Eusèbe,
Ou les beaux profits de la vertu
DANS LE SIÈCLE OU NOUS VIVONS.
AMSTERDAM
CHEZ LES HÉRITIERS DE MARC MICHEL REY.
1785.
Explication du Frontispice .
Le Vice désigné par un poignard, & des serpens est assis sur un trône, & s'appuie sur le globe. Il tient la vertu enchaînée & appuie un pied sur son épaule. La Fortune debout devant le Vice, lui verse d'une corne d'abondance de l'or, des mitres, des croix, des cordons & tandis qu'un Génie, aux pieds de la vertu secoue tristement un sac dont il ne tombe rien. Auprès de la Vertu on voit la chouette qui traîne les ailes, l'Egide rongée par les rats, & des chaînes, des verges, des haches, des carcans, récompenses fréquentes de la vertu.
[]AVANT-PROPOS
On crie sans cesse aux hommes soyez vertueux ! C'est là dit-on le but de l'éducation, du gouvernement, de la religion. Soyez vertueux !… O hommes méchants quel cas faites-vous donc de cette vertu, & de celui qui la fuit ? n'est-il pas à vos yeux la plus vile des créatures, s'il n'a ni or, ni soldats, ni puissance ? Quel est le pays du monde où l'on ne préfère pas l'or [] à la sagesse, des parchemins à des talens, un vain éclat à un mérite réel ? Prenez l'homme le plus vertueux de la terre, ne lui donnes point d'or & pouffez-le au hazard sur ce globe ; s'il a une ame noble & élevée vous verres ce qu'il deviendra. Prenez l'homme le plus stupide 0 le plus méchant, donnez-lui de l'or, des yeux, des soldats ; & cette rage de destruction que l'on nomme courage ; & bientôt l'univers se prosternera. Prenez le plus vil des scélérats ; faites coudre sur fa poitrine des plaques d'or ou d'argent ; passes lui trois aunes de ruban par dessus l'épaule, & mettes-le à même de piller un peuple ; & vous verres bientôt ce peuple stupide adorer le monstre [] qui le dévore. Partout n'est-ce pas l'intrigue, la bassesse, la vile flatterie, le crime infâme ou le caprice arrogant qui placent à leur gré les hommes sur la roue du fort ? N'est-ce pas la force qui gouverne le monde ? Ne se joue-t-elle pas avec arrogance de la vertu ? n'enchaîne-t-elle pas à son gré la raison ? n'a-t-elle pas élevé devant le palais de la vérité un mur d'airain ?
O hommes ! changes de principes ou de conduite. Si vous voulez qu'on soit vertueux ; estimez la vertu. Vos moeurs, vos gouvernemens, vos religions, vos lois, vos extravagances forment mille tourbillons impétueux qui se jouent de l'homme vertueux, & le rejettent tour à tour .
[]Les méchants diront peut-être que j'ai voulu faire la satyre de la vertu ; mais que m'importent les méchans ? il y a longtems que je ne les crains plus. Les âmes honnêtes verront que j'ai voulu faire la satyre de nos désordres & de nos inconséquences, & je me fais gloire de ce dessein.
[][]EUSÈBE OU LES BEAUX PROFITS DE LA VERTU DANS LE SIÈCLE OU NOUS VIVONS.
CHAPITRE I
Naissance d'Eusèbe.
Eusèbe n'avoit pas une naissance illustre ; car ses aveux n'avoient point volé fur les grands chemins, force des châteaux, brûle des villages, battu des paysans, viole' leurs filles, éventré leurs femmes ; ils n'avoient pas mené des troupes de bandits contre d'autres troupes de bandits pour les exterminer; ils n'avoient pas même joui de l'honneur d'être les ministres ou les confidens des plaisirs secrets d'un Prince. Le père d'Eusèbe étoit un homme obscur & ignoré, un de ces hommes qu'on ne reçoit point dans les bonnes sociétés, avec lesquels les gens à naissance illustre rougiroient de se trouver à table, ou dans la rue, ou à la promenade. Car le père d'Eusèbe n'avoit point d'or, il ne portoit point d'habits de velours ou de soie, il ne se faisoit pas traîner par des animaux, ni suivre par deux grands coquins. Ce n'étoit qu'un honnête homme. Il se nommoit Charles. Maître d'un petit champ que lui avoit laissé son père, il l'avoit vendu pour apprendre la chirurgie, & il exerçoit cet art dans son village & dans les environs. Son coeur l'avoit engagé à choisir cet état ; il aimoit à faire du bien aux malheureux, & il trouvoit un grand plaisir à les soulager dans leurs maux. Après trente ans de travaux, le père d'Eusèbe étoit toujours pauvre. Devient-on riche quand on est bon ! Il tomba malade. Sa maladie fut longue & opiniâtre. Il n'eut d'autres secours que les foins assidus d'une nièce nommée Thérèse qui le servoit depuis dix ans. Au bout de quelques mois il se rétablit. Pénétré des foins de fa nièce, elle devint bien chère, à son coeur ; il n'avoit rien pour lui témoigner sa reconnoissance, il n'avoit que son coeur ; il le lui donna tout entier. La reconnoissance fit éclore l'amour, l'amour éteignit la raison ; &, dans un de ces momens de délire si doux pour les coeurs reconnoissans, Thérèse éprouva, de la part de son oncle, tout ce que Famour & la reconnoissance peuvent inspirer de plus expressif à un oncle sensible qui se porte bien.
Thérèse ne fut pas longtems à s'appercevoir qu'une reconnoissance un peu vive pouvoit [] avoir des suites visibles. Tout le village s'en apperçut aussi. On est scandalisé, on jase, on murmure. Bientôt Monsieur le Curé apprend la chose ; c'étoit un saint homme, il fut révolté de l'horreur du crime. Il court chez le seigneur du village. C'étoit un saint homme aussi. Madame la Comtesse qui aimoit tendrement Mr. le Curé étoit aussi une sainte femme. Tous ces saints personnages sentirent se réveiller dans leur coeur le zèle dévorant du Seigneur ; & ils auroient bien voulu dévorer sur le champ les coupables.
Charles fut cité au tribunal de Mr. le Comte ; il y parut avec confiance, il avoit guéri deux fois Monseigneur d'un mal dont il avoit été attaqué après ses voyages de Paris ; il avoit soulagé secrettement Madame la Comtesse d'un embonpoint incommode qu'elle avoit pris en Fabsence de son mari, & que les prières de Mr. le Curé n'avoient pu dissiper.
Charles fondit en larmes, & avoua fa faute. On lui demanda s'il avoit vingt écus pour payer une diípeníè du Pape fans la quelle on ne pouvoit épouser sa nièce. Charles répondit qu'il n'avoit pas vingt fous. En conséquence on condamna Charles à sortir sous vingt-quatre heures des terres de Mr. le Comte, & Thérèse à être enfermée dans une-maison de force que la piété de Madame la Comtesse avoit fondée [] dans ses terres, pour enfermer les jeunes filles mendiantes & libertines, & les faire filer au profit de la fondatrice.
Charles demanda qu'on lui permît de prendre du moins son enfant, quand Thérèse seroit accouchée ; & le coeur sensible & dévot de Madame la Comtesse ne put lui refuser cette grâce ; parce qu'elle pensa que les enfants qui viennent de naître ne peuvent pas encore filer.
Après ce beau jugement, Mr. le Curé donna le bras à Madame la Comtesse pour la reconduire dans fa chambre, & Mr. le Comte partit pour la chasse au milieu des hurlemens de trente chiens qui l'attendoient à la porte.
Chapitre II.
Éducation d'Eusèbe
Charles eut son enfant, c'étoit Eusèbe. Il l'emporta Hors des terres de Mr. le,Comte, & se retira-dans un hameau où il vécut comme il put avec une vieille femme dont la chèvre fournissoit du lait au petit Eusèbe. Thérèse mourut au bout de quelques tems, de regret d'avoir soigné son oncle pendant sa maladie ; & de désespoir de n'avoir pas eu vingt écus à donner au Pape pour appaiser le Ciel.
[]Cependant Eusèbe grandit ; Charles avoit étudié comme nous l'avons dit ; il avoit quelques livres. Il instruisit Eusèbe. Il lui apprit à lire, à écrire, lui enseigna l'arithmétique, puis l'anatomie & la botanique.
Mais une science bien plus utile qu'il lui enseigna c'est la morale. Il lui apprit que la science & la vertu sont les trésors les plus précieux de l'homme ; que la justice, la vérité, la candeur, la douceur, la bonté nous mènent toujours au bonheur dans cette vie & dans l'autre.
Eusèbe avoit les plus heureuses dispositions. Il profita des leçons de son père. À quinze ans il savoit tout ce que Charles pouvoit lui enseigner. Il étoit doux, humain, sensible, aimant la vérité & jamais le mensonge ne sortoit de sa bouche. Que de titres pour être heureux !
Chapitre III.
Amours d'Eusèbe. Mort de Charles .
La veuve étoit morte, mais elle avoit laissé une fille, une fille charmante. Ursule etoit aussi bonne, aussi douce, aussi vertueuse qu'Eusèbe. Elle avoit été élevée avec Eusèbe, elle étoit de même âge. Ils s'aimèrent. Charles [] vit leur amour, il en frémit. Mes enfans, leur disoit-il, vous vous aimez, je voudrons bien faire votre bonheur, mais il faut de l'argent pour, s'épouser & vous n'en avez point. Quand on ne possède pas de l'argent que les hommes ont façonné, il faut étouffer Famour que la nature fait naître dans le coeur. Faute d'argent & de pain, Ursule fut obligée de quitter le hameau pour aller servir dans une ferme éloignée de quelques lieues. Eusèbe quitta Ursule les larmes aux yeux. Ursule pleura aussi. Eusèbe jura d'être fidèle à Ursule ; Ursule lui fit le même' íèrment, & ils se séparèrent en se promettant de s'épouser quand ils auroient de l'argent.
Quelques mois après le départ d'Ursule, Eusèbe perdit son père. Une attaque d'apoplexie Fenleva subitement .& Eusèbe resta fans ressource & . fans appui.
Chapitre IV.
Eusèbe va à la Ville .
Tout cela s'étoit passé dans le rovaume de Babimanie, non loin de la grande ville de Frivolipolis. Quand Eusèbe eut rendu les derniers devoirs à son père, il s'apperçut bientôt qu'il savoir rien, & qu'il falloit travailler pour vivre. [] Eusèbe avoit dix-sept ans. Il fut trouver le curé du hameau pour lui demander des conseils sur les moyens de gagner fa vie, Mr. le Curé célébroit une orgie, il n'avoit pas le tems de parler à Eusèbe ; & il lui envoya deux fous par là gouvernante.
Eusèbe refusa les deux fous en disant qu'il n'étoit pas pauvre puisqu'il se portoit bien & qu'il avoit de bons bras. La gouvernante crut qu'il étoit fou & lui ferma la porte au nez.
Eusèbe ne savoit comment faire ? Enfin il se rappella qu'il avoit entendu souvent parler du Roi de Babimanie qui étoit le père de tous ses sujets ; & il dit en lui-même j'irai trouver le Roi de Babimanie qui est mon père puisque je fuis son sujet, & quelques jours après il partit, un bâton à là main, pour aller trouver le Roi de Babimanie qui étoit le père de ses sujets.
En arrivant dans la grande ville de Frivolipolis, Eusèbe vit deux files de soldats armés qui bordoient les rues des deux côtés, il demanda ce que cela signisioit, & on lui dit que le Roi de Babimanie alloit passer par là, & que ces soldats étoient ses gardes. Eusèbe ne pouvoit comprendre comment un Roi qui est le père de ses sujets a besoin de tant de gardes au milieu de ses enfans.
Cependant le Roi de Babimanie passe dans un char traîné par huit chevaux, & entouré [] d'une autre troupe de Soldats. Eusèbe veut s'avancer pour demander à parler au Roi de Babimanie qui est le père de ses sujets ; mais les gardes lui donnent des coups de bourade, & le renversent au milieu de la boue. Eusèbe se relève ; il essuyoit un peu la boue dont il étoit couvert, lorsqu'il entendit crier de tous côtés, vive le Roi ! vive le Roi ! Ah, dit-il, voilà des cris de reconnoissance & de joie, sûrement le Roi de Babimanie donne audience à ses sujets. Il s'avance, il voit le monarque descendu de voiture, se posterner, un genou dans la boue, devant un prêtre qui portoit à un malade le pain des anges ; & voilà ce qui excitoit les cris de reconnoissance & de joie des bons habitans de Frivolipolis.
Quand le pain des anges fut passé Eusèbe crut avoir trouvé le bon moment, & il s'avança pour parler au Roi de Babimanie ; mais les gardes ne furent pas plus complaisans que la première fois, & le jettèrent encore dans la boue. Ah ! dit Eusèbe en pleurant, je commence à croire que le Roi de Babimanie a plus d'égards pour le pain des anges, que d'amour pour ses enfans.
[]Chapitre V.
Le vertueux Eusèbe trouve un gîte .
Cependant la nuit étoit venue. Le vertueux Eusèbe, transi, couvert de boue, mourant de faim, se retira dans le coin d'un vieux bâtiment pour y passer la nuit. Le guet passe, on trouve Eusèbe ; on le prend, on le questionne. Hélas ! dit le bon Eusèbe, je n'ai jamais fait de mal à personne, je voudrois faire du bien à tout lemonde, je sais lire, écrire, j'ai etudié l'arithmétique, l'anatomie & la botanique, j'ai deux bras pour travailler ; je suis sujet du Roi de Babimanie qui est le père dé tous ses sujets, & pourtant j'ai été rejette, battu, roulé dans la boue, & voilà que je vais mourir de faim au coin d'une rue de la capitale du royaume de Baiúmanie. Vas te coucher, lui dit le chef de l'escouade. —— Je n'ai point de lit répondit Eusèbe. — Cherches-en un — je n'ai point d'argent pour le payer. — Quoi ! tu n'as point de gîte ? Nous allons t'en donner un. Et en même tems, il lève rudement le vertueux Eusèbe, & le met entre les mains de ses soldats, en leur ordonnant de le conduire dans les prisons de la grande ville de Frivolipolis. Hélas ! dit Eusèbe en sanglotant, est-ce donc un crime de n'avoir point de lit & de coucher dans [] la rue ? Est-ce un crime de n'avoir point d'argent ? je puis travailler, qu'on me donne de l'ouvrage ! Je crois que le coquin raisonne, dit l'officier. Je ne suis pas un coquin, répliqua Eusèbe, je fuis un honnête jeune homme qui ne demande pas mieux que de gagner ma vie en rendant quelques services à mes semblables ; & je ne croyois pas qu'il fût défendu de raisonner.
On répondit à ce beau raisonnement par quelques coups de canne sur les épaules du vertueux Eusèbe , puis on le mena en prison.
Eusèbe jette dans un cachot, fut confondu parmi la troupe de ces malheureux qui se sentant des dispositions pour la rapine, n'ont pas eu l'occasion ou la bassesse de briguer & d'obtenir un privilège, & ont eu l'audace d'exercer sur les grands chemins un métier qu'ils auroient pu exercer en sûreté s'ils avoient eu la précaution d'obtenir quelque bonne place dans, les finances, dans la magistrature ; ou dans la justice. Nés avec plus de courage, de hardiesse & de besoins, avec moins de souplesse que les brigands privilégiés, voilà toute la différence entre les uns & les autres ; le fond du métier est le même. Mais les uns font emprisonnés & pendus, les autres jouissent honorablement du fruit de leurs rapines & le transmettent à leur postérité, les succès font differens.
[]Chapitre VI.
Réflexions du vertueux Eusèbe.
Eusèbe couché dans un cachot infect, sur un tas de paille broyée par les rats, s'abandonna à ses réflexions. Hélas ! dit-il en soupirant, mon père m'avoit répété tant de fois que la vertu nous rendoit heureux dans ce monde & dans l'autre ! J'ai travaillé à acquérir de la vertu ; mon coeur he connoît point le vice, j'ai le crime en horreur, j'ai aimé jusqu'à présent le royaume de Babimanie & le Roi de ce royaume que j'ai cru le père de ses sujets ; j'ai appris à lire & à écrire, je connois les plantes, je fais l'anatomie, j'ai de bons bras, de bonnes jambes & de la santé, je brûle du désir d'être utile à mes semblables, & tout cela ne m'a attiré jusqu'ici que le mépris d'une servante de prêtre, des coups de bourade de la part des gardes du Roi de Babimanie, des coups de canne de la part du guet, & pour retraite un cachot où je fuis confondu parmi des scélérats.
Avec tous mes efforts, je n'ai pu me procurer du pain à manger, de l'eau à boire, une litière pour me reposer. Et il ne falloit qu'une, pièce de douze fous pour me procurer tout cela.
Mais ne perdons point courage, la patience est une vertu ; & s'il est possible j'exercerai [] toutes les vertus ; j'ai lu dans quelqu'endroit que k spectacle d'un homme de bien luttant contre l'adversité est agréable au ciel . Cette réflexion adoucit un peu la douleur d'Eusèbe, il oublia pour un instant qu'il mouroit de faim, & il s'aslòupit en songeant que le Ciel le regardoit.
Cahpitre VII.
Visite des prisons .
Il y avoit huit jours qu'Eusèbe étoit dans son cachot, lorsqu'un grand bruit de clefs le réveilla en sursaut. On le tire du cachot, il paroît devant un homme lugubre qui J'interroge. Pourquoi es-tu. en prison, lui demanda l'homme noir? Je n'en sais rien, répondit Eusèbe ; tout ce que je fais c'est que je fuis venu de mon village dans la grande ville de Frivolipolis pour me procurer les moyens de vivre en travaillant pour mes semblables ; comme je ne connoissois personne, j'ai voulu m'adresser au Roi parce qu'on m'avoit dit qu'il étoit le père de ses sujets. Mais ses gardes m'ont battu & jette dans la boue, j'ai voulu coucher dans la rue, parceque je n'avois pas deux fous pour coucher dans un grenier ; mais on m'a dit qu'il étoit défendu de coucher dans la rue, même quand on n'avoit pas deux fous pour coucher dans un grenier ; & [] lorsque j'ai voulu raisonner pour prouver que ce n'étoit pas un crime de n'avoir pas deux fous, & pour dire que j'étois un honnête garçon, que je savois l'arithmétique & l'anatomie on m'a dit qu'on mettoit en prison les gens qui raisonnoient ; & on m'a prouvé qu'il vautmieux avoir deux sous pour coucher dans un grenier, que d'être un honnête garçon, de raisonner & de savoir l'arithmétiqUjte & l'anatomie.
Ces réponses ne furent pas du goût de l'homme noir, & Eusèbe fut remis au cachot.
Chapitre VIII.
Le vertueux Eusèbe est transporté à F hôpital .
Après avoir souffert ainsi pendant trois mois toutes les horreurs d une pníon infecte ; le vertueux Eusèbe éprouva enfin les bienfaits de la société. Il tomba malade ; alors on lui fit la grâce de le sortir du cachot. Eusèbe affoibli par la douleur, la faim, l'ennui & la maladie tombe en foiblesse, au sortir de la prison. A son réveil il se trouve dans un lit. Il lève les yeux, il voit la lumière. Il sent qu'on l'a soigné, qu'on lui a donné des secours ; il apprend qu'il est dans un hôpital où le Roi de Babimanie fait traiter ses sujets malades ; & il bénit [] le ciel de voir que le Roi de Babimanie est le père de ses sujets. Mais jettant les yeux autour de lui, il voit qu'il est couché à côté d'un cadavre ; de l'autre côté un malheureux lutte contre la mort ; au pied du lit, trois autres malheureux poussent des cris affreux que la douleur leur arrache, ou de longs gémissemens sombres expressions de l'abbattement & du désespoir. Six hommes morts ou mourans rassemblés dans le même lit, infectés de diverses maladies, forment de toutes leurs exhalaisons morbifiques une atmosphère de mort qui se répand autour d'Eusèbe. Il n'avoit qu'une légère maladie causée par le chagrin, l'ennui, la douleur & l'infection de la prison, il prit les germes d'une maladie incurable dans cet asyle de la piété & de la charité chrétienne, où, les Rois qui font les pères de leurs sujets, recueillent charitablement leurs enfans malades auxquels ils n'ont pas songé ,de procurer les moyens de gagner douze fous par jour, pour avoir du pain noir & un peu de paille dans un grenier.
Si Eusèbe étoit privé des secours temporels, il avoit du moins en abondance les secours spirituels. Tous les jours le révérend père Claude Thespire capucin de l'étroite observance disoit la messe dans la sale de Phopital, & consoloit d'un air bénin les malades qui vouloient partir pour l'autre monde. Il avoit consolé [] aussi Eusèbe. Eusèbe s'étoit attaché à lui. Ses tons plaintifs, son air compatissant, sa voix dévotement flûtée, avoient gagné le coeur du bon Eusèbe qui ne connoissoit pas encore les capucins.
Chapitre ix.
Eusèbe entre au couvent des capucins.
Quand Eusèbe fut rétabli, le révérend père Claude lui ofrrit de le prendre au couvent des capucins, & de lui donner du pain à manger & de la paille pour se coucher, pourvu qu'il le suivît à la quête, & qu'il portât la besace, pendant qu'il iroit s'enivrer. Eusèbe croyoit qu'un homme qui porte la besace & demande l'aumone quand il a deux bons bras pour travailler, est un brigand qui vole les vrais pauvres. Il réprésenta humblement au révérend père Claude, qu'il ne vouloit point contribuer à voler les vrais pauvres. Mais le révérend père Claude qui étoit Lecteur en théologie lui prouva par récriture, les pères & les conciles que c'étoit un spectacle bien agréable au Très-haut de voir dans un royaume cinq ou six cents fainéans rongés de vermine, courir, fous un habit mal propre, & enlever une partie de la subsistance du pauvre [] laboureur ; attendu que le Très-haur aîme beaucoup la malpropreté & la fainéantise ; & qu'il est bien aise de voir les laboureurs escroqués par les révérends pères capucins.
Eusèbe qui étoit élevé dans les principes d'un bon chrétien se soumit à récriture, aux Saints pères, aux conciles & au révérend père Claude, & il consentit à porter la besace, pendant que le père Claude s'enivreroit, le tout afin de procurer un spectacle agréable au Très-haut.
Chapitre X .
Ce que fit le vertueux Eusèbe au couvent des capucins .
Quand Eusèbe fut au couvent des capucins, on le presenta au révérend père Gardien. Le père Gardien étoit un homme d'esprit & de bon sens qui aimoit beaucoup la lecture & la botanique, mais qui ne faisoit pas grand cas de la théologie. Eusèbe lui parut un bon enfant, & quand-il fut qu'il savoit la botanique, il l'attacha à son service, & ne voulut pas qu'il por » tâtla besace sur les pasdu révérend père Lecteur. Eusèbe devint cher au père Gardien, & le père Gardien le perfectiona dans les études qu'il avoit faites. Il lui apprit outre cela la cbymié qu'il [] savoit très-bien, & lui découvrit plusieurs secrets utiles & nouveaux.
Le bon Eusèbe aimoit le révérend père Gardien de tout son coeur, & il le servoit avec uneaffection filiale.
Cependant le révérend père Lecteur en théologie ne pouvoit souffrir le révérend père Gardien parcequ'il savoit la botanique & la chymie, & qu'il ne regardoit pas la théologie comme la première des sciences & le révérend père Claude comme le premier des théologiens. La haine du -père Claude augmenta de jour en jour, & dans fa sainte fureur, il forma le projet exécrable de faire périr le révérend père Gardien.
Eusèbe lui parut propre à servir ses desseins, il lui proposa de mettre du poison dans la soupe du révérend, lorsqu'il lui serviroit sa portion au réfectoire. A cette proposition, le coeur du vertueux Eusèbe fut révolté ; Oh ! mon révérend père, s'écria-t-il, se peut-il que vous ayez formé le projet affreux de faire périr le révérend père Gardien qui est si bon & si vertueux !
Ce projet n'est point affreux, répliqua le révérend père Lecteur. Le Gardien n'est pas si vertueux que tu le penses ; il travaille tous les jours à m'ôter la réputation, & il n'admire pas la profonde érudition & la savante opiniâtreté avec laquelle je sais disputer sur toutes les matières théologiques.
[]Là dessus le révérend père Claude fit au vertueux Eusèbe plusieurs syllogismes en barbara serio, baralypton , pour lui prouver qu'il étoit obligé en conscience d'empoisonner le révérend père Gardien, il lui prouva par récriture-sainte que Dieu ordonnoit autrefois de tuer ceux qui portoient la main sur son arche sainte. Or, disoit doctement le révérend, les théologiens font les arches vivantes du Seigneur, renfermant fa doctrine & la profondeur de fa science ; ergo quiconque les touche, c'està-dire attaque leur réputation, mérite encore mille fois plus de périr que ceux qui touchèrent au.trefojsi'arche sainte qui n'étoit pas vivantes Il ajoutoit à cela une infinité d'exemples tirés de l'histoire ecclésiastique d'Orient & d'Occident, qui prouvent qu'on peut brûler ceux qui méprisent la théologie & surtout les théologiens ; il appuyois ces exemples sur la décision des révérends pères Lessius, Reginaldus, Escobar, Huitado de Mendosa, Diana, Sanchez, Henriquez, Azor, Filliutius, Hereau, Flahaut, le Court, Bardelle, Tannerus, Molina , qui tous ont très-bien prouvé dans leurs savans ouvrages théologiques, qu'on peut tuer, assassiner, empoisonner publiquement, secrètement ou même par trahison toute personne qui attaque notre honneur par ses discours, ses paroles & ses actions. Il appuyoit surtout sur la décìsion [] du révérend père Caramouel qui, dans fa théologie fondamentale, décidé par fa conclusion des conclusions conclusionum conclusio , qu'un prêtre sur-tout est obligé de tuer ceux qui attaquent son honneur ; & qu'il y a même plusieurs cas où c'est pour lui un devoir indispensable.
Donc, conrinuoit le révérend père, nous lui faisons grâce de ne le pas passer au fil de Pépée comme dans l'ancienne loi, de ne le pas brûler comme dans le siècle du bienheureux Dominique ; mais de l'envoyer doucement dans l'autre monde avec quelques grains d'opium.
Quelque respect que le bon Eusèbe eût pour l'ancien testament, pour les saints de la nouvelle alliance, & pour le révérend père Lecteur en théologie, il ne put se persuader que ce fût une bonne action d'empoisonner le révérend père Gardien. Non, mon père, dit-ilaupère Claude, non jamais je n'empoisonnerai le révérend père Gardien qui est si bon.
Chapitre xi.
Scène tragique.
Eusèbe frémit en songeant au danger que couroit, son maître. Après avoir bien réfléchi, il se crut obligé d'avertir le révérend père Gardièn [] qu'on vouloit l'empoisonner, oc il le ht sans compromettre la réputation du révérend père Lecteur de peur d'agir contre l'Ecriture sainte & le révérend père Caramouel. Cepen-i dant le révérend père Lecteur qui craignoit l'indiscrétion du jeune Eusèbe, veilloit avec la plus grande attention sur toutes ses démarches ; il apprit qu'il avoit un entretien secret avec le père gardien ; il se crut perdu ; & représentant à deux de ses disciples le danger que couroit ' l'honneur de la théologie ; il leur prouva que le seul moyen de parer le coup, étoit d'assassiner sur le champ le révérend père Gardien. Lès jeunes théologiens sentent toute la force des raisonnemens du révérend père Lecteur ; ils lui demandent fa bénédiction, disent un aye Maria & courent avec lui à la cellule du père Gardien. Ils entrent, se jettent sur le malheureux père, le terrassent & le poignardent sous les yeux du sensible & vertueux Eusèbe. Après cette action, les saints meurtriers ne s'en tiennent pas là ; ils saisissent le vertueux Eusèbe crient au meurtre, le reste des capucins ayant ccourus au bruit, le révérend père ecteur leur éclara u'ayant passé ave ses disciples devant a cellule du révérend père ardien, ils voient entendu es cris, qu'étant entrés, ils avoient trouvé le révérend père expirant fous les coups du méchant Eusèbe. A ces mots tous les capucins [] se jettent sur Eusèbe & le garottent. On fait avertir la justice. Eusèbe est mis dans les cachots, & le révérend père Lecteur continue d'enseigner à ses disciples la doctrine d'Escobar & de Caramouel.
Chapitre XII.
Le vertueux Eusèbe est condamné à être pendu.
Le procès est instruit ; on entend les témoins ; Eusebe depose la vente, on le confronte avec le révérend père lecteur & ses disciples. Ces vénérables religieux qui étoient convenus de toutes les circonstances, s'accordent tous à charger le pauvre Eusèbe de la même manière. Les preuves sont complettes. Trois Hommes déposent avoir vu Eusèbe tuer le révérend père Gardien ; huit ou dix autres accourent aux cris, ces trois hommes, leur racontent la chose, on trouve le corps ; l'accusé auprès du corps ; il est pris en flagrant délit. La loi est claire, il suffit du témoignage réuni de deux fripons pour faire périr un honnête homme par la main d'un bourreau. Les juges prononcent secundum allegata & probata , & le vertueux Eusèbe est condamné à être pendu.
[]Chapitre xiii.
Eusèbe commet un crime & n'est point pendu.
On vint annoncer à Eusèbe sa sentence de mort. Il s'écria en pleurant. Il est bien triste d être pendu pour avoir voulu sauver la vie au père Gardien !
La jeunesse d'Eusèbe, son ingénuité avoient touché le coeur du geôlier. Il l'avoit soulagé pendant son procès autant que son devoir le permettoit. Il avoit entendu dire à quelques juges qu'on croyoit Eusèbe innocent, mais qu'il n'en seroit pas moins pendu à cause du secundum allegata & probata . Le geôlier qui ne comprenoit pas le latin, ne concevoit pas comment trois mots d'une langue barbare pouvoient faire pendre un homme qu'on croyoit innocent. La femme du Geôlier, jeune brune trèsvive & très-piquante fut curieuse de voir le prisonnier. Eusèbe étoit beau garçon ; la geôlière avoit les passions vives. Elle conçut un violent amour pour lui, & résolut de le sauver. La veille de l'exécution, elle trouva moyen de se glisser pendant la nuit dans le cachot, & s'étant fait connoítre à Eusèbe ; elle lui parla en ces termes: Eusèbe, ta beauté, ta jeunesse, ton innocence ont touché mon coeur. Je t'aime, je viens ici pour te sauver. Réponds à mon amour [] & tes fers vont tomber. Je t'apporte des habits de femme pour te déguiser & cinquante louis pour aller où tu jugeras à propos pourvu que tu souffres que je te suive. A ces mots elle prend Eusèbe entre ses bras, le couvre de baisers & le presse tendrement contre son coeur. Eusèbe qui s'attendoit à être pendu, fut très-surpris d'une semblable visite. Peu à peu l'espérance rentre dans son coeur ; il se prête aux caresses de la belle Geôlière, il consent qu'elle rompe ses fers, & quand ses fers sont rompus, il devient infidèle à fa chère Ursule.
Cependant la geôlière lui apprend les moyens qu'elle a pris pour le sauver. Le juge Criminel amoureux d'elle depuis longtems, la sollicitoit en vain de répondre à fa passion. Le désir de sauver Eusèbe lui avoit inspiré l'idée de faire semblant de consentir à ses désirs. Elle avoit exigé cinquante louis d'avance pour prix de ses faveurs, il lui avoit donné une clef de la prison qu'il avoit en son pouvoir, afin qu'elle vint le trouver cette nuit même, dans une maison dont ils étoient convenus. Ce sont les cinquantes louis de ton juge que je te donne, ajouta la geôlière, prends ces habits de femme, hâte toi de sortir, je t'ouvrirai les portes de la prison. TOUS ceux qui pourroient s'opposer à ton passage sont corrompus parle juge, ils croiront que c'est moi qui vas le trouver. Elle lui indiqua en [] même tems la maison d'une de ses amies, oli elle iroit le rejoindre à la pointe du jour. Eusèbe condamné à être pendu pour avoir voulu sauver la vie du révérend père Gardien, échappe á la potence en faisant une infidélité à sa maîtresse, & le crime de son juge lui fournit les moyens de se sauver.
Chapitre xiv.
Le coupable Eusèbe sait une nouvelle faute qui le tire d'affaire.
O ma chère Ursule ! dit Eusèbe quand il fut sorti de prison, que fais-tu maintenant ? Alifans doute, couchée dans ta chaumière, tu penses à ton cher Eusèbe, peut être que tu verses des larmes sur la rigueur du sort qui nous a séparés. Et moi ! …. et moi J . . . . Pardonnes Ursule, pardonnes ; si j'avois eu cinquante écus pour t'épouser, je n'aurois pas été ûans la détestable ville de Frivolipolis, où on met en prison les gens qui ont de bons bras pour travailler, & qui n'ont pas deux sous pour payer une litière. Si le grand Roi de Babimanie m'avoit fourni les moyens de gagner douze sous par jour, je n'aurois pas été mis en prison, je n'yaurois pas tombé malade, je n'aurois [] pas été mis à l'hopital, je n'aurois pas fait la connoissance du révérend père Lecteur des capucins, je n'aurois pas averti le bon père gardien qu'on vouloit le faire périr, je n'aurois pas été condamné à être pendu secundum allegata & probata , je n'aurois pas souillé le lit du bon géolier mon bienfaiteur, & je n'emporterois pas à présent l'argent du juge qui m'a condamné. O ma chère Ursule ! je te serois resté fidèle. Nous aurions été heureux. En disant ces mots un torrent de larmes couloit de ses yeux. Il fongeoit que la Geôlière alloit le suivre, il ne pouvoit supporter Tidée d'être sans cesse infidèle à fa chère Ursule, & de s'unir à une autre après le ferment qu'il lui avoit fait ; il ne pouvoit sopporter l'idée d'enlevé une femme à son mari.
Cependant il arrive chez l'amie de la geôlière. Il y trouve des habits. On le lave, on le nettoie, on le frise, on l'habille. Bientôt le jour va paroître, bientôt la geôlière va venir. Eusèbe ne fait quel parti prendre. Non, il ne donnera jamais son coeur à d'autre qu'à fa chère Ursule. Il va fuir, avant l'arrivée de la Geôlière. Mais emportera-t-il un argent qui ne lui appartient pas ? S'il l'emporte, il fait une action criminelle ; s'il le laisse ? il ne peut s'cvader, il ne peut trouver un gîte, il fera pris, reconnu, mis en prison & pendu. L'amour de la vie étoufe [] un instant dans le coeur d'Eusèbe les principes que son vertueux père y avoit gravés ; il part avec l'argent du juge qui l'a condamné à être pendu.
Chapitre xv.
Eusèbe sort heureusement du Royaume de Babimanie.
Eusèbe plus prompt que les vents, traverse la ville, en sort & dinge ses pas vers le pays étranger le plus voisin. Le remords cuisant déchiroit son coeur. Il voyage ainsi pendant deux jours, plongé dans la plus profonde tristesse. Adultère, voleur, infidèle, parjure, condamné à être pendu, tremblant à tout moment d'être reconnu, quelle situation pour une ame sensible qui déteste sincèrement le crime, & qui a été conduit malgré lui dans l'abime ! En arrivant aux frontières on lui demande qui il est, où il va. Si Eusèbe répond la vérité, il fera pendu ; il faut qu'il fasse un mensonge. Il sé donne pour un jeune chirurgien qui va étudier dans le pays des Emouchets. Eusèbe avoit un habit propre ; un bon cheval, & ne demandoit à personne les moyens de gagner fa vie. Ori le laissa passer. Il n'en fut pas de même d'un [] pauvre malheureux qui vouloir passer en même tems qu'Eusèbe. Il s'étoit aussi sauvé des prisons ; mais il n'avoit ni enlevé, ni abandonné, ni volé la femme du geôlier, il n'avoit pu se procurer un habit propre & un bon cheval, il étoit nus pieds & en veste, on le soupçonna, il fut arrêté. En voyant cette scène, Eusèbe disoit en lui-même ; c'est une bonne chose dans ce monde que d'avoir un habit propre & un bon cheval, si je n'avois pas volé l'argent de la geôlière, je n'aurois pu acheter un bon cheval, j'aurois été arrêté & pendu.
Chapitre xvi.
Eusèbe rentre dans les sentiers de la verta,
Eusèbe après avoir quitté le Royaume de Babimanie se trouva dans le pays des Ostrogots. Malgré les avantages que lui avoient procuré son habit & son cheval, le remord déchiroit toujours son coeur. U voyoit fans cesse la geôlière au désespoir, emprisonnée peut-être, & exposée à toute la vengeance du juge criminel dont elle a méprisé les soupirs & volé l'argent. Le coeur d'Eusèbe ne put résister plus longtems au désir de réparer le mal autant qu'il étoit possible.
[]Après avoir mis pied à terre à la première auberge, il fut trouver un prêtre Ostrogot pour lui demander les moyens de réparer ses fautes. Le prêtre le fit prosterner, marmotta quelques mots latins ; puis il lui dit, Eusèbe il n'y a point de mal d'avoir été infidèle à votre maîtresse parcequ'il ne faut point avoir de maîtresse. Vous avez pêché avec la geôlière, & vous avez emporté son argent, voilà vos crimes. Car pour avoir abandonné la geôlière ; vous avez bienfait ; il ne faut point avoir de reconnoissance pour les méchants. Et quand au service, qu'elle vous a rendu, vous auriez mieux fait de vous laisser pendre, que de pécher avec elle & d'emporter son argent.
Au reste, continua le prêtre, je vais vous absoudre de toutes vos fautes ; quand vous auriez tué votre père, violé votre mère, égorgé vos enfans, je pourrois avec trois mots latins rendre votre ame aussi blanche que celle dés anges ; car j'ai la puissance de lier & de délier. Allez moi chercher le reste de votre argent que je distribuerai aux pauvres, puis je blanchirai votre ame avec mes mots latins.
Le bon Eusèbe retourna à son auberge, il vendit son cheval paya la petite dépense qu'il avoit faite & porta le reste de son argent au prêtre. Donnez vous trois coups de poingts sor la poitrine, lui dit alors le prêtre. Eusèbe se donna [] trois coups de poingts, & le prêtre prononça les trois mots latins, qui rendent innocens les scélérats.
Quand le bon Eusèbe eut mis ordre'à ses affaires spirituelles, il voulut songer un peu à ses affaires temporelles. Il pria le prêtre de lui enseigner quelques moyens de gagner fa vie, mais celui-ci lui répondit d'un air grave, mon royaume n'est pas de ce monde ; je fuis chargé de blanchir les âmes, mais non de nourir les corps. Que Dieu vous bénisse, allez en paix &; ne péchez plus ; & là dessus, le saint homme ferma sa porte.
Chapitre xvii.
Le vertueux Eusèbe fait la connaissance tsungrand philosophe.
Voilà le vertueux Eusèbe sur le pavé, n'ayant
pas un ioú . Maisíà conscience n'étoit plus déchirée par le remord dévorant, & il disoit en lui-même: avec de la vertu on est heureux dans ce monde-ci &dans l'autre. Eusèbe resta toujours dans son auberge, espérant qu'avec une bonne conscience & les études qu'il avoit faites, il gagneroit bientôt de quoi payer fa dépense.
Quelques jours après ; il apprit qu'un philosophe qui avoir une grande réputation dans le [] pays des Ostrogots étoit chargé de chercher un précepteur pour les fils d'un grand Seigneur. Ah ! dit-il en lui-même, quel bonheur pour moi, si je pouvois être chargé de former un homme à la vertu ! & il alla chez le philosophe.
Eusèbe n'avoit pas vendu son habit, parce .qu'il avoit promis à son confesseur de lui porter le reste des cinquante louis dela geôlière, dès qu'il auroit gagné quelque chose. Le philosophe qui ne le oonnoissoit pas, le prit d'abord pour un jeune homme que la curiosité & la vénération amenoient chez lui, & il le reçut avec cet air. de réputation que prennent toujours Messieurs les philosophes avec ceux qui ne connoissent pas les ressorts secrets de la philosophie. Quand il sut le dessein .qui Pamenoit, il changea de ton, & après avoir fait à Eusèbe un beau sermon sor la tolérance & la bienfaisance, il lui déclara qu'il ne pouvoit le placer chez le grand Seigneur parce qu'il avoit déja donné sa parole.
Mais Eusèbe apprit bientôt après que le philosophe avoit encore plus de reconnoissance que de bienfaisance, & qu'il vouloir placer chez le grand Seigneur un petit abbé, fils d'une de ses cousines que rattachement le plus tendre lui avoit rendu extrêmement chère. Ce petit abbé avoit décroté pendant deux ans les souliers du philosophe & avoit fait ses commissions secrettes, dans Pespérance d'attrapper ensuite Aine bonne [] place ; car Mr. le philosophe étoit souvent chargé de trouver des sujets pour les académies étrangères & il avoit maintes fois placé ses décroteurs. Heureusement pour Eusèbe il se trouva une place vacante dans une académie du nord. Le petit abbé décroteur fut envoyé comme un grand homme pour la remplir, & tous les grands Seigneurs du pays admirent à leur table le décroteur de Mr. le philosophe.
Cependant Mr. le philosophe avoit remarqué dans Eusèbe un air simple, modeste & ingénu, qui lui revint à la mémoire, quand le fils de Mademoiselle sa cousine fut académicien du Nord. Sa philosophie lui fit croire que cet homme pourroit n'être pas inutile à un philosophe, & il l'envoya chercher pour lui procurer, par bienfaisance, la place de précepteur des fils de Mr. le marquis de Rustigraphe.
Chapitre xviii.
Monsieur 1e Marquis de Rustigraphe.
Cétoit un drôle de corps que Mr. le Marquis de Rustigraphe ! Ne dans une province de l'Ostrogotie qui n'avoit pas la réputation de produire des génies, il se mit dans la tête de devenir un homme de génie. Naturellement [] avare & crasseux, il s'occupoit fans cesse à la campagne de ses vaches, & de ses dindons, il lésinoit sur le lait & la crème, tourmentoit ses gens pour un fromage, vendoit lui-même son heure & ses oeufs, & quand il crut avoir acquis assez d'expérience sur toutes ces nobles occupations ; il publia un beau mémoire sur la manière d'engraisser les dindons & de faire le benre. Les journalistes Ostrogots à qui il envoya une livre de beure fraix & deux douzaines d'oeufs, élevèrent le mémoire jusqu'aux nues, & Mr. de Rustigraphe qui n'étoit qu'un tracasfier de basse-cour fut mis par ces messieurs au rang des Economistes .
La morgue d'un noble campagnard, la pédanterie d'un faux savant, la vanité d'un mauvais écrivain ; voilà Mr. de Rustigraphe. Il aimoit surtout à recevoir l'encens flatteur des louanges ; & quand il étoit à la ville, il invitoit à fa table tous le grimaux littéraires qui vouloient le louer pour un diné ; car quoi qu'il fût le plus grand avare de tout le Royaume d'Ostrogotie, il avoit encore plus de vanité que d'avarice. Rien n'étoit plus amusant que les diners de Mr. de Rustigraphe, on y parloit fans cesse de vaches, de boeufs, de dindons, de beure, de trèfle & de luzerne. Quand les convives avoient envie de boire une bouteille de vin de champagne, ils se donnoient le mot, on [] parloìt du mémoire sur les dindons, le front de Mr. le Marquis se déridoit, il se sourioit amoureusement à lui - même ; comme autre fois -Narcisse à son image, & pour payer le délicieux encens, on faisoit venir la bouteille de vin de champagne.
Rustigraphe avoit deux fils ; mais vousvous imaginez bien qu'il n'avoit pas le tems de songer à leur éducation ; un homme sans cesse occupé des moyens de nourir des vaches & d'engraisser des cochons, a bien autre-chose à faire: voilà pourquoi il avoit demandé un précepteur à Mr. le Philosophe.
Chapitre xix.
Eusèbe entre cheç Mr. le Marquis de Rustigraphe.
Savez-vous l'économie rurale dit Rustigraphe en voyant Eusèbe ? Mr., répond Eusèbe, j'ai fait quelques études, je fais l'anatomie & la botanique. — A ce mot de botanique, Rustigraphe l'interompt, — fort bien ! vous connoissez donc le trèfle, la luzerne, leurs qualités, la manière de les cultiver. Mr., dit Eusèbe, on distingue quarante quatre espèces de trèfles, la [] première. . . Cela suffit, dit gravement Rustigraphe, vous ferez le précepteur de mes fils.
Eusèbe ne comprenoit pas trop comment il suffiíbit de connoître le trèfle pour être précepteur des fils de Mr. le Marquis. On parla des honoraires. Eusèbe s'en rapporta à Mr. de Rustigràphe. Je vous donnerai cinquante écus, lui dit le Marquis ; il est vrai que j'en donne cent à mon cocher ; mais vous comprenez bien qu'il y a une grande différence entre panser des chevaux & instruire des enfans.
Quand Eusèhe vit les chevaux & les fils de Mr. le Marquis ; il sentit admirablement bien cette différence, & il comprit que lors qu'on donne cinquante écus au précepteur, & cent au cocher, les chevaux doivent être mieux soignes que les enfans.
Eusèbe fit crédit à son auberge, alla remercier Mr. le Philosophe qui l'affura de sa protection, & il entra chez Mr.le Marquis de Rustigraphe.
Chapitre xx.
Education.
Eusèbe travailla à gagner la confiance de ses élevés, il íut quelque tems a y reullir, mais enfin il en vint à bout. Les deux jeunes gens [] devinrent ses amis. Il tâcha surtout de les former à la vertu. L'aîné étoit haut & impérieux, il le rendit doux & soumis ; le cadet étoit fier, dédaigneux & épris de son mérite, il le rendit affable & modeste.
Au bout de deux ans, Rustigràphe s'apperçut que le caractère de ses fils étoit changé ; ils n'avoient plus le regard si assuré, le ton si décisif, l'air si étourdi. Ils ne jugeoient plus à tort & à travers, ils se taisoient quand on parloir du mémoire de leur père. Qu'est-ce ceci, dit un jour Rustigràphe ? mes fils deviennentils imbéciles ? Et depuis quand des jeunes gens de condition doivent-ils avoir cet air niais & timide qui ne convient tout au plus qu'à des petits bourgeois ? Eusèbe les gâte. Ces bourgeois ont l'ame fi bafie ! Mr. de Rustigràphe fut curieux d'aílister aux leçons qu'Eusèbe donnoit à ses enfans. Il entre dans leur chambre. Eusèbe leur parloit du duel. Quelle fureur, disoit il, de vouloir arracher la vie à un homme par ce qu'il s'est dégradé au point de nous dire ou de nous faire une injure ? Si nous ne méritons pas Pinjure qu'on nous a faite, l'impudence de Tétourdi qui nous insulte, ne sauroit nous déshonorer. Si nous la méritons, nous étions déshonorés avant que de la recevoir. Et j l'honneur se répare-t-il par un crime ? Il n'y a qu'une action honteuse qui déshonore celui qui [] la fait. Votre honneur dépend-il du premier extravagant qui veut vous insulter ? N'ayee vous plus d'honneur après le discours d'un impertinent ? avez vous recouvré votre honneur quand vous avez tué un homme ?
En vérité, dit Rustigràphe, voilà de beaux principes, & je ne m'étonne pas que mes fils deviennent des sots depuis qu'ils font entre vos mains. Apprenez, mon ami, que parmi nous autres gens de qualité, l'honneur consiste à se venger sur le champ d'une injure. Tous mes ancêtres ont été vindicatifs ; je le fuis moi-même plus qu'aucun deux ; & je veux que mes fils le soient. Mr. Eusèbe, continua Rustigràphe, vous êtes un fort bon garçon, mais vous n'entendez rien à élever de jeunes gentils hommes. Je vous procurerai quelque petite place bourgeoise où vous ferez merveilles avec votre petite façon de penser. En attendant contentez-vous d'enseigner la botanique à mes fils.
Chapitre xxi.
Grand chagrin chez Mr. le Marquis de Rustigràphe.
Cependant il arriva tout-à-coup un grand chagrin chez Mr. le Marquis de Rustigraphie. [] Un journaliste du pays de Babimanie s'avisa de critiquer son mémoire sur les dindons, & de prouver qu'il n'y avoit pas le sens commun. L'insolent ! s'écria Mr. le Marquis ; un homme comme moi ! Courons, volons, employons tout notre crédit, poursuivons le misérable. Quelle insolence ! Un grand Seigneur qui daigne se faire auteur, ne fait il pas trop d'honneur à ces marauds-là ? nous autres gens de qualité n'avons nous pas le droit de dire & de faire imprimer impunément toutes les platitudes qui nous passent par la tête ?
Mille projets roulent dans la tête vindicative du bouillant Rustigràphe. Il court aux tribunaux, il s'adresse au gouvernement, il va prévenir les ministres, il veut faire confisquer tous les journaux du monde, excepté ceux où on le loue, il travaille à obtenir une lettre de cachet contre le journaliste, il s'agite, il se tourmente sans cesse, & le tout vainement. Enfin il s'adresse à Eusèbe. Tu fais, lui dit il, que je fuis un homme d'esprit, un économiste da premier ordre, un écrivain admirable ; car tu as entendu louer mon mémoire sur les dindons-, par tous ceux qui boivent mon vin de. chan> pagne. Cependant un insolent, un traître, un scélérat vient de prouver dans un journal abominable que j'ignore les premiers principes de l'économie rurale, vit-on jamais scélératesse [] plus énorme ? & l'état ne devroit-il pas ordonner, fous peine de la vie, d'admirer tous les écrits des marquis ? O mon cher Eusèbe, tu fais la botanique, tu fais le raisonneur & le philosophe, venge-moi, je te prie de quelque manière que ce puisse être ! En disant ces mots, de grofles larmes cpuloient le long de la face de Monseigneur.
Monseigneur, répondit Eusèbe, je ne fuis point économiste, je ne connois point la meilleure manière, d'engraisser les dindons, & je ne fais en vérité ce qu'il faudroit répondre à votre journaliste. Des injures, répliqua Rustigraphe, des injures, c'est la bonne manière quand on manque de raisons. Dis-lui qu'il est un sot, qu'il n'entend rien à ce qu'il critique, qu'il n'en seroit pas autant, & qu'il ne fait pas le respect qu'on doit à un Marquis. —. En vérité, Monseigneur, je ne saurois me prêter à ce que vous me demandez ; votre plume est bien plus propre que la mienne à toutes ces choses, & si … — Je vois bien que tu es un jmbécille répliqua Rustigràphe en lançant sur Eusèbe un regard furieux, & il lui tourna le dos.
[]Chapitre xxii.
Reconnaissance.
Cependant Rustigràphe invite à diner tous les barbouilleurs fameliques qui ecrivoient des injures pour un écu. Ils viennent, ils écoutent, ils s'enivrent, ils murmurent. Ils jurent de venger Monsieur le Marquis. Il est tout venge', s'écria un homme à larges épaules qui étoit du nombre des convives ; j'ai prévu les desseins de Mr. le Marquis, j'ai composé contre le journaliste un petit morceau d'éloquence qui vaut un discours académique. Le gros homme tire son papier, & lit. Eusèbe étoit présent à cette lecture ; à chaque mot une horreur secrète s'empare de ses sens, il croit reconnoitre la voix du vengeur, il lève les yeux, il examine ses traits. O ciel ! c'est le père Claude ! c'est lui-même !.. Eusèbe frémit. Après dine, il l'approche en tremblant, & demande à lui parler en particulier. O mon révérend père, s'écria Eusèbe, comment se peut - il que vous ne soyez pas pendu ? . . . O malheureux, s'écria le père Claude, comment se peut-il que tu ne sois pas pendu ? Mais, mon révérend, dit Eusèbe, mettez la main sur la conscience, souvenez vous de la chambre du père Gardien, de ce que vous avez fait, de ce que .. . Tais-toi, dit le père Claude, ou je vais te dénoncer à Mr. le [] Marquis, qui te fera arrêter & renvoyer pour être pendu dans le royaume de Babimanie. Soyons amis, c'est le plus sûr pour toi. Ecoute, puisque tu n'es pas pendu de quoi as-tu à te plaindre ? Ton malheur ne vient que de tes préjugés. Tu t'esimaginé que je devois être pendu ! Ignorant ! & où as-tu vû qu'on pende les gens adroits qui font les crimes ! Selon toutes les probabilités politiques, je devois échapper à la potence, & c'est toi qui devois être pendu. As-tu jamais vu pendre des capucins ? On n'envoie guère au gibet que ces malheureux qui n'ont pas eu l'adresse de s'associer aux voleurs privilégiés, & de cacher leurs crimes fous un masque politique ou religieux. Ecoute ce qui m'est arrivé depuis l'aventure du gardien.
Pour appaiser les bruits qui couroient à mon désavantage, le révérend père Provincial m'envoya dans une autre capucinière à cinquante lieues de la capitale du royaume de Babimanie ; & afin d'éviter le scandale, & dé prouver qu'il étoit convaincu de mon innocence ; il me nomma Gardien du couvent. J'ai rempli cette place pendant six mois en profitant, en habile homme, de toutes les bonnes occasions. J'en trouvai une excellente ; j'eus l'adresse de m'approprier dix mille écus au chevet d'un mourant à qui je donnois l'absolution. Le moribond passoit pour pauvre, il n'étoit qu'avare ; [] on ignoroit qu'il eût cette somme, & ses enfans furent mis à l'hopital. Quelque sot se seroit fait un scrupule de prendre cet argent, mais ma foi je l'avois bien gagné. Le pauvre homme avoit fait bien des crimes, pour attraper cette somme ; j'aurois pu lui refuser l'absolution. Pour ses dix mille écus, je lui donnai une place dans le paradis, & en vérité ce n'étoit pas trop cher. On donne bien davantage tous les jours pour des places mondaines qui envoient les gens à tous les diables.
Dès que je me vis maître de dix mille écus, je pris la résolution de quitter le froc. Je ne l'avois pris que pour avoir du pain, parce que je trouvois plus commode de mendier que de travailler.
En conséquence, je me coupai la barbe, je lavai mon corps, je me frottai d'onguent gris pour guérir les pustules que la vermine & la crasse avoient fait germer sur ma peau, j'achetai un bel habit, & je sortis du Royaume de Babimanie.
Quand on a des talens, on est bien sot de ménager son argent. Je vécus comme un petit marquis. Pour réparer les vuides que mes besoins & mes plaisirs faisoient à ma bourse, je me fis tour-à-tour joueur, escroc, comédien, entremetteur, mignon, agioteur, espion, gazétier & libelliste.
[]Quand mes ressources étoient épuisées dans une ville, ou que je prévoyois quelque dénouement d'éclat ; je passois dans une autre. Enfin pour avoir toujours une ressource sûre dans mes voyages, je me fis franc-maçon à Parme ! .Ah, mon cher Eusèbe, quelle heureuse idée ! jamais la besace des capucins ne m'a tant rapporté que la truelle & le tablier. . Si tu savois comme les bons franc-maçons secourent leurs frères avides qui mendient. Je te conterai tout cela quand nous nous reverrons. Enfin tu me trouves ici disposé à exercer mes talens, le bon Rustigràphe est une vache à lait, que je me propose bien de traire de mon mieux. Sa vanité ridicule le rend un homme vraiment bernable. Il eff vrai qu'il est diablementavare, mais il a du crédit & outre ses dîners & son vin de champagne, peut-être qu'avec des louanges à son mérite & des injures contre son journaliste, je pourrai l'engager à me faire donner quelque place lucrative ; c'est comme cela qu'on parvient dans le monde !
[]Chapitre xxiii.
Suite de la conversation d'Eusèbe avec le révérend père Claude.
Crois-moi continua le révérend père Claude, quitte le métier d honnête homme ou Il n y a pas de Peau à boire, défais-toi de ces scrupules ridicules qui ne font faits que pour les âmes foibles, deviens effronté, flatteur, intriguant, c'est le seul moyen de parvenir parmi les hommes quand on n'a rien. Voyons ! n'as-tu point songé à jetter les fonde mens de ta petite fortune ? Oh oui ! dit le bon Eusèbe. Depuis que je fuis chez Mr. le Marquis, j'ai étudié jour & nuit, je me fuis rendu capable de remplir plusieurs places & .. .. Pauvre nigaud ! interrompit le père Claude, que tu connois peu les hommes ! A quoi servent les études & la capacité dans le monde ? à rien, mon ami, à rien ; ou tout au plus à se faire persécuter & opprimer. Un quart d'heure de tête à tête avec la femme de chambre de la maîtresse d'un ministre, ou avec le valet d'un grand Seigneur vaut mieux qu'une étude de trente ans. Tiens, mon pauvre Eusèbe, j'ai vu le plus grand philosophe de Babimanie, mourir de faim & de froid dans un grenier parcequ'il avoit la bêtise de refuser l'argent des entretenues, & la manie [] de n'écrire que la vérité ; j'ai vu le plus grand flagorneur de la littérature vivre dans la pompe & l'abondance, parcequ'il avoit l'adresse de flatter la sottise de toús les gens en place, & qu'il faisoit des madrigaux à toutes leurs entretenues. Voilà le bon parti ; loue tout, approuve tout, admire tout ce qui vient des grands ou de leurs valets, fais-toi un parti dans les cliques des philosophes, que ta pensée soit toujours mesurée par ton intérêt, écrase la vérité pour avoir de l'argent, étouffe les scrupules de ta conscience, ne rougis de rien, renonce à cette chimère qu'on appelle honneur » Il y a mille ressources dans le monde pour l'effronté qui n'a plus d'honneur à perdre ; il n'y en a poinc pour l'honnête malheureux.
Parcours avec moi l'état des lettres & des sciences. Ici elles font enchaînées par des prêtres fanatiques, là elles sònt esclaves de l'autorité impérieuse & bizarre, plus loin elles tremblent fous le bâton, partout elles font esclaves si elles ne rampent d'elles-mêmes.
Serois-tu assez sot pour courir après une réputation, vaine fumée que distribue un public inconstant ? de l'argent, mon ami, de l'argent, voilà l'essentiel. Mais avec la vertu & la science on vit toujours dans la douleur & la misère. —
[]Chapitre xxiv.
Eusèbe change de situation.
Le bon Eusèbe ne goûtoit point les beaux discours du révérend père Claude. La vertu faisoit éprouver trop de plaisirs à son coeur, elle l'avoit consolé de toutes ses peines, elle lui faisoit supporter avec patience les caprices de la fortune, l'injustice des méchans, & les dédains des sots. Il ne pouvoit se persuader que les hommes fussent aussi méchans que les peignoit le père Claude, & il resta attaché à ses principes -
Cependant l'affaire du père Gardien lui rouloit toujours dans la tête, il craignit de devenir un jour une nouvelle victime de la fortune & de la méchanceté du père Claude, il connoissoit l'ame vindicative de Rustigràphe, & il songea sérieusement à chercher une place. Plusieurs se présentèrent ; il fit des démarches &il échoua partout ; tantôt pour avoir oublié de donner à un ministre le titre d'Excellence, tantôt pour avoir marché sur la patte du chien d'une présidente, une autre fois pour n'avoir par salué une fille de joie qui sortoit de chez Monseigneur quand il attendoit dans l'antichambre, deux fois pour n'avoir pas graissé la patte à un secrétaire, trois fois pour avoir osé repousser les insolences d'une courtisanne ; & [] douze fois il fut supplanté par des sots intriguans.
Enfin le bon Eusèbe fatigué des grands Seigneurs, des économistes, des philosophes, des entretenues, des courtiíannes, des secrétaires, des laquais & des capucins, résolut d'apprendre un métier pour gagner sa vie sans intrigues & fans bassesses. Il demanda son congé à Mr. le Marquis qui se défit volontiers d'un homme qui n'admiroit pas ses mémoires ; il se retira dans une petite ville de province & se mit en apprentissage chez un cordonnier.
Dans l'espace de quelques mois Eusèbe fut parfaitement son métier ; il partit pour aller & persuadé qu'il s'étoit mis enfin à l'abri àes persécutions & des injustices des hommes.
Chapitre xxv.
Nouveaux malheurs du vertueux Eusèbe.
Eusèbe passa dans le pays des Visigoths ; il arrive dans la capitale, il loue une chambre, achète des outils & fait des souliers. Comme il travailloit bien, qu'il employoit de bon cuir & qu'il donnoit ses souliers à bon marché, il eut bientôt un grand nombre de pratiques.. Eusèbe se trouvoit le plus heureux des hommes [] dans son nouvel état. Il étoit sobre & laborieux & ne dépensoit pas la moitié de ce qu'il gagnoit. Son coeur lui fournit bientôt des moyens de se procurer des plaisirs. Auprès de fa chambre logeoit une vieille femme malade, abandonnée de tout le monde excepté de ía fille qui brodoit pendant la nuit, & soignoit sa mère pendant le jour. Eusèbe fit connoissance avec ces vertueuses infortunées, & il trouva moyen de leur faire passer, fans être connu, une partie de son gain. Quel plaisir il goûtoit avec ces bonnes gens auxquels il avoit le bonheur de faire du bien ! Tous les soirs après son travail, il alloit les voir. Ils lui parloient avec attendrissement de leur bienfaiteur ; ils désiroient le connoître pour le remercier, pour le bénir. Eusèbe jouissoit alors de la plus douce récompense de la vertu. Bientôt il oublia & les Marquis & les philosophes &les capucins, & il se repentit de n'avoir pas appris le métier de cordonnier dès son enfance, aulieu de la botanique & de l'anatomie. Eusèbe jouit pendant deux ans du bonheur d'être obscur, de vivre de son travail & de faire du bien. Mais hélas ! quel bonheur est durable parmi les hommes ! Un jour qu'il étoit allé porter une paire de souliers en ville, en rentrant chez lui il trouva fa porte enfoncée, & une troupe de gens dans íà chambre qui se saisissoient [] de ses outils & de son cuir, enlevoient ses meubles & voioient son argent. Ciel, s'écria Eusèbe à ce ; spectacle, qu'ai-je fait ? pourquoi me traiter ainsi ? je travaille pour gagner ma vie, je ne fais de mal à personne,- & je fais du bien à qui je puis. Tu travailles ? malheureux, lui répondit un des brigands, tu travailles ? & qui ta permis de travailler ? —' Qui me l'a permis ? répondit Eusèbe. … la nature . . . Faut-il donc aussi une permission pour travailler ? faut-il. une permission pour vivre ? pour respirer ? Hommes cruels ! Le père Claude avoit bien raison vous êtes des monstres acharnés contre la vertu ! Mais vraiment voilà un impertinent coquin ! dit le chef dès brigands, fais-tu bien que l'on te fera mettre en prison ? Comment ! en prison pour travailler] Oui malheureux ; as-tu payé ta maîtrise ? es-tu reçu bourgeois. — Qu'est-cequ'une maîtrise ? Qu'est-ce qu'être bourgeois ? Je fuis homme, j'ai payé mon apprentissages je fais de bons souliers ; je les donne à bori marché, où est mon crime ? — Quoi, tu ne fais pas qu'il faut donner de l'argent à la communauté des cordonniers pour avoir droit de faire des souliers !— De l'argent ! & si javois de l'argent je n'aurois pas besoin de faire des souliers.
Enfin on apprit à Eusèbe qu'il falloit avoir d-e l'argent pour avoir la permission de gagner sa [] vie par ion travail. On lui apprit que son adresse,' son affiduité,son économie, sa bonne-foi,étoient autant de qualités inutiles, s'il n'avoit pas cinquante écus à donner à la communauté des cordonniers, & vingt écus au magistrat de la ville, qui ne s'avoit pas même faire des souliers.
On lui prit ses outils, son cuir & son argent, on le condamna à une amende, &pour la paver on vendit ses meubles. —
Chapitre xxvi.
Le vertueux Eusèbe retombe dans la misère.
Voilà le vertueux Eusèbe fans pain, sans asyle, privé de ses outils & de ses .épargnes de deux ans, & tout cela pour n'avoir pas su qu'il falloit donner de l'argent aux cordonniers & aux magistrats, afin d'obtenir la permission de gagner dé l'argent en travaillant. U voulut se mettre compagnon ; mais les maîtres visigoths . qui lui avoiençfait vendre ses meubles & ses outils ne voulurent point lui donner d'ouvrage. Il fut donc obligé de sortir de la capitale de la Visigotbie. Il n'avoit d'autre ressource que. de demander l'aumône, triste ressource pour une ame honnête !
Avant que de partir, Eusèbe alla dire adieu à ses anciennes voisines. Eusèbe, lui dit [] la vieille en pleurant, vous êtes notre bienfaiteur, ne nous le cachez pas, ne nous privez pas de la douce satisfaction de vous bénir. Depuis votre malheur, nous ne recevons plus des secours que vous ne pouvez plus nous donner. O Eusèbe ! nos coeurs ne sauroient jamais s'acquitter envers vous, mais recevez tout ce qui est en notre pouvoir. Vous avez partagé avec nous le fruit de votre travail, souffrez que ma fille partage avec vous le fruit de ses veilles. En même tems elle présente à Eusèbe un papier qui renfermoit quelques écus que la jeune fille avoit épargné en redoublant son travail, & en se privant du nécessaire. Prenez, mon cher Eusèbe, laissez-moi le plaisir, au bord de ma tombe, d'avoir pu faire encore une bonne action. Bientôt je n'aurai plus besoin d'aucun secours, & le ciel prendra foin de ma malheureuse fille. Le sensible Eusèbe ne put retenir ses larmes. Il prit avec transport les mains de ces infortunées, Scies pressant contre fa poitrine, ô mes amies ! leur dit-il, gardez votre argent, je n'en ai pas besoin. Je suis jeune, je puis travailler, le malheur ne me suivra pas fans cesse. Vous m'avez procuré le plus doux plaisir que j'aie gouté de ma vie, celui de voir le spectacle de la vraie vertu ; c'est dans le ré- . duit du pauvre qu'il faut le chercher. A ces mots, il s'arrache de leurs bras en versant un torrent de larmes.
[]Chapitre xxvii.
Nouvelles aventures.
Eusèbe sortit de la capitale de Visigorhie, un bâton a la main , comme il etoit forti jadis de ion village. Mais alors il connoissoít mieux les hommes. Il avoit perdu l'envie de s'adresser aux souverains qui font les pères de leurs sujets ; il avoit appris à se défier des pères capucins qui disent la messe dans les hôpitaux, il sentoit quel danger il y avoit à sauver la vie d'un gardien, & à être précepteur des enfans d'un Marquis. Ilmarchoit lentement, le désespoir dans l'ame, la mort dans le coeur. Au bout de quelques heures, la fatigue & la fàim l'obligent de s'asseoir au bord d'un bois. Il y étoit depuis un quart d'heure, lorsque deux hommes armés se préíêntent à íà xue, -& viennent lui mettre le pistolet sous la gorge. Qui es-tu ? ou vas-tu ? — Je fuis un garçon-cordonnier, je vais chercher de l'ouvrage. — As tu de l'argent ? — pas le fou ; je íùis dans la dernière misère ; je meurs de faim, & je n'ose demander l'aumône. Eh bien, dit un des deux hommes, viens avec nous, nous sommes voleurs, tu gagneras de quoi vivre, & tu ne Rabaisseras pas à demander l'aumône — Des voleurs ! dit Eusèbe, est-ce qu'il y en a aussi dans les bois ?
[]La péur n'avoît point saisi Eusèbe , il ne craignoit plus la mort. Tuez-moi si vous voulez, leur dit-il,mais je n'irai point avec vous. — Nous allons te tuer car tu irois nous dénoncer. — Vous dénoncer] non, non ; n'ayez pas peur ; j'ai été condamné à être pendu pour avoir voulu dénoncer un empoisonneur, de ma vie je ne dénoncerai personne.
Ces derniers mots excitèrent la curiosité des voleurs, ils lui demandèrent le détail de ses aventures. Eusèbe leur raconta tout ce qui lui étoit arrivé. Les voleurs des bois ont quelquefois le coeur sensible, ils ne firent pas comme les voleurs de la capitale des Visigoths qui lui avoient enlevé ses outils, son lit & son argent ; ils furent émus ; en le quittant ils lui jettèrent deux écus pour continuer fa route. En ramassant les deux écus Eusèbe dit en lui-même, Il y a bien de la différence entre les voleurs des bois & ceux des villes.
Chapitre xxviii.
Le chemin de la gloire.
Eusèbe arrive à un village ; il étoit nuit. Il entre dans une auberge, il soupe. Après soupé, deux hommes vêtus de rouge s'approchent [] de lui. A votre langage, lui dirent-ils, nous connoissons que vous êtes du royaume de Babimanie ; cela nous fait plaisir ; nous sommes pays. Quel est l'objet de votre voyage ? — de trouver de l'ouvrage. — De quel métier êtes-vous ? — cordonnier. — Fi ! quel état pour un joli garçon comme vous ! Croyez-moi, quittez cette vile profession, & suivez-nous, nous vous mettrons dans le chemin de la gloire, La gloire ! dit Eusèbe, c'est une belle chose ; mais où l'attraper ? — A la guerre répondirent les deux Babimaniens. Nous voyageons de la part du Roi de Babimanie pour trouver des hommes qui veuillent venir partager avec lui la gloire de ses victoires. Engagez vous parmi nous, mon pays ; nous couperons des têtes, nous abattrons des bras, nous tuerons des hommes, nous brûlerons des villages, nous pillerons des villes ; & lorsque nous aurons ravagé des provinces, lorsque nous aurons élevé çà & là dans les campagnes, des tas de morts & de mourans ; nous sonnerons la victoire, & nous nous réjouirons sur des ruines, des membres & des cadavres.
Je crois que vous avez raison, dit Eusèbe, voilà le vrai chemin de la gloire ; du moins il n'en est guère d'autre dans le monde ; les hommes se mettent à genoux devant ceux qui les [] écrasent, ils foulent aux pieds ceux qui les nourrissent.
Mais, continua Eusèbe, pourquoi le Roi de Babimanie veut-il gagner des victoires ? — Pourquoi ? oh c'est qu'il faut faire parler de foi dans l'histoire, & que l'on ne parle que de céux qui se baignent dans le sang. Il seroit beau, vraiment, de voir un Roi s'amuser à faire le bonheur de ses sujets comme un père fait le bonheur de fa famille ! Cela seroit presqu'aussi plat que de voir un grand seigneur qui aime sa femme. Quel plaisir pour un Monarque lorsqu'àprès une guerre sanglante qui lui a couté quarante millions & cent mille nommes, pour gagner une province qui ne vaut pas un million, il voit son nom célébré par les gazettiers, & les poètes ; lorsqu'il voit la Mufe de Phistoire, foulant aux pieds l'humanité, graver en traits ineffaçables son nom au temple de Mémoire ; lorsqu'il voit les Arts rampans aux pieds de son trône, déposer des couronnes sur ses armes fumantes ?
Tout cela est bel & bon, dit Eusèbe, & je conçois qu'il est fort beau de tuer des hommes & d'être loué par les gazettiers, les poètes & les historiens ; mais que m'importe à moi que le Roi de Babimanie soit loué dans Phistoire & les gazettes ! quand j'aurai été tué pour faire mettre son nom au temple de Mémoire, on ne saura pas même si j'ai existé. — Quoi ! mon [] ami, vous ne connoissez donc pas l'amour de la patrie ? vous ne savez donc pas que nous sommes obligés de la défendre jusqu'à la dernière goûte de notre sang ? — Je connois l'amour qui est fondé sur quelque chose ; mais si je ne possède pas un pouce de terre dans cette patrie, si ma mère y est morte de chagrin, & mon père de misère, si ma patrie m'a mis en prison pour n'avoir pas douze fous, & m'a condamné à être pendu pour avoir voulu sauver la vie à un capucin ? dites-moi, mes amis, sur quoi fera fondé l'amour de la patrie ? — Mais si les ennemis viennent prendre ta patrie ? — & que rn'importe, à moi ! Ceux qui prendront ma patrie ne la détruiront pas, ils ne me tueront pas ; car s'ils tuoient ceux qui vivent sur la terre, la terre ne leur serviroit de rien ; & s'ils sont méchans, que peuvent-ils me faire de pis que de me faire pendre pour avoir fait une bonne action.
Les Soldats de Bàbimanie virent bien qu'ils ne pourroient jamais faire consentir Eusèbe à s'enrôler parmi eux. Us Je laissèrent coucher, & partirent le lendemain marin. —
Chapitre xxix.
Nouvelle bienfaisance des honnêtes gens.
Le lendemain matin Eusèbe partit aussi ; le soir il arriva a une petite ville. En entrant dans la [] ville, les soldats Parrêtent & lui demandent qui il est & où il va ? Il répond qu'il est garçon cordonnier, qu'il vient chercher de Pouvrage. — As-tu un passe-port ? lui disent les soldats. Non vraiment, un passeport coute trente sous dans la grande ville des Visigoths, & quand j'en fuis sorti je n'ayois que deux sols, parce que les honnêtes gens de la ville des visigots m'avoient volé mes meubles, mon argent & mes outils ; & fans deux voleurs de grand chemin qui ont eu la charité de me donner deux écus, je jserois mort de faim au coin d'un buisson. Comment ! tu n'as pas payé ton passeport ! Il faut venir avec nous chez le Gouverneur pour te faire examit ner. Il n'y a rien à examiner, dit Eusèbe, la chose est tout comme je la dis. Cependant on le mena chez le Gouverneur qui le traita de coquin, fit fouiller dans ses poches, où l'on trouva quatre livres douze sous dont les soldats s'emparèrent, puis Mr. le Gouverneur ordonna qu'on le conduisît hors de la ville entre quatre, fusiliers, & Eusèbe fut obligé de remercier Mr. le Gouverneur de ce qu'il lui avoit. fait la grâce de ne pas le faire mettre en prison. Eusèbe dir loit en s'en allant, après l'accueil de ces honnêtes-gens, si je pouvois trouver quelque voleur de grand chemin qui me donnât de quoi acheter un morceau de pain ! —
[]chapitre xxx.
Le vertueux Eusèbe continue fa route.
Quand Eusèbe fut sorti de la ville, il fit de belles
réflexions ur les honnêtes gens, & íur les voleurs de grand chemin. Le désespoir étoit dans son coeur ! Que je fuis malheureux, disoit-. il ! ô mon père pourquoi m'avez vous engendré ? ô ma mère ! pourquoi m'avez vous allaité ? pourquoi ne m'avez vous pas écrasé la tête contre la pierre lorsque j'étois au berceau ?
Eusèbe étoit plongé dans ces noires réflexions , lorsqu'un cri plaintif se fait entendre. Il approche, il voit un vieillard couvert de blessures qui sembloit lutter contre la mort. Cet objet Pagite, Pattendrit, il vole vers cet homme. C'étoit un juif que des voleurs avoient assassiné sur le grand chemin. Homme sensible ! lui dit Plfiraélite, qui que vous soyez prenez pitié de mon état. Je fuis de la ville voisine, vous y allez peut-être, portez mes derniers adieux à ma femme & à mes enfans, & dites -leur que je meurs en les bénissant. Eusèbe alloit déchirer ses habits pour bander les plaies du vieillard. Mais tout à coup un cri d'horreur s'élève dans son coeur.. . Si l'on me trouvoit auprès de ce malheureux ? …. ses blessures …. son sang …. il expireroit peut-être [] avant que de pouvoir me justifier. Non, non ; meurs, malheureux vieillard ! meurs ! … & il versoit un torrent de larmes …. Ah si mon coeur est cruel & barbare, s'il frémit à l'idée d'une bonne action, le ciel en est témoin ; …. hommes pervers ! ce sont vos injustices qui Pont noirci ce coeur innocent & sensible.
Ces nouveaux sentimens avoient plongé Eusèbe dans une profonde rêverie ; il marchoit au hazard, pleurant sur P humanité s'oubliant luimême. Enfin il arrive à la ville. Il n'étoit plus dans le Royaume des Vifigoths, mais dans une ville de la république des Hiboumanes peuple allié de ' Babimaniens. Il va chez un cordonnier. Maître, dit-il, donnez moi de l'ouvrage car je meurs de faim. — Qu'appelles-tu maître ! lui dit le cordonnier ; apprends que je fuis un des premiers magistrats de notre illustre République, & qu'on me donne le titre d'Excellence ! Eh bien, dit Eusèbe, votre Excellence auroit-elle par hazard besoin d'un garçon cordonnier ? A la bonne heure ! dit le cordonnier, voilà comme on parle, & tu auras l'honneur de travailler dans ma boutique.
[]Cahpitre xxxi.
Les Hiboumanes.
Eusèbe eue donc l'honneur d'être garçon cordonnier chez son Excellence. Comme il e'toic habile, il gagna bientôt les bonnes grâces de Monseigneur son maître, qui lui promit sa protection au conseil, s'il avoit le malheur d'être insulte dans quelque cabaret, par quelque Excellence de la République.
Cependant Eusèbe travailloit beaucoup & ne gagnoit presque rien. Monseigneur son maître qui paíToit gravement une partie de la journée au conseil, & l'autre au cabaret, prositoit du travail d'Eusèbe, & Eusèbe après avoir acheté du pain gagnoit à peine de quoi s'achetter des culottes. Il s'informa dans l'illustreRépublique de Hiboumanie s'il falloit donner de l'argent aux cordonniers & aux Magistrats pour garder tout le profit de son travail. On lui apprit que c'étoit bien pire encore dans le pays de Hiboumanie.
Les Hiboumanes qui vont chercher du pain dans tous les autres pays de la terre, ne souffrent pas qu'un seul homme travaille dans leur pays à moins que le profit ne leur en revienne. Il faut être né en Hiboumanie pour avoir la li.berté d'y faire des souliers ou des habits i à son compte. Le bourreau lui-même est Hiboumane [] de nation, & ce n'est pas l'emploi auquel les Hiboumanes attachent le moins d'importance.
Eusèbe fut donc obligé de continuer à travailler pour faire bouillir la marmite de son Excellence.
Eusèbe refléchissoit souvent sur les pays de liberté, & il s'apperçut quelesHiboumanes qui se disoient les plus libres des hommes, étoient en eftet les plus esclaves. Le fort aveugle préíìdoit à leurs élections ; & mettoit souvent à la tête de l'état les plus stupides des hommes, qui devenoient par conséquent toujours les plus vains & les plus impérieux. Un conseil de trois cens tyrans assemblé presque tous les jours, fans affaires importantes s'occupoit, de peur de laisser rouiller fa puissance, à faire mille édits miriucieux qui enchaínoient la liberté du citoyen jusques dans l'intérieur de fa maison, & dans les actions les plus communes de la vie. Çes malheureux chargés de mille, petites chaînes entortillées,tremb]oientjmutuellement les uns devant les autres, & se vantoienc de leur liberté.'
Les sciences mêmes font esclaves dans le pays deHiboumanie ; il faut être Hiboumane pour entrer dans leur académie. Socrate n'auroit pu y enseigner la morale, parce qu'il étoit d'Athènes. Aristote auroit été rejette comme un ignorant, Cicéron comme un déclamateur, Virgile comme [] un-mauvais poète ; Archimède auroit été forcé de travailler en boutique, & Hipocrate de se faire garçon barbier.
Les Hiboumanes usent encore d'une autre précaution pour mettre des gens illustres dans leur académie. Quand on a le bonheur d'être né dans Pheureuse république de Hiboumanie., il ne s'agit pas d'étudier pour obtenir une chaire^ point du tout. Là le fort préside aux élections de même que dans le magnifique conseil. Quand il y a une place vacante ; comme chaire de Théologie, Philosophie, Médecine, Droit &c. tous] les savans, c'est-à-dire tous les écoliers de la petite république, se présentent ; on en choisit un certain nombre, on écrit leurs noms on les balotte, on tire. Souvent le docteur en droit se trouve professeur en médecine, le Théologien professeur de philosophie, & le. médecin est obligé d'expliquer les Pandectes. Et tous ces savans ne manquent pas non plus de prendre le titre pompeux d'Excellence, car tout est excellent dans le pays des Hiboumanes ;
chapitre xxxii.
La Capitation.
Quand Eusèbe fut fatigué des Hiboumanes & quil eut aiiez admire leur liberté il jeûna six [] mois afin d'épargner trois écus pour aller chercher fortune plus loin. Il partit un beau matin après avoir dit adieu à son Excellence cordonnière qui fut bien étonnée qu'Eusèbe quittât le .pays de la liberté où il y a trois cents tyrans. Quoi qu'il eût un passeport, ce ne fut pas fans crainte qu'il se mit en route ; il craignoit à:tout moment d'être volé, emprisonné ou pendu. C'étòit surtout en entrant dans les villes qu'il trembloit de toutes ses forces, & il craignoit plus les citadins que les voleurs de grand chemin.
Au bout de trois jours il arrive dans le pays des Emouchets. Le Roi des Emouchets avoit aboli toutes les maîtrises dans son royaume, & Eusèbe eut enfin la liberté de travailler à son compte. Il achette une escabelle, un tirepied, une halaine & une botte de paille ; il loue un grenier, il trouve bientôt quelqu'ouvrage & le voilà au comble de ses voeux.
Il travaille, il jeûne, il épargne ; les sacrifices qu'il fait à la vertu en deviennent une récompense. Actif, adroit, assidu, laborieux ; il parvient à se meubler insensiblement.
Mais bientôt on lui prépare d'autres chagrins. Il y avoit six mois qu'Eusèbe étoit dans le pays des Emouchets, lorsqu'on vint lui demander la capitation de la part du Roi des Emouchets. La capitation ! dit Eusèbe ? qu'est::ee que cela ? La capitation repond l'émissaire, [] c'est un tribut que tu dois au Roi ; capitation vient du mot latin caput qui veut dire tête , c'est comme qui diroit impôt pour la tête, & il faut payer cet impôt au Roi des Emouchets pour avoir la permission de garder ta tête sur tes épaules.
En voici bien d'une autre, s'écria Eusèbe ? Et si le Roi des Emouchets s'avisoit de ne plus vouloir prendre d'argent pour ce beau droit, il pourroit donc me faire couper la tête. Il le pourroit, & il ne pourroit pas, répondit l'émissaire. Il ne le pourroit pas parce qu'il y a des loix qui le lui défendent ; il le pourroit parce qu'il commande à trois cents mille hommes armés de sabres bien affilés ; qui ne savent pas lire les loix, & coupent les têtes au moindre signe, comme un chien de chasse faute sur un perdreau quand on dit pile ! — Et à quoi monte cette capitation, dit Eusèbe ? — à un écu, ce n'est pas cher pour avoir le droit de garder fa tête sur ses épaules, & il faut avouer que le Roi des Emouchets en agit bien honnêtement avec ses sujets. — Ce n'est pas cher pour ceux qui font nés sur desjras d'or, ou qui se sont rendus maîtres de vastes contrées où d'autres font nés auffì bien qu'eux ; mais pour moi qui fuis obligé de travailler du soir au matin pour gagner trente sous, & qui ne fuis pas toujours sûr d'avoir de l'ouvrage, c'est fort cher assurément. [] Pour épagner un écu, il faut que je reste deux jours fans manger ; & c'est ce qui s'appelle m'óter la vie pour me laisser le droit de garder ma tête.
L'Emissaire étoit patient, ce qui est rare dans ce métier-là ; il auroit pu faire une mauvaise affaire à Eusèbe, mais il trouva ses raisons plaisantes, & il s'amusa à le faire causer. Mon ami, lui dit-il, l'Etat à des besoins, il faut bien de l'argent pour y satisfaire. — Mais ne peut-on y satisfaire qu'aux dépens de ma vie ? je croyois que l'Etat étoit fait pour les hommes, & non les hommes pour l'Etat. — D'abord, il faut bien entretenir ces trois cents mille hommes qui défendent la patrie avec leurs sabres affilés. — Et qui font toujours prêts à nous couper la tête au moindre signe. Il est bien triste d'être obligé de jeûner deux jours pour entretenir des gens qui peuvent nous couper la tête' ou nous donner des coups de bourade, comme m'ont fait les gardes du bon Roi de Babimanie. — C'est la loi. — Et qui est cequi a fait la loi ? — celui qui en profite. — Parbleu, Monsieur l'Emissaire, en ce cas-là les bécasses & les perdrix font bien plus heureuses que les cordonniers, car on ne leur coupe pas tous les ans un membre pour nourir les chiens & les chasseurs. Quand le chasseur a dit-pille ! la perdrix des champs est croquée & tout est [] dît. Quand le Roi des Emouchets dit pille ! on n'arrache qu'un (membre à la perdrix politique, & on la laisse traîner fa vie dans la douleur jusqu'à ce que la blessure soit guérie ; & puis on recommence de plus belle. — Secondement dit l'Emissaire il faut entretenir des palais, des jardins, dessilles de joie, des spectacles, des pédants, des singes, des courtisans, des chiens, des ministres, des chevaux, des ambassadeurs ; il faut faire élever des grands édifices dont on ne fait que faire, & qui finissent par devenir la retraite des rats & des hiboux, il faut…. Mais, dit Eusèbe, tous ces animaux-là font donc bien chers, car le Royaume des Emouchets est bien grand, & si chacun paie à proportion des cordonniers, la somme doit être immense. — L'Etat n'en retire que le tiers, & ceux qui font chargés de la lever engloutissent le reste. Aussi font-ils les plus riches de la nation, & cela est bien juste — je conçois cela, dit Eusèbe. Cet arrangement fait honneur à l'humanité. Plus un métier est difficile pour les honnêtes gens, plus il faut dédommager ceux qui renoncent à ce titre pour le faire. On ne sauroit trop payer un sacrifice de. cette nature. Je vois bien qu'ici comme ailleurs on paie les vices aux dépends de la vertu. Vous n'avez que deux classes dans le royaume des Emouchets, les chasseurs & les perdrix, [] & ce font les perdrix qui fournissent le plomb aux chasseurs. Mon ami, continua Eusèbe, je vais vendre mon lit pour payer le droit de garder ma tête. Mais allez vous en bien vite, votre aspect m'afflige, laissez - moi travailler, revenez demain vous aurez votre écu pour entretenir vos sabres & vos filles de joie.
Chapitre xxxiii.
Autres politesse s politiques.
Le vertueux Eusèbe vendit son matelas ; il lui avoit couté six écus, il en tira deux écus & demi, il en donna un pour avoir le droit de garder fa tête sur íes épaules, acheta pour trente fous de paille pour se coucher, & il eut un écu, de reste. Gardons cet écu, ditEusèbe ; car après m'avoir fait payer le droit de garder ma tête sur mes épaules, on pourroit bien s'aviser de me faire payer celui de garder mes bras & mes jambes.
Eusèbe avoit raison. Deux mois après on vint lui demander un nouvel impôt fous le nom d''industrie il fut obligé de payer l'industrie, c'est-à-dire le droit de remuer les bras & les jambes pour gagner du pain, il eut beau dire que l'industrie faisoit du bien à l'Etat, qu'on devroit l'encourager au lieu de la gêner & de [] la taxer ; tout fût inutile ; il fallut payer l'industrie ; & Eusèbe donna l'écu qui lui restoit.
Au bout de l'année le propriétaire de la maison où logeoit Eusèbe lui déclara qu'il ne pouvoit plus lui louer son grenier pour quarante écus par an, attendu qu'on avoit mis de nouveaux impôts sur les maisons, & que la cherté des vivres augmentoit de jour en jour, à cause des nouveaux impôts que l'on mettoit sur les denrées de première nécessité. Eusèbe convint de payer trois écus de plus par an, & on le laissa dans son grenier.
Puisque la cherté des vivres augmente, dit Eusèbe, puisqu'on met de nouveaux impôts sur les denrées & les maisons, il est bien naturel qu'on augmente aussi le prix de mes souliers. Eusèbe va chez ses pratiques, il leur expose ses besoins. Mais les uns lui rient au nez, les autres lui démontrent que ce font les cordonniers & les gens de leur espèce qui doivent porter lé plus grand poids des impôts, quelques-uns le mettent à la porte, d'autres lui disent que le luxe augmente tous les jours & que leurs revenus diminuent ; qu'il leur faut des maisons plus vastes parcequ'il n'est plus du bon ton de demeurer avec fa femme & ses enfans, qu'il leur faut un plus grand nombre de carosses de chevaux, de laquais, & ils finissent par l'assurer qu'il est dans Tordre que les honnêtes cordonniers [] meurent de faim, parce que les gens riches ne veulent plus demeurer avec leurs femmes.
Chapitre xxxiv.
Rejsources.
Je travaille iour & nuit, disoit Eusèbe, & âpres avoir paye au Roi des itmouchets Ja permission de garder ma tête & de remuer les bras & les jambes, il me reste à peine de quoi acheter une vieille culotte à la friperie pour couvrir ma nudité, & une botte de paille pour rer nouveller ma litière. Quand je fuis malade, je n'ai ni secours ni pain, & il n'en faut pas moins payer le Roi des Emouchets, & le loyer de mon grenier. Cependant je sens que mon corps s'affoiblit, lé chagrin & la misère détruisent ma santé, la vieillesse vient avant le tems, & fi j'échappe à la corde des Babimaniens & aux sabres affilés des soldats du Roi des Emouchets, je n'échapperai pas, aux poisons que la rapine verse goutte à goutte dans le coeur des malheureux.-
Eusèbe étoit plongé dans ces réflexions lorsqu'un de ses confrères vint le voir. Qu'as-tu donc, Eusèbe ; lui dit celui-ci ? Eusèbe lui [] conta ses peines. — Ne te chagrines pas, lui dit le cordonnier ; personne ne vit de íbn métier dans ce pays-ci, il faut toujours en savoir un autre qu'on exerce secrettement, & si tu Veux je t'apprendrai les moyens de te tirer d'affaire. Tiens, moi par exemple, je n'avois rien, pas même de quoi acheter un morceau de cuir, eh bien, mon ami, je fuis à mon aise à présent. J'avais l'honneur, etant garçon cordonnier de chausser de Mademoiselle Henriette femme de chambre de la nièce de Monseigneur notre Evêque. Elle étoit jolie, sa maîtresse demeuroit avec Monseígneur son oncle ; Monseigneur son oncle ne disoit pas toujours son bréviaire, il endoctrinoit quelque fois la femme de chambre de sa nièce, & le bon Dieu répandit sa bénédiction sur ses travaux. Un jour que je prenois la mesure d'une paire de souliers à Mademoiselle Henriette, sa maîtresse entra dans fa chambre. Biaise, me dit-elle d'un air doux, veux-tu faire ta fortune ? — De tout mon coeur, Madame. Eh bien épouse Henriette je te donne mille écus, pour t'établir. Mademoiselle Henriette devint rouge comme de l'écarlate, je vis bien à cela qu'elle m'aimoit, & j'acceptai la femme & les mille écus.
J'épousai Henriette. Au bout de six mois, elle fut mère d'un gros garçon. Tu ne faurois croire quelle joie ce fut dans le palais épiscopal. La nièce de Monseigneur fut [] Marreine, & Monseigneur nous combla de présens. Quand il eut dix ans, Monseigneur lui donna la tonsure, & il a à présent un bon bénéfice qui nous fait vivre à notre aise. Henriette va toujours porter les souliers que je fais pour son] ancienne maîtresse, & elle n'en revient jamais fans rapporter quelque nouvelles marques de la protection & de la bonté de Monseigneur. Voilà le moyen de faire fortune, mon ami ; épouse quelque jolie fille qui ait la protection d'un grand seigneur, & tu ne manqueras de rien.
Eusèbe ne goûta point le conseil, le cordonnier lui en donna un autre. Vas trouver lui dit-il, le chef des espions du royaume des Emouchets, il te donnera de Pemploi ; c'est un brave homme qui nourrit plus de trois mille gens de métier qui n'ont presque rien à faire.. Eusèbe fut curieux de voir quel emploi lui donneroit le chef des espions.
Le chef des épions reçut fort bien Eusèbe ; il lui proposa trente écus par mois à condition qu'il ira boire dans les cabarets, qu'ils se mêlera avec les gens pour écouter leurs discours, qu'il suivra les étrangers partout où ils iront, qu'il questionnera les laquais & les femmes de chambre des maisons où il porte des souliers, afin d'apprendre ce que disent & font les maîtres, & qu'il viendra régulièrement tous les, [] soirs rendre compte à Monseigneur de ce qu'il aura vu & entendu. Monseigneur-, dit Eusèbe, si l'on ne peut vous servir que de cette manière, je suis votre serviteur, je n'aurai jamais la lâcheté de faire un métier aussi infâme. Qu'appelles tu un métier infâme, dit le Chef, en colère ? je le fais bien moi ; & en mêmetems il fit chasser Eusèbe de son hôtel à coups de pied dans le derrière.
C'est une chose bien triste, disoit Eusèbe en s'en allant qu'on ne puisse gagner sa vie dans ce monde fans cesser d'être honnête homme !
Chapitre xxxv.
Les loix ont forme Eusèbe.
Eusèbe retourna dans son grenieri le coeur plein de chagrin & d indignation. Il y travailla encore quelque tems pour payer la capitation, l'industrie & l'impôt de la maison-, mais pouvant à peine achetter chaque jour un morceau de pain noir ; fa santé s'affoiblit, il devint maigre & livide, il pouvoit à peine res pirer, il n'avoit plus le courage de travailler ; les riches qui le voyoient couverts de lambeaux avec l'oeil enfoncé & hagard, le teint livide, diíòient en eux-mêmes, cet homme-là a une [] mauvaise phisionomie, il a bien]Pair d'un fripon. Voilà com'me on juge les malheureux ! On ne le laissoit pas entrer dans les maisons a cause de ses habits déchirés & de fa phisionomie hideuse. Eusèbe étoit méprisé & rejette comme un coquin, pour avoir refusé d'être un coquin. Bientôt les pratiques lui manquèrent tout-à-fait, il étoit obligé de faire de mauvais souliers avec de mauvais cuir, & il les faisoit vendre dans les rues par dès gens qui retenoient pour eux la moitié du prix. Une nuit, il étoit couché sur fa paille, Vaguant fans cesse, ne pouvant doPmir & déchiré par des angoisses qui ne devroient être que le partage des scélérats. Tout à coup il entend dû bruit au dessous de fa chambre ; & une voix plaintive qui sembloit appeller au secours. Il descend, il frappe a la. porte, un homme fort brusquement & se sauve. Eusèbe entre, il voit une femme mourante, que son valet venoit d'assassiner, & des bijoux & de l'or répandus par la chambre. Eusèbe frémit, bientôt la rage s'empare de son coeur, la misère & le désespoir y avoient éteint jusqu'à la dernière étincelle de compassion. Il se jette en grinçant des dents sur l'or & les bijoux, les. ramasse comme un furieux & se sauve.
Il sort de la ville comme un homme qui a perdu la raison, gagne les frontières du pays [] des Emouchers, il les passe, & arrive dans le royaume des Allobroges. —
Chapitre xxxvi.
Réflexions du coupable Eusèbe.
Une action si contraire aux principes d'Eusèbe lui causa une violente agitation. Il n oioit réfléchir sur lui-même ; il chercha d'abord -à étourdir íà raison, mais l'habitude de réfléchir sur ses actions Pemporta, & son imagination troublée lui présentoit sans cesse son crime.
Oui, disoit Eusèbe en lui-même, j'ai volé, je fuis un malheureux ; mais qui m'a conduit dans cet abime affreux ? l'injustice des hommes, leurs vexations, leur brigandage. Jette par la nature, sur un coin de terre, j'ai reçu d'elle le droit d'y brouter Pherbe, & d'y manger le gland qui étoit autour de moi. Les hommes se sont rassemblés, ils se sont emparés de l'herbe & du gland, ils ont pris toute la terre, & en ont chassé Phomme foible dont le père n'avoit encore rien pris. S'ils m'ont enlevé le droit de vivre de la terre, s'ils ne m'ont pas laissé un seul coin, où je pusse poser ma tête, ils m'ont enlevé ce qui m'appartenoit, au plus sacré des titres, je le tenois de la nature ; ils [] ils doivent m'en dédomager. Si le bien de la société exige que les propriétés soient assurées, elle doit fournir à celui qu'elle prive du droit de la nature, des moyens sûrs de gagner fa vie quand il se porte bien, des secours qui ne soient pas déshonorans quand il est malade, si elle les lui refuse, ce n'est plus une société, c'est une ligue de brigands qui se sont dit: rassemblons nos forces pour assurer nos usurpations, enchaînons ceux que nous avons volés de peur qu'ils ne deviennent les plus forts à leur tour, qu'ils soient notre jouet sur la terre, abandonnons les aux vents du hazard, qu'ils rampent, qu'ils nous servent ou qu'ils meurent.
Et si la société est fondée sur ces principes, quels font ses droits ? quels font ceux des malheureux quelle opprime ?…. Telles furent les réflexions d'Eusèbe. Cependant le remord troubloit son coeur ; il avoit perdu le repos & le bonheur, parcequ'il n'est plus de bonheur dans le coeur de celui qui a fait un crime, & que le crime des autres ne sauroit le justifier. Mille" fois il fut sur le point de chercher les moyens de rendre le bien qu'il venoit de voler, mais quand il considéroit Pétat où il se trouveroit après cette bonne action, quand il songeoit qu'il retomberoit dans la plus affreuse indigence, quil seroit obligé de mourir lentement dans les horreurs de la misère, de la maladie, [] de la faim & du mépris, ou de terminer lui- même ses jours d'une manière violente, quand il revenoit sur les maux qu'il avoit soufferts lorsque son ame étoit pure, alors un cri plus forr que fa conscience le retenoit dans le crime.
Chapitre xxxvii.
Eusèbe devient un homme comme il faut .
Vertu, probité, sentimens qu'êtes vous dans le monde ? rien, moins que rien, un riche colier dé diamans, des bourses pleines d'or ; voilà ce qui est quelque chose, voilà ce qui attire le respect, la considération, les louanges ; voilà ce qui donne des plaisirs, de l'esprit, des talens. Eusèbe va bientôt, Péprouver. U vend les bijoux qu'il a volés, ils étoient précieux -, il entire une somme considérable, il achète une terre, un carosse, des habits, il loue deux grands coquins pour le suivre ; ses cheveux gras & noirs prennent fous le fer une forme élégante, la poudre & la pomade changent leuc couleur, ils se bouclent à deux étages auprès de ses oreilles. Au lieu de ces instrumens de travail qui salissoient ses mains, il suspend à ses [] côtés un élégant morceau d'acier pointu, signe de destruction & d'assassinat. En cet équipage, l'inutile & riche Eusèhe se produit dans la capitale des Allobroges.
O Eusèbe ! si ta avois encore ton habit déchiré, les cheveux gras & l'envie de travailler, tu serois rebuté, rejette, avili dans la belle ville des Allobroges. Les maîtrises, les impôts & tous les brigandages des honnêtes gens arrêteraient ton travail & t'en arrachéroient le prix, tu ne pourrois pas te procurer un peu de nourriture íàine, un peu de paille propre, un asyle un peu commode. Mais riche fainéant, orgueilleux scélérat, chargé des élégantes livrées de Pinutilité & des vices, produis - roi hardiment, ne baisse plus la tête comme dans le tems de ta vertu ; laisse cette timidité au.vil ouvrier, qui cherche à travailler pour tes semblables ; te voilà maintenant un homme estimable, un homme comme il faut. Veux-tu des places ? ouvre ta bourse, couvre ta table de viandes & de vins, & |appelles tes semblables- Tu verras comme ils s'emprefíèront à féconder tes desseins. Ambitionnes-tu de briller parmi ces êtres orgueilleux que le vulgaire appelle savans ? parle, la science, la véritable science elle-même se courbera devant toi, on te donnera le premier rang dans une académie ; fans aucune science, on t'admettra [] au nombre des savans, les lâches diront que tu les honores, & ils te donneront une place d'honneur. Et qui a produit toutes ces métamorphoses ? …. qui ? …. l'or, mes amis, l'or. —
Chapitre xxxviii.
Progrès d'Eusèbe.
Il n'y a que le premier pas qui coute. Eusèbe croyoit avoir pns le bon parti, il eut bientôt des femmes, des amis, des parasites, des panégyristes & des flateurs. Chacun Padmiroit, c'étoit un homme charmant, plein d'esprit, de connoissances ; il savoit la botanique, la chymie, Panatomie, la politique, la philosophie, il étoit propre a remplir les places les plus importantes, & il en obtint au bout de quelque terns. Cependant Eusèbe sentit qu'il lui manquoit encore un avantage, celui d'être noble ;-il savoit bien qu'il n'étoit que le bâtard d'un pauvre chirurgien de campagne, il offre de l'or, & Eusèbe le scélérat qui ne pouvoit gagner un morceau de pain noir quand il étoit vertueux, Eusèbe le scélérat se fait noble avec des pièces d'or. On lui délivre un grand morceau de parchemin au quel pend une petite boîte de [] fer blane attachée à un cordon de soie, & dans la quelle il y a une once de cire façonnée, & le voilà noble.
Bientôt son coeurprit les fentimens de fa nouvelle situation ; la fortune en multipliant ses jouissances en émoussa le sentiment ; il devint insensible, impérieux, dur, hautain, cruel, ce n'étoit plus cet Eusèbe qui dans le royaume des Ostrogots répandoit avec sensibilité des bienfaits sur une veuve infortunée, & qui cachoit la main qui essuyoit ses pleurs, Eusèbe auroit vu mourir de faim tous les malheureux fans verser une larme, Eusèbe ne savoit plus verser les larmes délicieuses du sentiment, les charmantes jouissances du beau monde en avoient épuisé la source.
Chapitre xxxix.
Remords.
Ce bonheur ne fut pas de longue durée. C'étoit une illusion, elle se dissipa bientôt. Quand l'homme a reçu des principes d'honneur, quand il a goûté les charmes inexprimables de la vraie vertu, il y revient toujours malgré lui, & les illusions du vice ne sauroient l'en dédomager. Au bout de quelques années, il s'apperçut que [] ses plaisirs n'étoient que superficiels Sc qu'ils laissoient un vide affreux dans son coeur. Il vit que ses amis étoient des traîtres, ses maîtresses des perfides, ses parasites des fripons. Malgré fa feuille de parchemin & fa petite boîte de ferblanc, il sentoit bien qu'il n'étoit qu'un scélérat. Le remords, le dégoût, l'ennui, le tourmentoient fans-cesse. La plaie de son coeur s'ulcèroit de jour en jour. Enfin mourant de chagrin & de remords, il prit le parti de rendre ce qu'il avoit volé, & d'aller chercher dans des contrées éloignées le repos de Pâme, fût-ce même aux dépends des besoins du corps. Il se fait informer secrètement de Pétat de la dame qu'il avoit volée, il apprend qu'elle n'est pas morte de ses blessures, il lui envoie tous ses contracts d'acquisition, déclare par un acte autentique que tous ses biens font à elle &c part avec une petite somme pour aller mourir .dans les déserts du nord.
Après cette bonne action le bon Eusèbe sentit son coeur soulagé, il voyage gaiement, la sérénité rentre dans son ame, le triple airain que le crime avoit attaché sur ion coeur se lève entièrement, le doux sentiment lui sourit encore. Avec la petite somme que j'emporte, dit-il, je pourrai du moins me mettre à même de ne pas mourir de faim, & n'eussé-je que du pain, j'aurai du moins la paix de Pâme. En raisonnant ainsi [] il s'avance dans les pays du nord, il traverse des villes & des provinces. Chemin faisant, il rencontre deux hommes. Avec son innocence, Eusèbe avoit recouvré fa franchise, il leur dit qu'il va chercher dans le nord quelque place, qui lui fournisse les moyens d'exercer ses talens, qu'il saitla botanique & la chymie, & qu'il espère trouver quelqu'occupation dans un pays où l'on estime ces sciences. Parbleu ! dirent les voyayeurs, vous ne pourriez mieux vous adresser, nous voyageons pour le Rois des Huns qui nous a chargés de lui trouver un botaniste habile pour faire un beau jardin des plantes du midi au milieu des neiges du nord ; il nous a laissé maîtres des conditions, & si vous voulez signer un engagement mutuel nous vous mènerons au Roi des Huns. Je ne demande pas mieux, dit Eusèbe, & il signa. Enfin, dit Eusèbe, pour lé coup me voilà à même de gagner ma vie fans crime, le Roi des Huns me fait une bonne pension, & je lui ferai un joli jardin botanique. J'ai bien fait de rendre l'argent que j'avois volé, j'aurai du pain & la paix de l'âme qui vaut mieux encore. —
[]Chapitre xl.
Ce qui arriva à Eusèbe dans le Royaume des Huns.
Cependant Eusèbe arrive dans le royaume des Huns. A la première ville, on mene Eusèbe au gouverneur, il se présente, tire sà révérence & s'annonce pour le botaniste de Sa .Majesté. Le gouverneur se met à rire, fait un signe à un de ses laquais ; deux soldats entrent, prenent le pauvre Eusèbe & le conduisent à la forteresse. On le dépouille, on lui prend ion argent, on l'enferme. Eusèbe trouvoit fort singulier, qu'on mît à la forteresse le directeur du jardin botanique du Roi des Huns, & il demanda ce que cela vouloit dire. Enfin on lui apprit que les deux hommes qu'il avoit rencontrés étoieut deux honnêtes capitaines du Roi des Huns chargés défaire des recrues, & qu'au lieu de signer un engagement pour être botaniste du Roi des Huns, il avoit signé un engagement militaire qu'on avoit substitué adroitement, & qu'il seroit obligé toute sa vie de tuer des hommes au service du Roi des Huns.
Quel coup de foudre pour Eusèbe ! Dans le tems de son opulence, il se repentoit d'avoir volé, maintenant ; il se répent d'avoir restitué. Que j'ai été sot, disoit-il, de m'exposer de nouveau à Pinjustice & à la tyrannie des hommes ? [] Si j'avois resté dans mon château, au milieu de mes parasites, de mes flatteurs & de mes maîtresses, je ne serois pas obligé aujourd'hui d'aller tuer des gens qui ne m'ont jamais fait de mal, pour le profit d'un homme que je ne connois pas. Il est vrai que j'avois des remords, mais il valoit mieux avoir des remords pour avoir volé une vieille femme mourante, que de m'exposer à casser des têtes à coups de mousquet & à couper des bras & des jambes à coups de sabre. Il valoit mieux entendre les mauvais vers de mes parasites que-le bruit affreux des canons qui jonchent la terre de morts. Moi qui ai toujours eu horreur du sang, qui ai toujours cru que Phomme ne pouvoit avoir des droits sur la vie de son semblable, me voilà devenu meurtrier par état & cela pour toute ma vie.
Non, non je ne tuerai point des hommes ; on m'a fait une injustice affreuse ; on m'a trompé, je dirai tout au Général, & s'il y a une étincelle de justice dans les armées du Roi des Huns, on punira les deux capitaines & on me rendra la liberté.
[]Chapitre xli.
Eusèbe arrive à la garnison.
Au bout de quelques jours on tire Eusèbe de prison. Un lui lame deux chemiles, deux paires de bas, & une veste, & on le conduit avec vingt brigans, qu'on avoit ramassés sur les grands chemins, à la garnison qu'on lui avoit destinée. Il arrive, son paquet sur Pépaule ; on le présente au général des Huns, on lui demande son nom, son âge, sa patrie. Eusèbe répond à tout, puis se jettant aux genoux du général, Monseigneur, dit-il, je supplie Votre Excellence de m'écouter un instant, (de puis l'histoire du cordonnier de Hiboumanie, Eusèbe savoit le respect qu'on devoit aux grands Seigneurs) Monseigneur, on m'a trompé, on m'a fait accroire que je serois Directeur du jardin botanique du Roi des Huns, & fous prétexte de me fáire signer un engagement de Directeur de botanique, on m'a fait soldat. Monseigneur, que Votre Éxcellence considère que je ne suis point né dans lé royaume des Huns, que je ne prends aucun intérêt à leur querelle, & que j'ai juré à Dieu & à la nature que je ne tuerois jamais personne.
Pendant qu'Eusèbe parloit à genoux, son Excellence parloit aux officiers de la fuite, & arrangeoit une partie fine qu'ils dévoient faire [] le soir après soupe. Justice ! Monseigneur, rioit usèbe, justice ! endez-moi la libert, je ne veux tuer personne. — Levés-toi, dit enfin le Ge'ne'ral. Ce qui est e'crit est e'crit, tu auras l'honneur de servir dans l'arme'e des Huns. Monseigneur, dit Eusèbe avec fureur, je ne servirai pas, je ne dois pas servir. — Quoi ! dit le Général, tu re'fìstes, la subordination…— La nature …. Monseigneur, la justice …. le droit des gens … — Qu'on donne cent coups de canne à ce malheureux, dit le Ge'ne'ral, Aussitôt on applique cent coups de canne sur le dos d'Eusèbe, & pendant ce tems là les instrumens du régiment jouèrent une arriette de Topera comique. Après cela cinquante tambours firent retentir leur tonnante harmonie ; & puis marche !
Chapitre xlii.
Quel parti prendra Eusèbe ?
La nature n'ossriroit - elle donc aucune ressource au malheureux qui est reduit au de'sespoir ? L'hommé né pour la douceur & Pinno ? cence, sera-t-il donc force à tuer ses semblables contre le cri de fa conscience ? Oh ! il est un moyen, dit Eusèbe, il est un moyen de finir [] tous ces maux. En un instant la mort me délivrera de tous mes malheurs …. Mais le suicide n'est-il pas un crime ?. .. Mais n'est-ce pas un crime bien plus grand encore d'aller assassiner de sang froid des gens qu'on ne connoit point ? je ne possède pas un pouce de terre dans le royaume des Huns ; ce n'est pas ma patrie, je n'y ai ni père, ni mère, ni femme, ni enfans, ni amis à défendre, je n'avais pas même besoin des quatre fous par jour qu'on me donne pour aller tuer les gens. Si le Roi des Huns a des démêlés à vider avec ses voisins, en puisje, mais ? & faut-il que pour quatre fous par jour, je me jette comme un furieux au milieu de ses ennemis, & que je me baigne dans leur sang ! Non, non ; mourons ! Faisons un crime pour en éviter mille. Ce choix est conforme à la vertu.
Voilà Eusèbe decidé à se jetter dans la rivière, il fort pour exécuter íòn dessein. Mais tout d'un coup il se rappelle les devoirs de ía religion ; & avant que de se jetter dans la rivière, il va trouver un prêtre. Mon père, lui-dit-il, j'ai toujours eu horreur de verser le sang, & voilà que malgré moi je suis condamné toute ma vie à verfèr le sang. J'ai juré à Dieu & à la nature de ne jamais tuer personne, & voilà que j'ai un mousquet entre les mains & un.sabre au côté pour tuer les hommes qu'on [] me montrera, comme le boucher-montre à son garçon les boeufs qu'il doit faire tomber fous fa hache. Dites-moi, mon père, est-ce un plus grand mal de se tuer soi - même que de tuer deux cens hommes.
Mon enfant, dit le prêtre, il y a assuré ment bien du mal à tuer ses semblables, mais les Rois font placés au dessus de nous par lé Dieu de paix & de miséricorde, & quoique le. Dieu de paix & de miséricorde défende le meurtre, il l'approuve cependant quand il est commandé par les Rois parceque les Rois sont les plus forts & que Dieu se déclare toujours pour ceux qui font les plus forts. Il est certain que dans toutes les règles, la puissance d'exterminer devroit être réservée à l'Eglise, qui est la dépositaire de la force de Dieu sur la terre, c'est celui qui donne la vie qui a seul le droit de donner la mort. Plusieurs saints Papes ont voulu exercer ce droit exclusivement, & il s'en est peu fallu qu'ils n'en foient venus, à bout ; mais voyant qu'il n'y pouvoient pas réussir ils ont confié aux souverains l'épée de St. Paul, & il est juste qu'ils s'en servent pour la gloire de Dieu & leur profit. Quand au suicide, mon enfant, c'est assurément le plus grand crime que vous puissiez commettre, car vous voyez bien que votre corps ne vous appartient pas sur la terre. Il est au Souverain, en vous tuant c'est un vol réel que [] vous lui faites. Vous voyez bien que si tous les hommes qu'on tourmente sur la terre se donnoient la mort, les Souverains n'auroient bientôt plus de sujets, les maîtres plus d'esclaves, les confesseurs plus de pénitens, notre St. père le Pape plus de brebis à paître, & certes ce seroit bien domage !
Allez, mon frère, continua le père, allez tuer des hommes pour le Roi des Huns, & gardez vous de vous tuer vous - même,
Eusèbe ne comprenoit pas trop les raisonnemens du prêtre, mais il songea en le quittant que le royaume des Huns étoit en paix, & qu'il pourroit bien se faire qu'il n'allât jamais à la guerre, & que s'il y alloit, il pourroit arriver aussi qu'il ne fût pas forcé de tirerj sur ses semblables, & en conséquence il ne se tua point.
CHAPITRE XLIII.
Les grands effets par les petites causes
Cependant la belle - soeur du Roi des Huns avoit ete faire un petit voyage avec ion man dans le royaume des Etourneaux. On leur avoit donné des fêtes magnifiques que les Etourneaux payoient & qu'ils alloient regarder la bouche béante, quand les gardes ne les repoussoient [] pas à coups de bourade. Un jour que la Reine des Etourneaux donnoit un grand déjeûné à la belle-soeur du Roi des Huns, un. page de la Reine en servant du chocolat, en fit tomber une tasse sur la robe de la Princesse Hune. Son Altesse se mit dans une colerè épouvantable & exigea de la Reiue qu'elle fît donner les étrivières à son page en sa présence. La Reine qui aimoit beaucoup snn page parce qu'il avoit de jolies joues rondes & vermeilles & qu'il faisoit de jolis calembours, ne voulut point lui faire donner les étrivières en présence de son Altesse Hune, & son Altesse Hune piquée au vif de n'avoir pas vu donner les ,étrivières au joli page, fit mettre les chevaux à fa voiture & partit sur le champ du royaume des Etourneaux.
De retour dans le royaume des Huns, elle forma des projets de vengeance. Elle fit parler à tous les Ministres & à tous les savans, & fit offrir une récompense & sa protection à celui qui seroit naître quelques sujets de. guerre entre le Roi des Huns & le Roi des Etourneaux. Tous les ministres se remuèrent, les archivistes firent élever des tourbillons de poussière du milieu de leurs archives, & à force de fouiller, de déchiffrer, de contourner, d'expliquer, de commenter, on trouva dans un vieux titre, un passage qui faisoit soupçonner [] qu'un petit village de douze cabanes de malheureux, situé dans le royaume des Etourneaux, avoit appartenu autre fois au Roi des Huns.
Aussitôt le ministre de la guerre qui étoit presqu'aussi habile que Monsieur le Marquis de Rustigraghe fit un beau manifeste dans le quel il prouva que le Roi des Huns devoit exterminer les sujets du Roi des Etourneaux, s'il nè lui rendoit passes cabanes. On gagna la maîtresse du Roi des Huns, on corrompit la plupart des ambassadeurs, les couriers partent, les cabinets s'agitent, la guerre se déclare, les souverains prennent parti les uns pour, les autres Contre: & voilà une partie du monde en feu pour une tasse de chocolat.
Chapitre xliv.
Eusèbe va. à la guerre.
Bientôt les armées font équipées, ailes partent,
elles font en marche. Le pauvre Eusèbe trembloit de toutes ses forces, non qu'il craignît la mort, il la désiroit de tout son coeurj mais il craignoit d'être obligé de tuer des gens qui n'avoient point répandu de chocolat sur ses habits. Heureusement pour lui il ne fut pas [] obligé de tirer un coup de mousquet, son regiment alloit tirer, lorsqu'un parti de houssards l'attaque & un d'eux coupe le nez du pauvre Eusèbe ; il portoit fa main à fa blessure lorsqu'un boulet de canon lui emporte le bras droit. Il tombe, dix régimens de cavalerie lui passent par dessus le corps. Il est foulé fous les pieds des chevaux ; & porté au milieu d'un tas de morts & de mourans.
Il y eut plusieurs milliers de morts de part & d'autre, mais il y en eut cent de plus du côté des Etourneaux ; & après un calcul exact, les Huns dirent qu'ils avoient remporté la victoire & chantèrent un beau Te Deum pour remercier le ciel d'avoir… tué cent hommes de plus à leurs ennemis, & d'avoir si bien vengé l'honneur de la jupe de la belle-soeur du Roi des Huns. De leur côté, les calculateurs des Etourneaux prétendirent aussi avoir remporté la victoire, & ils remercièrent aussi le bon Dieu, de forte que les actions de grâce des deux armées montèrent au ciel en même tems que la fumée du sang des malheureux qui avoient péri.
La reine des Etourneaux apprit bientôt ces belles nouvelles & elle s'en réjouit de bon coeur avec son page, qui rioit comme un fou de n'avoir pas eu les étrivières, & de voir tant des gens tués à cause de son éturderiei De son côté [] la belle -soeur du Roi des Huns ressentit une joie inexprimable en apprenant que la tache de fa jupe étoit vengée.
Cependant on enterre les morts, & une bonne partie des mourans. Le pauvre Eusèbe remuoit encore, il eut le bonheur d'être mis parmi les blessés. Que tu es heureux, lui dit son capitaine, d'avoir perdu ton nez & ton bras droit, au service du Roi des Huns ! te voilà libre, maintenant, on va te renvoyer avec une bonne récompense.
Grâce à Dieu, disoit Eusèbe, je n'ai tué personne ; & j'aime encore mieux avoir perdu mon nez & mon bras droit que d'avoir tué des hommes.
Chapitre xlv.
On fait la paix.
Graces à l'esprit de philosophie, les guerres ne durent plus aussi longtems que dans les tems de ténèbres. Toute la Grèce forma jadis une ligue pour une princesse un peu trop éveillée, & l'on se battit pendant dix ans pour venger l'honneur de son mari qui n'en fut pas moins ce qu'il devoit être. De nos jours, les souverains ont plus d'humanité, ils ne font pas tuer leurs [] sujets pendant dix ans pour une femme de mauvaise vie, une seule campagne & trente mille hommes sur le carreau, suffisent pour se venger de l'étourderie d'un page.
Le Roi des Huns qui avoit tué cent hommes de plus que le Roi des Etourneaux & qui en avoit perdu quinze mille, fut fort content du succès de cette expédition, & il accorda la paix au Roi des Etourneaux. La belle-soeur du Roi des Huns exigeoit toujours que le page eut les étrivières en fa présence, mais des gens d'esprit arrangèrent les choses, & on convint que. le ministre de la guerre du royaume des Etourneaux iroit au lieu du page,, se faire donner les étrivières en présence de la belle-soeur du Roi des Huns, & qu'à son retour, on lui donheroit pour récompense trois aunes de ruban pour mettre par dessus son épaule, & un diplomé en bonne forme pour constater le fait & transmettre à la postérité & à ses descendans l'honneur qu'il avoit eu de se dévouer pour la patrie.
Son Excellence vint se faire donner les étrivières ; à son retour, il eut le ruban & le diplôme, & son Altesse Hune, s'appaisa quand elle eut vu donner les étrivières à son Excellence.
Les douze cabanes qui avoient servi de prétexte à la guerre avoient été brûlées par les Huns ; il ne restoit plus qu'une place aride & [] couverte de cendres. On la partagea par la moitié, & chacun eut fa part.
Après cela on fit de grandes réjouissances dans les deux royaumes à l'occasion de la paix: les cours donnèrent des bals, des spectacles & des feux d'artifices, les poètes firent des vers, le peuple but de la bierre & mangea des harengs, & tout le monde fut content.
Chapitre xlvi.
Récompen se des héros.
Cependant le Roi des Huns qui avoit l'ame grande & généreuse ; voulut récompenser les braves gens qui s'étoient sacrifiés pour la jupe de fa belle-soeur ; Il fit acheter des rubans, & des petites croix d'émail, & les distribua d'un air gracieux aux officiers qui avoient perdu des bras & des jambes, ou qui s'étoient exposés courageusement à les perdre. On donna aussi deux fous six derniers à chaque soldat des régimens qui avoient bien fait leur devoir." Les blessés furent mis à l'hopital, on leur coupa les bras & les jambes gratis ; & quand ils furent guéris on les mit à la porte. Quelques-uns eurent deux fous par jour, d'autres reçurent la graciíuse permission d'aller porter de porte en [] porte leurs membres mutilés, pour exciter la compassion des Huns ; & recevoir d'eux quelque morceau de pain dur.
Eusèbe commençoit a se guérir, on lui avoit mis une emplâtre sur la place du nez, & on avoit coupé fort adroitement un petit bout de bras qui étoit resté pendu à l'omoplate. Quand tout cela fut fait, & qu'il put sortir, on vint lui annoncer que quoique l'engagement qu'il avoit contracté avec le Roi des Huns, fût à vie, le gracieux Roi des Huns, daignoit lui faire la.faveur de lui rendre la liberté, pour le récompenser d'avoir perdu son nez & son bras droit. En lui annonçant cette nouvelle on lui ordonna de faire son paquet ; le Roi des Huns lui laissoit gracieusement l'uniforme qu'il avoit sur le corps, & on eut même la générosité de ne point en ôter la manche droite, qu'on auroit pu raisonnablement épargner, puisqu'elle étoit superflue à un homme qui n'avoit plus de bras droit. Mais le Roi des Huns étoit magnifique dans ses récompenses.
Quand Eusèbe eut fait son petit paquet, & qu'il eut .pris son habit avec la manche superflue, un sergent le conduisit sur les frontières du Royaume des Huns. Dès qu'ils y furent arrivés, le sergent lui donna trois livres douze fous six deniers au nom du Roi des Huns, & [] lui défendit de la part de ce monarque gracieux, de jamais remettre le pied dans ses Etats.
Chapitre xlvii.
Le moyen de parvenir.
Quand on n'a plus que le bras gauche ; qu'on n'a point de nez, & qu on ne polsede que trois livres douze fous six derniers au lieu du bras droit & d'un nez, on n'est pas dans une situation fort avantageuse. Eusèbe qui connoissoit un peu le monde, sentoit toute l'horreur de son état', cependant le plaisir d'avoir recouvré sa liberté, adoucit son chagrin , & il amoit mieux encore être sans nez & fans bras droit, que d'être obligé de tuer toute fa vie des hommes au service du Roi des Huns. Il n'étoit plus question de faire des souliers, il n'avoit plus de métier, en récompense, il portoit les glorieuses marques des héros, & trois livres douze fous dans fa poche. Mais avec ces glorieuses marques, les héros qui n'ont que trois livres douze fous risquent de mourir bientôt derrière un buisson de la terre qu'ils ont courageusement défendue ou çonquise.
Eusèbe marchoit devant lui, fans dessein, & résolu d'aller où le conduiroit le chemin sur [] lequel il se trouvoit. Au bout de deux heures,' il apperçoit un joli château sur le bord de la route ; & un instant après il rencontra deux jeunes dames qui se promenoient sur la route.
A la vue d'un homme sans nez, les deux belles se mirent à rire aux éclats. Quel plaisant visage,-ma chère ! un homme sans nez ! ah ! que cela est drôle ! & elles recommencèrent à rire comme des folles.
Ces folles-là n'ont guères de respect pour les héros, dit Eusèbe, en lui-même. Les belles approchent ; mon ami, dit une d'elles qui avoit l'air d'être la maîtresse accompagnée de fa femme de chambre, dis-nous un peu où tu as perdu ton nez. Dans le, chemin de la gloire & de l'honneur, répondit Eusèbe, au service du Roi des Huns.— Ah ! que cela est drôle ! & ton bras ? & pourquoi n'es tu pas resté chez le Roi des Huns pour qui tu as perdu ton nez & ton bras ? — C'est que je ne fuis pas né sujet du Roi des Huns & que quand les étrangers qui le íèrvent on perdu leur nez ou leur bras, on les chasse du pays avec trois livres douze fous. — Et de quel pays es-tu donc ? — d'un village des environs de la ville de Frivolipolis en Babimank. -— Frivolipolis ; Babimanie ! un village ! & ton nom ? — Eusèbe ! — Eusèbe ! ah que cela est plaisant, & la belle damé se mit encore à rire de toutes ses forces. — Je [] ne vois point ce qu'il y a là de plaisant, dit Eusèbe un peu piqué. — Ah ma chère dit la belle à sa femme de chambre, voilà l'adonís qui fut jadis destiné à être mon époux, & là dessus les ris recommencèrent. Comment ! dit Eusèbe ? que dites vous ? ne me laissez pas plus longtems dans l'incertitude. — Quoi ! tu ne reconnois. plus Ursule ? — Ursule ! & comment êtes-vous montée ou descendue à l'état du je vous vois. Quels tons ! quelles manières ? quels ris inmmodérés ! Vous n'êtes plus cette Ursule si modeste, si douce à qui j'avois donné mon coeur, qui m'avoit promis fa foi. — Ah que tu es plaisant avec ta foi ! nous étions deux sots, mon pauvre Eusèbe, & nous ne connoissions pas le cours des choses. Oh j'ai pris bien de l'expérience depuis que je ne t'ai vu. —- Je le crois. — Tu fais que lorsque, tu partis, je gardois les troupeaux d'une ferme. Un jour que je chantois une chanson sur le bord d'un chemin, en gardant mes moutons, le curé du village passa par là ; il me vit, me parla, me proposa d'aller le servir, m'offrit un gros gage & j'acceptai.
Quand je fus chez lui, il me traita d'abord comme fa soeur, puis comme son amie,, puis comme sa maîtresse. J'avois bien envie de résister à ses sollicitations, mais les soirées d'hiver étoient. si longues., nous ne savions que [] faire, & puis quoi qu'il ne fût pas beau garçon, ses discours & plus encore ses gestes excitoient dans tous mes sens un trouble plus fore que ma raison. Bientôt je n'eus plus rien à lui refuser.
Au bout de quelque tems, Monsieur le Curé qui m'avoit traité comme fa soeur, comme son amie & comme sa maîtresse, ne me traita plus que comme fa femme. Il avoit jette les yeux sur une nouvelle gouvernante qu'il destinoit à Thonneur de le servir, & en conséquence il.ne cessoit de me tourmenter pour m'obliger à demander mon congé.
Grâces aux bontés de Monsieur le Curé, mon honneur étoit perdu dans le canton ; le plus pauvre fermier ne m'auroit plus laissé servir dans fa ferme. Je ne savois quel parti prendre, lorsque le fils du Seigneur du village vint passer deux moix au château. Il me vit, je lui plus, & m'ayant proposé de me mener à Frivolipolis, je partis avec lui pour cette grande ville. Ses feux ne furent pas plus durables que ceux de Monsieur le Curé ; il fit des dettes, se ruina, & finit par m'abandonner & me laisserdans la misère.
Je travaillai à faire une nouvelle connoissance, & la fortune me favorisa bientôt. Un soir vers la brune, je passois fous les fenêtres d'un hôtel, lorsqu'un vieillard me fit signe [] d'approcher ; je m'approche, il me fait des propositions, j'entre ; de ma vie je n'ai vu un ours plus dégoûtant ; mais que ne fait-on pas pour gagner fa vie ? Ses gens l'appelloient Votre Excellence, je le pris pour un grand Seigneur, je crus ma fortune faite, & voilà ce qui me donna du courage.
J'étois sur le point de le quitter, lorsqu'il s'approche de moi en me mettant dans la main un petit écu enveloppé dans un morceau de papier. Je fors furieuse, résolue de me venger du hideux avare. Mon homme étoit un des premiers Magistrats du royaume, & il avoit fa réputation à ménager, je profitai de la circonstance ; & six semaines après je fus le trouver en lui annonçant que j'avois eu le bonheur -de concevoir dans ses doux embrassemens. Il n'en étoit rien, mais j'avois mes vues. Il parut frappé, me fit toutes sortes de promesses, & voulut me renvoyer. Non, Monseigneur, lui dis-je, je ne m'en vais pas ainsi, il me faut dix mille francs, ou je vais porter contre Votre Excellence une plainte en forme, qui vous deshonorera dans tout le royaume. A ces mots, mon homme pâlit. Il dispute, il crie, il presse, Jl caresse, il menace ; je fuis inexorable, il me faut de I'argent. Enfin le vieil avare, attrapé par l'amour, ouvre son coffre-fort, & me donne les dix mille francs. En les donnant il [] me semble qu'il disoit toujours entre ses dents: que Diable allois-je faire dans cette galère !
Dès que j'eus dix mille francs, je quittai Frivolipolis, je vins m'établir en province, & .me fis passer pour une veuve assez â son aise. Un riche président fait connoissance avec moi ; alors je jouois la vertu à merveille. Il m'attaque, je résiste, il me croit une Lucrèce, son amour s'enflamme, il me prie de lui faire l'honneur de devenir Madame la Présidente, j'eus la bonté d'y consentir. Le bon homme ne fut pas longtems content de moi, la vertu étoit un rôle que je m'étois bien proposé de ne pas jouer longtems, il est trop difficile. Ma conduite Ta fait mourir de chagrin, c'étoit bien mon projet, mais j'ai si.bien ménagé les choses qu'il m'a fait son unique héritière, & je fuis à présent une des plus grandes & des plus impertinentes dames de la province.
Eusèbe ne pouvoit revenir de son étonnement. — Viens, mon ami, dit Ursule à Eusèbe, je te ferai donner une petite chambre dans une de mes fermes, & tu vivras à ton aise. Mais à condition que tune paroitras jamais devant mes yeux, car ta figure après m'avoir fait rire, pourroit bien me faire évanouir à une seconde vue.
Eusèbe indigné de ces derniers mots tourne le dos à la vicieuse & fortunée Ursule, & [] continue sa route en réfléchissant sur les moyens de parvenir.
Chapitre xlviii.
L'ami des hommes.
Il y avoit dans ce tems-là sor la terre un Roi tel quon n en avoit jamais vu, & qu'on n en verra peut-être jamais. Né avec un esprit vaste & un génie profond, il avoit étudié toutes les folies de son siècle & il les méprisoit. Son ame sensible lui faisoit haïr la guerre, mais il vit qu'il falloit faire la guerre pour se défendre, & il devint le plus grand-homme de guerre de son tems. Il avoit vu qu'un Prince n'est rien par ce qui l'environne, mais seulement par ses qualités personnelles, & il devint un grand Roi par ce qu'il étoit un grand homme. Il n'avoit point de gardes autour de lui qui donnassent des coups de bourade aux malheureux qui vouloient lui parler, il marchoit toujours seul & comme un particulier, il étoit entouré de ses yertus & de fa gloire, & cette garde étoit plus forte que des fusils & des hallebardes, & il étoit plus respecté que les Rois dont les gardes donnent des coups de bourade. Le génie de ce Prince avoit opéré une révolution autour [] de lui & on appelloit son pays, le pays des philosophes.
Eusèbe avoit entendu parler du pays des philosophes, & il y tourna ses pas, croyant que c'étoit le seul pays où on pût trouver quelque compassion quand on n'avoit plus ni nez ni bras droit,
Eusèbe arrive en demandant l'aumônne dans le .pays des philosophes. Il y avoit fait déjà quelques lieues lorsqu'il rencontre un paysan & sa femme qui portoient un petit enfant perclus de ses membres, & qui se désoloient en marchant. Voilà des malheureux, dit Eusèbe, abordons-les, il n'y a qu'eux qui aient le coeur sensible.
Qu'avez-vous à pleurer, mes amis, leur dit Eusèbe, Hélàs ! dit la femme que nous sommes à plaindre ! nous sommes vassaux d'un grand Seigneur qui fait de beaux livres sur l'humanité, la bienfaisance & la population, & pour cela on l'appelle l'amí des hommes. Voilà que notre fils unique est devenu perclus de tous íes membres, nous avons été à la ville consolter un grand médecin qui veut guérir notre fils ; il a prié seulement notre Seigneur de le faire voir tous les jours par quelqu'un qui lui dise l'effet de ses remèdes, mais notre Seigneur qui n'est l'ami des horhmes que dans ses beaux iivres, nous a renvoyés durement en nous disant que nous [] étions des bêtes. Cependant ce n'est pas une bêtise de tâcher de guérir un fils unique qui est perclus de tous ses membres & qui mourra de faim s'il reste dans cet état, c'est la tendresse maternelle c'est la nature qui nous porte à ces démarches ; & parce que nous avons de la tendresse pour notre fils nous avons été traités de bêtes, par l'ami des hommes ; c'est bien dur. Cependant ce n'est pas nous qui sommes des bêtes, car nous avons toujours bien servi notre Seigneur, c'est nous qui avons coupé ses bleds, fauché ses foins, labouré ses terres. Et si notre fils est perclu pour toute fa vie, il né pourra pas lui rendre les mêmes services ; & là dessus ces bonnes gens se mirent à sanglotter.
Eusèbe les consola, & il vit bien que tout le monde n'étoit pas philosophe dans le pays des philosophes. Eh bien leur dit Eusèbe j'irai dans votre village, je verrai votre enfant, & j'en rendrai Compte au bon médecin. Les bonnes gens remercièrent Eusèbe, & ils le menèrent dans leur chaumière.
[110]Chapitre xlix.
Persécutions des subalternes dans le pays des philosophes.
Lorsqu Eusèbe fut arrive dans le village de l'ami des hommes, il coucha dans 1'ecune des bons paysans ; qui lui donnèrent du pain & de l'eau. Comme il n'avoit rien à faire, il songea au moyen de gagner quelque chose avec son bras gauche. Puisque je sois dans le pays des philosophes, ditEusèbe en lui-même, ne pourrois-je pas écrire quelque livre sur la philosophie ? On peut écrire avec la main gauche, & il s'accoutuma à écrire avec la main gauche.
Il fit un livre pour prouver qu'il ne falloit adorer qu'un seul Dieu, mais l'ami des hommes qui n'aimoit pas les livres où on ne parloit point de son mérite, trouvoit impertinent qu'on n'adorât qu'un íeul Dieu, & qu'on admirât autre chose que sà personne ; en conséquence il cabala à l'insçu du Roi des philosophes, il prétendit que ce livre étoit contre la religion du pays des philosophes, qui toléroit toutes les religions, & il menaça Eusèbe de le faire mettre en prison s'il écrivoit davantage qu'il falloit adorer un seul Dieu.
Eusèbe qui étoit dans la terre de l'ami des hommes promit de ne plus écrire sur l'adoration d'un seul Dieu, lise tourna d'un autre [] côté. Il fit un livre contre les désordres des filles de joie, & tâcha de les rendre ridicules. Autre persécution, l'ami des hommes qui n'étoit pas ennemi des filles, prétendoit que ce livre contenoit des injures contre deux où trois coureuses qu'il protégeoit, & le livre fut confisqué & supprimé dans le pays des philosophes.
Eusèbe prit le parti d'écrire sor la vertu ; mais l'ami des hommes se fâcha encore parcequ'il disoit que la peinture de la vertu étoit la satire des gens qui n'en ont point ; & il en conclut qu'il ne falloit pas écrire sur la vertu parcequ'il ne faut faire la satire de personne.
On venoit de défendre à' Eusèbe d'écrire sur la vertu dans le pays des philosopha, lorsqu'il apprit la mort d'un journaliste qui laissoit une femme & six enfans dans la misère. Voilà une bonne occasion, dit-il, d'écrire fans fâcher l'ami des hommes, continuons ce journal il ne contient qu'une collection de lois, ordonnances ; jugemens & autres pièces qui intéressent le bonheur des hommes. Je partagerai le profit avec la famille du défunt, & je ferai une bonne action en gagnant ma vie.
Eusèbe continue le journal, & voilà encore l'ami des hommes dans une fureur épouvantable. Il prétendoit que les jugemens des tribunaux dévoient rester dans l'obscuriré, attendu que [] les hommes qui n'ont pas le sens commun doivent se laisser mener par le nez par les juges & les ministres qui sont tous des génies sublimes. Il prétendoit que c'étoit une extravagance punissable de vouloir éclairer le monde, comme il avoit prétendu que c'étoit une bêtise de vouloir-faire guérir son enfant. En conséquence il fait défendre le journal, & voilà un homme, une femme & six enfans réduits encore à la misère par l'ami des hommes.
Chapitre L.
Entretien d'Eusèbe avec l'ami des hommes.
Parbleu, dit Eusèbe, ceci est un peu trop fort ; je n ai qu un bras & point de nez ; je n ai plus aucune fortune à espérer dans le pays des philosophes. Là, comme ailleurs, la protection d'un sot vaut mieux qu'un vrai mérite. La vie m'est à charge, je ne crains point de la perdre, donnons nous le plaisir de matter un peu l'orgueil de ce pédant qui se fait appeller l'ami des hommes.
En disant ces mots, Eusèbe va au château. Malheureux ! s'écria l'ami des hommes en l'appercevant, n'est ce pas toi qui écris pour de l'argent ? — Oui Monseigneur, j'écris pour de [] l'argent, mais je'partage cet argent avec une famille infortunée, je soutiens une mère & six enfans, & ce n'est pas là ce qui s'appelle être un malheureux, je vous assure que je n'ai jamais été si heureux que depuis que je fais cette bonne action. — Mais tu divulgues les ordonnances des ministres, les sentences des tribunaux ; & tu fais un crime en les divulguant. Il n'appartient pas à un particulier de juger de la conduite des ministres ni des tribunaux, & il ne lui est pas permis de publier des choses qui y ont rapport. — Eh dans quel droit avez vous puisé ce principe, Monseigneur ? assurément ce n'est pas dans le droit dé la nature. Quoi ! les tribunaux pourront disposer dé ma fortune, de mon honneur,de ma vie ; de celle démon père, de ma mère, de ma femme, de mes enfants ; ils pourront, sous le masque de la justice, me faire les injustices les plus révoltantes, & il faudra que je baise avec un respectueux silence leur glaive meurtrier & je ne pourrai publier les preuves de mon innocence ! & je ne pourrai citer au tribunal du public ces juges barbares ! En vérité, Monseigneur, ce principe n'est guères digne de l'ami des hommes. — Comment ! insolent ! fais tu à qui tu parles ? — Oh, oui, Monseigneur.. . Tenez Monseigreur, croyez moi, ne faites point de bruit, car je m'en moque. Quand on a perdu son nez & son [] bras droit à la guerre, quand on a pris dans l'hopital du royaume de Babimanie Je germe d'une maladie incurable, & quand on est dans le pays des philosophes, où le Roi écoute tout le monde, on se rit de la petite colère d'un grand Seigneur. Raisonnons, Monseigneur, c'est le partage des hommes, la menace ne convient qu'aux bêtes féroces.
Dites-moi un peu, Monseigneur, si les françois, faisoient un crime de publier & d'imprimer les jugemens dés tribunaux, la famille, du malheureux Calas rompu injustement, n'auroit pas été vengée, réhabilitée, les juges scélérats qui Pont condamné n'auroient pas été. couverts d'ignominie, ils auroient continué à faire des jugemens de cette espèce & vingt innocens peut-être auroient péri sous le poignard des parlemens.. C'est à Voltaire que cette famille infortunée doit fa consolation, c'est lui qui l'a tirée de la Mer d'ignominie où l'avoit plongée la scélératesse de quelques juges & la stupidité de quelques autres. Oh ! Monseigneur^ si Voltaire, si le vengeur des Calas avoit vécu alors dans le royaume des philosophes, si c'eût été un tribunal de ce pays qui eût condamné les Calas ; si Voltaire vous eût présenté son manuscrit, avant que de le faire imprimer, votre orgeuil auroit dit: Un particulier ri est pas cn-droit de juger & de critiquer publiquement les [] actions des juges, des magistrats, des ministres ; il vaut mieux rompre & brûler mille innocens que de prouver qu'un minilire ou un juge n'est qu'un méchant ou un sot. Ces fortes d'écrits ne corrigent point une nation, au contraire ils la corrompent. La manie d'éclairer le monde dégénère en extravagance ; & que sais-je moi, quelles autres extravaganes vous auriez dites encore ? Mais qu'auriez vous prouve par là, Monseigneur ? Rien, sinon que vous travaillez en secret à épaissir les ténèbres de votre nation, pendant que votre Roi travaille publiquement à l'éclairer. Quoi ! furie trône même, les efforts de la vertu seront vains ? Le vice au pied du trône flattera de la droite & détruira de la gauche, & le vice saura se cacher ! pendant que l'aigle, le Roi des oiseaux planera dans les plus hautes contrées des airs, le vil hibou, fous l'obscurité d'un feuillage, écrasera dans ses serres cruelles un rossignol innocent & fera fuir tous ceux qu'il ne sauroit atteindre ! Ah ! Monseigneur, les loix qu'on ne sauroit faire exécuter ne prouvent autre chose que l'impuissance de ceux qui les font. Si l'on défend à la raison d'imprimer ses arrêts dans Je pays des philosophes, on ne le défendra pas dans le pays des Arabes qui font tout pour deTargent, & les grands Seigneurs du pays des philosophes, qui he font rien moins que des philosophes [] verront fondre sur eux du pays des Arabes, des ouvrages qui dévoileront leur sottise & leur méchanceté, & l'on abbatra les statues que ces messieurs fétoient érigées eux-mêmes à la faveur des ténèbres, & on en dispersera les membres, & ils deviendront le jouet de la populace indignée, & le bon sens & l'humanité feront vengés.
Oui, Monseigneur, en vous élevant contre mes écrits, en troublant mes travaux, en écumant dans votre petite colère, contre la raison & la justice, vous agissez comme un homme qui n'a jamais rien vu que par la lucarne de fa gentilhommière. Ne voyez-vous pas que la liberté de penser dans le monde, a des ressources indépendantes des petits tirans subalternes ? ne voyez-vous pas que pendant que le petit tiran subalterne forge sourdement les vils fers dont il croit enchaîner la plume du philosophe, cette plume, plus agile que les vents, vole dans d'autres climats, & que tôt ou tard on voit la tête de midas ? Et quand il n'y auroit plus d'endroit sur la terre, Monseigneur, quand il n'y en auroit plus où la raison n'osât élever sa voix sans la permission de vos lourds censeurs, quand vous mettriez des gardes à vos villes pour empêcher l'entrée des livres qui vous démasquent, les balons aérostatiques nous fourniroient bientôt une voiture commode, où nous transporterions [] en souriant, les lumières & la vérité, & pendant que vos soldats regarderoient avec des lunettes le passage de notre globe, nous jetterions dans la cour du tiran, l'inscription que l'avilira aux yeux de la postérité.
L'ami des hommes n'avoit pas la repartie vive ; la hardiesse d'Eusèbe l'avoit frappé au point, qu'il étoit resté immobile, la bouche béante, comme un homme qui veut prononcer une parole, & dont l'étonnement à glacé les pensées, ses yeux sortoient de sa tête comme ceux d'un taureau en furie, sa bouche écumoic il tombe en sincope. Eusèbe ne pouvoit s'empêcher de rire de la sensibilité de Monseigneur, il s'approche de lui & lui crie dans l'oreille ; Monseigneur, fi vous ne voulez qu'on n'écrive ni contre les vices, ni pour la vertu, ni pour le bon Dieu, ni contre les ignorans, ni contre les méchans ; ni contre les filles de joie, ni contre les pédans ; si vous défendez qu'on rassemble des matériaux pour l'histoire, que voulez vous donc qu'on écrive ? — Des vers à ma louange, dit Monseigneur que cette question avoit réveillé. Après cette belle conversation, Eusèbe se retira charmé d'avoir matté un grand Seigneur impertinent & ridicule.
[]Chapitre ll
Belle action de l'ami des hommes.
Quand Monseigneur l'ami des hommes fut cout-a-fait revenu de la lyncope, il rugit comme la louve à qui on vient d'arracher ses petits, & n'osant se venger sur Eusèbe qui n'étoit pas peureux ; il jetta fa rage furies pauvres paysans qui l'avoient retiré chez eux ; & dont Eusèbe avoit pansé l'enfant. Le pauvre paysan devoit trente écus à son seigneur ; il le fit arracher de sa chaumière & traîner dans les prisons de la capitale, il écrivit en même tems aux Magistrats de cette ville une lettre remarquable que l'on conserve dans les archives de la philosophie comme un monument qui fait autant d'honneur au coeur qu'à l'esprit de l'ami des hommes ; il ordonnoit dans cette lettre que l'on mit tout d'un coup ce malheureux dans les fers fans autre forme de procès. Mais le Magistrat qui connoissoit l'humanité du Roi des philosophes, ne mit point un homme dans les fers pour trente écus, par Tordre de l'ami des hommes.
Quand Eusèbe apprit cette affreuse nou-, velle, il pleura sur le malheur de ces pauvresgens ; il auroit bien voulu publier l'action atroce de Monseigneur, & la faire parvenir [] jusqu'au trône par la voie de l'ímpression maïs il se souvint qu'une petite loi secrette, émanée, dans l'obscurité, de la crainte & de la mauvaise conscience d'un subalterne, défendoit de faire imprimer les atrocités des grands Seigneurs, & il ne fit rien imprimer. Mais il possédoit vingt-huit écus, il vendit trois de ses chemises pour faire les trente écus, & envoya cette somme à Monseigneur l'ami des hommes par la femme du malheureux. Vaine ressource ! il fàlloit payer la colère de Monseigneur. Pour traîner le bon paysan en prison, pour faire les écritures & les démarches nécessaires, il y avoit eu fix écus de frais, & l'ami des hommes prenant par provision les trente écus d'Eusèbe, laissa le cultivateur en prison pour fix écus, & tout cela dans la capitale du pays des Philosophes.
Chapitre lii.
Efisèbe prend à la fin le bon parti.
Quand Eusèbe connut l'ami des hommes, il sentit quil ne rauoit par bon demeurer dans ion voisinage, & encore moins dans fa terre, & il résolut de se retirer plutôt dans le fond des forêts, auprès des tigres & des ours, que de rester près du château de Monseigneur l'ami des [] Hommes qui faisoit de beaux ouvrages sur la bienfaisance & la population, & qui rebutoit & injurioit ses malheureux vassaux qui avoient des enfans malades, & qui vouloit les faire mettre dans les fers pour trente écus, & qui vouloit qu'on n'écrivît autre chose que des vers à fa louange.
Eusèbe partit pour la capitale du pays des philosophes résolu d'écrire des mensonges, puis qu'il étoit défendu de dire la vérité, même dans le pays des philosophes, & il commença par faire un pompeux éloge de l'ami des hommes ; il loua, les mauvais ouvrages qu'il faisoit faire par des pédans aussi ignorants que lui, les petites aumônes qu'il distribuoit avec grand bruit pour avoir le plaisir de se faire donner dans les gazettes un air de bienfaisance ; mais il cacha avec foin ses vices & fa crapule, fa dureté envers ses vassaux, & son impertinence envers tout le monde. Son orgeuil fut appelle noblesse de sentimens, fa pédanterie érudition, son langage barbare éloquence, sa fierté gravité majestueuse.
Cependant personne ne voulut acheter l'éloge de l'ami des hommes, parcequ'on savoit bien dans le pays des philosophes que les louanges qu'on donne aux grands ne font ordinairement qu'une certaine manière de demander l'aumône, de plus celui qui loue pour attraper [] un cordon jaune, jusqu'à celui qui loue pour avoir un ducat.
Comme Eusèbe ne retiroit pas les frais de l'impression, il écrivit à l'ami des hommes, lui envoya un bel exemplaire de son éloge couvert de papier doré, & le pria d'acheter toute l'édirion pour empêcher qu'elle ne fût envoyée à l'épicier. L'ami des hommes acheta toute l'édition de son éloge, en fit donner à ses vassaux qui ne savoient pas lire, & fit coller le reste dans les salles de son château.
L'ami des sommes ne s'en tint pas là, il fut charmé du procédé d'Eusèbe, il le fit venir, lui parla avec bonté, & l'ami des hommes qui avoit fait mettre en prison un de ses vassaux pour trente écus & qui l'y retenoit pour six, ì'ami des hommes donna cent écus à Eusèbe pour un misérable éloge.
Ma foi, dit Eusèbe quand il eut les cent écus, le révérend père Claude avoit bien raison ; pour gagner sa vie, il faut dire des mensonges & louer les sots puissans ; j'ai fait des souliers en tout bien & en tout honneur, & je n'ai éprouvé que des brigandages ; j'ai écrit la vérité, & je n'ai essuyé que des persécutions ; & deux pages de louanges en l'honneur d'un fat me produisent plus que deux cens paires d'escarpins bien faits, & qu'un beau discours sur la vertu ou une juste critique contre [] les pédants & les courtisannes. Mesàmîí, vous voulez qu'on vous loue ; eh bien, on vous louera ! & Eusèbe ne fit plus que des éloges, & il fut chéri des grands Seigneurs, & tous ceux qu'il loua lui donnèrent de l'argent.
Chapitre LIII.
Retraite d'Eusèbe.
Quand Eusèbe eut loué tout le monde, & la beauté des vieilles femmes, & l'esprit des imbe-i ciles, St les lumières des sots, & les sottises des académiciens, & la modestie des grands seigneurs, &.la bienfaisance des philosophes, '& Péloquence des pédans titrés, & la charité des prêtres ; quand il eut-amassé une petite somma à ce joli métier, il se dégoûta de louer, & partit pour une province du pays des philosophes dans le dessein d'y acheter une maison & un champ, & d'y finir le reste de ses jours. H marchoit tranquillement sur la grande route, lorsqu'une pauvre femme couverte de lambeaux, vint lui demander l'aumône. Elle étoit encore jeune. Son air étoit doux & modeste, sa physionomie annonçoit de grands chagrins supportés avec patience, & qui avoient donné à son ame le mépris du mal. Ses yeux [] éteints n'étoient point sans agrément, & òn rémarquoit aisément qu'elle n'avoit pas toujours porté les exécrables livrées de la misère. Sa voix alloit au coeur. Eusèbe ne put l'entendre fans émotion: A votre âge, lui dit Eusèbe, qui a pu vous réduire dans l'état où vous êtes ? Vous me paroissez n'avoir pas été toujours malheureuse, comment Têtes vous devenue à ce point ? Hélás ! dit Tinconnue, c'est pour avoir suivi lesmouvemens d'un coeur sensible & généreux. Je le crois bien, dit Eusèbe, je connois les hommes, les voilà bien. Mon père étoit menuisier, continua Tinconnue, il étoit riche, plusieurs amans me demandoient en mariage, mon père en distingua un qui étoit riche, j'en distinguai un qui ne Tétoit pas, mais mes espérances furent trompées, il fallut m'arracher à celui qui m'aimoit & que j'aimois, pour me jetter dans les bras de celui que mori coeur repoussoit. J'épousai ce dernier, il étoit dur & méchant, son coeur ne connoissoit ni la sensibilité, ni la vertu ; le mien nepouvoit trouver le bonheur que dans ces deux choses. A force de complaisances, de patience & de douceur, je croyois être parvenue à adoucir la rigueur de mon fort, lorsqu'un évènement me plongea dans Thorreur du désespoir. Mon rnari qui avoit un métier honnête & lucratif, préfera une place où l'on est chargé de garder [] dans les prisons, les malheureux que le crime, ou le malheur y jette. Il fut geôlier…. A ces mots Eusèbe considère plus attentivement Tinconnue, il se remet ses traits, c'est la geôlière qui lui a sauvé la vie. Quel spectacle, continua la geôlière, quel spectacle que la vue continuelle des malheureux ! & quel devoir à remplir que celui de les tourmenter ! Je n'entendois que le bruit des fers, ou les gémissemens de la douleur, ou les cris déchirans du désespoir. Je ne pouvois vivre dans cet état. L'amant que j'avois aimé mourut, j'étois condamnée à la douleur, je n'attendois plus de consolation que de la mort, lorsque la pitié, Tamour & la générosité me rej estèrent dans un abime de maux plus grand que ceux que j'éprouvois.
On amena un jour dans les prisons un jeune homme accusé d'avoir fait un meurtre. Sa physionomie douce & honnête, sa modestie, ses larmes me pénétrèrent le coeur, je persuadai à mon mari qu'il n'étoit pas coupable, je le pressai d'adoucir son sort, il le fit autant que son devoir le permettoit ; mais bientôt croyant qu'un sentiment plus tendre que la compassion m'intéressoit en faveur du jeune prisonnier, il me fit éprouver tout ce que la jalousie peut inspirer de plus cruel à un homme dur qui n'a reçu aucune éducation. Je vis que j'avois perdu [] pour toujours le repos & Testime de mon mari, & qu'ainfi je n'avois plus aucune espérance de vivre heureuse avec lui. Le sentiment que j'avois pour le jeune homme n'étoit point encore de l'amour. Les mauvais traitemens de mon mari le firent naître.
Ces mauvais traitemens augmentèrent de jour en jour ; enfin le juge criminel qui me poursuivoit fans cesse par un amour odieux, m'apprit un jour que ce méchant avoit fait des plaintes contre ma conduite, & qu'il étoit sur le point d'obtenir un ordre pour me faire enfermer. Le seul moyen que vous ayez, continua le juge, d'échapper au fort qui vous menace, c'est d'être favorable à mon amour. Hélas ! pour échappera une punition, on ne m'offrit d'autre ressource que de la mériter.
Sur ces entrefaites, j'appris que le jeune homme venoit d'être condamné à être pendu, quoique tout le monde le crût innocent. Alors la compassion, Tamour, la crainte, la haine, le désespoir troublèrent mon imagination, je feignis de consentir à la passion du juge, j'exigeai de lui une somme pour prix de mes faveurs, il me donna un rendez vous ; mais au Jieu de m'y rendre, je courus au cachot du jeune homme, je lui donnai Targent, je lui facilitai les moyens de se sauver & je me jettai entre ses fcras résolue à le suivre partout où il voudroit. [] Le malheureux ! je lui sauvois la vie, je mettois mon fort entre ses mains, je lui sacrifiois tous mes devoirs, & il me trompa de la manière la plus vile & la plus [cruelle ; il prend Targerit me promet de me suivre, &… — Il vous quitta, interrompit Eusèbe. Mais ne vous a-t-il pas renvové votre argent depuis ce tems là ? — Hélas ! comment l'aurois-je pu savoir ? Victime infortunée de l'avárice, de la compassion, de la jalousie & de Tamour, je me hâtai de quitter ma patrie où je n'avois eu que des malheurs, & je vins dans le pays des philosophes où je croyois trouver des gens sensibles à ma peine. Ii n'est point d'amis pour ceux qui font dans lé malheur. J'ài trouvé mille séducteurs & pas un seul ami. J'aurois vécu à mon aise, si j'eusse choisi la route du vice, j'ai préféré la misère & la vertu. L'image de Tingrat qui m'a trahie est fans cesse présente à mon coeur, elle y restera jusqu'à mon dernier soupir. Les maux qu'il m'a faits…. Il les réparera, s'écria Eusèbe, il les réparera. Je fuis ce malheureux Eusèbe à qui vous avez sauvé la vie ; voyez dans quel état les hommes m'ont mis. Je n'exige plus quç vous unissiez votre fort au mien ; ma figure est trop affreuíè, mais fi vous voulez, nous ne nous quitterons plus, & nous serons amis jusqu'au dernier soupir. Là dessus Eusèbe conta ses aventures à la geôlière, il lui dit comme il l'avoit quittée [] parce qu'il aimoit Ursule, comme il avoit remis les cinquante louis au Prêtre qui avoit promis de réparer fa faute ; il lui dit comment il avoit été volé par les honnêtes gens & secouru par les voleurs, dans quel état il avoit retrouvé fa chère Ursule & comment il avoit gagné quelqu'argent en louant des sots & des entretenues.
Le geôlier étoit mort, la geolière consentit à vivre avec Eusèbe, mais elle voulut l'épouser quoi qu'il n'eût point de nez ni de bras droit Ils achetèrent une maison & un champ dans le royaume des philosophes, & ils se marièrent ; ils eurent des enfans. & vécurent heureux.
Chapitre liv.
Eusèbe donne une bonne éducation à ses enfans.
Eusèbe eut deux enfans. un garçon & une fille. Il connoiffoit le monde & savoit par expérience les bons moyens de parvenir. Il songea à donner à ses enfans une éducation qui les mît à couvert de la prison, des persécutions & de la potence. Il n'y a que deux espèces dé gens dans le monde, dit Eusèbe, les persécuteurs & les persécutés, & ce sont lés honnêtes gens qui restent ordinairement dans la dernière [] classe. Faisons de mes enfans des gens adroits plutôt que des gens vertueux. C'est ainsi qu'ils feront fortune.
Eusèbe forme en conséquence le plan de leur éducation. Il ne s'amuse point à apprendre à son fils, ni la botanique, ni Tanatomie,. ni la chymie ; il lui apprend à être faux, insinuant, flatteur & esclave ; il enseigne à sa fille, à être effrontée, coquette & impudente.. Afin de mieux les former en même tems dans la théorie & la pratique, il fit faire un manequin qui représentoit un homme de grandeur naturelle ; il Thabillòit de toutes les manières, lui faisoit faire toutes sortes de gestes, &"donnoit à ses enfans des conseils relatifs à ce qu'ils voyoient. Ordinairement il mettoit à son manequin un habit de ministre d'état, une grande perruque, un cordon bleu ; il le placoit sur une estrade, il lui le voit la tête le plus haut qu'il pouvoit ; puis, faisant entrer son fils dans la chambre, il le'faisoit coucher pas terre, & s'avancer en rampant, jusqu'à la magnifique poupée. Lorsqu'il étoit près d'elle, il lui faisoit répeter tous les sots protocoles que les grands prennent pour des marques de respect, & qui n'en sont que de vaines démonstrations. Eusèbe placé derrière la poupée, lui faisoit tenir les discours les plus injurieux & les plus insolents, & il apprenoit à son fils à s'incliner à [] chaque injure, ou à baiíèr respectueusement le bas de Thabit de Monseigneur. D'autres fois il lui faisoit dire des bêtises qu'il donnoit pour des bons mots, 1 & il accoutumoit le petit Eusèbe à s'écrier à chaque sottise, à rire de toutes ses forces, &à dire qu'il h'avoit jamais rien entendu de fi joli & de fi spirituel.
D'autre fois, après que l'enfant avoit cause tranquillement avec la poupée, tout-à-coup Eusèbe lui faisoit allonger le bras, & elle donnoit un grand souflet au petit Eusèbe. Alors il falloit que le petit Eusèbe fît un sourire agréable, une grande révérence pour remercier Monseigneur, & qu'il présentât gracieusement l'autre joue. Quelque fois aussi la poupée faisoit tourner brusquement le petit Eusèbe, avec sa main, & lui appliquoit ensuite un grand coup de pied dans le derrière, qui lui cassoit le nez & les dents sur le plancher. Alors le petit Eusèbe s'essuyoir lestement, mettoit ses dents dans fa poche & se retournoit bien vite vis-àvis de Monseigneur, comme si de rien n'étoit.
Les exercices de. Mademoiselle Eusèbe étoient difterens ; quand elle entroit dans la chambre la tête haute, la gorge découverte, elle fredonnoit une ariette, essayoit un pas de bâlet, s'avançoit lestement auprès de Monseigneur, le regardoit tendrement, puis feignoit de ne le plus regarder ; la poupée faisoit signe [] d'approcher, la petite détournoit la tête, la poupée faisoit encore signe, la petite Eusèbe refusoit encore. La poupée faisoit des mouvemens de tête en signe de menaces. La petite aprpochoit alors en souriant, prenoit la main de Monseigneur, lui caressoit les joues, tournoit fa perruque & rioit comme une folle ; & Monseigneur l'embrássoit amoureusement.
Il y avoit un autre exercice non moins divertissant qu'Eusèbe apprenois à ses enfans. Le frère & la soeur se plaçoient devant la poupée à quelque distance, la poupée tenoit dans la main une bourse pleine de pièces de monnoie, la lançoit au hazard dans la chambre, & les deux enfans se disputoient à Tenvi à qui l'attraperoit le mieux.
Voilà la première partie de Téducation des enfans d'Eusèbe. Voici la seconde. Celle-ci n'étoit que pour le garçon, les filles n'ont pas besoin d'approfondir les sciences. Eusèbe faisoit avec de la paille ou de Tosier des espèces de figures d'hommes qu'il habilloit en paysans, en artisans ou de quelqu'autre manière, & il accoutumoit le petit Eusèbe à courir sur ces figures au moindre signe de la grande poupée, & à leur enlever adroitement quelques pièces de monnoie, qu'ils avoient dans leur poche, où quelque mauvais lambeau de leur habillements ou quelqu'outil de leur profession. Il en prenoit [] finement les trois quarts pour lui, & portoit le reste à la grande poupée.
Les figures des malheureux se remuoient quelque fois sous le petit Eusèbe au moyen d'une corde que le père tiroit ; & dès que le petit Eusèbe appercevoit le moindre mouvement, il leur mettoit le genou sur Testomac & les pressoit jusqu'à ce qu'ils ne remuaflènt plus.
Souvent Eusèbe mettoit à la grande poupée un papier entre les mains, comme si c'eût été un manuscript composé par Monseigneur. Eusèbe prenoit ensuite quelque discours académique ou quelque mauvais poème & les lisoit derrière la poupée en lui faisant faire en même tems différens gestes, comme d'un auteur qui lit son ouvrage. Le petit Eusèbe étoit auprès de la poupée, de bout de peur qu'il ne s'endorme, & à chaque endroit où la poupée faisoit certains gestes , il se récrioit d'un air d'enthousiasme & d'admiration: charmant ! délicieux ! superbe ! magnifique ! Aucommencement les lectures n'étoientpas longues, car souvent le pauvre petit Eusèbe s'endormoit tout de bout à la première phrase ; & il ne faut pas rebuter les enfans. Mais insensiblement il s'accontuma à entendre lire une page toute entière, puis deux, puis quatre, & enfin il put entendre un volume tout entier fans bailler ni fermer les yeux ; tarit il [] est vrai que Téducation fait tout, & que l'iiabitude peut changer la nature.
Eusèbe apprit aussi à son fils à faire des livrés. Pour faire la fortune en Ecrivant, disoit Eusèbe à son fils, tu n'as pas besoin d'étudier. Commence par faire ta cour aux grands, comme je te l'ai enseigné. Observe, non quels sont les philosophes les plus fa vans, ou les écrivains les plus agréables, mais quels sont ceux qui font en laveur. Flatte-les, caresse-les, loue leurs ouvrages, prône les partout, chante leurs louanges à tort & à travers, & ils te loueront aussi, & ils écriront, & ils diront partout que tu as les plus belles dispositions du monde. Ensuite choisis sur quel sujet tu veux écrire. Mais dans ce choix, étudie toujours le goût & Tintérêt- de tes prôneurs. . Quand ton choix fera bien fait, va trouver tes prôneurs, dis leur ton projet, fais leur sentir- que tu ne manqueras pas une occasion de leur donner des louanges. Ce dernier article est essentiel ; si tu écris une ligne fans leur avis & leur consentement tu es perdu. Après cela prend trois ou quatre des meilleurs ouvrages que Ton a écrits sur la matière que tu veux traiter ; cherche dans la table des matières les choses qui entrent le mieux dans ton plan, jettes tout cela au hazard sur le papier, puis couds tout Cela ensemble ayant soin de faire revenir à chaque page un petit mot [] à la louange de ceux que tu auras intérêt de flatter.
Quand ton ouvrage fera fait, il faudra songer à la dédicace & à la préface. Voilà les deux parties les plus essentielles d'un ouvrage, quand on veut qu'il nous mène sourdement à la fortune, & qu'on préfère Targent à la célébrité. Il est essentiel surtout que tu choisisses avec intelligence la personne à qui tu dédies. Prends quelque grand Seigneur, & choisis le plus riche & le plus sot. Ta dédicace sera au moins de cinq ou six pages, quelque mince que soit le corps de l'ouvrage ; & tout fera plein des louanges pompeuses de ton héros. Tu loueras fa noblesse & l'ancienneté de fa maison, quand son grand père auroit été laquais ; la magnificence de ses habits & de ses équipages ; les beaux yeux de fa femme, les eût-elle bordés d'écarlate ; l'esprit de ses marmots, fussent-ils aussi sots que leur père ; son amour pour les sciences, quand même il ne sauroit pas lire: tu loueras son goût délicieux, son discernement, son esprit, son jugement ; tu lui feras accroire que l'univers attend respectueusement son jugement pour sé décider.
Quand l'ouvrage sera imprimé, fais en relier un bel exemplaire en maroquin, fais appliquer sur la couverture les armes du Seigneur à qui tu as dédié. Après cela prends un air humble, [] modeste, compose ton visage, gratte à la porte de l'antichambre de Monseigneur. S'il te fait attendre, comme cela est dans Tordre, fais pendant ce tems-là la cour aux laquais, donne leur à chacun un exemplaire de ton livre en papier doré ; &, quand Monseigneur paroîtra .mets un genoux en terre & présente lui ton livre. Si Monseigneur est satisfait, il te fera peut-être diner à Toffice avec les valets & les femmes de chambre, chose excellente fì tu sais en profiter. Bientôt tu parviendras peut-être à Thonneur de manger même à la table de Monseigneur, quand il aura pris médecine & qu'on ne pourra pas inviter d'honnêtes gens. Autre bonne occasion. . . ..
Si tu as bien choisi ton protecteur, & que tu aies su pofiter des occasions, il te chargera bientôt de faire des vers pour fa maîtresse ou pour fa petite chienne, & voilà ta fortune en bon train.
Quant à la préface, ne manque pas d'y nommer tous les savans, tous les gens de lettres qui peuvent te faire du bien ou du mal, dis que tu dois tout à leurs lumières, à leurs conseils, à leur protection. Porte - leur aussi un exemplaire bien relié, - observe toujours de te tenir debout pendant qu'ils feront assis. Mais ne leur parle pas de ton livre plus de cinq minutes, fais passer adroitement la conversation [] sur leurs ouvrages, & lis-leur tfe préface.
Ton livre fera oublié, méprisé du public, j'en conviens ; mais il te fera de puissans protecteurs, il te mettra dans la route de la fortune, tes espérances deviendront aussi brillantes que celles des laquais de ton protecteur, & que veux tu de plus ?
Dans ses instructions, Eusèbe n'oublioit point la vertu. La vertu, disoit-ilà ses enfans, la vertu est une espèce d'habit de cérémonie qu'il" faut poster en public, & qui gène dans le particulier ; on s'en débarasse en rentrant chez soi. La vertu est fondée sur la nature & Tordre, & c'est le caprice, les vices & Tor qui gouvernent le monde. Ces trois choses se réunissent pour former un torrent impétueux qui renverse tout du midi au nord, de Toccident à Torient. Si la vertu paroît au milieu de ce torrent, c'est un foible roseau qui doit être bientôt englouti dans les flots. Le seul usage qu'on puisse faire de la vertu, c'est de "s'en servir comme d'un prétexte pour perdre ses concurrens ou ses ennemis. La vertu est le manteau du fourbe, & Técueil des âmes honnêtes.
Voilà mes enfans, continuoit Eusèbe, voilà les moyens de parvenir tels que Texpérience me les a fourni. Quand vaus ferez parvenus, vous n'aúrez pas de peine à vous soutenir. Soyez [] bas avec vos supérieurs, flattez leurs penchans & leurs vices. N'osez jamais avoir devant eux un sentiment à vous ; élevez ceux qu'ils veulent élever, perdez ceux qu'ils veulent perdre, ayez toujours soin de vous renfermer dans cette espèce d'orgueil qui en impose au public, que la gravité insolente, que le mépris insultant vous tiennent lieu de mérite aux yeux du peuple. Quand on n'a pas un mérite réel, c'est le seul parti qu'il y ait à prendre.
Chapitre lv.
Ze petit Eusèbe entre dans la carrière de la fortune.
Quand Eusèbe vit son fils bien fort sur les principes quil lui avoir inculques, il songea a le mettre en apprentissage. Il se demanda, comment la plupart des gens en place nés íans fortune ont-ils commencé ? comment ce conseiller, ce président, ce financier, sont-ils parvenus à leurs emplois ? en grimpant derrière le carosse d'un grand Seigneur, en lui chauffant fa chemise, en portant ses billets doux. Je n'ai donc rien de mieux a faire que de mettre mon fils laquais, c'est le premier pas à la fortune dans la plupart.des pays du monde, & [] Eusèbe chercha pour son fils une place de laquais.
Le village où demeuroit Eusèbe appartenoit à un Seigneur ; car outre les souverains qui gouvernent les hommes en général, il y a partout des petits Seigneurs qui les plument en particulier. Eusèbe va. chez le Seigneur du village & lui présente son fils. Le jeune homme étoit tout formé. Monseigneur, dit Eusèbe, ce n'est pas à cause que c'est mon fils, mais je lui ai donné toute l'éducation nécessaire pour servir un Seigneur. Il est souple, bas, rampant, flatteur, faux, intriguant, c'est un trésor pour un gentil-homme. Vous pouvez lui donner trente souflets par jour, cinquante coups de pieds dans le derrière, il n'en fera pas moins soumis & respectueux. Le Seigneur du village essaya les dispositions d'Eusèbe ; & voyant qu'il étoit souple comme un gant, il le prit à son service & prédit qu'il seroit sa fortune.
Chapitre lvi.
Succès de Mademoiselle Eusèbe.
Mais voilà que tout d'un coup le Roi des Bulgares
déclare la guerre au Roi des philosophes. Les armées font sur pied, elle s'avancent. Le village où demeuroit Eusèbe étoit sur les frontières [] du pays des Philosophes, l'armée des Bulgares en approche, le général étoit un grand homme à moustache épaisse qui n'entendoit pas raillerie, & qui vouloit brûler le village pour donner un petit divertissement à ses officiers.
Dès qu'on apprit dans le village d'Eusèbe,. que le Général des Bulgares vouloit mettre le feu à toutes les chaumières & à toutes les granges, pour se divertir ; on,s'assembla à la hâte dans la grande sale du Seigneur, & il fut résolu que, les vieillards du village, iroient tous pieds nuds & la corde au cou embrasser les genoux du général à grandes moustaches. On s'imagìnoit que ces, vieillards à , cheveux blancs feroient grande impression sur le coeur d'un Bulgare à longues moustaches, & l'on se promettoit les suites les plus heureuses, de cette respectable ambassade.
Les vieillards partent, ils arrivent au camp, ils sont admis devant le Général, ils se jettent à ses genoux. Le Général jouit d'un grand plaisir en voyant la vertu en cheveux blancs prosternée devant, la force. Il retrousse sa moustache, jette un regard de dédain sur les infortunés, & reprend gravement le chemin de sa tente, croyant avoir bien soutenu l'honneur de sa place.
Pendant que les vieillards étoient au camp, Eusèbe avoit pitié de la folie des paysans qui s'imaginoient que les vieillards à cheveux blancs [] pôuvoient attendrir le coeur d'un Général Bulgare. Il fit mettre à sa petite fille qui avoit quinze ans, son plus joli jupon, son bavolet le plus élégant, & sur fa tête un joli petit chapeau garni de fleurs, & panché d'un'air coquet sur Toreil le gauche. Il lui fit lever la tête, découvrirla gorge, & Tenvqiaainfi au général des bulgares', en chantant une ariette & en dansant un rigaudon. La petite Eusèbe traverse les corps-de-garde, il lui en coute quelques baisers,: enfin elle parvient à la tente du général. A la vue du petit chapeau & des yeux fripons de la petite Eusèbe, le Bulgare quitte fa gravité ; la petits n'aura pas besoin de se" mettre à genoux comme les vertueux vieillards. Le Général s'approche^ la prend sur ses genoux ; elle pleure.. — Essuyez vos larmes, ma belle enfant. — Hélas, Monseigneur, comment pleurerois-je pas ? on va brûler la maison de mon père & de ma mère, & mes jolis chapeaux, & mes bas de soie, & mon beau mouchoir de gaze. Donnez - moi un baiser dit le général, & on ne brûlera rien. — Votre parole d'honneur ! — Ma parole d'honneur. La petite donna un baiser, & le général tint parole, car les gentils-hommes ne manquent jamais à leur parole. Et voilà comme le baiser d'une jolie fille peut produire plus de bien que la vertu de cent vieillards à cheveux blancs.
[]chapitre lvii.
Eusèbe fait une bonne maison .
La petite Eusèbe resta quelquetems au camp, & fit connoissance. avec les principaux otticiers de l'arme'e ils furent aussi généreux qu'elle suc complaisante ; & elle tira d'eux une bonne somme. Lors qu'elle fut sur le point de partir, le ge'ne'ralà grandes moustaches lui donna aussi une bourse pleine de ducats ; de forte qu'après avoir eu le bonheur de sauver le village, elle rapporta encore chez son père une somme assez confìdérable.
De cette manière, la maison d'Eusèbe le monta bientôt. Son fils étoit en belle passe, fa fille adoucissoit la férocité d'un gênerai Bulgare & gagnoit de l'argent, que manquoit-il au bonheur de cette honnête famille ?
Ce n'e'toit pas feulement en rems de guerre que la petite Eusèbe exerçoit ses talens, elle étoit fort confidérée au château, elle avoit assez - souvent l'honneur de manger, à la table de Monseigneur, servie par son frère ; & quand ce galant seigneur alloit à la ville,, il ne revenoit jamaissans lui rapporter quelque chapeau élégant, ou quelques paires de gans à la Figaro.
Eusèbe faisoit cultiver ion champ par un laboureur ; parcequ'il ne pouvoit pas le cultiver lui-même & que son fils avoit choisi une profession [] plus noble & plus lucrative. Le laboureur qui cultivoit le champ d'Eusèbe avoit un fils, ce fils étoit amoureux de Mademoiselle Eusèbe, parce qu'il auroit bien voulu avoir une femme qui avoit de jolis chapeaux, des mitaines à la figaro, & un frère laquais chez Monseigneur. D'après son plan, il comptoit bien que le champ d'Eusèbe lui reviendíoit un jour ; en conséquence, en labourant ce champ, il avançoit à chaque fois un peu sur le champ de son voisin qui e'toit un pauvre vieillard. Au bout de quelques labourages, les progrès furent évidents. Un beau jour de printems le vieillard prit son bâton & se traîna lentement jusqu'à son champ. Il s'apperçut du vol & revint chez lui pénétré de douleur. Il s'adresse au seigneur du lieu, forme sa plainte au baillis ; on examine l'arsaire, on entend les témoins^ on écrit, on dispute, on embrouille. La friponnerie du laboureur est évidente ; la justice est du côté du vieillard, mais qu'est-ce que la justice contre une jolie fille & le laquais d'un seigneur ? Le jeune Eusèbe va avec fa soeur chez Monseigneur, on lui explique la chose, il comprend le fin de l'affaire, renvoie le frère & la soeur, & fait venir le baillis. Le Baillis comprit Paffaire à demi-mot ; on fit naître des incidens, on multiplia les frais ; & comme le pauvre homme ne pouvoit y suffire, on le débouta de sa demande, & le baillis [] prit le reste du champ pour ses peines, & le bon vieillard mourut de chagrin.
Quelques affaires de cette espèce eurent bientôt rendu Eusèbe un des hommes les plus considérables du canton. Il étoìt craint, respecté, & personne n'osoit-lui faire du mal. Après Monseigneur & son fils le laquais, c'étoit le prer mier homme du village. Au bout de quelques années, le jeune Eusèbe devint secrétaire de Monseigneur, puis son homme d'affaire, puis il acheta une charge & un titre, puis il fut à la ville & tint un rang distingué dans la société..
Mademoiselle Eusèbe avoit épousé le jeune laboureur, qui sàvoit si bien agrandir un champ, & Monseigneur qui la protégeoit eut bientôt bâti leur petite somme de concert avec le baillis.
Eusèbe le fils fit venir son, beau -frère à la ville & le poussa dans les affaires, & sa jolie petite épouse qui n'avoit pas oublié le moyen de parvenir, l'êxerçoit à merveilles à la ville, & en peu de tems on vit croître à vue d'oeil la fortune & la considération de tous ces honnêtes gens.
Chapitre lviii.
Mort d'Eusèbe.
Eusèbe vieillit ainsi en voyant de tous côtés la bénédiction se répandre sur lui & sur ses enfans. [] S'il avoit quelque maux, c'étoit ceux qu'il sVtoit attirés dans le tems de sa vertu. La maladie dont il avoit pris le germe à l'hopital de Frivolipolis se manifesta cruellement dans le tems de sa vieillesse. Eusèbe vit approcher le terme de sa vie. Quand il se sentit affoibli au point] de n'avoir plus d'espérance, il fit venir son fils & sa fille, puis il leur parla en ces termes.
Mes enfans, mes forces m'abandonnent, bientôt je vais quitter cette vic pour passer dans l'autre. J'ai voulu vous voir avant que dé mourir, pour jouir de vos derniers embrassemens. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous rendre heureux dans le monde, & j'ai eu le bonheur d'y réussir. L'expérience m'avoit tracé la route que je devais suivre. J'aurois pu vous élever dans les principes sévères de la vertu, comme mon père m'avoit élevé ; mais hélas ! à quoi m'a-t-elle servi cette vertu qu'il m'avoit enseignée ? Elle m'a fait chasser, persécuter, emprisonner, voler, mutiler. Les hommes par leurs procédés m'ont fait rentrer malgré moi dans la carrière d'iniquité qu'ils ont tracée. Je vous aimois trop pour vous exposer à éprouver le sort que j'avois éprouvé dans ma jeuneffe, il auroit mieux valu peut-être que je vous eusse étouffé, au berceau. Si je me fuis trompé le ciel qui .permet lesistème de mal que les hommes ont élevé, [] me pardonneta peut-étre. C'est la rendressé que j'ai eue pour vous qui m'a égaré, les hommes ont forcé la vertu même à se souiller de leurs vices. Tous mes ancêtres furent vertueux, & tous ;furent malheureux & pauvres. C'est à moi que commence une nouvelle génération, oublions nos ancêtres, ils feroient notre honte, nous avons abandonné leurs principes. Une nouvelle carrière s'ouvre pour vous ; il vous faut de nouveaux titres. Voici, continua-t-il en cherchant derrière le chevet de son lit, voici un trésor que je vous ai caché jusqu'à présent ; il vous fera aussi, utile à l'un qu'à l'autre, & vous pourrez en jouir également fans le partager. En disant ces mots, il leur donne le parchemin & la petite boëte de fer blanc qu'il avoit achetés autrefois. Je n'ai point voulu jusqu'à présent vous donner cette pièce précieuse, parceque votre fortune ne me paroissoit pas assez bien assurée. Le bien le plus estimé dans le monde, c'est l'or ; le second c'est l'opinion avantageuse que l'on a attachée à certaines races. . La noblesse fans l'or est un triste avantage, & le noble pauvre est plus méprisé encore que le pauvre roturier, parcequ'il y a un contraste humiliant entre ce qu'il paroit devoir être & ce qu'il est Vous possédez de l'or, mes enfans, voilà de quoi parvenir à la considération. Avec ce morceau de parchemin & cette petite boëte de fer blanc pleine de cire, vóus pouvez prétendre aux dignités les plus éminentes, aux places les plus importantes,à des places où vous aurez entrevos mains le sort des provinces & des états. Le mérite & la vertu seuls n'auroient jamais pu vous y conduire. En achevant ces mots, Eusèbe baisa tendrement sei enfans, & mourut tranquillement eu rejettant sur la société le crime d'avoir préparé une génération corrompue ,
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Eusèbe, ou les Beaux profits de la vertu dans le siècle où nous vivons. Eusèbe, ou les Beaux profits de la vertu dans le siècle où nous vivons. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD26-C