MONSIEUR DE KINGLIN, OU LA PRESCIENCE.
MONSIEUR DE KINGLIN, OU LA PRESCIENCE.
DEUXIEME NOUVELLE.
L'avenir est au présent un peu moins que le passé, qui laisse au moins des souvenirs. Cependant, pour bien des gens, cet avenir est la région des illusions et de l'espérance; et, à mesure qu'une minute succède à une autre, ces gens à chimères reculent les bornes de ce pays, enfant de l'imagination. Ils meurent à cent ans, ayant toujours l'avenir devant eux, regrettant le passé, et se plaignant du présent, dont ils n'ont pas su jouir.
„Si j'avais lu dans l'avenir, me disait un homme, je n'aurais pas épousé ma femme. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'elle me fait cocu. -- Une autre vous eût fait cocu comme elle. -- Bah! -- Vous n'êtes pas beau, vous n'êtes pas aimable, vous êtes exigeant, brutal, violent; malgré tout cela vous avez voulu une jolie femme, et avec tout cela on doit être cocu. Vous l'avez été long-temps sans vous en douter, et vous étiez aussi heureux qu'on peut l'être avec votre caractère: la prescience, au contraire, vous eût tourmenté long-temps d'avance. Pour prévenir un mal dont personne n'est mort, vous vous fussiez livré à des excès; vous eussiez poignardé ou empoisonné votre femme, et c'eût été un mal réel: on vous eût pendu pour vous apprendre qu'il ne faut pas tuer une jeune femme qui est tentée de prendre ailleurs ce qu'elle ne trouve pas chez elle. Changez de manière d'être; devenez doux, attentif, prévenant; ramenez votre femme, oubliez le passé, jouissez du présent, et laissez arriver l'avenir.“
„Ah! si j'avais connu l'avenir, me disait un autre, j'aurais empêché hier mon père de sortir de chez lui; il n'eût pas été tué par une tuile qui lui est tombée sur la tête.“ Le lendemain mon homme est mort subitement, évènement que la prescience n'eût pas empêché; mais elle eût empêché le défunt de jouir de la vie jusqu'au dernier moment.
Un troisième me disait... Si je vous disais tout ce qu'on m'a dit, je ne finirais pas de dire. Les hommes sont des animaux bien bizarres: ils passent les deux tiers de leur vie à faire des songes, et l'autre tiers à bâiller à côté des jouissances qui s'offrent continuellement à eux.
M. de Kinglin était très-homme sous ce rapport-là. Vous n'avez pas connu M. de Kinglin; je vais vous le faire connaître. C'était un gentilhomme bas-breton, qui cultivait de son mieux quelques arpens dont il n'était pas même propriétaire; qui traçait fièrement son sillon, son épée accrochée au manche de sa charrue; qui figurait aux États de Bretagne en sarrau de toile et en sabots; qui n'aurait pas dîné chez le premier négociant de Nantes, de peur de s'encanailler, bien qu'il ne mangeât dans sa chaumière que du pain noir et des fèveroles. A la vérité, M. de Kinglin assistait à la messe et aux vêpres dans le banc du seigneur du village, qui lui permettait de tuer tous les dimanches un lièvre sur ses terres; les paysans lui ôtaient le chapeau, parce qu'il descendait des anciens ducs de Bretagne; les femmes lui faisaient la révérence par la même raison, et les jeunes filles ne prenaient pas garde à lui, parce qu'il n'était pas beau.
Il résulte de tout cela que M. de Kinglin était un homme fort ordinaire, excepté pourtant dans ses prétentions, qui étaient vraiment extraordinaires. Il lui semblait voir dans l'avenir qu'un jour il présiderait les États de Bretagne, et qu'enfin il rétablirait, en sa faveur, la souveraineté des anciens ducs. Il voulait, après cela, épouser une princesse de France, qui lui apporterait la Normandie en dot, et alors il comptait bien manger de la soupe à la graisse tous les jours, et aller vendre son blé en carrosse, car il n'était pas mal bête, M. de Kinglin, quoiqu'il fût excessivement noble.
Il avait fait cependant des efforts considérables pour se meubler le cerveau. Après avoir arrosé de sa sueur, le jour, la terre qu'il prétendait gouverner, il lisait le soir, en grignotant son crouton, Pierre de Provence, Jean de Calais, les Quatre Fils Aimon , et quelquefois un Grand Albert , qu'une vieille femme de chambre de la dame du lieu voulait bien lui prêter. Mais tous ces ouvrages n'avaient servi qu'à le confirmer dans sa croyance aux fées, aux génies, aux sorciers et aux diables, dont l'existence est incontestable, à ce que lui avait assuré madame sa nère, dans le temps où elle le promenait elle-même à la lisière, faute d'avoir une servante.
M. de Kinglin végéta jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, entre ses livres, ses sillons, ses projets et sa misère. L'avenir arrivait à chaque instant, et le trouvait toujours le même. Comme on se lasse de tout, même d'espérer, M. de Kinglin résolut de prendre un parti mitoyen entre la souveraineté de Bretagne, que l'avenir ne lui garantissait pas, et sa profonde obscurité, qui lui pesait infiniment. Il écrivit au ministre de ce roi, dont la veille encore il se proposait d'épouser la fille, et il demanda une sous-lieutenance d'infanterie. Une sous-lieutenance mène aux grades les plus distingués, et, sous ce rapport, M. de Kinglin vivaît encore dans l'avenir. Le ministre, qui savait de quelle importance est une souslieutenance d'infanterie, et combien il faut de talent pour bien remplir un tel emploi, le ministre renvoya le mémoire de M. de Kinglin à l'intendant de Rennes, qui le renvoya à son subdélégué de Cancale, qui manda le collecteur du village qu'habitait notre héros. Voilà donc un malheureux paysan arbitre des destinées du rejeton des dues souverains de Bretagne! Informations prises, le subdélégué écrivit à son intendant, et l'intendant au ministre, que M. de Kinglin était inhabile, qu'il faudrait préalablement le décrasser et faire son éducation; qu'il avait, incontestablement, le droit d'être admis à l'école militaire; mais comme on ne recevait pas d'élèves de vingt-cinq ans, le ministre décida, dans sa sagesse, que M. de Kinglin resterait dans son village.
M. de Kinglin, lui, avait décidé autrement. Comme il ne doutait pas que la sous-lieutenance lui fût accordée, il avait pris d'avance ses petits arrangemens: il avait vendu sa paire de bœufs, sa charrue et sa herse, qui le nourrissaient tant bien que mal, et comme son propriétaire était roturier, et qu'un gentilhomme ne doit pas d'égards à de telles gens, Kinglin laissa à celui-ci ses terres à ensemencer, et partit sans lui rien faire dire. Le voilà donc sur la route de Rennes, en sarrau de toile, en sabots, en bonnet de laine, et l'épée au côté. Il portait sur le bras, avec un air de triomphe, un sac de toile qui renfermait cinq cent cinquante livres, la plus forte somme qu'il eût vue de sa vie.
Il se logea dans une assez bonne auberge, s'habilla assez proprement, et vécut assez bien, parce qu'on ne peut pas voir la fin de cinq cent cinquante livres. Il ne fit aucune démarche auprès de l'intendant, parce que ce n'était que de la noblesse de robe: il lui fit dire simplement qu'il attendait son brevet à l'auberge de la Licorne. Mais il se présenta chez le président des Etats, et à tout ce qui tenait à l'épée. Partout on le reçut à cause de son nom, partout on se moqua de lui, et cela devait être.
Quand on ne sait ce qu'on fait, on voit en peu de temps la fin d'un million: un imbécille voit bien plus vite la fin d'un sac de cinq cents francs. Cependant, Kinglin ne s'alarmait pas de la diminution de ses espèces: l'avenir consolateur était toujours devant lui. Mais quand il eut mangé son dernier écu, il commença à s'occuper sérieusement du présent. Il regretta d'avoir négligé l'intendant, et il se décida, en soupirant, à lui rendre une visite.
On n'apprend pas les usages du grand monde en conduisant une charrue. On s'accoutume, ce qui vaut bien autant, à faire vivre des individus pleins de mépris pour leurs nourriciers. Kinglin ignorait donc qu'on ne se présente pas chez un intendant à l'heure où il va se mettre à table; il lui semblait, au contraire, que c'était le moment de le trouver plus sûrement, et tout-à-fait libre d'affaires. Il arriva, en conséquence, lorsque monseigneur se rangeait, avec sa famille et quelques conseillers au parlement, autour d'un succulent potage, flanqué de six entrées. Monseigneur, qui se piquait de savoir vivre, ne pouvait se dispenser d'inviter M. de Kinglin à se mêler parmi ses convives, et M. de Kinglin ne se fit pas prier.
Au dessert, on apporta un énorme paquet que l'intendant décacheta avec l'agrément de l'honorable assemblée. Il était du ministre, et renfermait, entre autres choses, le rejet du gentilhomme bas-Breton. Il était fort égal à monseigneur que Kinglin fût ou non sous-lieutenant d'infanterie; mais un homme du bon ton annonce toujours une nouvelle fâcheuse avec les ménagemens qui peuvent en adoucir l'amertume. Celui-ci ménagea tant la sensibilité de Kinglin, qu'il n'en fut pas entendu du tout, et qu'il fallut qu'il s'expliquât nettement. Le bas-breton était d'un caractère irascible. Il s'écria que Louis XII avait été trop heureux d'épouser son arrière-cousine Anne, et que ses héritiers étaient des faquins qui ne devaient pas manquer d'égards envers la postérité de la cousine. Comme les parlemens aimaient à médire du grand-conseil, le grand-conseil du chancelier, le chancelier du monarque, le monarque de son valet de chambre, on laissa dire Kinglin, qui s'en donna à cœur-joie, qui avait raison de se plaindre, mais à qui cette acrimonieuse sortie n'assurait pas un avenir plus heureux.
Il était à table à côté d'une jeune personne très-jolie, très-bien élevée, et qui, pourtant, ne lui avait pas adressé quatre mots. Il avait saisi, dans le courant de la conversation, que mademoiselle était fille unique de l'intendant, et il jugea, avec beaucoup de sagacité, qu'on peut à toute force, après s'être borné à l'agrément d'une sous-lieutenance, épouser une fille de robe, qui doit avoir cent mille livres de rente, et qui donne l'expectative d'être intendant après le papa, ce qui présente encore un avenir assez agréable. Jusque alors Kinglin avait bu, mangé, ruminé; il prit tout à coup la parole, et demanda la fille en mariage en termes précis et positifs. On se regarda, on se pinça les lèvres pour ne pas rire, et l'intendant, toujours très-poli, répondit qu'il était très-flatté de la recherche de M. de Kinglin, qu'il était au désespoir qu'il ne se fût pas présenté plus tôt; mais qu'il avait donné sa parole à un président au parlement, et qu'il était incapable d'y manquer. La jeune personne pâlit, et Kinglin se retira d'assez mauvaise humeur. Il entendit de l'antichambre des éclats de rire dont il ne soupçonnait pas qu'il fût l'objet, et en arrivant à la porte cochère, il trouva, sur ses talons, un grand laquais qui le faisait remarquer au suisse, en lui disant: Désormais monseigneur n'est pas visible. Phrase banale, dont il ne comprit pas non plus le sens.
Pendant que Kinglin retournait à son auberge, une scène pathétique succédait, chez l'intendant, aux ris immodérés. La jeune personne, qui haissait son président parce qu'elle aimait beaucoup un joli capitaine de dragons, s'était jetée aux genoux de son père, et l'avait supplié de renoncer à ses projets de mariage. Son père lui avait répondu qu'il n'était pas nécessaire qu'une femme aimât son mari, mais qu'il serait ridicule qu'une fortune considérable passât à un jeune homme fort sage, fort bien fait, fort aimable, mais qui n'avait que la cape et l'épée. La pauvre petite ne se rebuta point. Elle écrivit au président qu'elle ne l'aimait pas, et qu'elle avait un amant qu'elle aimerait toujours. Le président lui répondit, que la gravité de son état ne lui permettant pas de faire l'amour à sa femme, il était enchanté qu'elle fût pour lui dans des dispositions qui le dispenseraient de lui donner des soins; que l'essentiel était de former une excellente maison, et qu'il se reposait du reste sur sa vertu. Le mariage se fit, et, avec l'aide de la vertu, il arriva au président ce qu'il eût pu prévoir sans lire dans l'avenir. Il se fâcha, il mit sa femme au couvent, et il eut tort. Le capitaine l'alla consoler, travesti en garçon jardinier, et il eut raison. On le surprit, on le renvoya à son régiment, et on eut encore tort, car la petite présidente s'évada, courut après son capitaine, et elle eut encore raison. Toute la ville clabauda sur le compte de la jeune femme, et toute la ville eut tort, parce qu'on ne doit pas se mêler d'affaires de ménage. Les deux amans passèrent en Hollande, et ils eurent raison, parce qu'on était à leur poursuite. Avant de partir, le capitaine avait emprunté trente mille francs à un de ses camarades, à qui la présidente avait remis un effet de la somme, tiré sur son mari. Ils eurent tort, sous un certain rapport, parce qu'il ne faut pas faire de dettes; ils eurent raison, sous un autre point de vue, parce qu'on ne voyage pas commodément sans argent. Le camarade, en passant par Rennes, alla présenter son effet au président, et il eut raison, parce qu'un mari doit nourrir sa femme. Le président refusa d'acquitter la lettre de change, et il eut tort, parce que le camarade le força à se battre, et lui cassa la tête d'un coup de pistolet. L'intendant reprit la dot de sa fille, et il eut raison. Le capitaine la planta là au bout de quel-que temps, et il eut tort. La présidente s'en consola, et elle eut raison. Elle revint chez son père, et eut tort. Il la chamailla, ils se chamaillèrent, et ils eurent encore tort. Ils moururent tous deux de chagrin, et, pour la première fois, ils eurent raison tous deux.
Le beau conte à faire de cela, à l'aide de développemens qui n'ajouteraient rien à la moralité! Il est incontestable qu'il était aussi facile de prouver, en deux cents pages qu'en quarante lignes, qu'il ne faut jamais marier les filles contre leur gré, et que la plus haute des sottises est de les épouser malgré elles. Revenons à ce pauvre Kinglin, que nous avons laissé dans son auberge, cherchant à se procurer les besoins présens, et beaucoup plus occupé de son avenir. Pour le présent, comme il n'avait pas le sou, et qu'il fallait vivre, il se décida à vendre un de ses deux habits, trois de ses six chemises, et quatre de ses cinq mouchoirs. Pour l'avenir, il écrivit à ses parens de toutes les branches et de toutes les qualités, maréchaux de France, maréchaux-de-camp et maréchaux-ferrans... Cette inégalité vous étonne sans doute, et n'a rien de plus étonnant que celle qui existe entre tous les hommes qui, dit-on, descendent d'un même père. Par la raison qu'un arrière-petit-fils d'Adam est empereur de la Chine, et un autre, marmiton à Paris, Kinglin avait un cousin maréchal de France, et un cousin maréchal-ferrant; et je peux plus aisément vous rendre compte de cette différence, que de celle qui existe entre le cousin marmiton et le cousin empereur. Lorsqu'Anne de Bretagne monta sur le trône de France, les aïeux du maréchal de France se fixèrent dans la capitale. Les pères du maréchal-ferrant et de notre héros restèrent fièrement dans leur village, et, de génération en génération, ces branches s'étaient tellement appauvries, qu'elles étaient méconnues des parens suivant la cour, comme le cousin marmiton est ignoré du cousin empereur.
Le maréchal-ferrant, père de neuf enfans, pouvait très-peu de chose pour son cousin issu de germain; mais, comme le sang ne peut mentir, il lui envoya six francs, avec une lettre trèsamicale, écrite par Clotilde, la plus âgée, la plus spirituelle, et la plus jolie de ses filles.
Les cousins officiers-généraux voyaient les choses en grand, et demandèrent un régiment pour Kinglin. Le ministre leur répondit qu'il n'était pas même propre à faire un sous-lieutenant. Or, comme l'église offrait une ressource sûre à ceux qui n'étaient propres à rien, le maréchal de France dit un mot à une danseuse qui parlait de très-près à l'évêque d'Orléans, et il fut décidé que le descendant des dues de Bretagne aurait provisoirement un bénéfice simple, qui l'aiderait dans ses études, dont monsieur le maréchal ne pouvait faire les frais, parce que, lorsqu'on vit à la cour, on a plus de dettes que d'argent comptant.
En conséquence de cet arrangement, Kinglin, qui n'avait pas de volontés, se rendit à pied au séminaire de Saint-Sulpice, vivant frugalement de l'écu de six livres que lui avait envoyé le cousin Brûle-Fer. En prenant ses maigres repas, et en longeant l'ennuyeuse grande route, Kinglin voyait encore un avenir superbe devant lui: un canonicat mène à un évêché, l'évêché au cardinalat, le cardinalat à la tiare; et, pourvu que le bas-Breton fût souverain, il n'était pas difficile sur le genre de la souveraineté.
En attendant la papauté, il fallait se mettre en état de dire la messe, et, pour cela, il faut savoir au moins un peu de latin, puisque c'est dans cette langue paienne, seulement, qu'il est permis de parler au Dieu des chrétiens. On ne pouvait pas envoyer en sixième un enfant de vingt-cinq ans, et un bon prêtre de Saint-Sulpice se chargea de dégrossir l'abbé de Kinglin, moyennant une livre de tabac, une livre de café et une livre de sucre, que l'écolier lui donnerait tous les mois, en échange de ses soins, sur le produit du bénéfice...
Voilà donc Kinglin tondu de la main de l'évêque d'Orléans, enfilé dans une soutane, et bégayant, musa, la muse . Les choses allèrent assez bien pendant quelque temps, parce qu'à travers les momeries, les austérités, les privations, la sècheresse de l'étude, l'abbé croyait entrevoir le Vatican et le Capitole. Une malheureuse ravaudeuse culbuta le néophyte de la chaire de Saint-Pierre.
Kinglin avait la robe de drap fin, le manteau de voile, la calotte luisante: en conséquence, il lui était permis d'aller quelquefois faire sa cour à monsieur le maréchal. Il était le protégé de deux hommes puissans, et, en conséquence, on exigeait de lui moins de régularité que de ses confrères. Il sortait le plus souvent qu'il pouvait, pour éviter l'homme au rudiment, et, en sortant et en rentrant, il lorgnait la ravaudeuse, qui raccommodait, à la porte du séminaire, les bas de ces messieurs...
Elle n'était pas jolie, mais elle était jeune; elle était sotte, mais elle était facile. Kinglin avait vingt-cinq ans, et le sang chaud: la nature fit le reste.
La ravaudeuse n'était pas novice, mais les séminaristes étaient prudens. Kinglin, qui voulait pénétrer l'avenir, ne soupçonnait pas à quoi peut être bonne la prudence en amour; la ravaudeuse se trouva double, et accorda à notre abbé les honneurs de la paternité. L'abbé, dégoûté de la ravaudeuse, l'envoya promener; la ravaudeuse demanda de l'argent; l'abbé, en la refusant, fit une seconde imprudence; la ravaudeuse fit du bruit; l'abbé ne prévit point que le cas viendrait aux oreilles du supérieur de Saint-Sulpice: ce fut pourtant ce qui arriva, et comme le crime de faire un enfant est un crime irrémissible au séminaire, bien que Dieu ait dit, croissez et multipliez , l'abbé de Kinglin fut impitoyablement chassé. Comme l'évéque d'Orléans devait maintenir publiquement la pureté de l'église, dont il se moquait dans les boudoirs, il dépouilla l'abbé de son bénéfice, et comme on est fort aise de trouver un prétexte pour abandonner des parens dans l'indigence, le maréchal de France partagea la sainte colère de l'évêque: il interdit sa porte au cousin, et le livra à son malheureux sort.
Kinglin mangea sans regret sa soutane, sa calotte et son manteau, parce que l'avenir était toujours là. Cependant, un soir qu'il n'avait pas encore déjeuné, il fut ramené au présent par la faim la plus pressante. Un gentilhomme n'a qu'un de ces trois partis à prendre: l'épée, la robe, ou l'église. On l'avait chassé du sanctuaire; on lui avait refusé une sous-lieutenance; il n'avait pas de quoi acheter une charge, et c'est malheureux, car aucun édit n'empêchait un conseiller de bailliage de devenir chancelier, et ce poste était assez beau pour dédommager le Bas-Breton de ceux sur lesquels il avait si justement compté. Un descendant des ducs de Bretagne ne peut pourtant se faire porteur d'eau, décroteur, ou commissionnaire, ni voler, ni mourir de faim. Il ne restait qu'un moyen pour souper, c'était de se faire soldat. Ce moyen était dur; mais il avait réussi à Rose, à Fabert, à Chevert, et Kinglin alla sur le quai de la Ferraille, se proposer à tous les racoleurs. Il n'était pas question de prouver qu'il fût honnête, intelligent, brave; il fallait simplement que ces messieurs s'assurassent qu'il eût cinq pieds deux pouces. Il lui manquait douze ou quinze lignes. Il avait d'ailleurs les jambes arquées, une figure plate, et on lui refusa le droit de végéter à la gamelle, à cinq sous par jour. Il y avait de quoi se donner au diable: il s'y donna en effet.
Vous riez? Il n'y a pas là de quoi rire. Demandez à nos dévotes si on ne va pas au sabbat; et irait-on au sabbat, s'il n'y avait pas de diable; et serait-on bien reçu du diable, si on ne se donnait pas à lui? D'ailleurs, révoquez-vous l'évangile en doute? Ne vous dit-il pas qu'en Judée, où on ne mangeait pas de porc, le diable se mit dans un troupeau de cochons, que JésusChrist envoya tout entier se noyer dans la mer, au lieu d'en chasser l'esprit malin, ce qui eût bien autant arrangé le propriétaire? Ne savez-vous pas que, dans les temps modernes, on exorcisait des possédés à Besançon? N'exorcise-t-on pas tous les jours dans toutes vos églises? Donc, il est un diable; donc, on se donne à lui: je vous le certifie, d'ailleurs, dans un livre moulé comme les autres.
Le jeûne allume l'imagination; l'imagination, allumée de cette manière, n'est pas riante du tout, et un cerveau frappé d'idées sinistres, conduit toujours à des excès. Kinglin, rentré dans son taudis, ayant usé son dernier bout de chandelle, rêvait dans les ténèbres à sa cruelle position. Il regrettait le séminaire, il regrettait ses bœufs et sa charrue; il regrettait les bons morceaux que lui glissait quelquefois la vieille femme de chambre de la dame du lieu. En pensant à la femme de chambre, il était difficile qu'il ne se rappelât point certain grimoire dont il faisait autrefois sa lecture favorite. Le grimoire, vous le savez, nous met en relation avec l'esprit immonde. Ce commerce n'a rien de satisfaisant pour un homme délicat; mais il ne fait pas déroger un gentilhomme, et ce n'est pas au sein de la misére qu'il faut se piquer de tant de délicatesse.
Kinglin descend son escalier en façon d'échelle; il entre dans sa cour de six pieds en carré, où une bonne vieille nourrissait des poules qui lui fournissaient des œufs frais; il ouvre doucement la porte du poulailler; il met la main sur une poule noire, tout-à-fait propre aux conjurations; il l'emporte, malgré ses cris; il sort de l'allée, ouverte en tout temps, parce qu'il n'y avait rien à prendre dans la maison, et il s'en va, sans s'arrêter, à l'endroit où se croisent les chemins de la Révolte et de Neuilly, parce que le diable affectionne singulièrement les croix formées par quatre chemins. Là, Kinglin fait un cercle autour de lui, il met sa poule au milieu, et, à minuit très-précis, il prononce trois mots que je ne vous apprendrai pas, parce que nous avons déja assez de diables parmi nous, et que je ne veux pas vous donner la fantaisie d'en augmenter le nombre.
A peine les trois mots sont-ils prononcés, que la poule se débat et meurt en chantant les louanges de Dieu. A peine est-elle morte, que la terre tremble. A peine la terre a-t-elle tremblé, que la lune, teinte de sang, descend sur le chemin de Neuilly. A peine est-elle remontée à sa place, qu'un grand monsieur paraît au-dehors du cercle, dans lequel la vertu des paroles magiques l'empêche de pénétrer.
Le grand monsieur, plus grand que moi de toute la grandeur du bonnet de carton de Sganarelle, a des cornes de bélier sur la tête, une queue de singe, qui joue avec grace entre ses jambes, des pieds de bouc, et, par-dessus tout cela, une perruque à bourse et un habit écarlate, galonné en or, parce que c'est toujours dans cet appareil que le diable paraît: demandez plutôt. Dès que Kinglin eut vu le grand monsieur, il eut peur, et il n'est pas de héros qui n'eût eu peur comme lui. Dès que le grand monsieur eut parlé, il eut plus de peur encore, parce que le diable a quelque chose de très-extraordinaire dans l'organe.
Dès que le grand monsieur se fut tu, Kinglin resta tout étourdi et très-embarrassé de répondre, parce qu'il n'était pas préparé à converser avec le diable. Cependant, la question adressée à Kinglin était aussi simple que courte, et le membre de l'Institut le plus concis n'en eût pu rien retrancher: Que veux-tu de moi? C'est toujours là ce que demande le diable à ceux qui le forcent de paraître.
Kinglin balança long-temps entre les mille et un dons qu'il pouvait obtenir, car il est encore de règle que le diable n'en accorde qu'un. Tantôt le Bas-Breton penchait pour une chose; l'instant d'après, il inclinait pour une autre, et le grand monsieur attendait, d'un air soumis et révérend, qu'il lui plût de se décider.
Kinglin se rappela enfin que l'avenir, pour lui si riche, si beau, si séduisant, avait constamment abusé de son ignorance, et qu'il dépendait de lui d'y lire désormais aussi facilement que dans le petit Office de la Vierge. Il jugea que le don de deviner était un don dont les avantages s'étendaient à tout, qui réglerait sûrement sa conduite et ses démarches, et le ferait aller audevant de tous les biens imaginables. C'est ainsi, qu'après des réflexions ou des combats inutiles, on en revient à sa marotte. Un paysan eût demandé la grêle sur tous les champs voisins du sien; un pauvre prêtre, le rétablissement des biens du clergé; un rentier, la restauration de l'ancien régime; une vieille coquette, le retour de ses appas; un vieux libertin, le retour de sa vigueur; un fournisseur, l'éternité de la guerre; et Despaze, l'immortalité, que le diable n'eût pu lui donner.
Kinglin ordonna donc au grand monsieur de lui dévoiler l'avenir à l'oreille, chaque fois qu'il l'interrogerait. Le grand monsieur y consentit avec beaucoup de politesse. Il tira de sa poche un carré de papier marqué, sur lequel était une donation en bonne forme de l'ame du demandeur; il piqua de son ergot le petit doigt de Kinglin, qui signa, de son sang, la donation, et le grand monsieur disparut, après avoir fait une profonde révérence.
Kinglin pense d'abord au plus pressé; c'est de manger. Il demande à son démon familier où il trouvera, le lendemain, un bon repas qui n'appartienne à personne, car si Kinglin est capable de s'être donné au diable, il ne l'est pas de rien dérober. „A quatre heures du matin, lui dit tout bas l'esprit, sors de chez toi, marche au soleil levant, tu trouveras un tas de pierres; une d'elles est taillée en pilastre, tu la leveras.“
Kinglin ne comprenait pas trop comment il trouverait, sous une pierre, un repas tout apprêté qui n'appartiendrait à personne; mais comme le diable ne se trompe jamais, et qu'un estomac vide commande la foi, il fit exactement ce que prescrivait l'oracle. Il marcha long-temps sans trouver le tas de pierres. Enfin, il rencontra ce qu'il cherchait, rue de l'Université, au coin de la rue du Bac. Il regarda autour de lui s'il n'était vu de personne, et, comme personne à Paris e se lève à quatre heures du matin, il entra avec sécurité dans ces pierres, qui dérobaient le trésor le plus précieux pour un homme affamé.
Après avoir fait quelques tours, il trouva le pilastre sous lequel était un levier; il retourna la masse, sous laquelle étaient trois bouts de planches; il leva les planches, sous lesquelles était un trou; dans le trou était un grand plat chargé d'un dindon, de deux poulets et de six cailles rôtis; à côté du plat, deux pains au lait, deux biscuits de Savoie, proprement enveloppés dans du papier, une bouteille de Clos-Vougeot, et une de Madère. Kinglin, extasié à la vue de tant de belles choses, ôta son gilet, le seul qui lui restât; il enveloppa dedans le contenu du bienheureux trou, et regagna son chenil à pas précipités.
Il ne mange pas, il dévore. Les poulets, les cailles, la moitié du dindon, et les deux bouteilles de vin, sont expédiés dans une demi-heure. Il se disposait à digérer agréablement, et à consulter son démon sur des objets plus importans, quand le ventre commença à lui gargouiller d'une étrange manière. Bientôt les maux de cœur s'ensuivirent, et Kinglin rendit, du haut et du bas, ce qu'il avait mangé, puis la bile, puis le sang. Le diable, toujours pressé de jouir, espérait qu'il rendrait l'ame à la suite de tout cela; mais il fut trompé pour cette fois. Kinglin en fut quitte pour quinze jours passés à l'Hôtel-Dieu, à maudire le repas vraiment diabolique qu'il avait trouvé, et à se plaindre amèrement de l'esprit, qui n'était pour rien dans cette affaire. Voici le fait:
Vous avez sans doute entendu parler du marquis de Bagueville, qui s'est cassé une cuisse sur un bateau de blanchisseuses, en essayant de voler d'un bord de la Seine à l'autre; qui fit pendre, dans son écurie, un de ses chevaux qui avait cassé la jambe à son voisin, et qui s'est enfin rendu célebre par d'autres originalités, ou sottises du même genre. Ce marquis de Bagueville voulait faire rebâtir son hôtel, qui était très-beau, parce qu'il est ennuyeux, disait-il, d'habiter toujours la même maison, et voilà pourquoi il avait tant de pierres au coin de la rue du Bac. Le marquis avait un cuisinier qui entretenait une petite couturière aux dépens de son maître, qui lui portait ce qu'il avait de mieux dans la desserte; et voici comment il arriva que le fameux repas fut déposé sous le pilastre, et y acquit la vertu purgative.
Malgré son insouciance, le marquis s'était aperçu des infidélités de son cuisinier; il avait fait tapage, et n'y avait rien gagné. Un autre eût renvoyé ce domestique; mais le marquis était gourmand, et cet homme lui faisait d'excellentes sauces. Bagueville prit le parti d'examiner ses démarches de plus près, et de visiter, de temps à autre, son office et son garde-manger. Le cuisinier soutint cette guerre sourde avec avantage, en changeant fréquemment de cachettes. Elles furent successivement découvertes, et il fut enfin réduit à établir son dépôt hors de l'hôtel. Il passa une nuit tout entière à arranger le trou que vous connaissez. Il y faisait, dans le jour, plusieurs voyages à la dérobée, et, quand le magasin était tout-à-fait rempli, il partait le soir avec un panier bien chargé, et allait faire bombance avec ses amis chez sa belle.
Le marquis avait donné un grand souper, ce qui avait retenu le cuisinier à l'hôtel plus tard que de coutume. Après le départ de ses convives, le marquis, au lieu de dormir, passa le temps à rêver à quelque mécanique propre à lui casser tout-à-fait le cou, et son appartement donnait du côté de l'amas de pierres. Il entendit le bruit du levier. Sans doute ce n'étaient pas les maçons qui travaillaient à cette heure; ce ne pouvait être non plus des voleurs; que diable! on ne vole pas des pierres: c'était quelque chose pourtant, et le marquis voulut savoir à quoi s'en tenir. Muni d'une lanterne sourde, il descendit, chercha comme Kinglin, et, plus heureux que lui, trouva le trou découvert, mais absolument vide. Un amoureux ne pense pas toujours à tout, et le cuisinier avait oublié de replacer le pilastre. Le marquis ne savait que penser de ce trou qu'il n'avait pas vu la veille; il sauta dedans, présenta sa lanterne de tous les côtés; un peu de fromage à la crême attaché à la terre, quelques marrons glacés qui étaient tombés dans le fond, lui donnèrent la clé de l'énigme.
Il jugea que son cuisinier était incorrigible, et il se promit de lui faire, au moins, une niche dont il se souviendrait long-temps. La nuit même où Kinglin s'était donné au diable, le marquis était retourné au dépot, qui était déja passablement garni, et qu'il retrouva facilement, bien qu'il fût exactement fermé. Il saupoudra d'émétique et de rhubarbe, volailles et biscuits, et telle fut la cause de la violente évacuation de Kinglin, et de sa colère contre le diable. Il me semble, cependant, que loin de s'en prendre à lui, il lui devait de la reconnaissance, car s'il n'avait pas répondu à des questions qu'on ne lui avait pas faites sur les conséquences de ce repas, il avait, d'ailleurs, accompli l'oracle dans tous ses points. Kinglin avait trouvé un magasin de vivres qui n'appartenait à personne, puisque le cuisinier n'y avait aucun droit, et le marquis, en se ménageant le petit plaisir de purger ceux qui tâteraient de ces mets, avait évidemment renoncé à sa propriété.
Laissons M. de Bagueville et son cuisinier s'arranger comme ils l'entendront, et retournons à l'Hôtel-Dieu. Kinglin, parfaitement purgé, prenait de la santé pour dix ans, à l'aide de bons restaurans, seul remède que le médecin avait cru devoir lui prescrire, et qui avait le double avantage d'être très-agréable à prendre, et de ne rien coûter au preneur. Cependant le moment approchait où il faudrait sortir d'un lieu qui n'est pas établi pour les gens en bonne santé, et il était bon de penser à ce qu'on deviendrait. Kinglin était revenu des repas cachés sous des pierres; d'ailleurs, la bonne chère ne suffit pas aux désirs d'un homme qui peut en former d'illimités. Le Bas-Breton, pour en finir, voulut avoir ce qui procure tout le reste, et il demanda à son démon où il trouverait un trésor qui ne fût à personne. „Dans les entrailles du Mont-Cénis est une mine d'or inconnue... -- Et comment veux-tu que je l'exploite? Comme tu voudras, cela ne me regarde point. -- Allons, voyons un autre trésor. -- Depuis le Pérou jusqu'au Groenland, l'or, l'argent, les diamans des naufragés sont roulés par les vagues... -- Et comment veux-tu que j'aille prendre cela au fond de la mer? -- Ce ne sont pas mes affaires. -- Pas de mauvaises plaisanteries, monsieur Lucifer. Indiquezmoi un trésor que je puisse m'approprier. -- Un gros célibataire place tous les deux ans, à fonds perdus, le fruit de sa parcimonieuse économie. A mesure que la somme s'arrondit, il enterre son argent dans un bois... -- Mais cet argent est à son maître. -- Mais ce maître doit mourir subitement ce soir, et comme il se cache de ses collatéraux, qu'il craint parce qu'il en agit mal avec eux, ils n'ont et n'auront jamais connaissance de ce trésor: ce soir donc, il ne sera à personne. -- Et où est-il ce trésor-là? -- près de Bordeaux. -- Je serai mort de faim avant d'y arriver. -- Dame, arrange-toi. -- Va me chercher le trésor. Nous ne sommes pas convenus que j'irais: tu as demandé le don de deviner; tu l'as, mes obligations sont remplies.“
Diable! diable! disait Kinglin en se grattant l'oreille, ce qui ne l'avançait de rien, et il se promenait de long en large dans sa salle. Il se promena jusqu'à ce qu'on lui rapportât sa chemise, son gilet et sa culotte, qu'on lui rendit en lui signifiant qu'il fallait faire place à d'autres. Il sortit et regagna son grenier, qu'il trouva loué à un nouveau venu, parce qu'il ne payait pas Il avait bien dîné, et il pouvait se passer de souper; la soirée était belle, et quand on n'a rien à perdre, on peut dormir à la belle étoile; mais l'avenir? C'était toujours là ce qui le tourmentait, et cet avenir devait commencer le lendemain à l'heure du déjeuner. Il y rêva, dans les rues de Paris, jusqu'à onze heures du soir, et, se trouvant alors sous les piliers des Halles, il se coucha, et s'endormit d'un profond sommeil.
Il fut réveillé assez tard par un colporteur de billets de loterie, qui criait d'une voix aigre On la tire aujourd'hui. „Voilà, dit Kinglin, une ressource qui me dispensera de m'ensevelir dans les entrailles du Mont-Cénis, dans le fond de la mer; et de faire le voyage de Bordeaux.“ Il entre chez un fripier, lui présente son gilet, en tire quinze sous, et demande à son diable quels sont les numéros qui vont sortir: 7, 32, 49, 65, 81. Et Kinglin court au prochain bureau: il met douze sous sur ce quine: le buraliste lui rit au nez en faisant sa mise. „Rira bien qui rira le dernier, lui dit Kinglin, en prenant son billet.“ Et avec les trois sous qui lui restent, il achète une livre de pain, qu'il humecte de deux verres de tisanne, se promettant bien de dîner comme un prince.
Midi sonne, la roue a tourné, l'aveugle déesse a rendu ses décrets, et le diable s'est montré fidèle à tenir ses engagemens. Les cinq numéros sortis assurent, à Kinglin, environ soixante-quinze mille livres. Il retourne au bureau; le buraliste ne rit plus; il avance un fauteuil à l'enfant gâté de la fortune, et lui dit, en soupirant, que le lot est trop fort pour être payé ailleurs qu'à l'administration générale; mais qu'il espère n'y perdre rien. Kinglin ignore que les buralistes ne se bornent pas à cinq pour cent de bénéfice sur les mises, et qu'ils rançonnent impitoyablement le pauvre diable qui regagne une fois, en sa vie, une faible partie de ce qu'il a perdu au plus sot et au plus fripon de tous les jeux: il faut que son homme s'explique clairement. Kinglin, qui n'est pas toujours bête, l'envoie promener; il prend un fiacre, il trotte à l'administration, on lui pèse ses espèces, les sacs s'amoncèlent dans la voiture, et il se fait conduire sous les piliers des Halles, chez M. Rubit, le plus famé et le mieux fourni des fripiers de ce temps-là.
On ne laisse pas soixante-quinze mille livres à la garde d'un cocher de fiacre, bien qu'il s'en trouve de très-probes parfois, ce qui, pourtant, n'est pas commun. Kinglin envoie son cocher faire une battue aux environs, il revient avec tailleur, lingère, chapelier, cordonnier, perruquier et fourbisseur. Le fiacre est d'abord transformé en boutique de coiffeur. Le Bas-Breton est assis sur la partie basse, entre les deux banquettes, un bras sur chacun des coussins chargés de ses sacs. Le perruquier, à genoux, tantôt à une portière, tantôt à une autre, parvient à le raser, le papillote, le frise et le poudre à blanc. La canaille et les imbécilles s'amassent autour du fiacre, selon l'usage de Paris, où on semble n'avoir vu le monde qu'à travers le trou d'une bouteille; on hue, on siffle le nouvel enrichi, qui jette une poignée d'écus à droite et à gauche, et pendant que la gredinaille se gourme et se roule dans les ruisseaux pour un écu de plus ou de moins, la lingère succède au coiffeur, à celle-ci le tailleur, à celui-là le cordonnier, le chapelier, et enfin le fourbisseur. Tous font leur métier à force de temps et dans la plus gênante des attitudes, et personne ne murmure, parce que Kinglin a déclaré qu'il ne marchande jamais, et l'artisan de Paris, laborieux et patient, se prête à tout pendant les six jours de la semaine, pourvu que le dimanche il se dédommage en prenant l'habit neuf, en cachant ses mains noires ou calleuses dans des gants blancs tricotés, et en faisant, tant bien que mal, le monsieur dans la foule dont il est inconnu.
Un sac de douze cents francs vidé sur la place, Kinglin se fait conduire à un superbe hôtel garni qu'il avait remarqué en face de celui de son cousin le maréchal de France, qu'il compte bien narguer complètement à son tour. Il loue le plus bel appartement sur la rue; il arrête un remise en attendant qu'il ait un équipage; il prend un laquais que son hôte lui présente, en attendant qu'on lui ait trouvé un valet de chambre:; et il se fait servir un dîner somptueux, où rien n'est apprêté à l'émétique ni à la rhubarbe.
On ne passe pas d'une position désespérée à un état brillant, sans perdre un peu la tête: Kinglin, qui l'avait plus faible qu'un autre, la perdit tout-à-fait. Il arrêta d'abord qu'il satisferait toutes les fantaisies qui lui passeraient par le cerveau, et il lui en passa mille pendant qu'il dînait. Celle qui le chatouillait davantage était la fantaisie des femmes, qui est assez générale, qu'il avait essayée au séminaire, et qu'il pouvait maintenant satisfaire dans toute son étendue. Après s'être entretenu, en sortant de table, avec un carrossier et un bijoutier, il céda à un besoin plus pressant, peut-être, que celui de l'amour sur un cœur ulcéré, le besoin de la vengeance. Il écrivit à son cousin le maréchal de France, qu'il était informé du dérangement de ses affaires, et qu'ayant besoin d'un hôtel, il désirerait acquérir le sien, qui, depuis cent ans, appartenait à la famille, et dont, par cette considération, il offrait cent mille francs au-delà de sa valeur.
Vous trouverez que le cousin Kinglin va vite pour un homme qui ne possede que soixantequinze mille francs; mais la loterie se tire deux fois par mois, et Kinglin se promettait bien de ne pas s'en tenir à jouer le quine à dix sous.
Une idée saugrenue en amène quelquefois une bonne. Après avoir écrit à son cousin le maréchal de France, il écrivit à son cousin le maréchalferrant: „Vous m'avez envoyé six francs quand j'étais pauvre, et c'était tout ce que vous pouviez. Moi, je vous envoie cent louis, et c'est moins que je ne peux; mais ne vous gênez pas, mon coffre-fort est à votre service.“
La somme et les deux lettres expédiées, Kinglin se livra sans réserve à son goût favori. Or, comme il pressentait que Plutus ne doit pas trouver de cruelles, il ne se donna pas la peine de chercher un objet intéressant à qui il pût plaire. Il demanda à son démon où il trouverait une fille qui lui parût la plus jolie et la plus aimante. Le diable l'envoya à la Comédie Française, dans la loge du roi, et avant de partir, Kinglin mit de l'or en quantité dans ses poches.
Il n'y avait encore dans cette loge que deux femmes, l'une sur le retour, l'autre dans tout l'éclat de la jeunesse, et dont l'ensemble parut notre amoureux réunir ce qu'il pouvait imaginer de plus séduisant. Il aborda ces dames avec la noble hardiesse que donne l'opulence. La jeune personne lui parut timide, et il en augura bien: il se déclara, on lui répondit avec candeur: la modestie jointe à la beauté, c'est plus qu'il n'en faut pour enflammer un cœur qui cherche à se donner. Rien ne rend éloquent comme une passion vraie: Kinglin parla bien, et, à la fin de la première piece, on paraissait déja l'écouter favorablement. La tante (car c'est ainsi que la jeune dame nommait l'autre), la tante se mit en tiers dans la conversation, et parut flattée des sentimens que sa nièce inspirait. Pendant la petite pièce, Kinglin glissa quelque chose sur l'état brillant de sa fortune. Cela ne pouvait rien déranger aux dispositions, déja très-favorables, d'une jolie femme, et il crut s'apercevoir que celle-ci devenait plus attentive. A la fin du spectacle, il présenta le poignet. Un équipage simple, mais élégant, attendait les dames à la porte; Kinglin renvoya son remise, et monta en carrosse avec elles; on le retint à souper, et il fut servi avec cette délicatesse qui annonce l'usage du plus grand monde.
Pendant le repas, il apprit que ses hôtesses étaient de province, que la tante venait solliciter, à Paris, un procès d'où dépendait sa fortune, et qu'elle avait saisi cette occasion de faire voir la capitale à sa nièce. Kinglin avait ouï dire que le bon droit ne suffit pas toujours, quelle que soit l'intégrité de nos juges; il pensa qu'un millier de louis ne nuirait pas, dans l'esprit du rapporteur, à la bonté de la cause, et il les offrit franchement. On les refusa avec politesse, et certain air d'embarras lui fit soupçonner qu'on n'était pas en argent comptant. Il insista; on se rendit, mais à condition qu'il recevrait une reconnaissance en bonne forme. Madame Latour passa dans son cabinet pour la faire, et le laissa seul avec la charmante Rose.
A la suite d'un prêt de mille louis, on peut hasarder quelques libertés. Kinglin s'en permit de très-prononcées, que l'innocence repoussa avec fermeté, mais sans aigreur: la vertu est toujours assez forte pour imposer au vice. Cependant l'amour, le vin, les liqueurs rendaient Kinglin entreprenant comme un page; il ne se possédait plus. Rose, incapable de ces éclats qui nuisent toujours à la réputation d'une femme, se contentait d'opposer des mains très-actives aux attaques multipliées du téméraire; en se défendant, elle marcha, malheureusement, sur la queue de sa robe, et broncha; Kinglin la poussa: elle tomba sur une ottomane, et ma foi...
La pauvre petite pleura en se relevant, et Kinglin recueillit et essuya ses larmes. Effrayé de l'indignité de sa conduite, il supplia Rose de ne rien faire paraître devant sa tante; il lui jura qu'il l'épouserait aussitôt qu'il aurait rempli les formalités d'usage. Rose parut rassurée par cette promesse; ses jolis yeux se séchèrent; madame Latour rentra, ne s'aperçut de rien, et Kinglin les invita, l'une et l'autre, à venir dîner chez lui le lendemain.
En rentrant à l'hôtel, il trouva un officier que son cousin, le maréchal de France, avait chargé de répondre, verbalement, à sa lettre impertinente. La réponse fut excessivement dure, et Kinglin était fier, surtout depuis qu'il était riche. Il ferma sa porte; mit l'épée à la main, bien qu'il ne sût pas se mettre en garde, et reçut, à travers le bras, un coup qu'il fut très-heureux de n'avoir pas reçu ailleurs. Sa blessure le désespéra, parce qu'elle pouvait retarder un mariage dont la douce expectative lui tournait la tête. Il ne changea pourtant rien à ses dispositions du lendemain, parce qu'on dîne très-bien avec un bras en écharpe. C'est même un moyen à peu près sûr de paraître plus intéressant.
Le dîner fut tantôt gai, tantôt sentimental. Il faisait excessivement chaud, et madame Latour fut prendre l'air au jardin. Rose avait été surprise la veille, elle fut faible ce jour-là, et cela devait être: elle aimait pour la première fois, et elle estimait trop Kinglin pour douter qu'il tint sa promesse.
Il en commença l'exécution au sein même des plus tendres caresses. L'aimable Rose voulut bien lui servir de secrétaire, et il dépêcha son laquais à l'officialité, avec une lettre dans laquelle il exposait que sa conscience était engagée à rendre l'honneur à une jeune personne respectable, et sa blessure pouvant avoir des suites funestes, il demanda une dispense de bans. Comme ces dispenses se payaient bien, l'official les accordait toujours, pourvu que la demande fut colorée d'un prétexte plausible. Le laquais revint avec l'expédition en bonne forme; il n'y avait que quatre jours à passer jusqu'à la célébration; Rose et Kinglin étaient dans l'enchantement. Madame Latour partageait sincèrement leur satisfaction. On se quitta avec peine, on se promit de se réunir le lendemain, et on passa le temps à monter, sur le meilleur ton, la maison de madame Kinglin.
Le futur époux, passionné pour sa belle, renonça, en sa faveur, aux projets d'élévation qui l'avaient si long-temps occupé. Il ne voyait plus de bonheur que dans l'union de deux cœurs bien assortis, et il ne désira connaître l'avenir que pour combler son épouse de tous les dons de la fortune. Il devina les numéros du prochain tirage, et joua la plus forte somme qu'on puisse mettre sur un quine. A cette opération succédèrent les festins, les doux épanchemens, les emplettes de toute espèce. Un nombreux domestique fut choisi par Rose et sa tante, à la prière de Kinglin, qui ne s'entendait pas à cela; pour dernière preuve de confiance et d'estime, il leur abandonna l'administration de ses finances; enfin, le jour trèslong, qui devait être suivi du jour le plus heureux, Kinglin, dont la blessure allait bien, sortit, malgré les tendres prières de Rose, pour aller acheter un riche écrin, qui devait ménager une agréable et dernière surprise, et le notaire fut mandé pour le soir.
Après avoir tout acheté, tout payé, Kinglin n'avait plus, chez lui, qu'une douzaine de mille francs; mais la loterie allait amener des millions, et il se promettait bien de toujours prodiguer l'or, de combler de bienfaits continuels celle qui l'enivrait de plaisirs. Il revint, son écrin en poche, pressé de voir Rose parée et embellie de ses diamans. Il entre... personne. Rose, sa tante, les valets, tout est sorti. Il interroge le maître de la maison. On lui répond que ces dames et leurs gens sont allés l'attendre à l'hôtel qu'il a acheté, et où il doit s'établir le soir. Kinglin n'a pensé à rien de cela, et il commence à entrevoir du galimatias. Il va à son armoire; sa caisse est partie avec ces dames, et au lieu de son argent, il trouve un billet: „Quand une fille rencontre un benêt, elle le dupe, c'est la règle. Puisse la leçon, M. de Kinglin, vous être profitable!“
Kinglin jure, tempête, tonne, écume; il n'est pas au bout: certaine incommodité se manifeste d'une manière effrayante, et il s'en prend au diable qui l'a si cruellement trompé. „Je „t'ai répondu, lui dit l'esprit, et je te répon„drai toujours juste. -- T'avais-je demandé une catin? -- Tu m'as demandé où tu trouverais „une fille qui te paraîtrait la plus jolie et la plus aimante. Rose t'a paru un objet enchanteur: „Rose t'a paru animée par la plus pure et la plus vive tendresse: Rose est donc précisément ce que tu as voulu. -- Mais l'honneur, les mœurs, la délicatesse? -- As-tu pensé à rien de tout cela? -- Et que puis-je faire de mieux à présent...? -- Prends des pilules. -- Des pilules! Et mon argent? -- Il est perdu. -- Ce n'est pas que j'y tienne; mais être aussi indignement joué! Il faut que je me venge, que je dépouille la perfide. Où la trouverais-je? -- Au Palais-Royal. -- Ou'y fait-elle? -- Elle se moque de „toi avec un maître d'armes, dont elle avait fait un de tes valets, et qui l'a aidée à te dévaliser. -- Un maître d'armes! Il me tuera. Il vaut mieux aller demander justice à la police. -- Et de quoi? Tu ne sais donc pas que dans un pays bien policé, il est permis de se ruiner pour une gourgandine, mais qu'il est défendu de lui rien reprendre, eût-on mis à la mendicité, pour elle, sa femme et dix enfans. -- La jolie méthode! -- C'est la vôtre, et vous vous croyez le peuple par excellence.
„Ah ça, puisque nous voilà en train de causer, fais-moi deviner les motifs de la conduite de cette fille-là, qui me paraît inexplicable. Elle m'a escroqué trente-quatre mille francs; mais, en restant avec moi seulement un an, elle se fût gorgée d'or. -- Tu lui étais insupportable. -- Bah! -- Et la signature du contrat ne laissait pas de l'embarrasser. Pour conserver le nom sous lequel elle s'est annoncée à toi, il fallait qu'elle fît un faux, et, pour ce délit-là, on est pendu. -- C'est ce que je lui souhaite. -- C'est ce qui lui arrivera quelque jour.“
Heureusement, Kinglin avait dans sa poche son billet de loterie, dont mademoiselle Rose fût sans doute devenue propriétaire; s'il eût jugé à propos de lui avouer son commerce avec le diable, et ses moyens de se procurer de l'argent. Une indiscrétion de cette espèce l'eût singulierement embarrassé, car il lui restait dix louis au plus, et l'habitude de gagner sans travail, et celle de dépenser sans discernement, qui se contracte avec tant de facilité, lui eussent rendu bien dures des privations qu'il comptait ne plus connaître, et qu'il eût fallu supporter jusqu'à un second tirage. Il attendit le premier en contractant des dettes, et sans autre dissipation que la triste et utile société de son chirurgien, qui, parfaitement d'accord avec le diable, lui fit prendre des pilules par picotins .
Le moment arriva où il devait monter à un degré d'opulence inconnu même à des princes du sang royal. Plein de joie, il se rendit, pour la seconde fois, à l'administration générale, conduit par sa confiance en la véracité de son démon. Il était attendu par quelques-uns de ces messieurs à qui on marque beaucoup d'égards, et qu'on n'aime à rencontrer nulle part.
Les cinq numéros étaient à peine sortis, que le buraliste, effrayé de l'énormité du lot qu'avait gagné Kinglin, tira à part le lieutenant de police et les administrateurs généraux. Il leur annonça qu'il y avait douze millions à payer à un homme à qui on venait de compter soixante-quinze mille livres, qui avait la manie de jouer le quine sec , et le bonheur de toujours gagner. Monseigneur de la police, qui devinait tout ce qu'on lui disait, sentit qu'en quatre mises un tel joueur devait écraser la loterie, et épuiser le trésor de sa Majesté. En conséquence, il donna, avant de se retirer, des ordres précis à cinq ou six des messieurs ci-dessus mentionnés.
Kinglin avait un air triomphant en entrant dans les bureaux; il regardait, avec complaisance, douze à quinze crocheteurs, qui devaient, à trente sous par tête, ployer sous le poids de la plus forte somme qu'ait jamais palpée un particulier.
Il exhiba son billet d'un air tout-à-fait gracieux; l'administrateur qui le prit, le mit en pièces; les cinq à six messieurs le prirent par les bras et par les jambes, et, sans égard pour ses clameurs et ses jurons, ils le portèrent dans un fiacre, en assurant, d'un ton de bonhomie, aux gens qui se trouvèrent sur leur passage, que Kinglin était un fou, qui prétendait qu'ou lui payât le quine, sans qu'il eût mis à la loterie, et qu'ils le conduisaient à Charenton.
Il fut traité, dans cet hôpital, d'après l'opinion que les gens de la police n'avaient pas manqué de donner de lui. On lui prodigua douches et remèdes. Plus on le tourmenta, plus il se répandit en injures contre les fripons qui déchirent les bons billets, et qui font mettre les gagnans entre quatre murs. Plus il parlait de son quine, plus on augmentait les douches et les remèdes. On les augmenta au point, que Kinglin, n'y pouvant plus tenir, rossa complètement deux frères de la Charité. La communauté se rassembla à leurs cris, et tomba en masse sur le pauvre Breton; on le saisit, on le lia, on le fouetta jusqu'au sang, et on le jeta, nu, dans un cul-de-basse-fosse.
„Il faut avouer, dit-il, que je suis bien à plaindre, et c'est moi qui l'ai voulu. Quand je cultivais la terre, j'étais mécontent de mon sort; sans cesse heureux dans l'avenir, j'ai eu la manie d'être duc de Bretagne, maréchal de France, intendant, pape. Je me suis fait moquer de moi par la noblesse et la robe de Rennes; j'ai été obligé de vendre mes chemises pour vivre, et je me suis fait chasser du séminaire. Cet avenir, dont la connaissance était l'objet de tous mes désirs, se dévoile à mes yeux: je suis sur le point d'être empoisonné avec de l'émétique, je reçois un coup d'épée, une fille me vole mon argent et ma santé, enfin, on m'enferme à Charenton, ou on me donne le fouet, ou on me traite d'une maladie que je n'ai pas, et où on me laisse celle que j'ai... C'était bien la peine de me faire sorcier! Avais-je besoin de rien savoir sinon que la terre nourrit celui qui travaille? Et ne suis-je pas fou, en effet, de n'avoir pas continué à manger, en paix, mon pain noir et mes féveroles?“
Ces réflexions très-sages, mais trop tardives, n'empêchaient pas Kinglin d'être fouetté deux fois par jour, et baigné quatre. Son corps n'était qu'une plaie, et sa tête commençait à se déranger tout de bon. Cent fois il avait prié, supplié, conjuré son démon de le tirer de là, et son démon, très-laconique, lui avait toujours répondu: Nous ne sommes pas convenus que j'agirais.
„Puisque tu ne veux pas agir, dis-moi, du moins, quand je sortirai d'ici? -- Quand tu auras écrit au lieutenant de police. -- Et que faut-il que je lui écrive? -- Que tu as eu, en effet, le cerveau affecté, mais que les soins charitables des bons frères t'ont rendu à la raison; que la preuve la plus sûre que tu en puisses donner, est de déclarer, et que tu déclares n'avoir pas mis à la loterie; que tu renonces à la somme exorbitante que tu as eu l'extravagance de demander avec des éclats indécens, et que tu espères que monseigneur daignera te rendre la liberté. -- Quoi! il faut que celui qu'on vole, qu'on enferme, qu'on maltraite, s'abaisse à demander grace! -- Ou continue à recevoir le fouet et des douches. Ne vois-tu pas que tu es une victime que demande l'intérêt de l'état? -- Ecrivons, reprit Kinglin en soupirant.“
Il n'est pas aisé à un fou, qu'on n'écoute jamais, d'obtenir du papier, des plumes et de l'encre. Kinglin fut fessé quatre jours encore, avant de trouver le moment de faire au supérieur la confession qu'il se proposait d'écrire au lieutenant de police.
Quand le supérieur vit ce pauvre diable doux comme un mouton, et renonçant à son quine, il s'applaudit singulièrement de lui avoir donnéle fouet et des douches, et il regarda cette cure comme la plus belle qu'on eût faite dans la maison. Il donna au patient ce qui était nécessaire à la rédaction de son placet, et il y joignit une lettre pour le magistrat, dans laquelle il s'étendait, avec complaisance, sur ses moyens curatifs et sur leurs heureux résultats. Il finissait en certifiant, avec le plus profond respect, que son prisonnier était aussi sain d'esprit que lui-même. Le lieutenant de police rit, dans sa barbe, de la vanité et des talens prétendus du cher frère supérieur; il signa la sortie de Kinglin, et il ordonna, à celui qu'il chargeait de l'aller mettre dehors, de lui défendre, tout bas, de jamais jouer le quine sec, ni même le quaterne, à peine d'être mis à Bicêtre, et étranglé dans un cachot.
Ce n'est pas que le lieutenant de police, qui n'était pas sorcier, crût à l'existence de ceux qu'on disait tels. Il se défiait du bonheur du BasBreton, et comme la loterie doit être tout à l'avantage du gouvernement, il faut faire en sorte que tous les pontes y perdent, ce qui arrive assez généralement.
La défense expresse du lieutenant de police était fort inutile. Kinglin était revenu de tous les jeux qui mènent à Charenton, et il pensa à monter assez haut pour n'avoir plus à craindre l'autorité arbitraire des gens en place, qui ne s'exerce, communément, que sur les gens qui n'ont pas de consistance dans le monde. D'abord il voulut être prince du sang, avec un apanage considérable. Son diable lui démontra que sa puissance ne pouvait faire qu'il ne fût pas le fils de Jérôme Kinglin, et qu'il n'y avait pas de généalogiste qui pût l'agréger à la race des Bourbons, déja très-féconde en apanagistes. Kinglin voulut, au moins, être fermier-général; le diable lui répondit que rien n'était plus aisé, moyennant un présent considérable au contrôleur-général, et un fort pot-de-vin à la compagnie, qu'il pourrait payer avec le produit du premier quine. Kinglin fit la grimace, et se tut un moment.
„Parbleu, reprit-il, je suis bien bête de me borner aux rangs inférieurs, tandis qu'il ne m'est pas plus difficile d'occuper le premier. Un royaume ne s'achète pas; ainsi, pas de difficultés à ce que je sois roi de France. Je serai le premier de ma race, car il y a commencement à tout, et, une fois sur le trône, je jouerai à la loterie tant qu'il me plaira, et j'enverrai, à son tour, le lieutenant de police à Charenton, où je le ferai fouetter, ainsi que tous les frères fouetteurs. Voyons, comment s'y prend-on pour être usurpateur? -- Il faut, d'abord, être heureux, et tu ne l'es pas. Il faut être né avec de grandes qualités, et tu n'en as que de trèsminces. -- Ah! cela vous plaît à dire. -- Es -tu un général consommé? Jouis-tu de l'estime de la nation, et de la considération des étrangers? As-tu une tête organisée de façon à tout voir et tout faire en grand? As-tu un parti considérable, des finances acquises ou du crédit? Quand tu auras tout cela, je te dirai, si tu m'interroges: montre-toi, et joue à chances égales ta tête contre une couronne. -- Quoi! il en coûte la tête à ceux qui ne réussissent pas? C'est encore pis que de gagner le quine. Dis-moi donc ce que j'entreprendrai, car tu sais bien qu'il faut que je prenne un parti? -- Tu sais bien, toi, que je ne me suis pas plus engagé à conseiller qu'à agir.“
Kinglin employa quelques jours à passer en revue toutes les professions honorables ou lucratives de la société, et son diable lui prouva, par des raisons aussi claires que solides, qu'il n'en était pas une à laquelle il fût propre. Kinglin, entêté comme un Breton, se fâchait contre son diable, qui soutenait son dire avec un opiniâtre et imperturbable sang-froid.
Kinglin ne réfléchissait pas, et ne voyait pas que ses dix louis diminuaient à chaque projet nouveau, par le temps qu'il lui faisait perdre, et par la dépense que cause l'oisiveté. Il ne pouvait tarder à vendre une montre et une assez jolie bague, tristes restes d'un moment de splendeur, qu'on n'avait osé lui retenir à Charenton, et il ne se lassait pas de faire des châteaux en Espagne.
Comme il n'avait pas de quoi payer ses dettes, il n'était pas retourné à son hôtel garni, et comme il n'est pas amusant de s'occuper les jours entiers à penser à ses revers ou à s'entretenir avec le diable, Kinglin s'était lié avec un garçonimprimeur, qui imprimait des almanachs de Liége à Paris, rue Saint-Jacques. L'imprimeur assurait qu'il s'en vendait quarante mille par an, quoiqu'il fût farci de plats mensonges et de niaiseries Combien donc s'en vendrait-il, disait Kinglin, si je le faisais, moi qui annoncerais, avec précision, le beau et le mauvais temps, la paix et la guerre, les naissances et les morts! A cette seule idée son imagination s'enflamme. Il lui reste sept louis: il peut en tirer quarante de sa montre et de sa bague; il n'en faut pas tant pour acheter une presse et du papier; il propose au garçonimprimeur une association et des avances. Celui-ci, qui n'a rien à perdre, accepte les propositions de Kinglin, sans s'embarrasser s'il se couvrira de ses frais, et voilà le ci-devant duc de Bretagne, connétable ou maréchal de France, pape, intendant, prince du sang, fermier-général et roi, auteur et éditeur, dans un grenier, d'un almanach écrit sous la dictée du diable.
Indépendamment du chaud, du froid, de la pluie, du vent, de la grêle, des éclipses de lune ou de soleil, il prédit le tremblement de terre qui renversa Lisbonne, Sétubal, Fez et Méquinez; il prédit la guerre qui allait ensanglanter ce globe qui s'écroulait sous nos pieds; il annonça la perte du Canada, la prise du Port-Mahon, le supplice de l'amiral Bing, la gloire de Frédéric, la déroute de Rosbacl, celle de Minden et de Crévelt, la mort du comte de Gisors, la fin honorable du chevalier d'Assas, la blessure du prince de Brunsvick, etc. Il n'en fallait pas tant pour mettre un almanach en réputation: cependant celui-ci ne se vendait pas, parce qu'il n'était point couvert en papier bleu, qu'il n'était pas de la façon de maître Mathieu Lœnsberg, célèbre astronome , qu'il n'offrait aucun de ses petits contes qui amusent les servantes et les enfans, que la vérité y était présentée dans le style de Kinglin, c'estàdire, dénuée des ornemens qui la font supporter à des gens qui ne sont pas sorciers; il ne se vendait pas enfin, parce qu'il n'était pas l'almanach à la mode.
Kinglin et son garçon-imprimeur se désolaient, parce qu'ils se voyaient à la veille de manquer de tout. Kinglin demanda à son diable ce qu'il fallait faire pour débiter son édition: „Attendre, lui répondit le démon. Tous les hommes courent au-devant du mensonge; les sots craignent la lumière, les envieux la repoussent. Galilée est mort dans les prisons de l'inquisition, pour avoir deviné le mouvement de la terre autour du soleil.“
Cependant un mitron qui apprenait à lire, et à qui il était indifférent de se servir d'un livre ou d'un autre, avait donné, à Kinglin, un petit pain pour un exemplaire de son diabolique ouvrage. A mesure que les variations de l'atmosphère arrivaient à la minute, ainsi qu'elles étaient prédites, le mitron était frappé d'étonnement et de respect. Il vanta son almanach à son maître et à sa maîtresse, qui lui rirent au nez, parce que le maître était un ivrogne, et que Kinglin annonçait que les vignes gèleraient; la maîtresse tirait les cartes, et se croyait infiniment au-dessus de tous les faiseurs d'almanachs nés et à naître. Mais, ma foi, l'incrédulité céda à l'évidence, quand la gazette de France donna les détails du désastre de Lisbonne. La bourgeoise fit cadeau d'un Kinglin à son bourgeois, le bourgeois le passa à son compère, le compère à sa prétendue, la prétendue à son confesseur, et le confesseur à son archevêque. L'archevêque, étonné de la conformité des prédictions avec les événemens, fit défendre l'almanach au prône, comme une production de l'esprit malin, et lança les foudres de l'église sur quiconque oserait le lire. Dès cet instant, les Parisiens, dignes fils du premier homme, et courant, comme lui, après le fruit défendu, coururent en foule chez Kinglin, et se moquèrent d'une religion qui tombait de vétusté, et que la persécution révolutionnaire a étayée pour quelques années encore. Quatre éditions du fameux almanach s'épuisèrent en six semaines, et le public oublia, pendant quelque temps, maître Mathieu Lœnsberg , et même maitre Nostradamus .
L'auteur et son associé préparaient gaiement l'almanach de l'année suivante. Déja Kinglin avait écrit que M. de la Touche, officier trop peu connu, serait assiégé, dans Pondichéry, par une armée de quatre-vingt mille hommes; que, suivi de trois cents Français, il pénétrerait, la nuit, dans le camp des ennemis, leur tuerait douze cents hommes, n'en perdrait que deux, jetterait l'épouvante dans cette grande armée, et la disperserait tout entière. Il annonçait la catastrophe du malheureux Lally, la perte de Chandernagor, de la Corée, de Québec, de la Martinique, et la ruine du commerce français dans les deux Indes. Il se proposait d'imprimer cet ouvrage sur papier vélin, de l'orner de vignettes de la façon de Longueil, et d'en faire relier cinq cents exemplaires en maroquin rouge pour l'usage de la cour, qui devait être très-flattée de ces prédictions, lorsqu'un incident qu'il ne prévoyait pas, bien que devin, dérangea la glorieuse et lucrative spéculation.
Depuis la maréchale d'Ancre, qui était aussi sorcière que Kinglin, on n'avait pas brûlé de sorciers en France, quoique rien ne soit si agréable au ciel, et aussi propre à ranimer la foi, que cette édifiante cérémonie. L'archevêque de Paris, ardent et zélé théologien, celui qui refusait les sacremens et la sépulture à ses frères en Jésus-Christ qui n'acceptaient pas, à l'article de la mort, la bulle Unigenitus qu'ils n'entendaient point, et le prélat pas beaucoup, cet archevêque imagina que rien n'ajouterait autant à la considération du clergé, et ne mortifierait plus la cour, avec qui il était au plus mal, que de faire griller, de par Dieu , un faiseur d'almanachs. Il dressa, contre Kinglin, une dénonciation adressée aux chambres du parlement assemblées. Cet écrit, absurde par le fond et la forme, ne pouvait être accueilli que dans un temps où la magistrature affectait de braver l'autorité du roi, qui s'efforçait de dissiper, par la douceur, les factions superstitieuses et les folles prétentions des cours de justice. Kinglin fut décrété de prise de corps, et il eût été indubitablement rôti, si l'archevêque ne se fût pas avisé de faire imprimer sa dénonciation, qu'il regardait comme un petit chef-d'œuvre, tout-à-fait propre à préparer les fidèles au spectacle dont il comptait les régaler.
Le frère du compagnon de Kinglin, imprimeur aussi de son métier, travaillait à l'imprimerie de l'officialité. Il courut avertir les associés du danger qui les menaçait: il était temps; le décret venait d'être lancé; l'almanach indiquait le domicile de l'auteur, et les limiers de la justice allaient se mettre à ses trousses. Kinglin et son ami partagerent trois cents louis, et, comme un homme se cache plus aisément que deux, ils se séparèrent, portant chacun leur petit paquet sous le bras, et ils furent chercher un autre gîte et prendre un autre nom.
Kinglin, après quelques momens de réflexion, frémit du supplice où l'avait exposé la connaissance de l'avenir. Il adressa de nouveaux reproches à son démon, qui ne l'avertissait jamais des accidens qui accompagnaient toutes ses entreprises, et le démon lui répondit encore qu'il ne s'était pas plus engagé à conseiller qu'à agir. Et à quoi donc, esprit infernal que tu es, me mène l'art de deviner? -- A faire des sottises, comme en feront tous ceux qui voudront franchir les bornes que leur a prescrites la nature, et à être plus malheureux que lorsque tu te conduisais d'après l'instinct qu'elle t'a donné.“
Kinglin, qui trouvait mauvais que le diable ne le prévînt pas sur les choses les plus simples, ne pensa pas lui-même à l'interroger sur sa plus essentielle affaire. Au lieu de désirer des choses inutiles ou funestes, il aurait pu demander les moyens de recouvrer la paix de l'ame, premier bien dont les hommes s'occupent si peu. Il dut son salut à la prévention des huissiers, beaucoup moins adroits que les espions de la police. Kinglin, considéré comme sorcier, devait, selon eux, avoir l'air sinistre, l'œil hagard, les cheveux hérissés, les ongles allongés en façon de griffes; comme auteur, un habit sec, le ventre plat, et les joues cavées. Pendant les courts instans d'abondance et de calme dont il avait joui, il s'était passablement refait; sa mise propre et décente déjouait les alguazils, et, tous les jours, il passait auprès de quelqu'un d'entre eux sans en être remarqué. Il n'en était pas moins l'être le plus infortuné. Quand la grillade lui revenait à l'esprit, il croyait voir des huissiers dans tous les passans; il regardait autour de lui d'un œil inquiet; si on le fixait, il courait çà et là; le bruit du vent l'empêchait de s'endormir, et des songes affreux le réveillaient en sursaut.
Dans d'autres momens, semblable à l'autruche, qui croit que le chasseur l'a perdue de vue quand elle s'est fourré la tête dans un trou, il se persuadait qu'il suffisait d'avoir changé de domicile et de nom, pour n'être pas découvert. Il cherchait alors à s'étourdir sur sa triste situation, fréquentait les spectacles, les bals, les promenades, où on ne penserait pas à le chercher, parce que tout le monde sait que les plaisirs innocens font, sur le commun des sorciers, l'effet de l'eau sur un enragé.
Il était à la Comédie Française. On allait donner une nouveauté de l'auteur à la mode, car la mode en France s'étend jusqu'à l'esprit, et il y a long-temps qu'on n'y veut plus de celui du Misanthrope. Quand cette pièce n'est pas jouée par l'acteur du jour, la bonne compagnie va au boulevart, et les comédiens ont bien de la peine à faire accepter des billets à leur tailleur, à leur marchande de modes, à leurs parens et à leurs créanciers.
Ce jour-là la foule était prodigieuse. Les amis de l'auteur, les femmes charmantes à qui il avait adressé des madrigaux, celles plus charmantes encore qui avaient écouté, avec bienveillance, la lecture de l'ouvrage, les enthousiastes de la scène française, ceux qui font métier de soutenir les pièces nouvelles, placés et groupés habilement dans toutes les parties de la salle, préconisaient le chef-d'œuvre qu'on allait entendre, disposaient ceux qui les entouraient à le trouver admirable, et ne balançaient pas à mettre l'auteur au-dessus de Molière, qu'il est plus aisé et qu'il serait plus sage d'admirer que de prétendre égaler. Pour contrebalancer cet engouement de coteries, s'étaient répandus, comme des fourmis, les écoliers qui ne trouvent rien de supportable après Plaute, Aristophane et Térence; les jeunes gens qui trouvent tout mauvais, parce qu'il est plus commode d'improuver sans distinction, que de critiquer avec justesse, et de louer avec discernement; plus, les auteurs jaloux, les auteurs tombés, qui, par des sarcasmes lancés sous une enveloppe décente, préparent la chute de leurs confrères; enfin, les gens étrangers à l'art, qui vont à la comédie pour y parler affaires, chasse, chevaux, y nouer une intrigue ou la conduire à sa fin.
Entre tant de personnes si diversement affectées, et parlant de la pièce nouvelle d'une manière si différente, Kinglin ne savait quelle opinion adopter; mais l'amour-propre veut qu'on en ait une qui soumette, qui entraîne les autres, et notre faiseur d'almanachs se sentit chatouillé de l'idée de prononcer définitivement sur le sort d'un ouvrage dramatique, même avant la représentation: rien ne donne autant de consistance à un pauvre hère, dont la décision est justifiée par l'évènement. Kinglin consulta son oracle ordinaire, et, d'après sa réponse, il annonça que la pièce tomberait. Un malheureux auteur, qui se consolait de sa nullité par les disgraces des autres, sourit agréablement à Kinglin; un garçon brasseur, cousin de la cuisinière du poète qu'on allait juger, appliqua un vigoureux coup de talon sur le pied du prophète, en jurant que la pièce était excellente, et qu'elle prendrait malgré la cabale. Kinglin, qui n'était pas endurant, répondit au cousin par un grand coup de poing sur l'œil; le cousin le prit aux cheveux, et le jeta sous la banquette; la garde, à qui il était égal qu'un parti ou l'autre l'emportât, mais qui était là pour maintenir l'ordre, voulut arrêter les deux champions. Le brasseur se saisit d'un fusil, meuble incommode et inutile dans un parterre, le prit à deux mains par le bout du canon, donna de la crosse sur la tête de ceux qui l'approchaient de trop près, et s'esquiva; les autres tombèrent sur Kinglin, embarrassé dans les jambes de ses voisins, lui meurtrirent de trente coups de bourrades l'estomac et les reins, le traînèrent au corpsdegarde, dont un sergent lui notifia qu'il ne sortirait qu'à la fin du spectacle.
Kinglin trouvait fort extraordinaire qu'après avoir donné son argent, il ne pût s'amuser qu'autant et de la manière dont les autres le trouveraient bon. Il trouva plus mauvais encore, que des soldats, entretenus des deniers publies, assommassent, à tort et à travers, des bourgeois rassemblés dans un lieu de plaisir. Il en demanda la raison à son diable. „C'est que l'homme est né méchant, qu'il tend sans cesse à opprimer, et que le sentiment de sa faiblesse le ramène seul à ces égards qui lui en méritent de la part des autres. Or, des soldats, dont le métier est de tuer, des garçons brasseurs, vigoureux et grossiers, ne doivent connaître que le droit de la force.“
Pendant que le diable tranchait du philosophe, à propos d'un billet de comédie, Kinglin fut vengé et son humeur calmée par le bruit des huées et des sifflets, qui parvint jusqu'à lui. Le parterre, à qui l'auteur n'avait pas adressé de madrigaux, ne permit pas que la pièce finît, et en dépit des femmes charmantes, des amis, de souteneurs de nouveautés, qui criaient à tue- tête: A bas la cabale ; malgré la patience imperturbable des comédiens, qui attendirent une demi-heure le moment de continuer, il fallut que le génie se laissât rogner les ailes; le rideau tomba, Kinglin sortit du corps-de-garde, et il oublia les gourmades qu'il avait reçues, en répétant, d'un air triomphant, à ceux qu'il rencontrait: Je l'avais dit.
Il filait le long de la rue Dauphine, sifflottant un petit air, faisant jabot d'une main, se caressant le gros de la cuisse de l'autre, lorsqu'un homme lui dit à l'oreille: Entrez, monsieur, la société est superbe. „Je viens d'être battu et arrêté en très-bonne compagnie, se dit-il à lui-même; il pourrait m'arriver pis ici. Je veux désormais tout prévoir, et interroger mon diable sur les conséquences de mes moindres démarches.“ Il lui demanda donc ce qu'il trouverait dans cette maison. „ -- La fortune. -- Et quand j'en sortirai? -- Un sommeil paisible. Et demain? -- La fortune. -- A la bonne heure; entrons.“
Il entre. Il voit une salle très-bien décorée, très-bien éclairée, un buffet où les rafraîchissemens se distribuent gratis et avec politesse, une longue table couverte d'un tapis vert, près de laquelle sont rangés circulairement, assis ou debout, un certain nombre de personnages de bonne ou mauvaise humeur. Au milieu de la table est un monsieur qui a devant lui des piles d'argent, des rouleaux d'or, et des cartes à la main. Kinglin regarde quelque temps, il conçoit la marche du jeu, et n'a pas besoin de l'intervention du diable pour deviner la cause du chagrin et de la joie qui passent alternativement d'un visage à l'autre.
Un jeune homme d'une figure intéressante jouait avec acharnement, et perdait des sommes considérables. Il souffrait d'autant plus qu'il s'efforçait de ne rien laisser paraître. Cependant sa poitrine se gonflait, les muscles de son visage étaient agités de mouvemens convulsifs, ses yeux enflammés ne cherchaient, ne fixaient que des cartes et de l'or: quelquefois il se tournait douloureusement vers le ciel. „Qui a pu, demanda „Kinglin à son diable, imaginer cet affreux métierlà? -- Parbleu, c'est moi. -- Qui a pu amener les hommes à le considérer comme un jeu? -- C'est encore moi. -- C'est donc aussi toi qui pousses au meurtre, au suicide, à l'empoisonnement, au parricide, à tous les crimes enfans d'une aveugle fureur? -- Quoi, tu es encore à reconnaître la main ennemie et puissante qui entraîne le genre humain d'excès en excès! ce sont là nos jeux à nous, et tu n'es qu'un sot.“
Bien que choqué d'une apostrophe déplacée, surtout à l'égard d'un gentilhomme Bas -Breton, Kinglin crut devoir en pardonner l'acrimonie pour sauver la fortune et, peut-être, la vie de celui auquel il s'intéressait. Il s'approcha de lui, et interrogeant son diable, aussi amicalement que s'il en eût reçu des complimens, il indiquait, à chaque coup, la couleur gagnante au jeune homme qui levait les épaules, qui continuait à jouer de travers, qui perdait toujours, et qui, excédé de s'entendre donner des conseils salutaires qui, disaitil, dérangeaient ses combinaisons, quoiqu'il n'en eût suivi aucun, les fit brusquement cesser par un: Hé f....., monsieur, mêlez-vous de vos affaires!
Kinglin, stupéfait de l'entêtement de ce jeune homme, passa de l'autre côté sans lui répliquer un mot. „Selon les apparences, se dit-il, je ne serais pas mieux reçu des autres; ainsi, taisonsnous, et, pour passer le temps d'une manière utile et agréable, voyons un peu ce qui se passe dans l'intérieur de certains individus, dont les figures annoncent une passion effrénée, et sachons comment ils doivent finir.“
A la fin de ce monologue, le jeune homme qui répondait si mal à la bienveillance qu'on lui marquait, se leva d'un air furieux, et sortit.
„Où va-t-il, demanda Kinglin au démon? -- Se „noyer. -- Je cours l'en empêcher. -- Gardet'en bien; c'est ce qu'il peut faire de mieux. -- Et pourquoi cela? La jeunesse a toujours des ressources. -- Aucune, quand elle a perdu l'honneur.“ Et le diable conta à Kinglin que ce jeune homme avait commencé par perdre ce qu'il possédait; que l'espoir de rétablir ses affaires l'avait porté à risquer le montant de plusieurs lettres de change que lui avait confiées un négociant dont il était le commis, et que la totalité venait de passer dans les mains du banquier. „Tu as raison, dit Kinglin, qu'il se noie; la mort est le seul asile qui lui reste contre l'infamie.
„Quel est ce gros coquin qui rit également quand il perd et quand il gagne, qui ne sait sur quelle épaule fixer la bourse de sa perruque, et qui embarrasse son épée dans les jambes de ses voisins? -- C'est un chanoine de Notre-Dame, qui ne peut jouer dans son cloître, qui se déguise pour venir ici, qui y perd tous les ans la moitié de sa prébende, et qui mange gaiement l'autre avec deux gouvernantes, dont l'aînée a vingt-deux ans. -- Je croyais que la bonne d'un ecclésiastique devait en avoir au moins quarante. -- C'est ce que l'archevêque lui a fait observer; mais, le chanoine a répondu à son éminence qu'il avait pris une gouvernante en deux volumes.
„Et cet autre qui se ronge un poing et s'arrache un côté de cheveux? -- C'est un notaire qui a reçu un dépôt qui devait être sacré pour lui. Il va le perdre en entier, et se brûlera la cervelle en rentrant dans son cabinet.
„Pourquoi cet officier de cavalerie déchire-t-il les paremens de son habit? -- On lui a donné vingt-mille francs pour aller en remonte, et le banquier est sur le point de mettre le régiment à pied. L'officier déshonoré se cachera, tombera dans la misère, se liera avec de mauvais sujets, volera, assassinera, et sera rompu vif.
„ -- Que d'horreurs! Ah!... pourquoi cet adolescent est-il si calme et si froid? -- Celui-là commence à jouer, et ne perd encore que des bagatelles. Bientôt il volera son père, et l'assassinera ensuite pour satisfaire librement une passion qui deviendra insurmontable. Egaré, hors de lui, il ira se livrer à la justice, et dans un moment de honte, de douleur, de remords, il s'étranglera dans sa prison.
„Ces gens-là sont donc nés avec des qualités perverses? -- Pas du tout; ce sont des aveugles qui trouvent un abîme sous leurs pieds, et qui s'y précipitent. -- Et le gouvernement laisse l'abîme ouvert? -- Il a besoin d'argent, le banquier en fournit. -- Ce banquier est un „fripon. -- Et ceux qui l'autorisent? -- Que m'arrivera-t-il si je dis tout haut ce que j'en pense? -- Tu iras pourrir à la Bastille. -- Je me tais.
„Il me semble, reprit Kinglin, après quelques instans de méditation, que je ne ferais pas mal de reprendre à ce coquin de banquier les dépouilles de ces malheureux, et de m'enrichir, puisque je ne puis les empêcher de s'écraser: il n'est pas défendu de ramasser ce qu'un insensé jette par la fenêtre.
„Encore un mot avant que j'opère; j'ai le temps de faire passer cet or du tapis dans ma poche, et plus on en perdra, plus je gagnerai. Quel est cet autre jeune homme qui hasarde ses louis en tremblant, qui palpite de crainte pendant qu'on tire les cartes, qui paraît si douloureusement affecté, et qui, cependant, a encore une forte somme devant lui? -- C'est un homme bien élevé, aimable, spirituel, honnête, qui a signé hier son contrat de mariage avec une fille accomplie qu'il adore, et dont il est tendrement aimé. Il avait touché la dot, qu'il allait avantageusement placer, lorsqu'il a été rencontré par un être qu'il croit son ami, et que la banque paie pour amener des dupes. Ce drôle a usé d'adresse pour le faire entrer ici. C'est la première fois qu'il y vient, et il a joué d'abord quelques louis en plaisantant. Il s'est échauffé insensiblement, il s'enfile, et, dans ce moment, son unique désir est de regagner ce qu'il a perdu. -- Et ne jouera-il plus, si je rétablis la dot dans son entier? -- Il en est incapable. -- Faisons une bonne action. Ah! le gouvernement ne veut pas fermer ces repaires! je les fermerai, moi; je ferai sauter toutes les banques.
„Ecoutez, monsieur, dit Kinglin au jeune homme, ce jeu-ci, que vous ne connaissez pas, ressemble infiniment à la loterie, que je connais beaucoup. Tous deux sont des impôts sur les mauvaises têtes . Vous êtes comptable à votre beau-père de la fortune de sa fille; vous l'êtes de la vôtre à vos enfans à venir. Ne risquez plus rien, et, en quelques coups, je ne vous laisserai que le souvenir de l'orage qui est prêt à vous accabler.“ Le jeune homme, naturellement doux, ne prit pas ces conseils en mauvaise part. Cependant il ne concevait pas qu'un étranger qu'il n'avait jamais vu, pût être au courant de ses affaires. Il ne concevait pas davantage qu'il parlât avec cette assurance de fixer des chances qui semblent ne dépendre que du hasard. Il fut tenté de le croire fou; mais, comme il s'agissait de conserver ou de perdre l'objet le plus chéri, et que, dans ce cas, rien ne pouvait lui paraître indifférent, il cessa de jouer, pour voir comment Kinglin jouerait lui-même, et Kinglin, enchanté de sa docilité, conclut qu'en effet il n'était pas né joueur.
Le Bas-Breton a cinquante louis dans sa poche, il les joue à la fois. Il gagne, il double, triple, quadruple, quintuple, sextuple enfin, et enlève quatre mille six cents louis qui étaient sur la table. Au dernier coup, le banquier chercha de mauvaises défaites pour se dispenser de payer. Sept à huit joueurs, qui avaient perdu jusqu'à leurs montres, leurs boîtes et leurs bagues, sur lesquelles monsieur de la chambre avait donné de l'argent, et qu'ils ne pouvaient plus retirer, applaudirent à la ruine du banquier, qui ne leur rendait rien, et jurèrent que s'il ne payait à l'instant, ils le jeteraient par la fenêtre. Kinglin toucha ce qui lui était dû; il frappa sur l'épaule du futur époux, et sortit avec lui.
Quelques malheureux le suivirent: ils ne demandaient rien; mais ils avaient le teint livide, les yeux humides, et ils avançaient involontairement la main. Kinglin, élevé par une mère d'une foi robuste, possédait son écriture sainte. Il en parodia un passage d'un air de dignité, en donnant un rouleau à chacun de ces infortunés: „Allez, leur dit-il, et ne jouez plus.“
Il conduisit chez le meilleur restaurateur des environs celui à qui il allait rendre le plus signalé des services: „Un homme comme vous, lui dit-il, ne peut pas me tromper; je le sais de quelqu'un qui ne ment jamais. Voyons, combien avez-vous perdu? -- Bien près de dix mille francs. -- Les voilà. Soupons, et, pour l'intérêt de mon argent, je me prie de la noce.“
On ne trouve pas tous les jours des gens disposés à faire de pareils cadeaux. Si le jeune homme avait été frappé des discours de Kinglin, il admira son procédé si rare. „Oui, certes, lui dit-il, vous serez de la noce; vous ferez plus, vous permettrez que je sois le plus sincère et le plus chaud de vos amis.“ A ces mots, si flatteurs pour Kinglin, succédèrent les embrassades, et aux embrassades, des questions bien naturelles en pareille circonstance. Le jeune homme voulait savoir qui l'avait obligé; comment l'homme obligeant avait su qu'il se mariait et qu'il jouait la dot de sa future. A tout cela, Kinglin, devenu prudent, à ce qu'il croyait, répondit vaguement, prit le nom et la demeure de M. Rousseau, s'informa du jour et de l'heure où le bienheureux oui serait prononcé, et garda le plus profond silence sur ce qui le concernait personnellement. Rousseau respecta son secret: on servit; le souper fut aussi intéressant qu'il devait l'être entre deux hommes, dont l'un était reconnaissant, et l'autre sensible au plaisir d'obliger. Ils se quittèrent tard; ils se promirent de se revoir bientôt. Kinglin se retira chez lui, se coucha, et dormit d'un sommeil paisible, comme le diable le lui avait promis. „Ah! ah! dit-il, les bonne actions rafraîchissent le sang, et raniment le cœur: j'en ferai tous les jours.“
Il s'était promis de fermer successivement par le plus lucratif des moyens, les maisons de jeu que le diable lui indiquerait. Ces maisons n'ouvrent qu'à midi, il n'était encore que huit heures. Il sortit désœuvré et ne sachant à quoi il passerait le temps: on bâille assez communément quand on n'a que de l'argent et point d'occupation.
Les cafés commençaient à se garnir. Une foule d'une activité remarquable se pressait dans celui de la Régence; il était égal à Kinglin de déjeuner là ou ailleurs. En prenant sa tasse de chocolat, il sentit quelque envie d'apprendre ce qui mettait en mouvement ce peuple qui parlait un français qu'il n'entendait pas. C'étaient des agioteurs, qui ont, en effet, leur dictionnaire particulier, comme les filous, les théologiens, les révolutionnaires, et une mise et une moralité qui les distinguent des honnêtes gens. Kinglin, bon par nature, délicat par habitude, ne concevait pas ce que c'est qu'un agioteur. Ce sont, „lui dit le diable, des êtres qui ne tiennent à la société que pour en dévorer la substance, et qui engraissent ou maigrissent selon que la misère publique augmente ou diminue.“ Pour rendre sa donnée plus claire, le démon raconta une gentillesse qu'avait imaginée un de ces messieurs, et qui n'était qu'un de leurs tours de passe-passe assez ordinaires.
Les Anglais étaient débarqués en Bretagne; le due d'Aiguillon marchait contre eux, et un gazetier, de moitié avec l'agioteur, avait imprimé que les Français étaient battus, et l'ennemi entré à Saint-Malo. De là, la grande agitation qui régnait parmi ces joueurs d'une autre espèce. Ils s'empressaient de vendre leur papier à vil prix; l'auteur de la nouvelle se hâtait d'en prendre ce qu'il en pouvait payer; la vérité, que sut Kinglin, est que M. d'Aiguillon était vainqueur à Saint-Cast, et que les effets publies remonteraient considérablement quand la nouvelle de sa victoire se répandrait dans Paris. L'agioteur comptait bien revendre alors, et Kinglin ne trouva pas le moindre inconvénient à profiter de la baisse que venait d'amener l'intrigue. Il acheta aussi pour une somme considérable, et gagna effectivement le lendemain vingt-cinq à trente pour cent.
En sortant du café, il rencontra un malheureux étendu sur le pavé, exposant au public qu'il voulait attendrir, une plaie affreuse qui lui rongeait la jambe. Le premier mouvement de Kinglin fut de lui faire l'aumône; mais il réfléchit que six francs mal donnés sont un vol fait à l'honnête homme malheureux. „Pourquoi, demanda-t-il à son diable, la jambe de ce culdejatte ne guérit-elle point? -- Il serait bien fâché qu'elle guérît, sa plaie est son gagne-pain. C'est un fainéant à qui on donne beaucoup, qui s'enivre le soir, en se moquant des dupes qu'il a faites dans la journée, et qui s'applaudit le matin en voyant sa jambe plus envenimée que la veille.
„Et cette femme entourée de ses quatre enfans couchés à terre sur des haillons? -- Autre coquine qui n'a jamais été mère, bien qu'elle ait fait plus qu'il ne faut pour cela. Elle a volé ces enfans-là pour attirer la compassion, et elle les pince de temps eu temps pour les faire pleurer.
„Quel est donc celui qui mérite que je lui donne, car je veux continuer à donner, cela fait bien dormir? -- Vois-tu ce crocheteur qui plie sous le faix sans se plaindre? -- Il a l'air gai et bien portant. -- Pour avoir droit à tes secours, faut-il n'avoir plus figure humaine? Cet homme a une jolie petite femme, bien laborieuse et bien sage, qui l'a déja rendu père de six enfans, et à qui il en fera encore six. Il n'a que du pain à leur donner; mais il le mange gaiement avec eux. -- Courons, courons.“ Et Kinglin met deux louis dans la main du crocheteur. „Je t'en donnerai autant tous les mois; ménage tes forces; fais des enfans à ta petite femme: les secours augmenteront avec ta famille.“
Il alla ensuite de tripot en tripot. Partout il vengea les victimes des banquiers, en leur enlevant jusqu'à leur dernier écu. Il se trouva à la fin du jour possesseur d'une somme énorme; et, fidèle à la promesse qu'il s'était faite de ne rien entreprendre sans interroger son diable, il lui demanda ce qui lui arriverait s'il cherchait à augmenter sa fortune. „Tu seras assailli par les inquiétudes, et tu t'imposeras les privations, compagnes inséparables de l'avarice. -- Ne pensons plus à thésauriser; cherchons à jouir de nos richesses raisonnablement, et, par conséquent, sans regrets. -- Il n'était pas nécessaire de te donner au diable pour trouver cela. -- J'éviterai les filles, les intrigans, les flatteurs, les libertins. -- Comme tu voudras. -- Je vivrai avec des gens aimables, aimans, bons, surtout. -- A la bonne heure. -- Et, pour prolonger cette manière agréable d'exister, je placerai avantageusement mon argent. Que deviendra-t-il si je le confie au gouvernement? -- Zéro. -- Si je forme une entreprise de théâtre? C'est le moyen le plus sûr de faire banqueroute. -- Si je m'associe à un négociant famé? -- Il fera ses affaires aux dépens des tiennes. Si j'achête une grande charge? -- Tu augmenteras le nombre des ignorans décorés. -- Si je fais valoir mes fonds sur la place? -- Tu ne seras plus qu'un usurier. -- Et que diable ferai-je donc? -- Je ne conseille jamais. -- Ah!... si j'achète cette belle terre qui est à vendre dans ma province? -- Tu releveras l'éclat de ta race, et, si tu te conduis comme tu le projetais tout à l'heure, tu auras, dans ta vie, quelques momens de honheur pur: c'est tout ce que l'homme peut espérer. -- Achetons la terre.“
Kinglin va chez le notaire chargé de vendre; il prend les renseignemens nécessaires, il marchande, il conclut; il dépose ses fonds, il signe le contrat, et il ne pense plus qu'à la noce où il doit s'amuser le lendemain.
Une noce est une fête où on a un peu plus, un peu moins de plaisir, où on boit, danse et rit avec des gens qui se conviennent plus ou moins. Ce qui peut y arriver de pis, c'est de se donner une entorse, et pour semblables niaiseries, ce n'est pas la peine de déranger le diable de son enfer: ainsi pensait le prévoyant Kinglin. Il se mit comme un prince, et fut prendre de bonne heure son ami Rousseau, qui le présenta à sa future et à son père, comme le meilleur de ses amis, en observant pourtant un profond silence sur l'origine de leur amitié.
On partit pour l'église. Rousseau était enchanté: sa maîtresse était rayonnante. Leur joie faisait, sur Kinglin, une impression qu'il n'avait pas encore éprouvée. Il pensa qu'une femme qui l'aimerait comme madame Rousseau aimait son mari, ajouterait beaucoup aux agrémens de sa terre. Il rêva à cela pendant la cérémonie, il y rêva en revenant, il y rêva plus que jamais pendant le dîner, et pour cause: on l'avait placé à côté d'une sœur de la mariée, qui lui parut aussi bien élevée que modeste et jolie. Il lui fit constamment sa cour; il lui sembla qu'il ne déplaisait point, et il en fut d'autant plus flatté, que la jeune personne ignorait qu'il eût une terre de quarante mille livres de rente, et qu'il fût de l'illustre maison de Kinglin.
Il dansa avec elle, et ne dansa pas mal pour quelqu'un qui n'a eu de maître que le désir de plaire. Un peu formé par l'usage du monde, et la société du diable, il entretint fort agréablement mademoiselle Caroline, quand elle jugea à propos de se reposer. On soupa, et il se trouva encore à côté d'elle, soit que ce fût l'effet du hasard, soit qu'elle eût disposé les choses en conséquence. Beaucoup d'amour, un peu de vin, et un grain de vanité, le portèrent à parler de son bien et à décliner son nom. Il comptait par-là avancer ses affaires auprès de la demoiselle, et se concilier les bonnes graces du père, qui changea, en effet, de visage au moment où le BasBreton se nomma.
Ce beau-père était huissier au parlement; la plupart des convives l'étaient aussi. La révolution des visages fut générale; les traits mignons de Caroline et ceux de Rousseau se décomposèrent aussi. Kinglin était trop préoccupé, et avait un peu trop bu pour s'en apercevoir.
Ces messieurs sentaient quel mérite ils pouvaient se faire auprès de nos seigneurs de la cour, en leur livrant un homme qu'on cherchait depuis si long-temps. Cependant, le plus grand nombre pensait à part soi, qu'il serait inconvenant d'arrêter, au milieu d'une fête de famille, un individu que semblaient défendre les droits sacrés de l'hospitalité. Un d'eux, plus huissier que les autres, jugea que le devoir devait l'emporter sur les convenances; il sortit sans rien dire, et fut avertir ses gens.
L'honnête Rousseau se rappela, en apprenant le vrai nom de son ami, la manière prophétique dont il lui avait parlé au tripot de la rue Dauphine, l'assurance avec laquelle il avait joué, et cette suite de prédictions accomplies ne lui paraissait pas tout-à-fait dans l'ordre de la nature. Bien qu'il fût ce qu'on appelait alors un esprit fort, il ne put s'empêcher de conclure qu'il pouvait y avoir un peu de magie dans tout cela. Il ne se crut pas moins obligé d'être reconnaissant envers un homme qui faisait un si noble usage de sa sorcellerie. Il connaissait le caractère froidement atroce de celui qui venait de sortir; il prit à part son beau-père et ses confrères, et pendant qu'il s'épuisait en raisonnemens pour sauver le pauvre Kinglin, celui-ci, impatient de valser avec mademoiselle Caroline, sortit pour ramener les ménétriers, à qui on n'avait donné qu'une bouteille de vin par tête, et qui achevaient de s'enivrer au cabaret en face, pendant que les gens de la noce finissaient de souper.
A peine a-t-il le pied dans la rue, que douze à quinze gredins le saisissent par les quatre membres, lui ôtent son épée, le jettent dans un fiacre, et l'écrouent à la Conciergerie. Le geôlier le fait descendre dans le plus profond des cachots, lui met les fers aux pieds et aux mains, et l'attache au travers du corps, avec une chaîne de fer, à un poteau scellé dans le pavé, parce qu'il est de notoriété publique que les sorciers s'échappent à travers les murs ou par le trou des serrures.
Kinglin passa une nuit bien différente de celle que lui promettaient les charmes et l'amabilité de mademoiselle Caroline. La tête appuyée sur une pierre, le corps étendu sur un peu de paille infecte, il déplorait amèrement son sort. „Quoi, disait-il, je serai brûlé pour avoir deviné qu'un honnête homme allait perdre son argent et sa maîtresse, pour lui avoir rendu l'un et l'autre, et m'être fait un plaisir de partager leur joie à tous deux! Chienne de noce, où je croyais n'avoir à craindre qu'une entorse! Imbécille que je suis, de n'avoir pas consulté mon démon! Mais pour prévoir que je me trouverais au milieu de ceux mêmes qui me cherchaient, il aurait fallu être le diable en personne. Maudite manie de pénétrer l'avenir, tu me seras donc toujours fatale!“
Le lendemain on le conduisit à l'interrogatoire. Le juge marqua tant de passion, le procès prit une tournure si vive, que l'accusé n'eut pas même le courage de consulter le diable sur son issue, qui n'était que trop claire.
Fort heureusement pour Kinglin, le roi, fatigué des tracasseries du parlement et de l'archevêque, exila le premier à Pontoise, et le second à Conflans. Le Châtelet fut chargé de suivre les affaires civiles et criminelles. Les pièces relatives au Bas-Breton furent examinées à leur tour, et ses nouveaux juges, jaloux de la suprématie que s'arrogeait le parlement sur les autres tribunaux, enchantés de prouver à la cour par excellence qu'elle faisait des sottises comme les autres, annulèrent la procédure par un décret qui portait que l'accusation roulant sur des chimères, l'accusé serait mis en liberté.
Kinglin, sorti de prison, oublia facilement, selon un usage heureux, ce qu'il avait souffert. Il goûta même quelques momens d'un bonheur pur, en pensant que ses fonds, déposés à propos chez le notaire, lui assuraient la paisible possession de sa terre, et il fut agréablement trompé en retrouvant le reste de son argent, ses bijoux, ses effets les plus précieux, qui avaient échappé à la rapacité et aux recherches des gens à scellés et à saisies. Il en était redevable à Rousseau, qui les avait prévenus en courant à son domicile au moment de son arrestation.
Il ne manquait à sa satisfaction que de faire dame d'une terre à clocher, mademoiselle Caroline, qui ne demandait pas mieux. Le père, qui ne s'était pas prêté à son malheur d'une manière directe, mais qui n'avait rien fait aussi pour le prévenir, fut au-devant de lui quand il fut certain qu'il n'avait plus rien à craindre de la justice ecclésiastique ou séculière. Il le ramena facilement par quelques démarches amicales et polies, et rejeta tout ce qui s'était passé sur son confrère, qui n'était pas là pour lui répondre qu'il avait souvent fait pis.
Cependant, le souvenir de tant d'évènemens fâcheux avait rendu Kinglin extrêmement circonspect. Toujours en garde contre cet avenir, dont la connaissance devait être pour lui la félicité suprême, il vivait au milieu des craintes et des précautions. Jamais diable ne fut aussi occupé que le sien: il ne cessait de voyager de l'enfer à Paris, et de Paris en enfer. Si Kinglin toussait, il voulait savoir s'il ne devenait pas poitrinaire; avait-il froid, il demandait si c'était la fièvre quarte qu'il allait avoir, ou la tierce, ou la continue; prenait-il un verre de vin, il s'assurait qu'il ne lui monterait pas à la tête; un œuf frais, qu'il ne lui causerait pas d'indigestion. Son diable, toujours à son oreille, ne pouvait plus faire broncher une jolie fille, rendre une épouse infidèle, une prude féconde, ni désoler un vieux jaloux. Si ce diable eût été seul de son espèce, le genre humain fût promptement revenu à cet état d'innocence dans lequel végétaient tristement Adam et Eve, avant qu'ils fussent tentés de goûter d'une pomme moins tentante qu'un ananas. Mais, bien qu'il y eût de tout dans le paradis terrestre, il n'y a pas d'ananas dans le pays où on a écrit l'histoire véritable d'Adam; ainsi, il faudrait être de bien mauvaise humeur pour reprocher au romancier de n'avoir pas donné la préférence à ce fruit délicieux. Après tout, il ne serait pas plus gai d'être damné pour un ananas que pour une pomme. J'espère que nous ne le serons pas du tout.
Revenons. Le mariage de Kinglin était arrêté, et vous pensez bien que, toujours timoré, il avait fait au diable toutes les questions possibles sur les qualités physiques et morales de mademoiselle Caroline. L'aimait-elle véritablement? L'aimeraitelle long-temps? Ne serait-elle pas tentée d'être infidèle? Conserverait-elle ses charmes autant que Ninon? Lui donnerait-elle de beaux enfans? ses couches seraient-elles heureuses, son lait de première qualité? Sa conversation serait-elle toujours vive et pourtant sensée, attachante sans pédantisme, et variée sans prétention? Les réponses de l'esprit malin furent toutes à l'avantage de mademoiselle Caroline.
Il était enchanté, le bonhomme Kinglin. Cependant il connaissait le goût de son diable pour les réticences qui lui étaient constamment fatales. La veille des fiançailles il craignit d'avoir omis quelque chose d'important; et, pour forcer l'oracle à répondre catégoriquement, il résuma, en quatre mots, toutes les interrogations faites et à faire. „Tu m'assures donc que je n'éprouverai aucun chagrin de la part de Caroline? -- Je n'ai pas dit cela. -- Ah, diable!... Hé, qu'ai-je donc à craindre d'elle? -- Elle est exigeante, emportée; elle se contraint parce qu'elle veut un mari; mais quand tu seras le sien, qu'elle n'aura plus d'intérêt à te ménager, le caractère percera, elle te désolera, te tourmentera; tu la battras, elle t'empoisonnera. -- Ah, bon dieu!... Vite, écrivons au père que je lui rends sa parole, et que je retire la mienne.“
Kinglin rompit, en effet, et très-brusquement avec le papa, dont les procédés antérieurs dispensaient de ménagement. Il se jeta dans le grand monde, ce qui est toujours très-facile quand on a de l'argent; il fut accueilli partout, ce qui ne manque pas d'arriver quand on a de l'argent; et il s'ennuya souvent, parce que l'argent, les meubles, les chevaux, les livrées ne sont pas le plaisir, qu'on croit fixer au milieu de tout cela, qui s'échappe et se réfugie quelquefois dans un grenier.
Kinglin ne rencontrait pas une jolie fille, qu'il ne sentît encore des démangeaisons de mariage, et elles avaient toutes un défaut capital qui l'arrêtait au moment de conclure. L'une était trop sensible pour n'aimer qu'un seul homme; l'autre avait un penchant décidé à la prodigalité; celle-ci était une étourdie, incapable de gouverner sa maison; celle-là exigerait qu'il fût sans cesse aux petits soins avec elle, et qu'il l'épousât régulièrement deux fois par jour, ce qui est pénible à la longue. Kinglin se fâcha, et il eut tort: perfection et humanité, sont deux mots incohérens. Il ne réfléchit pas qu'il était lui-même un composé d'imperfections; il déclama partout contre les femmes, qui, pourtant, nous valent bien, et il renonça au mariage, qui est quelquefois supportable.
Pour s'étourdir sur les désagrémens du célibat, il donna des dîners somptueux, après s'être assuré, selon sa coutume, qu'ils n'entraîneraient pas de suites fâcheuses. Il passait la matinée à ordonner son repas, quatre heures à en faire les honneurs, et la soirée à dire ou à écouter des sornettes, ou à remuer des cartes, ou à gober la poussière des Champs-Elysées: c'était autant de temps de passé.
Bâillant un jour au milieu de ses convives, qui cherchaient pourtant à lui plaire, et trouvaient charmantes les platitudes qui lui échappaient de temps en temps, comme à bien d'autres qui passent pour avoir de l'esprit, il lui prit fantaisie de savoir ce que pensaient précisément de lui ceux qui l'aidaient, de si bonne grace, à manger son revenu. Curiosité dangereuse, qui armerait la moitié de l'univers contre l'autre, si nous n'étions dans l'heureuse impossibilité de la satisfaire. La difficulté de se bien marier avait indisposé le Bas-Breton contre les femmes, la faculté de lire dans l'intention des hommes les lui fit tous haïr. Tel le félicitait sur le noble usage qu'il faisait de son bien, et accusait, intérieurement, la fortune d'avoir comblé de ses faveurs un être aussi insignifiant. Tel autre louait la délicatesse de son esprit, et écrivait ses balourdises, qu'il se proposait de faire imprimer quand il en aurait un recueil complet. Un troisième lui demandait, pour vingt-quatre heures, cent louis, qu'il comptait bien ne jamais lui rendre. Un quatrième le comblait de marques d'attachement, et attendait le moment de l'entraîner dans de mauvaises affaires. Tous s'accordaient à penser que ses magnifiques dîners étaient trop achetés par l'ennui de le voir et de l'entendre; et la plupart ne venaient chez lui que parce qu'il est reçu parmi les gens bien élevés, qu'il faut savoir s'ennuyer quelquefois. Kinglin, outré, eut envie de leur reprocher les pensées offensantes ou malhonnêtes qu'il surprenait à chacun d'eux, et de les chasser avec éclat; mais le diable, consulté sur les résultats de cet acte de justice, répondit: „Tu prouveras, jusqu'à l'évidence, que tu es sorcier, à des gens considérés, qui le prouveront à des gens puissans, et gare la grillade. -- Il est pourtant bien dur d'être traité avec cette indignité, et de ne pas se venger. -- Va voir ce que pense de son oncle ce neveu qui le caresse tant, parce qu'il est son héritier; quelle opinion a de son général cet officier qui lui fait la cour, parce qu'il en espère de l'avancement? Vois avec quel charme, avec quelle délicatesse ce jeune homme peint l'amour à cette femme qu'il se propose d'abandonner quand il aura obtenu ses faveurs; vois ce fils ingrat, qui désire la mort de son père, cette épouse, celle de son mari, ce frère, celle de ses sœurs. Vois le sourire sur leurs levres, le miel sur leur langue, quand ils approchent des objets dont ils abrégeraient la carrière, si vous n'aviez pas des juges et des bourreaux. Vois ces infamies, et plains-toi! Tout parmi vous est fausseté ou perfidie. Tu ne diffères des autres qu'en ce point; ils ne soupçonnent pas les atrocités qui les menacent, et tu sais qu'on se moque de toi. -- On ne s'en moquera plus, du moins à ma table. Je ferai bonne chère tout seul, ou avec Rousseau, qui, dis-tu, ne m'estime pas extraordinairement, mais qui a pour moi une sincère affection.“
Cependant Rousseau, très-attaché à sa petite femme et à ses affaires, n'était pas avec Kinglin aussi souvent que celui-ci l'eût désiré. La solitude, le désœuvrement, la jeunesse, une forte nourriture, ne sont pas des calmans qui éteignent le vœu le plus impérieux de la nature, et Kinglin jugea qu'il fallait lui opposer des occupations suivies, ressource des Pères du Désert et des Trapistes, contre la tentation: le commun des moines l'éloigne en y succombant.
A quoi s'occupera notre homme? Il ne savait rien faire: il ne pouvait qu'être auteur. Les belleslettres, d'ailleurs, ne lui étaient pas étrangères: n'avait-il pas rédigé un almanach, qui n'était pas plus soporatif que le Fanal ?
Il chercha quel genre de production lui convenait davantage, et lui ferait le plus d'honneur. Le madrigal, l'idylle, les bouquets à Cloris, le ramèneraient à un sentiment qu'il s'efforçait d'éteindre; le poème épique, la tragédie, la comédie, étaient au-dessus de ses forces; il se décida pour la satire, genre facile, quand on se borne à une nomenclature qui dispense d'avoir des idées, et qui donne des lecteurs, parce qu'il flatte la malignité.
Voilà mon Kinglin feuilletant son Richelet, broyant du noir, et croyant diffamer ceux dont les noms s'arrangeaient, à tort et à travers, avec le rhythme. Son amour-propre gonfla à mesure qu'il accouplait des vers, et il éprouva le besoin insurmontable de faire résonner ses rimes à l'oreille d'autrui.
Un jeune auteur, plein de génie, demeurait dans son voisinage. Il se présenta poliment chez lui, son manuscrit à la main, et le força d'accorder quelque attention à la lecture de son ouvrage Le jeune auteur voulut bien le trouver admirable, et le mot ne fut pas plutôt lâché, que Kinglin courut chez un imprimeur.
Il se modéra, pourtant, en arrivant à la porte Sa belle ardeur céda au désir assez naturel de savoir, avant que d'entrer, ce que lui vaudrait sa diatribe. „Quelques coups de pistolet, si tu es brave; des coups de bâton, si tu ne l'es pas. -- Quoi! pour avoir fait de bons vers?... -- Sur quoi les juges-tu tels? -- D'après le suffrage d'un homme d'un mérite reconnu... -- Qui t'a loué, en reconnaissance du mal que tu n'as pas dit de lui, ou par la crainte de celui qu'il te plairait en dire. Analysons quelques-uns de „es vers sublimes qui l'ont si vivement frappé.
„Qu'est-ce qu'un siècle
„Tu ne sais donc pas que le temps est la car„rière même que vous parcourez, vous autres „mortels! Qu'est-ce que des graces
„Tu finiras, bourreau, par mettre trois abeilles „dans une ruche. Qu'est-ce que des femmes qui étalent
„Je ne connais d'appas que ce qui plaît, ce qui attire. Une femme hideuse est sans appas, et celle qui charme n'est pas hideuse. On façonne en bagues, en bracelets, en boucles d'oreilles, en joyaux enfin, l'or, la perle, le diamant. Quelle espèce de joyaux peut-on faire de membres palpitans? L'ouvrier qui façonne , doit se servir du terme façonner ; mais un poète!... barbare!... Il ne suffit pas de chercher à étourdir par de grands mots. Pour qu'une image soit belle, il faut qu'elle ne soit pas exagérée; il faut qu'elle soit vraie, surtout. Je ne finirais point, si je disséquais ceux de tes vers qui ne t'ont pas valu d'éloges.
„Quoique je ne me sois pas engagé à te donner d'avis, je veux bien te conseiller, pour cette fois, et sans tirer à conséquence. Fais des vers qui, peut-être, ne seront pas lus, mais qui ne te feront pas d'ennemis. La satire, qui attaque des individus dont on n'a pas à se plaindre, n'est qu'un libelle méprisable. Si Boileau n'eût parlé, dans les siennes, que des bons et des mauvais écrivains de son siècle, il y a long-temps qu'on ne le lirait plus. Ce n'est pas le coup de fouet qu'y reçoit Cottin, qui l'a fait mépriser, et l'injustice du poète envers Perrault, n'empêche pas l'homme impartial d'admirer la colonnade du Louvre.“
La leçon était sage; Kinglin eut le bon esprit d'en profiter. Il brûla son manuscrit et son Richelet, et se remit à bâiller, ce qui ne le brouilla avec personne.
En bâillant, il pensa à son cousin, le maréchalferrant, qui l'avait aidé dans sa misère, et qu'il oubliait depuis long-temps. Il lui écrivit une lettre amicale, et il ne bâilla plus. Il lui proposa de se charger de quelques-uns de ses enfans, et il retrouva sa belle humeur. Il joignit un cadeau honnête à la lettre, et il dîna de meilleur appétit.
Une santé robuste, jointe à une continence rigoureuse, doit désorganiser la machine. Kinglin, malgré sa prévoyance, fut attaqué, tout à coup, d'une fièvre violente, accompagnée du transport au cerveau, qui ne lui permit plus de consulter l'oracle. L'ami Rousseau mit auprès de lui une garde entendue, et lui amena les deux plus célèbres médecins de Paris: c'est beaucoup trop.
Les gazetiers ne disent rien, quand le gouvernement leur défend de parler, et n'en remplissent pas moins leurs feuilles. Les dîners de inglin avaient fait quelque bruit, et sa maladie fut annoncée comme une chose qui devait intéresser, sinon le public, du moins les gourmets et les gourmands. Le cousin, maréchal de France, apprit que Kinglin était riche et garçon; il envoya, régulièrement, demander de ses nouvelles, et, quand les médecins eurent prononcé qu'il n'en reviendrait pas, il alla s'installer dans l'appartement du mourant, qu'il n'approchait pas, parce que la maladie était contagieuse; mais il avait l'œil à ce que rien ne fût soustrait.
Le cousin, maréchal-ferrant, lisait la gazette chez son curé. Il se mit en route, à pied, et se fit accompagner par sa fille Clotilde, parce qu'il fallait des soins au parent, et il louait un âne d'un village à l'autre, quand la cousine était fatiguée de marcher et de porter son petit paquet. Il avait laissé ses autres enfans à la maison, malgré l'invitation du malade, de peur de causer trop d'embarras.
Quand ils arrivèrent chez Kinglin, ils trouvèrent le maréchal de France donnant ses ordres pour l'enterrement, et s'emparant des clés des armoires. Ils ôtèrent leurs souliers ferrés, et s'approchèrent du lit sur la pointe du pied. Le maréchal de France, chamarré de cordons et de ridicules, leur demanda, d'un ton arrogant, ce qu'ils voulaient. -- „Je v'nons voir l'cousin. -- Il n'a pas de cousin de votre espèce. -- Il en a bien de la vôtre. -- Qu'on sache que je suis son unique héritier, et qu'on se retire. -- Ah! héritez tant qu'il vous plaira; mais souffrez que je l'aidions jusqu'au dernier moment.“
A la fin de ce dialogue, que je n'ai pas écrit en bas-breton, parce que je ne le sais pas, la fièvre baissa considérablement; le délire se dissipa avec elle, et Kinglin reprit toute sa connaissance. Il vit, devant son lit, le maréchal de France, l'œil sec et le teint animé; le maréchal-ferrant, courbé au-dessus de sa tête, les mains jointes, retenant son haleine, et Clotilde se détournant pour essuyer ses jolis yeux avec le coin de son tablier. Il n'était pas besoin de consulter le diable pour les bien juger. Il fit signe, à Rousseau, d'avancer des siéges à Clotilde et à son père, puis, se faisant soulever, il adressa, assez distinctement, ces mots au maréchal de France: „Allez-vous-en, homme dur et intéressé. Si je meurs, voilà mes seuls héritiers: qu'on m'aille chercher un notaire.“ L'officier général entreprit d'excuser la manière dont il avait traité monsieur l'abbé à sa sortie du séminaire. Kinglin, malgré son extrême faiblesse, lui rit au nez en levant les épaules, et il fut obligé de sortir.
Après cet acte de justice, Kinglin se hâta de profiter du moment où il avait toute sa tête pour connaître son sort. „Comment les médecins ont-ils pris ma maladie? -- Tout de travers. -- Est-elle mortelle? -- Non. -- Que faut-il faire pour guérir? -- Congédier tes deux docteurs, et laisser agir la nature: ils la secondent, quelquefois; mais il n'y a qu'elle qui guérisse.“
La nature, la diète et l'eau agirent, en effet, et si bien, que les accidens se calmèrent, et la fièvre disparut tout-à-fait. La convalescence fut longue; mais Kinglin eut le loisir de connaître l'excellent cœur de la petite Clotilde, dont les soins ne se ralentirent pas. Ce n'était pas une fille bien élevée , faite comme les graces, et folâtrant comme elles. C'était une femme sensible, franche, gaie, une femme, enfin, comme il en faudrait beaucoup, car l'honnête homme a plus souvent affaire à la femme bonne qu'à la femme aimable. Kinglin demanda au diable quelle preuve de reconnaissance la flatterait davantage? „Ta main. -- Elle m'aime donc? -- Oui. -- Beaucoup? Comme on doit aimer pour aimer long-temps. -- Et je ne me repentirai jamais de l'avoit épousée? -- Jamais. -- J'épouse la cousine.“
Le maréchal-ferrant fut étonné et charmé de la demande; Clotilde y répondit avec la naive candeur de l'innocence. Une affaire qui convient à tout le monde est bientôt terminée. Le mariage se fit à la grande satisfaction des parties intéressées, et on disposa tout pour aller habiter la terre, où madame de Kinglin, étrangère au grand monde, et où son mari, qui le connaissait trop, se proposaient de jouir librement d'eux-mêmes. Kinglin regretta Rousseau; mais il éprouva bien-tôt qu'il n'est pas de perte dont une femme aimante ne console.
Le maréchal-ferrant s'établit au château avec sa famille, et s'accoutuma bientôt à faire le gros dos. Il avait du bon sens, ce qui vaut bien de l'esprit. La maman était une grosse réjouie, dont la tête était farcie de rébus . Elle faisait rire son gendre, quand il ne caressait pas sa femme, ou qu'il n'épanchait pas son cœur dans le sien, sous une allée solitaire. Les paysans du village aimaient beaucoup leur seigneur, qui n'était pas fier, et leur faisait du bien. Toutes choses allaient déja à merveille, et la grossesse de Clotilde les fit aller encore mieux. Kinglin était enchanté de son sort, quand un souvenir assez désagréable lui rembrunit l'imagination et empoisonna tous ses plaisirs. Il se rappela qu'il devait acheter de si douces jouissances par sa damnation: c'est payer le bonheur au plus haut intérêt.
Dès ce moment, plus de repos, plus de gaieté. Les soucis, la tristesse, remplirent l'ame de Kinglin. Clotilde souffrait d'autant plus de ses peines, qu'elle en ignorait la cause. Les plus tendres caresses, les plus instantes prières n'avaient pu lui arracher son secret.
Il voulut savoir, au moins, si l'éternel bûcher ne s'allumerait, pour lui, qu'à une extrême vieillesse. Il allait demander, au diable, quel jour il mourrait, et ajouter, par cette fatale connaissance, aux maux que lui avait déja causés la sorcellerie, lorsque Clotilde se présenta, inopinément, les larmes dans les yeux et la plainte à la bouche. Elle accusa son mari de ne plus l'aimer. Se tairait-il s'il avait un autre secret? Ne le déposeraitil pas dans le sein d'une épouse qui en partagerait, qui en adoucirait l'amertume? Kinglin ne put résister à ces reproches. Il avoua, avec confusion, avec repentir, le pacte qui le perdait à jamais.
Clotilde, élevée chrétiennement, frémit, et n'osait plus vivre avec un réprouvé. Elle tremblait que la réprobation ne fût un mal contagieux qui se communiquât par la cohabitation. Jeune, et sans expérience, elle confia sa position alarmante à sa mère, en qui son confesseur lui avait recommandé d'avoir toujours une confiance sans réserve.
La grosse maman, qui ne s'effrayait de rien, s'écria qu'il serait affreux qu'un si honnête homme fût damné, et qu'elle n'entendait pas qu'il le fût. Elle arrêta que le bon curé du lieu lui mettrait le bout de son étole sur la tête, et lui réciterait l'évangile de St.-Jean, parce que l'évangile de St.-Jean et un bout d'étole ont une puissance prodigieuse; qu'on y joindrait celle de trois ou quatre exorcismes, et que, bon gré mal gré, il faudrait bien que le diable rendît la donation.
Le diable est toujours aux aguets; il ne néglige pas des intérêts aussi majeurs, et il ne se laisse pas souffler une ame de sang-froid. Il dit à Kinglin que s'il se tournait seulement vers l'église, il lui tordrait le cou. A cette menace, Kinglin jeta les hauts cris, et vite la grosse maman lui glissa, dans la poche de côté de sa culotte, un petit flacon rempli d'eau bénite, avec injonction expresse de ne pas se déculotter. Clotilde observa, avec sa naïveté ordinaire, qu'il était bon que l'évangile fût dit à l'instant, parce qu'il ne serait pas commode, pour son mari, de coucher avec sa culotte.
On partit pour l'église. Le diable, furieux de se voir joué, tournait autour de Kinglin, dont l'éloignait la vertu magique du flacon, et la grosse maman riait de sa colère impuissante. Monsieur le curé se hâta d'opposer enchantemens à enchantemens. Kinglin écuma un peu, se tordit un peu les bras et les jambes, rapprocha un peu les coins de sa bouche de ses oreilles, et, à la suite de ces contorsions d'usage, la donation tomba aux pieds de l'autel. On dit même que l'ange gardien de Kinglin parut un moment au-dessus de sa tête, avec ses cheveux blonds, ses ailes azurées et sa tunique blanche.
Le curé confessa l'exorcisé pour la forme, parce qu'il n'avait pas le droit de l'absoudre de son crime abominable. Il le renvoya au grand pénitencier, le pénitencier à l'évêque, et l'évêque au pape. Clotilde, qui ne craignait plus la contagion, voulut faire le voyage de Rome avec son mari. Par la grace de Dieu, elle revint, dans sa terre, grosse de son second enfant, et quand elle entendait quelqu'un dire: Ah! si je prévoyais ci, si je pouvais deviner ça, elle répondait pieusement: „Supportez le malheur que vous n'aurez pu éviter; jouissez du présent quand il vous sera favorable, et laissez l'avenir au seul être qui puisse en percer les voiles, sans compromettre sa gloire inaltérable, ni son éternelle béatitude.“
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Monsieur de Kinglin, ou la prescience.. Monsieur de Kinglin, ou la prescience.. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD77-1