PARTIE 1

Quoi, monsieur! Il est encore un coeur ouvert aux cris des malheureux! Je n'ai point éprouvé le comble de l'infortune! Je suis dépouillé de mes biens, abandonné de mes sociétés, rejetté de mes parens, de l'univers entier; peut-être, quel trait pour une ame sensible! Ai-je perdu ma réputation: du-moins l'injustice et l'adversité aussi cruelle que l'iniquité même l'ont-elles noircie à bien des yeux: et il me reste un ami, et un ami à qui je dois plus que la vie, le seul homme qui daigne me plaindre, me secourir, m'aimer, tandis que ceux dont je tiens le jour, semblent vouloir me le ravir, et me persécuter, si j'ose le dire, avec plus de fureur dans une personne qui, devenue leur propre sang, m'est encore plus chère que moi-même! Il est juste, monsieur, que je satisfasse votre curiosité, ou plutôt que je cherche à mériter davantage vos sentimens, en vous faisant le détail de mes malheurs: vous exigez de moi cette marque d'amitié: ma reconnoissance auroit dû vous prévenir; hélas! C'est un bienfait de plus dont je vous suis redevable: les infortunés goûtent une espèce de plaisir à répandre leurs douleurs; il y a une sorte de volupté attachée aux larmes qu'on verse dans un sein compatissant; la confidence ne fait bien sentir sa nécessité et ses charmes qu'aux malheureux, et c'est aujourd'hui l'unique satisfaction à laquelle il me soit permis de me livrer. Je ne vous entretiendrai point de ma famille: elle vous est connue. Mon père occupe à * une charge assez honorable pour flatter mon amour-propre, si je cédois aux mouvemens d'un orgueil ridicule et déplacé. Je passe rapidement sur mes premières années. Nous naissons tous avec le même fond de vertus et de vices, du moins c'est la marche commune de la nature; les enfans se ressemblent à-peu-près; ce n'est que dans la suite de la vie, après ce long développement, le fruit tardif de l'éducation, que nous prenons des traits plus marqués, et qui nous sont propres. Vous savez que Paris est pour la province, ce qu'étoit autrefois Athènes pour les différentes contrées de la Grèce: c'est-là que se forment le corps, l'esprit, les moeurs; il semble qu'on y respire un nouvel air, qu'on y puise une nouvelle vie, qu'on y soit agité par de nouveaux ressorts; c'est une terre féconde qui devient naturelle aux arbres qu'on y transplante, et où, loin de dégénérer, ils se fortifient. Dans un voyage que mes parens firent en cette ville, ils m'y conduisirent avec eux; je ne tardai point à être revêtu d'une charge, qui m'en faisoit espérer une plus considérable; l'empressement que j'ai de vous offrir le tableau de mes disgraces, et peut-être le plaisir secret que je sens à m'en rappeler la cause, m'empêcheront de vous arrêter sur des détails qui ne feroient que nous intéresser peu l'un et l'autre. Me voici donc dans la capitale, abandonné à moi-même, à ce goût du plaisir, ordinaireaux jeunes gens, sans être cependant détourné des devoirs de ma charge, que l'inclination autant que la probité m'engageoient à remplir. Les belles-lettres, les spectacles, le jeu, les femmes, partageoient les momens dont je pouvois disposer: il est vrai que ces amusemens laissoient dans mon coeur, un vide qui m'étoit insupportable; j'aurois voulu être moins indéterminé sur le choix; je cherchois à perdre une liberté qui ne répandoit chez moi que l'ennui, la langueur, le dégoût; je désirois un plaisir qui tînt de l'occupation; et c'est-là l'espèce de tourment attaché aux ames sensibles: il leur faut de ces passions décidées auxquelles leur avidité puisse toute entière se livrer, passions dont la jouissance, remplie à la vérité de douceurs et de charmes inconnus des coeurs vulgaires, est toujours rachetée par les suites les plus cruelles. Un goût particulier, ou peut-être ma destinée, (car je suis quelquefois tenté de croire qu'il est des ascendans qu'on ne peut surmonter) m'entraînoit fort souvent à la comédie italienne; il sembloit que mon coeur m'y portât malgré moi-même. Je vis enfin Agathe, et dès le moment, je fus frappé de ces coups qui décident les grandes passions, et se font ressentir au plus profond de l'ame; je fus enchanté, ravi, enlevé à moi-même; c'est alors que ce vide affreux fut comblé; je ne désirai, je n'aimai plus rien qu'Agathe; son image me suivit chez moi, par-tout, jusques dans mon sommeil; je la reportai le lendemain au même théâtre; j'y revis la maîtresse de mon coeur, car elle l'étoit déjà, et je ne me dissimulai plus que je l'aimois avec une ardeur inconcevable, quoique ce fût pour la seconde fois que je la visse, et qu'elle me fût d'ailleurs entièrement inconnue. De pareilles situations paroissent opposées à la vraisemblance, parce qu'il est très-peu d'ames qui éprouvent véritablement le pouvoir des passions, et sur-tout celui de l'amour. La plupart des hommes pensent et sentent foiblement: guidés par le seul esprit de comparaison, ils jugent toujours des autres d'après eux-mêmes; ils se font le modèle dont ils n'envisagent que des copies; de cette façon de voir naissent tant d'idées absurdes et bizarres, tant de mauvaises conséquences émanées de faux principes! Combien de gens ai-je entendu blâmer le personnage du chevalier Des Grieux, dans Manon L'Escaut! Ne cherchons point à nous regarder en autrui, et alors nous serons convaincus que la nature est aussi variée et inépuisable dans les caractères que dans les formes. Il y a peut-être une différence encore plus marquée dans les coeurs que dans les esprits. Il est nécessaire que je vous fasse le portrait de ma femme. Je vous l'avouerai, c'est-là où mon orgueil éclate, car je ne prétends point être tout-à-fait dépouillé d'amour-propre: il semble que je m'embellisse de ses charmes, que ses vertus soient les miennes; combien j'éprouve qu'on peut aimer plus que soi-même! Avec quel plaisir je vous tracerai ce tableau! Un mari, et un mari qui joint à ce titre les sentimens de l'amant le plus tendre, paroît un peintre suspect de flatterie; mais, j'ose vous l'assurer, je n'ai besoin que du seul talent de rendre la vérité au naturel. Agathe, à des traits assez réguliers, joint une taille tout-à-la fois noble et élégante; si on pouvoit la regarder sans se troubler, on ne diroit point qu'elle est un modèle de beauté; mais qu'elle fait sentir vivement, qu'elle réunit toutes les graces! Le charme respire dans toute sa personne; le moindre mouvement, la moindre parole, qui lui échappent, sont animés de cet intérêt si vif, si entraînant qu'on n'exprime point; son silence même vous parle, vous émeut; et quand ses beaux yeux noirs viennent à laisser tomber un regard, à le fixer... oh! L'enchantement... il n'est pas possible, il n'est pas possible de vous en donner une idée; on auroit mille coeurs, que ce regard vous les raviroit tous; et s'il arrive qu'une larme obscurcisse ces yeux enchanteurs... comment vous représenter leur empire, la passion, le feu dont ils m'ont enflammé pour la vie? Eh! Quelle douceur délicieuse ajoute encore à tant de charmes! La candeur de la plus belle ame est toute répandue sur sa physionomie; son esprit ressemble à son coeur, et son coeur est parfait; il y règne, il y domine un caractère de tendresse qui rend ses vertus si touchantes, si séduisantes, qu'elles suffiroient pour la faire idolâtrer. Je ne vous dirai rien de sa famille: son origine est connue; sans doute que l'infortune de son père fut extrême, puisqu'elle put réduire un homme de naissance à monter sur le théâtre, et à y entraîner ses enfans. Je cherchois avidement les occasions de me déclarer à Mademoiselle : le hasard, dirai-je favorable, puisque j'enveloppe dans ma perte une épouse que j'adore, le hasard m'offrit ce moment si désiré: je le saisis; je m'expliquai avec ce trouble qui accompagne toujours l'aveu d'un amour sincère; je crus observer dans les yeux d'Agathe le même embarras; elle m'a avoué depuis que son coeur penchoit déjà pour moi dès cet instant; on ne m'opposa que ces discours vagues et indécis, qui, sans donner lieu d'espérer, laissent du moins une incertitude consolante. Je voyois, je parlois tous les jours à la souveraine de mon coeur, et tous les jours, elle me devenoit plus chère; les premiers symptômes d'une passion se décèlent aisément par l'extrême crainte que l'on a de réfléchir; on ressemble assez à ces malades qui fuient tout ce qui pourroit les éclairer sur le principe du mal dont ils sont affectés. Je fermois les yeux sur le but où devoit nécessairement me conduire une tendresse aussi vive; je la regardois comme un simple engagement de coeur; cependant, plus je m'attachois à Mademoiselle , plus je me trouvois timide et respectueux. Depuis que je me suis rendu compte de ces impressions qui me paroissoient si étranges, j'ai senti que cette timidité, cette appréhension de déplaire à ce qu'on aime, ce soin, que, malgré soi, on semble prendre de sa vertu, étoient les marques évidentes d'un amour que j'avois ignoré jusqu'alors, et que la société ne manque pas de tourner en ridicule; mais qu'est-ce que la société pour un amant véritable? Tout lui est étranger; rien n'existe à ses yeux, que l'objet de sa passion, et il ne peut même avoir le mérite de lui faire des sacrifices, parce qu'il n'en connoît point auquel il attache quelque valeur. J'avois trouvé les moyens de m'introduire chez Monsieur , le père d'Agathe. Un jour que j'entretenois sa charmante fille avec plus de vivacité qu'à l'ordinaire, elle me fit asseoir à ses côtés, et me demanda de lui prêter quelques momens d'attention. Voici à-peu-près cequ'elle me dit. Aurois-je pu oublier cette conversation, puisqu'elle acheva de lui soumettre une ame qu'elle avoit déjà asservie? Vous avez cru sans doute, monsieur, que je connoissois tout le prix des sentimens que j'ai pu vous inspirer: vous ne vous êtes point trompé; je vous dirai plus: vous êtes le premier pour qui mon coeur s'est laissé prévenir; n'attendez pas que j'ajoute à cet aveu; apprenez que je suis moins jalouse de mériter votre amour que votre estime; daignez m'écouter. La mauvaise fortune de mon père nous a forcé de prendre l'état auquel le préjugé a le plus attaché d'humiliation. Il ne s'agit point ici d'examiner si ce préjugé n'est pas aussi barbare qu'absurde, si aux yeux de la raison, la profession de comédien est réellement méprisable, comment il se pourroit faire que l'organe des Corneilles, des Racines, des Molieres, des Marivaux, fût condamné à un juste avilissement; le théâtre ne pourroit-il pas devenir une école de moeurs? Et tandis que la nation élève en quelque sorte des autels et des statues aux sublimes auteurs de nos drames, cette même nation flétrira leurs interprètes d'un opprobre éternel, bizarre et odieuse inconséquence! Mais je ne prétends point, en ce moment, m'élever contre une injustice si révoltante; je fléchirai sous cette espèce de réprobation, contente de me plaindre en secret. Qu'il me suffise, monsieur, de vous dire que je me serois bien gardée de m'exposer aux suites cruelles de cette prévention tyrannique, si je n'avois eu à vivre que pour moi seule; j'aurois mieux aimé assurément mourir dans la dernière misère, que de monter jamais sur le théâtre: je n'ai vu que mon père, que ma famille, victimes de l'adversité: je me suis sacrifiée. Quand je suis abaissée aux yeux du public, j'ai recours à ma propre opinion: je rentre en mon coeur, et j'y trouve la consolation de n'avoir point à rougir devant moi; il me dédommage des jugemens d'autrui. Croyez-moi, monsieur, peu de personnes ont la force de se contenter de leur estime, parce qu'il en est bien peu qui la méritent. Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle; vous savez présentement de quelle façon je pense: ne me regardez donc plus comme une femme de théâtre, dont il vous seroit permis d'attendre quelque retour: regardez-moi comme la fille la plus à plaindre, la plus malheureuse, à qui son extraction est un nouveau sujet de chagrin, et qui peut-être auroit desiré faire votre bonheur et le sien, si le ciel m'eût laissée dans la fortune et dans la situation qui sembloient m'être dues... ah! Divine Agathe, m'écriai-je, en tombant à ses genoux: jouissez, jouissez de ces larmes que m'arrachent la tendresse, l'admiration... mon amour... vous venez de l'augmenter encore. Agathe, que vous avez de charmes! Que vous méritez d'être adorée de l'homme le plus sensible! Non, vous n'êtes point une comédienne: vous êtes une reine, ma souveraine, l'arbitre de ma destinée; eh! Que m'importe à moi l'opinion du monde entier? Qu'il ignore vos graces, vos vertus; que tant de charmes ne soient connus que de moi, que de moi seul; vos malheurs, votre état, loin de vous dégrader, vous élèvent à mes yeux, vous donnent de nouveaux droits sur mon coeur; seroit-il possible que j'eusse obtenu un sentiment de la femme la plus adorable?-un sentiment, monsieur... ayez pitié de ma foiblesse... j'ose vous demander une grace.-une grace, divine Agathe, une grace!Ah! Parlez, parlez: ordonnez: si ma vie...-ce n'est point un tel sacrifice que j'exige... j'ai peine, monsieur, à m'exprimer, il en coûte à mon coeur! ... je suis aussi à plaindre que vous! Mais je ne crois point m'abuser... j'attends tout de votre générosité; m'en refuseriez-vous la preuve la plus éclatante? Soyez le premier, oui, je vous en conjure, soyez le premier à m'aider à triompher d'un penchant qui ne peut qu'être funeste à tous deux; vous m'aimez... je puis vous le dire pour la première et la dernière fois... à ce mot, Agathe laisse échapper des pleurs.-vous pleurez, femme céleste!-ah! Monsieur, ces larmes... ces larmes ne vous en apprennent que trop: vous n'êtes pas le seul... j'aime aussi... sans doute, sans doute nous étions faits l'un pour l'autre: le sort nous désunit: il faut nous soumettre à sa tyrannie. Je ne suis enfin qu'une malheureuse femme de théâtre, et vous, monsieur, vous occupez un rang dans ce monde qui m'est si contraire, si odieux! C'est assez m'expliquer... si je vous suis chère, ne vous montrez plus à ma vue, et laissez-moi... abandonnez-moi à ma déplorable destinée; oui, ma destinée est la plus triste, la plus digne de pitié...elle n'a pas achevé ces mots, qu'elle sort de l'appartement avec précipitation: je vole sur ses pas; je voulois qu'elle lût dans mon coeur tout l'amour dont elle l'avoit pénétré; je la trouve au milieu d'une société qui venoit d'arriver chez son père; ma tristesse, mes regards toujours attachés sur elle, les soupirs qui m'échappoient, malgré la retenue que je m'étois imposée, rien ne fut capable d'engager Agathe à m'adresser une seule parole; je n'en pus même obtenir un coup-d' oeil. De retour chez moi, je me livrai à toute la violence d'un sentiment qui s'étoit emparé de mon ame entière; hélas! Je ne voyois, je n'écoutois plus que l'amour! Pour un moment où je me condamnois, qu'il y en avoit où je me justifiois, et même où je m'applaudissois! Le trait étoit enfoncé trop avant: il n'étoit plus possible de le retirer. Victimes infortunées des passions, c'est dans les premiers jours, au premier instant que vous en ressentez la plus légère atteinte, c'est dans ce moment qu'il faut vous armer sans pitié contre vous, et sur-tout vous hâter de fuir l'objet qui va vous subjuguer; aucun ménagement avec votre foiblesse; déchirez votre coeur; effacez, anéantissez jusqu'aux moindres ressouvenirs. J'étois bien loin d'écarter une image trop funeste... qu'allois-je dire? La cause de mes malheurs a fait le charme de ma vie. Quoi! Répétois-je sans cesse au fond de mon coeur, Agathe réunit toutes les graces, toutes les vertus, et il me sera défendu de l'aimer! Un seul nom, le nom de comédienne lui ôte-t-il sa beauté, cette ame remplie des plus hauts sentimens, digne des adorations... ah! Grand dieu! C'est dans cette ame que je retrouve ton image! Ce seroit une sorte de devoir pour moi d'être insensible, injuste, barbare, parce qu'il a plu au caprice et à la noire ingratitude des hommes, d'abaisser un état qui contribue à leurs plaisirs! Les cruels! Porter jusques-là l'excès de leur férocité! Et je partagerois leurs travers, leur bizarrerie atroce! Qu'ai-je besoin de leur jugement? La vérité n'est-elle pas indépendante de leur coupable prévention? Le mérite n'a-t-il pas sa valeur réelle? Puis-je me cacher que Mademoiselle * doit obtenir mon estime et mes respects; oui, mes respects, tous les témoignages de cette considération personnelle,la seule qui ait quelque prix... une semblable maîtresse... sera mon épouse: ce nom lui est dû, et... c'est encore peu, c'est encore peu. Je m'arrêtois à cette idée, que bientôt combattoit une espèce de murmure qui s'élevoit en moi: -être le mari d'Agathe, d'une actrice! Eh! Que diroient mes parens, ma ville, Paris, le monde entier? ... ce qu'ils diroient! ... pardon, femme divine: je t'offense, je m'outrage moi-même. Qui rend donc si méprisable cette profession de comédien, si ce n'est la bassesse de l'extraction ou plutôt des moeurs de quelques-uns d'entr' eux? Qu'ils aient une conduite intacte, et on sera forcé de leur accorder cette estime, le salaire des honnêtes citoyens. Agathe est le sentiment, la vertu même; sa naissance ne diffère guères de la mienne; je ne puis accuser que l'adversité qui l'a réduite à des extrémités si cruelles! Et elle en doit être plus belle à mes yeux, plus chère à mon coeur. L'infortune n'ajoute-t-elle pas un nouvel éclat à la beauté et au mérite? Ne sommes-nous pas liés par une obligation tacite de les venger du malheur? Oui, c'est pour moi une nécessité d'aimer, d'adorer Agathe, de la replacer dans la société au rang qui lui appartient: voilà mon véritable devoir. Le commun des hommes me blâmera: que me fait le bourdonnement de cette populace, qu'on ne doit seulement pas appercevoir? Existe-t-elle pour l'individu qui ose se servir de sa pensée, voir et juger par lui-même? La classe si bornée des véritables honnêtes-gens, des esprits dégagés de l'imbécillité vulgaire, approuvera mon choix, et leur opinion me suffit; c'est celle-là qui doit affermir la mienne. Quand mes parens connoîtront Agathe, ils reviendront de l'erreur commune, ils la remettront dans tous ses droits, ils auront mes sentimens. Enfin, il n'y a qu'elle seule qui puisse me rendre heureux, il n'importe à quel prix; le bonheur n'est-il pas au-dessus de tous les préjugés? N'est-il pas tout? Et l'époux d'Agathe est assuré de le goûter. Que me sont mes parens, mes sociétés, les hommes, ma patrie, la terre, la terre entière, quand je ne vis que pour une femme qui doit me faire tout oublier? De telles dispositions, monsieur, vous annoncent aisément qu'au lieu de chercher à guérir ma blessure, j'employois toutes mes forces à la rendre encore plus profonde et plus incurable. La solitude prête un nouvel empire à l'amour; je m'enivrois, je m'abreuvois à longs traits du poison que je me préparois moi-même. Emporté par une multitude d'impressions qui se combattoient, je me décidai à porter mon trouble aux pieds d'Agathe. Je cours chez elle: j'apprends qu'elle venoit de sortir; on me remet une lettre de sa part; je l'ouvre avec une impatience inexprimable; je la dévore des yeux; qu'ai-je lu? " j'ai prévu, monsieur, que nous serions trop foibles l'un et l'autre pour suivre ce que la raison, ce que le devoir nous ordonne. J'ai cru avoir besoin d'emprunter contre moi-même des armes qu'il me seroit impossible de repousser: j'en ai trouvé. J'ai tout avoué à mon père: il sait tout, monsieur, il sait tout, que je suis la plus malheureuse... mais je ne vous écris point pour vous entretenir de mes peines... il ne m'est donc plus permis de vous voir. Disposez de votre coeur en faveur d'une autre: sans doute qu'il la rendra heureuse; je n'exige de vous que la continuation de votre estime, et c'est l'unique sentiment auquel je puisse répondre. Croyez que j'ai renoncé pour jamais à l'amour " . Où est-elle, m'écrié-je? Où est-elle? Que je lui parle! Que je meure à ses pieds! Que je lui écrive du moins, si sa présence m'est interdite! Voici ma lettre: " vous avez donc résolu de me rendre le plus malheureux des hommes? Quoi! C'est vous que j'adore, vous ne pouvez vous le cacher, et vous m'aimez assez peu pour chercher tous les moyens de ne plus nous voir? De ne plus nous voir! C'est vous qui m'annoncez cet arrêt, qui voulez ma mort! Avez-vous bien pensé... non, je ne vous obéirai point, je ne vous obéirai point; j'irai ce soir à vos genoux, fût-ce à la face de toute la terre, vous redemander un amour qui m'est dû; vous ne sauriez me le refuser sans être la plus barbare et la plus injuste des femmes! Vous avez tout dit à votre père? Cruelle! Vous ne lui avez pas tout appris: il en saura bien davantage de ma propre bouche; et je me flatte, je suis convaincu que, lorsqu'il sera instruit de mes intentions,il aura moins d'inhumanité que vous. C'est Agathe qui me déchire le coeur! Ah! Vous aurez pitié de mes tourmens: ils sont inconcevables " . Je chargeai un domestique de rendre ce billet à Mademoiselle , aussitôt qu'elle seroit de retour. Une affaire importante, que mon devoir me pressoit de terminer, m'arracha de ce lieu si cher à ma tendresse; c'étoit la demeure, le temple de ma divinité, et tout m'y parloit d'elle. Je ne tardai point à voler à la comédie; le premier objet qui frappe mes yeux, est la maîtresse de mon ame; quels mouvemens je sens à sa vue! Peuvent-ils s'exprimer? J'allois me précipiter à ses genoux; Agathe s'apperçoit du désordre où j'étois: elle me jette un regard qui m'avertit d'être plus circonspect; elle n'eut pas quitté la scène, que je courus à sa loge. Que voulez-vous, me dit-elle, d'une voix incertaine et tremblante?-ce que je veux, ma divine maîtresse? ... t'aimer, t'adorer, t'idolâtrer, mourir d'amour à tes pieds.-monsieur! ... monsieur, de grace, relevez-vous, si l'on vous surprenoit dans cette situation...-ah! Que tout Paris, que tout le monde me voie à tes genoux! Que tous ces hommes soient témoins de mes transports: s'ils te connoissoient, adorable Agathe, ils tomberoient prosternés devant toi; sais-tu bien que tu m'as percé de mille coups, que tu as porté la mort jusqu'au fond de mon coeur? Qu'as-tu fait? ô ciel!-mon devoir, monsieur... il faut nous y résoudre: oubliez-moi, oubliez-moi, et... que je sois la seule infortunée... je n'eus pas le temps de répondre; elle rentre sur le théâtre; je suis prêt à l'y suivre, et à lui renouveler, en présence du public, des sermens que je lui avois déjà faits tant de fois. Que de mouvemens différens m'agitoient, me déchiroient! Qu'alors, dans la pièce qu'on représentoit, je trouvai le personnage de l'amant, froid, insipide, ennuyeux, oh! Bien éloigné de la vivacité, de l'ardeur de mes sentimens, de mes transports! Que l'art est au-dessous de la nature, et quelle distance prodigieuse de la feinte à la réalité! Enfin le spectacle finit; je cherche Agathe: elle s'étoit dérobée à mes yeux; je sors de la comédie; je l'apperçois de loin qui rentroit chez elle; j'y vole, elle m'échappe, et monteà son appartement: je la poursuis, je me précipite à ses genoux; mes regards ne vont chercher que les siens. Ce ne fut qu'un moment après, que j'apperçus son père à ses côtés; je demeure immobile d'étonnement; il témoigne la même surprise. Ma démarche, monsieur, lui dis-je, revenu de mon trouble, n'a rien qui puisse vous offenser, ni vous, ni mademoiselle votre fille: sans doute que vous n'ignorez pas à quel point je l'adore? Eh! Me seroit-il possible de cacher un amour si violent? Mais cet amour... je respecte votre fille autant que je l'aime; oui, monsieur, la vertu ne sera jamais blessée d'une passion que je ne puis plus contenir... sachez, sachez... je suis prêt à lui donner un nom, si elle veut l'accepter, si vous daignez... on m'interrompt:-monsieur, ayez la bonté de vous relever: une pareille situation ne vous convient pas. Ce que vous venez de me proposer, mérite une explication réfléchie...-oh! Dès l'instant, monsieur, dans la minute; chaque moment où je retarde le bonheur de ma vie, est un siècle de tourmens pour ce coeur... personne n'a jamais aimé comme moi, avec autant d'ardeur, de pureté... vos occupations vous permettroient-elles de m'entendre? C'est à moi, monsieur, répond Monsieur , à vous demander cette grace; asseyez-vous, je vous prie; et vous, Agathe, laissez-nous. Il reprend: je ne doute pas, monsieur, de votre tendresse pour ma fille; j'aime même à croire que vos vues sont légitimes et conformes à la probité; je ne saurois penser autrement d'un homme de votre naissance; la bonne éducation accompagne ordinairement l'avantage de la noblesse, et tout, à ce sujet, doit vous avoir éclairé, j'ose le dire, sur vos devoirs; c'est le comble de la bassesse et de la perversité de jouer le rôle de séducteur. Vous ne devez pas ignorer, monsieur, à quel point l'honneur m'est cher. D'ailleurs, la vertu d'Agathe me rassure contre toutes les craintes que je pourrois concevoir: je suis bien certain qu'elle ne sauroit entendre que des propositions honnêtes et avouées de sa famille. Nous sentons, monsieur, tout l'éclat qu'une alliance telle que la vôtre répandroit sur nous; mais vous avez des parens...-oui, monsieur, j'ai des parens qui m'aiment, qui voudront faire mon bonheur,qui seront les premiers à me presser d'être heureux; c'est de vous seul que dépend aujourd'hui mon sort. Il réplique: monsieur, vous êtes jeune, vous êtes vif, vous aimez. Pardonnez-moi, si je vous parle avec cette franchise: je vous crois très-capable de réfléchir; mais à présent vous n'êtes rempli que de votre passion; mon âge et mon expérience me donnent des lumières qui, sans doute, vous manquent. Lorsque nous aimons, nous imaginons que nos parens, nos amis, tout ce qui nous entoure, doit prendre notre façon de penser et de sentir; nous ramenons tout à notre coeur; j'ai moi-même été la victime d'un égarement semblable: c'est ce qui me fait espérer que mes conseils pourront avoir quelque force sur votre esprit. Peut-être, monsieur, votre famille n'auroit-elle pas rougi autrefois de s'allier à la mienne; mais les temps sont changés! Et à ce mot, il lui échappe un profond soupir. Il continue d'un ton pénétré: soyez persuadé, monsieur, que je ne m'aveugle point sur mon triste état; c'est peut-être, graces à l'aveuglement et à l'injustice de la société, le dernier et le plus désagréable; on est convenu qu'entrer dans la famille d'un comédien, c'étoit contracter une espèce de déshonneur, et ni vous, ni moi, ni un petit nombre de gens qui osent juger sainement des choses, ne viendront à bout de détruire ce malheureux préjugé: c'est dans votre pays, sur-tout, qu'il a plus d'empire; tous vos gens de lettres qui, en quelque sorte, sont au rang de vos législateurs, perdent leur temps à se consumer en vaine réclamation: l'opinion générale l'emporte. On l'a dit: cette opinion est la reine, ou plutôt le tyran du monde, et, l'on est forcé de lui céder. Il ne faut donc point nous le dissimuler: messieurs vos parens s'opposeront à ce mariage, et vous savez que ce n'est qu'à cette condition...-assurément, monsieur, je n'ai point eu d'autre projet; cette union fait toutes mes espérances. Soyez mon propre juge, repart vivement le père d'Agathe; décidez, monsieur, que dois-je faire? Que doit faire un père qui chérit plus encore son honneur que sa fille; je m'en rapporte à votre probité.De grace, monsieur, m'écrié-je, écoutez-moi... écoutez-moi, mon père, car le père d'Agathe est le mien; je vous l'ai dit: je suis cher à mes parens, ils aiment la vertu: ils aimeront votre fille; ils ne pensent point comme les autres hommes; ils ne sont pas soumis à ces vils préjugés, les despotes des ames vulgaires; ils savent reconnoître la beauté, les sentimens dans quelqu'état qu'ils les trouvent... ils me rendront heureux, n'en doutez point; je vais leur ouvrir mon ame toute entière; je ne vous demande que le temps de leur écrire, et de recevoir leur réponse... elle me sera favorable, elle me sera favorable, n'en doutez point: jusqu'à ce moment, monsieur, laissez-moi vivre, que je voie la divine Agathe, que l'entrée de votre maison ne me soit pas interdite... Agathe vient à rentrer dans l'appartement pour annoncer à son père l'arrivée d'un de leurs parens: je cours à elle: mademoiselle... monsieur votre père permettra que je vienne à vos pieds jusqu'à l'instant où je recevrai une lettre... j'en suis assuré: mon père, ma famille... ils donneront tous leur consentement à notre mariage; je serai l'époux de l'adorable Agathe. Monsieur * voulut bien se rendre à ma prière: j'obtins la permission de voir, d'adorer tout ce que j'aimois, jusqu'à l'époque qui, selon le père de Mademoiselle , devoit être prochaine. Ce jour fut un des plus beaux de ma vie; je regardois déjà l'objet de mon amour avec les yeux d'un mari; eh! Que la tendresse d'un époux est bien au-dessus de celle d'un amant! C'est une passion douce et tranquille, dont on savoure à longs traits les délices; c'est un amour qui a tout le charme, toute la solidité, toute la constance de l'amitié. J'ai éprouvé depuis que les vrais plaisirs sont ceux que l'on goûte sans remords; un engagement sacré peut seul remplir tous les voeux de l'honnête homme. Qu'on est heureux lorsque le bonheur est d'accord avec la vertu! Je me livrois d'avance à l'enchantement de cette suprême félicité; je sentois toutes les douceurs d'un si délectable avenir: il me devenoit présent. Je me retire chez moi dans cette ivresse délicieuse; à peine me trouvé-je seul, que le fantôme enchanteur commence à décroître; chaque moment faisoit perdre des traits à ma séduisante illusion; la perspective me rioit en vain: peu-à-peu tout s'effaçoit. Que les objets vinrent à me frapper sous un point de vue bien opposé! Plein de l'égarement de ma passion, j'avois envisagé cette union comme susceptible de l'exécution la plus facile: je commence à entrevoir des obstacles; ils se montrent, ils se multiplient à mes yeux, qui sont moins fascinés; je reconnois, avec une sorte de frayeur, l'invincible barrière élevée entre Mademoiselle * et moi; en effet, comment se flatter que mes parens consentiroient à ce mariage? L'ai-je pu dire? L'ai-je pu penser? Je l'avouerai à ma honte, il y avoit des instans où ce nom de comédienne... moi-même, moi-même je cédois au préjugé; j'étois aussi foible, aussi injuste que cette société, dont un moment avant, je rejetois les erreurs grossières; devons-nous donc nous étonner que les hommes soient si asservis à l'opinion générale, puisque la passion la plus forte et la plus séduisante a de la peine à en triompher? Enfin j'ai pris la résolution d'écrire à mon père; lorsque je suis arrivé à ce qui sans doute étoit l'objet de ma lettre, que je viens à vouloir parler d'Agathe, ma plume semble s'arrêter malgré moi; je cherche des expressions; je n'en trouve point qui puissent adoucir aux yeux paternels un aveu qui, à coup sûr, révolteroit toute ma famille, au seul nom d'Agathe... hélas! Il auroit fallu avoir mes yeux, mon coeur, et il ne m'étoit pas possible de me cacher qu'au premier mot relatif à un tel engagement, mes parens de concert s'éleveroient contre une victime malheureuse de la plus violente passion; il m'échappe un torrent de larmes, et je remets à entretenir mon père de mes sentimens dans une autre lettre, espérant que j'aurois plus de force, ou que les obstacles s'applaniroient; voilà comme on s'en impose à soi-même; le moyen de ne pas tromper autrui, quand on réunit tous ses efforts pour s'abuser! Je laissois mes voeux s'égarer dans un avenir agréable; je m'abandonnois au temps, et j'en attendois des espèces de miracles: en un mot, j'étois déterminé à fermer les yeux sur tout ce qui pouvoit me contrarier ou m'alarmer. Je portai cependant le lendemain chez Mademoiselle * un fond de rêverie qui ne m'étoit point ordinaire, et qu'il m'étoit impossible de maîtriser: elle s'en apperçut: une amante a de la pénétration, et saisit jusqu'aux moindres mouvemens. Vous me paroissez, me dit-elle, plongé dans une mélancolie que vous ne sauriez vaincre! ... ah! Monsieur, vous allez faire votre malheur et le mien: vous avez conçu un projet... n'attendez aucun succès; tout m'annonce que je ne dois rien espérer... croyez-moi, monsieur, il est encore temps: ne nous voyons plus, ne nous voyons plus... que dites-vous? Ma chère Agathe? Eh! ... d'où naissent des soupçons si cruels? Rassurez-vous, ma divine maîtresse; nous méritons d'être heureux, nous le serons... tes yeux... ils se couvrent de larmes! Tu m'arraches la vie! Ces yeux charmans, ces yeux que j'idolâtre sont-ils faits pour être ternis de pleurs? Demande plutôt tout mon sang... c'est vous qui les faites couler, interrompt Mademoiselle , en se livrant à sa douleur; oui, je prévois le sort, le sort affreux qui nous menace! Vos parens ne consentiront jamais à cette alliance; j'aurai le chagrin de vous avoir attiré leurs reproches et peut-être leur indignation. Quelle seroit, ô ciel! Ma destinée! Je vous le répète encore, monsieur: si vous m'aimez, ne vous obstinez point à vous perdre: j'aime mieux... mourir de désespoir que de vivre et vous posséder à un semblable prix! Et, en achevant ces mots, ses larmes, redoublèrent. Que les pleurs donnent d'empire à la beauté! Aussi, la poésie, qui n'est autre chose que la nature dans son énergie sublime, s'est-elle attachée à nous représenter Ariane abandonnée dans l'isle de Naxos, triomphant, par ses larmes, de la fierté d'un dieu. Je tombe aux genoux d'Agathe; je couvre ses belles mains de baisers et de pleurs; quelles voluptés! Il est donc des peines qui ont leurs charmes, leurs transports, leurs délices! Ah! Sans doute c'est pour les ames sensibles que la source des plaisirs est inépuisable! Quelques jours se passèrent dans cette espèce de léthargie; je tremblois de fixer les yeux sur l'avenir; je me livrois tout entier à une sorte d'enchantement, dont un coup de foudre devoit me retirer: je reçois une lettre de mon père: qu'ai-je lu, ô dieu! Mon père irrité contre moi m'accabloit de menaces, donnoit un libre cours à son emportement, me reprochoit ma mauvaise conduite, et sur-tout mon commerce scandaleux avec les filles de théâtre; il ajoutoit qu'il avoit l'oeil ouvert sur mes moindres actions, et qu'il prendroit des mesures nécessaires pour me rappeler à mon devoir; il finissoit par m'ordonner de ne jamais revoir Mademoiselle . Ne jamais revoir Agathe! Agathe que j'aime plus que ma vie! Ce fut-là le seul mot qui pût m'échapper, le seul sentiment où mon coeur s'anéantît. Je restai près d'une demi-heure sur ma chaise, les bras croisés, stupide, accablé sous le poids de ma douleur, noyé dans un torrent de larmes! Je me relève avec impétuosité:-il ne me reste plus qu'à mourir. Je n'ai point d'autre parti à prendre, d'autre espérance. Hé! Me seroit-il possible de vivre sans Agathe? Non, mon père... non, cruel! Je ne puis vous obéir... je ne vous obéirai point. Venez... me déchirer ce coeur... mon père... Agathe! Agathe... je succombe à mon désespoir. Je me promenois à grands pas; je m'arrêtois; je levois les yeux au ciel; je retombois sur ma chaise; j'étois étouffé par mes sanglots. Ma porte s'ouvre: qui s'offre à ma vue? Monsieur De , mon oncle, qui me surprend la lettre de mon père entre les mains, et dans la situation d'un homme prêt à exhaler le dernier soupir: sa présence achève de m'accabler, je ne m'attendois point à une pareille visite: je croyois mon parent à . ô dieu, me dit-il, dans quel état êtes-vous, mon neveu et vous voilà à la mort!-sans doute, je touche à ce moment où toutes les peines, tous les tourmens finissent, et il ne viendra point assez tôt! Mon père à l'instant m'écrit... mon oncle m'interrompt: je sais tout; et c'est-là le sujet de vos chagrins! Je ne vous cacherai pas que je viens à Paris, de la part même de mon frère; il est informé de vos moindres démarches; votre mauvaise conduite, en un mot, lui est connue; vous l'allez porter à des extrémités... oubliez que c'est un parent, un second père qui vous parle ici: ne voyez en moi qu'un tendre ami qui pleure sur votre sort. Y pensez-vous bien, mon cher neveu? Convient-il à un homme de votre naissance, à un magistrat de s'exposer tous les jours en spectacle, sur un théâtre, de rendre tout un public témoin d'extravagances, dont vous devriez même rougir en secret? Vous voulez donc déshonorer votre famille, vous qui étiez destiné à lui servir d'ornement et de consolation? Ce n'est pas le fruit que vos premières années nous promettoient! ... ah! Mon pauvre *! Tu sais que je t'aime comme mon propre fils, si tu voyois les larmes que tu coûtes à ta malheureuse mère! Ton père assurément en mourra de douleur! Mon cher fils, il est encore temps: ils t'ouvrent leurs bras, tu peux tout réparer... tu pleures! Ah! Tu reconnois ta faute; le repentir... il entre dans ton coeur, ne le repousse pas, ne le repousse pas; songe que toute ta famille te redemande à toi-même, reviens d'un honteux égarement; ne vois plus cette misérable actrice... le bruit s'est répandu que tu voulois l'épouser... seroit-il possible? à ce nom de misérable actrice, je sors de ma profonde léthargie, comme un homme qui, frappé d'un coup mortel, s'éveilleroit en sursaut:-arrêtez, monsieur, n'outragez point la vertu; respectez Agathe; ne la confondez pas avec la plupart de ses semblables; si vous la connoissiez, peut être applaudiriez-vous à mon choix, ou du moins vous me plaindriez... quoi! Vous aussi, monsieur, vous pensez ainsi que le reste du vulgaire? La vertu ne mérite-t-elle pas nos égards, dans quelque abaissement qu'elle soit plongée? Vous verrez Agathe: vous aurez mes yeux, mon coeur... eh! Quand je l'épouserois! ... l'épouser, interrompt mon oncle avec colère! Malheureux! Toi! épouser une fille de théâtre! Connois-tu bien la bassesse de ces sentimens? Sais-tu que les derniers des hommes rougiroient d'une pareille alliance, et tu peux m'avouer à moi ce projet insensé, sans expirer de honte! Tu sembles même tirer vanité de ton opprobre! ... fils indigne de ton père! Va, je t'abandonne à toute sa fureur; renonce... n'attends de lui d'autre bien que sa malédiction; il sera informé de tout; il saura que mes remontrances, mes sollicitations, mes prières ont été vaines, que son fils trop coupable persiste dans son odieux dérèglement, qu'il a juré de nous déshonorer tous... qu'il vienne donc lui-même et punir... oui, m'écrié-je, en me précipitant aux genoux de mon oncle, et en lui découvrant mon sein, oui, que mon père, que vous, que toute ma famille réunie accoure ici me percer de mille coups, m'arracher, me déchirer ce coeur qui, jusqu'au dernier soupir, n'aimera, n'adorera qu'Agathe; je vous le dis à vous même: je le dirois à mon père, à mes parens rassemblés, à tout l'univers: qu'on m'ôte mes biens, ma liberté, le jour: Agathe est tout pour moi.Il est inutile de vous abuser: je ne saurois vivre qu'avec de tels sentimens; allez, rapportez à mon père ce que vous avez vu, ce que je vous ai déclaré; irritez tous les hommes, le ciel même contre moi; mon sort est décidé. J'attends tous les malheurs, et... mon coeur ne changera point. C'est donc là, reprend mon oncle d'une voix attendrissante, la réponse que j'ai à donner à ce trop malheureux père! ... enfant dénaturé! Je vais lui porter, de votre part, le poignard dans le sein. C'est son fils, ce fils qu'il aimoit si tendrement, qui devroit être l'appui de sa vieillesse, qui devient aujourd'hui son ennemi, je dirai plus son meurtrier, car vous ne doutez pas que cette nouvelle ne le fasse mourir... adieu; oubliez que vous avez un père, une mère, une famille entière que vous accablez de douleur; livrez-vous à votre indigne amour; déshonorez-vous... vous ne me reverrez plus; non, je ne résisterai point à de pareils coups. Mon oncle laisse échapper quelques pleurs, il veut sortir: je cours après lui:-c' est moi; c'est moi qui vous arrache des larmes! Vous ne me quitterez pas, mon cher oncle; vous ne m'abandonnerez point; vous ne me laisserez point au plus affreux désespoir. Ayez pitié d'un malheureux qui meurt de son amour, de sa douleur, de tous les supplices; mon coeur... mon coeur est déchiré! Je causerois le moindre chagrin à mon père! Hélas! Le ciel m'est témoin que je répandrois jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour lui. Qu'il me prive de ses biens: je ne veux que sa tendresse; mes volontés, mon âme, mes jours lui appartiennent. Parlez: vous êtes mon ami, mon consolateur, un autre père pour moi; ordonnez: que faut-il que je fasse? Les sanglots me suffoquoient; je m'étois rejeté aux pieds de mon oncle; je lui serrois les mains; quels combats! Quelle violente agitation dans tous mes sens! L'instant de la mort ne peut être plus terrible. Ce qu'il faut que tu fasses, repart mon parent avec amitié? Je suis bien éloigné d'être insensible à ta situation: je te plains; oui, j'entre dans ton coeur; je sens à quel excès les passions peuvent nous égarer sur nos devoirs: mais il faut te sacrifier toi-même, t'arracher à ton indigne penchant, être ton premier juge, ton premier ennemi, en un mot, renoncer pour jamais à voir... j'interromps: c'est d'Agathe que vous voulez me parler? Passer un jour sans attacher mes yeux sur les siens! Quand je vous le promettrois, je n'aurois point la force... oh! Je trahirois ma promesse; et quel horrible sacrifice me demandez-vous? Ne plus la voir! La trahir! Cesser de l'aimer! Je vous le répète, monsieur: plutôt mille fois perdre la vie; oui, tout mon sang est prêt à couler pour ma famille, mais me séparer... je me meurs à cette seule idée. Eh bien, me dit mon oncle, avec un ton mêlé de colère et de hauteur, puisque la douceur, l'amitié ne peuvent rien sur ce coeur opiniâtre, puisque vous êtes si peu sensible à l'amour de vos parens, je vais employer l'autorité qu'ils m'ont donnée. Apprenez que votre père vous attend à , que dès cet instant, il faut quitter Paris, et sans espoir de retour; mes domestiques sont là-bas avec une chaise de poste à deux places; gardez-vous de désobéir. D'ailleurs la résistance serait inutile; il ne vous reste plus qu'à me suivre, et tout-à-l' heure. Que de coups de poignard à la fois! Quelle révolution subite j'éprouve! Je ne puis la soutenir: je tombe sans connoissance aux pieds de mon oncle; ses domestiques montent; on prépare tout ce qui étoit nécessaire pour ce voyage projeté: j'ouvre les yeux; j'envisage l'appareil de mon malheur; on s'empressoit cependant à me rendre l'usage des sens: eh! Pourquoi, disois-je d'une voix expirante, me rappeler à ce jour que je déteste? Quels funestes secours me prodiguez-vous? Eh! Mes amis, laissez-moi expirer; par pitié, donnez-moi la plus prompte mort. (j' aperçois mon oncle qui sembloit me regarder avec compassion): ne démentez point votre barbarie; oubliez, oubliez que je suis de votre sang... viens, cruel, me percer le coeur; tu veux m'arracher à une femme qui mérite tous les hommages... non, je ne vous suivrai point: je reste ici, ici... ne craignez point de m'immoler, mais je ne fais point un pas... vous oseriez me résister, interrompt mon oncle agité de fureur? Nous verrons; il ne vous manque plus que cet excès d'audace; peut-être serez-vous assez dénaturé pour vous mesurer avec moi!-que dites-vous? ô ciel! Me croyez-vous assez aveuglé? Mon oncle, c'est à vous, c'est à vous de m'ôter la vie.-allons, monsieur, point de retardement; sortons.-de grâce, un moment, je vous en conjure, par mes larmes, par l'humanité, accordez-moi quelques instans: que du-moins j'écrive à Mademoiselle *! Qu'elle sache...-je ne vous écoute plus; j'ai eu trop de complaisance; je le répète: il faut, tout-à-l' heure, me suivre; sur-tout, que je n'entende jamais sortir de votre bouche ce nom qui m'indigne; laissons-là cet objet d'une passion insensée: et aussitôt il donne ordre aux domestiques d'aller ouvrir la chaise de poste. C'est alors que la fureur, la tendresse, l'épouvante s'emparent de moi: je me sens dévoré de toutes les passions; je n'avais jamais tant adoré Agathe, et peut-être j'allois la perdre pour toujours. Agathe m'alloit soupçonner de trahison ou d'inconstance, et l'on me refusoit jusqu'à la foible consolation de lui apprendre ma funeste catastrophe! Je veux répliquer: oui, je vous le demande au prix de mon sang même, au nom de la tendresse que vous m'avez témoignée jusqu'à ce jour, au nom de l'humanité, vous dis-je, daignez m'accorder la liberté d'écrire un mot, un seul mot à Mademoiselle . Bien loin de répondre, on ne m'écoute seulement pas; alors je cède à mon désespoir:-ah! Cruel! à quelles extrémités me réduisez-vous? Je ne vous connais plus, je ne vous connais plus... ne puis-je me venger, et punir en vous mon persécuteur,mon assassin? Oui, vous l'êtes, parent dénaturé; oui, vous me faites souffrir tous les tourmens; vous m'arrachez la vie! ... barbare! La douleur préviendra tes coups; je sens... que je me meurs; je retombe dans une nouvelle défaillance. Mes yeux se r'ouvrent; je me trouve dans une chaise de poste; on avoit profité de ma situation pour me transporter dans la voiture, aux côtés de Monsieur De : nous avions déjà fait quelques lieues: j'ai quitté Paris, m'écrié-je, Paris, le séjour d'Agathe! J'en suis séparé, et chaque instant, chaque instant m'en éloigne peut-être pour toujours! Je ne verrai pas aujourd'hui Agathe? Je ne la verrai pas demain! Je ne la verrai jamais, jamais! On a décidé ma mort... j'irai l'attendre à ses pieds. Je veux m'élancer de la chaise de poste: mon oncle appelle ses domestiques: on s'oppose à mes efforts. ô le plus inhumain des hommes, dis-je à mon oncle! Tu ne jouiras pas long-tems du spectacle de ta barbarie! Penses-tu me conduire au-devant du coup dont je suis menacé, offrir ta victime vivante à mon père? Tu ne vas lui porter que mon cadavre, n'en doute point: j'expire en ce moment de mille morts; ah! Mon père, mon père, vous aurez quelque pitié de votre malheureux fils, quand vous saurez que c'est vous qui l'avez fait mourir! Nous descendons enfin à une hôtellerie, située sur le chemin de la capitale: mes yeux se tournoient sans cesse vers Paris: mon âme y étoit toute entière. Je me remplissois de l'image de Mademoiselle De , de son inquiétude, lorsqu'elle ne me verroit point; peut-être alloit-elle me croire coupable d'inconstance, de perfidie; moi, perfide! Moi qui l'adorois plus que jamais, qui aurois donné tout le cours de ma vie pour un moment où il m'auroit été permis de voler à ses genoux, et d'y mourir de mon amour. à cette idée, je versois un torrent de larmes; j'étois dans le délire de la fureur: je parlois d'attenter à mes jours. Je repoussai avec emportement la nourriture que mon oncle m'engageoit de prendre; il paraissoit touché de mon état. Je suis fâché, me dit-il, d'avoir été obligé d'en venir à ces extrémités; mais tu dois n'en accuser que ton obstination: voilà la source de tes malheurs et de tes fautes. écoute un instant la raison: qu'elle te rende à toi-même! Songe que tu vas revoir un père tendre, une famille qui te chérit. Mon frère oubliera, en te voyant, tous les sujets de reproche qui s'élèvent contre toi: ne te laisse point abattre... vas, j'ai connu comme un autre l'empire des passions: l'absence et le tems guérissent ces sortes de maux.-que j'oublie Agathe! Que son image ne se grave pas chaque jour plus profondément dans mon coeur! Ah! ... vous n'avez pas aimé, vous n'avez pas aimé. ô dieu! Parent dénaturé, vous m'avez séparé de tout ce que j'adore... mon oncle, encore une fois, ayez compassion d'un infortuné qui n'implore qu'une faveur, qu'une grâce que vous ne sauriez lui refuser, sans être le plus dur des hommes: souffrez que j'écrive à la maîtresse de mon âme; oh! Ce ne sera qu'un seul mot, je vous en donne ma parole; qu'elle sache seulement... que j'expire pour elle. Mon oncle fut inexorable; il sentoit trop bien qu'écrire à Mademoiselle , c'étoit encore irriter ma douleur, au-lieu de l'adoucir, et que tout ce qui pouvoit entretenir l'image d'Agathe, devoit être écarté loin d'un esprit trop porté à nourrir la cause de son trouble. Ni ses emportemens, ni ses prières, ne purent obtenir que je sortisse d'un accablement voisin de la destruction. Mon coeur incessamment frémissoit, comme à l'approche d'un nouveau coup; je m'égarois, je m'abîmois de projets en projets. Mon oncle crut que le sommeil me rendroit un calme qu'il ne pouvoit devoir à ses représentations: il résolut donc de s'arrêter en cet endroit, et ordonna qu'on me dressât un lit à côté du sien. Le soir est arrivé; aucune précaution n'étoit échappée à mon oncle: les domestiques couchoient dans la chambre voisine; je les regardois comme autant d'Argus dont j'avois à me défier; mon oncle s'étoit endormi. Pour moi, j'étois bien éloigné de me livrer au repos; je roulois dans ma tête un dessein que je brûlois d'exécuter; j'avois observé que la fenêtre donnoit sur un jardin. Je m'habille avec une impatience qu'accompagnoit la crainte; je tremblois que mon oncle ne s'éveillât; je prêtois une oreille attentive; je retenois jusqu'à mon haleine; je n'envisageois point les obstacles; tout ce que je voyois, c'étoit Agathe, que mon absence devoit étonner. Je m'élançai donc par la fenêtre, et j'eus le bonheur de tomber dans le jardin, sans recevoir le moindre mal; d'ailleurs je m'occupois peu du soin de ma vie; il me fallut encore franchirun mur, dont la hauteur eût effrayé tout autre qu'un amant. Je me trouvai enfin sur un grand chemin, à deux heures après minuit, seul, sans armes, exposé à un orage affreux, et dans une route qui m'étoit entièrement inconnue. Il me sembloit que j'étois débarrassé d'un pesant fardeau; je commençai à respirer; en un mot, je ressemblois à un homme, qui, revenu d'une profonde léthargie, reprendroit une nouvelle existence: mes idées, mes sentimens n'étoient plus plongés dans cette affreuse confusion qui tient de l'anéantissement. Je ne saurois mieux comparer mon état qu'à une nuit orageuse que dissipe peu-à-peu l'aurore, et qui fait place à un jour serein. Plus j'avançois, plus mon âme s'enivroit du plaisir de revoir Agathe; je volois à elle; j'étois déjà à ses pieds. Cependant une pluie épouvantable mêlée d'éclairs, combattoit une si flatteuse perspective; on eût dit qu'un génie malfaisant vouloit me contrarier, et retarder mes pas; je n'avois jamais eu tant de force; je m'étois d'abord tout rempli de mon amour: la frayeur vint se joindre à la tendresse: mon oncle pouvoit se réveiller, et ne me trouvant pas près de lui, envoyer après moi ses satellites; cette crainte ajoute à mon empressement. Je rencontrai sur la route une espèce de fourgon qui retournoit à Paris: je regardai cette voiture comme un bienfait, un miracle dont le ciel me favorisait; je cours vers le conducteur:-mon ami, donne-moi une place dans ta voiture, et dépêche-toi; tu ne saurois arriver assez-tôt; je te devrai la vie; je te promets... tout ce que tu exigeras, si je suis content de toi. Le jour commençoit à naître: deux hommes qui avoient l'apparence de domestiques, partageoient avec moi ce fourgon; ils me parurent surpris de ce propos; ils ne cessoient de m'observer; il n'y a pas lieu de douter qu'ils ne me prissent pour quelqu'un qui venoit d'essuyer une méchante affaire, et peut-être conçurent-ils des soupçons plus désavantageux, qui sans doute augmentèrent, lorsqu'ils m'entendirent crier au voiturier: tu me fais mourir! Tes chevaux sont d'une lenteur insupportable! Vas donc; cours; vole! Nous n'arriverons jamais! Ce misérable s'étoit trop bien aperçu de mon extrême impatience de me rendre à Paris. Ces sortes de gens, malgré leur bassesse, ont une espèce de génie, lorsqu'il s'agit de satisfaire leur sordide intérêt; il sut tirer parti de ma situation: à chaque instant, il imaginoit des prétextes pour arrêter ses chevaux; je me mourois; une minute de retardement étoit un siècle de tourmens que j'avois à souffrir: je ne pouvois donc corriger la paresse des chevaux, qu'en renouvellant mes largesses au scélérat de voiturier. Je ne m'arrête sur de pareils détails, que pour donner une idée des passions humaines. J'aimois, j'aurois immolé une fortune considérable, pour aller au gré de mes voeux me précipiter aux genoux d'Agathe, et le conducteur du fourgon m'auroit dépouillé de tout ce que je possédois, si j'avois été dans l'impuissance de rassasier sa vile avarice. Je descends enfin à Paris; je me hâte de quitter mon humble voiture, et de laisser mes compagnons de voyage, plus convaincus que jamais, que j'étois un homme d'une mauvaise société. Je les entendis même, lorsque je m'en séparai, se dire tout bas l'un à l'autre: as-tu bien remarqué sa physionomie? Assurément je n'avois fait nulle attention à la leur. Voilà, pour le dire en passant, quel est l'empire de la prévention sur l'esprit humain! Je m'empresse de gagner la rue où demeuroit Agathe: à peine ai-je entrevu sa maison, qu'un nouveau sang circule dans mes veines; j'ai reçu une nouvelle vie. Je fus sur le point de me prosterner à l'aspect du séjour qui renfermoit tous mes plaisirs, tous mes biens, tout ce que j'idolâtrois. Je n'osois entrer encore chez Agathe: il n'étoit que sept heures du matin. Comme je calculois les minutes! Quelles diverses révolutions j'éprouvois! Je faisois à chaque instant quelques nouveaux pas vers cette maison où mon âme, en quelque sorte, me devançoit; tout ce qui m'approchoit d'un objet adoré, sembloit du moins soulager mon impatience. Neuf heures sonnent: je crus pouvoir me présenter; je heurte d'une main tremblante; je demande, en m'exprimant à peine, si Agathe étoit visible: on me répond, qu'elle venoit de se lever, et que Monsieur , étoit sorti; je monte avec précipitation; je vole à son appartement; je m'élance, je tombe aux pieds de la souveraine de mon coeur:-Agathe! Agathe, je te revois! Je te revois... je me meurs! Mademoiselle , à mon aspect imprévu, laissa échapper un cri qui me peignit tout ce que ma présence lui inspiroit. Pour moi, j'étois au comble de la joie, du ravissement de l'amour; mes sens ne purent suffire à ces transports; le plaisir produisit en moi les mêmes effets qu'y avoit causés le désespoir: je perdis entièrement connoissance. Il n'est point d'expression qui puisse rendre le sentiment délicieux, l'enchantement, l'ivresse dont je me remplis, en r'ouvrant la paupière; mes premiers regards cherchèrent Agathe, et s'arrêtèrent sur elle. Eh! Que vis-je, ô dieu! Quel charmant spectacle! La plus belle des femmes, la plus adorable des amantes, empressée à me prodiguer tous les soins; elle avoit appellé du monde à mon secours, on m'environnoit: mais je n'apercevois, et ne voyois qu'Agathe, Agathe enfin tremblante pour mes jours. Oh! Qu'en ce moment une maîtresse est une souveraine toute puissante! Ce sont bien là les délices du sentiment, le triomphe, le charme de l'amour! Quoi! M'écriai-je; c'est Agathe qui veut que je vive! C'est Agathe qui m'aime! Je suis le plus heureux des mortels! Rois du monde, vous porterois-je envie? On s'étoit retiré; je me trouvois seul avec la moitié de moi-même; j'arrosois ses mains de mes larmes; je les couvrois de mille et mille baisers où mon âme s'épanchoit toute entière; je ne goûtois pas encore à mon gré tout l'enchantement d'une pareille entrevue; l'excès du sentiment m'accabloit. Agathe, de cette voix enchanteresse qui alloit toujours porter dans mon coeur un trouble délicieux, vient enfin à me demander quelle raison m'avoit éloigné d'elle pendant l'espace de deux jours entiers. Les avez-vous bien comptés, me dit cette charmante femme, ces deux jours si longs, si cruels? Je veux employer la dissimulation: mais peut-on abuser ce qu'on aime? C'étoit en vain que j'avois résolu de garder à ce sujet un silence inviolable: il n'étoit pas en mon pouvoir de me taire; il fallut donc me soulager du poids qui m'oppressoit, ouvrir mon âme à ma chère Agathe, lui confier mes chagrins, mes tourmens:-eh bien! Femme divine! Apprends donc tous mes malheurs, apprends que j'ai été sur le point de perdre plus que la vie, qu'on a voulu nous séparer, m'éloigner de toi, peut-être pour jamais, pour jamais! Sens-tu comme ton amant toute l'horreur attachée à cette image? Je raconte comment mon oncle étoit venu me trouver, dans quel dessein, de quelle façon il m'avoit emmené, et par quel moyen enfin je m'étois délivré de mes surveillans. J'apercevois à chaque mot, quel trouble cette confidence faisoit naître dans une âme qui partageoit déjà les impressions de la mienne. Si la raison eût pu alors me conduire, j'aurois été moins indiscret; dire à Mademoiselle , que mes parens s'opposoient absolument à nos vues, ce n'étoit pas avancer mes affaires auprès d'elle et de son père: mais raisonne-t-on lorsqu'on aime? Et je n'écoutois qu'une passion qui ne permet point de réfléchir; je goûtois un charme inexprimable à n'avoir aucun secret pour la maitresse de mon coeur: comment lui cacher des chagrins que mon amour me causoit! Des pleurs s'échappèrent de ses yeux. Ce que j'avois prévu, dit-elle, est arrivé! Voilà ce que j'ai tant redouté! C'est donc moi qui vous arrache à votre famille, à vos devoirs, qui aurai à me faire un reproche éternel! Qu'allez-vous devenir? Oh! J'en mourrai de douleur. Vous me rendez bien malheureuse!-je fais tes malheurs, Agathe! Quel coup tu viens de me porter, à moi qui voudrois, au prix de tout mon sang, acheter le moindre de tes plaisirs? Si tu m'aimois, ah! Tu me trouverois moins à plaindre; que dis-je, aime-moi, et malgré toutes les traverses, je serai le plus heureux des hommes. Il n'est que la mort seule qui puisse nous séparer. Tu es tout pour ton amant, fortune, dignités, amis, famille, je n'aime, je n'adore que ma divine Agathe. Je te le répète: aime moi, et tous mes voeux sont remplis; je n'ai plus rien à désirer, ni à craindre; sois l'unique arbitre de ma destinée. Je puis encore tout espérer. Mes parens ne te connaissent point; mon oncle te verra, il te rendra justice; il fléchira pour toi mon père. Je te le demande, divinité de mon coeur, au nom de l'amour le plus tendre: promets-moi d'attendre encore, de ne point découvrir à ton père toutes mes infortunes, il me défendroit l'entrée de sa maison; je ne te verrois plus; je ne pourrois plus soutenir le fardeau d'une vie odieuse! Eh! Sans toi, Agathe, que me seroit l'existence? Parle, je t'en conjure: me donnes-tu ta parole de ne rien dire à ton père sur tout ce que je viens de te révéler? Songe qu'il y va de ma vie, que j'ai eu assez d'amour pour avoir de la confiance; m'en punirois-tu? Qu'exigez-vous; s'écrie Mademoiselle ? Que je trompe l'auteur de mes jours, que je l'entretienne dans l'erreur? Vous m'estimez donc assez peu, pour imaginer que je serai capable de cette faiblesse, de cette faiblesse trop criminelle? Juste ciel! Est-ce à ce prix que je mériterois votre tendresse?-quoi! Tu révélerois...-mon père saura tout; la vérité, mon honneur, oui, mon honneur m'en fait une loi! ...-eh bien, cruelle, s'il t'échappe un mot, un seul mot... je ne te réponds pas de ma vie! Tu te ressouviendras toujours que c'est toi qui m'auras porté le coup mortel. Dis aussi à ton père que ma mort est ton ouvrage.-qu' entends-je, homme injuste!-ce que j'aurai la force d'exécuter. Et aussitôt je me lève comme pour sortir de l'appartement: Agathe accourt sur mes pas: parlez, parlez... que voulez-vous que je fasse? -que vous gardiez un profond silence sur ce que je vous ai confié.-il faudra donc vous immoler tout! Tout jusqu'à la vertu! Elle ajoute en poussant un soupir douloureux: cruel! Hélas! Combien je vous aime! Vous triomphez de mon devoir; que vous avez d'empire! Je sens, je vois toutes les disgrâces où nous allons nous entraîner, et je me plais à vous entendre, à croire que nous vaincrons des obstacles insurmontables. ô dieu! C'est moi qui vous perds, et je ne puis m'arracher à ce trop funeste ascendant! Qu'exigez-vous? Qu'exigez-vous? Vous me coûterez la vie!-ta vie, mon adorable maîtresse! Ah! Tu vivras, tu vivras pour un amant qui t'idolâtre, qui veut faire ton bonheur. Non, mes parens ne se réprésentent point Agathe telle qu'elle est; toutes les contrariétés s'évanouiront à ta seule vue; tous les préjugés s'effaceront; garde-moi ton coeur, ta foi, et, je te le promets, nous serons heureux. Vous me le promettez, reprend cette femme charmante, en fixant ses beaux yeux sur moi! Encore une fois, je suis si portée à vous croire! Eh bien! Travaillez donc à notre bonheur: je vous en laisse le soin. Mon père ne sera pas instruit... de ce qui va trop m'affliger en secret; vous m'y forcez: je me tairai... qu'obtenez-vous de ma tendresse? ô ciel! Je suis déjà coupable à mes propres regards! Agathe m'aimoit: je la rassurai. J'étois à ses pieds; je lui renouvellai tous mes sermens de l'adorer toute ma vie; nous ne voyions, nous n'écoutions plus que l'amour. Monsieur * rentra; il m'invita à dîner: il surprit une altération sur mon visage, dont il me demanda la cause; je feignis une légère indisposition; je me contentai de lui dire à la fin du repas, que je n'avois point encore reçu des nouvelles de mes parens. Agathe frémit à ce trait de dissimulation; il étoit aisé de voir que le moindre déguisement lui étoit étranger; je craignis que son trouble ne la trahit: je la regardai, et elle entendit mon regard; mes yeux, toute mon âme étoit fixée sur elle; je m'enivrois à longs traits du plaisir de la contempler, de l'adorer en secret, de lui porter tous mes voeux. Oh! Combien de fois je lui répétai dans le fond de mon coeur, qu'elle seroit l'unique objet d'une ardeur éternelle! Nous passâmes la journée ensemble: je ne me ressouvenois plus de mes chagrins; je ressemblois à un malheureux prisonnier, qui, de la profondeur des cachots, auroit été transporté dans un séjour délicieux. Ce ne fut qu'au moment qu'il me fallut quitter Agathe, que je commençai à me rappeler mes peines. Chaque fois que je m'en éloignois, j'éprouvois un nouveau supplice, je souffrois autant que si j'eusse dû ne la jamais revoir. L'appréhension que mon oncle ne fût revenu à Paris, m'empêcha de retourner à ma demeure. Je pris une chambre garnie dans un quartier éloigné, et sous un autre nom.Il y avoit déjà cinq ou six jours d'écoulés depuis mon aventure; je cherchois à me faire illusion; je repoussois l'avenir, et je me livrois aux charmes du présent. Il est vrai que le trouble, malgré moi, se mêloit aux images flatteuses dont j'aimois à m'entretenir; le tableau d'une famille entière, armée contre mon bonheur, se représentoit toujours à mon esprit; d'ailleurs, j'étois dans des craintes continuelles: j'avois de violens combats à soutenir, pour engager Agathe à se taire. Vous m'humiliez à mes propres yeux, me disoit-elle sans cesse, en pleurant: la feinte est une bassesse, et je trahis mon père, mon père qui est mon meilleur ami! Je ne puis plus supporter sa vue. Hélas! Il verra que sa fille est coupable. J'étois occupé de ramener continuellement Mademoiselle * à son amour. Plein de ses alarmes déchirantes, je traversois la rue Saint-Honoré: je me sens saisir par le bras. Arrêtez, me dit-on: je suis frappé d'un ton de voix qui n'est pas étranger à mon oreille; je tourne la tête: ô ciel! Je reconnois mon oncle: je demeure glacé d'effroi, la bouche entr'ouverte, sans pouvoir proférer une parole. Montez, ajoute-t-il, dans ce carrosse, et sur-tout point de résistance. Je n'avois point la force d'avancer ni de reculer; je reste quelque tems immobile: je me traîne ensuite à cette voiture, sans savoir ce que j'allois faire ni devenir. Il ne m'échappa aucune plainte; mon étonnement étoit à l'excès comme ma douleur. Mon oncle m'accable de reproches et de menaces: je ne lui répondois rien; l'amour pourtant me laissa cette fois réfléchir; je sentis la nécessité de la dissimulation, et je crus pouvoir l'employer, sans offenser la probité. Hélas! Que n'aurois-je point fait pour me conserver Agathe? Je tins donc à mon oncle un langage bien différent de celui que j'avois tenu jusqu'alors: je lui demandai pardon de ma faute; j'allai même jusqu'à lui donner quelqu'espérance que ses conseils et le tems pourroient me retirer d'une passion qui faisoit le tourment de ma vie. Il crut en effet que je pouvois avoir fait des réflexions qui produisoient cet étonnant retour; il me parla avec douceur, m'embrassa, et me promit de faire ma paix avec ma famille. Quelques larmes que m'arrachoit la contrainte où je me trouvois de déguiser mes véritables sentimens, achevèrent de le confirmer dans cette idée, dans l'idée que je serois le plus abominable,le plus criminel des hommes, que je trahirois mes sermens, que je cesserois d'aimer, d'adorer Mademoiselle , moi qui, en cet instant même, protestois dans mon coeur, contre tout ce qui pouvoit échapper à ma bouche. Sans doute, je le répète, ce n'étoit que la force de l'amour qui me faisoit recourir à l'artifice, au moment que j'osois dire que je chercherois à me guérir de ma passion pour Agathe; je sentois, je lui redisois en secret qu'elle m'étoit plus chère que jamais. Mon oncle me fit part d'une lettre que mon père venoit de lui écrire: il lui marquoit qu'il m'attendoit à , avec impatience, et qu'il me destinoit une demoiselle de naissance, qui m'apporteroit en mariage cinquante mille livres de rente; il ajoutoit dans cet écrit, que si je persistois dans ce qu'il appeloit mon coupable égarement, il obtiendroit une lettre de cachet pour me priver de ma liberté, et m'ensevelir dans une prison où il me retiendroit tout le tems qu'il vivroit. à ce mot de mariage qui m'avoit frappé d'une sorte d'épouvante, j'oublie la dissimulation nécessaire que je m'étois imposée: je cède à l'amour qui l'emporte:-ah! Mon oncle, qui peut valoir Agathe? C'est pour moi tous les trésors du monde; je ne connois point d'autre richesse, d'autre rang. Non, non, que mon père... n'attendez pas que je consente à ce cruel engagement, à cette horrible trahison. Agathe a reçu... je m'arrête tout-à-coup: je m'aperçois trop tard du mouvement indiscret qui m'a égaré; je change de langage:-c' est trop exiger, mon oncle, que de vouloir qu'en si peu de tems j'oublie Agathe, et que je donne mon coeur et ma main à une autre. Ayez pitié de ma faiblesse. Le ciel m'est témoin que mon père m'est toujours cher; mon dessein n'est pas de me soustraire à l'obéissance que je lui dois; mais... mais accordez-moi la grâce que j'implore; ne déchirez point ma blessure: peut-être vos conseils... souffrez que je ne prononce pas l'arrêt de ma mort. Un torrent de larmes jaillit de mes yeux; la pensée seule que j'outrageois l'objet que j'aimois, en laissant entrevoir une espérance que toute mon âme démentoit, cette pensée suffisoit pour me causer un supplice inconcevable. Monsieur De * parut touché de ma docilité apparente; il se flattoit de me rappeller peu-à-peu à ce qu'il regardoit comme ma guérison: c'est ce qui adoucissoit sa sévérité; ma situation étoit à ses yeux celle d'un malade à qui l'on ne peut rendre la santé qu'en lui administrant les remèdes les plus doux, et dont le rétablissement parfait ne s'acquiert qu'au prix d'une lente convalescence. Malheureux! Je m'applaudissois de mon stratagème, sans étendre ma vue dans l'avenir; j'imaginois par cette adroite feinte, m'être mis en état d'échapper à tous les coups que je devois attendre; un projet que j'avois conçu à l'instant et embrassé avec avidité, vint ramener le calme dans mon âme: je formai donc le dessein de faire voir Agathe à mon oncle, ne doutant point que cette entrevue n'eût tout le succès que je désirois. Je descendis avec mon parent dans plusieurs maisons où l'appelloient ses affaires; nous soupâmes ensemble; je me retirai très-content de l'avoir laissé dans une prévention qui m'étoit si avantageuse. Rentré dans mon ancien appartement, je passai la nuit à méditer sur les moyens de me réconcilier avec ma famille, et d'en obtenir l'aveu de mon bonheur: aucun, aucun ne s'offroit à mon esprit; j'étois comme un homme qui, retiré d'un précipice, tomberoit dans un autre. à peine le jour eut-il paru, que je m'habillai pour aller chez Monsieur *; je ne pouvois cependant voir Agathe que sur le midi: mais je croyois, par ma promptitude, avancer les heures: l'impatience est le caractère de l'amour. Je vois enfin Mademoiselle *; je lui apprends le danger que j'avois couru, la menace terrible de mon père de me priver de la liberté; je lui fis part aussi de mon raccommodement avec mon oncle; hélas! J'étois bien éloigné d'avouer à cette femme si sensible, si occupée de mes seuls intérêts, à quel prix j'avois acheté ce raccommodement: mais que je la dédommageai bien de la cruelle promesse que le malheur m'avoit arrachée! Que je lui renouvelai les sermens d'un amour sincère, qui n'auroit de limites que le tombeau! Mademoiselle , d'ailleurs, ne m'auroit-elle point pardonné un artifice qui ne tendoit qu'à favoriser notre union? Je vais rentrer dans une nouvelle mer d'infortunes; ma prétendue tranquillité n'étoit qu'un calme trompeur; mon parent paraissoit content de moi; il avoit même écrit à mon père en ma faveur. Enfin, me dit-il un jour, j'ai trouvé le secret de te faire oublier ta maîtresse; je me suis entretenu hier, chez une dame de ma connaissance, avec une jeune personne qui est la beauté même; on ne peut réunir plus de grâces et d'esprit; la douceur, la vertu, une âme céleste respirent sur son visage; j'ignore qui elle est: assurément elle ne peut être qu'une fille de condition; je veux te mener aujourd'hui chez cette dame: peut-être que cette charmante inconnue s'y retrouvera. Tu ne te plaindras plus de moi, ajouta-t-il, en souriant; de semblables punitions sont aisées à supporter...-une femme, mon oncle, aussi belle, aussi charmante, aussi spirituelle, aussi vertueuse qu'Agathe! Non, non, il n'est pas possible, il n'est pas possible. Savez-vous bien qu'Agathe...? C'est un ange descendu sur la terre... je veux bien consentir à voir votre beauté; je vous donnerai avec plaisir cette marque de déférence, mais à une condition: promettez-moi aussi que vous verrez Mademoiselle .-à la bonne heure; je me rends à tes désirs, si tu trouves cette inconnue moins belle que ta maîtresse. Oh! Je suis assuré que ton fol amour, tout aveugle qu'il est, cédera à la vérité: tu seras forcé d'ouvrir les yeux, et de rendre à cette charmante personne la justice qui lui est due.Monsieur De * m'entraîne chez la dame. La condition que j'avois prescrite me consoloit du chagrin d'être éloigné, pour quelques momens, de tout ce que j'aimois; je m'apprêtois bien à ne lui rien déguiser de cette nouvelle aventure. Voyons donc, me disois-je en secret, cette rivale audacieuse; Agathe peut-elle en avoir? Mon parent étoit entré le premier: il revient vers moi avec précipitation:-nous sommes heureux: la demoiselle est ici; tu vas la voir. Il rentre: je le suis; tous mes regards cherchent, volent au devant de ce miracle de beauté: quelle est ma surprise, ma joie, mon ravissement! Je m'écrie: Agathe! Agathe! Quoi! C'est vous! Eh bien! Monsieur, dis-je vivement à Monsieur De , jugez donc si un pareil objet mérite mon amour, toutes les adorations... ah! Que vous aviez raison de la préférer à toutes les beautés du monde! Il n'en est point, il n'en est point qui lui ressemble. Oui, ajoutai-je, en me prosternant aux pieds de Mademoiselle , et en pleurant amèrement; voilà le trésor qu'on veut m'arracher, et qu'on ne m'ôtera qu'avec la vie! C'est-là cette maîtresse, cette souveraine dont je reconnais les lois... ne te dérobe point à mes transports,ma divine Agathe: tous les hommages te sont dus; mon oncle est forcé d'approuver ces sentimens qui ne peuvent qu'augmenter; il sent lui-même le pouvoir de tes charmes; ah! S'il connoissoit ton coeur, tes vertus, ta délicatesse, la noblesse de ton âme... décidez de mon sort, monsieur: vous pouvez, vous devez engager mon père à couronner, par son aveu, un penchant dont je ne suis plus le maître. Qui pourra mieux que vous lui parler d'Agathe? Regardez-la, regardez-la: un seul instant lui a suffi pour vous prévenir en sa faveur, et moi qui tous les jours la vois plus belle, plus digne de l'amour, de l'estime... mon cher oncle, mettez-vous à ma place; prenez, s'il se peut, mes sentimens... je me jette à vos genoux; je les arrose de mes larmes; je ne vous quitte point que vous n'ayez consenti à faire approuver notre union à ma famille; non, vous ne sortirez pas avant que vous ne m'ayez promis... vous êtes mon second père: ayez pitié d'un malheureux amant... mon oncle, j'en mourrai, si l'on s'obstine à vouloir m'éloigner... ma chère Agathe, daignez réunir vos efforts aux miens, pour obtenir ma félicité suprême; que vos prières, que vos pleurs...Mademoiselle , avec cette noblesse et cet intérét qui animent ses moindres actions, va tomber aux pieds de Monsieur De *; elle m'aimoit assez pour n'avoir pas à rougir d'une démarche qu'en toute autre occasion elle n'eût même jamais tentée; mon parent se baisse aussitôt pour la relever; il étoit ému; il cherchoit à nous dérober des témoignages d'attendrissement qui sembloient le trahir, et lui échapper malgré lui; la dame présente à ce spectacle, partageoit aussi les mouvemens qui nous agitoient. Mademoiselle, dit mon oncle, d'une voix tremblante, que faites-vous? Que faites-vous? Assurément une pareille situation ne vous convient pas; je ne suis plus surpris, non, je ne suis plus étonné que mon neveu ait des sentimens... (il avoit de la peine à proférer ces dernières paroles) vos charmes, cet air de vertu qui frappe en vous, est bien digne... hélas! Faut-il que cette beauté, tant de grâces, ne soient pas dans le rang qui vous est dû? Mais, mademoiselle... je vous le dis avec douleur, vous vous rendez tous deux malheureux: il est inutile de vous dissimuler que mon frère ne consentira jamais à ce mariage; la famille, moi-même... mademoiselle, au nom de l'honnêteté qui respire dans toute votre personne, si vous aimez mon neveu, daignez, je vous en conjure, être assez généreuse, assez forte pour lui donner des conseils, pour l'armer contre vous-même, et quand... quand vous m'arracheriez mon consentement, je suppose... j'éprouve que vous avez un empire auquel il est difficile de résister... encore une fois, mon frère ne pensera jamais comme moi. Je suis désespéré, mon cher fils, me dit-il, de ta situation; je suis forcé de t'excuser et de te plaindre; oui, je te plains; je verserai des pleurs avec toi, j'y consens: mais envisage l'abîme de maux où tu vas te plonger. Si mademoiselle t'est si chère, tu dois appréhender de la rendre malheureuse; il faut absolument immoler cet amour: la probité...-que je cesse d'aimer Agathe? C'est le coeur qu'il faut m'arracher, me déchirer, percer de mille coups; c'est tout mon sang qu'on doit répandre. La probité? ... la probité, tout m'ordonne de conserver un penchant fondé sur la vertu la plus pure. Ignorez-vous qu'il est impossible que je vive un instant éloigné d'Agathe, qu'elle m'est plus chère que la vie? Monsieur... monsieur, dit Agathe à mon oncle, en essuyant quelques larmes qu'elle auroit voulu retenir, oui, je vous promets d'étouffer un amour qui seroit préjudiciable à monsieur votre neveu!-que dis-tu, Agathe?-que je vous rends votre coeur, puisque ce sacrifice est nécessaire à vos intérêts, et que votre famille, votre bonheur l'exigent.-tu me rendrois mon coeur! Ciel! C'est toi qui parles! ... ah! Monsieur, votre dessein est-il que j'expire en ce moment à vos pieds? Savez-vous à quelles extrémités? ... elles sont affreuses! ... vous m'aimez, reprend Mademoiselle , et vous n'avez pas la force de vous élever au-dessus du malheur? Sans doute c'en est un des plus accablans pour nous deux, mais... notre arrêt vient de nous être prononcé; croyez que je déciderai de mon sort; je vous laisse maître du vôtre. Adieu... ne nous revoyons plus. à ces derniers mots, elle s'étoit levée avec précipitation: je veux la suivre.-ne me suivez pas, c'est la dernière grâce que je vous demande: puis d'une voix étouffée dans les larmes qu'elle s'efforçoit de repousser:-adieu donc! Soyez bien convaincu que je serai toujours la même pour vous: mais... il le faut: imposons-nous une séparation, une séparation éternelle.Un barbare auroit été touché du ton avec lequel Mademoiselle * prononça ces paroles. Que de mouvemens à la fois dans mon âme! Tous mes sens étoient suspendus. Agathe enfin se retira brusquement, la pâleur de la mort sur le visage, et dans un état qui ne permettoit pas de m'occuper du mien. Je n'eus pas la force de l'empêcher de sortir; mes yeux étoient ouverts, et je ne voyois plus rien; un anéantissement total enchaînoit toutes mes facultés; Monsieur De * étoit dans un accablement qui ne différoit guères du mien; l'admiration, la pitié, l'intérêt le plus tendre (Mademoiselle * étoit faite pour inspirer tous les sentimens), agitoient mon parent en faveur de cette infortunée. Je reviens de l'assoupissement de ma douleur:-eh bien! Monsieur, où m'allez-vous conduire? Menez-moi dans quelque solitude, dans quelque désert où je puisse m'entretenir seulement de l'image d'une femme qu'on ne peut trop adorer: je ne veux plus rester parmi les vivans: tout m'offense, me déchire le coeur... ah! Monsieur, que vous ai-je fait, que vous ai-je fait pour m'assassiner aussi impitoyablement? Achevez de me donner la mort; je ne tiens plus à la vie que par des noeuds qu'il me sera facile de rompre: oui, je saurai bien sans vous, sans une famille inhumaine, me délivrer d'une odieuse existence; je perds Agathe! Aussitôt, désespéré, rendu à toute l'horreur de ma situation, je retombe dans une morne stupidité, et baigné dans un torrent de pleurs, eh! Quelles larmes! Elles couloient du fond de mon coeur même. J'appris depuis que Mademoiselle , connaissoit fort peu cette dame, qu'elle ne l'avoit vue que pour lui rendre une lettre de la part d'une de ses parentes d'Italie, et pour terminer une affaire à ce sujet. Monsieur De * me fait conduire chez lui: il m'aimoit: il étoit touché de mon état déplorable; mais le préjugé est si puissant sur l'esprit humain, qu'il étouffe et détruit jusqu'au moindre sentiment. Agathe n'avoit qu'un seul défaut aux yeux de mon parent, sa profession; voilà ce qui l'emportoit enfin sur tant d'heureuses qualités, et les faisoit toutes disparoître. C'est, me disoit Monsieur De , ce malheureux nom de comédienne qui fait ton malheur et le sien; Agathe est la beauté, la vertu même, je veux le croire; je le crois: mais le théâtre... arrêtez, m'écriai-je! N'allez pas me présenter une image qui n'est que trop sous mes yeux; et... il faudra donc que je m'assassine moi-même pour respecter une prétendue convenance, l'ouvrage de l'aveuglement, de l'imbécillité, du mauvais coeur? Que sont tous les hommes près d'Agathe? Y a-t-il pour moi un univers, une société, des usages, des amis? Je ne vois, je ne connois qu'Agathe; je ne puis vivre que par elle; elle seule m'intéresse, me touche, m'anime, m'enflamme: tout le reste m'est indifférent, étranger; vous vous obstinez à me persécuter? Vous me plaindrez, mais il ne sera plus tems, il ne sera plus tems. Je ne puis achever; les sanglots m'étouffoient la voix; mon oncle paroissoit pénétré; je suis même porté à croire qu'il l'étoit en effet: mais, je vous l'ai dit, le préjugé arrache l'homme à lui-même, et le dénature entièrement. Tyran indomptable des esprits! C'est toi seul qui fais mes infortunes! C'est toi qui endurcis des coeurs si sensibles, si tendres, qui me fermes le sein où j'ai puisé la vie! Tu révoltes contre moi mon propre sang, les entrailles d'un père, celles d'une mère! Tu rends enfin mes ennemis, mes persécuteurs, ceux qui devroient être les premier sà me plaindre, à me secourir, à m'aimer! Ah! Dieu! Dieu! Que cette idée est accablante pour un malheureux fils! Eh! Que j'ai de peine à poursuivre le récit de mes tragiques aventures! Celle-là n'est-elle pas assez cruelle? Je fus attaqué d'une grosse fièvre; je ne voulus point cependant me mettre au lit; j'aimai mieux me retirer chez moi: mon oncle m'accompagna; il ne me quitta que fort tard, et je restai seul avec deux domestiques. Je ne vous exposerai point tout ce que je souffris cette malheureuse nuit; je ne l'employai qu'à me pénétrer d'une profonde douleur; je me déchirois moi-même le coeur; je me représentais toujours Mademoiselle , prononçant l'arrêt de notre séparation; à cette idée, je poussois de lugubres gémissemens. Je n'avois point voulu qu'on me déshabillât; je marchois à grands pas dans ma chambre comme un homme attaqué du délire; ma fièvre continuoit. à peine le jour eut-il paru que je sortis malgré les représentations et les efforts des domestiques; je craignois que la visite de mon oncle ne s'opposât à mon dessein. On eût dit que j'avois commis quelque crime digne du dernier supplice, que les satellites ou mes remords me poursuivoient: l'excès de mon égarement m'emportoit, me ramenoit de rue en rue; je vins à traverser la halle: que j'enviai avec raison le bonheur de ces humains avilis si injustement à nos yeux! Hélas! Me disois-je, ils sont heureux, ces hommes que notre orgueil barbare méconnoît et méprise! Ils aiment sans doute: on ne les empêche point de s'unir à ce qu'ils aiment, on ne leur oppose pas les chimères des fortunes, des rangs; ils peuvent disposer de leur coeur, et je ne suis point le maître du mien! ô dieu! Que j'eusse préféré leur misère, leur prétendue bassesse à toutes les grandeurs du monde! Si l'on m'eût laissé Agathe à ce prix, ah! Je me serois cru, j'aurois été le premier souverain de la terre. à mesure que j'approchois de la demeure de Mademoiselle , ma crainte augmentoit avec mon amour: je ne me rappelois que trop ses funestes adieux, et la défense sur-tout de m'offrir à sa vue: Agathe me défendre de la voir, de lui dire, de lui répéter qu'elle étoit l'unique arbitre de mon sort! Quel trait pour un coeur tel que le mien! J'allai vingt fois jusqu'à sa porte: mes genoux chanceloient; ma main restoit suspendue; je tremblois qu'on ne m'en refusât l'entrée; j'aimois encore mieux flotter dans l'incertitude; enfin mon amour fait un effort: j'ose me présenter, et je monte à l'appartement d'Agathe. Je craignois si fort de déplaire à Mademoiselle , que le moindre reproche de sa part m'eût fait expirer de douleur; ma vue ne l'étonna point, comme j'aurois pu l'appréhender; l'air de langueur la rendoit encore plus belle; ses grâces même me parurent encore plus tendres et plus touchantes qu'à l'ordinaire. Je vous revois donc, me dit-elle, avec cette voix enchanteresse, qui est l'organe du sentiment! ... dieu! Comme vous êtes changé! Qu'avez-vous? Ce que j'ai, ma divine maîtresse? Peux-tu me le demander? Ah! Ma chère Agathe, tu connois donc bien peu l'amour! Je ne le connois que trop, reprend-elle, en jetant un profond soupir! Est-ce à vous à me croire indifférente?-pardon, divinité de mon coeur, m'écrié-je: mais... as-tu pu hier me prononcer l'arrêt de mort? As-tu pu te résoudre toi-même à ne plus me voir? Non, Agathe, non, tu n'aimes point! Ne plus te voir, cruelle! Et me seroit-il possible de vivre un instant privé de ce bonheur suprême? Attends tout de mon amour: crois que je fléchirai mon oncle, mon père, ma famille: tu es faite pour opérer des prodiges; celui-là t'est réservé; tu vaincras tous les obstacles; mes parens céderont à ton pouvoir; tu triompheras de leur endurcissement; tu rameneras dans leurs coeurs la nature, la nature qu'une odieuse prévention en a bannie; eh! Quel barbare, quel monstre n'adoucirois-tu pas? Espère... je n'espère plus rien, interrompt Agathe, en me cachant des larmes; c'en est fait! Il n'y a plus que la mort... vous me regretterez... jamais femme n'a plus aimé que moi, et ne fut plus à plaindre!-ah! Mon adorable maîtresse, aime-moi toujours: une tendresse comme la nôtre est faite pour dompter la mauvaise fortune: il est impossible qu'avec tant d'amour, nous soyons les victimes d'une malheureuse destinée; mon parti est pris, réplique cette femme charmante, en continuant de verser de ces larmes délicieuses pour un amant; oui... croyez... soyez bien assuré que je vous aimerai toujours... ne m'oubliez jamais! T'oublier? T'oublier, souveraine de mon âme! Que j'oublie ma chère, ma divine Agathe! Le peux tu dire! Le peux-tu penser? ... mais, tu pleures, adorable amante! Tu me jettes des regards qui portent le trouble, et la douleur dans tous mes sens! Agathe, Agathe, as-tu encore quelque chagrin que tu me dissimules? Au nom de l'amour le plus tendre, le plus passionné, ne m'offre point cette horrible tristesse, tu me fais mourir; parle; tu déchires mon coeur... ton embarras... ton agitation... aurois-tu des secrets pour ton ami, pour ton amant, pour un autre toi-même? Ton silence m'accable, me tue... Agathe, au nom de l'humanité, mets fin à ce supplice affreux. à quels mouvemens divers j'étois en proie! Jamais ma tendresse n'avoit été si vive! Jamais je n'avois goûté tant d'ivresse à me plaindre, à confondre mes larmes avec celles d'Agathe! Qu'elle étoit belle! Qu'elle étoit touchante! C'étoit la première fois que je m'entendois répéter que j'étois aimé; mais je saisissois dans toute sa personne un fonds de tristesse, dont je ne pouvois démêler la cause. Quelquefois il me sembloit qu'elle ouvroit la bouche pour me parler, et tout-à-coup elle se retenoit; jamais elle ne m'avoit regardé avec plus d'attendrissement; elle levoit les yeux au ciel, les rabaissoit ensuite vers la terre, et elle pleuroit avec cette sombre mélancolie, le caractère du profond chagrin; ses regards ne cessoient de retomber sur moi avec plus de langueur et de tendresse. Vous me promettez donc, me dit-elle, de m'aimer toujours? Elle ajoute: je dois plutôt souhaiter de vous être indifférente, puisque je vous perds.-que me dis-tu? Elle paraît se troubler. Je ne sais, réplique-t-elle, ce que je dis, ni ce que je veux! Je sais... que je suis la plus infortunée des femmes... pourquoi, pourquoi vous ai-je connu, vous ai-je aimé? Ne puis-je imposer des lois à un penchant... je n'y résisterai point; non, je ne le pourrai jamais... chaque mot de Mademoiselle * étoit pour moi un nouveau coup de poignard; je n'entendois rien à ses paroles entre-coupées; j'étois obligé de la quitter: des devoirs dont je ne pouvois m'affranchir, m'arrachoient d'un lieu où j'eusse accepté de passer le reste de ma vie. Je sortois de l'appartement: vous me quittez, me dit Agathe d'un ton douloureux, qui pénétra jusqu'au fond de mon coeur? Non, je ne te quitte point, répondis-je avec l'emportement de l'amour. Quoi! Agathe, tu m'aimes au point de craindre mon absence! Eh! Que puis-je faire pour payer ces sentimens? Tous les miens, tout mon coeur suffiroit-il pour m'acquitter? Que n'ai-je à t'élever sur un trône, ou plutôt à te le sacrifier, à fouler aux pieds des couronnes avec toi! Hélas! Je ne puis te donner que ma vie. Laissez-moi, interrompt-elle, comme changeant de pensée; que je vous plains! Mes larmes, mes larmes ne coulent que pour vous; adieu donc! Vivez, et vivez pour une autre. Elle veut aussitôt sortir: je me précipite vers elle; je l'arrête:-ô dieu! Que vous êtes cruelle! Que voulez-vous me dire? Moi, vivre pour une autre! Moi... qui t'aime à l'idolâtrie, qui t'adore comme le dieu de mon coeur... Agathe! Agathe! Est-ce bien vous qui parlez? Ma mort est assurée, reprend-elle vivement; il faut donc me sacrifier... oui, je m'immolerai... ah! Funeste amour, que tu vas me coûter cher!-eh quoi! Ma chère Agathe, toujours de vaines alarmes! Prends-tu plaisir à m'assassiner? Je t'en conjure par ce même amour: calme ton esprit agité. Elle s'étoit assise, ses bras appuyés sur sa chaise, l'égarement et la douleur dans les yeux, poussant par intervalles de profonds soupirs, et dans une émotion surnaturelle: je tenois ma bouche collée sur ses mains; quelquefois j'attachois mon âme sur ses beaux yeux. Eh! Que les yeux d'une amante sont ravissans, adorables, lorsqu'ils sont couverts de larmes! Le coeur s'y plonge tout entier; il y puise une volupté inconnue des amans ordinaires: Agathe! Lui répétois-je avec cet emportement qui ne peut être senti que des âmes que dévore une passion inexprimable, Agathe que tu es charmante! Que je t'aime! Laisse-moi essuyer ces pleurs par mille baisers de feu! Ou plutôt que je m'enivre à longs traits de ces précieuses larmes! Que mon âme toute entière vole et se fixe sur ces yeux divins! Quels malheurs aurions-nous à redouter? On ne peut nous ôter notre amour. Monsieur * vint à rentrer. Sortez, me dit Agathe, je vous en supplie; que mon père ne vous voie point! Adieu! Souvenez-vous quelquefois de moi... faut-il nous séparer? ... nous ne nous verrons plus! Ce langage me devenoit à chaque instant plus inintelligible; l'arrivée de Monsieur * m'empêcha de m'entretenir davantage avec sa fille; nous l'entendîmes monter à son appartement. Mademoiselle * n'eut que le tems de me serrer tendrement les mains; c'étoit pour la première fois que ce transport de tendresse lui échappoit; il me ravissoit autant qu'il me surprenoit. Adieu donc pour la dernière fois, me dit-elle: vous m'aimerez toujours? Son père entre: elle cherche à dissimuler son trouble; je sors enfin; Agathe s'étoit retirée dans un cabinet: il me fallut renoncer à la voir encore. Je vous l'avouerai: je ne sais si c'est la longue habitude de l'infortune qui nous conduit à la faiblesse de croire qu'il existe des pressentimens: je ne pus repousser des alarmes qui vinrent en ce moment me saisir malgré moi; j'avois de la peine à quitter cette demeure: une force impérieuse m'y enchaînoit; je fus tenté de remonter; j'éprouvois une espèce de frémissement dont je ne cherchois point à démêler la cause; tout me ramenoit aux pieds de Mademoiselle . Je m'arrachai, pour ainsi dire, de cette maison. Je lève la tête: j'aperçois la maîtresse de mon âme: quel nouveau coup pour un coeur si facile à se laisser frapper! Elle étoit dans l'attitude de la profonde douleur; ses regards m'attendoient; aussitôt qu'elle m'eut aperçu, ils se fixèrent sur moi; je passai plusieurs fois pour goûter le plaisir de la revoir; je restai même long-tems attaché à la regarder; j'entrevis qu'elle faisoit encore ses efforts pour me saisir dans l'éloignement et dans la multitude; enfin, l'un et l'autre nous nous perdîmes de vue. Privé de la présence d'Agathe, mon enchantement commence à perdre de sa force; c'est un songe dont les illusions se dissipent peu-à-peu. La cruelle réflexion, cette ennemie des plaisirs, qui les détruit presque toujours, succédoit à l'ivresse du sentiment. Je ne fus pas plutôt seul, que je m'interrogeai sur tout ce que je venois de voir et d'entendre. Mademoiselle * n'avoit jamais paru m'aimer avec tant d'ardeur; elle s'étoit coupée dans ses expressions; j'avois surpris sur son visage un trouble qui ne lui étoit pas ordinaire; elle m'avoit même serré les mains par un effort d'amour, mouvement, comme je l'ai observé, que je n'avois encore pu lui arracher. Ses regards chargés de larmes, et toujours attachés sur moi, cette tristesse si douce, si intéressante, toutes ces différentes images m'accabloient; je craignois, sans savoir quel sujet produisoit en moi cette appréhension. Agathe m'avoit paru, si je puis le dire, comme un coupable qui seroit poursuivi du remords de quelque grand crime; eh! Ce trouble étoit-il fait pour son coeur? Je me rappellois tous ces traits; je les rapprochois les uns des autres; plus je voulois pénétrer, plus j'étois arrêté; je n'envisageois qu'un vaste abîme, où ma réflexion s'égaroit et se perdoit; je flottois dans une foule d'idées opposées et tumultueuses; j'étois enfin tombé dans une espèce d'anéantissement, dont, hélas! La plus affreuse catastrophe devoit me retirer. Avec quel étonnement je vis le lendemain matin mon oncle arriver chez moi! Je ne m'attendois point à sa visite; il avoit un air embarrassé; ses yeux sembloient éviter les miens; il me tenoit des discours vagues, et qui n'avoient nulle liaison: plus je l'observois, et plus il me paraissoit déconcerté. J'appris avec une nouvelle surprise, que dès l'instant il partoit pour *; il me montra une amitié, je dirai même une tendresse, qu'il ne m'avoit point marquée jusqu'alors; à la suite d'un entretien rempli de bonté, il m'engagea à changer de façon de penser, à oublier tous mes chagrins, à reprendre, en un mot, une nouvelle vie, de nouveaux sentimens, et sur-tout il me promit de travailler à me rendre l'amour de ma famille. Ce doit être, me dit-il, votre unique objet; vous êtes trop bien né pour ne pas être convaincu jusqu'à quel point ce retour vous est nécessaire; à ne consulter même que vos intérêts, et sans faire valoir ici l'empire d'une impression qu'éprouvent tous les hommes, vous devez hâter l'instant de cette heureuse réunion: on voit toujours de mauvais oeil, dans la société, un enfant à qui ses parens semblent devenir étrangers. Croyez-moi, ne nous éloignons jamais de la nature: c'est elle qui nous fait voir dans les auteurs de notre existence, nos premiers amis; et il n'est pas possible de se soustraire à l'accusation d'ingratitude la plus noire, quand on a le malheur de leur déplaire et de rompre avec eux. Mon oncle pesa beaucoup sur cet article; dans toute autre circonstance, j'eusse été pénétré de la vérité de tout ce qu'il me disoit: mais je ne le cacherai point, je l'écoutois peu; mon âme n'étoit remplie que d'Agathe, et de la situation où je l'avois trouvée. Je voyois même avec joie s'éloigner un parent que je regardois comme un maître tyrannique, et il est rare que les maîtres ne soient pas odieux; il me sembloit que j'étois débarrasséd' un fardeau qui m'accabloit. Ce que c'est que l'amour! Comme il égare notre raison, nous dégrade, nous dénature! Un véritable amant est une espèce de fanatique et d'enthousiaste, qui immole tout à sa divinité. à peine eus-je quitté mon oncle, que je courus chez Mademoiselle : on me dit qu'elle venoit de sortir: nouvelles inquiétudes, nouveaux frémissemens; je suis retombé dans cette confusion d'idées, plus cruelles que la certitude même du malheur; à chaque instant, ce désordre tumultueux de mes sens augmentoit; mille orages, si je puis m'exprimer ainsi, s'élevoient dans mon âme, et la bouleversoient successivement; j'attendis plus de deux heures: Agathe ne rentra point. Eh! Qu'elle étoit déjà éloignée d'un amant, qui sans doute alloit être le plus malheureux des hommes! Je cherchois en vain à me rassurer: une voix sourde sembloit m'avertir de l'événement affreux qui se préparoit: seroit-il une sorte d'instinct bien plus sûr que la raison, qui nous éclaireroit sur l'avenir? Tout ce que je puis vous dire, c'est que mes yeux ne s'arrêtoient que sur une perspective peu propre à flatter mes espérances; et je touchois au moment terrible où, si je devois être retiré de cette incertitude fatigante, c'étoit par un coup de foudre plus accablant encore que tous ceux qui m'avoient frappé jusqu'alors.

PARTIE 2

Je vais mettre sous vos yeux un des plus affreux revers de ma vie. Voici, comme j'ai appris depuis de la propre bouche d'Agathe, le détail d'un événement dont le souvenir seul me glace d'horreur. à peine me fus-je séparé de Mademoiselle , qu'elle se rendit chez mon oncle: elle lui fit demander si elle pouvoit avoir avec lui un entretien particulier: ce qu'elle obtint aisément. La visite d'Agathe étonna Monsieur De *; elle parut avec cet air noble et intéressant qui annonce l'empire de la beauté et de la vertu: les domestiques se retirèrent,frappés eux-mêmes d'admiration à l'aspect d'une femme dont le destin étoit de commander à tout ce qui l'approchoit. Que ma visite, monsieur, dit-elle à mon parent, vous cause moins de surprise; ne craignez pas que je vienne avec l'espérance d'exciter votre compassion, et vous implorer contre vous-même; non, monsieur, ajouta-t-elle en s'asséyant, je ne prétends point vous séduire; mon projet est plutôt de vous prier, de vous presser d'être insensible à mes larmes, et de prendre un coeur inexorable. Daignez m'écouter, monsieur: c'est la seule grâce que j'ose vous demander. Vous n'ignorez point les sentimens que j'ai eu le malheur d'inspirer à monsieur votre neveu: il est inutile de vous dissimuler que peut-être je l'aime encore plus qu'il ne m'aime... rassurez-vous, monsieur: vous n'avez rien à redouter de cet aveu; peu de coeurs ressentent mon amour: j'aime assez pour m'immoler moi-même; trop heureuse que ce sacrifice procure à Monsieur De son bonheur, si en effet il lui est possible de l'acheter à ce prix! C'est donc à vous, monsieur, que j'ai recours pour m'arracher à un penchant... qui nous perdroit tous deux: oui,c' est par vous que je veux triompher de ma faiblesse, me vaincre, m'anéantir... ne vous laissez point émouvoir; ne voyez point couler des larmes dont la source ne tarira jamais; détournez vos regards; fermez les yeux sur une douleur que le tems, loin de l'adoucir, ne fera qu'augmenter: vous ne sauriez avoir assez de sévérité, être assez inflexible... il faut rendre monsieur votre neveu à ses devoirs, à sa famille, à sa tranquillité; il faut enfin me sacrifier... qu'il soit donc heureux, monsieur, et que je sois la seule à plaindre, la seule qui finisse une déplorable vie! Des pleurs qu'Agathe ne pouvoit plus retenir, lui coupèrent la parole: mon oncle troublé a de la peine à lui répondre:-votre situation, mademoiselle, me touche, me pénètre, et... je suis moins inhumain que vous ne l'imaginez... non, mademoiselle... je serois le plus barbare des hommes... vos larmes... de grâce, dérobez-moi ce spectacle... c'est malgré moi... hélas! Je ne puis vous donner que des plaintes; je ne saurois disposer de mon neveu; il est soumis à l'autorité paternelle, et je ne suis ici que l'organe de mon frère; il a déjà fait choix d'une femme pour son fils: c'est un parti dont la naissance et la fortune honorent notre famille... eh! Monsieur, interrompt Agathe, en pleurant avec plus d'amertume, et embellie d'une fierté qui ennoblissoit sa douleur; je ne me connois que trop, je ne me connois que trop; je sais quel est mon misérable état; je n'ai pas besoin qu'on m'en fasse sentir l'humiliation; permettez-moi ce faible dédommagement d'un amour-propre que vous devriez avoir la bonté de plus ménager: il a été un tems, monsieur, où votre famille se seroit peut-être fait honneur de s'allier à cette même infortunée, l'objet aujourd'hui de votre dédain... tout a changé pour moi; il ne m'est resté qu'un coeur et des sentimens qui ne servent qu'à me rendre ma situation plus désagréable: voilà les seuls titres de noblesse que j'ai conservés; ils sont bien peu de chose, je l'éprouve, aux yeux de la société! Que monsieur votre neveu possède donc toutes les fortunes, toutes les grandeurs du monde! Je n'étois jalouse que de son coeur... il ne peut être à moi! Pour le mien, hélas! Il n'est plus en mon pouvoir de le donner à un autre... mon sort, mon malheureux sort est décidé... je dois pleurer, souffrir toute ma vie, si une prompte mort ne vient terminer tant de peines...mais, monsieur, je vous l'ai déjà dit, je ne me suis point présentée ici dans l'espoir de surprendre votre sensibilité: j'accours m'unir avec vous contre Monsieur , contre moi-même; je connais l'impuissance de ma raison et toute la force de mon amour: je sens, je sens qu'il seroit toujours mon maître, tant que je n'opposerois point à ce funeste penchant des barrières insurmontables; je les élève donc dès ce moment, et pour toujours: il m'en pourra coûter la vie; que dis-je, dois-je croire que je survivrai un seul instant à ce sacrifice? Mais j'aurai la consolation d'avoir rempli mon devoir; je dois fuir Monsieur De , ne le voir jamais. J'ose en former la résolution. Je l'exécuterai.-vous aurez cette fermeté, mademoiselle? Que tant de vertu mérite mon estime, ma compassion!-c' est à vous, monsieur, de me servir dans ce projet; voilà ce qui m'amène à vos yeux. Il s'agit de m'arracher à tout ce qui pourroit m'entretenir dans une passion... qui devoit faire mes malheurs. Il est un moyen, un seul moyen: je saurai l'employer. Dès cet instant, je renonce à une profession qui doit m'être odieuse, puisqu'elle me cause le plus sensible des chagrins; j'abandonne le monde, ses plaisirs,ma famille, mon père, mon père même; enfin, je me sépare d'un objet trop chéri, pour aller m'ensevelir dans une retraite où la religion peut-être adoucira mes tourmens. C'est-là mon dessein, monsieur, et le but de ma visite. J'ai tout préparé pour mon voyage; il faut que vous ayez la bonté de me seconder dans cette entreprise, et dès demain. Vous me conduirez donc dans le couvent que vous aurez choisi; mon père ne sera informé du parti que j'ai résolu de prendre, que lorsqu'il ne sera plus en son pouvoir de s'y opposer; je crains sa tendresse: il n'y consentiroit jamais, ce père, dont je faisois la consolation, et je serois toujours exposée à de nouveaux combats, à de nouveaux supplices. Vous voyez, monsieur, avec quelle sincérité mon coeur s'ouvre devant vous: disposez donc de moi, emmenez-moi, s'il se peut, au bout de l'univers, et que je n'entende jamais parler de Monsieur De *: que je puisse m'oublier moi-même; sur-tout, monsieur, qu'il ignore l'asile où j'irai attendre la mort. Si je le voyois encore, ne fût-ce qu'une seule fois, je ne répondrois pas de moi, non, je n'en répondrois pas: mes projets... ils seroient tous détruits. Eh! Comment lui cacher mes sentimens?Il est trop accoutumé à lire au fond de mon âme. Je ne verrois plus que l'homme qui m'est le plus cher, et que je dois fuir pour toujours. Me promettez-vous, monsieur, de me rendre ce service? Songez qu'il n'y a pas d'autre moyen de séparer deux coeurs que l'on veut désunir: c'est monsieur votre frère, c'est vous-même que vous servez... pardonnez-moi, pardonnez-moi ces sanglots, ces larmes; ne vous en offensez point: mon amour se contentera de ces pleurs; hélas! Il n'y a que vous, monsieur, qui en soyez le témoin. Mademoiselle * s'abandonnoit à sa douleur avec d'autant moins de réserve, qu'elle-même entroit dans les vues de ma famille. Mon oncle l'accable d'éloges, la plaint beaucoup, et cependant consent avec joie au parti qu'elle vient de lui proposer; il lui fait même entendre que si la fortune ne lui étoit pas aussi favorable qu'elle le méritoit, il sauroit adoucir son sort, et que ma famille contribueroit à cette action de bienfaisance; cette simple entrevue d'intérêt fait frémir le noble orgueil d'une femme qui étoit fière de son infortune. Le malheur ajoute à la délicatesse, à la vanité des âmes sensibles; la moindre atteinte est une blessure mortelle pour ces sortes de coeurs, et tout leur impose la défiance et la crainte. Mademoiselle * ne peut retenir le mouvement qui l'emporte; elle reprend avec une hauteur mêlée d'indignation: pensez-vous, monsieur, que je sois venue solliciter des bienfaits? Sachez mieux me connaître; je puis mériter votre pitié; vous pouvez même me regarder d'un oeil prévenu à mon désavantage; mais je n'ai rien fait, monsieur, qui doive m'attirer votre mépris; ne m'offensez donc point par une proposition qui m'avilit, et personne sur la terre n'a le droit de m'humilier: non, monsieur, je n'ai aucun bien, mais je n'en acheterai jamais au prix de la bassesse. Je vous l'ai dit: ce n'est pas l'espoir du rang, ni de la fortune, qui m'avoit attachée à monsieur votre neveu: c'est lui seul, lui seul que j'ai aimé. Je ne saurois être à lui: rien ne peut réparer cette perte. Toutes les richesses ne m'eussent point fait sacrifier mon penchant. Les intérêts, le bonheur de Monsieur De * l'exigent; si je ne puis étouffer ce penchant, qui a pris tant d'empire sur mon âme, je sais du moins le dompter au point de m'immoler moi-même... que demandez-vous davantage? Si le peu que je possède me met hors d'état d'être religieuse, il est dans les couvens des rangs moins élevés; les plus bas, je saurai les remplir sans me dégrader; on porte sa noblesse avec soi, et dans tous les emplois; je me croirois plus honorée, en me livrant aux dernières fonctions, que d'être redevable de l'état le plus brillant à des moyens qui traînent toujours la mortification et la honte après eux; monsieur, je ne suis point réduite à la charité . Et aussitôt Mademoiselle * est suffoquée par ses larmes. Mon oncle cherche à se justifier; il se défend avec chaleur d'avoir conçu la moindre idée de l'offenser:-je n'ai point prétendu, mademoiselle, blesser une sensibilité trop prompte à s'alarmer; le défaut de fortune ne pourroit que prêter plus d'éclat à votre beauté et à votre vertu; vous méritez assurément des respects; je sens toute la noblesse de votre démarche, et combien il doit vous en coûter. Vous obtiendrez donc, de ma part, une éternelle reconnaissance, une éternelle admiration, et ma famille, à coup sûr, partagera mes sentimens. Monsieur De * ne cesse enfin de combler Agathe de louanges, d'exalter l'action sublime qu'elle va faire, et ils fixent au lendemain le jour de leur départ.Mademoiselle , revenue chez son père, envisage, dans toute son horreur, le parti qu'elle alloit prendre: il est peu d'enthousiasme qui ne cède à la réflexion. Le sacrifice de l'amour est peut-être au-dessus de celui de la vie: aussi est-il le plus difficile, et le plus digne d'être admiré: Agathe s'interrogeant, et rendue en quelque sorte à la nature, qu'elle s'étoit efforcée de dompter, ne voyoit, ne sentoit qu'une passion bien supérieure à ces transports d'héroïsme que chaque moment refroidissoit; cette force si étrangère à son sexe, et sur-tout à un coeur qui aime, l'avoit entièrement abandonnée. Le prestige détruit, elle se remplit de toute sa douleur: ce faible soulagement lui étoit bien permis: c'étoit le seul qu'elle s'accordoit. Elle fut tentée plusieurs fois de m'écrire; d'autres fois elle souhaitoit ma présence; elle m'a avoué depuis, que, si j'eusse paru dans ces momens, elle n'aurait jamais eu assez de fermeté pour exécuter ce funeste projet: elle passa la nuit dans l'agitation et dans les larmes; ses préparatifs se faisoient cependant sans que son père s'en aperçût. Il lui avoit demandé d'où pouvoit naître ce sombre chagrin qu'elle s'obstinoit de lui cacher: les pleurs de cette femme trop sensible avoient été son unique réponse. Enfin, le jour marqué pour le comble de nos malheurs parut: Agathe se trouva mal; on vint à son secours. Revenue de cet évanouissement, je fus, m'a-t-elle dit, le premier objet qu'elle chercha; elle se combattit, versa des torrens de larmes. L'idée qu'elle s'immoloit pour mon bonheur, la ranima: elle profite donc de l'absence de son père, et part, le coeur partagé entre mille sentimens, après avoir déchiré une lettre qu'elle avoit commencé à m'écrire, et plongée dans un anéantissement mortel. Depuis quelques années Mademoiselle * avoit amassé une petite somme; elle la destinoit à une de ses parentes, qui avoit perdu sa mère dans un âge où il est peu de ressource contre la nécessité; pressée par sa propre situation, elle résolut d'employer cet argent; elle étoit même déterminée à servir dans un couvent, si ce qu'elle possédoit ne suffisoit pas pour payer sa dot en qualité de religieuse. Du plus loin qu'elle entrevit mon oncle:-allons, monsieur, vous devez être satisfait; hâtons-nous de partir pendant qu'il me reste encore un souffle de vie; je ne vous répondrois pas demain du même courage: sur-tout qu'on ne me parle plus de monsieur votre neveu. Mon parent avoit tout préparé; Mademoiselle * se laissa porter dans la chaise de poste sans qu'il lui échappât aucun gémissement; les grandes douleurs se renferment quelquefois en elles-mêmes, quelques pleurs seulement coulèrent le long de ses joues; ce ne fut qu'au moment qu'on partit qu'elle jeta un cri lugubre, comme si elle eût exhalé le dernier soupir. Attachons présentement vos regards sur moi: revenons au trouble où me plongea l'absence d'une femme dont je ne pouvois vivre un seul instant séparé. Je conçus aussitôt une foule de soupçons et d'inquiétudes, sans qu'il me fût possible d'en démêler la cause; on a bien raison de dire que les alarmes sont le partage de l'amour. De retour chez moi, je suis frappé d'étonnement; j'y trouve une lettre dont le caractère m'étoit étranger: je m'empresse de l'ouvrir, et je n'en retire la vue que pour tomber sans connaissance, et le coeur déchiré de toutes les tortures de la jalousie et du désespoir. Voici le contenu de ce billet:" quelqu'un, monsieur, qui est touché de votre état, se croit obligé de vous dessiller les yeux: il y a trop long-tems qu'une passion indigne de vous les tient fermés. Ne soyez point surpris que Mademoiselle * ait disparu: je suis désespéré de vous l'apprendre, elle en aime un autre, et à ce moment elle est dans ses bras. Votre rival, plus heureux que vous, vous l'enlève pour jamais. Oubliez donc une infidèle; croyez-moi: que cet événement serve à vous rendre votre raison et votre tranquillité. Vous ne soupçonnerez point cette confidence d'imposture: je joins ici une preuve qui n'est que trop suffisante pour vous convaincre. " on avoit ajouté une autre lettre qui paraissoit être écrite à Agathe, et avoir été interceptée; on lui indiquoit un rendez-vous; on finissoit par lui promettre l'état le plus brillant. Je reviens à moi, mais quel réveil! Quels sont les traits qui me percent le coeur!-perfide! Perfide! Voilà donc ce qui te faisoit pleurer, c'est toi, Agathe, c'est toi qui me trahis! C'est toi... tu en aimois un autre! Tu es donc bien familiarisée avec la dissimulation, avec le crime! Pousser l'artifice, la fourberie, jusqu'à cet excès! Eh! Qui ne t'auroit cru sincère? Qui ne t'auroit cru sincère? La plus indigne de toutes les femmes! Tu m'aimois assez peu pour me tromper, moi qui te confiois ma vie, mon âme, moi qui me serois accusé d'injustice, si je t'avois caché le moindre sentiment, une seule pensée! ... Agathe! Agathe! Est-il bien vrai que tu me trahisses! Ces expressions m'étoient échappées au milieu des sanglots; je formois mille projets de vengeance, plus bizarres, plus insensés les uns que les autres; je voulois courir, voler après le ravisseur, le faire tomber sous cent coups de poignard, lui et mon ingrate maîtresse; je succombois sous la rage, quand je r'ouvrois les yeux, et que j'étois convaincu que tous ces plans ne pouvoient s'exécuter. Le moyen en effet de me satisfaire! J'ignorois quelle route ils avoient prise; mais pour un moment que j'étois obligé de voir Agathe coupable, combien y en avoit-il où, malgré moi, je parvenois à la justifier? Dans cette incertitude déchirante, je cours une seconde fois chez elle; j'imagine qu'elle n'aura mérité aucun de mes reproches, qu'en un mot elle sera digne de ma tendresse, que je suis toujours aimé: tout s'évanouit: ce coup, ce coup affreux ne paroît que trop confirmé; je demande en vain Mademoiselle *; mon sang se glace dans mes veines; je m'écrie tout haut: il n'est donc que trop vrai qu'elle n'est plus qu'un monstre que je dois abhorrer... et elle s'est dérobée à une juste vengeance! Il faut renoncer à la voir, à l'aimer! Cesser d'aimer Agathe! Je tombe sur un siége; mes yeux ne sont plus que deux ruisseaux de larmes:-ce sont-là ces sentimens, cette vertu dont tu m'avois abusé! Je n'aimois, je n'adorois qu'une femme vulgaire, une femme de spectacle, une âme séduite, profanée comme les autres par ce vil intérêt! Il te falloit l'éclat des richesses... objet indigne de mon amour! Tu aurois partagé, tu aurois possédé toutes les miennes; tu étois la maîtresse de mon coeur. Je t'aurois, ingrate, tout sacrifié: eh! Tu me trahis! Tu m'abandonnes! Je n'étois point aimé! Je n'étois point aimé! Que j'ai bien réparé depuis des soupçons aussi injustes! Que j'ai demandé de fois pardon à la souveraine de mon âme, de ma honteuse, de mon odieuse crédulité! Il n'y a qu'une sensibilité profonde eté prouvée qui puisse se pénétrer de toute l'horreur de cette situation. Mon esprit s'égaroit d'idées en idées; j'embrassois en quelque sorte un fantôme, pour le rejeter bientôt, et en adopter un autre; le sentiment de la jalousie dominoit dans mon âme! Eh! Pouvois-je n'être point jaloux? J'aimois trop pour n'être pas en proie à ce tourment de la tendresse; je revenois toujours à vouloir me persuader qu'Agathe étoit incapable de tant de perfidie. Mon infortune, en effet, étoit trop grande pour ne pas chercher à en douter. J'avois attendu une partie de la journée tout ce qui me retenoit encore à la vie; j'étois sorti de sa maison, sans savoir où je portois mes pas: j'y retournai à la nuit; je trouvai Monsieur * dans une douleur qui approchoit de la mienne. De quel nouveau coup de foudre suis-je frappé, quand ce père tout en pleurs m'adresse ces plaintes entre-coupées de ses profonds gémissemens? Monsieur, rendez-moi, rendez-moi ma fille, mon unique consolation, tout ce qui m'attachoit sur la terre. Au nom de l'humanité, ne me déshonorez point; remettez Agathe dans mon sein, ou délivrez-moi d'un reste d'existence qui m'est insupportable sans ma fille. Vous avez profité de ma faiblesse: c'est un excès de bonté qui m'a perdu. Vous m'avez enlevé ma malheureuse fille: mais je périrai, ou je saurai... vous ne l'aurez point arrachée de mes bras impunément! Oui, monsieur, ajoute ce vieillard respectable, en tombant à mes pieds, vous percerez plutôt mon coeur. Craindriez-vous de m'ôter la vie? Qui peut m'avoir rendu le plus infortuné des pères, hésiteroit-il à consommer son crime? Quel spectacle, monsieur, pour une âme sensible et bouleversée par tant d'assauts, qu'un père qui pleuroit, qui mouroit de désespoir à mes genoux! Cependant j'ai la force de répondre: le croiriez-vous, monsieur, que j'eusse été capable d'un semblable attentat? Sans doute j'adorois, j'idolâtrois votre fille; vous savez que mon coeur l'avoit déjà nommée mon épouse; aurois-je voulu avilir l'objet de toutes mes adorations? Ah! N'ajoutez pas aux traits qui me déchirent; plaignez-vous, mais plaignez-moi aussi. Hélas! Je suis... je suis plus infortuné que vous ne sauriez l'imaginer. Monsieur * n'est point désarmé par tout ce que je pouvois lui dire pour ma justification: il continue de m'accabler des plus sanglans reproches; il s'obstine toujours à croireque l'absence de sa fille est un enlévement, et que cet enlévement est mon ouvrage; en un mot, il ne voit en moi qu'un odieux ravisseur; sourd à toutes les raisons que j'apportois pour ma défense, il parle de recourir à la protection des lois.-eh! Ne menacez point des lois: l'idée où vous êtes que je suis coupable, suffit pour me faire endurer un tourment au-dessus des rigueurs de la justice. Est-ce au père d'Agathe à me soupçonner d'une pareille atrocité? Différez du moins de quelques jours à condamner un homme... j'étois votre fils... j'ose l'espérer: la vérité éclatera, la vérité éclatera, et vous serez le premier à me justifier et à me plaindre. Monsieur * parut s'adoucir; je ne sais si je l'avois ébranlé, mais je le vis douter moins de mon innocence; je fus tenté de lui montrer cette prétendue lettre, qui eût appuyé les preuves que j'alléguois: je tirois cet écrit de ma poche, l'amour me l'y faisoit remettre, car j'aimois encore trop pour avilir et accuser l'objet de ma tendresse, auprès même de son père: hélas! J'eusse voulu me déguiser sa perfidie, comment en aurois-je instruit un autre? Quelle nuit je passai! Et à quelles cruelles agitations j'étois en proie!Plusieurs jours s'écoulèrent dans cette perplexité aussi accablante que la mort; à chaque instant j'allois chez Monsieur , conduit toujours par l'espérance d'y retrouver Agathe, et n'y retrouvant sans cesse qu'un nouveau sujet de désespoir. Un matin que j'entrois chez ce malheureux père, autre cause d'étonnement, d'incertitude et de douleur: on m'apprend qu'il avoit reçu une lettre dont la lecture lui avoit arraché un torrent de larmes; on ajoute qu'il s'étoit trouvé mal, et que, revenu à lui, il avoit donné des ordres pour qu'on lui amenât des chevaux de poste; il étoit enfin parti avec un domestique, sans qu'on pût savoir quel étoit l'objet de ce voyage, et où il alloit. On eût dit que le sort prenoit plaisir à me précipiter d'abîme en abîme; la chaîne de mes malheurs s'étendoit à l'infini; je ressemblois à ces voyageurs fatigués de la route, qui découvrent toujours de nouveaux monstres, de nouveaux rochers, et n'aspirent qu'à atteindre une terre qui paraît continuellement leur échapper, et s'éloigner d'eux: je ne savois plus que penser, que résoudre; le départ de Monsieur * étoit une énigme qu'il m'étoit impossible de pénétrer; celui de mon oncle augmentoit encore cette obscurité: mes esprits erroient dans un cahos d'idées qui se détruisoient successivement l'une par l'autre; mais nous nous écartons trop d'Agathe, quand je lui dois le peu d'intérêt que je puis inspirer: hâtons-nous donc de retourner à cette maîtresse de mon coeur. Mademoiselle * avoit trop forcé la nature, pour que cet effort ne lui coûtât pas cher; elle emportoit avec elle un puissant ennemi qui devoit la vaincre: son coeur la subjugua. à peine étoit-elle hors de Paris, qu'une douleur vainement retenue, s'exhala en larmes et en sanglots:-monsieur (en adressant la parole à mon oncle), ne craignez point, ne craignez point: ce ne sont que des pleurs; ils n'empêcheront pas que je ne poursuive mon dessein; vous me voyez déterminée à mourir. Hélas! Se disoit-elle à soi-même, je ne verrai donc jamais l'objet pour qui je me sacrifie! C'est moi, c'est l'amante la plus tendre qui a fait la promesse d'en être toujours séparée! C'est moi qui défends même qu'on prononce son nom, qu'on m'en rappelle le souvenir! Je le fuis, je l'abandonne pour toujours, et je l'aime plus que jamais! Malheureuse! Pourras-tu bien te soumettre au joug affreux que tu t'es imposé? ... allons, puisqu'il le faut, trouver la mort qui m'attend. Les combats que Mademoiselle éprouvoit, l'agitoient au point que le corps ne tarda pas à souffrir du trouble de l'âme; elle eut un violent accès de fièvre; elle voulut, malgré cette indisposition et les marques de sensibilité que lui donna mon oncle, ne point interrompre le voyage. Je ne saurois, monsieur, lui disoit-elle, être trop éloignée de Paris: c'est-là que demeure Monsieur De . Qu'on me mène... au bout du monde, dans un séjour où je perde la mémoire, où mon coeur ne soit plus rempli d'une image qui fait mon supplice... je me défie de moi! Je me défie de moi. Empressons-nous d'exécuter un projet qu'à chaque instant je suis prête d'abandonner; sauvez-moi de moi-même; c'est-là, c'est dans mon âme qu'est mon plus cruel ennemi! Monsieur, que ne suis-je déjà attachée à Dieu par des noeuds qu'il soit impossible de rompre! Hélas! J'ai tout à craindre, tout à redouter jusqu'à ce moment: ah! Que ce dieu vienne parler à mon coeur, le changer, y régner à la place! ... pourquoi y songé-je toujours? Monsieur, j'ai encore assez de force pour sentir que j'en pourrois manquer... prévenons leretour de cette faiblesse que j'emporte avec moi. Quelqu'empire qu'elle essayât de prendre sur elle-même, Agathe fut contrainte à succomber; sa fièvre augmenta, et l'obligea de s'arrêter à Mantes. Mon oncle ne savoit trop à quel parti s'arrêter. Enfin, au troisième jour, la maladie devint si violente, qu'on ne put cacher à Mademoiselle qu'il y avoit du danger pour sa vie. Cet arrêt ne l'étonna point: elle le reçut avec assez de fermeté. Il faut donc mourir, s'écrie-t-elle! La mort va me séparer de Monsieur De ! Nous ne nous reverrons jamais! Dans quelle pensée je m'anéantis! Mon sort, monsieur (parlant à mon oncle), ne doit point vous affliger: vous n'aurez plus à vous alarmer: on ne revit point; tant que j'aurois eu un jour, un moment d'existence, vous auriez pu douter du succès de mon sacrifice; comment aurois-je pu vous rassurer? Je tremblois... oui, mon coeur alloit me trahir, il alloit me trahir, j'en suis certaine. Tous mes efforts étoient vains. Tout ce que je vous avois promis, c'étoient autant de parjures; je démentois dans le fond de mon âme ces expressions d'imposture qui échappoient à ma bouche. Je vous en imposois,monsieur; je m'en imposois à moi-même; oui, je sens... n'attendez rien de mes vains efforts... et cette vertu dont j'éprouve la faiblesse... j'aimerai... j'aimerai jusqu'au dernier soupir. Si les morts sont encore susceptibles de sensibilité, je n'aurai perdu que la vie. Mon amour est sans doute à l'excès, puisque c'est lui qui me fait mourir! Quoi! Je ne verrai plus Monsieur *! ... qu'ai-je dit? Je ne veux point le voir; je ne veux point le voir... il en mourroit, s'il me voyoit dans ces tortures... ah! Monsieur, où m'avez-vous réduite? Vous m'ôtez la vie; vous m'arrachez à mon amour... de grâce, pardonnez-moi ces plaintes, ce sont les dernières que je me permettrai... mais du moins, ne pourrois-je voir mon père? Me feroit-on un crime d'écouter les sentimens de la nature? Cette consolation, monsieur, me seroit-elle encore interdite? Et... faudra-t-il tout vous sacrifier? Mon oncle ne put s'opposer à ce que désiroit Mademoiselle *: on se hâta d'écrire de sa part à Monsieur ; on lui mandoit, pour ne point l'effrayer, qu'une légère indisposition étoit survenue à sa fille; et sans entrer dans aucun détail, on le prioit de ne point me faire part de cette lettre, et de se rendre lui seul à Mantes, à l'endroit qu'on lui indiquoit. Mon parent étoit pénétré de l'état de cette femme infortunée; il s'accusoit en secret d'en être l'auteur, et il cherchoit, par ses attentions et par ses soins, à lui faire oublier que c'étoit lui qui causoit tous ses maux. On n'avoit pas manqué d'appeler auprès de la malade des médecins et des personnes empressées à la servir: car le sort de tout ce qui approchoit Agathe, étoit de l'adorer; elle possédoit plus que la beauté, le don d'inspirer le sentiment le plus touchant, de communiquer cette âme si facile à émouvoir, et cette enchanteresse étoit prête d'expirer: voilà le tableau qui frappe les yeux d'un père; il entre; il ne peut que s'écrier: ma fille! Il la prend dans ses bras, la baigne de ses larmes, pousse des cris; il voudroit exprimer sa tendresse, sa douleur; enfin, à travers les sanglots, d'une voix entrecoupée:-ma fille, ma chère Agathe! C'est toi... c'est toi que je revois! Dans quel état! ô ciel! Ciel! Ne l'aurois-je retrouvée que pour la perdre? Et tu mourrois avant moi! Ah! Mon père, dit Agathe d'une voix expirante, et étouffée par les larmes, mon père, si vous m'aimez, demandez au ciel ma mort! Il ne peut être d'autre terme à mes malheurs.-ta mort, ma fille! C'est la mienne que j'implore comme une grâce de la providence... que mon coeur est déchiré! Me serois-je attendu à ces coups? -pardonnez-moi, mon père, si j'ai pu me résoudre à vous quitter: hélas! J'aurois voulu me fuir moi-même; c'est mon amour, cet amour dont je n'ai jamais osé vous montrer toute la violence, qui me coûte la vie, qui m'a fait manquer à mon devoir, à la nature, vous offenser, vous offenser, vous qui m'étiez si cher! ô dieu! Que n'ai-je suivi vos conseils? Je vous ai trompé, mon père! Je me suis trompée; qu'on est malheureux d'avoir un coeur aussi sensible! Et... dans quel état est Monsieur De *? Sans doute que mon départ l'afflige? Il m'aime encore... qu'ai-je besoin de le savoir? Ne m'apprenez rien; non, mon père, non, ne me dites rien, ne prononcez pas seulement son nom... s'il m'aime, il est plus malheureux, et j'en suis plus à plaindre! ... je dois ne songer qu'à mourir, et m'occuper d'autres pensées; oui, vous allez, ô le plus tendre des pères, recevoir les derniers soupirs d'une fille trop infortunée, que l'amour seul a rendu coupable! Monsieur * ne répondoit que par un torrent de pleurs; mon oncle lui fit part de la résolution courageuse d'Agathe; ce père, si digne de pitié, étoit dans un abattement presque égal à celui de sa fille; il n'ouvroit la bouche que pour accuser hautement une funeste passion, dont il n'avoit que trop prévu les cruels effets; ensuite il demandoit pardon à la malade des expressions animées qui lui échappoient contre moi. Je n'étois pas, de mon côté, dans une situation moins violente. La jalousie, sentiment, ou plutôt supplice que je n'avois point encore connu, venoit se joindre aux furies qui me déchiroient: car quel autre nom donner à mes souffrances? Une espèce d'instinct, dont je n'ai jamais pu démêler la cause, me fait courir à la demeure que mon parent avoit occupée à Paris: je m'informe de son départ; j'entre dans des détails; on m'apprend, après plusieurs autres circonstances inutiles, qu'il étoit parti avec une jeune personne... avec une jeune personne, m'écrié-je, comme frappé d'un trait subit de lumière! Je sais tout; je vois tout; on m'enlève Agathe! Ce n'est point un rival, c'est mon cruel parent qui m'assassine... et quelle route, quelle route ont-ils prise?-ils doivent être sur le chemin de la Normandie.-Agathe m'aime toujours; Agathe m'est arrachée! ... ah! Barbare! Je saurai t'ôter ta proie, elle me sera rendue... courons la retirer des mains de son tyran; il m'abusoit pour me trahir; c'est toi seul, cruel, qui me trompes! Agathe n'est point perfide! Je vole chez moi; j'arrange quelques affaires que j'avois à terminer, et je prends la poste, escorté d'un seul domestique. à chaque endroit où je descendois, je faisois la même demande, et je recevois la même réponse: on s'accordoit pour me dire qu'on avoit vu passer un homme d'un certain âge, avec une jeune demoiselle qui pleuroit beaucoup. Tous ces rapports ne servoient qu'à m'enflammer davantage; enfin j'arrive à Mantes, où je découvre qu'Agathe et mon oncle étoient restés; je vole à l'hôtellerie. C'est ici que la plume s'échappe de mes mains; je recule encore d'horreur à ce tableau; je monte à l'appartement où étoit Agathe, je m'y précipite: quel spectacle! Mon âme est sur le point de me quitter, je pousse un cri affreux; qu'ai-je vu? ô dieu! Dieu! Agathe expirante, penchée sur le sein de son père, couverte d'une pâleur mortelle,un médecin et un prêtre à ses côtés, mon oncle derrière eux qui paraissoit enseveli dans une profonde douleur; je m'élance; je tombe aux pieds du lit, en jetant un nouveau cri, et privé entièrement de l'usage des sens. Mon oncle et Monsieur * demeurent immobiles de surprise. Monsieur De , s'écrie Agathe! Je me meurs! Le père s'empressoit à secourir sa fille, tandis que mon oncle cherchoit à me faire revenir; j'ouvre les yeux: ils se fixent sur mon parent:-c' est vous, cruel! Malédiction à vos soins! Laissez-moi mourir... eh! Dans quel état retrouvé-je ma chère Agathe! Les sanglots me suffoquoient: j'étois prêt d'expirer de désespoir; j'avois ma bouche attachée sur les mains de Mademoiselle . C'est vous, me dit-elle? Ah! Dans quelle situation faut-il que je vous voie? En quel moment? Voulez-vous me faire regretter la vie? Vous m'aimez...-oui, je t'aime, oui je t'adore plus que jamais, ma divine amante, plus que jamais... revis pour un infortuné qui ne supporte l'existence que pour toi seule. Il n'est plus tems, me répond Agathe, de penser à la vie: elle a fui pour toujours de mes yeux... Monsieur De , l'instant terrible approche: il va nous séparer... je vous rends à la société, à votre famille, à vous même; vivez pour la fortune, pour les honneurs... pour une autre! J'avois formé le projet d'élever entre nous deux des barrières insurmontables, de consacrer à Dieu, le seul pour qui je pusse vous abandonner: le ciel, qui peut-être a prévu ma faiblesse, sait la prévenir, en me donnant la mort, je la reçois avec une entière résignation; j'ai la consolation d'expirer, sans pouvoir m'accuser d'avoir trahi mon serment...-eh! Quel serment as-tu pu faire? Agathe, ma chère Agathe, aurois-tu promis de ne me point aimer?-de ne point vous aimer... non, mais j'avois promis de vous fuir. Hélas! Quel plus grand effort pouvoit-on espérer de moi? C'est vous, c'est vous qui me coûtez la vie: je vous aimois trop pour cesser de vous voir, et pour vivre éloignée de vous. Mademoiselle * pleuroit, et me serroit tendrement les mains. Voilà donc votre ouvrage, dis-je à Monsieur De *! C'est vous qui m'enleviez Agathe! Rassasiez-vous de ce spectacle... si je la perds, je ne connois plus rien; non, je ne connois plus rien, le respect, les noeuds du sang... n'attendez de moi, oh! Soyez-en certain, que le comble des fureurs. Vous vouliez à l'instant me conserver la vie: ah! Par pitié, ôtez-la moi cette vie odieuse; après m'avoir arraché tout ce que j'aimois, enfoncez le poignard dans mon sein; il faut que j'expire avec elle... ah! Mon oncle, qu'avez-vous fait? Où m'alliez-vous réduire? Agathe m'interrompt avec vivacité: ce n'est point monsieur votre oncle que vous devez accuser: c'est moi qui ai mérité tous vos reproches: oui, c'est moi qui ai voulu me séparer de vous; c'est moi, monsieur, qui me suis immolée pour vous rendre heureux...-eh! Le puis-je être sans toi, maîtresse de mon âme? Est-il un autre bonheur que celui de voir Agathe, d'en être aimé? Un seul de tes regards feroit la félicité suprême: Agathe, je te le jure ici à la face du ciel et de la terre, en présence de ton père, de mon parent et de monsieur, ajoutai-je en montrant le prêtre, je promets de n'avoir jamais d'autre épouse que toi. Que le dieu qui m'entend, me punisse, si je romps mon serment! Ne craignez plus rien, monsieur, dis-je à Monsieur , me voilà engagé par un voeu inviolable: dès ce moment, je suis l'époux de mademoiselle votre fille; un noeud éternel et indissoluble nous enchaîne. Et vous, monsieur, continuai-je en élevant la voix, et m'adressant à mon oncle, vous opposerez-vous toujours à ces liens où mon bonheur, où ma vie est attachée? Ma douleur, mes larmes, mon désespoir, Agathe, Agathe, mourante, rien ne vous toucheroit-il? Avez-vous fait serment de dépouiller tout sentiment d'humanité? Mon père, mon père ne seroit point aussi barbare, aussi dénaturé; il s'attendriroit, il ouvriroit son sein à mes pleurs, il rendroit la vie à son malheureux fils, il approuveroit mon amour, il consentiroit à cette union que sans doute le ciel même a formée... mon oncle, mon cher oncle, pardonnez-moi, pardonnez si j'ai cédé à des transports... vous me priviez d'Agathe; peut-être, hélas! Vais-je la perdre! Que je vous doive mille fois plus que la vie, votre consentement, celui de mon père! Peignez lui bien la fureur de ma passion, l'abîme de douleur où elle me jette; portez-lui, s'il se peut, mes larmes, mon coeur, mon coeur rempli du plus violent amour: ce cher auteur de mes jours se laissera désarmer. Hélas! S'il voyoit Agathe, s'il la voyoit dans cette situation, il seroit forcé de me plaindre, et d'avoir des sentimens de compassion, de tendresse... mon cher oncle, ne détournez point la vue, ne fermez point votre âme à cette sensibilité qui vous parle pour moi; voyez, envisagez Agathe expirante; songez qu'elle a tout fait pour contenter ma famille, qu'elle s'est armée contre elle-même, qu'enfin elle s'est élevée au-dessus de l'humanité. Tant de vertu est sans doute un titre victorieux; voilà de ces charmes auxquels on ne peut résister. Qu'exigez-vous davantage? Voulez-vous achever de lui ôter la vie, m'immoler avec elle? Je me jette à vos pieds; ne regardez en nous que des enfans qui vous sont soumis, qui vous aiment, oui, qui vous aiment, qui chériront en vous leur protecteur, leur second père... vous pleurez... je triomphe! Ces larmes m'assurent que mon oncle m'est rendu! M'allez-vous faire revivre? Puis-je me flatter de posséder Agathe de votre aveu, de celui de mon père? Consentez à notre union, et je ne perdrai point Agathe, je ne perdrai point Agathe; le ciel, je n'en doute point, la rendra à ma tendresse; nous renaîtrons tous deux pour vous bénir... de grâce, parlez, répondez: que je sache si je dois encore vivre. Monsieur De * cherchoit à me dérober ses larmes; j'embrassois, je pressois ses genoux. Enfin, s'écrie-t-il, tu l'emportes; oui, mon neveu, je me rends; je sens trop qu'il est impossible de te résister: aime Agathe; vis pour elle. Je vais trouver mon frère, et l'engager à prendre mes sentimens... oui, mes enfans, mon dessein est de faire votre bonheur. Et vous, monsieur (se tournant vers Monsieur ), je vous donne ma parole d'employer tous mes efforts pour hâter cet engagement si désiré de mon neveu. Je me jette au col de mon oncle, je le couvre de mes embrassemens, de ces pleurs délicieux que fait couler l'ivresse de la joie:-eh bien? Ma divine Agathe, tu l'as entendu! Nous passons du sein de la mort dans celui de la félicité même; notre bonheur est assuré. Mon père... oh! Il pensera comme mon oncle, il confirmera un état aussi heureux, le comble de tous mes désirs; revis donc pour l'amant le plus sensible, le plus tendre... j'écarte des soupçons... qui t'offensent. Agathe, Agathe, tu m'aimes? Je n'en saurois douter...-que parlez-vous de soupçons? Ces tourmens du coeur sont-ils faits pour nous? Je reprends: tiens, lis, et juge si je dois ouvrir mon âme aux impressions déchirantes de la jalousie. Je tire à l'instant de ma poche cette lettre qui m'avoit causé tant de trouble, et je la donne à lire à Mademoiselle *: mon oncle n'attend point sa réponse. Si vous n'avez, me dit-il, que de pareils sujets de jalousie, ils sont aisés à détruire. Je vous l'avouerai: c'est moi qui suis l'auteur de cette lettre: je vous l'ai envoyée, écrite d'une main étrangere, espérant, par cet artifice, déguiser notre départ, et vous retirer d'une passion que j'imaginois devoir vous être funeste: mademoiselle me pardonnera ce stratagème: il ne servira qu'à faire éclater davantage sa vertu. Quoi! Me dit Agathe, vous avez pu me soupçonner un seul instant! Et vous m'aimez?-ah! Ma chere Agathe, si je t'eusse aimée moins, je me serois moins défié de mon bonheur. Oui, je le confesse, j'ai pu douter de ton coeur, un seul instant: sera-ce assez de ma vie pour réparer l'outrage que t'a fait ce doute? Combien je sens, réplique Mademoiselle , que vous seul m'attachez à l'existence! Votre présence me l'a rendue. Seroit-il vrai que messieurs vos parens voulussent bien devenir les miens? Quoi! Monsieur, dit-elle à mon oncle, je vous devrois tout ce que je n'osois espérer? Vous me promettez d'engager Monsieur De * à prendre en ma faveur des sentimens plus avantageux? Assurez-le bien qu'il n'aura jamais de fille plus tendre, plus soumise, plus remplie du désir de lui plaire; je me flatte que je le forcerai, par mes respects et par ma tendresse, à m'accorder cet amour paternel, l'objet de tous mes voeux; je lui ferai oublier ce malheureux nom, cet état qui fait mon crime à ses yeux: il ne verra que les sentimens d'Agathe. Oui, mademoiselle, répond mon oncle, en l'embrassant, mon frère connaîtra votre vertu, il vous rendra la justice que vous méritez, et nous réparerons, l'un et l'autre les maux que nous avons pu vous causer. Monsieur De * nous laisse à Mantes, et part pour , dans des dispositions si favorables. Je me livre à tout l'excès de la joie, les plus flatteuses illusions de l'espérance brillent à mes regards; j'étois plongé dans le ravissement; nous restons encore quelques jours à Mantes. à peine Agathe put-elle se lever, que nous nous hâtâmes de la ramener à Paris; Monsieur * se mit dans une litière, avec sa fille; je les suivis à cheval; j'étois sans cesse à leurs portières; je leur faisois partager, en quelque sorte, mon enthousiasme; on croit sans peine à tout ce que nous dit un objet qui nous est cher; et puis d'ailleurs, qui aime plus à se flatter que les amans? J'avois chargé mon oncle d'une lettre pour mon père: voici ce qu'elle contenoit. Monsieur et très-cher père, " je ne prétends point me justifier: j'avoue que je suis coupable, si c'est en effet un crime de disposer de son coeur sans l'aveu de ses parens: oui, à cet égard, j'ai tous les torts, je les confesse: mais il n'est plus tems de combattre un penchant qui ne peut avoir d'autre terme que celui de mon existence: c'est à vous, mon tendre père, à faire pour moi, de cette existence, une source éternelle de bonheur, en ne vous opposant plus à un engagement que vous me pardonneriez, que vous approuveriez peut-être, si vous en connaissiez l'objet. Je vous dois le jour: je vous devrai mille fois plus que la naissance; non, mes sentimens ne sont point indignes de vous; sans doute, sans doute vous avez connu l'amour; je l'ai éprouvé, mon père: vous avez un coeur sensible. Je ne vous ferai point l'éloge de celle qui m'a captivé: je serois suspect; j'en laisse à mon oncle le soin; vous saurez de quel effort de vertu elle est capable. Si le nom de comédienne étoit une tache, Agathe l'auroit bien effacée; eh! Mon père, à vos yeux, aux yeux de la raison, seroit-il des états dés honorans? Tout homme ne mérite-t-il pas de la considération, quand il remplit ses devoirs, quand il est vertueux? Agathe, je vous le répète, est un modèle d'honnêteté. C'est donc de vous que dépend ma vie; vous allez me la rendre une seconde fois, en m'accordant un aveu que j'attends comme l'arrêt suprême de ma destinée. Vous êtes l'exemple des pères; rempli pour moi d'une tendresse dont j'ai reçu tant de témoignages, vous devez être mon ami; et mon ami voudroit-il ma mort? Car, mon père, en condamnant mon choix, vous me faites mourir. N'allez point croire que je change jamais de sentimens. Vous êtes le maître de mon sort: vous pouvez m'accabler de tous les malheurs, m'ôter même cette vie que vous m'avez donnée; mon sang est à vous, il vous appartient: mais mon coeur, mon coeur sera toujours le même; il aimera, il brûlera toujours pour Agathe. Décidez donc si vous voulez me rendre heureux ou malheureux le reste de mes jours; encore une fois, un préjugé aussi absurde que funeste étoufferoit-il votre tendresse? Hélas! Il suffit que vous aimiez un fils infortuné pour mépriser ces usages, qui sont toujours produits par l'abus, le caprice, par la barbarie la plus grossiére. Si les grâces, la beauté, si les vertus sont des titres auprès de vous, Agathe est digne de porter le nom de votre fille. Je ne vivrai donc que le moment où j'apprendrai que mon père daigne favoriser une passion... il n'y en eut jamais de plus violente, et en même-tems de plus pure, et qui mérite plus votre indulgence: j'attends à genoux une décision qui sera celle de ma mort, si mon père... ah! Je ne puis le croire, je ne puis le croire: il aura pitié de son malheureux fils, qui lui renouvelle ses sentimens de respect, de tendresse, d'amour, etc. " je ne doutois point que la réponse ne fût conforme à mes désirs: Agathe s'obstinoit à repousser la flatteuse perspective que je lui présentois: elle ne se reposoit point sur les espérances si bien fondées que m'avoit fait concevoir l'heureux changement de mon oncle. Hélas! Quand j'imaginois être arrivé au port, j'allois rentrer dans une nouvelle mer, et essuyer de nouveaux orages. Il étoit décidé que mes jours devoient être un tissu de chagrins et d'infortunes. Monsieur * tombe malade; aussitôt sa fille est en proie aux plus vives alarmes: en vain je cherchois à la rassurer. Est-ce à vous, me dit-elle, à ne pas croire au malheur? Vous savez combien mon père m'est cher; et si j'allois le perdre! Je combats ses craintes: elles ne furent que trop justifiées; la maladie qui, dans son origine, n'avoit été qu'une indisposition, devint sérieuse. Enfin, voici une des époques accablantes de ma vie, Monsieur * est bientôt condamné des médecins, c'est-à-dire, prèparé à recevoir le coup de la mort; le moment est arrivé: il n'en fut point effrayé: il fait retirer tout le monde de son appartement, à la réserve d'Agathe et de moi. La situation de ce vieillard infortuné me pénétroit: sa fille étoit toute en larmes, et aussi mourante que lui. Il la fait approcher de son lit, et il lui dit, en lui tendant les bras: venez dans mon sein, ma fille... vous pleurez! Ah! Ce n'est pas sur moi que doivent couler vos larmes: répandez-les sur vous seule, ma chère enfant; vous êtes bien plus à plaindre que moi! Je termine ma carrière, et à peine la vôtre est-elle commencée: elle est déjà semée des chagrins les plus affreux! Je mourrois sans doute plus content, si j'emportois au tombeau la douce consolation de vous laisser une vie tranquille et heureuse... ma chère fille, j'ai la douleur, en fermant les yeux, de prévoir une foule de traverses qui vont t'accabler; et tu ne pourras t'y soustraire! Ton malheureux sort est décidé! Que n'ai-je pu arracher de ton coeur une passion qui sera funeste à tous deux! Oui, monsieur, ajouta-t-il, en se tournant de mon côté, vous serez, n'en doutez point, la victime d'un amour que vous auriez dû étouffer dans sa naissance, et vous entraînerez ma malheureuse fille dans l'abîme où vous vous précipitez; mes conseils, mon expérience, les avis d'un père, d'un ami, rien n'a pu vous ouvrir les yeux: vous vous êtes obstiné à rester dans votre illusion: elle se dissipera. Il est inutile de vous flatter: vos parens s'opposeront toujours à ce mariage; monsieur votre oncle n'aura pas gardé long-tems des sentimens que la tendresse et la compassion lui avoient arrachés. J'ai trop vécu pour ne pas connaître la société: je sais que rarement on revient de la prévention; ce n'est pas à moi, en ces momens, à m'élever contre une espèce de loi, qui peut-être est juste. J'ai ployé sous le joug de l'adversité: voilà ce qui me rend moins condamnable à mes propres regards, à ceux de l'être-suprême, dont j'attens la clémence; mais, monsieur, les hommes n'ont pas sa bonté. Encore une fois, vous vous repaissez d'une vaine espérance. Je ne te dissimule point, poursuit-il, s'adressant à sa fille, que cette malheureuse passion est la cause de ma mort...-quoi! Mon père, ce seroit moi, Agathe... elle n'en peut dire davantage: un torrent de larmes jaillit de ses yeux; des sanglots la suffoquent; elle se précipite sur les mains de son père, qu'elle approche de sa bouche. Il faut donc nous séparer, lui dit-il! Je sens venir la mort! ... adieu... adieu, ma chère fille! Hélas! Que ne puis-je, au prix de la vie que je vais perdre, détourner les revers qui vous menacent l'un et l'autre! ... vous êtes mes enfans: je n'ai jamais eu pour vous plus de tendresse; et c'est cet amour qui m'éclaire sur un sinistre avenir. Vous regretterez en moi le plus zélé de vos amis... ô mon dieu!Je les laisse environnés des disgrâces les plus humiliantes, les plus sensibles! ... faut-il que mes derniers regards ne vous voient pas plus heureux! Le ciel, le ciel me refuse cette satisfaction! J'adore ses coups; il faut que je les aie mérités. Ma fille! C'est donc la dernière fois... embrasse-moi, et n'oublie jamais un père... il lui est impossible d'achever: les horreurs de l'agonie le surprennent; il ne peut que fixer un oeil déjà presqu'éteint sur Agathe, et il expire dans ses bras. Je veux approcher d'elle: -laissez-moi, laissez-moi; que je suive mon père au tombeau! Vous devez être content: voilà votre ouvrage, ou plutôt le mien. Oui, c'est ma faiblesse, c'est mon coupable égarement qui fait mourir mon malheureux père: il sera vengé. Sur-tout, monsieur, que je ne vous voie jamais! à ce discours inattendu, je demeure anéanti et incapable de répondre: de quelle bouche partoient ces expressions si accablantes! C'étoit Agathe qui m'ordonnoit de ne plus la voir, qui m'imposoit une absence éternelle. J'aimois assez pour craindre d'irriter sa douleur: je me retirai donc, en proie au plus affreux désespoir; tout ce que j'aurois pu dire en ce moment, n'auroit servi qu'à l'aigrir. Il est des situations où il faut céder: je sentis qu'en cet instant le père combattoit l'amant; la nature a ses droits, ainsi que l'amour. En effet, quand ma passion me permettoit de réfléchir, je m'envisageois comme l'auteur de la mort de Monsieur , et alors les reproches, l'emportement de sa fille ne me paraissoient que trop légitimes. Je recourus à ce qui peut seul soulager les amans et les infortunés: je confiai au papier les moyens d'une justification qu'on étoit disposé à recevoir; je ne me lassai point d'écrire à l'arbitre de ma vie; mes lettres enfin la touchèrent: elle consentit à me revoir; je la laissai se répandre en plaintes, m'accuser, me condamner; je ne lui répondis qu'en rejetant nos infortunes sur l'excès de mon amour, et je parvins à obtenir mon pardon. Rendu bientôt aux illusions d'une espérance flatteuse, je n'entretenois ma charmante maîtresse que de ma félicité prochaine; j'allois au-devant de ses soupçons. Cependant je ne recevois aucune réponse de mon père; mon oncle ne m'écrivoit pas; ce silence empoisonnoit, malgré moi, le peu de douceurs que l'incertitude me faisoit goûter. Je ne me rebutai point: j'envoyai plusieurs lettres à l'un et à l'autre: elles eurent le même sort. Rempli plus que jamais de ma passion, et par conséquent plus facile à me laisser aveugler, j'imaginai que mes parens m'accordoient un consentement secret; qu'en refusant d'approuver hautement notre union, ils ne seroient point offensés que ce silence reçût une interprétation qui m'étoit favorable: je me nourris donc de cette erreur, qui bientôt prit, à mes yeux, tous les traits de la vérité; j'allai même jusqu'à ne former aucun doute; c'est ainsi que, par degrés, on se trompe, on s'égare: d'ailleurs, le moyen de conserver quelque raison? J'aimois, j'adorois Agathe; mon amour étoit au comble. Je fis plus sans doute: ce n'étoit pas assez d'avoir mis un bandeau sur mes yeux: il falloit que ma maîtresse le partageât, qu'en un mot, elle eût ma crédulité; et cette espèce de victoire sur son esprit n'étoit pas facile à remporter. Assurément Agathe savoit aimer autant que moi: mais sa tendresse, différente de la mienne, étoit plus timide et plus défiante; la même cause qui faisoit naître ma hardiesse, autorisoit sa crainte: j'eus donc mille combats à soutenir avant d'arriver au but où j'aspirois.On rejeta bien loin d'abord tout ce qui ressembloit aux propositions d'un engagement contracté sans l'aveu formel de ma famille; je ne me rendis point à des refus multipliés, persuadé qu'un amour extrême triomphe de tous les obstacles: je me servis de tout l'esprit que pouvoit me fournir mon coeur, pour convaincre Mademoiselle * sur la nécessité de notre mariage; j'étois convaincu moi-même; je lui fis enfin croire, comme en effet je le croyois, qu'il suffisoit d'avoir instruit mes parens de mes intentions. Non, lui disois-je, le silence de ma famille ne peut avoir un autre motif: c'est une sorte de ménagement qu'il faut abandonner à leur faiblesse; mon père, n'en doutons point, veut sembler être obligé de sceller de son consentement, des noeuds auxquels j'attache le bonheur de ma vie. Ma divine Agathe, s'il vous connaissoit, il seroit le premier à resserrer les liens dont je brûle d'être enchaîné: un seul, un seul de vos regards feroit évanouir ces préjugés qui subjuguent la plupart des hommes, et les tyrannisent. Mademoiselle * m'aimoit, elle me crut; elle n'eut d'autres yeux que les miens; elle me supposa de la prudence, et je n'avois que de l'amour: mais dois-je accuser une erreur, la source de ma félicité? Sans cet amour, qui remplissoit toute mon âme, eussé-je jamais possédé la seule personne qu'une sensibilité éclairée pût choisir pour l'objet de tous ses transports? Pleins de cette ivresse pure qui fait les délices du coeur, nous courons emprunter tout ce que la religion a de plus sacré et de plus auguste; elle consacre un engagement qu'avoit déjà formé la nature; nous sommes unis aux pieds des autels, et je le répète encore ici à la face de Dieu et des hommes, rien ne manque à notre mariage; on a cru devoir me condamner sur l'omission de quelques formalités: je ne m'élève point contre ce jugement; je veux croire que cet arrêt a la sanction des lois. Des lois! La nature et la probité auroient donc un autre code? Cette même religion, qui est au-dessus des tribunaux, au-dessus de tout, lanceroit contre moi ses anathêmes, et s'écrieroit dans le fond de mon coeur, si j'étois assez lâche, assez perfide pour violer la promesse qui me lie, et dont elle est le garant. L'amant d'Agathe est donc son époux! Je suis dans le sein de l'amour, dans les bras d'une femme qui sera toujours mon amante,mon amie, ma souveraine absolue, enivré d'un bonheur qui se renouvelle sans cesse, d'autant plus doux que l'honneur, que la vertu le fortifie, qu'il est exempt de remords, que le tems, au lieu de l'affaiblir, l'augmentera! Ah! S'il est quelque félicité sur la terre, c'est l'époux d'Agathe qui a su la goûter. Plaisirs purs, plaisirs vrais! C'est alors que je vous ai connus. Enfin, me dit cette femme charmante, mon coeur peut donc s'ouvrir tout entier! Il m'est permis de te répéter sans cesse que je t'aime! Songe, cher époux, que cet amour ne finira qu'avec ma vie. Que dis-je? On aime encore dans le tombeau: je me plais à le croire; des ardeurs innocentes et légitimes comme les nôtres doivent être éternelles. J'imaginois avoir connu toutes les alarmes, tout l'excès de la tendresse, mais les nouveaux noeuds qui viennent de m'attacher à toi, me rendent encore plus tendre et plus craintive; ces liens font mon bonheur suprême... que deviendrois-je, ô ciel! Si votre famille n'approuvoit point notre mariage! Que deviendriez-vous vous-même? Pensez-vous-que vos malheurs sont les miens? Hélas! Si mon âme pouvoit se séparer de la vôtre, combien vos peines me toucheroient plus vivement que les miennes! Vous m'aimez... serions-nous exposés à de nouvelles épreuves?-non, adorable épouse, non, tu n'as rien à craindre; laisse-moi m'occuper, me remplir de mon enchantement; éloignons tout ce qui en altéreroit la douceur: le devoir vient prêter de nouveaux charmes aux sentimens: sois toujours ma divine maîtresse, l'arbitre de ma destinée; règne toujours sur mon âme. Quand ma famille, quand l'univers se réuniroit contre nous, rien ne m'arrachera de tes bras; mon amour, et le ciel m'enchaînent à toi pour jamais; pour jamais! Ah! Avec quel transport, quelle fureur je me pénètre de cette délicieuse idée! Quoi! Je verrai, j'aimerai, j'adorerai toujours Agathe! Je ne vivrai que pour elle! ... eh! Pourquoi ces larmes, ma tendre amie? Qu'as-tu à redouter? Je te l'ai dit: tes craintes ne sont point fondées; tu es aujourd'hui la fille de mon père, son propre sang; il te verra, il te connaîtra, il applaudira à mon choix. Quelle femme, quelle reine vaut ma charmante épouse! Aimons-nous donc sans que le moindre nuage obscurcisse de si beaux jours; ne respirons que l'un pour l'autre; nous avons l'amour et le ciel pour nous; ce sont deux puissans protecteurs qui ne nous abandonneront jamais... encore une fois, Agathe, tu veux donc me faire mourir! Tes pleurs me déchirent le sein: c'est mon sang, c'est mon sang que tu fais couler. Si tu m'aimes, qu'appréhendes-tu? Tout, répond mon épouse; c'est parce que je t'aime, que je me livre à des alarmes qui empoisonnent mon bonheur; eh! Peut-on aimer tranquillement? Montre-moi un amour, une passion telle que la nôtre, qui n'ait pas été soumise à des traverses. Je rassurois ma femme. Je n'aurois point cru avant notre mariage, que ma tendresse eût pu augmenter, et tous les jours elle devenoit plus vive. Je ne me lasserai point de le redire: rien n'est comparable dans le monde à la félicité de deux époux qu'a réunis un amour mutuel; c'est pour eux que le ciel a de la sérénité, que la terre est couronnée de verdure et de fleurs; tout s'embellit, tout brille à leurs regards, et quand ils ramènent la vue sur eux-mêmes, quel délicieux spectacle les transporte, les ravit! Il me sembloit que mon coeur s'étoit agrandi pour recevoir de nouveaux sentimens; à chaque instant, une nouvelle vie venoit m'animer, et j'aimois,j' idolâtrois davantage ma femme; combien elle me paraissoit encore au-dessus de l'amante! Au milieu de ce charme, je ne recevois aucune nouvelle de ma famille. Il y avoit déjà trop long-tems que je jouissois d'une espèce de trève, et que la fortune cruelle me laissoit respirer. Ma femme étoit sortie pour un moment, et son absence me faisoit éprouver quelque peine; je cherchois à la dissiper, en songeant au plaisir que j'aurois de revoir Agathe: son retour, sa présence étoient toujours pour moi un sujet de joie. On m'apporte une lettre de *: j'ouvre précipitamment; je ne pouvois être instruit assez tôt de ce qu'elle contenoit; je lis, je dévore de tous mes yeux cet écrit: on me mande que mon père est informé de mon mariage, et qu'il m'a déshérité. La colère de mon père, la perte de sa tendresse sont les premiers objets qui me frappent; voilà les premiers coups dont je suis accablé. L'exhérédation ne fut que la seconde image sur laquelle s'arrêtèrent mes regards: je l'avouerai, elle m'épouvanta pour mon épouse qu'elle privoit de mes biens, ou plutôt des siens. Revenu de mon anéantissement,je ressens toute l'horreur de ma situation; je m'écrie: dieu! ô dieu! Je me suis donc trompé! J'ai donc trompé Agathe! Je m'attire l'inimitié de mon père! Il m'ôte l'unique bien que je fusse jaloux de conserver! Je ne suis donc plus son fils! ... il n'a plus pour moi les sentimens d'un père! Il cesse de m'aimer! Ah! Qu'un autre possède sa charge, ses honneurs, ses richesses! Que ne me laissoit-il son coeur! ô mon père, c'est vous qui me rendez malheureux pour le reste de ma vie! Mon bonheur est évanoui! Celui d'Agathe... que dis-je, je cause sa perte! Son époux est l'auteur de sa ruine! Moi, t'entraîner! ... que ne tombois-je seul dans l'horrible précipice que je me suis creusé! Femme infortunée! Quels seront tes reproches! Qu'ils seront justes! Tu les avois prévus ces coups, ces coups affreux! Et je n'ai écouté, je n'ai vu que mon amour! Il nous a perdus! Agathe... que vas-tu devenir? Toute mon âme se soulève: je n'aurai plus à t'offrir que mon coeur! Tu ne dois plus attendre de moi de fortune, de consolation! J'ai fait tes malheurs, tes malheurs éternels! Et oserai-je encore espérer que tu m'aimeras? Aimer ton bourreau! à cette réflexion désespérante, un torrent de larmes jaillit, en quelque sorte, du fond de mon coeur, j'en suis inondé. Je le répète: je ne regrettois que l'amour paternel, et si l'adversité me touchoit, on peut bien croire que ce n'étoit pas pour moi que je redoutois ses menaces: c'étoit Agathe malheureuse que j'envisageois. Elle revient, et me surprend dans ce désordre; j'étois trop aimé pour qu'elle demeurât indifférente sur les moindres mouvemens qui pouvoient m'agiter: elle saisit donc ma vive douleur. Je veux tromper sa curiosité; j'apporte plusieurs prétextes de ce trouble si visible, aussi peu fondés les uns que les autres. Je voulois repousser mes pleurs, et chaque fois que mes regards se levoient sur ma femme, ces pleurs m'échappoient avec abondance. Vous m'aimez, me dit mon épouse, et vous avez des secrets pour moi! Ne dois-je pas partager tous vos sentimens? En est-il quelqu'un qui puisse m'être étranger? ... cher époux! Ton âme n'est elle pas la mienne?-sans doute, Agathe, elle est la tienne; et... c'est-là ce qui me fait mourir! ... mais la mort n'est-elle pas la seule ressource qui me reste? Agathe... je n'en ai plus d'autre. Fuis loin de ton malheureux époux; il est ton ennemi,ton assassin; nous sommes perdus; et aussi-tôt les sanglots étouffent ma voix. Expliquez-vous, s'écrie ma femme, expliquez-vous; de grâce, apprenez-moi tous nos malheurs, vous savez que j'ai toujours eu des pressentimens... mais... serions-nous au comble de l'infortune? Si vous m'aimez, je saurai la supporter.-non, femme divine, je n'aurai jamais la force de te l'apprendre; chaque moment où tu l'ignores est encore une lueur consolante qui nous éclaire; tu ne soutiendrois pas ce que je ne pourrai jamais t'annoncer. Ne m'ordonne point de te plonger le poignard dans le sein. J'étois mourant, et comme écrasé de la foudre. Mon épouse aperçoit cette lettre qui étoit sur la table: elle s'élance pour s'en emparer. Arrêtez, lui crié-je, en lui retenant la main, et saisissant l'écrit.-quoi! Vous m'empêcheriez de lire? ... ce seroit mon mari... elle n'achève pas, et m'arrache la lettre que je n'ose davantage lui disputer; sa vue s'y porte avec avidité.-eh bien! Agathe, tu vois, tu ressens toutes nos infortunes! Mon mariage a irrité mon père: il m'ôte ses biens; il m'ôte sa tendresse; il ne m'aime plus; il me déshérite. Je ne suis plus à tes regards qu'un malheureux, qui ne possède que son amour. C'est tout pour moi, me dit ma femme, en accourant toute en pleurs dans mes bras; calme ce désespoir. Tu parlois de mourir? Vis pour ta malheureuse épouse, pour l'aimer toujours, pour en être toujours aimé. Tu ne m'entendras point éclater en reproches injustes; c'est à toi de m'accuser: je t'ai inspiré un amour funeste à ton repos, à ta fortune, à ton état; c'est Agathe qui t'a arraché à ton père, à ta famille, puisque ce fatal attachement te coûte la tendresse de tes parens, et en un mot, une brillante destinée; oui, cher époux, ajouta-t-elle, en me pressant contre son coeur, tu es ma victime. Tu me parles de richesses: qu'aimé-je que toi seul? Que sont près de toi tout l'éclat, tous les biens? Je ne connois que l'amour, la possession de ton coeur. Et en effet, la tendresse de cette femme héroïque étoit si forte, qu'elle reçut ce coup avec une fermeté que je n'aurois point attendue: mais sa grandeur d'âme ne diminuoit rien de ma sensibilité; c'étoit même pour moi un nouveau sujet de douleur; Agathe m'en paraissoit plus aimable et plus respectable, et je me trouvois plus malheureux, j'ajouterai plus criminel, de faire partager à tant de charmes et de vertus, l'horreur de ma destinée. Combien de fois me suis-je reproché une passion qui devoit être une source de disgrâces pour une épouse que j'aurois voulu placer sur le premier trône du monde! Je la surprenois souvent les yeux baignés de pleurs, qu'elle s'efforçoit de me cacher; quelquefois même elle affectoit un calme, une sérénité qui ne m'en imposoient point: j'étois trop accoutumé à lire dans son âme, pour ne pas démêler ses vrais sentimens, et j'y saisissois la mélancolie profonde qui la dévoroit. Qu'il est affreux d'être obligé de se dire: c'est moi qui fais souffrir ce que j'aime! N'est-ce pas là le comble de l'infortune? Et il étoit décidé que la mienne ne connaîtroit point de bornes. Ce n'étoit pas assez du revers qui venoit de me foudroyer: il falloit qu'il fût suivi d'un autre peut-être aussi accablant, puisque mon honneur ou du moins le fantôme qui porte ce nom, et auquel tous les hommes sacrifient, étoit enveloppé dans ma ruine. Déshérité, accablé de la haine de mon père, il me restoit encore ma charge: il crut qu'en épousant une fille de théâtre, je m'étois rendu indigne d'un état dont plusieurs de nos ancêtres avoient entretenu la splendeur et l'intégrité: il m'en fit dépouiller, c'est-à-dire, que je fus la triste victime du préjugé. Les hommes n'ouvriront-ils jamais les yeux sur leurs absurdes injustices, et se serviront-ils de leur raison pour être aussi barbares qu'insensés? J'étois dans la ferme résolution d'épargner ce nouveau coup de poignard à la sensibilité d'Agathe, persuadé que son courage l'abandonneroit à cet événement imprévu; pour moi je me roidissois contre le sort; ma devise en quelque sorte étoit: tout pour l'amour. Ma tendresse se fortifioit de mes chagrins; dans le précipice même du malheur, je me remplissois du plaisir d'aimer et d'être aimé. Ces revers successifs étoient autant de noeuds qui m'attachoient davantage à tout ce que j'adorois. Oui, il n'y a que les infortunés qui soient faits pour l'amour. Qui n'a point connu le malheur, est incapable d'aimer; oui, c'est au malheureux seul qu'il convient de ressentir tout le charme de la tendresse; son coeur se complaît dans la mélancolie, et la mélancolie excite, nourrit la sensibilité, et lui donne un pouvoir qui est toujours partagé, et conséquemment affaibli dans l'âme des heureux; la disgrâce isole, et nous ne saurions trop nous détacher de tout ce qui nous environne, pour nous pénétrer d'un sentiment que la vertu enflamme, quand la source en est pure, et avouée de la raison et de l'honnêteté. Je n'envisageois donc que mon épouse dans l'univers entier; plein de cette image, je m'apprêtois à supporter constamment les plus cruelles épreuves. Cependant, malgré mon projet très-décidé de ne point faire part à ma femme de la funeste nouvelle qui venoit de me frapper, je n'avois pas la force de rentrer chez moi; je me défiois de mon coeur toujours tout prêt à me trahir: Agathe en étoit la suprême maîtresse, et je ne pouvois lui rien cacher: enfin, je la revois, mais comment, ô dieu! S'offre-t-elle à mes yeux! Noyée dans les larmes, anéantie dans la douleur, et la pâleur de la mort sur son visage: je vole à ma femme, je la prends dans mes bras. C'est vous, me dit-elle, en fixant sur moi une paupière presque éteinte, et la voix expirante!-oui, c'est moi, c'est ton époux, ton amant... Agathe, d'où vient cette profonde tristesse? Pourquoi ces pleurs, ces sanglots? ... elle me répond, en pleurant avec plus d'amertume, c'est peu de mes larmes: je voudrois donner jusqu'à la dernière goutte de mon sang, ma vie, et racheter votre bonheur aux dépens de mes jours; mais il est un moyen, il est un moyen de vous dégager d'un noeud qui est pour vous la chaîne du malheur; cette ressource, la seule qui me reste, et que je puisse employer, je m'en servirai donc...-où tendent ces mots qui t'échappent avec peine? La femme la plus aimée se repentiroit-elle de m'avoir rendu heureux? Je vous ai rendu heureux, réplique-t-elle, en jetant un sombre gémissement! Il est bien vrai que j'aurois voulu faire votre bonheur, et que je ne l'aurois jamais fait au gré de mes voeux; mais, loin d'y contribuer en la moindre partie, c'est moi qui vous perds, qui vous plonge dans l'adversité... je sais tout: c'est peu que vous soyez déshérité, que vous me sacrifiez votre fortune, votre famille, votre existence: on vous poursuit encore; on vous arrache l'unique bien qui vous restoit: on vous ôte votre charge; on vous déshonore; et... j'en suis la cause! J'en suis la cause! Elle n'a pas prononcé ces dernières paroles, qu'elle tombe à mes pieds, presque sans connaissance. Je la reprends dans mes bras; nous confondions nos larmes et nos gémissemens. Non, m'écrié-je, non, ma chère, mon adorable épouse, ce n'est pas toi qui fais mes malheurs! Que dis-je? Je te dois la seule consolation qu'il me soit permis de goûter; n'accusons que ma fatale destinée. Il est des êtres, je n'en doute point, condamnés de tout tems à traîner une existence odieuse. Hélas! Je n'ai commencé à vivre qu'au moment où je t'ai aimée: vas, si ce coeur, ce coeur que j'idolâtre, est toujours pour moi, je saurai supporter avec résignation mes accablantes infortunes; je les oublierai: mais je souffrirai toujours: c'est toi qui me fais sentir tout le fardeau de mes disgrâces; me voilà dans l'indigence, et je vais voir Agathe malheureuse, Agathe à qui j'aurois voulu prodiguer tous les trésors de la terre! Oui, ce père insensible, qui connaît si peu le pouvoir de l'amour, de l'humanité, vient de me dépouiller de ma charge; je suis coupable à ses yeux, parce que j'ai osé avoir un coeur, des sentimens, aimer la vertu, m'y associer par des noeuds éternels. Eh! Que ces hommes gardent leurs prétendus honneurs, l'orgueil de leurs chimères! Qu'ils me désapprouvent! Qu'ils s'élèvent contre moi! Qu'ils soient mes ennemis!Qu' enfin tout l'univers m'accuse! Agathe, tu m'aimeras; je suis ton époux: j'ai tous les biens, tous les rangs, toutes les grandeurs du monde; je ne vois, je n'aime, je n'adore que toi dans ce monde entier; tu me tiens lieu de tout ce que j'ai perdu; conserve-moi ton amour: le reste m'est indifférent. Cette femme charmante m'interrompt avec vivacité: ah! Ma tendresse est encore au-dessus de la tienne; mais plus je t'aime, et plus je dois être détachée de moi-même. Il s'agit de te rendre ton bonheur: je te le rendrai, en t'immolant le mien: laisse-moi traîner ce peu de jours qui me restent à vivre, dans un couvent, ou plutôt dans mon tombeau. ôte-moi, ajoute-t-elle, avec un torrent de pleurs, jusqu'au nom de ton épouse; ôte-moi tout, s'il le faut, jusqu'à ton coeur, et sois heureux. Nous ne pouvions parler; nous étions étouffés par les sanglots; nous n'avions que la force de nous tenir embrassés, et de verser une abondance de larmes qui s'écoulent du fond même du coeur. Je prends enfin la parole: que je sois heureux sans toi! Peux-tu me le dire? Le penses-tu? Non, Agathe, non, âme de ma vie, je ne t'ôterai point le nom de mon épouse, je ne t'ôterai point mon coeur; tu auras toujours le titre de mon amie, de ma maîtresse, de ma femme; tu seras toujours la souveraine de ce coeur qui n'aimera jamais que toi: il n'est que la mort qui puisse nous séparer... nous séparer! Le tombeau même nous réunira. L'âme n'est-elle pas immortelle? Tu me seras toujours chère. Essuie donc ces larmes qui sont autant de traits assassins dont je suis déchiré; opposons la constance, notre amour à nos malheurs; aimons-nous à la face de tous ces hommes qui nous persécutent, ou nous dédaignent: le ciel aura pitié de nous. C'est le ciel, c'est lui-même qui a formé ces liens qu'on ne parviendra point à rompre. Qu'ils apprennent, par notre exemple, ces lâches esclaves du préjugé, qu'il est un bonheur au-dessus de tous les plaisirs! Ils ne la connaissent point cette félicité dont je m'enivre: Agathe, des coeurs corrompus sont indignes de la goûter. Osons donc être heureux, si je puis le dire, malgré ma destinée même. Le sang d'Agathe est fait pour la vertu: son frère fut le seul ami qui nous resta dans notre adversité; il partagea l'horreur de notre situation, il s'en pénétra: quelle volupté pour une âme sensible de se livrer aux transports délicieux de la reconnaissance! Combien j'aime à m'entretenir de tout ce que je dois à ce frère généreux! Eh! Pourrai-je m'acquitter jamais? Rougirois-je de le publier? Malheur à quiconque regarde les bienfaits qu'il a reçus comme des mortifications pour l'amour-propre! Sans cet homme estimable, nous eussions succombé sous le poids de nos infortunes, tandis que des personnes, à qui j'avois rendu des services essentiels, daignoient à peine jeter les yeux sur moi. Je ne parle point d'une famille entière, que mon triste état ne put faire ressouvenir que je lui étois lié par des noeuds qui semblent être plus forts encore que ceux de l'amitié. Tout m'abandonnoit, m'oublioit; mais j'étois aimé d'Agathe, et je ne voyois que mon amour. Je résolus d'exercer la profession d'avocat: par-là je me mettois en état de ne point éprouver cette affreuse indigence qui abâtardit l'âme, et, selon les expressions d'un grand poète, nous ôte la moitié de l'esprit; j'avois encore la satisfaction de remplir mon goût: je me vouois à un emploi qui est peut-être celui où soit attaché plus de dignité et de noblesse; prendre en main la cause du malheureux, porter les larmes de l'innocence, ou du pauvre opprimé, aux pieds de la justice, combattre, punir le coupable puissant, être, en un mot, l'organe du sentiment et de la vérité: quel rôle plus brillant, plus digne de considération! Et d'ailleurs, éprouvé par de continuelles disgrâces, ne goûterois-je pas une sorte de consolation à défendre les infortunés? Je m'appliquai donc à mériter d'être l'émule des ornemens de notre barreau. Je commençois, dans ma médiocrité, à jouir d'un repos philosophique; les regards de ma femme excitoient mon attachement à mes devoirs. Je crois que je n'aurois pas demandé au ciel une autre situation, lorsqu'un coup inattendu fit écrouler cet édifice, dont à peine j'avois posé le premier fondement. J'aurois voulu être oublié de la nature entière; mon père se ressouvint de moi, non pour me rendre son amitié, pour me pardonner ma faute, si en effet je puis être coupable aux yeux du sentiment, mais pour m'accabler des derniers effets de sa colère: j'appris enfin avec horreur qu'il se préparoit à faire casser mon mariage, c'est-à-dire, à me donner la mort.Je ne puis concevoir encore comment j'ai pu survivre un seul instant à cette affreuse nouvelle: c'étoit sans doute l'amour qui me soutenoit contre des coups aussi accablans, aussi inattendus! Pour Agathe, elle n'y put résister, elle tomba malade; à peine lui échappoit-il quelques plaintes: ses yeux étoient toujours baignés de ces pleurs où l'âme semble se répandre et s'épuiser. Le malheur nous rendoit plus nécessaires, plus chers l'un à l'autre. Je le répète: il n'y a que les infortunés qui soient susceptibles de tous les transports, de toute l'énergie de l'amour; leur âme est plus préparée à l'attendrissement; elle ressent davantage ces douces illusions, ce charme bien supérieur aux plaisirs des sens: c'est peut-être le seul fruit qu'on recueille de l'adversité. Agathe portoit à mes yeux un nouveau caractère qui, pour tout véritable amant et tout homme sensible, est encore au-dessus de celui de maîtresse et d'épouse: elle alloit bientôt devenir mère. Je vole à ma femme dans un de ces instans où sa tristesse redoubloit:-ne te laisse point abattre: je sais t'aimer: je saurai défendre tes droits et les miens: la vérité, la justice aidée de l'amour, sont les protections que je ferai valoir auprès de nos juges; mon affaire est la cause de l'humanité même. Voudroit-on briser des liens qui ont été formés devant Dieu, aux pieds de ses autels? Que tout l'univers apprenne que je t'aime, que je suis ton époux! Oh! Que je serois heureux dans mes disgrâces, si ma constance et mon exemple pouvoient arracher à de honteux, à de barbares préjugés ces misérables humains qui en sont les vils esclaves, et qui, tous les jours, se chargent de nouvelles chaînes! Non, il n'est point de loi plus forte qu'un amour légitime. Rassure-toi, chère épouse, compte sur ma tendresse, sur l'équité. Eh quoi! Mon père me persécutera-t-il sans cesse? Ne laissera-t-il point respirer un malheureux fils? Que peut-il faire de plus contre moi? Il m'a ôté l'amitié paternelle! Ne veut-il s'appuyer de ses droits, se ressouvenir que je suis son sang, son fils, que pour être mon ennemi, mon tyran inexorable? Ah! Mon père, mon père, en ce moment, que ne lisez-vous au fond de mon coeur! Que ne voyez-vous couler mes larmes! Hélas! Faut-il aujourd'hui que ce soit contre vous que j'aie à me défendre? Ah! Si vous connaissiez Agathe! ... allons, poursuivois-je,allons aux yeux de tout Paris faire triompher l'amour: viens, suis-moi, tu m'inspireras, tu m'enflammeras; ils me justifieront, ces hommes si aveugles, ils m'approuveront à ton seul aspect: qu'ils contemplent la vertu, la beauté même! Qu'ils tombent à tes pieds! Eh! Agathe, en te voyant un seul instant, qui n'aura un coeur comme le mien? J'aimois, j'aurois tenté l'impossible: j'osai donc plaider moi-même une cause aussi intéressante; jamais il ne s'étoit vu au barreau une telle affluence; un regard de ma femme suffisoit pour m'animer d'un courage que je n'avois point encore senti. Que l'esprit est puissant lorsqu'il est excité par de pareils motifs! Je défendois les droits de l'amour, ceux de la probité, de la religion. Je l'avouerai: il y a des momens où je m'applaudis, pour ainsi dire, de mes malheurs: sans eux, aurois-je goûté ce plaisir si pur, si doux, qui enivra tous mes sens dans cette occasion? Quelle consolation, quelle jouissance délicieuse pour un infortuné de voir tous les coeurs s'ouvrir à la sensibilité, se pénétrer de ses peines, toutes les bouches prêtes à parler pour lui, et à prononcer un jugement en sa faveur! Voilà sur quel spectacle enchanteurse fixèrent mes regards; je vis même couler des larmes: quels éloges valent ces pleurs! Il est bien difficile, en ces momens, de se garantir de la vanité; c'est le seul jour de ma vie où l'amour-propre peut-être se soit fait sentir à mon coeur dans toute sa force. Je crois qu'on me pardonnera bien ce rapide accès d'ivresse. L'orgueil n'est-il pas le consolateur des malheureux? Ce même jour m'a appris que les hommes ne sont pas aussi dénaturés qu'ils paraissent l'être: le sentiment est assoupi dans leur âme: il ne faut seulement que l'y agiter pour le réveiller: il est vrai que cette secousse affaiblie et dissipée, ces êtres si difficiles à émouvoir retombent ordinairement dans leur léthargie, et la sensibilité est la vie véritable: c'est la sensibilité seule qui nous fait goûter le prix de l'existence, et les mouvemens qu'elle procure à l'âme, produisent nécessairement les vertus et les bonnes actions. Mon affaire occupa plusieurs audiences. Je ne vous rappellerai point ici les moyens sur lesquels j'appuyai ma cause: mon plaidoyer est dans les mains de tout le monde. Je fis sentir que ce n'étoit qu'avec une profonde douleur que je venois aux pieds du tribunal de la justice pour réclamer son autorité contre mon propre père; je fortifiai les droits de la nature de ceux de la religion; j'étois l'organe de l'honnêteté et de l'amour; je parlois avec d'autant plus d'assurance, que, dans le fond de mon coeur, j'étois persuadé de l'équité de ma cause: enfin, j'attendois avec une impatience que les personnes qui aiment peuvent seules concevoir, le moment où mon bonheur alloit être décidé: je m'applaudissois déjà avec Agathe d'un succès dont je ne doutois point. Hélas! Malheureux! Pouvois-je ignorer qu'il est des hommes qui sont des espèces de victimes de la fatalité, et sur lesquels s'épuisent tous les traits de l'infortune? Je suis du nombre de ces êtres qui semblent prédestinés à souffrir, et à tomber de disgrâces en disgrâces. Je me garderai bien de murmurer contre le ciel: mais ses décrets ne sont-ils pas impénétrables? Comment est-il des joueurs que le sort favorise continuellement, tandis qu'une perte obstinée ne cesse d'accabler les autres? Du moins qu'on ne m'interdise pas la douceur de me plaindre! Quelqu'un, sans doute, qui avoit essuyé des malheurs, puisque, sans me connaître, il m'étoit attaché, et que ma situation l'intéressoit,m' aborde à la sortie de l'audience, et me demande un moment d'entretien:-vous ne devez point, monsieur, être surpris que l'amitié m'unisse déjà à vous: tous les infortunés me sont chers, et vous sur-tout que j'ai aimé dès le premier instant que je vous ai vu: c'est cette tendre impression que vous m'inspirez, qui m'engage à ne vous point cacher des alarmes que je crains trop que l'avenir ne justifie. Quoi! Monsieur, interrompis-je avec émotion, voudriez-vous me faire entendre que le jugement de mon affaire ne me seroit point favorable? Parlez, expliquez-vous: seroit-il possible? ... il ne me laisse point continuer:-les procès, monsieur, ont une issue incertaine, vous devez le savoir. Je ne vous en dirai point davantage: mais, croyez-moi, défiez-vous de ce succès que vous espérez; que votre épouse sur-tout n'assiste point à la dernière audience; songez-y, monsieur, cette précaution ne doit pas vous paraître inutile. Je m'écrie: qui que vous soyez, vous me glacez d'effroi; le gain de mon affaire seroit douteux! Ah! Vos soupçons ne sont point sans fondement; de grâce, de grâce, éclaircissez l'embarras où vous me plongez: croyez que j'aurai la force d'apprendre quels nouveaux revers menacent un malheureux qui devroit être familiarisé avec sa funeste destinée. L'inconnu persiste à me refuser une explication au-devant de laquelle mon coeur sembloit se précipiter. Par quelle bizarrerie inconcevable la curiosité humaine est-elle empressée à lever le voile qui lui cache des objets qu'elle devroit plutôt repousser! L'étranger me regardoit avec cet oeil qui nous interroge; on eût dit qu'il cherchoit à évaluer mon degré de sensibilité: des soupirs lui échappoient; il frémissoit; je saisis dans ses yeux des larmes qu'il vouloit me dérober; aussitôt je le conjure, je le supplie de ne me rien cacher:-percez, percez mon coeur; faites-y entrer la mort; que les derniers coups me soient portés! Il hésite, il me contemploit avec une sorte d'attendrissement; enfin il n'a plus la force de retenir ses pleurs; ils coulent en abondance. Que me demandez-vous? ... qu'exigez-vous, me dit-il, en me serrant dans son sein? ... monsieur... mon ami, car je vous aime trop pour que ce nom me soit défendu, oui, c'est le coup le plus terrible que j'ai à vous porter; préparez toutes les facultés de votre âme pour le recevoir...-parlez... parlez...-eh bien! Vous êtes jugé, vous êtes jugé; vous avez tout perdu... votre mariage est cassé. Tomber dans les abîmes les plus profonds, être frappé de mille coups de poignards, perdre l'existence sous les carreaux de la foudre, toutes ces images n'approchent point de l'horrible situation où me précipite cette nouvelle: je crus être mort, être plongé dans les enfers; mes yeux s'étoient fermés; mon coeur s'étoit flétri; tout mon sang s'étoit glacé. Non, il n'y a point d'expression qui peigne ce que je ressentis. Je sors de ce bouleversement de ma nature, pour m'offrir tous les détails d'un état si déplorable, et m'en pénétrer. Je ressemblois à ces misérables victimes de la guerre, qui, avant que d'expirer, ont le tems de promener leurs regards sur leurs membres déchirés, et de sentir toutes les horreurs de la destruction. Ma voix enfin s'ouvre un passage:-est-il bien vrai, monsieur, ce que vous venez de m'apprendre? Ce n'est pas un songe qui m'abuse? J'ai entendu... il n'y auroit plus d'humains, plus de coeurs ouverts à la tendresse, à la pitié, à la commisération? Les hommes... les hommes seroient tous des monstres! La nature, reprend l'inconnu, la sensibilité est pour vous: mais la loi vous est contraire: c'est elle qui vous juge, et non l'humanité: on prétend qu'il se trouve des nullités dans votre mariage...-des nullités, monsieur! Le ciel est mon premier témoin, mon premier juge. Eh! Ne connoît-on plus l'équité, la religion, le sentiment, notre première loi, notre premier mobile? Ah! Je ne parlerai point de l'amour, je ne parlerai point de l'amour; son pouvoir est sans force sur des coeurs qui se ferment à la nature. Mais, monsieur, je ne puis croire... non, on n'est pas cruel, barbare à ce point! On vous a trompé; il n'est pas possible; non... on n'auroit jamais vu d'exemple d'une aussi monstrueuse inhumanité. Ce seroit pour moi que toutes les horreurs se seroient réunies! L'inconnu se sépare de moi: je demeurai seul livré à cette stupidité, le caractère du désespoir et de la profonde angoisse. Il y avoit cependant des momens où un faible rayon d'espérance venoit luire à mon âme. Hélas! C'est le dernier sentiment qui nous abandonne; peut-être est-ce l'unique présent que nous ait fait la nature, qui soit pur et sans mélange d'amertume. J'aimois à me figurer que tout ce qu'on m'avoit appris n'étoit qu'un songe épouvantable que je devois repousser loin de moi. J'emportai auprès d'Agathe ce trouble, cette confusion de maux qui se faisoient sentir à mon coeur; je cherchai pourtant, par un effort surnaturel sur moi-même, à ne point mettre ma femme dans l'horrible confidence de ma situation; un seul mot lui eût arraché la vie; mais qu'il est difficile de cacher des mouvemens aussi impétueux que ceux qui m'agitoient! Il me fut impossible de réprimer le tremblement qui s'étoit répandu dans tous mes membres; à peine avois-je la force de me traîner; chaque fois que mes regards se tournoient sur ma femme, j'éprouvois une espèce de convulsion; je mourois de mille morts; ô ciel! Qu'à la vue de mon épouse j'étois pénétré de mon infortune! Elle saisit ce que je m'efforçois inutilement de lui déguiser; elle veut absolument savoir le sujet de cette révolution effrayante qui s'annonçoit dans toute ma personne: je lui réponds par des mots entrecoupés; je lui fais entendre que l'amour étoit toujours accompagné de la crainte, que, quelque confiance que j'eusse dans les lumières de la justice, je ne pouvois me défendre de soupçons, qui, malgré moi, revenoient sans cesse me tourmenter. Enfin, le jour, ce jour affreux est arrivé où l'on devoit prononcer l'arrêt de ma mort. Mon supplice étoit d'autant plus cruel, qu'il falloit me taire; on adoucit ses peines en les révélant: j'étois obligé de tout concentrer dans mon âme; Agathe veut me suivre: c'est alors qu'il m'échappe un cri; je me jette à ses pieds; je les arrose d'un torrent de larmes:-Agathe, ma chère Agathe, je t'en conjure par tout ce qu'il y a de plus sacré, par notre amour, ne m'accompagne point! Je me charge de te rendre compte de notre jugement; il faut appréhender... quelle douleur pour un époux qui t'idolâtre, qui t'aime mille fois plus que lui-même, s'il te voyoit témoin de la dernière disgrâce que nous ayons à éprouver! Elle m'interrompt, saisie d'effroi: eh! D'où viennent ces craintes? Sauriez-vous... ô dieu! Dieu! Est-ce qu'on briseroit des liens... on me priveroit du nom de votre épouse! Ah! J'en mourrois... j'en mourrois... je vous suivrai... j'irai...-tu resteras... Agathe, tu ne me suivras point: si tu m'aimes, femme adorée, tu m'accorderas cette grâce: songe, ma chere âme, que c'est la seule que j'ose exiger de ta tendresse; je l'implore comme la vie même; tu me refuserois! ... c'est vous-même, reprend Agathe, au milieu des sanglots, qui ne m'aimez point; c'est vous qui me laissez dans l'incertitude, dans les horreurs... au-dessus des coups... si nous avons à les recevoir, pensez-vous que je n'aye point votre fermeté? ... cher époux, m'interdiriez-vous la douceur d'expirer avec vous? Encore une fois, souffrez que j'aille... vous tournez sur moi des regards chargés de larmes! Elles vous échappent! Ah! Parlez, apprenez... ne me déguisez rien, ne me cachez rien; nous ne serions point assez malheureux! J'allois tout découvrir; l'amour étoit prêt de me faire rompre le silence: ce même amour me retint. Je pris la résolution de fuir Agathe, pour suspendre, du moins quelques momens, la foudre qui devoit nous écraser; je veux donc m'éloigner de ma femme: elle court sur mes pas; je reviens; je la presse contre mon coeur: je n'ai rien à te dire, mais... si je te suis cher, si mes larmes, mes gémissemens peuvent t'attendrir... Agathe... non, tu ne me suivras point... il faut tout attendre du sort: tu sais qu'il se plaît à nous persécuter, que nous sommes faits pour rassasier sa barbarie...chère épouse, il ne peut nous ôter notre amour. Je n'ai pas achevé ces mots, que je me précipite vers la porte de l'appartement; je m'élance, sans oser regarder ma femme, car si je l'eusse regardée une seule fois, si j'eusse vu sa douleur, c'en étoit fait, elle savoit tout. J'ordonne à mes domestiques de la retenir absolument, si elle vouloit sortir, et je pars encore incertain sur ma destinée; je l'ai dit: l'espérance est le génie bienfaisant, le seul ami qui reste aux infortunés; il semble même qu'elle augmente avec le malheur; d'ailleurs, on ressent moins d'abord les grandes disgrâces que les médiocres, parce qu'elles paraissent si éloignées de notre nature, qu'elles excitent plus l'accablement que la réflexion. Je me présentai donc devant mes juges, flatté encore de la douce illusion que je pourrois les ébranler, et leur faire révoquer l'arrêt fatal qui étoit déjà rendu; j'employai tous les moyens pour aller chercher l'humanité au plus profond du coeur, la remuer, la faire dominer. Je m'appuyai moins de la justice que de la pitié, parce que je regardois les motifs de la compassion comme les derniers et les plus puissans ressorts; les bêtes les plus féroces n'y sont pas insensibles. Je fis, pour ainsi dire, naître, parler, se plaindre, tomber aux genoux des magistrats, implorer leur bonté, cet enfant malheureux enfermé dans le sein d'Agathe; hélas! Il ne verra que trop tôt le jour! Je lui donnai la voix des larmes pour réclamer ses droits, ses droits incontestables; enfin, je ne montrois que cette innocente victime, qui alloit être sacrifiée, même avant sa naissance; je n'y joignois point les cris du père, prêt à expirer avec lui. Après ce tableau, quelle autre peinture plus vive, plus touchante pouvois-je exposer? Oui, les tigres, les lions, en auroient été attendris; j'allai même jusqu'à imaginer, durant quelques momens, que j'avois triomphé: enfin, et je ne meurs point à cette image! Ma main peut la tracer! Ressouvenir affreux! Enfin, mon arrêt est prononcé; on a cassé mon mariage, et toutes mes espérances sont détruites! Que je respire un moment! Oui, mon âme est pleine encore de ce revers, la source de tous mes maux, de mes larmes, de mes gémissemens éternels. Il n'y a point d'expression qui puisse donner la plus faible idée de l'état où je me trouvois; il faut en avoir été le témoin, l'objet, pour ressentir ce qui se passa dans mon âme! Hélas! Que la douleur n'a-t-elle une langue particulière! Le coeur n'aura-t-il jamais la faculté de s'exprimer? Je n'entreprendrai donc point de peindre ma situation; toutes les angoisses de la mort étaient dans mon sein; je ne puis que me couvrir le visage, et je m'empresse de me dérober aux regards de l'assemblée en pleurs; je n'ai point joui de ce spectacle: car, dès le fatal instant du prononcé de mon arrêt, mes yeux ne virent plus rien qu'un vaste précipice où tous mes membres se brisèrent: je ne rapporte cette circonstance que d'après ce que j'ai appris dans la suite. Enfin, je me vois près de cette femme que j'entraînois dans une infortune qui ne devoit point avoir de terme; toute son âme semble s'élancer au devant de moi, pour me demander ce jugement si attendu: je pousse un cri épouvantable:-tout est perdu!-ô ciel! ô ciel! Que dites-vous?-Agathe! Il n'y a plus de vertu, plus d'humanité! Il ne nous reste plus qu'à mourir! Nous ne devons plus soutenir la lumière, quand les hommes, plus cruels que les monstres des forêts, la partagent avec nous! Oui, l'on a rompu des noeuds que la religion, que l'honneur ont tissus; oui, notre mariage... il n'existe plus, et c'est mon père qui nous porte ce coup mortel!-je ne suis plus votre épouse! Je me meurs! Ce sont les seuls mots que ma femme eut la force de prononcer; elle tombe dans mes bras, couverte de la pâleur de la mort; j'appelle à son secours; moi-même, moi, qui n'avois plus qu'un souffle de vie, je m'empresse à la faire revenir. Ah! Agathe, que ce spectacle a redoublé mon amour! Elle r'ouvre ses yeux que je couvrois de baisers et de larmes; elle attache sur moi ses regards qui portent le feu même de la tendresse, le lancent au fond de l'âme; je l'embrasse avec transport:-ma chere, mon adorable Agathe, divinité de mon coeur, qui peut rompre les liens qui m'attachent à toi? Vas, tu n'as rien à craindre: tu es... tu seras toujours mon épouse, mon amante, cette moitié de moi-même, le charme, les délices de ma vie! L'amour, l'amour est au-dessus des loix, au-dessus de tout... Dieu n'a-t-il pas présidé à notre union? Oui, je le jure encore à la face de ce dieu, qui m'entend, qui lit dans les coeurs, qui m'écrasera de sa foudre, si je viole mes sermens; oui, je te reconnois pour ma légitime épouse, pour la femme que le ciel m'a donnée; je n'aimerai, je n'adorerai que toi jusqu'au dernier soupir; je brûlerai encore pour toi dans le tombeau. Il nous reste, Agathe, un espoir: nous n'avons plus de revers à craindre: nous les avons tous épuisés. L'infortunée n'avoit point de voix pour me répondre: elle ne pouvoit qu'attacher sur moi un regard où s'exprimoit toute sa tendresse; elle me baignoit de ses larmes; que son silence étoit expressif, et que sa douleur me disoit de choses! Agathe sortoit à peine de cette cruelle léthargie, qu'on me remet un billet de la part d'un inconnu: j'ouvre et je lis: " vous avez encore, monsieur, des amis qui s'intéressent à vous: on se hâte de vous donner un avis, que vous ne devez point négliger de suivre. Point de délai sur-tout: sauvez-vous, dès le moment, avec votre épouse; monsieur votre père a obtenu une lettre de cachet, et vous êtes sur le point d'être arrêtés tous deux. " tu l'entends, Agathe! Ah, père inhumain, que ne viens tu toi-même nous ôter la vie, arracher du sein de cette malheureuse, un enfant qui est ton propre sang, et que tu assassines avant qu'il ait vu le jour! ... allons, fuyons ces cruels, indignes même de notre haine; allons dans un nouveau monde trouver l'humanité chez ces sauvages qui ont à peine la figure d'homme... que dis-je? Tous ces monstres se ressemblent: ils sont tous dénaturés! Grand dieu! Il n'y a point quelque île déserte, quelque rocher escarpé, dont ces barbares ne puissent approcher, où il nous soit permis de nous cacher à cet univers, à la lumière... que je ne puis plus supporter, où... nous puissions nous aimer en liberté, nous redire sans cesse que nous n'existons que pour nous deux! Les tigres, les lions, les ours respecteront notre tendresse; ils nous laisseront du moins traîner nos malheurs; nous saurons les apprivoiser, leur donner un coeur, une âme que ces bourreaux qui se disent des hommes, n'eurent jamais. Je le vois bien, me dit Agathe d'une voix défaillante, il n'y a que ma mort qui puisse contenter vos parens: ils seront bientôt satisfaits: mais qu'ils ne me refusent pas un sentiment de pitié! Qu'ils me laissent encore quelques jours de vie, pour la donner à un infortuné qui peut-être leur fera oublier la mère! Cet innocent a-t-il mérité demourir avec moi? Si je suis coupable, doit-il partager ma peine? Le puniroit-on de me devoir l'existence? Hélas! Je n'attends que le moment où il entrera dans la vie, pour terminer la mienne: elle doit m'être odieuse, puisque c'est moi qui fais toutes vos infortunes! Je m'écrie au milieu des sanglots: que dis-tu, ma chère Agathe? Laisse-là une famille insensible, tous ces humains, que je méprise, que je déteste! Ne songeons qu'à vivre pour notre amour, pour ce cher enfant qui en sera le gage, qui sera un autre moi-même, un troisième infortuné; les premiers efforts de ses mains seront pour essuyer nos larmes; Agathe! Il nous consolera! Il y aura donc dans le monde un être qui s'intéressera à nous! Hélas, pauvre créature! Puisses-tu être moins malheureuse que les auteurs de tes jours! Je ne perds point de tems; je congédie mes domestiques; je vends la plupart de nos effets, pour grossir nos ressources; enfin, je quitte Paris; j'en emporte sans doute tous les trésors, le seul bien que j'aye été jaloux de posséder: maître d'Agathe, qu'avois-je à regretter? Je prends donc la fuite avec mon épouse; elle ne pouvoit jamais être assez près de moi:je l'eusse cachée, s'il m'eût été possible, dans mon coeur; je craignois toujours qu'on ne vînt l'arracher de mes bras; sans cesse je détournois la tête; tout me paroissoit un ennemi, un ravisseur. Je ne respirai qu'au moment où je me vis dans un pays qui me mettoit à couvert de toutes les poursuites. Il me parut alors que j'étois débarrassé d'un fardeau qui m'oppressoit; mes premiers regards se tournent vers le ciel, comme pour lui rendre grâce de nous avoir sauvés de nos persécuteurs, ensuite ils tombent et se fixent sur Agathe:-c' est donc ici qu'il nous sera permis d'aimer! Nos coeurs n'y seront point à la gêne, et c'est une consolation qui nous fera soutenir le poids de l'adversité. Quels malheurs un amour tel que le nôtre ne sauroit-il adoucir? Femme chérie! Je suis prêt à tout faire, tout, pour conserver des jours auxquels les miens ne sont que trop attachés. Je n'ai plus de fortune, je n'ai plus de charge. Je suis sans bien, sans dignité; le dirai-je? Je suis déshonoré, pour ainsi dire, aux yeux de ces hommes qui connaissent si peu le véritable honneur; j'ai tout perdu; Agathe, tu me restes: je posséderai tout dans ton amour. C'est encore peu de tous les sacrifices que jet'ai faits! Conserve-moi toujours ton coeur, et je ne redoute point l'infortune. Telle est donc ma situation présente. C'est bien moi qu'on peut appeller la victime de la sensibilité: mais je m'applaudis de mes peines, quand je songe à leur objet: c'est pour l'amour, c'est pour l'amour que je souffre, que j'ai tout sacrifié, et je n'ai aucun remords, aucun repentir, aucun regret; je ne me rappelle ni ma fortune, ni le faible rang que j'occupois dans le monde. L'univers ne m'est plus rien: Agathe et l'enfant qui va lui devoir le jour, voilà tout ce qui existe pour moi. Soit que ma passion m'ait fasciné les yeux, ou plutôt que la raison les ait éclairés, je vois avec indifférence toutes ces chimères, tous ces mensonges aussi absurdes qu'importuns, qu'on appelle des grandeurs, des plaisirs, des richesses; je sens qu'il n'y a que la tendresse qui puisse remplir ce vuide du coeur, que nous traînons au milieu de toutes ces misérables illusions qui ne sont point l'amour; le mien donc est plein de ma pure ivresse. Je n'appréhende que cette cruelle indigence, qui, je j'ai déjà dit, flétrit le coeur, énerve l'âme, et abbaisse l'esprit. Eh! Que de coups me perceroient, si je voyois Agathe dans la misère! C'est la seule raison qui me détermine à désirer mon rappel à Paris. Je ne redemande point ma charge, ce faux éclat qui me touche si peu: qu'on me laisse vivre avec ma femme, avec tout ce que j'aime, confondu même dans les dernières classes des citoyens, et je me croirai encore au-dessus d'eux tous! Il n'est point d'état auquel je ne descende sans m'avilir; que dis-je? Je m'en glorifierai, si, à ce prix, j'entretiens une existence qui m'est cent fois plus chère que la mienne, je déchirerai le sein de la terre, je l'arroserai de mes sueurs, de mes larmes: un regard d'Agathe seroit ma récompense de ces travaux qu'un préjugé honteux a pu seul rabaisser: la vraie dégradation est la souillure du coeur, et j'aurois perdu véritablement ma noblesse, si j'eusse été assez lâche, assez dénaturé pour trahir et abandonner une vertueuse créature que j'ai nommé ma femme aux pieds des autels. Oui, Agathe, tu es mon épouse, tu la seras toujours; il n'y a point de puissance sur la terre qui soit capable de te dépouiller de ce nom: il t'est dû si légitimement! Oui, tu fais ma gloire, mon orgueil, mon bonheur.Faut-il que l'amertume se mêle à cette félicité si pure? ... mon père, rendez-moi votre tendresse, cet amour paternel, qui, sans doute, manque à cette satisfaction que j'aimerois à épancher dans votre sein! J'attends le moment où j'aurai une nouvelle victime à vous offrir, j'irai la porter à vos pieds, mon père, vous présenter avec son enfant, cette infortunée qui n'aspire qu'à mériter le nom de votre fille. Ah! Que ces récits, ces tableaux de mes peines ne peuvent-ils tomber entre les mains d'un ennemi si respectable, si cher, que je ne dois point, que je ne saurois haïr! Il les verroit tout trempés de mes pleurs; il apprendroit que son inimitié est la seule infortune dont soit touché son fils; voilà le coup mortel qui perce mon coeur que rien ne peut guérir... qu'il mette donc un terme à mon supplice! Je suis sans doute assez puni: je suis privé de sa tendresse! Sera-t-il toujours inexorable? La colère paternelle ne peut ressembler aux autres ressentimens: elle doit avoir des bornes; ce père si irrité... mon père, daignez m'envisager en ce moment! Si vous jetiez un regard, un seul regard sur votre malheureux fils, vous auriez pitié de son sort; non, vous ne pourriez me refuser votre compassion, votre sein s'ouvriroit à mes larmes, j'ose le croire: mon père me seroit rendu... ma femme et moi, nous sommes à vos genoux, nous les embrassons, nous vous adressons nos cris, nos derniers soupirs; nous sommes prêts à mourir: ah! Du moins que votre vengeance ne s'étende point sur notre misérable enfant, et qu'elle le laisse vivre pour solliciter un pardon que les auteurs de sa déplorable existence n'ont pu obtenir!

PARTIE 3

Que l'amour-propre a de ressources! Il n'y a point jusqu'à l'infortune dont il ne tire parti; ce qui devroit être pour le malheureux un sujet de désespoir et d'humiliation, car y a-t-il rien de plus humiliant que le malheur, lui devient souvent un motif de consolation et d'orgueil; il trouve une certaine vanité, aussi satisfaisante peut-être en son espèce que les autres, à imaginer qu'il est parvenu au comble de la disgrâce, qu'il peut, pour ainsi dire, défier le sort, qu'enfin les épreuves cruelles qu'il essuie, le mettent au-dessus des autres infortunés. Se créer de la supériorité,aller chercher de l'illustration jusques dans l'abaissement même! De quelles erreurs l'homme n'est-il pas le jouet! Il faut que nous soyons bien aveuglés par l'orgueil, puisque le malheur, qui devroit amener avec lui la raison, loin de nous éclairer, entretient cette illusion grossière! C'est aux heureux qu'il faut laisser les mensonges de la vie; la vérité est le flambeau de l'adversité, et je la repoussois, cette affreuse lumière! En goûtant une sorte de satisfaction à me croire la victime qui avoit épuisé le plus les fureurs de la fortune, je me flattois de les avoir assouvies; en un mot, je pensois être arrivé au terme où il m'étoit permis de ne plus redouter ma mauvaise destinée. Insensé! Une funeste expérience me dessille aujourd'hui les yeux; la coupe du malheur est intarissable, je l'éprouve trop! Eh! Que n'ai-je point à craindre encore après les nouveaux coups qui viennent de me frapper? Je suis cet illustre objet de souffrances, que la fable nous présente déchiré par un vautour éternel. Il est décidé, par je ne sais quel fatalisme, que je serai la pâture sans cesse renaissante d'un chagrin acharné à me dévorer, sans que j'exhale mon dernier soupir! Je ne meurs point enfin, tandis que la mort, envisagée avec horreur par les autres hommes, a pour moi tous les charmes de l'espérance! Hélas! Les momens où j'existe ne me sont-ils pas plus difficiles à soutenir que l'instant de ma destruction? Réfugié à Avignon, je croyois m'être sauvé au bout du monde, habiter quelqu'île où il n'y avoit de créatures humaines qu'Agathe et moi; j'avois oublié tous les hommes, jusqu'à leurs perfidies; ils s'étoient éloignés de ma vue, comme un nuage épais qui s'éclaircit et se perd aux yeux; je n'envisageois, je ne contemplois, je n'adorois que l'objet de ma tendresse; je ne vivois que pour l'amour; il avoit tous mes sentimens, toutes mes pensées, il m'occupoit tout entier; quel état est préférable à un ravissement aussi délicieux? Est-il une ivresse aussi flatteuse, aussi durable? Quels biens, en effet, quelles grandeurs, tous les trônes du monde valent-ils le bonheur d'aimer et d'être aimé? Ah! Il n'est que ce plaisir, cet unique plaisir qui puisse remplir le vuide immense du coeur humain: tous les autres sont bien passagers, bien faibles pour une âme sensible! Et les âmes sensibles sont toujours les plus difficiles à satisfaire; ce sont elles qui s'élancent sans cesse vers de nouvelles jouissances; il n'y a que l'amour qui puisse fixer leurs avides transports: Agathe suffisoit donc à mon âme. Les impressions de ce songe enchanteur ne tardent point à s'affaiblir; j'aimois toujours avec le même emportement et le même délire: mais j'étois forcé d'ouvrir les yeux sur une perspective capable d'effrayer l'amant le plus rempli de sa passion: le peu d'argent que j'avois entre les mains diminuoit, et lorsqu'on a mon coeur, qu'on aime avec autant d'ardeur que j'aimois, on s'alarme aisément sur un objet qui nous est plus cher que nous-même; car ce n'est point ici une vaine expression, je me suis interrogé de bonne-foi, j'ai été convaincu qu'Agathe m'intéressoit plus que ma propre existence; je ne me vois qu'après elle; je sens ses chagrins avant les miens, et les miens ne me touchent si vivement, que parce qu'elle les partage. La première image qui vint donc me retirer de cette heureuse léthargie, fut tout ce que j'adorois, accablé, sous le poids de cette cruelle indigence, qui entraîne après soi tous les maux, et sur-tout la honte: quel trait assassin pour l'âme d'un mari qui est l'amant de sa femme, et qui donneroit, sans aucune difficulté,sa vie pour lui épargner la plus légère peine! Nous touchions pourtant au moment terrible où tout alloit nous manquer. Ce n'étoit pas assez d'avoir le coeur déchiré sur le sort qui menaçoit ma chère Agathe: un troisième malheureux venoit se joindre à nous, m'arracher des sentimens de tendresse et de compassion, sentimens que ma femme sembloit avoir épuisés; cet infortuné qu'Agathe porte dans son sein, et qui peut-être ne verra le jour que pour me reprocher sa naissance, et m'accuser de lui avoir donné une vie à laquelle, sans doute, le néant est préférable, cet enfant qui paraît être une nouvelle victime prédestinée pour partager nos malheurs, ajoutoit encore à mes souffrances. C'est en vain que je cherchois à me faire illusion: mes regards ne pouvoient s'arrêter que sur un avenir épouvantable. Il sembloit qu'à mesure que mes chagrins augmentoient, mon âme se renouvelât pour en sentir toute la force, et mon amour redoubloit avec mon infortune: ce violent et funeste amour, il est attaché tout entier à ce coeur qui ne respire que pour être sa proie! Il le dévore! Hélas! Quand viendra donc ce moment si attendu, si désiré, où je cesserai d'être et de souffrir! Qu'ai-je dit?Loin de moi ce cruel souhait! Cesser d'aimer Agathe! Ah! Que je sois cent fois plus à plaindre, et que j'existe pour l'adorer! Cette passion, dont il n'y a jamais eu d'exemple, n'empêchoit point, je le répète, les approches de l'indigence: elle s'avançoit à grands pas, et la divinité de mon coeur étoit sur le point de la ressentir; je n'avois pas trouvé plus d'amis à Avignon qu'à Paris; eh! Dans quel coin de l'univers s'en trouve-t-il? Le malheur est la seule épreuve de l'amitié; c'est lui, c'est le malheur qui nous fait connaître que l'amitié, pour la plupart des hommes, est au nombre de ces expressions muettes et parasites à laquelle n'est attaché aucune idée. Il peut y avoir des coeurs compatissans, mais des amis! Des amis! Ce sont-là de ces rêves de la sensibilité auxquels l'homme raisonnable doit bien se garder de croire. Je ne pouvois envisager mon épouse, que ce spectacle ne me jetât dans un sombre désespoir; c'étoit l'image même de mes infortunes qui s'élevoit à mes yeux: elles se réunissoient en cet objet pour me frapper tout-à-la-fois. Je vous fais, en quelque sorte, l'histoire de mes pensées. Quoi! Me disois-je en secret, voilà donc mon ouvrage, les suites de l'amour le plus tendre! Tant de vertu, de beauté, de charmes vont éprouver les horreurs peut-être de la nécessité; et c'est moi, c'est moi qui en suis l'auteur! Que ne laissois-je Agathe dans le sein paternel! Je l'ai aimée, je l'ai adorée, et c'est pour l'assassiner! Ah! Trop fatal amour! Tu as tous les effets de la barbarie: ce misérable enfant va donc naître pour sentir l'infortune! Voilà tout le présent qu'il me devra: une existence empoisonnée de tous les dégoûts, de tous les malheurs! Ce n'étoit pas assez que je fusse en butte à tous les traits de l'adversité: faut-il que je revive, que je souffre dans un autre, qu'il essuie des disgrâces qu'il n'aura point méritées sans doute? Cher enfant! La mort seroit un bien pour toi; et pourras-tu nommer ton père, un barbare, qui t'aura donné la vie, la connaissance, l'épreuve de tous les maux, de tous les tourmens? Moi, ton père! Ah! C'est ton impitoyable bourreau que je serai! Meurs plutôt avant de voir ce jour si odieux qui te montrera une mère accablée de mon horrible destinée. Quel avenir te seroit réservé! ... qu'ai-je dit? Hâte-toi d'ouvrir les yeux à la lumière, de sourire à un infortuné qui n'aura de consolateur, d'ami que toi seul: tu me plaindras, tu m'aimeras; les noeuds du malheur seront joints à ceux du sang: ces liens sont peut-être aussi forts que ceux de la nature; le fardeau de mon sort affreux, partagé avec toi, m'en deviendra moins pesant, plus aisé à supporter; je reverrai, je chérirai en toi cette épouse, ta mère qui est ma seconde victime; tu seras le gage de notre amour, un malheureux; je t'abreuverai, je te nourrirai de mes larmes; elles couleront sans cesse dans ton sein; je t'instruirai à souffrir: c'est la science de l'homme; tu seras l'enfant de la douleur; dans l'univers entier, qui est pour nous un désert ingrat, du-moins nous trouverons un être sensible à nos peines; il existera un coeur qui aura les sentimens des nôtres; il vivra sur la terre un homme pour qui nous ne serons point étrangers; tu pourras recueillir nos dernières larmes, nos derniers soupirs; une main compatissante, ta main nous fermera les yeux, nous enveloppera du linceul; tu nous suivras jusqu'à ce lieu où tu nous donneras les dernières preuves d'attachement, où tu nous rendras à ce néant, dont jamais je n'aurois dû sortir! Quelqu'un enfin versera des pleurs sur notre destinée! N'écartons point cette espérance consolatrice: tu obtiendras pour notre cendre des regrets, cette compassion, cette humanité, cet amour paternel qu'on nous refuse aujourd'hui, et dont la perte fait sans doute le comble de nos maux! Ah! Que mon père nous pardonne, nous soulage; nous aime en toi! Ne puis-je mourir avec cette idée? ... ô mon père! Me poursuivrez-vous encore dans cette innocente créature? Me haïrez-vous encore dans cet enfant, dans votre enfant? Il vous appartient; il est de votre sang; il vous fera connaître l'amour, il en est le fruit; il n'aura appris de moi qu'à vous aimer, qu'à se plaindre sans vous accuser, qu'à baiser la main qui lui percera le coeur; ses premiers pas seront pour aller tomber à vos genoux, ses premiers sentimens pour vous chérir... mon père, il n'ouvrira la bouche que pour vous demander ma grâce; il ira porter à vos pieds des larmes, qui, peut-être, vous attendriront plus que les miennes: du-moins c'est l'unique espoir qui me reste! Qu'il vive donc pour être moins malheureux que nous! Si vous daignez jeter sur lui des yeux de père, le reconnaître enfin pour votre enfant... ah! Le plaisir se fera ressentir jusqu'à notre tombe! Ce sera nous, ce sera nous à qui vous r'ouvrirez vos bras: votre vengeance n'auroit-elle point de bornes? Et la mort du père et de la mère ne vous suffiroit-elle pas pour expier une faute que vous nous pardonneriez, si vous aviez jamais connu la tendresse? Ces espèces d'entretiens avec moi-même ne servoient peut-être qu'à irriter ma douleur, au lieu de la soulager; ils ne m'offroient pas les moyens de parer les derniers coups que nous alloit porter la fortune, nous étions, en un mot, sur le point d'être réduits aux plus cruelles extrémités; je ne me voyois aucune ressource. Il y avoit des momens, et ces momens-là revenoient souvent m'assiéger, où je concevois l'horrible dessein de finir une vie insupportable; mais Agathe que j'allois laisser exposée sans moi à toutes les calamités, un enfant qui, sans doute, avoit plus besoin qu'un autre d'un père et d'un ami, la religion, la religion, la dernière espérance et la seule consolation, le seul appui des infortunés, tous ces divers objets qui me dominoient tour-à-tour, retenoient mon bras suspendu. J'étois parvenu à ce degré d'indigence: j'avois déjà vendu la plupart de mes effets. C'est ici que j'épancherai ma douleur et mon indignation; est-il possible qu'il soit des hommes assez barbares (et la terre en est couverte), assez dénaturés pour profiter du malheur d'autrui, pour s'enivrer de notre sang, et nous arracher la vie, en feignant de vouloir nous la conserver? N'est-ce pas se mettre au-dessous des brigands, des assassins, que de forcer un malheureux à se dépouiller, à s'immoler lui-même; et peut-on, aux dépens de toute sa vie, lui laisser, lui vendre quelques misérables jours qui ne servent qu'à lui rendre sa fin plus affreuse? Ce fut donc à un de ces tigres affamés, connus sous le nom d'usuriers, que j'allai porter les débris de mon peu de fortune; il acheta, ou plutôt il me vola mon sang, car je me défis de tout ce que je possédois; je ne m'étois conservé qu'un habit et quelque linge. Jusques-là ma fermeté ne s'étoit point démentie; il s'agissoit de sauver des atteintes de la misère des jours qui m'étoient mille fois plus précieux que les miens, et pour lesquels sans doute je les eusse sacrifiés sans peine; mais cette fermeté, qui ne m'avoit point abandonné, quand, pour ainsi dire, je me dépouillois moi-même, s'évanouit, et fit place à mes larmes à la vue d'Agathe, qui m'apportoit ses boucles d'oreille et sa bague. Une telle situation ne produira qu'une impression légère sur ces âmes fermées au sentiment, ou, s'il peut y entrer, c'est pour laisser des traces bientôt effacées; je n'écris point pour ces coeurs blasés et endurcis: c'est au petit nombre d'hommes sensibles que je m'adresse, ils jugeront aisément de tout ce qu'un tel spectacle me fit éprouver: oui, c'est alors que l'infortune vint me frapper dans toute sa force; je n'eus pas le courage de lever les yeux sur mon épouse; je tombai sur ma chaise, fondant en larmes, et pouvant articuler à peine. Je m'écrie, quelques momens après, au milieu des sanglots: ma chère Agathe! Ma chère Agathe! Ne puis-je qu'à ce prix conserver tes jours? Je te ravirois les seuls dons que l'adversité m'a permis de te faire! T'arracherai-je les seuls biens que tu possèdes? Non, ajouté-je, en voulant la forcer à reprendre ces bijoux médiocres, non, il ne sera pas dit que je me sois servi de pareilles ressources: il est d'autres partis à prendre... je vendrai plutôt ma liberté; mon sang, je mourrai plutôt. Et je m'exprimois avec cette profonde douleur qui est l'accent de l'âme; en effet, je ressentois toute l'horreur de cette situation. J'ai trop étudié le coeur des femmes, et l'amour m' a trop éclairé sur leur compte pour que je n'en démêle pas toutes les impressions: je suis convaincu que ce sexe est presqu'aussi attaché à la parure qu'à l'existence, et que lui ôter les moyens de plaire, humilier sa beauté, c'est, en quelque sorte, lui porter un coup mortel; Agathe, je n'en doute point, m'aime assez pour me sacrifier sa beauté: mais, à mon tour, je l'aime trop pour qu'en ce moment, la crainte de la mortifier, d'effleurer seulement son âme de la moindre atteinte de chagrin, ne me fît ressouvenir qu'elle étoit femme. Elle m'aime: elle fut donc assez pénétrante pour lire au fond de mon coeur, et y saisir ces mouvemens confus que j'avois peine moi-même à développer. Je vois, me dit elle d'un ton affligé, que vous m'aimez assez peu pour me confondre avec des femmes qui démentent la noblesse et la sensibilité de leur sexe. Est-ce à vous, qui connaissez mon coeur, à imaginer que quelqu'autre chose que vous, puisse le toucher? Je n'ai cherché à vous plaire que par mes sentimens, et c'est le seul bien que je suis jalouse de conserver; qu'ai-je besoin de parure? C'est mon coeur qui vous a plu, et c'est lui seul qui doit vous attacher en moi. Qui pourroit prêter des charmes à l'infortune? Prenons un état conforme à notre malheur: vous ne m'en serez pas moins cher; et peut-être ne perdrai-je rien à vos yeux. La plus affreuse misère ne peut m'épouvanter, si vous m'aimez toujours; ce n'est que l'amour et non l'orgueil qui m'eût fait souhaiter de la beauté... je me hâte de l'interrompre: ah! Mon adorable Agathe, quels plaisirs tu me fais goûter! Quels mots sont sortis de ta bouche! Ils ont porté dans mon coeur la plus douce ivresse; vas, tu en seras toujours la souveraine de ce coeur qui n'est plein que de toi, et quelle femme peut être plus belle que mon Agathe? En est-il de plus charmante, puisqu'il n'en est pas de plus sensible, de plus tendre, puisque tu partages mon horrible destinée? ... mais, femme divine, puis-je me résoudre à ce que tu exiges de ton mari, de ton amant? Sens-tu combien tu m'es plus chère que moi-même, que tu ne saurois éprouver la moindre peine, que je ne sois pénétré du plus profond chagrin? Et... je connois le prix de ces sacrifices... ce n'est pas à moi d'abuser de ton amour. Enfin, je refuse absolument à mon épouse de prendre ses bijoux pour m'en défaire.Quelques jours s'étoient écoulés: Agathe m'apporte une somme d'argent; mon premier mouvement est de lui demander à quelle âme généreuse nous avons cette obligation: elle me répond qu'une dame de notre connaissance s'est empressée à nous rendre ce service.-Agathe, il faut vîte me conduire chez elle, que je lui montre tout l'excès de ma reconnaissance; et sa demeure? Son nom? ... ma chère amie... vous rougissez? Je vous déconcerte? Votre trouble augmente? ... une idée me saisit... seroit-il bien vrai? ô ciel! Vous auriez... voyons vos diamans, voyons... l'embarras de ma femme s'accroît. Je tombe à ses genoux:-je suis aux pieds de notre bienfaitrice; il est inutile, âme divine, de me le déguiser: personne n'est touché de notre sort; il n'est qu'un coeur comme le tien qui soit capable de pareils sentimens. Mon ami, dit Agathe, en se jetant dans mes bras et en versant des larmes, j'ai goûté le plaisir de faire mon devoir; encore une fois, tu m'aimes, c'est assez. Ne parlons plus de cette bagatelle; songeons que nous avons de quoi combattre l'adversité pendant quelque tems; et peut-être le ciel viendra-t-il à notre secours: il ne sauroit nous abandonner.-chère épouse! Tu te prives de tout, de tout pour un infortuné qui t'a enveloppée dans ses disgrâces! Il ne te reste plus qu'à me sacrifier ta vie; hélas! Est-ce là le prix de tant d'amour? Que j'étois pénétré de ce dernier trait de ma femme! Que je l'adorois! Et qu'elle étoit belle! Combien ce manque de parure lui prêtoit d'attraits à mes yeux! Non, rien n'approche de l'ivresse, des transports de ce pur amour qu'inspire l'admiration de la vertu, et la vertu, sans contredit, a sur les âmes sensibles autant de pouvoir, et peut-être plus que la beauté. Nous osâmes concevoir l'espérance d'un meilleur sort; le moindre rayon qui luit aux regards de l'homme malheureux, le rappelle à la vie; il s'élance vers ce jour brillant qui n'est encore qu'à son aurore; il jouit déjà des faveurs que la fortune adoucie doit lui dispenser; mon âme s'étoit enfin rouverte aux douces illusions: je me revoyois bientôt rentré en grâce avec mon père, lui présentant Agathe, qu'il avouoit pour sa fille. Malheureux, je cédois aisément à la compassion: je rencontre un jeune homme, qui d'une voix attendrissante me demande l'aumône; il me touche; sa physionomie m'intéresse; après lui avoir donné quelqu'argent, je l'interroge sur les causes de sa misère: il me répond que c'est l'amour qui l'a plongé dans cette situation:-l' amour! Ah! Dites, comment a-t-il fait vos malheurs? -je dois la naissance, monsieur, à un père respectable; il a prodigué, je l'avouerai, ses soins et ses dépenses pour mon éducation; il est un des premiers marchands de la ville de *; et en disant ces mots, il pleuroit: je ne le laisse pas achever.-je suis fait pour sentir vos peines; l'amour, l'amour ne m'est point étranger, et c'est à moi de me pénétrer de vos larmes... sans doute l'excès de votre tendresse aura été la source de votre désastre?-vous avez saisi la vérité, monsieur; je suis devenu épris d'une jeune veuve qui demeuroit dans notre voisinage; elle n'avoit pas de bien; j'ai voulu l'épouser; elle m'aimoit autant que je l'aimois. Mon père, tous mes parens se sont élevés contre cet engagement qu'ils ont traité d'alliance disproportionnée; elle est pauvre, m'ont-ils dit: comment peut-on songer seulement à aimer une femme qui n'a rien? Il court des bruits désavantageux sur son compte; nous lui passerions tout, si elle avoit quelque fortune. Je tentai tous les moyens pour les fléchir; ils furent inexorables; mon amour s'enflammoit des obstacles; il l'emporta sur tout ce qui pouvoit m'arrêter; un mariage secret me lia à ma chère Rosalie; ma famille l'apprit; je fus chassé de la maison paternelle; bientôt nous tombâmes dans la misère, et elle me réduisit... vous le voyez monsieur, à quelle extrémité... le jeune homme ne peut continuer; ses pleurs redoublent.-mon ami... mon ami, consolez-vous; je vous arracherai à cette horrible infortune; hélas! Seroit-il possible que vos disgrâces... elles sont les miennes. Monsieur, s'écrie-t-il, je ne désire que de quoi soutenir les jours de ma femme.-votre femme est avec vous?-oui, monsieur. Eh! Pensez-vous que si je n'avois pas ce cher objet sous mes yeux, j'aurois la force de demander l'aumône? Mais on s'abaisse à tout, à tout, quand il s'agit de l'existence de ce qu'on aime. Je cours dans les bras de ce malheureux:-j' ai trouvé mon semblable! Oui, vous êtes fait pour être mon égal, mon ami.-je vous servirai, monsieur...-que je vous avilisse en voulant vous obliger! Malheur aux coeurs inhumains qui jettent l'opprobre sur leurs bienfaits, qui dénaturent leurs services, en les faisant acheter au prix de l'humiliation! Hélas! Je connois l'infortune: je suis fait pour respecter, pour secourir les malheureux; il n'y a que ceux dont la sensibilité ait été exercée par l'adversité, qui puissent céder à la compassion, goûter tout le charme du plaisir de soulager l'être qui souffre; je vous le redis avec la vérité du sentiment: dès ce moment vous devenez mon ami; ma situation est bien bornée, mais vous partagerez le morceau de pain que je mange, arrosé de mes larmes... j'ai aussi une femme que j'adore; et où est la vôtre?-vous me prévenez, monsieur; vous devez croire que ma première démarche sera de montrer à mon bienfaiteur toute l'étendue de ma reconnaissance: j'y manquerois assurément, si je tardois plus long-tems à vous faire connaître celle pour qui je supporte la vie, à laquelle j'ai immolé toute espèce de bienséance et de vanité. Il me conduit dans une petite rue isolée, s'arrête à la porte d'une allée fort obscure, et me prie de le suivre; nous montons jusqu'au cinquième étage; il heurte: j'entre dans un grenier étroit, et je vois couchée sur une sorte de grabat, une jeune personne assez jolie, qui se lève aussitôt, et paroît déconcertée:son mari lui adresse la parole: ma chère Rosalie, tu vois un ange tutélaire. Ce monsieur dont j'implorois la charité pour toi, pour toi seule, a été si attendri, que je me suis cru autorisé à lui confier nos peines; il va les terminer, ma divine amie; je ne serai plus forcé de descendre au rôle honteux de mendiant; et en disant ces mots, il me baisoit les mains qu'il inondoit de ses pleurs; sa femme étoit tombée à mes genoux; je veux la relever:-monsieur, laissez-moi prosternée à vos pieds; j'adore en vous l'image de Dieu; c'est lui qui vous a touché en notre faveur. Que ferons-nous, monsieur, pour nous acquitter?-vous m'aimerez, mes amis. Je ne pouvois parler, tant mon âme étoit pénétrée! Quel plaisir, quel ravissement approche d'une jouissance si délicieuse! être entouré de deux infortunés auxquels on se flatte de pouvoir rendre la vie! Riches qui courez après les voluptés, en avez-vous jamais goûté de pareilles? Cependant, quoique les traits de Rosalie fussent extrêmement agréables, ils ne m'avoient pas inspiré cette confiance, cet attachement que le jeune homme m'avoit fait ressentir au premier coup d'oeil. Il est de ces physionomies charmantes, dont l'âme semble se défier, malgré l'élogequ' on est, en quelque sorte, forcé de leur accorder; ce sont-là de ces effets mystérieux de la sympathie, qu'il n'est guères possible de développer. Je quitte mes deux nouvelles connaissances, en leur promettant que bientôt elles recevroient des témoignages de mon amitié; je revole auprès d'Agathe: je me hâte de lui faire part de mon aventure:-je ne sais, ma tendre amie, si tu m'approuveras: je ne me cache point que notre situation nous défend, pour ainsi dire, d'être sensibles au malheur d'autrui; mais je n'ai pu résister à la pitié qui m'a emporté; je me suis vu dans ce jeune infortuné; je t'ai envisagée, j'ai eu dessein de te secourir dans sa malheureuse épouse; faut-il donc que nous nous refusions des plaisirs si touchans! Ne pas rappeler à la vie deux êtres misérables, expirans de besoin: ce trait d'inhumanité seroit-il en notre pouvoir? Agathe, c'est l'amour qui est la cause de leur désastre! Eh! Cher époux, répond ma femme, en m'embrassant, penses-tu que ton coeur ait un sentiment que n'éprouve pas le mien? Sans doute, nous sommes bien à plaindre; mais la satisfaction d'avoir été de quelque utilité à deux créatures souffrantes qui nous ressemblent, adoucira l'amertume de notre sort. Osons espérer qu'avec la modique somme qui nous reste, nous aurons le tems d'attendre un changement heureux; il n'est pas possible que ton père ne se laisse désarmer; l'insensibilité a son terme. La nature tôt ou tard réclame ses droits: crois-moi, mon ami, ton père lui cédera. Lesseville (c' est le nom du jeune homme) venoit souvent nous voir avec sa femme. Agathe avoit éprouvé mes impressions: en convenant que Rosalie étoit charmante, elle ne trouvoit point dans ses traits cet ensemble heureux qui s'empare de l'âme, et fait naître cet intérêt touchant, qu'on se plaît à entretenir; mais l'un et l'autre, nous rejetions bientôt ce qui offensoit notre sensibilité; nous regardâmes le moindre soupçon comme un crime, comme un outrage à la bienfaisance; nous voulûmes obliger ces malheureux avec les mêmes ménagemens que s'ils nous eussent obligés. Lesseville touchoit, me disoit-il, à l'instant de posséder un emploi, qui, malgré sa médiocrité, lui procureroit le moyen de ne m'être plus à charge, et de jouir d'une existence honnête; en effet, je connaissois les personnes qui lui faisoient espérer cet emploi,et je n'épargnai pas auprès d'elles les plus vives sollicitations. On m'avoit écrit de *; l'avenir sembloit s'éclaircir en ma faveur, et confirmer des pressentimens consolans; Lesseville me témoignoit une reconnaissance qui ne payoit que trop les services que j'avois eu le bonheur de lui rendre; je me félicitois avec lui de l'heureuse révolution qui devoit mettre fin à mes revers:-mon cher Lesseville, ce retour à la fortune me donnera d'autant plus de satisfaction, que vous vous en ressentirez; je veux que vous et votre femme, vous soyez en état de rentrer au sein de votre famille, sans leur demander le moindre secours; alors ils vous pardonneront, et votre père... imitera le mien. N'est-il pas tems que j'obtienne ma grâce? Depuis quelques semaines, je saisissois dans le jeune homme une espèce de trouble dont enfin je me déterminai à vouloir connaître le motif: je lui fais des questions: son embarras augmente, et ses réponses ne servent qu'à irriter ma curiosité; il devient plus rêveur, plus sombre; quelquefois il arrêtoit ses regards sur moi, et ensuite il lui échappoit de profonds soupirs; d'autres fois il me sembloit chercher les occasions de me parler, et l'expression expiroit sur ses lèvres. Un jour je m'applaudissois en sa présence du bonheur de lui avoir été de quelque secours; votre reconnaissance, lui disois-je, paye bien les faibles services que j'ai pu vous rendre; c'est moi sans doute que vous avez obligé; vous êtes trop sensible. Ah, monsieur, interrompt-il avec une sorte d'émotion, je ne mérite point votre estime; non, je ne la mérite point. Laissez-moi; il en reste à ces mots. Je tente en vain d'approfondir le sujet de cette agitation: il s'obstine à se taire, et des larmes coulent de ses yeux. Que vous dirai-je enfin? Lesseville ne paraît plus, quoique sa femme continuât ses visites; je lui demande la raison de l'absence de son mari: elle la rejette sur des prétextes vagues et peu satisfaisans. Je me détermine à l'aller trouver dans la chambre garnie que mes libéralités leur avoient procurée: l'époux s'offre à mes yeux sous les traits d'un homme plongé dans un profond accablement: à peine m'a-t-il aperçu, qu'il se lève avec précipitation:-vous venez, monsieur, me reprocher mon ingratitude? Je ne vous vois point; oui, je suis un ingrat, un monstre à mes propres regards. Souffrez que je ne me présente pas chez vous, que je vous fuie, que je me sauve... monsieur, je suis bien malheureux! Vous ne concevez pas ma situation... mon horrible situation... ah! Mon cher bienfaiteur, qu'est-ce que la vertu? Nous sommes toujours près du vice, près du crime! ... ne m'approchez point, je ne suis pas digne... je ne saurois supporter votre vue; et aussitôt sa voix se perd dans une abondance de sanglots. Je vous l'avouerai, monsieur: j'étois frappé à chaque instant d'une nouvelle surprise; je ne savois à quelle idée me fixer; j'allois presser Lesseville de me retirer de cette perplexité, quand Rosalie vient à rentrer; elle prend la parole: sans doute, monsieur, que la conduite de mon mari aura lieu de vous étonner? J'ignore pourquoi il ne va point vous rendre visite; j'imagine que l'infortune que nous avons éprouvée a même attaqué sa raison... Rosalie, Rosalie, s'écrie Lesseville, que dites-vous? ... oui, ma raison est égarée, et tout-à-coup il verse un torrent de larmes. Je cours à lui, je le prends dans mes bras, en l'appelant mon ami: un frémissement affreux l'agite, et il se débarrasse de mes embrassemens.Enfin Rosalie, lorsque je me suis séparé de Lesseville, me suit sur l'escalier:-vous devez, monsieur, vous apercevoir que par malheur pour moi, je vous ai dit la vérité. Je crains bien que sa raison ne l'abandonne entièrement: voilà l'effet de nos traverses! Mais puisque vous avez tant de bonté pour deux créatures malheureuses que vous protégez, je tâcherai de le ramener à lui; il faut qu'il retourne auprès de vous: il n'y a que votre présence qui puisse le calmer, et lui rendre l'usage de son esprit: oui, il le perdroit totalement, s'il ne vous voyoit pas. En effet, au bout de quelques jours, je revois Lesseville moins agité, quoiqu'il fût toujours morne et rêveur. Ma femme et moi nous plaignions ce jeune homme. Hélas! Disois-je à ma chère Agathe, c'est-là où mène l'excès du malheur: je bénis le ciel d'avoir jusqu'ici conservé la raison; après tant de coups dont nous avons été frappés, ne pouvois-je tomber dans l'égarement? Je me gardois bien d'interroger Lesseville sur ce qui donnoit lieu à son trouble continuel: j'aurois appréhendé d'irriter le mal; je feignois même de ne m'en point apercevoir. Une indisposition m'avoit obligé de rester au lit plus tard qu'à l'ordinaire: je vois venir à moi ma femme, toute éperdue: elle ne peut que proférer avec peine ces paroles: mon ami... nous sommes volés; cette misérable somme, notre unique ressource, on nous l'a enlevée, on a forcé l'armoire, nous n'avons plus qu'à mourir. Je m'élance du lit; je vole à l'armoire; en effet, tout étoit disparu. J'ai de violens soupçons sur un domestique qui fréquentoit une maison voisine; je me transporte chez un officier de justice; j'y dépose ma plainte; on va aux informations: de quel étonnement, ou plutôt de quelle douleur je suis saisi, lorsque mon épouse m'apprend qu'on a vu Lesseville sortant de notre appartement avec une précipitation extraordinaire, et dans un désordre affreux de tous les sens! Il avoit même demandé où étoit la porte qui donnoit sur la rue:-Agathe, il n'est pas possible... ce seroit ce jeune homme! ... il nous auroit manqué à ce point! ... non, ma chère amie, non, la nature humaine n'est pas susceptible de cette atrocité, et l'amour... l'amour ne conduit point au crime: j'en suis certain. On entend plusieurs témoins: ils se réunissent pour que je ne doute plus que Lessevillene soit l'auteur du vol. J'ai des ailes; je cours à la chambre qu'il occupoit; je ne retrouve ni le mari, ni la femme; l'hôte me dit qu'ils n'ont point paru depuis trois jours. Les informations continuoient avec vivacité; il étoit aisé de prévoir la punition du coupable. J'étois dans mon appartement, livré au plus sombre désespoir, m'écriant sans cesse: et voilà, voilà le prix de mes bienfaits! Ingrat! Je te réchauffe dans mon sein, et tu y portes la mort! ô ciel! Malheureuse sensibilité, ne m'auras-tu causé que des peines? Et c'est ma compassion, c'est ma bienfaisance qui a précipité Agathe dans un abîme de misère! Que va-t-elle devenir? Ma porte s'ouvre: quel spectacle m'accable! Un homme accourant comme un furieux, et se précipitant à mes pieds: je reconnois Lesseville!-c' est toi, misérable! Et... que viens-tu faire? Que viens-tu faire?-m' offrir au juste châtiment que j'ai mérité, attendre ici qu'on vienne me plonger dans un cachot, qu'un supplice infâme m'en arrache, pour terminer des jours... je ne puis plus vivre après l'horrible attentat dont je me suis souillé: oui, c'est moi, c'est moi, qui ai tout ravi à mon bienfaiteur; c'est moi qui vous assassine. Deux ruisseaux de larmes couloient des yeux de Lesseville; il étoit toujours à mes genoux:-ingrat! Après t'avoir accueilli... et tu n'as rien de cette somme que tu m'as enlevée?-rien: il ne me reste que des remords inutiles, que le fardeau d'un crime abominable et infructueux. Sachez jusqu'à quel point je souffre. Vous voyez le meurtrier de son bienfaiteur, de son ami, car je ne me cache pas qu'en vous faisant ce vol, je vous ai arraché la vie:-ah! Malheureux, c'est ma femme, c'est ma femme que tu fais mourir!-ce n'étoit pas assez d'être tourmenté par l'image de mon forfait: l'amour est venu se joindre aux furies qui me déchirent: apprenez que c'est ce détestable amour qui m'a rendu un monstre d'ingratitude, de bassesse, de scélératesse. Je l'interromps: l'amour!-oui, Rosalie, elle étoit tout ce qui m'enflammoit, Rosalie a exigé que je fusse un voleur, un assassin. Rappelez-vous mes agitations, mes tortures, mes combats: l'odieuse créature l'a emporté; si elle l'eût ordonné, je vous eusse plongé un poignard dans le coeur; oui, je me fusse baigné dans votre sang... vous frémissez! C'est à cette extrémité que m'auroit entraîné cet amour, dont tant de fois vous m'avezvanté les charmes. Elle s'est emparée de cet argent, et elle m'a laissé à ma douleur, à ma honte, à l'échafaud qui m'attend! Elle m'a quitté pour me trahir! Elle fuit enfin avec un rival, avec un rival! Rosalie me trompoit! Elle ne m'aimoit point! Elle en aimoit un autre! Et je la perds pour jamais! Et je vais mourir déshonoré, après avoir percé le sein qui m'avoit ranimé! Sors, malheureux Lesseville, lui dis-je, au milieu des pleurs qui m'échappoient, tu n'aimois point! Va, l'amour ne peut exciter qu'à la vertu; hâte-toi d'abandonner ces lieux, ou crains que la justice ne vienne t'en arracher; fuis; je me ressouviens encore de t'avoir obligé; que je ne te voye point subir un supplice... épargne-moi cette douleur, vas.-non, il faut que j'expie mon crime, si quelque chose peut l'expier; j'ai mérité le châtiment le plus ignominieux, et je brûle de le recevoir. Eh! Puis-je être assez puni, rassasié d'opprobres, couvert de la fange du déshonneur? Ah! J'ai trahi, j'ai frappé mon ami d'un coup mortel! Rosalie a cessé de m'aimer! Elle m'a ôté mon honneur! Elle a pu pousser ma main... je ne quitterai vos pieds, que pour aller à la mort.-qu' exiges-tu donc, homme trop coupable...homme trop malheureux? Sais-tu que tu es dénoncé, qu'on a ton signalement, qu'on te cherche? Encore une fois, s'il te reste un sentiment pour ton bienfaiteur, sauve-lui cette image horrible. Moi! T'avoir conduit à un supplice! ... ô ciel! Ne me déchire pas davantage; contente-toi de m'avoir ruiné; que dis-je? Encore une fois, tu as causé la mort de ma femme, car elle en mourra, elle en mourra! Cruel jeune homme! ... c'est moi qui te prie, qui te conjure de te dérober à une punition dont je ne pourrois te garantir... il ne me manquoit plus que ce dernier trait. Lesseville s'obstinoit toujours à vouloir attendre à mes genoux l'effet des poursuites de la justice; je parvins cependant à lui imposer la loi de se soumettre à tout ce que j'exigerois; un heureux hasard me rappelle qu'il y a dans la maison que j'habitois, un caveau dont il m'étoit permis de disposer: c'est-là que j'ensevelis, pour ainsi dire, ce misérable jeune homme que je plaignois encore: il ne m'étoit pas possible de le haïr, en lui voyant un repentir si vrai, si touchant; je l'enferme, en pleurant moi-même, dans cette retraite, qui ressembloit à un tombeau; je me charge de lui porter sa subsistance, et je le laisse éclairé d'une lampe, et couché sur quelques vieux vêtemens, que j'avois pris soin d'étendre. Mon dessein étoit de le retirer de cet endroit, au bout de quelques jours, lorsque les recherches seroient devenues moins vives, et de l'engager à se réfugier dans les pays étrangers. Mon épouse n'avoit pas été témoin de ce spectacle: elle étoit allée chez une dame de notre société; à peine rentroit-elle:-Agathe, tu ne sais pas tous nos malheurs? Je lui raconte les détails relatifs à Lesseville; je finis par lui dire:-le croirois-tu? Il accuse l'amour de son égarement: eh! Depuis quand l'amour est-il la source des crimes? Agathe, s'il avoit su aimer comme nous aimons, ce malheureux n'eût pas violé les droits de la reconnaissance, ceux de la nature même; malgré l'énormité de sa faute, j'ai donné encore des larmes à son sort; je veux l'arracher au supplice; qu'il aille loin de nous emporter ses remords! Ils le puniront assez, ils le puniront assez. Que je t'aime, interrompt Agathe! Nous avons les mêmes sentimens, le même coeur! Voilà sans doute ce qui a fait naître, ce qui entretient cet amour qui nous unit, que nous ressentirons encore dans le cercueil. Non, mon ami, Lesseville assurément n'a point aimé. Je pense comme toi: s'il eût aimé, Rosalie n'auroit jamais été l'objet de sa passion; ce n'est que la vertu qui excite l'ardeur véritable, et qui la rend constante. Lorsque je suis assuré du silence de la nuit, je m'empresse d'aller visiter le prisonnier, et de lui porter quelques alimens; je trouve cet infortuné baigné dans les flots de son sang; une espèce de canif étoit à ses côtés; je n'eus pas de peine à concevoir qu'il avoit voulu attenter à ses jours; je déchire mon mouchoir, dont je forme une sorte d'appareil, que j'étends sur sa plaie; j'essaie de le ranimer; je l'appelle: enfin, à la lueur de la lampe, je le vois qui entr'ouvre les yeux. Malheureux, lui dis-je, qu'avez-vous fait? étoit-ce-là ce que vous m'aviez promis? Songez-vous que notre vie ne nous appartient pas, que c'est un dépôt qui nous est confié par l'être-suprême, et que lui seul a droit de reprendre? Ah! C'est vous, monsieur, me répond Lesseville d'une voix expirante! Comment voulez-vous que j'aie l'audace de vivre, quand je suis si criminel à vos regards, à mes propres yeux! Monsieur, il ne m'est plus possible de supporter l'existence.-mon ami, la pitié me sollicite encore à vous accorder ce nom, puisqu'il est vrai que vous êtes déchiré d'un remords sincère, comment ne vous pardonnerois-je pas? Dieu pardonne. Vivez pour réparer vos crimes, pour reconnaître à quel excès un délire condamnable a pu vous emporter; car, je vous le redis, vous n'avez jamais senti l'amour. Oubliez Rosalie; souvenez-vous quelquefois d'un homme qui vous a aimé, qui vous plaint... et qui, peut-être, vous aime encore. Enfin, monsieur, je rappelai Lesseville à la vie, je l'engageai à quitter la France. Voici, lui dis-je, en remettant quelqu'argent dans ses mains, les dernières marques de compassion que mon déplorable état me permet de vous donner. à ce nouveau témoignage de ma sensibilité, le jeune homme fond en larmes, il ne lui peut échapper que des sanglots, des cris, il ne vouloit pas l'accepter; je le presse de le recevoir: il se rend à mes instances; je mêle mes larmes aux siennes; nous nous séparons. Quelle foule de réflexions, monsieur, je dois à ce singulier événement! Combien il m'a fait connaître et déplorer la faiblesse de la nature humaine! Il est de certains coeurs où les sentimens les plus purs se corrompent, comme il est des vases qui gâtent les liqueurs qu'on y renferme: l'amour avoit égaré, perdu Lesseville, quand j'ai à lui rendre grâces du peu de vertus que j'ai le bonheur de posséder. Les passions, pour me servir d'une expression anglaise, s'échappent à travers notre caractère, et elles en prennent la substance: il falloit sans doute que ce jeune homme fut né avec des penchans vicieux, pour s'être attaché à une femme telle que Rosalie; il devoit avoir entrevu les horreurs de cette âme faite pour le crime. Ah! Si Agathe n'étoit pas la vertu même, l'adorerois-je avec cette sorte de vénération qui consacre tous mes transports? Lesseville n'étoit plus sous nos yeux: j'envisageai alors toute la profondeur du gouffre où il nous avoit précipités: nos dernières ressources étoient épuisées; Agathe tombe malade; l'adversité vient dans toute son horreur, frapper mes regards; nous étions, en un mot, sur le point de manquer du nécessaire, et cette extrémité horrible étoit l'ouvrage de ma sensibilité! Si je n'eusse pas voulu soulager Lesseville, je ne me serois point exposé à de pareilles épreuves. Sans amis, sans secours, étrangers sur la terre, n'attendant qu'une mort inévitable, et quelle mort! La donnant à un troisième infortuné, victime de nos désastres: voilà quel étoit notre état! Dieu! Que dans ces momens cruels on connaît toute la bassesse, toute la dureté, toute l'inflexibilité des hommes! Qu'on a droit alors de les mépriser, de les détester! Qu'on est trop assuré qu'ils sont sans vertus, sans sentimens, au-dessus de la brute la plus grossière et la plus féroce! Qu'on saisit aisément le dur airain dont leur coeur est armé! Il faut être malheureux pour les surprendre dans leur vrai point de vue; le masque tombe enfin; plus d'illusion, et c'est-là le fruit de l'infortune; c'est de-là que naît cette philosophie qui ne trompe jamais: oui, la raison est le partage du malheureux. Qu'il est peu de gens qui s'arrêtent sur cette image! Croiroit-on que parmi ces hommes, il en est d'assez misérables pour ne pouvoir même soutenir leur déplorable existence, et satisfaire aux besoins les plus pressans, tandis qu'il en est d'autres qui, noyés dans l'abondance, rassasiés du superflu, n'ont pas même l'embarras de désirer?Je touchois peut-être à cette affreuse perspective, moi, moi qui, né dans le sein des honneurs et de la fortune, semblois devoir ignorer jusqu'au nom de l'adversité! Pouvois-je me reconnaître en cet état? La pauvreté alloit me couvrir d'opprobre, me confondre parmi les derniers des humains; eh! Qu'elle abaisse la fierté des sentimens! Il n'est point de coeur, de quelque fermeté qu'il se fortifie, qui ne succombe à de pareilles images! Mais tous ces objets si déchirans n'étoient rien en comparaison du spectacle qui m'accabloit: Agathe, Agathe dans la misère, manquant de tout, et peut-être perdant la vie! C'est ici que le pinceau échappe de mes mains: comment n'ai-je pas expiré mille fois? Sans ma femme, sans la religion, j'eusse sans doute hâté une mort qui me paraissoit trop lente; mais ce n'étoit pas au consolateur de Lesseville à violer les obligations que nous impose une providence, la maîtresse suprême de tous les événemens. Ma douleur étoit si vive, si profonde qu'elle éclatoit et s'épanchoit en plaintes les plus amères:-misérable! Quel parti t'est donc offert? Par quel chemin sortir de ce labyrinthe de souffrances? Irai-je me jeter aux genoux de mon père, les arroser de mes larmes? Que dis-je? Hélas! Il n'est plus de père pour moi! Plus de famille! Plus d'amis! Et les derniers des hommes ne sont point privés de ces consolations! Qui donc implorer? Dois-je m'humilier, m'avilir, me couvrir de la fange du déshonneur, en versant mes peines dans des seins ingrats qui me seront tous fermés. Ah! Mourons plutôt mille fois! Ne soyons point l'objet du mépris; ne laissons point goûter à la méchanceté humaine le cruel plaisir d'insulter à l'indigence, de s'enorgueillir de son bonheur, en jetant un oeil de dédain sur la misère d'autrui. Précipitons-nous dans le néant; c'est l'affreuse, c'est l'unique ressource qui nous reste... mourir, disois-je quelques momens après! Ma mort changera-t-elle le sort d'Agathe? Comment pourra-t-elle vivre, ou plutôt, par qui vivra-t-elle? Sera-t-elle moins à plaindre? C'étoit toujours sur cette infortunée que mes yeux se rejetoient: j'éprouvois des crises de désespoir; j'aurois embrassé les conditions les plus avilies, les professions qui paraissent les plus honteuses, et qui cependant n'ont rien de bas et d'abject aux regards de l'homme qui pense; et en effet, comment la bizarrerie et l'injustice ignorantes ont-elles pu attacher une espèce de déshonneur et de bassesse à des états qui, souvent sont plus utiles à la société, qu'à ceux mêmes qui y sont employés? Ma femme me surprend dans cet accablement inexprimable.-ton courage t'abandonne? Ne désespérons point (et en disant ces mots, elle me regardoit avec tendresse, et laissoit couler quelques larmes qui la trahissoient). Mon coeur m'a éclairé sur le parti que je dois prendre; je serai sans doute heureuse, puisque je pourrai apporter quelque adoucissement à notre triste situation; nous n'avons pas besoin d'aller mendier la pitié, de vivre par ces secours honteux qui nous font une mort continuelle de la vie, et nous forcent à rougir; non, ces hommes si méprisables n'auront pas la satisfaction de nous avoir humiliés, en nous obligeant; ce n'est qu'à nous, ce n'est qu'à nous que nous devrons le peu de jours que nous avons à vivre... vous connaîtrez combien je vous aime! Il n'est que l'amour, assurément, qui puisse me faire tenter cette démarche; mais je n'hésite point, dès qu'il s'agit de vous, de votre conservation... oui, cher époux, tu es tout pour moi (ajoute-t-elle en m'embrassant, et en versant de ces larmes si douces pour la sensibilité); je goûterai du moins, dans mon misérable état, ce plaisir si touchant pour mon âme, d'avoir pu te donner des preuves certaines de ma tendresse! Serois-je à plaindre? Tu m'en aimeras d'avantage: je serai trop récompensée; je ferai plus que si je te donnois ma vie; oui, c'est plus que ma vie... mon ami, j'éprouve aujourd'hui que la mort n'est pas le plus grand sacrifice qu'on puisse faire. Elle n'en peut dire davantage: son coeur me parut serré par une douleur qui le déchiroit avec d'autant plus de violence, qu'elle s'efforçoit de la renfermer:-Agathe, cher et unique objet de tous mes sentimens, quel est donc ce parti? Parle... tu gardes le silence! Tu pleures! Je veux savoir... je saurai d'où naît ce trouble affreux. Elle s'obstine à se taire; je n'en puis obtenir que des regards qui portent toute sa douleur, tout son amour dans le fond de mon coeur. J'emploie les prières, la soumission, les plaintes, les reproches: tous mes efforts sont superflus. Il est inutile, me dit Agathe, de me tourmenter par des demandes que je ne satisferai point.-tu ne m'aimes donc pas?-cruel! Est-ce à toi d'en douter? ... cher époux, laisse-moi respirer! N'ajoute point à mes maux! ... incessamment tu seras instruit... de ce que j'ai dû faire, et rien, rien au monde ne m'en empêcheroit. Quelle étoit mon impatience de pénétrer ce mystère! Je m'attachois à une infinité d'idées qui se détruisoient successivement; la tristesse de ma femme augmente: elle vouloit, dans des momens, me parler, et il sembloit qu'elle appréhendât d'ouvrir la bouche; ses regards se fixoient sur moi, et ensuite elle les détournoit, en gémissant profondément; de tems en tems, des pleurs s'échappoient de ses yeux; l'embarras, une souffrance intérieure se déceloit dans tous ses traits; tout annonçoit en elle que quelque projet important l'occupoit, et qu'elle étoit contrainte à un silence dont elle eût voulu s'affranchir. Non, m'écrié-je, Agathe, je n'aurai pas cette complaisance si cruelle... je n'y puis plus résister; quand je devrois te déplaire, il faut que je t'arrache ce secret, cet odieux secret qui pese à ton coeur; je le vois trop; tu ne saurois avoir rien de caché pour ton époux, pour ton amant; et pourquoi, ma chère âme, toujours ces pleurs dont tu refuses de m'apprendre la cause? As-tu oublié que chaque larme qui t'échappe, sont autant de gouttes de sang que tu tires du plus profond de mon coeur? Des secrets, des secrets pour moi? Eh! Depuis quand ton âme n'est-elle plus la mienne? Tu veux donc me faire expirer de douleur! Et tu oses me dire que tu m'aimes?-aimer, aimer! Quelle faible expression pour peindre tout ce que je sens! Oui, homme ingrat, je vous aime; oui, je n'existe que pour vous répéter sans cesse que tous les jours vous m'êtes plus cher, et vous en verrez des preuves, vous en verrez des preuves: vous serez forcé de me rendre plus de justice, et j'aurois voulu la devoir, cette justice, à votre tendresse. Si je puis faire encore valoir mes droits sur cette tendresse que je crois mériter, laissez-moi pleurer en liberté: c'est une grâce que j'implore, que j'attends de votre amour. Ne me demandez pas le sujet de mon agitation. Il suffit que vous viviez, que vous m'aimiez, que vous sachiez à quel point je vous aime, je mourrai contente...-tu mourras, Agathe! ... femme inhumaine! Tu veux donc enfoncer, retourner le poignard dans mon coeur! Tu m'assassines de mille coups! écoute. Je ne doute point de ton amour, non, je n'en doute pas; en exigerois-je des témoignages plus certains, quand tu as tout fait pour moi, quand tu m'oses aimer au comble de l'infortune, et lorsque c'est moi qui suis l'auteur de toutes tes souffrances, lorsqu'en devenant ton époux, je suis devenu ton bourreau? Mais parle, réponds, maîtresse de mon coeur, est-il un seul de tes sentimens que tu doives, que tu puisses me dissimuler? Seroit-il encore pour ton mari quelque nouveau malheur que tu craignes de lui découvrir? Hélas! Peut-il en être? Mais sans doute, il en est, et je ne l'éprouve que trop, puisque tout ce que j'aime, Agathe persiste à garder un silence qui me donne la mort!-vous saurez tout bientôt, je vous l'ai dit, dans un moment, dans un moment peut être, tout, tout va vous être découvert; oui dans un moment vous connaîtrez votre Agathe, et de quoi l'amour est capable... encore une fois... je me jette à vos pieds, ne me forcez point à vous révéler... ce que vous allez savoir. Laissez-moi seulement sortir pour quelques instans, adieu... je reviens... je vous aimerai toujours.-Agathe, où prétendez vous aller? Sans moi! ... me quitter! ... vous ne sortirez point, vous ne sortirez point... et toujours des larmes! Et toujours m'en cacher la source! Vous parlerez... j'apprendrai... Agathe, Agathe, quels regards tu me jettes! Au nom de notre amour; au nom de l'humanité, retire-moi de cette horrible inquiétude. Dis: d'où peut naître cette douleur qui te fait mourir? Quelle lumière affreuse! Voudrois tu m'abandonner?-t' abandonner?-fuis un malheureux... commence donc par m'arracher la vie; es-tu lasse de partager le fardeau de mes peines, d'être la consolatrice, les délices, la vie d'un infortuné? Te repentirois-tu de ton excès de tendresse? Et ma situation t'auroit-elle épouvantée? Sans doute elle est effrayante, insupportable, mais Agathe, Agathe sait aimer... oui, je sais aimer, me dit-elle d'une voix défaillante, et personne n'aimera plus que moi. J'étois à ses genoux; je tenois ma bouche attachée sur une de ses mains, que j'inondois de mes larmes. Ma femme étoit tombée dans un fauteuil: je m'aperçois tout-à-coup que la pâleur se répand sur son visage; elle veut me parler, et elle ne peut que pleurer; ses yeux enfin se ferment, et elle s'évanouit dans mes bras. Je l'appelle; je la couvre de mille baisers mouillés de pleurs; ma bouche essuyoit ses larmes; je veux me servir de son flacon pour la faire revenir: une lettre tombe de sa poche; je la saisis avec avidité, et je lis: " il s'agissoit de sauver deux malheureux qui me sont également chers, un époux que j'aime cent fois plus que moi-même, et un enfant à qui je voudrois conserver la vie que nous avons eu le malheur de lui donner: je n'ai donc point hésité; rien ne m'a paru déshonorant dès le moment que je pouvois satisfaire à la fois mon devoir et mon amour. Je vous ai caché mon dessein, parce que je connois votre délicatesse, et qu'elle se seroit crue blessée du parti que je prends. Je vous l'ai déjà dit: dans nos disgrâces, nous aurons la satisfaction de n'avoir obligation qu'à nous-mêmes; les bienfaits, quelqu'ils soient, coûtent trop à la fierté de l'âme, et ils sont toujours achetés. Ne vous effrayez donc point de mon état: il m'importe peu que je sois humiliée aux yeux des autres, pourvu que je sois toujours la même à ceux de mon mari, et digne de porter le nom de son épouse. Dans quelques jours, je vous verrai. Je suis femme-de-chambre chez la marquise de , qui va se retirer dans un couvent; songez que c'est pour vous seul que je vis. Vous trouverez quelqu'argent dans un de mes tiroirs: ne vous informez point de quelle part il vient. Quelque chose que je puisse faire pour vous, mon amour aura toujours à se plaindre de n'en avoir point fait assez. Les seuls chagrins que j'éprouve dans ma nouvelle situation, ne sont causés que par ma tendresse: je suis obligée de me séparer de vous, moi, pour qui un moment de votre absence eût été un siècle de supplices; mais il le faut! Il le faut! Jugez combien je vous aime, puisque j'immole l'amour à l'amour même! Adieu donc, le plus cher des amans, car mon époux ne cessera jamais de l'être; vivez pour notre enfant, qui bientôt va voir le jour; vivez pour une femme qui est la plus heureuse de toutes les femmes, si elle a pu adoucir l'horreur de vos revers: je vous le répète, il n'y a point de déshonneur à se devoir la vie, et quand il y en auroit, je ne vois que vous dans le monde, et mon amour me fait tout oublier, etc. " j'ai peine à achever cette lettre; mon étonnement est égal à mon désespoir; je demeure immobile, anéanti; qu'il y a de degrés dans l'amour! Il en est toujours de nouveaux pour moi; je ne l'éprouvai que trop en ce moment: il n'y avoit que la tendresse qui pût, dans mon âme, être au-dessus de la douleur; et je sentois que j'aimois encore plus ma femme que je n'étois pénétré de mes chagrins; enfin ma voix s'ouvre un passage:-ai-je bien lu? Agathe! Mon épouse! Le modèle de toutes les femmes, les grâces, la vertu même, Agathe qui sans doute mériteroit d'occuper le premier trône de l'univers, ma divinité dans un abaissement aussi honteux! Agathe servir! à ce mot, les sanglots me suffoquent; je ne puis m'exprimer; je reprends la parole: Agathe dans la condition d'une domestique! Et tu penses que je voudrois exister après un pareil sacrifice! Tu m'aimes donc bien peu, puisque tu m'as pu soupçonner de cette lâcheté! Et qu'est-ce que l'amour sans l'estime? Et me seroit-il possible de la conserver cette estime, si je te laissois t'exposer à cette humiliation! Non, Agathe, non, je ne souffrirai pas que ma femme s'avilisse à ce point; nous pouvons défier le malheur... nous pouvons mourir. Mon enfant... il auroit mes sentimens, et oseroit-il acheter la vie au prix de l'opprobre de sa famille? Périsse plutôt la nature entière, ce fruit d'une si chère et si funeste union! C'est donc-là, femme que j'idolâtre, et qui me perces le coeur, c'est-là l'affreux secret que tu me cachois! Mais... d'où vient cet argent? Qui te l'auroit donné? Ces dernières expressions m'étoient à peine échappées: je ne sais quel mouvement involontaire me fait porter la vue sur le cabinet de ma femme; j'y saisis un désordre qui me force à fixer mes regards: j'aperçois que ses hardes étoient disparues; elle n'avoit enfin conservé qu'une seule robe. Tous ces détails, qui paraîtroient minutieux aux esprits vulgaires, auront une valeur réelle pour le sentiment. C'est alors que mes larmes coulent avec plus d'abondance; je pousse des cris affreux, des hurlemens; ma douleur étoit au comble; mon épouse étoit revenue de son évanouissement, pour confondre ses gémissemens, ses pleurs avec les miens; nous nous tenions embrassés, et nous pleurions toujours plus amèrement; c'étoit l'unique soulagement, que pût nous permettre ce profond désespoir. ô femme digne d'être adorée, m'écrié-je! ô mortelle, dont les vertus sont au-dessus de l'humanité! Laisse-moi à tes pieds te rendre des hommages comme à un dieu; eh! Quel coeur a tes sentimens?Voilà donc comme ton époux récompense tes bienfaits, comme ton amant te prouve cette tendresse qui étoit sans exemple! Je vois tout, trop sensible Agathe: tu t'es dépouillée entièrement pour moi de ce qui est le plus nécessaire. L'appareil du malheur et de l'indigence ne te fait point horreur? Tu peux m'aimer assez pour t'oublier, t'anéantir à ce point, pour m'immoler enfin plus que tes jours, plus que mille vies ensemble! Tu peux te résoudre à servir, à être confondue parmi les derniers humains, à ramper, en quelque sorte, aux pieds de ces hommes qui sont faits pour se prosterner devant toi? Et celle qui devroit être la reine du monde entier, ne seroit qu'une misérable femme-de-chambre! Ah! Ma chère Agathe! Ah! épouse adorable, écarte loin de moi cette horrible idée: elle me fait frémir; elle me perce le sein de mille coups. Je te l'ai dit: j'expirerois plutôt que de vivre aux dépens de ton déshonneur; une vie si odieuse, si remplie de traverses, ne m'a-t-elle pas appris à mourir? Nous sommes les maîtres de notre destinée; elle est soumise à notre courage... Agathe, Agathe... tu mourras digne de moi, digne du rang que doit occuper la vertu. Ne souffrons pas que cet enfant malheureux voye le jour, ce jour que je déteste; qu'il périsse, qu'il cesse d'être avec nous avant que de sentir tous les maux attachés à l'existence! C'est être plus que son père que de lui donner la mort... qu'ai-je dit? Insensé! Quel projet! Hélas! C'est le seul, le seul aujourd'hui que nous puissions exécuter: nous sommes parvenus à ce comble du malheur! Je t'aime, tu le sais, à la fureur, à l'idolâtrie. Tu es dans le gouffre de la misère; c'est moi qui t'y ai précipitée: il faut que je t'en retire, et je ne sais qu'un moyen... Agathe, tu n'aimes que moi, et je n'en puis douter: après moi, parle, que ferois-tu de la vie? Je n'ai existé jusqu'à présent que pour toi seule; Agathe... je ne saurois plus vivre; il faut que nous mourions ensemble; oui, il le faut; j'en frémis: la mort est notre unique ressource. Je me promenois à grands pas; mes yeux étoient égarés; j'éprouvois des accès convulsifs; j'étois pâle, tremblant, hors de moi; je m'approchois de ma femme; je m'en éloignois avec terreur; je m'arrêtois; tantôt je levois les mains au ciel; tantôt mes stupides regards se tournoient vers la terre, et je ne me connaissois plus; mon âme ne pouvoit soutenir des sensations entièrement opposées; toutes les horreurs du désespoir, de la rage, de la mort, m'entraînoient, venoient se précipiter au fond de mon coeur, et le remplir. Mon épouse est frappée du désordre qui régnoit dans tous mes sens: qu'avez-vous, s'écrie-t-elle consternée? ô ciel! Que dites-vous? Quel est donc ce projet? Vous me lancez des regards qui m'épouvantent, je ne vous reconnois plus; asséyez-vous, de grâce, cher époux... je ne vous ai jamais vu dans une pareille agitation; quelle révolution subite... ce n'est rien, repris-je, avec cette tranquillité qui couvre et décèle en même-tems le trouble le plus violent; ce n'est rien... dans peu de momens tous nos malheurs finiront. Agathe, réponds-moi avec sincérité: m'aimes-tu assez pour mourir avec moi? Dis. Ma femme me regardant toujours avec une surprise mêlée d'effroi:-quel est donc ce langage? Je ne vous entends pas. Et penseriez-vous que je pusse vivre un seul instant sans un mari adoré? Hélas! Ce n'est que l'amour qui m'attache à la vie. Oui, je suivrai constamment votre sort: mais comment prétendriez-vous terminer nos infortunes? Seriez-vous plus heureux? ...-oui, sans doute, je le serai, je le serai, puisque je cesserai de souffrir. Je puis donc compter sur ton amour? La mort ne t'épouvante point? Et tu ne saurois vivre qu'avec moi? écoute: nous voici arrivés au comble de la disgrâce; il ne nous est pas possible de fermer les yeux sur le précipice: Agathe, nous en contemplons toute la profondeur; nous sommes sans parens, sans amis, méconnus de la terre entière, la proie du malheur, prêts, le dirai-je, ô ciel! Aurois-je jamais pu imaginer que nous aurions été réduits à ces affreuses extrémités? Prêts à expirer de misère, de faim, oui, de faim! As-tu bien les regards fixés sur cette image? En sens-tu toutes les horreurs? T'en es-tu bien pénétrée? Tu sais qu'il ne nous reste plus d'espérance... plus d'espérance, Agathe! Quelle perspective! En es-tu accablée comme moi? Et quelle est la dernière et l'unique ressource des malheureux? Tu me le demanderois? La mort. Délivrons à la fois trois infortunés. Je t'aime: je vais chercher à terminer tes revers. Il n'est que le trépas, le seul trépas qui puisse y mettre fin: ce sera donc un bien pour toi; c'est l'unique présent, l'unique gage de mon amour que je puisse te donner. Que tu me doives ce bienfait! Ton époux, ton amant t'aime assez pour être ton meurtrier, et notre enfant m'est assez cher pour que son père daigne lui servir de bourreau... meurs donc, malheureuse Agathe, meurs de mes mains, puisqu'il faut quitter la vie; je vais m'unir à toi par les mêmes coups, et nous rendrons ensemble les derniers soupirs. Je n'avois pas achevé ces paroles, qu'égaré, furieux, armé d'une épée qui s'étoit offerte sous ma main, je cours vers Agathe: elle se jette dans mes bras, en poussant un cri lamentable, et tombe à mes pieds, sans connaissance; mon épée s'échappe; deux ruisseaux de larmes coulent de mes yeux; Agathe rouvre les siens, et me voit étendu à ses côtés, et presque expirant: elle me baigne de ses pleurs. Quoi! Me dit avec une douceur, un charme inexprimable, cette femme si élevée au-dessus de la nature humaine, c'est vous, c'est tout ce que j'aime qui veut m'arracher la vie! Eh! Ne pense pas, ajoute-t-elle, en m'embrassant, que je craigne de mourir; mes jours, mon sang, mon coeur sont à toi; tu peux percer ce coeur, qui t'adore. Voilà mon sein, il chérira tes coups; mais, parle: que t'a fait cette misérable victime qu'il renferme? Après lui avoir donné la vie, peux-tu bien lui donner la mort? Et où sont donc tes entrailles de père? Où donc est cette religion dont tu prends plaisir à reconnaître le pouvoir, et qui nous défend d'attenter sur nous-mêmes? Ne vaut-il pas mieux mille fois servir, être avili, déshonoré aux yeux des hommes, que d'abréger une vie dont Dieu seul est le maître? Tu ne trembles point à l'idée d'un pareil crime? ... non, ami, ayons plus de courage: sachons être malheureux. Peut-être avons-nous mérité cette cruelle destinée; gardons-nous d'accuser le ciel: il aura pitié de nous. Ne désespérons point. Dieu est bon encore plus qu'il n'est juste; nous sommes ses ouvrages: il ne nous abandonnera point, non, il ne nous abandonnera point; ou, s'il a résolu de nous rappeller à lui, c'est à ce maître suprême à décider le moment de notre destruction, à nous frapper, sans que nous hâtions d'un seul instant cette heure fatale, marquée par les décrets éternels. Encore un coup, ne rejetons pas l'espoir consolateur: notre infortune est trop grande, pour qu'elle ne reçoive pas quelqu'adoucissement. à chaque mot que proféroit Agathe, l'épaisse nuit de douleur où mon âme étoit plongée, se dissipoit; je sentois ses ombres s'éclaircir; je ressemblois à un homme qui verroit le jour pour la première fois. Mon coeur, si je puis employer cette nouvelle comparaison, étoit comme une mer dont les flots bouleversés par une effroyable tempête, s'appaisent peu-à-peu, s'applanissent et reprennent la douceur et la tranquillité du calme; je sors enfin de mon anéantissement, que je pourrois nommer une extase de désespoir; et avec quelle horreur je regarde dans moi-même! Je frémis à mon propre aspect, je m'épouvante; mes yeux effrayés vont ensuite se fixer sur ma femme, et je retombe dans de nouveaux accès de douleur:-Agathe, ne m'approche pas, déteste, fuis un monstre qui s'abhorre, qui voudroit s'arracher à lui-même, ou punis-moi plutôt; daigne être encore mon épouse, en me délivrant d'une existence qui m'est insupportable. C'est moi: femme divine, c'est moi qui ai voulu t'assassiner! C'est moi qui ai pu former le projet de plonger un poignard dans le sein de ma chère Agathe! Eh! En aurois-je jamais eu la force? Ah! Sois-en assurée; je n'ai que celle de t'aimer, de t'idolâtrer; va, je n'ai d'autre fureur que mon amour. Voilà donc à quels excès épouvantables porte la lassitude d'un long malheur! J'aurois immolémon épouse, mon enfant! J'aurois attenté sur mes jours, sur des jours qui doivent sans doute m'être plus sacrés que les miens! Ah! Malheureux, malheureux! ô mon père! à quoi me réduisez-vous? Et vous, mon Dieu, vous, mon seul consolateur, mon unique appui, vous qui me tenez aujourd'hui lieu de tout, de père, de famille, d'ami, de l'univers entier, daignerez-vous me pardonner? Me laisserez-vous à l'infortune, à l'horrible infortune, à l'égarement, aux crimes qui la suivent? Vous réclamerois-je en vain, ô le plus grand et le meilleur des êtres, quand je n'ai recours qu'à vous? Et toi, ma chère Agathe, as-tu encore assez d'amour pour oublier, je dirai mes attentats, pour me pardonner, pour m'aimer? Infortuné que je suis! Hélas! Qu'est-il besoin de trancher une vie que la douleur va bientôt terminer? Non, je ne puis plus supporter ce fardeau: il est trop accablant! Agathe, le croirois-tu? Je suis parvenu au comble de l'égarement, il m'est impossible de soutenir ta vue. Tu ne peux plus m'aimer, tu ne peux plus m'aimer! Tu dois me haïr, et je dois mourir. Vivrois-je sans ton amour? ô ciel! Hâtez-vous, prenez ma vie, puisqu'il m'est défendu de vous la rendre.Quelles horreurs entraîne après soi l'adversité! Ce tableau effrayant fera juger des extrémités où elle nous plonge. Agathe ne pouvoit s'arracher de mes bras; nous n'avions que la force de verser de ces larmes brûlantes qui irritent le désespoir, au lieu de l'adoucir. Ces situations ne sauroient se peindre. La grande douleur ressemble à l'amour: elle a toujours à se plaindre de la faiblesse des expressions. Faut-il, je le répéterai, que ces âmes sensibles, distinguées d'une foule d'êtres, qui existent à peine, n'aient pas un langage particulier? Si nous possédions cette langue, que mon coeur auroit à se répandre qu'il auroit à découvrir de nouveaux sentimens, de nouveaux transports! Et qu'une passion éprouvée et enflammée par le malheur, est au-dessus de toutes les autres, par son énergie et sa délicatesse! Nous étions, ma femme et moi, dans ce stupide accablement, qu'il est si difficile de se représenter; une visite imprévue vient nous en retirer: une dame d'un certain âge s'offre à nos yeux: elle étoit suivie d'un gros homme qui paraissoit aussi âgé: Agathe s'empresse d'aller au-devant de la dame, qui la reçoit avec cet air de politesse que l'on a pour ses inférieurs; cette espèce de fierté commence à m'offenser; et, comme je l'ai observé, il n'est point de légères mortifications pour l'homme malheureux. Eh bien, dit la dame, s'adressant à mon épouse, je vous ai attendue long-tems; avez-vous tout préparé? Je vous le promets: vous aurez lieu d'être satisfaite. Voilà sans doute votre mari, ajouta-t-elle, en me regardant avec une sorte de bienveillance familière; je suis charmée, monsieur, d'avoir trouvé cette occasion de vous obliger, vous, et votre femme, car c'est un lourd fardeau de moins; et, en vérité, votre état me fait pitié; votre épouse ne pouvoit trouver une meilleure condition que la mienne; je ne la traiterai point en domestique; les pauvres gens, poursuit-elle, en se tournant vers le gros homme! Ils me touchent! Ce que c'est que la misère! Oui, répond l'inconnu, dont la physionomie dure et arrogante sembloit annoncer un de ces riches si dignes de nos mépris, la pauvreté est quelque chose de bien horrible! C'est assurément, madame, un bel acte de charité que vous faites-là, de prendre cette femme avec vous! Je suis persuadé qu'elle vous servira bien. N'est-il pas vrai, dit-il à ma femme, que madame sera contente de vous?à ces propos si cruels, je compris aisément que c'étoit-là la dame dont Agathe parloit si souvent dans cette lettre que je lui avois surprise; j'étois demeuré immobile. Ces termes de charité, de domestique, de service, de compassion, si neufs pour mon oreille, lorsque j'en étois l'objet, m'avoient frappé au point que mon indignation et ma colère avoient de la peine à s'exhaler. La hauteur de l'honnête infortuné approche assez de l'arrogance; la fierté de son âme s'élève, à mesure qu'augmente l'humiliation qui est nécessairement attachée au malheur. La compassion de la plupart des hommes est plus offensante, plus barbare que leurs dédains les plus marqués, et la fausse pitié blesse peut-être plus que l'inhumanité: celle-ci révolte, et nous agrandit, en irritant notre courage; au lieu que l'autre nous abaisse à nos propres regards; de-là ces bienfaiteurs homicides qui vous soutiennent d'une main, et vous assassinent de l'autre, d'autant plus cruels qu'ils pensent vous asservir sous le joug de la reconnaissance, quand, dans le fond du coeur, ils s'applaudissent d'avoir déjà reçu avec usure les intérêts de leurs trop funestes bienfaits!Je n'attends pas qu'Agathe prenne la parole, je réponds d'une voix étouffée:-ma femme, madame, s'étoit déterminée, sans m'en prévenir, au parti que vous lui proposez, et qui est si peu fait pour nous, assurément, je n'y consentirai point. Il est vrai que nous sommes malheureux, et il est inutile de nous présenter l'image de notre misère; nous en sommes accablés; mais j'ai assez de force pour la supporter, et pour mourir, s'il le faut. Je vous le dis, madame: nous ne sommes faits ni l'un ni l'autre pour porter le nom de domestique; nous n'avons pas toujours été dans cette cruelle situation; il a été un tems où nous étions servis, et si la vertu suffisoit pour donner un rang dans le monde, bien des gens se feroient un honneur de servir Agathe. Je vous remercie d'ailleurs, madame, de vos sentimens de compassion: je voudrois être dans un état qui me permît de vous témoigner ma reconnaissance. Pour vous, monsieur, je ne vous demande d'autre service que de supprimer vos réflexions; cette expression de charité est toute nouvelle pour moi, et je n'ai jamais été accoutumé à l'entendre. Je retenois un torrent de larmes qui pesoient sur mon coeur; j'étois pénétré.Votre discours m'étonne, interrompt la marquise; je n'ai point prétendu, monsieur, vous offenser; votre femme m'a fait pitié (et toujours ce cruel mot de pitié); ce n'étoit que dans le dessein de l'obliger, ainsi que vous, que je la prenois à mon service; j'ai une autre femme-de-chambre que je renvoyois pour lui faire plaisir, et je la garderai. Vous répondez mal, continue-t-elle, en montrant l'inconnu, aux politesses de monsieur; nous vous plaignons, vous le voyez, et je voudrois de tout mon coeur vous rendre service; vous êtes dans le besoin. Oui, madame, m'écrié-je, je suis dans le besoin, et tout me le fait bien sentir! Monsieur, dit l'inconnu, est un peu vif. Je ne sais ce que peut avoir de rude, pour ses oreilles, le terme de charité: lorsqu'on n'a pas le sol, on doit être plus souple. Voilà, poursuit-il avec un rire moitié stupide et moitié moqueur, comme sont la plupart de ces gens qui n'ont pas de fortune; ils ont une hauteur de diable; tout les choque, les blesse. Eh! Croyez-moi, me dit-il en me donnant d'un air de bonté insolente, un petit coup de main protecteur sur l'épaule, croyez-moi, mon cher, il n'y a point de grandeur d'âme à mourir de faim; il faut manger, m'entendez-vous?Vous savez le proverbe: pauvreté n'est pas vice, mais ridicule, et tout ridicule est pire que le vice; oh! Rien de plus vrai. Et, en m'accablant de ces paroles offensantes, le gros homme s'applaudissoit de la sagesse lumineuse de ses conseils, et se reposoit avec pleine confiance sur l'excellente opinion qu'il avoit de son esprit. Pour moi, je ne pus retenir plus long-temps l'abondance de mes pleurs: ils me suffoquoient, et ce mourir de faim m'avoit percé le coeur de part en part: il s'épanche:-c' en est assez, madame, c'en est assez! Vous pouvez garder votre femme-de-chambre. Encore une fois, mon épouse n'est pas faite pour s'avilir par un semblable état. Je n'exige pas que personne me rende aucun service: je n'attends rien, je ne demande rien aux hommes; tout ce qui vient d'eux, jusqu'à leurs bienfaits, me paroît odieux et méprisable. Nous n'avons point eu jusqu'ici à rougir de nous, c'est-là l'excès de l'infortune, et je suis bien convaincu que nous ne l'éprouverons jamais. Pour vous, monsieur, ajoutai-je, en pleurant avec plus d'amertume, et regardant avec indignation cet être trivial, dont le visage seul insultoit, apprenez qu'il y a plus de grandeur d'âme à mourir de faim, qu'à vivre comme la plupart des hommes qui, nés dans la fange, en sortent par des voies bien plus humiliantes sans doute que l'adversité. La pauvreté ne me fait point horreur: je sais qu'elle est plus effrayante que la mort, assurément: mais j'ai appris à mépriser la vie et la fortune, dès qu'il m'en coûteroit la moindre bassesse pour les racheter. Qu'on nous laisse donc mourir, sans venir encore nous outrager par une compassion qui nous assassine! Que nous ayons du-moins la consolation de n'avoir que nous pour témoins de notre misère! Oui, m'écrié-je, en redoublant mes sanglots, hommes barbares! Je ne possède plus rien que cet habit: je vais le vendre pour qu'Agathe vive; si l'on vouloit acheter mon sang, je le vendrois jusqu'à la dernière goutte; qu'on vienne ici, je suis prêt à donner ma vie. Enfin, madame (m' adressant à la marquise), je suis capable d'un plus grand effort. Parlez: avez-vous besoin d'un domestique? Je consens, moi, à être votre valet, votre esclave, à vous servir, à servir les derniers des hommes; mais Agathe ne servira point, tant qu'il me restera un soupir; ma femme sera toujours digne de moi, et mon déshonneur ne m'effraie point, dès qu'il s'agit d'empêcher le sien.La marquise me regardoit avec étonnement. Je ne sais si je vous ai dit que nous demeurions à Avignon sous un nom supposé, et qu'on ignoroit absolument ma naissance et mes malheurs; on savoit seulement que j'étois un homme de famille, et dans l'adversité, dernière qualité qui, sans contredit, faisoit aisément oublier la première. Je l'avouerai, dit l'homme riche, car il avoit eu soin que tout annonçât en lui la fortune, cet homme me paroît bien singulier! Je n'en ai point encore vu comme celui-là! Eh! Mon cher ami, retenez bien cette maxime qu'il ne faut pas se lasser de répéter: il n'y a que la pauvreté qui déshonore. Je connois le monde: il ne pardonne pas la misère, et on a toujours tort avec lui d'être gueux. Oh! Mon cher, vous n'avez pas l'esprit de la société; tout cela n'est que romanesque. Je m'en aperçois bien: je suis trop sûr que ces maudits livres vous ont gâté: c'est-là qu'on puise ces façons de penser si extraordinaires, si ridicules; aussi me suis-je parbleu bien gardé de mettre le nez dans ces sottises. Oh çà, mon enfant (comme emporté par un mouvement surnaturel de bienfaisance), raccommodons-nous; je prétends vous obliger, vous faire votre fortune. Tenez, je vous traiterai comme le fils de ma nourrice: je l'ai placé au mieux: je lui ai fait avoir un emploi de commis aux barrières; moi (continue-t-il, se tournant vers la marquise, et comme s'applaudissant de cet effort de générosité), j'aime à faire du bien: c'est-là mon faible, et je voudrois, le diable m'emporte, je n'ai pas de rancune, lui être bon à quelque chose. C'étoit pourtant au fils de Monsieur De , à moi, à moi-même, ciel! Puis-je le redire, sans mourir dans les larmes? C'étoit à moi qu'on proposoit une place de commis aux barrières, un emploi de laquais, le même grade que celui d'un manant, du fils de la nourrice d'un individu plus méprisable sans doute, puisqu'il avoit l'effronterie de m'offrir de pareilles ressources! Il me confondoit avec ses valets, quand, s'il eût été assez généreux, assez humain pour distinguer un honnête infortuné, il auroit pu en effet me procurer un poste plus convenable, et qui du-moins ne m'auroit pas fait rougir. Je sais, il est vrai, qu'il n'existe de déshonneur réel que celui qui entraîne la bassesse de l'âme, et qu'à des yeux éclairés, le dernier des humains est souvent plus grand, plus élevé qu'un despote, qui,par la même raison, dépouillé aux regards du sage, de son faux éclat, dégradé de son rang, mérite à peine le nom d'homme; mais où trouve-t-on un peuple sensé? Et malgré toutes nos lumières, membres de la société, ne sommes-nous pas forcés, comme les âmes les plus grossières et les plus aveugles, d'être asservis aux préjugés honteux qui la tyrannisent? Le seul avantage que nous ayons, est de les connaître, ces conventions si absurdes et souvent si barbares, et cette connaissance ne sert qu'à nous rendre leur joug plus insupportable. La rage étoit au fond de mon coeur; il ne ressentoit point de coups qui ne lui fussent mortels; la moindre égratignure est une blessure profonde, une plaie incurable pour l'âme du malheureux; le moindre trait la déchire et la tue. Eh bien! Monsieur, répliquai-je avec tout l'égarement du désespoir, à mon assassin de bienfaiteur: j'accepte vos offres; oui, je serai le camarade, l'égal du fils de votre nourrice; si vous voulez, je serai même au-dessous du dernier des hommes; il le faut bien, il faut rougir, me traîner dans la fange, puisque je suis oublié, rejeté de l'univers entier; Agathe me suivra, Agathe m'aimera,dans quelqu'abaissement que je me trouve; qu'elle vive! Qu'à ses yeux je conserve toujours ma dignité, celle de l'homme honnête, indépendant des circonstances, et qui ne cherche qu'à mériter le nom de son époux! Et je suis prêt, je cours prendre tous les emplois qu'on me proposera: oui, je suis préparé à tout. Ah! Cruelle adversité! Que tu m'abaisses! Que tu m'immoles! Que tu m'anéantis! Détestable fortune! à quel prix faut-il que j'existe? Mais il s'agit des jours de ma femme: que m'importent les miens? Que suis-je à moi-même? Mais, monsieur, interrompt la marquise, pourquoi cet éclat? Pourquoi ces larmes, ces sanglots? Ne vous laissez donc point abattre par un désespoir déplacé. Vous voyez bien que monsieur est sensible à votre état: il vous obligera, je n'en doute point. Tenez: voici quatre louis que je vous donne, prenez; dans quelques jours, je vous en donnerai encore autant. Attendez, madame, dit cet homme qui l'accompagnoit, si peu digne de posséder des richesses (car en effet, j'appris depuis qu'il jouissoit d'une fortune considérable, je ne m'étois point trompé dans mes conjectures), permettez que je joigne mes libéralités aux vôtres: voici un écu de six francs. Ma foi, je n'ai jamais été si ému! Mon cher, je vous en fais présent au-moins; n'appréhendez pas que je vous le redemande. Oh! Je n'en resterai point à ce don: je ferai pour eux une quête parmi mes amis, et le légat...-une quête pour nous! Nous accepter de pareils bienfaits, être humiliés jusqu'à vivre d'aumônes! ... ah! Malheureux, redoute une fureur que tu n'as que trop irritée! Homme indigne du jour! Coeur dénaturé! Monstre de bassesse! Fuis de ma présence, ou crains que je ne te punisse de m'avoir exposé à rougir: sors, misérable. Et vous, madame, apprenez qu'on ne m'a jamais fait de libéralités, que ce n'est qu'à titre de prêt que je pourrois consentir à recevoir de l'argent. Votre générosité m'outrage, madame; et j'aime encore mieux la mort qu'une existence due à de semblables ressources; allez, votre compassion ne sert qu'à me faire sentir toute l'horreur de l'extrémité où je suis réduit: hélas! Faut-il que d'autres en soient témoins, quand je voudrois me la cacher à moi-même? Mon désespoir, ainsi que mon trouble étoient à leur dernier période; il se fit en moi une si prodigieuse révolution, que le sang me jaillit par le nez et par la bouche; ma femme fondoit en larmes; le riche épouvanté étoit disparu. La marquise essaya encore de me parler, mais je refusai absolument de l'entendre: elle s'obstinoit à me présenter ces quatre louis que je continuai de rejeter avec indignation. Non, jamais, jamais je n'ai tant été brisé par le malheur, et en même temps, mon âme ne s'est jamais armée de plus de hauteur et d'élévation; par-là, je croyois me venger en secret de la honte que j'étois forcé de m'avouer. L'amour-propre, je l'ai déjà dit, a une source inépuisable de dédommagemens; on ne sauroit le mortifier d'un côté, qu'il ne s'enorgueillisse de l'autre; hélas! C'est l'unique bien qu'on ne peut arracher à l'homme; et, s'il est un préjugé, c'est, assurément, le moins déraisonnable, et peut-être le plus nécessaire; devons-nous négliger les moindres motifs de consolation? Nous sommes entourés de tant de sujets de plaintes et de chagrins! Oui, l'amour-propre est, sans contredit, le premier de nos amis. La marquise n'étoit pas loin: je m'aperçois qu'elle a laissé les quatre louis sur ma cheminée; je n'ai point à réfléchir sur ce que j'avois à faire: j'ouvre la fenêtre avec précipitation, et je jette avec la même précipitation cet argent qui me faisoit horreur: il tomba dans la rue, aux pieds de la marquise, et du riche arrogant. Ce moment, je l'avouerai, me remit à ma place; il me soulageoit du fardeau de toutes les humiliations dont un entretien trop long m'avoit accablé. La fierté de mon âme s'épanouit alors, et triompha. Ces mouvemens sont bien pardonnables à un coeur qui ne pouvoit goûter d'autre satisfaction. Pour un seul instant où la vanité, dans un malheureux peut prendre l'essor, et s'applaudir, combien d'occasions qui la resserrent et la mortifient! Il est une infinité d'affronts qu'il faut qu'elle dévore, d'autant plus cruels que la sensibilité augmente presque toujours avec l'infortune. Tu le vois, ma chère Agathe (dis-je à mon épouse), comme la nature n'a point d'empire sur la plupart des hommes! Ils sont des monstres de dureté, jusques dans les momens mêmes où leur coeur paroît s'ouvrir au sentiment; industrieux, pleins de génie pour desservir, pour nuire, pour faire le mal, ils sont d'un esprit borné et sans ressources,dès qu'ils se trouvent forcés d'obliger; nos froids raisonneurs ont beau en faire l'apologie: l'insensibilité leur est propre, et la bienfaisance toujours étrangère; ils se paient des moindres dons par la façon mal-adroite et désobligeante de les dispenser, et ils ont encore l'audace de crier à l'ingratitude, quand la reconnaissance devroit être de leur côté! En effet, quel service plus grand peut-on leur rendre, que de faire triompher leur vanité, de l'accroître en s'abaissant; que de donner un nouveau prix au bonheur dont ils jouissent, en leur exposant l'image de l'infortune? Peut-on flatter davantage leur amour-propre? N'est-ce pas le comble du malheur d'avoir à rougir devant eux de leur devoir? Quel fardeau que la reconnaissance pour un coeur qui frémit à la seule idée d'obligation, lorsque de pareils bienfaiteurs en sont l'objet! Comme ce plaisir si délicieux pour une âme sensible, devient sa peine et son tourment! Ces hommes si peu dignes de ce nom, n'auront pas le cruel avantage d'avoir sur nous les droits attachés aux services; Agathe, nous vivrions leurs esclaves, leurs créatures: nous mourrons libres, indépendans; nous pourrons les braver, les mépriser, les détester; cette pensée seule me console de toutes mes disgrâces; l'adversité, pour nous, aura les avantages de la fortune. Agathe, n'excitons point la compassion: qu'on nous porte envie. Jusqu'à présent, tous nos jours ont été à nous: il n'y a aucun instant de notre vie que nous devions à la générosité de ces perfides humains; qu'elle nous appartienne donc jusqu'au dernier soupir; attendons ensemble la mort, puisqu'il nous est défendu de la chercher. Quelle douce satisfaction pour des infortunés de mourir, sans avoir essuyé l'opprobre et la honte, qui suivent presque toujours cette reconnaissance si difficile à supporter! Nous n'avions effectivement d'autre ressource que la mort seule. Il sembloit que ma fermeté s'accrût avec mon désespoir; je ne versois plus de larmes: elles étoient toutes taries; mes sentimens de chagrin, de fureur, s'étoient tous réunis, et ramassés au fond de mon âme; plus j'approchois du terme, plus je l'envisageois avec une certaine tranquillité, qui n'étoit que la suite des plus violens transports. Enfin, nous étions réduits à ne pas même croire aux illusions de l'espérance, lorsque le sort, pour la première fois, parut se lasser de nous poursuivre: Monsieur , mon beau-frère, m'écrivoit de Paris que ma lettre de cachet étoit levée, et que je pouvois y retourner, sans crainte, avec ma femme; il m'envoyoit une somme d'argent pour satisfaire aux frais de notre voyage. Je commençai à respirer, tel qu'un homme qu'on auroit soulagé d'un fardeau qui l'oppressoit; nous ressemblions à ces malades désespérés, qui, des portes de la mort, reviennent tout-à-coup à la vie. Mes premiers sentimens furent pour rendre grâces au ciel: c'est alors que je reconnus évidemment, que je chéris cette providence, dont les décrets sont impénétrables, et qui nous retire du précipice au moment que nous allons y être engloutis: c'est alors que la reconnaissance fut pour mon coeur, une source de délices, et que je regardai un bienfaiteur comme l'image la plus parfaite de l'être souverainement bon; eh! Qui sait obliger comme le frère d'Agathe? Je ne pourrai jamais assez publier tout ce que je lui dois. Mon épouse partageoit mes transports: cette lueur de bonheur étoit pour nous le comble du bonheur même. Nous étions trop malheureux pour ne pas saisir avec avidité les moindres adoucissemens qu'on nous présentoit. Un misérable qui, prêt à faire naufrage et à périr au milieu des flots, peut s'emparer d'une planche, seul reste des débris du vaisseau, croit être déjà rentré dans le navire; il ne voit que le rivage, il oublie qu'il est encore en pleine mer, exposé au caprice des vents et des ondes, aux risques continuels d'être englouti, de disparaître sous la moindre vague: ce rivage si désiré est tout ce qu'il voit, tout ce qu'il sent; son âme même y est attachée toute entière, et y jouit des douceurs du calme, lorsque son corps lutte contre les horreurs de l'orage. Cette image, quelqu'imparfaite qu'elle soit, pourra vous donner une idée de notre situation, nous nous abandonnions l'un et l'autre à toutes les promesses, à tous les enchantemens d'un avenir heureux. Avec quelle joie nous quittons Avignon! Nous partons enfin pour Paris, dans la douce attente qu'il sera changé à nos yeux; nous nous flattions d'y jouir d'un sort différent de celui qui nous avoit accablés jusqu'à ce moment: l'espérance est, sans contredit, le premier consolateur de l'homme; ses illusions nous sont peut-être plus nécessaires que les vérités. J'ai observé que plus nous étions malheureux, plus cet esprit de curiosité et d'inconstance, l'amour irrésistible de la nouveauté nous agitoit et nous tourmentoit; ce sentiment universel qui semble être inné, est, en quelque sorte, le mobile de toutes les âmes; nos regards, notre coeur demandent incessamment de nouvelles terres, de nouveaux cieux, de nouvelles créatures. Nous imaginons toujours aller saisir ce fantôme imposteur qui nous échappe et nous fuit, cette fortune dont si peu d'humains n'ont pas à se plaindre. Nous sommes entraînés, dans l'espoir que nous goûterons des plaisirs qui rassasieront cet appétit insatiable, le vrai supplice de notre nature, et que nous trouverons à la fin des hommes tels que nous aimons à nous les figurer, sensibles sans faiblesse, bienfaisans avec choix et sans faste, vertueux sans orgueil, amis capables des plus grands sacrifices, oubliant leurs propres intérêts pour les nôtres, nous chérissant pour nous-mêmes, tendant leurs bras à l'infortune, et prompts à lui ouvrir leur sein, lui prodiguant des respects ainsi que des secours: voilà la chimère magique après laquelle s'élancent nos voeux secrets, et qui jamais ne se réalise; ce rêve de la plupart des humains, étoit précisément celui qui nous retenoit enchantés. Hélas! Nous étions comme ces malades languissans, qui ne font que promener leur mal-aise, et s'égarer sur la route du tombeau! Ne me pardonneriez-vous pas ces réflexions? Elles sont une espèce de soulagement à mes peines. Je crois vous l'avoir dit: il ne faut qu'avoir éprouvé le moindre revers pour aimer à réfléchir; la raison semble être faite pour le malheureux. Vous m'objecterez que c'est encore là une saillie de l'amour-propre, qu'on s'applaudit tout bas, et qu'on ne manque point de se mettre au-dessus des autres, lorsqu'on s'imagine avoir plus la faculté de penser: j'y consens, je veux bien que vous me supposiez de l'orgueil, pourvu que vous m'invitiez vous-même à l'entretenir, et vous le devez, puisque cet orgueil est le seul remède à mes maux; c'est l'unique adoucissement qui reste à l'infortune. Quelque soit l'intérêt qui vous anime en ma faveur, il faut que je détourne un instant vos regards du spectacle de mes disgrâces, pour les attacher sur un autre tableau: il vous fera du moins goûter les plaisirs de la variété; il y a trop long-tems que je vous occupe de moi. Nous étions à la moitié de notre voyage: un homme d'environ quarante ans, vient demander s'il y avoit place pour lui dans la voiture; le hasard veut qu'il s'en trouve une; je donne aussi-tôt la main à l'inconnu, et je le prie de s'asseoir à nos côtés. Je ne sais quel mouvement de sympathie m'avoit tout-à-coup surpris: l'étranger avoit excité en moi ce sentiment si impérieux qui nous pousse vers autrui, nous fait désirer de le connaître, nous lie, en un mot, à toute sa personne, d'une chaîne invisible; il m'a avoué depuis avoir éprouvé à ma vue les mêmes impressions; il étoit vêtu de deuil, et suivi d'un chien auquel il paraissoit attaché; une sombre pâleur altéroit la beauté de ses traits; de tems en tems, il lui échappoit de ces soupirs qui décèlent une âme surchargée d'un chagrin profond. Les coeurs sensibles sont doués d'une pénétration que n'ont point la plupart des gens du monde: je ne doutai pas que l'inconnu ne ressentît de ces peines qui sont encore plus cruelles que les rigueurs de l'adversité; je brûlois de le connaître, de les oulager; une douceur infinie respiroit dans toutes ses manières; sa politesse, bien différente de cette politesse d'usage, si mesquine, et dont la sécheresse est si fastidieuse et si gênante, avoit tout le charme et l'intérêt du sentiment; il parloit peu, et s'il lui arrivoit de s'abandonner à la conversation, on s'apercevoit aisément qu'elle lui étoit étrangère, et qu'un objet plus important le dominoit. Je ne me rappelle point quelle circonstance amena l'entretien sur l'amour: soudain l'inconnu laisse couler des larmes qu'il s'efforçoit de repousser; descendu à l'hôtellerie, il demande une chambre particulière, et ne vient point prendre ses repas avec la société; nouveaux sujets d'approfondir cette impression sympathique dont j'avois été frappé; je m'attachois à lui de plus en plus; il s'étoit emparé de mon âme, il l'occupoit; rempli de son image, je traversois une galerie: j'entends de lugubres gémissemens: je cours vers l'endroit d'où j'imagine qu'ils sont partis: je trouve un homme étendu, presque sans connaissance, sur la terre, et inondant de ses larmes un petit portrait que ses mains retenoient encore; je m'empresse de lui donner des secours: je reconnois l'étranger, qui aussi-tôt qu'il est revenu à lui, se hâte de mettre le portrait dans sa poche.-c' est vous, monsieur! Que de grâces j'ai à vous rendre! Hélas! Je vous demande pardon de l'embarras que je vous ai causé; ce n'est rien, ce n'est rien: daignez, je vous en conjure, rejoindre votre compagnie.-je ne vous quitterai point, monsieur; votre situation exige qu'on veille sur vous; vous pourriez...-n' hésitez pas, monsieur de m'offrir ce qui m'attend, le terme où toute mon âme aspire: oui, la mort est ma seule espérance, et je ne puis en avoir d'autre. Monsieur, la vie est un trop pesant fardeau! Sans la religion qui m'arrête, il y a long-tems que je m'en serois délivré (et en disant ces mots, il versoit des pleurs).-je voudrois, monsieur, avoir mérité votre confiance: peut-être mes conseils, l'intérêt, l'intérêt puissant que vous inspirez, me rendroient digne de vous soulager; croyez-moi: je suis sensible, et je suis fait pour me pénétrer de tout ce qui appartient au sentiment.-le sentiment, monsieur... il a fait ma félicité suprême; il fait aujourd'hui tous mes tourmens... mais, j'abuse de vos bontés, retournez auprès de madame votre épouse, et laissez-moi... laissez-moi mourir... ô dieu!Si l'âme est immortelle, et je n'en doute pas, je la reverrai, elle lira encore dans mon coeur... monsieur, pardonnez... je m'égare... monsieur, de semblables pertes ne sauroient se réparer; il n'y a que la mort qui puisse mettre fin à mes souffrances: elles sont inexprimables. Permettez, monsieur, que je vous presse de vous retirer: je vous ai été trop incommode; vous m'affligeriez vivement, si vous persistiez à vouloir rester.-je vous céderai, monsieur. à mon tour, j'implore de vous une grâce, et n'allez pas me la refuser: vous ajouteriez à mes chagrins, car soyez persuadé que j'en ai de violens, c'est ce qui m'a rendu si prompt à me pénétrer de votre situation: souffrez que je vous amène mon épouse; elle partagera avec moi la satisfaction d'être auprès de vous; nous ne nous séparerons point.-que vous êtes heureux, monsieur! Sans doute, à ce que j'ai pu voir, madame vous est chère! Connaissez-vous bien toute l'étendue de votre bonheur? Hélas! Ce plaisir si vif, si pur, je ne le goûte plus! Je ne le goûte plus! Je laisse donc l'étranger pour quelques instans; je rends compte à ma femme de l'événement singulier qui m'avoit éloigné de sa présence: Agathe prend aussitôt tous mes sentimens en faveur de l'inconnu: son coeur est si semblable au mien! Nous nous écartons des voyageurs, et je vole avec elle près de l'infortuné, que je retrouve dans les larmes; il veut encore faire quelque difficulté de nous recevoir; mes instances l'emportent, et il est enfin décidé que, tant que durera le voyage, nous formerons tous trois une même société. L'inconnu est touché de nos attentions, chaque moment nous attache davantage, au point que je lui confie qui j'étois, mes malheurs, l'espérance qui nous ramenoit dans la capitale: mon récit l'attendrit, et il devient notre ami. Il y a des âmes au-dessus des épreuves, auxquelles il appartient de franchir les préliminaires et la longueur du tems, et qui sur le champ se devinent, se connoissent, s'unissent, s'approprient les moindres impressions l'une de l'autre; celle de l'étranger fut tout d'un-coup liée à la mienne. Après avoir entendu tous les détails de nos chagrins, il est juste, me dit-il, que je vous paye du même retour; peut-être vous serai-je de quelque utilité: vous allez apprendre qu'il est sur la terre un être bien plus malheureux que vous! Non, ne vous plaignez point de votre destinée; ne vous en plaignez point: vous vivez tous deux pour vous aimer; il n'est pas, soyez-en sûrs, d'infortunes que l'amour n'adoucisse. J'aime aussi, s'écrie-t-il, en tournant un long regard vers le ciel: mais j'ai perdu pour toujours, pour toujours ma seconde âme, celle sans laquelle il ne m'est plus possible d'exister! ... hélas! Vous recevrez tous deux mes derniers soupirs! Je suis de la province de Picardie; ma famille, depuis plusieurs siècles, y remplit les premières places; j'étois fils unique, l'objet de l'aveugle tendresse de mes parens; à peine entrai-je dans le monde, que mes dispositions vicieuses éclatèrent; j'avois un amour-propre effréné; j'imaginois que tout devoit céder à mes caprices; je me regardois comme un être privilégié, dont il falloit adorer les moindres volontés, insupportable à l'égard de mes égaux, inhumain envers mes inférieurs, je frémissois d'être obligé de m'avouer des rangs et des dignités au-dessus de moi. La société acheva de me corrompre; je me livrai à tous les égaremens, à tous les désordres; la mort de mon père, qui ne tarda pas à être suivie de celle de ma mère, me facilita les funestes moyens de m'abandonner au torrent qui m'emportoit; je me laissai entraîner, sans réfléchir, par tous les genres de séduction; l'ivresse dura peu: le dérangement de ma fortune fut le premier coup de tonnerre qui me tira de mon sommeil léthargique; je commençai à ouvrir les yeux; l'affaiblissement de ma santé se joignit à la diminution de mon patrimoine; la vérité enfin me frappa; j'envisageai le monde sous son véritable aspect; je vis les hommes tels qu'ils étoient; je n'étois plus Renaud dans les bras d'Armide: j'étois Renaud à qui l'on a rendu l'usage de sa raison, et qui rougit de ses erreurs; alors tous ces objets perfides qui m'en avoient imposé par un faux éclat, n'eurent plus de charmes à mes regards, le songe imposteur s'évanouit. Je reconnus, en gémissant, que je n'avois sacrifié qu'à des idoles méprisables, que j'ignorois absolument les vrais plaisirs, que la vertu et le sentiment en étoient les seuls principes, les seuls alimens; en un mot, j'eus horreur de moi-même. Je vis avec une sorte d'effroi, que je n'avois point encore existé, que ma vie n'étoit qu'une mort continuelle, eh! Quelle perspective me menaçoit! L'indigence, des jours languissans, et la connaissance inutile de mes fautes. Je traînois partout un vuide insupportable dans mon âme; le dégoût se répandoit sur toutes mes actions. L'expérience ne console point, et l'on n'aime la raison que lorsqu'elle peut nous procurer des avantages; j'étois instruit sans espérer que ses leçons me devinssent profitables. C'est une triste science que celle qui nous éclaire sur nos malheurs, sans nous enseigner les moyens d'y remédier! Tous mes effors tendoient à m'aveugler sur mon état, et je ne pouvois seulement me procurer cette faible consolation. Je promenois ma langueur de société en société, et je revenois chez moi toujours plus triste et plus accablé. C'est à cette époque qu'un hasard, dirai-je favorable, m'ouvre la maison de Monsieur *: j'y suis accueilli avec bonté; deux demoiselles, reste de cinq enfans, qu'il avoit perdus au berceau, composoient sa famille; la cadette étoit encore au couvent; l'ainée, qu'on appeloit éléonore, avoit des charmes, de l'esprit, des talens: mais ce n'étoit pas celle-là qui devoit être la maîtresse de mon coeur; je rendis justice à ses agrémens, sans que mon âme fut intéressée dans cet aveu; je la voyois cependant avec plaisir; ses conversations m'attachoient, et je ne sais par quelle raison je l'invitois souvent à me parler de sa soeur: elle m'en faisoit l'éloge, et je ne me lassois point de l'entendre. Laurence vient à paraître: que vous dirai-je? Il se passa en moi une révolution dont il n'est guères possible de se rendre compte à soi-même. Comment vous peindrois-je donc ce que j'éprouvai à cette vue enchanteresse? Imaginez une jeune personne de seize à dix-sept ans, de grands yeux noirs, avec de très-longues paupières, et la langueur, la vivacité, le feu de la volupté pure, une douceur céleste, le sentiment, réunis dans ces yeux, un front où l'air de grâce et de majesté se confondoit, une bouche de rose qu'entouroit le sourire enchanteur, la peau la plus éblouissante, des cheveux blonds qui en relevoient l'éclat, une taille élégante et noble à la fois, un accent qui prêtoit à la moindre expression l'intérêt le plus tendre, tout l'enchantement que produit l'ensemble des grâces, et au-dessus de tous ces détails, l'image de la candeur, de la vertu même; imaginez ces merveilles rassemblées, et vous aurez quelqu'idée de la femme adorable qui, hélas! Ne me sera point rendue,que jamais, jamais je ne reverrai, je ne presserai contre mon coeur, qui pour toujours m'est enlevée! ... à cet endroit, Sélincourt (c' est le nom de l'étranger) s'arrête; la voix lui manque; il tombe dans une espèce d'accablement, fruit du chagrin qui le dévoroit, et qui s'irritoit au ressouvenir d'un objet si cher; Agathe et moi nous le prions de ne reprendre son récit, qu'au moment où sa sensibilité moins vive lui permettra de continuer. Non, mes amis, nous dit-il, car vous méritez ce nom; non, je n'interromprai pas un récit qui m'afflige et m'intéresse à la fois; je ne sais: j'aurois de la peine à exprimer ce que j'éprouve; je suis bien certain que ces images rappelées sous mes yeux, me déchireront le coeur, m'arracheront des larmes amères, et cependant je me plais à me les représenter, ces images si attendrissantes; elles nourrissent ma douleur, et je m'y livre avec une sorte de satisfaction; j'aime à m'abreuver de ces pleurs: en parlant de Laurence, je crois l'entendre, la voir; je me rapproche de ces momens délicieux où elle existoit... et elle n'est plus! Elle n'est plus! Inutiles artifices, quand tout me la faitvoir dans le tombeau, me dit qu'elle est insensible... Laurence insensible à mes larmes, à mes cris! ... oui, je m'efforcerai de m'en entretenir, puisque c'est l'unique consolation qui me reste (il reprend son récit): j'eus le coeur percé de mille traits de flamme. Je ressemblois à ces malheureux qui, tirés de la profondeur des cachots, passent tout-à-coup à un jour éblouissant; bientôt mes yeux sont couverts d'un nuage; mes genoux me soutiennent à-peine; un frisson mortel court dans tous mes membres; je tombe enfin presque expirant aux pieds de Laurence et d'éléonore. Grâces à leurs soins, je reviens à la vie, et quel objet fixe mes premiers regards! L'adorable Laurence, la maîtresse de mon âme (elle en étoit déjà la souveraine absolue), qui par hasard tenoit sa main contre mon coeur: comme il battoit, comme il s'élançoit vers cette main divine! ô pur amour! Pur amour! Ce sont-là de tes jouissances inexprimables! Avec quelle ivresse je crus reconnaître que Laurence étoit plus empressée encore que sa soeur à me secourir! Je n'eus que la force de balbutier quelques mots de remerciement, et je me hâtai de retourner chez moi, pour me livrer à l'occupation délicieuse de m'interroger sur tant de diverses sensations qui m'agitoient. En effet les sens ne peuvent suffire à cette réunion de félicités; il n'y a que la solitude qui fasse goûter le plaisir de les détailler. C'est alors que l'univers est loin de nous, ou plutôt que nous existons seuls dans la nature. Ce qu'avoit produit sur moi Laurence, étoit une sorte d'extase, et ce n'est qu'à la longue et successivement qu'il est permis d'en sentir tout le charme, de se pénétrer de ces différentes voluptés qu'on peut appeller voluptés ineffables. Comme je m'en enivrai à longs traits! Avec quels transports d'amour, d'adoration je me rappellai la divine Laurence! Je me représentois ses grâces les unes après les autres; je répétois tout haut le peu d'expressions qui lui étoient échappées; je la voyois; je lui parlois; je mourois de tendresse à ses pieds; et quand je me remettois devant les yeux ce moment enchanteur, inexprimable, où sa main s'étoit approchée de mon coeur, un torrent de délices inondoit mon âme. Quelle nuit ravissante je passai! Et quel songe enchanta tous mes sens! Laurence, Laurence, je vous y vis; j'osai vous y déclarer cet amour, cet amour qui m'enflammera encore dans le tombeau. ô mes amis! Que j'ai payé cher ces momens d'ivresse! Le jour eut à-peine paru que je me remplis du plaisir de reporter mon hommage secret aux genoux de ma divinité. Avec quelle impatience j'attendis le moment favorable où je pourrois la revoir! Il arrive enfin; je vole chez Monsieur *; Laurence étoit seule: combien cet instant m'apprit que la timidité accompagne le véritable amour! Moi, qui n'avois jamais connu l'embarras, la crainte, que l'on citoit dans les sociétés comme le modèle de ce qu'on appelle un homme entreprenant , j'étois déconcerté, tremblant à l'aspect d'une jeune personne; un seul de ses regards m'ôtoit l'usage de la parole, arrêtoit ma respiration; je veux parler: ma voix expire; je bégaie des mots de respect, de reconnaissance; je n'osois lever les yeux; eh! Que mon âme étoit agitée! Monsieur, me dit mon enchanteresse, d'une voix qui alloit jusqu'à mon coeur, quelle a donc pu être la cause de ce mal subit qui vous a surpris l'autre jour? ...-la cause, mademoiselle... elle est facile... je suis bien loin d'être rétabli!-comment, monsieur, cela ne va pas mieux? ...-oh! ... j'en mourrai peut-être; mais... la source de ce mal m'est si chère! ...-que voulez-vous dire, monsieur? Peut-on aimer ce qui nous rend malades? Je vous l'avouerai, ma soeur et moi avons été extrêmement touchées de votre situation.-vous y avez pris quelque part, mademoiselle?-et il faudroit que j'eusse bien peu de sensibilité!-quoi! Mademoiselle, vous seriez sensible! ... j'allois poursuivre, et peut-être eussé-je risqué un aveu d'où ma destinée dépendoit, quand éléonore vient nous interrompre: je ne savois si je devois me féliciter de son retour; sa présence cependant me rassura; je montrai dans la conversation un peu plus de liberté d'esprit; je cherchai à plaire à Laurence par quelque saillie d'enjouement, et je me retirai bien plus content de moi-même que la première fois. Il y avoit pourtant des momens où, affligé du retour d'éléonore, je me reprochois de n'avoir pas saisi l'occasion de m'expliquer; ensuite je me disois: où vais-je m'égarer? Et qui m'assure que Laurence auroit daigné m'entendre? Si cet aveu téméraire l'eût offensée, que serois-je devenu? La plus affreuse mort m'auroit frappé moins vivement; déplaire à Laurence! Quel sort cruel! Quel supplice! Ne vaut-il pas mieux se taire et mourir? Ah! Cent fois, cent fois expirer, plutôt que de causer le moindre déplaisir à cette divine personne! Et d'ailleurs, quelles sont mes espérances? Je n'ai aujourd'hui qu'un bien très-médiocre; elle a de la naissance, de la beauté, de la fortune, et elle peut prétendre aux partis les plus brillans; et quel homme, quel grand ne s'honoreroit pas de s'unir à Laurence! Son amant, son époux sera le souverain du monde? Je suis fait pour l'adorer en secret, pour mourir, je le répète, de l'excès de ma tendresse: non, Laurence, non, ne craignez pas que j'aie la hardiesse de vous révéler la source de ce mal que je chéris; vous n'apprendrez mon amour que lorsqu'il ne pourra plus vous déplaire, qu'après ma mort: du moins, du moins il vous sera permis de me donner des larmes. Je m'égarois dans une foule de réflexions qui se détruisoient successivement; je voyois souvent Laurence; il est vrai que je ne la trouvois plus seule; son père ou sa soeur étoient toujours auprès d'elle, je n'avois que la liberté de la regarder quelquefois, et mes yeux se dédommageoient d'un silence insupportable: que de sermens ils lui faisoient! Qu'ils lui parloient de ce sentiment, de ces transports que ma bouche avoit craint de révéler! Je surprends, un jour, dans ses traits une ombre de tristesse; je crois même avoir vu s'échapper quelques larmes: j'allois m'écrier, tomber aux pieds de Laurence, lui demander le sujet de ce chagrin imprévu; je m'aperçois que son père est à ses côtés: je suis forcé de me vaincre, et de quitter tout ce que j'idolâtrois, sans savoir ce qui pouvoit l'affliger. à-peine suis-je rentré chez moi, que je m'abandonne à toute la violence du désespoir:-Laurence, Laurence a des chagrins, et j'en ignore la raison! Et je ne pourrai les dissiper, les adoucir! Laurence a pleuré! Ces yeux adorables sont-ils faits pour se ternir de larmes? Hélas! Ses pleurs sont restés au fond de mon coeur; ils y ont porté la mort. Et quel est le barbare qui peut causer un instant de déplaisir à Laurence? Seroit-ce son père? Il seroit assez dénaturé pour faire verser des larmes à sa fille! Si quelqu'autre s'étoit souillé de cette atrocité, oh! J'irois sur l'heure lui arracher la vie, il l'exhaleroit sous cent coups de ma main: mais quel être sur la terre auroit la cruauté de causer la moindre peine à Laurence? Il n'en est point, il n'en est point; d'où vient donc ce trouble imprimé sur son visage? N'a-t-il pas augmenté à ma vue? Où porté-je mon incertitude, mes soupçons? Laurence a quelque chagrin, et il m'est impossible de le partager! Je me perdois dans une multitude de pensées qui ne servoient qu'à irriter mon inquiétude; j'entrois chez Monsieur *: éléonore vient au-devant de moi, en me prévenant qu'ils ne voyoient personne, que sa soeur étoit indisposée...-mademoiselle votre soeur est malade? ô ciel! Monsieur, reprend éléonore, voudriez-vous bien m'accompagner au jardin? ... j'aurois quelque chose à vous communiquer. Et, en disant ces mots, elle regardoit de tous côtés, comme si elle eût appréhendé qu'on nous vit ensemble. Quelle confusion d'idées et de sentimens s'élèvent dans mon âme? éléonore a des secrets à me confier! Je la suis presque hors de moi-même, en fixant les yeux sur l'appartement de Laurence. à-peine avons-nous fait quelques pas qu'éléonore m'adresse la parole: je craindrois, monsieur, que ma démarche ne vous parût singulière, si votre probité ne me rassuroit; ce que j'ai à vous révêler, est de la dernière importance; mon père sur-tout ignore mon indiscrétion: mais je la crois nécessaire, dans l'opinion que je vais parler à un honnête-homme. Il s'agit, monsieur, d'un établissement pour ma soeur; il y a déjà eu des pourparlers à ce sujet...-d' un établissement pour mademoiselle votre soeur!-oui, monsieur, et l'affaire en est au point qu'on ne peut même la différer... qu'avez-vous, monsieur, une pâleur affreuse sur votre visage!-il n'y a rien à craindre, mademoiselle: daignez continuer... et... mademoiselle votre soeur aime-t-elle l'époux qu'on lui destine?-j' appréhende fort, monsieur, qu'elle ne réponde point à nos désirs; selon les apparences elle a de l'éloignement pour ce mariage; et nous voudrions qu'elle fût moins rebelle à ses intérêts; mon père seroit désespéré de la contraindre: mais c'est son avantage qui nous guide; j'observe qu'elle a du chagrin. Me permettriez-vous, monsieur, de m'expliquer avec une franchise digne de nous deux? Je crains fort que votre présence ne dérange ici nos projets; Laurence ne m'a jamais rien dit: mais je m'aperçois que, depuis que vous nous honorez de vos visites, elle est rêveuse; elle aime à rester seule; et pourquoi rejetteroit-elle ce mariage si convenable pour le rang et la fortune? J'attends donc de vous, monsieur, un procédé qui vous assurera notre estime: je vous engage à venir ici plus rarement; peut-être qu'une absence décidée seroit le meilleur parti à prendre. Lorsque ma soeur sera mariée, alors... je ne laisse pas éléonore achever: un torrent de larmes m'échappe: mademoiselle... mademoiselle, ces pleurs me trahissent, et vous découvrent un secret qui jusqu'ici a été renfermé dans mon sein. Sans doute je connois les loix de l'honneur: mais je sais aussi... que je meurs d'amour pour mademoiselle votre soeur, que vous m'avez percé de mille coups de poignard, en m'annonçant ce trop funeste mariage. Qu'exigez-vous, mademoiselle, qu'exigez-vous? Mademoiselle Laurence ne sait point que je l'adore; je ne me suis point écarté de ce que je devois à la bienséance, à l'honneur, à monsieur votre père; j'ai pu me taire malgré la passion la plus violente; non, mademoiselle, il n'y en a jamais eu de semblable; et vous voulez me priver du seul plaisir qu'il me soit permis de goûter, de l'avantage de voir, d'idolâtrer en secret la charmante Laurence? ... mademoiselle,il ne m'est pas possible de vous obéir; demandez ma vie: mais que je m'arrache de ces lieux, que je ne jouisse plus de la présence d'un objet qui a tant d'empire sur mon coeur... bannissez toute crainte; je ne parlerai point, je ne parlerai point; je me contenterai d'attacher sur elle mes regards expirans... et elle va s'unir à un autre... dans les bras... ô dieu, dieu! Me réserveriez-vous à une si cruelle épreuve?-comment, monsieur, vous me refuseriez cette grace?-vous refuser, mademoiselle! Encore un coup, jetez les yeux sur mon horrible situation. Hélas! Mes visites ne vous importuneront pas long-tems; pensez-vous qu'on survive à de pareils coups? Les larmes, les sanglots me suffoquoient. Mais, monsieur, reprend éléonore, j'imaginois que vous daigneriez écouter la raison...-la raison, mademoiselle! Eh! Qu'est-ce que la raison au prix de l'amour. Permettez-moi, mademoiselle, de vous faire une question: mademoiselle votre soeur ne vous a pas instruite du sujet de sa répugnance pour cet engagement: pourquoi mes visites apporteroient-elles des obstacles à cette union que vous désirez?-je crois, monsieur, avoir lu dans le coeur de Laurence; en un mot, je suis bien portée à soupçonner que vous êtes la cause de cette froideur qu'elle témoigne... vous êtes trop honnête-homme pour abuser de ma confidence. D'ailleurs, monsieur, l'état de votre fortune s'opposeroit...-n' achevez pas, mademoiselle. Je sais que j'ai peu de bien, que je suis le plus à plaindre des hommes; qu'il faut que je combatte, que j'étouffe cet amour... du-moins laissez-moi expirer aux pieds de mademoiselle votre soeur; ma mort mettra fin à toutes ces difficultés... permettez que je m'asseye un instant; les forces me manquent; je ne puis soutenir... je prononçai d'une voix défaillante ces dernières paroles: Laurence venoit rejoindre sa soeur; éléonore est frappée de ce contretems imprévu:-que venez-vous faire ici, Laurence? Je vous croyois retenue dans votre appartement. Laurence n'écoutoit point sa soeur: elle me regarde avec cet intérêt, ce charme qu'elle respiroit:-eh! ... qu'a donc monsieur? ... ma soeur, il est prêt d'expirer! ... il faut le secourir; ô ciel! ... mademoiselle, dis-je en me précipitant aux genoux de ma divinité, oui, je vais mourir, et c'est pour vous, c'est pour vous que je meurs; heureux encore si ma mort peut vous prouver tout l'excès de mon amour! Oui, je vous idolâtre, divine Laurence, et vous allez porter tous ces charmes dans le sein d'un rival... ne craignez point, mademoiselle, dis-je à éléonore, que je m'oppose à son bonheur; je saurai respecter ce que j'aime, finir mes jours, sans même oser faire éclater mon désespoir: mon dernier soupir sera discret, et je me contenterai, en mourant, de prononcer dans mon coeur le nom de l'adorable Laurence: me défendriez-vous une si faible consolation? Laurence, comme emportée par un mouvement involontaire, s'écrie: non, je n'épouserai point Monsieur *: il est inutile de s'en flatter.-vous ne l'épouseriez point, mademoiselle! Et aussi-tôt une révolution subite me prive de l'usage des sens. Revenu à moi, je me trouve dans mon appartement; un domestique étoit à mes côtés.-où suis-je? Et qui m'a conduit ici? Le domestique m'apprend que j'ai perdu connaissance dans le jardin de Monsieur , et que Mademoiselle éléonore l'a chargé, avec une autre personne, de me transporter dans une voiture; il ajoute: Mademoiselle Laurence sur-tout m'a bien recommandé de vous donner mes soins:-je suis extrêmement reconnaissant de vos attentions, je n'ai plus besoin de vos bons offices: dites à Mademoiselle Laurence... dites-lui que je ne saurois trop la remercier et... je n'achevai point, je fus sur le point de me trahir, de parler de mon amour. Je forçai ensuite cet homme de prendre quelqu'argent qu'il ne vouloit pas accepter. à-peine suis-je seul: mon âme éclate dans tous ses transports:-j' aurois touché le coeur de Laurence! Je serois aimé! C'est pour moi qu'on rejetteroit cet engagement! Ah! Trop heureux mortel, sens-tu bien ton bonheur? Es-tu bien pénétré de cette délicieuse ivresse? être aimé d'une femme divine, d'un ange de beauté, et de sentiment! Pour obtenir un seul de ses regards, je sacrifierois mille fois ma vie; et j'aurois son coeur! Mes sens ne pouvoient suffire à l'excès d'un ravissement que je n'avois point encore éprouvé; ensuite des craintes venoient empoisonner cette joie si pure, si vive: et sur quel fondement irois-je me figurer que Laurence m'aime? Elle peut ne pas accepter cet époux qu'on lui présente, sans qu'un motif imaginé par une crédule tendresse, ait part à ce refus. Je ne serois point aimé! ... du-moins on n'en aime pas un autre! Du-moins je ne touche pas à ce moment de ma mort... Laurence est encore la maitresse de sa main, de son coeur! C'est ainsi que j'étois emporté dans une suite rapide de réflexions, dont le résultat ne pouvoit qu'adoucir mes tourmens, s'ils n'étoient pas finis. Je reçois un billet d'éléonore, qui m'écrit de venir sur le champ: je m'empresse de me rendre à l'invitation; je la trouve seule dans son appartement: j'ai profité, monsieur, d'un instant où mon père étoit sorti avec Laurence: je vais vous étonner: j'exige encore plus de votre honnêteté que tout ce que j'ai osé vous demander. Je vous priois d'interrompre vos visites jusqu'à l'époque du mariage de ma soeur: je suis forcée de vous imposer un bien plus grand sacrifice, et c'est de votre honneur que je l'attends. Il est inutile de vous cacher que ma soeur vous aime; elle ne me l'a point avoué: mais son âme m'est trop connue pour que je m'abuse sur le motif de sa répugnance, elle seroit moins décidée à rejeter le mariage proposé, si une passion secrète n'y mettoit obstacle, et c'est vous, monsieur, qui, certainement, êtes l'objet de cette passion, je ne me trompe point: en conséquence vous avez de l'empire sur cette âme que ni mon père, ni moi nous ne parviendrons point sans vous à soumettre. Je vous le répète: il s'agit du bonheur de Laurence; le rang, la naissance, le bien, elle aura tout dans ce mariage, et... elle ne peut vous épouser; je croirois vous offenser de vous en rappeller les raisons. Sans doute, monsieur, que vous savez aimer. Vous me paraissez connaître tout ce qu'exige un amour véritable: il faut donc que vous preniez assez de force sur vous-même, pour engager ma soeur, pour la résoudre à cette union qui fera son avantage, celui de sa famille, notre félicité commune; voilà, monsieur, l'effort héroïque que l'on peut attendre d'un homme aussi estimable que vous l'êtes...-sans doute, mademoiselle, je mérite votre estime, la mienne propre; mais... que me proposez-vous? Que je traîne Laurence à l'autel? Et quand je vous le promettrois, quand j'en aurois en ce moment le courage, un regard de votre soeur ne feroit-il pas évanouir tous nos projets? Qui! Moi, mademoiselle, que je parle à Laurence d'un époux; que je la presse de former des noeuds, des noeuds quine me lient point à elle, qui nous séparent, qui l'enchaînent à un autre! ... je vous l'ai déjà dit: demandez ma vie, ordonnez que j'expire de mille morts...-mais, vous l'aimez, monsieur?-eh! C'est parce que je l'aime, que je l'adore, qu'elle est la maîtresse de mon âme; c'est parce que Laurence est tout, tout pour moi, que je ne puis...-je m'en étois flattée, monsieur... j'implore de votre probité ce service... croyez-moi, l'honneur vous servira mieux que vous ne pensez... j'entends revenir mon père; je vais au-devant de lui; je l'écarterai sous quelque prétexte, tandis que ma soeur se rendra dans cet appartement. Je veux répondre: éléonore étoit déjà loin de mes yeux, et je demeure seul. Quelle situation! Quel bouleversement dans tous mes sens!-je vais voir Laurence, et au lieu de lui montrer tout l'excès de mon amour, il faut que je l'invite à le repousser, à m'immoler, pour aller donner sa main, ses charmes, son coeur à un rival... quelle image, grand dieu! Et mon honneur m'imposeroit ce sacrifice! C'est dans cet orage de transports divers que me surprend Laurence:-ma soeur m'apprend, monsieur, que vous avez à me parler... qu'avez-vous à me dire? Et, en disant ces paroles, elle pâlissoit, elle rougissoit; une extrême agitation se faisoit remarquer dans toute sa contenance; son trouble augmentoit à vue d'oeil.-mademoiselle... divine Laurence, vous savez tout: que vous m'avez enflammé d'un amour qui ne finira qu'avec ma vie; il n'est point d'expression qui vous peigne cette ardeur, et il faut que je renonce à vous... (je suppose que vous eussiez daigné accepter mon hommage) et l'on me fait une obligation de vous solliciter à recevoir cet époux! On veut que je vous presse...-c' est vous, monsieur, qu'on a chargé de ce soin! ... tous les efforts seront inutiles. Je vais de ce pas déclarer à ma soeur, à mon père que non-seulement je refuse ce mariage... je renonce à tout autre; qu'on ne m'en parle plus! Qu'on ne m'en parle plus! Jamais je ne formerai ces liens... je suis bien malheureuse! Et aussi-tôt un torrent de larmes s'échappe des yeux de l'adorable Laurence. Vous pleurez, divinité de mon coeur, m'écrié-je, en me précipitant à ses pieds! Eh! Pourquoi ces larmes? ...-pourquoi, monsieur? Pouvez-vous me le demander?C' en est assez, mon parti est pris; je choisirai plutôt une retraite.-vous vous déroberiez à mes regards? Attendez du-moins que j'aye cessé de vivre, et je ne vous importunerai pas long-tems...-m' importuner, monsieur! ... hélas! Que votre fortune n'est-elle égale à la mienne!-vous me fuyez, divine enchanteresse! Un moment, un moment, laissez-moi mourir à vos genoux d'un excès de ravissement: la charmante Laurence ne seroit pas insensible à cette passion qu'elle seule peut inspirer? Je succombe à la joie...-ah! Sélincourt, quel est votre bonheur? Nous allons être les créatures les plus infortunées! Non, vous ne m'êtes pas indifférent, et c'est pour moi le comble des maux. Enfin, ces aveux délicieux, enchanteurs, dont ceux qui aiment connoissent seuls tout le prix, achèvent d'assurer ma félicité; oui, je suis aimé de Laurence! Et ces mots, qui vont se graver dans mon âme, en traits de feu, sont sortis de sa bouche! Oui, elle m'a dit qu'elle m'aimoit! ô momens d'ivresse, comment n'exhale-t-on pas la vie dans ces torrens de pure volupté? Le ressouvenir seul, le croiriez-vous, me fait illusion sur mon état horrible; je jouis encore de ces momens délectables; je vois encore Laurence, dont les beaux yeux s'attachent sur les miens, et me montrent le plus tendre sentiment! Que ces jouissances du coeur ne peuvent-elles durer! Qu'envieroit-on de plus sur la terre? éléonore s'offre à notre vue: ma soeur, s'écrie Laurence, Monsieur Sélincourt connoît... toute ma foiblesse; il sait que je ne puis, que je ne veux point en épouser un autre; je cours me jeter aux genoux de mon père: il aura pitié de sa malheureuse fille; il m'aime: il nous unira. Ma soeur, qu'est-ce que la fortune? Et sur le champ, Laurence toute en larmes, s'empresse d'aller implorer la tendresse paternelle. éléonore se livre à la douleur; je me retire sans qu'elle ait prononcé une seule parole. Et l'on soutient le fardeau de l'existence dans une pareille perplexité! J'étois absorbé; je doutois si je veillois, ou si je n'étois pas le jouet d'un songe; mes idées pressées m'accabloient. Je reçois un petit billet que m'apporte un inconnu; je l'ouvre, je lis: " il est inutile de nous flatter: mon père est inflexible. Je brave tous les événemens; on ne peut m'empêcher de vous aimer. (et par apostille.) ne venez point à la maison. Vous n'y seriez pas reçu. Attendez de mes nouvelles " . Je couvrois de mes baisers et de mes larmes cet écrit; j'y reportois sans cesse la vue. Que résoudre? Que faire? Laurence à son tour ne se relâche point de sa fermeté; les prières, les caresses, les menaces, rien ne peut lui arracher la moindre promesse de céder aux désirs de sa famille; son père, irrité de cette résistance obstinée, l'enferme dans un couvent; elle y passe deux années entières à verser des pleurs, à m'écrire des lettres où elle me renouvelloit ses sermens de m'aimer; mes réponses entretenoient ce malheureux amour. Nous ne pouvions nous voir: des surveillans inexorables entouroient sa retraite; il n'y avoit que le papier qui trompât notre douleur: nous y épanchions à notre gré une tendresse mutuelle. Assurément ce sont deux amans éloignés qui, pour adoucir le supplice de l'absence, ont imaginé l'art d'écrire. Combien ne devois-je pas à cet art ingénieux! Je recevois l'âme de Laurence; elle recevoit la mienne; nous nous communiquions nos espérances, nos craintes, nos larmes, les protestations de nous aimer malgré tous les obstacles; nos coeurs pleins de leurs doux transports, s'imprimoient, passoient dans ces écrits; hélas! Ils sont tous gravés dans ma mémoire. Une maladie épidémique vient enlever le père de Laurence; cette mort applanit toutes les difficultés. éléonore étoit mariée, et elle n'avoit cessé d'être attachée à sa soeur; le couvent lui est ouvert; la famille donne son consentement; nous sommes unis; Laurence est enfin dans mes bras. Sélincourt s'arrête à ces mots. Il est aisé de saisir tous les mouvemens dont il étoit agité: il rapprochoit le passé du présent, et cette comparaison jettoit le trouble dans son esprit. Il reprend: oui, Laurence est dans mes bras... et... elle n'y est plus! Elle n'y sera jamais! Quel mot! Sentez-vous toute son horreur? Jamais! De nouvelles larmes coulent de ses yeux; cependant il commande à sa douleur, et continue. J'étois trop heureux! Peut-être mon bonheur a-t-il offensé le ciel, qui ne veut pas qu'on l'oublie. Je ne voyois, je n'aimois, je n'idolâtrois que Laurence; mon amour, loin de s'affaiblir, croissoit avec le tems; je le croyois toujours à son comble, et il augmentoit toujours; quelle félicité approche de celle de deux époux dont les plaisirs sont avoués de la vertu! Quel charme est au-dessus de cette confiance réciproque! Nous n'avions pas un sentiment qui ne nous fût commun. Nous avions la même volonté, les mêmes désirs, la même âme; c'étoit pour nous que les jours se levoient clairs et sereins, que les fleurs s'épanouissoient, exhaloient leurs odeurs suaves, que la nature se paroit d'une verdure riante, que la terre et le ciel nous présentoient leur spectacle enchanteur; les années s'écouloient comme des instans. Une seule chose manquoit à ma félicité suprême: je n'avois point d'enfans. Hélas! Si cet objet de consolation étoit sous mes yeux, dans mon sein, peut-être reverrois-je les traits de Laurence! Peut-être sa perte me seroit moins insupportable! J'embrasserois son image! Mais rien, rien ne m'est resté que la faculté de sentir tout ce que j'ai perdu, et de verser des larmes, dont ma mort seule tarira la source... que cette adorable femme avoit épuré mon coeur! Qu'elle m'avoit fait connoître les délices de la sensibilité, de la vertu, de la bienfaisance! L'amour m'auroit rendu parfait, s'il étoit permis à l'humanité d'être sans défauts; privé de Laurence, ce germe heureux s'est sans doute desséché.Un oncle que j'avois en Espagne, m'appelle auprès de lui pour m'instituer son héritier: le désir de rendre Laurence plus riche, me fait quitter avec elle notre patrie; arrivés à Cadix, nous trouvons ce parent dans le tombeau, et la plus grande partie de son bien dissipée par l'exécuteur testamentaire. Nous sommes forcés de recourir aux voyes de la justice; nous essuyons l'embarras et la longueur d'un procès: le jugement nous est désavantageux; il sembloit que ce fût un avant-coureur des malheurs affreux qui alloient m'écraser. Nous brûlions d'impatience de revoir les lieux qui nous avoient vu naître. Ce n'est point un préjugé que l'amour de la patrie: ce sentiment est peut-être un des plus doux que nous éprouvions. Nous aimons toujours à reporter les yeux sur notre berceau. Je voulois encore différer notre voyage de quelques mois: ma femme presse notre départ. C'est ici que s'élève dans toute son horreur l'image de mes tourmens! Nous retournons par la même route qui nous avoit amenés en Espagne; Laurence, pendant la traversée, étoit dévorée d'une sombre mélancolie qu'elle ne pouvoit vaincre. Existeroit-il des pressentimens?Et seroit-ce-là la voix lugubre dont le ciel se serviroit pour nous annoncer des revers? Enfin, nous touchons aux côtes de France: nos regards charmés entre voyent notre pays; j'avois concerté un plan de vie avec Laurence: rendus à notre province, nous ne devions vivre absolument que l'un pour l'autre, fuir la société, qui est toujours étrangère à deux vrais amans, et ne nous occuper que de notre bonheur mutuel, et du plaisir de faire le bien, autant qu'il seroit en notre pouvoir. Comme le cïel se joue de nos projets! Homme malheureux et aveugle! Peux-tu bien former des voeux! Nous étions donc prêts d'entrer au port: une tempête imprévue nous menace; je ne vois, je ne vois que ma femme: mes yeux, toute mon âme est attachée sur cet unique objet; la tempête se déclare; elle s'accroît; l'équipage consterné pousse des cris de terreur; je tenois Laurence dans mon sein; le vaisseau se brise: un de nos domestiques, habile nageur, veut nous secourir; il nous prend tous deux dans ses bras; je perds l'usage des sens; je me retrouve sur le rivage, et mon domestique pleurant à mes côtés:-où est ma femme? Où est ma femme? ... tu ne me réponds point? Des larmes? Parle, parle: ma chère Laurence... qu'en as-tu fait? Où est-elle? ... dis... cruel, ton silence, tes pleurs m'assassinent! Seroit-elle? ... je ne puis achever.-monsieur... monsieur, est-ce que vous ne m'entendez point? Madame...-eh bien! Eh bien! ...-nous l'avons perdue!-ma femme! ...-plus d'espoir, monsieur, plus d'espoir! Je vous portois l'un et l'autre dans mes bras, pour vous sauver tous deux; vous étiez évanoui; madame avoit encore conservé la connaissance: elle s'est aperçue que la fatigue me gagnoit, et m'empêchoit d'aller plus loin. Mon ami, m'a-t-elle dit, tu ne peux nous secourir l'un et l'autre; il faut absolument qu'il y en ait un de sacrifié; laisse-moi, et sauve, sauve mon mari: tu lui diras que je meurs en l'aimant: je veux la retenir; elle voit que le fardeau trop pesant m'entraînoit: elle s'arrache de mon sein, me repousse; et une vague... l'a engloutie à mes yeux!-ah! Peut-être le ciel ne nous l'a-t-il pas ravie; allons, courons au bord de la mer... si elle alloit m'être rendue! En-effet, je vole à l'endroit où nous avions fait naufrage: je vois des cordages, des mâts flottans, dispersés, des cadavres que les vents poussoient vers la côte: parmi ces corps je crois reconnoître... je distingue... je tombe sur l'infortunée Laurence: je veux la rappeler à la vie; je lui adresse mes larmes, mes sanglots, mes cris; je la nomme cent fois mon épouse, ma tendre amante... Laurence n'étoit plus! Trop éclairé alors sur mon malheur, je me rejette dans le sein de ma femme, en la couvrant de mille baisers arrosés de mes larmes. Mon ami, dis je au domestique, c'en est fait! Retourne en ma province, et laisse-moi mourir ici. Qu'on ne me parle plus de la vie! Qu'on ne me parle plus de la vie! Ce n'est qu'avec peine qu'on parvint à me détacher du corps de Laurence. Il ne m'échappe aucun gémissement, aucune plainte; ma douleur étoit concentrée; je ne parle plus; je rends les derniers devoirs à cette femme adorée, à cette femme qui s'est immolée pour moi! Ah! Laurence, Laurence! C'ètoit à moi de mourir. Je l'embrasse encore avant que le cercueil l'enferme et la dérobe pour jamais à mes regards. J'ai perdu cet honnête domestique que j'aimois comme un frère: le ciel vouloit me priver de toutes les consolations.Depuis ce moment horrible, je traîne partout une douleur sombre qui ne fait qu'augmenter. Vous le voyez: je porte un deuil éternel; il y a quatre ans que j'ai été écrasé de ce coup de foudre, et cette perte m'est toujours nouvelle. Elle aimoit ce chien qui s'est sauvé du naufrage; c'est mon seul compagnon, mon seul ami; il reçoit souvent l'épanchement de mes larmes; j'y crois retrouver encore la trace des caresses de ma chère Laurence. Vous pouvez au reste avoir quelque faible idée de son image. Sélincourt tire de sa poche ce portrait, qu'il inondoit de ses pleurs au moment que je l'avois surpris, et le remet dans nos mains. C'étoit effectivement une figure céleste; elle respiroit sur-tout ce charme de sensibilité qui est bien au-dessus des grâces et de la beauté. Eh bien! Nous dit-il, en le reprenant et y attachant des baisers mêlés de pleurs, condamnez-vous mes regrets? Je vais présentement en , près d'un de ses parens, qui m'invite à venir passer quelques mois avec lui. Je n'ai pas eu de peine à céder à son invitation; nous parlerons ensemble de ma malheureuse épouse; tout ce qui lui appartient a des droits surmon coeur; tous les ans je vais pleurer sur l'endroit où repose sa cendre; j'y veux mourir. Que cet infortuné nous intéressa! Je désire fort, monsieur, que son histoire vous touche autant que nous; je suis bien assuré que vous lui donnerez des larmes. Nous cherchâmes à le consoler. Vous paraissez, me dit-il, trop connaître le sentiment, pour imaginer, monsieur, qu'il soit des remèdes à des maux semblables! Et si la mort alloit vous ravir votre épouse! Je vous l'avouerai, je fus si accablé de ce raisonnement, que je ne sçus que lui répondre: perdre Agathe! Je n'eus que la force de pleurer dans les bras de ma femme. Nous nous quittâmes, Sélincourt et moi, en nous promettant de nous écrire; j'ai reçu quelques unes de ses lettres, qui ne servent qu'à m'attendrir et qu'à me rendre peut-être plus malheureux. Dans les coeurs qui éprouvent la vraie sensibilité, les peines particulièress' irritent et se multiplient par le spectacle douloureux de celles d'autrui; il n'est que l'infortuné qui a mérité son malheur, qui goûte une sorte de satisfaction à se dire qu'il n'est pas le seul que poursuive une funeste destinée. Amour de l'humanité, ah! Reste à jamais dans mon âme, dussé-je souffrir encore davantage! Eh bien! Dis-je à ma femme, quand cet homme si à plaindre se fut séparé de nous, tu vois que l'amour n'est pas toujours la source d'égaremens vicieux et déplorables: il a perdu Lesseville, et Sélincourt confesse qu'il lui doit toutes ses vertus. Ma chère Agathe, je t'ai la même obligation: tu es Laurence pour moi; je suis le sensible Sélincourt; ô ciel! Que je n'éprouve pas les mêmes coups!

PARTIE 4

Nous sommes enfin à Paris, entourés des songes flatteurs de l'espérance: il est vrai que la défiance ne me permettoit pas trop de me livrer aveuglément à ses illusions; il n'étoit plus guères possible de s'abuser; l'expérience m'éclairoit de sa triste lumière; je possédois, à mes dépens, l'art si peu satisfaisant de connaître les hommes, et la mobilité perfide des événemens. Je ne devois point sur-tout m'attendre à rencontrer des amis dans ce public que j'avois vu s'attendrir sur mon sort; aurois-je pu me dissimuler que ces momens de pitié, ces déchiremens de coeur, sont, pour la plûpart des individus de la société, des espèces d'étourdissemens dont ils reviennent bien vîte? Il est rare que leur naturel pervers ou frivole ne les rende pas à l'insensibilité: la compassion chez eux, ainsi que leurs apparences momentanées de vertu, n'étant qu'un effet de leur faiblesse, et non de bonté de leur âme. Je ne fus donc pas étonné de les trouver refroidis à mon égard; on étoit accoutumé, familiarisé avec mes infortunes; je n'étois plus un spectacle intéressant pour cette multitude oisive, sans cesse avide de nouveautés; sa curiosité cherchoit à se fixer sur d'autres objets plus piquans, quand je vins à la réveiller par la plus cruelle de mes disgrâces. Persuadé qu'au barreau, ainsi qu'à l'armée, toutes les places sont honorables, lorsqu'on remplit ses devoirs, je me décidai à me livrer tout entier à la profession d'avocat. Je l'ai dit: un état où le talent peut servir la probité, dont le but est de défendre l'innocence opprimée, de combattre l'impunité, le vice insolent de son crédit ou de ses richesses, de n'écouter que la justice, d'embrasser enfin la cause du malheureux, et de le protéger; un tel état me paraissoit devoir l'emporter sur les dignités les plus imposantes; d'autant plus à rechercher, qu'il fournit plus d'occasions de se rendre utile à l'humanité. Les grecs et les romains, c'est-à-dire, les peuples de la terre qui ont le mieux pensé; plaçoient leurs orateurs au rang de leurs premiers magistrats; je ne crus donc point que ma vanité souffriroit de descendre à la simple qualité d'avocat, après avoir occupé dans ce même barreau une des charges des plus distinguées. Je semblois assurément n'avoir pas à craindre que dans mon naufrage, on m'arrachât la dernière planche qui me restoit pour me sauver: cependant on a été assez barbare, assez dénaturé pour venir m'ôter des mains ce misérable débris. C'est ici que toutes mes plaies se rouvrent. Hélas! Puis-je avoir la force de l'écrire, d'y penser? Je me flattois de trouver, parmi les avocats; des amis, des protecteurs, des coeurs enfin pénétrés de mes disgrâces: la calomnie m'a poursuivi, m'a assasiné jusques dans leur sein. Qui croiroit qu'un objet de pitié ait pu devenir un objet d'envie? On m'a peint des plus noires couleurs; les mensonges les plus grossiers, les impostures les plus atroces ont été les moyens qu'on a employés pour me rejeter d'un corps dont j'aurois voulu augmenter la gloire, du-moins par ma probité, s'il ne pouvoit recevoir quelque éclat de mes faibles talens. Ce n'étoit donc point assez d'être persécuté de la fortune, d'avoir perdu une charge considérable, d'être déshérité, d'être dépouillé du seul bien que je fusse jaloux de conserver, de l'amour paternel: il falloit qu'on ajoutât à tant de calamités, et d'opprobres, qu'on fit plus que m'ôter la vie, qu'on me déshonorât par un acte solemnel d'inhumanité; la société des avocats a refusé enfin de m'admettre au nombre de ses membres, m'a déclaré indigne de vivre, puisqu'elle m'a jugé incapable d'occuper sur la terre le moindre rang, et ils m'ont laissé le supplice d'exister, pour augmenter, sans doute, l'horreur de mes tourmens, pour que je ressentisse la perte de mon honneur. Que suis-je présentement aux yeux des autres hommes, à mes propres regards? La mort, dans toutesses horreurs, ne seroit-elle pas mille fois préférable à la honte, à l'ignominie qui me couvre aujourd'hui? Ah! Sélincourt, Sélincourt, osez dire que vous êtes plus malheureux que moi! J'éprouve que l'innocence, quelque consolation qu'elle goûte à s'interroger, à se remplir de sa justification, ne peut soutenir sa fermeté contre de pareils coups. Et vous, qui avez été assez barbares pour me perdre par vos artifices, et vos calomnies, vous, qui avez fait à mon coeur des blessures qui saigneront éternellement, c'est à vous, c'est à vous-mêmes, à vos remords qu'en ce moment j'en appelle: quel profond désespoir ne devez-vous pas ressentir d'avoir déshonoré un infortuné, que, peut-être, vous connaissez à peine! Hélas! Ce qu'on a dit au sujet de la calomnie, n'est que trop véritable: la plaie ne se referme jamais. Agathe attendoit avec impatience la nouvelle décision de notre destinée, il y avoit trop long-temps que je portois le malheur même imprimé sur mon front, pour qu'il pût m'échapper de nouveaux signes de chagrin: j'aborde donc mon épouse avec cette fureur ténébreuse, d'autant plus violente qu'elle n'éclatoit pas. Eh bien! Me demanda-t-elle avec précipitation, notre infortune...-est au comble.-comment? ... que dis-tu? Ces hommes cruels...-ils ne se sont point démentis. L'arrêté de mon trépas est prononcé; que dis-je, l'arrêté de mon trépas: la sentence de mon déshonneur.-ô ciel! Est-il bien vrai? ...-oui, je suis déshonoré, je suis déshonoré aux yeux de l'univers entier, de la postérité, à jamais. Notre sort pourra changer: mais ma honte existera tant que les humains existeront; c'est une tache ineffaçable, empreinte pour toujours sur ton malheureux époux; la mort, Agathe, ne m'en sauvera point: oui, ma mémoire même sera flétrie.-explique-toi, enfonce le poignard dans mon sein...-les avocats ont refusé de me recevoir dans leur compagnie; ils me jugent indigne de leur être associé; je suis un objet de mépris, pour eux, pour la société,pour tous les hommes... Agathe, oseras-tu encore m'aimer?-cher époux! ... est-ce que mon coeur ne t'est pas connu? En pourrois-tu douter?-il n'y a que toi seule, Agate, qui puisse daigner prendre quelque intérêt à mon sort; je ne tiens plus à rien sur la terre; je suis un étranger, un misérable proscrit que tout rejette, que tout s'empresse d'accabler. Agathe, je redoute de te nommer ma femme; j'ai peine, le dirai-je, à lever les yeux devant toi: je me fais horreur à moi-même, et cependant je ne suis point coupable, non, je ne suis point coupable. Ah! Pourquoi n'ai-je pas la force de me donner la mort? ô Dieu! Qui nous défendez de nous anéantir, Dieu, m'abandonnerez-vous? Je vois ma femme faire un effort sur elle même pour recueillir toute sa fermeté; elle arrête ses pleurs prêts à couler; elle s'élève à mes yeux telle qu'une divinité. Rien ne m'étonne plus, me dit-elle d'un ton assuré; ce nouveau coup m'a frappée sans me surprendre; je n'attends rien des hommes; ne regardons plus sur la terre; Dieu seul est notre appui: il est ton juge; c'est le juge suprême: si tu es innocent à ses yeux, aux tiens, que t'importe la façon de penser du monde entier?Qu' on te mette au rang des plus grands criminels, qu'on te couvre de la honte du déshonneur: va chercher dans ton coeur ta consolation, le témoignage de la vérité. Je n'aime que toi; tu n'aimes que moi: nous ne devons vivre que l'un pour l'autre; nous nous suffirons à tous deux. Je t'estime; ta probité m'est connue; tu n'as rien à te reprocher; encore une fois, tu n'as point à rougir de toi dans le fond de ton coeur: tu peux donc te rendre la justice qu'on a la barbarie de te refuser. Notre conscience satisfaite, voilà le premier honneur: il est le tien, c'en est assez. Ferme l'oreille à toutes ces calomnies; déteste, méprise plutôt ces hommes qui t'outragent; n'abaisse plus tes regards sur l'univers. Je te le redirai toujours: Dieu et ton coeur, ce sont-là tes véritables juges. Pour moi, c'est de toi seul que j'attends ma renommée; si tu m'aimes toujours, si tu crois que je mérite de porter le nom de ta femme, de t'être associée, d'être enfin liée avec toi par la chaîne même du malheur, je ne désire point d'autre rang, d'autre élévation; je n'en connois point, je n'en veux point connaître d'autre; garde-moi toujours ton coeur, et Agathe saura défier l'adversité. Je m'élance à ses genoux:-femme adorable! Tu es le sentiment, la vertu même: le ciel, ce ciel qui peut abandonner l'innocence, m'est témoin que je n'aime, que je n'aimerai que toi. Eh bien! Divine Agathe! Aide-moi donc à me faire oublier ces perfides qui me déshonorent. Que je ne voye que ton amour! Que ton estime me suffise! Je n'ai aucun reproche à me faire; mon âme s'est dévoilée toute entière; je suis innocent aux yeux d'Agathe: je ne demande plus rien. Oui, ma femme est ma famille, mes amis, la terre, tout pour moi; que je sois toujours dans son coeur! Que je sois toujours aimé d'Agathe! L'exil, les fers, la mort, le déshonneur, rien ne peut plus me toucher. Je n'avois jamais été si écrasé sous le poids de l'infortune, et jamais je ne m'étois senti plus de fermeté: sans doute je la devois à mon amour, qui augmentoit avec mes disgrâces; j'insultois au malheur à la face de tous ces hommes qui paraissoient acharnés à ma perte. Monsieur * étoit plus que le frère d'Agathe: il étoit son ami, et le seul qui nous secourût; je ne saurois me lasser de lui renouveller les sentimens d'une reconnaissance éternelle, ainsi qu'à mademoiselle de , dont je me fais un devoir de publier le nom dans un ouvrage que je regarde comme l'histoire de mon coeur et de mes pensées les plus secrettes; on y lira, à côté de mes plaintes et de mes transports d'indignation contre mes ennemis, et mes persécuteurs, ces témoignages éclatans de mon estime, et de ma gratitude pour le petit nombre de personnes sensibles qui ont daigné nous montrer quelqu'intérêt; que ne puissent-ils mériter de passer à la postérité, ces témoignages que j'aurois voulu consacrer par l'énergie du talent! Mais je n'écris que d'après mon coeur; je laisse couler mes larmes, et elles tracent mes sentimens. Agathe et moi, nous vivions oubliés du monde entier, plongés dans l'adversité la plus profonde: mais nous nous aimions, et pour deux âmes que l'amour réunit, qu'est-ce que l'oubli de toute la nature! Dans cet abîme de douleur, j'avois du-moins la douce satisfaction de connaître les hommes et toute leur perfidie; ils n'étoient plus masqués à mes yeux; je les voyois tels qu'ils sont en-effet; je l'ai déjà dit: cette connaissance est réservée aux infortunés; eux seuls ont le droit d'approfondir la nature humaine, et de l'apprécier. La vérité est la triste consolation du malheureux.Un inconnu vient me déterrer dans l'espèce de tombeau où j'étois enseveli; sa visite m'étonne: nous étions accoutumés à n'en recevoir aucune, que celles de mon beau-frère et de mademoiselle de , nos uniques bienfaiteurs; ma surprise augmente lorsque cet étranger demande à me parler sans témoins; en-vain je lui représente que je n'avois rien de caché pour ma femme: il insiste, et je me vois enfin forcé d'inviter Agathe à se retirer. J'étois dans une étrange perplexité; je ne savois où devoit tendre ce début si mystérieux. Monsieur, me dit l'inconnu, il est inutile de vous découvrir qui je suis: il ne s'agit que de vous instruire du sujet qui m'amène. Vous êtes, monsieur, le maître de votre sort, et l'on veut enfin vous faire changer de situation, vous rendre heureux... Agathe seroit heureuse, m'écrié-je! Tout ce que j'aime! ... ah! Monsieur, parlez... quel est le mortel généreux qui daigne songer à nous, qui vient me chercher au sein de l'infortune, être mon bienfaiteur, mon créateur, mon père? Car je n'en ai plus, monsieur, je n'en ai plus! Oui, ajouté-je, en pleurant amèrement, mon père n'existe plus pour moi: je l'ai perdu! Non, monsieur, repart avec vivacité l'inconnu,vous ne l'avez point perdu, ce père tendre: il vit encore pour vous; il vous aime...-il m'aime, monsieur! Je pourrois recouvrer son amour! Il daignerait pardonner à son malheureux fils une faute, que, sans doute, je n'ai que trop expiée!-il fait plus que de vous pardonner; il vous rouvre son sein, vous tend les bras: courez vous y précipiter. C'est lui, monsieur, qui est ce mortel généreux, ce suprême bienfaiteur qui désire vous donner une nouvelle vie; c'est lui enfin qui m'envoie ici; oui, c'est votre père, le plus sensible des pères qui veut faire votre bonheur.-il serait vrai que mon père voudroit me faire renaître, qu'il auroit repris pour moi tous les sentimens de tendresse! ... ah! Monsieur, souffrez... laissez-moi respirer... un coeur, depuis tant de tems serré par la douleur, a peine à s'ouvrir aux transports de la joie... ah! Qu'Agathe la partage! Qu'elle vienne... qu'elle sache que mon père la reconnaît pour sa fille, que cet enfant qu'elle porte dans son sein, va devenir le sien, que toutes ses infortunes finissent! C'est trop long-tems lui cacher notre nouvelle situation... je me reprocherois... que ma femme... arrêtez, monsieur, me dit l'inconnu, en me retenant par le bras, un moment.J' ai des conditions à vous proposer. Oui, monsieur votre père veut bien oublier votre conduite passée; il vous rend vos biens; il lève l'exhérédation, enfin il vous fait passer de l'état le plus affreux, à l'état le plus brillant; il se démet de sa charge en votre faveur. Eh! Monsieur, interrompis-je, je ne suis sensible qu'au retour de sa tendresse; c'est pour moi le premier de tous les biens; qu'Agathe apprenne donc que mon père m'aime encore... il l'aimera, monsieur, il l'aimera... permettez... un instant, reprit l'inconnu, en courant après moi, et me retenant encore, vous ne demandez pas, monsieur, quelles sont les conditions que monsieur votre père vous impose?-je suis prêt à tout faire, tout pour recouvrer l'amour paternel, il n'importe à quel prix: je ne saurois l'acheter trop cher: mais tous ces délais sont autant de momens de plaisir que je dérobe à ma femme, et... je ne puis différer davantage à la rappeler à la vie: quelle va être sa joie, lorsqu'elle saura... mon inconnu m'arrêtoit toujours par le bras, et s'opposait à mon passage. Monsieur, me dit-il, en me regardant attentivement, votre coeur est donc toujours dominé par cette funeste passion qui fait le malheur de votre vie?-oui, j'adore ma femme plus que jamais. Je poursuis avec quelque trouble: eh! Quelles sont ces conditions? Parlez. J'aperçois de l'embarras dans le maintien de l'étranger. Il lui échappe un profond soupir, et avec une sorte d'attendrissement:-que vous êtes à plaindre, monsieur! Vous êtes donc fait pour être éternellement la victime du malheur, pour n'avoir point de famille, de père! Pouvez-vous bien me demander quelles sont les conditions? ... ne les pressentez-vous point? Ne devez-vous pas concevoir à quel prix monsieur votre père vous rend son amitié? Il ne seroit pas possible même que ce fût autrement. Eh bien! Sachez que c'est pour la dernière fois qu'il cherche, par les voies de la douceur, à vous faire rentrer dans votre devoir. Apprenez que vous êtes perdu, si je ne puis vous ouvrir les yeux, vous retirer de votre égarement. Il n'exige de vous qu'une seule chose: mais je prévois avec regret bien des difficultés de votre part, c'est, monsieur, de vous séparer d'Agathe, de lui ôter, en un mot, le nom de votre femme; on ne l'abandonnera point, je vous en donne ma parole; on aura soin de son enfant: mais qu'elle cesse de porter le nom de votre épouse...-monsieur...monsieur... vous me voyez confondu, anéanti... aurois-je pu croire... à-peine ai-je la force de parler! Mon père veut donc toujours me haïr, persécuter son trop malheureux fils! Ah! Il ne me reste plus qu'à mourir! C'en est fait! Oui, j'ai perdu mon père, et pour jamais! Je m'assieds, en pleurant amèrement; c'étoit le coup de la mort qui m'avoit frappé; je m'écriois seulement, au milieu des sanglots: qu'Agathe ne soit plus mon épouse! Que je lui ôte ce nom! Que je la couvre d'opprobre, elle et mon enfant! On exigeroit de moi un crime aussi noir, aussi atroce! Monsieur, reprend l'inconnu, ce n'est que l'amitié qui me lie à monsieur votre père, qui m'a pu engager à me charger de cette médiation. Je vous ai plaint, je vous ai aimé sans vous connaître, et je vois avec peine votre obstination à rester dans vos premiers sentimens: ils feront votre perte. Je n'ose vous donner aucun conseil: mais songez qu'un père irrité vous fait parler pour la dernière fois, qu'il a tout pouvoir sur vous, que l'indulgence paternelle a des bornes; la nature offensée, une fois sortie de son caractère de sensibilité, n'y rentre plus. Jetez, jetez les yeux sur votre déplorable situation; je vous vois dans le plus profond abaissement, dans le précipice de l'adversité, quand un mot, un seul mot peut vous en retirer... vos larmes coulent! Elles me pénètrent. Parlez, monsieur, expliquez-vous; j'attends votre réponse. Rompez donc ce silence qui m'afflige; reprenez vos esprits; que voulez-vous que je dise à monsieur votre père? Que son malheureux fils est toujours le même, m'écrié-je en me levant avec une sorte de fureur, et m'efforçant de repousser mes larmes; qu'il lui est toujours dévoué, soumis; qu'il ne redemande uniquement que sa tendresse; qu'il aime, qu'il adore, qu'il idolâtre Agathe plus que jamais; ... qu'elle mourra avec le nom de mon amante, de mon épouse. Rapportez... dites que vous m'avez vu succombant sous le poids de l'indigence et de la douleur... que son fils, que le fils de monsieur de * est réduit aux plus cruelles extrémités, que le dernier de ses domestiques est sans doute plus heureux; qu'enfin j'expire de misère, de faim; oui, monsieur, ajouté-je, en versant deux ruisseaux de larmes, et retombant sur ma chaise, le dernier des humains est au-dessus de moi. Je serai forcé, le croiriez-vous, et puis-je moi-même le croire? Je serai forcé de dépendre de la compassion, de la pitié des hommes, pitié sans doute plus accablante que le comble de la barbarie; de leur devoir mes jours, chaque moment de mon existence; de demander ma vie... mais, non; je ne me déshonorerai pas à ce point; je mourrai encore digne de ma famille; je ne vivrai pas au prix de pareilles bassesses; apprenez lui donc que j'attends la mort, qu'elle est mon unique espérance, que bientôt il n'aura plus de fils, que j'entraînerai au tombeau avec moi cette femme infortunée, et cet enfant qu'il refuse d'adopter, de reconnaître pour son sang. C'en est trop, s'écrie Agathe, entrant avec précipitation, et les yeux noyés de larmes! J'ai tout entendu: je suis prête à tout faire, poursuit-elle, s'adressant à l'inconnu, pour que monsieur de * soit heureux; oui, monsieur, qu'on m'ôte la liberté, qu'on prenne ma vie, si ce n'est qu'à ce prix que mon mari peut regagner l'amitié paternelle: mais voudroit-on me ravir jusqu'au nom de son épouse? Eh! Que deviendra cette malheureuse victime, qu'on sacrifie avant qu'elle ait vu le jour? Je puis sans doute m'immoler; mais dois-je oublier que le titre de mère m'arrache à moi-même, que je ne puis disposer du sort, de l'état de mon enfant? Que n'auroit-il pas à me reprocher un jour, si j'allois le couvrir d'une tache infamante, ne lui donner la naissance que pour le déshonorer, le priver de ses droits, l'exposer enfin à se voir confondu parmi ces infortunés, qui, condamnés par le préjugé, semblent avoir à rougir d'eux-mêmes, quand ils devroient plutôt accuser l'inhumanité et l'injustice de ceux dont ils tiennent la vie? On peut me l'ôter, cette existence si funeste: mais on ne m'ôtera jamais le nom d'épouse de monsieur de . Cependant, je le laisse maître de ma destinée; c'est lui seul qui peut fixer mon état. Il n'a qu'à dire un mot: s'il rétracte ses sermens, s'il rompt tous ses noeuds, que mon époux veuille enfin cesser de l'être, j'obéirai: nos liens sont brisés... oui, continue ma femme, avec autant de fermeté que de tendresse, qu'il décide dès ce moment: et il est libre, et la mort de la mère et de l'enfant ne tardera point à le remettre entièrement dans sa première indépendance. Ah! Ma divine Agathe, lui dis-je, en me prosternant devant elle, je voudrois être libre en effet pour goûter le plaisir de m'enchaîner à toi par de nouveaux noeuds; conserve, garde toujours ce nom qui nous unit, que j'adore, puisque tu as assez de vertu et d'amour pour être l'épouse d'un malheureux; oui, tumourras avec ce nom, et du moins en mourant, en laissant l'infortune même pour seul héritage à notre enfant, nous ne lui arracherons pas l'unique bien dont il pourra jouir, cet état appuyé de l'autorité de la religion, de ces lois qui seront, un jour, forcées de le reconnaître. Sois donc toujours ma femme, l'épouse de mon coeur. Et vous, monsieur (m' adressant à l'inconnu), soyez témoin que je renouvelle ici mes sermens. Rien ne peut, ne pourra nous désunir; la mort seule est l'unique moyen qui reste à mon père pour me dégager de ces liens, qu'il refuse de sceller de son aveu. Tels seront mes sentimens jusqu'au dernier soupir. Eh! Monsieur, puisque mon père hésite à me reconnaître pour son fils, qu'il me regarde comme un ami, comme un simple étranger, comme un infortuné, qui réclame son secours! Qu'il n'écoute que l'humanité, et n'envisage en moi qu'un homme persécuté de la fortune, le dernier des êtres souffrans! à ce titre, n'obtiendrai-je pas de lui quelques sentimens de générosité et de compassion? Je n'aspire seulement qu'à satisfaire ces besoins qui nous confondent parmi les plus misérables; que nous puissions enfin vivre assez pour donner le jour à cette infortunée créature, pour qui sans doute il sera moins inexorable, moins insensible! ... monsieur, nous serons contraints d'aller à ses genoux implorer sa pitié; oui, continué-je au milieu des sanglots, j'irai, j'irai, moi, son fils, exciter son humanité pour la conservation de ma vie, de cette vie que je lui dois, et où une bien plus précieuse est attachée. Hélas! Pousseroit-il l'insensibilité jusqu'à me refuser ces secours que l'on accorde à la misère et à la pauvreté? Mon père du moins ne daigneroit-il pas être un homme en ma faveur? J'avois peine à achever; chaque mot m'arrachoit une partie de mon âme; l'inconnu ne put s'empêcher de mêler ses pleurs aux nôtres; plus il regardoit Agathe, et l'entendoit parler; et plus il s'intéressoit et s'attendrissoit. Je m'apercevois qu'il me justifioit dans le fond de son coeur. En effet, Agathe ne pouvoit faire naître une autre impression; il étoit impossible d'échapper à cet empire, que son air de sensibilité et de vertu lui donnoit sur les âmes les plus difficiles à émouvoir. L'inconnu partit enfin de même que mon oncle, c'est-à-dire, dans l'intention de nous servir auprès de mon père.J' ai besoin de quelques momens pour respirer: cet événement m'avoit causé une agitation, un bouleversement des sens, qu'il appartient aux seules personnes sensibles de concevoir. Je me remets un peu de cette crise; je trouve à ma poche une pesanteur qui ne me paraît pas ordinaire; j'y porte la main: quel est mon étonnement! J'en retire une bourse qui renfermoit cinquante louis. Mon premier sentiment fut de reconnaître avec transport, qu'il existoit encore des hommes qui possédoient cet art si peu connu, l'art d'obliger; je n'eus pas de peine à comprendre de qui je tenois ce service; eh! Combien je souffris de ne pouvoir faire éclater ma reconnaissance envers un bienfaiteur si généreux et si délicat! C'est alors que cette reconnaissance est un plaisir délicieux, bien au-dessus de tous les avantages qui peuvent être attachés au bienfait. Depuis la visite de l'inconnu, Agathe paraissoit plongée dans une profonde rêverie qui redoubloit à chaque instant; on saisit les moindres mouvemens d'un objet qu'on aime; j'appréhendois toujours qu'elle ne me dérobât quelques chagrins; je voulois du moins les partager, puisque je ne pouvois moi seul en supporter tout le poids. Agathe sembloit frappée du même trouble qui l'avoit agitée, lorsqu'elle conçut le dessein de s'ensevelir dans un couvent; je lui demandois souvent la cause de cette agitation extraordinaire: elle se rejetoit sur nos malheurs. Elle me quitte, un jour, sous prétexte d'aller rendre visite à mademoiselle de , dont je vous ai déjà parlé. Rentré le soir, je suis étonné de ne point retrouver ma femme. Les alarmes sont les suites cruelles de l'amour; je me livre à mille inquiétudes; elle ne paraît point; les momens étoient des siècles; je cède à mon impatience: je vole chez mademoiselle de , pour savoir quel sujet y pouvoit retenir mon épouse. Quelle est ma surprise, et dans quel stupide douleur je tombe, quand j'apprends qu'on n'a point vu Agathe, et qu'on ne pouvoit m'en donner aucune nouvelle! Je doute si j'existe; les craintes les plus déchirantes viennent s'emparer de mon âme, la partager tour-à-tour; tantôt je voyais ma femme dans un asile religieux, déterminée à quitter le monde pour jamais, et m'abandonnant à mes infortunes: tantôt je la croyois enlevée par les ordres de mon père, plongée dans quelque retraite qu'il me seroit impossible de découvrir et de pénétrer; quelquefois même, j'ouvre ici mon coeur, et ses développemens sont à ma honte, je fais voir l'homme dans toutes ses faiblesses, dans ses injustices; il y avoit des instans rapides, où les soupçons, la défiance, la jalousie trouvoient quelque accès dans mon âme, où enfin ma femme, cette femme si digne de mon amour, de mon estime, de tous mes respects, dont la tendresse et la vertu étoient irréprochables, n'étoit plus à mes regards qu'une femme ordinaire, qui, impatiente de mes malheurs, me laissoit à moi seul; qu'une infidelle qui commençoit à se dégoûter de moi, et à en aimer un autre... Agathe en aimer un autre! Quel image pour un coeur aussi sensible; aussi tendre que le mien! ... n'étoit-ce pas cet inconnu? ... en-effet, il a paru s'attendrir à sa présence... s'il étoit vrai, j'irois lui arracher le coeur... mais où m'égaré-je? Où trouver ce perfide? ... je ne vois point Agathe! Voilà sur quels différens tableaux mes yeux se rejetoient successivement; la confusion, l'incertitude, l'incertitude si cruelle prenoient la place de ces horribles images, et je n'en souffrois pas moins. Je cours chez monsieur ,qui n'avoit point vu sa soeur; tout ne sert qu'à m'accabler. Il n'y avoit plus aucun doute à nourrir sur mon nouveau revers, et celui-ci étoit assez grand pour remplir seul mon âme, et me faire oublier les autres. Revenu chez moi, on me remet un billet: ma main tremble: je l'ouvre avec précipitation; j'en ai bien plus à le lire, lorsque je reconnais le caractère de ma femme: " je n'ai point voulu vous faire part de mon dessein, dans la crainte que vous ne l'eussiez désapprouvé; ce mystère, dans quelques jours, vous sera éclairci; et n'ayez aucune inquiétude sur moi: je ne songe qu'à vous. Croyez que je vous aimerai, en quelques lieux que je sois, et j'imagine qu'il n'est pas besoin de vous rassurer par des sermens. Bientôt vous recevrez de mes nouvelles, et vous saurez où je suis. Soyez persuadé que je n'ai d'autre but que de vous rendre heureux. Adieu, conservez-moi toujours votre amour: c'est tout pour votre malheureuse femme; pour moi, je vous aime plus que jamais; je vous embrasse. Votre fidelle épouse. " ce billet, loin de dissiper mes inquiétudes, sembloit devoir les augmenter; il est vrai qu'il m'apprenoit que ma femme n'avoit essuyé aucun événement funeste, que même elle n'avoit rien à craindre, qu'elle m'aimoit encore: mais je ne la voyois pas; j'ignorois quel étoit son projet, et pourquoi elle s'obstinoit à me le cacher; d'ailleurs où s'étoit-elle rétirée? L'absence d'Agathe suffisoit seule pour me désoler. Plusieurs jours s'écoulent, et je ne reçois point de ses nouvelles! Quelles nuits! Quel sommeil! Ou plutôt quelles veilles désespérantes! Un soir, comme je rentrois, j'aperçois, près de l'endroit où je demeurois, une lueur épouvantable; à mesure que j'approchois, elles'étendoit davantage; de longs tourbillons de fumée s'élevoient vers le ciel; je précipite mes pas; j'accours: je vois une maison en feu; j'entends des cris effrayans; la terreur me saisit; bientôt la pitié lui succède. Eh! Qui peut être plus sensible qu'un malheureux? J'appelle du monde; moi-même je me hâte de porter des secours; je m'élance à travers les flammes: quelles effrayantes images! Une maison réduite en charbons, deux autres presque consumées, d'où s'échappoient des torrens de feu, des hurlemens qui paraissoient être les derniers accens de misérables à demi-brûlés; mais le spectacle qui m'a le plus frappé, et qui est encore présent à mes yeux, c'étoit un jeune-homme, la proie de cet horrible fléau; il vouloit aller vers une fille charmante, évanouie, et s'écrioit: au secours!Sauvez-là, sauvez-là! (il étoit plus aisé de le dérober à la fureur de l'embrâsement.) non, ne vous occupez point de moi, laissez-moi périr; voilà celle qu'il faut conserver; au nom de Dieu, empressez-vous de la secourir! Les soins, les efforts sont inutiles: le jeune-homme, que le feu gagnoit, a le courage de courir à cette infortunée; il se précipite sur elle, l'emporte dans son sein, s'attache, avec son précieux fardeau, à des poutres enflammées qui lui échappent; je le vois tomber dans ce gouffre dévorant; je l'entends pousser un cri: ce cri lamentable retentit encore dans mon âme! On m'apprend qu'il étoit sur le point d'épouser cette jeune fille, après avoir combattu une infinité d'obstacles de la part de ses parens. Comment n'aurois-je pas eu l'âme déchirée? Qu'en ce moment j'éprouvai bien que la compassion n'est qu'un retour sur nous-mêmes! Mes premiers mouvemens me portèrent à me dire: ah! Si j'étois à la place de cet infortuné, que cette malheureuse victime des flammes fût Agathe, que je voulusse leur arracher! Encore une fois, je ne me lasserai pas de le répéter: il n'y a absolument que les malheureux qui puissent connaître toute l'étendue de la sensibilité; onn'est frappé réellement que d'un péril où l'on craint de tomber ou que l'on a essuyé. Ce spectacle m'avoit saisi au point que j'eus de la peine à regagner ma demeure; jamais mon coeur ne s'étoit plus rempli de mon épouse; j'entre; on me " par les maux que me fait souffrir l'absence, je ne sens que trop toute la violence des vôtres: mais j'ai voulu, à quelque prix que ce fût, vous rendre votre bonheur, et je me flatte que je réussirai. Il est donc temps de vous apprendre un projet qui est déjà à la moitié de son exécution. J'ai vu, enfin, monsieur votre père et madame votre mère; je suis au milieu de votre famille: ils ignorent qui je suis, et j'espère faire rentrer dans leurs coeurs, cette tendresse dont vous avez sujet de regretter la perte. Je vous envoie, dans cette lettre, une adresse sûre, où vous pourrez me faire tenir les vôtres; écrivez-moi souvent, car vous ne sauriez m'écrire assez. Votre amour est-il toujours le même? Et votre coeur n'a-t-il point changé? Pour moi, je vous aime toujours davantage. Que je serois heureuse si vous pouviez me devoir votre bonheur! Je tremble à tout moment d'être reconnue avant l'instant favorable où je dois me découvrir; espérez: nous avons épuisé le malheur; il faut que la fortune se lasse de nous persécuter. Adieu, adieu. Quand nous reverrons-nous! Je crois que je mourrai de joie, si je me vois votre épouse du consentement de votre famille! Adieu, encore une fois, aimez-moi toujours: je crois le mériter par mes sentimens; j'attends de vos nouvelles; je vous embrasse. Votre fidelle femme. " cette lettre me fit passer de l'excès de la douleur à celui de la joie. Je ne pouvois admirer assez quels moyens l'amour avoit suggérés à ma femme pour me réconcilier avec mes parens: mais, quand je n'étois plus tourmenté par les soupçons, je ressentois la crainte; je ne pouvois, sans frémir, m'arrêter sur cette idée: Agate, auprès de mon père, exposée à chaque instant à être découverte et à se voir victime du courroux d'une famille entière! Quelle image pour un époux aussi tendre que je l'étois! Mes chagrins n'avoient donc fait que changer d'objet. J'écrivois souvent à mon épouse. Comment supporter son absence, moi qui ne pouvois vivre un moment séparé d'elle, qui n'en aurois pu soutenir la pensée! Il n'y avoit donc que l'usage des lettres qui adoucît ma triste situation: j'y faisois passer tous mes transports, mon âme même; Agathe me faisoit part de ses tentatives auprès de mon père, pour le fléchir en ma faveur, et me ramener dans ce coeur qui avoit tant de peine à se rouvrir aux sentimens de la nature. Je vais présentement ne vous montrer que cette femme si digne d'être adorée, et vous entretenir d'elle seule: ce sera, en quelque sorte, ici son histoire, plus que la mienne, si nos intérêts peuvent être partagés. Depuis la visite de cet inconnu, Agathe, je crois vous l'avoir dit, m'avoit paru plus livrée à ses réflexions; sa mélancolie s'étoit encore augmentée: cette obstination de ma famille, à ne pas la reconnaître pour mon épouse, lui avoit porté un coup mortel (je parle d'après elle); elle s'efforçoit de me cacher ce supplice secret. Ses premiers mouvemens furent de céder à l'excès de sa douleur, et de s'en laisser accabler au point de ne désirer que sa fin: elle se ressouvient qu'elle va être mère, que sa mort seroit suivie nécessairement de deux autres morts; elle rappelle, si je puis le dire, à son secours, tout le génie de l'amour, car il n'y a point de passion plus féconde en moyens: elle a été, de tout tems, la source des actions les plus courageuses et les plus éclatantes. Après bien des projets différens qu'elle ne tarde pas à rejeter, Agathe s'arrête au dessein d'aller elle-même tomber aux genoux de mon père: elle ne s'occupe donc plus que de l'exécution; convaincue que je m'y opposerois, elle prend un soin extrême de me le cacher; elle profite enfin, pour partir, de l'occasion que lui offroit une dame de sa connaissance qui retournait dans une petite ville de , à quelques lieues de . Elle m'a avoué qu'au moment de me quitter, elle avoit été vingt fois sur le point de se trahir, que même, éloignée à quelque distance de Paris, elle s'étoit senti un désir violent de revenir sur ses pas; elle ne pouvoit s'accoutumer à l'idée de me laisser seul à mes chagrins. L'objet de son voyage, qui étoit de les terminer, lui rendoit la fermeté nécessaire; d'abord elle ne songeoit qu'à la simple démarche d'aller trouver ma famille, et de se déclarer ouvertement pour mon épouse; la dame qui l'accompagnoit, désapprouva fort ce moyen,lui en exposa les inconvéniens, et peut-être les suites fâcheuses qui en pourroient résulter; il falloit donc mettre en oeuvre des ressorts plus adroits, et ménager davantage une entrevue aussi importante, et dont notre sort dépendoit. Cette dame qui aimoit à obliger, eut la bonté de se charger de tout: elle connaissoit assez mon père pour avoir un accès facile dans notre maison; elle conduisit Agathe à , et elles allèrent descendre dans une hôtellerie. Ma femme se jeta, pour ainsi dire, dans les bras de sa bienfaitrice, résolue de suivre aveuglément tout ce qu'elle lui dicteroit. La dame s'empresse de rendre plusieurs visites à mes parens; il se trouva, dirai-je, par un hasard favorable, que ma mère avoit besoin d'une femme-de-chambre. Notre amie conçoit aussitôt une idée, qui, malgré sa singularité, lui sourit; elle n'hésite pas même à l'embrasser: elle propose avec vivacité à mon épouse de saisir cette occasion, c'est-à-dire, de remplacer la femme-de-chambre: Agathe qui n'écoutoit que son amour, et qui n'envisageoit que moi, accepte la proposition avec toute l'impatience que lui donnoit la certitude qu'elle me rendroit heureux. Hélas! Que n'eût point tenté, que n'eût point fait cette femme divine pour hâter d'un seul instant l'époque de mon bonheur! Voilà donc tout ce que j'aimois, tout ce que j'idolâtrois, cet objet qui sans doute méritoit d'être élevé au premier rang, mon épouse enfin, domestique chez mon père, et confondue avec les derniers de sa maison. La dame avoit eu la précaution d'annoncer qu'elle étoit une jeune personne de famille, que son mari avoit laissée enceinte, qu'il étoit mort sans bien, et que sa veuve, réduite par cette perte à une extrême indigence, se trouvoit dans la triste nécessité de servir. De quel effort n'est pas capable l'amour! Il falloit que je fusse aimé autant que je l'étois, pour se maîtriser à ce point. Agathe pour la première fois approchant ma famille, sut commander à sa douleur; ses yeux cependant étoient couverts de larmes, et elle ne pouvoit regarder mon père et ma mère qu'avec une appréhension continuelle de succomber à son émotion. Mariane (c' étoit le nom qu'elle avoit pris dans son nouvel état) cherchoit à se distinguer des autres domestiques, par son zèle et ses attentions; ma famille en répétoit incessamment l'éloge; elle se faisoit même aimer de ses camarades, quoiqu'elle en fût toujours séparée, et qu'elle conservât avec eux une espece de fierté qui sembloit rendre encore sa beauté plus intéressante. Mon père s'aperçoit, un jour, que ses yeux étoient mouillés de pleurs: il en est touché. Marianne, lui dit-il, je m'aperçois, depuis quelque tems, que vous êtes ensevelie dans une profonde tristesse: quelle en peut être la cause? Vous voyez qu'on a pour vous des égards qu'on ne témoigne pas aux autres domestiques; ma femme et moi, nous sommes trop contens de votre service, pour ne pas vous faire oublier la malheureuse situation où vous êtes réduite. Je vous le redis, Marianne: vous êtes la seule de votre condition, pour qui j'aye éprouvé un intérêt si tendre; et vous devez bannir la tristesse, puisque nous aurons soin de votre fortune; nous vous récompenserons.-ah! Monsieur, que vous me connaissez peu, quand vous me parlez de fortune et de récompense! Je suis trop payée de mon service, s'il peut vous être agréable. Croyez, monsieur, qu'il n'y a que le penchant qui puisse me porter à remplir mes devoirs oui, il n'y a que le penchant; mon coeur vous est entièrement dévoué, ainsi qu'à madame; eh! Que ne pouvez-vous tous deux lire au fond de mon âme! Vous sauriez... vous sauriez combien je vous suis attachée! De grâce, monsieur, ne me regardez point comme une domestique; je ne suis point faite pour porter ce nom; je n'en ai point les sentimens... j'étois née, hélas! Pour jouir d'un sort moins humiliant! Agathe laissoit échapper de profonds soupirs; son coeur serré par la douleur la contraignoit de s'arrêter; ses paroles étoient entrecoupées; ses larmes, dont sa beauté empruntoit un nouvel éclat, et ses grâces un nouvel intérêt, couloient en abondance; mon père l'envisageoit attentivement, et plus ses yeux se fixoient sur elle, plus il sentoit redoubler cette émotion qu'il l'agitoit, et qu'il n'attribuoit qu'à la seule pitié. Non, Mariane, reprend-t-il avec attendrissement, non, nous ne vous regarderons jamais comme une domestique; vous êtes une infortunée bien digne de notre compassion, de nos égards; encore une fois, comptez sur nous. Le malheur seul suffiroit pour vous rendre chère à nos yeux. J'oublie que je suis votre maître, Marianne: je veux vous servir de père. De père, interrompt Agathe soupirant, et regardant monsieur de * avec cette tendresse si expressive, qui rend en traits de feu le sentiment! Quoi! Monsieur, il est bien vrai! Vous daigneriez être mon père! L'infortunée Marianne, une femme-de-chambre... seroit votre fille! ... monsieur... que ne puis-je mériter ce nom, le porter... conservez-moi toujours des bontés si précieuses! Ah! Je les préfere... à toutes les récompenses du monde! Voilà ma fortune... mais non, je me rends trop justice. Pardonnez si je m'égare... monsieur... je ne suis qu'une malheureuse femme faite pour servir, pour mourir dans l'infortune, dans l'opprobre et l'ignominie! Oui, je donnerois tout mon sang, ma vie, pour être regardée de vous comme votre fille. Sentoit redoubler cette émotion qui l'agitoit, et qu'il n'attribuoit qu'à la seule pitié. Non, Marianne, reprend-t-il avec attendrissement, non, nous ne vous regarderons jamais comme une domestique; vous êtes une infortunée bien digne de notre compassion, de nos égards; encore une fois, comptez sur nous. Le malheur seul suffiroit pour vous rendre chère à nos yeux. J'oublie que je suis votre maître, Marianne: je veux vous servir de père. De père, interrompt Agathe soupirant, et regardant monsieur de * avec cette tendresse si expressive, qui rend en traits de feu le sentiment! Quoi! Monsieur, il est bien vrai! Vous daigneriez être mon père! L'infortunée Marianne, une femme-de-chambre... seroit votre fille! ... monsieur... que ne puis-je mériter ce nom, le porter... conservez-moi toujours des bontés si précieuses! Ah! Je les préfere... à toutes les récompenses du monde! Voilà ma fortune... mais non, je me rends trop justice. Pardonnez si je m'égare... monsieur... je ne suis qu'une malheureuse femme faite pour servir, pour mourir dans l'infortune, dans l'opprobre et l'ignominie! Oui, je donnerois tout mon sang, ma vie, pour être regardée de vous comme votre fille. à chaque mot que disoit Agathe, c'étoient autant de gémissemens, de larmes, de sanglots; son coeur brûloit d'éclater et de tout dévoiler; elle n'avoit jamais ressenti un pareil trouble; celui de mon père égaloit presque le sien, et son attendrissement augmentoi avec l'intérêt que lui inspiroient les moindres expressions de ma femme. Ma mère les surprend dans cette conversation. Madame, lui dit mon père, je ne saissi nous avons tous deux les mêmes sentimens: mais ce que me fait éprouver Marianne, m'étonne; elle mérite en vérité que nous la distinguions des personnes de son état; elle ne pense ni n'agit en domestique; je viens d'avoir avec elle un entretien qui me la fait estimer encore davantage. Je suis charmée, répond ma mère, que vous pensiez comme moi. Marianne passera le reste de ses jours avec nous, si notre service lui convient. Votre service, madame, interrompt Agathe, d'une voix tremblante! Oui, Marianne, soyez moins affligée: nous adoucirons l'amertume de votre sort, autant qu'il sera en notre pouvoir. Peut-être (se tournant vers mon père) nous consolera-t-elle à son tour de nos malheurs, car, Marianne, dans notre situation, qui sans doute excite votre envie, nous avons aussi nos chagrins, soyez en persuadée, et nous pouvons être encore plus à plaindre que vous.-vous à plaindre, madame, eh! ... quelles seroient donc vos disgrâces, quand il vous seroit facile... d'un mot... monsieur * et mademoiselle sa fille qui vinrent à rentrer, empêchèrent qu'Agathe n'achevât. Tout alloit se découvrir, sans cette visite imprévue: ma femme remit cet éclaircissement à une autre occasion où elle se trouveroit seule avec mon père; elle vouloit le prévenir, avant que ma mère fût instruite, tant elle appréhendoit de rencontrer des obstacles! La tendresse de mes parens pour Marianne redoubloit de jour en jour. L'un et l'autre se faisoient réciproquement observer son exactitude à remplir ses devoirs; tout retentissoit dans la maison de ses louanges: mais ces succès ne satisfaisoient point mon épouse; elle n'aspiroit qu'à découvrir ce grand secret qui sembloit l'accabler, et à saisir le moment favorable où elle pourroit se déclarer à monsieur de . C'étoit-là son unique objet, m'écrivoit-elle: il l'occupoit entièrement; elle sentoit trop quels momens affreux je passois, éloigné de sa vue, et un seul de ces instans lui paroissoit une année de douleurs. Vingt fois, elle étoit allée, le matin, dans le cabinet de mon père, déterminée à se faire connaître, et vingt fois, la crainte de ne pas réussir dans la seule chose qu'elle savoit trop pouvoir assurer notre bonheur, l'avoit retenue, et empêchée de parler: une confusion de pensées différentes l'accabloit; elle rejetoit un moment après le projet qu'elle avoit embrassé avec avidité; elle en imaginoit plusieurs, et elle finissoit par n'en adopter aucun. Un jour qu'Agathe se livroit à sa profonde douleur, et qu'elle pleuroit avec d'autant plus d'amertume qu'elle se croyoit sans témoins, mon père vient la surprendre:-eh, quoi! Toujours des larmes, Marianne! Avez-vous déja oublié ce que nous avons promis? êtes-vous inquiète sur l'avenir? Nous aurons soin de vous et de votre enfant:-ah! Monsieur, que cette innocente créature... soit protégée, aimée de vous et repoussez, haïssez la mère; ôtez-lui, si vous voulez, la vie: mais qu'à ce prix, cet enfant infortuné arrache vos bontés, votre tendresse! Qu'il puisse vous faire oublier quelle fut sa mère, ou plutôt... ah! Monsieur, il sera malheureux, il souffrira: il mourra avec moi: c'est le destin qui nous attend l'un et l'autre; il suffit qu'il soit de mon sang, pour qu'il soit une victime de l'infortune. Marianne, que voulez-vous dire, interrompt monsieur de *? Et pourquoi vous rappeler incessamment vos malheurs? Quand le présent seul devroit être sous vos yeux, vous les détournez toujours sur un passé qui vous afflige. Marianne, il faut ployer sous le joug des événemens; je vous donne un conseil, que moi-même j'ai suivi. Parlez donc: que faut-il faire pour vous rendre la tranquillité?-eh! Monsieur, puis-je être tranquille... lorsque d'autres qui me sont chers... qui me sont chers sans doute plus que moi-même, ont éprouvé le comble des disgrâces, lorsqu'un époux! ...-votre époux! Vos larmes lui rendront-elles la vie? Ah! S'écrie Agathe toute en pleurs, peut-être sa mort me toucheroit-elle moins... monsieur... vous êtes mon unique appui, mon protecteur: pardonnez-moi, si je vous ai fait un mystère... mon époux est vivant; il respire... pour être accablé des plus grands revers, pour être enseveli dans une misère horrible, humiliante... prêt à chaque instant à succomber, à mourir... condamnerez-vous mes larmes, et puis-je assez en répandre?-votre époux est vivant! Et... qui peut vous avoir obligée à dire qu'il étoit mort? Qu'il vienne ici! Qu'il paraisse! Il est sûr de trouver en moi un coeur sensible à ses infortunes; nous saurons les réparer. Sans doute, Marianne, il pense comme vous? Il a votre coeur, vos sentimens? Nous l'aimerons. Vous l'aimerez, reprend vivement Agathe, en regardant monsieur de , avec des yeux qui auroient porté l'attendrissement au fond des âmes les plus dénaturêes! Vous l'aimerez! Non, monsieur, non... vous ne l'aimerez point; vous le haïrez! Vous le repousserez! Et c'est-là le comble de sa misère? Voilà les coups dont il expirera à vos pieds! C'est-là ce qui, jusqu'à présent, m'a fait vous dire qu'il étoit mort... hélas! S'il n'étoit plus, il seroit moins à plaindre! -je le haïrois! Eh! Pourquoi le haïrois-je, moi qui suis l'ami de tous les infortunés, qui voudrois en être le consolateur, le bienfaiteur? ... est-ce à vous, Marianne, à douter de ma sensibilité? Je n'en doute point, monsieur: mais... je craindrois... oui, ce malheureux vous paraîtroit indigne de votre compassion: il a des torts à se reprocher, des fautes... il est coupable... c'est... c'est un fils enfin qui a contracté un engagement sans l'aveu de sa famille... vous vous troublez, monsieur! ... je n'avois que trop prévu ce trouble... ce refroidissement... je sais qu'en vous mettant cette image sous les yeux, je vous rappelle... mon mari vous retrace...-ah! Marianne, Marianne, je vous entends! Gardez-vous... ne me parlez jamais de ce fils qui s'est attiré mon indignation; il la mérite... que ne puis-je l'oublier!-l' oublier, monsieur!-sais-tu tous les chagrins qu'il m'a causés? Les connois-tu? Et... tu parles de tes peines!-oui, ses malheurs sont parvenus jusqu'à moi; et où pourroient-ils être ignorés? Quels coeurs ne les partagent? De quels yeux n'a-t-il pas fait couler des larmes? C'est l'amour, c'est cette funeste passion qui est la source de toutes ses disgrâces. N'auriez-vous donc jamais aimé, vous qui avez une âme si sensible, si compatissante, vous qui m'avez plainte, qui cherchez à me consoler, à me rendre heureuse, quoique je sois à-peine connue de vous? ... faut-il, monsieur, vous faire un aveu sincère? Vous demandez si je connois monsieur votre fils? Eh! ... qui le connait mieux que-moi? Apprenez donc qu'il honore de son amitié mon mari; les malheureux sont faits pour se chercher, pour s'unir par la liaison la plus intime; ce sont des espèces de parens qui aiment à se rapprocher...-Marianne... tu connois ce fils si coupable? ... il traîne une malheureuse destinée!-plongé dans la douleur, dans la douleur la plus vive, il vous respecte, il vous chérit encore, au moment qu'il va perdre la vie.-que dis-tu? ...-oui, accablé de tous les malheurs, expirant dans les horreurs de l'indigence, il ne sent, il ne regrette que la perte de votre tendresse; c'est la seule disgrâce avec laquelle il ne se familiarise point; elle est toujours nouvelle, toujours sensible pour son âme que la continuation et l'habitude du malheur devroient avoir endurcie, " mon père (disoit-il encore, quelques jours avant que je partisse pour cette province), peut redoubler contre moi ses persécutions: il me sera toujours cher. Hélas! Que ne puis-je m'aller jeter à ses pieds, les embrasser, les arroser de mes pleurs! S'il voyoit l'état où je suis réduit! S'il me voyoit prêt à manquer de ces secours dont n'ont pas besoin les derniers des hommes, pourroit-il ètre inaccessible du-moins à la pitié? Me le refuseroit-il, ce sentiment que l'on accorde même aux animaux qui souffrent? Auroit-il enfin la dureté de ne me point pardonner une faute que j'ai expiée, si en effet je suis coupable, par le comble de toutes les peines? Il est un terme prescrit à la rigueur des loix: elles se désarment en faveur des plus grands criminels, et mon père m'accablera toujours de son ressentiment, me poursuivra toujours! N'est-il point satisfait? Il m'a déshérité; il m'a ôté ma charge; je suis déshonoré; j'ai perdu l'amitié paternelle: que manque-t-il à mes revers? La mort; je la sens qui s'approche, et assurément c'est mon unique consolation. Je mourrai donc sans avoir vu mon père, sans avoir embrassé ses genoux, sans qu'il m'ait pardonné, sans qu'il ait reçu les derniers soupirs de cette vie que je lui dois; et que je voudrois lui sacrifier " ! ... que vois-je, monsieur?-des larmes, Marianne, des larmes... on ne résiste point à la nature... il faut cependant les repousser.-ah! Laissez-les couler ces pleurs, monsieur! Laissez-moi jouir d'un spectacle si doux! Monsieur de * auroit enfin les entrailles de père! Il s'attendriroit sur le sort de son malheureux fils! ... monsieur... ouvrez-lui vos bras; il est impatient de s'y précipiter... vos pleurs redoublent! Vous l'aimez donc encore!-si je l'aime, Marianne! ...-vous pourrez lui pardonner, lui rendre votre coeur! Dois-je espérer... ah! Marianne, s'écrie mon père, de quels traits tu viens de me frapper! Oui, je consens... je ne puis m'y refuser... je suis prêt à pardonner à ce fils si criminel: mais je lui impose une loi: qu'il renonce à son indigne passion; qu'il ne s'obstine pas à demeurer lié par les noeuds d'un mariage que j'ai désavoué; qu'une comédienne, qu'Agathe enfin cesse d'être sa femme... qu'avez-vous, Marianne? Vous trouveriez-vous mal? Ce n'est rien, monsieur (reprend mon épouse, en rappellant sa fermeté, et recueillant toutes les forces de son âme qui sembloit l'avoir abandonnée, à ce mot de comédienne), excusez mon trouble... mais... monsieur... connaissez-vous bien cette Agathe qui n'est que l'objet de vos mépris, de votre haine? L'avez-vous jamais vue? Savez-vous qui elle est, quels sont ses sentimens, ses malheurs enfin? ...-non, je ne l'ai jamais vue, et... je ne veux jamais la voir; tout ce que je sais, c'est qu'elle est fille de comédien, qu'elle-même a été comédienne, qu'en un mot une telle alliance ne peut qu'être déshonorante pour notre famille. Chaque expression qui échappoit à monsieur de , portoit la désolation dans le sein de ma femme; elle mouroit; elle renaissoit; ses pleurs, qu'elle s'obstinoit à retenir, rentroient jusqu'au fond de son coeur; à chaque minute, elle étoit sur le point de tomber aux pieds de monsieur de , et d'y expirer. Quoi! Dit-elle du ton même de la tendresse et de la douleur réunies ensemble, vous ne voulez jamais voir cette malheureuse Agathe! Vous lui refuserez toujours le nom de votre fille! Ah! Monsieur, j'ose le croire: si elle vous étoit connue; vous prendriez d'autres sentimens; oui, vous cesseriez d'être inflexible, et j'ajouterai, prévenu à son égard. Il est vrai... il est vrai qu'elle est fille de comédien, qu'elle a été comédienne... et voilà donc tous ses crimes; car elle n'en a point commis d'autres à vos yeux! Je ne vous dirai pas qu'un esprit tel que le vôtre devroit être dégagé de ces préjugés absurdes et cruels, qui ne sont faits que pour les âmes vulgaires; que la vertu est en-effet le seul titre, le seul rang honorable; qu'il n'y a point d'état avilissant, dès qu'on y conserve les sentimens d'honneur, de probité, la sagesse des moeurs, la régularité de la conduite... ignorez vous, monsieur, que la famille d'Agathe est peut-être aussi distinguée que la vôtre; que c'est le malheur seul qui a pu forcer son père à monter sur le théâtre? ... vous n'avez jamais connu le malheur: vous n'avez jamais senti à quelles extrémités il peut nous réduire; il y a bien peu d'infortunés qui ne méritent d'être plaints... ah! Monsieur, puissiez-vous toujours la méconnaître cette nécessité cruelle qui maîtrise souvent jusqu'à nos vertus! C'est cependant l'unique cause de l'humiliation où le père d'Agathe, et Agathe elle-même ont été obligés de descendre. Oui, elle a essuyé le malheur d'être comédienne, et elle ne prétend pas le cacher: mais a-t-elle pris avec ce nom, cette bassesse de moeurs qui seule est capable de jeter de l'avilissement sur cet état, et a-t-on quelque reproche à lui faire pour ce qui lui est personnel? La calomnie même a été forcée de la respecter. Cette vertu qu'elle a fait éclater pour expier, en quelque sorte, sa profession, cette vertu plus que quelques faibles agrémens qu'elle a reçus de la nature, a pu inspirer à monsieur votre fils, un amour qui les rend aujourd'hui tous deux coupables, tous deux infortunés. S'ils ont commis une faute, hélas! Ils ne sont que trop punis. On auroit tort de vous le dissimuler: Agathe, dès le moment qu'elle connut monsieur votre fils, ne l'aima pas moins qu'elle en fut aimée; aussi attentive qu'elle l'étoit sur elle-même, elle auroit dû, je l'avoue, avoir plus de force que lui, résister à un penchant qui lui seroit, un jour, si funeste; mais, monsieur, pourriez-vous l'ignorer? L'amour a d'autres yeux que la raison, ou plutôt il n'en a point; il s'aveugle; il ne voit aucun obstacle; l'avenir lui sourit toujours. Si Agathe est blâmable, c'est donc pour avoir été trop sensible. Vous devez savoir cependant qu'elle a fait plus sans doute que sa tendresse et la nature ne lui permettoient: elle a voulu se séparer à jamais de monsieur votre fils, s'arracher à son amour, s'ensevelir dans une retraite: le ciel qui la réservoit à des épreuves plus cruelles, s'est opposé à ce parti: il a voulu qu'elle revit monsieur votre fils, qu'ils s'aimassent encore davantage... malheureuse passion, qui amène toujours l'aveuglement, l'erreur, l'oubli de ses devoirs, la nécessité de courir à sa perte! Enfin Agathe, facile à se laisser tromper, puisqu'elle cherchoit la première à s'abuser, a consenti à devenir l'épouse d'un amant! ... il avoit plus d'empire qu'elle même sur son âme; elle a cru, ainsi que lui, que votre silence n'étoit qu'un aveu tacite, un secret consentement; ils ont cédé à ce funeste amour; ils ont été liés par des noeuds dont Dieu est le témoin et le garant, et qu'il n'y a que lui seul qui puisse rompre; et cependant vous voulez les briser ces liens sacrés! Ils paraissent même rompus aux yeux des hommes!Et peuvent-ils le paraître, quand la justice, l'humanité crient au fond de tous les coeurs, réclament leurs droits, prennent la défense de ce mariage qu'on veut couvrir d'opprobre et d'infamie? J'ose prendre la liberté de vous interroger; daignez m'ouvrir votre coeur: êtes vous bien persuadé, bien convaincu, que selon l'équité, la nature, la vérité, cette union soit condamnable; que ces liens puissent jamais se dénouer? Non, vous ne le pensez pas; vous aimez trop la justice; vous avez donné trop d'exemples de cet esprit d'intégrité qui vous anime, pour qu'à ce point vous vous en imposiez à vous-même. Je pénètre vos raisons: ce nom de comédienne, une fille sans fortune, voilà ce qui vous fait hautement vous armer contre un engagement, qu'au fond de votre âme, vous êtes forcé d'approuver... hélas! Monsieur, voyez, connaissez cette Agathe: elle n'est plus comédienne; si c'est une flétrissure, elle ne l'a que trop effacée par une conduite soutenue; elle est l'épouse de votre fils; elle est votre fille; elle va bientôt mettre au jour un enfant... un enfant qui est de votre sang; elle n'a aucun bien que ses vertus, ses malheurs, son amour pour son mari, son respect, sa tendresse,sa soumission pour le père de cet époux qui lui est si cher; elle vous aime enfin, et brûle de venir avec monsieur votre fils se précipiter à vos pieds... monsieur, serez-vous assez barbare pour la rejeter de votre sein? Elle ne demande qu'à mourir avec le nom de votre fille; encore une fois, ôtez-lui la vie, elle y consent, oui, elle y consent; mais qu'au prix de sa mort, elle rachette le déshonneur qui va couvrir le fruit malheureux de son amour! Que cette innocente créature, qui vous appartiendra, puisse porter votre nom! Soyez-en assuré, monsieur: Agathe ne vous demande plus rien pour elle; elle ne voudroit exciter votre compassion, je ne dirai pas votre tendresse, que pour ce misérable enfant à qui l'existence sera un fardeau, un supplice éternel... eh! Le souffrirez-vous? Puniriez-vous votre fils, et une malheureuse femme jusques dans cette troisième victime? Eh bien! Agathe... va paraître à vos yeux: il faudra lui arracher la vie, avant qu'elle la donne à cet être infortuné qui ne verroit le jour que pour le détester; vous immolerez des mêmes coups et l'enfant et la mère; vous consommerez votre ouvrage; jusqu'au bout vous cesserez d'être père...vous ne me répondez point? ... la source de vos pleurs vient de se rouvrir! Je lis dans vos yeux l'attendrissement... vous voulez pardonner à votre fils: vous sentez-vous capable d'accorder le même pardon à cette femme si digne de pitié? Sera-t-elle enfin votre fille, de votre aveu? Ah! Je vous demande, j'implore cette grâce à genoux; je lui ferai savoir son bonheur... elle en mourra de joie; elle viendra, elle accourrera inonder vos pieds de ses larmes... Marianne, Marianne, s'écrie mon père, tout baigné de pleurs, qu'exiges-tu? Que veux-tu? Quel est ton empire! Que tu as de pouvoir sur mon coeur! Ah! ... si Agathe te ressembloit! Si elle avoit tes sentimens...-oui, sans doute, elle pense comme moi, elle vous aime, elle vous aime, elle vous sera soumise, elle vous adorera toute sa vie...-eh bien! Apprends lui... elle peut venir... elle peut paraître... qu'elle sache... que je lui pardonne... que je consens...-vous lui pardonneriez... vous accorderiez votre aveu à son mariage... vous voulez bien la reconnaître pour votre fille! ...-je te l'ai promis...-ah! Mon père, mon père! ... Agathe est à vos pieds.-Agathe, s'écrie monsieur de *! Elle étoit prosternée devant lui, arrosant ses mains de ses larmes; il se baissoit pour l'embrasser, et confondoit ses pleurs avec les siens; ils ne pouvoient parler; il n'échappoit à ma femme que ces mots: ô mon père... j'expire de tendresse... de joie... quoi! Je suis votre fille! Quoi! Vous daignez m'aimer! ô père adorable! ... oui, lui répondit monsieur de * d'une voix entrecoupée de sanglots: vous êtes ma fille, ma chère fille... mon fils retrouvera son père... j'ai peine à respirer... l'excès du sentiment m'accable! Mon âme ne peut suffire à ses transports! Relevez-vous, ma fille... embrassez-moi... oh! Qu'avec plaisir je trouve Agathe dans Marianne! Non, je ne me releverai point, poursuit mon épouse, en versant un torrent de larmes: laissez-moi, mon père, à vos genoux: c'est la seule situation qui me convienne. Il est donc vrai que vous m'appellez du doux nom de votre fille, que vous daignez être mon père! ... ah! Souffrez qu'Agathe conserve toujours les droits de Marianne, qu'elle vous serve, qu'elle soit votre domestique! Eh! Peut-on s'abaisser, lorsqu'on sert ce que l'on aime? C'est pour moi le premier des rangs, des honneurs... je vais me hâter de faire part de cette heureuse nouvelle à mon époux... il attend... vous allez le revoir... mon père, il en mourra de plaisir! Mais il faut que vous me présentiez à madame... à ma mère; aura-t-elle vos sentimens, vos bontés? Daignera-t-elle, comme vous, me reconnaître pour sa fille?-eh! Quel coeur Agathe ne dompteroit-elle pas? En peux-tu douter, ma chère fille? Va: elle t'aimera; toute ma famille prendra mon âme. Agathe étoit toujours aux pieds de mon père, qui la serroit entre ses bras, et l'arrosoit de ses pleurs; ma mère vient à entrer: elle demeure interdite. Approchez, madame, lui dit monsieur de * au milieu des sanglots... venez... vous voyez votre fille... Agathe... Agathe est devant vos yeux. Marianne, Agathe, s'écrie ma mère! Qu'entends-je! Elle oseroit s'offrir à notre vue? ô Dieu! Aussitôt madame de * tombe dans un fauteuil, comme accablée d'étonnement et d'indignation. Sur le-champ ma femme l'y suit toute en larmes, ou plutôt se traîne jusqu'à ses pieds: ma mère fait un effort pour la repousser: satisfaites votre ressentiment, madame, lui dit mon épouse: foulez-moi à vos pieds; ôtez-moi la vie; déchirez-moi le sein, ce sein qui renferme une créature infortunée... elle n'aspire à voir le jour que pour implorer mon pardonet le sien. Oui, je suis cette malheureuse que, jusqu'ici, vous avez accablée de votre haine, et qui ne l'a point méritée; non, madame, elle ne l'a point méritée. Vous avez daigné aimer Marianne: pourriez-vous haïr Agathe? Eh! De quoi donc est elle criminelle? ... mais vous n'avez pas seulement la bonté de tourner les yeux sur moi... vous voulez fuir mes regards... vous ne me quitterez point que vous ne m'ayez arraché la vie... je vais... je m'opposerai, madame, à votre passage; il faut... que vous marchiez sur mon corps tout sanglant, que vous étouffiez dans mon flanc cette innocente victime, qui, ainsi que moi, vous pardonnera les coups dont vous la frapperez... c'est votre sang, madame, que vous répandrez... vous vous troublez! ... le sentiment! ... n'hésitez pas, n'hésitez pas: cédez lui, à ce sentiment qui vous sollicite en ma faveur. Si vous refusez d'être ma mère, il n'y a point à choisir. Puisque mes larmes, puisque celles de monsieur... de mon père, ne peuvent vous émouvoir... qui vous arrête? ... osez... percez mon coeur, rempli pour vous de la tendresse la plus vive; immolez la fille la plus soumise... vos regards s'attachent sur moi! Eh bien! Daignerez-vous... serez-vous ma mère? Je suis prête à vous consacrer ma vie pour mériter ce nom; accordez-moi encore quelques jours: que du-moins je puisse donner la naissance à cette innocente créature qui ne vivra que pour vous aimer, pour vous adorer... la nature, la nature ne reprendroit pas ses droits sur votre coeur? Madame! ... ne combattez point... laissez-vous toucher... pourriez-vous résister, ajoute mon père? Il est tems, madame, de leur pardonner; le sentiment, la religion, tout nous le commande: imitez-moi: n'écoutons que la sensibilité: n'envisageons plus dans Agathe que notre fille; rouvrons nos bras à ce malheureux fils. Est-il possible, s'écrie ma mère? Marianne, vous m'avez trompée, vous m'avez trompée! Vous êtes Agathe? Oui, reprend mon épouse, je suis cette femme malheureuse qui, depuis tant de tems, meurt de douleur de ne pouvoir vous fléchir. Je vous le répète, je vous en conjure par l'humanité, par ce ciel qu'on désarme à force de prières et de pleurs, accordez-moi le nom de votre fille: j'ai peu de jours à vivre; l'infortunée Agathe bientôt ne sera plus, et vous délivrera d'une vie odieuse; elle rendra, par sa mort, à monsieur votre fils, la liberté de faire un choix plus digne de vous; confirmez seulement mon état, pour que mon enfant n'ait pas à me reprocher sa naissance. Vous êtes mère, madame, et il vous est aisé de vous remplir de ma situation; ensuite vous m'accablerez, s'il se peut, davantage; vous me priverez de la liberté, du jour: à ce prix, je suis prête à souscrire à tout. Me le refuserez-vous ce bienfait, que j'ose attendre de votre compassion? Parlez, j'ai un père: aurai-je une mère? Oui, vous en avez une, dit madame de , en laissant couler une abondance de larmes qu'elle s'étoit efforcée d'arrêter; la nature l'emporte. Oublions Marianne, et Agathe; je ne vois plus, je n'embrasse plus que ma fille... où est mon fils? Qu'il apprenne que nous lui rendons toute notre tendresse! Agathe étoit tantôt aux genoux de ma mère, tantôt à ceux de mon père; elle les serroit, les pressoit contre sa bouche tour-à-tour; ils pleuroient tous trois. Je suis au comble de mes voeux, s'écrie mon épouse! Tous nos malheurs sont finis. Vous nous avez pardonné. Vous allez nous aimer, et c'est de votre aveu que nous goûterons les douceurs de l'union la plus chère; notre enfant va devenir le vôtre; nous serons trois coeurs pénétrés pour vous de la plus vive reconnaissance, du plus tendre amour; une seconde fois vous donnez la vie à votre fils; il va vous être attaché par de nouveaux noeuds; vous l'avez déshérité: il ne redemandoit que la tendresse de ses parens; elle lui est rendue: il possède tous les biens... hélas! Faut-il qu'il reste un moment, sans savoir quel bonheur lui est préparé! Ils ne pouvoient se séparer d'Agathe; elle étoit dans leurs bras; ils la pressoient contre leur sein, et la source de leurs larmes, de ces larmes délicieuses que fait couler l'excès, le ravissement de la sensibilité, étoit inépuisable; mon père, sur-tout, faisoit mille questions à ma femme:-il est donc bien malheureux? Et... il m'a aimé toujours? -jamais, jamais vous n'êtes sorti de son coeur: il se plaignoit de son infortune, sans laisser échapper le moindre murmure contre vous.-il est vrai qu'il a eu toujours un excellent naturel; c'est le feu des passions... mais n'en parlons plus, n'en parlons plus... tu es ma fille; tout sera réparé; je veux qu'il oublie ses chagrins... qu'il me pardonne à son tour... ah! Mon fils, mon fils! Ma femme étoit dans l'enchantement; je reçois d'elle ce billet: " je ne puis t'écrire que deux mots: tu es le plus heureux des hommes. Fais toute la diligence possible pour arriver à ; ne perds pas un instant, une minute; tu te rendras chez Monsieur *: c'est encore un nouveau soutien que nous avons acquis. Je t'attends, mon tendre ami, avec une impatience inexprimable. Songe que chaque moment de retard, sont autant de coups mortels pour ta fidelle épouse. Je t'embrasse. " je ne tenterai pas de vous rendre les transports que j'éprouvai à la lecture de cette lettre; je comprenois bien qu'il s'agissoit de ma réconciliation avec mon père, mais je n'eusse jamais imaginé que mon bonheur fût aussi avancé. Je m'empressai de me mettre en chemin. Je fus bientôt arrivé à *; je brûlois de voir Agathe: je vole chez Monsieur , comme elle me l'avoit indiqué; elle ne tarda pas à s'y rendre: je l'entends qui demande où je suis; je l'aperçois; je cours me précipiter dans ses bras; l'excès du sentiment, mon ravissement étouffoient ma voix; je ne pouvois qu'arroser ma femme de mes larmes, l'accabler de mes baisers; toute mon âme étoit enivrée du plaisir de me retrouver auprès de ma chère Agathe. Je te revois donc, me dit-elle, avec tout le transport de la tendresse! Je te revois, cher époux! Enfin, mon ami, nos malheurs sont cessés! Nous sommes... au comble de la félicité; je n'ai point voulu te l'écrire: je me suis réservé le plaisir de te l'apprendre de ma propre bouche: ton père sait qui je suis; il m'a reconnue pour sa fille; notre mariage est confirmé; il te pardonne; il t'aime toujours; il veut te voir, nous rendre heureux... et ta mère a pour nous le même coeur. Il faut que tu viennes embrasser leurs genoux... dès ce moment...-arrête, ma chère amie... mon père... ma mère... mes sens ont peine à suffire à ma joie... quoi! Je vais revoir mon père! Il me rend son amitié! Il approuve notre mariage! Il nous reconnaît... notre enfant...-sera le sien.-Agathe... Agathe... un instant... je ne sais si j'aurai la force de marcher... quel excès de bonheur, et quel changement prodigieux! ô ciel! C'est un de tes miracles! ... j'en mourrai... laisse-moi... laisse-moi... un moment... mon âme ne peut soutenir cette révolution... est-il possible! Mes parens... je vais me jeter dans leurs bras!En effet on n'avoit jamais passé avec tant de rapidité du fond de l'abîme même du malheur, au plus haut degré du bonheur. J'aurois pu me comparer à un mort, qui seroit étonné de recevoir tout-à-coup la vie; je réunissois les extrémités. Non, mon ami, s'écrie Agathe, je ne te donnerai pas un instant. Tu ne saurois trop tôt voler dans leur sein; après cette entrevue, je t'apprendrai quels moyens j'ai employés pour venir à bout de mon projet. Il suffit présentement de te dire que tout ceci est l'ouvrage de l'amour, que c'est moi qui ai désarmé ton père, ta mère, qui te fais rentrer dans leurs coeurs. Laisse-moi goûter la satisfaction de me dire à moi-même, que mon époux m'est redevable d'un changement si heureux. Mais c'est trop différer... allons, suis mes pas; je te conduirai à leurs pieds; ils t'attendent, ils t'attendent pour t'embrasser.-faisons donc un effort: volons, ma chère Agathe... nous n'arriverons point assez-tôt... tu me prêteras ton bras. Dieu! Quelle est ma joie! Dieu! Que de grâces j'ai à vous rendre! Arrêtez... demeurez... où courez-vous, malheureux, nous dit un homme dont le visage effrayé nous glaça d'effroi, et que nous reconnûmes pour l'étranger, ami de mon père,que nous avions vu à Paris! N'allez pas plus loin; gardez-vous, gardez-vous de vous rendre chez vos parens: tout est changé; vous êtes perdu, monsieur: votre famille a tout appris; on a inspiré à votre père, et sur-tout à votre mère, des sentimens bien différens de ceux où votre femme les avoit laissés... en un mot, il y a tout à craindre pour vous. Sachez... on est sur le point de vous arrêter. Fuyez dans la même voiture qui vous a conduit ici; allez m'attendre à une maison de campagne qui m'appartient, et qui est à quelques lieues de cette ville: un domestique fidèle vous l'indiquera. Je me hâterai de vous aller joindre, et je vous détaillerai les causes de cette affreuse révolution... sur-tout que votre épouse vous suive; ne perdez aucun moment, partez. Eh bien, monsieur! Quel est le malheureux présentement qui peut se comparer à moi? Je restai la bouche entr'ouverte, égaré, stupide. Mon sang s'arrêta dans mon coeur; je n'eus qu'assez de sentiment pour envisager le péril où ma femme étoit exposée; je l'emporte dans mes bras jusqu'à ma chaise; elle étoit évanouie; on me rendit bientôt le même service: on me traîna jusqu'à la voiture; et je me trouvai à la maison de campagne indiquée,sans m'être aperçu comment j'y étois arrivé, et quelle route nous avions prise. à quel horrible réveil mon esprit fut-il rendu! Mes premiers regards tombent sur Agathe, qui étoit toujours sans mouvement, et environnée des ombres de la mort; je sens cependant palpiter son coeur sous le mien; je l'appelle; je m'écrie; ses yeux se rouvrent; sa vue enfin se fixe sur moi; l'étonnement, la douleur, le désespoir éclatoient à-la-fois sur son visage; elle vouloit me parler: il sembloit que toute son âme fût sur le bord de ses lèvres, et y restât attachée avec la voix: quelle image pour un époux! Je romps le premier ce silence effrayant:-Agathe... Agathe! Où sommes-nous? Vivons-nous encore? Est-ce le jour que nous revoyons? Ne sommes-nous pas écrasés de la foudre? Est-ce moi qui respire, qui parle, qui attache ses regards sur toi! Que nous est-il arrivé? C'est un songe... un songe affreux! ... (je reste quelque tems sans poursuivre. Je reprends): hélas! Notre malheur n'est que trop réel! Je m'efforcerois en vain d'en douter... notre destinée, notre épouvantable destinée... elle ne s'est point démentie. Agathe, ton amour t'a abusée: mon père... il ne vouloit point me pardonner; non, il ne vouloit point rouvrir son sein à son malheureux fils! Tu en as trop cru le désir de terminer nos malheurs! S'il étoit vrai qu'il eût été dans ce dessein, son coeur auroit-il sitôt repris son endurcissement? Se dépouille-t-on, en un moment, de ces sentimens d'humanité, de compassion, de tendresse dont tu me vantois le retour? Oui, l'amour t'a trompée! L'amour t'a trompée! Dans quel abîme sommes nous précipités! Je n'en puis revenir, s'écrie ma femme! Je m'interroge, je me demande à moi-même si tout ce que je vois, ce que j'entends, est une réalité... mon ami, je ne m'étois point abusée: votre père étoit le mien; il vous attendoit pour vous pardonner, pour vous embrasser; il vous aimoit. Après tout ce qu'il m'a dit, les larmes qu'il a versées... il n'est pas possible que son âme ait changé à ce point! Encore une fois, c'est vous, cher époux, à qui l'on en a imposé: votre père, je n'en saurois douter, est le même que je l'ai laissé. Croyez-moi: retournons à *; je vous réponds de tout: assurément on vous a allarmé sur des soupçons qui ne peuvent être que des chimères absurdes. Je le répéte: le coeur ne sauroit changer à ce point!-ah! Ma chère Agathe, que tu connais peu les hommes, et jusqu'où ils portent leur faiblesse! Tu veux retourner à *? Tu veux donc que je te conduise à la mort! Hélas! Ne pouvons-nous plutôt nous exiler du sein de l'univers, nous transporter dans un autre monde, dans une terre où il n'y ait que nous seuls d'habitans! Comment me rassurer? Juge de mon horrible situation: il y a des momens où je me crains moi-même. Agathe, il n'est que trop vrai: tu auras touché mon père; tu l'auras attendri sur notre déplorable sort; tu lui auras donné ton âme; tu auras pu même triompher de ma mère: mais une famille entière conjurée à ma perte, que sais-je? Un génie persécuteur, car je crois... je me crée des fantômes qui me poursuivent, leur aura arraché cette âme si tendre, si généreuse, que tu leur avois prêtée; ils tenoient de toi tous ces mouvemens qui leur parloient, qui les décidoient en ma faveur, ils ont repris leur haine, leur animosité. Agathe, je n'ai plus de père! Je n'ai plus de mère, plus de parens, plus d'amis! Oui, je n'envisage autour de moi qu'une foule acharnée d'ennemis, de cruels assassins; le monde entier est armé contre ton misérable époux, m'accable, m'anéantit. Il ne me reste plus que d'être abandonné, que d'être haï d'Agathe! Ah! Me dit cette femme charmante, en se jetant dans mes bras, et me baignant de ses pleurs, malheureux plus que jamais, vous êtes plus que jamais aimé: c'est le coeur d'Agathe qui ne changera point: il sera toujours tout à son amant, à son époux, à un infortuné qui, chaque jour, lui devient plus cher. Elle me raconte quel stratagême elle avoit employé pour pénétrer jusqu'à Monsieur De , pour lui parler de son fils, et se déclarer. Chaque mot, en augmentant ma douleur, enflammoit ma tendresse. En-effet, se réduire, s'abaisser jusqu'à servir, à être domestique: n'est-ce pas le comble de la générosité et de l'amour? Non, il n'y a que l'amour qui soit capable de ces actions héroïques! Et je n'adorerois pas mon épouse! Je ne la regarderois pas comme une divinité! Jamais, jamais mon estime, ma tendresse, ma vénération ne pourront éclater à mon gré; je me reprocherai toujours à moi-même que je ne l'aime point encore assez. Il ne peut y avoir d'excès dans mes sentimens, et si j'idolâtre Agathe, quelle idolâtrie est plus pardonnable! Ma femme doutoit toujours: elle ne pouvoit croire que mon père eût changé si promptement de façon de penser, qu'il eût repris, en un mot, sa rigueur, ou plutôt son inhumanité. Le maître de la maison arrive: nos âmes, en quelque sorte, sont suspendues après lui:-eh bien! Eh bien! Faut-il renoncer absolument à cet espoir qui m'avoit tant séduit? Je ne verrai point mes parens? ...-les voir! Hâtez-vous de vous dérober à leur poursuite. Je vais vous raconter jusqu'aux moindres détails, ce qui a pu occasionner un changement si prompt et si funeste! Il s'adresse d'abord à moi: vous savez que toutes les vertus poussées à un certain excès, approchent des vices, et en produisent souvent les effets pernicieux: la dévotion de madame votre mère, porte un caractère de dureté que n'a point la piété véritable; un Dieu vengeur est l'objet de son culte, plutôt qu'un Dieu qui pardonne et qui aime. Elle s'est pénétrée de ces maximes attrabilaires que nous débitent quelques esprits chagrins, dont le but est de tourmenter la nature, et de nous montrer la religion toujours ennemie sombre de l'humanité, et implacable dans ses ressentimens. Deux ecclésiastiques, depuis long-tems, fréquentent votre maison: l'un qu'on appelle Audoin,affiche la morale la plus sévère; il prétend qu'il n'y a point de petites fautes, qu'on ne sauroit trop punir les faiblesses humaines qu'il traite de crimes que le repentir le plus sincère n'expie point, à moins qu'on n'ait une vocation déterminée du ciel. Cet homme se plaît à effrayer les consciences; il a un empire absolu sur madame votre mère; je le crois même chargé de sa direction; tout tremble devant lui, dans *; on veut qu'en son particulier il soit moins austère, qu'il ne se refuse rien des douceurs de la vie; on l'accuse même d'aimer à dominer, et d'avoir un amour-propre qui ne s'accommode pas avec celui des autres. Limbert est le nom de son antagoniste. Celui-ci nous peint la religion comme Fénélon nous en auroit tracé l'image: il la représente telle qu'une mère tendre, toujours prête à rouvrir son sein à ses enfans dès qu'ils y reviennent; il soutient que la bonté est le premier attribut de Dieu, qu'il n'est point d'égaremens, d'attentats même qu'il ne pardonne, quand un heureux remords se fait sentir. D'ailleurs, Limbert est un modèle de bienfaisance; il distribue aux pauvres le peu de bien qu'il possède, et avec beaucoup de talens et de connaissances; il est d'une modestie extrême; on diroit que la vertu même s'exprime par sa bouche; ses conversations sont si touchantes, qu'il pénètre d'amour pour la divinité. Ces deux hommes se sont trouvés chez vos parens, au moment qu'on annonçoit votre arrivée. Audoin a répandu sur vous la bile la plus âcre: il s'est échauffé d'une sainte fureur, s'est armé de plusieurs passages de l'écriture, dont il a détourné le sens en faveur de ses déclamations foudroyantes; votre mariage, sur-tout, l'irritoit; il a fini sa longue diatribe, par menacer de la colère du ciel madame votre mère, si elle avoit la faiblesse de vous pardonner (c' est son expression). En vain Limbert a pris votre parti, s'est appuyé à son tour de l'exemple du divin législateur qui rouvre le sein paternel à l'enfant prodigue: il a établi la religion sur la base de la nature et de la bienfaisance: ses remontrances, ses prières, ses larmes même, car il en a versé sur votre situation; tous les efforts pour ramener vos parens à la tendresse, ont été inutiles: le dévot impitoyable l'a emporté; je le dis avec peine: je soupçonne que votre famille entre pour quelque chose dans ses inspirations. Enfin il étoit décidé qu' on vous arrêteroit l'un et l'autre, et que vous seriez privés de la liberté. Le digne ecclésiastique s'est retiré, en disant tout haut, que ce n'étoit pas là l'esprit de la religion, qu'il étoit affreux d'armer ainsi les pères contre les enfans; il a poussé sa généreuse indignation, jusqu'à faire craindre que Dieu ne s'élevât contre vos persécuteurs; cet honnête-homme m'a plu tellement, que j'ai cru, sans vous blesser, lui pouvoir découvrir votre retraite; et je ne doute pas que, dans peu de momens, vous ne le voyez ici. Voilà, mes amis, quelle est votre fâcheuse position. Si mes sentimens pour vous me donnent le droit de vous conseiller: je vous presse de retourner vîte à Paris, d'y choisir quelqu'asile, où vous soyez à l'abri des recherches. Il faut espérer que, dans la suite, vos affaires prendront une meilleure face; monsieur votre père est moins gouverné par ce fougueux Audoin, que madame votre mère, et il reviendra à la nature; il est si difficile d'étouffer sa voix! Je n'écoutois point ce que me disoit cet homme respectable; je me récriois seulement sur la fausse piété de cet inhumain qui prétendoit servir Dieu, en me fermant le sein paternel:-le barbare! Est-ce ainsi qu'on feroit aimer la religion? Eh! Depuis quand Dieu n'est-il point indulgent? Doit-on trouver la haine et la vengeance au pied des autels? Vous voyez qu'elles n'y sont pas, me répondoit-on: personne n'est plus doux, plus rempli de bonté que ce Limbert, et... le voici qui vient à nous:-je suis charmé, monsieur, que vous ayez acquitté votre promesse: je vous avois annoncé à Monsieur et Madame De . Nos yeux s'attachent sur la figure peut-être la plus noble et la plus intéressante; c'étoit de ces physionomies où se peint le ciel dans toute sa sérénité; Limbert en paraissoit un des plus augustes ministres; il chercha à nous consoler; il fit même luire à nos regards quelques rayons d'espérance, et nous promit d'épier le moment heureux où il lui seroit permis d'avoir une conversation secrette avec mon père. à l'instant que ce modèle des ecclésiastiques prenoit congé de nous; il me fit entendre qu'il avoit quelque chose de particulier à me communiquer: je le suivis dans un appartement où nous étions seuls. Monsieur, me dit-il avec cette politesse qui part de l'âme, je vous demande pardon, si je vous ai enlevé à la société: mais je voulois avoir l'honneur de vous parler sans témoins; je pense que vous me regarderez comme un de vos serviteurs les plus zélés. D'abord ne doutez pas que je ne tente l'impossible pour vous réconcilier avec monsieur votre père; le mariage est un engagement sacré aux yeux du ciel et de la terre: rien ne peut donc vous affranchir du joug que vous vous êtes imposé: vous devez compte de ces noeuds qu'on voudroit briser, à l'enfant qui va naître. Je vous exhorte seulement à ne pas vous lasser de solliciter la tendresse de vos parens. En attendant que je puisse vous être ici de quelqu'utilité, permettez que je vous donne un faible témoignage de mon extrême envie de vous obliger, ou plutôt, c'est moi que vous obligerez: je vous prie d'accepter cette faible somme de cent louis: c'est tout ce que je puis faire; vous me les rendrez aussitot que la fortune vous sera plus favorable, et je ne crois pas l'instant éloigné. (je refusois ce bienfait qui cependant ne m'étoit que trop nécessaire.) si vous me connaissiez, monsieur, vous sentiriez le plaisir que je vous dois; je serois au désespoir de vous avoir humilié; je vous le répète: c'est un prêt que je prends la liberté de vous faire; pour mes intérêts, j'exige un peu d'amitié et de confiance de votre part. Je ne ménageai point les expressions de reconnaissance à l'égard de cet homme bienfaisant; il me promit de me donner souvent de ses nouvelles, et de veiller à tout ce qui seroit relatif à ma famille. Je comblai aussi de mes remercimens le maître du séjour où nous étions, et ma femme et moi, nous reprîmes enfin la route de Paris. à-peine de retour en cette capitale, nous sommes frappés d'un nouveau coup de foudre: car la source du malheur étoit inépuisable pour nous; c'étoit ce vase de maux que les anciens nous représentoient intarissable: nous recevons de monsieur Limbert une lettre qui achevoit de confirmer nos disgrâces: ma femme n'eut donc plus la consolation de s'aveugler sur notre horrible destinée; ce digne organe de la religion et de la bienfaisance nous écrivoit que ma famille étoit plus obstinée que jamais à nous perdre, que la méchanceté avoit le dessus, qu'on avoit obtenu contre nous une lettre de cachet; il finissoit par nous inviter à nous tenir sur nos gardes, et il nous promettoit qu'il ne se lasseroit point de revenir à la charge, et d'employer sa médiation.Voilà donc notre état présent! On veut nous ravir la liberté, le seul bien dont jouissent les malheureux; nous sommes forcés, comme de vils criminels, à nous soustraire à la société; tout nous épouvante, tandis que nous n'avons point de remords à combattre. Nous touchons enfin au moment qu'un troisième infortuné va confondre ses plaintes et ses larmes avec les nôtres. Hélas! Dois-je souhaiter que ce misérable enfant voye le jour? Est-ce à moi, est-ce à moi de goûter les douceurs attachées au nom de père? Je n'ai pour tout bien que l'adversité la plus effrayante. Le malheur: tel est l'héritage que j'ai à laisser à cet enfant, qui sans doute ne vivra que pour me haïr! Pour me haïr! ... grand Dieu! ... eh! Pourroit-il m'aimer? Je ne lui ai donné la vie que pour sentir et partager mes infortunes, et jamais, jamais... il ne m'appellera son père: ce trait m'est réservé! ... un ennemi, un assassin lui auroit-il porté d'autres coups? Qu'est-ce que l'existence qu'il me devra? ... ah! Pardonne, trop malheureuse créature; j'ai tout fait pour te procurer un sort bien différent! Oui, je t'ai donné l'existence; je suis prêt à perdre la mienne, si ma mort peut changer ta destinée:mais, hélas! Je t'offre une vie qui n'est plus à moi: ma douleur, mes chagrins vont bientôt me l'ôter: puisses-tu vivre pour être moins infortuné, pour me plaindre, pour chérir ma mémoire, pour aimer, pour regretter en moi le plus tendre des pères, et le plus malheureux des hommes! J'attends donc la mort avec cette tranquillité, le caractère d'une âme qui tire sa grandeur du sein même de l'infortune; je goûte dans ma misère l'orgueil de pouvoir me dire que je suis le premier, le plus illustre, en quelque sorte, des malheureux; j'ai acquis le droit de haïr les hommes, de me détester moi-même. Si mon coeur s'ouvre encore à quelque impression, ce n'est que pour me pénétrer de toute l'horreur de l'état où je vais, en mourant, laisser mon épouse et mon enfant. ô mon dieu! Puissé-je sur moi seul épuiser toute la rigueur de ma destinée, et emporter avec moi, au tombeau, ce malheur qui semble me poursuivre partout, ce qui s'étend sur tout ce qui m'environne! Je n'ai plus d'amis, plus d'espérance... qu'ai-je dit? Je serois un ingrat, si j'oubliois les services qu'un petit nombre d'hommes sensibles m'a rendus; ne dois-je pas me ressouvenir toujours de vous, du généreux Limbert! J'offenserois la vérité, si je n'acquittois un hommage qui n'est que trop légitime: il est encore sur la terre, une de ces âmes privilégiées, que la divinité semble avoir pris plaisir à former: c'est l'image la plus fidèle, la plus auguste de cette grande âme qui vit de toute éternité, qui entretient tant de mondes, et répand à l'infini ses bienfaits, sans jamais en tarir la source; oui, il est un homme qui de tous les humains, mérite peut-être seul ce nom: au-dessus de tous les rangs et de la splendeur dans laquelle il est né, il s'y dérobe, et cependant il ne pourroit la fuir; ces vertus en reçoivent un nouvel éclat; c'est à ce premier des hommes, à cet ami, ce digne protecteur, ce père commun des infortunés, c'est à ce prince, qui jusqu'ici n'afait connaître sa grandeur que par tout le bien qu'il fait, que je vais adresser mes gémissemens; je porterai à ses pieds mes malheurs et nos larmes: il laissera tomber sur moi un regard de bonté; il daignera adopter cet enfant qui va naître, et qui semble être déjà orphelin; l'état où est réduite ma triste épouse, excitera sa compassion; il conservera enfin leurs déplorables jours, et ils vivront pour lui consacrer ces jours qui lui appartiendront, pour lui vouer une éternelle reconnaissance, pour l'adorer comme leur ange consolateur. Ah! Prince, pourquoi les craindre et les éviter, ces éloges qui vous sont dus? Qu'il est doux de rendre hommage à la grandeur sensible et compatissante! Souffrez que le sentiment, que la vérité aille vous chercher dans l'intérieur de nos temples, aux pieds des autels, pour éclairer vos vertus. Que d'autres aspirent à mériter le nom de héros! Qu'ils ravagent la terre! Vous ne voulez qu'être l'amide l'humanité, lui faire du bien, l'instruire par vos exemples. Eh! Qui, parmi les hommes, approche plus de ce dieu que vous priez pour nous? La valeur, l'intrépidité sont le partage des âmes terrestres; leur récompense est cette gloire mondaine qui fuit comme une ombre passagère devant la gloire réelle et pure: c'est la vôtre, prince, que cet éclat inconnu aux humains, qui s'augmente de la modestie, qui brille constamment sans éblouïr; vous êtes le véritable héros, le vrai philosophe, le vrai chrétien. Pardonnez si j'ai essayé de tracer votre portrait: mais je m'entretiens avec moi-même dans cet ouvrage; c'est, je l'ai dit, l'histoire de mon coeur et de mes sentimens; le monument de ma haine pour ces indignes humains, pour l'univers entier, doit l'être de mon admiration et de ma tendresse pour vous; puisse-t-il être éternel, entretenir la postérité, et de mon indignation, et de ma reconnaissance! Que mes cris parviennent donc jusqu'à vous! Daignez m'ouvrir votre sein, et m'admettre dans cette famille d'infortunés dont vous êtes l'appui! Ou plutôt je ne vous implore que pour ma femme et mon enfant; je sens que je vais succomber sous le poids de ma douleur; ce sont ici mes derniers soupirs: la source de mes larmes va s'épuiser avec ma vie, et mes malheurs vont finir avec elle!


Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Les Époux malheureux ou Histoire de Monsieur et Madame de ***. Les Époux malheureux ou Histoire de Monsieur et Madame de ***. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD41-D