ALCIBIADE OU LE MOI

La nature et la fortune semblaient avoir conspiré au bonheur d'Alcibiade. Richesses, talens, beauté, naissance, la fleur de l'âge et la santé, que de titres pour avoir tous les ridicules! Alcibiade n'en avait qu'un, il voulait être aimé pour lui-même. Depuis la coquetterie jusqu'à la sagesse, il avait tout séduit dans Athènes; mais en lui était-ce bien lui qu'on aimait? Cette délicatesse lui prit un matin, comme il venait de faire sa cour à une prude: c'est le moment des réflexions. Alcibiade en fit sur ce qu'on appelle le sentiment pur, la métaphysique de l'amour. Je suis bien dupe, disait-il, de prodiguer mes soins à une femme qui ne m'aime peut-être que pour elle-même! Je le saurai, de par tous les dieux; et s'il en est ainsi, elle peut chercher parmi nos athlètes un soupirant qui me remplace.La belle prude, suivant l'usage, opposait toujours quelque faible résistance aux désirs d'Alcibiade. C'était une chose épouvantable! Elle ne pouvait y penser sans rougir. Il fallait aimer comme elle aimait, pour s'y résoudre. Elle aurait voulu, pour tout au monde, qu'il fût moins jeune et moins empressé. Alcibiade la prit au mot. Je m'aperçois, madame, lui dit-il un jour, que ces complaisances vous coûtent: eh bien! Je veux vous donner une preuve de l'amour le plus parfait. Oui, je consens, puisque vous le voulez, que nos âmes seules soient unies, et je vous donne ma parole de n'exiger rien de plus. La prude loua cette résolution d'un air bien capable de la faire évanouir; mais Alcibiade tint bon. Elle en fut surprise et piquée; cependant il fallut dissimuler. Le jour suivant, tout ce que le déshabillé peut avoir d'agaçant fut mis en usage. La vivacité du désir brillait dans les yeux de la prude; dans son maintien, la nonchalance et la volupté. Les voiles les plus légers, le désordre le plus favorable, tout en elle invitait Alcibiade à s'oublier. Il aperçut le piége. Quelle victoire, lui dit-il, madame, quelle victoire à remporter sur moi-même! Je vois bien que l'amour m'éprouve, et je m'en applaudis; la délicatessede mes sentimens en éclatera davantage. Ces voiles transparens et légers, ces coussins dont la volupté semble avoir formé son trône, votre beauté, mes désirs; combien d'ennemis à vaincre! Ulysse n'y échapperait pas; Hercule y succomberait; je serai plus sage qu'Ulysse, et moins fragile qu'Hercule; oui, je vous prouverai que le seul plaisir d'aimer peut tenir lieu de tous les plaisirs. Vous êtes charmant, lui dit-elle, et je puis me flatter d'avoir un amant unique; je ne crains qu'une chose, c'est que votre amour ne s'affaiblisse par la rigueur. Au contraire, interrompit vivement Alcibiade, il n'en sera que plus ardent.-mais, mon cher enfant, vous êtes jeune, il est des momens où l'on n'est pas maître de soi; et je crois votre fidélité bien hasardée, si je vous livre à vos désirs.-soyez tranquille, madame, je vous répons de tout. Je puis vaincre mes désirs auprès de vous; auprès de qui n'en serai-je pas le maître?-vous me promettez du moins lui dit-elle, que, s'ils deviennent trop pressans, vous m'en ferez l'aveu? Je ne veux point qu'une mauvaise honte vous retienne. Ne vous piquez pas de me tenir parole: il n'est rien que je ne vous pardonne plutôt qu'une infidélité.-oui, madame, je vous avouerai ma faiblesse de la meilleure foi du monde, quand je serai prêt à y succomber:mais laissez-moi du moins éprouver mes forces; je sens qu'elles iront encore loin, et j'espère que l'amour m'en donnera de nouvelles. La prude était furieuse; mais, sans se démentir, elle ne pouvait se plaindre: elle se contraignit encore, dans l'espoir qu'à une nouvelle épreuve Alcibiade succomberait. Il reçut le lendemain, à son réveil, un billet conçu en ces termes: " j'ai passé la plus cruelle nuit; venez me voir. Je ne puis vivre sans vous. " il arrive chez la prude. Les rideaux des fenêtres n'étaient qu'entr'ouverts; un jour tendre se glissait dans l'appartement à travers des ondes de pourpre. La prude était encore dans un lit parsemé de roses. Venez, lui dit-elle d'une voix plaintive, venez calmer mes inquiétudes. Un songe affreux m'a tourmentée cette nuit! J'ai cru vous voir aux genoux d'une rivale. Ah! J'en frémis encore. Je vous l'ai dit, Alcibiade, je ne puis vivre dans la crainte que vous ne soyez infidèle: mon malheur serait d'autant plus sensible, que j'en serais moi-même la cause: et je veux du moins n'avoir rien à me reprocher. Vous avez beau me promettre de vous vaincre, vous êtes trop jeune pour le pouvoir long-temps. Ne vous connais-je pas? Je sens que j'ai trop exigé de vous, je sens qu'il y a de l'imprudence et de la cruauté à vous imposer une loi sidure. Comme elle parlait ainsi de l'air du monde le plus touchant, Alcibiade se jette à ses pieds. Je suis bien malheureux, lui dit-il, madame, si vous ne m'estimez pas assez pour me croire capable de m'attacher à vous par les seuls liens du sentiment! Après tout, de quoi me suis-je privé? De ce qui déshonore l'amour. Je rougis de voir que vous comptiez ce sacrifice pour quelque chose: mais fût-il aussi grand que vous vous l'imaginez, je n'en aurai que plus de gloire. Non, mon cher Alcibiade, lui dit la prude en lui tendant la main, je ne veux point d'un sacrifice qui te coûte; je suis trop sûre et trop flattée de l'amour pur et délicat que tu m'as si bien témoigné. Sois heureux, j'y consens. Je le suis, madame, s'écria-t-il, du bonheur de vivre pour vous: cessez de me soupçonner et de me plaindre; vous voyez l'amant le plus fidèle, le plus tendre, le plus respectueux. Et le plus sot, interrompit-elle en tirant brusquement ses rideaux; et elle appela ses esclaves. Alcibiade sortit furieux de n'avoir été aimé que comme un autre, et bien résolu de ne plus revoir une femme qui ne l'avait pris que pour son plaisir. Ce n'est pas ainsi, dit-il, qu'on aime dans l'âge de l'innocence; et, si la jeune Glicérie éprouvait pour moi ce que ses yeuxsemblent me dire, je suis bien certain que ce serait de l'amour tout pur. Glicérie, dans sa quinzième année, attirait déjà les voeux de la plus brillante jeunesse. Qu'on imagine une rose au moment de s'épanouir; tels étaient la fraîcheur et l'éclat de sa beauté. Alcibiade se présenta, et ses rivaux se dissipèrent. Ce n'était point encore l'usage, à Athènes, de s'épouser pour se haïr et pour se mépriser le lendemain; et l'on donnait aux jeunes gens, avant l'hymen, le loisir de se voir et de se parler avec une liberté décente. Les filles ne se reposaient pas sur leurs gardiens du soin de leur vertu; elles se donnaient la peine d'être sages elles-mêmes. La pudeur n'a commencé à combattre faiblement que depuis qu'on lui a dérobé les honneurs de la victoire. Celle de Glicérie fit la plus belle défense. Alcibiade n'oublia rien pour la surprendre ou pour la gagner. Il loua la jeune athénienne sur ses talens, ses grâces, sa beauté; il lui fit sentir, dans tout ce qu'elle disait, une finesse qu'elle n'y avait pas mise, et une délicatesse dont elle ne se doutait pas. Quel dommage qu'avec tant de charmes elle n'eût pas un coeur sensible! Je vous adore, lui disait-il, et je suis heureux si vous m'aimez. Ne craignez pas de me le dire: unecandeur ingénue est la vertu de votre âge. On a beau donner le nom de prudence à la dissimulation, cette belle bouche n'est pas faite pour trahir les sentimens de votre coeur; qu'elle soit l'organe de l'amour, c'est pour lui-même qu'il l'a formée. Si vous voulez que je sois sincère, lui répondit Glicérie avec une modestie mêlée de tendresse, faites du moins que je puisse l'être sans rougir. Je veux bien ne pas trahir mon coeur, mais je veux aussi ne pas trahir mon devoir; et je trahirais l'un ou l'autre si j'en disais davantage. Glicérie voulait, avant de s'expliquer, que leur hymen fût conclu. Alcibiade voulait qu'elle s'expliquât avant de penser à l'hymen. Il sera bien temps, disait-il, de m'assurer de votre amour, quand l'hymen vous en aura fait un devoir, et que je vous aurai réduite à la nécessité de feindre! C'est aujourd'hui, que vous êtes libre, qu'il serait flatteur pour moi d'entendre de votre bouche l'aveu désintéressé d'un sentiment naturel et pur.-eh bien! Soyez content, et ne me reprochez plus de n'avoir pas un coeur sensible; il l'est du moins depuis que je vous estime assez pour vous confier mon secret; mais à présent qu'il m'est échappé, j'exige de vous une complaisance: c'est de ne me plus parler tête à tête, que vous ne soyez d'accord avec ceux dont je dépends. L'aveu qu'Alcibiadevenait d'obtenir aurait fait le bonheur d'un amant moins difficile, mais sa chimère l'occupait. Il voulut voir jusqu'au bout s'il était aimé pour lui-même. Je ne vous dissimulerai pas, lui dit-il, que la démarche que je vais faire peut avoir un mauvais succès. Vos parens me reçoivent avec une politesse froide, que j'aurais prise pour un congé, si le plaisir de vous voir n'eût vaincu ma délicatesse: mais si j'oblige votre père à s'expliquer, il ne sera plus temps de feindre. Il est membre de l'aréopage; Socrate, le plus vertueux des hommes, y est suspect et odieux: je suis l'ami et le disciple de Socrate; et je crains bien que la haine qu'on a pour lui ne s'étende jusqu'à moi. Mes craintes vont trop loin peut-être; mais enfin, si votre père nous sacrifie à sa politique, s'il me refuse votre main, à quoi vous déterminez-vous? à être malheureuse, lui répondit Glicérie, et à céder à ma destinée.-vous ne me verrez donc plus?-si l'on me défend de vous voir, il faudra bien que j'obéisse.-vous obéirez donc aussi, si l'on vous propose un autre époux?- je serai la victime de mon devoir.-et par devoir vous aimerez l'époux qu'on vous aura choisi?-je tâcherai de ne le point haïr. Mais quelles questions vous me faites? Que penseriez-vous de moi si j'avais d'autres sentimens?-que vous m'aimeriez comme on doit aimer.-il est trop vrai que je vous aime.-non, Glicérie, l'amour ne connaît point de loi; il est au-dessus de tous les obstacles. Mais je vous rends justice: ce sentiment est trop fort pour votre âge; il veut des âmes fermes et courageuses, que les difficultés irritent et que les revers n'étonnent pas. Un tel amour est rare, je l'avoue. Vouloir un état, un nom, une fortune dont on dispose, se jeter enfin dans les bras d'un mari pour se sauver de ses parens: voilà ce qu'on appelle amour, et voilà ce que j'appelle désir de l'indépendance. Vous êtes bien le maître, lui dit-elle les larmes aux yeux, d'ajouter l'injure au reproche. Je ne vous ai rien dit que de tendre et d'honnête. Ai-je balancé un moment à vous sacrifier vos rivaux! Ai-je hésité à vous avouer votre triomphe? Que me demandez-vous de plus? Je vous demande, lui dit-il, de me jurer une constance à toute épreuve, de me jurer que vous serez à moi, quoi qu'il arrive, et que vous ne serez qu'à moi.-en vérité, seigneur, c'est ce que je ne ferai jamais.-en vérité, madame, je devais m'attendre à cette réponse, et je rougis de m'y être exposé. à ces mots, il se retira outré de colère, et se disant à lui-même: j'étais bien bon d'aimerun enfant qui n'a point d'âme, et dont le coeur ne se donne que par avis de parens! Il y avait dans Athènes une jeune veuve qui paraissait inconsolable de la perte de son époux. Alcibiade lui rendit, comme tout le monde, les premiers devoirs, avec le sérieux que la bienséance impose auprès des personnes affligées. La veuve trouva un soulagement sensible dans les entretiens de ce disciple de Socrate, et Alcibiade un charme inexprimable dans les larmes de la veuve. Cependant leur morale s'égayait de jour en jour. On fit l'éloge des bonnes qualités du défunt, et puis on convint des mauvaises. C'était bien le plus honnête homme du monde! Mais il n'avait précisément que le sens commun. Il était assez bien de figure, mais sans élégance et sans grâce; rempli d'attentions et de soins, mais d'une assiduité fatigante. Enfin, on était au désespoir d'avoir perdu un si bon mari, mais bien résolu à n'en pas prendre un second. Eh quoi, dit Alcibiade, à votre âge renoncer à l'hymen! Je vous avoue, répondit la veuve, qu'autant l'esclavage me répugne, autant la liberté m'effraie. à mon âge, livrée à moi-même et ne tenant à rien, que vais-je devenir? Alcibiade ne manqua pas de lui insinuer qu'entre l'esclavage de l'hymen et l'abandon duveuvage, il y aurait un milieu à prendre, et qu'à l'égard des bienséances, rien au monde n'était plus facile à concilier avec un tendre attachement. On fut révolté de cette proposition; on aurait mieux aimé mourir. Mourir dans l'âge des amours et des grâces! Il était facile de faire voir le ridicule d'un tel projet; et la veuve ne craignait rien tant que de se donner des ridicules. Il fut donc résolu qu'elle ne mourrait pas: il était déjà décidé qu'elle ne pouvait vivre sans tenir à quelque chose; ce quelque chose devait être un amant; et, sans prévention, elle ne connaissait point d'homme plus digne qu'Alcibiade de lui plaire et de l'attacher. Il redoubla ses assiduités: d'abord elle s'en plaignit, bientôt elle s'y accoutuma, enfin elle y exigea du mystère; et, pour éviter les imprudences, on s'arrangea décemment. Alcibiade était au comble de ses voeux. Ce n'étaient ni les plaisirs de l'amour, ni les avantages de l'hymen qu'on aimait en lui, c'était lui-même; du moins le croyait-il ainsi. Il triomphait de la douleur, de la sagesse, de la fierté d'une femme qui n'exigeait de lui que du secret et de l'amour. La veuve, de son côté, s'applaudissait de tenir sous ses lois l'objet de la jalousie de toutes les beautés de la Grèce. Mais combien peu de personnes savent jouir sans confidens!Alcibiade, amant secret, n'était qu'un amant comme un autre, et le plus beau triomphe n'est flatteur qu'autant qu'il est solennel. Un auteur a dit que ce n'est pas tout que d'être dans une belle campagne, si l'on n'a quelqu'un à qui l'on puisse dire: la belle campagne! La veuve trouva de même que ce n'était pas assez d'avoir Alcibiade pour amant, si elle ne pouvait dire à quelqu'un: j'ai pour amant Alcibiade. Elle en fit donc la confidence à une amie intime, qui le dit à son amant, et celui-ci à toute la Grèce. Alcibiade, étonné qu'on publiât son aventure, crut devoir en avertir la veuve, qui l'accusa d'indiscrétion. Si j'en étais capable, lui dit-il, je laisserais courir des bruits que j'aurais voulu répandre; et je ne souhaite rien tant que de les faire évanouir. Observons-nous avec soin; évitons en public de nous trouver ensemble; et, quand le hasard nous réunira, ne vous offensez point de l'air distrait et dissipe que j'affecterai auprès de vous. La veuve reçut tout cela d'assez mauvaise humeur. Je sens bien, lui dit-elle, que vous en serez plus à votre aise: les assiduités, les attentions vous gênent, et vous ne demandez pas mieux que de pouvoir voltiger. Mais, moi, quelle contenance voulez-vous que je tienne? Je ne saurais prendre sur moi d'être coquette: ennuyée detout en votre absence, rêveuse et embarrassée auprès de vous, j'aurai l'air d'être jouée, et je le serai peut-être en effet. Si l'on est persuadé que vous m'avez, il n'y a plus aucun remède; le public ne revient pas. Quel sera donc le fruit de ce prétendu mystère? Nous aurons l'air, vous, d'un amant détaché; moi, d'une amante délaissée. Cette réponse de la veuve surprit Alcibiade; la conduite qu'elle tint acheva de le confondre. Chaque jour elle se donnait plus d'aisance et de liberté. Au spectacle, elle exigeait qu'il fût assis derrière elle, qu'il lui donnât la main pour aller au temple, qu'il fût de ses promenades et de ses soupers. Elle affectait surtout de se trouver avec ses rivales; et au milieu de ce concours, elle voulait qu'il ne vît qu'elle. Elle lui commandait d'un ton absolu, le regardait avec mystère, lui souriait d'un air d'intelligence, et lui parlait à l'oreille avec cette familiarité qui annonce au public qu'on est d'accord. Il vit bien qu'elle le tenait partout comme un esclave enchaîné à son char. J'ai pris des airs pour des sentimens, dit-il avec un soupir; ce n'est pas moi qu'elle aime, c'est l'éclat de ma conquête; elle me mépriserait, si elle n'avait point de rivales. Apprenons-lui que la vanité n'est pas digne de fixer l'amour. La jalousie des philosophes ne pouvait pardonnerà Socrate de n'enseigner en public que la vérité et la vertu; on portait chaque jour à l'aréopage les plaintes les plus graves contre ce dangereux citoyen. Socrate, occupé à faire du bien, laissait dire de lui tout le mal qu'on imaginait; mais Alcibiade, dévoué à Socrate, faisait face à ses ennemis. Il se présentait aux magistrats; il leur reprochait d'écouter des lâches, et d'épargner des imposteurs, et il ne parlait de son maître que comme du plus juste et du plus sage des mortels. L'enthousiasme rend éloquent. Dans les conférences qu'il eut avec un des membres de l'aréopage, en présence de la femme du juge, il parla avec tant de douceur et de véhémence, de sentiment et de raison; sa beauté s'anima d'un feu si noble et si touchant, que cette femme vertueuse en fut émue jusqu'au fond de l'âme. Elle prit son trouble pour de l'admiration. Socrate, dit-elle à son époux, est en effet un homme divin, s'il fait de semblables disciples. Je suis enchantée de l'éloquence de ce jeune homme: il n'est pas possible de l'entendre sans devenir meilleur. Le magistrat, qui n'avait garde de soupçonner la sagesse de son épouse, rendit à Alcibiade l'éloge qu'elle avait fait de lui. Alcibiade en fut flatté: il demanda au mari la permission de cultiver l'estime de sa femme. Le bon homme l'y invita. Ma femme,dit-il, est philosophe aussi, et je serai bien aise de vous voir aux prises. Rodope (c'était le nom de cette femme respectable) se piquait en effet de philosophie; et celle de Socrate, dans la bouche d'Alcibiade, la gagnait de plus en plus. J'oubliais de dire qu'elle était dans l'âge où l'on n'est plus jolie, mais où l'on est encore belle, où l'on est peut-être un peu moins aimable, mais où l'on sait beaucoup mieux aimer. Alcibiade lui rendit des devoirs; elle ne se défia ni de lui, ni d'elle-même. L'étude de la sagesse remplissait tous leurs entretiens. Les leçons de Socrate passaient de l'âme d'Alcibiade dans celle de Rodope, et dans ce passage elles prenaient de nouveaux charmes: c'était un ruisseau d'eau pure qui coulait au travers des fleurs. Rodope en était chaque jour plus altérée: elle se faisait définir, suivant les principes de Socrate, la sagesse et la vertu, la justice et la vérité. L'amitié vint à son tour, et après en avoir approfondi l'essence: je voudrais bien savoir, dit Rodope, quelle différence met Socrate entre l'amour et l'amitié? Quoique Socrate ne soit point de ces philosophes qui analysent tout, lui répondit Alcibiade, il distingue trois amours: l'un grossier et bas, qui nous est commun avec les animaux, c'est l'attrait du besoin et le goût du plaisir; l'autre pur et céleste, qui nous rapprochedes dieux, c'est l'amitié plus vive et plus tendre; le troisième enfin, qui participe des deux premiers, tient le milieu entre les dieux et les brutes, et semble le plus naturel aux hommes; c'est le lien des âmes cimenté par celui des sens. Socrate donne la préférence au charme pur de l'amitié; mais, comme il ne fait point un crime à la nature d'avoir uni l'esprit à la matière, il n'en fait pas un à l'homme de se ressentir de ce mélange dans ses penchans et dans ses plaisirs. C'est surtout lorsque la nature a pris soin d'unir un beau corps avec une belle âme, qu'il veut qu'on respecte l'ouvrage de la nature; car, quelque laid que soit Socrate, il rend justice à la beauté. S'il savait, par exemple, avec qui je m'entretiens de philosophie, je ne doute pas qu'il ne me fît une querelle d'employer si mal ses leçons. Je vous dispense d'être galant, interrompit Rodope: je parle à un sage; et, tout jeune qu'il est, je veux qu'il m'éclaire et non pas qu'il me flatte. Revenons aux principes de votre maître. Il permet l'amour, dites-vous: mais en connaît-il les égaremens et les excès? Oui, madame, comme il connaît ceux de l'ivresse, et il ne laisse pas de permettre le vin. La comparaison n'est pas juste, dit Rodope: on est libre de choisir ses vins, et d'en modérerl'usage; a-t-on la même liberté en amour? Il est sans choix et sans mesure. Oui, sans doute, reprit Alcibiade, dans un homme sans moeurs et sans principes; mais Socrate commence par former des hommes éclairés et vertueux, et c'est à ceux-là qu'il permet l'amour. Il sait bien qu'ils n'aimeront rien que d'honnête; et alors on ne court aucun risque à aimer à l'excès. L'ascendant mutuel de deux âmes vertueuses ne peut que les rendre plus vertueuses encore. Chaque réponse d'Alcibiade aplanissait quelque difficulté dans l'esprit de Rodope, et rendait le penchant qui l'attirait vers lui, plus glissant et plus rapide. Il ne restait plus que la foi conjugale, et c'était là le noeud gordien. Rodope n'était pas de celles avec qui on le tranche; il fallait le dénouer. Alcibiade s'y prit de loin. Comme ils en étaient un jour sur l'article de la société: le besoin, dit Alcibiade, a réuni les hommes, l'intérêt commun a réglé leurs devoirs, et les abus ont produit les lois. Tout cela est sacré, mais tout cela est étranger à notre âme. Comme les hommes ne se touchent qu'au dehors, les devoirs mutuels qu'ils se sont imposés ne passent point la superficie. La nature seule est la législatrice du coeur; elle seule peut inspirer la reconnaissance; l'amour, le sentiment ne sauraient être un devoir d'institution.De là vient, par exemple, que dans le mariage on ne peut promettre ni exiger qu'un attachement corporel. Rodope, qui avait goûté le principe, fut effrayé de la conséquence. Quoi! Dit-elle, je n'aurais promis à mon mari que de me comporter comme si je l'aimais?-qu'avez-vous donc pu lui promettre? De l'aimer en effet, lui répondit-elle d'une voix mal assurée.-il vous a donc promis à son tour d'être non-seulement aimable, mais, de tous les hommes, le plus aimable à vos yeux?-il m'a promis d'y faire son possible, et il me tient parole.-eh bien, vous faites votre possible aussi pour l'aimer uniquement; mais ni l'un ni l'autre vous n'êtes garans du succès. Voilà une morale affreuse! S'écria Rodope.-heureusement, madame, elle n'est pas si affreuse: il y aurait trop de coupables, si l'amour conjugal était un devoir essentiel.-quoi! Seigneur, vous doutez? ...-je ne doute de rien, madame. Mais ma franchise peut vous déplaire; et je ne vous vois pas disposée à l'imiter. Je croyais parler à un philosophe, et je ne parlais qu'à une femme d'esprit. Je me retire confus de ma méprise; mais je veux vous donner pour adieu un exemple de sincérité. Je crois avoir des moeurs aussi pures, aussi honnêtes que la femme la plus vertueuse. Je sais tout aussi bien qu'elle à quoi nous engagentl'honneur et la religion du serment; je connais les lois de l'hymen, et le crime de les violer: cependant, eussé-je épousé mille femmes, je ne me ferais pas le plus léger reproche de vous trouver vous seule plus belle, plus aimable mille fois que ces mille femmes ensemble. Selon vous, pour être vertueuse, il ne faut avoir ni une âme ni des yeux; je vous félicite d'être arrivée à ce degré de perfection. Ce discours, prononcé du ton du dépit et de la colère, laissa Rodope dans un étonnement dont elle eut peine à revenir. Dès lors Alcibiade cessa de la voir. Elle avait découvert dans ses adieux un intérêt plus vif que la chaleur de la dispute; elle sentit de son côté que ses conférences philosophiques n'étaient pas ce qu'elle regrettait le plus. L'ennui de tout, le dégoût d'elle-même, une répugnance secrète pour les empressemens de son mari, enfin le trouble et la rougeur que lui causait le seul nom d'Alcibiade, tout lui faisait craindre le danger de le revoir, et cependant elle brûlait du désir de le revoir encore. Son mari le lui ramena. Comme elle lui avait fait entendre qu'ils s'étaient piqués l'un et l'autre sur une dispute de mots, le magistrat en fit une plaisanterie à Alcibiade, et l'obligea de revenir. L'entrevue fut sérieuse: le mari s'en amusa quelque temps; mais ses affairesl'appelaient ailleurs. Je vous laisse, leur dit-il, et j'espère qu'après vous être brouillés sur les mots, vous vous réconcilierez sur les choses. Le bon homme n'y entendait pas malice; mais sa femme en rougit pour lui. Après un assez long silence, Alcibiade prit la parole. Nos entretiens, madame, faisaient mes délices; et avec toutes les facilités possibles d'être dissipé, vous m'aviez fait goûter et préférer à tout les charmes de la solitude. Je n'étais plus au monde, je n'étais plus à moi-même, j'étais à vous tout entier. Ne pensez pas qu'un fol espoir de vous séduire et de vous égarer se fût glissé dans mon âme: la vertu, bien plus que l'esprit et la beauté, m'avait enchaîné sous vos lois; mais vous aimant d'un amour aussi délicat que tendre, je me flattais de vous l'inspirer. Cet amour pur et vertueux vous offense, ou plutôt il vous importune, car il n'est pas possible que vous le condamniez de bonne foi. Tout ce que je sens pour vous, madame, vous l'éprouvez pour un autre; vous me l'avez avoué. Je ne puis vous le reprocher ni m'en plaindre; mais convenez que je ne suis pas heureux. Il n'y a peut-être qu'une femme dans Athènes qui ait de l'amour pour son mari, et c'est précisément de cette femme que je deviens éperdu. En vérité, vous êtes bien fou, pour le disciple d'unsage! Lui dit Rodope en souriant. Il répliqua, le plus sérieusement du monde; elle répartit en badinant; il lui prit la main, elle se fâcha; il baisa cette main, elle voulut se lever; il la retint, elle rougit; et la tête tourna aux deux philosophes. Il n'est pas besoin de dire combien Rodope fut désolée, ni comment elle se consola: tout cela se suppose aisément dans une femme vertueuse et passionnée. Elle tremblait surtout pour l'honneur et le repos de son mari. Alcibiade lui fit le serment d'un secret inviolable; mais la malice du public le dispensa d'être indiscret. On savait bien qu'il n'était pas homme à parler sans cesse de philosophie à une femme aimable. Ses assiduités donnèrent des soupçons; les soupçons, dans le monde, valent des certitudes. Il fut décidé qu'Alcibiade avait Rodope. Le bruit en vint aux oreilles de l'époux. Il n'avait garde d'y ajouter foi; mais son honneur et celui de sa femme exigeaient qu'elle se mît au-dessus des soupçons. Il lui parla de la nécessité d'éloigner Alcibiade, avec tant de douceur, de raison et de confiance, qu'elle n'eut pas même la force de répliquer. Rien de plus accablant pour une âme sensible et naturellement vertueuse, que de recevoir des marques d'estime qu'elle ne mérite pas.Rodope, dès ce moment, résolut de ne plus voir Alcibiade; et, plus elle sentait de faiblesse, plus elle lui montra de fermeté dans la résolution qu'elle avait prise de rompre avec lui sans retour. Il eut beau la combattre avec toute son éloquence. J'ai pu me laisser persuader, lui dit-elle, que les torts qu'on avait avec un mari n'étaient rien; mais les seules apparences sont des torts réels, dès qu'elles attaquent son honneur, ou qu'elles troublent son repos. Je ne suis pas obligée à aimer mon époux, je veux le croire; mais le rendre heureux autant qu'il dépend de moi, est un devoir indispensable.- ainsi, madame, vous préférez son bonheur au mien?-je préfère, lui dit-elle, mes engagemens à mes inclinations: ce mot échappé sera ma dernière faiblesse. Et je me croyais aimé! S'écria Alcibiade avec dépit. Adieu, madame: je vois bien que je n'ai dû mon bonheur qu'au caprice d'un moment. Voilà de nos honnêtes femmes, poursuivit-il; quand elles nous prennent, c'est excès d'amour; quand elles nous quittent, c'est effort de vertu: et, dans le fond, cet amour et cette vertu ne sont qu'une fantaisie qui leur vient ou qui leur passe. J'ai mérité tous ces outrages, dit Rodope en fondant en larmes. Une femme qui ne s'est pas respectée, ne doitpas s'attendre à l'être. Il est bien juste que nos faiblesses nous attirent des mépris. Alcibiade, après tant d'épreuves, était bien convaincu qu'il ne fallait plus compter sur les femmes; mais il n'était pas assez sûr de lui-même pour s'exposer à de nouveaux dangers; et tout résolu qu'il était à ne plus aimer, il sentait confusément le besoin d'aimer encore. Dans cette inquiétude secrète, comme il se promenait un jour sur le bord de la mer, il vit venir à lui une femme que sa démarche et sa beauté lui auraient fait prendre pour une déesse, s'il ne l'eût pas reconnue pour la courtisane érigone. Il voulait s'éloigner; elle l'aborda. Alcibiade, lui dit-elle, la philosophie te rendra fou: dis-moi, mon enfant, est-ce à ton âge qu'il faut s'ensevelir tout vivant dans ses idées creuses et tristes! Crois-moi, sois heureux: l'on a toujours le temps d'être sage. Je n'aspire à être sage, lui dit-il, que dans le dessein d'être heureux.-la belle route pour arriver au bonheur! Crois-tu que je me consume, moi, dans l'étude de la sagesse? Et cependant est-il d'honnête femme plus contente de son sort? Ce Socrate t'a gâté, c'est dommage; mais il y a de la ressource, si tu veux prendre des leçons. Depuis long-temps j'ai des desseins sur toi: je suis jeune, belle et sensible,et je crois valoir, sans vanité, un philosophe à longue barbe. Ils enseignent à se priver: triste science! Viens à mon école, je t'apprendrai à jouir. Je ne l'ai que trop bien appris à mes dépens, lui dit Alcibiade; le faste et les plaisirs m'ont ruiné. Je ne suis plus cet homme opulent et magnifique, que ses folies ont rendu si célèbre; et je ne me soutiens aujourd'hui qu'aux dépens de mes créanciers.- bon! Est-ce là ce qui te chagrine? Console-toi: j'ai de l'or, des pierreries à foison; et les folies des autres serviront à réparer les tiennes. Vous me flattez beaucoup, lui répondit Alcibiade, par des offres si obligeantes; mais je n'en abuserai point.-que veux-tu dire avec ta délicatesse? L'amour ne rend-il pas tout commun? D'ailleurs, qui s'imaginera que tu me doives quelque chose? Tu n'es pas assez fat pour t'en vanter, et j'ai trop de vanité pour le publier moi-même.-je vous avoue que vous me surprenez; car enfin vous avez la réputation d'être avare. Avare! Oui, sans doute, avec ceux que je n'aime pas, pour être prodigue avec celui que j'aime. Mes diamans me sont bien chers, mais tu m'es plus cher encore; et, s'il le faut, tu n'as qu'à parler, demain je te les sacrifie. Votre générosité, reprit Alcibiade, me confond et me pénètre: je vous donnerais le plaisir de l'exercer,si je pouvais du moins la reconnaître en jeune homme; mais je ne dois pas vous dissimuler que l'usage immodéré des plaisirs n'a pas seulement ruiné ma fortune: j'ai trouvé le secret de vieillir avant l'âge. Je le crois bien, reprit érigone en souriant: tu as connu tant d'honnêtes femmes? Mais je vais bien plus te surprendre, un sentiment vif et délicat est tout ce que j'attends de toi; et, si ton coeur n'est pas ruiné, tu as encore de quoi me suffire. Vous plaisantez, dit Alcibiade.-point du tout. Si je prenais un hercule pour amant, je voudrais qu'il fût Hercule; mais je veux qu'Alcibiade m'aime en Alcibiade, avec toute la délicatesse de cette volupté tranquille dont la source est dans le coeur. Si du côté des sens tu me ménages quelques surprises, à la bonne heure; je te permets tout, et je n'exige rien. En vérité, dit Alcibiade, je demeure aussi enchanté que surpris; et sans l'inquiétude et la jalousie que me causeraient mes rivaux...-des rivaux! Tu n'en auras que de malheureux, je t'en donne ma parole. Tiens, mon ami, les femmes ne changent que par coquetterie ou par curiosité, et tu sens bien que chez moi l'une et l'autre sont épuisées. Si je ne connaissais point les hommes, la parole que je te donne serait un peu hasardée; mais, en te les sacrifiant, je sais bien ceque je fais. Après tout, il y a un bon moyen de te tranquilliser. Tu as une campagne assez loin d'Athènes, où les importuns ne viendront pas nous troubler. Te sens-tu capable de soutenir le tête-à-tête! Nous partirons quand tu voudras. Non, lui dit-il, mon devoir me retient pour quelque temps à la ville. Mais, si nous nous arrangeons ensemble, devons-nous nous afficher?-tu en es le maître: si tu veux m'avouer, je te proclamerai; si tu veux du mystère, je serai plus discrète et plus réservée qu'une prude. Comme je ne dépends de personne, et que je ne t'aime que pour toi, je ne crains ni ne désire d'attirer les yeux du public. Ne te gêne point, consulte ton coeur; et, si je te conviens, mon souper nous attend. Allons prendre à témoin de nos sermens les dieux du plaisir et de la joie. Alcibiade prit la main d'érigone, et la baisant avec transport: enfin, dit-il, j'ai trouvé de l'amour; c'est d'aujourd'hui que mon bonheur commence. Ils arrivent chez la courtisane. Tout ce que le goût peut inventer de délicat et d'exquis pour flatter tous les sens à la fois, semblait concourir, dans ce souper délicieux, à l'enchantement d'Alcibiade. C'était dans un salon pareil que Vénus recevait Adonis, lorsque les Amours leur versaient le nectar, et que lesGrâces leur servaient l'ambrosie. Quand j'ai pris, dit érigone, le nom d'une des maîtresses de Bacchus, je ne me flattais pas de posséder un jour un mortel plus beau que le vainqueur de l'Inde. Que dis-je un mortel? C'est Bacchus, Apollon et l'amour que je possède, et je suis dans ce moment l'heureuse rivale d'érigone, de Calliope et Psyché. Je vous couronne donc, ô mon jeune dieu, de pampre, de laurier et de myrte; puissé-je rassembler à vos yeux tous les attraits qu'ont adorés les immortels dont vous réunissez les charmes! Alcibiade, enivré d'amour-propre et d'amour, déploya tous ces talens enchanteurs qui séduisaient la sagesse même. Il chanta son triomphe sur la lyre; il compara son bonheur à celui des dieux, et il se trouva plus heureux comme on le trouvait plus aimable. Après le souper, il fut conduit dans un appartement voisin, mais séparé de celui d'érigone. Reposez-vous, mon cher Alcibiade, lui dit-elle en le quittant; puisse l'amour ne vous occuper que de moi dans vos songes! Daignez du moins me le faire croire; et, si quelque autre objet vient s'offrir à votre pensée, épargnez ma délicatesse; et, par un mensonge complaisant, réparez le tort involontaire que vous aurez eu pendant le sommeil. Eh quoi! Lui répondit tendrementAlcibiade, me réduirez-vous aux plaisirs de l'illusion? Vous n'aurez jamais avec moi, lui dit-elle, d'autres lois que vos désirs. à ces mots, elle se retira en chantant. Alcibiade transporté s'écria: ô pudeur! ô vertus! Qu'êtes-vous donc, si dans un coeur où vous n'habitez point, se trouve l'amour pur et chaste, l'amour tel qu'il descendit des cieux pour animer l'homme encore innocent, et pour embellir la nature? Dans cet excès d'admiration et de joie, il se lève, et il va surprendre érigone. érigone le reçut avec un souris. Sensible, sans emportemens, son coeur ne semblait enflammé que des désirs d'Alcibiade. Deux mois s'écoulèrent dans cette union délicieuse, sans que la courtisane démentît un seul moment le caractère qu'elle avait pris. Mais le jour fatal approchait, qui devait dissiper une illusion si flatteuse. Les apprêts des jeux en l'honneur de Neptune faisaient l'entretien de toute la jeunesse d'Athènes. érigone parla de ces jeux et de la gloire d'y remporter le prix, avec tant de vivacité, qu'elle fit concevoir à son amant le dessein d'entrer dans la carrière, et l'espoir d'y triompher. Mais il voulait lui ménager le plaisir de la surprise.Le jour que devaient se célébrer les jeux, Alcibiade la quitta pour s'y rendre. Si l'on nous voyait ensemble à ce spectacle, lui dit-il, on ne manquerait pas d'en tirer des conséquences; et nous sommes convenus d'éviter jusqu'au soupçon. Rendons-nous au cirque chacun de notre côté. Nous nous retrouverons ici après la fête, et je vous demande à souper. Le peuple s'assemble, on se place. érigone se présente, elle attire tous les regards. Les jolies femmes la voient avec envie, les laides avec dépit, les vieillards avec regrets, les jeunes gens avec un transport unanime. Cependant les yeux d'érigone, errant sur cet amphithéâtre immense, ne cherchaient qu'Alcibiade. Tout à coup elle voit paraître devant la barrière les coursiers et le char de son amant: elle n'osait en croire ses yeux; mais bientôt un jeune homme, plus beau que l'Amour et plus fier que le dieu Mars, s'élance sur ce char brillant. C'est Alcibiade, c'est lui-même! Ce nom passe de bouche en bouche; elle n'entend plus autour d'elle que ces mots: c'est Alcibiade, c'est la gloire et l'ornement de la jeunesse athénienne. érigone en pâlit de joie. Il jeta sur elle un regard qui semblait être un présage de la victoire. Les chars se rangent de front, la barrière s'ouvre, le signal se donne, la terre retentit en cadencesous les pas des coursiers, un nuage de poussière les enveloppe. érigone ne respire plus. Toute son âme est dans ses yeux, et ses yeux suivent le char de son amant à travers ces flots de poussière. Les chars se séparent, les plus rapides ont l'avantage, celui d'Alcibiade est du nombre. érigone tremblante fait des voeux à Castor, à Pollux, à Hercule, à Apollon; enfin elle voit Alcibiade à la tête, et n'ayant plus qu'un concurrent. C'est alors que la crainte et l'espérance tiennent son âme suspendue. Les roues des deux chars semblent tourner sur le même essieu, et les chevaux semblent conduits par les mêmes rênes. Alcibiade redouble d'ardeur, et le coeur d'érigone se dilate; son rival force de vitesse, et le coeur d'érigone se resserre de nouveau: chaque alternative lui cause une soudaine révolution. Les deux chars arrivent au terme; mais le concurrent d'Alcibiade l'a devancé d'un élan. Tout à coup mille cris font retentir les airs du nom de Pisicrate De Samos. Alcibiade consterné se retire sur son char, la tête penchée et les rênes flottantes, évitant de repasser du côté du cirque, où érigone, accablée de confusion, s'était couvert le visage de son voile. Il lui semblait que tous les yeux, attachés sur elle, lui reprochaient d'aimer un homme qui venait d'êtrevaincu. Cependant un murmure général se fait entendre autour d'elle; elle veut voir ce qui l'excite: c'est Pisicrate qui ramène son char du côté où elle est placée. Nouveau sujet de confusion et de douleur. Mais quelle est sa surprise, lorsque ce char, s'arrêtant à ses pieds, elle en voit descendre le vainqueur, qui vient lui présenter la couronne triomphale! Je vous la dois, lui dit-il, madame, et je viens vous en faire hommage. Qu'on imagine, s'il est possible, tous les mouvemens dont l'âme d'érigone fut agitée à ce discours: mais l'amour y dominait encore. Vous ne me devez rien, dit-elle à Pisicrate en rougissant; mes voeux, pardonnez ma franchise, mes voeux n'ont pas été pour vous. Ce n'en est pas moins, répliqua-t-il, le désir de vaincre à vos yeux, qui m'en a fait avoir la gloire. Si je n'ai pas été assez heureux pour vous intéresser au combat, que je le sois du moins assez pour vous intéresser au triomphe. Alors il la pressa de nouveau, de l'air du monde le plus touchant, de recevoir son offrande: tout le monde l'y invitait par des applaudissemens redoublés. L'amour-propre enfin l'emporta sur l'amour; elle reçut le laurier fatal, pour céder, dit-elle, aux acclamations et aux instances du peuple; mais, qui le croirait? Elle le reçut avec un air riant, et Pisicrateremonta sur son char, enivré d'amour et de gloire. Dès qu'Alcibiade fut revenu de son premier abattement: tu es bien faible et bien vain, se dit-il à lui-même, de t'affliger à cet excès! Et de quoi? De ce qu'il se trouve dans le monde un homme plus adroit et plus heureux que toi! Je vois ce qui te désole; tu aurais été transporté de vaincre aux yeux d'érigone, et tu crains d'en être moins aimé après avoir été vaincu. Rends-lui plus de justice. érigone n'est point une femme ordinaire; elle te saura gré de l'ardeur que tu as fait paraître; et, quant au mauvais succès, elle sera la première à te faire rougir de ta sensibilité pour un si petit malheur. Allons la voir avec confiance. J'ai même lieu de m'applaudir de ce moment d'adversité: c'est pour son coeur une nouvelle épreuve, et l'amour me ménage un triomphe plus flatteur que n'eût été celui de la course. Plein de ces idées consolantes, il arrive chez érigone: il trouve le char du vainqueur à la porte. Ce fut pour lui un coup de foudre. La honte, l'indignation, le désespoir s'emparent de son âme: éperdu et frémissant, ses pas égarés se tournent comme d'eux-mêmes vers la maison de Socrate. Le bon homme, qui avait assisté aux jeux,accourut au-devant de lui. Fort bien, lui dit-il, vous venez vous consoler avec moi, parce que vous êtes vaincu? Je gage, libertin, que je ne vous aurais pas vu si vous aviez triomphé. Je n'en suis pas moins reconnaissant. J'aime bien qu'on vienne à moi dans l'adversité. Une âme enivrée de son bonheur s'épanche où elle peut; la confiance d'une âme affligée est plus flatteuse et plus touchante. Avouez cependant que vos chevaux ont fait des merveilles. Comment donc! Vous n'avez manqué le prix que d'un pas! Vous pouvez vous vanter d'avoir, après Pisicrate De Samos, les meilleurs coursiers de la Grèce: et en vérité il est bien glorieux pour un homme d'exceller en chevaux! Alcibiade confondu n'entendit pas même la plaisanterie de Socrate. Le philosophe, jugeant du trouble de son coeur par l'altération de son visage: qu'est-ce donc? Lui dit-il d'un ton plus sérieux, une bagatelle, un jeu d'enfant vous affecte! Si vous aviez perdu un empire, je vous pardonnerais à peine d'être dans l'état d'humiliation et d'abattement où je vous vois. Ah! Mon cher maître, s'écrie Alcibiade revenant à lui-même, qu'on est malheureux d'être sensible! Il faut avoir une âme de marbre dans le siècle où nous vivons. J'avoue, reprit Socrate, que la sensibilité coûte cher quelquefois; mais c'est unesi bonne chose, qu'on ne saurait trop la payer. Voyons cependant ce qui vous arrive. Alcibiade lui raconta ses aventures avec la prude, la jeune fille, la veuve, la femme du magistrat, et la courtisane, qui dans l'instant même venait de le sacrifier. De quoi vous plaignez-vous? Lui dit Socrate après l'avoir entendu: il me semble que chacune d'elles vous a aimé à sa façon de la meilleure foi du monde. La prude, par exemple, aime le plaisir: elle le trouvait en vous: vous l'en priviez, elle vous renvoie: ainsi des autres. C'est leur bonheur, n'en doutez pas, qu'elles cherchaient dans leur amant. La jeune fille y voyait un époux qu'elle pouvait aimer en liberté et avec décence; la veuve, un triomphe éclatant qui honorerait sa beauté; la femme du magistrat, un homme aimable et discret, avec qui, sans danger et sans éclat, sa philosophie et sa vertu pourraient prendre du relâche; la courtisane, un homme admiré, applaudi, désiré partout, qu'elle aurait le plaisir secret de posséder seule; tandis que toutes les beautés de la Grèce se disputeraient vainement la gloire de le captiver. Vous avouez donc, dit Alcibiade, qu'aucune d'elles ne m'a aimé pour moi? Pour vous, s'écria le philosophe; ah! Mon cher enfant, qui vous a mis dans la tête cette prétention ridicule?Personne n'aime que pour soi. L'amitié, ce sentiment si pur, ne fonde elle-même ses préférences que sur l'intérêt personnel; et si vous exigez qu'elle soit désintéressée, vous pouvez commencer par renoncer à la mienne. J'admire, poursuivit-il, comme l'amour-propre est sot dans ceux même qui ont le plus d'esprit! Je voudrais bien savoir quel est ce moi que vous voulez qu'on aime en vous? La naissance, la fortune et la gloire; la jeunesse, les talens et la beauté, ne sont que des accidens. Rien de tout cela n'est vous, et c'est tout cela qui vous rend aimable. Le moi , qui réunit ces agrémens, n'est en vous que le canevas de la tapisserie; la broderie en fait le prix. En aimant en vous tous ces dons, on les confond avec vous-même. Ne vous engagez pas, croyez-moi, dans des distinctions qu'on ne fait point, et prenez, comme on vous le donne, le résultat de ce mélange: c'est une monnaie dont l'alliage fait la consistance, et qui perd de sa valeur au creuset. Au surplus, il en est de l'amour et de l'amitié, comme de tous les mouvemens de l'âme: ce n'est jamais que son bien qu'elle cherche; et, si du vôtre elle fait le sien, vous devez être fort content d'elle. Oui, mon enfant, chacun fait tout pour soi; et si jamais vous vous dévouez pour la patrie, ce qui pourrait bien arriver, vous le ferez pour votreplaisir. N'exigez donc pas que l'amour soit plus généreux que l'héroïsme, et trouvez bon qu'une femme ne fasse pour vous que ce qu'il lui plaît. Je ne suis pas fâché que votre délicatesse vous ait détaché de la prude et de la veuve, ni que la résolution de Rodope et la vanité d'érigone vous aient rendu la liberté; mais je regrette Glicérie, et je vous conseille d'y retourner. Vous vous moquez, dit Alcibiade: c'est un enfant qui veut qu'on l'épouse.-eh bien! Vous l'épouserez.-l'ai-je bien entendu! C'est Socrate qui me conseille le mariage!-pourquoi non? Si votre femme est sage et raisonnable, vous serez un homme heureux; si elle est méchante ou coquette, vous deviendrez un philosophe: vous ne pouvez jamais qu'y gagner.

SOLIMAN 2

C'est un plaisir de voir les graves historiens se creuser la tête, pour trouver de grandes causes aux grands événemens. Le valet de chambre de Sylla aurait peut-être bien ri d'entendre les politiques raisonner sur l'abdication de son maître; mais ce n'est pas de Sylla que je veux parler. Soliman II épousa son esclave, au mépris des lois des sultans. On se peint d'abord cette esclave comme une beauté accomplie, avec une âme élevée, un génie rare, une politique profonde. Rien de tout cela: voici le fait. Soliman s'ennuyait au milieu de sa gloire: les plaisirs variés, mais faciles, du sérail lui étaient devenus insipides. Je suis las, dit-il un jour, de ne voir ici que des machines caressantes. Ces esclaves me font pitié. Leur molle docilité n'a rien de piquant, rien de flatteur. C'est à des coeurs nourris dans le sein de la liberté, qu'il serait doux de faire aimer l'esclavage.Les fantaisies d'un sultan sont des lois pour ses ministres. On promit des sommes considérables à qui amènerait au sérail des esclaves européennes. Il en vint trois en peu de temps, qui, pareilles aux trois Grâces, semblaient avoir partagé entre elles tous les charmes de la beauté. Des traits nobles et modestes, des yeux tendres et languissans, un esprit ingénu et une âme sensible, distinguaient la touchante Elmire. L'entrée du sérail, l'image de la servitude, l'avaient glacée d'un mortel effroi: Soliman la trouva évanouie dans les bras des femmes. Il approche, il la rappelle à la lumière, il la rassure avec bonté. Elle lève sur lui de grands yeux bleus mouillés de larmes; il lui tend la main, il la soutient lui-même: elle le suit d'un pas chancelant. Les esclaves se retirent; et dès qu'il est seul avec elle: ce n'est pas de l'effroi, lui dit-il, belle Elmire, que je prétends vous inspirer. Oubliez que vous avez un maître, ne voyez en moi qu'un amant. Le nom d'amant ne m'est pas moins inconnu que celui de maître, lui dit-elle, et l'un et l'autre me font trembler. On m'a dit, et j'en frémis encore, que j'étais destinée à vos plaisirs. Hélas! Eh, quels plaisirs peut-on avoir à tyranniser la faiblesse et l'innocence? Croyez-moi, je ne suis point capable des complaisances de la servitude; et le seul plaisir qu'il vous soit permis de goûter avec moi, est celui d'être généreux. Rendez-moi à mes parens et à ma patrie; et en respectant ma vertu, ma jeunesse et mes malheurs, méritez ma reconnaissance, mon estime et mes regrets. Ce discours d'une esclave était nouveau pour Soliman: sa grande âme en fut émue. Non, lui dit-il, ma chère enfant, je ne veux rien devoir à la violence. Vous m'enchantez: je ferais mon bonheur de vous aimer et de vous plaire, mais je préfère le tourment de ne vous voir jamais, à celui de vous voir malheureuse. Cependant, avant que de vous rendre la liberté, permettez-moi d'essayer du moins s'il ne me serait pas possible de dissiper l'effroi que vous cause le nom d'esclave. Je ne vous demande qu'un mois d'épreuve; après quoi, si mon amour ne peut vous toucher, je ne me vengerai de votre ingratitude qu'en vous livrant à l'inconstance et à la perfidie des hommes. Ah! Seigneur, s'écria Elmire avec un saisissement mêlé de joie, que les préjugés de ma patrie sont injustes, et que vos vertus y sont peu connues! Soyez tel que je vous vois, et je cesse de compter ce jour au nombre des jours malheureux. Quelques momens après, elle vit entrer des esclaves portant des corbeilles remplies d'étoffeset de bijoux précieux. Choisissez, lui dit le sultan, ce sont des vêtemens, non des parures qu'on vous présente; rien ne saurait vous embellir. Décidez-moi, lui dit Elmire en parcourant des yeux les corbeilles. Ne me consultez pas, répliqua le sultan: je hais sans distinction tout ce qui peut me dérober vos charmes. Elmire rougit, et le sultan s'aperçut qu'elle préférait les couleurs les plus favorables au caractère de sa beauté. Il en conçut une douce espérance. Le soin de s'embellir est presque le désir de plaire. Le mois d'épreuve se passa en galanteries timides de la part du sultan; et, du côté d'Elmire, en complaisances et en attentions délicates. Sa confiance pour lui augmentait chaque jour, sans qu'elle s'en aperçût. D'abord il ne lui fut permis de la voir qu'après la toilette, et jusqu'au déshabillé; bientôt il fut admis au déshabillé et à la toilette: c'était là que se formait le plan des amusemens du jour et du lendemain. Ce que l'un proposait était précisément ce qu'allait proposer l'autre. Leurs disputes ne roulaient que sur des larcins d'idées. Elmire, dans ces disputes, ne s'apercevait pas de petites négligences qui échappaient à sa pudeur. Un peignoir dérangé, une jarretière mise imprudemment, ménageaient au sultan des plaisirs dont il n'avaitgarde de rien témoigner. Il savait, et c'était beaucoup savoir pour un sultan, qu'il y a de la maladresse à avertir la pudeur des dangers où elle s'expose; qu'elle n'est jamais plus farouche que lorsqu'elle est alarmée; et que, pour la vaincre, il faut l'apprivoiser. Cependant, plus il découvrait de charmes dans Elmire, plus il sentait redoubler ses craintes à l'approche du jour qui pouvait les lui enlever. Ce terme fatal arrive. Soliman fait préparer des caisses remplies d'étoffes, de pierreries et de parfums. Il se rend chez Elmire, suivi de ces présens. C'est demain, lui dit-il, que je vous ai promis de vous rendre la liberté, si vous la regrettez encore. Je viens m'acquitter de ma parole, et vous dire adieu pour jamais. Quoi! Dit Elmire tremblante, c'est demain? Je l'avais oublié. C'est demain, reprit le sultan, que, livré à mon désespoir, je vais être le plus malheureux des hommes.-vous êtes donc bien cruel à vous-même, de m'en avoir fait souvenir?-hélas! Il ne tient qu'à vous, Elmire, que je l'oublie pour toujours. Je vous avoue, lui dit-elle, que votre douleur me touche, que vos procédés m'ont intéressée à votre bonheur, et que si, pour vous marquer ma reconnaissance, il ne fallait que prolonger de quelque temps mon esclavage...-non, madame: je ne suis quetrop accoutumé au bonheur de vous posséder. Je sens que plus je vous aurais connue, et plus il me serait affreux de vous perdre: ce sacrifice me coûtera la vie; mais je ne le rendrais que plus douloureux en le différant. Puisse votre patrie en être digne! Puissent les mortels à qui vous allez plaire, vous mériter mieux que moi! Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de vouloir bien accepter ces présens, comme de faibles gages de l'amour le plus pur et le plus tendre que vous-même, oui, que vous-même soyez capable d'inspirer. Non, lui dit-elle d'une voix presque éteinte, je n'accepte point ces présens. Je pars: vous le voulez! Mais je n'emporterai de vous que votre image. Soliman, levant les yeux sur Elmire, rencontra les siens mouillés de larmes. Adieu donc, Elmire.-adieu, Soliman. Ils se dirent tant et de si tendres adieux, qu'ils finirent par se jurer de ne se séparer de la vie. Les avenues du bonheur, où il n'avait fait que passer rapidement avec ses esclaves d'Asie, lui avaient paru si délicieuses avec Elmire, qu'il avait trouvé un charme inexprimable à les parcourir pas à pas. Mais, arrivé au bonheur même, ses plaisirs eurent dès-lors le défaut qu'ils avaient eu; ils devinrent trop faciles, et bientôt après languissans. Leurs jours, si remplisjusqu'alors, commencèrent à avoir des vides. Dans l'un de ces momens où la seule complaisance retenait Soliman auprès d'Elmire: voulez-vous, lui dit-il, que nous entendions une esclave de votre patrie, dont on m'a vanté la voix? Elmire, à cette proposition, sentit bien qu'elle était perdue; mais, contraindre un amant qui s'ennuie, c'est l'ennuyer encore plus. Je veux, lui dit-elle, tout ce qu'il vous plaira; et l'on fit venir l'esclave. Délia (c'était le nom de la musicienne) avait la taille d'une déesse. Ses cheveux effaçaient le noir de l'ébène, et sa peau, la blancheur de l'ivoire. Deux sourcils, hardiment dessinés, couronnaient ses yeux étincelans. Dès qu'elle vint à préluder, ses lèvres, du plus beau vermeil, laissèrent voir deux rangs de perles enchâssés dans le corail. D'abord elle chanta les victoires de Soliman; et le héros sentit élever son âme au souvenir de ses triomphes. Son orgueil, encore plus que son goût, applaudissait aux accens de cette voix éclatante, qui remplissait la salle de son volume harmonieux. Délia changea de mode pour chanter la volupté. Alors elle prit le théorbe, instrument favorable au développement d'un bras arrondi et au mouvement d'une main délicate et légère. Sa voix, plus flexible et plus tendre, ne fit plusentendre que des sons touchans. Ses modulations liées par des nuances insensibles, exprimaient le délire d'une âme enivrée de plaisir, ou épuisée de sentimens. Ses sons, tantôt expirans sur les lèvres, tantôt enflés et battus rapidement, rendaient tour à tour les soupirs de la pudeur et la véhémence du désir; et ses yeux, encore plus que sa voix, animaient ces vives peintures. Soliman, hors de lui-même, la dévorait de l'oreille et des yeux. Non, disait-il, jamais une si belle bouche n'a formé de si beaux sons. Que celle qui chante si bien le plaisir, doit l'inspirer et le goûter avec délice! Quel charme de respirer cette haleine harmonieuse, et de recueillir au passage ces sons animés par l'amour! Le sultan, égaré par ces réflexions, ne s'apercevait pas qu'il battait la mesure sur le genou de la tremblante Elmire. Le coeur serré de jalousie, elle respirait à peine. Qu'elle est heureuse, disait-elle tout bas à Soliman, d'avoir une voix si docile! Hélas! Ce devrait être l'organe de mon coeur! Tout ce qu'elle exprime, vous me l'avez fait éprouver. Ainsi parlait Elmire, mais Soliman ne l'écoutait pas. Délia changea de ton une seconde fois pour célébrer l'inconstance. Tout ce que la mobile variété de la nature a d'intéressant et d'aimable,fut retracé dans ses chants. On croyait voir le papillon voltiger sur les roses, et les zéphirs s'égarer parmi les fleurs. écoutez la tourterelle, disait Délia: elle est fidèle, mais elle est triste. Voyez la fauvette volage; le plaisir agite ses ailes, sa brillante voix n'éclate que pour rendre grâce à l'amour. L'onde ne se glace que dans le repos; un coeur ne languit que dans la constance. Il n'est qu'un mortel sur la terre qu'il soit possible d'aimer toujours: qu'il change, qu'il jouisse de l'avantage de rendre mille coeurs heureux; tous le préviennent ou le suivent. On l'adore dans ses bras; on l'aime encore dans les bras d'un autre. Qu'il se rende ou qu'il se dérobe à nos désirs, il trouvera partout l'amour, partout il le laissera sur ses traces. Elmire ne put dissimuler plus long-temps son dépit et sa douleur. Elle se lève et se retire: le sultan ne la rappelle point; et, tandis qu'elle va se noyer dans ses larmes, en répétant mille fois: ah! L'ingrat! Ah! Le perfide! Soliman, charmé de sa divine cantatrice, va réaliser avec elle quelques-uns des tableaux qu'elle lui a peints si vivement. Dès le lendemain matin, la malheureuse Elmire lui écrivit un billet plein d'amertume et de tendresse, où elle lui rappelait la parole qu'il lui avait donnée. Cela est juste, dit le sultan, qu'on la renvoie dans sapatrie, comblée de mes bienfaits. Cette enfant-là m'aimait de bonne foi, et j'ai des torts avec elle. Les premiers momens de son amour pour Délia ne furent qu'une ivresse; mais, dès qu'il eut le temps de la réflexion, il s'aperçut qu'elle était plus pétulante que sensible; plus avide de plaisirs que flattée d'en donner; en un mot, plus digne que lui d'avoir un sérail sous ses lois. Pour nourrir son illusion, il invitait quelquefois Délia à lui faire entendre cette voix qui l'avait enchanté; mais cette voix n'était plus la même. L'impression s'en affaiblissait chaque jour par l'habitude, et ce n'était plus qu'une émotion légère, lorsqu'une circonstance imprévue la dissipa pour jamais. Le principal ministre du sérail vient déclarer au sultan qu'il n'était plus possible de contenir l'indocile vivacité d'une de ses esclaves d'Europe; qu'elle se moquait des défenses et des menaces, et qu'elle ne lui répondait que par de sanglantes railleries et des éclats de rire immodérés. Soliman, qui était trop grand homme pour traiter en affaire d'état la police de ses plaisirs, fut curieux de voir cette jeune évaporée. Il se rendit chez elle, suivi de l'eunuque. Dès qu'elle vit paraître Soliman: grâces au ciel, dit-elle, voici une figure humaine! Vousêtes, sans doute, le sublime sultan dont j'ai l'honneur d'être esclave? Faites-moi le plaisir de chasser ce vieux coquin qui me choque la vue. Le sultan eut bien de la peine à ne pas rire de ce début. Roxelane, lui dit-il (c'est ainsi qu'on l'avait nommée), respectez, s'il vous plaît, le ministre de mes volontés. Les moeurs du sérail ne vous sont point connues; en attendant qu'on vous en instruise, modérez-vous et obéissez. Le compliment est honnête, dit Roxelane. obéissez: est-ce là de la galanterie turque? Vous m'avez l'air d'être bien aimé, si c'est sur ce ton-là que vous débutez avec les femmes! respectez le ministre de mes volontés! vous avez donc des volontés? Et quelles volontés, juste ciel! Si elles ressemblent à leur ministre? Un vieux monstre amphibie, qui nous tient enfermées comme dans un bercail, et qui rôde à l'entour avec des yeux terribles, sans cesse prêt à nous dévorer! Voilà le confident de vos plaisirs et le gardien de notre sagesse! Il faut lui rendre justice: si vous le payez pour vous faire haïr, il ne vole pas ses gages. Nous ne pouvons faire un pas qu'il ne gronde. Il nous défend jusqu'à la promenade et aux visites mutuelles; bientôt il va nous peser l'air, et nous mesurer la lumière. Si vous l'aviez vu frémir hier au soir, pour m'avoir trouvée dans ces jardinssolitaires! Est-ce que vous lui ordonnez de nous en interdire l'entrée? Avez-vous peur qu'il ne pleuve des hommes? Et, quand il en tomberait quelques-uns des nues, le grand mal! Le ciel nous devrait ce miracle. Tandis que Roxelane parlait ainsi, le sultan examinait avec surprise le feu de ses regards et le jeu de sa physionomie. Par Mahomet! Disait-il en lui-même, voilà le plus joli minois qui soit dans toute l'Asie. On n'en fait de semblables qu'en Europe. Roxelane n'avait rien de beau, rien de régulier dans les traits; mais leur ensemble avait cette singularité piquante qui touche plus que la beauté. Un regard parlant, une bouche fraîche et tapissée de roses, un fin sourire, un nez en l'air, une taille leste et bien prise; tout cela donnait à son étourderie un charme qui déconcertait la gravité de Soliman. Mais les grands, dans ces situations, ont la ressource du silence; et Soliman ne sachant que lui répondre, prit le parti de se retirer, en cachant son embarras sous un air de majesté. L'eunuque lui demanda ce qu'il ordonnait de cette esclave audacieuse. C'est un enfant, répondit le sultan: il faut lui passer quelque chose. L'air, le ton, la figure, le caractère de Roxelane avaient excité dans l'âme de Soliman untrouble et une émotion que le sommeil ne put dissiper. à son réveil il fit venir le chef des eunuques. Il me semble, lui dit-il, que tu es assez mal auprès de Roxelane; pour faire ta paix, va lui annoncer que j'irai prendre du thé avec elle. à l'arrivée du ministre, les femmes de Roxelane se hâtèrent de l'éveiller. Que me veut ce singe? S'écria-t-elle en se frottant les yeux. Je viens, répondit l'eunuque, de la part de l'empereur, baiser la poussière de vos pieds, et vous annoncer qu'il viendra prendre du thé avec les délices de son âme.-va te promener avec ta harangue: mes pieds n'ont point de poussière, et je ne prends pas du thé si matin. L'eunuque se retira sans répliquer, et rendit compte de son ambassade. Elle a raison, dit le sultan, pourquoi l'avoir éveillée? Vous faites tout de travers. Dès qu'il fut grand jour chez Roxelane, il s'y rendit. Vous êtes en colère contre moi, lui dit-il; on a troublé votre sommeil, et j'en suis la cause innocente. çà, faisons la paix; imitez-moi: vous voyez que j'oublie tout ce que vous m'avez dit hier.-vous l'oubliez? Tant pis: je vous ai dit de bonnes choses. Ma franchise vous déplaît, je le vois bien; mais vous vous y accoutumerez. Et n'êtes-vous pas trop heureux de trouver une amie dans une esclave? Oui, une amie qui s'intéresse à vous,et qui veut vous apprendre à aimer. Que n'avez-vous fait quelque voyage dans ma patrie! C'est là que l'on connaît l'amour; c'est là qu'il est vif et tendre; et pourquoi? Parce qu'il est libre. Le sentiment s'inspire, et ne se commande point. Notre mariage, à beaucoup près, ne ressemble pas à la servitude; cependant un mari aimé est un prodige. Tout ce qui s'appelle devoir attriste l'âme, flétrit l'imagination, refroidit le désir, émousse cette pointe d'amour-propre qui fait tout le sel de l'amour. Or, si l'on a tant de peine à aimer, combien plus il est difficile d'aimer son maître, surtout s'il n'a pas l'adresse de cacher les fers qu'il nous donne! Aussi, reprit le sultan, n'oublierai-je rien pour adoucir votre servitude; mais vous devez à votre tour...-je dois! Et toujours du devoir! Défaites-vous, croyez-moi, de ces termes humilians: ils sont déplacés dans la bouche d'un galant homme qui a l'honneur de parler à une jolie femme.- mais, Roxelane, oubliez-vous qui je suis, et qui vous êtes?-qui vous êtes et qui je suis? Vous êtes puissant, je suis jolie: nous voilà, je crois, de pair. Cela pourrait être dans votre patrie, reprit le sultan avec hauteur; mais ici, Roxelane, je suis maître, et vous êtes esclave.-oui, je sais que vous m'avez achetée; mais le brigand qui m'a vendue n'a pu vous donnersur moi que les droits qu'il avait lui-même, les droits de rapine et de violence, en un mot, les droits d'un brigand; et vous êtes trop honnête homme pour vouloir en abuser. Après tout, vous êtes mon maître, parce que ma vie est en vos mains, mais je ne suis plus votre esclave si je sais mépriser la vie: et franchement, la vie qu'on mène ici mérite peu qu'on la ménage. Quelle idée funeste! S'écria le sultan! Me prenez-vous pour un barbare? Non, ma chère Roxelane, je ne veux employer mon pouvoir qu'à rendre pour vous et pour moi cette vie délicieuse. Ma foi, cela s'annonce mal, dit Roxelane: ces gardiens, par exemple, si noirs, si dégoûtans, si difformes, sont-ce là les ris et les jeux qui accompagnent ici l'amour?-ces gardiens ne sont pas ici pour vous seule. J'ai cinq cents femmes sur lesquelles nos moeurs et nos lois m'obligent à faire veiller. Et à quoi bon cinq cents femmes? Lui demanda-t-elle en confidence.-c'est une espèce de faste que m'impose la dignité de sultan. Mais qu'en faites-vous, s'il vous plaît? Car vous n'en prêtez à personne.-l'inconstance, répondit le sultan, a introduit cet usage. Un coeur qui n'aime point a besoin de changer. Il n'appartient qu'à l'amant d'être fidèle; et je ne le suis moi-même que depuis que je vous vois. Que le nombre de cesfemmes ne vous cause aucun ombrage; elles ne serviront qu'à orner votre triomphe. Vous les verrez toutes empressées à vous plaire, et vous ne me verrez occupé que de vous. En vérité, dit Roxelane d'un air compatissant, vous méritiez un meilleur sort. C'est dommage que vous ne soyez pas un simple particulier dans ma patrie, j'aurais pour vous quelque faiblesse; car au fond, ce n'est pas vous que je hais, c'est ce qui vous environne. Vous êtes beaucoup mieux qu'il n'appartient à un turc: vous avez même quelque chose d'un français, et j'en ai aimé, sans flatterie, qui ne vous valaient pas. Vous avez aimé? S'écria Soliman avec effroi.-oh! Point du tout; je n'ai eu garde? Ne prétendez-vous pas encore qu'on ait dû être sage toute sa vie, pour cesser de l'être avec vous? En vérité, ces turcs sont plaisans.-et vous n'avez pas été sage! ô ciel! Que viens-je d'entendre? Je suis trahi, je suis désespéré. Ah! Qu'ils périssent, les traîtres qui ont voulu m'en imposer. Pardonnez-leur, dit Roxelane, les pauvres gens n'ont pas tort: de plus habiles s'y trompent. Du reste, le mal n'est pas grand. Que ne me rendez-vous la liberté, si vous ne me croyez pas digne des honneurs de l'esclavage?-oui, oui, je vous la rendrai, cette liberté dont vous aviez si bien usé. à ces mots, le sultan se retirafurieux, et il disait en lui-même: je l'avais bien prévu, que ce petit nez retroussé aurait fait quelque sottise. On ne peut se peindre l'égarement où l'avait jeté l'imprudent aveu de Roxelane. Tantôt il veut qu'on la chasse, et tantôt qu'on l'enferme, et puis qu'on l'amène à ses pieds, et puis encore qu'on l'éloigne. Le grand Soliman ne sait plus ce qu'il dit. Seigneur, lui représente l'eunuque, faut-il vous désespérer pour une bagatelle? Une de plus, une de moins, est-ce une chose si rare? D'ailleurs, qui sait si l'aveu qu'elle vous a fait n'était pas un artifice pour se faire renvoyer?-que dis-tu? Quoi! Serait-il possible? C'est cela même. Il m'ouvre les yeux. On n'avoue point ces vérités. C'est une feinte, c'est une ruse. Ah! La perfide! Dissimulons à notre tour, je veux la pousser à bout. écoute: va lui dire... que je lui demande à souper ce soir... mais non, fais venir la cantatrice: il vaut mieux la lui envoyer. Délia fut chargée d'employer tout son art à gagner la confiance de Roxelane. Dès que celle-ci l'eut entendue: quoi! Lui dit-elle, jeune et belle comme vous êtes, il vous charge de ses messages, et vous avez la faiblesse de lui obéir! Allez, vous n'êtes pas digne d'être ma compatriote. Ah! Je vois bien qu'on le gâte, et qu'ilfaut que je me charge seule d'apprendre à vivre à ce turc. Je vais lui envoyer dire que je vous retiens à souper; je veux qu'il répare son impertinence.-mais, madame, il trouvera mauvais.-lui! Je voudrais bien voir qu'il trouvât mauvais ce que je trouve bon.-mais il m'a semblé qu'il désirait vous voir tête à tête.-tête à tête! Ah! Nous n'en sommes pas là; et je lui ferai voir bien du pays avant que nous ayons rien de particulier à nous dire. Le sultan fut aussi surpris que piqué d'apprendre qu'ils auraient un tiers; cependant il se rendit de bonne heure chez Roxelane. Dès qu'elle le vit paraître, elle courut au-devant de lui d'un air aussi délibéré que s'ils avaient été le mieux du monde ensemble. Voilà, dit-elle un joli homme qui vient souper avec nous. Madame, vous voulez bien de lui! Avouez, Soliman, que je suis une bonne amie! Allons, approchez, saluez madame. Là, fort bien. à présent, remerciez-moi. Doucement; je n'aime pas qu'on appuie sur la reconnaissance. à merveille! Je vous assure qu'il m'étonne, il n'a que deux leçons; voyez comme il a profité! Je ne désespère pas d'en faire quelque jour un français. Qu'on s'imagine l'étonnement d'un sultan, et d'un sultan vainqueur de l'Asie, de se voirtraité comme un écolier par une esclave de dix-huit ans. Elle fut pendant le souper d'une gaieté, d'une folie inconcevables. Le sultan ne se possédait pas de joie. Il l'interrogeait sur les moeurs de l'Europe. Un tableau n'attendait pas l'autre. Nos préjugés, nos ridicules, nos travers, tout fut saisi, tout fut joué. Soliman croyait être à Paris. La bonne tête! S'écriait-il, la bonne tête! De l'Europe elle tomba sur l'Asie: ce fut bien pis. La morgue des hommes, l'imbécillité des femmes, l'ennui de leur société, la maussade gravité de leurs amours, rien ne lui était échappé, quoiqu'elle n'eût rien vu qu'en passant. Le sérail eut son tour; et Roxelane commença par féliciter le sultan d'avoir imaginé le premier d'assurer la vertu des femmes par la nullité absolue des noirs. Elle allait s'étendre sur l'honneur que lui ferait dans l'histoire cette circonstance de son règne; mais il la pria de l'épargner. çà, dit-elle, je m'aperçois que j'occupe des momens que Délia remplirait bien mieux; mettez-vous à ses pieds pour obtenir un de ces airs qu'elle chante, dit-on, avec tant de goût et tant d'âme. Délia ne se fit point prier. Roxelane parut charmée. Elle demanda tout bas un mouchoir à Soliman: il lui en donna un, sans se douter de son dessein. Madame, dit-elle à Délia en le lui présentant,c'est de la part du sultan que je vous donne le mouchoir, vous l'avez bien mérité. Oui, sans doute! Dit le sultan outré de dépit; et, présentant sa main à la cantatrice, il se retira avec elle. Dès qu'ils furent seuls: je vous avoue, lui dit-il, que cette étourdie me confond. Vous voyez le ton qu'elle a pris avec moi, je n'ai pas le courage de m'en fâcher; en un mot, j'en suis fou, et je ne sais comment m'y prendre pour la réduire. Seigneur, lui dit Délia, je crois avoir démêlé son caractère; l'autorité n'y peut rien: vous n'avez plus que l'extrême froideur ou l'extrême galanterie. La froideur peut la piquer; mais je crains qu'il ne soit plus temps. Elle sait que vous l'aimez. Elle jouira en secret de la violence qu'il vous en coûtera, et vous reviendrez plus tôt qu'elle. Ce moyen d'ailleurs est triste et pénible; et, s'il vous échappe un moment de faiblesse, ce sera à recommencer. Eh bien! Dit le sultan, essayons de la galanterie. Dans le sérail, dès-lors, chaque jour fut une nouvelle fête, dont Roxelane était l'objet: mais elle recevait tout cela comme un hommage qui lui était dû, sans intérêt et sans plaisir, avec une complaisance tranquille. Le sultan lui demandait quelquefois: comment avez-vous trouvéces jeux, ces concerts, ces spectacles? Assez bien, disait-elle: mais il y manquait quelque chose.-et quoi?-des hommes et de la liberté. Soliman était au désespoir: il eut recours à Délia. Ma foi, lui dit la musicienne, je ne sais plus ce qui peut la toucher, à moins que la gloire ne s'en mêle. Vous recevrez demain les ambassadeurs de vos alliés; ne pourrais-je pas la mener voir cette cérémonie, à travers un voile qui nous déroberait aux yeux de votre cour? Et croyez-vous, dit le sultan, qu'elle y soit sensible? Je l'espère, dit Délia: les femmes de son pays aiment la gloire. Vous m'enchantez, s'écria Soliman. Oui, ma chère Délia, je vous devrai mon bonheur. Au retour de cette cérémonie, qu'il eut soin de rendre la plus pompeuse qu'il fût possible, il se rendit chez Roxelane. Allez, lui dit-elle, ôtez-vous de mes yeux, et ne me revoyez jamais. Le sultan demeura immobile et muet d'étonnement. C'est donc ainsi, poursuivit-elle, que vous savez aimer? La gloire et les grandeurs, les seuls biens dignes de toucher une âme, sont pour vous seul; la honte et l'oubli, les plus accablans de tous les maux, sont mon partage; et vous voulez que je vous aime! Je vous hais plus que la mort. Le sultan vouluttourner ce reproche en plaisanterie. Rien n'est plus sérieux, reprit-elle. Si mon amant n'avait qu'une cabane, je partagerais sa cabane, et je serais contente; il a un trône, je veux partager son trône, ou il n'est pas mon amant. Si vous ne me croyez pas digne de régner sur les turcs, renvoyez-moi dans ma patrie, où toutes les jolies femmes sont souveraines, et bien plus absolues que je ne le serais ici: car c'est sur les coeurs qu'elles règnent. L'empire du mien ne vous suffit donc pas? Lui dit le sultan de l'air du monde le plus tendre. Non, je ne veux point d'un coeur qui a des plaisirs que je n'ai pas. Ne me parlez plus de vos fêtes, jeux d'enfans que tout cela. Il me faut des ambassades. Mais, Roxelane, ou vous êtes folle, ou vous rêvez.-et que trouvez-vous donc de si extravagant à vouloir régner avec vous? Est-on faite de manière à déparer un trône? Et croyez-vous qu'on eût moins de noblesse et de dignité que vous, à assurer de sa protection ses sujets et ses alliés? Je crois, dit le sultan, que vous ferez tout avec grâce; mais il ne dépend pas de moi de remplir votre ambition, et je vous prie de n'y plus penser.-n'y plus penser! Oh! Je vous répons que je ne penserai à autre chose, et que je ne vais plus rêver que sceptre, couronne, ambassade. Elle tint parole. Le lendemainmatin elle avait déjà fait le dessin de son diadème; elle n'était plus indécise que sur la couleur du ruban qui devait l'attacher. Elle se fit apporter des étoffes superbes pour ses habits de cérémonie; et, dès que le sultan parut, elle lui demanda son avis pour le choix. Il fit tous ses efforts pour la détourner de cette idée. Mais la contradiction la plongeait dans une tristesse mortelle; et, pour l'en retirer, il était obligé de flatter son illusion. Alors elle devenait d'une gaieté brillante. Il saisissait ces momens pour lui parler d'amour; mais, sans l'écouter, elle lui parlait politique. Toutes ses réponses étaient déjà préparées pour les harangues des députés sur son avénement à la couronne. Elle avait même des projets de règlemens pour les états du grand-seigneur. Elle voulait qu'on plantât des vignes, et qu'on bâtit des salles d'opéra: qu'on supprimât les eunuques, parce qu'ils n'étaient bons à rien; qu'on enfermât les jaloux, parce qu'ils troublaient la société, et qu'on bannît tous les gens intéressés, parce qu'ils devenaient des fripons tôt ou tard. Le sultan s'amusa quelque temps de ses folies; cependant il brûlait du plus violent amour, sans aucun espoir d'être heureux. Au moindre soupçon de violence, elle devenait furieuse, et voulait se donner la mort. D'un autre côté, Soliman netrouvait pas l'ambition de Roxelane si folle; car enfin, disait-il, n'est-il pas cruel d'être seul privé du bonheur d'associer à mon sort une femme que j'estime et que j'aime? Tous mes sujets peuvent avoir une épouse légitime; une loi bizarre ne défend l'hymen que pour moi. Ainsi parlait l'amour; mais la politique le faisait taire. Il prit le parti de confier à Roxelane les raisons qui le retenaient. Je ferais, lui dit-il, mon bonheur de ne rien laisser manquer au vôtre; mais nos moeurs? ...-ce sont des contes.-nos lois? ...-ce sont des chansons.-les prêtres? ...-de quoi se mêlent-ils?-le peuple et les soldats? ...-que leur importe? En seront-ils plus malheureux quand vous m'aurez pour épouse? Vous avez bien peu d'amour, si vous avez si peu de courage! Elle fit tant, que Soliman eut honte d'être si timide. Il fait venir le mufti, le visir, le caïmacan, l'aga de la mer et celui des janissaires, et il leur dit: j'ai porté aussi loin que je l'ai pu la gloire du croissant; j'ai affermi la puissance et le repos de mon empire; et je ne veux, pour récompense de mes travaux, que jouir au gré de mes sujets d'un bonheur dont ils jouissent tous. Je ne sais quelle loi, qui ne nous vient pas du prophète, interdit aux sultans les douceurs du lit nuptial: je me vois par-là réduit à des esclaves que je méprise; et j'ai résolu d'épouser une femme que j'adore. Préparez mon peuple à cet hymen. S'il m'approuve, je reçois son aveu comme un témoignage de sa reconnaissance; mais, s'il osait en murmurer, vous lui direz que je le veux. L'assemblée reçut les ordres du sultan dans un respectueux silence, et le peuple suivit cet exemple. Soliman, transporté de joie et d'amour, vint prendre Roxelane pour la mener à la mosquée: et il disait tout bas, en l'y conduisant: est-il possible qu'un petit nez retroussé renverse les lois d'un empire.

LE SCRUPULE

Le ciel soit loué, dit Bélise en quittant le deuil de son époux: je viens de remplir un devoir bien affligeant et bien pénible; il était temps que cela finît. Se voir livrée, dès l'âge de seize ans, à un homme que l'on ne connaît pas; passer les plus beaux jours de sa vie dans l'ennui, la dissimulation, la servitude; être l'esclave et la victime d'un amour qu'on inspire, et qu'on ne saurait partager: quelle épreuve pour la vertu! Je l'ai subie: m'en voilà quitte: je n'ai rien à me reprocher. Car enfin je n'ai point aimé mon époux; mais j'ai fait semblant de l'aimer, et cela est bien plus héroïque; je lui ai été fidèle malgré sa jalousie; en un mot, je l'ai pleuré: c'est, je crois, porter la bonté d'âme aussi loin qu'elle peut aller. Enfin, rendue à moi-même, je ne dépens plus que de ma volonté; et ce n'est que d'aujourd'hui que je vais commencer à vivre. Ah! Que mon coeur va s'enflammer, siquelqu'un parvient à me plaire! Mais consultons-nous bien avant que d'engager ce coeur; et ne courons, s'il est possible, ni le risque de cesser d'aimer, ni celui de cesser d'être aimée. Cesser d'être aimée! Cela est difficile, reprit-elle en consultant son miroir; mais cesser d'aimer est encore pis. Le moyen de feindre long-temps un amour qu'on ne sent plus? Je n'en aurais jamais la force. Quitter un homme, après l'avoir pris, est une effronterie qui me passe; et puis les plaintes, le désespoir, les éclats d'une rupture, tout cela est affreux. Aimons, puisque le ciel nous a donné un coeur sensible; mais aimons pour toute la vie: et ne nous flattons point sur ces goûts passagers, ces fantaisies capricieuses, qu'on prend si souvent pour l'amour. J'ai le temps de choisir et de m'éprouver; il ne s'agit, pour éviter toute surprise, que de me former une idée bien claire et bien précise de l'amour. J'ai lu que l'amour est une passion qui de deux âmes n'en fait qu'une, qui les pénètre en même temps et les remplit l'une de l'autre, qui les détache de tout, qui leur tient lieu de tout, et qui fait de leur bonheur mutuel leur soin et leur désir unique. Tel est l'amour, sans doute; et d'après ces idées, il me sera bien aisé de distinguer, en moi-même et dans les autres, l'illusion de la réalité.Sa première épreuve se fit sur un jeune magistrat, avec qui le partage de la succession de son époux l'avait mise en relation. Le président de Sovranne, avec une figure aimable, un esprit cultivé, un caractère doux et sensible, était simple dans sa parure, naturel dans son maintien, modeste dans ses propos. Il ne se piquait d'être connaisseur ni en équipages, ni en pompons. Il ne parlait point de ses chevaux aux femmes, ni de ses bonnes fortunes aux hommes. Il avait tous les talens de son état sans ostentation, et tous les agrémens d'un homme du monde sans ridicule. Il était le même au palais et dans la société: non qu'il opinât dans un souper, ni qu'il plaisantât à l'audience; mais, comme il n'affectait rien, il n'était jamais déguisé. Bélise fut touchée d'un mérite si rare. Il avait gagné sa confiance, il obtint son amitié: et sous ce nom le coeur va bien loin. La succession du mari de Bélise étant réglée: me serait-il permis, dit un jour le président à la veuve, de vous demander une confidence? Vous proposez-vous de demeurer libre, ou le sacrifice de votre liberté fera-t-il encore un heureux? Non, monsieur, lui dit-elle, j'ai trop de délicatesse pour faire jamais un devoir à personne de ne vivre que pour moi. Ce devoir serait bien doux, repritle galant magistrat; et je crains bien que, sans votre aveu, plus d'un amant ne se l'impose. à la bonne heure, dit Bélise, qu'on m'aime sans y être obligé: c'est le plus flatteur de tous les hommages.-cependant, madame, je ne vous soupçonne point d'être coquette.-oh! Vous auriez tort: j'ai la coquetterie en horreur.- mais vouloir être aimée sans aimer!-et qui vous dit, monsieur, que je n'aimerais pas? On ne prend point de ces résolutions à mon âge. Je ne veux ni gêner, ni être gênée: voilà tout.- fort bien; vous voulez que l'engagement cesse où finira le penchant.-je veux que l'un et l'autre soit éternel; et c'est pour cela que je veux éviter jusqu'à l'ombre de la contrainte. Je me sens capable d'aimer toute ma vie en liberté; mais, à vous parler vrai, je ne répondrais pas d'aimer deux jours dans l'esclavage. Le président vit bien qu'il fallait ménager sa délicatesse, et se contenter avec elle de la qualité d'ami. Il eut la modestie de s'y réduire; et dès-lors tout ce que l'amour a de plus tendre fut mis en usage pour la toucher. Il y parvint. Je ne vous dirai point par quels degrés la sensibilité de Bélise était chaque jour plus émue; qu'il vous suffise de savoir qu'elle en était au point où la sagesse, en équilibre avec l'amour, n'attend plus qu'un léger effort pour laisser pencherla balance. Ils en étaient là, et ils étaient tête à tête. Les yeux du président, enflammés d'amour, dévoraient les charmes de Bélise; il pressait tendrement sa main. Bélise, tremblante, respirait à peine. Le président la sollicitait avec l'éloquence passionnée du désir. Ah! Président, lui dit-elle enfin, seriez-vous capable de me tromper! à ces mots, le dernier soupir de la pudeur semblait s'échapper de ses lèvres. Non, madame, lui dit-il, c'est mon coeur, c'est l'amour même qui vient de parler par ma bouche, et que je meurs à vos pieds, si... comme il tombait aux pieds de Bélise, son genou porta sur une pate de joujou , le chien favori de la jeune veuve. joujou fit un cri de douleur. Ah! Monsieur, que vous êtes maladroit! S'écria Bélise avec un mouvement de colère. Le président rougit, et fut déconcerté. Il prit joujou dans son sein, lui baisa la pate offensée, lui demanda mille fois pardon, et pria de solliciter sa grâce. joujou, revenu de sa douleur, rendit au président ses caresses.-vous le voyez, madame, il a le coeur bon; il me pardonne: c'est un bel exemple pour vous. Bélise ne répondit point. Elle était tombée dans une rêverie profonde et dans un sérieux glacé. Il voulut d'abord prendre ce sérieux pour un badinage, et se remettre aux genoux de Bélise pour l'apaiser.De grâce, monsieur, levez-vous, lui dit-elle: ces libertés me déplaisent, et je ne crois pas y avoir donné lieu. Qu'on s'imagine l'étonnement du président. Il fut deux minutes confondu, sans proférer une parole. Serait-il possible qu'un accident aussi léger m'eût attiré votre colère?-point du tout, monsieur; mais je puis, sans colère, trouver mauvais qu'on soit à mes genoux: c'est une situation qui ne convient qu'aux amans heureux; et je vous estime trop pour vous soupçonner l'envie d'avoir osé prétendre à l'être. Je ne vois point, madame, répliqua le président avec émotion, en quoi un espoir fondé sur l'amour me rendrait moins estimable: mais oserais-je vous demander, puisque l'amour est un crime à vos yeux, quel est le sentiment que vous m'avez témoigné? De l'amitié, monsieur, de l'amitié, et je vous prie très-fort de vous en tenir là. Je vous en demande pardon, madame, j'aurais juré que c'était autre chose; je vois bien que je ne m'y connais pas.-cela se peut, monsieur: bien d'autres que vous s'y trompent. Le président ne put soutenir plus long-temps un caprice aussi étrange. Il sortit, le désespoir dans l'âme, et il ne fut point rappelé. Dès que Bélise fut seule: n'allais-je pas faireune belle folie? Dit-elle avec dépit. J'ai vu le moment où ma faiblesse cédait à un homme que je n'aimais pas. On a bien raison de dire qu'on ne connaît rien moins que soi-même. J'aurais juré que je l'adorais, qu'il n'était rien dont je ne fusse disposée à lui faire le sacrifice; point du tout, il lui arrive, sans le vouloir, de faire du mal à mon petit chien, et cet amour si passionné fait place à la colère. Un chien me touche plus que lui, et je ne balance point à prendre parti pour ce petit animal, contre l'homme du monde que je croyais aimer le plus! N'est-ce point là un amour bien vif, bien solide, et bien tendre? Et voilà comme nous prenons nos idées pour nos sentimens. On s'est échauffé la tête, et l'on croit avoir le coeur enflammé: on part de là pour faire toutes sortes de sottises; l'illusion cesse, le dégoût survient, il faut essuyer l'ennui d'être constante sans amour, ou changer avec indécence. Oh! Mon cher joujou , que ne te dois-je pas! C'est toi qui m'as détrompée, sans toi je serais peut-être en ce moment accablée de confusion et déchirée de remords. Soit que Bélise aimât ou n'aimât point le président, car ces sortes de questions ne roulent guère que sur l'équivoque des termes, il est certain qu'à force de se dire qu'elle ne l'aimaitpas, elle parvint à s'en convaincre; et un jeune militaire acheva bientôt de le lui persuader. Lindor venait d'obtenir une compagnie de cavalerie, au sortir des pages. La fraîcheur de la jeunesse, l'impatience du désir, l'étourderie et la légèreté, qui sont des grâces à seize ans et des ridicules à trente, rendirent intéressant aux yeux de Bélise cet enfant bien né, qui avait l'honneur d'appartenir à la famille de son époux. Lindor s'aimait beaucoup lui-même, comme de raison; il savait qu'il était bien fait et d'une figure charmante. Il le disait quelquefois, mais il riait de si bon coeur après l'avoir dit, il montrait en riant une bouche si fraîche et de si belles dents, qu'on pardonnait ses naïvetés à son âge. Il mêlait d'ailleurs des sentimens si fiers et si nobles aux sentimens de l'amour-propre, que tout cela ensemble n'avait rien que d'intéressant. Il voulait avoir une jolie maîtresse et un excellent cheval de bataille; il se regardait dans une glace, faisant l'exercice à la prussienne. Il priait Bélise de lui prêter le sofa couleur de rose , et lui demandait si elle avait lu le polype de Folard . Il lui tardait d'être au printemps en cas de paix, ou pour entrer en campagne s'il y avait guerre. Ce mélange de frivolité et d'héroïsme est peut-être ce qu'il y a de plus séduisant aux yeux d'une femme. Un pressentimentconfus que cette jolie petite créature, qui badine à une toilette, qui se caresse, qui se mire, va peut-être dans deux mois se précipiter à travers les batteries sur un escadron ennemi, ou grimper comme un grenadier sur une brèche minée; ce pressentiment donne aux gentillesses d'un petit-maître un caractère de merveilleux qui étonne et qui attendrit. Mais la fatuité ne sied qu'à la jeunesse militaire: c'est un avis que je donne, en passant, aux petits-maîtres de tous états. Bélise fut donc sensible aux grâces naïves et légères de Lindor. Il s'était passionné pour elle dès la première visite. Un jeune page est pressé d'aimer. Ma belle cousine, lui dit-il un jour (car il la nommait ainsi à cause de l'alliance), je ne demande au ciel que deux choses: de faire mes premières armes contre les anglais et avec vous. Vous êtes un étourdi, lui dit-elle, et je vous conseille de ne désirer ni l'un ni l'autre: l'un n'arrivera peut-être que trop tôt, et l'autre n'arrivera jamais.-jamais? Cela est bien fort, ma belle cousine! Mais je m'attendais à cette réponse: elle ne me rebute point. Tenez, je gage qu'avant ma seconde campagne, vous cesserez d'être cruelle. à présent que je n'ai pour moi que mon âge et ma figure, vous me traitez comme un enfant; mais, quand vous aurezentendu dire: il s'est trouvé à telle affaire, son régiment a donné dans telle occasion, il s'est distingué, il a pris un poste, il a couru mille dangers; c'est alors que votre petit coeur palpitera de crainte, de plaisir, peut-être d'amour. Que sait-on? Si j'étais blessé, par exemple, oh! Cela est bien touchant! Pour moi, si j'étais femme, je voudrais que mon amant eût été blessé à la guerre; je baiserais ses cicatrices, je trouverais une volupté infinie à les compter. Ma belle cousine, je vous montrerai les miennes, vous n'y tiendrez pas.-allez, jeune fou, faites votre devoir en galant homme, et ne m'affligez pas par des présages qui font trembler.- voyez-vous si je n'ai pas dit vrai? Je vous fais trembler d'avance. Ah! Si la seule idée vous touche, que fera la réalité? çà, ma belle cousine, vous pouvez vous fier à moi: ne me donnerez-vous point quelque à-compte sur les lauriers que je vais cueillir. C'étaient tous les jours de semblables folies. Bélise, qui faisait semblant d'en rire, n'en était pas moins touchée; mais cette vivacité qui faisait tant d'impression sur son âme, empêchait Lindor de s'en apercevoir. Il n'était ni assez éclairé, ni assez attentif pour observer en elle les gradations du sentiment, et pour en tirer avantage. Ce n'est pas qu'il ne fût aussi entreprenantque la politesse l'exige; mais un regard l'intimidait, la crainte de déplaire balançait en lui l'impatience d'être heureux. Aussi deux mois se passèrent-ils en légères tentatives, sans aucun succès décidé. Cependant leur amour mutuel s'animait de plus en plus; et, quelque faible que fût la résistance de Bélise, elle en était lasse elle-même, lorsque le signal de la guerre vint donner l'alarme aux amours. à ce signal terrible, tous leurs travaux sont suspendus. L'un s'envole sans attendre la réponse au billet le plus galant; l'autre manque au rendez-vous où l'on devait le couronner: c'est une révolution générale dans tout l'empire des plaisirs. Lindor eut à peine le temps de prendre congé de Bélise. Elle s'était reproché cent fois les rigueurs qu'elle n'avait pas. Ce pauvre enfant, disait-elle, m'aime de toute son âme; rien de plus naturel ni de plus tendre que l'expression de ses sentimens; il est fait à peindre; il est beau comme le jour; il est étourdi: qui ne l'est pas à son âge? Mais il a le coeur excellent. Il ne tient qu'à lui de s'amuser: il trouverait peu de cruelles; cependant il ne voit que moi, il ne respire que pour moi, et je le traite avec une hauteur! ... je ne sais pas comment il y tient. J'avoue que, si j'étais à sa place, je laisseraisbien vite cette Bélise si sévère, s'ennuyer avec sa vertu; car enfin la sagesse est bonne quelquefois: mais toujours de la sagesse! Comme elle faisait ces réflexions, on vint lui dire que les négociations de la paix étaient rompues, et que les officiers avaient ordre de rejoindre leurs corps sans différer d'un seul instant. à cette nouvelle, tout son sang se gela dans ses veines. Il va partir! S'écria-t-elle, le coeur saisi et pénétré; il va se battre! Il va mourir peut-être, et je ne le verrai plus! Lindor arrive en uniforme. Je viens vous dire adieu, ma belle cousine; je pars: nous allons nous voir de près avec l'ennemi. La moitié de mes voeux est remplie, et j'espère qu'à mon retour vous remplirez l'autre moitié. Je vous aime bien, ma belle cousine! Souvenez-vous un peu de votre petit cousin; il reviendra fidèle, il vous en donne sa parole. S'il est tué, il ne reviendra pas: mais on vous remettra sa bague et sa montre. Vous voyez ce petit chien d'émail, il vous retracera mon image, ma fidélité, ma tendresse, et vous le baiserez quelquefois. En prononçant ces dernières paroles, il souriait tendrement, et ses yeux étaient mouillés de larmes. Bélise, qui ne pouvait plus retenir les siennes, lui dit de l'air du monde le plus affligé: vous nous quittez bien gaiement, Lindor! Vous dites que vousm'aimez: sont-ce là les adieux d'un amant? Je croyais qu'il était affreux de s'éloigner de ce qu'on aime; mais il n'est pas temps de vous faire des reproches: venez, embrassez-moi. Lindor transporté, usa de cette permission jusqu'à la licence, et Bélise ne s'en fâcha point. Et à quand votre départ? Lui dit-elle.-tout à l'heure!-tout à l'heure! Quoi, vous ne soupez point avec moi?-cela est impossible.-j'avais mille choses à vous dire.-dites-les moi bien vite; mes chevaux m'attendent.-vous êtes bien cruel, de me refuser une soirée.-ah! Ma belle cousine, je vous donnerais ma vie; mais il y va de mon honneur: mes heures sont comptées; il faut que j'arrive à la minute. Songez, s'il y avait une affaire et que je n'y fusse point, je serais perdu: votre petit cousin ne serait pas digne de vous. Laissez-moi vous mériter. Bélise l'embrassa de nouveau en le baignant de ses larmes. Allez, lui dit-elle, je serais au désespoir de vous attirer un reproche: votre honneur m'est aussi cher que le mien. Soyez sage, ne vous exposez qu'autant que le devoir l'exige, et revenez tel que je vous vois. Vous ne me donnez pas le temps de vous en dire davantage; mais nous nous écrirons.- adieu, ma belle cousine.-adieu, adieu, mon cher enfant.C'est ainsi que parmi nous la galanterie est l'âme du point d'honneur, qui est celle de nos armées. Nos femmes n'ont pas besoin d'aller au devant de nos guerriers pour les renvoyer au combat; mais les mépris dont elles accablent un lâche, et l'accueil qu'elles font aux hommes courageux, rendent leurs amans intrépides. Bélise passa la nuit dans la plus profonde douleur; son lit fut baigné de ses larmes. Le jour suivant elle écrivit à Lindor; tout ce qu'une âme tendre et délicate peut inspirer de plus touchant était exprimé dans sa lettre. ô vous! Qu'on élève si mal, qui vous apprend à si bien écrire? La nature se plaît-elle à nous humilier en vous vengeant? Lindor, dans sa réponse, pleine de feu et de désordre, exprimait tour à tour les deux passions de son âme, l'ardeur militaire et l'amour. L'impatience de Bélise ne lui laissa aucun repos, qu'elle n'eût reçu cette réponse. Leur relation s'établit, et se soutint sans interruption, la moitié de la campagne; et la dernière lettre qu'on écrivait était toujours la plus vive; et la dernière qu'on attendait était toujours la plus désirée. Lindor, pour son malheur, eut un confident jaloux. Tu es enchanté, lui dit celui-ci, de la passion que tu inspires. Si tu savais à quoi toutcela tient? Je connais les femmes. Veux-tu faire une épreuve sur celle que tu aimes? écris-lui que tu as perdu un oeil, je gage qu'elle te conseille de prendre patience et de l'oublier. Lindor, bien sûr de son triomphe, consentit à cette épreuve; et, comme il ne savait pas mentir, son ami dicta cette lettre; Bélise fut au désespoir; l'image de Lindor vint s'offrir à son esprit, mais avec un oeil de moins. Cette grande mouche noire le rendait méconnaissable. Quel dommage! Disait-elle en soupirant. Ses deux yeux étaient si beaux! Les miens les rencontraient avec tant de plaisir! L'amour s'y peignait avec tant de charmes! Mais il n'en est que plus intéressant, et je dois l'en aimer davantage. Il doit être désolé: il tremble surtout de m'en paraître moins aimable. écrivons-lui pour le rassurer, pour le consoler, s'il est possible. C'était la première fois que Bélise avait été obligée de se dire: écrivons-lui . Sa lettre fut froide malgré elle; elle s'en aperçut, la déchira, l'écrivit de nouveau. Les expressions étaient assez fortes; mais le tour en était contraint et le style recherché. Cette mouche noire, à la place d'un bel oeil, lui offusquait l'imagination et lui glaçait le sentiment. Eh! Cessons de nous flatter, dit-elle en déchirant sa lettre; ce pauvre enfant n'est plus aimé, un oeil perdu bouleverse mon âme.J'ai voulu faire l'héroïne, je suis une femmelette: n'affectons point des sentimens au-dessus de mon caractère. Lindor ne mérite pas qu'on le trompe. Il compte sur une âme généreuse et sensible; si je ne le suis pas assez pour l'aimer encore, je dois l'être assez pour le désabuser: son mépris deviendra ma peine. Je suis désolée, lui écrivit-elle, et bien plus à plaindre que vous: vous n'avez perdu qu'un agrément, et je vais perdre votre estime comme j'ai perdu la mienne. Je me croyais digne de vous aimer et d'être aimée de vous; je ne le suis plus: mon coeur se flattait d'être au-dessus des événemens, un seul accident m'a changée. Consolez-vous, monsieur: vous aurez toujours de quoi plaire à une femme raisonnable; et, après l'humiliant aveu que je viens de vous faire, vous n'avez plus à me regretter. Lindor fut au désespoir à la lecture de ce billet: le monsieur , surtout, lui parut une injure atroce. monsieur! s'écriait-il. Ah! La perfide! Son petit cousin, monsieur! on donne du monsieur à un borgne. Il alla trouver son ami. Je te l'avais bien dit, mon cher, lui dit le confident. Voilà le moment de te venger, si tu n'aimes mieux attendre la fin de la campagne, pour ménager à ton héroïne le plaisir de la surprise. Non, je veux la confondre dès aujourd'hui, luidit le malheureux Lindor. Il lui écrivit donc qu'il était enchanté de l'avoir éprouvée; que monsieur avait encore ses deux yeux, mais que ses yeux ne la verraient plus que comme la plus ingrate de toutes les femmes. Bélise fut anéantie, et prit dès ce moment le parti de renoncer au monde et de s'ensevelir à la campagne. Allons végéter, disait-elle, je ne suis bonne qu'à cela. Dans le voisinage de cette campagne, était une espèce de philosophe dans la vigueur de l'âge, qui, après avoir joui pendant six mois de l'année à la ville, venait jouir six mois de lui-même dans une solitude voluptueuse. Il rendit ses devoirs à Bélise. Vous avez, lui dit-elle, la réputation d'être sage, dites-moi quel est votre plan de vie! De plan, madame, je n'en eus jamais, répondit le comte de Pruli. Je fais tout ce qui m'amuse; je cherche tout ce que j'aime, et j'évite avec soin ce qui m'ennuie ou me déplaît.-vivez-vous seul? Voyez-vous du monde?-je vois quelquefois notre pasteur, à qui j'enseigne la morale; je cause avec des laboureurs plus instruits que tous nos savans; je donne le bal à de petites villageoises les plus jolies du monde; je fais pour elles des loteries de dentelles et de rubans; et je marie les plus amoureuses. Quoi! Dit Bélise avec étonnement,ces gens-là connaissent l'amour? Mieux que nous, madame, mieux que nous, cent fois. Ils s'aiment comme des tourterelles; ils me donnent appétit d'aimer.-vous avouerez cependant que cela aime sans délicatesse.-eh! Madame, la délicatesse est un raffinement de l'art: ils ont l'instinct de la nature, et cet instinct les rend heureux. On parle d'amour à la ville, on ne le fait que dans les champs. Ils ont en sentiment ce que nous avons en esprit. J'ai essayé, comme un autre, d'aimer et d'être aimé dans le monde; le caprice, les convenances arrangent et dérangent tout: une liaison n'est qu'une rencontre. Ici le penchant fait le choix: vous verrez, dans les jeux que je leur donne, comme ces coeurs simples et tendres se cherchent sans le savoir, s'attirent mutuellement. Vous me faites, reprit Bélise, un tableau de la campagne auquel je ne m'attendais pas. On dit ces gens-là si à plaindre!-ils l'étaient, madame, il y a quelques années, mais j'ai le secret de rendre leur condition plus douce. Oh! Vous me direz votre secret, interrompit Bélise avec vivacité: je veux aussi en faire usage.-il ne tient qu'à vous. Le voici: j'ai quarante mille livres de rente; j'en dépense dix ou douze à Paris dans les deux saisons que j'y passe; huit ou dix dans ma maison de campagne, et parcette économie, j'ai vingt mille livres à perdre sur les échanges que je fais.-et quels échanges faites-vous?-j'ai des champs bien cultivés, des prairies bien arrosées, des vergers clos et plantés avec soin.-eh bien?-eh bien! Lucas, Blaise, Nicolas, mes voisins et mes bons amis, ont des terrains en friches ou appauvris; ils n'ont pas de quoi les cultiver: je leur cède les miens troc pour troc; et la même étendue de terrain qui les nourrissait à peine, les enrichit dans deux moissons. La terre, ingrate sous leurs mains, devient fertile dans les miennes. Je lui choisis la semence, le plant, l'engrais, la culture qui lui conviennent; et, dès qu'elle est en bon état, je pense à un nouvel échange: ce sont là mes amusemens. Cela est charmant, s'écria Bélise: vous savez donc l'agriculture?-un peu, madame; je m'en instruis; je confronte la théorie des savans avec l'expérience des laboureurs, je tâche de corriger ce que je vois de défectueux dans les spéculations des uns et des autres: c'est une étude amusante.-oh! Je le crois, et je veux m'y livrer aussi. Comment donc! Mais vous devez être adoré dans tous ces cantons; ces pauvres laboureurs doivent vous regarder comme leur père.-oui, madame, nous nous aimons beaucoup.-je suis bien heureuse, monsieur le comte, que le hasard m'ait procuré un voisintel que vous! Voyons-nous souvent, je vous prie: je veux suivre vos travaux, prendre votre méthode, et devenir votre rivale dans le coeur de ces bonnes gens.-vous n'aurez, madame, ni rivaux, ni rivales partout où vous voudrez plaire, et lors même que vous ne le voudrez pas. Telle fut leur première entrevue; et, dès ce moment, voilà Bélise villageoise, tout occupée de l'agriculture, conversant avec ses fermiers, ne lisant que la maison rustique . Le comte l'invita à l'une des fêtes qu'il donnait les jours consacrés aux repos, et la présenta à ses paysans comme une nouvelle bienfaitrice, ou plutôt comme leur souveraine. Elle fut témoin de l'amour et du respect qu'ils avaient pour lui. Ces sentimens se communiquent: ils sont si naïfs et si tendres! C'est le plus sublime de tous les éloges; et Bélise en fut touchée au point d'en être jalouse. Mais que cette jalousie était loin de la haine! Il faut avouer, disait-elle, qu'ils ont bien raison de l'aimer: indépendamment de ses bienfaits, personne au monde n'est plus aimable. Il s'établit dès ce jour entre eux la liaison la plus intime, et en apparence la plus philosophique. Leurs entretiens ne roulaient que sur l'étude de la nature, sur les moyens de rajeunir cette terre, notre vieille nourrice, qui s'épuisepour ses enfans. La botanique leur indiquait les plantes salutaires aux troupeaux, et celles qui leur étaient pernicieuses; la mécanique leur donnait des forces pour élever les eaux à peu de frais sur les collines altérées, et pour soulager le travail des animaux destinés au labourage; l'histoire naturelle leur apprenait à calculer les inconvéniens et les avantages économiques, dans le choix de ces animaux laborieux. La pratique confirmait ou corrigeait leurs observations, et on faisait les expériences en petit, afin de les rendre moins coûteuses. Le jour du repos revenait, et les jeux suspendaient les études. Bélise et le philosophe se mêlaient aux danses de ces villageois. Bélise s'aperçut, avec surprise, qu'aucun d'eux ne s'occupait d'elle. Vous allez, dit-elle à son ami, me soupçonner d'une coquetterie bien étrange; mais je ne veux rien vous dissimuler. On m'a dit cent fois que j'étais jolie, j'ai par-dessus ces paysannes l'avantage de la parure; cependant je ne vois dans les yeux des jeunes paysans aucunes traces d'émotion à ma vue. Ils ne pensent qu'à leurs compagnes; ils n'ont des âmes que pour elles. Rien n'est plus naturel, madame, lui dit le comte; le désir ne vient jamais sans quelque lueur d'espérance; et ces gens-là ne vous trouvent belle quecomme ils trouvent belles les étoiles et les fleurs. Vous me surprenez, dit Bélise: est-ce l'espérance qui rend sensible?-non, mais elle dirige la sensibilité.-on n'aime donc qu'avec l'espoir de plaire?-non vraiment, madame; et sans cela, qui pourrait ne pas vous aimer? Un philosophe est donc galant? Reprit Bélise avec un sourire.-je suis vrai, madame, et ne suis point philosophe; mais, si je méritais ce nom, je n'en serais que plus sensible; un vrai philosophe est homme, fait gloire de l'être. La sagesse ne contredit la nature que lorsque la nature a tort. Bélise rougit, le comte se troubla, et ils furent quelque temps les yeux baissés, sans oser rompre le silence. Le comte voulut renouer l'entretien sur les charmes de la campagne; mais leurs propos furent confus, entrecoupés et sans suite: on ne savait plus ce qu'on avait dit, encore moins ce qu'on allait dire. Ils se quittèrent enfin, l'une rêveuse, l'autre distrait, et craignant tous deux d'en avoir trop dit. La jeunesse des villages voisins s'assembla le lendemain pour leur donner une fête: la gaieté en faisait l'ornement. Bélise en fut enchantée; mais le dénoûment la surprit. Le magister avait fait des chansons à la louange de Bélise et du comte, et les couplets disaient que Béliseétait l'ormeau, et que le comte était le lierre. Celui-ci ne savait s'il devait leur imposer silence, ou prendre la chose en badinant; mais Bélise en fut offensée. Je vous demande pardon pour eux, madame, lui dit le comte en la ramenant: ces bonnes gens disent ce qu'ils pensent; ils n'en savent pas davantage. Je les aurais fait taire, si j'avais eu le courage de les affliger. Bélise ne lui répondit rien; et il se retira pénétré de douleur de l'impression qu'avait faite sur elle cet innocent badinage. Que je suis malheureuse! Dit Bélise après le départ du comte, voilà encore un homme que je vais aimer. Cela est si clair, que ces paysans s'en aperçoivent: ce sera, comme avec les autres, un feu léger, une étincelle. Non, je ne veux plus le voir: il est honteux de vouloir inspirer une passion, quand on n'en est pas susceptible. Le comte se livrerait à moi sans réserve, et de la meilleure foi: c'est un homme respectable dont je ferais le malheur si je venais à m'en détacher. Le lendemain, il envoya savoir si elle était visible.-quel parti prendre? Si je le refuse aujourd'hui, il faudra le recevoir demain; si je persiste à ne le plus voir, que va-t-il penser de ce changement? Qu'a-t-il fait qui ait pu me déplaire? Lui laisserai-je croire que je me défie de lui ou de moi? Après tout, quim'assure qu'il m'aime? Et quand il m'aimerait, suis-je obligée de l'aimer? Je lui ferai entendre raison, je lui peindrai mon caractère; il m'en estimera davantage, et il faut le voir. Le comte vint. Je vais bien vous surprendre, lui dit-elle; j'ai été sur le point de rompre avec vous.- avec moi, madame! Et pourquoi? Quel est mon crime?-d'être aimable et dangereux. Je vous déclare que je suis venue chercher le repos; que je ne crains rien tant que l'amour; que je ne suis pas faite pour un engagement solide; que j'ai l'âme la plus légère, la plus inconstante qui fut jamais; que je méprise les goûts passagers, et que je n'ai pas un assez grand fond de sensibilité pour en avoir de durables. Voilà mon caractère, je vous en avertis. Je répons de moi pour l'amitié; mais, pour l'amour, il n'y faut pas compter; et, afin de n'avoir aucun reproche à me faire, je ne veux absolument ni en inspirer, ni qu'on m'en inspire. Votre sincérité encourage la mienne, lui répondit le comte; vous allez me connaître à mon tour. J'ai pris pour vous, sans m'en douter et sans le vouloir, l'amour le plus tendre et le plus violent; c'est ce qui pouvait m'arriver de plus heureux, et je m'y livre de tout mon coeur,quoi que vous puissiez m'annoncer. Vous vous croyez légère et inconstante; il n'en est rien. Je crois connaître mieux que vous le caractère de votre âme.-non, monsieur, je me suis éprouvée, et vous allez en juger. Elle lui raconta l'histoire du président et celle du jeune page. Vous les aimiez, madame, vous les aimiez: vous vous êtes découragée mal à propos. Votre colère contre le président était sans conséquence; le premier mouvement est toujours pour le chien, mais le second est pour l'amant; ainsi l'a voulu la nature. Le refroidissement de votre amour pour le page n'aurait pas été plus durable: un oeil de moins produit toujours cet effet-là; mais peu à peu on s'y accoutume. Quant à la durée d'une passion, il faut être juste. Quel est l'insensé qui exige l'impossible? Je désire ardemment de vous plaire, j'en ferai ma félicité; mais, si votre penchant pour moi venait à s'affaiblir, ce serait un malheur, ce ne serait pas un crime. Eh quoi! Parce qu'il n'est point dans la vie de plaisir sans mélange, faut-il se priver de tout, renoncer à tout! Non, madame, il faut tirer parti de ce qu'on a de bon, se pardonner à soi-même et aux autres ce qui est moins bien, ou ce qui est mal. Nous menons ici une vie douce et tranquille? L'amour nous manque; il peut l'embellir: laissons-lefaire: s'il s'en va, l'amitié nous reste; et, quand la vanité ne s'en mêle point, l'amitié qui survit à l'amour en est bien plus douce, plus intime et plus tendre.-en vérité, monsieur, voilà une morale bien étrange!-elle est simple et naturelle, madame. Je ferais des romans tout comme un autre; mais la vie n'est pas un roman: nos principes, comme nos sentimens, doivent être pris dans la nature. Rien n'est plus facile que d'imaginer des prodiges en amour; mais tous ces héros n'existent que dans la tête des auteurs: ils disent ce qu'ils veulent: nous faisons ce que nous pouvons. C'est un malheur sans doute de cesser de plaire; c'en est un plus grand de cesser d'aimer: mais le comble du malheur, c'est de passer sa vie à se craindre et à se combattre. Fiez-vous à vous-même, madame, et daignez vous fier à moi. Il est assez cruel de ne pouvoir pas aimer toujours, sans se condamner à n'aimer jamais. Imitons nos villageois: ils n'examinent pas s'ils s'aimeront long-temps; il leur suffit de sentir qu'ils s'aiment. Je vous étonne? Vous avez été élevée dans le pays des chimères. Croyez-moi, vous êtes bien née: revenez à la vérité; laissez-vous guider par la nature; elle vous conduira beaucoup mieux qu'un art qui se perd dans le vide, et qui réduit le sentiment à rien, à force de l'analyser.Si Bélise ne fut point persuadée, elle fut bien moins affermie dans sa première résolution; et, dès que la raison chancelle, il est aisé de la renverser. Celle de Bélise succomba sans peine; et jamais un amour mutuel ne rendit deux coeurs plus heureux. Livrés l'un à l'autre en liberté, ils oubliaient l'univers, ils s'oubliaient eux-mêmes: toutes les facultés de leurs âmes réunies en une seule, ne formaient plus qu'un tourbillon de feu, dont l'amour était le centre, dont le plaisir était l'aliment. Cette première ardeur se ralentit, et Bélise en fut alarmée; mais le comte la rassura. On revint aux amusemens champêtres. Bélise trouva que la nature s'était embellie, que le ciel était plus serein, et la campagne plus riante. Les jeux des villageois lui plaisaient davantage: ils lui rappelaient un souvenir délicieux. Leurs travaux l'intéressaient beaucoup plus. Mon amant, disait-elle en elle-même, est le dieu qui les encourage; son humanité, sa bienfaisance, sont comme des ruisseaux qui fertilisent ces champs. Elle aimait à s'entretenir avec les laboureurs, des bienfaits que répandait sur eux ce mortel qu'ils appelaient leur père. L'amour lui rendait personnel tout le bien qu'on disait de lui. Elle passa ainsi toute la belle saison à l'aimer, à l'admirer, à lui voirfaire des heureux, et à le rendre heureux lui-même. Bélise avait proposé au comte de passer l'hiver loin de la ville, et il lui avait répondu en souriant: je le veux bien. Mais, dès que la campagne commença à se dépouiller, que la promenade fut interdite, que les jours furent pluvieux, les matinées froides et les soirées longues, Bélise sentit avec amertume que l'ennui s'emparait de son âme, et qu'elle désirait de revoir Paris. Elle en fit l'aveu à son amant avec sa franchise ordinaire. Je vous l'avais prédit; vous n'avez pas voulu me croire: l'événement ne justifie que trop la mauvaise opinion que j'avais de moi-même.-quel est donc cet événement?-ah! Mon cher comte, puisqu'il faut vous le dire, je m'ennuie: je ne vous aime plus. Vous vous ennuyez, cela est possible, lui répondit le comte avec un sourire; mais vous ne m'en aimez pas moins: c'est la campagne que vous n'aimez plus.-eh! Monsieur, pourquoi me flatter? Tous les lieux, tous les temps sont agréables avec ce que l'on aime.-oui, dans les romans, je vous l'ai déjà dit; mais non pas dans la nature. Vous avez beau dire, insista Bélise; je sens très-bien qu'il y a deux mois que j'aurais été heureuse avec vous dans un désert.-sans doute, madame: telle est l'ivressed'une passion naissante; mais ce premier feu n'a qu'un temps. L'amour heureux se calme et se modère: l'âme, dès-lors moins agitée, commence à devenir sensible aux impressions du dehors; on n'est plus seul dans le monde; on éprouve le besoin de se distraire et de s'amuser.-ah! Monsieur, à quoi réduisez-vous l'amour?-à la vérité, ma chère Bélise.-au néant, mon cher comte, au néant. Vous cessez de me suffire; j'ai donc cessé de vous aimer.-non, tout ce que j'adore, non, je n'ai point perdu votre coeur, et je vous serai toujours cher.-toujours cher: oui, sans doute; mais comment?-comme je veux l'être.-ah! Je sens trop mon injustice pour me la dissimuler.-non, madame, vous n'êtes point injuste. Vous m'aimez assez, j'en suis content, et je ne veux pas être aimé davantage; serez-vous plus difficile que moi?-oui, monsieur; je ne me pardonnerai jamais d'avoir pu m'ennuyer avec l'homme du monde le plus aimable.-et moi, madame, et moi, qui ne me vante de rien, je m'ennuie aussi par fois avec la plus adorable de toutes les femmes, et je me le pardonne.- quoi, monsieur! Vous vous ennuyez avec moi?-avec vous-même; et je ne laisse pas de vous aimer plus que ma vie. êtes-vous contente?- allons, monsieur, retournons à Paris.-oui,madame, j'y consens; mais souvenez-vous que le mois de mai nous retrouvera à la campagne.-je n'en crois rien.-je vous l'assure; et plus amoureux que jamais. Bélise, de retour à la ville, commença par se livrer à tous les amusemens que l'hiver rassemble, avec une avidité qu'elle croyait insatiable. Le comte, de son côté, s'abandonna au torrent du monde, mais avec moins de vivacité. Peu à peu l'ardeur de Bélise se ralentit. Les soupers lui paraissaient longs, elle s'ennuyait au spectacle. Le comte avait soin de la voir rarement: ses visites étaient courtes, et il prenait les heures où elle était environnée d'une foule d'adorateurs. Elle lui demanda un jour tout bas: que vous semble de Paris?-tout m'y amuse, et rien ne m'y attache.-pourquoi ne venez-vous pas souper avec moi?-vous m'avez tant vu, madame! Je suis discret: le monde a son tour, j'aurai le mien.-vous êtes donc toujours persuadé que je vous aime?-je ne parle jamais d'amour à la ville. Que pensez-vous, madame, du nouvel opéra? Poursuivit-il à haute voix. Et la conversation devint générale. Bélise comparait toujours le comte à ce qu'elle voyait de mieux, et toujours la comparaison concluait à son avantage. Personne, disait-elle,n'a cette candeur, cette simplicité, cette égalité de caractère: personne n'a cette bonté d'âme et cette élévation de sentimens. Quand je me rappelle nos entretiens, tous nos jeunes gens ne me semblent que des perroquets bien instruits. Il a bien raison de douter qu'on cesse de l'aimer, après l'avoir connu! Mais non, ce n'est pas l'estime qu'il a de lui-même, c'est l'estime qu'il a de moi, qui lui donne cette confiance. Que je serais heureuse si elle était fondée! Telles étaient les réflexions de Bélise; et plus elle sentait renaître son inclination pour lui, plus elle se trouvait bien avec elle-même. Enfin le désir de le voir devint si pressant, qu'elle ne put résister à celui de lui écrire. Il se rendit auprès d'elle, et l'abordant avec un sourire: quoi! Madame, lui dit-il, un tête-à-tête? Vous m'exposez à faire des jaloux. Personne, monsieur, n'a droit de l'être, lui dit Bélise; et vous savez que je n'ai plus que des amis. Mais vous, ne craignez-vous pas d'inquiéter quelque nouvelle conquête? Je n'en ai fait qu'une en ma vie, répondit le comte: elle m'attend à la campagne, et j'irai la voir ce printemps.-elle serait à plaindre si elle était à la ville: vous y êtes si occupé, qu'elle risquerait d'être négligée.- elle s'y amuserait, madame, et n'y penseraitpas à moi. Laissons là les détours, reprit-elle: pourquoi vous vois-je si rarement et si peu?-pour vous laisser jouir en liberté de tous les plaisirs de votre âge.-vous ne serez jamais de trop, monsieur: ma maison est la vôtre; regardez-la comme telle, j'en serais flattée, je le désire, et j'ai acquis le droit de l'exiger.-non, madame, n'exigez rien: je serais au désespoir de vous déplaire; mais permettez-moi de ne vous revoir qu'au retour de la belle saison. Cette obstination la piqua vivement. Allez, monsieur, lui dit-elle avec dépit, allez chercher des plaisirs où je ne serai pas: j'ai mérité votre inconstance. Dès ce jour elle n'eut pas un moment de repos: elle s'informait de ses démarches, elle le cherchait et le suivait des yeux aux promenades et aux spectacles; les femmes qu'il voyait lui devinrent odieuses; elle ne cessait de questionner ses amis. L'hiver lui parut d'une longueur mortelle, quoiqu'on ne fût encore qu'au commencement du mois de mars. Quelques beaux jours étant venus, il faut, dit-elle, que je le confonde, et que je me justifie. J'ai tort jusqu'à présent: il a sur moi cet avantage; mais demain il ne l'aura plus. Elle le fit prier de se rendre chez elle. Tout était prêt pour le départ. Le comte arrive. Donnez-moi la main, lui dit Bélise,pour monter dans mon carrosse. Où allons-nous donc, madame, lui dit-il?-nous ennuyer à la campagne. à ces mots, le comte fut transporté de joie. Bélise, au mouvement de la main qui la soutenait, s'aperçut du saisissement et de l'émotion qu'elle faisait naître. ô mon cher comte, lui dit-elle en pressant cette main qui tremblait sous la sienne, que ne vous dois-je pas! Vous m'avez appris à aimer, vous m'avez convaincue que j'en étais capable; en m'éclairant sur mes sentimens, vous m'avez fait la plus douce des violences: vous m'avez forcée à m'estimer moi-même et à me croire digne de vous. L'amour est content: je n'ai plus de scrupule, et je suis heureuse.

LES QUATRE FLACONS

J'ai grand regret à la féerie: c'était pour les imaginations vives une source de plaisirs innocens, et la manière la plus honnête de faire d'agréables songes. Aussi les climats de l'orient étaient-ils peuplés autrefois de génies et de fées. Les grecs les regardaient comme des intelligences médiatrices entre les hommes et les dieux: témoin le démon familier de Socrate, témoin la fée qui protégeait Alcidonis, comme je vais le raconter. La fée Galante avait pris Alcidonis en amitié, même avant qu'il vînt au monde. Elle présida à sa naissance, et le doua du don de plaire, sans aucun penchant décidé à l'amour. Sa jeunesse ne fut que le développement des talens et des grâces qu'il avait reçus en partage. Il avait passé sa quinzième année, lorsque son père, l'un des plus riches et des plus honnêtescitoyens de Mégare, l'envoyant à Athènes pour y faire ses exercices, lui dit en l'embrassant: mon cher fils, vous allez trouver dans le monde une foule de jeunes évaporés qui se répandent en injures contre les femmes. N'en croyez rien. Ceux-là n'affectent de les mépriser, que parce qu'ils n'ont pu parvenir à les rendre méprisables. Pour moi, à commencer par votre mère, ma vertueuse épouse, j'ai reconnu dans le beau sexe une délicatesse de sentiment, une candeur, une vérité dont peu d'hommes sont capables. Faites comme moi, choisissez une femme honnête, d'une humeur égale, d'un caractère solide, d'une vertu sociable et douce. Il y en a partout. Mon aveu suivra votre choix. Je suis bon père: je ne veux que votre bonheur. Alcidonis, plein de ces leçons, arrive à Athènes. Sa première visite fut à Séliane, à qui on l'avait recommandé. Séliane, dans sa jeunesse, avait été jolie et belle: elle était belle encore; mais elle commençait à n'être plus jolie. Après les complimens: que venez-vous faire ici? Lui dit un vieux capitaine, l'époux de Séliane, et l'ancien ami de son père. C'est bien à votre âge qu'on s'ensevelit auprès des femmes! Le Cirque, Le Pirée, voilà vos écoles, et non pas ce cercle frivole, qu'on appelle le beau monde.Je suis furieux quand je vois arriver un jeune homme à Athènes. C'est à Sparte qu'on devrait aller. Alcidonis fut déconcerté par une si vive apostrophe; mais Séliane prit son parti avec chaleur. Je vous reconnais bien là, dit-elle à son mari. Sparte, Le Cirque, Le Pirée! Eh! Qu'apprend-on, s'il vous plaît, dans ces écoles si fameuses? à s'enrichir et à se battre, répondit brusquement l'époux.-à s'enrichir, voilà qui est noble! à se battre, voilà qui est gracieux! Le premier est indigne de l'ambition d'un galant homme, et le second ne s'apprend que trop tôt.-non pas si tôt, madame, non pas si tôt que vous croyez. Je doute qu'après avoir passé sa jeunesse à une toilette, on soit ni bon guerrier, ni bon soldat.-et moi, je ne vois rien de plus gauche, de plus maussade qu'un homme qui n'a jamais appris qu'à se battre. Ne dirait-on pas que vous n'êtes ici que pour vous égorger. La paix a ses talens et ses vertus, comme la guerre. On n'est pas toujours à la tête d'une troupe.- et voilà le mal, de par tous les dieux! Voilà le mal. Je voudrais qu'il fût défendu, même en temps de paix, de quitter les drapeaux, sur peine de la vie.-quoi! Monsieur, vous voulez donc que nous n'ayons pas un seul homme?-vous en aurez, madame, vous en aurez de reste.Il y en a tant d'inutiles à l'état!-fort bien, vous nous réduisez au rebut de la république. Les femmes vous doivent des remercîmens.-je les en dispense.-non, monsieur, nous sommes citoyennes, et nous cédons généreusement à l'état toutes les figures qui nous déplaisent, tous ces visages à faire peur, tous ces caractères féroces qui ne s'amusent qu'à tuer, et qui ne sont bons qu'à cela.-et vous vous réservez les jolis hommes qui aiment à vivre, n'est-ce pas?-assurément.-c'est fort bien dit, et l'aréopage ne manquera pas d'en faire un décret pour vous plaire. Seigneur, pardonnez: ma femme est folle. Je vous laisse, car je n'y tiens plus. Par hercule, madame, faut-il que je sois votre mari! Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. à ces mots, il sortit en tapant du pied, et ferma brusquement la porte. Voici un singulier ménage, dit Alcidonis. Madame, avez-vous souvent de pareilles scènes? Mais, oui, répondit-elle froidement, toutes les fois que j'ai du monde.-et quand vous êtes seule?-il gronde encore, mais un peu plus bas.-et comment l'avez-vous épousé?-par convenance et par raison. Au reste, c'est le meilleur homme du monde. Dès qu'il m'ennuie, je le contredis; il s'impatiente et se retire. L'on en fait tout ce qu'on veut. Je vousconseille de lui marquer de la déférence: son amitié n'est pas à négliger; cela est bon à quelque chose. êtes-vous recommandé ici à beaucoup de monde?-aux amis particuliers de mon père, et le nombre n'est pas grand.- tant mieux, nous nous verrons plus souvent. Je le souhaite pour vous-même; car, en entrant dans un monde nouveau, le plus sage a besoin d'un guide.-daignerez-vous m'en servir, madame?-ou mon mari, ou moi: vous choisirez.-mon choix est fait. Ainsi se passa leur première entrevue. Quand le mari fut de retour: vous êtes étrange, lui dit Séliane: votre ton a effarouché ce jeune homme.-que vous vouliez apprivoiser, n'est-ce pas?-je vous entends, monsieur; je vais ordonner que ma porte lui soit fermée.-eh! Non, madame, non, je ne suis point jaloux. Ce serait commencer un peu tard! Je ne l'ai pas été de votre jeunesse; je ne le serai pas de votre maturité.-voilà de vos galanteries; mais j'y suis accoutumée. Souvenez-vous cependant que vous devez une visite au fils de votre ancien ami.-je le verrai, madame; je sais vivre, et l'on peut se fier à moi sur l'article des procédés. Le lendemain, en entrant chez Alcidonis, il reprit leur entretien de la veille. Eh bien! Lui dit-il, allez-vous donner dans les moeurs efféminées de la jeunesse athénienne? Ma femme vous y a disposé, sans doute? Gardez-vous bien, non pas d'elle, car son temps est passé, grâce au ciel; mais gardez-vous de ses semblables. Ce sont les syrènes les plus dangereuses! Nulle sûreté dans leur commerce. Cela vous prend, vous trompe, et vous quitte sans pudeur. On dirait, à les voir se jouer des hommes, qu'ils ne sont faits que pour leurs plaisirs. S'il est ainsi, dit Alcidonis, les femmes d'Athènes ne ressemblent guère à celles de Mégare!- Mégare, c'est tout comme ici. Vous tenez de votre pieux père. Le bon homme ne jurait que par sa chaste moitié. C'était par complaisance pour lui qu'elle se parait et voyait du monde; par piété qu'elle s'enfermait avec un jeune prêtre de Minerve; par recueillement qu'elle allait passer les soirées dans une petite maison qu'il avait arrangée lui-même: il s'endormait sur sa vertu de la meilleure foi du monde.-il avait raison, sans doute; et je vous prie de respecter la mémoire de ma mère.-ta mère! Ta mère était une femme: ne veux-tu pas qu'on l'eût faite exprès? J'en ai bien vu! Je ne connais que mon extravagante qui soit exactement fidèle; et encore est-ce moi qui l'ai formée. Je l'ai rendue vertueuse en dépit d'elle-même; mais je n'ai pului ôter ce fond de coquetterie que la nature ou l'exemple leur inspire en naissant. Je gage qu'elle est capable encore de chercher à te séduire, pour le plaisir de se moquer de toi. Tu ne serais pas le premier qu'elle aurait mis au désespoir. Elle s'amusait autrefois à ce petit jeu-là, et puis elle m'en faisait des contes, dont elle riait comme une folle. Heureusement elle vieillit, et le danger n'est plus si grand. Alcidonis fut occupé une partie de la nuit de tout ce qu'il venait d'entendre. Les femmes, disait-il, sont donc ici bien redoutables; et il s'endormit dans la résolution de les fuir. La fée Galante lui apparut en songe, et lui dit: rien ne ressemble tant aux hommes que les femmes. Tout le bien, tout le mal qu'on en publie est vrai en particulier, et faux en général. Il ne faut ni se fier à tout, ni se défier de tout. Vivez avec les femmes, mais ne vous y livrez qu'à propos. Je ne vous ai point donné de caractère afin que vous soyez plus flexible au leur. Un homme décidé est un homme insociable. Vous serez charmant, si l'on dit de vous: on en fait tout ce qu'on veut . Mais ce n'est pas assez de plaire, il faut encore savoir aimer, et n'aimer ni trop, ni trop peu. Il y a trois sortes d'amour, la passion, le goût et la fantaisie. Tout l'art d'être heureux consiste à bien placer cestrois nuances. Pour cela, voici quatre flacons dont vous seul pouvez faire usage. Ils sont différens de couleur. Vous boirez du flacon pourpre, pour aimer éperdument; du couleur de rose, pour effleurer le sentiment et le plaisir; du bleu, pour le goûter sans inquiétude et sans ivresse; et du blanc, pour revenir à votre naturel. à ces mots, l'image de la fée s'évanouit. Alcidonis s'éveille enchanté d'un si beau songe. Mais quelle fut sa surprise, en trouvant en effet les quatre flacons sous sa main! Ah! Pour le coup, dit-il, je n'en prendrai qu'à mon aise. Il se lève en rendant grâce à la fée, et le même jour il revoit Séliane. Elle était seule. Vous avez vu mon mari? Lui dit-elle, ne s'est-il pas déchaîné contre la galanterie?-beaucoup.-il vous a dit mille horreurs des femmes?- il est vrai.-je me flatte qu'il m'a exceptée.- il n'a même excepté que vous sur l'article de la fidélité.-le bon homme!-il est persuadé que vous lui êtes fidèle; mais il prétend que vous n'en êtes que plus dangereuse, et que vous vous moquez impitoyablement de ceux qui ont le malheur de vous aimer.-et voilà comme il me décrie! Il mériterait bien... mais non: je dois me respecter moi-même.-votre vertu, dit-il, est de sa façon; c'est lui qui vous a rendue honnête.-lui!-lui-même; et malgrévous.-malgré moi! Celui-là est fort. Je lui ferai bien voir si l'on me rend honnête malgré moi.-je vous avoue qu'à votre place... et j'aurais bien à me venger aussi de l'insulte qu'il a faite à ma mère!-à votre mère?-il a osé me dire que mon père n'était qu'un sot, et qu'il n'y avait que lui au monde qui ne le fût pas.- le malheureux! C'est bien à lui à se vanter! Mais, encore une fois, je me respecte. Non, monsieur, je ne suis point coquette; et, puisqu'il m'oblige à me justifier, j'ai le coeur aussi tendre et plus tendre qu'une autre.-et qu'en faites-vous de ce coeur?-hélas! Je n'en fais rien du tout; mais vous croyez bien que ce n'est pas pour ses beaux yeux que je le garde. Je suis sage pour mon repos, pour ne pas m'exposer au caprice, à l'inconstance, à l'ingratitude des hommes. Je sens que, si j'aimais, j'aimerais passionnément, et je voudrais être aimée de même.-ah! Vous le seriez.-je n'ose m'en flatter. Rien n'est plus vain, plus faible, plus léger que l'amour de vos pareils. Ils ont des goûts, des fantaisies; mais la passion de l'amour, cette ivresse qui en fait le charme, et qui en est l'excuse, ils ne la connaissent pas.-pour moi, madame, je sais bien où il y en a de cet amour que vous méritez; et, si j'étais sûr du retour, j'en prendrais une bonne dose! Séliane sourit de lasimplicité d'Alcidonis (car la fée lui donnait cet air naïf, ce ton ingénu que les coquettes aiment tant). Non, lui dit-elle, on ne s'enflamme pas ainsi tout à coup. Eh! Le moyen de nous aimer? Nous ne nous connaissons pas encore.-à la bonne heure, madame, je ne suis pas pressé. Demain nous nous connaîtrons mieux.-je vous verrai donc demain?-oui, madame.-l'après-dînée, entendez-vous? Car je veux vous éviter l'ennui de trouver mon mari. Nous serons seuls, nous serons libres, et je vous parlerai raison. Alcidonis ne manqua pas de se trouver au rendez-vous avec ses flacons dans sa poche. Séliane le reçut dans le négligé le plus séduisant. Voilà, dit Alcidonis en la voyant, le privilége de la beauté; moins elle a de parure, et plus elle a de charmes. Séliane fit semblant de rougir. Savez-vous, lui dit-elle, que vous êtes dangereux avec cette ingénuité feinte? On s'y laisserait prendre, et on y serait trompée.-moi, madame, vous tromper! Je n'ai jamais trompé personne.-et vous voulez commencer par moi?-non, je vous le jure.-pourquoi donc ces propos flatteurs, ces regards tendres?- vous êtes belle, j'ai des yeux, je dis ce que je vois: il n'y a point là de flatterie.-en effet, votre tranquillité fait bien voir que vous n'avezaucun intérêt à me séduire.-ah! Ah! Si vous vouliez, cette tranquillité me passerait bien vite.-oh! Sans doute; et pour vous enflammer, vous n'attendez que mon aveu, n'est-ce pas?-rien n'est plus vrai: vous n'avez qu'à dire.-en vérité, vous êtes bon, avec ce ton froidement résolu.-c'est que je suis sûr de mon fait.-quoi! Si je vous faisais voir l'envie d'être aimée?-vous le seriez à point nommé: je vous en donne ma parole.-je vois bien, Alcidonis, que vous ne savez à quoi vous vous engagez, ni combien je suis exigeante.-exigez, madame, exigez; mon coeur vous défie. Je vous aimerai tant qu'il vous plaira.-vous m'aimeriez donc, si je voulais, à la folie?-à la folie, soit, il ne m'en coûtera pas davantage.- sa simplicité me charme. Eh bien! Oui, je veux que vous m'aimiez et que vous m'aimiez beaucoup.-à la passion?-à la passion.-et vous m'aimerez de même?-je le crois.-ce n'est pas assez.-j'en suis sûre.-cela me suffit, et vous allez voir beau jeu.-où allez-vous donc?-je suis à vous: je ne demande qu'une minute. Le crédule Alcidonis s'étant retiré dans un coin, but l'élixir du flacon pourpre jusqu'à la dernière goutte. Il reparaît les yeux enflammés, le coeur palpitant, la voix éteinte. Plus de fadeur,plus de galanterie: son langage était rapide, entrecoupé, plein de substance et de chaleur. Les mots ne pouvaient suffire aux sentimens; des accens inarticulés suppléaient aux paroles; un geste véhément, une action impétueuse en redoublaient l'énergie. Cette éloquence pathétique mit Séliane hors d'elle-même. Elle est émue, agitée, interdite; elle a peine à le reconnaître; elle a peine à concevoir ce changement prodigieux. Elle veut paraître douter, craindre, hésiter encore: inutiles efforts. Son coeur s'attendrit, ses yeux s'animent, sa raison l'abandonne; et l'on eût dit l'instant d'après qu'elle avait bu au même flacon. Deux mois se passèrent dans des transports qu'ils avaient peine à contenir. Le mari ne cessait de plaisanter Alcidonis sur ses assiduités auprès de sa femme. Pauvre dupe, lui disait-il, vous n'avez pas voulu me croire! Vous y êtes pris; j'en suis bien aise. Consumez-vous auprès d'elle: voilà un temps bien employé! Alcidonis se vengeait le mieux qu'il pouvait de cette ironie insultante; mais sa passion n'était plus secondée: celle de Séliane s'affaiblissait de jour en jour, Séliane lui suffisait; il ne pouvait pas lui suffire. Elle eut besoin de se dissiper, de se distraire, de voir le monde, qu'elle avait oublié. Alcidonis en prit de l'ombrage. Il s'aperçut,avec un chagrin profond, qu'elle s'amusait de tout, tandis qu'il ne s'occupait que d'elle. Il devint triste, inquiet, jaloux; il fit tant, qu'elle en fut excédée, et prit le parti de le congédier. Il est vrai, lui dit-elle, je vous ai aimé; j'étais folle. Je suis sage; imitez-moi. Il n'est pas dit qu'on doive s'aimer jusqu'à la caducité. Tout passe, et l'amour lui-même. Le mien s'est affaibli, vous m'avez grondée: il s'éteint, vous vous désespérez; tant pis pour vous; je ne sais qu'y faire.-eh quoi, perfide! Ingrate! Parjure!-tant qu'il vous plaira. Dites-moi bien des injures, si cela peut vous soulager.-ah! Juste ciel! Comme on me traite!-comme un enfant à qui l'on pardonne tout.-est-ce là, perfide, les sermens que vous m'aviez faîts cent fois, de m'aimer jusqu'au dernier soupir?-sermens téméraires qui n'engagent à rien: insensé qui les fait, insensé qui s'y fie. En croiriez-vous quelqu'un qui, en se mettant à table, jurerait par tous les dieux d'avoir toujours le même appétit:-le même appétit! Quelle image! Est-ce là cette délicatesse dont votre coeur se glorifiait?-autre sottise. On désavoue l'empire des sens, au moment même qu'on en est esclave. Je suis femme, j'aime comme une femme; et vous n'avez pas dû attendre que la nature fît un miracle en votre faveur. Alcidonis,à ce discours, s'arrachait les cheveux de désespoir. Eh bien! Poursuivit-elle, que faites-vous? En serez-vous plus aimable ou plus aimé, quand vous serez chauve? Alcidonis, écoutez-moi. Je conserve pour vous une amitié compatissante.-ah! Cruelle! Est-ce de l'amitié, de la pitié que je vous demande?-il faut bien vous y réduire: je ne sens pour vous rien de plus. Lequel des deux a tort, ou de celui qui cesse d'aimer, ou de celui qui cesse de plaire? Le procès n'est pas encore décidé, et ne le sera pas si tôt. En attendant, croyez-moi, prenez votre parti avec courage.-il est pris, ingrate, il est pris, dit-il en s'éloignant pour boire, et je n'ai pas besoin de dire qu'il eut recours au flacon blanc. Tout à coup ses sens se calmèrent, et la raison lui revint. En effet, dit-il en retournant vers Séliane avec un air doux et tranquille, j'étais un sot de me fâcher. Nous avons été amans; nous sommes amis. Il faut de tout dans la vie. La passion est un accès: quand il est passé, tout est dit. On n'est obligé de se voir qu'autant que l'on s'amuse, et rien n'est plus naturel que de changer quand on s'ennuie. Vous m'avez aimé autant que vous avez pu. Vous auriez été bien dupe de vous piquer d'une constance pénible! Jouissez madame, du droit que vousdonne votre beauté de multiplier vos conquêtes. Je suis trop heureux d'avoir été du nombre. Il faut que chacun ait son tour. Je vous souhaite bien du plaisir. Séliane fut aussi surprise que piquée de la froideur de ses adieux. Elle voulait bien qu'il se consolât, mais pas sitôt, ni si aisément. Cette révolution n'était pas convenable. Réflexion faite, elle fut persuadée que la tranquillité qu'il faisait paraître n'était qu'un dépit simulé; et elle ne manqua pas de dire à quelques-unes de ses amies, que le pauvre garçon était désespéré, qu'il lui avait fait une peur horrible, et qu'elle avait eu toutes les peines du monde à l'empêcher de prendre un parti violent. Le jour suivant, Alcidonis alla souper chez le voluptueux Alcipe, avec les plus jeunes et les plus jolies femmes d'Athènes. Cela m'est égal, disait-il en lui-même: le flacon pourpre est à sec, mais la fée aurait beau le remplir, je veux bien mourir si j'y goûte. Dès qu'il vit toutes ces beautés: ah! Pour le coup, jouissons: c'est le moment des fantaisies. Il boit du flacon couleur de rose; et voilà ses yeux et ses désirs qui se promènent sans se fixer. Le hasard l'avait placé à table auprès d'une blonde aux regards languissans, d'une modestie et d'une timidité extrêmes. Il en fut vivementtouché; mais il avait de l'autre côté une brune éblouissante de vivacité et de fraîcheur. Il eût bien voulu de celle-ci, mais il aimait bien celle-là; et, réflexion faite, il eût préféré la blonde, sans je ne sais quoi qui l'inclinait vers la brune. Ce je ne sais quoi détermina ses voeux. Il eut pour elle tous les soins d'une galanterie empressée: elle les reçut d'un air distrait, et comme un hommage qui lui était dû. Alcidonis en fut piqué. La fantaisie, comme la passion, s'irrite contre les obstacles. Excité par le désir de plaire, il fit les plaisirs du souper. Corine, sa brune charmante, vit bien qu'on lui enviait sa conquête. Elle en connut enfin le prix; et quelques regards de complaisance portèrent l'espoir dans le coeur de son nouvel amant. L'heure de se quitter arrive. Corine se lève, il la suit. Vous voulez donc bien m'accompagner, lui dit-elle en acceptant sa main. Je sens tous les sacrifices que vous me faites. Il jura qu'il ne lui en faisait aucun.-pardonnez-moi; je vous enlève aux plus jolies femmes d'Athènes; et c'est un triomphe assez beau.-je n'ai fait que les entrevoir; elles m'ont paru assez bien.-assez bien! Vos éloges sont modestes! Direz-vous de Cléonide qu'elle est assez bien? Ces grands yeux, ces traits réguliers, cette taille majestueuse; on croit voir une déesse.-il estvrai, l'auguste Junon.-vous êtes méchant! Et Amate, que vous en semble? Cet air de volupté, cette nonchalance attrayante, qui semble appeler le plaisir.-oui, c'est ainsi que je peindrais l'occasion négligée.-négligée! Le mot est cruel; je ne le répéterai pas, il passerait en proverbe. J'espère du moins que vous ferez grâce à l'air ingénu et craintif de Céphise. Ce coloris, ce regard tendre, cette bouche qui n'ose sourire, et qui est si belle lorsqu'elle sourit, qu'en dites-vous?-qu'il ne manque à tout cela qu'une âme.-et vous voudriez bien lui donner la vôtre?-je vous avouerai que sans vous elle aurait eu la pomme.-hélas! Et qu'en aurait-elle fait? Rien n'est plus froid, plus indolent, plus insensible que Céphise.- aussi n'a-t-elle eu que le premier coup d'oeil.-je vous ai surpris cependant, même vers la fin du souper, les regards attachés sur elle.-il est vrai, je l'admirais comme un beau modèle en cire.-beau modèle, si vous voulez: on dit dans le monde que ce modèle a grand besoin d'une draperie. En parcourant ainsi les objets de la jalousie de Corine, ils arrivent à son logis. Montez-vous un moment? Dit-elle à Alcidonis. Il est de bonne heure: nous causerons. Alcidonis fut enchanté. La fée, qui le rendait méchant avecCorine, savait bien ce qu'elle faisait. La louange la plus flatteuse pour une jolie femme, c'est le mal qu'on lui dit de ses rivales: aussi avait-elle bien pris. Il me tarde, poursuivit Corine, de savoir à mon tour le bien et le mal que vous pensez de moi.-le mal! Eh! S'il y en a, m'avez-vous laissé le temps, la liberté de l'apercevoir? L'illusion vous environne. Cet éclat, cette vivacité brillante nous cacheraient la laideur même; je l'aurais prise pour la beauté. Je vous vois, je suis ébloui, enivré, transporté: voilà mon histoire. C'est un enchantement, une folie; c'est tout ce qu'il vous plaira; mais rien au monde n'est si sérieux, et vous m'allez rendre, d'un seul mot, le plus fortuné ou le plus malheureux des hommes. En effet, rien n'est plus fou, s'écria-t-elle en le voyant à ses genoux: vous m'apercevez en passant, vous m'aimez, s'il faut vous en croire, et vous osez me l'avouer! Savez-vous si je mérite ces sentimens? Savez-vous si je puis y répondre?-non, madame, je ne sais rien. Vous êtes peut-être la plus cruelle des femmes, la plus volage, la plus perfide. Ce beau corps, ces traits charmans peuvent cacher une âme insensible. Je le crains, mais j'en cours les risques; et le danger fût-il encore plus grand, il n'est pas en moi de l'éviter.-ah! Je reconnais à ces traits ce qu'on m'a dit de votre caractère: c'est vous, Alcidonis, qui êtes le plus dangereux des hommes, et celui de tous que je craindrais le plus d'aimer.-pourquoi donc? Que vous a-t-on dit?-que vous êtes un homme à passion; et un homme à passion est un homme insoutenable. Vous vous abandonnez à corps perdu. Vous aimez comme un furieux; et vous voulez être aimé de même. Si l'on n'est pas aussi passionné que vous, ce sont des plaintes, des reproches: vous devenez sombre, chagrin, ombrageux. On ne sait comment vous quitter: il n'y a pas moyen de vous prendre.-il est vrai, madame, que j'ai donné dans ces travers; mais m'en voilà bien revenu. On peut me prendre en toute sûreté: je signerai mon congé d'avance.-ne croyez pas plaisanter, monsieur: c'est le charme de l'amour, que la liberté, la franchise. Sans cela un amant serait un mari; et en vérité ce ne serait pas la peine d'être veuve.-j'entends raison, belle Corine, et vous pouvez compter sur moi.-vous donneriez donc votre parole d'honneur à une femme qui aurait pour vous de la faiblesse, de vous retirer sans faire de scène, dès qu'elle vous dirait en amie: je vous aimai; je ne vous aime plus?-assurément: j'ai appris à vivre, et vous n'avez qu'à m'éprouver.-je le veuxbien; mais souvenez-vous que je ne m'engage à vous aimer qu'autant que vous saurez me plaire. Je vois bien, disait Alcidonis en lui-même, qu'ici le flacon blanc me sera d'un grand secours. Il se trompait; il n'en eut pas besoin: l'impression du couleur de rose s'effaça bientôt d'elle-même. Il était encore auprès de Corine, et déjà l'image des autres beautés qu'il avait vues chez Alcipe, venait s'offrir à sa pensée. Celle-ci est vive, disait-il, mais voilà tout. Nul sentiment, nulle délicatesse. Cela change d'amans comme de parure. Demain je serai renvoyé, si demain quelque autre l'amuse. En vérité, je suis bien bon de lui prodiguer mes soupirs! J'aurais bien mieux fait de les adresser à cette blonde languissante, dont les yeux se levaient sur moi d'un air si tendre et si touchant. Corine m'a dit du mal de Céphise; il faut que Céphise ait du mérite. Elle n'est pas bien animée; mais quel plaisir de l'animer! Une femme naturellement vive l'est pour tout le monde: celle-ci ne le serait que pour moi. Allons la voir: aussi bien je ne veux pas qu'on me renvoie. Corine apprendra que je ne suis pas de ceux que l'on met sur le pavé, et que je sais donner un congé tout comme elle.Il dit à Céphise les mêmes choses qu'à Corine, mais avec plus de ménagement. Est-il possible? S'écria-t-elle sans s'émouvoir. Quoi, vous serez malheureux si je ne vous aime pas?-plus malheureux que je ne puis dire.-j'en suis fâchée; car je ne sais point aimer.-ah! Belle Céphise, avec ce sourire enchanteur, ce regard tendre, cette voix qui va jusqu'à l'âme, vous ne connaissez point l'amour?-en vérité je ne le connais pas.-et si je vous le faisais connaître?-vous me feriez bien du plaisir; car j'en suis fort curieuse. Mais tant de gens l'ont essayé! Et pas un n'y a réussi. Mon mari lui-même y perdait ses peines.-votre mari! Je le crois bien; mais vous avez eu des amans?-beaucoup; et des mieux faits, et des plus tendres.-et les rendiez-vous heureux?- non, car ils se plaignaient tous que je ne les aimais pas. Ce n'était pas ma faute; j'y faisais mon possible. Imaginez-vous que j'en prenais quelquefois quatre en même temps, pour tâcher, dans le nombre, d'en aimer au moins un ou deux; tout cela était inutile. Voilà, dit Alcidonis, une ingénuité dont j'ai vu peu d'exemple. Ne nous décourageons pas, ma chère enfant, vous m'aimerez.-vous croyez?-je le crois. Vous êtes sensible? Oui, sensible, par-ci, par-là; mais en un moment celame passe.-c'est une maladie, assurément. Avez-vous fait, pour en guérir, quelque sacrifice à Vénus?-mon mari en faisait beaucoup; mais il me retrouvait la même au retour du temple.-et pourquoi ne pas vous y mener vous-même?-il n'avait garde: le prêtre était un jeune homme qui voulait m'initier.-vous initier! Et savez-vous quelle est cette cérémonie?-hélas! Non, je ne sais rien.-voulez-vous que je vous l'apprenne, reprit Alcidonis en risquant quelque liberté? Doucement, seigneur, s'écria-t-elle, vous faites comme si je vous aimais: je ne vous aime point encore.- et comment vous en apercevoir, si nous ne faisons pas quelques essais? J'en ai fait mille; mais tout cela ne prouve rien. D'abord il me semble que j'aime, et puis il me semble que je n'aime plus. Il vaut mieux attendre que cela vienne: si cela vient, je vous le dirai. Alcidonis faisait de jour en jour quelques nouveaux progrès sur l'indolente sensibilité de Céphise; mais elle n'en était pas encore où il voulait l'amener. Pour lui échauffer l'imagination, il lui proposa de se trouver ensemble à une fête qui devait se célébrer en l'honneur de Vénus. Elle y consentit, à condition qu'elle ne serait point initiée. Le lendemain chacun d'eux, pour la décence, s'y rendit de son côté. Les filles et lesgarçons, vêtus en grâces et en amours, chantaient des hymnes en l'honneur de la déesse, et dansaient au son de la lyre, sous l'ombrage du bois sacré qui environnait le temple. Céphise s'y était rendue la première. Ah! Dit-elle à Alcidonis, je vous cherchais des yeux, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. La déesse a prévenu nos voeux: je crois que je commence à vous aimer tout de bon. Cette nuit je vous ai vu dans mon sommeil. Vous étiez pressant; j'étais animée.-eh bien!-eh bien! Je vous dirai le reste à souper. à souper, reprit Alcidonis d'un air préoccupé et les yeux attachés sur la fête. à souper, soit, je le veux bien... ah! La jolie danseuse que voilà! Que celle-ci chante avec grâce!-nous serons seuls, entendez-vous?-seuls, j'y consens. Je voudrais bien savoir quelle est cette jolie danseuse!-Alcidonis, vous ne m'écoutez pas!- pardonnez-moi, je vous entends, mais je cherche quelqu'un qui me dise... ah, Pamphile! Un mot. Apprends-moi quelle est cette jolie enfant. C'est Cloé, dit Pamphile. Je soupe avec elle.- avec elle? Ce soir?-ce soir même.-ah! J'en veux être.-cela ne se peut pas.-je te conjure, mon cher Pamphile, au nom de notre amitié.-vous n'y pensez pas, Alcidonis, lui dit tout bas Céphise interdite; vous soupez avecmoi: je vous l'ai dit.-il est vrai, c'était mon dessein; mais j'ai promis à mon ami Pamphile; ma parole est sacrée, et je ne saurais y manquer. Il vit Cloé, la trouva ce qu'on appelle adorable un quart d'heure, et insipide l'instant d'après. Il vit la chanteuse Philyre; il en fut épris une soirée; le lendemain elle l'ennuya. Ah! Que les fantaisies sont fatigantes! Dit-il. à chaque instant des désirs nouveaux, dont aucun ne remplit mon âme! C'est le tourment des Danaïdes. Loin de moi ces lueurs de sentiment passagères et renaissantes, qui ne me laissent aucun repos. Buvons l'oubli de mes folies. Il dit, et vida le flacon blanc. Il ne lui reste plus que le bleu, et son bonheur dépend de l'usage qu'il en va faire. Alcidonis étudiait la philosophie sous Ariste l'académicien. Ariste, en mourant, laissa une jeune veuve, la plus honnête et la plus belle du monde. Le disciple d'Ariste crut devoir à sa veuve les consolations et les secours de l'amitié. Thélésie les refusa avec une modestie mêlée de douceur et de fierté. J'ai peu de bien, lui dit-elle; j'ai encore moins de désirs. Mon époux m'a laissé le plus précieux héritage, le goût de la médiocrité, l'habitude à vivre de peu. Tant de sagesse unie à tant de beauté méritait bienun attachement délicat et solide. Il est temps, dit Alcidonis, que je goûte du flacon bleu. Une chaleur douce et vive se répandait dans ses veines. Ce n'était point l'inquiétude des fantaisies, ce n'était point l'emportement de la passion; c'était une émotion délicieuse, le pressentiment de la félicité. Il brûle d'être à Thélésie, il brûle de n'avoir plus avec elle qu'un même sort, qu'une vie, et qu'une âme; et, cédant à son impatience, il lui propose de s'unir à elle. Thélésie ne fut point insensible à cette marque d'amour et d'estime. Vous êtes assez généreux, lui dit-elle, pour m'offrir votre main. Je veux la mériter. Je la refuse. J'en serais indigne, si je l'acceptais. Il eut beau lui répondre de l'aveu de son père, lui faire un crime de ses refus, la menacer des reproches qu'elle se ferait à elle-même de l'avoir rendu malheureux: elle parut inébranlable. Cependant Thélésie, dans sa retraite, ne cessait de verser des larmes. La seule esclave qui lui restait voyait la douleur dont elle était consumée, et n'en pouvait pénétrer la cause. Fallait-il l'attribuer à la mort de son époux? Quoi! Pleurer sans cesse un mari philosophe? Cela n'était pas naturel. Sa maîtresse écrivait souvent à un citoyen d'Argos; et les réponses qu'on lui rendait lui arrachaient de profondssoupirs. La curiosité ou le zèle porta l'esclave à ouvrir une des lettres de Thélésie. Elle était conçue en ces termes: " si vous n'avez un coeur d'airain, vous serez touché, seigneur, du désespoir d'une infortunée qui donnerait son sang pour la liberté de son père. Ariste, mon époux, à qui je n'avais pas rougi d'avouer que j'étais née d'un esclave, n'a rien épargné pour rendre mon père à mes voeux. Il l'a fait chercher vainement. J'apprends enfin qu'il est en votre pouvoir, et je l'apprends dans l'indigence. J'ai apprécié tout ce qui me reste. Hélas! Il s'en faut bien que je sois en état de suffire à ce que vous exigez. Je n'ai plus qu'une seule ressource: c'est de m'offrir moi-même en échange pour mon père. Il n'est pas juste que je sois libre, tandis que mon père est esclave. Je suis jeune, il est accablé d'années. Vous pouvez tirer de ma servitude plus d'avantages que de la sienne. Mes mains s'endurciront au travail; mon coeur est fait à la patience. Si je voulais user de la facilité qu'on peut avoir à mon âge de séduire et d'intéresser les hommes, je ne serais pas réduite à cette cruelle extrémité; mais l'esclavage est moins honteux que le vice. Je n'hésite pas à choisir. " l'esclave, pénétrée d'admiration et de pitié,porta cette lettre à Alcidonis. Ah! S'écria-t-il, le coeur saisi et les yeux en larmes, voilà donc la cause de ses refus! Elle est née esclave! Et qu'importe? La vertu est la reine du monde. C'est à la fortune à rougir. Quelle piété! Quelle tendresse! Vous, Thélésie, vous dans l'esclavage! Que n'ai-je un trône à vous offrir! Au nom des dieux, dit-il à l'esclave, garde-moi bien le secret. Je pars: les pleurs de ta maîtresse vont être essuyés. Ton zèle aura sa récompense. Alcidonis se rend à Argos; et le père de Thélésie est libre. L'inconnu qui l'affranchit, lui donne de quoi se rendre à Athènes, et lui dit en le quittant: vous allez revoir Thélésie; vous devez la liberté à sa tendresse et à ses vertus. Il dépend d'elle d'être heureuse et de vous rendre heureux. Mais si le service que je viens de vous rendre vous est cher, promettez-moi d'engager cette fille vertueuse à cacher sa naissance et vos malheurs aux yeux de celui qui la demande pour épouse. Je le connais; il la respecte; il lui serait affreux de la voir rougir. Si votre bienfaiteur paraît jamais devant vous, renfermez votre reconnaissance: il ne veut être connu que de vous seul. Quoi! Dit le vieillard attendri, ma fille ne connaîtra jamais la main qui vient de briser ma chaîne! Non, reprit Alcidonis, n'accablez pointThélésie de ce fardeau humiliant. Il est des devoirs qui abaissent l'âme: laissons à la sienne, je vous en conjure, sa noblesse et sa liberté. Le vieillard promit tout à son libérateur. Il arrive à Athènes. Sa fille s'évanouit en le voyant. ô mon père! Lui dit-elle, quel dieu vous accorde à mes larmes? L'avarice de votre maître s'est-elle enfin laissé fléchir? Oui, ma fille, répondit le vieillard. Je sais que je dois à ta tendresse et à tes vertus, la liberté, la vie, et le bonheur inespéré de venir mourir dans tes bras. Alcidonis, de retour, vint presser de nouveau Thélésie, par tout ce que l'amour a de plus tendre, de consentir à leur hymen. Le vieillard n'avait pas manqué d'exhorter sa fille au silence sur l'humiliation de leur premier état. Non, lui avait-elle répondu avec courage, il est moins humiliant de l'avouer que de le taire: quiconque aura intérêt à me connaître, apprendra de moi qui je suis. Vous voulez donc, dit-elle à Alcidonis, que je vous ouvre mon âme? Tant que j'ai été malheureuse, j'ai renfermé ma douleur en moi-même; mais vous méritez de partager ma joie. Apprenez que mon destin m'a fait naître dans la servitude. On m'en avait retirée; mon père y gémissait encore. Un dieu bienfaisant me l'arendu: il est libre; il est ici, vous l'allez voir. Cependant la tache de notre servitude est ineffaçable; et vous avouer qui nous sommes, c'est vous déclarer sans retour, que ni votre honneur, ni ma reconnaissance, ne me permettent de vous écouter. Vous m'outragez, Thélésie, lui dit Alcidonis d'un air plein de tendresse et d'amertume. Me croyez-vous moins philosophe, moins généreux qu'Ariste? Lui aviez-vous caché le malheur de votre naissance? Non, sans doute. N'a-t-il pas méprisé l'injustice de la fortune et de l'opinion? Je suis son disciple; ses préceptes sont gravés dans mon coeur: son exemple est-il honteux à suivre? Ou ne me croyez-vous pas assez de vertu pour l'imiter? Ce n'est pas la vertu, lui dit-elle en souriant, c'est la prudence qui vous manque. Ariste avait eu le temps de s'éprouver: vous n'êtes pas, comme lui, dans l'âge où l'on peut se répondre de soi-même. Je vous épargne des regrets. Alcidonis, désolé de cette constance invincible, tombait aux genoux de Thélésie, pour la fléchir par la pitié. Dans ce moment, paraît le vieillard qu'il avait tiré d'esclavage. Que vois-je? Ah, ma fille! S'écria-t-il, c'est lui... et tout à coup, se souvenant de la défense d'Alcidonis, il s'interrompit lui-même, et demeurales yeux attachés sur son libérateur, en laissant échapper quelques larmes. Quoi! Mon père, dit Thélésie étonnée, vous le connaissez! C'est lui, dites-vous? Achevez. Qu'a-t-il fait? L'avez-vous connu? Alcidonis, vous baissez les yeux, vous rougissez! Mon père vous regarde avec attendrissement! Ah! Je vous entends l'un et l'autre! Mon père! C'est lui qui vous a racheté; c'est à lui que je dois mon père.-oui, ma fille, voilà mon bienfaiteur. Est-ce là, dit Alcidonis en embrassant le vieillard qui se prosternait à ses pieds, est-ce là ce que vous m'aviez promis: pardonnez, dit le vieillard, mon coeur était saisi: ma fille m'a deviné; ce n'est pas ma faute. Eh bien! Puisqu'elle sait tout, obligez-la donc, cette fille cruelle, à ne pas me désespérer. C'est son coeur que je demande pour prix du bien que je lui rends. Le vieillard pénétré reprocha vivement à sa fille une ingratitude dont elle n'était point coupable, et prenant sa main tremblante, il la mit dans celle de son libérateur. C'est à votre père que je la dois, cette main que vous m'avez refusée, dit tendrement Alcidonis en la baisant. Consolez-vous, répondit Thélésie avec un sourire: vous ne lui devez que ma main; mon coeur s'était donné lui-même. Alcidonis enchanté, employa le reste dujour à se disposer à partir le lendemain pour Mégare. La nuit, comme il goûtait un doux sommeil, la fée Galante lui apparut de nouveau, et lui dit: soyez heureux, Alcidonis; aimez sans inquiétude; possédez sans dégoût; désirez pour jouir; faites des jaloux, et ne le soyez jamais. Ce n'est pas un conseil que je vous donne; c'est votre destin que je vous annonce. Vous avez bu à la source de la félicité parfaite. Je distribue à pleines mains des flacons pourpre et couleur de rose; mais le flacon bleu est un don que je réserve à mes favoris.

LAUSUS ET LYDIE

Le caractère de Mézence, roi de Tyrenne, est assez connu. Mauvais prince et bon père, cruel et tendre tour à tour, il n'avait rien d'un tyran, rien qui annonçât la violence, tant que ses volontés ne trouvaient aucun obstacle: mais le calme de cette âme superbe était le repos du lion. Mézence avait un fils appelé Lausus, que sa valeur et sa beauté rendaient célèbre parmi les jeunes héros de l'Ausonie. Lausus avait suivi Mézence dans la guerre contre le roi de Préneste. Son père, au comble de la joie, l'avait vu, couvert de sang, combattre et vaincre à ses côtés. Le roi de Préneste chassé de ses états, et cherchant son salut dans la fuite, avait laissé dans les mains du vainqueur un trésor plus précieux que sa couronne, une princesse dans l'âge où le coeur n'a que les vertus de la nature, où lanature a tous les charmes de l'innocence et de la beauté. Tout ce que les grâces éplorées ont de noble et d'attendrissant, était peint sur le visage de Lydie. à sa douleur mêlée de courage et de dignité, l'on distinguait la fille des rois dans la foule des esclaves. Elle reçut les premiers respects de ses ennemis, sans hauteur, sans reconnaissance, comme un hommage dû à son rang, dont le sentiment généreux n'était point affaibli dans son âme par l'infortune. Elle entendit nommer son père, et à ce nom elle leva au ciel ses beaux yeux remplis de larmes. Tous les coeurs en furent émus; Mézence lui-même, interdit, oublia son orgueil et son âge. La prospérité, qui endurcit les âmes faibles, amollit les coeurs altiers; et rien n'est plus doux qu'un héros après le gain d'une bataille. Si le coeur farouche du vieux Mézence ne put résister aux charmes de sa captive, quelle fut leur impression sur l'âme vertueuse du jeune Lausus! Il gémit de ses exploits, il se reprocha sa victoire: elle coûtait des larmes à Lydie. Qu'elle se venge, disait-il, qu'elle me haïsse autant que je l'aime; je ne l'ai que trop mérité. Mais une idée plus accablante encore vint se présenter à son âme; il vit Mézence étonné, attendri, passer tout à coup de la fureur à la clémence. Il jugea bien que l'humanité seulen'avait pas fait cette révolution; et la crainte d'avoir son père pour rival, fut pour lui un nouveau tourment. Dans l'âge où était Mézence, la jalousie suit de près l'amour. Le tyran observa les yeux de Lausus avec une attention inquiète: il vit s'éteindre en un moment cette joie et cette ardeur qui d'abord avaient éclaté sur le front du jeune héros, vainqueur pour la première fois. Il le vit se troubler; il surprit des regards qu'il n'était que trop aisé d'entendre. Dès ce moment il se crut trahi: mais la nature eut un retour qui suspendit la colère. Un tyran, même dans la fureur, s'efforce de se croire juste; et, avant de condamner son fils, Mézence voulut le convaincre. Il commença par se déguiser lui-même avec tant d'art, que le prince rassuré crut ne voir, dans les soins de l'amour, que les effets de la clémence. D'abord, il affecta de laisser à Lydie toutes les apparences de la liberté; mais la cour du tyran était remplie d'espions et de délateurs, cortége ordinaire des hommes puissans qui, ne pouvant se faire aimer, mettent leur grandeur à se faire craindre. Son fils ne se défendit plus de rendre à la captive un hommage respectueux. Il mêlait à ses sentimens un intérêt si délicat, si tendre,que Lydie commença bientôt à se reprocher la haine qu'elle croyait avoir pour le sang de son ennemi. De son côté, Lausus se plaignit d'avoir contribué aux malheurs de Lydie. Il prit les dieux à témoins qu'il ferait tout pour les réparer. Le roi mon père, dit-il, est aussi généreux après la victoire qu'intraitable avant le combat; satisfait de vaincre, il ne sait point opprimer: il est plus facile que jamais au roi de Préneste de l'engager à une paix glorieuse pour l'un et pour l'autre. Cette paix tarira vos larmes, belle Lydie; mais effacera-t-elle de votre souvenir le crime de ceux qui vous les font répandre? Que n'ai-je vu couler tout mon sang, au lieu de ces précieuses larmes! Les réponses de Lydie, pleines de modestie et de grandeur, ne laissaient voir à Lausus qu'une tranquille reconnaissance: mais dans le fond de son coeur elle n'était que trop sensible au soin qu'il prenait de la consoler. Elle rougissait quelquefois de l'avoir écouté avec complaisance; mais l'intérêt de son père lui faisait une loi de ménager un tel appui. Cependant leurs entretiens plus fréquens tous les jours, devenaient aussi plus animés, plus intéressans, plus intimes; et l'amour perçait insensiblement à travers le respect et la reconnaissance, comme une fleur qui, pouréclore, entr'ouvre le tissu léger dont elle est enveloppée. Trompé de plus en plus par la fausse tranquillité de Mézence, le crédule Lausus se flattait de voir bientôt son devoir d'accord avec son penchant; et rien au monde, à son avis, n'était plus facile que de les concilier. Le traité de paix qu'il avait médité se réduisait à deux articles, à rendre au roi de Préneste sa couronne et ses états, et à faire de son hymen avec la princesse le lien des deux puissances. Il communiqua ce projet à Lydie. La confiance qu'il y avait mise, les avantages qu'il en voyait naître, les transports de joie que l'idée seule lui en inspirait, surprirent à l'aimable captive un sourire mêlé de larmes. Généreux prince, lui dit-elle, puisse le ciel accomplir les voeux que vous faites pour mon père! Je ne me plaindrai pas d'être le gage de la paix et le tribut de la reconnaissance. Cette réponse touchante fut accompagnée d'un regard plus touchant encore. Le tyran fut instruit de tout. Son premier mouvement l'eût porté à sacrifier son rival. Mais ce fils était l'unique appui de sa couronne, la seule barrière entre son peuple et lui: le même coup achevait de le rendre odieux à ses sujets, et lui enlevait le seul défenseur qu'il pût opposer à la haine publique. La crainte est la passion dominantedes tyrans. Mézence prend donc le parti de dissimuler. Il fait venir son fils, lui parle avec bonté, et lui ordonne de se préparer à partir dès le lendemain pour la frontière de ses états, où il avait laissé l'armée. Le prince fit un effort sur son âme pour renfermer sa douleur, et partit sans avoir eu le temps de recevoir les adieux de Lydie. Le jour même du départ de Lausus, Mézence avait fait proposer au roi de Préneste les conditions d'une paix honorable, dont la première était son mariage avec la fille du vaincu. Ce monarque infortuné n'avait point hésité à y consentir; et le même envoyé qui lui offrit la paix, rapporta son aveu pour réponse. Lausus avait à la cour un ami qui lui était attaché dès l'enfance. Une ressemblance singulière avec le prince avait fait la fortune de ce jeune homme appelé Phanor. Mais ils se ressemblaient encore plus par le caractère que par la figure; mêmes penchans, mêmes vertus: Lausus et Phanor semblaient n'avoir qu'une âme. Lausus, en partant, avait confié à Phanor son amour et son désespoir. Celui-ci fut inconsolable en apprenant l'hymen de Lydie avec Mézence. Il crut devoir en instruire le prince. à cette nouvelle la situation de cet amant ne peut se rendre; son esprit se trouble, sa raisonl'abandonne; et dans l'égarement d'une douleur aveugle, il écrit à Lydie la lettre la plus passionnée et la plus imprudente que l'amour ait jamais dictée. Phanor fut chargé de la remettre. Il y allait de sa vie s'il était découvert: il le fut. Mézence furieux ordonna qu'on le chargeât de fers, et qu'on le traînât dans une horrible prison. Cependant tout se préparait pour la célébration de cet hymen funeste. On juge bîen que la fête répondait au caractère de Mézence. La lutte, le ceste, les gladiateurs, les combats entre les hommes et les animaux nourris au carnage, tout ce que la barbarie a inventé pour ses plaisirs, en devait orner la pompe. Il ne manquait plus, pour ce sanglant spectacle, que des combattans contre les bêtes féroces; car il était d'usage de n'exposer à ces combats que des criminels condamnés à mort; et Mézence, qui se hâtait, sur un soupçon, de faire périr les innocens, différait encore moins le supplice des coupables. Il ne restait dans les prisons que le fidèle ami de Lausus. Qu'on l'expose, dit Mézence, qu'il soit en proie aux lions dévorans: le perfide mérite une mort plus cruelle; mais celle-ci convient mieux à son crime et à ma vengeance, et son supplice est une fête digne de l'amour outragé. Lausus attendait vainement la réponse deson ami: l'impatience fit place à l'effroi. Serions-nous découverts! Dit-il. Aurais-je perdu mon ami par ma fatale imprudence! Lydie elle-même... ah! Je frémis. Non, je ne puis vivre plus long-temps dans cette horrible incertitude. Il part; il se déguise avec précaution; il arrive; il écoute les bruits répandus parmi le peuple; il apprend que son ami est dans les fers, et que le jour suivant doit unir Lydie avec Mézence; il apprend que l'on prépare la fête qui doit précéder le festin nuptial, et que, pour spectacle dans cette fête, on doit voir le malheureux Phanor en proie aux bêtes féroces. Il succombe à ce récit; un froid mortel se répand dans ses veines. Il revient à lui éperdu, il tombe à genoux, il s'écrie: grands dieux, retenez ma main; mon désespoir m'épouvante. Que je meure pour sauver mon ami; mais que je meure avec ma vertu! Résolu de délivrer son cher Phanor, fallût-il périr à sa place, il vole aux portes de la prison. Mais comment y pénétrer? Il s'adresse à l'esclave chargé de porter la nourriture aux prisonniers. Ouvre les yeux, dit-il, reconnais-moi; je suis Lausus, je suis le fils de ton roi. J'attends de toi un service important. Phanor est dans les fers; je veux le voir, je le veux. Je n'ai qu'un moyen d'arriver jusqu'à lui. Donne-moi tes vêtemens; prends lafuite: voilà des gages de ma reconnaissance; dérobe-toi à la vengeance de mon père. Si tu me trahis, tu cours à ta perte; si tu me sers dans mon entreprise, mes bienfaits t'iront chercher jusque dans le fond des déserts. Cet homme faible et timide cède aux promesses et aux menaces. Il se prête au déguisement du prince, et disparaît, après lui avoir indiqué l'heure où il doit se présenter, et la conduite qu'il doit tenir pour tromper la vigilance des gardes. La nuit approche, l'instant arrive. Lausus se présente; il se nomme du nom de l'esclave; les verroux des cachots s'ouvrent avec un bruit lugubre. à la faible lueur d'un flambeau, il pénètre dans ce séjour d'horreur: il écoute; les accens d'une voix gémissante frappent son oreille; il reconnaît la voix de son ami; il le voit couché dans un coin de la prison, couvert de lambeaux, consumé de langueur, la pâleur de la mort sur le visage, et le feu du désespoir dans les yeux. Laisse-moi, lui dit Phanor en le prenant pour l'esclave; remporte ces secours odieux, laisse-moi mourir. Hélas! Ajoutait-il en jetant des cris entrecoupés de sanglots, hélas! Mon cher Lausus est encore plus malheureux que moi! ô dieux! S'il sait l'état où il a réduit son ami! Oui, s'écria Lausus en se précipitant dans son sein; oui, mon cherPhanor, il le sait et il le partage. Que vois-je? Dit Phanor transporté. Ah, Lausus! Ah, mon prince! à ces mots, tous deux perdent l'usage de leurs sens; leurs bras s'entrelacent, leurs coeurs se pressent, leurs sanglots se confondent. Long-temps immobiles et muets, ils demeurent étendus sur le pavé de la prison; la douleur étouffe leurs voix, et ce n'est qu'en se serrant plus étroitement et en se baignant de leurs larmes, qu'ils se répondent l'un à l'autre. Lausus enfin revenant à lui-même: ne perdons point de temps, dit-il à son ami; prends ces vêtemens, sors de ces lieux, et m'y laisse.- moi, grands dieux! Je serais assez lâche! Ah, Lausus! L'avez-vous pu croire? Devez-vous me le proposer? Je te connais, dit le prince; mais tu dois me connaître. L'arrêt est prononcé, ton supplice est prêt; il faut mourir ou prendre la fuite.-prendre la fuite!-écoute-moi; mon père est violent, mais il est sensible; la nature a des droits sur son coeur: si je te dérobe à la mort, je n'ai plus à le fléchir que pour moi-même; et son bras, levé sur un fils, sera facile à désarmer. Il frapperait, s'écria Phanor, et votre mort serait mon crime: non, je ne puis vous abandonner. Eh bien! Reprit Lausus, demeure; mais en mourant, tu me verras mourir. N'attends plus rien pour moi de la clémence demon père; il aurait beau me pardonner, ne crois pas que je me pardonne: cette main qui a tracé le billet fatal qui te condamne, cette main qui t'a chargé de fers, cette main qui, après son crime, est encore celle de ton ami, nous réunira malgré toi. En vain Phanor voulut insister: n'en parlons plus, interrompit le prince; tu n'as rien à me dire qui puisse balancer la honte de survivre à mon ami, après l'avoir perdu. Tes instances me font rougir, et tes prières sont des outrages. Je te répons de mon salut si tu prends la fuite; je jure ma mort, si tu veux périr. Choisis, les momens nous sont chers. Phanor connaissait trop bien son ami, pour prétendre ébranler sa résolution. Je consens, dit-il, à vous laisser tenter le seul moyen de salut qui nous reste; mais vivez, si vous voulez que je vive: votre échafaud serait le mien. Je m'y attends bien, dit Lausus; et ton ami t'estime trop pour t'exhorter à lui survivre. à ces mots ils s'embrassèrent, et Phanor sortit des cachots sous les mêmes habits d'esclave que Lausus venait de quitter. Quelle nuit! Quelle affreuse nuit pour Lydie! Eh! Comment peindre les mouvemens qui s'élèvent dans son âme, qui la partagent, qui la déchirent, entre l'amour et la vertu? Elle adore Lausus; elle déteste Mézence; elle s'immole aux intérêts de son père; elle se livre à l'objet de sa haine; elle s'arrache pour jamais aux voeux d'un amant adoré. On la traîne à l'autel comme au supplice. Barbare Mézence, il te suffit de régner sur un coeur par la violence et par la crainte; il te suffit que ton épouse tremble devant toi, comme une esclave devant son maître. Tel est l'amour dans le coeur d'un tyran. Cependant, hélas! C'est pour lui seul qu'elle va vivre; c'est à lui qu'elle va s'unir. Si elle résiste, elle va trahir son amant et son père, un refus va découvrir le secret de son âme; et, si Lausus est soupçonné de lui être cher, il est perdu. C'était dans cette agitation cruelle que Lydie attendait le jour. Il arrive ce jour terrible. Lydie, éperdue et tremblante, se voit parée, non comme une épouse qui va se présenter aux autels de l'hymen et de l'amour, mais comme une de ces victimes innocentes qu'une piété barbare couronnait de fleurs avant de les sacrifier. On la mène au lieu du spectacle. Le peuple en foule est assemblé; les jeux commencent. Je ne m'arrête point à décrire les combats duceste, de la lutte et du glaive: un objet plus affreux m'attend. Un énorme lion s'avance. D'abord tranquille et fier, il parcourt l'arène en promenant ses regards terribles sur l'amphithéâtre qui l'environne: un murmure confus annonce l'effroi qu'il inspire: bientôt le son des clairons l'anime; il y répond en rugissant; son épaisse crinière se dresse autour de sa tête monstrueuse: il se bat les flancs de sa queue, et le feu commence à jaillir de ses prunelles étincelantes. Le peuple effrayé désire et craint de voir paraître le malheureux qu'on va livrer à la rage du monstre. La terreur et la pitié s'emparent de tous les esprits. Il se présente, ce combattant que les satellites de Mézence ont pris eux-mêmes pour Phanor. Lydie ne peut le reconnaître. L'horreur dont elle est saisie lui a fait détourner les yeux de ce spectacle qui révolte la sensibilité de son âme compatissante. Que serait-ce, hélas! Si elle savait que Phanor, que le tendre ami de Lausus, est le criminel qu'on a dévoué; si elle savait que Lausus lui-même a pris la place de son ami, et que c'est lui qui va combattre? à demi nu, les cheveux épars, il marche d'un pas intrépide: un poignard pour l'attaque, un bouclier pour la défense, sont les seulesarmes dont il est couvert. Mézence prévenu ne voit en lui que le coupable Phanor. Le sang est muet, la nature est aveugle: c'est son fils qu'il livre à la mort, et ses entrailles ne sont point émues: le ressentiment de l'injure et la soif de la vengeance étouffent en lui tout autre sentiment. Il voit, avec une joie barbare, la fureur du lion s'animer par degrés. Lausus impatient irrite le monstre, et l'appelle au combat. Il marche à lui, le lion s'élance; Lausus l'évite. Trois fois l'animal furieux lui présente une gueule écumante, et trois fois Lausus échappe à ses dents meurtrières. Cependant Phanor vient d'apprendre ce qui se passe. Il accourt, il fend la foule: ses cris perçans font retentir l'amphithéâtre. Arrête, Mézence! Sauve ton fils: c'est lui, c'est Lausus qui combat! Mézence regarde et reconnaît Phanor qui se précipite vers lui. ô dieux! Que vois-je! Peuples, secourez-moi; jetez-vous dans l'arène, arrachez mon fils à la mort! Au nom de Lausus, Lydie se renverse expirante sur les marches de l'amphithéâtre; son coeur se glace, ses yeux se couvrent de ténèbres. Mézence ne voit que son fils dans un danger inévitable: mille bras s'arment en vain pour sa défense: le monstre le poursuit et l'aura dévoré avant qu'on soit arrivé jusqu'à lui. Mais, prodigeincroyable! Bonheur inespéré! Lausus, en se dérobant aux élans de l'animal furieux, le frappe lui-même du coup mortel; et le fer dont sa main est armée, sort fumant du coeur du lion. Il tombe, et nage dans les flots de sang que vomit sa gueule écumante. L'alarme universelle se change en triomphe, et le peuple ne répond aux cris douloureux de Mézence que par des cris d'admiration et de joie. Ces cris rappellent Lydie à la lumière; elle ouvre les yeux; elle voit Lausus aux pieds de Mézence, tenant d'une main le poignard sanglant, de l'autre son cher et fidèle Phanor. C'est moi, dit-il à son père, c'est moi seul qui suis coupable. Le crime de Phanor était le mien: c'était à moi à l'expier. Je l'ai forcé à me céder sa place; j'allais mourir s'il m'eût résisté. Je respire, je lui dois la vie; et, si votre fils vous est cher encore, vous lui devez votre fils. Mais si votre vengeance n'est pas apaisée, nos jours sont en vos mains, frappez: nous périrons ensemble, nos coeurs en ont fait le serment. Lydie, tremblante à ce discours, regardait Mézence avec des yeux supplians et remplis de larmes. La cruauté du tyran ne peut soutenir cette épreuve. Le cri de la nature et la voix des remords font taire dans son coeur la jalousie et la vengeance. Il demeure long-temps immobileet muet, roulant tour à tour, sur les objets qui l'environnent, des regards troublés et confus, où l'amour et la haine, l'indignation et la pitié se combattent et se succèdent. Tout tremble autour du tyran. Lausus, Phanor, Lydie, un peuple innombrable, attendent avec effroi les premiers mots qu'il va prononcer. Il succombe enfin, malgré lui, sous la vertu dont l'ascendant l'accable; et passant tout à coup, avec une violence impétueuse, de la fureur à la tendresse, il se jette dans les bras de son fils. Oui, lui dit-il, je te pardonne, et je pardonne à ton ami. Vivez, aimez-vous l'un et l'autre. Mais il me reste encore un sacrifice à te faire, et tu viens de t'en rendre digne. Reçois-la donc, dit-il avec un nouvel effort, reçois-la cette main dont le présent t'est plus cher que la vie: c'est ta valeur qui me l'arrache; elle seule pouvait l'obtenir.

HEUREUSEMENT

Non, madame, disait l'abbé de Châteauneuf à la vieille marquise de Lisban, je ne puis croire que ce qu'on appelle vertu dans une femme soit aussi rare qu'on le dit; je gagerais, sans aller plus loin, que vous avez toujours été sage.-ma foi, mon cher abbé, peu s'en faut que je ne vous dise comme Agnès: ne gagez pas .-perdrais-je?-non, vous gagneriez, mais de si peu, si peu de chose, que franchement ce n'est pas la peine de s'en vanter.-c'est-à-dire, madame, que votre sagesse a couru des risques.-hélas! Oui; et plus d'une fois je l'ai vue au moment de faire naufrage: heureusement la voilà au port.-ah! Marquise, confiez-moi le récit de ces aventures.-volontiers: nous sommes dans l'âge où l'on n'a plus rien à dissimuler; et ma jeunesse est si loin de moi, que j'en puis parler comme d'un beau songe. Si vous vous rappelez le marquis de Lisban, c'était une de ces figures froidement belles, qui vous disent, me voilà ; c'était une de ces vanitésgauches, qui manquent sans cesse leur coup. Il se piquait de tout, et n'était bon à rien; il prenait la parole, demandait silence, suspendait l'attention, et disait une platitude; il riait avant de conter, et personne ne riait de ses contes; il visait souvent à être fin, et il tournait si bien ce qu'il voulait dire, qu'il ne savait plus ce qu'il disait. Quand il ennuyait les femmes, il croyait les rendre rêveuses; quand elles s'amusaient de ses ridicules, il prenait cela pour des agaceries!-ah! Madame, l'heureux naturel!- nos premiers tête à tête furent remplis par le récit de ses bonnes fortunes. Je commençai par l'écouter avec impatience; je finis par l'entendre avec dégoût: je pris même la liberté d'avouer à mes parens que cet homme-là m'ennuyait à l'excès. On me répondit que j'étais une sotte, et qu'un mari était fait pour cela. Je l'épousai. On me fit promettre de l'aimer uniquement: ma bouche dit oui , mon coeur dit non ; et ce fut mon coeur qui lui tint parole. Le comte de Palmène se présenta chez moi avec toutes les grâces de l'esprit et de la figure. Mon mari, qui l'amenait, fit les honneurs de ma modestie. Il répondit aux choses agréables que lui dit le comte sur mon bonheur, avec un air avantageux dont je fus indignée. à l'en croire, je l'aimais à la folie; et de là toutes ces confidencesindiscrètes qui ne choquent pas moins la vérité que la bienséance, et dans lesquelles la vanité abuse du silence de la pudeur. Je n'y pus tenir, je quittai la place; et Palmène put s'apercevoir, à mon dépit, que le marquis lui en imposait. L'impertinent! Disais-je en moi-même, il va s'applaudissant de son triomphe, bien assuré que je n'aurai pas le courage de le démentir. On le croira, on me supposera assez peu de goût pour aimer l'homme du monde le plus sot et le plus vain. S'il parlait d'un attachement honnête à mes devoirs, encore passe; mais de l'amour! De la faiblesse! Il y a de quoi me déshonorer. Non, je ne veux pas qu'on dise dans le monde que je suis folle de mon mari: il est important surtout de désabuser Palmène; et c'est par lui que je dois commencer. Mon mari, qui se félicitait de m'avoir fait rougir, ne démêla pas mieux que moi la véritable cause de ma confusion et de ma colère. Il s'estimait trop, et ne m'aimait pas assez pour daigner être jaloux. Tu as fait l'enfant, me dit-il, quand le comte fut sorti: je te dirai pourtant qu'il te trouve charmante. Ne l'écoute pas trop au moins; c'est un homme dangereux. Je le sentais mieux qu'il ne pouvait le dire. Le lendemain, le comte de Palmène vint me voir, et me trouva seule. Me pardonnez-vous,dit-il, madame, l'embarras où je vous vis hier? J'en étais la cause innocente, et j'aurais bien dispensé le marquis de me prendre pour confident. Je ne sais pas, lui dis-je, en baissant les yeux, pourquoi il a tant de plaisir à raconter ce que j'ai tant de peine à entendre.-quand on est si heureux, madame, on est bien pardonnable d'être indiscret.-s'il est heureux, je l'en félicite; mais, en vérité, il n'y a pas de quoi.-eh! Peut-il ne pas l'être, reprit le comte avec un soupir, en possédant la plus belle personne du monde?-je suppose, monsieur, je suppose que je sois telle; où est la gloire, le mérite, le bonheur de me posséder? Est-ce moi qui me suis donnée?-non, madame; mais, si je l'en crois, vous avez bientôt applaudi vous même au choix qu'on avait fait sans vous.-quoi, monsieur, les hommes ne penseront-ils jamais qu'on nous élève à la dissimulation dès l'enfance; que nous perdons la franchise avec la liberté, et qu'il n'est plus temps d'exiger de nous que nous soyons sincères, quand on nous a fait un devoir de ne l'être pas? Je l'étais un peu trop moi-même, et je m'en aperçus trop tard. L'espoir s'était glissé dans l'âme du comte. Avouer qu'on n'aime pas son mari, c'est presque avouer qu'on en aime unautre; et le confident d'une telle faiblesse en est assez souvent l'objet. Ces idées avaient plongé le comte dans une douce rêverie. Vous êtes donc bien dissimulée? Me dit-il après un long silence; car le marquis m'a raconté des choses étonnantes de votre mutuel amour.-à la bonne heure, monsieur, qu'il se flatte tout à son aise: je n'ai garde de le désabuser.-mais vous, madame, seriez-vous à plaindre?-je fais mon devoir, je subis mon sort: ne m'en demandez pas davantage, et surtout n'abusez jamais du secret que l'imprudence de mon mari, ma sincérité naturelle, et mon impatience, m'ont arraché.-moi, madame! Ah! Que je meure plutôt que d'être indigne de votre confiance. Mais je veux l'avoir seul et sans réserve: regardez-moi comme un ami qui partage toutes vos peines, et dans le sein duquel vous pouvez les déposer. Ce nom d'ami porta dans mon coeur une tranquillité perfide; je ne me défiai plus ni de moi-même, ni de lui. Un ami de vingt-quatre heures, de l'âge et de la figure du comte, me parut la chose du monde la plus raisonnable et la plus honnête; et un mari tel que le mien, la chose du monde la plus ridicule et la plus affligeante pour moi. Celui-ci n'obtint plus de mon devoir quequelques froides complaisances, dont il avait encore la sottise de se glorifier; et c'était toujours à Palmène qu'il en faisait confidence, et qu'il en exagérait le prix. Le comte ne savait qu'en croire. Pourquoi me tromper? Me disait-il quelquefois; pourquoi désavouer une sensibilité louable? Rougissez-vous de vous dédire?-eh! Non, monsieur, j'en ferais gloire; je ne suis pas assez heureuse pour avoir à me rétracter. à ces mots mes yeux se remplirent de larmes. Palmène en fut attendri. Que ne me dit-il point pour adoucir mes peines! Quel charme j'éprouvais à l'entendre! ô mon cher abbé! Le dangereux consolateur! Il prit dès ce moment un empire absolu sur mon âme; et de tous mes sentimens, mon amour pour lui était le seul dont je lui faisais un mystère. Il ne m'avait jamais parlé du sien que sous le nom de l'amitié; mais, abusant enfin de l'ascendant qu'il avait sur moi, il m'écrivit: " je me suis trompé, et je vous ai trompée: cette amitié si tranquille et si douce, à laquelle je me livrais sans crainte, est devenu l'amour le plus violent, le plus passionné qui fut jamais. Je vous verrai ce soir, pour vous consacrer ma vie, ou pour vous dire un éternel adieu. " je ne vous expliquerai pas, mon cher abbé,les mouvemens opposés qui s'élevèrent dans mon âme: je sais qu'il y avait de la vertu, de l'amour, de la frayeur; mais je sais bien aussi qu'il y avait de la joie. Je tâchai cependant de me préparer à une belle défense. Premièrement, je ne serai pas seule, et je vais dire qu'on laisse entrer tout le monde: en second lieu, je ne le regarderai que légèrement, sans permettre que ses yeux s'attachent un instant sur les miens. Cet effort sera pénible; mais la vertu n'est pas vertu pour rien. Enfin j'éviterai qu'il me parle en particulier; et, s'il l'ose, je lui répondrai d'un ton, mais d'un ton à lui imposer. Ma résolution bien prise, je me mis à ma toilette; et, sans y penser, je me parai ce jour-là avec plus de grâce et d'élégance que je n'avais jamais fait. Il me vint sur le soir un monde prodigieux, et ce monde me donna de l'humeur. Mon mari, plus empressé, plus assidu que de coutume, comme s'il l'avait fait exprès, me causa un ennui mortel: enfin on annonça Palmène. Il me salua en rougissant: je le reçus avec une révérence profonde, sans daigner lever les yeux sur lui; et je me disais à moi-même: en vérité, cela est fort beau! La conversation fut d'abord générale. Palmène laissait échapper des mots qui, pour tout le monde, signifiaient peu de chose, et qui, pour moi, disaientbeaucoup. Je feignis de ne les pas entendre, et je m'applaudissais tout bas d'une rigueur si bien soutenue. Palmène n'osait s'approcher de moi: mon mari l'y obligea avec ses plaisanteries familières. Le respect et la timidité du comte m'attendrirent. Le malheureux, disais-je, est plus à plaindre qu'il n'est à blâmer: s'il osait, il me demanderait grâce; mais il ne l'osera jamais. Je l'y encourageai par un regard. J'ai fait une imprudence, me dit-il; madame, me la pardonnez-vous?-non, monsieur. Ce non , prononcé, je ne sais comment, me parut sublime. Palmène se leva comme pour s'en aller: mon mari le retint de force. On vint avertir que le souper était servi. Allons, cher comte, sois galant; donne la main à ma femme: elle a de l'humeur, ce me semble; mais nous saurons la dissiper. Palmène, désespéré, me serra la main. Je le regardai, et je crus voir dans ses yeux l'image de l'amour et de la douleur. J'en fus pénétrée, mon cher abbé; et, par un mouvement qui partait de mon coeur, ma main répondit à la sienne. Je ne puis vous peindre le changement qui se fit tout à coup sur son visage. Il devint rayonnant de joie; cette joie se répandit dans l'âme de tous les convives: l'amour et le désir de plaire semblaient les animer tous comme lui.Le propos tomba sur la galanterie. Mon mari, qui se croyait un Ovide dans l'art d'aimer, dit à ce sujet mille impertinences. Le comte, en y répondant, tâchait de les adoucir avec une délicatesse ingénieuse qui achevait de me charmer. heureusement un jeune étourdi, qui s'était mis à côté de moi, s'avisa de me dire de jolies choses; heureusement aussi je lui donnai quelque attention, et lui répondis avec un air de complaisance. Palmène, cet homme si aimable, changea tout à coup de langage et d'humeur. La conversation avait passé de l'amour à la coquetterie. Le comte se déchaîna contre cette envie générale de plaire, avec une chaleur et un sérieux qui me confondirent. Je pardonne, disait-il, à une femme de changer d'amant, je lui passe même d'en avoir plusieurs; tout cela est dans la nature: ce n'est pas sa faute si on ne peut l'attacher: au moins ne cherche-t-elle à captiver que ceux qu'elle aime et qu'elle rend heureux; et, si elle fait en même temps le bonheur de deux ou trois, c'est un bien qui se multiplie. Mais une coquette est un tyran qui veut tout asservir, pour le seul plaisir d'avoir des esclaves. D'elle-même idolâtre, tout le reste ne lui est rien; son orgueil se fait un jeu de notre faiblesse et un triomphe de nos tourmens: ses regards mentent, sa bouche trompe,son langage et sa conduite ne sont qu'un tissu de piéges, ses grâces sont autant de sirènes, ses charmes autant de poisons. Cette déclaration étonna toute l'assemblée. Quoi, monsieur, lui dit le jeune homme qui m'avait parlé, vous préférez une femme galante à une femme coquette?-oui, sans doute, je la préfère; et il n'y a pas à balancer. Cela est plus commode, lui dis-je ironiquement. Et plus estimable, madame, me dit-il d'un ton chagrin, plus estimable mille fois. Je vous avoue que je fus piqué de cette insulte. Allez, monsieur, repris-je avec dédain, vous avez beau nous faire un crime du plaisir le plus innocent et le plus naturel qui soit au monde, votre opinion ne fera pas loi. Les coquettes, dites-vous, sont des tyrans! Vous êtes bien plus tyran vous-même de vouloir nous priver du seul avantage que nous ait donné la nature. S'il faut renoncer au soin de plaire, que nous reste-t-il dans la société? Talens, génie, vertus éclatantes, vous avez tout ou vous croyez tout avoir: il n'est accordé à une femme que de prétendre à être aimable; et vous la condamnez impitoyablement à ne vouloir l'être que pour un seul! C'est l'ensevelir au milieu des vivans: c'est pour elle anéantir le monde. Ah! Madame, me dit le comte avec dépit, vous êtes bien de votre siècle! En vérité jene le croyais pas. Tu avais tort: mon cher, reprit mon mari, tu avais tort, ma femme veut plaire à toute la nature; mais elle ne veut rendre heureux que moi. Cela est cruel, je l'avoue, et je lui ai dit cent fois, mais c'est sa folie: tant pis pour les dupes. Aussi, pourquoi prendre au sérieux ce qui n'est qu'une plaisanterie? Si elle a du plaisir à s'entendre dire qu'elle est belle, faut-il pour cela qu'elle réponde sur le même ton? Elle m'aime, cela est tout simple: mais toi, mais tant d'autres qui l'amusent, n'ont rien à prétendre à son coeur. Il est pour moi, celui-là, et je défie qu'on me l'enlève. Vous me fermez la bouche, dit Palmène, dès que vous prenez madame pour exemple; et je n'ai point à répliquer. à ces mots on sortit de table. Je conçus dès ce moment pour le comte, je ne dis pas de l'aversion, mais une crainte qui en approche. Quel homme! Disais-je en moi-même; quel caractère impérieux! Il ferait le malheur d'une femme. Après le souper, il tomba dans un silence morne, d'où rien ne put le tirer. Enfin me trouvant seule un instant: pensez-vous à ce que vous m'avez dit? Me demanda-t-il du ton d'un juge sévère.-assurément.- c'en est assez; vous ne me verrez de ma vie. heureusement il m'a tenu parole; et je sentis, par le chagrin que me causa cette rupture, toutle danger que j'avais couru. Voilà, dit l'abbé en profond moraliste, ce que produit un moment d'humeur. Une bagatelle devient sérieuse: on s'aigrit, on s'humilie; l'amour s'épouvante et s'enfuit. Le caractère du chevalier de Luzel, reprit la marquise, était tout opposé à celui du comte de Palmène.-ce chevalier, madame, était sans doute le jeune homme qui vous avait souri pendant le souper?-oui, mon cher abbé, c'était lui-même. Il était beau comme Narcisse, et il ne s'aimait guère moins; il avait de la vivacité, de la gentillesse dans l'esprit, mais pas l'ombre du sens commun. Ah, marquise! Me dit-il, votre Palmène est un triste personnage! Que faites-vous de cet homme-là? Il raisonne, il moralise, il nous assomme avec son bon sens. Pour moi, je ne sais que deux choses, m'amuser et être amusant. Je connais mon monde; je vois que le plus grand des maux qui affligent l'humanité, c'est l'ennui: or l'ennui vient de l'égalité dans le caractère, de la constance dans les liaisons, de la solidité dans les goûts, de la monotonie enfin qui endort le plaisir lui-même; au lieu que la légèreté, le caprice, la coquetterie le réveillent. Aussi j'aime les coquettes à la folie: c'est le charme de la société. D'ailleurs les femmes sensiblessont fatigantes à la longue. Il est bon d'avoir quelqu'un avec qui se délasser. Avec moi, lui dis-je en souriant, vous vous délasserez tout à votre aise.-et voilà ce que je désire, et ce que je cherche auprès d'une coquette; qu'elle combatte, qu'elle résiste, qu'elle se défende, s'il est possible. Oui, madame, je vous fuirais, si je vous croyais capable d'un engagement sérieux. Madame, reprit gravement l'abbé, ce jeune fat était un homme à craindre.-je vous en répons, mon ami, et je ne fus pas long-temps à m'en apercevoir. Je le traitais d'abord comme un enfant; et cet empire de ma raison sur la sienne ne laissait pas d'être flatteur à mon âge; mais c'était à qui me l'enlèverait. Je commençais à en avoir de l'inquiétude. Ses absences me donnaient de l'humeur, ses liaisons de la jalousie. J'exigeai des sacrifices, et je voulus imposer des lois. Ma foi, me dit-il un jour que je lui reprochais sa dissipation, voulez-vous faire un petit miracle? Rendez-moi sage tout d'un coup: je ne demande pas mieux. J'entendis bien que, pour le rendre sage, il fallait cesser de l'être moi-même. Je lui demandai cependant à quoi tenait ce petit miracle.-à peu de chose, me dit-il: nous nous aimons, à ce qu'il me semble; le reste n'est pas malaisé.-si nous nous aimions,comme vous le dites, et comme je ne le crois pas, le miracle serait opéré: l'amour seul vous eût rendu sage.-oh! Non, madame, il faut être juste: j'abandonne volontiers tous les coeurs pour le vôtre: perte ou gain, c'est le sort du jeu, et j'en veux bien courir les risques. Mais il y a encore un échange à faire; et, en conscience, vous ne pouvez pas exiger que je renonce au plaisir pour rien.-madame, interrompit encore l'abbé, le chevalier n'était pas aussi dépourvu de bon sens que vous le dites; et le voilà qui raisonne assez bien. J'en fus étonnée, dit la marquise; mais plus je sentais qu'il avait raison, plus je tâchai de lui persuader qu'il avait tort. Je lui dis même, autant qu'il m'en souvient, les plus belles choses du monde sur l'honneur, le devoir, la fidélité conjugale. Il n'en tint compte: il prétendit que l'honneur n'était qu'une bienséance, le mariage une cérémonie, et le serment de fidélité un compliment, une politesse, qui, dans le fond, n'engageait à rien. Tant fut disputé de part et d'autre, que nous nous perdions dans nos idées, quand tout à coup mon mari arriva. heureusement, madame!-oh! Très-heureusement, je l'avoue: jamais mari ne vint plus à propos. Nous étions troublés; ma rougeur m'eût trahie; et, sans avoir le temps de réfléchir,je dis au chevalier: cachez-vous . Il se sauva dans mon cabinet de toilette.-retraite dangereuse, madame la marquise!-il est vrai; mais ce cabinet avait une issue, et je fus tranquille sur l'évasion du chevalier. Madame, dit l'abbé avec son air réfléchi, je gage que m le chevalier est encore dans le cabinet. Patience, reprit la marquise, nous n'en sommes pas au dénoûment. Mon mari m'aborda avec cet air content de soi, qu'il portait toujours sur son visage; et moi, pour lui cacher mon embarras, je courus vite l'embrasser, avec un cri de surprise et de joie. Eh bien! Petite folle, me dit-il, te voilà bien contente, tu me revois. Je suis bien bon de venir passer la soirée avec cet enfant. Tu ne rougis donc pas d'aimer ton mari? Sais-tu bien que cela est ridicule, et que l'on dit dans le monde qu'il faut nous ensevelir ensemble, ou m'exiler d'auprès de toi; que tu n'es bonne à rien, depuis que tu es ma femme; que tu désoles tous tes amans, et que cela crie vengeance?- moi, monsieur, je ne désole personne. Ne me connaissez-vous pas? Je suis la meilleure femme du monde.-quel air ingénu! On l'en croirait. Ainsi, par exemple, Palmène doit trouver bon que tu n'aies fait avec lui que le rôle d'une coquette? Le chevalier doit être content qu'on lui préfère un mari? Et quel mari encore! Un ennuyeux, unmaussade, qui n'a pas le sens commun, n'est-ce pas? Quelle comparaison avec l'élégant chevalier!-assurément je n'en fais aucune.-le chevalier a de l'esprit, de la légèreté, des grâces. Que sais-je, il a peut-être le don des larmes. A-t-il jamais pleuré à tes genoux? Tu rougis, c'est presque un aveu. Achève, conte-moi cela.-finissez, lui dis-je; ou je quitte la place.-eh quoi? Ne vois-tu pas que je plaisante.-cette plaisanterie mériterait bien...-comment donc! Le dépit s'en mêle! Tu menaces! Tu le peux, je n'en serai pas moins tranquille.-vous vous prévalez de ma vertu.-de ta vertu? Oh! Point du tout, je ne compte que sur mon étoile, qui ne veut pas que je sois un sot.-et vous croyez à votre étoile?-j'y crois si fort, j'y crois si bien, que je te défie de la vaincre. Tiens, mon enfant, j'ai connu des femmes sans nombre. Jamais aucune, quoi que j'aie fait, n'a pu se résoudre à m'être infidèle. Ah! Je puis dire sans vanité, que, quand on m'aime, on m'aime bien. Ce n'est pas que je sois mieux qu'un autre; je ne m'en fais pas accroire: mais c'est un je ne sais quoi, comme dit Molière, que l'on ne saurait expliquer. à ces mots, se mesurant des yeux, il se promenait devant une glace. Aussi, poursuivit-il, tu vois si je te gêne. Par exemple, ce soir as-tu quelque rendez-vous,quelque tête-à-tête, je me retire. Ce n'est qu'en supposant que tu sois libre, que je viens passer la soirée avec toi. Quoi qu'il en soit, lui dis-je, vous ferez bien de rester.- pour plus de sûreté, n'est-ce pas?-peut-être bien.-je te remercie: je vois qu'il faut que je soupe avec toi. Soupez donc bien vite, interrompit l'abbé; m le marquis m'impatiente: il me tarde que vous sortiez de table, que vous soyez retirée dans votre appartement, et que votre mari vous y laisse.-eh bien! Mon cher abbé, m'y voilà, dans le trouble le plus cruel que j'aie éprouvé de ma vie. L'âme combattue (j'en rougis encore) entre la crainte et le désir, je m'avance à pas tremblans vers le cabinet de toilette, pour voir enfin si mes alarmes étaient fondées. Je n'y vois personne, et je le crois parti, ce perfide chevalier: mais heureusement j'entends parler à demi-voix dans la chambre voisine. J'approche, j'écoute: c'était Luzel lui-même, avec la plus jeune de mes femmes. " il est vrai, disait-il, je suis venu pour la marquise; mais le hasard me sert mieux que l'amour. Quelle comparaison! Et que le sort est injuste! Ta maîtresse est assez bien; mais a-t-elle cette taille, cet air leste, cette fraîcheur, cette gentillesse? Par exemple: c'est cela qui devrait être de qualité. Il faut qu'unefemme soit, ou bien modeste, ou bien vaine, pour avoir une suivante de ta figure et de ton âge. Ma foi, Louison, si les Grâces sont faites comme toi, Vénus ne doit pas briller à sa toilette.-réservez, monsieur le chevalier, vos galanteries pour madame, et songez qu'elle va venir.-eh non! Elle est avec son mari: ils sont le mieux du monde ensemble; et je crois même, Dieu me pardonne, avoir entendu tantôt qu'ils se disaient des choses tendres. Il serait plaisant qu'il vînt passer la nuit avec elle! Quoi qu'il en soit, elle ne me sait point ici; et dès ce moment je n'y suis plus pour elle.-mais, monsieur, vous n'y pensez pas. Que deviendrai-je, si l'on savait? ...-rassure-toi, j'ai tout prévu. Si demain on me voit sortir, il est aisé de donner le change.-mais, monsieur le chevalier, l'honneur de madame?-tu badines: l'honneur de madame est bien à cela près! Tant mieux, après tout, qu'on lui donne un homme comme moi; cela va la mettre à la mode. " ah! Le scélérat! S'écria l'abbé.-jugez, mon ami, reprit la marquise, jugez de ma colère à ce discours. Je fus au moment d'éclater; mais cet éclat allait me perdre: ni mes gens, ni mon mari, n'auraient pu se persuader que le chevalier fût là pour Louison. Je pris le parti de dissimuler. Je sonnai, Louison parut: jamais je ne l'avais vuesi jolie; car la jalousie embellit son objet, quand elle ne peut l'enlaidir. Est-ce un des gens de monsieur, lui dis-je, que je viens d'entendre avec vous?-oui, madame, répondit-elle avec embarras.-qu'il se retire à l'instant même, et ne revenez qu'après qu'il sera sorti. Je n'en dis pas davantage: mais, soit que Louison m'eût pénétrée, soit que la crainte la déterminât à renvoyer le chevalier, il se retira dans la minute, et sortit sans être aperçu. Vous jugez bien, mon cher abbé, qu'il fut consigné à ma porte; et que Louison, le lendemain, me coiffa mal, fit tout de travers, ne fut bonne à rien, m'impatienta, et fut congédiée. Vous aviez raison, madame, conclut l'abbé; votre vertu a couru des risques. Ce n'est pas tout, poursuivit-elle; et voici bien une autre aventure. Nous passions tous la belle saison à notre maison de campagne de Corbeil, et pour voisin nous avions un peintre célèbre qui fit naître au marquis l'idée galante d'avoir mon portrait et le sien. Vous savez que sa folie était de se croire aimé de moi? Il voulait qu'on nous vît dans le même tableau, enchaînés par l'hymen avec des noeuds de fleurs. Le peintre saisit sa pensée; mais, accoutumé à travailler d'après nature, il désirait d'avoir un modèle pour la figure de l'hymen. Dans cettemême campagne, était alors un jeune abbé qui nous venait voir quelquefois. Ses beaux yeux, sa bouche de rose, son teint à peine encore velouté du duvet de l'adolescence, ses cheveux d'un blond cendré, qui flottaient à petites ondes sur un cou plus blanc que l'ivoire, la tendre vivacité de ses regards, la délicatesse et la régularité de ses traits, tout semblait fait en lui pour le dessein qu'on se proposait. Le marquis obtint de l'abbé qu'il servît de modèle au peintre. à ce début, l'abbé de Châteauneuf redoubla d'attention; mais il dissimula jusqu'au bout, pour entendre la fin de l'histoire. L'expression qu'on voulait donner aux têtes, continua la marquise, produisit d'excellentes scènes entre le peintre et le marquis. Plus mon mari tâchait d'avoir l'air passionné, plus il avait l'air imbécile. Le peintre copiait fidèlement; et le marquis était furieux de se voir peint au naturel. De mon côté, j'avais je ne sais quoi de moqueur dans la physionomie, que le peintre imitait de même. Le marquis jurait, l'artiste retouchait sans cesse, et toujours il retrouvait sur la toile l'air d'une friponne et d'un sot. Enfin, l'ennui me gagna. Le marquis prit cela pour une douce langueur: de son côté, il se donna un rire niais, qu'il appelait un tendre sourire; et le peintre en futquitte pour le rendre comme il le voyait. Il fallut en venir à la figure de l'hymen. Allons, monsieur l'abbé, disait le peintre, des grâces, de la volupté: regardez madame tendrement, plus tendrement encore. Prenez-lui la main, ajoutait mon mari, et supposez que vous lui dites: " ne craignez rien, ma belle enfant, ces chaînes sont de fleurs; elles sont fortes, mais légères. " animez-vous donc, monsieur l'abbé: votre visage ne dit mot; vous avez l'air d'un hymen transi. Le jeune homme profitait à merveille des leçons du peintre et du marquis. Sa timidité se dissipait peu à peu, sa bouche souriait amoureusement, son teint se colorait d'une rougeur plus vive, ses yeux pétillaient d'une plus douce flamme, et sa main serrait la mienne avec un tremblement dont moi seule je m'apercevais. Il faut tout vous dire: l'émotion de son âme passa dans mes sens; et je regardais le dieu bien plus tendrement que l'époux. Voilà ce que c'est, disait le marquis: continuez, monsieur l'abbé; cela vient à merveille. N'est-ce pas, monsieur? Demandait-il au peintre: nous ferons quelque chose de notre petit modèle. Allons, ma femme, ne nous rebutons point: je savais bien que cela serait beau. Vous voilà comme je vous voulais. Courage, abbé! Continuez, madame! Je vouslaisse tous deux en attitude; n'en changez pas jusqu'à mon retour. Dès que le marquis s'était éloigné, mon petit abbé devenait céleste; mes yeux dévoraient ses regards, et je ne pouvais m'en rassasier. Les séances étaient longues, et nous semblaient ne durer qu'un instant. Quel dommage, disait le peintre, que je n'aie pas saisi madame dans un moment comme celui-ci! Voilà l'expression que je demandais: c'est toute une autre physionomie. Ah, monsieur l'abbé! Quel plaisir de vous peindre! Vous ne vous refroidissez point: vos traits s'animent de plus en plus. Point de distractions, madame, attachez vos yeux sur les siens: mon hymen sera un morceau sublime. Quand la tête de l'hymen fut achevée, je veux, madame, me dit-il un jour en l'absence de mon mari, je veux retoucher votre portrait. Changez de place, monsieur l'abbé, et prenez celle de monsieur le marquis. Pourquoi donc, monsieur? Lui demandai-je en rougissant.-eh! Mon dieu, madame, laissez-moi faire. Je connais mieux que vous ce qui vous est avantageux. Je l'entendis à merveille, et l'abbé en rougit comme moi. L'artifice du peintre eut un effet merveilleux. Cette langueur qu'il m'avait donnée fit place à l'expression la plus touchante d'une timide volupté. Le marquis, à son retour, ne pouvait selasser d'admirer ce changement, qu'il ne concevait pas. Cela est singulier, disait-il; il semble que ce tableau se soit animé de lui-même. C'est l'effet de mes couleurs, lui répondit froidement le peintre, de se développer ainsi à mesure qu'elles travaillent. Vous verrez bien autre chose dans quelque temps d'ici. Mais ma tête à moi, reprit le marquis, ne s'embellit pas de même. La raison en est simple, répliqua l'artiste: les traits en sont plus forts et les couleurs moins délicates. Mais ne vous impatientez pas; cela doit faire, avec le temps, une des plus belles têtes de mari qu'on ait vues. Quand le tableau fut fini, nous tombâmes, l'abbé et moi, dans une tristesse profonde. Ils n'étaient plus, ces momens si doux, où nos âmes se parlaient par nos yeux, et s'élançaient l'une vers l'autre. Sa timidité, ma pudeur, nous imposaient une gêne cruelle: il n'osait plus nous venir voir aussi souvent, et je n'osais plus l'y inviter moi-même. Un jour enfin, qu'il était chez moi, je le trouvai seul, immobile et rêveur devant le tableau. Vous voilà bien occupé, lui dis-je. Oui, madame, me répondit-il naïvement, je goûte le seul plaisir qui me soit permis désormais: je vous admire dans votre image.-vous m'admirez: cela est bien galant!-ah! Je diraismieux, si je l'osais.-en vérité, vous êtes content?-content, madame! Je suis enchanté. Hélas! Que n'êtes-vous encore telle que je vous vois dans ce portrait!-il est assez bien, interrompis-je, en feignant de ne l'avoir pas entendu; mais le vôtre est mieux, ce me semble.-mieux, madame! Que dites-vous? Le mien est d'un froid à glacer.-vous plaisantez avec votre froideur: il n'y a rien de plus vif dans le monde.-ah, madame! Que n'étais-je libre de laisser éclater sur mon visage ce qui se passait dans mon coeur! Vous auriez vu bien autre chose. Mais le moyen d'exprimer ce que je sentais dans ces momens! Si ce n'était pas le marquis, c'était le peintre qui avait sans cesse les yeux sur moi. Il fallait bien avoir l'air tranquille. Voulez-vous voir, ajouta-t-il, comme je vous aurais regardée, si nous avions été sans témoins? Rendez-la-moi cette main que je ne serrais qu'en tremblant, et reprenons la même attitude. Le croiriez-vous, mon ami, j'eus la curiosité, la complaisance, et, si vous voulez, la faiblesse de laisser tomber ma main dans la sienne. Il faut l'avouer, je n'ai rien vu de si tendre, de si passionné, de si touchant, que la figure de mon petit abbé dans ce dangereux tête-à-tête. La volupté souriait sur ses lèvres, le désir brillait dans ses yeux, et toutes les fleurs du printempssemblaient éclore sur ses belles joues. Il pressait ma main contre son coeur; et je le sentais battre avec une vivacité qui se communiquait au mien. Oui, lui dis-je, en tâchant de dissimuler mon trouble, cela serait plus expressif, je l'avoue; mais ce ne serait plus la figure de l'hymen.-non, madame, non, ce serait celle de l'amour: mais l'hymen à vos pieds ne doit être que l'amour même. à ces mots, il parut s'oublier; et je vis le moment qu'il se croyait tout de bon le dieu dont il était l'image. heureusement qu'il me restait encore assez de force pour me fâcher: le pauvre enfant, interdit et confus, prit mon émotion pour de la colère, et perdit, à me demander grâce, le moment le plus favorable de m'offenser impunément. Ah, madame, s'écria l'abbé de Châteauneuf, est-il possible que j'aie été si sot?- comment donc? Reprit la marquise.-hélas! Ce petit imbécile, c'était moi!-vous! Il n'est pas possible!-c'était moi-même, rien n'est plus certain. Vous me rappelez mon histoire. Ah, cruelle, si j'avais su ce que je sais!-mon vieil ami, vous auriez eu trop d'avantage; et cette sagesse que vous vantez tant, vous eût faiblement résisté. Je suis confondu, s'écriait l'abbé: je ne me le pardonnerai de ma vie. Consolez-vous, il en est temps, reprit en souriantla marquise, mais avouez qu'il y a souvent bien du bonheur dans la vertu même, et que celles qui en ont le plus devraient juger moins sévèrement celles qui n'en ont pas assez.

LES DEUX INFORTUNÉES

Dans le couvent de la visitation de Cl s'était retirée depuis peu la marquise de Clarence. Le calme et la sérénité qu'elle voyait régner dans cette solitude, ne rendaient que plus vive et plus amère la douleur qui la consumait. Qu'elles sont heureuses, disait-elle, ces colombes innocentes qui ont pris leur essor vers le ciel! La vie est pour elles un jour sans nuages: elles ne connaissent du monde ni les peines ni les plaisirs. Parmi ces filles pieuses dont elle enviait le bonheur, une seule nommée Lucile, lui semblait triste et languissante. Lucile, encore dans le printemps de son âge, avait ce caractère de beauté qui est l'image d'un coeur sensible: mais la douleur et les larmes en avaient terni la fraîcheur. Telle on voit une rose que le soleil a flétrie, et qui laisse encore juger, dans sa langueur, de tout l'éclat qu'elle avait le matin. Il semble qu'il y ait un langage muet pour les âmes tendres. La marquise lut dans les yeux de cetteaimable affligée ce que personne n'y avait aperçu. Il est si naturel aux malheureux de plaindre et d'aimer leurs semblables! Elle se prit d'inclination pour Lucile. L'amitié, qui dans le monde est à peine un sentiment, est une passion dans les cloîtres. Bientôt leur liaison fut intime: mais, des deux côtés, une amertume cachée en empoisonnait la douceur. Elles étaient quelquefois une heure entière à gémir ensemble, sans oser se demander la confidence de leurs peines. La marquise enfin rompit le silence. Un aveu mutuel, dit-elle, nous épargnerait peut-être bien des ennuis. Nous étouffons nos soupirs l'une et l'autre: l'amitié doit-elle avoir des secrets pour l'amitié? à ces mots le rouge de la pudeur anima les traits de Lucile, et le voile de ses paupières se déploya sur ses beaux yeux.-ah! Pourquoi, reprit la marquise, pourquoi cette rougeur? Est-elle un effet de la honte? C'est ainsi que le sentiment du bonheur devrait colorer la beauté. Parlez, Lucile, épanchez votre coeur dans le sein d'une amie, plus à plaindre que vous, sans doute, mais qui se consolerait de son malheur, si elle pouvait adoucir le vôtre.-que me demandez-vous, madame? Je partage toutes vos peines; mais je n'en ai pas à vous confier. L'altération de ma santé causeseule cette langueur où vous me voyez plongée. Je m'éteins insensiblement; et, grâce au ciel, mon terme approche. Elle dit ces dernières paroles avec un sourire dont la marquise fut pénétrée. C'est donc là, lui dit-elle, votre unique consolation! Impatiente de mourir, vous ne voulez pas m'avouer ce qui vous rend la vie odieuse. Depuis quand êtes-vous ici?-depuis cinq ans, madame.-est-ce la violence qui vous y a conduite?-non, madame, c'est la raison: c'est le ciel même qui a voulu attirer mon coeur tout à lui.-ce coeur était donc attaché au monde?-hélas! Oui, pour son supplice.-achevez.-je vous ai tout dit.-vous aimiez, Lucile, et vous avez pu vous ensevelir? Est-ce un perfide que vous avez quitté?-c'est le plus vertueux, le plus tendre, le plus aimable des hommes. Ne m'en demandez pas davantage: vous voyez les larmes criminelles qui s'échappent de mes yeux: toutes les plaies de mon coeur se sont ouvertes à cette idée.-non, ma chère Lucile, il n'est plus temps de nous rien taire. Je veux pénétrer jusque dans les replis de votre âme, pour y verser la consolation. Croyez-moi, le poison de la douleur ne s'exhale que par les plaintes: renfermé dans le silence, il n'en devient que plus dévorant.-vous le voulez, madame? Eh bien! Pleurez donc sur l'infortunéeLucile, pleurez sa vie, et bientôt sa mort. à peine je parus dans le monde, que cette beauté fatale attira les yeux d'une jeunesse imprudente et légère, dont l'hommage ne put m'éblouir. Un seul homme, dans l'âge encore de l'innocence et de la candeur, m'apprit que j'étais sensible. L'égalité d'âge, la naissance, la fortune, la liaison même de nos deux familles, et plus encore un penchant naturel, nous avaient unis l'un à l'autre. Mon amant ne vivait que pour moi: nous voyions avec pitié ce vide immense du monde, où le plaisir n'est qu'une lueur: nos coeurs pleins d'eux-mêmes... mais je m'égare. Ah, madame! Quel souvenir m'obligez-vous à rappeler!-et quoi, mon enfant! Te reproches-tu d'avoir été juste? Quand le ciel a formé deux coeurs vertueux et sensibles, leur fait-il un crime de se chercher, de s'attirer, de se captiver l'un l'autre? Et pourquoi les auraient-ils donc faits?-il l'avait formé sans doute avec plaisir, ce coeur dans lequel le mien se perdit, où la vertu devançait la raison, où je ne voyais rien à reprocher à la nature. Ah, madame! Qui fut jamais aimée comme moi! Croiriez-vous que j'étais obligée d'épargner à la délicatesse de mon amant l'aveu même de ces légères inquiétudes qui affligent quelquefois l'amour? Il se fûtprivé de la lumière, si Lucile en eût été jalouse. Quand il apercevait dans mes yeux quelque impression de tristesse, c'était pour lui l'éclipse de la nature entière: il croyait toujours en être la cause, et se reprochait tous mes torts. Il n'est que trop facile de juger à quel excès devait être aimé de tous les hommes le plus aimable. L'intérêt qui rompt tous les noeuds, excepté ceux du tendre amour, l'intérêt divisa nos familles; un procès fatal, intenté à ma mère, fut pour nous l'époque et la source de nos malheurs. La haine mutuelle de nos parens éleva entre nous, comme une éternelle barrière: il fallut renoncer à nous voir. La lettre qu'il m'écrivit ne s'effacera jamais de ma mémoire. " tout est perdu pour moi, ma chère Lucile: on m'arrache mon unique bien. Je viens de me jeter aux pieds de mon père; je viens de le conjurer, en les baignant de mes larmes, de renoncer à ce procès funeste; il m'a reçu comme un enfant. J'ai protesté que votre fortune m'était sacrée, que la mienne me serait odieuse: il a traité mon désintéressement de folie. Les hommes ne conçoivent pas qu'il y ait quelque chose au-dessus des richesses. Et qu'en ferais-je si je vous perds! Un jour, dit-on, je m'applaudirai que l'on ne m'ait pasécouté. Si je croyais que l'âge, ou ce qu'on appelle la raison, pût jusque-là dégrader mon âme, je cesserais de vivre dès à présent, effrayé de mon avenir. Non, ma chère Lucile, non; tout ce que je suis est à vous. Les lois auraient beau m'attribuer une partie de votre héritage; mes lois sont dans mon coeur, et mon père y est condamné. Pardon mille fois, des chagrins qu'il vous cause. à dieu ne plaise que je fasse des voeux criminels! Je retrancherais de mes jours pour ajouter à ceux de mon père: mais si jamais je suis le maître de ces biens qu'il accumule, et dont il veut m'accabler malgré moi, tout sera bientôt réparé. Cependant je suis privé de vous. On disposera peut-être du coeur que vous m'avez donné. Ah! Gardez-vous d'y consentir jamais: pensez qu'il y va de ma vie; pensez que nos sermens sont écrits dans le ciel. Mais résisterez-vous à la volonté impérieuse d'une mère? Je frémis: rassurez-moi, au nom de l'amour le plus tendre. " -vous lui répondîtes, sans doute?-oui, madame; mais en peu de mots. " je ne vous reproche rien. Je suis malheureuse; mais je sais l'être: apprenez de moi à souffrir. " cependant le procès était engagé, et se poursuivaitavec chaleur. Un jour, hélas! Jour terrible! Comme ma mère lisait, en frémissant, un mémoire publié contre elle, quelqu'un demanda à me parler. Qu'est-ce, dit-elle? Faites entrer. Le domestique, interdit, hésite quelque temps, se coupe dans ses réponses, et finit par avouer qu'il est chargé d'un billet pour moi.-pour ma fille! Et de quelle part? J'étais présente. Jugez de ma situation; jugez de l'indignation de ma mère, en entendant nommer le fils de celui qu'elle appelait son persécuteur. Si elle eût daigné lire ce billet, qu'elle renvoya sans l'ouvrir, peut-être en eût-elle été attendrie; elle eût vu du moins que rien au monde n'était plus pur que nos sentimens. Mais, soit que le chagrin où ce procès l'avait plongée ne demandât qu'à se répandre, soit qu'une secrète intelligence entre sa fille et ses ennemis fût à ses yeux un crime réel, il n'y eut point d'opprobres dont je ne fusse accablée. Je tombai confondue aux pieds de ma mère, et je subis l'humiliation de ses reproches, comme si je les avais mérités. Il fut décidé sur-le-champ que j'irais cacher dans un cloître ce qu'elle appelait ma honte et la sienne. Conduite ici dès le lendemain, il y eut défense de me laisser voir personne; et j'y fus trois mois entiers, comme si ma famille et le monde avaient été anéantis pour moi. La première et la seulevisite que je reçus, fut celle de ma mère. Je pressentis, dans ses embrassemens, l'arrêt qu'elle venait me prononcer. Je suis ruinée, me dit-elle dès que nous fûmes seules: l'iniquité a prévalu; j'ai perdu mon procès, et avec lui tout moyen de vous établir dans le monde. Il reste à peine à mon fils de quoi soutenir sa naissance. Pour vous, ma fille, c'est ici que Dieu vous a appelée; c'est ici qu'il faut vivre et mourir; demain vous prenez le voile. à ces mots, appuyés d'un ton froidement absolu, mon coeur fut saisi, ma langue glacée; mes genoux ployèrent sous moi, et je tombai sans connaissance. Ma mère appela du secours, et saisit cet instant pour se dérober à mes larmes. Revenue à la vie, je me trouvai environnée de ces filles pieuses dont je devais être la compagne, et qui m'invitaient à partager avec elles la douce tranquillité de leur état. Mais cet état, si fortuné pour une âme innocente et libre, n'offrit à mes yeux que des combats, des parjures et des remords. Un abîme allait s'ouvrir entre mon amant et moi; je me sentais arracher la plus chère partie de moi-même; je ne voyais plus autour de moi que le silence et le néant; et dans cette solitude immense, dans cet abandon de la nature entière, je me trouvais en présence du ciel, le coeur plein de l'objet aimable qu'il fallait oublier pourlui. Ces saintes filles me disaient, de la meilleure foi, tout ce qu'elles savaient des vanités du monde; mais ce n'était pas au monde que j'étais attachée: le désert le plus horrible eût été pour moi un séjour enchanté, avec celui que je laissais dans ce monde qui ne m'était rien. Je demandai à revoir ma mère. Elle feignit d'abord d'avoir pris mon évanouissement pour un accident naturel.-non, madame, c'est l'effet de la situation violente où vous m'avez mise; car il n'est plus temps de feindre. Vous m'avez donné la vie, vous pouvez me l'ôter; mais, ma chère mère, ne m'avez-vous conçue dans votre sein que comme une victime dévouée au supplice d'une mort lente? Et à qui me sacrifiez-vous! Ce n'est point à Dieu: je sens qu'il me rejette: il ne veut que des victimes pures, des sacrifices volontaires: il est jaloux des offrandes qu'on fait; et le coeur qui se donne à lui ne doit plus être qu'à lui seul. Si la violence me conduit à l'autel, le parjure, le sacrilége m'y attendent.-que dites-vous, malheureuse?-une vérité terrible que m'arrache le désespoir. Oui, madame, mon coeur s'est donné sans votre aveu; Dieu seul peut rompre le lien qui l'attache.- allez, fille indigne, allez vous perdre, je ne vous connais plus.-ma mère, au nom de votre sang, ne m'abandonnez pas; voyez mes larmes,mon désespoir; voyez l'enfer ouvert à mes pieds.-c'est donc ainsi qu'un amour funeste te fait voir l'asile de l'honneur, le port tranquille de l'innocence! Qu'est-ce donc que le monde à tes yeux? Apprends que ce monde n'a qu'une idole; c'est l'intérêt. Tous les hommages sont pour les heureux: l'oubli, l'abandon, le mépris sont le partage de l'infortune. Ah, madame! Séparez de cette foule corrompue celui...-celui que vous aimez, n'est-ce pas? Je vois ce qu'il a pu vous dire. Il n'est point complice de l'iniquité de son père; il la désavoue; il vous plaint; il veut réparer le tort qu'on vous a fait. Promesses vaines, discours de jeune homme, qui seront oubliés demain. Mais fût-il constant dans son amour et fidèle dans ses promesses, son père est jeune, il vieillira, car les méchans vieillissent; et cependant l'amour s'éteint, l'ambition parle, le devoir commande, un grade, une alliance, une fortune viennent s'offrir, et l'amante crédule et trompée devient la fable du public. Voilà le sort qui vous attendait: votre mère vous en a sauvée. Je vous coûte aujourd'hui des larmes; mais vous me bénirez un jour. Je vous laisse, ma fille: préparez-vous au sacrifice que Dieu vous demande. Plus ce sacrifice sera pénible, et plus il sera digne de lui.Que vous dirai-je, madame? Il fallut m'y résoudre. Je pris ce voile, ce bandeau, j'entrai dans la voie de la pénitence; et, pendant ce temps d'épreuves où l'on est libre encore, je me flattai de me vaincre moi-même, et je n'attribuai mon irrésolution et ma faiblesse qu'à la funeste liberté de pouvoir revenir sur mes pas. Il me tardait de me lier par un serment irrévocable. Je le fis, ce serment; je renonçai au monde; c'était peu de chose. Mais, hélas! Je renonçai à mon amant; c'était plus pour moi que de renoncer à la vie. En prononçant ces voeux, mon âme, errante sur mes lèvres, semblait prête à m'abandonner. à peine avais-je eu la force de me traîner au pied des autels; mais il fallut qu'on m'en retirât expirante. Ma mère vint à moi, transportée d'une joie cruelle. Pardonnez-moi, mon dieu; je la respecte, je l'aime encore, je l'aimerai jusqu'au dernier soupir. Ces paroles de Lucile furent coupées par ses sanglots, et deux ruisseaux de larmes inondèrent son visage. Le sacrifice était consommé, reprit-elle après un long silence: j'étais à Dieu, je n'étais plus à moi-même. Tous les liens des sens devaient être rompus. Je venais de mourir pour la terre, j'osais le croire ainsi. Mais quelle fut ma frayeur, en entrant dans l'abîme de monâme, j'y retrouvai l'amour, mais l'amour furieux et coupable, mais l'amour honteux et désespéré, l'amour révolté contre le ciel, contre la nature, contre moi-même, consumé de regrets, déchiré de remords, et transformé en rage. Qu'ai-je fait! M'écriai-je mille fois, qu'ai-je fait! Ce mortel adoré, que je ne devais plus voir, s'offrit à ma pensée avec tous ses charmes. Le noeud fortuné qui devait nous unir, tous les instans d'une vie délicieuse, tous les mouvemens de deux coeurs que le trépas seul eût séparés, se présentèrent à mon âme éperdue. Ah, madame! Quelle image désolante! Il n'est rien que je n'aie fait pour l'effacer de mon souvenir. Depuis cinq ans je l'écarte et la revois sans cesse: en vain je m'arrache au sommeil qui me la retrace, en vain je me dérobe à la solitude où elle m'attend; je la retrouve au pied des autels, je la porte au sein de Dieu même. Cependant ce dieu de clémence a pris enfin pitié de moi. Le temps, la raison, la pénitence ont affaibli les premiers accès de cette passion criminelle: mais une langueur douloureuse en a pris la place. Je me sens mourir à chaque instant; et le plaisir d'approcher du tombeau est le seul que je goûte encore. ô ma chère Lucile! S'écria Madame De Clarence après l'avoir entendue, qui de nous est la plus à plaindre? L'amour a fait vos malheurs et les miens: mais vous avez aimé le plus tendre, le plus fidèle, le plus reconnaissant des hommes; et moi, le plus perfide, le plus ingrat, le plus cruel qui fût jamais: vous vous êtes donnée au ciel, je me suis livrée à un lâche; votre retraite a été un triomphe, la mienne est un opprobre: on vous pleure, on vous aime, on vous respecte; on m'outrage, et on me trahit. De tous les amans, le plus passionné avant l'hymen, ce fut le marquis de Clarence. Jeune, aimable, séduisant à l'excès, il annonçait le naturel le plus heureux; il promettait toutes les vertus, comme il avait toutes les grâces. La docile facilité de son caractère recevait si vivement l'impression des sentimens honnêtes, qu'ils semblaient devoir ne s'en effacer jamais. Il lui fut, hélas! Trop aisé de m'inspirer l'amour qu'il croyait avoir pour moi. Toutes les convenances qui font les grands mariages, s'accordaient avec ce penchant mutuel; et mes parens, qui l'avaient vu naître, consentirent à le couronner. Deux ans se passèrent dans l'union la plus tendre. ô Paris! ô théâtre des vices! ô funeste écueil de l'amour, de l'innocence et de la vertu! Mon mari, qui jusqu'alors n'avait vu ceux de son âge qu'en passant, et pour s'amuser, disait-il, de leurs travers et de leurs ridicules, respira insensiblement le poison de leurexemple. L'appareil bruyant de leurs rendez-vous insipides, les confidences mystérieuses de leurs aventures, les récits fastueux de leurs vains plaisirs, les éloges prodigués à leurs indignes conquêtes, excitèrent d'abord sa curiosité. La douceur d'une union innocente et paisible n'eut plus pour lui les mêmes charmes. Je n'avais que les talens que donne une éducation vertueuse; je m'aperçus qu'il m'en désirait davantage. Je suis perdue, dis-je en moi-même; mon coeur ne suffit plus au sien. En effet, son assiduité ne fut dès-lors qu'une bienséance: ce n'était plus par goût qu'il préférait ces doux entretiens, ces tête à tête délicieux pour moi, au flux et reflux d'une société tumultueuse. Il m'invita lui-même à me dissiper, pour l'autoriser à se répandre. Je devins plus pressante; je le gênais. Je pris le parti de le laisser en liberté, afin qu'il pût me souhaiter et me revoir avec plaisir, après une comparaison que je croyais devoir être à mon avantage. Mais de jeunes corrupteurs se saisirent de cette âme, par malheur trop flexible; et, dès qu'il eut trempé ses lèvres dans la coupe empoisonnée, son ivresse fut sans remède, et son égarement sans retour. Je voulus le ramener; il n'était plus temps. Vous vous perdez, mon ami, lui dis-je; et, quoiqu'il me soit affreux de me voir enleverun époux qui faisait mes délices, c'est plus pour vous que pour moi-même que je déplore votre erreur. Vous cherchez le bonheur où certainement il n'est pas. De faux biens, de honteux plaisirs ne rempliront jamais votre âme. L'art de séduire et de tromper est l'art de ce monde qui vous enchante: votre épouse ne le connaît point; vous ne le connaissez pas mieux qu'elle. Ce manége infâme n'est pas fait pour nos coeurs; le vôtre se laisse égarer dans son ivresse; mais son ivresse n'aura qu'un temps; l'illusion se dissipera comme les vapeurs du sommeil; vous reviendrez à moi, vous me trouverez la même. L'amour indulgent et fidèle vous attend au retour: tout sera oublié. Vous n'aurez à craindre de moi ni reproche, ni plainte. Heureuse si je vous console de tous les chagrins que vous m'aurez causés! Mais vous, qui connaissez le prix de la vertu, et qui en avez goûté les charmes; vous, que le vice aura précipité d'abîme en abîme; vous qu'il renverra, peut-être avec mépris, cacher auprès de votre épouse les jours languissans d'une vieillesse prématurée, le coeur flétri par la tristesse, l'âme en proie aux cruels remords: comment vous réconcilierez-vous avec vous-même? Comment pourrez-vous goûter encore le plaisir pur d'être aimé de moi! Hélas! Mon amour même sera votre supplice.Plus cet amour sera vif et tendre, plus il sera humiliant pour vous. C'est là, mon cher marquis, c'est là ce qui me désole et m'accable. Cessez de m'aimer, j'y consens; je vous le pardonne, puisque j'ai cessé de vous plaire; mais ne vous rendez jamais indigne de ma tendresse, et soyez du moins tel que vous n'ayez point à rougir à mes yeux. Le croiriez-vous, ma chère Lucile? Une plaisanterie fut sa réponse. Il me dit que je parlais comme un ange, et que cela méritait d'être écrit. Mais voyant mes yeux se remplir de larmes: ne fais donc pas l'enfant, me dit-il, je t'aime, tu le sais; laisse-moi m'amuser de tout, et sois sûre que rien ne m'attache. Cependant d'officieux amis ne manquèrent pas de m'instruire de tout ce qui pouvait me désoler et me confondre. Hélas! Mon époux lui-même se lassa bientôt de se contraindre et de me flatter. Je ne vous dirai point, ma chère Lucile, tout ce que j'ai souffert d'humiliations et de dégoûts. Vos peines auprès des miennes vous sembleraient encore légères. Imaginez, s'il est possible, la situation d'une âme vertueuse et passionnée, vive et délicate à l'excès, qui reçoit tous les jours de nouveaux outrages de celui qu'elle aime uniquement; qui vit pour luiseul encore quand il ne vit plus pour elle, quand il ne rougit pas de vivre pour des objets dévoués au mépris. J'épargne à votre pudeur ce que ce tableau a de plus horrible. Rebutée, abandonnée, sacrifiée par mon mari, je dévorais ma douleur en silence; et, si j'étais l'objet des railleries de quelques sociétés sans moeurs, un public plus compatissant et plus estimable me consolait par sa pitié. Je jouissais du seul bien que le vice n'avait pu m'ôter, d'une réputation sans tache. Je l'ai perdue, ma chère Lucile. La méchanceté des femmes, que mon exemple humiliait, n'a pu me voir irréprochable. On a interprété comme on a voulu ma solitude et ma tranquillité apparente; on m'a donné le premier homme qui a eu l'impudence de laisser croire qu'il était bien reçu de moi. Mon mari, pour qui ma présence était un reproche continuel, et qui ne se trouvait pas encore assez libre, a pris, pour s'affranchir de ma douleur importune, le premier prétexte qu'on lui a présenté, et m'a exilée dans l'une de ses terres. Inconnue au monde, loin du spectacle de mes malheurs, j'avais du moins dans ma solitude la liberté de répandre des larmes. Mais le cruel m'a fait annoncer que je pouvais choisir un couvent; que la terre de Florival était vendue, et qu'il fallait m'en retirer. Florival!Interrompit Lucile toute émue. C'était mon exil, reprit la marquise.-ah, madame! Quel nom avez-vous prononcé?-le nom que portait mon époux avant d'acquérir le marquisat de Clarence.-qu'entends-je! ô juste ciel! Est-il possible! S'écria Lucile en se précipitant dans le sein de son amie.-qu'avez-vous donc? Quel trouble! Quelle soudaine révolution! Lucile, reprenez vos sens.-quoi, madame! Florival est donc le perfide, le scélérat qui vous trahit et vous déshonore?-vous est-il connu?-c'est lui, madame, que j'adorais; que je pleure depuis cinq ans, lui qui aurait eu mes derniers soupirs!-que dites-vous!-c'est lui, madame. Hélas! Quel eût été mon sort! à ces mots, Lucile se prosternant le visage contre terre: ô mon dieu! Dit-elle, ô mon dieu! C'est vous qui me tendiez la main. La marquise confondue ne pouvait revenir de son étonnement. N'en doutez pas, dit-elle à Lucile, les desseins du ciel sont marqués visiblement sur nous; il nous réunit, il nous inspire une confiance mutuelle, il ouvre nos coeurs l'un à l'autre, comme deux sources de lumières et de consolation. Eh bien! Ma digne et tendre amie, tâchons d'oublier ensemble, et nos malheurs, et celui qui les cause. Dès ce moment, la tendresse et l'intimité deleur union furent extrêmes. Leur solitude eut pour elles des douceurs qui ne sont connues que des malheureux. Mais bientôt après, ce calme fut interrompu par la nouvelle du danger qui menaçait les jours du marquis. Ses égaremens lui coûtaient la vie. Au bord du tombeau, il demandait sa vertueuse épouse. Elle s'arrache des bras de sa compagne désolée; elle accourt; elle arrive; elle le trouve expirant. ô vous, que j'ai tant et si cruellement outragée, dit-il en la reconnaissant, voyez le fruit de mes désordres; voyez la plaie épouvantable dont la main de Dieu m'a frappé. Si je suis digne encore de votre pitié, élevez au ciel une voix innocente, et présentez-lui mes remords. Sa femme éperdue voulut se jeter dans son sein. éloignez-vous, lui dit-il, je me fais horreur; mon souffle est le souffle de la mort. Il ajoute, après un long silence: me reconnais-tu, dans l'état où m'a réduit le crime? Est-ce là cette âme pure, qui se confondait avec la tienne? Est-ce là cette moitié de toi-même? Est-ce là ce lit nuptial, qui me reçut digne de toi? Perfides amis, détestables enchanteresses, venez, voyez, et frémissez! ô mon âme! Qui te délivrera de cette prison hideuse! Monsieur, demandait-il à son médecin, en ai-je pour long-temps encore?Mes douleurs sont intolérables. Ne me quitte pas, ma généreuse amie; je tomberais sans toi dans le plus affreux désespoir... mort cruelle, achève, achève d'expier ma vie. Il n'est point de maux que je ne mérite: j'ai trahi, déshonoré, persécuté lâchement l'innocence et la vertu même. Madame De Clarence, dans les convulsions de sa douleur, faisait à chaque instant de nouveaux efforts pour se précipiter sur ce lit d'où l'on tâchait de l'éloigner. Enfin, le malheureux expira les yeux attachés sur elle, et sa voix acheva de s'éteindre en lui demandant pardon. La seule consolation dont Madame De Clarence fût capable, était la confiance religieuse que lui inspirait une si belle mort. Il fut, disait-elle, plus fragile que coupable. Le monde l'avait égaré par les plaisirs, Dieu l'a ramené par les douleurs. Il l'a frappé, il lui pardonne. Oui, mon époux, mon cher Clarence, s'écriait-elle, dégagé des liens du sang et du monde, tu m'attends dans le sein de ton dieu. L'âme remplie de ces saintes idées, elle vint se réunir à son amie, qu'elle trouva au pied des autels. Le coeur de Lucile fut déchiré au récit de cette mort cruelle et vertueuse. Elles pleurèrentensemble pour la dernière fois; et, quelque temps après, Madame De Clarence consacra à Dieu, par les mêmes voeux que Lucile, ce coeur, ces charmes, ces vertus, dont le monde n'était pas digne.

TOUT OU RIEN

Dans l'âge où il est si doux d'être veuve, Cécile ne laissait pas de penser à un nouvel engagement. Deux rivaux se disputaient son choix. L'un, modeste et simple, n'aimait qu'elle; l'autre, artificieux et vain, était surtout amoureux de lui-même. Le premier avait la confiance de Cécile; le second avait son amour. Cécile était injuste, allez-vous dire. Point du tout. Les gens simples se négligent: il semble que, pour plaire, il suffit d'aimer de bonne foi, et de persuader que l'on aime. Mais il est peu de naturels qui n'aient besoin d'un peu de parure. Un homme sans artifice au milieu du monde, est comme au spectacle une femme sans rouge. éraste, avec sa franchise, avait dit à Cécile: je vous aime; et dès-lors il l'avait aimée comme il avait respiré: son amour était sa vie. Floricourt s'était fait désirer par cette galanterie légère, qui a l'air de ne prétendre à rien. Parmi les soins qu'il rendait à Cécile, il choisissait,non les plus passionnés, mais les plus séduisans. Rien d'affecté, rien de sérieux: on le trouvait d'autant plus aimable, qu'il semblait l'être sans intérêt. On plaignait éraste; on ne connaissait pas un plus honnête homme, c'était dommage qu'on ne pût l'aimer. On craignait Floricourt, c'était un homme dangereux, qui ferait peut-être le malheur d'une femme; mais le moyen de s'en défendre! Cependant on ne voulait pas tromper éraste. Il fallut lui tout avouer. Je vous estime, éraste, lui dit Cécile, et je sens que vous méritez mieux. Mais le coeur a ses caprices: le mien se refuse à ma raison. J'entends, madame, reprit éraste en se possédant, mais avec les larmes aux yeux; votre raison vous parle pour moi, et votre coeur pour un autre.-je vous l'avoue, et ce n'est pas sans regret: je serais blâmable si j'étais libre; mais le penchant ne se commande pas.-à la bonne heure, madame, je vous aimerai tout seul; j'en aurai bien plus de gloire. Et voilà précisément ce que je ne veux point.-je ne le veux pas non plus; mais tout cela est inutile.-et qu'allez-vous devenir?-ce qu'il plaira à l'amour et à la nature.-vous me désolez, éraste, avec cet abandon de vous-même.-il faut bien que je m'abandonne, quand je ne puis me retenir.-que je suis malheureuse de vous avoir connu!-en effet, je vous conseille de vous plaindre: c'est un furieux malheur que d'être aimée!- oui, c'en est un d'avoir à se reprocher celui d'un homme qu'on estime.-vous, madame, vous n'avez rien à vous reprocher. Un honnête homme peut se plaindre d'une coquette qui le joue, ou plutôt elle est indigne de ses plaintes et de ses regrets; mais vous, quels sont vos torts? Avez-vous employé la séduction pour m'attirer, la complaisance pour me retenir? Vous ai-je consultée pour vous aimer? Qui vous oblige à me trouver aimable? Suivez votre penchant, et je suivrai le mien. N'ayez pas peur que je vous tourmente.-non, mais vous vous tourmenterez vous-même; car enfin vous me verrez.-quoi! Seriez-vous assez cruelle pour m'interdire votre vue?-je n'ai garde, assurément; mais je veux vous voir tranquille, et comme mon meilleur ami.-ami, soit: le nom n'y fait rien.-ce n'est pas assez du nom, je veux vous ramener en effet à ce sentiment si pur, si tendre et si solide, à cette amitié que je sens pour vous.-eh, madame! Je ne vous empêche pas de m'aimer comme vous voulez: de grâce, permettez que je vous aime, comme je puis et autant que je puis. Je ne demande que la liberté d'être malheureux à mon aise.L'obstination d'éraste affligeait Cécile; mais après tout, elle avait fait ce qu'elle avait dû: tant pis pour lui s'il l'aimait encore. Elle se livra donc, sans trouble et sans reproche, à son inclination pour Floricourt. Tout ce que la galanterie la plus raffinée a d'artifice et d'enchantement fut mis en usage pour la captiver. Floricourt y parvint sans peine. Il avait su plaire; il croyait aimer; il était heureux, s'il avait voulu l'être. Mais l'amour-propre est le fléau de l'amour. C'était peu pour Floricourt d'être aimé plus que toutes choses; il voulait être aimé uniquement, sans réserve et sans partage. Il est vrai qu'il donnait l'exemple. Il s'était détaché, pour Cécile, d'une prude qu'il avait ruinée, et d'une coquette qui le ruinait; il avait rompu avec cinq ou six jeunes gens des plus vains et des plus sots qu'on eût encore vus dans le monde: il ne soupait guère que chez Cécile, où l'on soupait délicieusement; et il avait la bonté de penser à elle au milieu d'un cercle de femmes, dont aucune ne l'égalait ni en grâces ni en beauté. Des procédés si rares, sans parler d'un mérite plus rare encore, n'exigeaient-ils pas de Cécile le dévouement le plus absolu? Cependant, comme il n'avait pas assez d'amour pour manquer d'adresse, il n'eut garde de faire sentir d'abord ses prétentions. Jamaishomme, avant la conquête, n'avait été plus complaisant, plus docile, moins exigeant que Floricourt; mais, dès qu'il se vit maître du coeur, il en devint le tyran. Difficile, impérieux, jaloux, il voulait occuper seul toutes les facultés de l'âme de Cécile. Il ne pouvait lui souffrir une idée qui ne fût pas la sienne, encore moins un sentiment qui ne vînt pas de lui. Un goût décidé, une liaison suivie était sûre de lui déplaire; mais il fallait le deviner. Il se faisait demander vingt fois le sujet de sa rêverie ou de son humeur, et ce n'était que par complaisance qu'il avouait enfin que telle chose lui avait déplu, que telle personne l'ennuyait. Enfin, dès qu'il eut bien éprouvé que ses volontés étaient des lois, il les annonça sans détour; on s'y soumit sans résistance. C'était peu d'exiger de Cécile le sacrifice des plaisirs qui se présentaient naturellement, il les faisait naître le plus souvent pour se les voir immoler. Il parlait avec éloge d'un spectacle ou d'une fête; il y invitait Cécile; on arrangeait la partie avec les femmes qu'il avait nommées: l'heure arrivait, on était parée, les chevaux étaient mis, il changeait de dessein; et l'on était obligé de prétexter un mal de tête. Il présentait à Cécile une amie qu'il annonçait comme une femme adorable, on la trouvait telle, on se liait. Huit jours après ilavouait qu'il s'était trompé; elle était précieuse, maussade, ou étourdie: il fallait s'en détacher. Cécile fut bientôt réduite à de légères connaissances, qu'elle voyait encore trop souvent. Elle ne s'apercevait pas que sa complaisance s'était changée en servitude. On croit suivre ses volontés en suivant les volontés de ce qu'on aime. Il lui semblait que Floricourt ne faisait que la prévenir. Elle lui sacrifiait tout, sans se douter qu'elle lui fît des sacrifices; mais l'amour-propre de Floricourt n'en était pas rassasié. La société de la ville, toute frivole et passagère qu'elle était, lui parut encore trop intéressante. Il fit l'éloge de la solitude; il répéta cent fois qu'on ne s'aimait bien que dans les champs, loin de la dissipation et du tumulte, et qu'il ne serait heureux que dans une retraite inaccessible aux importuns et aux jaloux. Cécile avait une campagne telle qu'il la désirait. Elle eût voulu y passer avec lui les plus beaux jours de l'année; mais le pouvait-elle avec décence? Il lui fit entendre qu'il suffisait de rompre le tête à tête par deux amis qu'ils emmèneraient; et il désigna éraste et Artenice. Après tout, si la critique s'en mêlait, leur hymen, prêt à se conclure, allait bientôt lui imposer silence. On partit. éraste fut du voyage; et c'était encore unraffinement de l'amour-propre de Floricourt. Il savait qu'éraste était son rival et son rival malheureux; c'était le témoin le plus flatteur qu'il pût avoir de son triomphe; aussi l'avait-il bien ménagé. Ses attentions pour lui avaient un air de compassion et de supériorité, dont éraste s'impatientait quelquefois; mais l'amitié tendre et délicate de Cécile le dédommageait de ces humiliations, et la crainte de lui déplaire les lui faisait dissimuler. Cependant, sûr comme il était qu'ils n'allaient à la campagne que pour s'aimer en toute liberté, comment peut-il se résoudre à les suivre? C'est la réflexion que Cécile fit comme nous: elle eût voulu l'en empêcher; mais la partie était arrangée, il n'était plus temps de la rompre. Du reste, Artenice était jeune et belle: la solitude, l'occasion, l'exemple, la jalousie et le dépit pouvaient engager éraste à tourner vers elle des voeux que Cécile ne pouvait plus écouter. Cécile était assez modeste pour penser qu'on pouvait lui être infidèle, et assez juste pour le désirer; mais c'était peu connaître le coeur et le caractère d'éraste. Artenice était une de ces femmes pour qui l'amour est un arrangement de société, qui s'offensent d'un long respect, qui s'ennuient d'un amour constant, et qui comptent assez sur laprobité des hommes, pour s'y livrer sans réserve, et les quitter sans ménagement. On lui avait dit: nous allons passer quelque temps à la campagne; éraste y vient, voulez-vous en être? Elle avait répondu avec un sourire: volontiers, cela sera plaisant; et la partie s'était liée. Ce fut pour éraste un tourment de plus. Artenice avait entendu faire à Cécile l'éloge de son ami comme de l'homme du monde le plus sage, le plus honnête, et le plus réservé. Cela est charmant, disait Artenice en elle-même; voilà un homme que l'on peut prendre et renvoyer sans éclat. Heureux ou malheureux, cela ne dit mot: on n'est à son aise qu'avec ces gens-là. Un éraste est une trouvaille. On juge bien, d'après ces réflexions, qu'éraste fut agacé. Floricourt était auprès de Cécile, d'une assiduité désolante pour un rival malheureux. Cécile avait beau se contraindre; ses regards, sa voix, son silence même la trahissaient. éraste était au supplice: mais il renfermait sa douleur. Artenice, en femme habile, s'éloignait à propos, et engageait éraste à la suivre. Qu'ils sont heureux! Lui dit-elle un jour en se promenant avec lui? Tout occupés l'un de l'autre, ils se suffisent mutuellement, ils ne vivent que pour eux-mêmes. C'est un grand bien que d'aimer! Qu'en dites-vous? Oui, madame, répondit éraste lesyeux baissés, c'est un grand bien, quand on est deux.-mais vraiment l'on est toujours deux: je ne vois pas que l'on soit seul au monde.- je veux dire, madame, deux coeurs également sensibles, faits pour s'aimer également.- également! Cela est bien rigoureux! Pour moi, il me semble que l'on doit être moins difficile, et se contenter de l'à peu près. Eh quoi, si j'ai plus de sensibilité dans le caractère que celui qui s'attache à moi, faut-il que je l'en punisse? Chacun donne ce qu'il a; et l'on n'a rien à reprocher à celui qui met dans la société la dose de sentiment qu'il a reçue de la nature. J'admire comme les coeurs les plus froids sont toujours les plus délicats. Vous, par exemple, vous seriez homme à prétendre que l'on se passionnât pour vous.-moi, madame! Je ne prétends à rien.-vous avez tort; ce n'est pas là ce que je veux dire. Vous avez de quoi séduire une femme, assurément: je ne serais même pas étonnée qu'on se prît pour vous d'inclination.-cela peut être, madame: en fait de folie, je ne jure de rien, mais si on faisait celle de m'aimer, on serait, je crois, fort à plaindre.-est-ce un avis, monsieur, que vous avez la bonté de me donner?-à vous, madame! Je me flatte que vous ne me croyez ni assez sot, ni assez fat pour vous donner de tels avis.-fort bien,vous parlez en général, et vous m'exceptez par politesse.-l'exception même est inutile, madame; vous n'êtes pour rien dans tout ceci.- mais pardonnez-moi, monsieur: c'est moi qui vous dis que vous avez de quoi plaire; qu'on peut très-bien vous aimer à la folie; et c'est à moi que vous répondez qu'on serait fort à plaindre si l'on vous aimait: rien n'est plus personnel, ce me semble. Eh bien! Vous voilà embarrassé?-j'avoue que la plaisanterie m'embarrasse. Je ne sais point y répondre; et il n'est pas généreux de m'attaquer avec des armes que je n'ai point.-et si je parlais sérieusement, éraste; si rien au monde n'était plus sincère?-je quitte la partie, madame: la situation où je me trouve ne me permet pas de vous amuser plus long-temps.-ah! Ma foi, il en tient tout de bon, dit-elle en le suivant des yeux. Le ton léger, l'air riant que j'ai pris l'ont piqué: c'est un homme à sentiment; il faut lui parler son langage. à demain, dans ce même bosquet, encore un tour de promenade, et ma victoire est décidée. La promenade d'éraste avec Artenice avait paru longue à Cécile. éraste en revint tout rêveur, et Artenice triomphante. Eh bien! Dit tout bas Cécile a son amie, que pensez-vous d'éraste?-mais j'en suis assez contente: il nem'a point ennuyée, et c'est beaucoup: il a des choses excellentes, et l'on peut en faire un homme aimable. Je lui trouve seulement le ton un peu romanesque: il veut du sentiment. Défaut d'usage, préjugé de province, dont il est facile de le corriger. il veut du sentiment! dit Cécile en elle-même; ils en sont aux conditions. C'est aller loin dans une première entrevue. Il me semble qu'éraste prend son parti de bonne grâce. Mais, quoi, s'il est assez heureux, est-ce à moi de le trouver mauvais? Cependant il a eu tort de vouloir me persuader qu'il était si fort à plaindre. Il aurait pu épargner à ma délicatesse les reproches douloureux qu'il savait bien que je me faisais. C'est la manie des amans d'exagérer toujours leurs peines. Enfin le voilà consolé, et me voilà bien soulagée. Cécile, dans cette pensée, se contraignit un peu moins avec Floricourt. éraste, à qui rien n'échappait, fut plus triste que de coutume. Cécile et Artenice attribuèrent sa tristesse à la même cause. Une passion naissante produit toujours cet effet-là. Le lendemain, Artenice ne manqua point de ménager un tête-à-tête à Cécile et à Floricourt, en emmenant avec elle éraste. Vous êtes fâché, lui dit-elle; je veux me réconcilier avec vous. Je vois, éraste, que vousn'êtes pas un de ces hommes avec qui l'amour doit se traiter en plaisanterie: vous regardez un engagement comme la chose du monde la plus sérieuse: je vous en estime davantage.-moi! Point du tout, madame: je suis très-persuadé qu'un amour sérieux est la plus haute extravagance, et qu'il n'est un plaisir qu'autant qu'il est un jeu.-accordez-vous donc avec vous-même. Hier au soir, vous vouliez une égale sensibilité, une inclination mutuelle.-je voulais une chose impossible, ou du moins la chose du monde la plus rare; et je tiens, qu'à moins de cet accord si difficile, et auquel il faut renoncer, le plus sage et le plus sûr parti est de faire un jeu de l'amour, sans y attacher un prix et une importance chimériques.-ma foi, mon cher éraste, vous parlez d'or. En effet, pourquoi se tourmenter vainement à s'aimer plus qu'on ne peut? On se convient, on s'ennuie, et on se quitte. Au bout du compte, on a eu du plaisir, c'est un temps bien employé, et plût au ciel pouvoir ainsi s'amuser toute la vie! Voilà, disait éraste en lui-même, une humeur bien accommodante! Je vois, poursuivit-elle, ce qu'on appelle des passions sérieuses: rien de plus triste, de plus sombre. L'inquiétude, la jalousie assiégent deux malheureux. Ils prétendent se suffire, et ils s'ennuient à la mort.-ah!Madame, que dites-vous? Rien ne leur manque, s'ils s'aiment bien. Cette union est le charme de la vie, les dèlices de l'âme, la plénitude du bonheur.-ma foi, monsieur, vous êtes fou avec vos disparates éternelles. Que voulez-vous donc, je vous prie?-ce qui ne se trouve point, madame, et ce qu'on ne verra peut-être jamais. Voilà une belle expectative! Et, en attendant, votre coeur sera désoeuvré?-hélas! Plût au ciel qu'il pût l'être!-il ne l'est donc pas, éraste?-non, sans doute, madame; et vous plaindriez son état si vous pouviez le concevoir. à ces mots, il s'éloigna en levant les yeux au ciel, et en poussant un profond soupir.-voilà donc, dit Artenice, ce qu'on appelle un homme réservé! Il l'est si fort, qu'il en est bête. Heureusement je ne me suis point expliquée. Peut-être aurais-je dû lui parler plus clairement: il faut aider les gens timides. Mais il s'en va sur une exclamation, sans donner le temps de lui demander ce qui l'arrête et ce qui l'afflige. Nous verrons: il faudra bien qu'il se déclare; car enfin je suis compromise, et il y va de mon honneur. Floricourt voulut, pendant le souper, s'amuser aux dépens d'éraste. Eh bien! Dit-il à Artenice, où en êtes-vous? On n'a rien de caché pour ses amis, et nous vous en donnonsl'exemple.-bon! Dit Artenice avec dépit, savons-nous profiter des exemples qu'on nous donne? Savons-nous même ce que nous voulons? Si on parle d'un amour sérieux, monsieur le traite de badinage; si l'on se prête au badinage, monsieur revient au sérieux.-il vous est facile, madame, dit éraste, de me donner un ridicule: je me prête à cela tant qu'on veut.-eh! Monsieur, ce n'est pas mon dessein: mais nous sommes avec nos amis; expliquons-nous sans faire mystère. Nous n'avons pas le temps de nous observer et nous deviner l'un l'autre. Je vous plais, vous me l'avez fait entendre. Je ne vous dissimule point que vous me convenez assez. Nous ne sommes pas ici pour être spectateurs inutiles; l'honnêteté même exige que nous soyons occupés: finissons, et entendons-nous. Comment voulez-vous m'aimer? Comment voulez-vous que je vous aime?-moi, madame! S'écria éraste! Je ne veux point que vous m'aimiez.-quoi, monsieur! Vous m'avez donc trompée?-point du tout, madame. J'atteste le ciel que je ne vous ai pas dit un mot qui ressemble à de l'amour.-oh! Pour le coup, dit-elle en se levant de table, voilà une effronterie qui me passe. Floricourt voulut la retenir. Non, monsieur, je ne puis soutenir la vue d'un homme qui ose nier les tristeset fades déclarations dont il m'a excédée, et que j'ai eu la bonté de souffrir, prévenue par les éloges qu'on m'avait faits, je ne sais pourquoi, de ce maussade personnage. Artenice est partie furieuse, dit Cécile à éraste, en le revoyant le lendemain. Que s'est-il donc passé entre vous?-des propos en l'air, madame, dont le résultat de ma part a été, que rien n'était plus méprisable qu'un amour frivole. Artenice m'a vu soupirer; elle a pris mes soupirs pour elle. Je l'ai détrompée; et voilà tout.-vous l'avez détrompée: c'est d'un galant homme; mais il fallait vous y prendre avec plus de ménagement.-quoi! Madame, elle ose vous dire que nous en sommes au point de nous aimer; et vous voulez que je me modère? Qu'auriez-vous pensé de mon aveu, ou de mon silence?-que vous étiez raisonnable, et que vous preniez le bon parti. Artenice est encore jeune et belle, et votre liaison n'eût-elle été qu'un amusement...-je ne suis point d'humeur à m'amuser, madame; et je vous prie de m'épargner des conseils dont je ne profiterai jamais.-cependant vous voilà seul avec nous, et vous sentez vous-même que vous jouerez ici un bien étonnant personnage.-je jouerai, madame le personnage d'un ami; rien n'est plus honnête, ce me semble.-mais,éraste, comment pouvez-vous y tenir?-c'est mon affaire, madame; ne vous inquiétez pas de moi.-il faut bien que je m'en inquiète, car enfin je connais votre situation, elle est affreuse.-cela peut être; mais il ne dépend ni de vous, ni de moi, de la rendre meilleure: croyez-moi, n'en parlons plus.-n'en parlons plus, c'est bientôt dit; mais vous souffrez, et j'en suis la cause.-eh! Non, madame, non; je vous l'ai dit cent fois, vous n'avez rien à vous reprocher: au nom de Dieu, soyez tranquille.-je le serais, si vous pouviez l'être.-oh! Pour le coup vous êtes cruelle. Quand vous vous obstinerez à savoir ce qui se passe dans mon âme, je n'en aurai pas une peine de moins, et vous en aurez un chagrin de plus: de grâce, oubliez que je vous aime.-et comment l'oublier? Je le vois à chaque instant.-vous voulez donc que je m'éloigne?-mais notre situation l'exigerait.-fort bien, chassez-moi; cela sera plus tôt fait.-moi, vous chasser! Vous, mon ami! C'est pour vous que je suis en peine.-oh bien! Pour moi, je vous déclare que je ne puis vivre sans vous.-vous le croyez; mais l'absence...-l'absence! Le beau remède pour un amour comme le mien! N'en doutez pas, mon cher éraste: il est des femmes plus aimables et moins injustes que moi. J'en suisfort aise; mais cela m'est egal.-il vous le semble dans ce moment.-je suis en ce moment ce que je serai toute ma vie: je connais les femmes. N'ayez pas peur qu'aucune d'elles me rende heureux ni malheureux.-je veux croire que vous ne vous attacherez pas d'abord; mais vous vous dissiperez dans le monde.-et avec quoi? Rien ne m'amuse. Ici du moins je n'ai pas le temps de m'ennuyer: je vous vois, ou je vais vous voir; vous me parlez avec bonté; je suis sûr que vous ne m'oubliez pas; et, si j'étais loin de vous, j'ai une imagination qui ferait mon supplice.-et que pourrait-elle vous peindre de plus cruel que ce que vous voyez?-je ne vois rien, madame; je ne veux rien voir: épargnez-moi vos confidences.-j'admire, en verité, votre modération.-oui, j'ai un grand mérite à être modéré: et voulez-vous que je vous batte? Non; mais on se plaint.- et de quoi?-je ne sais; mais je ne puis concilier tant d'amour avec tant de raison.-ma foi, madame, chacun aime à sa manière; la mienne n'est pas d'extravaguer. S'il fallait des injures pour vous plaire, j'en dirais tout comme un autre; mais je doute que cela réussît.-je n'y perds rien, éraste, et dans le fond du coeur...-non, je vous jure que mon coeur vous respecte autant que ma bouche. Je ne mesuis pas surpris un moment de colère contre vous.-cependant vous vous consumez, je le vois bien. La mélancolie vous gagne.-je ne suis pas gai.-vous mangez à peine.-on vit à moins.-je suis sûre que vous ne dormez point.-pardonnez-moi, je dors un peu; et c'est là mon meilleur temps; car je vous vois dans le sommeil telle à peu près que je vous souhaite.-éraste!-Cécile!-vous m'offensez.-oh! Parbleu, madame, c'en est trop que de vouloir m'ôter mes songes. Dans la réalité, vous êtes telle que bon vous semble; permettez du moins qu'en idée vous soyez telle qu'il me plaît.-ne vous fâchez point, et parlons raison. Ces mêmes songes, que je ne dois point savoir, entretiennent votre passion.- tant mieux, madame, tant mieux; je serais bien fâché d'en guérir.-et pourquoi vous obstiner à m'aimer sans espérance?-sans espérance! Je n'en suis pas là: si vos sentimens étaient justes, ils seraient durables. Mais...-ne vous flattez point, éraste; j'aime, et c'est pour toute ma vie.-je ne me flatte point, Cécile; c'est vous qui vous calomniez. Votre amour est un accès qui n'aura que son période. Il n'est pas honnête de médire de son rival: je me tais; mais je m'en rapporte à la bonté de votre esprit, à la délicatessede votre coeur.-ils sont aveugles l'un et l'autre.-c'est avouer qu'ils ne le sont pas: il faut avoir vu ou entrevoir encore, pour reconnaître qu'on voit mal.-eh bien! Je l'avoue, il me souvient d'avoir trouvé des défauts à Floricourt: mais je ne lui en connais plus.-la connaissance vous reviendra, madame, et je m'en repose sur lui.-et si j'épouse Floricourt, comme en effet tout s'y dispose?-en ce cas, je n'aurais plus rien à espérer ni à craindre; et mon parti est déjà pris.-et quel est-il?-de cesser de vous aimer.-et comment cela?- comment? Parbleu rien de plus aisé. Si j'étais à l'armée, et qu'une balle...-ô ciel!-est-il si malaisé de supposer qu'on est à l'armée?- ah! Cruel ami, qu'osez-vous dire? Et avec quelle légèreté vous m'annoncez un malheur dont je ne me consolerais jamais! Cécile s'attendrissait à cette idée, quand Floricourt vint les trouver. éraste les laissa bientôt seuls, suivant son usage.-notre ami, ma chère Cécile, dit Floricourt, est un mortel fort ennuyeux: qu'en dites-vous?-c'est un honnête homme, répondit Cécile, dont je respecte les vertus.- ma foi, avec ses vertus, il ferait bien d'aller rêver ailleurs: il faut de la gaieté, de la société à la campagne.-peut-être a-t-il quelque sujet d'être triste et solitaire.-oui, je le crois, et jele devine. Vous rougissez, Cécile! Je serai discret, et votre embarras m'impose silence.-et quel serait mon embarras, monsieur! Vous croyez qu'éraste m'aime, et vous avez raison de le croire. Je le plains, je le conseille, je lui parle comme son amie: il n'y a pas là de quoi rougir.-un tel aveu, belle Cécile, vous rend encore plus estimable; mais vous convenez qu'il vient un peu tard.-je n'ai pas cru, monsieur, devoir vous dire un secret qui n'était pas le mien; et je vous l'aurais caché toute ma vie, si vous ne l'aviez pas surpris. Il y a dans ces sortes de confidences une ostentation et une cruauté qui ne sont pas dans mon caractère. Il faut savoir respecter du moins les malheureux qu'on a faits.-voilà de l'héroïsme, s'écria Floricourt, du ton du dépit et de l'ironie. Et cet ami que vous traitez si bien, sait-il à quel point nous en sommes?-oui, monsieur, je lui ai tout dit.-et il a la bonté de demeurer encore ici!-je le disposais à s'en aller.- ah! Je n'ai plus rien à dire; j'aurais été surpris, si votre délicatesse n'avait pas prévenu la mienne. Vous avez senti l'indécence de souffrir auprès de vous un homme qui vous aime, au moment où vous allez vous déclarer pour son rival: il y aurait même de l'inhumanité à le rendre témoin du sacrifice que vous m'en faites.Et à quand son départ?-je ne sais: je n'ai pas eu le courage de le lui prescrire, et il n'a pas la force de s'y déterminer.-vous plaisantez, Cécile: et qui lui proposera donc de nous délivrer de sa présence? Il ne serait pas honnête que ce fût moi.-ce sera moi, monsieur, n'en ayez point d'inquiétude.-et quelle inquiétude, madame? Me feriez-vous l'honneur de me croire jaloux? Je vous déclare que je ne le suis point: ma délicatesse n'a que vous pour objet; et pour peu qu'il vous en coûte...-il m'en coûtera, n'en doutez point, d'ôter à un ami respectable la seule consolation qui lui reste: mais je sais me faire violence.-violence, madame, cela est bien fort. Je ne veux point de violence: ce serait le moyen de me rendre odieux; et je vais presser moi-même cet ami respectable de ne pas vous abandonner.- poursuivez, monsieur; la plaisanterie est fort à sa place, et je mérite en effet que vous me parliez sur ce ton.-je suis au désespoir de vous avoir déplu, madame, lui dit Floricourt en voyant ses yeux mouillés de larmes. Pardonnez-moi mon imprudence: je ne savais pas l'intérêt que vous preniez à mon rival et à votre ami. à ces mots, il la laissa pénétrée de douleur. éraste, de retour, la trouva dans cette situation.-qu'est-ce donc! Madame, lui dit-il enl'abordant, les pleurs inondent votre visage!- vous voyez, monsieur, la plus malheureuse de toutes les femmes; je sens que ma faiblesse me perd, et je ne puis m'en guérir. Un homme à qui j'ai tout sacrifié, doute encore de mes sentimens. Il me méprise, il me soupçonne.-j'entends, madame; il est jaloux; il faut le tranquilliser. Il y va de votre repos, et il n'est rien que je ne sacrifie à un intérêt qui m'est si cher. Adieu: puissiez-vous être heureuse! J'en serai moins malheureux. Les larmes de Cécile redoublèrent à ces mots.-je vous ai exhorté à me fuir, lui dit-elle; je vous y exhortais en amie et pour vous-même. L'effort que je faisais sur mon âme n'avait rien d'humiliant. Mais vous éloigner pour complaire à un homme injuste, pour lui ôter un soupçon que je n'aurais jamais dû craindre; être obligé de justifier l'amour par le sacrifice de l'amitié, c'est une chose honteuse et accablante. Jamais rien ne m'a tant coûté.-il le faut, madame, si vous aimez Floricourt.- oui, mon cher éraste, plaignez-moi: je l'aime et j'ai beau me le reprocher. éraste n'en entendit pas davantage: il partit. Floricourt mit tout en usage pour apaiser Cécile. Il était d'une douceur, d'une complaisance sans égale, quand on avait fait sa volonté. éraste fut presque oublié: et que n'oublie-t-on paspour ce qu'on aime, quand on a le bonheur de se croire aimé! Un seul amusement, hélas! Bien innocent, restait encore à Cécile dans leur solitude. Elle avait élevé un serin, qui, par un instinct merveilleux, répondait à ses caresses. Il connaissait sa voix; il volait au-devant d'elle; il ne chantait qu'en la voyant; il ne mangeait que sur sa main; il ne buvait que de sa bouche: elle lui donnait la liberté; il n'en jouissait qu'un moment; et, sitôt qu'elle l'appelait, il fendait l'air avec vitesse. Dès qu'il était sur son sein, le sentiment semblait agiter ses ailes et précipiter les battemens de son gosier mélodieux. Croirait-on que l'orgueilleux Floricourt fut offensé de l'attention que donnait Cécile à la sensibilité et au badinage de ce petit animal?-je veux savoir, dit-il un jour en lui-même, si l'amour qu'elle a pour moi est au-dessus de ces faiblesses. Il serait plaisant qu'elle fût plus attachée à son serin qu'à son amant. Cela est possible: j'en ferai l'épreuve, et pas plus tard que ce soir.-où est donc le petit oiseau, lui dit-il en l'abordant avec un sourire?-il jouit du ciel et de la liberté; il voltige dans ces jardins.-et ne craignez-vous pas qu'à la fin il ne s'y accoutume, et qu'il ne revienne plus?-je lui pardonnerai, s'il se trouve plus heureux.-ah! De grâce, voyons s'il vous est fidèle. Voulez-vous bien lerappeler? Cécile fit le signal accoutumé, et l'oiseau vola sur sa main.-il est charmant, dit Floricourt; mais il vous est trop cher, j'en suis jaloux; et je veux tout ou rien de la personne que j'aime. à ces mots, il voulut prendre l'oiseau chéri pour l'étouffer. Elle jeta un cri: le serin s'envola. Cécile, épouvantée, pâlit et perdit connaissance. On accourut, on la rappela à la vie. Dès qu'elle ouvrit les yeux, elle vit à ses pieds, non l'homme qu'elle aimait le plus, mais de tous les mortels le plus odieux pour elle.- allez, monsieur, lui dit-elle avec horreur, ce dernier trait vient de m'éclairer sur votre affreux caractère: j'y vois autant de bassesse que de cruauté. Sortez de chez moi, pour n'y rentrer jamais. Vous êtes trop heureux que je me respecte encore plus que je ne vous méprise! ô mon cher et digne éraste! à qui vous aurais-je sacrifié? Floricourt sortit, frémissant de honte et de rage. L'oiseau revint caresser sa maîtresse; et il n'est pas besoin de dire qu'éraste se vit rappelé.

LE PHILOSOPHE SOI-DISANT

Clarice, depuis quelques années, n'entendait parler que de philosophes. Qu'est ce donc que cette espèce d'hommes-là, dit-elle? Je voudrais bien en avoir quelqu'un. On la prévint que les vrais philosophes étaient rares, qu'ils se communiquaient peu; qu'au reste c'étaient de tous les hommes les plus simples, et qu'ils n'avaient rien de singulier. Il y en a donc de deux sortes, dit-elle; car dans tous les récits que j'entends, un philosophe est un être bizarre, qui fait profession de ne ressembler à rien. De ceux-là, lui dit-on, il y en a partout: vous en aurez; cela est facile. Clarice était à la campagne avec une de ces sociétés qu'on appelle frivoles, et qui ne demandent qu'à s'amuser. On lui présenta, quelques jours après, le sentencieux Ariste. Monsieur est donc philosophe? Demanda-t-elle en le voyant. Oui, madame, répondit Ariste.-c'est une belle chose que la philosophie, n'est-ce pas?-mais, madame, c'est la science du bien et du mal, ou, si vous voulez, la sagesse. Ce n'est que cela! Dit Doris. Et le fruit de cette sagesse, poursuivit Clarice, est d'être heureux sans doute!-ajoutez, madame, de faire des heureux. Je serais donc philosophe aussi? Dit à demi-voix la naïve Lucinde; car on m'a répété cent fois qu'il ne tenait qu'à moi d'être heureuse en faisant des heureux. Bon! Qui ne sait pas cela? Reprit Doris; c'est le secret de la comédie. Ariste, avec le sourire du mépris, leur fit entendre que le bonheur philosophique n'était pas celui que peut goûter et faire goûter une jolie femme.-je m'en doutais bien, dit Clarice; et rien ne se ressemble moins, je crois, qu'une jolie femme et un philosophe. Mais voyons d'abord comment le sage Ariste s'y prend pour être heureux lui-même.-cela est tout simple, madame: je n'ai point de préjugés, je ne dépens de personne, je vis de peu, je n'aime rien, et je dis tout ce que je pense. N'aimer rien, observa Cléon, me semble une disposition peu favorable à faire des heureux, eh! Monsieur, répliqua le philosophe, ne fait-on du bien qu'à ce qu'on aime? Affectionnez-vous le misérable que vous soulagez en passant? C'est ainsi que nous distribuons à l'humanité lesecours de nos lumières. Et c'est, dit Doris, avec des lumières que vous faites des heureux?-oui, madame, et que nous le sommes. La grosse présidente de Ponval trouvait ce bonheur-là bien mince! Un philosophe a-t-il bien du plaisir? Demanda Lucinde.-il n'en a qu'un, madame, celui de les mépriser tous. Cela doit être fort amusant! Dit brusquement la présidente. Et si vous n'aimez rien, monsieur, que faites-vous donc de votre âme?-ce que j'en fais? Je l'emploie au seul usage qui soit digne d'elle; je contemple, j'observe les merveilles de la nature. Eh! Que peut-elle avoir pour vous d'intéressant, cette nature, reprit Clarice, si les hommes, si vos semblables, n'ont rien qui vous puisse attacher.-mes semblables, madame! Je ne dispute pas sur les termes; mais celui-là est un peu fort. Quoi qu'il en soit, la nature que j'étudie a pour moi l'attrait de la curiosité, qui est le ressort de l'intelligence, comme ce qu'on appelle le désir est le mobile du sentiment. Oui dà, je conçois, dit Doris, que la curiosité est quelque chose; mais le désir, monsieur, ne le comptez-vous pour rien? Le désir, je vous l'ai dit, est un attrait d'une autre espèce.-pourquoi donc vous livrer à l'un de ces attraits, tandis que vous résistez à l'autre?-ah, madame! C'est que les jouissances de l'esprit ne sont mêléesd'aucune amertume, et que toutes celles du sentiment renferment un poison caché. Mais du moins, lui demanda Cléon, vous avez des sens.-oui, j'ai des sens, si vous voulez, mais ils n'ont sur moi nul empire; mon âme en reçoit les impressions comme une glace, et il n'y a que les objets de l'intelligence pure qui puissent m'affecter vivement. Voilà un bien froid personnage! Dit tout bas Doris à Clarice: qui t'a amené cet homme-là? Paix, lui répondit Clarice: cela est bon pour la campagne, il y a moyen de s'en divertir. Cléon, qui voulait encore développer le caractère d'Ariste, lui témoigna sa surprise de le voir résolu à ne rien aimer. Car enfin, disait-il, ne connaissez-vous rien d'aimable? Je connais des surfaces, reprit le philosophe, mais je sais me défier du fond. Il reste à savoir, dit Cléon, si cette méfiance est fondée.-oh! Très-fondée, vous pouvez m'en croire: j'en ai assez vu pour me convaincre que ce globe-ci n'est peuplé que de sots, de méchans et d'ingrats. Si vous y regardiez bien, lui dit Clarice sur le ton du reproche, vous seriez moins injuste, et peut-être aussi plus heureux. Le sage, un moment interdit, ne fit pas semblant d'avoir entendu. On annonça le dîner: il donna la main à Clarice, et se mit auprès d'elleà table. Je veux, lui disait-elle, vous réconcilier avec l'humanité.-il n'y a pas moyen, madame, il n'y a pas moyen: l'homme est le plus vicieux des êtres. Quoi de plus cruel, par exemple, que le spectacle de votre dîner? Combien d'animaux innocens immolés à la voracité de l'homme? Ce boeuf, quel mal vous avait-il fait? Et ce mouton, symbole de la candeur, quel droit aviez-vous sur sa vie? Et ce pigeon, l'ornement de nos toits, qu'on vient d'arracher à la tendre colombe? ô ciel! S'il y avait un buffon parmi les animaux, dans quelle classe placerait-il l'homme? Le tigre, le vautour, le requin, lui céderaient le premier rang parmi les espèces voraces. Tout le monde conclut que le philosophe ne se nourrissait que de légumes, et l'on n'osait lui offrir de ces viandes qu'il regardait avec pitié. Donnez, donnez, dit-il; puisqu'on a tant fait que de les égorger, il faut bien que quelqu'un les mange. Il déclamait ainsi, en mangeant de tout, contre la profusion des mets, leur recherche, leur délicatesse. Ah! L'heureux temps, disait-il, où l'homme broutait avec les chèvres! Donnez-moi à boire, je vous prie. La nature a bien dégénéré! Le philosophe s'enivra en faisant la peinture du clair ruisseau où se désaltéraient ses pères. Cléon saisit ce moment où le vin fait tout dire,pour démêler le principe de ce chagrin philosophique qui se répandait sur le genre humain. Eh bien, demanda-t-il à Ariste, vous voilà avec les hommes; les trouvez-vous si odieux? Avouez que vous les condamniez sur parole, et qu'ils ne méritent pas tout le mal qu'on en dit.-sur parole, monsieur! Apprenez qu'un philosophe ne juge que d'après lui. C'est parce que j'ai bien vu, bien développé les hommes, que je les crois vains, orgueilleux, injustes.-ah! De grâce, interrompit Cléon, épargnez-nous un peu: notre admiration pour vous mérite au moins des ménagemens; car enfin vous ne sauriez nous reprocher de ne pas honorer le mérite. Et comment l'honorez-vous? Répliqua vivement le philosophe. Est-ce en le négligeant, en l'abandonnant, qu'on l'honore? Ah! Les philosophes de la Grèce étaient les oracles de leur siècle, les législateurs de leur patrie. Aujourd'hui la sagesse et la vertu languissent oubliées; l'intrigue, la bassesse, la servitude obtiennent tout. Si cela était, dit Cléon, ce serait peut-être la faute des grands hommes qui dédaignent de se montrer.-et voulez-vous qu'ils se jettent à la tête, ou, pour mieux dire, aux pieds des dispensateurs des récompenses? Il est vrai, dit Cléon, que l'on pourrait leur en épargner la peine, et qu'un homme tel que vous(pardon si je vous nomme). Il n'y a pas de mal, reprit humblement le philosophe. Un homme tel que vous devrait être dispensé de faire sa cour.-moi, faire ma cour! Ah! Qu'ils s'y attendent; je ne crois pas que leur orgueil ait jamais à s'en applaudir: je sais m'apprécier, grâce au ciel; et j'irais vivre dans les déserts, plutôt que de dégrader mon être. Ce serait bien dommage, dit Cléon, que la société vous perdît: né pour éclairer l'humanité, vous devez vivre au milieu d'elle. Vous ne sauriez croire, mesdames, le bien que fait un philosophe à la terre; je gage que monsieur a découvert une foule de vérités morales, et qu'il y a peut-être aujourd'hui cinquante vertus de sa façon. Des vertus, reprit Ariste en baissant les yeux, je n'en ai pas imaginé beaucoup; mais j'ai dévoilé bien des vices! Eh! Monsieur, lui dit Lucinde, que ne leur laissiez-vous leur voile, ils auraient la laideur de moins. Ma foi, je suis votre servante, reprit Madame De Ponval; j'aime mieux un vice décidé qu'une vertu équivoque; du moins on sait à quoi s'en tenir. Et cependant voilà comme on nous récompense, s'écria Ariste avec dépit: aussi j'ai pris le parti de n'exister que pour moi-même: le monde ira comme il pourra. Non, lui dit poliment Clarice en se levant de table, je veux que vous existiez pournous. Avez-vous à Paris quelque affaire pressée?-aucune, madame: un philosophe n'a point d'affaires.-eh bien! Je vous retiens ici. La campagne doit plaire à la philosophie; et je vous y promets la solitude, le repos et la liberté. La liberté, madame, dit le philosophe à demi-voix; je crains bien que vous ne manquiez de parole. La promenade dispersa la compagnie, et Ariste, avec un air rêveur, feignit d'aller méditer dans une allée, où il digéra sans penser à rien. Je me trompe, il pensait à Clarice, et il se disait à lui-même: une jolie femme, une bonne maison, toutes les commodités de la vie; cela s'annonce bien! Voyons jusqu'au bout. Il faut avouer, poursuivait-il, que la société est une plaisante scène. Si j'étais galant, empressé, complaisant, aimable, on ferait à peine attention à moi; on ne voit que cela dans le monde; et la vanité des femmes est rassasiée de ces hommages prodigués. Mais apprivoiser un ours, civiliser un philosophe, fléchir son orgueil, amollir son âme, c'est un triomphe difficile et rare, dont leur amour-propre est flatté. Clarice vient d'elle-même se jeter dans mes filets; attendons-la sans nous compromettre. La compagnie, de son côté, s'amusait aux dépens d'Ariste. C'est un assez plaisant original,disait Doris: qu'en ferons-nous? Une comédie, répondit Cléon; et si Clarice veut m'en croire, mon plan est déjà tout tracé. Il communiqua son idée, tout le monde y applaudit; et Clarice, après quelque difficulté, consentit à jouer son rôle. Elle était beaucoup plus jeune et plus jolie qu'il ne fallait pour un philosophe; et quelques mots, quelques regards échappés à celui-ci, semblaient répondre du dénoûment. Elle se présenta donc comme par hasard dans l'allée où se promenait Ariste. Je vous détourne, lui dit-elle; pardon, je ne fais que passer.-vous n'êtes pas de trop, madame; et je puis méditer avec vous. Vous me ferez plaisir, dit Clarice; je m'aperçois qu'un philosophe ne pense pas comme un autre homme, et je serais bien aise de voir les choses par vos yeux.-il est vrai, madame, que la philosophie semble créer un nouvel univers. Le vulgaire ne voit que des masses; les détails de la nature sont un spectacle réservé pour nous: c'est pour nous qu'elle semble avoir disposé avec un art si merveilleux les fibres de ces feuilles, l'étamine de ces fleurs, le tissu de cette écorce: une fourmilière est pour moi une république; et chacun des atomes qui composent ce monde, me paraît un monde nouveau. Cela est admirable! Dit Clarice. Qu'est-ce qui vous occupait en cemoment? Ces oiseaux, répondit le sage.-ils sont heureux, n'est-ce pas?-ah! Très-heureux, sans doute! Peuvent-ils ne pas l'être? L'indépendance, l'égalité, peu de besoins, des plaisirs faciles, l'oubli du passé, nulle inquiétude sur l'avenir, et pour tout souci le soin de vivre et de perpétuer leur espèce: quelles leçons, madame, quelles leçons pour l'humanité!- avouez donc que la campagne est un séjour délicieux; car, enfin, elle nous rapproche de la condition des animaux; et, comme eux, nous semblons n'y avoir pour loi que le doux instinct de la nature.-ah! Madame, que n'est-il vrai! Mais ce caractère est effacé du coeur des hommes: la société a tout perdu.-vous avez raison: cette société est quelque chose de bien gênant; et, quand on n'a besoin de personne, il serait tout simple de vivre pour soi.-hélas! C'est ce que j'ai dit cent fois; c'est ce que je ne cesse d'écrire; mais personne ne veut m'écouter. Vous, madame, par exemple, qui semblez reconnaître la vérité de ce principe, auriez-vous la force de le pratiquer? Je ne puis que souhaiter, dit Clarice, que la philosophie devienne à la mode, je ne serai pas la dernière à la suivre, comme je ne dois pas être la première à l'afficher.-c'est le langage que chacun tient: personne ne veut se hasarderà donner l'exemple; et cependant l'humanité gémit, accablée sous le joug de l'opinion, et dans les chaînes de l'usage.-que voulez-vous, monsieur? Notre repos, notre honneur, tout ce que nous avons de plus cher dépend des bienséances.-eh bien! Madame, observez-les ces bienséances tyranniques; ayez des vertus comme des habits, façonnées au goût du siècle: mais votre âme est à vous, la société n'a droit que sur les dehors, et vous ne lui devez que les apparences. Les bienséances dont on fait tant de bruit, ne sont elles-mêmes que les apparences bien ménagées; mais l'intérieur, madame, l'intérieur est le sanctuaire de la volonté; et la volonté est indépendante. Je conçois, dit Clarice, que je peux vouloir ce que bon me semble, pourvu que je m'en tienne là. Vraiment, sans doute, reprit le philosophe, il vaut mieux s'en tenir là que de risquer des imprudences. Car, madame, savez-vous ce que c'est qu'une femme vicieuse, c'est une femme qui ne s'observe, qui ne se respecte sur rien. Quoi! Monsieur, demanda Clarice avec un air satisfait, le vice n'est donc que dans l'imprudence?-avant de vous répondre, madame, permettez-moi de vous interroger. Qu'est-ce que le vice à vos yeux? N'est-ce pas ce qui trouble l'ordre, ce qui nuit, ou peut nuire?-c'est cela même.-eh bien! Madame, tout cela se passe au dehors. Pourquoi donc soumettre au préjugé vos sentimens et vos pensées? Voyez, dans ces oiseaux, cette douce et fière liberté que la nature vous avait donnée, et que vous avez perdue. Ah! Dit Clarice avec un soupir, la mort de mon époux me l'avait rendu, ce bien précieux; mais je touche au moment d'y renoncer encore. ô ciel, qu'entends-je! S'écria-t-il. Allez-vous former une nouvelle chaîne?-mais, je ne sais.-vous ne savez?-ils le veulent.-quoi donc, madame? Quels sont les ennemis qui osent vous le proposer? Non, croyez-moi, l'hymen est un joug, et la liberté est le bien suprême. Mais encore quel est cet époux que l'on vous donne?-c'est Cléon.-Cléon, madame? Je ne m'étonne plus de l'air aisé qu'il prend ici. Il interroge, il décide, il daigne être affable quelquefois; il a cette politesse avantageuse qui semble s'abaisser jusqu'à nous; on voit bien qu'il fait les honneurs de sa maison, et je sens désormais tout ce que je lui dois de respect et de déférence.-vous vous devez l'un à l'autre une honnêteté mutuelle, et je prétends que chez moi tout le monde soit égal.-vous le prétendez, Clarice! Ah! Votre choix détruit l'égalité entre les hommes, et celui qui doit vous posséder... n'en parlons plus, j'en ai trop dit; ce séjour n'est pas fait pour un philosophe: permettez-moi de m'en éloigner. Non, lui dit-elle, j'ai besoin de vous, et vous me plongez dans des irrésolutions dont vous seul pouvez me tirer. Il faut avouer que la philosophie est une chose bien consolante; mais, si un philosophe était un trompeur, ce serait un dangereux ami! Adieu, je ne veux pas qu'on nous voie ensemble: je rejoins la compagnie; venez bientôt nous retrouver. Eh! Voilà donc, disait-elle en s'éloignant, ce qu'on appelle un philosophe. Courage, disait-il de son côté, Cléon ne tient plus qu'à un fil. Clarice, en rougissant, rendit compte de la première scène; et son début reçut des éloges. Mais la présidente fronçant le sourcil: avez-vous prétendu, dit-elle, que je sois simple spectatrice? Non, non, je veux jouer mon rôle, et je réponds qu'il sera plaisant. Vous croyez subjuguer cet homme sage? Point du tout; c'est moi qui aurai cet honneur-là.-vous, présidente?-oh! Vous avez beau rire: mes cinquante ans, mes trois mentons, et ma moustache de tabac d'Espagne se moquent de toutes vos grâces. Tout le monde applaudit à ce défi, en redoublant les éclats de rire. Rien n'est plus sérieux, reprit-elle; et, si ce n'est pas assez d'une, vous n'avez qu'à vous réunir pour medisputer sa conquête; je vous brave toutes les trois. Allez, divine Doris, charmante Lucinde, merveilleuse Clarice, allez étaler à ses yeux tout ce que la coquetterie et la beauté ont de séduisant! Je m'en moque. Elle dit ce mot d'un ton résolu à faire trembler ses rivales. Cléon parut sombre et rêveur à l'arrivée d'Ariste, et Clarice prit avec le philosophe l'air réservé du mystère. On parla peu, mais on lorgna beaucoup. Ariste se retira dans son appartement, le trouva meublé avec toutes les recherches du luxe. ô ciel! Dit-il à la compagnie, qui, pour s'amuser, l'y avait conduit; ô ciel! N'est-il pas ridicule que tout cet appareil soit dressé pour le sommeil d'un homme? Est-ce ainsi que l'on dormait à Lacédémone! ô Lycurgue, que dirais-tu! Une toilette à moi! C'est se moquer. Me prend-on pour un sibarite? Je me retire, je n'y saurais tenir. Voulez-vous, lui dit Clarice, que l'on démeuble exprès pour vous? Jouissez, croyez-moi, des douceurs de la vie, quand elles se présentent: un philosophe doit savoir se passer de tout et s'accommoder de tout. à la bonne heure, dit-il en s'apaisant, il faut bien vous complaire; mais je ne dormirai jamais sur ce monceau de duvet. Ma foi, dit-il, en se couchant, la mollesse est une jolie chose; et le sage s'endormit.Ses songes lui rappelèrent son entretien avec Clarice: et il se réveilla dans la douce idée que cette vertu de convention, qu'on nomme sagesse dans les femmes, lui résisterait faiblement. Il n'était pas levé encore; un laquais vint lui proposer le bain. Le bain était d'un bon présage. Soit, dit-il, je me baignerai; le bain est d'institution naturelle. Quant aux parfums, la terre nous les donne; ne dédaignons pas ses présens. Il eût bien voulu faire usage de cette toilette qu'il voyait dressée; mais la pudeur le retint. Il se contenta de donner à sa négligence philosophique l'air le plus décent qu'il lui fut possible, et le miroir fut vingt fois consulté.-comme nous voilà fait! Lui dit Clarice en le voyant paraître: pourquoi n'être pas mis comme tout le monde? Cet habit, cette coiffure vous donnent un air commun que vous n'avez pas naturellement.-eh! Madame, est-ce à l'air qu'on doit juger les hommes? Voulez-vous que je me soumette aux caprices de la mode, et que je sois mis comme vos Cléons?-pourquoi non, monsieur? Savez-vous qu'ils tirent avantage de votre simplicité, et que c'est là surtout ce qui affaiblit les esprits dans la considération qui vous est due. Moi-même, pour vous rendre justice, j'ai besoin de ma réflexion; le premiercoup d'oeil est contre vous; et c'est bien souvent ce premier coup d'oeil qui décide. Pourquoi ne pas donner à la vertu tous les charmes qu'elle peut avoir?-non, madame, l'artifice n'est pas fait pour elle: plus elle est unie, plus elle est belle, on la déguise en voulant l'orner.-eh bien! Monsieur, qu'elle se contemple elle seule tout à son aise: quant à moi, je vous déclare que cet air rustique et bas me déplaît. N'est-il pas singulier, qu'ayant reçu de la nature une figure distinguée, on se fasse gloire de la dégrader?-mais, madame, que diriez-vous si un philosophe prenait soin de sa parure, et se composait comme vos marquis?-je dirais: il cherche à plaire, et il fait bien; car vous ne vous flattez pas, Ariste, on ne plaît qu'avec beaucoup de soin.-ah! Je ne désire rien tant que d'y réussir à vos yeux. Si ce soin vous occupe, reprit Clarice avec un regard tendre, donnez-y du moins un quart d'heure. Jasmin, Jasmin, allez coiffer monsieur. Ariste, en rougissant, se rendit enfin à ses douces instances. Voilà le sage à sa toilette. La main légère de Jasmin arrange avec art ses cheveux; sa physionomie se déploie: il admire sa métamorphose: il a peine à la concevoir. Que diront-ils en me voyant? Se demandait-ilà lui-même. Ils diront ce qu'il leur plaira; mais le philosophe a fort bonne mine. Il se présente enflé d'orgueil, mais avec un air gauche et timide. Oh! Pour le coup, dit Clarice, voilà un joli homme. Il n'y a plus que cet habit dont la couleur afflige mes yeux.-ah! Madame, au nom de ma gloire, laissez-moi du moins ce caractère de la gravité de mon état!-eh! Quel est, s'il vous plaît, cet état chimérique qui vous tient tellement à coeur? J'approuve fort que l'on soit sage; mais il me semble que toutes les couleurs sont égales pour la sagesse. Ce marron de M Guillaume est-il plus dans la nature que le bleu céleste et que le gris de lin? Par quel caprice imiter plutôt dans vos vêtemens, l'enveloppe du marron que la feuille de la rose, ou que la touffe de ce lilas dont se couronne le printemps? Ah! Pour moi, je vous avoue que le gris de lin me charme la vue: cette couleur a je ne sais quoi de tendre qui va jusqu'à l'âme: et je vous trouverais le plus joli homme du monde avec un habit gris de lin.- gris de lin, madame! ô ciel! Un philosophe gris de lin.-oui, monsieur, gris de lin clair: que voulez-vous? C'est ma folie. En écrivant à Paris tout à l'heure, vous pourriez l'avoir demain à midi, n'est-ce pas?-quoi, madame!-un habit de campagne de la couleur de mesrubans.-non, madame, il n'est pas possible.-pardonnez-moi, rien n'est plus aisé, les ouvriers n'ont qu'à passer la nuit.-hélas! Il s'agit bien du temps qu'ils emploieront à me rendre ridicule! Considérez, je vous supplie, que ce serait une extravagance à me perdre de réputation.-eh bien, monsieur, quand vous aurez perdu cette réputation, vous vous en donnerez une autre; et il y a à parier que vous gagnerez au change.-je vous jure, madame, qu'il m'est affreux de vous déplaire; mais...- mais vous m'impatientez; je n'aime pas à être contrariée. Il est bien singulier, poursuivit-elle d'un air de dépit, que vous me refusiez une bagatelle; l'importance que vous y mettez m'apprend à m'observer moi-même sur quelque chose de plus sérieux. à ces mots, elle sortit, et laissa le philosophe confondu qu'un incident aussi léger vînt détruire ses espérances. Gris de lin! Disait-il; gris de lin! Quel ridicule! Quel contraste! Elle le veut, il faut bien s'y résoudre: et le philosophe écrivit. Vous êtes obéie, madame, dit-il à Clarice en l'abordant. Vous en a-t-il coûté beaucoup? Lui demanda-t-elle avec un sourire dédaigneux.-beaucoup, madame, et plus que je ne puis dire: mais enfin vous l'avez voulu. Toute la societé admira la coiffure du philosophe; laprésidente surtout jurait ses grands dieux qu'elle n'avait jamais vu d'homme plus noblement coiffé. Ariste lui rendit grâce d'un compliment si flatteur. Bon, reprit-elle, des complimens! Je n'en fais jamais; c'est la fausse monnaie du monde. Rien n'est mieux vu, s'écria le sage: cela mérite d'être écrit. On aperçut que la présidente engageait l'attaque, et on la laissa en liberté. Vous croyez donc, lui dit-elle, qu'il n'y a que vous qui fassiez des sentences? Je suis philosophe aussi, telle que vous me voyez.-vous, madame! Et de quelle secte? Stoïcienne, épicurienne?-oh! Ma foi! Le nom n'y fait rien. J'ai dix mille écus de rente, je les dépense gaiement; j'ai de bon vin de Champagne que je bois avec mes amis; je me porte bien; je fais ce qui me plaît, et laisse vivre chacun à sa guise. Voilà ma secte.-c'est fort bien fait; et voilà precisément ce qu'enseigne épicure.-je vous déclare, moi, qu'on ne m'a rien enseigné; tout cela vient de ma tête. Il y a vingt ans que je n'ai lu que la liste de mes vins et le menu de mon souper.- mais, sur ce pied-là, vous devez être la plus heureuse femme du monde?-heureuse; non, pas tout-à-fait: il me manque un mari à ma façon. Mon président était une bête; il n'était bon qu'au palais: cela savait les lois, voilà tout. Je veux un homme qui sache m'aimer, et quine s'occupe que de moi seule.-vous en trouverez mille, madame.-je n'en veux qu'un; mais je veux qu'il soit bon. La naissance, la fortune, tout cela m'est égal; je ne m'attache qu'à la personne.-en vérité, madame, vous m'étonnez: vous êtes la première femme en qui j'ai trouvé des principes. Mais est-ce bien précisément un mari que vous voulez?-oui, monsieur, un mari qui m'appartienne dans toutes les formes. Ces amans sont tous des fripons qui nous trompent, qui nous quittent, sans qu'il nous soit permis de nous plaindre. Au lieu qu'un mari est à nous à la face de l'univers; et, si le mien osait me manquer, je veux pouvoir, mon titre à la main, aller donner, en tout bien et en tout honneur, cent soufflets à l'insolente qui me l'aurait enlevé.-fort bien, madame, fort bien; le droit de propriété est un droit inviolable. Mais savez-vous qu'il est peu d'âmes comme la vôtre? Quel courage! Quelle vigueur!-oh! J'en ai comme une lionne. Je sais que je ne suis pas jolie; mais dix mille écus de rente en présent de noces valent bien les gentillesses d'une Lucinde ou d'une Clarice; et, quoique l'amour soit rare dans ce siècle, on doit en avoir pour dix mille écus. Cet entretien les ramena au château, comme on annonçait le souper. Ariste parut plongé dans des réflexions sérieuses:il balançait les avantages et les inconvéniens qu'il y aurait à épouser la présidente, et calculait combien une femme de cinquante ans pouvait vivre encore, en sablant tous les soirs sa bouteille de vin de Champagne. La dispute qui s'éleva entre Clarice et Madame De Ponval, le tira de sa rêverie. Doris fit naître cette dispute. Est-il possible, dit-elle, que la présidente ait pu soutenir pendant une heure le tête à tête d'un philosophe, elle qui bâille dès qu'on lui parle raison? Ma foi, repliqua Madame De Ponval, c'est que votre raison n'a pas le sens commun: demandez à cet homme sage si la mienne n'est pas la bonne. Nous parlions de l'état qui convient à une honnête femme; et il est d'accord avec moi qu'un bon mari est ce qu'il y a de mieux. Ah! Fi! S'écria Clarice, sommes-nous faites pour être esclaves? Et que devient cette liberté, qui est le premier de tous les biens? Cléon se déchaîna contre ce système de la liberté: il soutint que le lien des coeurs n'était rien moins qu'un esclavage. La présidente vint à l'appui, et déclara qu'elle ne distinguait point l'amour de la liberté, de l'amour du libertinage. Je veux, disait-elle, que ce verre de vin soit le dernier de ma vie, si je compte jamais sur un homme qu'il n'ait signé le serment d'être à moi. Tout le reste n'estqu'une fleurette. Et voilà précisément, disait Clarice, ce que le mariage a d'humiliant: l'amour, avec sa liberté, perd toute sa délicatesse. N'est-ce pas, monsieur? Demandait-elle au philosophe.-mais, madame, je pensais comme vous. Cependant il faut avouer que si la liberté a ses charmes, elle a ses dangers, ses écueils: les inclinations heureuses sont un si grand bien, et l'inconstance est si naturelle à l'homme, que, lorsqu'il éprouve un penchant louable, il fait prudemment de s'ôter à lui-même le funeste pouvoir de changer.-vous l'entendez, mesdames? Voilà de mes gens; cela ne flatte point; c'est ce qui s'appelle un philosophe. Tâchez de le séduire, si vous pouvez: pour moi, je me retire enchantée. Adieu, philosophe: j'ai besoin de repos: je n'ai pas fermé l'oeil la nuit dernière, et il me tarde d'être endormie pour avoir le plaisir de rêver. Elle accompagna cet adieu d'un coup d'oeil passionné où pétillait le vin de Champagne. Mesdames, dit Lucinde, avez-vous aperçu ce regard? Vraiment, reprit Doris, elle est folle d'Ariste: cela est clair.-de moi, madame! Vous n'y pensez pas; nos goûts, je crois, ni nos caractères ne sont pas faits pour aller ensemble. Je bois peu, je jure encore moins, et je n'aime pas qu'on m'enchaîne.-ah! Monsieur, dix milleécus de rente!-dix mille écus de rente, madame, sont une insulte, quand on en parle à mes pareils. Ces propos furent rendus le lendemain à la présidente. Ah, l'insolent! Dit-elle: je suis piquée; vous le verrez à mes genoux. Je passe légèrement sur les réflexions nocturnes du sage Ariste. Un bon carrosse, un appartement commode, bien éloigné de celui de madame, et le meilleur cuisinier de Paris, tel était son plan de vie. Nos philosophes, disait-il, murmureront peut-être un peu; mais je leur ferai bonne chère. D'ailleurs une laide femme a quelque chose de philosophique: au moins ne me soupçonnera-t-on pas d'avoir cherché le plaisir des sens. Le jour de son triomphe arrive, et l'habit gris de lin aussi. Il le contemple; il rougit de vanité plutôt que de pudeur. Cependant Cléon vient le voir, avec l'air d'un homme agité qui se possède; et après avoir jeté un oeil d'indignation sur les apprêts de sa parure: monsieur, lui dit-il, si j'avais à faire à un homme du monde, je lui proposerais, pour début, de se couper la gorge avec moi. Mais je parle à un philosophe, et je ne viens faire assaut avec lui que de franchise et de vertu. De quoi s'agit-il? Lui demanda le sage, un peu interdit de cepréambule. J'aimais Clarice, monsieur, reprit Cléon; elle m'aimait, nous allions être unis. Je ne sais quelle révolution s'est faite tout à coup dans son âme; mais elle ne veut plus entendre parler ni de mariage ni d'amour. Je n'ai eu d'abord que des soupçons sur la cause de son changement; mais cet habit gris de lin les confirme. Le gris de lin est sa folie: vous prenez ses couleurs; vous êtes mon rival.-moi, monsieur!-je n'en puis douter, et toutes les circonstances qui l'attestent se présentent en foule à mon esprit. Vos promenades secrètes, vos propos à l'oreille, des regards, des mots échappés, sa haine surtout contre la présidente, tout vous trahit, tout sert à m'éclairer. Voici donc, monsieur, ce que je vous propose. Il faut que l'un de nous cède la place. La violence est un moyen injuste; la générosité va nous mettre d'accord. J'aime, j'idolâtre Clarice; j'étais heureux sans vous; je puis l'être encore: mes soins, le temps, votre absence peuvent la ramener à moi. Si au contraire il faut que j'y renonce, vous voyez un homme au désespoir, et la mort sera mon recours. Jugez, Ariste, si votre situation est la même. Consultez-vous, et répondez-moi. S'il y va du bonheur de votre vie à me céder votre conquête, je n'exige rien, et je me retire. Allez, monsieur, lui répondit lephilosophe avec un air serein, vous ne vaincrez point Ariste en générosité; et, quoi qu'il m'en coûte, je vous prouverai que je méritais cette marque d'estime. Enfin, dit-il dès que Cléon fut sorti, voilà une occasion de montrer une vertu héroïque. Ah! Ah! Messieurs les gens du monde, vous apprendrez à nous admirer... ils ne le sauront peut-être pas... oh! Que si. Clarice en fera confidence à ses amies; celles-ci le diront à d'autres. L'aventure est assez rare pour faire du bruit. Après tout, le pis-aller sera de la publier moi-même. Il faut que le bien soit connu; il n'importe par quelle voie. Notre siècle a besoin de ces exemples: ce sont des leçons pour l'humanité... cependant n'allons pas être vertueux en dupe, nous dessaisir de Clarice avant que d'être sûr de la présidente. Voyons ce que le vin de Champagne et le sommeil auront produit. En réfléchissant ainsi sur sa conduite, le philosophe s'habilla. L'industrieux Jasmin se surpassa dans sa coiffure. L'habit gris de lin fut mis devant le miroir avec une secrète complaisance, et le sage sortit radieux, pour se rendre chez la présidente, qui le reçut avec un cri de surprise. Mais passant tout à coup de la joie à la confusion: je reconnais, dit-elle, la couleurfavorite de Clarice, vous êtes attentif à étudier ses goûts. Allez, Ariste, allez faire valoir les soins que vous prenez de lui plaire; ils auront sans doute leur prix. Mon ingénuité naturelle, répondit le philosophe, ne me permet pas de vous dissimuler que, dans le choix de cette couleur, je n'ai suivi que son caprice. Je ferai plus, madame, j'avouerai que mon premier désir a été de plaire à ses yeux. Le plus sage n'est pas sans faiblesse; et, quand une femme nous prévient par des attentions flatteuses, il est difficile de n'en être pas touché. Mais que ma reconnaissance est affaiblie! Je me le reproche, madame, et vous devez vous le reprocher.-ah! Philosophe, que n'est-il vrai? Mais ce gris de lin confond mes idées.-eh bien! Madame, je l'ai pris à regret, je vais le quitter avec joie, et si ma première simplicité...- non, demeurez, je vous trouve charmant. Mais que dis-je? Ah! Qu'on est heureux d'être si beau! Ariste, que ne suis-je belle!-et, quoi! Madame, ne savez-vous pas que la laideur et la beauté n'existent que dans l'opinion? Rien n'est beau, rien n'est laid en soi. La beauté d'un pays n'est rien moins que la beauté d'un autre; autant d'hommes, autant de goûts. Vous me flattez, dit la présidente avec une pudeur enfantine, et faisant semblant de rougir; mais jene sais que trop, hélas! Que je n'ai rien de beau que l'âme.-eh bien! N'est-ce pas la beauté par excellence, la seule digne de toucher un coeur?-ah! Philosophe, croyez-moi, cette beauté seule a peu de charmes. Elle en a peu sans doute pour le vulgaire; mais encore une fois, vous n'en êtes pas réduite là. N'est-ce rien qu'un air noble, un regard imposant, une physionomie de caractère? Et depuis quand la majesté n'est-elle plus la reine des grâces?-et mon embonpoint, qu'en dites-vous?-ah! Madame, l'embonpoint, qui est un excès parmi nous, est une beauté en Asie. Croyez-vous, par exemple, que les turcs ne se connaissent pas en femmes? Eh bien! Toutes ces tailles élégantes qu'on admire à Paris, ne seraient pas même reçues dans le sérail du grand-seigneur; et le grand-seigneur n'est pas dupe. En un mot, la santé brillante est la mère des plaisirs, et l'embonpoint en est le symbole.-vous réussirez à me faire croire que ma graisse ne me messied point. Mais ce nez qui ne finit pas, et qui va toujours devant mon visage?-eh! Bon dieu, de quoi vous plaignez-vous? Est-ce que les nez des dames romaines finissaient? Voyez tous les bustes antiques.-au moins n'avaient-elles pas cette grande bouche et ces grosses lèvres.-les grosses lèvres, madame, sont le charmedes beautés africaines: ce sont comme deux coussins où la douce et tendre volupté repose. à l'égard d'une bouche bien fendue, je ne connais rien qui donne à la physionomie plus d'ouverture et de gaieté.-il est vrai, quand les dents sont belles; mais, par malheur...- allez à Siam; les belles dents sont pour le peuple, et c'est une honte que d'en avoir. Ainsi, tout ce qu'on appelle beauté dépend du caprice des hommes, et la seule beauté réelle est l'objet qui nous a charmés.-serais-je la vôtre, mon cher philosophe? Lui demanda la présidente en se couvrant de son éventail.- pardon, madame, si j'hésite. Ma délicatesse me rend timide; et je fais profession d'un désintéressement qui ne vous est pas assez connu encore pour être au-dessus du soupçon. Vous m'avez parlé de dix mille écus de rente, et cet article me fait trembler.-allez, monsieur, vous êtes trop juste pour m'attribuer des soupçons si bas: c'est Clarice qui vous arrête; je vois vos détours: laissez-moi.-oui, je vous laisse, pour aller m'acquitter de la parole que je viens de donner à Cléon. Il était congédié: il s'en est plaint à moi, et je lui ai promis d'engager Clarice à lui accorder sa main. Croyez à présent que je l'aime.-est-il possible? Ah! Vous m'enchantez: je ne résiste point à cesacrifice. Allez la voir; je vous attends, ne me faites pas languir: ce soir nous quittons la campagne. Je m'admire, disait-il en s'en allant, d'avoir l'audace de l'épouser: elle est affreuse, mais elle est riche. Il arrive chez Clarice; il la trouve à sa toilette, et Cléon auprès d'elle, qui prit, en le voyant, le maintien d'un homme accablé. Ah! Le joli habit, s'écria-t-elle: approchez donc, que je vous voie. Il est délicieux, n'est-ce pas, Cléon? C'est moi qui l'ai choisi. Je le vois bien, madame, répondit Cléon d'un air sombre. Laissons ce badinage, interrompit le philosophe. Je viens me justifier d'un crime dont on m'accuse, et remplir un devoir sérieux. Cléon vous aime; vous l'avez aimé: il perd votre coeur, dit-il, et c'est moi qui en suis la cause.-oui, monsieur, pourquoi ce mystère? Je viens de le lui déclarer.-et moi, madame, je vous déclare que je ne ferai point le malheur d'un homme estimable qui vous mérite, et qui meurt s'il ne vous obtient. Je vous aime autant qu'il peut vous aimer: c'est un aveu que je fais sans honte; mais son inclination a, de plus que la mienne, la force invincible de l'habitude; et peut-être aussi trouverai-je en moi-même des ressources qu'il n'a pas en lui. Ah! L'homme étonnant! S'écria Cléon enembrassant le philosophe; que vous dirai-je? Vous me confondez. Il n'y a pas de quoi, reprit humblement Ariste: votre générosité m'a donné l'exemple; je ne fais que vous imiter. Venez, mesdames, dit Clarice à Lucinde et à Doris qu'elle vit paraître, venez être témoins du triomphe de la philosophie. Ariste me cède à son rival, et sacrifie son amour pour moi, au bonheur d'un homme qu'il connaît à peine. L'étonnement et l'admiration furent joués d'après nature; et Ariste, prenant la main de Clarice, qu'il mit dans celle de Cléon, savourait à longs traits, avec une orgueilleuse modestie, les douceurs de l'adoration. Soyez heureux, leur dit-il, et cessez de vous étonner d'un effort qui, tout pénible qu'il est, a sa récompense en lui-même. Que serait-ce donc qu'un philosophe, si la vertu ne lui tenait pas lieu de tout? à ces mots, il se retira, comme pour se dérober à sa gloire. La présidente attendait le philosophe. En est-ce fait? Lui demanda-t-elle.-oui, madame, ils sont unis; je suis à moi; et je suis à vous.-ah, je triomphe! Vous êtes à moi: venez donc que je vous enchaîne.-ah! Madame, dit-il en tombant à ses genoux, quel empire vous avez pris sur moi? ô Socrate! ô Platon! Qu'est devenu votre disciple? Le reconnaissez-vousencore dans cet état d'avilissement? Comme il parlait ainsi, la présidente avait pris un ruban couleur de rose qu'elle attachait au cou du sage; et, imitant Lucinde de l'oracle avec un air enfantin le plus plaisant du monde, elle l'appelait du nom de charmant. Juste ciel! Que deviendrais-je, si quelqu'un savait... ah! Madame, disait-il, fuyons, éloignons-nous d'une société qui nous observe; épargnez-moi l'humiliation.-qu'appelez-vous humiliation? Je veux que vous fassiez gloire à leurs yeux d'être à moi, de porter ma chaîne. à ces mots, la porte s'ouvre; la présidente se lève tenant le philosophe en lesse. Le voilà, dit-elle à la compagnie qui l'environne tout à coup, le voilà cet homme si fier, qui soupire à mes genoux pour les beaux yeux de ma cassette, je vous le livre; mon rôle est joué. à ce tableau, le plafond retentit du nom de charmant et de mille éclats de rire. Ariste, s'arrachant les cheveux et déchirant ses vêtemens de rage, se répandit en injures sur la perfidie des femmes, et alla composer un livre contre son siècle, où il déclara hautement qu'il n'y avait de sage que lui.

LA BERGèRE DES ALPES

Dans les montagnes de Savoie, non loin de la route de Briançon à Modane, est une vallée solitaire, dont l'aspect inspire aux voyageurs une douce mélancolie. Trois collines en amphithéâtre où sont répandues de loin en loin quelques cabanes de pasteurs, des torrens qui tombent des montagnes, des bouquets d'arbres plantés çà et là, des pâturages toujours verts, font l'ornement de ce lieu champêtre. La marquise de Fonrose retournait de France en Italie avec son époux. L'essieu de leur voiture se rompit; et, comme le jour était sur son déclin, il fallut chercher dans cette vallée un asile où passer la nuit. Comme ils s'avançaient vers l'une des cabanes qu'ils avaient aperçues, ils virent un troupeau qui en prenait la route, conduit par une bergère dont la démarche les étonna. Ils approchent encore, et ils entendent une voix céleste, dont les accens plaintifs et touchans faisaient gémir les échos. " que le soleil couchant brille d'une doucelumière! C'est ainsi (disait-elle) qu'au terme d'une carrière pénible, l'âme épuisée va se rajeunir dans la source pure de l'immortalité. Mais, hélas! Que le terme est loin, et que la vie est lente! " en disant ces mots, la bergère s'éloignait, la tête inclinée; mais la négligence de son attitude semblait donner encore à sa taille et à sa démarche plus de noblesse et de majesté. Frappés de ce qu'ils voyaient, et plus encore de ce qu'ils venaient d'entendre, le marquis et la marquise de Fonrose doublèrent le pas pour atteindre cette bergère qu'ils admiraient. Mais quelle fut leur surprise, lorsque, sous la coiffure la plus simple, les plus humbles vêtemens, ils virent toutes les beautés réunies! Ma fille, lui dit la marquise, en voyant qu'elle les évitait, ne craignez rien; nous sommes des voyageurs qu'un accident oblige à chercher dans ces cabanes un refuge pour attendre le jour: voulez-vous bien nous servir de guide? Je vous plains, madame, lui dit la bergère en baissant les yeux et en rougissant; ces cabanes sont habitées par des malheureux, et vous y serez mal logée. Vous y logez sans doute vous-même, reprit la marquise, et je puis bien supporter une nuit les incommodités que vous souffrez toujours. Je suis faite pour cela, dit labergère avec une modestie charmante. Non, certainement, dit M De Fonrose, qui ne put dissimuler plus long-temps l'émotion qu'elle lui causait; non, vous n'êtes pas faite pour souffrir, et la fortune est bien injuste! Est-il possible, aimable personne, que tant de charmes soient ensevelis dans ce désert sous ces habits! La fortune, monsieur, reprit Adélaïde (c'était le nom de la bergère), la fortune n'est cruelle que lorsqu'elle nous ôte ce qu'elle nous a donné. Mon état a ses douceurs pour qui n'en connaît pas d'autres; et l'habitude vous fait des besoins que n'éprouvent pas les pasteurs. Cela peut être, dit le marquis, pour ceux que le ciel a fait naître dans cette condition obscure; mais vous, fille étonnante, vous que j'admire, vous qui m'enchantez, vous n'êtes pas née ce que vous êtes: cet air, cette démarche, cette voix, ce langage, tout vous trahit. Deux mots que vous venez de dire annoncent un esprit cultivé, une âme noble. Achevez, apprenez-nous quel malheur a pu vous réduire à cet étrange abaissement. Pour un homme dans l'infortune, répondit Adélaïde, il y a mille moyens d'en sortir; pour une femme, vous le savez, il n'y a de ressource honnête que dans la servitude; et dans le choix des maîtres, on fait bien, je crois, de préférer les bonnes gens. Vousallez voir les miens: vous serez charmés de l'innocence de leur vie, de la candeur, de la simplicité, de l'honnêteté de leurs moeurs. Comme elle parlait ainsi, on arrive à la cabane. Elle était séparée par une cloison de l'étable où l'inconnue fit entrer ses moutons, en les comptant avec l'attention la plus sérieuse, sans daigner s'occuper davantage des étrangers qui la contemplaient. Un vieillard et sa femme, tels qu'on nous peint Philémon et Baucis, vinrent au devant de leurs hôtes avec cette honnêteté villageoise qui nous rappelle l'âge d'or. Nous n'avons à vous offrir, dit la bonne femme, que de la paille fraîche pour lit, du laitage, du fruit et du pain de seigle pour nourriture; mais le peu que le ciel nous donne, nous le partagerons avec vous de bon coeur. Les voyageurs, en entrant dans la cabane, furent surpris de l'air d'arrangement que tout y respirait. La table était d'une seule planche du noyer le plus poli; on se mirait dans l'émail des vases de terre destinés au laitage. Tout présentait l'image d'une pauvreté riante, et des premiers besoins de la nature agréablement satisfaits. C'est notre chère fille, dit la bonne femme, qui prend soin du ménage; le matin, avant que son troupeau s'éloigne dans la campagne, et tandis qu'il commence à paître autour de la maison l'herbecouverte de rosée, elle lave, nettoie, arrange tout avec une adresse qui nous enchante. Quoi! Dit la marquise, cette bergère est votre fille? Ah! Madame, plût au ciel! S'écria la bonne vieille: c'est mon coeur qui la nomme ainsi, car j'ai pour elle l'amour d'une mère; mais je ne suis pas assez heureuse pour l'avoir portée dans mon sein; nous ne sommes pas dignes de l'avoir fait naître.-qui est-elle donc? D'où vient-elle, et quel malheur l'a réduite à la condition des bergers?-tout cela nous est inconnu. Il y a quatre ans qu'elle vint, en habit de paysanne, s'offrir pour garder nos troupeaux: nous l'aurions prise pour rien, tant sa bonne mine et la douceur de sa parole nous gagnaient le coeur à l'un et à l'autre! Nous nous doutâmes qu'elle n'était pas une villageoise; mais nos questions l'affligeaient, nous crûmes devoir nous en abstenir. Ce respect n'a fait qu'augmenter à mesure que nous avons mieux connu son âme: mais plus nous voulons nous abaisser devant elle, plus elle s'humilie devant nous. Jamais fille n'a eu pour ses père et mère des attentions plus soutenues, ni des empressemens plus tendres. Elle ne peut nous obéir, car nous n'avons garde de lui commander: mais il semble qu'elle nous devine; et tout ce que nous pouvons souhaiter est fait avant que nous apercevions qu'elle ypense. C'est un ange descendu parmi nous pour consoler notre vieillesse. Et que fait-elle actuellement dans l'étable? Demanda la marquise.- elle donne au troupeau une litière fraîche, elle trait le lait des brebis et des chèvres. Il semble que ce laitage, pressé de sa main, en devienne plus délicat: moi, qui vais vendre à la ville, je ne puis suffire au débit; on le trouve délicieux. Cette chère enfant s'occupe, en gardant son troupeau, à des ouvrages de paille et d'osier que tout le monde admire. Je voudrais que vous vissiez avec quelle adresse elle entrelace le jonc flexible. Tout devient précieux sous ses doigts. Vous voyez, madame, poursuivit la bonne vieille, vous voyez ici l'image d'une vie aisée et tranquille, c'est elle qui nous la procure. Cette fille céleste n'est occupée qu'à nous rendre heureux. Est-elle heureuse elle-même? Demanda M De Fonrose. Elle tâche de nous le persuader, reprit le vieillard; mais j'ai fait souvent apercevoir à ma femme, qu'en revenant du pâturage, elle avait les yeux mouillés de larmes, et l'air du monde le plus affligé. Dès qu'elle nous voit, elle nous affecte de sourire, mais nous voyons bien qu'elle a quelque peine qui la consume: nous n'osons la lui demander. Ah! Madame, dit la vieille femme, quelle pitié me fait cette enfant, lorsqu'elle s'obstine à menerpaître ses troupeaux malgré la pluie et la gelée! Cent fois je me suis mise à genoux pour obtenir qu'elle me laissât prendre sa place: ma prière a été inutile. Elle s'en va au lever du soleil, et revient le soir transie de froid. Jugez, me dit-elle avec tendresse, si je vous laisserai quitter votre foyer, et vous exposer, à votre âge, aux rigueurs de la saison! à peine y puis-je résister moi-même. Cependant elle apporte sous son bras le bois dont nous nous chauffons; et quand je me plains de la fatigue qu'elle se donne: laissez, dit-elle, ma bonne mère, c'est par l'exercice que je me garantis du froid; le travail est fait pour mon âge. Enfin, madame, elle est bonne autant qu'elle est belle, et mon mari et moi nous n'en parlons jamais que les larmes aux yeux. Et si on vous l'enlevait? Demanda la marquise. Nous perdrions, interrompit le vieillard, tout ce que nous avons de plus cher au monde; mais, si elle devait être heureuse, nous mourrions contens avec cette consolation. Hélas! Oui, reprit la vieille en versant des pleurs, que le ciel lui accorde une fortune digne d'elle, s'il est possible! Mon espérance était que cette main si chère me fermerait les yeux; mais je l'aime plus que ma vie. Son arrivée les interrompit. Elle parut avec un seau de lait d'une main,de l'autre un panier de fruits; et, après les avoir salués avec une grâce charmante, elle se mit à vaquer au soin du ménage, comme si personne ne s'occupait d'elle. Vous vous donnez bien de la peine, ma chère enfant, lui dit la marquise. Je tâche, madame, répondit-elle, de remplir l'intention de mes maîtres, qui désirent vous recevoir de leur mieux. Vous ferez, poursuivit-elle en déployant sur la table un linge grossier, mais d'une extrême blancheur, vous ferez un repas frugal et champêtre. Ce pain n'est pas le plus beau du monde, mais il a beaucoup de saveur; les oeufs sont frais, le laitage est bon, et les fruits que je viens de cueillir sont tels que la saison les donne. La diligence, l'attention, les grâces nobles et décentes avec lesquelles cette bergère merveilleuse leur rendait tous les devoirs de l'hospitalité, le respect qu'elle marquait à ses maîtres, soit qu'elle leur adressât la parole, soit qu'elle cherchât à lire dans leurs yeux ce qu'ils désiraient qu'elle fît, tout cela pénétrait d'étonnement monsieur et Madame De Fonrose. Dès qu'ils furent couchés sur le lit de paille fraîche qu'elle avait préparé elle-même: notre aventure tient du prodige, se dirent-ils l'un à l'autre; il faut éclaircir ce mystère, il faut emmener avec nous cette enfant. Au point du jour, l'un des gens qui avaientpassé la nuit à faire réparer leur voiture, vint les avertir qu'elle était en état. Madame De Fonrose, avant de partir, fit appeler la bergère. Sans vouloir pénétrer, lui dit-elle, le secret de votre naissance et la cause de votre infortune, tout ce que je vois, tout ce que j'entends m'intéresse à vous. Je vois que votre courage vous a élevée au-dessus du malheur, et que vous vous êtes fait des sentimens conformes à votre condition présente: vos charmes et vos vertus la rendent respectable; mais elle est indigne de vous. Je puis, aimable inconnue, vous faire un meilleur sort: les intentions de mon mari s'accordent parfaitement avec les miennes. Je tiens à Turin un état considérable; il me manque une amie, et je croirai rapporter de ces lieux un trésor inestimable, si vous voulez m'accompagner. écartez de la proposition, de la prière que je vous fais, toute idée de servitude; je ne vous crois pas faite pour cet état; mais, quand ma prévention me tromperait, j'aime mieux vous élever au-dessus de votre naissance, que de vous laisser au-dessous. Je vous le répète, c'est une amie que je veux m'attacher. Du reste, ne soyez pas en peine du sort de ces bonnes gens; il n'est rien que je ne fasse pour les dédommager de votre perte; au moins auront-ils de quoi finir doucement leur vie dans l'aisancede leur état; et c'est de vos mains qu'ils recevront les bienfaits que je leur destine. Les vieillards, présens à ce discours, baisant les mains de la marquise, et se prosternant à ses genoux, conjuraient la jeune inconnue d'accepter ces offres généreuses, lui représentaient, en versant des larmes, qu'ils étaient au bord du tombeau, qu'elle n'avait d'autre consolation que de les rendre heureux dans leur vieillesse, et qu'à leur mort, livrée à elle-même, leur demeure deviendrait pour elle une effrayante solitude. La bergère, en les embrassant, mêla ses larmes avec les leurs, elle rendit grâces aux bontés de M et de Madame De Fonrose, avec une sensibilité qui l'embellissait encore. Je ne puis, dit-elle, accepter vos bienfaits; le ciel a marqué ma place, et sa volonté s'accomplit; mais vos bontés ont gravé dans mon âme des traits qui ne s'effaceront jamais. Le nom respectable de Fonrose sera sans cesse présent à mon esprit. Il ne me reste qu'une grâce à vous demander, dit-elle en rougissant et en baissant les yeux; c'est de vouloir bien renfermer cette aventure dans un éternel silence, et laisser à jamais ignorer au monde le sort d'une inconnue qui veut vivre et mourir dans l'oubli. M et Madame De Fonrose, attendris et affligés, redoublèrent mille fois leurs instances: elle fut inébranlable: et lesvieillards, les voyageurs et la bergère se séparèrent les larmes aux yeux. Pendant la route, M et Madame De Fonrose ne s'occupèrent que de cette aventure. Ils croyaient avoir fait un songe. L'imagination remplie de cette espèce de roman, ils arrivent à Turin. On se doute bien que le silence ne fut pas gardé; et ce fut un sujet inépuisable de réflexions et de conjectures. Le jeune Fonrose, présent à ces entretiens, n'en perdit pas une circonstance. Il était dans l'âge où l'imagination est la plus vive, et le coeur le plus susceptible d'attendrissement: mais c'était un de ces caractères dont la sensibilité ne se manifeste point au dehors, d'autant plus violemment agités, quand ils viennent à l'être, que le sentiment qui les affecte ne s'affaiblit par aucune espèce de dissipation. Tout ce que Fonrose entend raconter des charmes, des vertus et des malheurs de la bergère de Savoie, allume dans son âme le plus ardent désir de la voir. Il s'en fait une image qui lui est sans cesse présente; il lui compare tout ce qu'il voit, et tout ce qu'il voit s'efface auprès d'elle. Mais plus son impatience redouble, plus il a soin de la dissimuler. Le séjour de Turin lui est odieux. La vallée qui cache au monde son plus bel ornement, attire son âme tout entière. C'est là que le bonheurl'attend. Mais si son projet est connu, il y voit les plus grands obstacles. On ne consentira jamais au voyage qu'il médite: c'est une folie de jeune homme dont on appréhendera les conséquences; la bergère elle-même, effrayée de ses poursuites, ne manquera pas de s'y dérober: il la perd s'il en est connu. D'après toutes ces réflexions, qui l'occupaient depuis trois mois, il prend la résolution de tout quitter pour elle, d'aller, sous l'habit de pasteur, la chercher dans la solitude, et d'y mourir, ou de l'en tirer. Il disparaît; on ne le revoit point. Ses parens, qui l'attendent, en ont d'abord de l'inquiétude; leur crainte augmente chaque jour. Leur attente trompée jette la désolation dans la famille; l'inutilité des recherches met le comble à leur désespoir. Une querelle, un assassinat, tout ce qu'il y a de plus sinistre se présente à leur pensée; et ses parens infortunés finissent par pleurer la mort de ce fils, leur unique espérance. Tandis que sa famille est dans le deuil, Fonrose, sous l'habit d'un pâtre, se présente aux habitans des hameaux voisins de la vallée qu'on ne lui avait que trop bien décrite. Son ambition est remplie; on lui confie le soin d'un troupeau. Les premiers jours il le laisse errer à l'aventure, uniquement attentif à découvrir les lieuxoù la bergère menait le sien. Ménageons, disait-il, la timidité de cette belle solitaire; si elle est malheureuse, son coeur a besoin de consolation; si elle n'a que de l'éloignement pour le monde, et que le goût d'une vie tranquille et innocente la retienne dans ces lieux, elle y doit éprouver des momens d'ennui, et désirer une société qui l'amuse ou qui la console; laissons-lui rechercher la mienne. Si je parviens à la lui rendre agréable, ce sera bientôt pour elle un besoin: alors je prendrai conseil de la situation de son âme. Après tout, nous voilà seuls dans l'univers, et nous serons tout l'un pour l'autre. De la confiance à l'amitié il n'y a pas loin, et de l'amitié à l'amour le pas est encore plus glissant à notre âge. Et quel âge avait Fonrose, quand il raisonnait ainsi? Fonrose avait dix-huit ans; mais trois mois de réflexion sur le même objet développent bien les idées. Tandis qu'il se livrait à ses pensées, les yeux errans dans la campagne, il entend de loin cette voix dont on lui avait vanté les charmes. L'émotion qu'elle lui causa fut aussi vive que si elle avait été imprévue? " c'est ici, disait la bergère dans ses chants plaintifs, c'est ici que mon coeur jouit de l'unique bien qui lui reste. Ma douleur a des délices pour monâme; je préfère son amertume aux douceurs trompeuses de la joie. " ces accens déchiraient le coeur sensible de Fonrose. Quel peut être, disait-il, la cause du chagrin qui la consume; qu'il serait doux de la consoler! Un espoir plus doux encore osait à peine flatter ses désirs. Il craignit d'alarmer la bergère, s'il se livrait imprudemment à l'impatience de la voir de près; et, pour la première fois, c'était assez de l'avoir entendue. Le lendemain, il se rendit au pâturage; et, après avoir observé la route qu'elle avait prise, il fut se placer au pied d'un rocher qui, le jour précédent, lui répétait les sons de cette voix touchante. J'ai oublié de dire que Fonrose, à la plus jolie figure du monde, joignait des talens que ne néglige pas la jeune noblesse d'Italie. Il jouait du hautbois comme Besuzzi , dont il avait pris les leçons, et qui faisait alors les plaisirs de l'Europe. Adélaïde, plus profondément ensevelie dans ses affligeantes idées, n'avait point encore fait entendre sa voix; et les échos gardaient le silence. Tout à coup ce silence fut interrompu par les sons plaintifs du hautbois de Fonrose. Ces sons inconnus excitèrent dans l'âme d'Alélaïde une surprise mêlée de trouble. Les gardiens des troupeaux errans sur ces collines, ne lui avaient jamais fait entendre que les sons des trompesrustiques. Immobile et attentive, elle cherche des yeux qui peut former de si doux accords. Elle aperçoit de loin un jeune pâtre assis dans le creux d'un rocher, au pied duquel paissait son troupeau. Elle approche pour le mieux entendre. Voyez, dit-elle, ce que peut le seul instinct de la nature! L'oreille indique à ce berger toutes les finesses de l'art. Peut-on donner des sons plus purs? Quelle délicatesse dans les inflexions! Quelle variété dans les nuances! Que l'on dise, après cela, que le goût n'est pas un don naturel. Depuis qu'Adélaïde habitait cette solitude, c'était la première fois que sa douleur, suspendue par une distraction agréable, livrait son âme à la douce émotion du plaisir. Fonrose, qui l'avait vue s'approcher et s'asseoir auprès d'un saule pour l'entendre, n'avait pas fait semblant de s'en apercevoir. Il saisit, sans affectation, le moment de sa retraite, et mesura la marche de son troupeau, de manière à la rencontrer sur la pente de la colline où se croisaient leurs chemins. Il ne fit que jeter un regard sur elle, et continua sa route, comme n'étant occupé que du soin de son troupeau. Mais que de beautés ce regard avait parcourues; quels yeux! Quelle bouche divine! Que ces traits, si nobles et si touchans dans leur langueur, seraient plus ravissans sil'amour les animait! On voyait bien que la douleur seule avait terni, dans leur printemps, les roses de ses belles joues; mais de tant de charmes, celui qui l'avait le plus vivement ému, était l'élégance noble de sa taille et de sa démarche; à la souplesse de ses mouvemens, on croyait voir un jeune cédre, dont la tige droite et flexible cède mollement aux zéphyrs. Cette image, que l'amour venait de graver en traits de flammes dans sa mémoire, s'empara de tous ses esprits. Qu'ils me l'ont peinte faiblement, disait-il, cette beauté inconnue à la terre, dont elle mérite les adorations! Et c'est un désert qu'elle habite! Et c'est le chaume qui la couvre! Elle qui devrait voir les rois à ses genoux, s'occupe du soin d'un vil troupeau! Sous quels vêtemens s'est-elle offerte à ma vue! Elle embellit tout, et rien ne la dépare. Cependant, quel genre de vie pour un corps aussi délicat! Des alimens grossiers, un climat sauvage, de la paille pour lit; grand dieu! Et pour qui sont faites les roses? Oui, je veux la tirer de cette condition trop malheureuse et trop indigne d'elle. Le sommeil interrompit ses réflexions, mais n'effaça point cette image. Adélaïde, de son côté, sensiblement frappée de la jeunesse, de la beauté de Fonrose, ne cessait d'admirer les caprices de la fortune. Où la nature va-t-ellerassembler, disait-elle, tant de talens et tant de grâce? Mais, hélas! Ces dons, qui ne lui sont qu'inutiles, feraient peut-être son malheur dans un état plus élevé. Quels maux la beauté ne cause-t-elle pas dans le monde! Malheureuse! Est-ce à moi d'y attacher quelque prix? La réflexion désolante vint empoisonner dans son âme le plaisir qu'elle avait goûté: elle se reprocha d'y avoir été sensible, et résolut de s'y refuser à l'avenir. Le lendemain, Fonrose crut s'apercevoir qu'elle évitait son approche. Il tomba dans une tristesse mortelle. Se douterait-elle de mon déguisement? Disait-il; me serais-je trahi moi-même? Cette inquiétude l'occupa tout le long du jour, et son hautbois fut négligé. Adélaïde n'était pas si loin qu'elle ne pût bien l'entendre, et son silence l'étonna; elle se mit à chanter elle-même: " il semble, disait sa chanson, que tout ce qui m'environne partage mes ennuis; les oiseaux ne font entendre que de tristes accens, l'écho me répond par des plaintes, les zéphyrs gémissent parmi ces feuillages, le bruit des ruisseaux imite mes soupirs; on dirait qu'ils roulent des pleurs. " Fonrose, attendri par ses chants, ne put s'empêcher d'y répondre. Jamais concert ne fut plus touchant que celui de son hautbois avec la voix d'Adélaïde. ô ciel! Dit-elle, est-ce unenchantement? Je n'ose en croire mon oreille: ce n'est pas un berger, c'est un dieu que je viens d'entendre. Le sentiment naturel de l'harmonie peut-il inspirer ces accords? Comme elle parlait ainsi, une mélodie champêtre, ou plutôt céleste, fit retentir le vallon. Adélaïde crut voir réaliser les prodiges que la poésie attribue à la musique, sa brillante soeur. Confuse, interdite, elle ne savait si elle devait se dérober ou se livrer à cet enchantement. Mais elle aperçut le berger qu'elle venait d'entendre, rassemblant son troupeau pour regagner sa cabane. Il ignore, dit-elle, le charme qu'il répand autour de lui; son âme simple n'en est pas plus vaine: il n'attend pas même les éloges que je lui dois. Tel est le pouvoir de la musique: c'est le seul des talens qui jouisse de lui-même; tous les autres veulent des témoins. Ce don du ciel fut accordé à l'homme dans l'innocence; c'est le plus pur de tous les plaisirs. Hélas! C'est le seul que je goûte encore; et je regarde ce berger comme un nouvel écho qui vient répondre à ma douleur. Les jours suivans, Fonrose affecta de s'éloigner à son tour. Adélaïde en fut affligée. Le sort, dit-elle, semblait m'avoir ménagé cette faible consolation: je m'y suis livrée trop aisément; et, pour me punir, il m'en prive. Un jour,enfin, qu'ils se rencontrèrent sur le penchant de la colline: berger, lui dit-elle, menez-vous bien loin vos troupeaux? Ces premières paroles d'Adélaïde causèrent à Fonrose un saisissement qui lui ôta presque l'usage de la voix. Je ne sais, dit-il en hésitant: ce n'est pas moi qui conduis mon troupeau, c'est mon troupeau qui me conduit moi-même: ces lieux lui sont plus connus qu'à moi; je lui laisse le choix des meilleurs pâturages. D'où êtes-vous donc, lui demanda la bergère? J'ai vu le jour au-delà des Alpes, répondit Fonrose. êtes-vous né parmi les pasteurs? Poursuivit-elle. Puisque je suis pasteur, dit-il en baissant les yeux, il faut bien que je sois né pour l'être. C'est de quoi je doute, reprit Adélaïde en l'observant avec attention. Vos talens, votre langage, votre air même, tout m'annonce que le sort vous avait mieux placé. Vous êtes bien bonne, reprit Fonrose; mais est-ce à vous de croire que la nature refuse tout au berger? êtes-vous née pour être reine? Adélaïde rougit à cette réponse; et changeant de propos: l'autre jour, au son du hautbois, vous avez accompagné mes chants avec un art qui serait un prodige dans un simple gardien de troupeaux. C'est votre voix qui en est un, reprit Fonrose, dans une simple bergère.-mais personne ne vous a-t-il instruit?Je n'ai, comme vous d'autres guides que mon coeur et mon oreille. Vous chantiez, j'étais attendri: ce que mon coeur sent, mon hautbois l'exprime; je lui inspire mon âme: voilà tout mon secret; rien au monde n'est plus facile. Cela est incroyable, dit Adélaïde. C'est ce que j'ai dit en vous écoutant, reprit Fonrose; cependant il a bien fallu croire. Que voulez-vous? La nature et l'amour se font un jeu quelquefois de réunir tout ce qu'ils ont de plus précieux dans la plus humble fortune, pour faire voir qu'il n'y a point d'état qu'ils ne puissent ennoblir. Pendant cet entretien, ils avançaient dans la vallée; et Fonrose, qu'un rayon d'espérance animait, se mit à faire éclater dans les airs les sons brillans que le plaisir inspire. Ah! De grâce, dit Adélaïde, épargnez à mon âme l'image importune d'un sentiment qu'elle ne peut goûter. Cette solitude est consacrée à la douleur; ces échos ne sont point accoutumés à répéter les accens d'une joie profane: ici tout gémit avec moi. J'ai de quoi m'y plaindre, reprit le jeune homme; et ces mots, prononcés avec un soupir, furent suivis d'un long silence. Vous avez à vous plaindre! Reprit Adélaïde; est-ce des hommes? Est-ce du sort? Je ne sais, dit-il; mais je ne suis pas heureux: ne m'en demandez pas davantage. écoutez,dit Adélaïde: le ciel nous donne à l'un et à l'autre une consolation dans nos peines; les miennes sont comme un poids accablant dont mon coeur est oppressé. Qui que vous soyez, si vous connaissez le malheur, vous devez être compatissant, et je vous crois digne de ma confiance; mais promettez-moi qu'elle sera mutuelle. Hélas! Dit Fonrose, mes maux sont tels que je serai peut-être condamné à ne les révéler jamais. Ce mystère ne fit que redoubler la curiosité d'Adélaïde. Rendez-vous demain, lui dit-elle, au pied de cette colline, sous ce vieux chêne touffu où vous m'avez entendue gémir. Là, je vous apprendrai des choses qui exciteront votre pitié. Fonrose passa la nuit dans une agitation mortelle. Son sort dépendait de ce qu'il allait apprendre. Mille pensées effrayantes venaient l'agiter tour à tour. Il appréhendait surtout la confidence désespérante d'un amour malheureux et fidèle. Si elle aime, dit-il, je suis perdu. Il se rendit au lieu indiqué. Il vit arriver Adélaïde. Le jour était couvert de nuages, et la nature en deuil semblait présager la tristesse de leur entretien. Dès qu'ils furent assis au pied du chêne, Adélaïde parla ainsi: " vous voyez ces pierres que l'herbe commence à couvrir, c'est le tombeau du plus tendre, du plus vertueuxdes hommes, à qui mon amour et mon imprudence ont coûté la vie. Je suis française, d'une famille distinguée, et trop riche pour mon malheur. Le comte D'Orestan conçut pour moi l'amour le plus tendre: j'y fus sensible, je le fus à l'excès. Mes parens s'opposèrent au penchant de nos coeurs; et ma passion insensée me fit consentir à un hymen sacré pour les âmes vertueuses, mais désavoué par les lois. L'Italie était alors le théâtre de la guerre. Mon époux y allait joindre le corps qu'il devait commander: je le suivis jusqu'à Briançon; ma folle tendresse l'y retint deux jours malgré lui. Ce jeune homme, plein d'honneur, n'y prolongea son séjour qu'avec une extrême répugnance. Il me sacrifiait son devoir; mais que ne lui avais-je pas sacrifié moi-même? En un mot, je l'exigeai; il ne put résister à mes larmes. Il partit avec un pressentiment dont je fus moi-même effrayée. Je l'accompagnai jusque dans cette vallée, où je reçus ses adieux; et, pour attendre de ses nouvelles, je retournai a Briançon. Peu de jours après se répandit le bruit d'une bataille. Je doutais si D'Orestan s'y était trouvé, je le souhaitais pour sa gloire, je le craignais pour mon amour, quand je reçus de lui une lettre que je croyaisbien consolante. Je serai tel jour, à telle heure, me disait-il, dans la vallée, et sous le chêne où nous nous sommes séparés, je m'y rendrai seul, je vous conjure d'aller m'y attendre seule: je ne vis encore que pour vous. Quel était mon égarement! Je n'aperçus dans ce billet que l'impatience de me revoir, et je m'applaudis de cette impatience. Je me rendis donc sous ce même chêne. D'Orestan arrive, et après le plus tendre accueil: vous l'avez voulu, ma chère Adélaïde, me dit-il, j'ai manqué à mon devoir dans le moment le plus important de ma vie. Ce que je craignais est arrivé. La bataille s'est donnée; mon régiment a chargé; il a fait des prodiges de valeur, et je n'y étais pas. Je suis déshonoré, perdu sans ressource. Je ne vous reproche pas mon malheur; mais je n'ai plus qu'un sacrifice à vous faire, et mon coeur vient le consommer. à ce discours, pâle, tremblante, et respirant à peine, je reçus mon époux dans mes bras. Je sentis mon sang se glacer dans mes veines; mes genoux ployèrent sous moi, et je tombai sans connaissance. Il profita de mon évanouissement pour s'arracher de mon sein, et bientôt je fus rappelée à la vie par le bruit du coup qui lui donna la mort. Je ne vous peindrai point lasituation où je me trouvai: elle est inexprimable; et les larmes que vous voyez couler, les sanglots qui étouffent ma voix, en sont une trop faible image. Après avoir passé une nuit entière auprès de ce corps sanglant, dans une douleur stupide, mon premier soin fut d'ensevelir avec lui ma honte: mes mains creusèrent son tombeau. Je ne cherche point à vous attendrir; mais le moment où il fallut que la terre me séparât des tristes restes de mon époux, fut mille fois plus affreux pour moi que ne peut l'être celui qui séparera mon corps de mon âme. épuisée de douleur et privée de nourriture, mes défaillantes mains employèrent deux jours à creuser ce tombeau, avec des peines inconcevables. Quand mes forces m'abandonnaient, je me reposais sur le sein livide et glacé de mon époux. Enfin je lui rendis les devoirs de la sépulture, et mon coeur lui promit d'attendre en ces lieux que le trépas nous réunît. Cependant la faim cruelle commençait à dévorer mes entrailles desséchées. Je me fis un crime de refuser à la nature les soutiens d'une vie plus douloureuse que la mort. Je changeai mes vêtemens en un simple habit de bergère, et j'en embrassai l'état comme mon unique refuge. Depuis ce temps, toute ma consolationest de venir pleurer sur son tombeau, qui sera le mien. Vous voyez, poursuivit-elle, avec quelle sincérité je vous ouvre mon âme; je puis avec vous désormais pleurer en liberté: c'est un soulagement dont j'avais besoin; mais j'attends de vous la même confiance. Ne croyez pas m'avoir abusée. Je vois clairement que l'état de pasteur vous est aussi étranger et plus nouveau qu'à moi. Vous êtes jeune, peut-être sensible; et, si j'en crois mes conjectures, nos malheurs ont eu la même source, et comme moi vous avez aimé. Nous n'en serons que plus compatissans l'un pour l'autre. Je vous regarde comme un ami que le ciel, touché de mes maux, daigne m'envoyer dans ma solitude. Regardez-moi comme une amie capable de vous donner, sinon des conseils salutaires, au moins des exemples consolans. " vous me pénétrez, lui dit Fonrose accablé de ce qu'il venait d'entendre; et, quelque sensibilité que vous me supposiez, vous êtes bien loin d'imaginer l'impression que m'a faite le récit de vos malheurs. Hélas! Que ne puis-je y répondre avec cette confiance que vous me témoignez, et dont vous êtes si digne! Mais je vous l'ai dit; je l'avais prévu: telle est la nature de mes peines, qu'un silence éternel doit lesrenfermer au fond de mon coeur. Vous êtes bien malheureuse! Ajouta-t-il avec un profond soupir; je suis encore plus malheureux: c'est tout ce que je puis vous dire. Ne vous offensez pas de mon silence: il m'est affreux d'y être condamné. Compagnon assidu de tous vos pas, j'adoucirai vos travaux, je partagerai toutes vos peines; je vous verrai pleurer sur cette tombe; j'y mêlerai mes larmes à vos pleurs. Vous ne vous repentirez point d'avoir déposé vos ennuis dans un coeur, hélas! Trop sensible. Je m'en répens dès à présent, dit-elle avec confusion; et tous deux, les yeux baissés, se retirèrent en silence. Adélaïde, en quittant Fonrose, crut voir sur son visage l'empreinte d'une douleur profonde. J'ai renouvelé, disait-elle, le sentiment de ses peines, et quelle en doit être l'horreur, puisqu'il se croit encore plus malheureux que moi! Dès ce jour, plus de chant, plus d'entretien suivi entre Fonrose et Adélaïde. Ils ne se cherchaient ni ne s'évitaient l'un l'autre; des regards où la consternation était peinte, faisaient presque leur unique langage. S'il la trouvait pleurant sur le tombeau de son époux, le coeur saisi de pitié, de jalousie et de douleur, il la contemplait en silence, et répondait à ses sanglots par de profonds gémissemens.Deux mois s'étaient écoulés dans cette situation pénible; et Adélaïde voyait la jeunesse de Fonrose se flétrir comme une fleur. Le chagrin qui le consumait l'affligeait elle-même d'autant plus vivement, que la cause lui était inconnue. Elle était bien éloignée de soupçonner qu'elle en fût l'objet. Cependant, comme il est naturel que deux sentimens qui partagent une âme s'affaiblissent l'un l'autre, les regrets d'Adélaïde sur la mort D'Orestan devenaient moins vifs chaque jour, à mesure qu'elle se livrait davantage à la pitié que lui inspirait Fonrose. Elle était bien sûre que cette pitié n'avait rien que d'innocent: il ne lui vint pas même dans l'idée de s'en défendre; et l'objet de ce sentiment généreux, sans cesse présent à sa vue, le réveillait à chaque instant. La langueur où était tombé ce jeune homme devint telle, qu'Adélaïde ne crut pas devoir le laisser plus longtemps livré à lui-même. Vous périssez, lui dit-elle, et vous ajoutez à mes douleurs celle de vous voir consumer d'ennui sous mes yeux, sans pouvoir y apporter remède. Si le récit des imprudences de ma jeunesse ne vous a pas inspiré pour moi du mépris, si l'amitié la plus pure et la plus tendre vous est chère; enfin, si vous ne voulez pas me rendre plus malheureuse que je ne l'étais avant de vous avoir connu, confiez-moila cause de vos peines: vous n'avez que moi dans le monde pour vous aider à les soutenir. Votre secret fût-il plus important que le mien, ne craignez point que je le répande. La mort de mon époux a mis un abîme entre le monde et moi; et la confidence que j'exige sera bientôt ensevelie dans cette tombe, où la douleur me conduit à pas lents. J'espère vous y précéder, dit Fonrose en fondant en larmes. Laissez-moi finir ma déplorable vie, sans vous laisser après moi le reproche d'en avoir abrégé le cours.- ô ciel! Qu'entends-je? S'écria-t-elle éperdue. Qui, moi? J'aurais contribué aux maux qui vous accablent! Achevez, vous me percez le coeur; qu'ai-je fait? Qu'ai-je dit? Hélas! Je tremble! ô ciel, ne m'as-tu mise au monde que pour y faire des malheureux? Parlez, vous dis-je, il n'est plus temps de me cacher qui vous êtes: vous en avez trop dit, pour dissimuler plus long-temps.-eh bien! Je suis... je suis Fonrose, le fils des voyageurs que vous avez pénétrés d'admiration et de respect. Tout ce qu'ils ont raconté de vos vertus, de vos charmes, m'a inspiré le dessein fatal de venir vous voir sous ce déguisement. J'ai laissé ma famille dans la désolation, croyant m'avoir perdu et pleurant mon trépas. Je vous ai vu, je sais ce qui vous attache en ces lieux; je sais que leseul espoir qui me reste, est d'y mourir en vous adorant. épargnez-moi des conseils inutiles et d'injustes reproches. Ma résolution est aussi ferme, aussi inébranlable que la vôtre. Si, trahissant mon secret, vous troubliez les derniers momens d'une vie qui s'éteint, vous auriez inutilement un tort avec moi, qui n'en aurai jamais avec vous. Adélaïde, confondue, tâcha de calmer le désespoir où ce jeune homme était plongé. Rendons, dit-elle, à ses parens le service de le rappeler à la vie; sauvons leur unique espérance: le ciel m'offre cette occasion de reconnaître leurs bontés. Ainsi, loin de l'effaroucher par une rigueur déplacée, tout ce que la pitié a de plus tendre, tout ce que l'amitié a de plus consolant fut mis en usage pour le calmer. Ange du ciel, s'écria Fonrose, je sens toute la répugnance que vous avez à faire un malheureux: votre coeur est à celui qui repose dans ce tombeau; je vois que rien ne peut vous en détacher, je vois combien votre vertu est ingénieuse à me cacher mon malheur; je le sens dans toute son étendue, j'en suis accablé, mais je vous le pardonne. Votre devoir est de ne m'aimer jamais, le mien est de vous adorer toujours. Impatiente d'exécuter le dessein qu'elle avaitconçu, Adélaïde arrive dans la cabane. Mon père, dit-elle à son vieux maître, vous sentez-vous la force de faire le voyage de Turin? J'ai besoin de quelqu'un de confiance pour donner à Monsieur et à Madame De Fonrose l'avis le plus intéressant. Le vieillard répondit que son zèle pour les servir lui en inspirait le courage. Allez, reprit Adélaïde, vous les trouverez pleurant la mort de leur fils unique; apprenez-leur qu'il est vivant, qu'il est en ces lieux, et que c'est moi qui veux le leur rendre; mais qu'il est d'une nécessité indispensable qu'ils viennent eux-mêmes le chercher. Il part, il arrive à Turin, il se fait annoncer pour le vieillard de la vallée de Savoie. Ah! S'écria Madame De Fonrose, il est peut-être arrivé quelque malheur à notre bergère. Qu'il vienne, ajouta le marquis, il nous annoncera peut-être qu'elle consent à vivre auprès de nous. Après la perte de mon fils, dit la marquise, c'est la seule consolation que je puisse goûter au monde. Le vieillard est introduit. Il se prosterne, on le relève. Vous pleurez un fils, leur dit-il; je viens vous dire qu'il est vivant: c'est notre chère enfant qui l'a découvert dans la vallée; elle m'envoie pour vous en instruire; mais vous seuls, dit-elle, pouvez le ramener. Comme il parlait ainsi, la surprise et la joieavaient ôté à Madame De Fonrose l'usage de ses sens. Le marquis, éperdu, égaré, appelle au secours de sa femme, la rappelle à la vie, embrasse le vieillard, annonce à toute sa maison que leur fils leur est rendu. La marquise reprenant ses esprits: que ferons-nous, dit-elle en saisissant les mains du vieillard et les serrant avec tendresse; que ferons-nous pour reconnaître un bienfait qui nous rend la vie? Tout est ordonné pour le départ. Ils se mettent en voyage avec le bon homme; ils marchent nuit et jour; ils se rendent dans la vallée où leur unique bien les attend. La bergère était au pâturage; la vieille femme les y conduit: ils approchent. Quelle est leur surprise! Leur fils, ce fils bien aimé est auprès d'elle! Sous l'habit d'un simple pasteur: leurs coeurs, plutôt que leurs yeux le reconnaissent. Ah! Cruel enfant, s'écrie sa mère en se jetant dans ses bras, quel chagrin vous nous avez donné! Pourquoi vous dérober à notre tendresse? Et que veniez-vous faire ici? Adorer, dit-il, ce que vous avez admiré vous-mêmes. Pardon, madame, dit Adélaïde, tandis que Fonrose embrassait les genoux de son père qui le relevait avec bonté, pardon de vous avoir laissés si long-temps dans la douleur! Si je l'avais connu plus tôt, vous auriez été plus tôt consolés. Après les premiersmouvemens de la nature, Fonrose était retombé dans la plus profonde affliction. Allons, dit le marquis, allons nous reposer dans la cabane, et oublier tous les chagrins que nous a donnés ce jeune fou. Oui, monsieur, je l'ai été, dit Fonrose à son père qui le menait par la main. Il ne fallait pas moins que l'égarement de ma raison pour suspendre dans mon coeur les mouvemens de la nature, pour me faire oublier les devoirs les plus sacrés, pour me détacher enfin de tout ce que j'avais de plus cher au monde; mais cette folie, vous l'avez fait naître, et j'en suis trop puni. J'aime, sans espoir, ce qu'il y a de plus accompli sur la terre. Vous ne voyez rien, vous ne connaissez rien de cette femme incomparable: c'est l'honnêteté, la sensibilité, la vertu même; je l'aime jusqu'à l'idolâtrie; je ne puis être heureux sans elle, et je sais qu'elle ne peut être à moi. Vous a-t-elle confié, demanda le marquis, le secret de sa naissance? J'en ai appris assez, dit Fonrose, pour vous assurer qu'elle ne le cède en rien à la mienne: elle a même renoncé à une fortune considérable, pour s'ensevelir dans ce désert.-et savez-vous ce qui l'y a engagée?-oui, mon père; mais c'est un secret qu'elle seule peut vous révéler. Elle est mariée, peut-être?-elle est veuve; mais son coeur n'en est pas plus libre, ses liensn'en sont que plus forts. Ma fille, dit le marquis en entrant dans la cabane, vous voyez que vous faites tourner la tête à tout ce qui s'appelle Fonrose. La passion extravagante de ce jeune homme ne peut être justifiée que par un objet aussi prodigieux que vous. Tous les voeux de ma femme se bornaient à vous avoir pour compagne et pour amie; cet enfant ne veut plus vivre, s'il ne vous obtient pour épouse; je ne désire pas moins de vous avoir pour fille: voyez combien vous ferez de malheureux avec un refus. Ah! Monsieur, dit-elle, vos bontés me confondent: mais écoutez, et jugez-moi. Alors, en présence du vieillard et de sa femme, Adélaïde leur fit le récit de sa déplorable aventure. Elle y ajouta le nom de sa famille, qui n'était pas inconnue à M De Fonrose, et finit par le prendre à témoin lui-même de la fidélité inviolable qu'elle devait à son époux. à ces mots, la consternation se répandit sur tous les visages. Le jeune Fonrose, que les sanglots étouffaient, se précipita dans un coin de la cabane, pour leur donner un libre cours. Le père attendri vola au secours de son enfant. Voyez disait-il, ma chère Adélaïde, dans quel état vous l'avez mis. Madame De Fonrose, qui était auprès d'Adélaïde, la pressait dans ses bras en la baignant de ses larmes. Eh quoi, ma fille, luidisait-elle, nous ferez-vous pleurer une seconde fois la mort de notre cher enfant? Le vieillard et sa femme, les yeux remplis de pleurs et attachés sur Adélaïde, attendaient qu'elle prît la parole. Le ciel m'est témoin, dit Adélaïde en se levant, que je donnerais ma vie pour reconnaître tant de bontés. Ce serait mettre le comble à mes malheurs que d'avoir à me reprocher le vôtre: mais je veux que Fonrose lui-même soit mon juge; laissez-moi de grâce lui parler un moment. Alors, se retirant seule avec lui: écoutez, lui dit-elle, Fonrose; vous savez quels liens sacrés me retiennent dans ces lieux. Si je pouvais cesser de chérir et de pleurer un époux qui ne m'a que trop aimée, je serais la plus méprisable des femmes. L'estime, la reconnaissance, sont des sentimens que je vous dois; mais rien de tout cela ne tient lieu d'amour: plus vous en avez conçu pour moi, plus vous avez droit d'en attendre; c'est l'impossibilité de remplir ce devoir qui m'empêche de me l'imposer. Cependant je vous vois dans une situation qui attendrirait le coeur le moins sensible; il m'est affreux d'en être la cause; il me serait plus affreux d'entendre vos parens m'accuser de vous avoir perdu. Je veux donc bien m'oublier, dans ce moment, et vous laisser, autant qu'il est en moi, l'arbitre de notre destinée. C'està vous de choisir celle des deux situations qui vous paraît la moins pénible; ou de renoncer à moi, de vous vaincre et de m'oublier; ou de posséder une femme qui, le coeur plein d'un autre objet, ne pourrait vous accorder que des sentimens trop faibles pour remplir les voeux d'un amant. C'en est assez, s'écria Fonrose, et d'une âme comme la vôtre, l'amitié doit tenir lieu d'amour. Je serai jaloux sans doute des pleurs que vous donnerez à la mémoire d'un autre époux; mais la cause de cette jalousie, en vous rendant plus respectable, vous rendra plus chère à mes yeux. Elle est à moi, dit-il, en venant se jeter dans les bras de ses parens: c'est à son respect pour vous, à vos bontés que je la dois, et c'est vous devoir une seconde vie. Dès ce moment, leurs bras furent des chaînes dont Adélaïde ne put se dégager. Ne céda-t-elle qu'à la pitié, à la reconnaissance? Je veux le croire, pour l'admirer encore: Adélaïde le croyait elle-même. Quoi qu'il en soit, avant de partir, elle voulut revoir ce tombeau qu'elle ne quittait qu'à regret. ô mon cher D'Orestan! Dit-elle, si du sein des morts tu peux lire au fond de mon âme, ton ombre n'a point à murmurer du sacrifice que je fais: je le dois aux sentimens généreux de cettevertueuse famille: mais mon coeur te reste à jamais. Je vais tâcher de faire des heureux, sans aucun espoir d'être heureuse. On ne l'arracha de ce lieu qu'avec une espèce de violence; mais elle exigea qu'on y élevât un monument à la mémoire de son époux, et que la cabane de ses vieux maîtres, qui la suivirent à Turin, fût changée en une maison de campagne aussi simple que solitaire, où elle se proposait de venir quelquefois pleurer les égaremens et les malheurs de sa jeunesse. Le temps, les soins assidus de Fonrose, les fruits de son second hymen, ont depuis ouvert son âme aux impressions d'une nouvelle tendresse; et on la cite pour exemple d'une femme intéressante, et respectable jusque dans son infidélité.

LA MAUVAISE MÈRE

Parmi les productions monstrueuses de la nature, on peut compter le coeur d'une mère qui aime l'un de ses enfans à l'exclusion de tous les autres. Je ne parle point d'une tendresse eclairée, qui distingue entre ces jeunes plantes qu'elle cultive, celle qui répond le mieux à ses premiers soins; je parle d'une tendresse aveugle, souvent exclusive, quelquefois jalouse, qui se choisit une idole et des victimes parmi ces petits innocens qu'on a mis au monde, et pour qui l'on est également obligé d'adoucir le fardeau de la vie. C'est de cet égarement, si commun et si honteux pour l'humanité, que je vais donner un exemple. Dans l'une de nos provinces maritimes, un intendant, qui s'était rendu recommandable par sa sévérité à réprimer les vexations de toute espèce, ayant pour principe d'appliquer la faveur au faible et la rigueur au fort; cet homme de bien, appelé M De Carandon, mourut pauvre et presque insolvable. Il avait laissé unefille, que personne n'épousait, parce qu'elle avait beaucoup d'orgueil, peu d'agrémens et point de fortune. Un riche et honnête négociant la rechercha, par considération pour la mémoire de son père. Il nous a fait tant de bien! Disait le bon homme Corée (c'était le nom du négociant); il est bien juste que quelqu'un de nous le rende à sa fille. Corée se proposa donc humblement; et Mademoiselle De Carandon, avec beaucoup de répugnance, consentit à lui donner la main, bien entendu qu'elle aurait dans sa maison une autorité absolue. Le respect du bon homme pour la mémoire du père s'étendait jusque sur sa fille; il la consultait comme son oracle; et, si quelquefois il lui arrivait d'avoir un avis différent du sien, elle n'avait qu'à proférer ces paroles imposantes: feu M De Carandon, mon père... Corée n'attendait pas qu'elle achevât, pour avouer qu'il avait tort. Il mourut assez jeune, et lui laissa deux enfans, dont elle avait bien voulu lui permettre d'être le père. En mourant, il croyait devoir régler le partage de ses biens; mais M De Carandon avait pour maxime, lui dit-elle, qu'afin de retenir les enfans sous la dépendance d'une mère, il fallait la rendre dispensatrice des biens qui leur étaient destinés. Cette loi fut la règle du testament de Corée, et son héritage fut misen dépôt dans les mains de sa femme, avec le droit fatal de le distribuer à ses enfans comme bon lui semblerait. De ces deux enfans, l'aîné faisait ses délices: non qu'il fût plus beau, plus heureusement né que le cadet; mais elle avait couru le danger de la vie en le mettant au monde; il lui avait fait éprouver, le premier, les douleurs et la joie de l'enfantement; il s'était emparé de sa tendresse, qu'il semblait avoir épuisée: elle avait enfin, pour l'aimer uniquement, toutes les mauvaises raisons que peut avoir une mauvaise mère. Le petit Jacquaut était l'enfant de rebut: sa mère ne daignait presque pas le voir, et ne lui parlait que pour le gronder. Cet enfant, intimidé, n'osait lever les yeux devant elle, et ne lui répondait qu'en tremblant. Il avait, disait-elle, le naturel de son père, une âme du peuple, et ce qu'on appelle l'air de ces gens-là. Pour l'aîné, qu'on avait pris soin de rendre aussi volontaire, aussi mutin, aussi capricieux qu'il était possible, c'était la gentillesse même; son indocilité s'appelait hauteur de caractère: son humeur, excès de sensibilité. On s'applaudissait de voir qu'il ne cédait jamais quand il avait raison: or, il faut savoir qu'il n'avait jamais tort. On ne cessait de dire qu'il sentait son bien, et qu'il avait l'honneur de ressembler àmadame sa mère. Cet aîné, appelé M De L'étang (car on ne crut pas qu'il fût convenable de lui laisser le nom de Corée); cet aîné, dis-je, eut des maîtres de toute espèce: les leçons étaient pour lui seul, et le petit Jacquaut en recueillait le fruit; de manière qu'au bout de quelques années, Jacquaut savait tout ce qu'on avait enseigné à M De L'étang, qui en revanche ne savait rien. Les bonnes, qui sont dans l'usage d'attribuer aux enfans tout le peu d'esprit qu'elles ont, et qui rêvent tout le matin aux gentillesses qu'ils doivent dire dans la journée; les bonnes avaient fait croire à madame, dont elles connaissaient le faible, que son aîné était un prodige. Les maîtres, moins complaisans, ou plus maladroits, en se plaignant de l'indocilité, de l'inattention de cet enfant chéri, ne tarissaient point sur les louanges de Jacquaut. Ils ne disaient pas précisément que M De L'étang fût un sot; mais ils disaient que le petit Jacquaut avait de l'esprit comme un ange. La vanité de la mère en fut blessée; et, par une injustice qu'on ne croirait pas être dans la nature, si ce vice des mères était moins à la mode, elle redoubla d'aversion pour ce petit malheureux, devint jalouse de ses progrès, et résolut d'ôter à son enfant gâté l'humiliation du parallèle.Une aventure bien touchante réveilla cependant en elle les sentimens de la nature; mais ce retour sur elle-même l'humilia sans la corriger. Jacquaut avait dix ans, de L'étang en avait près de quinze, lorsqu'elle tomba sérieusement malade. L'aîné s'occupait de ses plaisirs, et fort peu de la santé de sa mère. C'est la punition des mères folles, d'aimer des enfans dénaturés. Cependant on commençait à s'inquiéter; Jacquaut s'en aperçut, et voilà son petit coeur saisi de douleur et de crainte: l'impatience de voir sa mère ne lui permet plus de se cacher. On l'avait accoutumé à ne paraître que lorsqu'il était appelé; mais enfin sa tendresse lui donna du courage. Il saisit l'instant où la porte de la chambre est entr'ouverte; il entre sans bruit, et à pas tremblans, il s'approche du lit de sa mère. Est-ce vous, mon fils? Demanda-t-elle.-non, ma mère, c'est Jacquaut. Cette réponse naïve et accablante pénétra de honte et de douleur l'âme de cette femme injuste; mais quelques caresses de son mauvais fils lui rendirent bientôt tout son ascendant, et Jacquaut n'en fut dans la suite, ni mieux aimé, ni moins digne de l'être. à peine Madame Corée fut-elle rétablie, qu'elle reprit le dessein de l'éloigner de la maison: son prétexte fut que de L'étang, naturellementvif, était trop susceptible de dissipation pour avoir un compagnon d'étude, et que les impertinentes prédilections des maîtres pour l'enfant qui était le plus humble ou le plus caressant avec eux, pouvaient fort bien décourager celui dont le caractère plus haut et moins flexible exigeait plus de ménagement. Elle voulut donc que de L'étang fût l'unique objet de leurs soins, et se défit du malheureux Jacquaut, en l'exilant dans un collége. à seize ans, L'étang quitta ses maîtres de mathématiques, de physique, de musique, etc., comme il les avait pris: il commença ses exercices, qu'il fit à peu près comme ses études; et à vingt ans, il parut dans le monde avec la suffisance d'un sot qui a entendu parler de tout, et qui n'a réfléchi sur rien. De son côté, Jacquaut avait fini ses humanités, et sa mère était ennuyée des éloges qu'on lui donnait. Eh bien, dit-elle, puisqu'il est si sage, il réussira dans l'église; il n'a qu'à prendre ce parti. Par malheur, Jacquaut n'avait aucune inclination pour l'état ecclésiastique: il vint supplier sa mère de l'en dispenser. Vous croyez donc, lui dit-elle avec une hauteur froide et sévère, que j'ai de quoi vous soutenir dans le monde? Je vous déclare qu'il n'en est rien. Lafortune de votre père n'était pas aussi considérable qu'on l'imagine: à peine suffira-t-elle à l'établissement de votre aîné. Pour vous, monsieur, vous n'avez qu'à voir si vous voulez courir la carrière des bénéfices, ou celle des armes: vous faire tonsurer ou casser la tête, accepter, en un mot, un petit collet ou une lieutenance d'infanterie, c'est tout ce que je puis faire pour vous. Jacquaut lui répondit avec respect, qu'il y avait des partis moins violens à prendre pour le fils d'un négociant. à ces mots, Mademoiselle De Carandon faillit à mourir de douleur d'avoir mis au monde un fils si peu digne d'elle, et lui défendit de paraître à ses yeux. Le jeune Corée, désolé d'avoir encouru l'indignation de sa mère, se retira en soupirant, et résolut de tenter si la fortune lui serait moins cruelle que la nature. Il apprit qu'un vaisseau était sur le point de faire voile pour les Antilles, où il avait dessein de se rendre. Il écrivit à sa mère pour lui demander son aveu, sa bénédiction et une pacotille. Les deux premiers articles lui furent amplement accordés; mais le dernier avec économie. Sa mère, trop heureuse d'en être délivrée, voulut le voir avant son départ, et en l'embrassant lui donna quelques larmes. Son frère eut aussi la bonté de lui souhaiter un heureuxvoyage. C'étaient les premières caresses qu'il avait reçues de ses parens; son coeur sensible en fut pénétré: cependant il n'osa leur demander de lui écrire. Mais il avait un camarade de collége dont il était tendrement aimé: il le conjura, en partant, de lui donner quelquefois des nouvelles de sa mère. Celle-ci ne fut plus occupée que du soin d'établir son enfant chéri. Il se déclara pour la robe: on lui obtint des dispenses d'études; et bientôt il fut admis dans le sanctuaire des lois. Il ne fallait plus qu'un mariage avantageux. On proposa une riche héritière; mais on exigea de la veuve la donation de ses biens. Elle eut la faiblesse d'y consentir, en se réservant à peine de quoi vivre décemment, bien assurée que la fortune de son fils serait toujours en sa disposition. à l'âge de vingt-cinq ans, M De L'étang se trouva donc un petit conseiller tout rond, négligeant sa femme autant que sa mère, ayant grand soin de sa personne, et fort peu de souci des affaires du palais. Comme il était du bon air qu'un mari eût quelqu'un qui ne fût pas sa femme, L'étang crut se devoir à lui-même de s'afficher pour homme à bonnes fortunes. Une jeune personne qu'il lorgna au spectacle, répondit à ses agaceries, le reçut chez elle avecbeaucoup de politesse, l'assura qu'il était charmant, ce qu'il n'eut pas de peine à croire, et dans peu de temps le débarrassa d'un portefeuille de dix mille écus. Mais, comme il n'y a point d'amours éternelles, cette beauté parjure le quitta, au bout de trois mois, pour un jeune lord anglais, aussi sot et plus magnifique. L'étang, qui ne concevait pas comment on renvoyait un homme comme lui, résolut de s'en venger, en prenant une maîtresse plus fameuse encore, et en la comblant de bienfaits. Sa nouvelle conquête lui faisait mille jaloux; et, quand il se comparait à cette foule d'adorateurs qui soupiraient en vain pour elle, il avait le plaisir de se croire plus aimable, comme il se trouvait plus heureux. Cependant s'étant aperçue qu'il n'était pas sans inquiétude, elle voulut lui prouver qu'il n'était rien au monde qu'elle ne fût résolue à quitter pour lui, et proposa, pour fuir les importuns, de venir ensemble à Paris oublier tout l'univers, et vivre uniquement l'un pour l'autre. L'étang fut transporté de cette marque de tendresse. Tout se prépare pour le voyage; ils partent, ils arrivent, et choisissent leur retraite aux environs du palais-royal. Fatime (c'était le nom de cette beauté) demanda et obtint sans peine un carrosse pour prendre l'air. L'étang fut surpris du nombred'amis qu'il trouva dans la bonne ville. Ces amis ne l'avaient jamais vu; mais son mérite les attirait en foule. Fatime ne recevait chez elle que la société de L'étang, et il était bien sûr de ses amis et d'elle. Cette femme charmante avait cependant une faiblesse; elle croyait aux songes. Une nuit elle en avait fait un qui ne pouvait, disait-elle, s'effacer de son esprit. L'étang voulut savoir quel était ce songe qui l'occupait si sérieusement.-j'ai rêvé, lui dit-elle, que j'étais dans un appartement délicieux: c'était un lit de damas de trois couleurs, une tapisserie et des sofas assortis à ce lit superbe, des trumeaux éblouissans de dorure, des cabinets de boule, des porcelaines du Japon, des magots de la Chine les plus jolis du monde; mais tout cela n'est rien. Une toilette était dressée: je m'approche: qu'ai-je aperçu! Le coeur m'en palpite: un écrin de diamans; et quels diamans encore! L'aigrette la mieux dessinée, les boucles d'oreilles les plus brillantes, le plus bel esclavage, une rivière qui ne finissait pas. Oui, monsieur, je vous le dis, il m'arrivera quelque chose de singulier. Ce songe m'a trop vivement frappée; et mes songes ne me trompent jamais. M De L'étang eut beau employer toute son éloquence à lui persuader que les songes nesignifiaient rien, elle lui soutint que celui-ci devait signifier quelque chose, et il finit par craindre que quelqu'un de ses rivaux ne proposât de l'effectuer. Il fallut donc capituler, et, à quelques circonstances près, se résoudre à l'accomplir lui-même. L'on juge bien que cette épreuve ne la guérit pas de l'habitude de songer: elle y prit goût, et songea tant, que la fortune du bon homme Corée n'était presque plus elle-même qu'un songe. La jeune épouse de M De L'étang, à qui ce voyage avait déplu, demanda d'être séparée de biens d'un mari qui l'abandonnait; et sa dot, qu'il fallut rendre, le mit encore plus mal à son aise. Le jeu est une ressource. L'étang prétendait exceller au piquet. Ses amis, qui faisaient bourse commune, pariaient tous pour lui, tandis que l'un d'eux jouait contre. à chaque fois qu'il écartait: ma foi, disait l'un des parieurs, c'est bien jouer! On ne joue pas mieux, disait l'autre. Enfin M De L'étang jouait le mieux du monde, mais il n'avait jamais les as. Tandis qu'on l'expédiait insensiblement, la fidèle Fatime, qui s'aperçut de sa décadence, rêva une nuit qu'elle le quittait, et le quitta le lendemain. Cependant, comme il est humiliant de déchoir, il se piqua d'honneur, et ne voulut rien rabattre de son faste: en sorte que dansquelques années il se trouva qu'il était ruiné. Il en était aux expédiens, lorsque madame sa mère, qui n'avait pas mieux ménagé sa réserve, lui écrivit pour lui demander de l'argent. Il lui répondit qu'il était désespéré; mais que, loin de pouvoir lui envoyer des secours, il en avait besoin lui-même. Déjà l'alarme s'était répandue parmi leurs créanciers, et c'était à qui se saisirait le premier des débris de leur fortune.-qu'ai-je fait, disait cette mère désolée? Je me suis dépouillée de tout pour un fils qui a tout dissipé. Cependant qu'était devenu l'infortuné Jacquaut? Jacquaut, avec de l'esprit, la meilleure âme, la plus jolie figure du monde, et sa petite pacotille, était arrivé heureusement à Saint-Domingue. On sait combien un français, de bonnes moeurs et de bonne mine, trouve aisément à s'établir dans les îles. Le nom de Corée, son intelligence et sa sagesse lui acquirent bientôt la confiance des habitans. Avec les secours qui lui furent offerts, il acquit lui-même une habitation, la cultiva, la rendit florissante: le commerce, qui était en vigueur, l'enrichit en peu de temps, et dans l'espace de cinq ans, il était devenu l'objet de la jalousie des veuves et des filles les plus belles et les plus riches de la colonie. Mais hélas! Son camaradede collége, qui jusque là ne lui avait donné que des nouvelles satisfaisantes, lui écrivit que son frère était ruiné, et que sa mère, abandonnée de tout le monde, était réduite aux plus affreuses extrémités. Cette lettre fatale fut arrosée de larmes.-ah! Ma pauvre mère, s'écria-t-il, j'irai vous secourir. Il ne voulut s'en fier à personne. Un accident, une infidélité, la négligence ou la lenteur d'une main étrangère, pouvaient la priver des secours de son fils, et la laisser mourir dans l'indigence et le désespoir. Rien ne doit retenir un fils, se disait-il à lui-même, quand il y va de l'honneur et de la vie d'une mère. Avec de tels sentimens, Corée ne fut plus occupé que du soin de rendre ses richesses portatives. Il vendit tout ce qu'il possédait; et ce sacrifice ne coûtait rien à son coeur. Mais il ne put refuser des regrets à un trésor plus précieux qu'il laissait en Amérique. Lucelle, jeune veuve d'un vieux colon qui lui avait laissé des biens immenses, avait jeté sur Corée un de ces regards qui semblent pénétrer jusqu'au fond de l'âme et en démêler le caractère, l'un de ces regards qui décident l'opinion, qui déterminent le penchant, et dont l'effet subit et confus est pris le plus souvent pour un mouvement sympathique. Elle avait cru voir, dans ce jeunehomme, tout ce qui peut rendre heureuse une femme honnête et sensible; et son amour pour lui n'avait pas attendu la réflexion, pour naître et se développer. Corée, de son côté, l'avait distinguée entre ses rivales, comme la plus digne de captiver le coeur d'un homme sage et vertueux. Lucelle, avec la figure la plus noble et la plus intéressante, l'air le plus animé, et cependant le plus modeste, un teint brun, mais plus frais que les roses, des cheveux d'un noir d'ébène, et des dents d'une blancheur et d'un émail à éblouir, la taille et la démarche des nymphes de Diane, le sourire et le regard des compagnes de Vénus, Lucelle, avec tous ces charmes, était douée de ce courage d'esprit, de cette élévation de caractère, de cette justesse dans les idées, de cette droiture dans les sentimens, qui nous font dire assez mal à propos qu'une femme a l'âme d'un homme. Il n'était pas dans les principes de Lucelle de rougir d'une inclination vertueuse. à peine Corée lui eut-il avoué le choix de son coeur, qu'il obtint d'elle sans détour un pareil aveu pour réponse; et leur inclination mutuelle, devenue plus tendre à mesure qu'elle était plus réfléchie, n'aspirait plus qu'au moment d'être consacrée au pied des autels. Quelques démêlés sur l'héritage de l'époux de Lucelle, avaient retardéleur bonheur. Ces démêlés allaient finir, lorsque la lettre de l'ami de Corée vint tout à coup l'arracher à ce qu'il avait de plus cher au monde après sa mère. Il se rend chez la belle veuve, lui montra la lettre de son ami, et lui demanda conseil.-je me flatte, lui dit-elle, que vous n'en avez pas besoin. Fondez votre bien en effets commerçables, allez au secours de votre mère, faites honneur à tout, et revenez; ma fortune vous attend. Si je meurs, mon testament vous l'assurera; si je vis, au lieu d'un testament, vous savez quels seront vos titres. Corée, pénétré de reconnaissance et d'admiration, saisit les mains de cette femme généreuse, et les arrosa de ses pleurs: mais comme il se répandait en éloges:-allez, lui dit-elle, vous êtes un enfant: n'ayez donc pas les préjugés de l'Europe. Dès qu'une femme fait quelque chose passablement honnête, on crie au prodige, comme si la nature ne nous avait pas donné une âme. à ma place, seriez-vous bien flatté de me voir, dans l'étonnement, regarder en vous comme un phénomène le pur mouvement d'un bon coeur?-pardon, lui dit Corée, je devais m'y attendre: mais vos principes, vos sentimens, l'aisance, le naturel de vos vertus m'enchantent; je les admire sans en être surpris.-va, mon enfant, lui dit-elle, en le baisant sur les deuxjoues, je suis à toi telle que Dieu m'a faite. Remplis tes devoirs, et reviens au plus tôt. Il s'embarque, et avec lui embarque toute sa fortune. Le trajet fut assez heureux jusque vers les Canaries; mais là, leur vaisseau poursuivi par un corsaire de Maroc, fut obligé de chercher son salut dans ses voiles. Le corsaire qui le chassait, était sur le point de le joindre; et le capitaine, effrayé du danger de l'abordage, allait se livrer aux pirates. Ah! Ma pauvre mère, s'écria Corée, en embrassant la cassette où était renfermée toute son espérance; et puis s'arrachant les cheveux de douleur et de rage: non, dit-il, ce barbare africain me dévorera plutôt le coeur. Alors, s'adressant au capitaine, à l'équipage et aux passagers consternés: " eh quoi! Mes amis, leur dit-il, nous rendrons-nous lâchement? Souffrirons-nous que ce brigand nous mène à Maroc chargés de fers, et nous y vende comme des bêtes? Sommes-nous désarmés? Ces gens-là sont-ils plus invulnérables, ou sont-ils plus braves que nous? Ils veulent aborder; qu'ils abordent. Eh bien! Nous nous verrons de près. " sa résolution ranima les esprits; et le capitaine, en l'embrassant, le loua d'avoir donné l'exemple. Déjà tout est disposé pour la défense. Le corsaire aborde, les vaisseaux se heurtent; desdeux côtés on voit voler la mort; bientôt les deux navires sont enveloppés dans un tourbillon de fumée et de flamme. Le feu cesse, le jour renaît, et le fer choisit ses victimes. Corée, le sabre à la main, faisait un carnage effroyable: dès qu'il voyait un africain se jeter sur son bord, il courait à lui, le fendait en deux, en s'écriant: ah! Ma pauvre mère! Sa fureur était celle d'une lionne qui défend ses petits; c'était le dernier effort de la nature au désespoir; et l'âme la plus douce, la plus sensible qui fut jamais, était devenue en ce moment la plus violente et la plus sanguinaire. Le capitaine le trouvait partout, l'oeil en feu et le bras sanglant. Ce n'est pas un homme, disaient ses compagnons, c'est un dieu qui combat pour nous. Son exemple enflammait leur courage. Il se trouve enfin corps à corps avec le chef de ces barbares. Mon dieu! S'écria-t-il, ayez pitié de ma mère; et à ces mots, d'un coup de revers, il ouvrit le ventre au corsaire. Dès ce moment, la victoire fut décidée; le peu qui restait de l'équipage maroquin demanda la vie, et fut mis dans les fers. Le vaisseau de Corée, avec sa proie, aborde enfin sur les côtes de France; et ce digne fils, sans se permettre une nuit de repos, se rend, avec son trésor, auprès de sa malheureuse mère. Il la trouve au borddu tombeau, et dans un état pour elle plus affreux que la mort même; denuée de tout secours et livrée aux soins d'un domestique qui, rebuté de souffrir l'indigence où elle était réduite, lui rendait à regret les derniers soins d'une pitié humiliante. La honte de sa situation lui avait fait défendre à ce domestique de recevoir personne, que le prêtre et le médecin charitable qui la visitaient quelquefois. Corée demande à la voir, on le refuse.-annoncez-moi, dit-il au domestique.-et quel est votre nom?- Jacquaut.-le domestique s'approche du lit. Un étranger, dit-il, demande à voir madame. Hélas! Quel est cet étranger?-il dit qu'il s'appelle Jacquaut. à ce nom, ses entrailles furent si violemment émues, qu'elle faillit à expirer. Ah! Mon fils, dit-elle d'une voix éteinte, et en levant sur lui sa mourante paupière; ah! Mon fils, dans quel moment venez-vous revoir votre mère! Votre main va lui fermer les yeux. Quelle fut la douleur de cet enfant si pieux et si tendre, de voir cette mère qu'il avait laissée au sein du luxe et de l'opulence, de la voir dans un lit entouré de lambeaux, et dont l'image soulèverait le coeur, s'il m'était permis de le rendre! ô ma mère! S'écria-t-il en se précipitant sur ce lit de douleurs! ... ses sanglots étouffèrent sa voix; et les ruisseaux de larmesdont il inondait le sein de sa mère expirante, furent long-temps la seule expression de sa douleur et de son amour. Le ciel me punit, reprit-elle, d'avoir trop aimé un fils dénaturé, d'avoir... il l'interrompit. Tout est réparé, ma mère, lui dit ce vertueux jeune homme; vivez. La fortune m'a comblé de biens; je viens les répandre au sein de la nature: c'est pour vous qu'ils me sont donnés. Vivez: j'ai de quoi vous faire aimer la vie.-ah! Mon cher enfant! Si je désire de vivre, c'est pour expier mon injustice; c'est pour aimer un fils dont je n'étais pas digne, un fils que j'ai déshérité. à ces mots, elle se couvrait le visage, comme indigne de voir le jour. Ah, madame! S'écria-t-il en la pressant dans ses bras, ne me dérobez point la vue de ma mère. Je viens, à travers l'océan, la chercher et la secourir. Dans ce moment, le prêtre et le médecin arrivent. Voilà, dit-elle, mon enfant, les seules consolations que le ciel m'a laissées: sans leur charité, je ne serais plus. Corée les embrasse en fondant en larmes. Mes amis, leur dit-il, mes bienfaiteurs, que ne vous dois-je pas! Sans vous je n'aurais plus de mère: achevez de la rappeler à la vie. Je suis riche, je viens la rendre heureuse. Redoublez vos soins, vos consolations, vos secours; rendez-la-moi. Le médecin vit prudemment que cette situationétait trop violente pour la malade. Allez, monsieur, dit-il à Corée, reposez-vous sur notre zèle, et n'ayez plus d'autre soin que de faire préparer un logement commode et sain. Ce soir, madame y sera transportée. Le changement d'air, la bonne nourriture, ou plutôt la révolution qu'avait faite la joie, et le calme qui lui succéda, ranimèrent insensiblement en elle les organes de la vie. Un chagrin profond avait été le principe du mal; la consolation en fut le remède. Corée apprit que son malheureux frère venait de périr misérablement. Je tire le rideau sur le tableau effrayant de cette mort trop méritée. On en déroba la connaissance à une mère sensible, et trop faible encore pour soutenir, sans expirer, un nouvel accès de douleur. Elle l'apprit enfin, lorsque sa santé fut affermie. Toutes les plaies de son coeur s'ouvrirent, et des larmes maternelles coulèrent de ses yeux. Mais le ciel, en lui ôtant un fils indigne de sa tendresse, lui en rendait un qui l'avait méritée par tout ce que la nature a de plus sensible, et la vertu de plus touchant. Il lui confia les désirs de son âme: c'était de pouvoir réunir dans ses bras sa mère et son épouse. Madame Corée saisit avec joie le projet de passer avec son fils en Amérique. Une ville remplie de ses folies et de ses malheurs,était pour elle un séjour odieux; et l'instant où elle s'embarqua, lui rendit une nouvelle vie. Le ciel, qui protége la piété, leur accorda des vents favorables. Lucelle reçut la mère de Corée comme elle aurait reçu sa propre mère. L'hymen fit de ces amans les époux les plus fortunés; et leurs jours coulent encore dans cette paix inaltérable, dans ces plaisirs purs et sereins, qui sont le partage de la vertu.

LA BONNE MèRE

Le soin d'une mère pour ses enfans est de tous les devoirs le plus fidèlement observé dans la nature. Ce sentiment universel domine toutes les passions; il l'emporte même sur l'amour de la vie. Il rend le plus féroce des animaux sensible et doux; le plus paresseux, infatigable; le plus timide, courageux à l'excès: aucun d'eux ne perd de vue ses petits, qu'au moment qu'il leur est inutile. On ne voit que parmi les hommes les exemples odieux d'un abandon prématuré. C'est surtout au milieu d'un monde où le vice, ingénieux à se déguiser, prend mille formes séduisantes; c'est là que le plus heureux naturel demande à être éclairé sans cesse. Plus il y a d'écueils, et plus ils sont cachés; plus la barque fragile de l'innocence et du bonheur a besoin d'un sage pilote. Quel eût été, par exemple, le sort de Mademoiselle Du Troëne, si le ciel n'eût fait exprès pour elle une mère comme il y en a peu!Cette veuve respectable avait consacré à l'éducation de sa fille unique les plus belles années de sa vie. Voici quel avait été son calcul dès l'âge de vingt-cinq ans. J'ai perdu mon époux, disait-elle; je n'ai plus que ma fille et moi: vivrai-je pour moi? Vivrai-je pour elle? Le monde me sourit et me plaît encore; mais, si je m'y livre, j'abandonne ma fille, et je hasarde son bonheur et le mien. Supposons qu'une vie tumultueuse et dissipée ait tous les charmes qu'on lui attribue, combien de temps puis-je les goûter? De mes années qui s'écoulent, combien peu en ai-je à passer dans le monde? Combien dans la solitude et dans le sein de mon enfant? Ce monde, qui m'appelle aujourd'hui, me renverra bientôt sans pitié; et si ma fille s'est oubliée à mon exemple, si elle est malheureuse par ma négligence, quelle sera ma consolation? Embellissons de bonne heure ma retraite, rendons-la douce autant qu'honorable, et sacrifions à ma fille, qui est tout pour moi, cette multitude étrangère, à qui, dans peu, je ne serai plus rien. Dès-lors cette mère si sage fut l'amie et la compagne de sa fille; mais obtenir sa confiance n'était pas l'ouvrage d'un jour. émilie (c'était le nom de la jeune personne)avait reçu de la nature une âme susceptible des plus vives impressions; et sa mère, qui l'étudiait sans cesse, éprouvait une joie inquiète en s'apercevant de cette sensibilité, qui fait tant de mal et tant de bien. Heureux, disait-elle quelquefois, heureux l'époux qu'elle aimera, s'il est digne de sa tendresse; si, par l'estime et l'amitié, il sait lui rendre précieux les soins qu'elle prendra pour lui plaire! Mais malheur à lui s'il l'humilie et la rebute! Sa délicatesse blessée fera leur supplice à tous deux. Je vois que, s'il m'échappe à moi-même un reproche, une plainte légère qu'elle n'ait pas méritée, des larmes amères coulent de ses yeux; son coeur flétri se décourage. Rien n'est plus facile à conduire, ni plus facile à effaroucher. Quelque modeste que fût la vie de Madame Du Troëne, elle était conforme à son état, et relative au dessein qu'elle avait de s'éclairer à loisir sur le choix d'un époux digne d'émilie. Une foule d'aspirans, épris des charmes de sa fille, faisaient, selon l'usage, une cour assidue à la mère. De ce nombre était le marquis de Verglan, qui, pour son malheur, était doué de la plus jolie figure. Son miroir et les femmes le lui avaient dit tant de fois, qu'il avait bien fallu le croire. Il s'écoutait avec complaisance, se voyait avec volupté, se souriait à lui-même, etne cessait de s'applaudir. Il n'y avait rien à dire sur sa politesse; mais elle était si froide et si légère, en comparaison des attentions dont il s'honorait, qu'on voyait clairement qu'il occupait la première place dans son estime. Il aurait eu, sans y penser, toutes les grâces naturelles; il les gâtait en les affectant. Du côté de l'esprit, il ne lui manquait que de la justesse, ou plutôt de la réflexion. Personne n'eût parlé mieux que lui, s'il avait su ce qu'il allait dire; mais son premier soin était d'avoir un avis qui ne fût pas celui d'un autre. Qu'il eût tort, ou qu'il eût raison, cela lui était assez égal: il était sûr d'éblouir, de séduire, de persuader ce qu'il voulait. Il savait par coeur tous ces petits propos de toilette, tous ces jolis mots qui ne disent rien. Il était au fait de toutes les anecdotes galantes de la ville et de la cour: quel était l'amant de la veille, celui du jour, celui du lendemain, et combien de fois dans l'année telle et telle en avaient changé. Il connaissait même quelqu'un qui avait refusé d'être sur la liste, et qui aurait supplanté tous ses rivaux, s'il avait voulu s'en donner le soin. Ce jeune fat était le fils d'un ancien ami de M Du Troëne, et la veuve en parlait à sa fille avec une sorte de pitié. C'est dommage, disait-elle, que l'on gâte ce jeune homme; il était bienné, il pouvait réussir. Il n'avait déjà que trop bien réussi dans le coeur d'émilie. Ce qui est ridicule aux yeux d'une mère, ne l'est pas toujours aux yeux de sa fille. La jeunesse est indulgente pour la jeunesse, et il y a de jolis défauts. Verglan, de son côté, trouvait émilie assez belle, seulement un peu trop simple; mais cela pouvait se former. Il ne prenait qu'un soin très-léger de lui plaire; mais quand la première impression est faite, tout contribue à l'approfondir. La dissipation même de ce jeune étourdi était un nouvel attrait pour émilie; elle y voyait le danger de le perdre, et rien n'accélère, comme la jalousie, les progrès de l'amour naissant. En rendant compte de sa vie à Madame Du Troëne, Verglan se donnait, comme de raison, pour l'homme du monde le plus désiré. Madame Du Troëne lui donnait avec ménagement quelques leçons de modestie: mais il protestait que personne n'était moins avantageux que lui; qu'il savait à merveille que ce n'était pas pour lui qu'on le recherchait; que sa naissance y faisait beaucoup, et qu'il devait le reste à son esprit et à sa figure, qualités qu'il ne s'était pas données, et dont il n'avait garde de se prévaloir.Plus émilie avait de plaisir à le voir et à l'entendre, plus elle avait soin de dissimuler. Un reproche de sa mère eût fait à son âme une plaie profonde; et cette sensibilité délicate la rendait craintive à l'excès. Cependant les charmes d'émilie, dont Verglan était si faiblement touché, avaient inspiré l'amour le plus tendre au sage et modeste Belzors. Un esprit juste et un coeur droit formaient la base de son caractère. Sa figure douce et ouverte s'ennoblissait encore par la haute idée qu'on avait de son âme; car on est disposé naturellement à chercher et à croire démêler dans les traits d'un homme ce que l'on sait qu'il a dans le coeur. Belzors, en qui la nature avait été dirigée au bien dès l'enfance, jouissait de l'avantage inestimable de pouvoir s'y abandonner sans précaution et sans contrainte. La décence, l'honnêteté, la candeur, cette franchise qui gagne la confiance, cette sévérité de moeurs qui imprime le respect, avaient en lui l'aisance libre de l'habitude. Ennemi du vice, mais sans faste; indulgent aux ridicules, mais sans en contracter aucun; docile aux usages innocens, incorruptible aux mauvais exemples, il surnageait au torrent du monde; aimé, respecté de ceux même dont sa vie était la censure, et auxquelsl'estime publique avait coutume de l'opposer, pour humilier leur orgueil. Madame Du Troëne, enchantée du caractère de ce jeune homme, l'avait choisi au fond de son coeur comme le plus digne époux qu'elle pût donner à sa fille. Elle ne tarissait point sur son éloge. émilie applaudissait avec la modestie de son âge. Madame Du Troëne se méprit à l'air ingénu et gracieux que sa fille avait auprès de lui. Comme l'estime qu'il lui inspirait n'était mêlée d'aucun sentiment qu'il fallût cacher, émilie était à son aise. Il s'en fallait bien qu'elle fût aussi libre, aussi tranquille avec le dangereux Verglan; et la situation pénible où la mettait sa présence, ressemblait assez à l'ennui. Si Madame Du Troëne parlait de lui en bien, émilie baissait les yeux, et gardait le silence. Il me semble, ma fille, disait Madame Du Troëne, que vous ne goûtez pas ces grâces légères et brillantes dont le monde fait tant de cas. Je ne m'y connais point, madame, disait émilie en rougissant. La bonne mère dissimulait sa joie: elle croyait voir, dans le coeur d'émilie, la vertu simple et modeste de Belsors, triompher de tous les petits vices aimables de Verglan et de ses pareils. Un accident, léger en apparence,mais frappant pour une mère attentive et clairvoyante, vint la tirer de son illusion. L'un des talens d'émilie était la peinture au pastel. Elle avait choisi le genre des fleurs, comme le plus analogue à son âge. Il paraît si naturel de voir éclore une rose sous la main de la beauté! Verglan, par un goût approchant du sien, aimait passionnément les fleurs: on ne le voyait jamais sans un bouquet le plus joli du monde. Un jour, les yeux de Madame Du Troëne s'étaient attachés par aventure sur le bouquet de Verglan. Le lendemain elle s'aperçut qu'émilie, sans y songer peut-être, en dessinait les fleurs. Il était tout simple que les fleurs qu'elle avait vues la veille lui fussent encore présentes, et vinssent comme d'elles-mêmes s'offrir au bout de ses crayons: mais ce qui n'était pas aussi simple, c'était l'air d'enthousiasme qu'elle avait en les dessinant. Ses yeux brillaient du feu du génie, sa bouche souriait amoureusement à chaque trait de sa main, et un coloris plus animé que celui des fleurs qu'elle voulait peindre, se répandait sur ses belles joues. êtes-vous contente de votre séance? Lui dit sa mère négligemment. Il n'est pas possible, répondit émilie, de bien rendre la nature quand on ne l'a pas sous les yeux. Il était vrai cependantqu'elle ne l'avait jamais plus fidèlement exprimée. Quelques jours après, Verglan revint avec des fleurs nouvelles. Madame Du Troëne, sans affectation, les observa l'une après l'autre, et dans la prochaine leçon d'émilie, le bouquet de Verglan fut dessiné. La bonne mère continua d'observer; et chaque épreuve, confirmant ses soupçons, redoubla son inquiétude. Hélas! Dit-elle, je m'alarme peut-être de quelque chose de très-innocent. Voyons cependant si elle y entend malice. Les études et les talens d'émilie étaient un secret pour la société de sa mère. Comme elle n'avait eu dessein que de lui assurer par là des loisirs agréables, de lui faire goûter la solitude, et de sauver son imagination des dangers de la rêverie, et son âme active et sensible des ennuis de l'oisiveté, Madame Du Troëne ne tirait, ni pour elle, ni pour sa fille, aucune vanité de ces dons qu'elle cultivait avec tant de soin. Mais un jour qu'elles étaient seules avec Belzors, et que l'entretien roulait sur l'avantage précieux de s'occuper et de se suffire: ma fille, dit Madame Du Troëne, s'est fait un amusement qu'elle goûte de plus en plus. Je veux que vous voyez de ses dessins. émilie ouvrait son porte-feuille, et Belzors enchanté ne se lassait point del'admirer dans son ouvrage. Qu'ils sont doux et purs, disait-il, les plaisirs de l'innocence! Le vice a beau se tourmenter, il n'en aura jamais de pareils. Avouez, mademoiselle, que l'heure du travail passe vite. Eh bien! Vous l'avez fixée; la voilà qui se retrace et se reproduit à vos yeux. Le temps n'est perdu que pour les oisifs. Madame Du Troëne l'écoutait avec une complaisance secrète. émilie trouvait ses propos très-sensés; mais elle n'en était point touchée. Quelques jours après, Verglan vint la voir. Savez-vous, dit Madame Du Troëne, que ma fille a reçu des éloges de Belzors sur son talent pour le dessin? Je veux aussi que vous en soyez juge. émilie, interdite, rougit, balbutia, dit qu'elle n'avait rien de fini, et conjura sa mère d'attendre qu'elle eût quelque morceau digne d'être vu. Elle ne se doutait pas que sa mère lui tendait un piége. Puisqu'il y a du mystère, il y a de l'intention, dit cette mère clairvoyante: elle a craint que Verglan ne reconnût ses fleurs, et qu'il ne pénétrât le motif secret du plaisir qu'elle a eu à les peindre. Ma fille aime ce jeune étourdi; mes craintes n'étaient que trop fondées. Madame Du Troëne, sollicitée de tous côtés, se retranchait encore sur la jeunesse d'émilie, et sur la résolution qu'elle avait prise elle-mêmede ne pas la gêner dans son choix. Cependant ce choix l'alarmait. Ma fille, disait-elle, va préférer Verglan; il y a du moins lieu de le croire; et ce jeune homme a tout ce qu'il faut pour rendre sa femme malheureuse. Si je déclare ma volonté à émilie, si je la lui laisse entrevoir, elle se fera une loi d'y souscrire sans se plaindre, elle épousera un homme qu'elle n'aime point, et le souvenir de celui qu'elle aime la poursuivra dans les bras d'un autre. Je connais son âme, elle sera victime de son devoir. Mais est-ce à moi d'ordonner ce douloureux sacrifice? à Dieu ne plaise! Non, je veux que son inclination la décide. Mais je puis diriger son inclination, en l'éclairant, et voilà le seul usage légitime de l'autorité qui m'est confiée. Je suis sûre de la bonté du coeur, de la justesse de l'esprit de ma fille: suppléons, par les lumières de mon âge, à l'inexpérience du sien; qu'elle voie par les yeux de sa mère, et qu'elle croie s'il est possible, ne consulter que son penchant. Toutes les fois que Verglan et Belzors se trouvaient ensemble chez Madame Du Troëne, elle engageait l'entretien sur les moeurs, les usages, les maximes du monde. Elle animait la contradiction, et sans prendre aucun parti, donnait à leur caractère la liberté de se développer.Ces petites aventures dont la société fourmille, et qui entretiennent l'oisive curiosité des cercles de Paris, donnaient le plus souvent matière à leurs réflexions. Verglan, léger, tranchant et vif, était constamment du parti de la mode. Belzors, d'un ton plus modeste, ne laissait pas de défendre le parti des bonnes moeurs avec une noble franchise. L'arrangement du comte d'Auberive avec sa femme faisait alors la nouvelle des soupers. On disait, qu'après une querelle assez vive et des plaintes amères de part et d'autre sur leur mutuelle infidélité, ils étaient convenus qu'ils ne se devaient rien; qu'ils avaient fini par rire de la sottise qu'ils avaient eue d'être jaloux sans être amoureux; que D'Auberive consentait à voir le chevalier de Clange, amant de sa femme, et qu'elle avait promis, de son côté, de recevoir le mieux du monde la marquise de Talbe, à qui D'Auberive faisait la cour; que la paix avait été ratifiée dans un souper, et que jamais deux couples d'amans n'avaient été de meilleure intelligence. à ce récit, Verglan s'écria que rien n'était plus sage. On parle du bon vieux temps, disait-il; que l'on me cite un exemple des moeurs de nos pères, qui soit comparable à celui-ci. Autrefois une infidélité mettait le feu à la maison; l'on enfermait, l'on battait sa femme. Si l'époux, usait de la liberté qu'il s'était réservée, sa triste et fidèle moitié était obligée de dévorer son injure, et de gémir au fond de son ménage, comme dans une obscure prison. Si elle imitait son volage époux, c'était avec des dangers terribles. Il n'y allait pas de moins que de la vie pour son amant et pour elle-même. On avait eu la sottise d'attacher l'honneur d'un homme à la vertu de son épouse: et le mari, qui n'en était pas moins galant homme, en cherchant fortune ailleurs, devenait le ridicule objet du mépris public, au premier faux pas que faisait madame. En honneur, je ne conçois pas comment, dans ces siècles barbares, on avait le courage d'épouser. Les noeuds de l'hymen étaient une chaîne. Aujourd'hui, voyez la complaisance, la liberté, la paix règner au sein des familles. Si les époux s'aiment, à la bonne heure: ils vivent ensemble, ils sont heureux. S'ils cessent de s'aimer, ils se le disent en honnêtes gens, et se rendent l'un à l'autre la parole d'être fidèles. Ils cessent d'être amans, ils sont amis. C'est ce que j'appelle des moeurs sociales, des moeurs douces: cela donne envie de se marier. Vous trouvez donc tout simple, lui demanda Madame Du Troëne, d'être la confidente de son mari et le complaisant de sa femme?-assurément,pourvu que cela soit mutuel. N'est-il pas juste d'accorder sa confiance à qui nous honore de la sienne, et de se rendre tour à tour, dans la vie, les offices de l'amitié? Peut-on avoir une meilleure amie que sa femme, un ami plus sûr et plus intime que son mari? Avec qui sera-t-on libre, si ce n'est avec la personne qui, par état, ne fait qu'un avec nous? Et quand, par malheur, on ne trouve plus le plaisir chez soi, qu'a-t-on de mieux à faire que de le chercher ailleurs, et de l'y ramener, chacun de son côté, sans jalousie et sans obstacle? Rien de plus riant, dit Belzors, que cette méthode nouvelle; mais nous avons encore, vous et moi, bien du chemin à faire avant de la goûter sincèrement. D'abord il faut pouvoir se passer de sa propre estime, de celle de sa femme et de ses enfans; il faut pouvoir s'accoutumer à regarder, sans répugnance, comme une moitié de soi-même, quelqu'un que l'on méprise assez pour le livrer...-bon! Reprit Verglan: préjugés que tous ces scrupules! Qui empêche que l'on s'estime l'un l'autre, s'il est décidé qu'il n'y a plus aucune honte à tout cela?-quand cela sera décidé, dit Belzors, tous les liens de la société seront rompus. La sainteté inviolable des noeuds de l'hymen fait la sainteté des noeuds de la nature. Souviens-toi, mon ami, que, s'il n'ya point de devoirs sacrés pour les époux, il n'y en a guère pour les enfans. Tous ces liens tiennent l'un à l'autre. Les querelles du ménage étaient violentes du temps de nos pères; mais la masse des moeurs était saine. Les esprits se calmaient, les coeurs se rapprochaient. On ne s'en estimait pas moins, et l'on s'en aimait davantage. Aujourd'hui cette société domestique, qui te semble si douce, c'est un corps languissant, qu'un poison lent glace et consume. Crois-moi, mon cher Verglan, nous n'avons pas l'idée de ces joies pures et intimes que goûtaient deux époux au sein de leur famille, de cette union qui faisait les délices de leur jeunesse et la consolation de leurs vieux ans. Qu'aujourd'hui une mère soit affligée des égaremens de son fils, qu'un père soit accablé de quelques revers de fortune, sont-ils un refuge, un appui l'un pour l'autre? Ils sont obligés de chercher au dehors où déposer leurs peines; et le soulagement est bien faible de la part des étrangers! Tu parles comme un oracle, mon sage Belzors, disait Verglan. Mais qui t'a dit que deux époux ne fissent pas mieux de s'aimer, d'être fidèles toute leur vie? Je veux seulement, si par malheur ce goût mutuel vient à cesser, qu'on se console et qu'on s'arrange, sans qu'il soitdéfendu à ceux qui se seraient aimés du temps de nos aïeux de s'aimer de même, si le coeur leur en dit.-en effet, dit Madame Du Troëne, qui est-ce qui les en empêche?-qui est-ce qui les en empêche, madame, reprit Belzors? L'usage, l'exemple, le bon ton, la facilité de vivre sans reproche au gré de leurs désirs. Verglan m'avouera aisément que la vie que l'on mène dans le monde est agréable, et qu'il est doux de changer d'objet; notre faiblesse nous y invite. Qui résistera donc à ce penchant, si l'on nous ôte le frein des moeurs?-moi, je n'ôte rien, dit Verglan; mais je veux que chacun puisse vivre à sa guise, et j'approuve fort le parti qu'ont pris D'Auberive et sa femme, de se passer réciproquement ce qu'on appelle des torts. S'ils sont contens, tout le monde doit l'être. Comme il achevait ces mots, on annonça le marquis d'Auberive.-ah! Marquis, tu viens fort à propos, lui dit Verglan. Dis-nous, je te prie, si ton histoire est vraie. On prétend que ta femme te passe la rhubarbe, et que tu lui passes le séné.-bon! Quelle folie! Dit D'Auberive avec indolence.-j'ai soutenu que rien n'était plus raisonnable: mais voilà Belzors qui te condamne sans appel.-pourquoi donc? Est-ce qu'il n'en eût pas fait autant? Ma femme est jeune et jolie, elle est coquette, cela est toutsimple. Au fond, pourtant, je la crois fort honnête: mais quand elle le serait un peu moins, il faut bien que justice se fasse. Je conçois cependant qu'un homme plus jaloux que moi me condamne: mais ce qui m'étonne, c'est que Belzors soit le premier. Je n'ai jusqu'ici reçu que des éloges. Rien n'est plus naturel que mon procédé; et tout le monde m'en félicite, comme de quelque chose de merveilleux. Il semble qu'on ne me croyait pas assez de bon sens pour prendre un parti raisonnable. En homme d'honneur, je suis confus des complimens que j'en reçois. Quant à messieurs les rigoristes, je les honore beaucoup, mais je vis pour moi-même. Que chacun en fasse autant: le plus heureux sera le plus sage.-au reste, comment se porte la marquise? Lui demanda Madame Du Troëne, pour changer de propos.-à merveille, madame. Hier encore nous soupâmes ensemble; je ne la vis jamais de si belle humeur.-je gage, dit Verglan, que tu la reprendras quelque jour.-ma foi, cela pourrait bien être: déjà même hier, au sortir de table, je me suis surpris lui disant des douceurs. Cette première épreuve fit la plus vive impression sur l'esprit d'émilie. Sa mère, qui s'en aperçut, laissa un libre cours à ses réflexions; mais pour la mettre sur la voie: j'admire, luidit-elle, comme les opinions dépendent des caractères. Voilà deux jeunes gens élevés avec le même soin, tous deux imbus des mêmes principes d'honnêteté et de vertu: voyez comme ils diffèrent l'un de l'autre! Et chacun d'eux croit avoir raison. Le coeur d'émilie faisait de son mieux pour excuser dans Verglan le tort d'avoir pris les moeurs de son siècle. Avec quelle légèreté, disait-elle, on traite la pudeur et la foi! Comme on se loue de ce qu'il y a de plus sacré dans la nature! Et Verglan donne dans ce travers! Que n'a-t-il l'âme de Belzors? Quelque temps après, émilie et sa mère étant au spectacle, Belzors et Verglan se présentèrent à leur loge; et Madame Du Troëne les invita l'un et l'autre à s'y placer. On jouait Inès. La scène des enfans fit dire à Verglan quelques bons mots qu'il donnait pour d'excellentes critiques. Belzors, sans l'écouter, fondait en larmes, et ne s'en cachait pas. Son rival le plaisanta sur sa faiblesse. Quoi! Lui dit-il, des enfans te font pleurer?-et que voulez-vous donc qui me touche, dit Belzors? Oui, je l'avoue; je n'entends jamais, sans tressaillir, les tendres noms de père et de mère; le pathétique de la nature me pénètre, l'amour même le plus touchant m'intéresse, m'émeut même beaucoup moins. Inès fut suivie de Nanine; et, quand cevint au dénoûment:-oh! Dit Verglan, cela passe le jeu. Que Dolban aime cette petite fille, à la bonne heure, mais l'épouser me paraît un peu fort.-c'est peut-être une folie, reprit Belzors; mais je m'en sens capable: quand la vertu et la beauté sont réunies, je ne réponds plus de ma tête. Aucun de leurs propos n'échappait à Madame Du Troëne. émilie, plus attentive encore, rougissait de l'avantage que Belzors avait sur son rival. Après le spectacle, ils virent passer le chevalier d'Olcet en pleureuses.-qu'est-ce donc, chevalier, lui dit Verglan d'un air léger. C'est un vieil oncle à moi, répond D'Olcet, qui a eu la bonté de me laisser dix mille écus de rente.-dix mille écus! Viens donc, que je t'embrasse! Cet oncle-là est un galant homme. Dix mille écus! Il est charmant! Belzors, l'embrassant à son tour, lui dit: chevalier, je m'afflige avec vous de sa mort: je sais que vous pensez trop bien pour en concevoir une joie dénaturée. Il m'a long-temps servi de père, dit le chevalier, confus de l'air riant qu'il avait pris; mais vous savez qu'il était si vieux!-c'est un motif de patience, reprit Belzors avec douceur; mais ce n'en est pas un de consolation. Un bon parent est le meilleur de tous les amis; et le bien qu'il vous a laissé n'en paierait pas un semblable.-c'est un triste ami,qu'un vieil oncle, dit Verglan; et, dans la règle, il faut que chacun vive à son tour. Les jeunes gens seraient fort à plaindre, si les vieillards étaient immortels. Belzors changea de propos pour épargner à Verglan une réplique humiliante. à chaque trait de ce contraste, le coeur d'émilie était cruellement déchiré. Madame Du Troëne vit avec joie l'air respectueux et sensible qu'elle prit avec Belzors, et l'air froid et chagrin dont elle répondait aux gentillesses de Verglan; mais, pour ménager une nouvelle épreuve, elle les invita l'un et l'autre à souper. On joua: Verglan et Belzors firent un trictrac tête à tête. Verglan n'aimait que le gros jeu: Belzors jouait le jeu qu'on voulait. La partie était intéressante. Mademoiselle Du Troëne fut du nombre des spectateurs; et la bonne mère, en faisant son tri, ne laissait pas d'avoir l'oeil sur sa fille, et de lire sur son visage ce qui se passait dans son coeur. La fortune favorisa Belzors. émilie, quelque mécontente qu'elle fût de Verglan, avait le coeur trop bon pour ne pas souffrir en le voyant s'engager dans une perte sérieuse. Le jeune étourdi ne se possédait plus: il se piqua, il doubla son jeu; et, avant le souper, il en était au point de jouer sur sa parole. L'humeur l'avait pris: il fit son possible pour être enjoué; mais l'altération de son visageen écartait la joie. Il s'aperçut lui-même qu'on le plaignait, et qu'on ne riait pas de quelques mots plaisans qu'il tâchait de dire: il en fut humilié; et le dépit allait s'en mêler, si l'on n'eût pas quitté la table. Belzors, que ni son bonheur, ni le chagrin de son rival n'avaient ému, fut doux et modeste, selon sa coutume. Ils se remirent au jeu. Madame Du Troëne, qui avait fini sa partie, vint assister à celle-ci, très-inquiète de l'issue qu'elle aurait, mais désirant qu'elle fît son impression sur l'âme d'émilie. Le succès passa son attente. Verglan perdait l'impossible. Le tremblement de sa main et la pâleur de son visage exprimaient le trouble qu'il voulait cacher. Belzors, avec une complaisance inépuisable, lui donna des revanches tant qu'il en voulut; et, quant à force de doubler le jeu, il eut laissé Verglan s'acquitter jusqu'à une somme raisonnable: si vous le trouvez bon: dit-il, nous nous en tiendrons là: je crois pouvoir gagner honnêtement ce que j'étais résolu à perdre. Tant de modération et de sagesse excita dans l'assemblée un murmure d'applaudissemens. Le seul Verglan y parut insensible, et en se levant, dit d'un air de dédain: ce n'était pas la peine de jouer si long-temps. émilie ne dormit pas de la nuit, tant son âme était agitée de ce qu'elle venait de voir etd'entendre. Quelle difference! Disait-elle: et par quel caprice faut-il que je soupire d'être éclairée? La séduction ne devrait-elle pas cesser, dès qu'on s'aperçoit que l'on est séduite? J'admire l'un, et j'aime l'autre. Quelle est cette mésintelligence entre le coeur et la raison, qui fait que l'on chérit encore ce que l'on cesse d'estimer? Le matin, selon son usage, elle parut au lever de sa mère.-je te trouve changée, dit Madame Du Troëne.-oui, ma mère, je le suis beaucoup.-est-ce que tu n'as pas bien dormi?-fort peu, dit-elle avec un soupir.- il faut cependant tâcher d'être jolie, car je te mène ce soir aux tuileries, où tout Paris doit s'assembler. Je me plaignais que le plus beau jardin de l'univers fût abandonné; je suis bien aise qu'on y revienne. Verglan ne manqua pas de s'y rendre; et Madame Du Troëne le retint auprès d'elle. Le coup d'oeil de cette promenade avait l'air d'un enchantement. Mille beautés, dans tout l'éclat d'une parure éblouissante, étaient assises autour de ce bassin, dont la sculpture a décoré l'enceinte. L'allée superbe que ce bassin couronne, était remplie de ces jeunes nymphes, qui, par leurs charmes et leurs talens, attirent les désirs sur leurs pas. Verglan les connaissaittoutes, et leur souriait en les suivant des yeux. Celle-ci, disait-il, c'est Fatmé. Rien n'est plus tendre, plus sensible. Elle vit comme un ange avec Cléon: il lui a donné vingt mille écus en six mois; ils s'aiment comme deux tourterelles. Celle-là est la célèbre Corine: sa maison est le temple du luxe, ses soupers sont les plus brillans de Paris; elle en fait les honneurs avec des grâces qui nous enchantent. Voyez-vous cette blonde si modeste, et dont les regards se promènent languissamment de tous côtés? Elle a trois amans, dont chacun se flatte d'être le seul heureux. C'est un plaisir de la voir, au milieu de ses adorateurs, leur distribuer des faveurs légères, et leur persuader tour à tour qu'elle se joue de leurs rivaux. C'est un modèle de coquetterie: et personne ne trompe son monde avec tant d'adresse et de légèreté. Elle ira loin, sur ma parole, et je le lui ai déjà prédit.-vous êtes donc dans sa confidence? Demanda Madame Du Troëne.-oh! Oui. Ce n'est pas avec moi qu'elles dissimulent: elles me connaissent; elles savent bien qu'on ne m'en impose pas.-et vous, Belzors, dit Madame Du Troëne au sage et vertueux jeune homme qui venait de les aborder, êtes-vous initié à ces mystères?- non, madame; je veux croire que tout cela est fort amusant; mais le charme en fait le danger.Madame Du Troëne observa que les honnêtes femmes recevaient d'un air froid et réservé le salut riant et familier de Verglan, tandis qu'elles répondaient avec l'air de l'estime et de l'amitié au salut respectueux de Belzors. Elle plaisanta Verglan sur cette distinction, afin d'en faire apercevoir émilie.-il est vrai, dit-il, madame, qu'on me tient rigueur en public; mais tête à tête on m'en dédommage. De retour chez elle avec eux, elle reçut la visite d'éléonore, jeune veuve d'une rare beauté. éléonore parla du malheur qu'elle avait eu de perdre un époux estimable; elle en parla, dis-je, avec tant de sensibilité, de candeur, et de grâce, que Madame Du Troëne, émilie et Belzors l'écoutaient les larmes aux yeux.- pour une femme jeune et belle, dit Verglan d'un ton badin, un mari est une perte légère et facile à réparer.-non pas pour moi, monsieur, dit la tendre et modeste éléonore: un mari qui honorait une femme de mon âge, de son estime et de sa confiance, et dont la tendresse délicate n'eut jamais ni les craintes de la jalousie, ni les négligences de l'habitude, n'est pas de ceux qu'on remplace aisément.-il était sans doute d'une jolie figure? Demanda Verglan.-non, monsieur; mais son âme était belle.- une belle âme? était-il jeune, au moins?-point du tout: il était dans l'âge où l'on est sensé quand on a de quoi l'être.-mais s'il n'était ni jeune ni joli, je ne vois pas de quoi vous désoler. La confiance, l'estime, les procédés honnêtes vont tout seuls avec une femme aimable: rien de tout cela ne peut vous manquer. Croyez-moi, madame, le point essentiel est de vous assortir du côté de l'âge et de la figure, d'unir les grâces avec les amours, en un mot, d'épouser un joli homme, ou de garder votre liberté.-vos conseils sont les plus galans du monde, dit éléonore en s'en allant; mais par malheur ils sont déplacés.-voilà une belle prude, dit Verglan dès qu'elle fut sortie.-la pruderie, monsieur, reprit Madame Du Troëne, est une copie exagérée de la sagesse et de la raison; et je ne vois rien dans éléonore que de simple et de naturel.-pour moi, dit Belzors, je la trouve aussi respectable qu'elle est belle.-respecte, mon ami, respecte, reprit Verglan avec vivacité, qui t'en empêche? Elle seule peut le trouver mauvais.-savez-vous, interrompit Madame Du Troëne, qui pourrait consoler éléonore? C'est un homme comme Belzors; et si j'étais l'amie qu'il consulterait pour un choix, je l'engagerais à penser à elle.-vous m'honorez beaucoup, madame, dit Belzors en rougissant; mais éléonore mériteun coeur libre, et par malheur le mien ne l'est pas. à ces mots il sortit, accablé du congé qu'il avait cru recevoir. Car enfin, disait-il, m'inviter elle-même à rechercher éléonore, n'est-ce pas m'avertir de renoncer à émilie? Ah! Que mon coeur lui est peu connu! Verglan, qui l'entendit de même, eut l'air de plaindre son rival. Il en parla comme du plus honnête homme du monde. C'est dommage qu'il soit si triste, disait-il du ton de la pitié. Voilà ce qu'ils gagnent avec leur vertu; ils ennuient, et on les renvoie. Madame Du Troëne, sans s'expliquer, l'assura qu'elle n'avait prétendu rien dire de désobligeant à l'un des hommes qu'elle honorait le plus. Cependant émilie avait les yeux baissés, et sa rougeur laissait voir l'agitation de son âme. Verglan ne douta point que ce trouble ne fût un mouvement de joie: il se retira triomphant; et le lendemain il lui écrivit un billet conçu en ces mots: " vous avez dû me trouver bien romanesque, belle émilie, de n'avoir fait si long-temps parler que mes yeux! Ne m'accusez pas d'une injuste défiance: j'ai lu dans votre coeur; et, si je n'avais eu à consulter que lui, j'étais bien sûr de sa réponse. Mais vous dépendez d'une mère, et les mères ont des caprices. Heureusement la vôtre vous aime, et sa tendresse a éclairéson choix. Le renvoi de Belzors m'annonce qu'elle s'est décidée; mais votre aveu doit précéder le sien: je l'attends avec l'impatience du plus tendre et du plus violent amour. " émilie ouvrit ce billet, sans savoir d'où il lui venait; elle en fut offensée autant que surprise, et n'hésita point à le communiquer à sa mère.-je vous sais bon gré, lui dit Madame Du Troëne, de cette marque d'amitié; je vous dois à mon tour confidence pour confidence. Belzors m'a écrit: lisez sa lettre. émilie obéit et lut: " madame, j'honore la vertu, j'admire la beauté, je rends justice à éléonore; mais le ciel n'a-t-il favorisé qu'elle? Et après avoir adoré, dans votre image, ce qu'il a fait de plus touchant, me croyez-vous en état de suivre le conseil que vous m'avez donné? Je ne vous dirai pas combien il est cruel: mon respect étouffe mes plaintes. Si je n'ai pas le nom de votre fils, j'en ai du moins les sentimens; et ce caractère est ineffaçable. " émilie ne put achever sans la plus vive émotion. Sa mère fit semblant de ne pas s'en apercevoir, et lui dit:-oh ça, ma fille, c'est à moi de répondre à ces deux rivaux; mais c'est à toi de dicter mes réponses.-à moi, ma mère.-à qui donc? Est-ce moi qu'ils demandent en mariage? Est-ce mon coeur que je doisconsulter?-ah! Madame! Votre volonté n'est-elle pas la mienne? N'avez-vous pas le droit de disposer de moi?-tout cela, mon enfant, est le mieux du monde; mais, comme il y va de ton bonheur, il est juste que tu en décides. Ces jeunes gens sont bien nés tous les deux: l'état, la fortune sont à peu près les mêmes; vois lequel remplit le mieux l'idée que tu te fais d'un bon mari; gardons celui-là, et congédions l'autre. émilie, pénétrée, baisait les mains de sa mère, et les arrosait de ses larmes.-mettez le comble à vos bontés, lui disait-elle, en m'éclairant sur mon choix: plus il est important, plus j'ai besoin que vos conseils le déterminent. L'époux que ma mère m'aura choisi me sera cher; mon coeur ose vous en répondre.-non, ma fille, on n'aime pas ainsi par devoir; et tu sais mieux que moi-même ce qui est digne de te rendre heureuse. Si tu ne l'es pas, je te consolerai: je veux bien partager tes peines, mais je ne veux pas les causer. Allons, je mets la main à la plume, je vais écrire; tu n'as qu'à dicter. Qu'on s'imagine le trouble, la confusion, l'attendrissement d'émilie. Tremblante auprès de cette tendre mère, une main sur ses yeux, et l'autre sur son coeur, elle essayait en vain d'obéir, sa voix expirait sur ses lèvres.-eh bien? Disait la bonne mère, auquel des deuxallons-nous répondre? Finis, ou je vais m'impatienter.-à Verglan, dit émilie d'une voix faible et chancelante.-à Verglan, soit. Que lui dirai-je? " il n'est pas possible, monsieur, qu'un homme qui se doit, comme vous, à la société, y renonce pour vivre au sein de sa famille. Mon émilie n'a pas de quoi vous dédommager des sacrifices qu'elle exigerait. Continuez d'embellir le monde: c'est pour lui que vous êtes fait. " -est-ce-là tout?-oui, ma mère.-et à Belzors, que lui dirons-nous? émilie continua de dicter avec un peu plus de confiance. " vous trouver digne d'une femme aussi vertueuse que belle, ce n'était pas, monsieur, vous interdire un choix qui m'intéresse autant qu'il m'honore; c'était même vous y encourager. Votre modestie a pris le change, et vous avez été injuste envers vous-même et envers moi. Venez apprendre à mieux juger des intentions d'une bonne mère. Je dispose du coeur de ma fille, et je n'estime personne au monde plus que vous. " viens toi-même, mon enfant, que je t'embrasse, s'écria Madame Du Troëne; tu remplis les voeux de ta mère, et tu n'aurais pas mieux dit quand tu aurais consulté mon coeur. Belzors accourut, ne se possédant pas dejoie. Jamais mariage ne fut plus applaudi, plus fortuné que celui-là. La tendresse de Belzors se partagea entre émilie et sa mère, et l'on doutait dans le monde laquelle des deux il aimait le plus.

LE BON MARI

L'un de ces bons pères de famille qui nous rappelle l'âge d'or, Félisonde avait marié Hortense, sa fille unique, au baron de Valsain, et sa nièce Amélie au président de Lusane. Valsain, galant sans assiduité, assez tendre sans jalousie, trop occupé de sa gloire et de son avancement pour s'établir le gardien de sa femme, la laissait, sur sa bonne foi, se livrer aux dissipations d'un monde, où, répandu lui-même, il se plaisait à la voir briller. Lusane, plus recueilli, plus assidu, ne respirait que pour Amélie, qui de son côté ne vivait que pour lui. Le soin mutuel de se complaire les occupait sans cesse; et pour eux le plus saint des devoirs était le plus doux des plaisirs. Le vieux Félisonde jouissait de l'union de sa famille, quand la mort d'Amélie et celle de Valsain y répandirent la tristesse et le deuil. Lusane, dans sa douleur, n'avait pas même la consolation d'être père. Valsain laissait à Hortense deux enfans, avec peu de bien. Les premiersregrets de la jeune veuve n'eurent pour objet que son époux: mais on a beau s'oublier soi-même, on y revint insensiblement. Le temps du deuil fut celui des réflexions. à Paris, une jeune femme qui n'est que dissipée, est à l'abri de la censure tant qu'elle est au pouvoir d'un mari; l'on suppose que le plus intéressé doit être le plus difficile, et ce qu'il approuve on n'ose le blâmer; mais, livrée à elle-même, elle rentre sous la tutelle d'un public sévère et jaloux, et ce n'est pas à vingt-deux ans que le veuvage est un état libre. Hortense vit donc bien qu'elle était trop jeune pour ne dépendre que d'elle-même; et Félisonde le vit encore mieux. Un jour, ce bon père confia ses craintes à Lusane, son neveu.-mon ami, lui dit-il, tu es bien à plaindre; mais je le suis beaucoup plus que toi. Je n'ai qu'une fille: tu sais si je l'aime; et tu vois les dangers qu'elle court. Ce monde, qui l'a séduite, la rappelle: son deuil fini, elle va s'y livrer; et je crains, tout vieux que je suis, de vivre assez pour avoir à rougir. Ma fille a un fond de vertu; mais notre vertu est en nous, et notre honneur, cet honneur si cher, est dans l'opinion des autres.-je vous entends, monsieur, et, s'il faut l'avouer, je partage votre inquiétude. Mais ne peut-on pas déterminer Hortense à un nouvelengagement?-eh! Mon ami, quelles raisons n'a-t-elle pas à m'opposer? Deux enfans, deux enfans sans fortune; car tu sais que je ne suis pas riche, et que leur père était ruiné.- n'importe, monsieur, consultez Hortense; je connais un homme, s'il lui convenait, qui pense assez bien, qui a le coeur assez bon pour servir de père à ses enfans. Le vieux bon homme crut l'entendre.-ô toi! Dit-il, qui faisais le bonheur de ma nièce Amélie, toi que j'aime comme mon fils, Lusane! Le ciel lit dans mon coeur... mais, dis-moi, l'époux que tu proposes connaît-il ma fille? N'est-il point effrayé de sa jeunesse, de sa légèreté, de l'essor qu'elle a pris dans le monde?-il la connaît comme vous-même, et il ne l'en estime pas moins. Félisonde ne tarda point à parler à sa fille.-oui, mon père, je conviens, lui dit-elle, que ma position est délicate. S'observer, se craindre sans cesse, être dans le monde comme devant son juge, c'est le sort d'une veuve à mon âge: il est pénible et dangereux.-eh bien! Ma fille, Lusane m'a parlé d'un époux qui te conviendrait.- Lusane, mon père? Ah! S'il est possible qu'il m'en donne un qui lui ressemble. Heureuse moi-même avec Valsain, je ne laissais pas quelquefois d'envier le sort de sa femme. Le père, enchanté de sa réponse, vint la rendre àson neveu.-si vous ne me flattez pas, lui dit Lusane, demain nous serons tous contens.- quoi! Mon ami, c'est toi?-c'est moi-même.-hélas? Mon coeur me l'avait dit.-oui, c'est moi, monsieur, qui veux faire la consolation de votre vieillesse, en ramenant a ses devoirs une fille digne de vous. Sans donner dans les travers indécens, je vois qu'Hortense a pris tous les airs, tous les ridicules d'une femme à la mode. La vivacité, le caprice, l'envie de plaire et de s'amuser, l'ont engagé dans le labyrinthe d'une société bruyante et frivole; il s'agit de l'en tirer. J'ai besoin pour cela d'un peu de courage et de résolution. J'aurai peut-être des larmes à combattre, et c'est beaucoup pour un coeur aussi sensible que le mien; cependant je vous réponds de moi. Mais, vous, monsieur, vous êtes père, et si Hortense venait se plaindre à vous...-ne crains rien; dispose de ma fille; je la confie à ta vertu; et, si ce n'est pas assez de l'autorité d'un époux, je te remets celle d'un père. Lusane fut reçu d'Hortense avec les grâces les plus touchantes.-croyez voir en moi, lui dit-elle, l'épouse que vous avez perdue: si je la remplace dans votre coeur, je n'ai plus rien à regretter. Quand il s'agit de dresser les articles:monsieur, dit Lusane à Félisonde, n'oublions pas que nous avons deux orphelins. L'état de leur père ne lui a pas permis de leur laisser un gros héritage; ne les privons pas de celui de leur mère, et que la naissance de mes enfans ne soit pas un malheur pour eux. Le vieillard fut touché jusqu'aux larmes de la générosité de son neveu, qu'il appela dès ce moment son fils. Hortense ne fut pas moins sensible aux procédés de son nouvel époux. Le plus élégant équipage, les plus riches habits, les bijoux les plus précieux, une maison où tout respirait le goût, l'agrément, l'opulence, annoncèrent à cette jeune femme un mari soigneux de tous ses plaisirs. Mais la joie qu'elle en ressentit ne fut pas de longue durée. Dès que le calme eut succédé au tumulte des noces, Lusane crut devoir s'expliquer avec elle sur le plan de vie qu'il voulait lui tracer. Il prit pour cet entretien sérieux le moment paisible du réveil, ce moment où le silence des sens laisse à la raison toute sa liberté, où l'âme elle-même, apaisée par l'évanouissement du sommeil, semble renaître avec des idées pures, et, se possédant tout entière, se contemple et lit dans son sein, comme on voit au fond d'une eau claire et tranquille. Ma chère Hortense, lui dit-il, je veux que vous soyez heureuse, et que vous le soyez toujours. Mais il vous en coûtera de légers sacrifices; et j'aime mieux vous les demander de bonne foi, que de vous y engager par des détours qui marqueraient de la défiance. Vous avez passé avec le baron de Valsain quelques années agréables. Fait pour le monde et pour les plaisirs, jeune, brillant et dissipé lui-même, il vous inspirait tous ses goûts. Mon caractère est plus sérieux, mon état plus modeste, mon humeur un peu plus sévère: il ne m'est pas possible de prendre ses moeurs; et je crois que c'est un bien pour vous. La route que vous avez suivie est semée de fleurs et de piéges; celle que nous allons tenir a moins d'attraits, et moins de dangers. Le charme qui vous environnait, se fût dissipé avec la jeunesse; les jours sereins que je vous prépare, seront les mêmes dans tous les temps. Ce n'est pas au milieu du monde qu'une honnête femme trouve le bonheur; c'est dans l'intérieur de son ménage, dans l'amour de ses devoirs, dans le soin de ses enfans, et dans le commerce intime d'une société composée de gens de bien. Ce début causa quelque surprise à Hortense: surtout le ménage étonna son oreille; mais prenant le ton de la plaisanterie, je serai peut-être quelque jour, lui dit-elle, une excellenteménagère: quant à présent, je n'y entends rien. Mon devoir est de vous aimer, je le remplis: mes enfans n'ont pas encore besoin de moi: pour ma société, vous savez bien que je ne vois que d'honnêtes gens.-ne confondons pas, ma chère amie, les honnêtes gens avec les gens de bien.-oui, j'entends votre distinction: mais en fait de connaissances, l'on ne doit pas être si difficile. Le monde, tel qu'il est, m'amuse; et ma façon d'y vivre n'a rien d'incompatible avec la décence de votre état; ce n'est pas moi qui porte la robe, et je ne vois pas pourquoi Madame De Lusane serait plus obligée de s'ennuyer que Madame De Valsain. Soyez donc, mon cher président, aussi grave qu'il vous plaira; mais trouvez bon que votre femme soit étourdie encore quelques années; chaque âge amènera ses goûts.-c'est dommage, reprit Lusane, de te ramener au sérieux; car tu es charmante quand tu badines. Il faut cependant te parler raison. Dans le monde, aimes-tu sans choix tout ce qui le compose?-non pas en détail, mais ensemble, tout ce mélange me plaît assez.-quoi! Les méchans, par exemple?-les méchans ont leur agrément. Ils ont celui de donner un tour ridicule aux choses les plus simples, un air criminel aux plus innocentes, et de publier, en les exagérant, les faiblessesou les travers de ceux qu'ils viennent de flatter. Il est certain qu'au premier coup d'oeil on est effrayé de ces caractères; mais, dans le fond, ils sont peu dangereux; depuis qu'on médit de tout le monde, la médisance ne fait plus aucun mal; c'est une espèce de contagion, qui s'affaiblit à mesure qu'elle s'étend.-et ces étourdis, dont les seuls regards insultent une honnête femme, et dont les propos la déshonorent: qu'en dis-tu?-on ne les croit pas.-je ne veux pas les imiter en disant du mal de ton sexe; il y a beaucoup de femmes aimables, estimables, je le sais; mais il y en a...-c'est, comme parmi vous, mélange de vertu et de vices.-et bien! Dis-moi: dans ce mélange, qui nous empêche de faire un choix?- on en fait un pour l'intimité; mais dans le monde, on vit avec le monde.-moi, mon enfant, je ne veux vivre qu'avec des gens qui, par leurs moeurs et leur caractère, méritent d'être mes amis.-vos amis, monsieur, vos amis! Eh combien en a-t-on dans la vie?-on en a beaucoup quand on en est digne, et que l'on sait les cultiver. Je ne parle point de cette amitié généreuse, dont le dévouement va jusqu'à l'héroïsme; j'appelle amis, ceux qui viennent chez moi avec le désir d'y trouver de la joie et la paix, disposés à me pardonner des faiblesses,à les dissimuler aux yeux du public, à me traiter, présent, avec franchise, absent, avec ménagement. De tels amis ne sont pas si rares; et j'ose espérer d'en avoir.-à la bonne heure, nous en ferons notre société familière.-je n'aurai point deux sociétés.-quoi! Monsieur, votre porte ne sera pas ouverte?-ouverte à mes amis, toujours; à tout venant, jamais, je te le jure.-non, monsieur, je ne souffrirai point que vous révoltiez le public par des distinctions offensantes. On peut ne pas aimer le monde, mais on doit le craindre et le ménager.-oh! Sois tranquille, ma bonne amie; c'est moi seul que cela regarde. Ils diront que je suis un sauvage, peut-être un jaloux; peu m'importe.-il m'importe, à moi. Je veux que mon époux soit considéré, et n'avoir pas à me reprocher d'en avoir fait la fable du monde. Composez votre société comme bon vous semblera; mais laissez-moi cultiver mes anciennes connaissances, et empêcher que la cour et la ville ne se déchaînent contre vous. Lusane admirait l'adresse d'une jeune femme à défendre sa liberté.-ma chère Hortense, lui dit-il, ce n'est pas en étourdi que j'ai pris ma résolution: elle est bien méditée, tu peux m'en croire, et rien au monde ne peut la changer. Choisis parmi les gens que tu vois, telnombre qu'il te plaira de femmes décentes et d'hommes honnêtes, ma maison sera la leur; mais ce choix fait, prends congé du reste. Je joindrai mes amis aux tiens: nos deux listes réunies seront déposées chez mon portier, pour être sa règle de tous les jours; et, s'il s'en écarte, il sera renvoyé. Voilà le plan que je me propose, et que j'ai voulu te communiquer. Hortense resta confondue de voir en un moment tous ses beaux projets s'évanouir. Elle ne pouvait croire que ce fût Lusane, cet homme si doux, si complaisant, qui venait de lui parler. Après cela, dit-elle, que l'on se fie aux hommes; voyez le ton que prend celui-ci! Avec quel froid il me dicte ses volontés! Ne voir que des femmes vertueuses, que des hommes accomplis, la bonne chimère! Et puis l'amusante société que ce cercle d'amis respectables! Tel est mon plan, dit-il, comme s'il n'y avait plus qu'à obéir quand il a parlé! Voilà comme on les gâte. Ma cousine était une bonne petite femme, qui s'ennuyait tant qu'on voulait. Elle était contente comme une reine, dès que son mari daignait lui sourire; et, enchantée d'une caresse, elle venait me le vanter comme un homme divin. Il croit sans doute qu'à son exemple, je vais n'avoir d'autre soin que de lui complaire; il se trompe, s'il a prétendu me mener à la lisière,je lui ferai voir que je ne suis plus un enfant. Dès ce moment, à l'air enjoué, libre, et caressant qu'elle avait eu avec Lusane, succéda un air froid et réservé, dont il s'aperçut à merveille; mais il ne lui en témoigna rien. Elle n'avait pas manqué de faire part de son mariage à cet essaim de connaissances légères qu'on appelle des amis. On vint en foule la féliciter; et Lusane ne put s'empêcher de rendre avec elle ces visites de bienséance: mais il mit dans sa politesse des distinctions si frappantes, qu'il ne fut pas difficile à Hortense de remarquer ceux qu'il voulait revoir. De ce nombre n'était pas une olympe, qui, pleine d'un mépris tranquille pour l'opinion du public, prétend que tout ce qui plaît est bien, et qui joint l'exemple au précepte; ni une climène, qui ne sait pas pourquoi l'on fait scrupule de changer d'amant, quand on est lasse de celui qu'on a pris, et qui trouve les timides précautions du mystère trop au-dessous de sa qualité. De ce nombre n'étaient pas non plus ces jolis coureurs de toilettes et de coulisses, qui, promenant dans Paris leur oisive inutilité, chenilles le matin, et papillons le soir, passent la moitié de leur vie à ne rien faire, et l'autre moitié à faire des riens; ni cescomplaisantes de profession, qui, n'ayant plus dans le monde d'existence personnelle, s'attachent à une jolie femme, pour passer encore à sa suite, et qui la perdent pour se soutenir. Hortense rentra chez elle inquiète et rêveuse. Elle se croyait voir au moment d'être privée de tout ce qui fait l'agrément de la vie. La vanité, le goût du plaisir, l'amour de la liberté, tout en elle se révoltait contre l'empire que son époux voulait prendre. Cependant, après s'être armée de résolution, elle crut devoir dissimuler encore, pour mieux choisir le moment d'éclater. Le lendemain, Lusane lui demanda si elle avait fait sa liste.-non, monsieur, dit-elle, je n'en ai point fait, je n'en ferai point.-voici la mienne, poursuivit-il, sans s'émouvoir; voyez si dans le nombre de vos amis et des miens, j'ai oublié quelqu'un qui vous plaise et qui vous convienne.-je vous l'ai dit, monsieur, je ne me mêle point de vos arrangemens; et je vous prie, une fois pour toutes, de ne pas vous mêler des miens. Si nos sociétés ne s'accordent pas, faisons ce que fait tout le monde, partageons-nous sans nous gêner. Ayez à dîner les personnes que vous aimez; j'inviterai à souper celles que j'aime.-ah! Ma chère Hortense, que ce que vous me proposez est éloigné de mes principes!N'y pensez point: jamais dans ma maison cet usage ne s'établira. Je la rendrai pour vous aussi agréable qu'il me sera possible: mais point de distinctions, s'il vous plaît, entre vos amis et les miens. Ce soir, tous ceux que contient cette liste sont invités à souper avec vous. Recevez-les bien, je vous en conjure, et arrangez-vous pour vivre avec eux. à ces mots, il se retira, en laissant la liste sous les yeux d'Hortense.-voilà donc, dit-elle, sa loi tracée! Et, en la parcourant des yeux, elle s'encourageait elle-même à ne pas s'y assujettir, lorsque la comtesse de Fierville, tante de Valsain, vint la voir, et la trouva les larmes aux yeux. Cette femme hautaine avait pris Hortense en amitié; et, comme elle flattait ses penchans, elle avait gagné sa confiance. La jeune femme, dont le coeur avait besoin de se soulager, lui dit la cause de son dépit.-eh quoi! S'écria la comtesse, après avoir eu la sottise de vous mésallier, auriez-vous celle de vous avilir? Vous, esclave! Et de qui! D'un homme de robe! Souvenez-vous que vous avez eu l'honneur d'être Madame De Valsain. Hortense rougit d'avoir eu la faiblesse de compromettre son mari.-le tort qu'il peut avoir, dit-elle, ne m'empêche pas de le respecter; c'est le plus honnête homme du monde, et ce qu'il a fait pour mesenfans...-honnête homme! Et qui ne l'est pas? C'est un mérite qui court les rues. Qu'a-t-il donc fait, cet honnête homme, de si merveilleux pour vos enfans? Il ne leur a pas volé leur bien. Certes, il eût mieux valu qu'il abusât de la faiblesse de votre père! Non, madame, il n'a point acquis le droit de vous parler en maître. Qu'il préside à son audience; mais qu'il vous laisse commander chez vous. à ces mots Lusane rentra.-chez moi, lui dit-il, madame, ce n'est ni ma femme ni moi qui commande, c'est la raison; et vraisemblablement ce n'est pas vous qu'elle choisira pour arbitre. Non, monsieur, répliqua la comtesse du ton le plus imposant, il ne vous appartient pas de faire des lois à madame. Vous m'avez entendue et j'en suis bien aise; vous savez ce que je pense du ridicule de vos procédés.-madame la comtesse, reprit Lusane, si j'avais les torts que vous me supposez, ce n'est pas avec des injures que l'on me corrigerait. La douceur et la modestie sont les armes de votre sexe; et Hortense toute seule est bien plus forte qu'avec vous. Laissez-nous le soin de nous accorder, puisque c'est nous qui devons vivre ensemble. Quand vous lui auriez rendu ses devoirs odieux, vous ne la dispenseriez pas de les remplir; quand vous lui auriez fait perdre la confiance et l'amitié de sonmari, vous ne l'en dédommageriez pas. épargnez-lui des conseils qu'elle ne veut ni ne doit suivre. Pour une autre ils seraient dangereux; grâce au ciel, pour elle ils ne sont qu'inutiles. Hortense, ajouta-t-il en s'en allant, vous n'avez pas voulu me faire de la peine, mais que ceci vous serve de leçon. Voilà donc comme vous vous défendez? Dit Madame De Fierville à Hortense, qui n'avait pas même osé lever les yeux. Obéissez; c'est le partage des âmes faibles. Juste ciel! Disait-elle en sortant, je suis la plus douce, la plus vertueuse femme qui soit sur la terre; mais, si un mari osait me traiter ainsi, je me vengerais de la bonne façon. Hortense eut à peine la force de se lever pour accompagner Madame De Fierville, tant elle était confuse et tremblante! Elle sentait l'avantage que son imprudence donnait à son époux; mais, loin de s'en prévaloir, il ne lui en fit pas même un reproche; et sa délicatesse la punit mieux que n'eût fait son ressentiment. Le soir, les convives s'étant assemblés, Lusane saisit le moment où sa femme était encore chez elle. C'est ici, leur dit-il, le rendez-vous de l'amitié, s'il peut vous plaire, venez-y souvent, et passons notre vie ensemble. Il n'y eut qu'une voix pour lui répondre que l'on nedemandait pas mieux. Voilà poursuivit-il en leur présentant le bon homme Félisonde, voilà notre digne et tendre père, qui sera l'âme de nos plaisirs. à son âge, la joie a quelque chose de plus sensible, de plus intéressant que dans la jeunesse; et rien n'est plus aimable qu'un aimable vieillard. Il a une fille que nous voulons rendre heureuse. Aidez-nous, mes amis, à la retenir au milieu de nous; et que l'amour, la nature et l'amitié conspirent à lui rendre sa maison plus agréable chaque jour. Elle a pour le monde les préjugés de son âge; mais, quand elle aura goûté les charmes d'une société vertueuse, ce monde vain la touchera peu. Comme Lusane parlait ainsi, le vieux Félisonde ne put s'empêcher de laisser échapper quelques larmes. ô mon ami! Lui dit-il en le serrant dans ses bras; heureux le père qui peut, en mourant, laisser sa fille en de si bonnes mains! L'instant d'après arriva Madame De Lusane. Tous les coeurs volèrent au devant d'elle; mais le sien n'était pas content. Elle déguisa son humeur sous l'air réservé de la cérémonie; et sa politesse, quoique sérieuse, parut encore aimable et touchante: tant les grâces naturelles ont le don de tout embellir! On joua. Lusane fit remarquer à Hortense que tout son monde jouait petit jeu. C'est, dit-il,le moyen d'entretenir l'union et la joie. Le gros jeu préoccupe et aliène les esprits: il afflige ceux qui perdent, imposent à ceux qui gagnent le devoir d'être sérieux; et je le crois incompatible avec une franche amitié. Le souper fut délicieux: l'enjouement, la belle humeur se répandirent autour de la table. L'esprit et le coeur étaient à leur aise. La galanterie fut telle, que la pudeur pouvait lui sourire; et ni la décence, ni la liberté ne se gênèrent mutuellement. Hortense, dans une autre situation, aurait goûté ces plaisirs tranquilles; mais l'idée de contrainte qu'elle y attachait en empoisonnait la douceur. Le lendemain, Lusane fut surpris de lui trouver un air plus enjoué. Il se douta bien qu'elle avait pris quelque résolution nouvelle.-que faisons-nous aujourd'hui, lui demanda-t-il?-je vais au spectacle, lui dit-elle, et je reviens souper chez moi.-c'est fort bien fait: et quelles sont les femmes avec qui vous allez?-deux amies de Valsain, Olympe et Artenice.-il est cruel pour moi, dit l'époux, d'avoir à vous affliger sans cesse; mais vous, Hortense, pourquoi m'y exposer? Me croyez-vous assez inconséquent dans les principes que je me suis faits, pour consentir que l'on vous voie en public avec ces femmes?-il faut bien que vousy consentiez; car la partie est arrangée, et certainement je n'y manquerai pas.-pardonnez-moi, madame, vous y manquerez, pour ne pas vous manquer à vous-même.-est-ce me manquer que de voir des femmes que tout le monde voit?-oui, c'est vous exposer à être confondue avec elles dans l'opinion du public.-le public, monsieur, n'est pas injuste; et dans le monde, chacun répond de soi.-le public, madame, suppose avec raison que celles qui sont en société de plaisirs, sont en société de moeurs; et vous ne devez avoir rien de commun avec Olympe et Artenice. Si vous voulez rompre avec ménagement, il y a moyen; dispensez-vous seulement du spectacle, et proposez-leur de venir souper; ma porte sera fermée à tous mes amis, et nous serons seuls avec elles.-non, monsieur, non, lui dit-elle avec humeur, je n'abuserai pas de votre complaisance. Elle écrivit pour se dégager. Rien ne lui avait tant coûté que ce billet: les larmes du dépit l'arrosèrent.-assurément, disait-elle, je me soucie fort peu de ces femmes; la comédie m'intéresse encore moins: mais se voir contrariée en tout! N'avoir jamais de volonté à soi! être soumise à celles d'un autre! L'entendre me dicter ses lois avec une tranquillité insultante, voilà ce qui me désespère, ce qui me rendrait capable de tout.Il s'en fallait cependant bien que la tranquillité de Lusane eût l'air de l'insulte; et il était facile de voir qu'il se faisait violence à lui-même. Son beau-père, qui vint souper chez lui, s'aperçut de la tristesse où il était plongé.- ah! Monsieur, lui dit Lusane, je sens que j'ai pris avec vous un engagement bien pénible à remplir! Il lui raconta ce qui s'était passé.- courage, mon ami, lui dit le bon père; ne nous rebutons point: s'il plaît au ciel, tu la rendras digne de tes soins et de ton amour. Par pitié pour moi, par pitié pour ma fille, soutiens ta résolution jusqu'au bout. Je vais la voir; et si elle se plaint...-si elle se plaint, consolez-la monsieur, et paraissez sensible à sa peine: sa raison sera bien plus docile, quand son coeur sera soulagé. Qu'elle me haïsse dans ce moment; je m'y attendais, je n'en suis point surpris: mais si l'amertume de son humeur altérait dans son âme les sentimens de la nature, si sa confiance pour vous s'affaiblissait, tout serait perdu. La bonté de son coeur est ma seule ressource, et ce n'est que par une douceur inaltérable que nous pouvons l'empêcher de s'aigrir. Après tout, les épreuves où je la mets sont douloureuses à son âge; et c'est à vous d'être son soutien. Ces précautions furent inutiles. Soit vanité,soit délicatesse, Hortense eut la force de dissimuler ses chagrins aux yeux de son père.- bon, dit Lusane, elle sait se vaincre; et il n'y a que les âmes faibles dont on doive désespérer. Le jour suivant on dîna tête à tête et dans le plus profond silence. Au sortir de table, Hortense ordonna que l'on mît ses chevaux.-où allez-vous, lui demanda son mari?-m'excuser, monsieur, de l'impolitesse que j'ai faite hier.-allez, Hortense, puisque vous le voulez; mais si mon repos vous est cher, faites vos derniers adieux à ces femmes. Artenice et Olympe, à qui Madame De Fierville avait conté la scène qu'elle avait eue avec Lusane, se doutèrent bien que c'était lui qui avait empêché Hortense d'aller au spectacle avec elles.-oui, lui dirent-elles, c'est lui même; nous ne l'avons vu qu'un moment; mais nous l'avons jugé: c'est un homme dur, absolu, et qui vous rendra malheureuse.-il ne m'a parlé jusqu'ici que sur le ton de l'amitié. Il est vrai qu'il a des principes à lui, et une façon de vivre peu compatible avec les usages du monde. Mais...-mais qu'il vive seul, reprit Olympe, et qu'il nous laisse nous amuser en paix. Exigez-vous de lui qu'il vous suive? Un mari est l'homme du monde dont on se passe le mieux, et je ne vois pas pourquoi vous avez besoin deson avis pour recevoir qui bon vous semble, pour aller voir qui vous plaît.-non, madame, lui dit Hortense, il n'est pas aussi facile que vous l'imaginez, de se mettre, à mon âge, au-dessus de la volonté d'un mari qui en a si bien agi avec moi.-elle fléchit, la voilà subjuguée, reprit Artenice. Ah! Mon enfant, vous ne savez pas ce que c'est que de céder à un homme avec qui l'on doit passer sa vie. Nos maris sont nos tyrans, s'ils ne sont pas nos esclaves. Leur autorité est un torrent qui se grossit à chaque pas: on ne peut l'arrêter qu'à sa source; et je vous en parle avec connaissance de cause. Pour avoir eu le malheur de complaire deux fois à mon époux, j'ai été six mois à lutter contre l'ascendant que lui avait donné ma faiblesse; et, sans un effort de courage inouï, on n'entendait plus parler de moi; j'étais une femme noyée.-cela dépend des caractères, dit Hortense; et mon mari n'est pas de ceux que l'on réduit par l'obstination.-détrompez-vous, reprit Olympe, il n'y en a pas un que la douceur ramène; c'est en leur résistant qu'on leur en impose; c'est par la crainte du ridicule et de la honte qu'on les retient. Que craignez-vous? On est bien forte quand on est jolie, et qu'on n'a rien à se reprocher. Votre cause est celle de toutes les femmes; et les hommes eux-mêmes, les hommesqui savent vivre, se rangeront de votre parti. Hortense objecta l'exemple de sa cousine, que Lusane avait rendue heureuse. On lui répondit que sa cousine était une imbécile; que, si la vie qu'elle avait menée était bonne pour elle, c'est qu'elle ne connaissait pas mieux; mais qu'une femme répandue dans le grand monde, qui en avait goûté les charmes, et qui en faisait l'ornement, n'était pas faite pour s'ensevelir dans la solitude de sa maison et dans le cercle étroit d'une obscure société. On lui parla d'un bal superbe que donnait le lendemain madame la duchesse de .-toutes les jolies femmes y sont invitées, lui dit-on: si votre mari vous empêche d'y aller, c'est un trait qui criera vengeance, et nous vous conseillons, en amies, de saisir cette occasion pour faire un éclat et pour vous séparer. Quoique Hortense fût bien éloignée de vouloir suivre ces conseils violens, elle ne laissait pas d'avoir la douleur dans l'âme, en voyant que son malheur allait être connu dans le monde, et qu'on la chercherait vainement des yeux dans ces fêtes où naguère elle s'était vue adorée. En arrivant chez elle, on lui remit un billet: elle le lut avec impatience, et soupira après l'avoir lu. Sa main tremblante le tenait encore, lorsque son mari l'aborda. C'est, luidit-elle avec négligence, un billet d'invitation pour le bal de la duchesse de .-eh bien! Madame?-eh bien! Monsieur, je n'irai pas; soyez tranquille.-pourquoi donc, Hortense, vous priver des plaisirs honnêtes? Est-ce moi qui vous les interdis? L'honneur qu'on vous fait me flatte autant et plus que vous-même: allez au bal, effacez tout ce qu'il y aura de plus aimable; ce sera un triomphe pour moi. Hortense ne put dissimuler sa surprise et sa joie. Ah! Lusane, lui dit-elle, que n'êtes-vous toujours le même! Et voilà l'époux que je m'étais promis. Je le retrouve; mais est-ce pour long-temps? La société de Lusane s'assembla le soir, et Hortense y fut adorable. On proposa des soupers, des parties de spectacle; elle s'y engagea de la meilleure grâce. Enjouée avec les hommes, caressante avec les femmes, elle les enchantait tous. Lusane lui seul n'osait encore se livrer à la joie qu'elle inspirait: il prévoyait que cette belle humeur ne serait pas long-temps sans nuages. Cependant il dit un mot à son valet de chambre; et, le lendemain, quand sa femme demanda son domino, ce fut comme un coup de théâtre. On lui présenta une parure de bal que la main de Flore semblait avoir semée de plus belles couleurs du printemps. Ces fleurs où l'art de l'Italie égale la nature, et trompeles yeux enchantés, ces fleurs parcouraient, en guirlandes, les ondes légères d'un tissu de soie de la plus brillante fraîcheur. Hortense, amoureuse de son habit, de son époux et d'elle-même, ne put cacher son ravissement. Son miroir, consulté, lui promit des succès éclatans; et cet oracle ne la trompait jamais: aussi, en paraissant dans l'assemblée, jouit-elle du mouvement flatteur d'une admiration unanime; et, pour une jeune femme, ce flux, ce reflux, ce murmure, ont quelque chose de si touchant! Il est aisé de juger qu'à son retour Lusane fut assez bien traité: il semblait qu'elle voulût lui peindre tous les transports qu'elle avait fait naître. Il reçut d'abord ses caresses sans réflexion, car le plus sage quelquefois s'oublie; mais quand il revint à lui-même: un bal, disait-il, un domino tourne cette jeune tête! Ah! Que j'ai de combats à livrer encore avant de la voir telle que je la veux! Hortense avait vu au bal toute cette jeunesse étourdie dont son époux voulait la détacher. Il fait bien, lui dit-on, de devenir raisonnable, et de vous rendre à vos amis; le ridicule allait tomber sur lui, et nous avions fait une ligue pour le désoler partout où il aurait paru. Dites-lui donc, pour son repos, qu'il daigne permettre qu'on vous voie. Si nous avons lemalheur de lui déplaire, nous lui permettrons de ne pas se gêner; mais qu'il se contente de se rendre invisible, sans exiger que sa femme le soit. Intimidée par ces menaces, Hortense fit entendre à son époux qu'on trouvait mauvais que sa porte fût interdite; que des gens comme il faut s'en plaignaient, et se proposaient de s'en plaindre à lui-même. S'ils veulent, dit-il, je leur enseignerai un bon moyen de se venger de moi: c'est d'épouser chacun une jolie femme, de vivre chez eux avec leurs amis, et de me fermer leur porte au nez toutes les fois que j'irai troubler leur repos. Quelques jours après deux de ces jeunes gens, piqués de n'avoir pu s'introduire chez Hortense, virent Lusane à l'opéra, et l'abordèrent pour lui demander raison des impolitesses de son suisse. Monsieur, lui dit le chevalier de saint-Placide, vous a-t-on dit que le marquis de Cirval et moi, avons passé deux fois chez vous?-oui, messieurs, je sais que vous avez pris cette peine.-ni vous, ni madame, n'étiez visibles?-cela nous arrive souvent.-cependant vous voyez du monde?-nous ne voyons guère que nos amis.-nous sommes des amis d'Hortense, et du règne de Valsain nous la voyions tous les jours. Ah! Monsieur, l'aimable homme que Valsain! Elle n'apas perdu au change; mais c'était bien le plus honnête, le plus complaisant de tous les maris!-je le sais.-c'est lui, par exemple, qui n'était pas jaloux!-qu'il était heureux!-vous en parlez d'un air d'envie. Serait-il vrai, comme on le dit, que vous n'êtes pas aussi tranquille?-ah! Messieurs, si vous vous mariez jamais, gardez-vous bien d'être amoureux de vos femmes: c'est une cruelle chose que la jalousie!-quoi! Sérieusement, vous en êtes atteint?-hélas! Oui, pour mes péchés.-mais Hortense est si honnête!-je le sais bien.-elle a vécu comme un ange avec Valsain.-avec moi, j'espère qu'elle vivra de même.-pourquoi donc lui faire l'injure d'être jaloux?- c'est un mouvement involontaire dont je ne puis me rendre raison.-vous avouez donc que c'est une folie?-elle est au point, que je ne puis voir auprès de ma femme un homme d'une jolie figure, ou d'un mérite distingué, sans que la tête me tourne: et voilà pourquoi ma porte est fermée aux plus aimables gens du monde.-le marquis et moi, dit le chevalier, nous ne sommes pas dangereux; et nous espérons...-vous, messieurs! Vous êtes de ceux qui feraient le malheur de ma vie. Je vous connais trop bien pour ne pas vous craindre; et puisqu'il faut vous l'avouer, j'ai moi-même exigéde ma femme qu'elle ne vous revît jamais.- mais, monsieur le président! Voilà un compliment fort malhonnête.-ah! Messieurs, c'est le plus flatteur que puisse vous faire un jaloux. Chevalier, dit le marquis, quand Lusane les eût quittés, nous voulions, ce me semble, nous moquer de cet homme-là.-c'était mon dessein. Je crois, Dieu me pardonne, que c'est lui qui se moque de nous.-j'en ai quelque soupçon; mais je m'en vengerai.-comment?- comme on se venge d'un mari. Le soir même, à souper chez la marquise de Bellune, ils dénoncèrent Lusane comme le plus odieux des hommes. Et la petite femme, dit la marquise, a la bonté de souffrir qu'il la gêne! Ah! Je lui ferai sa leçon. La maison de Madame De Bellune était le rendez-vous de tous les étourdis de la ville et de la cour; et son secret, pour les attirer, était d'assembler les plus jolies femmes. Hortense fut invitée à un bal qu'elle donnait. Il fallut en prévenir Lusane; mais, sans avoir l'air de lui demander son aveu, on lui en dit un mot en passant. Non, ma bonne amie, dit Lusane à Hortense, la maison de Madame De Bellune est sur un ton qui ne vous va point. Le bal, chez elle, est un rendez-vous dont vous ne devez pas être. Le public n'est pas obligé de vous croire plus infaillible qu'une autre; etpour lui ôter tout soupçon de naufrage, le plus sûr est d'éviter l'écueil. La jeune femme, d'autant plus irritée de ce refus, qu'elle s'y attendait moins, se répandit en plaintes et en reproches. Vous abusez, lui dit-elle, de l'autorité que je vous ai confiée; mais craignez de me pousser à bout. Je vous entends, madame, lui répondit Lusane d'un ton plus ferme et plus sérieux; mais, tant que je vous estimerai, je ne craindrai point cette menace; et je la craindrais encore moins si je cessais de vous estimer. Hortense, qui n'avait attaché aucune idée aux paroles qui venaient de lui échapper, rougit du sens qu'elles présentaient, et ne fit plus que verser des larmes. Lusane saisit le moment où la vivacité avait fait place à la confusion. Je vous deviens odieux, lui dit-il; cependant quel est mon crime? De sauver votre jeunesse des dangers qui l'environnaient; de vous détacher de ce qui peut porter atteinte, je ne dis pas à votre innocence, mais à votre réputation; de vouloir vous faire aimer de bonne heure ce qu'il faut que vous aimiez toujours.-oui, monsieur, vos intentions sont bonnes; mais vous vous y prenez mal. Vous voulez me faire aimer mes devoirs; et vous m'en faites une servitude! Il peut y avoir dans mes liaisons des conséquences à prévoir; mais il fallait dénouer au lieu de rompre, et me détacherinsensiblement des personnes qui vous déplaisent, sans vous donner le ridicule de m'emprisonner chez moi. Quand le ridicule n'est pas fondé, reprit Lusane, il retombe sur ceux qui le donnent. Cette prison, dont vous vous plaignez, est l'asile des bonnes moeurs, et sera celui de la paix et du bonheur quand il vous plaira. Vous me reprochez de n'avoir pas usé de ménagemens avec le monde et avec vous-même; j'ai eu mes raisons pour couper dans le vif. Je sais qu'à votre âge la contagion de la mode, de l'exemple et de l'habitude, fait chaque jour de nouveaux progrès, et qu'à moins d'interrompre toute communication, il n'y a pas moyen de s'en garantir. Il m'en coûte plus que je ne puis dire, de vous parler d'un ton absolu; mais c'est ma tendresse pour vous qui m'en donne le courage: un ami doit savoir, au besoin, déplaire à son ami. Soyez donc bien sûre que, tant que je vous aimerai, j'aurai la force de vous résister; et malheur à vous si je vous abandonne!-malheur à moi! Vous m'estimez bien peu, si vous me croyez perdue dès que vous cesserez de me tenir à l'attache! Allez, monsieur, j'ai su me conduire; et Valsain, qui me rendait justice, n'a jamais eu à se repentir d'avoir daigné se fier à moi. Je vous déclare que dans mon époux je n'ai pas prétendu medonner un tyran. Il faut, pour condescendre à vos volontés, une force ou une faiblesse que je n'ai pas: toutes les privations que vous m'imposez me sont douloureuses, et je ne m'y accoutumerai jamais. Lusane, livré à lui-même, se reprocha les larmes qu'il lui faisait répandre. Qu'ai-je entrepris? Disait-il, et quelle épreuve pour mon âme! Moi, son tyran, moi qui l'aime plus que ma vie, et à qui ses plaintes déchirent le coeur! Si je persiste, je la désespère; si je fléchis un seul instant, je perds le fruit de ma constance. Un pas dans ce monde, qu'elle aime, va l'y engager de nouveau. Il faut donc le soutenir, ce personnage si cruel, et bien plus cruel pour moi que pour elle. Hortense passa la nuit dans la plus vive agitation: tous les partis violens se présentèrent à son esprit; mais l'honnêteté de son âme en fut effrayée. Pourquoi me décourager? Dit-elle, quand son dépit fut un peu calmé. Cet homme-là se possède et me domine, parce qu'il ne m'aime pas; mais, s'il venait jamais à m'aimer, je règnerais bientôt moi-même. Employons les seules armes que la nature nous a données, la douceur et la séduction. Lusane, qui n'avait pu fermer l'oeil, vint lui demander le matin, avec l'air de l'amitié,comment elle avait passé la nuit. Vous le savez, lui dit-elle, vous qui vous plaisez à troubler mon repos. Ah! Lusane, était-ce à vous de faire mon malheur? Qui m'eût dit que je me repentirais d'un choix que j'avais fait de si bon coeur et de si bonne foi? En prononçant ces mots, elle lui avait tendu la main; et des yeux, les plus éloquens qu'eût jamais fait parler l'amour, lui reprochaient son ingratitude. Moitié de moi-même, lui dit-il en l'embrassant, crois que j'ai mis ma gloire et mon bonheur à te rendre heureuse. Je veux que ta vie soit semée de fleurs; mais permets que j'en arrache les épines. Fais des voeux qui ne doivent jamais te coûter aucun regret, et sois sûre qu'ils seront accomplis dans mon âme aussitôt que formés dans la tienne. La loi que je t'impose n'est que ta volonté, non celle du moment, qui est une fantaisie, un caprice, mais celle qui naîtra de la réflexion et de l'expérience, celle que tu auras dans dix ans d'ici. J'ai pour toi la tendresse d'un amant, la franchise d'un ami, et l'inquiète vigilance d'un père: voilà mon coeur, il est digne de toi; et, si tu es encore assez injuste pour t'en plaindre, tu ne le seras pas long-temps. Ce discours fut accompagné des marques les plus touchantes d'un amour passionné, et Hortense y parut sensible. Huit jours se passèrent dans la plus douceintelligence, dans l'union la plus intime qui puisse régner entre deux époux. Aux charmes de la beauté, de la jeunesse et des grâces, Hortense joignait l'enchantement de ces caresses timides, que l'amour, d'intelligence avec le devoir, semble voler à la pudeur. C'est le plus délié de tous les filets pour envelopper un coeur tendre. Mais tout cela était-il bien sincère? Lusane le croyait; je le crois aussi. Après tout, ce ne serait pas la première femme qui aurait accordé son penchant avec ses vues, et la politique avec ses plaisirs. Cependant on approchait de ces jours consacrés à la folie et à la joie, et pendant lesquels nous sommes aussi fous, mais beaucoup moins joyeux que nos pères. Hortense fit entrevoir à Lusane l'envie de donner une fête, où la musique précéderait un souper qui serait suivi de la danse. Lusane y consentit de la meilleure grâce du monde, mais non pas sans précaution: il convint avec sa femme du choix et du nombre des personnes qu'elle inviterait; et, selon cet arrangement, les billets furent distribués. Le jour arrive, et tout est préparé avec les soins d'un amant magnifique: mais ce matin même, le suisse demande à parler à monsieur. Outre les personnes qui se présenteront avec des billets, madame veut, lui dit-il, que jelaisse entrer celles qui viendront au bal: est-ce l'intention de monsieur? Assurément, dit Lusane en dissimulant sa surprise, et vous ne devez pas douter que je n'approuve ce que madame vous a prescrit. à l'instant même il se rendit chez elle; et après lui avoir raconté ce qui venait d'arriver: vous vous êtes exposée, lui dit-il, à rougir devant vos domestiques; vous avez fait plus, vous avez hasardé ce qu'une femme ne peut trop ménager, la confiance de votre époux. Est-ce à vous, Hortense, d'user de surprise avec moi? Si j'étais moins persuadé de l'honnêteté de votre âme, quelle idée m'en donneriez-vous, et quel eût été le succès de cette imprudence? Le plaisir de m'affliger un moment, et de me rendre plus défiant que je ne veux l'être. Ah! Laissez-moi vous estimer toujours, et respectez-vous autant que je vous respecte. Je ne veux point vous humilier en révoquant l'ordre que vous avez donné, mais vous me ferez un chagrin mortel si vous ne le révoquez pas vous-même; et votre conduite d'aujourd'hui sera la règle de toute ma vie. J'ai fait une faute, dit-elle, je la sens, je vais la réparer. Je vais écrire qu'il n'y aura chez moi ni musique, ni souper, ni danse; je ne veux point afficher la joie, quand j'ai la mort dans le coeur. Le public saura que je suis malheureuse, mais je suis lasse de dissimuler. Alors Lusane tombant à ses pieds: si je t'aimais moins, lui dit-il, je cèderais à tes reproches, mais je t'adore; je me vaincrai. Je mourrais de douleur d'être haï de ma femme; mais je ne puis vivre avec la honte de l'avoir trahie en l'abandonnant. Je me suis fait une joie sensible de te donner une fête; tu la refuses, parce que j'en exclus ce qui n'est pas digne de t'approcher: tu m'annonces par là qu'un monde frivole t'est plus cher que ton époux: c'en est assez, je vais faire dire que la fête n'aura pas lieu. Hortense, émue, jusqu'au fond de l'âme de ce qu'elle venait d'entendre, et plus touchée encore des pleurs qu'elle avait vus couler, fit un retour sur elle-même. à quoi vais-je m'obstiner? Dit-elle. Les gens dont il veut que je me détache sont-ils mes amis? Me sacrifieraient-ils le plus léger de leurs intérêts? Et pour eux je perds le repos de ma vie, je la trouble, je l'empoisonne, je renonce à tout ce qui peut en faire la douceur! C'est le dépit, c'est la vanité qui m'inspirent. Ai-je seulement voulu examiner si mon époux avait raison? Je n'ai vu que l'humiliation d'obéir. Mais qui commandera, si ce n'est le plus sage? Je suis esclave; et qui ne l'est pas, où qui ne doit pas l'être de ses devoirs? J'appelle tyran un honnête homme qui me conjure, les larmes aux yeux,de prendre soin de ma réputation! Où est donc cet orgueil que je lui reproche? Ah! Je serais peut-être bien à plaindre, s'il était aussi faible que moi. Je l'afflige dans le moment même qu'il vient d'avoir l'attention la plus délicate à me ménager! Voilà des torts, en voilà de réels, et non pas ceux que je lui attribue. Allez, dit-elle à une de ses femmes, allez dire à monsieur que je veux lui parler. à peine eut-elle donné ce message, qu'il lui prit un saisissement. Je vais donc, dit-elle, consentir à m'ennuyer toute ma vie? Car je ne puis me dissimuler qu'on ne s'amuse que dans le monde; et tous ces honnêtes gens, au milieu desquels il veut que je vive, n'ont point l'agrément des amis de Valsain. Comme cette réflexion avait un peu changé la disposition de son âme, elle se contenta de dire à Lusane qu'elle voulait bien céder encore une fois. Elle s'excusa auprès des personnes qui lui avaient demandé à venir au bal; et la fête, aussi brillante qu'il était possible, eut toute la vivacité de la joie, sans tumulte et sans confusion. Dis-moi donc, ma chère amie, s'il a rien manqué à nos amusemens? Demanda Lusane à Hortense. Vous me déguisez quelquefois, lui dit-elle, la gêne que vous m'imposez; mais tous les jours ne sont pas des fêtes. C'est dans le videet dans le silence de sa maison qu'une femme de mon âge respire le poison de l'ennui; et si vous voulez voir ce poison lent consumer ma jeunesse, vous en aurez tout le plaisir. Non, madame, lui dit-il, pénétré de douleur, je n'ai point cette cruauté froide que vous me supposez. S'il faut qu e je renonce au soin de vous rendre heureuse, à ce soin si cher et si doux qui devait occuper ma vie, au moins n'aurais-je pas à me reprocher d'avoir empoisonné vos jours. Ni moi, ni les amis vertueux que je vous ai choisis, n'avons de quoi vous dédommager des privations que je vous cause; sans la foule qui vous environnait, ma maison est pour vous une solitude effrayante; vous avez la dureté de me le déclarer à moi-même; il faut donc vous rendre cette liberté, sans laquelle vous n'aimez rien. Je n'exige plus de vous qu'un seul acte de complaisance: demain je vous amènerai une société nouvelle; et si vous ne la jugez pas digne d'occuper vos loisirs, si elle ne vous tient pas lieu de ce monde qui vous est si cher, c'en est fait, je vous rends à vous-même. Hortense n'eut pas de peine à lui accorder ce qu'il exigeait; elle était bien sûre qu'il n'avait rien à lui offrir qui valût sa liberté: mais ce n'était pas l'acheter trop cher, que de subir encore cette légère épreuve.Le lendemain, à son réveil, elle vit entrer son époux avec un front radieux où brillaient l'amour et la joie. Voici, dit-il, la nouvelle société que je te propose; si tu n'es pas contente de celle-ci, je ne sais plus comment t'amuser. Que l'on s'imagine la surprise de cette mère sensible, en voyant paraître les deux enfans qu'elle avait eus de Valsain. Mes enfans, dit Lusane en les prenant dans ses bras, pour les élever sur le lit d'Hortense, embrassez votre mère, et obtenez de sa tendresse qu'elle daigne partager les soins que je prendrai de vous élever. Hortense les reçut dans son sein, et les arrosa de ses larmes. En attendant, poursuivit Lusane, que la nature m'accorde le titre de père, l'amour et l'amitié me le donnent, et j'en vais remplir les devoirs. Viens, mon ami, dit Hortense, voilà pour moi la plus chère et la plus touchante de tes leçons. J'avais oublié que j'étais mère, j'allais oublier que j'étais ton épouse, tu m'en rappelles les devoirs; et ces deux liens réunis m'y attachent pour toute ma vie.

ANNETTE ET LUBIN

S'il est dangereux de tout dire aux enfans, il est plus dangereux encore de leur laisser tout ignorer. Il y a des fautes graves selon les lois, qui ne sont point telles aux yeux de la nature: et l'on va voir dans quel abîme celle-ci conduit l'innocence, qui a le bandeau sur les yeux. Annette et Lubin étaient enfans de deux soeurs. Ces liens étroits du sang devaient être incompatibles avec ceux du mariage. Mais Annette et Lubin ne se doutaient pas qu'il y eût au monde d'autres lois que les lois simples de la nature. Depuis l'âge de huit ans, ils gardaient les moutons ensemble sur les bords rians de la Seine. Ils touchaient à leur seizième année; mais leur jeunesse ne différait guère de l'enfance que par un sentiment plus vif de leur mutuelle amitié. Annette, sous un simple bavolet, relevait négligemment sa chevelure d'un noir d'ébène.Deux grands yeux bleus pétillaient à travers ses longues paupières, et disaient très-innocemment tout ce que tâchent d'exprimer les yeux éteints de nos froides coquettes. Ses lèvres de roses appelaient le baiser; son teint, bruni par le soleil, était animé de cette légère nuance de pourpre qui colore le duvet de la pêche. Tout ce que les voiles de la pudeur dérobaient aux rayons du jour, effaçait la blancheur des lis: on croyait voir la tête d'une brune piquante sur les épaules d'une belle blonde. Lubin avait cet air décidé, ouvert et joyeux, qui annonce un coeur libre et content. Son regard était celui du désir, son rire, celui de la joie. En éclatant, il laissait voir des dents plus blanches que l'ivoire: la fraîcheur de ses joues arrondies invitait la main à les flatter. Ajoutez à cela un nez en l'air, une fossette au menton, des cheveux blonds argentins, bouclés des mains de la nature, une taille leste, une démarche délibérée, l'ingénuité de l'âge d'or, qui ne doute et ne rougit de rien. C'est le portrait du cousin d'Annette. La philosophie rapproche l'homme de la nature; et c'est pour cela que l'instinct lui ressemble quelquefois. Je ne serais donc pas surpris que l'on trouvât mes bergers un peuphilosophes; mais j'avertis que c'est sans le savoir. Comme ils allaient souvent l'un et l'autre vendre des fruits et du lait à la ville, et qu'on se plaisait à les voir, ils avaient occasion d'observer ce qui se passait dans le monde, et se rendaient compte l'un à l'autre de leurs petites réflexions. Ils comparaient leur sort à celui des citoyens les plus opulens, et se trouvaient plus heureux et plus sages. Les insensés, disait Lubin, pendant les plus beaux jours de l'année ils s'enferment dans des carrières! N'est-il pas vrai, Annette, que notre cabane est préférable à ces prisons magnifiques qu'ils appellent des palais? Quand ce feuillage qui nous couvre est brûlé par le soleil, je vais dans la forêt voisine, et je fais, dans moins d'une heure, une nouvelle maison plus riante que la première. L'air et la lumière sont à nous; une branche de moins nous donne la fraîcheur du levant ou du nord; une branche de plus nous garantit des ardeurs du midi et des pluies du couchant. Cela n'est pas bien cher, Annette? Non, vraiment, disait-elle; et je ne sais pas pourquoi, dans la belle saison, ils ne viennent pas tous, deux à deux, habiter une jolie cabane. As-tu vu, Lubin, ces tapis dont ils sont si glorieux? Quelle comparaison avec nos litsde verdure! Comme on y dort! Comme on s'y réveille!-et toi, Annette, as-tu remarqué quel soin ils prennent pour donner un air de campagne aux murailles qui les enferment? Ces paysages, qu'ils tâchent d'imiter, la nature, les saisons se plaisent à les varier.-tu as bien raison, disait Annette. Je portai l'autre jour des fraises à une dame de qualité; on lui faisait de la musique. Ah! Lubin, quel bruit terrible! Je disais en moi-même: que ne vient-elle quelque matin entendre nos rossignols? La malheureuse femme était couchée sur des coussins; elle bâillait à faire pitié. Je demandai ce qu'avait madame; on me répondit qu'elle avait des vapeurs. Sais-tu ce que c'est que des vapeurs?-hélas! Non, mais je me doute que c'est quelqu'une de ces maladies que l'on gagne à la ville, et qui ôtent l'usage des jambes aux personnes de qualité. Cela est bien triste, n'est-ce pas, Annette? Et, si l'on t'empêchait de courir sur le gazon, tu serais, je crois, bien fâchée!-oh! Bien fâchée; car j'aime à courir, surtout, Lubin, quand je cours après toi. Telle était à peu près la philosophie de Lubin et d'Annette. Exempts d'envie et d'ambition, leur état n'avait pour eux rien d'humiliant, rien de pénible. Ils passaient les belles saisons dans cette cabane verdoyante,chef-d'oeuvre de l'art de Lubin. Le soir, il fallait ramener les troupeaux au village; mais la fatigue et les plaisirs du jour leur préparaient un repos tranquille. L'aurore les rappelait dans les champs, plus empressés de se revoir. Le sommeil n'effaçait de leur vie que les momens de l'absence; il les dérobait à l'ennui. Cependant un bonheur si pur ne fut pas inaltérable. La taille légère d'Annette s'arrondissait insensiblement. Elle n'en savait pas la cause; Lubin lui-même ne s'en doutait pas. Le bailli du village fut le premier qui s'en aperçut. Dieu vous garde, Annette, lui dit-il un jour; vous me semblez bien rondelette! Il est vrai, dit-elle, en faisant la révérence.- mais, Annette, quel accident est-il donc arrivé à ce joli corsage? Auriez-vous eu quelque amoureux?-quelque amoureux? Non pas, que je sache.-ah! Ma fille, rien n'est plus certain; vous avez écouté quelqu'un de nos jeunes garçons.-vraiment oui, je les écoute, est-ce que cela gâte la taille?-non pas cela: mais quelqu'un d'eux vous aura fait des amitiés?-des amitiés? Assurément; Lubin et moi, nous nous en faisons tant que le jour dure.- et vous lui avez tout accordé, n'est-ce pas?- oh! Mon dieu, oui. Lubin et moi, n'avons rien à nous refuser.-comment donc, rien à vousrefuser!-oh! Rien du tout: je serais bien fâchée qu'il se réservât quelque chose, et plus fâchée encore de lui laisser croire que j'ai quelque chose qui n'est pas à lui. Ne sommes-nous pas cousins?-cousins?-cousins-germains, vous dis-je.-oh, ciel! S'écria le bailli, voici bien une autre aventure!-sans cela, croyez-vous que nous fussions tout le jour ensemble, que nous n'eussions qu'une même cabane? J'ai bien ouï dire que les bergers sont à craindre; mais un cousin n'est pas dangereux. Le juge continua d'interroger; Annette continua de répondre: si bien qu'il fut plus clair que le jour qu'elle serait bientôt mère avant le mariage! C'était une énigme pour Annette. Le bailli la lui expliqua.-eh quoi! Lui dit-il, la première fois que ce malheur est arrivé, le soleil ne s'est pas obscurci? Le ciel n'a pas tonné sur vous? Non, répondit Annette, il m'en souvient; il faisait le plus beau temps du monde.-la terre n'a pas tremblé? Elle ne s'est pas entr'ouverte?-hélas! Non, dit encore Annette, je la revis couverte de fleurs.-et savez-vous quel crime vous avez commis?-je ne sais pas ce que c'est qu'un crime: mais tout ce que nous avons fait, je vous jure que c'est de bonne amitié et sans aucune malice. Vous croyez que je suis grosse; je ne l'aurais jamaisdeviné: mais, si cela est, j'en suis bien aise; je ferai peut-être un petit Lubin.-non, reprit l'homme de lois, vous mettrez au monde un enfant qui ne reconnaîtra ni son père ni sa mère, qui rougira de sa naissance, et qui vous la reprochera. Qu'avez-vous fait, malheureuse fille? Qu'avez-vous fait? Que je vous plains! Et que je plains cet innocent! Ces dernières paroles firent pâlir et frissonner Annette. Lubin la trouva tout en larmes. écoute, lui dit-elle avec effroi, sais-tu ce qui nous arrive? Je suis grosse.-tu es grosse! Et de qui?-de toi.-tu badines. Et comment cela est-il arrivé?-le bailli vient de me l'expliquer.-eh bien?-eh bien! Quand nous croyons ne nous faire que des amitiés, c'était l'amour que nous nous faisions.-cela est drôle! Dit Lubin; voyez un peu comme on vient au monde! Mais tu pleures, ma chère Annette! Est-ce que cela te fâche?-oui; le bailli me fait trembler: mon enfant, me dit-il, ne reconnaîtra ni père ni mère; il nous reprochera sa naissance.-à cause?-à cause que nous sommes cousins, et que nous avons fait un crime. Sais-tu, Lubin, ce que c'est qu'un crime?-oui: c'est une vilaine chose. Par exemple, c'est un crime que d'ôter la vie à quelqu'un; mais ce n'en est pas un que de la donner. Le bailli ne sait ce qu'ildit.-ah! Mon cher Lubin, va le trouver, je t'en conjure: je suis toute tremblante. Il m'a mis je ne sais quoi dans l'âme, qui empoisonne tout le plaisir que j'avais à t'aimer. Lubin courut chez le bailli.-parlez donc, lui dit-il en l'abordant, monsieur le juge, vous voulez que je ne sois pas le père de mon enfant, et qu'Annette ne soit pas sa mère?-ah, malheureux! Oses-tu te montrer, dit le bailli, après avoir perdu cette jeune innocente?- malheureux vous-même, répliqua Lubin. Je n'ai point perdu Annette; elle m'attend dans notre cabane. Mais c'est vous, méchant, qui lui avez mis, dit-elle, dans l'âme je ne sais quoi qui l'afflige; et c'est fort mal fait que d'affliger Annette.-petit scélérat, c'est bien toi qui lui as ravi ce qu'elle avait de cher au monde.-et quoi?-l'innocence et l'honneur.-je l'aime plus que ma vie, dit le berger; et, si je lui ai fait quelque tort, je suis ici pour le réparer. Mariez-nous; qui vous en empêche? Nous ne demandons pas mieux.-cela est impossible.-impossible! Eh pourquoi? Le plus difficile est fait, ce me semble, puisque nous voilà père et mère.-et c'est là le crime, s'écria le juge! Il faut vous séparer, vous fuir.-nous fuir! Avez-vous bien le coeur de me le proposer, monsieur le bailli? Et qui aurait soin d'Annette et de sonenfant? Moi les quitter! J'aimerais mieux mourir.-la loi t'y oblige, dit le bailli.-il n'y a point de loi qui tienne, répondit Lubin en enfonçant son chapeau. Nous avons fait un enfant sans vous; s'il plaît au ciel, nous en ferons d'autres, et nous nous aimerons toujours.-ah! Le hardi petit coquin, qui se révolte contre la loi!-ah! Le méchant homme, le mauvais coeur, qui veut que j'abandonne Annette! Allons trouver notre pasteur, se dit-il à lui-même; c'est un homme de bien, qui aura pitié de nous. Le pasteur fut plus sévère que le juge, et Lubin se retira, confondu d'avoir offensé le ciel sans le savoir. Car enfin, disait-il toujours, nous n'avons fait de mal à personne. Ma chère Annette, s'écria Lubin en la revoyant, tout le monde nous condamne; mais tout le monde a beau dire, je ne t'abandonnerai jamais.-je suis grosse, dit Annette le visage appuyé sur ses deux mains qu'elle baignait de ses larmes; je suis grosse, et je ne puis être ta femme! Laisse-moi, je suis désolée; je n'ai plus de plaisir à te voir. Hélas! J'ai honte de moi-même; et je me reproche tous les momens que j'ai passés avec toi.-ah! Le maudit bailli, disait Lubin; sans lui nous étions si heureux! Dès ce moment, Annette, en proie à sa douleur, ne pouvait souffrir la lumière. Si Lubinvoulait la consoler, il voyait redoubler ses larmes: elle ne répondait à ses caresses qu'en le repoussant avec effroi. Quoi! Ma chère Annette, lui disait-il, ne suis-je plus ce Lubin que tu aimais tant?-hélas! Non, tu n'es plus le même. Je tremble dès que tu m'approches; mon enfant, qui remue dans mon sein, et que j'aurais eu tant de joie à sentir, semble se plaindre déjà que je lui ai donné mon cousin pour père.- tu vas donc haïr mon enfant, lui dit Lubin en sanglotant.-oh! Non, je l'aimerai de toute mon âme, dit-elle. Au moins ne me défendra-t-on pas d'aimer mon enfant, de lui donner mon lait et ma vie. Mais cet enfant haïra sa mère; le juge me l'a prédit.-laisse dire ce vieux démon, reprit Lubin en la serrant dans ses bras et en la baignant de ses pleurs: ton enfant t'aimera, ma chère Annette, il t'aimera, car je suis son père. Lubin, au désespoir, employait toute l'éloquence de la nature et de l'amour à dissiper la crainte et la douleur d'Annette. Voyons, disait-il, qu'avons-nous fait pour irriter le ciel? Nous avons mené paître nos troupeaux dans les mêmes prairies, il n'y a pas de mal à cela. J'ai élevé une cabane, tu as pris plaisir à t'y reposer; il n'y a pas de mal à cela. Tu dormais sur mes genoux, je respirais ton haleine, et pour n'enpas perdre un souffle, je m'approchais tout doucement; il n'y avait pas de mal encore. Il est vrai que, quelquefois éveillée par mes caresses...-hélas! Dit-elle en soupirant, il n'y avait pas de mal à cela. Ils avaient beau rappeler dans leur mémoire tout ce qui s'était passé dans la cabane, ils n'y voyaient rien que de naturel et d'innocent, rien dont personne eût à se plaindre, rien dont le ciel pût se courroucer. Cependant voilà tout, disait le berger; où est donc le crime? Nous sommes cousins, c'est un malheur: mais, s'il n'empêche pas que l'on s'aime, doit-il empêcher que l'on se marie? En suis-je moins le père de mon enfant? Et toi, en es-tu moins sa mère? Veux-tu m'en croire, Annette? Laissons-les dire. Tu n'es à personne, je suis à moi; nous disposons de nous; chacun fait de son bien ce que bon lui semble. Nous aurons un enfant; tant mieux. Si c'est une fille, elle sera gentille et douce comme toi; si c'est un garçon, il sera alerte et joyeux comme son père. Ce sera un trésor à nous deux; nous l'aimerons à qui mieux mieux; et, quoi qu'on en dise, il reconnaîtra son père et sa mère aux tendres soins que nous prendrons de lui. Lubin avait beau faire parler le sentiment et la raison, Annette n'était point tranquille, et son inquiétude redoublait tousles jours. Elle n'avait rien compris au discours du bailli; mais cette obscurité même lui rendait ses reproches et ses menaces plus terribles. Lubin, qui la voyait se consumer de tristesse, lui dit un matin:-ma chère Annette, ta douleur me fera mourir: reviens à toi, je t'en conjure. J'ai imaginé cette nuit un expédient qui peut nous réussir. Le curé m'a dit que, si nous étions riches, il n'y aurait que demi-mal, et qu'avec beaucoup d'argent les cousins se tiraient de peine. Allons trouver le seigneur du lieu; il est riche, et il n'est pas fier; c'est notre père à tous; pour lui, un berger est un homme; et j'ai ouï dire dans le village qu'il aime qu'on fasse des enfans. Nous lui conterons notre aventure, et nous lui demanderons qu'il nous aide à réparer le mal, s'il y en a.-quoi! Tu oserais? Dit la bergère.-pourquoi non? Reprit Lubin. Monseigneur est la bonté même; et nous serions les premiers malheureux qu'il aurait laissés sans secours. Voilà donc Annette et Lubin qui s'acheminent vers le château. Ils demandent à parler à monseigneur: on leur permet de paraître. Annette, les yeux baissés et les mains jointes sur son petit ventre arrondi, fait une révérence modeste. Lubin tire le pied et ôte son chapeau avec les grâces naïves de la nature.-monseigneur,dit-il, voilà Annette qui est grosse, sauf votre bon plaisir, et c'est moi tout seul qui lui ai fait ce tort-là. Notre juge dit qu'il faut être marié pour faire des enfans; moi je demande qu'on nous marie. Il dit que cela n'est pas possible, à cause que nous sommes cousins; moi, je trouve que cela se peut, attendu qu'Annette est grosse, et qu'il n'est pas plus difficile d'être mari que d'être père. Le bailli nous donne au diable, et nous nous recommandons à vous. L'homme juste qui l'écoutait, fut obligé de se contraindre pour ne pas rire de la harangue de Lubin.- mes enfans, dit-il, le bailli a raison. Mais rassurez-vous, et racontez-moi comment la chose s'est passée. Annette, qui n'avait pas trouvé le ton de Lubin assez touchant (car la nature enseigne aux femmes l'art d'attendrir et de gagner les hommes, et Cicéron n'est qu'un écolier auprès d'une jeune solliciteuse); Annette prit donc la parole.-hélas! Monseigneur, dit-elle, rien n'est plus simple ni plus naturel que tout ce qui nous est arrivé. Dès l'enfance, Lubin et moi nous gardions les moutons ensemble; nous nous caressions étant enfans; et, quand on se voit tous les jours, on grandit sans s'en apercevoir. Nos parens sont morts: nous étions seuls au monde. Si nous ne nous aimons pas, disais-je, qui nous aimera?Lubin disait la même chose. Le loisir, la curiosité, je ne sais quoi encore, nous a fait essayer toutes les façons de nous témoigner que nous nous aimions; et vous voyez ce qui nous arrive. Si j'ai mal fait, j'en mourrai de douleur. Tout ce que je désire, c'est de mettre son enfant au monde, pour le consoler quand je ne serai plus.-ah! Monseigneur, dit Lubin en fondant en larmes, empêchez qu'Annette ne meure: je mourrais aussi; et ce serait dommage. Si vous saviez comme nous vivions ensemble! Il fallait nous voir avant que ce vieux bailli nous eût mis la frayeur dans l'âme: c'était à qui était le plus gai. Voyez à présent comme elle est pâle et triste, elle dont le teint pouvait défier toutes les roses du printemps. Ce qui la désespère le plus, c'est qu'on la menace que son enfant lui reprochera sa naissance. à ces dernières paroles, Annette ne put retenir ses sanglots. Il viendra donc, dit-elle, me la reprocher sur ma tombe. Je ne demande au ciel que de vivre assez pour lui donner mon lait, et que j'expire dans le moment qu'il n'aura plus besoin de sa mère. à ces mots, elle se couvrit le visage de son tablier, pour cacher les pleurs qui l'inondaient. Le sage et vertueux mortel dont ils imploraient les secours, était trop sensible lui-même,pour n'être pas touché de cette scène attendrissante. Allez, mes enfans, leur dit-il, votre innocence et votre amour sont également respectables. Si vous étiez riches, vous obtiendriez la permission de vous aimer et d'être unis: il n'est pas juste que l'infortune vous tienne lieu de crime. Il ne dédaigna pas d'écrire à Rome en leur faveur; et Benoît XIV consentit avec joie que ces amans fussent époux.

L'éCOLE DES PèRES

Le malheur d'un père occupé de la fortune de ses enfans, est de ne pouvoir veiller lui-même à leur éducation, plus intéressante que leur fortune. Le jeune Timante, appelé M De Volny, avait reçu de la nature une figure aimable, un esprit facile, un bon coeur; mais, grâces aux soins de madame sa mère, cet heureux naturel fut bientôt gâté, et le plus joli enfant du monde, à six ans, devint un petit fat à quinze. On lui donna tous les talens frivoles, mais pas un des talens utiles: et qu'en eût-il fait? C'était bon pour son père, qui avait été obligé de travailler pour s'enrichir; mais lui, qui trouvait sa fortune faite, ne devait savoir qu'en jouir noblement. On lui avait donné pour maxime, qu'il ne fallait jamais vivre avec ses égaux; aussi ne voyait-il que des jeunes gens qui, au-dessous de lui par leur naissance, lui pardonnaient d'être plus riche qu'eux, pourvu qu'il payât leurs plaisirs. Son père n'eût pas eu la complaisance de fournir à ses libéralités, mais sa mèrefaisait honneur à tout. Elle n'ignorait pas que, dès l'âge de dix-neuf ans, il avait, selon le bel usage, une petite maison et une jolie maîtresse. Il fallait bien lui passer quelque chose. Elle exigeait seulement qu'il y mît un peu de mystère, de peur que Timante, qui ne savait pas son monde, ne trouvât mauvais que son fils s'amusât. Si dans les intervalles de son travail, le père marquait de l'inquiétude sur la vie dissipée que menait ce jeune homme, la mère était là pour le justifier, et les mensonges complaisans ne lui manquaient jamais au besoin. Timante avait le plaisir d'entendre dire que personne au bal n'avait dansé comme son fils. Il est bien consolant, disait le bon homme, de s'être donné tant de peine pour un fils qui danse bien. Il ne concevait pas pourquoi il fallait que ce petit seigneur eût des laquais si galamment vêtus, et un si brillant équipage; mais madame son épouse lui représentait que la considératon y était attachée, et que, pour réussir dans le monde, il fallait y être sur un certain pied. S'il demandait pourquoi son fils rentrait si tard; c'est, lui disait-on, que les femmes de qualité ne se couchent pas plus tôt. Il ne trouvait pas ces raisons bien bonnes; mais, pour avoir la paix, il fallait bien qu'il s'en contentât. Cependant son fils donnait tête baissée dans les égaremensde son âge, lorsque l'amour parut avoir pitié de lui, et entreprendre de le ramener. Lucie, sa soeur, avait depuis peu dans son couvent une camarade charmante. Angélique avait perdu sa mère; et, trop jeune pour tenir une maison, elle avait obtenu de son père qu'il voulût bien se passer d'elle, jusqu'au moment qu'il disposerait de sa main. La conformité d'âge et d'état, et plus encore celle de caractère, unit bientôt Angélique et Lucie. Celle-ci, en essuyant les larmes de sa compagne, parut si sensible à la perte qu'elle avait faite, qu'Angélique ne mit plus de réserve à l'effusion de sa douleur. J'ai perdu, lui disait-elle, une mère comme il n'y en eut jamais. Dès que j'ai fait usage de ma raison, j'ai vu en elle une amie, mais une amie si intime, que, si mon coeur et ses vertus ne m'avaient pas rappelé sans cesse le respect que je lui devais, sa familiarité me l'eût fait oublier. C'était toujours sous l'air du badinage qu'elle déguisait ses leçons; et quelles leçons, ma chère Lucie! Celles de la sagesse même. Avec quels traits ce monde, où je devais vivre, était peint à mes yeux surpris! Quel charme elle donnait aux moeurs pures et modestes, dont elle était un exemple vivant! Ah! Sous ses crayons enchanteurs, toutes les vertus devenaient des grâces. Ainsi cette aimablefille, en parlant de sa mère, mêlait sans cesse aux plus tendres regrets les éloges les plus touchans; mais son esprit et son âme louait encore plus dignement celle qui les avaient formés. Si, autour d'elle, quelqu'un manquait des agrémens que donne l'aisance, Angélique s'en privait avec joie: les sacrifices ne lui coûtaient que la peine de les cacher; et le besoin d'obliger était le seul qu'elle connût... penses-tu comme moi? Disait-elle quelquefois à Lucie. Plus heureuse que nos compagnes, cette inégalité m'humilie, et je rougis pour la fortune, qui a si mal distribué ses dons. Si quelque chose dédommage les malheureux, c'est qu'on les plaint et qu'on les aime; au lieu que nous, qu'on doit envier, on nous fait grâce de ne pas nous haïr. Aussi faut-il être bien attentives à faire oublier, par la bienfaisance et la modestie, cet avantage si dangereux que nous avons sur nos pareilles. Lucie, enchantée du caractère d'Angélique, eût voulu se l'attacher par tous les liens du sentiment. Ma chère amie, lui dit-elle un jour, nous touchons peut-être au moment d'être séparées pour jamais: cette idée fait le malheur de ma vie; mais j'en ai une, si tu l'approuvais... je veux te faire voir mon frère; il est beau comme le jour, fait à peindre, et plein de talent.Il est bien jeune, dit Angélique, et bien répandu pour son âge! Je crains que ta mère ne l'ait trop aimé. Volny étant venu voir Lucie, elle engagea son amie à l'accompagner au parloir. Ah, ma soeur! Que de charmes! S'écria le jeune fat. Mais on n'est pas de cette beauté. Quels traits! Quelle taille! Quels yeux! Vous, au couvent, mademoiselle! C'est un larcin, une trahison. Je l'avais bien prévu, dit Lucie, que tu serais enchanté: eh bien! Son âme est mille fois plus belle.-ma soeur, elle a le regard de la marquise d'Alcine, à qui je donnai bien la main au sortir de l'opéra. L'on vante la taille de la comtesse de Flavel, chez qui je dois souper ce soir; mais il n'y a pas de comparaison avec la taille de mademoiselle; et, quoique ami intime de la jeune Madame De Blane, qui passe pour la beauté du jour, je parie mille contre un que ton amie l'éclipsera en paraissant dans le monde. Tandis que Volny parlait ainsi, Angélique le regardait avec les yeux de la pitié. Monsieur, lui dit-elle, vous ne vous doutez pas que vos éloges sont des insultes. Eh bien! Sachez que le premier sentiment que doit inspirer une honnête femme, c'est la crainte de blesser sa modestie, et qu'il n'est permis de louer sans ménagementque des personnes sans pudeur. Il est des mouvemens de surprise dont on n'est pas le maître, reprit Volny un peu interdit.-quand le respect les accompagne, il les empêche d'éclater. Mais je vois que j'afflige mon amie, en paraissant offensée de votre début avec moi: je vais la consoler, et vous mettre à votre aise. Belle ou non, je fais si peu de cas d'un don avec lequel on est souvent très-méprisable, que je vous permets d'en dire devant moi tout ce qu'il vous plaira; je n'aurai pas la vanité de rougir de vos éloges. Il faut être, dit Volny, bien accoutumée à être belle, et bien au-dessus de cet avantage, pour en parler si négligemment. Pour moi, je ne puis me persuader que la beauté soit si peu de chose; mais, puisque vous recevez si mal les hommages qu'on lui rend, il faut l'adorer en silence. Dès ce moment il ne parla plus que de lui-même, de ses chevaux, de ses amis, de ses soupers, et de ses aventures. Lucie, qui avait les yeux sur Angélique, voyait avec douleur que tout cela faisait tort à Volny. C'est bien dommage, dit Angélique lorsqu'il se fut retiré, c'est bien dommage qu'on l'ait gâté de si bonne heure! Avoue cependant, dit Lucie, qu'il est pétri de grâces?-et de ridicules, ma chère amie.-il s'en corrigera.-non, car cela réussit à son âge; et l'on n'est pas disposé à se corriger d'un défaut qui plaît.-mais il t'a vue, il t'aimera; et, s'il t'aime, il deviendra sage.-tu ne doutes pas que je ne le désire; mais je suis bien loin de l'espérer. Volny n'hésita point à croire qu'il avait eu un succès complet. Ma soeur avait raison, dit-il; son amie est belle, un peu singulière; mais son caractère n'en est que plus piquant. Ce qui lui manque, c'est la naissance: ma mère veut que j'épouse une fille de qualité. Voyons-la toujours. Cela ne ressemble à rien de ce que nous avons dans le monde, et il y a du moins de quoi s'amuser. Il alla donc revoir sa soeur, et avec elle il revit Angélique. Que t'ai-je fait, dit-il à Lucie, pour avoir troublé mon repos? J'étais si tranquille! Je m'amusais si bien avant que d'avoir vu ta dangereuse amie! Ah, mademoiselle! Que le monde est insipide, et que ses amusemens sont froids pour un coeur occupé de vous! Qui m'eût dit que je serais jaloux de ma soeur? Répandu dans les sociétés les plus brillantes, sollicité par tous les plaisirs, qui le croirait? Oui, je voudrais être à sa place. Elle vous voit sans cesse, vous dit qu'elle vous aime, vous entend dire que vous l'aimez.-tu as raison d'envier mon bonheur; mais, Volny, si tu voulais, letien serait encore plus digne d'envie. (à ces mots, Angélique rougit.)-ô ciel! Ma soeur, que viens-je d'entendre!-j'en ai trop dit.- non, ma chère Lucie: dans les sentimens honnêtes, il n'y a rien à dissimuler. Votre soeur désire, monsieur, que le ciel nous ait destinés l'un à l'autre; et je ne puis que lui en savoir gré. Je vous dirai plus: je me flatte d'être née pour rendre heureux un homme de bien, et rien n'empêche que, par vos moeurs, vous ne soyez tel que mon époux doit être; vous n'avez, pour y réussir, qu'à ressembler à votre soeur.-s'il ne tient qu'à cela, je suis heureux; car on me flatte que je lui ressemble.-vous dites bien, l'on vous flatte; mais moi, qui ne flatte jamais, je vous assure qu'il n'en est rien. Ma Lucie ne tire vanité ni des grâces de son esprit, ni de celles de sa figure.-ah! Je vous proteste que personne au monde n'est moins avantageux que moi; et, si je suis bien, c'est sans le savoir.-rien n'est plus simple que les moeurs de Lucie, c'est la nature dans toute sa candeur. Voyez si, dans son maintien, dans son langage, dans son action, il y a rien d'affecté, d'étudié.-c'est comme moi: pour éviter l'affectation, je tombe souvent dans la négligence; c'est un reproche qu'on me fait tous les jours.-Lucie n'a de prétentions sur rien: tout occupée à faire valoirses égales, elle est la seule qu'elle oublie.-et moi, quelques talens que m'ait donnés la nature, me voit-on m'en glorifier, m'en prévaloir? Tout le monde dit que j'excelle dans toutes les choses d'agrément; moi seul je n'en parle jamais. Ah! Si c'est la modestie et la simplicité que vous aimez dans ma soeur, je suis bien sûr que vous m'aimerez: ce sont mes vertus favorites. Je le souhaite, dit Angélique; cependant, si vous avez jamais le dessein de me plaire, je vous conseille de vous examiner de plus près. Tu lui as donné là, dit Lucie, une leçon qu'il n'oubliera pas.-non; car il l'a déjà oubliée. Angélique avait raison. Tout ce qu'il avait retenu de leur entretien, c'est qu'il était à son gré, et qu'elle serait bien aise d'être sa femme. Avec quelle naïveté, disait-il, elle m'en a fait l'aveu! Que cette candeur sied bien à la beauté! Soit vanité ou sentiment, il en était réellement ému; mais ce goût naissant, si c'en était un, ne prit rien sur ses habitudes. Enivré de l'encens de ses flatteurs, agréablement trompé par une jeune enchanteresse, il oubliait qu'on lui vendait les soins qu'on prenait de lui plaire, et sa vanité, caressée par les plaisirs, leur souriait nonchalamment. Cette mollesse voluptueuse est la langueur la plus funeste oùun jeune homme puisse être plongé. Hors de là, tout lui est pénible: les plus légers devoirs sont pour lui fatigans; les bienséances les moins austères sont importunes et ennuyeuses, il n'est à son aise que dans cet état d'indolence et de liberté, où tout lui obéit, où rien ne le gêne. Quelquefois l'image d'Angélique venait s'offrir à lui comme un songe. Elle est charmante, disait-il; mais qu'en ferais-je? Rien n'est plus incommode qu'une femme délicate et fidèle, pour un mari qui ne l'est pas. Mon père exigerait de moi que je ne vécusse que pour ma femme. Ce serait de l'amour, de la jalousie, des reproches, des pleurs, tout cela m'effraie. Je veux pourtant la revoir encore. Lucie vint seule cette fois. Eh bien! Comment me trouve-t-elle?-beaucoup trop bien.-je m'en doutais.-trop bien du côté de la figure. Cet avantage vous fait négliger, dit-elle, des qualités plus estimables dont vous auriez besoin sans cela. Elle moralise un peu, ton Angélique, et c'est dommage. Dis-lui donc que rien n'est plus triste, et qu'une aussi belle bouche que la sienne n'est pas faite pour parler raison. Ce n'est pas elle, dit Lucie, c'est vous que je voudrais corriger.-et de quoi donc? D'aimer le plaisir et tout ce qui l'inspire?-le plaisir! En est-il un plus pur que de posséder le coeurd'une femme vertueuse et belle, de l'aimer et d'en être aimé? Je vous crois tendre, Angélique est sensible, tout ce qui me touche lui est cher; mais...-mais elle est bien difficile! Et qu'exige-t-elle?-des moeurs.-des moeurs à mon âge! Et qui lui a dit que je n'en ai pas?-je ne sais; mais elle a contre vous une prévention qui m'afflige.-ah! Je l'en ferai revenir. Amenez-la, ma soeur, entendez-vous; amenez-la-moi la première fois que je viendrai vous voir. Les hommes ont beau être discrets, disait-il en s'en allant, les femmes ne peuvent se taire, et avec quelque soin que je cache mes aventures, le secret en est divulgué; mais quel tort cela me fait-il? Si Angélique veut un mari qui ait toujours été sage, elle n'a qu'à épouser un imbécile ou un enfant. Suis-je obligé d'être fidèle à une femme que je n'ai point? Oh! Je lui ferai sentir le ridicule de ses idées. Elle parut, et il fut lui-même bien humilié, bien confondu, quand il l'entendit parler avec éloquence de la vertu et de la raison, sur la honte et le danger du vice. Pensez-vous, monsieur, lui dit-elle, après lui avoir laissé traiter aussi légèrement qu'il voulut les principes des bonnes moeurs; pensez-vous, sans rougir, à l'union d'une âme pure et chaste avec une âme flétrie et profanée par le plus indigne de tous les penchans?De quel prix serait à vos yeux un coeur avili par les vices dont vous vous glorifiez? Et nous croyez-vous moins sensibles que vous aux charmes de l'honnêteté, de la pudeur et de l'innocence? Vous vous êtes dispensés des lois que vous nous avez imposées; mais la nature et la raison sont plus équitables que vous. Pour moi, je ne croirai jamais qu'un homme ose m'aimer, tant qu'il aimera des choses honteuses; et, s'il a eu le malheur d'être indigne de moi avant de me connaître, c'est au soin qu'il prendra d'effacer cette tache, que je verrai si je dois l'oublier. Volny voulut lui faire entendre qu'en changeant d'état on changeait de conduite; que l'amour, la vertu, la beauté avaient bien des droits sur une âme, et que les goûts frivoles et passagers qui avaient occupé cette âme oisive, disparaissaient devant un objet plus cher et plus digne de la remplir.-avez-vous foi, lui dit-elle, monsieur, à ces révolutions subites? Savez-vous qu'elles supposent une âme naturellement délicate et noble; qu'il en est peu de cette trempe, et que ce n'est pas un bon présage du changement que vous m'annoncez, que d'attendre, au sein même du vice, le moment d'être vertueux tout d'un coup? Volny, surpris et confus du sérieux de ce langage, se contenta de lui dire que dans toutcela il se flattait qu'il n'y avait rien de personnel.-pardonnez-moi, lui dit Angélique, j'ai beaucoup ouï parler de vous: je suis, de plus, assez bien instruite de la façon de vivre des jeunes gens à la mode. Vous êtes riche, fort répandu; et, à moins d'une espèce de prodige, il faut que vous soyez plus dérangé qu'un autre. Mais l'opinion que j'ai de vous ne doit point vous décourager. Vous croyez m'aimer, je le souhaite: cela vous donnera peut-être la résolution et la force de devenir un homme estimable. Vous avez pour cela un exemple! C'est celui d'un père, qui, sans tous les agrémens dont vous vous parez, s'est acquis, par des talens utiles à sa patrie et à lui-même, la plus haute réputation. Voilà ce que j'appelle un homme rare; et, quand vous serez digne de lui, je m'applaudirai d'être digne de vous. Ce discours avait jeté Volny dans des réflexions sérieuses; mais ses amis vinrent l'en tirer. Il était attendu à un souper délicieux dont Fatmé, Doris et Cloé devaient être. La joie y fut vive et brillante; et, si le coeur de Volny ne s'y livra point, du moins ses sens s'y abandonnèrent. On juge bien que, dans ce joli cercle, un engagement sérieux passait pour la plus haute extravagance. Quand il y va de sa fortune,disait-on, à la bonne heure, on s'y résout; mais un jeune homme, né avec beaucoup de bien, peut-il être assez sot ou assez fou pour se donner une chaîne? S'il n'aime point la femme qu'il épouse, c'est un fardeau qu'il s'impose à plaisir; et, s'il l'aime, quel triste moyen pour lui plaire, que celui d'être son mari! Y a-t-il dans le monde un plus ridicule personnage que celui d'un époux amant? Supposez même que cela réussisse, qu'arrive-t-il? On se plaît six mois, pour s'ennuyer toute sa vie. Ah! Mon cher Volny, point de mariage; tu serais un homme perdu. Si tu as fantaisie de quelque fille honnête, attends qu'un autre l'épouse; cela nous revient tôt ou tard, et tu seras heureux à ton tour. Croirait-on que ce jeune insensé trouvait ces réflexions très-sages? Voyez cependant, disait-il, quel empire la vertu et la beauté ont sur une âme, puisqu'elles lui font oublier le soin de son repos et le prix de sa liberté! Il eût voulu ne pas revoir Angélique; mais il n'était pas bien avec lui-même quand il avait passé quelques jours sans la voir. Tel est cependant l'attrait du libertinage, qu'en quittant cette fille adorable, pénétré, ravi, enchanté de sa sagesse et de ses charmes, il se replongeait dans les égaremens dont elle l'avait fait rougir.Est-il possible que ce soit pour un fils un bonheur de perdre sa mère! Volny, à la mort de la sienne, crut voir tarir la source de ses folles dépenses; mais il ne lui vint pas même dans l'idée de renoncer à ce qui l'y avait engagé; et l'unique soin dont il fut occupé, fut de suppléer aux moyens qu'il n'avait plus de les soutenir. Fils unique d'un père si riche, il ne pouvait manquer d'être riche à son tour; et un jeune homme trouve à Paris la pernicieuse facilité d'anticiper sur sa fortune. Ce fut alors que Timante, sur son déclin, voulut se reposer de ses longues fatigues, et engager son fils à le remplacer. Mon père, lui dit le jeune homme, je ne me crois pas né pour cela.-eh bien! Mon fils, aimerez-vous mieux prendre le parti des armes?-mon inclination n'y est pas décidée, et ma naissance ne m'y oblige point.-la robe, sans doute, vous convient mieux?-oh! Point du tout; j'ai pour la robe une haine invincible.-que voulez-vous donc devenir?- ma mère avait en vue une charge qui donne la noblesse, qui n'oblige à rien, et qui peut s'exercer à Paris.-j'entends, mon fils; j'y penserai: la vocation est excellente. Oh! Je vois, dit en lui-même le bon homme, que tu veux vivre en fainéant; mais je t'en empêcherai, si je puis. Une charge qui donne la noblesse et qui n'obligeà rien! Cela est fort commode. Et pour qui me consumerai-je encore de travail et d'inquiétude? Reposons-nous, n'ayons plus d'autre soin que celui que j'aurai pris trop tard, celui d'éclairer la conduite d'un fils qui ne m'annonce que des chagrins: car celui qui aime l'oisiveté, aime les vices dont elle est mère. Mais quelle fut l'affliction de Timante, lorsqu'il apprit qu'enivré d'orgueil et plongé dans le libertinage, son fils donnait dans tous les travers; qu'il avait des maîtresses et des complaisans; qu'il donnait des spectacles et des fêtes, et qu'il jouait un jeu à se ruiner? C'est ma faute, dit Timante, et c'est à moi de la réparer. Mais le moyen? L'habitude est prise; le goût du vice a fait des progrès. Contraindre ce jeune fou? Il m'échappera. Désavouer ses dépenses et ses dettes? C'est le déshonorer moi-même, c'est étouffer dans son âme avilie les germes de l'honnêteté. Le faire enfermer est encore pis. Grâce au ciel, il n'en est pas au point de mériter que les lois le privent du droit naturel d'être libre; et il n'y a que des parens dénaturés qui soient, envers leurs enfans, plus sévères que les lois. Cependant il court à sa perte. Que ferai-je pour le tirer du précipice où je le vois? Remontons à la source du mal. Ce sont mes richesses qui lui ont tourné la tête:né d'un père sans fortune, il eût été comme un autre, modeste, laborieux et sage: le remède est simple, et mon parti est pris. Timante commença dès-lors par arranger son bien de manière qu'il fût isolé, indépendant et libre. Excepté la terre de Volny et sa maison de ville, sa fortune était toute dans son porte-feuille; et il eut soin de se mettre en règle avec tous ses correspondans. Les choses ainsi disposées; il rentre un jour chez lui consterné. Son fils et ses amis, qui l'attendaient pour se mettre à table, furent frappés de son abattement. L'un d'eux ne put s'empêcher de lui en demander la cause.-vous le saurez, dit-il; dînons un peu vite, si vous le voulez bien: je suis occupé de choses sérieuses. On dîna dans un profond silence; et Timante, au sortir de table, ayant pris congé de son monde, s'enferma seul avec son fils.-Volny, lui dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre, mais il faut soutenir votre malheur avec courage. Mon enfant, je suis ruiné. Les deux tiers de mon bien viennent d'être pris sur deux vaisseaux; et la mauvaise foi d'un homme en qui j'avais confiance, m'enlève la moitié du reste. Le désir de vous laisser une grande fortune m'a perdu. Heureusement je dois peu de chose: et des débris de mon naufrage je sauverai la terre de Volny, qui vautvingt mille livres de rente; avec cela nous pourrons subsister. C'est un coup terrible; mais vous êtes jeune, et vous pouvez vous en relever. Je ne me suis point rendu indigne de la confiance de mes correspondans: mon nom aura peut-être encore quelque crédit dans l'Europe: mais je suis trop vieux pour recommencer; et c'est à vous à réparer les malheurs de votre père. Je suis parti de plus loin que vous; et avec de la probité, du travail et mes leçons, il vous est facile d'aller plus loin que moi. La situation d'un voyageur aux pieds duquel vient tomber la foudre, n'est pas comparable à celle de Volny.-quoi! Mon père ruiné sans ressource!-vous êtes, mon fils, la seule qui me reste, et je n'ai d'espérance qu'en vous. Allez, consultez-vous vous-même, et laissez-moi prendre des arrangemens conformes à notre malheur. La nouvelle en fut bientôt publique. La maison de Paris fut louée, les équipages furent vendus: un simple carrosse, un logement modeste, une table frugale, un domestique réglé sur les besoins d'une vie honnête, tout annonça ce revers de fortune; et il n'est pas besoin de dire que le nombre des amis de Timante diminua considérablement. Ceux de Volny furent touchés de son accident.Qu'est-ce donc? Lui dit l'un d'eux: ton père est ruiné, m'a-t-on dit.-il est trop vrai.-quelle folie! Tu n'as donc plus ta petite maison?-hélas! Non.-j'en suis désespéré; je comptais y aller souper demain. Un autre l'aborda et lui dit: conte-moi donc un peu tout cela; ta fortune est culbutée?-elle est du moins réduite à peu de chose.-tu as là un père bien maladroit! De quoi diable va-t-il se mêler? Tu te serais bien ruiné sans lui. Je suis désolé, lui dit un troisième; on dit que tu as vendu tes jolis chevaux?-hélas! Oui.-si je l'avais su, je te les aurais achetés. Voilà comme tu es, tu ne te souviens jamais de tes amis dans l'occasion.-j'étais occupé de choses plus sérieuses.-de ta petite, n'est-ce pas? Tu ne l'auras plus sur ton compte, mais vous serez toujours bons amis: console-toi; je sais qu'elle t'aime; elle aura de bons procédés. Quelques-uns lui dirent en passant: adieu, Volny; et tous les autres l'évitèrent. Pour sa maîtresse qu'il avait enrichie, elle fut si affligée, qu'elle n'eut pas le courage de le recevoir. épargnez-moi, lui écrivit-elle; vous connaissez ma sensibilité; votre vue me ferait une impression trop douloureuse. Je ne me sens pas la force de la soutenir. Ce fut alors que, l'âme pénétrée, et de la froide légèreté de sesamis, et de l'indigne abandon de sa maîtresse, Volny, pour la première fois, vit tomber le voile qu'il avait sur les yeux. Où étais-je, dit-il, qu'ai-je fait? Comment allais-je passer ma vie! Ah! Quels reproches ne mérité-je pas? Quels torts n'ai-je pas à réparer? Allons voir ma soeur, ajoute-t-il; car il n'osait se dire, allons voir Angélique. Lucie fut accablée de la nouvelle que son père vint lui annoncer. Ce n'est pas pour moi, disait-elle: je suis bien; et, pour être heureuse loin du monde, il faut peu de chose; mais vous, mon père; mais Volny!-que veux-tu, ma fille? Je n'étais pas né dans l'opulence où je me suis vu. Si mon fils est sage, il aura encore assez de bien; s'il ne l'est pas, il en aura trop. La douleur de Lucie redoubla en voyant son frère. Je n'ai pas le courage de te consoler, lui dit-elle; mais je vais appeler à mon secours notre sage et tendre Angélique.-oh! Non, ma soeur; je n'ai pas mérité qu'elle s'intéresse à ma peine: c'est dans le temps que j'avais à l'honorer par des sacrifices, qu'il fallait me rendre digne de son estime et de sa pitié: aujourd'hui que tout m'abandonne, mon retour, humiliant pour moi, n'a plus rien de flatteur pour elle. Comme il parlait ainsi, Angélique vint d'elle-même; et, avec l'air le plus touchant,elle lui témoigna toute sa sensibilité à la perte qu'il avait faite. C'est un grand malheur pour votre père, ajouta-t-elle, c'en est un pour cette chère enfant; mais c'est peut-être un bien pour vous. Il y aurait de la dureté à vous affliger par des reproches, quand on vous doit des consolations; mais vous pouvez tirer de la perte de vos biens, un fruit plus précieux que ces biens mêmes.-j'en abusais, le ciel m'en punit trop cruellement, en m'ôtant l'espoir d'être à ce que j'aime. J'étais jeune; et j'ose croire que, sans cette leçon désespérante, le temps, l'amour et la raison m'auraient rendu moins indigne de vous.-je vous vois abattu, lui dit-elle; ce n'est plus de la présomption, c'est du découragement qu'il faut vous préserver; et ce qu'il eût été dangereux de vous avouer dans la prospérité, vous avez besoin de le savoir dans l'infortune. Soit qu'il ne me fût pas possible de penser mal du frère de mon amie, soit que vous m'eussiez inspiré vous-même cette prévention qu'on ne raisonne pas, j'ai cru démêler en vous, à travers les erreurs et les vices de votre âge, le fond d'un bon naturel. Heureusement vos erreurs passées n'ont rien de honteux aux yeux du monde: le chemin de l'honneur et de la vertu est ouvert pour vous; et il vous est plus aisé que jamais de devenir telque je souhaite. Du côté de la fortune, le revers que vous éprouvez est accablant. Je ne vous ferai point l'éloge de la médiocrité. Quand on s'est vu riche, il est humiliant, il est dur de cesser de l'être; mais le mal n'est pas sans remède. Conformez-vous à votre situation présente; sortez de l'oisive mollesse où vous avez été plongé; que l'amour du travail prenne la place du goût de la dissipation: faites tout ce qui dépend de vous, si vous m'aimez, pour rétablir entre nous cette égalité de fortune qu'on exige dans les mariages. Mon père, qui m'aime et qui ne veut pas que je sois malheureuse, me laissera, je l'espère, la liberté de vous attendre. Si dans six ans votre fortune est rétablie, ou sur le point de se rétablir, tous les obstacles seront aplanis; si, avec de la sagesse, de l'économie et du travail, vous avez le malheur de ne pas réussir, je n'exige de vous alors, pour tout bien, que d'avoir la considération de votre état. Je suis fille unique, très-riche moi-même; je me jetterai aux pieds de mon père, et j'obtiendrai qu'il me permette de dédommager un homme estimable de l'injustice du sort. Lucie alors ne put s'empêcher d'embrasser Angélique.-ah! Que tu es bien nommée, lui dit-elle; il n'y a qu'un esprit céleste qui soit capable de tant de vertu. Volny, de son côté, dansl'attendrissement et le respect dont il était saisi, appliqua sa bouche, en se prosternant, sur le barreau de la grille où la main d'Angélique avait touché.-mademoiselle, lui dit-il, vous me rendez chère mon infortune; et je vais employer ma vie à mériter, s'il est possible, les bontés dont vous m'accablez. Permettez-moi de venir souvent puiser auprès de vous le courage, la sagesse et la vertu dont j'ai besoin pour vous mériter. Il se retira, non pas tel qu'autrefois, glorieux et content de lui-même, mais humilié, confondu d'avoir si peu connu le prix du coeur le plus noble que le ciel eût formé. Il entre dans le cabinet de son père.-votre fortune est changée, lui dit-il, mais votre fils l'est encore plus; et j'espère qu'un jour vous bénirez le ciel du revers qui me rend à mes devoirs et à moi-même. Daignez m'instruire et me guider: appliqué, laborieux, docile, je vais être le soutien et la consolation de votre vieillesse; et vous pouvez disposer de moi. Le bon homme, enchanté, dissimula sa joie, et se contenta de louer de si bonnes dispositions. Il présenta son fils à ses correspondans, et leur demanda pour lui leur amitié et leur confiance. On plaint surtout les infortunés qu'on estime; et chacun,touché du malheur de ce galant homme, se fit un honneur de le consoler. Volny, qui reprit le nom de Timante, eut toutes les facilités possibles dans ses premières opérations: son habileté, qui d'abord n'était que celle de son père, et qui dans peu fut réellement la sienne, fit croître à vue d'oeil son crédit. Les momens de repos que son père l'obligeait de prendre, il les passait auprès d'Angélique, et il avait un plaisir sensible à lui raconter ses progrès. Angélique, qui s'attribuait en partie le changement prodigieux qui s'était fait dans son amant, jouissait de son ouvrage avec la double satisfaction de l'amour et de l'amitié. Lucie était en adoration devant elle, et ne cessait de lui rendre grâce du bien qu'elle leur avait fait. Un jour que son père vint la voir, et qu'il se louait avec elle des consolations que lui donnait son fils: savez-vous, lui dit Lucie, à qui nous devons ce retour? à la plus belle, à la plus vertueuse personne qui respire, à la fille unique d'Alcimon, ma camarade et mon amie. Alors elle lui raconta tout ce qui s'était passé.-tu m'attendris, dit le bon homme: je veux connaître cette fille charmante. Angélique vint et reçut les éloges de Timanteavec une modestie qui relevait encore sa beauté.-monsieur, lui dit-elle, je dépens d'un père; mais il est vrai que, s'il a la bonté de me laisser disposer de moi, et que vous soyez content de votre fils, je ferai gloire de devenir votre fille. Mon amitié pour Lucie m'en a inspiré le premier désir, mon respect pour vous y ajoute encore: vos malheurs même n'ont fait que m'intéresser davantage à tout ce qui peut vous en dédommager; et, si la conduite de votre fils est telle que vous le souhaitez et que je le désire, qu'il soit riche ou qu'il ne le soit pas, l'usage le plus honorable et le plus doux que je puisse faire de ma fortune, c'est de la partager avec lui. Peu s'en fallut qu'à ce discours le bon homme ne laissât échapper son secret; mais il eut la prudence de se retenir.-je ne croyais pas, lui dit-il, mademoiselle, qu'on pût augmenter, dans l'âme d'un père, le désir de voir dans son fils un homme sage et vertueux; mais vous ajoutez un nouvel intérêt à celui de l'amour paternel. Je ne sais ce que le ciel ordonnera de nous; mais dans toutes les situations de la vie, et jusqu'à mon dernier soupir, soyez bien sûre de ma reconnaissance. Que tu ne m'aies pas confié, dit-il à son fils en le revoyant, les folies de ta jeunesse, j'en suis peu surpris, et je te le pardonne; maispourquoi me cacher un penchant vertueux? Pourquoi ne pas avouer à ton père l'amour que tu avais pour Angélique, la fille de mon ancien ami?-hélas! Dit le jeune homme, n'avez-vous pas assez de vos malheurs, sans vous affliger de mes peines? Et qui vous a révélé mon secret?-ta soeur, Angélique elle-même; j'en suis enchanté, j'en suis amoureux, et je veux qu'elle soit ma fille.-ah! Je le veux bien aussi: mais combien sa fortune est au-dessus de la mienne!-avec le temps, tu peux en approcher. Vois assidument cette fille aimable.-je ne vois qu'elle, et je n'ai d'autre ambition dans le monde que d'être digne d'elle et de vous. Timante goûtait une satisfaction inexprimable à voir tous les jours le succès de l'épreuve où il l'avait mis. Il eut la constance de le laisser pendant cinq ans s'appliquer sans relâche à rétablir sa fortune, détaché du monde, et partageant sa vie entre son cabinet et le parloir d'Angélique. Enfin voyant l'habitude bien prise, et tous les anciens germes du vice étouffés, il alla voir Alcimon. Mon ancien ami, lui dit-il, vous avez, je le sais, une fille charmante; je viens vous proposer pour elle un parti convenable du côté de la fortune. Je vous suis obligé, dit Alcimon, mais je vous préviens que je veux un homme du même état que moi, et qui s'honorede m'appeler son père; je n'ai pas travaillé toute ma vie, pour donner à ma fille un époux qui rougisse de moi. Précisément, reprit Timante, celui que je propose est ce qui vous convient. Il est riche, il est honnête, il vous respectera toujours.-quel est-il?-je ne puis vous le dire que chez moi, où je vous invite à venir renouveler, le verre à la main, une amitié de quarante ans. Faites-moi la grâce d'y amener Angélique. Ma fille, qui est sa camarade de couvent, aura l'honneur de l'accompagner. Vous verrez, l'un et l'autre, le jeune homme qui la demande; et, pour vous mettre plus à votre aise, il ne saura pas lui-même que je vous ai parlé de lui. Le jour pris, Alcimon et Timante vont chercher Angélique et Lucie. On arrive, on va se mettre à table, on fait avertir le fils de la maison, qui, occupé dans son cabinet, ne s'attendait à rien moins qu'au bonheur qu'on lui préparait. Il entre: quelle est sa surprise! Angélique chez lui, Angélique avec son père! Que croire, qu'espérer de ce rendez-vous imprévu? Pourquoi lui en a-t-on fait un mystère? Tout semble lui annoncer son bonheur; mais son bonheur n'est pas vraisemblable. Dans cette confusion de pensées, il perdit l'usage de ses sens. Un étourdissement soudain répandit sur ses yeux un nuage; il voulut parler,la voix lui manqua; et une inclination profonde exprima seule au père et à la fille combien il était pénétré de l'honneur que son père et lui recevaient. Sa soeur, qui vint se jeter dans ses bras, lui donna le temps de revenir de son trouble. Jamais embrassement ne fut si tendre. Il croyait tenir dans son sein Angélique avec Lucie, et il ne pouvait s'en détacher. à table, Timante fut d'une joie dont tout le monde était surpris. Alcimon, préoccupé de la demande qu'il lui avait faite, et impatient de voir arriver le jeune homme qu'il lui proposait, ne laissa pas de se livrer au plaisir de se retrouver avec son ami: il eut même la bonté de causer avec le jeune Timante. Je vois, lui dit-il, que vous faites la consolation de votre père. On parle de votre application au travail et de vos talens avec éloge; et tel est l'avantage de votre état, qu'un habile et honnête homme ne peut manquer d'y réussir. Ah! Mon ami, reprit le vieux Timante, il faut bien du temps pour y faire sa fortune, et bien peu pour la ruiner! Quel dommage de n'avoir plus la mienne à vous offrir! Au lieu de vous proposer un étranger pour époux de cette aimable fille, j'aurais sollicité ce bonheur pour mon fils.-je l'aurais préfèré à tout autre, dit Alcimon.-en vérité?-rien n'est plus sincère. Mais vous savez que,quand on s'expose à avoir une nombreuse famille, il faut avoir de quoi la soutenir. S'il ne tient qu'à cela, dit Timante, la chose n'est pas désespérée, et il y a moyen de nous accorder. En disant ces mots, il se leva de table; et revenant l'instant d'après: tenez, dit-il, voilà mon porte-feuille, il est encore assez bien garni. Et voyant la surprise d'Alcimon: apprenez, ajouta-t-il, que ma ruine est une fable. Ce jeune homme avait été gâté par l'idée qu'il était né riche; pour le corriger, je n'ai su autre chose que de faire croire que j'avais tout perdu. Cette feinte m'a réussi; le voilà dans le bon chemin, je suis même sûr qu'il n'a pas envie de retomber dans les erreurs de sa jeunesse; il est temps de se fier à lui. Oui, mon fils, j'ai le bien que j'avais, augmenté de cinq ans d'épargnes, et du fruit de votre travail. C'est donc pour lui, dit-il à son ami, que je vous demande Angélique; et, s'il fallait quelque nouveau motif pour vous engager à me l'accorder, je vous avouerai qu'il l'a vue au couvent; qu'il a conçu pour elle l'amour le plus tendre, et que cet amour a plus fait que le malheur même pour l'attacher à ses devoirs. Tant que Timante n'avait fait que sonder les dispositions du père d'Angélique, elle, son amie, et son amant n'avaient éprouvé que l'émotion et le trouble de l'espérance et dela crainte; mais, à la vue du porte-feuille, la nouvelle que la ruine de Timante était une feinte; à la demande qu'il fit lui-même de la main d'Angélique pour son fils, Lucie, égarée et hors d'elle-même vola dans les bras de son père; le jeune Timante, encore plus éperdu, tomba aux genoux d'Alcimon; et Angélique, la pâleur sur le visage, n'eut pas la force de lever les yeux. Alcimon releva le jeune homme en l'embrassant; et se tournant vers le vieux Timante: mon ami, lui dit-il, quand on voudra ménager des surprises agréables, c'est de vous qu'il faut prendre leçon. Allons, vous êtes un bon père, et votre fils mérite d'être heureux.

LA CASSETTE

Hortense De Livernon avait reçu de la nature des qualités qui se trouvent souvent ensemble dans une jeune femme, mais qui sont rarement d'accord: elle était née avec une âme honnête, un coeur sensible, et un esprit léger. Elle avait eu deux éducations qui ne s'accordaient guère mieux: l'une auprès de sa bonne mère, qui lui recommandait sans cesse d'être modeste et raisonnable; et l'autre devant son miroir, qui, tous les matins, lui répétait qu'elle était belle, et faite pour avoir les plus brillans succès. Dans la fleur de cette beauté, mariée au marquis de Vervanne, elle vécut avec lui trois ans dans la plus parfaite union. On ne leur reprochait que d'être dans le monde trop uniquement occupés l'un de l'autre. Ils avaient chez eux, disait-on, assez le temps d'être amoureux, et l'on prenait la liberté de les avertir, en ami, du ridicule qu'ils se donnaient. Insensiblement le mari devint moins empressé,moins assidu; la femme, moins indifférente aux soins qu'on prenait de lui plaire. Quand l'un des deux se faisait attendre, on observa que l'autre regardait moins souvent à sa montre, et n'avait plus l'air si distrait. Les voilà, disait-on, qui deviennent plus raisonnables; et l'on trouvait bien juste qu'après une première ardeur, ce beau feu se fût ralenti: il n'y aurait pas eu moyen de vivre avec eux plus long-temps, si cet amour avait duré. Cependant, quoique l'espérance de succéder attirât chez la jeune femme un grand nombre de prétendans, et que, sans en flatter aucun, elle n'eût pas non plus l'air de dédaigner leurs hommages; quoique, de son côté, le marquis n'eût plus auprès d'elle ces assiduités gênantes qui rendent les maris importuns pour les aspirans, tout annonçait encore entre eux la plus heureuse intelligence; et six ans s'étaient écoulés sans qu'on y eût aperçu le plus petit nuage, lorsque tout à coup l'on apprit qu'ils étaient séparés, et que la femme venait d'être renvoyée à sa mère, au fond d'une province, dans ce vieux château solitaire de Livernon, que la veuve habitait. Cette nouvelle, qui tomba comme une bombe au milieu du monde, donna lieu à mille conjectures; mais, en se combattant, elles sedétruisaient, et l'on ne savait plus ce qu'on devait penser de ce terrible événement. Hortense, naturellement douce et bonne, s'était fait pardonner sa beauté, son bonheur; et ni la malice des femmes, ni la légèreté des hommes n'osaient lui croire un tort sérieux et réel. Supposé même qu'elle en eût eu quelqu'un par accident, un mari qui lui-même avait enfin repris le ton de la galanterie, et qu'on voyait dans les coulisses protéger de jeunes talens, n'était peut-être pas au-dessus du reproche. Il aurait dû, en homme sage, dissimuler ce qui pouvait fort bien n'être qu'une légèreté. Et le moyen de vivre ensemble, si mutuellement on ne se passait rien! Après tout, cette jeune femme avait été parfaitement décente, et si bien que personne, avant cette aventure, n'avait surpris en elle rien qui pût donner lieu au plus léger soupçon. C'était un mérite assez rare que celui de garder ainsi les bienséances, et une si bonne conduite méritait des égards et des ménagemens. Surtout l'éclat d'une rupture, et le brusque renvoi d'une femme à sa mère était impardonnable dans un homme bien né. Mais ce qui rendait le mari plus odieux encore, c'était la dureté qu'il avait, disait-on, de refuser aux larmes de sa femme la consolation d'emmener avec elle sa fille unique dans son exil: aussi, dès ce moment, fût-il regardédans le monde comme un homme sans âme, comme un être dénaturé. Pour lui, solitaire et sauvage, après l'emportement qui lui avait fait divulguer son malheur, il s'inquiétait peu de ce qu'on pouvait dire et penser de lui dans ce monde où il n'était plus, et dont il ne voulait plus être. Un soin plus cruel l'occupait: c'était de détacher son coeur de cette femme si long-temps chérie. L'infidélité dont elle était punie n'avait que trop le caractère d'une évidence irrésistible, et le comble de la faiblesse aurait été de chercher une excuse où il ne pouvait y en avoir. Eh! Comment douterais-je qu'elle fût coupable, disait-il, après l'avoir moi-même surprise dans les bras d'un autre, dans les bras d'un ami perfide, qui ne venait chez moi, qui ne me prodiguait tant de soins, tant de complaisances que pour m'assassiner? Le traître! Il est parti, sa fuite l'a dérobé à ma vengeance; et, sans un autre éclat plus humiliant pour moi encore, je ne puis courir après lui. C'est lui qui, avec cet art flatteur et détestable où il excelle, aura séduit la malheureuse qui l'écoutait peut-être innocemment, et qui, sans voir le piége, s'y laissait attirer. Quel fléau que ces hommes séduisans et pervers, qui vont se jouant de l'honneur et du repos d'une famille! Ah! C'estl'oisiveté, la vanité des femmes, leur coquetterie imprudente, leur crédulité insensée, leur inconstance qui les perdent. Mais nous qui, tous tant que nous sommes, passons notre jeunesse à inventer des artifices pour abuser leur innocence et triompher de leur faiblesse, avec quelle rigueur nous les en punissons, si elles viennent à succomber! Moi, par exemple, moi, qui me suis fait un triomphe de leur défaite, combien je le déteste aujourd'hui dans un autre, ce crime dont à peine je daignais m'accuser, et de quel châtiment cruel je punis une femme faible, et bien moins coupable que moi! Non, je ne la hais point; et, après l'avoir adorée, je l'aime encore assez pour la plaindre et pour la pleurer. Mais, par un mouvement involontaire, irrésistible, je me sens repoussé loin d'elle. Il serait impossible à mon coeur d'approcher du sien. Je n'ai jamais manqué à la foi que je lui ai jurée; elle seule a trahi ses sermens, elle m'a trompé. J'aurais beau l'adorer, je ne la verrai plus: ce serait pour moi un supplice; je croirais la revoir encore dans les bras d'un rival aimé: cette image est ineffaçable, elle me poursuivra toujours. Alors, se rappelant ses trompeuses caresses, et le langage tendre qu'elle lui avait tenu tant de fois, en présence même du perfide Onvalqu'elle aimait: non, non, s'écriait-il, jamais le souvenir de tant de perfidie ne sortira de ma pensée; et l'image de mon rival est comme un spectre horrible qui se présentera sans cesse entre elle et moi. Elle me demande sa fille! ... non, ma fille n'est plus la sienne. Elle a perdu le droit de l'avoir auprès d'elle. Ma fille n'ira point apprendre à flatter, à tromper, à trahir un crédule époux. étrange cruauté de l'amour-propre dans le coeur des hommes! Mais plus ils sont honnêtes et sensibles, plus ils seront inexorables dans ce triste ressentiment. Malheureux à l'excès, Vervanne fut neuf ans solitaire et inaccessible. Sa fille, élevée avec soin dans un couvent, eut cependant la liberté d'écrire quelquefois à sa mère, mais sous les yeux de madame l'abbesse. La marquise, dans ses réponses, ne lui exprimait que vaguement le regret d'être éloignée d'elle; mais le coeur maternel s'y soulageait du moins par mille effusions de tendresse et d'amour; et, parmi les sages conseils dont ses lettres étaient remplies, la piété filiale, le respect pour un père, l'abandon à ses volontés étaient sans cesse recommandés comme les devoirs les plus saints. Vervanne, à qui sa fille communiquait leslettres de sa mère, les lisait en silence, les lui rendait de même. Mais, lorsqu'il était seul, livré à ses réflexions: ciel, disait-il en gémissant, que de qualités estimables un moment de faiblesse et d'erreur a déshonorées! Quel fonds d'honnêteté et de vertu, peut-être, un fol amour a dégradé! Hortense, dans ses lettres, parlait peu d'elle-même, et rarement de sa santé. Cependant, comme Sydonie lui en demandait instamment des nouvelles, elle n'avait pu lui cacher qu'elle se sentait affaiblie. C'était plutôt lui dissimuler que lui dire le dépérissement où elle était tombée, et aux yeux de sa propre mère, elle s'abtenait de s'en plaindre; mais comment le lui déguiser? La bonne Madame De Livernon s'aperçut du progrès du mal, et voulut y apporter remède. Ah! Ma mère, lui dit sa fille, le remède, ou plutôt le soulagement dont j'aurais besoin, ce serait de voir mon enfant. Trois jours après Vervanne reçut de Madame De Livernon une lettre écrite en ces mots: " je ne puis plus vous cacher, monsieur, que la santé de ma fille est sérieusement affectée. Elle demande Sydonie; elle désire ardemment de la voir. Dans l'état où elle est réduite, vous n'aurez pas la cruauté de luienvier cette consolation. Bientôt peut-être, hélas! Vous laissera-t-elle à vous-même d'inutiles et longs regrets; car votre coeur est bon, et finira par être juste. épargnez-vous du moins le remords déchirant d'avoir refusé à une mère la douceur d'embrasser sa fille, et de lui dire adieu, avant de... je ne puis tracer ce mot funeste. Je suis mère, et je touche au moment de ne l'être plus. Accordez-nous, monsieur, cette dernière grâce: je vous la demande à genoux, au nom de la nature. Dans un mois, Sydonie sera de retour auprès de vous. " le coeur du malheureux Vervanne fut navré de douleur à la lecture de cette lettre. Il n'y a donc, disait-il, il n'y a donc que la mort qui puisse expier à mes yeux la faute d'un être fragile! Il a fallu, pour l'en punir, la laisser neuf ans dans l'exil, se consumer, s'éteindre; et, dans ce moment même où elle est expirante, je ne vais pas lui dire que tout est pardonné! Oui, tout l'est dans mon coeur; je donnerais mon sang pour prolonger sa vie. Mais pour elle, comme pour moi, quelle entrevue et quel supplice! Irais-je l'accabler de mon silence humiliant? Irais-je, dans un coeur flétri par le chagrin, rechercher quelques sentimens, non pas d'amour, car le nom seul nous en est à jamaisfuneste, mais d'une bienveillance généreuse et sincère? Ah! Si l'amitié simple, l'amitié dont l'estime est la plus pure essence, pouvait nous réunir, j'irais tomber à ses genoux. Mais l'homme qu'on ne peut regarder sans rougir, la femme dont il faut sans cesse s'efforcer d'oublier la honte, peuvent-ils jamais être amis? Non, par pitié pour elle, je ne dois plus la voir. Mais du moins ne lui refusons point une dernière consolation. L'amour même outragé, n'a pas le droit d'outrager la nature. Dès le lendemain, Sydonie, accompagnée d'une femme fidèle et sage, partit pour Livernon. Ah! De quelle amertume fut mêlée, en voyant sa mère, la joie de cette aimable enfant! Elle se souvenait de l'avoir vue dans tout l'éclat de sa beauté; elle eut peine à la reconnaître. Au lieu de ces roses si fraîches qui semblaient autrefois éclore sur son teint, un rouge ardent perçait à travers la pâleur de ses joues exténuées; et ce feu d'une fièvre lente dont son sein était consumé, pétillait dans ses yeux cavés par la douleur. Mais eût-elle été plus changée, ses larmes, son émotion, le tressaillement de son sein, ses cris de joie en voyant sa fille, lui auraient annoncé une mère. Une mère seule, en effet, peut ressentir, peut exprimer ces mouvemens inimitables; tout n'est qu'indifférence au prix de satendresse, tout est froid au prix de son coeur. Dès qu'elle put tenir serrée entre ses bras sa chère Sydonie, tous ses maux furent oubliés. Ses nuits étaient cruelles; une haleine séche et brûlante n'échappait de son sein que par convulsions, et en le déchirant. Mais, lorsque le jour ramenait son enfant auprès d'elle, la nature semblait suspendre ses souffrances; et sa fille croyait la voir sortir d'un paisible sommeil. Près d'un mois se passa dans les effusions de leur tendresse mutuelle, et dans la douce intimité des entretiens les plus touchans. La vertu respirait dans les conseils et les leçons qu'Hortense y donnait à sa fille; mais, dans ces entretiens, ou à chaque instant le père était nommé, l'époux ne l'était presque pas; et jamais il ne fut l'objet d'une plainte échappée à celle qu'il faisait mourir de douleur. Enfin, malgré l'illusion que cette tendre mère s'efforçait de faire à sa fille, déjà se sentant épuisée, et croyant n'avoir plus que peu de jours à vivre, elle se résolut à l'éloigner; soit pour lui épargner la douleur de recevoir ses derniers soupirs, soit pour se rendre à elle-même le moment de quitter la vie moins cruel et moins déchirant. Allez, ma fille, lui dit-elle, allez retrouver votre père. Vous passerez l'hiver auprès de lui,et au printemps, si je vis encore, vous obtiendrez de lui qu'il veuille bien permettre que vous reveniez près de moi. Dites-lui bien des choses tendres au nom de votre mère, qui l'a toujours aimé, qui l'aimera toujours. Alors, mêlant ses larmes à celles que sa chère enfant répandait dans son sein, elle lui fit présent d'une cassette dont elle lui remit la clef; mais elle lui recommanda de ne l'ouvrir que lorsqu'elle ne serait plus, et en exigea le serment. Sydonie, en pleurant sur les mains de sa mère, prononça le serment qu'elle lui demandait, et partit le coeur déchiré. Vervanne attendait le retour de sa fille avec une pénible impatience. Quel tourment, disait-il, que d'exercer les rigueurs d'une haine que l'on ne ressent pas, et que d'être cruel avec un coeur sensible! Ah! Si, pour lui rendre la vie et la santé, il ne fallait qu'étouffer moi-même dans ses bras tous mes ressentimens; si elle avait le courage de le vouloir et de le demander; l'amour jaloux, l'amour offensé, l'honneur même, l'impitoyable honneur aurait beau vouloir m'arrêter, j'irais revoir, j'irais guérir et sauver cette infortunée. Ces mouvemens si naturels à un bon coeur, et cependant si rares, redoublèrent de force, lorsque sa fille, après leurs embrassemens mutuels, lui dit dans quel état elle laissait sa mère,et lui répéta les mots tendres qu'elle l'avait chargée de lui dire en son nom. Ah! Mon père, ajouta Sydonie en pleurant, comment est-il possible qu'une femme aussi vertueuse, qu'une femme qui vous adore, qui n'a jamais cessé de vous aimer, qui ne parle de vous qu'avec l'estime la plus profonde, qui mille fois m'a dit que mon premier devoir était de révérer mon père, de l'aimer, de le rendre heureux; comment est-il possible qu'elle languisse et meure loin de vous? Vous m'avez dès long-temps imposé silence sur cet éloignement incompréhensible pour moi; et j'ai respecté la défense d'en vouloir pénétrer la cause, mais... son père à ces mots l'arrêta. Ma fille, lui dit-il avec émotion, il est des secrets de famille qu'il faut ignorer à votre âge. Votre mère ne vous a pas temoigné le désir de me revoir, n'est-il pas vrai?-non pas expressément.-eh bien! Croyez qu'entre deux époux qui conservent l'un envers l'autre tant d'estime et de bienveillance, il doit y avoir, pour vivre éloignés si long-temps, quelque motif que leurs enfans doivent s'abstenir de connaître. Sydonie, en baissant les yeux, se tint dans le silence que son père lui commandait; mais, lorsqu'elle fut seule, son coeur se soulagea par ses soupirs et par ses larmes; et, toutes les foisqu'elle était livrée à elle-même, elle ne cessait de gémir. La femme qui l'avait accompagnée dans son voyage l'avait vue arrosant de pleurs la cassette qu'elle tenait soigneusement sur ses genoux. Elle observa que le même objet l'occupait dans sa solitude, et que, sans ouvrir la cassette, elle y tenait ses yeux tristement attachés, ou la baisait avec un saint respect, toujours en la baignant de pleurs. Cette femme, inquiète et de la cause et de l'effet de cette affliction continuelle, crut qu'il était de son devoir d'en instruire le père, et lui fit surprendre sa fille dans un moment où, d'un oeil attendri regardant la cassette, elle disait ces mots: je ne saurai donc son secret que lorsqu'elle ne sera plus! Ma fille, lui dit le marquis, quel est donc ce petit trésor dont la vue vous cause tant d'émotion et de tristesse?-ce trésor! Oui, mon père, répondit-elle, oui, c'en est un pour moi. Mais il m'est inconnu; et je demande au ciel qu'il ne me soit jamais permis de le connaître. J'ai promis à ma mère de n'ouvrir cette boîte qu'après... elle n'acheva point, les pleurs lui étouffèrent la voix. En avez-vous la clef, lui demanda Vervanne?-oui, mon père, je l'ai; mais je n'abuserai jamais de la confiance dema mère.-à votre âge, ma fille, on est bien curieuse.-oh! Non, mon père, on ne l'est pas jusqu'à l'impiété; et j'ose répondre de moi.-vous en serez plus sûre encore, lui dit-il, en laissant cette cassette dans mes mains. La clef restera dans les vôtres. Sydonie obéit et céda, mais avec cette répugnance que l'on éprouve en se séparant de ce que l'on a de plus cher. Dans toute autre situation, un aussi honnête homme que le marquis se fût fait un devoir de tenir pour inviolable le secret d'une mère confié à sa fille, sur la foi du serment qu'il resterait scellé jusqu'à sa mort. Mais quelle force irrésistible ne devait pas avoir pour lui la tentation de savoir ce qu'enfermait cette cassette? Bien assuré que ce ne pouvait être qu'une espèce de testament et de confidence dernière, quel intérêt n'avait-il pas de voir comment l'âme d'Hortense allait se dévoiler aux yeux de son enfant, et quelles vérités elle n'avait voulu lui révéler que du fond du tombeau! Lui-même, quels regrets n'aurait-il pas un jour d'avoir tardé à s'en instruire! Il ne lui était pas possible de croire sa femme innocente; mais il lui serait doux encore de la trouver moins criminelle; et, quoique la douleur d'avoir été injuste dût être pour lui déchirante, il n'eût rien désiréplus vivement que d'avoir à s'en accuser. Il hésita long-temps, il combattit, s'efforça de vaincre cette coupable envie, repoussant vingt fois la cassette, et voulant se résoudre à la rendre à sa fille. Mais, par un dernier mouvement, sa main, malgré lui décidée, brisa la fragile serrure; et dès-lors il lui fut impossible de ne pas lire l'écrit, tracé de la main d'Hortense, que la cassette renfermait. Je veux, ma fille, disait Hortense dans l'écrit qu'elle lui laissait, vous donner en mourant une grande leçon. Je meurs déshonorée, et je meurs innocente. Mon malheur m'accuse d'un crime; je n'ai eu que des torts, que je crois pardonnables. Mais ces torts, légers en eux-mêmes, ont été graves en apparence; votre père y a été trompé. Ne l'en accusez point; l'erreur était inévitable: ma première faute a été de n'avoir pas su l'en garantir. J'ai cru pouvoir les mépriser, ces apparences dangereuses: j'ai mis une importance vaine à ce qui n'en avait aucune; je n'en ai mis aucune à ce qui devait en avoir le plus. Fière des sentimens honnêtes que j'avais dans le coeur, j'ai défié l'estime publique et celle d'un mari homme de bien, de me manquer jamais. Sans reproche à mes propres yeux, je me suis flattée d'être au-dessus même du soupçon et, sans avoirrien fait qui dût me rendre méprisable, je suis tombée dans le mépris et du monde et de mon époux. Ce mépris est, ma fille, le poison lent qui me consume, et qui va me faire mourir. écoutez, méditez, et n'oubliez jamais ce qui a perdu votre mère. " j'épousai, à dix-neuf ans, l'homme le plus aimable, le plus estimable à mes yeux. J'étais malheureusement assez belle (je puis le dire, hélas! Sans vanité, dans l'état où je suis). Ce dangereux présent de la nature seconda les soins que je pris de plaire à l'époux que j'aimais, que j'ai toujours uniquement aimé, que j'aimerai jusqu'au dernier soupir. Mais ce sentiment qui seul aurait suffi à mon bonheur, je n'eus pas le bon sens de voir qu'il devait suffire à ma gloire. La vanité m'offrit d'autres succès dans les agrémens de mon âge. Je me permis d'aimer à plaire; et, en réservant à mon époux toute l'affection de mon coeur, je laissai ma frêle beauté jouir innocemment des hommages qu'on lui rendait; non que je fusse crédule au point d'y ajouter foi, je les savais frivoles, et souvent peu sincères; ma mère avait pris soin de me les faire apprécier, et j'y attachais peu d'estime. Mais en voyant que mes pareilles, sans les estimer davantage, ne laissaient pas de s'y complaire, comme dans l'unique triomphe que lanature et l'opinion nous eussent accordé, me disaient-elles quelquefois, je m'en laissai flatter comme elles. Votre père n'en fut ni surpris, ni jaloux. Notre tendresse mutuelle avait pris un caractère qui nous semblait inaltérable; votre naissance avait rendu l'union de nos coeurs plus vertueuse et plus intime; et un sentiment doux, mais assez vif encore, avait fait succéder le calme du bonheur à l'ivresse d'un fol amour. " je jouissais donc pleinement de l'estime de mon époux. Je ne lui faisais pas mystère des soins qu'une jeunesse agréable et légère me rendait dans le monde; et chez lui-même elle était reçue sans inquiétude et sans ombrage. Ma mère seule en avait quelques craintes: non qu'elle eût aucun doute de l'honnêteté de mon coeur; mais, par un pressentiment sage, elle appréhendait pour sa fille et le faux jour des apparences, et les fausses couleurs de la malignité. " vous êtes bien sûre, ma fille, me disait-elle, de la tranquillité du coeur de votre époux: comme moi, il lit dans votre âme. Mais êtes-vous aussi assurée que le monde soit juste? Croyez-vous que l'envie, la vanité jalouse, et cette malice légère qui se joue à lancer des traits empoisonnés, ne porteront aucune atteinte à cet honneur, si délicat, si tendre, sitendre, si facile à blesser, que vous exposez imprudemment? Je répondais que l'innocence de ma conduite était si évidente, qu'à moins de se rendre odieux, personne au monde n'oserait l'attaquer. " en effet, comme il n'y avait dans mes actions, dans mes propos, dans la simplicité de mon caractère, rien qui ressemblât au manége de la coquetterie, et que tout naturellement je ne songeais qu'à être aimable, sans me glorifier d'être aimée, la méchanceté même voulut bien m'épargner. Mon mari donnait, il est vrai, l'exemple de la confiance que l'on devait avoir en mon honnêteté: sans froideur et sans négligence, il me laissait une liberté dont il était bien sûr que je n'abusais pas; et, à mon tour, je voyais sans alarme celle dont il usait lui-même. " l'amour des lettres, et singulièrement le goût du spectacle, qui faisait son amusement, l'avait comme engagé dans un cercle de connaisseurs; et un ami que je m'accuse de soupçonner de perfidie, le chevalier d'Onval, l'y avait introduit. Cette societé se faisait une occupation habituelle et intéressante de rétablir la gloire du théâtre-français: elle attirait les talens naissans; et de fréquens soupers où ils étaient admis, étaient le point de ralliement, et le rendez-vous des séances." je savais bien que de jeunes beautés y étaient accueillies; mais, persuadée que mon mari m'aimait et qu'il ne pouvait rien aimer qui ne fût estimable, j'aurais rougi de le croire accessible à cette espèce de séduction. " cependant Onval, son ami, qui se disait aussi le mien, me demandait quelquefois si ces petits conciliabules de théâtre, et ces intérêts de coulisses ne me causaient aucune crainte, m'offrant d'engager doucement Vervanne, son ami, à renoncer à ces liaisons, pour peu que j'en fusse inquiète. " peut-être Onval n'avait-il en vue que mon repos; peut-être aussi lui-même aurait-il voulu le troubler. C'est un soupçon que je désavoue, mais qui plus d'une fois m'est venu depuis mon malheur. Il faut, me disait-il souvent, il faut si peu de chose pour troubler le bonheur d'une âme délicate et sensible comme la vôtre! Une ombre de soupçon, le plus léger nuage sur la conduite de mon ami, quelque honnête qu'elle me semble, me fait trembler et pour vous et pour lui. Hélas! Ma fille, c'était moi qui écartais ces idées, en l'assurant que mon estime pour mon mari était inaltérable, et que jamais je ne m'abaisserais à craindre de pareilles rivalités. J'entendais mon mari lui-même louer les talens, la figure, les agrémens des filles dethéâtre; mais comme il en parlait assez légèrement, je n'en ressentais dans mon coeur aucune espèce de jalousie. " enfin ce repos précieux de mon coeur et de ma pensée fut troublé par un événement auquel j'ai de la peine à croire, après l'avoir vu de mes yeux. " mon mari m'avait prodigué toutes ces parures de luxe qui étaient alors fort à la mode: j'avais des diamans d'une rare beauté; et, dans ces bracelets, ces pendans, cette aigrette, et ce collier éblouissant, on remarquait encore moins la richesse que l'art et le goût de l'artiste: cependant, après avoir joui quelques années de ce frivole amusement de mon jeune amour-propre, je l'avais négligé. Depuis votre naissance, la qualité de mère ayant donné à mon caractère un peu plus de solidité, je ne me parais presque plus; je vous les réservais, ma fille, ces diamans inutiles pour moi. Mais un jour, en cherchant parmi mes bijoux, une bague qu'Onval me demandait pour en faire monter une pareille, disait-il, je remuai l'écrin de ma parure; je le sentis léger; je l'ouvris; je le trouvai vide. Me voilà effrayée, comme vous pouvez croire. Un vol pareil était bien fait pour me troubler. Je n'en dis rien dans ma maison; mais j'en étais dans une peine extrême; et,incertaine si je devais ou me hâter ou différer d'en informer votre père, je consultai Onval sur la conduite que j'avais à tenir. " non, me dit-il, ne lui en parlez point: il serait inutilement affligé; il ferait du bruit; et le bruit gâte tout dans de pareilles aventures. à moins que le voleur n'ait eu la précaution de démonter vos diamans, on les retrouvera. La police a des yeux de lynx; je me charge du soin d'éclairer ses recherches. Je lui donnai tous les détails dont la police avait besoin pour reconnaître ma parure; et je me reposai sur lui. " le lendemain, il arriva d'un air riant. Bonne nouvelle! Me dit-il; vos diamans sont retrouvés. Mon premier mouvement fut celui de la joie. Je n'avais pas dormi de la nuit, ne doutant pas que le voleur ne fût chez moi, et n'osant soupçonner personne. Ah! M'écriai-je, apprenez-moi bien vite en quelles mains on les a retrouvés. C'est là, s'il vous plaît, me dit-il, ce que vous ne saurez jamais. Ce serait inutilement vous affliger que de vous l'apprendre; et peut-être, après tout, le crime n'est-il pas aussi grand que vous le croiriez. Qu'il vous suffise d'être assurée de les ravoir incessamment: c'est là l'essentiel. Eh! Non, monsieur, lui dis-je, ce ne l'est pas. J'ai l'esprit tourmenté de soupçons et d'inquiétudes, et jusqu'à ce que le voleurme soit connu, je craindrai de le voir dans tout ce qui m'approche. Non, me dit-il toujours en souriant, le voleur n'est pas dangereux; et il est en état de restituer son larcin, je vous en répons. J'insistai; il céda. Je vais donc, me dit-il, vous calmer l'imagination. Mais donnez-moi votre parole que le secret de cette aventure sera inviolablement renfermé entre vous et moi. Ces mots jetèrent dans mon âme une lueur soudaine. Monsieur, ce que vous dites là, et le ton dont vous me le dites me fait penser à mon mari. Est-ce lui qui a pris mes diamans? Qu'en a-t-il fait? Vous pouvez m'en instruire; je n'en ferai aucune plainte. Il a peut-être fait au jeu quelque perte considérable. En pareil cas, rien n'est plus juste que de s'aider de ce qu'on a; et mes diamans étaient à lui. Non, vous n'y êtes pas, me dit-il; mon ami est trop sage pour jouer un jeu qui le réduise à de pareils expédiens. Vos diamans ne sont point vendus, et ils ne sont point mis en gage. Il en fait, je crois, un usage plus pardonnable. Du reste, j'ai pu me tromper; et ce que j'exige de vous, c'est de voir par vos yeux si je ne me suis point mépris. Après cela, vous êtes sage; et vous ne ferez point un crime de ce qui n'est peut-être qu'une légèreté, un caprice, une fantaisie, que sais-je? Un moment d'intérêt etd'enthousiasme pour un jeune et rare talent. " je me sentis, à ces paroles, le coeur flétri, le sang glacé, la voix éteinte; mais je renfermai ma douleur; et d'un air aussi calme qu'il me fut possible de l'affecter: comment, lui dis-je, vérifierai-je par mes yeux ce que vous me dites? Rien de plus aisé, reprit-il: ce fut hier que Mélanie débuta dans un rôle qui exige une grande parure; elle était rayonnante de diamans; tout le public en fut frappé; et moi, sur les indices que vous m'aviez donnés, je crus, je vous l'avoue, reconnaître votre dépouille. Demain elle jouera le même rôle; allez l'y voir sans vous montrer. Mais encore une fois, belle et sensible Hortense, même après vous être assurée de la faiblesse de mon ami, ne lui en témoignez rien. Les éclaircissemens troubleraient sans retour le repos de votre maison, et empoisonneraient votre vie. Croyez-en un ami sincère: la douceur, l'indulgence, la dissimulation des torts qu'un mari peut avoir, sont les premières qualités d'une femme: quand le reproche est juste, loin de guérir la plaie, il ne fait que l'envenimer. " Vervanne avait parlé souvent de cette Mélanie devant moi, sans ménagement, comme d'une jeune et jolie actrice qui consolerait le théâtre, disait-il, de la vieillesse d'unegaussin; ces propos n'étaient pas effacés de mon souvenir; mais, quoique toutes les apparences fussent d'accord, je ne pouvais me persuader qu'un homme à qui j'avais connu tant de délicatesse, eût voulu s'avilir à ses propres yeux, jusqu'à me dérober mes diamans pour les donner à une actrice. Je passai vingt-quatre heures dans les angoisses les plus cruelles. Il fallut ramasser le peu de force et de courage qui me restait pour demander à Madame De B une place au fond de sa loge. Je m'y rendis. " le tremblement avec lequel j'attendis qu'on levât la toile fut pareil à celui d'une victime qui attend le coup mortel. Mon saisissement redoubla jusqu'au moment où parut Mélanie. Elle entra sur la scène; je la voyais de près; je reconnus mes diamans. Mes yeux à l'instant s'obscurcirent; un frisson me saisit; j'allais tomber en défaillance, je demandai à prendre l'air. On me mena hors de la salle, on appela mes gens, je montai en carrosse, et je revins chez moi m'abandonner à ma douleur. Ce qui achevait de m'accabler, c'était d'avoir vu votre père, les yeux fixés sur la nouvelle actrice, et l'air ému de tous les sentimens que son rôle exprimait, l'applaudir avec des transports d'ivresse et de ravissement. " seule, au fond de mon cabinet, à demirenversée sur une chaise longue, dans le désordre du désespoir: c'en est fait, me disais-je, le coeur de mon mari est perdu pour moi sans retour. Le cruel! Comme il m'a trompée! Et à quel vil prix il a mis l'estime de lui-même, mon repos et notre bonheur! " comme j'étais ainsi abîmée dans des réflexions déchirantes, Onval arrive; il entre, il me voit tout en pleurs, pâle, éperdue, échevelée. ô dieu! S'écria-t-il, qu'ai-je fait? Et dans quel état mon imprudence vous a mise! Pardon, madame, et mille fois pardon de tout le chagrin qu'elle vous cause. J'en suis moi-même au désespoir. " à ces mots, et de l'air d'un homme désolé, il s'était jeté sur mes mains, qu'il pressait de ses lèvres avec mille sanglots. Ah! J'étais loin d'imaginer dans sa compassion rien qui pût blesser la décence. Mais celui qui seul m'occupait dans ce moment, votre père entre tout à coup, et croyant surprendre son perfide ami dans mes bras: traître, dit-il, en courant sur lui l'épée à la main, voilà donc pourquoi tu me quittais. Va-t'en, puisque tu es sans défense; va-t'en, ton lâche coeur est trop indigne de mes coups. Va périr de la main de quelque infâme comme toi. Onval voulut parler. Sors, reprit mon mari, cesse de souiller ma maison. Et vous, madame,me dit-il, avec une amertume qui a passé dans mon âme, et qui l'a dévorée, est-ce donc là cette pâmoison qui vous a fait quitter si subitement le spectacle? " indignée de cette insulte, j'allais répondre et l'accabler; il ne m'en donna pas le temps. Allez, madame, me dit-il, la fierté sied mal au désordre où vous êtes. Dans dix minutes vos chevaux seront mis. Allez vous mettre décemment pour vous rendre chez votre mère; c'est dans ses bras qu'il faut désormais vous cacher. " une femme plus courageuse ou plus raisonnable que moi serait restée chez elle, et l'y aurait attendu; elle aurait dévoré une première injure, et, avec le sang-froid de l'innocence, elle aurait obtenu le moment de se faire entendre. Mais j'étais faible et vive; je ne sentis que mon outrage, et je ne vis que le contraste de mon honneur calomnié, et de l'indignité d'un homme qui, après m'avoir trahie, osait me condamner sur une légère apparence, sans me donner le temps de me justifier. Je me retirai chez ma mère, résolue à ne jamais revoir l'inhumain, l'infidèle qui me déshonorait. " ma mère, après m'avoir entendue, voulut me résoudre à lui écrire. Moi, lui dis-je, descendre à des explications auxquelles il ne croirait pas! Moi recourir après l'estime d'un coeurindigne de la mienne! Non, ma mère, puisque six ans d'une conduite irréprochable n'ont pas même obtenu de lui qu'il ait douté si j'étais criminelle, rien ne lui ferait croire que je ne le suis point. Il s'est accoutumé à voir dans ses sociétés des âmes viles et corrompues, il me suppose leur bassesse, et, capable lui-même des plus infâmes procédés, il me juge d'après son coeur. Qu'il le donne son coeur à une Mélanie! Il est aussi indigne de mes regrets que les vains ornemens dont il m'a dépouillée pour les prostituer. Ma mère aurait voulu m'adoucir; je fus inflexible. Elle lui écrivit cependant. Mais j'obtins que, dans cette lettre, elle s'en tînt à lui assurer que j'étais sans reproche, et à lui dire qu'en lui abandonnant mon bien, je ne demandais que ma fille. " dans sa réponse il passa sous silence ce qu'il pensait de moi: silence plus cruel et plus injurieux que ses injures mêmes! Et, en me refusant ma fille, il ne me rendit que mon bien. Ainsi, ma chère enfant, se consomma notre rupture. " j'ai voulu que, dans l'âge où vous serez instruite de mon malheur, la cause vous en fût connue. Ne faites pas à votre mère expirante l'injure de penser qu'elle vous en impose. Si j'avais eu les torts dont je suis accusée, j'enaurais gémi en silence, ou j'en déposerais dans votre sein l'aveu avec le repentir. Mais le vrai tort dont je m'accuse, et dont je veux vous préserver, ce fut cette légèreté, cette confiance imprudente et présomptueuse qui, comptant sur le témoignage que je me rendais à moi-même, croyait n'avoir plus rien à ménager: c'est là ce qui a séduit et perdu votre mère. Je vous l'ai dit, j'ai passé ma jeunesse à écouter les voeux et à recevoir les hommages d'une foule de séducteurs; et j'ai prétendu que jamais on ne m'accuserait d'avoir été séduite. Aussi flattée de plaire, aussi vaine que celles qui finissaient par être faibles, j'ai voulu seule être réputée exempte de faiblesse, infaillible et hors de péril au milieu des écueils dont je m'environnais. De l'estime de mon mari, je me suis fait un droit à sa confiance inaltérable. Lors même que les apparences ont été le plus contre moi, j'ai dédaigné de les détruire, et je lui ai fait un crime d'y avoir été trompé. Voilà, ma fille, les erreurs de ma vie. Je n'ai pu vous dissimuler le premier tort de votre père; mais c'est encore à moi que vous devez l'attribuer. Si j'eusse été moins dissipée; si, plus uniquement occupée à lui plaire, je n'eusse pas laissé à ses désirs le temps d'errer à l'aventure, hélas! Jamais peut-être n'eût-il aimé que moi! Profitezde mes fautes, et oubliez la sienne; aimez-le autant que s'il m'avait toujours aimée; et, lorsque vous serez épouse et mère, souvenez-vous que, par une éternelle loi de la nature, la gloire, le repos et le bonheur d'une femme sont inséparables de ses devoirs. " on peut s'imaginer quelle impression fit sur l'âme de Vervanne la lecture de cet écrit. Désolé d'avoir méconnu cette âme vertueuse et pure, accablé du regret d'avoir empoisonné et abrégé ses jours; soulagé cependant comme d'un poids horrible du reproche qu'il lui avait fait, impatient d'en aller expier le crime à ses genoux, et demandant au ciel de la revoir au moins avant sa mort, dont il était la cause, il baisa mille fois les traits de cette main qui faisait à son coeur tant de nouvelles plaies, mais qui en guérissait une bien plus cruelle encore. Et parmi tous ces mouvemens, de quelle indignation son âme ne fut-elle pas soulevée, lorsque, dans le récit d'Hortense, il découvrit toute la noirceur et toute la scélératesse du fourbe et du perfide Onval! Ah! Dit-il, c'est donc moi que le ciel a vengé en le faisant mourir en lâche et en infâme! Il passa la nuit à frémir, à pleurer, à demander à Dieu le temps de réparer ses injustices; et le lendemain, avec sa fille, il prit la poste pour Livernon.La surprise et la joie de la mère d'Hortense furent extrêmes, lorsqu'elle apprit que Sydonie amenait son père avec elle. Mais, en venant au-devant de lui, elle le supplia de vouloir bien ménager la malade, et de lui donner à elle-même quelques momens pour la disposer à le voir; car une émotion si soudaine aurait pu la faire expirer. Ah! Ma mère, lui dit Hortense, lorsque par degrés elle apprit que son mari venait d'arriver, je suis plus mal que je ne croyais! Qu'il vienne donc recevoir mes adieux, et me pardonner les chagrins dont j'ai empoisonné sa vie. Le premier mouvement de Vervanne, en paraissant devant sa femme, fut de se jeter sur ses mains, de les baigner de larmes, et de lui demander pardon. Vous êtes bien généreux, lui dit-elle avec un regard attendri, puisqu'en me croyant criminelle, vous...-non, je ne le crois plus, non, je n'ai jamais dû le croire; mon estime pour vous devait mieux résister à des apparences trompeuses. Mais enfin tout m'est éclairci. J'ai fait une infidélité à ma fille, j'ai ouvert sa cassette; j'ai lu, et je n'ai plus été déchiré que de mes remords. Mais ces remords ne m'accusent pas de la honteuse infidélité dont vous m'avez jugé coupable. Croyez, Hortense,à la bonne foi d'un homme dont le coeur doit vous être connu. Dès que vous aurez eu la force de l'entendre, vous le trouverez innocent, et digne encore de votre amour. Ce peu de mots causèrent à sa femme une émotion si profonde, et des sanglots de joie et de tendresse si violens, si convulsifs, que l'on crut voir tous les frêles liens de son âme se briser à la fois. Cette crise fut son salut. L'abcès qui était le foyer de son mal, en perçant tout à coup, s'épancha de son sein; et, lorsqu'elle revint de l'évanouissement où elle était tombée, elle crut renaître à la vie. Les transports de la joie, à cette espèce de miracle, éclatèrent dans le château: il ne retentissait que d'actions de grâces et de voeux portés jusqu'au ciel. Les soins de l'amour d'une mère, ceux d'une fille et d'un époux se réunirent pour achever ce prodige de la nature; l'art y joignit tous ses moyens, et dans peu de temps la malade fut en pleine convalescence. Alors, avec une douceur charmante: vous m'avez donc toujours aimée, dit-elle à son époux? C'est à cette persuasion délicieuse qu'est attaché pour moi le plaisir de revivre. Vous en allez juger, lui répondit Vervanne en lui montrant l'écrin où étaient enfermés ses diamans. La voilà cette parure, un momentprofanée, sans avoir cessé d'être à vous. écoutez-moi tranquillement et en silence; car ce n'est plus à vous, mais à cette bonne et digne mère que je m'en vais parler. Il fut un temps, vous le savez, madame, où le luxe des diamans était un objet de décence: ce temps ne fut pas long; et bientôt l'avilissement de la plus riche des parures en dégoûta les honnêtes femmes. Dès la troisième année de notre mariage, Hortense y renonça: ses diamans furent oubliés, et enfermés dans cet écrin. La maladie du bel-esprit, épidémique dans ce temps-là, m'avait gagné moi-même. J'étais d'une société qui croyait présider à la littérature. Le théâtre surtout semblait être notre domaine: nous étions les conseils, les patrons des acteurs; mais la faveur la plus marquée était réservée aux actrices; et plus d'un, parmi nous, leur rendaient des soins assidus. Je ne fus jamais de ce nombre: jeune époux d'une femme aimable, et encore plus jeune que moi, je n'avais, grâce au ciel, aucune envie de lui être infidèle. Mon goût pour le théâtre était mon seul attrait. L'un de nos connaisseurs, le chevalier d'Onval, avait tant fait par ses souplesses, qu'il s'était lié avec moi de ce qu'on appelle amitié. Il avait de l'esprit, du goût, de la culture; et une espèce de philosophie qu'ilaffichait, m'ayant persuadé qu'avec une pointe de galanterie et de libertinage, il ne laissait pas d'avoir encore un fond d'honnêteté, je m'étais pris dans ses filets. Il venait chez moi fréquemment; et, comme il ne me semblait pas plus empressé auprès de ma femme que ne le permet la bienséance, je ne me défiais point de lui. J'étais plus loin encore de me défier d'elle. Mais quel piége le fourbe osa nous tendre à tous les deux! Dans l'un de ces soupers où notre cercle d'amateurs daignait admettre les talens, une actrice des plus célèbres amena et recommanda une jeune et belle aspirante, dont le début était annoncé. Cette jeune personne s'appelait Mélanie. Elle devait débuter dans un rôle où le costume exigeait, disait-on, une parure de diamans; elle n'en avait pas encore; elle en était humiliée. Ceux de son amie étaient connus; elle ne voulait pas qu'on dît que sa parure fût empruntée. Cette délicatesse est noble, lui dit à demi voix le chevalier d'Onval: mais, si un ami vous faisait le plaisir de vous prêter des diamans qu'on n'eût pas vus sur le théâtre? ... assurément, dit Mélanie, j'en serais très-reconnaissante. Marquis, me dit négligemment le chevalier, tu peux lui faire ce plaisir-là: ceux de ta femme sont oubliés dans un écrin; et, sansqu'elle s'en aperçoive, il est aisé de les lui dérober, pour cinq à six jours seulement. Je répons, moi, que Mélanie en aura soin et qu'ils seront fidèlement rendus. J'eus la faîblesse d'y consentir; j'eus le tort bien plus grave encore d'en faire mystère à ma femme. De là tous les malheurs dont nous avons été les deux innocentes victimes. Vous savez quelle impression fit sur l'âme d'Hortense la vue de ses diamans; vous savez avec quelle adresse le fourbe lui avait préparé ce coup de théâtre accablant. Il l'observait; il la vit sortir du spectacle; il me quitta pour venir la séduire, en feignant de la consoler. L'évanouissement d'une femme dans une loge avait fait du bruit; je l'entendis nommer autour de moi: je quittai le spectacle, et j'arrivai chez moi avec l'inquiétude de l'amour le plus tendre. Jugez de la révolution qui se fit dans mon âme en entrant dans son cabinet. ô dieu! Quel tissu de noirceur, s'écrie Hortense, et quel horrible caractère vous venez de me dévoiler! J'en suis vengé, reprit Vervanne. Connu pour un aventurier, rebuté, mécontent de l'être, son insolence a provoqué le châtiment qu'il méritait; il l'a subi en lâche; et il est mort comme il devait mourir. Mais nous, Hortense, que de peines nousauraient épargnées à tous les deux quelques mots d'éclaircissement! Non, sans la pleine intimité d'une confiance qui n'admet aucune espèce de réticence, il n'y a jamais d'estime inaltérable pour les coeurs même les plus unis. L'inquiétude, le soupçon couve et germe dans le silence: si la plainte diffère de s'exaler, elle s'aigrit: il faut couper racine aux mésintelligences, du moment qu'elles naissent; et l'on a eu raison de dire que le soleil ne doit jamais laisser, en se couchant, de nuage entre deux époux. J'espère, mon ami, lui dit Hortense en lui tendant la main, que vous serez fidèle à une si sage maxime: moi, je promets de l'observer jusqu'à mon dernier soupir.a

LE CONNAISSEUR

Célicour, dès l'âge de quinze ans, avait été dans sa province ce qu'on appelle un petit prodige. Il faisait des vers les plus galans du monde; il n'y avait pas dans le voisinage une jolie femme qu'il n'eût célébrée, et qui ne trouvât que ses yeux avaient encore plus d'esprit que ses vers. C'était dommage de laisser tant de talens enfouis dans une petite ville: Paris devait en être le théâtre; et l'on fit si bien, que son père se résolut à l'y envoyer. Ce père était un honnête homme, qui aimait l'esprit sans en avoir, et qui admirait, sans savoir pourquoi, tout ce qui venait de la capitale, il y avait même des relations littéraires; et du nombre de ses correspondans était un connaisseur appelé M De Fintac. Ce fut particulièrement à lui que Célicour fut recommandé. Fintac reçut le fils de son ami avec cette bonté qui protége. Monsieur, lui dit-il, j'ai entendu parler de vous, je sais que vous avez eu des succès en province; mais en province,croyez-moi, les arts et les lettres sont encore au berceau. Sans le goût, l'esprit et le génie ne produisent rien que d'informe, et il n'y a du goût qu'à Paris. Commencez donc par vous persuader que vous ne faites que de naître, et par oublier tout ce que vous avez appris. Que n'oublierais-je pas, dit Célicour, en jetant les yeux sur une nièce de dix-huit ans, que le connaisseur avait auprès de lui. Oui, monsieur, c'est d'aujourd'hui que je commence à vivre. Je ne sais quel charme on respire en ces lieux; mais il se développe en moi des facultés qui m'étaient inconnues: il me semble que je viens d'acquérir de nouveaux sens, une âme nouvelle. Bon, s'écria Fintac, voilà de l'enthousiasme; il est né poëte, et, à ce seul trait, je le garantis tel. Il n'y a point de poésie à cela, reprit Célicour; c'est la naïve et simple nature.-tant mieux! C'est là le vrai talent. Et à quel âge vous êtes-vous senti animé de ce feu divin?-hélas! Monsieur, j'en ai eu quelques étincelles en province; mais je n'y éprouvai jamais cette chaleur vive et soudaine qui me pénètre dans ce moment. C'est l'air de Paris, dit Fintac. C'est l'air de votre maison, dit Célicour: je suis dans le temple des muses. Le connaisseur trouva que ce jeune homme avait d'heureuses dispositions.Agathe, la plus jolie petite espiègle que l'amour eût formée, ne perdit pas un mot de cet entretien: et certains regards en dessous, certain sourire qui effleurait ses lèvres, firent entendre à Célicour qu'elle ne se méprenait pas au double sens de ses réponses. Je sais bon gré à votre père, ajouta le connaisseur, de vous avoir envoyé dans l'âge où le naturel est assez docile pour recevoir les impressions du bien: mais gardez-vous de celles du mal. Vous trouverez à Paris de faux connaisseurs plus que de bons juges. N'allez pas consulter tout le monde, et tenez-vous-en aux lumières d'un homme qui jamais ne s'est trompé sur rien. Célicour, qui n'imaginait pas que l'on pût se louer soi-même avec tant de franchise, eut la simplicité de demander quel était cet homme infaillible? C'est moi, monsieur, lui répondit Fintac d'un ton de confidence; moi, qui ai passé ma vie avec tout ce que les arts et les lettres ont de plus considérable; moi qui, depuis quarante ans, m'exerce à distinguer, dans les choses d'imagination et de goût, les beautés réelles et permanentes, des beautés de mode et de convention. Je le dis, parce qu'on le sait, et qu'il n'y a point de vanité à convenir d'un fait connu. Quelque singulier que fût ce langage, Célicour y fit à peine attention: un objet plus intéressantl'occupait. Agathe avait quelquefois daigné lever les yeux sur lui; et ses yeux semblaient lui dire les choses du monde les plus obligeantes: mais était-ce leur vivacité naturelle, ou le plaisir de voir leur triomphe qui les animait? Voilà ce qu'il fallait éclaircir. Célicour pria donc le connaisseur de permettre qu'il eût l'honneur de le voir souvent, et Fintac l'y invita lui-même. Dans la seconde visite, le jeune homme fut obligé d'attendre que le connaisseur fût visible, et de passer un quart d'heure tête à tête avec l'aimable nièce. On lui fit bien des excuses, et il répondit qu'il n'y avait pas de quoi. Monsieur, lui dit Agathe, mon oncle est enchanté de vous.-c'est un succès bien flatteur pour moi; mais, mademoiselle, il en est un qui me toucherait davantage.-mon oncle assure que vous êtes fait pour réussir à tout.-ah! Que ne pensez-vous de même?-je suis assez souvent de l'avis de mon oncle.-aidez-moi donc à mériter ses bontés.-il me semble que vous n'avez pas besoin d'aide.-pardonnez-moi: je sais que les grands hommes ont presque tous des singularités, quelquefois même des faiblesses. Pour flatter leurs goûts, leurs opinions, leur caractère, il faut les connaître; pour les connaître, il faut les étudier; et si vous vouliez,belle Agathe, vous m'abrégeriez cette étude. Après tout, de quoi s'agit-il? De gagner la bienveillance de votre oncle?-rien au monde n'est plus innocent.-il est donc d'usage en province de s'entendre avec les nièces, pour réussir auprès des oncles? Cela n'est pas si maladroit.-je n'y vois rien que de très-simple.-mais si mon oncle avait, comme vous le dites, des singularités, des faiblesses, faudrait-il vous en donner avis?-pourquoi non, me soupçonneriez-vous d'en vouloir faire un mauvais usage?-non, mais sa nièce!-eh bien! Sa nièce doit souhaiter qu'on cherche à lui complaire. Il a passé l'âge où l'on se corrige; il n'y a donc plus qu'à le ménager.-on ne peut pas mieux lever les scrupules.-ah! Vous n'en auriez aucun si je vous étais mieux connu; mais non, vous êtes dissimulée.-en effet, je vois monsieur pour la seconde fois: comment puis-je avoir des secrets pour lui?-je suis indiscret, je l'avoue, et je vous en demande pardon.-non, c'est moi qui ai tort de vous laisser croire la chose plus grave qu'elle n'est. Voici le fait: mon oncle est un bon homme, qui n'eût jamais été que cela, si on ne lui avait pas mis dans la tête la prétention de se connaître à tout, de juger les arts et les lettres, d'être le guide, l'appréciateur, et l'arbitre des talens. Cela ne fait du malà personne; mais cela nous attire une foule de sots que mon oncle protége, et avec lesquels il partage le ridicule du bel-esprit. Il serait bien à souhaiter, pour son repos, qu'il abandonnât cette chimère; car le public semble avoir pris à tâche de n'être jamais de son avis; et c'est tous les jours quelque scène nouvelle.-vous m'affligez.-vous voilà au fait de tous nos secrets de famille, et nous n'avons plus rien de caché pour vous. Comme elle achevait, on vint dire à Célicour que le connaisseur était visible. Le cabinet où il fut introduit annonçait la multiplicité des études et la foule des connaissances: on voyait le plancher couvert d' in-folio pêle-mêle entassés, des rouleaux d'estampes, de cartes déployées, et de manuscrits semés au hasard sur une table, un tacite ouvert à côté d'une lampe sépulcrale, entouré de médailles antiques; plus loin, un télescope sur son affût, l'esquisse d'un tableau sur le chevalet, un modèle de bas-relief en cire, des morceaux d'histoire naturelle, et du parquet au plafond des rayons de livres pittoresquement renversés. Le jeune homme ne savait où mettre le pied: et son embarras fit au connaisseur un plaisir extrême. Pardonnez, lui dit-il, le dérangement où vous me trouvez: c'est ici mon cabinet d'études; j'ai besoin d'avoir tout cela sous mamain. Mais ne croyez pas que le même désordre règne dans ma tête: chaque chose y est à sa place; la variété, le nombre même n'y jette point de confusion. Cela est merveilleux! Dit Célicour, qui ne savait ce qu'il disait, car il était encore occupé d'Agathe. Oh! Très-merveilleux, reprit Fintac: et souvent je m'étonne moi-même quand je réfléchis au mécanisme de la mémoire, à la manière dont les idées se classent et s'arrangent à mesure qu'elles arrivent. Il semble qu'il y ait des tiroirs pour chaque espèce de connaissances. Par exemple, à travers cette foule de choses qui m'avaient passé par l'esprit, qui m'expliquera comment vint se retracer dans mon souvenir, à point nommé, ce que j'avais lu autrefois sur le retour de la comète? Car vous saurez que c'est moi qui donnai l'éveil à nos astronomes.-vous, monsieur?-ils n'y pensaient pas, et sans moi la comète passait incognito sur notre horizon. Je ne m'en suis pas vanté, comme vous croyez bien: je vous le dis en confidence.-et pourquoi vous laisser dérober la gloire d'un avis aussi important!-bon! Je ne finirais pas si je réclamais tout ce qu'on me vole. En général, mon enfant, sachez qu'une solution, une découverte, un morceau de poésie, de peinture ou d'éloquence, n'appartient pas, autant qu'onl'imagine, à celui qui se l'attribue. Mais quel est l'objet d'un connaisseur? D'encourager les talens, en même temps qu'il les éclaire. Que l'idée de ce bas-relief, que l'ordonnance de ce tableau, que les beautés de détail ou d'ensemble de cette pièce de théâtre soient de l'artiste ou de moi, cela est égal pour le progrès de l'art: or, c'est là tout ce qui m'intéresse. Ils viennent, je leur dis ma pensée, ils m'écoutent, ils en font leur profit, c'est à merveille, je suis récompensé quand ils ont réussi. Rien n'est plus beau, dit Célicour: les arts doivent vous regarder comme leur apollon. Et Mademoiselle Agathe, daigne-t-elle être aussi leur muse?- non; ma nièce est une étourdie que j'ai voulu élever avec soin, mais elle n'a aucun goût pour l'étude. Je l'avais engagée à jeter les yeux sur l'histoire; elle m'a rendu mes livres, en me disant que ce n'était pas la peine de lire, pour voir dans tous les siècles d'illustres fous et de hardis fripons se jouer d'une foule de sots. J'ai voulu essayer si elle goûterait davantage l'éloquence; elle a prétendu que Cicéron, Démosthènes, etc., n'étaient que d'habiles charlatans, et que, quand on avait de bonnes raisons, l'on n'avait pas besoin de tant de paroles. Pour la morale, elle soutient qu'elle la sait toute par coeur, et que Lucas, son père nourricier, estaussi sage que Socrate. Il n'y a donc que la poésie qui l'amuse quelquefois; encore préfére-t-elle des fables aux poëmes les plus sublimes, et vous dit bonnement qu'elle aime mieux entendre parler les animaux de Lafontaine, que les héros de Virgile et d'Homère. En un mot, elle est, à dix-huit ans, aussi enfant qu'on l'est à douze, et au milieu des entretiens les plus sérieux, les plus intéressans, vous serez surpris de la voir s'amuser d'une bagatelle, ou s'ennuyer dès que l'on veut captiver son attention. Célicour, riant au dedans de lui-même, prit congé de M De Fintac, qui lui fit la grâce de l'inviter à dîner pour le lendemain. Le jeune homme était si aise, qu'il n'en dormit pas de la nuit. Dîner avec Agathe? C'était le plus beau jour de sa vie. Il arrive; et à sa beauté, à sa jeunesse, à l'air de sérénité, répandu sur son visage, on eût cru voir paraître Apollon, si le parnasse de Fintac eût été mieux composé. Mais, comme il ne voulait que des protégés et des adulateurs, il n'attirait chez lui que des gens faits pour l'être. Il leur annonça Célicour comme un jeune poëte de la plus belle espérance, et le fit placer à table à sa droite. Dès-lors voilà tous les yeux de l'envie attachés sur lui. Chacun des convives lui crut voir usurper sa place, et jura dans lefond de son âme de se venger, en décriant le premier ouvrage qu'il donnerait. En attendant, Célicour fut accueilli, caressé par tous ces messieurs, et les prit dès ce moment pour les plus honnêtes gens du monde. Un nouveau venu excitait l'émulation; le bel-esprit mit toutes les voiles au vent: on jugea la république des lettres; et, comme il est juste de mêler la louange à la critique, on loua généreusement tous les morts, et on déchira tous les vivans, bien entendu, tous les vivans qui n'étaient pas de ce dîner. Tous les ouvrages nouveaux qui avaient réussi sans passer sous les yeux de Fintac, ne pouvaient avoir qu'un succès éphémère; tous ceux qu'il avait scellés du sceau de son approbation, devaient aller à l'immortalité, quoi qu'en dît le siècle présent. On parcourut tous les genres de littérature; et, pour donner plus d'essor à l'érudition et à la critique, on mit sur le tapis cette question toute neuve, savoir, lequel méritait la préférence de Corneille ou de Racine. L'on disait même là-dessus les plus belles choses du monde, lorsque la petite nièce, qui n'avait pas dit un mot, s'avisa de demander naïvement lequel des deux fruits, de l'orange ou de la pêche, avait le goût le plus exquis, et méritait le plus d'éloges. Son oncle rougit de sa simplicité; et les convives baissèrenttous les yeux sans daigner répondre à cette bêtise. Ma nièce, dit Fintac, à votre âge il faut savoir écouter et se taire. Agathe, avec un petit sourire imperceptible, regarda Célicour, qui l'avait très-bien entendue, et dont le coup d'oeil la consola du mépris de l'assemblée. J'ai oublié de dire qu'il était placé vis-à-vis d'elle; et vous jugez bien qu'il écoutait peu ce qu'on disait autour de lui. Mais le connaisseur, qui examinait sa physionomie, y trouvait un feu singulier. Voyez, disait-il à ses beaux esprits, comme le talent perce. Oui, répondit l'un d'eux, on le voit transpirer comme l'eau à travers les pores de l'éolipyle. Fintac, prenant Célicour par la main, lui dit: est-ce là une comparaison? Est-ce là de la poésie et de la philosophie fondues ensemble? C'est ainsi que les talens se touchent, et que les muses se tiennent par la main. Avouez, poursuivit-il, qu'on ne fait pas de pareils dîners dans vos villes de province. Eh bien! Vous ne voyez rien. Il y a des jours où ces messieurs ont encore cent fois plus d'esprit. Il serait difficile de n'en avoir pas, dit l'un d'eux, nous sommes à la source, et purpureo bibimus... etc. . Ah! ... reprit modestement Fintac, vous me faites bien de l'honneur. écoutez, jeune homme, apprenez à citer. Le jeune homme était fort attentif à saisirau passage les regards d'Agathe, qui, de son côté, le trouvait fort joli. Au sortir de table on alla se promener dans un jardin, où le connaisseur avait soin de réunir les plantes rares qu'on voit partout. Il y avait, entre autres merveilles, un chou panaché qui faisait l'admiration des naturalistes. Ses replis, son feston, le mélange de ses couleurs étaient la chose du monde la plus étonnante. Qu'on me fasse voir, disait Fintac, une plante étrangère que la nature ait pris soin de former avec plus d'industrie et de délicatesse. C'est pour venger l'Europe de la prévention de certains curieux pour tout ce qui nous vient des Indes et du nouveau-monde, que j'ai conservé ce beau chou. Tandis qu'on admirait ce prodige, Agathe et Célicour s'étaient joints, comme sans y penser, dans une allée voisine. Belle Agathe, dit le jeune homme en lui montrant une rose, laisseriez-vous mourir cette fleur sur sa tige?-où voulez-vous donc qu'elle meure?-où je voudrais expirer moi-même. Agathe rougit de cette réponse; et dans ce moment son oncle, avec deux beaux esprits, vint s'asseoir dans un bosquet voisin, d'où, sans être aperçu, il pouvait les entendre. S'il est vrai, poursuivit Célicour, que les âmes passent d'un corps àl'autre, je souhaite, après ma mort, être une rose pareille à celle-là. Si quelque main profane s'avance pour me cueillir, je me cacherai parmi les épines; mais, si une nymphe charmante daigne jeter les yeux sur moi, je me pencherai vers elle, j'épanouirai mon sein, j'exhalerai, j'épuiserai tous mes parfums, je les mêlerai avec son haleine; le désir de lui plaire animera mes couleurs.-eh bien! Vous ferez tant que vous serez cueillie, et l'instant d'après vous ne serez plus.-ah! Mademoiselle, ne comptez-vous pour rien le bonheur d'être un instant? ... ses yeux achevèrent de dire ce que sa bouche avait commencé. Et moi, dit Agathe en déguisant son trouble, si j'avais le choix, je ferais des voeux pour être changée en colombe; c'est la douceur, l'innocence même.-ajoutez la tendresse et la fidélité. Oui, belle Agathe, ce choix est digne de vous. La colombe est l'oiseau de Vénus; Vénus vous distinguerait parmi vos pareilles, vous feriez l'ornement de son char; l'amour se reposerait sur vos ailes, ou plutôt il vous échaufferait dans son sein. Ce serait sur sa bouche divine que votre bec prendrait l'ambrosie. Agathe l'interrompit, en lui disant qu'il poussait les fictions trop loin. Encore un mot, dit Célicour, une colombe a une compagne; s'il dépendait de vous de choisirla vôtre, quelle âme lui donneriez-vous? Celle d'une amie, répondit-elle. à ces mots, Célicour attacha sur elle des yeux où étaient peints l'amour, le reproche et la douleur. Fort bien! Dit l'oncle en se levant, fort bien! Voilà de la belle et bonne poésie. L'image de la rose est d'une fraîcheur digne de Van-Huysum; celle de la colombe est un petit tableau de Boucher, le plus frais, le plus galant du monde: ut pictura poesis . Courage, mon enfant! Courage! L'allégorie est très-bien soutenue: nous ferons quelque chose de vous. Agathe, j'ai été assez content de votre dialogue; et voilà M De Lexergue qui en est surpris comme moi. Il est certain, dit M De Lexergue, qu'il y a dans le langage de mademoiselle quelque chose d'anacréontique: c'est l'empreinte du goût de son oncle; il ne dit rien qui ne soit marqué au coin de la saine antiquité. M Lucide trouva dans les fictions de Célicour le molle atque facetum . Il faut achever cette petite scène, dit Fintac; il faut la mettre en vers, ce sera une des plus jolies choses que nous ayons vues. Célicour dit que, pour l'achever, il avait besoin du secours d'Agathe; et, afin que le dialogue ait plus d'aisance et de naturel, on crut devoir les laisser seuls. à la colombe votre compagne, l' âme d'une amie! reprit Célicour; ah! Belle Agathe, votre coeurn'est-il fait que pour l'amitié? Est-ce pour elle que l'amour a pris plaisir à réunir en vous tant de charmes? Voilà, dit Agathe en souriant, le dialogue très-bien renoué. Je n'ai qu'à sentir la réplique; il y a de quoi nous mener loin. Si vous voulez, dit Célicour, il est facile de l'abréger. Parlons d'autre chose, interrompit-elle. Le dîner vous a-t-il amusé?-je n'y ai entendu qu'un seul mot plein de sens et de finesse, qu'on a eu la sottise de prendre pour une question naïve. Tout le reste m'a échappé. Mon âme n'était pas à mon oreille.-elle était bien heureuse?-ah! Très-heureuse! Car elle était dans mes yeux.-si je voulais, je ferais semblant de ne pas vous entendre ou de ne pas vous croire; mais je ne fais jamais semblant. Je trouve donc tout simple, n'en déplaise à nos beaux-esprits, que vous ayez plus de plaisir à me voir qu'à les écouter: et je vous avoue à mon tour que je ne suis pas fâchée d'avoir à qui parler, ne fût-ce que des yeux, pour me sauver de l'ennui qu'ils me donnent. Nous voilà donc d'intelligence, et nous allons nous amuser, car nous avons là des originaux assez plaisans dans leur espèce. Par exemple, ce M Lucide croit toujours voir dans les choses ce que personne n'y a vu. Il semble que la nature lui ait dit son secret à l'oreille; mais tout le monde n'est pasdigne de savoir ce qu'il pense. Il choisit dans un cercle un confident privilégié; c'est communément la personne la plus distinguée. Il se penche mystérieusement vers elle, et lui dit tout bas son avis. Pour M De Lexergue, c'est un érudit de la première force: plein de mépris pour tout ce qui est moderne, il estime les choses par le nombre des siècles. Il veut même qu'une jeune femme ait l'air de l'antiquité; et il m'honore de son attention, parce qu'il me trouve le profil de l'impératrice Poppée. Dans le groupe que vous voyez là-bas, est un homme droit et pincé, qui fait de petits riens charmans, mais ne les entend pas qui veut. Il demande un jour pour les lire; il nomme lui-même son auditoire, il exige que la porte soit fermée à tout profane; il arrive sur la pointe du pied, se place devant une table entre deux flambeaux, tire mystérieusement de sa poche un porte-feuille couleur de rose, promène autour de lui un oeil gracieux qui demande silence, annonce un petit roman de sa façon, qui a eu le bonheur de plaire à des personnes de considération, le lit posément pour être mieux goûté, et va jusqu'à la fin sans s'apercevoir que chacun bâille à bouche close. Ce petit homme remuant, qui gesticule auprès de lui, me fait une pitié que je ne puis dire. L'espritest pour lui comme ces éternûmens qui vont venir, et qui ne viennent jamais. On voit qu'il meurt d'envie de dire de jolies choses, il les a au bout de la langue; mais il semble qu'elles lui échappent au moment qu'il va les saisir. Ah! C'est un homme bien à plaindre! Ce personnage sec et long qui se promène seul à l'écart, est l'esprit le plus creux que je connaisse; parce qu'il a une perruque ronde et des vapeurs noires, il se croit un philosophe anglais: il s'appesantit sur une aile de mouche, et il est si obscur dans ses idées, qu'on est quelquefois tenté de croire qu'il est profond. Tandis que la malice d'Agathe s'exerçait sur ces caractères, Célicour avait les yeux attachés sur les siens. Ah! Dit-il, que votre oncle, qui connaît tant de choses, connaît peu l'esprit de sa nièce! Il vous annonce comme une enfant!-vraiment sans doute; et ces messieurs me regardent bien comme telle. Aussi ne se gênent-ils pas; et la sottise du bel-esprit est avec moi tout à son aise. N'allez pas me trahir, au moins.-n'ayez pas peur; mais il faut, belle Agathe, cimenter notre intelligence par des liens plus étroits que ceux de l'amitié. Vous faites injure à l'amitié, lui répondit Agathe, il y a peut-être quelque chose de plus doux, mais il n'y a rien de plus solide.à ces mots, on vint les interrompre, et le connaisseur, se promenant seul avec Célicour, lui demanda si le dialogue avait bien repris. Ce n'est pas précisément ce que je voulais, dit le jeune homme, mais je tâcherai d'y suppléer. Je suis fâché, dit Fintac, de vous avoir interrompu. Rien n'est si difficile que de rattraper le fil de la nature, quand une fois on le laisse échapper. C'est apparemment cette étourdie qui n'a pas bien saisi votre idée. Elle a quelquefois des lueurs; mais tout à coup cela se dissipe. Il faut espérer que du moins le mariage la formera.-vous pensez donc à la marier? Demanda Célicour d'une voix tremblante. Oui, répondit Fintac, et je compte sur vous pour célébrer dignement cette fête. Vous avez vu ce M De Lexergue, c'est un homme d'un grand sens, et d'une érudition profonde. C'est à lui que je donne ma nièce. (si Fintac eût observé le visage de Célicour, il l'eût vu pâlir à cette nouvelle.) un homme aussi sérieux, aussi appliqué que M De Lexergue, a besoin, poursuivit-il, de quelque chose qui le dissipe. Il est riche, il s'est pris d'inclination pour cette enfant, et dans huit jours il doit l'épouser; mais il exige le plus grand secret, et ma nièce, elle-même, n'en sait rien encore. Pour vous, il faut bien que vous soyez initié au mystère d'union que vous devez chanter. ô hymen! ô hyménée! Vous m'entendez? C'est un épithalame que je vous demande; et voici le moment de vous signaler.-ah, monsieur!-point de modestie; elle étouffe tous les talens...-dispensez-moi...-vous l'exécuterez; c'est un morceau de votre genre, et qui doit vous faire beaucoup d'honneur. Ma nièce est jeune et jolie; et, avec de l'imagination et de l'âme, on ne tarit point sur un sujet pareil. D'ailleurs, elle a un oncle qui... je me tais: ce n'est pas à moi de me louer. à l'égard de l'époux, je vous l'ai dit, c'est un homme rare. Personne ne se connaît comme lui en antiques. Il a un cabinet de médailles qu'il estime quarante mille écus. Il devait même aller voir les ruines d'Herculanum; et peu s'en est fallu qu'il n'ait fait le voyage de Palmyre. Vous voyez combien de tableaux tout cela présente à la poésie. Mais que dis-je? Vous y pensez déjà; oui, je vois sur votre visage cette méditation profonde qui couvre les germes du génie, et les dispose à la fécondité. Allez vite, allez mettre à profit des momens si précieux. Je vais aussi m'enfoncer dans l'étude. Consterné de tout ce qu'il venait d'entendre, Célicour brûlait d'impatience de revoir Agathe. Le lendemain, il prit le prétexte d'aller consulter le connaisseur; et avant d'entrer dans soncabinet, il demanda si elle était visible. Ah, mademoiselle! Lui dit-il, vous voyez un homme au désespoir.-qu'avez-vous donc?-je suis perdu! Vous épousez M De Lexergue.-qui vous a fait ce conte-là?-qui? M De Fintac lui-même.-tout de bon?-il m'a chargé de composer votre épithalame.-eh bien! Cela sera-t-il beau!-vous riez! Vous trouvez plaisant d'avoir pour époux M De Lexergue?-oh! Très-plaisant.-ah! Du moins, cruelle, par pitié pour moi, qui vous adore et qui vous perds... Agathe l'interrompit comme il tombait à ses genoux. Avouez, lui dit-elle, que ces momens de trouble sont commodes pour une déclaration; comme celui qui la fait ne se possède pas, celle qui l'entend n'ose pas s'en plaindre, et à la faveur de ce désordre, l'amour croit pouvoir tout risquer; mais doucement, modérez-vous, et voyons ce qui vous désespère.-votre tranquillité, cruelle que vous êtes.-vous voulez donc que je m'afflige d'un malheur que je ne crains pas?-je vous dis qu'il est décidé que vous épousez M De Lexergue.-comment voulez-vous qu'on décide sans moi, ce qui sans moi ne peut s'exécuter?-mais si votre oncle a donné sa parole?-s'il l'a donnée, il la retirera.- comment! Vous auriez le courage! ...-lecourage de ne pas dire oui ? Le bel effort de résolution!-ah! Je suis au comble de la joie!-et votre joie est une folie, aussi-bien que votre douleur.-vous ne serez point à M De Lexergue!-eh bien! Après?-vous serez à moi.-sans doute, il n'y a pas de milieu; et toute fille qui ne sera pas sa femme, sera la vôtre: cela est clair. En vérité, vous raisonnez comme un poëte de province. Allez, allez voir mon cher oncle; et tâchez qu'il ne se doute pas de l'avis que vous m'avez donné. Eh bien! L'épithalame est-il avancé? Lui demanda le connaisseur en venant au-devant de lui.-j'en ai le dessein dans la tête.- voyons.-j'ai pris l'allégorie du temps qui épouse la vérité.-l'idée est belle; mais elle est triste, et puis le temps est bien vieux!-M De Lexergue est un antiquaire.-oui, mais on n'aime pas à s'entendre dire qu'on est vieux comme le temps.-aimeriez-vous mieux les noces de Vénus et de Vulcain? Vulcain, à cause des bronzes, des médailles!-non: l'aventure de Mars est affligeante à rappeler. Vous trouverez, en y rêvant, quelque idée encore plus heureuse. Mais, à propos de Vulcain, voulez-vous venir ce soir avec nous, voir le coup d'essai d'un artificier que je protége? Ce sont des fusées chinoises dont je lui ai donné la composition: j'yai même ajouté quelque chose; car il faut toujours que je mette du mien. Célicour ne douta point qu'Agathe ne fût de la partie, et s'y rendit avec empressement. Les spectateurs étaient placés; Fintac et sa nièce occupaient une croisée, et il restait à côté d'Agathe un petit espace qu'elle avait ménagé sans affectation. Célicour s'y glissa timidement, et tressaillit de joie en se voyant si près d'Agathe. Les yeux de l'oncle étaient attentifs à suivre le vol des fusées; ceux de Célicour étaient attachés sur la nièce. Les étoiles seraient tombées du ciel, qu'elles ne l'auraient pas distrait. Sa main rencontra au bord de la fenêtre une main plus douce que le duvet des fleurs; il lui prit un tremblement dont Agathe dut s'apercevoir. La main, qu'il effleurait à peine, fit un mouvement pour se retirer; les yeux d'Agathe se tournèrent sur lui, et rencontrèrent les siens qui demandaient grâce. Elle sentit qu'elle l'affligerait en retirant cette main chérie; et, soit faiblesse ou pitié, elle voulut bien la laisser immobile. C'était beaucoup; ce n'était point assez. La main d'Agathe était fermée, et celle de Célicour ne pouvait l'embrasser. L'amour lui inspira l'audace de l'ouvrir. Dieux! Quelle fut sa surprise et sa joie, quand il la sentit céder insensiblement à cette douce violence! Il tient lamain d'Agathe déployée dans la sienne, il la presse amoureusement: concevez-vous sa félicité! Elle n'est pas encore parfaite. La main qu'il presse ne répond point; il l'attire à lui, se penche vers elle, et l'ose appuyer sur son coeur, qui s'avance pour la toucher. Elle veut lui échapper; il l'arrête, il la tient captive, et l'amour sait avec quelle rapidité son coeur bat sous cette main timide. Ce fut comme un aimant pour elle. ô triomphe! ô ravissement! Ce n'est plus Célicour qui la presse; c'est elle qui répond aux battemens du coeur de Célicour. Ceux qui n'ont point aimé, n'ont jamais connu cette émotion, et ceux même qui ont aimé ne l'ont éprouvée qu'une fois. Leurs regards se confondaient avec cette langueur touchante, qui est le plus doux de tous les aveux, lorsque la girande du feu d'artifice se déploya dans l'air. Alors la main d'Agathe fit un nouvel effort pour s'imprimer sur le coeur de Célicour; et, tandis qu'autour d'eux on applaudissait à l'éclatante beauté des fusées, nos amans, occupés d'eux-mêmes, s'exprimaient, par de brûlans soupirs, le regret de se séparer. Telle fut cette scène muette, digne d'être citée pour exemple des silences éloquens. Dès ce moment, leurs coeurs, d'intelligence, n'eurent plus de secret l'un pour l'autre; tousdeux goûtaient pour la première fois le plaisir d'aimer: et cette fleur de sensibilité est la plus pure des voluptés de l'âme. Mais l'amour, qui prend la couleur des caractères, était timide et sérieux dans Célicour; vif, enjoué, malin, dans Agathe. Cependant le jour pris pour lui annoncer son mariage avec M De Lexergue arrive. L'antiquaire vient la voir, la trouve seule, et lui déclare son amour, fondé sur l'aveu de son oncle. Je sais, dit-elle en badinant, que vous m'aimez de profil; mais je veux un mari que je puisse aimer en face, et tout franchement vous n'êtes pas mon fait. Vous avez, dites-vous, l'aveu de mon oncle? Vous ne m'épouserez pas sans le mien, et je crois pouvoir vous assurer que vous ne l'aurez de la vie. Lexergue eut beau lui protester qu'elle réunissait à ses yeux plus de charmes que la vénus de Médicis, Agathe lui souhaita des vénus antiques, et lui déclara qu'elle ne l'était point. Vous avez le choix, lui dit-elle, de m'exposer à déplaire à mon oncle, ou de m'en épargner le chagrin. Vous m'affligerez en me chargeant de la rupture, vous m'obligerez en la prenant sur vous; et ce qu'on peut faire de mieux, quand on n'est pas aimé, c'est de tâcher de n'être point haï. Je suis votre très-humble servante.L'antiquaire fut mortellement offensé du refus d'Agathe; mais, par orgueil, il l'eût dissimulé, si le reproche qu'on lui fit de manquer à sa parole, ne lui en eût arraché l'aveu. Fintac, dont l'autorité et la considération étaient compromises, fut indigné de la résistance de sa nièce, et fit l'impossible pour la vaincre; mais il n'en tira jamais d'autre réponse, sinon qu'elle n'était pas une médaille; et il finit par lui déclarer, dans sa colère, qu'elle n'aurait jamais d'autre époux. Ce n'était pas le seul obstacle au bonheur de nos amans. Célicour n'avait à espérer qu'une portion d'un modique héritage; et Agathe attendait tout de son oncle, qui était moins que jamais disposé à se dépouiller de son bien pour elle. Dans des temps plus heureux, il eût pu se charger de leur petit ménage; mais après le refus d'Agathe, il fallait un miracle pour l'y engager; ce fut l'amour qui l'opéra. Flattez mon oncle, disait Agathe à Célicour; enivrez-le de louanges, et cachez-lui bien que nous nous aimons. Pour cela, évitons avec soin de nous trouver ensemble, et contentez-vous de m'instruire de votre conduite en passant. Fintac ne dissimula point à Célicour son ressentiment contre sa nièce. Aurait-elle, disait-il, quelque inclination secrète? Si je le savais...mais non, c'est une petite sotte, qui n'aime rien, qui ne sent rien. Ah! Si elle compte sur mon héritage, elle se trompe; je saurai mieux placer mes bienfaits. Le jeune homme, effrayé des menaces de l'oncle, chercha le moment d'en instruire la nièce. Elle ne fit qu'en plaisanter.-il est furieux contre vous, ma chère Agathe.-cela est égal.-il dit qu'il veut vous déshériter.-dites comme lui; gagnez sa confiance, et laissez faire à l'amour et au temps. Célicour suivait les conseils d'Agathe; et, à chaque éloge qu'il donnait à Fintac, Fintac croyait découvrir en lui un nouveau degré de mérite. La justesse d'esprit, la pénétration de ce jeune homme n'a pas d'exemple à son âge, disait-il à ses amis. Enfin, la confiance qu'il prit en lui fut telle, qu'il crut pouvoir lui confier ce qu'il appelait le secret de sa vie: c'était une pièce de théâtre qu'il avait faite, et qu'il n'avait osé lire à personne, de peur de compromettre sa réputation. Après lui avoir demandé un silence inviolable, il lui donna rendez-vous pour la lire. à cette nouvelle, Agathe fut saisie de joie. Cela va bien, dit-elle, courage! Redoublez la dose d'encens: bonne ou mauvaise, il faut qu'à vos yeux cette pièce n'ait point d'égale. Fintac, tête à tête avec le jeune homme,après avoir fermé les portes du cabinet à double tour, tira d'une cassette ce manuscrit précieux, et lut avec enthousiasme la comédie la plus froide, la plus insipide qui fut jamais. Il en coûtait cruellement au jeune homme d'applaudir à des platitudes; mais Agathe le lui avait recommandé. Il applaudissait donc; et le connaisseur était transporté. Avouez, lui dit-il après la lecture, avouez, que cela est beau.-oui, fort beau.-eh bien, il est temps de vous dire pourquoi je vous ai choisi pour mon unique confident. Je brûle d'envie depuis long-temps de voir cette pièce au théâtre, mais je ne veux pas que ce soit sous mon nom (Célicour frémit à ces mots). Je n'ai voulu me fier à personne; mais enfin je vous crois digne de cette marque de mon amitié. Vous donnerez mon ouvrage comme de vous, je ne veux que le plaisir du succès, et je vous en laisse la gloire. L'idée d'en imposer au public eût seule effrayé le jeune homme; mais celle de voir paraître et tomber sous son nom un ouvrage aussi pitoyable, lui répugnait encore plus. Confondu de la proposition, il s'en défendit long-temps; mais sa résistance fut inutile. Mon secret confié, lui dit Fintac, vous engage d'honneur à m'accorder ce que j'exige. Il est égal au public qu'une pièce soit de vous ou de moi; et ce mensongeofficieux ne peut nuire à personne au monde. Ma pièce est mon bien, je vous le donne; la postérité même la plus reculée n'en saura rien. Voilà donc votre délicatesse ménagée de toutes façons. Si après cela vous refusez de présenter cet ouvrage comme de vous, je croirai que vous le trouvez mauvais; que vous venez de me tromper en le louant, et que vous êtes également indigne de mon amitié et de mon estime. à quoi ne se fût pas résolu l'amant d'Agathe, plutôt que d'encourir la haine de son oncle! Il l'assura qu'il n'était retenu que par des motifs louables, et lui demanda vingt-quatre heures pour se déterminer. Il me l'a lue, dit-il à Agathe.-eh bien?-eh bien! Elle est mauvaise.-je m'en doutais. Il veut que je la donne au théâtre sous mon nom.-que dites-vous?-qu'il veut qu'elle passe pour être de moi.-ah! Célicour, louons le ciel de cette aventure. Avez-vous accepté?-non, pas encore; mais j'y serai forcé.-tant mieux!-je vous dis qu'elle est détestable.-tant mieux encore.-elle tombera.-tant mieux, vous dis-je; il faut souscrire à tout. Célicour n'en dormit pas d'inquiétude et de douleur. Le lendemain il vint trouver l'oncle, et lui dit qu'il n'y avait rien à quoi il ne se déterminât plutôt que de lui déplaire. Je ne veux pas, dit le connaisseur,vous exposer imprudemment. Copiez la pièce de votre main; vous en ferez une lecture à nos amis, qui sont d'excellens juges; et, s'ils n'en croient pas le succès infaillible, vous n'êtes plus obligé à rien. Je n'exige de vous qu'une chose, c'est de l'étudier, afin de la bien lire. Cette précaution rendit l'espérance au jeune homme.-je dois, dit-il à Agathe, lire la pièce à ses amis; s'ils la trouvent mauvaise, il me dispense de la donner.-ils la trouveront bonne, et tant mieux: nous serions perdus s'ils la trouvaient mauvaise.-expliquez-vous donc.-allez-vous-en; il ne faut pas qu'on nous voie ensemble. Ce qu'elle avait prévu arriva. Les juges étant assemblés, le connaisseur leur annonça cette pièce comme un prodige, et surtout dans un jeune poëte. Le jeune poëte lut de son mieux; et, à l'exemple de Fintac, on s'extasiait à chaque vers. On applaudissait à toutes les scènes. à la fin, ce furent des acclamations; on y trouvait la délicatesse d'Aristophane, l'élégance de Plaute, le vis comica de Térence; et l'on ne savait quelle pièce de Molière mettre à côté de celle-ci. Après cette épreuve, il n'y eut plus à balancer. Les comédiens ne furent pas de l'avis des beaux-esprits: mais on savait que ces gens-là n'avaient point de goût; et il y eutordre de jouer la pièce. Agathe, qui avait assisté à la lecture, avait applaudi de toutes ses forces: il y avait même des endroits pathétiques où elle avait paru attendrie, et son enthousiasme pour l'ouvrage l'avait un peu réconciliée avec l'auteur. Serait-il possible, lui dit Célicour, que vous eussiez trouvé cela bon?-excellent, dit-elle, excellent pour nous. Et à ces mots elle s'éloigna sans vouloir lui en dire davantage. Pendant qu'on répétait la pièce, Fintac courait de maison en maison disposer les esprits en faveur d'un poëte naissant, qui donnait, disait-il, de belles espérances. Enfin le grand jour arrive, et le connaisseur assemble à dîner ses amis.-allons, messieurs, dit-il, soutenez votre ouvrage. Vous avez trouvé la pièce admirable, vous en avez garanti le succès; et il y va de votre honneur. Pour moi, vous savez quelle est ma faiblesse; j'ai des entrailles de père pour tous les talens qui s'élèvent, et je sens aussi vivement qu'eux-mêmes les inquiétudes qu'ils éprouvent dans ces terribles momens. Après le dîner, les bons amis du connaisseur embrassèrent tendrement Célicour, et lui dirent qu'ils allaient au parterre, pour être les témoins plutôt que les instrumens de son triomphe. Ilss'y rendirent en effet. On joua la pièce; elle ne fut point achevée; et le premier signal de l'impatience fut donné par ces bons amis. Fintac était dans l'amphithéâtre, tremblant et pâle comme la mort; mais, pendant tout le temps que le spectacle se soutint, ce père malheureux et tendre fit des efforts incroyables pour encourager les spectateurs à secourir son enfant. Enfin il le vit expirer; et, alors succombant à sa douleur, il se traîna dans son carrosse, confondu, anéanti, et se plaignant au ciel de l'avoir fait naître dans un siècle si dépravé. Et où était le pauvre Célicour? Hélas! On lui avait accordé les honneurs de la loge grillée, où, sur un fagot d'épines, il avait vu ce qu'on appelait sa pièce chanceler au premier acte, trébucher au second, et tomber au troisième. Fintac lui avait promis de l'aller prendre, et l'avait oublié. Que devenir! Comment s'échapper à travers cette multitude qui ne manquerait pas de le reconnaître et de le montrer au doigt? Enfin, voyant la salle vide et les lumières éteintes, il prit courage et descendit; mais les foyers, les corridors, l'escalier étaient encore pleins: sa consternation le fit remarquer, et il entendait de tous côtés: c'est lui, sans doute; oui, le voilà, c'est lui. Le malheureux! C'est dommage! Il fera mieux une autrefois. Il aperçut dans un coin un groupe d'auteurs sifflés, qui se moquaient de leur camarade. Il vit aussi les bons amis de Fintac, qui triomphaient de sa chute, et qui, en le voyant, lui tournèrent le dos. Accablé de confusion et de douleur, il se rendit chez l'auteur véritable, et son premier soin fut de demander Agathe. Il eut toute la liberté de la voir, car l'oncle s'était enfermé dans son cabinet.-je vous l'avais prédit; elle est tombée, et tombée honteusement, dit Célicour en se jetant dans un fauteuil.-tant mieux, dit Agathe.-eh quoi! Tant mieux! Quand votre amant est couvert de honte, et qu'il se rend, pour vous complaire, la fable et la risée de tout Paris! Ah! C'en est trop. Non, mademoiselle, il n'est pas temps de plaisanter. Je vous aime plus que ma vie; mais, dans l'état d'humiliation où je me vois, je suis capable de renoncer et à la vie et à vous-même. Je ne sais à quoi il a tenu que le secret ne m'ait échappé. C'est peu de m'exposer au mépris public, votre cruel oncle m'y abandonne! Je le connais, il sera le premier à rougir de me revoir; et ce que j'ai fait pour vous obtenir, m'en interdit peut-être à jamais l'espérance. Qu'il se prépare cependant à reprendre sa pièce, ou à me donner votre main. Il n'y a que ce moyen de me consoler, et m'obliger au silence. Le ciel m'est témoinque si, par impossible, son ouvrage avait réussi, je lui en aurais rendu la gloire: il est tombé, j'en supporte la honte; mais c'est un effort de l'amour, dont vous seule pouvez être le prix. Il faut avouer, dit la maligne Agathe, afin de l'irriter encore, qu'il est cruel de se voir sifflé pour un autre.-cruel, au point que je ne voudrais pas jouer ce rôle pour mon père.-avec quel air de mépris on voit passer un malheureux dont la pièce est tombée!-le mépris est injuste, on s'en console; mais l'orgueilleuse pitié, c'est là ce qui est humiliant.-je crois que vous étiez bien confus en descendant l'escalier! Avez-vous salué les dames?-j'aurais voulu m'anéantir.-pauvre garçon! Eh! Comment oserez-vous reparaître dans le monde?-je n'y paraîtrai, je vous jure, qu'avec le nom de votre époux, ou qu'après avoir rejeté sur M De Fintac l'humiliation de cette chute.-vous êtes donc bien résolu à mettre mon oncle au pied du mur?-très-résolu, n'en doutez pas. Qu'il se décide dès ce soir même. S'il me refuse votre main, tous les journaux vont annoncer qu'il est l'auteur de la pièce sifflée. Et voilà ce que je voulais, dit Agathe en triomphant; voilà l'objet de ces tant mieux qui vous impatientaient si fort. Allez voir mononcle, tenez bon; et soyez assuré que nous serons heureux. Eh bien! Monsieur, qu'en dites-vous, demanda Célicour au connaisseur?-je dis, mon ami, que le public est un animal stupide et qu'il faut renoncer à travailler pour lui. Mais consolez-vous: votre ouvrage vous fait honneur dans l'esprit des gens de goût.-qu'appelez-vous mon ouvrage? C'est bien le vôtre.-parlez plus bas, je vous conjure, mon cher enfant, parlez plus bas.-il vous est bien facile de vous modérer, monsieur, vous qui vous êtes sauvé prudemment de la chute de votre pièce: mais moi qu'elle écrase!-ah! Ne croyez pas qu'une pareille chute vous fasse tort. Les gens éclairés ont vu dans cet ouvrage des choses qui annoncent le talent.-non, monsieur, je ne me flatte point, la pièce est mauvaise: j'ai acquis le droit d'en parler avec franchise; et tout le monde est du même avis. Si elle avait eu un plein succès, j'aurais déclaré qu'elle était de vous; si elle avait eu un demi-revers, je l'aurais prise sur mon compte; mais un désastre aussi accablant est au-dessus de mes forces; et je vous prie de vous en charger.-moi, mon enfant! Moi, sur mon déclin, me donner ce ridicule! Perdre en un jour une considération qui est l'ouvrage de quarante ans, et qui faitl'espérance de ma vieillesse! Auriez-vous bien la cruauté de l'exiger?-n'avez-vous pas celle de me rendre la victime de ma complaisance? Vous savez combien il m'en a coûté.-je sais tout ce que je vous dois; mais, mon cher Célicour, vous êtes jeune, vous avez le temps de prendre des revanches; et il ne faut qu'un succès pour faire oublier ce malheur: au nom de l'amitié, soutenez-le avec constance, je vous en conjure les larmes aux yeux.-j'y consens, monsieur; mais je sens trop les conséquences d'un premier début, pour m'exposer au préjugé qu'il laisse. Je renonce au théâtre, à la poésie, aux belles-lettres.-oui, c'est bien fait: il y a, pour un jeune homme de votre âge, tant d'autres objets d'ambition.-il n'y en a qu'un pour moi, monsieur, et il dépend de vous.-parlez, il n'est point de service que je ne vous rende; qu'exigez-vous?-la main de votre nièce.-la main d'Agathe!-oui, je l'adore, et c'est elle qui, pour vous plaire, m'a fait consentir à tout ce que vous avez voulu.-ma nièce est de la confidence!-oui, monsieur.-ah! Son étourderie aura peut-être... holà, quelqu'un: vite, ma nièce, qu'elle vienne.-rassurez-vous; Agathe est moins enfant, moins étourdie qu'elle ne paraît l'être.-ah! Vous me faites trembler... ma chère Agathe, tu saisce qui se passe, et le malheur qui vient d'arriver?-oui, mon oncle.-n'as-tu révélé ce fatal secret à personne?-à personne au monde.-y puis-je bien compter?-oui, je vous le jure.-eh bien! Mes enfans, qu'il meure avec nous trois; je vous le demande comme ma vie. Agathe, Célicour vous aime, il renonce, par amitié pour moi, au théâtre, à la poésie, aux lettres, et je lui dois votre main, pour prix d'un si grand sacrifice.-il est trop payé, s'écria Célicour en saisissant la main d'Agathe.-j'épouse un auteur malheureux, dit-elle en souriant; mais je me charge de le consoler de son infortune: le pis aller est qu'on lui refuse de l'esprit; et tant d'honnêtes gens s'en passent! Or çà, mon cher oncle, voilà Célicour qui renonce à la gloire d'être poëte; ne feriez-vous pas bien de renoncer à celle d'être connaisseur? Vous en seriez bien plus tranquille. Agathe fut interrompue par l'arrivée de Clément, valet de chambre affidé de son oncle.-ah! Monsieur, dit-il tout essoufflé, vos bons amis!-eh bien, Clément? J'étais au parterre; ils y étaient tous.-je le sais bien. Ont-ils applaudi?-applaudi? Les traîtres! Si vous aviez vu avec quelle fureur ils ont déchiré ce malheureux jeune homme. Je vous demande moncongé, si ces gens-là rentrent chez vous.-ah! Les lâches, dit Fintac. Oui, c'en est fait, je brûle mes livres, et romps tout commerce avec les gens de lettres.-gardez vos livres pour votre amusement, dit Agathe en embrassant son oncle; et, à l'égard des gens de lettres, n'en veuillez faire que vos amis, et vous en verrez d'estimables.

LES MARIAGES SAMNITES

Que tout législateur qui veut s'assurer du coeur des hommes, commence par ranger les femmes du parti des lois et des moeurs; qu'il mette la vertu et la gloire sous la garde de la beauté, sous la tutelle de l'amour; sans cet accord, il n'est sûr de rien. Telle fut la politique des samnites, cette république guerrière qui fit passer Rome sous le joug, et qui fut long-temps sa rivale. Ce qui faisait d'un samnite un guerrier, un patriote, un homme vertueux à toute épreuve, c'était le soin qu'on avait eu d'attacher à toutes ces qualités le plus digne prix de l'amour. La cérémonie des mariages se célébrait tous les ans dans une place immense, destinée aux exercices militaires. Toute la jeunesse en état de donner des citoyens à la république, s'assemblait un jour solennel. Là, les garçons choisissaient leurs épouses selon le rang que leursvertus et leurs exploits leur avaient donné dans les fastes de la patrie. On conçoit aisément quel triomphe ce devait être pour celles qui avaient la gloire d'être choisies par les vainqueurs, et combien l'orgueil et l'amour, ces deux ressorts des passions humaines, donnaient de force à des vertus d'où dépendait tout leur succès. On attendait tous les ans la cérémonie des mariages avec une timide impatience; jusque-là, les garçons et les filles samnites ne se voyaient guère qu'au temple, sous les yeux des mères et des sages vieillards, avec une modestie également inviolable pour les deux sexes. à la vérité, cette gêne austère n'en était pas une pour les désirs; les yeux et le coeur faisaient un choix: mais c'était pour les enfans un devoir religieux et sacré, de ne confier leur inclination qu'aux auteurs de leurs jours: un pareil secret divulgué était la honte d'une famille. Cette confidence intime du sentiment le plus cher à leur âme, ce tendre épanchement qu'il n'était permis de donner à ses désirs, à ses regrets, à son espoir et à ses craintes que dans le sein respectable de la nature, rendait un père et une mère les amis, les consolateurs, les soutiens de leurs enfans. La gloire des uns, le bonheur des autres joignaient tous les membres d'une famille par les plus vifs intérêts du coeur humain; et cette société deplaisir et de peine, cimentée par l'habitude et consacrée par le devoir, se perpétuait jusqu'au tombeau. Si le succès trompait leurs voeux, une inclination, qui ne s'était point manifestée, abandonnait son objet d'autant plus aisément, qu'elle se fût en vain obstinée à le poursuivre, et qu'il fallait qu'elle fit place à l'objet d'un nouveau choix: car le mariage était un acte de citoyen. Le législateur avait pensé sagement que celui qui ne veut point de femme à lui, compte un peu sur celle des autres, et en faisant un crime de l'adultère, il avait fait un devoir de l'hymen. Il fallait donc se présenter à l'assemblée dès qu'on avait atteint l'âge marqué par les lois, et faire un choix selon son rang, ne fût-il pas même selon ses désirs. Parmi les peuples belliqueux, la beauté, dans le sexe même le plus faible, a quelque chose de fier et de noble, qui se ressent de leurs moeurs. La chasse était l'amusement le plus familier des filles samnites: leur adresse à tirer de l'arc, leur légèreté à la course, sont des talens inconnus parmi nous. Ces exercices donnaient à leur taille une souplesse merveilleuse, et à leur action une liberté pleine de grâces. Désarmées, la modestie était peinte sur leur front: dès qu'elles attachaient leur carquois, leur tête se plaçait avec une assuranceguerrière, et le courage brillait dans leurs yeux. La beauté des hommes avait un caractère majestueux et sombre, et l'image des combats, sans cesse présente, donnait à leurs regards une fierté grave, imposante et farouche. Parmi cette jeunesse guerrière, on distinguait, à la délicatesse de ses traits, à son air sensible et tendre, le fils du brave Télespon, l'un des vieux samnites qui avaient le mieux combattu pour la liberté. Ce vieillard, en remettant ses armes aux mains du jeune homme, lui avait dit: mon fils, j'entends quelquefois nos vieillards, mauvais plaisans, me dire que je devrais vous habiller en femme, et que vous auriez fait une jolie chasseresse. Ces railleries affligent votre père; mais il s'en console, dans l'espoir qu'au moins la nature ne se sera pas méprise au coeur qu'elle vous a donné.-rassurez-vous, mon père, lui répondit le jeune homme, piqué d'émulation, ces vieillards seront peut-être bien aises quelque jour que leurs enfans suivent mon exemple: peu m'importe, du reste, qu'on me prenne ici pour une fille, les romains ne s'y tromperont pas. Agatis tint parole à son père, et fit éclater, dans ses premières campagnes, une intrépidité, une ardeur qui changèrent les railleries en éloges. Ses compagnons se disaient avec étonnement: qui croirait que ce corpsefféminé fût rempli d'un si mâle courage? Le froid, la faim, les fatigues, rien ne l'étonne: avec son air touchant et modeste, il brave la mort tout comme nous. Un jour, en présence de l'ennemi, Agatis voyant de sang-froid tomber autour de lui une grêle de flèches:-vous qui êtes si beau, comment êtes-vous si brave? Lui dit l'un de ses compagnons remarquable par sa laideur. à ces mots, on donna le signal de l'attaque.-et vous qui êtes si laid, répondit Agatis, voulez-vous voir qui de nous deux enlèvera l'étendard du bataillon que nous allons charger. Il dit: l'un et l'autre s'élancent; et, au milieu du carnage, Agatis paraît l'étendard à la main. Cependant il approchait de l'âge où il devait être au nombre des époux, et par la qualité de père, obtenir celle de citoyen. Les jeunes filles, qui entendaient parler de sa valeur avec estime, et voyaient sa beauté avec une douce émotion, s'enviaient mutuellement ses regards. Une seule enfin les attira; ce fut la belle Céphalide. Elle réunissait au plus haut point cette modestie et cette fierté, ces grâces nobles et touchantes qui caractérisaient les beautés samnites. Les lois, comme je l'ai dit, n'avaient pu défendre aux yeux de se parler, et les yeux de l'amour sont bien éloquens, lorsqu'il n'a pasd'autre langage. Si vous avez vu quelquefois des amans contraints par la présence d'un témoin sévère, n'admirez-vous pas avec quelle rapidité toute l'âme se développe dans l'éclair d'un coup d'oeil échappé? Un regard d'Agatis déclara son trouble, ses désirs, ses craintes, son espoir, et l'émulation de vertu et de gloire dont l'amour venait d'enflammer son coeur. Céphalide semblait défendre à ses yeux de rencontrer ceux d'Agatis; mais ses yeux étaient quelquefois un peu lents à lui obéir, et ne se baissaient qu'après leur réponse. Un jour surtout, et ce fut celui qui décida le triomphe de son amant, un jour ses regards attachés sur lui, après avoir été quelque temps immobiles, se tournèrent vers le ciel avec l'expression la plus tendre. Ah! J'entends ce voeu, dit le jeune homme en lui-même, je l'entends, et je l'accomplirai. Fille charmante, me suis-je trop flatté! Vos yeux levés au ciel ne lui demandaient-ils pas de me rendre digne de vous choisir? Eh bien! Le ciel vous a écoutée; je le sens aux mouvemens de mon âme. Mais hélas! Tous mes rivaux (et j'en aurai sans nombre) vont me disputer cette gloire: une action d'éclat dépend des circonstances: qu'un plus heureux que moi la saisisse, il a l'honneur du premier choix; et lepremier choix, belle Céphalide, ne peut manquer de tomber sur vous. Ces idées l'occupaient sans cesse et occupaient aussi son amante. Si Agatis avait à choisir, disait-elle, il me nommerait, j'ose le croire: je l'ai bien observé, j'ai lu dans son âme. Soit qu'il se présente à mes compagnes, soit qu'il leur adresse la parole, il n'a point avec elles cette complaisance, ce doux empressement qu'il témoigne à me voir. Je m'aperçois même que sa voix, naturellement douce et tendre, a quelque chose encore de plus sensible en me parlant. Ses yeux surtout... oh! Ses yeux m'ont dit ce qu'ils ne disent à personne; et plût aux dieux qu'il fût le seul qui me distinguât de la foule! Oui, mon cher Agatis, ce serait un malheur d'être belle pour un autre que pour toi. Quelle comparaison avec toute cette jeunesse, qui m'effraie en me cherchant des yeux! Leur air meurtrier m'épouvante. Agatis est vaillant, mais il n'a rien de féroce; même sous les armes, on voit en lui je ne sais quoi d'attendrissant. Il fera des prodiges de valeur, j'en suis sûre; mais enfin, si la fortune trahit l'amour, et si quelque autre a l'avantage... cette pensée me glace d'effroi. Céphalide ne dissimula point ses alarmes àsa mère. Faites des voeux pour la gloire d'Agatis; vous en ferez pour le bonheur de votre fille. Je crois, et je suis sûre qu'il m'aime; et puis-je ne pas l'adorer? Vous savez qu'il a l'estime de nos vieillards; il est l'idole de toutes mes compagnes: je vois leur trouble, leur émotion à son approche: un mot de sa bouche les remplit d'orgueil.-eh bien! Dit sa mère en souriant, s'il vous aime, il vous choisira.-il me choisirait sans doute, s'il avait le droit de choisir, mais ma mère...-mais ma fille, il aura son tour.-son tour, hélas! Il sera bien temps! Reprit Céphalide en baissant les yeux.-comment, ma fille! Il semble, à vous entendre, que c'est à qui vous possédera! Vous vous flattez un peu légèrement.-je ne me flatte point, je tremble: heureuse si je n'ai su plaire qu'à celui que j'aimerai toujours! Agatis de son côté, la veille du jour qu'on entrait en campagne, dit à son père en l'embrassant: adieu, cher auteur de ma vie, ou vous me voyez pour la dernière fois, ou vous me reverrez le plus glorieux de tous les enfans des samnites.-c'est fort bien dit, mon enfant: voilà comme un fils bien né doit prendre congé de son père. Effectivement, je te vois animé d'une ardeur qui m'étonne moi-même; quels dieux favorables te l'inspirent?-quels dieux,mon père! La nature et l'amour, le désir de vous imiter et de mériter Céphalide.-oh! J'entends, l'amour s'en mêle: il n'y a pas de mal à cela. Hé, dis-moi un peu: il me semble avoir distingué quelquefois ta Céphalide entre ses compagnes.-oui, mon père, on la distingue aisément.-mais sais-tu bien qu'elle est fort belle?-belle? Belle comme la gloire.-je crois la voir, poursuivit le vieillard qui se plaisait à l'animer; je lui trouve une taille de nymphe. Ah! Mon père, s'écria Agatis, vous faites bien de l'honneur aux nymphes.-une démarche leste.-et plus noble encore.-un teint frais.-c'est la rose même.-de longs cheveux noués avec grâce.-et ses yeux, mon père, et ses yeux! Ah! C'était là ce qu'il fallait voir, lorsque, se levant au ciel après s'être fixés sur moi, ils lui demandaient mon triomphe.-tu as raison, elle est toute charmante. Mais tu dois avoir des rivaux!-j'en ai mille sans doute.-ils te l'enlèveront.-ils me l'enlèveront!-à te parler vrai, j'en ai peur: c'est une bien brave jeunesse que cette jeunesse samnite!-oh! Brave tant qu'il vous plaira; ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Qu'on nous donne occasion de mériter Céphalide, vous entendrez parler de moi. Télespon, qui jusqu'alors s'était plu à l'aiguillonner, ne putretenir plus long-temps ses larmes.-ah! Le beau présent que nous fait le ciel, dit-il en l'embrassant, lorsqu'il nous donne un coeur sensible! C'est le principe de toutes les vertus. Mon cher enfant, tu me combles de joie. Il me reste encore dans les veines de quoi faire une campagne; et tu me promets de si belles choses, que je veux faire celle-ci avec toi. Le jour du départ, selon l'usage, toute l'armée défila devant les jeunes filles rangées sur la place, pour animer les guerriers. Le bon vieillard Télespon marchait à côté de son fils! Ah! Ah! Disaient les autres vieillards, voilà Télespon rajeuni: où va-t-il donc à son âge? à la noce, répondit le bon homme, à la noce. Agatis lui fit remarquer de loin Céphalide qui s'élevait au-dessus de ses compagnes avec une grâce toute céleste. Son père, qui avait les yeux sur lui, s'aperçut qu'en passant devant elle, ce visage doux et serein s'enflamma d'une ardeur guerrière, et devint terrible comme celui de Mars. Courage, mon fils, lui dit-il, sois amoureux, cela te sied bien. Une partie de la campagne se passa, entre les samnites et les romains, à s'observer, sans en venir à une action décisive. Les forces des deux états consistaient dans leur armée, et les généraux, de part et d'autre, les ménageaienten habiles gens. Cependant les jeunes samnites à marier, brûlaient d'impatience d'en venir aux mains. Je n'ai rien fait encore, disait l'un, qui mérite d'être inscrit dans les fastes de la république: j'aurai la honte de m'entendre nommer sans aucun éloge qui me distingue. Quel dommage, disait l'autre, qu'on ne daigne pas nous offrir l'occasion de nous signaler! J'aurais fait des prodiges dans cette campagne. Notre général, disait le plus grand nombre, veut nous déshonorer aux yeux de nos vieillards et de nos épouses. S'il nous ramène sans combattre, on aura lieu de croire qu'il s'est défié de notre valeur. Mais le sage guerrier, qui était à leur tête, les entendait sans s'émouvoir. De sa lenteur et de ses délais il se promettait deux avantages: l'un, de persuader à l'ennemi qu'il était faible ou timide, et de l'engager, dans cette confiance, à l'attaquer imprudemment; l'autre, de laisser croître l'impatience de ses guerriers, et de porter leur ardeur à l'excès, avant de risquer la bataille. L'un et l'autre lui réussirent. Le général romain, haranguant ses troupes, leur fit voir les samnites chancelans, et tout prêts à fuir devant eux. Le génie de Rome l'emporte, leur dit-il, celui de nos ennemis tremble et n'en peut soutenir l'approche. Allons, braves romains,si nous n'avons pas l'avantage du lieu, celui de la valeur y supplée; il est à nous: marchons. Les voilà, dit le général samnite à sa jeunesse impatiente; laissons-les approcher jusqu'à la portée de l'arc, et vous aurez alors toute liberté de mériter vos épouses. Les romains s'avancent; les samnites les attendent de pied ferme. Fondons sur eux, dit le général romain; un corps immobile ne peut soutenir l'impétuosité de celui qui le heurte. Tout à coup les samnites s'élancent eux-mêmes avec la rapidité des coursiers quand on leur ouvre la barrière. Les romains s'arrêtent; ils reçoivent le choc sans se rompre et sans s'ébranler; et l'habileté de leur chef change tout à coup l'attaque en défense. On combattit long-temps avec une opiniâtreté incroyable; pour le concevoir, il faut s'imaginer que des hommes, qui n'avaient d'autres passions que l'amour, la nature, la patrie, la liberté, la gloire, défendaient, dans ces momens décisifs, tous ces intérêts à la fois. Dans l'une des attaques redoublées des samnites, le vieux Télespon fut dangereusement blessé en combattant à côté de son fils. Cet enfant, plein d'amour pour son père, voyant les romains plier de toutes parts, et croyant la bataille gagnée, suivit le mouvementinvincible de la nature, et tirant son père de la mêlée, l'aida à se traîner à quelque distance du lieu du combat. Là, au pied d'un arbre, il pansait en pleurant la profonde blessure de ce vénérable vieillard. Comme il en arrachait le trait, il entendit auprès de lui le bruit d'une troupe de samnites qu'on avait repoussée. Où allez-vous, mes amis? Dit-il en abandonnant son père; vous fuyez! Voici votre chemin; et apercevant l'aile gauche des romains à découvert: venez, dit-il, attaquons leur flanc: ils sont vaincus si vous voulez me suivre. Cette évolution rapide jeta l'effroi dans cette aile de l'armée romaine: et Agatis la voyant en déroute: poursuivez, dit-il, mes amis, le chemin est ouvert; je vous quitte un instant, pour aller secourir mon père. La victoire enfin se décida pour les samnites; et les romains, trop affaiblis par leurs pertes, furent obligés de rentrer dans leurs murs. Télespon s'était évanoui de douleur; les soins de son fils le ranimèrent. Sont-ils battus? Demanda le vieillard. On achève, dit le jeune homme; les choses sont en bon état. S'il est ainsi, dit le père en souriant, tâche de me rappeler à la vie: elle est douce pour les vainqueurs, et je veux te voir marier. Le bon homme n'eut de long-temps la force d'en dire davantage; carle sang qui avait coulé de sa plaie, l'avait réduit à l'extrémité. Les samnites, après leur victoire, s'empressèrent toute la nuit à secourir les blessés; on n'épargna rien pour sauver le digne père d'Agatis; il se remit, quoique avec peine, de son extrême épuisement. Le retour de la campagne était le temps des mariages, pour deux raisons: l'une, afin que la récompense des services rendus à la patrie, les suivît de près, et que l'exemple en eût plus de force; l'autre, afin que pendant l'hiver les jeunes époux eussent le temps de donner la vie à de nouveaux citoyens, avant que d'aller exposer la leur. Comme les actions de cette ardente jeunesse avaient été plus brillantes que jamais, on crut devoir donner plus de pompe et de splendeur à la fête qui en devait être le triomphe. Il y avait peu de filles dans la république qui n'eussent, comme Céphalide, quelque intelligence de sentimens et de désirs avec quelqu'un des jeunes gens, et chacune d'elles faisait des voeux pour celui dont elle espérait fixer le choix, s'il avait à choisir. La place où l'on devait s'assembler était un vaste amphithéâtre ouvert par des arcs de triomphe, où l'on voyait suspendues les dépouillesdes romains. Les jeunes guerriers devaient s'y rendre couverts de leurs armes; les jeunes filles, avec l'arc et le carquois, et aussi bien vêtues que le permettait la simplicité d'une république où le luxe était inconnu. Allons, mes filles, disaient les mères empressées à les parer; il faut vous présenter à cette fête auguste avec tous les agrémens qu'a bien voulu vous accorder le ciel. La gloire des hommes est de vaincre, celles des femmes est de plaire. Heureuses celles qui mériteront les voeux de ces jeunes et vaillans citoyens, qui vont être jugés les plus dignes de donner des défenseurs à l'état! La palme du mérite ombragera leur demeure, l'estime publique l'environnera; leurs enfans seront les fils aînés de la patrie, et sa plus précieuse espérance. En parlant ainsi, ces mères tendres entrelaçaient de pampre et de myrte les beaux cheveux de ces jeunes vierges, et donnaient aux plis de leur voile le jeu le plus favorable aux caractères de leur beauté. Des noeuds de leur ceinture placée au-dessous du sein, elles faisaient naître les ondes d'une draperie élégante, attachaient le carquois sur leurs épaules, les instruisaient à se présenter avec grâce, appuyées sur leur arc, et relevaient négligemment leur robe légère au-dessus de leur genou, pour donner à leur démarcheplus d'aisance et plus de noblesse. Cette industrie des mères samnites était un acte de piété, et la galanterie elle-même, employée au triomphe de la vertu, en prenait le sacré caractère. Les filles, en se mirant dans le cristal d'une onde pure, ne se trouvaient jamais assez belles; chacune d'elles s'exagérait les avantages de ses rivales, et n'osait plus compter sur les siens. Mais de tous les voeux formés dans ce grand jour, il n'y en eut point de plus ardens que ceux de la belle Céphalide. Puissent les dieux nous exaucer! Lui dit sa mère en l'embrassant. Mais, ma fille, attendez leur volonté avec la docilité d'un coeur humble: s'ils vous ont donné quelques charmes, ils savent quel en doit être le prix. C'est à vous de couronner leurs dons par les grâces de la modestie. Sans la modestie, la beauté peut éblouir, mais elle ne touchera jamais; c'est par-là qu'elle inspire une tendre vénération, et qu'elle obtient une espèce de culte. Que cette modestie aimable serve de voile à des désirs qui peut-être doivent s'éteindre avant la fin du jour, et faire place à un nouveau penchant. Céphalide ne put soutenir cette idée sans laisser échapper quelques larmes. Ces larmes, lui dit la mère, sont indignes d'une fille samnite. Sachez que, de tous les jeunesguerriers qui vont concourir, il n'en est aucun qui n'ait prodigué son sang pour notre défense et notre liberté; qu'il n'en est aucun qui ne vous mérite, et envers lequel vous ne dussiez être glorieuse d'acquitter votre patrie. Occupez-vous de cette pensée, séchez vos pleurs, et suivez-moi. De son côté, le bon homme Télespon conduisait son fils à l'assemblée. Eh bien! Lui dit-il, comment va le coeur? J'ai été assez content de toi dans cette campagne, et j'espère qu'on en dira du bien. Hélas! Dit le tendre et modeste Agatis, je n'ai eu qu'un moment pour moi. J'aurais peut-être fait quelque chose; mais vous étiez blessé, je vous devais mes soins. Je ne me reproche pas de vous avoir sacrifié ma gloire. Je serais inconsolable d'avoir trahi ma patrie; mais je ne le serais pas moins d'avoir abandonné mon père. Grâce au ciel, mes devoirs n'ont pas été incompatibles! Le reste est dans la main des dieux. J'admire comme on est religieux quand on a peur, dit le vieillard en souriant: avoue que tu étais plus résolu en allant charger les romains? Mais prends courage, tout ira bien; je t'en promets une jolie. Ils se rendent à l'assemblée, où plusieurs générations de citoyens, rangés en amphithéâtre, formaient le coup d'oeil le plus imposant.L'enceinte s'arrondissait en ovale. On voyait d'un côté les filles aux pieds des mères, de l'autre les pères au-dessus des garçons; à l'un des bouts le conseil des vieillards, à l'autre la jeunesse qui n'était pas encore nubile, placée selon les degrés de l'âge. Les nouveaux mariés des années précédentes environnaient l'enceinte. Le respect, la modestie et le silence régnaient partout. Ce silence fut tout à coup interrompu par le bruit des fanfares guerrières, et l'on vit s'avancer le général samnite, environné des héros qui commandaient sous lui. Sa présence fit baisser les yeux à tous les concurrens. Il traverse l'enceinte, et va se placer, avec son cortége, au milieu des sages. On ouvre les fastes de la république, et un héraut lit à haute voix, selon l'ordre des temps, le témoignage que les magistrats et les généraux ont rendu de la conduite des jeunes guerriers. Celui qui, par quelque lâcheté ou quelque bassesse, aurait imprimé une tache à son nom, était condamné, par les lois, à la peine infamante du célibat, jusqu'à ce qu'il eût racheté son honneur par quelque action généreuse; mais rien n'était plus rare que ces exemples. Une probité simple, une bravoure irréprochable était le moindre éloge qu'on pût donner à un jeune samnite, et c'était une espèce de honteque de n'avoir fait que son devoir. La plupart d'entre eux avaient donné des preuves d'un courage, d'une vertu, qui, partout ailleurs, seraient héroïques, et qui, dans les moeurs de ce peuple, se distinguaient à peine, tant ils étaient familiers! Quelques-uns s'élevaient au-dessus de leurs rivaux par des actions plus éclatantes; mais le jugement des spectateurs devenait plus sévère, à mesure qu'ils entendaient publier des vertus plus dignes d'éloges; et celles qui les avaient d'abord frappés rentraient dans la foule des choses louables, effacées par de plus beaux traits. Les premières campagnes d'Agatis étaient de ce nombre. Mais, quand on en vint au récit de la dernière bataille, et qu'on raconta comment il avait abandonné son père pour rallier ses compagnons et les ramener au combat, ce sacrifice de la nature à la patrie enleva tous les suffrages; les larmes coulèrent des yeux des vieillards; ceux qui environnaient Télespon l'embrassaient de joie; les plus éloignés le félicitaient du geste et du regard; le bon homme riait et fondait en larmes; les rivaux même de son fils le regardaient avec respect; et les mères, pressant leurs filles dans leurs bras, leur souhaitaient Agatis pour époux. Céphalide, pâle et tremblante, n'ose lever les yeux: son coeur, saisi dejoie et de crainte, a suspendu son mouvement; sa mère, qui la soutient sur ses genoux, n'ose lui parler, de peur de la trahir, et croit voir tous les yeux attachés sur elle. Dès que le murmure de l'applaudissement universel fut apaisé, le héraut nomme Parménon, et raconte de ce jeune homme, que, dans la dernière bataille, le coursier du général samnite s'étant abattu sous lui, percé d'une flèche mortelle, et le héros, dans sa chute, s'étant trouvé un moment sans défense, un soldat romain était prêt à le percer de son javelot; que Parménon, pour sauver la vie au chef, avait exposé la sienne, en se précipitant au devant du coup, dont il avait reçu la profonde blessure. Il est certain, dit le général en prenant la parole, que ce généreux citoyen me fit un bouclier de son corps: et, si mes jours sont utiles à la patrie, c'est un bienfait de Parménon. à ces mots, l'assemblée, moins attendrie, mais non moins étonnée de la vertu de Parménon que de celle d'Agatis, lui donna les mêmes éloges; et l'on vit les suffrages et les voeux se partager entre ces deux rivaux. Le héraut, par ordre des vieillards, impose silence; et ces juges vénérables se lèvent pour délibérer. Les opinions se combattent long-temps avec même avantage: quelques-uns prétendaient qu'Agatis n'auraitpas dû quitter son poste pour secourir son père, et qu'il n'avait fait que réparer cette faute en abandonnant son père pour rallier ses compagnons; mais ce sentiment dénaturé fut celui du plus petit nombre. Le plus ancien des vieillards prit enfin la parole, et dit: n'est-ce pas la vertu que nous devons récompenser? Il ne s'agit donc que de savoir lequel de ces deux mouvemens est le plus vertueux, ou d'abandonner un père expirant, ou d'exposer sa propre vie. Nos jeunes gens ont fait tous les deux une action décisive pour la victoire; c'est à vous de juger, vertueux citoyens, laquelle des deux a dû le plus coûter. De deux exemples également utiles, le plus pénible est celui qu'il faut le plus encourager. Le croira-t-on des moeurs de ce peuple? Il fut décidé d'une voix qu'il était plus généreux de s'arracher des bras d'un père expirant, que l'on peut secourir, que de s'exposer soi-même à la mort, fût-elle inévitable; et tous les suffrages se réunirent pour décerner à Agatis l'honneur du premier choix. Mais le combat qui va s'élever paraîtra moins vraisemblable encore. On avait délibéré à haute voix; et Agatis avait entendu que le principe de générosité avait seul fait pencher la balance. Il s'éleva dans son âme un reproche qui le fit rougir. Non,dit-il en lui-même, c'est une surprise, je ne dois pas en abuser. Il demande à parler; on lui prête silence: " un triomphe que je n'aurais pas mérité, dit-il, serait le supplice de ma vie; et, dans les bras de ma vertueuse épouse, mon bonheur serait empoisonné par le crime de l'avoir obtenu injustement. Vous croyez couronner en moi celui qui a le plus fait pour sa patrie: je dois l'avouer, je n'ai pas tout fait pour elle seule. J'aime, j'ai voulu mériter ce que j'aime; et, s'il me revient quelque gloire d'une conduite que vous daignez louer, l'amour la partage avec la vertu. Que mon rival se juge lui-même, et qu'il reçoive le prix que je lui cède, s'il a été plus généreux que moi. " comment exprimer l'émotion que cet aveu causa dans tous les coeurs? D'un côté, il ternissait l'éclat des actions de ce jeune homme, et de l'autre, il donnait au caractère de sa vertu quelque chose de plus héroïque, de plus étonnant, de plus rare, que le dévouement le plus généreux. Ce trait de franchise et de candeur produisit sur ses jeunes rivaux deux effets tout opposés. Les uns, l'admirant avec une joie ouverte, semblaient témoigner, par une noble assurance, que cet exemple les élevait au-dessus d'eux-mêmes; les autres, interdits et confus, paraissaient en êtreaccablés comme d'un poids au-dessus de leurs forces. Les mères et les filles donnaient toutes en secret le prix de la vertu à celui qui avait eu la magnanimité de déclarer qu'il n'en était pas digne; et les vieillards avaient les yeux attachés sur Parménon, qui, d'un visage tranquille, attendait qu'on daignât l'entendre. " je ne sais, dit-il enfin, en s'adressant à Agatis, je ne sais à quel degré les actions des hommes doivent être désintéressées pour être vertueuses. Il n'est rien, à le bien prendre, que l'on ne fasse pour sa propre satisfaction; mais ce que je n'aurais pas fait pour la mienne, c'est l'aveu que je viens d'entendre; et, quand il y aurait eu jusqu'ici, dans ma conduite, quelque chose de plus généreux que dans la vôtre, ce qui n'est pas bien décidé, la sévérité avec laquelle vous venez de vous juger vous élève au-dessus de moi. " ce fut alors que les vieillards confondus ne surent plus quel parti prendre: on n'alla pas même aux voix pour délibérer à qui donner le prix. Il fut décidé, par acclamation, que tous les deux le méritaient, et que l'honneur du second choix n'était plus digne ni de l'un ni de l'autre. Le plus ancien des juges reprit la parole: " pourquoi retarder, dit-il, par nos irrésolutions, le bonheur de ces jeunes gens?Leur choix est fait au fond de leur coeur: qu'on leur permette de se communiquer l'un à l'autre le secret de leurs désirs; si l'objet en est différent, chacun d'eux, sans primauté, obtiendra l'épouse qu'il aime; s'il arrive qu'ils soient rivaux, la loi du sort en décidera; et il n'est point de fille samnite qui ne fasse gloire de consoler le moins heureux de ces deux guerriers. " ainsi parla le vénérable Androgée, et toute l'assemblée applaudit. On fait avancer Agatis et Parménon au milieu de l'enceinte. Ils commencent par s'embrasser, et tous les yeux se mouillent de larmes. Tremblans l'un et l'autre, ils hésitent, ils n'osent nommer l'épouse qu'ils ont désirée; aucun d'eux ne croit possible que l'autre ait fait un choix différent du sien. J'aime, dit Parménon, ce que le ciel a formé de plus accompli; c'est la grâce, la beauté même. Hélas! Répondit Agatis, vous aimez celle que j'adore; c'est la nommer que de la peindre ainsi: la noblesse de ses traits, la douce fierté de ses regards, je ne sais quoi de divin dans sa taille et dans sa démarche, la distinguent assez de la foule des filles samnites. Que l'un de nous sera malheureux d'être réduit à un autre choix! Vous dites vrai, reprit Parménon; il n'est point de bonheur sanséliane. Sans éliane, dites-vous? Quoi! S'écrie Agatis, c'est la fille du sage Androgée, éliane que vous aimez? Et qui donc aimerais-je? Dit Parménon étonné de la joie de son rival. C'est éliane! Ce n'est pas Céphalide! Reprit Agatis avec transport. Ah! S'il est ainsi, nous sommes heureux; embrassez-moi, vous me rendez la vie. à leurs embrassemens redoublés, on jugea sans peine que l'amour les avait mis d'accord. Les vieillards leur ordonnèrent d'approcher, et, si leur choix n'était pas le même, de le déclarer à haute voix. Au nom d'éliane et de Céphalide, tout retentit d'applaudissement. Androgée et Télespon, le brave Eumène, père de Céphalide, celui de Parménon, appelé Mélante, se félicitaient l'un l'autre, avec cet attendrissement qui se mêle à la joie des vieillards. Mes amis, dit Télespon, nous avons là de braves enfans: avec quel zèle ils en vont faire d'autres! Quand j'y pense, je crois être encore à la fleur de mon âge. Faiblesse paternelle à part, le jour des mariages est ma fête à moi: il me semble que c'est moi qui épouse toutes les filles de la république. En parlant ainsi, le bon homme sautait d'allégresse; et, comme il était veuf, on lui conseillait de se remettre sur les rangs. Ne plaisantezpas, disait-il, si tous les jours j'étais aussi jeune, je pourrais bien encore faire parler de moi. On se rendit au temple, pour consacrer au pied des autels la cérémonie des mariages. Parménon et Agatis furent conduits chez eux en triomphe, et l'on ordonna un sacrifice solennel pour rendre grâces aux dieux d'avoir donné à la république deux si vertueux citoyens.

L'HEUREUX DIVORCE

L'inquiétude et l'inconstance ne sont, dans la plupart des hommes, que la suite d'un faux calcul. Une prévention trop avantageuse pour les biens qu'on désire, fait qu'on éprouve, dès qu'on les possède, ce malaise et ce dégoût qui ne nous laissent jouir de rien. L'imagination détrompée et le coeur mécontent se portent à de nouveaux objets, dont la perspective nous éblouit à son tour, et dont l'approche nous désabuse. Ainsi, d'illusion en illusion, l'on passe sa vie à changer de chimère: c'est la maladie des âmes vives et délicates; la nature n'a rien d'assez parfait pour elles; de là vient qu'on a mis tant de gloire à fixer le goût d'une jolie femme. Lucile, au couvent, s'était peint les charmes de l'amour et les délices du mariage avec le coloris d'une imagination de quinze ans, dont rien encore n'avait terni la fleur. Elle n'avait vu le monde que dans ces fictions ingénieuses, qui sont le roman de l'humanité.Il n'en coûte rien à un homme éloquent pour donner à l'amour et à l'hymen tous les charmes qu'il imagine. Lucile, d'après ces tableaux, voyait les amans et les époux comme ils ne sont que dans les fables, toujours tendres et passionnés, ne disant que des choses flatteuses, occupés uniquement du soin de plaire, ou par des hommages nouveaux, ou par des plaisirs variés sans cesse. Telle était la prévention de Lucile, quand on vint la tirer du couvent pour épouser le marquis de Lisère. Sa figure intéressante et noble la prévint favorablement. Ses premiers entretiens achevèrent de déterminer l'irrésolution de son âme. Elle ne voyait point encore dans le marquis l'ardeur d'un amour passionné; mais elle pensait assez modestement d'elle-même, pour ne pas prétendre à l'enflammer d'un premier coup d'oeil. Ce goût, tranquille dans sa naissance, allait faire des progrès rapides: il fallait lui en donner le temps. Cependant le mariage fut conclu et terminé avant que l'inclination du marquis fût devenue une passion violente. Rien de plus vrai, de plus solide que le caractère du marquis de Lisère. En épousant une jeune personne, il se proposait, pour la rendre heureuse, de commencer par être son ami,persuadé qu'un honnête homme fait tout ce qu'il veut d'une femme bien née, quand il a gagné sa confiance; et qu'un époux qui se fait craindre, invite sa femme à le tromper, et l'autorise à le haïr. Pour suivre le plan qu'il s'était tracé, il était essentiel de n'être point amant passionné: la passion ne connaît point de règle. Il s'était bien consulté, avant de s'engager, sur l'espèce de goût que lui inspirait Lucile, résolu de n'épouser jamais celle dont il serait follement épris. Lucile ne trouva dans son mari que cette amitié vive et tendre, cette complaisance attentive et soutenue, cette volupté douce et pure, cet amour enfin qui n'a ni accès ni langueur. D'abord elle se flattait que l'ivresse, l'enchantement, les transports auraient leur tour: l'âme de Lisère fut inaltérable. Cela est singulier, disait-elle: je suis jeune, je suis belle, et mon mari ne m'aime pas! Je lui appartiens, c'en est assez pour me posséder avec froideur. Mais aussi pourquoi le laisser tranquille? Peut-il désirer ce qui est à lui sans réserve et sans trouble? Il serait passionné, s'il était jaloux. Que les hommes sont injustes! Il faut les tourmenter pour leur plaire. Soyez tendre, fidèle, empressée, ils se négligent, ils vous dédaignent. L'égalité du bonheur lesennuie. Le caprice, la coquetterie, l'inconstance les réveillent, les excitent: ils n'attachent de prix au plaisir qu'autant qu'il leur coûte de peines. Lisère, moins sûr d'être aimé, en serait mille fois plus amoureux lui-même. Cela est aisé; soyons à la mode. Tout ce qui m'environne m'offre assez de quoi l'inquiéter, s'il est capable de jalousie. D'après ce beau projet, Lucile joua la dissipation, la coquetterie; elle mit du mystère dans ses démarches; elle se fit des sociétés dont le marquis n'était pas. Ne l'ai-je pas prévu, disait-il en lui-même, que j'avais une femme comme une autre? Au bout de six mois de mariage elle commence à s'en ennuyer. Je serais un joli homme, si j'étais amoureux de ma femme! Heureusement mon goût et mon estime pour elle me laissent toute ma raison: il faut en faire usage, dissimuler, me vaincre, et n'employer, pour la retenir, que la douceur et les bons procédés. Ils ne réussissent pas toujours; mais les reproches, les plaintes, la gêne et la violence réussissent encore moins. La modération, la complaisance, la tranquillité du marquis achevaient d'impatienter Lucile. Hélas! Disait-elle, j'ai beau faire, cet homme-là ne m'aimera jamais: c'est une de ces âmes froides que rien n'intéresse; et je suis condamnée àpasser ma vie avec un marbre qui ne sait aimer ni haïr? ô délices des âmes sensibles! Charme des coeurs passionnés! Amour, qui nous élèves au ciel sur tes ailes enflammées! Où sont ces traits brûlans dont tu blesses les amans heureux? Où est l'ivresse où tu les plonges? Où sont ces transports ravissans qu'ils s'inspirent tour à tour? Où ils sont, poursuivit-elle? Dans l'amour libre et indépendant, dans l'abandon de deux coeurs qui se donnent eux-mêmes. Et pourquoi le marquis serait-il passionné? Quel sacrifice lui ai-je fait? Par quels traits courageux, par quel dévouement héroïque ai-je ému la sensibilité de son âme? Où est le mérite d'avoir obéi, d'avoir accepté pour époux un jeune homme aimable et riche qu'on a choisi sans mon aveu? Est-ce à l'amour à se mêler d'un mariage de convenance? Cependant est-ce là le sort d'une femme de seize ans, à qui, sans vanité, la nature a donné de quoi plaire, et plus encore, de quoi aimer? Car enfin je ne puis me dissimuler ni les grâces de ma figure, ni la sensibilité de mon coeur. à seize ans languir sans espoir dans une froide indifférence, et voir s'écouler sans plaisir au moins une vingtaine d'années qui pourraient être délicieuses! Je dis une vingtaine au moins; et ce n'est pas vouloir ennuyer le monde que d'y renoncer avant quaranteans. Cruelle famille! Est-ce pour toi que j'ai pris un époux? Tu m'as choisi un honnête homme; le rare présent que tu m'as fait: s'ennuyer avec un honnête homme, et s'ennuyer toute sa vie! En vérité, cela est bien dur. Le mécontentement dégénéra bientôt en humeur du côté de Lucile, et Lisère crut enfin s'apercevoir qu'elle l'avait pris en aversion. Ses amis lui déplaisaient, leur société lui était importune; elle les recevait avec une froideur capable de les éloigner. Le marquis ne put dissimuler plus long-temps. Madame, dit-il à Lucile, l'objet du mariage est de se rendre heureux: nous ne le sommes pas ensemble; et il est inutile de nous piquer d'une constance qui nous gêne. Notre fortune nous met en état de nous passer l'un de l'autre, et de reprendre cette liberté dont nous nous sommes fait imprudemment un mutuel sacrifice. Vivez chez vous, je vivrai chez moi; je ne vous demande pour moi que de la décence, et les égards que vous vous devez à vous-même. Très-volontiers, monsieur, lui répondit Lucile avec la froideur du dépit; et dès ce moment tout fut arrangé pour que madame eût son équipage, sa table, ses gens, en un mot, sa maison à elle. Le souper de Lucile devint bientôt un des plus brillans de Paris. Sa société fut recherchéepar tout ce qu'il y avait de jolies femmes et d'hommes galans. Mais il fallait que Lucile eût quelqu'un; et c'était à qui l'engagerait dans ce premier pas, le seul, dit-on, qui soit difficile. Cependant elle jouissait des hommages d'une cour brillante; et son coeur, irrésolu encore, semblait ne suspendre son choix que pour le rendre plus flatteur. On crut voir enfin celui qui devait le déterminer. à l'approche du comte de Blamzé, tous les aspirans baissèrent le ton. C'était l'homme de la cour le plus redoutable pour une jeune femme. Il était décidé qu'on ne pouvait lui résister, et l'on s'en épargnait la peine. Il était beau comme le jour, se présentait avec grâce, parlait peu, mais très-bien; et, s'il disait des choses communes, il les rendait intéressantes par le son de voix le plus flatteur, et le plus beau regard du monde. On n'osait dire que Blamzé fût un fat, tant sa fatuité avait de noblesse! Une hauteur modeste formait son caractère; il décidait de l'air du monde le plus doux et du ton le plus laconique; il écoutait les contradictions avec bonté, n'y répondait que par un sourire; et, si on le pressait de s'expliquer, il souriait encore et gardait le silence, ou répétait ce qu'il avait dit. Jamais il n'avait combattu l'avis d'un autre, jamais il n'avait pris la peine de rendre raison du sien:c'était la politesse la plus attentive, et la présomption la plus décidée qu'on eût encore vues réunies dans un jeune homme de qualité. Cette assurance avait quelque chose d'imposant, qui le rendait l'oracle du goût et le législateur de la mode. On n'était sûr d'avoir bien choisi le dessin d'un habit ou la couleur d'une voiture, qu'après que Blamzé avait applaudi d'un coup d'oeil. il est bien, elle est jolie, étaient de sa bouche des mots précieux, et son silence un arrêt accablant. Le despotisme de son opinion s'étendait jusque sur la beauté, les talens, l'esprit et les grâces. Dans un cercle de femmes, celle qu'il avait honorée d'une attention particulière était à la mode dès ce même instant. La réputation de Blamzé l'avait précédé chez Lucile; mais les déférences que lui marquaient ses rivaux eux-mêmes redoublèrent l'estime qu'elle avait pour lui. Elle fut éblouie de sa beauté, et plus surprise encore de sa modestie. Il se présenta de l'air le plus respectueux, s'assit à la dernière place; mais bientôt tous les regards se dirigèrent sur lui. Sa parure était un modèle de goût: tous les jeunes gens qui l'environnaient, l'étudiaient avec une attention scrupuleuse. Ses dentelles, sa broderie, sa coiffure, on examinait tout; on écrivait lesnoms de ses marchands et de ses ouvriers. Cela est singulier, disait-on, je ne vois ces dessins, ces couleurs qu'à lui. Blamzé avouait modestement qu'il lui en coûtait peu de soin. L'industrie, disait-il, est au plus haut point; il n'y a qu'à l'éclairer et à la conduire. Il prenait du tabac en disant ces mots, et sa boîte excitait une curiosité nouvelle; elle était cependant d'un jeune artiste que Blamzé tirait de l'oubli. On lui demandait le prix de tout; il répondait en souriant, qu'il ne savait le prix de rien; et les femmes se disaient à l'oreille le nom de celle qui était chargée de ces détails. Je suis honteux, madame, dit Blamzé à Lucile, que ces bagatelles occupent une attention qui devrait se réunir sur un objet bien plus intéressant. Pardon, si je me prête aux questions frivoles de cette jeunesse: jamais complaisance ne m'a tant coûté. J'espère, ajouta-t-il tout bas, que vous voudrez bien me permettre de venir m'en dédommager dans quelque moment plus tranquille. J'en serai fort aise, répondit Lucile en rougissant; et à sa rougeur, et au sourire tendre dont Blamzé accompagna une révérence respectueuse, l'assemblée jugea que l'intrigue ne traînerait pas en longueur. Lucile, qui ne sentait pas la conséquence de quelques mots dits à l'oreille, et qui ne croyait pas avoir donnéun rendez-vous, fit à peine attention aux regards d'intelligence que les femmes se lançaient, et aux légères plaisanteries qui échappaient aux hommes. Elle se livra insensiblement à ses réflexions, et fut rêveuse toute la soirée. On ramena souvent le propos sur Blamzé. Tout le monde en dit du bien: ses rivaux en parlaient avec estime; les rivales de Lucile en parlaient avec complaisance. Personne n'était plus honnête, plus galant, plus respectueux; et, de vingt femmes dont il avait eu à se louer, aucune n'avait eu à s'en plaindre. Alors Lucile devenait attentive: rien ne lui échappait. Vingt femmes! Disait-elle en elle-même, cela est bien fort! Mais faut-il en être surpris? Il en cherche une qui soit digne de le fixer, et capable de se fixer elle-même. On espérait le lendemain qu'il viendrait de bonne heure et avant la foule: on l'attendit, on fut inquiète: il ne vint point, on eut de l'humeur; il écrivit, on lut son billet, et l'humeur cessa. Il était désespéré de perdre les plus beaux momens de sa vie: des importuns l'excédaient: il eût voulu pouvoir s'échapper, mais ces importuns étaient des personnages. Il ne pouvait être heureux que le jour suivant; mais il conjurait Lucile de le recevoir le matin, pour abréger, disait-il, de quelques heures les ennuiscruels de l'absence. La société s'assembla comme de coutume; et Lucile reçut son monde avec une froideur dont on fut piqué. Nous n'aurons pas Blamzé ce soir, dit Clarice avec l'air affligé, il va souper à la petite maison d'Araminte. à ces mots, Lucile pâlit; et la gaieté qui régnait autour d'elle, ne fit que redoubler la douleur qu'elle tâchait de dissimuler. Son premier mouvement fut de ne plus revoir le perfide. Mais Clarice avait voulu peut-être, ou par malice, ou par jalousie, lui donner un tort qu'il n'avait pas. Ce n'était, après tout, s'engager à rien que de le voir encore une fois: et, avant de le condamner, il était juste de l'entendre. Comme elle était à sa toilette, Blamzé arrive en polisson; mais le plus élégant polisson du monde. Lucile fut un peu surprise de voir paraître en négligé un homme qu'elle connaît à peine; et, s'il lui en avait donné le temps, peut-être se serait-elle fâchée. Mais il lui dit tant de jolies choses sur la fraîcheur de son teint, sur la beauté de ses cheveux, sur l'éclat de son réveil, qu'elle n'eut pas le courage de se plaindre. Cependant Araminte ne lui sortait pas de l'idée; mais il n'eût pas été décent de paraître sitôt jalouse; et un reproche pouvait la trahir. Elle se contenta de lui demander ce qu'il avait fait la veille.-ce que j'ai fait! Et le sais-jemoi-même? Ah! Que le monde est fatigant! Qu'on est heureux d'être oublié loin de la foule, d'être à soi, d'être à ce qu'on aime! Croyez-moi, Lucile, défendez-vous de ce tourbillon qui vous environne: plus de repos, plus de liberté, sitôt qu'on s'y laisse entraîner. à propos de tourbillons, que faites-vous de ces jeunes gens qui composent votre cour? Ils se disputent votre conquête. Avez-vous daigné faire un choix? La tranquille familiarité de Blamzé avait d'abord étonné Lucile; cette question acheva de l'interdire.-je suis indiscret, peut-être, reprit Blamzé, qui s'en aperçut.-point du tout, répondit Lucile avec douceur; je n'ai rien à dissimuler, et je ne crains pas que l'on me devine. Je m'amuse de la légèreté de cette jeunesse évaporée, mais pas un d'eux ne me semble digne d'un attachement sérieux. Blamzé parla de ses rivaux avec indulgence, et trouva que Lucile les jugeait trop sévèrement.-Cléon, par exemple, disait-il, a de quoi être aimable: il ne sait rien encore; c'est dommage, car il parle assez bien des choses qu'il ne sait pas, et il me prouve qu'avec de l'esprit on se passe du sens commun. Clairfons est un étourdi; mais c'est le premier feu de l'âge; et il n'a besoin que d'être discipliné par une femme qui ait vécu. Le caractère de Pomblac annonce unhomme à sentiment; et cette naïveté, qui ressemble à de la bêtise, me plairait assez, si j'étais femme; quelque coquette en fera son profit. Le petit Linval est suffisant; mais il n'aura pas été supplanté cinq ou six fois, qu'on sera surpris de le voir modeste. Quant à présent, poursuivit Blamzé, rien de tout cela ne vous convient. Cependant vous voilà libre; que faites-vous de cette liberté?-je tâche d'en jouir, répondit Lucile. C'est une enfance, reprit le comte: on ne jouit de sa liberté qu'au moment qu'on y renonce; et l'on ne doit la conserver avec soin qu'afin de la perdre à propos. Vous êtes jeune, vous êtes belle; ne vous flattez pas d'être long-temps à vous-même: si vous ne donniez pas votre coeur, il se donnerait tout seul; mais, parmi ceux qui peuvent y prétendre, il est important de choisir. Dès que vous aimerez, et quand vous n'aimeriez pas, vous serez aimée infailliblement: ce n'est point là ce qui m'inquiète; mais, à votre âge, on a besoin de trouver, dans un amant, un conseil, un guide, un ami, un homme formé par l'usage du monde, et en état de vous éclairer sur les dangers que vous y allez courir. Un homme comme vous, par exemple, dit Lucile d'un ton ironique et avec un sourire moqueur. Vraiment oui, continue Blamzé; je serais assez votre fait, sans toutce monde qui m'assiége: mais le moyen de m'en débarrasser?-n'en faites rien, reprit Lucile! Vous exciteriez trop de plaintes, et vous m'attireriez trop d'ennemis.-pour les plaintes, dit froidement le comte, j'y suis accoutumé. à l'égard des ennemis, l'on ne s'en met guère en peine: lorsqu'on a de quoi se suffire, et le bon sens de vivre pour soi.-à mon âge, dit Lucile en souriant, on est trop timide encore; et quand il n'y aurait à essuyer que le désespoir d'une Araminte, cela seul me ferait trembler.-une Araminte? Reprit Blamzé sans s'émouvoir, une Araminte est une bonne femme qui entend raison, et qui ne se désespère point. Je vois qu'on vous en a parlé: voici mon histoire avec elle. Araminte est une de ces beautés qui, se voyant sur leur déclin, pour ne pas tomber dans l'oubli, et pour ranimer leur considération expirante, ont besoin de temps en temps de faire un éclat dans le monde. Elle m'a engagé à lui rendre quelques soins, et à lui marquer quelque empressement. Il n'eût pas été honnête de la refuser; je me suis prêté à ses vues. Pour donner plus de célébrité à notre aventure, elle a voulu prendre une petite maison. J'ai eu beau lui représenter que ce n'était pas la peine, pour un mois tout au plus que j'avais à lui donner; la petite maison a été meublés à mon insu, et le plus galamment du monde. On m'a fait promettre, et c'était là le grand point, d'y souper avec l'air du mystère: c'était hier le jour annoncé: Araminte, pour plus de secret, n'y avait invité que cinq de ses amies, et ne m'avait permis d'y amener qu'un pareil nombre de mes amis. J'y allai donc, j'eus l'air du plaisir, je fus galant, empressé auprès d'elle; en un mot, je laissai partir les convives, et ne me retirai qu'une demi-heure après eux: c'est là, je crois, tout ce qu'exigeait la bienséance; aussi Araminte fut-elle enchantée de moi. C'en est assez pour lui attirer la vogue; et je puis désormais prendre congé d'elle quand il me plaira, sans avoir aucun reproche à craindre. Voilà, madame, quelle est ma façon de me conduire. La réputation d'une femme m'est aussi chère que la mienne: je vous dirai plus; il ne m'en coûte rien de faire à sa gloire le sacrifice de ma vanité. Le plus grand malheur pour une femme à prétention, c'est d'être quittée: je ne quitte jamais, je me fais renvoyer, je fais semblant même d'en être inconsolable; et il m'est arrivé quelquefois de m'enfermer trois jours de suite sans voir personne, pour laisser à celle dont je me détachais tous les honneurs de la rupture. Vous voyez, belle Lucile, que les hommes nesont pas tous aussi malhonnêtes qu'on le dit, et qu'il y a encore parmi nous des principes et des moeurs. Lucile, qui n'avait lu que les romans du temps passé, n'était point accoutumée à ce nouveau style; et sa surprise redoublait à chaque mot qu'elle entendait. Quoi! Monsieur! Dit-elle, c'est là ce que vous appelez des moeurs et des principes?-oui, madame, mais cela est rare: et la considération singulière que mes procédés m'ont acquise, ne fait pas l'éloge de nos jeunes gens. En honneur, plus j'y pense, et plus je voudrais, pour votre intérêt même, que vous eussiez quelqu'un comme moi. Je me flatte, dit Lucile, que je serais ménagée comme une autre, et qu'au moins n'aurais-je pas le désagrément d'être quittée.-c'est une plaisanterie, madame, mais ce qui n'en est pas une, c'est que vous méritez un homme qui pense, et qui sache développer les qualités de l'esprit et du coeur que je crois démêler en vous. Lisère est un bon enfant; mais il n'aurait jamais su tirer parti de sa femme; et en général le désir de plaire à un mari n'est pas assez vif pour qu'on se donne la peine d'être aimable avec lui jusqu'à un certain point. Heureusement qu'il vous laisse à votre aise, et vous ne seriez pas digne d'un procédé aussi raisonnable, si vousperdiez le temps le plus précieux de votre vie dans l'indolence ou dans la dissipation. Je ne crains, dit Lucile, de tomber dans aucun de ces deux excès.-on ne voit pourtant que cela dans le monde.-je le sais bien, monsieur; et voilà pourquoi je serais difficile dans le choix, si j'avais dessein d'en faire un; car je ne pardonne un attachement qu'autant qu'il est solide et durable. Quoi! Lucile, à votre âge, vous piqueriez-vous de constance? En vérité, si je le croyais, je serais capable de faire une folie.-et cette folie serait!-d'être sage et de m'attacher tout de bon.-sérieusement, vous auriez ce courage?-ma foi j'en ai peur, si vous voulez que je vous parle vrai.-voilà une singulière déclaration!-elle est assez mal tournée, mais je vous prie de me pardonner, c'est la première de ma vie.-la première, dites-vous?-oui, madame; jusqu'ici on avait eu la bonté de m'épargner les avances: mais je vois bien que je vieillis.-eh bien, monsieur, pour la rareté du fait, je vous pardonne ce coup d'essai. Je ferai plus encore, je vous avouerai qu'il ne peut me déplaire.-en vérité? Cela est heureux! Madame approuve que je l'aime! Et me fera-t-elle aussi l'honneur de m'aimer?-ah! C'est autre chose; le temps m'apprendra si vous le méritez.-regardez-moi,Lucile.-je vous regarde.-et vous ne riez pas?-de quoi rirais-je!-de votre réponse. Me prenez-vous pour un enfant?-je vous parle raison ce me semble.-et c'est pour me parler raison, que vous m'avez fait l'honneur de m'accorder un tête-à-tête?-je ne croyais pas que, pour être raisonnable, nous eussions besoin de témoins. Après tout, que vous ai-je dit, à quoi vous n'ayez dû vous attendre? Je vous trouve des grâces, de l'esprit, un air intéressant et noble.-vous avez bien de la bonté.-mais ce n'est pas assez pour mériter ma confiance, et pour déterminer mon inclination.-ce n'est pas assez, madame? Excusez du peu. Et que faut-il de plus, s'il vous plaît?-une connaissance plus approfondie de votre caractère, une persuasion plus intime de vos sentimens pour moi. Je ne vous promets rien, je ne me défends de rien; vous avez tout à espérer, mais rien à prétendre: c'est à vous de voir si cela vous convient.-rien ne doit coûter, sans doute, belle Lucile, pour vous mériter et vous obtenir; mais, de bonne foi, voulez-vous que je renonce à tout ce que le monde a de charmes, pour faire dépendre mon bonheur d'un avenir incertain? Je suis, vous le savez, et je ne m'en fais pas accroire, je suis l'homme de France le plus recherché:soit goût, soit caprice, il n'importe; c'est à qui m'aura, ne fût-ce qu'en passant. Vous avez raison, dit Lucile, j'étais injuste, et vos momens sont trop précieux.-non, je l'avoue de bonne foi; je cherchais un objet qui pût me fixer; je l'ai trouvé, je m'y attache: rien de plus heureux; mais encore faut-il que ce ne soit pas en vain. Vous voulez le temps de la réflexion, je vous donne vingt-quatre heures; je crois que cela est bien honnête, et je n'en ai jamais tant donné. J'ai la réflexion trop lente, reprit Lucile, et vous êtes trop pressé pour nous accorder sur ce point. Je suis jeune, peut-être sensible; mais mon âge et ma sensibilité ne m'engageront jamais dans une démarche imprudente. Je vous l'ai dit: si mon coeur se donne, le temps, les épreuves, la réflexion, la douce habitude de la confiance et de l'estime, l'auront décidé dans son choix.-mais, madame, de bonne foi, croyez-vous trouver un homme aimable assez désoeuvré pour perdre son temps à filer une intrigue? Et vous-même, prétendez-vous passer votre jeunesse à consulter si vous aimerez? Je ne sais, répondit Lucile, si j'aimerai jamais, ni quel temps j'emploîrai à m'y résoudre; mais ce temps ne sera pas perdu, s'il m'épargne des regrets. Je vous admire, madame; je vous admire, dit Blamzé en prenantcongé d'elle; mais je n'ai pas l'honneur d'être de l'ancienne chevalerie, et je n'étais pas venu si matin, pour composer avec vous un roman. Lucile, étourdie de la scène qu'elle venait d'avoir avec Blamzé, passa bientôt de l'étonnement à la réflexion. C'est donc là, dit-elle, l'homme à la mode, l'homme aimable par excellence! Il daigne me trouver jolie: et, s'il me croyait capable de constance, il ferait la folie de m'aimer tout de bon! Encore n'a-t-il pas le loisir d'attendre que je me sois consultée: il fallait saisir le moment de lui plaire, me décider dans les vingt-quatre heures; il n'en a jamais tant donné. Est-ce donc ainsi que les femmes s'avilissent, et que les hommes leur font la loi? Heureusement il s'est fait connaître. Sous cet air modeste qui m'avait séduite, quelle suffisance! Quelle présomption! Ah! Je vois que le malheur le plus humiliant pour une femme, est celui d'aimer un fat. Le même jour, après l'opéra, la société de Lucile étant assemblée; Pomblac vint lui dire, avec l'air du mystère, qu'elle n'aurait à souper ni Blamzé, ni Clairfons. à la bonne heure, dit-elle, je n'exige pas de mes amis une assiduité qui les gêne: il y a même telles gens dont l'assiduité me gênerait. Si Blanzé était de ce nombre, reprit ingénûment Pomblac, Clairfonsvous en a délivrée au moins pour quelque temps.-comment cela?-ne vous effrayez point: tout s'est passé le mieux du monde.-eh quoi! Monsieur, que s'est-il passé?-après l'opéra, la toile baissée, nous étions sur le théâtre, et, selon notre usage, nous écoutions Blamzé décidant sur tout. Après nous avoir dit son avis sur le chant, la danse, les décorations, il nous a demandé si nous soupions chez la petite marquise. Nous lui avons répondu que oui. Je n'en serai point, a-t-il dit; depuis ce matin nous nous boudons. J'ai demandé quel pouvait être le sujet de cette bouderie. Blamzé nous a raconté que vous lui aviez donné un rendez-vous, qu'il y avait manqué, que vous faisiez l'enfant, qu'il s'était pressé de conclure, que vous aviez demandé le temps de la réflexion, et qu'ennuyé de vos si et de vos mais , il vous avait plantée là. Il nous a dit que vous vouliez débuter par un engagement sérieux, qu'il en avait eu quelque envie, mais qu'il n'avait pas assez de momens à lui, qu'en calculant les forces de la place, il avait jugé qu'elle pouvait soutenir un siége, et qu'il n'était bon, lui, que pour les coups de main. C'est un exploit digne de quelqu'un de vous, a-t-il ajouté; vous êtes jeunes, c'est l'âge où l'on aime à trouver des difficultéspour les vaincre; mais je vous préviens que la vertu est son fort, et que le sentiment est son faible. Tout était dit, si j'avais pris la peine de jouer l'amant passionné. J'étais bien persuadé qu'il mentait, reprit le jeune homme; mais j'ai eu la prudence de me taire. Clairfons n'a pas été aussi patient que moi: il lui a témoigné qu'il ne croyait pas un mot de son histoire. à ce propos, ils sont sortis ensemble. Je les ai suivis. Clairfons a reçu un coup d'épée.-et Blamzé?-Blamzé en tient deux dont il guérira difficilement. Tandis que je lui aidais à gagner son carrosse, si Clairfons, m'a-t-il dit, sait tirer avantage de cette aventure, il aura Lucile. Une femme se défend mal contre un homme qui la défend si bien. Dis-lui que je le dispense du secret avec elle: il est juste qu'elle sache ce qu'elle doit à son chevalier. Lucile eut toutes les peines du monde à cacher le trouble et la frayeur dont ce récit l'avait pénétrée. Elle feignit un mal de tête; et l'on sait qu'un mal de tête pour une jolie femme, est une manière civile de congédier les importuns. On la laissa seule au sortir de table. Livrée à elle-même, Lucile ne se consolait pas d'être le sujet d'un combat qui allait la rendre la fable du monde. Elle était vivement touchée de la chaleur avec laquelle Clairfonsavait vengé son injure; mais quelle humiliation pour elle, si cette aventure faisait un éclat, et si Lisère en était instruit! Heureusement le secret fut gardé. Pomblac et Clairfons se firent un devoir de ménager l'honneur de Lucile; et Blamzé, guéri de ses blessures, n'eut garde de se vanter d'une imprudence dont il était si bien puni. On demandera peut-être comment un homme, si discret jusque alors, avait tout à coup cessé de l'être? C'est qu'on est moins tenté de publier les faveurs qu'on obtient, que de se venger des rigueurs qu'on éprouve. Cette première indiscrétion faillit à lui coûter la vie; il fut un mois au bord du tombeau. Clairfons eut moins de peine à guérir de sa blessure, et Lucile le revit avec un attendrissement qui lui était inconnu. Si l'on s'attache à quelqu'un qui a exposé sa vie pour nous, on s'attache aussi naturellement à quelqu'un pour qui l'on a exposé sa vie; et de tels services sont peut-être des liens plus forts pour celui qui les a rendus, que pour celui qui en est redevable. Clairfons devint donc éperdûment amoureux de Lucile: mais plus elle lui devait de retour, moins il osait en exiger. Il avait un plaisir sensible à se trouver généreux, et il allait cesser de l'être, s'il se prévalait des droits qu'il avait acquis sur la reconnaissance de Lucile: aussi fut-il plustimide auprès d'elle que s'il n'avait rien mérité. Mais Lucile lut dans son âme, et cette délicatesse de sentiment acheva de l'intéresser. Cependant la crainte de paraître manquer à la reconnaissance, ou celle de la porter trop loin, lui fit dissimuler la confidence que Pomblac lui avait faite: ainsi, la bienveillance qu'elle témoignait à Clairfons paraissait libre et désintéressée; et il en était d'autant plus touché. Leur inclination mutuelle faisait chaque jour des progrès sensibles; ils se cherchaient des yeux, se parlaient avec intimité, s'écoutaient avec complaisance, se rendaient compte de leurs démarches, à la vérité, sans affectation, et comme pour dire quelque chose; mais avec tant d'exactitude, qu'ils savaient, à une minute près, l'heure à laquelle ils devaient se revoir. Insensiblement Clairfons devint plus familier, et Lucile moins réservée. Il n'y avait plus qu'à s'expliquer; et, pour cela, il n'était pas besoin de ces incidens merveilleux que l'amour envoie quelquefois au secours des amans timides. Un jour qu'ils étaient seuls, Lucile laissa tomber son éventail; Clairfons le relève et le lui présente; elle le reçoit avec un doux sourire; ce sourire donne à son amant la hardiesse de lui baiser la main: cette main était la plus belle du monde; et, dès que la bouche de Clairfons s'yfut attachée, elle ne put s'en détacher. Lucile, dans son émotion, fit un léger effort pour retirer sa main; il lui opposa une douce violence, et ses yeux, tendrement attachés sur les yeux de Lucile, achevèrent de la désarmer. Leurs regards s'étaient tout dit avant que leur voix s'en fût mêlée; et l'aveu mutuel de leur amour fut fait et rendu en deux mots. Je respire; nous nous aimons! Dit Clairfons enivré de joie. Hélas! Oui, nous nous aimons, répondit Lucile avec un profond soupir; il n'est plus temps de s'en dédire; mais souvenez-vous que je suis liée par des devoirs: ces devoirs sont inviolables; et, si je vous suis chère, ils vous seront sacrés. Le penchant de Lucile n'était point de ces amours à la mode qui étouffent la pudeur en naissant, et Clairfons le respectait trop pour s'en prévaloir comme d'une faiblesse. Enchanté d'être aimé, il borna long-temps ses désirs à la possession délicieuse d'un coeur pur, vertueux et fidèle. Qu'on aime peu, disait-il lui-même dans son délire, quand on n'est pas heureux du seul plaisir d'aimer! Quel est le sauvage stupide qui, le premier, appela rigueur la résistance que la pudeur craintive oppose aux désirs insensés? Est-il, belle Lucile, est-il un refus que n'adoucissent vos regards? Puis-je me plaindre, quandvous me souriez? Et mon âme a-t-elle des voeux à former encore, quand mes yeux puisent dans les vôtres cette volupté céleste dont vous enivrez tous mes sens? Loin de nous, j'y consens, tous ces plaisirs suivis de regrets, qui troubleraient la sérénité de votre vie. Je respecte votre vertu autant que vous la chérissez, et je ne me pardonnerais jamais d'avoir fait naître le remords dans le sein de l'innocence même. Des sentimens si héroïques enchantaient Lucile, et Clairfons, plus tendre chaque jour, était chaque jour plus aimé, plus heureux, plus digne de l'être; mais enfin les plaisanteries de ses amis, et les soupçons qu'on lui fit naître sur cette vertu qu'il adorait, empoisonnèrent son bonheur. Il devint sombre, inquiet, jaloux; tout l'importunait, tout lui faisait ombrage. Chaque jour Lucile sentait resserrer et appesantir sa chaîne, chaque jour c'étaient de nouveaux reproches à essuyer. Tout homme reçu avec bienveillance était un rival qu'il fallait bannir. Les premiers sacrifices qu'il exigea lui furent faits sans résistance; il en demanda de nouveaux, il les obtint; il en voulut encore, on se lassa de lui obéir. Clairfons crut voir, dans l'impatience de Lucile, un attachement invincible aux liaisons qu'il lui défendait; et cet amour, d'abord si délicat et si soumis, devint faroucheet tyrannique. Lucile en fut effrayée; elle tâcha de l'apaiser, mais inutilement. Je ne croirai, lui dit l'impérieux Clairfons, je ne croirai que vous m'aimez, que lorsque vous vivrez pour moi seul, comme je vis pour vous seule. Eh! Si je possède, si je remplis votre âme, que vous fait ce monde importun? Doit-il vous en coûter d'éloigner de vous ce qui m'afflige? M'en coûterait-il de renoncer à tout ce qui vous déplairait? Que dis-je? N'est-ce pas une violence continuelle que je me fais, de voir tout ce qui n'est pas Lucile? Plût au ciel être délivré de cette foule qui vous assiége, et qui me dérobe à chaque instant ou vos regards ou vos pensées! La solitude, qui vous effraie, mettrait le comble à tous mes voeux. Nos âmes ne sont-elles pas de la même nature? Ou l'amour que vous croyez ressentir n'est-il pas le même que je ressens? Vous vous plaignez que je vous demande des sacrifices! Exigez, Lucile; exigez à votre tour: choisissez, parmi les épreuves les plus douloureuses; vous verrez si je balance. Il n'est point de lien que je ne rompe, il n'est point d'effort que je ne fasse; ou plutôt, je n'en ferai aucun. Le plaisir de vous complaire me dédommagera, me tiendra lieu de tout; et ce qu'on appelle des privations, seront pour moi des jouissances. Vous le croyez, Clairfons, luirépondit la tendre et naïve Lucile; mais vous vous faites illusion. Chacune de ces privations est peu de chose; mais toutes ensemble sont beaucoup. C'est la continuité qui en est fatigante: vous m'avez fait éprouver qu'il n'est point de complaisance inépuisable. Tandis qu'elle parlait ainsi, les yeux de Clairfons, étincelans d'impatience, tantôt se tournaient vers le ciel, tantôt s'attachaient sur elle. Croyez-moi, poursuivit Lucile, les sacrifices du véritable amour se font dans le coeur, et sous le voile du mystère; l'amour-propre seul en veut de solennels; pour lui, c'est peu de la victoire, il aspire aux honneurs du triomphe: c'est là ce que vous demandez. Quelle froide analyse! S'écria-t-il, et quelle vaine métaphysique! C'est bien ainsi que raisonne l'amour! Je vous aime, madame; rien n'est plus vrai, pour mon malheur: je sacrifierais mille vies pour vous plaire; et quel que soit ce sentiment, que vous appelez amour-propre, il me détache de l'univers entier, pour me livrer uniquement à vous; mais, en m'abandonnant ainsi, je veux vous posséder de même. Cléon, Linval, Pomblac, tout cela peut m'inquiéter: je ne réponds pas de moi-même. Après cela, si vous m'aimez, rien ne doit vous être plus précieux que mon repos; et mon inquiétude, fût-elleune folie, c'est à vous de la dissiper. Mais que dis-je, une folie? Vous ne rendez que trop raisonnables mes alarmes et mes soupçons. Et comment serais-je tranquille, en voyant que tout ce qui vous approche vous intéresse plus que moi. Ah! Monsieur, que je vous dois de reconnaissance! Dit Lucile avec un soupir: vous me faites voir la profondeur de l'abîme où l'amour allait m'entraîner. Oui, je reconnais qu'il n'est point d'esclavage comparable à celui qu'impose un amant jaloux.-moi, madame, je vous rends esclave! N'avez-vous pas vous-même un empire absolu sur moi? Ne disposez-vous pas...-c'en est assez, monsieur; j'ai souffert long-temps, je me suis flattée: vous me tirez de mon illusion, et rien ne peut m'y ramener. Soyez mon ami, si vous pouvez l'être; c'est le seul titre qui vous reste avec moi.-ah! Cruelle, voulez-vous ma mort?-je veux votre repos et le mien.-vous m'accablez. Quel est mon crime?-de vous aimer trop vous-même, et de ne m'estimer pas assez.-ah! Je vous jure...-ne jurez de rien; votre jalousie est un vice de caractère, et le caractère ne se corrige pas. Je vous connais, Clairfons; je commence à vous craindre, et je cesse de vous aimer. Dans ce moment, je le vois, ma franchise vousdésespère; mais de deux supplices, je choisis le plus court; et, en vous ôtant le droit d'être jaloux, je vous fais une heureuse nécessité de cesser de l'être. Je vous connais à mon tour, reprit Clairfons avec une fureur étouffée: la délicatesse d'une âme sensible s'accorde mal avec la légèreté de la vôtre: c'est un Blamzé qu'il vous faut pour amant, et j'étais bien fou de trouver mauvais...-n'allez pas plus loin, interrompit Lucile: je sais tout ce que je vous dois; mais je me retire, pour vous épargner la honte de m'en avoir fait un reproche. Clairfons s'en alla furieux, et bien résolu de ne plus revoir une femme qu'il avait si tendrement aimée, et qui le congédiait avec tant d'inhumanité. Lucile, rendue à elle-même, se sentit comme soulagée d'un fardeau qui l'accablait; mais, d'un côté, les dangers de l'amour qu'elle venait de connaître, de l'autre, la triste perspective d'une éternelle indifférence, ne lui laissèrent voir dans l'avenir que de cruelles inquiétudes ou que des ennuis accablans. Eh quoi! Disait-elle, le ciel ne m'a-t-il donné un coeur sensible que pour me rendre le jouet d'un fat, la victime d'un tyran, ou la triste compagne d'une espèce de sage, qui ne s'affecte et ne s'émeut de rien? Ces réflexions la plongèrentdans une langueur qu'elle ne put dissimuler: sa société s'en ressentit, et devint bientôt aussi triste qu'elle. Les femmes, dont sa maison était le rendez-vous, en furent alarmées. Elle est perdue, dirent-elles, si nous ne la retirons pas de cet état funeste: la voilà dégoûtée du monde, elle n'aime plus que la solitude; les symptômes de sa mélancolie deviennent chaque jour plus terribles; et, à moins de quelque passion violente qui la ranime, il est à craindre qu'elle ne retombe en puissance de mari. Ne connaissons-nous personne qui puisse tourner cette jeune tête? Blamzé lui-même s'y est mal pris, et n'en est pas venu à bout. Pour ce Clairfons, sur lequel nous comptions, c'est un petit sot, qui aime comme un fou; il n'est pas étonnant qu'elle en soit excédée. Attendez, dit Céphise après avoir rêvé quelque temps, Lucile a du romanesque dans l'esprit; il lui faut de la féerie, et le magnifique Dorimon est justement l'homme qui lui convient. Elle en raffolera, j'en suis sûre; engageons-la seulement à lui aller demander à souper dans sa belle maison de campagne: je me charge de le prévenir et de lui faire sa leçon. La partie fut acceptée, et Dorimon en fut averti. Dorimon était l'homme du monde qui savait le mieux quels étaient les plus habiles artistes,qui les accueillait avec le plus de grâces, et qui les récompensait le plus libéralement; aussi avait-il la réputation de connaisseur et d'homme de goût. Si dans quelques siècles on lisait ce conte, on le croirait fait à plaisir, et le séjour que je vais décrire, passerait pour un château de fée; mais ce n'est pas ma faute, si le luxe de notre temps le dispute au merveilleux des fables, et si, dans la peinture de nos folies, la vraisemblance manque à la vérité. Sur les riches bords de la Seine s'élève, en amphithéâtre, un coteau exposé aux premiers rayons de l'aurore et aux feux ardens du midi. La forêt qui le couronne le défend du souffle glacé des vents du nord, et de l'humide influence du couchant. Du sommet de la colline tombent en cascades trois sources abondantes d'une eau plus pure que le cristal; la main industrieuse de l'art les a conduites, par mille détours, sur des pentes de verdure. Tantôt ces eaux se divisent, et serpentent en ruisseau; tantôt elles se réunissent dans des bassins où le ciel se plaît à se mirer; tantôt elles se précipitent et vont se briser contre des rochers taillés en grottes, où le ciseau a imité les jeux variés de la nature. La Seine, qui se courbe au pied de la colline, les reçoit dans son paisible sein; et leur chute rappelle ce temps fabuleux où les nymphes des fontaines descendaient dans l'humide palais des fleuves, pour y tempérer les ardeurs de la jeunesse et de l'amour. Un caprice ingénieux semble avoir dessiné les jardins que ces ondes arrosent. Toutes les parties de ce riant tableau sont d'accord sans monotonie; la symétrie même en est piquante: la vue s'y promène sans lassitude, et s'y repose sans ennui. Une élégance noble, une richesse bien ménagée, un goût mâle et pourtant délicat ont pris soin d'embellir ces jardins. On n'y voit rien de négligé, rien de recherché avec trop d'art. Le concours des beautés simples en fait la magnificence; et l'équilibre des masses, joint à la variété des formes, produit cette belle harmonie qui fait les délices des yeux. Des bosquets ornés de statues, des treillages façonnés en corbeilles, et en berceaux décorent tous les jardins connus; mais le plus souvent ces richesses, étalées sans intelligence et sans goût, ne causent qu'une admiration froide et triste, qui suit de près la satiété. Ici l'ordonnance et l'enchaînement des parties ne font, de mille sensations diverses, qu'un enchantement continu. Le second objet qu'on découvre, ajoute au plaisir que le premier a fait; et l'un et l'autre s'embellissent encore des charmes del'objet nouveau, qui leur succède sans les effacer. Ce paysage délicieux est terminé par un palais d'une architecture aérienne: l'ordre corinthien lui-même a moins d'élégance et de légèreté. Ici, les colonnes imitent les palmiers unis en berceaux; la naissance des palmes forme un chapiteau plus naturel et aussi noble que le vase de Callimaque. Les palmes s'entrelacent dans l'intervalle des colonnes, et leurs volutes naturelles dérobent aux yeux séduits l'épaisseur de l'entablement. Cette architecture a quelque chose de fabuleux, d'aérien, qui ressemble aux palais des fées ou à ces temples de Diane et de Vénus, que l'imagination de l'Albane a fait renaître de leurs débris. On ne sait si l'on est à Gnide ou à Délos, dans les jardins d'Armide ou dans l'île d'Alcine. Le luxe intérieur du palais répond à la richesse des dehors. Tous les arts se sont disputé le soin et la gloire de l'embellir. Les marbres, les métaux, la précieuse argile émaillée de mille couleurs; tout ce que l'industrie a inventé pour les délices de la vie, y est étalé avec une sage profusion; et les voluptés, filles de l'opulence, y flattent l'âme par tous les sens. Lucile fut éblouie de tant de magnificence. La première soirée lui parut un songe: ce nefut qu'une fête brillante et variée, dont elle s'aperçut bien qu'elle était la divinité. L'empressement, la vivacité, la galanterie avec laquelle Dorimon fit les honneurs de ce beau séjour, les changemens de scène qu'il produisait d'un seul regard, l'empire absolu qu'il semblait exercer sur les arts et sur les plaisirs, rappelaient à Lucile tout ce qu'elle avait lu des plus célèbres enchanteurs. Elle n'osait se fier à ses yeux, et se croyait enchantée elle-même. Si Dorimon eût profité de l'ivresse où elle était plongée, peut-être le songe eût-il fini comme finissent les romans nouveaux. Mais Dorimon ne fut que galant; et tout ce qu'il osa se permettre, fut de demander à Lucile qu'elle vînt quelquefois embellir son ermitage, car c'est ainsi qu'il nommait ce séjour. Les compagnes de Lucile l'avaient observée avec soin. Les plus expérimentées jugèrent que Dorimon s'était trop occupé de sa magnificence, et pas assez de son bonheur. Il fallait saisir, disaient-elles, le premier moment de la surprise; c'est une espèce de ravissement que l'on n'éprouve pas deux fois. Cependant Lucile, la tête remplie de tout ce qu'elle venait de voir, se faisait de Dorimon lui-même la plus merveilleuse idée. Tant de galanterie supposait une imagination vive etbrillante, un esprit cultivé, un goût délicat et un amant, s'il l'était jamais, tout occupé du soin de plaire. Ce portrait, quoiqu'un peu flatté, ne manquait pas de ressemblance. Dorimon était jeune encore, d'une figure intéressante, et du caractère le plus enjoué. Son esprit était tout en saillies; il avait dans le sentiment peu de chaleur, mais beaucoup de finesse. Personne ne disait des choses plus galantes; mais il n'avait pas le don de les persuader: on aimait à l'entendre, on ne le croyait pas. C'était l'homme du monde le plus séduisant pour une coquette, le moins dangereux pour une femme à sentiment. Elle consentit à le revoir chez lui; et ce furent de nouvelles fêtes. Mais en vain la galanterie de Dorimon y avait rassemblé tous les plaisirs qu'elle faisait naître; en vain ces plaisirs furent-ils variés à chaque instant avec autant d'art que de goût: Lucile en fut d'abord légèrement émue, bientôt après rassasiée; et, avant la fin du jour, elle conçut qu'on pouvait s'ennuyer dans ce séjour délicieux. Dorimon, qui ne la quittait pas, mit en usage tous les talens de plaire: il lui tint mille propos ingénieux, il y en mêla même de tendres; mais ce n'était point encore ce qu'elle avait imaginé. Elle croyait trouver un dieu, et Dorimon n'étaitqu'un homme. Le faste de sa maison l'éclipsait, les proportions n'étaient pas gardées; et Dorimon, en se surpassant, fut toujours au-dessous de l'idée que donnait de lui tout ce qui l'environnait. Il était bien loin de soupçonner le tort que lui faisait cette comparaison dans l'esprit de Lucile; et il n'attendait qu'un moment heureux pour profiter de ses avantages. Après le concert, et avant le souper, il l'amena, comme par hasard, dans un cabinet solitaire où elle irait rêver, disait-il, quand elle aurait des momens d'humeur. La porte s'ouvre, et Lucile voit son image répétée mille fois dans des trumeaux éblouissans: les peintures voluptueuses dont les panneaux étaient couverts, se multipliaient autour d'elle. Lucile crut voir, en se mirant, la déesse des amours. à ce spectacle, il lui échappa un cri de surprise et d'admiration; et Dorimon saisit l'instant de cette émotion soudaine. Régnez ici, voilà votre trône, lui dit-il, en lui montrant un sofa que la main des fées avait semé de fleurs. Mon trône! Dit Lucile en s'asseyant, et sur le ton de la gaieté: mais, oui, je m'y trouve assez bien, et je suis reine d'un joli peuple. Elle parlait de la foule des amours qu'elle apercevait dans les glaces. Parmi ces sujets, daignerez-vous m'admettre? Dit Dorimonavec ardeur, en se jetant à ses genoux. Ah! Pour vous, dit-elle d'un air sérieux, vous n'êtes pas un enfant; et, à ces mots, elle voulut se lever. Mais il la retint d'une main hardie; et l'effort qu'elle fit pour s'échapper, le rendit plus audacieux. Où suis-je donc? Dit-elle avec frayeur. Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, ou mes cris... ces mots lui en imposèrent. Excusez, madame, dit-il, une imprudence dont vous êtes un peu la cause... venir ici tête à tête se reposer sur ce sofa, comme vous avez fait, c'est donner à entendre, selon l'usage reçu, qu'on veut bien souffrir un peu de violence. Avec vous, je vois bien que cela ne veut rien dire: nous nous sommes mal entendus. Oh! Très-mal, dit Lucile en sortant courroucée; et Dorimon la suivit, un peu confus de sa méprise. Heureusement leur absence n'avait pas été assez longue pour donner le temps d'en médire. Lucile, dissimulant son trouble, annonça qu'elle venait de voir un cabinet très-bien décoré. On y courut en foule, et les cris d'admiration ne furent interrompus que par l'arrivée du souper. La somptuosité de ce festin semblait renchérir encore sur tous les plaisirs qu'on avait goûtés. Mais Dorimon eut beau prendre sur lui-même, il n'eut point cette gaieté qui lui était si naturelle; et Lucile ne répondit, aux galanteries qu'on lui adressait pour la tirer de sa rêverie, que par ce sourire forcé, avec lequel la politesse tâche de déguiser la mauvaise humeur. Voilà, lui dirent ses amies en se retirant avec elles, voilà l'homme qui vous convient: avec lui la vie est un enchantement continuel; il semble que tous les plaisirs reconnaissent sa voix; dès qu'il commande, ils arrivent en foule. Il en est, dit froidement Lucile, qui ne se commandent point: ils sont au-dessus des richesses: on ne les trouve que dans son coeur. Ma foi, ma chère enfant, lui dit Céphise, vous êtes bien difficile. Oui, madame, bien difficile, répondit-elle avec un soupir; et, pendant tout le reste du voyage, elle garda un profond silence. Ce n'est là qu'une jolie femme manquée, dirent ses amies en la quittant. Encore si ses caprices étaient enjoués, on s'en amuserait; mais rien au monde n'est plus triste. C'était bien la peine de se séparer de son mari, pour être prude dans le monde. Est-ce donc là ce monde si vanté, disait de son côté Lucile? J'ai parcouru rapidement tout ce qu'il y a de plus aimable: qu'ai-je trouvé? Un fat, un jaloux, un homme avantageux qui s'attribue, comme autant de charmes, ses jardins, son palais, ses fêtes; et croit que lavertu la plus sévère ne demande pas mieux que de lui céder. Ah! Que je hais ces faiseurs de romans, qui m'ont bercé de leurs fables! L'imagination pleine de mille chimères, j'ai trouvé mon mari insipide; et il vaut mieux que tout ce que j'ai vu. Il est simple; mais sa simplicité n'est-elle pas mille fois préférable aux vaines prétentions d'un Blamzé? Il est tranquille dans ses goûts; et que deviendrais-je, s'il était violent et passionné comme Clairfons? Il m'aimait peu, mais il n'aimait que moi; et, si j'avais été raisonnable, il m'aimait assez pour me rendre heureuse. Je n'avais point avec lui de ces plaisirs fastueux et bruyans qui nous enivrent d'abord, et qui bientôt nous excèdent; mais sa complaisance, sa douceur, ses attentions délicates me ménageaient à chaque instant des plaisirs plus purs, plus solides, si j'avais bien su les goûter. Insensée que j'étais! Je courais après des illusions, et je fuyais le bonheur même: il est dans le silence des passions, dans l'équilibre et le repos de l'âme. Mais, hélas! Il est bien temps de reconnaître mes erreurs, quand elles m'ont fait perdre l'amitié, la confiance, peut-être l'estime de mon mari! Grâce au ciel, je n'ai à me reprocher que les imprudences de mon âge. Mais Lisère est-il obligé de m'en croire, et daignerait-il m'écouter! Ah!Qu'il est malaisé de rentrer dans son devoir, quand on en est une fois sorti! Malaisé! Pourquoi donc? Qui me retient? La crainte d'être humiliée? Mais Lisère est honnête homme; et, s'il m'a épargné dans mes erreurs, m'accablerait-il dans mon retour? Je n'ai qu'à me détacher d'une société pernicieuse, à vivre chez moi avec celle de mes amies que mon mari respecte, et que je puis voir sans rougir. Tant qu'il m'a vue livrée au monde, il ne s'est pas rapproché de moi; mais, s'il me voit rendue à moi-même, il daignera peut-être me rappeler à lui; et, si son coeur ne m'est pas rendu, la seule consolation qui me reste, est celle de m'en rendre digne: je serai du moins réconciliée avec moi-même, si je ne puis l'être avec mon mari. Lisère, en gémissant, l'avait suivie des yeux dans le tourbillon du monde; il comptait sur la justesse de son esprit et sur l'honnêteté de son âme. Elle sentira, disait-il, la frivolité des plaisirs qu'elle cherche, la folie des femmes, la vanité des hommes, la fausseté des uns et des autres; et, si elle revient vertueuse, sa vertu n'en sera que plus affermie par les dangers qu'elle aura courus. Mais aura-t-elle échappé à tous les écueils qui l'environnent, aux charmes de la louange, aux piéges de la séduction, aux attraits de la volupté? L'on méprise le mondequand on le connaît bien; mais on s'y livre avant de le connaître, et souvent le coeur est égaré avant que la raison l'éclaire. ô Lucile! S'écriait-il en regardant le portrait de sa femme, qui était dans la solitude son unique entretien; ô Lucile! Vous étiez si digne d'être heureuse! Et je me flattais que vous le seriez avec moi. Hélas! Peut-être quelqu'un de ces jolis corrupteurs qui font l'ornement et les malheurs du monde, est-il actuellement occupé à séduire son innocence, et ne s'obstine à sa défaite que pour le plaisir de s'en glorifier. Quoi! La honte de ma femme élèverait entre nous une éternelle barrière! Il ne me serait plus permis de vivre avec celle dont la mort seule devait me séparer! Je l'ai trahie en l'abandonnant. Le ciel m'avait choisi pour gardien de sa jeunesse imprudente et fragile. Je n'ai été frappé que par l'idée effrayante d'être haï comme un tyran. Tandis que Lisère flottait ainsi dans cette cruelle incertitude, Lucile n'était pas moins agitée entre le désir de retourner à lui, et la crainte d'en être rebutée. Vingt fois, après avoir passé la nuit à gémir et à pleurer, elle s'était levée dans la résolution d'aller attendre son réveil, de se jeter à ses pieds, et de lui demander pardon. Mais une honte, qui est bien connue des âmes sensibles et délicates, avait toujoursretenu ses pas. Si Lisère ne la méprisait point, s'il conservait encore pour elle quelque sensibilité, quelque estime, depuis le temps qu'elle avait rompu avec ses sociétés, depuis qu'elle vivait retirée et solitaire, comment n'avait-il pas daigné la voir une seule fois? Tous les jours, en passant, il s'informait de la santé de madame; elle l'entendait, elle espérait qu'à la fin il demanderait à la voir. Chaque jour cet espoir renaissait: elle attendait toute tremblante le moment du passage de Lisère; elle s'approchait du plus près qu'il lui était possible pour l'écouter, et se retirait toute en larmes, après avoir entendu demander en passant: comment se porte madame? elle aurait voulu que Lisère fût instruit de son repentir, de son retour à elle-même. Mais à qui se fier? Disait-elle; à des amis? En est-il d'assez sûrs, d'assez discrets, d'assez sages pour une entremise si délicate? Les uns en auraient le talent, et n'en auraient pas le zèle; et les autres en auraient le zèle, et n'en auraient pas le talent. D'ailleurs, il est si dur de confier aux autres ce qu'on n'ose avouer à soi-même! Une lettre? ... mais que lui écrirai-je? Des mots vagues ne le toucheraient pas; et des détails sont si humilians! Enfin, il lui vint une idée dont sa délicatesse et sa sensibilité furent également satisfaites. Lisère s'était absenté pourdeux jours; et Lucile saisit le temps de son absence pour exécuter son dessein. Lisère avait un vieux domestique que Lucile avait vu s'attendrir au moment de leur séparation, et dont le zèle, l'honnêteté, la discrétion lui étaient connus. Ambroise, lui dit-elle, j'ai un service à vous demander. Ah! Madame, dit le bon homme, ordonnez, je suis à vous de toute mon âme. Plût à dieu que vous et mon maître vous vous aimassiez comme je vous aime. Je ne sais qui de vous deux a tort; mais je vous plains tous les deux: c'était un charme de vous voir ensemble; et je ne vois plus rien ici qui ne m'afflige, depuis que vous faites mauvais ménage. C'est peut-être de ma faute, dit Lucile humiliée; mais, mon enfant, le mal n'est pas sans remède; fais seulement ce que je te dirai. Tu sais que mon portrait est dans la chambre de ton maître? Oh! Oui, madame, il le sait bien aussi; car il s'enferme quelquefois avec lui des journées entières; c'est toute sa consolation; il le regarde, il lui parle, il soupire à faire pitié; et je vois bien que le pauvre homme aimerait encore mieux s'entretenir avec vous qu'avec votre ressemblance.-tu me dis là des choses fort consolantes, mon cher Ambroise; mais va prendre ce portrait en cachette, et choisis, pour l'apporter chez moi, unmoment où tu ne sois vu de personne.-moi, madame, priver mon maître de ce qu'il a de plus cher au monde! Demandez-moi plutôt ma vie. Rassure-toi, reprit Lucile, mon dessein n'est pas de l'en priver. Demain au soir tu viendras le reprendre et le remettre en place; je te demanderai seulement de n'en rien dire à mon mari. à la bonne heure, dit Ambroise; je sais que vous êtes la bonté même; et vous ne voudriez pas me donner, à la fin de mes jours, le chagrin d'avoir affligé mon maître. Le fidèle Ambroise exécuta l'ordre de Lucile. Elle avait dans son portrait l'air tendre et languissant qui lui était naturel; mais son regard était serein, et ses cheveux étaient mêlés de fleurs. Elle fit venir son peintre, lui ordonna de la représenter échevelée, et de faire couler des larmes de ses yeux. Dès que son idée fut remplie, le tableau fut replacé dans l'appartement de Lisère. Il arrive, et bientôt ses yeux se lèvent sur cet objet chéri. Il est aisé de concevoir quel fut l'excès de sa surprise. Les cheveux épars le frappent d'abord. Il approche; et il voit couler des larmes. Ah! S'écria-t-il, ah! Lucile, sont-ce là les larmes du repentir? Est-ce la douleur de l'amour? Il sort transporté, il vole chez elle, la cherche des yeux, et il la trouve dans la même situation où le tableau la lui avaitprésentée. Immobile un instant, il la contemple avec attendrissement; et tout à coup se précipitant à ses genoux: est-il bien vrai, dit-il, que ma femme me soit rendue? Oui, dit Lucile avec des sanglots, oui, si vous la trouvez encore digne de vous.-peut-elle avoir cessé de l'être? Reprit Lisère en la serrant dans ses bras. Non, mon enfant, rassure-toi, je connais ton âme, et je n'ai jamais cessé de te plaindre et de t'estimer. Tu ne reviendrais pas à moi, si le monde avait pu te séduire; et ce retour volontaire est la preuve de ta vertu.-oh! Grâce au ciel, dit-elle (le coeur soulagé par les pleurs qui coulaient en abondance de ses yeux), grâce au ciel, je n'ai à rougir d'aucune faiblesse honteuse: j'ai été folle, mais honnête.-si j'en doutais, serais-tu dans mon sein? Reprit Lisère. Et à ces mots... mais qui peut rendre les transports de deux coeurs sensibles, qui, après avoir gémi d'une séparation cruelle, se réunissent pour toujours? En apprenant leur réconciliation, leurs gens furent saisis de joie; et le bon homme Ambroise disait, les yeux mouillés de larmes: dieu soit loué! Je mourrai content. Depuis ce jour la tendre union de ces époux sert d'exemple à tous ceux de leur âge. Leur divorce les a convaincus que le monde n'avait rien qui pût les dédommager l'un de l'autre; et c'est ce que j'appelle un divorce heureux.


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