BERGERIES ET OPUSCULES DE MLLE D'ORMOY L'AÎNÊE.
Modeste en son langage, et simple en ses atours, Ma muse, sur le sistre et les pipeaux champêtres, Se plaît à célébrer, à l'ombrage des hêtres, Les peines des bergers, leurs jeux et leurs amours.
EN ARCADIE, Et se trouve à Paris, chez Lamy, Libraire quai des Augustins. M. DCC. LXXXIV.
J'ai lu, d'Ormoy, ton manuscrit. Dis moi: Quand de l'Amour tu peins si bien la flamme, T'exprimes-tu d'après ton ame, Ou n'écris-tu que d'après ton esprit. Par l'éditeur de ces opuscules.
[11]A MON MARI.
Je te dédie ce recueil de mes opuscules, mon cher Saint-Just: non que j'aie envie de faire quelque chose de singulier et de nouveau, non que je croie que ta qualité de mon mari te donne un droit exclusif sur mes pensées, comme sur ma fortune et mes faveurs; mais parceque je t'aime, que tu es la personne au monde que j'aime davantage, et qu'il m'est agréable de te faire un présent de ton bien.
Avant que je te visse, le principe de l'amour étoit sûrement dans mon cœur; il ne s'y est développé que depuis que je t'ai connu: tous les sentiments tendres y sont entrés à la fois [12] La nature a pris pour moi un aspect plus riant; tout s'est animé. Oui, ma juste reconnoissance égale ton bien-fait.
Mon ami, je suis fiere de porter ton nom: il m'autorise à renouveller publiquement ici mon serment de ne jamais chérir que toi: serment que ma bouche a prononcé aux autels, mais qui étoit déja fait dans mon cœur depuis long-temps.
[13]DAPHNIS ET SILVIE. Églogue adressée à la Reine, au premier de l'an 1775. daphnis.
Je n'aurai donc pas inutilement devancé l'aurore pour t'offrir avant tous nos bergers mes vœux et mon hommage. Ah! Silvie, que je suis charmé de te rencontrer! je ne pouvois recevoir d'étrennes plus agréables.
silvie.
Daphnis, puisses-tu tous les ans, à pareil jour, me donner ainsi les miennes!
daphnis.
Je ne changerai jamais de langage; et sois sûre, Silvie, que chaque jour [14] de l'année me semblera toujours le premier de mon amour. Ah! viens, viens dans ce temple, et que nos serments mutuels assurent à l'instant même notre éternelle félicité.
silvie.
Entrons-y, berger, j'y consens; mais pour y adresser au ciel les vœux de la reconnoissance. Ce temple est consacré à tous les Dieux: nous les implorerons, afin qu'ils répandent leurs bienfaits sur notre Reine; et s'ils nous font quelques présents, nous les lui offrirons aussitôt.
daphnis.
Que ton idée me plaît! Nous occuper d' Antoinette, c'est nous occuper de nous-mêmes, puisque notre bonheur est uni au sien. Entrons sans plus nous arrêter.
(Ils entrent dans le temple.)
Avançons. Auprès des Dieux, notre [15] bonne volonté nous tiendra lieu d'offrande.
silvie.
Que vois-je? ... Quoi! toutes les Divinités, avant même de nous entendre, nous sont favorables. Regarde, Daphnis; elles semblent toutes nous sourire; elles savent, sans doute, ce qui se passe dans nos ames.
daphnis.
Approchons: ne craignons rien; elles daigneront nous écouter.
vénus.
Demandez-moi, bergers, ce qui peut vous être agréable, je vous l'accorderai.
daphnis.
Belle Déesse! soyez-nous propice. Ce sont des étrennes que nous venons chercher pour notre Reine: nous ne savons que lui offrir. Il ne reste rien [16] à des bergers qui ont donné leurs cœurs.
vénus.
A-t-elle besoin de la beauté?
silvie.
Non. De toutes les beautés elle a l'heureux assemblage.
vénus.
Quelle est votre aimable Souveraine? Comment l'appellez-vous?
silvie.
Je vais vous la peindre: ce sera la nommer. Assise sur le trône, son regne fait le bonheur du monde: sur son auguste front brillent la candeur, toutes les vertus royales: ses yeux, où la douceur s'allie à la majesté, sont beaux comme les vôtres; ses sujets y lisent sans cesse leur bonheur; un seul de ses regards les enchante: sa taille est celle de la plus je une des Graces...
[17]vénus.
A ces traits seuls je reconnois Antoinette: c'est la Reine des cœurs; qu'elle partage mon empire. Bergers, il doit être aussi doux de suivre ses loix que les miennes.
junon, à Vénus.
Sa beauté égale la vôtre, mais elle plaît bien davantage.
vénus, à Junon.
Elle a votre air de noblesse, avec mes charmes enchanteurs.
pallas.
Elle réunit à ma sagesse l'art de l'inspirer et de la faire trouver aimable.
hébé.
Elle possede ma jeunesse, ma fraîcheur et mille autres agréments qu'elle seule obtint en partage.
l'amour.
Tous mes traits sont dans ses yeux, [18] mon sourire est sur ses levres, et les Amours et les Graces sont fixés près d'elle. Quand on la voit, aussitôt l'indifférence expire, et moi-même je perds mes ailes.
(Toutes les Divinités ensemble, à Daphnis et Silvie.)
Allez, couple fortuné, qui savez si bien aimer votre Reine; retournez auprès d'elle. Nous aurions bien voulu répondre à vos desirs, en lui faisant quelques nouveaux dons; mais nous n'en avons aucun qu'on ne lui connoisse.
silvie.
Retirons-nous, Daphnis; et remercions les Dieux de ce qu'ils auroient ajouté aux vertus et aux attraits d' Antoinette, si la chose eût été possible.
daphnis.
Quel chagrin!...
[19]silvie.
Quoi!...
daphnis.
Et ses étrennes? Nous n'avons rien à lui présenter.
silvie.
Hé bien! nous irons en recevoir; car elle s'offrira à nos regards, nous la verrons à notre plaisir; et nous nous en retournerons au village plus satisfaits, plus contents, plus heureux enfin que si nous revenions de la Cour comblés de richesses.
[20]L'AMANT VOLAGE SANS ÊTRE INCONSTANT. BERGERIE.
Depuis deux ans, les jours d'Annette et de Philandre s'écouloient dans le charme d'une confiance mutuelle; un amour tendre, pur et délicat, faisoit leur félicité: enfin ils s'aimoient, se le disoient, et trouvoient sans cesse un nouvel agrément à se le répéter. Une vie si délicieuse n'auroit jamais dû finir: mais, hélas! l'Amour ne peut laisser deux amants jouir tranquillement d'un bonheur parfait; il veut les ris, il veut les pleurs. Une vie trop égale ne lui convient point, le changement est plein d'attraits pour lui; et [21] de la même source dont il fait naître les plaisirs du sentiment, on voit sortir tour-à-tour la jalousie, la tendresse, la discorde et la volupté.
Cependant Annette et Philandre se voyoient tous les jours, et tous les jours Philandre, sous un berceau de fleurs, célébroit la fête de sa bergere. Tantôt, sur la fougere naissante, il dressoit un trône à la beauté; tantôt il chantoit son amour et les graces de sa maîtresse.
Pourquoi de tels moments s'écoulent-ils si vîte?...
L'un des deux amants devint volage... Devinez lequel, et nommezle; mais craignez de vous tromper... Annette, dites-vous, est femme; par conséquent.... Prenez garde de calomnier l'innocence.
Un jour, pour ménager à Philandre une surprise agréable, Annette s'étoit [22] rendue la premiere au bocage. Gaie, folâtre, et d'un air de triomphe, elle tenoit sous son bras un trébuchet orné de rubans noués de sa main; le trébuchet retenoit un charmant petit prisonnier que la bergere avoit élevé pour son berger. Ce linot étoit devenu l'écho de sa pensée: le gentil écolier ne savoit que trois mots: Annette aime Philandre, Philandre aime Annette.
Philandre avoit promis à son Annette de se rendre auprès d'elle: l'heure étoit passée; il n'arrivoit point. Que penser de ce retard? à quoi l'attribuer? Une multitude d'idées se présentent à l'esprit d'Annette, et jettent le trouble dans son ame. Son cœur est à la fois combattu par la tendresse et par mille soupçons jaloux. Que fait-il éloigné de sa bergere? Hélas! peut-être en ce moment l'ingrat m'oublie auprès d'une [23] rivale... Une rivale!.. Le cruel!.. Tandis qu'il est tout pour moi!... Mais non, il m'aime encore; et si je juge de sa constance par la mienne, il doit m'aimer toujours. Cependant, oublier ainsi son amante chérie... Ses travaux, sans doute, l'auront arrêté malgré lui. En disant ces mots, préoccupée, elle se laisse tomber languissamment sur un siege de gazon, et garde le silence.
Revenue de sa rêverie, elle doute encore plus de la fidélité de son amant. Le soleil avoit fini son cours; les voiles sombres de la nuit commençoient à s'étendre sur l'horizon, et Philandre ne s'étoit point offert à sa vue. Son cœur soupire, le dépit se mêle à l'inquiétude, des larmes s'échappent de ses beaux yeux.
Elle ne peut plus douter de l'inconstance de son berger. Elle se leve [24] avec précipitation, et veut s'éloigner d'un lieu qui n'a plus de charmes pour elle, d'un séjour où elle a vu son amant naguere si tendre lui jurer un amour éternel, et où de funestes présages lui annoncent à présent l'infidélité de Philandre.
Annette se détermine à regagner le village, et reprend le trébuchet sous son bras. Mais quel est son étonnement! Cet oiseau si doux et si privé se débat dans sa cage, et cherche à se sauver. Et toi aussi, dit-elle avec chagrin, tu veux donc me quitter! Mes soins te déplaisent; ta chaîne, toute légere qu'elle est, te paroît pesante; ton esclavage, tu veux le fuir.
Le rebelle prisonnier n'écoute point la bergere; il se tourmente, il vient, il va, il redouble ses efforts; mais bien-tôt ses forces s'épuisent: il tombe, et reste sans mouvement.
[25]La bergere, attendrie sur son sort, l'affranchit de sa captivité; elle ouvre la cage, et lui rend enfin sa liberté. Va, lui dit-elle, ingrat oiseau; va, suis ton volage penchant; imite mon berger: comme lui tu m'abandonnes! Mais si tu n'es pas entièrement insensible à mes peines, et si d'une aile rapide tu parcours le monde, apprends à l'univers entier que Philandre est infidele, et qu'Annette l'aime toujours.
A peine ces mots sont-ils prononcés, que l'oiseau s'envole avec légèreté; il gagne promptement le bois le plus prochain, et disparoît aux yeux de la bergere, qui retourne tristement à son hameau.
De retour au village, qu'apprend-elle? Que Philandre ne l'aime plus; que son ambition lui fait préférer Clarisse, Dame du château; que, paré [26] des mains de cette femme hautaine, sa vanité se trouve blessée d'aimer une simple bergere; qu'il faut enfin se résoudre à en être abandonnée.
A cette funeste nouvelle, la foudre tombant aux pieds d'Annette ne l'auroit pas étonnée davantage. Ses sanglots la suffoquent, elle pâlit, et reste anéantie dans sa douleur. Son sort inspire la pitié: tous ceux qui l'entourent mêlent leurs larmes aux siennes; et chacun, en la plaignant, la reconduit mourante chez elle.
Quelle triste nuit pour la malheureuse Annette! Combien de sombres pensées viennent s'offrir à son esprit! Elle est réduite à desirer la mort comme une faveur du ciel. Hélas! que devenir dans cette cruelle situation?
Le lendemain, rien ne peut calmer ses ennuis; tout lui devient importun. Elle voudroit cesser de vivre: en un [27] instant, elle voit son aurore s'éclipser, ses beaux jours se changer en nuits sombres; plus de plaisirs pour Annette, Annette ne possede plus le cœur de Philandre.
Trois jours se passent sans que sa douleur reçoived'adoucissement, sans qu'elle puisse se déterminer à sortir de sa cabane. Le troiseme cependant elle retourne au bois.
Sa marche est lente, son air abattu, son regard triste; tout dit que quelques peines secretes affectent son ame sensible. En cet état, elle rencontre un berger; le dirai-je?... Philandre lui-même.
Dès qu'il apperçoit Annette, il veut la fuir; mais le remords, mais la confusion semblent arrêter ses pas. Infidele berger, crie la sensible bergere, depuis que tu n'as vu Annette, ses traits sont-ils déja effacés de.... ta [28] mémoire? Elle lui fait des reproches; il y demeure insensible, il répond à ses caresses avec froideur. Quoi! ma douleur est vaine, elle ne t'attendrit pas!... Aime donc ta nouvelle maîtresse; elle est belle, sans doute, plus qu'Annette. Elle a trouvé le secret de te plaire; mais je suis bien sûre que, comme Annette, elle ne sait pas t'aimer. Tiens, ajoute-t-elle en arrachant de son chapeau des rubans qu'autrefois Philandre lui avoit donnés; tiens, reprends ces foibles dons, je n'en veux plus, puisque tu m'as repris le plus précieux de tous..... Mais, à mon tour, rends-moi ce que tu tenois de ma tendresse.... Donne-moi cette houlette que mes mains ont faite pour toi. Joins-y ce ruban qui si long-temps para mon sein, et qu'aujourd'hui tu profanes parmi les présents de ma rivale.
En achevant ces mots, qu'elle prononçoit [29] avec vivacité, elle brisoit la houlette de Philandre, chiffonnoit ses rubans, et portoit dans sa parure le désordre qui regne dans son ame.
Philandre quitte la bergere avec dépit. Annette effrayée vole à lui toute en pleurs, et le retient de nouveau. = Parjure!... où veux-tu fuir?... Tu ne m'as pas encore tout rendu; tu t'en vas,... et tu emportes mon cœur!
Ah! trop volage amant, c'est donc à la beauté que tu sacrifies ce cœur que je ne puis t'ôter! C'est pour des traits plus beaux que tu ne te souviens plus ni de ma tendresse ni de mes charmes! Eh bien! sois un peu moins barbare: avant de me quitter, viens me donner la mort; le jour m'est importun. Tu trembles!... Tu recules d'effroi!... Tu n'as pas frémi quand tu as pris la résolution de détruire mon bonheur...
[30]Philandre, ému, tourne vers Annette un regard confus et attendri. Il desire d'obtenir son pardon, il n'ose le demander; mais ses yeux sont humides de ces larmes si douces qui accompagnent le repentir; ses mains pressent tendrement celles de la bergere. Il veut parler, la parole meurt sur ses levres; il en a trop à dire pour pouvoir s'exprimer. Il ne peut prononcer que ces mots entrecoupés: Annette, que... je suis coupable!...
Non, tu ne l'es plus, dit la bergere transportée de joie, puisque tu m'aimes encore: ton pardon est là. Elle montroit son cœur.
Ah! trop aimable bergere, je ne méritois pas un sort si digne d'envie! Après t'avoir offensée... Il est vrai que je n'ai jamais cessé de t'aimer. L'ambition, et non pas l'amour, m'attachoit à Clarisse. Que je déteste mon [31] erreur, puisqu'elle a pu te causer quelques peines! Ah! puisse ma faute servir de leçon aux bergers ambitieux, et leur faire voir que souvent pour des biens chimériques ils abandonnent le bonheur, qui ne se trouve réellement que dans l'union de deux cœurs sensibles et vertueux!
Aimons-nous donc toujours, reprit Annette en abandonnant ses belles mains à Philandre qui les couvroit de mille baisers; aimons-nous à jamais. Joignons si bien nos cœurs ensemble, que si l'un de nous deux veut reprendre le sien, il lui soit impossible de le désunir.
Oui, dit Philandre; et donnant le bras à son Annette, ils retournerent au village, où ils sont devenus le modele des amants.
[32]L'INDIFFÉRENCE PUNIE ET PARDONNÉE. PASTORALE.
C'étoit au milieu de l'été, dans une agréable prairie émaillée de fleurs, que Philis, bergere de Gnide, donnoit à son amie Doris une leçon d'indifférence. Fais comme moi, disoit Philis à sa compagne qui se plaignoit de l'amour, reçois les vœux et l'hommage de chaque berger, et n'accorde du retour à aucun. Dis: n'est-il pas charmant de se laisser aimer, de s'entendre dire chaque jour que l'on est la plus belle, et d'avoir autour de soi des adorateurs qui, au moindre geste, au plus petit coup-d'œil, sont prêts à vous obéir? Ils [33] supportent nos caprices sans oser murmurer. Cette vie est délicieuse; j'en ai l'expérience. Sais-tu pourquoi je suis toujours légere et folâtre? C'est que j'ai su conserver ma liberté. Je ris sans cesse: dès le matin, je chante l'indifférence; je me couche, et je la chante de nouveau. Jamais le chagrin n'obscurcit les traits de ma figure; les roses, si les bergers ne me trompent pas, ont moins d'éclat que mon teint: ma parure, voilà ma principale occupation. Mais apprends le secret dont je me suis servie, et dont je me sers pour me préserver de tout attachement sérieux; écoute le récit de mes aventures avec plusieurs de nos bergers.
Colin, tu le connois: eh bien! ce fut le premier amant qui m'offrit son hommage. C'étoit il y a deux ans, à la fête du hameau, qu'il me déclara que j'étois de toutes les bergeres et la [34] plus belle et celle qu'il aimoit le mieux. Je n'en fus flattée que parcequ'il m'assura que la pudeur, dont mes joues furent colorées au moment de son aveu, donnoit un nouveau prix à mes attraits.
Il me parut aussi plus aimable en me disant, „Philis, je vous adore;“ et comme il avoit une grace infinie à répéter ces mots, je fus tentée, pour devenir plus jolie et plaire encore davantage, d'aimer et de me servir de ses mêmes expressions. Colin fut transporté de son bonheur: il me jura qu'il conserveroit son amour pardelà même le tombeau.
Me voilà donc engagée avec lui, recevant tous les jours quelques nouveaux témoignages de son ardeur: chaque matin, il venoit orner la porte de ma cabane de guirlandes de roses; les bouquets, les corbeilles, les rubans, [35] les dentelles même rien ne lui coûtoit pour sa Philis. Il voulut qu'elle le disputât et pour l'élégance et pour la beauté à toutes les bergeres du hameau.
J'aurois dû, il est vrai, être charmée d'un amour aussi délicat. Que Colin se trouvoit flatté, quand je lui marquois la moindre reconnoissance pour ses soins! Il m'en savoit tant de gré! ses feux en redoubloient. Sa tendresse, je l'avoue, méritoit que j'y répondisse par un sentiment aussi vif: mais, que veux-tu? la chaîne la plus légere m'a toujours paru une gêne, un esclavage affreux.
Au bout de quelques mois, les attentions de Colin me devinrent insupportables; je trouvois fort ennuyeux de m'entendre répéter par le même amant que j'étois jolie, qu'il m'adoroit: ces propos sans cesse rebattus à mon oreille me fatiguerent à l'excès. Je ne [36] veux point me déguiser pour toi: oui, Doris, je me persuadai qu'il n'y avoit que la multitude d'hommages qui dût vraiment nous flatter. Si nous ne recevons de culte, me disois-je, que d'un objet, notre vanité ne peut être pleinement satisfaite, et l'on verroit bientôt parmi nous succéder à la gaîté folâtre les plus tristes ennuis. Il est dans la nature d'aimer le changement; lui seul donne du piquant à la tendresse, lui seul renouvelle nos plaisirs.
Sans détour, j'annonçai à Colin que je ne l'aimois plus, et que j'étois changée. = Ah! si ce que vous me dites est vrai, me répondit Colin en soupirant, non, vous n'êtes point changée! Vous n'avez jamais eu d'amour pour moi, puisqu'il a fallu si peu de temps pour voir naître et mourir votre ardeur... Mais, sans doute, c'est pour [37] m'éprouver que vous tenez ce langage. Vous êtes toujours la même, n'est-ce pas, Philis? votre cœur est toujours sensible pour l'amant qui vous adore? = Non, Colin, je ne vous aime plus. = Grand Dieu! quelle cruauté! Que vous ai-je fait, ingrate? Parlez. Quelle plainte avez-vous à former contre moi? N'ai-je pas prévenu jusqu'au moindre de vos desirs? Lorsqu'attendrie par ma constance vous daigniez quelquefois m'accorder un baiser... Ah! ma Philis, ma Philis, voyez Colin à vos genoux; si vous lui ravissez un cœur dont la possession fait sa félicité, vous le verrez bientôt succomber à son infortune.
Je fus presque attendrie; mais une nouvelle réflexion bannit Colin tout-à-fait de ma pensée. Colin étoit jaloux, et c'est en quelque façon ce qui a occasionné ma légèreté envers lui. Colin [38] aimoit sans partage, et vouloit être aimé de même. Deux jours auparavant, en revenant du château, où le Seigneur nous avoit permis de danser, Colin m'avoit fait une scene des plus vives. Pourquoi, bergere coquette, me dit-il, n'avez-vous eu des attentions que pour le Seigneur du village? Pour le favoriser de vos regards, vous aimet-il comme je vous aime? Ah! Philis, vous cherchez à plaire à trop d'amants à la fois, pour avoir un berger aussi tendre, aussi fidele que Colin...
Comme la morale de Colin m'ennuyoit beaucoup, je me mis à gronder plus fort que lui, afin de le faire taire. Je lui dis que s'il ne cessoit de me quereller, mon choix tomberoit bientôt sur un autre moins exigeant que lui; enfin, que s'il me gênoit à ce point, je m'affranchirois bien vîte d'une si [39] rude captivité; que je prétendois n'être l'esclave de personne.
Colin, au lieu de s'adoucir, comme il faisoit ordinairement, prit encore plus d'humeur; cependant nous nous quittâmes raccommodés.
Pour moi, ma chere amie, je ne lui pardonnai pas le ton despotique qu'il avoit voulu prendre avec celle qui ne vouloit reconnoître aucun maître. Je m'en vengeai en lui déclarant deux jours après que j'avois fait un nouveau choix.
Mais, interrompit Doris, comment Colin, avec un amour aussi extrême, ne cherche-t-il pas tous les moyens de te fixer? = Que n'a-t-il pas tenté pour empêcher que je ne rompisse mes chaînes! Il employa les plaintes, les pleurs et les caresses. Enfin, voyant que rien ne pouvoit me gagner, son amour se changea en haine; il devint furieux, [40] il annonça par-tout qu'il me puniroit de mon ingratitude. Comme je le connoissois capable d'user de violence, je l'évitai quelque temps: mais bien tôt, croyant en être oubliée, je retournai au bois comme à mon ordinaire.
Un soir que je revenois de la prairie, conduisant tranquillement mon troupeau, je le rencontre: je veux fuir, mais inutilement; il m'aborde avec un air d'arrogance, et me demande combien de fois, depuis que je l'avois quitté, j'avois changé de berger. Je ne lui réponds point, et je suis ma route. Il m'arrête avec colere: = Non, vous n'irez pas plus loin; il faut que vous m'écoutiez encore une fois. J'ai une grace à vous demander. Philis, je ne puis souffrir votre indifférence; comme mes soins n'ont pu me mériter votre tendresse, je veux au moins obtenir votre haine. Oui, mon cœur ne peut répondre [41] qu'à l'un de ces deux sentiments: choisissez de ma haine ou de mon amour. = Eh bien!... je vous hais. = Vous pouvez me détester, mais vous n'en aimerez pas un autre, me dit-il en me prenant dans ses bras malgré moi; je saurai vous enlever à tous mes rivaux. Effectivement il m'entraînoit avec lui, si mes cris, qui furent entendus, n'eussent attiré des personnes qui me secoururent. Colin, à son grand regret, fut obligé de m'abandonner; il quitta même le hameau, et depuis je ne l'ai pas revu. Cette aventure m'avoit fort dégoûtée de tout engagement; mais mon naturel l'emporta, et je repris mes anciennes habitudes.
Je fis des agaceries à tous les bergers, d'abord sans me fixer à aucun choix; je m'arrêtai enfin à Damon, qui, jusqu'à ce moment, avoit vu mes charmes sans paroître remarquer si [42] j'étois plus belle qu'une autre. Ce fut plutôt l'envie de triompher de son indifférence, que l'amour, qui me suggéra le desir de lui plaire. Aussi, je me promis bien, aussitôt que je l'aurois rendu sensible, de le punir par mes rigueurs d'avoir tant tardé à m'offrir son hommage; c'étoit là mon projet, et je l'exécutai.
Ce Damon si froid, si inaccessible aux traits de l'amour, je parvins à l'enchanter; il m'adora: s'il garda quel-que temps le silence, il le rompit enfin, ne pouvant plus taire un secret que sa passion le forçoit de m'avouer. Non, je ne puis comprendre, me dit-il, qu'on vous voie un seul instant sans prendre pour vous de l'amour, sans venir à vos pieds vous le déclarer, et vous aimer toute la vie.
Pour l'engager davantage dans mes liens, je lui fis espérer qu'un jour je [43] pourrois me rendre à ses desirs; peut-être, ajoutai-je, ce temps n'est-il pas éloigné. Damon me crut: on se persuade aisément ce qu'on souhaite. Il m'exprima aussitôt sa vive reconnoissance par un baiser qu'il prit sur ma main, et me quitta, heureux déja de la disposition favorable dans laquelle il me laissoit.
Nous restâmes à-peu-près deux mois dans cette heureuse intelligence. De jour en jour, Damon devenoit plus tendre et plus épris. Mais, persuadée qu'il n'étoit plus possible que son ardeur augmentât, je me félicitois de ce que le moment de ma vengeance ne tarderoit pas à arriver.
Vers la fin du printemps, je partis pour un village voisin, où j'avois des parents: Damon m'y suivit. Il ne pouvoit se passer un seul jour de sa Philis, qui, en vérité, ne pensoit guere à lui [44] qu'en le voyant. Ce fut dans cette campagne que j'eus la cruauté de lui déclarer le véritable état de mon cœur, qui ne se sentoit aucune disposition à l'aimer.
Il m'est impossible, Doris, de te peindre l'étonnement de Damon. Il me dit mille choses que lui dictoit sa sensibilité. Mais mon parti étoit pris, je lui donnai son congé. Tu ne croirois pas que j'eus toutes les peines du monde à m'en débarrasser; j'avois beau chanter devant lui les charmes de la liberté, il ne pouvoit comprendre mon éloignement pour l'amour. Damon, malgré tous les caprices qu'il essuyoit de ma part, étoit toujours galant: sans cesse il m'apportoit des fleurs que je lui rendois aussitôt. Enfin, lassé de ma froideur, il me quitta, toujours m'adorant, pour aller, loin de moi, soupirer et mourir: telles furent ses expressions.
[45]Depuis ce moment, ma chere, je n'ai point encore cessé d'être rebelle à l'enfant de Cypris, et j'espere qu'il ne parviendra jamais à me ranger sous ses loix. Que sait-on? reprit Doris; il ne faut qu'un seul instant pour changer un cœur. Hélas! je puis me citer en preuve de cette vérité.
Doris, dit Philis, t'apperçois-tu de la chaleur extrême? Le soleil darde à plomb ses rayons sur nos têtes; tandis que nos troupeaux paissent en sûreté, nous devrions bien nous mettre à l'abri. = Tu as raison; tout près d'ici est un bois charmant qui nous prêtera son ombre, et nous respirerons un air plus frais. En disant ces mots, elles quitterent la prairie.
Philis et Doris marchoient si légèrement, qu'à peine elles effleuroient la pointe des herbes les plus menues. Elles arrivent au bois: mais, Dieux! [46] qu'apperçoivent-elles? Un enfant, beau comme le jour; il reposoit sur un lit de gazon parsemé de roses. Cette vue les arrête dans leur course. A son armure, elles le reconnoissent pour être le Dieu de Cythere. = Ah! c'est l'Amour, s'écrie Doris. = Seroit-il possible? = Oui, c'est luimê-même. = Que j'en suis charmée! Il dort, il ne nous voit pas; punissonsle du mal qu'il fait dans l'univers. = N'en approche pas... S'il s'éveilloit... Il est bien dangereux... Et toi, qui redoutes tant de perdre ta liberté, un seul de ses regards pourroit t'enflammer pour jamais; crains... = Morphée me sera favorable; il prolongera son sommeil, le rendra plus profond; et, par ce moyen, me donnera la facilité de le désarmer. Je m'empare de ses fleches, et je les brise à l'instant. = Tu es bien téméraire. = Et toi bien timide, bien [47] craintive. Aide-moi; cependant, fais choix de quelque piece de son armure. = Je prendrai donc son bandeau; il servira à me dérober les infidélités d'Hylus. = Il y a encore une arme terrible; sa torche redoutable: il fait avec tant de ravage! Je vais l'éteindre. = Tu ne trembles pas? = Non, mon courage ne m'abandonnera pas.
Philis ramasse le brandon qui est tout près de l'Amour: en le touchant, elle sent une chaleur douce qui pénetre tout son être; sa surprise est telle, qu'elle ne sait ce qu'elle éprouve. Elle ignore d'où naît un effet si nouveau pour elle. = Que vas-tu faire, Philis, que vas-tu faire? = Anéantir cette lumiere brillante qui éblouit mes yeux. Mais le souffle de Philis éteindra-t-il ce flambeau? Non: son haleine est trop douce; elle ne peut que faire vaciller la flamme légere: il s'en détache [48] une étincelle qui vole sur son sein, le brûle, et pénetre jusqu'à son cœur: Philis jette un cri perçant qui éveille l'Amour.
Te voilà donc, beauté rebelle! dit le Dieu malin avec un sourire moqueur. Ah! te voilà brûlée de ce feu que tu redoutois, et c'est toi-même qui viens de le porter dans tes veines; tu es en mon pouvoir: depuis trop long-temps tu me fuis et me braves; c'est à mon tour à te punir: tu apprendras à tes dépens qu'on ne doit jamais se jouer de l'Amour.
Pendant qu'il parloit, les deux bergeres étoient restées tout interdites. Doris gardoit le silence; et Philis, d'un ton suppliant et à genoux, demandoit grace. Ah! disoit-elle, jeune enfant, ne sois point barbare; ne m'accable pas de tes rigueurs. = Tu les mérites toutes: non seulement je punirai [49] ta résistance à mon pouvoir, mais encore tu te repentiras du plaisir cruel que ta coquetterie se faisoit de déchirer tous les cœurs; tu vas aimer à ton tour, de l'amour le plus violent, et on ne répondra point à ta tendresse: c'est alors que tu verras qu'il n'est point de supplice plus affreux que celui d'aimer sans espoir de retour. Pour toi, continue-t-il en se tournant vers Doris, il y a long-temps que tu me sers; et ma reconnoissance, pour prix de ta fidélité, enchaîne à toi pour jamais ton amant volage. Tu peux me rendre mon bandeau, tu n'en as plus besoin, puisque, à compter de ce moment, Hylas te sera toujours fidele.
En achevant ces mots, Cupidon lance un regard à Philis, et disparoît aux yeux des bergeres. Il vole, triomphant, dans les bras de sa mere, où il s'applaudit de sa nouvelle conquête.
[50]A l'instant même, les deux compagnes, absorbées dans leurs réflexions, entendent une musique douce et harmonieuse. Philis écoute avec intérêt la lyre enchanteresse qui faisoit passer dans son ame la plus voluptueuse langueur. Ah! s'écrie-t-elle en se penchant sur Doris, ah! mon amie, dans quel trouble je suis! A tout moment il augmente; s'il continue... La respiration me manque. Soutiens ton amie, ou plutôt conduis-la vers les lieux d'où partent des accords si divins.
Doris et Philis dirigent leur marche vers un bouquet d'arbres touffus. Philis court, précipite ses pas, écarte les branchages; elle voit un berger que l'Amour, sans doute, s'étoit plu à former: une émotion subite s'empare d'elle, les roses de ses joues pâlissent, un soupir lui échappe; elle veut parler, la parole expire sur ses [51] levres, ses forces l'abandonnent, elle tombe comme anéantie dans les bras de sa compagne.
Soudain Tircis (ainsi se nommoit l'aimable berger qui venoit de faire entendre des sons si enchanteurs) Tircis vole à son secours; ses soins empressés, ceux de Doris, parviennent à la ranimer: elle entr'ouvre ses paupieres, et, d'un regard languissant, parcourt ce qui l'environne; elle apperçoit Tircis; il est si beau, qu'elle ne le voit pas impunément. Honteuse et confuse, elle s'éloigne pour cacher son trouble; en fuyant, elle croit éviter l'amour: mais hélas! se fuit-on soi-même? L'amour est dans son cœur.
Depuis un mois, Philis ne fait plus que soupirer: elle aime un indifférent. Comment le rendre sensible? se disoit-elle. Amour, ah! perfide Amour!... [52] que j'avois bien raison de te redouter!.. Cependant, si je montrois à Tircis tout l'excès de ma tendresse, seroit-il assez ingrat?.... Si ma bouche n'a prononcé encore aucun aveu, mes regards lui en ont assez dit: le cruel a feint de ne les pas entendre.
Dernièrement même à la danse du village, ne lui ai-je pas marqué des préférences? N'auroit-il pas dû s'en appercevoir? Je ne voulus danser qu'avec lui, je refusai tout autre berger; mes yeux, mon ame, tout en moi lui parloit: il n'entendit point ce langage. Tant qu'a duré la fête, combien j'ai fait d'efforts pour tâcher de lui plaire! Ils ont été bien mal récompensés; il ne m'a entretenue que de mes compagnes, il n'a pas cessé de leur adresser les propos les plus flatteurs. Philis étoit désespérée.
[53]Chaque jour de fête, les villageois et les villageoises, galamment habillés, s'assembloient sur une verte pelouse ombragée de chênes qui avoient plus d'un siecle. Là, par des danses et des jeux, ils se délassoient des travaux champêtres; chaque berger conduisoit sa bergere, l'entretenoit de ses feux: on ne se quittoit plus de la journée. Faisoit-on un frugal repas? une belle ne recevoit rien que de la main de son amant. Si les jeunes garçons se mettoient à chanter, aussitôt les jeunes filles marioient leurs voix à celles de leurs amoureux; quoique leur goût ne fût guidé que par la simple nature, leurs concerts étoient charmants.
Ce fut donc dans un de ces jours de plaisir, que Philis résolut de faire ses derniers efforts pour vaincre l'indifférence de Tircis. Ce jour arrive enfin; et Philis, avant que de se rendre au [54] lieu où s'assemblent ses compagnes, fait usage, pour sa parure, de tout ce qui pouvoit relever l'éclat de ses charmes. Elle invoque aussi les Dieux pour se les rendre favorables. = „Ô divin „Apollon, c'est en toi qu'aujourd'hui „je mets toute mon espérance; exauce „mes vœux, et sois-moi plus propice „que l'Amour. Ma demande est juste, „aimable dieu des talents! Embellis „les miens; accorde toi-même ma „lyre, afin que je puisse charmer le „berger que j'adore. Rends l'organe „de ma voix plus flexible et plus doux; „et fais qu'en passant jusqu'à l'ame indifférente de mon berger, il ne refuse „pas au moins un sourire à mes accents.“
Après cette fervente priere, Philis, pour fléchir aussi l'Amour toujours courroucé contre elle, va dans le bois, et dans le même endroit où, pour la [55] premiere fois, elle avoit vu ce dieu. Elle lui sacrifie deux tendres colombes d'une blancheur éblouissante. Son offrande faite, elle rejoint ses compagnes.
Du plus loin qu'elles la voient, il s'en détache quelques unes qui viennent à sa rencontre. On la gronde sur sa paresse à se rendre à la fête; et Philis, pour faire sa paix, donna à chacune de ses amies un tendre baiser. Quand ce fut au tour de Doris, „Ma „bonne amie, lui dit cette bergere, „vous savez les loix de notre société. „Ces loix nous obligent chaque jour „de nous rendre toutes à une heure „marquée au vallon de Tempé, sous „peine, si nous manquons le moment „prescrit, de ne pas choisir nous-mêmes nos bergers. Il faut, pour „expier votre faute, que vous subissiez la peine imposée; or, comme [56] „par droit de nouvelle mariée, je „commande aujourd'hui en souveraine, je vous ordonne de prendre „Tircis pour votre berger.“
Philis, enchantée de la pénitence que lui donnoit son amie, accepte en rougissant le bouquet que lui présente Tircis, et remercie tout bas Doris de l'avoir si bien servie.
Tircis, nommé son berger, lui prend la main, et la conduit au vallon, d'un air assez indifférent; il sembloit même préoccupé d'une villageoise jeune et enjouée, qui dansoit avec beaucoup de grace. Philis s'en apperçoit: elle lui en fait un tendre reproche; et desirant seule l'occuper, et l'occuper tout entier, elle commence une chanson. Tout le monde reste ravi: sa voix douce et pénétrante remplissoit les ames d'un enchantement voluptueux; elle chanta si bien, et s'accompagna [57] si agréablement de sa lyre, que personne ne put lui refuser les applaudissements qu'elle méritoit, pas même ses rivales, ni l'indifférent Tircis. Ce berger au cœur de glace, enivré comme les autres des sons mélodieux qu'il venoit d'entendre, trouva enfin des charmes à Philis, et le lui dit d'un air encore léger, mais pourtant expressif. Philis avoit fait mille conquêtes; mais elle n'osoit se flatter de celle qu'elle desiroit avec le plus d'ardeur.
On apporte pour le goûté des gâteaux et du lait. Philis reste auprès de Tircis qui lui présente des fruits. De la main de celui qu'elle aime, elle croit recevoir l'ambrosie.
Le soleil commençoit déja à baisser, l'ombre du soir rembrunissoit les côteaux, et déroboit dans l'éloignement la vue riante des campagnes. Comme au village les plaisirs finissent avec le jour, [58] chaque couple de bergers et de bergeres se sépare et regagne le hameau: Tircis reconduit Philis, et la quitte sans avoir l'air de la regretter.
On doit bien s'attendre à la nuit agitée que va passer la bergere: l'image de l'insensible Tircis la tourmente; pas un instant de repos; elle se plaint, soupire, et verse des pleurs. „Est-il „possible, dit-elle, que rien ne l'attendrisse? Aujourd'hui cependant, „pour la premiere fois, il m'a donné „à entendre qu'il me trouvoit jolie.“
L'aube du jour la surprit dans ces réflexions. A peine voit-elle les premiers rayons de l'aurore, qu'elle se leve promptement pour aller offrir à l'Amour un nouveau sacrifice.
Aussitôt arrivée au temple, elle fait cette invocation:
„Puissant dieu des amours, ame „des cœurs sensibles, c'est pour la [59] „derniere fois que je viens t'importuner; daigne ne point rejetter les „vœux d'une amante. Mon repentir „est sincere: vois couler mes larmes; „aie pitié du tourment que j'endure „et du feu qui me dévore. Je ne te demande pas, Amour, d'éteindre tout-à fait la flamme qui m'embrase; je „voudrois seulement que tu la fisses „partager à Tircis... Fais qu'il m'aime comme Hylas aime Doris, ou „anéantis tout-à-fait ce cœur... qui „brûle sans se consumer, et qui renaît „sans cesse pour souffrir tes cruels „tourments.“
En achevant ces mots, par le pouvoir du dieu qu'elle implore, elle tombe comme accablée sur un banc de verdure; un sommeil mystérieux, doux et paisible s'empare de ses sens. L'Amour, attendri sur les peines de la bergere, fait couler jusqu'à son ame [60] un baume divin qui calme ses douleurs. L'Amour fait plus: il conduit Tircis dans le lieu solitaire où elle dort tranquillement, et ôte au berger le bandeau qui lui déroboit les charmes de sa belle maîtresse.
Philis, la gorge demi-nue, étoit nonchalamment couchée sur le gazon. Tircis voudroit approcher, mais il n'ose; il craint qu'au moindre bruit elle ne s'éveille, et qu'en fuyant elle ne lui enleve des trésors qu'il ne se lasse point d'admirer. Dans ce moment, un songe semble agiter Philis: son sein palpite, il souleve son mouchoir de gaze; la bergere endormie profere ces paroles: „Que ton indifférence m'a rendue malheureuse!... „Tircis.... Tircis.... est-il bien vrai „que tu m'aimes à présent autant que „je t'aime? = Oui, répond le tendre „berger, ivre d'amour et de joie; oui, [61] „Philis, je t'adore. = Où suis-je? dit „la bergere en s'éveillant. = Dans les „bras de celui qui ne veut plus vivre „que pour toi... = Quoi! mon songe „dure encore? Eh bien, que mes jours „ne soient qu'un sommeil!“
Vos plaisirs seront réels, reprit l'Amour en secouant son flambeau; je viens pour éclairer ton ame, et dissiper tes doutes.... Philis, tu ne dors point, et Tircis t'adore. = Je veille, et Tircis m'aime! Ah! quel est mon bonheur, Amour! = Ton repentir m'a touché; il est bien juste qu'après avoir puni ton indifférence, je t'accorde une récompense pour prix de ta tendresse. Heureux amants, demandez une grace, je jure par le Styx de vous l'accorder: commence, Tircis. = Fils de Vénus, comme je mets toute ma félicité à être aimé de Philis, fais qu'elle me chérisse encore davantage. [62] = Tu desires que pour toi ma tendresse redouble? Souhait inutile; il n'est pas au pouvoir de l'Amour de l'augmenter: mais sois bien sûr qu'elle ne diminuera jamais.
A ton tour, Philis, dit le dieu de Cythere; voyons, que veux-tu de moi? = Que Tircis soit toujours constant, qu'il m'aime, et qu'il ne se lasse pas de me le dire. = Tu seras satisfaite, reprit l'immortel enfant; pour jamais vos cœurs vont être unis, et votre chaîne sera tissue par la main des Plaisirs... L'Amour, en disant ces paroles, fit un mouvement de tête qui, dénouant ses beaux cheveux, les éparpilla sur ses épaules plus blanches que l'albâtre: le parfum qui s'en exhala, embauma l'air d'une divine odeur.
Après avoir exprimé à l'Amour leur reconnoissance, Tircis et son amante retournerent au village, fort épris l'un [63] et l'autre, et tous deux au comble du bonheur. C'est là que leurs jours s'écoulent dans une mutuelle ivresse et dans un amour toujours renaissant. Leur simple cabane, ils la préferent aux plus somptueux palais; ils trouvent sous le chaume la félicité qu'en vain cherchent les rois.
[64]L'ENCHANTEMENT, OU LE BUSTE, RECIT HISTORIQUE. 1772.
J'étois à la maison de campagne de Silvanire, où se trouvoit une société nombreuse autant que bien choisie: on annonce un sculpteur célebre, c'étoit le Moine, suivi d'un de ses éleves qui portoit un buste si beau, que nous le prîmes tous pour celui de Vénus. En effet, qui ne s'y seroit trompé? Mille graces que l'artiste avoit su rendre avec cette vérité qui lui est propre, en auroient imposé à l'Amour lui-même. Empressé, et plein de ce respect qu'inspire la présence d'une divinité, chacun se leva pour rendre [65] hommage au buste de la déesse. Les jeunes gens la prierent en secret de leur être favorable dans leurs amours; et les hommes faits et les vieillards prodiguerent les louanges que tous les âges accordent à la beauté: mais le rival de Phidias, ne voulant pas qu'on rendît un culte divin à son marbre, s'empressa de détromper l'assemblée.
„Ce que vous admirez, dit-il, „n'est point une déesse: c'est le buste „d'une mortelle charmante dont les „traits approchent à la vérité de ceux „de Vénus; mais ce n'est point Vénus. „= Quoi! ce n'est point la mere des „Amours? = Non. Considérez-la de „plus près encore et avec plus d'attention, et vous reconnoîtrez l'aimable et belle La Poupeliniere “. Nos yeux la reconnurent en effet, mais nos cœurs continuerent de la prendre pour une divinité.
[66]L'artiste, enchanté des éloges qu'on donnoit à son ouvrage, laissoit paroître des marques sensibles de sa satisfaction, et la joie la plus vive se peignoit sur son visage; les louanges recommençoient sans cesse. Votre ciseau, disoit l'un, est vrai comme la nature. C'est Pigmalion, disoit l'autre, qui communique la vie au marbre. Non, s'écrioit un troisieme, c'est Prométhée lui-même, animant la matiere avec le feu dérobé dans l'Olympe. Hélas! Messieurs, répondit l'artiste, je n'ai eu besoin que du feu qui sort des beaux yeux de mon modele, et qui passe de ses regards dans nos ames. La Poupeliniere seule a fait le miracle que vous admirez, et que rien n'égale. Doucement, lui dis-je, je connois quelque chose dans le monde bien au-dessus de ce que vous vantez avec tant de complaisance... L'étonnement se [67] peint dans tous les yeux: l'assemblée étoit prête à crier au blasphême. Messieurs, Mesdames, repartis-je..... vous conviendrez, j'espere, que le modele est toujours au-dessus de sa copie, quelque parfaite qu'elle puisse être; c'est de La Poupeliniere elle-même que je veux parler.... Dans l'instant elle paroît, et le buste et l'artiste sont oubliés...
[68]LA BERGERE COQUETTE PAR AMOUR, EGLOGUE. silvie.
Dieux! où va Colin? où fuit-il? Ah! je veux voler sur ses traces..... Mais les forces me manqueront avant de pouvoir l'atteindre: il m'évite sans cesse, ou plutôt Colin me dédaigne à présent. Ah! si jamais je te fus chere, de grace, suspends ta course: en vain tu t'éloignes de moi; je te sens toujours près de mon cœur .... Mais où vas-tu donc, cruel berger? Arrête: avant que de me donner la mort, apprends au moins à ta Silvie quel peut être son crime. [69] colin revient sur ses pas.
Non, je ne veux point vous écouter; non, laissez-moi, volage. Je n'ai plus de bergere, Silvie n'a plus d'amant; Silvie n'est plus aimée de Colin.
silvie.
Que dis-tu? Est-ce pour éprouver ma tendresse, ou prends-tu plaisir à déchirer mon ame?
colin.
Et vous, avez-vous craint d'affliger votre amant? Ah! Silvie, vous m'avez trompé.
silvie.
Moi, tromper mon berger! Que la dissimulation est loin de ma pensée! Et ne seroit-ce pas me tromper moi-même? Colin, l'air que je respire auprès de toi n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
colin.
A quel point elle sait feindre! Grands [70] dieux! sous le masque de la candeur est-il possible de pousser plus loin la fausseté? Perfide! ingrate!..
silvie.
Colin accuse sa Silvie, il la taxe d'ingratitude, la soupçonne... quand il est adoré!
colin.
Adoré!... Oui, tandis que chaque jour vous recevez avec plaisir quelque hommage nouveau: encore hier avec Alcidon.... et vous voulez...
silvie.
Tu m'éclaires, et je conçois ta pensée. C'est en te faisant l'aveu de ma tendresse, que tu me crois dissimulée: eh bien! tu as raison, oui, je le suis; car, malgré l'aveu le plus tendre, il est vrai, Colin, que je ne te dis jamais que la moitié de tout ce que tu m'inspires; mais c'est bien involontairement.
[71]colin.
Cessez ces impostures.
silvie.
Berger, la jalousie t'égare. Ah! Colin, mon cher Colin....
colin.
Ce chapeau si galant, cette houlette ornée de fleurs, ces rubans, et ce bouquet penché sur votre sein, ce bouquet dont autrefois j'aurois envié le sort, qui vous a fait tous ces dons?
silvie.
Ils m'ont été offerts ce matin par un berger charmant.
colin, à part.
Charmant!.. Elle ose me l'avouer, la cruelle! Elle se fait un jeu de me désespérer. Et son nom, quel est-il? silvie, d'un air intimidé.
C'est.... c'est.... Mais je n'ose plus rien dire; vous allez encore me gronder, peut-être?
[72]colin.
Non, achevez; je saurai me contraindre.
silvie.
C'est Alcidon..... et Rosine qu'il vient d'épouser. Je venois ici pour t'en faire part, et pour te faire voir combien j'étois jolie, parée des mains de l'amitié.
colin.
Je respire!.... Tu n'aimois donc pas Alcidon?
silvie.
Pouvois-tu le penser? Toi! douter un instant de mon amour! Ah! Colin, Colin!...
colin.
Pardonne à l'excès de ma tendresse; c'est elle qui me rend injuste envers toi, je te l'avoue. Oui, quand tout sourit à mes vœux, quand tes levres de roses s'entr'ouvrent pour laisser [73] échapper le doux aveu de ta tendresse, et quand tes regards enchanteurs portent voluptueusement dans mon ame la sensibilité de la tienne, eh bien, Silvie, eh bien, Colin n'est pas encore entièrement satisfait; il éprouve un plaisir mêlé de peines: plus je te vois belle, plus j'admire tes attraits, et plus il me semble que je souffre. Si tu savois... je crains à chaque instant qu'on ne m'enleve ton cœur; alors il me semble que je vois tout mon bonheur s'évanouir.
silvie.
Et pour quel autre que toi imagines-tu donc que je sois sensible? Ah! pour être aimé de ta bergere, il faudroit être toi-même; et je vois bien, lorsque je regarde les autres bergers, je vois qu'aucun d'eux n'est Colin.
colin.
Tu me combles de joie... Cependant [74] tu n'es pas tout-à-fait insensible aux louanges que te donnent nos jeunes bergers; tu écoutes leurs discours avec complaisance: plus d'une fois je t'ai vue sourire à leurs tendres propos, et tu sembles te plaire à compter tes triomphes.
silvie.
Oui, pour te les sacrifier.
colin.
Si ton langage est sincere, oh! comme je vais te chérir!
silvie.
J'en jure par ce que j'ai de plus cher, par mon amour.
colin.
Je puis donc compter sur toi?
silvie.
Oh! oui. Il faut qu'à présent rien ne puisse plus troubler notre union, n'est-ce pas?
[75]colin.
Sans doute: mais ne cause plus si long-temps avec nos bergers... Qu'avois-tu donc tant à dire à Alcidon? Pourquoi toujours lui parlois-tu à l'oreille?
silvie.
Je prenois des mesures avec lui pour hâter son raccommodement avec Rosine, ma compagne, avec qui il étoit brouillé depuis deux mois.
colin.
Brouillé!... Mais le bruit courut qu'il l'avoit quittée pour toi.
silvie.
Point du tout; c'étoit une affaire de jalousie.
colin.
Bon! Et comment?
silvie.
A l'occasion du joli mouton que Daphnis avoit donné à Rosine. Je les [76] ai raccommodés, et je suis cause qu'ils se sont unis ce matin.
colin.
Rosine avoit tort.
silvie.
Oh! non. Pour un agneau!..
colin.
Maligne! tu ne prends le parti de Rosine que pour t'excuser. Te souviens-tu de cette guirlande de myrte et de roses dont Dorcas t'avoit parée? silvie, avec finesse.
De quelle guirlande?
colin.
Rappelle-toi la derniere fête du village. Tous les bergers étoient assemblés sur le côteau: Iphis caressoit Timarette, Aminte attachoit un ruban au chapeau de Tircis, Lycas au corset de sa bergere, et Lisette jouoit avec Blaise. Dans la prairie voisine, je m'occupois à te choisir des fleurs, [77] lorsque je te vis folâtrer avec Dorcas qui passoit une guirlande autour de ta taille: tu ne te défendis pas, et je te vis sourire à son offrande. Silvie, tu me croyois bien loin..... tu reçus son présent.
silvie.
Oui, mais c'étoit pour te plaire; les dieux m'en furent témoins.
colin.
Pour me plaire! Comment l'entends-tu?
silvie.
Je pensois à toi en acceptant ce don; je me disois, gardons cette guirlande, puisqu'elle me sied, et qu'elle me rend jolie... Puisse-t-elle me faire paroître belle aux yeux de mon amant! Dorcas en exige le prix; eh bien! accordonslui ce qu'il me demande, le marché est tout à mon avantage: si [78] je donne un baiser, Colin m'en rendra mille.
colin.
Je te les dois, et je vais m'acquitter
[79]LA PREMIERE LEÇON D'AMOUR, ÉGLOGUE.
Amour, Amour! quel est donc ton pouvoir! Quoi! sur tous les âges et à toute heure tu signales ta puissance par de nouveaux triomphes! Zémire, cette jeune orpheline, n'a que quinze ans, et tu la fais déja soupirer. Que veux-tu de ce jeune cœur qui t'ignore, et qui s'ignore lui-même? Prétends-tu que, sans objet, il brûle et se consume d'une flamme inutile? Ah! sois plus généreux: apprends-lui qui tu es, ce qu'on te doit; fais-lui connoître la cause de ses desirs incertains; qu'elle sache que tu l'embrases, et que Coridon l'adore: mais sur-tout, qu'instruite [80] par toi, elle m'aime comme elle sait plaire.
C'étoit ainsi que, dans un bosquet consacré à l'Amour, s'exprimoit le berger Coridon, lorsqu'au moment où il s'y attendoit le moins, le dieu des cœurs conduisit près de lui la charmante Zémire.
Chaque jour, cette bergere, après avoir mis son troupeau au pâturage, venoit à l'entrée d'un bois qui bordoit la plaine, chercher du couvert pour se mettre à l'abri des ardeurs du soleil, et s'abandonner à ses douces rêveries. En vain depuis un mois elle cherchoit à se rendre compte de l'état de son cœur. Tous les êtres que je vois, se disoit-elle, semblent n'exister que pour le plaisir; et moi, un secret ennui me dévore! Ces réflexions la conduisirent insensiblement, sans qu'elle s'en apperçût, auprès de Coridon, qui l'avoit [81] devancée dans la forêt. Elle étoit déja à côté de lui, et elle ne le voyoit pas: d'un air distrait, elle fixoit le ciel, et badinoit avec une houlette qu'elle tenoit négligemment entre ses doigts plus blancs que l'ivoire. La langueur douce et aimable d'un jeune cœur qui desire vaguement de rencontrer un objet qui le remplisse, étoit peinte sur sa physionomie, et la rendoit plus touchante. Un léger corset blanc, à demi noué, un chapeau de paille, composoient toute sa parure: dans ce simple habillement, où la coquetterie n'avoit point présidé, elle plaisoit mille fois davantage que toutes ces femmes dont souvent l'art seul fait toute la beauté.
Le berger amoureux se jette aux pieds de Zémire, et la presse dans ses bras; elle sort enfin de sa rêverie. = Que me voulez-vous, berger? lui dit-elle [82] en laissant tomber sur lui ses regards languissants. Parlez, et laissez-moi poursuivre ma promenade. = Bergere, vous êtes libre de ne vous pas arrêter; mais me refuserez-vous un moment d'entretien? j'ai tant de choses à vous dire! = Eh quoi! = Vous allez m'entendre: asseyons-nous sous ce feuillage; ces branches touffues et courbées en dôme forment un temple; devenez-en la divinité, et que le premier je vous y adore.... = Adorer! Que voulez-vous dire? reprit Zémire étonnée. = Que je veux vous rendre le juste hommage qu'exigent vos charmes. = Mes charmes! = Oui, on puise l'amour dans vos beaux yeux. = L'amour! dit-elle en soupirant: qu'entendez-vous donc par ce mot? = Demandez-moi plutôt ce que je sens... L'amour est un sentiment vif, doux, impétueux, qui pénetre [83] nos ames. Est-il partagé? on goûte alors ensemble un bonheur inexprimable. Les seuls amants tendres et fideles ont des droits à la suprême félicité: oui, Zémire, on est toujours content près de l'objet qu'on aime; l'univers s'embellit, notre ame a une autre existence, et l'on ne connoît plus de chagrins que ceux de l'absence. Il est vrai que l'absence est cruelle, qu'elle cause bien des tourments; on gémit, on soupire, on languit; la nature à nos yeux perd sa beauté; elle n'a plus, même au printemps, sa fraîcheur, le plus doux de ses attraits; elle semble inanimée. Mais sitôt que l'objet de nos desirs reparoît, la nature reprend tout son éclat.
Aimable Zémire, vous m'écoutez, vous semblez satisfaite de m'entendre. = Il est vrai: j'éprouve un sentiment qui m'est inconnu; c'est un charme, [84] un plaisir... Je ne saurois bien exprimer cela. Je pense à ce que vous me disiez il y a quelques instants. = Et sur quoi vos réflexions s'arrêtent-elles? = Sur... mais sur ce que vous m'avez dit, que l'amour, en pénétrant deux ames des mêmes feux, „faisoit „qu'elles se recherchoient et se réunissoient enfin pour gouter ensemble „ un bonheur inexprimable. Eh bien! Zémire, achevez. = Ah! Coridon... Et la bergere baissa les yeux, et n'osa plus regarder Coridon.
Zémire, belle Zémire, dit le berger en baisant la main de la bergere, songez que dans la nature rien n'est indifférent: tout aime, tout soupire... tout, vous dis-je. Voyez ces tendres oiseaux: les battements de leurs ailes, ces petits coups de bec redoublés, sont autant de caresses qu'ils se font; et [85] par leurs tendres accents, ils célebrent l'amour et ses plaisirs. Jettez vos regards de ce côté, ajoute Coridon, et voyez ces troupeaux nombreux qui bondissent sur l'herbe fleurie, c'est encore l'amour qui les anime; ils paissent, mais un autre soin les occupe encore: chaque brebis a son mouton chéri; et, sans le chien fidele qui les observe, et qui veille sur le troupeau confié à sa garde, vous les verriez bien-tôt deux à deux se disperser et s'égarer. Regardez ce ruisseau qui coule à vos pieds: son doux murmure invite à rêver... La pente insensible qui l'entraîne pour le réunir à un autre ruisseau, est le symbole du penchant de deux cœurs qui se cherchent par le besoin qu'ils ont l'un de l'autre. Ah! Zémire, tout ce qui existe doit un tribut à l'amour: ne tardez plus à vous ranger sous ses loix. = Mais... je suis [86] inquiete, dit la bergere; chaque brebis a son mouton, chaque tourterelle a son tourtereau..... et moi je suis seule... Qui voudra m'aimer?...
Elle n'a pas prononcé ce mot, que son front, en rougissant, annonce son trouble extrême. Elle fait quelques pas pour s'éloigner; mais le berger la retient par un charme que Zémire ne peut vaincre. = Où voulez-vous fuir, jeune bergere? Ah! que votre belle bouche me dise, je vous aime; qu'elle le répete, et que je meure de plaisir.
Zémire, interdite, n'ose parler; elle veut et ne veut pas, elle hésite... Son ame, oppressée par le sentiment, fait palpiter son sein; les couleurs de son teint prennent un nouvel éclat, ses yeux sont plus vifs, et ses levres ne sont plus qu'à demi fermées. Zémire, en respirant, ne croit laisser échapper [87] qu'un soupir; mais je vous aime est prononcé: Coridon est au comble de ses vœux.
Il étoit déja tard; et Zémire, malgré toute la douceur qu'elle goûte aux instructions de Coridon, est obligée de s'arracher au plaisir de l'entendre. Elle rassemble son troupeau, se sépare du berger, et lui promet de revenir au bois dès le lendemain. Elle ne manqua point au rendez-vous. Jeunes bergeres aiment les leçons d'amour, et Zémire étoit encore à la premiere.
[88]LES LOISIRS DE L'ABSENCE, ÉLÉGIE EN PROSE.
Taisez-vous, petits oiseaux; interrompez vos concerts, Iphis est absent; sensibles tourterelles, suspendez vos caresses; elles peignent trop vivement l'amour. Mon Iphis est loin d'ici; la nature, où il n'est pas, doit être muette et endormie. Pour vous, qui qui portez l'ame aux douces rêveries, ruisseaux, coulez lentement; par un murmure plaintif, peignez dans votre cours paisible l'état de mon cœur affligé, comme vous avez répété mille fois mes traits dans le crystal de vos ondes.
Toi, zéphyr folâtre, cesse de soulever et d'entr'ouvrir mon fichu; je ne [89] saurois me plaire à ton indiscret badinage. Une bergere coquette, ou une amante moins tendre que moi, pourroit peut-être prendre ton souffle léger pour l'haleine de son amant; mais jamais Chloé ne fera une telle méprise. Hélas! zéphyr badin, hélas!... je ne sens que trop que tu n'es pas mon Iphis. Iphis d'un seul baiser porte le feu dans mon sein.... toi, tu le rafraîchis... Ah! tu n'es pas Iphis...
Ô vous, aimables fleurs, dont l'émail varié flatte et réjouit si délicieusement la vue, dont les parfums montent dans les airs pour embaumer le trône des immortels; vous, dont aux jours de fêtes j'ornois Iphis, le plus beau des bergers, restez en boutons dans la corbeille de Flore... de long-temps vous ne parerez Iphis. Solitude que j'aime, arbres touffus dont je chéris la profonde obscurité, écoutez-moi: [90] obéissez à ma voix, écartez vos feuillages. Je n'ai plus besoin de vos ombres épaisses pour me dérober avec mon amant aux regards des importuns; écartez-vous, vous dis-je.... et ne me cachez pas le chemin que doit prendre Iphis pour se rendre aux lieux où gémit de son absence son amante, sa bergere, sa Chloé toujours tendre et fidele. Ah! quand il sera revenu près de moi, quand vous le verrez à mes pieds me jurer un amour éternel, vous pourrez vous rapprocher; oui, vous pourrez enlacer vos rameaux, et nous prêter les voiles du mystere: alors nos caresses seront si vives, nos baisers si tendres et si multipliés... que, s'ils étoient apperçus, ils nous feroient trop de jaloux.
[91]L'ORAGE, CONTE PASTORAL.
Au mois de juillet, vers cinq heures après midi, dans un de ces moments où la chaleur excessive du jour invite à se mettre à l'ombre, Lise et Colin, au milieu de la prairie, mais à couvert sous un cerisier, s'entretenoient ensemble, assis sur un banc de gazon. Tout auprès d'eux un ruisseau murmuroit sourdement; le rossignol, l'alouette, le linot, le pinson, le bréant, le chardonneret, le merle, la grive, la mésange, faisoient retentir les échos de leurs concerts harmonieux. Là, dans une innocente ivresse, Lise et Colin se racontoient cent petites aventures auxquelles ils prenoient l'intérêt le plus vif. Dans ces amusements si [92] purs, les heures ne leur paroissoient que des moments: lorsqu'on est dans la joie, il semble qu'aux ailes du plaisir le temps ajoute encore les siennes. Leurs bras amoureusement enlacés, leurs regards doux et tendres, tout en Lise et Colin peignoit le charme d'une passion naissante, de ce sentiment qui rapproche tous les êtres, rend l'existence si précieuse dans la jeunesse, et excite nos regrets, des regrets amers, lorsqu'avancés en âge nous ne pouvons plus le faire partager à personne. Mais leurs caresses étoient si naïves et si enfantines, qu'il eût été facile de reconnoître que Lise avoit encore cette fleur si chere..... après laquelle on soupire souvent, lorsque ce n'est pas sous les yeux de l'hymen que l'amour l'a cueillie, et dont un rien peut à jamais ternir l'éclat.
[93]Sur l'herbe fraîche, Colin et Lise font un repas léger et champêtre; ils jouent ensemble à plusieurs petits jeux; on se prend des bouquets, les fleurs sont effeuillées; Colin les jette dans le corset de sa bergere, Lise dans les cheveux de son berger: on en cueille de nouvelles, dont on forme des guirlandes; Lise enchaîne son amant. Il est si doux de faire un captif de son maître! Colin couronne sa maîtresse Eh! qui n'aimeroit à faire reine sa bergere?
Lise et Colin étoient contents; mais l'Amour veut les rendre parfaitement heureux en leur découvrant une nouvelle source de plaisirs, où ils puiseront la suprême félicité.
Pendant leurs jeux, l'Amour, ce dieu si charmant et si malin, les guette avec un aimable intérêt; il sourit à leur innocence, mais ne l'approuve [94] pas. „Quoi! s'écrie-t-il, cœurs trop „ingénus, vous ne profitez pas mieux „du temps?.... Songez donc que les „instants favorables et propices n'ont „que la durée des roses, et fuient comme les graces de la jeunesse. Songez „qu'il est des jeux plus doux et plus „touchants que ceux qui vous occupent; songez-y bien.... et profitez „de la leçon.“
Ce n'étoit pas assez que des conseils: l'enfant de Cypris fait plus; d'une de ses fleches il perce les cœurs de nos jeunes amants, puis il ajoute: „Soyez „heureuses, ames sensibles! Les traits „que je viens de vous lancer allumeront la flamme qui vous guidera dans „l'obscurité de mes mysteres.“
Le soleil n'étoit pas encore prêt à finir sa carriere: l'ombre est nécessaire aux plaisirs de l'Amour. Cupidon [95] y pourvoit; il secoue son flambeau: l'air s'enflamme; des nuages noirs et sulfureux pesent sur l'atmosphere, et changent le jour en nuit; l'obscurité ne cede qu'à de longs éclairs, les vents du midi soufflent avec impétuosité, on ne respire plus que du feu; à l'instant le tonnerre gronde, éclate et répand par-tout l'effroi. Lise, craintive, ne sait où se cacher. „Colin, dit-elle d'une voix foible et presque éteinte, Colin, je me meurs...“ Qu'elle étoit à plaindre, en effet, dans un si pressant danger! La foudre redouble ses éclats; la pauvre Lise mouroit de frayeur... Que faire? Elle est avec son berger; elle gagne avec lui un bosquet: mais lorsqu'elle est près d'y entrer, elle tremble, et son ame qui s'émeut l'avertit d'un nouveau péril... Lise recule; et bientôt, épouvantée [96] d'un autre coup de tonnerre, elle se précipite avec effroi. La bergere, éperdue, fait, en fuyant, mille détours; les ronces blessent ses pieds délicats, les épines déchirent sa jupe légere: l'aquilon irrité emporte au loin le voile qui couvre son sein, et met tout en désordre sa chevelure. Quel embarras!... Ah! qu'une bergere court de risques de se trouver au bois pendant l'orage, sur-tout lorsqu'elle est seule avec son berger!
La foudre éclate de nouveau, et tombe à quelques pas de nos amants. Lise, dans sa terreur, tombe dans les bras de Colin, le tient étroitement embrassé. „Ô Dieux! dit-elle, je suis „morte; Colin.... sauve-moi.... „sauve Lise.“
Colin cherche à la rassurer: doucement il la presse, l'appelle sa bergere [97] chérie, son amante adorée... Lise, quoique dans les bras de ce qu'elle aime, frémit toujours; son amant lui prodigue les soins les plus flatteurs. Lise n'ose lui rendre ses baisers; mais elle prend la main de son berger, la place sur son cœur, et lui dit: „Sens-tu comme il bat?... L'orage...“ Il battoit de crainte d'abord, peu après ce ne fut plus que d'amour.
La bergere, à côté de son berger, oublie bientôt l'orage; Colin étoit si tendre et si caressant, que Lise se rassure peu-à-peu. Elle cesse de trembler...... Les mouvements de son sein deviennent moins fréquents, son regard est plus serein; et c'est au flambeau seul de l'Amour qu'elle voit son berger au milieu des ténebres. Oui, le doux murmure que Colin fait naître en son ame, étouffe bientôt le bruit [98] qui se fait dans les airs.... Lise enfin n'entend plus tonner; la nature redevient calme et tranquille, mais le cœur de Lise ne l'est plus.
Les nuages se dissipent, un rayon de soleil luit pour éclairer le bonheur du fortuné Colin... Lise, animée du coloris de l'amour et de la pudeur, sort du bosquet, retourne à la prairie rassembler son troupeau: son mouton chéri n'y est plus.... il s'étoit égaré. Son chien fidele, qui la caresse, est un présent de son berger; il la console aisément de la perte de Robin.
L'Amour, pendant l'orage, avoit toujours suivi nos deux amants: il les conduit au hameau, où il les laisse satisfaits l'un de l'autre. Pour lui, fier de son triomphe, il plane; et déployant ses ailes, il dirige son vol vers Cythere, en se promettant bien qu'à l'avenir, [99] pour s'assurer les cœurs rebelles des bergeres, il fera souvent naître de pareils orages (1).
BOUQUET CHAMPÊTRE Pour le jour de la St. Pierre, Patron de mon mari. ÉGLOGUE. ANNETTE ET CLORINE. annette.
Viens, suis-moi, Clorine; suis-moi, ma chere amie, dans ce bosquet: c'est aujourd'hui la fête de mon Pierrot; aide-moi, de grace, à cueillir des fleurs.
clorine.
La chose est facile: un bouquet pour un époux! Eh mais! tu n'as qu'à prendre des soucis et force pavots.
annette.
Point du tout. Mon mari est mon [101] amant: ce sont sur-tout des roses que je veux pour lui.
clorine.
Un époux amant! Oh! cela est nouveau, et si incroyable, ma chere Annette, que tu me permettras d'en douter.
annette.
Ah! Clorine, si les sentiments que Pierrot a pour son Annette t'étoient plus connus, il ne te resteroit aucun doute.
clorine.
Si fait. Je suis tant prévenue contre les maris, que je penserois encore me tromper.
annette.
Méchante! tu le fais exprès pour m'impatienter.
clorine.
Non, je te jure. Eh! n'ai-je pas [102] l'expérien ce pour moi? J'ai tant vu de ces époux que l'on disoit charmants, n'être rien moins que cela! Ils avoient l'air en public d'adorer leurs femmes, les caressant sans cesse, ayant l'empressement le plus marqué; mais ils n'étoient chez eux que des maris grondeurs, pour ne rien dire de plus. Je t'avouerai que jusqu'à présent le mariage m'a paru un état plus à craindre qu'à desirer. Oui, Annette, voilà pourquoi j'ai fui tout engagement; et je crois bien, ma chere amie, que je n'en prendrai jamais aucun.
annette.
Ah! Clorine, que tu changerois de langage, si Pierrot avoit son second dans le village! Il est si tendre!..... Que de charmes il me fait éprouver! Pierrot embellit tous les jours de ma vie.
[103]clorine.
A t'entendre, Pierrot est un Phénix
annette.
Non: mais sans cesse il n'est occupé que de moi, il est à la recherche de plaisirs nouveaux pour me les faire goûter. Il en sait créer même; et ce sont ceux que je préfere. Ah! Clorine, pour te faire revenir de tes fausses idées sur les maris, je te le répete, il ne te faudroit que rencontrer un berger semblable au mien. Comme ton cœur deviendroit tendre! Tu vanterois comme moi l'amour, l'hyménée et ses douceurs. Tu ris: ah! Clorine, insensible bergere, que je voudrois que Cupidon te jouât quelque tour! Ne faut-il pour te convertir quet'apprendre tout ce que Pierrot a fait pour moi, qui ai peu de beauté, et qui suis sans richesse? Il m'a préférée à toutes les bergeres du canton; [104] il trouve en moi des agréments que je n'ai point, sans doute: mon esprit est simple, sans culture, et cependant il l'aime, il l'intéresse; je chante sans art, et ma voix lui plaît; je touche médiocrement de plusieurs instruments, et mon jeu l'enchante, comme s'il étoit parfait. Méconnois-tu encore à ces derniers traits l'amant, l'époux le plus tendre? Pour te convaincre, je n'ai plus qu'un mot à dire: il m'a sacrifié tous ses goûts..... Il a plus fait encore; il m'a sacrifié une maîtresse... Oh! si ce n'est pas là aimer, qu'est-ce donc que l'amour? Eh quoi! tu t'en vas?
clorine.
Tiens, vois-tu, Annette, je ne suis point pour l'élégie; et quoique bergere comme toi, les fadeurs pastorales m'ennuient.
[105]annette.
Que je te plains! Mais je ne te retiens plus; adieu, Clorine.
annette, seule.
Il est déja tard; ne perdons pas de temps, et composons mon bouquet pour Pierrot: de ma main, le plus simple lui plaira toujours. Mais quoi! à mesure que j'approche de ces fleurs, elles semblent se dessécher. Dieux! que mon souffle est brûlant! et pourquoi m'en étonner? C'est celui de l'Amour, puisque je pense à Pierrot, à mon Pierrot qui est tout pour son Annette.
Qu'apperçois-je? Un enfant qui tient un joli bouquet! Il joue avec, il va le faner; tâchons qu'il me le donne, j'en ferai un bien meilleur usage que lui annette, à l'Amour.
Bel enfant, que faites-vous de ces fleurs?
[106]l'amour.
Bergere, je les effeuille. J'aime à faire naître, j'aime à détruire.
annette.
Ah! c'est dommage! Donnez-moi votre bouquet, et vous aurez du bonbon.
l'amour.
Je le veux bien; mais je choisirai, car je suis friand.
annette.
Volontiers. l'amour. (Il l'embrasse aussitôt.)
annette.
Que faites-vous, petit lutin?
l'amour.
Je prends ma récompense.
annette.
Mais ce n'est pas là notre marché.
l'amour.
Eh bien! je suis accommodant: faisons-en un autre.
[107]annette.
Lequel?... Mais donne-moi avant ton bouquet; car il me semble que les fleurs perdent de leur fraîcheur entre tes mains.
l'amour.
Un moment: vous les aurez, mais à condition que vous me donnerez les plus jolis boutons de roses que je trouverai dans ce bosquet.
annette.
Sans contredit; ils sont à toi comme à moi.
l'amour.
Vraiment?
annette.
Sans doute l'amour. (Il dérange la collerette d'Annette.)
annette.
Frippon! je devrois te punir de ta hardiesse.
[108]l'amour.
Mais ne m'as-tu pas promis les plus jolis boutons de roses que je pourrois trouver ici? Je les apperçois au travers de cette collerette: si tu ne me les laisses prendre, point de bouquet.
annette.
Vous êtes bien rusé, pour un enfant. Non, non, je ne tiendrai pas la promesse que vous m'avez arrachée. C'est pour un époux que j'aime, et dont c'est la fête, que je veux ce bouquet; et vous voulez que, pour lui prouver ma tendresse, j'achete votre don de son bien le plus cher! Non, en vérité. Quelque desir que j'aie d'obtenir vos fleurs, ne comptez point que je fasse jamais un pareil échange. Il réclameroit son trésor: mes faveurs sont pour lui seul; et mon dessein est de les unir à ton bouquet, si tu veux m'en faire présent. [109] l'amour, souriant.
Annette, je t'approuve: tiens, voilà mon bouquet, et l'Amour ne te demande à présent pour toute récompense que de le servir avec la même fidélité. annette, se jettant aux pieds de l'Amour.
Eh! pourrois-je, Amour, vivre sous d'autres loix?
l'amour.
Relevez-vous, bergere; votre cœur m'est connu. Approchez-vous, et apprenez à connoître de moi ces fleurs par leur caractere distinctif. Par exemple, cette branche d'oranger, eh bien! elle est le symbole du sentiment dont j'anime votre ame pour votre époux. Ces lis lui feront connoître qu'avec un cœur noble et généreux comme le sien, il méritoit une couronne plutôt [110] qu'une houlette; et qu'au lieu d'un trône de fougere, il est digne d'être roi. Ces trois roses épanouies servent d'emblême à vos trésors qui se sont embellis sous les yeux du plaisir: ces autres roses qui ne s'offrent encore qu'en bouton, représentent les beaux jours qui vont éclore pour vous, tendres époux; et c'est à moi, oui c'est à moi que vous les devrez. Ces œillets blancs peignent votre innocence et la candeur de votre tendresse. La verdure annoncera à ton époux l'espérance justement fondée qu'il doit avoir sur la continuité de son bonheur.
annette.
Je te remercie, Amour. Ah! que Pierrot va m'aimer!.. que de baisers paieront mon bouquet! que de caresses je recevrai!...... Oui, la fête de Pierrot sera aussi la mienne. Adieu, [111] Amour, adieu, je m'en vais: mais je ne te quitte que pour peu d'instants; car lorsque je suis à côté de Pierrot, je te sens encore bien plus près de mon cœur.
[112]TÔT OU TARD L'AMOUR SE VENGE.
Églogue traduite du grec sur une traduction italienne, et dédiée à M. le Marquis de la G. (La scene est à Gnide.) MÉRIS ET ALCIDAS. méris, avec l'accent de la douleur.
Jamais! ... jamais! ..
alcidas.
Me trompé-je, Méris? Il me semble que tu as du chagrin.
méris.
Ah! mon cher Alcidas, je n'en ai que trop sujet.
alcidas.
Ce langage en ta bouche est bien extraordinaire.
[113]méris.
Plus il te paroît étrange, et plus tu dois juger si mon sort est cruel. Les soins de mon troupeau, les travaux des champs, ni les fêtes, ni les danses du village, rien ne peut dissiper la mélancolie qui me tue.
alcidas.
Ma surprise redouble. Méris malheureux! Toi, le berger le plus riche de ce hameau; jeune, chéri, fêté, que manque-t-il donc à ton bonheur?
méris.
En est-il sans l'Amour?
alcidas.
L'Amour! Que t'importe? tu braves son pouvoir.
méris.
J'en suis bien puni. J'aime.... et ne suis point aimé.
alcidas.
Si tu dis vrai, Méris, je te plains: [114] l'amour veut être partagé; qui aime seul, est seul dans la nature. Mais, berger, excuse ma franchise: tu mérites ce qui t'arrive. Combien ton indifférence, ta légèreté ont fait répandre de larmes! Les peines des bergeres n'étoient qu'un jeu pour toi. En paroissoit-il une dont on vantât les graces, tu en méditois aussitôt la conquête, pour la seule gloire du triomphe, sans t'embarrasser si ton triomphe ne feroit pas le désespoir de ta nouvelle maîtresse. Du plaisir, disois-tu, et point d'amour; il rend trop languissant. Hier, je soupirois aux genoux d'Amarille; Acanthe a la pomme aujourd'hui; demain, Céphise l'obtiendra: que de jouissances dans le changement! Tel étoit ton langage.
méris.
Je n'imaginois pas alors qu'il n'est [115] qu'un seul moment pour plaire, mais que l'on peut s'aimer toujours.
alcidas.
Ressouviens-toi de Silvérie, de cette gentille bergere; comme elle te chérissoit avec franchise! Sa tendresse étoit naïve comme ses graces; ses sentiments, sa beauté, tout étoit vrai en elle comme la nature. Silvérie ne formoit qu'un desir; celui d'être belle à tes yeux, mais sans employer aucune des ressources de la coquetterie. Ta présence la faisoit sourire, ou coloroit ses joues du fard de la pudeur. C'étoit là tout son art; elle n'en connoissoit point d'autre pour te charmer, et tu sais comme il l'embellissoit.
méris.
Je te jure, Alcidas, que je ne songeois qu'à Silvérie quand le hasard me ramenoit auprès d'elle. J'oubliois [116] toutes nos bergeres pour la jeune Silvérie.
alcidas.
Mais à peine absente...?
méris.
Une autre l'effaçoit de mon souvenir; j'en fais l'aveu.
alcidas.
Et cette autre à son tour...?
méris.
Étoit bientôt oubliée.
alcidas.
En toi, berger, l'Amour a mis tous ses caprices, et dans Silvérie tous ses charmes. Il n'est point ici de bergere qui n'ait reçu ton hommage, et qui ne se plaigne de ton ingratitude. A chacune tu as fait un larcin. Tu as pris à Glicéride son joli chapeau orné de festons de roses; à Pholoé, son mouton chéri; à Nina, un chien fidele, présent de Dorcas, berger qu'elle auroit [117] dû te préférer; à Péristere, sa houlette; à Mirthé, des rubans; à Doris, une guirlande; à Daphné, un bouquet; à Silvanire, sa panetiere; à Églé, des joujoux. Elles ont toutes à se plaindre de toi; et que sais-tu, si, toutes ensemble, n'ont point demandé à l'Amour de les venger? En exauçant leurs vœux, il se venge lui-même.
méris.
Ma tendresse pour Galatée est si vraie, qu'elle doit le désarmer aujourd'hui.
alcidas.
Les dieux sont lents à punir... et lents à pardonner.
méris.
Silvérie a attiré sur moi tout leur courroux.
alcidas.
Tu l'as séduite, et tu l'as dédaignée. Si touchante, si sensible ..
[118]méris.
Elle vouloit mon cœur sans partage; et donner mon cœur sans pouvoir le reprendre, me paroissoit un engagement trop sérieux.
alcidas.
A présent...
méris.
Galatée le possede tout entier.
alcidas.
Quelle injustice! Galatée méritet-elle la préférence? Galatée, de toutes les bergeres la plus coquette! Silvérie...
méris.
Si j'ai déchiré son cœur par mon inconstance, la cruelle Galatée...
alcidas.
Tu la trouves barbare!... L'as-tu moins été pour Silvérie?
méris.
Non, je ne me le déguise pas.... [119] Connois tous mes torts avec elle: un jour du mois de mai dernier, Silvérie, plus tendre, plus sensible encore que la veille, me demanda si, seule, elle pouvoit se flatter de régner dans mon cœur. Des protestations sans nombre de l'adorer sans cesse furent alors ma réponse. A mon tour, je lui fis la même question. = En douterois-tu, berger? Ah!.... je suis à jamais ton amie, ton amante fidele! Pour tous serments, elle me prodigua les plus innocentes caresses. = Si tes promesses sont sinceres, suis-moi, me dit-elle; le temple de l'Amour est près d'ici: viens jurer à ce dieu, sur l'autel de la constance, que Méris aimera toujours Silvérie. Oh! non, lui répondis-je, je ne prends point de pareils engagements: et le moyen de les tenir, losque sans cesse tes compagnes me préviennent par leurs vives agaceries, [120] et sont fieres de mon amour quand je leur accorde la préférence sur leurs rivales? Écoute, bergere. Je t'aimerai peut-être... encore huit jours. Tout ce temps-là tu n'auras pas lieu de te plaindre de moi; et puis nous nous quitterons sans regrets. = Ingrat berger, rends-moi... rends-moi mon cœur. = J'y consens, Silvérie; gardons chacun le nôtre: ne mettons en commun que nos plaisirs. = Cruel! et c'est toi, c'est Méris qui m'ose proposer... Tu m'as donc trompée?.. Mais non, tes yeux qui peignent si bien la tendresse, ton langage si flatteur, tes protestations réitérées de ne chérir que moi, tout cela ne sauroit être faux. Non, non: Méris m'aime. Que ta bouche me le répete encore. = Oui, je t'aime. = Eh bien! qui t'arrête? = L'inconstance: elle fait le charme de ma vie. L'hymen, tu le sais, n'est pas le dieu [121] le plus révéré à Gnide. Tiens, Silvérie, si tu veux me plaire, et que je sois ton berger, cesse le ton plaintif, seche tes larmes, et retiens tes soupirs. La tristesse enlaidit. Imite-moi. Toujours gaie, toujours libre, tu seras toujours belle... (Méris s'arrête et garde le silence.)
alcidas.
Quoi! tu te tais? Qui t'empêche de poursuivre?
méris.
Ô mon cher Alcidas, ne vois-tu pas la rougeur sur mon front?
alcidas.
La honte annonce le repentir.
méris.
Au lieu de me laisser toucher, attendrir aux pleurs de la bergere, qui la font paroître à mes yeux plus jolie que je ne l'avois encore vue; me livrant en aveugle à toute l'ardeur qui m'embrase, je saisis Silvérie dans mes [122] bras. Silvérie, toute en larmes, tente de nouveaux efforts pour se dérober aux miens. Dieux! s'écrie-t-elle, arrête; ne profane pas celle qui t'aima de si bonne foi; plutôt mourir que de t'accorder un prix qui n'est dû qu'à l'amour éprouvé par la constance. A l'instant elle m'échappe; et répete trois fois, en précipitant sa fuite, jamais, jamais. Je veux la suivre: mais, semblable à la biche que le chasseur a lancée, la légere Silvérie rase la terre, et ne la touche pas. Elle est déja loin de moi, et ne s'arrête que lorsqu'elle est proche du temple de l'Amour. Alors elle se retourne; et me jettant un regard foudroyant: Fuis, monstre, me dit-elle, tu es indigne de Silvérie. Je pleurerai toute ma vie de t'avoir connu. Puis, tombant à genoux sur les marches du temple, elle ajoute, comme inspirée: Dieu des cœurs sensibles, [123] dieu de mon ame, divinité puissante, éloigne de Gnide ce berger plus barbare que les tigres d'Hircanie. Je t'en conjure, guéris mon cœur si profondément blessé; ferme à Méris, pour toujours, l'ame tendre de Silvérie. Amour, Amour, venge-moi: qu'il aime une ingrate. Ah! frappe-le de toute ta rigueur; qu'il souffre tes tourments les plus cruels! La colere, lui répondis-je en souriant, te fait adresser au ciel des vœux qui ne seront point exaucés: vainement tu cherhes à t'en défendre, ta rose m'appartiendra; et crois que si je voulois... Transportée de courroux, Silvérie, sans me répondre davantage, entre dans le temple: à peine entrée, les portes se referment sur elle. A l'instant l'éclair brille, le tonnerre gronde, roule, éclate; il sillonne les airs, et tombe assez près de moi. A ce fracas [124] épouvantable succede un calme profond; je n'entends plus qu'un murmure confus de voix, parmi lesquelles je distingue pourtant celle de Silvérie; et mon oreille est encore frappée de nouveau, et à plusieurs reprises, de ces mots funestes: jamais, jamais.
alcidas.
Dis-moi, Méris, n'as-tu point regretté Silvérie?
méris.
Non: mais j'ai gémi de ce que Galatée n'avoit point son ame.
alcidas.
Depuis quand connois-tu cette indifférente bergere?
méris.
Je venois de quitter Silvérie; je rencontrai Galatée au bocage: elle étoit seule, et s'amusoit à faire des bouquets. Elle me voit; et, sûrement à [125] dessein, mais comme par accident, sa corbeille échappe de ses mains. Berger, me dit-elle, serois-tu bien assez galant pour m'aider à ramasser mes fleurs? Je m'empresse de me rendre aux desirs de Galatée: j'approche, et me baissant presque à terre, je me trouve à ses genoux. La bergere, avec l'air de ne pas y songer, me laisse tout le temps d'admirer sa jambe, faite, il est vrai, comme on en voit peu. Tiens donc, reprit-elle en poussant vers ma main, avec son joli pied, des jasmins, des roses et des œillets, en voilà encore; tu n'en finis point. = Pour prix de ma peine, bergere, je demande un baiser. = Oh! passe pour un baiser. Ne voilà-t-il pas que la follette, en éclatant de rire, renverse encore la corbeille. = Bon! nouvel ouvrage. = Pour le coup, je vais t'aider; et, cette fois, une chanson te paiera de [126] ta peine. = Dieu! quel organe flatteur déploya la bergere; en ce moment, je fus ravi, enchanté. La coquette ne s'en apperçut que trop: ses regards acheverent ma défaite. Tous les bouquets ramassés, je demande ma récompense; on me l'accorde avec grace: j'y trouve tant de plaisir, que je dérobe un second baiser; et Galatée, à son tour, me fait un larcin, elle prend mon chapeau. Je cherche à le ravoir; mais la mutine le défend, et l'attache sur sa tête. = Regarde; il doit me rendre jolie. Regarde donc, Méris: me sied-il bien? = A merveille. = Adieu, Méris; adieu, beau berger. Le baiser que je t'avois promis, je te l'ai donné: ton chapeau me restera pour prix du baiser que tu m'as volé.
alcidas.
Et voilà donc celle que tu aimes pour toujours?
[127]méris.
Hélas! oui. Silvérie est-elle assez vengée!
alcidas.
Et Galatée te tient toujours rigueur?
méris.
Rien ne la touche; tout de moi lui déplaît. Mes chansons, elle les trouve mal faites: si je tresse pour elle une guirlande, une couronne, jamais elle ne s'en pare. Tous les matins je lui porte un bouquet; aussitôt, d'un air distrait, elle l'effeuille en ma présence. Tu n'imaginerois pas enfin, Alcidas, jusqu'où elle pousse le mépris pour moi. Hier, je la rencontre aux bois; mais, feignant de ne point voir Galatée, je fais soupirer à ma flûte les sons les plus touchants. Eh bien! au lieu d'être attendrie, la follette accourt tout en dansant: Prête-moi ton instrument, dit-elle; je veux jouer [128] dessus l'air que Coridon a fait pour Cyaris. Je la crois, et le lui donne: la méchante le brise, et rejoint ses compagnes, avec lesquelles elle rit à mes dépens.
alcidas.
Quel affreux caractere!
méris.
Je suis à bout, mon cher Alcidas; et si demain Galatée est encore ingrate, je suis résolu à mourir.
alcidas.
Quelle folie! Y penses-tu, Méris?
méris.
Oui: tu dis bien vrai, je suis fou de Galatée.
alcidas.
Que les dieux aient pitié de toi!
méris.
Ai-je tort de me plaindre? Mais vois comme tout me contrarie: un génie malfaisant me poursuit en tout. [129] Galatée, comme je te le disois à l'instant même, est accoutumée à recevoir de moi des fleurs chaque matin: aujourd'hui c'est sa fête; levé dès le point du jour, je n'ai pu même encore faire un bouquet de simples violettes.
alcidas.
Tu te rebutes trop aisément: à quelques pas de nous, je vois des paquerettes, des marguerites, des boutons d'or.
méris.
Je ne les apperçevois pas: ma vue se trouble; je n'ai plus ma tête. Aide-moi à cueillir ces fleurs.
alcidas.
Avec plaisir, berger.
(Ils marchent.) méris, avec humeur.
Qu'elles sont peu fraîches! à mon approche, elles semblent se flétrir. Toute la nature est-elle contre moi?
[130]alcidas.
Regarde... là... sur ta gauche; en voici une qui a toute la fraîcheur que tu peux desirer. méris s'en approche pour la cueillir.
Dieux! quel est ce prestige?..... elle se dérobe sous ma main... Mais la voilà qui reparoît.... voyons.... Elle est encore disparu: eelle se cache, elle me fuit..... Dés espérante fleur, es-tu donc d'accord avec Galatée? Comme cette bergere, tu veux m'être cruelle. alcidas, avec surprise.
J'entends soupirer: écoutons.
la sensitive.
Jamais, jamais.
alcidas.
Mais...
la sensitive.
Hélas!...
[131]méris.
J'entends comme toi des gémissements. la sensitive, à Méris.
Retire ta main.
alcidas.
Quel prodige!
méris.
Une fleur qui parle!
la sensitive.
Oui, je parle, je sens.... j'aime. Je ne fus pas toujours ce que je parois être à vos yeux: autrefois je naquis bergere; et, pour mon malheur et celui des autres, je devins coquette. Jeune et jolie, je ne voulois que charmer: voler de conquête en conquête, n'étoit pour moi qu'un badinage; je mettois mon plus grand plaisir à enlever à mes compagnes leurs amants, non pour les rendre heureux, mais avec le projet réfléchi d'en faire mes [132] esclaves et des victimes de leur amour. Toutes les flammes du dieu de Gnide brilloient dans mes regards; mon cœur restoit plus froid que les glaces de l'hiver: mes rigueurs ont donné la mort à plus de trente amants; les maîtresses de ces bergers ne leur ont point survécu. Nulle mortelle n'offensa plus que moi la divinité protectrice de ces lieux: mes compagnes, sans doute, par leurs larmes, ont sollicité sa vengeance; et c'est pour me punir d'avoir plu sans aimer, qu'un jour je me trouvai changée en sensitive.
alcidas.
Ce nom pourtant semble peu vous convenir.
la sensitive.
Hélas! il me convient sous ma métamorphose. L'Amour, dans sa colere, fut pour moi aussi cruel que je fus inhumaine. = Reçois, me dit-il, sous [133] cette écorce légere, le cœur le plus sensible, le cœur le plus aimant: je vais mettre en toi tous les feux que tu as allumés; tu jugeras par tes tourments des tourments dont tu fus cause. Tu ne plairas plus; et pour redoubler ton supplice, ta fleur sera l'emblême de ton caractere: toujours sauvage, toujours farouche, sans cesse se refusant à tes desirs et à ceux des mortels, elle fuira sous la main qui voudra la cueillir. méris, d'une voix presque éteinte.
Que... je... vous plains!...
alcidas.
Méris, mon cher Méris, qu'as-tu? Ta voix s'altere, tu ne peux plus articuler: je vois tes joues qui se décolorent; tes cheveux se hérissent sur ta tête, et ressemblent à des feuillages; tes bras s'étendent en rame aux verds, et tes pieds se changent en racines. Comme la sensitive, tu disparois, tu [134] me fuis; je crois te presser sur mon cœur, et je n'embrasse que de l'air... Méris, tu te dérobes à ton ami... S'il est possible encore, mon cher Méris, entends la voix de l'amitié qui t'appelle... la voix d'Alcidas qui t'aimera toujours...
méris.
Je t'entends, Alcidas..... mais je meurs... Je souffre déja dans les entrailles de la terre des tourments affreux; ma racine est brûlante, et mon cœur se consume. Galatée! Galatée!...
alcidas.
Infortuné berger, je pleure sur ton sort; je souffre de tes maux, et crois expirer avec toi.
méris.
Les dieux ne m'ont donc pas tout ôté: il me reste un ami!
alcidas.
Ô Méris! je te jure une fidélité à [135] l'épreuve de tout. Oui, je viendrai souvent répandre des larmes sur ta tige: puissé-je un jour, par ma constance inaltérable, fléchir l'Amour en faveur de mon ami! Si ce dieu te donne la mort, l'amitié peut te rendre à la vie. L'amitié opere des miracles aussi-bien que l'amour.
méris.
Je ne me flatte pas; mon arrêt est prononcé: sous la forme que je viens de quitter, je ne reverrai plus la clarté du jour. Le dieu de Gnide, lorsqu'on a dédaigné ses faveurs, ne pardonne jamais, jamais.
Ne nous défendons point d'aimer... Plutôt aujourd'hui que demain, c'est la devise de l'Amour. Le temps des regrets inutiles vient bientôt: craignons de conserver des desirs, et de ne pouvoir en faire naître; et que celui ou celle que nous aimerons lorsque notre [136] saison d'aimer sera passée, ne nous dise en se moquant de nous: Vieillard, il faut plaire pour être aimé; et à votre âge, on ne plaît.... qu'à la froide raison, jamais, jamais aux graces. Profitez de la leçon pour vos enfants; et répétez-leur, dès qu'ils pourront vous comprendre, que tôt ou tard l'Amour se venge (1).
LA NUIT, TOUS CHATS SONT GRIS, PROVERBE DRAMATIQUE EN UN ACTE.
[140]PERSONNAGES.
MME de Villebrun, veuve.
MLLE de Villebrun, fille aînée de Mme de Villebrun.
Lise, sœur cadette de Mlle de Villebrun.
Franval, jeune officier.
Marton, suivante de Mlles de Villebrun.
La Fleur, valet de Franval.
La scene se passe en Province, dans la maison de Madame de Villebrun. On est en été, vers les neuf heures du soir, lorsque le drame commence.
[141]LA NUIT, TOUS CHATS SONT GRIS. SCENE PREMIERE. FRANVAL, LA FLEUR. franval.
Eh bien! la Fleur, as-tu donné ma lettre à Mademoiselle de Villebrun? Comment l'a-t-elle reçue? Que t'a-t-elle dit?
la fleur.
Monsieur, je lui ai remis votre billet en main propre; elle m'a chargé de boire à sa santé et à celle.... Elle n'a pas achevé; sans doute, Monsieur, que c'étoit à la vôtre.
[142]franval.
Sa sœur, sa maussade sœur, n'étoit-elle pas avec elle lorsque...?
la fleur.
Non, Monsieur; j'ai épié le moment qu'elle étoit seule dans le boulingrin écarté où vous allez si souvent vous promener ensemble.
franval.
Avoue, la Fleur, que Lise est pétrie de graces. Quel contraste avec son aînée!
la fleur.
Assurément, Monsieur, c'est le jour et la nuit. Mademoiselle de Villebrun est, suivant moi, la plus hideuse de toutes les créatures. Mais comment se trouve-t-il une si extrême différence dans les traits et le caractere de ces deux sœurs?
franval.
Que ne me demandes-tu encore [143] pourquoi, quand je parle, on croit t'entendre parler? pourquoi le son de nos voix est si parfaitement semblable? C'est un jeu de la nature, dont on ne sauroit rendre raison. Mais revenons à Lise: elle est donc à tes yeux aussi belle qu'aux miens?
la fleur.
J'en dis, Monsieur, ce que tout homme de goût en dira: c'est un chef-d'œuvre de la nature.
franval.
C'est un ange!... Ah! la Fleur, si je ne puis la posséder, il n'est plus dans la vie de bonheur pour moi. Cherche, invente quelque moyen pour combler mes desirs. la fleur, après avoir rêvé un moment. J'y songe, mais en vain; la chose est par trop difficile.
[144]franval.
Ne m'abandonne pas, mon cher la Fleur.
la fleur.
Aussi, Monsieur, pourquoi vous êtes-vous rendu si aimable à tous ceux de cette maison? Quelquefois il est nuisible de trop plaire. Je sais de Marton que vous avez gagné le cœur de l'aînée des filles de Madame de Villebrun: on a jetté sur vous un dévolu, et l'on prétend vous la faire épouser.
franval.
Épouser?.. Plutôt mourir mille fois.
la fleur.
On doit aujourd'hui vous proposer l'élite des belles, avec une dot considérable. Vous savez qu'elle est d'un premier lit, et que son bien...
franval.
Eh! que Mademoiselle de Villebrun [145] garde ses trésors, elle en a grand besoin pour faire oublier sa laideur. Mais Lise! Lise est assez riche de ses avantages personnels: esprit, talents, graces et beauté, ma Lise a tout; elle sait plaire.
la fleur.
Vous m'affligez, Monsieur.
franval.
Pourquoi?
la fleur.
C'est que réellement, pour cette fois, je vous crois tout-à-fait amoureux.
franval.
Si je le suis!
la fleur.
Eh bien! je vous le répete, cela m'afflige beaucoup; je crains que l'on ne vous fasse quelque mauvais tour. Si Monsieur vouloit me croire, je lui donnerois un bon conseil.
[146]franval.
Eh! quel est-il, Mons la Fleur?
la fleur.
Ce seroit de quitter, sans plus tarder, ce maudit gîte. Vous avez encore un mois à rester en garnison dans cette ville, cherchez un autre logement; vous trouverez aussi une autre maîtresse, et tout n'en ira que mieux. (à part.) Comme notre départ surprendroit la perfide Marton! Elle me regretteroit un jour, et verroit que l'on ne me joue pas impunément.
franval.
Tu n'as pas d'autre conseil à me donner? Je ne ferai point usage de celui-ci: je ne quitterai cette maison qu'avec Lise, ou j'y mourrai.
[147]SCENE II. Mme DE VILLEBRUN, Mlle DE VILLEBRUN, FRANVAL, LA FLEUR. m ME de villebrun.
Où allez-vous donc, Chevalier?
franval.
Pardon, Madame. Dans la crainte d'être importun...
m ME de villebrun.
Point du tout: c'est avec vous précisément que je veux m'entretenir. Suivez-moi dans mon cabinet; j'ai quelque chose à vous apprendre, qui, si je ne me trompe, ne vous déplaira pas.
franval.
Madame, vos desirs sont des ordres pour moi. [148] m LLE de villebrun, à part. Voici le moment qui va décider de mon bonheur ... ou de l'ennui de mes jours.
(Franval passe dans une autre piece avec Madame de Villebrun.)
SCENE III. Mlle DE VILLEBRUN, LA FLEUR.
mLLE de villebrun, du ton le plus impérieux. Écoutez: il m'est très important de connoître le caractere de Franval. Songez à me satisfaire sur toutes les questions qu'il faut que je vous fasse.
la fleur.
Que desire Mademoiselle? (à part.) Avec quel air elle me parle! Ma foi, voici l'instant de la vengeance: je vais [149] à coup sûr la dégoûter de mon maître.
m LLE de villebrun.
Je veux savoir si Monsieur de Franval est aussi doux, aussi aimable que sa physionomie l'annonce; s'il a le cœur tendre et constant.
la fleur.
Rien de tout cela: son caractere est fort dur, et son cœur si volage, que volontiers il changeroit tous les jours de maîtresse.
m LLE de villebrun.
Tous les jours?
la fleur.
Oui, Mademoiselle. Depuis qu'il est dans cette ville sur-tout, je pourrois bien en compter une douzaine.
m LLE de villebrun.
Vous vous trompez. Depuis qu'il demeure ici, il ne sort pas; il me fait sa cour très assidument. Au surplus, [150] ce ne seroit pas sa légèreté qui m'effraieroit; une femme spirituelle et aimable prend tôt ou tard de l'empire sur son mari. Mais est-il riche? A-t-il de l'ordre?
la fleur.
Il a mangé presque tout son bien.
m LLE de villebrun.
Par trop de générosité, sans doute? Ah! une femme adroite et riche peut encore remédier à tout cela. Un cœur généreux est assez de mon goût.
la fleur.
Généreux! lui? Point du tout. Nous sommes trois à son service, dont il n'a jamais payé les gages.
m LLE de villebrun.
Il doit donc beaucoup?
la fleur.
Horriblement. Il aime si fort les folles dépenses, qu'à coup sûr il ruinera la femme qu'il prendra. [151] m LLE de villebrun, l'arrêtant. Un mot encore. Ton maître t'a-t-il jamais parlé de moi? T'a-t-il dit qu'il m'eût trouvée jolie?
la fleur.
Jamais... Il ne me cache rien cependant.
m LLE de villebrun.
(à part.) C'est par discrétion. (haut.) Dis-moi: ses maîtresses, les a-t-il rendues heureuses?
la fleur.
Ah! Mademois elle, il en a fait mourir trois de chagrin.
m LLE de villebrun.
Peut-être étoit-ce leur faute.
SCENE IV. Mlle DE VILLEBRUN, FRANVAL, LA FLEUR. franval.
La Fleur, tu viendras me rejoindre dans un quart d'heure chez le Major. (La Fleur sort.)
SCENE V. Mlle DE VILLEBRUN, FRANVAL. m LLE de villebrun.
Chevalier, on ne peut vous fixer un instant.
franval
Au contraire; c'est que n'étant plein [153] que d'un seul objet, j'en suis toujours préoccupé.
m LLE de villebrun.
J'entends: vous êtes amoureux.
franval.
Personne n'aime plus que moi.
m LLE de villebrun.
Et cette mortelle heureuse pour qui votre cœur soupire, est-elle instruite de vos tendres sentiments?
franval.
Elle ne les ignore pas. Mais, pardon; une affaire importante m'oblige de vous quitter.
m LLE de villebrun.
(tendrement.) Allez, Chevalier; et songez que celle que vous aimez s'intéresse sûrement à vous. (Franval sort.)
[154]SCENE VI. Mlle DE VILLEBRUN, seule.
Il m'aime: ses tendres regards me l'ont fait assez entendre; il ne m'est plus possible d'en douter. Qu'il soit tout ce que son valet m'a dit, rien ne me fera changer d'idée: il faut que je l'épouse. Oui, en dépit de tout, j'en courrai les risques. (appercevant sa mere.) Venez, ma mere, partager mon alégresse: aimée de Franval, je suis la plus heureuse de toutes les femmes.
[155]SCENE VII. Mme DE VILLEBRUN, Mlle DE VILLEBRUN. m ME de villebrun.
Je vais t'affliger, ma fille. L'ingrat Franval... ce n'est pas toi qu'il aime. Il chérit ta sœur; il me demande sa main.
m LLE de villebrun.
Ciel! je suis trahie!
m ME de villebrun.
Ma fille, ma chere fille, fais treve à ta douleur: pour un parti que tu manques, tes graces t'en rendront mille.
m LLE de villebrun.
Ah! c'est Franval que je veux: je le préfere à tout.
[156]m ME de villebrun.
Eh bien! ne perdons pas courage. Je ferai sur lui un dernier effort qui pourra peut-être te le ramener.
m LLE de villebrun.
Ma sœur....
m ME de villebrun.
Dès demain, je t'en donne ma parole, un couvent la dérobera pour jamais aux yeux du Chevalier; et ce sera toi-même, ma chere amie, qui auras le plaisir de lui annoncer son départ. Mais allons rejoindre Mesdames de Senonges (1), que je viens de voir entrer dans le jardin.
SCENE VIII. LISE, MARTON. lise.
Marton, ma chere Marton, voici l'instant du rendez-vous. Comme le cœur me bat!... J'ai promis de faire avertir Franval, sitôt que je serois libre... Je le suis maintenant... Il veut me parler; je le desire aussi... Mais, Marton, dis-lui...
marton.
Qu'il peut venir, sans doute? Eh bien! Mademoiselle, n'avois-je pas bien raison d'assurer que vous aimiez Monsieur de Franval? On ne me trompe pas aisément: je suis clairvoyante; et je sais lire dans les yeux ce qu'on a dans l'ame.
[158]lise.
Oui: tu m'as devinée. Apprends donc à quel point l'aimable Franval possede toute ma tendresse: apprends que rien ne pourra me faire changer de sentiment à son égard. Je l'aime. Ah! qu'il est doux d'aimer! Pourquoi ai-je vécu si long-temps dans l'indifférence? Ah! Marton, dès que Franval me parle de son amour, j'éprouve un ravissement extrême. Sourit-il à mes accents? mon ame est enchantée; je sens que je n'existe plus que pour plaire à mon amant.
marton.
Fort bien, Mademoiselle: il me semble que pour une novice en l'art d'aimer, vous ne raisonnez pas mal sur l'amour. En vérité, votre théorie me charme. Mais je suis piquée de la maniere dont jusques à présent vous en avez agi avec moi: me faire un mystere [159] de vos amours! manquer de confiance en moi, moi, qui ai toujours su garder mon secret!
lise.
Que tu me connois mal! Si je ne t'ai pas avoué plutôt ce qui se passoit dans mon cœur, c'est que je craignois tes reproches, et non pas ton indiscrétion.
marton.
A la bonne heure. Eh bien! par reconnoissance, comptez sur ma fidélité, elle est sans égale et à toute épreuve: pour vous en donner un témoignage qui est en mon pouvoir, je vais de ce pas vous servir, chercher Monsieur de Franval, et vous l'amener.
lise.
Va, ma chere Marton; seconde mon impatience, et crois que je ne serai point ingrate.
[160]SCENE IX. LISE, seule.
Je vais donc le voir. Je suis au comble de la joie et de l'inquiétude. (appercevant sa sœur.) Quel contre-temps fâcheux! (allant au-devant d'elle.) Vous voilà, ma sœur? Je ne vous ai presque pas vue de la journée; recevez mes tendres embrassements.
SCENE X. LISE, Mlle DE VILLEBRUN. m LLE de villebrun.
C'est assez: n'employez pas votre temps en d'inutiles caresses. Ma mere vous attend dans le jardin.
[161]lise, à part.
Quel air froid! Ciel! que va-t-on m'apprendre? (haut.) J'obéis. Mais, ma sœur, qu'avez - vous? Votre indifférence me glace. m LLE de villebrun, avec ironie. Mon indifférence, ma sœur, ne sauroit être dangereuse pour vous; un amant tendre peut aisément en consoler.
lise, à part.
Liroit-elle dans mon cœur? Ah! Franval, tout s'oppose à ma félicité: j'allois vous voir; mais un destin cruel contrarie mes desirs.
m LLE de villebrun.
Mademoiselle, je vous le répete, ma mere vous attend.
lise.
Je vais me rendre à ses ordres. (à part.) Si je pouvois l'emmener! (haut.) M'accompagnez-vous, ma sœur?
[162]m LLE de villebrun.
Non, ma sœur.
lise, à part.
Ah! si Franval vient! Quelle cruelle perplexité!
SCENE XI. Mlle DE VILLEBRUN, seule.
Je pense que je ferai mieux de rester ici. Ses regards inquiets m'ont donné des doutes que je veux éclaircir. J'entends parler: je crois reconnoître la voix de Franval. Oui, c'est lui; il est avec Marton: cela m'annonce du mystere. Je vais me cacher dans ce cabinet, d'où je pourrai entendre tout ce qu'ils diront.
[163]SCENE XII.
FRANVAL; MARTON, une bougie à la main, qu'elle pose sur la cheminée du salon; Mlle DE VILLEBRUN, cachée.
---------- franval.
Crois, Marton, que je ne négligerai rien pour te prouver toute ma reconnoissance... (avec inquiétude.) Mais, où est donc ta charmante maîtresse? Tu m'avois flatté...
marton.
C'est par son ordre que j'ai été députée vers vous. Mademoiselle Lise vous attendoit ici.
franval.
Ah! Lise, joueriez-vous le plus tendre des amants?
marton.
Monsieur, modérez-vous dans vos [164] jugements. Lise est trop honnête pour tromper votre attente. Vous la verrez, je réponds d'elle; à moins que sa mere ou sa sœur ne soit venue la chercher. Attendez un moment, je vais m'en éclaircir. (Elle regarde par une fenêtre qui donne sur le jardin.) Je vous l'avois bien dit: elle est dans le jardin avec Madame de Villebrun qui me paroît fort en colere. Lise pleure: je gagerois que sa furie de sœur est la cause des larmes qu'elle répand.
franval.
Elle pleure! Ah! j'ai déclaré trop tôt mes sentiments pour elle. (Une pause. Le parti en est pris: Marton, voilà ma bourse; je me charge de votre fortune, si vous pouvez la déterminer à me permettre de venir à minuit dans son appartement. Je veux la consulter sur plusieurs objets de la plus grande conséquence. Mes vues, Marton, [165] sont honnêtes; je n'aspire qu'à devenir son époux.
marton.
Comptez sur moi. (Franval sort.)
SCENE XIII. MARTON, Mlle DE VILLEBRUN,
cachée. ---------- marton.
Il est très aimable, Monsieur de Franval; il mérite, en vérité, qu'on s'intéresse à lui. Il a de si bons procédés... m LLE de villebrun, sortant du cabinet. Nous verrons, Mademois elle l'impertinente, si ceux que je vais avoir avec vous seront autant de votre goût. marton, jettant un cri. Ah! vous m'avez fait peur! [166] m LLE de villebrun.
Une furie peut-elle inspirer d'autre sentiment que celui de la crainte?
marton.
Mademoiselle!...
m LLE de villebrun.
J'ai tout entendu. Si je dis un mot, je vous perds: mais admirez ma douceur, ma bonté; je vous pardonne; c'est pourtant à condition...
marton.
Parlez, Mademoiselle; la repentante Marton est prête à vous servir.
m LLE de villebrun.
Prenez donc mes intérêts; au lieu d'introduire Franval dans la chambre de Lise, amenez-le ici. Je m'y rendrai: je saurai vous tenir compte d'un pareil service. Si vous me refusez, tremblez.
marton, à part.
Me voici dans un mauvais pas; je [167] ne vois pour en sortir, que de paroître entrer dans ses intérêts pour la mieux tromper, et être vraiment utile à ma jeune maîtresse. (haut.) Ordonnez, Mademoiselle; je ferai tout pour vous prouver mon repentir. m LLE de villebrun, avec le ton de la bonté. Ecoute-moi donc avec attention. Tu feras croire au Chevalier que je suis Lise: tu lui diras que tu as eu beaucoup de peine à me faire consentir à une démarche aussi hasardée; que sans la passion la plus violente que j'ai pour lui, et l'assurance de son honnêteté, rien au monde n'auroit pu me faire accepter un rendez-vous. (Une pause.) Je rejoins ma mere, de crainte qu'une trop longue absence ne fasse naître des soupçons à ma sœur. Je te laisse, Marton; repasse en ton esprit tout ce que je viens de te dire.
[168]marton, seule.
Ah! pour le coup, j'ai manqué de m'attirer une belle affaire. Comment, elle étoit là dans ce cabinet! Qui s'en seroit douté? C'est un diable, elle est par-tout. Mais quoi! elle espere que pour elle je trahirai ma maîtresse? Non, parbleu; il n'en sera rien, ou j'y perdrai mon nom. A trompeur, trompeur et demi; c'est la regle. Ah! je vous apprendrai, Mademoiselle, à mieux connoître vos gens. L'espoir d'un vil intérêt ne peut faire manquer Marton à ses premiers engagements.
SCENE XIV. MARTON, Mlle DE VILLEBRUN.
m LLE de villebrun, accourant en hâte. Profitons, Marton, de la circonstance heureuse. Il vient de prendre à maman une migraine si violente, qu'elle s'est mise au lit. Elle t'a demandée; mais on lui a dit que tu avois été obligée de sortir. Ma sœur l'a couchée, et elle reste auprès d'elle. Va vîte avertir le Chevalier, et assure-le que Lise l'attend.
marton.
Je vous l'amene à l'instant.
(Elle emporte la lumiere.) m LLE de villebrun.
Que fais-tu?
[170]marton.
J'emporte la bougie. L'ombre est nécessaire aux mysteres amoureux.
m LLE de villebrun.
Tu as raison: je n'y pensois pas.
marton.
L'amour bannit presque toujours la prudence. (Marton s'en va.)
SCENE XV. Mlle DE VILLEBRUN, seule.
Doux moment dont je vais jouir, occupez toutes mes pensées! C'est en songeant au bonheur qui m'attend, que je commence à en jouir. Délicieuse obscurité, paisible silence, que vous avez de charmes! Vous portez l'attendrissement dans mon cœur, mes sens sont agités d'une douce ivresse...... Comme je tremble! Ah! c'est de plaisir... [171] Mais j'entends quelqu'un. C'est lui! Une vive joie m'annonce sa présence en ces lieux. (Une pause.) Il ne vient pas! Qui peut le retarder? Auroit-il changé de sentiment pour ma sœur? Pour ma sœur! Affreuse idée! (Une pause.) Il n'est pas encore minuit. Dieu! c'est mon impatience qui me fait trouver les instants si longs! Heure, qui devez m'annoncer mon bonheur, sonnez. (Ici la pendule sonne.) L'heure sonne; écoutons. (Elle compte les heures.) Chaque coup frappe sur mon cœur. Franval, tout ingrat que vous êtes, ne tardez plus. La porte s'ouvre: dieux! quels moments!
[172]SCENE XVI. Mlle DE VILLEBRUN, LA FLEUR. la fleur.
Lise, chere amante, est-ce vous que je touche? Est-ce bien vous?
m LLE de villebrun.
Oui; c'est celle qui vous adore!
la fleur.
Ô félicité sans pareille! Charme si bien senti, vous enivrez mon ame de mille plaisirs!
m LLE de villebrun.
Cher Franval, vous m'aimez donc?
la fleur.
Si je vous aime! Pouvez-vous en douter un moment? Ma chere Lise! non, jamais amant n'a si bien reconnu le pouvoir des charmes de sa bien aimée. [173] Je vous adore, et je ne crois pas encore assez faire pour ma Lise; ma vie, ma fortune sont à vous: disposez de moi, je vous appartiens.
m LLE de villebrun.
Franval, tout amant tient ce langage; mais quand il est époux, il pense bien autrement: et peut-être qu'un jour vous me reprocherez ce que vous voulez faire aujourd'hui pour moi.
la fleur.
Injuste Lise, ah! vous déchirez mon ame par des doutes aussi cruels! Je vous aime, et vous aimerai toujours; j'en jure par vos charmes. Est-il de plus sûrs garants?
m LLE de villebrun, à part.
Barbare! eh! c'est par eux que tu jures d'être volage! (haut.) Mais si mes traits changeoient par la suite, et devenoient moins aimables?
[174]la fleur.
Je vous aimerois toujours. La bonté de votre ame et la noblesse de votre cœur sont à l'épreuve de tout changement. Mais pourquoi vous plaire à me tourmenter, en créant des chimeres qui n'existeront jamais?
m LLE de villebrun.
Vous dissipez toutes mes craintes... J'ai pourtant encore une question à vous faire avant de me livrer à la joie. Répondez-moi: ma sœur, qu'on vous a proposée avec une dot considérable, ne la regrettez-vous pas?
la fleur.
Assurément, mon désintéressement ne doit pas vous être suspect.
m LLE de villebrun.
Mais pour elle-même?
la fleur.
Vous plaisantez, sans doute. Il n'est [175] pas possible que vous ayez si mauvaise opinion de mon goût. Moi, vous préférer un objet dont l'ame est aussi laide que la figure, dont la taille est aussi mal faite que l'esprit! Allons, ma Lise, vous voulez rire à mes dépens, ou vous me prêtez un grand ridicule. m LLE de villebrun, toute émue. Monsieur, Monsieur... la fleur, continuant avec chaleur. Une créature revêche, aigre, maussade, impérieuse, vindicative... m LLE de villebrun, impatientée. En voilà assez: votre discours sur ma sœur m'offense. Non, je n'ai jamais connu Mademoiselle de Villebrun telle que vous la dépeignez.
la fleur.
Vous vous fâchez? Je me tairai donc; mon desir n'est que de vous plaire: mais ne me faites plus de demandes si indiscretes si vous craignez que je m'explique.
[176]m LLE de villebrun.
Non, je vous assure; j'en ai trop été punie.
la fleur.
Vous me pardonnez, n'est-ce pas?
m LLE de villebrun.
Ah! jamais....
la fleur.
Si je suis coupable, vous en êtes seule cause. Vous voulez que j'aime votre cruelle sœur: non, je la déteste; elle a toujours causé mon malheur. m LLE de villebrun, à part. En dépit de toi, elle sera pourtant ta femme. (haut.) Brisons sur son chapitre.
la fleur.
J'obéis, et me tais. Mais, ma Lise, regardez-moi comme votre époux, et dès demain, oui, si vous voulez fuir avec moi, j'effectuerai la promesse que je vous ai faite. [177] m LLE de villebrun.
Ah! Franval, que me demandez-vous?
la fleur.
L'accomplissement de mon bonheur.
m LLE de villebrun.
Fuir de chez mes parents! je ne l'oserai jamais.
la fleur.
Ah! de grace, n'hésitez pas de combler mes vœux; c'est un amant, c'est un époux qui vous en conjure. m LLE de villebrun, hésitant. Non, Franval; non.
la fleur.
Ma chere Lise, je tombe à vos genoux; ayez pitié de moi, rendez-vous à ma pressante ardeur.
m LLE de villebrun.
Que vous êtes séduisant! Hélas! mon foible cœur ne se défend presque [178] plus. Chevalier, que penserez-vous de moi, si je me rends à vos instances?
la fleur.
Que de ce moment vous commencerez à me donner des preuves de votre attachement.
mLLE de villebrun.
Eh bien! cher Chevalier, je vous cede; vous êtes mon vainqueur: oui, je vais assurer ma félicité en faisant la vôtre.
la fleur.
Lise, ne retirez pas votre main; que mes levres la pressent. Quel délire amoureux transporte mon ame! je vais mourir: non, non, jamais je n'ai ressenti de plaisirs aussi vifs! je n'ai point encore aimé autant que je vous aime.
m LLE de villebrun.
Cher Franval, mon cœur, mon ame, partagent toute votre sensibilité....
SCENE XVII.
LA FLEUR; Mlle DE VILLEBRUN; plusieurs laquais ayant des flambeaux à la main; MARTON, aussi avec un flambeau. m LLE de villebrun, comme pétrifiée. Que vois-je? un valet!
la fleur.
Mademoiselle, pourquoi cet effroi? un valet est un homme.
m LLE de villebrun.
Je ne saurois comprendre....
marton.
Avant que nous nous quittions, je vais vous instruire de tout, Mademoiselle. Vous avez voulu faire le désespoir de votre sœur; vous vouliez tromper M. le Chevalier, vous m'aviez ordonné de les tromper tous deux; et [180] c'est vous seule qui l'êtes. La Fleur, à qui vous disiez à l'instant de si jolies choses, pour servir son maître s'est prêté à notre vengeance générale. Il est bien juste qu'à la fin vous receviez un foible prix de tout le mal que vous avez fait, et de celui que vous avez desiré de faire.
m LLE de villebrun.
Tu m'insultes, insolente! marton, avec ironie. Qu'avez-vous qui vous chagrine? et de quoi vous plaignez-vous? je vous ai procuré un rendez-vous charmant. m LLE de villebrun, furieuse. Impudente! tais-toi.
marton.
Calmez-vous, Mademoiselle, et profitez de cette leçon, à laquelle j'ai contribué de tout mon cœur. Je vais rejoindre Mademoiselle Lise, qui n'ira pas demain au couvent comme vous [181] vous en flattiez, mais qui, peut-être au moment où je vous parle, est mariée et dans les bras du véritable Franval. Allons, la Fleur: mettons-nous à l'abri du ressentiment de Mademoiselle, et conseillons-lui de ne plus donner de rendez-vous dans les ténebres; car il faut convenir qu'elle a un peu cruellement vérifié le proverbe qui dit que la nuit, tous chats sont gris. m LLE de villebrun, seule, la confusion et la rage dans le cœur. Ah! j'ai bien mérité ce qui m'arrive! Il ne me reste plus qu'à m'enfermer dans un cloître pour me cacher aux yeux de toute la terre.
Appendix A
La demoiselle auteur de ces opuscules, imprimés déja séparément, et anonymes, depuis nombre d'années, dans différents recueils, les a, depuis son mariage, relus avec toute l'attention possible. Elle a tâché de faire disparoître les longueurs, les négligences qu'elle et d'autres personnes avoient remarquées. Femme, elle a pu employer des couleurs dont, fille, elle ignoroit l'usage. Dans plusieurs endroits, les teintes étoient trop foibles; elle les a fortifiées: et ses tableaux sont tellement changés, qu'on peut les regarder comme nouveaux, et les premieres touches comme de simples ébauches. Le dessin en est plus correct, le coloris a plus de fraîcheur, la nature enfin s'est offerte sans voile aux yeux de l'auteur de ces opuscules. Mieux étudiée, mieux saisie, Madame de Saint-Just l'a peinte avec plus de vérité. Elle seroit bien sûre du suffrage de tous ses lecteurs, si ses talents étoient en raison du respect dont elle est pénétrée pour le public, auquel elle eût voulu présenter un hommage plus digne de lui.
[183]TABLE DES OPUSCULES CONTENUS DANS CE VOLUME.
Daphnis et Silvie, églogue adressée à la Reine, au premier de l'an 1775, page 1 L'amant volage sans être inconstant, bergerie, 8 L'indifférence punie et pardonnée, pastorale. 20 L'enchantement, ou le buste, récit historique, 52 La bergere coquette par amour, églogue, 56 La premiere leçon d'amour, églogue, 67 Les loisirs de l'absence, élégie, 76 L'orage, conte pastoral, 79 [184] Le bouquet champêtre, page 88 Tôt ou tard l'Amour se venge, églogue, 100 La nuit, tous chats sont gris, proverbe dramatique,127 fin de la table.
Appendix B
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Bergeries et opuscules de Mlle d'Ormoy l'aînée. Bergeries et opuscules de Mlle d'Ormoy l'aînée. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD47-7