HISTOIRES DU PETIT JEHAN DE SAINTRÉ, ET DE GÉRARD DE NEVERS.

Imprimerie de Brodard, A Coulommiers.

HISTOIRES

DU PETIT JEHAN DE SAINTRÉ, ET DE GÉRARD DE NEVERS, PAR TRESSAN.

PARIS,

Chez SALMON, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS, No. 19.

1824.

AVANT-PROPOS.

Quoiqu'il paraisse, par le commencement de ce roman, qu'il ait été composé sous le roi Jean, les plus fortes raisons nous portent à croire qu'il ne peut l'avoir été que sous Charles VI.

La première, c'est que dans le chapitre 18, la dame des belles-Cousines appelle ses beaux-oncles, les ducs d'Anjou, de Berry, de Bourgogne; et que la reine régnante l'appelle belle-Cousine, au lieu de l'appeler belle-nièce.

Secondement, on voit cités dans le roman plusieurs grands personnages connus pour avoir vécu sous Charles VI.

Troisièmement, l'histoire singulière, et tout au moins très-gaillarde du Petit Johan de Saintré, se rapporte très-peu au ton des vertus épurées de Bonne de Luxembourg, fille du roi de Bohême, ainsi qu'à la noblesse et à la modestie qui régnaient dans sa cour. Ce roman nous paraît bien plutôt avoir été composé pour amuser et pour plaire à la trop célèbre Isabeau de Bavière, qui fut également extrême dans ses aventures et dans ses forfaits.

On pourrait présumer que la dame des belles-Cousines est une des deux filles de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, gendre du roi Jean; ce qui se rapporte au titre qu'elle prend de nièce de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, frère de sa mère, fils du roi Jean, et chef de la maison de Bourgogne, qui s'éteignit à la mort de Charles-le-Téméraire, et qui tomba dans la maison d'Autriche par le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximilien, archiduc d'Autriche, de laquelle l'auguste impératrice Marie-Thérèse était l'unique et dernière descendante en droite ligne.

HISTOIRE DU PETIT JEHAN DE SAINTRÉ ET DE LA DAME DES BELLES-COUSINES.

La cour du roi Jean était une des plus brillantes de l'Europe, non-seulement par la puissance du souverain d'une grande monarchie, mais aussi par la splendeur et la dignité que l'élévation de l'âme de ce roi, si digne chevalier, et les vertus aimables de Bonne de Luxembourg son épouse, y maintenaient. Jamais l'esprit de la chevalerie ne remplit mieux que dans ce temps ce que les principes sévères de valeur et de loyauté exigent d'un vrai chevalier, jamais l'amour (si quelquefois il eut accès dans cette cour) ne s'enveloppa plus exactement du voile de la décence et du mystère.

Le seigneur de Pouilly, l'un des plus puissans et des plus renommés chevaliers de la Touraine, avait amené le jeune damoisel Jehan de Saintré à sa suite, dans un voyage qu'il avait fait à Paris, pour rendre hommage à son souverain. Le seigneur de Saintré, son voisin, son égal et son ami, lui avait confié son fils unique. L'usage de ce temps était que les plus grands seigneurs, se défiant de l'éducation domestique dans leurs châteaux, et même un peu de la tendresse et de la faiblesse paternelles, envoyassent leurs enfans aux chevaliers de leurs parens et de leurs amis qu'ils estimaient le plus, pour leur procurer, par leurs conseils, par leur exemple et par leur secours, la véritable, la dernière éducation qu'on appelait bonne nourriture; et c'était un honneur signalé qu'un père de famille faisait à celui de ses pareils qu'il avait choisi pour la faire recevoir à son fils.

Le jeune Saintré plut aux enfans d'honneur de la cour, qu'il surpassait tous en adresse et en agilité, sans leur faire jamais sentir une supériorité qui blesse dans tous les âges: il réussit sans peine à s'en faire aimer. Il plut également aux vieux seigneurs par son respect, et son attention à les écouter. Le roi lui-même l'ayant remarqué parmi les enfans de son âge, un jour que, domtant un cheval fougueux, il donnait déjà des preuves de son intrépidité, il le demanda au seigneur de Pouilly, pour le faire élever parmi les enfans d'honneur et les pages de sa maison. Quoique Saintré n'eût encore que treize ans, son service devint bientôt assez agréable pour que le roi le choisît entre ses compagnons pour le suivre à la chasse, et pour augmenter le petit nombre de ceux qui le servaient à table, au banquet royal.

Une des princesses dont le droit, par la naissance, était de faire porter son cadenas par ses officiers, et de manger à la table du banquet royal, ne manquait presque jamais de s'y trouver: chère à la reine, agréable à ses égales, elle parait le banquet par les charmes de sa figure; elle en était l'âme par les agrémens de son esprit.

Cette dame, que l'auteur, par une juste et forte raison, ne désigne que par le nom de la dame des belles-Cousines, était dans la fleur de son âge, et veuve d'un grand prince dont les années avaient été le moindre défaut. Elle ne pouvait le regretter; et il paraissait naturel que, jeune et belle, elle pensât à un second hyménée. Mais sachant trop bien que les mariages des personnes de son rang sont des actes de politique, et ne font pas naître le bonheur, elle avait fait le serment secret de conserver toujours son état heureux et sa liberté.

La dame des belles-Cousines était née vive et sensible, mais elle l'ignorait encore. Un vieux époux, chagrin et grondeur, avec lequel elle n'avait vécu qu'un an, n'avait eu ni le temps ni le don de le lui apprendre, L'auguste veuve ne s'occupait que de la considération que lui donnait son nouvel état, de la douce liberté dont elle jouirait toute sa vie. Née généreuse et bienfaisante, elle se formait une idée délicieuse des libéralités et des bienfaits que ses richesses immenses lui permettaient de répandre. On croira sans peine qu'elle était adorée de ses dames de compagnie. Dame Jehanne, dame Catherine et dame Ysabelle ne la quittaient presque jamais. Si son rang la forçait à garder en public avec elles l'air de la simple politesse et celui de la dignité, elle aimait à les faire jouir en particulier de tous les charmes de son esprit, et d'une douce égalité; elle savait se rapprocher en cherchant à leur plaire, comme à des amies qui contribuaient à sa félicité; mais elle n'avait encore besoin ni de leurs conseils, ni de leur discrétion. Quoique solidement instruite, et quoiqu'elle sût tout ce qu'une jeune princesse peut apprendre d'une pieuse éducation, la dame dus belles-Cousines avait une imagination vive, et toute la gaîté des personnes de son âge: elle cherchait à s'amuser; elle ne goûtait point les farces grossières et les spectacles ridicules de ce temps. Un de ses amusemens favoris était d'aller sur un balcon, d'où l'on voyait sur un vaste préau les exercices de toute espèce dont s'occupait une jeunesse brillante, appelée par la naissance aux honneurs de la chevalerie.

Le petit Jehan de Saintré s'y distinguait parmi ses compagnons, par son adresse, sa force et son agilité. Sa taille n'était pas élevée; mais elle était svelte, pleine de grâces, et très-nerveuse pour son âge.

Dès que le jeune Saintré apercevait la dame des belles-Cousines sur le balcon, le désir de se distinguer à ses yeux lui donnait une supériorité nouvelle sur ceux qui lui disputaient le prix. La jeune princesse le remarquait, se plaisait à l'encourager; et lorsqu'elle le voyait empressé à la servir à la table royale, elle lui remettait son assiette couverte de confitures de toute espèce, et lui disait quelques mots de bonté qui le faisaient rougir et baisser les yeux. Ces yeux-là étaient bien beaux et bien touchans; mais ce n'était encore que ceux d'un enfant de quatorze ans: une étincelle du flambeau de l'amour leur était nécessaire pour les rendre plus brillans et plus dangereux. Ils ne tardèrent pas à s'animer sans qu'il pût s'en douter lui-même. C'est ainsi qu'il passa à la cour les deux premières années de son service et de ses exercices militaires. Les écuyers du roi, les gouverneurs des pages faisaient également son éloge. Attentif à leurs différentes leçons, il leur prouvait sans cesse son émulation, la noblesse et l'élévation de son âme, et sur-tout sa modestie. Ils le proposaient pour modèle à ses compagnons, qui, subjugués par ses agrémens et sa courtoisie, l'entendaient louer sans envie. Ces mêmes écuyers, en rendant compte au roi des progrès des jeunes gentilhommes confiés à leurs soins, se faisaient honneur des talens et des dispositions du jeune Saintré. Ce prince écoutait avec intérêt les louanges données au page qu'il s'était choisi lui-même; il les répétait dans sa famille, et la dame des belles-Cousines éprouvait déjà la plus vive émotion en les écoutant. Plus attentive que jamais à se trouver au balcon à l'heure des exercices, elle n'avait jamais songé à réfléchir au motif secret qui l'y conduisait, quoiqu'en y arrivant ses yeux se fixassent d'abord sur le jeune Saintré. Elle faisait remarquer ce jeune homme à ses dames favorites: s'il disputait le prix de la course, elle le comparait au léger Hyppomène. Si, se servant d'armes courtoises, il apprenait à se servir des plus meurtrières dans les combats, il lui représentait le jeune Achille instruit par le centaure Chiron: cependant elle ne prenait encore que pour une douce sympathie l'intérêt vif qui l'attachait à ses succès.

Le jeune Saintré approchait de l'âge de seize ans. Les hommes commençaient à distinguer sur son front et dans ses yeux la noblesse et l'audace dont son âme était animée; les femmes n'y trouvaient encore que de la douceur et de l'indifférence. Cependant il n'avait jamais montré tant d'activité, tant d'adresse à les servir: on le voyait au banquet royal voler au moindre signe des princesses. Ses soins adroits et prévenans furent souvent remarqués et applaudis par la reine; mais personne ne s'aperçut que, s'attachant principalement à servir la dame des belles-Cousines, il retournait promptement derrière elle, dès qu'un autre service l'en avait écarté. Un jour que la chaleur du soleil rendait l'air étouffant, les dames ne purent s'empêcher d'entr'ouvrir leurs collets-montés, et d'écarter des gazes qui redoublaient une chaleur importune. Saintré placé derrière le tabouret de la dame des belles-Cousines, ne put voir sans émotion et sans pousser un soupir, de nouveaux charmes qu'il admirait pour la première fois. La princesse se retournant dans ce moment s'aperçut de son trouble, et du feu qui brillait dans ses yeux. Son premier mouvement fut de sourire en regardant Saintré, qui rougit, et qui, pour cacher son désordre, laissa tomber son assiette et s'éloigna. La princesse émue de l'agitation qu'elle avait surprise, allait peut-être porter un regard dans son cœur; mais les ris de la reine et des autres dames, en voyant Saintré s'enfuir et se cacher dans la foule, ne lui en laissèrent pas le temps. La reine fit rappeler Saintré; elle eut la bonté de le rassurer, de le consoler d'une faute légère; et le jeune homme fut si fort attendri, que quelques larmes obscurcirent ses beaux yeux.

La dame des belles-Cousines ne put voir couler ces larmes sur des joues de lis et de rose, sans se dire dans son âme: Ah! que celle de Saintré me paraît noble et sensible! qu'il mérite bien que je répande sur lui mes premiers bienfaits, et qu'en lui donnant les moyens de déployer les vertus que tour-à-tour je découvre en lui, je parvienne à l'élever aux honneurs dont son courage le rendra digne! Ce moment fut décisif pour son âme; et, croyant ne suivre qu'un sentiment de justice et de générosité en distinguant un poursuivant-d'armes digne de toute sa protection, elle se livrait à un sentiment beaucoup plus tendre, toujours sans y réfléchir. Elle eût frémi sans doute, si la raison eût offert à ses yeux ce projet généreux comme le complot secret de réunir tous les moyens de lui plaire, et de l'aimer dans le silence. Mais nos lecteurs pardonneront peut-être à une belle et jeune veuve de n'avoir pas assez réfléchi quand elle était déjà si animée. La différence est extrême entre une jeune personne dont le cœur parle pour la première fois, et la veuve du même âge, qui n'ignore ce qu'il doit lui dire de plus, et comment elle doit se défendre. Une année de mariage, quoique passée presque entière dans les larmes vis-à-vis d'un époux odieux, était cependant suffisante pour multiplier en elle des idées inconnues à celle qui n'est encore agitée que par la curiosité et le désir de les acquérir. Ainsi elle était un peu coupable; mais sommes-nous assez innocens nous-mêmes pour ne pas aimer à l'excuser?

Saintré, de son côté, fut à peine retiré, qu'il refléchit, dans le silence, à ce qui pouvait avoir occasionné cette fatale distraction, cause de ce qu'il venait d'essuyer. Il n'avait garde de l'attribuer à son service auprès de la dame des belles-Cousines; cependant les beautés, nouvelles pour lui, qu'il n'avait entrevues qu'un moment, se peignaient sans cesse à ses yeux; il ne voyait qu'elles, ne s'occupait que d'elles; mais il eût regardé comme une démence coupable d'oser les accuser. Son cœur palpitait, son imagination s'allumait lorsqu'il se peignait ce collet-monté comme un mur d'albâtre entourant un parterre embelli par les plus belles fleurs. Saintré aimait les fleurs dès son enfance; mais de ce moment le lis et la rose devinrent l'objet de sa préférence, et parèrent tous les jours son plus beau pourpoint.

Quelques jours s'écoulèrent, pendant lesquels Saintré fut plus empressé que jamais à servir la dame des belles-cousines, qui, toujours occupée de cet aimable damoisel, et croyant ne l'être que de sa fortune, ne perdait aucune occasion de lui dire quelques mots obligens.

Un jour que la reine, ayant senti quelque envie de dormir après dîner, avait prié lus belles-Cousines de se retirer pour quelques heures, la jeune veuve, en traversant une galerie qui conduisait à son appartement, aperçut Saintré qui regardait jouer à la paume dans le préau. Ce jeune page, voyant passer les écuyers qui précédaient la princesse, se plaça promptement un genou en terre avec bien du respect, mais en levant ses beaux yeux uniquement sur elle. La princesse ne put le voir sans une douce émotion; elle ralentit sa marche, et saisissant tout-à-coup un moyen que son esprit lui offrit, en le lui suggérant seulement comme une bonne plaisanterie: „Saintré, lui dit-elle, vous convient-il de vous amuser dans une galerie à voir jouer à la paume, ou à voir passer les dames? J'ai depuis quelque temps envie “de savoir si vos sentimens répondent au bien que vos supérieurs disent de vous; passez devant avec mes écuyers, et suivez-moi.“ Le jeune page obéit. „Mesdames, dit-elle tout bas aux dames de sa “suite, nous n'avons rien à faire en ce moment; je vous prépare une bonne scène, „et nous allons bien rire de l'embarras où “je vais mettre le petit Saintré.“

Comme toutes ces dames étaient prévenues en sa faveur, elles applaudirent au projet de la princesse. Madame rentre dans son appartement: quelques momens après elle congédie tous les hommes de sa suite. Saintré fléchit le genou, et veut se retirer avec eux; la princesse l'en empêche. „Depuis long-temps, dit-elle, j'ai des querelles importantes à vous faire; restez ici. Le ton imposant qu'elle avait pris, fit rougir et intimida le jeune homme. Madame s'assit sur un petit lit de repos , et fit avancer Saintré au milieu de ses dames, debout devant elle. -- Saintré, lui dit-elle, je sais et je vois par moi-même que vous vous distinguez tous les jours de plus en plus parmi vos camarades; je veux savoir de vous-même d'où vous vient cette émulation. -- Saintré répondit modestement: Madame, si vous daignez m'en reconnaître, j'ai du moins celle de remplir mes devoirs, de bien servir on maître dans sa maison, et de me rendre capable de le bien servir un jour à la guerre. -- Je suis contente de votre réponse, lui dit la princesse; mais enfin cette émulation ne naîtrait-elle pas aussi d'un sentiment plus vif et plus doux? Allons, Saintré, faites-moi le serment de répondre à la question que je vais vous faire, et de me dire la vérité. Ah bon Dieu! répondit le jeune homme en mettant sa main sur son cœur, Madame, pourrait-elle me soupçonner d'oser lui mentir? -- Eh bien, dites-moi de bonne foi combien il y a de temps que vous n'avez vu votre dame par amour? -- Il rougit, pâlit tour-à-tour, baissa les yeux, et resta muet à cette question. Les dames se mirent à rire de son embarras, qu'elles redoublèrent. La princesse répéta jusqu'à trois fois la même question, sans pouvoir en arracher une réponse. -- Il est bien vilain à vous, lui dit-elle de commencer sitôt à manquer au serment que vous venez de me faire; et je vous ordonne expressément de me dire combien il y a que vous n'avez vu votre dame par amour. -- Ah! Madame, dit-il d'une voix étouffée, et déjà les yeux pleins de larmes, je ne sais que répondre, et je n'en ai point. -- Comment, reprit-elle, il n'existe aucune femme au monde qui vous soit chère? -- A ces mots, Saintré souleva doucement sa paupière, fixa un instant ses beaux yeux sur ceux de Madame, et répondit en balbutiant: Ah! vraiment si, Madame ... Mais, comme embarrassé de ce premier mouvement, il baissa promptement les yeux et la tête, et resta muet, en tortillant sa ceinture avec ses doigts. Madame devenant plus pressante, et voulant absolument qu'il lui nommât celle qu'il préférait, Saintré, après avoir long-temps hésité, lui dit: Par exemple , Madame, j'aime bien madame ma mère et ma sœur Jaqueline . -- Oh! je le crois bien, Saintré, ajouta Madame; mais ce n'est pas d'elles que je veux parler: dites-moi absolument si vous n'avez pas encore vu quelque dame à laquelle vous ayez donné votre cœur? -- A ces mots, qui parurent un coup de foudre au jeune et timide Saintré, il resta plus muet, plus confus que jamais; et pressé de nouveau de répondre, à peine Madame put-elle entendre le non, Madame , qu'il dit tout bas et en détournant la tête. Madame feignant d'entrer en colère: Eh bien, mesdames, ne l'avais-je pas prévu, leur dit-elle en les regardant toutes, que Saintré démentirait peut-être bientôt la bonne opinion que nous commencions à prendre de lui? -- Les dames, en retenant une très-forte envie de rire, entrèrent dans la plaisanterie, et firent une très-grande honte à Saintré de sa réponse à Madame. Sachez, misérable gentilhomme que vous êtes, lui dit Madame d'un air courroucé, que vous me donnez la plus mauvaise opinion de vous; que jamais vous ne parviendrez à rien d'honnête; et que vous resterez indigne des honneurs attachés à la chevalerie. Eh! ne savez-vous pas que le premier sentiment nécessaire à tout noble poursuivant-d'armes, c'est de choisir une dame qu'il aime par amour, à laquelle il doit rapporter toutes ses pensées, toutes ses actions; et qui seule puisse élever son courage. Et quel sentiment pensez-vous qui ait pu pénétrer et élever aux grandes actions l'âme du grand Lancelot du Lac, et celle du malheureux et passionné Tristan de Léonois? L'un aimait et était aimé de la belle reine Genièvre, et l'autre adorait la blonde et charmante Yseult. Allez, allez, sortez de ma présence; non, je n'espère plus rien de vous.

Le pauvre petit Saintré n'était déjà plus en état d'obéir à cet ordre cruel: à peine avait-il été proféré, que tombant sur ses genoux, et fondant en larmes, il levait des mains suppliantes vers Madame; et, se prosternant sur ses jolis pieds, il cherchait à les baiser, et les baignait de ses larmes. La princesse prit ce moment pour sourire à ses dames, et pour leur faire un signe qu'elles entendirent. Elles se levèrent d'un commun accord; et, se mettant à genoux autour du petit Saintré, elles conjurèrent Madame d'avoir pitié de lui, de lui pardonner, et de lui donner le temps de se remettre du trouble et de la douleur qu'elle venait de répandre ans son âme. Mes chères amies, leur “dit-elle, j'y consens pour l'amour de vous, „bien que j'espère peu de si pauvre écuyer, “qui ne sait encore aimer, et dont le cœur “flétri presque auparavant que d'éclore, “ne peut promettre de s'élever aux grandes „actions. Je veux bien lui donner jusqu'à „demain au soir: qu'il se trouve dans la ga“lerie lorsque je me retirerai de chez la “reine; et nous verrons ce que nous pou“vons en attendre.“

Le petit Saintré se retira bien tristement et bien doucement, à reculons, faisant de grandes révérences aux dames, mais les yeux gros de larmes, le cœur serré, et sans oser ni pouvoir dire un seul mot. Il passa la nuit dans ce même état; et le lendemain, en retournant à son service, il se garda bien de se présenter pour servir la dame des belles-Cousines; il se garda bien plus de se trouver le soir, sur son chemin, dans la galerie qui conduisait chez elle.

La princesse, qui l'avait cherché vainement des yeux pendant tout le jour, et qui ne le trouva pas le soir sur son passage, dit à ses dames en riant, lorsqu'elle fut rentrée: Nous avons fait tant de peur au petit Saintré, qu'il nous fuit, et que nous ne le reverrons plus. -- Mais ce qu'elle disait d'un ton léger, et ce qu'elles prenaient pour une plaisanterie, la rendit cependant assez sérieuse lorsqu'elles furent retirées; et la jolie mine de Saintré, ses larmes, son air suppliant, se peignirent à son imagination assez vivement pour la tenir éveillée et la faire rêver pendant une partie de la nuit.

Le lendemain fut un jour de fête à la cour, où la reine fit appeler à dîner aux tables dressées près de la sienne, toutes les dames qui avaient l'honneur d'être admises à son cercle. Celles de la dame des belles-Cousines y parurent avec éclat; et bientôt, ayant aperçu Saintré, elles lui firent vainement quelques signes pour qu'il s'approchât d'elles. Saintré s'en éloigna toujours, servit les dames de la duchesse de Bourgogue, et ne put jamais se résoudre à servir celles qui, la veille, avaient été témoins de ses larmes et de sa confusion. Elles en rirent beaucoup le soir avec la princesse qui leur dit qu'elle s'y prendrait de façon à le forcer de se rendre à ses ordres; qu'il n'en était pas quitte avec elle, et qu'elle voulait jouir encore une fois de son embarras. Le lendemain, en effet, elle fit appeler Saintré, et lui dit qu'il anprenait de bonne heure à manquer à la parole qu'il donnait aux dames; qu'elle voyait bien qu'il avait besoin de leçons sur les devoirs d'un digne poursuivant-d'armes, et que, pour cette fois, elle lui ordonnait expressessément de l'attendre dans la galerie au moment qu'elle se retirerait.

Saintré, forcé d'obéir, se rendit le soir; et dès qu'il vit arriver Madame, il joignit de lui-même ses écuyers, n'osant lever les yeux sur elle: il la précéda dans son appartement où la princesse l'ayant aperçu, chargea madame Ysabelle de le retenir, lorsqu'elle congédierait ses officiers. Madame Ysabelle, s'acquittant fort bien de sa commission, ne fit que de très-douces plaisanteries au jeune homme, et sut l'arrêter au moment où, malgré elle, il voulait se retirer avec les officiers.

La dame des belles-Cousines, affectant un air très-grave, s'assit, comme la veille, sur un petit lit, fit approcher le petit Saintré plus près d'elle que jamais; et l'ayant fait entourer par ses dames, elle lui fit les reproches les plus amers, en lui disant qu'il avait manqué à sa parole, et qu'il était dans le cas odieux d'être traité de foi-mentie. A ces mots, le pauvre enfant sanglota; sa tête tomba sur sa poitrine; ses lèvres, entr'ouvertes et vermeilles, étaient tremblantes, et laissaient voir des dents charmantes. Ah! qu'il était attendrissant dans cet état! le pauvre enfant se croyait diffamé pour toujours. On sait combien la honte ajoute à la beauté, quand elle n'a que la nuance de la pudeur. Madame en fut touchée: et les soupirs redoublés de Saintré portant jusque sur son front un souffle pur et une chaleur brûlante, elle se hâta de le rassurer. -- Calmez-vous, Saintré, lui dit-elle; vous êtes encore à temps de tout réparer: votre repentir me touche, et j'oublierai vos torts, si vous m'avouez enfin quelle est la dame que vous aimez le mieux, après votre mère et votre petite sœur Jaqueline. -- Enfin, Saintré balbutiant, et croyant avoir trouvé la meilleure défaite, répondit: -- Eh bien, puisque Madame l'ordonne, je lui dirai que j'aime bien Matheline de Coucy . „Eh! mon pauvre petit Saintré, que me dites-vous là? et comment voulez-vous que “je croie qu'un enfant de dix ans a pu tou“cher votre cœur? Ce n'est pas que la pe“tite Matheline ne soit charmante, du plus “haut parage, et que vous n'eussiez bien “placé votre attachement: mais quel retour pourriez-vous espérer d'une enfant? “quels services, quels bons conseils en “pourriez-vous attendre? Ah! vous me trompez plus que jamais, Saintré; mais “ne prétendez plus m'en imposer.“

Saintré, qui croyait avoir trouvé la meilleure défaite, fut bien confondu lorsque la princesse lui prouva qu'elle était si mauvaise; et ses larmes recommencèrent à couler. Les trois dames ayant enfin pitié de ce charmant enfant, s'écrièrent à-la-fois: -- Ah! c'en est assez, Madame, ayez pitié de son embarras; notre présence doit le redoubler; sa discrétion doit vous plaire: il n'ose devant nous vous avouer le nom de celle qu'il aime, mais daignez l'interroger seule dans votre cabinet: nous osons croire qu'il craindra moins de s'expliquer.

La dame des belles-Cousines avait déjà pensé plus d'une fois à ce moyen de parler à Saintré plus librement. Elle fut bien aise, sans doute, qu'il lui fût suggéré. „Peut-être avez-vous raison, dit-elle à ses dames; et, par égard pour vous qui daignez “le plaindre, je veux bien employer cette “dernière ressource. „A ces mots, et ayant toujours l'air de plaisanter vis-à-vis de ses dames, elle se leva, dit à Saintré de marcher devant elle, et le conduisit dans un arrièrecabinet, séparé de sa chambre par un grand cabinet de toilette; et, s'asseyant sur un petit lit pareil à celui qu'elle quittait , elle recommença ses questions d'un ton un peu plus bas et plus affectueux au jeune Saintré, qu'elle fit encore approcher debout plus près d'elle. Le jeune homme rougit encore, et hésita quelques momens de répondre, mais il ne pleurait plus; et, levant timidement ses beaux yeux sur ceux de Madame, qui ne tenaient rien de la colère, et qui brillaient d'un feu doux et céleste, il s'enhardit à lui répondre: -- Hélas! Madame, quand même j'oserais commencer à former les premiers vœux de ma vie, pourrais-je me flatter qu'ils fussent écoutés? Quelle est celle qui daignerait jeter les yeux sur un pauvre jouvenceau sans réputation, sans expérience, et l'écouter favorablement -- Pourquoi vous défier de vous même à ce point, reprit la princesse avec vivacité? ''tes-vous pas de très-noble race? n'êtes-vous pas joli, bien fait, et distingué parmi tous vos camarades? -- adame est bien bonne, répondit-il d'une voix douce et d'un air timide; je me rends justice, et je sens que l'honneur de servir une dame, et d'en être avoué, ne peut être encore mon heureux partage. -- En vérité, Saintré, reprit-elle, vous avez trop mauvaise opinion de vous. N'avez-vous pas des yeux pour la voir, un cœur pour l'aimer, une bouche pour le lui dire, du courage et des bras pour la servir? -- Nous supprimons quelques autres détails plus flatteurs, dans lesquels l'auteur dit que la dame des belles-Cousines entra pour animer son amour-propre. Ne pouvant vaincre sa modestie: -- Vous voulez donc n'être jamais bon à rien, lui dit-elle, et manquer ce sentiment plein de chaleur, qui fut toujours l'âme des chevaliers les plus renommés? Si par hasard vous étiez agréable aux yeux de quelque femme, il faudrait donc qu'elle vous le déclarât elle-même, et qu'elle s'humiliât jusqu'à vous prévenir? Saintré, commençant à se rassurer, lui répondit: -- Ah!

Madame, si cette dame vous ressemblait, qu'elle aurait peu de peine à me faire tomber à ses genoux, et à s'assurer à jamais de ma foi! -- A peine eut-il prononcé ces mots, qu'effrayé de ce qu'il avait osé dire, sa tête retombant sur sa poitrine, et ses genoux tremblans le soutenaient à peine. La dame des belles-Cousines avait besoin de ce moment de trouble pour se remettre un peu du sien; mais le sien était délicieux. Après quelques momens de silence, elle prit sa main tremblante, et lui dit: -- Ecoutez-moi, Saintré; je sais que, quoique bien jeune encore, vous êtes rempli d'honneur: et bien! si c'était moi qui eût daigné jeter les yeux sur vous pour m'attacher à jamais votre âme et vos volontés, et pour vous élever à la plus haute fortune, oseriez-vous me prêter le serment de m'être à jamais fidèle, de n'avoir d'autres volontés que les miennes, d'être d'une discrétion à toute épreuve, et de mourir plutôt que de changer et de me compromettre? Ah! Madame, s'écria-t-il, si je le jurerais!... -- A ces mots, fléchissant un genou, attachant ses yeux sur les siens, et se prosternant, la bouche collée sur sa belle main, qui ne put s'empêcher de serrer un peu la sienne: -- Ah! oui, Madame, je le jurerais; et la mort et les enfers déchaînés ne me feraient pas manquer à mes sermens. -- Eh bien, dit-elle d'une voix aussi douce que tendre, jurez-le-moi donc, mettez votre main dans la mienne; et, de ce moment, regardez-moi comme votre unique, votre tendre amie, une amie qui se croit en possession de celui qu'elle a choisi pour lui faire sa fortune, et pour faire son propre bonheur. -- Elle ne put prononcer ces mots sans appuyer sa belle bouche sur le front brûlant de Saintré, qui tombait éperdu de surprise et d'amour à ses genoux.

Après s'être un peu remise de ce premier moment, si vif, si désiré par les tendres amans, la princesse se rassit; et prenant encore la main de Saintré qu'elle serra plus tendrement: -- Mon ami, lui dit-elle, c'est à moi de vous instruire de tous les devoirs d'un bon et loyal chevalier; et ces premiers momens doivent être employés à vous éclairer sur ceux dont vous devez faire les principes constans des sentimens de votre cœur et des actions de votre vie.

Nous craindrions d'ennuyer le lecteur bien plus que nous n'espérions l'édifier, si nous rapportions les quarante à cinquante pages que l'auteur emploie à rendre compte des doctes leçons que la dame des belles-Cousines donne à son jeune amant. Elle commence par lui paraphraser le Pater , le Credo , le Confiteor , comme étant en effet les consolations de l'âme et la lumière pure de l'esprit: elle s'attache ensuite à lui inspirer une sainte horreur des sept péchés mortels, dont elle lui fait les plus longs détails; et plus de quatre-vingts passages latins, tirés des pères de l'église, de la bible, des philosophes et des poètes anciens, viennent à l'appui de ce long sermon. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de dire à quel point l'état présent de son cœur lui fit adoucir sa morale en parlant de ce septième péché, le plus dangereux sans doute, puisqu'il est le plus doux à commettre. Ici nous croyons devoir recourir au texte de l'auteur, de peur qu'on ne nous soupçonnât d'avoir voulu tourner en badinage les sérieuses et respectables leçons qu'elle lui donne sur tout le reste. Après lui avoir rapporté un dictum latin de Boëce, qui ne peint que la laideur de ce péché, elle conclut ainsi:

"Et pour ce, mon ami, dit-elle, que “ce péché est si très-déshonnète, le vrai “amoureux à tout son pouvoir doit le “fuir; et si par vive contrainte d'amour “il y écheoit, tant et très-tant sont les “très-angoisseuses peines et dangers que “les loyaux amans ont à souffrir, que “ce ne leur doit point être compté à “péché mortel; et si aucun péché y a, “vraiment il doit être éteint par lesdites peines si grandes: donc par ainsi je puis „dire que le vrai amoureux, tel que je “le dis, de ce mortel péché et de tous “les autres est quitte, franc et sauve.“

La dame des belles-Cousines continue à l'instruire de tout ce qui tient aux dix commandemens de Dieu, à ceux de l'église, et sa redoutable érudition lui fournit encore autant de passages tirés des mêmes sources. Elle finit par tout ce qui tient aux mœurs de la vraie chevalerie: elle appuie sur la fidélité, sur la discrétion qu'un loyal chevalier doit à sa dame, avec une énergie qui porte bien naturellement à croire que cette dernière leçon est un peu intéressée, et que la dame a déjà pris son parti sur le prix dont elle doit payer l'usage de ses leons.

Le jeune Saintré, qui l'a toujours écoutée avec l'attention et l'attendrissement dont une belle âme ne peut se défendre, renouvelle ses sermens, et tombe à ses genoux pour les répéter encore. Il ose reprendre cette belle main dans laquelle elle lui a fait déposer ses premières promesses; et, sans se douter que ses respects sont en ce moment les plus tendres caresses, et sont reçus de même que des transports par une âme sensible, il baise, il couvre de larmes de joie et d'amour cette charmante main qu'elle se plaît à lui abandonner.

La dame des belles-Cousines était attentive à tout pour perfectionner son jeune et aimable élève. Son petit amour-propre de vingt-un ans, était même flatté de se trouver digne d'instruire et de former un damoisel qui avait déjà près de trois mois plus que seize ans. Ses soins se portèrent jusque sur sa parure. Rien ne sembla lui échapper s l'examen de tous ses vêtemens: ils étaient alors si bizarres, et même plus variés et plus nombreux que ceux de nos jours. Elle n'en put trouver aucun qui répondît à la taille élégante et svelte du jeune Saintré. Elle blâma le choix des étoffes et des couleurs, et sur-tout la façon mal-adroite et maussade dont les tailleurs avaient arrangé les vêtemens sur une créature charmante.

Elle ouvrit une petite armoire, et rapportant une petite bourse tissue des couleurs qu'elle portait pour livrée avant que d'être mariée, et que les tristes et sombres cordelières du veuvage servissent d'attache à sa robe, elle la remit entre ses mains. Mon “ami, lui dit-elle, prenez ces douze écus „d'or; servez-vous-en pour vous faire habiller par les premiers ouvriers qui travaillent pour le roi. Faites-vous bien joli “pour dimanche prochain; dépensez hardiment cet argent.“

Le bon petit Saintré hésitait beaucoup à recevoir cette bourse: -- Eh mais! Madame, dit-il, je n'ai pas encore mérité vos bienfaits. -- Je n'en juge pas comme vous, répondit la princesse; j'espère même, ajouta-t-elle en rougissant un peu, que vous lemériterez mieux de jour en jour; et je suis assez grande dame pour ne vous laisser manquer de rien de tout ce qui pourra vous rendre agréable au roi mon cousin, et contribuer à vous élever aux plus grands honneurs. Ah çà, mon ami, poursuivit-elle, en voilà assez pour cette fois, mes dames attendent depuis long-temps: je vais faire la courroucée en vous congédiant; ayez bien l'air d'en être honteux et affligé. Mais croyez, ajouta-t-elle, en lui baisant le front, que vous avez en moi la plus tendre et la plus fidèle amie.

A ces mots, Madame sortit, ayant bien besoin que ses yeux animés annonçassent de la colère; et poussant Saintré dehors par le dos: -- Oh! pour le coup, dit-elle à ses dames, je renonce à jamais rien faire de bon de ce chétif écuyer, et je ne l'admettrai plus en ma présence. -- Saintré, cachant avec les mains, ses yeux brillans des feux de l'amour, fit semblant de sangloter. -- En vérité, Madame, dit la bonne dame Catherine, vous maltraitez trop ce jeune homme; n'en désespérez pas encore: peut-être à la fin, en serez-vous plus contente. -- Nous verrons, dit la dame des belles-Cousines; mais je conserve bien peu d'espoir.

Saintré sortit, la joie la plus vive dans le cœur, et le sentant palpiter en pensant à sa dame. Il alla cacher ses transports et ses douze écus d'or dans sa chambre. Il dormit peu sans doute: dès que le jour parut, il courut chez tous les ouvriers du roi, qui, connaissant et chérissant déjà ce jeune homme, se firent un plaisir de le bien servir; et le dimanche, tous parurent à-la-fois chargés de ce qui devait le parer. Le commandant se trouvait présent: son étonnement fut extrême. Eh! mon bon petit ami, dit-il à Saintré, je crois que vous avez compté avec vos receveurs. -- Saintré répondit en souriant: C'est ma bonne maman qui m'a envoyé douze écus d'or pour m'aider à me tenir propre; elle m'en promet encore, et je ne peux mieux l'employer qu'à faire honneur à mon service. -- Eh bien, vauriens que vous êtes, dit le commandant à ses camarades, n'ai-je pas bien raison de vous donner Saintré pour exemple? Lequel de vous saurait aussi bien employer son argent? La plus grande partie n'irait-elle pas chez le marchand de vin ou ailleurs? Courage, mon ami Saintré! j'en rendrai compte au roi, et soyez sûr de moi pour vous servir.

Le jeune homme parut à la cour, le jour même, avec sa nouvelle parure. On le trouva plus joli, mieux fait que jamais. Mais on fut curieux de savoir quelle livrée il portait à ses aiguillettes; elles étaient assez remarquables pour exciter des questions: on pense bien qu'il n'eut garde d'y répondre. La reine même fut du nombre de celles qui se tourmentèrent vainement à ce sujet; et cette princesse, instruite des scènes qui s'étaient déjà passées entre la dame des belles-Cousines et lui, la pria de les renouveler, pour pousser à bout la discrétion du jeune page.

La dame des belles-Cousines ne demandait pas mieux. Elle suivait sans cesse des yeux celui dont elle occupait le cœur. Saisissant ce prétexte, elle l'appela, et lui dit d'un ton assez haut: J'ai ce soir à vous “parler de la part de la reine; je vous or“donne de vous trouver dans la galerie, et “de m'y attendre. “ Saintré eut l'air de recevoir cet ordre avec peine; il savait déjà dissimuler. Il se trouva le soir sur le passage de Madame, se joignit aux écuyers, et donna le temps aux dames de la princesse de le retenir, lorsqu'il parut vouloir se retirer avec eux.

Madame l'examina légèrement dans sa nouvelle parure, en présence de ses dames; mais elle pensait que bientôt elle pourrait s'en dédommager. Elle débuta donc par des questions impérieuses, auxquelles Saintré répondit d'un air assez embarrassé, mais très-négatif sur l'objet de ses demandes... La bonne dame Catherine prenait, à son ordinaire, le parti de Saintré; Madame lui dit d'un ton courroucé: -- Vous le gâtez, Mesdames; il s'autorise de votre présence. Allons, allons, suivez-moi, jeune homme; ou vous répondrez comme je l'exige, ou vous ne remettrez jamais les pieds chez moi. Saintré la suivit, les yeux tristes et baissés, et les tournant en soupirant vers ces dames. Ce nuage apparent fit place à la joie la plus vive. Comment la peindre, comment exprimer ce que tous deux sentirent? Madame. à peine arrivée à son oratoire, moins éclairé qu'à l'ordinaire, s'était assise sur le petit lit. Saintré s'était déjà précipité à ses genoux; elle allait baiser son front; mais ce front était déjà baissé; et Saintré, voyant ce parterre de fleurs, entouré de murs d'albâtre, qui l'avait un jour si vivement frappé, lui rendait le plus vif et le plus doux hommage.

La dame des belles-Cousines, malgré sa première émotion, malgré tout ce qu'elle prévoyait et ne craignait déjà plus, repoussa doucement Saintré, le fit relever; et ce fut alors qu'elle lui parut ne s'occuper que de son nouvel ajustement. Il est vrai de dire que les ouvriers du roi s'étaient surpassés; et Madame trouva que jamais pourpoint mieux coupé, n'avait renfermé une taille si bien prise et si pleine de grâces. Toutes les autres pièces de sa parure furent examinées et louées tour-à-tour avec le degré d'attention que chacune méritait. Cet examen fut long; il ne le parut à aucun des deux.

Pendant cette douce occupation de la princesse, Saintré, qui en partageait les détails et les charmes, avait son occupation particulière; il observait ce grand collet-monté qui s'entr'ouvrait sur une fraise qui venait de tomber sur un cou d'albâtre. De pareils examens deviennent quelquefois assez intéressans pour que l'on s'oublie soi-même; nous ignorons jusqu'à quel point cet oubli fut porté; l'auteur craint de le dire: cette crainte est bien indiscrète.

L'aimable princesse, après avoir donné toutes les leçons de prudence qu'une jeune veuve pleine d'esprit, nourrie dans la cour la plus brillante, peut et doit donner à son jeune élève, s'aperçut que la conversation avait duré long-temps. Ses dames devaient s'être ennuyées; et elle savait que l'ennui de trois jeunes dames de la cour ne peut être adouci que par un peu de médisance.

Elle se pressa d'avertir Saintré qu'elle allait le bannir pour toujours, en apparence, de son appartement, et qu'elle lui défendrait de se trouver jamais le soir sur son passage. Mais qu'elle fut belle, qu'elle fut touchante, lorsque, lui présentant une clef en rougissant, elle lui dit que cette clef ouvrait la porte d'une garde-de-robe qui donnait sur un corridor écarté! „Vous en ferez “usage, lui dit-elle, quand le mystère et “la nuit envelopperont le palais. Vous ne pourrez jamais me surprendre; vous me “trouverez toujours occupée de vous. Prenez, ajouta-t-elle, prenez les soixante “écus d'or que renferme cette bourse tissue “de mes cheveux. Ce n'est que par degrés “que vous pouvez briller dans cette cour “sans me compromettre; les nouvelles pa“rures dont je vous prie d'orner votre figure charmante, pourront passer pour un “nouveau don de votre mère.“

A ces mots, tirant une épingle et la mettant dans ses dents: „Soyez attentif, ajouta-t-elle, à ce nouveau signe, mon ami; “vous vous souviendrez, lorsque je le ré“péterai d'y répondre en frottant votre œil “droit: ne me parlez jamais en public que “je ne vous appelle; personne ne pourra soupçonner notre intelligence.“

Saintré baisa mille fois avec feu et la clef, et la main qui la lui présentait. Tous deux allèrent retrouver les trois dames qui s'étaient endormies après avoir fini leurs ouvrages, et avoir épuisé ce qu'elles savaient de contes. „Eh bien, dame Catherine, dit “la princesse, aurez-vous encore la fai“blesse de prendre le parti de ce gen“tilhomme, sans foi, sans cœur et sans „élévation? Sortez pour toujours de chez “moi, ajouta-t-elle en regardant Saintré; “vous vous montrez trop peu digne de mes “bontés, pour y être souffert.“

Saintré parut anéanti; et, saluant ces dames avec un air pénétré, il se retira le cœur rempli du sentiment de son bonheur. Peu de jours après il parut à la cour, plus brillant que jamais. Il avait une robe de “fin bleu doublé de fins agneaux de Romélie, un chaperon garni de marte de Sibérie. “ Peu de seigneurs parurent aussi bien vêtus; aucun n'avait autant de graces et la taille aussi déliée. La reine s'arrêta quelques instans pour le regarder en allant à la messe; mais la belle-Cousine, qui la précédait, avait passé sans avoir eu l'air de l'apercevoir. La reine, en sortant de son oratoire, le voyant une seconde fois, le fit remarquer à cette princesse. -- Je suis bien curieuse de savoir, lui dit-elle, comment le jeune Saintré peut faire autant de dépense pour se parer: vous devriez bien l'interroger à ce sujet. -- J'ose vous avouer, répondit Madame, que je suis si peu satisfaite des réponses qu'il m'a faites précédemment, que je n'ai nulle envie à présent d'être informée de ce qui le touche; et ce ne sera que pour vous plaire et pour vous obéir que je l'interrogerai. En effet, lorsque la reine fut rentrée dans son appartement, Madame fit appeler Saintré dans l'antichambre. -- Nous vous trouvons toutes si paré pour un simple page, lui dit-elle, que nous sommes curieuses de savoir qui peut vous en fournir les moyens? -- Madame, répondit Saintré, d'un air respectueux, mon père et mère m'aiment tendrement; ils veulent que je fasse honneur à mon service; et me voyant d'âge à espérer que le roi daignera continuer de m'employer dans un nouveau grade, ils m'ont envoyé de quoi me mettre en état de paraître quelquefois sous ses yeux sous d'autres habits que ceux de page, que je suis honteux de porter à dix-sept ans. Ah! Madame, ajouta-t-il en se jetant à ses pieds, que votre altesse royale serait bonne, si elle daignait me protéger et m'obtenir la place d'écuyer tranchant! Mes parens n'attendent que ce moment pour m'envoyer tout ce qu'il me faut encore pour me soutenir avec honneur dans ce nouvel état. -- Nous verrons, répondit la princesse d'un air sec: en attendant, remerciez Dieu de vous avoir donné une si bonne mère, et priez-le de vous la conserver.

La dame des belles-Cousines, rentrée chez la reine, ne s'empressa pas de satisfaire à sa curiosité. Elle attendit que cette princesse lui dît: -- Eh bien, belle-Cousine, avez-vous interrogé Saintré sur ce que nous voulons savoir? -- Vraiment, réponditelle, il se vante que ses parens le soutiendront en tel état que le roi voudra bien lui donner; il se plaint de n'être que simple page à dix-sept ans; il a même osé me prier d'en parler à vos majestés, et de demander pour lui la place d'écuyer tranchant: mais je m'en garderai bien avant de savoir s'il la mérite. -- En pouvez-vous douter, lui dit la reine, à tout le bien que les écuyers et ses autres supérieurs rapportent de ses mœurs, de son application à ses devoirs, et de sa gentillesse? Oui, belle-Cousine, il a raison; et puisque vous me paraissez si froide sur ce qui le touche, je veux me charger moi-même d'en parler au roi.

La famille royale alors était prête à se mettre à table; et dès que le roi parut, la reine lui fit remarquer Saintré qu'il n'avait pas d'abord reconnu sous sa riche et nouvelle parure. Il lui plut assez pour accorder sur-le-champ à la reine ce qu'elle demandait pour lui; et, curieux de voir comment il s'acquitterait de la charge d'écuyer tranchant, il appela son premier maître-d'hôtel, et lui ordonna de mettre sur-le-champ Saintré en fonctions. Saintré, alors confondu avec ses camarades, se préparait à remplir sa tache ordinaire, lorsque le maître-d'hôtel vint lui attacher la serviette et les autres marques de sa charge. Il le conduisit ensuite aux genoux du roi. -- Mon ami Saintré, lui dit ce bon et brave prince, moi-même je vous ai choisi pour mon page; vous m'avez toujours plu, et j'espère voue voir croître toujours en honneurs et en chevalerie. Je vous ordonne sur mon état trois chevaux, et deux hommes pour vous servir, en attendant mieux. Remerciez la reine, qui m'a parlé de vous. -- Saintré, se précipitant à leurs pieds, embrassa les genoux de son bon maître, et baisa le bas de la robe de sa bienfaitrice. Toutes les dames belles-cousines, assises au banquet royal, applaudirent à la grâce que le roi venait d'accorder, et toutes donnèrent une marque de bonté au nouvel écuyer, hors celle que cette grâce pénétrait de la joie la plus vive. "Vraiment, Saintré, lui dit-elle, bien “avez-vous à travailler pour mériter le “guerdon que vous recevez avant de l'avoir “mérité, de préférence sur vos pareils.“ Saintré l'écouta d'un air soumis sans lui répondre, et sur-le-champ commença son service avec une grâce et une adresse qui firent applaudir de nouveau à la faveur qu'il venait d'obtenir.

La tendre et charmante veuve le regardait souvent du coin de l'œil, et recevait dans son âme sensible les louanges que l'on donnait à son jeune amant. Ne pouvant résister à la tendre émotion qui l'agitait, elle employa le signal de l'épingle, auquel Saintré répondit avec la joie la plus vive, en se frottant l'œil droit, et en les élevant tous deux au ciel. La nuit vint: qu'il lui fut doux d'être payé par l'amour des feintes rigueurs de la bienséance! Saintré n'en oubliait aucune; la dame les avouait toutes: jamais on ne trouva plus de plaisir à se plaindre; jamais on ne songea moins à s'excuser.

La dame des belles-Cousines, aussi généreuse que tendre, s'était occupée déjà des dépenses auxquelles le nouvel état de Saintré l'obligeait. Quatre cents écus d'or qu'elle lui donna furent plus que suffisans pour payer les trois chevaux, les faire équiper superbement, faire couvrir les valets de riches livrées, et répandre ses libéralités sur tous les gens des écuries du roi, qui lui avaient prouvé leur attachement pendant son premier service.

Saintré se fit estimer de plus en plus en exerçant son nouvel emploi. Le roi Jean ne pouvait se passer de lui à sa table; il s'en faisait suivre à la chasse. Adroit à la joute, redoutable dans les tournois, léger, plein de grâces, et dans un bal occupé de plaire sans cesse, les vieux chevaliers le donnaient pour exemple à la jeunesse: les dames louaient son air noble et galant; plusieurs, peut-être, désiraient sa conquête. La dame des belles-Cousines était la seule qui conservât un air froid et sévère lorsqu'elle le rencontrait en public: mais l'épingle jouait souvent son jeu.

C'est ainsi que Saintré passa plusieurs années. Lorsqu'il eut atteint l'âge de pouvoir prétendre à l'honneur d'être chevalier, les bienfaits de sa dame lui furent assez prodigués pour le rendre le plus magnifique des aspirans. Il était d'usage que le bachelier ou écuyer-expert qui demandait l'ordre de la chevalerie, débutât par quelque entreprise d'armes qui signalât son courage, et rendit son nom assez célèbre pour lui mériter l'accolade et les éperons dorés. Il avait si souvent traité de ce sujet avec la dame des belles-Cousines, que, quoiqu'il lui en coûtât de se séparer de lui pendant quelque temps, elle ne s'occupa plus qu'à diriger son entreprise de manière à rendre son amant également célèbre par sa magnificence et par sa valeur. -- Je veux, dit-elle, que vos hérauts portent votre défi dans les quatre cours les plus puissantes de l'Europe, où vos combattans recevront de vous de riches présens, et pour marque de votre entreprise, vos hérauts publieront que ceux qui ce présenteront pour vous combattre, ou seront tenus de vous enlever à force d'armes le riche bracelet que je veux moi-même attacher à votre bras, ou de vous faire un riche présent pour gage de votre victoire, qu'à votre retour vous présenterez votre dame.

A ces mots, elle ouvrit un grand coffre plein d'or; et Saintré fut obligé de faire trois voyages du cabinet de la dame au sien, pour porter la somme immense qu'elle le força de recevoir. Chaque retour, marqué par les transports de la plus vive reconnaissance, augmentait pour elle le plaisir de donner. Lorsqu'il fut prêt à se retirer, elle lui remit une petite cassette pleine des plus belles pierreries, parmi lesquelles elle choisit celles qui devaient enrichir ce bracelet qu'elle voulait attacher à son bras.

Saintré fit préparer en secret tout ce qu'il lui fallait pour exécuter son projet. L'Andalousie et les bords de la mer Rouge lui fournirent les superbes destriers. Les meilleurs ouvriers furent employés à leurs harnois, à ses armes, ses livrées; et le premier orfèvre du roi fit un chef-d'œuvre du bracelet qu'il devait porter.

On croira sans peine que pendant le temps que demandaient ces préparatifs, cette petite épingle, plus belle à ses yeux que les flèches d'or de l'Amour, renouvelait souvent le signal qui la lui avait rendue si chère, et que la réponse ne se faisait pas attendre.

Tout étant prêt dans le mois d'avril, et dans le moment même où le roi Jean, l'aimant et l'estimant de plus en plus, venait de l'élever à la dignité de chambellan, Saintré, se jetant à ses genoux, s'écria: „Ah! cher sire, mon redouté seigneur, “permettez-moi donc de me rendre digne des honneurs et des bienfaits dont vous “me comblez. „ A ces mots, il lui fit part de son noble projet, et le supplia d'en autoriser l'exécution par des lettres d'armes.

„Eh quoi! mon ami Saintré, lui répondit “ce bon maître, c'est au moment où je “vous attache encore plus intimement à ma “personne, que vous voulez vous éloi“gner de moi! Mais, ajouta ce brave roi, “je ne peux vous condamner; je peux en“core moins vous refuser une occasion de faire honneur à mes sentimens, et de me “mettre en droit de vous armer chevalier.“

Dès que le jeune Saintré eut obtenu cette permission de son maître, il ne dissimula plus son entreprise. Ses hérauts richement vêtus et leurs cottes d'armes brodées et blazonnées, parurent en public, ainsi que sa nombreuse livrée, et les beaux chevaux que jusqu'alors il avait tenus écartés dans un village à quelques lieues de Paris.

Chacun félicita Saintré sur l'honneur que lui faisait son entreprise, et sur la magnificence de ses préparatifs. L'usage de ce temps était que le roi, la famille royale et les princes du sang fissent un don au jeune gentilhomme dont l'entreprise faisait honneur à la nation. Le monarque lui donna deux mille écus d'or de son épargne; la reine en donna mille de la sienne; messeigneurs de Bourgogne, d'Anjou, de Berry, en donnèrent autant; les princesses leurs épouses l'enrichirent de bracelets, d'attaches, d'anneaux, de pierreries, pour qu'il pût répandre ses dons dans les différentes cours où il allait combattre. La seule dame des belles-Cousines ne lui avait encore rien donné. La reine ne put s'empêcher de lui en faire des reproches. -- Vraiment, Madame, repondit-elle, êtes-vous bien sûre que Saintré n'ait pas conçu un projet téméraire, qu'il puisse faire honneur à votre cour et à la nation? -- J'ose en répondre, dit la reine; Saintré acquiert tous les jours de nouveaux droits à notre estime par de nouvelles vertus. -- Je me rends, Madame, dit la princesse; je ne peux nier qu'il ne soit changé depuis quelque temps, à son avantage; et je trouve de la justice à le dédommager de mon ancienne prévention, que je n'ai pu souvent m'empêcher de lui témoigner. Par déférence pour votre Majesté, je veux payer le bracelet qui doit être la marque de son entreprise; j'espère qu'il saura le défendre, et qu'il en coûtera cher à celui qui voudra le délivrer . Je veux bien même lui faire l'honneur de le passer moi-même à son bras le jour de son départ. Mais, Madame, ajouta-t-elle (comme pu réflexion), il serait bon de savoir si Saintré s'est pourvu de tout ce qui lui est nécessaire pour répondre avec éclat à la haute protection dont vous l'honorez; et vous devriez peut-être lui ordonner de faire rassembler ses équipages et son cortège dans le préau: votre Majesté, et nous toutes, nous pourrions les voir du grand balcon, en revenant demain de la messe. -- La reine approuva fort la belle-Cousine; elle fit donner en conséquence l'ordre à Saintré qui partit le lendemain, mais sans être encore armé, dans le préau, à la tête de son cortège. Il était monté sur le plus beau cheval qu'eût nourri l'Arabie, qu'il maniait et faisait passager avec une grâce supérieure.

On admira le poursuivant-d'armes et la magnificence de son équipage. La belle veuve ne se récria point comme les autres: mais elle jouit intérieurement des charmes de son amant, des applaudissemens qu'il recevait, et l'épingle fut mise en jeu. Saintré, sachant ce que la belle veuve avait dit à la reine, en se jetant le soir à ses genoux lui présenta le beau bracelet dont elle admi ra le travail, et qu'elle garda pour l'attacher à son bras le jour de son départ.

Ce jour n'était pas loin. Lorsqu'il fut arrivé, la reine tint un grand cercle. Les hérauts d'armes, revêtus des marques de leur charge, se tinrent debout derrière la famille royale. Saintré parut armé de toutes pièces; la visière levée, la main droite désarmée de son gantelet, se précipita aux pieds de son maître, renouvela le serment d'obéissance et de fidélité, et reçut de sa main, qu'il baisa, la lettre d'armes. La dame des belles-Cousines, dissimulant l'état de son cœur, s'avança d'un air plein de noblesse et de dignité, et, s'approchant de Saintré, attacha de sa main le riche bracelet. Saintré baisa le bas de sa robe avec le plus grand respect en la remerciant; et, suivi des plus anciens seigneurs et chevaliers de la cour, il descendit dans le préau, s'élança légèrement sur son cheval; et, après avoir levé les yeux sur ce palais où restait celle qui faisait l'honneur et les délices de sa vie, il sortit de Paris, prit la route d'Aragon où son premier héraut l'avait déjà devancé.

Le jeune Saintré se fit admirer par sa beauté, ses sentimens, et par sa magnificence, dans toutes les villes françaises qui se trouvèrent sur son passage. Cette magnificence et ses dons augmentèrent dès qu'il entra sur les frontières étrangères; quelques aventures même signalèrent son adresse et sa valeur. Des chevaliers catalans gardaient différens pas dans les montagnes; vaincus également par les armes, les dons et la courtoisie de Saintré, ils le précédèrent à Barcelonne, où les seigneur du pays marquèrent son arrivée par des fêtes. Il s'y arrêta pendant quelques jours pour faire réparer ses équipages, et les rendre encore plus brillans. De là, il envoya trois hérauts dont le principal était couvert des attributs et des livrées de France; les deux autres l'étaient des siennes. Il les députait pour présenter les patentes du roi de France, qui autorisait son entreprise, et pour demander la permission de paraître à la cour du roi d'Aragon, d'embrasser les genoux de ce prince, et de lui présenter lui-même les lettres d'armes. Tout lui fut accordé; et, peu de jours après, il arriva près de Pampelune, où la cour était alors. La grande réputation du noble poursuivant-d'armes français l'avait devancé; et Saintré vit accourir à sa rencontre un nombre infini de chevaliers et de dames, qui furent frappés de la magnificence et de la galanterie qui régnaient dans tout son cortège.

Arrivé auprès du trône, le monarque lui parla avec une distinction pleine de bonté, et lui demanda des nouvelles du brave chevalier qui régnait sur la France, ajoutant qu'il le félicitait d'avoir fait un pareil élève. Les premiers chevaliers étaient prêts à se disputer l'honneur de le délivrer ; mais ils furent forcés de céder cet honneur à monseigneur Enguerand, le premier d'entre eux, et proche parent du roi, dont il avait épousé la nièce (madame Aliénor, princesse de Cardonne, l'une des plus belles et des plus parfaites dames de toues les Espagnes.) Au moment où Saintré quitta les genoux du roi, monseigneur Enguerand vint à lui avec toute la noblesse, l'air galant et ouvert qui distinguaient les chevaliers aragonais de ceux des deux Castilles, dont l'air était plus fier et plus réservé. „Mon frère, dit-il à Saintré en lui “tendant les bras, m'acceptez-vous pour „vous délivrer? -- Oui, seigneur, répondit „Saintré; et l'honneur que vous daignez “me faire est déjà si grand, que je rougis “de l'avoir encore si peu mérité. -- Que “ne dois-je pas faire, répondit Enguerand, “pour l'élève d'un si grand roi, et pour un “tel poursuivant -d'armes, également agréable aux yeux de toutes nos dames et de “tous nos chevaliers? „ A ces mots, il embrasse le jeune Saintré, et le conduit au monarque; il détache alors le bracelet de Saintré; il appelle Aragon, premier héraut d'armes de la cour, et le lui remet avec un rubis d'un prix inestimable. Enguerand le présente ensuite aux dames et aux autres chevaliers; et Saintré ne put s'empêcher de comparer la beauté de madame Aliénor à celle de la dame des belles-Cousines, dont son cœur était sans cesse si tendrement occupé. Il fallait que cette Aliénor fût en effet bien belle pour mériter à ses yeux l'honneur de la comparaison; car on sait que l'amant heureux, lorsqu'il est fidèle, ne trouve rien d'aussi beau que l'objet aimé.

Le lendemain fut marqué par une fête brillante que donna la reine d'Aragon. Saintré y parut avec tout le goût et tout l'éclat qui caractérisaient la cour de France. Il plut aux hommes par sa politesse noble, aux dames par sa galanterie respectueuse. Ce fut le premier honneur qu'il fit à la nation. Le fier et juste Aragonais ne put s'empêcher de juger des succès de l'éducation de la noblesse française, lorsque l'amour-propre et de légers défauts ne la font point abuser des dons naturels qu'elle semble avoir reçus pour plaire.

Pendant ces momens de plaisir, on préparait les lices. Les lettres d'armes de Saintré portaient que le premier jour les deux tenans rompraient cinq lances, et que le prix serait adjugé à celui qui aurait remporté quelque avantage. Les mêmes lettres portaient que dans la seconde journée les tenans combattraient à pied avec l'épée, la dague et la hache, et que le vainqueur recevrait un riche don du vaincu.

Le roi et la reine, suivis d'une cour nombreuse, honorèrent ces joutes de leur présence. Monseigneur Enguerand surpassait le jeune Saintré de toute la tête. Son air martial, sa force et sa valeur éprouvées dans vingt combats, formaient un préjugé favorable pour lui. Le vœu des dames était cependant pour Saintré; leur cœur éprouvait me secrète peine; quelques-unes poussaient plus loin cet intérêt.

L'honneur des trois premières joutes fut absolument égal entre les combattans. A la quatrième course, monseigneur Enguerand parut avoir quelque avantage; mais celui du jeune Saintré fut décisif dans la cinquième. Monseigneur Enguerand ayant manqué son atteinte, Saintré brisa sa lance jusqu'à la poignée, en atteignant Enguerand dans la visière de son casque, et lui faisant ployer la tête presque sur la croupe de son cheval, sans toutefois le renverser.

Ici le combat fut arrêté. Les juges du camp, ayant saisi les adversaires, les conduisirent au balcon royal. Aragon, premier héraut d'armes, ayant recueilli les voix (pour la forme), Saintré fut proclamé vainqueur. Enguerand prit le rubis des mains du héraut, le présenta à Saintré, et lui dit: „Mon frère, puisse ce rubis parer les che“veux de la haute et vertueuse dame qui “préside secrètement à votre entreprise!“

Tous deux furent admis le soir au festin royal, et traités avec la distinction la plus glorieuse. Le lendemain fut un jour de plaisirs publics.

Le troisième jour, les trompettes annoncèrent un combat plus sérieux; et les lices rétrécies furent préparées différemment pour le combat à pied. Ce combat fut assez long et assez violent pour que les deux adversaires fussent obligés de reprendre quelquefois haleine, et de replacer leurs armes que la violence des coups avait, en partie, faussées et désassemblées. Le dernier assaut fut le plus terrible. Le jeune Saintré, ayant laissé échapper sa hache, eut recours à son épée avec laquelle il para long-temps les coups qu'Enguerand lui portait. Se servant alors de toute son adresse pour esquiver ou parer, il saisit un moment favorable pour porter un si furieux coup sur le poignet de son ennemi, que, sans la force de la trempe du gantelet, il eût peut-être coupé le bras d'Enguerand, dont la hache vola à plusieurs pas de distance. Saintré ramassa alors la sienne avec la plus grande agilité, et en présenta la pointe à la visière du casque d'Enguerand, sautant légèrement et posant le pied sur la hache tombée que celui-ci voulait ramasser.

Enguerand, désespéré de se voir désarmé, s'élança sur Saintré, et l'embrassant étroitement, il essaya vainement de le jeter par terre. Saintré, le saisissant aussi du bras gauche, tenait sa hache levée du bras droit, mais sans lui porter un seul coup; il se contentait de résister à ses efforts, et de l'empêcher de lui saisir ce même bras. Le roi d'Aragon, voulant faire finir cette lutte dangereuse, jeta sa baguette. Les juges saisirent les combattans, qu'ils séparèrent sans effort. Enguerand, levant aussitôt sa visière de la main qui lui restait libre, s'écria: „Noble Français, mon courageux frère “Saintré, vous m'avez vaincu pour la seconde fois. -- Ah! mon frère, que dites-vous, s'écria Saintré? ne suis-je pas vaincu “moi-même par votre main. puisque ma “hache d'armes est tombée la première?“ Pendant ce noble débat, ils furent conduits au balcon royal, dont le roi descendit pour les recevoir l'un et l'autre dans ses bras. Tandis que les hérauts recueillaient les voix pour proclamer le vainqueur, Saintré s'échappa de ceux qui les entouraient, vola vers le roi d'armes, reprit son bracelet, et vint, la main droite désarmée, le présenter à monseigneur Enguerand, comme à son vainqueur, sans vouloir donner aux hérauts le temps de faire leur proclamation. Enguerand, loin de l'accepter, lui présenta aussi-tôt son épée par le pommeau. Le roi eut de la peine à arrêter ces mouvemens de générosité; et décidant enfin que Saintré devait garder son riche bracelet, celui-ci, sur-le-champ, courut au balcon de la reine; et, mettant un genou en terre vis-à-vis de madame Aliénor, il voulut lui faire accepter ce bracelet, comme le prix de la victoire que son époux venait de remporter sur lui. n cri d'admiration s'éleva; la reine même, emportée par ce sentiment, vint le relevé des genoux de madame Aliénor, qui refusait obstinément de recevoir ce riche don. La reine décida qu'il devait être, accepté par courtoisie, et pour honorer celui qui montrait une âme aussi élevée. Madame Aliénor céda; mais sur-le-champ, détachant un riche carcan de diamans dont son cou était paré, Seigneur, lui dit-elle, il ne conviendrait pas que vous retournassiez près de la haute “et vertueuse dame de vos pensées, sans “des marques de votre victoire; puisse-t-elle ne pas dédaigner d'honorer ce carcan “que je lui présente par vos mains, et “puissiez-vous vous plaire un jour à le lui “voir porter!“

Le roi aida lui-même à désarmer les deux chevaliers. Saintré s'apercevant que monseigneur Enguerand était blessé, se précipita sur son poignet sanglant, et baisa l'empreinte du coup qu'il avait porté, en le baignant de ses larmes.

La légère blessure de ce seigneur ne le privant pas d'assister au festin, qui suivit ce combat, le roi fit asseoir à sa table le seigneur de Saintré entre lui et madame Aliénor, et la reine fit le même honneur à monseigneur Enguerand.

Plusieurs fêtes couronnèrent encore ce beau jour, et Saintré y fut toujours l'objet des attentions les plus glorieuses. Mais les jours passés loin de ce que l'on aime sont bien longs quoique embellis par les honneurs. L'amant pressa le héros de venir recevoir en France un prix plus doux de sa victoire.

Il partit; il vola. Il arrive sur les bords de la Seine. Moment délicieux d'embrasser les genoux de son roi, et de retrouver tout son bonheur dans les yeux de sa maîtresse, quand on vient d'honorer l'un et l'autre!

Le roi l'embrasse, lui dit des choses les plus flatteuses, sent augmenter son plaisir par les applaudissemens redoublés des anciens chevaliers. Il le conduit vors la roine.

Elle était femme: elle l'avait protégé: elle le revoyait vainqueur et adoré; elle jouissait de son ouvrage: sentiment bien doux, qui ne tient point de la faiblesse et fait honneur à la nature! La dame des belles-Cousine était auprès d'elle: le plus beau moment de la vie de Saintré fut de lever les yeux sur elle, et de rendre enfin un hommage public à celle qu'il aimait, sans blesser le mystère rigoureux qui captivait son amour.

La dame des belles-Cousines avait attaché, de sa main, au bras de Saintré, le riche bracelet, marque de son entreprise; il se voyait en droit, en quittant les genoux de la reine, d'aller aux siens, de lui faire hommage sa victoire, et de lui présenter le rubis éclatant et le riche carcan de diamans qu'il avait acceptés secrètement pour elle. Autorisée par la présence de la reine et par les succès brillans de Saintré, la belle et sensible veuve put laisser paraître une partie des sentimens dont elle était pénétrée; et se laissant entraîner par le désir si naturel de ne pas perdre un moment de vue son amant, qu'elle prévoyait devoir bientôt être entraîné par une cour nombreuse, empressée à le féliciter sur sa victoire, „Madame, dit-elle à la “reine, si votre Majesté daigne penser à la “fatigue que le pauvre Saintré vient d'essuyer en courant jour et nuit pour se rendre à ses pieds, elle croira faire une œuvre “charitable en prévenant une foule innombrable prête à l'entourer; et en l'emmenant dans son cabinet où elle n'admettra “que nos belles-Cousines. Saintré trouvera “de reste le temps de parler de joûtes et de “combats à ses compagnons. J'aimerais bien “qu'il commençât par nous parler de la cour “d'Aragon, et des beautés renommées dont „elle est parée.“

La reine approuva fort cette proposition; et, prenant Saintré sous le bras, elle le conluisit dans son appartement, ou les seules belles-Cousines furent admises. Saintré leur raconta d'abord tout ce qui pouvait satisfaire leur curiosité. Son front et ses joues furent colorés par la modestie, lorsqu'il fut contraint de parler de lui. Pendant ce récit, il levait souvent les yeux sur ceux de sa dame. Ses regards étaient encore plus supplians que tendres: il observait, il désirait, il attendait avec une inquiétude qui faisait palpiter son cœur, l'heureux et charmant signal de la petite épingle. Hélas! la dame des belles-Cousines n'en avait pas sous sa main, et en cherchait vainemement dans toute sa parure.

Un dernier regard de Saintré comblant son impatience, elle osa s'approcher de la reine; et, feignant d'admirer l'éclat d'une agraffe de diamans, elle prit adroitement une épingle. Qu'elle fut prompte à s'en servir! que ses yeux devinrent brillans! La reine l'avait surprise. -- Bon Dieu! chère Cousine, lui ditelle, n'avez-vous pas peur de gâter vos belles dents? J'ai remarqué que depuis quelque temps vous aviez pris cette habitude. Vous devriez mieux ménager un des charmes les plus parfaits de votre agréable figure. -- Vraiment, Madame, vous avez bien raison, dit la belle-Cousine; mais vous savez que je suis distraite, et quelle est la force de l'habitude: je sens qu'il serait à présent bien difficile de me corriger.

Le reste du jour, Saintré fut obligé de se livrer aux empressemens de ses anciens compagnons, et d'une cour dans laquelle il n'avait pas même un seul ennemi secret. Il attendait avec impatience le moment heureux de voir en liberté celle à qui il supposait si justement le même désir. Ce moment vint, et fut le plus doux qu'il eut encore passé auprès d'elle. a victoire, l'honneur dont il s'était couvert, le rapprochaient un peu plus d'un objet adoré, et lui donnaient cette assurance que la douce égalité établit entre les amans.

Ces momens, d'un prix inestimable, se renouvelèrent souvent. Leur douceur fut troublée au bout d'un mois, par l'arrivée inattendue du comte de Loiseleng, l'un des plus grands seigneurs de la Pologne, et grand-officier de cette couronne. Ce riche et brave palatin venait admirer la cour de Jean, accompagné de quatre autres palatins d'un rang à peine inférieur au sien. Tous les cinq, ayant fait la mème entreprise d'armes, portaient au bras un carcan d'or et une chaîne qui l'attachait au pied, sans leur ôter la liberté de se servir de l'un et de l'autre. Ils firent supplier le monarque de leur permettre d'attendre dans sa cour qu'il se présentât le même nombre de chevaliers pour les délivrer.

La magnificence et la simplicité noble des habits des seigneurs polonais se fit admirer de la cour de France. Une veste de brocard d'or, qui leur prenait exactement la taille, leur tombait jusqu'aux genoux. Une ceinture couverte de pierreries, soutenait la large épée courbée qu'ils portaient à leur côté. Des bottes légères, armées de riches éperons d'or; un bonnet relevé sur le front, que surmontait une aigrette de plumes de héron, qui paraissait sortir d'une gerbe de diamans; un long manteau de pourpre, doublé de martre zibeline ou de peau d'agneau d'Astracan, qui tombait à moitié jambes, et se relevait sur l'épaule droite avec une agraffe de pierreries: tout réunissait, dans ce simple et noble habillement, l'air militaire des guerriers du nord et la magnificence des seigneurs des cours du midi. Leur courtoisie, l'aménité de leurs mœurs, se firent bientôt connaître, malgré l'air fier et même un peu farouche que les peuples du nord, descendans des disciples d'Odin et de Fréga, conservaient encore. Ils étonnèrent d'abord les dames et les courtisans français; bientôt ils leur plurent; et bientôt aussi cet amour des nouvelles modes, qui semble né dans la nation, les porta à les imiter. Les souliers à la poulaine baissèrent de quelques pouces. Les pourpoints furent moins surchargés d'aiguillettes brillantes: plusieurs superfluités même de leur ajustement disparurent, ou furent diminuées jusqu'à la vraisemblance. Plusieurs jeunes chevaliers ou poursuivans-d'armes s'empressèrent à remplir de leur nom la liste des prétendans au combat, que les deux maréchaux-de-France devait présenter au roi.

Saintré n'osait rien demander à la belleCousine; mais il ne lui parlait jamais de l'entreprise d'amour des seigneurs polonais sans la plus vive émotion. Elle pensait avec élévation; et, quoi qu'il en coûtât à son cœur elle ne put voir, sans en être touchée, le désir que son amant lui montrait d'acquérir une nouvelle gloire à ses yeux. Elle lui accorda donc la permission de se présenter au roi pour délivrer les nobles esclaves d'amour polonais.

Le roi Jean ne balança pas à le nommer le premier des cinq qui devaient combattre les chevaliers étrangers. La cérémonie se fit avec la plus grande splendeur. Ce fut Saintré qui, s'avançant avec grâce, alla demander au palatin comte de Loiseleng s'il l'acceptait pour le délivrer. Celui-ci, prévenu par la réputation de Saintré, regarda comme un honneur le choix que le monarque français avait fait de son élève, et du jeune seigneur le plus renommé de sa cour. Il serra tendrement Saintré dans ses bras, tandis que celui-ci se baissait pour le délivrer de la chaîne et du carcan attachés à l'un de ses pieds.

Les lices furent élevées près du palais SaintPol, dans la grande Culture de sainte Catherine. Les combats durèrent deux jours, et furent également honorables pour les deux partis. Saintré, cependant, dans toute sa force alors, et n'ayant rien perdu de son adresse et de son agilité, sentit bientôt la supériorité que l'une et l'autre lui donnaient sur son courageux adversaire. Loin d'en abuser, il se contenta, dans la première journée, de remporter l'avantage nécessaire pour en avoir l'honneur et en faire hommage à sa dame. Mais la seconde journée mit sa courtoisie à l'épreuve la plus dangereuse. Le fier et brave paladin, exercé de bonne heure à combattre avec son sabre recourbé, eût peut-être remporté une victoire décisive, sans l'adresse extrême de Saintré à éviter ou parer les coups de son ennemi. Saintré, conservant toujours son sang-froid contre un adversaire que son adresse irritait, se contenta long-temps de rendre ses coups inutiles. Sachant par lui-même que la douleur la plus profonde qui puisse pénétrer une belle âme, c'est l'humiliation, il eut l'art d'entretenir le combat jusqu'à l'heure marquée pour le terminer: il s'apercevait déjà que le bras de Loiseleng s'appesantissait, et ne portait plus que des coups mal assurés; il fit alors bondir son cheval, et, par une passade, ayant gagné la croupe de celui de Loiseleng, il porta un coup adroit sur la pointe de son sabre, qu'il enleva, pour ainsi dire, de sa main. Ayant sauté légèrement à terre, il le ramassa, délaça son casque; et tirant son gantelet, il se pressa de le présenter par la croisée au palatin. Celui-ci, frappé de la grâce et de la courtoisie de Saintré, descendit promptement de cheval pour recevoir son épée et embrasser un si digne adversaire, en avouant noblement sa défaite. Déjà le roi Jean était descendu du balcon royal pour embrasser les deux combattans: il sentit, en serrant Saintré dans ses bras, le tendre et vif intérêt d'un père. Mais un prix plus doux avait déjà payé son triomphe; le jeu flatteur de la petite épingle avait accompagné les regards les plus passionnés.

On peut imaginer tout ce que la bonté du roi Jean, et la politesse noble, vive et prévenante de la cour la plus aimable et la plus brillante de l'univers, réunirent pour adoucir aux seigneurs polonais l'embarras et le chagrin de leur défaite. Ils repartirent pour les bords de la Vistule, comblant Saintré, qui alla les reconduire à une journée, de riches présens et de leurs caresses.

Peu de temps après, un simple courier vint annoncer au monarque français que douze chevaliers de la Grande-Bretagne avaient passé la mer, et qu'après avoir séjourné quelques jours à Calais, dédaignant de se soumettre aux usages reçus, ils avaient pris le parti, non-seulement de ne point paraître à la cour, mais même de ne rien entreprendre qui pût les obliger à y envoyer un héraut, et à recevoir aucune espèce de permission d'un prince qu'ils ne reconnaissaient pas pour roi de France, étant le fils de Philippe de Valois, auquel leur maître avait disputé vainement la couronne. A cet effet, les chevaliers bretons avaient seulement dressé un pas-d'armes sur les confins de leur territoire, et fait élever un perron où leurs douze écus blazonnés étaient attachés près des tentes on ces Bretons devaient attendre ceux des chevaliers français qui seraient assez hardis pour les toucher.

Cette nouvelle excita l'indignation de la chevalerie française, se réveilla cette espèce d'animosité entre les deux nations, que depuis long-temps rien ne pouvait éteindre. Les Français, cependant, plongés alors dans la plus profonde ignorance, auraient peut-être eu besoin d'imiter leurs voisins, qui commençaient à s'instruire, et dont plusieurs auteurs méritaient déjà d'être écoutés. Mais les Anglais eussent eu plus besoin encore de se conformer à l'aménité des mœurs des Français; de porter moins d'injustice et d'avidité dans leur commerce; de montrer moins de férocité dans leur génie turbulent et factieux, qui, sous l'apparence de la liberté, les entraînait à des guerres civiles, où le sang le plus illustre de leur nation inondait sans cesse les échafauds, et qui les rendait encore plus dangereux les uns contre les autres dans l'intérieur de leur gouvernement, que redoutables dans les guerres qu'ils entreprenaient, sans aucune raison légitime, contre leurs voisins.

Un grand nombre de chevaliers obtinrent d'aller réprimer leur orgueil, et se rassemblèrent, au nombre de douze, dans le port d'Ambléteuse, d'où, sans s'informer du nom de leurs adversaires, ils partirent avec cette confiance courageuse qui n'apprécie jamais aucun danger, pour aller toucher les écus de ceux qui tenaient ce pas-d'armes. Ils eurent presque tous du désavantage dans les premières joûtes, genre de combat ou la noblesse bretonne s'exerçait sans cesse dans les plaines de Cramalot, en mémoire d'Artus et des chevaliers de la Table-ronde. On sut bientôt cette humiliante nouvelle à Paris. Le roi Jean jeta les yeux sur Saintré; et l'honneur de la nation lui parut déjà vengé. Saintré, enflammé par le regard de son maître, se tourne sans affectation vers son auguste amante: un coup-d'œil l'anime encore; il ombrasse les genoux du monarque, et vole à la gloire. Aux motifs qui devaient l'entraîner, se joignait le penchant que sa modestie naturelle lui donnait de punir l'orgueil effréné d'une nation impérieuse, jalouse de la sienne. Ce sentiment, né dans son cœur, s'était augmenté sans cesse en voyant les moyens injustes dont elle se servait pour réussir dans ses desseins.

Il partit accompagné de chevaliers dont il connaissait l'attachement et la bravoure. A peine parut-il près du perron, que, touchant les écus, les Bretons sortirent de leurs tentes tout armés; et, croyant marcher contre de faibles ennemis, ils ne craignirent point de leur montrer les boucliers français renversés et traînés dans la poussière (audace accompagnée de propos insultans). Saisis d'une juste indignation, Saintré et ses compagnons chargèrent les Bretons avec fureur. Ceux-ci plièrent bientôt. Les lances, la hache et l'épée leur furent également funestes. Saintré en renversa cinq sous la pesanteur de ses coups. Il furent enfin obligés de demander merci.

Saintré s'étant emparé de leurs boucliers et de leurs bannières, fit relever ceux des Français et les plaça sur le perron avec honneur. Il dédaigna de s'emparer des chevaux; cl renvoyant les Bretons à Calais, il leur dit qu'il garderait le même perron pendant trois jours, prêt à le défendre contre ceux qui sortiraient de Calais pour l'attaquer. Mais les trois jours s'étant écoulés sans qu'il vît paraître aucun chevalier breton, il fit renverser le perron, et, revenant à grandes joutnées, il entra dans Paris aux acclamations d'un peuple nombreux. Les boucliers furent déposés aux pieds du roi. Le monarque rêva pas long-temps pour trouver une récompense digne du vainqueur: dès le lendemain, il fit convoquer une assemblée brillante, et Saintré fut reçu chevalier.

Il n'était pas d'usage que la reine chaussât de sa main les éperons, même aux premiers princes du sang; mais quand elle voulait honorer cette cérémonie, elle la faisait accomplir en sa présence par la princesse qu'elle aimait le mieux. La dame des belles-Cousines fut l'objet de son choix. Celle-ci remplit d'un air noble et plein de grâce une charge si chère à son cœur; elle attacha l'éperon, et saisit ce moment pour faire le signal, que Saintré avait toujours l'air de recevoir comme il l'avait reçu quinze ans auparavant pour la première fois.

Le roi Jean déclara le même jour qu'ayant été invité à se joindre aux autres princes chrétiens qui formaient alors une espèce de croisade pour aller au secours de la Prusse, de la Hongrie et de la Bohême, désolées par des armées sarrasines sorties des bords du Tanais, il avait pris la résolution d'accorder un puissant secours aux chevaliers teutoniques; que la bannière royale sortirait, et qu'elle serait confiée à Saintré, qui marcherait à l'avant-garde à la tête de cinq cents hommes d'élite.

La résolution et le choix du roi furent également approuvés. Le cœur de Saintré tressaillit de joie en entendant parler son maître; mais une tristesse, un sentiment, un trouble douloureux, saisit celui de la dame des belles-Cousines; et ce ne fut que lentement, et les yeux obscurcis par les larmes qu'elle porta, d'une main mal assurée, la petite épingle sur ses belles dents. Peu de moments après, ce même pressentiment troubla le brave Saintré; il voulut le combattre, il n'y put réussir; et, le soir, la conversation s'en ressentit.

On croira sans peine que la modestie du jeune et généreux Saintré souffrit beaucoup, lorsqu'arrivant à la tête des cinq cents lances, il se vit entouré par tous les seigneurs et commandans, qui lui dirent qu'ils le reconnaissaient tous pour leur chef. „Messeigneurs, “répondit noblement Saintré, bien me souviens que naguères, n'étant encore que jeune page du roi, je suivis mon maître, “dans une riche abbaye, où nous fûmes bien “fêtés. Mon maître, dont vous connaissez la bonté, se promenant sur le préau de “l'abbaye, vit une troupe de jolis enfans “qui jouaient à différens jeux, et que le respect éloignait alors de sa présence. Il les “rappela d'un air riant autour de lui; et s'a“dressant à ceux qui lui parurent les plus “éveillés: Mes enfans, leur dit-il, lequel “de vous est-il le plus sage? Les enfans “sourirent; et le plus hardi de tous s'étant “avancé, Sire, lui dit-il, c'est celui que “veut damp abbé. Le roi s'étant fait répéter cette réponse par plusieurs autres, rêva “quelque temps au sens qu'elle renfermait; „il la trouva juste à la fin, comprenant que “la volonté du maître étant décidée par la “connaissance qu'il a de ceux qui lui obéissent, elle lui fait juger tour-à-tour les “sujets plus ou moins sages. l en est ainsi “de moi, Messeigneurs, lorsque le roi me “choisit pour porter la bannière royale, et “semble, pour ce moment, me nommer le “plus sage. Je dois donc l'être assez pour “reconnaître toute la déférence que je vous “dois, et ne rien entreprendre sans être guidé “par vos sages conseils. Telles gens que “vous êtes n'en peuvent donner qui ne mènent à servir notre sainte religion dans cette “guerre et à soutenir l'antique honneur de “la chevalerie française.“

La petite histoire, les sentimens et la modestie de Saintré furent généralement applaudis. Il leur parut, au conseil de guerre qui s'assembla, être leur ami plus que leur commandant. Ils obéirent librement et de cœur à ses ordres; et, dès le lendemain, l'armée prit le chemin de l'Allemagne, et s'avança vers les rives du Mein.

Saintré ne démentit point l'opinion de sagesse et de valeur qu'on avait du principal chef de l'armée. Sa modestie, sa déférence, ses soins attentifs pour les princes et les anciens seigneurs qu'il commandait, lui donnèrent un empire particulier. Jamais général d'armée ne fut plus aimé et mieux obéi.

L'armée française s'étant jointe à celles que tous les princes chrétiens avaient envoyées à cette guerre sacré, Saintré jouit du bonheur de revoir plusieurs de ses anciens amis dans l'armée du roi d'Aragon, et de retrouver, dans celui qui la commandait, le seigneur Enguerand, avec lequel il s'était uni par une si noble et si tendre amitié, et par lu fraternité d'armes qu'ils s'étaient jurée.

Agissant toujours de concert, campés à côté l'un de l'autre, se prêtant sans cesse des secours mutuels, les fiers et braves Aragonais ne firent plus qu'un même corps avec les Français. Le même esprit de zèle et d'honneur animant ces deux estimables nations, ce furent elles qui portèrent les premiers coups à l'armée innombrable des infidèles, et qui ranimèrent le courage et l'espérance des chevaliers teutoniques.

Pendant que Saintré coupait des têtes et cueillait des lauriers, il se passait un événement bien étrange, bien inconcevable, dans cette cour de France, où tout retentissait de sa gloire et de ses vertus.

Hélas! comment pourrons-nous raconter, sans frémir mille fois, la trahison cruelle qui allait percer le cœur le plus loyal et le plus fidèle? La plume tombe presque de nos mains; et nous ne doutons pas que le sentiment douloureux qui nous affecte, ne passe bientôt dans l'âme de nos lecteurs.

La dame des belles-Cousines, cette charmante veuve, cette amante si tendre, et jusqu'alors si constante pour ce jeune héros qu'elle avait formé, qu'elle s'était si vivement attaché, pour ce Saintré charmant à qui elle devait le bonheur inestimable d'aimer et d'être adorée, cette dame des belles-Cousines, allait lui faire la plus lâche, la plus atroce des infidélités.

Cette veuve trop sensible s'était fait une si douce habitude des plaisirs que l'absence lui enlevait, qu'en croyant ne regretter qu'un amant, elle éprouvait d'autres regrets moins nobles et plus impérieux peut-être. Inquiète, agitée, ne goûtant plus les douceurs du sommeil, elle se rappelait tristement un bonheur qui n'était plus. Une langueur mortelle fut la suite de l'insomnie; les roses de son teint furent bientôt effacées par une pâleur effrayante. Combien de fois, plongée dans une rêverie profonde, et se livrant à ces distractions que donnent également et les regrets et les désirs, ne tirait-elle pas machinalement cette épingle qui l'avait si bien servie? Son amant n'en recevait plus l'heureux signal: à peine la pouvait-elle porter à sa belle bouche; un poids énorme lui paraissait appesantir son bras: bientôt, froide et presque inanimée, elle se laissait retomber languissamment sur son lit.

Cet état cruel influa bientôt sur sa santé. La reine, à qui cette princesse était chère, s'en aperçut; et, ne la voyant point paraître à sa toilette, un jour de fête, elle envoya auprès d'elle le docteur Huë, son premier médecin.

Ce docteur Huë n'était point semblable aux médecins de son temps, qui, presque tous affectaient un maintien grave et un air sentencieux. Loin de porter des lunettes sur le nez, pour paraître avoir affaibli ses yeux par l'étude, les siens étaient rians, spirituels, et quelquefois lorgneurs. Quoique véritable profond dans son art, messire Huë n'affectait point un triste savoir avec ses malades, il était plus occupé de leur plaire, que de leur en imposer. Connaissant toutes les petites tracasseries de la cour, il les en amusait: plus mystérieux que secret, c'était en ayant l'air de faire une confidence, qu'il embellissait l'histoire du jour: courant sans cesse après l'épigramme il eût été mécontent de lui-même, s'il n'eût pas mêlé quelques bons mots dans ses consultations, et s'il eût écrit une ordonnance pour une jolie femme, sans lui tenir quelques propos galans. On croira sans peine que toutes celles de la cour en étaient folles; plusieurs même le consultaient sans besoin. La robe de velours et le beau rabat de point de Venise étaient quelquefois froissé au sortir d'une de ces visites. La seule dame des belles-Cousines, dont le maintien et l'air étaient assez sévères en public, et dont la santé avait toujours paru si brillante avant l'absence de Saintré, n'avait jamais eu besoin de ses secours, et ne l'avait jamais mis à portée d'employer ni le savoir, ni l'art de plaire.

Messire Huë obéit aux ordres de la reine; il alla voir la dame des belles-Cousines, et, du ton le plus respectueux, lui fit les questions ordinaires. Des réponses vagues ne lui apprirent rien de particulier sur l'état de sa santé. Il s'aperçut seulement, quoique la chambre fût obscure, que ses yeux paraissaient rougis par des larmes; et quelques soupirs étouffés, une voix entrecoupée, lui firent juger facilement que son âme était occupée d'un sentiment profond et douloureux. Soit curiosité, soit intérêt, messire Huë, oubliant un moment qu'il était aimable, se servit des connaissances qu'il avait en effet pour découvrir les vraies causes du mal dont elle souffrait. Il s'empara d'un des beaux bras de la princesse; et, mettant toute son attention à étudier son pouls, il fut surpris de son intermittence: le jeu inégal et précipité des tendons lui prouva combien ses nerfs étaient agités.

Un habile médecin a bien des privilèges. Messire Huë, craignant ou feignant de craindre que l'altération des nerfs ne vint d'un commencement d'obstruction, obtint de la belle veuve le moyen de s'instruire mieux ou de se rassurer. La main de messire Huë parcourut, pressa modestement une partie de ses charmes. Deux fois il fut surpris de la sentir tressaillir vivement. Ce signe joint à quelques autres, lui fit juger à quel point le cœur de la malade était prompt à s'enflammer. Cette découverte fait naître de simple préjugés chez les autres hommes, et donne des notions sûres aux médecins. Messire Huë avait trop d'esprit pour oser essayer d'abuser de celles qu'il venait d'acquérir. Il connaissait l'humeur altière de la dame des belles-Cousines; et sagement il prit le parti de se borner à gagner sa confiance. -- Ah! Madame, lui dit-il, que je vous plains! vos maux me sont connus, et il n'est point dans mon art de les pouvoir guérir; ce n'est que dans votre courage, ce n'est qu'en vous-même que vous pouvez trouver des ressources pour les surmonter. Je respecte trop le secret de votre âme pour porter plus loin mes questions, mes réflexions et mon examen... -- A ces mots, prononcés d'une voix douce et persuasive, la belle veuve ne put retenir ses larmes; ces larmes furent même suivies de quelques sanglots qui l'empêchèrent de s'exprimer. Ah! messire Huë, s'écria-t-elle enfin, je vois que rien ne peut rester inconnu pour vous. Oui, vous voyez en moi la plus malheureuse de toutes les femmes: je ne peux m'expliquer plus clairement; mais apprenez du moins que dans ce moment le séjour de la cour est insupportable pour moi. Je vous ouvre mon cœur avec confiance; j'ai besoin de la solitude, et d'y chercher un calme qui me fuit sans cesse ici. Aidez-moi, de grâce, à obtenir de la reine que j'aille respirer l'air pur de la campagne, et passer le printemps dans mon château de...

Messire Huë reçut avec autant d'attendrissement que de respect cette confidence. Il jura sur-le-champ à la belle veuve qu'il parlerait dès le même jour à la reine, de façon à déterminer sa Majesté à presser elle-même le voyage désiré; il l'assura même que, dès ce moment, elle pouvait en ordonner les préparatifs. La princesse, calmée par cette espérance, tira de son doigt un riche diamant, qu'elle présenta d'un air plein de grâces à messire Huë. Recevez-le, dit-elle, comme le gage de l'estime et de la reconnaissance.

Messire Huë courut avec empressement rendre compte à la reine de l'état dans lequel il avait trouvé la dame des belles-Cousines; et, cherchant à définir par une seule expression la complication des maux dont elle était affectée, il inventa le mot de vapeurs, qui d'abord ne fut entendu ni par la reine ni par ses dames, mais que l'instant d'après elles crurent toutes entendre, et dont, au bout de deux jours, plusieurs d'entre elles se plaignirent languissamment de ressentir les effets. Jamais expression ne devint plus promptement à la mode, et n'eut une plus longue durée. C'est à messire Huë que nous devons ce mot, qui, parvenu jusqu'à nous, explique d'une façon si touchante les sentimens et les peines secrètes que nos dames ont à cacher.

La reine, d'après le rapport de messire Huë, passa chez la dame des belles-Cousines au sortir de la messe; et, touchée de la voir pâle et défaite, elle l'embrassa tendrement, et s'attendrit sur ses maux. Mais la dame des belles-Cousines fut un peu interdite, lorsque la reine et ses dames la plaignirent sur tout d'éprouver d'aussi cruelles vapeurs. N'étant point prévenue, elle craignit d'abord que cette expression ne renfermât l'explication d'un état dont elle ne voulait pas être soupçonnée; mais, rassurée bientôt par la prudence connue de messire Huë, elle convint de ses vapeurs, et que ces vapeurs ne pouvaient se dissiper que par le changement d'air, le séjour de la campagne, et beaucoup d'exercice. La reine le pensant comme elle, d'après l'avis du médecin, la pressa de hâter son départ; et, peu de jours après, la dame des belles-Cousines, suivie des fidèles dames Catherine, Jehanne et Ysabelle, partit pour se rendre dans son magnifique château, situé dans la province la plus fertile, sur les bords d'un beau fleuve, entouré à demi d'une belle et vaste forêt, et distant d'environ soixante lieues de la capitale; ce qui nous fait présumer que ce château, que l'auteur s'est si bien gardé de nommer, pouvait être situé dans les plaines riantes et fertiles qui bordent la Loire dans la Touraine. Un prejugé plus fort nous porte encore à le croire; c'est qu'il était bien naturel que la dame des belles-Cousines, si tendrement occupée de son amant, choisit entre tous ses châteaux celui de la province où cet amant avait reçu le jour. Nous allons voir en effet que Saintré, par la mort de son père, se trouva seigneur d'une petite ville distante seulement de deux lieues du château de la dame des belles-Cousines.

La princesse, arrivée dans ce château, s'occupa les premiers jours à le parcourir et à donner ses ordres pour l'embellissement des jardins. Accoutumée au luxe et aux commodités que la famille plus que galante de Philippe-le-Bel avait introduites déjà dans la cour de France, elle eut d'abord en peu de peine à se faire aux galeries, à l'épaisseur des murs, et aux vastes appartemens voûtés, perdus de vue depuis plusieurs années; son premier soin fut de se ménager un appartement commode, et sur tout un petit oratoire bien solitaire, qu'elle fit meubler et qu'elle arrangea comme celui dont le souvenir lui était si cher.

Agitée par la route et par les soins qu'elle s'était donnés, elle avait d'abord paru jouir d'une santé beaucoup meilleure; mais les mêmes regrets, les mêmes inquiétude secrètes commençaient à la faire retomber dans son premier état, lorsqu'un incident qui paraissait ne devoir point avoir de suite, vint la distraire de ses sombres rêveries où sans cesse elle aimait à se replonger.

Un matin, ses dames s'étant rassemblées de bonne heure dans sa chambre pour y déjeûner avec elle, elles entendirent une belle et forte sonnerie qui paraissait sortir de la forêt. La belle veuve, ayant fait appeler le gouverneur du château, pour l'interroger sur le lieu d'où ces sons partaient: „Quoi! dit-il “étonné, Madame ignore-t-elle que la riche et belle abbaye de ***, dont ses augustes ancêtres sont fondateurs, est située “à moins d'une lieue d'ici? C'est sans doute “pour annoncer la fête des pardons, qui se “célèbre tous les ans dans ce temps-ci, que “les religieux font sonner toutes leurs cloches.“

On a vu, dans le commencement de cette histoire, que la belle veuve était très-instruite, très-pieuse, et que son âme sensible se fût peut-être tournée à la dévotion, si le jeune Saintré n'y avait empreint son image; car les âmes sensibles, et celles des femmes sur tout, veulent toujours s'occuper d'un sentiment qui puisse le plus facilement les remplir et les dominer. Le désir de gagner les pardons la détermina à faire venir promptement ses voitures pour se rendre à l'abbaye, où sa qualité de fondatrice lui donnait droit d'entrer.

Nous croyons devoir suppléer un peu à la négligence de l'auteur, qui ne donne pas une idée suffisante de la beauté, de la richesse de cette abbaye de Bernardins, et de l'heureux abbé crossé, mitré, qui depuis un an avait été élu tout d'une voix, par une nombreuse communauté, qu'il rendait heureuse.

Cette maison était vaste. L'extérieur en était surchargé d'ornemens gothiques, l'intérieur préparé pour toutes les commodité de la vie. La nombreuse bibliothèque était poudreuse, mal rangée; mais on admirait l'ordre qui régnait dans les celliers, la propreté du réfectoire, et les belles voûtes de l'immense cuisine.

L'abbé qui régnait dans cette maison (car tout riche abbé régulier exerce à-peu-près un despotisme oriental), cet abbé n'avait tout au plus que vingt-six ans. Fils d'un riche laboureur, propriétaire des environs; son père, qui jouissait de la plus grande considération, avait mérité deux fois des récompenses des Missi Dominici , en se mettant à la tête des communes pour repousser des compagnies d'aventuriers, qui pendant la paix, avaient pénétré, la flamme et le fer à la main, dans cette riche province. Il avait gagné dix procès contre les curés envahisseurs du pays dont il avait défendu les habitans, qu'il aidait et nourrissait en des temps de disette. Ce galant homme ne savait ni lire ni écrire; mais n'imaginant pas qu'un peu d'instruction pût nuire jusqu'à un certain point à ses enfans, il avait permis à son curé, qui se piquait de littérature, de les instruire à sa manière, tandis qu'il s'occupait fortement à leur former des mœurs honnêtes, et à les endurcir à tous les travaux de la campagne. L'aîné de ses fils ne promettait que d'être un jour le meilleur laboureur et le plus excellent père de famille des environs; mais le second était un vrai prodige. Dès l'âge de seize ans il savait lire et chanter au lutrin d'une voix mâle, qui couvrait celle du vicaire, du maître d'école, et faisait mugir la voûte de l'église: portant légèrement la grande croix d'une main à la procession, il encensait à six pieds de hauteur de l'autre; il sonnait deux cloches à-la-fois, mangeait la moitié d'un pain béni, buvait le vin des burettes; et le curé ne cessait de dire à son père que, s'il voulait mettre son fils en religion (l'usage de ce temps était que la plupart des cadets se fissent moines), ce fils deviendrait une des lumières de l'Église. Ce curé même, qui voyait tout en beau dans son disciple favori, l'ayant vu rosser souvent les compagnons de son âge, assurait qu'il était né pour commander aux hommes, et qu'il parviendrait aux grandes dignités de son ordre. Le bon père de famille ne put se refuser à ces pronostics brillans; et s'apercevant que les jeunes filles du village commençaient à jouer avec son fils les jours de fête, qu'un léger duvet colorait déjà ses joues vermeilles, et qu'il avait conduit quelquesunes de ces jeunes filles dans les halliers du bois les plus fertiles en belles noisettes, il ne différa plus à suivre les conseils de son curé, et alla le présenter à l'abbaye de ***, où il fut reçu à bras ouverts.

Le jeune novice s'y forma sans peine. Jamais on n'avait apporté dans son état de plus heureuses et de plus brillantes dipositions. Il devint le héros du chœur, de la cuisine et du cellier, levant un muid d'une main pour le ranger sur les tréteaux, composant les meilleurs salmis, chantant les leçons à ténèbres et les hymnes d'une voix éclatante. Ses talens, sa figure charmante, sa force, sa taille de cinq pieds huit pouces, se perfectionnèrent de jour en jour. Le célèbre Houdon l'eût choisi pour modèle, s'il eût voulu faire naître Hercule sous son ciseau dans le plus incroyable de ses travaux. Rubens eut regretté de ne pouvoir assez bien rendre le coloris brillant de son teint; on croit même que c'est d'après l'un de ses portraits, que frère Jean des Entomures avait mis à la place d'honneur dans un salon de son abbaye de Thélême, que Despréaux reçut l'idée de ce vers heureux, et qui peint si bien: L'autre broie, en riant, le vermillon des moines.

On croira sans peine qu'avec des qualités aussi supérieures l'âme et le caractère le plus franc, l'humeur la plus riante, le goût le plus décidé pour la bonne chère, le bon vin, et tous les travaux utiles à la communauté, il se fit adoré de l'abbé, de ses confrêres, et que, reçu profès, il passa rapidement par toutes les charges de l'abbaye, qu'il remplit toutes avec honneur jusqu'à ce qu'il fût fixé dans celles de dépensier et de cellerier, dont l'exercice acheva de le couvrir de gloire. Cinq ou six ans après, l'abbé, mourant d'une indigestion, le montrait du doigt, de sa main tremblante, au moines assemblés autour de lui; et tous applaudissaient, en secret, au mot de successeur que ses lèvres mourantes balbutiaient. L'abbé venait à peine d'être déposé dans la tombe, que le chapître s'assembla. Le fils du digne laboureur, élu tout d'une voix, fut béni par son évêque, porta la crosse de la meilleure grâce, la mitre brillante couvrit son blanc et large front; sa longue robe, d'une serge fine et blanche comme la neige, formait des plis agréables sur les beaux contours de sa taille, forte mais élégante; ses yeux perçans et pleins de feu auraient pu faire soupçonner que cette longue robe cachait des pieds de chèvre, s'il ne s'était fait une habitude de la lever, et de laisser voir un bas blanc bien tiré, et les deux jambes les mieux faites et les plus nerveuses.

On nous reprochera peut-être d'avoir été beaucoup trop long dans les détails de l'éducation, et dans la peinture des mœurs et de la figure de damp abbé; mais, il faut l'avouer, nous ne pouvons nous empêcher d'aimer cette charmante dame des belles-Cousines, si généreuse, si tendre, si sensible: ne devons-nous pas d'ailleurs multiplier les excuses pour une grande princesse? Hélas! nous frémissons de l'idée que bien d'honnêtes lecteurs vont prendre d'elle. Jamais ce sexe charmant, honnête et si fidèle, qui fait les charmes et l'honneur de la société, n'excusera dans la dame des belles Cousines, ce qu'il pardonne à peine à ce vaurien de Galaor, mais du moins il nous saura gré de notre bonne intention, et de notre zèle à l'excuser même quand il devient infidèle.

La dame des belles-Cousines arriva donc dans cette abbaye, le cœur occupé par les regrets et par l'idée toujours présente de son amant. Elle venait chercher aux pieds des autels quelques consolations, et y portait ce qui restait de son me. Son arrivée ayant été annoncée par ses écuyers, quatre beaux pères, portant un dais, l'attendant à la porte de l'église: un riche carreau était préparé pour elle; et damp abbé, couvert de sa mitre brillante, paré d'une large croix d'or, d'une riche étole brodée, tenait sa crosse d'argent d'une main, et de l'autre le goupillon pour lui présenter l'eau bénite. La princesse fut frappée de la modestie et de l'air de dignité de cette première réception. La figure majestueuse alors de damp abbé lui rappela celle des grands-prêtres de Juda. S'étant mise à genoux, elle reçut l'eau bénite de sa main; et damp abbé n'osant encore fixer ses regards sur les yeux touchans de la princesse, ce fut à d'autres charmes, que les siens, bientôt devenus étincelans, rendirent leur premier hommage.

Ayant conduit la princesse sur un riche pie-dieu près de l'autel, sa voix sonore et brillante fit retentir l'église lorsqu'il entonna le Te Deum , dont il répétait les versets alternativement avec le chœur. Cette voix agréable, quoique éclatante, faisant déjà quelque impression sur elle, sut la distraire de ses premières méditations. Elle leva ses beaux yeux sur ceux de damp abbé, qui ne pouvait s'empêcher d'observer ses moindres mouvemens. Leurs regards se rencontrèrent; l'attention de damp abbé devint plus forte; la distraction de la belle veuve augmenta.

La messe étant célébrée, la dame des belles-Cousines se préparait à partir, lorsque l'abbé, suivi des principaux de la maison, l'ayant conduite à la porte de l'église, lui dit respectueusement qu'il était bien tard pour retourner dîner à son chateau; et la supplia, comme fondatrice de l'abbaye, de venir s'y reposer, et prendre un repas frugal dans un monastère aimé de ses augustes aïeux, qu'elle honorerait par sa présence. Elle ne trouva aucune bonne raison pour se refuser à cette invitation respectueuse. Hélas! le sort la destinait à n'en trouver jamais de meilleures pour s'opposer à tous les mauvais tours qu'un méchant enfant lui préparait.

Quelle fut la surprise de la dame des belles-Cousines en entrant dans un salon agréable, placé entre deux jardins, où déjà l'on dressait une table couverte du plus beau linge, et qui bientôt fut jonchée de fleurs! Un festin superbe fut promptement servi; et damp abbé, un peu plus rassuré, parut encore plus aimable aux dames Jehanne, Ysabelle et Catherine, à cette table qui paraissait son véritable élément, qu'il ne leur avait paru majestueux à l'église, faisant les honneurs du festin avec grâce, servant la princesse d'un air respectueux, et les dames d'un air libre et galant. Ces trois dames se parlaient sans cesse à l'oreille, et celle qui était placée plus près de la princesse, paraissant plus occupée de ce qu'elles se disaient, la dame des belles-Cousines ne put s'empêcher de lui faire une question dont elle devinait déjà la réponse. Cette réponse fut bien avantageuse à damp abbé. La belle veuve ne répondit rien; mais, le regardant du coin de l'œil, elle suivait sans cesse, et peut-être même sans s'en douter, tous ses mouvemens, tous ses soins empressés, et n'en trouvait aucun qui ne fût animé par une grâce naturelle, et par le désir de plaire.

Les excellens vins de toute espèce, et surtout celui sur lequel saint Bernard répandit sa bénédiction dans le treizième siècle, en faveur du don que les habitans de Voujeaux avaient fait du terrain qui le produit à l'abbaye de Citeaux, pour obtenir de riches communes dans l'éternelle patrie des élus, les vins des Pyrénées et de la Grèce même, que damp abbé faisait venir à grands frais, et qui brillaient sur la table dans des bocaux de cristal, au milieu des plus beaux fruits de la saison, établirent au dessert cette gaieté, cette douce liberté qui bannit une ennuyeuse contrainte. Madame Catherine, que quelques années de plus rendaient plus hardie que ses compagnes, aimait beaucoup à parler; et trouvant damp abbé très-aimable, elle se plut à l'attaquer et à l'agacer, par quelques plaisanteries. L'abbé, qui cherchait a briller, y répondit d'un ton très-gaillard, et avec la gaieté d'un moine bien gâté par ses succès avec de petites femmes des bourgs voisins, qui ne connaissaient rien d'aussi grand que monseigneur l'abbé. Ses réponses eussent pu paraître indécentes a ces dames dan les châteaux de Loches, ou de le Plessis-les-Tours; mais dans un monastère, et sorties de la bouche riante et vermeille de damp abbé, elle ne paraissaient déjà que plaisantes à la dame des belles-Cousines. Bientôt même elle se joignit à madame Catherine; et l'abbé, perdant presque la tête, que le vin, l'amour et les désirs commençaient à bien échauffer, déploya toute la galanterie monastique, compara la fondatrice de son abbaye aux plus aimables saintes du paradis, à Vénus même, dont il avait appris un peu l'histoire sur une ancienne tapisserie, et fit deux ou trois fois rougir la dame des belles-Cousines: mais il ne déplut pas. „Parbleu, Madame, j'espère bien, dit-il, que notre auguste fondatrice ne voudra pas attaquer les statuts de notre ordre, dont ses généreux “pères l'ont laissée la protectrice. L'un “des plus sacrés que notre bon et saint “père Bernard nous ait laissés, c'est celui “d'exercer l'hospitalité. Quiconque, dit-il, entrera dans les monastères de mon “ordre, doit y être reçu et traité pendant “trois jours, comme le serait un des enfans “de l'abbaye. Les religieux même sont en “droit d'exiger qu'il y reste au moins un “jour franc, pour qu'il assiste à leurs prières, à leurs repas, et qu'il puisse s'associer aux mérites attachés à l'ordre.“ Songez, Madame, que vous êtes venue dans cette maison pour gagner les pardons, et que vous ne pouvez les obtenir qu'en observant nos statuts, et qu'en “nous accordant au moins toute la journée. Nous avons des chambres commodes; “demain votre altesse royale pourra aisément assister à notre office, gagner los “pardons, prendre un dîner pareil à celui-ci, et retourner le soir à son château.“

Hélas! la belle veuve ne put encore trouver de bonnes raisons pour se refuser à cette prière qu'accompagnait l'air le plus vif, et le plus rempli de candeur, le plus expressif, et le plus embarrassant pour celle qui urait craint d'y trouver plus que de la politesse. Elle fut quelques momens sans répondre. Les dames lui rendirent le service de la presser; et comme elle ne pouvait rien faire sans y mettre de la grâce, elle promit avec tant de bonté de ne partir que le lendemain, et dans ce moment ses beaux yeux devinrent si doux et si rians, que damp abbé ne put s'empêcher de se précipiter à ses genoux, de saisir le bas de sa robe, et de la baiser avec une ardeur que la vue de deux jolis pieds augmenta bientôt encore. Rien n'échappait aux yeux de la belle veuve. Ce premier mouvement ne put lui déplaire: elle lui trouva même encore plus de grâce, étant en désordre à ses genoux, qu'il n'en avait, paré de tous les ornemens abbatiaux.

De petites coupes de cristal de roche, présentées pleines de la liqueur précieuse de la Dalmatie étaient déjà vidées, lorsque l'abbé les conduisit dans un vert et beau préau, où des siéges commodes étaient préparés à l'abri du soleil, dont les platanes et les sicomores touffus voilaient en entier les rayons. Damp abbé, voulant procurer quelque amusement à la dame des belles-Cousines, lui dit d'un air riant: Madame, vous devez “être lasse de ces joûtes et de ces tournois “présentés si souvent dans les grandes cours. Permettez-moi de vous faire voir “les jeux que les enfans de saint Bernard se permettent pour s'entretenir dans une “souplesse de nerfs et dans un exercice utile à la santé. “ A ces mots, donnant l'exemple aux jeunes moines de son couvent, il fut le premier à secouer son long scapulaire et son chaperon; et, retroussant sa robe dans sa ceinture, et laissant voir des bras blancs et neveux découverts jusqu'au dessus du coude, il provoqua les religieux à la course, au saut, et même à la lutte.

Quelques-uns parurent des émules dignes de lui dans les deux premiers jeux; mais quoique presque tous fussent grands et bien faits, aucun n'approchait de cette taille élégante et nerveuse, qui semblait, par la correspondance de tous les muscles, être toujours dans l'attitude la moins gênée et la plus favorable. Aucun des jeunes moines n'eût osé se présenter pour la lutte, connaissant de longue main l'adresse et la force prodigieuses de damp abbé, si celui-ci, en provoquant les deux plus forts, ne les eût piqués d'honneur pour essayer de l'ébranler. Damp abbé leur laissa, pendant quelque temps, faire des efforts inutiles; et voulant enfin terminer ces jeux qui duraient depuis une heure, il déploya tout-à-coup ses forces, enleva tout à la fois ses deux adversaires à deux pieds de hauteur, et alla les porter entre ses bras aux pieds de la dame des belles-Cousines.

Pendant ces jeux, la princesse se rappela plus d'une fois le temps, où se plaisant à voir les exercices de la jeune noblesse de la cour, elle allait souvent sur ce balcon d'où ses regards s'attachaient avec tant de plaisir sur le jeune Saintré. Mais enfin (nous sommes forcés de le dire) déjà l'image de l'aimable Saintré ne se peignait plus si charmante à son souvenir; la comparaison qu'elle faisait de sa taille fine et légère avec celle de damp abbé, dont, en ce moment, elle était vivement frappée, ne lui rappelait qu'un jeune page, peut-être même un joli polisson. Absorbée dans une nouvelle rêverie, elle ne sentit de cette complication d'accidens divers, que messire Huë avait défini si habilement par le mot vapeurs, qu'une vive émotion qui semblait se répandre dans toutes ses veines, et qui lui paraissait trop agréable pour en craindre la durée.

Cette émotion redoubla lorsque l'abbé, fier de son triomphe, porta ses deux compagnons à ses pieds, en lui disant: -- Madame, c'est à vous de nommer le vainqueur; et c'est de votre belle main qu'il doit recevoir le prix de sa victoire. -- Elle rougit; et l'auteur laisse deviner si c'est de plaisir ou de pudeur. Elle se remit de ce premier trouble: et tirant de son doigt une grosse et brillante émeraude, entourée de diamans jaunes: „Damp abbé, lui „dit-elle, qui pourrait ici vous rien disputer? Recevez donc de ma main ce léger prix de votre victoire dans ces jeux plus agréables pour moi que les combats “souvent ensanglantés de nos tournois.“

L'abbé, se jetant une seconde fois à ses genoux, présenta sa main pour recevoir la bague; la princesse voulant la placer ellemême, serra nécessairement le doigt: ce doigt répondit si brusquement à toute l'existence de l'abbé, qu'il ne put empêcher ses lèvres brûlantes de porter un baiser sur la main qui le pressait; et ce baiser répondit si brusquement au cœur de la malade de messire Huë, qu'elle ne put en être offensée.

L'un et l'autre se levèrent enfin. L'abbé lui donnant la main, le conduisit à une calèche simple, mais commode, qu'il avait fait préparer pour lui donner le plaisir de la chasse, et lui faire parcourir les belles routes de la forêt. Bientôt des fauconniers, bien montés, entourèrent la calèche; et peu de momens après, damp abbé, vêtu d'un habit de campagne qui découvrait toutes les perfections de sa taille, parut sur un beau coursier, le front couvert d'une espèce de chaperon étroit qui se relevait par les bords avec grâce, et ne tenait en rien du vaste et traînant chaperon des enfans de saint Bernard.

Damp abbé guidant la calèche dans plaine, et les chiens faisant lever le gibier de toutes parts, bientôt les alouettes furent enlevées par les émérillons; des perdrix furent portées à terre par le coup de talon des tiercelets; et un héron s'étant élevé d'une touffe de roseaux, trois faucons qui furent l'instant d'après déchaperonnés; s'agitant sur le poing des fauconniers; s'élevèrent en tournant pour suivre le héron qui déjà se dérobait aux yeux, et paraissait avoir percé la nue: quelques momens après on le vit précipité par les coups redoublés des faucons, qui l'ayant à la fin surmonté dans son vol, le frappaient tour-à-tour de leurs talons; et descendirent avec assez de rapidité pour le lier dans leurs serres au moment qu'il allait toucher la terre. L'abbé s'avançant promptement, reçut de ses fauconniers la patte et les belles plumes de l'aigrette du héron, et vint les offrir d'un air galant à la princesse.

Cette chasse étant finie, la calèche prit la route de la forêt. Bientôt une collation, des glaces, des surprises de tout genre, manifestèrent la galanterie de l'abbé. Les dames exprimèrent leur étonnement; la princesse, par un effet mieux senti, ne dit rien; se laissant aller doucement aux nouveaux mouvemens de son âme, et n'ayant déjà plus de remords, elle commença à jouir sans trouble de tout ce que damp abbé faisait pour lui plaire. Cette collation augmenta la liberté qui commençait à s'établir entre eux; et le soleil étant prêt a disparaître, elle vit finir sans peine un jour agréablement rempli, en pensant que la soirée qu'elle allait passer dans l'abbaye pour rait être tout aussi riante pour elle.

En arrivant, les premières ombres de la nuit, augmentées par un léger orage, lui firent voir la façade de l'abbaye illuminée; et ce fut à la clarté de vingt flambeaux de poing que l'abbé la conduisit dans le riche appartement qu'il lui avait fait préparer. Un concert champêtre s'y fit bientôt entendre; mais la princesse, agitée, presque oppressée par toutes ses nouvelles idées, par tous ces spectacles qui s'étaient succédés si rapidement, ne put prêter une longue attention à cette nouvelle fête; et bientôt une douce rêverie et quelques momens de repos lui paraissant préférables, elle passa dans l'intérieur de son appartement avec ses dames et damp abbé qu'elle eût trouvé bien impoli de bannir alors d'auprès d'elle.

Le prudent et modeste auteur ne s'étend point sur les détails de cette soirée, qui fut même assez long-temps prolongée après le souper et le départ des dames. Il passe rapidement au réveil de la princesse, dont les yeux ne furent jamais si brillans. Il laisse entre-voir seulement que la dame des belles-Cousines, entraînée par ce charme et ce pouvoir irrésistible que messire Huë avait si bien reconnu; renfermait déja dans son cœur de nouveaux secrets auxquels Saintré n'avait plus de part: il peint même l'abbé paraissant le lendemain à la toilette de la princesse avec un air moins empressé, mais plus respectueux. Enfin il fait penser que tous deux pouvaient avoir besoin des pardons, que les cloches de l'abbaye annonçaient qu'il était temps d'aller mériter.

L'abbé fit les honneurs avec la même grâce que la veille; le jour entier fut marqué par des soins nouveaux; et le soir il reconduisit la princesse à son château. Comme il restait encore cinq jours de prières pour gagner pleinement les indulgences, ils se quittèrent avec moins de regret, dans la certitude de se revoir dès le lendemain matin.

Ces cinq jours de pardons, furent cinq jours de fêtes plus variées et plus ingénieuses. Semblable au jeune et rustique Cimon qui fut dans un instant poli par l'amour, l'abbé avait promptement reçu les mêmes leçons de ce maître enchanteur, qui nous fait si facilement changer de maintien et de langage. Ces cinq jours furent suivis d'un grand nombre de pareils. Un temps si doux s'écoula rapidement; mais trois mois d'absence de la belle-Cousine avaient paru assez longs à la reine pour lui envoyer un gentilhomme, avec une lettre de sa main pour la presser de revenir auprès d'elle.

L'adroite et belle-Cousine, prévenue de l'arrivée de ce gentilhomme, eut soin de le recevoir dans son lit, et de faire assez intercepter le jour, pour qu'il ne s'aperçut pas que les roses du plaisir et de la santé rendaient son teint plus frais et plus brillant qu'il ne l'avait été depuis long-temps: elle affecta plus que jamais la langueur; et dans l'audience qu'elle lui donna ainsi que dans la réponse qu'elle lui fit remettre le soir, elle s'excusa sur sa mauvaise santé de retourner à la cour, et sur la nécessité de continuer les remèdes favorables qu'elle avait commencés.

Tandis que le perfide amour se jouait aussi cruellement de la sécurité du brave et fidèle Saintré, ce jeune héros venait de se couvrir d'une gloire immortelle. Son bras vainqueur avait fait tomber sous ses coups les deux soudans qui commandaient les infidèles; il leur avait arraché de sa main l'étendard du croissant; et les turcs, épouvantés à l'aspect de la bannière triomphante de la croix, fuyaient de toutes parts, abandonnaient la Prusse, la Silésie, et cherchaient à se réfugier dans les marais du Pont-Euxin.

La trop digne petite nièce des belles-filles de Philippe-le-Bel menait impunément la même vie avec damp abbé qu'elles avaient mené avec les malheureux Lanoy, lorsque Saintré, couvert de lauriers, et brûlant d'apporter aux pieds de la dame des bellesCousinos les trophées de sa victoire, arriva à la cour de France, après s'être séparé de son frère d'armes monseigneur Enguerand qui retournait couvert de la même gloire a la cour d'Aragon.

Déjà Saintré avait baisé les mains de son auguste maîre, et lui avait rendu compte modestement de la plus glorieuse campagne; déjà il était chez la reine, dans l'espérance d'y voir la dame des belles-Cousines, de recevoir le signal de la petite épingle, de se retrouver le soir à ses genoux. Quelles furent sa surprise et sa douleur, en apprenant, de la bouche de la reine même, que depuis près de cinq mois la belle-Cousine s'était retirée dans l'un de ses châteaux, donnait rarement de ses nouvelles, et se servait même de nouveaux prétextes pour prolonger son absence! La douleur et les inquiétudes de l'âme loyale de Saintré, ne portèrent que sur la langueur et la maladie qui retenaient depuis si long-temps celle qu'il adorait: il prit le prétexte de la mort de son père, et de la nécessité d'aller se faire reconnaitre par les vassaux de sa baronie; et dès le surlendemain, suivi d'un seul écuyer, il partit, et vola vers ce château qui renfermait celle qui lui faisait aimer la vie.

Arrivé dans le parc, il apprit, par un ancien domestique de la princesse, que sa maîtresse jouissait de la santé la plus parfaite, et qu'elle venait déjà de traverser le parc, montée sur sa haquenée, suivie de ses trois dames, pour aller chasser dans la forêt. Saintré n'hésita pas à voler sur ses traces; et dirigé par le bruit des cors et la voix des chiens, il aperçut bientôt la dame des belles-Cousines, arrêtée dans une étoile de la forêt. Voler près d'elle, se jeter à bas de son cheval, embrasser les genoux de sa dame fut l'ouvrage d'un moment. La dame, qui ne l'attendait pas, qui ne pensait plus à lui, que sa présence accusait, fit un cri de surprise, le reconnaissant à peine: -- Ah! c'est vous, monseigneur de Saintré? lui dit-elle d'un ton assez froid (ce titre lui était dû depuis qu'il était chevalier): vraiment je ne vous attendais pas sitôt. Pourquoi, ajouta-t-elle d'un ton plus froid, avez-vous quitté le roi votre bon maître? pourquoi êtes-vous venu me chercher ici?

Saintré, glacé, surpris, confondu, lève les yeux au ciel, les porte sur ceux de sa dame, dont il peut à peine surprendre un regard, et lui dit: -- Juste ciel! Madame, est-ce bien vous qui tenez ce langage, et qui recevez avec une si cruelle froideur le fidèle et malheureux Saintré? -- Si je ne me trompe, répondit-elle d'un air sec et hautain, vos propos renferment un reproche: de quel droit venez-vous troubler mes amusemens?

Saintré pensa expirer d'étonnement et de douleur. Il n'avait pas la force de se relever; il avait abondonné ses genoux qu'il avait d'abord serré si tendrement; la dame des belles-Cousines était déjà prête à s'éloigner et à le laisser dans cet état, lorsque damp abbé arrive à toutes jambes, un cor passé sur son cou et dans son bras gauche, et sans prendre garde à Saintré, dit à la dame des belles-Cousines: -- Ne perdez pas un moment, Madame, si vous voulez voir le cerf encore vivant. -- La princesse frappe sa haquenée, s'éloigne brusquement avec damp abbé sans daigner regarder Saintré, qui demeure immobile, cherche à deviner quel est cet homme qui vient d'entraîner sa princesse, et fixe ses yeux tristes sur madame Catherine qu'il voit lever au ciel les siens pleins de larmes, s'écriant: Ah brave “et malheureux Saintré, que les temps sont “changés!“

Ce peu de mots porta la lumière et le désespoir dans l'âme sensible de Saintré: mais, cherchant à confirmer ou à détruire les cruels soupçons qui, malgré lui, le pénétraient déjà, et remontant à cheval, il suivit tristement les trois dames, qui paraissaient partager sa douleur, et ne rejoignirent qu'au pas de leur palefroi la dame des belles-Cousines, attentive alors à voir damp abbé qui levait le pied du cerf pour le lui présenter. L'infidèle veuve avait eu le temps d'avertir son nouvel amant que le chevalier qu'il venait de voir était le célébre Jehan de Saintré, l'élève du roi, et qui possédait un château près de son abbaye.

Saintré salua profondément et d'un air sérieux la dame des belles-Cousines en l'abordant. -- Sans doute, sire, lui dit-elle, vous êtes venu de votre chateau pour voir un moment la chasse? -- Non, Madame, lui répondit-il, arrivé depuis très-peu de jours de l'armée de Prusse, je n'ai paru qu'un moment à la cour. L'inquiétude que me donnait la maladie d'une grande princesse qui m'a toujours protégé, ne m'a pas permis de différer un moment de venir moi-même m'informer de son état. -- Vraiment, répondit-elle, vous aviez grand tort de vous en inquiéter: vous pouvez voir qu'il n'a jamais été meilleur qu'aujourd'hui; et même, ajouta-t-elle en regardant l'abbé qui souriait, jamais mon âme ne fut plus tranquille que depuis que je goûte ici des plaisirs qui m'étaient inconnus. -- Damp abbé empêcha Saintré de répondre, en s'approchant de lui d'un air assez familier. „Monseigneur de Saintré, lui dit-il, j'ap“prends que nous sommes voisins; il ne “tiendra pas à moi que nous ne vivions dans „la meilleure intelligence.„ A ces mots, sans même écouter la réponse de Saintré, il s'approcha d'un air plus familier de la belle veuve. „Madame, lui dit-il assez haut pour que Saintré pût l'entendre, ne me conseillez-vous pas de prier le seigneur de Sain„tré de venir souper ce soir à l'abbaye? “Eh mais, dit-elle assez embarrassée, comme vous voudrez; ... cependant... ne déchirez pas sa robe pour l'arrêter, s'il se “refuse à vos invitation.“

Saintré, qui se proposait intérieurement d'achever de développer un mystère qui s'éclaircissait de plus en plus à ses yeux, ne balança pas à se rendre à la légère invitation de l'abbé; et tous ensemble ayant pris le chemin de l'abbaye, Saintré ne s'occupa que de madame Catherine pendant la route, et se contenta d'observer finement le maintien de la princesse, tandis que le présomptueux abbé l'entretenait d'un air libre, lui parlait souvent à l'oreille, et semblait plaisanter avec elle de l'air sérieux et contraint avec lequel Saintré les suivait, éloigné d'eux de quelques pas.

La joie, la magnificence qui brillèrent dans l'abbaye à leur arrivée, surprirent Saintré. Il crut entrer dans un château préparé pour les noces du seigneur du lieu, plutôt que dans le modeste séjour d'un disciple du sévère saint Bernard.

Le souper fut très-bon, et devint même assez gai; Saintré ne cherchant déjà plus à pénétrer les sentimens de la dame des belles Cousines, et damp abbé se livrant à la joie bruyante d'un riche moine qui se sent le plus fort, et que l'habitude du bonheur rend avantageux; bientôt même, excité par les regards et les applaudissemens de la dame, qui déjà ne se contraignait plus, il essaya de faire quelques plaisanteries sur la chevalerie, et sur ceux qui tiraient leur honneur et leur renommée de cet état. Le vin, bonne chère, les lorgneries de la dame l'emportant encore plus loin, il osa lui presser les genoux. Saintré vit le mouvement; et, quoiqu'il eût pris le parti de n'avoir plus qu'un froid mépris pour cette ingrate, il ne put s'empêcher de rougir pour elle. Le moine, animé plus que jamais, et voyant l'air sérieux, et embarassé de Saintré, se crut en droit de le plaisanter, et même de le braver. "Qu'est-ce donc, monseigneur de Saintré, lui dit-il, vous avez l'air de vous ennuyer avec nous? Le vin ne vous paraît-il pas bon, ou la pitance d'un simple religieux n'est-elle pas digne d'un chevalier souvent admis à la table des plus grands „souverains? “ Saintré l'assura fort qu'on ne pouvait rien ajouter à l'excellence du vin et à la bonne chère; et que, d'ailleurs, la présence d'une aussi grande dame honorerait la plus vile chaumière. Le moine, piqué de ce que Saintré semblait, par ce propos, dégrader un peu son abbaye et sa table, répondit brusquement: Tous ces chevaliers et ces écuyers qui vont si souvent courir le monde, seraient bien heureux de trouver quelquefois de pareilles chaumières en leur chemin. -- La dame sourit de la réponse de l'abbé, et, le pressant du genou à son tour, semblait l'animer à poursuivre la plaisanterie. -- Convenez, seigneur de Saintré, lui dit-il: que de tous ces férailleurs il en est bien peu qui soient conduits par l'amour de la gloire. Se trouvant oisifs dans une cour, ils commencent par y chercher quelque folle ou quelque beauté niaise, facile à séduire: s'ils la trouvent, ils la trompent: s'ils sont rebutés, ils gémissent, ils pleurent; et les femmes, qui ne sont que trop portées à croire aux grandes passions, en sont souvent les dupes. Mais un des moyens les plus sûrs de ces quêteurs d'aventures, c'est de faire avec éclat pour elles ce qu'ils nomment des entreprises d'amour. Alors s'attachant quelque espèce d'emprise sur le bras, au cou ou à la jambe, ils font accroire en particulier à toutes ces pauvres dames, qu'ils les ont prises pour elles, et que c'est pour leur en apporter le prix qu'ils vont courir les plus grands hasards. Ils trouvent même un double avantage à cette feinte; l'ancien usage des grandes cours étant de favoriser de pareilles entreprises; ils savent qu'ils recevront de la bonté du maître et de la famille royale le moyen d'aller courir le monde, et de se donner du bon temps. Successivement ils parcourent les cours de l'Europe, ne songeant qu'à s'y amuser. Les salles de bal sont leurs lices. Lorsqu'ils ont bien battu le pays, ils reviennent avec un valet menteur qu'ils habillent en héraut d'armes; et le chargeant de mentir encore plus qu'eux, il résulte des contes les plus faux, la plus fausse renommée et le plus brillant accueil. Qu'en pensez-vous, Madame, ajouta l'impudent abbé? trouvez-vous que je m'écarte de la vérité? -- Je pense, dit la princesse, que vous venez de peindre, trait pour trait, tous ces jeunes aventuriers. -- Tous! s'écria Saintré en la fixant, tous!... Ah Madame, il n'est pas possible que vous le pensiez; et je suis étonné que la protectrice-née de la noblesse du royaume, et qui s'est montrée telle jusqu'à ce jour, la laisse avilir en sa présence avec autant d'audace et de fausseté. -- Parbleu! Monseigneur de Saintré, reprit l'abbé en l'interrompant, il peut bien y avoir quelques exceptions; mais, en général, c'est l'histoire fidèle de tous ces gens qui se couvrent de fer, et qui souvent auraient grand peur s'ils rencontraient un véritable danger. -- Damp abbé, répondit vivement Saintré, vous osez trop; respectez un état qui vous dote, vous protège, et vous aide à recueillir tranquillement les richesses dont souvent vous abusez. Si vous étiez d'état à soutenir les propos téméraires que vous venez de hasarder, vous subiriez bientôt la punition qu'ils méritent. -- Ma foi, Monseigneur de Saintré, dit brusquement le moine, je les soutiendrais envers et contre tous, si ce pouvait-être avec des armes égales, et dont je fussent accoutumé à me servir. Il est vraiment bien aisé à un homme si enveloppé de fer, qu'on aurait peine à le blesser avec une aiguille, de braver un pauvre diable de moine qui n'a que son froc et son scapulaire: mais si, pour soutenir vous-même ce que vous m'avez dit, vous me présentiez un champion qui acceptât de lutter avec moi, Madame connaîtrait bientôt qui de nous deux a raison.

La dame des belle-Cousines se pâmait de rire de cette dispute: ses yeux, ses pieds, ses mains encourageaient l'abbé, et paraissaient lui applaudir. Bientôt, perdant toute retenue, et ne cherchant plus qu'à braver et à mortifier Saintré; connaissant les forces de l'un et de l'autre, et jugeant l'abbé supérieur par ce qu'elle avait déjà vu sur le préau: -- Damp abbé, dit-elle avec un rire moqueur, savez-vous ce que vous risquez par un pareil défi? et ne voyez-vous pas que le seigneur de Saintré, qui se trouve maintenant sans armes, ne doit point balancer de l'accepter? -- A la bonne heure, dit l'abbé: si le jeu plait à monseigneur, je suis son homme. Non parbleu, je ne m'en dédirai pas; et je serai charmé si Madame veut bien être témoin de cette lutte, et couronner de sa main celui qui remportera la victoire. -- Saintré sentit bien toute la noirceur et l'adresse de celle qu'il méprisait déjà dans son âme. Mais son grand cœur ne put souffrir d'être défié par un moine insolent; il ne résista point à son premier mouvement, qui le portait à cette lutte inégale: il se leva de table le premier, et regardant la dame avec fierté: -- C'est en effet, Madame, lui dit-il à moitié bas, la seule espèce de combat que vous méritez qu'on rende aujourd'hui pour vous.

Dès que l'abbé vit Saintré debout, il quitta la table en faisant un saut de joie: il courut s'emparer familièrement de cette main charmante que mille tendres et respectueux baisers de Saintré avaient si souvent pressée; et il entraîna plutôt qu'il ne conduisit la dame dans le préau voisin. Là, dès qu'il fut avrivé, il se dépouilla promptement de tous ses habits monastiques. L'auteur rapporte qu'il ne conserva pas même le dernier vêtement que la décence lui prescrivait de garder en présence des dames. Pendant ce temps, le modeste Saintré, servi par l'écuyer qui le suivait, rougissait de se voir forcé à rendre les armes égales, et à ne conserver aucune espèce d'avantage sur l'abbé. Mesdames Catherine, Ysabelle et Jehanne baissaient les yeux, ou se les couvraient avec leurs chasse-mouches, tandis que Madame admirait damp abbé, et faisant remarquer aux autres moines, tout fiers de la valeur de leur chef, la supériorité qu'il annonçait sur son adversaire.

Saintré se présenta de bonne grâce aux bras longs et nerveux de l'abbé, qui pouvait en embrasser deux comme lui. Il se soutint deux ou trois tours avec assez de force; mais le moine, dès long-temps exercé dans ce genre de combat, lui tirant fortement un jarret avec le sein, les deux pieds de Saintré parurent bientôt en l'air; et l'insolent abbé s'écriant alors, Ah Madame! priez un peu “monseigneur de Saintré de m'épargner,“ l'étendit sur l'herbe tout de son long. Tandis que Saintré se relevait assez honteux de sa chute, le moine était déjà aux genoux de la dame des belles-Cousines. -- Madame, lui dit-il, je viens de soutenir mon dire; mais si monseigneur de Saintré veut recommencer une seconde lutte en l'honneur de ses amours, je lui ferai voir que lorsque j'ai mis bas mon scapulaire, je peux, aussi bien que lui, accomplir l'usage des joûtes, qui prescrit de rompre un dernière lance en l'honneur des dames. -- Ah! vraiment, s'écria-t-elle, je crois monsieur de Saintré trop galant pour se refuser à remplir cet usage; et, s'il y manquait, je le tiendrais le reste de ma vie pour chevalier de mince valeur, et lui en ferais la honte en présence de la reine et de mes belles-Cousines.

Furieux de cette atrocité de conduite, et de ces propos d'une femme d'autant plus haissable, qu'elle avait été plus adorée, Saintré se présenta pour la seconde fois à la lutte, et ne fut pas plus heureux. Le vigoureux moine, s'amusant de ses vains efforts, et continuant à le gaber, se plut à le mettre hors d'haleine, et l'étendit encore une fois sur l'herbe.

Cette indécente et cruelle plaisanterie n'ayant été déjà que trop prolongée, les trois dames de la princesse, qui aimaient aussi tendrement Saintré qu'elles l'estimaient, ne purent s'empêcher de faire entendre à leur dame combien elles étaient scandalisées de voir qu'elle l'eût si long-temps soufferte; et la princesse, rentrant un peu en ellemême, revint à l'abbaye, se remit à table avec elles, et fit signe aux frères servants d'apporter les confitures et les vins de liqueur.

Damp abbé s'habilla proprement pour revenir joindre la dame des belles-Cousines. La joie et l'audace brillaient dans ses yeux. Son orgueil monastique était bien élevé de l'avantage qu'il venait de remporter; et puisqu'il faut tout dire, et tant il est vrai que les passions basses et honteuses avilissent le caractère, cette fière et haute dame des belles-Cousines s'applaudissait secrètement de son choix, et d'avoir vu le plus brave et le plus renommé des chevaliers français terrassé par un moine qu'elle lui avait préféré. Emportée par l'ardeur du plaisir, elle était encore incapable de réfléchir et de considérer que le véritable amour ne règne que sur des âmes sensibles et honnêtes, mais qu'il fuit avec horreur et s'envole à l'aspect du vice.

Saintré, fatigué de la lutte et froissé de ses deux chuttes, reprenait lentement ses habits; et cachant la rage qu'il avait dans le cœur, il méditait sur les moyens de s'assurer une prompte vengeance.

Cet lutte, le train de vie que l'abbé menait depuis cinq mois, excitaient alors un grand murmure parmi les anciens religieux de l'abbaye. Ils se repentaient déjà d'avoir élu l'homme le moins propre à remplir les vrais devoirs de son état; et l'ancien procureur de l'abbaye leur ayant représenté que le nom et la personne de monseigneur de Saintré devaient leur être chers et respectables, et que ses ancêtres étaient comptés parmi les bienfaiteurs dont les fondations les avaient enrichis, ils craignirent, avec raison, le juste ressentiment de ce seigneur, et députèrent sur-le-champ deux d'entre eux pour faire les représentations les plus fortes à damp abbé, et pour exiger même de lui qu'il se soumît à tous les moyens possibles de réparer en partie la faute qu'il venait de commettre. Les députés ayant eu le temps de lui parler avant que Saintré se fût remis à table, damp abbé convint avec eux qu'il avait poussé trop loin ce qu'il osait ne nommer qu'une plaisanterie; et il promit de faire en sorte que le seigneur de Saintré l'excusât et en perdit le souvenir.

Saintré revint peu de momens après, et parut avec un maintien qu'il affectait de rendre ouvert et riant. Damp abbé se leva avec hâte, et le conduisit respectueusement à sa place. -- Monseigneur, lui dit-il, tels sont les jeux de la campagne; et vous n'avez pas moins marqué la bonté de votre âme en daignant vous y prêter, que vous avez prouvé son élévation, les armes à la main, à la tête des armées françaises. C'est une espèce de supplice que de s'entendre louer par un homme que l'on hait, et sur tout lorsqu'il a eu quelque avantage sur nous. Mais Saintré sut dissimuler son ressentiment; et recevant avec une cordialité apparente les respects de damp abbé: -- En vérité, Madame, dit-il gaiement à la dame des belles-Cousines, c'est bien dommage qu'un homme de si riche taille; aussi bien fait et d'une force aussi prodigieuse, se soit consacré parmi les enfans de saint Bernard. De quelle utilité n'eût-il pas été pour le service du roi, s'il eût porté des armes? Deux seuls chevaliers tels que lui renverseraient un escadron de nos plus braves hommes d'armes; et nous en trouverions difficilement un qui ait un air aussi martial, aussi redoutable que l'aurait été damp abbé, couvert d'une riche armure, et combattant à la tête de nos premiers rangs. -- Vraiment, répondit la dame, toujours aveuglée sur le mérite de son abbé, je crois bien que la plupart de ceux qu'on voit briller aujourd'hui dans de pareils postes, y seraient bien éclipsés par un tel gendarme. -- Pour la première fois damp abbé ne reçut cette louange qu'avec une extrême modestie. -- J'aurais pu valoir quelque chose à ce noble métier, répondit-il, si j'avais servi long-temps d'écuyer à ce seigneur de Saintré, la fleur de notre chevalerie. Vous devez savoir, Monseigneur, continua-t-il, tous les droits que vous avez dans ce monastère, dont les hommes, les trésors et les équipages seront à vos ordres, quand il vous plaira de vous en servir. C'est le moins que nous devions au petit-fils de nos généreux bienfaiteurs.

Alors Saintré tirant l'abbé à l'écart, lui dit de l'air le plus simple et le plus honnête: -- Je suis sensible à vos offres, et je contiendrai désormais, contre l'opinion la plus générale, qu'il est possible de trouver quelquefois de la reconnaissance dans les monastères. Vous autres Bernardins, vous êtes tenus, plus que la plupart des autres ordres, à pratiquer cette noble vertu. Votre saint instituteur naquit homme de haut parage, et tenait à la maison royale par le sang. Ses enfans doivent conserver quelque chose des sentimens d'un noble cœur; et le froc, l'esprit du cloître ne doivent pas entièrement les détruire. Mais, damp abbé, comblé des bienfaits de mon auguste et bon maître, je n'ai besoin que de les mériter par ma conduite, et de travailler à los et honneur acquérir. Je vous dirai cependant avec ingénuité, qu'arrivé depuis peu dans une dépendance de ma baronnie, il me serait bien honorable parmi mes égaux, que son altesse royale, se trouvant dans ces cantons, elle me donnât une marque de distinction précieuse, qui serait de venir dans mon château, et de daigner y dîner demain avec vous et les dames de sa suite. Je n'ose l'en supplier; mais le seul et le premier don que je vous requière, c'est que vous tâchiez de m'obtenir l'honneur de sa présence. -- Je vous le promets, répondit damp abbé sans hésiter; et, se sentant fort de tout pouvoir qu'il avait sur elle: Vous pouvez, Monseigneur, le lui proposer dès ce moment en ma présence.

Quoique Saintré sentit intérieurement toute l'humiliation de ne devoir qu'à la protection d'un moine heureux une faveur qu'autrefois la dame lui eût offert d'elle-même, il feignit de la reconnaissanee pour l'abbé; et retournant vers la dame des belles-Cousines, il la pria, de l'air le plus respectueux, de lui faire l'honneur de venir dîner le lendemain dans son château, qu'elle ne connaissait point encore, et où elle pourrait varier ses amusemens. La dame reçut la prière de Saintré avec la plus grande hauteur: -- Apprenez, Seigneur de Saintré, que les belles-Cousines de la reine, jouissant des honneurs du banquet royal, ne peuvent accorder de telles demandes qu'au princes de leur lignage. Quand la dévotion m'appelle dans cette abbaye, puis sans conséquence y prendre tous les rafraîchissemens qui me conviennent, et nul, tel qu'il soit, ne peut s'autoriser de cette démarche de ma part, pour me demander la même grâce. Non, non, Seigneur de Saintré, je ne peux me compromettre par une faveur qui serait désapprouvée par toutes celles de mon rang.

S'il y eût eu dans le cœur de Saintré quel-que reste de ses anciens sentimens, cette nouvelle marque de mépris et d'aversion de sa personne eût bien achevé de le détruire. Il n'était plus maître de son dépit, lorsqu'il aperçut l'abbé qui, prenant la dame des belles-Cousines à part, lui parlait d'un air d'autorité, et semblait exiger d'elle qu'elle tînt la parole qu'il venait de donner lui-même. L'instant d'après, Saintré ne put douter de ce qui s'était dit. La dame le rappela avec des yeux un peu rouges, et l'air de dépit sur le front. -- Seigneur de Saintré, dit-elle, damp abbé vient de me représenter que, dans la haute faveur où vous êtes en ce moment auprès du roi, mon redouté seigneur et mon cousin, il me saurait peut-être mauvais gré de vous refuser une grâce qu'il accorderait lui-même à celui qui vient de faire triompher sa bannière. Je consens donc à dîner demain chez vous; mais ne mettez nul apparat à ce dîner; je ne prétends pas que ma visite ait l'air d'être annoncée ni marquée par une fête: c'est bien assez pour un simple baron tel que vous, qu'on n'y voie que l'effet du hasard et de la proximité de nos châteaux.

Saintré reçut, avec l'air de la reconnaissance une grâce, qu'en toute autre occasion son grand cœur eût peut-être rejetée. Le repas s'acheva sans que rien de ce qui s'était passé dans la journée fût rappelé. La dame des belles-Cousines eut une contenance embarrassée, les dames de sa suite, celle de l'incertitude. L'abbé reprit bientôt l'air d'un amant heureux qui sort de table pour passer le soir avec celle qu'il aime; et Saintré, toujours modeste et respectueux; prit congé de la princesse, en l'assurant qu'il se conformerait à ses ordres. Nous ne rendrons point compte à nos lecteurs de tous les préparatifs auxquels il employa ces écuyers de confiance pendant une partie de la nuit; nous dirons seulement que, dans l'intérieur de son château, tout fut disposé pour un festin sompteux; et nul de ses vassaux n'étant averti de l'honneur que la princesse devait lui faire, ses avant-cours, et la cour même du château, parurent désertes lorsque la princesse arriva vers le midi, montée sur sa haquenée et l'émérillon sur le poing. Ses dames la suivaient dans le même équipage; et damp abbé, en habit de campagne, faisait de temps en temps cabrer le gros roussin qu'il montait, et croyait lui faire lever des courbettes.

Les gentilshomme et les pages de Saintré s'étaient rangés en haie dans la première salle. Lorsque la princesse entra, elle affecta de dire qu'ayant été entraînée par le vol de ses oiseaux, et se trouvant à l'heure du dîner si près du château du seigneur Saintré, elle avait espéré qu'elle y serait reçue pour s'y rafraîchir pendant quelques heures. Saintré, pour la servir à sa guise, affecta d'être surpris de l'honneur qu'il recevait; et selon l'usage de ce temps, peut-être aussi pour abréger une conversation embarrassante, dès que le clepsidre du château sonna les douze heures, il lui présenta respectueusement sa main couverte d'un gant, et la conduisit dans un grand sallon, où la table dressée achevait d'être couverte par les maîtres-d'hôtel. La dame s'étant placée dans un fauteuil doré préparé pour elle, damp abbé alla s'asseoir sans façon sur le tabouret le plus près: les dames prirent leurs chaises à dos; et Saintré, une serviette sur l'épaule, se tint debout près du cadenas de la princesse pour la servir; il ne voulut se placer à table qu'après en avoir reçu l'ordre le plus pressant, et que lorsqu'on eut posé le second service. Il n'avait pas négligé de faire mette devant le moine plusieurs flacons de cristal où l'on voyait briller le vin parfumé de Cahors, et le vin fumeux et agréable de Roussillon. Il savait que le voluptueux damp abbé les aimait; et que, quelque forte que fût sa tête, elle le serait encore moins que la vapeur enchanteresse de ces vins pleins de feu.

La conversation devint en effet plus vive et plus gaie au second service: la dame parut même oublier qu'elle était chez Saintré, et, le croyant bien maté, bien anéanti par sa hauteur et par les propos qu'elle lui tenait, elle eut bientôt l'air de ne s'occuper que de son amant, tandis que l'abbé prenait à sa façon, le ton et les airs d'un petit-maître qui se trouve en partie de campagne avec sa maîtresse.

On complimenta beaucoup le seigneur de Saintré sur la beauté de son château, sur la bonté de ses vins, l'excellence de son repas, et sur tout sur les ornemens nobles, simples et militaires qui paraient son vaste salon. En effet, le roi ayant voulu que Saintré parât le château de ses pères d'une partie des étendards et des autres trophés qu'il avait remportés sur les infidèles, ils étaient élevés contre les murs du salon, et entremêlés de riches armures de toute grandeur, lesquelles portées sur des pieux façonnés avec dessein, montraient d'un seul coup-d'œil le harnais complet dont, en un jour de bataille, un chevalier devait être couvert. Saintré saisit adroitement cette occasion de faire renaître l'entretien de la veille: il fit remarquer à ceux qu'il avait à sa table les grandes et fortes armes d'un des soudans qu'il avait tué de sa main; et il leur fit observer aussi qu'il y avait peu d'hommes assez robustes pour les supporter et s'en servir. Ma foi, Monseigneur, dit damp abbé, s'il ne fallait que les porter pendant deux heures, courir, sauter même avec pour les gagner, vous trouveriez facilement tel qui souscrirait à ce marché. -- Peut-être bien, répondit Saintré; je crois même que si quelqu'un pouvait gagner le pari, ce serait un homme de votre taille, et qui serait aussi robuste que vous: car le soudan qui les portait, était le plus redoutable Turc dont j'aye jamais éprouvé la valeur; et je n'aurais pu lui donner la mort, si son haubert mal attaché ne m'eût offert un passage pour lui plonger mon épée dans le côté. Au reste, ajouta t-il, si je croyais qu'elles pussent vous servir, je serais charmé de les offrir, sans vous proposez de les gagner par une semblable épreuve.

La dame des belles-Cousines fut absolument la dupe de l'air de politesse, et même d'amitié que Saintré avait pris en parlant; et curieuse de voir à quel point ces belles armes pouvaient relever la riche taille de ce damp abbé, qu'au fond de sa pensée elle regardait déjà comme un héros, elle l'excita elle même à les éprouver. -- Parbleu, dit à la fin l'abbé, en buvant une large coupe pleine de vin de Roussillon, je me souviens d'avoir dans mon église un grand et vieux saint George tout délabré, à moitié couvert d'armes rouillées: si monseigneur de Saintré veut me mettre à l'épreuve, sous la condition de me donner celles-ci, je vais essayer de les gagner pour remettre mon saint George en honneur. -- Tout le monde applaudit à la proposition de l'abbé, qui se leva de table, et se dépouilla promptement de ses habits, tandis que Saintré, préparant les différentes pièces du trophée d'armes, se disposait à les lui attacher lui-même. Il ne manqua pas de les joindre fortement par de doubles nœuds qu'il fit à chaque lacet; et dès qu'il eut pris les mêmes précautions pour le casque, il profita du temps où damp abbé, se promenant d'un air comiquement martial, arrêtait ses yeux sur ceux de la dame des belles-Cousines et des autres dames. Alors il se couvrit lui-même de ses armes ordinaires, qu'un de ses écuyers affidés lui lança dans un instant. Damp abbé, se panadait et s'enflait des éloges que la faible princesse lui prodiguait, et se plaignant seulement de ce que le maudit casque était bien plus lourd que son chaperon, lorsque tout-à-coup il vit paraître Saintré armé de toutes pièces, suivi d'un héraut d'armes et de ses livrées qui portaient deux rondaches, deux épées de combat et deux dagues. Au même instant, on vit les deux portes de la salle occupées par deux hommes d'armes, qui présentaient la pointe de leurs lances et de leurs épées. -- Qu'est-ce que cela veut dire, Saintré? s'écria la dame des belles-Cousines, très-effrayée; que prétendez-vous donc faire? -- Rien que de très-juste, Madame. Hier monsieur l'abbé me provoqua chez lui une espèce de combat dont il connaît depuis long-temps l'usage; vous eûtes l'air de l'approuver, et vous sûtes même par vos propos me forcer de me rendre à son défi: moi je provoque à mon tour damp abbé à la seule espèce de lutte que j'ai apprise; et vous êtes trop juste, Madame, pour ne le pas presser aussi de ne me pas refuser. -- Pendant ce temps, le héraut d'armes offrait le choix des haches, des épées et des dagues à damp abbé qui les refusait constamment et avec une mine très-piteuse et très-embarrassée. -- Arrêtez, Saintré! Saintré, s'écria la dame des belles-Cousines en prenant le plus grand air d'autorité, arrêtez ou craignez les plus cruels effets de mon indignation. -- Mais Saintré, perdant enfin toute patience, s'approcha d'elle, la prit par le bras, et la fit rasseoir sur son fauteuil. Osez-vous bien encore s'écria-t-il, perfide et déloyale que vous êtes, vous servir de votre auguste rang, après vous être avilie par votre honteuse faiblesse pour un coquin de moine à qui vous avez sacrifié le plus fidèle et le plus loyal de tous les amans? Non, je ne vous connais plus pour la souveraine de mon âme, ni pour la cousine de mon roi; non, vous n'êtes plus à mes yeux que la créature la plus coupable qui respire. Et toi, malheureux, ne balance plus à te servir de ta force et des armes à l'épreuve dont je t'ai couvert; défends ta vie contre moi, ou dans l'instant je te fais jeter par les fenêtres de mon château, armé comme tu l'es; et tu périrais aux yeux même de ta lâche et indigne maîtresse. -- Le moine, qui vit alors que son unique ressource était de se défendre, se confia dans sa force prodigieuse, et se saisit d'une hache et d'autres armes que le héraut lui présentait. Lorsqu'il eut choisi, Saintré reçut les mêmes armes de la main du héraut; et damp abbé, plus haut que son adversaire de toute la tête, courut de désespoir sur lui, espérant l'anéantir d'un seul coup. Mais l'adroit et valeureux Saintré détourna ce coup du dos de sa hache d'armes; et, sans vouloir en frapper le moine à son tour, il lui en porta seulement la pointe à la visière. Il l'enferra, et le prenant du fort au faible, il le fit reculer dix pas jusques sur un des trétaux de la table sur lequel damp abbé tomba lourdement, faisant retentir la salle de sa chute et du bruit de ses armes. Il demeurait immobile sous la hache tranchante de Saintré, qui semblait se préparer à lui couper la tête, lorsque la dame des belles-Cousines s'écria douloureusement: -- Arrêtez, arrêtez; hélas! Saintré, qu'allez-vous faire? Le punir à vos yeux, s'écria celui-ci, ô la plus déloyale de toutes les femmes! Mais son infâme sang ne sera point répandu par ma main. -- A ces mots, il releva la visière de damp abbé, qui perdait la respiration, et étouffait dans son casque: -- Tu seras seulement puni, dit-il, comme doivent l'être tous les blasphémateurs, des propos injurieux que ta bouche impie a vomis contre l'ordre sacré de la chevalerie, et contre ceux qui le composent. -- Alors il lui saisit la langue qu'il tirait pour reprendre haleine, et se contenta de la percer légèrement de sa dague.

Saintré voyant ensuite que la dame des belles-Cousines était évanouie sur son fauteuil, et que, ses dames effrayées étaient en pleurs autour d'elle, sa belle âme s'émut encore par un mouvement de pitié. Il se tourna vers les trois dames, et, levant les yeux au ciel: -- Pouvais-je faire moins, leur cria-t-il? Je pars; ayez encore pitié d'elle, quelque indigne qu'elle soit de vos soins. -- En achevant ces mots, il remarqua la ceinture bleue que portait la dame des belles-Cousines, et qui était alors l'emblême de la loyauté: il ne put le souffrir; et, dénouant cette ceinture, il la mit dans son aumonière, et s'éloigna.

Tout était préparé pour son départ: il monta à cheval, et abandonna la princesse à ses remords, le moine à ses soins, son château à ses concierges.

Peu de jours après Saintré rejoignit la cour, et fit observer à tous ses gens le plus profond silence sur l'événement singulier qui venait de se passer. Ses serviteurs, élevés sous l'œil d'un maître vertueux, furent fidèles au serment qu'il leur fit prêter; et lui-même eût cru commettre un crime impardonnable, s'il eût révélé rien de ce qui touchait à l'honneur d'une dame, même de la plus coupable.

Quinze jours après, la dame des belles-Cousines, ne pouvant plus prolonger une absence dont la reine commençait à se plaindre (car elle n'avait pu se refuser à quelques légers soupçons) rejoignit aussi la cour, qui, revenue de la campagne, se trouvait rassemblée dans le vaste hôtel de Saint-Paul. Elle fut reçue à bras ouverts par la vertueuse Bonne de Luxembourg, et dut bien rougir en se voyant dans les bras de cette illustre reine, et dans ceux de Mesdames de Berri, de Bourgogne et d'Anjou, ses belles-Cousines. L'arrivée de la belle veuve occasionna des fêtes, dans lesquelles Saintré se touva près d'elle aussi respectueux et avec l'air aussi attaché qu'il avait toujours paru l'être à son ancienne protectrice. Ce fut, il est vrai, avec moins de regret qu'elle n'en avait peut-être alors, qu'il ne vit plus le signal de cette épingle, qui, pendant si long-temps, avait toujours été celui d'un tête-à-tête heureux, et qu'il n'avait jamais reçu sans que son cœur en tressaillît d'amour et de plaisir.

Un jour, après le diné de la reine, toutes les belles-Cousines et quelques seigneurs distingué, tels que Saintré, furent admis dans l'intérieur des appartemens, dont les huissiers interdissaient l'entrée au reste de la cour. Quoique le désœuvrement et l'ennui ne puissent jamais se faire sentir dans une si noble et illustre société, la reine n'était pas fâchée qu'on lui contât quelquefois des histoires; et comme personne ne racontait plus agréablement que Saintré, ce fut lui que la reine choisit, ce jour-là, pour lui demander une anecdote qui pût l'intéresser. Saintré prit son parti; mais ce ne fut qu'après avoir bien assuré qu'il ne pouvait croire que tous les faits fussent exactement vrais dans l'histoire singulière dont on venait, disait-il, de lui envoyer les détails du fond de la Hongrie. Ensuite il raconta, devant tout le monde, l'histoire fidèle de ses amours avec la dame des belles-Cousines, et ne supprima aucune circonstance des événemens arrivés dans l'abbaye, et, en dernier lieu, dans son château.

La reine se montra très-scandalisée: elle dit que la dame lui faisait horreur, et méritait la punition la plus éclatante. Mesdames de Bourgogne, de Berri et d'Anjou, la comtesse de Périgord, la belle et vertueuse dame de Gravelle, enchérirent sur le genre de cette punition, et imaginèrent tout ce qu'elles crurent de plus déshonorant et de plus cruel. Le tour de la dame des belles-Cousines étant venu, Saintré ne put s'empêcher de lui dire aussi: -- Et vous, Madame, quel est votre avis? La dame, trop accoutumée à braver les remords, n'osa pas excuser l'héroïne de l'histoire; mais elle blâma fortement la conduite du chevalier; elle le trouva inexcusable d'avoir porté si loin la vengeance, et sur tout d'avoir osé enlever la ceinture bleue de son ancienne dame et bienfaitrice. Saintré, piqué de ce qu'elle avait pris un ton très-haut en prononçant ces dernières paroles, lui laissa entrevoir un bout de cette même ceinture qu'elle seule aperçut; et il la cacha presque aussitôt. Ce fut la fin de sa vengeance et de son amour.

FIN.

Appendix A

Note: (1) Cet arrière-cabinet s'appelait alors un oratoire; mais la richesse des ornemens, les parfums, let meubles élégans et commodes rendaient ces oratoires des asyles agréables et utilus autant que le peuvent être de nos jours les plus tanquilles et les plus délicieux boudoirs. Nous observons avec plaisir, qu'ils sont à la cour et à la ville de la plus haute antiquité.
Note: (1) Les Missi Dominici étaient des commissaires que le roi envoyait dans les provinces pour y entretenir le bon ordre et l'abondance, et défendre le faible contre les attaques du fort.
Note: (1) Nom de la marque que portait un chevalier, et dont il devait se faire déferrer.
Note: (1) La mode des éventails n'existait pas encore dans ce temps grossier.

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Citation Suggestion for this Object
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Histoire du petit Jehan de Saintré, et de Gérard de Nevers, par Tressan. Histoire du petit Jehan de Saintré, et de Gérard de Nevers, par Tressan. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD74-4