LES PLAISIRS D'UN JOUR.
LES PLAISIRS D'UN JOUR; OU LA JOURNÉE D'UNE PROVINCIALE A PARIS.
A BRUXELLES.
M. DCCLXIV.
PREFACE.
AU titre de ce petit Rien, tout Lecteur judicieux ouvrira ſans doute le Livre & le refermera. Il eſt bien vrai que l'on ne trouvera point ici ces raiſonnemens géométriques, qui veulent ſubjuguer tous les eſprits & qui prétendent les faire raiſonner en leur donnant des entraves.
C'eſt une aimable Provinciale que nous préſentons ici, ſon rolle eſt intéreſſant; & ſes Interlocuteurs ſont, comme on pourra le voir, gens du bon ton. C'eſt-à-dire, qu'ils ſont pétillants, ſans s'embarraſſer beaucoup de ce bon ſens qui ennuye tant aujourd'hui. Dorine, qui eſt à proprement parler l'Héroïne de cette mince Brochure, eſt une femme qui, après avoir éprouvé les dégoûts d'un mariage conclu par raiſon d'intérêt, ne trouve ſa liberté, c'eſt-à-dire ſon bonheur, que dans la mort d'un époux cacochime, & par-là même dégoûtant pour une jeune perſonne aimable, & dont la fortune n'étoit point aſſez bornée pour lui faire, par raiſon d'intérêt, contracter une union auſſi mal aſſortie.
L'Abbé, qui eſt le beaudiſeur, & le croniqueur de cette aimable Société, eſt un homme charmant, qui a paſſé les trois quarts de ſa vie, à recueillir toutes les anecdottes ſcandaleuſes; ſon étude a été ſi fructueuſe pour lui, qu'il eſt devenu la coqueluche des Cercles les mieux choiſis. Il jouit de très-bons Bénéfices. Il fait de ſon revenu, l'uſage que nos Abbés du bon ton, & qui affaiſſent le pavé de Paris, doivent en faire. Le caractère odieux de la Fauſſe-prude, à qui Dorine eſt confiée, devient une leçon importante pour les parens, qui ſe laiſſant facilement éblouir par les dehors d'une fauſſe ſageſſe, confient leurs enfans, ce dépôt précieux, dont la nature les a chargés, à ces femmes, que l'enfer à vomies dans ſa fureur pour troubler le bonheur des familles.
On voit dans le Marquis d'Amboiſiéres, un cœur tendre mais impatient: ſon amour eſt entreprénant & ſi peu reſpectueux qu'il lui devient funeſte. Il met tout en uſage pour ſe rendre maître de Dorine, & l'enlever à ſon rival: mais le véritable amour de celui-ci fait échouer ſes entrepriſes; & la Fauſſe-prude, qui s'eſt prétée par un intérêt bas & ſordide à ſes vues eſt enfin démaſquée.
Les aventures de Julie, qui ne ſont que croquées ſont aſſûrement intéreſſantes. Je crois qu'on ne peut les lire ſans être ſenſible aux événements qui traverſent ſa vie. Elle mérite cet intérêt à tous égards. Elle aime la vertu, ſans ſe déclarer contre les plaiſirs; ſon cœur eſt guidé par les grandes connoiſſances que ſon amour, décidé pour les Sciences & pour les Belles-Lettres, a fait acquérir à ſon eſprit.
Le Préſident de R.... qui ſe diſtinguoit par tant de magnificence, ne figure ici que pendant huit jours. La fête qu'il donne eſt une preuve éclatante du goût avec lequel il ſavoit faire choix des plaiſirs; Sylvie, ſa maîtreſſe, qui ne paroît pas plus longtems que lui ſur la ſcéne, donne lieu de croire, que ſi elle a parcouru toutes les claſſes du libertinage, ce n'a été qu'en cédant aux caprices de la fortune. Le Préſident lui fait-il un ſort aſſez honnête, pour n'avoir point à recevoir les hommages de ces gens qui ne ſavent qu'acheter le cœur des femmes? Elle devient une femme décente & du bon ton.
Ainſi, l'on trouve dans cette petite bagatelle des moralités enveloppées de l'intérêt des événemens, qui peuvent être auſſi inſtructives qu'amuſantes.
Un Roman qui n'a que l'eſpace de neuf à dix heures, & dont la lecture n'en demande pas trois, eſt certainement digne d'un accueil favorable s'il donne lieu à quelques réflexions utiles. Il y en a tant où l'on auroit de la peine à trouver cet avantage, qui ſont ſi étendus, & que cependant le Public, naturellement indulgent, reçoit avec quelque complaiſance, que celui-ci peut y avoir quelque droit.
Au reſte, je ne ſuis point Auteur, ni ne cherche à l'être: c'eſt un titre que je remplirois certainement fort mal. Je me ſuis amuſé à raſſembler ces trois ou quatre Hiſtoriettes. Elles me ſont connues. Je ſouhaite que le Public s'en amuſe. S'il les traite d'inepties c'eſt en pure perte; car je lui donne le défi de me ſoupçonner. L'anonimité me ſervira de Bouclier contre les traits de ſa critique.
LES PLAISIRS D'UN JOUR, OU LA JOURNÉE D'UNE PROVINCIALE A PARIS.
L'Aube du jour ne luiſoit point encore, quand Dorine s'éveilla en ſurſaut; “ſens perfides! s'écria-t-elle, cruelle “illuſion! ſommeil pourquoi m'échappe-tu, au moment que tu me “fais gouter les plus ſenſibles plaiſirs? Clidamon, me ſerois-tu tou“jours fidele?
Madame Donval s'éveillant à ces mots mal articulés, voulut préter l'oreille, eſpérant de pénétrer par là dans les ſecrets du cœur de la belle Marquiſe. Elle étoit venue avec elle à Paris pour guider ſes premiers pas dans le monde; & en qualité de ſurveillante, elle avoit juſques alors cherché à lire dans ſon cœur. Mais quelque habile qu'elle fût, quelle que pût être ſon expérience, inutilement avoit elle ſondé les ſentimens de Dorine, ce qui lui faiſoit juger qu'elle ne devoit plus faire fond que ſur ſon adreſſe pour venir à bout de ſes deſſeins. Elle fut néanmoins encore trompée pour cet inſtant dans ſon attente; car Dorine, au moment de la réflexion, devenue plus circonſpecte, ſe déſabuſa bientôt de ſon erreur, & ravie du bon augure de ſon ſonge, elle n'attendit plus que l'heureux inſtant de la réalité. Son amant s'étoit préſenté à ſon imagination échauffée mille fois plus aimable que la premiére fois qu'elle l'avoit vu, & qu'elle en avoit fait la conquête. Tout raviſſoit en lui; talens, ſincérité, amour. Il étoit l'image de l'aimable fils de Venus. Ce fut auſſi dans ces charmantes penſées que la belle Provinciale égaya ſon ennui juſqu'au moment de ſon lever.
Madame Donval de ſon côté rouloit de grands deſſeins dans ſon eſprit. Il étoit de ſon intérêt que la belle Marquiſe fût encore maîtreſſe de ſon cœur. Un premier amour eſt rarement partagé. Auſſi ſe flatoit-elle de le lui inſpirer pour un aimable homme qu'elle favoriſoit. Cependant l'inquiétude & l'air réveur qu'elle avoit toujours remarqué en Dorine, & qui avoit augmenté à meſure qu'elles approchoient de Paris, lui donnoit des ſoupçons peu favorables aux vues qu'elle avoit conçues ſur elle. Auroit-elle déja quelque inclination, diſoit-elle en elle-même? Une ſi jeune perſonne peut-elle être capable de tant de diſſimulation? Ah! je n'en puis douter. Seroit-elle la première qui eût trompé les argus les plus ſurveillans? Du moins que nos artifices ne ſoient pas inutiles. Dorine arrivée depuis hier perd ſa gayeté ordinaire; ſa tranquillité eſt troublée juſques dans les bras du ſommeil. Amour! amour!
Bientôt chacune fit grace à ſes reflexions. On ſe leva. Quel Dieu préſida à la toilette de Dorine? Que de graces parurent alors dans tout leur éclat! la nature avoit pris plaiſir à donner en elle l'aſſemblage le plus parfait. De grands yeux noirs pleins de feu. Une petite bouche. Un front des mieux coupé. Un petit nez mutin. Un viſage rond & d'une grande douceur, avec un teint frais & vermeil; pour tout dire en un mot, tous ſes trais étoient finis. On ne ſçavoit qu'admirer, ou leur régularité ou les graces & la majeſté de ſon port. Grande & bien faite: une taille fine & déliée. Les bras & le coloris du viſage de la plus belle carnation. Tant d'attraits étoient relevés par le plus charmant caractère, & par un eſprit vif, juſte & délicat. Que de rivaux ne devoit pas avoir Clidamon? Dorine étoit l'une des plus belles brunes & des plus picquantes que l'on ait pu voir. Auſſi jamais parure ne fut plus mal employée. Elle eſt néceſſaire à la plûpart des femmes pour relever leurs attraits, pour donner de l'éclat aux unes, diminuer la laideur des autres & les rendre au moins ſupportables. Mais Dorine, belle comme l'aſtre du jour, n'avoit beſoin que de ſa propre beauté. Au moment qu'elle alloit ainſi s'occuper à ſe rendre encore plus belle, Clidamon, ce fortuné mortel, l'amant cheri arriva.
La joye de Dorine eût trop éclaté devant Madame Donval, ſi ſolinville n'étoit auſſi-tôt venu faire diverſion. Ce jeune homme, parent de notre belle Provinciale, quoique iſſu d'une des meilleures familles de Normandie, n'avoit cependant ni l'eſprit ni la fineſſe de ceux de ſon pays. Auſſi à ſon arrivée la converſation, d'intéreſſente qu'elle étoit, devint-elle générale & ennuyeuſe par les fadeurs dont il ſçut habilement aſſaiſonner ſes complimens.
L'arrivée d'un troiſième fut mille fois plus agréable à nos amans. C'étoit un de ces perſonnages auquel le petit collet donne le privilège d'être beaucoup mieux auprès des Dames que la plûpart de nos plumets; peut-être à cauſe de la reſſemblance des intérêts. Il en eſt dans ce corps que l'on peut regarder comme des paſſevolans. Ils ne tiennent, pour ainſidire à aucun état. Cet habit leur offre l'entrée chez les Grands, où ils ne pourroient pas ſe montrer ſans cet uniforme. D'Herbeval n'étoit pas de ce nombre. Iſſu d'un ſang illuſtre mille fois glorieuſement repandu pour ſa patrie, il auroit lui-même ſuivi les drapeaux de ſon Prince, ſi la nature dès ſa naiſſance ne l'avoit exempté de ces nobles périls. Elle s'étoit trop appliquée à orner ſon eſprit, & avoit oublié le corps. Nouvel Eſope, moins défiguré, & preſque auſſi ſpirituel. Conſacré à l'Egliſe, il donna dès ſa jeuneſſe des preuves qui parurent peu équivoques de ſon attachement pour l'eſprit de ce corps. Pourvu par la ſuite d'un riche Bénéfice, ſon caractère ſe démaſqua. Rarement l'eſprit marchetil ſous l'étendart de la devotion. Auſſi ce fameux proſelyte prit-il bien-tôt cet air ouvert, mais fin, qui convenoit au nouveau ſejour qu'il alloit habiter. Fait pour les Dames, il s'étudioit à leurs plaire. Riche, aimant la dépenſe, n'eſt-on pas toujours bien auprès du beau ſexe. Une femme aime à ſe voir l'objet de notre encens. Donnez lui des louanges ſur ſon eſprit, ſur ſa beauté; c'eſt un tribut général qu'on lui doit de tout temps. Elle ne vous en aimera pas davantage. Mais des Fêtes, des préſens, voilà le philtre qui ſeul gagne le cœur. C'eſt la pierre de touche, on vous diſtingue, on vous ſouffre, & quelque fois vous rend-on amour pour amour. L'élégant Abbé ſavoit employer tous les reſſorts de la bonne galanterie. Homme d'eſprit, il étoit l'amuſement des cercles. Railleries fines, plaiſanteries, bons mots. Tout étoit employé à propos. Des riens devenoient intéreſſans ſous ſon pinceau, grand talent dans le ſiécle d'aujourd'hui. La toilette étoit le théatre ou d'Herbeval brilloit tous les jours en ſortant de chez lui. La promenade lui offroit de nouveaux plaiſirs & de nouvelles conquêtes. Le reſte de la journée étoit encore mieux partagé. Les Dames du haut rang relevoient d'abord ſes hommages. Mais à l'heure du ſpectacle, rien ne le pouvoit retenir. Manquer quelque toilette d'Actrice, fut un crime à Cythére. Il couroit, papillonnoit auprès de toutes, étoit à toutes & n'étoit à aucune. Toujours dans les couliſſes, il en ſcavoit toutes les galantes converſations. Quelle riche moiſſon! pouvoit-il après cela ſe trouver jamais muet en belle compagnie.
D'Herbeval, informé de l'arrivée de la belle Provinciale, crut avec raiſon que c'étoit beaucoup gagner de ſe montrer des premiers. Auſſi toute viſite fut elle remiſe après cette premiere entrevue. Il comptoit être le premier. Mais l'amour étoit de la partie. Les ſujets de ce Dieu ſont toujours en campagne. Solinville étoit déja le premier importun qui étoit venu nuire à Clidamon. La viſite de l'Abbé lui fit plus de plaiſir. Il commençoit à s'ennuier de la converſation trop générale, ou la préſence de Solinville l'avoit conduit. Cher Abbé, l'on eſt ravi de vous voir, lui dit-il, en entrant. Il n'étoit pas poſſible que vous puſſiez tarder plus longtemps. Belle Marquiſe, ſouffrez que ce ſoit moi qui vous le préſente. Ces complimens de part & d'autre, dérangerent pour un inſtant la précieuſe occupation de Dorine. Mais Monſieur l'Abbé en homme d'ordre, ſçut bientôt remettre tout dans ſon état. Que vous êtes belle, dit-il à la Marquiſe, & que les graces ont repandu d'agrémens ſur ce viſage. La parure eſt bien inutile, Madame, à qui a tant de beautés. Seduiſez nous cependant ſi vous le pouvez davantage. Que l'élegant artifice ſeconde encore la nature. Vous ferez bien des Malheureux. L'Abbé d'Herbeval ſongea à prévoir tous les inſtans de la journée, pour fournir de nouveaux plaiſirs à Dorine, elle avoit ſi peu de temps à reſter à Paris que tout étoit précieux. On convint de tout ce qu'il propoſa. Il eut même la complaiſance de promettre à Clidamon, en faveur de la belle Marquiſe, d'être pour la première fois infidelle à tous ſes autres engagemens ordinaires, & de ne point quiter la compagnie de toute la journée. Il donna donc ſes ordres d'après cet engagement; en quoi il eut d'autant moins de peine, qu'il ne manquoit jamais d'excuſes, pour ſe débarraſſer des entrevues qui auroient pu nuire à ſes nouveaux deſſeins. Dorine qui avoit commencé à goûter ſa converſation, & dont la gayeté s'accommodoit à merveille à la ſienne, fut charmée du ſacrifice qu'il vouloit bien lui faire, & lui en ſcut tout le gré imaginable.
En homme de regle, il offrit ſon caroſſe pour aller d'abord à la Meſſe, & de bon goût, il le fit tourner vers ce temple, rendez-vous, de toutes les beautés coquêtes. Les Quinze-Vingts ſont les jours de fête d'un petit monde en beautés. Celui-ci en étoit un. Auſſi quelle fut la ſurpriſe de Dorine! Si Clidamon eût levé les yeux de deſſus elle, elle auroit cru tous ſes charmes anéantis. Mais cet amant à qui l'abſence venoit de faire ſentir tout le prix de ſon nouvel amour, cherchoit trop à lire ſon bonheur dans les yeux de ſa maîtreſſe pour détourner les ſiens ſur tout autre objet. Eſt-on auprès de ce qu'on aime, le reſte du monde pour nous ne tient qu'au néant.
Il n'en étoit pas de même du doucereux Solinville. Il étoit maître de ſon cœur. Il quitta un inſtant ſa compagnie, pour s'informer de toutes les petites minuties qu'on demande d'ordinaire à ces beautés de parade ſi fort à la mode aujourd'hui. L'Abbé d'Herbeval en fit ſeulement remarquer quelques-unes dont il promit de dévoiler certaines annecdotes divertiſſantes.
Bientôt on ſortit pour aller embellir la promenade. Les Dames étoient déja toutes rangées le long de l'allée. Mille amans leur faiſoient complimens ſur leurs charmes. Ah! dans quel lieu me conduiſez-vous, cher Clidamon, lui dit l'aimable Marquiſe. Eſt-ce dans un Palais enchanté. De quelque côté que je jette ici les yeux, mille beautés toujours plus belles viennent ſe préſenter à ma vue. Ici l'or & les pierreries, là les ſeuls agrémens de la tendre jeuneſſe. Pouvez-vous m'être fidelle, au milieu de tant d'aimables objets.
Y penſez-vous, lui repondit Clidamon. Mon amour vous eſt-il ſuſpect. Me croyez-vous du nombre de ces cœurs volages qui ſacrifient tous les jours à de nouvelles divinités. Ah! rendez-moi juſtice. Ai-je violé mes ſermens? Je ſuis fidele. D'ailleurs toutes ces beautés que vous croyez telles, vous ſont mille fois inférieures. L'or & la parure déguiſent ici des traits mal compaſſés. Là le rouge eſt employé pour faſciner les yeux des minces adulateurs, qui cherchent plutôt le coloris du viſage que le précieux aſſortiment des vertus. Là le blanc étendu avec art, remplit les vuides dont l'âge & la débauche altérent le viſage. Tout eſt ici maſqué. La mère veut paroître auſſi jeune que ſa fille. Celle-ci cherche à l'emporter ſur toutes les jeunes perſonnes de ſon ſexe. La coquetterie eſt de tout âge. Ah! belle Dorine, ne jugez pas cependant ſur ces apparences. Fuſſiez-vous mille fois plus belle, euſſiez-vous moins d'attraits, mon cœur n'en ſeroit pas moins votre eſclave: vous vous l'êtes ſoumis ce tendre cœur. Ses fers feront à jamais ſon bonheur & ſa gloire. Clidamon en auroit dit davantage, ſi l'Abbé n'eût fait diverſion à ces charmans propos, en leur faiſant remarquer que Madame Donval, quoique accompagnée de Solinville, étoit un peu trop négligée. Que trop d'attention pour l'objet de notre amour nuiſoit quelquefois. On ſe rejoignit, on prit des chaiſes, & l'Abbé, pour remplir ſa promeſſe, leur raconta l'avanture de quelques-unes des plus apparentes d'entre les Dames aſſiſes proche d'elles.
Dorine eſt un peu ſur le retour. Elle n'a ni graces ni beauté. Croiriez-vous cependant qu'elle a un amant qui lui a aſſuré ſa fortune; ce jeune homme s'eſt attaché à elle, vaincu par je ne ſcai quel charme, extrémement riche, il lui prodigue chaque jour des fêtes & des preſens. Il va toujours au-devant de tous ſes déſirs. Cependant, quoiqu'il lui ait encore aſſuré près de quinze mille livres de rente, elle lui ſcait aſſocier quelque Adonis muſqué, qui jouit paiſiblement des largeſſes de l'amant en titre.
Auprès d'elle eſt une aimable Demoiſelle, auſſi ſpirituelle qu'elle a de charmes. Son amant l'aime ſans partage. Il vient de refuſer un parti des plus avantageux, pour ne ſe point voir arracher de ſes bras. Elle le merite, il eſt vrai, par ſes ſentimens & ſa conduite à ſon égard. C'eſt au moins pour lui une ſenſible conſolation d'avoir ſi bien placé ſon amour. Son bonheur en ce point juſtifie ſa folie. Mais il n'en ſera pas moins blâmé de renoncer à ſa fortune, à ſon avancement & à la gloire de ſes ancêtres, pour un amour que chacun taxe d'excès & de libertinage. C'eſt cependant ce qui eſt le plus à la mode dans notre ſiécle.
Cette autre ayant perdu maintes fois tout credit dans l'eſprit de nos jeunes gens, s'eſt toujours relevée de ſa chute, & ne doit qu'à ſon babil les offrandes qu'on lui prodigue chaque jour.
Celle-ci eſt revenue depuis près de cinq ans d'Italie, où elle étoit à la ſuite d'un jeune Seigneur, qui la faiſoit paſſer pour ſon Secretaire. C'étoit en apparence le plus aimable cavalier. Vif, gai, poli, il faiſoit l'amuſement & la conquête de toutes les Dames qu'il approchoit. Mais depuis, ayant un peu trop oublié ce qu'elle devoit paroître, s'étant comportée un peu moins qu'en jeune homme, le Seigneur s'en eſt détaché, & elle eſt revenue en cette Ville reprendre les habits convenables à ſon ſexe; mais non les mœurs des femmes de ſa ſorte, qui n'avoient rien perdu de leur empire ſur elle dans ſa première métamorphoſe; elle eſt aujourd'hui ce qu'elle ſera toujours, coquette, volage, aimant la dépenſe à l'excès, elle ruinera ſes amans. Ce qui m'étonne, c'eſt qu'elle puiſſe s'en donner de nouveaux.
Il faut tous les jours à celle-là de nouveaux amans. Glorieuſe même dans ſes baſſeſſes, elle reçoit avec dédain l'hommage des ſubalternes. Celui ſeul qui donne le plus eſt bien acceuilli. Auſſi ſe plaît-on tous les jours à lui cauſer quelques nouvelles mortifications. L'apas du gain l'a fait déja plus d'une fois tomber dans le piege. Un jour entr'autres, qu'un Prince étranger, auquel elle avoit donné quelques-uns de ſes inſtans, lui envoyoit le prix qu'elle avoit mis à ſes faveurs; l'intriguant domeſtique chargé d'un ſi riche préſent, reſolut, non de rien s'attribuer ſur cette ſomme, mais de s'en ſervir aux mêmes fins que ſon maître; dans cette vue, il prend ce qu'il trouve de plus beau dans la garderobe du Prince, & ainſi déguiſé, va chez la belle, où il ne manque pas de faire ſonner l'or dont il étoit chargé. Au ſon de ce précieux métal, cette charmante intéreſſée, jugeant par le pompeux déhors, préſuma avoir affaire à quelque perſonne de conſéquence. Elle le comble d'amitié & de careſſes Marché fut fait & conclu à l'inſtant, le galant excroc lui laiſſe la bourſe, & retourne prendre les habits qui auroient ſeuls empéché ſon bonheur. Le lendemain, la belle ne recevant rien de la part du Prince, prétend avoir été dupée, & vient elle-même lui en faire des reproches. Mais quelle fut ſa ſurpriſe de reconnoître dans l'antichambre celui qu'elle avoit ſi bien fêté la veille. Elle conçut alors toute la honte de ſa mépriſe; & confuſe, ſortit auſſitôt de cette maiſon, qui lui reprochoit ſa ſordide avarice, & lui en faiſoit ſentir toute l'avanie. Le Prince à ſon lever fut informé des circonſtances de cette avanture. Elle éclata bientôt, fut la nouvelle du jour & le ſujet des divertiſſemens, & de la riſée de tous les Seigneurs & de tout Paris.
Mais voyez-vous bien cette Dame Elle a encore quelque jeuneſſe, & un reſte de beauté. Il y a quelques années, avant que ſes amours euſſent ſi fort éclaté, c'étoit une des belles perſonnes de ***. Outre cela riche, & avec de la naiſſance. En falloit-il davantage pour être recherchée par l'élite de toute la province. Auſſi eut-elle bon nombre d'amans. Mais ſon cœur dès ſa plus tendre enfance n'étoit déja plus à elle. Un fort aimable jeune homme de ſa même Ville en étoit maître. L'heureuſe habitude de ſe voir avoit formé ces nœuds. Ils étoient de même âge, leurs parens étoient amis. Lucile, c'eſt le nom de cette Dame, l'avoit toujours diſtingué du reſte de la jeuneſſe. Elle avoit pour lui l'amour le plus tendre & le plus vif. Avec la douceur de ſe voir payée du retour le plus parfait. Leur amour ne fit qu'augmenter avec l'âge; & lorſque les parens de la belle la deſtinerent au mariage, que pluſieurs grands partis ſe préſentoient, & qu'il fallut ſe décider, Lucile déclara à ſa famille qu'elle ne donneroit jamais la main à d'autre qu'à d'Heranville, qu'il étoit digne de ſon choix, qu'il n'avoit pas, il eſt vrai, un bien proportionné au ſien, que ſa naiſſance étoit inférieure à la ſienne, mais qu'elle connoiſſoit ſon cœur & ſon invincible attachement pour elle, qu'en un mot il feroit ſon bonheur, & que ſans lui elle ne pouvoit qu'être toujours malheureuſe; les parens de Lucile ne ſe rendirent pas à ſes prières. La diſproportion du bien & de la naiſſance du jeune homme, jointe à la témérité de la belle, les revoltoit; leur conſentement étoit néceſſaire au bonheur des deux amans. Ils le refuſerent conſtamment. Lucile de ſon côté rejettoit avec hauteur ceux qui lui venoient faire leur cour. Perſonne n'étoit excepté. Tous ſe reſſentoient de ſon chagrin. Enfin ſes parens s'imaginerent que l'éloignement de celui qui cauſoit le déſordre, ſeroit un moyen ſûr de ſoumettre Lucile à leur volonté, & de lui faire donner la main à un vieux Marquis de leur province qui la vouloit avantager de tout ſon bien; mais la belle en avoit décidé tout autrement. Ainſi loin de ſe laiſſer vaincre, & de condeſcendre à ces vues d'interêt qu'on avoit ſur elle, elle rejetta ſon malheur & celui de ſon amant, qui étoit parti pour Cadix, ſur ce ſurranné vieillard; & au lieu de l'eſtime qu'elle lui pouvoit porter auparavant, il devint l'objet de ſon averſion la plus marquée. Lucile n'avoit cependant dans ſon malheur, que la douce mais triſte conſolation de penſer à ſon amant, de comparer ſes feux avec les emportemens de tous ſes adulateurs mépriſés, & de penſer que le temps de ſa liberté approchoit. Elle avoit perdu ſa mère au moment même de ſa naiſſance. Quatre ans après ſon père avoit ſubi la même rigueur du ſort. Elle étoit reſtée entre les mains d'un oncle, qui avoit pris ſoin de ſon éducation & des biens dont elle étoit héritière. Elle pouvoit bientôt agir ſans contrainte. Enfin cet age ſi déſiré arriva. Lucile, alors maîtreſſe d'elle-même, ne ſongea plus qu'à ſe rejoindre à ſon amant, & à s'attacher par les liens les plus ſacrés & les plus inviolables à celui, qui de tout temps avoit été l'unique maître de ce qu'elle avoit de plus précieux. mais quel fut ſon déſeſpoir lorſqu'elle apprit ſon malheur avec la mort de ſon amant. Cet infortuné jeune homme, emporté par ſon amour, quitta l'Eſpagne où ſes parens l'avoient envoyé, & ſoutenu par l'eſpérance de ſe voir en poſſeſſion du plus grand tréſor qu'il eût jamais déſiré; il faiſoit nuit & jour diligence, pour s'approcher de ſa digne amante. Mais près de gouter le doux plaiſir de la réunion, & de ſe conſoler dans les bras de ſa maîtreſſe, de ſa trop longue abſence; il s'en voit inhumainement arraché pour toujours. Soit ſaiſiſſement, ſoit fatigue, il fut bien-tôt en proye à la plus cruelle maladie, qui en peu de jours changea ſes myrthes en cyprés, & la joye de Lucile en larmes des plus amères. Le déſeſpoir de cette tendre amante fut inexprimable, ſans ceſſe elle avoit ſon cher amant devant les yeux. Il lui paroiſſoit expirer dans ſes bras. Jamais douleur ne fut plus vive. Ses ſoupirs étoient entrecoupés par des ſanglots. Cruel deſtin pourquoi te plaît tu toujours à traverſer le bonheur des foibles humains?
Lucile crut ne trouver que dans la retraite un ſejour tranquille où elle pût nourrir ſa douleur, en penſant continuellement à la cruauté du ſort qui lui avoit enlevé ce qui lui étoit au monde de plus cher. L'azile qu'elle choiſit, étoit gouverné par une des ſes tantes, c'eſt ce qui le lui fit préférer. Elle y avoit reçu la prémiere éducation, & elle comptoit y jouir d'une plus grande liberté, & y gouter plus de ſatisfaction que dans tout autre lieu qu'elle n'auroit pas ſi bien connu. Dailleurs elle n'avoit jamais eu qu'à ſe louer de ſa parente qui l'aimoit tendrement. Elle ſe flatoit donc de trouver auprès d'elle quel-que eſpèce de conſolation. Peut-on épancher ſa douleur dans le ſein d'un ami qui la partage, on eſt à demi ſoulagé. Tels étoient les avantages qu'elle alloit chercher dans cette retraite.
Mais eſt-il de ſolitude où l'amour & l'intérêt ne puiſſent pénétrer. Ces deux grands mobiles des actions des hommes agiſſent à peu-près dans la même force. Auſſi Lucile y fut-elle bientôt en butte aux mêmes pourſuites qu'elle avoit déja eſſuyées avant ſon déſaſtre. Les uns l'aſſiégerent, picqués pour elle du plus vif amour, mais plus lui paroiſſoient-ils l'aimer ſincérement, plus auſſi lui ſembloient-ils importuns, en lui repréſentant les douceurs qu'elle avoit déja auſſitôt perdues que goutées. La vie lui devenoit odieuſe. D'autres éguillonnés par le déſir des grands biens qu'elle poſſedoit redoubloient leurs pourſuites. Mais Lucile, à travers de leurs plus douces proteſtations, ſcavoit bien demêler la baſſeſſe de leurs vues, tous les hommes lui devenoient haïſſables.
La tante de Lucile faiſoit néanmoins tous ſes efforts pour diſſiper ſon chagrin, & lui faire oublier le ſujet de ſa douleur. Elle favoriſoit un Baron, homme riche & des mieux titrés de la province, qui ſe trouvoit du nombre des adorateurs de ſa niéce. Elle parloit ſans ceſſe de ce parti à Lucile, qui enfin vaincue par les importunités de ſa tante, & plus encore pour ſe défaire de tous ſes amans, qu'elle croyoit avoir ſujet de haïr, donna les mains à tout ce que l'on déſiroit. La tante vit bien que la réuſſite dépendoit de la promptitude de l'exécution, auſſi le mariage ne fut-il différé que le temps abſolument néceſſaire pour les préparatifs. Il fut fixé à cinq jours. Ce délai étoit ſuffiſant, mais il auroit du être encore plus court pour les intérêts du Baron; car l'Abbeſſe, malgré toute ſa prévoyance, eut le déplaiſir de voir échouer ſes projets & ſes eſpérances. En effet, à la veille de la cerémonie, Lucile, vaincue par de nouvelles reflexions, changea de deſſein, & rompit toutes les meſures, en proteſtant que c'étoit par ſurpriſe qu'on lui avoit arraché ſon conſentement. Que le Baron étoit un de ceux de qui elle auroit eſpéré le plus de ſatiſfaction: qu'elle n'avoit nul ſujet de ſe plaindre de lui; mais que tous les hommes lui paroiſſoient trop haïſſables depuis la perte de ſon amant, pour ſe lier jamais par des nœuds ſi revérés; il fallut prendre patience. Le Baron crut que le temps ralentiſſant la douleur de Lucile la lui rendroit auſſi plus favorable. Politeſſe, complaiſance, tout fut employé pour gagner ce cœur indomptable. Enfin Lucile ſe laiſſa vaincre en apparence. Cette feinte devoit faire davantage éclater ſon déſeſpoir, & la fureur de ſes premiéres reſolutions. Elle donna la main au Baron, qui au moment qu'il ſe croioit ainſi le plus heureux des hommes, vit toutes ſes eſpérances trompées, par l'évenement le plus imprévu & le plus funeſte pour lui. Lucile, reſolue de tout ſacrifier, dans le tumulte & la confuſion qui regne d'ordinaire dans ces ſortes de fêtes, trouva le moyen de s'échapper, elle avoit ſecrettement tout fait préparer pour ſa fuite: elle fit la plus grande diligence, & arriva dès le lendemain à Paris. Elle écrivit auſſi-tôt au Baron, qu'elle s'étoit crue obligée d'en agir ainſi, pour s'éviter à l'un & à l'autre des chagrins continuels: que ſi elle avoit cru pouvoir jamais être heureuſe avec un homme, c'eût été certainement avec lui. Qu'elle lui rendoit juſtice ſur ſes ſentimens: mais qu'il ſavoit lui-même ſon dégout abſolu pour toute gêne: qu'elle le prioit donc de ne la point contraindre. Que d'ailleurs s'il ſe rapprochoit d'elle, il ſeroit tous les jours à la veille des mêmes ſcénes. Qu'ainſi elle le prioit de la laiſſer tranquillement vivre à ſa manière dans cette Ville. Qu'au ſurplus, s'il faiſoit les moindres pourſuites pour la ravoir, elle fuiroit plutôt au bout de la terre: qu'elle ſe vouoit pour toujours à la retraite & au ſilence. Que du reſte, elle conſerveroit toujours une veritable eſtime pour ſa perſonne.
Le Baron, qui à la perte de celle qu'il comptoit deja être ſon épouſe, avoit ſenti toute l'étendue de ſon malheur, en ſentit de nouveau toute l'amertume à la lecture de cette lettre. Il comprit bien qu'une femme, qui juſque-là avoit toujours agi avec une conſtance ſi mâle, & une ſi grande fermeté, étoit capable de tout. Ainſi, après avoir inutilement employé prières & ſoumiſſion, il crut devoir oublier Lucile. Peut-être la rigueur de ſes procédés, & de nouveaux amours y contribuerent-ils. Quoi qu'il en ſoit tout reprit chez lui, du moins en apparence, le calme & la ſérénité. Il lui en reſta néanmoins une triſteſſe & une mélancolie, qui épuiſerent bientôt ſes forces, & le conduiſirent peu à peu au tombeau.
Quant à Lucile, après avoir vêcu retirée toute la vie du Baron, libre alors de tout engagement & de toute contrainte; le temps ayant d'ailleurs un peu calmé ſa douleur & amorti ſes chagrins; elle voulut voir ce qu'il y avoit de curieux & d'agréable dans cette Ville. Peu à peu elle y prit gout. Son chagrin diminua, ſa mélancolie ordinaire fit place à le gayeté. Elle vint à goûter les plaiſirs, à aimer la compagnie. Les charmes de cette Ville; la brillante jeuneſſe qu'elle contient, vinrent tout-à-coup s'offrir à ſon imagination. Elle ſe plut dans ces idées; & dès la première promenade, ſon déſeſpoir & ſa triſteſſe s'évanouirent. Elle devint en un inſtant ce qu'elle auroit du être depuis longtemps, gaye, aimable & enjouée. La honte du paſſé & plus encore l'amour de ſa liberté, l'enchaînerent à Paris, & l'empécherent de retourner dans ſa patrie, de ſe rendre à ſa famille, ou de prendre quelque engagement. Elle ſe livra bien-tôt autant au plaiſir qu'elle en avoit eu du dégoût. Les grandes douleurs, les déſeſpoirs trop forcés, ſont aſſez ſouvent un pronoſtic certain d'un futur changement & d'une déroute quelquefois de conſéquence. C'eſt ce qui ſe réaliſa en Lucile. Son cœur étoit vuide, & ſa beauté toujours la même. Jeune encore pouvoitelle reſiſter à l'amour. Ce petit Dieu avoit depuis long-temps formé la reſolution de tirer vengeance de ſes mépris. Dès qu'elle eut permis l'entrée de ſa maiſon à quelques perſonnes, elle s'en fit bientôt autant d'adorateurs. Elle en choiſit un. Ce nouveau favori trouva le moyen de tarir la ſource de ſa triſteſſe, & d'y faire ſuccéder les plus doux plaiſirs. Chaque jour elle devenoit plus aimable. Enfin après avoir eu pluſieurs amants cachés & ayant paſſé pluſieurs années dans l'habitude du plaiſir; depuis quelque temps revenue de cette phrénéſie, rendue à elle-même, elle paroît démentir aujourd'hui par ſa conduite les égaremens de ſa vie paſſée. Femme aimable elle eſt l'agrément de toutes les converſations. Les compagnies où elle ſe trouve ne peuvent s'en ſéparer. Vertueuſe par goût, la ſolitude lui eſt un préſervatif inutile.
Il étoit tard. Dorine après avoir remercié l'Abbé de ſa complaiſance, crut devoir le prier de remettre au dîner les autres aventures des Lais de nos jours. On ſe leva, cette aimable compagnie fit encore quelques tours d'allées avant de quitter la promenade. Clidamon voulut employer le peu d'inſtans qui lui reſtoient à conduire Madame Donval, pour tâcher de tirer quelques inductions ſur ſon caractère, & les mettre, s'il ſe pouvoit, à profit, ou pour ſon avantage particulier, ou contr'elle: mais s'il en put tirer quelque choſe, ce fut qu'elle étoit auſſi ſouple & ruſée, que ceux qui la voudroient ſonder. Madame Donval étoit une femme d'apeu-près cinquante ans. Dans ſon jeune âge, elle avoit été une des plus belles de ſa province; tous les plus aimables cavaliers de *** lui faiſoient la cour, & étoient ſes captifs. Parmi tant de galands, elle deſtingua Donval, non comme le plus aimé, mais comme celui qui lui parut le moins jaloux & le plus commode. En effet le mariage ne changea preſque rien à ſes uſages & à ſa manière d'agir ordinaires. Mêmes intrigues, mais pouſſées un peu plus avant. Une femme de ce caractère avoit acquis en amour une expérience certaine. Auſſi ſon mari étant mort, les lys & les roſes de ſon viſage fanés, elle crut pour ne pas tout à fait renoncer aux plaiſirs devoir ſe rendre utile de tout ſon pouvoir à la jeuneſſe amoureuſe; elle ſçut donc ſe contrefaire, affecter tous les ſentimens d'une femme d'honneur, & ſi bien ſe déguiſer audehors, que l'on étoit ſurpris qu'une femme qui avoit été auſſi répandue, & qui aimoit le plaiſir plus qu'ellemême, fût devenue ſi moderée. Mais que les replis du cœur ſont cachés! Madame Donval profitoit de la belle reputation où elle s'étoit miſe par ſa fourberie, pour s'attirer la confiance des jeunes Demoiſelles de condition. Peu à peu, il étoit impoſſible qu'elles ne tombaſſent pas dans le piege; c'étoit dans cette intention qu'elle s'étoit appliquée à gagner l'affection de Dorine. Cette belle perſonne avoit inſpiré des tendres ſentimens à pluſieurs Seigneurs, qui l'avoient vue aux Etats de***.
Un d'entr'eux, qui avoit déja eu lieu de connoître Madame Donval, & de ſe bien trouver de ſes merveilleux talens en intrigues amoureuſes, la vint encore trouver, & lui faire les plus belles promeſſes, s'il pouvoit par ſon moyen gagner le cœur de cette aimable perſonne. Mais l'heureux Clidamon en étoit déja maître. Dorine, fort riche du chef de ſa mère, qu'elle avoit perdue en bas âge, faiſoit les délices de ſon père: l'un des premiers Magiſtrats de ****. Au déſeſpoir d'avoir perdu ſon épouſe, qu'il avoit toujours tendrement cherie, il avoit renoncé à tout autre engagement, & avoit mis tous ſes ſoins à l'éducation de Dorine, qui étoit le ſeul enfant qui lui fût reſté de huit qu'il avoit eu pendant ſon mariage. Cette aimable fille, dont l'eſprit & les graces augmentoient avec l'âge, devoit un jour être un parti des plus avantageux de toute la province. Son père, qui ne penſoit qu'à lui procurer un riche établiſſement, entra aiſément dans les vues d'un riche gentilhomme de la même Ville, qui la vouloit avantager de tout ſon bien en l'épouſant. Le père de Dorine crut devoir la lui accorder; préſumant avec aſſez de raiſon que ce vieillard plus que ſeptuagenaire lui laiſſeroit bien-tôt le libre droit de penſer à un ſecond hymen plus conforme à ſon goût: en effet, Dorine à l'âge de ſeize à dix-ſept ans, & après un peu moins d'une année année de mariage, vit mourir le Marquis ſon époux, qui la laiſſa héritière de trente-deux mille livres de rente. Cette charmante veuve, toujour adorée de ſon père, en avoit reçu parole de n'être jamais forcée de donner ſa main par aucune vue d'intérêt. Voulant la rendre heureuſe, il s'étoit engagé à lui laiſſer choiſir un époux, déſirant abſolument que le don de ſa main fût précédé de celui de ſon cœur; & qu'ainſi elle ne lui pût un jour reprocher les dégouts qu'elle viendroit à avoir, ſi malheureuſement elle n'avoit point dans de ſeconds nœuds toute la ſatisfaction qu'elle étoit ſi bien en droit de prétendre. C'étoit préciſément dans ces circonſtances que le jeune Marquis d'Ambuſſieres, que la vue de la belle veuve avoit rendu ſenſible, ſe donnoit tous les mouvemens poſſibles pour parvenir à s'en faire aimer. Les grand biens dont Dorine jouiſſoit pour lors, & ceux qui lui devoient apartenir après la mort de ſon père, étoient un nouveau motif pour animer ſes pourſuites. Mais Clidamon l'avoit déja prévenu, & preſque ſans y penſer, il avoit été aſſez fortuné pour remporter une victoire d'une auſſi grande conſéquence pour ſon bonheur & ſa fortune. Ce jeune homme, iſſu d'une grande famille du ***, à la dernière tenue des Etats, étoit devenu épris du plus vif amour auſſi-tôt qu'il eut apperçu Dorine. Bien-tôt il fit connoiſſance avec les parens de cette belle perſonne. Il ne les quittoit plus. Dès qu'il eut accès auprès de celle qui captivoit ſon cœur, ſoins, attentions, prévenances, tout fut employé pour ſe la rendre favorable. Dorine de ſon côté, charmée d'avoir reconnu en lui une prudence & une candeur fort au-deſſus de ſon âge, ne parut pas plus long-temps ignorer ſon amour & dédaigner ſes hommages, qu'il ne lui en fallut pour connoître s'il étoit digne d'elle; & remarquer à cet effet que celui à qui elle donnoit ſon cœur méritoit tout ſon amour.
Qui peut ſe dépeindre le bonheur de ces deux jeunes amans, tous deux connurent alors l'amour pour la première fois. Car il n'y a aucun doute que la vertu ſeule & la reconnoiſſance avoient attaché Dorine à ſon premier époux, dont l'âge étoit ſi diſproportionné au ſien. Ainſi ce ne fut qu'a la vue de Clidamon que le jeune cœur de notre charmante veuve commença à reſſentir les traits de l'amour. Dès que deux cœurs nés l'un pour l'autre, viennent enfin à s'approcher, que de ſentimens n'ont-ils pas à ſe communiquer: le bonheur paroît inaltérable. Tel étoit celui de ces deux jeunes perſonnes, toutes deux faites pour l'amour.
Enfin Clidamon, après s'être aſſuré du cœur de ſa maîtreſſe, vit approcher le fatal inſtant de leur ſeparation. Obligé malgré lui de retourner à Paris, il quitta Dorine avec tous les regrets d'un amant au déſeſpoir, & toutes les proteſtations d'un amant cheri. Jamais ſeparation ne fut plus amère & plus douloureuſe. Dorine en prit un ennui ſi conſidérable, que rien ne la pouvoit plus flatter. Ce fut à cet ennui, qu'elle dût l'agrément de venir à Paris. Son père qui n'avoit des yeux que pour elle, craignant que cette mélancholie ne devînt un poiſon mortel qui lui enleveroit ſa plus ferme eſpérance, conſentit au conſeil qu'on lui donna d'envoyer ſa fille à Paris où la diverſité des plaiſirs dont cet heureux ſejour eſt l'aſſemblage pourroit la diſſiper. Sa charge le retenoit malgré lui dans ſa province. Ne pouvant donc lui-même accompagner ſa fille, il crut ne pouvoir mieux choiſir que de jetter les yeux ſur Madame Donval pour le remplacer en cette occaſion. Il étoit auſſi la duppe de cette femme artificieuſe, qui s'occupant depuis long-temps de ce voyage, lui avoit déja fait entrevoir, qu'elle s'y prétéroit volontiers.
Clidamon n'ayant donc pu rien tirer de cette ingénieuſe femme, & prêt d'arriver à leur équipage, lui propoſa pour le ſoir, après le ſpectacle le divertiſſement de la promenade au bois de Boulogne, où il comptoit leur donner à ſouper, & où à cet effet, il avoit fait préparer une fête complette. Madame Donval aimoit trop le plaiſir, pour ne pas accepter tout ce qui pouvoit lui en procurer. Cet offre de Clidamon augmenta ſa gayeté; toute cette aimable compagnie s'en reſſentit.
Arrivés chez l'Abbé d'Herbeval, on y trouva le Chevalier du Thieul & le Comte de Kerville, tous deux amis de Clidamon, ils avoient déja ſalué Dorine à la promenade; & l'Abbé les avoit engagés à venir leur tenir compagnie le reſte du jour.
On ſe mit à table. Le dîner fut pouſſé le plus long temps qu'il fut poſſible, on y raiſonna beaucoup ſur tous les objets qu'on avoit vus à la promenade.
Avez-vous bien remarqué, dit Kerville à Dorine, cette Dame aſſiſe auprès de vous. Elle tenoit tête à pluſieurs hommes. Elle a beaucoup d'eſprit, mais elle s'en croit beaucoup davantage, auſſi ſa compagnie n'eſt-elle plus ſi agréable qu'avant qu'elle ſe ſoit donnée pour auteur. Les ouvrages qui ont paru ſous ſon nom ſont à la vérité aſſez bons, bien écrits; mais peut elle ignorer que tout le monde eſt convaincu qu'ils ne ſont nullement d'elle, que ce ſont des enfans ſuppoſés, dont la nobleſſe de leur origine couvre des défauts qui paroîtroient inſupportables, s'ils euſſent paru ſous le nom de leur véritable autheur. Je vous parois un peu trop cauſtique, mais ces Meſſieurs peuvent vous dire, ſi je ne ſuis pas ici le ſimple écho du public. L'Abbé qui lui parloit eſt un de ces prétendus Philoſophes honorés de ce glorieux titre, pour vivre plus délicatement que le reſte des hommes. Toujours dans une douce oiſiveté, il paſſe des jours délicieux; il parle peu, paſſe pour lire & étudier. Il eſt vrai qu'il a une fort belle bibliotheque, mais pour y paſſer les jours & les nuits auprès de quelque Célimene. Enfin, ainſi que tous ceux de ſa ſorte, il n'eſt au fond rien moins que ce qu'il veut paroître; cependant les Dames de notre ſiécle qui ſe donnent pour femmes d'eſprit, ſe trouvent bien de cette autre eſpèce d'hommes. Sous le ſpécieux prétexte de ſciences; un amant ſe déguiſe ſous le beau titre d'amateur de belles lettres, ou peut-être même ſous celui d'auteur, ſouvent un peu apocryphe, il entre dans le cabinet de Madame, & paſſe dans un tête à tête des heures entières au ſçu & à la gloire du mari, qui ſouvent ſans talens ſe fait honneur de ceux qu'on veut bien ainſi prêter à ſa femme.
Vous vous plaiſez, Meſſieurs, à ſatyriſer ſur le chapitre des Dames, diſoit Madame Donval: cependant êtes-vous auprès d'elles, vous changés de ton; vous êtes langoureux; perſonne à votre dire n'a plus d'eſprit; rien n'eſt ſi aimable; il faudroit être bien peu ſenſé ou bien jaloux pour traiter leur merite de talents empruntés. Voilà, Meſſieurs, ce que vous ne ceſſez de nous dire tous les jours.
La politeſſe, reprit l'Abbé d'Herbeval, cet artifice en uſage parmi nous, qui nous rend propres à la ſociété, nous oblige, il eſt vrai, de farder la vérité en leur préſence. C'eſt un mal néceſſaire dans notre patrie, c'eſt le malheur du temps, mais ne doutez pas qu'elles ne nous combattent des mêmes armes, ainſi l'un rit de l'autre, & nous nous amuſons ſottement tous les jours de ce qui paroît ridicule en nous-mêmes. C'eſt la double beſace de la fable, mais toute morale à part.
Croyez-vous que cette Dame qui étoit proche de vous à la Meſſe, fût auſſi dévote qu'elle le paroiſſoit. A peine levoit-elle les yeux; ſes prières paroiſſoient ferventes. Jamais Italienne ne ſcut mieux jouer ſon rolle; la guimpe a ſouvent ſervi de voile aux libertinages les plus ſcandaleux. La devotion eſt un voile qui cache bien des défauts. Eſt-on revenu des plaiſirs tumultueux, le monde vous quitte-t-il, on ſe trouve à merveille de cette affectation hypocrite, & ſous ce maſque on goute des plaiſirs d'autant plus doux, qu'ils ſont moins traverſés. Oui, Madame, cette bigotte, dont au premier abord vous préconiſeriez volontiers la retenue & la ſageſſe, cette nouvelle ſainte a deux amans, dont elle ſait ſi bien ménager la tendreſſe, qu'ils auroient peine à concevoir de la jalouſie l'un de l'autre. Le plus jeune eſt le cheri. L'autre plus âgé fournit aux commodités & aux plaiſirs de plus grands appareils. Ces faits ſont connus, & quelques ſecrettes que ſoient les menées de ces phantômes de devotions, leurs avantures pénétrent pourtant quelquefois, par la trop grande précaution que l'on prend pour les tenir enſevelies dans le ſecret.
Mais, lui dit Dorine, tréve un moment ſur les Dames. Pourriez-vous me faire connoître quel eſt ce grand Chevalier qui comptoit des fleurettes à deux pas de nous.
Qu'il ſe trouveroit heureux, Madame, s'il ſavoit qu'une auſſi belle bouche eût demandé ſon nom, lui dit du Thieul. C'eſt le Chevalier de Senoncour. Comme cadet, il fut conſacré à la religion de Malthe. Il remit le plus long-temps qu'il put ſes caravanes, comptant que ſon frère aîné, d'une ſanté délicate, ou périroit de maladie, ou ſubiroit le même ſort à l'armée, ſans laiſſer de poſtérité. Mais, loin de ſes eſpérances, ce frère ſe maria, & lui donna la mortification de lui laiſſer niéces & neveux. Ainſi déſeſpérant de pouvoir jamais donner des héritiers à ſa famille, il partit enfin pour Malthe. C'eſt un homme de cœur. Il s'eſt ſignalé dans toutes les occaſions. Son penchant l'a toujours fortement entraîné vers les femmes. Aujourd'hui même que l'âge avancé auroit du rallentir ſes paſſions, il eſt encore le même. Sexagenaire, auſſi doucereux complaiſant, que lorſqu'il n'avoit que dix-huit ans, il ne veut pas s'appercevoir, quelque eſprit qu'il ait, combien ce rolle eſt déplacé. Les femmes baillent & s'ennuyent, il en prendra encore occaſion de leur dire de nouvelles douceurs. Comment belle Dame, vous paroiſſez inquiete, leur dira-t-il ſans doute, on néglige les inſtants. On manque à vous venir trouver. Ah! que l'amant d'aujourd'hui prend ſes aiſes: & il ne s'apperçoit pas que par ces paroles-là même, il fait l'amour à l'ancienne, comme nos vieux Romancier de la Roſe. On croiroit que le mieux ſeroit de ne point parler. Point du tout. Bon Dieu, une ſi belle bouche ne nous dira-t-elle rien. Pourquoi belle Dame, êtes-vous muette: ſongez-vous à quel point vos parolles nous charment & nous raviſſent. Tout chez-vous nous enchante: pourquoi belle Dame nous priver d'un plaiſir ſi ſenſible; & mille autres propos qu'il ſeroit doux d'entendre d'un amant où de quelqu'autre à qui l'âge pourroit permettre de le devenir dans la ſuite. Voilà quel eſt le Chevalier de Senoncour, perſonnage fort ennuyeux, comme vous en pouvez juger. Aureſte ſa religion pour recompenſer ſa valeur l'a honnoré d'une belle & riche Commanderie; pour tout dire, en un mot, c'eſt qu'adorant les femmes, rebuté de celles à prétention, il choiſit toujours dans les Divinités des couliſſes, celles qu'il veut ennuyer de ſes trop fades complimens. Si d'autres s'en reſſentent, ce n'eſt que comme par ricochets, & alors elles ſont tout-à-fait dans le cas de craindre d'avoir une doze d'ennui beaucoup plus forte; en effet il devient ſi guindé qu'on penſeroit qu'il croiroit dire des douceurs à Minerve. Ne croyez cependant pas que je charge envain ſur ces traits: rien de plus exact & de mieux averré; vous pourrez même, Meſdames, ſi vous le jugez à propos, vous en convaincre, au riſque de vous livrer bien-tôt au ſommeil; c'eſt ce à quoi je le puis croire le plus convenable; & quelques-unes de ſes parolles ſeroient pour nous dans une inſomnie l'opium le plus ſpécifique.
Il eſt encore une autre eſpèce d'être auſſi fréquente qu'ennuyeuſe, reprit l'Abbé d'Herbeval. Ce ſont de ces précieuſes, qui ravies de ſe voir entourées de beaux eſprits, ne cherchent qu'à en augmenter leur cour, demandent des vers aux uns ſur tel perſonnage qui a eu le malheur de leur déplaire, des lettres aux autres pour tel amant favoriſé, pour telle Dame avec qui l'on eſt brouillé. C'eſt une alternative continuelle de demandes & de ſatyres qu'elles font un moment après dans une autre petite cour de ces ſortes de productions qu'on a eu la facilité de leur donner. Ainſi ſe trouve-t-on la victime de ſa complaiſance, ou plutôt de ſa ſottiſe. Quelquefois néanmoins ſont-elles laſſes de critiquer, ce qui leur arrive rarement, alors nouveaux geais elles ſe parent des plumes du bel oiſeau de la Reine des Dieux, & offrent comme leurs enfans les pièces qui leur auront paru les meilleures. On admire, on veut bien complaire en applaudiſſant, mais perſonne n'en eſt la duppe. Chacun ſait aſſez leur manége, & les plus ſenſés d'entrenous, aimeroient mille fois mieux vivre avec des coquettes ou des joueuſes, qu'avec ces avortons de leur ſexe & le tourment du nôtre. Ah! que nos Dames devroient mieux mettre à profit les attentions & les complaiſances infinies que nous avons pour elles en France. Faites pour plaire que ne s'étudient-elles à faire l'agrément de toutes les ſociétés, autant par le charme de leurs diſcours, que par celui de leur beauté.
Mais, continua d'Herbeval, paſſons à quelques faits plus intéreſſans & plus circonſtanciés, dont la ſingularité peut récréer ces Dames, tout caractèriſe dans le plus grand jour les fureurs des paſſions qu'elles nous font reſſentir, & dont elles ſont bien ſouvent elles-mêmes les déplorables victimes. Voici un trait unique du caprice & de la jalouſie la plus terrible & la plus funeſte.
Damon, homme riche & de naiſſance, Capitaine de Cavalerie, & bien établi dans la province d'Anjou où il vivoit près de ſa femme & de ſes enfans, tout le temps qu'il ſe pouvoit exempter d'aller à ſon Régiment; avoit deux filles jeunes, ſpirituelles, & toutes deux aſſez belles. Il n'avoit rien négligé pour leur éducation: bon père, il cheriſſoit ſes enfans, & n'avoit en vue que leur bonheur, leur ſatisfaction. Beliſe l'aînée de ces deux aimables Demoiſelles, avoit rangé Liſimon au rang de ſes eſclaves. Ce jeune homme, vaincu & entraîné comme malgré lui vers cet objet de ſa flamme, l'adoroit ſans partage. Il s'étudioit ſans ceſſe à lui plaire. La nobleſſe de ſes vues, ſes complaiſances ſans bornes, ſon aſſiduité devoient être de ſurs garants de ſon amour; ces témoins irréprochables de ſa fidélité, devoient à tous égards & en toute occaſion dépoſer à ſon avantage. Mais Beliſe étoit de ces coquettes précieuſes, qui s'aiment elles ſeules, & à qui le monde entier fut toujours indifférent. Cette dédaigneuſe maîtreſſe aimoit aſſez à ſe voir idolâtrer, mais elle croyoit au-deſſous d'elle, de faire connoître à ſon amant qu'il étoit payé de quelque tendre retour. Le caractère de ſa cadette étoit tout différent. Que de précieux avantages la dédommageoient bien de quelques minces agrémens corporels qu'elle avoit de moins que ſa ſœur. Simple mais avec candeur, bonne avec diſcernement, modeſte ſans trop de rafinement, vertueuſe par principe: tel étoit au naturel le cœur de l'aimable Cephiſe. Cependant Liſimon n'avoit point ſcu remarquer tant de bonnes qualités. Beliſe la fière & dédaigneuſe Beliſe poſſedoit ſeule ſon cœur; il n'avoit pas la force de reconnoître, quoique tous ſes amis le lui vouluſſent faire appercevoir, qu'elle lui en impoſoit par des déhors trompeurs, & qu'il ne pouvoit jamais qu'être malheureux, s'il continuoit à lui adreſſer ſes hommages. Liſimon étoit digne d'un meilleur ſort: Mais le foible de ſon cœur l'entraînoit. Falloit-il qu'il fût ainſi ſeduit & déçu dans ſon choix. Mais eſt-on plus paſſionné pour les agrémens du corps que pour ceux de l'eſprit & du cœur, on mérite bien les peines que ces ſortes d'amours font ſouffrir. Tel étoit Liſimon, une jolie tête, un beau bras, une belle jambe, un joli pied, une taille fine & déliée le mettoient tout hors de lui, & lui ôtoient toute réflexion. Plus Beliſe rejettoit l'offrande de ſon cœur, moins il la quittoit; il ne ſe rebutoit jamais, il ne ceſſoit de ſe trouver en tous les endroits où l'objet de ſon amour pouvoit porter ſes pas. Il ſeroit mort de douleur, s'il ne lui avoit pas procuré chaque jour de nouveaux plaiſirs. Fêtes, préſens, tout étoit employé pour toucher ce cœur rebelle. Auſſi conſuma-t-il preſque tout ſon patrimoine dans des pourſuites auſſi vaines. Inutilement s'efforçoitil d'obtenir un aveu qu'il eſtimoit plus que tous les plus grands biens; néanmoins, s'apperçevant enfin, mais trop tard, qu'il n'étoit plus temps de vouloir dompter lui-même ce cœur indomptable, puiſque ſes biens, quelques grands qu'ils euſſent été, avoient déja reçu un échec conſidérable, il crut devoir encore tenter un dernier moyen. Ce fut d'employer les inſtances du père de Beliſe; ils étoient amis depuis longtemps. Damon recherchoit ſon alliance. Il crut donc devoir s'employer auprès de ſa fille en faveur de ſon ami, & lui en parla dans les termes les plus tendres & les plus perſuaſifs: Mais elle reſta ferme & inébranlable dans ſes ſentimens. Elle aſſura ſon père, que jamais elle ne ſe réſoudroit à donner la main à ſon ami. Damon aimoit ſa fille; d'ailleurs craignant, non ſans fondement, qu'un mariage conclu ſans ſon aveu, n'influa ſur le reſte de ſa vie, & ne devint pour elle un ſujet continuel de douleur & d'amertume, il ſe reſolut à engager ſon ami à renoncer ſincérement à ce parti. Quoique Liſimon eût tout lieu de s'attendre à ce refus, il eut encore aſſez de foibleſſe pour en être inconſolable, & pour aprêter un nouveau triomphe à Beliſe. Damon néanmoins qui déſiroit pour ainſidire encore davantage que lui de le voir entrer dans ſa famille, crut pouvoir profiter de ces dédains marqués de l'aînée pour lui propoſer la cadette; elle vous aime, lui dit-il, j'en ſuis garant; & puiſque mon aînée refuſe d'acquieſcer à nos deſſeins, Cephiſe vous dédommagera de ſes refus, & dégagera ma parole. L'amant rebutté ſe ſeroit aſſez volontiers rendu à cette propoſition, s'il n'avoit eu tout ſujet de craindre le même échec, avec d'autant plus de raiſon, que la cadette pouvoit légitimement s'offenſer, de n'être démandée qu'au refus de ſon aînée. Le père ſe repréſentant la peine où ſon ami ſe trouvoit à cet égard s'offrit de ſonder lui-même les intentions de ſa fille; & même s'il y trouvoit quelque jour d'hazarder la déclaration de ſes vues ſur elle.
Cephiſe aimoit Liſimon, autant que ſa ſœur ſembloit avoir pour lui d'indifférence. Irritée néanmoins de la préférence qu'il marquoit, elle avoit ſoin de ſi bien déguiſer ſes ſentimens, qu'il n'en pouvoit échapper aucun indice. Elle avoit ſi bien donné le change qu'un chacun s'y trompoit. D'autre côté, Liſimon n'ayant jamais rien remarqué en elle qui pût dénoter autre choſe que de l'amitié, ne ſçut d'abord que penſer de l'offre de ſon ami. Ravi néanmoins de l'ouverture qu'il lui préſentoit, il accepta ſes offres, aux conditions qu'il voudroit bien préſentir le cœur de Cephiſe. & dès ce même inſtant, ne voyant plus de jour à renouer jamais avec Beliſe, pénétré de ſon malheur, & outré de s'être vu ſi perſévérament refuſé de celle dont il avoit ſi long-temps recherché la main; il fit tout ſon poſſible pour engager ſon cœur à changer d'objet. Ce ne fut pas ſans combats qu'il vint à remporter cette victoire: enfin il y reuſſit, & en peu de temps il ſe trouva plus heureux qu'il ne devoit eſpérer.
D'un autre côté, Damon en converſant avec Cephiſe ſur le ſujet de ſa ſœur, eut la conſolation de remarquer, qu'elle ne ſeroit guéres éloignée de ſe rendre aux nouvelles vues de Liſimon, il s'apperçut avec plaiſir qu'elle n'étoit nullement indifférente à ſon ſujet: il en avertit auſſi-tôt ſon ami.
Notre nouvel amant vint en tremblant ſe préſenter à Céphiſe, & lui offrir ſon cœur & ſa main. Mais quelle fut ſa ſurpriſe & ſa joye, lorſque cette aimable fille, loin de le rebuter, lui fit l'acceuil le plus tendre, & le reçut à bras ouverts; & ſans faire attention à tout ce qu'il avoit fait pour gagner ſa ſœur, elle ne lui en prononça pas ſeulement une parolle, & ne lui montra au contraire, qu'un déſir vif & ſincère d'être à lui. Auſſi la douleur de Liſimon s'évanouit-elle bien-tôt. Il ne s'occuppa plus que de ſon nouvel amour. Il ne pouvoit cependant appercevoir Beliſe ſans la plus ſenſible émotion. Cette impérieuſe fille ſoûtint ce choix en apparence de l'air le plus indifférent; mais au fond de ſon cœur elle crevoit de dépit & de jalouſie. Rien n'égaloit ſon déplaiſir & ſa rage, en voyant Liſimon épris de nouveaux feux. Pour Damon, il crut devoir preſſer le mariage & rendre ſon ami heureux le plutôt qu'il lui ſeroit poſſible, pour éviter de nouveaux obſtacles. En effet un caprice ne peut-il pas tout changer en un ſeul inſtant. Il connoiſſoit trop l'amour pour ne pas craindre l'empire qu'une première maîtreſſe conſerve ſur le cœur d'un amant.
Enfin le jour arriva où ces nœuds ſi déſirés devoient être formés. Beliſe, ſous prétexte de Maladie, ſe diſpenſa d'aſſiſter à cette cérémonie. Plus le moment approchoit auquel Liſimon lui alloit être enlevé pour toujours, plus ſon cœur s'attendriſſoit pour lui. Elle eût bien ſouhaité qu'il eût pu remarquer ce changement; mais elle ne pouvoit ſe réſoudre à le lui déclarer. Que diroit-il de moi, ſe diſoit-elle à elle-même, j'ai cauſé mon malheur & le ſien. C'eſt moi qui l'ai écarté loin de moi; pourroit-il jamais retourner? Non je le vois, cela n'eſt pas poſſible. Mais quoi étoit-ce à ma ſœur à le venger de mes refus? Tout me trahit. Mon père eſt contre-moi: lui même, je n'en puis douter eſt l'inſtrument de mes maux. Sa fatale amitié me perce du trait le plus cruel. hélas! je l'avoue, je ne l'ai que trop mérité. Liſimon tendre, Liſimon je t'ai ſacrifié. Te perdrai-je pour toujours? Dumoins vengeons nous. outrageons une ſœur qui nous trahit. Oui Cephiſe, ſi je ne poſſede ton époux, du moins je regagnerai ſon cœur, & il ne te regardera plus que comme celle qui empêche ſon bonheur. Tu ſouffriras, ingrate, & ſi je ne puis être heureuſe, au moins ton déſaſtre me conſolera t-il des maux que tu me vas faire ſouffrir. Quelque fois elle formoit le deſſein de ſuivre ſa fougue, de courir à l'Egliſe, & d'y interrompre la cérémonie par ſes cris & ſes larmes. Peut être diſoit-elle mon amant ſera-t-il touché de ma douleur & de mon repentir: il déteſtera ſa démarche trop précipitée, & la reparera en m'y donnant la main. Cruelle ſœur, quel ſeroit ton déſeſpoir, & ta honte de te voir ainſi mépriſée. Mais quoi; quel ne ſeroit pas ſon triomphe, ſi l'ingrat, oubliant ſes ſermens n'avoit plus d'yeux que pour elle. O jour le plus malheureux de mes jours. Quoi, ſerai-je à jamais ſeparée de ce que j'aime.
Beliſe s'occupoit encore de ces cruelles & douloureuſes penſées, lorſque les nouveaux époux, de retour des autels, rentrerent chez Damon. A la joye de ce tendre père, de cet ami zèlé la malheureuſe Beliſe ne put plus douter de ſon déſaſtre. C'en eſt donc fait, s'écria-t-elle; l'ingrat contre les ſermens qu'il m'a faits tant de fois, vient de jurer une fidélité éternelle à une autre qu'à moi. Ne devoit-il pas apercevoir que je ne faiſois que l'éprouver? Quel autre but pouvoient avoir mes rigueurs affectées. Non je ne l'ai jamais dégagé de ſa parolle. Ma ſœur ne peut-être ſon épouſe. Il eſt à moi depuis longtemps. Eſſayons de le gagner. Peut-être il en eſt temps encore. Séduiſons-le, & du moins faiſons-le broncher dès les premiers pas: ſa fidélité pour ma rivale ne ſera pas à l'épreuve des traits que je vais employer. Il ſuccombera ſans doute, ou plutôt il cedéra à ſon penchant & à mon amour. Mais que dis-je, elle à ſon cœur, il eſt ſon époux. N'importe, vengeonsnous, plus il y a d'obſtacles, plus j'aurai de ſatisfaction à les ſurmonter. Beliſe étoit dans cette reſolution, lorſqu'elle entendit quelqu'un approcher de ſon appartement. Tout frémit en elle: C'étoit ſon amant.
Il étoit de la bienſéance que Liſimon, de retour de la cérémonie, vînt rendre viſite à ſa nouvelle belleſœur. Il eut l'imprudence d'y aller ſeul. L'habitude & le libre accès qu'il avoit de tout temps dans tous les endroits de la maiſon, plutôt qu'aucun motif particulier, lui fit faire cette fauſſe démarche. Ah! dans quelle ſituation trouva-t-il cette amante déſeſpérée. Beliſe cachoit ſa douleur & ſon déſeſpoir au-dedans de ſon cœur, & ne faiſoit paroître ſur ſon viſage qu'une tendre mélancholie & une inquiétude amoureuſe qui auroient touché les cœurs les plus barbares. Ses yeux étoient mourans; ſes regards langoureux ſembloient reprocher à Liſimon ſon inconſtance. Tant d'attraits, un amour mal éteint, cauſerent bientôt une ſenſible revolution dans toute ſa perſonne. Beliſe, l'adroite Beliſe, s'en apperçut. La plus legére étincelle ranime le plus cruel incendie. C'eſt un principe trop généralement connu, pour qu'une amante outragée ne cherche dans la fureur de ſa jalouſie à le tourner à ſon avantage. Beliſe avoit d'ailleurs trop d'intérêt à tout ce qui ſe paſſoit dans l'eſprit de Liſimon, pour perdre de vue le moindre mouvement favorable à ſes deſſeins. Apeine eut-elle donc remarqué l'embarras qu'elle cauſoit au teméraire & imprudent Liſimon, tout interdit & déconcerté, que découvrant de nouveaux charmes, elle tâcha de le ſéduire encore davantage. Alors l'accablant de reproches: ingrat, lui dit-elle, j'étois donc tellement effacée de votre mémoire, que vous n'avez jamais ſcu remarquer les tourmens que vos dédains m'ont fait ſouffrir. Les miens n'étoient qu'affectés. Je voulois vous éprouver; & vous allez auſſi-tôt vous jetter dans les bras d'une autre, & par un nouvel amour oublier les douceurs que vous ſembliez goûter auprès de moi. Penſez-vous ſeulement à vous excuſer. Il eſt vrai que je ne pourrois recevoir vos excuſes. Vous êtes trop coupable. A peine vous croyez-vous dégagé de mes fers, que ſans examiner davantage, vous penſez à l'hymen. Il ſe conclud, ſe précipite, & ma douleur ne ſuffit pas pour vous empêcher de paſſer outre. Ne falloit-il pas que j'allaſſe encore orner votre triomphe ou plutôt votre infamie de ma préſence? Que ne l'avez-vous exigé? Cruel! quels ne ſont pas vos forfaits? Qui prenez-vous à ma place. Non vous ne m'avez jamais aimée. c'étoit pour m'outrager que vous feigniez de me faire votre cour Cephiſe eut toujours votre cœur. Mais que dis-je, non, vous ne l'aimez pas, vous ne la pouvez aimer. Je m'en tiens à vos ſermens. Je ne vous puis croire parjure. Ah, Liſimon, repondez; m'êtes-vous vraiment infidele. Avez-vous totalement oublié votre amour. De nouveaux feux ſont-ils plus puiſſants? Ah! je n'en puis douter, ingrat; je ne vous cauſe pas la moindre émotion.
Liſimon, qui juſques-là étoit reſté immobile & interdit, ſembla ſe reveiller à ce reproche. Une paſſion mal étouffée n'en devient que plus forte. Semblable à un feu caché qui cauſe un embraſement d'autant plus dangereux qu'il eſt plus imprévu. Tel étoit l'état critique où ſe trouvoit Liſimon. Il ne s'étoit jamais cru aimé. Il en recevoit les premières aſſurances. Auroit-il du le préſumer, lui qui s'étoit toujours cru mortellement haï? Ayant donc en ce moment des preuves ſi ſenſibles du contraire; déſeſpéré d'être paſſé ſi avant, ne ſentant plus de remède à ſes maux, il s'oublie, & ſe jette aux pieds de Beliſe. Ne me déſeſpérez pas davantage, lui dit-il: vos reproches aigriſſent ma douleur; je ne les mérite pas. Damon par ſa trop grande amitié pour moi eſt le ſeul coupable: lui ſeul a faſciné mes yeux. Je ne ſuis ni inconſtant ni perfide. A regret j'ai formé de nouveaux nœuds. Je les ſacrifierois avec plaiſir. Tout ſans vous m'eſt odieux. Avec vous quel ne ſeroit pas mon bonheur. Ah! Beliſe, pourquoi n'avez-vous jamais laiſſé échapper quelques étincelles de ce feu qui me conſume, & qui auroit conſolé mon amour. Vos rigueurs ont été inflexibles. Ah! que je ſuis malheureux.
Beliſe au moment qu'elle ſe comptoit mépriſée, ravie de reconnoître tant de tendreſſe en ſon amant, ravie de le voir & de l'embraſſer encore, penſe à ſe livrer toute entière à ſes tranſports, bien plus qu'à ſuivre ſes projets de vengeance. Elle oublie tout juſques à ſa colère. Liſimon étoit toujours immobile à ſes genoux. Elle ne put le laiſſer plus longtemps dans cette poſture. Que faites-vous Liſimon, lui dit-elle, en ſe penchant tendrement ſur lui, & en lui donnant les baiſers les plus amoureux. Vous m'aimez, m'en faut-il davantage: mon deuil ſe change en joye. Beliſe oublie tous ſes chagrins. Pouviez-vous douter de mon cœur lui repondit ſon amant: ai-je ceſſé de vous aimer: mes regards embarraſſés ne vous l'ont-ils pas aſſez dit, depuis que vous m'avez ſi cruellement éloigné de vous. Ah! que je me haïs dans cet inſtant. Falloit-il n'avoir connoiſſance de mon bonheur qu'au moment de ma perte. Non chere Beliſe, je ne vous ai jamais perdue de vue. Si je me ſuis donné à votre ſœur, ce n'eſt qu'après mille combats que mon cœur a eu à ſoûtenir. Votre père d'un côté, de l'autre en vous perdant l'envie de vous appartenir en quelque ſorte, & de vous voir à chaque inſtant. Tels ſont les motifs qui m'ont fait céder contre mon penchant. Infortuné que je ſuis, je déteſterai à jamais la cruelle démarche qui me prive de vous, vous qui euſſiez fait tout mon bonheur.
Conſolez-vous, lui repondit-elle, je n'en ſerai pas moins la maîtreſſe de votre cœur, & je vous donne encore une fois le mien à jamais ſans réſerve.
Tous ces diſcours étoient accompagnés de baiſers les plus enflammés. Ces deux amans, libres pour la première fois, vinrent enfin à s'oublier. Ah! dans quelle fatale yvreſſe êtesvous, malheureux. Faut-il ſe perdre ainſi l'un & l'autre.
A l'inſtant que Liſimon hors de lui, ſaiſiſſoit l'heure heureuſe, & ſe payoit des ſoins qu'il avoit eu pour Beliſe, & que cette amante ſacrifiée ſe vengeoit ſi outrageuſement de ſa ſœur; cette nouvelle & malheureuſe épouſe, inquiette d'une ſi longue viſite, & preſſentant ſon malheur, entre ſans obſtacle dans la chambre de Beliſe, où le premier objet qu'elle apperçoit, la perce du trait le plus vif. Elle tomba tout à coup évanouie, en jettant un cri perçant, qui attira bien tôt tous ceux de la maiſon. Ainſi la déplorable Cephiſe fut elle-même complice de ſa diſgrace. Elle-même ſe prive à jamais de ſon époux.
Notre couple amoureux, dérangé à ce cri, ſe ſépare plus ſatisfait que jamais. Ils ont peine l'un & l'autre à démêler le ſujet des rumeurs qu'ils entendent. Enfin, ils apperçoivent Cephiſe plus morte que vive; ils ne doutent plus qu'ils n'ayent été découverts. Liſimon cherche à s'échapper. Mais au moment qu'il ſortoit Damon arrivoit avec ſes amis, qui tous venoient porter du ſecours à Cephiſe. A l'air déconcerté de Liſimon, Damon découvre aiſément le ſujet du trouble de ſa fille & la honte de ſa maiſon. Ah! père infortuné, ami trop imprudent, t'attendois-tu à ce que tu viens à ſavoir? C'eſt celle que tu viens de ramener de l'autel, qui au jour de ſon hymen change ſa joye en une douleur mortelle & en un deuil éternel.
La Coupable Béliſe, plus morte que vive n'oſe ouvrir les yeux, Liſimon eſt interdit. Le père pâlit. Tous les ſpectateurs déconcertés s'entre-regardent. Céphiſe eſt ſans vie. Quelle ſcéne plus tragique. Un prompt ſecours fait revenir à elle la trop infortunée Céphiſe. Un torrent de larmes exprime ſa douleur, tout en en ſoulageant le poids, elle veut cacher ſa honte, celle de ſon coupable époux & de ſon indigne ſœur. Quoiqu'ils l'ayent trahis de la manière la plus outrageante, elle cherche encore à éloigner d'elle cette funeſte idée. Elle veut déguiſer le fait, & n'oſe en faire l'aveu. Elle rejette ſes clameurs & ſon évanouiſſement ſur une terreur mal fondée. Elle veut déguiſer le fait Mais tout-à-coup le ſouvenir d'un mépris ſi formel, reveillant ſa colère & ſon indignation, elle s'oublie elle-même, & déclare à ſon père, en préſence de toute la compagnie, le crime dont on l'avoit fait ſpectatrice. Ah, Damon, que tu regrette en ce fatal inſtant ta qualité de père. Tu ne te ſouviens plus de ton ami. Tu ne ſais de quel côté tourner ta vue. Chaque objet t'embarraſſe. Tout te nuit. Béliſe coupable; Céphiſe mépriſée; ton ami ſans foi; père infortuné, ami délaiſſé, que feras-tu dans une auſſi triſte conjoncture? T'éleveras-tu en invectives. Hélas ce ſeroit contre ta propre fille que tu déclamerois. La honte en rejailliroit ſur toi. Cet opprobre ſeroit une tâche pour ta famille. Néanmoins peut-elle être cachée? Que de témoins ſont dans le cas de dépoſer contre Béliſe. La joye commune eſt changée en deuil. Liſimon épris mille fois plus qu'auparavant du premier objet de ſes feux, déteſte celle qui eſt venue le troubler dans ſon bonheur, & divulguer ſon forfait par ſes cris. D'autre côté cette malheureuſe fille ſortie à peine de ſon premier évanouiſſement, repaſſe tout ſon malheur dans ſon imagination, & en prévoit les facheuſes ſuites. Ces idées la font retomber dans une plus terrible ſyncope. Ce n'eſt qu'à grand peine qu'on la rappelle à la vie. Elle n'en ſent que plus vivement l'horreur de ſa fatale deſtinée. Trahie par ſa ſœur, mépriſée d'un amant pour lequel elle a eu tant de prévenance & de facilité, elle juge avec raiſon que ce coup imprévu eſt ſans remède. Rien ne le peut parer. Que doit-elle devenir? Peut elle regarder Liſimon pour époux? Un peu remiſe de ſes foibleſſes, on l'emporte pour lui dérober la vue d'un lieu terrible pour elle, qui lui rappelle ſans ceſſe ſon déſaſtre.
Si cette hiſtoire vous paroît attendriſſante, vous qui n'êtes que des auditeurs indifférents, que de larmes ne devons-nous pas penſer qu'a cauſé cette fatale cataſtrophe à ſes principaux acteurs. Un père trop facile, aimant ſes enfans ſans préférence, conſtant & zélé dans ſon amitié, ſe voit outragé de la manière la plus ſenſible, d'un côté, par l'une de ſes filles, de l'autre par ſon meilleur ami. Quel plus digne objet de nos plaintes! Mais, Meſdames, qu'en penſez-vous vous-mêmes, vos charmes ſéduiſants ne cauſent-ils pas tous les jours de ſemblables ravages. Sans la trop forte jalouſie de Béliſe, qui ſeroit encore dans ſon indifférence, ſi ſon amant étoit encore à la perſecuter, Liſimon eût trouvé ſon bonheur avec un auſſi charmant caractère que celui de Céphiſe. Auſſi Meſdames, nous ſçavez-vous bien tous les jours faire ſentir combien nous avons de foibleſſes. Notre cœur eſt trop ſoumis à votre empire, pour pouvoir tenir contre vos charmes. Ce ſont des piéges dreſſés à coup ſûr. Il ne nous eſt moralement pas poſſible de n'y pas tomber. Jalouſie, cruelle paſſion, que tu cauſes de tourmens aux foibles humains. Que n'as-tu pas renverſé? Eſt-il donc bien poſſible que par le revers le plus terrible & le plus inopiné, celle qui avoit cauſé tant de peines à l'ami de ſon père, devienne en poſſeſſion de ſon cœur, & que Céphiſe, victime de ſa ſincérité, aille paſſer dans l'amertume & la douleur des jours, qui ſelon toute apparence devoient couler dans le ſein des plaiſirs & des amours? Après cet exemple, Meſdames, que ne doit-on pas redouter en fait d'amour?
Chacun faiſoit ſes réflexions ſur cette ſingulière aventure, lorſque Kerville, pour interrompre ces reveries, & faire diverſions aux morales philoſophiques, qu'il ſentoit bien qu'on en alloit tirer, prit la parolle, & s'adreſſant aux Dames: Voici, leur dit-il, bien des traits lancés ſur le beau ſexe. Monſieur l'Abbé vient de vous raconter du tragique attendriſſant; me pardonnerez-vous de rapporter auſſi une autre aventure encore plus ſiniſtre, & d'un genre tout différent. C'eſt un fait aſſez nouveau qui caractèriſe ſenſiblement & votre pouvoir, & notre foibleſſe. Vous y verrez dans tout ſon jour juſques où nous peut jetter la paſſion que vous nous inſpirez.
Duſſalon, ancien Officier d'infanterie, par ſa bravoure & l'intégrité de ſa conduite, avoit mérité de la Cour le diſtinctif honorable affecté aux militaires. Notre nouveau chevalier, entré de bonne heure au ſervice, n'avoit guères que trente-cinq ans, lorſque la faveur du Miniſtre lui fit accorder cette recompenſe. La paix conclue, il obtint l'agrément d'aller faire un tour dans ſa famille. Auſſi aimable dans un cercle, que terrible les armes à la main, il faiſoit l'amuſement des Dames. C'étoit dans leur compagnie qu'il aimoit le plus à ſe trouver. Leur commerce étoit pour lui le paſſe-temps le plus agréable. Ses affaires finies, ſon congé prêt à expirer, il lui fallut ſonger à rejoindre ſon Régiment. Il étoit accoûtumé à ſacrifier ſes plaiſirs à ſes devoirs. Il partit donc. Rendu à ſa garniſon, auroit-il pu s'imaginer que ſa fatale deſtinée le porteroit à y faire une paſſion qui le conduiroit infailliblement à ſa perte. A peine fut-il arrivé que quelques Officiers de ſes amis l'introduiſirent dans les meilleures maiſons de la ville. Dès la première viſite qu'il rendit à l'aimable Cydaliſe, il ſentit qu'il ne devoit plus chercher ailleurs de véritables plaiſirs. Son cœur étoit hors de lui, il n'étoit plus maître de ſes penſées. Cependant l'idée de Cydaliſe ne flattoit pas conſidérablement ſon ſouvenir. Il lui ſembloit déſirer quelque choſe qui lui étoit encore inconnu. Il s'agite, ſe tourmente, & ne ſcait ce qui le fait ſoupirer. Dans cette perplexité il croit que le mieux eſt de s'aſſûrer de ſon cœur, & ne voit rien de dangereux de le livrer à une auſſi charmante perſonne. Il retourne dès le lendemain chez cette belle. Mais quelle fut ſa ſurpriſe de ne plus goûter auprès d'elle la même douceur qu'il lui ſembloit y avoir trouvé la veille. Il ſentoit la plus vive inquiétude. Son cœur étoit trop ému pour lui pouvoir cacher les nouveaux mouvemens qui l'agitoient. L'effet que cauſoit ſur lui la converſation d'Araminte, mère de la jeune Cydaliſe, étoit trop ſenſible pour qu'il pût ſe le déguiſer. Cependant dans ces premiers combats, il avoit peine à concevoir la bizarrerie de ſon choix. En effet, la différence pouvoit-elle être plus forte & plus marquée entre la mère & la fille, & la comparaiſon n'étoit-elle pas toute entière au déſavantage d'Araminte? La jeune Demoiſelle âgée de ſeize à dix-ſept ans, avoit pour elle toutes les graces de la figure, enjouement, beauté, eſprit, elle avoit tout en partage. Sa mère étoit au contraire de ces figures, que d'autres que Duſſalon n'auroient jamais remarqué. La cataſtrophe qu'elle occaſionna eſt trop forte pour ne la pas faire connoître.
Quant à l'enſemble de ſa figure & de ſa taille, Araminte n'étoit rien moins qu'aimable. Petite, trèspuiſſante, le viſage aſſez rond, ſans front ni menton. De grands yeux, un nez large & épâté, une bouche aſſez belle mais un peu de travers; le teint livide & bilieux; par-deſſus tout cela les cheveux mal plantés, & d'un blond un peu plus que foncé. Tel eſt le fidel portrait de celle qui en un inſtant faſcina tellement les yeux & l'eſprit de Duſſalon, qu'en fort peu de jours il en perdit le boire & le manger; & ce qu'il y avoit de plus terrible, l'uſage de la raiſon. Un ſeul moment avoit opéré ce prodige, & avoit fait de Duſſalon, le facetieux & l'enjoué, Duſſalon l'imbécile. Il eſt vrai que ſi Araminte n'avoit aucun des charmes de ſon ſexe, ſon eſprit la vengeoit bien des négligences de la nature, & des diſgraces de ſon corps. Au brillant de l'eſprit, elle joignoit le précieux mérite de l'avoir aſſez juſte, mérite bien rare dans notre ſiécle. Mais l'eſprit eſt quelquefois un fardeau bien ambarraſſant. Il n'eſt perſonne aujourd'hui plus que jamais qui ne ſe pique d'en avoir. Les uns affectent l'air & le ton d'érudits les plus conſommés; d'autres s'arrogent le précieux titre de Philoſophes. Titre faſtueux & impoſant; mais qui eſt devenu ſi commun, & qui eſt uſurpé ſi fort contre toute raiſon, qu'on en a perdu la bonne opinion. Par le paſſé c'étoit un titre honorable, qui faiſoit eſtimer & conſidérer; les femmes mêmes s'en parent aujourd'hui. En fait de conteſtations litteraires, politiques ou de religion, il ſembleroit que l'un des deux partis n'auroit pas aſſez d'avantages s'il n'étoit embraſſé par les femmes. Ce ſont elles qui le ſoûtiennent, & ſouvent même qui le font triompher. Quant au commun de la vie, quel-que choſe peut-il être bien, ſi les femmes ne l'ont inventé ou perfectionné, ou tout au moins, ſi elles n'y ont mis la main. L'eſprit juſqu'ici avoit été reſpecté; c'étoit un pays où elles n'avoient point encore oſé faire d'incurſion. Peu d'entr'elles avoient encore franchi la barrière. Mais s'étant tout ſoumis, elles ont auſſi à la fin prétendu ſe rendre maîtreſſes de ce fort, juſques-là inexpugnable. Aujourd'hui ce ſont-elles qui donnent le ton. Elles décident déja; & dans peu rien ne ſera bon qu'il n'ait été trouvé tel à leur tribunal. Comment Araminte ſpirituelle par elle-même n'auroit-elle pas donné dans ces écarts ſi communs à celles de ſon ſexe, qui avec bien moins d'eſprit qu'elle veulent cependant s'adjuger le droit de décider de tout en dernier reſſort? Comment eût-elle pu ne pas prendre ce caractère? Quelques Meſſieurs lui ayant reconnu une doze plus qu'ordinaire d'amour propre & de vanité, voulant la charger d'un nouveau ridicule, lui perſuaderent, pour l'achever, qu'elle avoit des talens infinis, qu'elle ne connoiſſoit point, qu'elle écrivoit à merveille tant en vers qu'en proſe. En falloit-il tant pour lui tourner la tête. Il eſt aiſé de perſuader une femme. Flattezla, admirez-la, bientôt elle croira que ce ſeroit la plus criante injuſtice que de lui refuſer votre encens & vos applaudiſſemens. Auſſi Araminte ſe croit-elle être d'un eſprit merveilleux. Elle eſt dans la meilleure foi du monde. Sans ceſſe la plume à la main elle griffonne, touche & retouche ſans diſcontinuer. Elle s'imagine être d'une claſſe d'eſprit la plus ſublime. Nouvelle Sapho, elle en veut jouer tout le perſonnage. Si elle n'eſt pas en commerce de lettres avec tous les gens de lettres, ce n'eſt pas faute de l'avoir voulu lier. Elle ſeroit en correſpondance avec les plus éloignés, s'ils avoient eu la facilité de condeſcendre à ſes vues.
A quel perſonnage s'alloit donc jouer Duſſalon? Que ne rendoit-il plutôt ſes hommages à l'aimable Cydaliſe. Auſſi belle que ſpirituelle, elle avoit tout le bon de ſa mère, ſans en avoir les foibles ni les travers. Bien plus, elle avoit toute la délicateſſe d'eſprit, & la vivacité d'imagination ſans le croire. Quelle perfection dans une femme! Avoir de l'eſprit ſans s'en énorgueillir, c'eſt un phénomene dans notre ſexe, mais bien plus grand & bien plus remarquable chez les Dames. Cependant Duſſalon, ſans égard pour les charmes de la fille, oublie qu'ils ont les premiers donné atteinte à ſon cœur, il n'eſt épris que de la mère: Il ne la quitte plus. Sa converſation l'enchante: il n'eſt plus maître de lui-même. Chaque jour il s'enyvre à longs traits du funeſte poiſon de l'amour.
Araminte reconnoit aiſément les motifs des aſſiduités de Duſſalon; ravie de voir dans ſes fers un homme de ſon mérite, elle lui laiſſe entre-voir qu'il eſt payé de quelque retour. Ils ſe plaiſent l'un & l'autre dans de longues & fréquentes entrevues qu'ils ſavent faire naître l'une par orgueil, & l'autre par amour. Duſſalon, de quoi t'auront ſervi tes premières reſolutions? Eſt-ce ainſi que tu gardes tes ſermens? Devois-tu jamais penſer à de ſolides & éternels engagemens? Du moins ſi tu les viole, tes ſermens, que ne choiſis-tu un objet plus digne de tes feux. Que ne tourne tu tes regards ſur la jeune Cydaliſe, elle t'aime, reconnois-le à ſes agaceries.
Duſſalon ſans yeux pour la beauté & le charmant caractère de Cydaliſe, devenoit chaque jour plus épris de ſa mère. Eſt-on ſouvent auprès de ce qu'on aime, on ne peut longtemps s'en tenir aux vues modérées de l'affection, on ſent bien qu'il manque encore quelque choſe à notre bonheur. Tel étoit l'état de Duſſalon. Ses vues étoient intégres. Araminte étoit veuve. Elle avoit depuis la mort de ſon époux refuſé tous les partis qu'on lui avoit propoſé. Mais Duſſalon croyoit qu'il ſeroit impoſſible à ſon amante de tenir contre ſes empreſſemens. Rien ne lui paroiſſoit pouvoir empêcher l'accompliſſement de ſes vœux. Il lui ſembloit n'avoir point encore trouvé aucune femme vraiment eſtimable, toutes étoient infiniment inférieures à Araminte. Telle eſt la folie des amans. Semblables à ceux qui ont la jauniſſe, & pour qui tous les objets ſont de couleur jaune, ils croyent que tout le monde doit avoir les mêmes yeux qu'eux. Ils ne voyent que perfections dans l'objet de leur amour, & imperfections, dans ceux pour leſquels leur cœur n'eſt point atteint. Duſſalon, adorateur outré d'Araminte, avoit reſolu de devenir ſon époux; mais elle étoit dans tous autres ſentimens. Quoique jouant l'eſprit, elle en avoit aſſez pour faire taire quelquesfois en particulier ſon amour propre, & pour ſe rendre juſtice ſur ſes imperfections corporelles; elle craignoit avec fondement que l'habitude de ſe voir, ralentiſſant les feux de l'amour, l'amant devenu ſon époux, ne vînt par la ſuite à la prendre de dégout. Elle redoutoit les ſuites du mariage, mille raiſons lui avoient fait former la reſolution de ne jamais paſſer en d'autres nôces. Son premier eſſai lui ſuffiſoit. Quatre ans après ſon mariage elle avoit perdu Deſtiville ſon époux, qui pendant ſa vie lui avoit fait aſſez comprendre tous les avantages de la liberté: Ainſi Araminte rejettoit toutes les offres de Duſſalon. Elle l'avoit même ſupplié de ne lui en jamais ouvrir la bouche. Ce ſeroit, lui diſoit-elle un jour, avec la plus vive douleur, que j'apprendrois que vous euſſiez donné la main à quelque autre qu'à moi. Mais cher Duſſalon, ne peut-on s'aimer & ſe ſuffire l'un & l'autre ſans certaines privautés? J'ai eſſuyé de trop grands périls, ma vie a couru les plus grands riſques aux couches de ma fille pour pouvoir jamais me reſoudre à affronter les mêmes dangers. Aimons-nous, cher Duſſalon, que ce ne ſoit que par rapport aux ſentimens du cœur & de l'eſprit que notre attachement ſubſiſte, & non pour un plaiſir momentané, après lequel le reſte des hommes ſoupire ſi ardemment.
Cet amour philoſophe & ſpéculatif, n'étoit aucunement du gout de notre Chevalier: Il aimoit, & ſoupiroit après la poſſeſſion de ſon amante. Araminte, il eſt vrai, avoit pris trop d'empire ſur lui, pour ne pas faire un peu ceſſer ſes pourſuites, mais non pas ſes plaintes & ſa douleur. Il mit tout en uſage pour fléchir le cœur de ſon amante. Enfin, voyant qu'il ne pouvoit rien gagner ſur ce caractère décidé, il ſe laiſſa aller à ſon chagrin, qui en moins de rien le rendit méconnoiſſable. Il devint furieux, & ſon déſeſpoir n'ayant plus de frein, le mit bientôt au point fatal de ſe porter aux plus grandes extravagances. Il ſe met en tête de devenir l'époux d'Araminte de gré ou de force. Il lui ſemble que tout l'Univers doit prendre part à ſa querelle. Il importune tout le monde des rigueurs de ſon amante, & veut qu'un chacun s'intéreſſe pour lui auprès d'elle; mais toutes ſes plaintes, ſes ſollicitations, les perſecutions de lui & de ſes amis ne la purent faire changer de reſolutions. Elle demeure inflexible & inébranlable.
Enfin tant de tentatives demeurées inutiles, bouleverſerent totalement l'imagination de Duſſalon. Il ſaiſit l'arrivée du Miniſtre, & croit en tirer un avantage aſſûré. Ce Seigneur faiſoit ſa tournée dans la Province, & devoit demeurer quelques jours dans la Ville, tant pour en examiner les fortifications, que pour donner certains ordres de ſon reſſort. Duſſalon s'imagine qu'Araminte ne pourra refuſer de ſe rendre aux inſtances de ce Seigneur, qui lui-même ſuivant ſon idée ne manquera pas de condeſcendre à ſes deſſeins. Du reſte, ſi ce moyen demeure ſans effet, il ſe réſout à la mort.
Dans cette penſée, à l'inſcu d'Araminte & de tous ſes amis, il écrit au Miniſtre, qu'étant à lui à maintenir le bon ordre dans le civil, & à procurer autant qu'il ſe pouvoit le bonheur des bons ſujets de Sa Majeſté, il avoit recours à lui. Qu'il avoit toujours ſervi avec honneur; que tous les Officiers de ſon corps en rendroient hautement témoignage, qu'il en avoit d'ailleurs une marque authentique dans les différens bien-faits qu'il avoit reçus du Roi; qu'il le ſupplioit donc de faire intervenir ſon authorité en ſa faveur auprès d'Araminte. Que cette Dame l'avoit juſques là ſouffert avec amitié; que l'habitude de la voir & de lui avouer ſes feux, n'avoit fait qu'augmenter ſon amour. Que cette Dame ne vouloit rien entendre ſur ce chapitre; qu'elle refuſoit ſa main; qu'il ne pouvoit cependant vivre ſans elle; qu'il avoit longtemps, mais inutilement combattu ce penchant, & que la mort lui étoit mille fois plus précieuſe qu'une vie, dont il ne pourroit partager les momens avec cet objet de ſon amour. Il finiſſoit par avertir le Miniſtre, que ſi dans deux jours Araminte ne ſe rendoit pas à ſes déſirs, il étoit reſolu d'aller enſevelir ſa honte & ſa paſſion ſous les eaux.
Le Miniſtre ne fit dabord aucune attention à cette requête, la regardant comme un écart d'une perſonne inſenſée. Il en trouva néanmoins le tour & la concluſion ſi extravagante, que dès le lendemain il ſe fit un plaiſir de la lire ſur la fin d'un repas où il ſe trouvoit, pour augmenter la joye de la compagnie, & fournir par-là quelque nouveau ſujet de plaiſanterie; mais avec la juſte précaution de taire le nom du ridicule ſuppliant.
Ce qu'il avoit prévu arriva. Ce placet d'un nouveau ſtyle aprêta beaucoup à rire. Chacun en plaiſanta à ſon gré. Enfin, après que la raillerie ſe fut épuiſée, une Dame repréſenta ſagement à l'aſſemblée, que ces ſortes de folies avoient d'ordinaire de fâcheuſes ſuites; qu'un amant dans ces moments de déſeſpoir étoit ſi fort hors de lui, que de ſage & prudent qu'il pouvoit être auparavant en toute occaſion, il devenoit furieux & capable des plus grandes extravagances. Qu'un amant en fureur pouſſoit toujours ſa rage au dernier période. Que puiſqu'il s'agiſſoit en ce moment d'une perſonne de quelque conſidération, elle croyoit qu'il ſeroit de l'imprudence & de l'injuſtice la plus marquée de ne pas prévenir un tel accident; qu'elle étoit donc d'avis d'aller au-devant de l'accompliſſement des ménaces contenues dans cette lettre. Dailleurs qu'en tout point il ſeroit fâcheux que l'amour ou toute autre paſſion fût cauſe de la perte d'un honnête homme.
Les réflexions de cette Dame furent infiniment goûtées; on convint qu'il ſe pourroit effectivement bien que cet infortuné tentât d'effectuer ſon funeſte deſſein. De ſorte que le Miniſtre, regardant en cet inſtant l'avanture dans un tout autre jour, promit de faire ſes diligences pour obvier aux fâcheuſes conſéquences qu'on lui faiſoit prévoir. En effet, de retour à ſon Hôtel, il dépêcha les ordres néceſſaires pour s'emparer promptement de la perſonne de notre amant déſeſpéré. On lui devoit laiſſer des gardes qui ne le quitteroient jamais d'un inſtant, juſqu'à ce qu'on fût aſſuré de la parfaite guériſon de ſon eſprit. Malgré la diligence qu'on apporta dans l'exécution de ces ordres, on arriva néanmoins trop tard.
Duſſalon étoit ſorti de grand matin ſans s'être fait ſuivre d'aucun domeſtique; & pour qu'on ne l'attendît point mal-à-propos, & qu'on ne pût avoir d'inquiétude à ſon ſujet, il avoit dit en s'en allant, qu'il ne reviendroit que le lendemain. Au ſortir de chez lui, il étoit allé droit chez Araminte. Là, dans la converſation la plus ſerieuſe, il lui repréſenta encore de nouveau la vivacité de ſon amour, ſon état de veuve, l'honêteté & l'intégrité de ſes vues. Rien, ſelon lui, ne la devoit empêcher d'acquieſcer à ſes demandes. Araminte de ſon côté eut beau s'élever contre l'injuſtice de ſon procédé. Envain lui repéta t-elle les raiſons dont elle s'étoit toujours ſervi contre lui, envain lui témoigna-t-elle toute la répugnance imaginable contre l'engagement où il ſembloit la vouloir contraindre, rien ne le put appaiſer. Araminte, à bien conſulter ſon cœur, l'aimoit autant qu'elle en étoit aimée. Mais ſes raiſons contre le mariage étoient trop fortes, pour pouvoir s'y hazarder de nouveau. Elle auroit ſouhaité, que puiſqu'elle ne pouvoit faire changer Duſſalon de deſſein, qu'il eût au moins changé d'objet, qu'il eût jetté les yeux ſur ſa fille, jeune, belle & ſpirituelle. Cydaliſe pouvoit faire le bonheur & la conſolation d'un honnête homme, & ainſi le dédomager du refus qu'elle ſe trouvoit contrainte de lui faire d'elle-même. Araminte lui en fit de nouveau la propoſition dans les termes les plus tendres & les plus perſuaſifs; ils ne purent cependant rien opérer ſur l'eſprit de cet amant infortuné. Duſſalon, voyant enfin que c'étoit en vain qu'il tourmentoit Araminte, qu'elle avoit pris ſon parti, & qu'envain ſe flatteroit-il de rien gagner ſur ce cœur inflexible: Vous voulez donc ma mort, lui dit-il; eh bien vous ſerez ſatisfaite. Le jour m'eſt inſuportable, il éclaire ma honte & mes malheurs; la vie m'eût été le plus précieux des biens, s'il m'eût été permis de la paſſer avec vous: mais puiſque je ne ſuis digne que de vos refus, je préfére une mort qui me délivrera de toutes peines, à une vie que le chagrin de ne vous pas poſſeder, changeroit en un ſupplice éternel.
Araminte qui avoit toujours reconnu en Duſſalon un grand fond d'eſprit & de prudence, ce qui lui avoit tant fait priſer l'avantage de ſa connoiſſance, ne put s'imaginer que de pareilles ménaces duſſent avoir leur effet. Elle le tourna donc en raillerie, en ajoûtant qu'elle aimoit à le voir dans ces moments de dépit, qu'ils lui donnoient un feu dans le viſage qui le rendoit encore plus aimable. Je vous aprête à rire, Madame, lui dit alors Duſſalon, en l'interrompant, je le vois bien: mais au-moins ſoyez perſuadée que ce ſera pour la dernière fois. Je n'aurai plus l'amertume & le ſanglant déplaiſir d'eſſuier vos mépris & vos dédains. Adieu, Madame, vous ſaurez vous conſoler de mon malheur; & moi en périſſant, j'emporterai le ſouvenir de vos refus, ſans avoir jamais eu de votre part le moindre ſoulagement à ma douleur. Adieu pour la dernière ſois. Ce furent les derniers mots de Duſſalon; il quitta bruſquement Araminte, & ſe laiſſant emporter à ſon déſeſpoir, il courut s'immoler à ſon malheureux ſort.
Araminte étoit trop accoutumée aux foucades de Duſſalon, pour tirer quelques mauvaiſes conjectures de cette bruſque ſeparation. Elle comptoit le voir revenir dans peu d'heures, auſſi tendre & moins emporté. Il ne lui vint donc pas dans la penſée de faire ſuivre ſes pas. Elle crut qu'il en ſeroit de même de ce nouvel emportement que des autres. Quelle fut donc ſa ſurpriſe de ne le point voir de la journée. Sur le ſoir ſon inquiétude augmentant, elle commença à croire qu'il ſe pourroit bien faire que ſon amour ſe fût tourné en rage, & que le déſeſpoir ayant prévalu ſur ſa raiſon, il ne ſe fût précipité dans l'abyme dont il l'avoit ménacée. Ces fâcheuſes idées jettant Araminte dans les plus terribles inquiétudes ſur le compte de Duſſalon, elle envoye chez lui s'informer des raiſons qui l'avoient empêché, contre ſon ordinaire, de venir paſſer l'après-midi chez elle.
Celui qu'elle avoit chargé de cette commiſſion arriva chez Duſſalon, en même temps que les Emiſſaires du Miniſtre. Il y ſçut d'eux le ſujet de leur venue, & la crainte où ils étoient d'être venus trop tard, & de n'avoir pû par conſéquent prévenir le facheux accident, dont le Chevalier devoit ſans doute être pour lors la victime. Araminte, informée à l'inſtant de tout ce détail, commença à ſe repentir de ſa trop grande rigueur. Les dernières parolles de Duſſalon lui revinrent à l'eſprit, & lui firent tout craindre pour ſes jours. Mais hélas! ſes préſentimens n'étoient que trop bien fondés. L'idée du danger que couroit ſon amant l'accabla. Il lui ſembloit voir devant ſes yeux la déplorable fin de celui qui n'avoit depuis ſi long-temps vêcu que pour elle. La confuſion de ces penſées change tout-à-coup ſon cœur, ſon indifférence s'évanouit. Elle vole chez Duſſalon. Elle conjure ſes domeſtiques & les Gardes du Miniſtre, de faire toute diligence. On le cherche dans tous les endroits de la ville où il peut être. On fait plus, on ſe diſperſe dans la campagne; partout on fait les plus exactes perquiſitions; mais peines inutiles, ſoins trop tardifs. Duſſalon en quittant Araminte étoit ſorti de la Ville, & révant toujours à ſon amour, ſa fatale deſtinée s'étoit trop bien prétée à ſes cruels deſſeins. Cet amant forcené marchant ſans ſavoir où il alloit, ſe trouva proche de la rivière, à plus d'une lieue au-deſſous de la Ville. Là s'oubliant ſoi-même, cette victime de l'amour ſe précipite dans les eaux. Enfin ſes domeſtiques, après l'avoir longtemps cherché, trouverent ſon corps à près de trois lieues de la Ville ſur le bord de la rivière où les flots l'avoient rejetté ſur le ſable.
On avoit trouvé ſur la table de ſon cabinet deux lettres de ſa main, l'une pour Araminte & l'autre pour le Miniſtre. Dans celle d'Araminte, après lui avoir reproché ſa rigueur, il lui faiſoit encore de nouvelles proteſtations d'amour, l'aſſurant qu'il ne périſſoit point à regret, puiſqu'il ne pouvoit avoir le bonheur de lui plaire, & encore moins celui d'être véritablement à elle. Dans la lettre adreſſée au Miniſtre, Duſſalon, perſiſtant dans les folles idées de ſa première lettre, lui diſoit que puiſqu'il ne l'avoit pas cru digne de ſa protection, dans le cruel déſeſpoir où il étoit, il en alloit ſuivre les mouvemens. Qu'il lui auroit pu conſerver la vie, que ſans doute il n'en avoit pas fait grand cas, puiſqu'il avoit négligé de lui rendre le ſervice dont il l'avoit ſollicité. Que néanmoins il auroit cru qu'on eût dû avoir plus d'égard pour des jours qu'il avoit ſi ſouvent hazardés pour le ſervice & la gloire de ſon Maître. Qu'au reſte, quoi qu'il en pût être, il lui renvoioit ſa croix, qui dans peu d'heures ſeroit pour lui un diſtinctif inutile.
Telle fut la mort de Duſſalon, regretté de tous ſes amis, & amérement pleuré de celle qui étoit la cauſe, quoique innocente, de ſa perte. En effet Araminte en fut long-temps inconſolable; & quoique ſon amour propre dût ſans doute être flatté d'avoir des charmes aſſez puiſſans pour être dignes d'un pareil ſacrifice, la victime fut ſincérement regrettée. On aſſoupit cette affaire, qu'il étoit à pluſieurs égards de la prudence de tenir ſecrette. Auſſi à peine à-t-elle tranſpiré dans le public.
Quelle plus funeſte cataſtrophe. N'avois-je pas bien raiſon, mes Dames, d'avancer en commençant, qu'on ne peut trop ſe mettre en garde contre les paſſions que vos charmes ſeducteurs allument dans nos cœurs. Semblables aux ſirénes, vos enchantemens ne nous ſont que trop ſouvent funeſtes, en peut-il être un exemple plus frappant?
Toute la compagnie remercia Kerville de ſon hiſtoire. Elle donna matière à bien des réflexions que l'amoureux Clidamon tournoit toujours à l'avantage de Dorine, & par-là manifeſtoit un peu trop ſon ſecret. L'Abbé d'Herbeval & Kerville, qui étoient encore plus ſes amis que les autres, l'interrompoient à chaque inſtant par mille propos enjoués, qui tendoient à le rendre plus circonſpect, & empêcher Madame Donval de trop pénétrer dans ſon cœur; mais il en arriva tout autrement. Dorine & Clidamon, à force d'être à la gêne, trouvoient bien dur d'être obligés de ſe tant contraindre pour Madame Donval. Leur ennui gagna bientôt toute la compagnie.
Quelque intéreſſante que fut la converſation, ſur-tout par le ſel de la ſatyre, dont les convives déſintéreſſés ſavoient aſſaiſonner tous leurs propos dans le deſſein d'égayer la belle Dorine, & de dérider le front de Madame Donval, qui à la vue des fréquens ſignes de nos amans, ne paroiſſoit nullement à ſon aiſe, & dont l'air rêveur, & la vue preſque égarée, ſembloit méditer quel-que choſe de ſiniſtre; quelque gayété que l'Abbé s'efforçât d'inſpirer à toute la compagnie par ſes diverſes agaceries, à la fin, perſonne dans le fond ne paroiſſoit y prendre une véritable part. Dorine étoit hors d'elle; Madame Donval étoit inquiéte & reveuſe; Clidamon n'avoit de ſens que pour ſa maîtreſſe; à peine ſes yeux ſe détournoient-ils un inſtant ſur-tout autre objet. Quoique lui pût dire l'Abbé pour l'engager à prendre toutes les précautions poſſibles pour cacher ſon amour à tous autres yeux qu'à ceux de la belle Marquiſe. Un amant, ſur-tout lorſqu'il eſt aſſuré d'un parfait retour de la part de ſa Maîtreſſe, eſt-il maître de ſoi-même, quelque attention qu'il veuille avoir ſur ſes démarches? Peut-il prendre toujours tous les ménagemens néceſſaires; une parole, un geſte, un regard, un clein d'œil ſuffit le plus ſouvent pour reveler tout les myſtères, & pour faire évanouir les projets les mieux concertés. Auſſi Clidamon dès le commencement du dîner, temps auquel il ſavoit encore ſe contraindre, fut-il la duppe de ſes précautions. Madame Donval étoit trop clairvoyante, & avoit trop d'expérience en intrigues amoureuſes, pour ne pas démêler la paſſion de nos jeunes amans, & demeurer longtemps ſans s'appercevoir de leur intelligence. Les yeux de la Marquiſe ſe rencontroient trop ſouvent avec ceux de Clidamon, & y prénoient un feu trop vif, pour que Madame Donval pût manquer d'être bien-tôt inſtruite des ſecrets de l'un & de l'autre. Piquée dabord du peu de confiance des deux amans, charmée enſuite de reconnoître que le cœur de l'aimable Marquiſe n'étoit point inſenſible, elle crut que cet amour n'étant pas encore bien enraciné, il lui ſeroit facile de le tourner de façon ou autre, à l'avantage de celui qu'elle vouloit favoriſer, à l'excluſion de Clidamon. Mais elle craignoit que cet amant ne fût depuis long-temps maître du cœur de Dorine; cette idée lui cauſoit les plus vives appréhenſions. Un pareil amour pouvoit trop déranger ſes projets particuliers; c'eſt ce qui lui fit prendre l'air rêveur, qui ne laiſſa pas d'embaraſſer Dorine, & de diminuer la gayeté de tous les convives.
Cependant Madame Donval voulant agir à coup ſûr, eſſaya d'éclaircir ſes ſoupçons. Fauſſement perſuadée que Dorine étoit trop jeune pour pouvoir longtemps déguiſer ſes véritables ſentimens, elle reſolut de la preſſentir dans un tête à tête, auquel elle trouva le moment de donner lieu: ſon deſſein étoit dans cette entrevue de tâcher de la détourner de Clidamon; & au cas qu'elle n'y pût réuſſir, de ſe ſervir de tous les moyens, même des plus extrêmes, pour la faire entrer dans ſes vues, & ainſi pour rendre heureux le Marquis d'Ambuſſieres, de quelque manière que ce pût être.
Ce qui ne contribuoit pas peu à ſa mauvaiſe humeur, étoit l'inaction du Marquis; elle l'avoit fait avertir au moment de ſon arrivée, & ne concevoit pas ce qui le pouvoit arrêter ſi longtemps. Elle étoit dans la confuſion de ces penſées, lorſqu'on lui vint remettre un billet qui lui rendit ſa première gayeté; elle repondit au meſſager, qu'elle retournoit ſur l'heure chez elle, & qu'elle n'y ſeroit viſible que pour ſon maître; qu'elle le prioit de s'y rendre ſans différer.
Elle remit la converſation ſur des propos généraux; & bien-tôt après, ſous prétexte de quelque affaire de conſéquence qui la rappelloient néceſſairement à ſon hôtel pour quelques inſtans, elle ſe leva de table, priant Dorine de trouver bon qu'elle la laiſſât ſeule quelque temps; elle la chargea en partant de faire agréer ſa ſortie à l'aſſemblée, l'aſſurant que dans peu elle ſeroit de retour. Elle ne pouvoit faire plus de plaiſir à Dorine. Toute la compagnie fut ravie de ſon abſence; perſonne ne pouvant prévoir combien les ſuites en devoient être funeſtes. On en quitta la table plus tard. Les vins & les liqueurs égayerent la fin du repas Mille propos badins, mille tendres chanſons ſuccéderent; & l'on ne faiſoit que ſe lever de table, lorſque Madame Donval rentra. L'Abbé d'Herbeval ſe ſervit de ſa liberté ordinaire, pour déſeſpérer cette intriguante femme. Il la tourmenta par cent agaceries différentes, qui la pouſſerent ſi loin, qu'elle ſe trouva forcée de couper court à tous ces propos, pour tirer inceſſamment parti de ſes deſſeins.
Elle tira donc la Marquiſe à l'écart, & entra avec elle dans une converſation qui ſe ſentit un peu de la mauvaiſe humeur qu'on venoit de lui donner: Mon inquiétude ſur vos penchans, eſt, on ne peut pas plus grande, lui dit-elle, du ton le plus radouci dont elle fut capable. Vous ſavez avec quel plaiſir je me ſuis chargée de vous accompagner; un tel ſacrifice méritoit bien quelque confiance de votre part. Croyez-vous que je n'aye pas du m'appercevoir de votre mélancholie? Vous imaginez-vous que je n'en entrevoie pas bien la ſource? L'amour, & l'amour malheureux & dans la gêne, vous avoit enlevé votre première gayeté, qui vous rendoit autrefois ſi charmante; l'amour plus ſatisfait vous la rend aujourd'hui avec plus de vivacité, pour ainſi dire, qu'auparavant. Vous auriez beau vouloir me déſavouer, j'ai pénétré votre cœur: je ne me ſuis jamais abuſée ſur votre compte. Mes doutes étoient bien fondés; cependant, par ménagement pour vous, & dans le deſſein de gagner votre confiance, je n'eus garde de les faire connoître à Monſieur votre père: il vous aime avec trop de tendreſſe, pour que je n'euſſe pas dû lui ôter ce ſujet d'inquiétude: j'ai donc beaucoup mieux aimé connoître par moi-même l'objet de votre amour, & voir s'il étoit digne de tous vos empreſſemens. Au reſte, ne penſez pas que je prétende combattre ici vos penchans; je ne veux que vous en repréſenter les conſequences, & vous laiſſer enſuite décider, & voir vous-même ſi vous devez pourſuivre & laiſſer affermir votre goût, ou bien le combattre & l'affoiblir, & ſortir ainſi victorieuſe. Oui, Madame, il eſt vrai, je ſais à n'en pouvoir douter, quel eſt celui qui poſſede votre cœur. Vos ſoins & vos inquiétudes l'ont décélé. Je n'oſe pourtant pas vous dire tout ce que je penſe à ce ſujet. Qu'il me ſuffiſe, pour le préſent, de vous demander à vous-même, ſi vous pouvez vous imaginer que votre goût ſera conforme aux vues & aux intentions de Monſieur votre père. La famille de Clidamon, ne le cede, il eſt vrai en rang ni en naiſſance à la vôtre. De plus, il eſt aimable, enjoué, ſpirituel, j'en conviens: ſon humeur eſt toujours égale: ſon caractère excellent, je le veux; mais eût-il encore plus de talens précieux; ſon peu de fortune lui doit faire donner l'excluſion. En effet, ce ne ſera jamais un parti qui vous puiſſe convenir par rapport au bien. Unique héritiére d'auſſi grands biens, que ceux qui ſe doivent réunir un jour ſur votre tête, & même dès aujourd'hui conſidérablement riche, il vous faut un époux qui à tous les agrémens de Clidamon, uniſſe encore les avantages de la fortune, accompagnés d'un grand crédit en Cour. Comptezvous ici pour rien, me direz-vous les prétentions de Clidamon, la faveur & les bontés des Miniſtres, qui tous ſont ſes protecteurs: j'en conviens, Madame, voilà de belles eſpérances; mais avec un peu d'expérience, l'on ſait trop qu'il ne faut jamais faire fond ſur d'auſſi vaines prétentions. Au reſte, ce que je vous dis ici n'eſt qu'un ſimple conſeil: à vous d'en faire tel uſage qu'il vous plaira. Quoi qu'il en ſoit, ne prétendez point me déſavouer un fait dont je ne ſuis que trop certaine; le ſeul reproche que j'aie à vous faire ici, je vous le repéte encore, eſt non de vous être abandonnée à ce premier penchant; votre jeuneſſe vous met hors d'état d'être en garde contre vous-même dans une telle occaſion, mais de ne m'avoir pas aſſez regardée comme votre amie, pour me confier ce qui ſe paſſoit dans votre cœur. Si vous vous fuſſiez moins méfiée de moi, ſi vous euſſiez daigné m'ouvrir votre cœur, je vous aurois fourni des armes à oppoſer à cet amour naiſſant, & vous ſeriez triomphante d'une paſſion qui ne peut qu'être déſaprouvée de Monſieur votre père; du moins, ſuivant que j'ai lieu de me l'imaginer. Je vois, Madame, que ce diſcours vous déplait: pardonnez-le à mon zèle, qui ne peut ſe relâcher en rien ſur ce qui vous intéreſſe. La ſeule grace que je vous demande en finiſſant, eſt de faire reflexion ſur ce que je viens de vous dire ici, ayant ſur-tout l'amitié ou du moins la prudence de ne rien dire de notre converſation à celui qui captive votre cœur. Vous jugez qu'il me ſcauroit mauvais gré de mon zèle pour vos intérêts; & outre que les explications ſont inutiles, je ſerois mortifiée d'être dans l'obligation de m'oppoſer en face à ſes deſſeins, & peut-être même d'être contrainte de vous priver du plaiſir de le voir. Ainſi, Madame, pour vous-même, voyez à rentrer dans la compagnie avec votre gayeté ordinaire, de façon que les plus clair-voyans ne puiſſent s'apperçevoir de la petite explication qui vient de ſe paſſer entre nous.
Dorine, un peu embarraſſée de ce diſcours, peu accoutumée à un langage auſſi ſec, changeoit à chaque inſtant de viſage, & mouroit d'impatience que Madame Donval la délivrât de ſes importunités, en la laiſſant rentrer dans la compagnie; ainſi ſans penſer à repondre aux différens chefs de ces repréſentations, elle s'échappa des mains de Madame Donval au même inſtant qu'elle lui en laiſſoit la liberté; & tant pour contrarier ſa maudite ſurveillante, que pour ſe ſatisfaire elle-même, elle vouloit aller rejoindre ſon amant. Mais Madame Donval la prévint, en paſſant elle-même près de Clidamon, à qui elle fit beaucoup plus d'amitié que de coutume, dans le deſſein de l'amuſer & de l'empêcher de ſe rapprocher de Dorine, où de s'appercevoir de ſon trouble, & plus encore de l'augmenter.
Quelque aſſurée que fût Madame Donval de l'intelligence de nos deux amans, la rougeur & l'embarras de Dorine venoient de la beaucoup mieux confirmer dans ſes ſoupçons. Elle crut que Dorine, intimidée de cette connoiſſance de ſa part, ſeroit à l'avenir plus circonſpecte à l'égard de Clidamon. Cette idée lui rendit beaucoup de ſa première gayeté. D'ailleurs elle étoit déja fort ſatiſfaite des meſures qu'elle avoit priſes avec le Marquis, & elle auguroit un grand ſuccès de l'entrevue qu'elle venoit d'avoir avec lui.
Le Marquis d'Ambuſſieres étoit un jeune homme de près de trente ans, qui ſe trouvoit à la veille d'être Maréchal de Camp; il étoit l'un des plus riches Seigneurs de la Cour, ſurtout depuis la mort de ſon frère aîné, qui n'avoit point laiſſé d'enfans d'aucune des deux femmes qu'il avoit eues. Grand, bienfait, alerte, infatigable. Il étoit de tous les plaiſirs de la Cour. Il avoit beaucoup d'eſprit, & de cet eſprit politique, capable des plus grands projets, & que les combinaiſons les plus fortes n'auroient jamais pu effrayer. Mais il étoit libertin au-delà de toute imagination, grand joueur, aimant la dépenſe & les repas ſomptueux. Il s'étoit toujours révolté contre tout engagement, & paſſoit ſa vie dans les plus doux plaiſirs, voltigent chaque jour de beauté en beauté, & n'étant jamais ſans nouvelles conquêtes. Cependant, comme on l'a déja dit, ſa légéreté ordinaire n'avoit pu tenir contre les charmes de Dorine. La vue de cette aimable perſonne avoit enfin triomphé de ſon inconſtance. Ses rigueurs l'avoient fixé. Que dire enfin, le pétulent Marquis, devenu tout-à-coup ſage & ſérieux, ſongeoit tout de bon à l'hymen, & vouloit, en en reſſerrant les nœuds, renoncer à ſes déréglemens paſſés. Ainſi, pour la première fois de ſa vie, ſon intention étoit pure & ſes vues legitimes. Il agiſſoit de bonne foi. Il n'eût pas moins fallu que Dorine, pour lui faire prendre un train de vie digne de ſon ſang. Cependant quelques juſtes & raiſonnables que fuſſent ſes deſſeins, il lui falloit encore employer la ruſe, la violence & l'injuſtice pour tâcher d'en venir à ſes fins. Nous verrons bien-tôt comment il s'y prendra, & de quelle manière, étant ſecondé par Madame Donval, Clidamon ſuccombera, du moins pour un temps, aux artifices de cette dangereuſe femme.
C'étoit du Marquis lui-même qu'étoit la lettre qu'on lui étoit venu remettre pendant le dîner. Il lui marquoit qu'il arrivoit à l'inſtant de Verſailles, ce qui l'avoit empêché de recevoir plutôt l'avis de ſon arrivée. Qu'il avoit mille choſes à lui dire en reponſe aux deux mots de ſa lettre: Mais qu'il croyoit qu'il étoit de la prudence pour l'un & pour l'autre de ne les point confier au papier. Que quelque sûr qu'il fut de ſes domeſtiques, il leur vouloit cacher juſqu'au moindre de ſes deſſeins: qu'il la prioit donc de lui faire ſavoir ſi elle ſeroit viſible pour lui ſur le champ; que pendant la petite conférence qu'il ſouhaitoit d'avoir avec elle, il lui feroit part de toutes ſes vues: que la réuſſite de ce qu'il méditoit étoit immanquable, & que tout étoit diſpoſé pour la facile exécution de ſes projets, au cas qu'elle les adoptât, & qu'il fût néceſſaire de les mettre en uſage.
Effectivement l'arrivée du Marquis ſuivit de près celle de ſon domeſtique: Madame Donval ne faiſoit que rentrer chez elle lorſque le Marquis y arriva. Ils paſſerent enſemble dans un cabinet reculé, & dès qu'il s'y fut enfermé avec elle, il commença par lui faire un préſent d'une très-grande conſéquence, moyen sûr & efficace pour mettre une intriguante davantage dans ſes intérêts. On s'aſſit; & lorſque Madame Donval lui eut dit que Dorine ne paroiſſoit plus maîtreſſe de ſon cœur, que Clidamon l'avoit ſubjugué, & qu'il étoit hors de doute qu'il ne fût tendrement aimé. Eh bien, Madame, lui repondit le Marquis, aidez un malheureux, il ne s'agit plus ici d'uſer de ménagement. Clidamon n'ignore pas à quel point eſt porté mon amour pour la belle Marquiſe. Soyez aſſurée qu'il employera tous les moyens qui ſont en lui pour me prévenir & m'enlever une conquête dont la poſſeſſion ſeule peut combler mon bonheur. En effet, avant mon dernier voyage en Languedoc, parfaitement libre, je vivois ſans inquiétude, quittant un plaiſir pour me livrer à un nouveau. Mais helas! dès la première fois que j'eus lieu de voir la belle Dorine, mon cœur ne fut plus à moi. Je changeai tout-à-coup: de vif & enjoué que j'étois, je devins taciturne & rêveur. Ah! que l'amour ſe vange bien aujourd'hui de mon inconſtance paſſée, qu'il me punit de ma légéreté. Mais, Madame, pardonnez-moi des plaintes qu'il eſt bien impoſſible qu'un amant qui a tout à craindre puiſſe retenir concentrées en lui-même: venons cependant au fait & que je vous inſtruiſe de tout ce que j'ai fait juſqu'ici pour aſſurer mon bonheur. Vous jugerez ſi mes meſures ſont juſtes, & s'il n'y faut rien ajoûter. Mais pour cet effet, il me paroît néceſſaire de remonter plus haut, & de vous remettre ſous les yeux certaines circonſtances de mon dernier voyage aux Etats. J'y vis la belle Dorine. Cette vue eſt l'époque de mes peines & de mes tourmens. Je vous confiai d'abord les tendres ſentimens que tant de charmes m'inſpirerent. Je vous parlai du deſſein que j'avois de l'épouſer. Connoiſſant mon caractère vif & léger, que ne fites-vous pas pour me détourner de ce deſſein? raillerie, raiſons de politique, que n'employâtesvous pas? Cependant mon étoile ou plutôt la fatalité de mon ſort voulut que je ne me puſſe jamais rendre à toutes vos repréſentations. Je revis Dorine, mais pas encore ſi ſouvent que je le déſirois. Bientôt la jalouſie ſe joignit à l'amour. Je m'apperçus que mes ſoins n'étoient point diſtingués, que je n'étois accueilli que comme un homme indifférent, & que la politeſſe ſeule avoit part aux manières obligeantes de Dorine à mon égard: il n'en fallut pas davantage pour m'ôter toute ma tranquillité & pour me priver de tout repos. Je preſſentis aiſément la cauſe de tant d'indifférence. J'étudiai tous les pas de Dorine, j'obſervai toutes ſes démarches, je ne perdois pas un de ſes regards. Saluoit elle quelqu'un, étoit-elle en compagnie, chantoitelle, étoit-elle au jeu, j'épiois le moindre geſte, le moindre ſigne; rien ne me paroiſſoit indifférent. J'examinois, je péſois tout, étoit-il donc poſſible, ſur-tout avec autant d'expérience que j'en ai, & auſſi jeune qu'eſt la Marquiſe, que je ne reconnuſſe bien tôt ce que je voulois ſavoir. Auſſi peu de jours ſe paſſerent, ſans que je fuſſe pleinement au fait, & ſans être convaincu que l'heureux Clidamon étoit celui auquel j'étois ſacrifié. J'en fus d'autant plus mortifié que je ſentois bien avoir tout à craindre d'un pareil rival. A une taille haute & avantageuſe, à une phyſionomie noble & aimable, il joint beaucoup d'eſprit & de politeſſe. Il eſt amuſant dans les cercles; de plus ſage, conſtant, rangé, infiniment de complaiſance, vraiment né pour les Dames. Il ſcait ſi bien ſe replier ſur lui-même, qu'il eſt preſque impoſſible qu'il ne ſeduiſe une jeune perſonne qui cherche à plaire, & qui eſt ravie de ſe voir elle-même le but des attentions d'un galant-homme. Tout autre rival ne m'eût pas donné la moindre inquiétude; je me ſerois flatté de le ſupplanter ſans effort: je l'eus même dédaigné; mais j'avois tout à redouter de Clidamon, je craignois tout de ſes pourſuites. Ce fut donc à deſſein que je différai mon départ après le ſien; je croyois que je pourrois gagner quelque choſe en ſon abſence. Je fis tout mon poſſible pour en profiter; j'oſai même aborder Dorine au dernier bal dans le deſſein de riſquer une déclaration: mais à peine lui pus-je dire deux mots, pour la première fois je me trouvai embarraſſé. Enfin je ſurmontai cette timidité juſqu'alors inconnue, & je lui fis l'aveu de mon amour, mais avec tant de circonſpection & de reſpect, qu'elle ne put tout-à-fait s'en offenſer. Elle me repondit en peu de mots, qu'elle étoit encore trop jeune pour penſer à aucun établiſſement; qu'elle étoit ſous la puiſſance d'un père auquel elle étoit trop tendrement attachée pour être la première à conſulter ſon penchant. Que cependant, ſi elle ſe trouvoit portée à quelque choſe, ce ſeroit plutôt à ne pas penſer de ſitôt au mariage. Qu'elle trouvoit bien plus de douceur à ne dépendre que d'un père qui la cheriſſoit uniquement, & dont elle faiſoit la ſeule conſolation. Que l'eſſai qu'elle avoit fait du mariage ne lui avoit pas paru aſſez flatteur pour voler ſitôt à un nouvel hymen: qu'au reſte elle m'étoit ſenſiblement obligée de mes attentions; qu'elle s'en croyoit trèshonorée; mais qu'elle me prioit de ne point penſer à elle, ſur-tout de quelque temps.
Ce refus, quoique plein de politeſſe, aigrit mon cœur contre le rival, auquel je m'imaginois bien être ſacrifié ſans retour. Je reſolus cependant de faire aſſez d'effort ſur moi pour oublier Dorine: mais je n'étois pas capable d'exécuter ce projet. Ma foibleſſe pour la Marquiſe étoit trop forte, mon amour augmentoit chaque jour; je cherchai à retrouver Dorine pour tacher de l'amener à moi, & de permettre que j'en fiſſe parler à ſon père. Dans ce deſſein, l'on ne voyoit que moi, ſoit au ſpectacle, ſoit au Canourgue, ſoit au Perou , je parcourois tous les jours les principales maiſons de la ville; je ne manquois point de concerts: mais c'étoit toujours inutilement que je cherchois la jeune Marquiſe, elle ſembloit fuir mes pas. A peine ſortoit-elle de chez elle, on ne la voyoit plus qu'en compagnie de parens ou d'autres perſonnes, dont l'âge où le rang m'interdiſoit aucun badinage, à la faveur duquel j'euſſe pu ſonder encore ſes ſentimens. Voyant donc qu'envain je penſerois trouver le moyen de l'entretenir un moment en particulier, la voyant toujours dans le deſſein formel de m'éviter, je ſentis que je ne gagnerois rien à reſter davantage à Montpellier: qu'il falloit laiſſer au temps le ſoin de ſoumettre Dorine, ou plutôt qu'il falloit l'oublier pour jamais. Je partis donc déſeſpéré, & pour la première fois, mon cœur ne fut pas du voyage, il étoit près de Dorine.
Arrivé à Paris, j'eus bientôt occaſion de revoir Clidamon. Nous ſommes amis dès l'enfance. La converſation ſe mit naturellement ſur notre commun ſejour aux Etats; nous vînmes à parler des perſonnes qui nous le rendoient aimable: j'en citai quelques-unes, & enfin je nommai Dorine. A ce nom Clidamon ſe déconcerta, la rougeur qui couvrit ſon viſage l'auroit ſeule décélé ſans la confidence qu'il me voulut bien faire de ſon amour. Que j'eus d'impatience à l'entendre! Helas! je ne fus que trop certain de l'avantage qu'il avoit ſur moi. Il étoit aimé plus qu'il n'avoit lui-même eſperé. Dorine lui avoit promis ſa main, & il n'étoit venu à Paris que pour tout mettre en ordre, & pour diſpoſer toutes choſes pour l'épouſer avant la première tenue des Etats. Comptant en faire inceſſamment la demande à ſon père, du conſentement duquel Dorine l'avoit flatté, l'aſſurant qu'il ne pouvoit le refuſer, puiſqu'il lui avoit promis de ſe rendre à ſon choix. Cet aveu de Clidamon me jetta dans un ſi grand trouble, qu'il me fut impoſſible de le déguiſer. Clidamon me pénétra; il n'étoit que trop facile de lire dans mon cœur, mon agitation en diſoit mille fois plus que tout ce que je lui aurois pu dire: il me fut impoſſible de lui repondre, je le quittai ſans dire mot, tout en lui jurant une haine immortelle.
Quelques jours après Clidamon me rejoignit aux Thuilleries. Il voulut reprendre cette même converſation: Je fis tous mes efforts pour le déſabuſer de ſes ſoupçons, il ne m'en parut pas perſuadé. Je rejettai l'inquiétude qu'il avoit remarquée lors de notre précédente entre-vue ſur différentes cauſes. Enfin je me ſurmontai, & quelque furieux que je fuſſe en moi-même, j'eus néanmoins la prudence de diſſimuler & de taire mes véritables ſentimens. Nous nous ſeparâmes bons amis en apparence, mais dans le fond nous défiant abſolument l'un de l'autre.
Dès cet inſtant je ſongeai aux moyens de lui enlever Dorine; & ſi je ne la pouvois gagner de bon gré, du moins de l'avoir de force. J'achetai quelque temps après une maiſon à Auteuil, où je m'enfermois preſque continuellement pour flatter mon ennui & mes déplaiſirs; mais, helas! qu'un amour malheureux eſt un cruel tourment. J'en perdois le repos: les jours & les nuits me ſembloient d'une longueur inſupportable. Les plaiſirs de Paris, qui avoient autrefois pour moi tant de charmes, me paroiſſoient inſipides: je fuyois les compagnies, les aſſemblées où je me plaiſois tant par le paſſé, me paroiſſoient ennuyeuſes. Dorine étoit toujours préſente à mon eſprit, je ne vivois que pour elle, & ſon ſouvenir me cauſoit les tourmens les plus vifs. Enfin je perdois toute eſpérance d'être jamais à elle, & déja je tachois de l'effacer de mon ſouvenir, lorſque votre première lettre vint reveiller ma rage & ma fureur. Quoi dis-je, en la liſant; Dorine autrefois ſi enjouée, ſi vive, ſi charmante, a perdu ſa gayeté ordinaire. Son pere qui l'adore la veut envoyer à Paris pour diſſiper ſa mélancolie: profitons de ce voyage. Enlevons-la s'il ſe peut à Clidamon. Ce n'eſt que pour lui que Dorine a des yeux; c'eſt lui qu'elle aime: je ſcais ſon ſecret: j'ai lu dans ſon cœur. Le changement qui s'eſt fait dans ſon caractère, me prouve que je ne dois rien attendre de tous mes ménagemens. C'eſt à la force ou à la ſurpriſe qu'il me faut avoir recours. Periſſons ou devenons heureux. Auſſi-tôt la lecture de votre lettre je revins à Auteuil: j'y préparai tout pour l'exécution du deſſein qui m'étoit venu à l'eſprit. Voici quel il eſt:
Ma maiſon d'Auteuil eſt diſpoſée de façon, que d'un côté, j'ai entrée dans le bois de Boulogne, & de l'autre, une iſſue du côté de la rivière: il m'eſt d'ailleurs facile, à l'aide de bons chevaux & de quelques relais, de gagner du pays & de faire bien du chemin par des routes détournées, avant qu'on m'ait pu atteindre, & même d'empêcher qu'on ne prenne connoiſſance de ma fuite, & qu'on en aye le moindre indice. Je n'ai uniquement beſoin que de votre entremiſe, & d'un bon domeſtique, de la fidélité duquel je ſuis ſûr pour venir heureuſement à bout du deſſein que j'ai formé d'enlever Dorine à la première occaſion; à cet effet, faites naître un de ces jours une partie pour le bois de Boulogne. Clidamon eſt trop galant pour n'y pas propoſer quelque fête à ſa maitreſſe; que j'aurois de plaiſir de l'enlever, pour ainſi-dire, entre les bras de ſon amant. Rien ne me paroît plus aiſé. Averti du jour, l'équipage ſera prêt: Je paroîtrai à la promenade, néceſſairement je vous rencontrerai. Clidamon m'engagera vraiſemblablement d'être de la partie: je jouerai l'indifférent; & par-là, l'on ne ſe pourra douter que le coup puiſſe partir de moi: mais en attendant ce jour, n'eſt il pas de la prudence que celui-ci ne ſe paſſe pas ſans que je rende ma viſite à l'aimable Marquiſe.
Mon cher Marquis, lui repondit Madame Donval, votre viſite eſt moins néceſſaire que jamais. Bien loin de vous détourner du deſſein où vous êtes d'enlever Dorine; cet enlevement devient aujourd'hui abſolument néceſſaire. Au train que je vois prendre aux choſes, vous ne pourrez jamais avoir la main de Dorine que par ſurpriſe. Je m'y préterai autant qu'il ſera en moi. Combinez bien toutes choſes. Il vous reſte peu de temps pour l'exécution de vos projets. Il faut que ce ſoit dès ce ſoir que Dorine ſoit à vous. Si vous manquez cette occaſion, ne vous flattez pas d'en retrouver jamais une plus favorable. Clidamon doit nous donner à ſouper au bois de Boulogne. Nous nous y rendrons après le ſpectacle. Vous avez encore ſuffiſamment de temps pour diſpoſer tout. Mais les momens ſont précieux, ne les perdons pas ici inutilement; profitez-en: l'enlevement ſe faiſant dès aujourd'hui, on ne pourra ſoupçonner ni vous ni moi d'y avoir part, & peut-être ne ſerois-je pas exempte de ce ſoupçon, ſi vous tardiez plus tard. C'eſt Clidamon lui-même qui nous a propoſé cette partie, pour laquelle il a donné ſes ordres & fait de grands préparatifs. S'il arrive quelque accident, on ne peut s'en prendre qu'à lui. Ce ſera donc à lui & non à vous, ni à tout autre qu'on imputera l'enlevement de Dorine en cas qu'il réuſſiſſe heureuſement, comme je le ſouhaite. J'en augure déja bien, puiſque vous ne devez vous ſervir que d'un ſeul domeſtique. Le moins de perſonnes à qui l'on ſe puiſſe confier en des occaſions auſſi délicates, rend l'exécution plus facile & moins embaraſſante. Faites partir vos relais dès que vous ſerez chez vous. Que ceux qui les conduiront ignorent les motifs de leur départ, ſur-tout, prenez tellement vos meſures, qu'il ne ſoit pas beſoin d'en venir aux armes. Pendant le ſouper, je ferai ſemblant de me trouver indiſpoſée; je voudrai prendre l'air ſeule un inſtant. Dorine par bienſéance, ne manquera pas ſans doute de vouloir m'accompagner. Je ne me rendrai qu'avec peine à cette complaiſance; par ce moyen je me mettrai hors de ſoupçon. Que votre confident ſaiſiſſe ce moment, qu'il fonde ſur Dorine; & pour peu qu'on puiſſe étouffer ſes cris, je ne dirai mot, que la chaiſe de poſte ne puiſſe être déja loin: d'un autre côté, étant à table avec les autres, on n'aura pas lieu de penſer que ce ſoit vous qui faſſe jouer cette ſcéne. Vous vous écarterez avec les autres pour aller à la recherche; & delà, vous pourrez, ſi vous le jugez à propos, partir pour regagner votre proye. Laiſſez-moi ménager le reſte. Le Marquis, ravi des offres de Madame Donval, lui fit mille proteſtations de reconnoître un jour tous les ſervices importans qu'elle vouloit bien lui rendre dans une conjoncture auſſi délicate. Ce projet une fois ainſi arrangé, il prit congé d'elle, & s'en alla auſſi-tôt, de peur qu'une entrevue plus longue ne fît naître quelques ſoupçons fâcheux, qui s'augmenteroient davantage dans la ſuite, au cas que l'enlevement eût lieu, ou qu'il vînt à manquer; ce que néanmoins il ne devoit aucunement craindre, vû la certitude de ſes meſures. Madame Donval remonta dans ſon équipage, revint droit chez l'Abbé, & rentra, ainſi qu'on l'a remarqué dans la ſalle, comme on ne faiſoit que ſe lever de table.
Clidamon & ſes amis auroient ardemment ſouhaité que l'abſence de Madame Donval eût duré plus long-temps. Son arrivée dérangea les parties de jeu qu'on avoit prémédité de faire en attendant l'heure du ſpectacle. L'air & le ton ſerieux prirent la place du badinage & de l'enjouement. Tous, hors Madame Donval, paroiſſoient fort peu ſatiſfaits, ſa préſence avoit glacé tous les cœurs. L'Abbé d'Herbeval, picqué d'un ſi fâcheux contre-temps, fit tout ce qu'il put pour bannir ce froid mortel, mais ſans y pouvoir reuſſir. Voyant à la fin que tous les efforts qu'il faiſoit à ce ſujet étoient inutiles, il s'en prit à la cauſe de ce dérangement, & par ſes cauſtiques badinages, fit payer bien cher à Madame Donval la mauvaiſe humeur qu'elle occaſionnoit à la compagnie. Ces picquantes agaceries furent en partie cauſe d'un déplaiſir que Dorine eut de plus à eſſuyer. En effet, Madame Donval qui avoit bien des choſes particulières à lui dire, & d'ailleurs pour ſe délivrer des perſécutions de d'Herbeval, la tira bien-tôt à quartier, & entra avec elle dans une converſation des plus ſérieuſes, à la ſortie de laquelle elle alla de nouveau aſſiéger Clidamon, pour l'empêcher d'avoir avec ſa maîtreſſe quelque explication ſur ce dont il venoit d'être queſtion enſemble. Mais cet amant jugeant avec raiſon, qu'il ne lui ſeroit pas facile de ſe défaire de cette importune, ſe hâta de lui propoſer de partir pour le ſpectacle. Cette propoſition reveilla l'attention de la compagnie. Il reſtoit à décider auquel des trois théatres les Dames voudroient aller. Dorine ſembloit préférer le théatre François: c'étoit un des premiers avantages qu'elle trouvoit à Paris ſur toutes les autres Cités. Son goût éclairé, formé par la fréquente lecture des Hiſtoriens & des Poëtes ne lui avoit fait trouver que de l'ennui dans les ſpectacles de province. Je m'imagine, diſoit-elle, trouver ſur votre théatre le vrai peint dans tout ſon éclat & ſans aucun fard. Sans doute que vos Acteurs & vos Actrices, outre qu'ils ſont l'élite des provinces, s'étudient encore chaque jour à vous plaire par les naïves peintures de ce qu'ils repréſentent.
Vous jugez ſur ce qui devroit être, lui repondit Clidamon, & non pas tout à-fait ſur ce qui en eſt; on peut, il eſt vrai, ſe flatter d'avoir le théatre le plus complet de tous, j'en conviens; mais tous les ſujets n'ont pas cette perfection qu'ils ſembloient promettre, lorſque nos ſuffrages & nos applaudiſſemens trop prodigués les ont fait recevoir. Ce n'eſt pas nous qui nous ſommes trompés ſur leurs talens: ſi l'envie de plaire dans les unes, ne leur faiſoit pas paſſer dans leur parure & les plaiſirs le temps qu'elles devroient employer à ſeconder leurs talens encore dans leur naiſſance: ſi la paſſion du jeu dans ceux-ci ou d'autres défauts plus conſidérables, ne les détournoient pas de l'étude, ſans contre-dit, preſque tous ſeroient parfaits. Auſſi les femmes ont preſque toutes des intrigues, & eſt-il poſſible qu'avec de la beauté & du talent & trop de ſenſibilité dans le cœur, on ne ſe laiſſe pas entraîner & éblouir par les offres pompeuſes des Seigneurs, d'une cour auſſi galante que la nôtre. Les Acteurs de l'autre côté, n'ayant pas les mêmes reſſources, paſſent leur temps à s'étudier à amuſer les perſonnes de diſtinction, qui veulent bien les admettre à leur table, ou les aſſocier à leurs divertiſſements, ſous le précieux titre d'hommes à talens. Quelques-uns d'entr'eux, pour ſe dérober aux importuns ſe retirent dans ces reduits aimables, aziles de la molleſſe & des plaiſirs, îls s'y occupent à reconcilier Bachus avec Venus, preſque toujours juſqu'alors ennemis: & ainſi ils coulent dans ces lieux conſacrés aux plus doux plaiſirs, une vie toujours oiſive & délicieuſe, ignorée, ce ſemble, du vulgaire, & en cela mille fois plus charmante. Voilà les défauts qui caractériſent notre théatre; ſans eux le tragique & le comique ſeroient encore plus en honneur. En un mot, ôtez la coquetterie aux unes, la molleſſe aux autres, qu'une noble émulation les anime, & vous aurez un théatre parfait. Ce n'eſt cependant pas à dire pour cela, que nous n'ayons des Acteurs excellens dans chaque genre; en effet, pourroit-on déſirer rien de ſupérieur pour le tragique aux talens décidés de trois Actrices de notre temps. Mademoiſelle Dumeſnil pour le noble pathetique; Mademoiſelle Clairon pour les roles animés & furieux; Mademoiſelle Gauſſin pour tous ceux de tendreſſe & de pur ſentiment: Meſdemoiſelles Hus & Dubois, ſans atteindre préciſement à ces modeles, en approchent cependant de fort près. Pour les Acteurs qui pourroit rendre avec plus de poids, de nobleſſe & de diſcernement les roles de conſequence & de dignité, que Monſieur Dalainville; Meſſieurs Belcourt, Dubois & Molé, partagent auſſi les ſuffrages du public: Monſieur le Kain, infiniment gouté d'une partie du public, enleveroit auſſi bientôt les ſuffrages de l'autre, ſi ſes talens naturels n'étoient pas trop offuſqués par le défaut de ſa voix. Mais ce que la nature lui a refuſé, il le peut ſuppléer par d'autres agrémens; avec de l'intelligence & de l'émulation, on vient toujours à bout de plaire, c'eſt le principal objet de ſon état: il plait infiniment dans les ſcenes muettes, talent ordinairement peu connu au théatre, & cependant extrêmement néceſſaire: ſans doute quelque correctif aſſiduement apporté dans ſes finales , & plus de modérations dans ſa voix, feront paſſer par-deſſus les autres défauts, qu'il lui ſeroit impoſſible de corriger, quoique aſſurément avec la meilleure volonté du monde. Quant au comique, Mademoiſelle Gauſſin, joint à des talens décidés pour tous les roles de pure tendreſſe un viſage vainqueur des années, & un ſon de voix qui gagne les cœurs: Mais nous venons de perdre une Soubrette, qu'il ſera preſque impoſſible de pouvoir remplacer. En effet, qui pourra ſe flatter d'approcher de la délicateſſe & de la fineſſe du jeu de Mademoiſelle Dangeville: cette Actrice inimitable ne ſe bornoit pas à ce ſeul caractère, elle ſçavoit donner une grace toujours nouvelle à ſon jeu dans tous les autres rolles dont elle vouloit ſe charger, & qu'elle ſeule étoit effectivement capable de bien rendre. Enfin, quoiqu'il y ait beaucoup de ſujets, l'on peut dire avec vérité, qu'il y en a peu de médiocres, encore égaleroient-ils les autres, ſans leur trop grand amour pour les plaiſirs. J'ajoûterai encore, que ceux mêmes, dont le public eſt le plus ſatisfait, pourroient mériter de nouveaux applaudiſſemens s'ils avoient plus d'émulation, & s'ils ne s'appuioient pas tant ſur notre ſotte indulgence. Ils font tout leur poſſible pour nous captiver lors de leurs débuts, & bien-tôt après qu'ils ſont reçus, leur ſort étant fixé pour toujours, ils ſuivent le torrent, & ne s'attachent rien moins qu'aux devoirs que leur état & leur reconnoiſſance pour les bontés du public leur impoſent. Mais vous allez être bientôt en état d'en juger par vous-même, belle Dorine; heureux ceux qui auront le bonheur de vous plaire, vos éloges ont toujours été dictés par le bon goût.
Ce n'eſt cependant pas toujours la faute des Acteurs, interrompit l'Abbé d'Herbeval, ſi le théatre françois, loin de ſe ſoûtenir dans une heureuſe ſupériorité, commence aujourd'hui à perdre de ſon ancien éclat. Ce dépériſſement doit bien plutôt être imputé à nos Auteurs modernes; & effectivement à peine les Acteurs ont-ils aſſez de temps pour apprendre les rolles des différentes piéces qu'on leur préſente, pour ainſi-dire, à chacune de leurs aſſemblées; on n'entend parler chez eux que de lectures de nouvelles tragédies; car pour le comique on ſemble l'avoir oublié: masquant au tragique, notre théatre eſt inondé d'un deluge d'Auteurs, qui, pour la plûpart jouiſſent à peine d'une première repréſentation, malgré les efforts d'une cabale tumultueuſe, qu'ils ont ſcu ſe former de longue main. Depuis plus de dix ans, il a paru près de cent tragédies, & je ne ſai ſi quatre à cinq ſe ſont ſauvées du naufrage; tant de déſaſtres découragent les Acteurs; ils s'ennuient avec raiſon de ſacrifier leurs veilles pour des productions auſſi foibles: peu-à-peu ce dégoût influe ſur leur jeu, & l'on ne s'en apperçoit que trop par le relâchement de leur jeu dans nos meilleures pièces: le public eſt mécontent & s'en prend à eux, au lieu qu'il devroit le plus ſouvent ne s'en prendre qu'à lui-même. En effet, pourquoi, par une complaiſance hors de ſaiſon; pourquoi, par des applaudiſſemens prodigués ſans raiſon, a-t-on élevé, comme ſur le pinacle de jeunes Auteurs, qui ne ſe fuſſent pas tant ennorgueillis, & en euſſent bien mieux limé leurs ouvrages, ſi l'on ſe fût montré à leur égard juges tout à la fois, plus ſevéres & plus équitables. Auſſi ce public ſi injuſte dans ſes faveurs, a-t-il lui-même tellement défiguré notre théatre, qu'on ne le retrouve plus dans ſes ruines; il n'eſt déja tout au plus qu'un vain phantôme de ce qu'il étoit du temps des Moliere, des Corneille & des Racines. Que d'Auteurs ſe ſont de nos jours efforcés d'atteindre à ces précieux modeles; mais à peine en ſont-ils de miſérables copiſtes, ſi vous en ôtez quelques-uns, en qui brillent encore quelques étincelles de ce beau feu créateur. Il eſt vrai, qu'on nous dit tous les jours, que nos premiers Auteurs jouiſſant à bon droit du privilège d'être venus les premiers, ont épuiſé la ſcéne, & ne nous ont laiſſé, pour ainſi-dire, qu'à glaner dans un champ fertile, où ils n'avoient eux-mêmes qu'à cueillir à pleines mains. Tel eſt du moins aujourd'hui le préjugé commun, ſi fort & ſi accrédité, qu'on ne s'eſt pas même voulu donner la peine de juger après examen: le Sage, Auteur de la Gouvernante, loin d'applaudir à Monſieur de la Chauſſée, dont on auroit dû néanmoins relever hautement le triomphe, pour s'être ouvert une nouvelle route, & avoir oſé ſe frayer un chemin juſqu'alors inconnu, loin dis-je de l'admirer & d'applaudir à ſes drames, on les a traité de comique larmoyant; épithete que les plus modérés de ſes injuſtes cenſeurs, ont ſeulement changé en celle de comique ſerieux. Envain les amis de la ſaine & droite raiſon, ſe ſont-ils récrié en ſa faveur, ils n'ont pû être écoutés: l'eſprit de cabale avoit tout ſubjugué. Eloignées du tumulte & du fracas, vous n'avez pas encore eu lieu, Meſdames, de connoître quel eſt ce redoutable ennemi du bon comme du mauvais goût. L'orgueil & l'entêtement ſont les vices particuliers des Auteurs; comme la cabale & l'envie ſont ſouvent celui de bon nombre de Spectateurs, peu ſçavent apprécier un ouvrage, & tous en veulent porter leur jugement: bien ou mal, chacun ſoûtient ſa théſe; & il n'eſt pas ſans exemple, que les ſifflets du parterre ayent fait tomber les meilleures productions. La cabale eſt un monſtre impitoyable, qui frappe ſans égard au nom ni au mérite. Combien d'Auteurs n'ont pas à ſe plaindre de ſes cruels effets: c'eſt un hydre à ſept têtes, qu'il eſt preſque impoſſible de dompter, comme Prothée, il ſe reproduit ſous mille formes différentes, preſque toujours au déſavantage du génie.
Quoi, vous voudriez me perſuader, repliqua Dorine, que ce même parterre, dont nos meilleurs Auteurs imploroient autrefois l'indulgence, & dont ils craignoient à bon droit la ſevére mais juſte critique, vous voudriez, dis-je, me faire croire, que ce n'eſt plus aujourd'hui qu'un vain phantôme, dont tous les coups portent le plus ſouvent à faux, mais frappent néanmoins ſans eſpoir de retour, & ſont toujours par-là d'autant plus à craindre. Il eſt cependant de bonnes pièces, que ces cenſeurs, malgré l'injuſtice que vous leur attribuez, ont ſcu reſpecter. Songez-y bien, vous ne nous avez parlé juſqu'ici que des Auteurs de votre ſexe; qu'ils ſoient fautifs, cela eſt dans l'ordre. Vous teniez depuis trop de temps notre théatre aſſiégé. Après avoir fleuri près de deux ſiécles entre vos mains, il falloit bien que vous le laiſſiez déchoir, & que nous vinſſions à y primer à notre tour. Il n'étoit que trop juſte que ce fût à nous que fût reſervée la gloire de le faire refleurir. Quelques Dames dans le ſiécle précédent, avoient donné des aſſais de notre génie, qui nous firent bien des jaloux: mais il étoit reſervé aux du Boccage & aux Graffigny de nous vanger de votre tirannie.
Il eſt vrai, Meſdames, reprit l'Abbé d'Herbeval, notre ſiécle aura cet avantage ſur les précédens, d'avoir donné naiſſance à d'illuſtres Savantes. Le fuzeau juſqu'ici fut le partage du beau ſexe. Nos pères, jaloux de leurs épouſes, les tenoient renfermées dans les ſoins de leur famille, ſans leur permettre l'entrée des ſciences. Le ſanctuaire des beaux arts, leur étoit interdit: peut-être étoient-ils en cela plus raiſonnables que nous. Mais accoûtumés de bonne heure à applaudir aux Dames, ne gagnons-nous pas infiniment aujourd'hui, de voir preſque toujours notre complaiſance appuyée ſur la raiſon. Flatteurs juſques dans leurs hommages, nos ancêtres deſhonoroient leur dignité; & l'on pourroit nous reprocher le même défaut, s'il n'étoit pas clair que le beau ſexe, pour la plûpart, eſt auſſi amateur des ſciences que le nôtre. Les Deux Dames dont vous venez de citer des chefs-d'œuvres, n'en ſont-elles pas une preuve récente, d'autant plus glorieux pour elles, que comme vous l'obſervez à notre honte, elles ont enlevé ſur notre théatre les ſuffrages que tant d'Auteurs ſe ſont efforcés, mais envain, de mériter. La tragédie des amazonnes, n'eſt pas le ſeul ouvrage de Madame du Boccage, que nous ayons juſtement payé du tribut de nos louanges; elle nous a prouvé le même talent, le même goût pour la poëſie dans ſon excellente traduction du Paradis perdu de Milton, nouveau Poëme, auſſi immortel par l'élegance & la légereté de la touche de cette ingénieuſe Dame, que celui de l'Auteur Anglois. Auſſi cette Dame & tant d'autres, dont nous admirons les écrits, telles que les Lambert & les du Châtelet, nous font-elles ſentir tout le prix de l'avantage que nous avons “ de voir aujourd'hui l'aſtrolabe & la lyre dans “cette même main, qu'un uſage jaloux deſtinoit au fuſeau ſous les “loix d'un époux“. Quant à Madame de Graffigny, de qui l'un de nos plus élegants Ecrivains a dit, d'après Saint-Evremont, qu'elle faiſoit infidélité à ſon ſexe, en uſurpant les talens du nôtre; ſon eſprit, l'élegance & la légéreté de ſon pinceau, ſe ſont déja fait aſſez admirer dans ſes Lettres Peruviennes; tout s'anime & prend les agrémens de la nouveauté ſous ſon coloris. L'amour chez elle ne parle plus un langage étranger: exacte dans ſes peintures, finie dans ſes portraits, tout nous plaît, tout nous enchante dans cette ingénieuſe fiction, penſées neuves, fines expreſſions, élevation du ſtyle, toujours également ſoûtenu: tel eſt en deux mots le précis de ce petit Ouvrage. Que ne nous avoit-il donc pas fait préſumer en faveur de Cénie? On ne peut pas toujours avoir en main des ſujets nouveaux, il s'agit uniquement de bien manier ceux que l'on entreprend de traiter; nous ſommes ſur-tout, par rapport aux piéces de théatre dans ce ſiécle des imitateurs. La tradition & les livres, ſont aujourd'hui le patrimoine des gens de lettres, ils y recueillent ſans ſcrupule. Il n'y a pas d'année qui ne nous en fourniſſe pluſieurs exemples. Il étoit donc encore bien plus loiſible à Madame de Graffigny, de tirer de nos meilleures pièces les ſujets diſperſés, qui heureuſement raſſemblés, formeroient dans ſon eſprit un tout qui pourroit faire tableau. L'on conviendra même que chaque caractère de cette pièce trouvera un original, d'après lequel notre Auteur l'a formé. J'avouerai même, ſi l'on veut, qu'elle a ſu tirer de nos meilleurs Auteurs, & entr'autres de Monſieur de la Rochefoucault ces penſées brillantes qui font tant d'honneur à la nouvelle pièce: mais je n'en admirerai pas moins le genie de celle qui ſe les a ſi bien ſçu approprier, qu'elles ont pris ſous ſa plume un air nouveau & tout particulier. En effet, eſt-ce un mérite de moins de ſavoir exprimer des fleurs un miel exquis. Les meilleurs Peintres que nos Rois entretiennent à grands frais à Rome, pour s'y former d'après l'antiquité, en ſont-ils moins de grands hommes, que s'ils avoient toujours travaillé de génie? Enfin une copie bien finie d'un tableau d'Appelles, où d'une ſtatue de Praxitelles, n'honorera-t-elle pas toujours infiniment ſon Auteur, quoi: qu'il n'ait pas eu pour lors l'avantage de l'imagination? Il en eſt de même de Madame de Graffigny; Auteur dans ſes lettres, elle a cru ne pouvoir que glaner dans cette nouvelle carrière; Le génie créateur ne s'y fait pas admirer, j'en conviens, mais les caractères en ſont-ils moins finis, moins bien touchés, la conduite n'en eſt-elle pas ſelon les plus exactes regles du théatre? Le ſtyle en eſt pur & plein de nobleſſe, les penſées bien rendues, heureuſement exprimées: enfin l'art y brille partout, le génie embellit tous les projets. Quel plaiſir ne vous a-t-elle pas fait à la ſimple lecture, & quel effet ne devez-vous pas penſer qu'elle a dû produire ſur nous, qui l'avons vu accompagnée du jeu des Acteurs? En général, l'heureux caractère de Cenie m'enchante, la perfidie de Méricour me révolte, la généroſité de Clairval me ravit d'admiration; j'aime la bonté de Dorimon: en deux mots, les caractères des deux frères ſont dans la plus heureuſe oppoſition; l'épiſode du ſoldat eſt fort bien introduite pour ménager le dénouement, qui, quoique preſſenti dès long-temps, cauſe néanmoins toute la ſatisfaction que l'on peut déſirer. C'eſt la juſtice qu'un chacun rend à Madame de Graffigny; il y a tant de beautés & ſi peu de défauts dans cette pièce, qu'il eſt tout-à-fait à ſouhaiter que notre théatre nous en fourniſſe ſouvent de ſemblables. Le public eſt inconſolable de la mort de cette illuſtre Savante, qui faiſoit, avec Madame du Boccage, tant d'honneur à ſon ſexe & à notre nation. Vous voyez, Meſdames, continua l'Abbé d'Herbeval, que lorſqu'il eſt queſtion de donner à quelquesunes de votre ſexe des louanges juſtement méritées, perſonne n'a plus d'empreſſement, & que mes parolles ont encore plus de vivacité & de force, que lorſqu'il s'agit de ſatyriſer leurs défauts: oui, Meſdames, admirateur zèlé de vos charmes & de vos talens divers, je ne ceſſerai jamais d'en relever le mérite toutes les fois que j'en trouverai l'occaſion. Je dirois même alors volontiers, avec l'un de vos plus vifs défenſeurs , qu'il eſt moins impoſſible de trouver dans les femmes la ſaine raiſon des hommes, que dans ceux-ci, les agrémens des femmes, dont il ſemble cependant aujourd'hui que nous prénions à tache de copier les minauderies, les airs, & pour ainſi-dire, juſqu'aux ajuſtemens. Mais ces digreſſions nous emportent trop loin. Il eſt déja l'heure d'aller prendre place au ſpectacle; pour lequel vous décidez-vous?
Solinville, qui pour le bonheur de la compagnie, s'étoit preſque toujours tenu juſques-là dans le ſilence, le rompit en cet inſtant. Ce ſeroit fort à tort, dit-il, en s'adreſſant aux Dames, que nous irions nous endormir aux François. C'eſt du Corneille & du Moliere qu'ils nous donnent aujourd'hui; on en eſt tant rebattu, & ces Dames les ont ſi ſouvent vus jouer en province, que ce ne ſeroit pas un grand cadeau à leur faire. Quant aux Italiens, ils donnent une Comédie ſans parodie ni ballet, ce ſeroit donc dommage d'y aller faire bailler ces Dames. Mais puiſque nous ſommes dans la réſolution de nous aller préſenter à quelque ſpectacle, allons droit à l'Opéra, c'eſt aujourd'hui la cinquième repréſentation de la Gouvernante ruſée, jointe au Maître de Muſique; il n'y a rien de ſi raviſſant que ces chefs-d'œuvres d'Italie. Je ne manque aucune repréſentation de ces opéras bouffons. Quoiqu'on en puiſſe dire, c'eſt un miracle en muſique. Quel jeu dans ces nouveaux Acteurs; quelle modulation dans la voix! quelle harmonie! que de légéreté! quelle gentilleſſe! aucune de nos Actrices, pas même Mademoiſelle Fel, peuvent-elles être miſes en comparaiſon avec l'incomparable Tonelli; Quels roullemens? Quel goſier flatteur! cadences perlées, cadences briſées, éclats, battements, tout eſt raviſſant dans ce phénix d'Italie. Quelle variété de ſons! pour moi, j'en ſuis comme ravi en extaſe; leur trio divin m'enchante. Qui pourroit reſiſter aux charmes de leur accord. Tout notre Opéra doit ceder aux accords de la voix claire Italienne; ce Caſtrato eſt divin. Manelli eſt une des plus belles tailles que j'aie jamais pu entendre; je ne comprends pas comment l'on pourroit leur refuſer les plus grands applaudiſſemens. Auſſi pour un petit nombre qui ramage, mais envain contreeux, ils ont chaque jour une foule ſurprénante de ſpectateurs qui les dédommage bien des clameurs à ſemiton, d'une cabale inſenſée. La ſatyre a beau exhaler contr'eux ſon venin, par cent lazis plus pitoyables les uns que les autres. Il a beau paroître chaque jour de nouvelles brochures; quelque parodie que l'on faſſe de leur jeu & de leur muſique, tout Paris courrera toujours en foule à leurs concerts, & en ſortira comblé d'admiration pour leurs talens divers. Lulli, Deſtouches, Rameau, doivent tous diſparoître devant les fameux Pergoleſe & Orlandini. Quel rolle leur muſique pourroit-elle ſoûtenir vis-à-vis des beautés de détail, & même de la texture entière des divers Opéras Italiens qui nous enchantent depuis près d'une année. Oui, Meſdames, je puis vous le certifier ſans crainte d'être déſavoué par aucune perſonne de goût. Vous n'aurez jamais rien trouvé de ſi ſatiſfaiſant; vous ne comptiez aſſurement pas, ma couſine, avoir le bonheur en venant en cette capitale d'y trouver l'Italie tranſplantée; c'eſt cependant vrai, au pied de la lettre, tout Paris n'a plus d'yeux ni d'oreilles, que pour les illuſtres bouffons de Strasbourg. Dans quel enchantement n'allez-vous pas être, à la vue du jeu inimitable de ce nouveau trio académique. Partons, que j'aurois de plaiſir à vous voir entraînée, comme malgré vous, par tant de talens enchanteurs, & confondre vos juſtes applaudiſſemens avec les nôtres.
Mais, dit Dorine, en ſe tournant vers Kerville, qui ne pouvoit ſe tenir de rire: Vraiment, Monſieur, il faut qu'il en ſoit quelque choſe, puiſque mon couſin en eſt ſi fort épris, lui qui ſe prend à peine pour les choſes les plus attrayantes. Ces Acteurs Italiens ſont ſans doute merveilleux. Ils ont les talens les plus rares. Je connois le bon goût de Solinville. Seroit-il poſſible qu'il prît le faux; cela n'eſt pas croyable.
L'eſprit de mode, ou plutôt celui de vertige s'eſt emparé du pauvre Solinville, reprit alors le Chevalier du Thieul. Cette phréneſie lui eſt commune avec une bonne moitié de Paris. La nouveauté eſt un mérite de plus en cette Ville: il eſt donc naturel que les bouffons ſoient des mieux accueillis; les paroles françoiſes ont toujours regné juſqu'ici ſur le théatre de l'Opéra. Quinault, d'accord avec Lulli, avoit longtemps tenu la ſcéne. Tous deux pendant long-temps avoient fait envier leurs talens aux étrangers jaloux de leur gloire. Pluſieurs excellens Muſiciens avoient ſuccédé au célébre Lulli, & nousavoient en quelque ſorte dédommagé de ſa perte. Roland, Phaeton, Atis, Acis & Galatée, Zelindor, &c. ſont des chefs-d'œuvres que nous ne voyons jamais aſſez à notre gré remettre au théatre. Riches de nos propres biens, nous nous paſſions aiſément du brillant étranger. Mais depuis quelque temps notre inquiétude & notre légéreté ordinaire ont bouleverſé notre goût: dédaigneux à l'excès, pour tout ce qui vient de nous, nous n'eſtimons plus aujourd'hui que ce qui appartient à nos voiſins. Tout ce qui porte une empreinte étrangere, fût-il bon, fût-il mauvais, eſt ſûr d'être adopté en France. Telle eſt la décadence de notre goût. Vils appréciateurs du mérite vrai ou faux des nations qui nous environnent, nous perdons de vûe nos richeſſes particulières, ayant ſans contredit un nombre aſſez grand d'excellens Opéras de divers genres& de différens Auteurs; peu contens de ces thréſors, nous envions ceux d'Italie; & ſottement épris de ce nouvel entêtement, nous admirons tout ce que l'on nous préſente de ce pays. Le préjugé entraîne ceux d'entre-nous qu'on auroit pris peu auparavant pour les gens les plus ſenſés. Pergoleſe, il eſt vrai, eſt un Auteur excellent, c'eſt un maître en ſon genre, mais quelque bonne que ſoit ſa muſique, du moins faudroit-il d'autres Acteurs pour la rendre. Solinville a beau nous vanter leur jeu & leurs accens, les connoiſſeurs déſintereſſés avoueront toujours avec moi, que ces bouffons ſont des plus mauvais qu'ait enfanté l'Italie; gens d'eſprit & de goût de ce pays, vrais connoiſſeurs, nous ont ſouvent avoué, que pour l'honneur de leur patrie, ils auroient ſouhaité que ces bouffons, que nous applaudiſſons tant à Paris, euſſent reſté dans quelque ville reculée d'Italie, ou tout au moins n'euſſent pas paſſé plus loin que Straſbourg: tôt ou tard les François reconnoîtront leur erreur, & peut être par une nouvelle injuſtice viendront-ils un jour à méſeſtimer les chefsd'œuvres d'Italie, & à mettre les Lulli, nos Deſtouches, Mondonville & Rameau au-deſſus de tous les Orphées Italiens: car tel eſt l'aveuglement du François, qu'il ne donne jamais modérement dans le faux. On remarque toujours quelque excès ridicule dans ſes goûts. Quelle plus grande folie que la ſienne, inſenſé qu'il eſt, il applaudit aujourd'hui ce qui demain ne manquera pas de lui déplaire. Falloit-il faire venir les chants & les Acteurs d'Italie: qu'avionsnous beſoin de ces nouveaux agrémens. Manque-t-il quelque choſe à notre muſique? Campra, le Clerc, Mondonville & bien d'autres, ne nous offrent-ils pas des morceaux dignes même de l'Italie. Voulons nous des Acteurs? Qu'on leur faſſe un parti gracieux; qu'on leur procure un avantage durable, nous en aurons bien-tôt à choiſir. Il eſt encore parmi nous des perſonnes de goût, qui ſcachant apprécier le merite, ſavent payer les talens, & ſoûtenir par leurs largeſſes & leurs bienfaits, le découragement qu'inſpire à bon titre le déplaiſir de ſe voir ſans recompenſe; c'eſt à des ſentimens auſſi nobles de quelques Seigneurs de la Cour, que nous ſerons redevables de la ſatisfaction de poſſeder encore quelques années le célébre Amphyon François, que nous étions à la veille de perdre; dans le fond, plutôt par mécontentement que faute de ſanté. Ce trait de généroſité nous prouve, qu'il eſt encore des perſonnes de goût en France, & que nous ne devons pas perdre l'eſpérance de voir bientôt Paris dégoûté, tant des Opéras que des Acteurs bouffons, dont tout l'art, à parler le langage d'un de nos plus beaux Eſprits “conſiſte à miauler “dans les hauts, & japper dans les “bas“. Auſſi me joignant aux gens ſenſés, qui ſont encore en cette Ville, adopterai-je auſſi cette autre penſée du même Poëte, qui mettant une juſte diſtinction entre la bonne muſique de Pergoleſe, & des autres célébres Auteurs d'Italie, & le jeu des Acteurs de Strasbourg, dit dans une de ſes plus ingénieuſes pièces qui a été tout l'hiver dernier une nouveauté courue & admirée de tout Paris, qu'il applaudit tout haut la muſique, & rit tout bas du jeu de ſes Acteurs. Mais Meſdames, vous ſerez bientôt à portée de confirmer cette déciſion par votre aveu, & de juger par vous-mêmes, combien grande eſt la folie de ceux qui ſont ſi fort épris de ces bouffons En effet, il me ſemble que pour battre en ruine la prévention de Solinville, & pour ne le pas tout-à fait déſeſpérer en le condamnant ſans exacte & parfaite connoiſſance de cauſe, il nous faut aller voir un de ces intermèdes Italiens d'aujourd'hui. Vous y baillerez, vous vous y ennuyerez; mais dès que la doze d'ennui ſera trop forte, nous prendrons notre eſſort & volerons aux François.
Les Dames adopterent cette propoſition; elles monterent dans leur équipage avec Clidamon & Solinville; l'Abbé d'Herbeval prit du Chieul & Kerville dans le ſien, & deſcendirent tous enſemble à la porte de l'Opéra. Il alloit commencer; le premier coup d'archet fit ſur Dorine l'effet qu'elle devoit en attendre. Les ouvertures ſont d'ordinaire les chefs-d'œuvres, où les bons Auteurs ont accoûtumé de déployer tout leur art. Elle ſentoit, pour ainſi-dire, un nouvel être; mais elle changea bien-tôt de ton: dès que les Acteurs parurent, ſa ſatisfaction s'évanouit, & elle oublia preſque celle que l'orqueſtre lui avoit procuré. Mais les regards de Clidamon, jettant un nouveau feu dans ſon ame, firent diverſion à ſon ennui; en effet, chacun prétoit toute ſon attention à ce qui ſe paſſoit ſur la ſcéne, hors cet amant qui, les yeux ſans ceſſe attachés ſur l'objet de ſon amour, s'étudioit à lui prouver toute la ſenſibitité de ſon cœur, & qui, puiſque tout tête-à-tête lui étoit interdit, vouloit au moins ſe dédommager par mille ſignes, & par ſes regards empreſſés des peines qu'on leur cauſoit à l'un & à l'autre; & dans cette vue, il étoit charmé de voir ſi attentive Madame Donval; curieuſe à l'excès, elle ſembloit n'a voir pas, pour ainſi-dire, aſſez de ſes ſens pour tout voir & tout entendre. C'étoit un ennemi de moins; elle ſe fût ſans cela aiſément apperçue des différens ſignes de nos amans. Cependant ils agiſſoient avec la plus grande diſcrétion, d'autant qu'il étoit à craindre, qu'autant ſoupçonneuſe qu'elle étoit, elle ne vînt à découvrir cette nouvelle intrigue de Dorine, qui de ſon côté s'efforçoit de faire entendre à ſon amant, que leur amour étoit découvert, qu'il falloit abſolument ſe méfier de Madame Donval, & qu'il étoit tout à craindre qu'elle ne cherchât à faire naître quelques obſtacles à leur bonheur. Ainſi Dorine ne prénoit aucune part à ce qui ſe paſſoit ſous ſes yeux. Quelque plaiſir qu'elle eût pu prendre à la repréſentation, ſi les nouveaux Opéras bouffons euſſent été de ſon goût, ce plaiſir eût été de beaucoup diminué par un autre infiniment plus grand, cauſé par le violent amour qu'elle voyoit peint dans les yeux de ſon amant; ainſi leurs communs intérêts occupoient trop ce couple charmant, pour prêter beaucoup d'attention à ce qui ſe paſſoit dans le ſpectacle. Enfin Madame Donval, après s'être déja un peu trop ennuyée commençoit à perdre patience; ſon mécontentement ſe manifeſtoit ſur ſon viſage. Dorine vit bien, qu'il lui falloit jouer elle-même un autre rolle. Ses regards parcourroient l'aſſemblée, ou tout au moins ſembloient la parcourir; car dans le fond, elle voioit tout ſans être capable de pouvoir rien remarquer bien préciſément. Enfin certains applaudiſſemens qu'elle entendoit vers un coin reculé du parterre, lui parurent ſi forcés qu'ils la reveillerent de ſon eſpèce de léthargie. Elle parut ſi indignée d'un procédé auſſi lâche & auſſi mal fondé, que l'Abbé, profitant de ce mécontentement & de celui de Madame Donval, leur propoſa de quitter la partie. Il eſt inutile, Meſdames, de vous ennuyer plus long-temps, leur dit-il, un autre jour vous viendrez vous dédommager à quelques-uns de nos bons Opéras François, du déplaiſir que vous avez eu ici. Meſſiers Jeliote & Chaſſé vous y raviront, & par leurs accens & leur jeu plein de nobleſſe baniront de votre eſprit juſqu'au ſouvenir du dégoût que vous eſſuiez aujourd'hui. Cependant il faut l'avouer, Mademoiſelle Tonelli, & Monſieur Manelli ont l'un & l'autre quelques parties, qui avec un peu plus d'art les feroient plaire davantage. Mais partons, il n'eſt guerres que ſix heures un quart, nous arriverons encore au François aſſez à temps, pour plaindre le malheureux Comte d'Eſſex, & prendre part aux regrets & au déſeſpoir d'Elizabeth. A ces mots tous ſe leverent comme de concert, & ſortirent de ce ſpectacle, moins ſatisfaire encore qu'ils ne ſe l'étoient imaginés. Solinville étoit le ſeul qui eut quitté à regret ſes bons amis les Bouffons: Dorine voulut d'abord lui en faire la guerre, mais elle ſentit bien-tôt après que ce ſeroit envain qu'elle chercheroit à le diſſuader; que ſon entêtement tenoit de l'obſtination, & que ſon eſprit étoit tellement faſciné, qu'il ſeroit bien impoſſible de lui faire entendre raiſon ſur ce chapitre. Elle aima mieux laiſſer à Kerville & à du Thieul le ſoin de le tourmenter ſur ſon mauvais goût. Dans ce deſſein elle engagea l'Abbé d'Herbeval de prendre place dans ſon équipage & de laiſſer le ſien à Solinville & à ces rigoureux cenſeurs. Dès que l'on fut remonté en équipage, Dorine faiſant reflexion à la démarche qu'on lui faiſoit faire, s'imagina tout-à-coup, qu'elle alloit ſe donner un ridicule de s'aller préſenter ſi tard au ſpectacle. Eſt-on obligé de ſavoir, que nous ennuyant à l'Opéra, nous venons nous dérider le front à la Comédie. Que penſera-t-on de nous? l'on nous va aſſûrement prendre pour des foux.
Il Falloit bien, Madame, lui repliqua en riant l'Abbé, que vous laiſſaſſiez enfin échapper quelque trait, qui ſe reſſentît de la province. Vous étiez trop parfaite. Se pouvoit-il, qu'il n'y eût pas la moindre priſe ſur vous? Je craignois de n'avoir point à rabattre de mon admiration. Nous étions tous ſurpris de la pénétration de votre eſprit, & de la ſolidité de vos jugemens; mais actuellement j'ai au moins la ſatisfaction de voir que vous n'êtes pas impeccable. Cette idée a lieu de ſatisfaire notre amour propre. Il eût eu trop à ſouffrir, s'il ne vous étoit rien échappé ſur lequel nous euſſions à reprendre. Oui, Madame, vous êtes dans le faux. Quoi, ignorez-vous encore qu'il eſt du bel air de ne paroître que tard au ſpectacle, de n'y reſter qu'un inſtant pour voir ceux qui y ſont, ſe ſaluer d'une demie inclination, y faire des nœuds, prendre date, ne rien écouter de la ſcéne, & cependant décider de la pièce & du jeu des Acteurs; ſe recrier ſur les choſes les plus communes, c'eſt miraculeux, c'eſt divin, & taxer le vrai beau de pitoyable & d'excédant. Nos Coquettes & nos petits Maîtres, ſeroient au déſeſpoir de ne ſe pas montrer preſque en même-temps à tous les ſpectacles à la fois. L'on fait un léger acte de comparition à la Comédie Françoiſe pour envier les graces de la charmante Gauſſin; l'on y minaude avec l'éventail ou le chapeau, car les minauderies ſont des deux ſexes, nos jeunes fats y lorgnent les beautés; c'eſt un mérite aujourd'hui de ſe parer d'une lorgnette. Bien-tôt l'on en ſort, on vole à l'Opera pour l'un des grands cœurs, & delà l'on paſſe aux Italiens, où l'on arrive aſſez à temps pour le ballet. On ne ſeroit pas ſur le bon ton ſi l'on n'agiſſoit ainſi. Il n'eſt que du bourgeois ou tout au moins de la Prude & du Philoſophe, de pouvoir aſſiſter à une repréſentation entière. Les pieds pétillent, il faut abſolument tout entre-voir; & ſans avoir fait la moindre attention, aller porter ſon précieux jugement dans les cercles. Croiriez-vous, Meſdames, que ces atômes de leur ſexe font ſi mal. Point du tout; ſans eux la plûpart des converſations tomberoient: Ce ſont eux qui les animent par les railleries monotones de tout ce qu'ils ont vû, ou tout au moins cru voir dans leurs différentes apparitions. Vous trouvez cette façon d'agir ridicule, vous la taxez de ſotte manie. Que nous vous rendons bien le change: vous dédaignez nos minuties, nos caprices vous revoltent; & nous, l'idée ſeule de votre genre de vie uniforme, nous annéantit, nous excéde, nous donne des vapeurs, & nous eſtimons nos précieuſes bagatelles mille fois au-deſſus de votre fade bon ſens de province. Tel eſt le génie de Paris; oſeriez-vous le taxer de frivole & d'inſenſé? Les Dames éclatoient de rire à chaque mot de cette déclamation. Elle finiſſoit à peine, qu'elles ſe virent à la porte de la Comédie, elles entrerent, le quatrième acte alloit finir: l'aſſemblée étoit nombreuſe. Elles ne purent avoir qu'une ſixiéme loge: à leur droite, ſe trouverent pluſieurs Dames de condition, accompagnées d'un Chevalier de Malthe. Clidamon & l'Abbé les ſaluerent en entrant. Dorine crut que les deux Dames qui étoient à ſa gauche étoient de même rang. Solinville ne ceſſoit de leur parler où de répondre à leurs ſignes: tant de liberté, joint à quelques propos un peu libres, qu'elle leur entendit tenir entr'elles, la diſſuada bien-tôt de ſon erreur. C'étoit effectivement deux Actrices de la Comédie Italienne, de la connoiſſance du doucereux Solinville. L'Abbé étoit auſſi de leurs amis; mais il avoit trop de prudence pour le laiſſer appercevoir; il ſe contenta de les ſaluer du clain d'œil. Les Dames préterent attention à ce qui ſe paſſoit ſur la ſcéne. Il n'étoit pas poſſible qu'elles ne priſſent pas part au courage héroïque du Comte d'Eſſex, & à la paſſion de la Reine Eliſabeth: leurs intérêts ſembloient s'unir aux ſiens, les Acteurs qui jouoient le rôle le rendoient avec tant de dignité & de nobleſſe qu'on avoit toutes les peines imaginables à ſe mettre en garde contre l'illuſion. A la fin de l'acte, Dorine demanda leurs noms; c'eſt la fameuſe Dumeſnil, lui repondit Clidamon, & le célébre Lanoue: toujours inimitables dans leurs jeux: quelque rôle dont ils puiſſent ſe charger, ils le rendent toujours avec la naïveté, les graces & la force proportionnées à ce qu'ils perſonifient: mais ce n'eſt pas là le ſeul merite du ſieur de la Noue; homme d'eſprit & de goût; il nous en a donné des preuves en plus d'un genre. Le public revoit toujours avec ſatisfaction ſon excellente tragédie de Mahomet II, ainſi que les autres pièces de ſa compoſition, & celles où il a eu quelque part. Ce portrait étoit trop avantageux pour ne pas engager les Dames a renouveller leur attention dès qu'il reparut. La pièce finie, Clidamon mit la converſation ſur les Dames qui compoſoient l'aſſemblée, & fit remarquer à Dorine la juſteſſe du tableau, que l'Abbé d'Herbeval en avoit fait; ces réflexions, quelques remarques judicieuſes ſur le fond de la pièce, & la ſatyre de l'orqueſtre les occuperent pendant l'entre-acte. Se peut-il, diſoit Dorine, que dans un Paris, & ſur ſon premier théatre, on ſouffre une muſique ſi mince, & preſque au pair de celles dont les Baladins de province ſe ſervent dans leurs jeux & leurs pantomines? Vous avez lieu d'en être ſurpriſe, lui repartit Clidamon, toutes les perſonnes de goût ſont d'accord avec vous ſur ce point: en effet, quoi de plus ridicule. Ici dans les entre-actes de la tragédie la plus intereſſante, & qui nous éleve le plus l'ame & le cœur, on nous fait faire diverſion à la douce mais triſte réverie, cauſée par l'intérêt que l'on prend à l'action, & l'on s'efforce de nous diſtraire par une ſimphonie des plus gayes; ce ſera tantôt quelque ariette ou autre morceau détaché d'Opéras bouffons, & tantôt quelque contredance à la mode. Ainſi l'on veut abſolument que nous ſoions François, même malgré nous. On ne nous permet pas de refléchir long-temps ſur le même objet. Il nous faut voltiger, papilloner à notre ordinaire. Léger François, quand imiteras-tu tes voiſins? Tu poſſédes le bon goût; tes modes paſſent chez l'étranger: mais ils ont des thréſors que tu ne penſe pas à partager avec eux, malgré ton commerce perpetuel dans leur patrie. C'eſt la juſteſſe & la ſolidité de leur eſprit. Au ſurplus, quand même cet orqueſtre feroit un meilleur choix de ſa muſique, il ne pourroit pas plaire beaucoup davantage, il eſt trop peu nombreux, & ne peut par conſequent faire grand effet dans une ſalle auſſi vaſte. Un plus grand nombre d'inſtrumens ſeroit néceſſaire pour exécuter de plus beaux concerts. C'eſt une vérité qu'ont dû ſentir depuis long-temps nos Comédiens. Je ne ſcais qui les peut empêcher de remédier à ce défaut. Ceux qui compoſent l'orqueſtre d'aujourd'hui, ont du talent, & ſeroient aſſûrement applaudis, s'ils étoient ſecondés par quelques autres de leur même force. Ce ne ſeroit pas une bien grande dépenſe de plus; mais nos Acteurs François en abhorrent juſqu'au nom. La peinture ancienne de ce plafond, celle de toutes les loges, & de la décoration qui va paroître pour la petite pièce, s'élevent aſſez en faveur de ce que j'avance ici. C'eſt en effet une des décorations de Moliere, & celle même qui a ſervi à la première repréſentation de la Comédie que l'on va jouer. Cependant leur recette eſt pour le moins auſſi forte que celle de la Comédie Italienne, qui ſont chaque année, ſoit en décorations, ſoit en ballets & inſtrumens, une dépenſe trèsconſidérable. Auſſi ont-ils un des bons orqueſtres & des mieux compoſés. Il y a plus, je ne ſais ſi je le dois dire à la honte de nos François, il leur ſeroit ſi facile de ſe compoſer un orqueſtre complet, que l'Opéra comique a ſçu s'en former un excellent, qui à la vérité fait tout ſon mérite; car quant aux Acteurs, la diſette ne peut pas être plus conſidérable, ôtezen deux ou trois, ſoit pour le chant, ſoit pour la danſe, les autres, hélas! ſont bien au-deſſous du médiocre. un grand murmure qui s'éleva en cet inſtant dans le partere, fit interrompre le diſcours de Clidamon; chacun jettoit les yeux vers une loge de vis-à-vis: deux Dames aſſez belles occaſionnoient cette rumeur; c'étoient des Actrices de l'Opéra élegamment parées, qui pour paroître avec encore plus d'appas, s'appercevant apparemment qu'il leur manquoit quelques charmes, les relevoient en retouchant leurs coeffures, & en reparant l'arrangement de leur rouge, & en ſe plaçant à l'une & à l'autre de nouvelles mouches: ce trait d'imprudence revoltoit à bon droit le parterre. Dorine n'auroit jamais compris, ſi elle n'en eût été témoin, que l'on pût oſer pouſſer la folie & l'inconſéquence juſqu'à un tel point; & ce qui la ſurprenoit encore davantage, c'eſt qu'elles ne paroiſſoient pour ainſi-dire pas émues du tumulte du parterre; elles conſervoient toujours une contenance ferme & aſſurée, & un œil fixe ſur ceux qui rioient de leur ſot ridicule. Quel plus grand air d'éfronterie, reprit alors Clidamon; mais lorſqu'on a paſſé les bornes de la pudeur & de la retenue, l'on ne connoît plus de frein, & l'on eſt capable de tomber dans les plus grands excès. C'eſt ce que l'on n'a que trop ſujet de remarquer, ſur-tout dans les femmes, qui d'ordinaire ſont exceſſives en tout: ces réflexions furent encore une fois interrompues, mais par un ſujet plus raiſonnable, la toile ſe leva, les Acteurs s'avançoient: cet heureux incident fit diverſion dans l'eſprit des Dames aux critiques, toujours juſtes de Clidamon. Chacun rendit toute ſon attention à la ſcéne. La ſatisfaction de Dorine éclatoit à chaque inſtant; quelque avantageuſe que fût l'idée que l'Abbé lui eût donné des talens des Acteurs, elle la trouvoit encore de beaucoup inférieure à la vérité: ce fut le témoignage qu'en rendit auſſi Madame Donval, qui avoua en ſortant, que la Comédie avoit trop tôt fini au gré de ſes déſirs.
A la ſortie du ſpectacle, les Dames trouverent, au lieu de leur équipage la caléche de Clidamon, elles y monterent avec ceux qui les accompagnoient, Clidamon la conduiſit lui-même. On arriva bien-tôt à l'allée de Madrid. La promenade étoit brillante, Dorine en parut enchantée. C'eſt ici, lui dit l'Abbé que nous venons délaſſer notre eſprit, & égayer notre ennui, ſûrs d'y trouver une compagnie, toujours aimable & choiſie. C'eſt ici que loin du fracas de la Ville, nous nous dégageons du tumulte du grand monde & de l'embarras des affaires. Le Prince devenu libre ne s'y trouve plus aſſiégé d'une foule importune de courtiſans, qui toujours dans un reſpectueux ſilence, lui font acheter bien cher leurs hommages, en le forçant lui-même à garder une contenance majeſtueuſe. C'eſt-là qu'il peut, ſans aucun riſque dépoſer ſa grandeur, ouvrir ſon cœur à ſes amis, ſe faire voir tel qu'il eſt & ſans s'avilir flatter une Bergere, dont les beaux yeux l'auront touché. Plus on s'écarte du pernicieux ſejour des Grands, & moins l'amour eſt en peinture: l'amour eſt un vrai Prothée qui ſe préſente à chaque inſtant ſous mille différentes formes, ſelon l'occaſion; mais il revient toujours à celle qui lui eſt ordinaire & naturelle. On a beau dire, on a beau ſe recrier contre ſa perfidie; c'eſt un enfant, la ſimplicité, la franchiſe font ſon véritable caractère. Le beau ſexe, toujours épris des charmes de la nature, vient décorer ce beau ſejour, ennuyé qu'il eſt des promenades peignées de la Ville, où il eſt à la vérité remarqué, applaudi, admiré, mais où il eſt néanmoins trop confondu & reſſerré. Enfin, & c'eſt le mérite particulier de cette promenade, nous avons ici l'avantage de nous trouver tout à la fois dans la plus douce ſolitude & au milieu du plus beau monde. Notre volonté, notre goût, nos moindres ſentimens y ſont nos guides libres & ſans contrainte; nous agiſſons comme il nous plaît, tout y ſeconde nos déſirs. La vue des bois, l'ombre des forêts inſpirent la gayeté, donnent donnent naiſſance à l'amour, allument ſes feux; comment ne chercherionsnous pas ces aimables retraites? Auſſi ce bois eſt-il le rendez-vous des plus tendres amans, comme de ceux qui jouent l'amour, où ne cherchent qu'à ſatisfaire leur paſſion. Enfin cette allée eſt comme le rendez-vous de cette belle promenade. C'eſtlà que ſe rend chaque ſoirée dans les beaux jours, tout ce que la Cour & Paris raſſemblent de plus brillant & de plus aimable. Tout y reſpire la liberté, le plaiſir & l'amour.
A cet inſtant l'Abbé d'Herbeval apperçut ſa ſœur qui étoit avec une couſine de Clidamon, qui les avoit prié d'être de la partie. Elles avoient dû ſe trouver à la Comédie; mais quelque choſe les en ayant empéché, elles avoient cru faire plaiſir à la compagnie de la devancer à la promenade. Leur arrivée remit la converſation ſur les propos généraux; les Dames cherchoient à lier connoiſſance, & ſe faiſoient les unes aux autres mille nouveaux complimens. Clidamon fit encore quelques tours avec cette aimable compagnie; & dès qu'il le put ſans impoliteſſe, il s'en ſepara pour quelques inſtans pour aller voir ſi l'on exécutoit les ordres qu'il avoit donnés, & pour en donner de nouveaux: à peine fut-il à deux pas de l'allée, qu'il rencontra le Marquis d'Ambuſſieres qui ſe promenoit fort négligemment, comme n'ayant ce ſemble aucune partie préméditée. Que je ſuis ravi de vous trouver ici, lui dit Clidamon en l'abordant, ſans doute, autant que j'en puis juger à l'air que je vous vois, & dans un auſſi grand négligé, vous venez réver à vos amours. Vous êtes ſeul: vous n'avez vraiſemblablement rien qui vous retienne pour le reſte du jour. Ce ne ſeroit donc pas une indiſcretion de ma part de vous engager à me le ſacrifier. Venez augmenter la joye de notre aſſemblée, vous y trouverez quelqu'un que j'imagine que vous ne comtez guéres de rencontrer ici. C'eſt une Dame de votre connoiſſance, que certainement vous ſerez charmé de voir, & dont la vue vous fera d'autant plus de plaiſir que vous ne la deviez pas penſer être en cette Ville. C'eſt l'aimable fille du Préſident d'Ecernai. Elle eſt arrivée d'hier en la compagnie de Madame Donval, elles n'ont que peu de temps à ſejourner à Paris; je leur ai tenu compagnie tout aujourd'hui, & elles ont bien voulu accepter une partie de plaiſir que je leur ai propoſée ici pour ce ſoir. Je n'épargnerai rien pour qu'elle ſoit brillante; venez l'embellir par votre gayeté ordinaire, vous en ſerez l'ame: j'eſpère que vous aurez lieu d'en être ſatisfait. Dailleurs vous ne pouvez vous diſpenſer, étant ſi près de Dorine, de la venir ſaluer, & vous ne me refuſerez pas d'avoir la ſatisfaction de cous préſenter moi-même à cette belle perſonne. D'ailleurs elle vous ſauroit tout le mauvais gré imaginable ſi vous négligiez cette occaſion de lui faire votre cour. Le Marquis, dont tout alloit ſelon ſes déſirs, feignit de ne pouvoir accepter les offres de Clidamon; il lui avoua, que rien ne le retenoit autrement, qu'il étoit tout-à-fait libre, n'ayant aucune partie d'arrangée; que le deſſein où il étoit de partir le lendemain de grand matin pour ſa campagne, l'avoit empêché de prendre aucun engagement pour la ſoirée: qu'il comptoit ſouper chez lui & ſe repoſer, & pour cet effet ſe retirer de bonne heure. De plus, il prétextoit encore ſon air trop négligé, qu'il lui étoit impoſſible d'accepter ſa propoſition, qu'il n'étoit point du tout en un état d'être préſenté à perſonne: qu'au ſurplus il avoit beſoin de repos, comptant ſe mettre de grand matin en ſa chaiſe de poſte. Clidamon inſiſtoit toujours, & tirant un nouvel avantage du voyage ſuppoſé que le Marquis lui oppoſoit, il lui dit, que c'étoit une raiſon de plus pour lui d'être de la partie: que s'il perdoit cette occaſion de voir Dorine, il falloit qu'il renonçât à s'en dédommager juſqu'à la prochaine tenue des Etats, puiſqu'elle n'avoit que peu de jours à reſter à Paris. Enfin, après bien des refus, que Clidamon combattoit avec toute la complaiſance & l'amitié imaginable, le Marquis fit ſemblant de ſe rendre avec peine, prétendant que cette partie pourroit rompre ſes arrangemens; il tira parole de pouvoir ſe retirer de bonne heure. Clidamon qui vouloit augmenter ſon triomphe du dépit de ſon rival, lui accorda tout ce qu'il voulut, & par politeſſe, retourna avec lui ſur ſes pas pour le préſenter lui-même à Dorine.
Tout ſe paſſoit ainſi, ſuivant les deſirs de Madame Donval. Cette artificieuſe femme, pour mieux cacher ſes piéges fit au Marquis l'accueil le plus indifférent, à peine lui dit-elle quatre paroles. Dorine reçut ſes complimens avec un air encore plus ſec & diſtrait. La converſation en devint fort générale. L'arrivée du Marquis rendoit Dorine inquiette & réveuſe. Elle ſavoit fort mauvais gré à ſon amant de le lui avoir amené. Sa préſence ne lui pouvoit faire jouer qu'un perſonnage fort embarraſſant: non qu'elle le trouvât dangereux, mais elle ne l'aimoit point; & comme après la déclaration qu'il avoit eu la témérité de lui faire, elle ne pouvoit aucunement douter qu'il n'eût ſongé à elle, elle ſe croyoit en droit de le hair, ou tout au-moins, de ſi bien l'éloigner, que jamais il ne lui pût prendre envie de la troubler dans ſon penchant, & de la demander à ſon père malgré elle; ce qu'elle redoutoit bien plus qu'aucune autre choſe, étant à craindre que le Préſident ne vînt à être ébloui de la naiſſance & des grands biens du Marquis. Mais hélas! Dorine ne connoiſſoit pas encore quel étoit le fourbe auquel elle avoit affaire; loin de ſe méfier du tour qu'on étoit près de lui jouer. Jamais elle n'eût penſé que le déplaiſir qu'elle avoit reſſenti à l'arrivée du Marquis fût un préſentiment du malheur dont elle étoit prête d'être la victime. Auroit-elle pu penſer qu'à chaque pas, Clidamon & elle couroient au-devant du plus grand danger qui les pouvoit jamais ménacer. Mais ils n'étoient hélas! que trop la duppe des artifices de Madame Donval.
Tels furent les ſentimens que cet incident fit naître dans l'eſprit de Dorine. Clidamon ignoroit la déclaration que le Marquis lui avoit faite de ſon amour, puiſqu'il n'en avoit eu l'occaſion qu'après ſon départ. Sûr du cœur de ſa maîtreſſe, il s'étoit au contraire imaginé lui faire plaiſir en lui amenant un de ceux de leur connoiſſance le plus propre à la rejouir Ainſi donc après les premiers complimens, il s'eſquiva au moment même que les Dames parloient de s'aſſeoir. Effectivement, après quelques tours d'allée, on ſe fit apporter les couſſins des équipages, & l'on s'y repoſa. Le Marquis ſe trouva aſſez proche de Dorine, il parut d'abord un peu intrigué de ſa perſonne. Puis feignant de ſe remettre & de reprendre peu-à-peu ſes ſens, il commença à ſi bien jouer l'indifférent perſonnage, qu'il ſut ſoûtenir à merveille toute la ſoirée, que Dorine crut que ſes rigueurs avoient gueri ſon cœur, & qu'elle commença à ſon tour à ſe faire à ſa préſence. Elle ne le trouva plus dangereux. Cette idée lui fit peu-à-peu ſi bien reprendre ſes ſens & ſa tranquillité, que lors du retour de ſon amant, il lui auroit été impoſſible de s'appercevoir, que l'arrivée du Marquis lui eût cauſé quelque trouble. Dorine commençoit donc à prendre goût à la promenade, elle trouvoit ce ſejour enchanté, les Dames y étoient en grand nombre. Les unes couchées ſur un tapis de verdure, ombragé d'une touffe de coudriers, prénoient le frais tout en critiquant celles qui, tout en ſe promenant, paſſoient comme en revue devant elles. Proche de là, d'aimables cavaliers offroient des rafraîchiſſemens à des Amazones, qui venoient de mettre pied à terre, & dont les chevaux étoient attachés auprès d'elles. D'autres faiſoient retentir les airs de leurs concerts amoureux. Le jour étoit déja baiſſé, le ſilence de la nuit ſembloit favoriſer leurs accens.
Dorine, à la faveur de la lune qui éclairoit cette belle nuit, promenoit ſes regards ſur toute l'aſſemblée. Le Chevalier du Thieul, s'étudioit à ne laiſſer échapper aucune occaſion de lui procurer quelque nouvelle ſatiſfaction, & de lui faire ſa cour. Ce jeune homme avoit conçu pour elle un amour dont il n'étoit déja plus, pour ainſi dire, le maître. C'étoit une paſſion naiſſante, il eſt vrai, mais qui étoit déja dans toute ſa force. A peine avoit-il vu Dorine, que ſon cœur, à lui juſqu'alors, n'avoit pu tenir contre tant de charmes. Atteint du plus vif amour, il cherchoit inceſſamment à le lui faire appercevoir, & à lui inſpirer de tendres ſentimens en ſa faveur. Il voyoit bien que le cœur de Clidamon étoit pour le moins autant bleſſé que le ſien; mais n'ayant aucune connoiſſance de la liaiſon intime de nos deux jeunes amans, il s'étoit imaginé pouvoir le prévenir, & en cherchoit tous les moyens Dans le deſſein où il étoit de complaire à Dorine, il ſaiſit le moment où elle paroiſſoit déſirer qu'on lui fît connoître les perſonnes qu'elle remarquoit aſſiſes près d'elle; pour s'attirer ſa bienveillance, & pouvoir enſuite dans quelqu'autre occaſion plus avantageuſe ſonder ſes ſentimens, & connoître par lui-même quel cœur il avoit à ſoumettre, & à quelles armes il lui faudroit recourir.
De toutes les perſonnes que vous voyez ici, belle Marquiſe, il n'en eſt aucune qui ne merite en quelque ſorte votre attention. Cette Dame un peu éloignée de nous eſt une des premières de la Cour, ambitieuſe à l'excès, elle ſéchoit de dépit d'être obligée de ceder le pas à celles d'un rang plus élevé. Elle perſecutoit ſans ceſſe ſon mari, lui reprochant de n'avoir pas aſſez de merite pour obtenir les mêmes privilèges dont elle envioit l'honneur; c'eſt à de pareils reproches qu'elle doit aujourd'hui ſon triomphe & la gloire de ſon mari, qui par des actions, les unes plus belles que les autres, a enfin obtenu plus que ſon ambitieuſe épouſe n'avoit oſé demander.
Là eſt une autre Dame, dont la vivacité & la pétulance ſont ſans égal. Enjouée, aimant la bonne chere, elle paſſe dans les plaiſirs de l'amour & de la table, tout le temps qu'elle peut s'échapper de la Cour, où elle ſe regarde comme priſonniere.
Celle ci, ſous le maſque de la dévotion, cache la paſſion la plus ſordide. Elle a un grand crédit en Cour, où elle eſt preſque ſûre d'obtenir tout ce qu'elle demande. Intéreſſée à l'excès, elle vend bien cher les ſervices qu'elle rend à ceux qui la viennent ſolliciter. Charges, emplois, recompenſes, tout s'obtient par ſon canal. C'eſt par ce moyen qu'elle a ſçu relever ſa famille, qui n'avoit bien-tôt plus que les armes & le nom. Tous ceux qui le portent, alliés ou non, ſont aſſûrés de trouver en elle une protection, à l'abri de laquelle ils font en peu d'années la fortune la plus rapide.
Les faits que vous rapportez là à Madame, lui dit Kerville, en l'interrompant ſont, permettez-moi de vous le dire, cher ami, aſſez hors de ſaiſon. Pourroient-ils être capable d'égayer ſon eſprit, ne vaudroit-il pas mieux démaſquer ces autres Dames, qu'à leur atour, à leurs geſtes importans, à leur démarche ferme & déliberée, & au ton impoſant, l'on prendroit volontiers pour des Dames de la première condition, & qui ne ſont néanmoins dans le fond que de petites Maîtreſſes, dont le maintien noble & aſſuré en impoſeroit à tous autres moins inſtruits que nous le ſommes. Rien de plus compoſé, quoiqu'avec un air libre & ouvert, que cette eſpèce de femmes, lorſqu'elles ſont dans une promenade ou autre lieu public; & rien de plus vif, de plus ſemillant, rien de plus dangereux & de plus ſéduiſant dans le tête à tête, rien de plus amuſant dans une petite compagnie bien triée, ou dans toute autre partie de plaiſir. Ce ſont des Prothées dans les petites maiſons de divertiſſemens, ou plutôt de débauches, qui ſont ſi fort à la mode de nos jours.
L'une de ces Dames que vous entre-voyez derrière nous, a été long temps applaudie du public ſur un de nos premiers théatres. Elle a infiniment d'eſprit; à des traits reguliers, elle joint un teint fleuri, animé par de beaux yeux; elle a d'ailleurs une voix des plus belles & des plus ſonores que l'on ait jamais entendu. Avec tant de charmes réunis, pouvoitelle manquer d'amans? Etoit-il poſſible qu'entourée de nombre d'adorateurs, elle eût aſſez de force pour ſe ſoûtenir long-temps ſans ſuccomber ſous les attaques qu'on ne ceſſoit de lui faire? Quoi de plus difficile, ſur-tout lorſque l'on a un cœur naturellement porté à la tendreſſe. D'ailleurs, quels combats ne doit-on pas avoir à ſoûtenir contre ſoi-même, pour ne pas ſuivre le torrent, ſur-tout lorſque l'on eſt perpetuellement environné d'une foule de perſonnes qui rendent à chaque inſtant les armes à l'amour: eſt-il, dis-je, poſſible d'être ſage au milieu de tant d'écueils différens, toujours plus dangereux les uns que les autres? C'eſt néanmoins entre tous ces dangers que cette Dame n'a jamais donné priſe à ſa conduite, & qu'on n'a pu juſqu'ici lui reprocher aucune intrigue. Eſtimée & cherie de tous les honnêtes gens, ſa vertu, contre toute eſperance, lui a enfin procuré un établiſſement des plus avantageux. Un de nos plus opulens richards lui a depuis peu donné la main, & ils vivent aujourd'hui dans l'union la plus parfaite. Vrai ſymbôle de l'amour, leur ſort ne peut être plus heureux.
Ce mariage a lieu de vous ſurprendre, reprit alors du Thieul, en s'adreſſant à Madame Donval, ce n'eſt cependant rien encore en comparaiſon de ce que je vais vous rapporter. Vous voyez ces trois Dames aſſiſes preſque vis-à-vis: voilà peut-être le trio le plus remarquable. C'eſt bien à tort, que l'on nous dit d'ordinaire, que les belles femmes ſont jalouſes l'une de l'autre, & ſe trouvent rarement en même compagnie. Quelques belles que ſoient celles-ci, elles ſe raſſemblent le plus ſouvent, & ſont pour ainſi-dire inſéparables. Celle du milieu a été longtemps la maîtreſſe de Monſieur Deſtrevoix, & elle eſt aujourd'hui l'épouſe du beau Marquis de Pecerville, qui ne pouvant ſe faire aimer d'elle, a eu la folie de l'épouſer pour l'enlever à ſon amant: à ſa gauche eſt une Dame encore plus belle; ſon époux l'a priſe des mains d'un Abbé, qui dépenſoit avec elle le riche revenu de deux bonnes Abbayes. Bégare, c'eſt le nom de ce bon-homme d'époux, avoit été ſouvent des parties de débauche de cet Abbé. Sa maîtreſſe étoit toujours l'ame & l'objet de toutes les fêtes qu'il donnoit, & auxquelles il aſſocioit toujours quelque ami confident de ſes plaiſirs. L'air laſcif, les manières vives & enjouées de cette Dame reveillerent les paſſions du pauvre Bégare. Il en devint amoureux, & lui compta longtemps ſon douloureux martyre. Enfin, n'en pouvant rien tirer, ni par préſens ni par toutes les autres voies d'uſage en pareils cas, il fut aſſez inſenſé pour lui offrir ſa main. La jeune Rethel, c'étoit le nom de cette belle femme, fut d'abord étourdie de cette propoſition, à laquelle elle n'avoit aucun lieu de s'attendre. Elle lui fit faire des réflexions. Bégare n'avoit point eu juſques là le talent de lui plaire, il paſſoit les quarante ans, & elle en avoit à peine vingt-deux, néanmoins une telle avance de la part de Bégare lui fit ouvrir les yeux, ſur ſon offre; elle apprécia ſon mérite, & peu à peu s'accoutuma tellement à le voir, qu'elle vint inſenſiblement à l'aimer, & à s'attacher à lui: elle ne lui voulut cependant pas faire d'abord paroître ce qui ſe paſſoit dans ſon cœur. Elle vouloit s'aſſurer de ſes ſentimens, remettant à gagner ſon eſtime, lorſqu'elle ſeroit devenue ſon épouſe. Elle ſut ſi bien déguiſer ſes ſentimens! A cet effet, ſes rigueurs affectées aiguillonnerent d'abord ſon amour, puis voyant ſa conſtance & ſes aſſiduités, & ne pouvant plus douter de ſes feux, elle ſe rendit peu-à-peu plus traitable; & enfin, après s'être fait ainſi acheter par plus de complaiſances, que ſi elle eût toujours mené la vie la plus regulière, elle conſentit à lui donner ſa main. Bégare preſſa ſon hymen; l'Abbé lui fit les plus riches préſens, & lui fit ſes adieux, lui jurant une eſtime & un attachement éternel, au lieu de ſon amour, auquel il voyoit bien qu'il lui falloit renoncer; & effectivement, depuis que cette Dame eſt entrée dans la famille de Bégare, elle a paru auſſi ſage & auſſi reſervée qu'elle étoit folle & inconſidérée auparavant. La troiſiéme Dame a été Actrice de l'Opéra, elle a encore un des plus beaux ſons de voix, grande Muſicienne, beaucoup d'intelligence, infiniment d'eſprit; à ces divers agrémens, elle joint encore ceux de la beauté, quoique déja ſur le retour; vous lui donneriez à peine vingt quatre à vingt-cinq ans; ſon air enfantin, ſes regards mourans lui ont toujours gagné tous les cœurs. Auſſi peu de femmes ont eu plus d'avantures. Moins vicieuſe par penchant que par foibleſſe, elle n'eut jamais la force d'être long temps cruelle pour qui vouloit être ſon amant. Peu auparavant qu'elle quitta le théatre, il lui eſt arrivé un fait qui prouve ſa prudence & ſon déſintereſſement, & lui fait tout l'honneur poſſible. Un jeune homme de vingt-ſix à vingt-ſept ans, fils d'un Magiſtrat en devint éperduement amoureux; il tâcha d'avoir accès auprès d'elle. Cette faveur ne lui fut pas difficile à obtenir: les charmes de la converſation de cette aimable fille firent encore un effet plus conſidérable dans ſon cœur. Sa cervelle ſe bouleverſa, & il s'imagina ne pouvoir jamais être heureux s'il ne joignoit ſon ſort au ſien. Il lui en fit un jour la propoſition. La belle Beauſſier crut d'abord qu'il badinoit, elle tourna cette offre en riſée. Mais comme ce jeune homme revenoit ſouvent à la charge, elle comprit bien qu'il étoit vivement épris, & qu'il lui ſeroit fort difficile de ſe mettre en garde contre ſes empreſſemens, ſi elle uſoit de douceur avec lui. Monſieur, lui dit-elle, je croyois dans les commencemens que votre amour n'étoit qu'un vertige, qui bien-tôt s'évanouiroit; je vois aujourd'hui avec peine, que loin de réprimer vos feux, mes refus n'ont fait que les allumer davantage; j'ai trop d'honneur, & je vous eſtime trop, vous & votre famille, pour devenir jamais votre épouſe; je ne mettrai jamais obſtacle à votre fortune, en vous laiſſant oublier ainſi vous-même; voyez à vous guérir, une paſſion pareille à la vôtre eſt indigne de votre naiſſance. Je ne me préterai jamais à vous deshonorer. Le jeune Dargille n'en devint pas plus ſage. Il ne ſe rebutoit point, & comptoit toujours de demeurer vainqueur. Mademoiſelle Beauſſier comprit bien que plus de rigueur ne ſoumettroit jamais ce jeune homme; que ſon obſtination à la pourſuivre étoit trop forte; qu'il s'agiſſoit plutôt de diſſimuler, & que ſi à la fin elle ne pouvoit ſe débarraſſer de ſes pourſuites, ſon parti étoit tout pris, qu'elle lui défendroit pour toujours l'entrée de chez elle; & que même, s'il le falloit, elle en feroit écrire à ſes parens. Elle eut donc encore recours à la douceur, & l'obligea à force d'inſtance à faire tous ſes efforts pour l'oublier, & à cet effet à aller paſſer ſept ou huit mois en ſa province, après leſquels, s'il étoit encore dans les mêmes deſſeins, elle verroit ce qu'elle auroit à faire. Elle comptoit que l'éloignement la feroit bientôt perdre de vue: d'ailleurs elle étoit dans la plus ferme réſolution de ſe montrer toujours intraitable au cas qu'il revînt encore épris de ſes charmes. Dargille eut toutes les peines du monde à ſe rendre aux inſtances de cette généreuſe fille. Il ſentoit combien il en alloit coûter à ſon cœur. Mais enfin il avoit donné ſa parolle; il lui fallut obéir. Le terme qui lui avoit été preſcrit étant expiré, il revint toujours empreſſé, toujours tendre, ſommer ſa belle Maîtreſſe d'acquieſcer à ſes vœux. Elle, ſurpriſe d'une conſtance à tant d'épreuves, étoit preſque ſur le point de mollir; mais l'honneur l'emporta ſur ſa tendreſſe & ſa reconnoiſſance; Cher Dargille, lui dit-elle, je vais vous déſeſpérer, je le ſens: mes larmes vous font aſſez voir l'étendue de mes regrets. Je vous aime, & qui pourroit s'en défendre; ſi vous étiez un ſimple particulier vous feriez mon bonheur, & je ferois le vôtre. En tout autre pays, je pourrois peut-être aſpirer à votre main, ſans vous porter aucun préjudice. Mais ſoit préjugé, ſoit raiſon, un hymen de cette nature ſeroit une tâche perpetuelle. Renoncez donc à moi, votre honneur, votre fortune, l'authorité de Monſieur votre père, tout vous le commande. En effet, ſi vous formiez des nœuds ſi fort au-deſſous de votre état, combien juſte ne ſeroit pas ſon indignation, de quels effets ne ſeroit-elle pas ſuivie. Mais je veux pour un moment qu'il puiſſe regarder mon alliance d'un œil indifférent; on ne s'aime pas toujours ſi tendrement; les premiers amours ſont trop vifs pour toujours durer, vient enfin le réfroidiſſement cauſé par l'habitude de ſe voir chaque jour. Ce ſeroit en ces inſtans, que ſentant enfin votre folie, vous m'accableriez des plus juſtes reproches. Mes traits fanés, ne voyant plus en moi ce qui peut aujourd'hui vous flatter, vous me rendriez avec raiſon reſponſable de votre infortune. Mais non, je veux bien penſer que vous auriez aſſez de grandeur d'ame pour ne me laiſſer rien appercevoir de ces ſentimens. Mais toujours ne ſeroit-il pas moins vrai que votre cœur en ſeroit combattu. Cette ſeule penſée ſeroit pour moi le plus cruel tourment: je ne puis donc conſentir à ce que vous voudriez exigen. Bien plus, il faut renoncer à me voir: je ne puis ſans danger vous entendre. Tout ce que je vous puis demander, c'eſt de faire ſuccéder l'eſtime & l'amitié à l'amour? Je ſens tout ce qu'il vous en va couter, je prévois vos peines: moi ſeule connois celles que cet adieu coûte à mon cœur: je vous les déguiſerai toujours, faites-en autant ſur vous-même, & laiſſez au temps à vous rendre votre raiſon & à priſer mes refus. Adieu cher Dargille, oubliez moi s'il ſe peut. Mademoiſelle Beauſſier faiſoit trop d'efforts ſur elle-même, ſa douleur la ſuffoquoit, elle ne pouvoit plus retenir ſes larmes; elle ſe retira donc pour leur laiſſer un libre cours, & les lui dérober. Dargille de ſon côté ne ſe connoiſſoit plus, il étoit comme immobile: ſes ſens étoient, pour ainſi dire annéantis dans la confuſion de penſées, qui agitoient ſon eſprit; il ne s'apperçut pas d'abord de la ſortie de ſa Maîtreſſe: Mais bientôt revenu à lui-même, il ſentit tout ſon malheur. Sa rage & ſon déſeſpoir le portoient déja à attenter à ſa vie, on vint aſſez à temps pour l'en empêcher. Sa douleur fit ſur lui une revolution ſi conſidérable, qu'il tomba preſque ſans vie. On le porta chez lui en cet état; on le mit au lit, & il ne s'en releva qu'après avoir eſſuyé une dangereuſe maladie. Son amante s'informoit exactement de ſes nouvelles; mais elle avoit renoncé à le voir, quoiqu'il ne ceſſat de lui faire demander cette faveur, elle reſtoit ferme dans ſa réſolution. Il fallut donc que Dargille ſe fît une raiſon de ſon malheur; mais ce ne fut que long temps après qu'il remporta à demi cette victoire. Car dans le fond ſon cœur étoit toujours à l'aimable Beauſſier, dont ce trait de généroſité ne manqua pas de percer bien-tôt dans le public: Dargille en parloit à qui vouloit l'entendre. Son père qui en fut bientôt informé, en écrivit des lettres de remerciemens à cette aimable Demoiſelle, à qui cette avanture a fait un honneur infini. Quelle vertu, quelle nobleſſe de ſentimens dans une fille de théatre. Les en euſſiez-vous cru capables? Non ſans doute, mais auſſi pour une dont le cœur eſt ſi grand & ſi digne de notre admiration, preſque toutes tombent dans les travers les plus conſidérables. En voici un exemple dans cette autre Dame qui paſſe actuellement devant nous: elle a mille talens qui lui ont gagné tous les cœurs. Perſonne ne fut jamais moins cruelle, elle s'eſt toujours prêtée à tout ce que l'on pouvoit déſirer d'elle: elle étoit de toutes les fêtes, de tous les bals, de toutes les parties de divertiſſemens; ſes jours étoient un tiſſu de plaiſirs. Cependant laſſe de cette vie trop tumultueuſe, elle reſolut à la fin de ſe fixer à quelqu'un qui fût aſſez complaiſant pour ſe fier entiérement à elle, & pour lui permettre de temps en temps quelques écarts: c'eſt ſur ce pied qu'elle vit depuis long-temps avec le Comte de Sourdeville ſon époux, qui l'a toujours aimée éperduement, & dont la folie eſt toujours au même point, malgré le penchant le plus décidé pour la coquetterie & l'infidélité dont elle ne ceſſe de lui donner les preuves les plus convaincantes. Auſſi Sourdeville ſe conſole-t-il de tous ces travers, en lui rendant de ſon côté le change, ſans néanmoins ceſſer de l'adorer. C'eſt l'amant de toutes celles qui débutent aux théatres, l'une chaſſe l'autre de ſon cœur, ou plutôt de ſon eſprit, qui eſt ſans doute l plus coupable: eſt-il libre, il revient auſſi-tôt à ſon épouſe, & ils vivent tous deux, du moins en apparence, dans l'union la plus parfaite, à mon avis, encore bien plus ſenſés en ce point, que bien des époux qui font éclater leurs diſſenſions, qui n'ont pas cependant, pour la plûpart, un fondement ſi légitime.
Clidamon étoit déja de retour; il ne ſavoit à quoi attribuer l'air demiréveur de Dorine, l'accueil froid qu'il en avoit reçu à ſon arrivée, lui donnoit la plus vive inquiétude; il ne pouvoit s'imaginer quel pouvoit être le ſujet de ce réfroidiſſement. Il étoit trop ſûr du cœur de ſa Maîtreſſe, pour penſer que la préſence du Marquis d'Ambuſſieres eût cauſé en elle quelque changement peu favorable. Dans cette agitation, il interrompit au plutôt cette converſation, pour annoncer aux Dames que tout étoit préparé, & que l'on n'attendoit plus que leurs ordres. L'on ſe leva donc pour ſortir de la promenade.
Mais, dit Madame Donval, qui ne quittoit la promenade qu'à regret; quoique dans le fond elle fût ravie que le moment approchât de fruſtrer l'imprudent Clidamon de ſes plus cheres eſpérances: quelle eſt cette perſonne dont la figure, le maintien & la noble ſimplicité ſont ſi intéreſſants: ah! Madame, cette femme eſt, à proprément parler, l'Aſpaſie moderne; c'eſt une ſçavante du premier ordre, qui a toujours ſcu unir la galanterie la plus rafinée à la litterature la plus exquiſe: ne marchons pas ſi vîte; ſi vous voulez avoir le plaiſir d'apprendre ſon hiſtoire avant de vous mettre à table.
Julie, eſt le nom de cette aimable perſonne, & Ariſte celui de l'homme charmant que vous voyez avec elle: c'eſt elle qui l'a créé, puiſque c'eſt elle qui lui a appris l'uſage du cœur. Elle eſt de Périgueux, d'une naiſſance aſſez diſtinguée; elle n'avoit pas ſept ans, qu'elle perdit dans ſix mois les Auteurs de ſes jours, qui lui laiſſerent une fortune très-délabrée.
Une de ſes tantes, qui étoit extrêmement riche, ſe chargea de ſon éducation: veuve, retirée dans une de ſes terres, elle s'occupoit d'acquitter les dettes dont la grande généroſité de ſon époux l'avoit chargée, & s'attachoit à l'éducation de deux garçons qu'elle deſtinoit aux armes: un précepteur auſſi honnête homme que pédant, leur donnoit les élemens de la langue latine: Julie, qui y aſſiſtoit preſque toujours, les ſaiſiſſoit ſans le faire connoître; & l'on fut bien ſurpris, lorſqu'au bout de deux ans on découvrit qu'elle ſe déroboit dans de certains moments pour faire des verſions, que le précepteur trouva en effet très-exactes. Cette découverte détermina ſa Tante à lui faire continuer l'étude de cette langue. Elle y fit des progrès ſi rapides, qu'ayant obtenu la liberté de ſe livrer entiérement à ſon goût, elle ſe mit en peu de tems en état de vaincre les difficultés des Auteurs Latins, reconnus pour les plus difficiles.
Sa Tante, qui avoit reçu l'éducation d'une fille de condition, ſavoit la muſique parfaitement & danſoit de même; la difficulté de trouver des maîtres dans une campagne pour ces deux talents, la détermina à lui en donner, ainſi qu'à ſes enfans, les principes: Julie étoit toujours ſupérieure en tout. En acquérant de l'âge, elle acquéroit des qualités & des manières qui charmoient toute la Nobleſſe des environs, qui abondoit aſſez dans cette maiſon; attendu que ſa Tante y jouoit un fort beau rolle. Celui d'une jolie veuve de trente ans étoit aſſez intéreſſant pour attirer chez elle tout ce qu'il y avoit de plus diſtingué dans le Périgord.
La Niéce qui grandiſſoit à vue d'œil, & dont la ſenſibilité précoce ſe manifeſtoit dans les yeux, attiroit beaucoup de jeunes militaires. Un entre autres trouva, après quelques ſoins marqués dans les yeux de Julie l'aſſurance du progrès, que ſes attentions avoient fait dans ſon cœur; ſon rolle étoit d'ailleurs d'autant plus ſatisfaiſant pour lui, que s'étant concilié toute la confiance de la Tante, il avoit plus d'occaſions favorables pour parler de ſon amour à l'aimable Julie. Agé de trente-ſept ou trente-huit ans, il avoit ſervi depuis l'âge de douze, & paroiſſoit poſſeder toutes les qualités d'un militaire, dont les paſſions ont été châtiées par les fonctions pénibles d'un long ſervice: Julie enfin l'aimoit, & crut ne pouvoir rien réfuſer à un homme charmant, qui mettoit tout en uſage pour tout obtenir. Cette heureuſe correſpondance dura quel-que tems ſans être ſoupçonnée. Mais hélas! il eſt des moments en amour où l'eſprit & le cœur abſorbés par la volupté, ne peuvent ſe livrer aux précautions que l'on doit à une amante, dont la réputation & l'honneur nous ſont chers; Julie fut auſſi ſurpriſe qu'affligée de l'embonpoint qui prénoit de plus en plus ſur ſa taille, & qui la corrompoit. Elle avertit ſon Amant de l'état affreux où leur mutuelle tendreſſe l'avoit reduite. On eut recours à tous les moyens de preſcrire des bornes à cet embonpoint, qui auroit pu donner des ſoupçons à ſa Tante; mais il vint un tems où cet artifice ne devoit plus produire aucun effet: le Chevalier de *** ſon amant, ſe détermina donc à l'enlever, & à l'envoyer à une terre qu'il avoit près de Poitiers. Un de ſes domeſtiques le plus affidé fut chargé de cette commiſſionJulie devoit ſe trouver vers minuit à la porte du jardin; elle devoit par une lettre, qu'elle laiſſeroit ſur ſa table inſtruire ſa Tante de ſon évaſion, & lui faire croire que pénétrée des ſentimens de tendreſſe dont elle l'avoit comblée, elle avoit cru devoir ſe ſouſtraire furtivement aux tranſports de tendreſſe qu'elle lui auroit ſûrement fait voir, lorſqu'elle lui auroit appris qu'elle étoit décidée à paſſer ſa vie dans un Couvent; qu'elle n'avoit pas cru devoir la preſſentir là-deſſus, parce qu'elle préſumoit qu'on auroit mis tout en uſage pour la diſtraire de cette idée, qui l'occupoit depuis qu'elle avoit perdu ſon père & ſa mère; qu'il n'y avoit qu'une perſonne à qui elle avoit communiqué ſon deſſein ſous la parole d'honneur; qu'elle ne déclareroit qu'au bout de deux ans le Couvent où elle s'étoit retirée.
Ce parti fut accepté par Julie, le Chevalier lui donna tout l'argent qui pouvoit lui être néceſſaire: elle ſe déroba pendant la nuit, n'emporta qu'une partie de ſon linge, & ſe jetta dans une chaiſe de poſte qui l'attendoit à la porte du jardin, & que ce domeſtique affidé, nommé Saint-Jean, devoit conduire.
Vous vous imaginez, Meſdames, tous les mouvemens que dut occaſionner le lendemain une telle évaſion. La Tante de Julie mit tous ſes domeſtiques en campagne; le Chevalier lui-même, apprénant d'elle cette nouvelle dont il étoit l'auteur, ſut ſi bien diſſimuler, que l'on accepta l'offre qu'il fit de monter à cheval & de faire des recherches. Il eut l'attention de ſe charger du ſoin de prendre des informations dans la route qu'il ſavoit que ſa Maîtreſſe devoit avoir priſe. Par cette adreſſe, toutes les recherches que les domeſtiques pouvoient faire devenoient inutiles.
Julie arriva à la terre du Chevalier. On avoit arrêté qu'on s'écriroit ſouvent, mais ſous des noms empruntés. Tout fut exécuté avec tant d'intelligence, que ſa Tante eſt morte, ſans jamais avoir pu ſavoir ce qu'étoit devenue ſa Niéce.
Au bout de ſix ſemaines, le Chevalier ſe rendit aux inſtances de Julie, qui le preſſoit vivement de ſe rendre auprès d'elle, attendu qu'elle touchoit au moment de mettre au jour le gage de leur tendreſſe. Il prépara la Tante de Julie à ce départ, prétextant que ſes Fermiers ne le payoient point, & que ſa préſence étoit abſolument néceſſaire; il prit congé d'elle, & ſe rendit à ſa terre, où Julie volant audevant de lui, fit voir par des tranſports les plus expreſſifs, combien elle étoit ſatisfaite de ſe revoir dans les bras de ſon cher amant.
Peu de jours après, elle mit au jour ce fruit de la tendreſſe la plus vive de ſa part, mais la moins ſincére de la part du Chevalier; il le fit expoſer à la porte d'un Couvent de Réligieuſes à Poitiers. Cette aventure donna occaſion aux diſcours les plus calomnieux & les plus humiliants que l'on tenoit ſur le compte de ces Filles. L'Evêque fit des recherches, mais envain. Le Chevalier ſut en tirer un perfide parti. Il attendoit la convaleſcence de Julie pour la livrer, ſe propoſant d'arranger cette affaire avec l'Evêque, de façon que l'on ne découvrît point qu'il étoit l'auteur de cet événement, & qu'il pût à jamais ſe délivrer d'une amante qu'il n'aimoit plus.
Il communica ſon deſſein à SaintJean; celui-ci parut l'approuver: mais touché du ſort de Julie, & plus encore preſſé par une cupidité dont vous verrez bientôt les funeſtes ſuites, il l'avertit de ce qui ſe paſſoit contre-elle. Le Chevalier, pour que Julie ne s'apperçût point de ſon réfroidiſſement, & de ce qu'il projettoit, lui fit préſent de quelques diamans & de quelques bijoux qu'il avoit hérité de ſa mère: Julie, inſtruite de ſa noirceur, & encore plus affligée du triſte ſort qu'avoit eu ſon enfant, prit de ſon côté le parti de diſſimuler: elle avoit de fréquens entretiens avec Saint Jean, à qui elle ſe livroit de bonne foi d'après la déclaration qu'il lui avoit faite. Il l'inſtruiſoit du motif des fréquens voyages que le Chevalier faiſoit, ſous différents prétextes, à Poitiers. Ils ſe concertoient enſemble ſur les moyens & le tems qu'il falloit prendre pour ſe ſouſtraire aux perſecutions & à l'eſclavage dont elle étoit ménacée.
Dès que Saint-Jean vit Julie en poſſeſſion des diamans & des bijoux, il lui conſeilla de ſe tenir prête pour le lendemain à minuit, l'aſſurant qu'il ſe trouveroit à la porte d'un petit boſquet avec un cheval, qu'il la remettroit entre les mains d'un de ſes amis, qui auroit le ſoin de la conduire dans un lieu de ſûreté d'où elle pourroit ſe rendre au carroſſe de Paris, l'exhortant ſur-tout à emporter le peu d'argent qu'elle pouvoit avoir, & tous les bijoux. Elle conſentit à tout ce qu'il lui recommanda, déſeſpérée de n'avoir aucun autre parti à prendre. Le Chevalier, qui faiſoit toujours de fauſſes confidences à Julie, qui auroit pu former des ſoupçons ou prendre quelque ombrage de ſes fréquentes abſences, partit ce même jour pour Poitiers; Saint-Jean fit ſentir à Julie, combien il étoit important de profiter de ce tems. Elle ſe livra donc la nuit à l'ami de Saint-Jean qui la conduiſit par diverſes routes détournées. Mais vers les deux heures après minuit, quelle fut la ſurpriſe de cette jeune perſonne, lorſqu'elle vit ſon conducteur renverſé d'un coup de fuſil, & elle dépouillée de tout ce qu'elle pouvoit avoir; trop heureuſe de ce que le voleur lui laiſſa la vie.
Tombée de foibleſſe & évanouie, elle reprit longtems après ſes ſens. Le jour commençoit à paroître. Elle ſe trouva dans un bois; errante & incertaine, elle ne ſavoit de quel côté porter ſes pas, de peur de retomber dans les mains des voleurs, qui l'avoient déja dépouillée. Le bruit des voitures qu'elle entendit dirigea ſa marche vers l'endroit d'où il venoit. Elle apperçut le caroſſe; elle le ſuivit de loin. Mais enfin, le Cocher s'appercevant que cette perſonne, qui avoit un air diſtingué, ſuivoit la voiture, deſcendit & s'aboucha avec elle: elle lui raconta toute ſon aventure, lui ouvrit entiérement ſon cœur; & par le don de dix louis d'or, qui avoient heureuſement pour elle échappé à la cupidité du meurtrier de ſon conducteur, elle le détermina à ſe charger d'elle juſqu'à Paris, à lui donner dans cette Ville un aſile aſſûré où elle pût être tranquille, juſques à ce que revenue à elle-même, & ne craignant plus les entrepriſes d'un amant perfide, elle ſe déterminât ſur le parti qu'elle auroit à prendre. Le Cocher la fit monter dans le carroſſe, il s'arrêta à Poitiers pour la couchée; dès que Julie fut entrée dans l'auberge, & qu'on lui eut donné une chambre, elle fit appeller le cocher, & lui fit la confidence de ſa naiſſance, lui déclarant le nom de ſon père & de ſa mère. Cet homme, à ces noms qu'il reſpectoit encore, ſe découvrit, & lui ayant demandé pardon de n'avoir peut-être pas eu pour la fille de ſon Maître tout le reſpect qu'il lui devoit, lui fit réprendre les dix louis-d'or, en l'aſſurant qu'il ne les garderoit pas; qu'il s'eſtimoit trop heureux de pouvoir reconnoître dans la fille, tous les ſervices qu'il avoit reçus de ſon père & d'un ſi bon maître. Cet argent, Mademoiſelle, lui dit-il, vous ſera utile & néceſſaire, pour vous procurer à Paris les choſes dont vous pourrez avoir beſoin: je vous prie de ne pas m'épargner dans tout ce que je pourrai vous être utile. Tranquilliſezvous, je ſcaurai bien vous mettre à couvert du coquin qui a abuſé de la jeuneſſe d'une Demoiſelle qui appartient à de ſi honnêtes gens. Vous ſerez logée à Paris chez une de mes Tantes, juſqu'à ce que vous ayez vu le parti que vous aurez à prendre; tout le monde monde vous y obéira. La moindre conſolation dans les plus grands malheurs redonne la vie à notre eſprit accablé. Auſſi Julie fit-elle le lendemain les délices de toutes les perſonnes qui étoient dans le caroſſe; juſques-là même qu'elle fit impreſſion, ſans le ſavoir, ſur l'eſprit d'un Réligieux qui retournoit à Paris. Cet homme ne fut pas celui qui lui cauſa le moins d'embarras & de chagrin. En effet, ce pieux Père ayant examiné en arrivant à Paris l'endroit où Julie alloit loger, lui faiſoit ſouvent viſite, & la détermina enfin à préférer pour ſa demeure la maiſon d'une ſoi diſant ſa parente, qui logeoit près de ſon Couvent. C'étoit une de ſes dévotes qui n'ont de la piété que l'extérieur propre à maſquer une vie licentieuſe & infâme; c'étoit enfin la ſur-intendante des menus plaiſirs du béni Père.
Julie, qui ne cherchoit qu'à ſe mettre de plus en plus en ſûreté, accepta la propoſition. Elle ſe rendit chez ladite parente; on ne parloit que piété, manſuétude, béatitude, on eût dit enfin d'un paradis ſur la terre. Julie étoit obligée d'aller tous les jours avec la prétendue dévote à la Meſſe du béni Père. Il ne manquoit pas un jour d'aller prendre avec ces ouailles du caffé à la ſultane. Toutes les heures du jour étoient diſtribuées en exercices de piété. On n'y faiſoit trêve que pendant le tems que le bon Directeur étoit préſent. Vous ſentez, Meſdames, que n'ayant rien moins en vue que la converfion de Julie, s'il parloit de l'amour de Dieu, ce n'étoit que pour préparer ſon cœur à recevoir l'avœu qu'il devoit lui faire du ſien. La dévote ne ceſſoit de lui parler des vertus du Père R.... C'étoit un homme admirable, diſoit-elle, qui avoit trouvé l'art de joindre deux choſes que le préjugé nous faiſoit regarder comme incompatibles, le plaiſir & la ſévérité chrétienne: tout le mal ma chere enfant, diſoit-elle à Julie, conſiſte à lui donner des témoins: mais n'y a-t-il point de ſcandale? il n'y a plus de mal. En effet, eſt-il vrai-ſemblable, continuoit-elle, que Dieu ait voulu que nous mortifiions tous nos déſirs, & ſur-tout ceux qu'il a mis dans toute la nature afin qu'elle ſe perpétuât.
Père R.... alla un jour, après avoir prévenu ſa ſur-intendante & réglé tout avec elle, demander à parler à Julie. La dévote lui annonça un homme vêtu ſuperbement l'épée au côté. Julie à cette annonce frémit, croyant que c'étoit ſon perfide: mais quelle fut ſa ſurpriſe lorſqu'elle réconnut le Père R..... en habit de cavalier, & faiſant toutes les minauderies de nos petits maîtres les plus achevés: il crut pouvoir, ſous cet habit, faire avec plus de ſûreté l'aveu de ſa flâme. Il la fit en effet. Julie, bien loin de s'en allarmer ou offenſer, voyant qu'elle étoit ſans ſecours, crut devoir diſſimuler, elle lui donna a entendre que ſon cœur n'avoit point été la duppe de tous ſes égards, & qu'il prénoit un vrai plaiſir a en deviner le véritable motif; que puiſqu'il avoit eu recours à ce déguiſement pour mieux ſe concilier ſa tendreſſe, elle lui tiendroit compte d'une telle attention. Qu'il falloit du moins attendre le moment heureux, où leurs deux cœurs, ſaiſis du même tranſport, puſſent ſe donner des preuves réciproques d'une tendreſſe également vive & ſincère; qu'elle le croyoit trop délicat pour ne pas approuver cette conduite; qu'elle s'eſtimeroit la plus malheureuſe des filles, ſi après avoir pris de l'attachement pour lui elle ouvroit le tombeau à ſon amour en ſe rendant trop précipitamment à ſes tranſports.
Pendant qu'elle jouoit ainſi le nouveau cavalier, elle lui paſſoit certaines libertés légéres & qui ſont ſans conſéquence, & ne ſe réfuſoit à ſes empreſſemens que d'une manière foible pour lui laiſſer voir que ſes diſcours étoient d'accord avec ſon cœur.
Il n'étoit queſtion pour elle que de gagner du tems; parce qu'elle s'étoit apperçue depuis quelques jours, qu'un homme à équipage ſe trouvoit exactement à la même Meſſe, & que ſes regards lui rendoient un compte fidelle des progrès qu'elle faiſoit dans ſon cœur. Le P. R.... enflâmé par l'eſpérance d'être bientôt heureux, étoit de plus en plus exact dans ſes viſites & attentif à ordonner que les déſirs & les fantaiſies de Julie ne trouvaſſent ni obſtacle ni retardement.
Julie de ſon côté, voyant qu'il étoit important pour elle de ſe dérober le plutôt poſſible aux déſirs effrénés d'un tel perſonnage, reſolut de faire par ſes regards connoître à ſon inconnu, qu'elle étoit dans l'eſclavage, & qu'il pouvoit tout entreprendre: le langage des yeux eſt bien aſſez expreſſif en amour; mais il eſt très-équivoque ſur les moyens de le rendre heureux. Le Comte de P... qui étoit ce nouvel amant, prit le parti d'écrire une lettre à Julie pour ſavoir ſes ſentimens. Il n'étoit queſtion que de la lui faire parvenir. Il n'étoit pas bien facile. Cependant la pieuſe généroſité d'une Quêteuſe, animée par l'eſpoir de la récompenſe, ce chargea de remettre la lettre pendant le Meſſe. Cela fut exécuté avec toute l'adreſſe de la fauſſe piété, malgré la vigilance de l'argus, qui ne perdoit pas de vue Julie.
Dès qu'elle fut de retour, elle lut une lettre qui lui annonçoit ſa liberté & la vie la plus heureuſe, pour peu qu'elle voulût le lendemain, qui étoit un Dimanche, ſe prêter aux circonſtances: on lui dépeignoit le carroſſe qui ſeroit le plus près de l'Egliſe; on lui annonçoit que deux domeſtiques à livrée la prendroient dans la foule au ſortir de la Meſſe, & qu'on la conduiroit dans une maiſon où tout étant à ſes ordres, elle jugeroit de la violence de l'amour de celui qui lui offroit cette partie de ſa fortune par les ſoins qu'il avoit pris, afin que tout y fût digne de la recevoir.
Toutes les méſures furent ſi bien priſes de part & d'autre, que Julie le lendemain, ſe trouvant dans la foule au ſortir de la Meſſe, ſe laiſſa entraîner par ces deux domeſtiques qui la porterent, pour ainſi-dire, dans le carroſſe, & la conduiſirent à une petite maiſon, où l'amour du maître avoit épuiſé toutes les reſſources de l'art & du bon goût pour la rendre agréable. Elle ne fut pas plutôt arrivée qu'on la conduiſit dans un appartement, où pluſieurs domeſtiques vinrent la ſupplier d'agréer leurs ſervices.
Le Comte, un inſtant après, vola aux genoux de ſa nouvelle maîtreſſe, & la ſupplia d'accepter cette maiſon comme l'eſſai du tribut qu'il vouloit rendre à ſa beauté. Ces deux amans vêcurent long-tems en bonne intelligence: Julie partageoit ſon tems entre les plaiſirs qu'elle prénoit avec ſon nouvel Amant, & la lecture des meilleurs Auteurs. Son cœur ne prénoit point d'empire ſur ſon eſprit; le premier ſe contentoit de ſentir, & elle occupoit le dernier à acquérir des connoiſſances ſolides. Elle portoit cette paſſion juſques à ſe déguiſer en homme, pour aller dans les Bibliothéques publiques, y puiſer ſans ceſſe de nouvelles connoiſſances. Sa ſituation étoit des plus heureuſe ſi le Moine en queſtion, qui avoit découvert ſa demeure n'en eût troublé la douceur. Il y alla un jour, & comme elle lui avoit fait la confidence d'autant plus imprudente qu'elle étoit entière de ſa naiſſance & de ſon aventure avec le Chevalier, il la ménaça de la faire arrêter, ſi elle ne quittoit tout de ſuite ſon nouveau domicile & ne le ſuivoit. Julie qui ſavoit de quoi ſont capables de faux dévots offenſés, interdite & tremblante ne ſcavoit quel parti prendre, lorſqu'heureuſement pour elle on annonça le Comte: à cette annonce notre Dévot voulut ſe retirer; mais la femme de chambre l'empêcha de ſortir malgré tous les efforts qu'il fit; il ſe débattoit encore avec elle, lorſque le Comte arriva: qui fut plus ſurpris que lui de voir un tel homme ſe colleter avec une femme de chambre, & ſa charmante Maîtreſſe étendue ſur un ſophat, qui pouvoit à peine rappeller ſes eſprits? Il donna ordre qu'on fermât les portes. Julie, revenue à elle-même, après les ſecours que le Comte lui avoit fait donner, déclara, malgré elle, le motif de la viſite, & des ménaces du Dévot perſonnage: auſſitôt le Comte fit appeller tous ſes domeſtiques; qu'on faſſe, leur dit-il, un grand feu dans la cuiſine, & qu'on y jette ce malheureux; les gens commençoient déja à ſe ſaiſir de lui, mais il jugea à propos de ſe jetter à genoux, de demander pardon, & de promettre, que jamais il ne troubleroit Julie dans ſon bonheur: le Comte ne ſe contenta point d'une proteſtation de bouche, faite par la crainte; il exigea qu'on la fit par écrit, & qu'on ajoutât qu'on ſe déclaroit bien mal aviſé, & bien indigne de la robe qu'on portoit en ſe livrant à des tranſports d'amour auſſi ridicules que mal fondés. Cette déclaration ſignée on le chaſſa. Julie cependant eut la généroſité d'obtenir du Comte ſa parole d'honneur qu'il ne donneroit jamais communication de cette piéce, ſi celui qui l'avoit ſignée, étoit à l'avenir auſſi ſage qu'il promettoit de l'être.
Cet inconvenient ne fit que donner plus de force à l'amour du Comte, & plus de reconnoiſſance à Julie. Il ne ceſſoit d'admirer la ſagacité de ſon eſprit, & la ſolidité de ſon jugement: & je vous aſſure, Meſdames, qu'il pouvoit à juſte titre ſe porter juge dans cette partie. Ils vêcurent ainſi pendant quatre ou cinq ans, au bout deſquels le Comte étant obligé de faire un mariage, fit à Julie tous les préſens qu'un honnête homme riche doit faire à une Amante qu'il quitte à regret, pour ſe rendre à l'ordre de la ſociété & au bien de l'Etat. Ils ſe voyent encore avec tous les ſentimens d'eſtime qui réſultent d'un amour bien fondé, & auquel on a été obligé de renoncer par des raiſons de convenance.
Julie libre, maîtreſſe d'elle-même, avec un revenu honnête, que le Comte avoit eu le ſoin de lui faire, ſe livra toute entiére aux Sciences; ce n'eſt pas cependant qu'elle ne reçût très-bonne compagnie chez elle, & beaucoup d'adorateurs minaudiers qui ne lui faiſoient aucune impreſſion. Sçavante ſans pedantiſme, gaye ſans étourderie, elle avoit un badinage éclairé qui intéreſſoit tout le monde; elle acceptoit des parties de petit ſouper: vous dire comment elle s'y comportoit où quelles en étoient les ſuites, je n'ai pu apprendre rien de certain ſur ce point. Elle avoit contracté une intime liaiſon avec Sylvie, femme charmante, qui à beaucoup de beauté, joint le merite de pluſieurs talens. Elle a même la qualité d'être eſſentielle. Le Préſident de R... héritier d'un père qui avoit laiſſé des millions l'avoit vue, en étoit devenu éperdument amoureux, & lui rendit tous ſes foins pendant tout le tems qu'il a vêcu. Sylvie faiſoit les honneurs chez lui; elle rempliſſoit ce rolle à la ſatisfaction même des femmes les plus délicates.
Le Préſident donna un jour une magnifique fête, & ayant rencontré la veille Ariſte, qui eſt cet homme aimable que vous avez vu avec Julie, il le détermina à venir en profiter. Cet Ariſte qui, après pluſieurs inſtances accepta, eſt un homme de grande naiſſance, mais qui avoit été auſſi inſenſible juſqu'à trente cinq ans aux attraits de l'amour, qu'il eſt riche & doué de qualités rares dans le ſiécle où nous ſommes; bien-faiſant ſans oſtentation, s'attachant plus aux bonnes qu'aux belles actions, exerçant avec diſcernement tous les devoirs de l'humanité, ne trouvant d'autre plaiſir qu'à apprendre, & ſe croyant le plus ignorant de tous les hommes, il paſſoit ſa vie à faire le bien, & à apprendre la véritable façon de le faire.
Il ſe rendit à la maiſon de campagne du Préſident; nous n'en ſommes pas bien éloignés. La partie dura pendant huit jours. Julie, que Sylvie avoit invitée s'y trouva; dès le premier jour elle goûta le caractère d'Ariſte, le ſecond elle le diſtingua de tous les autres cavaliers qui étoient en grand nombre: Ariſte de ſon côté, qui avoit été enchanté de la figure intéreſſante de Julie, & encore plus touché de la juſteſſe de ſon jugement, ſaiſiſſoit toutes les occaſions de l'entretenir. Le Préſident & Sylvie s'étoient apperçus déja des rapports qui ſe formoient entre ces deux perſonnes: ils dirent le troiſiéme jour à Julie, qu'ils eſpéroient que la ſemaine ne ſe paſſeroit point ſans que ſes yeux euſſent opéré une converſion à laquelle ils s'intereſſoient. Julie qui déteſtoit les affectations de vertu déplacées, répondit, qu'elle ne voudroit tenir de la Divinité que cette puiſſance, & que ſi ſes yeux l'avoient, elle ne ceſſeroit de leur ſavoir gré du ſervice qu'ils auroient rendu à ſon cœur. Le Préſident & Sylvie ſe mirent en tête de conduire à bonne fin cette entrepriſe: Ariſte ſentoit des mouvemens qui lui étoient inconnus; Julie s'appercevoit avec plaiſir qu'elle en étoit l'auteur: une femme un peu éclairée, connoît toutes les nuances du ſentiment qu'elle inſpire: perſuadée des progrès qu'elle faiſoit dans le cœur d'Ariſte, elle alloit, mais avec prudence, au-devant de ſa timidité naturelle; & comme perſonne n'étoit plus en état qu'elle de manier de la façon la plus éclairée le ſentiment de l'amour, elle ſoulageoit Ariſte, qui, retenu par une fauſſe crainte, ſe contentoit de ſentir, ſans déclarer ce qu'il ſentoit.
Le ſixiéme jour, Ariſte & Sylvie dirent à la compagnie, que les Dames regaloient ce jour-là chacune dans ſon appartement; que par conſéquent il n'y auroit point de grande table. Julie ſaiſit ſoudain l'inſtant d'inviter Ariſte à venir manger la ſoupe chez elle. Vous vous imaginez bien qu'elle ne fut point refuſée; chaque Dame invita qui elle voulut, de ſorte que ce jour-là tout le monde étoit à ſoi, ou pour mieux dire à ce qu'il déſiroit.
Il eſt inutile de vous peindre ici tout l'embarras d'Ariſte; qui en étoit encore aux éléments. Auprès de l'appartement de Julie, étoit une pièce qu'on appelloit la chambre de volupté: Tous les ornements étoient autant d'emblêmes de ces tendres rapports que la nature a mis dans notre cœur pour ſe perpetuer. Julie s'étoit préparée à combattre & à remporter la victoire; elle étoit ſûre d'être aimée; il ne lui reſtoit qu'à aſſurer ſon triomphe par ſa propre défaite. On ſe mit à table, tout inſpiroit la volupté: un deshabillé élégant & artiſtement arrangé laiſſoit voir la naiſſance d'un embonpoint qui enflamoit les regards. Le repas fut égayé par mille petites choſes tendres, qui n'ont de mérite que lorſqu'elles ſont placées à propos par des perſonnes qui v ont le principal intérêt; le repas fut court, l'amour jeûnoit, & l'on ſçait combien il eſt impatient: on ſe leva de table, & Julie converſant avec Ariſte, le conduiſit dans la pièce, qui mériteroit une deſcription particulière; elle apperçut l'effet qu'elle fit ſur Ariſte; elle lui demanda s'il connoiſſoit bien le principe de l'état où il ſe trouvoit; il lui répondit, que c'étoit un ſentiment qui lui avoit été toujours inconnu; mais qu'il ſentoit bien qu'il n'étoit reſervé qu'à Julie de lui faire connoître le véritable uſage du cœur. Il ſe jetta à ſes genoux & accabla ſes mains de baiſers brûlants qui porterent le feu dans le cœur de Julie; elle ſe laiſſa tomber ſur un canapé, qui devint le trône de l'amour & la ſource de la vertu qu'on admire aujourd'hui dans cette femme; abandonnée aux tendreſſes d'Ariſte elle ne peut s'oppoſer à ſon bonheur qu'elle déſiroit autant que lui-même. Nos deux Amants ſe ſeroient oubliés dans ce lieu, ſi l'on n'étoit venu les avertir que tout le monde ſe raſſembloit pour une comédie qu'on alloit jouer: ils firent tout ce qu'ils purent pour ſe remettre: mais envain, le Préſident & Sylvie devinerent leur bonheur.
Le huitiéme & dernier jour de cette partie, fut terminé par un ſplendide répas, dans lequel le Préſident fit briller ſa magnificence. Il fit ſervir au deſſert un bijou de grand prix à chaque convive: auroiton du s'attendre à la cataſtrophe dont je vais vous faire part avant de nous mettre à table: Comme l'on deſſervoit, & que chacun ſe préparoit à monter en carroſſe pour ſe retirer; un domeſtique vint avertir le Préſident, qu'il y avoit à la porte un Exempt qui vouloit lui parler. Il ſortit: Sylvie, qui avoit apperçu quelque altération ſur le viſage du Préſident, pendant que le domeſtique lui parloit, le ſuivit, & entendit prononcer le nom de Julie: elle s'approcha, & apprit de cet homme, qu'il avoit ordre de l'emmener à l'Hôtel-de-Ville, pour la mettre vis-à-vis un malheureux qui alloit ſubir le châtiment du à ſes crimes. On fit appeller Julie, qui deſcendit; dès qu'on lui eut annoncé la miſſion de l'Exempt, elle ſe décida à partir avec cette fermeté qui eſt toujours inſéparable de l'innocence. Je ne ſcache point, ditelle, avoir quelque rapport avec des ſcélérats. Le Préſident, pénétré de ſa fermeté, fit avertir toute la compagnie de ce qui ſe paſſoit. On fut très-ſurpris d'un tel incident; Ariſte fut celui qui avoit le plus de raiſon de l'être. Julie ſe tournant vers lui, lui dit: je vois bien, Monſieur, que cette aventure, qui ne m'allarme point vous refroidit. Mais dans peu de tems vous me rendrez juſtice. Toute la compagnie voulut conduire Julie. L'Eempt, voyant que le Préſident s'en chargeoit, ſe retira & prit le devant, pour que cette Compagnie fût reçue comme elle méritoit de l'être. Le LieutenantCriminel, ſurpris de voir arriver le Préſident avec Julie, à qui il donnoit la main, & ſuivi de quatorze ou quinze perſonnes, alla au-devant de lui. On préſenta Julie au Coupable, qui lui demanda ſi elle ne le reconnoiſſoit pas: je ne vous remets pas bien, répondit Julie; quoi, ajoûta le malheureux, vous ne reconnoiſſez point Saint-Jean? C'eſt vous dit-elle; eh bien! Helas Mademoiſelle, répondit-il, c'eſt moi qui ai tué cet ami qui vous conduiſoit, & c'eſt moi qui vous ai volée; c'eſt ainſi que de crime en crime, je ſuis parvenu à cet état dans lequel vous me voyez; j'ai voulu avant de mourir vous demander pardon, & vous ſouhaiter autant de bonheur que je vous ai cauſé de chagrin. Ce malheureux n'ayant rien plus à dire, le Lieutenant Criminel reconduiſit cette brillante compagnie. Tout le monde ſe retira après avoir bien diſſerté ſur cette aventure. Ariſte promit à Julie, de ne jamais faire uſage de ſon cœur, qu'en faveur de celle qui lui avoit fait connoître la vraie felicité à laquelle il eſt deſtiné, & il lui a tenu parole juſqu'à préſent, qu'il court même un bruit qu'ils ont allumé le flambeau de l'hymen au flambeau de l'amour.
Cette perſonne, dit Madame Donval, devient encore plus intéreſſante: toute remplie de l'idée de ſuccès qu'auroit ſon entrepriſe, elle crut devoir laiſſer encore à Dorine & à Clidamon le plaiſir d'être quelques inſtans tête à tête. Clidamon, qui ne ſe méfioit de rien, ſaiſit l'occaſion qui ſembloit s'offrir à lui par pur hazard, pour donner le bras à Dorine, & tirer d'elle la raiſon du trouble qu'il remarquoit ſur ſon viſage. Cette tendre amante ne lui diſſimula pas le déplaiſir qu'elle avoit reſſenti à la vue du Marquis d'Ambuſſieres: elle lui fit part de ſes craintes & des preſſentimens dont ſon cœur étoit agité, en le conjurant de bien prendre garde à lui. Qu'elle n'auguroit rien de bon de la préſence de ce furieux qui, jaloux de la correſpondance de leurs ſentimens, ne cherchoit ſans doute qu'à les traverſer. Il eſt votre rival, lui dit-elle: il a eu la témérité, peu après la tenue des Etats, de m'inſtruire de ſes feux. Entier comme il eſt, il n'y a pas à préſumer que mes rigueurs l'aient fait changer de ſentimens. Que ſcai-je juſqu'à quelles extrêmités ſon dépit le pourroit porter; enfin étudiez toutes ſes actions, ne vous en laiſſez point impoſer par le faux calme qui regne ſur ſon viſage. Pendant votre abſence, il faiſoit mille amitiés à votre couſine; mais ſes regards me prouvoient aſſez que ſon cœur n'étoit pas encore remis de ſon ancien foible. A ces mots l'on rejoignit la caléche, toute la compagnie, au nombre de neuf perſonnes y prit place, & l'on arriva bien-tôt au lieu, où l'amant de Dorine lui avoit fait préparer une fête, qui par ſa ſomptuoſité, ſa délicateſſe & ſa profuſion, pouvoit caractériſer l'amour ſans bornes dont il brûloit pour elle. C'étoit un de ces endroits toujours choiſis par les couples amoureux. Le couvert étoit dreſſé dans un boſquet au fond d'un jardin, défendu par une haye impénétrable à la vue. Tout y reſpiroit la gayeté & l'amour. Tout ſembloit favoriſer l'empreſſement de Clidamon. Le calme qui regnoit dans cette aimable aſſemblée, fit bien-tôt oublier à Dorine ſes allarmes. Son viſage ſembloit en être paré de nouvelles graces. L'Abbé d'Herbeval applaudiſſoit en ſecret au choix de Clidamon. Le Marquis d'Ambuſſieres ne ſembloit penſer qu'à faire ſa cour à la jeune couſine de Clidamon. Kerville uſoit du même privilège envers la ſœur de l'Abbé d'Herbeval. Solinville s'entretenoit avec Madame Donval, qui de ſon côté paroiſſoit prendre tout le plaiſir poſſible à cette fête; elle ſaiſiſſoit toutes les occaſions qui ſe préſentoient d'en faire compliment à Clidamon, pour lui prouver combien elle étoit flattée en ſon particulier de ſon goût, & de l'ordre qu'il avoit ſçu mettre en toutes choſes. Le Chevalier du Thieul étoit le ſeul qui ne ſembloit prendre aucune part à la fête; il étoit comme concentré en lui-même. L'Abbé d'Herbeval, qui ne s'étudioit qu'à divertir la compagnie, s'amuſa pluſieurs fois à l'entreprendre; mais c'étoit inutilement, il avoit l'eſprit & le cœur trop occupés pour ſe rendre à ſon enjouement ordinaire. Il ne s'apercevoit que trop de la ſatiſfaction de nos amans: Sa jalouſie commençoit à le tyranniſer. Quant à Dorine, elle ſentoit bien qu'elle ſeule étoit l'objet de cette élegante fête. Les yeux de ſon amant cherchoient à lire dans les ſiens ſon contentement & ſa ſatisfaction, qui ſeule pouvoit faire ſon bonheur. Dorine ne lui cachoit ni ſa tendreſſe ni ſa reconnoiſſance. Il la méritoit à tant d'égards, qu'elle eût été bien injuſte de la lui refuſer. Elle n'étoit pas de ces coquettes qui s'étudiant à mériter nos louanges & nos applaudiſſemens, adoptent tout en général & rien en particulier. Ces ſortes de femmes ſe plaiſent à avoir bon nombre d'adorateurs: mais s'en trouve-t-il quelqu'uns de plus avancés? non ſans doute; elles s'aiment & ſe cheriſſent trop elles-mêmes, pour accorder jamais la moindre faveur. Clidamon, il n'en eſt pas ainſi de Dorine. Si vous l'aimez, ſi votre tendreſſe eſt extrême, au moins quel n'eſt pas votre bonheur! vous êtes payé du plus juſte & du plus parfait retour. Votre amante, ſenſible à vos ſoins, vous juge digne de ſon cœur, vous en êtes le maître. Mais peut-il être un bonheur parfait.
Pendant que nos convives ne cherchoient qu'à ſe divertir, & que chacun d'eux faiſoit honneur aux différens mets, il ſe formoit un orage tout prêt à gronder ſur la tête de nos amans. Le Marquis d'Ambuſſieres attendoit avec impatience que Madame Donval jouât le reſte de ſon rôle. Il avoit ſuivi tout le plan qu'elle lui avoit formé. Ses relais étoient partis: la porte de ſon jardin ne devoit pas ſe fermer de la nuit: ſon Valet de Chambre, muni d'une paire de piſtolets, devoit ſe tenir entre une & deux heures du matin, caché à quarante pas du lieu ou ils étoient à ſouper: il étoit ſeul de la confidence, & le Marquis eſpéroit tout de ſa bravoure & de ſa prudence. Sa proye ne lui devoit donc point échapper. Enfin l'heure vint, Madame Donval comprit à ſes différens ſignes, qu'il falloit preſſer les inſtans. Dans cette vûe, feignant de ſe ſentir indiſpoſée, elle dit deux mots à l'oreille de Dorine, & toutes deux ſe levent de table. Un chacun s'empreſſe de leur donner la main; mais ce n'eût pas été le compte de notre Artificieuſe. Elle ſupplie ces trop obligens Ecuyers de ne pas prendre cette peine. Qu'elle ſeroit au déſeſpoir de déranger la compagnie; que ce n'étoit qu'un léger éblouiſſement, cauſé ſans doute par la chaleur: qu'un inſtant de promenade la rendroit bien-tôt à elle: que puiſque Dorine vouloit bien avoir la complaiſance de l'accompagner, ce lui en étoit aſſez, & qu'elle en ſeroit plus libre. Elles ſortirent enſemble du jardin, & ſous le prétexte de voir où pouvoient être leurs équipages, Madame Donval avança un peu hors de la maiſon. Que vous en ſemble, dit elle à Dorine, en hauſſant un peu la voix; profitons un inſtant de la promenade. Faiſons quelques tours ici proche, nous en rentrerons plus fraiches & plus en état de tenir tête à nos Meſſieurs. Dorine, qui dans cet inſtant ſe croyoit dans la plus grande ſûreté, ne devant pas s'imaginer que Madame Donval fût capable de donner elle-même les mains à quelque procédé contraire à ſa miſſion, donna tête baiſſée dans le piége. Auſſitôt le Valet de Chambre du Marquis d'Ambuſſieres ſort de ſon embuſcade, & vient ſaiſir Dorine par derrière, en lui enveloppant la tête d'une écharpe, afin de l'empêcher de faire entendre le moindre cri; il la ſouleve & la met ſur ſon cheval où il monte avec elle, & picque droit à la porte du jardin du Marquis: il la ferme ſur lui, & porte ſon fardeau dans une chambre au rez de chauſſée, où il avoit laiſſé quelques bougies: là dénouant le fatal bandeau qui étouffoit preſque Dorine; il la voit pâle preſque ſans vie, & reſpirant à peine. Il l'étend ſur une ducheſſe, & court lui chercher quelque liqueur capable de la tirer de l'évanouiſſement où la frayeur l'a fait tomber. Tout alloit bien juſques-là. La chaiſe de poſte étoit toute prête, & tout étoit en état pour la fuite. Cet évanouiſſement ſeul lui faiſoit différer ſon départ.
D'un autre côté, lorſque Madame Donval crut le raviſſeur de la Marquiſe aſſez loin pour être abſolument à l'abri de toutes pourſuites, elle ſe rapproche à pas lents de la maiſon, & jettant des cris perçans, elle appelle tout le monde à ſon ſecours. A ce bruit, chacun ſort de la maiſon & vole à ſon ſecours. Clidamon & le Marquis d'Ambuſſieres, du Thieul paroiſſent les plus ardens. L'artificieuſe Donval leur fait part de ce qui lui vient d'arriver; & pour percer encore plus le cœur de Clidamon, elle compoſe une hiſtoire qui ſemble rendre le mal irréparable. Que puis-je devenir, infortunée que je ſuis, s'écrioit-elle, Dorine eſt ravie entre mes bras, que pourrai-je répondre à ſon père, lorſqu'il viendra à me demander un ſi précieux dépôt. Se contentera-t-il de ma douleur, à quoi me ſervira de lui dire, que ſix hommes bien montés ſont venus fondre ſur nous, & nous ſaiſiſſant à l'improviſte m'ont arraché Dorine, & l'ont jettée dans une chaiſe de poſte, qui eſt auſſitôt partie comme un éclair. Ah! Meſſieurs, je vous en conjure, vengez-moi, courez, il eſt peut-être encore temps. Un tel début auroit pu décourager un amant moins courageux. Clidamon écumant de rage & de fureur, n'écoute que ſon déſeſpoir, il veut prendre des chevaux de la volée de ſa caleche pour faire toute diligence, & rejoindre, s'il ſe peut ces cruels raviſſeurs. L'Abbé d'Herbeval & Kerville ſuffiſent à peine pour le retenir. Cependant ils l'entraînent de force dans un coin reculé. Ne prenez pas ainſi le change, ami, lui dit l'Abbé d'Herbeval, ou je ſuis mauvais phyſionomiſte ou l'on vous trompe. La douleur de Madame Donval eſt feinte, ſes clameurs ne me ſeduiſent pas. Elle a part à l'enlevement. Le Marquis d'Ambuſſieres ſe décéle à lui-même, il ſeroit bien plus hors de lui, s'il n'étoit au fait de cette avanture. Laiſſons Madame Donval en impoſer aux autres; marchons à la pourſuite de Dorine; mais en ſuivant une toute autre route que celle qu'on nous indique: hâtons le pas, prévénons d'Ambuſſieres, allons nous mettre en embuſcade près de ſa maiſon. Si comme je l'augure, c'eſt lui, qui d'accord avec Madame Donval fait jouer toute cette manœuvre, il rabattra bientôt vers la petite porte de ſon jardin, & alors il faut ou y entrer avec lui, ou le priver de la vie. Clidamon adopta cet avis: ſa jalouſie lui aſſuroit la vérité des ſoupçons, qu'on faiſoit naître dans ſon eſprit. Il voulut ſe charger ſeul du péril de cette rencontre; il remercia Kerville des offres qu'il lui faiſoit d'être ſon ſecond, & le pria de s'avancer plutôt dans le bois, pour voir s'il ne pourroit découvrir quel-que indice des raviſſeurs. L'Abbé d'Herbeval ne lui put refuſer de retourner vers les Dames pour les tirer d'inquiétude, & s'aſſurer de Madame Donval, & l'empêcher, s'il étoit poſſible de s'échapper. Elle continuoit ſes plaintes; & tournant cet accident contre Clidamon, elle cherchoit à perſuader, que c'étoit lui qui avoit apoſté ces raviſſeurs. Que viſant depuis longtems à la main de Dorine, & déſeſpérant de l'obtenir, il n'avoit ſans doute propoſé cette fête que pour s'aſſûrer de ſon amante. Elle eût bientôt perſuadé cette fauſſeté, ſi l'Abbé d'Herbeval n'étoit arrivé aſſez à temps pour détruire ſes raiſons. Il les combattit de tout ſon pouvoir; & oſa même la rendre elle-même complice de cet enlevement, dont elle accuſoit ſon ami. Madame Donval, outrée de cette imputation l'accabloit d'outrages & d'injures, lorſqu'un bruit ſe fit entendre, qui renouvella l'allarme où l'on étoit. Toute la maiſon étoit en rumeur: du Thieul venoit y demander du ſecours pour Clidamon. Le pronoſtic de l'Abbé d'Herbeval étoit juſte. Clidamon s'étoit à peine caché derrière des brouſſailles qu'il apperçut le Marquis. Il marche droit à lui. Traitre, je te reconnois, lui dit-il, tu ne m'échapperas pas, défends toi. Ce n'eſt qu'en t'ôtant la vie, que je puis venger l'outrage que tu viens de me faire en la perſonne de Dorine. Dambuſſieres ſurpris de cet aſſaut inopiné, ſe mit en défenſe, & fondit ſur ſon adverſaire. Le combat fut longtemps égal, mais enfin Clidamon fut aſſez heureux pour percer le Marquis, qui à peine put laiſſer échapper ces mots d'une voix mourante: hélas! ma chere Dorine, je te perds pour toujours. Lagarde, après avoir donné du ſecours à Dorine, & l'avoir un peu conſolée, en lui faiſant accroire qu'il étoit à Clidamon, qui alloit bientôt paroître, étoit ſorti dans le jardin pour voir qui pouvoit ſi longtemps retenir ſon Maître. Il étoit à cent pas de la petite porte, lorſqu'il entendit le cliquetis des épées; prévoyant tout d'un coup ce que ce pouvoit être, il accourt pour débarraſſer ſon Maître, & tout en arrivant il le voit tomber par terre. Clidamon voyant la porte s'entrouvrir, veut fondre & entrer dans la maiſon, ſûr qu'il eſt d'y rencontrer Dorine. Mais Lagarde le prévient, & lui lache ſon piſtolet qui le renverſe à ſes pieds. A ce coup, du Thieul qui s'avançoit de ce côté, accourt & veut relever ſon ami. Clidamon le prie de voir plutôt à délivrer Dorine, l'aſſurant qu'elle eſt dans la maiſon du Marquis, qui vient de lui payer cher ſon audace. Du Thieul, qui d'ailleurs n'auroit pas eu la force de le tranſporter lui ſeul, eſt obligé de ſe rendre à ſes inſtances, & accourt avertir ſes domeſtiques du lieu où leur Maître étoit étendu; ils avoient entendu le coup, & venoient déja au-devant. Du Thieul prit un cheval, faiſant toute diligence, & alla ſe poſter ſur le grand chemin, à la deſcente d'Auteuil, il y rencontra Kerville, qui y étoit en embuſcade, poſté pour le même ſujet; ils virent bientôt s'approcher une chaiſe de poſte, ſur laquelle ils fondirent, ſans bien ſavoir d'abord à qui elle pouvoit être. Celui qui la conduiſoit, ſurpris de cette attaque inopinée ne put ſe ſervir de ſes armes. C'étoit Lagarde lui-même, qui ſans perdre de temps, avoit forcé Dorine à ſe mettre dans la chaiſe, & à ſe laiſſer conduire à une petite lieue, où il la flattoit du plaiſir de retrouver Clidamon. Du Thieul ſe ſaiſit de ce coquin qui cherchoit à s'échapper, & Kerville ramena Dorine au lieu même d'où on l'avoit enlevée. A cette vue Madame Donval, ſoit de honte, ſoit de déſeſpoir tomba évanouie; Dorine n'étoit guéres dans un meilleur état: elle ne ſavoit encore à qui elle étoit redevable de ſa délivrance, & à qui elle devoit imputer ſon enlevement. L'Abbé d'Herbeval l'inſtruiſit ſur tous ces points; mais en lui taiſant l'accident de Clidamon. Elle demandoit à le voir, mais il lui repondit qu'il n'étoit pas encore de retour; qu'il étoit à la chercher, & que dans peu on en ſauroit des nouvelles. Ce ne fut que le lendemain qu'on lui apprit ſon combat, & la mort du Marquis d'Ambuſſieres. La bleſſure de Clidamon n'étoit pas ſort dangereuſe, la balle n'avoit fait que lui entamer la cuiſſe: dès que ſa couſine en eut reçu l'aſſurance, toutes remonterent en équipage, & l'on ramena Dorine chez elle. Pour Madame Donval & l'infame Lagarde, on les avoit enfermés ſeparement, & bientôt on les conduiſit à Paris ſous bonne garde où l'on en fit bonne & briéve juſtice.
Telle fut la fin tragique de cette journée qui eût été trop heureuſe ſans les fâcheux incidens qui la terminèrent.
Appendix A
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Les plaisirs d'un jour; ou la journée d'une provinviale a Paris.. Les plaisirs d'un jour; ou la journée d'une provinviale a Paris.. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD71-7