MEMOIRES DE MADAME DE WARENS.
MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS, Suivis de Ceux DE CLAUDE ANET. Publiés par un C. D. M. D. P. Pour servir d'Apologie aux Confessions de J. J. Rousseau.
Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé ce que je fus. J. J. Roussean, Confessions. Liv.
A CHAMBERY. M. DCC. LXXXVI.
ÉPITRE DÊDICATOIRE. a Madame LA BARONNE DE L. B. I. D. D. Madame,
On ne cesse de répéter que la Sensibilité est le partage des ames [9] foibles, les abus qu'on a fait de cette qualité, le plus bel apanage du Sexe qui doit faire tout le bonheur de l'autre, semble avoir justifié cette opinion toute injuste qu'elle est.
Elle Seroit facile à rectifier, Madame, si comme moi on avoit été à portée d'apprécier toutes lea vertus qui ajoutent encore un nouveau lustre à la Sensibilité qui vous est naturelle, si on la trouvoit unie aux graces de la figure, aux [10] agrémens de l'esprit, aux charmes de la conversation, plus encore à cette affection vive qui peint d'un seul trait la tendresse conjugale et maternelle.
C'est à tous ces titres, Madame, que je vous fais hommage des MÉMOIRES d'une femme qni ne fut malheureuse que parce qu'elle fut sensible; la calomnte ne l'a pas épargnée même après sa mort.
C'est la venger que de permettre [11] que la vérité paroisse sous vos auspices et les gens sensés, aulieu de compter les Sùffrages les péseront.
Je suis avec respect,
Madame, l'Editeur de cet Ouvrage. C. D. M. D. P.
[12]PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.
ENtreprendre de justifier Rousseau sur la composition de ses Confessions, seroit un projet qui ne peut entrer dans la tête d'un homme sensé. Car sans parler des écrits de M. Servan sur cet objet, il sera aisé de conclure d'après les observations de plusieurs gens de lettres, que cet ouvrage méritoit d'autant moins de confiance, que Rousseau le composa probablement dans un de ces accès de fiévre qui lui faisoient brûler le papier, ou écrire comme un forcené sans aucune espece d'examen.
Si quelqu'un refuse de souscrire à cette raison, m'assure que ce [13] recueil mis en ordre par son auteur, est le fruit de la réflexion, qu'aucun des faits n'y est altéré, je ne répondrai que ce peu de mots, un libelle se refute de lui-même; aussi n'irai-je pas remuer la cendre de cet homme à jamais fameux par ses paradoxes, par ses écarts, par ses contradictions par les grandes vérités qu'il a semées dans ses ouvrages, pour le traduire le confondre comme un criminel de lese-humanité .
[14]Je suis encore plus éloigné de me ranger de l'avis des prétendus philosophes ou esprits forts, qui n'ont vu dans cet ouvrage posthume, qu'une suite de la générosité de la grandeur d'ame de l'écrivain, qui ont crié de toutes parts, qu'il étoit beau de voir un homme [15] affronter le vulgaire, fouler aux pieds les préjugés reçus, pour venir à la face de l'Univers, un livre à la main, faire à qui veut l'entendre, l'aveu de ses foiblesses.
Que J. J. Rousseau vienne de sang-froid confesser ses turpitudes chez Mlle. Lambercier, ses amusemens ses tête-à-tête avec Mlle. Goton, qu'il vienne nous détailler la hardiesse l'effronterie avec laquelle il soutient un mensonge, perd une malheureuse servante en la chargeant d'un vol, qui n'étoit rien en lui-même;... pour un ruban de douze sols perdre une infortunée!... tant pis pour lui, s'il croit n'avoir plus à rougir, du moment qu'il s'en est accusé; il auroit dû savoir qu'il est un point [16] au-delà duquel un honnête homme ne doit pas aller.
Diogene, à qui ses ennemis (peut-être avec quelque raison,) se sont plûs à le comparer, Diogene, poussât-il jamais plus loin le cynisme? si Jean-Jaques ressuscitoit aujourd'hui, permettroit-il qu'on ajoutât ces traits de morale à son Emile? son pupille seroit-il édifié de ses aveux, lui qui ne doit voir dans son maître que l'assemblage de toutes les vertus de tous les talens? non sans doute: de quel droit donc, sous prétexte de faire l'énumération des foiblesses qu'il regarde comme l'apanage de l'humanité, vient-il diffamer une femme respectable [17] à tant de titres, une femme qui l'avoit accueilli dans un tems où il n'avoit aucune espece de ressources? De quel droit vient-il troubler ses mânes, l'accuser à la face de l'Univers, en lui prêtant un genre de galanterie, qui révolte à la fois la raison la délicatesse, qui le déshonore lui-même plus qu'elle, puisqu'il se vante d'avoir obtenu une faveur qui ne lui étoit point exclusivement accordée? enfin après l'avoir promenée successivement dans les bras de son laquais, dans les siens, dans ceux d'un garçon perruquier, croit-il avoir assez justifié une aussi odieuse inculpation, en lui adressant cette belle prosopopée?
“O! si les ames dégagées de “leurs terrestres entraves, voient [18] “encore du sein de l'éternelle lumiere ce qui se passe chez les “mortels, pardonnez, ombre chere “ respectable, si je ne fais pas “plus de grace à vos fautes qu'aux “miennes, si je dévoile également “les unes les autres aux yeux “des lecteurs! je dois, je veux “être vrai pour vous comme pour “moi-même; vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. “Eh! combien votre aimable “doux caractere, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise toutes vos excellentes “vertus ne rachettent-elles pas “de foiblesses, si l'on peut appeller ainsi les torts de votre seule “raison? Vous eûtes des erreurs “ non pas des vices; votre conduite fut repréhensible, mais [19] “votre cœur fut toujours pur“.
Quel étrange abus de l'éloquence du talent!
Le citoyen de Geneve, timide méfiant à l'excès, fut le plus ingrat des hommes, quand il croyoit n'être que misantrope; mille faits consignés dans tous les écrits de nos jours, attesteront cette vérité; nous ne partirons point de là pour nous attirer le reproche que nous lui faisions tout-à-l'heure, nous ne troublerons point sa cendre pour l'inculper.
Il est de fait qu'il a écrit les Confessions: il est de fait que par un reste de délicatesse, dont il n'auroit peut-être pu lui-même nous rendre compte, il n'osa les publier [20] de son vivant, il est de fait qu'il en fit quelques lectures dans plusieurs sociétés de Paris, mais qu'il fut payé sur le champ de sa témérité, en lisant sur le visage de chacun de ses auditeurs, l'indignation que provoquoit une pareille lecture, le mépris qu'il versoit lui-même sur sa propre tête. Ces motifs firent une profonde impression sur son ame, il n'alla pas plus avant. Il ne les mit point au jour; mais pourquoi ne brûla-t-il pas l'original? connoissoit-il assez peu les hommes pour se persuader que ceux entre les mains de qui tomberoit son manuscrit, montreroient en le condamnant au feu, plus de délicatesse que celui qui avoit osé l'écrire.
[21]Il étoit réservé à la cupidité de quelques particuliers , de mettre [22] au jour un enfant qu'un pere trop foible, n'avoit osé proscrire, mais qu'il avoit condamné à l'oubli.
On ne cesse de s'élever contre les brigandages des imprimeurs suisses hollandois qui impriment ou colportent indistinctement le bon le mauvais, qui par des vols manifestes répétés, attaquent les propriétés des gens de lettres, font du plus beau des arts, le plus vil des metiers, en se disputant les dépouilles des auteurs.
Si ce brigandage mérita souvent l'attention particuliere des gouvernemens, à cause des abus sans nombre qu'il peut faire éclore, en est-il un exemple plus frappant que l'impression réitérée des Confessions? quoi des gens qui s'honorent du titre de négocians, qui veulent qu'on croie à leur probité, [23] qui sans cesse ont le mot d' honneur à la bouche, trafiquent sans pudeur d'un objet, qui sans ajouter beaucoup à leur fortune, déshonore plusieurs familles, en imprimant au nom de chacun de leurs individus, une tache inéffaçable? si la soif de l'or les tourmentoit, s'ils ont imaginé que ce seroit une perte pour la littérature, que de ne pas laisser voir le jour à une pareille production, pourquoi n'en ont-ils pas masqué les acteurs en leur donnant des noms supposés? Ils ont été plus loin, ils [24] ont publié qu'on devoit leur savoir gré de n'avoir pas imprimé la suite, qu'ils annoncent comme plus intéressante, apparemment parce qu'elle inculpe un plus grand nombre de personnes. Comment qualifier une infamie de cette nature? n'est-on pas tenté d'assimiler ces marchands de papier noir, affamés d'or d'argent, à ces hommes à qui Cicéron disoit qu'il falloit avoir obligation de la vie, parce qu'ayant pu vous assassiner, ils s'étoient contentés de vous voler. La plume échappe des [25] mains.... ce seroit l'avilir que de s'appesantir sur cette matière; je reviens à mon sujet.
En comparant ce qu'on à vu dans les Confessions, avec les Mémoires qu'on va lire, peut-être les croîra-t-on supposés? Rousseau avec un air de candeur dont personne n'a su se masquer mieux que lui, à fasciné tous les yeux, à séduit tous les esprits, on s'est accoutumé à l'envisager comme un homme extraordinaire qui s'est élevé au-dessus de tout, pour qui rien ne fut sacré; on lui a pardonné ses écarts en faveur des lumieres [26] qu'il a répandues sur la surface du globe: tous nos lecteurs sont prévenus; aussi croirions-nous que ce seroit perdre beaucoup de tems, que de faire une longue dissertation pour appuyer l'authenticité des titres que nous allons mettre au jour, peut-être même les affoibliroit-on, en travaillant à les étayer par tous les moyens que la vérité, unie à la saine logique, peuvent suggérer.
Ennemi du mensonge de la calomnie, c'est devant vous, ames sensibles vertueuses, que j'amene Mad. de Warens, c'est dans vos mains que je mets sa cause, ou plutôt c'est à vos cœurs que j'en confie la défense. Vous allez lire l'aveu de ses foiblesses, mais vous n'y verrez pas l'énumération [27] de celles des personnes qui l'ont approchée, ou qui ont vécu avec elle; l'amitié doit vivre au de-là même du tombeau: elle va vous ouvrir les replis les plus secrets de son cœur, mais elle le fera sans alarmer votre délicatesse sans blesser votre pudeur; lorsque vous feuilletterez ses écrits, tout informes qu'ils vous paroîtront, vous n'aurez point à rougir, ni pour elle ni pour vous. Sa candeur, sa modestie sa sincérité y brillent à chaque page; elle se peindra elle-même dans son ouvrage, avec cette physionomie, que vous avez sans doute aimé à lui trouver; elle y paroîtra telle enfin que vous la représente Rousseau, quand il en parle de sang-froid en n'écoutant que le cri de sa conscience. [28] Vous la reconnoîtrez à ce caractere doux, à cette sensibilité excessive pour les malheureux, à cette bonté inépuisable, à cette humeur gaye franche qui ne s'altéra jamais même aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux des calamités diverses .
Les Mémoires que nous offrons furent trouvés écrits de sa propre main, environ quatre ans après sa mort, dans une cassette laissée par Claude Anet, chez de vieilles demoiselles qu'il servit après la mort de Mad. de Warens; car il paroît constant aujourd'hui qu'il survécut de deux ans à sa maîtresse. C'est un fait que plusieurs personnes [29] de Chambery pourront attester, quoique Rousseau nous dise qu'il l'a vu mourir, qu'il veuille ajouter à l'authenticité de son témoignage un aveu, qui par sa ressemblance avec bien d'autres, ne tourne point à son honneur.
Ecoutons-le voyons de qu'elle douleur il fut affecté, au moment où il nous assure qu'il le perdit.
“Voilà comme je perdis le plus “solide ami que j'eus en toute ma “vie, homme estimable rare “en qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands “hommes, à qui peut-être “il ne manqua pour se montrer “tel à tout le monde, que de vivre “ d'être placé.
“Le lendemain j'en parlois avec [30] “Maman, dans l'affliction la plus “vive la plus sincere, tout “d'un coup au milieu de l'entretien, j'eus la vile indigne pensée que j'hériterois de ses nipes “ sur-tout d'un bel habit noir qui “m'avoit donné dans la vue“.
Madame de Warens parle très-peu de Rousseau dans ses Mémoires; en général, elle ne dit qu'un mot des personnes qu'elle combla de bienfaits, le citoyen de Geneve tient le premier rang dans la classe des malheureux avec lesquels elle partagea son revenu. Cette femme vertueuse auroit cru diminuer le mérite d'une bonne action, si elle l'eut mise au grand jour.
[31]Le morceau de son ouvrage où il est question de lui, est comme le reste, écrit simplement sans enthousiasme; elle avoit accueilli ce jeune homme sur la recommendation du Curé de Confignon. Dont on trouvera la lettre à la fin de ces Mémoires.
AVANT-PROPOS ( ).
MEs adversités m'ont éclairé, les malheurs qui m'assiegent depuis long-tems m'apprennent à juger des hommes; tranquille sur ma couche infortunée j'attends la mort.
Dieu tout puissant! c'est de toi seul que j'ai reçu le courage qui me soutient dans mes adversités, c'est par ta grace que je ne connois pas ces foiblesses, ces larmes impies ameres que la misere arrache presque toujours à la vieillesse; veille sur moi j'usqu'au terme où mon ame doit se rendre au pied de ton trône.
Le souvenir de ma vie passée, le bien être dans lequel je suis [33] née, l'abondance que j'ai perdue, se représentent sans cesse à mon esprit: mais loin de faire le tourment de mes jours, je leur dois la sérénité de mon ame, je me trouve encore heureuse, puisque je crois n'avoir vécu que pour apprendre à mourir.
J'ai reçu de la nature un caractere impétueux, mais sensible; j'en ai été comme on peut l'imaginer, plus d'une fois la victime, j'ai eu besoin d'une longue expérience pour détromper mon esprit avide crédule.......
Qu'elle leçon que celle du tems! lui seul, déchirant le voile qui nous avoit dérobé la connoissance vraye fidele de tous les objets, peut nous éclairer sur la valeur de la vie humaine. D'après cette vérité, le meilleur plan d'éducation ne seroit-il pas celui qui dirigeroit [34] la jeunesse au bien par le seul exemple des hommes qui l'ont précédée? l'histoire (je ne dis pas seulement celle des empires) en lui représentant la vie de chaque particulier la conduiroit immanquablement à la vertu, parce que les faits lui en prouveroient la nécessité.
Voilà le motif qui me détermine à jeter un regard impartial sur mes jours passés: je fais le journal de ma vie plutôt pour servir de leçon, que pour faire passer mon nom à la postérité. Je tiens trop peu à ce monde pour songer à moi, mon ame ne voit d'immortalité que dans l'autre vie.
Si ces Mémoires doivent une fois voir le jour, qu'on ne pense pas que je ne les ai écrits que pour me venger de ceux dont j'ai été plus d'une fois la victime. Je ne veux de mal à personne, je n'attaque [35] personne; j'attribue mon changement d'état à toute autre main que celle des mortels qui n'en furent sans doute que les instrumens... je ne me plains pas, je ne suis pas même à plaindre, puisque je sais souffrir.
[36]MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS. PREMIERE PARTIE.
L'An 1699, je nâquis au Pays-de-Vaud: les auteurs de mes jours y tenoient un rang des plus distingués par leur opulence par l'ancienneté de leur famille. La mort prématurée de ma mere fut la source des malheurs qui m'ont accablée dans tout le cours de ma vie, parce qu'elle fut la cause de [37] la singularité de mon éducation; je n'étois pas sortie de l'enfance lorsque je la perdis, je puis donc dire que j'ai vécu sans l'avoir connue; mon pere avoit passé une partie de sa vie au service, il étoit peu propre à diriger mon enfance; il se déchargea de ce soin sur une gouvernante, c'étoit une Bernoise du meilleur caractere possible réellement faite pour être ce qu'on appelle une Bonne; sans s'assujettir d'abord à toutes mes petites volontés, elle avoit trouvé le talent si rare de ne me laisser faire que ce qu'elle vouloit; sans me heurter de front sans me contrarier, elle sut reprimer mes caprices, m'amener insensiblement à ne desirer que ce qu'elle pouvoit ou vouloit m'accorder, heureuse si cette fermeté eut été soutenue, même augmentée, à mesure que [38] je grandissois; ses soins à mon égard furent ceux d'une mere, plutôt que d'une personne gagée pour habiller deshabiller un enfant pour lui faire sentir par intervalle, les effets de sa mauvaise humeur. La preuve que ma bonne l'avoit réellement été pour moi, c'est qu'en grandissant je la chérissois sans la craindre, je ne tremblois de lui déplaire que parce que je l'aurois affligée; c'étoit fort bien pour l'âge qui suit immédiatement l'enfance, mais je crois qu'on auroit dû par la suite me donner une autre gouvernante, car sa trop grande douceur dégénérant en une complaisance outrée pour tous mes caprices, elle me rendit un bien mauvais service je dois la regarder comme l'auteur involontaire des chagrins qui me dévorérent, ce [39] dont il sera aisé de se convaincre par la suite de ces mémoires.
Ma premiere éducation fut à peu-près celle que l'on donne à tous les enfans: j'avois ma poupée, je l'habillois je la deshabillois, je la faisois sauter au milieu de ces graves occupations, je ne m'appercevois pas que le tems s'écouloit: enfin comme les trois quarts des personnes de mon sexe, j'entrai dans ma douzieme année sans avoir rien appris, je n'avois fait que croître.
Me voilà donc âgée de douze ans, fille unique d'un riche seigneur, assez jolie vive à l'excès. Mon pere depuis la mort de son épouse, avoit pris pour l'étude de la chymie, un goût presque poussé jusqu'à l'extravagance; il vouloit que tous ses gens se connussent en minéralogie; le château n'étoit [40] meublé que de fourneaux d'alambics; aux tapisseries avoient été substitués de vieux cadres enfumés, les portraits des plus anciens alchymistes, les images des souffleurs les plus entêtés. Tous les jours amenoient une nouvelle opération à faire ce brillant laboratoire étoit dirigé par un de ces chercheurs de fortune, qui courent le monde en faisant les gens à secrets; celui qui avoit eu l'art d'enchanter mon pere, étoit (autant que je peux me le rappeller) le plus stupide le plus ennuyeux de tous les hommes; ce qui me le rendoit encore plus détestable, c'est que malgré son attachement pour les sciences occultes, il étoit à ce qu'il me disoit très-amoureux de moi.
Une déclaration d'amour, dit-on, flatte toujours une jeune personne, je [41] ne crus rien je trouvai celle de ce mendiant souffleur très-choquante; li commandoit dans la maison plus que mon pere; il lui avoit suggeré qu'il étoit de la plus grande importance que sa fille s'adonnat sérieusement à l'étude de la chymie, la loi devint générale, ma gouvernante même ne put s'y soustraire, il fallut obéir; nous voilà toutes deux le nez dans de vieux livres, que notre original professeur nous expliquoit nous faisoit réciter deux fois par jour.
Après quelques mois de travail inutile, car je n'y comprenois rien, je montrai de l'humeur au moment de la leçon; d'accord avec ma gouvernante, je dis à notre précepteur que nous ne voulions plus de chymie, nous lui jettâmes l'une l'autre le livre au nez. Cet Abailard enfumé avoit cru faire de moi une [42] Héloïse, sa passion n'avoit fait qu'augmenter par l'indifférence avec la quelle j'avois reçu son premier aveu, il crut que la douceur auroit plus d'empire sur un cœur dont il vouloit être roi: il ne dit rien à mon pere de la petite scène dont j'avois égayé la leçon, mais il profita de cette occasion pour me déclarer sa tendresse d'une maniere plus authentique; il remit le soir à la gouvernante le billet suivant autant pour m'encourager à l'étude de la chymie, que pour m'exhorter à trouver la science le maître aimables.
“Louise, hé quoi vous voudriez quitter “Un art que, sans vous-en douter, “Vous savez tous les jours si bien mettre en “pratique. “Quand vos yeux dans les miens lançent le “phlogistique; “N'est-ce pas à l'instant une opération?
[43]“Quand par une douce émotion, “Vous faites passer dans mon ame “L'alkali volatil d'une amoureuse flamme... “Quand le principe actif de vos charmes naissans.... “sans..... “Lorsque l'huile ou l'æther de vos traits ravissans... “sans.... “Quand ce mixte en un mot dans mon cœur “se distille..... “Vous savez bien alors en praticienne habile, “Retirer de ce tout ce sel délicieux “Qui sous le nom d'amour se connoît en tous “ lieux “.
La lecture de ce galant poulet qui n'annonçoit gueres plus le poëte que l'adepte, nous amusa singuliérement. Ma gouvernante qui vouloit se venger de l'ennuyeux pédant, étoit décidée à le montrer à mon pere, dans le dessein de le faire chasser: ce ne fut pas mon sentiment, outre que peut-être nous n'aurions pas réussi, il n'étoit pas dans mon caractere de faire de la [44] peine à qui que ce fut; je voulois en rire rien de plus: nous résolumes d'y répondre; mais dans quel genre? en vers, dit ma gouvernante, la poésie est le langage des graces. Je lui abandonnai le soin de la dépêche, voici ce qu'elle lui remit le lendemain.
“Votre chymie peut s'entendre, “Volontiers nous voulons l'apprendre: “Mais qu'on nous permette avant tout, “De nous choisir un maître à notre goût. “Allez donner ailleurs votre leçon chymique, “Et nous ne voulons pas de votre phlogistique “.
Babet, (c'est le nom de ma Bonne) s'aplaudissoit beaucoup d'avoir trouvé un pareil impromptu pour répondre à mon Adonis, elle rioit sur-tout du mot phlogistique auquel elle attachoit sans doute plus de finesse que moi. Cette réponse eût le succès qu'elle s'en étoit pro mis [45] elle fit un tel effet sur l'esprit de notre amoureux, qu'il ne m'a plus inquiettée depuis par ses soupirs; il fit plus, il nous délivra de ses ennuyeuses leçons, en assurant à mon pere que j'étois inepte pour les hautes sciences, qu'il valoit mieux m'abandonner au sort des autres personnes de mon sexe, c'est-à-dire borner ma stupide existence au tour d'une filoche ou d'un rouët.
Ainsi donc nous voilà Babet moi, dégagées de toutes les entraves chymiques, plus de bouquins à feuilleter, plus de charbons à souffler, nous dîmes adieu aux réchauds aux alambics. Ma mere de son vivant avoit beaucoup aimé la lecture; elle avoit laissé une bibliotheque assez bien garnie, à laquelle mon pere ne touchoit aucunement, parce qu'il n'y étoit pas question du grand œuvre; la liberté dans la [46] quelle nous devions vivre Babet moi, nous donna occasion d'y chercher une sauve-garde contre l'ennui: d'abord ce n'avoit été que par désœuvrement, bientôt ce fut une passion; la lecture des romans nous attacha singuliérement, mon cœur promené d'intrigues en intrigues sentit enfin que l'amour n'est pas toujours confiné dans les livres.
Ici commence une nouvelle existence. O jours de mon enfance comme vous vous êtes enfuis! avant ma quatorziéme année je n'avois ressenti aucune de ces émotions qui troublent mon ame, je ne connoissois point ces sentimens brûlants inexpliquables qui me consument.
J'étois dans un état que je ne pouvois comprendre; je m'en plaignois à ma bonne, elle rioit. Quelle est me disois-je la source de mes inquiétudes? pourquoi ces desirs [47] dont j'ignore la cause, à qui s'adressent ces soupirs qui s'échappent malgré moi? pourquoi ai-je perdu cette indifférence qui sembloit être la base de mon caractere? personne ne me répondoit, il falloit déviner.
Cependant mon teint prenoit un coloris plus vif, mes yeux me paroissoient plus animés, ma gorge commençoit à s'arrondir, en un mot, tous ces changemens me paroissoient encore plus étonnans que ceux qui se passoient dans mon esprit; chaque jour je perdois un peu de cette étourderie enfantine qui s'égaye de tout; je devenois timide en société, je n'osois fixer personne. Enfin le moment de déviner la cause de ce désordre, qui avoit affecté mon existence morale physique arriva, je connus la cause de mes maux, j'étois née [48] sensible, pouvois-je échapper aux piéges aux malheurs que l'amour prépare aux victimes qu'il choisit.
Un jeune homme, M. de T***. dont le souvenir me fut toujours cher, attiré dans la maison de mon pere par un simple motif de curiosité, ( il croyoit n'y trouver que des alchymistes, il ne vouloit que s'amuser) changea bientôt d'intention lorsqu'il m'eut apperçu: pour avoir un libre accès dans la maison, il affecta du goût pour les sciences sur-tout quelques connoissances en chymie; il fut bientôt grand ami de mon pere jusqu'à demeurer dans le château; dès qu'il pouvoit s'échapper du laboratoire, il venoit nous tenir compagnie nous faire quelque lecture; ces fréquentes visites établirent entre nous une liaison qui n'eut pas besoin d'un long terme pour se cimenter, nos [49] yeux mille fois s'étoient rencontrés, nos cœurs s'entendirent: je plûs à M. de T***. je ne le trouvai pas moins aimable, je ne fus plus maîtresse de mon cœur il l'eût tout entier; tendres émotions.... douces confidences... billets sinceres, larmes précieuses que mille fois nous avons répandues.... jours fortunés employés à nous jurer un amour éternel, qu'êtes-vous devenus? hélas!... jamais vous ne reviendrez, vous n'avez luis qu'un moment; une passion vertueuse innocente suffisoit à notre bonheur. Babet comme je l'ai déjà dit, trop foible trop complaisante n'avoit pas prévu que cette intrigue feroit mon malheur, loin de s'opposer à nos desirs elle en augmenta le nombre, par la facilité qu'elle nous donnoit pour les satisfaire, elle esperoit comme nous, qu'un amour si [50] tendre conduiroit infailliblement à l'hymen le plus fortuné, nos entretiens se terminoient toujours par un plan de vie qui auroit offert tout ce qu'un mortel peut desirer; jamais on n'auroit vu de ménage comme le mien. Douces illusions! le tems vous a détruit, ces projets ont disparus comme l'ombre, il ne me reste que le souvenir de les avoir formés.
M. de T*** n'avoit sur moi que des vues honnêtes, jeune, sensible vertueux, il avoit cherché mon cœur sans vouloir me séduire: hélas! s'il eut été corrompu que serois-je devenue? ma sensibilité auroit-elle pu veiller sur ma vertu?
Toutes nos jouissances étoient celles de deux jeunes cœurs, qui ne connoissent de l'amour que ce premier sentiment qui sait placer [51] la volupté dans les regards, qui trouve le comble de la jouissance dans un serrement de main, qui fait qu'on tressaillit à l'ouverture d'une lettre de la personne adorée; sentiment que l'on ne connoît qu'une fois dans la vie, qui ne se fait sentir qu'à des ames vertueuses.
La musique que possédoit assez bien mon amant, étoit l'interprête de nos sentimens; il m'en donnoit des leçons, elles étoient plus à mon goût que celles du chymiste: je trouvois un plaisir infini à étudier les morceaux d' Opéra analogues à la situation de mon ame; il sembloit que les sons qui partoient du clavecin quand, il le touchoit, répondoient amoureusement aux paroles que je chantois... Charmes de la musique! naïves brûlantes expressions de l'ame... [52] vous êtes le plus tendre langage de l'amour! vous allumez sans doute des desirs, mais vous savez faire trouver le bonheur dans les desirs même.
Nos deux cœurs unis par des liens si doux, pouvions-nous prévoir que nous ne serions jamais l'un à l'autre, éleves de la nature, sans expérience, nous pensions a faire un hymen où se trouvoit les convenances du caractere de la naissance, nous ignorions que l'Etre suprême en nous donnant un pere nous donne quelquefois en même-tems un tyran, nous étions loin de soupçonner que l'homme qui a toute sa liberté pour faire le mal, rarement peut en faire usage pour se procurer le véritable bonheur.
Sans expérience, n'ayant vu le monde qu'au-travers d'une gaze, peu faite au manége d'une fille élevée [53] de bonne heure à dissimuler, ne soupçonnant pas qu'un autre que moi, eut le droit de faire un choix d'où devoit dépendre ma félicité, ne jugeant que d'après les impressions de mon cœur simple naïf, je ne balançai point à déclarer mes sentimens à l'auteur de mes jours. Cette déclaration devint funeste à tous deux, mon amant fut exclus de la maison; mes larmes furent inutiles, il fallut nous séparer renoncer à nous voir: vous êtes promise depuis long-tems, me dit mon pere, en me couvrant de reproches les plus amers, il m'ajouta ensuite qu'il ne convenoit pas à une demoiselle bien née de laisser parler son cœur sans la volonté de ses parens. Ce langage me parut inintelligible: je ne me sentois pas coupable; la flamme qui dévoroit mon sein ne me sembloit [54] aucunement mon ouvrage; j'aimais sans savoir pourquoi, les ordres de mon pere, le respect que je lui devois, me sembloient n'entrer pour rien dans ce qui se passoit en mon cœur.
Quelques lettres écrites envoyées de part d'autre entretenoient cependant notre fatale liaison; nos innocentes jouissances se changerent en gémissemens; telle est la force de l'amour, que nous trouvions encore du plaisir à nous mander, que nous vivions l'un l'autre dans les larmes. Quelquefois nous nous flattions de voir finir nos maux, l'amour que nous nous étions jurés étoit si fort, qu'un rayon d'espérance suffisoit alors pour rendre le calme à nos ames l'espoir de voir le terme de nos malheurs, allégeoit pour un [55] moment les soucis dont nous étions dévorés.
Telle étoit notre situation; lorsqu'un jour (je men souviendrai long-tems) nous entendîmes le bruit d'un carosse à la porte du château; Babet courut, je l'accompagnai, nous vîmes descendre de la voiture un jeune homme qui nous aborda demanda s'il n'étoit pas chez M. de la T... du P... c'est mon pere lui répondis-je; le priant de me suivre je voulois le conduire dans la maison. „Ah! Mademoiselle, me dit-il d'un ton satisfait “ respectueux, le bonheur de “vous trouver la premiere en arrivant dans ces lieux m'est d'un “très-heureux augure, honorez-moi je vous prie de votre main, “pour me présenter à M. votre “pere:“ l'air noble de cet inconnu, son abord, tout me parut [56] annoncer en lui un homme de distinction; nous entrâmes Babet fit remiser la voiture.
Qu'on observe le changement qui va se faire dans mon âme à l'égard du nouvel hôte qui nous est arrivé? d'abord sa phisionomie m'annonce la douceur la bonté: mais un moment de conversation avec mon pere, va changer mes sentimens, je ne verrai bientôt dans ce seigneur que le plus cruel des hommes.
Dès que mon pere l'apperçut, se voir s'embrasser ne fut qu'un; les expressions de la plus tendre amitié furent employées. Il lui prend la main se tourne de mon côté, dit en me présentant. La voilà je vous la donne: puis m'adressant la parole, Mr. de Warens ajoute-t-il est mon plus grand ami, comme il sera bientôt mon gendre, je n'ai pas besoin de vous [57] ordonner de l'aimer; regardez-le dès ce jour comme votre époux votre maître.
A ce discours qui fut un coup de foudre pour moi, jugez de quel sentiment fut agité mon cœur! M. de Warens devint dès ce moment l'objet de ma haine je ne voyois plus en lui qu'un monstre, l'aurois-je haï sans l'affreuse idée que je devois être fon épouse? non sans doute, je ne le détestois pas en l'introduisant dans la maison. C'est donc ainsi que les affections de notre cœur dépendent des circonstances! les peres seroient-ils les seuls qui ne croiroient pas à ces sentimens vrais quoiqu'involontaires? s'ils sont cependant réels, les auteurs de nos jours ont-ils le droit de nous en rendre victimes?
Ma timidité, la crainte de désobéir à un pere qui tous les jours [58] m'ordonnoit d'aimer celui qu'il me destinoit, tout m'empêcha de rejetter mon mariage avec M. de Warens. Mon amant M. de T*** apprenant que j'allois donner la main a son rival, ne voyant dans mon consentement, tout forcé qu'il étoit, qu'une perfidie de ma part, se décida à quitter le pays: ne voulant pas, mécrivit-il, me laisser triompher en me jettant dans les bras d'un autre en dépit de nos sermens sous ses propres yeux.
Mon amant perdu, les ordres d'un pere, une gouvernante qui m'obsédoit pour me déterminer en faveur de M. de Warens, l'obéissance filiale concoururent à former enfin le nœud fatal qui m'unit a une personne que je ne pouvois pas aimer, le jour de la noce est fixé.... ô jour affreux.... Les flambeaux de l'hymen s'allument. [59] Absorbée dans ma douleur, sans savoir ce que je faisois.... sans me douter de ce que je venois de faire... je fus l'épouse de M. de Warens: la gaieté se peignoit sur tous les visages: chacun me trouvoit charmante, adorable, hélas! je ne me trouvois que malheureuse. Le festin fut bientôt achevé; car les heures volent pour celui qu'on destine au supplice, l'idée de voir M. de Warens partager mon lit m'effrayoit: cependant on me conduit à l'appartement qui nous étoit préparé.... bientôt, je le sentis à mes côtés.
Mon époux (je dois le dire) n'avoit d'autre mauvaise qualité que celle de n'avoir pas été choisi par mon cœur: il étoit rempli de soins pour moi. Jeune vertueuse, je savois de mon côté que mon devoir étoit de l'aimer parce [60] qu'il étoit mon époux: aussi faisois-je tous les efforts possibles pour bannir de mon ame l'image de M. de T***. j'y voulois substituer M. de Warens: hélas mon cœur n'étoit plus à moi malgré tous les efforts que je faisois pour contribuer au bonheur de mon époux, je ne pouvois être heureuse avec lui.
Quel état que celui d'une femme forcée de passer sa vie dans les bras d'un homme que toute sa vertu ne lui donne pas la force d'estimer! que les sacrifices du mariage sont horribles quand ils ne sont pas ceux de l'amour!
„O mon pere! si cette plainte “alloit jusqu'à vous, ne croyez pas “que votre fille veuille troubler votre “respectable cendre, vous vouliez “son bonheur, vous le crûtes parfait en disposant de sa main“.
Après un an de mariage de [61] contrainte employé inutilement a étouffer les impressions de mon ame pour M. de T*** que je regardois comme criminelles, tourmentée de cet état pénible douloureux je succombai; je fis une maladie qui me conduisit aux portes du tombeau; quoiqu'encore jeune, je n'envisageois dans la mort que la dissolution de mon hymen, son approche ne m'épouvantoit pas.
Disposée à paroître devant l'Eternel; je crus devoir à mon époux l'aveu de mes foiblesses; comme il ne quitta pas le chevet de mon lit pendant toute ma maladie, je profitai d'un instant que nous étions seuls pour lui faire ma confession: saisissant un petit paquet de lettres les mettant entre ses mains, je lui dis „si je peux “vous parroître coupable, ce n'est “que parce que j'ai conservé ces [62] “monumens d'un amour qui me “met dans la tombe pour avoir “voulu l'étouffer. J'ai aimé M. de “T*** le juge devant le quel mon “ame va parroître sait que notre “liaison fut toujours cimentée par “la vertu; nous fumes sensibles “sans être criminels; je vous remets ces lettres pardonnez-moi“.
M. de Warens loin de me faire aucun reproche, craignant peut-être mon état, ne me répondit que par un baiser; il me serra dans ses bras: soulagée par cet aveu, persuadée que je touchois à ma fin, j'étois dans la situation la plus tranquille.
L'heure de mon trépas ne sonna point, les bornes de ma carriere étoient plus éloignées, mes infirmités se dissiperent. En vain, après mon rétablissement, je fis de nouveaux efforts pour répondre aux soins de mon époux, l'amour n'étoit [63] jamais d'accord avec moi. M. de Warens, apparemment fatigué de me regarder comme sa moitié, ou se sentant autorisé par la confidence de mes foiblesses passées, crut devoir me parler en maître. A toutes les bontés qu'il avoient eues jusqu'alors pour moi, succéderent les dedains, les procédés même les plus outrageants; déja presque accoutumée à la douleur je savois souffrir, les mauvais procédés de mon époux, loin de faire mon plus grand tourment, sembloient m'autoriser à toujours penser à M. de T***. Malgré les troubles intérieurs de notre hymen, personne ne soupçonnoit la mésintelligence qui regnoit entre nous: tel est le pouvoir de l'éducation, la meilleure ne fait souvent que des hypocrites, elle apprend à se montrer au public tout autre que ce qu'on est. J'étois dans toutes les [64] sociétés ou se trouvoit M. de Warens sa chere bien aimée: mon pere même ignoroit tout; le bon vieillard nous croyoit heureux. Si par hasard dans le sein de la famille (car nous logions chez mon pere) il échappoit à mon époux quelque mouvement de colere contre moi en présence de l'auteur de mes jours; ce dernier ne les attribuoit qu'à ce que je n'avois pas encore donné le titre de pere à M. de Warens: en effet, une épouse est bien moins chere à son mari, lorsqu'elle n'acquiert pas le tendre nom de mere; un hymen sans fruit n'est pas long-tems heureux.
Deux longues années s'étoient écoulées depuis la célebration de mon mariage, lorsqu'une apoplexie conduisit mon pere dans la tombe: malgré les nœuds cruels qu'il avoit formés pour moi, je fus [65] on ne sauroit plus sensible à sa perte. “Ah! si du sein des morts, on entend encore les gemissemens!... “si la douleur des vivans peut pénétrer dans les demeures sombres! “vous aurez connu pere chéri, que “votre fille, quoique malheureuse, “n'a pas moins arrosé votre tombeau de ses larmes“.
Après la mort de mon pere, la maison changea bientôt de face; les manipulateurs chymistes ne tarderent pas à être exclus; ce n'est pas ce que fit de plus mal M. de Warens: mais il eut la cruauté de renvoyer Babet que j'avois à mes côtés depuis ma naissance, qui journellement essuyoit encore mes larmes.
Seule, sans la moindre consolation dans le sein d'un ménage mal assorti, mon esprit s'occupoit sans cesse a chercher des moyens de rompre cet affreux engagement. [66] Dans mon malheur, je croyois d'abord ne trouver de ressources que dans le suicide, l'honneur parla, son cri fut plus fort que celui du désespoir; quoiqu'un peu plus calme je n'en étois pas moins infortunée, est-il vrai me dis-je souvent a moi-même que la mort est le souverain bien, qu'elle peut-être le terme de mes malheurs... mais suis-je libre de hâter le moment de ma destruction? ou dois-je attendre sans murmure les décrets du Tout-Puissant? il me parut que la main surnaturelle qui m'avoit donné la vie avoit seule le droit de m'en priver, l'idée du suicide me sembla criminelle. Les loix, le contract social auquel tous les hommes sont soumis en entrant dans le monde, tout condamna dans mon ame l'affreuse idée qui m'étoit venue de porter sur moi des coups meurtriers. La réligion [67] devint mon consolateur le plus assûré; je cherchois dès-lors dans les prieres un remede au tourment qui me déchiroit le sein; une femme sensible est bientôt dévote. C'est sans doute par un bienfait du Créateur que les malheureux trouvent un grand soulagement, dès qu'ils peuvent porter leur douleur jusqu'au pied de son trône.
Issue de parents protestans je suivois la même réligion qu'eux: toutes mes lectures n'étoient que des livres de piété; l'évangile m'offroit a chaque page de quoi me trouver moins à plaindre, lors qu'à près avoir médité ce livre sacré, je jettois les yeux sur moi. Les romans furent bannis de ma bibliotheque, je leur substituai des livres propres à me rendre mes peines plus supportables.
Je ne me bornai point a parcourir [68] les ouvrages des auteurs protestans; ma curiosité s'étendit plus loin, je voulus connoître le culte des autres peuples, quelques livres papistes qui me tombérent dans les mains me suggèrerent de nouvelles idées, ouvrirent un nouveau champ a mes réflexions, nous ne sommes divisés avec les romains que sur quelques points; leurs livres me parurent contenir la même morale que les nôtres; je me plaisois a en confronter les passages; je lisois également les uns les autres, sans prévoir encore que bientôt j'embrasserois le Catholicisme.
Je n'ai aucun reproche à me faire, c'est à l'Eternel à me juger, maître de ma destinée n'est-ce pas lui qui la conduit?.... ai-je été coupable de quitter la croyance de mes peres?.... sont-ils punis de [69] n'avoir pas faits comme moi?... fans ôser porter aucun jugement sur ce point j'ai toute ma vie regardé tous les mortels comme mes freres, jusqu'à mon dernier soupir je ferai des vœux au ciel pour les chers auteurs de mes jours.
En parcourant l'histoire de l'église catholique, ce n'est pas sans étonnement que je vis que les papistes avoient institué des maisons ou se renferment volontairement des personnes de notre sexe. Dans la situation malheureuse qui m'accabloit, je louois avec enthousiasme une pareille institution; je me peignois ces filles du Seigneur à l'abri de toutes les passions qui tourmentent les mondains; je me représentois le cloître comme un autre monde ou régnoit le repos la sainteté. La religion de mes peres n'offrant aucune ressource semblable, je ne balançai [70] pas dans mon cœur de donner la préférence à celle des catholiques. Malheureuse dans le Pays-de-Vaud, ne pouvant y aimer un époux qui me tyrannisoit, je pris le parti de la fuite pour me soustraire à mon infortune.
Qu'on imagine le cruel combat qui dut alors se passer dans mon cœur! Ce projet me paroissoit sûr, il m'annonçoit la tranquillité: mais comment l'éxecuter? douée d'un bon caractere, ayant toujours chéri la vertu, je ne pouvois me résoudre.
Comment pourquoi laisser un époux à qui je m'étois donnée? l'idée d'abandonner la religion de mes peres présentoit quelquefois à mon ame indécise souffrante mon projet comme le crime le plus attroce. Il fallut quelque chose de plus que mes malheurs mon [71] courage pour vaincre ma timidité, la main de Dieu me conduisit sans doute, j'eus la force d'abandonner ma patrie.
MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS. SECONDE PARTIE.
J'Arrivai en Savoye dans une heureuse circonstance; sans ressources ayant abandonné ma fortune à l'époux que j'avois quitté: je trouvai à Evian le roi de Sardaigne Victor Amedée. Je ne rencontrai point d'obstacle pour aller me jetter aux pieds de cet auguste monarque. Dans cette cour les barrieres [73] qui entourrent ordinairement les souverains, tombent devant les cris des infortunés: la misère va jusqu'au pied du trône, où la bonté du prince l'écoute avec clémence lui tend une main sécourable. Touché de mes malheurs, satisfait de ma résolution, le roi V. Amed. ne s'en tint pas aux seuls mouvemens de la pitié, il m'accueillit avec bonté; le souvenir de ses bien-faits ne s'effacera jamais de mon cœur: honorée par lui d'une pension de quinze cent livres de Piémont, je fus conduite par ses ordres à Annecy.
C'est dans cette ville que réside l'ancien évêque prince de Genêve, qui n'en a aujourd'hui que le titre; c'est à ce prélat que je fus adressée. On me fit entrer dans le couvent de la Visitation, pour m'instruire sur tous les points de la religion [74] que j'allois embrasser. Déjà pénétrée de la morale de l'évangile, je ne fus pas long-tems à devenir une bonne catholique; n'étois-je pas déjà chrétienne?
Accueillie comblée des bontés de toutes les dames réligieuses, comparant mon état à celui de mon mariage ma nouvelle habitation au ménage que je venois de quitter, je jouissois de mon triomphe; j'attendois avec plaisir le moment de faire ce qu'on appelle abjuration, cette cérémonie devoit rompre tous mes engagemens passés; l'image de l'amant que j'avois adoré, n'étoit plus rien pour moi: enfin, ce jour tant desiré arriva, je prononçai mon abjuration dans le dessein de passer le reste de mes jours au fond d'un cloître. La vie des réligieuses m'ayant jusqu'à lors semblé exempte de troubles, je me [75] félicitai de l'avoir connue; mais hélas! un peu plus familiarisée avec ces dames, j'eus bientôt occasion d'apprendre de quelques unes d'entr'elles, que ces grilles monastiques n'excluent pas les chagrins du monde. Quel fut mon étonnement, lorsque dans la confidence d'une jeune réligieuse, je fus instruite, que ni les prieres, ni les vœux, ni le voile que rien enfin ne pouvoit éteindre les feux de l'amour? Jugez de ma surprise, lorsque plus au fait de toute la maison, je vins à débrouiller parmi celles qui l'habitoient un esprit d'intrigue, une jalousie qui les portoient jusqu'à se haïr entr'elles, même se persécuter. Je vis ces couches saintes solitaires plus d'une fois arrosées par les larmes de quelques victîmes, à qui la tyrannie des parens avoit seul fait subir [76] le joug. sensible, comme je l'ai toujours été, le bonheur de quelques réligieuses, pouvoit-il me fermer les yeux sur l'infortune de celles que je voyois vivre dans les larmes? Je cherchois à diminuer l'amertume de leurs chagrins, mes [77] tentatives furent inutiles.... j'eus recours à la fuite, c'étoit le seul parti que j'avois à prendre pour me soustraire à un spectacle qui me déchiroit l'ame.
Je suis loin de chercher à blâmer ce qui se pratique dans la réligion romaine; mais elle me paroîtroit bien cruelle, si elle autorisoit les peres meres à ouvrir à leurs enfans des tombeaux où ils meurent chaque jour, chaque heure, chaque minute; ces sépulcres sont d'autant plus affreux que la vie s'y peut conserver, quoi qu'elle y soit cent fois pire que la mort.
Quoi de plus effrayant que de voir une jeune personne dont le cœur est encore fermé à toutes les passions, venir couronnée de fleurs, se présenter au pied des autels d'un Dieu clément, faire un vœu qui outrage les fins du Créateur, en promettant [78] solemnellement de renoncer aux appas d'un monde qu'elle ne connoît pas? cette innocente victîme souvent interrompt par mille sanglots les paroles fatales que la superstition lui suggere, ou que la cruauté d'un pere lui arrache; sent-elle la force de ce qu'elle vient de promettre par un serment que l'Eternel a rejetté d'avance?.... elle n'est hélas! vertueuse que parce qu'elle ignore tout: elle dépouille sans frémir les ornemens dont on l'a parée, elle se couche innocemment sous un drap mortuaire autour duquel ses compagnes attendries, chantent sur un ton triste lugubre les dernieres prieres qu'on fait ordinairement pour les morts; le son des cloches apprend à la société qu'une fille à peine sortie de l'enfance vient de renoncer à la douceur d'être mere, au plaisir de [79] faire le bonheur d'un époux.... la plume m'échappe, les expressions me manquent, le souvenir de cette lugubre cérémonie m'arrache encore des larmes.... Passions cruelles! quoique vous soyez filles de la nature, respectés la cellule de cette jeune vierge, laissez-la jouir en paix des fruits de sa résolution.... souhaits inutiles! le tems fuit; les jeûnes les cilices sont des armes trop foibles pour vaincre la nature, le cœur parle, le désespoir vient y régner pour toujours. Tirons un voile sur ces demeures saintes; le respect m'arrête..... je reviens à moi. Je me déterminai à sortir du couvent pour choisir un appartement dans la ville; je m'étois fait quelques amies que je ne pûs quitter sans regret. Je trouvai dans la ville d'Annecy une maison qui étoit vraiment [80] de mon goût, je la louai, un petit jardin rendoit cette habitation délicieuse: mon domestique fut composé d'une fille d'un valet, j'eus le bonheur d'en trouver un qui est encore actuellement à mon fervice. Je reçus dabord un grand nombre de visites dans ma nouvelle habitation; mon entrée dans la religion catholique avoit fait beaucoup de bruit, elle me mit dans le cas de recevoir les meilleures maisons de la ville. Quoique jusqu'àlors j'eusse eu beaucoup d'inquiétudes, la grande compagnie me rendit en peu de mois mon premier enjouëment. Je savois la musique, j'ouvris ma maison aux personnes qui la cultivoit, je me décida à donner des concerts. Cette intéressante recréation contribua, plus que tout le reste, à me faire oublier mes peines passées.
[81]Me voilà libre contente de mon sort; je devois mon bonheur aux adversités qui m'avoient accablée; je ne les avois cependant pas oubliées, c'est en me rappellant ces momens de crise que je me sentis portée à épargner sans cesse sur mon revenu, pour avoir le plaisir de soulager les infortunés. Tenant tout mon bien-être de la générosité, c'étoit une vraie jouissance pour moi de retrancher sur ma dépense pour devenir généreuse à mon tour.
Passoit-il un étranger qui eut ou parut avoir des besoins, mes secours les prévenoient, afin de ne pas blesser son amour propre. La bonté de mon ame fut bientôt connue; on m'adressoit tous les malheureux qui passoient dans cette ville, mon seul chagrin étoit de ne pouvoir leur donner de plus [82] grands soulagemens. Loin d'attacher le nom de charité aux bonnes actions que j'étois trop heureuse de pouvoir faire, j'avois soin d'en écarter toute humiliation; la sensibilité seule présidoit à mes bien-faits. En effet, doit-on se croire exempt de ménagement pour un infortuné, par la seule raison qu'il est dans la misère? l'aumône perd son prix; dès qu'elle n'a d'autre cause que l'ostentation: ce qu'on donne avec dédain, ou avec hauteur, afflige certainement celui qui est forcé de recevoir. Le pauvre gémit alors sur le bienfait, il le refuseroit sans la faim qui le presse.
Mon tems partagé entre la priere, mon petit ménage l'heure de la société, laissoit encore une grande partie du jour à l'oisiveté; mon esprit naturellement très-actif, cherchoit sans cesse à trouver une [83] occupation qui pût l'attacher sérieusement, la musique ne lui offroit qu'un délassement. J'avois comme je l'ai déjà dit, vu beaucoup de livres de chymie dès ma tendre jeunesse, j'en avois lus quelques-uns de médecine; forcée à le faire j'avois pris cette étude en dégoût. Cependant le souvenir de quelques opérations que faisoit mon pere, joint à l'envie de composer quelques remedes pour le soulagement des pauvres malades, me fit recourir à un genre d'occupation, qui avoit un peu troublé le bonheur de mes premieres années. Je formai la résolution de travailler à la chymie; je voulois en étudier même en pratiquer toutes les parties.
Claude Anet, le domestique que j'avois chez moi, me fut d'abord d'une grande ressource, il connoissoit nombre de plantes nous commençames [84] donc par la botanique; il se mit a herboriser aux environs d'Annecy, comme il l'avoit fait sur le mont jura, avant que d'entrer à mon service. L'orsqu'il apportoit les simples à la maison, nous les préparions: ma chambre fut bientôt un laboratoire d'apothicaire.
Ainsi mes jours s'écouloient dans la plus grande satisfaction; mais telle est l'inconstance des mortels, que je ne sus pas m'en tenir à ce genre de vie. Mes études, que je ne regardois d'abord que comme un amusement, me conduisirent ensuite à former d'autres projets; je portai mes vues bien loin, il ne s'agissoit de rien moins que d'élever des fabriques: il falloit un aliment à mon activité naturelle; quand j'étois un quart d'heure sans m'occuper, livrée à moi même, mes réflexions me ramenoient toujours [85] au même point, je voyois dans mes combinaisons des profits immenses, j'en desirois ardemment l'exécution, parce qu'elle m'auroit mise à portée de soulager plus de malheureux.
L'arrivée d'un de mes parents à Annecy, augmenta encore mes desirs pour une vie plus active: c'étoit M. d'Au::: homme à projets, voyageant presque toujours pour offrir de tous côtés, le résultat de ses combinaisons pour en proposer l'exécution. Tout le tems qu'il demeura auprès de moi fut employé à développer différens projets que nous nous communiquions l'un l'autre. Le lieu que j'habitois ne lui parut pas une ville assez grande, ni assez riche pour ses spéculations; il n'avoit pas dessein d'y faire un bien long séjour, il y fut cependant [86] un peu plus retenu qu'il ne pensoit, par une intrigue amoureuse, qui manqua de lui faire tourner la tête; l'objet de ses amours étoit une assez jolie personne; il étoit un charmant cavalier; les qualités de part d'autre, étoient plus que suffisantes pour autoriser l'amour, à dérober quelque chose à l'hymen.
Tandis que se filoit cette tendre passion, j'en étois toujours sur mes projets; Claude Anet, n'en herborisoit pas moins: ma porte ouverte aux gens du pays à tous les étrangers, me fournissoit des occasions pour prendre de plus amples instructions sur les différentes opérations que je voulois entreprendre: croyant tout le monde aussi franc aussi sincére que moi, le premier venu étoit bientôt dans ma confidence, helas! j'eus le malheur [87] (comme on le verra dans la suite) d'être souvent la dupe de ma bonne foi; l'expérience ne m'a appris que trop tard, qu'il est une espece de gens qui ne mettent leur gloire qu'à tromper; leur esprit saisissant avec avidité le foible de ceux qui les croyent honnêtes, ils se font un mérite de violer les loix de la probité, même envers leurs bienfaiteurs. Un inconnu arrivant chez moi avec l'ombre de quelque talent, je me faisois un devoir de m'intéresser à lui, écrivain, poëte, musicien, peintre, ouvrier, tous étoient également accueillis; quelques uns répondoient à mes bontés, d'autres en profitoient seulement, pour devenir ingrats.
On doit imaginer que ma conduite ne manquoit pas d'exercer vigoureusement les traits de la calomnie; [88] encore à la fleur de l'âge, toujours entourée d'une brillante société, les méchants ne pouvoient pas se mettre dans l'idée que les amourettes n'y fussent pour quelque chose; tantôt on me donnoit un tel pour amant, quinze jours après c'étoit un autre; ma conduite cependant étoit irréprochable; sage sans être farouche, je savois goûter les charmes de la société, peut-être que je dois moins ce triomphe à ma vertu, qu'aux occupations continuelles dans lesqu-elles je vivois; mon cœur étoit incapable d'être emporté par de [89] nouvelles passions, il avoit été trop ulcéré; la véritable tendresse ne se laisse goûter qu'une fois: j'avois été sensible dans mes jeunes ans, on m'avoit cruellement arrachée à l'objet de ma flamme, ce qui étoit plus funeste encore traînée malgré moi au lit nuptial, l'amour n'étoit pour moi qu'un tyran mon cœur étoit fermé aux jouissances qu'il procure quand sa conquête est le résultat de la tendresse de la sensibilité.
La ville d'Annecy n'étoit pas celle ou je devois finir mes jours; non pas que j'eusse à me plaindre de ses habitans, ce sont en général les meilleures gens du monde; affables sans politique, polis sans affectation, vifs enjoués, ils ne manquent pas d'esprit; l'éducation qu'on y donne à la jeunesse, n'est cependant point comparable à celle qu'on [90] reçoit dans la république dont elle n'est éloignée que de sept lieues.
On trouve à Genève des enfans assez instruits qui raisonnent bien: loin de les laisser croître [91] dans loisiveté, on leur donne de bonne heure un état, on leur inspire à tous les sentimens d'émulation indispensables chez un peuple dont les vrayes richesses, ne consistent que dans les talents l'industrie .
Mais je reviens à moi à mon [92] habitation; placée dans un endroit fort airé, la maison que j'occupois à Annecy me procuroit mille agréments; cette ville par son heureuse situation est entourée de fort jolies promenades, la plus agréable est celle qui se trouve au bord du lac; mais un triste souvenir m'enpêchoit d'en jouir, je n'ai jamais pu passer près d'un lac ou d'une grande riviére sans frémir; ce spectacle, délicieux pour toute autre personne, me rappelloit le triste souvenir de celle qui m'a donné le jour. Comme cette scène peint toute la tendresse de celle qui m'a donné le jour, quel qu'affreuse qu'elle soit, je me plais à la retracer, elle m'arrache des larmes, mais c'est une jouissance pour moi de sentir que j'aurois eu la force d'en faire autant.
Ma mere fit un jour une partie [93] avec mon papa ses enfans; c'étoit là sa plus grande satisfaction; ils avoient porté un goûter sur les bords du lac de Genève; après ce petit repas champêtre, cette tendre mere se réjouissoit de voir folâtrer sur l'herbe mon petit frere âgé de six ans; ce pauvre enfant ramassoit quelques fleurs, les jettoit sur moi: j'étois dans les bras de ma gouvernante incapable de marcher seule; à ces jeux succéda l'événement le plus affreux, mon frere s'étant par malheur un peu trop approché des bords du lac, y fut englouti par une vague. Occupée alors avec mon pere, maman fut attirée du côté ou se passoit cette scène vraiment tragique par les cris de ma bonne, les pleurs de cette pauvre fille, son fils qu'elle n'apperçoit plus, le mouvement de l'eau qui avoit été calme jusqu'à lors, [94] tout lui apprend le malheur qui venoit d'arriver; s'élancer après son fils comme un éclair, ne fut rien pour une si tendre mere; jugez de l'effroi de son époux; quelques personnes excitées par ses lugubres cris vinrent au secours des deux infortunés qui périssoient, on les retira, l'enfant n'étoit déjà plus, ma mere sans connoissance fut aussi-tôt transportée à la maison, où elle succomba deux jours après, victime de son courage de sa tendresse.
J'étois trop enfant pour sentir la perte que je faisois, trop jeune pour lire dans l'avenir, je n'ai conservé le souvenir de ce triste événement, que parce que ma bonne me l'a mille fois répété depuis; souvenir affreux que je paye encore de larmes! ô ma mere! en donnant la plus grande marque de sensibilité, falloit-il que la leçon que [95] vous donniez à l'humanité vous couta la vie?
On voit par ce que je viens de dire que la plus agréable promenade d'Annecy n'étoit rien pour moi, puisqu'elle m'auroit toujours rappellé la funeste aventure, qui me priva d'une mere chérie dont l'existence m'eût épargné bien des malheurs. Quand je quittois ma maison je tournois mes pas de tout autre côté; le plus souvent je ne me promenois que dans mon jardin. Tels étoient mes amusemens à Annecy: j'y vivois paisiblement sans ambition, bien éloignée de croire que je serois bientôt obligée d'en sortir.
Mon parent M. d'Au.... y avoit été jusqu'àlors fixé par une passion presque romanesque, il fut enfin forcé d'en partir par une suite de la même intrigue qui l'avoit retenu. [96] Un événement inatendu, qui fit beaucoup de bruit dans la ville, rompit cette liaison. L'amour sommeille quelquefois; l'imprudence de nos deux amans les mit en deffaut, le mari fut très-bien instruit de ce qui se passoit dans sa maison: voici comment cette plaisante scène arriva. Il étoit allé pour quelques jours à la campagne, le souvenir d'une pressante affaire qui exigeoit sa présence à Annecy, à laquelle il n'avoit pas songé, en partant, le rappelle à la ville, plutôt qu'il ne le croyoit lui-même; il arriva si tard chez lui, que les amans déjà dans les bras du sommeil, ne soupçonnoient rien du malheur qui les attendoient; il frappe à la porte, appelle ses gens. L'amour s'éveille, écoute reconnoît la voix du patron; l'amoureux se garnit à la hâte [97] de ses vêtemens; personne ne répond à l'époux qui s'impatiente, sans se douter de rien, persuadé au contraire qu'ils étoient tous endormis, il fait le tour de la maison, pour venir frapper à une fenêtre qui donnoit dans la chambre ou couchoient les domestiques; il n'est pas plutôt derriere la maison, que M. d'Au.... saute par une fenêtre pour éviter d'être vu, (il croyoit toujours le mari en sentinelle à la grande porte), tombe dans le jardin, l'amant se releve, croit avoir échappé à tous les regards, prend la fuite. Quelle surprise pour le mari! quel coup pour un homme qui regagne tranquillement sa maison sans songer à mal! il avoit trop bien reconnu M. d'Au.... pour s'imaginer que ce fut une ombre ou un revenant; il ne doute plus de l'infidélité de sa moitié; la porte [98] s'ouvre, il monte chez lui, s'annonce par un bruit affreux, gourmande tout le monde; on a beau vouloir s'excuser, il en avoit assez vu, sa colère étoit d'autant plus vive, qu'il l'avoit échappé belle, quelques pouces de plus disoit-il naïvement, l'amant m'auroit écrasé par sa chûte, voyez, disoit-il avec humeur, l'embarras dans lequel vous m'auriez mis avec vos sottises? Cet époux un peu original, alloit publiant son aventure par toute la ville, pour faire honte à sa femme; il en étoit continuellement au danger de la chûte, son imbécille colère, en revenoit toujours à ce qu'il l'avoit échappé belle.
Après une histoire qui faisoit autant d'éclat, qui parconséquent rompoit toutes les liaisons de mon parent avec la belle, il résolut de continuer ses voyages; il en revint [99] à ses projets, sa conclusion fut qu'il alloit se rendre à Paris. Nous convînmes que j'irois avec lui; outre l'envie de voir cette capitale, j'étois encore poussée à faire ce voyage par l'opinion où j'étois, qu'il me seroit facile d'y mettre à exécution différents projets que j'avois bâtis dans ma cervelle; qui n'étoient réellement, que ce que l'on appelle des châteaux en Espagne.
Notre voyage décidé j'arrange mes petites affaires, je me défait des ustensiles de ménage, j'emmene avec moi ma fille de chambre mon domestique. J'ai sû depuis, que mon départ avoit excité la curiosité même la calomnie des habitans d'Annecy; ceux qui n'étoient pas instruits de la route que j'avois pris, affirmoient que, peu contente de mon abjuration, [100] je m'étois déterminée à retourner en Suisse, vaincue par les conseils les instances de M. d'Au... cet homme, disoit-on, n'étoit point mon parent, on assuroit qu'il étoit un ministre protestant déguisé, qu'il n'avoit eu d'autre but en se rendant à Annecy, que de me reconduire dans ma patrie. Cette calomnie étoit certainement sans fondement; à supposer qu'il put se trouver quelque religion dont les ministres se fissent un devoir d'aller furtivement arracher de bonnes gens à la croyance de leur église, c'étoit à tort que l'on imputoit cette foiblesse à l'église protestante: auroit-elle commencé à donner en moi le premier exemple d'un fanatisme qu'elle ne connut jamais? D'autres personnes plus mal intentionnées, crurent pouvoir attribuer mon voyage à une autre cause; [101] sachant que j'avois pris la route de Paris, elles publierent que mécontente des bienfaits du monarque qui m'honoroit, je n'étois partie pour Paris, que dans la persuasion d'obtenir une plus forte pension du roi de France. Cette calomnie étoit plus dangereuse pour moi que la premiere, mais elle n'avoit pas plus de fondement. Par les charités que je faisois journellement, on voit d'abord que les deux mille francs de rente que j'avois de la générosité du roi V. Amed. étoient plus que suffisants pour m'entretenir dans l'aisance, au sein d'une petite ville où les denrées étoient presque pour rien. De plus aurois-je été assez insensée de quitter une pension bonne certaine, pour aller en mandier une autre, sur des terres qui m'étoient inconnues?
[102]Ignorant les propos qui se tenoient sur mon compte, je faisois toujours chemin: ma curiositéne voyoit que le moment de toucher aux barrieres de Paris, M. d'Au... comptoit sur ses projets, moi sur les miens, nous allions toujours en avant. Le bruit qui se fait dans cette grande ville nous annonça que nous n'en étions pas bien éloignés, enfin nous y arrivâmes.
MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS. TROISIEME PARTIE.
JE ne fus point trompée dans mon attente, je vis que Paris surpassoit encore l'idée que je m'en étois faite, d'après toutes les instructions que j'avois reçues à ce sujet. Le cahos qui y regne, que tant de gens trouvent insoutenable, loin de m'incommoder, me donnoit une espece de jouissance que je ne sais [104] pas définir: ce bruit continuel, m'annonçant la vivacité d'un peuple actif laborieux, devint un charme pour moi. L'humidité continuelle des rues, quelquefois la quantité de boue qui s'y trouve, me choquoit peu, d'autant que c'est un mal inévitable, auquel la police la plus exacte ne peut remédier qu'en partie; n'est on pas amplement dédommagé par les superbes promenades qu'on trouve dans cette capitale, qui en contribuant à la santé des particuliers, peignent avec magnificence la grandeur du souverain?
Mon premier objet de curiosité fut de visiter les différents monuments qu'on rencontre dans cette ville, je ne m'en tins pas à ne courir que les théâtres, la vue des fabriques me parut ensuite intéressante, quoique femme, je ne [105] me bornai point à entrer dans les magasins des marchandes de modes. Chaque moment amenoit un nouveau besoin de voir; je faisois peu de courses dans un jour, parce que je voulois observer.
Les bibliotheques publiques qui se trouvent en assez grand nombre dans Paris, satisfirent amplement ma curiosité: celle du roi, surtout, me parut être aussi complete que peut l'être un monument de ce genre; je fus cependant fort étonnée d'apprendre qu'elle ne s'ouvroit que deux fois par semaine, seulement deux heures le matin; je trouvai qu'un homme qui, par le besoin de certains livres rares, n'auroit pû travailler que là, n'avoit pas assez de quatre heures par semaine.
Mon parent, M. d'Au.... qui avoit fait d'autres voyages à Paris, [106] m'introduisit dans de charmantes sociétés; je me trouvois journellement dans des cercles bien différents de ceux que j'avois connu jusqu'àlors. J'y rencontrai une jeune personne qui devoit me causer un jour bien des chagrins, (comme on le verra dans la suite) il en couta cher à ma sensibilité, pour avoir été liée avec cette infortunée demoiselle.
A Paris les jours passent comme un éclair. J'aurois desiré m'occuper à nombre de choses, je ne pouvois choisir mon tems. La société, le théâtre, les promenades se partageoient toute mon existence. Cependant dès que je sus qu'il s'y faisoit des cours publics en tout genre, je fus curieuse d'assister à ceux de chymie, bien assurée que je n'y trouverois pas un démonstrateur aussi ennuyeux que celui [107] qu'avoit choisi mon pere; j'achetai beaucoup de livres qui traitoient de cette matiere; je me fis bien-tôt une sérieuse occupation de l'étude.
Monsieur d'Au.... ne réussit dans aucuns de ses projets; il jugea par conséquent à propos de tourner ses pas d'un autre côté, il me laissa à Paris, pour passer à ce qu'il me dit en Hollande, (je ne l'ai pas revu depuis.) Mes spéculations n'étant pas meilleures que les siennes, je résolus de ne rester à Paris, que le tems nécessaire pour y prendre quelques connoissances; on devine aisément que je m'arrêtai à la chymie, j'arrangeai cependant mon plan d'étude de maniere à pouvoir visiter mes connoissances mes amies.
Paris offrant chaque jour des nouveautés, mon humeur curieuse à l'excès m'arrachoit souvent de [108] mon cabinet: tantôt c'étoit un habile méchanicien qui montroit un automate jouant de la flûte, tantôt c'étoit une pompeuse annonce, puis rien. Une chose qui me surprenoit dans cette capitale, c'étoit d'y voir le plus stupide aveuglement, à côté des connoissances les plus profondes; la plus imbécile invention attiroit quelquefois une foule nombreuse, ce qui est frappant, c'est que ce concours duroit long-tems. D'après cela on doit imaginer qu'il y a toujours nombre de charlatans qui tous font fortune .
[109]Un genre de friponnerie assez commun, c'est une espece de devins qui lisent dans l'avenir avec un jeu de cartes, cette fureur étoit surtout celle des femmes; je suis, ainsi que je l'ai souvent rappellé, extrêmement curieuse; la marquise De... mon amie ne l'étoit gueres moins que moi; nous fîmes un jour la partie d'aller consulter une magicienne de ce genre; nous prîmes des habits de négligé, nous montâmes en carosse, fûmes descendre à quelques pas de la demeure d'une tireuse de cartes qu'on nous avoit indiqué; sans suite, sans [110] laquais nous entrons dans un chenil, où nous trouvons une vieille guenon, qui tondoit un petit chien la sybille échevelée n'attendit pas nos interrogations pour savoir le sujet de notre visite, asseyez vous, nous dit-elle, j'ai précisément un jeu de cartes qui n'a jamais servi, vous êtes assez jolies pour avoir [111] du neuf; nous obéimes à la fée qui battoit ses cartes en se plaçant gravement à côté d'une vieille table; elle fit son jeu magique, devina si juste qu'elle dit à la Marquise qu'elle changeroit bientôt d'état, qu'un cordon rouge amoureux d'elle, lui feroit un sort heureux, qu'il l'entretiendroit lui léveroit l'embarras de se donner tant de peines: cet oracle nous fit partir d'un éclat de rire; elle faisoit l'honneur à ma compagne, de la prendre pour une aventuriere, qui ne venoit faire dire sa bonne fortune, que par le grand desir d'en avoir une. La Marquise lui donna un louis, riant à gorge déployée elle me ramena à l'endroit ou nous avions laissé notre voiture.
Quoique par cette scène bizarre, nous eussions été singuliérement payées de notre envie de tout voir, [112] nous ne laissions passer aucune nouveauté; quant à moi je courrois par tout; je le faisois d'autant plus volontiers, qu'il m'arrivoit souvent de revenir très-satisfaite de ce que j'avois eu occasion de voir ou d'apprendre.
Cependant ne pouvant me fixer à Paris, je pris la résolution de tout préparer pour mon départ; quoique je le quittasse avec regret, je jouissois d'un autre côté, en m'imaginant que je pourrois en Savoye, tirer parti des études que j'avois faites dans la capitale.
Les manufactures que je visitois assidûment me faisoient naître l'envie d'en élever dans le pays où j'allois; hélas! j'aurois mieux fait de m'en tenir, dans la suite, à la vie contemplative? j'eus le malheur de vouloir entreprendre; je fus toujours dupe.
[113]J'employai les derniers jours que j'avois à passer dans la capitale de la France, à observer cette grande ville, dans un genre de détails que je ne connoissois pas encore. A la vue des théâtres, je substituai celle des marchés; mon imagination ne pouvoit conçevoir comment une ville si peuplée, qui consomme tant de denrées, en est toujours aussi bien fournie; à Paris on trouve tout ce qu'on veut à toute heure; tandis qu'en province, les légumes manquent plus d'une fois, dans la plus belle saison. Je passai une nuit à observer la halle; ce magasin qui tous les matins porte l'abondance dans les quartiers les plus reculés, m'amusa singuliérement: le bruit des châretiers, le ton des poissardes, beaucoup de disputes presque jamais de batailles, [114] tout concourroit à former le plus plaisant tableau.
J'ai connu beaucoup de personnes qui se plaignent des alimens de toute espece qui se débitent à Paris, d'après le tems que j'y ai passé, je pense qu'ils ont un peu de tort. D'abord les boucheries y sont très-bien dirigées, une bienfaisante police veille toujours sur la qualité de la viande qui s'y distribue, il y a peu de pays où l'on en mange d'aussi bonne. La volaille ne manque pas à Paris, elle s'y trouve quelquefois à très-bon compte; de ce côté on n'à pas de fraude à craindre, car on ne peut pas en changer la qualité. Le pain y est meilleur plus beau qu'en province. On y mange du poisson excellent, qui est très-commun dans certains tems de l'année. La boisson, [115] soit en vin, soit en liqueur, y est, dit-on, toujours falsifiée; je ne sais pas si les marchands de ce genre peuvent échapper aux nombreux surveillants qui les puniroient rigoureusement en cas de délit, cela me paroît difficile, le vin que j'y ai bu ne m'a jamais fait de mal. Ceux qui se délectent à tout ridiculiser, s'appuyent surtout sur ce qu'on vend l'eau à Paris; j'ai observé au contraire qu'on la paye moins qu'en province: quel est en effet, le commissionnaire qui voudroit pour deux sols porter sa charge d'eau à un huitiéme étage? ce n'est pas l'eau qui se paye; on ne donne qu'un petit salaire au malheureux qui à la peine de l'aller chercher fort loin, de la porter à celui qui n'étant pas assez riche pour payer un domestique, se trouveroit très-embarassé [116] s'il étoit obligé de l'aller checher lui-même .
Est-ce parce que Paris me plaisoit, que je le voyois toujours du bon côté? je n'en sais rien; ce que je peux affirmer c'est que je m'y suis toujours bien portée. Je ne dis pas que tout ce que j'ai vu me parut être bien, certains objets affligeoient quelquefois mon ame; mais je pense que ce n'est pas la seule ville qui présente des tableaux de ce genre. Le libertinage, par exemple, y réunit tout ce qui peut révolter l'homme sensé raisonnable, [117] tous les appas propres à corrompre la jeunesse l'innocence.
Ce désordre me faisoit faire plus d'une réflexion. Je n'ai jamais pu concevoir comment une jeune personne arrive au terme honteux d'oser vendre des faveurs, que la femme la plus sensible la plus aimante peut laisser dérober, mais ne donne jamais. Je ne sais pas comme la délicatesse d'un homme n'est par révoltée, à l'approche d'une femme chez laquelle le vice a détruit tous les charmes, qui rarement laisse sortir de ses bras le voluptueux qui s'y livre, sans le rendre victime de son aveuglement.
Le terme où je devois quitter Paris étoit arrivé, Claude Anet fut chargé de faire préparer une chaise de poste: les voitures publiques dont je m'étois servie pour partir [118] de Lyon, n'avoient pas été de mon goût; j'aime la liberté, dans les diligences on ne part pas quand on veut; on n'a pas plutôt la tête sur le chevet, qu'un maraud de cocher vous presse déjà de rentrer dans le carosse. J'achetai nombre de livres beaucoup de drogues, après quoi je fis mes visites à toutes les personnes avec lesqu-elles j'avois été liée pendant mon séjour.
Je ne manquai pas d'aller embrasser mon amie, (la jeune demoiselle dont j'ai parlé plus haut) heureuse comme je l'avois vue jusqu'àlors, quel fut mon étonnement de la trouver dans la douleur dans les larmes! elle m'avoit fait part quelque jours auparavant, d'un mariage qu'elle étoit sur le point de contracter, qui faisoit tout son bonheur. A ma vue elle me saute au col, me serre dans ses bras. [119] Ah! „chere amie, me dit-elle, je suis dans le plus affreux désespoir...“ Son état me déchira le cœur, je ne pouvois imaginer d'autre cause à ses larmes que la mort de son amant: je la pressai de m'instruire, elle le fit en ces termes; „ma chere Warens, mes malheurs sont bien “grands; je vais affliger votre sensibilité; mais ayez la force de “m'entendre; mon ame oppressée “a besoin d'un tel épanchement, “peut-être soulagera-t-il ma dou-“leur.
“Un hasard nous a fait rencontrer, un esprit de sympathie nous “a attachée l'une à l'autre; nous “nous sommes aimées sans nous “connoître, ou du moins l'occasion ne s'est pas présentée de “nous faire part de nos aventures; “voici la mienne: en apprenant le “sujet de mes pleurs, vous jugerez “quel doit être mon désespoir.
[120]“Je suis née dans la religion Juive; mes parents enrichis par leur “commerce, furent à portée de me “donner une éducation assez brillante; cette éducation me fit sentir l'opprobre qui accompagne, “la secte Juive chez tous les “peuples qui la souffrent sans l'estimer; ce préjugé quoiqu'injuste “m'afligea: un jeune Catholique “M. De... (c'est l'auteur de mes “infortunes) me fit, plus que “toute autre chose, sentir le désagrément de rester dans la “croyance de mes peres; ma tendresse pour lui, me donna la “force de quitter ma famille pour le “suivre.
“Comptant sur la foi de mon “amant, persuadée de devenir son “épouse, je vins avec lui à Paris, “où protestant contre la foi de mes “ancêtres, j'embrassai la religion [121] “Catholique. Sous le prétexte de “quelqu'arrangement de famille, “M. De ... retardoit toujours “l'hymen qui devoit nous unir; “ le fourbe à long-tems abusé de ma crédulité, en arrachant à ma bonne foi des faveurs, que ma tendresse croyoit “donner à celui que je regardois “déjà comme mon époux.
“Je le pressois chaque jour pour “former les liens qui devoient rendre mon amour légitime. Pouvois-je prévoir le coup qui devoit me percer le sein? M. De... “m'annonce enfin le jour de mes “nôces, (je vous en fis part) c'est “hier que devoit se faire la cérémonie. Jugez de ma joye quand je “vis entrer dans mon appartement “l'homme que jadorois, suivi d'une “autre personne d'un notaire; “mais quelle fut ma surprise lors-“que [122] j'appris que ce n'étoit pas “lui que j'allois épouser: il venoit “seulement comme tuteur, ou “comme mon pere, me faire la “charité d'une dot, pour me donner en mariage à la vile personne “qu'il avoit amené; le tout pour “se débarrasser de moi.
“Javois préféré mon amant à “la fortune de mes parens; ainsi, “l'appas des richesses ne pouvoit “rien sur mon cœur: j'avois adoré “M. De... pour lui-même, je ne “voyois que lui sur la terre qui “put faire mon bonheur; vous “devez penser combien son procédé dut m'étonner. Ma tendresse “n'oublia rien pour le ramener à “son devoir; le souvenir de nos “plaisirs passés, mes pleurs, mes “gémissemens, ma fureur, tout “fut inutile. Croyant me faire beaucoup de grace de me pourvoir [123] “d'un autre, en me refusant sa “main, il feignit de ne trouver “qu'une sotte opiniâtreté dans mon “amour. L'ingrat n'oublia rien “pour m'avilir; c'est en vain “que ma tendresse l'appelle en-“core“.
Ce discours qui avoit plus d'une fois été interrompu par les larmes de cette infortunée, me fit frémir, j'en étois d'autant plus affectée, que je n'y voyois aucun reméde: séduite, bientôt dans la misére, elle étoit digne de compassion, mais que peut la pitié contre de si cruelles atteintes? il lui étoit possible de prévenir la pauvreté; mais je jugeois par mon cœur que les maux du sien étoient incurables.
Lorsque je lui appris mon départ de Paris, elle me fit entendre qu'elle desiroit ardemment de pouvoir en faire [124] autant, elle ajouta qu'à supposer qu'elle survécut au coup qui venoit de la frapper, elle préféroit un azile quelconque, à celui qu'habitoit son perfide amant: mes bras disoit-elle me seront une ressource contre la misére. Je ne balançai pas à lui offrir de partager mon sort, le sien m'intéressoit d'autant plus que je voyois toute la force de son désespoir. Loin de prévoir quelle devoit être la fin de cette infortunée, je fixai notre départ au lendemain.
Comme elle avoit accepté ma proposition avec empressement, je me flattois que la distraction du voyage diminueroit un peu ses inquiétudes; je jouissois d'avance du plaisir que j'aurois, lorsque tranquille avec moi en Savoye, mon amie pourroit se venger de l'inconstance de son amant, par l'oubli [125] le plus profond. Hélas! c'est envain que les mortels comptent sur leurs projets: de plus grands malheurs nous attendoient encore.
Nous montâmes dans ma voiture qui étoit à quatre places, la poste nous eut bientôt arrachées à la capitale de la France. Je voulus aller coucher à Fontainebleau, parce que j'avois des personnes de connoissance à y voir: comme cette ville n'est pas bien éloignée de Paris, que nous étions partis de très-grand matin, nous y arrivâmes de bonne heure.
Mon amie ne me parut pas si triste que la veille; je lui proposai de me suivre, ou d'aller voir le château, elle refusa sous prétexte d'un peu de fatigue, préféra de rester dans sa chambre en attendant le souper. J'avois comme je l'ai dit, fait emplette à Paris de [126] beaucoup de drogues; je les tenois dans une cassette, que je sortois du caisson de la voiture, lorsque nous nous arrêtions, pour la faire porter dans ma chambre. Mademoiselle *** profita du tems que j'étois sortie avec mon domestique de l'absence de ma femme de chambre, pour visiter cette petite pharmacie: tous le paquets étoient étiquettés, elle n'eut point de peine à faire un choix bien propre à la guérir pour jamais, des chagrins aux-quels son ame étoit en proie; la vie lui étoit devenue odieuse, le courage lui manquoit pour supporter les malheurs qui étoient venus fondre sur elle, elle crut dans la mort trouver le souverain bien. De vives douleurs la punirent bien-tôt d'un attentat aussi cruel; les cris qu'elle poussoient attirerent les gens de l'auberge on ne tarda point [127] à s'appercevoir que cette infortunée avoit voulu trancher le fil de ses jours; tous les symptômes annonçoient la nature la vivacité du poison qu'elle venoit d'avaler.
J'arrive au moment même que l'on commençoit à lui administrer tous les secours que peut fournir la médecine en pareil cas. Jugez de mon effroi lorsque j'apprends le sujet de ses vomissemens. Mon imprudence seule avoit causé tout ce désordre, elle avoit servi d'instrument à son désespoir .... Est-ce ainsi, lui dis-je, que vous reconnoissez les soins de l'amitié?
Epuisée par la violence du poison, par les remédes qu'on l'avoit forcée d'avaler, elle finit dans mes bras ses misérables jours. Victime de l'amour, ses dernieres paroles furent encore des expressions de sensibilité de tendresse pour [128] moi pour son perfide amant; jamais je ne les ai oubliées, jamais je ne les ai répétées sans verser des larmes. “Warens, me dit-elle, je “suis aussi coupable que mon amant; “le cruel à violé les loix de l'amour “en me trompant; j'ai violé celles “de l'amitié en me donnant la “mort: mais chere amie, imite “ma générosité, oublie ma faute; “celle de mon amant est déjà pardonnée..... Ce discours achevé, elle mourut.
Fuir ce théatre d'horreur, étoit tout ce qui me restoit à faire; je laissai les cendres de Mademoiselle *** à Fontainebleau, je me dérobai à des lieux où je n'aurois pu rester un quart d'heure sans me procurer les plus vifs regrets. On doit imaginer que cette affreuse scène me rendit le voyage très-importun, arrivée à Lyon, il me [129] sembloit encore voir mon amie dans les angoisses de la mort. Cependant une connoissance que j'avois dans un couvent de cette ville (Mlle. du Ch...) dissipa une partie de la mélancolie qui m'accabloit, la satisfaction de voir une ancienne amie, rendit mon cœur un peu plus tranquille; je n'y fis cependant de séjour, qu'autant qu'il m'en fallut pour voir la ville en détail, mon esprit curieux à l'excès, eut de quoi se satisfaire pour ce qui concerne les manufactures les fabriques. Mon amie m'avoit procuré une charmante société, cependant je trouvois que ce n'étoit qu'un diminutif de Paris.
J'avois besoin de regagner la Savoye, je fis mes derniers adieux à la France. Mon dessein n'étant pas de retourner à Annecy, Chambery fut l'endroit que je choisis [130] pour ma patrie; cette ville quoique petite, m'offroit plus de ressources que l'autre, quant aux projets que j'avois dessein de mettre en exécution. Arrivée en Savoye, j'appris que le voyage que je venois de faire avoit suspendu ma pension, qu'on ne comptoit plus sur mon retour; il étoit nécessaire de justifier ma conduite auprès de mes bienfaiteurs, ce qui exigea que je me rendisse à Turin.
Prévoyant que je ne me fixerois pas en Piémont, je jugeai a propos de laisser à Chambery ma femme de chambre Claude Anet; les apprêts de mon voyage furent bien-tôt faits je partis pour Turin.
Ce fut une grande satisfaction pour moi de parcourir les montagnes autravers desquelles la valeur d'Annibal avoit trouvé un chemin, pour aller porter la terreur dans les [131] foyers des vainqueurs du monde. Le sommet des rochers qui sembloient menacer ma tête, les précipices qui d'autre côté paroissoient être le terme du chemin que faisoit la voiture, enfin toutes les charmantes horreurs qui se présentoient à ma vue, répandoient dans mon ame une jouissance que je ne sais pas définir, elle étoit dans le même instant affectée [132] de différentes maniéres; sans être effrayée, je sentois une espece de terreur qui ne m'enpêchoit pas de tout voir, ce spectacle me faisoit toujours plaisir: quand je passois dans quelque village j'étois moins satisfaite; je n'en ai trouvé qu'un seul qui n'ait pas fait payer à mon cœur le tribut de compassion que je croyois devoir aux autres: Permignon offrit à ma vue d'agréables habitations; l'air de fraîcheur de santé des habitans me montra d'heureux montagnards, qui peuvent d'autant plus facilement se consoler de la longueur de l'hiver, que leurs femmes sont toutes jolies.
Après ce que j'avois entendu dire, je craignois peu le passage du Mont-Cenis, où je trouvai encore beaucoup de neiges malgré que ce fut la fin de l'hiver. On me donna des [133] porteurs dont l'adresse me surprenoit à chaque instant; comme j'en avois huit, ils se reposoient tour à tour, me divertissoient pendant cet instant de relâche, par le recit de leurs habitudes de leur maniere de vivre. Ces paysans, quoique sans cesse dans des courses fatigantes, semblent être tous contents de leur sort: ils ont généralement de l'esprit, ils brillent sur-tout par la fidélité, qualité d'autant plus estimable chez le pauvre, qu'elle lui coûte toujours un sacrifice.
Le passage du Mont-Cenis fut on ne peut plus heureux. Je repris la voiture au pied de la montagne, les campagnes du Piémont m'offrirent un plus riche tableau que celles de la Maurienne. Je fus sur-tout frappée détonnement, en entrant dans la superbe allée qui conduit de Rivol à Turin; cette route de [134] trois bonnes lieues est tirée au cordeau, elle paroît fermée d'un côté par le château de Rivol, de l'autre par la riche majestueuse église de Supergue.
Turin me présenta en entrant, un tout autre aspect que les autres villes que j'avois parcourues dans mes voyages, ses larges rues, ses édifices de goût bien alignés, ses grandes places, flattent tous les étrangers.
Comme je n'avois pas dessein d'y faire un long séjour, je me pressai d'en parcourir les monumens; je fis promptement ce qu'exigoit le sujet de mon voyage, assurée des bienfaits du Prince, je revins à Chambery.
MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS. QUATRIEME PARTIE.
ARrivée à Chambery, mon premier soin fut de chercher une maison assez commode, pour les projets que j'avois à exécuter: celle que j'y avois arrêtée en venant de Paris, où j'avois laissé ma femme de chambre mon domestique n'étoit pas assez grande, sa situation me la rendoit insupportable. [136] Comme je voulois qu'un jardin accompagnât la maison, je me décidai à la prendre dans un des fauxbourgs.
Une fois fixée à Chambery, j'eus bientôt une nombreuse société chez moi. Je n'avois point perdu le goût de la musique, il ne me fut pas difficile de recommencer, mes concerts. Les premieres années que j'ai passées dans cette ville, furent délicieuses: chaque jour amenoit un plaisir nouveau, amusemens, projets, tout m'enpêchoit de sentir le dégoût ou l'ennui. Mais hélas j'ignorois que pendant ce tems on abusoit de ma bonne foi.
Je me fis de nouveau un laboratoire de chymie, j'eus ma pharmacie; différents ouvriers, que le hasard ou le besoin attirerent chez moi, furent employés: je ne me défiois d'aucun, tout étoit dans [137] leurs mains; persuadée que les bien-faits dont ils étoient comblés, devoient m'être de sûrs garants de leur fidélité. Mes combinaisons sur l'élévation de quelques fabriques, me parurent susceptibles d'accomplissement: mais pour entreprendre quelque chose de sûr de durable, il faut des fonds, je n'en avois pas assez, il me fut impossible de faire naître ce genre d'émulation chez les particuliers qui auroient pu le faire, parce que le nouveau épouvante surtout dans une ville qui n'a aucune espece de commerce. L'agriculture me parut un objet à ne pas dédaigner, en attendant autre chose. Je louai donc, à peu de distance de Chambery, une petite maison de campagne avec ses dépendances; j'y allois par intervalle, pour veiller à la culture des terres; mes spéculations se tournerent aussi [138] du côté de la coupe des bois; j'achetai des forêts sur pied, j'en aurois certainement tiré très-bon parti, si ceux à qui je donnois ma confiance pour veiller à tout, n'avoient pas toujours plus visés à leur profit qu'au mien.
Claude Anet, comme je l'ai déjà dit, avoit des connoissances en botanique, je lui donnai un petit jardin pour le garnir de plantes rares médicales, je le dispensois de toute autre occupation dans ma maison. Il s'acquittoit on ne peut mieux de son petit district: outre qu'il connoissoit les simples par leur nom, il n'en ignoroit pas les vertus, par différentes préparations, il a plus d'une fois soulagé de pauvres malades.
J'allois moi même consoler les infortunés souffrants; sans m'en tenir à l'administration de quelques [139] remédes, je leur apportois encore les autres secours utiles à la vie: car à quoi sert la pitié médicale en vers un malheureux qui n'a rien? la médecine qu'on lui ordonne, ne lui sera-t-elle pas funeste, s'il n'a le bouillon pour entempérer la force, lui aider à faire son effet? tous les honnêtes médecins accompagnent la visite qu'ils font au pauvre, d'une autre charité non moins nécessaire; cette considération devroit porter le riche à bien reconnoître les soins de ceux qui pratiquent l'art de guérir.
Mes agens n'étant pas scrupuleux, les soins que je donnois à la culture des terres se trouvoient infructueux; quelques fois même j'avois de la perte; ignorant d'où cela pouvoit venir, je renonçai aux spéculations de ce genre; mes études de Paris, en matiere de minéralogie, [140] me donnerent une idée qui ne m'a pas été lucrative, elle m'a fourni une ressource de plus pour de nouveaux frippons. Je me mis à faire fabriquer des fourneaux dans mon jardin à Chambery. Comme les mines de fer sont abondantes en Savoye, je fis venir cette terre métallique, par différentes préparations j'en faisois composer des poëles, des plaques de cheminée, des marmites, autres ustenciles auxquels la matiere pouvoit être employée. Les ouvriers fondeurs ne me manquérent pas; car quand un étranger s'adressoit à moi, il possedoit tous les arts, savoit tous les métiers aux-quels je paroissois avoir envie de l'employer. On doit penser qu'avec plus d'activité que de connoissances, je ne pouvois pas aller loin: en donnant ma confiance au premier [141] venu, il auroit été surprenant que j'eusse fait de bonnes affaires. Mes dettes augmenterent; la rapine des ouvriers détruisit la fabrique; tout le monde m'abandonna.
Les créanciers vendirent: le produit de la vente ne pouvant pas tout acquitter, j'offris une partie de ma pension. La maison que j'avois eue jusqu'à lors, me devenant trop chere inutile, j'en pris une autre. Cette derniere, (je l'habite encore) sembloit faite pour la situation où je me trouvois; quoique placée hors de la ville, donnant de tous côtés sur la campagne, elle contribuoit par sa situation à entretenir la mélancolie au sein de laquelle je voulois finir mes jours.
Dans l'intervalle de ce changement d'état, ma femme de chambre mourut; elle ne fut pas remplacée, [142] je n'en avois plus besoin; je pris seulement une femme pour faire ma petite cuisine, Claude Anet me suivit; ce fidele domestique partage encore l'amertume de mes infortunes.
Tel fut le résultat de toutes mes spéculations, voilà ce que m'a valu la bonté de mon cœur. Dans mes premiers jours de malheur, je ne cache pas que j'ai eu beaucoup de peine, un noir chagrin me dévoroit, mais une main surnaturelle l'a dissipé. J'ai bien réfléchi sur la vie humaine, maintenant tranquille dans ma solitude, je suis si bien consolée, qu'il me semble n'avoir rien perdu. Revenue à la lecture, je trouve de quoi m'y faire oublier la médiocrité dans laquelle je suis forcée de vivre sur mes vieux jours: je vis parce que j'ai su apprendre à modérer mes besoins: si je regrette le bien [143] être, je ne le regrette que lorsque je vois des malheureux, hélas!... mon cœur sensible ne peut leur offrir qu'une stérile compassion.
J'aime à jetter de tems à autre des regards sur ma vie passée; en ouvrant le livre du tems, je me plais à comparer la situation actuelle de mon ame, avec celle où elle fut autrefois. Je lis dans le passé, des foiblesses qui ne me tourmentent plus; j'y vois des erreurs qui firent mes délices, dont je ne regrette que le souvenir.
Une circonstance que je me rappelle chaque jour avec plaisir, qui me fait saire de singulieres réflexions sur les affections de notre ame, c'est l'histoire de mes amours avec M. De T... Je l'ai adoré dans ma plus tendre jeunesse; le sacrifice de mes jours ne m'auroit rien coûté pour lui; aujourd'hui même [144] je lui donnerois ma vie, s'il étoit permis à un mortel d'en disposer en faveur de l'amitié. O vous qui ne connoissez dans l'amour que le physique! vous qui ne favez pas trouver les jouissances du cœur dans le cœur même! sortez de votre erreur, écoutez moi.
Ma connoissance avec M. de T... à été brisée par mon mariage avec M. de Warens. Le respect la soumission qu'on doit à l'auteur de ses jours me donna la force, malgré la violence de mon amour, de subir le joug affreux de l'hymen pour me livrer à un homme que toute ma vertu ne pouvoit qu'estimer: si l'amour n'étoit qu'un besoin physique, ne m'auroit-il offert d'autre ressource que le désespoir? Si mon amant avoit recherché d'autre possession que celle de mon cœur, n'auroit-il pas éclairé ou trompé [145] mon innocence, ne nous serions nous pas donnés l'un à l'autre? en prévenant le tems permis d'être mere, n'aurois-je pas nommé à l'auteur de mes jours celui que les mœurs les loix me donnoient pour époux?
Tout le tems qu'ont duré nos entrevues, les plaisirs de mon amant les miens étoient dans le fond de notre cœur; l'amour avoit l'art de donner un prix à des riens: notre imagination exaltée par cette vertueuse passion, trouvoit le bonheur dans un regard, dans un serrement de main; un billet que M. de T... me donnoit en secret, faisoit le comble de ma jouissance; la sienne étoit parfaite quand il en recevoit la réponse.
Qu'on ne croye pas qu'un amour de cette espece ne se trouve que chez les jeunes gens, que cet [146] enthousiasme n'est durable possible que dans un roman; mon amant moi sommes une preuve du contraire. Nous nous sommes revus dans un âge plus avancé que celui de nos amours, cependant toujours vertueux, quoique sensibles, notre conduite ne s'est pas démentie.
Dans les premiers tems de mon établissement à Chambery, j'avois, comme je l'ai dit, grande société chez moi; j'étois par conséquent très-connue. Deux étrangers que la curiosité attiroient en Italie furent contraints de s'arrêter dans la ville pour faire réparer leur voiture; en se promenant un d'eux entendit prononcer mon nom, il se fit instruire de ma demeure, vint me voir dans le même moment. Quelle fut ma surprise lorsque je vis entrer M. de T... dans ma chambre? la reconnoissance nous arracha des larmes; [147] les embrassemens réitérés les eurent bientôt essuyées. A la joye de nous revoir succedérent les reproches, M. de T... me traita d'inconstante, de cruelle, sur ce que j'avois conclu mon mariage avec M. de Warens. Je l'eus bien-tôt désabusé; mon séjour à Chambery, l'abandon de mon époux, tout lui découvrit mes malheurs l'injustice de mon pere. Instruit de ma conduite me trouvant toujours fidelle, M. de T... résolut de terminer à l'instant ses voyages, d'abandonner son état en Angleterre; pour se fixer à Chambery. Le ciel, disoit-il, nous a rejoints, l'amitié ne doit pas laisser échapper l'occasion que le destin nous a procuré pour nous rendre heureux.
Il sortit de chez moi pour faire part de ses desseins à son ami; sans attendre ma réponse il crut pouvoir [148] arranger tout son projet. Son compagnon de voyage n'eut pas de peine à reconnoître à tous ses transports, la cause de cette inatendue résolution. Loin de l'accabler de reproches, parce qu'il manquoit à sa parole à la reconnoissance, milord F... parut ne rien trouver qui l'affecta dans cette démarche: il lui demanda seulement à voir l'objet d'une si constante flamme; M. de T... l'amena chez moi.
Quoique par l'abandon de la religion protestante j'eus pu, n'écoutant que les loix, rompre les liens qui m'unirent à M. de Warens; je crus que les mœurs me défendoient de passer dans les bras d'un autre. J'instruisis mon amant de ma façon de penser, lui ajoutant que je ne desirois rien plus ardemment, que de partager son amitié, [149] que s'il avoit la force d'être aussi vertueux qu'à Vevey, il pouvoit dès l'instant, prendre un appartement chez moi: je fis la même politesse à son ami qui consentit à passer quelques jours à Chambery. M. de T... avoit de grandes obligations à mylord F... il lui avoit fait obtenir une place à Londres, où il s'étoit rendu en s'éloignant du pays de Vaud lors de mon mariage: intimément liés l'un à l'autre, ce milord lui avoit proposé de l'accompagner en Italie, mon amant avoit accepté, mais l'amour les arrête au pied des Alpes; milord se voit contraint de voyager seul, ou de retourner dans sa patrie; ce qui affecte encore plus ce vertueux anglois, c'est qu'il sait bientôt que cette rencontre imprévue ne peut faire le bonheur d'aucun: car je brûle pour un [150] amant que je ne peux rendre heureux sans être coupable; celui qui me chérit sent toute la cruauté du sacrifice sans pouvoir s'y refuser; enfin cette entrevue ne fait que rouvrir une playe, qui en tourmentant nos cœurs, ne nous laisse dans cette circonstance d'autre remede que les pleurs.
Milord veut arracher son ami à la cruauté d'une semblable alliance, il veut lui persuader qu'il ne peut rester à Chambery, sans troubler ma tranquillité, sans manquer à ses engagemens en Angleterre, sans outrager l'amitié qui les attache. M. de T... emporté par la plus violente passion n'entend plus la voix d'un ami, il oublie ses devoirs, se préparant à me déchirer le cœur, ne cherche que dans la mort le remede du tourment qui le dévore.
[151]Qu'on se peigne ma situation! sensible, non moins aimante que lui, je suis forcée de lui représenter la nécessité de respecter ses jours pour suivre son ami; par un héroïsme, que je ne conçois pas, je lui ordonne de me quitter de vivre. Milord quoique d'un caractere tranquille sent toute la force du sacrifice, il gémit sur nous, par ses sages conseils, mon amant vertueux se détermine à s'éloigner de moi.
Tel étoit notre devoir, mais jugez-nous, ames sensibles! Vous seules pouvez estimer la grandeur du sacrifice! savoir s'aimer toute la vie, avoir le courage de se respecter, est sans doute un triomphe peu commun, c'est celui de la vertu.
Depuis son départ M. de T... m'a souvent donné de ses nouvelles, cette tendre ressource diminuoit [152] un peu nos peines: nous nous livrions sans crainte à l'amoureux épanchement de nos cœurs, parce que l'absence en éloignoit tous les dangers. Cette intelligence est interrompue depuis quelques tems; sans doute que mon amant n'est plus... hélas! il n'en est que moins à plaindre; puisse n'être pas éloigné le terme qui doit nous rejoindre! ce moment finira seul les peines que m'a toujours causée cette barbare séparation. Ombre chérie! ô manes de mon amant! si mes soupirs pénétrent dans le séjour des morts, tu sens bien le prix du cœur où tu régneras toujours.
Une passion de ce genre est inexplicable, je l'avoue. Si pourtant l'homme vouloit toujours être vertueux, sa raison lui démontreroit, sans doute qu'il en coûte moins, [153] que pour être coupable, puisqu'il ne dépend pas des mortels d'étouffer les affections de leur ame, leurs efforts doivent tendre à les diriger, cet héroïsme est au pouvoir de tous les hommes.
Si j'ai eu long-tems à souffrir d'une flamme brûlante; je suis persuadée d'un autre côté que je lui devois ma tranquillité. Le souvenir de M. de T... me rendoit tous les hommes moins dangereux; quoique d'un sexe plein de foiblesses, mon premier penchant m'a toujours rendue incapable de tendresse pour tout autre. Sans cesse entourée d'une foule de courtisans, mon repos n'a jamais été altéré par aucun. L'image de l'amant que j'avois perdu, ne sortant pas de mon ame, l'avoit fermée à de nouvelles passions. Voilà l'histoire de mon cœur: dans ma solitude elle [154] fait tous les jours mes plus chéres délices. Ma vertu est aujourd'hui la seule chose qui me reste .
La méchanceté des hommes n'a pu m'arracher la satisfaction dont je jouis, malgré les coups qu'ils m'ont portés: les cruels n'ont rien épargné pour déchirer ma sensibilité: Ils ont abusé de ma confiance, j'ai été trahie, volée, leurs efforts ont voulu même me deshonnorer, ma bonté ne m'a jamais servi qu'à faire des ingrats. Une partie de ceux qui se sont frauduleusement emparés de ma fortune, [155] ne rougit pas d'en étaler les débris à ma vue, dans le tems même où je suis dans la médiocrité. D'autres plus barbares encore, se félicitent au loin d'avoir partagé mes dépouilles, d'avoir contribués à ma ruine; en attribuant ma générosité à mes passions, ils osent se flatter de ne devoir mes bienfaits qu'à un vil intérêt de séduction de libertinage.
Ce n'est pas sans horreur que je rappelle une lettre que m'écrivit (il y a quelques années) mon amie Mlle. Du Ch... qui étoit pour lors dans un couvent à Lyon. J'ai toujours conservé ce monument de la méchanceté des hommes: avant que d'en donner une copie, je dois ne pas omettre l'aventure du jeune homme dont il y est question, qui m'a si bien payée de mes bienfaits.
[156]Pendant mon séjour à Annecy M. de P... curé des environs de cette ville, m'adressa un jeune homme qui avoit quitté Geneve sa patrie, qui desiroit entrer dans la religion Catholique. Touchée de son état, je n'oubliai rien pour lui être utile: mes premiers soins, je ne le cache pas, tendirent à lui faire sentir le désespoir dans le quel il jettoit sa famille en abandonnant la maison paternelle. Mais comme il persistoit dans sa résolution, je l'envoyai à Turin pour se rendre dans un hospice où l'on donne les instructions nécessaires à ceux qui veulent entrer dans la religion Romaine. Après son abjuration [157] il passa quelques tems en Piémont, où je suis assurée que sans son inconstance, la fortune lui auroit offert plus d'une ressource; son esprit, car il en avoit beaucoup, s'étant singularisé par la lecture des romans, couroit sans cesse après les fééries qu'il avoit vues dans les livres; ainsi toujours dans l'attente d'une aventure, il ne savoit se fixer nulle part. Qu'on ne croye cependant pas que J. J. Rousseau, (c'est le nom du jeune homme) fut du genre de ces petits maîtres, qui n'appuyent la certitude de leurs conquêtes que sur les charmes qu'ils se supposent, que l'amour propre engage à présenter leurs [158] hommages. Rousseau, ne ressembloit à personne; timide à l'excès auprès du sexe, la marche de son intrigue s'arrangeoit dans son imagination, suivant que sa cervelle romanesque se montoit, il se croyoit heureux ou malheureux. Il avoit nombre de talent qui l'auroient rendu charmant dans la société: mais comme la fable remplit de zéphirs de nymphes les promenades champêtres, dans l'espoir d'y rencontrer quelqu'immortelle, il préféroit la solitude au plaisir réel de se rendre agréable par la musique, qu'il possédoit assez bien. Quoique rempli de connoissances, il ne brilloit pas tant qu'un autre moins instruit que lui. Malgré qu'il fut plein de feu, il se livroit peu dans la conversation: s'il vouloit parler, dans le tête-à-tête, il étoit bientôt entraîné par [159] ses enthousiastes rêveries, son imagination le transportoit dans des palais enchantés, tout ce que les poëtes ont dit de l'isle de Paphos, étoit bien au-dessous de ces charmantes erreurs.
La nature ne peut-elle rien produire de parfai{?K}? ou se plait-elle à mêler aux dons qu'elle fait à l'homme de génie, un je ne sais quoi, qui le rappelle par fois à la classe ordinaire des autres hommes? J. J. étoit fait pour devenir célébre, mais je crois que sa façon de penser l'aura rendu malheureux.
Il réunissoit des qualités qui paroissent incompatibles. Sensible généreux, son cœur se plaisoit à soulager les infortunés. Mais peu fait pour la reconnoissance, il oublioit facilement un bienfait: souvent même ses amis n'étoient plus que des monstres qu'il fuyoit sans [160] savoir pourquoi. Tantôt chérissant les hommes, tantôt les détestant, il étoit sans cesse en contradiction avec lui-même; desirant aujourd'hui ce qu'il abandonnoit le lendemain, sa façon de penser ne lui laissoit embrasser aucun parti. A son retour de Turin, d'où il étoit parti sans cause, on lui proposa à Annecy d'embrasser l'état ecclésiastique; quelques jours de séminaire l'en dégoûterent. Je le plaçai chez un maître de musique, qu'il quitta quelques mois après. Il voyagea pendant quelque tems, refusa se qui se présentoit, entreprit une éducation sans la finir, vint me retrouver dans les premieres années que je demeurois à Chambery. Il y parut avoir un goût décidé pour l'agriculture, je le pris chez moi pour veiller à la culture des terres que j'avois alors; mais les bergeres les [161] nymphes qu'il avoit dans l'imagination ne s'y rencontrant pas, comme il le croyoit, sont goût fut bien-tôt dissipé. Il s'offrit une occasion de le placer dans un bureau à Chambery, mes démarches l'y placerent; ce parti ne lui convint pas long-tems. Enfin je n'ai rien oublié pour mériter le nom de Maman qu'il me donnoit quelquefois. Cependant J. J. partit de Chambery sans dire mot; mon amie, Mlle. Du Ch. qu'il fut voir en passant à Lyon, m'apprit ensuite par cette lettre, qu'elles étoient les idées qu'il avoit de moi, par quel outrage Rousseau répondoit à ma générosité.
[162]LETTRE De Mademoiselle Du Ch. à Madame de Warens.
de Lyon, le Ma chere Amie,
Malgré la pénétration dont tu parois susceptible, où places-tu tes bienfaits! Rousseau vient de passer à Lyon, ce qu'il m'a dit de toi m'afflige d'autant plus, que doué de beaucoup d'esprit, ce jeune homme paroît encore faire ton éloge en t'avilissant. Il ne donne d'autre cause à son départ de Chambery qu'une juste délicatesse de sa part; un refus de partager ta tendresse avec le premier venu, fait dit-il, qu'il s'éloigne de toi, ton domestique même entre pour quelque [163] chose dans les contes qu'il m'a débités. Si ce qu'il avance est un effet de la jalousie, je te plains chere amie, les bienfaits dont tu l'as comblé auroient du lui fermer la bouche sur tes foiblesses. Si c'est une imposture, comme je dois le penser, cela t'apprendra à regarder les gens de plus près, à ne pas ouvrir la porte au premier venu. Cependant du côté de Rousseau, tu es excusable, j'aurois fait comme toi: peut-on imaginer de telles inconséquences dans un jeune homme qui a autant d'esprit? Il cherche je pense à se placer à Lyon; mais après ce qu'il m'a dit sur ton compte, je ne crois pas que l'idée me vienne de faire aucune démarche pour lui. Adieu chere amie cette lettre va t'affliger, je le sais, mais ton cœur a connu d'autres épreuves. [164] Ménage ta santé crois moi pour la vie.Ta sincere amie. Du Ch. Injustement outragée par un homme que j'avois comblé de bien-faits, de quel coup ne fus-je pas frappée en recevant cette nouvelle? je répondis sur le champ à Mlle. Du Ch.., lui adressant pour faire remettre à Rousseau, la lettre ci-après, à laquelle je n'ai jamais reçu de réponse.
LETTRE A J. J. Rousseau. de Chambery
Monsieur,
L'Inconséquence est pardonnable, parce qu'elle ne dépend pas de nous. Je vous ai fait du bien trop généreusement, pour vouloir me plaindre de ce que vous ne m'en avez pas remerciée: quoi [165] qu'un tel procédé fut un effet de l'ingratitude, je ne vous en aurois jamais voulu. Mais la calomnie est le plus grand des crimes, il est au dessus de mes forces de vous la pardonner. Qui vous! Rousseau! vous avilissez celle qui vous a servi de mere? vous payez tous mes bienfaits par le trait le plus cruel? une telle conduite vous prépare sans doute d'affreux remords. Qu'est donc devenu ce cœur que vous disiez si plein de la plus saine morale? à supposer que j'eus connu le vice, la vertu dont vous faites parade, vous auroit appris à tirer un voile sur ma conduite, le souvenir de mes bienfaits, n'auroit suggéré à votre reconnoissance, d'autre ressource que celle d'invoquer le ciel, pour me retirer du gouffre vicieux dans lequel vous me supposez plongée. Ne croyez pas que je veuille par cette [166] lettre me reprocher le bien que vous me devez, si vous n'aviez fait que me fuir, vous seriez déjà oublié. Louise de Warens.
Quoique mon amie m'ait assuré que cette lettre étoit parvenue à Rousseau, je n'en ai reçu aucune réponse. Il n'a plus paru depuis au couvent de Mlle. du Ch.. nous n'avons point eu de ses nouvelles. J'eus beau vouloir n'attribuer une telle inconséquence qu'à la jeunesse, elle m'affecta cependant beaucoup dans le tems.
Maintenant j'ai tout oublié. Cinquante huit ans que j'ai sur la tête, m'ont donné des forces pour jetter un regard tranquille sur les folies humaines. J'attends dans ma solitude l'instant qui doit amener la dissolution de mon être, me donner le prix des maux que j'ai soufferts.
[167]La main de l'Eternel qui veille sur moi m'a donné jusqu'à présent le courage de supporter mes adversités, cette grace me fait espérer qu'il m'en prépare la récompense. J'aime à promener d'avance mon ame dans le grand espace de l'éternité, l'idée d'une autre vie m'enchante, l'immortalité de l'ame fait tout le soutien de ma foiblesse. Quel seroit hélas, le sort d'un mortel qui, plongé dans la misere, ne verroit rien au delà de lui? par quel espoir pourroit-il essuyer les larmes de l'infortuné?
O Providence! ô religion sainte sacrée! l'horreur l'effroi du trépas se dissipent, l'Incrédule seul frémit à l'approche de la mort; livré à lui-même sur son lit de douleur, l'enfer n'est-il pas déjà dans son sein?
PENSÉES DIVERSES DE MADAME DE WARENS. PENSÉES DIVERSES DE MADAME DE WARENS. § I. De l'Education.
LE but de l'éducation est de donner à la société un membre qui lui soit utile: on doit donc commencer par l'éducation physique, avant que d'entreprendre l'éducation morale, il faut d'abord faire un homme, on en fait ensuite un savant ou un ouvrier.
[171]Veut-on dégoûter un enfant des sciences, on n'a qu'à le forcer de bonne heure à apprendre par cœur du grec ou du latin. Notre sexe par bonheur, n'est point exposé à cette méthode scientifique destinée à former les hommes, cependant comparez un latiniste de douze ans à une fille de même âge, vous verrez si le garçon est le plus spirituel.
Comme les tempéramens sont différens chez tous les hommes, de même les caracteres ne doivent pas être semblables, par la même raison l'éducation doit varier chez tous les sujets.
Il faut d'abord êtudier les penchants de son éleve; beaucoup de soins peuvent dans la suite le rendre propre à l'état qu'on lui destine.
On enseigne tout aux enfans excepté ce qu'ils doivent savoir.
Avilir son éleve par le châtiment, [172] c'est le disposer à être un mauvais sujet. Les pédants regardent la correction comme un devoir; qu'ils se désabusent. Ils peuvent tout au plus par là, faire des éleves aussi sots qu'eux.
O hommes! apprenez à respecter la nature, ne mutilés pas ces tendres rejettons qui doivent un jour vous remplacer dans la société, faites leur voir la vertu, votre exemple les encouragera dans la suite, à la mettre en pratique.
§ II. Des Mœurs.
Une société quelconque ne sauroit subsister sans mœurs: la religion ne peut servir de frein à l'homme qui ne les respecte pas; il [173] échappe même à la juste rigueur des loix.
Mais que sont les mœurs? elles ne sont pas ce que le cagotisme appelle dévotion, ce que l'hypocrisie nomme vertu, ce que la femme prude prend pour la décence. Avoir des mœurs, c'est faire le bien pour la seule satisfaction de le faire; c'est par elles que l'homme vertueux, toujours utile à la société, fait le charme de tous ceux qui partagent avec lui les devoirs du contrat social. Avec des mœurs, l'ordre est établi, la paix des familles n'est jamais troublée, l'oppression n'exerce aucun empire, l'innocence respectée, n'a pas besoin de faire retentir les tribunaux des justes plaintes que lui arrache la séduction.
L'homme est naturellement bon, il naît avec toutes les qualités sociales; [174] tout le monde trouve la vertu belle; quelques soient les égarements du vice, celui qui y est plongé se plait encore à se masquer des charmes de la vertu.
Pour ne pas s'écarter des bonnes mœurs, chacun a en lui son propre guide, La conscience dicte à chaque individu ses devoirs, heureux celui qui veut l'écouter; juge sévere de nos actions elle nous punit ou nous récompense toujours de celle que nous venons de faire. Si le besoin d'être vertueux peut paroître un radotage philosophique à quelqu'un, ce ne peut être qu'à un homme très-corrompu. Malheur à lui! hélas! toute la subtilité de son raisonnement n'arrachera pas, dans un tems, son ame aux remords; ces vautours rongeurs, punissent tôt ou tard le méchant.
[175]§ III. De la raison.
La raison doit être le sentiment l'expression de la vertu; c'est une conséquence de se conduire de telle ou telle maniere, tirée d'après des reflexions faites sur ce qu'on doit à la divinité, à ses proches, à soi-même.
La raison ne semble pas la même chez tous les peuples, cependant l'homme raisonnable fait par-tout le bien: le sauvage qui tue son pere ne commet cet acte qui nous repugne, que pour le préserver de tomber dans les mains des autres barbares, à qui sa foiblesse ne le laisseroit pas échapper: ce meurtre a la raison pour cause. L'homme social qui ne respecteroit pas la [176] vieillesse des auteurs de ses jours, celui qui les abandonneroit, seroit cent fois plus cruel que le sauvage.
Les fols raisonnent aussi; mais leur conséquence est toujours fausse, parce qu'elle part de principes chimériques.
Quelquefois la sagesse est outrée au point qu'elle n'est plus la raison. Quelquefois aussi le monde regarde le vrai sage comme un être qui ne devroit habiter que les petites maisons.
On raisonne suivant qu'on est bien ou mal organisé. La raison suit aussi les impressions bonnes ou mauvaises de l'éducation. Comme on ne peut exercer les fonctions de la raison que quand on a beaucoup vu, l'exemple doit donc dans la suite faire naître dans l'esprit d'un enfant la vertueuse ou la vicieuse raison.
[177]C'est par la raison que l'homme est au-dessus des autres êtres créés; c'est par elle qu'il a appris à mettre le joug sur la tête de ces fiers animaux qui le soulagent dans ses travaux.
L'envie d'acquerir plus de raison que les autres, en fait souvent franchir les limites. On ne se contente pas de raisonner selon ses forces, oubliant quelquefois sa foiblesse, on veut porter la tête au-dessus de sa sphére; l'origine des modes paroit possible à deviner, un sistême supplée aux connoissances, la punition de celui qui veut tout voir, est de finir par déraisonner.
[178]§ IV. De l'homme.
L'homme reçoit une éducation bien différente de celle qu'on donne à la femme: l'un apprend à commander, on éleve l'autre à obéir. Tout iroit à merveille, si chaque sexe remplissoit sa tâche.
On ne cache aucune science à l'homme; on lui montre tout ce qu'il desire savoir, parce que les grandes places sont faites pour lui; il arrive cependant que la nature venge plus d'une fois l'autre sexe; l'homme apprend tout finit quelquefois par ne rien savoir, il est alors trop heureux d'arracher sa moitié à son rouet, pour lui aider à conduire ses affaires.
Il y a des pays où l'on renferme les femmes; il y en a d'autres où [179] elles font quelquefois renfermer les hommes; mais il n'y en a point où l'homme soit réellement libre. Les graces sont au-dessus de la force.
§ V. De la femme.
L'envie de plaire aux femmes inventa tous les arts agréables. Le courage lui dut plus d'une fois son triomphe.
O femmes! si l'empire de vos charmes étoit toujours soutenu par la vertu, vous feriez le bonheur de l'Univers.
Une personne du sexe ne doit pas dédaigner de s'instruire; les charmes passent, l'esprit reste. De vraies connoissances rendent une femme plus intéressante. Mais il y a des limites à garder, car les [180] prétentions à l'esprit, rendent une femme insupportable. Il n'y a rien de plus ridicule qu'une mere qui oublie les soins de son ménage, par la sotte manie de feuilletter des brochures. Une ignorante est préférable à celle qu'une blamable prétention jette dans l'enthousiasme philosophique; la fausse savante, dédaignant de plaire par les charmes de la belle nature, n'est plus d'aucun sexe; elle déplait à l'un, ennuie l'autre.
§ VI. Des arts agréables.
Ils adoucissent les mœurs, chassent l'oisiveté, dissipent les chagrins de la vieillesse.
La poésie amuse, corrige, les leçons qu'elle donne sont d'autant plus sures, que le plaisir force à [181] les écouter. La musique a un empire sur tous les hommes; ses charmes peuvent, il est vrai, faire naître des desirs, mais elle peut souvent faire trouver le bonheur dans les desirs mêmes.
Les arts agréables devroient être la seule étude des femmes; plus sensibles aux traits des passions, ce seroit pour elles un moyen de s'en distraire; comme l'art de plaire est un besoin pour leur cœur, je pense qu'elles trouveroient dans la pratique des arts agréables, les moyens les plus surs de l'acquerir.
§ VII. Des voyages.
Celui qui ne voyage que pour courir, revient ensuite dans ses foyers aussi instruit qu'il l'étoit [182] avant son départ. Cette façon de voyager ne doit être que celle d'un homme qui veut s'arracher aux effets d'une maladie chronique.
Etudier les mœurs des peuples qu'on visite, leur dérober des connoissances utiles, voilà le vrai voyageur; sa patrie le voit revenir avec joye, la reconnoissance de ses concitoyens le paye toujours de ses fatigues.
Les voyages devroient entrer dans l'éducation d'un homme riche; mais il faudroit trouver quelqu'un qui sçut rendre utiles les courses de son éleve; il est à plaindre s'il n'a qu'un pedant pour le diriger, car il faut observer sans prévention.
[183]§ VIII. De la lecture.
Beaucoup de personnes lisent, mais il y en a fort peu qui sachent lire.
Il en est de la lecture comme des voyages; si l'on est prévenu en ouvrant le livre, tout ce qu'il contient est inutile; on fait penser l'auteur soi-même, ou on ne le lit que pour se moquer de lui.
Il y a de bons de mauvais livres. Ceux qui renferment des obscénités sont les seuls qu'on doive proscrire, ils n'ont d'autre but que de faire goûter le libertinage. Malheureux celui à qui on est forcé de les défendre, car s'il étoit vertueux, il les auroit toujours méprisé.
Les romans sont dangereux pour [184] certaines personnes, d'autres y trouvent un agréable délassement. Chacun peut les lire pour apprendre la langue .
Une mauvaise lecture peut donner de mauvaises mœurs; mais celui qui en eut toujours de bonnes, n'a rien à craindre, il sait choisir celle qui lui convient. L'abeille ne puise-t-elle pas souvent ses trésors dans le sein d'une plante dangereuse?
Beaucoup de livres sont défendus par la seule raison qu'ils amusent; je n'approuve pas les mortifications de ce genre. Le meilleur [185] moyen de dégoûter des livres à la mode, seroit de changer le stile des autres: ceux qui défendent la lecture des ouvrages de goût, écrivent quelquefois si mal, qu'on ne va jamais jusqu'à la fin de leurs insipides remontrances.
Un livre n'a souvent de vogue, que parce qu'il est défendu; c'est prêter du talent à un auteur que de le persécuter. S'il a dit des sottises, il faut le laisser lire parce qu'il sera bientôt méprisé. En brulant le livre, on fait croire au public qu'on n'étouffe les propositions qu'il contient que parce qu'on ne sait pas y répondre.
§ IX. De la botanique.
On trouve non - seulement une bonne nourriture dans le regne [186] végétal; les plantes offrent encore à l'homme des remédes contre une partie de ses infirmités: la botanique est donc une étude très-intéressante.
Mais à quoi sert-elle à celui qui ne s'y livre que par curiosité, qui sans autre but court les plaines les montagnes pour voir des plantes? c'est une manie à la quelle on se livre facilement par l'envie de paroître observateur. C'est courir après le nom de philosophe, le foin à la main, quand on devroit s'en tenir à le mettre bonnement dans sa bouche.
Lorsque l'immortel Linné rassemble sous ses savantes mains, classe tout le regne végétal, n'est-ce pas dans l'espoir que la chymie pourra profiter un jour de ses pénibles célébres travaux? imitons-le; travaillons; mais toujours [187] pour le bien des hommes.
§ X. De l'agriculture.
L'art de cultiver la terre est sans doute le plus utile: ce sont les cultivateurs qui nourrissent l'état. Cependant les campagnes se dépeuplent: las de défricher, de peur de mourir de faim, déserte sa chaumiére, il accourt dans les villes, avec d'autant plus de confiance, qu'il a remarqué depuis long-tems que le fruit de ses sueurs y est emporté.
Pourquoi faut-il que celui, dont les bras demandent à la terre la nourriture des autres hommes, soit le plus misérable? n'est-il pas du devoir de l'homme d'état de l'encourager? aulieu d'aller chercher au loin des trésors incertains [188] inutiles, je pense qu'il vaudroit mieux porter ses vues du côté de l'amélioration des terres. En faisant quelques avances à un pauvre paysan, on verroit bientôt que l'agriculture est un des plus sûrs des meilleurs commerces.
Le laboureur qui est sans avances est forcé de se faire mendiant, dès qu'il essuye une mauvaise saison: n'ayant pas le moyen d'attendre une heureuse recolte; il laisse tout; voilà des bras de moins.
C'est donc aux riches à tourner leurs regards sur l'habitant de la campagne: qu'ils n'oublient pas que si le paysan jeûne quelquefois, c'est que notre luxe engloutit tout. Chaque fois qu'une petite maîtresse se poudre, ne consume-t-elle pas au moins une livre de pain?
[189]§ XI. De la philosophie.
Qu'est-ce qu'un philosophe? est-ce un homme qui met sa gloire à combattre les principes reçus, qui par sa subtilité vient attaquer détruire l'espoir des infortunés, qui par un habit singulier grotesque se plait à tourner sur lui tous les regards? non.
Le philosophe est celui qui trouve dans sa morale les principes d'honneur, de probité, d'humanité; qui s'accommode avec décence à tous les usages; qui cherche dans sa religion des motifs de consolation pour l'avenir; qui tend une main charitable à l'infortune; qui n'éleve une forte voix que contre l'injustice l'oppression. Voilà la vraie philosophie. Le fanatisme [190] qui la persécute est horrible, il fait sans doute le malheur du genre humain.
§ XII. Du bonheur.
Le plus heureux est celui qui souffre le moins.
Peu de gens sont contents de leur sort: le militaire voudroit être homme de robe, ce dernier envie le sort du laboureur, le paysan se croît le plus à plaindre. L'avare entasse en cherchant le bonheur. L'homme de lettres l'entrevoit dans les siecles avenir.......... hélas! ..... sommes-nous ici bas pour être heureux? réfléchissons, regardons autour de nous, n'oublions pas que nous [191] ne sommes que des hommes; après cela pleurons, si nous l'osons, sur notre sort.
§ XIII. Des grandeurs.
Je voudrois être en place, parce qu'il est aisé de faire le bien.
Je ne refuserois pas les grandeurs si elles m'étoient offertes, mais je saurois les perdre sans les regretter.
Les grandeurs n'accompagnent pas toujours le mérite, c'est là le mal. La fortune est aveugle. Le plus vertueux est celui qui laisse tourner la roue sans inquiétude.
L'homme qui vit dans les grandeurs est rarement jugé sans prévention; vu de tout le monde, il a plus d'ennemis qu'un autre; mais qu'il continue à faire le bien, c'est une douceur de faire des ingrats.
[192]§ XIV. Des Richesses..
N'être riche que pour insulter à la misere, est sans contredit le comble de la cruauté. Heureux celui qui sait user des faveurs de la fortune pour soulager ceux qu'oublie cette mere aveugle.
Les richesses sont le mobile de toutes les actions. La vertu ne se vend pas, il est vrai; mais la bonne réputation s'achette. Un homme riche a bientôt des honneurs; son coffre-fort parle pour lui, ne fut-il dans le fond qu'un sot, la dépense qu'il fait, a plus d'éloquence que la raison.
Tout le monde veut de l'argent, personne n'a tort. L'usage seul peut ridiculiser celui dont les efforts [193] les sueurs accumulent de grosses rentes.
Le prodigue est coupable, l'avare ne l'est pas moins: la sagesse consiste à n'être ni l'un, ni l'autre.
O riches que vous êtes fortunés! vous pouvés tous les jours faire des heureux; le débri de vos tables peut étouffer les gémissemens du pauvre; l'or qui vous couvre peut se tourner en bienfaits.
§ XV. De l'Aumone.
Le sage doit savoir s'imposer des privations pour faire la charité: celui qui donne l'aumône paye sa dette à la nature.
On ne doit pas autoriser la mendicité, le paresseux abuseroit bien-tôt de la compassion, qui sait même [194] si le fourbe n'en feroit pas un état, pour bien vivre aux dépens des autres?
Celui qui ne peut pas travailler, a des droits à la commisération publique. On doit des bienfaits à ces malheureux qui n'ont pas le courage de venir publiquement exposer leur infortune.
Il y a des pays où l'on mendie par pénitence; je n'entends pas trop cela: car alors ce n'est pas celui qui demande la charité qui souffre, c'est au contraire le pauvre ouvrier qui est forcé de travailler tout le jour, pour fournir du pain au pénitent à large besasse. Mais, comme on dit fort bien, il y a tant de chemins qui ménent à Rome.
Il ne suffit pas de faire l'aumône; le ton qu'on y met; n'est pas moins une vertu, le malheureux est déjà [195] assez humilié de tendre la main, sans l'insulter encore par le bienfait.
O mortels! vous serez toujours humains, si vous savez ne pas oublier que vous êtes des hommes.
§ XVI. De la Médecine.
Chaque être tend à sa conservation: voilà l'origine de l'art médical.
On tourne en ridicule les médecins, lorsqu'on est en état de santé; est-on malade? on les consulte comme des oracles, on les invoque comme des divinités.
Les remedes sont presque aussi à craindre que les maladies: la médecine ne s'en tient pas toujours à ne faire point de bien.
La partie de la médecine qui apprend [196] à se conserver en état de santé n'est pas à dédaigner; l' higiéne devroit entrer dans l'éducation. Savoir vivre, intéresse tous les hommes.
§ XVII. Des somnambules.
Un somnambule est une personne qui dort, qui ne dort pas; c'est-à-dire, qui marche en dormant, qui ouvre, ferme des portes, se promene, travaille, écrit, toujours en dormant.
La physique la médecine sont un peu embarrassées pour trouver l'explication de ce phénomene. Elles l'auroient bien nié; mais les somnambules son trop communs, il a fallu avouer qu'on n'y entendoit goutte.
[197]A propos de somnambule, il me revient une aventure à laquelle cette espece de maladie a donné lieu. Une jeune femme mariée à un vieux mari, se levoit toutes les nuits sortoit de la chambre où ils couchoient tous deux; après quelques jours, l'époux demanda à sa femme ce qui l'obligeoit à se lever la nuit; “je suis somnambule, dit-elle, j'ai le malheur de “courir en dormant, je crains “même de vous incommoder; “car il m'est arrivé pendant que “j'étois fille de battre cruellement “ma sœur; je n'ai pas osé vous “prévenir, si cependant je venois “à vous faire quelque mal, n'en “soyez pas fâché, parce que c'est “une maladie. Parbleu, reprit le “bon mari, maladie tant que vous “voudrez, peu m'inporte; je ne “veux pas me faire assommer, [198] “vous coucherez seule“. Il donna dès lors à sa femme une chambre éloignée de la sienne, il se barricadoit tous les soirs, de crainte qu'elle ne vint encore le visiter dans ses accès.
§ XVIII. Des augures.
L'art des augures est si ancien, qu'il tombe presque dans l'oubli. Il y a encore de bonnes gens qui y croient, des fripons qui en profitent.
On ajoute foi, même de nos jours, aux hurlemens d'un chien, aux cris d'une chouëtte; comme si ces animaux avoient quelque rapport avec ce qui peut nous arriver.
On se fait dire sa bonne-fortune [199] par des mendiants qui, malgré la faculté qu'ils ont de lire dans l'avenir, se laissent souvent tomber dans les mains de la justice, qui les punit toujours comme ils le meritent.
Il y a des tireurs de carte qui promettent de voir dans le jeu, ce qu'on a fait ce qu'on fera. Ces drôles trouvent des imbécilles qui les payent.
La baguette divinatoire, le verre d'eau, le marc de caffé, le plomb fondu, là saliere renvèrsée, le vin tombé sur la nappe, un moine vu d'abord en se levant, sont des affaires de conséquence pour certains pauvres croyans, parce que le hazard aura sait trouver dans une fâcheuse circonstance un moment après une telle prédiction, ou une telle rencontre, ils ne peuvent plus être désabusés.
Hélas! l'avenir est si caché, que [200] les devins n'ont pour tout bien, que ce qu'ils volent.
§ XIX. De la religion.
Les bienfaits que les hommes reçoivent chaque jour d'un être au-dessus d'eux, leur inspire unjuste sentiment de reconnoissance: ce sentiment s'exprime par le culte divin. Le but de toutes les religions est de rendre hommage au créateur.
On compte différens cultes dans l'Univers, tous annonçent la soumission qu'on doit au ToutPuissant. Il y a beaucoup d'especes de religion; elles prêchent toutes la vertu; elles tendent au bon ordre. Le fanatisme seul est un monstre dangereux.
[201]§ XX. Des adversités.
Apprendre de bonne heure à savoir se passer du superflu, sans cesse réfléchir à l'inconstance de tout ce qui nous environne, c'est certainement le moyen de braver toutes les adversités. La maladie est la plus grande de toutes, sur-tout lorsqu'elle est une suite de nos déréglemens, car alors le remord se joint à la peine. Cependant le sage sait se consoler, il respecte la main cachée qui le frappe, la paix est toujours dans son cœur.
La vie est courte: les heureux du siecle passé ne sont plus: que leur reste-t-il de leur grandeur, de cette aisance où se délectoit leur être?
[202]Les adversités sont un bien; l'homme égaré par une fougueuse jeunesse, apprend enfin par elles, à tourner un regard sur lui; elles lui font sentir la foiblesse humaine; s'il sait soumettre son cœur au mal qui lui arrive, ce tems de douleur n'est pas perdu, ses égaremens passés lui sont pardonnés.
§ XXI. De la solitude.
Vivre dans la solitude, n'est pas se soustraire à ses devoirs, ce n'est pas refuser des secours aux malheureux. On n'a pas besoin pour être dans la solitude, d'aller s'enterrer dans des grottes, pour y rire des folies humaines vivre, au sein de la paresse de l'indolence.
Celui qui peut s'arracher au luxe [203] des villes, est sans doute plus heureux que celui qui y est attaché par ses besoins; mais suivre son devoir, est au-dessus de toutes les jouissances. Que vous êtes fortunés, vous que l'harmonie des oiseaux arrache des bras du sommeil, vous qui voyez en vous levant l'astre du jour colorer les campagnes! chérissez d'autant plus votre bonheur qu'il ne dépend pas du caprice des hommes de vous en priver.
Quelque soient les devoirs d'un homme, il lui reste toujours quelque tems pour converser avec lui-même. Le méchant seul fuit la solitude; ne tremble-t-il pas de se connoître?
Celui qui sait se suffire à lui-même supportera facilement les revers de la fortune; il ne pleurera pas les grandeurs; la privation des honneurs [204] le touchera peu; sage, il s'applaudira d'être libre.
§ XXII. Des retraites monastiques.
Ce sont de grands endroits clos de grands murs, dans lesquels, la premiere institution défendoit l'entrée d'un sexe différent de celui qui y est renfermé.
Les retraites monastiques seroient en effet des retraites, s'il étoit défendu aux passions de s'y introduire; mais cela ne dépend pas absolument de nous. Prononcer des vœux, les tenir sont deux choses: le mortel qui compte trop sur lui, est tôt ou tard puni de sa témérité.
Les femmes quoique d'un sexe [205] foible leger, font aussi des vœux; quelquefois elles les font si jeunes, qu'elles les oublient; d'autres jurent si legérement, qu'elles s'en repentent; de façon ou d'autre, ces pauvres vierges pleurent presque toutes sur un état qui fait leur malheur, en outrageant la nature.
Voici le plus fort argument qu'on pousse, en faveur de ces célibataires fermés sous clé; c'est une ressource dit-on pour un pere de famille, qui a beaucoup d'enfants : belle raison! je suis étonnée que les peuples qui n'ont point de couvents, ne demandent pas la permision d'assommer les leurs.
Celui qui vient au monde avec ses deux bras, apporte en naissant les moyens de prévenir ses besoins quand il sera homme: le malheureux [206] qui naît estropié trouvera des ressources dans la générosité.
Tombez monstrueux remparts, qui dérobez tant de bras à l'industrie, tant de meres de famille à la société, ou préservez-les de ces monuments intérieurs qui déchirent leur ame.
§ XXIII. De la mort.
L'homme qui a bien vécu, sait toujours mourir.
La mort n'est qu'un passage, il doit être terrible pour le méchant, mais il est l'espoir du sage.
Le trépas est inévitable, tout le monde le sait; cependant peu de gens y songent. Le moment arrive, on se lamente, on invoque les secours de la médecine qui [207] prolongent quelque fois la vie, mais n'assurent jamais l'immortalité.
La mort effraie, quelque miserable qu'on soit: si l'on trouve des suicides, c'est que le furieux qui commet ce crime ne voit alors dans le coup qu'il se porte que la fin de sa peine: le suicide se tue pour ne plus souffrir; trop lâche pour supporter sa misere, il cherche le néant: mais croît-il le trouver? comment se justifiera-t-il devant l'Etre qui lui demandera compte de sa vie? comment s'acquittera-t-il envers la société qu'il aura quitté?
Laissons s'approcher le moment qui doit opérer la destruction de notre machine; faisons le bien; vivons pour nous, pour la société; essuyons les pleurs de l'infortune; [208] ne fermons jamais les oreilles aux cris de la douleur. En songeant à la mort, ressouvenons nous qu'une autre vie nous attend.
§ XXIV. De l'immortalité de l'ame.
“Oui Platon, tu dis vrai, notre ame est immortelle “telle; “C'est un Dieu, qui lui parle, un Dieu qui vit en “elle. “Eh! d'où viendroit sans lui ce grand pressentiment “ment, “Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant? “Vers des siécles sans fin je sens que tu m'entraînes; “Du monde de mes sens je vais briser les chaînes “nes; “Et m'ouvrir loin d'un corps dans la fange arrêté “Les portes de la vie de l'éternité“.
[209]L'homme qui ne voit rien au-delà de lui, doit être bien à plaindre. Quel est son espoir dans l'infortune?
J'aime à promener d'avance mon ame dans l'espace de l'éternité; cette idée consolante flatte mon cœur; quelles que soient mes adversités, mon ame vole au loin vers le bonheur qui l'attend.
Celui qui ne voit dans notre ame qu'un resultat d'organisation qui n'est plus rien dès que le corps a perdu le mouvement, deshonore l'humanité. Ce sistême impie ne laisse à l'infortuné que le désespoir pour ressource, il autoriseroit le vicieux à murmurer contre les loix, l'idée du néant feroit le malheur de la société.
Tout ce qui existe dans la nature nous annonce un être audessus [210] de nous; jugeons par les biens qu'il nous fait, de ceux que nous prépare sa bonté.
§ XXV. De l'éternité.
“Eternité! quel mot consolant terrible! “O lumiere! ô nuage? ô profondeur horrible! “Qui suis-je? où suis-je? où vais-je? d'où suis-je tirée?
Eternité: ce mot s'entend, mais ne se comprend pas. L'idée d'une chose qui ne peut avoir de fin est au-dessus de la conception des mortels.
Le flambeau de la religion nous éclaire, c'est par elle que nous pouvons d'ici bas jetter nos regards dans l'espace immense de l'éternité. Elle nous y montre une main [211] céleste qui récompense l'homme vertueux, par un bonheur qui ne finira jamais.
MÉMOIRES DE CLAUDE ANET Ecrits par lui-même, pour servir de suite à ceux de Mad. de Warens.
Il fut un homme estimable rare... Rousseau, Confessiont. Liv. V.
AVANT-PROPOS.
S'Il étoit resté quelques doutes à nos lecteurs, quand ils auront lus les Mémoires de Mad. de Warens, si quelques-uns d'entr'eux, réclamoient encore l'autorité du citoyen de Geneve, refusoient de reconnoître que ses assertions sont fausses calomnieuses, voici une nouvelle preuve que nous leur offrons. Voici un nouveau témoin, un témoin irréprochable qui va s'élever contre lui: c'est un homme qu'il a nommé son cher maître son meilleur ami, c'est Claude Anet lui-même.
Son témoignage paroîtra d'autant moins suspect, qu'un homme simple droit, franc, qu'un homme enfin tel que nous l'a représenté Rousseau, ne peut nous tromper, parce qu'il n'a pu être trompé, parce qu'il n'a eu aucun intérêt à le faire quant bien même il l'eut voulu ; car quel intérêt peut-on supposer à un être isolé qui ne connoissoit [215] que Mad. de Warens, les bienfaits dont elle l'avoit comblé?
Sa naiveté, ses expressions, le coloris de son style nous confirmeront dans l'idée que nous en a donné Jean - Jaques à travers de la simplicité de la bonhomie qui lui étoient naturelles, nous trouverons des réflexions propres à justifier l'idée qu'on a pu se former de cet homme, non moins extraordinaire dans son genre, que son disciple.
Nous n'avons rien ajouté à ces Mémoires: nous les offrons presque avec les imperfections de style que nous y avons trouvées. Nous nous sommes bornés à retrancher quelques endroits absolument étrangers à Mad. de Warens, dans lesquels il parloit de pharmacie, de médecine, de botanique par suite de son systême sur la formation des montagnes. Le bon-homme ne s'imaginoit pas, quand il vivoit aux charmettes, qu'il seroit un jour choisi pour juger sa maîtresse son disciple.
[216]MÉMOIRES DE CLAUDE ANET.
“ CLaude Anet, nous dit Rousseau au cinquiéme livre de ses “Confessions, étoit un paysan de “Moutru qui dans son enfance herborisoit dans le Jura pour faire “du thé de suisse, que Mad. “de Warens avoit pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l'étude des “plantes, elle favorisa si bien “son goût qu'il devint un vrai her-“boriste, [217] que s'il ne fut mort “jeune il se seroit fait un nom dans “cette science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. “Comme il étoit sérieux, même “grave, que j'étois plus jeune “que lui, il devint pour moi une “espece de gouverneur qui me “sauva beaucoup de folies; car il “m'en imposoit je n'osois moublier devant lui. Il en imposoit “même à sa maîtresse qui connoissoit son grand sens, sa droiture, “son inviolable attachement pour “elle, qui le lui rendoit bien. “ Claude, Anet, étoit sans contredit un homme rare, le seul “de son espece que j'aye jamais “vu. Lent, pofé, refléchi, circonspect dans sa conduite, froid “dans ses manieres, laconique “sententieux dans ses propos, il “étoit dans ses passions d'une im-“pétuosité [218] qu'il ne laissoit jamais “paroître, mais qui le dévoroit “en dedans“.
Né en 1697, il quitta vingt ans après la maison paternelle. J'avois pour tout équipage, dit-il, ma casaque, un mauvais chapeau, la canne de mon pere; chargé de plantes, je marchai, sans savoir où j'allois, la nuit m'ayant surpris, je couchai dans un bois d'où je partis de grand matin. Etant arrivé sur le soir, fort tard à Lausanne, j'entrai dans une hôtellerie, où je couchai, le lendemain, j'ajustai mes plantes pour les faire sécher, je les empaquetai ensuite comme faisoit mon pere, j'en vendis pour du thé de suisse; c'est avec cet argent que je payai mon hôte. Il y avoit déjà quelque tems que je faisois l'herboriste, que j'étois connu à Lausanne pour vendeur [219] de thé suisse, j'avois même fait diverses courses sur les montagnes avec des jeunes gens du pays, je m'étois procuré la connoissance d'un anglois qui étoit venu à l'université, il se nommoit Clk.. homme plein de connoissances, il possedoit entr'autres, celle des simples à un point qui m'inspira bien-tôt un vif attachement pour lui; pendant le peu de tems que je suis resté à Lausanne, il contribua beaucoup à mon instruction: nous étions si enthousiasmés de la botanique, nous crûmes même l'avoir portée à un tel période, que nous imaginions être en état de donner des leçons, à cet effet, nous avions déjà formé le projet de donner au public un ouvrage intitulé Rudiment de botanique.
Après de sérieuses réflexions, je crus qu'un jeune paysan de Moutru, [220] ne devoit pas partager l'honneur d'écrire avec un anglois lettré, je me contentai de copier le manuscrit, de l'emporter un jour sous mon bras, pour tout bagage, avec quelques paquets d'herbe; c'est ainsi que je parcourus à pied les campagnes de Vidi, Ouchi.
Arrivé au lac Léman, je m'embarquai pour la Savoye, depuis cette époque, je n'ai point entendu parler de mon anglois: j'ignore s'il a fait imprimer ses éléments de botanique, s'il est mort ou vivant.
Lorsque j'entrai dans le Chablais, j'étois sans argent, il falloit pourtant vivre; mon manuscrit à la main, je me présentai chez un curé qui me reçut avec tant d'affabilité que je restai environ quinze jours avec lui, je m'amusai à chercher quelques simples autour du presbitére; il s'instruisait avec moi, [221] nous finissions la journée, en buvant du bon vin de Frangi en faisant de la tisanne à sa servante qui avoit la jaunisse; quand je voulus partir, il me fit présent d'un louis, je lui laissai sept à huit paquets de thé, sa servante bien portante.
Ce fut dans le cours de mes voyages; où je ne reçevois l'hospitalité que des ames bienfaisantes, que je trouvai Mad. de Warens; le ciel sembloit m'avoir destiné cette heureuse rencontre, aussi-tôt qu'elle me vit, elle parut s'intéresser à mon sort, elle me questionna sur mon pays, sur mon état sur ma religion, il n'en fallut pas d'avantage pour qu'elle ne m'abandonna plus. Elle me donna un azyle dans sa maison, dès cet instant je devins son domestique de confiance; je justifiai plus puissamment le choix qu'elle venoit de faire, lorsque le [222] soir raisonnant avec elle, je lui parlai des plantes que je connoissois, de leurs propriétés enfin lorsque je lui présentai les paquets de thé qui me restoient.
Elle avoit pour lors à son service une jeune belle fribourgeoise nommée Merceret, qu'un fol amour avoit écarté de la maison paternelle, elle l'appella aussi-tôt, lui recommanda de mettre la théyere auprès du feu pour y faire infuser le thé que j'avois apporté, parce qu'elle vouloit en prendre avant de se coucher.
Je restai long-tems à Annecy avec Mad. de Warens; c'est dès-lors que j'appris à la connoître à apprécier son caractere ses qualités. D'une beauté assez rare, sensible à l'excès, mais vertueuse, ne pouvant croire qu'il existat sur la terre des hommes capables de tromper, [223] elle passoit toute sa vie à partager sa fortune avec les malheureux. Elle ne tarda pas à s'appercevoir que j'étois plus porté pour elle que ne le sont ordinairement les personnes qui sont à nos gages, ou que les grands payent, pour les engager à prendre leurs intérêts, dont, malgré cela, on ne fait que des espions regardant leur maître comme des tyrans, ne cherchant qu'à lui nuire dans l'om-bre; êtres d'autant plus dangereux, qu'attachés sans cesse aux pas de ceux qui les gagent, ils pénétrent facilement leurs secrets.
J'étois donc l'homme de confiance de Mad. de Warens, je dirigeois sa maison pendant tout le tems que j'ai passé auprès d'elle, je ne crois pas avoir jamais démenti par ma conduite l'opinion qu'elle avoit prise de moi: si je me suis quelquefois récrié, [224] ne fut contre cette troupe de charlatans, de soufleurs affamés, de ces faiseurs d'or dont la maison se remplissoit à chaque heure, qui n'y entroient, persuadés de sa crédulité de son bon cœur, que pour la dépouiller lui attrapper un repas.
Le pere de Mad. de Warens lui avoit tellement fasciné l'esprit par les prodiges des alchymistes, qu'elle croyoit facilement à la recette du premier étranger que la faim enhardissoit à se présenter chez elle: parler chymie ou alchymie, étoit une puissante lettre de recommandation; j'ai vu à sa table, pendant son séjour à Annecy quatorze souffleurs; il y en avoit je crois de toutes les nations, ce qui m'amusoit d'un côté, c'est qu'ils se disoient tous d'habiles gens; mais d'un autre part, ce qui me donnoit lieu de faire de vives représentations à [225] Mad. de Warens, c'est qu'après avoir bien rempli ces savants, il falloit finir par leur garnir les mains de ce métal, qu'ils se flattoient de fabriquer, comme il avoit fallu commencer par leur fournir des habits, parce qu'ils étoient presque toujours à moitié nuds au moment de leur arrivée.
Malgré mes représentations journalieres, les fourneaux furent dressés par un Romain, vêtu comme un abbé; les creusets le charbon furent achetés aux fraix de Mad. de Warens, cet homme ainsi costumé n'annonçoit qu'un escroc, sa mine ne me trompa point; après une folle dépense de vingt louis, il s'en fit remettre cinquante pour aller à Geneve chercher les drogues nécessaires à l'opération, partit de grand matin laissant sur sa table un billet à l'adresse de Mad. de Warens dans [226] lequel il lui marquoit ironiquement qu'il alloit ailleurs faire de l'or.
Je portai moi-même ce galan poulet à son adresse; je croyois que cette leçon corrigeroit, Mad. de Warens; je m'apperçus malheureusement quelque tems après de mon erreur. Elle avoit contracté ce vice dans ses jeunes ans, elle étoit incorrigible, c'est ce qui me fit prendre la ferme résolution de la quitter; c'est pourquoi, quelques jours après cette aventure, je me transportai dans sa chambre, les livres à la main, en lui disant que je venois lui rendre compte de mon administration:“ vous n'avez lui dis-je que deux mille liv. de pension, vous faites néanmoins une dépense qui “excède de beaucoup votre revenu je ne veux pas passer dans “le monde pour avoir contribué à “votre ruine; vous vous endettez [227] “journellement, l'indigence sera “le prix de vos folies sur vos vieux “ans: ce présage hélas! n'a été que trop vrai .
Voyant donc que je voulois la quitter, elle fit des instances pour me retenir; comme je paroissois infléxible, elle me gagna par ses larmes je finis par en verser avec elle. Je m'apperçus mais trop tard, que je venois de m'engager pour la vie, que la mort seule pourroit me séparer d'elle; je promis de rester, [228] j'avoue que cela ne me couta gueres: aurois-je pu me résoudre à quitter une femme qui faisoit le bonheur de tous ceux qui l'entouroient je mis pourtant à ce nouvel engagement les conditions suivantes; que je renverserois tous les fourneaux, que je briserois tous les creusets, que je jetterois au feu toutes ces infames recettes, qui ne devoient leur origine qu'à la filouterie, elle consentit que son cabinet en fut dégarni, mais ayant la tête meublée de faux systêmes, il falloit du tems pour la distraire, je pris le parti de lui lire Tournefort mon manuscrit.
Nous ne pensions déjà plus qu'à parcourir les campagnes pour y chercher des simples; nous avions fait diverses courses aux environs d'Annecy, du peu que nous en avions ramassé, elle en tiroit des [229] beaumes dont elle soulageoit les pauvres; telle étoit son occupation, quand un banqueroutier d'une petite ville de France, vint à Annecy lui mettre en tête d'élever une manufacture de drap, de composer les teintures; je fus consulté sur cet objet, je ne me connoissois guere plus en fabrique de drap en teinture, qu'en alchymie; mais j'avois assez de notions pour m'appercevoir, que dans une semblable entreprise, il falloit des fonds considérables, Mad. de Warens [230] n'en avoit point. Cet homme au grand projet, demandoit deux mille liv. pour commencer personne n'avoit le soû. Mad. de Warens parut tellement entichée de ce nouveau dessein, qu'elle me sollicita avec tant d'ardeur, que malgré m'a répugnance, je consentis à tout ce qu'elle voulut, en un mot je devins aussi fou qu'elle, mais tout cela ne donnoit point d'argent, pour en avoir, je confiai une procuration à M. C... bourgeois d'Annecy qui devoit entrer dans ce commerce; il alla à Montru vendre un petit patrimoine que mes pere mere, morts depuis quelques années, m'y avoient laissé; il en revint quinze jours après avec mille liv. de Savoye, je volai les porter à Mad. de Warens elle ne les accepta qu'à titre de prêt, à condition qu'elle m'en [231] passeroit une promesse, je consentis à tout par pure complaisance; mais cet argent, avec le peu qu'elle avoit ramassé, fut dissippé en moins d'une année.
La tête pleine de son projet, dans la ferme croyance d'avoir conquis le Pérou, elle tenoit table ouverte, chacun sur le bruit répandu qu'on alloit élever une fabrique de drap à Annecy, venoit donner son sentiment; tous ces écumeurs de marmite, tous ces écornifleurs, approuvoient cet établissement, il devoit enrichir tout le monde, il y eut jusques à un frere capucin qui vint offrir la maniere de dégraisser les laines, qui fut nourri chez Mad. de Warens pendant plus de six mois.
La mauvaise foi de l'auteur de cette entreprise accelera la consommation des fonds qu'on y avoit [232] destinés. Il avoit demandé cent louis à la société pour faire venir des laines d'Italie; il avoit fait louer des maisons au bord d'une petite riviere, les ouvriers travailloient aux machines, lorsqu'il s'avisa de fabriquer des lettres qui annonçoient l'achat les envois; on lui confia l'argent, il feignit dans la semaine de pâques, d'aller au-devant de la voiture, jamais on ne l'a revu, c'est ainsi que s'est évanoui ce projet de commerce, qu'une partie de l'argent de Mad. de Warens s'est dissipé.
Une seconde fois dupe de sa trop grande crédulité, elle jura d'être plus sage à l'avenir, elle abandonna absolument tout, excepté la botanique; elle vécut tranquille dans son ménage; n'ayant autour d'elle que la Merceret moi.
Il y avoit déjà plusieurs années [233] que j'étois avec elle, j'ignorois encore la cause de ses malheurs; je me doutois bien que sa sensibilité y avoit eu beaucoup de part, mais je n'avois jamais osé lui en parler je ferois resté dans une ignorance parfaite à cet égard, si un jour en feuilletant ses papiers, je n'avois trouvé plusieurs lettres qui m'apprirent tout. J'ai cru devoir les insérer dans mes mémoires; elles m'ont paru très-propres à justifier sa conduite: elles sont une preuve de ses chagrins des motifs qui l'ont engagée à fuir sa patrie. La premiere est écrite d'une lieue de la Tour-du-Pey, par Mad. de Warens, la seconde, qui en est la réponse, est de son amie Mlle. de F... dattée de Villeneuve, la troisieme aussi de Mad. de Warens, fut écrite du couvent de la visitation d'Annecy elle est adressée à [234] sa même amie; je n'ai rien trouvé qui annonça qu'on lui eut répondu.
Je lus relus ces lettres, mais ma curiosité me couta cher, je sentis mon cœur s'ouvrir à la sensibilité, je poussai des sanglots, je versai des torrens de larmes sur les infortunes passées de Mad. de Warens sur celles auxquelles je ne présageois que trop qu'elle devoit être livrée dans l'avenir. La Merceret qui avoit entendu mes sanglots, entra précipitamment dans le cabinet; elle m'interrogea je ne pûs lui répondre; elle courrut aussi-tôt appeller sa maîtresse; j'étois tellement en proye à la douleur, que lorsqu'elle arriva, je n'eus pas la présence d'esprit de me désaisir des lettres, je les tenois à la main, la tête penchée sur la table, je les mouillois de mes pleurs: elle crut qu'il m'étoit survenu quelques [235] tristes nouvelles, elle cherchoit à me consoler mes larmes augmenterent, elle voulut approfondir la cause de ce chagrin qui paroissoit si vif, s'appercevant que j'avois des lettres dans les mains, elle me les arracha, reconnut que je ne pleurois que sur ses malheurs; voilà de quelle maniere se découvrit un secret qu'elle avoit renfermé dans son sein dont probablement elle n'eut jamais fait le détail.
Depuis cet instant je m'attachai à elle bien plus étroitement, je pris la ferme résolution de partager ses soucis domestiques j'ai tenu ma parole. Je l'ai vu dans l'aisance, j'ai vécu avec elle dans le faste, mais je n'ai pas à me reprocher de l'avoir délaissée dans sa misere: bien plus, je m'y suis vu plongé avec elle; ce n'est point [236] que je l'eusse mérité, pour avoir contribué à sa ruine, c'étoit un destin inévitable; je ne cherche point à en imposer, je voudrois qu'il me fut possible d'animer ses cendres dans la nuit du tombeau, d'évoquer son ombre, elle déclareroit avec franchise, que j'ai tout fait pour détourner l'orage qui à soufflé sur sa tête, pour lui éviter les revers dont elle à été la victime, c'est à-peu-près à cette époque qu'un jeune genevois, J. J. Rousseau, devenu si célebre depuis, lui fut adressé, par M. le curé de Confignon. Elle le reçut avec cette bonté qui lui étoit naturelle, elle s'employa inutilement pour lui trouver une place, c'étoit un inconstant qui ne vouloit rien faire, il finissoit par venir se jetter à ses pieds en la conjurant de le garder avec elle, je fus chargé de sa conduite, [237] quand il ne faisoit point de la musique avec Mad. de Warens, il venoit herboriser avec moi, ou dérangeoit mon herbier mes livres.
Je le dis à regret, combien de personnes à Annecy qui ont profité de ses largesses, lorsque la fortune lui sourioit, qui l'ont méconnue lorsqu'elles auroient pu lui tendre une main sécourable.
Comme en toutes choses il faut être sincere, je dois avouer que si en 1732, au commencement de Juin, ma conduite parut annoncer que j'étois reduit au désespoir, je ne le dois qu'au hasard, je m'enpoisonnai sans mauvais dessein: j'étois trop attaché à Mad. de Warens pour l'allarmer par une aussi odieuse entreprise, je n'avalai le laudanum, que dans la ferme croyance que je buvois de la liqueur, [238] j'étois extrêmement fatigué, j'avois gravi dans la matinée la montagne de Nivolet: Percé de sueur, j'entre dans ma chambre sans lumiére, je cherche à me rafraîchir, une fiole me tombe sous la main, j'avale ce qu'elle contient je me jette sur mon lit; un instant après je sentis des frissonnements horribles une colique affreuse; je serois, sans doute mort, sans les secours de Mad. de Warens qui vint par hasard dans la chambre. M. Grossi le médecin fut appellé, il me croyoit yvre, il ne voulut rien ordonner, mais ayant par hasard apperçu une phiole à moitié vuide, il examina le restant de la liqueur, conjectura [239] que mon assoupissement devenoit sérieux; alors il me fit avaler beaucoup de lait, on me rendit la santé .
Quelques mois après, de retour d'une course de quinze jours aux glacieres de Savoye où j'étois allé principalement pour recueillir du genepi, je trouvai Mad. de Warens entichée d'une nouvelle entreprise: ses associés étoient prêts à dresser des fourneaux, pour faire fondre la gueuse; ils avoient conçus le projet de faire diverses ustensiles de ménage, comme marmites, fourneaux, tourtieres autres; c'étoit au faux-bourg du reclus, dans une maison appartenante au Seigneur d'Alinge qu'on préparoît ce grand œuvre.
[240]Cette fabrique dans son principe, parut devoir se soutenir à Chambery, les fonds étoient considérables, on y travailloit jour nuit, on débitoit à très-bon compte les marchandises qui coutoient le double ailleurs, ce qui faisoit qu'on vendoit beaucoup; mais une foule de gens qu'elle avoit à son service, qu'elle nourrissoit payoit bien, qui malgré cela étoient plus attachés à leurs intérêts qu'aux siens, jointe au bon marché qu'on faisoit aux acheteurs, eurent bientôt engloutis tous les fonds, ce qui l'obligea à faire une espece de banqueroute. Il y avoit pourtant six mille livres d'appoitemens à distribuer entre tous les régisseurs de cette fabrique. Gouss, fondeur de cloches de profession, étoit l'homme entendu, il étoit secondé par la Roche, Faconet Curtille; ce dernier [241] avoit exercé un emploi assez vil durant les guerres des Espagnols, il étoit homme d'esprit, aussi adroit que rusé, se présentoit bien en compagnie. Mad. de Warens les avoit admis tous quattre à sa table: un seul qui étoit le secrétaire de cette société, qu'on nommoit Mar... n'y mangeoit pas, elle l'appelloit par dérision son singe. Quand on vint à examiner les comptes, quand il fallut réaliser les pertes les profits, il ne fut pas difficile de reconnoître que cette société n'avoit été que léonine; on présenta d'abord une liste de mauvais débiteurs, qu'on fit accepter à Mad. de Warens, ils étoient de si mauvaise foi, que la plupart avancerent soutinrent, qu'ils n'avoient jamais reçu de marchandises, cela sur les derniers jours de sa [242] vie, dans un tems où elle avoit un besoin urgent de ses fonds pour se nourrir. J'ai été souvent le porteur de quelques-unes de ces listes, les débiteurs aulieu de payer, moralisoient beaucoup, blamoient la moins blamable de toutes les femmes, en me soutenant impudemment que sa misere étoit son propre ouvrage, quand elle n'étoit que celui de la mauvaise foi, de l'odieuse conduite de la plupart de ceux qui avoient fait des affaires avec elle.
Cette malheureuse entreprise ne fut pas encore la derniere, l'extrême pauvreté, la disette absolue, devoient seules la corriger; ayant quitté le fauxbourg du reclus, où les gens de distinction venoient lui rendre visite, elle se détermina à aller demeurer aux Charmettes dans une petite maison assez commode [243] située sur le penchant d'un côteau, dont le sommet étoit planté de vignes; à quelques pas il y avoit un jardin assez spacieux, un verger charmant au fond des bosquets délicieux. J. J. Rousseau vint aussi habiter cette maison champêtre; le chemin qui y conduisoit étoit un peu montueux, mais il étoit ombragé de noyers qui le rendoit fort agréable en été.
Après un séjour d'un an dans ce lieu agréable, il fallut le quitter venir à Nezin, habiter une maison qui appartenoit à M. Flandin, J. J. Rousseau y eut sa chambre c'est l'à qu'il commença son Héloïse. Mad. de Warens, qui n'avoit que très-peu d'argent, y travailloit avec lui, je sus qu'ils avoient souvent de petites disputes sur cet objet.
C'est peu après cette époque [244] que je fis sur la montagne de Margeria à huit lieues de Chambery, une course dont les suites sont assez curieuses: quelque folle que paroisse cette journée, elle a été une des belles des plus intéressantes de ma vie. Arrivé sur ce mont, après avoir fait fouiller en différens endroits dans un lieu élevé planté de chênes parsemé de rochers, nous découvrimes une masure qui annonçoit par sa distribution sa forme ronde une tour antique. Nous y trouvames en creusant une pierre de marbre rouge plate, quarrée, de la longueur d'un pied, épaisse de trois pouces, écornée d'un côté portant cette inscription Diis avec ces lettres Λ Δ Π. comme nous avions beaucoup creusé, j'apperçus en faisant de nouveau frapper la terre, qu'elle rendoit un bruit sourd, [245] nous fîmes encore creuser nous darvinmes à découvrir une autre grande pierre que l'on enleva; nous reconnûmes aux ossemens que c'étoit un tombeau taillé dans le roc; il y avoit une urne de terre blanche avec une médaille en cuivre: à notre étonnement succeda la curiosité. Après avoir bien examiné nous les fimes emporter; je me rappelle qu'arrivés à la maison, J. J. Rousseau Mad. de Warens passérent la moitié de la nuit à discuter sur cet objet: on lisoit sur l'urne, Sol Stat, les lettres qui formoient ces mots étoient en bosse; autour de la médaille on lisoit, Virtutibus Æternis, l'on y voyoit d'un seul côté une effigie de femme; sur la grande pierre qui couvroit le tombeau, on voyoit une colombe traversée d'un poignard avec ces mots Laert... on ne pouvoit [246] déchiffrer le reste; comme cette pierre étoit pesante profondement enterrée, nous la laissames dans l'endroit.
Cette découverte s'étant ébruitée, on fit les contes les plus absurdes à son sujet. Les uns vouloient que cette masure eut été un ancien temple romain dédié aux faunes, les autres que ce fut le tombeau de Laërte, qu'ils disoient avoir été relegué dans cette tour enterré dans le tombeau, d'autres enfin que c'étoit le tombeau d'un Druide. A ces extravagances, le peuple ajoutoit les siennes; il disoit que c'étoit une maison où les sorciers s'assembloient anciennement pour sacrifier au démon, qu'on y trouveroit de l'argent si l'on fouilloit, il se débita même dans la ville, aux environs principalement à Nezin où nous habitions, [247] que nous avions fait une capture, que j'étois Franc-maçon. C'est ainsi que le peuple imbécille me supposa agrégé dans une société d'hommes distingués par leurs sentimens d'égalité de bien faisance, pour faire de moi un sorcier. Mad. de Warens rioit de tous ces propos.
La nouvelle faisoit tous les jours plus de sensation, on couroit en foule pour voir les ruines antiques que renfermoit ce tombeau; le peuple les antiquaires assiégeoient la maison, le premier pour voir comme étoit fait un Franc - maçon, les autres pour examiner l'urne, la petite pierre quarrée la médaille; ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils ne virent gueres plus les uns que les autres; car de tous les savans qui examinerent, il ne s'en trouva aucun qui sut connoître le prix de ces choses.
[248]C'est quelques semaines après cette découverte que J. J. Rousseau quitta Mad. de Warens, pour prendre la route de Paris; depuis ce moment il ne l'a jamais revue, ce qu'il y a de bien étrange, c'est qu'ayant accepté l'équipage l'argent qu'elle lui offrit, il n'ait pas daigné lui en témoigner depuis la moindre reconnoissance, n'y s'informer de sa destinée.
Quoique Rousseau eut emporté mon herbier, je ne cessai pas d'herboriser, je me livrai plus que jamais avec plus d'ardeur à l'étude de la botanique, dès-que je me fus mis en tête de faire le médecin; je n'aurois point mal réussi dans cette profession, car ayant déjà vu traité quelques malades par charité, je les avois toujours guéris.
Je n'aurois pas manqué d'avoir [249] contre moi toute la pharmacie, parce que je ne faisois prendre que des infusions de simples; M. Grossi lui-même, m'appelloit par dérision le médecin Anet ; il avoit raison, n'employant que les remédes que je connoissois, je ne pouvois être aussi meurtrier que lui, je méritois donc bien qu'il me témoigna de l'humeur.
Bien loin de me dégoûter pour cela, je me mis en costume, j'endossai l'habit noir, je pris la perruque la canne, je portai le chapeau sous le bras, c'est ainsi que je pris mon doctorat , dans cet accoutrement imposant, je traversois avec gravité les rues: les femmes, les enfans les vieillards, [250] disoient en me voyant passer, il est médecin, il connoît toutes les herbes ; les demoiselles du pays qui aiment assez à se marier, me saluoient déjà; mais ma tête n'étoit pas faite pour le mariage, je rendois froidement le salut.
Comme j'étois le seul à Chambery qui eut une legére connoissance des plantes, ce qui paroîtra fort étonnant dans un pays qui en produit une aussi grande quantité, je résolus pour le bien de l'humanité, de former un jardin de botanique où j'aurois donné des leçons à la jeunesse; c'étoit dans le jardin du château royal que j'avois imaginé de rassembler les plantes que je connoissois. J'avois déjà conçu ce projet depuis longtems il ne falloit que l'agrément du souverain: amateur comme il l'étoit des sciences des arts, j'étois presque sûr [251] de l'obtenir par l'entremise des gens que Mad. de Warens auroit pu intéresser, mais une de ces personnes qui font métier de noircir de décrier les actions les plus innocentes, qui ne font absolument le mal que pour le plaisir de le faire ( il n'en manquoit pas à Chambery) me peignit aux yeux du Monarque comme un charlatan qui ne cherchoit qu'à s'ouvrir une voye pour excroquer une pension pour faire perdre le tems à la jeunesse: voilà comme mon projet, s'évanouit il ne fut pour moi qu'un beau rêve.
Il y avoit déjà plus de dix-huit mois d'écoulés depuis ma course à la montagne Margeria, lorsque le Lord Bolimb..... écrivit de Londres à Mad. de Warens pour la prier de lui envoyer les antiquités que j'y avois trouvé, elle le fit, [252] nous apprîmes quelque tems après, qu'elles avoient été renfermées dans un musée, regardées comme dignes d'obtenir une place dans l'histoire. Milord Bolimb... fit compter cinq mille liv. de Savoye à Mad. de Warens. Tel est le prix que ce savant anglois mit à ces antiquités.
Mad. de Warens ne put pas jouir long-tems de cette somme, tant le destin lui a toujours paru contraire, il étoit écrit que tous ceux qui l'environneroient devoient la tourmenter. Est-il rien de plus étonnant que la terrible catastrophe qui lui en fit consumer la moitié? c'est pour la Merceret, qu'un moine qui venoit souvent faire visite à Mad. de Warens avoit dérangé, qu'il fallut en faire le sacrifice. Ce religieux qui ne recommandoit rien tant aux filles que la [253] chasteté, qui ne parloit que de religion, étoit parvenu à lui faire un enfant, elle étoit prête d'accoucher, que Mad. de Warens ne l'avoit pas seulement soupçonnée, mais la voyant pourtant moins gaye qu'à l'ordinaire, elle lui en demanda la cause. La Merceret en versant un torrent de larmes lui confessa sa foiblesse, n'osant avouer, à cause du protestantisme dans lequel elle vivoit, l'auteur de sa faute; cependant comme il falloit en trouver un, ce fut moi qu'elle choisit par prédilection, j'eus beau me défendre, faire des sermens, prendre le ciel à témoin de mon innocence, elle jura elle-même en sa qualité de vierge, que j'étois le pere de l'enfant on la crut, telle est la loi du pays me disoit-on: le jour de l'accouchement étant arrivé, elle [254] mit au monde un individu que je ne voulus pas voir, il fallut payer pour lui donner un destin, ce fut Mad. de Warens qui me libera: ce qui me consola, c'est que dans la quinzaine je fus justifié aux yeux de Mad. de Warens, par l'aveu que fit la Merceret avant que de mourir. Elle m'appella au près de son lit, avoua qu'elle avoit été parjure, qu'elle m'avoit chargé d'un fardeau dont je n'étois pas l'auteur, mais qu'elle m'en demandoit pardon. Elle paroissoit si désespérée de son crime, que je crus devoir lui pardonner. Ce fut alors qu'elle épancha dans mon sein le secret que jusques alors elle avoit caché, en me disant que c'étoit ce malheureux moine qui l'avoit séduite. C'est ainsi que Mad. de Warens moi, fumes victimes des déréglemens [255] d'un homme à qui jusqu'alors on avoit donné toute confiance .
Telle fut l'issue de cette funeste aventure qui auroit pu empoisonner mes derniers jours, car j'ai déjà quelques années étant venu au monde peu de tems après Mad. de Warens. Cette femme vertueuse autant qu'infortunée est bientôt sur la fin de sa carriere: je vois à regret que la vieillesse vient l'assieger, elle conserve pourtant toujours sa gayeté, sa fraîcheur son embonpoint; mais hélas! chaque jour la conduit au tombeau. Je verse des larmes sur son sort, [256] il est digne de pitié, ses prétendus amis la quittent peu à peu; ses parens depuis sa fuite particuliérement depuis son abjuration l'ont abandonnée, ils veulent l'ignorer.
O amitié sentiment délicieux! tu as fui la terre. Si les hommes affectent d'en prendre le masque, c'est par des motifs d'intérêts. Mad. de Warens dans la prospérité croyoit avoir des amis, son adversité a été la pierre de touche où elle les a éprouvés.
Elle se trouve dans une situation à bien anatomiser ses amis ou ceux qui se disoient tels; elle a vu que de tous ceux qu'elle avoit acquis pendant sa jeunesse, il ne s'en est jamais trouvé qu'un à l'épreuve de l'adversité: à l'heure qu'il est, elle a quitté le monde, il semble que lui restant peu à vivre, il ne vaut pas la peine qu'elle se donne [257] des mouvemens pour en avoir de pareils puisqu'il y a lieu de désesperer d'en jamais trouver de véritables. Elle sent trop, que les amis se font voir dans la bonne sortune, mais qu'on ne connoit les vrais que dans la mauvaise .
Si Mad. de Warens a trouvé des secours, ce n'est pas chez les gens qui lui avoient témoigné de l'amitié, encore moins chez les grands, ordinairement durs. Montaigne avoit raison quand il disoit, qu'ils donnent assez quand ils n'ôtent rien, il faut en convenir, ceux qui ont le pouvoir de nuire, font toujours assez de bien, quand ils ne font point de mal.
[258]Est-il rien de plus inouï que la conduite que tint envers Mad. de Warens, un homme d'un rang distingué, il l'avoit fréquentée dans le tems qu'elle étoit favorisée de la fortune, c'est dans ce tems qu'il s'étoit associé avec elle pour cette fabrique, il mangeoit presque tous les jours à sa table, comme il lui avoit prêté soixante louis, il a eu la cruauté de faire des procédures contre sa débitrice, d'obtenir la saisie d'une partie de sa pension, ce fut lui qui ouvrit cette voye aux créanciers, dès cette époque cette infortunée manqua même du nécessaire, elle a vécu sur ses derniers jours de ce que les mains charitables lui distribuoient, c'est moi qui étoit chargé de me rendre auprès des bonnes gens qui songeoient à ses besoins, à ces dons je joignois ce que je me procurois par le travail.
[259]Pendant les derniers tems de sa déplorable vie, elle a vécu oubliée dans la maison de M. Flandin, qui touché de sa triste situation de la mienne, n'exigoit aucun loyer; comme dans sa jeunesse elle avoit reçu une très-bonne éducation, qu'elle savoit la musique, l'arithmétique, qu'elle possédoit le dessin, la broderie, elle s'occupoit à élever de jeunes filles, elle brodoit des mousselines, faisoit la tapisserie, ne s'est jamais plainte de sa malheureuse destinée; tout est décidé dans la nature, disoit-elle, pour comble d'héroïsme, quoique durant sa vie elle eut toujours été fort peu occupée de sa parure, elle avoit des nippes superbes, elle voulut s'en dépouiller avant que de mourir, en orner les autels du Dieu dont-elle avoit embrassé la religion. Elle les a brodés pour en [260] faire des ornemens; c'est ainsi qu'avant de fermer l'œil à la lumiere elle a tout quitté, pour ne s'occuper que de l'Eternité.
Sans donner dans le bigotisme elle avoit une ferme croyance; dès sa conversion elle n'a jamais témoigné le moindre remord, elle a toujours été fidelle observatrice de la religion qu'elle avoit embrassée à Annecy où elle s'est distinguée en faisant tout le bien possible, elle aimoit les pauvres, elle les consoloit dans leur affliction, elle les servoit lors qu'ils étoient malades se seroit privée du nécessaire pour les soulager. Elle se montra de tout tems ennemie de la calomnie comme de la médisance, je me rappelle toujours avec plaisir, le moment où elle expulsa le seul Moine qui continuoit de venir à la maison, pour avoir voulu tenir [261] des discours indécens contre son supérieur, qu'il affirmoit à Mad. de Warens être l'amant d'une Dame de distinction.
On n'a jamais vu dans la chambre qu'elle habitoit de ces meubles de luxe, on n'y voyoit qu'un lit, une table quelques chaises, on y lisoit beaucoup d'inscriptions, on voyoit sur le devant de sa cheminée. Fais du bien à ton prochain; garde toi, qui que tu sois, de faire à autrui le mal que tu ne voudrois pas souffrir qu'on te fit. Elle s'occupoit chaque jour à faire des lectures. Elle avoit Montagne, la Bruyere, les Maximes de la Rochefoucault, Bourdaloue, Massillon, les lettres de Mad. de Sévigné, les Oeuvres de Mad. Deshoulieres un Nouveau Testament en françois dont il falloit toutes les nuits avant qu'elle se couchât que je lui lûs un chapitre. Voici la sublime [262] priere qu'elle faisoit une fois par jour: elle avoit été composée par J. J. Rousseau écrite de sa main sur un parchemin.
“Souveraine Puissance de l'Univers, Etre des êtres, sois moi “propice, jette sur moi un œil de “commisération, vois mon cœur “il est sans crime, je mets toute “ma confiance en ta bonté infinie, tous mes soins à m'occuper “de ton immensité, de ta grandeur de ton éternité; j'attends “sans crainte l'arrêt qui me séparera des humains, prononce, termine ma vie je suis prête à “paroître aux marches de ton trône, pour y recevoir la destinée “que tu m'as promise en me donnant la vie, que je veux mériter en faisant le bien“.
Mad. de Warens mourut presque subitement en 1759, âgée de [263] soixante ans. On peut juger de mon désespoir par l'amitié que j'avois pour elle; dès que j'eus reçu son dernier soupir, je ne la quittai pas, tout étoit préparé pour ses obséques, que j'étois encore auprès d'elle. Les cloches annonçoient par leur son funebre qu'il falloit qu'elle quittat la maison, en effet on l'en sortit, je l'accompagnai en mouillant de mes larmes le lieu qu'on lui faisoit traverser pour arriver au cymetiere de St. Pierre de Lemens, où sa tombe fut creusée au pied d'un immense tilleul qui étoit proche d'une grande porte ouverte sur le chemin public: quand elle fut inhumée, quand son cercueil fut caché à mes yeux, Dieu puissant! tu vis mon cœur, toi seul peux savoir si cette séparation me coûta cher. O momens cruels! vous serez toujours présens à ma mémoire, [264] tout le convoi étoit déjà bien éloigné que je sanglotois encore sur sa tombe, que je ne pouvois m'arracher d'auprès de ma chere maîtresse, je l'appellois toujours de ce doux nom, mais hélas! elle ne pouvoit me répondre, elle étoit insensible. La nuit commençoit à couvrir l'Univers de son voile funebre, elle m'invitoit à me retirer, je m'acheminai à cet effet, mais je revins bientôt, il me sembloit entendre une voix plaintive sortir du sein de la tombe, qui me crioit Anet, cher Anet! eh quoi tu m'abandonnes? tu me délaisses? c'en est donc fait je ne te reverrai plus,... c'est alors que revenant, je me précipitai de nouveau sur la tombe je m'écriai en l'arrosant de mes larmes, ma chere maîtresse non je ne peux vous quitter, cette séparation m'est trop cruelle: hélas! [265] je m'abusois, elle ne m'entendoit plus. Mort fatale, disois-je, mort cruelle, que n'as tu du même coup tranché le fil de mes jours, je serois descendu avec elle dans le même tombeau; compagnon fidele de de ses malheurs, j'aurois au moins joui le même jour, de la félicité qui attend tous les hommes infortunés, dans le séjour éternel.
Il étoit déjà bien avant dans la nuit, le ciel étoit parsemé d'étoiles, la lune seule élevant son disque sur l'horison éclairoit cette tombe fatale, tout étoit calme, mon cœur seul étoit troublé en proie au désespoir; je me fis enfin une raison je m'acheminai vers le logis; arrivé dans l'endroit où j'avois coutume de converser avec elle, je versai encore bien des larmes, je me jettai sur ce lit où elle avoit expiré, je souhaitois d'y [266] rendre l'ame; là je me rappellai tous les bienfaits dont elle m'avoit comblé, la candeur la sincérité de son cœur, enfin tous les malheurs auxquels elle avoit été en proye, ce cruel souvenir rendoit mes peines bien plus profondes: je me disois, n'a-t-elle donc existé que pour sentir le poids de l'infortune, tandis que le vice triomphe vit au sein de l'opulence de la grandeur? dans mon désespoir, j'aurois accusé l'Eternel d'injustice.
A peine le jour commençoit à paroître que je me mis à feuilletter ses papiers, je fus surpris d'y trouver le double d'une lettre qu'elle avoit écrite à J. J. Rousseau environ six mois avant sa mort; je la lus elle lui faisoit des reproches de son indifférence, lui disoit en suite de se garder de mettre au jour [267] l'Héloïse de la façon dont ils étoient convenus avant son départ, que s'il avoit absolument envie de la rendre publique, il ne devoit le faire qu'en mettant des noms supposés, afin de ne compromettre l'honneur la sensibilité de personne.
Parmi tous les papiers qu'elle avoit rassemblés conservés durant sa vie dans une cassette fermée à clef, je trouvai quantité de recettes, comme eaux pour les yeux, beaume spécifique, maniere de faire des médecines avec des simples, qu'elle avoit mises en pratique durant sa vie pour soulager les pauvres; je les ai longtems conservées, mais persuadé que je ne pouvois enfouir ce trésor sans faire un tort évident à la société, je les ai remises à une Dame de noblesse de la ville de Chambery, fort charitable, qui incontinent les a mis en [268] pratique distribua les remedes gratis aux nécessiteux: tel est l'héritage que m'a transmis Mad. de Warens que je crus devoir faire passer dans les mains du riche.
Toujours plongé dans la plus grande affliction, j'écrivis à J. J. Rousseau, peu de jours après la mort de celle qu'il avoit tant de fois nommée sa maman. J'avois trouvé parmi ces papiers diverses réflexions écrites de la main de Mad. de Warens, je voulois les faire imprimer, mais la nécessité, la triste situation, le déplorable état où je me trouvois pour lors, puisque j'avois à peine ma subsistance, ne me le permirent pas; malgré le desir indicible que j'avois de consacrer à jamais par quelque monument public la mémoire de la plus vertueuse des femmes.
Je repris mon premier train de [269] vie, j'herborisois de côté d'autre pour vendre quelques poignées d'herbes aux Apoticaires du pays, qui s'avisoient de me badiner sur-tout de faire les médecins, défaut assez commun dans toutes les pharmacies des petites villes qui est très-dangereux, défaut que la police devroit corriger pour la conservation des citoyens; je le dis à regret, mais je crois fort que Mad. de Warens ne doit sa mort précipitée qu'à la médecine qu'un apoticaire lui avoit conseillé fait prendre deux jours avant sa mort qu'il avoit qualifiée de médecine de précaution.
Je ne pouvois plus revoir sans verser des larmes les endroits que j'avois parcourus délicieusement avec Mad. de Warens J. J. Rousseau, comme ces courses, quoique dirigées d'un autre côté me [270] causoient toujours des chagrins, je me déterminai à les abandonner entiérement, d'ailleurs je ne pouvois plus guere marcher, étant extraordinairement usé par les traveaux fort appesanti par la vieillesse.
J'avois habité jusqu'alors la maison où j'avois vu expirer ma bien-faitrice, comme M. Flandin venoit de la vendre, je fus obligé d'en sortir. Je vins rester en ville dans un grenier qu'une bonne femme, touchée de mon sort m'ouvrit par charité, j'y couchois sur de la paille, elle avoit soin de partager sa soupe avec moi; c'est ainsi que j'ai vécu pendant trois mois, traînant ma misérable existence, plié dans un chétif habit noir, qui annonçoit assez mon infortune le deuil de mon ame. Un jour que je revenois de la promenade, je trouvai ma bonne expirante ce fut moi qui lui fermai les paupieres. Cette mort me [271] fut doublement sensible, car outre qu'elle m'enlevoit ma bonne, elle me rappelloit l'instant fatal où je perdis pour jamais Mad. de Warens: tout dans ce réduit jusques à l'indigence le bon cœur de cette bonne, me retraçoit ce triste tableau.
Il fallut sortir de ce grenier, j'étois errant, ne sachant où coucher, le destin lassé de me poursuivre, m'ouvrit une nouvelle carriere, je vins me loger chez de vieilles demoiselles, qui me reçurent chez elles pour faire leurs affaires en ville à la campagne, elles m'avoient vu souvent chez Mad. de Warens c'est ce qui les engagea à m'accueillir. C'est-là que j'acheve ma triste carriere, sans murmurer contre le sort, courbé sous le poids des ans sans remords, j'imagine me promener dans un jardin, en attendant la fin de la nuit.
LETTRES
Écrites d'une lieue de la Tour-du Peys, par Mad. de Warens à Mlle. de F. à Villeneuve.
LETTRES
Écrites d'une lieue de la TourduPeys, par Mad. de Warens à Mlle. de F. à Villeneuve.
TU m'as souvent répété, chere amie que l'amour feroit tous mes malheurs, que les nuits entieres que je donnois aux lectures romanesques préparoient mon cœur à la tendresse, que la musique les concerts seroient funestes à mon repos; je riois, je folâtrois quand tu cherchois à m'instruire; maintenant qu'il n'est plus tems, je voudrois t'avoir écoutée. Tu me disois encore, s'il t'en souvient, que les hommes n'étoient que faux [275] cruels, tu me disois vrai, si je t'avois crue, je vivrois en paix, aulieu que je ne vois plus dans les murs que j'habite, que des vautours acharnés pour me ravir à la félicité.
Mon pere même, celui à qui je dois le jour, est de ce nombre: le cruel vient de m'annoncer qu'il faut que j'aille aux marches de l'autel consacrer ma perfidie, m'avouer parjure aux yeux de l'Eternel, démentir du cœur ce que ma bouche pourroit proférer. Hélas, tendre amie, tu m'entends, tu connois mon cœur, tu sais mes inclinations! eh bien, l'on veut m'unir par les liens sacrés du mariage à un homme que je déteste autant que j'adore l'amant qui m'a fui. L'époux qu'on veut me donner est, M. de Warens fils aîné de M. Villardin de Lausanne. On m'assure chaque jour qu'il a de la fortune, [276] c'est à mon âge ce qui m'inquiéte le moins, ce n'est pas là où git le bonheur, il git dans la satisfaction du cœur; je ne vois donc d'autres moyens pour me soustraire aux entrâves que l'intérêt l'ambition, de mon pere veulent me forger, que celui de fuir la maison paternelle; je suis décidée à le faire, j'irai seule chercher celui qui m'a ravi la félicité....
Pour exécuter mon dessein, il ne faut que du courage de mon côté, de la complaisance de ta part. Promets moi de me recevoir chez toi, je suivrai de près le messager qui te porte cette lettre, je n'en dirai pas un mot à ma gouvernante, elle est à mes côtés dans le moment que je t'écris, elle me demande à chaque ligne, ce que je trace, je lui assure que c'est pour te faire part de mon mariage auquel la cruelle m'engage, malgré 242 Lettres. l'amour dont elle sait que je suis éprise. Tout le monde semble d'accord pour me tromper me trahir.....
Tout ce qui me fâchera en fuyant, c'est le chagrin que je vais répandre dans le cœur d'un pere qui me tourmente innocemment, s'est imaginé assurer mon bonheur; en me choisissant un époux, je m'abuse;....: que les peres sont cruels? s'ils aimoient leurs enfants, ne consulteroient-ils pas leurs inclinations? ils n'écoutent au contraire que l'ambition le vil intérêt, .... ils les sacrifient.....
O mon pere! je vais donc vous attrister, que de larmes vous allez verser sur ma fuite? quoiqu'il en soit, mon parti est pris. J'attends ta réponse, ton amie de.....
[278]RÉPONSE De l'amie, Mademoiselle de F.
J'Étois à la laiterie, lorsque la femme qui en a le soin, me dit qu'on me demandoit; je sortis, le messager que tu m'as envoyé, me remit ta lettre: il n'avoit pas besoin de me dire qu'elle venoit de toi, j'ai tout de suite reconnu ton écriture; je tremblois en rompant le cachet, je craignois pour toi, quelques-unes des suites funestes qui accompagnent ordinairement l'amour; je ne pouvois me calmer; je lus avec rapidité cette lettre: j'y ai très-bien reconnu à chaque ligne, le style que les lectures romanesques t'ont rendu familier, les idées folles que tu as puisé dans les volumes que tu dévor ois de nuit, [279] assise au chevet de ton lit, les sentiments que ne cessoit de t'inspirer celui que tu chéris encore; je t'assure que je ne me suis tranquillisée, que lorsque j'ai vu qu'il n'y avoit pas tout le mal que je m'étois d'abord imaginé; il est vrai que l'amour t'égare, mais quand on est susceptible de reflexion, comme tu m'as toujours paru l'être, on doit se faire une raison.
Tu sais, tendre amie, qu'une folie est bientôt faite, mais qu'elle se répare difficilement, quoi! éviter un mariage, que ton pere croit pour toi le souverain bien, tu veux le fuir, tu veux payer les soins paternels par une étourderie, qui le mettra au tombeau? tu veux le désespérer? songe qu'en croyant le punir d'un crime dont il est moins coupable que tu ne [280] le penses, tu vas devenir parricide, tu vas te déshonorer aux yeux de l'Univers entier, tu vas devenir l'opprobre de ton sexe, qui ne cherche à tout instant que les moyens de se nuire. Oh que tu vas donner à la médisance à la calomnie un vaste champ pour s'égayer à tes dépends; que ne hasardera-t-on pas sur ton compte? tu es belle, tu as de l'esprit tu dois avoir des rivales, songe donc qu'elles seroient trop satisfaites, si tu te laissois entraîner à l'extravagance que tu médites: pour les punir, reste à Vevay.
Je dois te dire encore que la plupart des jeunes demoiselles qui ont soupçonné ton intrigue, ne tarderoient pas de publier que tu as été cacher le fruit de tes amours dans l'étranger, ou que tu as suivi un amant, qui t'avoit abandonnée, pour courir à ses genoux lui [281] redemander la vie... que l'amour propre, que l'honneur la fierté l'orgueil de ton sexe se fassent entendre au fond de ton cœur, tu dompteras bientôt un fol amour.... pense aux larmes que ta fuite feroit verser à ton pere, à tous tes parents à moi...... cet homme que tu regrettes vaut-il la peine que tu te déshonores? sais tu s'il ne t'a pas oubliée, s'il n'est point un ingrat? .... pense que tu te creuses un cachot horrible en allant affronter mille dangers pour le chercher dans les lieux qu'il habite; ton pere te fera sûrement poursuivre, tu pourras peut-être te déguiser, être ignorée quelques heures bientôt reconnue, tu seras rammenée captive........
Comment peux tu me demander un asyle, voudrois-je, pour l'Univers entier, cooperer à ta fuite? [282] je te chéris trop, pour t'aider à te plonger dans l'abyme; crois moi, laisse cette fatale idée, je suis sans passion dans ce projet, j'en vois mieux que toi tout le danger, tandis que tu crois toucher au port, je vois l'orage la tempête se former sur ta tête.. je ne peux donc absolument te recevoir....... tu m'en voudras mal, mais revenue de tes égarements, tu m'en chériras davantage, c'est alors que tu reconnoîtras qu'une amie sincere, t'a-retirée comme par la main, du bord du précipice où tu étois prête à te jetter; j'en appelle au calme de ta passion, je suis sûre que dans ces moments, maîtresse de toi-même, si j'avois été assez insensée pour séconder ton projet, tu m'accablerois de reproches les plus cruels.... Pour éviter toutes les sollicitudes les désordres [283] qu'une semblab le conduite entraîneroit, suis les volontés de ton pere, si tu es malheureuse, réfléchis qu'il vaut mieux l'être avec honneur, que d'être heureuse déshonorée, qui sait, si tu serois heureuse? quoiqu'il en soit, garde toi de faire des folies.. j'ai vu plusieurs fois M. de Warens, c'est un homme assez ordinaire il est vrai, qui se passionne aisément, jaloux à l'excès, tout cela ne doit point t'allarmer, dès que la jalousie est la compagne inséparable de l'amour.... du caractere dont je le connois, tu passeras d'heureux jours, c'est là tout ce que je peux te dire...
Je renvoye le messager avec ma lettre, te recommande le mariage, telle est mon ordonnance, ... tu es jeune, belle, il n'en faut pas d'avantage pour t'égayer dans ce lien... adieu... ne m'écris absolument [284] plus, que lorsque selon les vœux de ton pere les miens, tu seras unie à M. de Warens.... ton amie...
LETTRE Écrite de la Visitation, par Mad. de Warens à sa même amie.
REconnois le caractere de celle que tu appellois ton amie; de quelque extravagance qu'on l'accuse dans le monde, de quelqu'étourderie qu'elle paroisse coupable à tes yeux, elle espere toujours être digne de ton attachement; ma conduite t'aura d'abord paru des plus blâmable. Avant de t'unir à cette foule de personnes, qui ne parlent ne décident pour l'ordinaire, qu'après celles qui hazardent tout [285] sans réflexion dans le monde, quelquefois par passion, écoute-moi, tu reconnoitras bientôt qu'il y a plus de courage plus de grandeur d'ame, dans ma façon d'agir, que d'étourderie.
Tu te rappelle le contenu de la lettre que je t'envoyai par l'exprès choisi au hameau, où je fus boire du lait avec ma gouvernante, ut te rappelles mes plaintes, tu sais que c'est l'amour qui en étoit l'objet, que c'est à mon amant, fugitif des contrées que j'habitois quand je ne pouvois plus vivre sans lui, que je devois le commencement du dégoût qui m'assiegeoit, des chagrins domestiques qui m'obsédoient: que c'est à un mariage que mon pere cherchoit à me faire faire avec le cruel M. de Warens que je devois le dessein de m'enfuir de la maison, que [286] c'étoit pour aller chercher celui qui m'avoit ravi le repos, a qui on vouloit m'enlever, en me forçant d'être parjure solemnellement à la face de tout mon pays: eh bien! tu me fis des représentations tu m'annonças que j'allois me déshonorer, porter le trouble dans ma famille, m'avillir même aux yeux de mon amant, tu me disois d'un ton absolu, que je devois me soumettre aveuglement aux volontés de mon pere, j'ai suivi tes conseils voici quel en est le résultat affreux.
Je suis loin de t'en vouloir le moindre mal, je ne prétends pas même t'en faire des reproches, on n'en fait qu'aux coupables, tu ne l'es pas je la suis seule. Tu ne pouvois pas pénétrer dans l'avenir, ni deviner les désordres que cette union fatale alloit entrainer, je sais [287] que je ne devois écouter que mon cœur, parce qu'alors l'égarement où je me serois livrée, m'auroit rendue moins criminelle, aulieu que par ma fuite tardive, par mon peu de courage mes irrésolutions, je me suis rendue coupable de plusieurs crimes... esclave de mon amour, je n'aurois eu qu'un seul tort à me reprocher en fuyant la maison de mon pere, mais aujourd'hui qu'ai-je fait? je ne me suis pas seulement rendue criminelle à ses yeux, mais je lui ai encore attiré les reproches cuisants qu'il va essuyer de la famille de Warens, à laquelle je suis unie... je vois M. de Warens qui m'aimoit dont j'ai abandonné les foyers, (quand je n'étois plus ma maîtresse quand je lui appartenois selon les loix) je le vois dis-je verser des larmes devenir furieux, [288] donner des ordres pour me faire arrêter.... je le vois confus aux yeux de ses amis, déshonoré, flétri dans l'opinion publique.. ô funeste ascendant des préjugés! pourquoi faut-il qu'un époux soit la victime des égaremens d'une femme qui fuit pour éviter ses embrassements? n'est-il pas assez puni d'être détesté?
J'aurois suivi tes conseils, chere amie, même après mon mariage, si la calomnie n'eut réveillé la mauvaise humeur de M. de Warens allumé sa jalousie, au point que je ne pouvois plus regarder personne, sans que ce fut un amant. Hélas! qu'il jugeoit mal de mon cœur! je n'aimois que celui qui m'avoit fui, tout ingrat qu'il me paroissoit, rien ne pouvoit l'arracher de mon cœur... oui... je l'avoue dans les bras de M. de Warens, [289] qui me chérissoit, je brûlois d'une flamme criminelle, je n'y voyois que mon amant, c'est lui que je croyois serrer, c'est sur ses levres que je croyois côler les miennes, mes baisers étoient faux, l'Eternel en est témoin, mais cette flamme lui garantissoit que je n'aurois point profané le lit nuptial en recevant effectivement les baisers d'un autre: le mariage m'avoit livré à M. de Warens, il possédoit tout malgré moi, mon cœur seul me restoit.... hélas! qu'on me pardonne si je me livrai aux égarements de mon imagination. Ah mon amie ne me crois pas si coupable.... ce qui me détermina absolument à m'enfuir, j'en fais la confession, c'est que je n'ai jamais pu être fausse impunément, que j'ai voulu éviter les fureurs de M. de Warens.
[290]Enfin obsedée par le remord d'être parjure à mon amant, persécutée par mon mari, il n'en fallut pas d'avantage pour me décider à partir; à la nuit tombante je me rendis au port, des bateliers me conduisitent à Evian. C'est ainsi que je me suis soustraîte à la jalousie tyranique de mon époux m'affranchissant de l'esclavage du mariage. J'arrivai effectivement dans le Chablais, je fus présentée au Roi, je lui demandai sa protection, je l'obtins, je vins à Annecy par ses ordres, j'entrai ensuite à la visitation où je suis....
Hélas mon amie! que j'y ai besoin de tes conseils, que je voudrois t'avoir auprès de moi, .. mais hélas j'ai pris mon parti, je ne reverrai jamais le pays de Vaud, c'est pour toujours que je l'ai fui... ce qui m'afflige dans ma solitude, [291] c'est de n'y voir que des personnes qui me parlent journellement d'abjuration... le ciel a-t-il voulu me punir? ... oh amie! tu sais l'empire qu'ont sur les cœurs, les premiéres notions de la réligion que l'on a sucée avec le lait, je te l'avoue, je me sens de l'aversion pour ceux qui cherchent à profiter de mes revers, pour me forcer à embrasser le catholicisme... oh dans quelle perplexité je me trouve plongée! si je te voyois un seul moment, que de choses je répandrois dans ton sein!... conseille moi, écris-moi je t'en conjure, si je dois retourner dans mon pays.... mais non... écris-moi seulement dans mon hermitage, écris-moi que tu seras mon amie jusques à la mort..... adieu... j'embrasse M. Perret, tâche de m'excuser à ses yeux. Adieu.....
[292]LETTRE Du Curé de Confignon à Madame de Warens.
SI l'abandon que vous avez fait de votre pays à paru suspect aux gens mal intentionnés, .... ( il n'en manque pas dans le monde,) j'ai appris avec joye que vous veniez de leur fermer la bouche par un acte digne d'une grande ame, vous avez abjuré; c'est par-là que vous avez montré que votre fuite est une inspiration de l'Eternal: que vous êtes heureuse d'avoir suivi les impulsions de la grace!
Je vous envoye J. J. Rousseau jeune homme qui a déserté de son pays, il a resté un jour chez moi, je lui ai beaucoup parlé de vous: aureste il me paroît d'un heureux caractere. [293] C'est encore Dieu qui l'appelle à Annecy, tâchez de l'encourager à embrasser le catholicisme, c'est un triomphe quand on peut faire des conversions. Je ne vous invite pas à lui procurer des secours, votre cœur m'est garant que vous ne lui en laisserez pas manquer, outre que vous concevez aussi bien que moi, que pour ce grand œuvre auquel je le crois assez disposé, il faut tâcher de le fixer à Annecy, dans la crainte qu'il ne reçoive ailleurs quelques mauvaises instructions. Ayez soin d'intercepter toutes les lettres qu'on pourroit lui écrire de son pays parce que se croyant abandonné, il abjurera plutôt; je remets tout entre les mains du Dieu puissant, les votres que je baise. Votre très-humble Serviteur. de Pontverre, Curé de Confignon.
[294]NOTE
Ecrite de la main de Mad. de Warens, trouvée au bas de la lettre précédente.
Lorsqu'une personne peut se résoudre à quitter la réligion de ses peres, il faudroit pour éviter tout soupçon de séduction que dès l'instant qu'elle a manifesté sa volonté, on lui donna un ministre de sa réligion qui fit des objections en sa présence aux prêtres, ou autres qui l'instruisent.....
Appendix A
[(*) Ce grand homme à réuni tous les contrastes: on pouroit l'assimiler à un volcan, qui s'élevant du sein d'un glacier, jete du feu, des cendres de la fumée.
Je ne sais quel solitaire de nos jours, vient d'employer près de trois cents pages à le com. parer avec l'ingénieux auteur du Monde primitif. Comparaison n'est pas raison, comme on dit, avec beaucoup de rhétorique d'éloquence, jamais on ne persuadera à un homme sensé, que Rousseau errant vagabond, toujours inquiet, misantrope, autant ennemi de lui-même que des autres, jetant quelques vérités sublimes au milieu des traits du fanatisme le plus réfléchi, inculpant la divinité pour avoir le droit d'avilir l'espece humaine, à pû avoir quelque ressemblance avec un philosophe simple modeste, ami des hommes qui du fond de son cabinet, à force de travail de patience, perça les nuages épais qui nous cachoient une grande partie des merveilles de l'antiquité, qui, j'ose le dire, prépara s'il ne la fit point, une révolution aussi extraordinaire en littérature, que celle du chevalier Newton en physique, lorsqu'il vint foudroyer les Cartésiens dissiper les tourbillons de leur illustre fondateur.]
Illi robur æs triplex Circa pectus erat.... Hor. od. Liv. F.
(*) Je n'ai pas voulu designer par ces mots, ni les vrais amis du citoyen de Geneve, dont on à mis le nom en avant, au moment de la publication des Confessions, ni les hommes laborieux qui ont passé leur vie à rassembler les veilles des Savans pour contribuer à l'instruction des autres; personne ne les estime ne les respecté plus que moi, je suis bien loin de les confondre avec les imprimeurs corsaires, les écumeurs de la littérature. J'ai peint ces derniers avec des couleurs si vraies que j'espere qu'ils se reconnoîtront eux-mêmes que le public ne s'y trompera point. Ils sont loin de marcher de pair avec les freres C. D. T. qui, indépendamment de leurs connoissances en littérature, ont honoré leur commerce, en immortalisant les presses de Geneve, par la publication des meilleurs ouvrages du dix-huitieme siecle.]
[(*) Voyez les Confessions Liv. II.
(**) Mad. de Warens mourut en 1759.]
[(*) Les tems sont un peu changés. Depuis vingt ans, la philosophie a fait entendre sa voix, l'Univers a appris par sa bouche qu'il étoit un point au-delà duquel l'autorité paternelle n'est plus rien, surtout quand on veut l'employer à prescrire un sacrifice contraire à la nature au-dessus de la nature.]
Les Espagnols sont peut-être le seul peuple chez lequel il soit permis aujourd'hui de s'ensevelir tout vivant dès qu'on entre dans sa seizieme année, mais un peuple dont les évêques exorcisent encore des sauterelles (comme nous l'avons vu il y a trois ans) un peuple qui protége une inquisition, un peuple sur lequel les moines regnent avec un despotisme aussi affreux que celui des tyrans Asiatiques, est un peuple barbare méprisable qu'on ne doit pas même plaindre puisqu'il n'a pas le courage de briser les fers dont on l'accable.
[(*) Ceux de nos lecteurs qui ont quelquefois entendu les servantes d'un vieux garçon, le gourmander sur ses prodigalités reconnoîtront aisément ici le langage d'un domestique affidé, qui, à raison de la confiance qu'on lui accorde, se croit autorisé à tout dire, sans aucune espece de ménagement.
Malheur aux célibataires livrés dans leur vieillesse aux caprices d'un valet qui les gourmande en les pillant, car ceux qui ressemblent à Claude Anet, sont bien rares.]
[(*) Diffugiunt cum fœce Siccatis cadis amici. Horatius,
Jamais sentence ne fut mieux vérifiée.]
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Mémoires de Mme de Warens, suivis de ceux de Claude Anet. Mémoires de Mme de Warens, suivis de ceux de Claude Anet. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD4A-4