LIVRE 1
Dans le commerce du monde, chacun a les yeux ouverts sur les vices et sur les ridicules d'autrui. Est-ce un sujet de reproche pour l'humanité? Non, suivant mes plus saines lumières, si de bonne foi, c'est-à-dire, avec la mêmejustice et la même attention, chacun ouvroit aussi les yeux sur les siens, on trouveroit dans la comparaison et la balance des uns et des autres, non-seulement de fortes raisons pour supporter l' imperfection dans autrui, mais souvent des secours et des règles, pour se corriger et se perfectionner soi-même. Je pousse plus loin cette philosophie. J'accuse les hommes de s'arrêter aux dehors, dans la maligne recherche qu'ils font des ridicules et des vices, et de ne pas pénétrer jusqu'à la source du mal, qui réside ordinairement dans le coeur. Il me semble qu'avec la règle d'équité que j'impose, c' est-à-dire, en pénétrant d'aussi bonne foi dans les replis de leur propre coeur, ils auroient incomparablement plus d'avantage à tirer de ces intimes observations, que de leurs censures extérieures et superficielles. Mais pénétrer dans le coeur, qui passe pour impénétrable! Oui; si malgré le préjugé commun, des routes secrètes, ménagées par la nature, en ouvrent l'accès à ceux qui peuvent les découvrir. Je les ai cherchées pendant quarante ans, et j'abandonne au lecteur le jugement de mes découvertes. Cyrano s'est promené dans le monde lunaire; Kirker dans le monde souterrein; Daniel dans le monde de Descartes; Beker dans un monde enchanté: et moi, j'aipris pour objet de mes courses et de mes observations, le monde moral; carrière aussi vaste, moins imaginaire, plus riche, plus variée, plus intéressante, et sans comparaison plus utile. Après cet exorde, des récits tels que les miens demandent une autre espèce de préparation; celle qui captive l'esprit dans les rets imperceptibles de la vraisemblance, et qui donne, aux ouvrages d'imagination, des charmes qu'ils ne peuvent avoir sans cet heureux coloris. L' art, qui sait les en revêtir, doit être une vraie magie, pour opérer des effets, contre lesquels il ne craint pas de mettre un lecteur en garde, en osant les annoncer. Il a néanmoins ses principes naturels, qui, bien approfondis, sont peu différens de ceux de l'architecture, de la perspective et de la peinture. Mais c'est de les exercer, qu'il est ici question: d'autres circonstances les feront rentrer dans mon dessein, et me ramèneront peut-être à les expliquer. Je ne me croyois pas fait pour de si profondes spéculations. Ma naissance m'appeloit au métier des armes, et mon éducation avoit été conforme à cette vue. Les réformes de la paix d'Utrecht rendant les emplois très-rares, j'attendois, depuis quelques années, des occasions qui ne se présentoient pas; et la chasse étoit monunique amusement. Cependant, avec un esprit actif et des sentimens d'honneur, je conçus que pour l'héritier d'une bonne maison, il y avoit un meilleur usage à faire de mon loisir. Je fus confirmé dans cette réflexion, par un événement auquel je ne m'attendois pas plus qu'à ses tristes suites. Mon père, homme sérieux, âgé de soixante-sept ans, et veuf depuis vingt, prit tout d'un coup la résolution de s'engager dans un second mariage. Il avoit servi avec distinction, et sa retraite n'étoit venue que de ses infirmités. Une goutte opiniâtre l'attachoit, une partie de l'année, au lit de douleur. Dans ce triste état, il ne sembloit occupé que de sa tendresse pour son fils, seul reste d'une femme qu'il avoit adorée. J'y répondois, par des respects et des soins, qui ne s'étoient jamais démentis; et ce sentiment avoit eu beaucoup de part à l'oisiveté où j'avois passé ma première jeunesse. Mon père, sans être arrêté par toutes ces considérations, jeta les yeux sur une jeune personne, fille d'un gentilhomme voisin, qu'il n'avoit pas vue trois fois, depuis dix-huit ans qu'elle étoit au monde. En me faisant l'ouverture de cet étrange dessein, il y mêla fort adroitement ses idées pour ma fortune, qui languissoit dans l'obscurité d'une province; et, ce que le plaisir de m'avoir continuellementsous ses yeux lui avoit fait éloigner jusqu'alors, il me proposa de faire le voyage de Paris, où mes propres soins feroient naître les occasions de m'employer, que nous attendions inutilement du zèle de nos amis. Il ajouta que la succession de ma mère, qui ne lui avoit apporté que deux mille écus de rente, ne suffisant pas pour me soutenir, son dessein étoit d'y joindre une pension annuelle de la même somme; et que, dans quelque lieu que mes inclinations pussent me conduire, elle me seroit comptée fidèlement. Je découvris aisément, dans son discours et dans ses offres, les détours d' un vieillard amoureux, à qui la présence d'un fils de mon âge étoit incommode, et qui ne pensoit qu'à jouir tranquillement de ses nouvelles affections. Cependant je crus y voir aussi un fonds de tendresse paternelle, qui réveilla vivement toute la mienne. Loin de condamner son mariage, ou d'en murmurer, je pris naturellement l'air et le ton de la joie, pour le féliciter d'une résolution qui devoit servir à son bonheur, puisqu'il ne pouvoit l'avoir embrassée dans une autre vue. Je refusai de partir avant la célébration; et rappelant toutes mes notions de galanterie, je me chargeai de la fête nuptiale. Elle fut célébrée avec une magnificence, qui fitl'admiration de tous nos voisins. Mon père parut un peu confus de son rôle. Il évitoit mon approche. Il avoit peine à soutenir mes regards. Je m'en apperçus: je parvins à soulager sa confusion, par tant de franchise et de candeur, qu'il prit des manières plus libres avec moi; et le soir, en le laissant seul avec ma belle-mère, je me crus si bien dans son esprit, que je ne fis pas difficulté de l'exhorter, avec une gaieté respectueuse, à ménager sa santé. Le lendemain, quel fut mon étonnement, d'apprendre qu'avant la fin de la nuit, ma belle-mère avoit appelé brusquement ses femmes, et qu'elle s' étoit fait conduire dans un autre appartement, sans que mon père eût marqué la moindre envie de s'y opposer! Je n'en accusai d'abord qu'un accès de goutte. Mais, de part et d'autre, le mystère fut bientôt éclairci. Ma belle-mère, hors d'elle-même, déclara, sans aucun ménagement, qu'elle étoit trompée par un indigne artifice, et livrée au pouvoir d'un vieillard infirme, pour lui servir de première esclave. Elle raconta qu'après de froides protestations, il lui avoit fait le plan du genre de vie qu'elle devoit suivre; c'étoit une assiduité constante auprès de son lit, le soin de l'amuser par de fréquentes lectures, la privation de toutes les compagnies du dehors, sur-tout le renoncementà la parure et l'éloignement de tous les jeunes voisins. à ce prix, il lui avoit promis de la rendre heureuse, par ses complaisances. Lorsque dans son indignation, qu'elle n'avoit pas laissé de contenir, elle s'étoit contentée de répondre qu'on ne faisoit pas le sacrifice de sa jeunesse, pour mener une vie si triste et si dure, il lui avoit dit nettement de se souvenir qu'il ne l'avoit épousée qu'à cette condition. L'explication s'étoit échauffée. Elle avoit désavoué tous les articles de cet odieux traité. Mon père avoit insisté du même ton; et la querelle étoit devenue si vive, que ma belle-mère avoit pris le parti de se retirer. Mais elle étoit résolue, disoit-elle, de soutenir tous ses droits; et jamais une femme de son âge ne seroit tyrannisée à ce point par un vieux mari. Ce récit venant de ses propres domestiques, qui n'avoient pas ordre de se taire, j'étois fort impatient d'entendre mon père, ou de savoir des siens ce qu'ils avoient pû découvrir de cette aventure. Je fis appeler son valet-de-chambre, qui le servoit depuis vingt-cinq ans, et qui jouissoit de toute sa confiance. Cet homme, quoiqu'engagé dans un complot fort préjudiciable à mes intérêts, avoit quelque affection pour moi. Il vint aussitôt; et n'attendant pas mes questions: monsieur, me dit-il, je brûlois de vous voir,et j'ai demandé plusieurs fois s'il étoit jour chez vous. Il se passe des choses fort étranges dans cette maison. Je lui dis que c'étoit le sujet de ma curiosité, et que j'espérois de lui quelque explication. Il me fit à peu près le même récit, qu' on m'avoit fait d'après les femmes de ma belle-mère. De ma chambre, ajouta-t-il, qui touche à celle de mon maître, j'ai tout entendu. Après le départ de madame, il a passé le reste de la nuit dans la plus violente agitation. Il a rejeté mes soins. Ce matin, il m'a vu long-tems autour de lui, sans me dire un mot; et je n'ai pas eu la hardiesse d'interrompre ce silence, auquel il n'est pas accoutumé pour moi. Mais ce n'est pas tout: en ouvrant sa porte, j'ai vu paroître une des deux femmes qu'il a données à madame. Elle a demandé la permission d'entrer qu'on lui a fait attendre long-tems, et qu'elle n'a obtenue qu'après une sombre délibération. J'étois présent: elle a dit que sa maîtresse prioit monsieur d'approuver qu'elle occupât l'appartement qu'elle avoit choisi, et qu'elle y passât le reste du jour. Mon maître, plus irrité que jamais, a répondu d'un ton méprisant, que non-seulement il y consentoit, mais qu'il la dispensoit de reparoître jamais dans le sien. Ces nouvelles circonstances augmentèrent ma surprise. Je ne reconnoissois pas mon père, àqui je n'avois jamais trouvé qu'un caractère civil. Tout ce que j'entens, dis-je à son valet, est en effet fort étrange. Ne savez-vous rien qui puisse jeter du jour sur des incidens si singuliers? Il parut embarrassé. Je le pressai d'avoir pour moi la sincérité qu'il me devoit, et dont je serois quelque jour en état de le récompenser. Enfin, commençant par des excuses, dont la plus juste étoit son ancien attachement pour son maître, il me fit l'histoire du mariage de mon père. M De S O père de ma belle-mère, et notre voisin, avoit plus de naissance et d'esprit, que de biens et de délicatesse d'honneur. Il étoit demeuré veuf, avec deux filles; et la difficulté de les marier, sans fortune, lui avoit fait prendre le parti de les laisser au couvent depuis leur enfance. Cependant l'occasion s'étoit présentée d'en marier une, mais avec peu d'avantage. Il l'avoit rappelée près de lui dans cette vue; et la bienséance du voisinage l'ayant fait penser à nous la faire connoître, il nous l'avoit amenée. J'étois à la chasse. Le même jour, mon père, saisi d'un accès fort douloureux, languissoit dans son fauteuil. Cette jeune personne, qui n'étoit pas mal partagée des agrémens de son sexe, avoit dû trouver peu d'amusemens dans une visite si triste. Mais un sentiment de compassion naturelle, pour les souffrances d'autrui, l' avoitportée à les plaindre. Elle s'étoit attendrie, jusqu'à marquer de l'empressement pour les soulager; elle avoit prêté officieusement ses mains à tout ce qui peut adoucir la situation d'un malade. Mon père avoit cru sentir du changement dans la sienne. Cette idée lui demeura dans l'esprit, lorsque sa compagnie l'eut quitté. Il regretta de n'avoir personne dont il pût attendre les mêmes soins, avec autant de bonté, avec autant d'affection et de grâces. Son imagination lui représenta quel soulagement il pouvoit espérer dans ses continuelles douleurs, quelle consolation pour le reste de sa vie, s'il avoit sans cesse à ses côtés, ou devant ses yeux, un contre-poison si doux. Il se livra tout entier à ces charmantes réflexions. Son valet ne me désavoua point qu'ayant entendu quelques mots échappés, et compris ce qu'il ne pouvoit entendre, il n'eût secondé le penchant de son maître. La seule espérance de rendre sa propre vie plus douce, et de voir règner un peu de joie dans une maison assez mélancolique, avoit pû le faire entrer dans cette disposition. Il avoit exagéré le bon naturel de Mademoiselle De S O sa douceur, sa modestie, qui ne pouvoient être contrefaites en sortant du cloître, la facilité de lui faire conserver ces habitudes, en éloignant d'elle tout ce qui pouvoitles affoiblir. Il n'étoit pas vraisemblable que, sans bien, et n'en trouvant point dans le mariage qu'on lui proposoit, elle pût résister à l'éclat de la fortune et de l'abondance. Son père, dont on connoissoit l'ambition, y résisteroit encore moins. De si fortes apparences entraînèrent un coeur à-demi rendu. La résolution fut si prompte, qu'on n'attendit pas la fin du jour pour l'exécuter; et ce qu'on désiroit avec tant d'ardeur laissant des craintes qui ne pouvoient venir que de moi, l'ordre fut donné de ne me pas dire, à mon retour, que M et Mademoiselle De S O fussent venus au château. Le confident de mon père fut chargé des propositions. Elles furent reçues avec toute la facilité qu'on s'étoit promise. S O répondit du consentement de sa fille comme du sien. On ne manqua point de le prévenir sur le secret par lequel on vouloit commencer avec moi. Il choisit le tems de mon absence pour voir mon père; et les articles furent dressés entr'eux. S O garant des intentions de sa fille, qu'il représenta comme une personne fort simple, promit pour elle des excès de complaisance; jusqu'à régler son habillement, ses goûts et ses occupations. Mon père lui fit des avantages, dans lesquels sa tendresse pour moi fut peu consultée. Ensuite, n' espérant pas de pouvoir me dérober plus long-tems ses résolutions, ilavoit pris le parti de me les communiquer; mais l'affection paternelle baissant à mesure qu'il étoit emporté par son nouveau goût, il s'étoit flatté qu'en les apprenant, le chagrin me feroit précipiter mon départ. C'étoit me faire une autre injustice. à la vérité, j'avois conçu que je ne devois plus espérer de tenir le premier rang dans son amitié, et je m'étois bien imaginé que tous les articles de son traité avec les S O n'étoient pas en ma faveur: mais je ne me croyois aucun droit sur les inclinations ou les volontés d'un père; et les sentimens, que je lui avois marqués, me paroissoient un devoir. Ainsi je fermai les yeux sur ce qu'il y avoit de mortifiant pour moi dans la conduite de son mariage; et ne pensant même qu'à chercher du remède à ses peines, je lui fis demander sur le champ la liberté de le voir. Son valet-de-chambre, qui prit volontiers cette commission, me fit attendre assez long-tems son retour. Il reparut à la fin; et ce fut pour m'apporter l'ordre de partir. En vain, me dit-il, dans son propre étonnement, il avoit tout employé pour vaincre l'obstination de son maître: le mal venoit de lui-même, c'est-à-dire, de la répugnance qu'il avoit à souffrir ma vue, après une malheureuse avanture dont il craignoit de lire le reproche dans mes yeux. Il se rappeloit le discours badinque je lui avois tenu la veille; il ne le prenoit plus que pour une cruelle ironie; et sur l'air joyeux qu'il m'accusoit d'avoir affecté depuis quelques jours, peut-être me soupçonnoit-il d'intelligence avec ma belle-mère. En un mot, il m'ordonnoit absolument de partir, et le jour même, et sans vouloir m'accorder la grâce de le voir, que je lui avois fait demander. Ma tendresse eut plus de part à ma résistance, que le chagrin et l'humiliation de me voir comme chassé de la maison paternelle. Je n'entrepris point de me faire ouvrir sa porte malgré lui: mais prenant ma plume, je renouvelai, dans les termes les plus tendres et les plus pressans, la demande qu'il me refusoit. Je lui promettois toute la soumission qu'il avoit droit d' exiger, et dont je ne m'étois jamais écarté. Je ne désirois que la satisfaction de l'embrasser avant mon départ, et sa bénédiction, sans laquelle un fils bien né ne devoit rien espérer d'heureux dans ses entreprises. Ma lettre fut lue, et ne changea rien à sa résolution. Il répéta le même ordre, avec toute la rigueur de l'autorité. Je résolus enfin d'obéir; et n'en désirant pas moins de me rendre utile à la tranquillité de sa vie, je pensai à voir un moment ma belle-mère, autant pour la disposer, s'il étoit possible, à vivre en paix aveclui, que pour l'informer de mon départ, et lui faire mes adieux. Je me présentai chez elle. On me dit qu'elle y étoit avec son père, et qu'elle me prioit de différer ma visite. Cette excuse étoit si juste, que je ne portai pas mes réflexions plus loin. Il me parut également naturel que S O fût venu volontairement chez sa fille, ou que, dans les circonstances, elle l'eût fait avertir qu'elle avoit besoin de ses conseils. Il se passa plus d'une heure, que j'employai aux préparatifs de mon voyage: mon dessein étoit de retourner chez ma belle-mère, lorsque son père l'auroit quittée; de faire ensuite, par quelques lignes respectueuses, une nouvelle tentative sur le mien, quoi qu'après des déclarations si précises, je n'attendisse plus rien de sa bonté; et de partir aussitôt. Un bruit extraordinaire, qui retentit jusqu'à moi, me fit prêter tout d'un coup l'oreille. C' étoit la voix de mon père, qui paroissoit dans un emportement furieux, et qui demandoit ses armes. On m'apprit qu'une visite de S O l'avoit mis dans ce transport. Tout mon respect pour ses ordres ne m'auroit pas empêché de courir à lui, si l'on ne m'eût assuré que l'effort, qu'il avoit fait pour sortir de son appartement, ayant irrité son mal, il y étoit rentré, dans lesbras de ses valets, pour se jeter sur son lit, où il ne souffroit pas moins de la violence de ses sentimens, que de celle de sa goutte. Je demeurai combattu, entre la crainte de l'offenser et le désir de pénétrer jusqu'à lui. Son valet de chambre vint finir mon embarras. Entrez, monsieur, me dit-il; j'ai ordre de vous appeler. Il m' annonça aussi-tôt. Oui, qu'il vienne, répondit mon père en m'entendant approcher; l'honneur doit l'intéresser pour moi; il faut qu'il me venge. Je mis un genou à terre, devant son lit. Dites, monsieur; quel est l'offenseur? Je me déclare son ennemi. Il me le fit jurer par toutes les puissances du ciel; et lorsqu'il eut reçu mon serment, paroissant oublier la rigueur avec laquelle il m'avoit traité, il me nomma son cher fils, la seule douceur qu'il eût au monde. Son coeur en fut un peu soulagé; mais son ressentiment n'étant pas diminué, il me parla de S O comme du plus vil des hommes, par lequel il avoit été joué avec la dernière bassesse, et qui venoit d'ajoûter l'insulte à la perfidie. Jamais ses infirmités, me dit-il, ne lui avoient paru si cruelles; elles le mettoient dans l'impuissance de se faire raison par ses propres mains. Il vouloit ne me rien déguiser, pour me rendre encore plus sensible à sa honte; et là-dessus, m'ayant fait un long récit de tout ce que je n' ignoroispas, en pesant avec une extrême chaleur sur les plus noires parties de l'imposture, il en vint à la scène du même jour. J'en ai su, depuis, jusqu'à l'origine. S O n'avoit pas appris, sans étonnement, celle de la nuit. Il s'étoit flatté, en trompant mon père, que ses ruses seroient ignorées, ou qu'elles auroient le succès d'une infinité d'autres, qui s'ensévelissent ordinairement dans les premières tendresses du mariage. Sa fille, qui n'y avoit aucune part, lui avoit demandé des explications qu'il n'avoit pu refuser, et lui avoit fait des plaintes amères de l'avoir engagée dans un si fâcheux mal-entendu. Il lui avoit promis de remédier au désordre; mais comptant trop sur son adresse, il l' avoit augmenté par son imprudence. En quittant sa fille, il s'étoit présenté à mon père, sans s'être fait annoncer; et d'un air aussi libre que sa visite, feignant de n'être informé de rien, il lui avoit fait les complimens ordinaires, après la première nuit d'une heureuse noce. Mon père, plein de son ressentiment, s'étoit d'abord expliqué d'un ton, qui devoit laisser peu de ressource à la plaisanterie: cependant S O, confondu par un reproche ouvert, et n'espérant rien de la dissimulation, avoit eu recours au badinage. Après avoir confessé qu'un peu d' industrie lui avoit paru nécessairepour assurer l'établissement de sa fille, il s'étoit applaudi du succès; il avoit même accusé mon père de n' entendre pas le monde, et de ne pas concevoir que si d'un côté les embarras de fortune obligeoient quelquefois à la ruse, un galant homme devroit se croire heureux d'avoir obtenu une femme aimable à toute sorte de prix. S O, comme on a pû l'observer, étoit fort libre dans ses principes. Il ignoroit jusqu'où va la sévérité de l'honneur, dans un ancien militaire, qui en a toujours fait son idole. Il l'apprit dans ce moment. Mon père, ne se croyant pas moins outragé par ses railleries que par l'indiscret aveu de son artifice, oublia sa situation, s'emporta aux plus violens reproches, le pressa de sortir du château, avec défense d'y rentrer jamais; et voyant qu'il ne se hâtoit pas d'obéir, il se jeta furieusement hors de son fauteuil, et demanda ses armes à grands cris. S O prit enfin le parti de se retirer. Le plus malheureux effet de cette querelle, et de la chaleur avec laquelle mon père m'en avoit fait le récit, fut l'affoiblissement de ses forces, qui semblèrent l' abandonner tout d'un coup. Son chirurgien, qui n'étoit pas loin, lui trouva le poulx si foible, et tant d'embarras dans la poitrine, qu' appréhendant tout de cette prompte révolution, il lui conseilla de faireappeler les secours ecclésiastiques. On n'eut pas peu de difficulté à lui faire goûter cette proposition. Cependant, le mal paroissant résister aux remèdes, il y consentit. Je m'éloignai, dans la plus vive tristesse, pour laisser au prêtre la liberté de son ministère. Pendant cette triste cérémonie, il me vint à l'esprit d'entrer chez ma belle-mère. Je la trouvai mortellement affligée de l'indiscrétion de son père; et sa douleur parut augmenter, en apprenant le danger de son mari. Elle ne me laissa pas le tems d'observer, si ce dernier sentiment étoit sincère. Monsieur, me dit-elle avec une abondance de larmes, que je suis à plaindre! Et me conjurant de l'écouter, elle me fit une troisième histoire de son mariage. Non-seulement elle désavoua toute part à la mauvaise foi de son père, mais elle protesta qu'en devenant la femme du mien, elle avoit senti tout ce qu'elle devoit à la reconnoissance, aux loix conjugales, à l'honneur des deux maisons, sur-tout aux infirmités de son mari, et qu'elle avoit porté cette disposition à l'autel. Pourquoi, dès le premier jour de son engagement, lui imposer d'humiliantes conditions, et le plus rigoureux esclavage? Toute autre femme auroit-elle souffert cette insulte? Son père, elle venoit de l'apprendre, par des vues qu'elle condamnoit et qu'elle avoitignorées, avoit fait pour elle un traité si révoltant: mais pourquoi le mien l'avoit-il cru nécessaire? Quelle horrible tyrannie de la part des hommes! Que ne commençoit-on, avec elle, par la confiance et l'amitié? Elle s'étoit récriée contre l'injustice; elle s'étoit dérobée aux injures; elle avoit demandé un jour pour se consulter sur sa conduite; c'étoient les seuls crimes qu'elle eût à se reprocher. Mais on la connoissoit mal, si c' étoit par la contrainte qu'on prétendoit l'assujettir au devoir. Elle avoit reçu du ciel un coeur vertueux; jusqu'au point, ajouta-t-elle, d' être plus sensible au péril où je lui représentois mon père, qu'à ses propres peines. Je trouvai, non-seulement beaucoup d'esprit à ma belle-mère, mais une parfaite vraisemblance à son apologie. Cependant ma réponse fut vague; et le serment que je venois de faire commençant à me causer de l'embarras, je lui dis que j'applaudissois à ses sentimens, que la paix tarderoit peu lorsqu'elle dépendroit de mes soins, et que j' espérois d'heureux éclaircissemens de l'avenir; mais que la situation, où j'avois laissé mon père, obligeoit malheureusement de les différer. En effet, on vint m'avertir qu'elle n'étoit pas changée, et qu'après avoir satisfait au devoir de la religion, il demandoit avec empressement à me voir. Ma belle-mère voulut mesuivre. Je jugeai que sa présence ne pouvoit contribuer à la tranquillité du malade, et je la priai d'entrer dans cette considération. Ses pleurs, qui ne cessoient pas, les expressions naturelles de sa douleur, soutinrent l'opinion qu'elle m'avoit fait prendre de son caractère, et me disposèrent plus que jamais à la plaindre. En arrivant chez mon père, je le trouvai seul encore avec le ministre ecclésiastique. Cet honnête homme, qui étoit le curé de notre paroisse, n'avoit pas plus de lumières qu'il ne s'en trouve ordinairement dans le fond d'une campagne, où la plupart de ces chefs spirituels s'en tiennent à leurs premières études, et n'ouvrent pas d' autres livres que ceux qui leur servent à l'église: mais avec de la droiture et du zèle, ayant condamné les emportemens auxquels mon père s' étoit livré, il l'avoit fait consentir à les rétracter. Approchez, monsieur, me dit-il avec assez d'onction, venez recevoir les dernières volontés d'un coeur pénitent. Vous êtes dispensé de votre serment; et je suis chargé de vous défendre tous les projets de vengeance. J' approuvai beaucoup la pieuse disposition de mon père. Mais, n'ayant marqué mon consentement que par un signe de tête, je m'apperçus qu'il restoit quelque scrupule au curé. Il se baissa vers son pénitent, qui ne prononçoit pasun mot. J'entendis qu'après quelques exhortations, il lui représentoit qu'une promesse si simple étoit suspecte dans un jeune homme, sur-tout accompagnée du silence; et que pour mériter le pardon du ciel, il lui conseilloit de me lier les mains par un serment contraire au premier. Vous sentez, ajouta-t-il, que l'un sera réparé par l'autre. Le malade n'opposa rien à cette décision: et moi, qui ne souhaitois que de rendre ses derniers momens tranquilles, je fis, dans les termes du curé, le serment qu'il me dicta. Ainsi dans l'espace d'un quart-d' heure, j'avois juré solemnellement de venger mon père et de ne le pas venger. Je m'attendois que ce prélude seroit suivi de quelque ouverture de réconciliation avec S O et sa fille: mais rien ne paroissant y conduire, j'en fis la proposition au curé, que je pris un moment à l'écart. Il me répondit qu'il n'avoit rien épargné pour inspirer ce désir à son pénitent, et qu'il n'avoit pas eu le bonheur d'y réussir; mais qu'il étoit parvenu à le faire renoncer au sentiment de la haine, et qu' il ne l'avoit absous qu'à cette condition: qu'à la vérité il avoit fallu lui passer le mépris, dans lequel il s'étoit retranché avec une opiniâtreté inflexible; mais qu'il avoit crû lui pouvoir accorder cette faveur, en se souvenant que l'écriture, qui recommande la charité avectant d'instances, ne parle nulle part de l'estime; qu'après tout, je devois être tranquille sur le salut de mon père, parce qu'il lui croyoit l'attrition. Toutes ces idées, de la part du confesseur et du pénitent, n'auroient pu manquer de me réjouir dans une circonstance moins affligeante. Heureusement pour mon père, son mal n'alla point jusqu'à lui faire éprouver la valeur de ces principes. Mais sa guérison vint d' un côté, dont il ne l'attendoit guère. Je le voyois comme enséveli dans les ombres de la mort; et quoique son poulx eût repris un peu de force, mes yeux m'assuroient, autant que le témoignage du chirurgien, que l'incendie, répandu dans la poitrine et dans toutes les parties vitales, n' étoit pas diminué. Sa vue étoit obscurcie. Il respiroit difficilement. Dans cette langueur, qui ne lui promettoit pas quatre heures de vie, on ne pouvoit tirer un mot de sa bouche. Il me vint à l'esprit de tenter une conquête, que le bon curé avoit manquée. Je m'approchai de son lit; et mettant dans mes regards toute la tendresse dont je me sentois le coeur pénétré, monsieur, lui dis-je, si la violence de vos maux vous laisse quelque sensibilité pour la respectueuse douleur d'un fils, avec quel désespoir croyez-vous que j'envisage la perte d'un si bon père! Il augmente sansmesure, lorsque je tourne les yeux sur le bonheur qui vous attendoit, et que je vois prêt à vous échapper. Un moment que j'ai passé hors de cette chambre m'en a trop appris, pour le peu de fruit que votre situation m'en laisse espérer. Ah! Que n'ai-je pu me l'imaginer plutôt! J'ai vérifié que ma belle-mère est innocente, et qu'elle mérite vos adorations. Je l'ai vue. J'ai trouvé une femme inconsolable, qui pleuroit la bassesse de son père, dont elle n'est informée que depuis deux heures; qui gémissoit d'en être accusée; qui n'ayant pu comprendre plutôt la cause de vos chagrins, se désespéroit encore de son erreur, et qui, dans la demande qu'elle vous a fait faire aujourd'hui, n'avoit d'autre objet que de se procurer le triste éclaircissement qu'elle a reçu; brûlant ensuite de vous voir, et disposée à tout entreprendre pour se rétablir dans votre estime par des soins libres, par des tendresses, des sacrifices et des assiduités volontaires. Elle ignoroit encore l' accident qui me fait trembler pour vos jours. C'est une épreuve, à laquelle j'ai voulu mettre ses sentimens. Toutes mes expressions ne vous représenteroient pas la douleur, dont je l'ai vue saisie à cette affreuse nouvelle. Son visage a changé; elle s'est abandonnée aux larmes; elle a dit mille choses touchantes son coeur étoit sur ses lèvres. Elle vouloit pénétrerici, me suivre, venir demander pour toute grâce, que ses services et ses pleurs fussent soufferts; vivre, disoit-elle, ou mourir pour vous. Je l'ai retenue malgré ses efforts. D'autres soins vous occupoient: et je n'aurois rien entrepris sans vos ordres. Mais voyant votre attention plus libre, j'ai cru vous devoir ces informations, qui peuvent être de quelque douceur pour vous. Mon unique vue étoit effectivement d'adoucir les amertumes de mon père, et de le porter à la réconciliation que j'avois proposée. Je fus plus heureux que je n'osois l'espérer. S'il ne m'avoit pas interrompu par des cris de joie, c' est que l'embarras de sa poitrine les arrêtoit encore. Mais, à chaque circonstance de mon récit, j'avois remarqué du changement dans ses traits. Ses yeux s'étoient éclaircis, et sa contenance étoit devenue plus ferme. Enfin son oppression même paroissant diminuer, il me demanda d' un air attendri, où étoit donc sa femme? Vous la verrez à l'instant, lui dis-je; c'est lui ouvrir la porte du ciel: et prenant son silence pour un ordre, je volai à l'appartement de ma belle-mère. Je n'avois pas exagéré sa douleur: je la trouvai noyée dans ses larmes. Une flatteuse explication les ayant séchées tout d'un coup, je lui présentai mon bras, sur lequel je remarquai néanmoinsqu' elle ne s'appuyoit qu'en tremblant. Quelques mots la fortifièrent. Votre rôle, lui dis-je, est aisé, puisque le succès est certain. Je lui dois cette justice, qu'elle y mit autant de vérité que de décence et de grâces. Nous arrivâmes au lit de mon père: elle prit sa main, qu'elle serra dans les siennes, en penchant la tête affectueusement jusqu'à lui; et de son côté, poussant un profond soupir, par lequel il sembla que sa poitrine se fût dégagée, il passa autour d'elle son autre main, dont il la serra quelque tems aussi, avec un mouvement fort passionné. J'avois commencé le miracle; ma belle-mère l'avoit achevé. Son empressement fut ensuite si vif et si naturel, pour rendre mille sortes de soins au malade, que par la vertu du même charme, il ne lui resta bientôt que ses infirmités ordinaires. Mais en accordant toute son affection à la fille, il demeura inflexible pour le père. Le malheur que j'eus quelques mois après, de la perdre par un accident soudain, me laisse ignorer ce qu'il méditoit en ma faveur. Dans la satisfaction qu'il me témoigna, de l'ardeur et du succès de mon zèle, il me promit que je m'appercevrois peu des avantages qu'il avoit faits à ma belle-mère. On verra que le temps où le pouvoir lui manqua, pour changer ses dispositions.Cependant la pension de deux mille écus me fut confirmée, avec délégation sur une de ses principales terres; mais un fils moins respectueux auroit pu se plaindre, que, par les formalités dont cette promesse fut accompagnée, on parut y borner toutes ses prétentions. Ensuite, lorsque sentant moi-même la nécessité de faire le voyage de Paris, je recommençai à parler de mon départ, il me fut aisé de reconnoître que si l'on n'étoit pas revenu à me l'ordonner, je n'en avois obligation qu'à l'utilité qu'on avoit tirée de mes services, et qu'on n'en désiroit pas moins mon éloignement. Ma belle-mère en parut seule affligée, et je fus extrêmement sensible à cette généreuse bonté. Mes adieux furent si froidement reçus de mon père, que me rappelant cette indifférence après l'avoir quitté, j'en fus touché jusqu'aux larmes. Je partis. Les réflexions, dont je fus assiégé dans ma route, furent celles qui devoient suivre naturellement cette étrange et prompte multiplicité d'aventures. Ce n'étoit pas la première fois que les mêmes idées m'occupoient. Un esprit actif, que je n'ai pas fait difficulté de m'attribuer, et qui m'avoit rendu jusqu'alors mon oisiveté fort ennuyeuse, n'étoit pas l'unique propriété de mon caractère. Le ciel m'avoit partagé d'un fond naturel de philosophie, qu'uneéducation militaire avoit laissé sans culture, et que je ne reconnus qu'à force de l'exercer, mais qui me portoit à méditer profondément sur tout ce que j'entendois ou que je voyois autour de moi. La chasse et la solitude avoient fortifié ce penchant. Je m'y livrai dans ma route, avec d'autant plus de goût, que la froideur de mon père m'avoit laissé une tristesse réelle, qui me disposoit seule à la rêverie. Toutes les scènes, qui venoient de se passer sous mes yeux, se retracèrent dans mon imagination. J'admirai cette variété de passions et de mouvemens, qui s'étoient succédés en si peu de jours, et qui n'étoient peut-être pas encore à leur terme. Un juste respect ne me permit pas de remonter aux causes, mais je fus vivement frappé de la bizarerie des effets; et cette impression fut si forte, qu'ayant fait six lieues jusqu'à M, avec les chevaux de mon père, pour prendre la poste dans cette ville, où mes affaires devoient m'arrêter un ou deux jours, je ne me croyois pas à la moitié du chemin. Les terres, qui me sont venues de ma mère, étant situées dans ce canton, j'y avois mon receveur, homme accrédité par un emploi de finance dont il étoit revêtu. J'appris, à sa porte, qu'il étoit mort la nuit précédente: c'étoit un motif de plus, pour faire quelque séjour à Mla familiarité, que j'avois dans cette maison, m'y fit entrer librement. On me dit que la veuve étoit dans des transports de douleur, qui faisoient tout appréhender pour sa vie. J'en fus peu surpris. Elle perdoit un mari qui méritoit d'être regretté. Ma visite parut augmenter son désespoir et ses larmes. Je m'employai à la consoler. Quelques amis, qui s'étoient rassemblés pour le même office, me dirent qu'ils s'y employoient inutilement, et qu'ils n'avoient jamais vu d'exemple d'une affliction si vive. Elle avoit passé toute la nuit et le jour entier, sans prendre la moindre nourriture. En effet je fus témoin, pendant deux heures, de l'excès de ses peines, et de son obstination à rejeter toute sorte de secours. Un ami sensé, n'espérant plus rien des motifs ordinaires de consolation, lui dit, en se retirant, qu'au milieu même de la douleur il falloit consulter la prudence; qu'elle étoit jeune et sans biens; que l'emploi de son mari et l'administration de mes terres ne pouvant demeurer entre les mains d'une femme, elle alloit tomber dans une fâcheuse situation; qu'il lui conseilloit de ne pas perdre un moment, et de demander la succession du mort, pour quelque honnête homme, qui pourroit le remplacer. Ce discours, tourné adroitement, mais plein de raison etd' amitié, fut rejeté avec indignation. On l'avoit interrompu vingt fois par des gémissemens et des cris. Les biens et la vie n'étoient plus rien, pour une malheureuse femme, qui avoit perdu l'unique bien pour lequel elle vouloit vivre. Elle trouvoit de la cruauté à lui proposer des remplacemens: indigne proposition! Horrible conseil! Le jour même de sa perte! Si près du cadavre de son cher mari, qui n'étoit pas encore au tombeau! Toute l'assemblée ne laissant pas d'approuver une si sage ouverture, j'y joignis mes représentations; et je promis toute la confiance que j'avois eue pour le mort, à celui qui lui succéderoit. Je ne fus pas écouté. On ne répondit plus que par des sanglots, et par des signes d'horreur. L'ami, de qui le conseil étoit venu, cessa d'insister, et se contenta de dire, en sortant, qu'il n'avoit suivi que les inspirations de l'amitié; d'autant plus que vraisemblablement il seroit trop tard le lendemain, parce que les emplois des fermes étoient bientôt enlevés; mais qu'il se seroit chargé, avec joie, d'écrire par l'ordinaire du soir. Il sortoit. La jeune veuve se réveilla. Elle le fit rappeler. Hé bien, monsieur, lui dit-elle, d'un oeil presque sec et d'un ton radouci, écrivez donc, écrivez puisqu'il le faut. Mais si je prends un autre mari, ce ne sera jamais que le frère Ambroise. Soit, madame,répondit l'officieux conseiller; soit le frère Ambroise. Il partit, en souriant, pour prévenir l'heure de la poste. Les autres se regardoient mutuellement, avec un sérieux forcé, qui sembloit couvrir quelque mystère. Je vis le moment, où cette grave assemblée alloit éclater de rire. Pour moi, qui ne pouvois pénétrer les apparences, je sortis civilement, après avoir renouvelé mes promesses à la belle veuve; mais ce fut pour suivre l'auteur du conseil, qui ne pouvoit être fort éloigné. Je le rejoignis, à peu de distance. Il jugea de mes intentions, en me voyant sur ses traces. Je devine votre curiosité, me dit-il. Si vous ne connoissez pas notre petite ville, vous avez trouvé ce dénouement fort obscur, et vous l'allez trouver fort comique. Votre intérêt doit vous faire souhaiter d'être instruit. Frère Ambroise, car ce nom m'a paru vous étonner, est un grand et jeune quêteur, depuis quelques mois novice convers des capucins, qui fait tourner la tête à toutes nos femmes; honnête homme et de bonnes moeurs, comme tous les religieux de cet ordre, mais d'un teint si frais, d' un oeil si vif, et d'une si belle physionomie, qu'on le croiroit fait pour tout autre sort, si la fortune étoit attachée à la bonne mine. Peut-être les voies vont-elles s'ouvrir pour lui. J'ignore quels ontété ses progrès dans le coeur de la belle veuve. Mais vous l'avez entendue; elle s'est déclarée nettement, et les circonstances ne laissent rien désirer à l'explication. Cependant on n'a jamais fait de reproche à la conduite de cette femme; et jusqu'au moment d'un aveu si singulier, j'aurois parié pour sa vertu. Il me paroît encore impossible que les emportemens de douleur, dont vous êtes témoin comme moi, ne soient pas sincères; et mon embarras est à les comprendre: je me proposois, ajouta-t-il, de tirer la vérité de l'heureux quêteur; il doit ce retour à ce que je vais faire pour lui. J'approuvai cette résolution, mais, à la vérité, par d'autres motifs: et je priai celui qui me faisoit ce récit, de me procurer un moment d'entretien avec le quêteur. Après la scène lugubre que j'avois encore devant les yeux, je ne pouvois croire, comme lui, que le coeur de la veuve se fût expliqué, dans un aveu si peu mesuré de ses sentimens. J'aimois mieux penser qu'une excessive douleur avoit troublé sa raison. Il étoit trop tard, pour voir le frère Ambroise avant la nuit. Notre visite fut remise au lendemain. Je retournai le soir chez la veuve, où, malgré la tristesse de l'appareil, diverses raisons m'obligeoient de prendre le logement que j'étois dans l'usage d'occuper. Je ne la vis point,parce qu'après l'enterrement, auquel j'avois assisté, on avoit déclaré, à sa porte, qu'elle ne verroit personne. Mais j'appris, par les informations de mes gens, qu'on avoit cessé d'entendre ses gémissemens depuis mon départ, qu'elle avoit paru fort impatiente de voir enlever le corps par les prêtres, et que s'étant mise ensuite au lit, elle avoit laissé toute sa maison fort tranquille. Ces apparences ne m'ôtèrent pas mes idées; jusqu'au lendemain, que m'ayant fait prier elle-même de passer dans son appartement, elle me tint ce discours. Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de la généreuse disposition où vous êtes pour moi; et si j'obtiens ce que vous désirez en ma faveur, mon étude sera de répondre à votre bonté. J'ai compris que le parti, dans lequel on m'engage, est le seul qui convienne à ma situation. Ainsi je ne rétracte point le choix qu'on m'a conseillé; il fera connoître que la raison seule me détermine. Tout autre, embrassé avec la même précipitation, feroit mal juger de mes sentimens. Je commence donc par vous assurer que de ma vie, je n'ai eu de communication avec le frère Ambroise: mais, sur sa figure, que j'ai vue plusieurs fois, j'ai pris la plus haute idée de son caractère, et j'ai plaint son sort. Ensuite, monsieur, comme les affaires qui m' attachent à votre service semblent vous donnerquelque droit sur ma conduite, je vous demande en grâce de prendre celle du nouveau joug qu'on m' impose. Vous connoissez la malignité des hommes. Un mariage, qui se fera par votre entremise et sous vos yeux, sera regardé comme votre ouvrage, et vous me sauverez de la raillerie publique. Ce langage m'apprenoit premièrement que la veuve de mon receveur n'avoit pas perdu l'esprit; en second lieu, qu'elle aimoit l'honneur; et que l'adresse ne lui manquoit, ni dans la couleur qu'elle donnoit à son choix, ni dans le plan qu' elle avoit imaginé pour satisfaire son inclination. Mais je n'en voyois pas plus clair à la prodigieuse révolution de ses sentimens; et ne pouvant regarder la scène du jour précédent comme une misérable comédie, qui ne m'auroit inspiré qu'un parfait mépris pour elle, je demeurois dans tout l'embarras que j'avois cru levé par une autre supposition. Cependant, son adresse même me la faisant juger fort utile à mon service, je ne me défendis pas d'entrer dans ses vues, sur-tout après avoir réfléchi qu'elles pouvoient me conduire à l'éclaircissement que je désirois. Je me réduisis à lui demander, s'il n'y avoit pas d'obstacle à craindre de la part du frère. Non, j'en suis sûre, me répondit-elle, avec un empressement qui répondoit mal à laréserve qu'elle venoit d'affecter, mais qui s'accordoit fort bien avec l'effusion de coeur dont j' avois été témoin le jour précédent. Dans le discours médité qu'elle m'avoit tenu, son mari n'avoit pas été nommé; et je fis aussi cette réflexion. Elle conclut, néanmoins, par une remarque où sa mémoire étoit rappelée: je craindrois, me dit-elle, d'aller plus vîte qu'il ne convient à la bienséance après une perte si récente, si votre départ ne devoit pas être si prompt. D'ailleurs on m'a fait entendre que je ne pouvois espérer la grâce, qu'on demande pour moi, qu'en hâtant un peu mes résolutions. Je lui dis que mes affaires me demandoient effectivement à Paris, où j'avois même annoncé le jour de mon arrivée; et que je n'avois compté d'en passer que deux, au plus, à M. J'étois résolu, en la quittant, de voir aussi-tôt son frère Ambroise; et j'avoue que l'impatience d'approfondir ce mystère avoit autant de part à ma diligence, que l'intention de la servir. Ma promesse m'obligeoit de prendre avec moi son ami, qui devoit servir d'ailleurs à m'ouvrir les voies. Nous nous rendîmes ensemble au couvent. Je vis, dans le frère Ambroise, toutes les perfections qu'on m'avoit vantées: c'est-à-dire, qu'avec l'air frais et vigoureux, il étoit d'unefigure, que la difformité même de son habit n'éclipsoit pas. Son teint avoit un éclat surprenant; et lorsqu' après nous avoir salués avec une modestie extrême, il leva la vue sur nous, j'admirai deux grands yeux bleus, à fleur-de-tête, qui nous couvrirent de leurs rayons. Je fus présenté, comme nous en étions convenus, à titre d'ami de l'ordre, qui possédoit des terres considérables autour de la ville, et qui devoit être de quelque poids pour le quêteur du couvent. Mon dessein étoit de l'engager dans un entretien, qui pût me faire juger de son esprit et de ses qualités naturelles. Je trouvai, dans tous ses discours, une simplicité qui me causa de l'étonnement. Lorsque le félicitant de sa bonne mine, je lui demandai comment tant de charmes se trouvoient ensévelis dans un cloître, il me répondit que tout le monde lui faisoit ce compliment. Vous le méritez, repliquai-je; j'ai peine à concevoir ce qui peut vous avoir fait renoncer aux avantages, que vous pouviez espérer d'une si belle physionomie. Il me dit qu'un pauvre garçon étoit trop heureux de trouver de quoi vivre en servant le ciel. Je pris une fort mauvaise idée du génie et de l'éducation du frère Ambroise. Cependant ses réponses étoient accompagnées d'un sourire, qui n'étoit pas aussi grossier queson langage. Je l'excitai, par des questions plus badines. Il parut entendre et goûter quelques plaisanteries galantes. Je me rappelai la méthode du Pogge, pour guérir l'invincible stupidité de son élève. L'effet en auroit été plus prompt sur un homme aussi bien fait que le frère Ambroise, dans lequel, suivant les loix ordinaires de la proportion, elle n'auroit pas trouvé la résistance intérieure de l'irrégularité des organes. Un quart-d' heure du même entretien me fit voir, du moins, qu'il n'avoit pas besoin de remède violent, et que l'esprit lui manquoit moins que l'usage. Mes soupçons croissant sur quelque liaison secrète avec la veuve, je lui parlai d'elle, comme d'une femme qu'il devoit connoître. Il rougit. Cette dame, me dit-il, faisoit de grandes aumônes au couvent. Il les prenoit chaque semaine à sa porte. Quelquefois elle paroissoit à sa fenêtre, d'où elle se recommandoit à ses prières; mais le silence, prescrit aux quêteurs novices, ne lui permettoit pas de répondre. Jamais donc, repris-je, il ne vous arrive de lui parler? Jamais, me dit-il. Cependant, insistai-je, je sais d'elle-même qu'elle vous estime beaucoup, et qu'elle vous croit les mêmes sentimens pour elle. Mes instances le surprirent. Il me regarda. Il rougit encore. Enfin, se croyant peut-être intéressé à se disculper, il se hâta de répondreque si je le savois d'elle-même, elle devoit m'avoir dit aussi, qu'une seule fois, c'étoit un mardi, le voyant arriver à sa porte, elle lui avoit apporté de ses propres mains l'aumône ordinaire, et qu'au moment qu'il s'étoit baissé, pour la recevoir avec plus de respect, elle lui avoit dit à l'oreille qu'il étoit beau comme un ange: que dans cette occasion, il n'auroit pas crû violer la règle, en faisant un mot de réponse pour la remercier de sa charité; mais qu'elle s'étoit retirée aussitôt: qu'ensuite, lui voyant tant de bonté pour lui, il n'avoit jamais manqué, lorsqu'elle venoit à l' église, de lui présenter la meilleure chaise, et de l'avertir quand la messe étoit prête à commencer. Vous la regardez souvent, interrompis-je. Quelquefois, répondit-il avec une nouvelle rougeur. Cette naïveté me charma. Je tenois le fil; et la vraisemblance me parut assez bien établie, dans les explications que j'avois reçues de part et d'autre. Il ne me resta que beaucoup d'admiration pour une aventure si bizarre; mais, sans m'y livrer trop, je pensai à remplir de bonne foi ma commission. Hé bien, mon frère, dis-je au beau quêteur, l'estime de madame... est si réelle, que si votre reconnoissance y répond, vous pouvez devenir un des plus heureux hommes du monde. La mort du mari,quoiqu' un peu récente, vous ouvre les voies pour lui succéder. Il étoit mon receveur. Je vous offre cette place pour dot. Madame... obtiendra vraisemblablement le contrôle, qui sera la sienne. Voyez ce que la fortune et l'amour font pour vous; et ne craignez pas de nous ouvrir votre coeur. Il me répondit timidement, mais avec plus de recherche dans ses termes, que si je ne prenois pas plaisir à l'embarrasser, je le surprenois beaucoup; qu'il étoit extrêmement touché de la bonté de madame... et de la mienne, et qu'il en parleroit au père gardien. Non, lui dis-je: ce n'est pas le père gardien qu'il faut consulter; c'est vous-même. Votre coeur seul doit vous dire, si mes offres lui conviennent. La question consiste à choisir, entre cet habit et celui que vous pouvez prendre à sa place. Sa vocation étoit si peu pour le cloître, qu'elle ne résista pas un moment à l' épreuve. Bonne méthode, en effet, et plus infaillible que toutes les rigueurs du noviciat, pour purger l'état religieux de tant de mauvais sujets, qui n'ont d'abord été qu'imprudens ou malheureux dans leur choix. Frère Ambroise ne m'eut pas plutôt assuré de ses dispositions, que lui laissant faire ses adieux au père gardien, je chargeai mon guide de le vêtir proprement, et j'allairendre compte à la veuve du prompt succès de mes soins. Je la trouvai dans une langueur, que je ne lui fis pas la grâce d'attribuer à son deuil; sur-tout lorsqu'applaudissant à sa pénétration, je l'eus assurée qu'elle avoit deviné fort habilement les sentimens du quêteur. Ses yeux s'animèrent; et son impatience devint fort vive, pour obtenir des explications que je pris plaisir à lui donner par degrés. Cependant après les avoir reçues avec une joie mal déguisée, ses réflexions, apparemment sur les circonstances, ou peut-être l'air badin dont j'avois égayé mon récit, lui firent prendre un visage fort sérieux. Elle répéta ce qu'elle m'avoit dit deux heures auparavant, de l'indécence dont elle auroit été la première à s'accuser, si ses amis ne l'eussent forcée de prendre un parti si contraire à son attente. Elle craignoit, ajouta-t-elle en baissant la vue, que malgré mon extrême complaisance, sa facilité à suivre un conseil violent, ne lui fît perdre quelque chose de mon estime. Ce langage, que je pris pour un retour à l'artifice, ne m'inspira rien moins que de la pitié. Je lui garantis toute l'estime qu'elle sembloit désirer; mais, dans l'embarras où les scènes du jour précèdent me laissoient encore, je la mis à prix. Mon estime, lui dis-je, d'un air si riant qu'il la fit sourireelle-même, mes services, qui viennent de commencer fort heureusement, dépendront d'un mot d'éclaircissement que j'exige. La dissimulation seroit à présent de mauvaise grâce avec moi. Je demande d'où venoit hier ce déluge de pleurs, qui nous alarma pour votre santé; et comment, avec un goût déclaré pour le quêteur, vous avez pu ressentir cette excessive affliction pour un autre. Elle demeura quelques momens pensive, en me regardant d'un oeil incertain. Enfin, pressée par d'autres instances, vous me faites une question, répondit-elle, que je ne me suis pas encore faite à moi-même. Je m'examine; car je veux vous satisfaire de bonne foi. Il est certain que j'ai toujours eu la conduite et les sentimens d'une honnête femme. J'aimois sincèrement mon mari, et je l'ai pleuré de même. Mais je ne prétens plus vous cacher que depuis quelques mois, j'ai des mouvemens fort tendres pour le frère Ambroise. Il me semble que dans la situation où j'étois, perdant un mari si cher, et ne voyant aucun jour à réparer ma perte avec goût, ce double malheur explique assez bien la douleur qui vous étonne. C'est-à-dire, interrompis-je, que vous les pleuriez tous deux; l'un, parce qu'il n'existoit plus; et l'autre parce que vous désespériez de l'obtenir. Fort bien:mais vous ne levez pas ma difficulté qui est de comprendre l'union de deux causes opposées, pour opérer avec la même force un effet commun. Opposée; pourquoi donc? Répliqua-t-elle, lorsque j'ai commencé par établir que l'un ne m'a jamais rien fait entreprendre, rien fait désirer, de contraire à l'autre. La haine et l'amour sont opposés; mais l'amour ne l'est pas à l'amour: c'est le même sentiment, qui peut s'exercer pour deux objets lorsqu'il est tranquille; et qui les perdant tous deux, dans un cas tel que j'ai pû supposer le mien, est suivi d'une douleur d'autant plus vive, qu'elle est double comme sa cause. Cette métaphysique me parut ingénieuse: mais je trouvai, dans la raison, et dans l' expérience commune, des armes pour la détruire. Sur ce pied, repris-je, vous ne deviez pas vous récrier si furieusement contre la proposition de prendre un second mari qui n'auroit pas été le frère Ambroise. Vous en auriez aimé trois, comme deux. Un objet de plus n'auroit rien changé à la nature du sentiment. Elle prétendit que sa douleur auroit été suffisante pour fermer son coeur à toute nouvelle impression. Mais cette réponse ne levant pas le fond de l'objection, je la réduisis à confesser que le coeur n'est pas capable de deux amours, du moins au même degré; et par conséquent, que celui qu'elleavouoit, pour le frère Ambroise, étant né d'abord au préjudice de l'affection conjugale, il devoit avoir emporté la balance. J'aurois pu conclure aussi qu'il y avoit eu peu d'égalité dans les deux douleurs; et le prompt oubli de celle, dont la cause n' avoit pas cessé, sembloit être un argument sans réplique: mais j'avois promis mon estime à la belle veuve, et je ne cherchois pas à me rétracter. Dès le jour suivant, frère Ambroise me fut amené dans sa nouvelle parure. Je me chargeai volontiers de l'introduire auprès d'une femme qui devoit être bientôt à lui; et cette scène me promettoit encore de l'amusement. Il avoit, avec la bonne mine que je luis avois trouvée sous un habit moins avantageux, déjà toute la confiance que sa figure et son bonheur étoient capables de lui inspirer; les épaules néanmoins trop épaisses; et dans sa contenance générale, l'air un peu pesant. Je crus lui devoir quelques leçons sur l'essai de galanterie qu'il alloit faire. Il les reçut avec autant de remercîmens, que s'il en eût senti le besoin: cependant, soit que le noviciat, en amour, soit moins long que dans l'ordre qu'il avoit quitté, ou qu'avant son entrée dans le cloître il en eût déjà quelque teinture ou que le bon sens, dont il étoit mieux pourvu que je ne le croyois encore, et qui s'est fait remarquerdans toute la suite de sa vie, soit au fond la meilleure règle de tout ce qu'on nomme bienséances, il sut observer des apparences si naturelles de reconnoissance et de tendresse, avec des égards si mesurés de respect et de modestie, qu'un homme consommé dans le monde n'auroit pas été capable d'une conduite plus sage. La veuve que j'avois fait prévenir sur notre visite, avoit tempéré l'appareil du deuil par de petites recherches de coquetterie. Elle étoit encore dans l'âge de plaire; et son favori, ou, si l'on veut, son amant, que je ne dois plus nommer frère Ambroise, ne pouvoit douter qu'il n'en fût excessivement aimé. Cependant tous les avantages qu'on lui prodiguoit, et tant de flatteuses préventions, n'eurent pas le pouvoir de l'enivrer. Si ce fut par mon conseil qu'il commença par se jeter aux pieds de sa belle, il n'eut obligation qu'à lui-même de ses expressions simples, mais respectueuses et passionnées. Elle se contint aussi dans des bornes si décentes, que le spectacle n'eut rien d'aussi risible pour moi, que je m'y étois attendu. En un mot, il me fit prendre une fort bonne idée de l'un et de l'autre; et j'oubliai volontiers que, suivant toutes les apparences, ils avoient commencé tous deux par l'hypocrisie. L'arrangement établi dans mes affaires subsistantpar l'engagement que je prenois avec eux, les raisons, qui m'avoient conduit à M ne m'y arrêtèrent pas plus long-tems que je ne me l'étois proposé. Je laissai les deux amans dans une mutuelle satisfaction, et j'appris bien-tôt qu'elle avoit été comblée par la réponse qu'ils attendoient. On leur accordoit ce que la veuve avoit demandé. La condition d'un second mariage, dont on faisoit dépendre cette faveur, fut un voile honnête pour l'impatience de leurs sentimens. Elle fut remplie, après les délais indispensables de l'usage et de la bienséance. Quoique la singularité de l'aventure m'eût porté, plus que la raison et l'intérêt, à remplacer si légérement mon receveur, je ne perdis rien au change, et le tems fit voir qu'avec tous mes soins je n'aurois pu faire un meilleur choix. L'heureux substitut devant fournir plus d'une épisode à cet ouvrage, on sera surpris de la rapidité de sa marche, dans le chemin de l'honneur et de la fortune. Ma chaise, où je rentrai le troisième jour, me parut un cabinet philosophique, dans lequel j'eus toute la liberté que je désirois, pour m'abandonner à mes réflexions. Combien n'en fis-je point sur cette variété de formes, de situations et de sentimens, dont j'avois été témoin pendant deux jours, et qu'à peine avois-je eu le temsd'observer, mais qui se représentoient successivement à ma mémoire? L'ordre du raisonnement ne m'étoit pas encore assez familier, pour me faire remonter aux principes, par la liaison des effets avec leurs causes; mais, dans les efforts que je faisois pour expliquer tant d'obscurités, si je ne parvenois pas à satisfaire ma curieuse raison, je me sentois le coeur et l'imagination tellement intéressés, que je ne me lassois pas d'une méditation si singulière à mon âge. Caprices, inconséquences, amours et haines aveugles, ruses, emportemens, contradiction de l'intérieur et du dehors, réalité démentie par l'apparence; c'est tout ce que je recueillois de mes souvenirs; et sans pénétrer plus loin, la force du tableau m' attachoit. Les traces profondes, que j'avois emportées de mes observations domestiques, revinrent se joindre à celles qui me restoient de ces nouvelles spéculations. Je fus obsédé de cette foule d'images. Bientôt, par une espèce de contagion, tout ce que je rencontrai dans ma route s' offrit à moi du même côté. Je commençai à ne plus rien voir, que sous quelqu'une de ces bizarres couleurs. Dès le premier jour, en changeant de chevaux à la poste, mes yeux furent attirés par la vûe de plusieurs personnes qui sembloient se quereller. Je demandai quel étoit le sujet deleur différend. On me dit que c'étoient de pauvres gens du village, qui ne cessoient pas d'en insulter un plus riche, par des reproches sur la source de son opulence, et que cette guerre duroit depuis long-tems, sans que l'autorité même de la justice eût été capable de l'arrêter. Cette réponse excita ma curiosité, on continua de me raconter qu'un homme de la paroisse et sa femme, à l'exemple de quantité d'autres misérables, que les loix ont laissés jusqu'àprésent sans punition, avoient entrepris de se tirer de la pauvreté par une voie fort étrange. Ils avoient un enfant dans le premier âge, dont ils avoient mutilé ou disloqué si cruellement tous les membres, qu'en ayant fait un vrai monstre, ils s' étoient promis de faire admirer sa difformité dans toutes les provinces du royaume, et de s'enrichir par le prix du spectacle. Cette barbare exécution ne put être cachée si soigneusement, qu'elle ne fût découverte par un paysan de la même famille. Il en fut saisi d'horreur, jusqu'à prendre la résolution de dénoncer ses parens à la justice. Mais quelques menaces, qui firent éclater son dessein, leur firent chercher le moyen de s'en garantir. Ils imaginèrent de le mettre lui-même dans leurs intérêts, en l'associant à leurs espérances, et lui promettant sa part au profit. Cet expédient leur réussit: il sacrifia, comme eux, tous les sentimens de la natureau désir de gagner de l'argent; et leur entreprise, suivie de concert, fut poussée avec tant de succès, que dans l'espace de cinq ou six ans qu'ils employèrent à parcourir le royaume, ils amassèrent plus de cinquante mille écus. Mais pendant leurs courses, le père et la mère moururent successivement. Leur enfant même fut saisi d' une mort prématurée, après avoir été jusqu'au dernier moment la victime de leur brutale avarice, par la vie douloureuse qu'il avoit menée dans un corps où toutes les fonctions animales étoient irrégulières et violentes. La succession du trésor étant demeurée à l'associé, il ne put résister à l'amour de la patrie, qui a des charmes pour tout le monde, suivant le langage du poëte, mais des charmes invincibles pour les ames du commun. Il revint dans son village, où le changement de sa fortune n'excita d'abord que de l'admiration. Il y acheta des biens considérables, à mesure que l'occasion s'en offrit; et rien n'y manquoit à son établissement. Mais on n'y avoit pas oublié l'origine de cette métamorphose, qu'il avoit eu l'imprudence de faire éclater dans son premier démêlé avec le père du monstre. La jalousie impitoyable des pauvres, sur-tout contre ceux qu'ils voient sortir du même ordre, et dont le bonheur semble aggraver leur misère, avoit bien-tôt réveillé l' odieuse histoire. Il nepouvoit faire un pas, sans essuyer des railleries offensantes ou d'humilians reproches. Son chagrin ne faisant qu' irriter l'envie, ces scènes se renouveloient tous les jours; et c'en étoit une, qui venoit de se passer sous mes yeux. Nouveau sujet d' exercice, pour le tour que mes réflexions avoient pris. Cependant elles tombèrent d'abord sur la triste situation d'un homme, à qui, malgré la bassesse des moyens qui l'avoient enrichi, je ne voyois pas d'autre reproche à faire, que d'avoir fait céder sa juste horreur pour le crime, à l'avidité de gagner du bien. Je m'assurai, par mes informations, qu'il faisoit d'ailleurs un honnête usage de son revenu; et la pitié m' inspira de le servir, par une voie d'autant plus certaine, que l'idée en étoit prise de lui-même, et le succès avéré par son exemple. Sur le champ je me fis conduire à sa maison. Mon train étant assez leste, je remarquai en chemin que les paysans, qui me virent descendre à sa porte, admiroient entr'eux cette visite, et sembloient en raisonner avec une sorte de respect; autre sujet de réflexion sur les mouvemens qui s'entrechoquent dans le coeur des hommes; car c'étoient les mêmes, apparemment, qui venoient de l'injurier. Mais cette observation n'avoit qu' un rapport indirect à mes vûes. J'entrai d'un air familier. Quelques traces d'humeursombre m'aidèrent à distinguer tout d'un coup l' inconnu, que je jugeois digne de ce bon office. Monsieur, lui dis-je, du ton le plus obligeant, je sais votre histoire; je sais les chagrins dont elle empoisonne votre vie. Voici le remède, ou je suis trompé. Souvenez-vous de ce qui vous a réconcilié avec l'auteur de votre fortune, après l'avoir voulu perdre; c'est l'intérêt seul. Mettez vos ennemis dans le même cas. Qu'ils éprouvent vos bienfaits. Une légère partie de vos richesses, que vous emploirez à rendre leur propre vie plus douce, peut vous assurer de la tranquillité pour la vôtre, et l'affection de ceux que vous aurez obligés: c'est le conseil d'un ami, que votre infortune vous a fait, et que la générosité seule intéresse à votre sort. Je voulus me retirer aussitôt, avec le plaisir d'avoir fait une bonne oeuvre, mais doutant au fond si je ne serois pas regardé, d'un homme de cette trempe, comme un jeune fou, qui venoit grossir le nombre de ses railleurs. Il me retint d'assez bonne grâce, et sa réponse fut un vif remercîment. Cette politesse fut suivie d'un aveu de ses chagrins. Il m'avoit vu, à la poste, me dit-il; et la honte d'être insulté devant moi, lui avoit fait précipiter sa retraite. La vie lui devenoit insuportable. Son malheur étoit si continuel, que ne pouvant y remédier,il pensoit à se défaire de son bien, pour quitter le lieu de sa naissance, et se dérober à la fureur de l'envie. Sa malignité n'y perdroit rien, répondis-je. Elle vous suivroit. Elle seroit capable de s'attacher à tous vos pas. L'envie a les yeux d'Argus et toutes les bouches de la renommée. Mais, par la voie que je viens de vous ouvrir, vous pouvez la forcer au silence, et peut-être à l'admiration, qui n'ira point sans la reconnoissance et l'estime. Il se laissa persuader; et son embarras ne sembloit être que sur les moyens d'exécuter mon conseil. J'en avois trop fait, pour demeurer en chemin. Je lui demandai s'il connoissoit tous ses ennemis. Il me dit qu'il n'en avoit pas d'autres que les pauvres de la paroisse, auxquels il sembloit qu'il eût dérobé leur bien, quoiqu'il n'eût jamais fait de tort à personne. C'étoit peindre assez naïvement l'impression que fait le bonheur d'autrui, sur cette misérable espèce d'humains. Je me rappelai une fondation de mes pères, qui nous avoit toujours fait honneur dans notre canton, et qui consistoit à faire distribuer, chaque semaine, une quantité reglée d'aumônes. Cet usage avoit servi depuis long-tems, non-seulement à soulager les pauvres familles, mais à les faire sortir de la misère, par le soin qu'on avoit, en même-tems, de faire valoir, à leur profit,les fruits journaliers de leur travail; et nous passions pour les créateurs d'un grand nombre d'honnêtes fermiers, que cette raison attachoit cordialement à notre service. Je traçai ce plan à mon disciple, dont la docilité commençoit réellement à m'intéresser. Il y consentit, dans la mesure de ses forces. Son revenu alloit au-delà de six mille livres; je lui proposai d'en sacrifier cinquante pistoles. Ce n'est pas à votre seul repos, lui dis-je, c'est à la religion, à l'état, que vous ferez ce glorieux sacrifice; et je vous vois non-seulement heureux et tranquille, mais à jamais illustré dans votre patrie. Un peu d'emphase que j'avois mis dans ma voix, et la force réelle de cette image, le pénétrèrent si vivement, qu'il m'offrit la disposition de tout son bien. Le coeur des hommes, dis-je en moi-même, est donc capable, dans tous les ordres, indépendamment de la naissance et de l'éducation, d'être remué par un grand motif, et flatté d'un sentiment noble! Loin d'en abuser, je contins l'ardeur que j'excitois, et je fis venir le bailli et le curé du village, qui dressèrent sur le champ l'acte de fondation. Il portoit que l'honnête fondateur, dans un mouvement de reconnoissance pour le ciel, auquel il devoit son bien, et de charité pour les pauvres habitans, qui ne rendoient pasassez de justice à l'affection qu'il leur portoit, donnoit volontairement à la paroisse, sur des fonds connus, cinq cens livres de rente perpétuelle, dont trois cens devoient être employés à leur nourriture, et le reste à l'entretien d'un clerc, pour l'instruction de leurs enfans. Au prix actuel du blé, dans une province fort abondante, c'étoit environ cent cinquante livres de pain pour chaque semaine. Le bailli, transporté de joie et d'admiration, se chargea d'assembler les habitans à l'heure même, et de leur faire la lecture de cet acte. Je demeurai quelques momens seul avec mon disciple, qui me remercioit de sa propre générosité, et dont le coeur sembloit élargi, depuis qu'il avoit été capable d'une si belle résolution. Mais ce n'étoit rien, en comparaison du spectacle qui suivit. Le bailli, reparoissant bientôt, nous apprit que sa lecture avoit été reçue avec de grandes acclamations: et soit par son ordre, ou par un mouvement naturel de reconnoissance, le bruit d'une foule de paysans, qui ne l'avoient pas quitté, se fit entendre à la porte. Je ne vis aucun danger à la faire ouvrir. C'étoient, non-seulement les chefs du village, qui venoient faire les remercîmens de la paroisse à son bienfaicteur, mais les pauvres habitans, entre lesquels il reconnut quelques-uns de ses plus insolens ennemis, qui, n'osant entrer,lorsqu' on eut ouvert, se jetèrent à genoux avec un grand cri. Les chefs furent introduits, et firent leur compliment. Je voulus faire observer cette agréable révolution à celui qui la causoit: mais il en étoit plus frappé que moi; et ses yeux, fixés sur la porte de sa cour, où les pauvres, sans quitter cette posture humiliée, le combloient de bénédictions, m'apprenoient combien son coeur étoit touché. Je lui proposai de faire quelque libéralité présente, à cette troupe de misérables. Il me regarda, d'un air étonné. Oui, me dit-il; et s'étant échappé légèrement, il revint avec quelques pistoles, qu'il leur fit distribuer. J'avoue que je fus surpris moi-même de l'effet de mon conseil. Ils avoient été jusqu'alors à genoux, mais se prosternant avec de nouvaux cris, ils se mirent à baiser la terre, en la pressant de leurs mains et de leurs lévres, comme si toute autre expression leur eût paru trop foible, ou leur eût manqué. Je jetai les yeux sur le bienfaicteur public, et je vis couler quelques larmes des siens. Cette scène avoit assez duré pour moi, et ne demandoit plus mon secours. Je pris un moment, pour me dérober dans la confusion; et me glissant dans ma chaise, dont mes gens ne s'étoient pas éloignés, je partis avec toute la vitesse des chevaux. Ma première idée fut quemon disciple et tout le vilage pourroient ignorer jusqu'à mon nom; mais je fus privé de ce plaisir, par l'indiscrétion de mon valet-de-chambre, à qui les paysans avoient demandé qui j'étois. C'étoit m'exposer à des importunités de reconnoissance, dont je ne pus me garantir dans la suite, et qui n'eurent d'agréable, pour moi, que la confirmation qu'elles m'apportèrent du succès de mes conseils. D'une infinité de réflexions sur le service que j'avois rendu, rien ne me laissoit plus d'étonnement que d'avoir trouvé dans l'ame du fondateur, et dans celles des paysans mêmes, une généreuse sensibilité qu'ils ne se connoissoient pas, et dont je ne pouvois néanmoins douter, après des témoignages si réels. Ma peine étoit à comprendre, que possédant en effet ce précieux don du ciel, ils ne l'eussent pas exercé plutôt, et que pendant toute leur vie, peut-être, ils ne se fussent livré qu'aux noirs mouvemens de la haine et de l'envie. Le plaisir de la tendresse, et de la bonté, n'est-il pas, disois-je, le plus doux de tous les sentimens? Et lorsque le coeur en est capable, comment peut-il en préférer d'autre? Ces secrets de la nature étant encore inexplicables pour moi, je me bornois à les observer: mais chaque rencontre augmentoit mon goût pour cette étude, et sembloit m'y ramener d'elle-même.Plus loin, dans un autre changement de poste, un mendiant, accompagné de sa femme, et d'un fils âgé de neuf ou dix ans, se recommanda modestement à ma charité. Les apparences n'ayant d'extraordinaire, que cet air de famille abandonnée, je lui demandai si l'enfant étoit à lui? Oui, monsieur, répondit-il. Le ciel nous en avoit donné deux: nous avons eu le malheur de manger l'autre. Je craignis de l'avoir mal entendu, et je le priai de répéter une réponse si révoltante. Il tira, d'un mauvais porte feuille, quelques papiers qu' il me présenta. J'y jetai les yeux. C'étoient des certificats, revêtus de la meilleure forme, par lesquels plusieurs officiers militaires attestoient qu'à l'exécution du traité d'Utrecht, lorsque les françois avoient évacué la baie d'Hudson, le porteur, employé au fort Nelson par les agens de la compagnie, s'étant engagé, avec sa famille, dans une chasse des esquimaux, y avoit été si cruellement pressé de la faim, qu' à l'exemple de cette barbare nation, il avoit été forcé de manger l'un de ses deux enfans, pour sauver la vie à l'autre, à sa femme, à lui-même; et que sur l'aveu, qu'il en avoit fait volontairement après son retour, on n'avoit pas cru devoir punir un crime forcé. Cette explication me saisit d'une si vive horreur, qu'ayant jeté les papiers par la portière, et levéfort brusquement ma glace, je tournai la tête, pour éviter la vue de trois misérables, dont le seul voisinage me faisoit frémir. Mes oreilles mêmes se fermèrent tellement à leurs supplications, que je fus quelques momens sans les entendre. Cependant, le mari s'étant écrié d'un ton douloureux que je le chargeois donc des rigueurs du sort, et que j'étois sans pitié pour un malheureux père, dont la situation et les tourmens n'avoient jamais eu d'exemple; cette pitoyable exclamation, jointe, aux sanglots de la femme, qui ne furent pas moins naturels, calma tout d'un coup mon aversion; et livra mon coeur au sentiment le plus opposé. Je me souvins d'avoir lu, dans nos voyageurs, que ces horribles extrêmités sont assez fréquentes au nord de l' Europe, et que les sauvages mêmes qui n'y sont pas naturellement cruels, les regardent comme le dernier malheur. Un tendre intérêt pour les souffrances d'un père et d'une mère qui s'y étoient vus réduits, succéda si promptement à l'horreur, que je leur fis une grosse aumône. Mais, surpris de l'étrange révolution que je venois d'éprouver, je ne pus m'empêcher de leur dire qu'ils avoient fait de singulières impressions sur mon coeur. Ils s'en étoient apperçus. Je n'en suis pas étonné, me dit l'homme; c'est ce qui nous arrive tous les jours, en exposantnotre funeste aventure; et depuis deux ans que nous sommes revenus en France, nous n'avons obligation qu'à l'horreur et à la pitié. Ma surprise redoubla. J'admirai tout à la fois qu'une contrariété de sentimens, dont il me restoit quelque honte, fut commune à toute l'espèce humaine; qu'un homme de cette sorte eût été capable de le remarquer, pour s'en faire une ressource contre la misère. Mes affaires ne demandant point une extrême diligence, je ne marchois pas la nuit. Vers la fin du second jour, en achevant ma dernière poste, j'eus l'occasion de secourir un ecclésiastique, qui couroit en selle avec beaucoup de vîtesse, et dont le cheval s'abbattit à quelques pas de ma chaise. Avec mon valet de chambre, qui me précédoit, j'avois un laquais qui couroit derrière moi. Ils descendirent tous deux par mon ordre; et je m'arrêtai moi-même, pour aider de mes services un homme dont je respectois le caractère. Il s'étoit fait une blessure considérable à la jambe. Je le fis mettre dans ma voiture, et je montai à cheval. Nous achevâmes ce qui restoit de chemin jusqu'à l'hôtellerie de la poste, où je m'empressai de lui procurer les secours de l'art. Mes civilités nous rendirent si familiers, qu'ayant soupé et passé une partie de la nuitensemble, il m'apprit les motifs de sa course. C'étoit un canonicat qu'il alloit demander, avec de fortes recommandations, à m l'évêque de... il jouissoit, me dit-il, d'une riche cure du canton; et le bénéfice qu'il alloit solliciter ne valloit pas mieux: mais le séjour d'une grande ville lui paroissoit préférable à celui de la campagne, et le titre de chanoine à celui de curé, que la dépravation des moeurs avoit avili. Je combattis cette double idée par quelques objections. Les premières ne furent que des lieux communs sur les charmes de la vie champêtre; mais je leur donnai toute la force qu' elles pouvoient recevoir de mon propre goût. La victoire me fut plus aisée sur le second point. En supposant, comme je me souvenois de l'avoir lû, que l'office de curé est tout-à-la-fois le plus nécessaire, et le plus ancien du christianisme, je conclus, avec raison, qu'il ne pouvoit cesser d'être respectable aux yeux des honnêtes-gens, et qu'un mépris, enfanté par la corruption des principes, doit toucher peu ceux qui sont établis pour la combattre et la réprimer. J'ajoutai, qu'à ne consulter que l'amour-propre, il n'y avoit aucune comparaison entre la vie dépendante d'un chanoine, et celle d'un opulent curé, qui réunit dans son sort, deux avantages aussi flatteurs que la richesse et l'autorité. Mes argumens,présentés sous différentes faces, me firent obtenir l'honneur de la persuasion. Je laissai mon honête convive, dans la résolution de retourner le lendemain à son presbytère. Quoique mes ordres fussent donnés pour courir de grand matin, j'appris, en remontant dans ma chaise, qu'il étoit parti une heure avant moi. Ma curiosité n'alla pas plus loin. Je m'imaginai que sa blessure avoit pu lui causer cette impatience, dans la vue de se faire traiter plus commodément chez lui. Cependant à peine eus-je fait la demi-poste, que je le rencontrai, mais assis au bord du chemin, son postillon et ses deux chevaux près de lui. Il tenoit sa jambe des deux mains, avec des plaintes fort vives de la douleur qu'il souffroit; et je crus reconnoître, en effet, qu'il avoit la jambe fort enflée. Je lui marquai mon étonnement. Vous voyez, me dit-il; j'ai trop compté sur mes forces: et devinant le reproche auquel il pouvoit s'attendre, il m'avoua que pendant la nuit, les railleries qu'il avoit à craindre, s'il retournoit les mains vides à sa cure, après avoir publié le motif de son départ, l'avoient fait changer de disposition. Apparemment, répondis-je, les railleries de quelques voisins. Mais, sans compter l'excuse de votre blessure, de quel poids le badinage d'un moment peut-il être, contre desraisons aussi sérieuses que celles dont je vous vis hier pénétré, et pour un aussi grave intérêt que votre bonheur? J'en conviens, répartit-il; mais que vous dirai-je? Je n'aurois pas de repos chez moi, si je ne satisfaisois une ancienne gouvernante, qui souhaite de vivre à la ville, et qui m'en a fait naître l'idée. Cette explication, accompagnée d'un regard embarrassé, m'ôta le désir de répliquer. Je me tournai vers son postillon: prenez soin, lui dis-je, de m le curé, que je crois très-galant homme; et quand il sera guéri de sa blessure, apprenez-lui, de ma part, que ce n'étoit pas sa plus dangereuse maladie. Aussitôt j'ordonnai à mes gens d'avancer. Cette tragi-comédie et son dénouement, étoient propres à grossir le recueil de mes observations. Je ne m'arrêtai que pour changer de chevaux, jusqu'à l'entrée de la nuit, que je passai dans une hôtellerie d'Alençon. Tout occupé que j'étois de tant d'images bizarres, ou plutôt, du sens sous lequel mon goût me portoit à les envisager, quelques discours de mes hôtes me firent prêter l'oreille. Ils parloient avec admiration d'une mine d'or nouvellement découverte dans la forêt de l'Aigle, où la célèbre abbaye de la Trape est située, et des richesses qu'elle promettoit à tout le pays. Ce bruit, me dit-on, étoit si généralement répandu, que le doute n'étoitplus permis. Il s'étoit formé, sous la protection de la cour, une compagnie pour l'exploitation de la mine, et cette forêt qui n'avoit été connue jusqu'alors que par la vie austère de ses habitans, étoit fréquentée d'une multitude de voyageurs, que l'intérêt ou la curiosité amenoit de toutes parts. On m'offrit de me faire voir plusieurs morceaux du minéral qu'on prétendoit chargés d'or. En effet, on m'en trouva quelques-uns chez divers particuliers de la ville, et j'y découvris des veines de cette précieuse couleur. Le seul voisinage de La Trape auroit pu me faire alonger ma route de quelques lieues, pour visiter une maison si célèbre. C'étoient deux motifs pour un. Après d'autres informations, qui ne me parurent pas moins constantes, je me déterminai à quitter le chemin de la poste, que je pouvois reprendre ensuite à Mortagne. On me conduisit vers la forêt de l'Aigle. Ses approches, du côté par lequel on m'y fit entrer, répondent à toutes les idées d'un affreux désert; ce sont des montagnes couvertes de bois, et divisées par des précipices, sans autres traces d'habitation que le chemin étroit et scabreux qui les traverse. Quelques lieues de cette ennuyeuse route me firent arriver à la vue d'une profonde vallée, où l'on découvre, dans un assez grand circuit de murs, quantité debâtimens fort simples, qui composent l'abbaye de La Trape; retraite ou tombeau fort convenable aux vues de renoncement, de sacrifice et d'abnégation totale, qui portent quelques ames fortes à s'y renfermer. Mon guide m'offrit le choix de descendre à l'abbaye même, en m'assurant que les étrangers y étoient toujours reçus civilement, ou de m'arrêter dans une hôtellerie voisine, établie pour ceux qui craignent d'être incommodes aux solitaires. Je crus devoir ma première visite au lieu saint, quoique résolu de prendre l'hôtellerie pour logement. Un portier, dont la modestie me rappela celle du frère Ambroise, mais bien éloigné de son embonpoint et de sa couleur vermeille, m'ouvrit la porte en silence, attendit que je me fusse expliqué, pour lever les yeux sur moi, et, ne répondant que par une profonde inclination au désir que je lui marquai de voir l'abbaye, me fit entrer dans une salle voisine. Là, me regardant d'un oeil plus doux, il me pria de m'asseoir, tandis qu'il alloit faire descendre un de ses supérieurs. Quelques minutes que je passai à l'attendre, me donnèrent le tems d'admirer l'air de religion et de piété qui régnoit autour de moi. Soit prévention en faveur d'un lieu si respectable, soit impression réelle, je crus avoir changéd' élément, et me trouver transporté par cinq ou six pas que j'avois faits depuis la porte de l'abbaye, dans un autre ordre de choses, ou dans une région nouvelle. Cette disposition ne changea point à l'arrivée du supérieur, auquel j'entendis donner le nom du père Célérier. Sa figure pâle et mortifiée, quoique tendre et gracieuse en elle-même, me pénétra de respect. Il me fit un compliment, pieux et civil, sur le courage qui m'amenoit dans le séjour de la pénitence: mais si mon dessein, ajoutat-il, n'étoit, comme il venoit de l'apprendre, que de voir l'intérieur de la maison, sans y vouloir accepter un lit, il me prioit de considérer que le jour étoit fort avancé, et qu'il seroit plus facile de me satisfaire le lendemain. Il n'étoit qu'environ quatre heures du soir; mais, appréhendant de blesser les loix du cloître, je me retirai avec des excuses. J'étois fort touché. Le spectacle d'un moment me faisant juger à quoi je devois m'attendre le lendemain, je cherchois d'où pouvoit venir, à ces solitaires, la résolution de renoncer si parfaitement à toutes les douceurs de la vie, lorsqu'elles ne sont pas condamnées par l'évangile, qui n'en défend que l'excès; et sur quels principes ils se promettoient une récompense, pour des mortifications qui ne sont pas ordonnées.Ces réflexions m' accompagnèrent à l'hôtellerie mais elles furent troublées par la vue et le tumulte d'un grand nombre d'étrangers, qui s'agitoient dans les cours et dans les appartemens. Je remarquai que ma chaise avoit peine à trouver passage au travers de quantité d'autres; et doutant si je trouverois un logement pour moi-même, j'étois prêt à regreter celui que le père Célérier m'avoit offert. Mon valet-de-chambre, que j'avois fait marcher devant moi, vint me rassurer par ses informations. La plupart des étrangers que j'avois vus, étoient arrivés le même jour, et devoient partir avant la nuit: la curiosité seule les avoit amenés des villes voisines. Ceux qui se trouvoient logés à l'hôtellerie, et qui ne l'avoient pas quittée depuis plusieurs jours, étoient quelques chefs de l'entreprise des mines, avec les artistes convenables à leurs opérations; et je ne laisserois pas d'y trouver une chambre commode. Les circonstances éloignant tout air de cérémonie, je me présentai à quelques-uns de ces chefs, qui me firent un accueil civil. La joie qui brilloit sur leurs visages, répondoit de leur confiance au succès de leur travail. Ils m'en parlèrent avec une pleine certitude: et lorsqu'ils eurent appris de mes gens qui j'étois, ils eurent la politesse de s' offrir sur le champpour guides, si je souhaitois de voir la mine. J'acceptai leur offre. Ils me conduisirent à mille ou douze cens pas de l'hôtellerie, au pied d'une montagne fort nue, dont ils me firent observer que le fond n'étoit qu'une pierre dure et noirâtre. C'étoit le principal objet de leurs espérances. En effet, j'y crus voir quelques filamens d'un jaune assez clair, qui paroissoient d'une autre nature que la pierre, et qu'ils nommoient des paillettes d'or. Plus loin, nous arrivâmes à l'ouverture du trou qu'ils faisoient creuser. Le travail étoit pénible; mais les apparences de richesse augmentoient, par l'abondance des filamens jaunes, qu'on découvroit sur la pierre intérieure. Je fus obligé de reconnoître que s'ils étoient d'or, le Pérou n'avoit pas de mine plus riche. Ils me répétèrent qu'il ne pouvoit leur rester d' incertitude, après toutes leurs épreuves; et que par un calcul modéré, ils comptoient, frais et droits levés, de tirer quatre onces d'or de chaque quintal de cette pierre. J'applaudis à leurs idées, mais quoique peu versé dans ces connoissances, je n'emportai pas la conviction qu' ils m'avoient promise. Toutes les montagnes de la forêt étant composées, ou du moins mêlées de la même pierre, il auroit fallu conclure que cette stérile portion de laNormandie contenoit plus d'or que tout le reste du monde ensemble, et cette seule réflexion me rendit suspect, non-seulement le calcul des intéressés, mais le témoignage même de mes propres yeux. Le soir ouvrit une scène qui me ramena bientôt à l'habitude que je formois insensiblement de considérer tout du côté moral. Nous étant rassemblés à souper, la conversation commença par des observations sérieuses sur le travail de la mine; et je me gardai soigneusement de choquer l'ardente prévention de mes convives. Mais quand la vapeur du vin eut échauffé les cerveaux, il s'éleva des propos plus libres. Les coeurs dilatés s'abandonnèrent à leurs mouvemens naturels, et chacun parut dans son caractère. Ce ne fut d'abord qu'une confusion de désirs, de projets et de systêmes fondés sur l'opulence extraordinaire à laquelle ils croyoient déja toucher. Chacun se faisoit un plan de volupté ou d'ambition, qu'il préféroit à celui des autres; et la dispute devint si vive, que tout le monde parlant à la fois, personne ne pouvoit obtenir de se faire entendre. Un des plus âgés, qui n'étoit pas le moins fou, prit enfin la supériorité du ton, et représenta que pour éclaircir ce chaos d'idées, il falloit que chacun expliquât successivementles siennes. On convint de parler tour-à-tour. En faveur de l'ouverture, l'auteur du conseil s'attribua le droit de commencer. Il nous dit, d'un air aussi grave qu'il put l'affecter, que n'ayant jamais été assez riche pour se procurer une grande variété de plaisirs, mais ayant assez connu le monde pour n'en ignorer aucun, l'usage qu'il vouloit faire de sa fortune, dans le peu d'années qu'il avoit à vivre, étoit de rassembler sous ses mains et devant ses yeux tout ce qu'il avoit vu depuis soixante ans, de délicieux, de magnifique, de flatteur pour les sens et l'imagination, en un mot tous les plaisirs et tous les biens qu'il avoit vu dispersés, et qui n'avoient peut-être jamais été réunis. Mon chagrin, continua-t-il, est que cet assemblage demande du tems. Je regrette vivement cette perte; mais aussi lorsque je serai parvenu à me satisfaire, je nâgerai dans la joie; je serai dans la plénitude du bonheur. Les plus savans médecins, que j'aurai à toute sorte de prix, veilleront à ma santé; et si la mort me surprend au milieu de mes trésors et de mes délices, ce ne sera qu'un sommeil: mon enchantement ne m'en laissera pas sentir l' amertume. Il se tut, avec la satisfaction d'un homme qui s'attend d'être applaudi. En effet, la grandeur démesurée de cette image avoit frappé une partiedes acteurs. Je remarquai que les uns applaudissoient de bonne foi, et que d'autres, demeurés comme en suspens, examinoient en eux-mêmes ce qu'ils en devoient penser. Moi, dont la tête s'étoit conservée fort saine, j'aurois pu répondre au voluptueux libertin, que son plan n'étoit qu'une ridicule chimère: que premièrement cette collection de tout ce qu'il y a de délicieux et de magnifique au monde, est impossible aux plus grands monarques, qui peuvent au plus partager tous les biens entr'eux, mais qui n'ont ni le tems, ni le pouvoir de les rassembler; qu'en supposant même cet assemblage possible, l'union de tout ce qu'ils auroient désiré, et la facilité présente d'en jouir, troubleroit leur goût, les embarrasseroit dans leur choix, éteindroit peut-être leurs désirs, et les laisseroit comme insensibles au milieu de ce qu'ils auroient cru propre à les irriter: que d'ailleurs la santé, sans laquelle il n'y a ni jouissance ni goût du plaisir, ne dépend pas toujours des secours de l'art; enfin, que la seule idée de cette mort, dont le vieux Plutus croyoit pouvoir s'épargner les amertumes par l'ivresse du plaisir, est capable d'empoisonner la plus heureuse vie qui les précède; et qu'une idée beaucoup plus terrible, celle du châtiment, qui peut suivre un tel bonheur, en doit rendre effrayant jusqu'aunom. Toutes ces considérations me vinrent d'elles-mêmes à l'esprit; mais elles n'étoient pas de saison. Je pris le parti de demeurer muet. Les trois voisins du vieillard, que leur place autorisoit à parler après lui, furent si charmés de sa voluptueuse exposition, qu'ils adoptèrent toutes ses vûes; avec cette différence, dit le premier, en se pressant de la main le bas du menton, que mon âge me promet du tems pour la pleine exécution du systême. C'étoit un financier subalterne, comme la plupart des autres, mais d'une physionomie plus fine, à qui son teint frais, dont il paroissoit fort amoureux, ne pouvoit faire donner plus de vingt-huit ou trente ans. Son voisin, que sa seule taille, épaisse et surchargée de bonne-chère, m'auroit fait prendre pour un gourmand, s'écria: sur-tout, messieurs, nous n'oublierons pas un excellent cuisinier; ni des vins exquis, ajouta l'autre partisan du même projet, dont le visage couvert de pustules, apprenoit assez qu'il connoissoit peu l'usage de l'eau. Celui qui suivoit, déclara d'abord qu'il étoit d'un goût tout différent. Il prit le ton d'orateur. Chacun, dit-il, a ses idées de bonheur; je n'en conçois pas beaucoup dans l'assemblage d'un si grand nombre d' objets, dont la seule énumération seroit une étude, et que la plus longuevie ne suffiroit pas pour goûter l'un après l'autre. être heureux dans mes principes, c'est être à couvert de tout ce qu'on regarde comme un mal, et jouir réellement des biens opposés. Or j'avoue que jusqu'à présent rien ne m'a causé tant de chagrin, que le faste et l'orgueil des nouveaux riches; mon malheur m'a fait prendre une maison à Paris, entre deux gens de cet ordre, dont je connois la vile origine, et le caractère encore plus vil; ils m'assassinent par leur étalage et leurs affectations de grandeur. Si je désire le succès d'une entreprise qui nous rendra tous plus riches qu'eux, c'est pour les faire rentrer dans leur néant à force d'humiliations, et voici mon plan. Je commence par faire élever des deux côtés de ma cour un mur de telle hauteur, qu'il leur fasse un vrai cachot de leurs superbes maisons; leurs jardins seront convertis de même en deux profondes prisons, où je prétends leur ôter jusqu'à la lumière du jour. Je me donne la plus belle livrée de Paris, pour éclipser celle qu'ils ont osé prendre, et qu'en bonne règle ils devroient porter eux-mêmes; les plus grands chevaux pour couvrir les leurs, et tous leurs harnois dorés; un carrosse, non seulement plus pompeux, mais plus fort, avec ordre à mon cocher de heurter souvent leurs roues. J'observerai leurs habits, et je serai toujours mieux misqu'eux; je gagnerai, s'il le faut, leurs tailleurs à force d'argent; mon maître d'hôtel sera toujours le premier à la halle, pour enlever ce qui s'y trouvera de plus fin, et mettre l'enchère sur tout ce qu'il verra demander pour eux; je leur disputerai par-tout le terrein et les honneurs: à l'église, je les offusquerai par ma suite; aux promenades, par ma parure; aux spectacles, par le soin que j'aurai de me placer dans leur loge, et de me lever souvent pour leur dérober la vue du théatre; dans les assemblées, par mes airs et mes regards méprisans. Je ne leur donne pas quatre mois de vie; ils se pendront de chagrin, j'en suis sûr, je les connois; et ce que je crains alors pour moi-même, c'est d'en mourir de plaisir. Il finit en riant de toutes ses forces, et se frottant les mains de joie, comme s'il les eût déja vus mettre en terre. Je ne m' apperçus point que ses idées eussent fait fortune. Outre ce que l'envie a de révoltant, pour ceux mêmes qui sont capables de cette odieuse passion, la réflexion de ses associés qui lui échappoit dans le transport de son coeur, fut sans doute qu'eux et lui, en devenant aussi riches qu'ils se l'imaginoient tous, seroient dans le cas qu'il reprochoit à ses deux voisins. Je l'aurois averti volontiers, qu'avec de grandes richesses, le plus sûr moyen d'humilier ceux quis'enorgueillissent du même avantage, étoit d'être plus modeste. Un autre, élevant la voix d' un ton radouci, s'étonna qu'on pût se figurer du bonheur dans la satisfaction de la haine ou d'autres passions violentes. Le bonheur, dit-il, consiste à satisfaire le plus doux penchant du coeur, et ce plus doux de tous nos penchans, c'est l'amour. Je ne suis pas plutôt riche, que je cherche à me procurer un grand nombre de femmes aimables, non pour les adorer toutes, mais pour choisir celles qui me paroîtront les plus touchantes, et dans ce choix même, pour m'attacher particulièrement à celle qui prendra les plus vifs sentimens pour moi: les autres ne serviront qu'à ranimer quelquefois une passion qui peut languir, et que la variété soutient. Ainsi, le premier emploi de mes richesses sera de faire acheter les plus belles filles de Circassie, où l'on assure qu'il faut chercher la perfection de la beauté, et de leur rendre la vie si douce, qu'elles ne perdent jamais rien de leur éclat. La plupart des associés ouvrirent de fort grands yeux, et ce tableau parut les séduire. Je ne fus pas de leur goût. D'abord cette multitude de beautés ne présentoit pas à mon imagination un spectacle aussi touchant que celui d'une seule femme, avec tous les charmes de son sexe, et je ne trouvois de supportable dans cette idée, que le pouvoir de choisir non-seulement la plus belle ou la plus aimable, mais celle dont on se croiroit le plus aimé. D'un autre côté, pourquoi chercher des femmes en Crcassie, où l'on doit juger que leur éducation, leur langage, leurs manières, n'ont aucune ressemblance avec nos usages? Est-ce donc la beauté seule qui touche le coeur? Et quand cette région en seroit l'unique source, quel commerce pour un françois de bon goût, que celui d'un tas de circassiennes mal propres peut-être, avec lesquelles il seroit condamné à vivre? Il me sembloit au contraire que pour voyager en Circassie, et n'y pas vivre sans femmes, la plus utile provision seroit une jolie françoise pour compagne. Un autre actionnaire des mines, qui ne croyoit pas les femmes si nécessaires au bonheur des hommes, en apporta pour raison, que le plaisir qu'elles donnent est trop vulgaire; qu'il est au pouvoir du plus pauvre et du plus vil mortel, comme du monarque et de l'homme riche, et qu'il n'est pardonnable de s'en faire une si haute idée qu'à des gens d'église, auxquels il est interdit par état. Ce raisonnement, soutenu par une figure épaisse, le conduisit à de grandes plaintes du luxe excessif des femmes, qui est capable de ruiner la fortune la mieux établie,et de leurs caprices encore plus ruineux, qui déconcertent toutes les mesures d'un homme sage. Pour lui, qui méprisoit Cupidon et Vénus , et leur île de Cythère , il vouloit tendre à la renommée. Il avoit lu dans l'histoire, qu'une nation, nommée les romains , prenoit grand plaisir à voir en pleine terre des combats de mer, que les anciens appeloient des namachies . Il étoit dans la résolution d'achever la plaine de saint Denis, pour y donner ce spectacle aux parisiens. Pendant que cette folle imagination et l'ignorance des termes faisoient rire les plus éclairés, il prenoit leurs railleries pour des applaudissemens, et fier du succès, il nous pria d'écouter un projet plus noble encore. Au premier besoin de l'état, nous dit-il, il vouloit offrir au roi, pour le service de la patrie, une somme de quelques millions, sans autre prétention pour lui-même, que la souveraineté du canton de Picardie, dans lequel il étoit né. Les éclats de rire augmentèrent. C'étoit néanmoins de toutes les extravagances que j'avois entendues, sinon la plus raisonnable, du moins la plus noble, comme il le pensoit lui-même, et la plus avantageuse au public; il n'y manquoit qu'un motif moins ridicule, et plus désintéressé. Je sus bon gré d' ailleurs à un financier d'avoir lu quelques pages de l'histoire, et d'en avoirtiré ce fruit; car la plupart des vertus sont produites par l' exemple, et peut-être l'esprit de patriotisme n'a-t-il pas commencé autrement à Rome. Malheureusement l'entreprise de la mine se réduisit en fumée, et l'idée romaine eut le même sort; sans quoi nos financiers auroient un modèle qui les porteroit peut-être aussi dans les besoins de l' état, à faire quelques généreux sacrifices au public. Il restoit d'autres acteurs, mais trop ivres pour parler. Cependant un des plus gais, qui n'avoit cessé ni de boire, ni de badiner avec un jeune homme fort aimable qu'il avoit fait placer près de lui, et qu'il nommoit son neveu, entreprit de nous faire aussi son plan de bonheur. Il n'avoit, nous dit-il, qu'une seule affection, à laquelle toutes ses vues et tous ses désirs étoient rapportés. C'étoit son charmant neveu qui lui tenoit lieu de tout, et pour lequel toutes ses richesses seroient employées. Il continua de le louer avec la même chaleur, en se perdant quelquefois dans ses idées, et le regardant d'un oeil fort tendre. Enfin, son transport lui faisant perdre toute attention pour nous, il lui tint des propos passionnés, dans lesquels il s'oublia tout-à-fait, et pour dénouement, au premier million qui le mettroit au-dessus des discours publics, il jura de l'épouser.L' ivresse n'avoit bouché les oreilles à personne. Une vive exclamation qui s'éleva aussitôt, l'avertit qu'il avoit mal gardé son secret; et pour moi, j'avois cru reconnoître au premier moment que son neveu n'étoit qu'une fille. En vain tâcha-t-il de réparer son indiscrétion. La scène redevint fort tumultueuse. On exigea que les charmes de la jeune personne ne fussent pas dérobés plus long-tems par une perruque et par d'autres voiles. Je ne sais à quoi ce renouvellement de chaleur nous auroit conduits. Le parti que j'embrassai sans précaution, fut de me lever, sous prétexte que la nuit étoit fort avancée; et me baissant vers l'actionnaire, je lui conseillai de se retirer avec sa maîtresse. Ils ne se firent pas presser pour sortir. En quittant les autres, je les exhortai à se souvenir qu'ils avoient besoin du jour suivant pour leurs opérations; et la plupart étant fort civils, ils se laissèrent engager facilement à me suivre. Mon sommeil fut retardé long-tems, par l'agitation de mes esprits. Je ne pouvois revenir de l' extravagance des systêmes, et l'ivresse les excusoit peu; car passant sur tout ce qui ne devoit être attribué qu'aux vapeurs du vin, je savois qu'elles ne font sortir du coeur que ce qu'il contient réellement, et souvent ce qu'il ignore lui-même. Quoi? Disois-je, dans leurs plus chersdésirs, dans leurs plus ambitieuses vues, dix hommes, qui passent dans le monde pour d'honnêtes gens, ne se proposent que de la bonne chère, du vin, de belles femmes, et d'autres plaisirs qui flattent leurs sens? La religion, la vertu, l'honneur, le bien public, sont méprisés, ou tout-à-fait oubliés; et le seul à qui la moindre partie de ces grands objets passe dans l'esprit comme un beau songe, n'est pas exempt de la raillerie de ses compagnons? étrange fatalité des richesses! Leur nature est-elle donc de corrompre le coeur? Ou plutôt n'est-ce pas la corruption du coeur qui change la nature des richesses, et qui d'un vrai bien qu'elles sont en elles-mêmes, en fait le plus dangereux de tous les maux, en les détournant à de pernicieuses fins! Jugeons-en par cet amant d'une fille publique: il avoit une sale passion dans le coeur, avant les apparences de fortune qui se présentent pour lui: à peine se croit-il sûr de l'opulence, qu'il la veut faire servir à gratifier sa passion.
LIVRE 2
Une nuit si peu tranquille, et le retour des mêmes réflexions à mon réveil, contribuèrent beaucoup sans doute aux mélancoliques impressions que j'éprouvai pendant tout le jour. Mes premiers pas m'ayant reconduit à l'abbaye, je n'y entrai point sans un nouveau sentiment de respect, qui fut même redoublé par le souvenir présent du souper et de ses circonstances. En effet, à la distance de cinquante pas, et dans l'intervalle de quelques heures, quel prodigieux contraste! Je trouvai le père Célérier qui m'attendoit. Il me conduisit droit à l'église, pour y faire une courte prière. Ensuite m'ayant fait parcourir les principales parties d'une maison, qui n'a de remarquable en elle-même que son extrême simplicité, il me demanda si j'en voulois voir les habitans. Je reçus cette offre comme une faveur. C'étoit l'heure du travail manuel. Il me fit entrer dans le jardin, ou l'enclos, qui n'est qu'un champ ordinaire, dont la culture fait l'exercice constant des religieux. Les travaux y sont distribués suivant la mesure des talens et des forces.Je ne m'arrête point à cette édifiante peinture qui se trouve dans une infinité de relations: mais je fus également frappé de l'ardeur et du recueillement d'une troupe de pieux ouvriers, qui, tout pâles, tout affoiblis qu'ils étoient par les rigueurs de la pénitence, ne s'accordoient pas un moment de relâche dans un pénible travail, pour lequel sans doute la plupart n'étoient pas nés, et sembloient tirer des forces de leur ferveur. Sur des visages secs et défigurés, je ne vis aucune marque de lassitude ou d' abatement, comme si l'esprit et le goût de la vertu élevoient le corps au-dessus des loix naturelles, et communiquoient aux sens toute la vigueur de l'ame. Je n'emportai néanmoins de ce spectacle, qu'un profond étonnement qui me fit retomber dans le doute où j'avois été la veille, sur un genre de vie qui n'est pas ordonné par les loix de la religion, et dont je ne comprenois pas la nécessité. Ces souffrances volontaires excitoient plus ma pitié que mon admiration. Que le martyre n'ait point effrayé les chrétiens dans les anciennes persécutions, je le concevois sans peine; l'évangile alors ne laissoit pas d'autre choix: mais depuis l'établissement du christianisme, les voies sont paisibles. Pourquoi, disois-je, leur ôter cette douceur, par tout ce que l'imagination peut inventer de plus pénible et de plusaustère? Cependant il me restoit des difficultés. Ceux qui se dévouent au genre de vie qui m'étonne, ne sont pas des fous. Mon guide est homme censé; il y a même assez d'apparence que les occupations du cloître étant plus graves que celles du monde, le jugement y est plus solide, et la justesse d'esprit plus commune. Y auroit-on découvert des secrets ou des vérités que le monde ignore? Je me perdois dans cette méditation que le silence des lieux qu' on me faisoit traverser rendoit encore plus sombre, et mon guide même paroissoit surpris de me voir l'air si pensif. Il me conduisit enfin dans la cellule qu'il avoit encore au dortoir commun, quoique son office lui donnât une chambre, pendant le jour, au quartier des hôtes. Ces petits sanctuaires de la condition monastique sont, à La Trappe, d'une tristesse et d'une nudité surprenante. Un lit, si quelques poignées de paille placées sur quatre ais, et couvertes d'une toile grossière, méritent ce nom; un prie-dieu, un crucifix, une tête de mort, un fouet qui se nomme discipline, et quelques autres instrumens de mortification qui pendent au mur; tels sont les meubles et les ornemens. Une petite lucarne jette quelques rayons de lumière sur ce lugubre appareil. Je le contemplai quelques momens, la tête pleine demille nouveaux nuages; et me tournant vers mon guide: voilà donc, mon père, lui dis-je d'un air pénétré, ce qui fait votre bonheur! C'étoit une allusion qui m'échappoit à ce terme, que j'avois entendu tant de fois la veille, et dans une situation si différente. Le solitaire baissa la vue. Mon bonheur! L'entendis-je répéter avec un profond soupir: et relevant tristement les yeux; ah! Monsieur, reprit-il d'une voix plus ferme, quelle idée vous faites-vous de mon sort! Comment vous en impose-t-il à ce point? Vous désirez d'être instruit, soyez-le donc par moi-même. Il y a six ans que je suis entré dans cette maison; c'est pour moi six siècles d'un cruel supplice. Tout m'y déplaît, tout m'afflige, me pèse, me révolte, le jour et la nuit me paroissent une chaîne de tourmens. Occupations, habits, nourriture, mon coeur se refuse à tout, mon goût y répugne avec horreur. La cloche, qui m'appelle aux exercices, rend un son qui m'a toujours fait frémir. La seule odeur de nos alimens me soulève l'estomac. Le travail des mains m' excède jusqu'à m'avoir fait tomber plusieurs fois sans connoissance, et c'est même par cette raison, que l'indulgence du père abbé m'a chargé d'un office qui m'en exempte. Cette robe me fatigue et m'humilie. Chaque jour l'entréede cette cellule, et la vue de ces instrumens de pénitence, jettent la consternation dans mon ame. Pour comble d'affliction, ma cellule étoit occupée, avant moi, par un religieux asthmatique, qui l'avoit remplie long-tems de ses flegmes empestés, et l'air s'y ressent encore de cette purulente infection. Voilà, monsieur, une peinture bien foible de ce qui vous a paru mériter le nom de bonheur, et que vous regarderez justement comme la plus horrible et la plus déplorable de toutes les situations humaines. Il auroit pu continuer beaucoup plus long-tems, sans que je fusse tenté de l'interrompre. Dès les premiers mots, son exclamation m'avoit glacé tous les sens, et les autres traits d'un si noir tableau n'avoient fait qu'augmenter cette espèce de saisissement. J'avois entendu toutes ses expressions, mais passivement, et sans être capable d'y réfléchir. Je n'avois osé lever les yeux sur lui, dans la crainte de rencontrer les siens, et retenant jusqu'à mon haleine, je ne sais si dans l'espace de deux minutes il m'étoit arrivé une fois de respirer. Il avoit remarqué l'excès de mon embarras, et son dessein n'étoit pas de le prolonger long-tems. En achevant son récit, il leva les bras au ciel avec un transport si vif, que la rapidité de leur mouvement me fit sortir de mon immobilité.Je le regardai alors. Ses yeux, qui suivoient ses bras, sembloient s'élancer vers le même point, avec un mêlange de joie et de langueur qui ne peut être représenté. Mais, dieu tout-puissant! S'écria-t-il, dieu bon! Dieu fidèle! Vos oracles sont certains, et votre promesse inébranlable; vous oubliez les crimes en faveur du repentir; vous pardonnez aux malheureux pénitens; ces feux dévorans, dont l'image me poursuit, ces torrens de flammes, où j'ai précipité tant de misérables, et que j'ai mérités plus qu'eux, s'éteindront pour moi par mes souffrances et par mes larmes. Que mes peines, mes aversions, mes horreurs soient mille fois redoublées, si j'obtiens grâce à ce prix! En se remettant d'une si forte agitation, deux ruisseaux de pleurs inondoient tous les sillons qu'une longue pénitence avoit creusés sur ses joues. Il s'empressa de me faire des excuses, pour le trouble, me dit-il, qu'il m'avoit causé par une chaleur involontaire. Il qualifia mon émotion de sensibilité généreuse, qui fait la gloire d'une belle ame; et jugeant qu'il devoit me rester de la curiosité pour ce qu'il y avoit eu d'obscur dans quelques-uns de ses termes, il m'offrit des éclaircissemens, si j'en désirois. Que n'aurois-je pas donné pour les obtenir? Sa cellule n'ayant pas même une chaise où nous pussions être assis,il me proposa de descendre au cloître; et là, sur un des bancs qui servent aux conférences des religieux, il me fit cette intéressante narration. Ma naissance est noble, et mon nom, qui n'est ici connu que du père abbé, jouit de quelque considération dans ma province. Je ne relèverois pas un avantage si frivole aux yeux de la religion, s'il n'avoit été la source de tous les malheurs de ma famille et des miens. Ma jeunesse s'étoit passée au service, et m'étant retiré dans mes terres, j'y vivois tranquillement dans un heureux mariage. Sans être d'une humeur difficile, il m'arriva de traiter avec quelque hauteur un de mes vassaux, qui voyoit trop familièrement la femme-de-chambre de ma femme, et que mes avis plus d'une fois répétés, n'avoient pas eu le pouvoir d'arrêter. Je lui défendis l'entrée de ma maison, avec d' autant plus de force, qu'ayant consulté les dispositions de cette fille, j'avois cru lui trouver de l'éloignement pour le mariage, et le désir de garder sa condition. J'appris néanmoins qu'il continuoit de la voir. Cette résistance m'irrita. Je passai chez lui, où, le trouvant seul, mes reproches furent vifs. Il y répondit avec insolence; et dans un mouvement de colère, je le maltraitai dequelques coups. Il les souffrit sans révolte; mais au moment que je me tournois pour le quitter, il se jeta furieusement sur moi, il me terrassa, et m'ayant fort maltraité à mon tour, sa crainte pour l'avenir le fit parler de m'ôter la vie. J'étois sans épée, et quand j'aurois été mieux armé, la défense m'étoit impossible, sous le poids d'un vigoureux paysan, qui, me pressant l'estomac de ses deux genoux, me serroit le gosier d'une main, et de l' autre paroissoit chercher son couteau pour m'égorger. Je demandai grâce. On me l'accorda; mais ce fut après m'avoir fait jurer par tout ce qu' il y a de sacré au ciel et sur la terre, que je ne me ressentirois pas de mon aventure, et que jamais je ne penserois à la vengeance. à cette condition, que j'acceptai sans réserve, on me laissa la liberté de me retirer. Pendant quelques jours, la honte d'un si cruel incident, et la force du lien que je m'étois imposé, faillirent de me faire perdre la raison. Je n'avois aucun témoin de mon opprobre, et le paysan se garda bien de le publier: mais c'étoit mon coeur dont je ne pouvois étouffer les cris. Enfin ne soutenant point une situation si violente, je pris le parti d'assembler chez moi toute la noblesse de mon voisinage, et dans un conseil secret, exposant le cas à mes plus chersamis et mes plus proches parens, intéressés autant que moi-même au maintien de nos droits et de notre honneur commun, je leur demandai quelle conduite je devois tenir, ou celle qu'ils tiendroient à ma place. Après une longue délibération, ils me condamnèrent d'une seule voix à l'exécution de ma parole; avec cet avis, dont mon malheur m'apprit la sagesse, qu'indépendamment de la modération convenable à la supériorité du rang, un gentilhomme ne doit pas maltraiter ses vassaux, s'il n'est le plus fort. Une si grave décision calma mes transports; car tel est l'honneur du monde, que souvent on le fait plus consister dans l'opinion d'autrui que dans la nature des choses, ou que dans l'idée qu'on s'en fait soi-même. Cependant je déclarai à mon ennemi que je ne le souffrirois pas sous mes yeux, et que pour jouir du pardon que je lui avois accordé, il devoit abandonner mes terres. Cet homme étoit riche; il sentit qu'avec la fidélité même qu'il me connoissoit pour mes promesses, j'avois cent moyens de le chagriner, dont il ne pourroit être à couvert. Il prit le parti de vendre tout son bien, et de s'établir dans une paroisse voisine. Je fus informé qu'en quittant la mienne, il emportoit contre moi une haine qui ne me surprit point, quoique j'eusse pu la croire épuisée par mon aventure, ou calméepar ma patience. Il perdoit quelque chose à changer de domicile; d'ailleurs sa malignité m'étoit connue. Au fond, je la crus trop impuissante pour me laisser le moindre sujet d'alarme. Quelques mois qui se passèrent tranquillement me la firent oublier. L'hiver suivant il nous vint quelques troupes de cavalerie, pour la consommation des fourrages dont l'abondance est extrême dans notre canton. J'eus ma part de ces hôtes militaires; les chefs trouvèrent chez moi une maison ouverte et commode. Il m'étoit resté du goût pour une profession que j'avois exercée si long-tems, et la politesse des officiers qui m'étoient échus, répondit parfaitement à la mienne. Tout l'hiver fut une chaîne de plaisirs. J'étois dans cette heureuse disposition, lorsqu'un mot d'écrit, dont le caractère m'étoit inconnu, fut jeté dans mon cabinet. Il contenoit, sans prélude et sans explication, une simple exhortation à veiller sur la conduite de ma femme. La jalousie étoit une foiblesse que je ne connoissois pas. Cependant l'avis me venoit avec si peu d'affectation, qu'il me fit jeter les yeux sur mille choses que je n'avois jamais observées. Je ne vis rien de suspect. Le major du régiment, et quelques autres officiers qui ne s'éloignoient pas du château, avoient pour ma femme toutela politesse qui distingue la noblesse militaire; la décence et l'honneur y régnoient. Je repris ma confiance pour une femme respectable qui m'avoit donné deux fils, et dont je n'avois jamais reçu le moindre chagrin. Quinze jours après, un autre billet se retrouve au même lieu. C'étoit un reproche d'aveuglement sur les lumières qu'on m'avoit données. Il ne fit pas plus d'impression sur moi. Enfin un troisième écrit, mais plus étendu, quoiqu'aussi froid dans les termes, m'apprenoit ouvertement que par un excès d'indulgence j'avois laissé parvenir le mal au comble, et que ma femme ne se bornant plus aux plaisirs du jour, recevoit chaque nuit son amant. Il n'étoit plus question de défiance, de quelque main que ce billet fût venu. On me déclaroit un crime avéré. L'accusation portoit sa preuve. Hélas! J'avoue que la rage succéda trop tôt à l'insensibilité. C'est le premier de mes crimes ou de mes malheurs. Il en a produit tant d'autres, que dans ce lieu même où je me suis condamné à les pleurer nuit et jour, je ne puis distinguer le plus funeste. Mon transport m'auroit porté sur le champ à des exécutions sanglantes, si j'avois mieux connu mes victimes. Mais la nuit n'étant pas éloignée, j'obtins de moi-même ce retardement pour ma vengeance. Ensuite faisant réflexion que j'auroispeine à m'introduire sans bruit dans l'appartement de ma femme, je pris une autre résolution: ce fut de faire appeler sa femme-de-chambre, qui ne pouvoit ignorer ma honte, et de la mettre dans mes intérêts par la douceur ou l'effroi. Cette fille vint, et me demanda ingénuement mes ordres. Je m'efforçai de prendre un front tranquille, et j'exigeai d'elle une sincérité qu' elle me promit. Que se passe-t-il, lui dis-je, dans l'appartement de votre maîtresse? Elle affecta de l'étonnement. Oui, repris-je; que s'y est-il passé depuis quelques nuits? Après m'avoir regardé d'un oeil incertain: mais n'est-ce pas vous, monsieur, que j'entends passer par la garde-robe, et qui ne vous retirez que vers le jour? Non, répondis-je, d'un ton qui trahissoit ma fureur. Je l'ai cru jusqu'à présent, reprit-elle: mais en exigeant de moi la vérité, vous me faites ouvrir les yeux sur ce que j'ai toujours craint de vérifier moi-même. Et sans attendre de nouvelles instances, elle me parla de plusieurs familiarités, qu'elle avoit remarquées depuis long-tems, entre sa maîtresse et messieurs les officiers. Je l'interrompis pour me soulager. C'est assez, lui dis-je. Je vous propose la mort ou des récompenses. Si vous m' aidez cette nuit à reconnoître l'amant de ma femme, je ne mets pas de bornes à mes bienfaits. Si vous manquez de discrétion, je vous tue de ma propre main. Elle me promit une obéissance à toute épreuve. La nuit arriva. Je me rendis, par divers détours, à la garde-robe de ma femme; et j'y étois attendu par ma confidente. J'étois armé d'un poignard, dans la résolution de ne pas revenir sans l'avoir ensanglanté. J'entendis du bruit. Est-ce lui? Dis-je à la femme-de-chambre. Elle me pria de me contraindre un moment, tandis qu'elle jeteroit les yeux dans la chambre de madame. C'est lui, me dit-elle à son retour. Il étoit entré par ici: mais peut-être a-t-il conçu quelque défiance; il vient de sortir par la porte de l'appartement. J'étois furieux. Mais n'avez-vous pas pris soin de l'observer au passage? Qui est-il? Je lui vis de l'embarras, que je n'attribuai qu'à de vains égards pour sa maîtresse. Qui est-il? Repris-je d'un ton plus terrible. Elle m'assura timidement que c'étoit le major. Il périra, ne pus-je me défendre d'ajouter entre mes lèvres; et courant vers la route qu'il avoit prise, j'entendis effectivement quelqu'un qui traversoit l'anti-chambre, et qui sortit par la cour, à la faveur des ténèbres. Ma délibération, pendant quelques instans, fut entre l'idée de retourner à l'appartement de ma femme, et de la poignarder dans son lit; ou d'attendre une plus heureuse occasion, poursurprendre les coupables, et les immoler tous deux à la fois. Mais comme il ne me restoit aucune ombre d'incertitude, je me déterminai pour un troisième parti, qui me sembloit entraîner moins de lenteur, et qui, d'un autre côté, s'accordoit mieux avec mes idées d'honneur. Je résolus, dès le jour suivant, de faire tirer l'épée au major. La justice de ma cause me répondoit du succès, autant que mon courage et mon expérience dans les armes; et je remettois à tirer une autre vengeance de ma femme. Le lendemain, à peine le jour vint m'éclairer, que m'étant rendu chez mon ennemi, je l'engageai à faire un tour de promenade avec moi; et sans la moindre explication, je lui déclarai qu'il falloit se battre. Il parut surpris; mais la fermeté ne lui manqua point. Après l'affaire, me dit-il fièrement, vous m'apprendrez ce qui vous offense: et se défendant de bonne grâce, il me fit une profonde blessure au côté. Elle ne m'affoiblit point; et je lui portai dans la poitrine un coup qui le fit tomber sans vie. Ciel! Que vos conseils sont impénétrables et vos jugemens terribles! Le soin que j'eus aussitôt de faire enlever le corps, et la faveur des autres officiers, à qui je confiai ma querelle, mais j'en déguisai lacause, aidèrent à faire passer cette mort pour l' effet d'une maladie subite. Les soupçons publics, s'il y en eut quelques-uns, furent ensévelis avec le malheureux objet de ma haine. Mais il m'étoit impossible de cacher ma blessure dans l'intérieur de ma maison. L'empressement de ma femme fut ardent au tour de moi. Sa douleur parut extrême; elle ne me perdoit pas un moment de vue. Autant de noirceurs dans mon imagination ulcérée; autant d'insultes pour mon honneur et d' attentats contre mon repos. Je reçus ses soins comme de nouvelles perfidies; je n'attribuai ses larmes qu'à la douleur de sa perte; et cette cruelle idée, qui m'aigrissoit le sang, retarda long-tems ma guérison. Le quartier des troupes fut changé dans l'intervalle. Enfin, je me rétablis assez pour exécuter mes projets de vengeance; et toutes mes suppositions ne pouvoient les avoir affoiblis. Cependant, je me dois ce témoignage, qu'il s'éleva plus d'un combat dans mon coeur. La voix de l'humanité se fit entendre, et plaida fortement contre l'honneur outragé. Mon aventure étoit ignorée; ma honte secrète. J'avois eu la force d'étouffer jusqu'à mes plaintes: je me demandai pourquoi je n' aurois pas celle d'oublier l'injure même! M'avilissoit-elle plus, à mes propres yeux, que celle du paysan, dontj'avois sacrifié le ressentiment à l'autorité de mes amis? D'ailleurs, n'étoit-elle pas plus qu'à demi vangée, par le sang du plus odieux des deux coupables? Et ce qui manquoit à ma satisfaction, la mort d'une femme, étoit-il donc si flatteur pour un homme de courage? Je pouvois abandonner la mienne à sa propre honte, à ses éternels remords, et la croire assez punie par un silence froid et méprisant, dont elle n'auroit pas plus de peine à deviner la cause, que celle de ma blessure et de la mort subite de son amant. Le tems auroit pu fortifier ces réflexions, et les rendre plus puissantes; mais un autre abyme s'ouvrit sous mes pieds. Ma femme se trouva grosse de plusieurs mois. Elle avoit attendu ma guérison pour m'en avertir: ce fut son excuse; et l'agitation continuelle où j'avois été pendant le cours des remèdes, joint au silence que j'avois gardé sur mon accident, lui donnoit assez de vraisemblance: cependant je n'y vis qu'une horrible confirmation de sa perfidie. Ma blessure, qu'on avoit d'abord jugée fort dangereuse, lui avoit fait espérer ma mort, qui l'auroit mise à couvert, elle et le fruit de son désordre. Elle me voyoit guéri: l'aveu devenoit forcé. Toujours l'imposture à côté du crime. Je me souvenois aussi que pendant l'hiver, j'avois eu peude familiarité avec elle; et je croyois trouver des rapports de tems entre son état et les avis que j'avois reçus. Jugez quelle révolution, dans un coeur qui commençoit à mollir! Sa mort fut jurée. Avec l'infamie dont j'étois couvert, je ne pouvois soutenir l'idée de voir entrer dans ma famille un enfant qui ne m'appartenoit pas, qui prendroit mon nom, qui partageroit la succession de mes fils. Nommez cette furieuse résolution, oubli du ciel, égarement de raison, transport de fureur; je ne désavoue rien. Ce n'est pas de l'innocence que je vous ai promis. Mon emportement diminua si peu, qu'ayant employé le reste du jour et le lendemain à me procurer un puissant soporatif, je le lui fis avaler le troisième jour dans ses alimens. Elle n'y résista point. On la trouva morte le jour d'après dans son lit. à la vérité, il me vint à l'esprit de la faire ouvrir, sous prétexte de reconnoître la cause d'une mort si prompte, mais au fond pour faire donner le sceau du christianisme au malheureux fruit qu'elle portoit dans son sein, et qui ne pouvoit long-tems lui survivre. Il étoit trop tard. La mère et le fils furent enterrés avec une pompe qui satisfit mon orgueil, en achevant de rassasier ma vengeance. Si je suis capable, monsieur, de vous faire ce récit d'une voix ferme, et de m'en retracertoutes les circonstances sans pousser les plus douloureux gémissemens, ne l'attribuez qu'à la même faveur du ciel, qui m'a conduit dans cette retraite pour les expier par une pénitence dont vous conviendrez bientôt que je ne puis redoubler trop les rigueurs. Alors même je ne fus pas exempt du trouble et de la terreur qui marchent toujours à la suite des grands crimes. Insensiblement je tombai dans une mélancolie qui me donna du dégoût pour mes plus chères occupations. Je renonçai par degrés à la chasse, à l'agriculture, au commerce de mes amis et de mes voisins. Je ne pouvois être seul, ni souffrir la compagnie. La vue des hommes m'étoit à charge, et la solitude m'épouvantoit. La lecture, ce remède si vanté pour les maux de l'ame, ne suspendoit pas les miens: elle n'avoit plus la force de m'attacher. Après des jours d'un mortel ennui et d'une langueur insupportable, j'attendois l'assoupissement du soir, comme la dernière ressource des malheureux: mais si le sommeil s' arrêtoit quelquefois sur mes yeux, c'étoit pour m'offrir d'affreux fantômes et d'autres objets d'effroi, qui rendoient la nuit aussi redoutable pour moi que le jour. Je rappelai de la capitale l'aîné de mes fils, qui venoit d'y achever le cours de ses exercices. Il méritoit mon affection. Sa présence calmaquelque tems mes esprits. Ensuite les soins que je donnai à perfectionner son éducation, me firent un peu sortir de la langueur et de l'oubli de moi-même, où j'étois depuis deux mois. J'espérai du tems et du remède que j'éprouvois, cette paix du coeur qui s'étoit refusée à tous mes efforts. Dans cette nouvelle situation on me remet une lettre. Je l'ouvre. Jugez des infernales vapeurs qui me saisissent par la force immédiate de leurs effets: à peine l'ai-je parcourue des yeux, qu'un froid mortel me gagne le coeur. Ma vue se trouble; la terre se dérobe sous moi. Je meurs! M'écriai-je douloureusement; et sans prononcer un mot de plus, je tombe entre les bras de mon fils, qui s'efforçoit inutilement de me soutenir. Il m'auroit cru mort, en effet, si la furieuse agitation, plutôt que l'épuisement de mes esprits, ne m'eût causé des mouvemens convulsifs, qui rendoient témoignage de ma vie. La connoissance me fut rappelée par de prompts secours. Je m'assis: je revins entièrement à moi; mais avec un reste de convulsions, dont les douleurs étoient fort aigues. Elles ne m'empêchèrent pas de faire une attention plus pressante que tous mes tourmens. La funeste lettre étoit à terre. Mon fils et mes domestiques ne soupçonnoient pas qu'elle eût la moindre partà mon accident; et je reconnus que le paysan même qui me l'avoit apportée, n'étoit pas mieux instruit. Cependant, j'ordonnai d' abord à mes gens de se retirer; et recommandant en deux mots à ceux que je connoissois les plus fidèles, de veiller sur le porteur; je lui dis, sans affectation, de sortir avec eux, et d'attendre ma réponse. Mon fils demeura seul avec moi. Cette préparation, et ma contenance moins foible que pâle, sombre et consternée, lui causoient une surprise qui le rendoit immobile. Je lui fis signe de prendre la lettre. Approchez, lui dis-je, et lisez vous-même. Pendant sa lecture j'eus les yeux fermés; j'eus la tête panchée sur mon sein et les mains collées sur mon visage, pour arrêter les cris ou cacher les larmes qui pouvoient m'échapper malgré moi. Ce fatal écrit, dont il est impossible que vous deviniez l'auteur, et que vous vous figuriez jamais toute la noire malignité, étoit du vassal que j'avois forcé de quitter mes terres: et que m'offroit-il? D' épouvantables éclaircissemens sur l'histoire de ma femme et sur mon malheur. On s'applaudissoit d'abord d'une complète vengeance qu'on appeloit un triomphe. Ensuite j'étois traité d'imbécille et de misérable dupe, qui donnoit tout d'un coup dans le piège, et qu'on n'avoit pas assez de plaisir à tromper. Ma femme et les officiers ne m'avoientpas offensé. Tous les billets d'avis étoient faux. J'en devois reconnoître le caractère, dans la lettre que j'avois devant les yeux. Ils étoient venus de la même main qui m'avoit appris à vivre dans une autre occasion, mais moins qu'elle n'auroit dû, puisqu'après en avoir obtenu la vie, j'avois eu l'indignité de chasser honteusement celui de qui je l'avois reçue. C'étoit la femme-de-chambre, qui, de concert avec lui, m'avoit glissé les billets, et s'étoit fait un jeu, comme lui, de me rendre malheureux et méprisable, pour se venger de l'obstacle que j'avois mis à son établissement. C'étoit lui, qui, venant à passer souvent la nuit avec elle, s'étoit caché fort adroitement dans la chambre de ma femme, en étoit sorti de même, et que j'avois pris pour le major. Grâces à mes folles visions, tout leur avoit reussi. Ils étoient vengés tous deux. Ils m'en informoient dans le ravissement de leur coeur. Ils alloient jouir de leur satisfaction, et rire de mes fureurs, dans des lieux où ils me défioient de les découvrir. à la vérité, ils regrettoient la malheureuse fin du major et de ma femme, dont ils n'avoient à faire aucune plainte; et je devois bien juger que s'ils avoient eu, sur ce double meurtre, des preuves aussi claires qu'elles leur sembloient certaines, ils m'en auroient fait porter la peine sur un échaffaud.Mais leur chagrin, d'un côté, tournoit de l'autre à leur joie: ils me laissoient la honte de ma sottise, et le remords de mes crimes. Le premier rayon de cette affreuse clarté avoit failli de m'ôter la vie. Chaque mot d'une telle complication d'horreurs, répété dans une lecture lente et distincte, me fit éprouver comme autant de nouvelles morts. Mais je me roidis contre leur cruelle atteinte, avec toute la force que j'avois tâché de recueillir. Mon fils, quoique plein de sa lecture, et soupçonnant sans doute une partie de la vérité, ne pouvoit aller plus loin que le sens des termes, ni percer jusqu'au fond de l'abyme qui se découvroit pour moi. J'avois de fortes raisons pour ne lui laisser rien ignorer. Il étoit fort vraisemblable que mes ennemis avoient publié, de mes tristes aventures, tout ce qu'ils avoient cru pouvoir divulguer sans se perdre eux-mêmes, et qu'ils y avoient ajouté les couleurs de la calomnie, à laquelle ils étoient si bien exercés. Dans ma consternation même, je ne voulois pas que d'infidèles rapports me fissent jamais plus coupable aux yeux de mon fils, que je ne l'étois; ou qu'en apprenant les malheurs de sa famille, il eût à compter, parmi les désastres ou les crimes de son père, des lâchetés et des barbaries volontaires. écoutez, lui dis-je, sans lui laisser le tems dese reconnoître: si vous avez quelque tendresse pour un père qui vous aime, prêtez-moi toute votre attention. Cette injurieuse lettre a dû non-seulement vous causer beaucoup de surprise et d'indignation, mais vous laisser d'étranges idées sur ce qui s' est passé entre votre mère et moi. Je veux que vous n'ignoriez rien; votre âge vous rend capable de tout entendre. Apprends, mon cher fils, que dans ton absence, les plus noires vapeurs de l'enfer sont tombées sur la source de ton sang. Plaise au ciel que leur malheureuse infection n' aille jamais jusqu'à toi! Là-dessus je commençai le même récit que je vous ai fait; et je le conduisis jusqu'à la mort de sa mère. Dans l' aventure du paysan, je n'exagerai point l'outrage. Dans celle des officiers, je ne grossis point la cause de mes noirs transports. Mon discours fut dicté par l'honneur. Je ne donnai rien à ma justification, rien à ma douleur. Je ne supprimai, je n'excusai, je n'aggravai rien. En finissant; telles sont, mon fils, les horribles vérités que je veux déposer dans ton sein. Des cruels m'apprennent les plus funestes: tu les sais, tu viens de les lire; je ne réponds pas de survivre à cet affreux dénouement. Mais je veux être justifié dans ton coeur, comme je l'ai toujours été dans le mien. Ce cher fils, qui n'avoit pas plus de dix-huitans, mais qui joignoit un sens mûr à beaucoup d'esprit et de qualités aimables, m'avoit écouté sans ouvrir la bouche et sans lever une fois les yeux. Il étoit debout et la tête nue devant moi. Son silence et sa posture continuèrent après m'avoir entendu, comme si l'étonnement et la douleur eussent lié sa langue et ses jambes. Mais je voyois couler, sur ses joues, une abondance de larmes. Elles excitèrent les miennes, que la violence de mes sentimens avoit séchées dans leur source. Je baissai la tête sur son cou, pour en verser avec lui; et pendant quelques momens, nous nous y abandonnâmes ensemble, dans cette tendre et triste attitude. J'avois néanmoins quelque impatience de faire parler le paysan, et je le fis appeler. Mais ses informations ne m'apportèrent pas beaucoup de lumières. Il me dit qu'étant chargé de la lettre depuis trois jours, une affaire, qui lui étoit survenue dans mon voisinage, lui donnoit l' occasion de me la remettre, plutôt qu'il n'en avoit l'ordre; que celui dont il l'avoit reçue, quittant le pays, lui avoit fait seulement promettre qu'elle me seroit rendue huit jours après son départ: qu'il ne me demandoit pas de port, parce qu'il avoit été payé d'avance, ni de réponse, puisqu'il ne savoit où l'adresser. L'ingénuité de cette explication m'ôta l'espérance d'enobtenir d'autres. Eh! Quel fruit en pouvois-je désirer, après la fuite de mon ennemi? D'ailleurs, en me supposant le pouvoir de l'arrêter, et de le faire périr par le plus honteux supplice, n'étoit-ce pas révéler tous mes malheurs, et les donner en spectacle au monde entier! L'honneur de mes fils, mon propre intérêt, quoique le moins consulté, me condamnoient au silence. J'évitai même d'interroger trop curieusement le porteur, et je le congédiai. Mon fils me quitta presqu'aussitôt. Je jugeai qu'après de si rudes émotions, il avoit besoin de quelque soulagement, ou de prendre l'air. Je demeurai dans la même idée une demi-heure après, lorsqu'ayant demandé pourquoi je ne le revoyois pas, on me dit qu'il avoit fait seller ses chevaux, et qu' il étoit sorti avec son laquais. La nuit arriva; il ne parut point. Je m'imaginai que dans l'amertume de son coeur, il étoit allé chercher de la dissipation chez quelqu'un de nos voisins. Le jour suivant se passa de même. Du matin au soir je ne revis pas mon fils, et je fus réduit à le croire encore dans quelque partie d'amusement, que les instances de ses amis avoient prolongée. Je murmurai seulement de lui voir si peu d'attention pour moi. Dans l'état où tout devoit lui rappeler qu'il m'avoit laissé,pouvoit-il douter que sa présence et ses consolations ne me fussent nécessaires? Et ses propres sentimens lui permettoient-ils de se livrer sitôt au plaisir? Le troisième jour me causa des inquiétudes beaucoup plus vives. Ensuite elles devinrent cruelles. Après l'avoir fait chercher inutilement, je m'abandonnai à toutes les craintes qui pouvoient m'alarmer pour une tête si chère. Mon fils ne reparoissoit pas? Qu'étoit devenu mon fils? Quel nouveau désastre menaçoit son malheureux père? Cette seule idée me glaçoit le sang; et parmi tous les malheurs possibles, je cherchois celui que mon mauvais sort me réservoit. Il ne se présenta pas dans le nombre. Hélas! Pouvoit-il s'y présenter! Au contraire, j'éloignois de ces funestes images, ce qui me sembloit indigne de mon sang, et de la noble destinée de mon fils. Je ne pensois pas même sur celles que j'envisageois volontairement, et qui me faisoient trop frémir. Dans mes plus favorables réflexions, je revenois à considérer que ne m'ayant pas averti de son départ, il ne pouvoit être que dans quelque lieu voisin, où les recherches ne s'étoient pas adressées; et je me flattois jusqu'à regarder mes inquiétudes comme une faveur du ciel, qui faisoit cette diversion dans mon coeur à des douleurs plus certaines. Cependant, s'il étoit arrivé quelqueaccident sinistre à mon fils! Si quelque perfidie... l'ayant surpris avec avantage... le même peut-être... car c'étoit au fond la plus mortelle de mes frayeurs! Je ne voyois plus d'autre ressource pour moi, que la mort, en perdant l'unique bien qui m'attachoit encore à la vie. Quinze jours entiers de ce tourment firent arriver l'heure infortunée, où je reçus, par la poste, deux lettres d'une ville frontière de la Flandre. Mon avide empressement, pour tout ce qui pouvoit me faire espérer quelque lumière, me les fit ouvrir toutes deux à la fois, et jeter les yeux sur les seings. Je ne connoissois aucun des deux noms; et quoique j'eusse fait la guerre en Flandre, je ne me rappelai pas d'y avoir laissé la moindre habitude. J'en fus plus ardent à lire. La première des deux lettres, qui me fut présentée par le hasard, étoit la plus courte. Elle portoit, en termes assez civils, que sans me connoître personnellement, on croyoit devoir, à ma naissance, un prompt éclaircissement sur la situation de mon fils. Il existe donc! Interrompis-je. Mille grâces à la bonté du ciel!-qu' il étoit entre les mains de la justice, à la veille de recevoir une sentence capitale, pour deux meurtres qu'il ne désavouoit pas.-ôdieu! M'écriai-je ici, avec le plus amer sentiment qui se soit jamais élevé dans le coeur d'un père; mon malheur passe donc toutes mes craintes!-que d'abord il avoit refusé, avec obstination, de déclarer son nom et le lieu de sa naissance; mais que plusieurs lettres, trouvées dans ses poches, avoient fait connoître l'un et l'autre; et que l'instruction du procès étant fort avancée, il n'y avoit pas un moment à perdre, si je voyois quelque jour à pouvoir le sauver du supplice.-ô dieu! Dieu! Répétois-je à chaque mot.-c' étoit toute la substance de ce cruel, quoique généreux avis; et celui de qui je le recevois, joignoit, à son nom, le titre de premier président. La seconde lettre ne pouvant rien contenir de plus terrible, je la lus avec une attention moins interrompue. Elle étoit du commandant militaire de la même ville. Il se souvenoit, m'écrivoit-il, de m'avoir vu à l'armée, dans nos anciennes campagnes, et mon infortune le touchoit sensiblement. Quoiqu'il sût que m le premier président m'en donnoit avis par la même poste, il y vouloit joindre les informations qu'il avoit tirées de mon fils même, dans l'horreur de sa prison, où l'ardeur de me servir lui avoit fait demander la liberté de le voir, aussitôt qu'il l'avoit sû né de moi. Ce cher et malheureuxfils, dont il admiroit l'esprit, ajoutoit-il, la politesse et les grâces, autant qu'il plaignoit son sort, ne l'avoit instruit que généralement, des mortels outrages que j'avois reçus d'un paysan de mes terres, et de l'insolence avec laquelle ce misérable avoit mis le comble à ses insultes, en se disposant à passer dans les pays étrangers: mais ne dissimulant point qu'il n'avoit pû supporter tant de noirceur et d'audace, il lui avoit raconté qu'il étoit parti, sans m'en avertir, aussi plein de ses propres ressentimens que de sa compassion pour mes peines, et que pendant quatre jours, qu'il avoit employés à découvrir les traces de mon ennemi, il ne s'étoit pas accordé le moindre repos, dans les plus pressans besoins de la nature. Ensuite il avoit marché sur ses pas, avec la dernière diligence; résolu, s'il ne pouvoit le joindre dans le royaume, de le suivre jusqu'au bout de l'univers. Mais, vers la frontière, il s'étoit trouvé si près de lui, que dans la crainte de le manquer hors de France, où les coupables de cette espèce, dont le crime est difficile à prouver, peuvent acheter de la protection, il avoit pris la résolution de l'arrêter. Son premier dessein n'étoit pas de lui ôter la vie. Il savoit, par les informations qu'il s'étoit procurées dans sa marche, qu'il étoit à cheval, bien monté, avec une femme en croupe derrière lui, et dans un équipage si simple,qu' en suivant le grand chemin, il pouvoit passer pour un paysan de tous les cantons qu'il traversoit. Sur cette description, il s'étoit flatté, non-seulement de le joindre et de l'arrêter sans peine, avec le secours de son laquais, qui n'étoit pas moins résolu que lui, mais de le ramener à ma terre, en le faisant marcher la nuit, et demeurer le jour dans un bois, et le conduisant à la vue continuelle du pistolet. Il vouloit me rendre maître de ma vengeance, et m'abandonner la disposition du bourreau de sa mère et du mien: projets d'un fils passionné pour son père, mais trop inconsidérés, sans doute, et dont le dernier m'auroit mis moi-même à de furieuses épreuves. Ils ne furent pas avoués du ciel. Mon fils arrêta l'ennemi qu'il cherchoit. Il reconnut aisément la femme-de-chambre de sa mère, et cette vue acheva de le mettre hors de lui. Cependant comme le scélérat qui la conduisoit, et qui l'avoit épousée depuis la mort de ma femme, n'entreprit pas tout d'un coup de résister, leur vie ne sembloit pas menacée. Ces deux viles créatures, remettant aussi le fils de leurs anciens maîtres, avoient cru voir les furies à leur suite, et demandèrent grâce d'abord avec les plus lâches supplications. Mais lorsqu'ils entendirent l'ordre qu'il donnoit à son laquais, de les lier l'un à l'autre, pour les conduire, suivant son projet, versle bois le plus voisin; la femme, qui jugea sa mort certaine, se mit à pousser des cris aigus, et l'homme, sautant à terre, se détermina brutalement à se défendre. Il voulut prendre ses pistolets, qu'il n'avoit pas pris en descendant; et mon fils, qui voyoit déjà quantité de laboureurs en mouvement pour accourir au chemin, craignant que sa proie ne lui fût enlevée, ou qu'un desespéré, que la vûe des armes n'arrêtoit pas, ne fît un usage trop heureux des siennes, n'écouta dans ce moment que la vengeance. Il cassa la tête, au scélérat d'un de ses deux pistolets; et de l' autre, il fit le même traitement à sa femme. La fuite, ajoûtoit le commandant, ne lui devoit pas être difficile; mais après s'être éloigné des laboureurs, au galop, il s'étoit trop reposé sur la noblesse de ses sentimens, ou sur la justice de sa cause. Il avoit continué plus lentement son chemin; et commençant à sentir la fatigue d'une longue course, et d'une veille de plusieurs nuits, il n'avoit pas fait difficulté de s' arrêter dans un bourg, à trois lieues de la scène. Il ne se défioit pas qu'un des laboureurs étoit monté sur le cheval des deux morts, l'avoit suivi constamment, et, jugeant de lui par les apparences, l'avoit dénoncé comme un assassin, un voleur public, que la présence de plusieurs témoinsavoit empêché de recueillir le fruit de son crime. On s'étoit saisi de lui et de son laquais, pendant leur sommeil. On les avoit transportés à la ville, dès le jour suivant. Le refus que mon fils avoit fait, et son laquais par son ordre, de déclarer son pays, son nom et ses vûes, n'auroit pû servir qu'à faire précipiter sa condamnation, à titre de voleur et de meurtrier. En apprenant sa naissance, on étoit un peu revenu du premier emportement; et quelque avéré que fût le meurtre par la confession même du coupable, on ne pouvoit se persuader que le vol, dont il rejetoit l'imputation avec dédain, eût été l'objet d'un jeune gentilhomme, à qui l'esprit et les sentimens ne paroissoient pas manquer. C'étoit un mystere pour le public; et l'obscurité croissoit par la qualité des morts, qui paroissoient des gens du commun et sans un papier qui les fit connoître, quoiqu'on eût trouvé dans leur bagage une grosse somme d'argent. Cependant les procédures étoient avancées; et vraisemblablement elles finiroient par les affreuses méthodes, qui sont en usage, dans les cours de justice, pour arracher la vérité aux coupables. Cette partie de la lettre m'auroit fait perdre absolument la raison, si le dernier article n'eût été plus consolant. Malgré la sévérité du tribunal,le généreux commandant me promettoit qu'elle ne seroit pas poussée plus loin, avant qu'il eût reçu ma réponse, c' est-à-dire, avant que je l'eusse informé de ce que je pouvois espérer de la faveur de la cour et des services de mes amis. Il avoit obtenu ce délai de la plus grande partie des juges, en leur découvrant les confidences de mon fils. C'étoit à sa sollicitation, que le premier président m'avoit écrit. Mais dans une affaire de cette nature, où l'éclat, autant que la gravité du crime, rendoit le public attentif à leur conduite, je devois sentir le prix de la diligence, et ne pas commettre d'honnêtes gens, qu'il avoit disposés à favoriser mes soins. Me presser, moi! Me recommander la diligence pour sauver mon fils! Ah! J'aurois voulu pouvoir traverser les airs. Sans délibérer sur mes mesures, sans me permettre la moindre réflexion sur mes affaires et sur ma santé, je me jetai dans ma chaise avec mes propres chevaux, pour en aller prendre à la première poste, qu'il m'auroit trop coûté d'attendre chez moi. Mon unique détour fut de passer chez un de mes plus proches parens, que je fis partir, pour D, avec la même vîtesse, chargé de solliciter les juges de mon fils, et de lui porter mes plus tendres consolations. Ces chers juges, qui m' accordoient du tems, ce noble compagnon d'armes qui lesy avoit engagés, et qui m'en informoit avec tant de zèle, je les aurois embrassés, et serrés tous dans mes bras. Que j'étois loin de manquer, pour eux, de ménagement et de reconnoissance! Ma diligence fut incroyable jusqu'à Paris. Cependant, je comprenois toutes les difficultés de mon entreprise. Les apparences étoient si peu favorables à mon fils, que sans des protections et des efforts extraordinaires, je ne pouvois me promettre de faire changer, en sa faveur, le cours des loix et de la justice. Depuis si long-tems que j'avois quitté le service, je ne comptois guère sur d'autres protecteurs, à la cour, que m le duc de * gouverneur de ma province, quelques parens éloignés, et mes anciens généraux. Ils pouvoient m'ouvrir les voies, me procurer un accès favorable auprès du régent; mais je ne voyois de fond à faire, que sur le coeur de ce prince, dont on vantoit la bonté, et sur des motifs, qui me sembloient propres à le toucher. J'étois résolu de lui découvrir toute mon histoire, au risque, peut-être, d'attirer la vengeance des loix sur moi même, s'il n'en étoit pas assez attendri pour m'accorder sa compassion. J'espérois que les infortunes du père le disposeroient à l'indulgence, pour un fils tendre et vertueux, dont le crimeétoit d'y avoir été trop sensible. J'avois la lettre de mon ennemi, qui prouvoit toute la noirceur de ses outrages; j'avois celle du généreux commandant, qui, sans intérêt, sans liaison de sang ou d'amitié, rendoit témoignage au caractère, et même aux intentions de mon fils. La force, que je me sentois capable de donner à tous ces articles, ne me laissoit pas sans espérance. Mais je ne prévoyois pas de cruels obstacles. M le chancelier, déjà instruit par le procureur général de D avoit informé son altesse royale de la tragique avanture; et ce prince, n'y voyant qu'une action fort noire, prouvée par la déposition de plusieurs témoins, avoit ordonné que l'affaire fût poussée avec toute la rigueur des loix. Ses ordres étoient partis: je ne l'appris qu'au palais royal, et par sa propre déclaration. Mes amis sollicitant, pour moi, la faveur d'une audience particulière, il fut frappé de mon nom. Je devine ses motifs, leur dit-il, et je ne refuse pas de l'entendre. Mais son fils sera jugé; l'ordre en est donné. Il ne me seroit resté que le désespoir, si j'avois eu de la lenteur à me reprocher. Mais l'audience, du moins, m'étant accordée, ce fatal contre-tems ne changea rien à mes résolutions. Je fus écouté. Je plaidai la cause de mon fils. Il ne manqua rien à la peinture de mesmalheurs et des siens. Je remarquai que le prince étoit ému, et je sentis renaître un moment toute la douceur de l'espérance. Cependant, après m'avoir dit qu'il regrettoit que les vrais coupables fussent échappés à la justice, il me déclara qu'il ne changeroit rien à son ordre. J'oublierai, continua-t-il, ce que l'amour paternel vous a fait révéler; et je ne rechercherai pas des crimes, dont je ne dois la connoissance qu'à vous. Mais celui de votre fils est public; ses intentions ne peuvent être vérifiées; et quand elles pourroient l'être, c'est aux juges ordinaires que j'en veux laisser la décision. Il ajouta, que par le même ordre il avoit exigé que les informations lui fussent envoyées avec la sentence; et que me plaignant beaucoup, il verroit alors ce qu'il pourroit faire pour moi. Ma situation étoit si terrible, qu'en gémissant de n'avoir rien obtenu, j'étois obligé de reconnoître de la sagesse, de la justice et de la bonté dans cette réponse. Le rayon d'espoir qu'elle sembloit présenter m'attachant nécessairement à Paris, j'envoyai un de mes gens en Flandre, avec les tristes explications qui pouvoient faire craindre à mon fils une catastrophe encore plus triste; mais je relevois aussi ce qu'elles avoient eu de favorable. J'y joignois des lettres pour le commandant et pour tous les juges, dans lesquelles j'osois leurdonner la bonté, dont le régent m'honoroit, pour un motif d'indulgence en faveur d'un malheureux gentilhomme, dont les ancêtres n'avoient jamais fait déshonneur à leur partie. Mon occupation, dans l'intervalle, fut à découvrir tout ce qui jouissoit de quelque crédit au palais royal; courtisans, amis familiers, confidens du prince. J'attendris le plus grand nombre, par les parties de mon histoire que je pouvois raconter, et je m'en fis d'ardens protecteurs. Quelques-uns des plus zelés écrivirent aux principaux officiers du parlement de D, pour les confirmer dans l' opinion que je leur avois donnée de mes espérances. Ils m'assûroient moi-même que son altesse royale ne leur parloit pas de moi, sans quelque témoignage de pitié. Ce fut malheureusement dans ces conjonctures, qu'un attentat, du même genre en apparence, quoiqu'au fond tout-à-fait différent par l'odieuse nature des motifs, et par l'horrible infamie des circonstances, fit frémir la nation et l'Europe entière. Non-seulement la justice, mais des considérations plus intéressées, qui regardoient une célèbre entreprise de l'administration, excitèrent toute la sévérité du régent. Il jura de ne le pas laisser impuni. C'étoit prononcer, tout-à-la-fois, contre mon malheureux fils. Je ne le compris que trop. Quelle apparence, qu'en fermantl'oreille aux sollicitations de tout l'univers, pour un coupable, qui, par le sang et les alliances, touchoit à plusieurs maisons souveraines, sa clémence et sa compassion ne fussent réservées que pour nous? Tout m'apprit bientôt que ses dispositions étoient changées. Cependant, les informations et les procédures étant arrivées, il se les fit lire. Les opinions des juges étoient beaucoup plus sévères que je ne me l'étois promis de leur première indulgence. Soit que l'attention du régent leur fit craindre ses reproches, soit qu'augurant bien de mes propres espérances, et de la durée de mon séjour à Paris, ils s'imaginassent me servir par une affectation de rigueur, tous étoient déclarés pour la mort, et plusieurs pour l'affreux supplice des brigands de grand chemin. L'ordre, qu'ils reçurent du régent, fut de suivre le cours de la justice; mais de nous traiter en gentilshommes. Il m'en fit donner avis. Triste avantage que j'obtins sur le comte de , et qu'on me fit valoir comme une distinction consolante entre les deux crimes. J'offris ma tête pour celle de mon fils; j'offris ma fortune et toutes mes prétentions au monde. On cessa de m'écouter; mes amis mêmes se refroidirent, et prirent un autre visage avec moi. Le conseil qu'ils me donnèrent de la part du prince, fut de retourner sourdement dans mesterres. Je le rejetai. Ma tendresse n'étoit pas capable d'être abattue par des terreurs. Je partis, après avoir perdu toute espérance; mais ce fut pour D, où jusqu'au dernier moment, j'étois résolu de rendre les soins paternels à mon fils. Le désespoir et la mort furent mon cortège dans cette route. à mon arrivée, je vis ce généreux commandant, dont le zèle s'étoit soutenu avec une fidélité qui ne se trouve que dans l'état militaire. Il m'avoua tristement qu'il ne falloit plus rien attendre de ses services, et que par des voies secrètes, il savoit qu'après un reste de formalités, qui prendroient au plus trois jours, la sentence et l'exécution se suivroient de près. Je vis les principaux juges, dont l'air taciturne et les sombres politesses ne furent pas un langage plus obscur. à la vérité, si les maux extrêmes pouvoient recevoir quelque adoucissement, j'en aurois trouvé dans les témoignages de compassion et d'attendrissement que je recevois de toute autre part. Le séjour de mon parent dans la ville, et les explications qui s'y étoient répandues, avoient réuni tous les voeux en notre faveur. Ma présence échauffa ces sentimens; on sut qui j'étois dès le premier jour, et je ne pus faire un pas, sans emporter à ma suite les condoléances et les bénédictions publiques.Enfin, n'espérant plus rien des secours humains, sur-tout après avoir su de mon parent qu'il avoit offert inutilement une très grosse somme au geolier, et que ce coeur féroce étoit le seul que l'intérêt ou la pitié n'avoient pu toucher; je me réduisis à demander la liberté de voir mon fils, pour fortifier son courage contre l'horreur du supplice, et cette triste faveur me fut accordée. Quoique je lui connusse une fermeté supérieure à son âge, je m'attendois à le trouver pâle, consterné, inquiet sur-tout pour la catastrophe qu'il avoit à redouter; car il n'avoit pu se faire illusion sur son infortune; et notre parent, à qui je n'avois rien dissimulé dans mes lettres de Paris, n'avoit jamais eu que de cruelles incertitudes à lui communiquer. D'ailleurs, s'il s'étoit flatté du succès de mes sollicitations, il ne pouvoit ignorer que cette voie d'espérance étoit fermée; le public même ne l'ignoroit pas. Ces fatales informations, qui ne tardent guère à se répandre, n'avoient pu manquer de pénétrer jusqu'à lui, et le seul délai de ma visite, depuis quelques heures qu'il savoit mon arrivée, ne lui annonçoit que de funestes explications. En un mot, je le croyois dans l'accablement de son sort, et mon embarras, en entrant dans sa prison, étoit à contraindre ma douleur, pourne rien ajouter à la sienne. Cependant je vis sur son visage, non-seulement sa santé ordinaire, mais toutes les marques d'une parfaite tranquillité. Je l'embrassai les larmes aux yeux, avec une peine extrême à retenir mes sanglots, et je le tins long-tems dans mes bras, autant pour soulager l'oppression de mon coeur, que pour satisfaire ma tendresse. Il me rendit affectueusement mes caresses, mais l'oeil sec, la voix libre, et le front serein. Je ne pus comprendre cette insensibilité pour un malheur si présent. Il n'étoit plus tems de le flatter par de vaines consolations. Je m'assis; je le fis asseoir. Ah! Mon fils, lui dis-je, en laissant un libre cours à mes larmes, d'où vous vient la tranquillité que je vous vois affecter? Seriez-vous encore dans la fausse espérance d'une pitié que je n'ai trouvée ni dans le souverain, ni dans vos juges? Il me répondit paisiblement qu'il n'ignoroit rien, que la mort l'effrayoit peu, et que ses adieux étoient faits à la vie; que si quelque jour, comme il se le promettoit de ma tendresse, je prenois soin de publier ses intentions, il croyoit sa mémoire à couvert dans l'opinion des honnêtes gens; que la vengeance d'une mère et d'un père sur de monstrueux coupables qui se déroboient au châtiment, étoit un devoir forcé,un cas où non-seulement un fils, mais tout citoyen étoit redevable à la justice; que si la cour et ses juges en décidoient autrement, ces principes qu'il trouvoit dans son coeur ne suffisoient pas moins pour le consoler. Mais vous périssez! M'écriai-je douloureusement; l'échafaud se dresse: votre sentence ne peut être différée trois jours. Pendant votre éloignement, répliqua-t-il avec la même sérénité, je vous avoue qu'elle a fait ma crainte. Aujourd'hui je suis tranquille. Et me regardant d'un air attendri: vous connoissez des secours que vous ne me refuserez pas, et je vois que le besoin est pressant. Des secours! Interrompis-je: moi! J'en connois qui puissent! ... un profond soupir, le seul qu'il ne put arrêter, se fit un passage malgré lui. Dans toute autre circonstance, reprit-il, je ne me serois jamais permis de vous rappeler des souvenirs affligeans pour vous. Mais pardonnez à ma situation..., à la loi de notre honneur commun. Qu'ai-je à redouter avec le secours qu'une malheureuse erreur vous a fait employer pour ma mère? Il se tut, pour attendre ma réponse. J'atteste le ciel que je n'avois rien compris à sa première ouverture: mais l'affreuse idée, que cette explication m'offrit tout d'un coup, fut accompagnéed' un sentiment que tous mes malheurs successifs ne m'avoient pas encore fait éprouver. Anciens et présens, ils se réunirent tous, pour me déchirer le coeur. Une impression de cette violence étoit nécessaire, pour soutenir mes forces. ô mon fils! Lui dis-je d'une voix basse, en tremblant d'horreur et de pitié, à qui le demandez-vous ce fatal secours? Et pouvez-vous l'attendre de la main d'un père? Oui, répondit-il d'un ton ferme; c'est la seule à qui je puisse me fier de votre honneur et du mien. L'échafaud, la sentence même, votre diligence peut tout prévenir. Je demeurai sans répondre. Mes réflexions, si ce nom convient aux douloureux mouvemens qui continuoient de me déchirer, étoient moins contraires à cette terrible proposition, que les mortelles répugnances de ma tendresse. Dans les préjugés d'honneur qui me tyrannisoient comme lui, tout ce qui pouvoit nous sauver l'ignominie du supplice, et celle même de la sentence me paroissoit préférable à quelques heures de vie passées dans les horreurs d'une si cruelle attente. Je sentois aussi tout le danger du délai; car j'étois arrivé la nuit précédente, j'avois passé le matin à solliciter les juges; et n'ayant pu me faire ouvrir la prison que l'après-midi, les trois jours, que le commandant m'avoit fait espérer, étoientdéjà raccourcis. Qui me répondoit du reste, dont je n'avois eu l'obligation qu'au hasard; le moindre incident pouvoit avancer la sentence et l'exécution. Mais prêter mes mains à la mort d'un fils! Préparer moi-même, et lui présenter le breuvage empoisonné! Craindre de ne pas me hâter assez pour l'horrible office! Mon coeur, mon indignation se soulevoient; toutes mes entrailles étoient émues. Ce combat ne pouvoit être terminé que par un expédient plus tragique encore; celui qui me tomba dans l'esprit, de préparer du poison pour deux, et d'en avaller ma part, de la même main dont j'aurois présenté la sienne à mon fils. Cette idée, dont je m'applaudis beaucoup, calma sur le champ mes agitations. Je sentis plus que jamais l'importance du tems: et ne doutant pas que le reste du jour ne suffît pour mon dessein, je me levai brusquement, j'embrassai mon fils avec une fermeté, qui se ressentoit déja de ma résolution; vous serez content, lui dis-je: mais vous ne mourrez pas seul. Je suis à vous dans une heure. Il ne me falloit pas plus de tems pour la composition du breuvage; et dans une grande ville, il me fut aisé de me procurer les mortels ingrédiens par le ministère d'un valet fidèle. Je retournai aussitôt à la prison, quelques papiersà la main, pour éloigner les défiances par des prétextes d'affaires domestiques. Un retardement de quelques minutes causoit déjà de l'impatience, et peut-être de l'inquiétude, à mon fils. Mais lorsqu'il me vit paroître avec la liqueur, et tenir le vase qui la contenoit, la joie se peignit sur son visage. Voyons la couleur, me dit-il, en tendant la main avec un regard avide. Les apparences, répondis-je d'un ton grave, qui lui reprochoit une curiosité superflue, ne changent rien à l'effet: et sans le moindre soupçon, je lâchai le vase pour un moment. Mais au lieu d'observer la liqueur, il l'avala d'un seul trait. Concevez, s'il est possible, tout l'excès de ma surprise et de ma confusion. J'en devins comme immobile. Mon fils sourioit, d'un trouble et d'une consternation, dont il pénétroit la cause. Il avoit compris mes vues, par quelques mots échappés. Je conçus qu'il s'applaudissoit de son adresse, et je ne pus me défendre d'une sorte de ressentiment. Qu'avez-vous gagné, lui dis-je, à retarder ma résolution de quelques momens? Croyez-vous emporter avec vous un secret dont je n'ai que trop appris la vertu par mes funestes épreuves? Alors il me confessa qu'ayant compris mon dessein, il avoit voulu m'ôter d'abord l'occasion de l'exécuter, dans l'espérance de me le faire perdre entièrement, par de puissantesraisons qu'il me conjuroit d'entendre. Il me força de m'asseoir pour l'écouter. Son discours fut aussi réfléchi, aussi calme, que si le mortel breuvage n'eût pas commencé à fermenter dans son sein, et peut-être à circuler déjà dans ses veines. Je ne doutai pas qu'il ne l'eût médité pendant mon absence. Mais il remarqua bientôt qu'il en tiroit peu de fruit. Mes intérêts personnels, qu'il jugeoit capables de me faire aimer la vie, celui même de son frère pour lequel il s'efforça de réveiller ma tendresse, ne firent pas la moindre impression sur mon coeur. Tout sembloit glisser sur une surface endurcie, et branlant la tête à chaque article, je souriois, à mon tour, de la foiblesse de ses argumens. La raison toute puissante, irrésistible, étoit réservée pour la dernière. Lorsqu'il me vit insensible à toutes les autres; si l'honneur, ajouta-t-il, vous est assez cher, pour vous avoir fait précipiter la dernière heure de ma mère, et pour vous faire avancer aujourd'hui la mienne, pouvez-vous fermer les yeux sur les suites de votre résolution? Deux morts, qui s'entresuivront de si près, passeront-elles jamais pour des évènemens naturels? Et si la justice en prend connoissance avec un peu de rigueur, de quel autre opprobre notre mémoire n'est-elle pas menacée? Il s'arrêta un moment, pour chercher ma pensée dans mesyeux... au lieu, reprit-il, qu'en me laissant mourir seul et me survivant avec une douleur modérée, vous ne faites trouver, dans ma mort, qu'un accident ordinaire; et de toutes parts, je vois notre honneur en sûreté. Ce triste raisonnement eut toute la force qu'il désiroit. J'en fus si frappé, que sans y faire la moindre objection, j'abandonnai mon dessein, en remettant la disposition de ma vie à d'autres tems. Mon silence néanmoins, fut le seul consentement qu'il put obtenir. Je me laissai tomber sur son cou, que j'arrosai de mes larmes; et passant les bras autour de lui, je le tins étroitement embrassé, pendant qu'il répétoit ses raisons, et qu'il me recommandoit le soin d'une vie, que l'effort même que je me faisois, pour consentir à cette prolongation, devoit être capable de m'arracher. J'étois dans cette posture, lorsque le geolier vint m'avertir qu'il étoit tems de me retirer. Mes deux bras serrèrent mon cher fils, et mon visage pressa le sien, avec un redoublement de tendresse et de douleur, mais dans le même silence. Au moment que je sortois, la tête penchée et les yeux fermés, il me demanda s'il pouvoit compter sur ma promesse? Oui, lui dis-je: et ce mot fut le seul que j'eus la force de prononcer. Hé bien! L' entendis-je répondre, j'attendrai tranquillement mon sort.La forme de cet adieu, et nos dernières expressions, qui n'échappèrent pas au geolier, servirent beaucoup, le jour suivant, à détourner les soupçons d'une catastrophe méditée. Je me rendis le matin à la prison. Le geolier m'apprit lui-même qu'étant entré dans la chambre de mon fils, à l'heure ordinaire, il l'avoit trouvé mort dans ses draps; et que les chirurgiens, par lesquels il avoit été visité sur le champ, n'avoient découvert aucune marque de violence. Tout préparé que j'étois à la première de ces deux nouvelles, mes forces n'y résistèrent pas, et je tombai dans un profond évanouissement: mais en revenant à moi, la seconde excita mon courage, et m'inspira la pensée de demander le corps, qu'un ordre du premier président me fit accorder. Cependant, après m'avoir fait cette faveur, il ajouta que c'étoit prendre beaucoup sur lui, dans une affaire où la cour étoit entrée; et que la même raison l'obligeant d'en rendre compte, il me conseilloit de retourner promptement à Paris, pour obtenir du régent que le procès fût entiérement abandonné. Ce discours me fit comprendre qu'il restoit de fâcheuses suites à redouter. Je confiai le corps de mon fils à notre parent, qui se chargea de le transporter au tombeau de nos ancêtres; et traînant mon désespoir avec moi, je repris le chemin de la capitale.Le régent ne me fit pas acheter trop cher la grâce que je venois demander. Il y joignit même des consolations flatteuses pour l'honneur de ma maison. Mais il me fit entrevoir qu'il devinoit une partie de ma tragique avanture, et que la visite des experts ne lui en imposoit pas. Un silence, auquel ma douleur eut plus de part que la considération de ma sûreté, ne dut pas le faire changer d'opinion. Il ajouta d'une voix plus basse, en penchant la tête vers moi, qu'il plaindroit toujours un père à ma place. Mais, hélas! Que me valut ce respect pour l'opinion des hommes, auquel j'avois fait tant d'horribles sacrifices? Et quel fruit tirai-je de cette manie d'honneur, par laquelle toute ma vie avoit été gouvernée? Un fruit, que je nommerois le plus grand des maux, s'il ne m'avoit conduit au premier de tous les biens; un fruit si terrible, qu'avant la lumière à laquelle il m'a fait parvenir, j'ai quelquefois mis en doute s'il n'étoit pas plus insupportable pour le coeur humain, que l'opprobre dont il m'avoit garanti. J'entends cette espèce de trouble, ou de tourment infernal, que le terme de remords exprime trop foiblement. Je n'en connus pas tout d'un coup la nature, parce que je le confondis d'abord avec la douleur, et qu'un sentiment si juste ne pouvoit mecauser de surprise ni d' effroi. Mais lorsque le tems l'eut affoibli, je n'en demeurai que plus en proie à des agitations et des terreurs, dont je ne pouvois soutenir la violence, ni me demander la cause à moi-même. Tout devint pour moi, non seulement ennuyeux et fatiguant, mais redoutable et terrible. Une ombre me faisoit frissonner. Le moindre bruit pénétroit mes sens, et me consternoit l'ame. La solitude, qui n'avoit fait que m'épouvanter après la mort de ma femme, étoit un supplice auquel je ne trouvois plus la force de résister. On veilloit autour de moi la nuit et le jour. Si je demeurois seul un moment, je ne remarquois pas plutôt ma situation, que je pâlissois. Mon front se couvroit d'une sueur froide. J'étendois les bras en frémissant, et j'appelois du secours. Dans mes compagnies familières, je m'abandonnois à de longues et sombres distractions, qui ne finissoient que par un tressaillement, et dont il ne me restoit rien dans la mémoire. La vue même et les soins de mon second fils, le seul bien qui me restoit, n'adoucissoient pas mes noirs et douloureux sentimens. Quelquefois il m'échappoit des cris, qu'il m'étoit impossible de retenir; quelquefois des larmes, mais amères et cuisantes, qui laissoient leur trace sur mes joues, et qui ne servoient pas à me soulager. Vous serez surpris que j'aie méconnu long-temsla cause du mal, ou plutôt, que fermant l'oreille à cette voix du ciel, qui m'en instruisoit avec tant d'énergie, j'aie pu m'obstiner dans une erreur, que je nomme aujourd'hui volontaire. Mais vous avez dû juger, par tout ce que vous venez d'entendre, que je n'avois jamais eu de principes de religion bien approfondis. Mon éducation avoit été celle de ma naissance. J'étois passé de bonne heure au métier des armes. Les plaisirs de l'abondance avoient succédé. Ma religion étoit l'honneur, et je la poussois à l'idolâtrie. Dans cette aveugle disposition, non-seulement je croyois toutes les actions de ma vie bien justifiées; mais les jugeant indispensables, j'aurois regardé le doute, ou le repentir, comme une foiblesse. Loin de reconnoître que la main du ciel s'appesantissoit sur moi, je me roidissois contre ses avis et ses châtimens. Je cherchois sa justice dans l'excès de sa rigueur. J'allois jusqu'à réclamer mon innocence. Ainsi, mes yeux se fermant sur la cause du mal, au lieu de m'aider à la découvrir, les mêmes préventions, qui me déroboient cette connoissance, m'éloignoient à jamais du remède. J'étois dans ce déplorable état, et sans espoir d'en sortir, lorsqu'après une longue insomnie, causée par mes agitations ordinaires, qui m'avoient conduit à me rappeler toutes les circonstancesde mes malheurs, un léger assoupissement me fit espérer quelques instans de repos. Je m'endormis en effet; si l'état, où je passai, peut vous paroître un sommeil. Songe, ou vision terrible! Dont je ne ferai jamais le récit tranquillement, quoique je sois condamné, par la justice du ciel, à porter jusqu'au tombeau cette image. Je vous épargne un détail qui vous glaceroit le sang. Je me l'épargne à moi-même, qui ne suis pas toujours sûr que mes forces y suffisent. Que vis-je? Toutes les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l'existence. Je les vis; je les reconnus. J' entendois leurs cris! Elles m'appeloient par mon nom. Elles me reprochoient leurs tourmens. Elles m'annonçoient le même sort. Ajouterai-je que l'ardeur du cruel élément, qui les dévoroit, se fit sentir jusqu'à moi? Songe ou vérité, dois-je répéter: mais l'impression en fut si vive et si pénétrante, que m'arrachant au sommeil, comme l'application d'un fer embrâsé, elle me fit pousser un cri fort aigu. Je demeurai dans un trouble, que je vous laisse à vous figurer. Mes gens, accourus au bruit, me trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux égarés, tenant un de mes rideaux des deuxmains, comme le premier secours qui s'étoit offert. Mais, ce qui vous surprendra beaucoup, j'arrêtai leurs soins, je leur ordonnai même le silence; pour m'attacher, dans l'attitude où j'étois, au spectacle que j'avois encore devant les yeux, et contre l'horreur duquel leur présence sembloit me fortifier. Je prêtai l'oreille; j'observai ce qui me consternoit et me déchiroit le coeur; avec une attention obstinée, que je regarde aujourd'hui comme l'ouvrage du ciel, qui vouloit faire servir cette scène d'horreur au soutien, comme à la naissance de mes résolutions, en la gravant pour jamais dans ma mémoire. Elle disparut enfin. Mes domestiques prirent le désordre de mes sens et de mon imagination, pour un de mes accès ordinaires. En sortant de cette étrange extâse, je considérai mon songe, ou ma vision, avec un peu plus de liberté d'esprit; et le fruit de mes réflexions ne fut pas long-tems incertain. Il falloit, ou renoncer à tout sentiment de religion, ou se rendre à des éclaircissemens forcés, qui faisoient évanouir toutes mes fausses idées d'honneur. Non qu'un songe dût avoir cette force en lui-même; mais quoique les instructions de ma jeunesse eussent été négligées, elles n'étoient pas effacées de ma mémoire; et s'y réveillant, à la faveur de ce nouveau jour, elles portèrent ma condamnation,sans autre lumière. La vérité, lorsqu'elle est reconnue de bonne foi, ne laisse aucun nuage après elle. Voici quel fut le progrès de ma conversion. Le ciel, me dis-je à moi-même, ne me doit pas de miracle; et rien ne m' oblige de reconnoître ici l'opération de sa puissance: ainsi je suis libre de traiter mon songe, ou ma vision, de vapeur, montée au cerveau, de toutes les parties d'un corps languissant, et condensée en noires images, qui ne m'ont représenté que de vains fantômes. Je ne dois pas même y chercher d'autre explication; car pourquoi ma femme, cette victime innocente d'une barbare imposture, seroit-elle au nombre des coupables? Et les autres, sans excepter mon malheureux fils, dont le désespoir n'a que trop été volontaire, n'ont-ils pas eu, jusqu'au dernier instant de leur vie, une ressource dans la clémence du ciel, qui ne permet pas de prononcer sur leur sort? Mais quand tout ce que j'ai vu ne seroit qu'un songe, une pure illusion de mes sens troublés; la réalité du lieu terrible, dont ils m'auroient offert une fausse image, n'en est pas moins certaine. Il n'en est pas moins constant que les crimes y seront punis, et par des rigueurs plus affreuses que ma foible imagination n'a pu me les représenter. Il est de la même vérité qu'entre mesvictimes, les coupables ont mérité cet épouventable châtiment, et que sans égard pour de frivoles excuses, telles qu'ont été les miennes, ils le subissent avec toutes ses horreurs, si la justice n'a pas été désarmée par le repentir. Sera-t-il moins vrai que moi, le triste objet des crimes d'autrui, mais chargé des miens, et complice d'une si grande partie des autres, je dois m'attendre aux mêmes supplices? Qu'importe ce que j'ai vu? C'est un songe: mais il me ramène à la connoissance des plus importantes vérités. Il devient pour moi, ce qu'il y a de plus respectable et de plus intéressant après elles. Je dois le regarder à jamais, comme une des plus précieuses faveurs que le ciel ait jamais accordées aux ames rebelles. Ces raisonnemens, fortifiés par la redoutable impression qui m'étoit toujours présente, me conduisirent bientôt à des résolutions qu'ils m'ont donné le courage d'embrasser. Leur premier effet, avant le rétablissement même de ma santé, fut d'adoucir l'amertume et le trouble de mes sentimens. La bonté du ciel permit, pour soulager mon imagination, que je crus sentir diminuer le poids de mes crimes, à mesure que je faisois quelques pas vers le repentir; et m'aidant aussi par les douceurs de l'espérance, il m'inspira celle d'expier par mapénitence et par mes larmes, non-seulement mes propres forfaits, mais ceux dont je me reconnois la cause ou l'occasion. Consolation inexprimable! Si le coeur d'un pénitent, tremblant pour lui-même, osoit s'y livrer. Chère épouse! Mon fils! Malheureux major! Où êtes-vous? à quel horrible sort vous ai-je exposés? Telles sont, monsieur, les raisons qui m'ont conduit et qui me soutiennent dans cette carrière si pénible, si révoltante pour la nature, dont je crains de vous avoir exposé trop vivement les rigueurs. J'ai remarqué qu'elles vous ont fait frémir; et j'ai cru vous devoir un récit qui fût capable de régler vos idées. Vous conviendrez à présent que ma pénitence, loin d'être excessive, ne peut jamais approcher des réparations que je dois à la justice du ciel; et qu'avec des motifs tels que les miens, on peut trouver son martyre affreux, et souhaiter qu'il redouble. Le vertueux solitaire cessa de parler. Quoique dans le cours de son récit il n'eût pu se défendre quelquefois d'une vive émotion, la force de ses principes lui avoit fait reprendre, en le finissant, un visage tranquille et serein. Je fus plus long-tems à revenir, des mouvemens successifs de piété, de terreur et d'admiration, qu' il m'avoit fait éprouver; et j'étois surpris dele revoir sitôt calme, lui qui me causoit une si forte agitation. Son exemple suffisoit pour lever mes difficultés, sur l'extrême austérité qui règne dans cette abbaye. Je ne lui dissimulai pas ce que j'avois pensé là-dessus. Il me répondit que le but de l'institution ayant été d'en faire un asyle pour la pénitence; les exercices, les alimens, et tous les articles de la règle avoient été rapportés à cette vue: qu'on y reçoit peu d'ames innocentes, parce qu'on ne leur suppose pas des motifs assez puissans, pour soutenir leur constance: qu'en effet, la plupart de ceux qui n'y avoient cherché que la perfection du christianisme, avoient trouvé tôt ou tard le joug trop pesant, et s'en étoient dégoutés, sous des prétextes d'affoiblissement ou de maladie; tandis qu'au contraire, par une grâce, attachée visiblement au saint lieu, les grands criminels, les pécheurs signalés, s'animoient de jour en jour aux plus rudes observations, bénissoient le ciel de leurs souffrances, et comptoient la ruine de leur santé pour le premier de leurs sacrifices: que cet esprit de mort volontaire, ou de guerre contre le repos et la vigueur des sens, n'étoit modéré que par la crainte d'abréger avec la vie des tourmens dont on regrettoit toujours la fin; qu'aussi, lorsque la mort arrivoit dans le cours naturel, on se hâtoit de les redoubler,pour mettre tous les momens à profit, sans avoir à se reprocher sa délivrance; et qu'à l'agonie même, c'étoit une pratique constante, de se faire étendre sur la cendre et sur la paille pour y expirer, dans ce dernier acte de mortification et de renoncement à soi-même: que depuis deux jours, un des solitaires, poussant le courage bien plus loin, avoit prié le ciel, en mourant, de ne pas se contenter d'une pénitence de quinze ans, pour quarante ans d' une vie passée dans le crime, et de le condamner, pendant l'espace d'un siècle, aux flammes du lieu de purgation. Le père célérier, en achevant de m'instruire, parut goûter beaucoup cette idée. Je jugeai qu'il étoit homme à demander cinq ou six siècles de purgatoire, au lieu d'un. Tandis que je lui faisois d'autres questions, sur des sujets aussi graves, on vint l'avertir que messieurs les directeurs de la mine demandoient à le voir, et sembloient fort empressés de lui parler. J'avoue que je ne fus pas fâché de voir interrompre un tête-à-tête, que je commençois à trouver fort long. La scène, qui le suivit, étoit propre à dissiper les idées trop sombres, dans lesquelles il m'avoit laissé. Je suivis mon guide à la salle des hôtes. Les directeurs me parurent effectivement dans une ardeur extraordinaire. L'impatienceles fit venir au-devant de nous, et l'épanouissement de leurs visages annonçoit beaucoup de joie. Mon père, dit leur chef au célérier, nous avons fait une découverte de la dernière importance, autant pour votre maison, avec laquelle nous prétendons en partager le profit, que pour nous, dont elle abrège les peines, en nous mettant tout d'un coup en possession d'un immense trésor. Un de nos messieurs a remarqué ce matin que toutes les pierres, dont votre monastère est bâti, sont de l'espèce de celles qui nous coûtent une peine extrême à tirer. Vous comprenez tout d'un coup combien vous abrégeriez notre travail, en nous le cédant. Bien entendu, que dans le terrein qu'il vous plaira de choisir, nous vous bâtirons une autre abbaye plus grande, plus commode, et magnifique, si vous le désirez. C'est ce que nous sommes venus vous offrir, et ce que tous vos amis vous conseilleront d'accepter. Le père, sans témoigner de surprise, ni donner le moindre signe d'approbation ou d'éloignement, répondit qu' une résolution de cette nature ne dépendoit pas d'un simple officier de l'abbaye; mais qu'il en parleroit au père abbé, qui probablement auroit aussi des supérieurs à consulter. Pour moi, qui n'avoit rien perdu de la harangue, j'en fus beaucoup plus frappé. L'observation dela ressemblance des pierres ne me surpprit point; elle m'étoit venue à l'esprit en considérant les murs: mais n'étant rien moins que persuadé du fondement de la supposition, j'avois ri des idées de richesse, qu'une mine, exposée depuis si long-tems au public, m'avoit présentées. Cependant la proposition que je venois d'entendre, étoit tout-à-la-fois si bizarre et si sérieuse, que ne voyant pas de tempérament entre la plus haute extravagance et la plus ferme persuasion dans les directeurs, je demeurois en suspens. Après la réponse du célérier, l'orateur, dont elle ne satisfaisoit pas l'impatience, s'approcha de lui; et d'une voix basse, dont je ne laissai pas de recueillir quelques mots, il le conjura de faire hâter la décision, en l'assurant que la compagnie étoit résolue de lui donner la conduite de cette affaire, et qu'il ne manqueroit rien à leur reconnoissance. Un autre s'avançant aussi, ajouta, du ton et de l'air dont Poisson jouoit les financiers; nous emploierons tout notre crédit, morbleu, pour faire obtenir au père un bref de translation; et nous le rendrons si riche... je me charge, moi, interrompit un troisième, quoiqu'entre ses lèvres, de lui procurer la plus jolie... le sage et vertueux solitaire recula d'étonnement. Je ne doutai pas que ce ne fût une partie concertée, pour le faire entrer dans leurs intérêts par unemisérable séduction, et j'attendis curieusement sa réplique. Il la fit, avec cette modération et cette candeur, qui donnent tant de lustre à la vraie vertu. Hélas! Messieurs, leur dit-il, je n' ai ni talens pour votre service, ni goût pour vos offres. Je suis dans cette retraite, pour réparer l'abus que j'ai fait des biens que vous y cherchez; et s'il est vrai qu'ils s'y trouvent, je vous souhaite la force que je n'ai pas eue, pour en faire un bon usage. Il leur promit néanmoins de parler au père abbé, mais sans oser leur répondre, ajouta-t-il un peu malicieusement, qu'il ne prît pas leur proposition pour un badinage. Cette conclusion parut les choquer; et celui, que j'ai comparé à Poisson, répondit fort brusquement, que pour n'avoir rien à démêler avec les ridicules visions du cloître, ils auroient un ordre de la cour. Alors, répliqua modestement le célérier, sans paroître sensible à l' insulte, notre devoir sera d'obéir. J'avois gardé le silence; et quelque réjouissant que fût le spectacle, il n'avoit pu m'inspirer de la gaieté. J'étois attaché par une si prodigieuse opposition d'idées, de raisonnemens, de soins et de goûts, entre des hommes de la même maturité d'âge, et nourris dans la même religion, c'est-à-dire, dans les mêmes principes sur ce qui doit faire le grand objet de l'estime, desaffections et des recherches humaines. Je ne pouvois concevoir que la différence allât jusqu'à faire oublier et mépriser même, aux uns, ce qui s'attiroit si justement la préférence et l'unique empressement des autres. Que les vicieux penchans de la nature et la tyrannie des sens nous éloigne du devoir, je n'en étois pas surpris: mais qu'ils fassent perdre toute attention, et quelquefois tout respect, pour les vérités et les exemples qui les condamnent, mes connoissances ne m'offroient rien encore qui pût me faire expliquer cette extrême dépravation. Mon éducation militaire m'avoit appris à respecter la religion et l'honneur; et je trouvois, dans mes anciennes leçons, que le premier sentiment, qui devoit suivre la violation de l'une ou l'autre de ces grandes loix, étoit la honte et le repentir; sur-tout dans les intervalles où l'ame n'est pas remplie, comme elle ne sauroit toujours l'être, des tumultueux mouvemens du plaisir dont la séduction a pu l'entraîner. J'avois pardonné aux chefs des mines leur libertinage, ou les emportemens de leur joie, dans le souper du jour précédent; et je ne leur passois pas d' être venus insulter de sang-froid, la religion et la piété dans leur sanctuaire. Le père se tournant vers moi, me remercia de ma visite, dont sa bonté lui fit ajouter qu'ilconserveroit chèrement le souvenir; et sous prétexte de quelques devoirs qui l'appeloient, il nous demanda civilement la permission de se retirer. Au moment qu'il nous quittoit; ne semble-t-il pas, reprit l'aigre financier, et dans le dessein apparemment d'en être entendu, que ces gens-là soient les directeurs des mines célestes? Ce ton monastique fait pitié. Leurs pénitences, dont la plupart avoit grand besoin, ne servent qu'à leur tourner la tête. C'étoit trop d'extravagances à la fois, pour y faire une réponse sérieuse. Je feignis de prêter l'oreille ailleurs, quoique le discours me fût adressé. Le père célerier, dis-je froidement, est pour moi un des plus respectables hommes du monde; et pour rompre un entretien qui m'auroit déplû, je leur offris mes services à Paris. Ils me proposèrent en vain leur dîner. Ma chaise, qu'on avoit amenée par mes ordres, fut une excuse pour les quitter sur le champ. Je regrettai néanmoins, en sortant de l' abbaie, de n'avoir pas demandé au célérier ce qu'il pensoit de leur mine. Cette curiosité avoit cédé, dans notre entretien, à des empressemens d'un autre ordre. Mais je crus pouvoir conclure, du jugement qu'il avoit porté de leur proposition, qu'il ne jugeoit pas plus favorablement de leurs magnifiques espérances; et n'en augurantpas mieux, je ne fus pas étonné, quinze jours après, d'apprendre à Paris, que sous des prétextes, tels qu'on en trouve toujours pour renoncer à de ruineuses entreprises, le travail étoit abandonné. Une aventure, qui fit alors tant de bruit, ne peut-être tout-à-fait oubliée dans cette province, sur-tout aux environs de La Trape, où, sans compter l'éclat du travail, j'ai su depuis, de M, intendant de la généralité, que la dépense des entrepreneurs et des curieux avoit rendu, pendant quelque tems, l'argent fort commun. Mais, dans le goût de morale qui m'avoit saisi, j'aurois emporté moins d'admiration pour les trésors de la mine, quand ils auroient été plus réels, que pour ce contraste de principes et de sentimens, que je ne me lassois pas d'observer. J'en eus, dans le même instant un autre exemple. En approchant de ma chaise, je vis mon valet-de-chambre et mon laquais occupés, avec une ardeur égale, à ranger sous le coussin, dans la cave et dans le coffre, des paquets que je ne reconnus pas pour les miens. Je voulus savoir de quoi ma voiture étoit chargée. Ils me confessèrent; l'un qu'ayant appris la valeur des pierres de la forêt, il en avoit recueilli un grand nombre, dont il espéroit tirer un profit considérable à Paris; l'autre qu'étant plein de vénérationpour les saints religieux de l'abbaye, il avoit eu l'art de se procurer quantité de choses dont ils avoient fait usage, telles que de vieux lambeaux de robes, de scapulaires et de frocs, des fragmens d'outils qui leur servoient au travail, et d'autres rebuts, auxquels ils croyoient la bénédiction du ciel attachée. Non-seulement leur imagination me réjouit beaucoup, mais elle me fit penser que je n'avois pas à chercher bien loin des caprices opposés, et des bizarreries d'esprit et de coeur, puisqu'il en croissoit, si cette expression m'est permise, jusqu'autour de moi. La même réflexion n'avoit pu manquer de me venir plusieurs fois à l'esprit, depuis que mon goût s'étoit tourné aux observations de cette nature. Je n'avois pas fait un pas, je n'avois rien vu dans mon chemin, qui ne m'eût offert la matière de quelque nouvelle spéculation. Tous les hommes, disois-je souvent, pourroient donc être un objet d'étude, une source continuelle d' instruction, l'un pour l'autre. Quelle carrière, pour une philosophie douce, qui ne me faisoit chercher effectivement qu'à m'instruire, sans malignité dans mes recherches, et sans fiel dans ma censure!
LIVRE 3
Ce n'étoit pas seulement dans le coeur et dans l'imagination, que je croyois découvrir de bizarres différences, et des singularités qui me surprenoient. Il me sembloit que la raison même se ressentoit des illusions de l'une, et des caprices de l'autre. Car, sans remonter plus loin que mes dernières scènes, je me rappelois que dans les plus simples raisonnemens, les directeurs et le célérier ne s'étoient pas accordés. D'un principe clair, duquel ils étoient également partis, je leur avois entendu tirer des conclusions absolument opposées. La vie est si courte! M' avoit dit la veille un des voluptueux financiers; il faut rassembler tous les plaisirs et se hâter d'en jouir. La vie est si courte! M'avoit dit aussi le vertueux solitaire; je ne puis donner trop de rigueur à ma pénitence, ni trop craindre que la mort ne vienne l'abréger. Deux conséquences peuvent-elles s'accorder moins? Cependant, de part et d'autre, elles passoient pour incontestables. Elles se trouvoient changées en principes, qui formoient, des deux côtés, une règle également constante, et qui décidoient, non-seulementde toutes les actions, mais de tous les jugemens et de tous les goûts. Plus ma propre raison me faisoit trouver de justesse et de vérité dans la logique du célérier, plus j' admirois l'opposition que j'y voyois dans celle des autres, sur-tout de la part du vieux financier, qui ne sembloit trouver, dans son âge, qu' une folle confirmation de la sienne. Le reste de mon voyage auroit été court, et ne pouvoit être ennuyeux, avec cette abondance de réflexions, si j'avois pu suivre le dessein où j'étois de marcher la nuit suivante, pour arriver le lendemain à Paris. Mais, de La Trappe à Mortigne, le chemin est si mauvais, qu'une de mes roues s'étant rompue, je me vis forcé de passer la nuit dans un village, où je n'eus pas d'autre hôtellerie que la maison d'un honnête paysan, qui me l'offrit pour retraite, pendant les réparations nécessaires à mon train. Quelle occasion perdue! Si je l'avois refusée. Cette maison avoit tous les dehors de la pauvreté; mais en y entrant, je fus satisfait de la propreté que j'y vis régner. Une femme, d'une physionomie commune, parut approuver, par quelques civilités, l'invitation de son mari. Après m'avoir offert une chaise, elle appela de toute sa force Angélique, qui se fit attendre assez long-tems. Angélique étoit sa fille. Vousla verrez toute en pleurs, me dit la mère. Un jeune homme du village, qui l'aime beaucoup, mais qu'elle refuse, et qui la soupçonne d'en aimer un autre, l'a traitée dans des termes qui sont capables d'affliger une honnête fille: depuis deux heures elle n'a pas cessé de pleurer. Cette sensibilité pour l'honneur me fit prendre une fort bonne opinion d'Angélique. Elle vint. De ma vie, je n'avois vu de si jolie paysanne. Angélique étoit une petite personne de seize ou dix-sept ans, plus blanche qu'on ne l'est ordinairement dans cet ordre; bien faite, lèvres fraîches, teint vermeil; en corset de laine, mais fort net, comme la maison entière, dont je conçus aussi-tôt que la propreté devoit être son ouvrage. Ses yeux étoient encore humides de pleurs, malgré les efforts qu'elle avoit faits pour les arrêter; et les pleurs ne faisoient pas d'autre tort aux yeux d' Angélique, que de joindre à leur éclat naturel un peu de langueur, qui les rendoit fort touchans. Quelqu'impression que sa vue fît sur moi, je ne pensai qu'à louer ce goût d'honneur, qui la rendoit si sensible à des reproches qu'elle ne méritoit pas. Elle parut consolée par mes éloges. Je continuai de l'entretenir, pendant que sa mère me préparoit un souper fort simple, dont j'avois accepté l'offre, dans l'intention de le payer libéralement.L' ingénuité de cette petite fille me charma. Mes questions ne pouvant tomber que sur l'état de son coeur, elle me fit des aveux qui me le découvrirent jusqu'au fond. Le jaloux, qui l'avoit injuriée, ne se trompoit pas en lui croyant de l'inclination pour un autre. Elle étoit fort tendre, et rien n'étoit moins surprenant à son âge: mais elle étoit vertueuse. Toute passionnée qu'elle se reconnoissoit pour un jeune paysan, dont elle n'étoit pas moins aimée, elle ne s'étoit jamais rien permis qui blessât le plus sévère devoir. Tandis qu'elle m'assuroit de sa sagesse, avec une naïveté qui m'enchantoit, mon penchant à connoître les ressorts du coeur me faisoit chercher d'où pouvoit venir le sentiment de vertu, qui la soutenoit contre sa propre tendresse, et contre celle de son amant. Angélique, je le voyois bien, n'avoit jamais eu d'instruction. Elle étoit belle sans y penser, tendre sans savoir comment, et sage, sans se demander pourquoi. L'esprit néanmoins ne lui manquoit pas: mais il étoit resserré dans le petit cercle de la vie champêtre, duquel il étoit si peu sorti, qu'elle n'avoit jamais été à la ville, et qu'elle n'avoit pas même appris à lire. Si c'étoit à la seule nature, qu'elle devoit ses principes de sagesse, comment étoient-ils capables de résister à des penchansopposés, qui crient bien plus haut dans la même source? Ces idées m'en firent naître une autre; celle de mettre à l'épreuve son espèce de vertu. J'approuve beaucoup, lui dis-je, une affection si sage, et je fais des voeux pour votre bonheur. Mais vous êtes pauvre, et je gage que votre amant l'est aussi: quelle apparence que vous puissiez être heureux ensemble, dans une continuelle misère. Cette question la rendit rêveuse. Elle ne répondoit pas. J'insistai. Elle me dit, à la fin, que j'avois raison, et qu'elle voyoit, par l'exemple de son père et de sa mère, qu'il étoit bien triste de passer sa vie dans un travail si pénible; mais que pour devenir riche, il ne suffisoit pas de le désirer. Non à votre amant, lui dis-je, dont il est difficile que le sort puisse changer; mais à vous, il suffiroit effectivement de le vouloir. Moi! Monsieur. Vous même, Angélique. Je connois quelqu'un à qui vous paroissez si charmante, qu'il emploieroit volontiers une partie de son bien à vous rendre la plus heureuse personne du monde. Moi! Monsieur. Vous, mademoiselle. Il commenceroit par vous donner des habits riches et galans, pour faire briller plus avantageusement tous vos charmes; il vouslogeroit dans une grande et belle maison; il vous y feroit servir et traiter comme une reine; il étudieroit vos gouts; il préviendroit vos désirs. L'or et l' argent, les plaisirs, ne vous manqueroient jamais... oh! Monsieur, en m'interrompant, je me connois trop; une jeune paysanne... il vous aimeroit plus que lui-même, Angélique: et l'amour ferme les yeux sur le rang, sur la naissance: il ne le feroit penser qu'à vous plaire. Mais vous ne le nommez pas, monsieur. Je vois bien que c'est un badinage; vous l'auriez déja nommé. M'a-t-il jamais vue? Oui, belle Angelique, et vous le voyez aussi; c'est moi-même. Elle rougit. Ses yeux, qu'elle avoit baissés, en disant, m'a-t-il vue? Se levèrent sur moi comme par degrés, et d'un air timide. Ah! Monsieur, me dit-elle avec le même embarras, j'avois bien jugé que c'étoit un badinage. Vous paroissez... un seigneur... qui n'est pas fait... je suis fait pour vous aimer, belle Angelique; et la possession de votre coeur est un bien que je crois digne d'envie. Ah! Monsieur... monsieur... répéta-t-elle deux ou trois fois en baissant encore la vue, vous ne me persuaderez jamais que vous puissiez épouser... vous épouser; non, interrompis-je; ce n'est pas ce que je vous promets; mais vous seriez si parfaitement aimée,vous seriez si riche, qu'il ne manqueroit rien à votre bonheur. Angelique m'entendit. Elle demeura muette; et je reconnus qu'elle étoit fort agitée. Je ne dissimule pas que mon coeur éprouvoit aussi ses émotions. Il me fit sentir que la foiblesse d'une jolie fille de cet âge, étoit dangereuse pour un homme du mien. Je doutai même, un moment, si l'entreprise, où je m'étois engagé, ne passoit pas mes forces, c'est-à-dire nettement, si je serois capable de refuser tout ce qui pouvoit m'être accordé. Cependant j'étois encore trop près de La Trappe, pour devenir tout d'un coup si foible. Le souvenir du père célérier me soutint; et tandis qu'Angelique sembloit balancer, je repris assez de résolution, non-seulement pour me rendre maître de moi-même, mais pour regretter d'avoir exposé cette jeune personne, au péril d'où je commençois à douter qu'elle pût sortir. Je cherchois déja par quelle route je pouvois la ramener à ses innocentes habitudes. Comme cette suite de réflexions s'étoit faite en un instant, je voulus prévenir sa réponse, et la détourner, par quelques objections, contre mes propres désirs. Mais, au moment que j'ouvrois la bouche, Angelique, sortant de sa rêverie, et s'attachant à mes dernières expressions, me dit, avec unregard incertain; ah! Monsieur, peut-être ne m'aimeriez-vous pas long-tems; et Lucas, qu'il faudroit quitter, m'aimera toujours. Je fus affligé de cette crainte. Elle me laissoit trop voir que la victoire ne m'étoit pas impossible. Aussi fus-je très-ardent à saisir l'ouverture qu'elle m'offroit, pour réparer tout le mal que j' avois causé; et le succès répondit heureusement à mes intentions. La difficulté, lui dis-je, n'est pas si je vous aimerois beaucoup, mais si vous pourriez m'aimer vous-même. Lucas, puisque c'est le nom qui vous est échappé, règne seul dans votre coeur; et jamais vous ne vous croiriez heureuse avec un autre. Voulez-vous que je vous le fasse concevoir? Parlons de bonne foi, si vous étiez sûre que vos voeux fussent exaucés, qui souhaiteriez-vous de voir le plus riche des hommes? N'est-ce pas Lucas? Elle ne balança point. Ah! Monsieur, sans doute: je serois bien sûre aussi, que toutes ses richesses seroient à moi comme à lui. Et si vous étiez la plus riche des femmes, avec qui souhaiteriez-vous de partager tant de biens? Ah! Monsieur, quelle demande? J'irois aussitôt chercher Lucas. Oh! Je l'aurois bientôt trouvé; et je lui dirois: tenez, Lucas, prenez tout; à condition, vous entendez-bien, monsieur, qu'il me prendroit aussi. Et quand vous avez quelque secret, Angélique, à qui le confiez-vous d'abord?à Lucas, monsieur. Et qui vous console, quand vous sentez du chagrin? C'est Lucas, monsieur. Et quand Angélique est avec Lucas, je parie qu'elle ne s'ennuie pas un instant. Oh, jamais, monsieur! En vérité, vous devinez tout comme si vous l'aviez vu de vos propres yeux. Charmante fille! Repris-je. Me voilà bien loin du projet de vous rendre heureuse par mes offres. Elles ont flatté votre imagination; mais vous devez sentir à présent qu'elles ne rempliroient pas votre coeur. Eh! Que deviendroit d'ailleurs cette vertu, à laquelle on est si fidèle avec Lucas, et qui seroit... ah! Monsieur, interrompit-elle, avec un air de confusion, qui me fit juger qu'elle craignoit de s'être trop avancée dans sa première réponse; si quelque chose m'avoit pu tenter dans vos offres, ce n'auroit été que l'espérance de partager ma fortune avec Lucas. Je ne sais comment Angélique l'entendoit, et je ne la pressai pas de s'expliquer mieux. Il me suffisoit, pour un autre dessein qui me naissoit dans l'esprit, de lui trouver des notions de vertu, quelque part qu'elle les eût puisées; et ne reprochant qu'à moi le petit affoiblissement qu'elles avoient pu souffrir, je pensois à les lui faire établir sur des fondemens moins ruineux, avant que de suivre le penchant qui m'intéressoit à son bonheur. Ainsi, sans peser sur sa foiblesse,j' employai quelques momens à lui présenter les grandes maximes de l'honnêteté morale, qui ne me paroissoient pas moins fondées sur les lumières de la raison, que sur celles du christianisme. Elle m'écoutoit avec une extrême attention; et je ne remarquai, dans ses yeux, que du goût pour ses vrais élémens d'honneur et de vertu. Ensuite, revenant à mon nouveau projet: je conçois, pour vous, lui dis-je, une manière d'être heureuse, qui s'accorderoit avec toutes ces loix, et qui n'excéderoit pas mon pouvoir; c'est de vous faire épouser Lucas, et de vous procurer à tous deux une vie douce et commode. J'y pense, Angélique; et si vous le désirez, j'y suis résolu. Ici les naïves exclamations recommencèrent, avec un saisissement fort vif. Ah! Monsieur, monsieur. Mais ma proposition étoit obscure, et la joie n'aidoit pas Angélique à deviner. Oui, continuai-je négligemment; je pense à laisser entre les mains de votre curé une somme convenable pour vous acheter, dans ce village, une maison avec son verger, un champ et quelques bestiaux. Le soin de Lucas sera borné à la culture du champ; celui d'Angélique à l'intérieur de la maison. Ils ne manqueront de rien ensemble. Ils vivront tranquilles, dans la possession l'un de l'autre; ils se souviendrontqu'ils me doivent leur bonheur; et je m'informerai quelquefois s'ils ne cessent pas d'être sages et heureux. Ah! Monsieur, nous serons toujours les mêmes, et nous ne vous oublirons jamais. Ah! Monsieur, monsieur. Mais vous avez parlé de partir ce soir. Que je crains que notre curé ne soit pas ici! J'attendrai qu'il y soit, Angélique; et dans l'intervalle, je veux voir Lucas, pour juger s'il est digne de vous. Ah! Monsieur, monsieur, quelle bonté! Je vais le chercher, monsieur... mais il est peut-être aux champs; il n'aura pas son habit des fêtes. N'importe, Angélique; faites-le venir tel qu'il est. Et pendant que vous le chercherez, j' informerai votre père et votre mère de ce que je veux faire pour vous. Ah! Monsieur! ... mais mon père ignore que Lucas m'aime... et que... et que vous l'aimez aussi, belle Angélique? Hé bien, c'est de moi qu'il va l'apprendre. Elle s'étoit levée pour sortir, et j'allois faire appeler son père, qui prêtoit la main aux réparations de ma chaise; lorsque revenant vers moi, et me regardant d'un air enfantin, le cou un peu allongé, avec un mêlange de tendresse et de supplication dans les yeux, elle me demanda si je lui promettois de ne pas partir avant son retour. Oh! Quel doute, répondis-je; et de quoi soupçonnez vous un homme qui nepense qu'à vous rendre heureuse? Elle sortit fort contente, et d'une marche légère. En chemin, Angélique m'épargna la peine d'appeler son père. étant allée droit vers lui, elle l'avertit que je souhaitois de lui parler, et que j'avois quelque chose de conséquence à lui dire. Toutes les idées dont je flattois cette aimable fille, étoient sérieuses. Mes plus généreuses inclinations avoient été réveillées par les deux motifs que je n'ai pas déguisés. J'avois à me reprocher tout-à-la-fois, de m' être laissé prendre, un moment, à l'amorce du plaisir, et d'avoir jeté le coeur d'Angélique dans un combat fort douteux; double réparation que je crus devoir à la vertu. Une légère foiblesse, dans une fille de cet âge, sans autre défense que ses propres sentimens, ne la rendoit pas moins digne de mes bienfaits. Aurois-je cru mériter qu'on se défiât de mon caractère, parce que j'avois été tenté d'y manquer, en la séduisant? D' ailleurs, je tirois de ma téméraire entreprise, le fruit que je m'étois proposé: elle m'apprenoit que tous les goûts naturels, sans en excepter celui de l'honneur, sont moins des vertus que des passions, lorsqu'ils ne sont pas réglés et fortifiés par les grands principes du devoir moral et de la religion. Une simple passion, je nomme ainsi tous les mouvemens naturels du coeur, de quelque force qu'onpuisse la supposer, tiendra peu contre une passion plus forte, la victoire dépend du degré; et cet ascendant de force, qui rend la décision infaillible, vient presque toujours des circonstances présentes, dont l'action remplit l'ame, impose à la passion rivale, et lui ôte le pouvoir de se faire entendre. Angélique avoit failli d'oublier l'amour et l'honneur, deux passions des plus maîtrisantes, parce que j'avois eu la coupable adresse d'allumer, dans son coeur innocent, une passion plus tyrannique encore, celle des richesses, plus tyrannique, sans doute, pour une jeune personne, à qui l'indigence, et tant de maux qui la suivent, faisoient regarder l'or et l'argent comme le souverain bien. Je lui devois ces lumières: il me sembloit juste qu'elle en fût récompensée; et j'ajoute, s'il en est besoin, que je ressentois d'avance une délicieuse satisfaction, à faire le bonheur d'une fille aimable. Le mérite en étoit médiocre. Mon père, en recevant mes adieux, m'avoit fait présent d'une bourse de cinq cens louis, indépendans de ma pension. L'emploi d'une partie de cette somme ne préjudicioit à personne; et ce n'étoit pas assurément un vol fait à mes plaisirs. Tout le reste de cette aventure devient un évènement commun, qui n'a plus d'intéressant que la surprise de la famille, celle de Lucas,et les innocens transports d'Angélique. Le père et la mère reçurent mon compliment sur les charmes de leur fille, avec une reconnoissance modeste, en s'étonnant que j'eusse honoré de mon attention leur petite créature, me dirent-ils, qui ne devoit avoir que dix-sept ans à noël. Le père parut même assez mécontent, lorsque je parlai de la marier avec Lucas, et que je vantai leur mutuelle affection. La petite masque, dit-il, a refusé Thibaut, sous prétexte qu'elle se croyoit trop jeune. La mère sourit, et je la jugai dans le secret de sa fille. Mais la proposition d'acheter pour elle une maison, un champ, des bestiaux, fut l'ouverture du ciel. Mes explications, qui ne remettoient pas l' exécution plus loin qu'au retour de leur curé, ne pouvant laisser aucun doute à ces bonnes gens, ils se crurent déjà riches et heureux. Les rides multipliées sur leur front, par le travail et la pauvreté d'une longue vie, semblèrent disparoître. Leur teint s'anima. Je ne leur vis plus aucune trace de pâleur. Ils me regardoient avec admiration: ils n'osoient ni me répondre, ni m'interroger; comme s'ils eussent appréhendé de susciter quelque obstacle à mes promesses. En effet, n'ayant pas d'autre enfant que leur fille, ils avoient fort bien compris que mes bienfaits retomboient sur eux. Cette idée, que leur joieme fit naître aussi, redoubla la mienne, et me détermina sur le champ à rendre mes libéralités un peu plus fortes. Je soulageai leur transport, mais sans le diminuer, en leur demandant conseil sur l'acquisition que je voulois faire pour leur fille. Dans un tems où l'argent circuloit peu, les biens de campagne étoient à vil prix. Ils m'en proposèrent quelques-uns que je trouvai fort au-dessous de mes vues; quoique leur ignorance, ou leur modestie, leur fît ajouter qu'ils les croyoient trop chers. Mille francs étoient pour eux le trésor royal. Enfin, je leur déclarai que j'irois jusqu'à deux mille écus. Cette somme leur parut le revenu d'un empire; et leurs regards étonnés me firent juger qu'ils me prenoient pour quelque grand prince, qui voyageoit déguisé, pour répandre l'abondance et le bonheur sur ses traces. Angélique avoit eu soin, non-seulement de chercher Lucas, mais de passer en chemin chez le curé, qui se faisoit nommer m le prieur, et qui n'étoit pas absent, comme elle l'avoit appréhendé dans l'empressement de son coeur. Je le vis paroître; et je m'avançai pour le recevoir, lorsque mes hôtes m'eurent informé que c'étoit lui, en m'apprenant le titre qu'il affectoit. Il me salua d'un air fort sombre; et de la main, il fit signe aux deux paysans de se retirer. Mon accueil,qui fut très-ouvert, ne changeant rien à son air chagrin, j' admirai cette fausse espèce de gravité, sur-tout dans une visite dont je me réjouissois, mais à laquelle je ne m'attendois pas, et que je ne pouvois attribuer qu'au hazard. Ma surprise fut beaucoup plus vive de l'entendre. Après un exorde médité sur le libertinage des jeunes gens et sur la corruption du siècle, il me demanda de quelle autorité je venois séduire une jeune fille, dont l'innocence étoit confiée à sa garde, et si je croyois un pasteur tel que lui capable de s'endormir à l'approche des loups? Son emphase me fit rire; mais son zèle ne m'auroit pas déplu, si l'exemple d'Angélique ne m'eût trop appris qu'il laissoit manquer de nourriture spirituelle ces brebis, pour la garde desquelles il vantoit sa vigilance. Cet oubli, d'une partie essentielle du devoir, me sembloit fort difficile à concilier avec tant d'ardeur pour d'autres. Le zèle religieux n'admet pas ces inégalités; et sur-tout dans les ecclésiastiques, dont tous les devoirs sont fondés sur le même principe, les distinctions m'ont toujours été suspectes. C'est un militaire, qui se piqueroit de bravoure dans les sièges, tandis qu'il n'auroit pas honte de tourner le dos dans les batailles. Si cette conciliation étoit possible, elle me paroîtroit une des plus grandes bizarreriesdu coeur humain. Monsieur le prieur, dis-je en moi-même, vous aurez part quelque jour à mes observations, vous et ceux qui vous ressemblent. Cependant, comme je le croyois nécessaire à mon opération, et qu'il étoit dans mes sentimens de respecter les ministres de l'église, je lui fis une réponse civile. On devine ici, comme je l'avois compris au premier mot, qu'en passant chez lui pour s'informer s'il étoit absent, Angélique l'avoit prévenu, non-seulement sur le dessein où j'étois de remettre une somme d'argent entre ses mains, mais sur l'usage qu'il en devoit faire pour elle, et qu'elle s'étoit fort applaudie de mes dispositions. Il n'avoit pas jugé favorablement des intentions d'un étranger, dont elle ignoroit même le nom; et me croyant en traité avec le père ou la fille, l'impatience du zèle, ou, si ce motif paroît douteux, la jalousie de l'autorité l' avoit fait partir fort brusquement. Ma réponse fut si nette et si modérée, qu'elle guérit ses soupçons. Il ne lui resta qu'un extrême étonnement de ma libéralité; et l'esprit d'intérêt succédant aux apparences de zèle, il se figura qu'il en pourroit rejaillir quelques effets jusqu'à lui. Ses éloges m'apprirent d'abord que j'étois parfaitement rétabli dans son estime. Ensuite la connoissance qu'il avoit de sa paroisse, lui fit trouver toutd'un coup ce qui convenoit à mes vues pour Angélique. C'étoit l'héritage d'un particulier mort sans enfans, qui devoit être vendu par des parens éloignés; et ses éclaircissemens me satisfirent. Lorsqu'il me vit sérieusement disposé à lui remettre la somme avant mon départ, il me parla de son bénéfice: qui n'étoit qu'une cure à portion congrue, dans laquelle un honnête homme avoit une peine extrême à vivre, mais qui pouvoit être accrue par l'acquisition de quelques terres voisines. Je l'écoutois sans m'imaginer que ce discours eût raport à moi: mais s'appercevant que j'y entrois peu, il se flattoit, me dit-il ouvertement, que je n'aurois pas moins de charité pour l' église, que pour une petite fille que je ne connoissois que depuis deux heures. J'ouvris aussitôt les yeux. M le prieur, répétai-je en moi-même, vous aurez part à mes observations: et ne cherchant pas bien loin ma réponse, je lui dis d'un air badin, qu'il jugeoit trop bien de moi, s'il me croyoit capable d'aspirer sitôt à la qualité de fondateur ecclésiastique; que les cures à portion congrue étant si nombreuses, et le motif qu'il me donnoit pour grossir le revenu de la sienne, étant le même pour toutes les autres, c'étoit offrir un champ trop vaste à ma charité: que j'étois capable d'une action généreuse, mais que ma vertun'alloit pas encore à cette perfection; et qu'avec tout le désintéressement, dont mon coeur se rendoit témoignage dans l'affaire d'Angélique, peut-être serois-je moins généreux si j'étois moins jeune et cette petite fille moins jolie. L'arrivée des deux amans me sauva d'une réplique. Je fus très-content de la figure de Lucas. Angélique avoit trouvé le tems de lui faire prendre son habit neuf et du linge blanc; et l'office du peigne paroissoit à ses cheveux, qui étoit naturellement bouclés. Un peu de fine fleur de farine, dont je lui fis confesser qu'elle l'avoit poudré de ses propres mains, n'auroit rien laissé manquer à cette parure, si la poudre, trop épaisse en plusieurs endroits, n'eût été trop clairsemée dans d'autres: mais de grandes taches brunes, qui laissoient voir la couleur et la force des cheveux, ne faisoient rien perdre au galant Lucas. Il étoit bien fait, d'une physionomie ouverte, et sur-tout d'une vigueur qui promettoit que son petit champ ne manqueroit pas de culture. Angélique, retenue par la présence du prieur, me le présenta sans ouvrir la bouche, mais d'un air qui sembloit me demander si je n'étois pas content de son choix? Et ses yeux, timidement attachés sur les miens, demandèrent aussi l'exécution de mes promesses.Je ne balançai point à les confirmer. Cependant, pour ne rien faire avec imprudence, j'exigeai que le bailli du village fût présent; et cette précaution ne regardant que le prieur, à qui j'étois toujours résolu de laisser le soin de l'acquisition; vous trouverez bon, sans doute, lui dis-je civilement, que mes vues soient ratifiées par l'autorité publique. Il y consentit, et le magistrat fut appelé. Dans l'intervalle, je tirai ma bourse qui n'étoit pas mal garnie, puisqu'avec les cinq cens louis de mon père, elle en contenoit trois cens, que j'avois reçus à M, de la veuve de mon receveur; et le jour commençant à baisser, je comptai la somme pour finir avant la nuit. Si le son de l'or fut charmant pour la pauvre famille, il ne fit pas moins d'impression sur le prieur. Du même air, dont il avoit d' abord éloigné le père et la mère, il leur fit signe de se retirer encore, et les deux amans eurent ordre aussi de les suivre. Lorsqu'il fut seul avec moi, ses yeux s'adoucirent; monsieur, me dit-il, votre goût doit être vif pour la beauté, s'il vous porte à de si généreuses actions. Angélique vous paroît jolie. Ma nièce l'est beaucoup plus. Elle est élevée chez moi. Vous pourriez la voir avant que de terminer ici.J' aurois éclaté de rire, si j'avois été moins délicat sur les bienséances: mais assez frappé du moins pour ne pas ménager trop mes termes, les premiers qui me revinrent furent ceux que j'avois déjà répétés en moi-même. Oh! Monsieur le prieur, dis-je cette fois tout haut, je vous assure que vous aurez part à mes observations. Je regrettai aussitôt de m'être échapé. Mais c'étoit connoître mal la force et l'aveuglement de l'intérêt. Ce que je croyois capable de l'offenser, l'avoit pénétré de joie; et par une erreur beaucoup plus plaisante que l'offre dont je n'avois pas voulu rire, il prenoit la menace de mes observations, c'est-à-dire, de ma plus vive censure, pour une promesse de voir sa nièce, et de grossir sa portion congrue. Je n'en pus douter, après ses humbles remercîmens. La résolution que je pris, fut de le laisser dans cette idée, sans rien ajouter de propre à l'y confirmer. Un refus plus clair m'exposoit à des obstacles, dans l'entreprise que je voulois terminer; et confirmer son erreur par des promesses formelles, ç' eût été blesser la bonne foi. Je lui dis fort gravement, que la beauté vertueuse avoit effectivement sur mon coeur des droits que je ne pouvois désavouer; et que chacun ayant ses idées de vertu, comme ses goûts de beauté, la jeune Angélique me plaisoit à ces deux titres; que sanièce, telle qu'il me la représentoit, pourroit me toucher encore plus, et me faire aller beaucoup plus loin; mais que je savois mettre de la différence entre une petite paysanne et la nièce d'un homme tel que lui; que ma libéralité pour Angélique étoit une aumône trop bien placée seulement pour la regretter; et qu'avec sa nièce, mes sentimens pouvoient devenir plus sérieux: que divers motifs m' obligeant de hâter ma course, je n'attendois que ma chaise pour partir; mais qu'on me reverroit sur cette route, qui étoit celle de ma province; et qu'en attendant, je lui laisserois mon adresse à Paris. La politesse et la vérité me semblèrent assez ménagées dans ce discours ambigu. L'idée de lui laisser mon adresse, n'étoit pas une simple évasion. J'en avois déjà conçu le dessein, pour être informé de la conclusion des affaires d'Angélique. Le délai ou le refus de voir sa nièce, étoit le seul point dont j'appréhendois qu'il ne s'offensât; mais je n'aurois pas eu cette crainte, si j'avois su, comme je l'appris bientôt, qu'il étoit pris par son foible, et que ma réponse avoit surpassé ses espérances. Il demeura si content de moi, que je le vis aussi joyeux qu'Angélique. Le bailli étant venu, mon présent et l'éxécution de mes vues furent garantis dans la meilleure forme. Pendant qu'il en dressoit l'acte, leprieur nous quitta un moment après m'en avoir demandé la permission. Je pris cette occasion pour m'informer si sa nièce étoit aussi belle qu'il me l'avoit assuré? Elle est belle, me répondit le bailli, à qui j'avois fait cette question. L'est-elle plus qu'Angélique? Oui, répondit-il encore; mais elle me plairoit beaucoup moins. Cette distinction me parut profonde pour un bailli de village, et je fus charmé de voir mon goût soutenu par une approbation si naïve. Ensuite, me donnant à son tour le sujet d'une fort bonne observation sur cette malignité naturelle, qui porte les hommes, sans intérêt, sans motif, et pour le seul plaisir de se déprimer mutuellement, à dire, comme d'abondance de coeur, tout le mal qu'ils savent les uns des autres; il n'attendit pas mes demandes pour me faire l'histoire du prieur. L'oncle, continua-t-il, est un caractère fort étrange. On ne lui fait pas un crime d' adorer sa niéce, parce qu'on le connoît homme de bien, et qu'il est irréprochable pour les moeurs; mais il s'est mis dans la tête de faire une grosse dame de cette fille, qui n'est qu'une bourgeoise du pays; et dans cette idée, il a refusé pour elle cent bons partis de sa sorte. Son espérance est de lui faire épouser un gentilhomme. On parle même d'un de nos voisins, pauvre, maisd'ancienne race, qui s'est déjà présenté. Mais l'oncle a fort bien conçu que la seule beauté ne suffisoit pas. Un bénéfice des plus médiocres serviroit encore moins. Son frère mort depuis dix ans, après avoir gagné quelque chose dans le commerce, l'a chargé, en mourant, du soin et de l'établissement de sa fille. Quarante ou cinquante mille francs qu'il a laissés, sont le fondement sur lequel monsieur notre prieur a bâti. Cet argent s'est multiplié entre ses mains. Il est devenu marchand de bois, de toile, de bestiaux et de tout ce qui rapporte un profit certain dans la province. On est persuadé que depuis dix ans il a doublé quatre fois ses fonds. Mais, depuis le même tems, ses fonctions ecclésiastiques sont tout-à-fait oubliées. Il est sans cesse en affaires. Sa maison est un bureau de recette et de comptes. Il nous prêche d'exemple, dit-il, parce qu'en effet sa conduite est réglée: mais, du matin au soir, il n'est occupé que de sa nièce et de son argent. Tout ce que j'avois vu jusqu'alors, étoit fort bien expliqué par cette peinture, à l'exception de ce qui m'avoit déjà causé de l'embarras; c'étoit d'accorder, dans le même coeur, des goûts aussi directement opposés, que ceux de certains devoirs gênans, et des vices dont ils portent la condamnation. On me vantoit la conduite duprieur, c'est-à-dire, son attachement aux plus rigoureux principes du christianisme, qui sont les devoirs moraux. Moi-même, j'avois été l'objet de son zèle, sur un point que je n'aurois pas entrepris de justifier si j'avois été coupable: et d'une autre part on ne me faisoit voir dans toutes ses autres actions, qu'un aveugle excès de vanité, d'intérêt et d'oubli du plus essentiel de ses devoirs, qui étoit l'instruction de sa paroisse. Mais ce n'étoit pas le tems de m'abandonner à des recherches, dont je n'avois pas encore découvert le fil. M le prieur, qui rentra dans ce moment, vint les interrompre; et je n'eus aucun soupçon de l'usage auquel il avoit employé quelques momens d'absence. Mon argent lui fut compté par les mains du bailli, après lui avoir présenté l'acte, qu'il ne fit pas difficulté de signer, et qui fut remis entre les miennes. Angélique, Lucas, et non-seulement leurs pères et mères, mais tous les parens des deux familles, qu'on avoit avertis dans l'intervalle, eurent la liberté de paroître. Ils vouloient se jeter à mes pieds; je les arrêtai, et je crus le bienfait plus que payé, par les exclamations de joie et les bénédictions, qui m'exprimèrent leur reconnoissance. La petite fille devenue comme familière avec moi, par le mouvement de son propre coeur, et par la confiancequ'elle pouvoit prendre au mien, saisit une de mes mains, qu'elle serra d'abord dans les siennes. Lucas, enhardi par son exemple, ou peut-être par quelque signe, se hâta de saisir l'autre. Alors ils me les baisèrent mille fois, comme de concert; et leurs lèvres s'y attachant malgré moi, lorsque je voulus les retirer, je me les sentis mouillées de leurs larmes. J'en fus pénétré. Un petit langage de tendresse, dont leur posture ne me laissoit entendre que les sons vifs et touchans, acheva de m'émouvoir plus que je n'ose l'avouer. J'eus besoin de quelque effort, pour leur arracher mes mains; non que cet aimable emportement commençât à me déplaire; mais je me sentois le coeur dans une agitation si vive, que je n'aurois pu soutenir plus long-tems ma situation. J'embrassai les deux amans tout-à-la-fois, en remerciant le ciel de m'avoir fait servir d'instrument à leur bonheur; et je répandis quelqu'autres libéralités dans l'indigente famille. Deux cens louis d'or, qu'il m'en coûta pour les arrangemens du prieur, et qui, suivant son calcul, devoient produire cent écus de rente à l'heureux couple, sans y comprendre le profit des bestiaux, ont donné à cette paroisse, une race d'honnêtes-gens, dont l'aîné sert actuellement l'état avec distinction dans la ferme générale, et deux cadetsdans les armes. Un quatrième fils de Lucas et d'Angélique est receveur d'une grande partie de mes terres. à la vérité, mon estime et mon inclination pour leur mère ne s'étant pas refroidies, je n'ai pas cessé de prendre intérêt aux progrès de ses affaires; et bientôt on la verra rentrer dans le cours de mon histoire avec la même innocence et les mêmes grâces: mais c'est moins à mon secours, qu'à la constance de ses sentimens, annoblis et purifiés par une meilleure fortune, que ses enfans ont dû leur éducation, et qu'elle doit elle-même une heureuse vie dont elle jouit encore. Il ne me restoit qu'à presser le travail de ma chaise, et j'étois surpris de la lenteur des ouvriers. Je le fus bien plus, lorsqu'ayant fait appeler mes gens, pour m'en plaindre, ils me déclarèrent qu'on avoit besoin de quelques ferremens, qu'on attendoit de la ville, et que je ne pouvois partir que le jour suivant. En vain leur fis-je un reproche de ne m'en avoir pas informé plutôt. Leur excuse étoit prête, dans les soins dont ils me voyoient occupé. Le prieur, qui ne s'éloignoit pas de moi, m' offrit aussi-tôt un lit, en me faisant remarquer que mes hôtes n'en avoient pas à m'offrir, et que dans tout le village il ne s'en trouvoit que chez lui. Je me vis forcé de l'accepter. Son compliment me parut si naturel,que je n'y cherchai pas d'explication. Dans la nécessité où je me croyois de remettre mon départ au lendemain, la liaison que je venois de former avec lui, ne m'auroit pas permis de prendre un autre logement que sa maison, quand j'en aurois eu la liberté. Le bailli me dit malicieusement à l'oreille; vous verrez la belle nièce. Il fut invité lui-même à me tenir compagnie; et d'avance, on me fit les excuses d'un souper si peu prévu. Je péserois moins sur toutes ces circonstances, si ce malheureux souper n'étoit devenu, pour moi, la source d'une infinité de chagrins, et dans mes vues, à la vérité, celle d'un grand nombre de lumières, mais au prix de mon repos, pendant les plus belles années de ma vie. J'étois joué, sans m'en défier. Le prieur ne pouvant résister à la passion de me faire voir sa nièce, n'étoit sorti, un quart-d' heure auparavant, que pour assurer le succès de ce dessein. Il avoit commencé par tirer, de mes deux domestiques, des informations sur ma naissance et mon bien, qui n'avoient fait qu'augmenter son empressement. Ensuite, il leur avoit demandé s'ils me connoissoient des affaires pressantes. Non-seulement ils ne m'en connoissoient pas; mais, n'aimant pas à courir la nuit, ils avoient fort applaudi au projet qu'il leur avoit confié, de meretenir jusqu'au lendemain. Les ouvriers n'avoient pas eu plus de peine à seconder leur curé. Il leur avoit fourni des prétextes; et faisant avertir sa nièce, de l'importance de plaire, dans la visite qu'il lui préparoit, il étoit rentré tranquillement, sans craindre que le complot pût manquer: ses attentions avoient été, jusqu'à faire cesser les petits préparatifs, qu'il s'étoit apperçu que mon hôtesse faisoit pour moi. Je ne fus instruit de ce détail, que dans le cours de ma route, par mon valet-de-chambre, qui craignit que je ne l'eusse appris du prieur même, et qu'une infidélité, dont je pouvois m'offenser, ne diminuât ma confiance pour ses services. Mon nouvel hôte me fit prendre le chemin du presbytère; mais ce fut en profitant d'un reste de jour, pour me faire voir, de mes propres yeux, la maison qui devoit faire l'établissement d'Angélique. Cette promenade ayant été prolongée jusqu'à la nuit, le malicieux bailli trouva le moment de me faire remarquer qu'elle ne se faisoit pas sans dessein, et qu'on vouloit donner à la chère nièce, le tems de se mettre sous les armes. En effet, loin de la surprendre en négligé, comme son oncle avoit eu la coquetterie de me l'annoncer, je la trouvai dans une parure, qui ne pouvoit être son état ordinaire, ni l'ouvraged' un moment. Le bailli, qui me suivoit en entrant, me tira doucement par l'habit. Mademoiselle De Créon, c'étoit le nom que son oncle lui faisoit porter, ne devoit pas avoir perdu le tems à sa toilette, depuis le premier message. Plus d'ordre et de choix, néanmoins, plus de propreté que de richesse; ce qui me fit bien juger de son goût. Sa beauté, quoique régulière, ne me fit pas reculer d'étonnement. Elle avoit les yeux très-beaux; et qui n'aimeroit pas de beaux yeux? Mais le regard dur. De tous les défauts d'une femme, c'est celui sur lequel je passe le moins. On n'est pas content, à la vue d'un beau visage, d' essuyer un coup-d' oeil qui glace le coeur. L'idée de grandeur et de majesté trompe quantité de belles femmes, lorsqu'elles peuvent se persuader que cette apparence en impose aux hommes, et qu'elles aient d'autre voie, pour être aimables, que la douceur et la complaisance naturelles à leur sexe. Quelques momens d'entretien m'apprirent, que Mademoiselle De Créon joignoit de l'esprit à la beauté; et sa taille, sans être divine, convenant fort bien à l'air de sa tête, tout le mal qu'elle m'a fait depuis, ne peut m'empêcher de reconnoître qu'elle avoit des qualités extraordinaires. Il n'y eut que la dureté de ses yeux, avec laquelle je ne pus me réconcilier; quelqu'effortqu' elle parut faire ensuite, pour les adoucir. Le jugement du bailli me parut un oracle de la nature: elle étoit plus belle, mieux élevée, plus spirituelle qu' Angélique; mais elle plaisoit infiniment moins. Pendant le souper, qui se ressentit du message de l'oncle, comme l'exercice de la toilette, on ne s'entretint que de ma générosité, pour une pauvre fille qui périssoit de misère. La belle nièce en parla long-tems de ce ton, avec toute la supériorité de la fortune. Elle la trouvoit jolie. Elle avoit été souvent touchée de son sort. Elle avoit fait plusieurs fois l'épreuve de son adresse, dans quelques petits ouvrages dont elle l'avoit chargée, et qui lui avoient fait admirer les talens d'une petite fille, sans naissance et sans éducation. Aussi l'avoit-elle payée noblement. Quel coup de la providence me l'avoit fait rencontrer, pour changer sa destinée dans l'espace de quelques heures! Car je n'ai rien ignoré; ajouta-t-elle. J'ai suivi tous les évènemens, depuis que mon oncle m'a quittée. Tout m' est revenu; et je me suis demandé si c'étoit un roi, un dieu, qui venoit exercer sa bonté dans cette misérable paroisse? Un compliment si noble et si fin, ne me laissa aucun doute des soins que l'oncle prenoit pour l'éducation de sa nièce. J'ai su, dans la suite,qu' avec beaucoup de lecture, elle avoit quelquefois les instructions de l'abbé..., à qui le public est redevable de plusieurs bons livres, et qui jouissoit dans le voisinage d'un petit bénéfice, où il venoit passer quelques mois de la belle saison. Le bailli, qu'on avoit placé près de moi, me pressa le pied du sien; et je compris ce langage: mais l'étonnement de trouver ce tour d'esprit, à Mademoiselle De Créon, me fit oublier un moment ses yeux durs, et secouer mon imagination pour me faire honneur de ma réponse. Ces efforts ne sont pas toujours heureux. Il m'échappa, dans mon compliment, qui fut trop long d'ailleurs pour être bon, de dire que cette paroisse, qui paroissoit misérable à ses habitans, étoit un pays d' enchantement pour moi: que tout y ravissoit mes adorations; et que si j'avois exercé des vertus communes, en adoucissant le sort d'une très-aimable fille, je souhaitois le pouvoir des rois et des dieux, pour offrir une couronne à Mademoiselle De Créon, avec tout le bonheur qu' elle méritoit. Le bailli me regarda, sans oser pousser l'avis plus loin. Mais il est certain que dans mes idées, comme dans mes sentimens, ce langage n'étoit qu'une politesse exagérée, à laquelle je ne joignis même nulle expression des yeux, qui dût passer pour une déclaration de tendresse, ou me faire attribuerle dessein de plaire. C'est néanmoins sur ce fondement, et sur quelques autres termes, auxquels je n'attachai pas d'autre sens, qu'on m'a suscité des aventures et causé des tourmens sans exemple. Avec moins d'indifférence, peut-être me serois-je apperçu qu'on prenoit avantage de ma réponse, et que non-seulement les attentions de la nièce, mais les caresses de l'oncle en étoient plus vives. Mais dans la simplicité naturelle de mon caractère, je les pris pour une suite de leurs civilités, et rien ne me fit ouvrir les yeux. On leur annonça M De , qui demandoit la permission d'entrer. Quelle heure, pour une visite, répondit brusquement le prieur. Cependant, après un moment d'incertitude, il le fit introduire. C'étoit un homme de mauvaise mine, aussi peu réglé dans ses propos que dans sa figure, qui commença par me demander si je n'étois pas le riche passant, qui venoit marier les pauvres filles de la paroisse? Il ajouta que l'amitié d'un homme tel que moi étoit bonne à quelque chose, et qu'étant fort pauvre, il seroit heureux pour lui de l'obtenir. Quelques signes du bailli me firent connoître le gentilhomme, amant de Mademoiselle De Créon, dont il m'avoit parlé. Son discours n'ayant rien d'offensant, quoiqu'indiscret et grossier, ma réponse fut civile; mais elle fut courte et sérieuse. Il s'assit; et ses plaisanteriesrecommencèrent sur le bonheur d'être riche. Le prieur souffroit, et sa nièce aussi; tandis que cet importun, livré à sa folle imagination, continuoit de parler, sans faire d'attention à personne. Pour moi, comme il n'y mêloit rien de choquant, son extravagance m'amusoit: et me conduisant à des réflexions plus sérieuses, elle me fit plaindre le malheur d'un gentilhomme, qui naît assez pauvre pour ne recevoir aucune éducation. Il se trouve confiné dans une campagne, où les droits de sa naissance se bornent à dominer sur des paysans, et l'autorité qu'il s'attribue sur eux ne sert qu'à multiplier ses ridicules, par la facilité qu'il trouve à les exercer sans être contredit. C'étoit le caractère du noble amant de Mademoiselle De Créon, qui n' étoit jamais sorti de sa chaumière, et que l'habitude, comme l'indigence y condamnoit pour toute sa vie. Enfin, le prieur craignant que je ne fusse fatigué de cette scène, se tourna vers moi; m le marquis, me dit-il assez finement, me pardonnez-vous un si mauvais souper? C'étoit une raillerie, qui tomboit uniquement sur le gentilhomme: mais au lieu de la sentir, il ne fut frappé que de mon titre; et baissant la tête vers le prieur, il lui demanda qui j'étois donc? Alors m le prieur se servant pour la première fois des lumières qu'il avoit tirées de mes gens, lui dit,avec une sorte de respect, que j'étois le marquis de , fils de m le comte de , lieutenant-général des armées du roi, et riche de cinquante mille livres de rente. J'entendis une partie de cette réponse, et je fus surpris d'être plus connu que je ne me l'étois figuré. Mais toute mon attention se tourna sur le babillard, qui parut comme effrayé de ce qu'il avoit appris. Il rougit, il devint modeste; ou plutôt son embarras fut aussi grand, que s'il eût été sous les yeux du roi et de toute la cour. Je plaignis, j'admirai, tout-à-la-fois, ce nouvel effet d'une mauvaise éducation et de l'indigence, dans un homme qui me valoit sans contredit par le nom. En vain m'efforçai-je de le ranimer par mes politesses. Il ne parla plus; et chaque fois que je m'adressois à lui, il ne répondoit que par un air de contrainte, accompagné d'une révérence fort gauche. Enfin, ce rôle devint si gênant pour lui, qu'il se retira bientôt sans autre adieu, que deux ou trois révérences, et si malheureuses, qu'en se tournant pour sortir il renversa quelques chaises. Mademoiselle De Créon, qui probablement n'avoit pas un goût fort vif pour un amant de si mauvaise grâce, rit beaucoup, et de son embarras, et de l'accident qui nous avoit fait craindre de le voir tomber lui-même. L'oncle,en convenant qu'il étoit un peu grossier, vanta sa naissance et l'ancienneté de sa noblesse. Je parlai, avec respect, d'un nom qui m'étoit connu; et j'eus peine à concevoir qu'un homme qui le portoit, manquât de fierté jusqu'à ne pas trouver dans ce sentiment de quoi se roidir contre la timidité d'une mauvaise éducation. Mes difficultés, sur cet empire des sens, qui me sembloit si contraire aux vrais droits de l' esprit et du coeur, furent éclaircies le lendemain. Mais je m'apperçus, après le départ de M De , que son embarras, et l'espèce d'humiliation, par laquelle il s'étoit avili devant moi, produisoient, dans l'oncle et la nièce, un surcroît d'estime en ma faveur; comme si le tort, qu'il s'étoit fait, avoit ajouté quelque chose à mon mérite ou à ma dignité. Cette bizarrerie de l'opinion me fit souvenir d'un trait que j'avois entendu raconter plus d'une fois à mon père. Le duc de , étant amoureux d'une jolie femme, voyoit, avec jalousie, qu'un gentilhomme de sa connoissance étoit mieux traité que lui par sa belle. Après mille efforts, pour supplanter cet heureux rival, il prit cette voie, qui lui réussit. Un jour, qu'ils étoient ensemble chez leur maîtresse commune, il feignit d'être pressé de la soif; et se tournant vers le gentilhomme, je t'en prie, mon cher, lui dit-il familièrement, fais-moi donner un verred'eau. Le gentilhomme se lève, sans réflexion, sonne, et donne ordre qu'on serve de l'eau à m le duc. La dame, frappée de la différence qu'elle crut trouver entre celui qui s'étoit levé et celui qui s'étoit fait obéir, conclut que l'un étoit supérieur à l'autre, et méritoit mieux son coeur. Peut-être manque-t-il quelque chose à l'application de l' exemple, parce que je n'avois aucune part au malheur du gentilhomme normand; mais du côté de la belle nièce, c'étoit assurément le même caprice. Il est vrai qu'indépendamment des vues de l'oncle, j'étois déjà mieux dans le coeur de Mademoiselle De Créon, que je ne le désirois, et que je n'aurois osé me le figurer. En sortant de table, le bailli, fort attentif à tous les mouvemens de nos hôtes, me fit en secret ses félicitations, avec une rusticité fine, qui est le caractère commun des paysans de cette province, et dont le ton me réjouissoit. Quand j'en aurois jugé comme lui, l'orgueil de mon âge n'auroit pas échauffé mes désirs. J'étois défendu, non-seulement par la comparaison d'Angélique, mais par le souvenir des ouvertures de l'oncle, qui ne me laissoient voir, dans toutes les attentions qu'on avoit pour moi, qu'un manège d' intérêt; et mon penchant décidé pour des observations d'un autre genre, mefaisoit ramener cette scène comme toutes les autres, à mes idées favorites. Cette fille, m'étois-je dit vingt fois en soupant, cet honnête prêtre, ne seroient-ils pas plus heureux l'un et l'autre, s'ils se renfermoient dans leur état naturel? Quel démon, ou quel caprice de coeur, les éloigne du chemin? La nièce auroit pu faire le bonheur d'un honnête-homme de sa condition, qui feroit aussi le sien: son choix n'auroit pas eu d'autre objet; elle ne s'y seroit pas trompée. L'oncle rempliroit les devoirs de sa profession, pour lesquels il n'est pas sans talens et même sans goût; et devant dieu et les hommes, sa vie seroit sans reproche. Au lieu que par des vues forcées, qui les jettent tous deux hors de leur sphère, ils ne parviendront peut-être qu'à se rendre malheureux et ridicules: car le bailli, j'en suis sûr, n'est pas le seul qui rie de leur vanité; le bailli est l'écho du public: et je suis trompé, si le seul nom du gentilhomme normand rend jamais la nièce fort heureuse; comme je le suis, si le seul plaisir de faire une dame dans sa nièce, dédommage l'oncle, à qui je suppose quelque idée de ses devoirs, du continuel remords de les négliger. Tous deux, en un mot, je ne les trouvois pas moins à plaindre d'ambitionner une élévation mal conçue, à laquelle ils attachoient un faux prix, que leurgentilhomme, d'être tombé dans un avilissement dont il ne paroissoit pas sentir la honte. Le lendemain, apprenant enfin que ma chaise étoit prête, je ne pensois qu' à partir; lorsque je fus arrêté par une visite à laquelle je m'attendois peu. C'étoit cet infortuné rejeton d'une bonne tige, à qui l'on me dit, en forme d'excuse, après son départ, qu'on n'avoit pu refuser l'entrée de la maison. Il étoit chargé d'une multitude de vieux parchemins, qui ne l'aidèrent pas à se présenter de meilleure grâce: cependant il fut moins lourd qu'il ne me l'avoit paru le soir précédent; et du moins dans ses premières explications qu'il avoit eu le tems d'étudier, il ne lui échappa rien d'indécent. Ayant appris qui j'étois, me dit-il, et me croyant assez de bonté pour le servir à Paris, il m'apportoit ce qui lui restoit de titres, où je pouvois voir qu'il descendoit en droite ligne, de , grand-maître des arbalêtriers, sous le règne de . La crainte qu'il ne me proposât de les lire, me le fit interrompre aussitôt, pour l'assurer que je connoissois l'ancienneté de sa race. L'histoire en est belle, reprit-il, et si vous vouliez l'entendre... comme il étoit question de quatre cens ans bien clairs, depuis le grand-maître des arbalêtriers, sans compter, peut-être, autant d'années fabuleuses au-dessus, je l'interrompisencore: je conçois, lui dis-je, qu'une si longue suite de siècles doit avoir produit quantité d' évènemens glorieux pour vous. Mais vous me voyez prêt à partir. En quoi, seulement, me jugez-vous capable de vous obliger? Il me dit alors, qu' il étoit à la veille de se marier, et que si je ne le savois pas déjà, c'étoit avec la nièce du prieur; que ses enfans, après tout, n'en seroient pas moins gentilshommes, pour venir d'une mère sans naissance: qu'elle leur donneroit du bien, et qu'il y mettroit de la noblesse: que le malheur de son père et de ses ayeux, depuis trois ou quatre générations, avoit été de ne pas connoître, ou de n'avoir pas su faire cette utile distinction; et qu'en s'obstinant à ne vouloir épouser que des filles aussi nobles qu'eux, mais aussi pauvres, ils avoient réduit leurs descendans à l'aumône: que pour lui, qui n'avoit pas quinze pistoles de rente, il étoit résolu de saisir l'occasion; qu'avec deux cens mille francs et plus, qu'il auroit de la Créon, il ne seroit pas embarrassé du reste; que, grâces au ciel, les titres ne lui manquoient pas, comme je le pouvois voir; que pour augmenter le bien de sa femme, il vouloit d'abord entrer dans la finance, où tout le monde assuroit que l'or et l' argent naissent au bout des doigts; que c'étoit dans cette vuequ'il avoit recours à moi; qu'ensuite il n'auroit besoin de personne pour s' avancer à la cour, et qu'il sauroit y faire claquer son fouet comme un autre. à l'exception des termes, beaucoup plus grossiers que je ne les répète, et de quelques idées mal assorties ou mal conçues, que je pardonnois à son éducation, je ne trouvois rien d'absolument déraisonnable dans cette ouverture. Sa fluidité de langue ne devoit pas m'étonner, après l'avoir entendu la veille. J'aurois été plus surpris de lui voir l' air si libre, si son haleine ne m'eût fait observer qu'il avoit bu largement, pour s'exciter à la hardiesse. Cependant, je n'en jugeai pas moins qu'il avoit le sentiment de son humiliation dans le coeur, puisque le vin sembloit l'en faire sortir; et je crus que le meilleur office à lui rendre, étoit d'animer ce reste de noblesse héréditaire. Je ne lui déguisai pas, combien j'étois étonné qu'avec un nom tel que le sien, il eût pu croupir dans un village, tandis que la profession militaire offre une ressource toujours présente à la pauvreté, des encouragemens à l'honneur, et des récompenses au mérite. J'approuvai son mariage, qui pouvoit le délivrer tout d'un coup d'un mal aussi terrible que la pauvreté, mais je rejetai ses projets de finance, et je luireprésentai que l'héritier d'un grand nom, n'étoit pas fait pour chercher la fortune par cette voie. Je lui parlai de vertu et d'actions nobles. Je lui mis de grands exemples devant les yeux; et sans la moindre réflexion, qui pût l'offenser, sur l'obstacle de sa grossièreté et de sa mauvaise mine, qui m'avoient fait rire de ses espérances à la cour, je finis par un conseil, qui me parut aussi convenable à son incapacité naturelle, qu'au sentiment d'humiliation que je venois de lui supposer. à votre âge, lui dis-je, qui semble approcher de quarante ans, je ne penserois à réparer ma fortune par le mariage, que pour mettre au monde des enfans dignes de leur origine, et pour employer mon bien à les élever dans la même vue. Je me promettrois qu'avec l'avantage de la naissance et de l' éducation, ils feroient revivre en eux leurs ancêtres, et qu'ils parviendroient, par le chemin de l'honneur, non-seulement aux grandes distinctions de la cour, mais à l'opulence, qui leur manqueroit encore. Moi, dans l'intervalle, je jouirois d'une vie douce; avec le regret, à la vérité, de n'avoir pu faire pour moi-même ce que je ferois pour mes enfans, mais avec la charmante satisfaction de les voir répondre à mes désirs, et l'honneur réel de rétablir ma maison dans tout son lustre; et voilà, monsieur, ajoutai-je en souriant, comment je ferois claquer mon fouet.Il m'avoit écouté d'un air si joyeux, que je me flattois de lui avoir fait goûter mes principes, c'est-à-dire, les simples inspirations du devoir. Mais c'étoit le vin qui soutenoit encore cette gaieté dans ses yeux. Sa réponse fut celle d'un vrai paysan. Elle m'est restée dans la mémoire, et je n'y change que ce qui ne seroit pas tolérable dans l'expression. Chacun, me dit-il, vivoit pour soi-même, et le premier point étoit de vivre à son aise; c'étoit l'unique raison, pour me parler naturellement, qui lui faisoit épouser une fille de rien. Ensuite il falloit multiplier son bien, parce que deux et deux font quatre, et que plus on devient riche, moins on craint de retomber dans la pauvreté: il savoit compter, c'étoit toute sa science. En troisième lieu, il vouloit se pousser à la cour, car la cour sembloit flatter cet ours informe; parce qu' avec plus de trente-deux quartiers, il étoit sûr d'y jouer son rôle. Mais il se garderoit bien d'imiter son trisaïeul, qui s'étoit ruiné follement dans les anciennes guerres d'Italie, et qui n'y avoit gagné que de la misère, pour lui-même et pour sa postérité: s'il mangeoit son bien, il le mangeroit de ses propres dents. à l'égard de ses enfans, il ne voyoit pas ce qui l'obligeoit de faire pour eux, plus que son père n'avoit fait pour lui: cependant il feroit plus en effet, puisqu'il y auroit bien du malheur s'il neleur laissoit pas du pain, ce que son père n'avoit pas fait. Ceux à qui sa succession ne suffiroit pas, n'auroient qu'à chercher comme lui, quelque riche nièce de curé ou de chanoine, ou d'évêque pour les plus fiers; graine assez commune, et qu'on leur jeteroit à la tête, comme Mademoiselle De Créon se jetoit à la sienne, s' ils n'avoient pas la sottise de vouloir être plus délicats que leur père. En ce cas, ce seroit leur faute. Il s'en lavoit les mains. Quand à l' éducation, bien entendu qu'il leur feroit apprendre à lire et écrire, comme tous les enfans de qualité; ce que son père n'avoit pas fait pour lui. Dame, l'exemple lui avoit appris à vivre. Il avoit eu le tems d'y penser, depuis si long-tems qu'il mouroit de faim. Si je n'approuvois pas toutes ses résolutions, il ne s'en étonnoit pas; parce que j'étois plus jeune, et que je n'avois pas eu la pauvreté pour maître. Il revenoit donc à me demander mes soins, pour lui procurer une charge de finance; le meilleur choix, qu'il pût faire, ajouta-t-il, et l'on pouvoit s'en fier à lui. Il y mettoit volontiers la moitié de la dot, parce qu'il savoit que jamais petite semence ne rendit grosse moisson. Si l'on se figure cette réponse, chargée de termes rustiques, et plus bas que je n'aurois pu les affecter, on croira facilement qu'elle me fit perdre toute espérance d'inspirer plusd'élévation à M De . Ce n'étoit pas le bon sens, ni même une sorte d'esprit qui paroissoient lui manquer: mais ne lui voyant pas une étincelle d'honneur, je renonçai à le servir autrement, que selon ses vues, dans lesquelles je ne fis aucune difficulté d'entrer aussitôt, pour obliger le prieur, que je croyois d'intelligence avec lui. Cependant, la singularité de ce caractère m' attachoit si fort, que m'abandonnant à mon goût d'observations, je continuai de mettre cet insensible à l'épreuve, par tous les motifs qui doivent agir sur un être de figure humaine. Discours et peine perdus; je ne pus le faire sortir un moment de ses principes, sur la nécessité de se procurer du pain, ni de son indifférence pour le sort de ses enfans. Enfin, cette contestation devint une comédie par sa dernière scène. Les efforts qu'il avoit faits, pour m'expliquer ses desseins ou pour se défendre contre mes objections, ayant bientôt épuisé les esprits du vin, s' affoiblirent à mesure qu'il perdoit cette chaleur empruntée; et je le vis retomber par degrés dans son état naturel. L'embarras et la contrainte reprirent la place de la hardiesse et de la gaieté; et sa grossière éloquence, qui venoit apparemment de la même source, l'abandonna tout d'un coup. J'eus pitié de sa situation, et je le congédiai civilement; avec le soin même de tourner un peula tête, pour soulager sa confusion, que mes regards sembloient augmenter. Quel exemple! Me dis-je à moi-même, en le conduisant jusqu'aux degrés, et me gardant bien d' interrompre son silence. C'est donc ainsi que tant de grandes et célèbres maisons s'éclipsent pendant des siècles entiers, et tombent dans un oubli qui fait ignorer jusqu'à leur existence. Je le vois sensiblement; la pauvreté seule est capable d'obscurcir la gloire, par toutes les dégradations qu'elle entraîne. Un prodigue illustre, qui dissipe imprudemment son bien, ne sent pas que ses aveugles profusions sont fatales à toute sa race. Elles y jettent, avec les cruels embarras de la pauvreté, un abattement de coeur et d'esprit, qui produit infailliblement la timidité, l'ignorance et l'insensibilité pour l'honneur, trois sources d'avilissement, qui ne peuvent être arrêtées que par des miracles de la nature ou de la fortune, quand elles ont pris une fois leur malheureux cours. Entre nos loix somptuaires, pourquoi n'en avons-nous pas une, qui puisse attacher l'opprobre, dans les gens de qualité, à la dissipation de leurs biens héréditaires? Comme il l'est, par un heureux préjugé, à la lâcheté dans un combat, ou dans le ressentiment d'un outrage. Le prieur, paroissant après le départ dugentilhomme, me fit connoître aussitôt, par ses excuses, qu'il n'avoit pas eu la part que je supposois à cette visite. Il témoigna au contraire, tant de chagrin et d' impatience, que je le crus affligé de la nouvelle occasion que j'avois eue, d'observer le caractère du mari qu'il destinoit à sa nièce. Mais c'étoit pénétrer encore plus mal ses intentions. Il ne regrettoit que le tems qu'il avoit perdu, et que mon départ, pour lequel j'avois donné des ordres pressans, lui faisoit juger difficile à retrouver. Aussi tous les momens qui restoient furent-ils bien employés. Ses excuses, sur un contre-tems qu'il n'avoit pu prévoir, furent suivies d'une ouverture de coeur à laquelle je m'attendois beaucoup moins. Il me dit d'abord, en baissant la vue d'un air humilié, qu'il étoit pauvre, comme il n'avoit pas fait difficulté de me l'avouer la veille; obligé même de se recommander à mon souvenir, si dans la dépendance de mon père, ou dans la mienne, il y avoit quelque bénéfice qui valût mieux que le sien: mais sa nièce, reprit-il, en me regardant avec un sourire de complaisance, cette chère fille, pour laquelle j'avois eu la bonté de faire des voeux si tendres, étoit un riche parti. Il vouloit ne me rien déguiser; elle avoit deux cens quarante mille livres. Avec une fortune sirare en province, et les agrémens que tout le monde lui reconnoissoit, il avoit pensé qu'elle n'étoit pas faite pour un bourgeois du canton. Le gentilhomme, qui venoit de me quitter, et qui m'avoit sans doute informé de ses sentimens, lui offroit, avec sa main, les plus nobles titres du royaume... elle étoit sans inclination pour lui... à chacun de ces articles, la voix de m le prieur étoit devenue plus lente; il s'étoit même arrêté, sur-tout au dernier; il m'avoit regardé fixement, comme s'il eût désiré ma réponse, ou comme s'il l'eût cherchée dans mes yeux. Tout ce qui s'étoit passé, depuis le jour précédent, devoit peut-être me les faire ouvrir sur des préparations si claires. Cependant la conclusion étoit si loin de mes idées, que je prêtois l'oreille sans défiance, d'un air même assez distrait, et fâché que toutes ses ouvertures retardassent mon départ. Enfin, ne me voyant pas d'empressement à lui répondre, il acheva quoiqu'assez timidement. Quand sa nièce, me dit-il, auroit eu, pour M De , des sentimens qu'une fille si bien élevée ne pouvoit prendre, pour un homme qui n'avoit que la naissance en partage; elle n'en auroit pas moins senti, depuis qu'elle m'avoit vu, qu'il n'y avoit qu'un amanttel que moi, à qui elle put donner volontiers son coeur et son bien. Une déclaration si nette ne laissoit pas de porte aux évasions. Il falloit répondre; et je n'étois pas capable d'une réponse farouche ou désobligeante. On comprend que mes premiers termes se firent un peu chercher. Cependant, la fierté n'eut aucune part à mon embarras. Je n'ai jamais condamné l'ambition qui fait désirer, aux familles enrichies, de s'annoblir par de grandes alliances; ni l'estime des richesses, qui porte les nobles à réparer leur fortune par des alliances vulgaires. Les deux premiers avantages de la vie humaine étant l'opulence et la noblesse du sang, ils doivent chercher naturellement à s'unir; et je n'entends pas ce qu'on nomme disproportion dans un mariage, lorsque d' une part on y met un nom illustre qui l'élève, et de l'autre une grosse fortune, qui sert à le soutenir. L'exemple du gentilhomme, que j' avois encore devant les yeux, et mes réflexions sur son sort, me confirmoient dans cette manière de penser. Mais, grâces au ciel, je n'avois pas les mêmes voeux à former pour les richesses, que l'oncle et la nièce pour leur élévation. Avec la fortune, qui devoit tomber sur moi, dans l' ordre naturel, je pouvois, au contraire, me flatter de faire un jour comme mon père, celle dequelque jeune personne moins riche qu'aimable et qualifiée; ou si les dispositions dont je me défiois en faveur de ma belle-mère, rendoient ma situation moins aisée, l'état actuel de mes affaires et la certitude de mes seules espérances pourroient me faire prétendre à de plus riches partis que Mademoiselle De Créon. Dans mes principes, à la vérité, l'intérêt du coeur pouvoit aussi l'emporter quelquefois, comme les richesses, sur la considération de la naissance: mais j'étois fort éloigné de cette disposition, pour la nièce du prieur. Ses yeux durs, quoique de la plus belle forme et du plus beau noir du monde, n'avoient pas fondu les glaces du mien; et j'avoue que si j'avois été capable de m'oublier, ceux d'Angélique m'auroient pu mener bien plus loin. Ainsi, la tentation n'étoit pas dangereuse. Le bien de Mademoiselle Ce Créon ne suffisoit pas pour me faire passer sur sa naissance; ni ses charmes, du moins à mes yeux, pour me les fermer tout-à-la-fois sur sa naissance et sur la médiocrité de son bien. Cependant, sans examiner si l'intérêt n'avoit pas plus de part que l'estime, aux sentimens qu'on lui supposoit pour moi, je crus que cette déclaration, de la part d'une jeune fille, décente ou non dans la bouche de son oncle, méritoit ma plus vive reconnoissance, et j'enmesurai peu les expressions. Le prieur les prit dans le sens le plus flatteur pour sa nièce. D'un autre côté, notre entretien ayant commencé au haut des dégrés, où j'avois conduit le gentilhomme, nous l'avions continué en descendant, et je ne m'étois pas défié que Mademoiselle De Créon pût nous entendre. Elle s'étoit placée néanmoins, au-dessous de nous, dans un lieu si voisin, qu'elle n'y avoit pu perdre un mot de ma réponse. J' avois cessé de parler lorsqu'elle se fit appercevoir. Elle parut d'un air triomphant, mais sans me faire connoître qu'elle nous eût entendus. Elle m'attendoit, me dit-elle, pour le déjeuner. En vain m'excusai-je, sous des prétextes d'affaires, qui m'obligoient d'arriver le même jour à Paris; ses instances furent si pressantes, que je n'aurois pu les rejeter sans grossièreté. Je lui dois cette justice, que pendant une heure qu'elle eut l'adresse de me retenir à table, il ne lui échappa rien qui pût me faire juger qu'elle nous eût entendus, et qu'elle en prît droit de me croire d'autres sentimens pour elle que ceux de l'estime et de l'amitié. Elle se félicita beaucoup de l'heureux hasard qui lui procuroit ma connoissance; mais elle n'ajouta rien qui regardât l'avenir, et l'espoir d'une liaison plus étroite. Elle s'attendoit apparemment que cetteproposition lui viendroit de moi. Ensuite, ne me voyant pas répondre à son espérance, elle se souvenoit, me dit-elle, qu' elle avoit besoin de plusieurs choses à Paris; et dans sa confiance à ma politesse, elle ne faisoit pas difficulté de me charger de ses commissions. Je les acceptai de bonne grâce. Elle me les donna par écrit. Il fallut lui laisser mon adresse, qu'elle parut recevoir avidement, et dont elle considéra plusieurs fois le caractère. Je fais toutes ses observations pour un autre tems où les circonstances m'obligeront de les rappeler; car dans celles où j'étois, il ne me vint pas le moindre soupçon des vues qu'on formoit sur moi, et de l'usage qu'on devoit faire de tout ce qui pouvoit y servir. Si je ne pouvois douter que le prieur et sa nièce n'eussent pour moi quelqu'estime, et ne m'eussent accordé volontiers toutes sortes de préférences, je regardois leurs idées comme de simples désirs, qui ne pouvoient avoir plus de fondement dans leur imagination que dans la mienne. Après le déjeûner, l'oncle se leva sans affectation, et me laissa seul avec sa nièce. Je n'aurois pas eu besoin d'efforts, pour lier une conversation galante avec une jeune personne, à laquelle, au fond, je reconnoissois plusieurs qualités aimables: mais le coeur ne me disant rien pour elle, mon goût de morale fut le premier mouvementqui se fit sentir. Il me vint à l'esprit d'employer quelques momens pour approfondir, s'il étoit possible, d'où venoit à Mademoiselle De Créon ce désir passionné d'une alliance noble, qui lui faisoit mépriser celles de son ordre, et qui devoit être d'une force extrême, s'il étoit capable de l'aveugler sur tous les défauts de son gentilhomme. Je me figurois d'autant moins de difficulté à pénétrer dans son coeur, qu'ignorant les informations que j'avois reçues du bailli, elle ne pouvoit se défier de ma curiosité. En effet, elle y résista si peu, que semblant m'entendre au premier mot, lorsque j'eus commencé par louer la noblesse de ses inclinations, elle me dit, d'un air libre et satisfait, qu'elle se sentoit le coeur d'une reine, et qu'elle s'étoit toujours efforcée d'inspirer les mêmes sentimens à son oncle. Peut-être avoit-elle ses propres vues dans cet éloge de son coeur: mais je n'y considérai que le rapport qu'il avoit aux miennes. Avois-je raison, repris-je en applaudissant, pour l'encourager par un compliment flatteur, de souhaiter, hier au soir, le pouvoir suprême qui dispose des couronnes? Et n'étois-je pas inspiré du ciel, dans le charmant usage que j'en voulois faire? Mais ce qui m'étonne, ajoutai-je, c'est que le sort n'ait pas prévenu mes voeux, en vous faisant naître sur un trône, et qu' avec dessentimens si nobles, il ne vous ait pas donné le pouvoir et l'occasion de les exercer. Jamais la flatterie n'est excessive pour une ame vaine; elle se plairoit à l'opinion qu'on a d'elle, quand elle se connoîtroit assez pour juger moins favorablement d'elle-même. Celle de Mademoiselle De Créon se prit à cette trompeuse amorce. Peut-être se persuada-t-elle aussi, que la connoissance de ses aventures pouvoit augmenter l'impression de ses charmes. Après m'avoir regardé quelques momens; hélas! Me dit-elle, dois-je vous faire un récit, qui vous apprendra d'où vient l'élévation de mes sentimens, mais qui vous fera connoître aussi que j'ai fait l'essai de la douleur? Vous allez voir de quoi j'ai le coeur capable, quand il est animé par deux nobles passions, les seules que j'aie connues; l'honneur et l'amitié. J'entre dans ma vingt-deuxième année; à peine en avois-je douze, lorsque j'ai perdu mon père. Il étoit veuf depuis ma première enfance; et son indulgence, pour une fille unique, ne lui fit rien négliger pour sa fortune et la mienne. En mourant, il m'a laissée entre les mains de mon oncle, avec un bien considérable qui s'est fort accru depuis. Mais j'avois déja les sentimens formés, par des accidens ignorés de ma famille et du monde entier.Quelques bonnes qualités naturelles, avec un peu d'ouverture d'esprit, qu'on m'attribuoit dès l'âge de neuf ou dix ans, m'avoient attiré les caresses et l'amitié d'une femme de condition, voisine de la maison de mon père, que le désordre de ses affaires avoit obligée, après la mort d'un premier mari de même naissance, à s'engager dans un mariage d'intérêt. Un homme de rien l'avoit rendue riche, non-seulement par la jouissance actuelle d'une fortune considérable qu'il devoit à ses intrigues, mais par de grands avantages qu'il lui avoit assurés après lui. à la vérité, dans cette opulence même, elle gémissoit souvent de sa chûte, et j'étois la confidente ordinaire de ses peines. J'avois commencé, dès ce tems, à sentir la différence établie dans l'opinion des hommes, entre les degrés de la naissance. Deux ans presqu' entiers, pendant lesquels je continuai de vivre avec cette chère amie, me confirmèrent dans ces idées, et souvent je regrettois de n'être pas née dans une condition plus noble, comme elle s'affligeoit d'en être tombée. Une mort imprévue lui enleva son second mari. Peut-être avoit-elle négligé quelques formalités, dans les dispositions qu'il avoit faites en sa faveur. Les héritiers, gens d'un caractère fort vil, y trouvèrent des défauts, ou les firent naître.Elle se vit dépouillée, par une sentence, de tout le bien qu'elle avoit acquis, au prix d'un mortel chagrin et de l'amitié de tous ses proches. Il ne lui resta que de la honte et de la pauvreté. Tout ce qui lui appartenoit par le sang, poussa la rigueur jusqu'à refuser toute communication avec elle. Les secours étant encore plus éloignés, de la part des parens de son mari, elle tomba dans une misère qui l'auroit rendue digne de pitié, si le public en eût été mieux instruit. Mais la fierté de son coeur lui faisoit cacher sa malheureuse situation. J'en étois seule témoin, et désespérée de n'être capable de rien pour la soulager. Pendant quelques mois, elle ne vêcut que de ce que je pouvois lui fournir secrétement de la maison de mon père; car elle exigea que mes secours mêmes ne fussent pas connus de lui; et j'étois dans un embarras continuel, pour les détourner, sans autre confident que moi-même. Je compris alors, avec plus de force que jamais, la différence que j'avois déjà remarquée dans les ordres de la vie. Un mépris, dont les témoignages ne cessoient pas, du côté de ceux qui reprochoient à ma chère amie de s'être déshonorée par son mariage; la raillerie de ceux mêmes, au rang desquels elle s'étoit ravallée, qui, pour justifier leur vile conduite, l'accusoientd' avoir sacrifié l'honneur aux richesses; les reproches de son propre coeur qui la tourmentoient sans cesse, et qui pénétroient le mien: cette différence, disois-je, n'est donc pas une chimère de l'imagination, puisqu'elle est si vivement sentie, et par ceux qui possèdent l'avantage de la naissance, et par leurs inférieurs qui l'envient peut-être, mais qui le respectent, et par ceux qui l'ayant perdu, regrettent si vivement leur disgrâce. Un jour que j'étois remplie de cette réflexion, il m'en vint une autre, dont je me hâtai de faire part à mon amie. Si votre chagrin, lui dis-je, vient d'avoir perdu la considération et les droits de votre naissance, il me semble que cette infortune n'est pas impossible à réparer. Vous êtes encore assez jeune pour vous engager dans un troisième mariage; et cette province n'a-t-elle pas quantité de gentilshommes, entre lesquels vous pourriez trouver un nouveau mari? Quelle apparence? Me dit-elle; lorsque je suis sans un sou, et que je ne dois la vie qu'à vos généreux secours. Je ne pus répondre à cette objection: mais ne m'attachant pas moins à ma première idée, je voulus savoir, de mon amie, que ses souffrances me rendoient plus chère que moi-même, ce qui pouvoit suffire à-peu-près pour lui faire prendre l'espérance que sa pauvretél' obligeoit de rejeter. Elle me dit, qu'à la vérité, connoissant plusieurs gentilshommes fort pauvres, elle pourroit se flatter qu'avec une somme médiocre, telle, par exemple, que deux ou trois mille écus, il s'en trouveroit quelqu'un qui ne feroit pas difficulté d'accepter sa main; et se livrant elle-même à son imagination, elle regretta douloureusement de ne voir aucun jour à cette ressource. Je n'ajoutai rien: mais deux jours après, elle fut surprise de me voir entrer chez elle avec un sac de louis d'or, que j'avois une peine à porter sous ma robe, et qui n'en contenoit pas moins de cinq cens. Je ne me hâtai pas de lui dire, qu'ayant saisi les clés de mon père, j'avois fait ce vol sans qu'il s'en fût encore apperçu; et dans la joie de mon coeur, étallant cette abondance d'espèces, je me mis à les compter. Mon amie, loin de pénétrer mes intentions, me demanda froidement d'où venoit cet or, et comment il se trouvoit dans mes mains. Il est à vous, répondis-je, et votre mariage ne sera plus impossible. Elle voulut être mieux informée. Mon aveu faillit de la faire tomber sans connoissance à mes pieds. Qu'avez-vous fait? S'écria-t-elle. Quelle affreuse idée! à quoi n'avez-vous pas craint de m'exposer? Et sans vouloir écouter mes explications, elle exigea, sur le champ, que mon or fût éloigné de ses yeux.Tandis que je le faisois rentrer dans le sac, confuse de ses reproches et de ses plaintes; elle me dit plus tranquillement: ma fille, apprenez que tout l'or du monde ne vaut pas l'honneur, et qu'après la malheureuse expérience que j'ai faite, la vie même ne me rendroit plus capable d'une bassesse. En vain m'efforçai-je de justifier mon entreprise. Il fallut retourner sur mes pas, chargée encore une fois de mon sac. Au premier moment, la colère et le langage de mon amie furent de vraies énigmes pour moi. Je me demandai d'où venoit cette délicatesse, et ce qu'elle avoit à craindre, lorsque non-seulement mon père ignoroit le vol, mais que s'il l'eût découvert, il n'auroit pu faire tomber ses plaintes et son ressentiment que sur moi. Les louis n'eurent pas plutôt repris leur place, qu'étant retournée chez elle, je lui témoignai autant d'étonnement de ses reproches que de son refus. Sa réponse me toucha trop vivement, pour n'être pas demeurée dans ma mémoire. J'admire votre amitié, me dit-elle; mais n'attendez pas d'éloges pour une action dont je souhaiterois, au contraire, de pouvoir vous faire sentir toute l'imprudence et la bassesse. Premierement, le crime est égal dans celle qui le commet ou qui l'approuve: et quand votre qualité de fille unique pourroit vous le faire pardonner,la principale infamie, comme la punition, n'en seroit que plus inévitable pour moi, qu'on accuseroit de vous l'avoir conseillé. Supposerez-vous qu'il pût demeurer caché? Nous voilà donc à couvert du châtiment: mais le serois-je, ma fille, de la honte et du remord, après une lâcheté que je me reprocherois toute ma vie? Moi! J'achéterois la fortune aux dépens d'autrui? Et par la plus indigne de toutes les voies, qui est celle du larcin? Mon coeur seroit mon bourreau si je parvenois à tromper la justice humaine; il forceroit cette main qui m'auroit rendue coupable, à me punir elle-même par quelque extrémité violente. Hélas! Depuis deux ans et demi que vous me connoissez, vous m'avez vue gémir d'une simple tache que l'infortune m'a fait faire à mon honneur: si j'étois capable de le perdre par un crime, comptez que je ne lui survivrois pas un instant. Ce discours, dans la bouche d'une femme à laquelle je connoissois autant de lumières que d'affection pour moi, me frappa d'abord jusqu'à m'ôter le pouvoir de répliquer. Ensuite, je ne fus pas plutôt seule, qu'il me jeta dans une méditation fort profonde pour mon âge. Je passai sur le reproche d'imprudence; car je n'ignorois pas que le vol étoit un crime: et n'ayant jugé le mien excusable que par mes intentions, ouparce qu'il regardoit mon père, je compris facilement qu'une étrangère, soupçonnée de me l'avoir conseillé pour en recueillir le fruit, auroit eu des suites fâcheuses à redouter. Mais le terme de bassesse me causoit un extrême embarras, comme ceux d' infamie et de lâcheté. L'idée m'en étoit nouvelle. Mon coeur l'approuvoit par un sentiment confus d'honneur et de noblesse, que les explications de mon amie avoient eu la force d'y exciter: mais les principes n'en étoient pas encore développés dans ma raison. Il devoit être dans mon coeur, puisqu'il s'y faisoit entendre; il y devoit être auparavant, puisque le son de quelques paroles n'avoit pu l'y faire entrer tout d'un coup, et que sans doute elles n'avoient fait que l'y réveiller: pourquoi donc ne s'y étoit-il pas manifesté plutôt? Je cherchai long-tems à quoi je devois attribuer un assoupissement si réel. Je crus l'avoir découvert. C'est apparemment, me dis-je, à ce défaut de naissance, dont j'ai fait plus d'une fois des plaintes; et ces plaintes mêmes, qui n'ont pu venir que du même sentiment, m'annonçoient peut-être son réveil. Cependant, un peu de réflexion me fit changer de pensée. Est-il croyable, continuai-je, que le seul avantage de la naissance puisse mettre une distinction de cettenature entre les hommes? Non; ils sont tous sortis d'une tige commune; ils en descendent par les mêmes voies, dont ils tirent le même sang, les mêmes organes et les mêmes facultés, avec les seules différences que la variété des causes accidentelles peut y faire supposer. Ce qu'on nomme avantage de la naissance, n'est en soi qu'une distinction purement extérieure. Quel est donc cet étrange mystère? Ah! Je le devine enfin, et je ne crains plus de m'y tromper. Ce qui lie, ce qui tient captifs et comme endormis dans le coeur des hommes, les sentimens naturels de noblesse et d'honneur, c'est le défaut d'éducation; et le défaut de naissance entraîne ordinairement celui de l'éducation. L'opulence même n'y remédie pas toujours: car, sans chercher des exemples hors de moi, en suis-je mieux élevée, pour être fille d'un père qui jouit d'une fortune abondante? Les leçons de musique et de danse ne m'ont pas manqué: mais a-t-on pensé à me former l'esprit et le coeur, par des instructions plus utiles? De combien d'heureux et de nobles fruits, ne vois-je pas que cette omission m'a privée? Les chers auteurs de ma vie ont ignoré constamment ce qu'on ne leur a pas appris, à la source de leur propre existence; ou compté pour rien de procurer à leur fille des avantages dont ils n'ont pas senti le prix, parce qu'ils ne les avoient pas reçus eux-mêmes: et c'est ainsi que les meilleures dispositions de la nature demeurent comme étouffées par la pesanteur d'esprit et l'ignorance, qui deviennent héréditaires dans une suite de viles et languissantes générations. Au contraire, dans une famille un peu relevée, on trouve, en naissant, un goût et des principes d'honneur établis. Ce sont les premières idées qu'on reçoit; et les premières sont toujours les plus puissantes. D'ailleurs elles sont bientôt développées, étendues et fortifiées, par une instruction régulière, qui les fait tourner en habitude; avec ce précieux avantage, que les exemples et les modèles, si nécessaires pour le soutien des préceptes, étant pris souvent dans la même race, l'impression en est plus profonde, sur un jeune cerveau qu'on peut supposer de même trempe, et la force plus active dans les canaux du même sang. Il doit être impossible, ajoutois-je, pour ceux qui joignent le bonheur de la naissance au bienfait de l'éducation, de n'être pas aussi nobles dans leurs sentimens que dans leurs idées; ou s'il se trouve des ames si basses, que ce double avantage ne puisse les annoblir, elles doivent passer pour une espèce de monstres, dans la composition desquels toutes les loix de la nature et de la raison sont anéanties.Vous sentez, monsieur, qu'après ces réflexions mon ardeur devint fort vive, pour acquérir, par mes propres soins, ce que mon père avoit laissé manquer à mon éducation. L' entretien de mon amie étoit une source toujours ouverte, dans laquelle je puisois familièrement tous les fruits de son expérience et les trésors de son propre coeur. Mais, par son conseil, j'y joignis une suite de lectures, dont elle me traça l'ordre, et j'en éprouvai bientôt d'heureux effets. Les livres, auxquels je m'attachai, furent ceux qui peignent les hommes non tels qu'ils sont, c'est-à-dire, plein de bassesses et d' erreurs, mais tels qu'ils devroient être tous, et qu'ils pourroient être, s'ils prêtoient l'oreille aux vraies inspirations de la nature; ou plutôt, si l'obstacle que j'avois reconnu, et que je cherchois à vaincre, ne les rendoit pas sourds à cette voix. Je n'ai pas cessé depuis de l'entendre, de la consulter, de respecter ses décisions, soit dans les mouvemens de mon coeur, qui s'est affranchi par degrés de toutes ses chaînes, soit dans mes lectures, soit dans les sages interprétations de mon amie. Malheureusement cette chère source de mes sentimens et de mes lumières s'est fermée trop tôt pour moi. Ici, Mademoiselle De Créon jeta les yeux autour d'elle, pour s'assurer qu'elle ne pouvoitêtre écoutée. Avec tout autre que vous, reprit-elle, je finirois une confidence, dont le reste ne seroit peut-être pas sans danger. Mais j'ouvre mon coeur au plus généreux des hommes; et loin d'y sentir de la défiance, j'embrasse ardemment une occasion que je n'ai jamais eue, de le soulager d'un fardeau qu'il porte depuis long-tems. Vous allez entendre ce que j'ai tenu caché à mon père même, et ce que je n'ai jamais été tentée de révéler qu'à vous. L'indigence où je vous ai représenté mon amie, s'étendoit beaucoup plus loin que je ne l'avois conçu. Je croyois pourvoir à tous ses besoins, par les secours que je lui portois journellement; et mon seul chagrin étoit de la trouver opposée au dessein que j'avois eu mille fois, de faire connoître sa situation à mon père, dans l'espérance d'obtenir de sa tendresse pour moi, des libéralités abondantes pour une femme que j'aimois uniquement. Elle avoit non-seulement rejeté cette proposition, mais exigé de moi un serment formel de garder le secret de sa misère entre nous; et je ne me consolois de la violence qu'elle faisoit à mon amitié, que par la résolution où j'étois de partager quelque jour les douceurs de mon sort avec elle. J'ignorois, et ma jeunesse ne me permetoit pas d'observer que d'autres nécessités l'obligeoient de vendre successivementce qui lui étoit resté d'habits et de meubles. Elle avoit à payer le petit appartement qu'elle occupoit, les services domestiques qu'elle recevoit de quelques pauvres voisins, et divers emprunts forcés, qu'elle me déguisoit à moi-même. Un ancien commis de son second mari, demeuré plus riche qu'elle après la mort de son maître, étoit l'homme entre les mains duquel les restes de son bien passoient à vil prix, et qui, par degrés, achevoit ainsi de consommer sa ruine. Mais ce n'étoit qu'un abus commun de l'infortune d'autrui; et ce malheureux étoit capable d'un crime beaucoup plus noir. Les apparences d'attachement qu'il conservoit pour son ancienne maîtresse, couvroient une indigne passion qu'il n'avoit jamais eu la hardiesse de faire connoître, mais qui se fortifioit par l'espérance à mesure qu'il voyoit croître l'embarras de mon amie, et sa misère augmenter. Un jour qu'il jugea ses besoins plus pressans, il se rendit chez elle avec une bourse remplie d'or. Les voies de l'insinuation qu'il tenta d'abord, ne lui promettant aucun succès, il en prit d'assez claires pour se faire entendre. J'ai su d'elle-même, que fermant l'oreille aux déclarations les plus ouvertes, non-seulement elle avoit feint de n'y rien comprendre, mais que pour se dispenser d'un fâcheux éclat, elle avoit fait ou dit mille chosesqu'elle croyoit capables d'éteindre les désirs d'un homme d'honneur; efforts inutiles sur un coeur qui ne le connoissoit pas. Le prix de sa complaisance lui fut proposé si brutalement, qu' elle se vit forcée de prendre le ton d'une maîtresse outragée; et l'indigne amant, furieux de son humiliation ou de son amour, entreprit d' obtenir, par la violence, une victoire, dont son aventure même le faisoit désespérer par d'autres voies. Le hazard, ou quelque génie, protecteur de la vertu, m'amena, dans cet instant, à la porte de ma chère amie, qui m'en laissoit toujours une clé. Je crus entendre du bruit. J'ouvris doucement. Ses cris, à demi étouffés par son saisissement, et par d'odieuses lèvres, qui pressoient les siennes, me firent comprendre une partie de la vérité. Mes yeux m'en apprirent encore plus. Malheureusement pour l'infame commis, j'avois lu depuis deux jours dans l'ordre de mes études, l'aventure de Lucrèce et celle de Virginie. Tout le feu de l'honneur héroïque enflamma mon sang. Je crus devoir à ma chère amie ce qu' elle auroit fait pour elle-même. Un couteau de table, qui se présenta dans l'anti-chambre, devint un poignard pour moi. J'entrai, de l'air et du pas d'une romaine. Mon amie, qui m'apperçut, ou qui m'entendit, s'écria douloureusement: ô ma fille! Mon courage futredoublé par cette invocation: et m'élançant sur le traître, qui, dans son brutal emportement ne voyoit et n'entendoit rien, je lui plongeai, je lui enfonçai mon poignard entre deux côtes. Le coup fut si ferme et si profond, que presqu'aussitôt ses forces l'abandonnèrent, avec un fleuve de sang; tandis que ma chère amie, capable encore de sacrifier le plaisir de la vengeance aux sentimens du christianisme, l'exhortoit à mériter le pardon du ciel par son repentir. En me faisant ce récit, avec beaucoup de chaleur, Mademoiselle De Créon avoit étendu le bras et serré le poing, pour m' exprimer l'action d'une main fort blanche et fort tendre, que je n'aurois jamais soupçonnée d'un pareil office. Cependant mes yeux, qui se levèrent en même-tems sur les siens, m'y firent trouver l'air de férocité qui convenoit à son rôle. Je jugeai, par le regard dont le mouvement de son bras fut accompagné, qu'elle frémissoit moins de son souvenir, que moi de cette étrange peinture. Elle reprit. Le transport qui m'avoit soutenue dans ma sanglante opération, ne fut pas plutôt calmé par le succès, que les forces me manquèrent aussi. Je fus saisie d'une sueur froide et d'un tremblement qui m'obligèrent de recourir au premier fauteuil, où mes esprits achevèrentde m'abandonner. Ainsi je ne fus témoin ni du dernier soupir de l'infame, ni des peines que dut coûter à mon amie le soin d'arrêter les flots de son sang, dont elle craignoit que le moindre indice ne pût nous trahir. Cette attention lui parut si pressante, qu'après m'avoir secourue, elle m'avoua qu'elle en avoit fait son premier objet, et que dans ses mortelles alarmes pour notre intérêt commun, elle m'avoit laissée un quart-d' heure entier sans secours. Ensuite, lorsqu'elle eut satisfait sa reconnoissance et son amitié par de vifs empressemens autour de moi, elle se sentit si foible de fatigue et de terreur, que s'évanouissant à son tour, elle me jeta dans le même embarras pour la secourir. Cette incomparable amie fut bientôt soulagée par mon zèle. Mais ce fut pour retomber dans ses premières frayeurs, à la vue du cadavre, qu'elle n'avoit fait qu'envelopper dans les couvertures de son lit, et dont le sang, qui couloit encore, n'étoit pas loin de les pénétrer. Nos mains s'employèrent, avec une horrible répugnance, à bander la plaie de ce corps impur. Chaque mouvement, qui nous forçoit d'y toucher, faisoit dresser nos cheveux. Enfin, nous tînmes conseil sur notre lugubre situation. Avec si peu d'expérience du monde, je sentois que mon avis ne devoit pas être d'ungrand poids. Cependant, comme je ne voyois rien à me reprocher, et que l'horreur même du spectacle que j'avois devant les yeux, ne m'ôtoit pas la satisfaction d'avoir exercé des sentimens, dont mon coeur s'applaudissoit, je proposai d'informer volontairement la justice d'une action pour laquelle je ne croyois mériter que des éloges. Mon amie, que la prudence rendoit plus timide, me fit comprendre qu'indépendamment de la difficulté de prouver notre innocence, il étoit cruel pour d'honnêtes femmes, de donner une scène de cette nature au public, et qu'avant cette dernière ressource, il falloit tenter d'ensévelir toutes les traces de notre aventure. Elle se promit qu'en obtenant de mon père la permission qu'il m'avoit accordée plusieurs fois de passer la nuit chez elle, je pourrois l'aider, dans l'obscurité, à se délivrer du corps, dont la pesanteur ne sembloit pas excessive pour nos forces. Je me conformai sans résistance à toutes ses vues, et sa résolution fut la mienne. Mais elle ne me trouva pas la même docilité sur un autre point. Dans nos mélancoliques réflexions sur le fond de l'aventure, elle me demanda, quoique sans reproche pour un service dont elle ne relevoit que trop le prix, si je n'aurois pas pu me dispenser d'en venird'abord aux voies sanglantes, dans l'espoir que ma seule présence eût suffi pour contenir le coupable? Je ne pus supporter cette espèce de regret, qui sembloit m'accuser de précipitation. Le contenir? Répondis-je avec une vive chaleur. Eh! Qui nous eût garanti son châtiment? En un mot, je prétendis qu'un crime si noir n'ayant pas dû demeurer sans punition, je n'avois pû le punir trop vîte; et dans ce renouvellement d'indignation, j'aurois été capable de tuer vingt hommes, sur le seul soupçon du même attentat. Telle étoit déjà l'élévation de mes sentimens. Les regards de Mademoiselle De Créon semblèrent ici me demander des applaudissemens, que je n'eus pas la complaisance de leur accorder. La violence et l'emportement m'ont toujours déplu dans une femme: combien plus le meurtre et le goût du sang? Autant que mon coeur est attendri par les pleurs de la beauté malheureuse, et par les gémissemens de l'innocence affligée, autant suis-je révolté par la rudesse de l'air et par la dureté du langage, dans un sexe fait pour plaire, c'est-à-dire, pour intéresser délicieusement le coeur et les yeux. Si de malheureuses circonstances forcent une femme à la cruauté, loin d'en faire gloire, je veux qu'elle en gémisse la première, et qu'elle se croie plus à plaindre, que ceux qu'elle perce de ses coups. Cependant,m' étant bien gardé de communiquer cette réflexion à la belle nièce, mon silence, qu'elle prit sans doute pour un excès d'admiration, lui fit continuer son récit. Je revins le soir avec la permission de mon père, et toute la résolution dont j'avois besoin dans l'odieux ministère que j'avois promis. Notre première occupation fut de faire l'essai de nos forces pour le transport du cadavre, et de le mettre dans un état qui pût nous rendre l' entreprise plus aisée. La bourse, dont le poids se fit sentir, et qui contenoit plus de cent louis, étoit une partie du fardeau qui pouvoit être diminuée. Je le fis remarquer à mon amie, dans l'idée que cette attention lui échappoit, et qu'avec tant de besoin, elle avoit de justes droits sur une somme qu'on avoit employée contre sa vertu. Mais sa réponse m'ôta l'envie d'insister. Périsse l'or, me dit-elle, avec le malheureux qui m'a crue capable de mettre l'honneur à prix. Elle évita même d'y toucher. En remuant les habits du mort, je sentis quelques papiers dans ses poches, et la curiosité me les fit ouvrir. Il s'en trouvoit un de la main de mon amie; c'étoit un billet de cent écus, qu'elle avoit empruntés de ce misérable, et dont il ne lui restoit que la valeur en meubles et en bijoux; cette fois, je me crus bien fondée à lui proposer de retenirdu moins ce billet. Mon conseil ne fut pas mieux reçu. Une promesse de ma main! Me dit-elle; pour une somme que je dois et que j'ai touchée! Oh! Jamais, jamais. Elle m'obligea de remettre le billet dans la poche du mort: et lorsque je lui représentai qu'il pouvoit se perdre; peu m'importe, ajouta-t-elle, la somme n'en retourneroit pas moins aux héritiers. Vers minuit, le silence et les ténèbres semblant nous promettre de la sureté dans les rues, nous eûmes le courage et la force de sortir chargées. à la vérité, tous les pas de notre marche furent chancelans. La lumière d'une étoile, notre ombre, notre propre souffle, mais sur-tout le bruit de notre marche, nous causoient une mortelle agitation. Nous parvînmes néanmoins à la rue voisine. Le dessein de mon amie étoit d'avancer beaucoup plus loin, et jusqu'au faubourg, s'il étoit possible. Quelque mouvement qui se fit entendre devant nous, grossi, sans doute, par notre frayeur, nous en ôta l'espérance. L'horrible fardeau fut déposé dans le lieu même où cette alarme nous arrêtoit. Mon amie, toujours prudente, fut d'avis de prendre nos mules dans nos mains, pour retourner sur nos traces, sans aucune sorte de bruit qui pût être remarqué de ceux qui nous avoient peut-être entendues passer. Nous filâmes, chacun de soncôté, le long des maisons, où l'obscurité nous parut la plus profonde. Enfin, tremblantes de fatigue et d'inquiétude, mais réellement délivrées du danger, nous rentrâmes avec un transport de joie dans l'appartement de mon amie. La situation où le corps fut trouvé le jour suivant, la blessure, l'argent, les papiers, tout sembla prouver un assassinat médité, qui passa pour le monstrueux effet de quelque haine ou de quelque vengeance ignorée. Les soupçons n'ayant pu tomber sur nous, notre secret nous coûta d'autant moins à garder, que dans nos entretiens mêmes, l'horreur d'un si tragique accident nous en faisoit éloigner le souvenir. Mais le seul courage ne suffit pas pour soutenir une femme contre la foiblesse naturelle de son sexe. Mon humeur et ma santé, dans une si grande jeunesse, se ressentirent des violentes agitations d'un seul jour: et mon père ne fut pas long-tems à le remarquer. Il n'avoit rien de si cher que moi. Mes visites, plus fréquentes que jamais chez ma tendre amie, commencèrent à lui déplaire. Un jour, que ma pâleur l'avoit alarmé, il prit le parti de me les interdire. Je ne pus le fléchir par mes instances ni par mes larmes: mais cette contrainte qu'il faisoit à ma plus vive inclination, me fit naître un dessein qui me réussit plus heureusement, et dont le succès mefit vivement regretter de ne l'avoir pas conçu plutôt. Combien de souffrances épargnées pour ma malheureuse amie! Et quel surcroit de satisfaction pour moi-même! Sans compter que vraisemblablement il nous eût garanties du désastre auquel nous avions eu la même part. Je proposai à mon père de lui offrir sa maison, c'est-à-dire un logement et sa table. Il y consentit; non-seulement par complaisance pour moi; mais par considération pour une femme dont le mérite n'étoit pas moins connu que la naissance, et qu'il avoit toujours respectée. J'étois au comble de mes désirs. Mon père ne m'avoit pas fait d'objections, parce qu'il ne doutoit pas que ma demande ne fût concertée avec mon amie; et ce n'étoit pas d'elle que je craignois des obstacles. L'impatience de mes sentimens me fit partir aussitôt pour l'informer d'une résolution à laquelle je croyois déjà la voir aussi sensible que moi. J'abrégeai mes expressions, pour les rendre aussi vives que ma joie. Je la serrai dans mes bras en les prononçant. Ma surprise fut extrême de les voir reçues avec froideur. Elle me rendit mes embrassemens, pour me témoigner, dit-elle, combien elle étoit touchée de mon amitié, et de la générosité de mon père: mais je ne considérois pas qu'elle n'avoit que trente-cinqans, lui cinquante: et quelle espérance de vivre sous le même toît, sans donner prise à la malignité du public? Sa censure est respectable, ma fille, jusques dans ses erreurs et ses injustices! D'ailleurs à quel titre serois-je reçue dans une famille, où je ne suis proprement connue que de vous? Si c'est à titre de pauvre, le bienfait est trop humiliant pour ma fierté. Je ne rougis pas, ajouta-t-elle, des secours que je reçois de vous tous les jours, parce que c'est à votre amitié que je les dois, malgré mes importunes leçons, qui vous font payer la mienne assez cher: mais les faveurs de cette nature, je ne les accepte que de Dieu, l'auteur de mon être, ou du roi mon souverain, ou d'une tendre et fidelle amie, à laquelle j'appartiens uniquement après eux. Toutes mes instances n'ayant pu la faire changer d' idées, et ses loix d'honneur lui faisant prétendre aussi que l'obéissance d'une fille de douze ans devoit être aveugle pour les volontés d'un père, il fallut renoncer à se voir, jusqu'au rétablissement de ma santé, et chercher des voies secrètes pour continuer de la servir. Peu de tems après, l'observation de mon père fut justifiée par une maladie violente dont je fus saisie, et qui me mit tout d'un coup au bord du tombeau. Il se hâta d'en faire avertir machère amie, dont il ne doutoit pas que la présence et les soins n'eussent plus d'effet sur moi que tous les remèdes. Sa tendresse, alors fut seule écoutée. Elle vint; elle se fixa près de mon lit. Nuit et jour, son empressement fut continuel autour de moi: et dans ma langueur, je me réjouissois de devoir, au mortel danger dont j'étois menacée, une satisfaction qu'elle m'avoit refusée pour elle-même. Mais affreuse trahison du sort, et cruelle récompense d'une si vertueuse amitié! Mon mal étoit d'une qualité maligne: j'en fus délivrée par le zèle infatigable de ma tendre amie; et le poison sorti de mon sein passa dans le sien pour l'étouffer quatre jours après. Sa mort me fut déguisée avec tant d'adresse, que cette connoissance ne m'étant venue qu'après ma guérison, je trouvai la force de soutenir une perte à laquelle j'aurois infailliblement succombé dans ma maladie. Cependant, qu'il m'en coûta, pour me familiariser avec la privation d'une compagne si chère! Perdre son unique amie, on conçoit que pour les coeurs sensibles, c'est un des plus grands revers de la vie humaine: mais je ne prenois pas ce malheur avec la foiblesse commune à mon sexe; et ma disgrâce ne fut pas célébrée par des larmes. J'y considérois la ruine d' une charmante éducation,dont je commençois à recueillir les fruits; peut-être celle de mes sentimens et de mes lumières, qui m'avoient paru croître de jour en jour; celle de mes espérances pour un établissement supérieur, dont ma chère amie m'avoit inspiré le goût; celle enfin d'une considération, que son estime et ses préférences m'avoient déjà fait obtenir, dans l'état même dont je brûlois de sortir. Quelles pertes! Et sans espoir de les réparer. La lecture devint ma seule ressource. J'en avois un plan tracé de la main de mon amie; et tous les momens du jour furent donnés à le suivre. Hélas! Cette instruction muette, qui m'a tenu lieu des siennes, n'en peut avoir été qu'un supplément imparfait, et bien éloigné d'avoir eu la même force. La mort de mon père survenue deux mois après, interrompit mes idées, mais ne changea rien à mes inclinations. Il chargea mon oncle de la conduite de ma jeunesse et de l'administration de mon bien. J'apportai dans ce village un coeur noble, dont la solitude et la simplicité d'une vie champêtre, n'ont pu ravaller, ni refroidir un moment les goûts. La première confidence que je fis à mon oncle, regarda mon établissement, sur lequel j'avois observé plusieurs fois qu'il cherchoit à pressentir mes inclinations. Je lui déclarai que ma résolution étoit de prendreun mari d'une naissance supérieure à la mienne; et que si l'occasion ne s'en offroit pas, je me condamnois volontairement à la retraite du cloître. Il me vit si ferme dans cette idée, que ayant succédé à toute la tendresse de mon père, il ne pensa plus qu'à l'augmentation de ma fortune, comme la seule voie qui pût me conduire à l'élévation que je désirois; et le succès de son zèle, depuis neuf ou dix ans, me rend en effet un des plus riches partis du canton. Je n'ai pas cessé, dans l'intervalle, de cultiver d'autres biens, pour lesquels ma passion n'a fait aussi qu'augmenter. Elle s'est nourrie par mes lectures; elle s'est fortifiée par mes réflexions. Dois-je le dire? Je me sens l'ame aussi grande que si j'étois descendue d'une longue suite de rois. Dans ces sentimens, conclut Mademoiselle De Créon, d' un air qu'elle s'efforça de rendre aussi noble que son langage, j'ai dû rejeter toutes les ouvertures, qui ne m'auroient apporté qu'un surcroît de richesses vulgaires; biens méprisables pour moi, s'ils ne sont accompagnés de ceux que j'estime uniquement. Je n'ai pas dû recevoir plus volontiers les propositions et les soins du gentilhomme que vous connoissez; lorsqu'il n'a que l'ombre de la noblesse à m' offrir, et que par le malheur de son éducation, je ne lui vois rien, dans lecoeur et dans l'esprit, qui réponde à sa naissance. Cependant, mon oncle qui brûle de me voir mariée, ne cesse depuis trois mois, de m'importuner en sa faveur. Il répond à mes objections que si le ciel bénit cette alliance, je serai libre d'en faire élever les fruits dans mes principes. Il me fait valoir l'honneur de relever un grand nom, qui tiendra de moi le nouveau lustre de la fortune et de la vertu. J'étois incertaine, il y a deux jours, ajouta-t-elle en me regardant d'un oeil plus timide: aujourd'hui, ce sacrifice m'est impossible. Elle s'arrêta. Son visage se couvrit d'une vive rougeur. Il m'étoit permis, après la déclaration de son oncle, d'expliquer en ma faveur une partie de cet embarras; mais ne cherchant point à plaire, et charmé qu'avec plus de respect que lui pour la bienséance, elle parût me laisser la liberté de ne rien entendre, j'en usai civilement, pour me réduire à de simples témoignages d'admiration, que je ne fis même tomber que sur la constance de ses études et sur la noblesse de ses sentimens. Elle ne répliqua point. Je feignis de ne pas remarquer son silence. Le prieur, qui jugea son absence assez longue, dans quelque vue qu'il l'eût ménagée, rentra d'un air gai; et je saisis cette occasion pour me disposer sérieusement à partir. Ce ne fut pas sans m'êtrebaissé jusqu'à la main de Mademoiselle De Créon, que je pris et que je baisai respectueusement; cette même main, qui savoit plonger, enfoncer si noblement un poignard! Je renouvelai mes promesses de zèle, pour ses petites commissions à Paris; j'assurai l'oncle de mes services; enfin je sortis légèrement, et je pris le plus court chemin vers ma chaise. Ma vîtesse à m'éloigner, faillit de me dérober la vue d'Angélique et de Lucas, qui m'attendoient dans la cour, pour me faire leurs adieux. Suivez-moi, leur dis-je en passant; et m'étant jeté dans ma voiture, j'y reçus leur compliment. Quelques regards d'Angélique me firent sentir encore une fois la différence de ses yeux et de ceux auxquels j'avois résisté plus heureusement.
LIVRE 4
Loin de regretter mes hôtes, et de m'accuser d'un départ trop brusque, à peine mes glaces furent levées, que je me soulageai par un grand soupir, comme si j'étois sorti d'une longue oppression, dont la fin rendoit ma respiration plus libre. Je croyois mes adieux faits pour long-tems à Mademoiselle De Créon; et ses sentimens, quels qu'ils fussent pour moi, ne lui donnant droit que sur ma reconnoissance, les petits services, que je lui avois promis, me sembloient propres à m'acquitter. Mes réflexions, d'ailleurs, furent modérées sur son caractère. Je rendois justice à sa beauté. J'admirois sincèrement le tour de son esprit, qui s'étoit porté, par la force de l'exemple, à l'imitation de sa noble amie, et que le souvenir d'un si bon modèle attachoit encore aux mêmes principes. J'avois trouvé de la force dans ses idées, de la justesse dans ses raisonnemens, et de l'élégance dans ses termes. Enfin, je reconnoissois beaucoup de mérite à Mademoiselle De Créon, et quoiqu' elle eût fait si peu d'impression sur mon coeur, je ne doutois pas qu'ellen' en pût faire une très-vive, sur des coeurs mieux disposés. Mais dans le tableau qu'elle m'avoit fait du sien, sur-tout lorsqu'ayant à redouter la censure d'une amie, dont elle connoissoit la délicatesse, elle ne pouvoit être trop attentive à ne pas s'écarter des principes, qui faisoient son admiration et son étude; j'étois vivement blessé de la voir capable de plusieurs idées grossières, dont il me sembloit que dans son récit même, elle ne s'étoit pas assez reproché la bassesse. Je pardonnois son larcin, parce qu'ayant précédé ce qu'elle nommoit le réveil de ses sentimens, il pouvoit passer pour un aveugle emportement d' amitié; et je n'étois pas plus difficile sur l'emploi trop précipité du poignard, que je mettois sur le compte d'une imprudente jeunesse, excitée par quelques notions mal conçues d'ordre et de justice. Mais la proposition de garder l'or du commis, et celle de supprimer le billet: oh! Mademoiselle De Créon, quel sentiment pour un coeur qui prétend à la noblesse? J'en étois si révolté, que, cherchant à l'expliquer, mes raisonnemens me firent conclure que la noblesse de Mademoiselle De Créon étoit moins dans le fond de son coeur, que dans son imagination; c' est-à-dire qu'ayant la tête remplie des exemples et des maximes de son amie, fortifiés parune lecture assidue de l'histoire romaine et des romans de La Calprenede, elle s'étoit accoutumée par degrés à voir tout sous un jour noble, quoique fort souvent elle fût ramenée, par la force du naturel, aux vulgaires sentimens de sa première éducation. N'avois-je pas remarqué que dans son récit elle avoit pesé, avec complaisance, sur tout ce qui présentoit une vaine apparence d'élévation d'esprit, comme ses réflexions sur la différence des états; ou de courage, comme la scène du meurtre et celle du transport nocturne d'un cadavre? Tandis qu'elle avoit passé légèrement sur la plus intéressante partie de son histoire, la mort d'une tendre et généreuse amie, qui s'étoit sacrifiée, m'avoit-elle dit elle-même, pour lui conserver la vie, et dont elle ne devoit jamais prononcer le nom, qu'avec des transports de reconnoissance et d'admiration: preuve assez sensible, que malgré les leçons de cette chère amie, et ses immenses lectures, elle n'avoit qu'une idée fausse ou superficielle de la vraie noblesse, qui consiste dans le discernement, le goût et l'exercice des choses nobles, non dans une vaine ostentation de principes et de sentimens. Ainsi je demeurai convaincu que Mademoiselle De Créon jouoit un rôle de théatre, qui faisoit plus d'honneur à ses talens qu'à son coeur; et supposant néanmoinsde la bonne foi dans son illusion même, je la comparois à ces grandes actrices, du genre noble, qui parviennent, à force d'étude et de répétitions, à se croire les déesses et les reines qu'elles représentent: caractère et dispositions romanesques, qui ne lui promettoient pas une vie tranquille, mais dont je ne me serois pas défié que je dusse ressentir les premiers effets. Toutes ces réflexions n'étoient pas propres à m'inspirer plus de penchant pour elle. Cependant elles m'occupèrent jusqu'au soir, qu'en passant à Dreux, la vue de divers objets, qui se présentèrent autour de ma chaise, me tenta vivement de descendre, pour approfondir les mouvemens qui frappoient mes yeux; car la moindre singularité m'attachoit. J' éprouvois, de plus en plus, que rien n'est indifférent pour un observateur attentif; et les plus simples rencontres ayant offert, à ma nouvelle philosophie, de riches occasions de s'exercer, j'étois persuadé, par tant d'exemples, qu'un inconnu, le premier passant, que j'aurois eu la curiosité d'arrêter, m'eût fourni quelque profond sujet de réflexions. Chacun n'a-t-il pas ses intérêts, ses passions, ses plaisirs ou ses embarras de fortune et de coeur? Dont l'aveu lui coûte d'autant moins, qu'il en a l'imagination plus remplie. J'avoue que dans ma course du jour, il n'étoit passé personne, surqui je n'eusse senti quelque désir de renouveler mes expériences. Mais il falloit que mon voyage eût un terme. D'ailleurs, outre les motifs qui me menoient à Paris, je pouvois m'attendre que cette grande ville ouvriroit un champ bien plus vaste à mes observations. Celles de ma route ne me paroissoient qu'un essai de mon nouveau goût, et les aventures, qui l'avoient fait naître, une préparation à des évènemens d'une autre importance. Quoique je n'eusse passé, dans la capitale, que le tems de mes études et de mes exercices, l'accès que j'y avois eu chez les amis de mon père, et mes propres liaisons, me laissoient des souvenirs sur lesquels j'établissois déja de fort grandes vues. à la vérité, mes plus étroites communications n'avoient été qu'avec de jeunes gens de mon âge; et l'idée que la jeunesse se forme d'une saison de la vie plus avancée, dont les graves apparences en imposent, auroit pu me faire craindre de trouver les gens d'un âge au-dessus du mien, trop défendus contre mes recherches, par l'usage du monde, et par quantité de rafinemens qui voilent le coeur: mais grâces à sept ou huit ans, que j'avois perdus dans ma province, j'étois à ce point où quelques années de plus n'ajoutent presque rien à la raison, et d'ailleurs naturellement peu capable d'être trompé par desombres. Mon âge étoit vingt-huit ans. En un mot je regardois Paris comme un centre, où tout le royaume aboutissoit par les lignes de l'ambition, de l'intérêt, de la sensualité, et des autres passions. J'y devois trouver pour mes éloges et pour ma censure, c'est-à-dire en vertus comme en vices, une moisson toujours abondante. Ce fut en recevant mes ordres pour courir toute la nuit, que mes gens, frappés peut-être de cet air d'impatience, m'apprirent la ruse du prieur, la part qu'ils y avoient prise, et le désir même que l'oncle et la nièce auroient eu de m'arrêter plus long-tems, si l'invention ne leur eût manqué pour un nouvel artifice. Mais en me faisant ces deux aveux, ils se gardèrent bien d'ajouter que l'oncle, pendant qu'il m'avoit laissé seul avec sa nièce, s'étoit lié fort étroitement avec eux, et les avoit engagés, par de grandes espérances, à l'informer désormais de toutes mes actions. Ainsi je fus long-tems observé par ces deux hommes, qui, s'étant laissés remplir des chimères du prieur, ne m'apportèrent pour excuse de leur trahison, qu'une aveugle passion de contribuer à ma fortune. Mes vues d'établissement étoient si peu décidées, qu'en arrivant à Paris, je ne pensai pas à régler mon train, et je pris, pour logement,le premier hôtel meublé. Les amis de mon père étoient le conseil, dont je lui avois promis de faire dépendre mes plus importantes résolutions: mais je prévoyois aussi que le nouveau goût qui me dominoit, et qui me sembloit assez sérieux pour faire l' occupation, comme l'amusement de ma vie, auroit beaucoup de part à mon choix; et je ne voulois pas commencer par m'imposer des liens, gênans du moins pour ma liberté. La prudence humaine juge fort bien du présent et du passé, mais elle est toujours hors de sa sphère, lorsqu'elle prétend embrasser l'avenir. Je souhaitois d'être libre; et la voie, que je prenois volontairement, m'alloit conduire au plus bizarre esclavage. Ma première chaîne, et la plus légère, fut un de ces incidens dont on ne peut se prendre à personne, et contre lesquels il n'y a de ressource que dans la patience. Le jour même de mon arrivée, m'étant mis au lit, pour me rétablir d'un peu de fatigue, que je ne pouvois attribuer qu'à ma course, j'y fus saisi d'une fièvre si violente, qu'elle m'y retint vingt-quatre heures, sans la moindre diminution. à mon âge, il me parut surprenant que la veille d'une seule nuit eût été capable d'altérer le fond de ma santé. Je fis demander si l'air étoit sain, dans l' appartement que j'occupois; ou si, dans l'hôtelil n'y avoit pas quelque malade, dont le voisinage fût contagieux pour moi. On me répondit que tout le monde s'y portoit bien, et qu'il n'y avoit actuellement d'étrangers, qu'un marchand du Havre, arrivé depuis huit jours avec sa nièce. La fièvre m'ayant repris le jour suivant, j'abandonnai aux médecins, les raisonnemens sur la cause du mal, et je me fiai de ma guérison à leurs remèdes. J'en fus quitte pour quelques autres accès, qui m'affoiblirent beaucoup, mais qui ne refroidirent pas ma passion pour les recherches morales. Dans une situation, qui n'étoit pas sans danger, j'étois moins occupé de ma maladie, que du souvenir de mon voyage, et de celui de mes réflexions sur l'histoire de cinq ou six jours. Elles me plaisoient, elles m'attachoient autant que dans leur naissance. J'y revenois sans cesse, et je me les retraçois sous toutes sortes de formes. Après les avoir comme épuisées, et faute d'objets pour en faire de nouvelles, mon attention tomba d'elle-même sur mon médecin. Pendant qu'il étudioit ma fièvre, j'observois ses mouvemens, ses discours, et sa contenance. J'entrepris de découvrir les secrets de son coeur, ou ceux de son art. Il étoit homme de beaucoup d'esprit. Ma constance à le suivre des yeux, l'airde méditation qu'il voyoit dans mes regards, mes questions fines et sensées, quoiqu'étrangères à ma situation, lui causèrent, non-seulement beaucoup de surprise, mais quelqu'embarras. Il me regarda fixement à son tour. Je crus le voir incertain. Il consultoit un instant mon pouls. Il me portoit la main sur le front. Ses réponses étoient vagues; ou, feignant de ne m'avoir pas entendu, il me supplioit de m'agiter moins, et de me reposer sur son zèle. Je craignis enfin que l'usage du monde, et la pénétration que je lui avois reconnue, ne lui donnassent quelque défiance de ma curiosité: elle ne fut pas poussée plus loin, et mon silence le rendit tranquille. Mais après ma guérison, lorsqu'en recevant les témoignages de ma reconnoissance il me parla du délire où j'avois été pendant plusieurs jours, j'eus peine à demeurer sérieux. Je ne balançai pas néanmoins à le détromper; et je pris plaisir à l'informer de la vérité, avec toute l'ouverture qu'on a volontiers pour un homme d'esprit et d'honneur. Alors nous rîmes ensemble de mon idée et de sa méprise. Il goûta mon tour d'esprit. J'étois déjà prévenu en faveur du sien. Cette bizarre aventure me valut un ami d'un mérite distingué, à qui son propre penchant, ou sa complaisance, fit adopter tous mes goûts, et dont les lumièresn' ont pas peu servi, dans la suite, à régler mes observations et mes principes. Il ne falloit pas compter sur le même bonheur, à Paris, dans toutes mes liaisons. Mais, en amitié, les choix sages ne se font pas sans épreuve; et la résolution de m'éloigner des caractères suspects entroit autant dans ma nouvelle philosophie, que la passion de les connoître. Cependant, une carrière si difficile demandant plus d'expérience que je n'en avois encore, je craignois que ce défaut ne m'exposât à plus d'une erreur, et j'étois réellement à la veille de l'éprouver. à peine la fièvre m'avoit quitté, que le marchand étranger, dont l'appartement touchoit au mien, m'avoit fait offrir de venir quelquefois me désennuyer par son entretien. Mes gens m'avoient dit, en exécutant sa commission, qu'il avoit pris beaucoup d'intérêt à ma maladie, et que chaque jour il s'étoit informé plusieurs fois de ma situation. Cette politesse demandoit quelque retour. J'avois desiré seulement un peu d'explication sur son caractère. On ignoroit les affaires qui l'arrêtoient à Paris; mais, depuis son arrivée, il n'étoit pas sorti de l'hôtel, et sa nièce ne s'étoit pas fait voir hors de leur chambre. Ils n'avoient, à leur service, qu'une vieille femme, dont on admiroit la fidélité; rienn'avoit été capable de lui faire ouvrir la bouche sur les occupations de ses maîtres. Ils étoient d'ailleurs doux et civils; et la bonne chère, qui régnoit constamment à leur table, sembloit marquer une fortune abondante et faire leur unique amusement. Ce récit n'ayant pu me donner d'éloignement pour la visite de l'oncle, j'avois consenti à le recevoir. Il s'étoit présenté de très-bonne grâce: sa physionomie étoit engageante, et ses manières polies. Ma porte lui fut ouverte à tous les momens du jour. Matin et soir, il venoit passer quelques heures avec moi; et dans une lente convalescence, qui ne me permettoit pas encore de voir mes amis, je m'applaudissois d'avoir trouvé ce préservatif contre l'ennui de ma solitude. Au reste, il avoit donné peu d'exercice au penchant qui m'avoit fait commencer par l'étude de son caractère. Quoiqu'il fût impénétrable sur le fond de ses affaires, et que ma propre discrétion m'otât la curiosité de les découvrir, jamais homme n'avoit eu de voile moins épais sur le coeur. Son âge étoit d'environ trente ans. J'avois reconnu, dès le premier jour, qu'il étoit voluptueux, prodigue, inconsidéré dans ses jugemens et dans son langage, et que sa profession, qui demande une conduite réglée, ne l'avoit pasempêché, dans sa jeunesse, de mener une vie fort libertine à Paris. Il me racontoit, sans ménagemens, ses anciennes aventures et celles d' autrui; la plupart assez intéressantes pour me ramener à mes réflexions favorites, si des mêlanges sans vraisemblance ne me les eussent fait regarder comme des exagérations ou des fables. Mais il y mettoit tant de feu et d'agrément, que ses récits m'attachoient. Lorsque ses expressions et ses peintures trop libres me rendoient plus serieux, il savoit éluder ma censure par un badinage plein de charmes, ou la combattre avec plus d'esprit que de raison. Dans la familiarité, à laquelle il parvint bientôt avec moi, il m'accusoit de ressembler à sa soeur du Havre, qui ne cessoit pas de le tourmenter par sa morale; fille divine, à la vérité, qu'il vouloit me faire connoître un jour, mais d'un caractère insupportable, il m'en informoit d'avance; le tyrannisant du matin au soir, critiquant mal-à-propos tous ses discours et toutes ses actions, jugeant de tout, comme moi, par des visions philosophiques auxquelles il ne comprenoit rien, plus faite en un mot pour être ma soeur que la sienne: il vouloit la faire venir exprès du Havre, et je verrois une créature aussi déraisonnable que moi. Je lui passois toutes ces saillies en faveur de sa gaieté et de son bon naturel; car, aprèss' être long-tems défendu contre mes attaques, il avouoit à la fin que j'avois raison, et que cette soeur, qui le fatiguoit souvent des mêmes avis, n'avoit pas tort: mais il tenoit, disoit-il, pour le systême de Pope; tout lui paroissoit bien dans le monde; et si nous étions contens, sa soeur et moi, d'avoir tant de sagesse en partage, il l'étoit extrêmement d'en avoir moins. Cette conversation, qui ne m'apprenoit rien, mais qui m'amusoit beaucoup, étoit allongée par la lecture des nouvelles publiques, que mon complaisant se faisoit apporter régulièrement. Non-seulement il les lisoit avec grâce, mais il y joignoit des commentaires, qui me surprenoient dans un marchand de province. J'admirois qu'il connût parfaitement la cour et la ville. Les noms, les évènemens lui paroissoient familiers. J'aurois pu tirer beaucoup davantage de sa mémoire, pour grossir le recueil de mes observations, si la connoissance de son caractère ne m'eût rendu ses explications aussi suspectes que ses récits. Un jour qu'il étoit à lire une gazette étrangère, sa vue devançant sa prononciation, il s'arrêta tout d'un coup, avec une exclamation fort vive, qui fut aussitôt suivie de contorsions plaisantes, et de grands éclats de rire. Il sembloit ne se pas posséder, de surprise et d'admiration. Un moment de silence et de méditationsuccédoit; ensuite, se tenant les côtés des deux mains, et la tête renversée sur le dos de sa chaise, il recommençoit à rire avec de nouveaux éclats. J'attendis tranquillement la fin et l'éclaircissement de cette scène. Enfin, s'adressant à moi: monsieur, me dit-ildu ton le plus empressé, de grâce écoutez; je vous demande toute votre attention: et revenant aux nouvelles, il continua de lire, dans l'article de Paris, " que m le comte de * ayant disparu depuis plus d'un mois, sans qu'on eût pu découvrir ce qu'il étoit devenu, on supplioit instamment ceux qui savoient sa retraite, ou qui l'avoient rencontré sur les chemins, de donner de ses nouvelles à madame la comtesse, dans leur hôtel, rue... à Paris " . Alors la gazette fut jetée sur ma table, et les éclats recommencèrent encore. Il me regarda d'un oeil riant: connoissez-vous le comte de *? Et sans me laisser le tems de répondre; c'est moi-même, ajouta-t-il. Je lève le masque, cher marquis, et je me reproche de l'avoir gardé si long-tems, avec un homme qui sait le monde, à qui j'ai voué une parfaite amitié, et dont je déclare naturellement que la sévérité ne me fait pas peur. Vous ne sauriez être ennemi du plaisir à votre âge. Mais le fussiez-vous autant que vous l'affectez, dans la petite guerre que vous faites à mes folies, il ne m'en est pas moinsimpossible de vous cacher mon secret; il me pèse, il m'étouffe; pourquoi l'aventure est-elle si comique? Et de suite, il se remit à rire, à frapper des pieds et des mains, en s'agitant jusqu'aux larmes. Les lumières, que j'avois déjà, me firent entrevoir aisément une partie du mystère: mais trouvant l'histoire assez étrange en effet, j'eus la curiosité de l'entendre de sa propre bouche. Je l'observois néanmoins, sans lui dire un mot, et bien résolu de ne rien approuver qui blessât la délicatesse de l'honneur. Lui, toujours dans l'emportement de la même joie, ne fit pas la moindre attention à mon silence, et reprit du même ton. Je commence, me dit-il, par vous assurer que la pièce qu'on me fait, n'est pas de ma femme. C'est bien l'ame la plus douce et la plus modeste du quartier, qui m'aime assurément plus que je ne l'y tiens obligée, et que je crois avoir aimée moi-même plus de quinze jours, depuis notre mariage: elle est incapable d'une mauvaise plaisanterie, dont elle craindroit que son cher mari pût s'offenser. Mais j'y reconnois mon excellente soeur, Mademoiselle De * que vous me dispenserez à présent de faire venir du Havre, puisqu'elle n'est jamais sortie de Paris, où je vous apprends qu'elle tient magasin de méchancetésphilosophiques. Vous la connoîtrez, vous dis-je; guérissez-vous seulement. Je brûle de vous mettre aux mains avec elle. C'est votre portrait d'après nature. Et peu m'importe lequel soit le plus méchant des deux; peut-être serai-je vengé de l'un par l'autre. Or voici l'histoire qui met cette charitable soeur aux champs, et qui me procure l'honneur de figurer dans un article de la gazette. Vous ne me trahirez pas, ajouta-t-il plus sérieusement; je vous somme de la fidélité qu'on se doit entre hommes: ou bien, reprit-il après un moment de réflexion, vous me trahirez, si vous l'aimez mieux. Ne vous gênez pas, mon cher ami. Rien n'est plus égal pour votre très-humble serviteur. Ceux qui l' ont connu, et qui se rappelleront son excessive légèreté, soutenue par un fond inépuisable d'idées libertines, quand sa folle imagination avoit une fois pris feu, n'auront pas besoin de clé pour les noms que je supprime. Ils se méprendroient encore moins à l'extrême licence de ses termes, si j'étois capable de les répéter. Tous les freins sembloient rompus, depuis qu'il m'avoit appris son nom. Son récit fut digne de l' aventure. Mais je n'en veux conserver que les circonstances nécessaires à l'enchaînement du mien. En rentrant un jour chez lui, il avoit apperçu,dans son anti-chambre, une lettre arrivée par la poste, à l'adresse d'un de ses laquais, et n'avoit pu résister à la curiosité de l'ouvrir. Elle étoit de la soeur de cet homme, pauvre bourgeoise du Havree, qui faisoit des plaintes, à son frère, de la peine qu'elle avoit à vivre, et qui lui donnoit avis, que sa fille n'ayant pas moins de seize ans, étant fort jolie, et dans le dessein d'apprendre le commerce des modes, elle la faisoit partir par le coche, pour arriver tel jour à Paris, où elle supposoit l'oncle assez aisé pour se charger du soin de sa nièce, et lui tenir lieu de père. Une découverte de cette nature avoit fait naître au comte, un projet digne de lui. Il s'étoit déterminé sur le champ à prendre la place de l'oncle. Sa cruelle adresse avoit rendu le piège infaillible, pour une petite fille fort simple, qui n'étoit jamais sortie des bras de sa mère, et qui s'attendoit, en quittant le coche, à tomber dans ceux d'un oncle chéri, qu'elle ne connoissoit pas encore, mais dont elle se promettoit toute la tendresse, et que sa mère lui avoit recommandé de respecter comme un père. Le comte, en habit commun, sans épée, comme il étoit encore avec moi, s'étoit présenté au coche, avoit demandé sa nièce, qui s'étoit offerte à ses caresses, et l'avoit menée dans l'appartement qu'il avoit loué pour elle et pour lui, avec une femmede service, dont l'emploi n'étoit pas son coup d'essai. La peinture qu'il me fit de l'innocente simplicité de l'une, et des ruses infernales de l'autre, avec lesquelles il n'eut pas honte de me peindre aussi ses propres artifices pour hâter sa criminelle victoire, excita ma plus tendre pitié, et me fit donner un profond soupir au malheur de la vertu sans défense. Il expliqua si différemment cette sensibilité de coeur, que dans l'extrême dépravation du sien, il eut l'audace de me demander si son bonheur me faisoit envie. Le dédain fut ma seule réponse. Mais, loin de le remarquer, ou d'y paroître sensible, il continua de me faire une voluptueuse image de la vie qu'il avoit menée dans sa solitude. Enfin, m'avouant qu'elle commençoit à l'ennuyer, il étoit charmé, me dit-il, que la méchanceté de sa soeur lui fût bonne à quelque chose, et vint le réveiller de sa léthargie. Il alloit revoir le jour, sans savoir trop bien ce qu'il feroit de sa nièce, qu'il étoit prêt à rendre pour le prix qu'elle lui coûtoit, et recommençant à rire de toutes ses forces, il me demanda si son aventure, et le dénouement, n'étoient pas ce qu'il y avoit de plus comique au monde. J'avois eu le tems de préparer ma réponse, ou plutôt je m'étois déterminé à la faire si courte et si sérieuse, qu'elle pût me délivrer pour jamaisde ses confidences. Cependant j'y mis toute la politesse, qui convenoit entre nous. On ne pouvoit me contester le droit d'observation, sur les vices et les ridicules; mais je ne m'attribuois pas celui d'une censure ouverte, qui, dans le règne des opinions et des moeurs présentes, m'auroit fait passer pour un misantrope. Le goût des femmes, répondis-je d'un ton froid, m'avoit si peu dominé jusqu'alors, que j'étois fort mauvais juge de ces aventures, sur-tout après une maladie de quinze jours, qui ne me laissoit de passion que pour ma santé. Plaignez-vous donc, répliqua-t-il assez plaisamment, de la nature et de la fièvre. Ensuite, sans faire la moindre attention à ma froideur, il me dit, avec la même légèreté, qu'il avoit besoin de moi: qu'étant résolu de reparoître le même jour, il vouloit qu'on le vît arriver à la porte en chaise de poste, comme revenant d'un long voyage; qu'il me demandoit la mienne, et mes gens, en équipage de francs courriers, pour donner quelque vraisemblance à cette farce. Je ne fis aucune difficulté de lui accorder ce qu'il désiroit. Il fit venir aussitôt des chevaux de poste. En partant, avec promesse, volontaire assurément, de me revoir le jour même, il me demanda une autre grâce, celle de veiller un peu sur sa maîtresse. Oh! Lui dis-je, en souriant malgré moi de son impudence,cette office n'accommoderoit pas un malade. J'en chargerai donc votre valet-de-chambre, ajouta-t-il sans se rebuter. Vous êtes le maître, répondis-je froidement. Tous ces nouveaux traits, d'un caractère au-dessous de mes réflexions, ne purent les exercer long-tems. Mais j'avoue que sous l'air calme, où je m'étois contenu, mon coeur avoit saigné de compassion, pour le malheureux objet d' une si noire imposture; et dans mon indignation j'avois peine à justifier l'indulgence des loix, pour cet énorme excès de libertinage. Quelle sera donc, disois-je, la sûreté des familles pour l'honneur et l'éducation de leurs enfans; si les jeunes personnes, d'un sexe foible et crédule, sont exposées à ces horribles séductions? Un subtil et riche libertin causera plus de ravages dans cette tendre partie du corps civil, que l'ardeur naturelle des passions, et que les inspirations de l'enfer même, sur lequel on se plaît à rejeter tout ce qui blesse la religion et les moeurs. Il ne faut pas une grande connoissance du monde, pour savoir qu'à Paris, et dans toutes les grandes villes, où l'opulence exalte impunément tous les vices, la plupart des victimes de l'incontinence doivent leur malheur à cette pernicieuse source. Je sus de mes gens, à leur retour, que lecomte s'attachant en effet à garder les apparences, s'étoit fait mener d'abord à Saint-Denis, pour tromper jusqu'à ses postillons; qu'après s'y être arrêté quelques momens, il y avoit pris d'autres chevaux, avec lesquels étant rentré dans Paris, il s'étoit fait conduire à sa porte; qu'à son arrivée, voyant accourir ses propres domestiques avec de grandes marques de joie, il s'étoit hâté de congédier son train, et qu'il étoit entré paisiblement dans sa cour. Mon valet-de-chambre avoit eu le tems de prêter l'oreille, et lui avoit entendu demander à ses gens, si son absence n'avoit pas causé beaucoup d'inquiétude à madame? Dans le peu d'instans, qu'il avoit passés à Saint-Denis, il avoit recommandé le silence aux miens, sur tout ce qu'ils avoient fait à sa suite, et leur avoit ordonné de dire à notre hôte, qu'il étoit parti avec eux pour quelques affaires dont je l'avois chargé, mais qui n'empêcheroient pas qu'on ne le revît le soir. Ainsi cette tête folle, ce coeur corrompu, qui lui faisoient violer tous les droits et tous les devoirs, ne lui avoient pas fait perdre, dans la conduite de ses déréglemens mêmes et de ses artifices, une sorte de prudence, qui les rendoit encore plus dangereux et plus noir. Il revint, quoiqu'assez tard; et son excuse, que je lui demandois peu, fut qu'après un voyagede long cours, il n'avoit pu se dispenser de souper avec sa femme et sa soeur. Les prétextes, dont il avoit su colorer cette longue absence, lui avoient fait une seconde comédie. Il leur avoit fait entendre, me dit-il, qu'il étoit parti subitement, par un ordre secret de la cour, avec une chaise et des gens d'emprunt, pour deguiser mieux sa commission. Il avoit joué le négociateur et l'homme important, qui n'osoit encore s'expliquer sur les affaires. Sa femme n'avoit douté de rien. Sa maligne soeur avoit été moins crédule, et ne s'étoit pas lassée de railler ses prétentions à la politique. Elle avoit pris plaisir à l' embarrasser par de froides équivoques sur les affaires du cabinet, auxquelles on ne pouvoit disconvenir qu'il ne fût très-propre, avoit-elle dit, et dont elle le croyoit fort occupé. Le plaisant, le divin de l'aventure, c'étoit qu'à la fin sa femme, touchée de cette injuste guerre, avoit pris parti pour lui, et que les charmantes belles-soeurs avoient failli se quereller. Il avoit compté me divertir beaucoup, et je demeurai fort sérieux. Cette conduite fut celle dont je résolus de ne plus m'écarter avec lui. Mes réponses, souvent lentes, et toujours très-courtes, n' interrompoient guères ses récits ou son badinage. Je continuai de le recevoir, une ou deux fois chaque jour, sans m'informer s'ilpassoit la nuit dans l'appartement voisin; et mes gens, qui ne pouvoient se tromper à l'opinion que j'avois de lui, ne s'exposèrent plus à me raconter ce qu'ils observoient. Toute sa légèreté ne le rendit pas insensible au changement soutenu de mes manières et de mon humeur; mais sa fierté le défendant mieux contre son dépit, il ne m'en témoigna rien. J'y gagnai de ne plus l'entendre parler de sa maîtresse, et profaner encore les noms d'oncle et de nièce. Ses visites devinrent plus courtes; et celles de mon médecin, avec lequel il avoit toujours évité de se rencontrer, étant au contraire beaucoup plus longues depuis que ma santé commençoit à s'affermir, je fus, à la fin, des jours entiers sans le voir. Un refroidissement, que je désirois, ne put m'affliger. Si j'y faisois quelque attention, c'étoit pour m'en applaudir; et je n'avois pas attendu si long-tems à prendre la résolution de chercher un autre logement, aussitôt que mes forces le permettroient. Il s'étoit passé neuf ou dix jours, qui m'avoient mis en état d'y penser plus sérieusement; lorsque mon laquais, entrant d'un air étonné, m'annonça deux dames qui demandoient à me voir, et qui, sous prétexte qu'elles m'étoient inconnues, avoient refusé de se faire annoncer sous leurs noms. Deux dames, lui dis-je. Il savoitque je ne recevois encore personne, et c'étoit la cause de son embarras. Les amis, qui m'attendoient depuis mon départ de la province, ignoroient mon arrivée: le spectacle de ma maladie m'avoit paru triste à leur offrir. Je n'en avois pas même informé mon père. Les commissions de Mademoiselle De Créon avoient été suspendues. En un mot, j'avois remis toutes sortes de soins après mon parfait rétablissement, où devoit commencer proprement mon existence à Paris; et je ne devois pas craindre qu'on fût difficile à se contenter de mon excuse. Ainsi, ne me supposant connu que dans ma demeure, et croyant le comte intéressé à ne pas nous y faire découvrir l'un et l'autre, j'avois autant d' embarras que mon laquais, sur une visite si peu attendue. Je lui fis diverses questions. à peine eut-il le tems de m'apprendre que les dames étoient arrivées avec des porteurs, n'avoient fait ouvrir leurs chaises qu'au bas des degrés, où l'ayant trouvé, elles m'avoient demandé à lui par mon nom, et s'étoient obstinées à monter, malgré ses objections. Au moment qu'il achevoit, j'entendis quelque bruit dans mon anti-chambre. Ma porte, qu'il n'avoit fermée qu'à demi, fut poussée légèrement, et je vis paroître deux jeunes femmes du plus grand éclat,qui n'attendirent pas ma permission ou mes civilités pour entrer. Je m'avançai néanmoins au-devant d'elles; et rien ne m'aidant à les connoître, je leur demandai si ce n'étoit pas quelque erreur de leur part ou de celle de mes gens, qui me procuroit l'honneur de les voir chez moi. Non, répondit l'une: c'est m le marquis de * que nous cherchions, et nous sommes sûres de l'avoir trouvé. Elles s'assirent, après m'avoir fait une révérence. En robe de chambre comme j'étois, je me mis aussi dans mon fauteuil, avec quelques excuses sur l'état de ma santé. Aussitôt, celle qui m'avoit déjà répondu, et qui s'étoit présentée d'un air plus libre que sa compagne, ouvrit la scène aussi librement, quoiqu'avec un peu de rougeur sur deux joues charmantes. Nous vous connoissons, monsieur, et par des vertus si respectables, et par un témoignage si peu suspect en matière de vertus, que deux femmes de notre âge n'ont pas fait scrupule de se rendre ici sur la foi de votre caractère. Vous ne serez étonné de rien, si j'ajoute que c'est à votre voisin, le marchand du Havre, que nous sommes redevables d'une partie de nos informations, et que nous devons le reste à nos propres soins. Elle s'arrêta, comme si ce préambule n'eûtplus rien laissé d'obscur dans leurs noms et dans les motifs de leur visite. Mais il est certain que n'ayant encore aucun soupçon de la vérité, un discours, auquel je ne compris rien, ne servit qu'à m'en éloigner. Le témoignage de mon voisin, sur-tout avec la qualité de marchand, étoit une énigme inexplicable pour moi. Quels rapports, quelles liaisons pouvois-je lui supposer à Paris sous ce titre? J'avouai naturellement, aux deux dames, que depuis quelques semaines, j'avois vu familièrement un voisin, qui se donnoit pour marchand du Havre; mais que je n'avois aucune relation avec ses amis ou ses connoissances. Je le sais, me répliqua-t-on; et vous ne nous en connoîtrez pas moins, en apprenant de nous-mêmes que dans madame vous voyez la comtesse de... et dans moi Mademoiselle De soeur du comte. Mes yeux s'éclaircirent. Je me levai, dans la dernière surprise, avec les plus profonds témoignages de reconnoissance et de respect. Mademoiselle De me pria de ne pas quitter ma place, et de l'écouter. Un regard d'une vivacité pénétrante, de la finesse dans tous ses traits et des grâces dans ses moindres mouvemens, le son d'une voix mélodieuse, et comme assortie à toutes les sensibilités, et les délicatesses du coeur, lui répondoient bien mieux que cetteprière, de l'attention qu'elle désiroit pour son récit. Il faut commencer, me dit-elle avec un sourire enchanteur, par vous expliquer d'où vient notre confiance pour vous, et comment nous sommes parvenues à trouver le chemin de cette maison. Je n'ai pas besoin d'autres préliminaires, puisque vous êtes informé, comme nous, du fond et de la suite des évènemens; et vous devinez, sans doute, les motifs qui nous amènent. Elle ne remonta pas plus loin que le retour simulé du comte, et la supposition d'une course, dont il avoit fait un roman fort orné. La comtesse, d'un naturel simple, et passionnée pour son mari, s'étoit laissée persuader à peu de frais. Mademoiselle De avec autant de pénétration et de justesse d'esprit que de charmes, exercée d'ailleurs à faire la guerre aux extravagances de son frère, n'avoit pas été de si bonne composition; et l'ayant poussé fort vivement, elle l'avoit fait tomber en contradiction sur plusieurs points, qui lui paroissoient manquer de vraisemblance. Cependant elle s'étoit trouvée dans quelque embarras. Le comte, à qui j'étois trop présent pour n'avoir pas eu beaucoup de part aux égaremens de son imagination, avoit quelquefois mêlé mon nom à ses fables. Il m'avoit représenté sous les mêmes traits dont il m'avoitpeint sa soeur; ami excessif du raisonnement et de la réflexion, philosophe austère, censeur incommode toujours en guerre avec lui; civil néanmoins, complaisant, gai même et d'un bon commerce; car, n'ayant pas encore à se plaindre de ma froideur, le portrait n'avoit été qu'obligeant. Il l'avoit même flatté, comme dans nos entretiens, jusqu'à m'accorder quelque ressemblance avec Mademoiselle De et lorsqu'elle avoit voulu savoir dans lequel de tous ces pays qu'il avoit traversés, nous nous étions vus si familièrement, il avoit nommé Bruxelles, c'est-à-dire, la premiere ville qui lui étoit venue à l'esprit. Tant de circonstances, sur-tout nos disputes, dont il avoit eu la bonne foi de ne pas s'attribuer l'avantage, avoient laissé des obscurités dans sa relation, et de l' incertitude à sa soeur. Mais elle avoit espéré qu'une tête si légere se trahiroit bien-tôt elle-même, ou ne seroit pas long-tems à l'épreuve des observations d'une femme et d'une soeur. En effet, quelques jours avoient suffi pour tout éclaircir. Quoiqu'il ne fût pas accoutumé à déguiser beaucoup sa conduite, il avoit voulu garder des précautions qui n'avoient servi qu'à faire éventer sa marche. Il sortoit dans son carosse; mais le quittant le soir, il se déroboit à tous ses gens pour se rendre seul chez sa maîtresse; et s'il en revenoit tard, ou s'il y passoit la nuit, il ne retournoit chez luiqu'avec des porteurs. Les dames l'avoient fait suivre. Après avoir découvert une fois notre logement, toutes les circonstances présentes n'avoient pu leur échapper. Mon nom seul qui leur étoit revenu pour première instruction, avoit été comme un fil, qui ne les avoit pas impatientées par sa longueur. Leur agent s'y étoit pris avec une extrême adresse, et le marchand du Havre avoit été démasqué. Malheureusement, continua Mademoiselle De , toutes ces recherches se sont faites avec la participation de ma soeur; et les découvertes nous ayant été communiquées en commun, elle a reçu des lumières et des explications fort tristes, pour une femme idolâtre de son mari. Chaque jour a rendu la plaie plus profonde; sa situation me perce le coeur. Depuis que j'ai perdu l'espérance de ramener mon frère à des sentimens réglés, je m'efforce en vain de la guérir d'une passion qui fait le continuel malheur de sa vie. Elle s'est toujours flatée que les désordres de son mari étoient passagers, et que de légers caprices n'altéroient pas le fond de tendresse qu'elle lui croyoit pour elle; d'autant plus qu'étant parfait comédien, il savoit jouer le mari complaisant, avec plus d'art qu'il n'a fait le politique et le négociateur. Aujourd'hui, des infidélités si certaines, qui deviennent capables dele tenir plus d'un mois dans l'oubli de toutes les loix et des bienséances, et dont il ne paroît pas prêt à sentir l'opprobre, la réduisent au désespoir. Je ne connois plus de consolations qu'elle puisse aimer. Jour et nuit, ses pleurs... deux ou trois sanglots, échappés à la comtesse, interrompirent Mademoiselle De . Les dehors tranquilles qu'elle avoit affectés jusqu' alors, s'étoient évanouis pendant l'exposition de ses peines; et m'étant tourné vers elle, j'eus devant les yeux l'image de la plus tendre et de la plus naïve douleur. Son mouchoir, dont elle se pressoit les paupières pour cacher ou pour arrêter ses larmes, en fut mouillé dans l'instant; et ses bras levés, repliés à la hauteur des coudes pour aider à l'office des mains, exprimoient, par une violente contension, la force des sentimens qui l'agitoient. Le silence de sa belle-soeur m'ayant permis de m'abandonner un moment à ce spectacle, j'en fus attendri, jusqu'à ne pouvoir contenir le transport de ma compassion. Ah! Madame, lui dis-je affectueusement, en baissant la tête jusqu'à ses genoux, se peut-il qu'il y ait un coeur au monde, dont l'hommage vous soit refusé, et qui puisse résister à ces vertueuses larmes! Elle ne me répondit que par une profonde inclination, et je remarquai, avec un redoublement de pitié,les efforts qu'elle faisoit pour se contraindre. Mademoiselle De m' avoit écouté, sans mêler un mot à mon compliment, mais en relevant la vue sur elle, je la vis attachée fixement à m'observer, comme si mon extrême sensibilité l'eût remplie d'étonnement. Elle reprit néanmoins d'un air fort libre. Vous voyez ici, monsieur, ce que j'ai le chagrin de voir à toutes les heures du jour, et ce qui me rend peut-être aussi malheureuse qu'une chere soeur, dont j'ai les tourmens à soutenir avec les miens. Lorsque nous eûmes connu toute la grandeur du mal, il fut question entre nous d'y chercher de prompts remèdes. Notre première chaleur nous portoit à couvrir mon frère de reproches et de honte; mais lui faire naître le moindre soupçon de nos découvertes, c'étoit le mettre en défense contre nous. Il en auroit été quitte pour donner le change à notre émissaire, en variant la scène de son intrigue, et nous serions retombées dans toutes nos ténèbres. Le dessein qui succéda, fut de recourir à l'autorité publique, et de faire disparoître l'objet du scandale. Cette voie nous sembloit sûre: cependant elle nous livroit aux discours du monde; elle exposoit l'honneur de mon frère, peut-être sa vie, si quelque hasard l'amenant ici pendant l'exécution, il eût entrepris, vif et mutincomme il est, de défendre son Helène; et malgré tous nos ressentimens, c'étoit notre tendresse pour l'ingrat qui demeuroit toujours la plus forte. Enfin il m'est tombé dans l'esprit de nous adresser à vous, et je me suis applaudie de cette idée. Ma soeur ne s'y est pas rendue sans objections: quel moyen d'admettre un étranger à la confidence de ses peines! Comment s'y prendre, d'ailleurs, pour lier connoissance avec vous? Elle appréhendoit aussi que votre amitié pour mon frère, ou la partialité de votre sexe contre le nôtre, ne vous rendît moins officieux pour elle que pour son mari. Combien d'autres craintes! Mais je n'ai pas trouvé la même force qu'elle, aux deux premières; et la troisième ne m'a pas arrêtée long-tems, lorsque je me suis rappelé les récits du comte. Ses éloges et ses plaintes me sembloient honorer presqu'également votre caractère. Il loue votre esprit, vos manières, et l'agrément de votre commerce, trois points sur lesquels je ne me défie pas de son goût. Il convient de la sagesse de vos principes et de l' excellence de votre morale: de tels aveux de sa bouche, ce ne peut être que la vérité qui les arrache. S'il vous reproche de l'austérité dans l'exercice de cette philosophie, s'il se plaint de vos censures, mon cher frère seroit le premier exemple d'un libertin, capabled'approuver ce qui le condamne. Enfin la comtesse, persuadée par ce raisonnement comme je le suis moi-même, a pris la plus haute idée de vous, et s'est laissée déterminer à vous voir. La nécessité de garder quelques mesures, jointe à votre maladie, dont nous étions informées, ne permettoit pas de vous faire demander une visite, que nous aurions espérée de votre politesse: mais le comte étant allé ce matin à Versailles, et ne devant revenir que demain au soir, nous avons saisi l'occasion sans scrupule, pour visiter nous-mêmes un malade. Ainsi, monsieur, conclut Mademoiselle De avec autant de grâces que de politesse, les deux femmes que vous voyez devant vous, sont non-seulement deux infortunées que la justice de leur douleur autorise à chercher du secours, mais deux amies de votre vertu qu'elles connoissent par des voies qu'elles croyent certaines, et qui leur fait attendre de vous la protection qu'elles vous demandent. Quoique la vertu soit réellement aimable par ses propres charmes, et que son goût me paroisse le plus délicieux sentiment du coeur, j'avoue que jamais je n'en avois recueilli de fruit plus doux. Grâces à mon heureux naturel, elle ne me coûtoit rien: mais, dans ce moment, je me serois cru surabondamment récompensé,quand elle m'auroit été plus pénible. Après un remercîment fort simple de l'opinion qu'on avoit de moi, je promis de la justifier par mon zèle, et je n'eus aucun embarras sur le service qu' on me demandoit. Rien de plus facile, dis-je aux deux dames, que d'éloigner la petite fille, dans l'absence de m le comte: je suis presque sûr qu'avec l'ingénuité que je lui suppose encore, car je ne la connois que par les portraits qu'il m'a faits lui-même, elle ne résistera point à nos exhortations, soutenues de quelques menaces. Je prends volontiers sur moi le soin de la renvoyer au Havre, sous la conduite de mon valet-de-chambre que je crois chargé par le comte de veiller sur elle, mais dont je connois la fidélité pour mes ordres. Au Havre? Interrompit Mademoiselle De ; j'avois cru tous ces noms supposés; mais s'ils sont réels, nous avons, entre les domestiques de l'hôtel, un homme du Havre, d'une probité qui m'est connue, et fort propre à cette commission. Il conviendroit mieux de l'employer, que de vous priver d'un valet nécessaire à votre situation. Je compris alors que les deux dames ignoroient la plus noire partie de l'aventure; et pour l'honneur de mon sexe, autant que pour le repos de la comtesse, je résolus d'écarter soigneusementtout ce qui pouvoit les conduire à la connoissance de cet odieux mystère. L'homme du Havre ne pouvant être que l'oncle de la petite fille, j'insistai sur le choix de mon valet-de-chambre, et je le fis appeler. La seule difficulté regardoit la vieille servante du comte, dont il nous falloit tromper la vigilance. Mon valet parut, je lui expliquai mes intentions, dans lesquelles je m'apperçus qu'il entroit avec beaucoup de joie, et je lui parlai du seul embarras qui m'arrêtoit. Il me dit que la vieille servante, avertie du voyage de Versailles par son maître, avoit profité de son absence, pour se donner quelques heures de relâche, dans une captivité dont la longueur commençoit à l'ennuyer, et que mademoiselle étoit seule. à merveille, pensai-je aussi-tôt; on se repose apparemment sur ta garde: et me tournant vers les dames, l'instant, leur dis-je, est trop précieux pour souffrir qu'il nous échappe. Hâtons-nous. Vous serez témoins de l'opération, car votre présence est nécessaire, à quelque distance néanmoins, pour ne pas vous commettre. Tout étoit déjà réglé dans ma tête. Mon valet-de-chambre eut ordre de m'amener la petite fille, et je priai les deux dames de demeurer dans la situation où elles étoient, pendant que j'irois la recevoir dans mon anti-chambre. La comtesse étoit tremblante; je la rassuraipar mes consolations, et voyant bientôt paroître la cause de son tourment, je passai dans l'anti-chambre, avec le soin de laisser ma porte ouverte. Cette malheureuse et très-jolie créature avoit fait quelque difficulté de se laisser conduire chez moi, et ne s'étoit rendue qu'à de puissantes raisons, dont mon valet-de-chambre me fit un secret. La rougeur, qui lui restoit de leur explication, augmenta beaucoup, lorsqu'elle me vit marcher vers elle: mais, par un autre effet de sa crainte, cette vivacité de couleur l'abandonna tout d'un coup, à la vue des dames qui, de leur place qu'elles n'avoient pas quittée, paroissoient la regarder fort attentivement. Ma pitié pour une jeune personne, dont l'égarement étoit le crime du comte, me fit prendre le parti d'éviter toute sorte d'expressions dures, et d'abréger même une scène à laquelle je ne pouvois la croire fort aguerrie. Cependant, pour assurer la persuasion par l'effroi, je lui déclarai, en peu de mots, ce qu'elle avoit à craindre d'un plus long séjour dans l'appartement qu'elle occupoit; et ne lui déguisant pas que les deux dames qu'elle voyoit dans le mien étoient l'épouse et la soeur de son amant, je lui fis comprendre qu'elle ne devoit qu'à leur bonté l'offre qu'elles lui faisoient, de la renvoyer dans le sein de safamille. Son consentement fut si prompt, que je soupçonnai ici mon valet-de-chambre de l'avoir préparée à cette ouverture. Monsieur, me dit-elle, en portant son mouchoir à ses yeux, je sens la bonté qu'on a pour moi, et je ne sens pas moins mon malheur. Je pars à l'instant, si vos dames le désirent. Oui, mademoiselle; partez, repliquai-je: cet homme vous accompagnera jusqu'au Havre, et j'aurai soin qu'il ne vous manque rien dans la route. Je fis signe à mon valet de la remettre chez elle. Vous l'aiderez, ajoutai-je, à recueillir ce qu'elle souhaite d'emporter, et vous reviendrez prendre mes ordres. En se retirant, elle fit une profonde révérence aux dames, et son mouchoir qu'elle avoit encore sur les yeux, ne put arrêter une abondance de larmes, qui se firent passage sur ses joues. Ma compassion en devint plus vive. Cependant j'étois embarrassé sur la nature de ces larmes. Est-ce repentir? Dis-je en moi-même; est-ce dépit ou confusion, ou peut-être tendresse pour le comte? Est-ce obstination dans le vice, ou retour tardif à la vertu? Rien ne put m'aider, dans les circonstances, à pénétrer mieux la source d'une affliction qui ne me sembloit pas contrefaite. Mademoiselle De m'en parut aussi touchée que moi; et le ton de ses regrets, en plaignant le sort d'une si jeune et si jolie créature,me fit juger que méditant comme moi sur la cause de ses pleurs, elle n'y trouvoit pas moins d'obscurité. La comtesse même, au milieu de la joie qui avoit succédé tout d'un coup à ses amers sentimens, ne put refuser quelques témoignages de pitié pour une petite misérable, qu'elle ne pouvoit regarder comme son ennemie volontaire. Lorsqu'en rentrant dans ma chambre j'allai droit à mon tiroir, elle devina fort juste que c'étoit pour y prendre quelques louis, nécessaires à l'exécution de mes ordres. Elle m'arrêta; monsieur, me dit-elle vivement, vous ne me ferez pas cet outrage: et tirant une bourse assez pleine; sans prévoir un dénouement si paisible, ajouta-t-elle, je me suis munie pour tous les évènemens. Sa résistance fut secondée par sa soeur, et leur déclaration fut si positive, que je n'osai répliquer. Cependant la comtesse me paroissant disposée à donner la bourse entière, je la suppliai de me laisser voir du moins ce qu'elle contenoit. J'y trouvai cinquante louis d'or. Non, madame, lui dis-je à mon tour; votre générosité n'ira pas si loin: ce n'est pas de la vertu que vous avez à récompenser. Dix louis sont plus que suffisans pour le voyage; et si vous allez jusqu'à vingt-cinq, pour faciliter le repentir et l'établissement d'une jeune créature, dont onpeut supposer que le coeur n'est pas encore au dernier degré de corruption, vous aurez poussé l'oubli des injures et la noblesse chrétienne, fort au-delà du précepte. Ce conseil fut bien reçu. Mon valet-de-chambre ayant reparu presqu'aussitôt, la comtesse lui donna vingt-cinq louis, dont elle voulut qu'après les frais du voyage, le reste fût donné à la mère de la petite fille, dans la vue que j'avois expliquée, et qu'elle prit la peine de répéter. Pour moi, le seul ordre dont je chargeai mon valet, fut de partir par le premier coche, et de garder un aussi profond silence sur le fond de l'aventure, que sur sa commission. Tous mes termes représenteroient imparfaitement la satisfaction de la comtesse, et la tendre effusion de sa reconnoissance et de sa joie, lorsqu' ayant entendu descendre sa petite rivale, elle se crut délivrée du supplice de son coeur. Dans la première vivacité de ce sentiment, elle tendit les bras vers le ciel, vers sa belle-soeur, vers moi-même: il sembloit qu'elle brûlât de nous embrasser. C'étoit son mari que ses bras cherchoient, que son imagination lui rendoit présent, et que son coeur, comme je crus le comprendre par quelques mots échappés, se plaisoit à supposer désormais, fidelle, tendre, revenu de ses frivoles dissipations, et digne de toute la tendresse qu'elle se sentoit pour lui.Mademoiselle De , à qui j'avois déjà reconnu de l'enjouement dans l'humeur, au travers du sérieux qui faisoit le caractère de son esprit, la railla beaucoup de ce tendre emportement, et lui reprocha des excès, mille fois prouvés, de bonté crédule et de folle confiance. Leur petite guerre m'amusa quelques momens. Votre mari, répéta plusieurs fois Mademoiselle De , est un monstre de légereté et d'ingratitude; et vous la plus simple et la plus abusée de toutes les femmes. Il vous trompera toute sa vie, et jamais vous n'aurez le courage de lui témoigner du moins qu'il vous offense. C'est le noircir trop aussi, répondit naïvement l'excellente comtesse; et vous ne l'épargnez pas assez pour une soeur. Convenez au fond qu'il est le plus aimable des hommes, que de son côté il ne s'offense de rien; qu'il a pour moi des attentions charmantes qui ne sauroient venir, après tout, que de tendresse et d'estime. Hier encore n'essuyoit-il pas mes larmes, sans savoir ce qui m'en faisoit verser? Vous le voyez sans cesse à mes pieds, me baisant les mains, jurant qu'il m'adore. Pourquoi me tromper, s'il ne m'aimoit pas? D' ailleurs ses intrigues durent peu, et c'est toujours à moi qu'il revient. Combien de fois l'avons-nous soupçonné mal-à-propos... oh! Jamais, interrompit Mademoiselle De :soyons sûres, au contraire, que la moitié de ses noirceurs nous est échappée. Je vous ai mille fois expliqué ce qui vous surprend dans ses caresses, et tout ce qui se passe dans ce coeur volage. Proprement il n'aime rien. Cependant tout l'attache en apparence, tout prend empire sur lui, parce que tout l'amuse, et qu'il n'a plus d'existence lorsqu'il n'est pas amusé. Mais, fort bien, une soeur n'est pas faite en effet pour noircir son frère, et mon amitié pour vous m'emporte souvent trop loin. Je vous conseille, madame, de prendre parti pour lui; sa défense vous sied merveilleusement. Que ne comptez-vous, par exemple, entre nos injurieux soupçons, ou, si vous voulez, entre ses attentions pour vous, les cinq semaines qu'il a passées dans cette maison, occupé sans doute de son extrême tendresse pour sa femme? Cette raillerie, un peu trop amère, me parut affliger la comtesse. Elle avoua tristement que de toutes ses craintes et ses jalousies, la dernière avoit été la plus mortelle; parce qu'un attachement si long dans le coeur de son mari, l'avoit peut-être exposée à le perdre entièrement. Quelques larmes qui se précipitèrent sur ses joues, me firent connoître combien cette crainte la touchoit. Elle ajouta même, que malgré l'heureux évènement dont elle m'avoit l'obligation,et malgré l'opinion de sa belle-soeur, elle appréhendoit encore que le comte ne tînt à sa petite maîtresse par une trop forte chaîne, et qu'ils ne trouvassent le moyen de se rejoindre. Je pouvois la rassurer sur ce point, et je le fis aussi-tôt, en lui apprenant dans quels termes son mari m'avoit parlé d'une solitude qu'il avoit trouvée fort ennuyeuse, et de la disposition où il étoit de céder l'objet de sa tendresse au premier venu. Ainsi, madame, ajoutai-je, je ne vois ni violence extraordinaire dans le cours de cette passion, ni sujet d'alarme pour l'avenir. C'est fantaisie plus qu'amour; goût de nouveauté, ou plutôt pure chaleur d'une imagination libertine, soutenue quelque tems par la singularité de l'aventure. Si les visites n'ont pas cessé, elles sont devenues assez rares; et je parirois qu'on cherche l'occasion de se décharger honnêtement du fardeau. La comtesse m'avoit écouté avec une attention surprenante. J' avois cru lui rendre un service des plus simples, en la guérissant d'une vaine inquiétude, et je craignois même de m'être expliqué trop durement sur le caractère de son mari: mais, sans y penser, je l'avois jetée dans un transport de joie, dont elle ne put contenir l'excès. L' idée de n'avoir rien à combattre dans le coeur du comte, et de pouvoir se flatter quen'ayant pas eu d'amour pour sa rivale, il n'en avoit réellement que pour elle, fit succéder à toutes ses peines un délicieux ravissement. Elle ne se possédoit pas. Tous ses traits me parurent changés. Elle se leva un moment pour soulager son coeur, en faisant quelques pas dans ma chambre. Elle se rapprocha de sa soeur; eh bien! Lui dit-elle d'un air de triomphe, l'accuserez-vous encore de me tromper par de fausses caresses, de ne pas m'aimer ou d'aimer quelque chose plus que moi? Mademoiselle De me regardant d'un oeil où la pitié sembloit peinte, lui répondit affectueusement qu'elle souhaitoit son bonheur par toute sorte de voies. Puisse-t-il durer long-tems au même degré, ajouta-t-elle, et l'occasion ne pas renaître bien-tôt, de changer d'idées et de langage! Alors se levant aussi, elle l'avertit qu'il étoit tems de finir une visite qui pouvoit fatiguer un malade. Je voulus répondre à cette obligeante attention. La tendre comtesse m'interrompit. Pardonnez, me dit-elle d'un air empressé, quoiqu'un peu distrait; nous allons vous laisser libre... mais auparavant... et sans achever, elle passa brusquement dans mon anti-chambre. Mademoiselle De , surprise qu'elle nous eût quittés, s'avança pour l'observer, et je suivis aussi-tôt. Nous la vîmes dans un coin, à demi-baissée, poussantde la main quelque chose sous une armoire. Mademoiselle De se glissa légèrement derriere elle, lui saisit le bras, et prit ce qu'elle s'efforçoit de cacher. C'étoit la même bourse où le reste des cinquante louis étoit rentré. Que faites-vous donc? Lui dit sa soeur; quelle est votre idée? Ah! Laissez, laissez, répondit-elle d'une voix aussi passionnée que ses yeux. Que cet or demeure ici, et qu'il appartienne au premier qui pourra l'y découvrir. Je veux, chere soeur, je veux qu'il y ait quelqu'un d'heureux par ma joie, dans un lieu où j'en ressens une si vive! Une imagination si singulière et si touchante parut pénétrer Mademoiselle De jusqu'au fond du coeur. Elle se jeta au cou de la comtesse; elle la tint serrée quelques momens dans ses bras. Chère femme? Lui dit-elle avec un vrai transport; eh! D'où vous peut venir une idée qui me ravit l'ame? Que j' en adore le sentiment! Que je vous trouve charmante, et que mon frère est coupable! Moi qui les observois toutes deux, je me sentis le coeur presqu'également touché de l'admirable bonté de l'une, et de cette vive impression qu'elle faisoit sur l'autre. Nous demeurâmes tous trois dans une extase d'admiration et de tendresse qui nous rendit un moment muet. Enfin, Mademoiselle De en étant revenue la première, nous en fit sortir, sa soeuret moi, par le tour badin qu'elle fit prendre à cette aventure: la comtesse est riche, me dit-elle avec son divin sourire; mais les trésors du Pérou ne suffiroient pas à sa grande ame, si chaque inconstance de son mari lui coûtoit la même somme. Les deux dames me quitterent avec de grands témoignages de reconnoissance, et tous les remercîmens que je croyois leur devoir moi-même pour l'honneur et le plaisir qu'elles m'avoient fait. Elles m'accordèrent la permission de me présenter chez elles, aussi-tôt que je reverrois le jour; ou plutôt elles portèrent la bonté jusqu'à me le demander comme une faveur. Mes réflexions, sur ces deux aimables soeurs, furent moins longues qu'on ne peut l'attendre du vif intérêt avec lequel je les avois observées. Le caractère de la comtesse ne demandoit pas d'étude. Ses charmantes qualités étoient aussi manifestes, j'ose dire aussi faciles à compter, que les vices et les ridicules du mari. Modeste, ingénue, tendre et complaisante, naturelle dans ses sentimens, dans ses manières et dans son langage, elle étoit telle que toutes les femmes devroient être, pour le bonheur des hommes sensés, telle que l'heureux tempéramment de leurs humeurs, si bien déclaré par celui de leur teint, doit faire juger qu' elles seroient presque toutes,si les passions d'autrui, plus souvent que les leurs, ne troubloient cette douce sérénité, et ne corrompoient malheureusement le plus bel ouvrage de la nature. Que le comte me sembloit à plaindre, de sentir si peu le prix d'un tel bien! Et que tôt ou tard, son indigne conduite m'en faisoit appréhender la corruption! Une si légere excursion sur le caractère de la comtesse, fait peut-être supposer que je réservois mes forces, pour approfondir celui de sa belle-soeur, dont les apparences plus fines et plus composées, ne promettoient pas la même facilité à les pénétrer. Cependant, cette méditation fut encore plus courte; on en sera moins surpris, si j'avoue que je le fus beaucoup moi-même. à son arrivée, la noblesse de son port, l'éclat de ses yeux, toute sa figure, et jusqu'au son de sa voix, m'avoient plus frappé, que je ne l'avois jamais été de la vue d'aucune femme. Ensuite, son nom m'ayant rappelé quelques bouffoneries du comte, au travers desquelles j'avois reconnu que sa légèreté même ne l'empêchoit pas de la craindre et de la respecter, peut-être avois je éprouvé aussi quelque chose de ce double sentiment. Une vive curiosité, de la connoître mieux, avoit succédé. Dans une visite de deux heures, elle n'avoit pas prononcé un mot qui me fût échappé, ni fait un mouvement que je n'eusse suivi des yeux, et de bonne foi, tout m'avoit paru aussi ravissant, dans ses discours et ses moindres actions, que dans sa figure. Mais lorsqu'il fallut apprécier philosophiquement de si beaux dehors, les peser dans ma balance ordinaire, ou m'en faire une nouvelle, pour des jugemens si nouveaux pour moi, et sur des principes plus certains que je n'avois encore pû m'en former; l'entreprise m'effraya. Je craignis l'illusion des sens pour ma raison, et l'austérité de la raison pour mes sens. Tels furent, du moins, les motifs par lesquels je me crus conduit, en prenant la résolution d'attendre, non-seulement qu'un peu plus d' expérience eût donné plus de certitude à mes principes, mais que le tems m'eût fait connoître assez familièrement Mademoiselle De , pour juger mieux d'elle et de ses perfections. Au fond, l'illusion, que je craignois de mes sens, étoit déjà commencée. Je n'aurois pû m'y tromper, si mon attention s'étoit un peu tournée sur moi-même. Une impatience, déjà très-vive, de me voir en état de sortir pour rendre ma visite aux deux dames; une si forte admiration pour Mademoiselle De , qu'elle alloit jusqu'à me faire craindre que son mérite réel ne répondit pas assez pleinement à de si charmantes apparences, et que cette crainte, comme j'ai crule reconnoître depuis, avoit la meilleure part aux prétextes qui rallentissoient l'exercice de mon goût philosophique; c'étoient deux symptomes, auxquels je ne me serois pas long-tems mépris, si j'eusse vu clair dans un autre sentiment, qui s'élevoit dans mon sein, et dont je me défiois d'autant moins, que je ne l'avois jamais éprouvé. Mon erreur, j'en fais l'aveu volontiers avant le tems de mes vraies lumières, venoit de n'avoir pas encore conçu, que pour me rendre capable de pénétrer dans le coeur d'autrui, mon étude et mes observations avoient du commencer par le mien. La visite de mon médecin, que je ne voyois plus que le soir, fut une diversion qui me fit passer tranquillement le reste du jour. Comme l'éloignement de toute application faisoit encore partie de mon régime, il m'apportoit des nouvelles, assaisonnées de beaucoup d'esprit et d'amitié; et je me trouvois bien mieux de sa conversation que de ses remèdes: mais, dans la plus grande liberté de notre entretien, je ne lui dis pas un mot de tant de nouveaux objets dont j'étois rempli; autre symptome, trop obscur encore pour mes lumières présentes. Le tems seul, je le répète, pouvoit m'apprendre que dans la naissance des grandes passions, le coeur est aussi muet, qu'il aime à parler et qu'il cherche à serépandre, lorsqu'il reconnoit ses sentimens et qu'il les avoue. J'avois entretenu le docteur, des visites et de l'agréable humeur du marchand du Havre, avant que de le connoître sous un autre titre; ensuite, une discrétion volontaire et réfléchie m'avoit condamné au silence, depuis que le comte m'avoit confié son nom et son avanture. Ici, je ne me demandai pas ce qui pouvoit m'ôter la pensée de vanter, à mon ami, le plaisir que j'avois eu de passer une partie du jour avec deux femmes charmantes; quoique pour mettre leur secret à couvert, il parut suffire de lui cacher leur rang et leur nom. Le lendemain, après un sommeil paisible, je reçus une lettre dont je crus reconnoître l'écriture. Elle étoit de mon valet-de-chambre; et je me figurai, en l'ouvrant, qu'avant son départ, que je supposois certain le même jour, il avoit voulu me le confirmer par un mot d'avis. Je lus avec beaucoup de surprise, ces neuf ou dix lignes, du style propre à cet ordre d'écrivains. " ayant eu l'honneur d'obtenir les bonnes grâces de mademoiselle, et d'en recevoir des preuves indubitables dans l'absence de m le comte, celle-ci étoit pour me prier de permettre qu'il eût l'honneur de l'épouser, comme étant assez riche de l'honneur de son amiquié, avec la somme d'argent qu'elle avoit, et la pratiquequ'elle espéroit de madame la comtesse, sans compter les pierres de la forêt de L'Aigle, et les gages qu'il continueroit d'avoir à mon service; moyennant quoi, ils alloient lever une boutique de modes, et demeurer avec un profond respect tant que la vie, mes très-humbles, etc. " il ajouta, après son nom et celui de la petite fille, " qu'ils étoient partis sans avoir l'honneur de me mettre du secret, vu qu'ils n'avoient osé prendre tant de liberté " . Rien n'étant plus éloigné de mon attente, que ce dénouement, je fus indigné de la noire infidélité d'un valet, pour lequel j'avois eu de la confiance, et je me déterminai sur le champ à le congédier. Quelques mois de gages, qui lui étoient dus, lui furent portés à l'heure même, avec ses nipes, et la défense de se présenter jamais devant moi. Le devoir, auquel je lui reprochois de manquer, n'étoit pas celui de l'honneur, quoiqu'assez blessé, à la première vue, par un mariage de l'espèce du sien. Je n'ignorois pas que dans sa condition, ces assortimens étoient une bassesse commune. L'honneur, sur les points de cette nature, n'est réellement qu'un contrat de société entre ce qu'on nomme les honnêtes gens, c'est-à-dire entre cette partie de l'espèce humaine, qui se ressemble par l'avantage de la naissance, par celui de l'éducation,et par un certain nombre de principes convenus, sous le nom de bienséance ou d'honnêteté morale; convention noble, dont toute la classe inférieure est comme exceptée. Mais c'étoit la probité, ou, dans d'autres termes, l'honneur naturel, et par conséquent le véritable honneur, que mon valet avoit honteusement violée, en trahissant la confiance de son maître; et dans l'abjection de son état même, comme dans les premiers ordres de la vie, je regardois cette lâcheté comme un grand crime. Ainsi la considération de la comtesse n'eut aucune part à mon ressentiment. Si ses alarmes pouvoient augmenter en apprenant que sa petite rivale n'avoit pas quitté Paris, j'avois en main le remède; c'étoit de l'informer promptement du motif qui retenoit ces dignes amans, et j'en pris la résolution. Elle ne pouvoit appréhender que le comte, à son retour de Versailles, conservât le moindre goût pour une fille qu'il trouveroit entre les bras d'un valet. Dans ma lettre, que j'écrivis aussitôt, non-seulement je la rassurois sur cette crainte, mais je l'excitois agréablement à ne pas faire difficulté d'apprendre elle-même, au comte, la fâcheuse catastrophe de ses amours. Elle pouvoit feindre, lui disois-je, d'en être informée par mon valet-de-chambre et par la petite fille, qui comptoient déjà sur sa pratique.Je lui conseillois aussi de déclarer naturellement, au comte, qu'elle étoit venue chez moi avec Mademoiselle De , pour éclaircir un mystère qu'elles n'auroient pu comprendre autrement; et je lui traçois un moyen fort simple, d'ajuster les circonstances à cet aveu. En chargeant mon laquais de ma lettre, je lui demandai ce qu'étoit devenue la vieille servante, dont je n'avois pas encore pris la peine de m'informer. Il me dit qu'étant revenue le soir, et n'ayant trouvé personne dans l'appartement, elle en étoit sortie fort effrayée..., sur-tout après avoir su le départ de mon valet-de-chambre avec la petite fille; et qu'elle n'avoit pas reparu depuis. Ma lettre parvint à la comtesse. Elle me promit, par un billet de sa main, de concert, ajouta-t-elle, avec sa soeur, qui prenoit la déclaration sur elle, de suivre fidèlement toutes mes idées. J'avois eu soin d'y joindre mes vrais motifs; c'étoit l'appréhension que par d'autres voies les recherches du comte ne lui fissent découvrir leur visite, et que de nouveaux orages ne vînssent troubler la paix conjugale. Mais la comtesse et sa soeur n'eurent pas la peine ou le plaisir de cette ouverture. Le comte ne descendit pas chez elles en arrivant de Versailles. Il se fit conduire à quelque distance de mon logement; et de-là, sa politique ordinaire lui fit renvoyer sa chaiseet ses gens, pour faire le reste du chemin à pied, et venir rendre, avec l'empressement d'une absence de deux jours, son premier hommage à sa fidelle maîtresse. Il étoit environ cinq heures du soir. Mon laquais vint m'avertir qu'il l'avoit vu traverser la cour, et que nos hôtes, qui occupoient le rez-de-chaussée, l' avoient arrêté au passage, pour l'instruire apparemment de l'évasion de sa nièce; car ce n'étoit plus un secret dans la maison, quoiqu'à la réserve de mes gens, que ses ordres ou ses libéralités avoient rendus fort discrets, on l'y crut encore oncle de cette fille, et marchand du Havre. Un moment après, je l'entendis passer brusquement devant ma porte, entrer dans l'appartement de sa fugitive, en sortir bientôt avec une violence qui fit retentir la galerie, et frapper à la porte du mien, mais plus doucement, comme sa fureur ne m'empêchoit pas de l'espérer de sa politesse. J'avois bien conçu qu'il ne partiroit pas sans me voir. Mon laquais ouvrit. J'étois à lire dans mon fauteuil. Il entra, d'un air assez composé: mais, après m'avoir salué fort civilement, et fait signe à mon laquais de se retirer, il prit un visage plus chagrin, pour me demander si je lui ferois voir quelque jour dans cette horrible aventure, et comment j'avois souffert... un mouvement assez prompt,que je fis du bras, pour prendre la lettre de mon valet-de-chambre, qui étoit demeurée sur ma table, parut lui couper la voix. Je lui présentai la lettre, sans l'accompagner d'un mot d'explication. Il la lut. Les infâmes! S'écria-t-il aux premières lignes. Ensuite; la pratique de ma femme et de ma soeur... extrême impudence! Ses gages! Reprit-il à la ligne suivante, en me regardant d'un oeil enflammé. Et vous le garderez à votre service? Non; répondis-je froidement. Il ne reparoîtra jamais devant moi. Jusqu'à l'apostille, tout sembla désespérer mon furieux. Il se leva pour se promener à grands pas dans ma chambre, la lettre à la main, jurant, se mordant les lèvres, maudissant les valets et les femmes. Je repris mon livre, et je continuai ma lecture. Après cinq ou six minutes de cette agitation, pendant lesquelles je crus remarquer, à la vérité, que sa fureur s'étoit un peu rallentie, il revint paisiblement vers sa chaise. Marquis, me dit-il; de grâce regardez-moi. Je le regardai. Quel air me trouvez-vous? Et sans attendre la réponse qu'il me demandoit, il jeta un grand éclat de rire, avec d'autres mouvemens de joie, qui ne me parurent pas contrefaits. Cet épanouissement de rate dura presqu'autant que la chaleur de sa bile, et je ne fus pas tenté de l'interrompre. Enfin,semblant faire des efforts pour se contenir, il me demanda ce que je pensois de toute son aventure, et si depuis la création je connoissois rien de si plaisant? Je me souvenois qu'il m'avoit déjà fait cette question, mais sur des évènemens moins risibles; et je ne me sentois pas la même répugnance à rire de sa légèreté, que de ses criminelles débauches. Cette fin, lui dis-je un peu malicieusement, est en effet très-plaisante; et loin de vous plaindre dans l'excès de votre affliction, j'ai douté qu'elle fût sérieuse. Mon affliction? Interrompit-il, en recommençant à rire: que vous me connoissez mal! Dites mon dépit, ou beaucoup de honte, si vous l'aimez mieux, de se voir trompé par des coquines, pour lesquelles on fait tout, quoiqu'elles se ressentent toujours du néant dont on les tire. Mais on est vangé d'avance, ajouta-t-il, par l'adresse avec laquelle on les a trompées soi-même. Cette conclusion me parut affreuse: cependant, ne le croyant pas aussi méchant que léger, je ne pus l'attribuer qu'au dépit dont il faisoit l'aveu, et je me contentai de lui dire, que la meilleure vengeance seroit de renoncer entièrement à les voir; sur-tout lorsque le nombre des femmes aimables est incomparablement plus grand, dans un meilleur ordre. Il me répondit d' un ton assezsérieux, qu'à l'exception de l'amusement, qu'il trouvoit plus vif dans un genre que dans l'autre, il convenoit qu'il étoit plus flatteur d'être aimé d'une honnête femme, et qu'il avoit été tenté plusieurs fois de s'en tenir à la sienne. Mais, ajouta-t-il, avec son air folâtre; il seroit trop ridicule aussi de se condamner à n'en voir qu'une. En lui faisant grâce pour la fin de sa réponse, le commencement me parut d'assez bonne foi, non-seulement pour me confirmer dans l'opinion que j'avois de lui, mais pour me faire naître un dessein, dont je résolus aussitôt de faire l'essai: ce fut de lui découvrir moi-même la visite que j'avois reçue de sa femme et de sa soeur; moins dans la vue de leur épargner cet embarras, que je ne croyois pas fort pénible pour Mademoiselle De , que dans l'espérance d'ajouter quelque chose à la satisfaction de la comtesse, et par une voie qui convenoit parfaitement à mon goût. J'étois sûr qu'avec les avis et les explications que je leur avois donnés, il ne pouvoit arriver de mal-entendu, qui les exposât au moindre chagrin. Pour moi, répliquai-je; je ne conçois, ni difficulté ni ridicule à ne voir et n'aimer que sa femme, lorsqu'au bonheur d'en être aimé tendrement, on joint, comme vous, celui d'ytrouver toutes les perfections et tous les charmes que je crois avoir reconnus à la vôtre. Comment? Interrompit-il: vous l'avez donc vue? Assurément, répondis-je. C'est ce que vous avez dû comprendre, en lisant cette lettre, où vous avez remarqué vous-même qu'on se promet sa pratique. Je vis hier madame la comtesse de ; c'est-à-dire, le même jour que mon honnête valet a choisi, pour tromper votre confiance et la mienne. Elle avoit déjà reçu toutes les informations qu'elle pouvoit désirer, sur le fond de votre intrigue; et ce n'est pas le ressentiment ni la curiosité qui m'ont paru l'amener: mais ayant appris par la même voie que j'étois logé dans cette maison, et que vous m'aviez découvert votre nom et votre secret, elle est venue avec toutes les inquiétudes de la tendresse, pour savoir de moi si votre vie ou votre santé n'étoient menacées de rien. Vous vous figurez quelle doit avoir été ma surprise, lorsqu'ayant paru avec mademoiselle votre soeur, elles se sont fait connoître par leur nom. L'art avec lequel j'avois écarté plusieurs circonstances, et que j'en avois su rapprocher d'autres, fit penser fort naturellement, au comte, que les dames n'avoient reçu leurs informations qu'après le départ des deux fugitifs, et qu'elles les avoient reçues d'eux. Le motif de la pratique,ou de la protection, suffisoit pour lui faire trouver de la vraisemblance dans cette idée; et ne pouvant être offensé ni surpris, que l'inquiétude d'une femme et d'une soeur les eût alors amenées chez moi, il ne marqua plus d'impatience que pour entendre ce qu'elles y avoient fait ou ce qu'elles m'avoient dit. Il me le demanda vivement; et prévenant ma réponse: avouez, me dit-il, que Mademoiselle De m'a peint d' étranges couleurs. Son pinceau devoit être trempé dans le fiel. Je suis un abandonné, un monstre, indigne du jour, le bourreau de sa chère belle-soeur. Mademoiselle De , répondis-je, est trop sage pour s'oublier dans ses termes. Elle vous reproche des excès dont vous faites gloire: quand ses couleurs seroient aussi fortes que vous le pensez, devroient-elles vous paroître étranges? Il me regarda d'un oeil sérieux. Ho, ho! Marquis; il me semble que je suis assez loin de mon compte. Je m'étois promis que l'un me vangeroit de l'autre, et je vous trouve déjà ligués tous deux contre moi. Mais ma femme, ma femme! Madame la comtesse, en le regardant d'un oeil plus grave à mon tour, pour fixer un moment sa tête légère, est entrée chez moi d'un air si doux et si calme, que je ne l'aurois pas soupçonnée d'être une des plus malheureuses femmes dumonde. Le ciel a paru s'ouvrir pour moi, lorsque de ces deux beaux yeux, que vous connoissez mieux que personne, elle m'a jeté quelques regards touchans, où j'ai découvert alors un fond de tristesse et d'inquiétude. Ses charmes n'en souffroient pas. Au contraire, une douce langueur... je sais, interrompit-il, je sais qu'elle est très-aimable, et personne ne lui rend plus de justice que moi. Vous le savez, répliquai-je sèchement; mais vous ne l'avez jamais senti. Cette froideur m'irritoit; je cessai un moment de parler. Il n'ajouta rien. Je repris d'un ton plus doux. Pendant nos premières explications, qui n'ont roulé que sur l'adresse avec laquelle vous avez caché si long-tems cette intrigue, elle a soutenu les mêmes apparences de fermeté. Mademoiselle De , qui paroît avoir pour elle toute la tendresse que vous n'avez pas, m'a fait ensuite une très-vive explication de leurs peines communes, sur-tout depuis qu'elles étoient informées du secret de votre absence. Toutes les forces de votre comtesse n'ont pu résister à cette peinture. Des sanglots, partis d'un coeur pénétré, des larmes dont l'abondance et la rapidité m'ont surpris, des attitudes forcées, accompagnées d'un silence encore plus triste et plus expressif, ont fait un spectacle si douloureux pour votre soeuret pour moi, que l'ayant encore devant les yeux, je vous crois le seul au monde qu'il n'eût pas attendri comme nous. Je m'arrêtai une seconde fois. Il continuoit de me regarder d'un oeil sombre, mais plutôt surpris qu'ému; et voyant que je ne me hâtois pas d'achever: elle est aussi trop sensible, me dit-il négligemment; je lui en ai fait mille fois un reproche; sa santé peut en souffrir. Trop sensible! Interrompis-je, avec quelqu'effort pour cacher ma juste indignation; et c'est ce défaut, cette odieuse raison, qui vous endurcit contre sa tendresse et contre ses larmes! Il parut embarrassé. Mais je ne le poussai pas plus loin. Je voulois mettre cet étrange coeur à plus d' une épreuve. Dans son excessive affliction, repris-je encore, je désespérois de pouvoir la consoler. La fin même de votre aventure ne me paroissoit pas capable de calmer un coeur, qui croyoit le vôtre au pouvoir d'une autre, et qui le jugeant entraîné par ses désirs, ne gagnoit rien à le voir privé de l'indigne amusement qu'il regrettoit. Cependant, j'ai pénétré tout d'un coup au fond de cette plaie. Le tems n'étoit pas bien loin, où vous m'aviez parlé de votre aventure, avec moins de passion que d'ennui. J'ai risqué, témérairement peut-être, de lui garantir que vous n'aviez jamais eu d'amourpour votre maîtresse, et que vous ne cherchiez qu'à vous en défaire avec bienséance. Devinez l' effet que cette assurance a produit sur elle. Devinez donc, répétai-je avec une impatience réelle. J'étois offensé de sa lenteur à répondre. Elle venoit de son embarras. Après avoir un peu hésité, il me dit qu'apparemment sa femme, comptant sur le retour d'un coeur désoeuvré, vouloit mettre à prix celui de ses bonnes grâces; mais qu'elle y seroit trompée, si son espérance étoit de les lui faire acheter trop cher. Cette réponse me parut brutale, quoiqu'elle pût n'être qu'un badinage, ou l'évasion d'un coupable convaincu, qui se flatte encore d'en imposer, par des affectations de fierté. Ma voix et mes yeux s'en échauffèrent. Ingrat! Répliquai-je cette fois d'un air indigné, vous ne sentez pas votre bonheur, et vous le méritez encore moins. Que n'avez-vous été témoin d'une scène, que je ne représenterai jamais aussi vivement qu'elle s'est passée sous mes yeux! J'aurois voulu voir jusqu'où vous êtes capable de pousser la dureté. J'aurois appris à vous connoître parfaitement. Alors je lui racontai, dans la vérité de la nature, comment les pleurs de sa femme s'étoient séchés tout d'un coup, en m' entendant assurer que l'amour n'avoit pas eu de part à son infidélité, et de quels transports de joie cette connoissanceavoit été suivie. La peinture d'un spectacle, dont l'impression se renouveloit encore dans mon coeur, ne fut guère moins touchante que la scène même; et mon propre sentiment me rendit certain, de n'avoir fait rien perdre à celui d'autrui. Au fond, je faisois une injustice au comte. Il n'étoit pas plus dur que méchant. Ce que j'avois pris, pour froideur ou dureté, n'étoit qu'une vaine résistance à l'émotion qu'il commençoit à sentir, et qui surmonta bientôt ses efforts. Comme il ne cessoit pas de me regarder, une larme, avancée sous le bord de sa paupière, mais qu'il s'efforçoit d' arrêter en ouvrant beaucoup les yeux, m'apprit que son coeur étoit plus touché que je ne l'en aurois cru capable, et que peut-être il ne le croyoit lui-même. Cette larme s'échappa. Il tourna la tête pour me la dérober. Je feignis de ne l'avoir pas apperçue, et j'affectai même de prendre son mouvement de tête pour une nouvelle dureté. Je lui saisis les deux mains: ho, comte, lui dis-je, vous n'aurez pas la cruelle satisfaction de fermer l'oreille à mon récit; vous m'entendrez malgré vous: et continuant, tandis qu'il tenoit encore la tête tournée, j' ajoutai tout ce que je pus imaginer de vif et d'attendrissant. Le moment de son humiliation approchoit. Enfin, d'une voix comme étouffée par l' oppression de ses sentimens; grâce, grâce!S' écria-t-il. Ma femme triomphe, et je ne me défends plus. Il me rendit son visage, mais tendu vers moi d'un air suppliant, et les yeux fermés, avec un effort visible pour retenir apparemment d'autres larmes, dont quelques-unes ne laissoient pas de percer. J'adore ma femme! Continua-t-il du même ton. Ne le sait-elle pas? Ne le voyez-vous pas assez vous-même? Ah! Laissez-moi libre... je cours sur le champ... non, interrompis-je d'une voix ferme, en serrant ses mains, qu'il tâchoit de dégager; vous ne m'échapperez pas, vous m'entendrez jusqu'à la fin: et je me remis à raconter comment la comtesse, hors d'elle-même, oubliant sa soeur, moi, le monde entier, étoit passée dans mon antichambre; quel usage elle y avoit fait de sa bourse, et quelle réponse, quelle céleste réponse elle avoit fait à sa soeur, lorsque se voyant saisie par le bras, elle n'avoit pu nous déguiser son dessein. à peine eus-je le tems d'achever. Le comte aussi pénétrant que sa soeur même, aussi capable, du moins pour quelques minutes, de sentir toute la force et la noblesse d'un grand sentiment, fut si violemment agité, par l'impétuosité des siens, qu'il me devint impossible de le retenir. Il s'arracha de mes mains. Il se jeta sur la première chaise. La respiration sembloit lui manquer. Je ne laissois pas d'entendre,par intervalles: ô comtesse! ô femme divine! Ensuite, l'imagination toute remplie d'elle, ne me voyant plus, ne s'entretenant qu'avec lui-même: oui, reprit-il, il faut que j'étouffe cette chère femme dans mes bras, ou plutôt, que j'aille mourir de tendresse à ses pieds; et là-dessus il se leva brusquement pour sortir. Mon intention, assurément, n'étoit pas de l'arrêter. Cependant un peu de réflexion, sur l'étonnement que sa première chaleur alloit causer aux deux dames, me fit regretter qu'elles ne fussent pas prévenues, et je ne vis pas une extrême difficulté à leur rendre ce service. Je m'avençai vers lui lorsqu'il s'approchoit pour me dire apparemment quelques mots d'adieu. Vous me ravissez, lui dis-je, et si sérieusement, que malgré l'ordre de mon docteur, qui me condamne encore à quelques jours d'esclavage, je secoue demain le joug de la médecine, pour aller féliciter vos dames, d'un plaisir que je partage du fond du coeur avec elles. Mais votre secret ayant été fort bien gardé par mes gens, il me semble à désirer, pour vous, qu'il soit toujours ignoré dans cette maison. êtes-vous bien sûr que dans la chambre que vous occupiez il ne reste rien qui puisse le faire découvrir? Nul papier; nulle trace de vous, ou de la petite fille? Croyez-moi, ne vous en fiez qu'à vospropres yeux. Ce conseil étoit si spécieux, que toute son impatience ne l'empêcha pas de le goûter. Il retourna aussitôt dans l'appartement, pour en visiter toutes les parties; et je me hâtai d'écrire deux mots à la comtesse, pour l'informer d'un évènement dont je souhaitois qu'elle sût du moins le fond. Mon laquais, que je chargeai de ma lettre, eut ordre de faire la plus grande diligence, et de prendre à son retour une route détournée. Quelques minutes d'avance suffisoient, pour assurer le succès de ma commission. Le comte, après sa recherche, reprit son empressement, jusqu'à craindre de perdre un instant chez moi. Je l' entendis seulement à ma porte, que je tenois ouverte, dans l'espérance de le retenir encore un moment. Il n'entra point. Adieu, cher marquis, écria-t-il en passant à grands pas. On vous attendra demain à dîner. Adieu bizarre mortel, adieu créature inexplicable, répondis-je entre mes lèvres. Les suites de sa résolution parloient d'elles-mêmes. Si je me représentois des transports de joie dans sa trop indulgente comtesse, je ne prévoyois pas moins que ce seroit le bonheur d'un jour, et que dès le lendemain, peut-être, elle retomberoit dans la tristesse et les larmes. Quelle foidonner au repentir d'un volage, dont les sentimens et les idées n'avoient pas un moment de consistance? Quelle explication même, à ce contraste étonnant de tendresse de coeur et de dureté, d'oubli de sa femme et d'ardeur pour la revoir, de goût pour la vraie noblesse et de retour continuel à ses viles habitudes? Il ne falloit pas chercher mes lumières dans la religion ni dans la morale, dont je ne lui connoissois aucun principe. J'en cherchai dans la physique: son excessive légéreté, que je regardois comme la source du mal, me parut venir de la délicatesse extrême de ses organes, qui les rendoit propres à recevoir toutes sortes d'impressions, mais incapables de les soutenir long-tems; d'où il arrivoit, suivant l'expression de sa soeur, que tout prenoit empire sur lui, sans pouvoir le conserver. J'y joignois un sang trop exalté par la bonne chère et par la mollesse d'une vie sensuelle, une trop grande abondance d'esprits, qui, se précipitant dans des vaisseaux foibles avec des pulsations inégales, troubloient l'ame par une variété de sensations tumultueuses, et ne lui laissoient pas deux instans consécutifs de calme et de liberté, pour s'occuper d'une même idée ou d'un même sentiment. Cette explication, qui me sembla convenir au caractère du comte, m'a servi depuis pour lemême phénomène, lorsque j'ai continué d'observer qu'il se renouvelle, chaque jour, dans les jeunes gens d'une haute naissance ou d'une grosse fortune. La plupart naissent aussi d'une complexion délicate, c'est-à-dire foible, parce qu'elle se ressent du même désordre dans ceux auxquels ils doivent le jour; la plupart, entraînés par le plaisir, ne s'en livrent pas moins à tous les avantages de leur sort, qui leur forme un sang et des esprits d'une force disproportionnée à celle de leurs organes: de-là cette inconsistance d'esprit et de coeur, qui produit des ridicules et des vices. Au reste, on seroit tenté de croire le mal irrésistible, quand on considère qu'il ne peut-être arrêté par la honte, qui le suit toujours: et cette insensibilité des libertins, pour l'honneur, est sans doute un autre effet de la même cause. Ils ne s'apperçoivent pas que leur rang ou leurs richesses ne les sauvent pas du mépris public. Ont-ils jamais fait attention, par exemple, que malgré les droits du nom et de la fortune, s'il est question d'un office d'importance ou d'une commission grave, ce n'est pas sur eux que tombe le choix du maître, ni le suffrage des honnêtes gens? La diligence de mon laquais ayant dissipé mes craintes pour la comtesse, je me sentois ramené, par des mouvemens mal éclaircis, à mon admirationpour Mademoiselle De , lorsqu'un nouvel incident, le plus éloigné peut-être de toutes mes défiances, me jeta dans des réflexions plus pressantes. Il me falloit un valet de chambre; et j'avois déjà jeté les yeux sur mon laquais, à qui je devois cette espèce de récompense pour ses bonnes qualités, autant que pour neuf ou dix années d'un fidèle service. C'étoit lui, que les reliques de La Trappe avoient plus touché que tout l'or de la forêt. Quoique cette fantaisie m'eût paru badine, je lui connoissois un vrai fond de piété; et dans l'office que je lui destinois, j'étois persuadé que la confiance d'un maître n'est jamais mieux établie, que sur des principes de religion. à son retour, je lui déclarai mon choix. Il parut fort sensible à cette faveur, à laquelle je joignis la commission de me chercher deux autres laquais. Il sortit ensuite; et je le croyois occupé de ce soin. Un moment après, je le vis rentrer d'un air consterné. Il s'approcha fort timidement. Monsieur, me dit-il, je ne commencerai pas mon service par une infidélité, dont j'ai déjà senti le remords. Vous l'apprendrez de moi-même; quand elle me devroit coûter ma fortune, par la perte de vos bonnes grâces. Ma surprise ne pouvant être que fort vive, jele pressai de parler. Il m'apprit que Mademoiselle De Créon et m le prieur, son oncle, l' avoient engagé, lui et son prédécesseur, à leur rendre compte de tout ce qui m'arriveroit à Paris; que ma maladie, dont ils étoient informés par cette voie, leur avoit causé beaucoup de chagrin, et que m le prieur n'avoit pas manqué d'écrire à chaque ordinaire avec le soin d'affranchir ses lettres, pour être fidèlement instruit de l'état de ma santé. Il s'arrêta, pour juger apparemment de mes dispositions par ma réponse. Je revins de l'alarme qu'il m'avoit causée. Hé bien, le mal n'est pas grand, lui dis-je; je vous le pardonne; et je dois même de la reconnoissance à l'amitié de m le prieur et de Mademoiselle De Créon sa nièce. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. Sa nièce n'est plus Mademoiselle De Créon: depuis plus d'un mois, c'est madame la baronne de , par son mariage avec le gentilhomme que vous connoissez, et dont elle tient ce titre. Hé bien, repris-je en l'interrompant; je me réjouis de l'aventure. J'en félicite madame la baronne et son oncle. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. Vous saurez que m le baron n'a pas survécu deux heures à son mariage, et que madame la baronne ne l'avoit épousé qu'à cette condition. à cette condition! Interrompis-je encore. Que voulez-vousdire? Oui, monsieur. Quatre jours après votre départ, ce malheureux gentilhomme fut pris d'une pleurésie, qui le réduisit bientôt à l'extrêmité; et dans cet état, Mademoiselle De Créon, jugeant qu'il n'en pouvoit revenir, consentit à l'épouser: il mourut presqu'aussitôt. Elle a pris, depuis, le nom de madame la baronne. Je demandai, avec un peu plus d'émotion, pourquoi cette nouvelle m'avoit été cachée, depuis ma convalescence? On me répondit que c'étoit par l'ordre exprès de m le prieur. Je n'en devine pas la raison, repris-je négligemment, et croyant le récit à sa fin, j'ouvris un des livres que j'avois sur ma table, pour éviter des détails que je n'ai jamais aimés avec mes valets. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. écoutez-moi, s'il vous plaît. Depuis cette mort, m le prieur a rassemblé tout le bien de sa nièce, qui n'est qu'en argent, et l'a fait remettre ici, par la voie des fermes, entre les mains d'un banquier. Apparemment, répondis-je, pour le placer avec avantage, ou pour en acheter quelque terre. Non, monsieur; c'est pour vous. Pour moi! L'air de mon valet parut plus riant, après cette déclaration; comme si l'idée d'une grosse somme, destinée pour son maître, l' eût autorisé à parler avec plus de hardiesse. Oui, reprit-il. Depuis cette mort, m le prieur s'est imaginé que sanièce étant devenue baronne, vous ne ferez pas difficulté de l'épouser. Elle arrivera bientôt avec lui dans cette espérance, et tout son bien vous sera remis à leur arrivée. Je ne puis désavouer que cette conclusion m'émût beaucoup. Je me levai assez brusquement. Est-ce tout enfin? Dis-je à mon valet. Je souhaitois d'être seul, pour réfléchir librement sur tant de bizarreries. Il reprit son air timide. Oui, monsieur, c'est tout; mais je dois vous avertir aussi que m le prieur nous a fait louer, dans cette maison, un appartement pour sa nièce et pour lui; et qu'étant partis depuis trois jours, peut-être arriveront-ils ce soir. Mon émotion devint extrême. Laissez-moi, dis-je à mon valet. J'oublie le passé: mais quelles que soient mes résolutions, gardez-vous de faire un pas sans mes ordres, si votre dessein est de demeurer plus long-tems à mon service. Je me promenai quelques momens autour de ma table, dans une agitation si vive, qu'elle me fit craindre le retour de ma fièvre. Toutes mes réflexions me portoient d'abord à changer sur le champ de demeure. Cependant cette chaleur fit place à des idées plus tranquilles. Outre l'embarras de ma situation, je considérai bientôt que je ne pouvois, ni fuir, sans grossièreté, deux personnes auxquelles je n'avoisaprès tout qu'un excès d'estime à reprocher pour moi, ni les craindre sans foiblesse. Ainsi, je pris le parti de les attendre; assez sûr que les offres du prieur ne changeroient rien à mes sentimens, et toujours libre de m'éloigner, si ses persécutions me devenoient incommodes.
LIVRE 5
Quelque trouble que la nécessité de revoir le prieur et sa nièce, d'entendre apparemment leurs offres, m'eût causé dans le récit de leur confident, du moins n'eus-je pas à craindre une guerre aussi voisine qu'elle auroit pu l'être. L'appartement que le comte laissoit vide fut rempli presqu'aussitôt par un étranger de fort bonne mine, qui ne dissimula point, en convenant de prix avec l'hôte, qu'il sortoit de la bastille, ou d'injurieux soupçons éclaircis le même jour, l'avoient fait retenir environ deux ans. La joie de se trouver libre et justifié, après une si longue captivité, le faisoit parler ouvertement de son aventure. Je l'appris d'abord de l'hôte même, qui, dans l'absence de mon unique valet, occupé alors à me chercher d'autres domestiques, se crut obligé de m'avertir qu'il me donnoit un nouveau voisin. Ensuite cet étranger, qui s'étoit déjà fait connoître par son nom et par la qualité de gentilhomme hongrois, apprenant aussi qu'il étoit logé près d'un malade, dont la santé demandoit encore des attentions, souhaita civilement de me voir, pour me faire des excuses de l'incommodité qu'il craignoit de me causer; et le même sentiment de civilité ne me permit pas de refuser sa visite. Il entroit chez moi, lorsque mon docteur, ou plutôt mon tendre ami, car l'état actuel de mes forces ne me le faisoit plus voir que sous la seconde de ses deux qualités, arriva aussi pour me rendre ses soins ordinaires, qui se réduisoient à quelques momens de conversation. L'étranger ne fut pas moins ouvert avec nous qu'avec l'hôte. Après un compliment fort civil, il nous dit que nous étions les premiers témoins de sa résurrection; qu'il sortoit réellement du tombeau; et que si nous étions curieux de son histoire, il alloit nous l'apprendre en deux mots. Il avoit l'honneur d'être attaché à m le p de R retiré, comme nous ne pouvions l'ignorer, en Turquie, sous la protection du grand-seigneur, qui lui donnoit pour retraite la ville de Rodosto, sur le bord du canal de la mer Noire. Ce prince, à qui la France continuoit de faire une pension considérable, en avoit confié l'administration à l'abbé B, homme de mérite, mais infidèle ministre, dont la négligence ou les dissipations avoient privé la petite cour de Rodosto d'un secours si nécessaire à son entretien. Les reproches et les instances n'ayant pu remédier au désordre par la voie des lettres, mon prince,continua l'étranger, prit la résolution d'en faire ses plaintes au régent, et me fit partir pour cette commission. J'arrivai ici avec des lettres que j'aurois pu présenter dès le premier jour: mais espérant quelque chose de mes propres soins, je cherchai d'abord l'abbé B, avec qui j'eus des explications tranquilles sur les intérêts du prince. Ses excuses me satisfirent si peu, que je me vis forcé de délivrer à la fin mes lettres. Il fut enlevé plus promptement que je ne m'y étois attendu, et conduit à la bastille. Tout le monde a su sa malheureuse catastrophe, après une assez longue prison, pendant laquelle je m'étois constamment employé à rétablir l'ordre dans les affaires du prince. Il ne devoit pas me tomber dans l'esprit que je pusse être soupçonné d'avoir servi à les déranger par mes intelligences avec l'abbé B. Cependant sur quelques billets de moi, qui furent trouvés entre ses papiers, et qui portant la date du tems où je m'étois efforcé d'éclaircir ses dispositions par des voies paisibles, sembloient marquer entre nous une liaison qui ne s'accordoit pas avec la conduite que j'avois tenue depuis: je fus arrêté lorsque j'y pensois le moins, et traité avec la même rigueur. Mes justifications ont trouvé peu de faveur. On n'a voulu se fier qu'au témoignage du prince mon maître; et la distance des lieuxayant fait traîner les éclaircissemens en longueur, j'ai langui dans une situation d'autant plus triste, que la mort tragique de l'abbé B, de quelque manière qu'elle doive être expliquée, me laissoit des craintes pour mon propre sort. Enfin la justice et la bonté de mon prince ont prévalu sur les défiances dont je juge qu'on l'avoit rempli, et qui n'ont pas peu contribué, sans doute, à la durée de mes chaînes. En me rendant aujourd'hui la liberté, non-seulement on m'a déclaré que je la dois à sa recommandation, mais on m'a remis, de sa part, de nouveaux ordres pour son service. Cette facilité à s'ouvrir ne me fit pas juger plus désavantageusement du gentilhomme hongrois. Quand elle n'auroit pas été pardonnable à sa joie, je conçus qu'il se devoit des apologies, et qu' il ne pouvoit trop les publier. J'ignorois absolument son avanture; et dans ma province, je n'avois su qu'imparfaitement celle de l'abbé Brenner. Mais, personne ordinairement n'étant mieux informé des nouvelles de Paris, que les médecins célèbres, le mien fit connoître, par diverses questions adressées à l'étranger, qu'il avoit suivi l'histoire du prince de R pendant son séjour en France, et que celle de l'abbé ne lui étoit pas moins familière. Il lui parla même de quelques autres gentilshommes,attachés alors à la suite du prince; et ces explications devinrent le fondement d'une connoissance qu'ils se promirent de cultiver. Ensuite, le hongrois étant retourné à son appartement, mon ami, titre cher par lequel je veux désormais le désigner, prit soin de fermer ma porte, revint s'asseoir plus proche de moi, et commença ce discours, que j'écoutai pendant près d'une heure, sans être tenté de l'interrompre. Je n'ai pas voulu m'ouvrir tout d'un coup, avec un homme que le seul hasard me fait rencontrer ici, et dont je ne connois que le nom et la disgrâce. Mais vous comprendrez qu'ayant été médecin du prince R jusqu'à son départ de France, et l'étant de la bastille depuis quatorze ou quinze ans, je suis parfaitement informé de mille choses dont j'ai cru devoir parler avec réserve. Comme je n'en puis avoir pour vous, un récit fort curieux va vous instruire de divers événemens, ignorés jusqu' à présent du public. Je n'entre point aujourd'hui dans ce qui concerne la personne même du prince, dont la retraite précipitée demande encore, pour moi, des éclaircissemens que je crois pouvoir tirer de notre hongrois. Mais vous allez savoir tout ce qui regarde l'abbé Brenner, à la triste fin duquel tout le monde s'est intéressé, sans avoir su combien d'autres droits, ses infortunes, ses talens extraordinaires,et sur-tout l'excellence de son coeur, lui donnoient à cette compassion. Il étoit né à Cronstat en Transylvanie, et de fort bonnes études avoient cultivé, dès sa première jeunesse, un esprit naturellement propre aux plus grands objets des connoissances humaines. Sa figure, dont l'agrément répondoit à ses qualités intérieures, auroit secondé fort heureusement son ambition, s'il en eût eu d'autre que de se distinguer par le savoir. Mais, avec l'indifférence pour la fortune et la haine des affaires, qui sont comme inséparables du vrai goût des lettres, il passa la première partie de sa vie dans l'obscurité du cabinet, jusqu'au jour où le besoin d'un homme lettré, pour composer quelques manifestes, le fit rechercher du prince R et des autres seigneurs mécontens. Le prince, à qui l'on a reconnu ici du discernement pour le mérite, fut surpris de trouver dans un homme livré à l'étude, des qualités distinguées pour toutes les fonctions de la vie publique. L'expérience le confirma dans le jugement qu'il en portoit. Non-seulement le manifeste de 1704, qui produisit tant d'effet pour le soulevement de la nation hongroise, et tous les écrits qui le suivirent, dans une guerre où la plume eut autant de part que l'épée, furent l'ouvrage de l'abbé Brenner; mais, l'estime et la confiance du prince s'étant communiquéesà tous les autres chefs du parti, il fut employé dans les négociations avec l'archevêque de Colocza; et ce fut lui qui, l'année suivante, lorsque l'Angleterre et la Hollande eurent offert leur médiation, fut député à la cour de Vienne, pour y présenter les fameuses demandes, qui parurent si choquantes aux ministres impériaux. Pendant tout le cours de ces furieuses dissensions, il continua de servir les mécontens avec le même zèle, jusqu'à l'année 1711, que la défection du comte Caroli, et le traité furtif de Zacmar ayant réduit le prince à passer précipitamment en Pologne, il se vit abandonné dans Hust, où d'autres espérances lui faisoient attendre une assemblée des chefs du parti. Les nouvellistes publics, qui l'avoient suivi dans la plupart de ses opérations, perdirent ici ses traces; et pendant quelques années, ses amis mêmes ignorèrent ce qu'il étoit devenu. Ensuite, le prince ayant obtenu, de la reconnoissance, autant que de la générosité de Louis XIV, un asile en France, et cet honorable accueil auquel toutes les nations de l'Europe ont applaudi, on vit reparoître l'abbé Brenner à sa suite. Ce nom seul étoit capable de réveiller la curiosité. On apprit avec étonnement, qu'il sortoit de l'oratoire, où le père De La Tour, supérieur général de cet ordre, racontoit ouvertement qu'ilétoit entré par une voie fort étrange. Il étoit arrivé, à Nantes, dans un navire hollandois, et s'y trouvant sans argent et sans connoissances, il avoit pris l'occasion d'une thèse de philosophie, qui se soutenoit au collége de l' oratoire, pour s'y faire connoître avec quelque éclat. Son esprit et son savoir avoient excité l'admiration; sa figure et la douceur de ses manières avoient échauffé ce sentiment, jusqu'à lui faire tout d'un coup autant d'amis qu'il avoit eu d'auditeurs. Enfin le supérieur du collége, auquel il n'avoit pas déguisé son nom, sa patrie, et ses embarras, s'étoit empressé de lui proposer pour ressource l'habit de son ordre; et dans une conjoncture si pressante, l'offre avoit été reçue comme une grande faveur. L'abbé Brenner avoit paru, pendant quelques mois, fort satisfait de sa résolution. Mais ayant bientôt appris que son prince étoit en France, il n'avoit pu résister au désir de le revoir; et cet illustre proscrit, dont l'infortune n'avoit pas refroidi les généreux sentimens, s'étoit empressé de lui tendre la main. Le père De La Tour ne donnoit pas d'autre explication à l'inconstance de son novice. Cependant il ne faisoit pas ce récit sans un air de réserve affecté, qui laissoit comprendre, ou qu'il étoit affligé de la perte d'un si bon sujet, ou qu'il y avoit eu, dans cette aventure, d'autres incidens que la prudence ne permettoit pas de révéler.Le prince, continua mon ami, m'ayant déjà fait l'honneur de me choisir pour son médecin, j'étois à Clagny, que le roi lui donnoit pour demeure, lorsque l'abbé Brenner y parut pour la première fois. Les caresses, avec lesquelles il y fut reçu, me firent juger combien il étoit cher à son ancien maître; et réellement tous les françois, qui étoient admis à cette petite cour, lui trouvèrent du mérite. Je ne me liai pas avec lui fort étroitement, parce qu'avec plus d'ardeur que vous ne m'en voyez aujourd'hui pour la fortune, l' exercice de ma profession me laissoit peu de loisir: mais j'appris à l'estimer, dans plusieurs occasions que j'eus de le voir et de l'entendre. Quelques années se passèrent, sans autre révolution dans les affaires du prince que celle qu'il y mit volontairement par son goût pour la solitude de Grosbois, qui lui fit quitter Clagny. On sait qu'il se réduisit quelque tems à mener la vie des camaldules, quoique mêlée, comme vous l'entendrez dans la suite, d'un grand nombre de bizarreries et de foiblesses. à la fin, fatigué peut-être de son propre choix, ou piqué de se voir moins considéré du régent, que du grand monarque dont il avoit recherché la protection, ou réveillé de sa pieuse léthargie par ce caractère actif et ces talens militaires, qu'il avoit si long-tems exercés à la tête desarmées hongroises, il se ménagea, par des intrigues secrètes, un autre asyle en Turquie; sous prétexte d'y trouver, ou d'y faire naître plus facilement, l'occasion de rétablir ses affaires en Hongrie. C'est, jusqu'à présent, tout ce que j'ai pu conjecturer des motifs de son départ. En partant, il laissa ses intérêts, c'est-à-dire, non-seulement ses rentes et sa pension en France, mais l'administration de quelques terres qu'il avoit achetées en Pologne, entre les mains de l'abbé Brenner, pour lequel sa confiance n'avoit fait qu'augmenter, depuis qu'il l'avoit repris à son service. Avec si peu de part à la familiarité de cet étranger, je cessai tout-à-fait de le voir, après avoir perdu l'avantage de servir son maître. Il fut arrêté l'année suivante, et j'entendis raisonner différemment sur cette nouvelle. On me demandoit des éclaircissemens, que mes anciennes relations avec lui faisoient attendre de moi, plus que de personne; et rien ne m'aidoit à les donner. Deux jours me suffirent, néanmoins, pour découvrir qu'il étoit question de la pension du prince, et de quelques rentes sur la ville, dont l'abbé Brenner étoit accusé d'avoir fait un infidèle usage. L' idée qui me restoit de son caractère me fit prendre hautement parti pour son innocence. Je soutins ce rôle pendant deux autres jours, avec beaucoup de chaleur; et tous ses amis particuliers applaudissoient àmon zèle. Enfin, le cinquième jour, je fus appelé à la bastille, où je n' avois alors aucun malade. Le gouverneur, qui m'avoit fait appeler, me dit que l'abbé Brenner, son prisonnier depuis quatre jours, se plaignoit de quelques infirmités, et demandoit à me voir; qu'ayant ordre de le traiter doucement, il me permettoit de le voir seul dans sa chambre; et qu' il souhaitoit uniquement d'être informé du genre de sa maladie avant mon départ. Tout le monde sait qu'à la bastille, sous le gouvernement de M De Launay, la civilité et la douceur ont toujours tempéré les rigueurs de la justice. Je me rendis à la chambre de l'abbé, par des routes qui me sont familières. Il parut extrêmement satisfait de la liberté qu'on lui laissoit de me parler sans témoins; et m'embrassant, d'un air attendri, il m'avoua que le besoin qu'il avoit de mon secours n'étoit pas pour sa santé, qui lui causoit peu d'inquiétude, quand le danger de la perdre auroit été plus pressant; mais qu'il imploroit la générosité de mon coeur, plus que les lumières de mon art, pour soulager de mortels chagrins qui faisoient sa plus dangereuse maladie. Il ajouta qu'il se reprochoit de n'avoir pas assez cultivé mon amitié, quoique depuis notre première connoissance il en eût conçu beaucoup pour moi. Dans sa situation, me dit-il encore, il n'avoit pas eu d'incertitude sur le choixd'un confident, ou, si je l'aimois mieux, d'un médecin, pour les tourmens de son ame: mon nom s'étoit présenté d'abord à sa mémoire. Il ne vouloit rien me déguiser, non-seulement parce que la connoissance de tous ses maux m'étoit nécessaire pour y chercher du remède, mais parce qu'il n'y avoit personne en France, pour qui sa confiance pût être moins réservée. Avant que de s'engager dans un récit aussi grave que ce prélude sembloit l'annoncer, mon ami se croyant obligé d'établir la vraisemblance des détails, m'apprit qu'il avoit eu soin de les écrire, en quittant le prisonnier, et qu'ensuite il s'étoit attaché à cette méthode, pour les circonstances des autres événemens qui s'étoient passés sous ses yeux même; ce qui lui formoit un petit volume, dont il me promettoit la lecture. En effet, il me le communiqua dans la suite; et c'est d'aprés la copie qu'il me permit d'en tirer, que je le donne au public avec son aveu. " l'abbé, reprend-il en cet endroit, me supplia tendrement de l'écouter, de le plaindre, et de juger par ses tristes ouvertures, du soulagement que j'étois capable d'apporter à son infortune. Je lui promis toute mon attention et mes plus ardens services. Il commença dans ces termes: " que mon sort étoit tranquille, et mon coeurirréprochable, lorsqu'on vint m'arracher de ma solitude pour me présenter au défenseur de nos libertés! Une vaine réputation d'esprit et de savoir m'a coûté le repos de ma vie. Je me laissai persuader de quitter mon cabinet, pour le soutien d'une cause, où je ne voyois pas d' autres droits à la maison d'Autriche, que ceux de la violence; et les flatteries du parti que j'embrassai achevèrent de m'y attacher. Il est inutile à mon histoire, de vous retracer l'étonnant succès de mon premier manifeste. Nos chefs reconnurent qu'ils me devoient une armée de quatre-vingt mille hommes, qui se forma presqu'aussitôt sous leurs ordres. Aussi leur confiance pour moi fut-elle sans bornes. Ils m'employèrent à toutes les entreprises qui demandoient de l'intelligence, du secret, et de la vigueur. J'étois l'ame des conseils, et l'organe ou l'instrument de toutes les résolutions politiques. Enfin, je crois avoir fait autant par la voie de l'intrigue et de la persuasion, que les Ragotski, les Forgatz, les Esthérasi, les Berchini et les Caroli par les armes. Avec presqu'autant d'autorité qu'eux, dans les opérations de la guerre même, j'eus souvent l'occasion de satisfaire des inclinations plus douces, qui me rappeloient aux principes d'humanité que j'avois puisés dans mes études. En 1706, dans l'affaire d'Odenbourg, qu'un corpsde nos troupes faillit d'emporter par escalade, nous ne demeurâmes maître que d'un fauxbourg fortifié, où nous étant établit, nous fûmes exposés pendant vingt-quatre heures au canon de la ville, et forcés enfin de recourir à la ruse pour nous dérober dans les ténèbres. Mais au moment que nous nous en étions saisis, il avoit été difficile d'arrêter la licence du soldat. Le comte Forgatz, que j'accompagnois dans cette expédition, donna des ordres qui furent communiqués trop tard; et nous trouvâmes, à notre arrivée, une véritable image des horreurs de la guerre. En passant, avec ma suite, dans la principale rue, et m'efforçant de calmer des fureurs qui duroient encore, je fus vivement frappé de la vue d'un vieillard, qui d'une fenêtre, où je le découvris aisément, m' ayant pris pour un officier général, me tendoit un bras, de l'air le plus douloureux, sans avoir la force d'ouvrir la bouche, et de l'autre main se tenoit sur la poitrine un mouchoir ensanglanté, dont il paroissoit couvrir quelque blessure. La compassion me fit quitter sur le champ mon cheval; et ne voyant rien à redouter dans une place où nous entrions en maîtres, je montai légèrement, avec la seule précaution de m'armer d'un pistolet, et d'ordonner à deux hommes de me suivre. La chambre du malheureux vieillard, à laquelle j'arrivaibientôt, m'offrit pour premier spectacle, les débris de sa porte et de plusieurs coffres qui venoient d'être forcés à coups de hache, un corps étendu, dont le sang couloit à grands flots, quantité de meubles, brisés ou dispersés, enfin le vieillard lui-même se traînant vers moi, et me demandant, d'une voix tremblante, des secours dont la nécéssité se faisoit assez sentir. Je compris facilement qu'il avoit été pillé, blessé en se défendant, et l' autre tué, sans doute, par des furieux qui n'avoient rien respecté. L'un de mes deux hommes étoit mon chirurgien, à qui j'ordonnai d'abord de prendre les soins pour lesquels je m'en étois fait suivre. Il ne trouva qu'un cadavre dans l'homme étendu. Son assistance se réduisant au vieillard, qu'il ne jugea pas mortellement blessé, il le mit promptement en état de prendre une voix plus ferme, pour me rendre grâces de mon secours. J'allois le quitter, en plaignant son infortune, et lui promettant de ne rien épargner pour découvrir les coupables; mais il m'arrêta par de nouvelles supplications. Toutes ses craintes, me dit-il fort tristement, n'étoient pas finies; et baissant la tête pour n'être entendu que de moi, il me conjura de faire éloigner un moment mes deux hommes. Je le satisfis. Lorsqu'il les eut vus sortir de sa chambre, il trouva la force de selever du fauteuil où je l'avois fait asseoir, et de marcher jusqu'à la porte d'une garderobe dont il tira la clé de sa poche; et l' ayant ouverte, il me fit voir une petite fille de sept ou huit ans, pâle et sans connoissance, entre les bras d'une vieille femme qui ne la soutenoit qu'à demi, parce que les forces sembloient aussi lui manquer. Il parut fort alarmé lui-même de les voir dans cet état. Voilà, me dit-il les larmes aux yeux, pour qui je demande encore votre généreux secours. Le danger, dont nous sommes sortis, peut recommencer. Ne nous abandonnez pas. Je vous intéresse, en qualité de hongrois, à la conservation de Mademoiselle Tekely. Cet illustre nom me causa d'autant plus d' étonnement, que je ne connoissois pas d'enfans aux deux comtes Tekely, ni même aucun reste de leur sang, depuis que le comte Emeric, l'ancien défenseur de notre cause, étoit passé en Turquie, et que le comte Jean son frère, avoit été tué au service des impériaux. Mais les circonstances ne permettant pas d'explications, je proposai au vieillard, après l'avoir assuré du secret qu'il sembloit désirer, que mon chirurgien fût rappelé. Il y consentit, sur-tout lorsque j'eus fait croître sa confiance, en lui apprenant que, malgré des apparences assez militaires, telles que mes fonctions politiques dans le parti de la liberté m'obligeoientquelquefois de les prendre, j'étois un simple ecclésiastique, mais particulièrement considéré du prince Ragotsky, et de toute son armée. La connoissance fut aisément rappelée à deux femmes qui ne l'avoient perdue que par un excès de frayeur. Pendant qu'elles achevoient de se rétablir dans la garderobe, je fis enlever le corps qui étoit dans la première chambre, et nettoyer les traces du sang. Ma curiosité s'échauffant pour connoître une jeune personne qui devoit être en effet chère et respectable à tous les partisans de la liberté hongroise, dans quelque degré qu'elle pût appartenir aux Tekely, j'étois résolu d'approfondir sa naissance, et le mystère de sa situation. Je donnai ordre au gros de mes gens qui continuoient de m'attendre dans la rue, de se rendre au quartier qu'on avoit marqué pour moi; et ne retenant que ceux dont je m'étois fait accompagner, je fis entendre au vieillard que je désirois des éclaircissemens. Hélas! Me dit-il, ils deviennent nécessaires après mon malheur. Je regarde le hasard qui m'a procuré votre secours, comme un miracle du ciel en faveur de Mademoiselle Tekely; et l'intérêt que vous prenez à son sort, m'excite à vous informer de ce qui n'est connu dans toute la Hongrie, que de ma femme que vous voyez auprès d'elle, et de moi qui ai vieilli au service deson père. Mais auparavant, souffrez que je ne perde pas de vue l'espérance que vous m'avez donnée de découvrir les brigands qui m'ont dépouillé. Ils m'emportent quatre-vingt mille florins qui n'auroient pas été ma plus grande perte, si j'avois conservé moins heureusement Mademoiselle Tekely, mais qui redeviennent maintenant ce que j'ai de plus cher après elle, parce que c'est tout ce qu'elle possède au monde. Ce langage ne faisant que redoubler ma curiosité, je me fis donner aussitôt une plume pour écrire au comte Forgatz, à qui je recommandai, dans les termes les plus pressans, d'employer toute la diligence et la rigueur militaire, à faire découvrir les auteurs d'un vol qui touchoit toute l'armée par l'honneur et par des considérations encore plus puissantes. Je joignis, à mes instances, tous les indices qui pouvoient aider à ses recherches; et l'homme que j' avois retenu avec mon chirurgien, fut employé à porter ma lettre. Le vieillard, dont l'inquiétude parut moins calmée que suspendue, me fit alors son récit. Il avoit servi trente ans de valet-de-chambre au comte Jean Tekely, dans les différens états de sa fortune. Ce seigneur, unique frère du fameux Emeric, n'avoit pas reçu du ciel, comme son aîné, cette passion pour la liberté de sa patrie, cette soif de gloire et cette héroïque ardeur pourles armes, qui ont donné naissance aux plus grands troubles de la Hongrie. Il étoit né avec des inclinations si paisibles, que son frère qui ne respiroit que la guerre, en prit droit de le traiter avec mépris, jusqu'à ne le jamais voir sans l'injurier, et ne fournir presque rien à sa subsistance. Ensuite, lorsqu'ayant pris hautement les armes, ses grands biens et ceux qu'il avoit acquis par son mariage avec la veuve du prince de Transylvanie, ne purent suffire pour l'entretien de ses troupes, il lui retrancha, sous ce prétexte, les médiocres secours qu'il n'avoit encore osé lui refuser. L'indignation de se voir si maltraité, révolta un coeur auquel il ne manquoit, de toutes les qualités nobles, que le goût de la gloire militaire. Le comte Jean prit la résolution de traiter avec la cour de Vienne; et pour ne laisser aucun doute de sa bonne foi, il embrassa la religion catholique, en acceptant une pension qui lui fut accordée par cette cour. Les hongrois qui ne faisoient pas entrer la religion dans leur querelle, et qui voyoient indifféremment à leur tête des chefs catholiques et protestans, ne lui firent pas un crime de cette double désertion. Ils connoissoient la douceur de son caractère; ils l'aimoient; ils condamnoient la dureté de son frère. On a remarqué que leur affection s'étoit d'autant mieux soutenue pour lui, qu'ilsle jugeoient incapable de leur nuire, et qu'ils ne voient, dans son changement, que l'effet d'une cruelle nécessité. Cependant, les faveurs qu'il recevoit de la cour de Vienne ne répondant pas à la grandeur de son nom, il se fit des amusemens solitaires, qui servirent moins à sa réputation, qu'à la douceur de sa vie. Les beaux arts l'occupoient uniquement. Après avoir fait de grands progrès dans la musique et la peinture, il se donna le plaisir bizarre de voyager sous la qualité de peintre et de musicien. On parloit, dans le même tems, du mariage d'une des deux princesses de Valaquie, que le hospodar son père, Constantin Bessarabe, vouloit célébrer avec un éclat digne de ses richesses. Le comte saisit cette occasion de faire briller ses deux talens. Il parut à Tergowitz; il n'y prit pas d'autres titres. Les princesses voulurent des portraits de sa main. La seconde lui inspira de l'amour; et portée à la tendresse par la chaleur du sang grec, elle en prit pour lui. Cette passion devint si vive, que sans égard pour la dignité de sa famille, sans respect pour elle-même, et sans la moindre précaution pour l'avenir, la princesse consentit à fuir avec son amant. étrange empire des sens, qui doit donner une extrême défiance de ses forces, à la vertu comme à la raison!Le comte, charmé de ne devoir qu'à l'amour, ce qu'il pouvoit espérer de sa naissance, et sur-tout de la fortune actuelle de son frère qui venoit de se faire proclamer Waywode De Transylvanie, se fit un triomphe de ne laisser dans Tergowitz, que sa réputation de bon peintre et d'heureux amant. Mais en sortant des terres de Valaquie, il prit un autre plaisir à se faire connoître de sa maîtresse, à laquelle il n'avoit pas moins caché son nom qu'au public; et sans abuser plus long-tems d'une tendresse si crédule, il lui proposa de l'épouser. Le valet-de-chambre, seul domestique du comte dans son voyage et sa fuite, ne put ici se rappeler sans émotion les transports dans lesquels cette ouverture avoit jeté la princesse. Au premier moment, ils lui causèrent un évanouissement si long, qu'il fit craindre pour sa vie. Ensuite, la joie lui rendant bientôt ses forces, mais ne diminuant pas le trouble de sa raison, et lui faisant faire aussi facilement le sacrifice de sa religion, qu'elle avoit fait celui de l'honneur, elle ne balança point à se laisser conduire dans la première église catholique, où l'abjuration de la foi grecque précéda la célébration du mariage. Le comte ne lui dissimula pas qu'avec un grand nom et de la tendresse, il avoit peu d'autres avantages à lui présenter. Mais dans cette double ivresse de l' amour et dela joie, elle ne parla qu'avec mépris des richesses et de l'élévation. Il ne fut pas moins facile au comte, de la faire consentir à tenir leur mariage caché, dans la crainte d'irriter la cour de Vienne, qu'il n'avoit pas consultée. Mais aucune formalité ne fut négligée pour la vérification des actes; et le vieux valet fit ici des remercîmens au ciel d'avoir dérobé ces précieux actes, dont il étoit aussi dépositaire, aux scélérats qui l'avoient pillé. Le comte et sa femme menèrent d'abord à Vienne une vie obscure, passant aux yeux d'un petit nombre d'amis qui les visitoient pour des amans libres, dont le bonheur leur causoit de l'admiration. Le seul fruit de leur amour fut Mademoiselle Tekely, âgée aujourd'hui de neuf ans. Mais la comtesse se lassa d'une tranquillité qui sembloit la condamner pour toute sa vie, à l'humiliant état d' une maîtresse reconnue. Ce sentiment augmenta beaucoup, lorsqu'après la paix de Carlowitz, et l'évasion du comte Emeric, exclus de l'amnistie générale, tous les biens de la maison de Tekely demeurèrent confisqués, sans que la cour de Vienne eût paru penser à l'héritier qui vivoit sous sa protection. La comtesse avoit compris qu'il y avoit des reproches à faire au comte. Quel droit pouvoit-il s'attribuer aux attentions de la cour impériale, depuis si long-temsqu' il avoit embrassé ses intérêts, sans avoir rien entrepris pour son service? D'ailleurs, il n'avoit pas fait un pas pour solliciter la succession de son frère; et cette indolence, qui venoit de l'habitude d'une vie paisible, étoit sans doute une tache plus réelle dans son caractère, que son invincible aversion pour les armes, dont le blâme ne pouvoit tomber que sur la nature. Enfin, la comtesse le pressa de paroître à la cour, d'y faire éclater ses plaintes et ses sollicitations, de publier même son mariage pour faire sentir ce qu'il devoit à sa femme, à sa fille, à ses descendans, et le menaça de prendre tous ces soins sur elle-même, si les difficultés l'effrayoient. Il se laissa persuader de faire quelques démarches; mais elles eurent peu de succès; et ces apparences de refus qui devoient lui servir d' éguillon, le replongèrent dans sa froideur. Vers le même tems, une maladie ordinaire mit la comtesse au tombeau. Ses derniers momens furent employés à de nouvelles instances, qui, dans cet état où les derniers sentimens d'une femme adorée laissent des impressions si vives, produisirent un effet surprenant. Le comte, désespéré de sa perte, ne trouva plus de consolation qu'à suivre ses dernières volontés. On admira tout d'un coup le changement de son caractère. Il se fit voir à la cour. Il y mit, dans lareprésentation de ses droits, une chaleur que personne ne lui connoissoit. On en fut surpris, et peut-être servit-elle à lui procurer plus de considération, mais elle ne lui fit rien obtenir. On se gardoit bien de relever une maison qui ne pouvoit cesser d'être redoutable, aussi long-tems que son frère, dont on savoit les intrigues à la Porte, en France, et dans toutes les provinces de Hongrie, seroit en état de rallumer des feux mal éteints. à peine la paix avoit-elle été conclue, qu'il étoit né de nouvelles causes de guerre. La succession d'Espagne, entre les deux plus puissantes maisons de l'Europe, excitoit une querelle qui ne pouvoit être décidée que par les armes; et personne ne doutoit à Vienne, que la France ne prît cette occasion pour susciter de nouveaux troubles en Hongrie. En effet, l'année ne se passa point sans qu'on entendît parler d'assemblées et de mouvemens dans les provinces de ce royaume qu'on croyoit les plus soumises. Le comte, toujours pressé par le souvenir des dernières exhortations de sa femme, comprit à la fin que, sans prendre part aux évènemens de la guerre, il n'avoit rien à prétendre aux domaines de ses ancêtres. Le chagrin de se voir négligé de la cour de Vienne, le fit balancer d'abord, si la meilleure voie, pour se rétablir dans les droits de son nom, n'étoit pas de retourner en Hongrie, et d'offrir ses servicesaux mécontens. Mais se voyant prévenu par le prince Ragotsky, qui s'étoit échappé de sa prison de Neustat, et qu'ils choisirent pour chef, sans penser même à rappeler le comte Emeric, auquel ils avoient tant d'obligations, son dépit, plus que son penchant, le fixa dans le parti impérial. Il demanda de l'emploi. On fut si content de sa résolution, qu'à la première demande, il obtint un régiment. Je ne puis cacher, me dit ici le valet-de-chambre, en s'interrompant lui-même, que dans cette révolution d'idées et de goûts, qui sembloit en faire un nouvel homme, il entroit moins d'intérêt ou d'ambition, que de philosophie sombre, qui le ramenoit sans cesse à l'image de sa femme expirante, plutôt qu'à l'objet de ses dernières instances. Loin de regarder le métier des armes, dans lequel il s'étoit engagé, comme une voie qui pouvoit le conduire au but qu'on lui supposoit, il n'y voyoit que le terme de ses peines, et le plus court de tous les chemins pour trouver la mort qu'il cherchoit uniquement. C'étoit sa tristesse et l'ennui de vivre, qui causoient le changement que nous avions admiré dans son caractère. Je n'en pus douter, lorsqu'à son départ, nous chargeant ma femme et moi, du soin de sa fille, et d'une cassette qui contenoit ses papiers, avec une grosse somme d'argent,il nous dit qu'il ne nous reverroit plus; qu'à la première nouvelle de sa mort, il nous ordonnoit de conduire sa fille en Hongrie, et de l'y faire élever dans un couvent; que nous trouverions alors ses autres intentions dans les papiers de sa caisse; que se croyant sûr de notre fidélité, il ne nous recommandoit que de l'exactitude à suivre ses derniers ordres: et voyant nos larmes, qu'un si triste langage excitoit, il nous défendit de répliquer. Il partit; et dès l'ouverture de la première campagne, dans une action dont l'avantage demeura néanmoins aux impériaux, vous savez qu'il fut tué d'un coup de fusil. Un devoir sacré, reprit le vieux tuteur, nous fit aussitôt abandonner Vienne, pour exécuter l'inviolable disposition du meilleur des maîtres. Ses papiers, qui contiennent d'autres explications, nous laissant la liberté de choisir un couvent sûr et bien réglé, notre choix est tombé sur celui qui est à deux pas de cette ville; par cet unique motif, qu'étant nés, ma femme et moi, dans le canton, nous nous y sommes promis des facilités que nous n'aurions pu trouver dans tout autre lieu. Les ordres du comte ne nous obligeoient pas de faire élever sa fille sous un autre nom; cependant ils nous recommandoient une sureté qui sembloit dépendre du secret. Nous ne nous sommes ouverts, jusqu'aujourd'hui,qu' à la supérieure du couvent, qui s'est crue fort honorée de notre choix, et de notre confiance. Elle s'est fait une précieuse étude de l'éducation de Mademoiselle Tekely; et depuis quatre ans, elle n'a laissé rien manquer à la culture de ses perfections naturelles. Ma femme ne s'est pas éloignée d'elle; tandis que j'ai fait ici ma demeure constante, pour veiller à sa sureté comme à ses besoins. Mais l'approche de vos troupes ayant répandu l'alarme aux environs de cette ville, je me suis hâté de la faire amener sous mes yeux; pour la défendre au péril de ma vie, ou plutôt pour la garantir de tous les dangers, dans un lieu que ses nouvelles fortifications sembloient mettre à couvert d'une attaque. Fatale prudence! C'est sur ce faubourg que la tempête est tombée. J'ai prévu tous nos malheurs, en apprenant, par les cris de mes voisins, que nos retranchemens étoient forcés. Dans l'excès de ma consternation, mes premiers soins sont tombés sur ma chère fille; pardonnez ce nom, qu'elle me permet elle-même! Je l'ai renfermée, avec ma femme, dans ce cabinet, dont j'ai couvert la vue, et j'avois résolu de perdre mille vies, pour en défendre l'entrée. Il ne m'est pas venu moins heureusement à l'esprit, de séparer les papiers et l'argent du comte, dans l'espérance de sauverdu moins un des deux trésors. J'ai pris sur moi les papiers; et le poids de l'or m'a contraint de le laisser dans la caisse. Ensuite fortifiant ma porte, de tout ce qui m'a paru propre à ce triste usage, je me suis tenu prêt à la disputer jusqu'au dernier soupir, avec un valet que mes promesses ont disposé à me seconder. Mais la foudre ne tombe pas plus rapidement, que les coups de cinq ou six furieux, qui se sont ouvert le passage avec leurs haches. Ils ont fondu avec la même impétuosité sur mon valet, qu'ils ont renversé sans vie, et sur moi, qui n'ai pu me garantir d'une blessure. J'ai conçu que ma résistance seroit vaine, pour arrêter leur pillage, et que le foible reste de mes forces devoit être réservé pour la défense du cabinet. J'en attendois le moment, le dos tourné vers la porte, en invoquant le secours du ciel, et tenant mon mouchoir sur ma plaie, dans une situation qui ne pouvoit inquiéter mes brigands. Leur transport de joie et d'admiration, en ouvrant la caisse, leur a fait perdre tout autre idée. Ils n'ont pensé qu'à se dérober avec leur proie; et, grâces à la puissance que j'invoquois, ils m'ont laissé le trésor pour lequel j'aurois tout sacrifié. Cependant, le péril n'étant pas à sa fin, et chaque moment pouvant nous amener d'autres ravisseurs, contre lesquels je n'avois plus même lafoible défense d'une porte, je me suis placé à ma fenêtre, dans l'espérance de voir paroître quelque officier, dont je pusse implorer la protection. Votre approche m'a rendu la vie. Vous avez conçu l'extrêmité d'un désespoir, auquel la force manquoit pour s'exprimer. Mademoiselle Tekely vous devra l'honneur; et moi les restes d'une vieillesse, à laquelle je ne désire un peu de prolongation, que pour servir cette chère élève. Rassurez-vous, lui dis-je affectueusement, et pour vous et pour Mademoiselle Tekely, et pour les secrets par lesquels vous m'interessez si vivement à son sort. Je juge, comme vous, que dans ce malheureux tems de guerre ils doivent être gardés fidèlement. Le prince Ragotsky même, quoiqu'il touche de si près aux Tekely par d'anciennes alliances et par le mariage de sa mère avec le comte Emeric, ne sera informé de rien avant la fin de nos troubles. Il m'honore de sa confiance et de quelque autorité; vous recevrez de moi les services que vous pourrez attendre de lui dans des circonstances plus tranquilles. Le silence, qui commençoit à régner autour de nous, m' assurant que la discipline étoit rétablie, j'ajoutai que Mademoiselle Tekely n'en auroit pas moins une garde pour la nuit, et les secours nécessaires pour suppléer à ses pertes,si la caisse ne se retrouvoit pas; qu'ensuite les évènemens décideroient du parti que nous prendrions pour elle, et que dans une conjoncture pressante, qui m'obligeoit de joindre les généraux, j'allois lui laisser mon chirurgien. Ce qui me faisoit abréger ma réponse, étoit le retour de l'homme que j'avois dépêché au comte Forgatz. Je le voyois à la porte, où, n'osant interrompre mon entretien, il attendoit la permission d'entrer; mais je lisois son impatience dans ses yeux. En effet, il me dit que le conseil étoit assemblé, et qu'on m'y demandoit sur le champ. Le comte avoit donné l'ordre que je désirois, et paroissoit furieux que sous son commandement les troupes n'eussent pas été plus retenues, dans une place que nous avions beaucoup d'intérêt à ménager. Il avoit déjà fait pendre quelques soldats, qu'on avoit surpris au milieu de leurs violences: mais il me faisoit dire que ceux dont je lui portois mes plaintes n'ayant pas été reconnus, il ne pouvoit me répondre du succès de ses recherches. Aussi furent-elles sans effet; et le lendemain ayant su qu'il nous étoit déserté quelques hommes, je jugeai que la caisse étoit partie avec eux. Quelques mots de consolation, que j'adressai à Mademoiselle Tekely de la porte de son cabinet,et sa tremblante réponse, n'aidèrent pas à me faire connoître mieux ses perfections. Je laissai ordre à mon chirurgien de ne pas la quitter. Mes autres promesses ne furent exécutées qu'après le conseil, parce qu'elles ne purent l'être plutôt. Les délibérations étoient pressantes. Un courier du prince venoit d'informer le comte que l'armée, retenue par divers mouvemens des impériaux, ne pouvoit marcher vers nous sans les avoir éclaircis. C'étoit néanmoins dans cet espoir que non-seulement nous avions entrepris d'escalader Odenbourg, mais qu'après avoir manqué notre projet, nous nous étions rabattus sur un des faubourgs, et que nous en étant saisis plus heureusement, nous comptions d'y attendre l'armée et l'artillerie nécessaire pour former réguliérement le siège de la ville. Notre nombre, d'environ trois mille hommes, et supérieur du double à la garnison, ne nous laissoit craindre aucune attaque; et notre position favorisant beaucoup le dessein du siège, il parut fâcheux au comte Forgatz, d'abandonner une si belle espérance. Ce motif, avec la facilité qu'il se promettoit toujours à se replier vers l' armée, ou peut-être le chagrin d'avoir vu son entreprise échouer, l'attachèrent fortement à la résolution de garder son poste, et de tenir la ville resserrée jusqu'à l'arrivée du prince. Il renvoya le courier avec cette réponse, qu'il donnapour le résultat du conseil, quoique la plupart des officiers fussent opposés à son opinion. à la vérité, les plus pressantes raisons qui devoient nous faire penser à la retraite, en perdant l'espérance de voir approcher bientôt l'armée, ne s'étoient présentées à personne. On se croyoit à couvert du côté de la ville par une hauteur qui nous en cachoit la vue, et qui n'avoit pas été comprise dans les nouvelles fortifications, parce qu'on n'avoit pas eu le tems d' en faire un ouvrage régulier. Elle étoit séparée de la ville par un large fossé, et de nous par de profondes coupures, qui, des deux côtés, sembloient en défendre également l'approche, et la rendre inutile dans cet état, à quelque usage qu'elle fût destinée pour l'avenir. D' ailleurs les assiégés ayant rompu leurs ponts en nous abandonnant le faubourg, nous ne vîmes rien à redouter d'un poste fort nu, avec lequel ils n'avoient pas plus de communication que nous. Cependant, ils employèrent la nuit suivante à s'y loger, avec du canon; et l'activité de leur travail, aidée du silence, nous en déroba le commencement et les progrès. Au jour même, leurs vues n'étant pas remplies, ils continuèrent de travailler jusqu'au soir, sans se trahir par les moindres apparences; et leur entreprise, dont on fit honneur à M Quitz, ingénieur bavarois, leur réussit merveilleusement.Olasmir, ce vieux tuteur de Mlle Tekely, que je n'ai pas encore eu l'occasion de nommer, m'étoit venu voir le matin, dans la foiblesse même de sa blessure. Ce qu'il avoit entendu, de mon chirurgien, avoit augmenté sa confiance pour moi. Après m'avoir témoigné sa reconnoissance, et celle de son élève, il m'avoit demandé mes intentions pour sa conduite; et je n'avois pas eu de meilleur conseil à lui donner, que de reconduire Mademoiselle Tekely au couvent, où je me chargeois de payer sa pension jusqu'à la fin de la guerre: vous continuerez, lui avois-je dit, de vivre près d'elle; et dans quelque lieu que les affaires me mènent, je n'attendrai pas que vous me fassiez souvenir de ses besoins et des vôtres. Notre situation me paroissant aussi sure qu'au comte Forgatz, je ne voyois pas plus de péril dans une maison du faubourg que dans le couvent; mais j'avois pris la résolution de retourner le lendemain à l'armée, et dans l'incertitude des évènemens, je voulois voir Mademoiselle Tekely dans un lieu fixe, où ma correspondance fût établie avant mon départ. J'avois laissé entre les mains du vieillard, une somme convenable à ses besoins; et dans le cours de l'après-midi, j'avois dérobé quelques momens aux affaires, pour voir la supérieure du couvent, avec laquelle j'avois pris des arrangemenspour la pension. Elle m'avoit fort vanté l'attachement de Mademoiselle Tekely à la religion: mais l'éloge d'un enfant, dans la bouche d'une religieuse, n'avoit pu faire une grande impression sur moi. Le soir, j'appris d'Olasmir, que son élève étoit rentrée au couvent. Ce fut une inquiétude de moins, lorsqu'une heure après, le canon de la hauteur commençant à jouer furieusement sur notre faubourg, nous fûmes bientôt forcés de penser à la retraite. Il n'y avoit pas d'espérance d' emporter ce poste, ni de raison pour nous faire écraser dans le nôtre. Nous profitâmes de l'obscurité pour nous retirer en fort bon ordre; et l' ennemi, qui n'aspiroit qu'à nous éloigner, n'entreprit pas d'interrompre notre marche. Je partis, avec des voeux pour Mademoiselle Tekely, dont l'asile n'étoit pas plus à couvert du canon que le reste du faubourg. Ils furent exaucés en sa faveur: mais j'appris: deux jours après, par une lettre qui me fut apportée au camp de Wallitz, que son vieux tuteur, destiné à tout perdre pour elle, avoit été frappé d'un boulet en rentrant dans sa maison, et qu'il avoit employé quelques minutes de vie, qui lui étoient restées, à faire porter ses papiers au couvent. La supérieure qu'il en avoit chargée, et qui me donnoit cette nouvelle, me demandoit quel usage elle devoit faire d'une multituded'écrits qu' elle avoit reçus. Je lui répondis qu'elle devoit les garder précieusement, et je confirmai tous les engagemens que j'avois pris avec elle pour l'exactitude et la fidélité de mes soins. Ainsi, dans un âge où l'on se connoît à peine, et d'un sexe qui n'est capable de rien pour lui-même, Mademoiselle Tekely, dépouillée du peu de bien qui lui étoit resté de son père, et privée du seul ami qu'elle connût dans sa situation, pouvoit se compter au nombre de ces malheureux enfans à qui la fortune ne promet que des rigueurs. J'observe les circonstances de son sort, pour vous préparer d'avance au prodigieux attachement que vous me verrez prendre pour elle. Peut-être croirez-vous lui devoir un autre nom; et je vous avoue qu'à mes yeux mêmes, ce sentiment n'a jamais été bien éclairci. J'étois né sensible, quoique l'habitude d'une vie fort appliquée m'eût rendu plus sérieux qu'on ne l'est encore à l'âge de trente-quatre ans, qui étoit le mien. La seule compassion, soutenue par le goût du mérite, animé peut-être par les charmes de la jeunesse et de la beauté, a pu me faire sortir de ses propres bornes. Vous en jugerez après m'avoir entendu: et quand vous me trouveriez des apparences de foiblesse, je pense bien moins à les justifier, qu'à vous conduire, par la connoissance des évènemens, à lapitié que je vous demande pour leurs tristes suites. Mes plus anciens sentimens, tels que je vous les ai représentés, n'eurent pas encore d'autre effet, que de me rendre fort attentif à l'exécution de mes promesses. La mort d'Olasmir, qui privoit Mademoiselle Tekely d'un gardien si vigilant, me fit naître la pensée d'avancer les informations que je devois donner quelque jour au prince Ragotsky. Mais j'avois appris, en arrivant à l'armée, qu'il venoit de recevoir avis de la mort du comte Emeric, dans son exil de Nicomédie, et que par le testament de ce prince il étoit nommé son héritier. Ce n'étoit pas le moment de lui faire connoître une héritière naturelle, dont les droits détruisoient ouvertement les siens. D'ailleurs je n'avois encore de preuve de la naissance de Mademoiselle Tekely, que le témoignage d' un domestique; et je ne pouvois révéler, sans imprudence, qu'ils étoient contenus dans quelques papiers, pour la sureté desquels je n'avois aucune garantie. La succession étoit si loin d'être ouverte, que tous les biens de cette illustre maison étant confisqués, il n'y avoit que la force des armes, ou le rétablissement de l'ordre, par la paix, qui pût en faire espérer la possession au prince substitué. Ainsi, les explications pouvoient être différées sansdanger; et j'en voyois, au contraire, à les hâter trop. Mon unique soin fut d'écrire à la supérieure du couvent, par une voie sûre, et de lui recommander plus que jamais la conservation du dépôt. Je passe sur l'histoire de nos armes, comme sur tout ce qui n'a pas un rapport plus nécessaire avec celle que je vous ai fait attendre. La guerre fut encore prolongée long-tems, sans que la médiation des puissances maritimes, que j'avois heureusement ménagée, fût capable de rapprocher les prétentions des partis. Enfin, la mort imprévue de l'empereur Joseph termina ces furieuses convulsions, mais par une voie fort éloignée de nos espérances. Le prince Ragotsky avoit convoqué à Hust une assemblée générale des confédérés, où je m'étois rendu par son ordre, pour y préparer les esprits à ses propositions. J' étois dans la plus grande chaleur de mes efforts, lorsqu'un bruit, devenu bientôt certain, nous apprit qu'au lieu de nous joindre, comme je l' avois promis en son nom, il étoit passé brusquement en Pologne avec une partie de nos chefs, abandonnant une cause à laquelle il nous avoit tous sacrifiés. Mon ressentiment fut d'autant plus vif que j'étois joué sous le voile de la confiance. Cependant on sut ensuite qu'il l'avoit été lui-même par le comte Caroli, quis'étant lié secrètement avec le ministre de Vienne, avoit formé une autre assemblée, dans laquelle il avoit fait approuver un traité de pacification, qu'il n'avoit communiqué au prince qu'après l'avoir signé. Son exemple avoit entraîné une grande partie des seigneurs et des députés, quoique ces derniers ne fussent pas revêtus des pouvoirs de leurs comtés; et le prince, perdant toute confiance pour ses anciens partisans, s'étoit déterminé tout d'un coup à la fuite, avec la triste consolation d'avoir chargé Caroli de reproches et d'injures, dans une déclaration qu'il avoit fait publier à son départ. Ces informations, si je les avois reçues plutôt, m'auroient peut-être empêché de l'accuser de mauvaise foi: mais elles ne le purgeoient pas du reproche d'avoir quitté la Hongrie sans m'avoir fait avertir de son dessein, comme il l'auroit pu sans danger pour lui-même, et par conséquent de me livrer aux impériaux, qui ne me souhaitoient pas moins de mal qu'à lui. Aussi me trouvai-je dans un embarras si sérieux, qu'ayant tout à craindre pour ma liberté, et sans doute pour ma vie, je n'eus pas d'autre parti à choisir pour mettre l'une et l'autre à couvert, que d'accepter le traité, contre les mouvemens de mon coeur, qui me faisoit déplorer amèrement le malheur dema patrie, et regretter l'inutilité de mes longs services. Ma fortune n' étoit pas augmentée, depuis environ dix ans que j'avois suivi le prince avec un attachement sans exemple, et sans autre vue, pour l'avenir, que de partager la sienne dans une plus heureuse supposition. C'étoit l'espérance dont il m'avoit constamment flatté; mais quand j'aurois cru sa situation plus avantageuse qu'elle ne pouvoit l'être, l'indignation de me voir si mal traité m'auroit empêché de prétendre à ses bienfaits. Les appointemens de mes offices m'ayant été réguliérement payés des subsides qu'il recevoit de France et d'Espagne, ce secours, joint au revenu d'un bien médiocre, dont je n'avois pas cessé de jouir à Cronstat, avoit suffi tout à la fois, et pour ma dépense, et pour la pension de Mademoiselle Tekely. Mes facilités ne pouvoient plus être les mêmes: cruelle réflexion, et la première qui me vint à l'esprit dans ma disgrâce. Cependant j'étois si résolu de remplir tous les engagemens d'Olasmir, auxquels j'avois succédé par mes promesses, que je ne balançai pas un moment sur ma conduite. L'emploi de mon revenu, me dis-je à moi-même, sera pour la pension, jusqu'au tems où les droits de Mademoiselle Tekely pourront s'éclaircir; et jetrouverai pour moi-même des ressources dans mes talens. Cette résolution m'ayant rendu plus tranquille, je partis pour Odenbourg, où j'avois à prendre de nouveaux arrangemens avec la supérieure, avant que de me rendre à Cronstat. Dans ma route, j'appris que la pacification étoit confirmée par la reddition de Cassovie aux impériaux, et que la fuite du prince Ragotsky ayant fait perdre toute espérance de le ramener à la soumission, ses biens et ceux du comte Emeric avoient été non-seulement confisqués par une nouvelle déclaration, mais déjà saisis, et distribués à divers seigneurs, en récompense de leurs services. Quelle espérance pour Mademoiselle Tekely, de faire jamais entendre et reconnoître ses droits? N'importe, ajoutai-je, après une si triste réflexion, je n'en serai pas plus froid à la servir: l'honneur et la vertu m'en font une loi. à quelque sort que le ciel la destine un jour, il ne manquera rien à son éducation; et mon bien sera vendu, si le revenu ne suffit pas. J'arrivai au couvent dans ces dispositions: ainsi n'attribuez rien à l'admiration dont je fus frappé lorsqu'elle parut avec la supérieure. à peine avois-je eu le tems de distinguer ses traits, dans la triste occasion que j'avois eue de la voir. Quatre ans, écoulés depuis, avoientachevé de les former. Je ne la reconnus pas: mais je ne pus me défendre d'un étonnement plus vif que toutes mes expressions, à la vue d'une jeune personne, qui joignoit dans sa physionomie toutes les grâces à la noblesse, et qui n'avoit, de l'adversité, que ce regard un peu sombre et cet air touchant, qui font reconnoître tout d'un coup les malheureux. Tous les sentimens qu'elle croyoit me devoir, pour des soins qu'elle n'avoit pas ignorés, la rendant bientôt familière avec moi, je ne fus pas moins charmé de son langage et de la maturité de son esprit. Mon ami, dont le récit sembloit s'échauffer, fut interrompu dans cet endroit par quelque bruit, qui se fit entendre à la porte de mon antichambre. Mais, l'attribuant au retour de mon valet, je le priai de n'y faire aucune attention, et de revenir à l'abbé Brenner, ou plutôt à Mademoiselle Tekely, qui commençoit à m'intéresser beaucoup. Il reprit, en continuant de mettre sa narration dans la bouche de l'abbé. Après quelques explications générales sur l'état de sa fortune, dont elle n'étoit pas moins informée que de mes services, elle fut la première à me parler des papiers, dans lesquels Olasmir et sa femme lui avoient répété mille foisque les dernières volontés de son père étoient renfermées. Elle ajouta qu'avec les obligations qu'elle avoit à ma générosité, et le respect qu'elle auroit toujours pour mes conseils, il ne lui étoit pas même tombé à l'esprit de les ouvrir sans ma participation; mais que dans le regret de m'être incommode, elle souhaitoit impatiemment qu' ils fussent ouverts, et qu'elle n'étoit pas sans espoir d'y trouver, par les tendres soins d'un si bon père, quelque voie tracée pour sa conduite, peut-être pour la réparation de ses pertes; trop heureuse, si parmi les éclaircissemens qu'elle se promettoit, il s'offroit quelque chose de favorable au plus ardent de ses voeux, qui étoit de faire éclater pour moi toute sa reconnoissance. Je priai la supérieure d'apporter sur le champ ces papiers, pour donner à Mademoiselle Tekely la satisfaction qu'elle désiroit. La mienne étoit si vive à l'entendre, qu'à peine avois-je eu la liberté d'esprit de répondre, par quelques mots, à tout ce qu'elle m'avoit dit d'obligeant. Ce n'étoit plus seulement mon revenu et tout le fond de mon bien; c'étoit ma vie même, que je me sentois disposé à sacrifier pour elle. Mon agitation fut la même, pendant cinq ou six minutes que je demeurai seul avec elle; et peut-être prit-elle pour gravité, un silence, causé par mon embarras. Je ne vous préviens pas sur dessentimens, dont je vous ai déjà dit que je n'ai jamais bien connu la nature. Vous me les verrez nourrir avec une constance, exercer avec un plaisir, et pousser à des excès, qui m'ont toujours effrayé moi-même. C'est vous en abandonner le jugement, que de vous les découvrir sans excuse. Les papiers, que la supérieure m'apporta, étoient en assez grand nombre: et fort mal enveloppés, quoique liés de plusieurs cordons, dont le noeud étoit cacheté d'un double sceau; ce qui me fit souvenir que le tems avoit manqué au malheureux dépositaire pour les mettre dans un meilleur ordre, après avoir été obligé, la veille de sa mort, de les tenir cachés dans ses poches. L'adresse qui sembloit tracée d'une main tremblante, me fit rappeler aussi qu'il l'avoit écrite au dernier moment de sa vie. Elle étoit adressée à la supérieure du couvent, mais avec deux lignes de la même main, qui portoient ordre de ne remettre le paquet qu'à moi, si j'étois fidelle à mes promesses; mais de l'envoyer au prince Ragotsky dans tout autre cas. Ce paquet étoit venu à la supérieure, par les mains de Madame Olasmir, que son mari avoit eu le tems de faire appeler, pour recevoir ses derniers soupirs. Je l'ouvris, par le droit que j'en recevois des deux lignes qui portoient mon nom; mais je le présentai aussitôt à Mademoiselle Tekely, qui ne le reçut que pour le presser long-tems de ses lèvres, en le mouillant d'un ruisseau de larmes. Lorsqu'elle me l'eut remis, la supérieure, craignant quelques suites d'un attendrissement qui duroit encore, me proposa d'accepter un lit dans le quartier des chapelains du couvent, où j'aurois toute la tranquillité dont j'avois besoin pour ma lecture. J'entrai dans le sens de cette invitation; et trop satisfait de ne pas m'éloigner d'un lieu où je voulois rapporter désormais tous mes soins, je pris prétexte de la nuit qui s'approchoit, pour laisser à Mademoiselle Tekely la liberté de se retirer. La supérieure me fit conduire au logement que je devois occuper. Toutes les civilités que j'y reçus, furent autant d'importunités pour moi. Je ne commençai à respirer qu'au moment où je me vis seul, avec les papiers de Mademoiselle Tekely dans les mains. La confusion que j'avois cru d'abord y trouver, disparut pour moi, lorsqu'un peu d' attention m'eut fait observer que le faisceau étoit composé d'un grand nombre d'autres, dont chacun portoit son titre. Les uns contenoient d' anciennes chartes et divers mémoires, qui regardoient les biens et les droits des Tekely; d'autres, l'état des affaires du comte Jean et ses espérances à la cour de Vienne; d'autres, les actes de son mariage, et les témoignages qu'il avoit pris soin de recueillir pour éloigner tous les doutes. Enfin mes regards tombèrent sur le testament, et sur une longue instruction qui l'accompagnoit. La première de ces deux pièces contenoit les dernières expressions de la tendresse d'un père, et la déclaration par laquelle il instituoit sa fille héritière de toutes ses possessions et de tous ses droits. Mais ne prévoyant que trop la ruine entière de sa maison et la perte irréparable de ses biens, il s' efforçoit, dans l'instruction, d'ouvrir pour sa fille toutes les voies qu'Olasmir devoit tenter lorsqu'elle seroit sortie de l'enfance, ou qu'elle pourroit prendre d'elle-même dans un âge plus avancé. Des deux situations, dans l'une desquelles la Hongrie devoit retomber, celle de redevenir un état libre, ou celle de rester sous le joug de la maison d'Autriche, il faisoit des voeux pour la première, comme la seule dont il pût espérer le rétablissement de son frère et des prospérités pour sa fille; mais sans oser, disoit-il, se promettre une si grande faveur de la clémence du ciel. C'étoit néanmoins dans cette flatteuse supposition, qu'il vouloit qu'elle fût élevée dans un couvent de Hongrie, pour y prendre les usages de la nation; quoiqu'assez voisin de l'Autriche pour ne pas déplaireaux impériaux par le choix. Il nommoit même Odenbourg; et je reconnus alors que le fidèle Olasmir, par un excès de précaution, qui lui avoit fait craindre apparemment que tant de ménagement pour nos ennemis ne me refroidît pour elle, m'avoit déguisé cet ordre. Le comte lui recommandoit instamment le secret qu'il avoit long-tems gardé; et l' ouverture qu'il n'avoit eue que pour la supérieure et pour moi, ayant été forcée par les circonstances, je ne trouvai rien dans toute sa conduite qui ne me laissât autant d'admiration pour sa prudence que pour sa fidélité. Si le ciel favorisoit les défenseurs de la liberté hongroise, jusqu'à permettre que l'ancien gouvernement fût rétabli, Olasmir devoit aussitôt présenter son élève, soit au comte son oncle, dont le retour ne pouvoit être incertain, soit après sa mort, au prince Ragotsky, qui ne pouvoit prendre moins d'affection pour le sang des Tekely, depuis que la princesse sa mère avoit épousé le comte Emeric. Dans une si douce perspective, tout rioit à l'imagination du malheureux testateur, et le détail de ses espérances se ressentoit de son extrême tendresse pour sa fille. Mais si les hongrois étoient opprimés, il faisoit dépendre le retour de Mademoiselle Tekely à Vienne, des conjonctures, et sur-tout de la composition que les chefs des mécontens obtiendroientde la cour impériale. Cet article contenoit beaucoup d'explications, dont les unes regardoient les amis qu'il faudroit employer dans cette cour; et d' autres, les grâces qu'on y pourroit demander. Après quantité d'alternatives, où les défiances et les craintes sembloient l'emporter sur l'espérance; le comte, incertain, embarrassé dans ses raisonnemens et dans ses propres désirs, se rappeloit comme de fort loin le hospodar de Valaquie son beau-père, et mettoit en doute s'il y avoit quelque chose à tenter auprès de ce prince, soit qu'il fût question d'une retraite pour Mlle Tekely, soit qu'on eût besoin de cette protection à la cour de Vienne. Il concluoit qu'une ressource si précaire et si douteuse devoit être remise à l'extrêmité; et quoiqu'à regret, il conseilloit à sa fille, dans des termes qui peignoient l'amertume de son coeur, de recourir à la générosité de quelques amis et de quelques parens éloignés qu'il nommoit, plutôt que de s'exposer à d'injurieux rebuts, dans une petite cour à demi-turque, où la légitimité de sa naissance trouveroit beaucoup d'obstacles à surmonter. J'en jugeai tout autrement; et m' attachant au contraire à cette idée, qui me parut la plus favorable à Mademoiselle Tekely dans sa situation, j'abandonnai tout ce qui me sembla moins plausible. Les difficultés présentes étoient invinciblesdu côté de Vienne: quelle ressource plus honorable et plus naturelle que dans la protection de son grand-père? J'avois, du hospodar et de sa petite cour, une opinion plus juste que le comte Jean, qui devant se reprocher d' avoir offensé mortellement son beau-père, et de n'avoir jamais fait un pas pour se réconcilier avec lui, se le figuroit apparemment aussi furieux, et plus difficile à ramener qu'au premier jour. Outre la longueur du tems, qui calme les plus vives animosités, et le nom de l'offenseur, que je ne pouvois croire aussi peu connu du prince de Valaquie, qu'Olasmir avoit voulu me le persuader, mais qui, dans cette supposition même, pouvoit l'adoucir, lorsqu'il viendroit à l'apprendre, le voisinage où j'étois né de Tergowitz, séjour ordinaire de ce prince, m'avoit fait connoître son caractère. On ne l'accusoit que d'une excessive avidité pour l'argent, qui l'avoit fait changer vingt fois d'intérêts, dans les démêlés de ses voisins, et lui faisoit vendre ses services à ceux qui les payoient le plus libéralement. Il étoit d' ailleurs d'un naturel doux, ami du plaisir dans sa vieillesse, faisant même un honorable usage des trésors qu'il avoit la réputation d'avoir amassés, et sur-tout passionné pour la bonne chère, quoique fort attaché au rite grec, la religion de son pays et de son enfance. Il meparut impossible qu'il fût endurci contre les sentimens de la nature. Enfin, dans mon zèle pour Mademoiselle Tekely, que j'aurois déjà souhaité de voir sur un trône, je ne pensai plus qu'à vérifier les preuves de sa naissance; et je passai sur toutes les autres pièces, pour ne m'arrêter qu'à celles qui regardoient le mariage de son père. Elles me satisfirent si pleinement, qu'après avoir employé la nuit à cette étude, je retournai au couvent plein d'impatience, et je fis à Mademoiselle Tekely l'ouverture de toutes mes vues. C'étoit de me rendre à Tergowitz; d'y faire, par un heureux éclaircissement, la paix de son père, dont elle devoit recueillir tous les fruits; d'apprendre ensuite au prince grec qu'il restoit une fille du mariage de la sienne, une fille digne de lui, et qui feroit l'honneur de sa cour; de venir la prendre, suivant le succès, que je croyois infaillible; de la conduire dans le sein de son grand-père, et de l'y mettre à couvert de toutes sortes de peines et de révolutions, sans avoir rien hasardé pour son honneur ni pour son repos. Je m'attendois que ces offres, soutenues par l'air de joie et de confiance avec lequel je les avois prononcées, entraîneroient tout d'un coup son consentement. Elle m'avoit écouté sansémotion: elle me demanda de même si c'étoit un ordre que j'eusse trouvé dans les écrits de son père. Je lui rapportai de bonne foi ce que j'y avois trouvé, et comment j'avois conclu qu'à son âge, après la mort des deux comtes et la confiscation de leurs biens, c'est-à-dire, après la ruine de son illustre maison, elle n'avoit pas de parti plus avantageux et plus honnête à choisir. Elle souhaita de lire l'instruction. Je lui fis moi-même cette lecture, en joignant à chaque article des réflexions capables de lui faire sentir qu'elle n'avoit de vraie ressource que dans le dernier. Les objections mêmes de son père, ajoutai-je, n'avoient eu de force que pour lui, qui doutoit avec raison s'il trouveroit le prince de Valaquie disposé à lui pardonner: mais elles disparoissoient entièrement pour une jeune personne, qui n'étoit pas responsable de l'erreur et de la conduite des auteurs de sa naissance, et d'ailleurs à qui je ne proposois cette voie qu'en offrant de pressentir les dispositions de son grand-père. Des larmes amères furent la seule réponse de Mademoiselle De Tekely. J'en fus beaucoup moins touché que surpris, et je lui demandai ce que mon discours avoit d'affligeant. Elle continua de pleurer sans ouvrir la bouche. Enfin la supérieure, que nous avions admise à notre entretien, répondit pour elle, qu'avec une extrêmedélicatesse de religion, Mademoiselle Tekely ne pouvoit goûter une ouverture qui devoit la faire entrer dans une famille schismatique; et bientôt un peu plus d'explication me fit comprendre que depuis tant d'années, on ne s'étoit attaché qu'à la remplir d'une vive horreur pour le schisme et l'hérésie. Je ne pus désapprouver ce soin dans un couvent de Hongrie. La variété des sectes, qui se trouvent établies dans cette contrée et dans les pays voisins, y rend le zèle des catholiques fort ardent; et Mademoiselle Tekely, née d'un père et d'une mère, qui n'avoient embrassé la religion romaine que par des motifs suspects, avoit paru demander des précautions extraordinaires, pour l'affermir dans ses principes de foi. Je jugeois aussi que la supérieure avoit fait tourner particulièrement l'aversion de son élève contre les schismatiques grecs, de la part desquels sa qualité de petite-fille du hospodar pouvoit faire craindre les plus grands dangers. Cependant il me paroissoit étrange qu'à son âge, non-seulement l'idée d'une meilleure fortune ne fît pas plus d' impression sur elle, mais que la nature parlât si peu, dans son coeur, en faveur de ses plus proches, ou plutôt de ses uniques parens. Je lui fis, sur ces deux points, toutes les représentations que je crus propres à la fléchir. Elle n'y répondit que parun redoublement de larmes, et des plaintes sur son sort, qui se changèrent même en refus ouvert, lorsque la supérieure lui fit observer que le comte son père nommoit la famille du hospodar une cour à demi-turque. Je commençois à croire sa répugnance invincible, ou du moins je n'attendois plus rien que du tems, et j'admirois la force de l'éducation dans un âge si tendre, autant que le zèle de la religion dans la supérieure: mais quelques mots hasardés, dont je n'espérois plus d'effet, m'apprirent qu'il n'y a pas d'extrêmité dont le coeur ne puisse être ramené dans un instant, par des espérances aussi fortes que ses craintes. J'avois cru, dis-je à Mademoiselle Tekely, qu'outre l'avantage d'une situation fixe, vous auriez trouvé dans les principes mêmes de la religion, un puissant motif pour vous réunir à votre famille: loin de craindre la séduction, avec une foi si vive, ne pouvez-vous pas espérer de convertir votre grand-père et tous ses enfans, qui sont vos oncles? Ah! Madame, s'écria la charmante fille, en se tournant vers la vieille supérieure, les convertir tous! Mon sang y seroit bien employé. J'insistai fort vivement sur l'honneur et le mérite de cette entreprise, et je promis de la seconder par tous mes efforts. La supérieure,prévenue fort avantageusement pour moi, par ce qu' elle connoissoit de mes sentimens et de ma conduite, et peut-être assez raisonnable aussi pour sentir les vrais intérêts de sa chère élève, parut voir ma proposition d'un oeil tout différent sous ce jour. Elle reconnut, qu'assistée de mes conseils, fortifiée quelquefois par ma présence, et secondée dans ses vertueux efforts pour la conversion du prince son grand-père, Mademoiselle Tekely devoit espérer beaucoup de la protection du ciel. Cette pieuse décision, que je n'aurois pas voulu garantir, calma ses scrupules. Le reste du jour fut employé, de concert, à raisonner sur ma négociation en Valaquie. J'aurois moins pesé sur ces circonstances, si l'honneur de Mademoiselle Tekely et le mien dépendoient de la connoissance de son caractère, à laquelle on ne parviendroit jamais, par celle de nos aventures communes, sans remonter à leur première origine. Avec un fond admirable de bon naturel, avec des inclinations douces, et toutes les qualités du coeur et de l'esprit, qui font les plus puissans charmes de son sexe, elle avoit l'imagination si facile à prévenir, que se remplissant tout d'un coup de ce qui se présentoit sous des apparences capables de la persuader ou de l'émouvoir, il n'y avoit qu'une impression plus forte, qui pût affoiblir ses préventionssubites, et la faire renoncer à ses premières idées ou ses premiers sentimens. Mais une nouvelle image, qui se présentoit sous des couleurs plus vraies ou plus spécieuses, prenoit aussitôt l'ascendant qu'elle faisoit perdre à l'autre, et la détruisoit jusqu'à la faire oublier. Ce foible, si c' en étoit un dans Mademoiselle Tekely, avec l'explication que je lui donnai lorsque je l'eus découvert, a causé long-tems d'étranges inégalités dans sa vie et dans la mienne. Je n'en attribuai les effets, dans ses premiers tems, qu'à la singularité de son éducation, où la science du monde, et les leçons qui forment le coeur, ne pouvoient avoir eu la même part que les principes de religion; et je m'attachai de plus en plus au parti de la rendre promptement à sa famille. Les difficultés que j'appréhendois à la cour de Valaquie, ne regardant que la vérification du mariage, je pris la résolution de passer d'abord dans les lieux dont chaque certificat portoit la date, pour y faire confirmer toutes mes preuves. La fidélité que je reconnus dans les moindres circonstances, me fit admirer les soins que le comte y avoit apportés. Mais j'aurois pu m'épargner une recherche pénible. Après l'avoir achevée, m'étant rendu à Buccarest, où j'avois appris que le hospodar étoit alors, je fus agréablementsurpris, dans la première audience qu'il me fit l'honneur de m'accorder, et lorsqu'il me vit chercher des détours pour disposer son coeur à mes ouvertures, d'être interrompu d'un air fort humain. Il n'ignoroit ni le mariage ni la mort de sa fille, ni le nom et la naissance de son ravisseur. Il avoit fait suivre les deux amans après leur évasion, et ceux qu'il avoit dépêchés avec ses ordres étoient tombés sur leurs traces dans la première ville de Hongrie où leur mariage avoit été célébré. Cette connoissance, me dit-il, et le nom du comte auroient calmé sa fureur, s'il n'eût appris, par la même voie, que la comtesse avoit sacrifié à l'amour la religion de ses ancêtres. Il avoit pris le parti de l'abandonner entièrement. L'oubli d'elle-même et de sa famille, dans lequel elle avoit passé toute sa vie, n'avoit pu servir à réveiller la tendresse paternelle. Cependant, il l'avoit poussée jusqu'à faire prendre à Vienne des informations sur son sort. Il avoit su qu' elle étoit devenue mère d'une fille. Il avoit ensuite appris sa mort et celle de son mari, qui l'avoit suivie de près. Un vif intérêt, pour sa petite-fille, l'avoit fait penser aussitôt à se charger de son éducation. Il s'étoit hâté de la faire chercher: elle avoit disparu. Il l'avoit fait demander à la cour de Vienne, qui n'avoit pas été plus heureuse à découvrir ses traces, ou qui n'avoitpas ordonné de sérieuses recherches. Si c'étoit en sa faveur que je croyois avoir besoin d'art pour le toucher, je connoissois peu ses sentimens. Il s'empressoit de me les apprendre, pour m'épargner des sollicitations dont il croyoit deviner l'objet. Je ne pouvois lui rien apporter de plus agréable, que des nouvelles de sa petite-fille. Les précautions devenant inutiles après ce tendre éclaircissement, je lui confessai que j'étois chargé, par Mademoiselle Tekely, de venir lui demander pour elle sa protection et son amitié; et pour lui donner de la confiance à mon récit, je me fis connoître par mon nom, que mes longs services, dans un parti qu'il avoit favorisé, lui firent aisément rappeler. Alors je ne lui déguisai ni la situation de sa petite-fille, ni l'occasion qui me l'avoit fait connoître, ni les soins que je n'avois pas cessé de lui rendre; et quoiqu'il m'eût déclaré si vivement que sa tendresse n'avoit pas besoin d'être échauffée, je lui fis un portrait de Mademoiselle Tekely, que je crus capable de la redoubler. J'y ajoutai, qu'en se livrant à l'autorité paternelle, elle ne lui demandoit que la liberté de religion, pour laquelle je désirois sa parole. Il ne balança point à me la donner. Il ajouta même que sur ce point, il étoit ennemi de la contrainte. Cependant j'avois déjà remarqué que l'éducation du couvent lui déplaisoit.Il avoit pris un visage moins ouvert, en me l'entendant vanter; et lorsque j' eus achevé, ses réflexions tombèrent sur le malheur que sa petite-fille avoit eu, d'être dérobée à ses soins dans son enfance. Ensuite, n'en redevenant que plus empressé à la désirer, il me dit que dès le jour suivant, il feroit partir quelques personnes de confiance, pour se la faire amener à Tergowitz, où il devoit retourner dans peu de jours. J'eus peine à lui faire entendre que je devois être de ce voyage, et qu'elle ne se détermineroit pas à l'entreprendre sans m'avoir revu. Il sembloit appréhender, non-seulement qu'elle ne lui fût enlevée par quelque nouvel évènement, mais qu'elle ne demeurât un moment de plus dans sa religieuse retraite, ou dans une autre main que la sienne. Mes représentations néanmoins le firent consentir à mettre sous mes ordres une gouvernante et deux officiers, avec quelques domestiques qu'il destinoit au voyage. Il me força généreusement d'accepter une somme fort supérieure à la pension que j'avois payée depuis six ans; et n'ignorant pas que j'étois né à Cronstat, d'un sang noble, il m'offrit à son service des emplois qui ne m'éloigneroient pas beaucoup de ma patrie. C'étoit me flatter autant, dans la résolution où j'étois de ne pas perdre de vue Mademoiselle Tekely, quedans l'embarras où le prince Ragotsky me laissoit pour ma fortune. Mais ne s'étant pas expliqué mieux sur ses offres, et ma profession, quoiqu'assez mal exercée, ne me permettant point d'accepter toute sorte d'emplois dans une cour schismatique, je le priai de suspendre ses généreuses intentions jusqu'à mon retour, pour me laisser le tems de les mériter par un nouveau zèle. J'avois mes délicatesses de religion, comme sa petite-fille. Sans être engagé plus loin que le premier des ordres ecclésiastiques, je reconnoissois des loix, dont la guerre même ne m'avoit jamais fait écarter. Deux voitures qui furent prêtes pour le lendemain, nous conduisirent au travers de la Hongrie, jusqu'aux portes d'Odenbourg. J'avois eu le tems, dans une si longue route, de réfléchir sur les dispositions du prince de Valaquie, et je n'avois pu me déguiser que dans le moment de froideur dont je m'étois apperçu, c' étoit l'éducation romaine de Mademoiselle De Tekely, qui m'avoit paru le chagriner; mauvais augure pour cette conversion, qu'elle se promettoit, et pour la tranquillité qu'elle désiroit du moins dans ses principes. Mon inquiétude avoit été si sérieuse sur ce dernier point, que j'avois balancé si je devois achever mon entreprise. Mais, outre la médiocrité de mon revenu, qui ne pouvoit mepermettre de fournir long-tems à son entretien dans un couvent, je m'étois fortifié, contre mes scrupules, par l'exemple de la plupart des grandes maisons d'Allemagne, où la différence des opinions religieuses est admise, et n'empêche pas l'union entre les personnes du même sang. D'un autre côté, j'avois été défendu contre la tentation de recourir pour elle au ministère de Vienne, par le souvenir de la princesse Julienne, soeur du prince Ragotsky, qui s'étoit vue renfermée pour toute sa vie dans un monastère, d'où elle n'étoit sortie que par l'heureuse hardiesse du comte d'Apremont qui l' avoit enlevée. La princesse Hélène, leur mère, n'avoit-elle pas été resserrée aussi dans une prison, après la reddition de Mongatz? Et quelle autre grâce avoit-elle obtenue à Vienne, que la liberté de se réfugier chez les turcs, avec son second mari? Pouvois-je espérer plus de faveur pour la nièce de ces deux illustres et malheureux fugitifs? Aurois-je pensé à faire valoir son innocence, lorsque dans ma route même, j' apprenois que les deux jeunes Ragotsky, malgré les plaintes de toute la maison de Hesse, à laquelle ils appartenoient de si près par leur mère, étoient presqu'à la mendicité dans Vienne, élevés par des mains viles, en un mot, traités avec tant de rigueur, qu'on avoit délibéré au conseil, si, pour éteindreà jamais une odieuse race, on ne leur ôteroit pas la qualité d'homme, par une opération violente? Ceux de qui je tenois cette barbare proposition, m'avoient assuré qu'ayant entraîné toutes les voix, elle auroit été suivie de l'exécution, si l'empereur Charles Vi n'eût fait prendre l'avis de quelques prélats, qui la condamnèrent. Enfin, aurois-je imploré, pour Mademoiselle Tekely, le secours des amis de son père, tandis que les uns avoient trahi l'amitié pour obtenir ses dépouilles, et que les autres gémissoient dans les fers, ou dans un abaissement dont ils désespèrent encore de se relever? Des considérations si puissantes m'attachèrent plus que jamais à mon premier sentiment. Ce n'est que pour la satisfaction de mon coeur que je prends plaisir à les rappeler; car après les évènemens mêmes, s'il a connu le regret et la douleur, il n'a pas été troublé par le moindre repentir: et dans nos plus grandes adversités, Mademoiselle Tekely, avec plus de douceur et de patience à les souffrir, que de modération pour les éviter, a toujours rejeté nos malheurs communs sur elle-même. Le traité de pacification, qui venoit de rassembler les états à Presbourg, pour le couronnement de l'empereur, et la politique avec laquelle ce prince avoit promis d'assister à la diète,et d'y satisfaire les désirs de la nation avant que de prendre la couronne, donnoient aux hongrois des espérances que la suite de son règne a démenties: mais après tant de troubles, elles avoient eu la force d'y faire régner une apparence de joie et de liberté, qui rendoit les passages fort libres. En arrivant sans obstacle, je retrouvai Mademoiselle Tekely dans la même ferveur de zèle, où je l' avois laissée, pour la conversion de la cour de Valaquie; et la supérieure, dans un entretien particulier que j'eus avec elle, m'avoua qu'elle la croyoit à l'épreuve de tous les efforts qu'on pourroit tenter pour ébranler sa propre religion. Les apparences m'en avoient persuadé moi-même. En effet ce n'étoit pas cette crainte qui devoit nous alarmer pour elle: mais je ne connoissois pas encore la source des vrais dangers; et je me serois étonné dans la suite, que la supérieure, à qui je ne puis refuser de l'esprit et de la piété, ne m'eût pas mieux informé du caractère de son élève, si je n'avois cru que dans la vie tranquille d'un couvent, elle n'avoit jamais eu l'occasion de l' approfondir. Les adieux de Mademoiselle Tekely, quoique fort tendres, en quittant une maison respectable, qu'elle pouvoit regarder comme son berceau, furent affermis par le grand motif qui l'animoit, et par la joie même qu'elle commençoità ressentir de se voir enfin reçue dans sa famille, elle, à qui ses plus anciens souvenirs ne rappeloient la figure de personne qui la touchât par le sang. Les ordres du prince étoient que notre retour se fît par Debrezin, Clausembourg, et la Transylvanie, non-seulement pour la facilité des chemins, mais parce que notre terme devant être Tergowitz, où sa résidence étoit fixée, nous n'avions pas de route plus naturelle. Je me réjouis beaucoup de l'occasion que j'avois nécessairement de passer par Cronstat. L'officier valaque, qui nous déclara l'intention de son maître, ajouta qu'il avoit ordre aussi de placer Mademoiselle Tekely dans sa voiture, avec la gouvernante et une femme de chambre. Outre le prétexte de mille soins, dont il ne devoit se reposer sur personne, il me dit que le principal objet de sa commission étoit de l'entretenir de sa famille, et de la former aux usages d'une cour qu'elle connoissoit si peu. Je n'opposai rien à cette disposition. Madame Olasmir souffrit beaucoup de se voir séparer de sa chère élève. Nous fûmes placés ensemble dans la seconde voiture. Chaque jour on se rejoignoit à certaines heures; mais dès le lendemain du départ, j'observai que l'officier et la gouvernante affectoient de nous ôter toute occasion d'entretenir particulièrement Mlle Tekely. Ils ne s'en éloignoient pas un instant.à table, leur place étoit constamment à ses côtés. La gouvernante se faisoit dresser un lit dans la même chambre. Une autre femme et le second officier, qui partageoient ma voiture avec Madame Olasmir, sembloient avoir ordre aussi de nous obséder sans cesse, et nous rendoient presque les mêmes soins que Mademoiselle Tekely recevoit de ses trois gardes. Elle me fit bientôt lire, dans ses regards, qu'elle étoit fort affligée de cette contrainte; mais tout se passoit avec tant de douceur et de politesse, que de ma part, les plaintes auroient été de mauvaise grâce; et de la sienne, elle étoit retenue, sans doute, par le respect qu'elle ne pouvoit refuser aux ordres de son grand-père. Je n' appris le mystère de cette conduite que deux mois après, et dans un tems où des incidens beaucoup plus tristes commencèrent la scène de mes vrais malheurs. Mais pour vous faire sortir ici de l'obscurité où je vous retiens, l'officier chargé des ordres du prince, étoit un prêtre de l' église grecque, dont la commission étoit moins d'apprendre les usages de sa cour à Mademoiselle Tekely, que de la disposer insensiblement à prendre du goût pour sa religion, et par conséquent d'éloigner tout ce qui pouvoit la fortifier dans la sienne. Il s'y prit avec toute l' adresse qui fait le caractère de sa nation. MademoiselleTekely ne fut d'abord effrayée ni de son dessein, qu'elle ne put pénétrer, ni de la curiosité qu'il marqua de connoître ses principes, qu'elle fit gloire d'exposer suivant ses lumières. C'étoit une méthode artificieuse qu'il avoit imaginée pour les combattre sans affectation. Cependant, lorsqu'au lieu de le convertir, comme elle avoit osé l'espérer dans la simplicité de son coeur, elle s'apperçut qu'il entreprenoit au contraire de lui faire goûter ses opinions, et que cette persécution ne finissoit pas, une vive tristesse la saisit. Ce courage, dont elle s'étoit flattée pour la conversion d'autrui, l'abandonna tout d'un coup. Son imagination frappée d'un excès à l'autre, ne lui fit plus voir que des précipices autour d'elle. Le trouble de ses idées étoit si visible, que n'en pouvant deviner la cause, je crus ne devoir l'attribuer qu'à l'ennui d'une compagnie étrangère, ou peut-être à l'impression que la variété des objets faisoit sur elle, en sortant pour la première fois de sa solitude. J'étois sûr de sa confiance pour moi: dans une situation qui m'assujettissoit comme elle aux ordres qu'on m'avoit déclarés, j'imaginai, pour la consoler, de me faire honneur des offres de son grand-père, dont je ne l'avois pas encore informée, et de protester publiquement que j'étois résolu de les accepter. Ce discours, qui lui donnoitl'espérance de me voir constamment à Tergowitz; et de n'y être pas sans secours ou sans consolation, parut la rendre plus calme. Mais je n'entrevis pas moins qu'il lui restoit beaucoup de tristesse. Je vous ai déjà fait un aveu que vous aurez mille occasions de vous rappeler; j' étois si sensible à ses moindres peines, sans chercher d'autre cause de ce sentiment, que son infortune, sa jeunesse, et l'engagement où je m' étois mis de la servir, que j'aurois tout entrepris pour la rendre heureuse. Nous traversâmes cette partie de la Transylvanie qui mène à Cronstat. Il étoit fort naturel qu'après une absence d'onze ou douze ans, j'eusse un vif empressement de revoir ma patrie et ma famille. Mon dessein avoit été de m'y arrêter, et d'arranger mes affaires avant que de me rendre à Tergowitz, qui n'en est éloigné que d'une grande journée. Cependant le chagrin de Mademoiselle Tekely me semblant croître de jour en jour, j'aimai mieux renoncer au plaisir de voir mes plus chers parens, que de la quitter en arrivant à Cronstat; et je traversai la ville de ma naissance, où je n'aurois pu m'arrêter alors qu'avec une sorte d'éclat, que le prince avoit recommandé d'éviter, sans être tenté d'y paroître un instant. L'ordre de la marche nous fit passer la nuit au pied d'une haute partie du mont-Carpat,dans un fort qui termine proprement la Transylvanie, et d'où il ne nous restoit, pour descendre en Valaquie, qu'à traverser la même chaîne de montagnes, nommée par les turcs demir-capi, c'est-à-dire, porte de fer. Ce n'est pas inutilement que je m'arrête à cette observation. Le matin du jour suivant, étant montés au sommet, nous apperçûmes, à peu de distance du chemin, un hermitage célèbre dans toutes les relations du pays, situé entre deux rochers, les plus escarpés de la montagne, et depuis douze ou quinze ans la retraite d'un hermite catholique, qui s'approcha des voitures pour nous demander l'aumône. On nous avoit préparés à cette rencontre dans l'hôtellerie du fort. Mademoiselle Tekely, paroissant touchée d'une pitié fort vive, souhaita d'entretenir un moment le solitaire. On ne put lui refuser cette satisfaction. Elle descendit et ses gardes avec elle. Ma voiture qui suivoit la sienne, s'étant arrêtée au même lieu, l'attention que j'avois à l'observer me fit découvrir entre ses doigts un petit papier roulé, qu'elle eut l'adresse, en joignant quelques gestes aux questions qu'elle faisoit à l'hermite, de faire passer dans une de ses mains. Je ne sus ce que je devois penser d'une liberté qui ne fut apperçue que de moi, et je me promis de l'approfondir à mon retour à Cronstat. Ma seule conjecturefut qu'ayant entendu relever, par de grands éloges, la sainteté de ce solitaire, elle s'étoit recommandée à ses prières. Mais je ne pus deviner comment elle avoit trouvé le moyen d'écrire sans être vue de ses gardes, dont la vigilance ne s'étoit pas relâchée; et je pénétrai encore moins d'où elle avoit pu tirer des secours pour faire sa lettre ou son billet. En arrivant pour dîner à Rouca, première ville de Valaquie, je compris plus aisément pourquoi l'officier qui m' accompagnoit dans ma voiture, prit la poste, après m'avoir dit que nous nous reverrions le soir à Tergowitz. Il alloit sans doute informer le prince, avant notre arrivée, des observations de son collègue et des siennes. Je m'étois conduit avec une réserve, qui ne m'en laissoit rien redouter pour moi; et comptant sur la parole du hospodar, je n'avois pas plus d'inquiétude pour le principal intérêt de sa petite-fille, qui étoit la liberté de religion. Sa tristesse m'affligeoit; mais continuant de l'attribuer aux mêmes causes, j'étois persuadé qu'elle se dissiperoit bientôt dans les embrassemens et les tendresses de sa famille. La nuit nous surprit à quelque distance de la ville. Nous rencontrâmes presqu'aussitôt un grand carrosse fermé, qu'on me fit connoître pour une des voitures du prince, avec peu de suite, que l'obscurité m' empêchamême d'appercevoir. Deux femmes, que je distinguai mieux, en sortirent pour s'approcher de celui où étoit Mademoiselle Telely, la prirent entre leurs bras, et l'ayant transportée fort légérement dans leur propre voiture, s'éloignèrent avec elle. Quelque mouvement, qui se fit encore dans mon anti-chambre, interrompit pour la seconde fois mon ami. Nous avions même entendu le son d'une voix; et vraisemblablement celui qui parloit ne devoit pas être seul. Mais jugeant que Fabrony, c'étoit le nom de mon valet de chambre, pouvoit être revenu avec les nouveaux laquais qu'il avoit ordre de me chercher, mes idées n'allèrent pas plus loin, et j'exhortai mon cher docteur à continuer son récit. Il ne fit que revenir à ses derniers mots, ou plutôt à ceux de son abbé. Je n'ignorois pas une partie des usages grecs, qui, sans être aussi sévères que ceux des turcs, assujetissent les femmes à se montrer peu, sur-tout les femmes des grands; mais cette loi ne regardant que les étrangers, je demeurai fort surpris de me voir traité avec la même rigueur. Cette séparation avoit l'air d'un enlévement. Madame Olasmir, qui, pendant la route, avoit gémi de se voir privée de toute communicationfamilière avec sa chère maîtresse, et qui ne s'en étoit consolée que par l' espérance où je l'avois soutenue de reprendre en arrivant son rang auprès d'elle, ne put la voir disparoître avec cette précipitation sans verser beaucoup de larmes. Je demandai enfin à l'officier, ou plutôt au prêtre, qui nous étoit demeuré, pourquoi Mademoiselle Tekely nous quittoit. Ma question parut l'étonner, comme s'il eût admiré ma curiosité pour les ordres de son maître. Cependant il me répondit civilement qu'elle seroit dans une heure entre les bras de sa famille, et qu'il alloit prendre soin de nous, suivant les ordres du prince, qui ne devoit être que le lendemain à Tergowitz. Il ne pouvoit rien me tomber de fâcheux dans l'esprit, ni pour elle, ni pour nous, et je n'eus de peine qu' à rassurer Madame Olasmir. Nous fûmes conduits au vieux palais, que le prince avoit fait rebâtir dans la ville. Le même officier nous y apprit sans affectation, que toute la famille souveraine, c'est-à-dire, le prince, avec la princesse sa seconde femme, son gendre et ses deux fils, étoient au château de Mochonon, à quelques lieues de Tergowitz, et que, dans l'impatience de voir sa petite-fille, il avoit envoyé au-devant d' elle pour se la faire amener. Madame Olasmir fut remise entre les mains de quelques femmes, qui la traitèrent avec beaucoupde respect; et je ne reçus pas moins de civilités du même officier et de quelques autres, dont j'eus la compagnie à souper. Mes défiances, si je puis donner ce nom à quelques mouvemens de surprise, s'évanouirent entièrement; et le lendemain j'inspirai la même tranquillité à Madame Olasmir. L'arrivée du prince nous y confirma, quoiqu'il eût laissé toute sa famille à Mochonon. En descendant au palais; il fit d'abord appeler Madame Olasmir, dont on ne lui avoit pas caché les inquiétudes. Il loua ses longs services. Il parla de reconnoissance; et pour la prouver par des témoignages réels, il lui donna sur le champ une somme considérable, accompagnée d'un logement au palais, et d'une pension pour sa vie entière. à la liberté qu' elle prit de lui demander quand elle reverroit sa maîtresse, et quel office elle auroit près d'elle, il répondit qu'elle la reverroit lorsqu' elle viendroit habiter Tergowitz, et qu'alors elle seroit tout ce qu'elle voudroit être à son service. Madame Olasmir eut le tems de m'informer de sa joie avant que le prince m'eût fait appeler moi-même. Je n'en ressentis pas moins, de voir les effets répondre à mes espérances. On vint m'avertir que j'étois demandé. Je passai dans le cabinet du prince, que je ne trouvai pas seul.Il avoit autour de lui deux évêques grecs, que leur habillement me fit reconnoître, et quelques prêtres du même rite, entre lesquels je reconnus facilement l'officier qui nous avoit amenés, quoique revêtu aussi de l'habit ecclésiastique. Mes yeux se désillèrent alors. Après quelques éloges flatteurs sur ma naissance et sur mon mérite, dans lesquels ma générosité pour Mademoiselle Tekely, et mon dernier service ne furent pas oubliés, le prince me dit que dans son estime et sa reconnoissance, il avoit une extrême passion de m'attacher constamment à lui; mais que ne pouvant se satisfaire, si je n'embrassois la religion grecque, il m'offroit deux avantages capables de m'y déterminer, l'évêché de Buccorest, et l'emploi de son premier ministre: qu'il falloit m'expliquer à l'heure même, et que les prélats que je voyois devant lui, n'attendoient que mon consentement pour passer avec moi dans sa chapelle, et me donner l'ordination. Le ciel m'est témoin que ces deux offres me touchèrent peu, à la condition dont on les faisoit dépendre: non que je fusse au degré de zèle, que je connoissois à Mademoiselle Tekely; mais croyant ma seule religion bonne, je ne voyois rien d'humain qui fût capable de me la faire abandonner pour une autre. Aussi n'apportai-je pas d'autre excuse au prince; et le ton dont jelui fis mes remercîmens fut si froid, qu'il sentit l'inutilité des instances. Ses évêques et ses prêtres semblèrent entreprendre de me persuader ou de me convaincre, par quelques raisonnemens, que leur ignorance me rendit faciles à détruire. Mais je crus alors mes projets de fortune absolument renversés à la cour de Valaquie. Cependant le prince fit signe à ses prêtres de se retirer; et lorsqu'il me vit seul avec lui, il me tint à-peu-près ce discours. Votre refus me surprend, sans diminuer mon affection pour vous: je vous suppose une foi bien vive, pour résister à mes offres, avec si peu de préparation. Mais l'attachement que vous avez pour votre religion, je l'ai pour la mienne; et quand la conviction est égale, la différence ou l'inégalité des motifs, ne change rien à la vérité du sentiment. Vous ne devez pas être surpris que je sois grec, comme vous êtes romain, ni par conséquent que je désire pour tout ce qui m'est cher, un bien dont je remercie le ciel de jouir moi-même. C'est à ma petite-fille que je veux vous ramener par ce discours. Songez combien il seroit fâcheux pour moi, de lui voir d'autres principes que les miens, dans le sein de ma famille. Elle sera libre, je vous l'ai promis; et ma parole n'étoit pas nécessaire pour l'en assurer. Mais je ne vous dissimule pas que saconstance sera long-tems éprouvée. Vous l'avez fait élever dans un couvent catholique; je veux qu' elle soit instruite aussi dans un couvent grec. Elle y sera renfermée dès aujourd'hui par mes ordres, pour y recevoir avec les instructions, des respects et des caresses fort éloignées de toute contrainte. Je la vis hier un moment que le chagrin de son éducation m'empêcha de prolonger. Elle me parut charmante, quoique triste et sombre. Je l'informai tendrement de mes intentions, et je l'ai fait partir ce matin pour le lieu de sa retraite, où je prendrai soin que rien ne manque à la douceur de sa vie. Si, contre mes espérances, elle demeure ferme un ou deux ans dans ses premières opinions, j'oublie qu'elles sont contraires aux miennes, et je la rappelle à tous les droits de sa mère, avec cette seule différence, qu'au lieu de la marier avec un prince grec, à qui je l'ai déjà destinée, je lui donnerai un mari de sa religion, qu'elle ne peut espérer de la même richesse et du même rang: mais, dans une meilleure supposition, vous ne serez pas surpris que je regarde son changement comme le plus grand bonheur que je puisse désirer pour moi-même et pour elle. J'ai cru devoir l'explication de ma conduite, non-seulement aux services que vous m'avez rendus,mais à l'honneur de mon caractère, que je crois justifié par cet éclaircissement. Je voulus répondre; et dans l'extrême intérêt dont je me sentois le coeur pénétré pour la situation de Mademoiselle Tekely, loin d'approuver ce que je venois d'entendre, j'en aurois fait des plaintes amères. J'aurois réclamé le vrai sens de la parole que j'avois reçue. Ce que j'avois nommé liberté de religion ne pouvoit être une clôture forcée dans un couvent grec, ni même un long cours d'instructions qu'on ne désiroit pas, et qu'on n'écouteroit jamais volontairement. Mais le prince voyant quelque chaleur dans mes yeux, se hâta de m'interrompre, et me demanda mon attention jusqu'à la fin. Vous qui m'étonnez, reprit-il d'un air affectueux, par le refus de deux offres que j'ai crues capables de tenter l'ambition d'un homme sans fortune, vous n'en méritez que mieux l'estime que j'ai pour vous. Ne soyez pas mon évêque si votre religion s'y oppose, ni mon ministre, puisqu'avec le même obstacle je ne puis vous employer ouvertement sous ce titre, sans risquer de déplaire à la Porte et de choquer mes sujets: mais acceptez l'établissement, que je vous aurois offert dans votre premier voyage, si vous ne m'aviez remis à votre retour. C'est le même office que vous exerciez auprès du prince Ragotsky,avec les mêmes appointemens et la même part à ma confiance. Vous serez, comme vous l'avez été de ce prince, mon confident et mon négociateur. Vous serez témoin, par conséquent, de la conduite que je tiendrai avec ma petite-fille, car vous m'avez laissé voir quelques doutes de mes intentions; et pour les dissiper tout-à-fait, je commencerai par vous charger de la négociation de son mariage, avec l'un ou l'autre des maris que je lui destine dans mes deux suppositions. Ce langage étoit si net, qu'à moins de lui supposer avec moi la duplicité dont on l'accusoit dans ses affaires politiques, ce qui me parut sans vraisemblance, lorsque l'objet de son offre étoit de me les confier, il ne put me rester la moindre défiance de sa bonne foi. Je lui promis mon attachement aux conditions qu'il s'imposoit comme à moi. J'y trouvois non-seulement une ressource honorable et sans reproche, dans mes propres embarras, mais toute la sureté que je pouvois désirer pour la religion de Mademoiselle Tekely, dont je ne devois pas craindre que la constance fût ébranlée par quelques épreuves; et je me flattai d'ailleurs d'en faire abréger le tems par mes sollicitations. Quel autre moyen de résister à l'autorité d'un père et d'un souverain? Mes espérances ont été détruites; mais je n'aijamais cessé de les regretter: je juge encore qu'elles étoient sages, chrétiennes, les seules capables d'éloigner tous les malheurs de Mademoiselle Tekely et les miens; peut-être la ruine du prince et de sa maison entière, par le soin que mon nouvel office m'auroit fait apporter à la prévenir. Nos engagemens ne demandant pas d'autre forme, je ne souhaitai, pour entrer en fonction, que la liberté d'aller passer quelques mois à Cronstat, où ma présence étoit nécessaire, après un si long oubli de ma famille et de mes affaires domestiques. Le prince, qui n'ignoroit pas la médiocrité de mon bien, me proposa de le vendre, pour faire d'autres acquisitions dans ses états, que je devois regarder comme une nouvelle patrie. Je m'éloignai d'autant moins de cette idée, que je trouvois dans mon ancienne aversion pour les autrichiens, un puissant motif pour abandonner la malheureuse Transylvanie, où leur joug recommençoit à s'appésantir. Le même entretien, qui se ressentoit déjà de l'intérêt que je devois prendre aux affaires du prince, nous ayant conduits aux prétentions de Mademoiselle Tekely sur les biens du comte son oncle, nous agitâmes long-tems cette importante question. Mais les circonstances promettoient si peu, que remettant après la détermination de sa petite-filleune entreprise dont les difficultés se faisoient sentir, le prince ne s'attacha qu'aux ouvertures que je lui donnai sur la succession du comte en Turquie. Je savois que malgré le testament qui l'abandonnoit aux Ragotzky, elle étoit encore ouverte, par des obstacles dont je n'avois pas été si bien informé. J'avois appris seulement, de M Papay, ancien chancelier du comte, et transylvain comme moi, qu'ayant été envoyé par le prince Ragotzky pour la recueillir, il étoit revenu sans succès. Pourquoi négliger les droits de Mademoiselle Tekely, auxquels il ne falloit pas craindre d'objections, dans un pays où les confiscations autrichiennes ne pouvoient s' étendre, et que son oncle n'auroit pas transportés à des étrangers, s'il n'eût ignoré l'existence de sa nièce? Les trésors qu'il avoit emportés dans sa fuite, et ceux qu'il avoit eu le tems d'amasser, des libéralités du grand-seigneur, passoient pour immenses. J'y aurois pensé plutôt, dis-je à mon nouveau maître, si depuis que j'ai renoncé à toute liaison avec le prince Ragotzky, le pouvoir et les intelligences ne m' avoient manqué, pour rendre cet important service à Mademoiselle Tekely. J'eus l'occasion de reconnoître que la renommée ne faisoit pas d' injustice au prince de Valaquie, en l'accusant d'aimer les richesses. Il prit feu si vivement sur mon récit, que mechargeant aussitôt d'aller recueillir cette succession au nom de sa petite-fille, il parut craindre quelque danger du moindre délai. S'il ne put disconvenir que mes propres affaires me demandoient nécessairement à Cronstat, il me fit promettre d'abréger le tems, et de prendre le chemin de Constantinople aussitôt qu'elles seroient terminées. Les actes et les preuves du mariage de sa fille me furent remis. Il y joignit un témoignage de sa main, avec plusieurs lettres, pour ceux à qui l'exécution du testament pouvoit avoir été confiée, et pour quelques seigneurs turcs de ses amis, dont il supposa que la protection me seroit utile ou nécessaire. Je me hâtai de partir, vivement pressé moi-même par la double impatience de servir Mlle Tekely, et d'exécuter les premiers ordres d'un maître, auquel je me croyois attaché pour le reste de ses jours ou des miens. Je remarquai en partant que Madame Olasmir, rassurée par le discours ambigu du prince, attendoit tranquillement le retour de sa maîtresse à Tergowitz; et j'aimai mieux la laisser dans cette fausse confiance, que de troubler son repos par d'inutiles informations. Les difficultés de la montagne m' ayant inspiré la résolution de faire le voyage de Cronstat à cheval, je partis le jour suivant, accompagnéd' un seul valet, reste d'une suite plus nombreuse, que j'avois congédiée après la guerre. Cet homme, dévoué à mon service, et naturellement fort adroit, avoit eu l'occasion d' apprendre de quelques domestiques du prince, le nom du couvent où Mademoiselle Tekely étoit renfermée, et ne l'avoit pas manquée; non apparemment que le prince en fît mystère, puisque les gens de cet ordre ne l'ignoroient pas; mais je n'avois pas cru lui devoir marquer de curiosité pour une connoissance qu'il ne m'avoit pas donnée lui-même, et qui ne pouvoit me conduire à rien. Mes inquiétudes ne regardoient pas la personne de Mademoiselle Tekely, ni les agrémens ou la sureté de sa retraite. Je croyois n'avoir des voeux à faire que pour sa constance, et qu'à me reposer de l'évènement sur l'assistance du ciel. Aussi n'attachai-je pas beaucoup de prix à la confidence de mon valet. Ma seule réflexion fut que Madame Olasmir ne pourroit ignorer bien long-tems ce qu'on ne cherchoit pas mieux à cacher, et ce que le prince n'avoit pu lui déguiser, au premier moment que pour ménager sa tendresse et son âge. En traversant la montagne, je n'oubliai pas que je m'étois proposé de revoir l'hermite: et quand cette idée ne m'eût pas été présente, la vue de sa petite cabane, et ses demandes quime furent adressées comme à tous les passans, me l'auroient fait rappeler. Je voulois approfondir le secret de Mademoiselle Tekely. Mais jugeant qu'il y falloit apporter quelque préparation, je pris le parti de m'arrêter. Je descendis de mon cheval, dont je laissai la bride à mon valet, et je m'approchai du solitaire. Il ne me reconnut pas. Je n'avois pas quitté ma voiture à notre passage, et je m'étois contenté d'allonger le bras pour lui faire mon aumône. Quelques mots d'admiration sur son étrange demeure, et sur le courage qui l'y retenoit, le disposèrent à m'en accorder l'entrée. Je fis quelque pas, entre deux rochers, qui lui servoient de défense contre l'impétuosité des vents. C'étoit un édifice de bois, composé d'ais fort grossiers, qui formoient deux petites chambres, sans autre ouverture dans la première que la porte, et celle d'une cheminée de terre, par où l'on y recevoit quelques rayons d'un faux jour. Je promis qu'avec un grand feu, dans une montagne où le bois abonde, on y pouvoit être à couvert du plus grand froid, comme on devoit l'être de l'humidité par la nature du fond, qui me parut un rocher fort dur. La seconde chambre, que je ne vis pas d'abord, étoit fermée d'une porte plus épaisse et d'une forte serrure. Je n'avois rien découvert aux environs qui m'eût offert la moindreapparence de culture. Ainsi cette petite habitation, située au sommet d'une montagne, me parut un des plus tristes lieux du monde. Cependant elle m'occupoit moins que le désir de quelque ouverture qui pût amener l'hermite à mes vues, lorsque le hasard me servit heureusement. J'apperçus dans un coin fort obscur, sur une mauvaise table, qui faisoit, avec un banc, la plus riche partie des meubles de l'hermitage, un papier, que sa forme et sa grandeur me firent soupçonner d'être le billet de Mademoiselle Tekely. Je me tins à cette idée. Après quelques observations sur ce qu'on me faisoit voir, et sur la haine du monde, que cette affreuse retraite devoit faire supposer dans celui qui l'habitoit; il me semble néanmoins, dis-je au solitaire, que vous n'êtes pas ici sans commerce ou sans occupation. Je vois une lettre que vous écrivez ou que vous avez reçue. Il me répondit naturellement, que cette lettre faisoit sa surprise et son embarras depuis trois jours; qu'il l' avoit reçue d'une jeune personne qui traversoit la montagne, et qui paroissoit fort respectée de ceux qui la conduisoient; qu'elle ne contenoit rien d'extraordinaire, mais que l'air mystérieux avec lequel elle avoit été glissée dans sa main, et quelques expressions tragiques, qui ne s' accordoient pas avec les apparences tranquilles qu'il avoit remarquéesà la jeune dame et dans son cortège, lui sembloient inexplicables. Elle ne vous apprendra rien, ajouta-t-il, dont vous puissiez abuser. Ainsi rien ne vous empêche de la lire; comme j'ai fait mille fois sans y rien comprendre. Il la prit et me la donna. Le papier me parut un feuillet déchiré de quelque livre. L'encre n'étoit pas de la couleur ordinaire; elle étoit d'un rouge vermeil, un peu terni seulement par la pression des plis. L'écriture paroissoit d'une main tremblante, ou gênée dans sa position, et ne consistoit qu'en cinq ou six lignes. Les voici; elles n'ont pu sortir de ma mémoire: " vous êtes un serviteur du ciel, et votre religion est la mienne. Priez pour une malheureuse fille, tombée entre les griffes des lions. Priez ardemment, car le danger est terrible. Vous jugerez de ma situation par le caractère de ce billet, qui est de mon propre sang. Le poinçon dont je me suis piquée, m'a servi de plume. " cette lecture, et la vue du sang de Mademoiselle Tekely, me causèrent une émotion si vive, qu'après avoir relu son billet avec une tendre admiration, mon premier mouvement fut de le porter à mes lèvres, et de l'en presser quelques momens. Je ne m'étois pas trompé dans mon jugement, en le voyant passer entre les mainsde l'hermite, et je compris aisément qu'après avoir entendu vanter sa sainteté dans l'hôtellerie du fort; désirant le secours de ses prières avec la ferveur qu'elle emportoit de son couvent d'Odenbourg, et n'ayant aucune facilité pour écrire, elle avoit pu se tirer du sang avec son poinçon. Mais quelles étoient ces griffes, c'est-à-dire, cette violence dont elle faisoit des plaintes? J'avois remarqué, jusqu'à Tergowitz, de la tristesse sur son visage, et je ne l'avois attribuée qu'à l'ennuyeux ordre de notre route. Le faux officier, que j'avois reconnu pour un prêtre, avoit-il pu violer sitôt la parole que j'avois reçue de son prince? Et s'il s' étoit emporté à quelques avis, ou quelques menaces, capables d'effrayer une fille de cet âge, pourquoi ne m'en avoit-elle rien témoigné, dans les occasions qu'elle avoit du moins de me voir deux ou trois fois le jour? La connoissance de son caractère me manquoit encore, pour expliquer toutes ces obscurités; et m'arrêtant à sa lettre même, qui me fit juger ses peines réelles, et fort augmentées depuis qu'elle s'étoit vue renfermer dans un couvent grec, je commençai sérieusement à la plaindre. Ce fut néanmoins par le seul sentiment, qui me rendoit déjà son bonheur plus cher que le mien; car après les dernières explications duprince, je ne me persuaderai jamais qu'il se proposât de la contraindre. Mais les circonstances n'ayant rien qui parût demander le secret, j'entrai dans ses vues, par la prière que je fis à l'hermite de la recommander au secours du ciel; et pour arrêter l'étonnement que mon silence et mes agitations pouvoient lui causer, non-seulement je lui confessai que je connoissois la jeune personne dont il m'avoit fait lire le billet, mais je l'informai de sa naissance, de son nom, du sujet de ses chagrins et de sa retraite même, que je venois d'apprendre de mon valet. Vous voyez, ajoutai-je, que vos pieuses supplications ne peuvent être mieux employées; et mes aumônes, qui seront fréquentes, vous exciteront à leur donner toute la ferveur que Mademoiselle Tekely vous demande. Il avoit prêté l'oreille avec une attention si vive, que j'en avois remarqué du changement dans sa physionomie. Lorsque j'eus achevé de parler: Mademoiselle Tekely! Me dit-il d'un ton plus ardent, et d'un air moins réservé qu'il ne l'avoit eu jusqu'alors avec moi, une fille du comte Jean! Une nièce du comte Emeric! Oui, répondis-je simplement, et digne de sa naissance par toutes les qualités qui font l'honneur de son sexe. J'étois peu frappé de la surprise que lui causoit une héritière de ce nom, ignorée encorede toute la Hongrie. Il reprit son air humble et modeste pour me demander s'il ne pouvoit me connoître mieux. Je ne fis aucune difficulté de lui apprendre qui j'étois, et l'étroite relation que j'avois avec Mademoiselle Tekely. Cependant, lui dis-je, vous ne pourrez faire aucun usage de cette connoissance pour les aumônes que je vous promets, parce qu'à la suite de quelques semaines que je vais passer à Cronstat, je suis prêt à m'éloigner pour long-tems; mais je veux d' avance que vos prières soient récompensées. Je lui fis une aumône assez forte, qu'il reçut avec toute la modestie de son état, et je le quittai pour continuer ma route. J'emportois la lettre de Mademoiselle Tekely; mais il me pria si vivement de la lui laisser, que n'ayant aucun droit sur ce qui lui venoit d'elle, je ne pus la refuser à ses instances. Il ne me resta de cet entretien que de nouveaux sentimens de zèle, et d'une tendre pitié pour le malheureux objet de mes soins et de mon attachement. Je croyois entrevoir néanmoins qu'il entroit dans son inquiétude un peu trop de prévention contre tout ce qui choquoit les premières idées de son enfance. Ses frayeurs me paroissoient excessives, et je ne pouvois me figurer que ni le prêtre grec, ni le prince, eussent pris d'autres voies que celle de la douceur pourlui proposer un changement de religion. Mes affaires furent moins longues à Cronstat que je ne l'avois appréhendé. Quinze jours m'auroient suffi, et je n'y aurois pas été plus long-tems si l'amitié ne m'eût arrêté quelques jours de plus, pour les passer avec un de mes anciens amis, qui ne fut pas moins surpris de m'y retrouver, que moi d'apprendre qu'il y étoit arrivé. C'étoit M Jeffreys, envoyé d'Angleterre à la cour de Suède. Il se rendoit à Bender, auprès du roi Charles, que le malheureux succès de ses armes avoit forcé de s'y retirer. J'avois formé la plus intime liaison avec ce ministre, pendant qu'il étoit chargé par sa cour de la médiation des puissances maritimes, que j'avois négociée en faveur des partisans de la liberté hongroise; et quoique cette entreprise eût mal réussi, elle m'avoit fait acquérir l'estime de tous ceux qui s'y étoient employés. M Jeffreys n'avoit pas cessé de me témoigner la sienne et s'étoit même entremis à ma recommandation pour faire agréer au roi de Suède les services d'un ministre luthérien, de mes plus proches parens, à qui le malheur de son éducation avoit fait souhaiter de s'établir dans un état protestant. Ainsi, lui devant de l'amitié et de la reconnoissance à plusieurs titres, je le retins quelques jours à Cronstat avec son épouse, qui s'étoit déterminée à l'accompagner dans sonvoyage, et je leur donnai, en nous séparant, l'espérance de me revoir bientôt à Constantinople, où M Jeffreys me dit que les affaires de la compagnie angloise de Turquie, dans laquelle il étoit engagé, pourroient le conduire de Bender. Peut-être la curiosité de voir le héros du nord, qu'on représentoit aussi grand dans ses disgraces, que dans le plein éclat de ses plus brillantes prospérités, m'auroit-elle fait partir avec Monsieur et Madame Jeffreys par la route de Bender, d'autant plus que le prince de Valaquie m' ayant déjà remis toutes les preuves du droit que j'avois à réclamer, rien ne me rappeloit nécessairement à Tergowitz: mais depuis que j'avois lu le billet de Mademoiselle Tekely, j'étois trop occupé de ses peines pour m'éloigner d'elle sans avoir tenté quelque chose pour sa consolation, ou du moins sans avoir appris de Madame Olasmir ce qu'elle en avoit pu découvrir dans mon absence. Je pensois donc à retourner sur mes traces, lorsque mon départ fut précipité par l'avis le plus étrange et le plus éloigné de toutes mes idées. Un courier m'apporte une lettre du prince, qui m'apprend l'évasion de sa petite-fille, et qui me presse de me rendre à Tergowitz pour délibérer avec lui sur ce triste événement. Cette nouvelle étant déjà publique à sa cour, quelques mots échappés au courier me firent juger queles premières défiances étoient tombées sur moi, et qu'on ne m'avoit écrit que pour les éclaircir, en s'assurant si j'avois quitté Cronstat. Je pardonnai ce soupçon au chagrin d'un père; et le mien n'étant pas moins vif, j'avoue qu'au premier moment je regardai l'entreprise de Mademoiselle Tekely comme le plus grand malheur où ses peines, bien ou mal fondées, eussent pu la faire tomber. Dans quelle protection, et de quel côté lui supposer des ressources? Le transport d'une mortelle inquiétude me fit oublier toute crainte de lui déplaire, jusqu'à répondre aussi-tôt au prince que je ne pouvois soupçonner que Madame Olasmir de l'avoir aidée dans sa fuite, et que sans doute il falloit chercher leurs traces du côté de la Hongrie. C'étoit néanmoins la servir sans le vouloir, en faisant évanouir les soupçons qui me regardoient moi-même, et qui m'auroient pu faire observer plus long-tems. La nuit approchoit, j'étois sans voiture, et je ne pouvois partir à cheval que le jour suivant. Je renvoyai le courier avec ma réponse, et la promesse d'être le lendemain au soir à Tergoxitz. En effet, après avoir employé toute la nuit à recueillir mon argent, je partis à la pointe du jour; et j'aurois regretté fort amèrement quelques heures données à ce dernier soin de ma fortune, si l'entier oubli de mes intérêts avoitpu sauver Mademoiselle Tekely de tous les malheurs que je redoutois pour elle. Ma diligence me fit arriver en moins de trois heures au sommet de la montagne. Il en étoit huit. J'approchois de l'hermitage, où j'avois dessein de m'arrêter un moment, pour exciter le pieux hermite à redoubler ses prières. Le retentissement des rochers me fit entendre, à quelque distance, un bruit sourd qui s'évanouit presque aussi-tôt. J'étois encore dans l'épaisseur des bois. Je portois dans ma valise une somme considérable en or. Un mouvement naturel de frayeur, que ce passage désert inspire toujours, et le souvenir réel de mille aventures célèbres dans le pays, me firent interrompre ma marche. Je m' arrêtai dans un lieu couvert; et faisant quitter son cheval à mon valet, je lui donnai ordre de s'avancer lentement du côté d'où le bruit nous étoit venu: il nous sembloit même qu'il recommençoit par intervalles, et qu'il ne pouvoit être éloigné. C'étoit celui de plusieurs personnes à pied, qui cessoient quelquefois de marcher, et qui laissoient échapper quelques paroles, mais d'une voix basse et contrainte. Je contraignis encore plus la mienne pour recommander beaucoup de prudence à mon valet. Il fut une demi-heure à reparoître, et mes alarmes devenoient fort vives pour lui. Enfin jele vis revenir à moi sans précaution. Son retour dissipa mes frayeurs, mais son récit ne put me causer que beaucoup d' étonnement. Il s'étoit avancé par degrés jusqu'à la sortie du bois, à l'endroit où l'on commençoit à découvrir l'hermitage, parce qu'en suivant toujours le bruit, il avoit jugé qu'il se portoit vers ce lieu. Cependant, étant demeuré caché sous les derniers arbres, à trois ou quatre cens pas du spectacle qui s'étoit bientôt offert à lui, il n'avoit pu distinguer qu'imparfaitement les objets. La première figure qui s'étoit présentée à ses yeux avoit été celle d'un homme vêtu de rouge, galonné en or, la tête couverte d'un bonnet militaire, à la manière hongroise, armé d'un grand sabre et d'un mousquet. Cet homme avoit traversé l'espace de terrein nud, et s'étoit rendu à l'hermitage, qu'il avoit ouvert d'une clé. Quelques minutes après, l'hermite en étoit sorti, sans que l'homme rouge eût reparu. L'hermite avoit pris le chemin par lequel l'homme rouge étoit arrivé à l'hermitage. Il étoit entré dans la même partie du bois, d'où l'autre étoit sorti; et presqu' aussitôt il s'étoit fait revoir, avec deux hommes vêtus de noir, chargés de quelques paquets, et deux femmes, que la lenteur de leur marche, et le besoin qu'elles avoient d'êtresoutenues, devoient faire croire extrêmement fatiguées. Tous s'étoient rendus à l'hermitage; et pendant un demi-quart d'heure, que mon valet avoit encore passé à les observer, il n'avoit vu paroître à la porte que le seul hermite, qui s'en étoit même éloigné de quelques pas, pour jeter les yeux autour de lui, comme s'il eût attendu quelqu'un de plus, ou cherché à découvrir si tout étoit tranquille dans sa solitude. J'avoue que tant de bizarres images me firent naître d'étranges soupçons; et les plus avantageux pour l'hermite ne furent pas favorables à ses moeurs. Mais, dans la nécessité de continuer ma route, j'écartai un reste de frayeur, en considérant qu'on ne me parloit que d'un homme armé, qui n'en attaqueroit pas deux, auxquels il devoit aussi supposer des armes, et d'ailleurs la facilité de s' éloigner avec toute la vîtesse de leurs chevaux. Le seul changement que je fis à mon projet, fut de traverser le premier un lieu si suspect, sans dire un mot à l'hermite, dont les prières ne me sembloient plus valoir ce qu'elles m'avoient déjà coûté. Je me remis en chemin dans cette résolution, et peu s'en fallut qu'elle ne fût exécutée trop fidèlement. Mais l'hermite, averti par le bruit de mes deux chevaux, fut plutôt sur le chemin que je nepus arriver à l'endroit où je le vis arrêté. Il n'avoit pensé, comme il me le dit ensuite, qu'à déguiser mieux son secret, en venant demander, suivant son usage, l'aumône à deux voyageurs qu'il voyoit passer. Lorsqu'il crut me reconnoître, l'étonnement et la joie le rendirent immobile. Il tendit affectueusement les bras, sans venir à ma rencontre; et quoique j'eusse déjà pris le galop, pour passer tête baissée devant sa demeure, et devant lui-même, je ne pus résister à la curiosité de lui parler un moment dans une posture si peu redoutable. J'arrêtai ma course. Il prévint mes questions par des exclamations fort tendres. Ah monsieur! Quelle charmante surprise! Quelles bénédictions du ciel! à l'heure même, j'allois dépêcher un exprès à Constate. Hâtez-vous, suivez-moi. Non, vous ne devinerez jamais qui vous attend ici. Cet air de tendresse, et ce ton naïf, ne pouvant me laisser de crainte ou de défiance, je le pressai de s'expliquer mieux. Il prit une de mes rênes, pour m'éloigner à dix pas de mon valet; et m'ayant prié de baisser la tête pour l'entendre, dois-je ouvrir la bouche, me dit-il, devant tout autre que vous? Vous le pouvez, répondis-je, devant ce valet, dont je vous réponds comme de moi. Hé bien, reprit-il plus librement, apprenez queMademoiselle Tekely et Madame Olasmir sont depuis une heure dans cette cabane. Il est certain que dans une agitation, telle que je n'en ai jamais éprouvée, je ne laissai pas de conserver assez de présence d'esprit pour douter d'un évènement si peu vraisemblable, et pour me demander même si la prudence me permettoit de me livrer à des apparences de bonne foi, qui pouvoient couvrir quelque horrible perfidie. Mais le souvenir présent des observations de mon valet, sur-tout des deux femmes qu'il avoit vues conduire dans l'hermitage, l'emporta sur des idées trop timides; et je n'écoutai que le premier mouvement par lequel je me sentis entraîné dans un lieu, où l'on m'assuroit que j'allois revoir Mademoiselle Tekely. Je ne fus pas plus épouvanté par le conseil, que l'hermite me donna, de faire tenir mes chevaux à l'écart sous quelques arbres, qui pouvoient les dérober à la vue des passans, dans la crainte d'attirer trop leur attention sur l'hermitage. Ainsi le soin de ma vie et celui de mon argent, furent également oubliés. Je suivis l'hermite sans précaution, troublé par une confusion d'idées et de sentimens, qui me rendirent muet jusqu'à sa cabane. La première porte en avoit été fermée, lorsqu'il en étoit sorti; et ce ne fut qu'après avoirentendu sa voix, qu'on se hâta de l'ouvrir. Je vis, dans la chambre que je connoissois déjà, un homme vêtu de noir, tel que mon valet m'en avoit représenté deux. Mais l'hermite, ayant fermé la porte sur nous, en ouvrit une autre; et l'obscurité, où nous nous trouvions, fut aussitôt dissipée par la lumière d'une chandelle, dont la seconde chambre étoit éclairée. Il y entra le premier, pour diminuer, me dit-il, par un mot de préparation, la surprise où Mademoiselle Tekely alloit être de me voir paroître, suivant tous ses voeux, mais assurément contre son attente. Je la vis moi-même, dans cet intervalle, assise sur quelques paquets, la tête appuyée sur le sein de Madame Olasmir, que je découvris aussi, et qui la soutenoit d'un bras dans cette posture. Un autre homme en noir leur tenoit compagnie, sans qu'elles me parussent effrayées de leur situation. La figure des deux hommes, et la forme, autant que la couleur de leurs habits, me les fit reconnoître alors pour des gens d'église. Il ne manquoit, à la description de mon valet, que l'homme vêtu de rouge, et je fus surpris de n'en voir aucune trace. Ici, nous fûmes interrompus une troisième fois; et me sentant attaché par le plus vif intérêt,je craignis si fort qu'il ne prît envie à mes gens d'ouvrir et d' entrer, que je me levai avec impatience, pour fermer intérieurement ma porte. Ensuite je rendis toute mon attention au docteur qui continua de faire parler son abbé transilvain.
LIVRE 6
Mon nom, qu'on parut entendre avec plus de joie que d'étonnement, ayant fait quitter leur posture aux deux dames, je compris qu'elles étoient informées de mon approche, et j'entrai sans attendre le retour de l'hermite. Mademoiselle Tekely se précipita au-devant de moi, et prit une de mes mains qu'elle serra dans les siennes. Ce petit transport, que j'attribuai à la vive impression des circonstances, et les mouvemens dont j'étois agité, n'en rendirent pas mes caresses plus familières. Je lui fis reprendre le siège où je l'avois vue. L'hermite, en homme d' expérience, jugea qu'une scène si singulière demandoit pour moi de prompts éclaircissemens, et n'attendit pas mes questions. Je ne puis vous informer trop tôt, me dit-il, d'une aventure dont la hardiesse, de la part de Mademoiselle Tekely et de la mienne, et le succès, heureusement conduit par le ciel, ne peuvent manquer de vous causer beaucoup d'admiration; et quelque parti qu'elle vous fasse prendre, vous allez sentir qu'il faut de la diligence pour en assurer le fruit. Mais vous ne m'entendrez qu'imparfaitement si je ne commence par vous apprendre qui je suis, et non-seulement la forcedes motifs qui m'attachent à tout ce qui porte le nom de Tekely, mais d'où me viennent les facilités que j'ai trouvées tout d'un coup pour mon entreprise. Il me pria de me rappeler la vive surprise qu'il n'avoit pu contenir lorsqu'il m'avoit entendu parler d'une fille du comte Jean, et d'une nièce du comte Emeric. Je n'y trouverois rien d'excessif, en apprenant qu'il se nommoit Keteser, et que les vingt premières années de sa vie s'étoient passées au château de Kus, siège de cette noble maison. Quoique catholique, il y avoit été page. Ensuite, s'étant dévoué à servir le comte Emeric, lorsqu'après la mort de son père il avoit été forcé de s'évader la nuit du château de Kus, où les autrichiens l'avoient assiégé, il l'avoit suivi en Transylvanie, et de-là dans tout le cours de ses guerres, jusqu'à la fameuse journée d'Olasch, où, combattant à la tête de quelques troupes hongroises, dont le comte lui avoit confié le commandement dans l'armée turque, il étoit resté à demi-mort sur le champ de bataille. Là, ne pouvant attendre de secours d'aucune puissance humaine, il avoit levé les yeux au ciel, qu'il se reprochoit d'avoir mal servi depuis son enfance, et les engagemens mêmes qu'il avoit au service des infidèles lui semblant un crime contre la religion dans laquelle il étoit né, il avoit cru nele pouvoir expier qu'en vouant à la pénitence un reste de vie qu'il désespéroit de conserver plus long-tems. Cependant d'heureux secours l'ayant dérobé à la mort, l'exécution de cette promesse avoit été retardée par son inclination pour les armes, et par son attachement pour le comte. Mais un autre évènement, où la voix du ciel s'étoit fait entendre avec plus d'énergie, avoit enfin surmonté ses résistances. La comtesse de Kedasty, soeur du comte, fugitive depuis son aventure de Cassovie, où deux femmes de soldats, qu'elle employoit à faire passer les déserteurs autrichiens dans le parti de son frère, l'avoient mise, par leur trahison, dans la nécessité de s'évader, et s'étoient rendues les accusatrices d'un grand nombre de hongrois, dont le supplice donna naissance aux fameux tribunaux d'Eperies et de Debrezin, étoit passée en Transylvanie lorsque les états de cette principauté avoient reconnu son frère pour leur souverain, et s'y étoit soutenue quelque tems dans le rang de sa naissance. Cette fortune ayant peu duré, et celle du comte commençant à décliner, il étoit question de tirer sa soeur d'un pays où son parti ne dominoit plus. Keteser fut chargé de cette commission, avec soixante cavaliers déterminés, qui devoient passer par la Valaquie, et se rendre, suivant leurs intelligences, au pied du mont Carpat, pour y prendrela comtesse. Les impériaux n'y ayant pas encore de poste, ce passage étoit ouvert, et paroissoit peu suspect, au travers d'une si rude montagne. Mais Keteser fut observé ou trahi. Pendant qu'il s'avançoit sans obstacle vers la plaine de Cronstat, un corps de six cens impériaux s'étoit saisi de la seule route par laquelle on y pouvoit descendre, et fondit de divers côtés sur sa troupe. Il se défendit avec une si furieuse obstination, qu'il y perdit jusqu'au dernier de ses gens; et lui-même, couvert de blessures, à pied par la mort de son cheval, n' avoit dû la vie qu'au bonheur qu'il avoit eu de se glisser dans les bois par un sentier fort étroit, qui l'avoit sauvé. Dans ce triste état, après quelques heures d'une marche incertaine, il s'étoit trouvé à la vue de l'hermitage, habité alors par un autre hermite, dont il avoit reçu tous les bons offices de la charité. Alors le danger présent de ses blessures, celui dont il venoit d'échapper par un miracle sensible, le souvenir d'un voeu long-tems négligé, le chagrin même de sa disgrace, et d'avoir si mal rempli l'attente du comte, toutes ces considérations, fortifiées, nous dit-il, par l'occasion, dans l'exemple qu'il avoit devant les yeux, et qui n'étoit pas sans quelque ressemblance avec sa propre aventure, l'avoient déterminé tout d'un coup à ne pas quitter la solitude où la main du ciel l'avoit conduit.Il avoit changé l'habit militaire pour le sac d'hermite: mais sentant l'importance de ne laisser jamais affoiblir les motifs qui l'avoient jeté dans l'humiliation de la pénitence, il avoit gardé, dans un coin de sa retraite, son habit, ses armes, et tout ce qui pouvoit retracer à sa mémoire le frivole usage qu'il avoit fait des plus belles années de sa vie: heureuse inspiration, qui l'avoit mis en état de rendre, à Mademoiselle Tekely, un service qu'il n'auroit pu tenter sous le froc d'hermite. Peu de mois aprés sa conversion, ajouta-t-il, il s'étoit trouvé seul possesseur de l'hermitage, par la mort de son collègue. Avec un modèle de toutes les vertus, ce saint homme lui avoit laissé, pour héritages, la connoissance et l'amitié des deux honorables ecclésiastiques que j'avois devant les yeux, l'un établi à Rouca, l'autre à Crisolitz, bourg voisin de Tergowitz, tous deux attachés depuis long-temps au service spirituel d'un reste de catholiques, soufferts jusqu'alors dans la Valachie; et c' étoit à leur généreux zèle, que Mademoiselle Tekely devoit les secours, qui l'avoient heureusement dérobée aux séductions des grecs. J'écoutois avec toute mon attention, sans porter de jugement sur une entreprise que j'ignorois encore, et dans l'appréhension seulement que les traces de l'aventure n'eussent pasété déguisées assez soigneusement pour nous garantir, dans cette solitude même, de la poursuite des gardes du prince, dont je craignois à tous momens l'arrivée. Cependant le nom de Keteser étoit propre à me rassurer. Il étoit célèbre dans toute la Hongrie, par la bravoure extraordinaire de celui qui l'avoit porté, et qu'on avoit cru tué dans la montagne avec tous ses gens. J'admirai le pouvoir de la religion sur un homme de ce caractère, et le ton simple et modeste, dont il nous avoit retracé son ancienne gloire. Il reprit. à présent, monsieur, vous devez juger de ce que je ressentis, il y a trois semaines, lorsqu'ayant appris de vous par qui mes services étoient demandés, l' intérêt du ciel se joignit, dans mon coeur, à mon immortel attachement pour le nom de Tekely. Vous ne vous fîtes pas assez connoître, pour m' inspirer toute la confiance que j'aurois prise aussi-tôt pour vous: mais n'étant ici qu'à cinq lieues du couvent grec dont vous m'aviez dit le nom, je résolus sur le champ d'y pénétrer, d'y voir la nièce de mon cher maître, et de savoir d'elle-même ce que je devois entreprendre pour elle. La force, s'il en eût été besoin, m'en auroit ouvert l'accès, par l'assistance de quelques anciens soldats catholiques, établis dans les bourgs voisins de cette montagne, qui sans me connoître autrement qu'àtitre de vieux soldat comme eux, visitent quelquefois ma retraite, et me portent un respect dont je ne suis redevable qu'au genre de vie que j'ai embrassé. Mais j'avois d'autres moyens à tenter. L'habit, que j'ai conservé, m'en offroit plusieurs; et je m'arrêtai d'abord au plus simple, qui fut de me présenter à la porte du couvent, sous la qualité d'officier du prince, chargé de voir en son nom Mademoiselle Tekely. Je fus introduit sans défiance. Deux mots me firent connoître d' elle; et lorsque dans nos explications elle m'eut appris quels liens vous attachent à ses intérêts, je regrettai fort amérement de n'avoir pas eu plus d'ouverture pour vous. Rien ne me parut l'affliger tant que votre voyage, et la longue absence à laquelle vous m'aviez dit que vous étiez obligé. Il m'abandonne, s'écria-t-elle, lui qui m'a jetée dans le précipice où je suis! On m'a ravi Madame Olasmir. On m'a livrée à toutes les ruses de l'enfer! Je suis perdue sans ressource. Son désespoir me parut si vif, qu'après avoir achevé de m'éclaircir sur sa situation, dont je reconnus en effet le danger, par les artifices employés pour la séduire, je lui déclarai que j'étois venu dans l'intention de la servir; et qu'avec le motif de la religion, j'avois celui d'un inviolable dévouementpour tout ce qui me représentoit son père ou son oncle. Cette déclaration, accompagnée de quelque détail sur les aventures de ma vie, ranima tout d'un coup son courage. Elle ne parla plus que de quitter sa prison. Elle auroit été capable, ajouta l'hermite, en la regardant avec un sourire, de partir à l'heure même, si la difficulté de sortir du couvent ne l'eût arrêtée; et son plan me fit juger qu'elle s'étoit occupée plus d'une fois des mêmes idées. Elle vouloit, me dit-elle, se retirer dans quelque lieu sûr, faire avertir Madame Olasmir de la rejoindre, attendre votre retour avec elle, et vous prier de la reconduire, pour le reste de sa vie, dans son cher asile d'Odenbourg. En vain lui représentai-je qu'une si grande résolution demandoit des préparatifs et de la prudence. Elle ne me laissa que le temps de voir Madame Olasmir, pour concerter avec elle les moyens et le jour de sa fuite. Je lui promis volontiers de me rendre, dès le même jour, à Tergowitz. Madame Olasmir, que je vis avec plus de liberté, ne me parut pas moins tremblante; mais lorsqu'elle se crut sûre de mon zèle, elle ne marqua pas moins d'empressement pour quitter la cour de Valaquie. Elle n'étoit informée que depuis deux jours, de la situation de Mademoiselle Tekely; et ses alarmesétoient d'autant plus vives, qu'en lui donnant cette connoissance, on s'étoit flatté de pouvoir la faire servir elle-même à séduire son élève. On lui avoit offert à cette condition, non-seulement de la conduire auprès d'elle, mais de l'établir avantageusement, par un mariage au-dessus de ses espérances; et le prince, en lui faisant cette proposition, avoit exigé, pour assurance de sa bonne-foi, qu'elle commençât par l'abjuration et le mariage. Il avoit accordé quinze jours à ses réflexions, et l'avoit quittée sans attendre sa réponse. Son inquiétude n'étoit pas pour elle-même: mais jugeant, par cette artificieuse méthode, de l'adresse avec laquelle son élève seroit attaquée, elle trembloit pour une jeune personne qui se trouvoit engagée dans une si dangereuse guerre; et le parti de fuir, si la fuite étoit possible avec elle, lui sembloit aussi le seul qu'elles dussent tenter l'une et l' autre. Les craintes de Mademoiselle Tekely, si réellement justifiées par ce que je venois d'entendre, ne me permirent plus de balancer sur le service qu'elle m'avoit demandé. Cependant la défiance que j'ai toujours eue de mes propres lumières, autant que la nécessité d'employer quelque secours pour la délivrer, me fit prendre le conseil de mes deux amis. J'eus besoin de plusieurs jours pour les assembler. Leur avis nefut pas différent du mien. Ils conclurent même que le temps étoit précieux, et que ne pouvant me dispenser de retourner au couvent, où ma seconde visite seroit peut-être assez remarquée pour faire approfondir mes prétextes, il ne falloit pas nous exposer à des obstacles, que le délai rendroit invincibles. Toutes nos mesures furent prises avec sagesse. Les temps et les lieux furent réglés. Mes deux vertueux amis promirent de se rendre à quelque distance du couvent, pour y recevoir Mlle Tekely, que je ne voulois confier qu'à des mains si sûres. De quatre hommes éprouvés, que je disposai à me servir, deux furent destinés à m'accompagner; les deux autres, à partir de Tergowitz avec Madame Olasmir dans le cours de la même nuit. Le fond de mes vues, après la délivrance de Mademoiselle Tekely, que je regardois comme une entreprise aisée, étoit de réunir les deux dames avant le jour au pié des montagnes, d'y congédier hommes et chevaux, pour ne laisser à nos confidens mêmes aucune connoissance de notre route; de conduire, par divers détours, qui me sont devenus familiers, les dames et mes deux amis jusqu'à ma demeure, asyle plus sûr, à mon avis, qu'un grand nombre d'autres qui m'étoient offerts; et d'y reprendre l'habit de ma profession, pour vous porter moi-même en Transylvanie, où je paroisquelquefois sous cette marque, des informations sur lesquelles j'aurois pris vos ordres. Il ne me restoit qu'à convenir, avec les deux dames, des moyens de leur évasion; et n'y voyant pas plus de difficulté que d'incertitude, j'en avois déjà fixé le jour à mes confidens. Grâces à vos libéralités, qui m'avoient mis en état de fournir à la dépense des courses, je revis bientôt Madame Olasmir à Tergowitz. L'unique embarras que je lui laissai, pour répondre à mes mesures, fut de se rendre, le soir du jour convenu, dans une rue peu éloignée de son logement, où mes deux hommes devoient la prendre, et de se laisser conduire avec aussi peu d'inquiétude que de bruit. De-là, m'étant rendu au couvent, je n'y remarquai aucune apparence de soupçon, qui diminuât la liberté de ma visite, ou qui dût me faire changer mes arrangemens. Mademoiselle Tekely, disposée à tout entreprendre, n'avoit eu que son impatience à modérer; et lorsqu'elle eut entendu mon plan, elle fut la première à me désigner les lieux par lesquels son évasion lui sembloit facile. Elle m'indiqua des routes qu'elle avoit étudiées, et que j'ignorois, quoique je ne l'eusse pas revue sans les avoir observées. Enfin, l'heure de l'exécution étant arrivée, c'est-à-dire, avant-hier à minuit, loin d'être arrêtée par la frayeur, ou retardéepar l'obstacle des passages, elle étoit au rendez-vous avant moi, et je fus étonné, en y arrivant, de la trouver assise sur le haut du mur, où je n'eus qu'à lui tendre les bras pour la recevoir. Elle avoit eu le courage et l'adresse d'y monter, sans autre secours que ses petites mains, après avoir jeté, par-dessus, deux ou trois paquets de choses nécessaires à son usage, qu'elle avoit eu la précaution et la force d'apporter. Les sages amis, que vous voyez, étoient à vingt pas de moi, tous deux à cheval, tandis qu'étant descendu avec mes deux hommes d'escorte, nous avions laissé nos montures un peu plus loin, pour ne pas nous trahir par une marche trop bruyante. Je fis prendre les paquets de Mademoiselle Tekely à l'un de mes deux seconds, et je lui donnai le bras avec l'autre. Le silence de la nuit ne fut pas interrompu par nos discours. Chacun sembloit plein de la dangereuse commission dont il étoit occupé. Mademoiselle Tekely se laissa placer derrière un de mes amis, avec une confiance pour eux et pour moi, qui ne pouvoit venir que de la force de ses motifs. Je fis prendre le devant à celui de ses deux conducteurs qui demeuroit. L'autre, chargé de son précieux fardeau, suivoit à cent pas. Je marchois vingt pas après, et mes deux militaires faisoient l'arrière-garde.Je connoissois si bien ces deux hommes, qu'avec ce que je pouvois mettre pour les seconder, toute la garde du prince ne m'eût pas fait perdre un pas de terrein, sans avoir vu Mademoiselle Tekely en sûreté. Nous arrivâmes heureusement, dans cet ordre, au lieu dont j'étois convenu avec les guides de Madame Olasmir. Ils y étoient avec elle, à cheval encore, mais tranquilles, après une marche de six heures, dans laquelle ils n'avoient pas fait moins de neuf lieues. La joie du succès me fit perdre un moment de vue Mademoiselle Tekely, pour ne penser qu'à suivre le plan que je m'étois proposé. Après avoir aidé Madame Olasmir à descendre, et l'avoir priée de prendre un moment de repos avec son élève et mes deux amis, je m'éloignai de quelques pas, pour renouveler mes derniers ordres aux quatre hommes, en les renvoyant avec les chevaux. C'étoit de se séparer dans leur retour, et de prendre différentes routes, pour rendre leurs traces moins aisées à découvrir. Mais quoique je leur eusse laissé croire, et que les circonstances fussent propres à leur persuader, que le terme des deux dames ne pouvoit être fort loin du lieu où nous étions descendus, j'avois fait réflexion, dans la marche, que j'aurois ici besoin d'un cheval, pour vousaller joindre plus promptement à Cronstat. Cette idée me fit ordonner au plus prudent de mes hommes, de prendre aujourd'hui, avec un cheval de main, la grande route de Transylvanie par Rouca, et d'être à ma porte avant le milieu du jour. Les prétextes ne m'ont pas manqués, pour lui faire entendre que je serois retourné ce matin chez moi, après avoir achevé de servir les deux dames, et que j'attendois d'autres services de lui pour moi-même. Ainsi vous ne serez pas surpris de le voir arriver dans quelques heures. Je paroîtrai seul, pour le remercier de son zèle, que votre arrivée rend inutile; et vous serez libres tous de vous dérober à lui, en demeurant renfermés dans cette seconde chambre. Entre mes précautions, je n'avois pas oublié qu'il nous resteroit trois lieues à faire dans la forêt, et que les deux dames, mal exercées à marcher, ne pourroient se rendre ici avant la fin de la nuit. J'avois fait prendre, à mes deux amis, leurs manteaux et quelques provisions de vivres. Mon dessein étoit de faire passer le reste de la nuit aux dames, dans le même lieu où je les avois fait descendre, et de les mettre en chemin au jour, par des bois à la vérité fort épais, mais dont la lenteur de notre marche leur auroit fait une promenade, sur-tout avec lessecours que trois hommes pouvoient leur prêter. Cet endroit d'une montagne, dont j'ai eu le temps de connoître toutes les parties, depuis si long-temps que je l'habite, est adoucie par des pentes successives, et même ouvertes par des sentiers, où, sans pouvoir passer à cheval, on avance assez facilement à pié, sur un gazon dont l'hiver ne flétrit pas la verdure. C'étoit l'agrément, autant que la sûreté du chemin, qui m'avoit déterminé pour cette route; et je n'avois pas douté que dans l'espace d'un jour, deux femmes, des plus délicates, n'en surmontassent aisément la fatigue. Les rochers, dont cette cabane est environnée, n'ayant pas d'ailleurs une grande étendue du même côté, je comptois qu'en les traversant vers la fin du jour, par un sentier que j'y ai creusé de mes propres mains, nous serions ici rendus au commencement de la nuit, pour y entrer à la faveur des ténèbres, dont je pensois à couvrir notre arrivée. Mais lorsqu'ayant vu partir les quatre hommes, je me rapprochois des dames, sans autre embarras que celui de leur procurer jusqu'au jour une situation commode, ma surprise fut extrême d'entendre quelques gémissemens sourds, que la contrainte même qu'on se faisoit pour les retenir, rendoit plus touchans et plus douloureux. C'étoit Madame Olasmir, dont l'inquiétude sesoulageoit par des soupirs et des pleurs; mais le cruel accident, qui les causoit, me jeta moi-même dans une mortelle alarme. Je vis, à la clarté de quelques foibles rayons de la lune, Mademoiselle Tekely étendue sur un de nos manteaux, sans connoissance et sans mouvement. Mes amis, qui s'employoient inutilement à lui faire rappeler ses forces, paroissoient douter si le peu de chaleur, qu'elle conservoit encore, étoit un reste de vie. Ils m'apprirent, en deux mots, qu'elle étoit tombée dans cet état presqu' au moment que je m'étois éloigné, après quelques explications qui sembloient propres, au contraire, à soutenir son courage. Elle s'étoit fait assurer que les dangers de sa fuite étoient passés; elle en avoit marqué la plus vive joie: ensuite apprenant qu'elle étoit dans la même forêt qu'elle se souvenoit d'avoir traversée, et qu'elle y devoit passer la nuit, son imagination délivrée du grand objet, dont elle avoit été si long-temps remplie, avoit paru frappée tout d'un coup de l'horreur du lieu, redoublée peut-être par mon éloignement, dont elle n'avoit pas compris la cause, et par l'idée de se trouver seule entre deux inconnus, dans un désert dont elle ne connoissoit que la plus rude partie. Elle avoit tremblé quelque momens de tous ses membres, en invoquant le secours du ciel. Elle avoitfermé l'oreille aux représentations de mes deux amis, qui s'étoient efforcés de la rassurer. Elle avoit fait des plaintes touchantes sur le malheur de son sort. Enfin, s'étant jetée dans les bras de Madame Olasmir, elle y étoit demeurée sans force, et dans l'état où je la voyois. Ce n'étoit heureusement qu'un épuisement d'esprits, causé par les agitations de son entreprise, et par la frayeur qui avoit succédé tout d'un coup à de si longs efforts de courage. Mais ayant duré le reste de la nuit presqu'entier, il nous mit hier, pendant la plus grande partie du jour, dans l'impuissance de faire un pas vers cette retraite. En rendant la connoissance à Mademoiselle Tekely, nos secours n'avoient pas tout-à-fait dissipé l'impression de ses craintes. Il fallut prendre toutes sortes de voies pour les combattre, et lui rappeler les grands motifs d'une résolution supérieure à la foiblesse ordinaire de son sexe. Insensiblement ces idées reprirent toute leur force, secondées sur-tout par l'espérance de n'être pas long-temps ici sans vous voir. Nous fîmes une partie du chemin, hier après-midi. L'obscurité des ténèbres pouvant ramener les mêmes sujets d'alarme, je ne voulus pas qu'elle pût nous surprendre, et je jugeai à propos de nous arrêter avant la fin du jour, pour familiariser les yeux de Mademoiselle Tekelyavec le lieu où je la fis consentir à passer la nuit. Des secours, préparés plus à loisir que ceux du jour précédent, avec un bon feu, que j'ai pris soin d'allumer dans le creux d'un roc, ont du moins rendu son sommeil tranquille. Ce matin, nous avons marché fort légèrement jusqu'à la sortie du bois, d'où je suis venu reconnoître seul l'état de ma solitude, et déposer l'habit militaire, pour retourner au-devant des dames, avec celui de ma profession. Le bruit de vos deux chevaux m'a fait sortir avec la vivacité que vous avez pu remarquer, dans l'opinion que c' étoit mon homme avec les siens. Mais votre heureuse arrivée comblant tous nos voeux, il ne me reste qu'à le renvoyer sur ses pas, ou qu'à vous présenter ses services, dont je vous réponds comme des miens. Ce récit du brave hermite avoit donné le temps, à Mademoiselle Tekely, de se remettre, tout-à-la-fois, et de la fatigue de son voyage et de la surprise qu'elle avoit eue de me voir. Elle me regarda d'un oeil incertain, qui sembloit attendre le jugement que j'allois porter de sa résolution. Ce n'étoit pas le moment d'examiner, si le plus sage parti, pour elle, eût été d'attendre l'exécution de la parole du prince, et de se contenir dans les bornes de l'obéissance et de la modestie. Elle avoit ignoré les intentions deson grand-père, et cette seule raison me paroissoit une excuse. Les circonstances étoient pressantes. On avoit compté sur mes conseils, ou plutôt sur mes décisions absolues, dont les deux dames faisoient dépendre leur destinée; et dans la précipitation avec laquelle les résolutions s'étoient prises, leur plus grand malheur auroit été que, n'étant pas informé de l'évasion de Mademoiselle Tekely par le prince, je fusse parti moi-même, après Monsieur et Madame Jeffreys, comme j'en avois eu la tentation, pour les joindre sur la route de Bender, et me rendre à Constantinople par cette voie. Que seroient-elles devenues l'une et l'autre, sous la protection du généreux Keteser, dans l'hermitage du mont-Carpat? Mais le ciel sembloit avoir conduit les événemens; et cette réflexion, jointe à l'aveugle penchant qui me portoit à servir Mademoiselle Tekely, me fit aussi-tôt fermer les yeux sur mes intérêts, dont le sacrifice étoit déjà fait aux siens. Tous mes liens à la cour de Valachie, furent oubliés. Je considérai que les poursuites du prince ayant dû tourner vers la Hongrie, suivant mes propres conseils, qu'il avoit dû croire d'autant plus sincères, que j'avois peu ménagé la pauvre Olasmir, ce n'étoit pas sur le chemin d'Odenbourg, qu'il falloit mener sa petite-fille,ni dans le couvent de cette ville, qu'elle devoit espérer de se voir libre. Il auroit été capable de la réclamer à la cour de Vienne, qui n'auroit pas manqué de raisons pour lui rendre une héritière, dont elle auroit redouté les droits. La conduire dans un autre couvent catholique; quel moyen? Et dans quelle vue? Tout ce que j'avois recueilli de mon bien ne montoit pas à quarante mille florins, qui ne pouvoient faire un établissement honnête et durable pour deux femmes et pour moi; et quand le partage de cette somme nous auroit suffi, l'honneur, et mon tendre attachement pour l'héritière d'un sang illustre, digne elle-même des adorations de tous ceux qui la connoîtroient un jour, me permettoient-ils d'ensévelir tant de charmes et de vertus dans un cloître? Entre ces réflexions, qui se succédoient rapidement, il me tomba dans l'esprit de la conduire au prince Ragotzky, que mille raisons devoient porter à la secourir; mais outre le peu de fond que j'avois appris à faire sur ce prince fugitif, on ne lui connoissoit pas encore de retraite et de fortune assurées. Ce fut néanmoins par cette idée passagère, que je fus ramené à des ouvertures plus naturelles. L'embarras du prince Ragotzky, que je supposois toujours en Pologne, et dont la situation n'y devoit pas être aisée, me fit rappeler le testament du comteEmeric. Le prince pouvoit être réduit, comme son beau-père, à chercher une retraite en Turquie. Quelques raisons qu'on pût apporter, pour lui refuser une succession à laquelle il avoit été nommé, il y avoit beaucoup d'apparence qu'il feroit évanouir les obstacles en la demandant lui-même; et que les droits de Mademoiselle Tekely, aussi peu connus que son existence, en deviendroient beaucoup plus difficiles à faire valoir. Sa fuite devoit-elle me faire abandonner un si grand objet? D'un autre côté, car les idées naissent les unes des autres, qui savoit si le prince de Valaquie, dont on connoissoit l'avidité pour l'or et l'argent, négligeroit les prétentions de sa petite-fille lorsqu'elle seroit échappée de ses mains, et n'employeroit pas son crédit à la Porte, pour se mettre en possession d'un héritage, dont il seroit regardé comme le protecteur et le gardien naturel? Seconde réflexion, qui me frappa vivement. Quel remède à deux craintes si pressantes? C'étoit non-seulement de hâter mes demandes au nom de Mademoiselle Tekely, mais de la faire paroître elle-même, pour en assurer le succès par sa présence. Un voyage en Turquie, sous ma conduite, n'étoit pas plus impossible que tout autre course, à laquelle il falloit se déterminer pour l'éloigner de la Valaquie et le souvenir de Madame Jeffreys, qui l'entreprenoitavec son mari, se présentant pour appuyer mon idée, je la goûtai presqu'aussitôt qu'elle fut conçue, avec ce motif de plus pour m'y attacher, que nous pouvions joindre facilement le ministre anglois, et trouver, dans la compagnie de sa femme, le plus honnête de tous les voiles pour l'âge et le sexe de Mademoiselle Tekely. Je demeurai si content de cette conclusion, qui mettoit tout-à-la-fois, sa personne, son honneur et ses espérances de fortune à couvert, qu'après avoir remercié l'hermite et ses deux amis de ce qu'ils avoient entrepris pour elle, je ne pensai qu'à la rassurer par mes consolations et par l'ouverture même de mes vues. Elle consentit, sans objection, à tout ce qui pouvoit l'éloigner, et me mettre dans la nécessité de ne pas m'écarter d'elle. J'avois eu d'autant moins de répugnance à m'expliquer devant ses libérateurs, qu'avec la confiance que je leur devois après un service de cette nature, je sentois combien leur assistance m'étoit nécessaire pour achever leur ouvrage. Le généreux Keteser, qui ne le comprit pas moins, n'attendit pas mes sollicitations. Sa fécondité, pour les expédiens, qui se ressentoient de son ancienne profession, lui présentant tout d'un coup le parti qu'on pouvoit tirer des circonstances, il me dit que je devois être sansinquiétude pour sortir des états du prince, de quelque côté que je pensasse à prendre ma route; que pour me rendre à Bender, avec les deux dames, il me conseilloit d'éviter les chemins de terre, où je ne trouverois aucune sorte de commodités, si je ne les y portois, et de descendre plutôt jusqu' à Ismaéli par le Danube, sur lequel je pouvois toujours trouver quelque bâtiment hongrois prêt à partir; qu'il n'avoit pas oublié la malheureuse route par laquelle il avoit pénétré dans la Valachie; et qu'il me garantissoit de nous rendre à Belgrade en trente heures; que l' essai, qu'il avoit vu faire aux deux dames, semblant promettre que la selle d'un cheval et la marche de quelques nuits un peu froides ne les rebuteroient pas, il ne falloit pas penser à d'autres voitures, qu'il ne pouvoit nous faire trouver sans beaucoup de peine et de péril, ni chercher plus loin une occasion que d'heureux incidens nous offroient; que mes deux chevaux, avec ceux qui lui devoient arriver, suffiroient pour six que nous serions, c'est-à-dire, pour moi et pour mon valet, qui prendrions les dames en croupe, et pour son compagnon et lui, qui nous composeroient une escorte sur laquelle nous pouvions nous reposer. Avec tout autre qu'un Keteser, peut-être aurois-je été plus timide: mais les promessesd'un si brave homme, sur-tout dans une conjoncture où je n'avois pas de choix plus sage, m'inspirèrent une partie de l'intrépidité que j'avois vu briller dans ses yeux pendant son discours. Je demandai à Mademoiselle Tekely si cette longue marche n'excéderoit pas ses forces. Loin d'en paroître effrayée, elle avoit été comme ranimée par les assurances de son guide, ou par les résolutions que j'avois prises en sa faveur. Son consentement fut prononcé d'un air si ferme, et dans des termes si vifs, que l'hermite et ses amis, étonnés de son courage, après l'avoir vue dans un état si différent la nuit précédente, marquèrent beaucoup d'admiration pour ce changement: et ce fut la première occasion que j'eus d'observer ce caractère extraordinaire, sur lequel je vous ai prévenu, qui, suivant le degré de chaleur ou de refroidissement que son sang et ses esprits recevoient de son imagination, pouvoit la faire passer, dans un instant, du calme le plus profond ou des mouvemens les plus vifs, aux dispositions les plus opposées. Les offres de Keteser étant acceptées, mon valet, qu'il appela librement sur mon témoignage, reçut ordre de recueillir, aux environs de notre cabane, tout ce qu'il trouveroit propre à nourrir mes chevaux jusqu'au soir. Ceux quel'hermite attendoit parurent enfin, et leur guide eut le même ordre: mais ce fut après avoir consenti joyeusement à la nouvelle commission qu'on lui destinoit, et pour laquelle il donna lui-même de prudens conseils. Cet homme étoit un vieux militaire, que la ressemblance des inclinations avoit lié fort étroitement avec Keteser; et la probité, fondée sur un même attachement à la religion, ne les unissoit pas moins que leurs anciens goûts de guerre. Le reste du jour fut employé aux préparatifs de notre départ. Les deux amis de l'hermite eurent la générosité, malgré mes instances, de ne vouloir accepter aucune marque de ma sensibilité, pour un service dans lequel ils n'avoient eu, me dirent-ils, que la religion pour objet. Ils s'en retournèrent à pié vers le soir, en comblant Mademoiselle Tekely de leurs bénédictions. à l' arrivée de la nuit, Keteser reprit l'habit rouge, avec ses armes. Sa contenance guerrière, sous cette forme, me fit admirer combien la physionomie peut être changée par de purs dehors. Le petit équipage des dames et le mien furent partagés sur la croupe des quatre chevaux. Je montai celui qui m'avoit apporté de Cronstat, et je reçus derrière moi Mademoiselle Tekely, enveloppée d'un des deux manteaux.Madame Olasmir, couverte de l'autre, fut placée derrière mon valet. Le brave Keteser ferma sa cabane, en nous recommandant, avec une piété noble, à la toute puissante protection du grand maître qu'il servoit; et de l'air dont il avoit si long-temps commandé les troupes hongroises, faisant partir son compagnon pour nous précéder; il monta le dernier à cheval, avec une légèreté qui me surprit à son âge. Je ne vous nommerai pas les lieux par lesquels nous fûmes conduits en sortant de la montagne, la plûpart déserts, ou dérobés à nos yeux par l'obscurité. Cependant je reconnus bientôt, et Keteser m'avoua, qu'il n'avoit parlé de continuelles ténèbres, que pour mettre le courage de Mademoiselle Tekely à l'épreuve. Il ne nous fit prendre le temps de la nuit, que dans les cantons peuplés, qui pouvoient nous exposer à des observations dangereuses; et la plus grande partie du pays, qu'il avoit entrepris de nous faire traverser pour nous rendre à la rive du Danube, n'offrant qu'un petit nombre de villages dispersés, entre de grands pâturages d'où sortent les plus beaux chevaux valaques, il jugea que nous n'avions rien à redouter dans une route, où nulle raison ne pouvoit porter le prince de Valachie à faire chercher sa petite-fille. Aussi n'y rencontrâmes-nous rien qui pût nous causerla moindre alarme. Deux nuits, passées à cheval, en faisant un assez long circuit pour éviter Tergowitz et Buccarest, furent les seules incommodités de cette nature, et nous semblèrent assez réparées par tous les secours que nous trouvâmes ensuite dans l'humanité des habitans. En traversant les haras, Keteser nous faisoit descendre librement au premier besoin, et se donnoit pour un officier du prince, que ses affaires menoient à Nicopoli avec sa femme et sa fille. En effet, il avoit changé d'idée, et c'étoit dans cette ancienne capitale de Bulgarie, qu'il se proposoit de nous conduire, plutôt qu'à Belgrade, parce qu'elle nous avançoit vers notre terme. Il la connoissoit si parfaitement, depuis la fameuse bataille de 1693, livrée sous ses murs, dans laquelle il s'étoit signalé, qu'en approchant du Danube, il me donna des instructions, non-seulement pour notre navigation sur le fleuve, mais pour les commodités que nous pourrions trouver dans la ville, si l'envie nous prenoit d'y passer. Ces lumières, que je reçus avec joie, ne me parurent qu'une anticipation sur l'expérience que nous en allions faire avec lui; car j' avois déja pris une résolution, que je jugeois convenable aux intérêts de Mademoiselle Tekely, et qui me sembloit d'ailleurs l'unique moyen que notre situation me laissât, dereconnoître toutes les obligations que j'avois, pour elle et pour moi, à l'officieux et brave hermite. Quelque opinion que j'eusse de sa vertu, et des grands motifs qui l'avoient jeté dans son hermitage, j'étois persuadé que le désespoir de sa défaite, et l'embarras de sa situation, n'avoient pas eu moins de part à son choix que la piété; et sans offenser son caractère, je croyois pouvoir douter si sa résolution s'étoit assez soutenue, pour n'avoir jamais fait place au regret, ou du moins à l'ennui, dans une si longue solitude. Ces réflexions m'avoient fait naître l'idée de l'attacher à la fortune de Mademoiselle Tekely, sous quelque titre honorable qu'il pouvoit prendre auprès d'elle; assez sûr, si la succession du comte Emeric ne répondoit pas à nos espérances, de retrouver son désert, ou toute autre solitude, qui ne pouvoit être pire que la sienne, et fort heureux, au contraire, si le sort de Mademoiselle Tekely changeoit par un héritage considérable, de pouvoir se rétablir dans le commerce des hommes en satisfaisant son inclination pour un sang qu'il paroissoit adorer. Mais je remettois cette proposition à la fin de ses services; lorsqu'en ayant recueilli les fruits dans toute leur plénitude, il seroit question pour nous de remercîmens. Nous arrivâmes au bord du fleuve, dans un bourg qui forme une sorte de port, opposé àla ville. Il s'y trouve, comme notre guide nous l'avoit annoncé, des pontons volans, qui passent continuellement d'une rive à l'autre, et quantité de ces grandes barques, qui sont en usage, sur le Danube, pour les communications ordinaires du commerce, ou pour la simple commodité des voyageurs. Nous descendîmes, sous cette qualité, dans une hôtellerie du bourg. La curiosité de Mademoiselle Tekely ne fut pas plus vive que la mienne, pour Nicopoli; et le seul motif, qui pût nous y conduire, étant de nous procurer, pour la suite de notre voyage, des secours que nous pouvions espérer dans le bourg même, mon unique soin fut d'y faire nos petites provisions. Comme les vues que j'avois sur Keteser, devoient me donner la même attention pour ses besoins, je pris cette occasion pour lui faire une ouverture dont le succès ne me paroissoit pas incertain: sa réponse me jeta dans le plus vif étonnement. Il me dit, en me faisant lire dans ses yeux toute la sincérité de son coeur, que loin d'aspirer à la fin de sa retraite et de la pénible vie qu'il avoit embrassée, il ne s'affligeoit que de son âge, qui ne lui promettoit pas une aussi longue durée qu'il devoit la souhaiter pour sa pénitence, et qu'il ne changeroit pas son désert pour un palais, ni son sort pour celui du plusgrand roi; que dans son renoncement néanmoins à tous les plaisirs terrestres, il avoit trouvé une satisfaction inexprimable à servir Mademoiselle Tekely, ce précieux reste de ses chers maîtres, sur-tout dans une entreprise de religion, qui lui faisoit espérer l'indulgence du ciel pour ce qui pouvoit être entré de foible et d'humain dans ses autres motifs: mais qu'après nous avoir vus embarqués sur le Danube, bénissant la providence de l'avoir fait servir d'instrument à notre fuite, qu'il jugeoit indispensable pour Mademoiselle Tekely, il n'auroit plus d'autre empressement qu'à retourner dans son hermitage, qu'il renouveloit le voeu de n'abandonner jamais, et dans lequel il ne cesseroit pas de prier pour une jeune personne, dont le bonheur étoit la seule pensée qui pût le toucher au monde. En vain combattis-je son étrange espèce de vertu, par tous les raisonnemens qui pouvoient le ramener à des idées de religion moins farouches. Les instances de Mademoiselle Tekely, qui ne désiroit pas moins que moi, de l'engager à nous suivre, ne firent pas sur lui plus d'impression. Il continua, jusqu'au dernier moment, de nous servir avec le même zèle; et ce fut par son intelligence et ses soins, que nous trouvâmes, dès le même jour, une barque de voyage, avec tout ce qui manquoit à notre équipage, ou quipouvoit rendre notre navigation commode. Mais je ne pus même lui faire accepter une somme médiocre, que je ne lui proposai néanmoins qu'à pur titre de remboursement pour ses dépenses, dans les services qu'il avoit rendus à Mademoiselle Tekely. Il me répondit que l' aumône abondante, qu'il avoit reçue de moi sur sa montagne, lorsque j'étois en chemin pour Cronstat, avoit suffi à ces petits frais; et qu' étant accoutumé à ne recevoir des voyageurs que les libéralités communes, il n'auroit pas violé son usage avec moi, si, dès ce moment, les lumières qu'il avoit tirées de notre entretien ne l'eussent fait penser à servir Mademoiselle Tekely. Son homme d'escorte, affectant de l' imiter, voulut aussi refuser une honnête récompense, que je devois à ses fidèles empressemens. Mais il le força lui-même de recevoir, sinon toute la somme que je lui destinois, du moins une petite partie, qu'il crut convenable à ses services. J'y joignis, malgré l'un et l'autre, l' argent de mes deux chevaux, que j'avois vendus à l'hôte du bourg, et dont je lui laissai ordre, en fermant l'oreille à leurs protestations, de leur remettre le prix. Si vous demandez quelles informations j'ai eues dans la suite, sur le sort du noble et sincère pénitent, les réponses de Cronstat, à mes lettres de Paris, m'ont appris depuis trois ou quatre mois sonheureuse mort, dans l'exercice constant de sa pénitence et de ses vertus. En descendant le Danube, je me trouvai libre, pour la première fois, avec Mademoiselle Tekely. Dans cette suite d'événemens précipités, auxquels j'avois eu presqu'autant de part qu'elle-même, il y en avoit plusieurs qui m'avoient fait désirer cette situation, pour connoître un peu mieux le fond de son caractère. Je voyois toute la délicatesse du rôle que j'avois à soutenir. Si je n'avois pas eu Madame Olasmir pour témoin de ma conduite, et la certitude de me voir bientôt soumis à des observations encore plus respectables, dans la compagnie de Madame Jeffreys, il est constant que malgré des noeuds, tels que me les avoient fait former, la compassion dans leur origine, ensuite le respect pour un grand nom, l'attendrissement causé par le récit d'Olasmir, l'habitude de plusieurs années de services et de soins, et peut-être autant que tout le reste ensemble, le reproche, dont je ne me croyois pas exempt, d'avoir trop légèrement exposé la religion de Mademoiselle Tekely aux séductions de son grand-père; malgré ces noeuds, dis-je, et la force de tant d'intérêts qui me lioient à son sort, j'aurois préféré tout autre choix à celui d'accompagner, dans un long voyage, une fille de quatorze ou quinze ans,dont je ne connoissois proprement que les agrémens extérieurs, ou dont je n'avois connu du moins le coeur et l'esprit que par des effets, sur lesquels je n'osois encore prononcer. J'ajouterai même, que je n'avois pas attendu si tard à sentir, pour elle, l'admiration commune de mon sexe, pour les charmes de la jeunesse et de la beauté, et qu'il s'y étoit peut-être joint des sentimens plus intimes, nés aussi facilement du premier engagement que j'avois pris à la secourir, et des petits efforts que j'avois déjà faits dans cette vue. On s'attache fortement par ses services et ses bienfaits. Mais il n'est pas moins certain que l'étude ayant été long-temps ma seule occupation, et les affaires ayant succédé sans intervalle, je m'étois toujours tenu fort éloigné de ces mollesses de coeur qu'on honore du nom de passions tendres, et contre lesquelles j'étois également défendu par mon caractère ecclésiastique, par la philosophie, et par le grave exercice de la politique. Ainsi la seule raison qui m'eût fait craindre de voyager avec Mademoiselle Tekely, étoit un scrupule de décence, qui m'avoit paru levé par la supposition d'une compagnie de son sexe. D'ailleurs ces ménagemens pouvoient être moins nécessaires en Turquie qu'en Europe; et déjà les deux rives du fleuve étoient ottomanes.Cependant il ne me sembloit pas d'une légère importance d'approfondir les inclinations et l'humeur d'une jeune personne, dont j'entreprenois de gouverner, non-seulement la fortune, mais la vie et la conduite, et dont par conséquent les bonnes ou les mauvaises qualités me devoient servir à me gouverner moi-même, dans l'usage de sa confiance, autant que dans la familiarité où j'allois vivre avec elle. Je jugeai qu'une paisible navigation ne pouvant faire naître d'incidens considérables, qui me donnassent l'occasion de l'étudier, l'unique moyen présent de pénétrer dans son coeur étoit de l'amener insensiblement à me l'ouvrir d'elle-même. Il étoit fort naturel de lui demander l'histoire de ses peines, dans le voyage d'Odenbourg à Tergowitz, au château de Monchonon, dans le couvent grec, et dans la nuit de sa fuite. Elle ne marqua que de la joie et de l'empressement à satisfaire ma curiosité; et pour la connoissance que je désirois, je n'eus pas besoin d'autres lumières, ou d'autre étude, après l'avoir entendue. Son récit fut commencé d'un air calme: mais s'animant par degrés, à mesure que les circonstances se renouveloient dans sa mémoire, et leur impression dans son coeur, elle me fit une peinture si touchante, des tristes situations qui n'avoient cessé pour elle qu'au moment de monarrivée à l'hermitage, que plus d'une fois j'eus besoin de tourner la tête, ou de passer la main sur mon front, pour arrêter le témoignage forcé de mon attendrissement et de ma pitié. Tout se représentoit dans ses yeux, et tout sembloit se passer aux miens, dans les vives images de sa consternation et de sa douleur. Lorsqu'après m'avoir appris avec quelle fausse gravité le prélat grec, qu' elle prenoit encore pour un officier de son grand-père, avoit commencé ses instructions dans la voiture, avec quel orgueil il avoit rejeté ses réponses, en la traitant de petite fille, dont on n'attendoit que de la docilité, avec quelle opiniâtreté cruelle cette persécution renaissoit sans cesse, malgré ses plaintes et ses larmes, avec quelle jalouse rigueur cet homme et la vieille gouvernante lui ravissoient toute occasion d' entretenir Madame Olasmir et moi, et l'observoient nuit et jour, sous le prétexte cent fois répété de la volonté du prince; lorsqu'après tous ces récits, me représentant son inquiétude et ses frayeurs, qui lui permettoient à peine de lever les yeux et d'ouvrir la bouche au tems du repas, elle vint à me raconter comment n'ayant pu m'écrire, ni se flatter de me remettre un billet, quand elle auroit pu confier ses peines au papier, il lui étoit tombé à l'esprit, dans l'hôtellerie du fort, de les apprendre du moins àl' hermite, et de quels moyens elle s'étoit servi pour lui demander le secours de ses prières, j'avoue que la sanglante description qu'elle en fit, me pénétra jusqu'au fond du coeur. Je fus tenté, plusieurs fois, de l'interrompre, pour me soulager du frémissement que j'éprouvois à l'entendre. Elle avoit appris que c'étoit la dernière journée de sa route; plus d'espérance, par conséquent, aux secours humains. Elle ne me dissimula pas même qu'en me voyant une contenance si tranquille, elle n'avoit pu se défendre de quelques doutes, sur mon intelligence avec son grand-père; et bientôt ils avoient été fortifiés par des vraisemblances beaucoup plus puissantes. L'assistance du ciel étant sa seule ressource, elle avoit conçu qu'elle pouvoit l' obtenir par les prières du saint hermite; mais comment les demander, lorsqu'on ne la perdoit pas un instant de vue? Cependant elle avoit entendu qu'on rencontroit ordinairement le saint homme sur la route: étoit-il donc impossible de lui laisser quelques lignes? La difficulté n'étoit que de les écrire. Le jour même du départ, sans être sortie du lit, elle avoit pris, dans sa poche, un livre de prières, dont on n'avoit encore osé la priver, et le premier feuillet blanc avoit été déchiré. Un poinçon des plus aigus, qu'elle avoit dans son étui, s'étoit présenté pour servirde plume; mais les simples traits n'en paroissant pas lisibles sur le papier, elle avoit imaginé d'employer la même pointe à se tirer du sang d'une jambe, pour lui tenir lieu d'encre. Elle se l'étoit enfoncée au hasard. Quelques gouttes de sang, que la plaie avoit rendues, n' ayant pas suffi pour son dessein, elle s'étoit souvenue qu'il coule avec plus d'abondance dans les veines; et pour n'en pas manquer, elle avoit choisi le plus apparent de ces canaux bleus, qu'elle n'avoit pas eu d'embarras à distinguer dans une peau d'une extrême blancheur, et qu'elle avoit percé avec le même courage. C'étoit de cette précieuse liqueur, que les cinq ou six lignes du billet avoient été composées, et j' avois reconnu effectivement, à la plénitude des lettres, qu'elle n'avoit pas été fort épargnée. Elle n'avoit cessé de couler, qu'après avoir fourni l'abondance qu'on desiroit; et l'expédient, pour l'arrêter, n'avoit été qu'un simple mouchoir, dont on s'étoit hâté de bander la plaie. Aussi, m'avoua-t-on, que malgré quelques onguens, qu'on y avoit appliqués depuis près de trois semaines, elle étoit encore ouverte. Les prières de l'hermite, que Mademoiselle Tekely s'étoit procurées à ce prix, n'avoient pas empêché que le soir elle n'eût été séparée de Madame Olasmir et de moi, par une espèced' enlèvement imprévu, qui n'avoit pu manquer de redoubler ses alarmes; et les soupçons avoient recommencé contre ma bonne-foi. Cependant les dames, qui l'avoient prises dans leur voiture, s'étoient efforcées d'arrêter les gémissemens et les larmes qu'elle n'avoit pu retenir. Elles l'avoient traitée avec un respect infini; et la préparant par de flatteuses peintures aux embrassemens de son grand-père et de sa famille, elles étoient parvenues à lui faire renaître des espérances, qui l'avoient accompagnée jusqu'à Monchonon. Mais l'accueil qu'elle y avoit reçu de ceux dont on lui promettoit la tendresse, n'avoit pu lui déguiser qu'un instant la plus noire trahison. Elle convenoit que le prince avoit marqué de l'émotion en la voyant, et qu'il l'avoit reçue dans ses bras avec quelques apparences d'affection. Il étoit seul, lorsqu'elle avoit paru devant lui, dans une chambre fort éclairée. Il avoit fait quelques pas vers elle; et lui prenant les deux mains, il l'avoit considérée quelques momens dans cette situation. Ensuite, il avoit dit qu'il la trouvoit fort aimable, quoiqu'elle dût avouer, ajouta-t-elle, que son trouble, dont elle s'appercevoit elle-même, et qui la rendoit muette, lui donnoit fort peu de droit à cette flatterie; et se baissant aussitôt pour l'embrasser, il l'avoit serrée assez long-temps dans ses bras. Cependant à peines' étoit-il relevé, que changeant d'air et de ton, il lui avoit déclaré que pour être aimée de lui, et mériter le nom de sa fille, il falloit embrasser sa religion. Que dis-je pour être aimée! Avoit-il repris après un peu de silence; j'entends, pour ne pas être l'objet de ma haine et de mon indignation. Il avoit fait signe alors, aux deux dames, de la conduire dans un autre appartement. Tel avoit été l'accueil du prince, car elle affectoit toujours de ne pas joindre le nom de la nature à ce titre; et la dureté de sa voix, en prononçant cette affreuse déclaration, faisoit trop connoître que dans ses embrassemens mêmes, il n'avoit pas eu le coeur plus tendre. Elle étoit sortie tremblante, mais résolue au martyre, qu'elle n'avoit pu croire éloigné pour elle, après des menaces si semblables à celles qu'elle avoit lues des anciens tyrans. Dans l' appartement voisin, où les deux dames l'avoient fait entrer, elle avoit trouvé une compagnie nombreuse, qui paroissoit assemblée pour l' attendre. C'étoit la princesse, seconde femme du prince, et les enfans de ses deux mariages, qui l'avoient reçue à la vérité, avec des visages plus ouverts, et des caresses moins réservées. Mais le fond de leurs discours avoit été la religion, et des présages, tirés de sa jeunesse et de sa douceur, qu'elle ne résisteroit pas aux instructionsqu'on lui préparoit, ni sur-tout à la volonté du prince, secondée des voeux de toute la famille. Ce langage et ces caresses, qu'elle n'avoit pris que pour une tyrannie plus douce, n'avoient pu lui faire naître d'autres sentimens, que ceux qu'elle avoit conçus de la déclaration du prince. Le souper, l'entretien du soir, et toute la nuit suivante, s'en étoient si vivement ressentis, qu'elle s'étoit crue plusieurs fois au moment d'être étouffée, par un serrement de coeur, dont elle n'avoit pas fait la moindre plainte. Elle se félicitoit, au contraire, d'un accident qu'elle regardoit comme la fin de ses maux. Elle souhaitoit qu'il pût faire l'office des bourreaux du prince. Le lendemain, dans ce triste état, qui n'avoit pu lui permettre de fermer les yeux; les deux dames étoient venues l' avertir, par l'ordre du prince, de se tenir prête à partir avec elles, sans lui faire connoître autrement à quel sort elle étoit condamnée. Elle avoit obéi sans réplique, en faisant au ciel l'offre de son sang, et le sacrifice de sa vie. On l'avoit fait arriver, après cinq ou six heures de marche, dans une grande maison, qu'elle avoit aisément reconnue pour un couvent grec, aux discours que ses guides lui avoient tenu en la quittant. Mais cette connoissance n'avoit pas été la plus cruelle partie de leur adieu. C'étoit dans ce lieu, lui avoient-ellesdit, qu'elle alloit recevoir des lumières qui la feroient adorer du prince, et qu'elle apprendroit la différence des couvens de Valachie et de celui d' Odenbourg. Elle y seroit traitée avec la distinction convenable; et le prince ne doutoit pas, qu'à l'exemple de M Brenner, qui devoit embrasser la foi grecque ce jour même, elle n'eût toute la soumission qu'il lui demandoit pour ses volontés. Mademoiselle Tekely ne put retenir ici des larmes, que le souvenir du tourment, auquel cette ruse, ou du moins cette fausse déclaration, l'avoit livrée pendant plusieurs jours, avoit encore la force de lui arracher. L'éducation d'Odenbourg avoit imprimé des traces si profondes de religion et de vérité, dans cette imagination vive, que regardant, comme son plus grand malheur, la perversion d'un homme auquel sa reconnoissance lui persuadoit qu'elle avoit les dernières obligations, elle avoit demandé au ciel, pour unique grâce, de terminer tout d'un coup sa vie, dont elle ne se croyoit plus capable de supporter les douleurs. Mais, sa foi n'en recevant aucune altération, elle ne s'en étoit pas moins préparée à soutenir les assauts qu'on lui avoit annoncés. Ils avoient été tels qu'on peut se les figurer, de la part d'une troupe de femmes, aussi rusées qu'on connoît les grecques, etpoussées par le double motif, de plaire à leur prince et de faire entrer une jeune fille de ce rang dans leurs principes. Cependant elle avoit eu peu de peine à se défendre de leurs attaques. Elle les avoit bravées. Son mortel chagrin avoit été de ne pouvoir se faire écouter dans ses réponses, comme il étoit arrivé pendant le voyage d'Odenbourg à Tergowitz; et comme il arrivera toujours dans les disputes de religion, où chacun, rempli de ses préjugés, n'a d'attention que pour ses propres argumens, et n'entend ou ne sent jamais les objections de son adversaire. Ainsi Mademoiselle Tekely avoit beaucoup rabattu de l'espoir dont elle s'étoit flattée, de convertir tous les grecs. Mais les épreuves n'ayant servi réellement qu'à la confirmer dans sa propre foi, je revins à douter, pendant ce récit, si le plus sage parti pour elle n'eût pas été d' attendre la fin de sa retraite avec la même constance. J'étois toujours persuadé, par les explications du prince, qu'aussitôt qu'il auroit désespéré de la vaincre, elle en seroit sortie libre, pour entrer dans tous les droits de sa naissance; au lieu que sa fuite ne me paroissoit bien justifiée que par l'ignorance où elle étoit des intentions de son grand-père, dont elle avoit pris trop puérilement la rigueur affectée, ouplutôt les adroites insinuations, pour de vraies et tyranniques menaces. Au reste, cette violence, qu'elle nommoit son enfer, ne lui avoit pas paru plus terrible que la mort même, et sa santé n'en avoit souffert que jusqu'au moment où la visite de Keteser avoit ranimé tout son courage. Alors voyant la protection du ciel déclarée en sa faveur; apprenant qu'elle avoit été trompée par des fables injurieuses pour moi, et qu'elle n'avoit pas moins à craindre de l'imposture que de la contrainte; que non-seulement je n'avois pas abandonné ma religion, et n'étois pas entré dans les vues du prince, mais que je les condamnois; que j'en étois affligé pour elle, et que je m'en étois ouvert à l'hermite; informée aussi que j'étois prêt à m'éloigner pour long-temps, avec le regret de la laisser dans ce triste état, et de ne pouvoir l'en délivrer; craignant pour elle et pour moi les incertitudes de l'avenir, se voyant offrir des secours inespérés, par un saint homme dévoué au sang dont elle sortoit, elle avoit cru entendre la voix du ciel dans ses offres; et de toutes les possibilités qu'elle avoit parcourues avec lui, une prompte fuite, dans l'espoir de me rejoindre aussi-tôt, d'obtenir ma généreuse pitié, et de m'engager, s'il étoit possible, à la reconduire et l'ensévelir pour jamais dans son cher couventd'Odenbourg, leur avoit paru le seul expédient dont le succès fût certain. Elle crut ma curiosité satisfaite sur tout ce que je n'avois pu savoir de l'hermite, et je la voyois impatiente de savoir elle-même ce que je pensois de sa résolution, sur laquelle je n'avois pas encore eu l'occasion de m'expliquer. Mais je souhaitois auparavant de l'entendre aussi, sur l' aventure de la forêt, dont j'avois été frappé dans le récit de l'hermite, et je la priai de ne pas oublier cette circonstance. Ma question parut lui causer de l'embarras. Vous parlez, me dit-elle, avec la même naïveté, de l'accident qui me fit perdre la connoissance, et dont j'eus beaucoup de peine à me rétablir dans une nuit si fâcheuse. En vérité, j'ignore moi-même d'où purent venir ce tremblement et cette foiblesse, après avoir soutenu avec assez de courage les difficultés de mon évasion, et la fatigue d'une marche de deux heures: mais je me souviens que le saint hermite, s'étant éloigné, sans m'en avoir avertie, et me trouvant seule, avec Madame Olasmir, entre les mains de deux hommes, que je n' avois jamais vus, quoiqu'il m'eût répondu d'eux comme de lui-même, l'obscurité de la nuit jointe à cette idée, et l'opinion que j'avois conçue de ce désert en passant sur la montagne, me causèrent un petit frémissement.Ensuite Madame Olasmir, à qui la même pensée étoit peut-être venue, me dit à l'oreille: ah! Ma fille, où sommes-nous? Recommandons-nous au ciel; c'est peut-être notre dernière heure. Ces deux mots, et le ton dont elle les prononça, me firent tomber apparemment dans l'état qu'on vous a représenté. Je m'attendois à cette explication. Elle s' accordoit avec l'idée que je commençois à me former, du caractère de Mademoiselle Tekely. Mais suspendant mes réflexions, je prêtai l'oreille à celles de la gouvernante, qui ne pouvoit, me dit-elle, se rappeler sans frémir toutes les horreurs de cette terrible nuit. Elle ajouta que malgré la confiance qu'elle avoit cru devoir au saint solitaire, elle avoit eu besoin d'un motif aussi puissant que celui de rejoindre sa chère fille, et de se mettre elle-même à couvert du danger dont sa religion étoit menacée, pour s'abandonner, pendant la nuit, à la conduite d'un inconnu; et qu'en quittant Tergowitz, elle avoit invoqué tous les saints du ciel, comme elle espéroit de le faire quelque jour à la dernière heure de sa vie. Quoique Madame Olasmir eût environ soixante ans, je trouvai ses craintes beaucoup moins surprenantes, que l'intrépidité avec laquelle sa chère éleve avoit quitté sa prison, dans les mêmes circonstances.Nous étions occupés de cet entretien, lorsqu'un coup de vent, tel qu'il s'en éléve quelquefois sur les grands fleuves, renversa notre petite voile, et mit la barque sur le côté. J'observai facilement qu'il n'y avoit nul danger: mais les yeux de Mademoiselle Tekely, peu versés à ce spectacle, lui firent voir la mort sous mille faces. Sa terreur fut si réelle, qu' elle tomba presqu'évanouie entre les bras de sa gouvernante; et le vent ayant continué quelques heures avec la même impétuosité, tous mes discours, pour la rassurer, furent à peine écoutés. Ensuite, lorsque la durée de la tempête l'eut comme familiarisée avec la supposition du danger, un autre incident mit son imagination à d'autres épreuves. Nous vîmes, au milieu du courant, une très-foible nacelle, conduite par un seul homme, qui luttoit courageusement contre les flots, mais qui nous faisoit des signes d'un bras, tandis qu'il ramoit de l'autre, et qui sembloit implorer notre assistance. La situation de ce malheureux fit oublier, à Mlle Tekely, ses craintes pour elle-même. Elle comprit qu'il alloit périr. Elle me demanda, les mains jointes qu'il fût secouru; et ses agitations furent si vives, que je l'aurois crue capable de se jeter dans le fleuve, pour soutenir la nacelle, qui sembloit prête à s'y enfoncer, si, comptant sur la force de notre barque, je n'eusse engagé nos matelots,par la promesse d'une récompense, à sauver la vie de cet inconnu. Ils gouvernèrent vers lui, au travers des vagues, qui cessèrent alors d'effrayer Mademoiselle Tekely; et dans un instant, ils le prirent à bord. Cet homme, épuisé de force par un long travail, ne fut pas plutôt échappé au danger, qu'il tomba sans connoissance. D'un autre côté, sa nacelle, déchargée du seul poids qui la défendoit contre les flots, fut aussitôt renversée, et disparut dans le fleuve. Tant d'objets de frayeur ou de pitié firent une merveilleuse impression sur Mademoiselle Tekely. Toute attention avoit cessé pour la tempête. Tantôt elle secouroit le malheureux étranger de ses propres mains. Tantôt elle baissoit la tête avec admiration vers l'eau du fleuve, pour chercher, des yeux, le petit bâtiment qu'elle avoit vu disparoître. On n'entendoit plus sortir un mot de sa bouche. Enfin, lorsque le vent fut tombé, je demandai à cet homme, qui s'étoit bien rétabli, et qui marquoit beaucoup de reconnoissance pour notre secours, par quelle aventure il avoit vu la mort de si près. Il me dit que si nous voulions l'entendre, il avoit des choses fort extraordinaires à nous raconter. Nous nous assîmes autour de lui, Mlle Tekely, pleine encore de tout ce qu'elle avoit vu, et toujours dans le même silence, parut la plus empressée à l'écouter.Il étoit né en Autriche. La soif des richesses l'ayant attaché au commerce, il avoit pris part à l'entreprise de quelques marchands de Vienne, qui, par d'heureuses intrigues, avoient fait passer, dans les équipages d'un envoyé turc, quantité de marchandises précieuses jusqu'à l'embouchure du Danube, pour les transporter de-là dans divers ports de la mer Noire, où ils s' étoient ménagé des correspondances. Il avoit été nommé par sa compagnie pour les suivre, et fréter à l'entrée de cette mer un petit vaisseau, qui devoit lui servir dans ces différentes courses. Sa commission ne trouva pas d'obstacles: mais au lieu de prendre des matelots du pays, comme il l'avoit résolu, la difficulté d'en rassembler le nombre qu'il désiroit, lui fit accepter les services d'une troupe de circassiens, échoués depuis quelques jours sur la côte, qui cherchoient de l'occupation. Il n'avoit amené que cinq allemands, dont l'un devoit être son pilote, et les autres servir aux différentes fonctions de son commerce. à peine eut-il mis à la voile, que les circassiens, au nombre de quinze, s' emparèrent du gouvernail, l'enfermèrent à fond de calle, lui et ses cinq hommes, et se rendirent maîtres de toutes ses marchandises, comme ils l'étoient déjà du vaisseau. Quelques jours après, ils le débarquèrent sur une côte déserte avec quatre de sesgens, retenant à leur service son pilote, dont ils avoient senti la nécessité pour leur navigation; et pour comble de barbarie, ils firent valoir, en le mettant à terre, la grâce qu'ils lui faisoient de ne le pas égorger. Tandis qu'il se livroit au désespoir, vingt hommes, que leurs armes et leurs habits lui firent connoître pour des tartares, ayant débarqué d'une rivière qu'il n'avoit pas encore apperçue, s'avancèrent au travers des bois, et se saisirent de lui. Il fut transporté avec ses compagnons dans une ville voisine, qu'ils entendirent nommer Caffa. C'étoit en effet la ville de ce nom, capitale de la Tartarie Crimée. La guerre venoit de s'allumer entre l'Allemagne et la Turquie, dont ces tartares embrassent ordinairement les intérêts. On jeta d'abord les cinq allemands dans une étroite prison. Ensuite l'autrichien ayant été reconnu pour négociant, on lui promit un sort plus doux, s'il vouloit rendre ses connoissances utiles au gouverneur. Il accepta cette offre. On lui donna l'intendance de quelques voitures, chargées de grosses étoffes, de couvertures, et d'autres marchandises, convenables au pays, avec lesquelles il fut conduit dans plusieurs hordes, où il se défit de toute sa provision avec beaucoup d'avantage. Ce service lui procura des caresses et de la considération. Le gouverneur deCaffa lui promit la liberté, s'il continuoit avec le même zèle. Pendant deux ans, il ne cessa point de faire d' autres voyages, qui n'eurent pas moins de succès. L'utilité que le gouverneur en tiroit lui faisoit oublier sa promesse; lorsqu'on vit arriver au port de Caffa un bâtiment moscovite, commandé par le marchand même auquel appartenoit la cargaison. Cet honnête négociant conçut de l'amitié pour l'autrichien, et de la compassion pour son sort. Il lui promit de l'emmener à son départ. Une si douce espérance lui fit prendre toutes sortes de précautions pour se rendre secrètement à bord. Mais son bienfaicteur ne s'étoit pas souvenu qu'il avoit quelques tartares entre ses matelots. L'autrichien fut découvert par leur trahison, ramené dans la ville, et jeté dans un noir cachot, où il passa deux mois chargé de fers, avec la mort incessamment devant les yeux. Enfin le gouverneur se contenta de le bannir à plusieurs journées de Caffa, pour y garder les troupeaux. Il demeura oublié, pendant six ans, dans ce triste office, sans autre espérance pour l'avenir. Il avoit trouvé, dans le même lieu, quelques géorgiens, enlevés par les tartares, qui les y avoient relégués comme lui. La ressemblance de leur infortune ayant servi à les lier mutuellement, il prit le parti d'ouvrir son coeur au plusintrépide de ces étrangers. Après lui avoir représenté toute l'horreur de leur situation, il lui demanda s'il ne valoit pas mieux exposer leur vie pour se procurer la liberté, que de languir dans une misère perpétuelle. Le géorgien reçut avidement cette ouverture, et lui promit d'engager dix de leurs compagnons à les accompagner dans leur fuite. La nuit fut réglée pour leur départ. Ils avoient eu soin de prendre à leurs maîtres quelques fusils qui faisoient leur unique charge, avec une petite provision de vivres pour leur première réfection. Après avoir marché toute la nuit au hasard, ils se trouvèrent à la pointe du jour dans le canton de Bascia Seraï, où ils reprirent des forces avec leurs vivres. Cependant ils se remirent en marche aussitôt, dans la crainte d'être arrêtés ou trahis par quelques tartares, dont ils avoient su le nom du pays, et continuèrent de marcher jusqu'à la fin du jour, dans la vue de tromper les observations de ceux qui pouvoient les poursuivre: mais n'ayant pas trouvé d'eau, quoiqu'ils eussent fait plusieurs détours dans cette espérance, ils se sentirent si fatigués la seconde nuit, que ne pouvant avancer plus loin, ils arrachèrent l'écorce de plusieurs arbres, pour en tirer un foible rafraîchissement en collant leur bouche contre le tronc. Le troisième jour, ils rencontrèrent un vieux tartarequi étoit en chemin, pour se rendre, leur dit-il, à Kabeck. Ils le lièrent, et le forcèrent de leur servir de guide vers les terres moscovites. Après un autre jour de marche, dans la plus excessive chaleur, ils arrivèrent à la vue d'une horde, où se défiant que le dessein de leur guide étoit de les faire arrêter, ils renoncèrent à suivre ses informations, mais ils ne le forcèrent pas moins de les accompagner. Leur espérance étoit qu'ayant le même intérêt qu'eux à ne pas manquer de nourriture, il serviroit du moins à leur faire connoître les lieux, dans lesquels ils pouvoient en espérer. Mais ce malheureux vieillard, épuisé de faim et de fatigue, expira le même jour au soir. Le quatrième jour, ils arrivèrent au bord d' une rivière, qui coupoit leur route. Comme ils avoient cru devoir prendre au nord, pour gagner la première province de Moscovie, ils passèrent à la nâge: mais le lendemain, ils découvrirent devant eux des montagnes, dont la hauteur les remplit d'effroi. Cette vue leur fit craindre de s' être fort éloignés du chemin qu'ils s'étoient proposé. Ils prirent la résolution de tourner à l'ouest. Leur courage sembloit les rendre insensibles à la faim; car depuis trois jours ils n'avoient vécu que de racines, et de quelques oiseaux qu'ils avoient tués ou surpris: mais ils ne purent l'être à la crainte, lorsque rencontrantdix-huit ou vingt tartares à cheval, ils leur virent tourner contr'eux leurs arcs et leurs flèches. Cependant ils ne balancèrent point à faire feu sur ces barbares, et de la première décharge ils en tuèrent six. La chûte des morts parut effrayer les autres, et leur fit prendre du moins le parti de se retirer. Un de leurs chevaux, qui tomba aussi, et qu'ils abandonnèrent, fit, aux malheureux fugitifs, un délicieux festin, dont ils ne manquèrent pas d'emporter les restes. Trois jours après, ils entrèrent dans un pays fort uni, que la facilité de la marche, plus qu'aucune vue délibérée, leur fit suivre jusqu'au soir; et lorsqu'ils pensoient à s' arrêter, pour prendre un peu de repos, ils entendirent, avec une joie extrême, le bruit des vagues de la mer. Mais, après s'être livrés toute la nuit aux plus douces espérances, ils reconnurent le lendemain au matin qu'ils étoient poursuivis par un grand nombre de gens à cheval. Cette vue leur fit perdre courage. Ils ne doutèrent pas que ce ne fût la troupe de tartares, dont ils avoient tué une partie, qui, s'étant fortifiée de plusieurs autres, ne les eût suivis pendant trois jours, pour tirer vengeance de cet outrage. La plupart des géorgiens, ne consultant que leur crainte, se jetèrent aussitôt dans les bois. L'autrichien et les autres se flattèrent que l'attention de leurs ennemis tourneroitsur le plus grand nombre, et qu'ils en auroient plus de facilité à s'échapper. Mais ils se virent serrés de si près, qu'il ne leur resta pour ressource qu'un petit bois, dans lequel ils ne furent pas plutôt entrés, qu'ils entendirent siffler autour d'eux une grêle de balles. Un péril si pressant les força de se disperser. L'autrichien avoit conservé assez de présence d'esprit, pour observer que ceux qui le poursuivoient n' étoient pas armés ni vêtus à la tartare. Lorsqu'il se trouva seul, il fit réflexion que s'ils le découvroient dans le bois, ils ne manqueroient pas de le tuer d'un coup de fusil; au lieu qu'en se livrant de bonne grâce, il pouvoit espérer un traitement moins cruel. Dans cette vue, il sortit du bois. Le commandant ennemi, qui étoit un officier de la garnison d'Asoph, l'apperçut; et jugeant qu'il pouvoit être soutenu de tous ses compagnons, cria d'assez loin: braves soldats, je vous apporte la grâce du gouverneur; si vous vous rendez volontairement, votre désertion vous est pardonnée. L'autrichien répondit, qu'il étoit un malheureux marchand, qu'ayant été prisonnier huit ou neuf ans dans la Tartarie, le désespoir l'avoit porté à s'échapper avec onze de ses compagnons, qui l'avoient abandonné. Le commandant, s'étant approché, lui promit la vie, mais n'en donna pas moins ordre à sesgens de pénétrer dans le bois, et de lui amener le reste, mort ou vif. Il fut obéi. Tous les prisonniers, parmi lesquels l'autrichien s'étoit vainement flatté de n'être pas confondu, furent conduits dans la petite ville d'Asoph, et jetés dans un cachot, les fers aux piés et aux mains, comme des brigands, au témoignage desquels on ne devoit aucune foi. Ils surent que l' officier qui les avoit pris étoit le gouverneur même, qui s'étoit mis à la poursuite de vingt déserteurs, et que le chagrin d'avoir manqué ceux qu'il cherchoit, autant que le désir de réparer cette perte, lui faisoit destiner ses douze captifs à les remplacer. En effet, après quelques jours de repos dans leur prison, on leur offrit la vie et la liberté, à condition de porter les armes au service de la couronne de Moscovie. Ils acceptèrent une offre, qui leur parut préférable à leur misérable condition. Mais cette violence rapporta peu de fruit au gouverneur. à peine furent-ils libres, qu'ayant lié connoissance avec divers habitans, la plûpart mal satisfaits du gouvernement, depuis que la guerre leur ôtoit toute espèce de commerce avec la Turquie, et réduits à vivre des productions de leurs mauvaises terres, l'autrichien, qui remarqua le chagrin d' un des principaux marchands, lui proposa unautre moyen de s'enrichir. C'étoit d'employer un petit navire oisif, qu'il avoit à l'embouchure du Don, pour faire des courses dans la mer Noire. Il offrit de lui former, avec ses onze compagnons, un corps peu nombreux, mais d'une résolution à toute épreuve, qui ne lui laisseroit pas d'autre peine, que celle de veiller sur les trésors qu'ils amasseroient ensemble. Ce projet n'avoit de difficulté que pour les douze aventuriers mêmes, auxquels il falloit procurer les moyens de quitter la ville; c'est-à-dire, de se dérober par une désertion réelle. Mais le gouverneur n'ayant aucun vaisseau, l'autrichien avoit compris qu'il n'étoit question pour lui et ses compagnons, que de se rendre au navire, lorsqu'il seroit prêt à mettre à la voile, sans aucune crainte d'être poursuivis en mer. Le marchand, et quelques associés dont il s'assura, se laissèrent aisément prendre à l'amorce du gain. Ils promirent, non-seulement d'armer secrètement leur navire, qui n'étoit pas déjà sans quelques petites pièces de canon, mais de rendre la fuite facile aux douze étrangers. Leur crainte ne put être pour le retour, parce qu'ils prirent aussi la résolution d'emmener leurs familles, dans l'idée de se procurer un autre établissement, après avoir renoncé si solennellement à leur patrie. Une si téméraire entreprise eut tout le succèsqu' ils avoient espéré. Le navire fut armé secrettement et par degrés. Les douze étrangers trompèrent la vigilance des gardes, et surmontèrent l'obstacle des remparts. C' est ici que la narration de l'autrichien devient aussi singulière qu'il nous l'avoit annoncée, et mérite d'être rapportée dans ses termes. Nous sortîmes, continua-t-il, de l'embouchure du Don, sans être déterminés sur notre route, et poussés par le désir vague de chercher les occasions de nous enrichir. Elles pouvoient s'offrir à chaque moment, puisque nous étions résolus de nous avancer jusqu'au détroit du Bosphore, et d'attaquer tout ce qui n'auroit pas sur nous d'autre avantage que celui du nombre. Les femmes et les filles des marchands d'Asoph, qui ne nous entendoient plus parler que de combats et de guerre, étoient dans une continuelle alarme. Je ne vis rien de plus propre à les rassurer, que de leur faire prendre des habits d'hommes, qui ne pouvoient les exposer qu'à la moitié du péril. à peine l'avoient-elles porté deux heures, que nous découvrîmes un vaisseau, dont nous ne reconnûmes pas tout d'un coup le pavillon. Il nous parut même que dans la difficulté de distinguer qui nous étions, il en avoit changé plusieurs fois dans un espace fort court; et nos matelots d'Asoph, qui connoissoient mieux que moi toutesles ruses de cette mer, nous assurèrent à la fin que c'étoit un vaisseau turc. Il nous exhortèrent aussi à prévenir ces barbares, si nous voulions nous mettre en état de ne les pas craindre. En effet, leur voyant tourner vers nous leurs voiles, nous nous hâtâmes de leur faire face; et le vent nous favorisant plus qu'eux, nous leur épargnâmes la plus grande partie du chemin. Ils sentirent toute la vigueur de notre approche, et nous les vîmes tout d'un coup changer de route, comme s'ils eussent voulu nous faire connoître qu'ils cherchoient à nous éviter. Mais nous étions déjà remplis du feu, qui s'allume à l'approche du combat. Nos géorgiens, animés par l'espérance de la fortune, secouoient leurs sabres, et ne respiroient que le moment de l'abordage. Je me disposois à les seconder; et pour aguerrir les dames, je les plaçai sur le tillac, à l'abri de la mousqueterie, par le soin que j'eus de leur former un rempart de tout ce qui pouvoit les défendre. Nous joignîmes l' ennemi. Ils nous reçurent intrépidement; mais ils étoient sans doute exercés à la ruse qu'ils méditoient; car il est impossible que sans des préparations extraordinaires, elle eût pu leur réussir avec tant de bonheur. Mes lectures et les lumières d'autrui, m'avoient toujours fait regarder l'artillerie comme inutile sur mer, dans l'occasion où l'on peut envenir brusquement à l'abordage. Les turcs, qui étoient aussi des corsaires, s'étant laissés accrocher sans avoir lâché non plus leur bordée, nous fûmes aussitôt sur leur pont. Mais au lieu de nous y faire tête, ils passèrent sur notre vaisseau, avec une vîtesse qui surpassoit beaucoup la nôtre; et tandis que cette surprise nous faisoit prendre leur mouvement pour une fuite, ils retirèrent les grapins qui tenoient leur bâtiment joint au nôtre, et s'éloignèrent de nous dans un instant. Je fus confondu de ce spectacle, et je le regardois avec admiration. Ce qui restoit de gens sur leur bord ne paroissant pas capable de nous arrêter, je cherchois quelque moyen de repasser sur le nôtre. La honte et la rage m'auroient rendu capables de toutes sortes d'excès, dans ce furieux moment; mais elle ne pouvoit se tourner que contre moi-même. Nos ennemis, trouvant peu de résistance dans les marchands et les femmes, que nous avions laissés à bord, les traitoient déjà en vainqueurs, et forçoient nos matelots de prendre tout l'avantage du vent pour s'éloigner. Mais, ce qui dut exciter encore plus nos transports, ne doutant point que notre petite artillerie ne fût prête à tirer, ils y mirent eux-mêmes le feu; et proches, comme nous l'étions encore, ce ne put être que par un miracle signalé, qu'ils manquèrent de nous couler à fond. Cependant, leurexemple nous ayant fait prendre le seul parti qui nous fût ouvert, nous pressions la manoeuvre, pour nous efforcer de les suivre; et quoiqu' ils fussent le double de notre nombre, nous leur eussions fait payer leur trahison bien cher, s'il nous eût été possible de les rejoindre. Mais leur vaisseau étoit une vraie retraite de brigands, où régnoit le désordre et la misère. Leurs voiles étoient en pièces, et tout le reste y répondoit au caractère des maîtres. Quel fut mon désespoir, d'avoir fait un si malheureux essai! Je dois avouer que parmi les femmes d'Asoph, je m'étois laissé prendre aux charmes d'une jeune moscovite, qui n'avoit pas eu moins de part que l'amour de la liberté, aux projets que j' avois inspirés à son père. Cependant les turcs ne purent prendre assez d'avance, pour échapper absolument à notre vue. Ils avoient jugé que nous ne cesserions pas de les suivre. Au lieu de gagner leur propre côte, ils se livrèrent à l'impétuosité du vent, qui les portoit vers la Tartarie. Tous nos efforts n'ayant pu les empêcher d'y arriver avant nous, ils eurent le tems de prévenir les tartares voisins sur notre arrivée, et d' en assembler un assez grand nombre pour se mettre en état de nous braver. De quoi d'ailleurs étions-nous capables, avec aussi peu de munitions que nous en avions trouvésur leur bord? La côte, où nous arrivions, étoit sans défense, et la descente y étoit facile: mais deux ou trois cens hommes que nous apperçûmes sur le rivage, et notre canon même, qu'ils y avoient disposé, pour s'en servir contre nous, ne nous permettoit pas d'approcher sans une imprudence aveugle. Comme la plus sensible de mes pertes étoit celle des dames, ou plutôt, de celle qui m'avoit touché, je proposai à mes onze compagnons le plus étrange parti que jamais le désespoir ait inspiré. Après en avoir été d'abord effrayés, ils l' approuvèrent aussitôt qu'ils en eurent conçu la vraisemblance. Ce fut d'enclouer tout le canon, de rassembler, sous le pont, toute la poudre dont le vaisseau turc n'étoit pas mal pourvu, et d'y placer un de nos hommes, la mèche à la main; ensuite, de députer aux turcs, dans leur chaloupe, quatre d'entre nous, avec toutes nos armes, qui n'étoient que des sabres et des pistolets, pour les prier de nous recevoir dans leur troupe, avec promesse d'y servir fidellement. L'offre volontaire de nos armes étoit une preuve de bonne foi, qui devoit les persuader; et dans cette supposition, je ne doutois pas qu'ils ne revinssent avec empressement sur leur bord, où j'achèverois l'exécution de mon dessein. S'ils n'y venoient pas, nous avions du moins l'espoir d'être admis en effet parmi eux,et c'étoit une ressource pour ma passion, comme pour notre fortune, qui ne pouvoit être plus désespérée que dans notre situation présente. Le succès répondit à toutes mes vues. Notre nombre étant connu des corsaires, ils ne pouvoient être trompés au compte de nos armes; et sûrs de n'avoir laissé que leur artillerie sur leur bord, ils n'eurent pas plus de défiance de cette part, en voyant sur le tillac à peu-près ce que nous y devions être d'hommes, avec quelques matelots qu'ils y avoient laissés. Non-seulement nos offres de service furent acceptées, de quelque manière qu'ils se proposassent de nous employer; mais ayant reçu nos armes, ils ne pensèrent qu'à se rapprocher de nous, pour nous recevoir nous-mêmes, et nous faire leurs conditions. L'immobilité, dans laquelle nous demeurâmes à leur approche, augmenta leur confiance. La plupart s'empressèrent de nous joindre, avec leur chef même, qui leur avoit déjà donné l'ordre de transporter leur artillerie sur le vaisseau qu'ils nous avoient enlevé. Lorsqu'ils furent passés avec nous, et que j'eus reconnu leur chef, je le suppliai tranquillement de m'écouter. Vous voyez, lui dis-je, en lui faisant découvrir, par l'écoutille, l'homme qui tenoit sur l'ouverture d'un barril de poudre sa mèche allumée, vous voyez quelle est notre résolution. Tout saute à l'instant,si notre vaisseau ne nous est rendu, avec tout ce qu'il contient. J'entends que vous en fassiez sortir le reste de vos gens, et qu'il n'y reste que nos matelots, nos amis et nos armes, que nous y avons envoyées. Nous y rentrerons, sans vous causer d'autre peine; et si l'envie vous reprend alors de nous attaquer, nous sommes capables de nous défendre. Ici, c'est ruse pour ruse; seul combat qui convienne entre corsaires. Mais si je vous vois remuer l'oeil ou la main, pour vous soulever, votre perte est jurée avec la nôtre. Le fier turc, qui n'avoit pas trouvé, dans notre vaisseau, tout le butin qu'il y espéroit, ne jugea pas à propos de risquer l'effet de cette furieuse menace, pour une proie si médiocre. Il donna les ordres que je désirois, et quelques minutes suffirent pour l'exécution. J'exigeai que lui et tous ses gens se retirassent aussi loin de nous que la longueur du vaisseau le permettoit, pour nous laisser partir librement jusqu'au dernier. Tout se fit avec une tranquillité d'autant plus surprénante, que lui seul savoit le secret de ses ordres, et que tout son monde sembloit obéir avec autant de chagrin que d'étonnement. Mais lorsque mon homme fut sorti de l'écoutille, sa mèche à la main, et se fut jeté dans la chaloupe avec moi, j'entendis le turc, qui crioit de courir aux sabords; et ne doutant pas que sonintention ne fût de nous lâcher sa bordée, je me réjouis beaucoup des transports auxquels il dut se livrer, en reconnoissant dans quel état j'avois laissé son canon. Il tourna presqu'aussitôt la proue, pour se retirer. Je m'attendois, pour le plus doux fruit de mon triomphe, non-seulement à recevoir les félicitations du marchand moscovite, mais à le trouver dans la disposition de me témoigner sa reconnoissance, en m'accordant celle de ses filles que j'aimois. Ma douleur et mon ressentiment furent extrêmes, lorsqu'il répondit à ma demande, que dans ses craintes pour cette jeune personne, qui pouvoit être exposée aux insultes des corsaires turcs, il l'avoit promise, en les voyant entrer dans notre vaisseau, à l'un des moscovites que nous avions amenés d'Asoph avec lui, dans la vue, ajouta-t-il, de le mettre en droit de la faire passer pour sa femme. Si cette excuse pouvoit le justifier, elle ne calma point mes transports. Cependant j'eus la force de les déguiser; et comptant sur l'affection de sa fille, je lui proposai, dès le même jour, de prendre la première occasion pour fuir avec moi. Mon dessein, dans la résolution que j'avois inspirée à son père d'embrasser la piraterie, n'avoit eu pour véritable objet que de m'assurer la liberté; et quoique j'eusse profité volontiers de l'occasion d'amasser du bien, jen'étois pas assez pauvre, à Vienne, pour y devoir craindre la misère avec une femme que j'aimois. Notre fuite fut déterminée, pour la première fois qu'on approcheroit de quelque terre, où nous pourrions nous promettre d'aborder pendant la nuit; et nous proposant de partir dans la chaloupe, tous mes soins furent employés pendant quelques jours à la disposer d'une manière si commode, que du moindre effort elle pouvoit être mise en mer. Une petite provision de vivres, dont je me pourvus secrètement, fut d'ailleurs la seule précaution qu'il nous fut permis de prendre. Enfin, le moment de notre départ arriva, et nous nous abandonnâmes avec aussi peu de réflexion que de crainte, à la protection de l'amour: mais nous n' avions pas fait le même traité avec la fortune, qui nous réservoit ses plus affreuses rigueurs. La côte, où nous avions jeté l'ancre, derrière un rocher, n'étoit pas à cinq cens pas de nous. Rien ne paroissoit capable de nous la faire manquer, et je me flattois d'obtenir un bon accueil des habitans d'une petite ville voisine, en les avertissant de se tenir sur leurs gardes contre le dessein de mes compagnons, qui étoit d' enlever toutes les barques qu'ils verroient sortir de la rivière. Mais à peine eûmes-nous quitté l'abri du rocher, qu'un furieux vent de terre,contre lequel toutes mes forces ne purent lutter long-tems, nous jeta bien loin en mer. Nous en fûmes quittes, néanmoins, pendant cette nuit, pour le danger d'être à tous momens submergés dans les flots, et pour l'incommodité d'en être continuellement couverts. Le matin, notre foiblesse nous ayant obligés de recourir à nos alimens pour nous soutenir, ils furent peu ménagés, dans l'idée où nous étions encore que la terre ne pouvoit nous échapper pendant le jour. Le calme étant revenu, je recommençai à faire usage des rames. Mais, ne découvrant plus aucune apparence de côte, je ne pus avancer qu'au hasard, et peut-être vers des points qui m'en éloignoient. Dispensez-moi de m'étendre sur les horreurs de ma situation. Je n'y ai d'abord été sensible que pour ma compagne; et pendant deux jours, le ciel m'est témoin que tous les voeux de mon coeur, toutes mes attentions et tous mes soins, n'ont pas eu d'autre objet qu'elle. épuisé enfin de tant d'efforts, et désespéré de n' être capable de rien pour elle et pour moi, j'ai cessé de lui parler. Cette malheureuse fille, cédant sans doute à la rigueur de son sort, s' est servie du peu de forces qui lui restoient, pour se précipiter dans les flots. En vain ce spectacle m'a-t-il fait recueillir toutes les miennes, et suivre son corps, que j'aivu flotter long-tems devant moi, un coup de vent l'a fait disparoître, et m'a poussé, mais hélas! Trop tard pour elle, à la vue d'un vaisseau que j'ai bientôt reconnu pour le corsaire turc, que nous avions combattu. La nécessité ne me laissoit pas d'autre parti que d'implorer son secours, au risque de n'y trouver qu'une vengeance cruelle, si j'avois le malheur d'être reconnu à mon tour. Le même vent m'en ayant fait approcher, un reste d'humanité a touché les corsaires en ma faveur. Ils ont amené leurs voiles pour m' attendre; et dans le triste état où j'étois, ils m'ont si peu reconnu, qu'après avoir entendu de moi ce que mon imagination m'a fourni de plus propre à détourner leurs soupçons, ils m'ont accordé leur assistance en qualité d'allemand, qui cherchoit à retourner dans sa patrie. Ensuite ayant appris d'eux, que nous étions à l'embouchure du Danube, dans laquelle ils vouloient entrer eux-mêmes, pour des besoins que j'ai cru comprendre, je ne leur ai pas demandé d'autre grâce que des vivres, pour continuer ma navigation sur le fleuve, où la triste expérience que je venois d'acquérir me faisoit espérer une route plus heureuse jusqu'au premier port autrichien. Mais vous avez vu le nouveau danger dont je dois la délivrance à vos généreux secours. L'unique faveur que je vous demande à présentest de me faire débarquer dans quelque lieu de commerce, où je puisse attendre de la charité d'autrui, les moyens de retourner à Vienne, dont je me suis vainement flatté de n'avoir obligation qu'à moi-même. Ce qu'il désiroit, avec tant de modestie, étoit un tribut de religion et d'humanité, que je ne pouvois refuser à son infortune. Il fut satisfait avant la fin du jour, et plus avantageusement qu'il ne l'espéroit, par la rencontre d'une barque turque, qui remontoit à Belgrade, et dont le patron consentit à le recevoir. Un petit présent, pour les besoins de sa route, le mit en état de ne pas rentrer dans sa patrie avec l'humiliante livrée de la misère, que je n'étois pas surpris de lui voir porter, après des aventures si ruineuses pour sa fortune. Il m'offrit affectueusement ses services. Rien ne pouvoit me les faire désirer: mais jugeant bien de son naturel, et d'un coeur exercé par tant d'épreuves, je pris son adresse à Vienne, pour des occasions que l'avenir pouvoit amener. Vous les verrez naître, et la connoissance de son sort devenir nécessaire à celle du mien. Mademoiselle Tekely n'avoit pas ouvert la bouche, pendant le récit du malheureux aventurier. Son silence ne fut pas moins profond, jusqu'au moment où les turcs le prirent dans leurbarque. Elle paroissoit remplie de réflexions, ou de sentimens, que tout ce qu'elle venoit d'entendre, et ce qui s'étoit passé devant ses yeux, avoit fait naître dans une ame si simple. J'avois même remarqué qu'à chaque circonstance effrayante du discours de l'autrichien, elle s'étoit avancée plus proche de moi, avec un mouvement qui ressembloit à la crainte; comme j'avois cru voir, au contraire, que dans les circonstances douces et touchantes, elle avoit penché la tête vers lui d'un air de compassion, semblant entrer dans ses peines, et s'abandonner à l'intérêt de la tendresse ou de la pitié. Je fus charmé qu'au premier pas qu'elle faisoit dans le monde, elle eût un exemple des misères humaines et du jeu des passions, dans un tableau si naturel et si varié. Les incidens, qui nous avoient occupés durant quelques heures, ne m'avoient pas fait perdre le fil des raisonnemens qui les avoient précédés. Je rapprochai ces dernières observations des premières, et les comparant toutes ensemble, je ne désirai plus d'autres éclaircissemens pour la connoissance de son caractère. Elle avoit reçu de la nature, avec l'ardente imagination que je lui avois déjà reconnue, une ame élevée, un coeur sensible, et les plus vertueuses inclinations: mais l'exercice de ces grandes qualités dépendoit du repos extérieur deses sens; et c' étoit l'effet de la longue éducation qu'elle avoit reçue dans un cloître. Tout ce qu'elle concevoit, tout ce qu'elle désiroit, dans une situation tranquille, étoit digne du fond naturel; c'est-à-dire, juste et bien ordonné, suivant la mesure de ses lumières, noble, généreux, animé par la vertu; et sa vive imagination, échauffée alors de ce qui se présentoit sous un si beau jour, ne lui fournissoit que trop de courage, pour mépriser les difficultés ou pour entreprendre de les surmonter. étoit-elle au moment de l'épreuve? Ce courage imaginaire, et peut-être la vue des motifs qui l'avoient excité, sembloient l'abandonner tout d'un coup. La jeunesse et la beauté supposant toujours beaucoup de délicatesse dans les organes, ceux de Mademoiselle Tekely, qui n'avoient jamais été fort émus dans un couvent, étoient altérés par les moindres impressions du dehors; et ce trouble de ses sens, passant dans son ame par mille sensations confuses, obscurcissoit ses idées, jusqu'à faire disparoître tous ses principes de force, et toutes ses résolutions. L'imagination même, qui l'avoit si bien servie pour les établir, devenoit alors leur plus mortelle ennemie, par des terreurs qu'elle excelloit à grossir, et que ni la raison étonnée, ni la générosité tremblante, n' étoient plus capables de dissiper. En un mot, les idéeset les sentimens de Mademoiselle Tekely, pour être dignes de l'excellence de son esprit et de son coeur, devoient venir de son propre fond, sans qu'il s'y mêlât rien d'étranger. Une retraite prolongée depuis l'enfance ayant produit sur elle cet étrange effet, son bonheur auroit été de n'y jamais entrer, ou de n'en jamais sortir. Dans le premier cas, elle auroit appris, par l'expérience du monde, à faire un meilleur usage de toutes ses perfections naturelles; et dans l'autre, elle n'auroit jamais eu d'usage à faire de celles que la vie du couvent avoit réellement affoiblies, mais que la même raison pouvoit lui rendre inutiles. J'avois deux fruits importans à tirer de cette découverte; l'un, qui touchoit, comme je venois de l'observer, mon repos et mon bonneur, dans le soin, dont je m'étois chargé d'une fille de son âge; l'autre, de faire servir mes lumières à réparer les mauvais effets de son éducation, en la familiarisant par dégrés avec les objets qui lui étoient étrangers, pour l'accoutumer aux impressions qu'elle en recevoit, et la ramener aux règles communes, dans ses jugemens et dans sa conduite. Je l'espérois d'autant plus, que depuis qu'elle étoit sous mes yeux, sa seule confiance pour moi me sembloit déjà capable de la fortifier. Les occasions ne pouvoient lui manquer pours'instruire, et notre voyage alloit être une école, où chaque jour pourroit lui fournir quelques nouvelles leçons. Mais il me parut que la plus pressante regardoit ses idées de religion, dont je ne remarquois pas que l'ardeur fût refroidie. Quoique tôt ou tard je m'attendisse à l'effet ordinaire de l'âge et des passions, pour diminuer ce zèle excessif, qui l'animoit autant contre l'hérésie qu'en faveur de ses propres principes, je considérai que dans le commerce intime où je l'allois mettre avec Madame Jeffreys, femme d'esprit et d'honneur, mais protestante, elle avoit besoin d'être modérée par quelques avis, qui lui servissent de frein. Je me proposois d'ailleurs d'engager cette dame, dont je connoissois la politesse et la bonté, à ne lui parler jamais de religion. Elle m'écouta plus patiemment que je n'avois osé l'espérer. Je lui fis comprendre qu'avec les loix de la charité chrétienne, qui nous oblige de souhaiter à notre prochain le don précieux de la foi que nous croyons posséder nous-mêmes, la société a les siennes, qui n'appartiennent pas moins à la charité, et qui nous font un devoir de ne pas troubler l'ordre établi; qu'au point de persuasion où chaque secte est depuis long-temps en faveur de ses propres dogmes, l'affaire de la religion paroît décidée pour toutes les communionsqui partagent le monde chrétien, ou du moins que le jugement de ce qui doit rester d'obscur à des yeux sensés, dans une si grande opposition de sentimens, est remis au grand et dernier tribunal, où chacun se croit en droit d'appeler; qu'à l'exception des ministres ecclésiastiques, dont le devoir reconnu est de veiller sur la doctrine de leur église, et de joindre, à l'instruction, la garde et la défense de leurs principes, celui des simples fidèles est de se contenir dans les bornes de la vérité, lorsqu'ils s'y croient parvenus, avec les voeux que la charité demande, pour faire tomber du ciel les mêmes lumières sur leur prochain; et qu'une femme, sur-tout, dispensée par son sexe des pénibles occupations de l'étude, n'a rien de plus sage et de plus heureux à faire, après avoir apporté toute sa prudence à choisir des guides, que de se soumettre avec autant de respect que de confiance à leur conduite. Ce ne fut pas néanmoins sans quelques vives objections, que Mademoiselle Tekely se rendit à des conseils, où je n'avois pu me garantir tout-à-fait de blesser l'idée qu'elle avoit de son éducation, et du saint asile qu'elle avoit habité trop long-tems. Elle s'étendit avec tant de feu sur le savoir de l'abbesse, et de plusieurs autres religieuses du même couvent, qu'à la fin je fus obligéde lui répondre qu'en leur supposant toutes les connoissances qu'elle leur attribuoit, il falloit attendre qu'elle eût le même âge, pour juger, comme elles, de l'obligation qu'elles sembloient lui avoir imposée de faire la guerre à l'hérésie. Cette réponse, et la nécessité absolue, que je lui fis sentir, de se modérer dans la nouvelle carrière où nous entrions, c' est-à-dire, entre les ennemis déclarés de notre foi, turcs, protestans, grecs, qui n'en seroient pas moins empressés à nous servir, lorsque nous aurions de l'indulgence pour leurs erreurs, mais dont nous aurions à craindre la haine et les plus mauvais offices, s'ils nous entendoient parler sans ménagement de leurs opinions et de leurs pratiques religieuses, la mirent enfin dans la disposition que je désirois. Elle me promit de se faire violence, sur tout ce qui ne blesseroit que ses oreilles ou ses yeux, de se taire même, quand sa conscience, me dit-elle, ne l'obligeroit pas de parler; et nous réduisîmes ce devoir, pour elle et pour moi, aux occasions où notre propre religion seroit attaquée. En effet, elle se contint avec une extrême fidélité dans ces bornes. Je lui avois fait une peinture de Madame Jeffreys, qui ne pouvoit lui laisser d' alarmes pour l'étroite liaison dans laquelle je l'avois disposée à vivre avec elle.Jamais je n'ai ressenti tant de chagrin d'être interrompu, qu'en entendant frapper ici à ma porte, que j'avois soigneusement fermée. Mon impatience en fut si vive, que le docteur s'étant arrêté, je me levai brusquement, et je courus vers la porte, non dans le dessein de l'ouvrir, mais pour ordonner d'une voix forte que personne n'eût la hardiesse de se faire entendre si près de moi. Pardon, monsieur, me répondit mon valet, dont je reconnus facilement la voix; c'étoit pour vous annoncer m le prieur, qui demande à vous voir, et qui est depuis un quart d'heure dans votre antichambre. M le prieur! Dis-je en moi-même, avec quelques émotions. Cependant, je criai avec la même chaleur: dites à m le prieur que je suis retenu par des affaires pressantes, et qu'étant logé dans la maison, il m'obligera de remettre sa visite à demain. J'entendis que recevant humblement mon excuse, il accusoit Salomé de s'être trop hâté de frapper, et qu'il se retiroit, après l'avoir chargé de me faire les complimens de sa nièce, et les siens. Lorsque je le crus sorti, je ne résistai point à la curiosité d'apprendre les circonstances de son arrivée, et quelles avoient été ses premières explications. J' ouvris. Mon valet me dit qu'il n'avoit pas été peu surpris, à son retour, de le trouver seul et tranquillement assis dans monantichambre; mais qu'il l'avoit été beaucoup plus, en rentrant dans la maison, de voir notre cour remplie de ballots, et d'une grande charrette qui les avoit apportés; et plus loin une vieille chaise, dont on dételoit quatre chevaux: qu'ayant fort bien deviné que m le prieur et sa nièce étoient arrivés dans la seconde de ces deux voitures, il n'avoit eu d'embarras que sur la première; que le charretier, auquel il s'étoit adressé, lui avoit appris que c'étoit l'équipage de madame la baronne de..., et s'étoit plaint fort amèrement des peines qu'il avoit essuyées à la barrière du cours. Les deux voitures qui s'étoient toujours suivies de fort près, avoient été arrêtées, suivant l'usage, par les gardes de cette barrière, avec la déclaration ordinaire de l'ordre du roi. M le prieur, n'étant jamais venu à Paris, avoit eu peine à comprendre qu'il y eût un ordre du roi, qui pût regarder sa nièce ou lui, et s'étoit imaginé qu'il avoit affaire à quelques-uns de ces effrontés filoux, dont on raconte tant de jolies fables en province. Il avoit répondu, en homme supérieur aux petites ruses, que madame la baronne n'avoit point encore eu l'honneur de paroître à la cour, et qu'il étoit impossible que sa majesté fut sitôt instruite de son arrivée. On avoit fait peu d'attention à sa réponse, et les gardes s'étoient disposés à fouiller ses deuxvoitures. Alors, s'étant cru fort en danger, il avoit éclaté en menaces, dont le bruit avoit attiré une foule de passans; et les plus civils, reconnoissant son erreur, avoient pris la peine de l'informer des usages. Mais, ici, sa colère avoit pris un autre cours. S'il n'avoit pas refusé de croire qu'il y avoit des droits de visite établis à la barrière, il avoit jugé qu'ils ne pouvoient regarder que les gens du commun, et qu'une personne du rang de sa nièce en devoit être exceptée. Il aoit demandé plusieurs fois si l'on ne connoissoit pas madame la baronne de..., et depuis quel tems on avoit si peu d'égards, à Paris, pour les femmes de qualité. Cependant, un des passans l'ayant averti que s'il avoit quelque chose de sujet à l'ordonnance, le seul parti sage étoit de le déclarer, et de satisfaire aux droits; il revint d'autant plus aisément à la modération, qu'avec le bagage de sa nièce les voitures contenoient quantité de marchandises, tirées de ses magasins, qu'il se promettoit de vendre avantageusement à Paris. Les gardes, fort irrités de sa résistance et de son langage, ne lui firent aucune grâce. Ils visitèrent jusqu'au moindre sac, et les droits d'entrée furent exigés avec la dernière rigueur. Dans l'excès de son chagrin, m le prieur les menaça de l'indignation d'une infinité de grands seigneurs, auxquels madamela baronne, dont il avoit l'honneur d'être le plus proche parent, appartenoit à la cour, et particulièrement de tout le crédit de m le marquis de..., fils de m le comte de..., lieutenant-général des armées du roi, et riche de cinquante mille livres de rente, qu'elle venoit épouser. Je demandai, à mon valet, s'il savoit quel rôle madame la baronne avoit joué dans cette aventure? Il me dit qu'il avoit fait la même question au charretier, et que cet homme l'avoit assuré, en parlant d'elle avec beaucoup de respect, que sans prendre part au différend, elle avoit exhorté plusieurs fois son oncle à payer le double, pour sortir plus promptement d'embarras. Je trouvai, dans les sentimens que je lui avois promis assez de reconnoissance et d'estime, pour me réjouir que le ridicule de cette scène ne tombât du moins que sur m le prieur. Salomé, apprenant aussi qu'après avoir pris des informations sur ma santé, et su de notre hôte, que je gardois encore la chambre, ils s'étoient fait conduire à leur logement, s'étoit hâté de monter, pour m'avertir de leur arrivée. Il avoit été surpris de trouver, dans mon antichambre, m le prieur, que l'empressement de me voir avoit déjà fait descendre du second étage, où il se trouvoit logé, mais qui, n'ayant découvert aucun de mes gens, avoit d'autant moins osépénétrer jusqu'à moi, qu'il savoit de l'hôte que j'étois en compagnie. Il ne s'étoit expliqué de rien. Cependant, outre le désir de s'assurer de ma santé, par ses yeux, un motif pressant l'avoit porté à descendre. Le valet de chambre, que j'avois congédié, avoit attendu le moment de son arrivée, pour monter chez lui, et l'informer, non-seulement du malheur qu'il avoit eu de me déplaire, mais de l' espérance qui lui restoit de faire sa paix avec moi par son entremise; ou, si j'étois inflexible, de celle du moins, dont il se flattoit, d' être reçu au service de madame la baronne, qui, sans doute, alloit prendre quelques gens d'un autre air que ses deux cochers et sa servante, seuls domestiques qu'elle avoit amenés. Il étoit question, avoit ajouté m le prieur, de savoir de moi si j'étois bien résolu de ne pas reprendre cet homme, dont il croyoit que l'offense pouvoit être pardonnée à la foiblesse du coeur; ou si, dans cette supposition, je serois fâché qu'il le prît lui-même, du moins pendant quelques jours, parce que connoissant peu Paris, il avoit besoin d'un guide fidèle, et que diverses raisons lui donnoient de la confiance pour lui. Salomé rougit, en achevant; et je fus très-satisfait de le trouver capable, tout à la fois, de ne rien changer à sa commission, et de sentir le remords que ces derniers mots avoient dûréveiller. Ma réponse fut décidée sur le champ. J'étois dans la résolution absolue de ne pas reprendre mon valet, qui se nommoit Parisien: mais je ne voyois aucune raison de lui nuire; et peu m'importoit par qui m le prieur et sa nièce souhaitoient d'être servis. Je pris cette occasion, pour faire une politesse à madame la baronne, de qui je n'avois à faire aucune plainte, qui m'obligeât de lui refuser les égards dûs à son sexe. Salomé reçut ordre à l'instant de monter chez elle, pour lui témoigner combien j'avois de regret que ma situation ne me permît pas d'y monter moi-même, et pour l'assurer que le lendemain, devant voir le jour pour la première fois, je me ferois un devoir de ne pas sortir de la maison sans avoir eu l'honneur de prendre ses ordres. Je fis dire en même-tems au prieur, qu'il étoit libre d'employer l'homme que j'avois congédié, et que je n'avois pas d'autre reproche à lui faire, que celui dont j'apprenois qu'il faisoit l'aveu lui-même. Quelque empressement que j'eusse à rendre toute mon attention au docteur, je ne pus me dispenser de lui donner deux mots d'explication sur un incident qui pouvoit l'avoir surpris, et dont je jugeois d' ailleurs que les circonstances actuelles, ou la seule confiance de l'amitié, m'engageroient tôt ou tard à lui découvrir le fond. Ce que vousvenez d'entendre, lui dis-je, et sur-tout le langage indiscret d'un honnête curé de village, qui m'amène sa nièce, dans l'idée que je suis prêt à l'épouser, doit vous avoir causé de l'étonnement. Vous en aurez beaucoup plus, si je vous assure, comme je le fais avec vérité, que je n'ai connu l'oncle et la nièce que deux jours avant mon arrivée à Paris, où vous savez que je suis depuis plus de six semaines, et que dans toute ma vie je ne les ai vus que cette fois. J'ignore sur quelles visions ils fondent leurs espérances: mais je ne sais que depuis une heure, et leur départ pour Paris, et le choix qu'ils ont fait de cette maison pour leur demeure. Peut-être votre secours ne me sera-t-il pas inutile, dans l'embarras où je suis; car je n'ai que leur folie à leur reprocher, et je voudrois me défaire honnêtement d'eux. Mais reprenez, s'il vous plaît, votre récit, dont je suis beaucoup plus occupé, que de cette comique aventure. Comique? Me répondit le docteur, en branlant la tête; elle me paroît plus sérieuse qu'à vous, et je crains qu'elle ne menace votre repos. Comment donc? Lui dis-je. Oui, répliqua-t-il, ces intrigues sont fréquentes à Paris: et je nommerois cent mariages, qui n'ont coûté à la partie pauvre que beaucoup d'adresse et d'effronterie. Je le sais, repris-je; mais le cas est différent.La nièce est plus riche, pour une bourgeoise de province, que je ne le suis pour un homme de quelque distinction. Le cher docteur insista: d'autres, me dit-il, n'ont en vue que la naissance et les titres. Souvent même, cette passion est plus vive que celle des richesses; et, sur-tout parmi les femmes, vous trouverez plus d'avidité pour la grandeur que pour l'opulence. Tous les jours, nous voyons acheter la qualité de marquise ou de comtesse, par le sacrifice d'une grande fortune; et peut-être auroit-on peine à nommer une femme titrée, qui ait été capable de sacrifier son nom et son rang, aux trésors d'un financier. Là-dessus, il me fit l'histoire d'un mariage récent, où l'industrie d'une femme très-riche l'avoit emporté sur toutes les répugnances d'un homme du plus grand nom, que l'honneur avoit soutenu long-tems, quoique pauvre; mais qui, s'étant laissé vaincre enfin par l'amorce des richesses, n'avoit consenti à l'épouser, qu' à condition de ne jamais passer la nuit avec elle, pour n'avoir pas à se reprocher l'insertion d'un sang vil dans la noble masse du sien. La plupart des faits avoient tant de ressemblance avec ce qui m'étoit arrivé, que j'aurois soupçonné le docteur de quelque allusion fine aux évènemens de mon voyage, s'il ne m'eût nommé les masques, ou si j'eusse moins connu sa bonne foi. Je lui demandaice qu'il pensoit donc de ma situation, et si j'avois un autre parti à prendre que d'abandonner mon logement? Fort bien, me dit-il, avant l'arrivée des prétendans: mais depuis une heure qu'ils sont ici, je suis persuadé qu'il est déjà trop tard. Il faut les voir, au contraire, sans froideur et sans affectation, éviter uniquement de les voir sans témoins, et vous faire accompagner, sur-tout dans vos premières visites, de quelques amis, devant lesquels vous tiendrez ouvertement le langage le plus éloigné de leurs espérances. Parlez d'obtenir un régiment, de revoir bientôt une maîtresse que vous adorez, ou de tout ce qui s'accorde le moins avec leurs idées de mariage; et dans quelques jours, lorsque vous croirez en avoir assez dit, quittez votre logement d'un air aussi libre. Quoique ce conseil me parût plus sage que nécessaire, je promis au docteur de le suivre, et je lui fis promettre, à son tour, d'être, pour le jour suivant, un des témoins de ma première visite. Il m'étoit aisé de faire avertir un ou deux anciens amis, que je n'avois pas encore vus, et qui ne manqueroient pas d'empressement pour me voir. J'en donnai l'ordre aussitôt. Mais trouvant cette interruption trop longue, pour la curiosité qui me rapeloit aux aventures de Mademoiselle Tekely, je pressai si vivement le docteurd'y revenir, qu'il eut cette complaisance, en continuant toujours de faire parler l'abbé Brenner. Nous arrivâmes, le dixième jour, à la vue d'Ismaéli, ville assez nouvelle, bâtie par un seigneur turc de même nom, et peuplée de moldaves et de valaques, qui paient leur tribut directement à la porte. Ainsi, le chemin qui nous restoit par terre étoit proprement de la domination ottomane, et ne me laissa plus d' inquiétude que pour traverser vingt-cinq lieues d'un pays désert, où commence la Tartarie d'Asserman. Il fallut reprendre des chevaux, qui ne me coutèrent presque rien à l'entrée de cette vaste plaine, où les tartares en nourrissent un grand nombre. Un chariot à l'usage du pays, qu' ils étoient exercés à traîner, et qui nous tint lieu d'hôtellerie la nuit suivante, nous porta commodément en deux jours, à Cauchan, petite ville ouverte, de la dépendance du Kham. Il y faisoit sa demeure, depuis que le roi de Suède étoit arrivé sur les bords du Niepster; mais le passage n'en eut pas plus de difficulté pour nous; et dans toute cette route, nous fûmes traités avec autant de douceur, et d'attention pour nos besoins, qu'on en trouve dans les parties les plus civilisées de l'Europe. Le lendemain, nous nous rendîmes de bonne heure à Bender, qui n' est qu'à trois petites lieues de Cauchan.Le ministre d'Angleterre y étoit arrivé depuis plusieurs jours; mais au lieu de se loger dans la ville, où le bacha lui avoit offert une maison commode, il avoit accepté les offres de Monsieur Fabrice, envoyé de la cour de Holstein, à la suite de sa majesté suédoise, qui s'étoit accommodé avec lui d'une partie de maison, ou plutôt d'une des deux grandes maisons contigues, qu'il avoit louées dans un faubourg nommé Lipka Mahane, pour être moins éloigné du camp suédois. Je craignis d'abord que cet arrangement ne fût nuisible au dessein dans lequel j'étois venu, de confier Mademoiselle Tekely à Monsieur et Madame Jeffreys, et de prendre moi-même, s'il étoit possible, un appartement dans leur hôtel. Je m'arrêtai quelques heures à Bender, pour les informer de mon arrivée, et d'une espérance à laquelle je n'aurois pu renoncer sans chagrin. Leur réponse me combla de joie. Ils pouvoient loger Mademoiselle Tekely, moi, et tout ce que nous avions de gens avec nous. Leur maison communiquant par une porte intérieure à celle de l'envoyé de Holstein, ils m'assuroient que nous serions maîtres de l'une et de l'autre; et pour nous ôter toute incertitude, M Jeffreys vint nous prendre lui-même à Bender. Nous partîmes, avec lui, pour Lipka Mahane. En présentant Mademoiselle Tekely à son épouse, jelui fis nos confidences. Elles furent reçues avec un vif intérêt, et les plus tendres protestations de zèle et d'amitié. Ainsi, dès le premier jour, ma jeune compagne se trouva dans une société agréable et sûre, qui me laissa quelque tems de liberté, pour reconnoître ce qui se passoit au camp suédois. Les circonstances, qui sembloient tranquilles à notre arrivée, changèrent de face dès le jour suivant. On sait que la porte, commençant à se lasser, de la protection qu'elle avoit accordée au roi de Suède, faisoit presser vivement ce prince de quitter les terres ottomanes, et qu'après s'en être long-tems défendu, sous divers prétextes, il s'étoit réduit à lui demander un secours d'argent, nécessaire à ses besoins. Le grand-seigneur, avoit consenti à lui faire toucher douze cens bourses: mais le khan et le bacha de Bender s'étant trop hâtés de lui livrer cette somme, il avoit fait naître d'autres difficultés, auxquelles on ne répondoit plus que par des menaces; et ce héros, supérieur à l'humiliation de sa fortune, affectoit de les braver. Malheureusement, avec une puissance plus réelle les turcs avoient la même fierté. Ils s'indignèrent de son obstination; et sur un ordre venu d'Andrinople, où le grand-seigneur étoit alors, ils se disposèrent à l'attaquer dans son camp de Warnitza. Cette guerre étrange, poussée de leur partavec un mêlange de respect et de fureur, et de celle des suédois avec une valeur incroyable pour leur nombre, dura plusieurs jours, et finit par la prise du monarque, qui fut moins vaincu, qu'accablé par la ruse et la force. De la tente du bacha, dans laquelle on le mena d'abord, il fut conduit le soir à Bender, par une douzaine d'officiers turcs, sur un cheval richement caparaçonné. Nous aurions pu le voir et le saluer à son passage: mais un juste sentiment de douleur et de respect nous empêcha de paroître; d'autant plus que la nuit étant obscure, nous aurions eu besoin, pour nous présenter de faire allumer quelques flambeaux. Nos domestiques, qui eurent la curiosité de le suivre, pour le voir descendre au palais du bacha, remarquèrent qu'il avoit le dessus du nez et le coin de l'oreille un peu effleurés d'un coup de feu, un sourcil brûlé, la pointe de son bonnet fendue d'un coup de sabre, une légére blessure à la main gauche, enfin son habit ensanglanté,et déchiré en plusieurs endroits. Il fut logé dans le plus bel appartement du palais. Nous sûmes le lendemain, de M Fabrice, qu'il fit appeler de grand matin, et qu'il honoroit d'une estime distinguée, qu'en entrant dans la chambre où il avoit passé la nuit, il s'étoit jeté sur un sopha; que pressé d'une soif fort ardente, il avoit demandé de l'eau; qu'on avoit couvert, pour lui une petite table de mêts turcs, auxquels il n'avoit pas touché; et qu'après avoir satisfait sa soif, il s'étoit endormi; qu'un officier du bacha, étant entré pour le conduire à son lit, n'avoit osé l'éveiller, mais l'avoit couvert, sur le sopha, d'une pièce de satin, à laquelle étoit attaché un drap blanc par-dessus, à la manière des turcs, et qu'il avoit veillé près de lui, à la lumière de quelques bougies, pour se tenir prêt à le servir; enfin, que le roi s'étant réveillé à trois heures du matin, n' avoit pas voulu changer de place, avoit ôté de sa tête un bonnet de nuit que l'officier turc lui avoit mis pendant qu'il dormoit, et n'avoit marqué de curiosité que pour la situation de ses amis les plus familiers, tels que Messieurs Grothusen, Ribbing, Mullern et Fief, que le bacha prit aussitôt soin de faire chercher, et de rassembler autour de lui. M Fabrice ayant représenté au bacha qu'il étoit honteux de laisser le roi sans épée, et l'ayant prié de lui faire rendre la sienne: vousme croyez donc fou, pour me faire cette demande, répondit-il avec précipitation; le combat recommenceroit bientôt. Cependant il la lui fit rendre un moment après. M Fabrice nous apprit aussi que sa majesté devoit être conduite vers Andrinople, et que son départ ne seroit pas long-tems différé. Je demandai alors à M Jeffreys ce qu'il alloit devenir, et par quelle route il me conseilloit de me rendre à Constantinople. Il me dit que ses ordres portoient de suivre la personne du roi, et de résider auprès de sa majesté jusqu'à son retour en Suède; mais que, pour le suivre, il attendroit que le séjour de ce prince fût fixé par la cour ottomane; et qu' ensuite, après avoir passé quelques jours auprès de lui, il se proposoit de faire, avec sa permission, le voyage de Constantinople, où il m' offroit volontiers de me conduire. J'acceptai son offre. Il employa tous ses soins, comme M Fabrice, à racheter de sa bourse quantité de prisonniers suédois, dont ils firent à leur maître une suite d'environ soixante; et deux jours après, ils montèrent à cheval, pour accompagner sa majesté pendant le premier jour de sa route. M Jeffreys me proposa d'y monter aussi, et je cédai à l'envie d'être témoin du spectacle. On avoit préparé, pour le roi, un chariot couvert de drap rouge, dans lequel il ne fut pasplutôt monté, qu'il s'y coucha de son long. M Grothusen y entra, pour lui tenir compagnie, et s'assit à ses piés. Il y avoit un autre chariot pour Mrs Mullern et Fief. Environ cinquante officiers, dont les principaux étoient les généraux Daldorf et Hordh, le maréchal Du Bens, le comte Bielke, Mrs Possen, Ribbing et Rosen, suivoient les voitures à cheval, mais sans épées et sans autres armes. Le bacha, avec sa cour et les instrumens de la musique turque, précédoit ce lugubre cortège. M Fabrice, et M Jeffreys, dont je ne m'éloignois pas, étoient à cheval, à quelque distance de la portière, d'où sa majesté, levant la tête, apperçut M Fabrice, et lui fit signe de s'approcher. Elle ne cessa point de lui parler, jusqu'à sa première station, qui devoit être à Cauchan, capitale du Budgiak, où j'avois passé en venant d'Ismaéli. Nous fûmes obligés d'aller presque sans cesse au galop, pour suivre le train du chariot jusqu'à Cauchan. On y avoit disposé une maison, pour le logement du roi, et d'autres pour nous, chez des tartares, des moldaves et des juifs, qui sont les seuls habitans de cette ville. Le soir, on servit au roi un souper à la turque, sur une petite table, d'un pié de hauteur, placée sur le sopha même où il étoit assis. Les mêts furent en grand nombre. C'étoient différentes sortes de rôti, du mouton bouilli, coupé en morceaux,une poule au riz, quantité d'assiettes, chargées de miel, de laitage, et divers autres plats à l'usage du pays. Le roi se mit au lit de bonne heure, et partit le lendemain comme le jour précédent. Mrs Fabrice et Jeffreys prirent congé de lui. Il leur recommanda instamment les prisonniers; et les saluant d'un air de bonté, il ajouta qu'il se promettoit de les revoir promptement. Nous retournâmes à Lipka Mahane, où nous apprîmes bientôt qu'il avoit été conduit à Demotica. Les deux envoyés ne furent occupés, pendant plusieurs jours, qu'à racheter des suédois. M Fabrice, ayant pressé le bacha de les faire délivrer tous, reçut d'abord pour réponse que rien n'étoit moins facile, parce qu'on avoit promis aux janissaires que tous leurs prisonniers seroient leurs esclaves, et qu'il étoit dangereux de rompre sitôt cette promesse. Cependant on convint que le bacha feroit publier, dans Bender et dans les lieux voisins, ordres sous peine de mort, à tous ceux qui s'étoient saisis de quelques suédois, de les conduire, entre la ville et Warnitza, dans une tente qui seroit dressée au milieu de la plaine, pour y recevoir une juste récompense. La tente fut dressée et les jours marqués. M Fabrice et M Jeffreys s'y rendirent avec leurs secrétaires et deux commissaires turcs. Ils prirent placeauprès d'une grande table, sur laquelle ils étalèrent plusieurs milliers de ducats. Tout se passa sans confusion. La plaine s'étant bientôt couverte de turcs et de tartares, qui se présentoient avec leurs captifs, on les fit entrer l'un après l'autre; et les envoyés comptoient à chacun douze, quinze ou vingt ducats, suivant le nombre ou la qualité des prisonniers. Ils joignoient à chaque somme une quittance en langue turque, signée de leurs noms. Cette méthode, employée pendant quelques jours, rendit libres tous les suédois connus, à l'exception de quinze, dont on étoit sûr que douze avoient été tués à l'attaque; de sorte qu'on ne perdit que deux gentilshommes de la cour, messieurs Palemberg et Clysendorf, et un valet de chambre de M Grothusen; soit qu'ils eussent eu le malheur d'être ensévelis dans les flammes, ou conduits peut-être au fond de la Tartarie. Les prisonniers délivrés obtinrent du bacha une petite paie journalière pour leur subsistance; pendant que la générosité des deux envoyés leur fit tenir une table ouverte, où les principaux étoient noblement invités. Ils restèrent sous la conduite du général Sparre, et de quelques autres officiers de distinction, à la réserve d'un petit nombre, qui retournèrent dans leur pays sans la permission du roi.
LIVRE 7
Les affaires, qui retenoient M Jeffreys à Bender, étant heureusement terminées, nous découvrîmes, en prenant congé du kan et du bacha, qu'ils avoient eu des avis secrets de leur déposition, à laquelle ils s'étoient bien attendus, depuis qu'ils avoient livré les douze cens bourses contre l'ordre du sultan; et malgré leur résignation musulmane aux décrets du ciel, ils prenoient adroitement diverses mesures, pour mettre à couvert leurs plus précieux effets. Nous nous mîmes en chemin au milieu de février, et nous nous rendîmes en sept jours à Demotica, petite ville, fort bien bâtie, qui n'est pas à plus de six lieues d'Andrinople. Le roi étoit logé dans la plus grande et la plus belle maison. M Jeffreys passa quelques semaines à lui faire assidument sa cour, et sut de lui-même qu'il croyoit avoir beaucoup d'obligation aux françois. Non-seulement leur ambassadeur s'étoit efforcé de le servir, par toutes sortes de bons offices à la porte; mais il avoit offert un vaisseau pour le reconduire en Suède. C'étoit m le mis Desalleurs, qui avoit succédé, dansl'ambassade, à M De F..., et dont la prudence faisoit oublier les égaremens de son prédécesseur. Ses représentations avoient procuré au roi l'honorable traitement qu'il recevoit dans sa nouvelle retraite, et contribuèrent beaucoup sans doute au châtiment de ses ennemis. On nommoit quelques autres françois, qui n'avoient pas fait difficulté d'exposer leur vie, pour faire passer jusqu'au grand-seigneur des éclaircissemens secrets sur ce qui s'étoit passé au camp de Bender. Peu de jours après, on fut informé, à Demotica, que le kan avoit été arrêté, et conduit à bord d'un bâtiment de Gallipoli, qui devoit le transporter dans l'île de Rhodes, y prendre son frère, qui s'y trouvoit relégué depuis quelques années, et le ramener à la tête des tartares; que le bacha de Bender étoit banni à Synope, le chiaoux bachi étranglé, et le muphty déposé. Cette révolution étonna d'autant plus le visir, qu'il en ignoroit la source. Cependant l'orage semblant passé, sans avoir fondu sur lui, il crut sa tête à couvert; et loin de se défier de l'avenir, il ne pensa qu'à mortifier le roi de Suède, sur lequel il faisoit tomber du moins quelques aveugles soupçons. Ce prince fut transféré, par son ordre, à Demirtache, château situé à demi-lieue d'Andrinople, dans lequel il fut resserré plus étroitement.à son départ, M Jeffreys, qui n'avoit plus la liberté de le voir, lui fit demander la permission d'aller passer quelques jours à Constantinople, et l'obtint sans peine. Nous y arrivâmes le lendemain. Quatre jours après, l'ambassadeur d'Angleterre, chez lequel M Jeffreys fut logé, et dont il me procura la protection, nous lut une lettre d'Andrinople, par laquelle on lui donnoit avis que le grand-visir, ayant fait dresser sa tente à la vue de Demirtache, avoit envoyé prier le roi, par le marquis Desalleurs, de venir conférer avec lui sur des sujets d'importance: que Charles, sentant un dessein formé de l'humilier, avoit feint une indisposition, pour sauver sa dignité sans irriter l'orgueil de son ennemi, et s'étoit fait représenter par M Mullern, son chancelier, pour lequel il avoit fait dire au visir qu'il pouvoit prendre toute la confiance qu'il auroit eue pour lui-même; qu'en même-tems il avoit prié M Desalleurs de se charger aussi de ses pleins pouvoirs, et d'entendre, avec son chancelier, ce qu'on avoit de si grave à lui dire; que le ministre ottoman, déconcerté par cette conduite, avoit porté la main à sa barbe, et paru quelque tems incertain; qu'enfin, il avoit répondu brusquement aux deux plénipotentiaires: je vous ferai appeler tous deux, lorsque mes affaires me le permettront; et quesur le champ il avoit repris le chemin d'Andrinople. On a soupçonné M Desalleurs, d'avoir trouvé, par des voies secrètes, le moyen d'instruire encore le grand-seigneur de cette scène. D'autres prétendoient que depuis long-tems, son favori lui avoit rendu ce visir suspect. Quelqu'idée qu'on en doive prendre, avant la fin de cette semaine il fut étranglé par un ordre du sultan, et son corps demeura, pendant trois jours, exposé devant la porte du sérail. Ensuite le roi fut renvoyé à Demotica, sous prétexte que l'air de Demirtache paroissoit nuisible à sa santé. Cette occasion fut la dernière que j'eus en Turquie, d'être informé des affaires et de la situation de ce prince. D'ailleurs les tristes événemens, qui succédèrent pour moi, commençoient à m'attacher par une autre espèce d'intérêt. Huit jours, que j'avois déjà passés à Constantinople, n' avoient pas été mal employés pour le principal dessein qui m'y amenoit. J'avois lié connoissance, en arrivant, avec plusieurs officiers du feu comte, ou prince de Tekely, établis dans cette ville depuis la mort de leur maître, particuliérement avec M Seleutzy, son maître-d' hôtel. Ils avoient amassé quelque chose à son service, dans l'administration qu'ils avoient eue d'un thaïm fort abondant, qu'ilrecevoit de la porte, sur-tout lorsqu'après la mort de la princesse, qui aimoit à vivre noblement, mais qui veilloit d'assez près à ses affaires, la dépense et l' attention du prince avoient été fort diminuées par ses longues maladies. Ensuite la porte leur ayant laissé, pour subsister, une petite partie du thaïm de leur maître, ils avoient pris le parti de se fixer dans la capitale d'un pays, auquel ils étoient habitués par un long séjour, et dans lequel, sans les enrichir, on les traitoit assez généreusement pour leur rendre la vie douce. Ils avoient quitté le quartier de Cassumpara, où le prince, avant son exil, habitoit une fort belle maison, que la porte lui donnoit, et dont la possession lui fut conservée jusqu'à sa mort. L' ordre leur étant venu d'en rendre les clefs, ils s'étoient logés dans le faubourg de Pera, séjour ordinaire des ambassadeurs chrétiens, assez près de Milord Paget, chargé alors de l'ambassade d'Angleterre, auquel le chevalier Sutton avoit succédé. Ils applaudirent au motif de mon voyage, d'autant plus que les plus précieux meubles du prince, son argenterie, les diamans et les bijoux de la princesse ayant été déposés au palais de France, ils avoient, par des billets particuliers du prince, des prétentions à quelque partie de ce dépôt. Leur joie fut extrême, sur-toutcelle de Madame De Seleutzy, en apprenant que j'accompagnois la plus proche héritière de l'illustre sang de Tekely, avec des lettres du prince Bessarabe, qui rendoient témoignage de sa naissance, et de tous ses droits. Elle me pressa de la loger chez elle, et de la confier à ses soins. J'y consentis, pour le temps où M Jeffreys quitteroit Constantinople; mais l'ambassadeur d'Angleterre l'ayant retenue avec Madame Jeffreys, je ne pouvois souhaiter pour elle une demeure plus honnête et plus sûre. Ces fidèles officiers, pour qui le nom de leur maître étoit sacré, et qui ne pouvoient le prononcer sans quelques soupirs, me racontèrent les circonstances de sa disgrace. Il avoit été traité avec la plus haute distinction par le grand-seigneur, depuis que son attachement pour la France l'ayant fait exclure du traité de Carlowitz, il s'étoit vu dans la nécessité de chercher une retraite en Turquie. Ensuite, lorsque la guerre s'étoit rallumée entre la France et l'empire, son ancienne inclination, ou l'ennui de son oisiveté, l'avoit fait penser à la renouveler en Hongrie; seule voie d'ailleurs, par laquelle il pût espérer de s'y remettre en possession de tout ce qu'il y avoit perdu. M De F..., alors ambassadeur de France à la porte, échauffa cette disposition. Comme il étoit question de la faireagréer aux turcs, il dressa lui-même un long mémoire, dans lequel il exposoit les favorables dispositions des hongrois, avec les secours que la France devoit leur fournir, et le prince se chargea de le présenter de sa propre main au sultan, qui étoit alors dans son palais d'Andrinople. Depuis quelque tems, observa l'officier qui me faisoit ce récit, on ne s'étoit que trop apperçu que l' ambassadeur françois avoit déjà l'esprit altéré; et des mémoires, ou des conseils, qui venoient de cette part, devoient être suspects pour le prince. Cependant le voyage d'Andrinople fut conclu, avec ce caractère particulier d'imprudence, que, malgré les usages connus, la permission n'en fut pas même demandée au visir. L'ambassadeur s'oublia, jusqu'à tenir compagnie au prince pendant une partie de la route, et lui donna son propre interprète, pour l'achever. En approchant d'Andrinople, le prince fit prendre le devant à l'interprète, pour instruire enfin le visir de son arrivée. Ce ministre, étonné qu'il eût entrepris le voyage sans sa participation, lui dépêcha sur le champ un officier de la porte, pour lui faire demander quelles étoient ses vues. Sa réponse fut qu'il avoit à proposer au grand-seigneur, quelque chose d'important et de fort avantageux pour l'empire. L'officier lui déclara qu'il ne lui seroit pas permis de voirsa hautesse, si le visir n'étoit informé de ses motifs. Alors l'interprète, appréhendant de déplaire à l'ambassadeur, si l'entreprise manquoit par un excès de réserve, en fit l'ouverture à l'officier, qui n'en conseilla pas moins au prince de retourner sur ses pas. Il l'avertit même, en ami, qu'un voyage entrepris sans permission ne pouvoit avoir d'heureux effets. Le prince, ne se rebutant de rien, continua sa marche jusqu'à une lieue et demie d'Andrinople. Il y reçut un autre courier de la part du visir, qui lui conseilloit positivement de s'en retourner, s'il ne vouloit essuyer quelque disgrace. Cette menace même ne put l'arrêter. Il s'avança jusqu'aux portes de la ville. Mais il y trouva des ordres du grand-seigneur, et quelques officiers des janissaires de la garde, pour les faire exécuter. Ils portoient que le prince de Tekely seroit reconduit à Constantinople, et qu' on l'y feroit embarquer sur le champ pour Nicomédie. L'exécution fut si rigoureuse, qu'il n'eut pas même la liberté de passer par sa maison de Cassumpara, quoiqu'elle ne fût pas éloignée du lieu de l'embarquement. On lui permit seulement d'envoyer, à la princesse son épouse, la triste nouvelle de son exil, qu'elle alla partager avec lui. Après y avoir vécu quelques années dans la tristesse, sans pouvoir fléchir la porte, et n'ayantpour consolation que le souvenir de leur ancienne grandeur, ils obtinrent la liberté d'habiter une petite maison de campagne, nommée, en langue turque, champ des fleurs, où la chasse et la bonne chère leur firent des amusemens plus vifs. Leur maison y étoit fort simple. Elle n'étoit composée que de longs arbres, couchés en quarré, les uns sur les autres. Des planches, telles que la scie les avoit rendues, c'est-à-dire peu polies, en formoient le plancher et le toit. Le prince avoit fait construire, dans un coin de la grande salle, une petite clôture d'ais assez propres, qui renfermoit son lit, avec une table et quelques chaises. Les officiers, qui consistoient dans un chancelier, deux conseillers privés, un secrétaire, un maître-d' hôtel et un écuyer, habitoient, avec les domestiques inférieurs, une ferme contigue, accompagnée de plusieurs hutes. Tel fut, jusqu'à sa mort, le palais du plus riche et du plus noble seigneur de Hongrie, qui avoit rempli toute l'Europe du bruit de son nom, et fait trembler tant de fois la cour de Vienne. La princesse ne résista qu'environ deux ans à la rigueur de son sort. Cette héroïne, aussi célèbre par son courage militaire, que par sa fermeté dans les infortunes, avoit persisté dans la religion catholique au milieu d' une maison luthérienne. Ellepensoit à faire le voyage de Jérusalem; et dans la vue d'y signaler sa piété, elle avoit mis en réserve quatre mille ducats, avec une partie des diamans que le prince Ragotsky, son premier mari, lui avoit laissés, mais dont elle avoit sacrifié le plus grand nombre aux besoins du second. Cet or et ce reste de bijoux avoient été mis en dépôt, dans une petite cassette, dont elle avoit la clé, entre les mains de son directeur de Pera, avec ordre, si la mort prévenoit son voyage, de les garder pour prix des prières qu'il feroit pour elle. Elle avoit caché cette disposition au prince, qui étoit luthérien. Un seul domestique, de la même religion qu'elle, en avoit eu connoissance, parce qu'il lui servoit de messager pour faire venir de temps en temps le directeur, qui lui célébroit la messe, et qui lui administroit la communion dans le lieu de son exil. Mais ayant été saisie tout d'un coup d'une fièvre violente, et d'un transport au cerveau, qui firent désespérer de sa vie, ce perfide confident parla du dépôt, qu'il avoit porté lui-même à Pera. Il y fut envoyé sur le champ par le prince, pour demander la cassette au nom de la princesse, sous prétexte qu'elle y vouloit ajouter d'autres richesses. On fit dire en même-tems au directeur, qu'étant indisposée, elle souhaitoit de le voir dans deux ou trois jours. Lesuccès fut tel qu'on l'avoit espéré. La cassette revint le jour même au champ des fleurs, et la princesse mourut le soir. Quelques jours après, le directeur arriva, et fut très-surpris de la touver enterrée, à la réserve néanmoins de son coeur, qu'elle avoit légué aux jésuites de Constantinople, et qui fut porté à leur église. Le directeur demanda la cassette, sur laquelle il se flatta que son nom seroit écrit, et ne dissimula pas qu'elle étoit destinée, par l'ordre de la princesse, à faire prier pour elle. Le prince la refusa, et répondit que la princesse avoit amassé de quoi faire le voyage de la Jérusalem terrestre, mais qu'elle n'avoit pas besoin d'argent pour celui de la Jérusalem céleste. Il ne laissa pas d'être extrêmement sensible à sa mort, et lui fit faire de magnifiques funérailles. En peu de jours, on vit sa barbe blanchir, soit par un effet de cette perte, ou par le chagrin continuel de sa disgrace. D'ailleurs la goutte, qui le tourmentoit pendant la plus grande partie de l'année, lui rendoit la vie fort ennuyeuse. Il continua néanmoins plusieurs années de se soutenir dans cet état, implorant, par ses officiers ou par ses lettres, la compassion des princes chrétiens, sur-tout celle de la France, pour obtenir un asile plus convenable à ses infirmités, et plus conforme à son goût. Les jésuites,à qui le souvenir de la princesse inspiroit de l'affection pour lui, entreprirent sa conversion. Il les écouta, persuadé que la froideur qu'il trouvoit en France, pour ses sollicitations, venoit de son attachement au luthéranisme. On publia même, dans les gazettes de Vienne, qu'il avoit pris la résolution de l' abjurer. Mais, étant tombé malade dans le même-tems, loin d'embrasser la foi catholique, il révoqua, par un acte solemnel, tous les engagemens qu'il avoit pris avec les jésuites, et donna ordre que sa déclaration fût répandue dans toutes les sociétés protestantes. On me la fit voir, signée de sa main. Il y confessoit que sur l'espérance d'une pension, avec laquelle il comptoit de passer tranquillement le reste de ses jours en France, ou dans quelque ville d'Italie, il avoit consenti à l'abjuration qu'on lui proposoit; mais que voyant les conditions mal observées, il vouloit mourir tel qu'il avoit vécu. Il mourut en effet dans ces sentimens, et fut enterré, avec peu de cérémonie, sous un arbre qu'il prenoit plaisir à cultiver. Il avoit nommé pour héritier de ses biens, et de toutes ses prétentions en Hongrie, le prince Ragotzky, qu'il croyoit alors son plus proche parent; c'étoit donner ce qui ne lui appartenoit plus, puisque tous ses biens avoient été confisqués par lacour de Vienne. Mais ses officiers, jugeant que ses meubles, son argenterie et ses bijoux, étoient renfermés dans sa dernière disposition, les avoit remis au palais de France, avec la réserve néanmoins de leurs droits, qu'ils avoient fait connoître à l'ambassadeur. Ce ministre avoit cru trouver moins de clarté, dans un testament, où la partie du mobiliaire n'étoit pas spécifiée; et les legs particuliers du prince formant une autre difficulté, il en avoit suspendu la décision, pour attendre apparemment les ordres de sa cour. Le malheur, qu'il eut bientôt, de perdre entiérement la raison, avoit retardé les éclaircissemens. J'appris même que le prince Ragotzky, informé de la mort de son beau-père, avoit envoyé à Constantinople, un agent chargé de ses pouvoirs, auquel on avoit remis le testament; mais on avoit refusé cette partie de la succession. Enfin, M Desalleurs ayant succédé à M De F..., les légataires particuliers sollicitoient la conclusion de cette affaire, qui ne paroissoit plus différée que par les mouvemens qu'il se donnoit en faveur du roi de Suède. Tout ce qu'on me racontoit me parut si favorable aux espérances de ma pupille, que je remerciai la fortune de m'avoir fait arriver dans ces circonstances. M et Madame Seleutzy, auxquels je ne déguisai pas le sujet de mon voyage,ne doutèrent pas plus que moi du succès. En effet M Desalleurs étant revenu peu de jours après, je le vis avec d'autant plus de confiance et de satisfaction, que j'en avois été particuliérement connu en Hongrie, lorsqu'il y étoit venu commander les troupes françoises à la place de M De F..., qui portoit alors le nom de marquis de Loras, et qu'il remplaçoit aussi dans l'ambassade de Constantinople. Aussi n'eus-je pas de peine, avec les preuves dont j'étois muni, à lui faire reconnoître des droits aussi clairs que ceux d'Alexiowna Tekely. Il se fit représenter tous les effets, qui étoient encore dans sa chancellerie, une copie du testament, qu'on avoit gardée, les billets des officiers, et quelques actes postérieurs, par lesquels il paroissoit qu'à la recherche de M De F..., on avoit vérifié que les diamans de la princesse lui étoient venus du prince Ragotzky, son premier mari, ancien vayvode de Transylvanie. Les billets furent payés, sur l'argent qui se trouva dans la caisse du feu prince. Ce qui restoit de la somme, avec l'argenterie et tous les meubles, me furent délivrés sur ma reconnoissance, et sur la copie, qu'on exigea, des preuves qui constatoient la naissance et les droits de Mademoiselle Tekely. Les diamans furent déclarés appartenir au prince Ragotzky, et remis à la chancellerie,pour être envoyés à ce prince lorsqu'on seroit informé de sa retraite. Cette décision me parut fort sage, quoiqu'elle ne répondît pas tout-à-fait à mes espérances. L'argenterie et les meubles, que je convertis aussi-tôt en espèces, ne produisirent qu'environ quatre mille ducats, qui joints à deux mille, de l'argent du prince, en faisoient six, seul reste de tant de trésors auxiliaires, qui lui étoient passés par les mains, et de l'immense fortune qu'il avoit reçue de ses ancêtres. Je témoignai quelque étonnement, à M Seleutzy, du repos dans lequel on avoit laissé pendant plusieurs années l'argent de la caisse, tandis qu'il auroit été facile de l' employer au commerce, et de le multiplier par des voies sûres. Il me dit que la malheureuse aventure de M De F... avoit mis assez long-tems le palais de France dans la dernière confusion, et qu'au lieu d'être surpris que les fonds du prince n'eussent pas augmenté, on devoit admirer la fidélité de la chancellerie françoise, où l'argent et les effets avoient été conservés sans diminution. Il en prit occasion de m'apprendre qu' elle avoit été cette fameuse indisposition de M De F..., à laquelle on a donné le nom de folie. Cet ambassadeur avoit fait préparer une fête pour quelques dames de France et de Hollande,dans un village voisin de Pera. On s'y rendit à neuf ou dix heures du matin, les dames dans leurs voitures, et m l'ambassadeur à cheval, avec la plupart des hommes. Il faisoit fort chaud: mais, à l'aide des rafraîchissemens, on fit bonne chère, et la danse y succéda. En retournant comme l'on étoit venu, M De F... vit, ou crut voir un serpent qui traversoit le chemin, devant les pieds du cheval d'un gentilhomme françois, nommé de Marigny, qu'il favorisoit beaucoup, et qui étoit à sa gauche. Il lui dit: prenez garde que votre cheval ne marche sur ce serpent. Marigny ayant répondu qu'il n'y en avoit aucun, sa réponse déplut à l'ambassadeur, qui la regarda comme un démenti; et dans cette fausse idée, il lui donna un coup de fouet sur les épaules. Est-ce ainsi, s'écria le gentilhomme, qu'on traite un homme de condition? Oui, répliqua M De F... quand il parle comme vous faites. Cette contestation, qui devint beaucoup plus vive, ne fut pas interprêtée à l'avantage de l'ambassadeur; et le reste de la compagnie lui croyant la tête échauffée par l'excessive chaleur, on fit signe à Marigny de ne le pas contredire plus long-tems. Mais sa colère ne fit qu'augmenter en rentrant dans son palais. Il ne dormit pas de toute la nuit suivante. Ses discours et ses actions sembloient marquer le plus violent délire.Il devint si furieux, qu'on fut obligé de le lier. Sa fureur parut encore plus vive, lorsqu'on éloigna de lui une jeune arménienne, qu'il appeloit figlia d'anima , sa fille d'ame, nom qu'on donne dans le pays aux personnes adoptées de ce sexe, mais que tout le monde croyoit sa fille, et qu'il aimoit jusqu'à ne pas faire un pas sans la tenir par la main. On n'eut pas d'autre vue, en l'éloignant, que de la mettre à couvert des violences qu'on craignoit pour elle-même. Ce désordre ne put demeurer secret. Il alla si loin, que les officiers de l'ambassade prirent enfin le parti d' envoyer en France une attestation de la folie de leur chef, signée des principaux marchands de la nation. M De F... fut rappelé, et M Desalleurs nommé pour lui succéder. Après avoir heureusement satisfait aux devoirs de l'amitié, mon séjour pouvoit être agréable en Turquie, avec la protection de deux ministres aussi respectés que ceux de France et d'Angleterre. Je fus pressé même, par l'un et par l'autre, de prendre quelque attachement pour eux, à des conditions qui m'auroient épargné l'embarras de chercher plus loin d'autres établissemens. Mais je ne croyois pas mes engagemens remplis à l'égard d'Alexiowna. Il restoit à lui procurer la retraite qu'elle désiroitdans un état catholique, sans éclat, disoit-elle, inconnue même s'il étoit possible, mais capable d'assurer la tranquillité d'une jeune personne, qui n'aspiroit pas à d' autre bonheur. Madame Jeffreys, qui l'aimoit passionnément, et pour laquelle son affection étoit égale, auroit pu la déterminer à la suivre en Angleterre, si l'obstacle de la religion ne s'y étoit opposé. La dissipation de notre voyage n'avoit pas affoibli cette puissante raison dans le coeur de ma pupille. M Desalleurs, à qui je n'avois pu déguiser ses aventures, en lui apprenant sa naissance, m'avoit déjà conseillé de ne pas chercher pour elle d'autre asile que la France, où il m'assuroit qu'avec la religion, elle trouveroit toutes les douceurs de la vie. Son penchant ne l'en éloignoit pas. Elle recommençoit même à cultiver la langue françoise, dont nous avions fait peu d'usage depuis que nous avions quitté la Hongrie. Ensuite, lorsque le retour de Monsieur et de Madame Jeffreys, à Demotica, m'eut fait prendre la résolution d'accepter l' offre de Madame Seleutzy pour son logement, elle eut l'occasion de voir familiérement quelques dames françoises; et je reconnus, à la satisfaction qu'elle en ressentoit, que son goût étoit déterminé pour cette nation. Nous ne vîmes pas, sans un vif regret, ledépart de Monsieur et de Madame Jeffreys, à qui nous avions des obligations si singulières, et dans quelque lieu que nos résolutions pussent nous conduire, nous leur promîmes une immortelle reconnoissance. Alexiowna, qui prit aussitôt un logement chez Madame Seleutzy, me permit enfin de demander à M Desalleurs la liberté de nous embarquer sur le premier vaisseau qui partiroit pour la France. Nous passâmes plus d'un mois dans cette attente, avec tous les agrémens qu'il s'efforçoit de nous procurer, et rien ne manquoit d'ailleurs à notre amusement chez Madame Seleutzy. Un jour que la curiosité m'avoit conduit à Constantinople, avec quelques françois et leur interprète, nous vîmes passer deux chariots, escortés d'une troupe de janissaires; et nous apprîmes, par les informations de l'interprête, qu'on y amenoit prisonnier le prince Constantin Bessarabe, hospodar de Valachie, avec sa femme, ses deux fils, son gendre, et son trésorier, que le grand-seigneur avoit fait enlever dans le château même de Tergowitz. Cette nouvelle me frappa si vivement, malgré la dureté du hospodar pour Alexiowna, que ne doutant pas de l'intérêt qu'une fille si sensible alloit prendre à l'infortune de sa famille, je me hâtai de retourner à Pera, pour l'eninformer. Mais j'admirai la force de la religion, pour endurcir jusqu'au coeur des femmes, contre les sentimens de la nature. Ma pupille, se contentant de lever les yeux au ciel, me dit fort tranquillement qu'elle déploroit moins la disgrace de son grand père, que son obstination dans l'erreur. Je ne lui reprochai pas une froideur dont je connoissois la source. On fut informé, le jour suivant, que le hospodar étoit étroitement renfermé dans un appartement de la seconde cour du sérail, sous la garde du bostangi-bachi, à qui sa hautesse avoit ordonné de faire rendre un compte sévère à ces malheureux captifs, de l'argent, des bijoux, et des autres richesses, qu'ils pouvoient avoir cachés, en un mot des grands biens que le hospodar avoit la réputation d'avoir amassés, pendant plus de vingt-cinq ans qu'il avoit possédé la Valachie. Elle venoit de le déposer, sur des accusations qui lui avoient rendu sa fidélité suspecte; et Cantacuzene, autre grec d'un nom fort illustre, avoit obtenu sa place. Avec quelque apparence de froideur que ma pupille m'eût entendu, j'observai bientôt qu'elle étoit moins insensible au malheur de ses plus proches parens, qu'elle ne l' avoit affecté. Elle marquoit une ardente curiosité pour les suites de cette résolution; elle me demandoit souventce que j'en avois appris, et si je prenois soin de m'en informer. L'occasion d'un vaisseau s'étant présentée pour mon départ, je lui demandai moi-même s'il lui paroissoit que nous dussions quitter le pays, sans être éclaircis du sort de tant de personnes chères. Elle m'avoua qu'elle avoit pensé à me faire la même question; et nous accordant tous deux sur ce point nous prîmes la résolution d'attendre. Je n'étois pas mieux informé qu'elle de ce qui se passoit au serrail. Les secrets d'état sont impénétrables à la porte. Mais étant mieux que jamais au palais de France et d'Angleterre, je priai les deux ambassadeurs, qui jouissoient tous deux d'une haute considération, et qui vivoient dans la meilleure intelligence depuis la dernière paix, d'employer les ressorts de leur crédit pour nous procurer quelques lumières. M Desalleurs n'avoit pas attendu mes sollicitations. Il me dit que par amitié pour ma pupille, dont il respectoit le sang et le mérite, plus que par considération pour la personne du hospodar, qu'on n' avoit jamais pu faire entrer de bonne-foi dans les intérêts d'aucun parti, et d'ailleurs sans ordre de sa cour, quoiqu'il sût par les dernières lettres de France, qu'on y étoit informé de la déposition et de l'enlèvement de ce prince, il avoit déjà parlé de lui au selictar, son amiparticulier, et favori déclaré de sa hautesse; que sans s'expliquer sur le fond des affaires, ce seigneur n'avoit pas fait difficulté de lui déclarer que les accusations étoient d'une nature à faire désespérer de la vie du prince; qu'il avoit promis néanmoins de le recommander au bostangi-bachi, et de le faire traiter doucement dans sa prison; que de jour en jour on attendoit l'arrivée du grand-seigneur, et qu'il ne doutoit pas qu'à son retour, le sort du hospodar ne fût décidé au premier divan. C'étoit m'apprendre toute la grandeur du mal, sans m'offrir aucun remède. Mais l'ambassadeur ayant ajouté que le prince de Valaquie avoit demandé la permission de voir quelque prêtre grec, et qu'elle lui avoit été refusée, je formai, sur cette circonstance, un projet dont l'exécution me parut possible. J'avois lié connoissance avec un célèbre vertabiet, (c' est le nom qu'on donne, en Turquie, aux docteurs de la communion grecque), que les jésuites avoient converti dans la plus grande chaleur de leurs démêlés avec cette église, et qui pour les garantir de la persécution qu'elle leur avoit attirée des turcs mêmes, à qui les distinctions déplaisent entre les églises chrétiennes, gardoit encore les apparences, et remettoit, avec leur consentement, à faire éclater sa nouvelle foi dans un tems pluscalme. Il étoit homme d'esprit, et quelques jésuites de Pera m'avoient répondu de ses principes. Il me sembla qu' avec le crédit de M Desalleurs on pouvoit obtenir, par le selictar, une faveur aussi simple que celle de laisser voir ce prêtre au prince de Valaquie; et que s'insinuant dans sa confiance, sous le nom de prêtre grec, non-seulement il sauroit de lui ce que nous avions à faire pour le servir, mais il pourroit travailler à sa conversion, et servir Alexiowna presque autant que lui, en l'amenant à notre religion par son exemple. M Desalleurs, à qui je communiquai ce plan, jugea qu'il pouvoit être tenté, et me promit de revoir le selictar. Je ne m'ouvris pas à ma pupille, avant que d'avoir préparé toutes mes machines. Mon principal soin fut de disposer le vertabiet à son opération. Je lui trouvai tout le zèle que je m'en étois promis. Peu de jours après, je fus certain du même succès, du côté du selictar, qui n'avoit vu, dans la satisfaction qu' on vouloit donner au prince, qu'un innocent témoignage de compassion pour son malheur. Les turcs sont humains. Il exigea seulement, pour satisfaire le bostangi-bachi, et ne rien changer au premier refus, que le vertabiet fût d'abord introduit en habit de juif arménien, et que si ces visitesétoient répétées, elles se fissent toujours sous différentes sortes de déguisemens. Alexiowna fut alors informée de mes vues. Ses affectations de fermeté ne résistèrent pas à l'espoir qu'elle conçut de la conversion de sa famille. Elle soulagea son coeur par une abondance de larmes; et dans l'ardeur de ses sentimens, elle protesta que son sang ne lui coûteroit rien à répandre, pour obtenir du ciel une si précieuse faveur. La vie de son grand-père, dont elle apprit alors le danger, ne parut entrer pour rien dans ses désirs et ses craintes. Elle voulut voir le vertabiet avant qu'il partît; et ce fut pour fortifier son courage, pour se faire exposer les raisonnemens qu'il devoit employer, pour suggérer des idées et lui dicter des expressions. Il se rendit à la première cour du sérail, où tout le monde a la liberté d'entrer; et des signes convenus le firent admettre dans la seconde. Je l'avois accompagné jusqu'à la première, et j'y attendis impatiemment qu'il reparût. Mon motif, comme celui de l'ambassadeur, n'étoit que de satisfaire Alexiowna. Je dois avouer que j'espérois peu, du zèle d'autrui, pour la conversion du prince, après l'épreuve que j'avois faite inutilement du mien; et je me flattois encore moins, s'il étoit coupable, de pouvoir le sauver par nos services.Cependant le ciel accorda du moins la première de ces deux grâces, aux innocentes supplications de sa petite-fille. Le vertabiet me rejoignit deux heures après, et me jeta dans la plus agréable surprise, en m'apprenant qu'il avoit triomphé de toutes les résistances du hospodar et de ses deux fils, par des raisonnemens fort simples, ajouta-t-il, les mêmes auxquels il devoit sa propre conversion. Le tems et le lieu ne me permettoient pas de lui demander quels ils pouvoient être: mais lorsqu'il m'eut dit en deux mots qu'il avoit commencé par leur faire envisager la mort, qui ne pouvoit être éloignée pour eux, suivant le témoignage du selictar, je doutai s'il n'avoit pas pris l' effet de la crainte pour celui de la conviction; et je ne pus être délivré de ce doute que par le merveilleux spectacle dont je fus témoin quelques jours après. L'impatience d'apprendre cette heureuse nouvelle à ma pupille, me fit précipiter mon retour, et laisser derrière moi le vertabiet dans la joie de son triomphe. Elle lui coûta la liberté. Les capigis de la garde, dont la première cour du sérail est toujours remplie, nous avoient vus paroître sans étonnement dans un lieu dont l'entrée n'est interdite à personne, et n'avoient pas été plus surpris de m'y voir promener pendant deux heures. Ils avoient suivi des yeux le vertabiet sous son habitjuif, lorsqu'il étoit entré dans la seconde cour, dont l'accès, quoique libre aussi, du moins pour les gens de pied, demande plus de précaution; et jugeant qu'il y étoit appelé pour quelque service ordinaire aux juifs, ils n'avoient conçu aucun soupçon. Mais lorsqu'ils l'en avoient vu sortir d'un air et d'un pas précipité, me cherchant des yeux, et courant vers moi, ils avoient prêté l'oreille à quelques mots échappés à sa joie, entre lesquels le nom du hospodar s'étoit fait entendre. Ensuite, me voyant partir moi-même assez brusquement, et le laisser même dans leur cour, parce qu'il étoit tard, et que le chemin de son quartier n'étoit pas celui du mien, tant de mouvemens extraordinaires, auxquels la prudence avoit peut-être eu moins de part que notre confiance à la protection du selictar et du bostangi-bachi, leur causèrent de l'inquiétude, et les portèrent à saisir le juif supposé, qu'ils renfermèrent dans une prison de la même cour. Nous ne fûmes informés que le lendemain de son aventure. Les transports d'Alexiowna ne peuvent être représentés, en apprenant que non-seulement son grand-père, mais à son exemple, ses deux fils, qui étoient encore prisonniers dans le même appartement, se rendoient aux lumières de la vérité, et s'étoient engagés à suivre la foi romaine. Le vertabiet ne m'ayant guère donné d' autreexplication, elle brûloit de savoir s'il les avoit informés qu'elle étoit si proche d'eux, qu'elle ressentoit toutes leurs peines, et qu'elle ne s'occupoit que du soin de les servir. Son coeur, tranquille du côté de la religion, se r'ouvroit aux plus tendres sentimens de la nature. Je remarquai même que la religion les fortifioit, après avoir été capable de les affoiblir; et je revins de l'opinion où j'avois d' abord été, qu'elle doit toujours être en guerre avec eux. L'inquiétude de ma pupille, pour la vie de ceux qui lui redevenoient si chers, parut augmenter dans la même proportion. Elle me demanda si ce généreux selictar, qui s'étoit rendu aux simples recommandations de l'ambassadeur de France, ne pouvoit pas se laisser toucher pour d'autres services, être attendri par des larmes, ou gagné par des présens? Elle y vouloit employer toute sa fortune: elle parloit de le voir elle-même, et de lui demander grâce à genoux, en lui présentant ses six mille ducats. Il y avoit si peu d'apparence à cet espoir, que nous ne pûmes nous y arrêter long-tems; et l'ambassadeur que je vis le même soir, pour lui rendre compte de l'effet de sa protection, en jugea de même. Il me dit que dans une affaire de cette nature, le crédit du selictar ne pourroit servir qu'à calmer l'esprit du grand-seigneur, et que nous devions compter sur ce bon office,pour lequel ses propres sollicitations suffisoient. Le vertabiet ne laissa pas de reparoître chez M Seleutzy, dès le lendemain matin, c'est-à-dire avant que nous eussions eu le moindre soupçon de sa disgrace. Ma première course m'ayant conduit chez elle, je trouvai Mademoiselle Tekely dans la double joie de la conversion de sa famille, et de la délivrance du prêtre grec, qui venoit de lui apprendre un évènement que j'ignorois. Il avoit passé la nuit sous une garde; mais ayant demandé lui-même d'être présenté au bostangi-bachi, et s'étant fait reconnoître avec assez d'adresse pour ne commettre personne, il avoit obtenu sur le champ la liberté. Cependant on y avoit joint la plus sévère défense de retourner dans le même lieu; et cette rigueur, qui sembloit marquer que le seigneur turc se repentoit de son indulgence, tempéroit beaucoup la joie de Mademoiselle Tekely. Je continuai de remarquer, dans l'expression de ses sentimens, que c'étoit la tendresse naturelle qui commençoit à les échauffer; comme s'il s'étoit fait quelque révolution dans son coeur, depuis que l'obstacle de la religion ne le tenoit plus en bride. Elle se fit raconter par quel art, ou plutôt par quelle faveur du ciel le prêtre, dans l'espace de deux ou trois heures, étoit parvenuà convaincre ou persuader son grand-père et ses deux oncles; car la princesse n'étant pas dans la même prison, ou peut-être ayant déjà trouvé grâce, et le gendre avec le trésorier ayant été séparé aussi, c'étoit sur le prince et ses deux fils, auxquels on laissoit encore la consolation d'être ensemble, que la bénédiction céleste étoit tombée. Je n'entrerai point dans les raisonnemens que le vertabiet avoit employés. Le plus puissant, nous dit-il, ou du moins celui qui l'avoit rendu vainqueur, après en avoir lui-même éprouvé la force, avoit été que les deux églises s'accordant sur la plus grande partie des dogmes, il étoit étrange que les grecs ne sentissent point que l'unité sous un même chef est non-seulement un des plus essentiels, mais celui peut-être qui se trouve le plus clairement recommandé dans les évangiles et dans les écrits apostoliques. Cette idée, présentée dans un tems où le prince n'ignoroit pas que sa vie ne dépendoit que d'un fil, s'étoit rendue maîtresse de sa raison, et son exemple avoit entraîné ses fils. Il se souvenoit d'ailleurs que le jour où son espérance avoit été de me séduire par la grandeur de ses offres, j'avois dit à ses docteurs de Valaquie, après avoir confondu leur mauvais raisonnemens, que je n'étois pas surpris de leur voir faire une si foible défense, et que l'ignorance, qui régnoit dans leur égliseavec la division et le désordre, témoignoit assez que l'esprit du ciel n'y souffloit plus sa lumière et sa paix. Le prince avoua, sans me nommer, que cette raillerie d'un ecclésiastique romain, à laquelle je me reconnus, lui étoit restée dans la mémoire, et lui avoit fait naître des doutes qu'il n'avoit pu surmonter. Il manquoit aux charmes de ce récit, pour sa petite-fille, que le vertabiet eût parlé d'elle, et qu'il eût appris aux trois prisonniers, non-seulement qu'elle étoit à Constantinople, qu'il ne les avoit vus qu'à sa prière, et que par conséquent ils lui devoient leur conversion, mais qu'elle prenoit la plus sensible part à leur sort, et que loin de les fuir à présent, elle n'avoit rien de plus cher qu'eux, elle souhaitoit d'être avec eux dans les chaînes, elle étoit prête à donner sa vie pour les délivrer. Le vertabiet, que nous n'avions pas chargé de cette ouverture, dans le juste doute du succès de sa mission, s'excusa de son silence par la crainte qu'il avoit eue de nous exposer à de fâcheuses recherches. C'étoit néanmoins le plus sensible des tourmens de Mademoiselle Tekely. Elle venoit à moi, les larmes aux yeux. N'est-il pas cruel, me disoit-elle, qu'au moment où je sens pour eux une tendresse que j'ai redoutée, et dont je me suis défendue, tandis que la religion la condamnoit,je ne puisse leur être utile à rien dans leur infortune, et qu'ils ignorent jusqu'aux voeux que je fais pour leur liberté? Je ne m'expliquai, ni sur ces sentimens qu'elle avoit crus condamnés par la religion, ni sur la situation des trois princes, dont elle ne savoit pas tout le danger, tel du moins que l'ambassadeur de France me l'avoit déclaré le matin, sur l'aveu du selictar, qu'il avoit vu dès la pointe du jour. Cependant, tandis qu'elle ne craignoit que pour leur liberté, il étoit question de leur tête, et le dernier ordre du grand-seigneur étoit de les transférer dans une plus étroite prison, ce qui devoit être exécuté le soir même. On ne doutoit pas que leur sentence ne suivît de près. Je ne parlai que de ce dangereux changement. Le vertabiet, qui connoissoit trop les usages du pays pour ne pas m'entendre, ajouta plus nettement que s'ils étoient transférés, il falloit désespérer de leur vie. Mais voyant Mademoiselle Tekely fondre en larmes, il baissa la voix, pour nous dire qu'il restoit une espérance, douteuse à la vérité, mais la seule à laquelle on pût s'arrêter, et qui dépendoit de deux baltagis qui servoient les princes, dans l'appartement dont on leur avoit fait jusqu'alors une prison: que ces deux hommes lui avoient paru d'autant moins incorruptibles, qu'avec un léger présent il les avoit engagés à souffrir que sa conférence avec lesprinces fût prolongée fort au-delà de ce que le bostangi-bachi avoit accordé, et qu'il y avoit quelque apparence qu'une somme assez grosse pour assurer leur fortune, les détermineroit à faciliter l'évasion de leurs prisonniers, par des voies qu'ils inventeroient eux-mêmes; mais qu' il n'y avoit pas un moment à perdre, si la translation devoit se faire le soir. La vraisemblance de cette ressource avoit séché les pleurs de Mademoiselle Tekely, à mesure que le vertabiet s'étoit expliqué. Oui, me dit-elle avec transport, tout ce qui me vient du prince mon oncle est aux baltagis: et se tournant vers le prêtre, j'ai la somme ici, je vous l'abandonne. Elle se levoit pour l'apporter. Mais, sans condamner un si noble usage de l'unique bien qu'elle possédoit, et très-convaincu d'ailleurs que le prince son grand-père, dont personne ne disoit encore que les richesses fussent passées entre les mains du sultan, la rembourseroit avec usure, si notre entreprise étoit suivie du succès, je ne laissai pas de l'arrêter. Commençons, lui dis-je, par nous assurer des baltagis; et m'adressant à l'officieux vertabiet, si vous n'en saviez pas déjà le moyen, repris-je, j'y vois beaucoup de difficultés, lorsque l'accès du sérail vous est interdit. Il me confessa qu'il ne les sentoit pas moins; mais elles sont invincibles, me dit-il en nous quittant,si vous ne me revoyez pas, dans une heure ou deux, avec d'heureuses nouvelles. Il revint avant midi, et son visage nous annonça de la joie. La prudence avoit conduit toutes ses démarches. Il s'étoit gardé de se faire voir au sérail. Un juif de sa connoissance, à qui ce vaste palais étoit familier, lui avoit paru propre à mener l'intrigue. Il s'en étoit assuré, par la promesse d'une part considérable au prix du service. Ainsi, sans se commettre lui-même et sans nous avoir nommés, il avoit fort heureusement réussi dans toute l'étendue de son plan. Les deux baltagis avoient prêté l'oreille à la première offre, et n'avoient contesté que sur la somme. C'étoient ce qu'on appelle en Turquie des enfans de tribut, pour lesquels la fortune et la liberté ont toujours de grands attraits, malgré la vie douce qu'ils mènent au sérail, et qui s'étoient flattés tout d'un coup de pouvoir retourner dans le lieu de leur naissance, ou se faire une nouvelle patrie, avec un fond d'établissement. Mais au lieu de deux mille sequins, qu'on leur avoit offerts pour chacun, ils en avoient voulu quatre. Le vertabiet étoit convenu de mille pour les services du juif. C'étoit déjà neuf mille sequins, pour lesquels il n'avoit pas fait difficulté de s'engager; et la reconnoissance nous obligeant de récompenser aussi son zèle, quoiqu'il ne parût pas l'exiger, jeconçus qu'il nous en coûteroit dix mille sequins, qui font à peu-près la même somme en ducats. à ce prix, on nous promettoit que dans la première obscurité du soir, les trois princes nous seroient livrés sur le bord du détroit, sans que les deux baltagis se fussent ouverts sur les moyens qu'ils se contentoient de garantir. Quoiqu'une si grosse somme dût absorber presqu'entièrement la fortune de Mademoiselle Tekely et la mienne, le ciel m'est témoin que mes premières réflexions ne tombèrent pas sur mon intérêt. Je fus frappé seulement du hasard qu'il y avoit à remettre notre argent, sans la moindre sureté, entre les mains d'un grec que nous connoissions si peu, pour passer entre celles d'un juif et de deux esclaves turcs, que nous connoissions encore moins. Madame Seleutzy, que je consultai, me répondit du grec, depuis long-tems son ami. Alors, je lui demandai à lui-même s'il croyoit sa confiance bien fondée pour le juif et surtout pour les deux baltagis? Il me dit que dans toutes sortes d'affaires la fidélité des juifs de Constantinople étoit si bien établie, qu'il n'avoit aucune défiance du sien, après se l'être attaché par un gain honnête; qu'à l'égard des baltagis, ames vénales qui lui étoient plus suspectes, son juif même, ne s'en défiant pas moins que lui, n'avoit pas trouvé d'autre expédient pour s'enassurer, qu'un reçu signé de leur main, qui les contiendroit du moins par la crainte; qu'ils avoient promis de le tenir prêt, pour l'instant auquel il devoit leur porter celui d'un marchand arménien de leur connoissance, chez lequel ils demandoient que la somme fût déposée, sans explications et sans autre formalité que cet acte si simple. Dans tout autre conjoncture, de si légères précautions n'auroient pas suffi, sans doute, pour me faire oublier les règles ordinaires de la prudence: mais deux loix plus fortes, la présence et l'extrémité du mal ne laissoient plus à choisir d'autre parti. Mademoiselle Tekely, effrayée d'abord d' une somme qu'elle ne pouvoit fournir, avoit tourné aussitôt les yeux vers moi, quoique sans les lever sur les miens; comme si dans l'amertume de son coeur, elle eût imploré le secours de mon amitié, par un silence plus expressif que ses prières, qui n'auroient pas eu la force de sortir de sa bouche pour le demander. Mais lorsqu'après avoir entendu mes questions et les réponses du grec, elle me vit, pour toute réplique, quitter ma chaise, et lui faire signe d'ouvrir un tiroir, dans lequel étoit son argent et le mien, en lui disant qu'il n'étoit plus tems de rien ménager; la présence de Madame Seleutzy et du prêtre ne put l'empêcher de saisir une de mes mains, et de répondre, ensanglottant, que j'étois son sauveur après Dieu. Je comptai la somme, et je la livrai au grec, qui nous quitta aussitôt, pour mettre à profit tous les momens. Je partis aussi; car j'avois à prendre d'autres soins, qui n'étoient pas moins pressans que les siens. L'entreprise de dérober les trois princes à leurs ennemis supposoit qu'en sortant de leur prison, ils pussent quitter, non-seulement la ville de Constantinople, mais tous les pays de la domination du grand-seigneur, où nulle puissance humaine n'auroit pu les mettre à couvert de ses recherches. M'ouvrir aux ambassadeurs chrétiens, pour leur demander leur assistance, c'étoit les commettre eux-mêmes, et peut-être les choquer par une coupable indiscrétion. La mer étant la seule voie à laquelle on pût penser, il falloit trouver quelque vaisseau prêt à faire voile, ou du moins s'assurer d'une barque à toute sorte de prix. C'étoit l'importante affaire dont je demeurois chargé; et l'on seroit étonné qu'avec si peu de connoissance de la langue et du pays, j'eusse pris ce soin sur moi, si je n'ajoutois que M et Madame Seleutzy m'avoient donné pour guide et pour interprète un des anciens domestiques du comte de Tekely, instruit par un long usage, et capable de faire à ma place ce que j'allois entreprendre,si ma résolution n'eût été sur un point si délicat, de ne m'en rapporter qu'à moi-même. La facilité que j'eus à découvrir une saïque georgiene, qui devoit partir à l'approche de la nuit pour retourner à Tiflis, me parut du plus heureux augure. Rien n'étoit plus convenable au projet des baltagis; et le vertabiet n'ayant pas douté qu'ils ne se promissent de faire évader les princes par la porte de la marine, au-dessous de laquelle ce navire étoit à l'ancre, je remerciai la fortune d'avoir tout ordonné si favorablement pour nos espérances. Il importoit peu dans quel lieu du monde les trois princes pussent aborder, lorsqu'ils seroient éloignés en mer; et la Georgie, qui touche à la Perse, dont elle dépend, étoit elle-même un asile assez sûr, d'où leur embarras ne seroit pas grand à s'aller mettre sous la protection du sophy, ou, s'ils l'aimoient mieux, à traverser la mer Noire, pour se rendre en Moscovie, et de-là dans quelque état catholique. Je convins de prix avec le patron géorgien, pour trois grecs qui vouloient faire le voyage de Tiflis; et n'oubliant rien de ce qui pouvoit écarter ses soupçons, je fis transporter à bord quelques malles qui sembloient contenir leur bagage. Je revins fort satisfait de tous mes arrangemens. Notre habile vertabiet ne le fut pas moins des siens; et reparoissant aussi à l'heure marquée, ilnous en rendit un compte si favorable, qu'il ne nous resta presqu'aucun doute du succès. Mademoiselle Tekely, livrée à la joie, ne faisant pas même entrer le risque de sa fortune dans les craintes qui se mêloient encore à ses espérances, et disposée à ne pas ménager sa propre vie, pour la moindre utilité qu'elle auroit cru voir à l'exposer, souhaitoit d'être avec nous sur le quai, dans l'évasion du soir, d'y recevoir elle-même son grand-père et ses oncles, pour les embrasser et les combler de bénédictions, de les suivre même dans leur fuite, et d'en partager tous les périls avec eux. Mais je lui représentai qu'elle n'avoit plus de secours à leur offrir qui pussent leur être utiles, et qu'une femme, au contraire, ne pouvant causer que de l'embarras dans un moment de cette importance, elle devoit se réduire à nous aider de ses voeux. Enfin, l'approche du soir m'avertit qu'il étoit tems de me rendre au bord du détroit. Je pris une partie de l'argent qui nous restoit, dans la crainte que ce secours ne fût nécessaire aux princes, en sortant de leur prison, ou pour toute autre entreprise qui pourroit faciliter leur fuite. Le vertabiet, le juif, l'homme de M Seleutzy, se tenant prêt à m' accompagner, nous partîmes au milieu des prières et des larmes de Mademoiselle Tekely, et nous nous rendîmes sans obstaclesur le quai du grand sérail, un peu au-dessus de la porte de la marine. Un reste de jour, qui permettoit d'observer la forme et la situation des lieux, me fit juger, comme au vertabiet, que cette porte étoit effectivement, sinon l'unique passage, du moins le plus favorable pour l'évasion des princes, sous la conduite des deux baltagis, qui devant connoître toutes les sorties des grands jardins du sérail, dont elle est l'entrée par le détroit, pouvoient les conduire apparemment jusqu'à nous dans l'obscurité; et nous devions supposer qu'ils avoient pris de justes mesures pour l' ouvrir. Notre principale attention fut de ne pas nous en approcher trop, avant les ténèbres. Mais lorsque la nuit nous eut mis à couvert des observations, le juif, nous laissant à quelques pas de lui, pour veiller sur tout ce qui pouvoit arriver d'un autre côté, s'avança jusqu'à la porte, et prêta long-tems l'oreille. Une heure, qu'il y passa presqu'entière, ne lui fit pas entendre le moindre bruit. Il revint à nous, et loin de nous déguiser son inquiétude, il fut le premier qui nous parla de malheur ou de trahison. Je n'avois pas été si long-tems, sans concevoir les mêmes idées; mais ses doutes, lorsque toute ma confiance étoit dans le vertabiet et lui, me glacèrent aussitôt le sang. Eh que faire! Lui dis-je, avec une mortelle frayeur. Il se rendit maître dela sienne. Demeurez tous trois ici, répondit-il d'un ton ferme, ayez l'oeil ouvert autour de vous, et ne désespérons encore de rien. S'ils paroissent, vous ne perdrez pas un moment pour les conduire au vaisseau, et vous retournerez droit à Pera. Moi, je vais à la première cour du sérail. S'il est arrivé quelque chose de sinistre, j'en serai bientot instruit par les discours ou par le seul mouvement des capigis de la garde. Il partit, en ajoutant qu'il étoit à nous en moins d'un quart-d' heure. Mademoiselle Tekely même n'auroit pas souffert plus mortellement que moi, dans ce cruel intervalle. J'allai vingt fois à la porte. J'attachai dessus la joue, l'oreille, et je la pressai de l'une et de l'autre, comme si j'en avois pu tirer, par mes efforts, l'heureux son que j' attendois. Il n'en vint aucun du côté des jardins; mais je n'entendis que trop clairement la marche du juif, qui revenoit avec une vîtesse extraordinaire, et qui ne fut pas plutôt à nous, que d'une voix lamentable, quoiqu'à demi-étouffée par la rapidité de sa course et par ses terreurs, il nous dit: fuyez, mes amis! Fuyons tous, et dispersons-nous par divers chemins! Tout est perdu; et nous le sommes nous-mêmes, si le moindre indice nous trahit. La première impression de ce funeste langage me portoit à fuir; et je ne sais même si jene fis pas quelques sauts vers la rive, pour me jeter au hasard dans la première barque, qui m'auroit voulu porter sur l'autre bord du détroit. Mais, rappelant mes esprits, je me rapprochai de mes compagnons, qui, sans être moins tremblans, concertoient ensemble quel chemin ils devoient prendre, et je conjurai le juif de m'apprendre, du moins en deux mots notre infortune. Il mit peu d'ordre dans son récit. Fuyons, me dit-il encore: j'ai trouvé toute la garde en alarme. Le sultan est arrivé d'Andrinople à la fin du jour. Peut-être les malheureux baltagis ont-ils trop précipité leur entreprise. Mais ils ont été surpris dans l'exécution. L'un a reçu la mort sur le champ, et son corps est étendu dans la place du sérail; l'autre a trouvé le moyen de se dérober. Les trois princes, après quelques vains efforts, pour se faire tuer sans doute en se défendant, ont été saisis, et jetés dans le plus noir cachot du sérail. On attribue leur désastre à quelques bostangis, qui les ont vus sortir de l'édifice, et prendre leur chemin vers cette porte, ce qui m'a fait revenir à perte d'haleine, pour vous avertir du péril où vous êtes, si les recherches s' étendent malheureusement jusqu'ici. Ce terrible avis ne permettant pas de longues délibérations, le premier expédient qui s'offritpour notre fuite, fut celui que chacun de nous embrassa. Encore n'en eûmes-nous obligation qu'au juif, qui l'avoit médité dans sa course: c'étoit de nous diviser, comme il nous y avoit d'abord exhortés, et de descendre en divers endroits jusqu'au bord de l'eau, dont le mur est assez loin; de nous y mêler dans les pelotons de gens de mer, que la lumière de plusieurs fanaux, qui venoient d'être allumés, nous faisoit appercevoir dans l'éloignement; de chercher chacun notre barque de passage, et de retourner ainsi séparément à nos demeures. S'il arrivoit qu'on se rencontrât, on devoit feindre de ne se pas connoître. Cependant, après nous être éloignés de quelques pas, l'homme de M Seleutzy, craignant qu'on ne lui fît un reproche de m'avoir abandonné dans des lieux que je connoissois si peu, reprit le parti de se joindre à moi; et m'ayant recommandé seulement de le suivre à quelque distance, il trouva bientôt la facilité qu'il cherchoit pour notre passage. Aux hôtels de France et d' Angleterre, où j'affectai de me faire voir en descendant à Pera, on savoit déjà toutes les circonstances de l'évènement; et les deux ambassadeurs venoient d'envoyer cette triste nouvelle chez M Seleutzy. Je m'y rendis aussitôt, et j'y trouvai, jusques dans les domestiques, toutes les marques d'uneprofonde consternation. Quoiqu'ils eussent ignoré le fond de notre complot, les alarmes de Mademoiselle Tekely, ouvertement partagées entre les princes et moi, s'étoient communiquées à toute la maison. Mon retour fit jeter un cri de joie à ceux que je rencontrai les premiers. Ils me dirent, qu'ils avoient cru ma perte aussi certaine que celle des princes; que Mademoiselle Tekely n'en parloit que dans ces termes; que depuis l'information des ambassadeurs, elle se livroit au désespoir, et que j'allois lui rendre la vie, qu'on l' avoit cru en danger de perdre par un si mortel évanouissement, qu'il ne lui étoit resté d'abord ni mouvement ni chaleur. J'entrai dans l' appartement. La certitude de mon arrivée, qui n'avoit pu précéder que d'un instant ma présence, avoit déjà produit son effet; c'est-à-dire, que si les frayeurs d'une ardente imagination avoit affecté Mademoiselle Tekely jusqu'à faire craindre pour sa vie, la joie eut la même force pour lui rendre tout d'un coup le courage qu'elle avoit perdu. Ces variétés n'ayant plus rien de nouveau pour moi, je ne pensai qu'à la soutenir dans la situation où je la voyois rentrer. Après l'avoir assurée que suivant toutes les apparences, il n'y avoit rien à craindre pour le secret de notre entreprise, et que nous n'avions à déplorer que son inutilité, je lui fis un récit peudifférent de ce qu'elle avoit appris par les messagers des ambassadeurs; et j'y joignis seulement quelques réflexions favorables, pour détourner ses idées du sort que je ne redoutois que trop pour les princes. Mon projet, tel que je l'avois formé pendant mon retour, étoit de lui cacher tout ce qui pouvoit leur arriver de plus fâcheux que leur nouvelle prison, et de la disposer insensiblement à quitter la Turquie, où nous devions perdre toute espérance de les secourir. Notre argent ne me paroissoit pas perdu entre les mains de l'arménien. Dès le jour suivant, il devoit sans doute nous être rendu; et toutes mes vues se seroient alors tournées à précipiter notre départ. Je me promettois d'autant plus de succès pour ce plan, que le port étoit rempli de vaisseaux chrétiens. Mais le ciel destinoit la vertu de Mademoiselle Tekely à d'autres épreuves. On nous annonça l'arrivée du vertabiet et du juif; et ne pouvant soupçonner qu'ils eussent acquis d'autres lumières que celles que j'avois apportées, il ne me tomba pas dans l'esprit de les prévenir, sur les ménagemens que je m'étois proposés. Ils furent admis, avec une vive satisfaction de les revoir. Le juif, plein apparemment des tristes informations qu'il nous apportoit, fit usage du silence où l'envie d'apprendre les circonstances de leur retour noustint un moment, pour nous déclarer, sans la moindre préparation, que l'ordre fatal étoit porté, et que le lendemain au matin, les trois princes devoient avoir la tête tranchée à la vue du grand-seigneur, sur la petite place du kiosque impérial, qui donne sur le détroit. Ce ne fut point par des cris, ou par des larmes, que la terreur de Mademoiselle Tekely s'exprima. Elle étoit assise près de Madame Seleutzy: elle se pancha aussitôt jusqu'aux genoux de cette dame, le visage entre ses propres bras, qu'elle allongeoit de toute sa force, et qui se rapprochèrent sous son front pour se joindre et se serrer, avec une vivacité d'action qui ne peut être représentée. Je ne pénétrai pas aisément ce qui se passoit alors dans son ame: mais je la laissai dans cette posture, en recommandant à Madame Seleutzy de ne pas la quitter un moment, et d' employer toute sa tendresse à la consoler. Un signe obligea le juif de me suivre dans une chambre voisine. Horrible imprudence! Lui dis-je: quoi? Vous n'avez pas conçu qu'une jeune fille demandoit d'être plus ménagée? Ses excuses furent prises de sa propre consternation, et du désespoir qu'il ressentoit de n'avoir pas été plus heureux à nous servir. Loin de fuir, comme il m'en avoit pressé, il étoit retourné, me dit-il, à la première cour du sérail, ensuite à la ville; il avoit méprisé le danger dansla seule vue de nous secourir par de nouvelles informations. Tout ce qu'il avoit appris, observé, vérifié, ne portant qu'une cruelle confirmation de nos malheurs, qui le touchoient autant que le sien, il étoit venu, dans un si funeste oubli de sa propre sureté, qu'il n'étoit pas surprenant qu'il eût si peu ménagé la douleur d'autrui. Votre récompense n'en est pas moins assurée, répliquai-je; mais pensez demain à tirer nos huit mille sequins des mains du marchand; les délais peuvent nous exposer... hélas! Interrompit-il; vous ne m'avez donc pas entendu! C'est chez le marchand que j'ai passé dans la ville; juste attention que j'ai cru devoir dès aujourd'hui à cette partie de vos intérêts. Il étoit trop tard; celui des deux baltagis, qui s'est sauvé par la fuite, a trouvé des voies pour sortir aussitôt du sérail. Il s'est rendu droit chez l'arménien, qui le connoissant, lui et son associé, n'a pu faire difficulté de lui compter, sur un écrit de sa main, comme nous en étions convenus, une somme qu'il n'avoit reçue que pour eux. Voici le billet, ajouta le juif en me le remettant; triste fruit de vos huit mille sequins! J'étois dans un trouble, ou dans une chaleur d'intérêt, qui ne pouvoit me laisser beaucoup de sensibilité pour cette perte. Allez, dis-je au juif, et n'en comptez pas moins sur les mille qui vousont été promis. Je n'y mets qu'une condition; vous nous servirez jusqu'à la fin: et le seul service que je vous demande est de nous chercher, à l'heure même, et pour cette nuit s'il est possible, un vaisseau chrétien qui soit prêt à lever l'ancre. Vous me trouverez ici dans quelques heures. Je n'en sortirai que pour y faire apporter mes malles, pour faire mes adieux aux ambassadeurs de France et d'Angleterre. Cette idée m' étoit venue depuis que j'avois quitté Mademoiselle Tekely, dans le seul dessein de soulager son coeur et son imagination, en l'éloignant de Constantinople avant le moment fatal. Je rentrai, pour lui communiquer mon projet; et je ne doutois pas que dans sa douleur même, elle n'en sentît la sagesse et la bienséance. Quel fut mon étonnement de la trouver, non dans les amers sentimens, ni dans la posture violente où je l' avois laissée, mais tranquille, ou du moins fort composée, et modestement à genoux entre Madame Seleutzy et le vertabiet qu'elle avoit prié de s'y mettre avec elle, récitant, d'une voix affectueuse et touchante, les petites prières qu'elle avoit apprises au couvent. à la vérité, deux ruisseaux de larmes couloient sur ses joues; mais lorsque ses yeux se furent tournés vers moi, j'y remarquai plus d'attendrissement que d' affliction. Elle interrompit ses dévotions pour medire: venez, monsieur, venez prier le ciel avec nous, et lui demander la perfection de son ouvrage. à quoi pensois-je de m'affliger? N'est-ce pas la couronne du martyre, qu'il offre à mon grand-père et à mes oncles! Divine fortune! ô que je serois heureuse, de pouvoir la partager avec eux! J'eus la complaisance de faire ce qu'elle désiroit, et ses oraisons recommencèrent avec la même ferveur. Le vertabiet, à qui je témoignai combien j'étois satisfait de ce changement, me dit, qu'en s'efforçant de la consoler, il avoit eu le bonheur de tomber sur cette idée; qu'il en admiroit l'effet; et qu'au reste elle n'étoit pas sans vraisemblance, parce qu'un chrétien condamné par la justice turque, pouvant s'assurer la vie s'il embrasse l'alcoran, a droit à l'honneur du martyre lorsqu'il préfère la mort à cette condition. Ainsi, de ses mortelles alarmes pour la vie des princes, Mademoiselle Tekely étoit passée tout d'un coup à craindre qu'il ne leur prît envie de la conserver. Après de longues et ferventes supplications, je l'informai de la résolution où j'étois de lui faire quitter Constantinople avant la fin de la nuit, et des ordres que j'avois déjà donnés pour notre départ. Ma surprise redoubla, de lui voir rejeter cette proposition par un refus aussi froid que s'il eût été long-tems médité. Son imagination,remplie de l'objet le plus propre à l' échauffer, s'étoit montée, pendant sa prière, à toute la grandeur du dessein qu'elle avoit déjà conçu. Partir! Répondit-elle; fuir un spectacle qui va faire l'admiration et la joie du ciel! Non, non, j'y veux assister. Je veux applaudir à leur constance, recueillir leur sang, s'il est possible, baiser mille fois le lieu sacré où je l'aurai vu couler, et mourir dans mon transport. Quelle digue opposer à cette pieuse frénésie? J'espérai qu'elle pourroit se refroidir avant l'exécution, sur-tout après les fatigues d'une nuit, dont elle vouloit passer le reste en prières. Mais quoiqu'en effet elle n'eût pas pris un instant de repos, ce qui nous obligea tous de veiller près d'elle à son exemple, elle se retrouva le matin dans la même ardeur; et les représentations du vertabiet n'ayant pas eu plus de force que les miennes pour la faire changer de résolution, il fallut céder à toutes ses volontés. Cependant l'espérance de la vaincre m'avoit fait prendre quelques momens, pour aller remercier les deux ambassadeurs, en son nom comme au mien, de leurs bons offices et de leur protection. Ils prenoient tous deux une part sensible à son infortune, et le récit de ses dispositions leur causa beaucoup d'étonnement. J'appris d'eux que la princesse de Valaquie n'étoit pas comprisedans l'ordre de mort, et qu'elle devoit être rendue à sa famille, qui étoit, comme celle du prince Bessarabe, originaire de la Morée. M Desalleurs me demanda quel pays j'avois choisi pour asile, et si je ne suivrois pas le conseil qu'il m'avoit donné, d'aller chercher un établissement dans sa nation, où non-seulement la douceur du climat, celle des usages, et ses recommandations, qu'il m'offroit, me devoient faire espérer une vie tranquille, mais où le séjour du prince Ragotsky, dans la petite cour qu'il s'y étoit formée, promettoit, à Mademoiselle Tekely, des avantages qui sembloient fort éloignés pour elle, du côté de l'Allemagne et de la Hongrie. M Desalleurs ignoroit les justes chagrins que j'avois emportés de Hongrie, pour unique fruit des services que j'avois rendus à ce prince: je n'eus pas d'empressement à l'en informer; et lui rendant grâces de ses offres, je répondis à ces deux questions, que loin d'avoir un choix à faire pour l'avenir, nous ne savions pas même sur quel vaisseau nous étions prêts à nous embarquer. Un cruel pressentiment des embarras où l'altération de notre fortune devoit nous jeter, commençoit à me causer d'autres inquiétudes. Je ne voulois pas que nos résolutions fussent éclairées; et loin d'accepter ses recommandations, je le suppliai de garder un inviolable secret sur le nom de MademoiselleTekely, et sur nos malheureuses aventures. En retournant chez Madame Seleutzy, je trouvai à quelques pas de sa porte, mon honnête juif, qui revenoit assuré, pour le lendemain, de notre passage en Europe sur un navire hollandois. Mais dans les incertitudes où j'étois, quelle apparence de pouvoir m'arrêter à des vues fixes? Je ne laissai pas de donner des ordres pour la préparation de notre bagage; et n'oubliant pas la récompense que nous devions au zèle du juif, malgré le mauvais état de nos affaires, je lui comptai ses mille sequins. à sept heures du matin, l'insomnie, les agitations qui l'avoient causée, n'ayant rien fait perdre à Mademoiselle Tekely de sa constance, ni produit le moindre changement dans ses résolutions, j'entendis qu'elle m'ôtoit la dernière ressource que je m'étois réservée pour la retenir, qui étoit de la tromper sur l'heure, et de ne l'avertir qu'après l'exécution. Soit qu' elle se défiât de ma ruse, ou que le juif eût nommé le tems dans sa première information, à peine sept heures furent sonnées, qu'elle parla de partir. L'exécution étoit ordonnée pour huit. Elle pria M Seleutzy de lui prêter sa voiture de campagne, qu'elle jugea plus commode que tout autre, pour s'y dérober à la vue des spectateurs, elle et Madame Olasmir, avec le vertabiet, qu'elle avoitfait consentir à l'accompagner; car elle n'espéroit pas qu'après mes objections et mes instances, je fusse disposé à la suivre aussi. Cependant lorsqu'ayant perdu toute espérance de l'arrêter, je lui dis qu'elle ne partiroit pas sans moi, et que je n'étois pas capable de la quitter un instant, elle parut fort sensible à ma complaisance. M et Madame Seleutzy n'étoient pas moins résolus de se prêter à tous ses désirs, autant pour servir à sa consolation, que par respect pour la nièce de leur ancien maître. Ainsi nous partîmes au nombre de six, suivis de quelques domestiques à pié. La voiture étoit une espèce de chariot long, proprement couvert de l'invention de M De Ferriol, dont le nom lui étoit demeuré, parmi ceux qui s'en étoient fait faire un sur le modèle du sien. La difficulté ne fut pas grande à traverser le canal, sur un des pontons qui s'y trouvent en grand nombre; mais nous en eûmes beaucoup à percer la foule, dont le quai étoit déjà couvert. Quoique l'appareil de l'exécution n'eût rien d'extraordinaire, il suffisoit que le grand-seigneur y dût assister, pour avoir attiré de toutes les parties de la ville, une multitude innombrable de spectateurs. Nous fûmes long-tems à pénétrer jusqu'à la place du kiosque, et je me flattois que cette lenteur pourroit épargner à MademoiselleTekely une horrible scène, dont je n'étois pas encore persuadé qu'elle pût soutenir la vue. Il n'étoit pas sorti un mot de sa bouche, depuis qu'elle étoit dans la voiture. La tête penchée, les yeux fermés, elle paroissoit comme ensévelie dans ses méditations et dans ses prières. Enfin nous arrivâmes au bord de la place; et le cercle, formé par une file de janissaires, ne nous permit pas d'avancer plus loin. La présence du sultan, qui parut bientôt, mais que je distinguai peu, au travers d'une jalousie qui le couvroit, faisoit régner un profond silence dans une si nombreuse assemblée. Un voyageur françois, nommé la Motraye, que j'avois vu à l'hôtel de France, et qui se trouvoit à quelques pas dans la foule, reconnut notre voiture franque, et s'en approcha pour nous saluer: mais l'occasion me faisant trouver ses complimens importuns, je le suppliai de les remettre à des circonstances mieux choisies. Il s'éloigna mécontent; et si quelque jour il publie l'histoire de ses voyages, je ne doute pas que mon incivilité ne m'attire ses reproches.Dans le même instant je vis paroître les malheureuses victimes, au nombre de cinq, que je reconnus facilement pour le prince Bessarabe, ses deux fils, son gendre et son maître d'hôtel. Ils arrivèrent au milieu de leurs gardes, sans autre bruit qu'un frémissement sourd de la multitude, dont Mademoiselle Tekely ne fut pas assez frappée, pour lever les yeux et pour changer d' attitude. Je fis signe aux autres de ne s'échapper à rien qui pût la faire sortir de cet état, me flattant encore de pouvoir lui dérober le spectacle, et commençant même à croire que son immobilité pouvoit être un assoupissement, causé par vingt-quatre heures de veille. Jamais exécution ne fut plus prompte. Le chef de la garde fit mettre les cinq grecs à genoux, à peu de distance l'un de l'autre, leur fit ôter le bonnet de leur nation, et, de la main, fit signe à l'exécuteur de commencer son office. La tête du maître-d' hôtel fut abattue d'un seul coup de sabre; ensuite celle du gendre, et celle du prince aîné. Le silence de l'assemblée en étoit devenu plus profond; et les trois têtes n' avoient fait aucun bruit, en tombant sur un sable fort épais. Mais l'exécuteur levant son sabre, pour trancher celle du second fils, qui n' étoit âgé que de seize ans, ce jeune prince, saisi de frayeur, demandala vie, et leva la voix pour offrir de se faire musulman. La distance où nous étions, n'empêcha point chaque mot de parvenir jusqu'à nous. Mademoiselle Tekely l'entend, lève la tête et les yeux, voit trois corps étendus sans vie, reconnoît son grand-père et son plus jeune oncle, à genoux, tête nue, quel spectacle! Mais l'un renonce à sa foi: lequel des deux? Elle n'avoit pu le distinguer: auquel adresser sa voix? Sur lequel faire tomber ses reproches, ses voeux, ses exhortations, ses menaces ou ses cris? Elle se lève; elle étend les bras vers eux; elle veut crier, pour attirer du moins leurs regards; la force lui manque. Je la soutiens dans mes bras, aussi muet qu'elle. Dans ce trouble de ses sens et des miens, elle s'agite, elle m'échappe, et nous retombons tous deux assis dans nos places. Cependant, le même silence permettoit d'entendre le prince Bessarabe, qui reprochoit à son fils sa malheureuse désertion, dans les termes les plus tendres, et qui lui demandoit quel étoit donc l'avantage d'acheter, au prix des biens éternels, quelques années d'une malheureuse vie sur la terre? Mourir mille fois, mon fils! Ajouta l'héroïque vieillard, plutôt que de renoncer aux célestes vérités que tu portes dans le coeur. Alors sans un mot de réponse à son père, le jeuneprince se tournant vers son boureau, lui dit d'un ton ferme: oui, je veux mourir chrétien; frappe. Il tendoit la tête; un coup de sabre l'abattit aussitôt. Le père, transporté de joie, se hâta de présenter la sienne, que je vis sauter aussi d'un grand coup. Cette catastrophe d'une tragédie sans exemple, et la violence de mes propres mouvemens, où j'avoue que je n'avois pas senti l'horreur et la pitié assez adoucis par ma religieuse admiration, avoient dérobé quelques momens de mon attention et de mes soins à Mademoiselle Tekely. Je m'étois borné à lui prendre les deux mains pour la contenir, sans avoir pu remarquer quelle impression ces dernières circonstances, les seules qu'elle avoit vues, faisoient sur elle. Où trouver assez de force et de liberté d'esprit pour ce partage? Mais, en revenant à moi, ou plutôt à elle, j'en jugeai par leur effet. Elle avoit la tête et la moitié du corps renversés sur les genoux de Madame Olasmir, qui étoit placée derrière elle. La mort ne l'eût pas rendue plus pâle, ni plus immobile. C'étoit depuis un instant, c'est-à-dire, lorsqu'elle avoit vu voler la tête de son grand-père, qu'elle étoit tombée, dans cet état; et Madame Seleutzy, ni Madame Olasmir même, toutes deux attachées au triste spectacle, ne s'étoient pas encore apperçues du besoin qu'elle avoit de notre secours. La fermetéde son coeur, m'a-t-elle confessé dans la suite, quoique j'entende toujours ici la chaleur de son imagination, s'étoit soutenue, par de violens efforts, jusqu'au moment où son oncle avoit chancelé dans sa foi; ensuite l'ardeur de ses voeux pour lui, et le bonheur de les voir aussitôt exaucés, avoient redoublé sa force, pour le voir tomber sous le coup mortel. Mais elle ne pouvoit expliquer pourquoi le sang de son grand-père, au moment qu'elle l'avoit vu couler, avoit jeté un froid mortel dans le sien. En vain s'étoit-elle fortifiée par l'idée de son bonheur et de sa gloire, elle qui devenoit fille et nièce des martyrs. Ses esprits l'avoient abandonnée. Elle étoit tombée sans connoissance. Son ame, ajoutoit-elle en souriant, avoit cherché sans doute à prendre la route du ciel à leur suite. Tous les élixirs, dont les deux dames étoient bien pourvues, ne servant point à lui rendre la moindre apparence de sentiment, et la difficulté de percer la foule, me faisant craindre sérieusement pour sa vie, je pris un parti, dont je fus d'autant plus satisfait, que j'aurois dû l'embrasser en quittant Pera, s'il m'étoit venu plutôt à l'esprit. Ce fut de faire avancer notre voiture vers la partie du canal où les vaisseaux étrangers sont à l'ancre, et de nous rendre droit à bord du navire hollandois, sur lequel j'étois toujoursrésolu de nous embarquer. M et Madame Seleutzy combattirent inutilement mon dessein. Le grand air et le mouvement rendirent enfin quelques signes de vie à Mademoiselle Tekely: mais comme l'épuisement de ses forces n'étoit pas moins venu de sa longue veille, que de ses violentes agitations, elle fut encore très-long-tems sans ouvrir les yeux et sans nous répondre. Mon inquiétude n'auroit pas cessé, si sa respiration, devenue libre et paisible, ne m'eût fait connoître que son évanouissement s'étoit terminé par un doux sommeil. Le capitaine hollandois ayant déjà fait préparer pour elle une chambre assez commode, je pris les soins nécessaires pour notre départ, pendant que nos fidèles amis veilloient autour d'elle avec Madame Olasmir. L'heure de mettre à la voile étant arrivée, je les avertis qu'il étoit tems de rentrer dans la barque qui les attendoit: mais je les trouvai résolus de ne pas quitter la nièce de leur cher maître, sans être plus sûrs de son rétablissement; et cette généreuse disposition leur fit faire quelques lieues de mer avec nous. Ils n'avoient pas attendu si tard à me demander quelles étoient nos vues pour l'avenir, et je n'avois pu leur faire que des réponses incertaines pour moi-même, parce qu'elles portoient sur des suppositions fort douteuses. Mais, si près de notreséparation, et dans le dessein où ils étoient de retourner tôt ou tard en Hongrie, ils me pressèrent de leur apprendre du moins, dans quel lieu du monde ils pourroient être informés de nos résolutions. Je ne pus leur en nommer d'autre, que la maison de ma soeur, à Cronstat. En effet, ne m'étant déterminé à prendre la route de mer, que pour éviter les difficultés de celle de terre, qui m'épouvantoient avec deux femmes, sur-tout depuis qu'une lettre de M Jeffreys m'avoit appris qu'il avoit ordre de suivre le roi de Suède à Stockolm, mon projet n'en étoit pas moins de nous rapprocher de la Hongrie, par des voies plus longues sans doute, mais plus commodes et plus sûres, telles que la communication des états chrétiens pourroit les offrir. Le hasard, qui nous avoit fait tomber sur un vaisseau hollandois, ne me paroissoit pas même ce qu'il y avoit de plus contraire à mon plan. S'il allongeoit encore notre voyage, il nous épargnoit du moins les grandes routes de terre. Je comptois déjà de remonter à Mayence par le Rhin, et d'aller prendre le Danube à Donavert. à l'égard de ma compagne, mes résolutions étoient bien moins éclaircies: une seule étoit certaine; celle de lui sacrifier tout. La perte de ma fortune ne me touchoit, que par le rapport qu'elle avoit à son bonheur ou sa sureté. Je ne mettois plus de distinction entre ses fonds et lesmiens. Ce qui me restoit d'argent sembloit suffire pour la garantir, jusqu'en Hongrie, de toutes sortes d' incommodités et de besoins; je remettois alors à m'occuper de moi-même. Mais quelles étoient donc mes vues pour elle? Car les débris de mon patrimoine ne pouvoient m'aider long-tems à la soutenir: je me proposois continuellement, au risque des plus fâcheux succès, de ma liberté, de mon sang peut-être, de faire retentir en sa faveur, mes cris à la cour de Vienne; et pour dernière ressource, de recourir au seigneur hongrois que le comte son père avoit nommé dans les instructions d'Olasmir. Que sais-je? Je me sentois le courage de la présenter publiquement à l' assemblée générale des états. Il me sembloit impossible que dans toute la Hongrie, il y eût un coeur, où le nom et le sang de Tekely, décoré par les grâces de la jeunesse et de la beauté, n'eussent pas droit de commander le respect, et d'imposer le tribut de la plus généreuse affection. Toutes mes précautions étoient prises, et mes soins finis, jusqu'à celui de récompenser le vertabiet par des libéralités assez nobles, moi qui devois me trouver bientôt dans la triste nécessité de recourir à celles d'autrui; lorsque m'étant rapproché de Mademoiselle Tekely, j'observai que le profond sommeil, dont elle n'étoit pas sortie depuis quelques heures, commençoit fortnaturellement à se dissiper. Elle ouvrit les yeux sans violence, et sans aucune marque de trouble. Ses premiers regards, qui tombèrent sur moi, me parurent moins tristes, que vagues et distraits; comme si les traces de ce qu'elle avoit vu ne s'étoient pas représentées nettement, et qu'elle les eût cherchées dans sa mémoire. En sortant de cette courte rêverie, elle leva les yeux et les bras, avec un mouvement passionné: grandes ames, s'écria-t-elle, que votre sort est digne d' envie! Saints martyrs! Soyez mes protecteurs dans le sein de Dieu. Elle retomba quelques momens dans une méditation, que je priai nos amis de ne pas troubler. Je voulois voir, au contraire, quel cours prendroient ses idées et ses sentimens; et rien ne m'avoit jamais fait juger plus avantageusement de ses principes, que l'air de tranquillité avec lequel je la vis continuer de soutenir la présence de tant d'images tragiques, dont je ne pouvois douter qu'elle ne fût occupée. Ensuite, revenant à elle, et considérant sa chambre et son lit, qu'elle ne reconnoissoit pas, elle me demanda avec beaucoup de douceur où étoit Madame Seleutzy, et si nous étions chez elle? Cette dame, qu'elle n'avoit pas encore apperçue, prit l'occasion, pour tenter encore une fois de nous retenir. Elle prévint ma réponse: loin d'être chez elle, nous commencions, lui dit-elle, à nous en éloigner; mais il n'étoit pas trop tard pour retourner à Constantinople; et malgré la déférence qu'elle avoit pour mes lumières, elle ne pouvoit approuver un départ si brusque. L'explication suivit. Outre l'aimable habitude qui portoit Mademoiselle Tekely à ne se conduire que par mes conseils, elle conçut ici, mieux que le jour précédent, que notre départ, dans les circonstances, étoit un important service que je lui avois rendu. Ainsi, rejetant, tout ce qui ne s'accordoit pas avec mes mesures, elle priva Madame Seleutzy de la petite satisfaction qu'elle avoit pu se promettre à l'emporter sur moi, par des instances auxquelles je l'avois vue fâchée que je ne me fusse pas rendu moi-même. La vérité m'oblige de dire que croyant peut-être Mademoiselle Tekely beaucoup plus riche, ou par simple affection pour elle, ses désirs auroient été de la suivre, et de rentrer en Hongrie avec elle, comme elle en étoit sortie avec le comte son oncle. Mais cette espérance, que j'avois flattée d'abord, ne convenant plus à l'état de nos affaires, j'éloignai tout ce qui pouvoit l'y rappeler. Elle nous quitta les larmes aux yeux, en faisant des voeux pour le bonheur de revoir bientôt une jeune personne, qu'elle nommoit déjà sa chèremaîtresse, et dont elle avoit admiré toutes les vertus. Nous nous retrouvâmes dans le secret que nous désirions, pour les vues qui nous avoient menés en Turquie, et pour celles qui nous reconduisoient en Europe. J'avois recommandé fort soigneusement, au juif, de ne pas faire connoître Mademoiselle Tekely, à bord, par son nom, qu'on n'avoit pu lui déguiser à lui-même dans les services qu'il nous avoit rendus à Constantinople, mais qui n'y avoit été connu que de nos amis, et qu'elle étoit résolue de ne prendre qu'en Hongrie, lorsqu'elle y verroit quelque apparence au rétablissement de sa fortune. Elle ne l'avoit porté proprement qu'en Valaquie, pendant qu'elle y étoit sous l'autorité de sa famille; car dans notre fuite, en ayant pris un, qui n'étoit pas même celui qu'elle avoit porté au couvent d'Odenbourg, rien ne l'avoit obligée de le quitter en Turquie, où la prudence, au contraire, avoit demandé qu'elle ne fût connue que de ceux qui pouvoient la servir, et auxquels nos papiers auroient suffi pour établir la certitude de sa naissance et de ses droits. Dans notre nouvelle course, sur-tout après les derniers évènemens, il me parut nécessaire de lui en faire prendre un nouveau, étranger même à notre patrie, pour assurer mieux notre sureté et notre repos, en coupantainsi le fil de nos aventures, par lequel on auroit pu nous suivre comme à la trace. Le nom que je lui fis prendre fut Mademoiselle D..., qu'elle n'a pas cessé de porter jusqu'à présent, mais qui ne m'empêchera pas d'employer toujours ici celui de sa naissance. Pour moi, n'ayant eu qu'une courte célébrité, qui ne devoit pas me faire craindre d'être reconnu hors de la Hongrie par le mien, je n'en pris pas d'autre. La santé de Mademoiselle Tekely, quoique défendue par l'ardeur de l'âge et par un tempéramment fort vif, n'avoit pas si bien résisté à ses violentes agitations, qu'il ne lui restât beaucoup de foiblesse. Elle eut une peine extrême à se remettre de son dernier accident; et l'air de la mer lui convenant peu, notre navigation fut pour elle une nouvelle leçon de constance. J'admirois de jour en jour ses progrès dans l'exercice de cette vertu. Elle l'avoit portée dans ses adieux à Madame Seleutzy, jusqu'à ne pas dire un mot de la scène que nous avions encore devant les yeux. Avec moi, son coeur fut moins réservé. Sans cesser de rendre grâces au ciel des bénédictions qu'il avoit versées sur son grand-père et ses oncles, qu'elle qualifioit toujours de martyrs, elle s'abandonnoit quelquefois à des réflexions fort amères sur leur sort et sur le sien. à la vérité, c'étoit pour revenir par degrés à lapatience, à la résignation, et pour finir même par la joie. Loin de lui faire un reproche de ses inégalités, je les regardois comme une preuve que le fanatisme n'avoit aucune part à ses sentimens, et que s'ils étoient souvent trop exaltés par la chaleur de son imagination, elle n'en étoit pas moins capable, quand ce feu venoit à se refroidir, d'une manière de penser juste et modérée. Je ne lui reprochois pas non plus de donner la qualité de martyrs aux trois princes, quoique cette anticipation sur les droits de Rome me parût fort hasardée, et que la vérité de leur conversion, dont nous n'avions pas d'autre garant que la bonne foi du vertabiet, me laissât des doutes. Il me sembloit suffire qu'ils eussent scellé de leur sang la foi du christianisme. Je ne pouvois en douter sur le témoignage de mes yeux; et si c'étoit une erreur, je me serois cru bien plus coupable, de priver mon innocente compagne de la seule consolation qui l'avoit fortifiée dans une si rude épreuve. Mais il s'en préparoit d'autres, pour elle et pour moi. Notre capitaine ne nous connoissoit qu'à titre de passagers. Cependant quelques légères apparences, auxquelles nous ne renoncions pas encore, lui faisant juger que nous n'étions pas des passagers du commun, il ne put voir mon assiduité continuelle auprès de Mademoiselle Tekely et la familiarité de mes soins,sans former divers soupçons, qu'il fut curieux d'approfondir. Il se figura que si des amans contraints ou persécutés, abandonnent quelquefois l'Europe pour se réfugier en Turquie, il n'étoit pas impossible que de la Turquie d'autres prissent aussi le parti de venir en Europe, pour se garantir de la contrainte ou de la persécution. Je ne désavoue pas qu'ayant pris un attachement inexprimable pour Mademoiselle Tekely, il ne m'échappât quelques-unes de ces caresses tendres, qu'un père se permet avec sa fille. Elles avoient été remarquées du capitaine, dont nous recevions quelquefois la visite. Il conclut qu'une jeune personne, sur laquelle un homme, qui ne s'attribuoit avec elle aucune liaison de parenté, avoit tant d'empire et des droits si libres, ne pouvoit être que sa maîtresse, à quelque degré que leur intelligence fût parvenue; ses visites en devinrent plus fréquentes, et ses observations plus attentives. L'habitude de le voir éloignant mes défiances, je ne changeai rien à ma conduite, et le ciel sait quelle étoit encore l'innocence de mes sentimens. Enfin l'indiscret observateur, croyant ses soupçons bien confirmés, abusa de la familiarité dans laquelle je vivois avec lui, pour me dire un jour en souriant, qu'il avoit pénétré mon secret, et qu'il applaudissoit à mon goût.Quelques autres complimens achevèrent de me faire entendre sa pensée. Ma surprise fut si vive, que le souvenir que j'en conserve me répond encore de la simplicité de mon coeur. Mais ne trouvant rien dans mes plus tendres dispositions, dont je ne fusse prêt à faire l'aveu, je ne m'offensai pas d'un langage fort nouveau pour moi; et ma seule alarme fut pour l'honneur de Mademoiselle Tekely, dont cet incident me fit juger qu'on n'avoit pas dû se former une haute idée sur notre vaisseau. Dans un premier mouvement, que l'estime et l'amitié peuvent rendre impétueux sans colère, il ne me tomba rien dans l'esprit de plus propre à détruire une fausse et ridicule imagination, que d' avouer naturellement au capitaine, que j'étois ecclésiastique, engagé par les plus grands motifs à servir de tout mon zèle l'aimable personne avec laquelle il m'attribuoit d'autres liaisons; supérieur par conséquent aux foiblesses ordinaires de la nature et que je n'avois jamais attendu d'elle, qu'une honnête et vertueuse reconnoissance. C'étoit une autre simplicité, de m'imaginer que cette recherche d'expressions pût changer les idées d'un homme de mer. Fort bien, reprit-il avec un sourire encore plus malin; j'avois deviné assez juste, que l'amour avoit beaucoup de part à votre voyage; mais je vois bien mieux à présentpourquoi vous choisissez votre retraite en Hollande, où vous serez libre de satisfaire votre tendresse, et de vous marier même, en dépit du caractère. Il ajouta plus sérieusement, que sa religion lui faisant regarder le célibat des ecclésiastiques romains comme un état violent, il m'offroit volontiers ses services, pour me faire secouer le joug. Ces offres furent accompagnées de l'explication des moyens. En vain, mes protestations l'interrompoient à chaque mot; il ne les prit plus que pour les déguisemens d'un homme timide, qui vouloit garder des ménagemens jusqu'au terme. Je désespérai de le persuader; mais je résolus du moins de retrancher aussitôt la cause de ses téméraires suppositions, en mettant plus de réserve dans mes manières et dans les soins que j'apportois à la santé de Mademoiselle Tekely. Je m'étois fait insensiblement une douce habitude de lui prendre et de lui baiser les mains; j'y renonçai tout d' un coup. Les noms de tendresse furent supprimés. J'évitai de me placer près d'elle; je m'interdis jusqu'au plaisir de la regarder, auquel je m'étois toujours abandonné sans scrupule. Je n'avois jamais cherché dans ses yeux, qui s'étoient accoutumés aussi à souffrir les miens, que des assurances de sa santé, ou de la tranquillité de son ame.Ce rôle me coûta peu le premier jour. Cependant il me falloit veiller sur moi-même, pour m'assujettir aux loix que je m'étois imposées. Mes mouvemens avoient pris un cours, qui ne pouvoit être interrompu sans un peu d' attention. Ce fut ma première idée, en m'appercevant que mes yeux et mes mains sortoient quelquefois d'eux-mêmes du repos où je voulois les tenir. Je les y faisois rentrer aussitôt; mais je concevois qu'indépendamment de l'habitude, il y avoit aussi quelque chose de peu naturel, et peut-être d'incivil, à m'entretenir, par exemple, avec Mademoiselle Tekely, à l'entendre, à recevoir ses questions ou lui faire les miennes, sans jeter presqu'un regard sur elle, et ne cherchant pas d'autre raison du chagrin que j'en souffrois, mon impatience tomboit sur le capitaine, dont les malignes imputations m'obligeoient à cette contrainte. Le lendemain et les jours suivans, ma peine augmenta, jusqu'à me paroître insupportable; et ce qui n'étoit pas moins cruel, le capitaine, soit par simple affection pour nous, ou par obstination à pénétrer nos secrets, ne nous quittoit plus du matin au soir. Je ne sais quelle auroit été la fin d'une violence, qui commençoit à me le rendre fort odieux, sans me faire encore porter mes réflexions plus loin; lorsqu'un léger incident vint lever pour moi, tous les voiles qui m'avoientdérobé si long-tems d'autres connoissances de mon propre coeur. Mlle Tekely, surprise du changement qu'elle remarquoit depuis quelques jours dans mon humeur et dans ma conduite, et contrainte elle-même par la présence continuelle du capitaine, qui m'attendoit le matin pour entrer avec moi dans sa chambre, et qui n'en sortoit qu'avec moi le soir, ne put résister à l'intérêt que sa vive et noble reconnoissance lui faisoit prendre à mes moindres peines. Un jour que le capitaine ennuyoit Madame Olasmir par quelque récit, elle saisit un instant où mes yeux s'étoient échappés sur elle, pour me faire signe de m'approcher de son lit, qu'elle quittoit peu dans le triste état de sa santé. Quel moyen de me refuser à ses ordres? Je m'approche. Elle prend ma main, que son innocente inquiétude lui fit serrer dans la sienne; et me regardant d'un air empressé, elle me demande d'une voix basse ce que j'avois donc, depuis plusieurs jours que je lui paroissois tout changé? Expliquerai-je jamais ce que j' éprouvai dans cet étrange moment! Il est sûr du moins que je ne l'aurois pu faire alors. Je n'avois aucune idée des foiblesses du coeur. Toutes mes expériences me sembloient bornées à l'amitié. Si je la connoissois tendre, ardente, inquiète, et même jalouse, comme je l'avois quelquefois ressenti dans le cours de nosvoyages; ennemie sur-tout de ce qui la gêne, comme les observations et la tyrannique assiduité du capitaine hollandois me le faisoient reconnoître; j'ignorois qu'il y eût des sentimens capables de pénétrer l'ame, de troubler le sang, d'agiter tous les esprits, et de mêler à ce trouble, une incroyable douceur qui le redoubloit jusqu'au transport. Tel fut néanmoins l'effet, que le regard et les quatre mots de Mademoiselle Tekely produisirent sur moi. Une révolution si subite m'ôta d'abord le pouvoir de lui répondre: mais par une autre espèce de charme, mes yeux s'attachant sur les siens, y demeurèrent fixés, avec toute l'ardeur, ou plutôt l'avidité de la soif ou de la faim, comme sur deux sources inépuisables d'un bonheur et d'une joie dont ils demandoient à se rassasier. Ravissant transport! C'étoit le nectar des dieux, qu'ils y puisoient délicieusement dans sa plénitude. Avec quelle usure se payèrent-ils dans un instant, des privations et des pertes auxquelles ils avoient été condamnés pendant plusieurs jours! Cependant, un mouvement curieux du capitaine m'ayant fait sortir de cette ivresse: il est vrai, dis-je à ma chère malade, que je ne suis pas tranquille depuis plusieurs jours; mais l'intérêt que vous y prenez, va dissiper ce petit nuage; et je vous promets plus d'éclaircissement, lorsque je pourrai vous voir sans témoin. Revenez donc seul, répliqua-t-elle impatiemment. Je m'éloignai d'elle, d'un air assez sérieux pour en imposer au capitaine, qui continuoit de nous observer. Mais j'emportois, dans mes veines, un feu que je n'y avois jamais senti. Mille idées, aussi nouvelles pour moi que mes nouveaux sentimens, m'assiégèrent l' esprit et l'imagination. L'apparence de réserve où je rentrai aussitôt, un livre, que je pris pour contenance, et l'affectation d'y baisser les yeux, sans les lever une fois sur Mademoiselle Tekely, ne me firent pas cesser de la voir, et dans cette même attitude, où d'un seul regard elle avoit fait sur moi des impressions si surprenantes. Je la contemplois avec une attention capable de graver à jamais dans mon coeur l'image qui m'en étoit restée. Je sentois qu'elle m'étoit plus chère que jamais: cependant je n'éprouvois plus ce trouble et ces étonnans transports qui m'avoient mis comme hors de moi-même. Ils sembloient changés dans une langueur, qui m'attachoit encore plus à cette méditation passionnée, mais qui tenoit moins de la joie que de la tristesse. C'étoit, comme je l'ai reconnu depuis, le pressentiment des longs combats, dont j'étois menacé par la raison et l'honneur. Ces deux sévères censeurs ne se faisoient pas encore entendre ouvertement; et plusieurs fois même, sans les appeler au conseil, mais alarmé d'un bruit sourd qui m'annonçoit leur approche, je crus entrevoir quelque apparence de pouvoir composer avec eux. Au travers de mille désirs ténébreux, auxquels je n'avois pas la hardiesse de m'arrêter, je parvins à me souvenir des offres du capitaine, et de la facilité qu'il m'avoit fait concevoir à les mettre en exécution. J'avoue qu'au retour de cette idée, mon coeur, quoique si mal éclairci de ses nouveaux sentimens, la vit reparoître avec complaisance, et s'en entretint avec une satisfaction si vive, qu'elle y fit renaître des mouvemens fort tumultueux. Quoi! Toute espérance ne seroit pas interdite! Il seroit possible... mais l'heure de nous retirer étant arrivée, je sortis avec le capitaine; et quelques mauvaises plaisanteries, par lesquelles il tenta de m'arrêter, ne m'empêchèrent pas d'aller promener mes rêveries sur les ponts, dans la vue de retourner seul chez Mademoiselle Tekely. La fraîcheur de l'air m'ayant un peu refroidi le sang, je revins bientôt de l'aveugle passion, qui m'auroit peut-être emporté fort loin au premier moment, si, me trouvant en Hollande avec ma compagne, j'eusse obtenu d'elle une faveur déclarée pour mes sentimens. Mais quoique le capitaine n'eût pas achevé de s'expliquersur ce point, il m'étoit aisé de concevoir que c'étoit du sacrifice de notre religion qu'il faisoit dépendre ses secours: et dans cette supposition, comme dans toute autre, étoit-ce de ma compagne qu'il falloit l'attendre? Moi-même, avec un peu de réflexion sur mes principes de foi, qui, sans être de la même élévation que les siens, n'avoient jamais varié depuis mon enfance, aurois-je été capable d'y renoncer, par d'autres motifs que ceux d'une nouvelle conviction? Ma confusion fut si profonde, de m'être arrêté quelques momens à cette pensée, qu'elle eut la force de me rappeler tout d'un coup aux plus étroites loix du devoir. Le trait ne m'en resta pas moins dans le coeur: mais qu'importoit la nature de mes sentimens, lorsque je prenois de bonne fois la résolution de les tenir rigoureusement en bride? Et l'amour est-il un crime, quand il est réduit par le frein de la religion et de l'honneur, aux bornes de l'honnête et simple amitié. Ce récit, animé par le feu d'une éloquence vive et naturelle, m'attachoit si puissamment, qu'il me tenoit comme suspendu aux lèvres de mon historien. Je l'écoutois, avec une chaleur d' intérêt et d'attention, qui me rendoit immobile. Mais s'interrompant ici lui-même, il me demanda si je n'entendois pas depuis un moment, dansmon anti-chambre, la voix d'une femme? Je n'entends, lui dis-je, et je ne veux entendre que vous. Non, le monde entier n'a jamais rien eu de comparable à votre Demoiselle Tekely. Ce coeur, ce tour d'esprit et d'imagination, m'enchantent. Je l'adore en idée, dans quelque pays qu' elle ait trouvé l'établissement qu'elle mérite, et je brûle de l'y voir parvenir: de grâce, continuez. Elle n'est pas loin, me répondit le docteur; et je vous promets le plaisir de la voir, si l'estime vous y porte, comme elle m'a porté, depuis que je la connois, à lui rendre mes ardens servicew que je la connois, à lui rendre mes ardens services. Mais, encore une fois, je suis sûr d'avoir entendu la voix d'une femme dans votre anti-chambre. Ne seroit-ce pas votre baronne? N'importe; continuez, répliquai-je, je n'attends personne ici. La baronne n'y sauroit descendre honnêtement, après la réponse que j'ai fait faire à son oncle; et je ne connois pas d'autre femme, qui puisse venir m'interrompre à cette heure. C'est apparemment quelque femme de cet hôtel, qui prête la main à mon valet. En vérité, cher docteur, vos interruptions me chagrinent. Vous me donnerez une aversion mortelle pour la baronne, à laquelle je ne refuse pas de la reconnoissance et de l'amitié, si vous la croyez capable de venir se jeter à ma tête, comme elle feroit, sans doute, en descendant ici malgré moi, etcomme elle n'a peut-être que trop fait, ajoutai-je avec un peu d'humeur, en venant se loger avec moi. Continuez donc. Revenons à notre adorable Tekely. Aime-t-elle son abbé? C' est de lui-même, me dit le docteur, que vous apprendrez leurs sentimens. Je continue dans ses termes, comme j'ai fait jusqu'ici. Imaginez-vous qu'au lieu de parler à moi, c'est à vous qu'il parle encore. Je me crus si bien affermi dans la double résolution de vaincre et de cacher ma foiblesse, qu'en retournant chez les dames, je pensai que pour la déguiser mieux, je devois reprendre avec Mademoiselle Tekely, dans l'absence du capitaine, les mêmes familiarités que son amitié m'avoit toujours permises, et qui n'étoient pas moins justifiées par la présence de Madame Olasmir, que par une longue habitude d'innocente et juste affection. Peut-être, comme je ne puis dissimuler que je l'ai pensé depuis, n' étoit-ce qu'une illusion de mon foible coeur, qui vouloit sauver quelque chose du nauffrage de ses espérances, et disputer à la religion et à l'honneur quelque partie du terrein dont ils se remettoient en possession. Mais, j'entrai du moins avec ce projet. Je m'approchai de Mademoiselle Tekely, qui m'attendoit, avec sa gouvernante auprèsd' elle. Leur chambre étoit éclairée d'un flambeau: l'obscurité m'auroit mieux servi. Je ne pus la revoir, non-seulement avec tous les charmes dont j'avois ressenti le pouvoir, mais avec un air d'empressement pour me parler et m' entendre, sans une sorte de confusion ou de respect, qui me lia la langue et tous les sens. Au lieu de m'asseoir près d'elle, de prendre une de ses mains, et de la baiser deux ou trois fois, comme j'aurois fait dans mes tems d'innocence, je me tins debout devant son lit; et trouvant à peine assez de hardiesse pour la regarder, j'attendis qu'elle me demandât les explications qu'elle désiroit. Mon premier dessein avoit même été de les adoucir, par des termes moins ouverts que ceux du capitaine, dont j'avois été choqué moi-même: mais je sentis que ce déguisement auroit augmenté mon embarras; et ne ménageant pas plus la délicatesse de Mademoiselle Tekely qu'il n'avoit fait la mienne, je lui racontai, sans le moindre voile, que j'avois été blessé de l'injurieuse opinion de cet homme, qui nous prenoit pour des amans fugitifs, et qui nous offroit grossièrement de nous faire marier en Hollande. Quelle affreuse idée! S'écria-t-elle aussitôt; je ne veux plus qu'il paroisse devant moi. Je me sentis comme soulagé par l'effort que j'avois fait; et m'étant alors assis, je me retrouvaicapable de raisonner assez juste sur notre situation. Non, lui dis-je; il ne faut pas nous en faire un ennemi: son ressentiment pourroit être dangereux, avec l'autorité qu'il exerce à bord. Nous touchons aux caps d'Espagne. Si je n'étois effrayé de la longueur du chemin de terre, je serois d'avis de descendre au premier port, et votre santé nous offre un prétexte: mais nous aurions ensuite toute l'Espagne et tout la France à traverser. Il nous reste, au plus, douze ou quinze jours de navigation jusqu'à Rotterdam; après quoi nous le quitterons, pour ne le revoir jamais. Achevons le voyage avec lui; et qu'il ne sache pas même que ses idées nous offensent. Elle goûta ce conseil. Nous n'en continuâmes pas moins de peser les difficultés de la route de terre, et de regretter que notre propre intérêt ne nous permît pas de descendre dans quelque port catholique. J'observai, en me retirant, la même réserve avec laquelle j'étois entré. Mademoiselle Tekely n'avoit pas témoigné qu'elle s'en fût apperçue. Elle avoit cru, sans doute, en trouver la cause dans mon récit. Elle s'étoit rappelé apparemment, les manières tendres, qui pouvoient avoir donné, de sa part et de la mienne, quelque fondement aux soupçons du capitaine; elle s'étoit infailliblement reproché des libertés, qu'il avoit interprétées si mal; et cetteidée lui avoit fait prendre la résolution de se contenir dans des bornes plus sévères. Ainsi, je me vis privé tout d'un coup de mille douceurs, dont je ne commençois à sentir le charme, que lorsqu'elles m'étoient arrachées. Ce ne fut pas néanmoins dans ce premier trouble, que mon coeur les regretta. Au contraire, les réflexions dont ma visite avoit été précédée, et l'embarras qui l'avoit accompagnée, servirent, quelques momens, à me soutenir contre ma foiblesse. J'avois quitté Mademoiselle Tekely, sans lui dire un mot de tendresse, ou d'attention pour sa santé; et j'allai jusqu'à me persuader que c'étoit le fruit des résolutions dans lesquelles j'étois retourné chez elle. Mais que je connoissois peu la nature des sentimens dont j'étois la proie! Ils croissoient par cette espèce de résistance; et je ne fus que trop bien instruit les jours suivans, lorsqu'à la distance, et dans la contrainte, dont je me fis une loi plus étroite que jamais, j'éprouvai des agitations et des révoltes de coeur, dont il me fut impossible de méconnoître la cause. Cependant, la fin de cette violence étoit si proche, que je n'eus guères le tems de réfléchir sur mes dispositions, ni de chercher en moi-même, du courage pour les combattre, et de la force d'esprit pour les vaincre. En arrivant à la vue des côtes de France, le capitaine déclaraqu' il étoit dans l'intention de relâcher à Nantes. Cette nouvelle pénétra Mademoiselle Tekely de joie; et dès le premier instant, elle déclara aussi que notre dessein étoit de descendre en France. Mon consentement ne pouvoit lui paroître douteux, après le regret que j'avois marqué de ne pouvoir descendre en Espagne; et dans ses idées, qu'elle ne tarda point à m'expliquer, il ne devoit pas nous être difficile de passer de Nantes en Hollande, si je persistois, ajouta-t-elle, en me regardant, à préférer cette route. J'approuvai tous ses désirs; car depuis la révolution de mes sentimens, la balance de l'autorité sembloit changée entr'elle et moi. Je ne décidois plus de rien, qu'après l'avoir consultée. Je trouvois une douceur extrême à lui demander ses ordres, à les entendre sortir de sa bouche, à les suivre avec la docilité d'un enfant, et souvent les yeux baissés, plein de la tendre satisfaction que je prenois à lui obéir; seul reste, à la vérité, des autres plaisirs que je continuois de m'interdire avec la même rigueur. Je n'osois penser qu'elle remarquât cette nouvelle conduite, et bien moins encore qu'elle fût flattée d'avoir acquis un nouveau pouvoir: cependant, il me sembloit quelquefois, qu'elle n'avoit pas les yeux fermés sur les mouvemens qu'il me faisoit faire, et qu'elle trouvoit de la douceur elle-même à l'exercer. Elle avoit besoin,plus souvent, des petits services que je pouvois lui rendre. Elle entroit plus librement dans une suite de soins, dont elle ne s'étoit jamais occupée; notre navigation, nos affaires, notre dépense, le tems qu'il faisoit: elle avoit toujours quelque chose à me dire; et l'ardeur du moins, ou la profonde soumission qu'elle me voyoit à prévenir ou à suivre toutes ses volontés, lui faisoient connoître un véritable empire, dont il étoit impossible qu'elle ne fût pas touchée. Sa déclaration ne surprit pas peu le capitaine, qui n'étoit pas revenu de son premier jugement, et qui ne pouvoit regarder la France, comme un lieu propre aux mariages furtifs. Il dut prendre une meilleure idée de ceux qu'il avoit noircis par ces soupçons, et misérablement ennuyés par son entretien. Nous lui fîmes nos adieux au port de Nantes, après l'avoir libéralement payé; et nous le crûmes moins affligé de nous perdre, que satisfait de joindre à ses fonds le prix de notre passage, et celui de quelques marchandises dont il étoit chargé pour Nantes, qui faisoient partie de son commerce.
LIVRE 8
On comprend que Mademoiselle Tekely n'avoit pas eu d'autre vue, que de se délivrer d'un observateur, aussi malin qu'incommode. Mais l' état de sa santé l'obligeoit encore plus de quitter la mer. à peine fûmes-nous établis dans une hôtellerie de Nantes, qu'elle y fut saisie d' une maladie fort dangereuse. Les médecins, que j'assemblai en grand nombre, l'attribuèrent à l'élément dont elle sortoit. Ils prétendirent que n'ayant pas ressenti la plus ordinaire des incommodités de la navigation, le mauvais état de sa santé, dans une si longue course, n'avoit pu venir que de cette cause même; c'est-à-dire, que ses humeurs assez agitées pour sortir de leur ordre naturel, et trop peu pour s'évacuer par les voies communes, avoient reflué dans la masse du sang, où leur violente fermentation n'avoit pas manqué de jeter un si grand désordre, qu'il auroit pu devenir mortel, si notre voyage eût été plus long; qu'il ne falloit pas perdre un moment pour attaquer le mal dans sa source; et sur ces principes, ils conclurent la nécessité des saignées et des purgations.Je ne les accuse pas d'avoir manqué de lumières, puisque Mademoiselle Tekely dut la vie à leur méthode: mais, en peu de jours, ils la réduisirent à l'extrémité de la foiblesse et de la langueur. Je la voyois périr par degrés. Elle n'avoit, pour soutien, que mes soins et ceux de sa gouvernante; ou plutôt elle n'avoit que les miens; car cette vieille dame, atteinte elle-même de plusieurs infirmités qui demandoient ceux d'autrui, ne pouvoit toujours exercer son zèle auprès de sa chère élève. Deux femmes, payées pour la servir, ne me sembloient s'y porter qu'avec la négligence du sentiment mercenaire. C'étoit moi, le plus souvent, qui veillois près d'elle, et qui lui rendois tous les services que la bienséance n'interdisoit pas à mon sexe. Une mère tendre, un mari passionné, n'auroient pas porté le zèle plus loin. Dans sa langueur même, elle y paroissoit sensible; et sa seule crainte étoit de voir succomber mes forces à la fatigue continuelle du mouvement et de l'insomnie. Vous ne vous ménagez pas assez, me disoit-elle quelquefois. Que deviendrois-je, si la santé vous manquoit aussi! Son attention et sa reconnoissance suffisoient pour me soutenir. Un regard d'inquiétude ou d'affection me tenoit lieu de sommeil et de nourriture: et dans l'état où jela voyois, foible et extenuée, je ne devois plus me défier des trahisons de mon coeur. La plus sévère vertu n'auroit pu condamner mes empressemens, ni leur chercher d'autre cause que la force d'une pure et fidelle amitié. Six mois de cette horrible situation laissèrent Mademoiselle Tekely comme dévorée par de si longues douleurs, et peut-être encore plus par la violente qualité des remèdes; elle étoit dans un épuisement, qui me fit craindre presqu'autant pour sa vie, que le mal même dont on l'avoit délivrée. Les médecins en jugèrent mieux. Ils lui conseillèrent de se faire transporter à la campagne, qui est charmante dans cette partie de la Bretagne. Un air pur leur parut capable de dissiper promptement tous les restes d'une maladie, qu'ils n'avoient attribuée qu'à la mer. Je fis chercher aussitôt, dans les villages voisins, une petit maison, qu'elle pût habiter avec Madame Olasmir, mais sans moi. Pour un séjour de quelque durée, dans une nation aussi policée que les françois, je conçus que j'avois d'autres ménagemens à garder qu'en Turquie; et la violence, que j'eus à me faire, ne m'empêcha point de prendre un parti, que je crus indispensable pour elle et pour moi. Quoi! Vous vous séparez de nous? Me dit-elleavec un extrême étonnement, lorsque je lui fis cette ouverture. Ma vie est à vous, lui répondis-je; je ne respire que pour vous servir, et pour chercher à vous rendre heureuse: quel doute formez-vous de mes sentimens! Ce transport, qui m'étoit échappé sur une plainte si tendre, et qui me prenoit toujours à la moindre marque de son estime ou de son affection, mais que je réprimois plus heureusement, parut la calmer. Je ne me le reprochai pas dans les circonstances, et je lui fis un détail de mes motifs, qui les lui fit approuver; avec la condition néanmoins, que je ne laisserois pas passer un jour sans la voir. Quelle plus précieuse grâce aurois-je pu demander, si j'avois eu plus d'indulgence pour mes désirs! Nous fûmes servis comme on m'en avoit donné l'espérance, dans une ville où l'humanité règne pour les étrangers. On m'indiqua, dès le même jour, une grande et belle ferme, dans la plus charmante situation du monde, à moins d'une lieue de la ville, où non-seulement on consentoit à loger Mademoiselle Tekely et sa gouvernante, mais on leur offroit, à prix médiocre, une table honnête, et toutes les commodités qu'elles pouvoient désirer, avec la compagnie d'une jeune fille du fermier, qui s'empresseroit de les amuser dans leur solitude, etdont on vantoit la douceur et la bonté. Tant d'avantages ne permettoient pas de balancer sur le choix; et Mademoiselle Tekely, que le motif de notre séparation avoit satisfaite, fut la première à s'en réjouir, dans l'espoir, me dit-elle, que vivant sous les yeux d'une société d'honnêtes gens, dont sa conduite seroit éclairée, j'aurois la liberté de la voir plus souvent. Elle y fut menée par un de ses médecins, qui ne cessoit point encore de s'employer à son rétablissement; et je ne l'accompagnai, que pour en apprendre le chemin. Sa voiture fut chargée, par mes ordres ou mes propres soins, de tout ce qui sert à l'amusement comme à la santé, sur-tout de livres qu'elle aimoit passionnément, et dont nous n'avions jamais été sans un grand nombre. Les qualités de ses hôtes répondoient à l'opinion qu'on nous en avoit donnée: gens simples, mais civils et d'excellent naturel, avec une fille aimable, à laquelle je remarquai tout d'un coup qu'il ne manquoit que les avantages dépendans de la fortune, une naissance plus relevée, et des principes d'éducation plus recherchés. Les mouvemens de mon coeur étoient si peu subjugués par le triste état de Mademoiselle Tekely, et l'image même de la mort, que j'avois vue si long-tems sur son visage, l' avoit si peuchangée à mes yeux, que dans l'admiration de mes propres sentimens, je commençai à douter si mes alarmes, depuis l'aventure du vaisseau, n'étoient pas de vaines lueurs, qui devoient leur naissance à l'éloignement où j'avois toujours vécu des passions tendres et du goût vulgaire des plaisirs. Ne prenois-je pas la sensibilité d'un coeur paternel, pour une révolte de mes sens! Et ce que je regardois, dans mes scrupules, comme une atteinte à la religion et à l'honneur, n'étoit-il pas le plus juste effet d'une tendresse et d'une fidélité que je ne pouvois porter trop loin, pour une illustre et malheureuse fille, dont la providence m'avoit confié la jeunesse et la vertu? C'étoit en revenant de la ferme, où le médecin m'avoit quitté pour visiter un malade, que je me livrois à cette folle imagination: et tout d'un coup elle prit tant d'ascendant sur moi, que je fus tenté de retourner sur mes pas pour réparer, par mille caresses, les affectations de réserve avec lesquelles j'avois quitté Mademoiselle Tekely. Déjà je regrettois vivement tous les plaisirs que je m'étois refusés. Mais une mortifiante réflexion vint modérer ce transport. L'innocente cause de tant de trouble et d'agitations a-t-elle les yeux tout-à-fait fermés sur ma conduite, ou plutôt sur mon délire? Cet ange, que je vois si propre à faire mes plaisirs oumes peines, et que je veux faire servir à la satisfaction de mon coeur, cette aimable et vertueuse pupille, à qui je dois mon respect aux mêmes titres que ma tendresse, n'a-t-elle pas reconnu elle-même le danger, ou du moins l'imprudence, des libertés qu'elle s'est long-tems permises à mon exemple? Et puis-je expliquer différemment cette retenue sévère, dont elle a paru se faire une loi, depuis que le capitaine hollandois a si mal jugé des apparences? Que dira-t-elle, de me voir retomber dans une habitude, qu'elle n'a pu condamner par les motifs que je suppose, sans juger que j'avois eu les mêmes raisons pour la rompre? D' ailleurs ce qu'un hollandois, un homme de mer, a pris pour le fondement d'un injurieux soupçon, sera-t-il plus innocent aux yeux des françois, qui passent pour de si bons juges de l'honnêteté et de la décence? Quelle opinion vais-je donner de Mademoiselle Tekely et de moi, dans un pays, où, sans connoissance, comme nous sommes, l'estime est notre seul droit aux faveurs que nous y recevons? Après ces raisonnemens, il ne put me rester que la honte de m'être laissé séduire encore une fois par une trompeuse illusion. Mais elle excita du moins mon courage, pour me tenir plus en garde que jamais contre la surprise de mes sens.Les visites, que je rendis chaque jour à Mademoiselle Tekely, se ressentirent de cette nouvelle résolution; et les soins, que je continuai de donner à sa santé, furent aussi mesurés qu'ils l'avoient été pendant sa maladie. Je me traitai même avec si peu d'indulgence, que pour m'armer mieux contre moi-même, je me fis connoître, du fermier et de toute sa maison, pour un ecclésiastique, attaché à leur pensionnaire par des engagemens de religion et d'honneur. Leur respect pour moi devint égal à la tendresse qu' ils avoient déjà conçue pour elle. Dès les premiers jours, la douceur de ses manières, et sa physionomie, plus intéressante que jamais dans la langueur de ses forces, avoient inspiré à ces bonnes gens une vive affection. Ensuite, lorsque sa santé revint par degrés, et qu'ils commencèrent à voir renaître toutes les grâces naturelles de sa figure, ils en devinrent comme idolâtres. La fille avoit pris, pour elle, un attachement presqu'aussi vif que le mien. Elle m'avoit succédé, non-seulement dans le doux emploi de la servir, mais dans les caresses et les autres témoignages des plus tendres sentimens. Elle n'auroit pas souffert sans chagrin, que tout autre qu'elle, lui rendît le moindre office. J'étois ordinairement charmé de ce zèle, et j'aurois souhaité d'obtenir pour Mademoiselle Tekelyles adorations de tout l'univers. Mais lorsque je la voyois touchée des soins empressés de sa petite compagne, et le témoigner ouvertement, avec la bonté de son charmant naturel, je me sentois pénétré d'une amère tristesse, qui n'alloit peut-être pas sans les mouvemens rongeurs de la jalousie. Ils n'approchoient pas de ceux qu'un autre incident me fit éprouver. Mademoiselle Tekely recommençoit à lire; et l'excellence de son esprit lui faisoit tirer plus que de l' amusement de ses lectures. Un jour que je la trouvai dans cette occupation; je suis tombée, me dit-elle, sur un trait d'histoire qui m'a surprise, et qui me faisoit penser, il y a quelques instans, au capitaine hollandois. Voyez s'il avoit bonne grâce, de vous proposer un changement de religion pour le dessein qu'il vous supposoit. Ces religionnairs, ajouta-t-elle indifféremment, sont si mal instruits de nos loix et de nos usages, ou les interprètent si malignement! Elle me présenta son livre ouvert, dans un endroit qu'elle avoit marqué. J'y lus l'histoire de Casimir De Pologne, appelé de l'état ecclésiastique à la couronne, et relevé du même engagement que le mien, pour épouser Mademoiselle De Nevers. Quel fut mon trouble pendant cette lecture, et combien de fois fus-je tenté de lever les yeux,pour chercher dans ceux de Mademoiselle Tekely, et le motif de son observation, et ce qu'elle inféroit d'un exemple, dont je pouvois croire qu'elle avoit déjà mesuré toute l'étendue? Cependant l'excès même de mon embarras servit à me soulager, en me faisant tenir constamment la vue fixée sur la page, et feindre de lire plus long-tems, pour donner quelques momens à mes timides réflexions. Mais rien ne s'offrant pour les guider ou les éclaircir, et ne pouvant plus suspendre ma réponse, je me jetai dans une vague explication des motifs, qui pouvoient déterminer le saint siège à se relâcher sur les loix ecclésiastiques. J'ajoutai que ces insignes dispenses étoient ordinairement payées à grand prix, ou par des avantages signalés pour l'église: qu'elles s'accordoient quelquefois à la pauvreté, mais jamais sans des causes fort graves: en un mot, que les grandes faveurs de Rome étoient pour l'extrême richesse, ou pour l'extrême indigence, qui devenoit quelquefois un titre pour les obtenir. Mademoiselle Tekely ne répliqua point. Mes yeux, qui se levèrent alors sur elle, trouvèrent les siens baissés. J'en devins, si non plus fort contre les mouvemens qui s'étoient élevés dans mon coeur, du moins plus hardi, pour continuer de l'entretenir du même sujet. Mais bientôt,entraîné secrètement par la charmante idée qu'il m'avoit offerte, et me flattant par degrés, jusqu'à n'y trouver d'obstacle que dans l'incertitude et l'éloignement de l'avenir, qui me ravissoient des espérances que j'aurois pu concevoir dans une fortune mieux assurée, je tombai, sans le vouloir, sur le triste état de nos affaires, que cette réflexion me fit douloureusement sentir. Peut-être Mademoiselle Tekely ne remarqua-t-elle pas la liaison des regrets qui m'échappèrent, avec le discours qui les avoit précédés; ou peut-être la remarqua-t-elle, et l'étonnement qu'elle témoigna ne fut-il qu'un voile pour d'autres chagrins, dont je n'osois désirer des preuves plus claires; mais apprenant, par le compte que je lui rendis de nos fonds, qu'il ne nous restoit guères plus de mille ducats, elle parut presqu'aussi troublée de cette information, que je l'étois encore de tous les sentimens dont j'étois rempli. Quoi! Me dit-elle, nous sommes si bas! Et votre argent n'a pas été plus épargné que le mien! Hélas! C'est moi seule qui vous ruine; et ma vie, quand je la perdrois pour vous, ne répareroit pas le tort que je vous ai fait. Ce langage, et ses yeux, que je vis mouillés de pleurs, me faisant connoître combien elle étoit touchée, je me repentis amèrement d'avoir fait prendre ce cours à ses idées: cependant,comme il falloit achever de l'éclaircir sur un point dont je lui parlois pour la première fois, je me hâtai de lui expliquer comment nos ducats étoient demeurés derrière nous. Mais cherchant ensuite à la rassurer contre toutes sortes de craintes, je lui dis qu'il n'y avoit rien de changé dans nos projets; qu'avec la petite somme qui nous restoit, non-seulement nous achèverions commodément notre voyage, mais nous aurions tout le tems d'attendre quelque chose de la fortune en Hongrie; qu'attachant la mienne à son bonheur, je ne pouvois regretter ce que j'employois à la servir; que je prévoyois un heureux jour, où la justice qu'elle obtiendroit de la cour de Vienne la rendroit assez riche pour elle et pour moi, et qu'elle ne devoit s'occuper que du rétablissement de sa santé, pour se mettre en état de partir. Elle prit une contenance plus tranquille, qui me fit juger son imagination remplie de cet agréable sort que je lui avois présenté dans l'avenir. Les jours suivans se passèrent dans le même calme. Toutes ses idées paroissoient se rapporter à notr départ. Je ne lui trouvois plus même ces délicatesses et ces alarmes de religion, où je l'avois vue retomber quelquefois pendant sa maladie, en songeant que son passage, dans les pays protestans, et son retour dans notrepatrie, devoient exposer sa foi à de fâcheux spectacles et peut-être à de nouvelles épreuves. Soit qu'une pratique paisible du culte romain, dans un pays aussi catholique que la France, lui fît oublier qu'elle n'avoit pas toujours été si libre, ou qu'en reprenant ses forces elle se fût rappelé les conseils que je lui avois fait goûter dans un autre tems, je croyois la voir plus aguerrie contre la différence des opinions religieuses, et beaucoup moins vive dans les craintes ou les ferveurs de son zèle. Ce changement, dont je me réjouissois pour le repos de sa vie et de la mienne, pouvoit être attribué aussi à ses fréquentes lectures, qui lui apprenoient à juger mieux des choses humaines, et dont j'observois d'ailleurs les effets sur d'autres points, pour avancer la maturité de sa raison. J'avois ces idées de la tranquillité de son coeur, à laquelle je n'aurois osé comparer celle du mien, lorsqu'un jour, arrivant à l'heure que je prenois ordinairement pour mes visites, j'appris d'un des domestiques de la ferme, que Madame Olasmir étoit morte depuis moins d'une heure, et d'une maladie si subite, qu'à peine avoit-elle eu le tems et la force de faire ses derniers adieux à sa chère élève. Je demandai aussitôt où je trouverois Mademoiselle Tekely, et comment elle avoit soutenu i 577 ce triste accident? On ne répondit qu'à la première de mes deux questions: elle s'étoit retirée, me dit-on, avec Hélene, fille du fermier, dans une chambre dont elle n'étoit pas encore sortie. J'y volai. La porte, à laquelle je frappai en me nommant, n'en fut pas plutôt ouverte. J'entendis la voix d'Hélene, qui me prioit d'attendre un moment. Je me fis une violence extrême, pendant cinq ou six minutes. Mes alarmes pour Mademoiselle Tekely me la représentoient dans la plus vive amertume de la douleur, peut-être sans connoissance, et recevant des secours que sa compagne vouloit dérober à la vue d'un homme, mais dont je craignois qu' elle ne fût pas aussi capable que moi, qui m'étois exercé si long-tems à prendre soin de cette chère malade. Ouvrez; ouvrez donc, répétois-je à tout instant. Oui, oui, me répondoit-on d'une voix assez empressée; et l'on n'ouvroit pas. Hélene accourut enfin, m'ouvrit, avec quelques mots d'excuse. Je ne les écoutai pas; et mes yeux, sans s'arrêter sur elle, se portèrent aussitôt sur le visage de Mademoiselle Tekely, qui étoit debout vis-à-vis de moi. Toute la pénétration du plus ardent intérêt ne m'y fit pas découvrir d'autre apparence que celle d'une extrême agitation, qui pouvoit venir de la douleur de sa perte, mais qui ne marquoit aucune altérationdans sa santé. Mes inquiétudes se changèrent seulement en surprise, lorsqu'un second coup d'oeil m'eut fait observer qu'au lieu de ses habits ordinaires, elle étoit vêtue et coëffée comme Hélene, proprement, mais en simple fille d'honnête fermier, et qu'au milieu de ses peines elle paroissoit se plaire dans cette parure. Elle ne me laissa pas le tems d'ouvrir la bouche, pour en marquer mon étonnement. Je vous désirois impatiemment, me dit-elle; et je n'ai tardé à vous faire ouvrir, que pour achever de prendre ces habits, avec le secours d'Hélene. à présent, vous aurez la complaisance de m'entendre, et de ne pas m'interrompre. Elle avertit Hélene de nous laisser seuls. Elle s'assit; elle me pria de m'asseoir aussi; et d'un ton plus composé qu'elle ne l'avoit jamais pris avec moi, elle me tint ce discours, dont j'avoue que le souvenir ineffaçable a toujours fait mon tourment. Vous savez la mort de ma pauvre Olasmir. Après la perte de sa santé, que vous avez vue dépérir depuis long-tems, sa vie étoit le dernier sacrifice qui lui restoit à faire pour moi. Son mari lui en avoit donné l'exemple. Grand dieu! Qui connois tout ce que je dois à ces deux vertueuses et fidelles créatures, charge-toi de la reconnoissance d'une fille infortunée, qui n'a que les voeux de l'indigence à leur rendre, pour de si constanset si généreux services. Que l'éternelle mesure de leur récompense soit ton pouvoir infini et ta suprême bonté! Vous savez la mort de cette chère femme, mais vous ne savez pas qu'en mourant, elle m'a rendu, sans y penser, un dernier service, le plus précieux que je pusse attendre de son affection. Lorsque je la croyois expirante, et que sa voix commençoit à s'éteindre en implorant le secours du ciel, mes embrassemens l'ont ranimée. Elle a retrouvé la force de me dire, avec un reste d'haleine entre-coupée, qu'elle est parvenue à rassembler; ah! Ma fille, ce n'est pas mon sort qu'il faut pleurer, réservez vos larmes pour le vôtre. Dans quel état je vous laisse! L'avenir ne m'épouvante que pour vous. Que n'êtes-vous née d'un paysan, comme Hélene! Votre vie seroit heureuse: et que vous importeroit, ma fille, en arrivant au terme où je touche, de l'avoir passée dans une cabane ou sur un trône? Un effort sensible pour finir ces derniers mots, qui sortoient à peine de ses lèvres, a fait passer son ame dans le sein de Dieu. Croirez-vous qu'au lieu de redoubler mes pleurs, ce discours les a sechés tout d'un coup. Je suis demeurée comme immobile, et réellement insensible au triste spectacle que j'avois devant les yeux. On a tiré les rideaux du lit, pour me le dérober aussitôt. Ce soin étoit superflu. Je n'appercevois plus rienautour de moi. La vérité de ce que je venois d'entendre, agissant intérieurement sur mon ame, m'a pénétrée d'une si vive lumière, que pendant quelques momens je me suis crue seule au monde. J'ai considéré que la porte de l'éternité venoit de s'ouvrir pour ma fidelle Olasmir; qu'elle ne l'avoit pas fermée après elle; qu'il ne me falloit qu'un pas pour y passer à sa suite; qu'au fond il importoit peu, comme elle me l'avoit dit, de quelle demeure, de quelle condition, je partirois tôt ou tard pour faire un si court chemin; que les biens de la fortune ne servoient qu'à le rendre plus difficile, sans être capables de l'allonger; que pour un passage de cette importance, la raison apprenoit, au contraire, que les embarras et les obstacles ne pouvoient être trop écartés: et d'ailleurs, me suis-je dit avec la même clarté de conviction et de sentiment, ce que j'appelle des biens en mérite-t-il le nom pour moi, lorsque ma naissance et mes droits à la fortune me préparent une vie si malheureuse, que mon amie expirante en emporte de l'effroi! Sur quoi même sont fondées mes espérances? Sur la générosité d'autrui, sur le reste d'un argent qui ne m'appartient pas, car je sais l'usage que j'ai fait du mien. Hé quoi! Ce n'est pas assez qu'avec sa patrie, sa famille, et le repos de sa vie, le plus généreux des hommes ait sacrifié pour moi les trois quarts de ce qu'il possédoit? Je ne lui laisserai rien? J'achèveraisa ruine! Je souffrirai qu'il périsse pour me relever, sur le fondement incertain, et peut-être chimérique, d'un rétablissement de mes droits, dont ses plus favorables préventions ne l' empêchent pas de douter lui-même. Il m'est impossible de représenter l'effet que cette idée a produit sur moi. Elle ne m'étoit pas nouvelle, mais l'impression n'en avoit jamais été si vive. Je n'y ai pu résister; et si mes expressions ne l'ont pas affoiblie, vous ne serez pas surpris des résolutions qu'elles m'ont fait prendre à l'heure même. Le père d'Hélene étoit à deux pas de moi dans la chambre inquiet de mon silence, et me regardant avec la tendresse dont vous avez remarqué vous-même que ce bon vieillard est rempli pour moi. Je me suis levée, pour m' avancer vers lui. Je l'ai salué avec respect, et comme je le fais toujours, et je lui ai demandé s'il m'aimoit assez pour me recevoir dans sa famille. Ce que je désire de vous, ai-je ajouté de l'air humble que j'ai cru convenable à ma prière, n'est que l'habit commun du hameau, la nourriture et le second rang dans votre affection après votre Hélène. Je passe le reste de mes jours avec vous, si vous m'accordez cette faveur, et je vous honorerai toute ma vie comme un père. Dans sa première surprise, l'honnête vieillard a paru douter si je lui parlois sérieusement. Mais lorsque j'en ai pris le ciel à témoin, il n'a pucontenir son transport. Il m'a demandé la permission de m'embrasser, et m'a serrée dans ses bras. Sa joie ne s'est d'abord exprimée que par des larmes; ensuite il m'a nommée plusieurs fois sa chère, sa seconde, sa première fille, tout ce que je voudrois être, m'a-t-il dit, car il étoit sûr qu'Hélene ne seroit pas jalouse du rang; et l'une et l'autre nous n' appercevrions jamais de différence dans son affection. Hé bien, ai-je interrompu, vous n'en appercevrez pas non plus dans notre tendresse et notre respect pour vous: j'accepte votre promesse, et je m'engage avec vous pour la mienne. Aussitôt j'ai fait signe à ma soeur de me suivre. Nous sommes passées dans cette chambre. Hélene sembloit suspendue à mes yeux, et cherchoit des termes pour me marquer son étonnement. Je l'ai priée de s'épargner les questions. J'étois pressée d'autres soins. Commençons, ma soeur, lui ai-je dit, par jeter au feu divers papiers, qui ne peuvent m'être utiles à rien; et sur le champ j'ai brûlé toutes les preuves de ma naissance, avec les attestations et les lettres, sans autre regret, je vous assure, que la peine que je vous ai donnée de les recueillir. Il ne me tardoit pas moins de prendre l'habit, sous lequel vous me voyez. Hélène m'a forcée d'accepter le plus beau des siens; recherche assez vaine, dans l'état de simplicité que j'embrasse: mais je sauraim'y réduire par dégrés, et pour la première fois j'ai cru devoir cette complaisance à ma chère soeur. D'ailleurs ce jour, si j'en pouvois détacher la perte de ma fidelle Olasmir, n'est-il pas le plus agréable de ma vie, un vrai jour de fête, quoiqu'empoisonné par la plus vive douleur; et dans mon deuil même, ne doit-il pas être célébré? C'est de cet oeil, que je vous supplie, monsieur, de le regarder pour moi. Voilà ce que j'avois de plus important à vous dire. Le reste ne demande pas d'explication; vous êtes libre de tous les engagemens que votre généreuse amitié vous a fait prendre, pour la conduite de ma jeunesse, à laquelle il ne manquera rien dans cette honnête maison, et pour le rétablissement de ma fortune, auquel je renonce volontairement, sans craindre de le regretter jamais. Comme vous n'aurez plus de partage à faire entre vos nécessités et les miennes, la petite somme qui vous reste servira peut-être à réparer le tort que je vous ai fait, à vous ouvrir quelque heureuse voie, qui ne peut tarder long-tems pour un homme de votre mérite, et que je m'efforcerai de hâter par tous les voeux de mon coeur. Par mes voeux? ... si loin de vous servir, devois-je ajouter, ils ne vous deviennent pas funestes: car je le vois trop, tel est la singularité de mon sort et de celui de tous mes proches? Est-elle donc attachée au sang dont jesuis sortie? Avec un grand nom et de l'opulence, non-seulement nous sommes tous parvenus aux deux excès les plus opposés; à la dépendance du secours d'autrui, et presqu'à l'extrêmité de l'abjection et de la misère; mais nous avons eu le malheur encore plus cruel, d'entraîner dans les mêmes abîmes ceux que notre infortune a touchés; ceux, hélas! Qui nous ont tendus la main pour nous relever ou nous soutenir! Malgré l'air de fermeté, de joie même et de liberté d' esprit, dont Mlle Tekely s'étoit comme armée pour cet étrange discours, et qu'elle avoit su garder jusqu'à la conclusion, quelques larmes, forçant le passage, se firent appercevoir ici sur ses joues. Elle se hâta de les essuyer; peut-être crut-elle me les avoir dérobées. Cette dernière réflexion, qui les lui avoit arrachées, n'ayant pas été plus volontaire, elle auroit voulu pouvoir en détourner mon attention, et nous ramener tous deux, elle aux apparences de contentement qu'elle avoit soutenues jusqu'alors, moi, sans doute, aux applaudissemens qu'elle désiroit pour ses résolutions. J'en jugeai par un sourire contraint et par quelques mouvemens inquiets, avec lesquels elle parut attendre ma réponse. J'avois observé fidellement le silence qu'elle m'avoit imposé. Il m'avoit même assez peu coûté, pendant la première partie de son récit. La viveet juste amitié que je lui connoissois pour une femme qui lui avoit tenu lieu de mère, m'ayant fait craindre quelqu'effet extraordinaire d'une perte si subite, j'avois été satisfait, plutôt qu'alarmé, du cours que sa douleur avoit pris; et de tous les excès auxquels je l'avois crue capable de s'emporter, le mépris de la fortune et la préférence d'une vie obscure m'avoient semblé les moins dangereux. C'étoit une évaporation passagère; je n'en avois pu souhaiter de plus douce; et ne croyant pas en devoir appréhender la durée, cette idée n'avoit fait que m'attendrir, lorsqu'elle m'avoit parlé de la vanité du monde en philosophe, et de mes services en coeur sensible; ensuite, dans la demande qu'elle avoit faite au fermier, la naïveté du tableau m'avoit enchanté. Je n'avois pu me défendre alors de la regarder avec complaisance, et je l'avois trouvée plus charmante que jamais sous sa nouvelle forme. Mais dans quel état, grand dieu! M' avoit-elle précipité tout d'un coup! Premièrement, le feu, dont elle avoit aussitôt parlé pour ses papiers, m'avoit fait frémir; et la brusque exécution de ce malheureux projet avoit rendu mon émotion si vive, que j'avois eu besoin du dernier effort, pour ne la pas faire éclater par un cri. C'étoit sa seule ressource et le fond de toutes ses espérances, qu'elle avoit détruits en un instant. Peut-être monpropre intérêt entra-t-il aussi dans l'excès de mon trouble. Mes yeux se tournèrent, avec le plus amer sentiment, vers la cheminée, où je voyois encore voltiger quelques atomes des précieux écrits, dont l'anéantissement me faisoit saigner le coeur. Une consternation si profonde ne pouvoit être augmentée que par un coup plus terrible encore: et je l'avois aussitôt reçu de Mademoiselle Tekely, dans la fin de son discours, où j'avois cru voir, au travers d'une modération affectée, que si la mort de Madame Olasmir avoit déterminé ses nouvelles résolutions, elles avoient pris leur origine dans l'explication que j'avois eue avec elle sur l'état de nos affaires, et sur la petite somme qui nous restoit. Soit qu'une ame aussi délicate que la sienne eût trouvé dans cet avis un air de plainte, ou qu'ayant réfléchi plus qu'elle n'eût encore fait sur notre étroite situation, elle eût eu, pour elle-même, l'injustice et la rigueur de se reprocher l'épuisement de mes fonds après les siens; il m'avoit paru que ses regrets, ses conseils, ses voeux sur ce point, et sur-tout la douloureuse réflexion qui leur avoit succédé, ne pouvoient venir que de l' une ou l'autre de ces deux causes; cruelle supposition, qui m'avoit pénétré l'ame! Soupçon d'autant plus insupportable, qu'il étoit plus opposé à la vérité de tous mes sentimens!J' étois dans cette double agitation, lorsque son silence m'avoit fait comprendre qu'elle attendoit mon jugement sur tout ce que j'avois entendu. J'ignore ce que le mouvement naturel de mon coeur m'auroit pu dicter, mais, plus je me sentis troublé, plus je crus devoir apporter de prudence à ma réponse. La destruction des papiers, ou de ceux du moins qui portoient la confirmation du mariage de son père par l'aveu du hospodar, étoit un malheur irréparable. Le reste n'étoit pas sans remède. Je ne doutois pas, moi qui la connoissois si bien, que toute cette scène ne fût l'ouvrage de son imagination, que je m'étois trop hâté de croire réduite, par une langueur qui ne l'avoit pas quittée sur mer, par sa maladie, et par l'expérience ou les réflexions d'un âge plus mûr. De puissantes circonstances l' avoient échauffée; d'autres auroient le pouvoir de la refroidir, et mes conseils reprendroient leur ascendant ordinaire sur une raison fort éclairée, pour laquelle je n'avois que ces tempêtes à redouter. Ainsi, loin de condamner son emportement, je pris le parti de flatter des résolutions dont je ne pouvois arrêter que les suites. Je louai la reconnoissance et l'affection, qui la rendoient si sensible à la perte de sa gouvernante, le mépris qu'elle faisoit des biens du monde, son goût pour la vie champêtre, et j'évitai de toucher au malheureux article despapiers. à l'égard de moi, je la remerciai vivement de l'intérêt qu'elle prenoit à mon sort, et je la priai d'être sans inquiétude pour un homme que la fortune touchoit aussi peu qu'elle. Vous savez, lui dis-je, que j'attache mon bonheur au vôtre; et nos idées s'accordant si bien sur ce qui mérite le nom de bonheur, j'aurai peu d'embarras pour le mien, lorsque je verrai le vôtre bien établi. Elle parut si satisfaite de ma réponse, qu'après avoir répété qu'elle me supplioit néanmoins d'employer inutilement pour moi ce qui me restoit d'argent, elle ne pensa qu'à mettre de la décence dans les derniers devoirs qu'elle vouloit rendre elle-même à Madame Olasmir. Il ne vous en coûtera rien, me dit-elle; je ferai vendre ses robes et les miennes, dont je n'ai plus d'autre usage à faire, et qui vous rembourseront de vos frais. Je ne combattis pas même cette idée; et lui remettant de quoi fournir à la dépense des funérailles, je demandai seulement qu'elle me laissât le soin de faire vendre les robes. Mon dessein, comme on se l'imagine aisément, étoit de les sauver au contraire, et de les lui conserver, pour un autre tems, que je ne croyois pas éloigné. Hélene fut rappelée. Les noms de chère compagne et de soeur furent prodigués, avec aussi peu d'affectation que si la tendresse de la natureles eût dictés. Je fus témoin, pendant quelques heures, de l'aimable empressement de Mademoiselle Tekely, à partager quantité de petits offices domestiques avec Hélene. Le fermier jugeant, par mon silence, que j'approuvois cette bizarre métamorphose, sembloit pénétré de joie, et ne se remuoit que pour arrêter sa seconde fille, lorsqu'il la voyoit descendre à des soins trop vils, ou trop fatigans. Moi-même, confondu de ce spectacle, et muet d'étonnement, je me demandois quel étoit donc l'avantage des grandes distinctions de la vie, puisqu'un caprice d'imagination suffisoit pour faire trouver autant de plaisir réel dans une condition si simple? D'un autre côté, une illusion plus puissante encore me faisoit sentir que je leur aurois préféré mille fois, et pendant un siècle entier, la douceur de contempler Mademoiselle Tekely dans son exercice. Chaque pas, chaque mouvement que je lui voyois faire, renouveloit dans mon coeur toutes les fatales impressions que j'y voulois effacer. Le dessein où je la vis obstinée d'assister à l'enterrement de sa gouvernante, en deuil de campagne, c' est-à-dire, sous un habit encore plus éloigné des usages de la ville, me fit prendre le parti de me dérober à cette cérémonie. Je lui en fis goûter la raison, qui fut la crainte de faire éclater par ma présence une singularité qu'ellene cherchoit pas à rendre publique, et d'attirer trop d'attention sur nous, dans un pays où nous souhaitions d'être inconnus. Ainsi je pris le chemin de Nantes, dans la résolution de ne pas reparoître à la ferme, tout le jour suivant, où je supposai que la compagnie seroit nombreuse. J'emportois aussi l'espérance de trouver, à mon retour, Mademoiselle Tekely moins ferme dans ses idées de vie champêtre, dont je ne pouvois me persuader que le goût lui durât plus long-tems que les injustes chagrins auxquels je l'attribuois. On a vu que c'étoit dans cette seule confiance, que je m'étois dispensé de les combattre. Cependant, les réflexions qui m'assiégèrent, en marchant à pié dans une route où je me souvenois d'en avoir fait de fort sages, me conduisirent par divers degrés à des conclusions opposées. Elles retombèrent sur les motifs, qui pouvoient l'avoir jetée si brusquement dans son étonnante résolution. La seule ardeur de son imagination les expliquoit-elle assez? Qu'avoit-elle vu, dans la mort de Madame Olasmir, qu'un évènement auquel nous nous attendions de jour en jour? Et les dernières expressions de cette fidelle amie, ne pouvant passer que pour un délire de tendresse, dans le coeur d'une femme expirante, portoient-elles d'autres lumières surnotre avenir, que celles qui nous étoient déjà trop présentes, et dont nous nous étions mille fois entretenus dans notre inquiétude commune? L'épuisement de nos fonds ne devoit pas être un incident plus étrange pour Mademoiselle Tekely; elle ne pouvoit avoir oublié l'extrême diminution qu'ils avoient reçue à Constantinople, ni se figurer que notre voyage de mer, sa maladie, pour laquelle je n'avois rien ménagé, et les infirmités de sa gouvernante qui demandoient de continuels secours, ne m'eussent pas obligé à de très-grands frais. D'un autre côté, en l'informant de notre situation réelle, je n'en avois pas marqué plus d'embarras pour l'exécution de nos grandes vues; et l'argent qui me restoit entre les mains pouvoit suffire effectivement à les remplir. Enfin, devois-je penser qu'elle eût trouvé l'air de plainte au compte qu'il m'étoit échappé de lui rendre, ou dans d'autres termes, qu'elle me jugeât capable de regretter ce que j'employois à son service, elle qui me voyoit occupé depuis si long-tems, et sans le moindre partage, de sa fortune, de sa santé, et du bonheur de sa vie? Ah! J'avois trop bien appris à juger moi-même de ses sentimens et de ses principes. Si je ne lisois pas tout ce qui se passoit dans son coeur, j'en connoissois si parfaitement le fond, que j'aurois engagé mille vies pour la justice et lagénérosité de tout ce qui prenoit naissance dans une source si noble et si pure. Non, pris-je plaisir à répéter en moi-même, je ne me persuaderai jamais que les yeux manquent à cette divine fille, pour reconnoître le désintéressement de mon zèle et l'excès de mon attachement. Mais d'où vient donc ce caprice, qui lui fait oublier tout d'un coup ce qu'elle est née, ce qu'elle doit à son nom, à l'honneur de ses ancêtres, à mille charmes et mille vertus qu'elle possède, oserai-je dire à mes longs services? Pour vouloir s'ensévelir dans une condition obscure, et la préférer à tant d'avantages qu'elle peut espérer de sa naissance et de sa jeunesse? Ici, j'en fais l'humble aveu, mon coeur, que je n'avois pas cessé de tenir en bride, et que je croyois soumis par mon respect pour elle autant que par la considération de mon état, jusqu'à ne plus demander la vigilance de ma raison, me fit sentir plus impétueusement que jamais, le besoin qu'il avoit d'être réprimé. Un accent tendre, dont j'avois été frappé dans sa voix, lorsqu'elle étoit arrivée à ce qu'elle avoit nommé mes sacrifices; le reproche de ma ruine, qu'elle s'étoit fait d'un air pénétré; le même attendrissement, chaque fois qu'elle avoit parlé de ma mauvaise fortune, et si vif, à la fin de son discours, qu'elle n'avoit pu retenir quelques larmes; toutes ces idées merenaissant dans l'esprit, s'y fortifiant à mesure que je croyois trouver moins de vraisemblance dans les explications que je rejetois, et s'y joignant d'elles-mêmes à l'observation sur Casimir De Pologne, qui n'en étoit pas sortie, me rejetèrent tout d'un coup dans un transport, dont non-seulement ma raison et ma vertu, mais la vigueur même de ma constitution, ne put arrêter ni soutenir les effets. Je me sentis tremblant. Mes jambes me refusèrent leur office pour marcher. Je m' assis sur le premier gazon. Là, dans un trouble qui ne peut être représenté, les deux coudes appuyés sur mes genoux, le front sur mes deux mains, je m'abandonnai pendant quelques momens à des agitations de coeur et d'esprit si confuses, qu'il ne m'en est pas resté le plus léger souvenir. Des soupirs, quelques exclamations interrompues, mal articulées, c'est tout ce que je retrouve dans ma mémoire: chère fille! Adorable enfant! Vous... ce coeur... ah! Le mien... mais comment... un autre effet, et bien plus nouveau pour moi, dont je ne m'apperçus qu'en sortant de cette violente crise, fut de me trouver les joues inondées de larmes, qui couloient jusqu'à mes lèvres, et que je distinguai par leur amertume. Cependant je me dois le témoignage, qu'au premier instant où ces impétueuses vapeurscommencèrent à se dissiper, ma raison, reprenant toute la force qu'elle avoit tirée de mes combats, revint d'elle-même à ses principes, et fut capable aussitôt d'imposer silence à tous mes sens. Charmes qui n'êtes pas faits pour moi! M'écriai-je avec un reste d'attendrissement, mêlé de confusion; délicieuse, mais perfide ivresse! Laissez-moi l'innocence que j'aime et la paix que je désire. Je me levai brusquement, pour secouer promptement les étincelles du feu que j' avois senti prêt à me consumer. Loin de revenir aux dangereuses images qui l'avoient si vivement rallumé, je m'efforçai de les écarter par les puissantes réflexions qui m'avoient déjà servi dans le même lieu. Toutes les grandes règles du devoir furent rappelées de bonne foi. C'étoit à servir Mademoiselle Tekely, comme la religion et l'honneur m'y avoient consacré, que mes sentimens, quels qu'ils fussent, devoient se satisfaire et s'exercer. Toute autre voie m'étoit interdite. Qu'importe, ajoutai-je avec un renouvellement de force, d'où viennent ses résolutions? Il est question de l'en détacher, si bientôt son propre dégoût ne la guérit pas d'un caprice qui m'étonne; ou de les faire servir, s'il est possible, à réparer plus facilement tout le mal qu'elle s'est fait en brûlant les preuves de sa naissance. Cette dernière idée m'étoit déjà venue à la ferme; je m'y attachai particulièrement, etj'achevai de lui donner de la vraisemblance, dans un plan dont je demeurai fort satisfait. Rien ne manquant à la sureté, ni même aux loix essentielles de la décence, dans la maison du fermier, il me sembla que sans aucun risque j'y pouvois laisser Mademoiselle Tekely sous la garde de cet honnête vieillard, pendant que je ferois le voyage de Hongrie, pour recommencer une levée de certificats et d'attestations, dans les lieux où j'avois recueilli les premiers. C'étoit un préliminaire indispensable, après lequel je ne voyois guères plus de difficultés dans notre situation, qu'il n'y en avoit eu jusqu'alors; sur-tout me croyant toujours certain de ramener ma pupille à la raison, lorsque je l'entreprendrois sérieusement. Un voyage, que je ferois seul, alloit m' épargner de la dépense, du tems, l'embarras de promener une jeune fille par des routes dont je lui sauverois la longueur, et me délivrer de tous les combats, qu'un coeur droit, mais foible, me faisoit prévoir encore. Dans ma course, mon dessein étoit de passer par Vienne, pour y pressentir les facilités ou les obstacles que nous trouverions à nous y faire écouter; de prendre aussi par Cronstat, pour y faire quelque argent du reste de ma fortune, et pour engager ma soeur à m'accompagner dans mon retour en France. Cette soeur étoit la prudence même. Je luiconnoissois les mêmes sentimens que les miens, pour nos Tekely. Elle pouvoit remplacer avantageusement Madame Olasmir; et je ne désespérois pas de l'y faire consentir. Enfin, revenant avec elle en moins de trois mois, qui me paroissoient suffire pour toutes ces vues, je trouverois ma noble paysanne, ou guérie de son caprice, et prête à me suivre, ou peu capable du moins, comme je me le figurois, de résister à mes pressantes instances, lorsque pour relever son courage et dissiper son innocente folie, je lui présenterois une gouvernante fort supérieure à la première, des fonds augmentés, de nouvelles voies ouvertes du côté de Vienne, et des espérances de rétablissement plus plausibles que jamais. Ce systême, dont je m'applaudis beaucoup, me donnoit un second avantage, que je n'aurois pas cru nécessaire s'il s'étoit moins accordé avec son principal intérêt, mais dont l'idée me charma dès qu'elle se fut offerte: c'étoit de pouvoir laisser, à Nantes, la plus grande partie de l'argent qui me restoit, pour les besoins qui lui pouvoient survenir. Quelque opinion que j'eusse des dispositions du fermier, j'aurois regretté trop amèrement de devoir à sa seule générosité, pendant trois mois, la subsistance et l'habillement de ma chère pupille. Il me restoit environ douze mille livres de France.Un calcul aisé me persuada que quatre étoient plus que suffisantes, pour les frais de mon voyage, et pour les services que je voulois rendre à Mademoiselle Tekely dans ma route. Je résolus de placer huit cens pistolles, dans des mains assez fidelles, non-seulement pour la sureté du fonds, mais pour en payer chaque mois, l'intérêt au bon fermier, que je voulois mettre seul dans ma confidence. Cet arrangement répondoit si bien à toutes les circonstances de notre situation, qu'après l'avoir achevé, la joie me fit redoubler ma marche, pour ne pas remettre au lendemain ce qui pouvoit être commencé le jour même. Cependant je fus un peu arrêté par le choix du banquier, auquel je voulois confier mon argent. Dans un assez long séjour, j'avois fait peu de connoissances à Nantes. Tous mes soins s'étant rapportés à Mademoiselle Tekely, je n'avois guère étendu mes liaisons au-delà des médecins qui l'avoient vue pendant le cours de sa maladie. à la vérité, un bizarre incident m'avoit procuré, depuis quinze jours, des ouvertures dont j'aurois pu tirer plus d'avantages, si j'avois recherché de l' estime et de la considération, dans un pays où je n'étois recommandé que par ma qualité d'étranger. Je revenois de la ferme dansl'après-midi, lorsqu'en passant devant le collége de l'oratoire, une affiche m'avoit averti qu'il s'y faisoit des exercices publics, dans l'école de philosophie. Mon ancienne passion pour les sciences, plus qu'aucune envie de sortir de mon obscurité, m'avoit fait entrer dans l'assemblée. J' avois demandé modestement la permission de proposer mes doutes sur la vérité des thèses; quelques foibles talens m'avoient assez bien servi pour m'attirer des éloges, dont j'avois cru néanmoins ne devoir une partie, qu'à la politesse de mes auditeurs. L'admiration ne s'étoit pas bornée à ces applaudissemens. On m'avoit traité avec la plus haute distinction, et les pères s'étoient empressés de m'offrir leurs services et leur amitié. Je leur avois promis de les voir souvent, sans autre motif que notre goût commun pour les lettres, et la certitude de trouver une ressource contre l'ennui, dans le commerce de plusieurs honnêtes gens dont je respectois la profession et le mérite. En effet, il s'étoit passé peu de jours, où je ne leur eusse donné tout le tems que mes principes de bienséance me faisoient retrancher assez courageusement à des visites plus chères, et j'étois déjà lié si particulièrement avec le supérieur, que j'aurois pu tout attendre de son zèle. Mais, le service dont j' avois besoin avoit si peu de rapport à son état, qu'il ne s'étoit pas d'abordoffert entre ceux auxquels je pouvois m'adresser; et lorsque mes réflexions tombèrent sur lui, je crus n'avoir à lui demander que son conseil, pour m'ouvrir les voies dans une ville dont il devoit connoître tous les habitans. Je le vis, en arrivant, et ses bons offices passèrent mes espérances. Après avoir entendu ce que je pouvois lui communiquer sans pousser trop loin la confiance, il me prit la main, et me conduisit chez un des riches négocians de Nantes, auquel il recommanda mes intérêts comme ceux de sa propre maison. Ensuite quelques mots d'explication, qu'ils eurent entr'eux, achevèrent de le disposer si favorablement, qu'aussitôt qu'il eut appris mes intentions de moi-même, il m'offrit beaucoup plus que je n'avois pensé à lui demander. S'il n'étoit question, me dit-il, que de faire valoir mon argent pendant quelques mois, il me répondoit d'un fruit plus considérable que l'intérêt ordinaire, par les simples voies de son commerce; et la seule bourse de Nantes étoit un champ si fertile, que chaque jour ou chaque semaine, il m'en promettoit une abondante moisson. Ainsi, ma somme seroit un dépôt entre ses mains, avec la commission d'en tirer parti, pour laquelle il ne prétendoit que la satisfaction de m'obliger. Tout étoit généreux dans cette offre: cependant comme il s'engageoit aussi àpayer les termes que je voulois fixer au fermier, ce paîment certain, sur des profits qui ne l'étoient pas, me laissoit quelque scrupule. Mais le père me fit faire attention que le fond garantissant toujours les avances ou les pertes, je devois être sans inquiétude. En effet, je compris, et le succès m'apprit mieux encore, qu'avec un dépositaire aussi sûr que je pouvois croire le mien, lorsqu'il me venoit d'une si bonne main, le commerce a peu de méthodes plus avantageuses et plus innocentes, pour les particuliers de toutes sortes de conditions, qui veulent augmenter leur bien sans éclat. Mes confidences et les entretiens du supérieur n'ayant rien contenu jusqu'alors, qui pût me faire imaginer ce qu'il se proposoit par ce zèle à m'obliger, et sur-tout par un service si réel et si désintéressé, ma reconnoissance, quoiqu'extrême, c'est-à-dire égale à l'importance de mes propres vues, s'exprima dans les termes communs. Je ne le quittai pas sans lui promettre de le revoir avant mon départ: mais le jour suivant fut employé, soit à régler mes affaires avec le négociant, soit d'avance aux préparatifs de mon voyage. Le médecin, qui nous avoit conduits à la ferme, fut d'ailleurs le seul que j'informai de la nécessité où j'étois de quitter Nantes pour deux ou trois mois. Je le chargeai de veiller à la santé deMademoiselle Tekely, qu'il n'avoit pas cessé de voir quelquefois dans sa retraite; et pour diminuer la surprise que sa métamorphose pouvoit lui causer, je lui annonçai ce déguisement, et je feignis qu'il s'étoit fait de concert avec moi, dans la seule vue de mettre une jeune personne à couvert de toutes sortes d'indiscrétions, pendant mon absence. Il me demanda pourquoi sa préférence n'avoit pas été pour un couvent, et cette question m'embarrassa. Je fus réduit à répondre, qu'elle jugeoit l'air de la campagne plus nécessaire que jamais à sa santé, et je lui recommandai même de la laisser dans ses idées. Ce frein me parut suffire, pour un homme dont j'avois eu le tems de connoître la prudence; et je me flattai qu'en prévenant aussi ma pupille sur l'inutilité de faire éclater ses résolutions, elle continueroit de vivre dans une tranquille obscurité jusqu'à mon retour. Ce jour, le seul que j'eusse passé sans l'avoir vue depuis notre départ de Valaquie, m'avoit aussi paru le plus long; et le lendemain, en retournant à la ferme, toutes les idées que j'avois de mon devoir ne m' empêchèrent pas de considérer, avec le plus amer sentiment, à quelles inquiétudes et quels ennuis mon absence de trois mois alloit me livrer: si je me croyois assez fort, pour m'assujetir éternellement aux loix que je m'étois imposées, je sentois que pour en adoucirla rigueur, il auroit fallu vivre sous les yeux de ma chère pupille, la voir et l'entendre, ou du moins n'être jamais privé trop long-tems de cette innocente consolation, dont je m'étois fait une si douce habitude. J'examinai même si la plus rigoureuse vertu pouvoit être blessée par le sentiment d' un plaisir si pur, et s'il ne lui étoit pas permis de le regarder plutôt comme une espèce de soulagement ou de récompense. Quelle seroit donc l' erreur de cette supposition, si l'on mettoit à part le danger, contre lequel je me croyois assez défendu par mes continuelles réflexions et par mon seul goût pour le devoir? Cette méditation, qui dura pendant toute ma marche, et que je prenois plaisir à prolonger, m'avoit fait prendre, au travers de quelques champs fermés de haies, un sentier dont je savois les détours. En approchant de la ferme par cette route, ma rêverie fut interrompue par les caresses d'un assez beau chien, que j'avois amené du levant, et que j'avois laissé en garde au fermier. Je fus moins surpris de le trouver seul, et comme perdu, que de lui voir au cou un noeud de ruban, avec un reste de lesse traînante, qu'il avoit rompue apparemment pour s'échapper. Après quelques sauts autour de moi, il retournoit sur ses traces, courant de toute sa force, comme ces animaux font dans leur joie; et sautantensuite, près d'un passage qui donnoit dans un autre champ, il tourna la tête pour me regarder, d'un air qui sembloit m'indiquer le chemin; il s'élança devant lui et disparut, sans pouvoir être rappelé par ma voix. Toutes ces apparences me firent juger que Mademoiselle Tekely étoit à se promener dans quelqu'un des champs voisins, et je pris la route que mon chien m'avoit tracée par sa fuite. à peine eus-je passé la première haie, que ma vue parut causer beaucoup de frayeur à douze ou quinze brebis, qui paissoient tranquillement avec leurs agneaux. Je n'en traversois pas moins le champ, lorsque j'apperçus, au coin d'une haie, la tête d'une fille, que je reconnus facilement pour Hélene. Le bruit de ma marche, les mouvemens de mon chien, et la frayeur du petit troupeau, lui faisant assez connoître qu'il étoit entré quelqu'un dans le champ, elle avançoit la tête à demi, pour découvrir qui j'étois. Mais aussitôt qu'elle s'en crut sûre, elle vint à moi d' un air de mécontentement affecté; le beau plaisir, me dit-elle, d'effaroucher nos agneaux! étoit-ce de ce côté qu'il falloit venir? Un doux sourire, dont cette plainte fut accompagnée, son habillement, qui me parut extraordinaire, et sur-tout une petite houlette que je lui vis à la main, me firent deviner une partie de la vérité. Passez,passez, continua-t-elle; vous trouverez, de l'autre côté de cette haie, la bergère Ednor, à laquelle je vous avertis de ne plus donner d'autre nom, si vous ne voulez pas lui déplaire: nous vous attendions par le chemin de la ferme. Hélene s'appuyant sur sa houlette, me quitta pour aller rassembler le petit troupeau. Je passai. Mademoiselle Tekely étoit à peu de distance, assise sur un gazon fort frais, entre un bel agneau, qui paissoit près d'elle, et mon chien, dont elle avoit renoué la lesse; une houlette sur les genoux; un chapeau de paille à son côté, avec un petit panier de jonc, dans lequel je vis du pain et quelques fruits, un livre et des ouvrages de main commencés. Son ajustement étoit de la même forme que celui d'Hélene, c'est-à-dire plus simple encore qu'Hélene ne le portoit ordinairement dans la maison de son père, mais se sentant néanmoins d'un goût d'élégance et de propreté, que dans cet abaissement même, Mademoiselle Tekely n'avoit pu perdre. Sa taille, sous un corset d'étoffe légère, en étoit plus fine et plus libre. Sa tête, sans coeffure et sans voile, laissoit voir à découvert tout ce que la nature y avoit répandu d'agrémens. Avec l'azur qui serpentoit sur les temples, c'étoit de grosses tresses des plus beaux cheveux du monde, relevées sans art, et formant, de plusieurs tours, une sorte de casque,au sommet duquel leurs queues rassemblées d'elles-mêmes en boucles, composoient naturellement un charmant panache. Elle auroit été plus majestueusement sur un trône; mais toutes les recherches de la grandeur et du luxe n'auroient pu la rendre plus aimable. L'émotion de mon coeur ne me surprit pas. J'en avois ressenti d'aussi vives; et le courage avec lequel je me voyois prêt à m'éloigner, semblant me répondre assez de la fermeté de mes principes, peut-être venois-je dans l'intention secrète d'avoir pour moi-même un peu d'indulgence avant mon départ. Cette disposition devoit me donner du goût pour la joie; cependant (en moins de dix pas qui restoient à faire jusqu'à ma pupille), une noire et pesante vapeur m' obscurcit sensiblement l'imagination. Charmes qui me ravissez, dis-je en moi-même, avec quelques soupirs étouffés; mais affreux état pour l' unique héritière d'un si grand nom! Je m'approchai d'elle, d'un air sombre, et dans un silence, qui dut lui promettre moins d'applaudissemens pour son nouveau caprice, que de plaintes et d'amers reproches. Elle feignit sans doute de ne le pas remarquer, car son accueil n'en fut pas plus froid, ni son maintien moins ouvert. Elle fut la première à parler, pour me reprocher gaiement, comme Hélene, d'avoir mal pris mon cheminet d'être venu jeter la frayeur parmi leurs agneaux. Asseyez-vous près de moi, me dit-elle du même ton; je veux vous communiquer le plan de notre vie pastorale, et vous apprendre la scène que je vous préparois aujourd'hui. Je m'assis, la tête baissée, sans avoir ouvert la bouche. Elle se mit à me raconter, qu'après avoir rendu les derniers devoirs à sa fidelle Olasmir, et donné à son sort des larmes d'envie plutôt que d'affliction, elle étoit retournée à la ferme pour y faire son office; mais que son père n'avoit pas voulu souffrir qu'elle mît la main aux rudes ouvrages de la maison, et s'étoit servi de son autorité pour la retenir, en lui laissant néanmoins le choix d'une occupation moins pénible: qu'alors elle s'étoit souvenue qu'au couvent d'Odenbourg il y avoit quelques bestiaux, dont les religieuses prenoient soin; qu'elle avoit demandé cet office dans la ferme, et que son père y avoit consenti, mais l'avoit bornée au soin de la laiterie, des poulets et des agneaux; administration peu laborieuse, comme j'en devois juger, sur-tout lorsqu'il exigeoit qu'elle fût partagée avec Hélene. Aussi s'étoit-elle récriée, en représentant qu'elle craignoit de n'être pas assez utile à la ferme. Cependant son père avoit pris la peine de lui faire concevoir que ces trois articles faisoient une partie considérable de l'économie champêtre,et qu'il tiroit de sa basse-cour presqu'autant que de ses terres. Elle s'étoit rendue à cette raison. Aussitôt, continua-t-elle avec le même enjouement, j'ai voulu connoître l'objet de nos soins et l'étendue de notre petit empire. " j'ai proposé à ma soeur, d'aller ensemble à la basse-cour, vous ne serez pas effrayé des termes. Dans la bergerie, sur plus de trois cens moutons, nous n'avons trouvé que seize brebis avec leurs agneaux. Plus loin, nous avons compté vingt vaches, dont quelques-unes ont mis bas nouvellement. La servante, qui les trait, nous assure qu'elles sont toutes laitières, et qu'avec le lait nécessaire à la maison, elles fournissent, chaque semaine, quatre-vingt livres d'excellent beurre. Je ne puis vous dire au juste, le nombre de nos poulets; mais j'en ai compté plus de trois cens de différens âges, dont les plus jeunes demandent encore de grands soins. " après avoir fait ce compte, et caressé nos agneaux, j'ai pris ma soeur à l'écart, pour convenir avec elle de l'emploi du jour et de l'ordre de notre travail. Nous avons réglé d'abord que notre lever sera, tous les jours d'été, à six heures; à sept en hiver; que nos premiers soins seront pour notre petite légion de volaille; les seconds pour nos agneaux, qui prendront la plus grande partie du jour; et les soins du soir,pour la laiterie. Une si grande partie du jour à nos agneaux! Vous me demandez pourquoi? Parce que nous sommes résolues, monsieur, de n'en confier la garde qu'à nous; et vous voyez que nous commençons dès aujourd'hui. Nous savons du berger même, qu'ils perdent beaucoup à paître avec le troupeau, et que si nous les voulons sains et nets, il faut les mener à part avec leurs mères. Les mener! Mener de tendres agneaux! Ah, monsieur! C'est le triomphe de la vie champêtre. N'ai-je pas lu mille fois que nos premiers pères étoient des bergers? La poésie, la fable, que dis-je? L'histoire sainte et profane nous offrent-elles des idées plus pures, des images plus charmantes que celles de l'état pastoral? Cette espèce d'enthousiasme, et tous ces détails rustiques, qui s'étendoient déjà jusqu'aux termes, me firent lever la vue, pour la regarder avec étonnement. Elle sourit, et continua: nos seconds arrangemens sont tombés sur l'habit qui convenoit à nos exercices. J'ai jugé qu'il devoit être aussi simple qu'eux, le même que celui de toutes les jeunes filles du canton, qui sont occupées des mêmes soins. Un habit pastoral m'auroit plu, tel que je l'ai vu dans plusieurs peintures: mais je ne suis pas en Arcadie; je ne veux pas être distinguée par des singularités qui puissent m' attirer les regards, laseule distinction que je ne crains pas, est celle d'une extrême propreté. Ma soeur a le même goût, et notre exemple pourra l'inspirer à nos compagnes. Si les jours de fête demandent plus de recherche dans notre parure, nous n'y avons pas renoncé. Mon père, qui est la bonté même, apprenant que nous voulions mener nos agneaux, a pris soin de m'avertir que le soleil est brûlant dans cette plaine. Mon inquiétude n'est pas pour mon teint, qui ne m'en a jamais causé, mais pour les restes de ma maladie dont je me ressens encore. D'un peu de paille, que j'ai tressée sur le champ, je suis parvenue à faire, pour ma soeur et pour moi, deux chapeaux, qui vont nous faire braver toutes les saisons. J'ai voulu cette houlette, parce qu'il faut qu'une bergère en ait une. Il falloit un chien, et mon père m'en a promis un: mais je me suis fait suivre aujourd'hui du vôtre, que j'ai paré d'un ruban, à l'honneur du maître, et que j'ai nommé Lyciscas pour ce jour, sans autre raison que d'avoir lu Lyciscas dans une églogue. Mon dieu! J'oubliois que j'ai pris moi-même un nom de bergerie. Comment en porter un autre? C'est Ednor; il est fort commun parmi les bergères de notre Hongrie. M'entendez-vous, monsieur, je m'appelle Ednor, et je ne veux plus qu'on me nomme autrement. à présent, monsieur, convenez que dans le tranquille etcharmant état que j'ai choisi, je vais être la plus heureuse fille du monde! Elle s'arrêta pour attendre apparemment mes félicitations, qu'elle croyoit dues à son récit. Mais une douloureuse variété de sentimens, dont je me sentois le coeur oppressé, ne me donnoit pas beaucoup d'empressement à répondre. Ma bouche ne put s'ouvrir, ni pour applaudir, ni pour condamner. Quelque jugement qu'elle portât de mon silence, elle feignit encore de n'y faire aucune attention; et reprenant du même air: ne vous ai-je pas promis de vous apprendre aussi la petite scène que nous avions méditée? Que je suis fâchée de l'idée qui vous est venue, de prendre un chemin par lequel nous vous attendions si peu! Et peut-être en aurez-vous du regret vous-même. Elle revint au petit conseil qu'elle avoit tenu la veille avec Hélène, sur l'ordre de leurs occupations. Parmi leurs projets, elles avoient fait entrer celui de commencer leur vie pastorale dès le lendemain, pour me surprendre agréablement, me dit-elle, après une absence de deux jours, par le changement imprévu que je trouverois dans leur situation. C'étoit un essai qu'elles avoient voulu faire de leur plan, et tout-à-la-fois un amusement pour elle et pour moi. L'ordre étoit donné à la ferme, dans la supposition quej'y arriverois directement, de me dire qu'elles étoient à se promener dans le champ où je les avois trouvées. N'ayant pas douté que je ne m'y rendisse aussitôt, elles avoient fait passer leur troupeau derrière la haie, et s'étoient venues cacher de l'autre côté, dans le lieu où nous étions, pour me voir venir du côté dont elles m'attendoient. Leur dessein, lorsqu'elles m'auroient vu paroître, étoit de repasser dans le champ voisin, de s'y mettre à la tête du troupeau, la houlette en main, le chapeau sur le front, de se tenir prêtes à me recevoir, et de commencer, à mon arrivée, un petit dialogue, qu'elles avoient concerté entr'elles, sur le bonheur de leur état. Il devoit finir par l'offre qu'elles me feroient d'une houlette, si j'étois tenté de partager ces innocentes douceurs avec elles. Pendant qu'elles se seroient flattées de remplir ainsi mon attention, une servante, qui m'auroit suivi de la ferme avec un bassin de leur meilleure crême, auroit étendu, sur un gazon frais, la plus fine et la plus blanche des nappes de la maison, y auroit servi en bon ordre sa crême, le pain et les fruits, que je voyois au fond du panier; et les deux bergères me faisant alors tourner les yeux sur ce petit appareil, en auroient marqué de la surprise; elles l'auroient attribué à quelque fée bienfaisante, elles m'auroient invité à m'asseoir entr'elles, etm'auroient fait joindre le plaisir d'un festin du siécle d'or, à celui de voir bondir leurs agneaux. Voilà, me dirent-elles toutes deux ensemble, en mêlant leurs voix comme de concert, ce que vous nous faites perdre, et ce que vous avez perdu vous-même. Mais si cette idée leur étoit commune, Mademoiselle Tekely la poussa plus loin. Toute la gaieté qu'elle avoit mise dans son récit n'ayant pas diminué mon oppression, je ne sortois pas de ma pesanteur. Elle parut s'en appercevoir enfin. Quoi? Me dit-elle plus gaiment encore; pas un mot? Nous ne serons pas honorées d'une réponse? Ce qui fait nos délices, n'a peut-être servi qu'à vous ennuyer. Cependant, je voudrois savoir comment vous auriez reçu l'offre d'une houlette, et ce que vous pensez du genre de vie que nous embrassons. Je vous demande, ajouta-t-elle d' un ton plus grave, la sincérité que j'aurois pour vous, si vous me faisiez la même question sur un point que vous eussiez fort à coeur. Un langage si sérieux eut non-seulement la force de me réveiller, mais celle de me rappeler à l'esprit l'importante entreprise dont j'avois déjà commencé l'exécution et tous les motifs d'une visite qui devoit être vraisemblablement la dernière avant mon départ. On me donnoit l'occasion de les expliquer, celle de faire ou d'annoncermes adieux, et tout-à-la-fois, de déclarer, dans la réponse qu'on me demandoit, mon sentiment sur ce qui s'étoit passé depuis trois jours. J'eus besoin de me composer un moment. Hélene venoit de nous rejoindre; mais il m'étoit si facile de passer légèrement sur ce qu'elle devoit ignorer, que sa présence ne m'arrêta point. Vous m'avez surpris sans doute, dis-je à Mademoiselle Tekely en la regardant d'un oeil tranquille, par un spectacle si peu prévu; et je regrette en effet que la route, où je me suis engagé sans réflexion, m'ait fait perdre le plus doux amusement du monde. Vous me demandez ce que j'en pense: vous voyez que j'en juge comme vous, et que je le trouve charmant. Oui, monsieur, interrompit-elle vivement; il l'est à mes yeux. Je le vois, repris-je, vous y prenez tant de goût, que je vous défierois de faire le rôle de bergère avec plus de grâce et de vérité, quand vous en auriez embrassé l'état par une résolution sérieuse. Oh! Très-sérieuse, interrompit-elle encore; je vous en réponds, monsieur; et vous avez dû juger qu'en jetant au feu... elle s'arrêta, contenue apparemment par la présence d'Hélene. Sérieuse, mademoiselle, pour le tems qu'elle doit durer. Autrement, elle ne seroit ni raisonnable, ni digne de vous. Je ne la condamne point pour un tems. Il y a peu d'asiles au monde, oùvous puissiez être avec plus de sureté que dans cette ferme et sous cet habit; j'ajoute, si vous voulez, avec plus d'agrément, puisque votre goût est aujourd'hui pour la vie champêtre. Vous serez tranquille, adorée d'Hélene, chérie de son père, qui ne refusera rien à vos désirs; et j'emporterai la satisfaction de n'avoir rien à redouter pour vous dans mon absence. Dans votre absence, monsieur! Vous partez donc? Oui, mademoiselle, demain ou le jour d'après. Je crus voir d'abord quelque trouble dans ses yeux; mais, avec une plus vive attention, je n'y démêlai que de la surprise. Vous partez! ... hé bien, monsieur, puisse la fortune accompagner tous vos pas, et réparer pleinement le tort que je vous ai fait! Malheureuse, hélas! Je n'ai que des sentimens à vous offrir. Je donnerois mille vies, n'en doutez pas, pour satisfaire à tant d'obligations. Mais vous aurez tous mes voeux! C'est le seul bien qui me reste. Un céleste accent d'intime regret et de sensibilité pressante, avec lequel ces derniers mots furent prononcés, me pénétra jusqu'au fond de l'ame. Je pars, il le faut, repris-je d'un ton moins ferme; j'accepte vos voeux, mais c'est en priantle ciel de ne les exaucer que pour vous. Pourquoi les faites-vous tomber sur moi? Mes services n'ont-ils pas été payé d'avance, par le prix que vous y avez attaché? Je suis en arrière à ce compte! Je vais m'acquitter, s'il est possible, par un zèle qui ne peut augmenter, mais dont je vous promets d'éternels efforts. Vos destins languissent: c'est pour leur succès, mademoiselle, que je demande vos voeux; pendant que j'irai sonder toutes les voies, r'ouvrir celles que vous vous êtes fermées, et vous préparer un sort auquel il ne vous est pas permis de renoncer. Elle m'écoutoit d'un air agité. Ses yeux néanmoins s'attachèrent deux ou trois fois sur les miens. Il sembloit qu'elle fût impatiente, non de me voir finir ou de m' interrompre, mais d'avoir tout entendu, pour en exprimer son étonnement. Lorsque j'eus fini, elle se tourna pleinement vers moi, en joignant affectueusement les mains, et les pressant l'une contre l'autre: quoi? Me dit-elle, d'une voix entre-coupée, avec un regard timide, et quelque peine à trouver ses expressions, ce n'est pas pour vous-pour votre fortune- dont j'ai la ruine à me reprocher-que votre départ est résolu-que vous allez employer-ce que votre aveugle générosité n'a pas achevé de vous ravir-vous jeter dans un nouvel abîme! Je crus devoir l'interrompre, autantpour la soulager, que pour arrêter des ouvertures plus claires devant Hélene. D'ailleurs, mon propre transport ne pouvoit être muet plus long-tems. Pour moi et pour ma fortune! Juste ciel! Quelle idée vous faisiez-vous des liens qui m'attachent à votre service? De grâce, n' ajoutez pas un mot. Vous serez heureuse, mademoiselle; ou je périrai. Elle tourna la tête, sans répliquer, en se couvrant le front d'une de ses mains, pour me cacher un ruisseau de pleurs, que ce soin n'empêcha pas de se précipiter le long de ses joues. Hélene, sans être mieux informée que par les discours qu'elle venoit d'entendre, mais sensible aux plus légers des déplaisirs de sa chère Ednor, se mit à pleurer aussi. Le feu qui circuloit dans mes veines, suffisoit sans doute pour me garantir de la même foiblesse; il avoit tari la source des larmes: mais dirai-je qu' au contraire, je pris un délicieux plaisir à voir couler celles de Mademoiselle Tekely, quelque résistance que je fisse encore à de flatteuses idées dont je n'osois souhaiter l'éclaircissement. La rosée d'une belle nuit ne répand pas une plus douce fraîcheur, dans un champ brûlé par l'excessive ardeur du soleil. Si la violence d'une impérieuse passion triomphoit souvent de tous mes combats, je devois être bien loin de l' oubli réel de mon devoir,puisque je m'y sentis rappelé par le plaisir même que je venois d'éprouver. Je me levai beaucoup plus léger que je ne m'étois assis; et ne prévoyant que de nouvelles peines à prolonger mes adieux, je déclarai d'un air assez ferme, à Mademoiselle Tekely, que je prenois congé d'elle, pour ne la revoir qu'après mon voyage. Elle avoit eu le tems d'essuyer ses pleurs, et de rendre sa contenance tranquille. Partez-donc, me dit-elle affectueusement, puisque vous vous obstinez à vouloir périr pour moi. Je crains bien que votre voyage n' aboutisse à faire deux malheureux, au lieu d'un. Mais si vous y êtes résolu, vous me donnerez du moins de vos nouvelles. Je me réduisis à lui répondre, que mes mesures étoient déjà prises pour lui rendre souvent ce devoir, et pour lui faire tenir surement mes lettres. En prenant mon chemin pour la ferme, où j'avois besoin d'un moment d'explication avec le père d'Hélene, j'eus le courage de ne pas tourner une seule fois la tête, pour considérer ce que je laissois derrière moi. Que mon coeur en voulut de mal à ma raison! Je surpris beaucoup le bon fermier, par la nouvelle de mon départ: mais loin d'en être affligé, il ne put me déguiser la satisfaction qu'il ressentoit de voir les résolutions de Mlle Tekely comme scellées par la mienne. Peut-être avoit-il douté jusqu'alors qu'elles fussent sérieuses ou qu'ellespussent durer. Mon éloignement lui parut une confirmation si pleine et si décisive, que s'enflant d'une sorte d'orgueil, à peine voulut-il m'écouter, lorsque je lui proposai de prendre mes billets, pour aller recevoir, chaque mois, la somme dont j'étois convenu avec le négociant. L'intérêt, me dit-il fort noblement, peut-il entrer dans le coeur d'un père? Cependant, lorsque je lui fis concevoir qu'il pouvoit naître, à Mademoiselle Tekely, des besoins qu'elle n'avoueroit pas, mais sur lesquels il devoit veiller pour les découvrir; et que peut-être ne trouveroit-il pas toujours, dans sa propre bourse, le pouvoir d'y remédier, il parut se rendre à cette raison, et mes billets furent acceptés. Je le laissai dans un extrême contentement, sans être tenté d'approfondir quel jugement il portoit d'une suite de résolutions, qu'il ne devoit pas attribuer au désordre de notre fortune, lorsqu'il se voyoit assigner si libéralement une pension fort supérieure aux frais dont il demeuroit chargé. Si le trouble de mes sentimens avoit été suspendu par cette courte interruption, il redevint si pressant, à chaque pas que je fis pour m'éloigner de la ferme, que les seules armes, auxquelles j'imaginai de recourir contre ma propre foiblesse, furent de donner toute la vîtesse possible à ma marche, et d'arrêter, par un étourdissementmachinal, le progrès de mille objections séduisantes, que mon coeur formoit sourdement contre mon départ. Jamais la comparaison du cerf blessé, qui porte, en courant, le trait dont il veut se délivrer par sa fuite, ne convint mieux qu'aux tristes efforts de ma raison, pour secouer le joug de mes sens. J'étois hors d'haleine, en arrivant aux portes de Nantes; et je n'avois gagné, que de joindre une extrême fatigue de corps aux cruelles agitations d'une ame, que cette lassitude abattoit elle-même, et rendoit encore moins capable de défense. Je vis le moment où ne sentant plus que la douleur de laisser Mademoiselle Tekely dans une situation indigne d'elle, et peut-être le mortel tourment de m'éloigner d'elle pour trois mois, je fus prêt de renoncer au dessein de faire le même jour, à l'oratoire, mes adieux comme je me l'étois proposé; changement qui renfermoit sans doute celui de toutes mes autres vues, et qui m'auroit infailliblement conduit à l'oubli de mes plus sages principes. Les secours du ciel me sauvèrent encore une fois de cette honte, par une révolution, à la vérité, qui va surprendre, mais qui supposoit, du moins, un ferme attachement à ces grandes loix de religion et d'honneur, qui m'étoient présentes, et pour lesquelles, je dois avouer que la source demes vrais malheurs est de n'avoir pas toujours conservé le même respect. Les réflexions, qui m'avoient soutenu jusqu'alors, reprirent donc leur empire, et m'attachèrent plus que jamais à mon premier plan. Je fus droit à l'oratoire. On y parut surpris de me voir. Comme la nuit s'approchoit, et que dans ma dernière visite j'avois annoncé mon départ au supérieur, il ne me dissimula point que n' ayant reçu de moi aucunes marques de souvenir pendant tout le jour, il m'avoit soupçonné d'être déjà loin de Nantes, et qu'il auroit eu quelque chagrin que je fusse parti sans l'avoir revu. Il avoit, continua-t-il, une confidence importante à me faire. Il l'avoit remise au dernier moment, parce qu'elle ne demandoit pas des explications bien longues, et qu'elle devoit dépendre de la certitude de mon voyage de Vienne, sur lequel il avoit cru me voir de l'irrésolution. Mais vous partez donc, ajouta-t-il, et vous m'apprendrez si l'Autriche est un des lieux où vos affaires vous appellent. Oui, lui dis-je. Disposez de mes services à Vienne, pour tout ce qui n'excédera pas mes forces. Il me répondit qu'il les connoissoit; et sans m'apprendre d'où lui venoient ses lumières, il me supplia de changer toute l'amitié que j'avoispour lui en zèle pour l'honneur de son ordre, qui lui étoit plus cher que lui-même; ses explications furent aussi courtes qu'il me l'avoit dit. Il étoit question d'un établissement de l'oratoire en Allemagne. L'archiduchesse, tante de l'empereur, avoit formé ce projet depuis quelques années, et l'avoit poussé d'abord avec beaucoup de chaleur. Dom Bernard Pez, célèbre bénédictin allemand, avoit été chargé de ses ordres. Il étoit venu en France pour en faire la proposition au supérieur général, qui l'avoit reçue avec autant de joie que de respect; et la cour ne s'y étoit pas opposée. Mais les obstacles étoient venus du conseil de Vienne. Au lieu de faire passer en Allemagne une colonie de religieux françois, comme la cour de France et le supérieur l'avoient entendu, le conseil de Vienne avoit demandé qu'on reçût, à l'institut de l'oratoire, quelques jeunes allemands, pour y prendre les usages et l'esprit de l'ordre, et qu'après les épreuves ordinaires ils revinssent l'établir dans leur patrie, sans aucune autre intervention des étrangers. Le supérieur général n'avoit pas goûté cette nouvelle méthode. L'archiduchesse, entraînée par les raisons d'une spécieuse politique, s'étoit refroidie pour ce qu'elle avoit désiré le plus ardemment. Un projet, dont il devoit revenir tant de gloire au ciel et tant d'avantages à l'église, sembloit tombé dansl'oubli. Cependant ce n'étoit pas de la part de l' ordre, où l'on n'avoit pensé, au contraire, qu'à chercher d'heureux expédiens, pour surmonter les difficultés. On s'étoit attaché à celui de faire apprendre la langue allemande à quelques habiles gens, déjà choisis pour la pieuse expédition; dans l'espoir que cette connoissance leur serviroit à lever du moins une des plus graves objections du conseil de Vienne. Leur étude, animée par le zèle de la religion, avoit eu de prompts succès. Il ne s'agissoit plus que de réveiller le projet de l'archiduchesse, en le lui présentant sous ce nouveau jour; et dans le voyage que j'allois faire, j'étois supplié de me charger d'une entreprise, à laquelle personne n'étoit plus propre que moi. Cette proposition, quoique si peu préparée, ne trouva rien dans mes inclinations, ni dans mes vues actuelles, qui fût capable de m'en inspirer de l' éloignement. Outre le plaisir d'obliger d'honnêtes gens, pour lesquels je n'avois pris que de l'estime et de l'amitié dans une longue familiarité, je considérai d'abord que tout ce qui pouvoit m'approcher de la famille impériale, étoit fort avantageux pour le principal objet qui devoit me conduire à Vienne, et que particulièrement auprès de l'archiduchesse, dont on savoit l'ascendant sur l'empereur son neveu, un crédit, telque je pouvois l'espérer de ma négociation, m'ouvroit la plus belle porte du monde en faveur de Mademoiselle Tekely. Ma réponse ne pouvoit être incertaine après cette réflexion. Cependant plus je trouvois d'avantages dans la commission qu'on m'offroit, plus il étoit important de n'y laisser rien manquer à la prudence. Je ne m'étois pas assez ouvert au supérieur sur le fond de mes affaires, pour m'imaginer qu'il me connût autrement que de nom, et sur-tout, qu'il fût bien informé de toutes les raisons que j'avois de me croire fort odieux à la cour de Vienne. étois-je aussi propre qu'il le pensoit à son entreprise? D'ailleurs qu'étoit-il lui-même, pour me charger d'un ministère si grave? Et de quel poids pouvoient être, à Vienne, le nom et l'autorité d'un supérieur particulier? Je lui fis sentir civilement mes deux scrupules. Un agréable sourire me fit connoître qu'il s'y étoit attendu, et qu'ils lui causoient peu d'embarras. Il me pria de lui pardonner plusieurs aveux, qu'il croyoit nécessaires, me dit-il, pour se faire entendre. Dès les premiers jours de notre liaison, l'idée qu'il avoit prise de mes talens, mon nom et mes aventures de Hongrie, qui ne lui étoient pas inconnues, ma profession déjà décidée pour l'église, enfin quelques marques de dégoût qui m'étoient échappées pour le monde,lui avoient fait désirer, et concevoir en même-tems l'espérance, de me voir penser à la retraite. Il avoit regardé le hasard qui m'avoit fait aborder à Nantes, et connoître familièrement son ordre, comme une heureuse disposition du ciel, qui m'y appeloit à son service; et si je lui permettois un peu de partialité pour un corps, auquel son bonheur étoit d'appartenir, il ne croyoit pas effectivement qu'il y eût d'asile plus convenable, pour un homme d'esprit, qui joint au désir de se sanctifier, de la politesse, de l'expérience du monde, et du goût pour les sciences. Ses observations sur mon caractère, dans lequel il avoit cru découvrir un fond de mélancolie, qui m'éloignoit de la dissipation, la constance de mon amitié pour lui et celle de mes visites, l'avoient confirmé dans ses idées. Il me confessoit qu'il les avoit communiquées au p De La Tour, son général, et qu'au motif ordinaire, de faire une conquête au ciel, il avoit ajouté, dans ses lettres, celui d'avancer le grand ouvrage de l'établissement d'Allemagne, par une voie qui sembloit concilier les désirs des deux nations. Le p De La Tour avoit saisi vivement cette ouverture; il avoit ordonné des prières, dans toutes les maisons de l'ordre, pour obtenir la bénédiction du ciel sur une entreprise formée pour sa gloire; et pendant plusieurs mois les espérances ne s'étoit pas rallenties. Mais le tems ayantfait voir qu'on s'étoit flatté trop légérement, et que par quelques raisons que j'eusse été retenu à Nantes, je n'avois d' impatience que pour reprendre le cours naturel de mes affaires, on s'étoit réduit, sur quelque dessein que j'avois marqué de faire bientôt le voyage de Vienne, à me demander mes bons offices dans cette cour. Je pardonnerois encore, si, perdant l'espoir de m'employer comme enfant de l' ordre, le p De La Tour avoit cru devoir, à la prudence, l'éclaircissement d'un doute, qui lui avoit fait craindre de me confier de si grands intérêts sous un autre titre. Comme il ne pouvoit ignorer le rôle que j'avois fait dans un parti opposé à la maison d'Autriche, il avoit appréhendé qu'on n'en conservât assez de ressentiment à Vienne, pour en écouter moins favorablement ce qui seroit proposé par mon entremise. Un ministre de la cour impériale à Paris, qu'il avoit trouvé l'occasion de consulter sur l'opinion que les allemands avoient de moi, l'avoit rassuré. J'étois dans une si haute estime à cette cour, qu'on y avoit rétracté l'ancienne rigueur qui m'avoit fait excepter de l'amnistie; et qu'on y étoit surpris que depuis plusieurs années je ne fusse pas rentré dans ma patrie, pour y recueillir les fruits de cette faveur. Ainsi, conclut le zélé supérieur, de votre côté comme dunôtre, je ne connois rien qui s'oppose au service que nous attendons de votre amitié. En achevant cette étrange explication, il tira d'un porte-feuille plusieurs lettres de son général, dont il me fit la lecture: la dernière étoit accompagnée d'une longue instruction, qu'il n'avoit reçue, me dit-il, que depuis deux jours, et qui contenoit, avec le détail de la commission, des pouvoirs bien exprimés, auxquels il ne lui manquoit que mon consentement, pour les remplir de mon nom. étrange, ai-je dit: si ce terme exprime assez tout ce que je trouvois de surprenant dans ce que je venois d'n je venois d'entendre, il ne répond pas à l'impression subite qu'un des articles de l'éclaircissement du bon supérieur produisit sur moi. Elle fut si tumultueuse et si vive, que si je n'eusse été soulagé par quelques momens de respiration, qu'il m'avoit laissés pendant sa lecture, je n'aurois pas eu la tête assez libre, pour lui faire sur le champ la réponse à laquelle il s'attendoit. Il me resta même tant d'incertitude et d'embarras après son discours, que je pris le seul parti qui convenoit à ma situation; ce fut de lui dire, qu'une affaire de cette importance me paroissant demander plus de délibération qu'il ne me sembloit se l'imaginer, je retarderois volontiers mon départ d'un oudeux jours, et que nous nous reverrions le lendemain. On croiroit pouvoir attribuer le désordre, où m'avoit jeté cet entretien, à la joie que je devois ressentir, en apprenant que j'étois dans quelque estime à la cour de Vienne, et que j'avois la liberté de rentrer dans ma patrie. Mais, quoique je n'eusse pas le coeur fermé pour un sentiment si naturel et si juste, il n'eut pas alors la moindre part à mon agitation. Une cause plus profonde, et d'abord obscure pour moi-même, mais que je ne fus pas long-tems à reconnoître par ses effets, agissoit avec une égale puissance sur mon esprit et sur tous mes sens: c'étoit l'espérance d'accorder les intérêts de Mademoiselle Tekely, ma propre fortune, la religion et l'honneur, avec mon séjour à Nantes; en termes plus clairs, de remplir toutes mes obligations et de pousser efficacement les affaires de Mademoiselle Tekely et les miennes, sans m'éloigner d'elle. Ce dernier motif se déguisoit à mes yeux, et mon trouble ne venoit sans doute que de la trahison d'un coeur foible, dont je m'efforçois de les détourner. L'illusion, de quelques mouvemens inquiets qu'elle fût accompagnée, se soutint lorsque j'eus quitté le supérieur. Mes réflexions ne s'attachèrent qu'aux avantages que je pouvois trouver, dans un parti qui ne s'étoit jamais présenté à mon imagination, celui d'entrerdans un corps où l'on me faisoit l'honneur de me désirer, où je serois plus utile à Mademoiselle Tekely, que dans tout autre état, et que sous toute autre forme, par le poids que mes sollicitations recevroient à Vienne, de l'importante commission dont j'y serois revêtu, et sur-tout de l'habit religieux, pour lequel on sait que la considération est portée fort loin dans cette cour; un corps, d'où je m'ouvrirois peut-être, à moi-même, des voies d'élévation dans l'église ou dans l'état; enfin, où je serois du moins sûr de mener une vie douce et tranquille, et d' éteindre ou de purifier, par l'exercice constant de l'étude et de la piété, une passion rebelle, qui mettoit continuellement ma religion et mon honneur en danger. Ainsi, cette malheureuse passion ne m'aveugla point encore assez, pour me dérober entièrement la nécessité de triompher d' elle: mais, sous tous ces voiles, qui l'avoient transformée successivement en zèle pour le service de Mademoiselle Tekely, en projets d' ambition pour moi, en goût d'étude et de vie tranquille, en sentiment même de religion et d'honneur, ses plus irréconciliables ennemis, elle parvint à son but, qui étoit de se nourrir de la présence ou du voisinage de son objet, et de se fortifier plus que jamais par la fatale surprise qu'elle fit à ma raison.La nuit n'ayant rien changé à mes dispositions, je retournai le matin à l'oratoire, avec tout l'empressement qu'elles me donnoient pour le nouveau plan dont j'étois rempli. Le supérieur les apprit avec des transports de joie, et me dit que connoissant les désirs et les intentions de son général, il attendroit moins ses ordres que les miens, pour commencer l'exécution de mon dessein. Je ne pris que le tems nécessaire à quelques arrangemens, que j'avois fait entrer dans mes vues. J'avois considéré que les actes, qui concernoient le mariage du comte Jean Tekely, pouvant être levés par tous ceux que j'y voudrois employer, rien ne m'obligeoit d'en remettre le soin à d'autres tems, et qu'il étoit même à craindre que le délai ne rendît cette recherche plus difficile. J'en chargeai ma soeur, dont je connoissois la discrétion, par une lettre, où je lui marquois le nom des lieux, et les personnes auxquelles je m'étois moi-même adressé, dans mon premier voyage en Transylvanie. Je la préparois à l'honneur que je lui destinois un jour, de servir de compagnie à Mlle Tekely, lorsqu'elle paroîtroit à la cour de Vienne. Je la priois de garder soigneusement, jusqu'alors, les actes qu'elle devoit recueillir; et quoique le nouveau genre de vie, que j'allois embrasser, pût me faire différer àconvertir en argent ce qui me restoit de bien, je la pressois d'en chercher l'occasion, et je lui en donnois le pouvoir, dans la vue, dont je me réservois le secret, d'avoir cette somme prête, en partant pour l'Allemagne, pour y présenter Mademoiselle Tekely dans un état digne de son nom et de ses droits. Une autre pièce, qu'elle avoit jetée au feu avec toutes les autres, et dont la perte devoit être réparée, étoit le certificat particulier de sa naissance. Il ne pouvoit me venir que de sa paroisse de Vienne. Je n'avois aucune relation familière dans cette ville, car de cent hongrois, mes anciens amis, ceux qui s'étoient rendus à la cour impériale ne pouvoient être fort attachés au nom de Tekely; et ceux, qui l'étoient encore, éprouvoient les rigueurs de l'exil; ou menoient une vie obscure dans leurs terres. Je me serois vu forcé d'attendre jusqu'à mon arrivée à Vienne, pour lever moi-même un acte de cette importance, si je ne m'étois heureusement souvenu du marchand viennois, que j'avois sauvé des flots du Danube, en me rendant à Bender. Cet homme m'étoit redevable de la vie; motif de reconnoissance, qui remue, dit-on, jusqu'aux animaux féroces. Je mis la sienne à l'épreuve, en lui écrivant sous les indications qu'il m'avoit laissées; et j'ajoutai naturellement à la prière que je luifaisois pour Mademoiselle Tekely, que s'il conservoit un peu d'amitié pour elle et pour moi, une occasion, qui n'étoit pas éloignée, nous en faisoit espérer d'autres effets.
- Holder of rights
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Citation Suggestion for this Object
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le monde moral,: ou mémoires pour servir à l'histoire du cœur humain. Le monde moral,: ou mémoires pour servir à l'histoire du cœur humain. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD53-9