourir! Répond M De Gorlitz; que cent coups mortels me vengent et la punissent! " il court à sa fille l'épée haute; je me précipite sur lui, je le saisis au corps: " barbare! Prends ma vie, mais garde-toi d'approcher de Sophie, je la défendrais même contre son père... monsieur, daignez m'entendre, votre fille est innocente, c'est moi qui l'ai perdue, je suis seul coupable. " tandis que je m'efforce de fléchir M De Gorlitz, tandis que M Du Portail essaie de calmer les fureurs de mon père, Madame Munich prodigue à ma Sophie des secours inutiles. Sophie vient de pousser un long soupir et d'ouvrir les yeux; mais en voyant ceux qui l'environnent, elle est retombée dans un évanouissement plus profond. C'est alors que Derneval, suivi de trois hommes armés, se précipite dans ma chambre; il demande fièrement de quel droit on vient troubler le repos des voyageurs. " et quel intérêt prenez-vous à nos querelles? " lui répond mon père sur le même ton. Je ne sais quelle réplique mon frère d'armes lui prépare; mais forcé de partager mon attention entre plusieurs objets également chers, je crie à Derneval: " mon ami, modérez-vous, voilà mon père, et voilà le père de Sophie. " Derneval et ses gens se retirent, mais ils s'arrêtent dans le corridor. Cependant M De Gorlitz s'est assis; aux emportements de sa colère a succédé tout à coup un calme apparent; il garde un effrayant silence; d'un oeil sec, il contemple tour à tour mon père, sa fille et moi. Je le crois livré au plus affreux désespoir, car je sais que les grandes douleurs sont muettes et n'ont pas de larmes. Mon père s'approche et tâche de le consoler. Je vole à Sophie, que Madame Munich veut rappeler à la vie. M Du Portail est au chevet de son lit; il n'a pas l'air moins ému, moins agité, moins tremblant que moi. En un instant je répète cent fois le nom de mon amante; à ma voix elle ouvre un oeil mourant: " hélas! Tu m'as perdue " , me dit-elle; et ce reproche trop mérité augmente pour moi l'horreur de cet affreux moment. Mon père continue de dire à M De Gorlitz ce qu'il croit le plus propre à calmer sa douleur. Celui-ci l'interrompt sans cesse par cette exclamation si cruelle: " elle n'est point ma fille! " M Du Portail unit ses prières à celles de mon père; il dit à M De Gorlitz: " du moins écoutez sa justification! Il ne se peut guère que votre fille soit tout à fait innocente, mais peut-être est-elle excusable. Sous des dehors aussi intéressants, cache-t-on un coeur corrompu? écoutez sa justification. Le Baron De Gorlitz. Messieurs, je vous répète à tous deux qu'elle n'est point ma fille. M Du Portail. Mais... Le Baron De Gorlitz. Elle n'est pas ma fille, sa gouvernante le sait bien; Madame Munich vous dira que j'avais adopté cette enfant pour lui donner une partie de mes biens. Elle avait à peine sept ans quand mes collatéraux, avides et jaloux, tentèrent de l'empoisonner; c'est pour cela que je l'ai fait élever en France. M Du Portail, ému . Elle n'est pas votre fille? Connaissez-vous ses parents? Le Baron De Gorlitz. J'aurais pu les découvrir sans doute; je ne les ai point cherchés: c'est un crime dont le ciel ne permet pas que je recueille le fruit. M Du Portail, vivement . Monsieur! ... Le Baron De Gorlitz, avec humeur . Monsieur, daignez me donner un moment d'attention. Qu'on se figure l'inquiétude que j'éprouve pendant cette étrange explication. Sophie voudrait parler, sa faiblesse ne le lui permet pas; mais elle écoute péniblement. Son visage se couvre d'une pâleur mortelle; une sueur froide coule sur son front décoloré. -messieurs, continue le baron de Gorlitz, j'ai passé ma vie au milieu des armes. En 1771, je servais dans les armées russes, nous faisions la guerre à des polonais révoltés. M Du Portail. à des polonais! En 1771? Le Baron De Gorlitz. Oui, monsieur; mais vous m'interrompez à chaque instant... après une sanglante victoire remportée sur eux, je ne demandai pour ma portion d'un butin considérable qu'un enfant alors âgé de deux ans à peu près. M Du Portail, se levant et courant vers Sophie . Ah! Ma chère Dorliska! Le Baron De Gorlitz, le retenant . Dorliska? C'est le nom que j'ai trouvé écrit au bas d'une miniature attachée sur sa poitrine! M Du Portail, tire promptement un portrait de sa poche . Monsieur, voilà le pareil portrait... ô ma fille! Ma chère fille! Le Baron De Gorlitz, le retenant encore . Votre fille! Monsieur, quelles sont les armes de votre maison? M Du Portail, montre son cachet . Les voilà. Le Baron De Gorlitz. C'est cela même; elle les porte gravées sous l'aisselle. Sophie pousse un cri, recueille ses forces, tend les bras à M Du Portail; Lovzinski l'embrasse et pleure. " ah! Ma chère fille, tu m'es enfin rendue! Mais, hélas! En quel lieu, dans quel état je te trouve! Quelle amère douleur empoisonne le moment le plus heureux de ma vie! Dorliska! Sais-tu quelle était ta mère? Ta mère brûla pendant plusieurs années d'un amour légitime et chaste; amante vertueuse, elle fut digne de devenir épouse; mère tendre, elle ne cessa de pleurer ta perte; ton souvenir remplit ses derniers moments. " cherche partout ma chère Dorliska " , ce furent les derniers mots que prononça Lodoïska mourante. Moi, depuis douze ans, je me suis occupé d'un soin si cher à mon coeur; depuis douze ans, je n'ai pas imaginé de plus grand bonheur que celui de retrouver ma fille adorée... hélas! Et quand je la tiens dans mes bras, je gémis sur elle et sur moi! ... ô la plus sage des épouses! ô la plus respectable des mères! Lodoïska, tes mânes fidèles errent sans doute autour de nous. Que tu dois plaindre Dorliska séduite, maintenant au pouvoir d'un ravisseur! Que tu dois plaindre Lovzinski, devenu, par un destin bizarre et cruel, le complice de l'enlèvement de sa fille, le témoin de son déshonneur! " M Du Portail se jette dans un fauteuil; sa fille éperdue oublie qu'elle est presque nue; elle se précipite hors de son lit et tombe aux pieds de son père. Madame Munich, attentive, saisit la courte-pointe , dont elle enveloppe Sophie. Celle-ci s'écrie: " ah! Vous êtes mon père, mon coeur me le dit, votre générosité me le prouve, vous daignez reconnaître une fille indigne de vous. " M Du Portail repousse sa fille, il détourne le visage: " cruelle enfant! " lui dit-il. Sophie tient une de ses mains, je m'empare de l'autre, je me jette aux genoux de Lovzinski. " monsieur, votre douleur me tue! Je ne suis plus heureux puisque vous souffrez; mes fautes deviennent plus graves, puisqu'elles coûtent des larmes à mon ami, à l'ami de mon père, au père de ma Sophie! Lovzinski, vous êtes outragé; mais que votre colère retombe tout entière sur celui qui l'a méritée... votre fille est innocente, votre fille... si vous saviez dans quels pièges elle fut attirée, combien de temps elle résista à la séduction, par combien de combats elle m'a fait acheter ma coupable victoire! ... Lovzinski, votre fille est innocente; lavez vos affronts dans mon sang... ou plutôt, vous qui portez un coeur sensible et tendre, vous qui connaissez le pouvoir d'un amour vif et mutuel, vous qui savez combien les passions peuvent égarer un jeune homme ardent, une fille abusée; Lovzinski, ne soyez pas inexorable, ayez pitié de notre âge; excusez-la... pardonnez-moi; d'un mot vous pouvez réparer nos erreurs et légitimer nos faiblesses; conduisez-nous au pied des autels: là, je répéterai les serments qui m'unissent à ma Sophie; là, vous retrouverez votre Dorliska. " mon père joint ses prières aux miennes; M Du Portail paraît ému, il se tait pourtant; mais on voit qu'il médite sa réponse. Enfin il embrasse sa fille avec un mouvement passionné; il me regarde sans colère, et d'un ton calme, il demande que tout le monde se retire, qu'on le laisse passer le reste de la soirée avec sa fille. Le lendemain, j'épousai Dorliska.


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Une année dans la vie du chevalier de Faublas. Une année dans la vie du chevalier de Faublas. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD7D-B