MONSIEUR GUILLAUME, OU LE DISPUTEUR.
M. DCC. L. XXXI.
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.
CETTE Bagatelle Morale appartient preſque en entier à Balſac, l'un des plus beaux eſprits du régne de LOUIS XIII. C'eſt ſon Barbon qu'on a rajeuni: on ne lui a laiſſé de ſes antiques ornemens, que ceux de tous les temps, de tous les lieux, & qui ont droit de plaire aux Gens de goût.
Balſac n'avait fait de ſon Barbon, qu'un froid, plat & ennuyeux Pédant de Collége, une eſpece d'Abbé Royou, ou plutôt, comme Balſac le dit lui-même, une Bête de Somme chargée de tout le bagage de l'antiquité. En le rajeuniſſant, on a cru devoir en faire un homme inſtruit, à la vérité, importun, bizarre, fatigant, & fortement dominé par l'eſprit de diſpute; mais dans le fond raiſonnable, ayant des vues trèsſaines en Politique, en Morale & en Littérature.
Au reſte, Balſac ne nous avait point dit ſon nom: nous avons lû ſur les Régiſtres Baptiſtaires de Saint Denis de la Chartres, que ſon pere s'appellait Guillaume: ce nom nous a paru tres-heureux. C'eſt auſſi ſous ce nom de Guillaume, que nous le recommandons à tous les Guillaumes préſens & futurs.
MONSIEUR GUILLAUME, OU LE DISPUTEUR.
LA premiere choſe que fit Monſieur Guillaume, au ſortir du Collége, où il avait appris à faire des argumens, fut de donner des démentis en régle à ſon pere & à ſa mere; de contredire ſes freres & ſes ſœurs, quand même ils étaient de ſon opinion, de peur qu'on ne crût qu'il fût de la leur. Il ſoutenait à ſes ſœurs que la neige était noire, & à ſon pere, qu'il avait des cornes. Vous avez, lui diſait-il, ce que vous n'avez pas perdu; or, mon pere, vous n'avez pas perdu des cornes, donc vous en avez. Le pere, qui était un homme ſimple, ſouriait en regardant ſa femme, & tout en ſe frottant le front, admirait l'eſprit de ſon fils. La mere qui, dans ſa jeuneſſe, avait été dévote & coquette, diſait en ellemême: Notre fils eſt Sorcier.
Il fut bientôt queſtion de l'état que Monſieur Guillaume devait embraſſer. Son pere lui demande s'il veut être Avocat, Procureur, Théologien, Huiſſier à Verge, Conſeiller au Châtelet, ou Commis à la Douane. Vous pouvez, répond-il à ſon pere, me nommer tous les états de la vie, & je vous prouverai, par bonnes & valables raiſons, que celui que vous me propoſerez, ſera celui qui me convient le moins: le métier de Théologien m'amuſerait aſſez; on y paſſe ſa vie à diſputer; on veut toujours avoir raiſon, lors même qu'on a tort. J'aime fort la diſpute, & veux toujours avoir raiſon; mais je veux un métier qui ait de la conſidération, & celui de la Théologie eſt tombé dans l'inutilité & le mépris.
Eh bien! mon fils, ſoyez Conſeiller au Châtelet; je vais, dans le moment, vous acheter un Office de Juge. Oh! mon pere, s'écrie Guillaume, ne me parlez pas de ces Juges qui font les entendus ſur la Métaphyſique, & qui n'y entendent rien. Vous ne me voudriez certainement pas au Châtelet, ſi vous ſaviez que les Juges de ce Tribunal ont tourmenté, pendant deux ans, Monſieur Delisle , & qu'ils l'ont banni du Royaume. Cet homme dont vous parlez, dit le pere, eſt peut-être un mauvais garnement, qui troublait la Société par de mauvaiſes actions. Point du tout, mon pere, réplique Guillaume, ce n'eſt qu'un Métaphyſicien qui, comme tous les Métaphyſiciens du monde, raiſonne tantôt bien & tantôt mal. Il a dit, dans un Livre qu'aucun de ſes Juges n'a lû, que la Circonciſion eſt un outrage à la Nature. Ce Monſieur Delisle a certainement tort de parler ainfi; mais cela ne regarde que les Juifs & les Arabes, & ne pouvait guere être réfuté que par une Synagogue de Juifs, ou par le Muphti des Turcs. Cependant le Châtelet a fait brûler, à la Grêve, le Livre de Monſieur Delisle , l'a enſuite condamné au banniſſement, & a tenu, pendant quarante jours, encagé dans une Geole l'Abbé Chrétien , qui avait approuvé le Livre. Non, mon pere, je ne veux pas être Conſeiller au Châtelet; il n'y a point d'honneur d'être aſſis parmi des hommes qui jugent ſi mal.
Mon fils, lui dit le pere, puiſque vous ne voulez être ni Théologien, ni Juge au Châtelet, ſoyez ce que vous voudrez; mais, au nom de Dieu, mariez-vous: je ſuis âgé, & avant de mourir, je ſerais bien aiſe de vous voir bien êtabli. Je me marierai, mon pere, répond Guillaume; mais, avant tout, il faut que vous me prouviez, par de bons argumens, que je dois me marier; diſputons en régle. Guillaume commençait à faire un ſyllogiſme, lorſqu'on vint leur dire qu'il était temps de ſe rendre à une nôce où ils étaient invités.
Le feſtin fut très-joyeux: les Epoux étaient contens & heureux. Monſieur Guillaume, qui était à leur côté, parlait peu, mais il n'en ſouffrait pas moins. Les Convives, en belle humeur, chantaient le Vin, l'Amour & les douceurs du Mariage. Monſieur Guillaume, interrompant tout à coup les Chanteurs, ſe met à faire un long diſcours à la louange de la Virginité; & de l'éloge de la Virginité, il paſſa à la condamnation du mariage, citant là deſſus toutes les pauvretés que Tertulien & Saint Jérome ont écrit de cet état.
Monſieur Guillaume, lui dit un des Convives, vous êtes ici très-déplacé. Au lieu de venir à la nôce contriſter nos nouveaux Maries, & troubler les plaiſirs de toute une Compagnie, vous auriez mieux fait aujourd'hui d'aller au Couvent de la Viſitation. Mademoiſelle Roſe prend le voile, & c'eſt devant elle que vous auriez pu prononcer votre éloge du célibat. Auſſi penſe-je, réplique Monſieur Guillaume, à m'y rendre en ſortant d'ici; & quand en diſputant avec ceux d'entre vous qui voudront diſputer avec moi, je vous aurai tous convaincus que le mariage eſt une ſottiſe, je veux aller prouver à la nouvelle Religieuſe, à ſon Prédicateur & à Madame la Supérieure, que le célibat eſt encore une bien plus grande ſottiſe.
La cérémonie eſt déja avancée, lui diton, & ſi vous ne partez promptement, vous courez les riſques de vous coucher ſans diſputer. Puiſque le temps preſſe, répond Monſieur Guillaume, je vous quitte; mais c'eſt à regret, car, avant de ſortir d'ici, je me propoſais de vous prouver qu'il vaut mieux coucher ſeul que de coucher deux; qu'il vaut mieux boire de l'eau que de boire du vin, & qu'un jour de nôces, il y a cent fois plus de raiſons de pleurer, que de chanter comme vous faites.
Monſieur Guillaume ſort: ſon pere ſort avec lui, & le ſuit à l'Egliſe de la Viſitation. Le Prédicateur était déja en chaire; c'était l'Abbé Printemps . Cet Abbé jouiſſait de vingt mille livres de rente, & ſollicitait une Abbaye; mais, en attendant cette Abbaye, il s'amuſait à prêcher, & entretenait, ſur le Palais Royal, une des plus jolies filles de Paris. En chaire, il déclamait fortement contre le monde, & contre ſes plaiſirs; il ne parlait du mariage, que comme d'un état de peines en ce monde, & de damnation pour l'autre.
Pendant le Sermon, Monſieur Guillaume eut beaucoup de peine à ſe contenir; mais la cérémonie achevée, il va trouver le Prédicateur, qui était avec la Novice & avec une douzaine de Religieuſes, leſquelles le félicitaient ſur ſon éloquence & ſur ſon embonpoint. Faites, Mesdames, leur dit Monſieur Guillaume, tous les complimens que vous jugerez à propos à Monſieur l'Abbé; mais je vous aſſure qu'il ne croit rien de tout ce qu'il a prêché. L'Abbé Printemps crut, en prenant un ton sévere & myſtique, & en débitant quelques lieux communs de l'Evangile, en impoſer à Monſieur Guillaume. En regle, Monſieur l'Abbé, en regle; & tout en l'avertiſſant de ſe défendre, il lui lâche une bordée d'argumens, pour lui prouver que le mariage eſt le vrai état de la Nature; que le célibat eſt opposé aux vues d'une bonne Légiſlation; qu'il n'y eut jamais de filles appellées à vivre dans les tourmens de la continence. Tous les raiſonnemens de Monſieur Guillaume ſurent appuyés de l'exemple de cent Religieuſes qui ont appoſtaſié; de cent autres qui, de rage & de déſeſpoir, ſe ſont étranglées; de beaucoup qui ſe ſont empoiſonnées; & de pluſieurs autres qui, malgré les jeûnes & les prieres, ne pouvant vaincre la Nature, ont fait de grandes fautes.
L'Abbé Printems répondait de ſon mieux. Il voulait, en préſence des Religieuſes, paraître convaincu de ce qu'il avait prêché; mais, dans le fond, il ſentait la force des argumens de ſon adverſaire qui, pour terminer la diſpute, lui demande: Pourquoi ces hautes murailles qui entourent les Cloîtres? Pourquoi ces doubles grilles de fer dans les Parloirs? Pourquoi ces triples ſerrures, & tant de verroux aux portes? L'Abbé Printems commençait à répliquer; mais Monſieur Guillaume ne lui en donna pas le temps, en répondant lui-même à ſes propres queſtions. C'eſt, dit-il, Monſieur l'Abbé, parce que s'il n'y avait ni hautes murailles, ni doubles grilles, ni verroux, il n'y a preſque pas de Religieuſe qui ne déſertât ſon Cloître; & celles qui, par la crainte de manquer de reſſource dans le monde, ne s'échapperaient pas, feraient entrer leurs amans dans leur chambre.
Sortons vîte, mon fils, lui dit ſon pere, car je m'apperçois que vos raiſons & vos pourquoi ſcandaliſent ces Saintes Religieuſes. Lorſqu'ils furent rentrés chez eux, vous avez, lui ajoute le pere, bien diſputé, & je ne doute pas, après ce que vous venez de dire ſur le célibat, que vous ne vous mariez promptement. Cela ſe pourrait bien, répond Monſieur Guillaume; mais je n'épouſerai pas la Demoiſelle dont vous m'avez déja parlé: elle eſt blonde, & cette couleur dénote un tempérament humide, un ſang engourdi, une ame pareſſeuſe; une femme blonde, n'eſt guere bonne à rien: on a toujours raiſon avec elle, & cela, ſans la moindre contradiction, ce qui doit mettre dans le ménage une uniformité qui me déplaîrait infiniment.
Calmez vos craintes, mon fils, puiſqu'une blonde vous déplaît, vous épouſerez une brune: vous connaiſſez la jeune Alix ; elle eſt belle, vive, sémillante; je vais dès aujourd'hui en faire la demande. Mon pere, dit Monſieur Guillaume, épargnez-vous cette peine. Cette Alix ne ſera jamais ma femme: je crains encore plus les brunes que les blondes; elles ſont preſque toutes emportées, acariatres, violentes & coquettes. On a toujours tort avec elles; elles ne cédent jamais, quelque raiſon qu'on ait: il faut d'ailleurs qu'un mari ſoit toujours après elles, & vous penſez bien qu'un homme qui, comme moi, paſſe toutes ſes journées à diſputer, ne pourrait paſſer toutes les nuits à argumenter avec ſa femme. Ce ſerait la la ſource d'un mauvais ménage; évitons cet écueil.
Eh bien! mon fils, lui dit le pere, je vous donnerai la fille d'un Banquier qui eſt mon ami; elle n'eſt ni brune, ni blonde, & ſera très-riche. L'épouſera qui voudra, s'écrie Monſieur Guillaume, je ne me marierai jamais avec une femme plus riche que moi; elle me reprocherait de m'avoir donné du pain: vingt fois par jour elle me ferait ſentir que je ne ſuis qu'un gueux. Non, je ne l'épouſerai point. Son pere lui en propoſa pluſieurs autres, & à chaque propoſition, Monſieur Guillaume feſait autant de difficultés qu'il en avait faites ſur la brune & ſur la blonde. Si la Demoiſelle dont lui parlait ſon pere, était belle, il trouvait de trop grands dangers. Si elle était laide, il trouvait cent inconvéniens pires que les dangers. Si elle eſt ignorante, diſait-il, je n'en pourrai rien faire; ce ſera une begeule. Si elle eſt inſtruite, elle en voudra plus ſavoir que moi, & me tourmentera toute la journée.
Mariez-vous, mon fils, avec qui vous voudrez, lui dit ſon pere, excédé de la bizarrerie de cette diſpute, & le quitte en lui diſant: La Logique du Collége vous a gâté la tête, vous ne faites que de l'eſprit; j'aimerais mieux que vous fuſſiez raiſonnable. Monſieur Guillaume ayant la tête échauffée de diſpute & de mariage, profite de la liberté que lui laiſſe ſon pere, & va, à l'exemple de l'Empéreur Juſtinien , prendre une femme dans un mauvais lieu.
Quelque temps après ce mariage, je rencontrai Monſieur Guillaume chez une Dame qui, deux fois par ſemaine, tenait une aſſemblée de beaux eſprits. J'ignorais quelle était la femme qu'il avait épousée; mais je crus devoir le féliciter ſur ſon mariage. Vous avez tort de me féliciter, me dit-il, ma femme n'en vaut peut-être pas la peine: je l'ai priſe dans un mauvais lieu; je ne ſais encore ce qui en arrivera. Je vous demande pardon, Monſieur Guillaume, lui répliquai-je, lorſque je vous ai fait mon compliment, je croyais que vous aviez pris une femme honnête; votre action n'eſt pas celle d'un Sage. Vous avez encore tort, me repartil, une femme entraînée par mille circonſtances dont elle n'a pu ſe défendre, a pu aller dans un mauvais lieu, & n'être point déshonorée. D'ailleurs, il eſt plus aisé de faire une femme de bien que de la trouver.
Nous parlions encore de ce mariage, lorſqu'il entendit un Membre de l'Académie des Belles-Lettres qui parlait d' Alexandre , fils de Philipe . Vous vous trompez, Monſieur l'Académicien, lui crie Monſieur Guillaume: cet Alexandre dont vous parlez, eſt le fils de Nectabis , Roi d'Egypte, & non le fils de Philipe , Roi de Macédoine. Il ſe diſait fils de Dieu, ſans en rien croire; ſes courtiſans ne le croyaient pas non plus, & ils ſavaient très-bien ce qui était de la naiſſance de leur maître: je le ſais auſſi bien qu'eux, & ſi vous le trouvez bon, Meſſieurs, je vous conterai l'avanture qu'eut ſa mere à la Cour de Memphis, lorſqu'elle allait en dévotion au Temple de Jupiter Ammon.
Monſieur Guillaume commencait le récit de cette galante avanture, lorſque le nom d' Enée que prononcait loin de lui la maîtreſſe de la maiſon, vint frapper ſon oreille, attentive autant qu'il était poſſible, à toutes les converſations de l'Aſſemblée. Il court à elle & lui demande: De quel pied, croyez-vous, Madame, que cet Enée prit terre, en abordant en Italie? Ce fut, je gage, répondelle, du pied gauche; c'eſt de celui-là que je deſcends toujours de voiture & que je monte toujours au lit, lorſque mon mari m'y laiſſe monter toute ſeule. Vous vous trompez, Madame, réplique Monſieur Guillaume, ce ne fut point du pied gauche. C'était donc du pied droit, lui dit-elle, fâchée de n'avoir pas déviné. Vous vous trompez encore, réplique -t-il; ce ne fut, Madame, ni de l'un, ni de l'autre: en ſortant du Vaiſſeau, il tomba tout de ſon long, la tête la premiere.
Cette chûte fit rire toute la Compagnie. Quelqu'un des rieurs, dit Monſieur Guillaume, voudrait-il me contredire? Je ſerais bien aiſe que Monſieur l'Académicien des Belles-Lettres avouât hautement que j'ai raiſon. Je ſerais très-curieux d'apprendre s'il ſait combien de nœuds avait la maſſue d'Hercule? Quels étaient les noms des quarante filles de Priam? A quelle main Vénus fut bleſſée par Diomède? Quelles étaient les chanſons que chantaient les Sirennes, & ſur quels airs étaient ces chanſons? Ni lui, ni ſes confreres, n'en ont jamais parlé: ils ont pourtant groſſi leurs Mémoires des choſes qui ne valaient pas celles-la, ou qui ne valaient pas mieux. Si la Compagnie prend plaiſir à nous entendre diſputer enſemble, nous allons commencer; cela pourra amuſer Madame.
Madame, lui dis-je doucement à l'oreille, n'aime point la diſpute: à quoi donc, me réplique-t-il, paſſe-t-on ſon temps chez elle? Mais, lui répondis-je, on cauſe de la pluye & du beau temps: on raiſonne ſur la nouvelle de la ville & du jour. Les uns parlent de la variété des formes que les Dames donnent à leurs chapeaux; les autres moins frivoles, parlent de la forme du chapeau de Saturne: ceux-ci s'entretiennent de la revue que le Roi doit faire au trou d'enfer; ceux-là rient du trou que Don Ulloa a fait à la lune. On diſſerte ſouvent avec légéreté, ſur des matieres très graves en Politique & en Littérature; en un mot, on s'inſtruit & l'on ne diſpute pas.
C'eſt très-bien fait, me répond Monfieur Guillaume, de s'inſtruire; mais un peu de diſpute ne gâterait rien: cela réveillerait l'attention, & l'on s'en inſtruirait mieux. La vérité jaillit ſouvent de la contradiction, comme du frottement de deux cailloux, jailliſſent des étincelles de lumiere.
Je ſuis fâché, Monſieur Guillaume, lui dis-je, que l'Académicien des BellesLettres ſoit ſorti. Il aime à diſputer, vous auriez pu paſſer tous deux dans une chambre à côté de celle-ci, & vous époumoner l'un & l'autre tout à votre aiſe. Il a probablement craint d'être engagé dans un combat pour lequel il ne ſerait pas prêt. Il s'appelle Monſieur Larcher : c'eſt un grand érudit, qui ſait le Grec & quelques mots babylonniens; il ſait auſſi par cœur tous les noms & ſurnoms qu'on donna à Vénus aux belles feſſes: cette Vénus n'a point eu de Temple au monde où Monſieur Larcher n'ait fait ſes dévotions. Il eſt en état de vous montrer les régiſtres de toutes les jeunes & honnêtes Babylonienes qui, avant de ſe marier, allaient ſe proſtituer à la Cathédrale de cette Déeſſe. Il ſait juſqu'aux noms des Sacriſtains qui, pendant cette pieuſe cérémonie, tenaient le cierge; & tous les Clercs qui, pendant deux cens ans, deſſervirent la Chapelle de Vénus à Babylonne, n'en ont jamais, ſur cet article, ſu autant que Monſieur Larcher de l'Académie des Belles Lettres.
O, Larcher! Larcher! vous aurez à faire à moi, s'écrie Monfieur Guillaume, tranſporté de joie & de colere. Où eſt Monſieur Larcher ? Je veux le voir & diſputer avec lui. Eſt- il chez Nicolet ? Eſt-il aux Français, à l'Opéra, aux Italiens ou à l'Egliſe? Où trouverai-je Monſieur Larcher ? Sera-ce aux Tuilleries, aux Boulevards, au Luxembourg, à la Foire ou à l'Académie? O, Monſieur Larcher , vous êtes l'homme qu'il me faut: par tout où je vous trouverai, je diſputerai avec vous ſur les filles de Babylonne, & ſur leur dévotion. Je ſais tout auſſi bien que vous que, dans cette grande Ville, ainſi qu'à Paris, à Londres, à Madrid & à Rome, il y avait de belles Courtiſannes pour les Gens riches, & de coureuſes de rues pour les Laquais, pour les Clercs de Procureurs, & pour les Abbés qui n'avaient point de Bénéfice; mais je vous montrerai que la grande Egliſe de Babylonne n'était point un maumais lieu, & que les Demoiſelles bien élevées n'y allaient pas vendre leurs faveurs à deniers comptans, comme vous oſez le dire, aux Etrangers qui venaient faire leur priere à Vénus. Fi, Monſieur Larcher , cela eſt dégoutant. J'aime les Demoiſelles de Babylonne; elles étaient belles & ſages, & je défendrai leur honneur contre vous, & contre toute l'Académie des Belles Lettres.
Monſieur Guillaume, ſe poſſédant à peine, ſort, & va chercher Monſieur Larcher . C'eſt dans le Caſé de Patural qu'il le trouva, liſant l' Année Littéraire , & diſant avec chaleur à ceuxqui étaient auprès de lui: C'eſt, ma foi, un jeune homme qui écrit bien, que l'Auteur de cette Année ; s'il parvient jamais à être moins ennuyeux, il ira plus loin que ſon pere. Il ira où il pourra, dit bruſquement Monſieur Guillaume: ſon pere, de pauvre & de misérable mémoire, ſe traîna juſqu'à la porte de l'Hôpital; ſi ſon ſils fait un pas de plus, il riſque d'y entrer & d'y mourir. Il vit en calomniant des Philoſophes qui, s'il en valait la peine, pourraient bien ſe défendre; mais vous, Monſieur Larcher , vous calomniez des Demoiſelles qui ne peuvent ſe défendre; vous aſſurez, m'a-t-on dit, qu'elles allaient à la Cathédrale de Babylone, pour ſe faire trouſſer par les premiers Matelots qui abordaient dans leur Ville, & que ces vilains Matelots ne ſe mettaient en beſogne qu'après avoir paié. Cela n'eſt point vrai, Monſieur l'Académicien; m'entendez-vous? Vous avez tort de parler du Temple de Babylonne, comme on parle de la maiſon de la Gourdan, & des Babylonniennes, comme de ces filles qu'on trouve tout le long de la rue Trouſſe-Vache .
Un démenti auſſi bruſque déconcerte Monfieur Larcher : il ne ſait d'abord où il en eſt; mais peu à peu reprenant ſes ſens, la diſpute s'établit en regle entre les deux champions. Monſieur Guillaume le fit rougir vingt fois des calomnies dont il avait noirci le beau Sexe de Babylonne. Les ſpectateurs riaient de ſon embarras, & n'étaient pas fâchés de voir humilier un Savant des Inſcriptions; mais Monſieur Larcher , fort habile dans ce genre d'eſcrime, ſe tire de ce mauvais pas, & détournant adroitement la queſtion, il laiſſe les Babylonnienes dont on lui parle, & ſe rue tout à coup ſur Vénus dont on ne lui parle pas. Il dit tout ce qu'il ſait & tout ce qu'il croit ſavoir de cette Déeſſe; & ſans donner à Monſieur Guillaume le temps de nier ou d'accorder ce qu'il en dit, il le promene de Babylonne au Temple d'Aſcalon, à celui d'Héliopolis: de ces Villes fameuſes autrefois, il le fait aborder en Chypre, le mene à Amathonte; de là il paſſe ſur les côtes de l'Egypte, enſuite en Crête, à Gnide, à Cos, à Cythere, le fait entrer dans le Péloponeſe, & le traîne, à travers des chemins impraticables, à Mantinée, à Corinthe, à Athenes. Dans un Temple, il ſe délecte à repréſenter Vénus comme faite d'apres la belle Phriné , ſe baignant toute nue devant un Peuple immenſe: ici, il la place ſur un Autel, & ſe complaît à faire admirer la perfection de ſa gorge, & les belles formes de ſon derriere.
Ceux qui paſſent devant le Café de Patural , entendant prononcer les noms de Phriné & de Vénus, s'arrêtent, écoutent; ils entrent en foule. Leur nombre augmente à chaque inſtant. Déja on ne peut plus ni les contenir, ni faire taire l'Orateur: on eſt obligé d'appeller la Garde qui, pour prévenir le désordre, pouſſe dehors par les épaules Monſieur Larcher , lequel même au milieu de la rue, ne pouvait tarir ſur Vénus, ſur ſes Temples, ſes Autels, ſes attributs, ſes tableaux & ſes ſtatues. Nous ne ſavons ce que devient Monſieur Larcher ; nous ſommes obligés nous-mêmes de le laiſſer dans la rue, & de rentrer dans le Café, pour voir la contenance de Monſieur Guillaume: nous le trouvâmes endormi. C'eſt la certainement un étrange événement auquel nos Lecteurs ne s'attendent pas.
Puiſſe Monſieur Guillaume dormir longtemps, dis-je en moi-même! & puiſſai-je ne jamais le revoir. C'eſt, en Société, un fléau bien redoutable qu'un pareil Diſputeur. Le Ciel ne m'exauça pas. Peu de jours après cette ſcéne, je le trouve aux Tuilleries, & du plus loin qu'il m'apperçoit, me crie, en venant à moi: C'eſt un terrible homme que votre Monfieur Larcher . Je l'ai mis à la raiſon ſur les filles de Babylonne; mais il m'a vaincu, en me parlant de Vénus? ce n'eſt point, il eſt vrai, par la ſorce de ſes raiſonnemens, c'eſt par l'ennui & le ſommeil où en me parlant de cette Déeſſe, il ma plongé; il ne me la jamais dépeinte qu'avec une ceinture de pavôts; il a ſemé de cette plante narcotique tous les chemins par où il m'a fait paſſer, pour aller d'un Temple à un autre. Ce n'eſt pas la triompher d'un galant homme, c'eſt le ſurprendre.
A tout ce que l'importun Monſieur Guillaume me diſait ſur Monſieur Larcher , qui eſt un véritable érudit, & au mérite duquel on ſe fera toujours gloire de rendre juſtice, je n'oppoſai qu'un froid ſilence, le ſilence de l'indignation. Vous ne me répondez rien, me dit Monſieur le Diſputeur, eſt-ce que la converſation vous déplairait? Très-fort, lui dis-je. Eh bien! Monſieur, m'ajoute til, point de colere, point d'humeur. Nous ne dirons rien plus de Monſieur Larcher , nous diſputerons ſur autre choſe; & tout auſſitôt il ſe mit à parler de vingt ſujets différens, cherchant, dans tout ce qu'il dit, à entâmer quelque querelle avec moi: je me tenais ſur mes gardes; j'étais toujours de ſon ſentiment; j'applaudiſſais à tout ce qu'il me diſait de bien ou de mal; je répétais tous ſes derniers mots avec le ton de la ſurpriſe & de l'admiration: il n'avait jamais tant parlé ſans être contredit; mais bientôt fatigué de ma complaiſance: Je ſuis las, me dit-il, en m'apoſtrophant, de parler avec moi-même. Au nom de Dieu, niez-moi quelque choſe, afin que nous ſoyons deux; défendez-vous donc, aſin que nous puiſſions diſputer, je ſuis bien aiſe qu'on céde à mes raiſons; mais je ne ſuis pas faché qu'avant de céder, on faſſe quel-que réſiſtance. La victoire qui peut flatter, eſt celle qu'on obtient par la voie des combats ou de la diſpute. Dites- moi donc ce que vous penſez du Roi, de la Reine, de Monſieur, de Madame, du Chancelier, du Garde des Sceaux, du Miniſtre de la Guerre, du Miniſtre de la Marine, de celui des Affaires Etrangeres, de nos Finances, de nos Moines, de notre Clergé & & de nos Cours Souveraines? Que penſez-vous de Monſieur d' Eſtaing , de Monſieur de la Mothe-Piquet , de Monſieur de Guichen , de nos Flottes, de nos Isles, de nos pertes, de nos victoires & de nos ſottiſes?
Monſieur Guillaume, lui répondis-je, je n'entends rien en Politique: je m'en rapporte entiérement à la ſageſſe de ceux qui gouvernent; je mets la mienne à me gouverner moi-même. C'eſt aſſez pour moi, & je ne me mêle en aucune maniere des affaires de l'Etat.
Eh! pourquoi, me réplique Monſieur Guillaume, ne vous mêleriez-vous pas des affaires de l'Etat? N'êtes-vous pas Citoyen de l'Etat? Ne contribuez-vous pas aux charges de l'Etat? N'eſt-ce pas de votre argent & du mien, qu'on paie ceux qui, ſur terre & ſur mer, ſe battent pour le ſalut de l'Etat? La penſion qu'on donne à un Miniſtre qu'on renvoye, lorſqu'il a fait à l'Etat tout le bien ou tout le mal qu'il était en ſon pouvoir de faire; les penſions accordées aux Veuves des Officiers qui ſe ſont fait tuer en défendant l'Etat, n'eſt-ce pas à nos dépens qu'elles ſe paient, & aux dépens de nos Concitoyens? Quand on eſt ſur mer, on a droit de parler du Vaiſſeau qui nous porte, des mats, des voiles, des ancres, de tous les agrets de ce Vaiſſeau, & de l'intelligence de ceux qui le gouvernent. Le premier qui s'apperçoit que le Bâtiment fait eau, eſt tenu d'en avertir. Je dis encore quand un Français a payé ſon paſſage pour aller à Saint Domingue, il eſt en droit de ſe plaindre des Patrons qui, par méchanceté, ou qui, par l'ignorance des vents, le conduiraient ſur les Côtes de Malabar où il n'a rien à faire. Cette comparaiſon peut bien n'être pas trop juſte, & je ſuis obligé d'en convenir, pour ne pas me brouiller avec Monſieur Seguier . N'importe, juſte ou non, je ſoutiendrai toujours que quand on eſt Citoyen d'un Etat, on peut & même on doit ſe mêler des affaires de cet Etat.
Monſieur Guillaume, lui dis-je, on riſque trop de s'en mêler. On riſque, me réplique-t-il, en me coupant la parole, d'encourager les bons Miniſtres, de décréditer les méchans, de leur faire voir au moins qu'on les ſurveille. On riſque auſſi, lui ajoutai-je, d'être mis à la Baſtille où l'on eſt fort mal, ou d'être envoyé en exil, ce qui eſt fort déſagréable. Demandez-le a Monſieur l'Abbé Baudeau ; il ſait ce qui en eſt & ce qui lui en a couté, pour avoir voulu nous faire faire bonne chere à bon marché. On m'exilera, reprit Monſieur Guillaume, on m'enfermera ſi l'on veut, il faut quelquefois ſavoir ſe ſacrifier pour la Patrie; mais nul homme ne pourra m'empêcher de dire que nous avons un bon Roi; que nous ſommes ſagement gouvernés; qu'en ſept ans de ſon régne, il s'eſt fait autant de bien en France, qu'il s'était fait de mal pendant trente ans avant lui. Cela eſt beaucoup dire, car il s'en était beaucoup fait. Nul homme ne pourra m'empêcher de dire que nous avons une Reine qui eſt belle, ſpirituelle & trèsaimable. Parmi les Dames qui compoſent ſa Cour, il n'en eſt point qui ayent ni de plus beaux yeux, ni une plus belle peau, ni un plus beau front, ni plus d'éclat: elle aime les Spectacles, la Muſique, la Courſe, la Danſe, la Parure, les Plaiſirs; c'eſt une Reine telle qu'il la faut aux Français.
Quand Terrai nous mangeait , j'eus le courage de dire qu'il était un Voleur public, que ſon Adminiſtration était un vrai brigandage: je dirai aujourd'hui avec plus de liberté encore, duſſent tous les Financiers, tous les Agents & tous leurs Aboyeurs me traîter de ſcélérat, que Monſieur Necker fait de très-bonnes choſes, & qu'il en ferait encore de meilleures ſi on le laiſſait faire: il eſt domâge que les préjugés & les circonſtances mettent des entraves à ſon zele pour le bien public; ſans cela il réaliſerait quelques uns des projets de ce Monſieur Turgot , dont le Miniſtere, quelque court qu'il ait été, fera époque dans le régne de LOUIS XVI. Ce Monſieur Turgot allait aux grandes opérations par antouſiaſme & avec éclat. Monſieur Necker y va avec la réflexion, le ſecret & l'apropos. Le Roi d'Angleterre diſait le mois paſſé à Lord Nord & à Lord Germaine : Monſieur Necker eſt mon plus redoutable ennemi. Monſieur d' Eſtaing eſt moins à craindre pour mes Amiraux: il peut bien les battre; mais ce qui pour moi eſt encore plus à craindre, c'eſt une bonne Adminiſtration en France. Si l'on y réforme le Clergé, & ſi l'on y détruit les Moines, mes Anglais ne joueront pas un grand rôle en Europe.
A propos de Monſieur d' Eſtaing , je voudrais bien, me dit MonſieurGuillaume, qu'on lui donnât le Bâton de Maréchal de France. Depuis que nous ſommes en guerre, il eſtle ſeul qui nous ait fait chanter un Tedeum ; le ſeul qui ait eu du ſuccès & de la gloire, & le ſeul qui n'ait point été récompensé. La voix publique lui donne le Bâton de Maréchal, qui ne peut rien ajouter à ſa gloire ni à ſon zele, pour ſervir ſon Roi & la Patrie. Il ſerait à ſouhaiter que le Roi qui eſt juſte, entendît cette voix; mais il n'entend que les bourdonnemens de quelques Courtiſans qui, à beaucoup près, ne valent pas le Héros qu'ils déchirent.
Vous me faites frémir, dis-je à Monſieur Guillaume, de parler auſſi indiſcrétement des affaires de l'Etat: je n'en dis pas davantage, & me retirai promptement. De très-long-temps on ne me vit aux Tuilléries, tant par la crainte que j'avais de rencontrer mon Diſputeur, que par la crainte qu'on ne nous eût entendu.
Je n'étais pas encore revenu de ma frayeur, lorſque peu de jours après cette converſation, me promenant ſur les Boulevards, je me ſens tout à coup frappé ſur l'épaule. Je crus, tant l'effroi me troublait, que c'était un Inſpecteur de Police qui, de par le Roi, m'arrêtait. Je me tourne en tremblant, & me trouve, nez à nez, avec Monſieur Guillaume qui, en s'emparant de mon bras, me dit: Vous ne m'échapperez pas; & ſi la crainte de l'exil ou de la Baſtille vous empêche de me dire votre ſentiment ſur nos Miniſtres, ſur nos Amiraux, ſur nos Evêques, ſur nos Magiſtrats, & ſur les Maîtreſſes de tous ces Meſſieurs, nous parlerons des Actrices de l'Opéra, des Danſeuſes & des Figurantes; des Actrices du Théatre Italien, & de celles du Théatre Français. Diſpenſez-m'en, je vous prie, répondsje à Monſieur Guillaume. J'eſtime l'Art du Théâtre; j'admire les talens qu'on y montre; mais je ne connais aucune des Divinités qui ſe diſtinguent dans les Jeux de Terpſicore & de Polymnie. Je vis loin des Princes & des Princeſſes qui régnent ſur la Scéne Françaiſe. Parmi les Souveraines de cet Empire, il en eſt une qui eſt belle & ſpirituelle; j'aime à l'entendre, j'aime à la voir, & j'eſpére que mon ami, Monſieur le Marquis de C***, me procurera quelquefois ce plaiſir.
Puiſque vous ne vous mêlez, me réplique Monſieur Guillaume, ni d'Adminiſtration, ni des affaires du Clergé, ni de celles de la Comédie, vous mêleriez-vous par haſard de Littérature? Très-faiblement, lui dis-je: je ne pourrais en cauſer avec vous que d'une maniere peu ſatisfaiſante. Je me borne à lire les nouveautés, & à entendre parler de leurs Auteurs. Parlons en donc, me dit-il, & dites moi ce que vous penſez de Monſieur Champfort , qu'on a couronné dans différentes Académies, & qui, modeſtement, ne ſe met qu'un peu au deſſus des grands Hommes dont il a fait l'éloge? Que penſez-vous de M. M. Blin, Paliſſot, d'Arnaud, Cubieres, Imbert, Mercier, Doigni, Duroſoi, Calhava, Barthe, Gudein, Roucher, le Miere, Dorat , & autres beaux eſprits dont on parle quelquefois dans le Journal de Paris, dans l'Almanach des Muſes, & dans la Bibliotheque des Romans?
Vous me mettez à mon aiſe, réponds-je: en m'expliquant ſur ces Meſſieurs, je ne crains ni d'être contredit, ni d'être exilé. Je ne les connais point particuliérement; mais je ſais que ce ſont des hommes trèsaimables, très-recherchés, & qui, en Société, doivent être d'un commerce très-doux & très-agréable. Il n'en eſt aucun de tous ceux que vous avez nommés, qui n'ait un genre à lui, & un mérite diſtingué; aucun avec lequel je ne fus très-flatté d'être en liaiſon. Il n'en eſt auſſi aucun auquel, ſi j'étais de l'Académie Françaiſe , je ne donnaſſe ma voix avec plaiſir. Monſieur Dorat , le premier, aurait eu droit à mon ſuffrage.
Quoi! me dit avec emportement mon implacable Diſputeur, vous auriez donné votre voix à Monſieur Dorat ? Vous auriez voulu, pour Académicien, un bel eſprit qui, depuis vingt ans, ſe tourmentait en Vers & en Proſe, pour être de l'Académie Françaiſe, & qui en même temps s'acharnait à la vilipender? Vous auriez voulu pour Confrere un Poëte qui feſait nager des Soles dans les étangs, & planer des Autruches dans les airs?
Vous conviendrez pourtant, dis-je à Monſieur Guillaume, qu'on ne pouvait refuſer à Monſieur Dorat le ſceptre de la Poëſie galante. Lafare & Chaulieu n'ont pas mieux chanté l'Amour & les plaiſirs: dans ſes œuvres, on trouve des morceaux dignes d' Ovide & de Catule .
Eh! Monſieur, me réplique froidement mon Diſputeur, je connais tout auſſi bien que vous le mérite de Monſieur Dorat ; & lorſqu'en ma préſence, on le tençait un peu trop fort, je me feſais un devoir de diſputer en ſa faveur. Peut-être même que, ſi vous aviez d'abord été de mon ſentiment, rien ne m'aurait empêché d'être du votre; mais entre nous, il avait tort de ne pas vouloir que chacun fût Philoſophe à ſa maniere, comme on lui permettait de l'être à la ſienne. Cette manie bizarre qu'on avait ſifflée dans l'éloquent & ſublime Jean-Jacques , devait-on la pardonner dans un Ecrivain frivole? J'étais encore très-fâché que Monſieur Dorat , dans ſes plus grandes gayetés, fût toujours de mauvaiſe humeur; qu'à une imagination vive & baillante, il joignît de très-grands défauts, ceux, par exemple, de mal parler ſa Langue, d'avoir un ſtyle précieux & chagrin, & ſur-tout d'avoir laiſſé dans ſes Poëſies des milliers de Vers amphigouriques.
Pour être de l'Académie Françaiſe, je veux qu'on ſoit inſtruit, c'eſt là la premiere condition; qu'on ſache ſa Langue, qu'on l'écrive correctement, qu'on ait un goût épuré, & ſur-tout qu'on n'ennuie pas en l'écrivant. Non, je vous le redis encore, Monfieur Dorat n'aurait jamais eu ma voix pour l'Académie Françaiſe; mais je la donne de bon cœur à Madame la Comteſſe de Genlis ; elle a un ſtyle clair, correct & nourri: je la donne à M. M. de Condorcet & le Bailli : ce ſont deux Philoſophes & deux des meilleurs Ecrivains du ſiecle. Je la donne à Monſieur le Comte de Treſſan ; c'eſt un des conſervateurs du bon goût & de la gaieté Françaiſe; mais, avant tout, je veux la donner à Monſieur l'Abbé Raynal , c'eſt là vraiment un homme de mérite. Le titre d'Académicien ne manque point à ſa gloire, c'eſt lui qui manque à la gloire de l'Académie Françaiſe; le vœu de tous les hommes éclairés, l'appelle à y remplir un fauteuil. Cent Edits pour la réforme de l'Etat, ne feront jamais autant de bien aux Français, que Monſieur l'Abbé Raynal , par ſes Ecrits, en a déja fait à l'eſpece humaine.
Monſieur de Buffon eſt ſans contredit un grand homme, un des plus beaux Génies qui aient jamais exiſté; mais le Philoſophe Raynal eſt encore au deſſus de ce grand homme. J'aime ſans doute celui qui m'apprend d'où eſt venue & comment s'eſt arrangée la petite coque ſur laquelle je ſuis empriſonné pour quelques jours; qui m'enſeigne d'une maniere agréable, comment ſur cette petite coque terraquee, j'ai ſucceſſivement été mollécule organique, germe, embrion, fœtus, & comment je ſuis tombé des cornes dans le fond de la matrice de ma chere mere; comment, après un séjour de neuf mois, dans ce petit ſac placé à côté de deux poches, l'une pleine d'urine, & l'autre remplie d'excréments, j'en ſuis enfin ſorti; & comment, après être ſorti de ce cloaque, & étant devenu en peu d'années grand garçon, j'ai appris à faire des ſylloſiſmes, des dilêmes & des entimêmes. Tout cela m'amuſe infiniment, & je remercie bien ſincérement le Philoſophe qui m'inſtruit de tant de belles choſes que je veux bien croire, en attendant que je puiſſe examiner ſi elles ſont toutes vraies, & pour pouvoir, s'il y en a de fauſſes, diſputer avec lui; mais j'aime & je remercie encore bien plus celui qui m'apprend à penſer, qui m'aide à briſer les fers dont on me tient garroté ſur ma coque, qui décrédite les Oppreſſeurs, & tous ces Fanatiques qui en ont fait ſi long-temps le séjour des malheureux.
Calmez-vous, dis-je à Monfieur Guillaume, je trouve très-bon que Monſieur l'Abbe Raynal ſoit de l'Académie Françaiſe, mais je ne ſerais pas fâché que la plupart des beaux eſprits dont vous m'avez parlé, en fuſſent auſſi. Le Philoſophe Raynal apprend à nous débarraſſer des chaînes dont nous ſommes chargés dans notre priſon; & les beaux eſprits, par des Poëſies légeres, par des Romans ingénieux, par des Contes agréables, charment l'ennui de cette priſon.
Je vous entends, me dit Monſieur Guillaume avec humeur, ils charment nos ennuis; c'eſt-à-dire, qu'ils nous endorment: Eſt-ce là leur mérite? eh bien! je vous déclare net que ce mérite eſt un crime à mes yeux. Il ne faut pas endormir des eſclaves; il faut, au contraire, les tenir trèséveillés, leur montrer l'horreur des chaînes dont ils ſont garrotés, les en faire rougir, & leur inſpirer, à l'exemple des Américains, le courage de les briſer, quand tout à la fois ils en trouvent l'occafion, & qu'ils en ont de légitimes raiſons. Ce n'eſt ni dans l'Académie Françaiſe, ni dans celle d'Apollon, que la plupart de vos beaux eſprits doivent avoir une place, c'eſt dans l'Académie du Phebus , & pour cette Académie leurs titres ſont inconteſtables; je les porte tous dans ce recueil que je tiens ſous le bras. Quel eſt donc ce recueil, lui demandaije? C'eſt un extrait, me répondit-il, de tous les mauvais Vers, des Phraſes obſcures, des tournures inintelligibles, des termes précieux, des mots impropres, des expreſſions bizarres & inuſitées, des contreſens, des barbariſmes, des galimatias que j'ai trouvés dans leurs Ouvrages. Ce travail m'a donné beaucoup de peine & beaucoup d'humeur. Prenez & liſez.
Vous auriez pu, Monſieur le Diſputeur, lui dis-je, beaucoup mieux employer votre temps: vous êtes un méchant, & dans ſes méchancetés Linguet n'eſt pas pire que vous. >A qui oſez-vous me comparer, s'écrie Monſieur Guillaume, en m'empoignant à la gorge, à un enragé! à un Linguet ! Il me ſerrait fortement le goſier, & dans ſon aveugle colere, il m'eût peut-être étranglé ſi, venant à mon ſecours, les paſſans ne m'euſſent débarraſſé de ſes nerveuſes mains. On l'emmene; mais tout en s'éloignant de moi, il me crie: A demain; nous nous verrons, à demain.
Il tint parole, & le lendemain, ſur les ſept heures du matin, il était à la porte de ma chambre au moment où j'en ſortais. Vous voulez donc, me dit-il en entrant, vous faire tuer pour l'honneur de Monſieur Roucher , de Monſieur le Miere , & de cette fourmilliere de beaux eſprits qui corrompent notre Langue? Non, Monſieur, lui repartisje; mais je veux les défendre quand vous les outragerez, & me défendre moi-même ſi vous m'inſultez. Tenez, m'ajouta-il, en me ſautant au cou & en m'embraſſant très-étroitement, avant de nous égorger, diſputons un moment: ne me comparez plus à ce malheureux Linguet , & nous reſterons bons amis. Si je ne puis être de votre ſentiment ſur Monſieux Chamtfort & ſur Monſieur Duroſoi , je ne vous forcerai point à être du mien: plus je réfléchis, plus je ſens qu'un chacun doit être libre de penſer comme il lui plaît. C'eſt une tirannie abominable, de géner les opinions: je n'ai pas toujours pensé comme cela; mais l'expérience commence à me corriger: cauſons donc enſemble, & dites-moi cordialement ce que vous penſez de ce fou de Linguet , & des honnêtes Gens auxquels il s'eſt attaché, comme on croyait autrefois que les Vampires s'attachaient à des corps vivans.... Monſieur Guillaume & moi cheminions enſemble, moi ne diſant mot, crainte de diſpute, lui continuant à me parler de Linguet , de tous les Folliculaires ſes ſemblables, des Gilbert , des Clement , des Royou , des Groſier , des Sabatier , des Sauteau , & autres Marſias littéraires que Piron comparait plaiſamment à des vilains eunuques au milieu d'un Serail qui ne font rien, & qui veulent empêcher de faire, lorſqu'
Un jeune Magiſtrat de qui la chevelurePaſſait de Clodion la royale cœffure,
nous aborde, & d'un ton grave & composé, nous dit: Vous devez être bien content, Monſieur Guillaume, je viens de dénoncer Maître Linguet comme le Calomniateur des Parlemens, comme le Calomniateur des grands hommes, & comme mon Calomniateur. Fi, Monſieur le Conſeiller aux Enquêtes, répond Monſieur Guillaume: c'eſt un métier odieux que celui de Dênonciateur; après celui d'Eſpion de Police, je n'en connais pas de plus infame.
Le Parlement, dit l'Homme aux Enquêtes, ne peut me refuſer juſtice; je me ſuis immolé pour ſa gloire, & pour ſon Arrêt contre Lally, qu'en l'année 1766 il fit égorger à la Grêve avec le glaive de la Loi. Le Parlement, reprend Monſieur Guillaume, ne cherche point à défendre ſon Arrêt: s'il eût voulu le défendre, il eût choiſi un meilleur Avocat, & lui eût dit en lui donnant ſa miſſion: Plaidez & ne mentez pas. Ah! Monſieur Guillaume, lui dit le Magiſtrat, vous êtes bien sévere: deux ou trois menſonges dont j'ai orné mon Plaidoyer, pour fortifier la vérité, n'empèchent pas qu'il ne ſoit un chef d'œuvre d'éloquence. C'eſt un parterre parſemé des plus belles fleurs de la Réthorique: à chaque page on y voit briller les métaphores, l'exclamation, l'hypotipoſe, l'antitèſe, la ſuſpenſion, les reticences: on y admire ſur-tout la fameuſe proſopopée par laquelle je termine mon Plaidoyer; c'eſt un grand coup de l'Art, Monſieur Guillaume, que cette proſopopée!
Tout cela, répond Monſieur Guillaume, eſt d'un ridicule déteſtable. Dans le Procès de Monſieur de Lally , qu'on a égorgé, il ne s'agit pas de figures de Réthorique; il s'agit de raiſons & d'honnêtete. J'ai lû quelques pages de votre Plaidoyer, & je ne crois pas que, depuis trente ans, on ait rien écrit en notre Langue d'auſſi plat; c'eſt une mauvaiſe amplification de Rhéteur. Monſieur Guillaume, Monſieur Guillaume, réplique d'un air pédant le Conſeiller aux Enquêtes, vous n'aimez pas le beau Français, & vous pourrez vous en repentir. Pardonnez-moi, lui dit Monſieur Guillaume en le quittant, j'aime le beau & le bon Français; mais ce que je préfere à tout, c'eſt la vérité, & c'eſt ce qui manque à votre amplification..
Monſieur Guillaume parlait encore, lorſque d'une main me tenant par le bras, il arrête de l'autre un petit Abbé d'une figure baſſe & ignoble, & lui crie d'une voix à le faire trembler: A genoux, Monſieur l'Abbe. Croyez-vous en Dieu, Monſieur l'Abbé? Répondez vite, Monſieur l'Abbé. Le petit Abbé friſſonne, pâlit, ſe met à genoux, & tout tranſi de peur dit qu'il croit en Dieu. Malheureux! lui repart Monſieur Guillaume, vous croyez en Dieu, & vous avez fait & commenté un Traité contre l'exiſtence de Dieu! vous avez composé des Vers infames; vous vous égayez avec un Savoyard, ſur les filles qui menent leur amans de Cythere à Florence , & vous oſez, apres cela, parler de bonnes mœurs & de religion! Où avez-vous fait votre Théologie? Parlez, & promptement. Ah! Monſieur Guillaume, dit le petit Abbé, je ne ſuis par Prêtre, & je n'ai jamais étudié en Théologie. Au moins, Monſieur l'Abbé, repart Monſieur Guillaume, ſavez-vous votre Credo ? Récitez-le, & cela ſans héſiter.
L'Abbé le commence à pluſieurs repriſes & n'en peut venir à bout. Petit imprudent, lui dit Monſieur Guillaume, avec le ton de la pitié & du mépris, vous voulez défendre la religion, & vous ne ſavez ni Théologie, ni Simbole des Apôtres! Il faut que je vive, réplique humblement Monſieur l'Abbé; les temps ſont trop mauvais, & je n'ai point de reſſources. Tout le monde m'en veut. Monſieur Baudouin m'accuſe d'avoir eſcroqué trois Siecles, & de les avoir gâtés; il ne veut pas me croire capable même d'avoir fait un mauvais Livre. Monſieur de Voltaire m'a couvert d'opprobre: tous les Gens de bien me fuyent ou me conſpuent; & ſi Monſieur l'Archevêque de Pampelune ne me donne ou la Prêtriſe, ou un Bénéfice, je ſuis réduit à mourir de faim. Ah! mon cher Monſieur Guillaume, la miſere fait faire bien des ſottiſes: c'eſt elle qui fait les filoux & les voleurs de grands chemins: ſans elle, je ne me ſerais fait ni Abbé, ni Folliculaire, ni Calomniateur.
On peut n'être pas riche, lui dit Monſieur Guillaume; mais on doit être honnête homme, & lui ajoute en le quittant: Croyez en Dieu, Monſieur l'Abbé, autrement vous aurez à faire à moi. Je n'aime pas les Athées, ſur-tout lorſqu'ils ſont hypocrites: attendez-vous donc que, par-tout où je vous trouverai, je vous ferai dire votre Credo in Deum ; & à force de vous faire répéter qu'il y a un Dieu, j'eſpere vous y faire croire: je me ſuis mis dans la tête de vous convertir.
Monſieur l'Abbé, en quittant Monſieur Guillaume, court chez Monſieur le Conſeiller aux Enquêtes: deux juges du Châtelet vinrent l'y trouver, & ils allerent tous enſemble chez Monſieur le Garde des Sceaux, ſe plaindre de Monſieur Guillaune comme d'un homme très-dangereux. Le Garde des Sceaux le fit auſſitôt avertir de ſe rendre à ſon Audience.
Dieu ſoit loué! s'écrie Monſieur Guillaume, en recevant cet ordre. Je diſputerai avec lui comme avec tout autre. Il était au comble de la joye; il n'y alla pas, il y vola. L'Audience était très-nombreuſe. La, en préſence de cent perſonnes, Monſeigneur, dit-il reſpectueuſement au Magiſtrat, je remercie le Ciel de tout le plaiſir qu'il m'envoye aujourd'hui: je vous prie ſeulement de mander ici tous ceux qui ſe plaignent de moi: je diſputerai avec eux, enſuite vous jugerez en connaiſſance de cauſe, qui a raiſon ou d'eux ou de moi. Cela déſennuyera tous ceux qui ſont à votre Audience, & qui, en attendant que vous leur faffiez l'honneur de leur dire à l'oreille quelques mots qu'ils n'entendront pas, font des baillemens à ſe fendre la bouche.
Au fait, Monfieur Guillaume, lui dit le Magiſtrat: quel eſt le ſujet de votre querelle avec le neveu de Monſieur de Leyrit ? Monſeigneur, répond l'Interrogé, il m'a parlé de la beauté de ſon Plaidoyer. Je lui ai dit qu'il n'y avait dans ce Plaidoyer, ni vérité, ni logique. Cela n'eſt pas poli, Monfieur Guillaume, réplique le Magiſtrat, de dire à un homme la vérité en face, & il faut être poli envers tout le monde, ſur-tout à l'égard d'un Conſeiller au Parlement, qui peut être votre Juge ſi vous avez des Procès, & vous faire mettre auſſi un Bâillon à la bouche, pour vous empêcher de diſputer.
Un Abbé Raboutier & les Juges du Châtelet ſe plaignent auſſi, lui dit encore le Garde des Sceaux: qu'avez-vous donc à démêler avec tous ces Meſfieurs? Le petit Abbé, répond Monſieur Guillaume, dit que les Gens d'eſprit ne croyent point en Dieu. Je ne ſais trop ce qui en eſt de la croyance de Monſieur l'Abbe; mais je ſais qu'il exiſte un Traité d'Athéiſme écrit de ſa main, & embelli de ſon ſtyle. J'ai entendu parler, dit le Garde des Sceaux, de cet Athéiſme, & je veux m'en faire rendre compte. Vous en ferez, Monſeigneur, réplique Monſieur Guillaume, ce que vous jugerez à propos; mais je vous déclare que je ne ſuis ici que pour me défendre, & non pour dénoncer perſonne. Je n'aime ni les Athées, ni les Délateurs, ni les bâillons, ni ceux qui en font mettre. Lorſqu'on conduit un homme à la Grêve, il faut le laiſſer parler: c'eſt aſſez pour lui, s'il eſt criminel, d'être pendu, ou d'avoir les membres fracaſſés, ou d'avoir la tête coupée; & s'il eſt innocent, le baillon, Mouſeigneur, la barre, le ſabre & le Bourreau ſont de trop.
Quant au Châtelet, je vous ſupplie de faire venir ici tous les Juges de l' Aport Paris ;ils n'auront pas beau jeu avec moi: je leur prouverai qu'il eſt affreux d'avoir empriſonné &banni de France Monſieur Delisle , à propos du Prépuce des Juifs, & de quelques Fadaiſes Métaphyſiques. Empriſonner & bannir, ſont de fort mauvais Argumens: le Parlement, à la vérité, a répondu à ces Argumens, en caſſant le Jugement du Châtelet. Partout où je me trouve, je vante la ſageſſe du Parlement, & me moque un peu du Jugement du Châtelet; & cela, afin qu'il n'en rende plus de ſemblable, & que je puiſſe, après avoir bien diſputé, dormir tranquille, c'eſt-à-dire, ſans crainte que les Argouzils du Châtelet ne viennent me reveiller, pour me demander ce que je penſe ſur le Prépuce des Iſraélites, & ſur les quatre Vertus Cardinales.
Si vous m'en croyez, Monſieur Guillaume, lui dit le Garde des Sceaux, vous n'aurez rien à démêler avec les Juges ni avec les Théologiens; on ne gagne rien de bon à diſputer avec ces Gens là. Je vous conſeille auſſi de ne vous mêler en aucune maniere de ce qui me regarde. Cela n'eſt pas poſſible, Monſeigneur, repartit Monſieur Guillaume. Tant que nos Loix ſeront ridicules & barbares, je dirai qu'elles ſont ridicules & barbares; & tant que vous ferez les fonctions attachées à la ſuprême Magiſtrature de Chancélier, je dirai que c'eſt à vous à réformer ces Loix. Vous êtes libre d'en faire ce que vous voudrez; mais je ſuis auſſi libre de dire mon ſentiment, & de diſputer contre tout ignorant qui ne conviendrait pas qu'il eſt odieux que les uſages des Goths & des Vandales, les Coutumes des Tongres, des Ripuaires, des Bourguignons, & de pluſieurs autres Hordes barbares, ſervent aujourd'hui de Loix au Peuple le plus aimable qui ſoit ſur la terre. Je ſoutiendrai encore, Monſeigneur, que c'eſt à vous qu'il faut s'en prendre, ſi la belle Langue des Boſſuet & des Racine , retombe dans la barbarie d'où elle était fortie depuis environ cent trente ans.
Comment cela? demande le Garde des Sceaux. Vous ſouffrez, Monſeigneur, répond notre Diſputeur, que les Parlemens dans leurs Arrêts, que les Procureurs & les Notaires, dans les Actes publics, ſe ſervent de formules barbares & gotiques. Cela perpétue un mauvais langage, un langage obſcur dans les choſes qui doivent être de la plus grande clarté. Lorſque vous donnez des Lettres Royales & des Ordonnances Royales, vous les intitulez Lettres Royaux & Ordonnances Royaux . Quand les Magiſtrats d'Athenes & de Rome publiaient une Loi, ils n'affichaient pas un ſolléciſme pour titre de cette Loi.
Il n'y a pas grand mal à tout cela, répond le Garde des Sceaux: Pardonnez-moi, Monſeigneur, réplique Monſieur Guillaume. C'eſt un très-grand mal. La Grammaire eſt le fondement du Commerce & des bonnes Loix. On ne peut même perfectionner la Société, qu'après avoir perfectionné la Langue; & tout homme qui, en écrivant mal ſa Langue, la ramene vers la barbarie, y ramene auſſi la Société.
Ce que vous dites là n'eſt pas trop clair, dit le Garde des Sceaux. Ce n'eſt pas ma faute, réplique Monſieur Guillaume. Ce que je vais dire le ſera davantage. Toute Loi, pour être bonne, doit être exprimée clairement, parce qu'elle doit être entendue de tous ceux pour qui elle eſt faite, parce qu'elle ne doit être ſujette à aucune interprétation: s'il en était autrement, chaque Juge, au lieu d'appliquer ſimplement la Loi à un fait, pourrait l'interpréter à ſon gré, ſuivant ſes intérêts, ou les intérêts de ceux qu'il voudrait favoriſer. Or, Monſeigneur, je vous demande reſpectueuſement ſi, avec un langage obſcur, vicieux, embrouillé, comme le Français l'était autrefois, & comme il le ſera bientôt ſi vous n'y mettez ordre, on peut faire des Loix préciſes, claires, & telles qu'elles doivent être?
Le Garde des Sceaux réfléchit un moment, & dit: Je ſens, Monſieur Guillaume, toute la force de votre argument; mais que puis-je faire pour arrêter les progrès du mal dont vous vous plaignez? C'eſt, Monſeigneur, répond celui-ci, de prohiber tout Livre où la Langue Françaiſe eſt maltraitée; c'eſt encore d'avoir des Cenſeurs pour veiller à ce qu'on n'imprime, en Proſe ou en Vers, aucun Ouvrage dont le ſtyle ne ſera pas pur, clair & correct, comme vous en avez pour veiller à ce que les Ecrivains ne ſe permettent rien contre le Gouvernement, contre les mœurs, contre des opinions qui datent de deux mille ans; contre les Bénédictins, contre les Capucins, contre les Victorins, contre les Bernardins, contre les Recolets, & autres Gens très-utiles que vous avez pris ſous votre protection.
Le Garde des Sceaux réfléchit encore un moment, & demande un Mémoire. Le voilà, Monſeigneur, lui dit Monſieur Guillaume, en lui remettant le Recueil de toutes les fautes dont fourmillent la plupart de nos Ouvrages nouveaux; mais j'aimerais encore mieux, lui ajouta-t-il, que vous nous délivraſſiez des Moines que des mauvais Auteurs. Il eſt bien plus dangereux pour la France, d'être infectée d'une dixaine de Légions de gueux encapuchonnés, fort robuſtes, & qui, derriere une charrue ou un mouſquet ſur l'épaule, pourraient être d'une très-grande utilité, que d'avoir à Paris quelques beaux eſprits, qui, après tout, malgré tous leurs défauts, ſont encore un des agrémens de la Société. On ne peut reprocher aux Cotin , aux Coras , aux Colletet , aux Pradon , aux Chapellain , aux Frerons mêmes & autres, la millieme partie du mal dont, en parlant de Dieu, ſe ſont rendus coupables les Révérends Peres Joſeph, Annat, la Chaiſe, Doucin, le Tellier , & autres Religieux.
Il ne tenait qu'à Monſieur le Garde des Sceaux d'avoir avec Monſieur Guillaume une bonne diſpute ſur les Moines; mais il ne voulut ni lui répondre, ni l'ecouter plus long-temps.
Tous ceux qui connaiſſent ce Monſieur Guillaume, craignent qu'il ne ſe faſſe beaucoup d'ennemis, par la fureur qu'il a de ſe mêler de tout, de diſputer ſur tout, & de vouloir que tout en France ſoit ce qu'il doit être, nos Loix moins barbares, nos Juges plus inſtruits, le Clergé moins riche, plus tolérant, & Monſieur d'..... moins ennuyeux en plaidant. On ſerait très-fâché qu'il arrivât quelque avanture déſagréable à Monſieur Guillaume, car il a le cœur excellent, une ame pleine de feu, une activité étonnante pour ſervir ſes amis; il eſt jeune & promet beaucoup: eſpérons tout, & de l'expérience que lui procurera l'uſage du monde, & des bons conſeils de Madame A***, qui n'a jamais donné que de bons conſeils.
Appendix A
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Monsieur Guillaume ou le disputeur. Monsieur Guillaume ou le disputeur. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD7A-E