VOYAGE DANS LES ESPACES. A LONDRES. 1758.

A MADAME LA MARQUISE DE G**.

MADAME,

En vous dédiant ce petit Ouvrage, je ne résisterois pas à l'envie de parler de la justesse & du brillant de votre esprit, de [6] la délicatesse de votre goût, des charmes de toute votre Personne, & des graces si constamment attachées à ce que vous faites, & à ce que vous dites, si je ne craignois qu'un frontispice trop beau, ne le fit paroître encore plus mince, & trop peu digne de vous être offert.

J'ai l'honneur d'être avec respect,

MADAME,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur.

[7]

PREFACE.

IL n'est rien de plus difficile à faire qu'une Préface, cependant chaque brochure nouvelle est chargée de la sienne. Je ne me dispenserai donc pas d'une Loi aussi inviolablement observée; mais je n'en fais pas le fin, je ne suis pas médiocrement embarrassé. Car enfin que le Lecteur équitable se mette à ma place: dirai-je qu'on m'a enlevé mon Manuscrit? Cela n'est pas plus vrai de moi que de tant d'autres qui l'ont dit. Chanterai-je la gloire de ma modestie & la défense honorable qu'elle a faite avant de se rendre? La modestie des Auteurs n'est pas en fort bonne odeur, & le public depuis long-tems n'est plus dupe sur cet article. Et quand cela seroit [8] vrai, quel bien ou quel plaisir lui en reviendroit-il? Irai-je lui conter pour faire excuser mes fautes que c'est l'ouvrage de trois jours? Le tems ne fait rien à l'affaire *: & qui l'empêchera de penser que c'est un tour dont ma vanité se sert, pour vanter indirectement ma facilité. Expliquerai-je le plan, l'ordre & la distribution des chapitres? Si on me lit on le verra. Ferai-je l'éloge de mon sujet, ce pourroit bien être le trait d'un mal avisé, & il pourroit bien disposer à ce qu'on le trouvât plus mauvais. Et cependant de qu'elle autre chose sont pleines toutes les Préfaces? Mais il me vient tout-à-coup une idée: si celle-ci ressemble aux autres, c'en est donc une. J'ai fait de la prose, sans le sçavoir.

[9]

VOYAGE DANS LES ESPACES. CHAPITRE PREMIER.

LE quinze du mois.... dernier, je fus attaqué d'une si violente apoplexie que je restai près de vingt-quatre heures sans connoissance. Qu'on demande à quelqu'un qui se soit trouvé dans un pareil état, ce que faisoit pour lors son ame, il répondra qu'elle étoit dans les espaces. C'est-là précisément que fut la mienne.

Voici qui est intéressant, dira d'abord tout Physicien, un voyage dans ce Pays-là est l'unique moyen de décider la question du vuide & du plein, mais je le préviens; il sera trompé dans son attente; [10] je ne puis lui donner là-dessus le moindre éclaircissement, il ne me vint pas seulement l'idée d'en prendre; il n'y auroit je crois pas plus pensé que moi, s'il se fut trouvé tout-à-coup dans ces vastes & effroyables solitudes. J'y errois à-peu-près comme une plume legère, livrée au caprice du souffle qui l'agite; je ne sçavois si je montois ou si je descendois, ni ou j'allois, ni quand je cessois d'aller, & j'étois en proie à l'inquiétude la plus amère, lorsqu'après quelques heures d'une situation aussi cruelle, je reconnus une Région habitée, & vis devant moi un portail superbe, sur lequel étoit écrit en grandes lettres d'or, Hôtel des Auteurs François.

Je fus tout réjoüi à cette vûe: l'avanture s'est dénouée bien heureusement, me dis-je à moi-même, je vais voir bonne compagnie. J'entrai hardiment & personne ne m'arrêta; je traversai plusieurs grandes cours & j'arrivai enfin à un vestibule immense.

[11]

CHAPITRE SECOND Le Vestibule.

IL étoit plein d'un nombre prodigieux de laquais. Dès qu'ils me virent paroître, ils se leverent promptement & mirent leur chapeau bas. Ah! me dis-je, il y a de l'ordre dans ce monde, & ils ne sont pas si souples chez les Seigneurs de l'autre. A qui êtes-vous, demandai-je d'un ton assuré à un de ceux qui se trouva le plus près de moi & qui me parut avoir la meilleure façon? A peine lui eus-je fait cette question, que j'apperçus le nom de *** imprimé sur son front: je le vois, ajoutai-je, vous êtes à M. ***, donnez-m'en des nouvelles. Je suis si bien à M. ***, me répondit-il, que je suis M. *** lui-même. Il remarqua l'étonnement que me causoit sa réponse: tel est l'arrêt irrévocable que je subis, reprit-il tout de suite; je suis condamné à servir ici, ceux à qui je me croyois, tout au moins, égal là-haut. Qui que vous soyez, mort ou vivant, car vous n'avez [12] la mine ni de l'un, ni de l'autre; écoutez ce que je vais vous apprendre, & si vous n'êtes ici qu'en entrepôt, comme je le soupçonne, ne manquez pas d'en faire part aux Auteurs vivans.

Chacun pese ici ce qu'il vaut, pas davantage: la brigue & la faveur ne sçauroient mettre un grain de plus dans une balance qui est tenue par la Justice la plus sévère. Tout cela est conforme à la croyance commune & n'a rien de nouveau pour vous, mais ceci le sera. Ceux dont les ouvrages doivent passer à l'immortalité, en reçoivent la récompense dans ce Palais, bâti des mains même de la gloire, & duquel c'est ici le vestibule. Ils y sont enyvrés de plaisirs & d'honneurs. Les Bossuets, les Fénelons, les Molieres, les Corneilles, les Racines, les Despréaux, les Rousseaux, les Montesquieux, les Fontenelles, &c. en sont les heureux possesseurs; pour nous, nous sommes à leurs ordres, ce nombre confus de gens bigarrés que vous voyez, fait partie de leur maison, & leur bonheur est si solidement établi, que leur train s'accroît tous les jours. A mesure que les Auteurs arrivent, ils sont jugés, & la plûpart s'arrêtent ici, malheureusement [13] pour nous; la foule augmente tellement, que bientôt, hélas! nous ne pourrons plus y être contenus, & que nous y serons à la presse, en punition d'y avoir mis nos ouvrages.

Cet appartement est bien vaste, lui dis-je, & ce que vous craignez ne me paroit guère vraisemblable, n'allez donc pas vous faire un supplice d'une chose qui n'arrivera jamais; au contraire, ajoûtai-je, pour calmer le chagrin qui éclatoit dans toute sa personne, les nouveaux venus vous amuseront par les nouvelles dont ils vous feront part.

Ah! reprit-il amérement, comment me persuaderiez-vous une chose dont l'expérience me montre tous les jours le contraire. Il faut que la demangaison d'écrire soit devenue épydémique: les Auteurs ne viennent plus un à un & de tems en tems, comme autrefois, ils descendent en troupe, & s'ils étoient amusans, les verrions-nous dans ce lieu? Jettez les yeux sur tout ce monde, voyez le silence qui y règne & l'ennui qui le consume: C'est la réparation de celui que nos ouvrages ont causé. Nous autres du siècle passé disons par fois quel-que chose, mais on ne peut arracher un [14] mot à tous ces nouveaux débarqués, ils sont de plus que nous, condamnés à un baillement perpétuel. Examinez-en la troupe languissante & soporifique: je les fixai en effet & ils me parurent si prodigieusement ennuyés, que malgré la curiosité que tout cela excitoit en moi, je ne pus m'empêcher de bailler par sympathie.

Après quelques efforts réïtérés que je fis, pour me défendre du sommeil contagieux qui alloit s'ensuivre; je repris la conversation ainsi: expliquez-moi, je vous en prie, si vous servez en commun les mêmes Maître, & dans ce cas, pourquoi cette différence de livrées? Le Palais est commun, il y a des appartemens communs; mais outre cela, chaque Maître a sa maison particulière. Pourquoi donc appartenez-vous à l'un plutôt qu'à l'autre? Quel ordre observeton à cet égard? Cet ordre est tout simple, reprit-il, les mauvais comiques servent Moliere, les tragiques, Corneille ou Racine, ainsi du reste; en qualité de mauvais Poëte, je suis à M. Despréaux.

Dans cet instant on ouvrit une porte des appartemens intérieurs, & l'on donna [15] une commission à mon homme qui me quitta.

L'air humble & bas que je remarquai à tous ces Auteurs laquais, me donna l'effronterie de les fixer en face & de les considérer en détail; il n'étoit pas naturel que je me sentisse là plus de respect pour leurs personnes, que je n'en avois pour leurs ouvrages, la première découverte que je fis, fut qu'ils étoient tous étiquetés au front comme des livres, avec le titre de leurs œuvres, qui leur avoit mérité cette condamnation; & que de noms & de titres inconnus ne lus je point! la variété de toutes leurs couleurs, m'en avoit d'abord imposé; mais dans la revûe que j'en fis, que je les trouvai maussades! A travers les galons & les dorures dont plusieurs étoient décorés, je vis dessous la poudre & les vers qui les rongeoient. Ah! malheureux, dis-je, vous essuyez donc ici le même sort que vos œuvres là-haut. Que ne puis-je vous montrer à quelques Auteurs de ma connoissance. Voyez leur dirois-je, & tremblez. Les uns étoient affaissés sous le poids [16] de leurs corps, tandis que d'autres maigres & décharnés sembloient ne pas peser sur leur baze. Ces gens-là, me disois-je, ne sont sûrement pas nourris à la même table: mais tout cela n'est pas sans cause, instruisons-nous de tout. Je cherchai long-tems avant de trouver quelqu'un de connu. Je rencontrai enfin Pradon & ce fut à lui à qui je m'adressai.

Puisque vos tragédies ne vous ont pas rendu maître ici, vous devez, lui dis-je, être vraisemblablement à M. Racine. Vous ne vous trompez pas, me dit-il: je vous vois ici bien des camarades, & s'il faut en juger par le nombre des tragédies nouvelles, votre maître va devenir un des plus grands Seigneurs des Enfers. N'y a-t-il point de jalousse entre Corneille & lui, ou pour éviter tout discord, y auroit-il quelque réglement entr'eux?

Les Auteurs, me répondit il, portent leur destination en entrant ici. La force & le sublime, font principalement le caractère de Corneille; ceux qui portent sa livrée, sont ceux qui ayant voulu l'imiter, s'y sont pris comme la grenouille auprès du bœuf. En voilà la [17] bande boursouflée. Je me tournai du côté où il me les montroit, & ils me semblérent tous bouffis & enflés. Rien n'est si doux, continua-t-il, si tendre, si élégant que mon maître; l'air fade de ces gens risqueroit de vous donner au cœur si vous vous en approchiez de trop près: & déja il me faisoit éprouver qu'il disoit vrai.

Qui sont, Monsieur, ces pauvres gens si décharnés? Ce sont, me dit-il, des Auteurs dont les ouvrages sont aussi secs & aussi maigres qu'eux. Et ceux-ci au contraire qui sont si bien nourris & si prodigieusement grands & gros? Ce sont des in-folio, chargés de beaucoup de matière & de peu d'esprit. Un Régiment de soldats de cette taille, me dis-je tout bas, vaudroit, tout au moins, le gain de la première bataille, comme les éléphans à Pyrhus.

Vous me trouverez bien interrogatif, continuai-je; mais de grace expliquez-moi, si vous mangez, avec quoi on vous nourrit & qui fournit à cetté dépense? A ces mots il prit un air austère, & je vis dans ses yeux un feu qu'il n'a sûrement que dans ses ouvrages. Si nous avons jamais fait quelque chose de bon, [18] dit-il, il nous vient à la bouche, nous le mâchons, le ruminons & en exprimons tout le suc; c'est-là toute notre nourriture: les alimens de la plûpart qui sont ici, se réduisent pour la suite des siécles, à quelque douzaine de vers, ou a quelques lambeaux de phrase, qui, à force d'être mâchés & remâchés, n'ont presque plus pour nous aucune saveur, & nous donnent un dégoût affreux; aussi sommes-nous dévorés de la faim la plus cruelle. Exhortez, Monsieur, les Auteurs vivans, de notre part, à la souffrir avec patience; représentez-leur fortement qu'il vaut bien mieux pour eux qu'ils l'endurent là-haut pendant leur vie, sans écrire, que de venir l'endurer ici à jamais, pour avoir écrit.

Tout ce que je voyois & ce que je venois d'apprendre, m'inspiroit une telle horreur & un tel ennui, que je commençois de partager les tourmens de ces misérables. Ne pourrois-je point, lui dis-je, entrer dans les appartemens: vous êtes bien le maître, me dit il, & il m'en ouvrit tout de suite la porte.

[19]

CHAPITRE III. L'Anti-Chambre.

QUe je me sentis soulagé! les jours en étoient bien différens. Je crus sortir de prison, en sortant de cet ennuyeux & ennuyé Vestibule. Mais sur tout quel contraste dans les physionomies de ceux que j'y trouvai! les autres plates, grossières & manquées, inspiroient le dégoût & le mépris; celles-ci, gracieuses, douces & régulières, s'attiroient d'abord l'estime & l'amitié. La politesse de leurs écrits étoit aussi dans leurs manières. Je ne tardai pas à l'éprouver. A quoi peut-on vous être utile, me dit l'un d'entre eux, d'un air prévenant, voulez-vous voir nos Maîtres? Comment vos Maîtres, répondis-je tout ému, est-ce que vous êtes faits pour servir quelqu'un? Et nos grands Auteurs François seroient-ils ici subalternes & au service de ceux de quelque autre nation? Non, Monsieur, me repliqua M. de la Motte: car il étoit étiqueté comme on l'étoit au Vestibule, & je le connus là, si je [20] ne l'avois déja reconnu à sa politesse. Nos Maîtres ne le cédent à personne, leurs ouvrages seront immortels comme eux, & feront constamment les délices des races futures: il n'en est pas ainsi des nôtres: ces fleurs qui ne se fanent jamais y sont trop clair semées, elles seront étouffées par les épines plus nombreuses qui y sont, & entraînées dans la nuit des siècles. Ces couronnes que j'ai si souvent remportées & que j'imaginois devoir toujours rester vertes, se sont séchées devant celles de Rousseau. J'admire dans ces régions, où l'amour propre ne nous offusque plus, les accens harmonieux de sa lyre que je mettois au-dessous de la mienne: j'étois là-haut son rival, je remplis ici le premier emploi de sa chambre. Heureux encore de n'avoir pas été adjugé pour mes fables à la Fontaine, chez qui l'on ne m'auroit pas fait un sort si doux.

Pendant qu'il me parloit ainsi, je parcourois avec des yeux avides toute sa personne, & rien ne m'y paroissoit bien naturel. Ses gestes étoient affectés & sa [21] parure comparable à celle d'une jeune coquette, l'art y éclatoit par-tout & sans ménagement: Ah! me dis-je tout bas, seroit-ce la punition de celui qu'il a mis dans ses vers? & les défauts de l'ouvrage passeroient-ils par une espèce de métempsycose, dans les attitudes, les ajustemens & la figure de l'Auteur? La curiosité de voir si cette idée avoit en effet quelque réalité, devint trop forte pour y résister. Je les examinai, mais à la dérobée, dans la crainte de passer pour impoli ou de leur faire de la peine s'ils s'en appercevoient. Balzac étoit magnifique, mais son écharpe étoit trop ample, ses canons trop vastes, son collet trop empesé. Voiture étoit mince & fluet, & ne marchoit que sur la pointe des pieds. Segrais tantôt embouchoit la trompette & tantôt le chalumeau; mais le souffle lui manquoit pour l'une & il faisoit de faux tons sur l'autre. Pavillon tenoit une posture agréable & naturelle, mais sans noblesse. Pelisson avoit beaucoup de douceur & sembloit convalescent. Tout étoit compassé & symétrisé dans Bouhours. Du Cerceau avec un grand air de vivacité & de gayeté, avoit peine à se soutenir [22] sur ses jambes; sa ceinture étoit liée avec grace, mais sa robe étoit lâche & décousue. Campistron étoit pâle & débile. Chapelle & la Fare, fort négligés, mais fort gracieux, étoient nonchalemment assis sur un sopha, &c....

Pendant que mes yeux faisoient cette échapée, j'avois cessé de faire attention à ce que me disoit M. de la Motte & il s'étoit arrêté: je revins à lui. Ah! Monsieur, lui dis-je tout confus, ce que je vois est si nouveau pour moi, que ma distraction est bien pardonnable. Veuillez, je vous en conjure, reprendre le fil de votre discours. Il continua ainsi de la façon du monde la plus polie.

Par ce que vous avez vû au Vestibule, vous pouvez juger de ce qui se passe ici, la différence n'est que du plus au moins. Nos alimens sont les mêmes, mais nous faisons, ajoûta-t-il d'un ton ironique, un peu meilleure chere & changeons un peu plus souvent de mets. L'ennui nous gagne quelquefois à la vérité, mais bientôt quelque heureuse saillie nous secoue & nous réveille. La foule ici n'est pas si grande & nous n'avons pas la perspective affreuse d'être un jour écrasés les uns contre les autres. [23] Nous aprochons de près nos Maîtres, qui sont pleins de bonté & d'égards pour nous: nos emplois auprès d'eux ont mille agrémens & milles charmes, en les servant dans leurs plaisirs, nous les partageons en quelque façon avec eux; c'en est toujours un bien réel que celui de les entendre.

Je le remerciai, le mieux qu'il me fut possible, de ce qu'il venoit de m'apprendre. Mettez le comble à vos bontés, lui dis-je, permettez-moi de parcourir vos appartemens? les complimens sont abolis ici, sans doute; laissez-moi donc sans façon faire cette visite tout seul, je n'en verrai que mieux, parce que je ne serai point pressé par la crainte d'abuser de votre complaisance. Comme il vous plaira, reprit il, je ne veux pas vous gêner.

Je profitai sur le champ de la permission qu'il me donnoit, & j'employai une heure ou deux à visiter fort en détail plusieurs enfilades de chambres. Ce que j'en dirai, c'est qu'elles présentoient un coup-d'œil agréable, mais que d'ailleurs elles étoient toutes dissemblables, l'une avoit trop de jour, & l'autre étoit un peu obscure. Dans celle-ci il [24] y avoit tant d'ordre & de symétrie, qu'on voyoit tout, d'un coup-d'œil, & dans celle-là il falloit une attention extrême, pour démêler la confusion. Ici les tables, la cheminée, les encoignures étoient surchargées d'ornemens & de colifichets: & là, des mûrs solides & régulièrement bâtis, étoient trop nus. Ici le clinquant jettoit de fausses lueurs; & là, l'or éclatoit tant soit peu à travers la poussière qui l'éclipsoit. Ici les meubles à force d'être fins, n'avoient aucune consistence; & là un peu trop forts, ils approchoient du grossier. Dans toutes l'on trouvoit du bon & du beau, mais ils n'étoient nulle part, purs & sans beaucoup d'alliage.

Je sortis cependant assez amusé de ce que je venois de voir. M. de la Motte vint au-devant de moi: je le priai de vouloir bien m'introduire auprès de quelqu'un des Maîtres. M. Despréaux, me dit-il, est tout seul dans le Salon commun, donnez-vous la peine d'entrer.

[25]

CHAPITRE IV. Le Salon.

J'Entrai en effet dans un Salon, le plus beau qu'on puisse imaginer. Mes yeux enchantés de la magnificence & de la richesse qui y régnoient, se laissoient entraîner à tous momens, au plaisir de les parcourir, & de l'admirer; & tout de suite ils étoient rappellés, par celui bien plus doux, de contempler le grand homme devant qui j'étois. Son air étoit sec & austère, & son sourire malin, mais il avoit une noblesse infinie dans ses plus petits mouvemens. Après quelques complimens mal rangés, qu'apparemment je ne lui débitai pas de meilleure grace, car le respect dont je fus saisi en le voyant m'avoit interdit; il me demanda poliment, par quel hazard je me trouvois-là? Je ne puis vous l'apprendre, lui dis-je, puisque je l'ignore moi-même. Je me suis trouvé, sans sçavoir, ni pourquoi, ni comment, devant la porte de ce Palais, j'en parcours les différens appartemens depuis quelques [26] heures, sans rameau d'or & sans sybile, & autant que je suis réjoui de vous voir, autant j'ai le cœur flétri de ce que j'ai vû au Vestibule. Y avez-vous trouvé quelqu'un de votre connoissance, me dit-il? Les étiquettes m'ont fait faire la découverte de plusieurs. Quelle différence, ô Dieux! de leur état présent, à ces mines discrettes & ce maintien jaloux qui vous les faisoit reconnoître Poëtes là-haut! Ils se cachoient de honte, & je n'en avois pas moins de la leur causer. Ils vous auront prié, sans doute, de rendre public leur sort, mais je suis bien sûr que leur état n'effrayera personne: J'eus beau couvrir d'opprobre & de ridicule les Auteurs de mon tems, je ne pûs en contenir aucun. La race des Pelletiers & des Cottins ne s'éteindra jamais, elle nous donnera au contraire une postérité plus vicieuse. Ce que vous dites là, repris-je, m'ôte beaucoup de regrets; je m'imaginois que s'il existoit un homme comme vous, dont les talens & le goût fussent reconnus, & qui fut juste, [27] vrai, & inexorable dans sa critique; ce seroit un frein qui réprimeroit la fureur qu'on a d'écrire, & je faisois au Ciel les veux les plus ardens, pour qu'il nous l'accordât; mais ce que vous nous racontez du peu de succès que vous avez eu, me persuade que vous en auriez bien moins à présent, que le mal n'a fait que s'accroître, & que tant de gens sont siflés, que ce n'est plus une honte de l'être.

Mais quoi, dit-il, les belles-lettres sont-elles dans une anarchie si générale, que personne n'y donne le ton? N'y a-t-il point d'Ecrivain habile & zèlé qui veuille se charger d'éclairer le public, & de le diriger vers le bon & le beau? Ah! lui répondis-je vivement, c'est l'espèce la plus commune, & quiconque voudroit lire toutes les décisions de leur Parnasse, n'auroit pas d'autre lecture à faire. On doit cette justice à quelques-uns; qu'ils auroient les talens nécessaires pour bien juger, s'ils avoient la sagesse de se renfermer dans leur ressort; mais ils ont la frenésie de vouloir l'étendre sur toute sorte de matière; imaginés les décisions qui doivent émaner de Tribunaux aussi incompétens. [28] Il est d'ailleurs impossible que tant de Juges différens ne rendent des Arrêts qui se contredisent, l'un exalte ce que l'autre avilit. Les cabales, les intrigues, lapolitique & l'intérêt, inspirent trop souvent ces Oracles de la Littérature, & ces Aristarques se comportent trop en Zoiles. Les Auteurs trouvant ainsi à se consoler des mépris des uns par les louanges des autres, continuent sur le même ton, & le public se trouve par conséquent bien moins instruit & éclairé, que s'il restoit abandonné à ses propres lumières.

Ce que vous me racontez-là, me dit il, est étonnant, car s'il paroît tant d'ouvrages périodiques; à quelle prodigieuse quantité ne doit pas monter ceux qui en fournissent la matière? Il n'est pas possible, lui dis-je, que vous puissiez imaginer les excès où l'on en est venu Les feuilles à la fin d'Octobre ne tombent pas si épaisses, que les brochures nouvelles, où, pour vous parler plus poëtiquement encore, comparez chaque Libraire à un Dieu fleuve, dont la boutique est l'urne intarissable, d'où coulent sans cesse de grands flots, de contes, d'histoires, d'anecdotes, de [29] nouvelles, de mémoires, d'avantures, de voyages & autres fadeurs sous toute espèces de titres ridicules qui inondent le public.

Il faut donc, reprit-il, ou que la France, soit toute peuplée d'Auteurs, ou qu'ils soient aussi fertiles que des Scuderis. Nous avons, lui répondis-je, l'un & l'autre avantage. On publie chaque année l'inventaire de nos richesses littéraires, ** il ne seroit pourtant pas facile de les calculer; car quoiqu'il ne contienne que les noms des écrivains vivans, & les titres de leurs ouvrages, il forme déja un volume fort épais, que nous avons la gloire de voir grossir tous les ans & qui parviendra bientôt à l' in-folio. Cela n'est pas si surprenant qu'il vous le paroît: avant de mettre au jour un ouvrage, on lisoit autrefois les anciens, on étudioit la nature, on méditoit long-tems son sujet pour s'en rendre maître; aujourd'hui l'on a supprimé toutes ces longueurs: les Dictionnaires, [30] & sur quelle matière n'en a-t-on pas fait, épargnent toutes ces peines & sont les sources uniques & abondantes où l'on puise: c'est sur la brochure en faveur qu'on dirige son plan, celles du mois ou de l'an fournissent le remplissage, ensorte qu'il est presque aussi aisé d'en faire une que de l'acheter quand elle est imprimée.

Vous me jettez à présent, me dit-il, dans un autre embarras; comment, excepté pour habiller le sucre & la canelle, peut-on trouver à vendre tant de mauvais écrits? On n'est pas du bel air, lui répondis-je, si on n'a lû la nouveauté du jour, le bel esprit est à la mode, & vous connoissez l'empire de la mode sur nous; elle fait tout acheter, on n'imprime que des frivolités, & à force d'en lire, on en prend le goût au point, qu'il ne peut être affecté que par elles.

Sçavez-vous, continuai-je, qu'on a trouvé le moyen de rendre les Contes de la Fontaine chastes? Ah! qu'elle est la main habile, dit-il, qui a pû jetter [31] un voile sur ces nudités? La chose vous paroîtra d'autant plus surprenante, que plusieurs y ont travaillé; mais, luidis-je, nous l'entendons dans deux sens bien différens, je veux dire qu'on a fait des romans & des contes si détestables, & en si grand nombre, que les contes sont innocens en comparaison, & par la familiarité qu'ils ont fait contracter avec les obscénités. Ceux de la Fontaine ne disent le fait qu'en gros, les autres le détaillent dans ses moindres circonstances, & en font des peintures si vives, qu'il n'est point de cœur qui puisse se sauver des impressions qu'elles font. Ces corrupteurs des mœurs, reprit-il d'un ton échauffé, sont pires que des Locustes, des Brinvilliers & des Voisins. Il y en a sur-tout quelques-uns, ajoûtai-je, qui sont d'autant plus coupables, qu'ils y ont prodigué tout l'esprit possible.

Ce récit l'avoit aigri, je m'en apperçus & je m'arrêtai. Quand il vit que je gardois le silence, il m'interrogea ainsi: la scène françoise est elle toujours en proie aux Pradons? Nous devons cette gloire à nos Auteurs vivans, lui dis je, que le théâtre a fait sous eux des progrès [32] considérables. On ne travaille plus à présent dans le goût de votre tems, ce genre a vieilli & a passé. Quoi, dit-il tout en feu, la manière dont Moliere, Corneille & Racine ont traité la comédie & la tragédie, qu'ils avoient presque porté à leur perfection, n'est plus de mode? Je suis bien impatient de sçavoir quel est le genre nouveau qu'ils ont substitué à l'ancien?

La tragédie nouvelle brille en pompeuses déclamations & en fréquentes sentences; on n'y voit point, comme dans l'ancienne, les héros pleins de feu, & de la passion qui les agite, en poursuivre l'objet avec force & sans relâche jusqu'à la fin, ils sont au contraire d'un froid & d'une tranquillité admirable. Au lieu d'action, ils étalent la métaphysique la plus subtile, & font la dissection la plus fine des sentimens dont ils se disent animés. Ces sentimens au reste ne sont ni tels qu'ils devroient les avoir, ni tels qu'ils les ont eus, en quoi la supériorité de génie de nos tragiques est manifeste, car au lieu de piller dans la nature ou dans l'histoire, ils prennent dans leur esprit & leur imagination. Il y a communément une ou plusieurs [33] reconnoissances; ce qui fait, on ne scauroit en disconvenir, des coups de théâtre des plus frappans & des plus touchans. L'on voit du commencement du premier acte, le dénouement qui doit arriver au cinquième, malgré les obstacles qu'on accumule dans les autres pour pouvoir les remplir. C'est-là une très-grande découverte qu'on a faite, au moyen de laquelle on délivre les spectateurs de cette agitation & de cette inquiétude qui les tenoit dans les allarmes & la peine jusqu'à la fin. On leur a sauvé aussi cette émotion tendre ou terrible que font éprouver les piéces de Racine & de Corneille. On est d'une tranquillité merveilleuse pendant tout le spectacle, & l'on assiste le plus paisiblement du monde au mariage des parties, qui s'ensuit d'ordinaire fort heureusement. On sort un peu ennuyé, mais fort content, & on n'emporte point avec soi cette tristesse & cette crainte dont on se laisse pénétrer aux piéces anciennes & dont on a peine à se laisser distraire long-tems après.

Le service que ces Auteurs rendent à la nation est essentiel. Ils ont craint que si on continuoit à faire des pièces [34] qui excitassent des sentimens aussi tristes que la terreur & la pitié; nous ne devinsions aussi sombres & aussi mélancoliques que des Anglois, vû le goût décidé que l'on a pour le théâtre, & que la gayeté nationale ne s'éteignit totalement, & ils ont bien pourvû à ce malheur. D'un autre côté, le François étant porté à rire comme il l'est, il étoit également dangereux que si la comédie produisoit cet effet, nous ne devinssions trop légers & trop badins; on l'a corrigée & on l'a rendue toute sérieuse. Vous voilà en état d'admirer à présent le sage tempérament qu'ils ont trouvé en faisant des tragédies, où au lieu de verser des larmes, on rit quelquefois; & des comédies, où au lieu de rire, on larmoye. C'est ainsi que dans le siècle philosophe où nous vivons, on fait usage de ce grand principe: Que le dramatique doit purger les passions & corriger les mœurs.

On ne sçauroit nier que nos plaisirs n'ayent gagné à cette réforme & qu'ils ne soient devenus plus décens. Etoit-il bienséant en effet, Monsieur, d'aller devant le monde, pleurer à chaudes larmes ou rire à gorge déployée? Cela n'est pardonnable qu'au peuple. On [35] fait tout ce qu'on peut pour corriger les honnêtes gens, mais on n'en a pas encore trouvé le moyen, ils ont un penchant étonnant pour les pièces de votre tems, & quoiqu'ils les ayent vûes un million de fois, elles ne manquent jamais de produire sur eux le même effet, mais on les en déshabitue si bien, qu'il faut espérer qu'on les fera changer.

Quelle différence, Monsieur, entre cet ancien bas comique de Moliere, & le haut comique d'aujourd'hui? On ne peut assister à l'un sans rire, au point qu'on en a honte soi-même; l'autre au contraire, noble & grave, fait, à la vérité, bailler quelquefois, mais est rempli de moralités & d'instructions. Dans l'un on voit un avare, un mysantrope, soutenir tout uniment leur même caractère jusqu'à la fin par leurs actions; l'autre s'est affranchi de cet esclavage: on ne fait plus l'intrigue pour le caractère, afin qu'en agissant, il se développe & se fasse connoître; c'est le caractère qui est destiné sur l'intrigue & qui se plie à tous ses besoins. Aussi au lieu de cette uniformité ancienne, cela produit une variété qui vous étonneroit. Dans l'un le style est simple & naturel; l'autre est sur le ton le plus [36] élevé & le plus précieux, & tout jusqu'à la plaisanterie y est d'un sérieux & d'une dignité admirable.

J'allois continuer, mais il m'interrompit brusquement: votre récit m'échauffe la bile au point que je n'y puis plus tenir. Suivez moi, me dit-il, allons joindre Corneille, Racine & Moliere, qui se promenent dans les jardins, vous leur ferez tout ce beau détail; au retour vous visiterez nos appartemens. Il y en a non seulement pour les morts; vous verrez encore ceux qui sont destinés aux Auteurs vivans. Les beautés qu'ils mettent dans leurs écrits se convertissent, à mesure qu'ils les mettent au jour, en autant d'ornemens qui les embellissent. Il y en a pour Voltaire, pour Crebillon, Gresset, le Franc, &c. Et par ce que je vous dis vous pouvez juger de leur magnificence; mais les imperfections y passent également, & les ternissent & les dégradent. Vous vous appercevrez que le mien se ressent de l'équivoque & de plusieurs de mes satyres. Qu'ils ne succombent donc pas à la foiblesse de donner de ces éditions si complettes, où avec les chefs d'œuvres de leurs veilles, on trouve les rêves de leur sommeil.

[37]

Nous marchions à grands pas tandis qu'il me parloit ainsi, & nous traversions les lieux du monde les plus beaux. J'étois enchanté & ravi; je n'en entreprendrai pas la description; ce que Virgile a dit des Elisées, Milton du Jardin d'Eden, pourroit à peine en donner une idée. C'est ici, me dit mon Conducteur, un parc immense, autour duquel sont rangés les palais des Auteurs des différentes Nations Il est commun à toutes, & chacune y a ses jardins particuliers. Voyez vous, me dit-il, sur votre droite ces bois si mal élagués & si touffus, où il y a tant d'arbres si verds & dont la tête s'élève si haut; & où il y en a tant d'autres si pâles & dont les rameaux pendent si près de terre. Voyez-vous ces allées si magnifiques, & si irrégulières, ces jets d'eau si abondans & si élevés, & ces eaux si plattes & si basses: c'est le quartier des Anglois. Tournez-vous sur votre gauche, remarquez ces palissades si charmantes, ces bosquets si rians, ces parterres si ornés où les fleurs recherchées sont en si grande profusion: c'est celui des Italiens. Mais voici devant nous ceux que nous cherchons, ils sont en bonne compagnie, Homere, Sophocle, [38] Euripide, Virgile & Horace sont avec eux. A ces mots le cœur me battit vivement, nous les joignimes dans un instant & je leur fis la révérence la plus respectueuse: j'étois tout stupéfait du plaisir de les voir, & tandis que mon Guide leur répétoit avec l'ironie la plus amère, ce que je venois de lui dire, je m'occupois à le contempler. Je ne pouvois, sur-tout, me lasser d'admirer Homere & Virgile, ces Patriarches de la belle Littérature, au lieu de cette figure antique & de médaille que je leur supposois, la jeunesse la plus fraîche & la plus vigoureuse, les graces les plus aimables, l'air le plus noble & le plus majestueux brilloient dans toute leur personne; je me sentois pour eux le respect & l'amour les plus vifs. Je me préparois à goûter le charme délicieux d'une conversation avec de tels hommes, lorsqu'à force de saignées & d'émétique, mon ame fut rappellée à la vie, ou plutôt aux douleurs, par le fil délié qui l'y retenoit encore. A peine ai-je été rétabli que je me suis empressé de donner la Relation de mon voyage, & de m'acquitter des différentes commissions qu'on m'a données.

FIN.

Appendix A

Note: Misantrope. Act. 1. sect. 11.
Note: Discite justitiam moniti.
Note: L'on ne parle ici ni des tragédies, ni de la prose de M. de la Motte.
Note: Qu'à sa mine discrete & son maintien jaloux, je reconnus Poëte Satirique.
Note:
Bienheureux Scuderi dont la fertile plume,
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume.

La France Littéraire.

Note: Habiller chez Francœur, le sucre & la canelle.

Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Voyage dans les espaces , par d'Abbes de Cabreroles. Voyage dans les espaces , par d'Abbes de Cabreroles. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD44-A