Chapitre premier.
Les adieux. Je ne regrette point ce temps fabuleux de l'âge d'or, si vanté par les poëtes; des hommes indolens, sans passions, sans desirs, et guidés par le seul instinct, ne présentent à mon imagination qu'un tableau plus insipide qu'intéressant: les talens et les arts, ces dons brillans, fruits heureux du génie, n'ont embelli la terre que depuis
la fuite d'Astrée. Avec la perte de l'innocence, je vois, il est vrai, les crimes se répandre sur la surface de l'univers; mais aussi je vois naître des vertus sublimes, je vois les nobles combats du devoir et des passions; mes idées s'étendent, mon ame s'élève; je puis admirer! Je connais la gloire! ... Ô siècles brillans de l'antique chevalerie! C'est vous que je veux célébrer! On me demande des tableaux naïfs, nobles et touchans, et je ne les chercherai que dans vos fastes glorieux. Quand je voudrai peindre les artifices de la coquetterie, le manége des courtisans, l'art perfide et frivole de séduire et de tromper, il me suffira de regarder autour de moi; mais si je veux peindre l'amour constant et passionné, l'amitié sublime et fidèle, l'enthousiasme de la gloire et de la vertu, où trouverai-je des modèles parfaits? Hélas! Cherchons-les dans l'histoire, puisque le siècle où je suis née ne pourroit me les offrir. Parmi ces braves guerriers, et cette brillante jeunesse, l'ornement et la gloire de la cour de Charlemagne, on distinguoit surtout deux jeunes chevaliers, également célèbres par leur vaillance, leurs exploits et
la vive et tendre amitié qui les unissoit l'un à l'autre. Ils étoient frères d'armes: entreprises, dangers, fortune, tout entre eux étoit commun, jusqu'à leur devise: la gloire et l'amitié ; et ils avoient fait peindre sur leurs boucliers un cygne , avec ces mots: candeur et loyauté . De là vint le surnom qu'on leur donnoit à la cour: on les appeloit communément leschevaliers du cygne . Isambard et Olivier (c'est ainsi que se nommoient ces deux fidèles amis) étoient particulièrement honorés de la bienveillance de l'empereur. Ils avoient fait leurs premières armes sous les yeux de ce héros, qui, charmé de leur zèle et de leur courage, s'étoit plu à les combler d'honneurs et de bienfaits. Il aimoit particulièrementOlivier, qui avoit été l'ami le plus cher de son neveu, le célèbre et malheureux Roland, tué à la déroute de Roncevaux. Olivier, blessé dangereusement à cette bataille, en volant au secours de Roland, et en l'arrachant des mains des ennemis, lui épargna la douleur de mourir prisonnier, mais ne put lui sauver la vie. Roland, expirant, remit entre les mains de son ami l'épée qu'il avoit illustrée
par tant d'exploits; la fameuse et redoutable durandal . C'étoit, dans ces anciens temps, le don le plus honorable qu'un chevalier pût faire en mourant. Olivier regretta profondément ce héros: l'amitié d'Isambard put seule le consoler; il retrouvoit, dans ce jeune chevalier, toutes les grandes qualités de Roland, réunies à un caractère plus intéressant et plus aimable. Olivier, plus âgé de deux ans que son ami, joignoit à tous les agrémens extérieurs, à la figure la plus intéressante, une ame profondément sensible, un esprit juste et délicat, un caractère plein de franchise: il étoit naturellement porté à la mélancolie. Cette disposition donnoit à sa physionomie une douceur touchante; on remarquoit dans toutes ses actions un certain air de nonchalance et de timidité qui avoit en lui une grace particulière. Il plaisoit, sans paroître jamais ni le desirer ni le savoir, mais il avoit tant d'expression dans le regard, et des manières à la fois si nobles, si simples et si obligeantes, qu'il étoit impossible de prendre sa réserve pour du dédain ou de l'insouciance; on ne pouvoit, au contraire, l'attribuer qu'à la
modestie, à l'ignorance absolue des avantages qu'il possédoit. Cependant, avec un extérieur si doux, il avoit des passions violentes, et lorsqu'il étoit vivement affecté, rien n'égaloit l'impétuosité de ses premiers mouvemens.
Isambard avoit un caractère bien différent. Sa physionomie fine et spirituelle annonçoit et inspiroit la gaieté; il avoit une égalité d'humeur inaltérable, et, quoiqu'il eût l'air de l'étourderie et de la légéreté, l'élévation et la générosité de son ame le rendoient capable de faire sans effort les sacrifices et les actions les plus héroïques. Le coeur d'Isambardétoit encore libre, et n'avoit jamais connu l'amour. On ne se pressoit point alors de faire un choix; c'étoit une importante affaire, et qui décidoit du destin de la vie. Cependant on voyoit à la cour de Charlemagne plusieurs beautés dignes de fixer les regards et d'inspirer des sentimens durables. On remarquoit surtout la reine, épouse de Louis; les princesses, filles de l'empereur, Emma, Rotrude et Berthe; la belle et vertueuse
Amalberge, et la brillante Armoflède: mais celle qui réunissoit tous les suffrages, et qui excitoit une admiration générale par l'éclat de sa beauté, ses graces, sa modestie et ses vertus, c'étoit la charmante Célanire. Elle étoit fille unique du fameux Vitikind, ce héros magnanime, chef des saxons, qui brava si long-temps la puissance de Charlemagne; qui, souvent défait, jamais abattu, intrépide dans les combats, fier et sublime dans l'adversité, sut résister à la force, et ne céda qu'aux bienfaits et à l'amitié. Éclairé par les lumières du christianisme, devenu l'ami de son vainqueur, il étoit pour jamais fixé à la cour de Charlemagne. Le brave Albion, son élève et son lieutenant, avoit suivi son exemple, et partagé son sort. Vitikind lui destinoit sa fille; et, malgré les regrets et les voeux des chevaliers français, il étoit permis à l'heureux Albion de regarder Célanire comme le prix de ses glorieux travaux et de sa fidélité au parti de
Vitikind. Après Célanire, la plus belle personne de la cour étoit la reine Hermengarde, épouse de Louis. Cette princesse traitoit avec une bonté particulière les chevaliers du cygne ; elle distinguoit sur-tout Isambard, dont l'entretien l'amusoit, et dont la gaieté sembloit lui plaire. Ces distinctions furent remarquées, et bientôt l'envie les interpréta malignement.Isambard apprit avec surprise que l'on commençoit à répandre sourdement qu'il osoit élever ses voeux jusqu'à la reine, et que cet hommage audacieux et criminel n'étoit point dédaigné. Alors il prit le parti de s'éloigner pour un temps de la cour, et il obtint de Charlemagne la permission de voyager. Olivier approuva son dessein, et lui proposa, en soupirant, de le suivre. Je sens, lui dit Isambard en riant, que vous feriez un sacrifice, et je ne l'accepterai point. Mon cher Olivier, un lien secret vous retient ici, je l'ai facilement pénétré; puisse-t-il
assurer le bonheur de votre vie! À ces mots, Olivier embrassa son ami avec attendrissement: si je vous étois nécessaire, lui dit-il, je vous suivrois, je quitterois tout pour vous, et vous n'en doutez pas: croyez encore que si je vous cache un secret, c'est que l'honneur me défend de vous le découvrir.
C'est ainsi que se séparèrent les chevaliers du cygne , et telle étoit l'amitié dans ces temps reculés; toujours pure et généreuse, capable des sacrifices les plus pénibles, elle n'exigeoit cependant pas que l'on trahît pour elle les secrets de l'amour. Isambard avoit même eu la délicatesse de ne s'expliquer que vaguement; mais il croyoit avoir entièrement pénétré le secret de son ami. Il étoit persuadé qu'Olivier étoit aimé, et partageoit les sentimens d'Armoflède, une jeune personne attachée à la reine Hermengarde, et l'amie la plus chère de la belle Célanire; d'ailleurs, depuis plus d'un an, toute la cour pensoit comme lui à cet égard.
Chapitre II.
Le triomphe. Isambard partit pour Constantinople; il brûloit du desir d'admirer de près cette célèbre impératrice qui régnoit avec tant d'éclat sur le trône des Césars.Irène ne vit pas sans émotion un chevalier français honoré de l'amitié de Charlemagne, elle qui, éblouie de la gloire et de la renommée du vainqueur de Didier et de Vitikind, avoit voulu jadis unir sa destinée à celle de
ce héros. Isambard reçut d'elle l'accueil le plus flatteur; l'impératrice desirant même étaler à ses yeux toute la magnificence de sa cour, ordonna des jeux publics, dans lesquels elle devoit distribuer les prix de l'adresse et de la valeur. Isambard vit à la cour d'Irène un prince fugitif, triste exemple des vicissitudes humaines: c'étoit Adalgise, fils de l'infortuné roi des lombards. Il avoit un caractère ardent, impétueux, une humeur sombre et farouche, aigrie encore par les malheurs, plein d'un trop juste ressentiment contre la France; l'aspect d'un français lui étoit odieux, et il vit avec plaisir arriver le jour indiqué pour les jeux: car il avoit l'intention d'y combattre Isambard, et l'espoir de le vaincre.L'impératrice, suivie de toute sa cour, se rendit dans la vaste enceinte préparée pour la
célébration des jeux. Aussitôt que parut Irène, l'air retentit du son perçant des trompettes guerrières, les barrières s'ouvrirent, et les combats commencèrent. Le premier qui s'avança dans la lice fut l'audacieux Nicéphore, qui, dévoré d'ambition, osoit aspirer en secret à la suprême puissance, et méditoit déjà les desseins profonds et criminels qui devoient renverser la fortune d'Irène. Quoique la visière de son casque fût baissée, on le reconnoissoit facilement à la hauteur de sa taille, à la fierté de sa contenance, à son armure couleur de pourpre, et à sa devise, qui représentoit un aigle posé sur la terre et regardant le ciel, avec ces mots: cet intervalle ne sauroit m'étonner . Nicéphore ne resta pas long-temps seul au milieu de l'arène; un guerrier, que les destinées placèrent depuis sur ce même trône que Nicéphore devoit occuper avant lui, le jeune Léon, dans l'âge de la confiance et de la témérité, vint fièrement attaquer ce redoutable adversaire. Le combat fut long et opiniâtre; mais Léon
employa vainement tout ce que la souplesse et l'adresse peuvent opposer à la force, il fut vaincu: alors Isambard prit sa place. Il montoit un cheval d'une blancheur éclatante; un panache de la même couleur ombrageoit sa tête; son armure étoit rehaussée d'or, et ornée de perles et de saphirs; sa jeunesse, sa grace et sa bonne mine, réunirent en sa faveur le suffrage et les voeux de tous les spectateurs; sa contenance assurée, mais douce et modeste, formoit un contraste frappant avec l'arrogante audace de Nicéphore; car l'insolence est de tous les excès celui qui paroît le plus opposé à la noblesse. Le combat s'engagea, la victoire fut long-temps douteuse; le brave Isambard, avant de la remporter, reçut une blessure à l'épaule; mais, dans ce moment même, il se précipita sur Nicéphore avec tant de force, que d'un seul coup de lance il le renversa de cheval. Aussitôt Staurace, fils de Nicéphore, entra dans la lice pour combattre Isambard, et pour venger son père.
Il n'avoit ni la fierté, ni l'ambition de Nicéphore, mais une passion non moins dangereuse égaroit sa raison: il adoroit la jeune et belle Théophane. Dans ce jour mémorable, il n'avoit pu résister au plaisir de se déclarer publiquement son chevalier: il portoit ses couleurs; son bras droit étoit orné d'un bracelet formé d'une longue tresse de cheveux blonds, rattachée par une agraffe émaillée, sur laquelle ses rivaux reconnurent, en frémissant, les chiffres de sa dame. On distinguoit sur son bouclier un amour enveloppé d'une gaze légère (car le voile qui le cache est toujours transparent. ) Le haut de ce tissu fragile étoit consumé par la flamme active et dévorante de son flambeau, et laissoit voir à découvert le visage charmant de l'amour. Autour de cet emblême on avoit gravé ces paroles: il voudroit se cacher, mais son feu le trahit . Quoique Staurace eût le visage couvert de son casque, Isambard, à la noble élégance de sa taille, aux graces répandues sur toute sa personne,
reconnut aisément en lui le fils de Nicéphore; il le combattit à regret, et songea plutôt à se défendre qu'à l'attaquer. Ces ménagemens auroient sans doute prolongé long-temps le combat, si, au bout de quelques minutes, la lance de Staurace ne se fût brisée en mille éclats. Dans cet instant un chevalier, revêtu d'une armure noire, se précipita dans la lice: chevalier, dit-il à Staurace, vous êtes désarmé, j'ai le droit de prendre votre place. À ces mots, Staurace quitta l'arène en soupirant, et le nouveau chevalier adressant la parole au brave et généreux Isambard: jusqu'ici, lui dit-il, on t'a combattu sans motif; pour moi, j'en ai deux puissans; jette les yeux sur mon bouclier: l'amour et la vengeance ; telle est ma devise, telles sont les passions qui vont m'animer contre toi. À ce discours hautain, Isambard ne put méconnoître l'impétueux Adalgise; et, regardant son bouclier, il vit avec une extrême surprise le nom d'Armoflède, écrit en gros caractère au bas de sa devise. On se souviendra qu'il avoit laissé à la cour de Charlemagne une jeune personne de ce nom, qu'il croyoit aimée d'Olivier; et se
rappelant qu'Armoflède, née en Lombardie, avoit été amenée à la cour, dans sa première enfance, par la fille du malheureux Didier, et qu'elle avoit fait depuis un voyage dans sa patrie, il ne douta point qu'Adalgise ne fût rival d'Olivier. Chevalier, dit-il, je lis avec étonnement sur votre bouclier un nom qui m'intéresse, et certes j'ose dire que c'est une étrange indiscrétion, et dont jusqu'ici je n'ai point vu d'exemple. Mais daignez m'apprendre si, par ce nom qui m'est cher, vous avez prétendu désigner celle que je connois? Oui, s'écria Adalgise, c'est cette même Armoflède, fixée dans la cour odieuse du destructeur de sa patrie... c'en est assez, interrompit Isambard; je soutiens qu'elle ne vous a point donné le droit de vous déclarer son chevalier, et que jamais, qui que vous soyez, vous ne fûtes aimé d'elle. À ces paroles, Adalgise, transporté de rage, s'élança vers Isambard avec une telle furie, que le chevalier du cygne en fut violemment ébranlé. Un murmure d'indignation s'éleva parmi les spectateurs, car
Isambard avoit à peine eu le temps de se mettre en défense; on le vit pendant quelques minutes étonné, chancelant, repousser, d'un bras mal affermi, les coups redoublés de son fougueux adversaire: mais bientôt, rassemblant et reprenant toutes ses forces, il déploie tant de vigueur et d'adresse, qu'il rassure les spectateurs qui venoient de trembler pour lui. Il se précipite à son tour vers le prince lombard avec autant d'animosité que de courage; il veut périr, ou vaincre l'ennemi de Charlemagne et le rival d'Olivier. Adalgise, de son côté, attaque et se défend avec fureur, on eût dit, en considérant l'acharnement et l'intrépidité de ces deux vaillans guerriers, en voyant l'attention avide et muette de l'impératrice et de sa cour, le vif intérêt du peuple, l'effroi, le saisissement, empreints sur tous les visages, que ce terrible combat devoit décider du destin de l'empire... entreprendrai-je de décrire les ruses, les stratagêmes inouis que nos chevaliers employèrent l'un contre l'autre, et les efforts incroyables, les coups hardis par lesquels ils se signalèrent? Non, ma foible voix n'est point faite pour célébrer
les actions guerrières et l'art meurtrier des combats; ainsi je me bornerai donc à dire que, dans l'instant où la victoire sembloit pencher du côté d'Adalgise, le cheval de ce dernier reçut une blessure profonde, et s'abattit. Adalgise éperdu est renversé sur l'arène; il tombe en frémissant sur la poussière; sa lance échappe de sa main; et, pour comble de malheur, son casque brisé se détache, et l'on voit à découvert son visage souillé de sang, et dont tous les traits expriment la confusion, la rage et le désespoir. Isambard, au moment même, abandonne son cheval, court à son ennemi, et s'empare de sa lance: alors lui tendant la main pour l'aider à se relever: prince, lui dit-il, je respecte en vous la naissance royale, et sur-tout l'infortune; je ne vous aurois point attaqué, mais j'ai dû me défendre. Vous connoissez les lois de la chevalerie; elles sont inviolables. Puisque le sort m'a livré vos armes, j'ai le droit de vous imposer une condition à ma volonté, et je me contenterai de vous supplier, prince, d'effacer le nom respectable que vous avez gravé sur votre bouclier. À ces mots, l'air retentit des cris et des applaudissemens
du peuple; les clairons et les cymbales se mêlèrent à ces acclamations publiques, et célébrèrent la victoire du chevalier français, que l'on conduisit en triomphe sous la tente de l'impératrice; et lorsque les jeux furent finis, les juges du camp s'assemblèrent et déclarèrent, d'une voix unanime, que le premier prix de l'adresse et de la valeur appartenoit au chevalier du cygne. Alors Isambard, appelé par l'impératrice, s'approcha de son trône, et, mettant un genou en terre, reçut de ses mains augustes une superbe chaîne d'or ornée de pierreries. Le lendemain de ce jour mémorable, Adalgise disparut de la cour, et une lettre, qu'il écrivit à l'impératrice, apprit seulement qu'il s'en éloignoit pour toujours. Peu de temps après cet événement, Isambard, comblé des bontés d'Irène, prit congé de cette illustre princesse, et partit pour l'Espagne, lieux célèbres où les maures étaloient avec éclat tout ce que la magnificence et la galanterie peuvent offrir de plus brillant. Mais laissons Isambard, poursuivant ses voyages, chercher et mériter de nouveaux lauriers, et retournons à la cour de Charlemagne.
Chapitre III.
Un grand crime. Deux mois après le départ d'Isambard, la cour fut plongée dans la consternation par les événemens les plus tragiques. Un soir la charmante fille deVitikind, la belle Célanire, fut assassinée dans le jardin de son père; on la trouva baignée dans son sang, étendue sur un siége de gazon, ayant à ses pieds Olivier sans connoissance, et percé d'un coup d'épée. L'infortunée Célanire déclara publiquement qu'elle avoit été assassinée par des scélérats qui s'étoient introduits dans la maison de son père, et qui, en entrant dans le jardin, en avoient laissé la porte ouverte; que dans ce moment Olivier, qui traversoit un bois voisin, avoit entendu ses cris; qu'il étoit entré dans le jardin; que, voulant la défendre, il avoit seul attaqué ces assassins, qui, avant de prendre la fuite, s'étoient
tous jetés sur lui, et, après lui avoir arraché son épée, la lui avoient plongée dans le sein. Vitikind et Albion, qui étoient absens dans le temps où cette horrible scène se passoit, revinrent précipitamment: ils trouvèrent Célanire mourante, qui leur répéta ces affreux détails, et qui le lendemain expira dans leurs bras. À cette même époque, Armoflède, l'amie de Célanire, se retira de la cour, et n'y reparut plus. Cependant on avoit reporté chez lui le chevalier du cygne, toujours sans connoissance: on jugea d'abord sa blessure mortelle; il reprit l'usage de ses sens, mais une fièvre ardente, un délire affreux, laissoient peu d'espérance pour sa vie. Il fut dans cet état près d'un mois: au bout de ce temps les médecins répondirent de ses jours; et lorsqu'il fut en état de monter à cheval, il obtint de Charlemagne la permission de voyager et de s'éloigner d'un si funeste lieu.
Chapitre IV.
Secours inopiné. Déja six mois s'étoient écoulés depuis la mort de Célanire, lorsque l'empereur, voulant donner aux ambassadeurs de Perse qui étoient à sa cour le divertissement d'une chasse aux buffles, les conduisit dans la forêt noire. Arrivé au rendez-vous de chasse, Charlemagne poursuivit un buffle, et s'élança vers lui pour lui couper la tête d'un coup de sabre. L'animal n'ayant été que blessé, se précipite sur le cheval du prince: dans ce choc, aussi violent qu'inattendu, l'empereur reçoit une large blessure à la jambe. Le buffle alloit redoubler, quand tout à coup un homme, sortant avec impétuosité du bois, vient fondre sur l'animal furieux, le frappe, et l'étend
mort aux pieds de Charlemagne. Mais quelle est la surprise de ce prince, en reconnoissant dans son libérateur le vaillant Isambard. Il lui tend la main, et l'embrasse avec attendrissement. Dans ce moment tous les courtisans accoururent; ils entourent Charlemagne, félicitent Isambard, et pressent l'empereur de descendre de cheval, et de faire panser sa blessure. "Non, répondit ce prince; je desire que la reine Hermengarde me voie en cet état, et c'est avec cette botte déchirée et cette jambe sanglante que je veux ramener Isambard dans mon palais." On juge bien qu'Isambard reçut à la cour l'accueil le plus distingué: dans tous les temps l'exemple du souverain a toujours été suivi par les courtisans. Isambard ignoroit et la mort de Célanire, et l'assassinat d'Olivier: ce dernier,
durant une absence de huit mois, n'avoit pas écrit une seule fois à son frère d'armes. En ma qualité d'historien, je n'ai pu dissimuler ce trait, quoique je sente bien qu'il excitera l'indignation de la plupart de mes lecteurs. Car, dans ce siècle de lumières et de sensibilité , l'amitié se manifeste, et se prouve sur-tout par la multiplicité des lettres et des billets.Mais dans le siècle grossier où florissoient les chevaliers du cygne, on ne prouvoit l'amitié que par des actions, par un dévouement sans bornes; on partageoit sa fortune avec son ami, on exposoit sa vie pour lui, on s'en tenoit là, et (puisqu'il faut trancher le mot) on ne s'écrivoit point. Isambard apprit avec autant de douleur que d'étonnement la fin tragique de la belle Célanire: il vouloit partir sur le champ pour aller chercher et rejoindre Olivier; mais Charlemagne le retint quelques jours, desirant l'admettre dans l'académie littéraire qu'il venoit de fonder, et dont la première assemblée générale devoit se tenir incessamment.
Le jour fixé pour cette fameuse assemblée, l'empereur, suivi de l'élite de ses courtisans et des gens de lettres rassemblés par Alcuin et Théodulfe, se rendit dans une des salles de son palais; les nouveaux académiciens s'assirent autour d'une grande table, et Charlemagne prenant la parole, prononça ce discours: "après avoir étendu les bornes de cet empire par mes victoires, après avoir assuré la tranquillité de mes peuples par un nouveau code de lois, il ne me restoit
plus à desirer pour ma gloire et pour le bonheur de mes sujets, que de pouvoir joindre aux titres de conquérant et de législateur celui de restaurateur des lettres et des arts.L'antiquité nous offre des chefs-d'oeuvre dans tous les genres de littérature: l'étude de ces grands modèles est donc indispensable pour nous. Il est sans doute difficile de les égaler dans les arts de pur agrément; mais nous possédons des lumières dont ils étoient privés; éclairés par le christianisme, nous devons les surpasser dans les ouvrages de morale. Ainsi la pureté de la doctrine évangélique nous préservera des erreurs monstrueuses dans lesquelles sont tombés les anciens: ainsi, désormais les gens de lettres ne feront plus l'apologie du suicide; on ne trouvera plus dans leurs écrits ces principes pernicieux qui conduisent à l'athéisme, cet égoïsme funeste qui place au rang des préjugés les sentimens de la nature et l'amour de la patrie, et ces maximes séditieuses faites pour bouleverser les empires. Ceux qui cultiveront les lettres auront à l'avenir l'avantage de travailler
sur une base solide, inébranlable; et tant qu'ils seront guidés par des motifs purs et désintéressés, ils donneront toujours l'exemple du respect pour les moeurs, les lois et la religion. Voilà les hommes, les citoyens estimables, pour lesquels seuls cette académie nationale est fondée: le temple des muses n'est auguste et vénérable que parce qu'il est encore celui de la vertu; l'aimable innocence et la concorde y maintiennent l'ordre, la paix et la plus douce harmonie; elles en écartent l'intrigue, la licence et l'audacieuse impiété; et les lauriers immortels que la gloire y distribue, n'y couronnent jamais que le génie bienfaisant et les talens utiles. Telle doit être cette académie: comme chef de la nation, comme souverain, je protègerai, j'honorerai les gens de lettres, lorsqu'ils feront un digne usage de leurs lumières; mais lorsqu'ils oseront montrer le mépris des moeurs et de la religion, ils seront pour jamais privés de tous les honneurs littéraires. L'homme vicieux et sans principes, qui possède un esprit supérieur, est semblable à l'insensé furieux qui seroit
armé d'un poignard: un glaive tranchant entre les mains d'un heros, peut défendre et servir la patrie; mais dirigé par le bras d'un scélérat, ce n'est plus qu'une arme funeste, meurtrière, et le VIL instrument du crime. Il en est ainsi des talens; nous devons les admirer quand ils sont utiles, et nous liguer contre eux dès qu'ils peuvent troubler l'ordre et le bonheur de la société. Enfin, en vous rassemblant ici, je donne avec joie l'exemple de la vénération, du respect que l'on doit au savoir et aux talens, réunis aux vertus. Dans ce lieu consacré à l'étude, je me plais à me dépouiller du rang que le hasard m'a donné, pour jouir avec vous des seules distinctions que l'on doive véritablement apprécier: celles qui sont le fruit de la méditation et de la sagesse. L'union qui règne entre nous subsistera toujours, elle est fondée sur l'estime et sur une parfaite conformité d'opinions et de sentimens. Vous partagez mon amour pour la patrie, mon zèle pour la religion; et vous n'oublierez jamais que c'est à la morale sublime de cette
religion si sainte que vous devez tout ce que j'ai fait pour la félicité de mes peuples. C'est la religion qui m'a fait mettre des bornes à mon ambition; c'est elle qui, m'arrêtant au milieu de mes conquêtes, me découvrit une autre source de gloire et plus réelle et plus pure; c'est elle qui m'a dicté les lois qui vous mettent à l'abri du despotisme et de l'oppression; c'est elle qui, me prescrivant la clémence, m'a fait pardonner tant de complots et de conspirations contre mon autorité et même contre ma vie; c'est elle, c'est sa doctrine bienfaisante qui sut attirer et fixer parmi vous le brave et généreux chef des saxons, et qui vous a valu l'alliance de ce peuple belliqueux: ce sont ces maximes qui m'ont forcé d'imposer pour toute condition aux nations vaincues l'abolition de ces sacrifices horribles et sanglans qui déshonoroient l'humanité; c'est elle enfin qui m'a commandé d'affranchir des millions d'esclaves, et d'assurer solennellement à tout chrétien l'état de citoyen libre. Tels sont ses bienfaits, telle est l'influence salutaire et l'utilité de la
religion! Ah! Pour la prospérité de cet empire, pour l'intérêt des moeurs et de l'humanité, puissent à l'avenir nos successeurs dans cette académie, sentir comme nous que, sans ce frein redoutable, les passions anéantiroient toutes les lois; que la morale n'offriroit plus qu'un chaos monstrueux de systêmes extravagans, d'opinions diverses et contraires; et la politique, qu'un dédale effrayant d'artifices, de cruautés, de trahisons! Qu'en un mot, la religion peut seule réprimer l'ambition des souverains, leur inspirer le mépris et l'horreur du despotisme, maintenir les peuples dans l'amour de l'ordre et de la justice; et qu'elle fait également les bons rois et les citoyens vertueux! " Ici l'empereur cessa de parler, et la salle retentit d'applaudissemens: c'est ce qui se pratique encore aujourd'hui (quel que soit le discours). Mes mémoires ne m'ont point appris si Charlemagne avoit distribué des billets pour se faire applaudir, et s'il eut la prudente précaution de se procurer d'avance une centaine de prôneurs et d'admirateurs, en lisant son discours à
ses amis . Comme le temps seul peut amener les choses à leur point de perfection, il est à croire que ces usages ne se sont établis que par degrés, à mesure que les lumières philosophiques ont éclairé l'univers. Il est même utile de faire remarquer au lecteur que ce discours religieux de Charlemagne n'étoit nullement académique ; mais on devoit avoir de l'indulgence pour ce prince, en songeant qu'il ne possédoit pas un seul philosophe dans ses vastes états: aussi les statuts de cette académie naissante, qu'il rédigea lui-même, nous paroîtroient-ils extrêmement bizarres; par exemple, il exhortoit les nouveaux académiciens à s'aimer, mais il leur défendoit expressément de se louer mutuellement dans leurs discours publics.
Je ne cite de semblables traits que pour faire connoître combien l'esprit humain s'est perfectionné de nos jours.
Chapitre V.
Triste réunion. Le lendemain de cette séance académique, Isambard, uniquement occupé d'Olivier, quitta la cour, et, suivi seulement d'un écuyer, il alla chercher son ami. Imaginant qu'Armoflède pourroit l'instruire du lieu qu'habitoit Olivier, il se fit d'abord conduire dans la solitude où cette jeune personne s'étoit retirée, mais il ne l'y trouva point; il apprit qu'elle avoit été enlevée deux mois auparavant, et qu'on n'avoit aucune lumière sur le rang, la fortune et le nom de son ravisseur. Isambard, affligé de cette triste nouvelle, prit la route d'un vieux château que possédoit Olivier
à l'une des extrémités de la forêt Noire. Après trente heures de marche, il se trouva à trois lieues du château: il poursuivoit son chemin, lorsqu'il entendit derrière lui un bruit de chevaux qui lui fit tourner la tête, et sa joie fut excessive en reconnoissant Olivier; il courut à lui précipitamment, et le joignit presqu'au moment même. Olivier, en apercevantIsambard, s'arrêta et descendit de cheval: les deux amis s'embrassèrent à plusieurs reprises; ensuite Olivier, prenant Isambard par la main, le conduisit au pied d'un arbre, et le faisant asseoir à côté de lui: "mon ami, lui dit-il, voilà le premier moment de satisfaction que j'aie goûté depuis six mois!-Je me flatte que nous ne nous séparerons plus désormais, car je suis décidé à vous suivre par-tout.-Mais j'ai une grace à vous demander... ce coeur entièrement à vous maintenant! ... Ne peut cependant s'ouvrir à la confiance! ... Ne m'interrogez point sur ce qui s'est passé durant le temps de vos voyages. Quelque bizarrerie que vous puissiez remarquer en moi, ne me questionnez pas, je vous en conjure, et je l'exige de votre amitié."
Pendant qu'Olivier parloit ainsi d'une voix tremblante, entrecoupée, Isambard, les yeux attachés sur lui, l'examinoit avec un saisissement inexprimable; on voyoit sur le visage pâle, abattu d'Olivier, les traces profondes de la tristesse et de la douleur; son regard fixe, étonné, avoit quelque chose d'effrayant; et ce qui frappa le plus Isambard, ce fut son bouclier couvert d'un crêpe noir qui cachoit entièrement sa devise. Après un moment de silence, Isambard, prenant la parole et serrant la main de son ami: tu sais, lui dit-il, que tes desirs sont des lois pour moi... il suffit, interrompit Olivier; je suis tranquille. À ces mots, il se leva; Isambard le suivit, et tous les deux remontèrent à cheval pour se rendre au château.Le jour commençoit à baisser, les chevaliers se trouvoient dans une grande route découverte, et jouissoient des derniers rayons du soleil couchant; mais au bout d'un quart d'heure, ils regagnèrent la forêt. À peine Olivier y fut-il entré, que s'arrêtant tout à coup: quelle obscurité s'écria-t-il, quelles affreuses ténèbres! ... Ah! Sortons d'ici! ... Ces paroles
prononcées d'une voix étouffée, firent tressaillir Isambard: cependant, dissimulant la surprise que lui causoit un mouvement si étrange, il se contenta de représenter simplement que ce chemin étoit le seul qui conduisît au château. Pour toute réponse, Olivier soupira et se remit en marche; mais quelques minutes après, s'arrêtant encore brusquement:Isambard, dit-il, entendez-vous les cris des oiseaux funèbres de la nuit? ... Hâtons-nous de sortir de ce lieu terrible! ... En achevant ces mots, Olivier, poussant vivement son cheval, poursuivit sa route avec une incroyable vîtesse: les fossés, les souches d'arbres, l'épaisseur des taillis, rien ne pouvoit ralentir sa marche impétueuse; il sembloit qu'il voulût se soustraire au danger le plus pressant: tous ses mouvemens déceloient la crainte et la terreur; quelquefois, alongeant lentement la tête d'un air égaré, il regardoit de côté, comme s'il eût vu quelque chose d'effrayant: alors il frémissoit, il donnoit une violente secousse à son cheval et lui faisoit faire un écart prodigieux: on l'entendoit gémir; il paroissoit ébranlé,
chancelant; mais à l'instant même il reprenoit sa course, et, se penchant sur le cou de son cheval, en lui enfonçant ses éperons dans les flancs, il s'élançoit dans les routes avec une telle rapidité, qu'Isambard, malgré tous ses efforts, ne pouvoit le suivre que de loin. Enfin ils arrivèrent au château. On y attendoit Olivier, qu'on n'y avoit pas vu depuis plus d'un an. Les deux amis entrèrent dans un salon qui étoit excessivement éclairé. Olivier parut respirer en voyant de la lumière, malgré l'exercice violent qu'il venoit de soutenir pendant deux heures, une pâleur effrayante défiguroit ses traits, et son corps étoit agité d'un frisson universel. Il se jeta dans un fauteuil, et fut quelque temps sans parler: ensuite il eut l'air de se ranimer, et entretint Isambard assez paisiblement jusqu'au souper.
Après le souper, Olivier tomba dans une sombre et morne rêverie: la compassion et la terreur qui se peignoient sur son visage, et le mouvement précipité de sa respiration, montroient assez le désordre affreux de son ame, et tout ce qu'il souffroit intérieurement. Il ne sortoit de cet
état que par des espèces de tressaillemens convulsifs qui portoient l'effroi jusqu'au fond du coeur de son ami: alors Olivier le regardoit avec des yeux étonnés et fixes; il paroissoit surpris et charmé de le voir auprès de lui; il prononçoit son nom; sa physionomie reprenoit une expression plus douce et plus calme; il sembloit qu'il se réveillât après un pénible sommeil; mais bientôt il retomboit de nouveau dans cet étrange égarement.
Enfin l'heure de se coucher arriva; Isambard se disposoit à suivre son ami; Olivier l'arrêtant: Isambard, lui dit-il, nous ne passerons point la nuit ensemble! ... Le dérangement de ma santé me force à cette espèce de séparation, qui m'est plus sensible que vous ne sauriez l'imaginer! ... Bon soir, mon ami; puissiez-vous goûter le repos que j'ai perdu sans retour!-Olivier prononça ces paroles avec autant d'émotion que d'attendrissement, et sur-le-champ, sans attendre de réponse, il quitta précipitamment Isambard: ce dernier resta consterné de tout ce qu'il venoit d'observer. Avant de se mettre au lit, il voulut questionner l'aimable
et jeune Zemni, le page favori d'Olivier, et il alla le chercher. Cet entretien ne fit qu'augmenter sa surprise et ses inquiétudes. Zemni lui dit qu'il n'avoit plus, depuis long-temps, la permission de coucher auprès de son maître. Il ajouta qu'il supposoit qu'Olivier étoit sur-tout malade durant la nuit, parce qu'on remarquoit en lui, tous les matins, une foiblesse et un abattement extraordinaires.
Chapitre VI.
La méprise. Isambard trouva le moyen de se procurer la clé d'une petite salle qui tenoit à l'appartement de son ami; il s'y introduisit secrètement, avec le projet d'y passer une partie de la nuit. Ce cabinet n'étoit séparé de la chambre d'Olivier que par une légère cloison, de manière qu'il étoit impossible qu'une plainte ou un mouvement
d'Olivier pût échapper à la vigilante curiosité d'Isambard, qui, l'oreille collée sur la cloison, écoutoit avec une attention égale à son inquiétude. Au bout d'un quart d'heure, il entendit que l'on ouvroit doucement la porte de la chambre d'Olivier, et qu'ensuite Olivier se mit au lit, en disant d'une voix très-basse: quoi donc! éternellement! ... Et jusqu'au jour! ... Alors Isambard, ne doutant point que ce mystère ne fût un rendez-vous et une intrigue d'amour, s'éloigna de la cloison, et, sortant du cabinet, il retourna dans sa chambre.Des inquiétudes sur la santé de son ami avoient pu seules exciter la curiosité d'Isambard; mais il se reprocha vivement d'avoir surpris un tel secret, et découvert une intrigue d'amour qu'Olivier cachoit avec tant de soin. Après beaucoup de réflexions sur un événement si singulier, Isambard imagina que la femme qu'il croyoit avoir entendu entrer dans la chambre d'Olivier, et à laquelle il supposoit qu'il avoit parlé, étoit Armoflède, sans doute enlevée par Olivier: il supposa que, touché des charmes d'un autre objet, il avoit voulu l'abandonner; que cette amante
délaissée l'obsédoit et le suivoit en tous lieux; et qu'enfin les remords d'une inconstance si coupable, les reproches de celle qu'il trahissoit, et le trouble d'une passion nouvelle, causoient ce chagrin profond dont il paroissoit pénétré, et ces momens d'égarement qui si souvent altéroient sa raison.
Isambard passa cette nuit sans dormir, et il se leva aussitôt qu'il aperçut les premiers rayons du jour; mais il ne put entrer chez son ami. On lui dit qu'Olivier n'avoit plus la coutume de se lever avec l'aurore, et qu'il restoit dans son lit, ou du moins enfermé dans sa chambre jusqu'à l'heure du dîner. Enfin, Olivier parut au moment de se mettre à table; il étoit si foible qu'il pouvoit à peine se soutenir: le désordre de sa chevelure, la rougeur de ses yeux et la pâleur excessive de son visage, donnoient à sa physionomie quelque chose de frappant et de sinistre qui inspiroit l'effroi. Cependant la vue et l'entretien d'Isambard dissipèrent insensiblement ces funestes impressions, et, sur la fin du dîner, il eut l'air d'être à peu près dans son état ordinaire. En sortant de
table, il déclara à son ami que son intention étoit de voyager. J'ai une manie singulière, ajouta-t-il, depuis que je suis dans l'état de langueur où vous me voyez, il m'est impossible de coucher deux jours de suite dans le même lieu; ainsi j'ai demandé mes chevaux, et je vais partir. Isambard répondit qu'il étoit prêt à le suivre; et, en effet, un instant après, les deux chevaliers montèrent à cheval, et, suivis de leurs écuyers et du jeune Zemni, ils quittèrent le château. Durant la route, ils s'entretinrent paisiblement, allant au pas l'un à côté de l'autre. Olivier questionna Isambard sur ses voyages: ce dernier, qui desiroit trouver une occasion de lui parler d'Armoflède, lui raconta son aventure avec Adalgise. À peine eut-il prononcé le nom d'Armoflède, qu'il vit Olivier se troubler et frémir; ce qui le confirma dans les soupçons qu'il avoit conçus. Il se pressa de changer d'entretien; mais Oliviercessa d'y prendre part et garda le plus profond silence. Aux approches de la nuit, Olivier voulut s'arrêter à la première hôtellerie; il y demanda deux logemens séparés, et l'on ne put lui donner qu'une grande salle
réunie à un cabinet qui, au lieu de porte, n'étoit séparé de la chambre que par un pan de tapisserie. Olivier parut au désespoir d'être forcé d'avoir son ami si près de lui. Isambardcependant le calma, en lui rappelant qu'il avoit un sommeil très-profond, et en lui faisant remarquer que le cabinet avoit une issue sur l'escalier, et qu'ainsi il pourroit se lever de bonne heure, et sortir sans passer par la chambre. Le soir, Olivier pressa son ami de se coucher avant lui. Isambard y consentit, et feignit même d'être fatigué et d'avoir un pressant besoin de dormir. Il se coucha. Olivier attacha fortement la tapisserie qui tenoit lieu de porte; il posa devant plusieurs fauteuils, ensuite il éteignit les lumières, et se jeta dans un fauteuil. Isambard étoit trop inquiet et trop ému pour pouvoir se livrer au sommeil; il entendit qu'Olivier s'agitoit et versoit des larmes, ce qui dura, sans interruption, près de deux heures; enfin la porte de la salle s'ouvrit... Olivier fit un mouvement si violent, que tous les meubles de la chambre en furent ébranlés: un cri étouffé, mais lugubre et plaintif, échappa de sa
bouche... il alla tomber sur son lit... il parla bas d'une voix étouffée, et, un instant après, il s'écria tout à coup avec l'accent le plus douloureux: ô cruelle Armoflède ! ... Cette exclamation acheva de convaincre Isambard qu'il ne s'étoit point trompé dans ses conjectures; mais il ne trouvoit pas que cette conduite d'Armoflède dût la faire accuser decruauté . En tout, Isambard ne concevoit ni l'opiniâtre persévérance d'Armoflède, ni le désespoir d'Olivier; il lui sembloit qu'à la place de son ami, il seroit fort éloigné de prendre cette aventure d'une manière aussi tragique. Au milieu de toutes ces réflexions, Isambard s'endormit; il ne se réveilla le lendemain que fort tard, et il sortit doucement du cabinet sans passer par la chambre d'Olivier. Ce dernier se leva peu de temps après, aussi sombre et aussi accablé que la veille; il alla retrouver son ami, et tous les deux quittèrent l'hôtellerie et continuèrent leur voyage. Aux approches de la nuit ils s'arrêtèrent dans une ville, et ils trouvèrent dans l'auberge qu'ils choisirent deux logemens séparés et même assez éloignés l'un de l'autre.
Au moment où ils alloient se mettre à table pour souper, l'écuyer d'Isambard entra dans la chambre, et dit à son maître qu'il venoit de rencontrer et de reconnaître Adalgise, qui logeoit dans un appartement voisin de celui d'Olivier. Cette nouvelle surprit Isambard: comme il avoit conté à son ami les détails de son combat avec ce prince, et que le nom d'Adalgise devoit, par cette raison, lui rappeler le souvenir d'Armoflède, il renvoya son écuyer sans le questionner sur ce sujet, et changea de conversation, d'autant plus qu'il crut remarquer beaucoup d'émotion sur le visage d'Olivier. À dix heures, les chevaliers du cygne se séparèrent, et Isambard, comme à son ordinaire, se leva avec l'aurore; quand il fut habillé, il se disposoit à sortir pour aller se promener dans la ville, en attendant le réveil d'Olivier, lorsqu'il entendit un grand tumulte dans l'hôtellerie. Le lecteur verra dans le chapitre suivant la cause de cette rumeur.
Chapitre VII.
Horrible surprise. Isambard ouvrit sa porte, et il rencontra plusieurs personnes qui lui apprirent qu'un chevalier, arrivé la veille, avoit été assassiné la nuit dans son lit.À ces mots, Isambard, éperdu, vole dans le corridor de son ami; il respira en voyant sa porte fermée, et en reconnoissant l'ecuyer d'Adalgise, qui, baigné de larmes, contoit que, d'après les ordres de son maître, étant entré dans sa chambre à la pointe du jour, il l'avoit trouvé évanoui et nageant dans son sang.
Cependant les magistrats, qu'on avoit envoyé chercher, arrivèrent; ils interrogent l'écuyer, s'assurent de sa personne, et, voyant que le malade mourant ne donnoit
aucun signe de connoissance, ils déclarent qu'ils vont faire une visite générale et juridique dans toutes les chambres des voyageurs logés dans l'hôtellerie; et ils se disposent à commencer par celle d'Olivier, qui étoit la plus prochaine. Isambard, craignant qu'on ne découvrît publiquement l'intrigue de son ami, auroit bien voulu pouvoir retarder cette visite; mais, n'osant s'opposer à cette résolution, il devança les magistrats, afin d'entrer avant eux dans la chambre. L'hôte présente une clé; on ouvre la porte... quel spectacle horrible s'offre aux yeux d'Isambard! ... Il n'y avoit dans la chambre ni volets ni rideaux; le soleil le plus brillant sembloit rassembler tous ses rayons sur le lit d'Olivier, comme pour éclairer et découvrir le crime affreux dont on cherchoit des indices... on voit Olivier enseveli dans un sommeil léthargique, mais rien en lui n'offre l'image du repos; l'effroi, la pitié, les remords se peignent à la fois sur son visage livide et défiguré; ses cheveux hérissés expriment la terreur qui le poursuit dans un songe effrayant, et ses bras, fortement étendus sur ses draps, paroissent
repousser avec horreur un objet qui l'épouvante. À cette vue, Isambard devient immobile... Olivier tressaille et se réveille; en voyant la foule qui l'environne, il frémit; il lève vers le ciel des yeux égarés: grand dieu! Dit-il, vous voulez donc découvrir mon forfait! ... À ces paroles, tous les spectateurs s'écrient: c'est lui, voilà l'assassin ! ... Isambard anéanti tombe sur le pied du lit... oui, c'est moi, reprend Olivier... ces mains, ces bras, souillés de sang, dévoilent le crime affreux que j'ai commis... cet aveu ne laissant plus de doutes, on s'apprête à le saisir; mais Isambard, reprenant toutes ses forces: arrêtez, s'écria-t-il impétueusement, arrêtez; malgré ces apparences funestes, malgré lui-même, s'il le faut, je réponds de son innocence. Non, Olivier n'est point un VIL assassin: enfermez-nous dans cette chambre, posez des gardes à la porte, mais laissez-nous seuls. Allez, et ne m'obligez point à vous forcer de céder à ma prière. Le ton ferme et intrépide d'Isambard en imposèrent à l'assemblée; tout le monde se retira. Alors Isambard se rapprochant de son ami: tout semble
t'accuser, lui dit-il, mon coeur seul te justifie; mais parle, explique-moi cet horrible mystère... fuis un infortuné, s'écria Olivier, souillé d'un crime exécrable! Je ne suis plus digne de ton amitié; fuis!-Ô ciel! Que dis-tu? Non, je ne puis te croire... Olivier! Rappelle ta raison égarée... sans doute qu'un noble combat... non, interrompit Olivier; non, je suis un assassin, un détestable assassin... vois-tu ce sang! ... Il crie vengeance! Ah! Le plus terrible supplice est au fond de mon coeur! ... La vie m'est odieuse! Hé bien, veut-on enfin m'en délivrer? ... À ces mots, Isambard, glacé, pénétré d'horreur, reste un instant immobile, les yeux fixés sur Olivier; ensuite, se précipitant dans ses bras: un délire affreux, s'écria-t-il, te prive de la raison... tu m'arraches l'ame, tu me désespères; mais je ne croirai jamais que mon ami, que mon frère ait été le meurtrier d'Adalgise.-Que parles-tu d'Adalgise, reprit Olivier avec étonnement?-Quoi! Tu parois surpris?-Qu'ai-je de commun avec Adalgise?-Il est assassiné.-Hé bien?-Voilà le forfait que l'on t'impute.-Qu'entends-je! ...
Quoi! C'est là le sujet de ta terreur et de tes larmes?-À ces paroles, Isambard embrasse son ami avec transport; ce seul mot lui suffisoit; des apparences, plus fortes encore, auroient déposé contre Olivier, qu'il n'auroit pu le soupçonner d'un tel crime. Il lui conta, en peu de mots, tout ce qui s'étoit passé; Olivier l'écouta froidement; et lorsqu'il eut fini de parler, il soupira; et lui prenant affectueusement la main: il est inutile de t'assurer, lui dit-il, que je n'avois aucune connoissance de cet événement; tu ne m'aurois jamais aimé, si tu avois pu me croire dégradé par cet infame attentat... cependant tout m'accuse, et la loi doit me condamner.-Mais tu pourras te justifier par un récit fidèle.-Non, je ne puis révéler la vérité qu'à toi seul: avant de mourir, je déposerai dans ton sein le secret de ma vie; mais je ne le dirai point pour me préserver de la mort.-Tu mourrois! Et tu mourrois dans l'ignominie! ... Songes-tu bien, cruel, aux tourmens, à l'opprobre que tu répandrois sur les restes de ma vie?-L'honneur me défend de parler.-L'honneur! ... Et si tu t'obstinois à te taire,
tu périrois sur un échafaud!-Je ne suis ni perfide ni lâche, mais j'ai mérité la mort; je te l'ai dit, je suis coupable.-Toi, coupable! ... Et tu viens de m'assurer de ton innocence!-Je n'ai point de part au meurtre d'Adalgise... mais ce sang dont je suis souillé, ce sang précieux... c'est moi qui l'ai versé! ... Ah! Du moins effaçons les traces de cet affreux homicide, que le sommeil qui m'a surpris, et mon imprudence, ont exposés au grand jour. Ô mon ami! Reprit Isambard, reviens à toi... ces prétendues traces de sang n'existent que dans ton imagination.-Quoi! Ne vois-tu pas ces bras ensanglantés? ...-Je ne vois que ton délire, qui me déchire le coeur...-et ce long ruisseau de sang qui se prolonge jusqu'à la porte... ô ciel! Arrête, ne le foule point aux pieds, c'est le sang de l'innocence! ... En achevant ces mots, Olivier, se levant précipitamment, s'avance près d'un grand sceau d'eau posé près de son lit, y plonge ses bras, et verse ensuite l'eau dans la chambre. Pendant ce temps, Isambard debout, pétrifié par la surprise et glacé de terreur, considéroit Olivier d'un air sinistre et stupide... tout
à coup on frappe à la porte. Isambard reconnoît la voix de son écuyer, qui crie qu'Olivier est entièrement justifié... Isambard ouvre précipitamment la porte, l'écuyer entre, et raconte qu'Adalgise a repris sa connoissance, mais pour maudire les secours qui le rappellent à la vie; qu'il se livre à des emportemens qui épouvantent tous ceux qui l'entourent, et que, dans ces transports furieux, il a publiquement avoué, et même déclaré, que personne n'avoit attenté sur ses jours; qu'il est seul l'auteur du crime, et qu'il avoit voulu mettre fin à son existence, qui lui étoit devenue insupportable. Isambard sortit pour aller s'informer de la vérité de ces détails; et après s'être assuré de l'exacte fidélité de ce récit, il fut à son tour questionné sur l'état où l'on avoit trouvé son ami. Il répondit, qu'ayant été saigné la veille, il s'étoit réveillé avec la fièvre et le délire; et tout le monde convint qu'il ne faudroit jamais se presser de juger sur les apparences, quelques fortes qu'elles puissent paroître. Principe trop souvent négligé, et dont l'oubli a fait tant de fois soupçonner, et même condamner l'innocence.
Chapitre VIII.
Le mystère impénétrable. Cependant Isambard étoit plus agité, plus troublé que jamais. Olivier, justifié à tous les yeux, ne pouvoit l'être aux siens: Olivier n'avoit point attenté à la vie d'Adalgise; mais de quel sang s'étoit-il donc souillé? Il avoit prononcé cet effroyable aveu: je suis un assassin, un détestable assassin ! Un poids affreux oppressoit le coeur sensible et généreux d'Isambard; une seule idée occupoit son esprit; il se répétoit avec horreur: Olivier a commis un meurtre cette nuit! Mais comment, après un tel forfait, avoit-il pu se coucher tranquillement et s'endormir? Qu'avoit-il fait de sa victime? Quelle étoit cette victime? ... Seroit-ce la malheureuse Armoflède? ... Isambardfrémissoit, et ne
pouvoit percer l'obscurité de ce mystère épouvantable. Enfin, il alla retrouver son ami, qui lui déclara qu'il ne partiroit que le lendemain, ne voulant pas avoir l'air de fuir après l'accusation dont on l'avoit noirci. Mais comme cette chambre, ajouta-t-il, m'est devenue odieuse, et qu'il me seroit impossible d'y coucher désormais, je vous prie, mon ami, de me céder la vôtre pour cette nuit. À ces mots, Isambard conjura Olivier d'achever de lui ouvrir son coeur. Hélas! Répondit Olivier, je sens bien que je ne dois plus espérer maintenant de pouvoir vous cacher ce funeste secret; après tout ce que vous avez vu, je suis enfin forcé de vous le révéler! ... Je ne possédois plus qu'un seul bien au monde, l'estime de mon ami: il faut la perdre encore! ... Laisse-moi du moins me préparer à ce récit terrible... qu'il me seroit impossible de faire aujourd'hui... demain tu sauras tout.Isambard vit son ami dans une si violente agitation, qu'il n'osa le presser davantage; mais il passa le reste de la journée dans l'état le plus cruel. Enfin, ne pouvant supporter une telle incertitude, et redoutant d'ailleurs
les effets du sombre désespoir dans lequel Olivier paroissoit plongé, il se décida à se cacher cette nuit même dans sa chambre. Comme il avoit occupé ce logement qu'il devoit céder à son ami, il y avoit remarqué une porte donnant sur un corridor, et recouverte par la tapisserie; il posa devant cette porte de grands meubles qui la cachoient entièrement; il l'entr'ouvrit; et lorsque Olivier fut enfermé dans cette chambre, Isambard se glissa doucement derrière la tapisserie, avec l'intention d'y rester jusqu'au jour. Il s'étoit placé de manière qu'il pouvoit voir facilement tout ce qui se passoit dans la chambre, par le moyen d'une petite ouverture qu'il avoit faite à la tapisserie; et il vit distinctement tout ce qu'on va décrire.-D'abord, Olivier ferma avec beaucoup de soin la porte d'entrée, en disant avec un profond soupir: je la rouvrirai à minuit! ... Ensuite il se jeta dans un fauteuil, et donna un libre cours à ses larmes. Au bout d'une demi-heure, il commença à se déshabiller; ses pleurs ne couloient plus, mais de temps en temps il frémissoit, et regardoit avec effroi
autour de lui. Lorsqu'il fut déshabillé, il se précipita à genoux, et fit une longue prière. Cette action n'étonna point Isambard; dans ce siècle d'héroïsme et de loyauté, les plus vaillans chevaliers regardoient la religion comme l'unique base de la morale et des vertus; mais Isambard fut ému jusqu'au fond de l'ame, en entendant les gémissemens et les sanglots de son malheureux ami, qui, après avoir fait sa prière, se prosterna le visage contre le plancher, et resta près d'un quart d'heure dans cette attitude. Enfin il se souleva en gémissant, et croisant ses deux mains sur sa poitrine. Tu vas paroître, dit-il... ô c'est en vain que je veux te fuir! ... Tu me poursuivras toujours! ... Tu le dois! ... Je m'y soumets! ... À ces mots il se releva, et versant plusieurs caraffes d'eau dans un sceau, il s'écria: grand dieu! Quels affreux préparatifs! ... Il porta ce sceau auprès de son lit; il leva les mains vers le ciel, avec l'expression de la plus vive douleur; il éteignit sa lumière, et se coucha. Il se plaignit, et s'agita sans relâche jusqu'à onze heures trois quarts; alors il se précipita hors de son
lit: Isambard entendit la porte s'ouvrir et se refermer... Olivier se recoucha... un instant après il s'écria: ô pardonne... il n'en put dire davantage, des sanglots lui coupèrent la parole. Isambard croyoit rêver; tout ce qu'il venoit de voir, tout ce qu'il avoit entendu, lui paroissoit absolument inexplicable; il se perdoit dans ses réflexions; il ne fut tiré de sa profonde rêverie qu'en apercevant les premiers rayons du jour. Dans cet instant, il crut entendre que celle qu'il supposoit être Armoflède, quittoit le lit d'Olivier, et desirant vivement la voir, il regarda avec attention dans la chambre, où l'on pouvoit déjà distinguer les objets.
Chapitre IX.
Affreuse découverte. Isambard ne vit qu'Olivier, qui, pâle et tremblant, et à moitié sorti de son lit, sembloit suivre des yeux un objet effrayant... l'expression de son visage fit frémir Isambard! ... Olivier, faisant un effort pour s'arracher de son lit, tombe à genoux sur le plancher; oui, dit-il, je dois me prosterner sur ces traces sanglantes! ... En disant ces paroles, il lève doucement vers le ciel ses yeux appesantis; son regard semble toujours suivre l'objet terrible qu'il croit voir... spectre affreux, dit-il, enfin tu t'évanouis dans les airs! ... À ces mots, Isambard, ne pouvant plus douter de l'égarement de son ami, pousse un cri lamentable, et s'élance dans la chambre d'Olivier, qui frémit en l'apercevant. Ah! Cruel ami, s'écria-t-il, qu'as-tu fait? Tu viens donc de
découvrir et mon crime et mon châtiment! ... Comme il achevoit ces paroles, Isambard, fondant en larmes, se précipita dans ses bras. Oh! Reprends ta raison égarée, lui dit-il.Quoi! Reprit Olivier, n'as-tu pas vu ce fantôme effroyable... ce squelette ensanglanté, qui vient de disparoître en gémissant? ...-Olivier! ... Reviens à toi, c'est une illusion qui cause tes terreurs...-Et ce sang dont ce plancher est inondé?-Non, mon ami...-tu ne vois rien?-Ah! Je ne vois que l'excès de ton infortune, et j'en viens partager l'horreur; je ne te quitterai plus... ces nuits effroyables, je les passerai toutes avec toi... je te consacre ma vie; désormais tu ne seras plus seul au milieu des ténèbres, avec ce malheur que j'ignore et tes remords; nous gémirons ensemble. À genoux, près de toi, je recueillerai tes larmes; ta main tremblante pressera celle d'un ami; ton oreille entendra ses soupirs, et la voix de la sainte amitié peut-être adoucira tes maux. Ce discours fit passer au fond du coeur d'Olivier les seules consolations qu'il fût susceptible de recevoir: il embrassa le généreuxIsambard en versant un torrent
de pleurs, et lui dit tout ce que la reconnoissance peut inspirer de plus tendre et de plus touchant. Quand les deux chevaliers furent un peu plus calmes, Olivier, serrant la main d'Isambard: ô mon ami, dit-il, ce n'est point une illusion ! ... Mais, sans doute, le ciel veut que ce spectacle affreux et trop réel ne soit visible que pour le coupable! ... Laisse-moi du moins effacer ces traces sanglantes que tu ne vois pas, et que je ne puis regarder sans horreur! ... En parlant ainsi, Olivier prit le sceau d'eau posé près de la porte de sa chambre, et l'épancha sur le plancher. Isambard, pétrifié d'étonnement et glacé de terreur, l'examinoit en silence. Olivier ensuite s'habilla, et promit à son ami de lui conter sa tragique histoire dans le cours de la journée. Avant de quitter l'auberge, Isambard voulut savoir des nouvelles d'Adalgise. On lui dit que sa blessure n'avoit rien de dangereux, mais qu'il paroissoit toujours agité du plus violent désespoir; qu'il avoit eu un redoublement de fureur, en apprenant qu'Isambard étoit si près de lui; que le nom d'Isambard échappoit souvent de sa bouche, et qu'il l'accusoit de lui
avoir enlevé Armoflède. Isambard crut devoir écrire à ce malheureux prince un billet, par lequel il lui protestoit qu'il n'étoit point son rival, et qu'il n'avoit aucune connoissance de la destinée d'Armoflède. Après avoir donné ce billet à l'écuyer d'Adalgise, il monta à cheval, et partit avec Olivier. Au bout d'une heure de marche, les chevaliers du cygne s'arrêtèrent dans une prairie charmante; ils mirent pied à terre, et s'éloignant de leurs écuyers, qui gardoient leurs chevaux, ils entrèrent dans une allée de saules qui bordoit un étang; ils s'assirent sur une touffe épaisse de joncs et de roseaux; et cédant enfin aux instances de son ami, Olivier commença dans ces termes le récit de ses malheurs.
Chapitre X.
Une coquette. Quel détail affreux exiges-tu de moi? Et comment ma bouche pourra-t-elle l'articuler! ... Hélas! Ces cruels souvenirs oppressent mon coeur dans tous les instans de ma vie, ils me poursuivent dans mes songes; mais du moins je les repoussois, je les écartois de mon imagination. Comment aurois-je pu supporter ma déplorable existence, en arrêtant ma pensée sur ce sujet éternel de terreur et de remords? Cependant je suis forcé de me retracer dans toutes ses circonstances, cet instant d'erreur et de délire qui m'a précipité pour jamais dans l'abyme le plus profond des misères humaines! Je vais moi-même rouvrir et creuser encore la
blessure mortelle de ce coeur déchiré! ... N'importe; tu le veux, je le dois... ô toi, qui n'exerces sur moi ta vengeance sévère, mais équitable, que dans les ténèbres de la nuit; toi, dont ma bouche criminelle n'osa jamais, depuis mon malheur jusqu'à ce moment, prononcer le nom redoutable et chéri, tu crains l'éclat de la lumière; mais, sans doute, même durant le jour, errante autour de moi, tu suis en tous lieux les pas de ton époux infortuné! ... Oui, j'entends tes lugubres accens, ombre sanglante et plaintive! ... Oui, je te vois! ... Immobile et menaçante, et sous une forme terrible, tu viens te placer devant moi! ... Tu veux écouter ce funeste récit! ... Ah! Puisse l'excès de mon repentir et de ma douleur émouvoir ta pitié, et désarmer ta juste colère! ... Après avoir prononcé ces mots, Olivier s'arrêta en fixant les yeux avec horreur sur l'objet effrayant que son imagination troublée lui présentoit. Ensuite il mit ses deux mains sur son visage, et garda long-temps un silence que le trouble extrême d'Isambard ne lui permit pas de rompre. Enfin, reprenant la parole, Olivier poursuivit de la sorte:
la première personne qui, parmi tant de beautés, fixa sur elle mes regards à la cour de Charlemagne, ce fut Armoflède. Nous étions alors l'un et l'autre d'une extrême jeunesse: c'étoit immédiatement après la funeste bataille de Roncevaux; je venois de perdre l'infortuné Roland; j'étois à peine rétabli de mes blessures; les dangers où je m'étois exposé dans l'espoir de sauver les jours de mon ami, les bontés de l'empereur, ma profonde tristesse, servirent à me faire remarquer d'une personne dont la vanité seule dirigeoit tous les sentimens. Le caractère d'Armoflède n'étoit point encore développé; je ne vis que ses agrémens, et, séduit par ses graces, je m'attachai à elle. Quoique la reine Hermengarde eût été répudiée dans l'enfance d'Armoflède, cette dernière, par la faveur de l'empereur, avoit conservé dans la Lombardie l'héritage de ses pères; elle y fit un voyage, et à son retour, je la trouvai absolument changée à mon égard; elle me traita froidement, et bientôt m'ôta toute espérance. Vers ce même temps, une partie de la Lombardie se souleva en faveur d'Adalgise, et l'on crut un moment
que ce prince alloit remonter sur le trône. Je voyois toujours Armoflède, et je remarquai facilement qu'elle prenoit le plus vif intérêt à cette révolution. J'attribuai d'abord ce mouvement à un attachement naturel au sang de ses premiers maîtres; je ne tardai pas à en découvrir le vrai motif. Le caractère d'Armoflède offre un assemblage surprenant et monstrueux de défauts et de vices, bien rarement réunis; inconstante dans ses goûts et persévérante dans ses desseins, elle a tous les caprices de la légéreté et toute la suite, toute l'opiniâtreté que peuvent donner des sentimens profonds et des passions violentes; étourdie, et même indiscrète par vanité, personne cependant ne possède mieux l'art perfide de dissimuler et de tromper; née avec l'imagination la plus ardente et le coeur le plus froid, absolument dénuée de principes et pervertie par l'orgueil, il n'y a pour elle dans la vie que deux grands intérêts: le plaisir et la vaine gloire de s'élever au-dessus des autres par l'éclat du rang et par la séduction de l'esprit et des graces. Sa tête est si vive, qu'elle parvient sans peine à se persuader (du moins
pour le moment) qu'elle éprouve en effet les sentimens qu'elle avoit formé le projet de feindre; elle persuade, elle entraîne, parce que souvent elle partage l'illusion qu'elle cause.Elle est, à son gré, sensible, touchante ou passionnée, et, avec une adresse inimitable, car elle fait mieux qu'emprunter toutes les formes, elle les prend réellement, elle s'abuse elle-même, afin d'abuser plus sûrement ceux qu'elle veut séduire. Elle sait tirer parti des défauts qu'elle ne peut cacher; elle avoue si naturellement qu'elle est légère, inégale, inconséquente, qu'on n'est jamais tenté de se défier d'elle, et qu'on n'attribue ses torts et ses perfidies même qu'à l'imprudence et à l'étourderie. La nature a mis dans ses yeux l'empreinte de la malice et de la tromperie; mais son visage, aussi mobile, aussi souple que son esprit, ne doit tous ses charmes qu'à la variété de ses mouvemens et à l'étonnante facilité de rendre tous les différens genres d'expressions; enfin, coquette, ambitieuse, envieuse, fausse et vindicative, elle est d'autant plus dangereuse, que son ton, sa vivacité, ses manières si naturelles, son air
ouvert, étourdi, et jusqu'à sa gaieté, ne permettent pas de la soupçonner d'artifices, et n'annoncent jamais que la franchise et la bonté: telle est Armoflède. Hélas! Pour mon malheur, je n'ai connu son caractère qu'après avoir été la victime de sa noirceur et de sa perfidie! Un jour que je me promenois sur une des terrasses du palais, j'aperçus à terre quelque chose de brillant que je ramassai; c'étoit un bracelet de diamans que j'avois vu plusieurs fois au bras d'Armoflède, depuis son retour de la Lombardie. Ce bracelet, en tombant, s'étoit ouvert; j'eus la curiosité de regarder ce qu'il contenoit, et je vis avec beaucoup de surprise qu'il renfermoit des cheveux, sur lesquels on avoit appliqué en lettres d'or émaillées le nom d'Adalgise. J'allai trouver Armoflède, qui parut extrêmement déconcertée en voyant entre mes mains ce gage mystérieux: je ne lui cachai point mon indiscrétion; elle en fut d'abord effrayée; mais bientôt la vanité l'emportant sur toute autre considération, elle prit un air ingénu, reconnut qu'elle avoit de grands torts avec moi, m'assura qu'elle
vouloit du moins les réparer, autant qu'il étoit possible, par une confiance entière, en me révélant le secret de sa vie. Alors elle m'avoua qu'elle avoit vu en Lombardie le princeAdalgise, qui s'y étoit rendu sous un nom supposé, dans l'espoir d'y exciter une révolution. Elle ajouta qu'elle avoit eu occasion de le connoître; que ce prince étoit devenu éperduement amoureux d'elle, et qu'elle avoit été touchée de sa passion. Ce ne fut pas sans remords, continua-t-elle, que j'autorisai ses espérances: je ne pouvois oublier mes engagemens avec vous; je vous dirai même, avec ma franchise ordinaire, que je fus d'autant plus coupable, qu'au fond du coeur je vous préférois à votre rival: mais l'ambition l'emporta sur l'amour. D'ailleurs, vous m'aimiez foiblement, Adalgise m'adoroit; je voyois ce prince prêt à remonter sur le trône de ses pères; la reconnoissance et la vanité fixèrent enfin ma destinée. Après cet aveu sincère, ajouta-t-elle, vous devez me croire, quand je vous protesterai que, si vous aviez eu pour moi une passion véritable, je vous aurois sacrifié sans balancer tous les trônes de
l'univers. Armoflède prononça ces derniers mots avec tant d'expression, que j'en fus attendri; je trouvai qu'en effet les sentimens que j'avois pour elle n'étoient pas assez vifs pour mériter de grands sacrifices; j'excusai son inconstance, j'admirai sa candeur, je fus extrêmement touché des preuves de confiance et d'estime qu'elle me prodiguoit, et je lui promis une éternelle amitié. Peu de temps après, on apprit qu'Adalgise avoit échoué dans tous ses desseins: Armoflède m'en parut médiocrement affligée. Je m'étois engagée, me dit-elle, à l'épouser, si le succès eût couronné son entreprise; et toute réflexion faite, je sens que l'ambition n'auroit pu remplir mon coeur. J'aurois trop regretté sur le trône deLombardie, et la cour de France, et la patrie d'Olivier! ... Armoflède prononça ces derniers mots avec un air attendri, que je ne vis pas sans émotion; je serrai sa main dans les miennes; elle feignit de tomber dans une profonde rêverie; ensuite, paroissant tout à coup revenir à elle-même, elle fit quelques plaisanteries sur sa distraction et mon silence, et elle me quitta brusquement, en
me laissant persuadé qu'elle avoit en secret pour moi le sentiment le plus tendre et le plus vif; qu'elle cherchoit à le dissimuler et le combattoit vainement. C'est ainsi que, se jouant de ma crédulité, Armoflède avoit trouvé le moyen de me sacrifier à l'intérêt et à l'ambition, en obtenant mon estime et ma confiance, et qu'elle parvenoit encore à reprendre ses premiers droits sur mon coeur, en trahissant lâchement l'amant qu'elle m'avoit préféré, lorsqu'elle le voyoit proscrit et fugitif. Une funeste expérience m'a fait connoître une importante vérité; c'est qu'il faut juger les gens avec lesquels nous vivons, non sur leurs démonstrations et leurs discours, mais d'après leurs actions et le fond de leur conduite; et il arrive communément qu'on ne juge ainsi que ceux avec lesquels on a peu de rapport; c'est pourquoi les jugemens du public sont en général équitables, parce qu'ils sont fondés sur des faits positifs, tandis qu'au contraire on rencontre tant de dupes dans une société intime. En vain Armoflède eût possédé l'art de jouer l'attendrissement, l'ingénuité, la sensibilité, je n'aurois été séduit
ni par sa grace, ni par son esprit et ses discours, si mon opinion sur son coeur et sur son caractère n'eût été fixée que par sa conduite: alors je n'aurois pu voir en elle qu'une coquette ambitieuse, indiscrète et légère, également incapable de générosité et d'un véritable attachement; mais, entraîné par ses artifices, j'étois au moment de reprendre ma première chaîne, lorsqu'un événement inattendu changea tous mes desseins, bouleversa toutes mes idées, et décida pour jamais de mon sort. Ô! Sur quel souvenir vais-je m'arrêter! ... Du fond de ce gouffre effroyable où je suis plongé, je dois donc, pour augmenter encore mon supplice, me rappeler ces jours brillans de gloire et de bonheur qui s'écoulèrent avec la rapidité d'un songe trompeur et fugitif! Il faut donc, hélas! Que je me retrace avec détail cette félicité si pure, dont je n'ai goûté tous les charmes que pour mieux sentir l'amertume et l'horreur du destin déplorable qui m'étoit réservé! ... Tu sais que, dans la dernière bataille que nos troupes livrèrent aux saxons, la déroute de ces derniers fut complète; mon ardeur à poursuivre les
fuyards m'empêcha de remarquer que je n'étois plus suivi de nos soldats. Je continuois ma course, lorsque j'aperçus au pied d'un arbre un guerrier du parti ennemi: il étoit assis; on voyoit près de lui son casque, sa lance brisée et son épée. Je descendis de cheval, et je m'élançai vers lui pour le faire prisonnier; je ne vis que dans ce moment qu'il étoit blessé et plongé dans un profond évanouissement: alors je ne songeai plus qu'à le secourir. Son sang couloit à gros bouillons; je l'arrêtai avec mon mouchoir, dont je bandai sa plaie, et je courus à un ruisseau voisin pour y puiser de l'eau dans mon casque. En revenant, je vis avec surprise le guerrier saxon debout, appuyé contre l'arbre; sa taille imposante et la majesté de toute sa figure me frappèrent tellement, que je m'arrêtai à dix pas de lui pour le considérer. Il dit quelques mots dans sa langue, que je n'entendis pas; mais je compris, par l'expression de sa physionomie et par ses gestes, qu'il me remercioit du secours que je venois lui donner. Tandis que je le contemplois avec un sentiment de respect qui me rendoit immobile, il me montra
sa blessure, et, joignant les deux mains, il parut me faire une prière; ensuite il tira de sa ceinture un poignard, il en tourna la pointe contre son coeur, et resta dans cette attitude en me regardant fixement... je compris parfaitement ce langage énergique, et pour toute réponse je jetai loin de moi ma lance et mon épée: alors le guerrier laissa tomber son poignard, et me tendit les bras; je m'y précipitai, et ce que j'éprouvai en me sentant doucement presser contre son sein, tu pourras plus facilement le concevoir que je ne pourrois l'exprimer! ... Ô sainte humanité! Que sont auprès des jouissances que tu procures, les succès meurtriers des combats et la gloire inhumaine des exploits guerriers? ... Je me trouvois mille fois plus heureux d'avoir sauvé la vie et de rendre la liberté à cet étranger, que ne sauroit l'être le destructeur d'une armée entière au milieu de la pompe de son triomphe. Je voyois avec ravissement sur son visage la douce expression de la joie et de la reconnoissance; il me considéroit attentivement, comme s'il eût voulu graver dans sa mémoire les traits de son libérateur;
enfin il fallut nous séparer; nous n'avions pu nous parler, mais nos coeurs s'étoient entendus. Je le conduisis vers son cheval, qui étoit attaché à quelques pas de nous; comme la quantité de sang qu'il venoit de perdre lui causoit encore une extrême foiblesse, je l'aidai à monter à cheval: alors il me serra affectueusement la main, et détachant une écharpe couleur de feu, brodée d'or, qui ceignoit sa taille, il me la donna et me quitta au même instant: il s'éloigna avec rapidité; et je le perdis de vue. Je me parai sur-le-champ de cette écharpe, que je n'ai quittée qu'à l'époque fatale où je n'ai plus été digne de la porter! ... Peu de mois après cette aventure, la paix se fit, et Vitikind vint à la cour. Tu n'y étois point alors; tu as su depuis le trait que je vais conter; mais c'est un des plus doux souvenirs qui me restent; tu n'en connois pas tous les détails, et il eut une telle influence sur tous les événemens de ma vie, que je dois le rapporter ici. Nous avions tous combattu Vitikind, et personne de nous ne connoissoit sa figure; outre que la visière de son casque cachoit
toujours son visage, il avoit l'habitude de changer plusieurs fois d'armure dans le cours d'une bataille; de sorte qu'il se portoit par tout sans être connu ni distingué des autres chefs de son armée. Nous éprouvions tous la plus vive curiosité de voir ce fameux guerrier: l'empereur, qui parle la langue de Vitikind, le reçut d'abord seul, et l'entretint deux heures; pendant ce temps, toute la cour et tous les chevaliers étoient rassemblés dans une grande salle du palais; j'étois de ce nombre, et j'éprouvois une impatience inexprimable de voir paroître ces deux héros, dont l'estime et l'admiration mutuelle avoient depuis long-temps devancé la réconciliation. Enfin la porte s'ouvre, et Charlemagne et Vitikind s'avancent en se tenant par la main; mais quelle fut ma surprise, lorsqu'en jetant les yeux sur le dernier, je reconnus à l'instant le guerrier auquel j'avois sauvé la vie. Mon émotion fut extrême, et elle s'accrut encore, quand Charlemagne, s'arrêtant au milieu du cercle que nous formions, nous adressa la parole à tous: chevaliers, dit-il, Vitikind cherche parmi vous son libérateur; l'un de vous a su sacrifier, sans
balancer, les droits terribles de la guerre aux droits sacrés de l'humanité: celui-là doit être un loyal et preux chevalier; la générosité est l'inséparable compagne de la véritable valeur: comme soldat j'approuve son action, comme monarque je dois la récompenser, puisque Vitikind étoit décidé à s'arracher la vie, si son ennemi se fût obstiné à lui donner des fers, et alors j'eusse été privé de l'alliance et de l'amitié d'un grand homme! ... L'empereur parloit encore, lorsque Vitikind, apercevant mon écharpe, tressaillit, leva les yeux sur mon visage et, me reconnoissant aussitôt, s'élança impetueusement vers moi; il me pressa dans ses bras, je vis couler ses larmes! ... Au milieu de la joie si pure que j'éprouvois, je pensai à toi, Isambard, je te regrettai vivement... le plus doux triomphe est imparfait, si les yeux d'un ami ne le contemplent pas... le soir même de ce jour si mémorable pour moi, l'empereur me fit venir dans son cabinet, où je le trouvai seul. Olivier, me dit-il, je vous ai promis une récompense, et je vais vous prouver que déjà je me suis occupé de votre bonheur. Je sais que la fille de
Vitikind est d'une beauté incomparable; je la lui ai demandée pour vous, en ajoutant que vous ignoriez cette démarche: il m'a répondu qu'après ce que vous avez fait pour lui, il vous l'auroit offerte, s'il n'avoit pas un engagement sacré. Il a promis sa fille au vaillant Albion, son lieutenant, et ce n'est qu'à ce prix qu'il a pu s'assurer de sa fidélité. L'honneur l'oblige à garder sa parole, et la politique même le lui prescrit; s'il y manquoit, Albion irrité se fixeroit en Saxe, s'y mettroit à la tête d'un foible parti qui n'a pas encore subi le joug, et que nous ne réduirions peut-être jamais s'il avoit un tel chef; ainsi l'intérêt de Vitikind, le mien, celui de la France, nous forcent impérieusement de renoncer sans retour au projet que j'avois conçu. J'ai cru devoir vous instruire de ces détails, poursuivit l'empereur, afin de vous préserver d'un espoir que, sans cette connoissance, vous auriez pu facilement prendre, en voyant la plus belle personne de l'Europe, et qui est la fille d'un homme généreux et reconnoissant qui vous doit la vie; mais je saurai trouver d'autres moyens d'assurer votre
fortune et votre félicité, et vous pouvez avec confiance vous en reposer sur moi. Quand l'empereur eut cessé de parler, je balbutiai avec embarras quelques mots de remerciement, et je sortis avec précipitation, afin de lui dérober un trouble dont je ne pouvois moi-même concevoir la cause. Jamais l'idée qu'il venoit de m'offrir n'avoit pu se présenter à mon imagination; car jusqu'à ce moment j'avois ignoré que Vitikind eût une fille. Cependant le commencement du discours de Charlemagne me fit éprouver la plus vive émotion; j'admirois le héros saxon avant de le connoître, et devenu son libérateur, l'amour-propre avoit tellement exalté mes sentimens pour lui, que son alliance m'eût paru mille fois plus glorieuse que celle de tous les souverains de la terre. Quand l'empereur m'apprit qu'il existoit une fille de Vitikind, qu'elle étoit belle... je sentis palpiter mon coeur!... Quand il prononça son nom, un tressaillement involontaire sembla m'avertir que j'entendois nommer celle qui devoit faire le destin de ma vie; et lorsqu'enfin l'empereur me défendit si formellement de concevoir
un espoir dont il avoit eu lui même la première idée, j'éprouvai un abattement inexprimable; je trouvai cet ordre tyrannique, et j'eus beaucoup de peine à lui cacher l'excès de mon mécontentement. Dans cet endroit de sa narration, Olivier poussa un profond soupir. Souffrez, mon ami, dit-il, que pour aujourd'hui j'en reste là... désormais, dans le cours de mon histoire, je n'ai plus qu'à vous parler d'elle; et vous n'imaginez pas quel effort il faudra que je fasse sur moi-même pour pouvoir articuler son nom! ... Déjà le soleil commence à baisser, hâtons-nous de trouver un asile. En disant ces mots, Olivier se leva; Isambard appela les écuyers; ils remontèrent tous à cheval, et poursuivirent leur route.
Chapitre XI.
Constance et piété filiale récompensées. Nos chevaliers, à l'approche de la nuit, entrèrent dans un village où tout annonçoit la joie et la gaieté; on y entendoit retentir de toutes parts le son champêtre des flageolets et des cornemuses, et l'on n'y voyoit que des danses et des jeux. Il y avoit une telle foule sur la grande place, que les chevaliers du cygne furent obligés de s'y arrêter. Isambard se trouvant à côté d'une vieille femme, la questionna
sur la fête, et la paysanne lui apprit que l'on célébroit les noces de Tobie et de Zoé, qui s'étoient mariés le matin; elle lui montra les nouveaux époux. Isambard fut frappé de la figure douce et intéressante de Zoé; mais remarquant qu'elle n'étoit plus de la première jeunesse, la vieille femme répondit que c'étoit là le beau ; et elle alloit conter l'histoire deZoé, lorsqu'Olivier pressa son ami de venir avec lui chercher un logement dans le village: là-dessus la bonne femme offrit sa maison, ce qui fut accepté. Elle appela une jolie enfant de treize ans, qui étoit sa petite-fille; et fendant la presse en passant devant les chevaliers, elle les conduisit dans sa cabane. Marianne (c'étoit le nom de la vieille paysanne), aidée de la petite Colette, eut bientôt préparé pour ses hôtes un souper frugal et champêtre. Lorsque les voyageurs furent à table, Isambard renouvela ses questions sur Tobie et Zoé, ce qui fit grand plaisir à Marianne, qui s'engageoit volontiers dans de longues narrations. Seigneurs chevaliers, dit-elle, je vais vous conter toute cette histoire; mais ça commence par une
chanson, car il y a plus de dix ans qu'on a fait la romance du bon Robin ; toutes les jeunes filles du canton la savent, et, si vous voulez, Colette va vous la chanter. Il faut vous dire auparavant que c'est Zoé qui parle dans la chanson, et qu'elle étoit toute jeune alors. À ces mots, Colette, sans se faire prier, chante aussitôt les couplets suivans.
Dès que la nuit succède au jour, quand nos troupeaux sont de retour, quand au hameau chacun sommeille, moi, pour pleurer, hélas! Je veille à côté de mon vieux Robin qui dort jusques au lendemain. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Oui, Tobie, en dépit du sort, je t'aimerai jusqu'à la mort! ... Il fut des amans le modèle, jeune et charmant, discret, fidèle, il avoit tout... il eut mon coeur, et pourtant j'ai fait son malheur. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie!
Un soir, j'étois seule à filer, Tobie en pleurs vint me trouver, et d'une voix foible et tremblante me dit: ma Zoé, sois constante, je pars, mais, hélas! C'est pour toi: ô Zoé, garde-moi ta foi! Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Tobie alors prenant ma main, la presse et la met sur son sein: "oui, pour obtenir de ton père, me dit-il, cette main si chère, je dois tout tenter, tout risquer; c'en est fait, je vais m'embarquer." Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Que fait la richesse au bonheur? Tobie: hélas! Si j'ai ton coeur, sois content de ma destinée. Ah! Je suis assez fortunée si ton amour répond au mien, et ta présence est mon vrai bien. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Je priai, pleurai, mais en vain: ferme en son funeste dessein, il partit, quitta ces rivages, et les plus sinistres présages
me préparèrent aux malheurs qui devoient affliger nos coeurs. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! En proie à ma vive douleur, j'apprends bientôt tout mon malheur. Plus d'espoir, plus de mariage, mon doux Tobie a fait naufrage; brisé contre un fatal écueil, son vaisseau devint son cercueil. Mon bon Robin, mon douxTobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Ô! Dans mon sort, quel changement! Je pleurois un fidèle amant, l'objet de toute ma tendresse; et dans cet excès de détresse, mon père malade et souffrant. Mettoit le comble à mon tourment. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Il ne pouvoit plus travailler, et moi je ne pouvois filer; sans doute j'eusse vu mon père, mourir de chagrin, de misère, sans le secours d'un bon voisin; et ce voisin, c'étoit Robin. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah!Combien vous troublez ma vie!
Conduit d'abord par la pitié, et retenu par l'amitié, ne quittant plus notre chaumière, Robin soigna, veilla mon père. Mais ce Robin si bienfaisant, bientôt ne fut plus qu'un amant.Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Chère Zoé, dit-il un jour, ne dédaignez pas mon amour; ah! Quel berger du voisinage, pourroit mettre à vos pieds l'hommage de cinq troupeaux, d'un potager, et d'une ferme et d'un verger? Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Se joignant au bon vieux Robin, mon père fixa mon destin: le devoir, la reconnoissance, me forçoient à l'obéissance. Robin eut ma main et ma foi, mais mon coeur n'étoit plus à moi. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Ah! Quel nouvel événement doit encore aigrir mon tourment! ... Un mois après mon mariage, j'étois le soir dans un bocage;
tout à coup s'approchant sans bruit, Tobie à mes regards s'offrit. Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! L'amour, la joie et la frayeur, troublèrent tour à tour mon coeur. Tobie! Eh quoi, tu vis encore! Et c'est en vain que je t'adore! Malheureux! Connois ton destin; je suis la femme de Robin... mon bon Robin, mon douxTobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Tobie alors désespéré, pâle et tremblant, l'oeil égaré, veut s'arracher de ma présence; pour le retenir, je m'élance... il me demande un seul baiser... un seul! ... Comment le refuser? Mon bon Robin, mon doux Tobie, ah! Combien vous troublez ma vie! Hélas! Que ne puis-je oublier cette rencontre et ce baiser!Mais, malgré l'amour qui m'enflamme, puisque je trouve dans mon ame, et l'innocence et la vertu, le bonheur peut m'être rendu. Avec le temps, Robin, Tobie, cesseront de troubler ma vie.
Quand la petite fille eut cessé de chanter, Isambard remarqua qu'Olivier essuyoit quelques larmes, que la fin du dernier couplet lui avoit fait répandre. Isambard alloit terminer cet entretien, lorsqu'Olivier lui-même pria Marianne d'achever l'histoire de Zoé. La bonne femme ne se fit pas répéter cette prière; elle se rapprocha avec empressement, s'assit sur une escabelle de bois en face de ses hôtes, et prenant aussitôt la parole: je voudrois, dit-elle, que ma voisine Simone fût ici, car, pour conter l'histoire de Tobie, il n'y a personne comme elle dans le village; mais enfin je ferai de mon mieux pour vous satisfaire. Vous saurez donc que Tobie s'en fut si loin, si loin, qu'on n'entendit plus du tout parler de lui. Zoé pleura, je ne sais combien de temps; on savoit ça, et pas moins chacun l'aimoit; on disoit: c'est plus fort qu'elle; mais si elle regrette Tobie, quoique ça elle soigne bien le vieux Robin, elle est bonne ménagère, humaine avec tout le monde; le bon Dieu lui fera la grace quelque jour d'ôter de sa fantaisie ce jeune homme... son père, qui l'aimoit comme ses yeux, à cause de
son obéissance, lui disoit toujours: ça te passera, Zoé, ça te passera; le ciel bénit les enfans qui honorent leurs père et mère; et Zoé, qui faisoit contre fortune bon coeur, disoit: mon père, le ciel me bénit puisque vous êtes content. À la fin, son père fut prophète, car Zoé oublia tout à fait Tobie: quelquefois, quand on parloit d'amourette, elle faisoit un soupir par-ci par-là; mais Tobie ne lui tenoit plus au coeur, et elle n'aimoit plus que son père et son bon Robin. Il y avoit déjà sept ans que Zoé étoit mariée, lorsqu'un beau jour un hermite inconnu vint s'établir dans le village; vous ne devineriez jamais quel étoit cet hermite-là... oh! Ma mère, interrompit vivement Colette, il ne faut pas dire encore que c'est Tobie... voulez-vous bien vous taire petite fille, s'écria la vieille avec colère. Dame, reprit la jeune fille, c'est que vous dites toujours son nom trop tôt, et la voisine Simone dit que cela gâte toute l'histoire. À ce reproche, sans doute mérité, Marianne hors d'elle-même, se leva avec emportement, en menaçant l'imprudente Colette; mais Isambard arrêta la vieille femme, et la
pria de continuer son récit. Colette demanda et obtint son pardon, et Marianne reprenant la parole: j'en étois, dit-elle, à l'arrivée de l'hermite; il avoit l'air d'un saint; il étoit pâle comme un linge, et il avoit une grande barbe blanche qui lui descendoit jusque sur l'estomac. C'étoit un singulier hermite! Il ne demandoit pas l'aumône, et il acheta un enclos sur le haut d'une colline; il y fit bâtir un hermitage, entouré d'un verger, et puis il s'enferma là pour prier le bon Dieu et cultiver son jardin: il ne sortoit que pour aller à l'église ou chez les pauvres et les malades; car il connoissoit toutes les herbes de la terre, et il guérissoit avec cela en un clin d'oeil toutes les maladies du pays. On alloit le consulter, il ne prenoit point d'argent; mais jamais il ne recevoit de femmes, jamais il ne leur parloit; il ne visitoit que les garçons et les veufs: c'étoit, disoit-il, un voeu qu'il avoit fait; et quand il alloit dans les rues ou dans les champs, il étoit toujours embéguiné dans son grand capuchon. Tout le village avoit autant de foi à sa sainteté qu'à sa science et à ses herbages, et on lui demandoit autant
de prières que de racines. Il étoit depuis un an dans ce bourg, quand tout d'un coup, le bon Robin, qui avoit 76 ans, tomba malade, et il fut bientôt à l'extrémité: alors Zoé toute désolée, prenant son parti: je suis sûre, dit-elle, que l'hermite guériroit mon bon Robin; je m'en vais y aller; il me chassera s'il veut, mais je le prierai tant, je pleurerai tant, que j'obtiendrai de lui ou qu'il fasse une neuvaine pour mon bon Robin, ou qu'il me donne quelque herbe pour lui. La voisine Simone qui étoit là, et qui est avisée comme personne, dit: sans doute, Zoé, l'hermite guériroit Robin; c'est un saint homme qui n'a pas un coeur de roche, malgré son voeu; et si une fois il vous écoutoit et vous entendoit sanglotter comme ça, il vous accorderoit votre prière. Mais le tout c'est de pouvoir approcher de lui; il est toujours dans son jardin: du haut de sa colline, il aperçoit de loin tout ce qui vient; et s'il voit une femme grimper sa montagne, aussitôt il rentre dans sa maison, s'y enferme, et l'on a beau crier et taper, il ne répond non plus qu'un sourd. Voici donc ce que je vous conseille: j'ai
un jeune garçon de votre taille, je vous prêterai son habit des jours de fête, et déguisée ainsi, vous irez chez l'hermite. Simone, répondit Zoé, vous me proposez là un coup bien hardi, il faut que je consulte là-dessus mon mari et mon père. Qui fut dit, fut fait; le père approuva la chose, et Robin, qui étoit moribond, pressa sa femme d'aller bien vîte à l'hermitage: elle se déguisa donc comme le lui avoit conseillé Simone, et sous la figure d'un beau jeune garçon, mais bien pensive et toute honteuse au fond de l'ame, elle prit le chemin qui conduit à la maison de l'hermite; c'étoit à la brune, et pourtant le coeur lui battoit bien fort, dans la crainte de rencontrer quelqu'un et d'être reconnue. Enfin elle arrive, elle monte la colline, et la voilà tout près de l'hermite, qui étoit assis sur un banc de gazon, à quelques pas de sa cabane. Elle s'arrête, car elle n'osoit avancer: venez, venez, mon fils, lui dit l'hermite, approchez, que me voulez-vous? ... Il ne voyoit pas bien son visage, parce qu'elle avoit un grand chapeau, et qu'il commençoit à faire nuit: mais quand Zoé
entendit la voix de l'hermite, elle sentit comme un frisson qui lui couroit par tout le corps sans qu'elle sût pourquoi... et elle resta à sa place, sans mot dire. L'hermite se leva et vint à elle; alors elle se jeta à ses genoux: ô mon cher père, s'écria-t-elle en pleurant, il y a dans le village un homme de bien qui se meurt... sauvez-le... l'hermite tout interdit de l'entendre parler, lui demanda si c'étoit son père.-Non, répondit-elle, mais c'est tout de même pour moi.-Comment s'appelle-t-il?-C'est mon bon Robin.-Comment votre bon Robin? S'écria l'hermite d'un ton courroucé; et qui êtes-vous donc? ... À cette question la pauvre Zoé fut si saisie, qu'elle tomba comme morte aux pieds de l'hermite. Lui, voyant qu'elle étoit en syncope, la porta sur le banc de gazon, et, lui ôtant son chapeau, il la reconnut tout à fait, mais ne fit pas semblant de rien; seulement il s'enveloppa avec soin la tête dans son capuchon. Dans ce moment Zoé rouvrit les yeux, en disant: mon très-cher père, ne me chassez pas; je suis une femme, il est vrai, je vous en demande bien pardon...-vous devez
en effet me demander pardon, lui répond l'hermite: femme trompeuse! ...-Mais c'est pour mon mari que je vous ai trompé...-je ne le sais que trop... et vous voulez que j'aille soigner et guérir ce mari! ...-Mon père, faites seulement une neuvaine pour lui... là-dessus l'hermite resta pensif, et puis il dit: écoutez; pour que ma neuvaine le guérisse, il faut que vous en fassiez une aussi de votre côté...-oh! Je la ferai... cela ne suffit pas, votre prière ne sera point exaucée, si vous n'aimez pas uniquement votre mari...-uniquement! ... Mais j'ai un père que j'aime autant que mon bon Robin...-voilà tout ce que vous aimez? ...-Je vous assure, répondit Zoé, en faisant un grand soupir, que je ne pense plus à autre chose...-cela est-il possible! Cria l'hermite d'un ton terrible qui fit trembler Zoé.-Ah! Mon père, dit-elle, je ne vous cacherai rien: j'ai une seule chose à me reprocher, mais promettez-moi que malgré cela vous ferez la neuvaine...-oui, oui, je la ferai, si vous me dites tout...-Hé bien, mon père, avant d'être la femme de Robin, j'avois un amoureux
que j'aimois plus que moi-même! ... Un jour il me donna une petite croix d'argent: Zoé, dit-il, promets-moi de la porter tant que tu m'aimeras...-oui, Tobie, lui répondis-je, oui, je fais serment de la porter toute ma vie: et je fis bénir cette petite croix... et je l'ai encore à mon cou! J'aurois dû la quitter depuis mon mariage, mais je me suis dit à moi-même que je la gardois parce qu'elle est bénite; je crois bien que ce ne fut pas pour cela seulement... cette croix nuiroit à la neuvaine, je dois m'en priver; la voici, je vous la donne, mon père... en disant cela, Zoé détacha de son cou la petite croix: l'hermite ne répondit rien, car il pleuroit... au bout d'un moment: non, non, ma chère fille, dit-il, gardez votre croix, il n'y a pas de mal à cela; elle est bénite, gardez-la, portez-la toujours, je le veux. Je dirai la neuvaine, et je vais aller voir votre mari; mais pendant tout le temps que je le soignerai, je vous défends d'être auprès de lui; je veux être seul avec le malade; ni vous, ni votre père, ne paroîtrez dans la maison tant que j'y serai. Et d'ailleurs ne revenez jamais ici, ne me
parlez plus si vous me rencontrez, car je ne veux rien avoir de commun avec les femmes, puisque même la meilleure est trompeuse. Allez, Zoé, dans deux heures je serai chez vous. Zoé s'en retourna toute joyeuse; elle dit à Robin que l'hermite alloit venir, et qu'il falloit qu'elle et son père sortissent de la maison, ce qu'ils firent tout de suite. L'hermite arriva, il passa trois nuits entières auprès de Robin; il lui fit avaler je ne sais combien d'herbes, et enfin il le guérit tout à fait. L'hermite aussitôt retourna dans sa maison, et Zoéavec son père revint dans la sienne. Robin vécut encore deux ans, et il vivroit peut-être encore, s'il n'avoit pas fait un voyage malgré sa vieillesse. Il avoit un frère à vingt lieues d'ici, qui mourut; Robin voulut aller lui-même recueillir son héritage: arrivé dans la ville, il tomba malade; il n'y avoit pas là d'hermites pour dire des neuvaines, le bon vieux Robinmourut. Quand la nouvelle en vint dans le village, Zoé en fut aussi chagrine que si elle eût perdu son père. Elle s'enferma plus de deux mois pour le pleurer tout à son aise.Pendant
ce temps-là l'hermite ne pleuroit pas. Il apprit la mort de Robin par André, le fils de Simone, ce jeune garçon dont Zoé porta l'habit quand elle se déguisa en homme. Andrévoyoit l'hermite, parce qu'il avoit la jaunisse; mais l'hermite avoit beau faire, André ne guérissoit pas, il étoit toujours jaune comme un citron. À la fin, l'hermite lui dit: écoutez,André, ça n'est pas naturel, vous êtes plus blême que jamais, il y a quelque chose là-dessous. André vit bien qu'on ne pouvoit rien cacher à l'hermite, et il lui avoua qu'il étoit malade de chagrin, qu'il aimoit Justine, et qu'on ne vouloit pas qu'il l'épousât, parce qu'elle étoit la jeune fille la plus pauvre du village. Il falloit donc me dire cela, répondit l'hermite, je ne vous aurois pas entrepris, car je ne sais pas comment on guérit de l'amour: mais tranquillisez-vous, André, aimez toujours votre Justine, et quelque jour je tâcherai d'arranger votre mariage. Ce fut donc, comme je vous le disois, ce jeune garçon qui apprit à l'hermite la mort de Robin; là-dessus l'hermite parut tout saisi, et renvoya André: mais, quinze jours
après, l'hermite voulut aller avec André chez la mère Simone, qui fut bien surprise de le voir entrer dans sa maison. Mère Simone, dit l'hermite, votre fils aime Justine, que vous trouvez trop pauvre: si vous consentez à son mariage, je donnerai à Justine ma maison, mon verger et mes deux vaches. Vous jugez que Simone fut toute ébahie; elle donna sur le champ son consentement, et il fut décidé qu'André et Justine se marieroient dans six semaines; et comme Justine étoit orpheline, l'hermite promit de lui tenir lieu de père et de la conduire à l'église. Un mois après cette aventure, un fameux chevalier, Ogier Le Danois, passa par ici; et comme il y coucha, il apprit l'histoire de Justine et d'André. La constance d'André, dit-il, et son obéissance pour sa mère qui l'empêchoit d'épouser celle qu'il aime, méritoient bien une récompense: dans quinze jours je reviendrai à sa noce, et je lui donnerai, comme une marque de l'estime que j'ai pour sa vertu, une superbe coupe d'argent, sur laquelle ces mots seront gravés: offert à la fidélité et à la piété filiale . Ce bon chevalier partit
après avoir fait dire à André qu'il seroit certainement de retour pour son mariage. En effet, la veille il arriva, et il fut convenu que, pour mieux faire briller la vertu d'André, la coupe lui seroit donnée sur la grande place, en présence de tous les jeunes garçons du village. Il y avoit plus de deux mois que Robin étoit mort; Simone pria Zoé, qui est sa parente, de venir au mariage, et Zoé y consentit, mais sur-tout pour revoir ce saint hermite qui guérissoit les bons maris, et qui marioit les jeunes filles. Hélas! Dit-elle, s'il eût été ici dix ans plus tôt, j'aurois épousé mon doux Tobie, car je l'aimois encore mieux que Justine n'aime André; mais j'ai été heureuse avec Robin, je ne dois pas me plaindre. Elle disoit cela en confidence à la mère Simone, qui étoit venue la chercher pour la mener chez Justine, et puis de là à la grande place, pour recevoir la coupe, et ensuite à l'église. Elles arrivèrent à neuf heures du matin dans la petite chaumière de Justine; l'hermite n'y étoit pas encore, mais au bout d'un quart d'heure il entra tout à coup; il étoit si enveloppé dans son coqueluchon, qu'on
lui voyoit à peine le bout du nez; il avoit la tête et les yeux baissés, et il se tint contre la porte, sans ouvrir la bouche. Nous crûmes toutes (car j'étois aussi là) qu'il avoit honte d'être dans une petite chambre avec tant de femmes, et nous étions toutes édifiées de le voir si confus et si recueilli. Enfin nous partîmes pour nous rendre à la grande place; l'hermite, ma voisine Simone et les deux mariés marchoient à notre tête; Zoé donnoit le bras à son père, qui n'a que 66 ans, et qui est un beau vieillard, bien frais et bien vert; j'étois à côté d'eux, le reste de la noce nous suivoit derrière. Nous trouvâmes tout le village rassemblé sur la grande place, car chacun vouloit voir Ogier Le Danois donner la belle coupe au jeune André. Le chevalier, assis sur le gazon, nous attendoit; et aussitôt qu'il nous aperçut, il se leva, prit la coupe d'argent, et, montant sur un tronc d'arbre pour être vu de tout le monde, il appela André. Dans ce moment l'hermite s'avança, et demanda la permission de parler; on fit un grand silence, et l'hermite s'adressant au chevalier: généreux Ogier, lui dit-il,
je ne dispute point à André l'honneur de recevoir cette coupe de vos mains, mais je lui dispute la gloire d'être l'amant le plus fidèle du village. Il n'aime Justine que depuis deux ans, et Justine lui a gardé sa foi... pour moi, j'aime depuis quatorze ans, et il y en a dix que j'aime sans espérance! ... Enfin, ayant acquis assez de bien pour faire un riche établissement, j'ai renoncé au monde et à la société des femmes; j'ai pris ce déguisement, j'ai bâti une maison sur le haut d'une colline déserte, parce que de là je pouvois découvrir dans le lointain l'habitation de celle qui m'a trahi! ... Voilà mon histoire: qui oseroit me disputer le prix de l'amour et de la constance? En achevant ces mots, l'hermite se débarrasse de son capuchon, de sa robe et de sa fausse barbe; Zoé jette un cri perçant en tombant tout en pleurs sur le sein de son père, et chacun reconnoît Tobie. Le père de Zoé prend sa fille dans ses bras, et, la portant vers Ogier: oui, dit-il, Tobie est digne d'avoir le prix de la fidélité, mais ma fille Zoé mérite celui de la piété filiale; elle aimoit Tobie, et elle épousa et aima le vieux Robin, tant
qu'il vécut, parce que je lui devois la vie. Quand le bon père eut parlé, Tobie vint se jeter à son cou, et nous criâmes tous qu'il falloit que Zoé épousât Tobie. Oui, dit le vieillard, quand elle aura pleuré le bon Robin l'année entière, j'y consentirai de grand coeur. Pendant que tout cela se passoit, Ogier Le Danois, sur son tronc d'arbre, étoit si émerveillé, qu'il en restoit immobile comme une souche; enfin Tobie lui mena André pour recevoir la coupe: le chevalier la donna à André, qu'il embrassa, ainsi que Tobie. Mes amis, leur dit-il, j'ai vécu parmi les grands et dans les cours; je n'ai vu là ni amour, ni amitié, ni fidélité, et je vois que la vertu bannie des villes et des palais, s'est réfugiée sous le chaume. Bénissez votre condition; je l'envie, et croyez qu'il n'en est point de plus heureuse sur la terre. Après ce discours nous fûmes à l'église, où se fit le mariage de Justine et d'André. Ogier LeDanois promit de revenir encore pour les noces de Tobie et de Zoé: cependant nous ne l'avons plus revu; mais ce matin, après la messe nuptiale, quand Tobie et Zoé sont rentrés chez eux, ils ont trouvé
dans leur chambre une grande coupe d'argent doré, bien plus belle que celle d'André, et on leur a dit qu'un inconnu l'avoit apportée de la part d'Ogier Le Danois. À présent, continua la bonne femme, il ne me reste plus qu'à vous dire que Tobie, qui a appris dans ses voyages à connoître toutes les herbes et bien d'autres belles choses, a rapporté assez d'argent pour acheter un grand pré, une vigne et une ferme, sans parler de la maison qu'il a donnée à Justine. Toutes ces possessions, avec celles de Zoé, à qui Robin a laissé tout ce qu'il avoit, rendent Tobie le plus riche fermier du pays; mais il fait un bon emploi de sa fortune, il est bien charitable pour les pauvres et les malades; chacun l'aime et est charmé de son bonheur. Ici Marianne cessa de parler; Isambard la remercia et l'assura que la voisine Simone n'auroit pas mieux conté cette histoire. Oh! Pardonnez-moi, repritMarianne, il faut que vous sachiez que Tobie, qui a voyagé, parle comme un livre, et ma voisine Simone vous auroit conté bien plus au long ses discours et ceux d'Ogier Le Danois; moi, je n'en ai retenu que la
moitié, et j'ai oublié tout plein de belles paroles que vous auriez été bien aises d'entendre. Mais, poursuivit-elle, il se fait tard et vous avez besoin de repos; il est temps de s'aller coucher. En disant ces mots, elle se leva, prit la lampe qui étoit sur la table, et conduisit les chevaliers dans la petite chambre qu'elle leur avoit préparée. Lorsqu'ils eurent fermé la porte avec soin, Olivier se jeta dans les bras d'Isambard en fondant en larmes. Ô mon ami, ô mon frère, lui dit-il, quelle nuit tu vas passer! ...-Je te l'ai dit, reprit Isambard, désormais je les passerai toutes avec toi...-non, répondit Olivier, je ne veux point t'associer à mon affreuse destinée...-Olivier, reprit Isambard, quand je connois ton malheur, peux-tu m'empêcher de souffrir autant que tu souffres toi-même? Peux-tu croire que loin de toi mes nuits seroient paisibles? ... Non, non, tes terreurs ont passé dans mon ame; désormais il n'est plus de repos pour moi durant les ténèbres de la nuit... je connois l'heure fatale où ton supplice commence, je sais combien il dure! ... Je te le proteste, Olivier!
Pendant cet horrible espace de temps, le sommeil n'appesantira jamais les paupières de ton ami. Si un accident imprévu me séparoit de toi quelques jours, oh! Dis-toi bien alors:Isambard souffre et pleure avec moi . Oui! Ces heures funestes sont à jamais pour moi consacrées à la douleur; l'amour même les réclameroit en vain, il n'auroit pas le droit de me faire oublier tes tourmens et de m'empêcher de les partager.-Hé bien, jouis donc de ton bienfait, s'écria Olivier, je ne croyois pas qu'il existât pour moi sur la terre l'ombre même d'une consolation, et je sens que ton amitié généreuse adoucit l'horreur de mon sort! Il ne m'étoit plus possible de répandre des larmes; le saisissement et l'effroi en arrêtoient le cours, et déjà je peux pleurer! ... Je suis à jamais le plus infortuné des hommes, mais ce coeur déchiré n'a pas tout perdu, puisqu'il lui reste encore un ami tel que toi.À ces mots, Isambard reprenant la parole, entreprit de prouver à son ami que la prétendue apparition du spectre n'étoit que le funeste effet de son imagination ardente et frappée; ses discours ne firent pas la
moindre impression sur l'esprit d'Olivier: au reste, les raisonnemens d'Isambard n'avoient pas une grande force; car, d'après l'opinion reçue dans ce temps, il convenoit de la possibilité du prodige, il ne nioit que le fait. Olivier lui rappela des histoires d'apparition bien constatées , dans lesquelles les fantômes ne s'étoient laissé voir qu'à une seule personne en restant invisibles pour toutes les autres; Isambard n'eut rien à répondre, il commença même à croire que l'apparition étoit réelle, ou du moins il resta dans le doute à cet égard. Après cet entretien, le malheureux Olivier se coucha; Isambard se mit à genoux dans la ruelle de son lit, il appuya sa tête sur le chevet, et prit une de ses mains dans les siennes... un peu avant minuit, Olivier se releva pour aller ouvrir la porte; car, lorsqu'il ne prenoit pas cette précaution, il croyoit l'entendre ouvrir et refermer avec un horrible fracas à minuit précis; il se tint à genoux derrière la porte ouverte. À minuit, il dit d'une voix étouffée, la voilà ! ... Il croyoit voir le spectre s'avancer lentement; Olivierse releva, se hâta de refermer
la porte, et fut ensuite, en chancelant, se remettre sur son lit.
Isambard reprit sa main tremblante; il appuya sa bouche sur cette main glacée, et la baigna de pleurs! ... Il resta dans cette attitude jusqu'aux premiers rayons du jour: alors Olivierse précipita sur le sein de son ami, et la reconnoissance, durant quelques instans, suspendit dans son ame le sentiment affreux de ses maux.
Chapitre XII.
L'amour. À dix heures du matin, les chevaliers du cygne prirent congé de la bonne Marianne, et quittèrent le village. Marianne
les avoit prévenus qu'à cent pas du village, ils passeroient devant l'hermitage que le fidèle et généreux Tobie avoit donné à Justine. Les deux frères d'armes s'arrêtèrent en face de la colline, pour contempler cette humble demeure. Pauvre Tobie! Dit Isambard, combien il a souffert dans cette petite maison! Lorsque, solitaire et déguisé, il passoit les jours à regarder dans l'éloignement la chaumière de la femme de Robin! Ah! Je ne puis le plaindre, s'écria Olivier, il n'avoit point de remords, et celle qu'il aimoit existoit; elle vivoit paisible, heureuse! ... Isambard! Te rappelles-tu les derniers vers de la romance de Zoé; ils ont retenti jusqu'au fond de mon coeur; les voici: puisque je trouve dans mon ame et l'innocence et la vertu, le bonheur peut m'être rendu. Ces paroles, si terribles pour moi, ont fait couler mes pleurs! ... Oh! Quand nos maux sont notre propre ouvrage, quand un remords affreux nous déchire et nous obsède dans tous les instans, c'est alors que la douleur n'a de mesure ni dans son
excès, ni dans sa durée. Le temps, je le sais, détruit les impressions les plus profondes; les passions meurent, mais le remords vit toujours; il ne permet pas que le souvenir de l'action qui le cause puisse s'effacer de la mémoire, ou même s'affoiblir; et jusque dans cet instant où tous nos desirs, toutes nos affections nous abandonnent jusque sur le bord de la tombe, le remords, avec une force nouvelle, nous poursuit et nous épouvante. En achevant ces mots, Olivier, poussant son cheval, continua sa route. À midi, les chevaliers s'arrêtèrent dans une ferme; où ils dînèrent; après le dîner, ils passèrent dans un verger, et s'asseyant au pied d'un arbre, Olivier reprit son histoire en ces termes: la fille deVitikind étoit attendue à la cour... le bruit de sa beauté, la réputation de son père, les moeurs sauvages de son pays, tout concouroit à exalter la curiosité qu'on avoit de la voir; pour moi, j'étois livré à des bizarreries inconcevables... je ne pouvois entendre prononcer son nom sans tressaillir, et sans éprouver je ne sais quel sentiment vague
et pénible, dont j'attribuois la cause au dernier entretien que j'avois eu avec Charlemagne; car cette conversation fatale avoit produit sur mon coeur et sur mon imagination une impression ineffaçable... un jour que j'étois avec Armoflède, on vint me chercher de la part de la princesse Emma; je me rendis sur-le-champ à ses ordres. En entrant dans son appartement, je vis un groupe de dames, qui toutes étoient debout: tout à coup Vitikind sort du centre de ce groupe, vient à moi, et me prend par le bras; il me guide. Dans cet instant, j'aperçois une jeune personne dont l'habit étranger excite en moi la plus vive émotion... je ne pouvois voir son visage, elle me tournoit le dos... je ne voyois que sa taille ravissante et ses deux longues tresses de cheveux blonds... mon trouble croissoit à chaque pas... mais que devins-je, ô ciel! Quand elle se retourna! ... Vitikind me conduisit près d'elle, et en me présentant, lui expliqua qui j'étois, et ce qu'il me devoit; je n'entendis pas son
discours, mais l'expression du visage de sa fille peignoit, de la manière la plus touchante, tout ce qu'il lui disoit. Quand il eut cessé de parler, elle fixa sur moi des yeux remplis de larmes, et me tendit la main... je mis un genou en terre pour recevoir cette main divine, que j'osai presser dans les miennes... cette action la surprit; elle me considéra avec une espèce de saisissement, et je la vis pâlir! ... Ah! Sans doute, dans cet instant un pressentiment funeste vint troubler son ame timide et sensible! ... Son regard fixe, sa pâleur, l'expression douloureuse de sa physionomie, me frappèrent tellement, que jamais depuis mon imagination n'a pu se représenter son charmant visage que sous cet aspect terrible et touchant... en sortant de chez la princesse Emma, je courus précipitamment à ma maison, je montai dans ma chambre, et je m'y enfermai: là, sans témoins, seul avec mon coeur et mon ardente imagination, j'éprouvai une espèce de terreur que je ne puis dépeindre; je craignois de m'interroger moi-même; j'étois effrayé du trouble violent de mon ame; j'envisageois
confusément un avenir orageux... un sentiment insurmontable m'offroit une nouvelle destinée; j'entrevoyois des persécutions, des obstacles invincibles... mille idées noires et sinistres se mêloient aux premiers transports d'une passion naissante, mais déjà sans bornes... il étoit inutile de chercher à me déguiser que non seulement j'aimois avec frénésie, mais que je pourrois être aimé... ce visage, plus ravissant encore, s'il est possible, par l'expression que par la beauté, ce visage enchanteur m'avoit tout dit: mon sort venoit d'être irrévocablement fixé; mais le sien! ... Mais devois-je me livrer au coupable espoir de lui plaire et d'obtenir son coeur, quand sa main étoit promise? ... Devois-je troubler le calme de sa vie? Oserois-je abuser de sa candeur et de sa sensibilité, pour lui faire trahir son devoir et lui ravir à la fois l'innocence, la paix et le bonheur? ... Non, non, m'écriois-je, non; je puis être un insensé, mais je ne serai point un VIL séducteur! Eh! Qu'importe ma destinée, pourvu que la sienne soit heureuse! ... Ces idées et ces réflexions m'occupèrent
uniquement le reste du jour et la plus grande partie de la nuit; je me promis à moi-même de renfermer à jamais dans le fond de mon coeur le sentiment impérieux qui le remplissoit tout entier. Pour me livrer sans remords à ma passion, je sus me persuader que je renonçois à l'espérance; et satisfait d'une générosité chimérique, fermant les yeux sur l'avenir, repoussant les conseils sévères de la raison, je m'abandonnai sans réserve à l'amour. J'appris le lendemain que Célanire... étoit entrée dans un monastère; qu'elle y passeroit quatre mois, afin de s'y instruire des vérités de la religion chrétienne, et qu'ensuite elle reviendroit à la cour: j'appris encore qu'Albion, retenu en Saxe par des affaires importantes, ne devoit arriver en France que dans six mois. Emma avoit pris pour Célanire la plus vive amitié; elle alloit sans cesse la voir dans son monastère, elle parloit souvent d'elle, et j'allois chez la princesse Emma avec plus d'assiduité que jamais; je lui entendois dire que Célanire apprenoit la langue française avec une ardeur extraordinaire, et qu'elle y faisoit des progrés surprenans; de mon côté,
j'apprenois le saxon, et j'employois à cette étude tout le temps dont je pouvois disposer. Cependant Armoflède, qui m'observoit attentivement, fut frappée du changement qu'elle remarqua dans ma conduite et dans mes manières. J'étois devenu distrait et rêveur; je fuyois le grand monde et les assemblées bruyantes; je passois une partie de ma vie chezEmma; cette princesse avoit l'air de me distinguer. Armoflède imagina que j'en étois amoureux: son dépit en fut extrême, d'autant plus qu'Emma, depuis long-temps, montroit pour Armoflède une aversion décidée. Comme cette dernière croyoit que j'avois eu pour elle une grande passion, et qu'elle avoit fait confidence de ce prétendu secret à toute la cour, elle pensa qu'Emma ne la haïssoit, que parce qu'elle la regardoit comme une rivale dangereuse. Tu revins à la cour dans ces entrefaites; tu m'avois vu, avant ton départ, très-occupé d'Armoflède; tu me demandas s'il étoit vrai que j'eusse une passion nouvelle pour Emma; je t'assurai du contraire, et tu fus persuadé par cette seule réponse que j'avois conservé pour Armoflède mes premiers sentimens. Cependant
Célanire sortit de sa retraite; je la revis chez Emma: aussitôt qu'elle m'aperçut elle vint à moi, et me dit qu'elle éprouvoit une vive satisfaction de pouvoir s'exprimer dans la langue de mon pays, afin de m'assurer qu'elle partageoit toute la reconnoissance que me devoit son père. Ces paroles, le son touchant de sa voix, le plaisir de l'entendre parler, me causèrent une si violente émotion, que je n'essayai même pas de lui répondre; elle ne me parloit plus, et je l'écoutois toujours, je l'entendois encore... elle me regardoit avec intérêt et curiosité, et s'apercevant que mes yeux se remplissoient de larmes: Olivier, me dit-elle, combien je suis touchée de votre tendresse pour mon père! Ah! J'avois cru jusqu'ici qu'une femme seule pouvoit être aussi sensible que vous paroissez l'être. Ô Célanire! M'écriai-je à mon tour, ne jugez point de ma sensibilité, vous ne la connoîtrez jamais! ... Ces paroles l'étonnèrent d'autant plus, que je les prononçai dans sa langue. Et depuis quand, dit-elle, apprenez-vous le saxon? ... Depuis que je vous ai vue. À ces mots, une vive rougeur colora son visage; elle
tressaillit; un rayon de joie brilla dans ses beaux yeux: mais aussitôt la réflexion cruelle réprimant ce mouvement involontaire, elle soupira, baissa tristement la tête, et tomba dans une profonde rêverie. Je la contemplois en silence, je lisois mieux dans son ame, que si elle eût voulu me dépeindre ce qui s'y passoit; nul discours n'auroit pu donner une juste idée de ce coeur si tendre, si délicat et si sincère; son visage seul pouvoit exprimer ses sentimens. Je la regardois avec un ravissement qui suspendoit en moi toute autre idée; j'oubliois que nous étions environnés d'un cercle nombreux, qu'on pouvoit nous observer, et que si l'on eût jeté les yeux sur moi, l'on eût infailliblement découvert le secret que j'avois tant d'intérêt de cacher. Enfin un grand mouvement, qui se fit tout à coup dans la chambre, nous rendit à nous-mêmes; c'étoit l'empereur qui entroit avec Vitikind. En les apercevant, nous nous éloignâmes brusquement l'un de l'autre. Hélas! Le même sentiment nous avoit rapprochés, et la même pensée nous sépara! Il faut avoir connu le charme et le tourment d'une
grande passion, pour se faire une idée de cette étonnante et rapide succession de sensations déchirantes et délicieuses qui agitent continuellement un coeur qui s'est livré tout entier. Je venois de goûter le bonheur le plus pur, et le seul aspect de Charlemagne et du héros saxon me ravit une illusion si chère, et me plongea dans la plus profonde tristesse.Je ne pouvois regarder ces deux hommes, que j'avois tant aimés, sans éprouver un sentiment d'une amertume inexprimable: ils m'avoient défendu d'aspirer à Célanire, je ne voyois plus en eux que des tyrans; leur présence m'imposoit une mortelle contrainte, et réveilloit en moi des idées accablantes; leurs caresses même m'étoient à charge; ils me refusoient le seul bien qui pût me rendre heureux, et je ne trouvois qu'une fausseté cruelle dans les plus touchans témoignages de leur amitié pour moi. Je sortis bientôt de chez la princesse, et descendant au même instant dans les jardins, je m'enfonçai dans le bois de sapins et de cyprès, afin de me livrer sans distraction à la seule pensée qui pût occuper mon coeur et mon imagination. Mille
réflexions douloureuses s'offroient confusément à mon esprit; je les repoussai toutes; je voulois me retracer, dans tous ses détails, le bonheur fugitif dont je venois de m'enivrer; je voulois, pour ainsi dire, en jouir encore une seconde fois. Je me rappelai si vivement ce que m'avoit dit Célanire, le son de sa voix, ses inflexions, son accent; je me représentai si bien sa figure céleste et jusqu'au moindre mouvement de sa physionomie, que j'éprouvois presque autant d'émotion et de crainte qu'on ne vînt m'interrompre, que si j'eusse été tête à tête avec elle. Mais enfin, quand j'eus épuisé ce délicieux souvenir, je ne trouvai plus au fond de mon ame qu'un abattement et des remords que je m'efforçois en vain d'étouffer. Hélas! Ces remords ne pouvoient ni me guérir ni m'éclairer; ce n'étoit pas la vertu qui me les inspiroit; tout ce qui étoit étranger à mon amour avoit perdu le droit de m'affecter vivement: cette inconcevable passion, en remplissant mon ame toute entière, sembloit en avoir effacé tout autre sentiment; je ne voyois plus dans la gloire qu'un moyen de me rendre digne de
Célanire. J'aimois encore la vertu, parce que l'idée de la perfection étoit pour moi inséparablement unie à celle de Célanire; je pouvois encore être généreux, car son bonheur m'étoit infiniment plus cher que le mien; enfin je n'éprouvois rien que par elle, ou relativement à elle. Aussi, en me rappelant la résolution que j'avois prise de lui cacher à jamais mes sentimens, je ne me repentis de ma foiblesse que par la crainte d'avoir détruit sa tranquillité, peut-être sans retour. Cette idée me rendoit à mes propres yeux le plus coupable de tous les hommes. Et quoi! M'écriai-je, nul espoir ne m'est permis; je sais qu'il est impossible que je puisse jamais obtenir sa main; sa sensibilité ne pourroit qu'augmenter mes maux, et cependant j'ai parlé; le premier mot qu'elle ait entendu sortir de ma bouche étoit l'aveu d'un amour qu'elle ne peut partager qu'en manquant à tous ses devoirs, et en s'exposant aux plus cruelles persécutions. Malheureux! Voudrois-je la séduire! ... Cette pensée me fait horreur... non, il me suffit d'entrevoir qu'elle pourroit m'aimer; il me suffit qu'elle connoisse une partie de mes sentimens... je veux
qu'elle en ignore à jamais la violence! ... Si elle lisoit dans mon ame, combien la sienne seroit troublée! ... Ô Célanire! Je vous épargnerai une pitié déchirante et dangereuse; n'ayant pu vous dérober mon secret, du moins vous ne le connoîtrez jamais tout entier... je ferai plus, j'aurai le courage de m'éloigner de vous! La sensibilité que vous m'avez montrée m'en impose la loi! ... Pour votre repos, je vous fuirai, et demain vous recevrez mes adieux. Cette dernière résolution, en me raccommodant avec moi-même, remit un peu de calme dans mon ame; je trouvois même une sorte de douceur à me représenter l'effet que produiroit sur Célanire un si douloureux sacrifice: je me flattois qu'il m'obtiendroit son estime, et uniquement occupé de cette idée, je ne pensois que vaguement aux peines que me causeroit son absence. Les grandes passions n'aveuglent pas, comme on le dit, mais elles fixent entièrement l'imagination sur le moment présent; l'esprit s'attache à la pensée qui le flatte, et devient incapable de s'appliquer à tout autre; et c'est ainsi que, loin d'être épouvanté du projet de
quitter Célanire, je ne pensois qu'au bonheur de lui paroître généreux, et d'obtenir son estime. Le lendemain, en attendant l'heure où l'on s'assembloit chez la princesse Emma, je retournai dans le bois de sapins; arrivé dans la partie la plus sombre, j'aperçus de loin, au pied d'un cyprès, une femme assise et seule; malgré la distance et l'obscurité, je ne pus la méconnoître: c'étoit en effet Célanire. Je me précipitai vers elle: alors elle fit un mouvement pour se lever, et elle retomba sur le gazon. Cette espèce de chûte me fit tressaillir; mais mon trouble fut à son comble, lorsque je pus discerner l'extrême pâleur de son visage; je perdis tout à fait la tête, et ne pouvant exprimer ce que produisoit en moi et cette rencontre inopinée et l'état où je la voyois, je me jetai à ses pieds. Elle ne témoigna nulle surprise, me regarda tristement, et me fit signe de m'asseoir à côté d'elle. J'obéis sans proférer une parole, et après un long silence: Olivier, me dit-elle, votre vue m'a causé beaucoup d'étonnement... et vous-même vous en avez sans doute de me trouver seule ici... je me promenois avec la princesse Emma;
on est venu la chercher de la part de l'empereur; elle m'a quittée, en me priant de l'attendre au pied de cet arbre; elle reviendra sûrement dans une heure au plus tard. Je ne répondis rien à cette explication; non seulement il m'étoit impossible de parler, mais j'avois à peine la faculté de penser; je ne pouvois que regarder Célanire, soupirer et sentir le bonheur d'être loin de tous les yeux, assis à côté d'elle. Remise de son trouble, elle avoit repris sa carnation naturelle: la mélancolie répandue sur tous ses traits augmentoit encore la douceur enchanteresse de sa physionomie. Dans le mouvement que j'avois fait en tombant à ses genoux, mon écharpe s'étoit détachée, et se trouvoit à ses pieds; elle s'en aperçut la première, et la ramassant avec empressement: voilà votre écharpe, me dit-elle, cette écharpe que j'ai brodée... et que je ne regarde jamais sans attendrissement, en songeant par qui et pourquoi elle vous fut donnée. En achevant ces mots, elle étendit vers moi la main qui tenoit mon écharpe; je saisis avec transport et la main et l'écharpe, et les appuyant contre mon coeur palpitant,
je levai au ciel des yeux baignés de larmes, et je restai ainsi quelques minutes dans un ravissement dont rien ne peut donner l'idée. Enfin Célanire retira doucement sa main, et d'une voix foible et tremblante, dont le son touchant retentit encore à mon oreille, elle prononça ces paroles: et moi aussi, Olivier, je vous aime, mais... qu'entends-je, m'écriai-je, ô Célanire! Est-il possible? ... Eh! Quoi donc, dit-elle, ne le saviez-vous pas? ... Pour toute réponse, je me prosternai à ses pieds... ah! Pourquoi cet instant d'un immortel souvenir ne fut-il pas le dernier de ma vie! J'eusse expiré dans le sein du bonheur le plus pur, et j'étois digne alors d'exciter les regrets de l'amour et ceux de l'amitié... les momens nous sont chers, reprit Célanire; écoutez-moi, Olivier, je vous aime; cependant un obstacle invincible nous sépare... avant de vous connoître, j'ai pris un autre engagement; Albion a reçu ma parole! ... Croyez que si je pouvois encore disposer de moi-même, ni le respect et l'affection que j'ai pour mon père, ni l'autorité de l'empereur, ne pourroient m'arracher un consentement qui m'empêcheroit
d'être à vous: mais j'ai promis, mon sort est fixé... si nous n'avons pu surmonter un penchant involontaire, si nous ne pouvons le vaincre, n'hésitons pas du moins à le sacrifier...!Vaincre le sentiment que j'ai pour vous! Interrompis-je; ah! Célanire, je ne formerai jamais ce projet insensé; mais disposez de moi...-Olivier, il faut vous éloigner...-hélas! J'en avois le dessein... hier, dans ce lieu même, je me promis de m'arracher d'auprès de vous; je devois, ce soir, vous faire mes adieux. À ces mots, Célanire, attendrie, jeta sur moi le plus tendre regard, et poussant un profond soupir: ce dessein généreux, dit-elle, il faut l'exécuter sans délai. Ce mot me suffit, répondis-je, fixez vous-même le jour; fût-ce demain, j'obéirai sans murmure; mais souffrez que je vous exprime un dernier desir... avant de vous quitter, ne puis-je me flatter de vous revoir encore une fois sans témoins?Dois-je renoncer au seul espoir qui me soit permis, celui de ne me séparer de vous qu'après vous avoir fait connoître ce coeur infortuné qui peut-être est digne de s'épancher dans le vôtre? ...
Ici je m'arrêtai; j'étois si ému, qu'il m'auroit été impossible d'articuler un mot de plus. J'attendois en tremblant une réponse, et Célanire, après un instant de réflexion, reprenant la parole: hé bien, dit-elle, j'y consens; demain au soir je vous verrai comme vous le desirez, comme je le desirois moi-même: mais je ne puis faire une telle démarche qu'avec la certitude que l'adieu que je recevrai de vous sera un éternel adieu. Me promettez-vous, Olivier, de partir en me quittant, et de partir avec l'inébranlable résolution de ne me revoir jamais? Oui, je le promets, répondis-je en versant un torrent de larmes; oui, je jure par tout ce que les hommes ont de plus sacré, je jure par mon amour, d'abandonner laFrance en vous quittant, de fuir à jamais les lieux que vous habiterez... comme j'achevois ces paroles, nous entendîmes du bruit: éloignez-vous promptement, me dit Célanire, revenez dans deux heures chez la princesse, je vous y dirai comment je vous recevrai demain. À ces mots, je mis un genou en terre devant elle, et me relevant aussitôt, je la quittai précipitamment. Je sortis
du bois, et j'errai dans les jardins jusqu'à l'heure où je me rendis chez Emma. Lorsque je parus, je fus frappé du mouvement extraordinaire que je remarquai dans la chambre; tous les yeux se fixèrent sur moi; on se parloit à l'oreille en me regardant, et j'entendis plusieurs personnes prononcer à demi-voix les noms d'Éginard et d'Armoflède . Mon embarras étoit égal à ma surprise: vainement je cherchois des yeux Célanire, elle étoit enfermée avec la princesse dans un cabinet voisin. Enfin j'aperçus Angilbert et Lancelot: je m'avançai vers eux, et je les priai de m'instruire de ce qui venoit d'arriver. Les secrets des princes, me répondit Lancelot en souriant, sont bientôt découverts; la vanité des confidens ne leur permet guère d'être discrets: on sait déjà tout ce qui s'est passé entre l'empereur et la princesse. Éginard et Armoflède étoient ici quand cette nouvelle s'est répandue; le premier n'a pu cacher son trouble et son désespoir; il est sorti brusquement, baigné de pleurs, et c'est ainsi qu'il a trahi une passion que personne ne soupçonnoit. PourArmoflède, elle s'est évanouie; on venoit de l'emporter
quand vous êtes entré. À présent, ajouta Lancelot, permettez que je sois le premier à vous féliciter d'un événement si heureux pour vous, puisqu'il doit remplir tous les voeux de l'ambition et de l'amour. Pendant ce discours je respirois à peine; je ne doutois point que la princesse, qui témoignoit tant d'amitié à Célanire, et qui me montroit tant de bonté et d'intérêt, n'eût pénétré mes sentimens, et obtenu le consentement de l'empereur. Mais Vitikind cèderoit-il au desir de Charlemagne? Célanire elle-même romproit-elle un engagement qui lui paroissoit si sacré? Ces réflexions troubloient cruellement ma joie; cependant la protection de l'empereur aplanissoit tant de difficultés, qu'il m'étoit impossible de ne pas livrer mon ame toute entière aux plus séduisantes espérances. Agité de ces diverses pensées, j'étois resté debout à côté de Lancelot, et enseveli dans une profonde rêverie; je ne voyois et n'entendois plus rien de ce qui se passoit autour de moi, lorsque tout à coup une porte s'ouvrit, et la princesse parut: elle étoit seule, et après avoir fait quelques pas, ses yeux tombèrent sur moi; je crus
voir dans ce regard tant de douceur et d'obligeance, et en même temps sa physionomie exprimoit une si vive satisfaction, que je fus entièrement confirmé dans mes conjectures: elle s'approcha de deux personnes qu'elle tira à l'écart, et avec lesquelles elle s'entretint tout bas pendant plus d'un demi-quart d'heure. Comme je suivois attentivement tous ses mouvemens, je vis clairement qu'elle faisoit plusieurs questions, et qu'on lui parloit d'Éginard et d'Armoflède; elle sourioit malignement, et ses yeux se tournoient souvent de mon côté. Après cette conversation, elle s'avança au milieu du cercle nombreux qui remplissoit son appartement; elle dit avec distraction deux ou trois choses indifférentes, ensuite elle m'appela et me conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre. Eh bien, Olivier, me dit-elle, il vient de se passer d'étranges scènes! Ce pauvre Éginard! J'ignorois absolument sa folie... je le plains, car je crois ses larmes plus sincères que l'évanouissement d'Armoflède. Mais, poursuivit-elle, en me regardant fixement, que pensez-vous de tout ceci? Ah!Madame, répondis-je, il m'est absolument
impossible de penser ; je n'ai pas une idée distincte. Oserois-je espérer que vous daignerez m'expliquer un mystère qui me paroît incompréhensible? Rien de plus juste, repritEmma, mais ce sera Célanire qui vous donnera cette explication: elle vous attend dans mon cabinet; allez la trouver, et après cet entretien ne rentrez point ici, trop de témoins nous environneroient; revenez demain au soir, vous ne trouverez chez moi que Célanire: je veux seulement, dans ce moment, que vous appreniez de sa bouche que vous avez le droit de tout espérer; Célanire vous dira le reste. En achevant ces mots, elle me quitta précipitamment; la surprise, le saisissement et la joie me rendirent immobile pendant quelques instans. Enfin je sortis, et je volai vers le cabinet qui m'étoit indiqué. Quand je fus près de la porte, je m'arrêtai: ô dieu! M'écriai-je, quand j'aurai franchi cette porte, je connoîtrai mon sort; et si je m'abusois! ... Si cet espoir dont je m'enivre n'étoit fondé que sur une erreur! ... Cette idée me fit frémir; cependant, ne pouvant supporter une telle incertitude, j'ouvris la porte
fatale, et j'entrai dans le cabinet. En jetant les yeux sur Célanire, je fus frappé de l'air de tristesse et d'abattement répandu sur toute sa personne; je m'approchai d'elle en tremblant, et je n'osois la questionner. Après m'avoir regardé un moment en silence: êtes-vous instruit? Me demanda-t-elle. Je ne sais rien, répondis-je, mais l'on m'a dit que j'avois le droit de tout espérer ; et vos yeux, hélas! Démentent ce langage! Eh, quoi donc! Emma m'auroit-elle trompé? Non, reprit Célanire, mais vous avez mal compris ses discours: elle vous aime, Olivier, et l'empereur approuve ses sentimens. À ces mots, qui détruisoient sans retour toutes mes espérances, je ne pus retenir mes larmes; je vis couler celles de Célanire, qui, au bout de quelques minutes, reprenant la parole: comme vous, dit-elle, j'ignorois cette passion, qui n'étoit un secret que pour nous: presque tous les courtisans l'avoient pénétrée. L'un d'eux, jaloux de voir votre faveur s'augmenter chaque jour, et croyant vous perdre en éclairant l'empereur sur le penchant de la princesse, lui apprit qu'elle vous aimoit: aussitôt Charlemagne voulut
interroger sa fille, et c'est aujourd'hui même que, dans un long entretien, la princesse a tout avoué à son père. Il n'a montré ni surprise ni mécontentement; mais il a demandé si vous n'aviez pas un ancien attachement pour Armoflède. La princesse a protesté qu'elle étoit sûre que vous n'aviez pris aucun engagement; et abusée par son coeur et par vos assiduités, elle a ajouté qu'elle étoit certaine d'être aimée de vous, quoique vous n'eussiez jamais eu la témérité de le lui dire. Alors l'empereur lui a déclaré qu'il vous devoit une récompense, et que la main de la princesse seroit le prix de vos services et des sacrifices qu'il a exigés de vous. Ô prodige d'orgueil! M'écriai-je, il croit me dédommager de la perte de Célanire en me donnant Emma, parce qu'elle est sa fille! ... Je sais, interrompit Célanire, qu'il ne vous est pas possible d'accepter sa main, puisque vous ne pouvez lui donner votre coeur; mais en la refusant, vous vous perdez. Eh! Qu'ai-je à craindre encore, répondis-je, quand vous êtes perdue pour moi? À ces mots, Célanire leva les yeux au ciel en soupirant, et nous fûmes quelques instans sans parler;
ensuite elle me dit qu'Emma, qui s'étoit décidée à lui faire cette confidence en revenant de chez son père, avoit ajouté que l'empereur m'enverroit chercher le lendemain matin, pour m'annoncer lui-même sa décision et ses volontés. Je convins avec Célanire, qu'en me quittant elle diroit à la princesse, ce soir même, que j'avois montré le plus grand étonnement en écoutant tout ce qu'elle étoit chargée de m'apprendre, et que j'avois seulement répondu que je me rendrois aux ordres de l'empereur; et après avoir instruitCélanire de ce que je dirois à Charlemagne: songez, poursuivis-je, qu'après demain je quitte la France, et que je m'arrache d'auprès de vous pour toujours... cet entretien, où je n'ai pu ni vous ouvrir mon ame, ni vous parler de mes sentimens, sera-t-il le dernier? Est-ce ainsi que vous m'aviez promis de recevoir mes adieux? Des adieux éternels! ... Je tiendrai ma promesse, répondit Célanire, j'irai demain à la maison de campagne de mon père, vous la connoissez; j'y serai seule: trouvez-vous à dix heures du soir à la petite porte du jardin qui donne dans l'allée des saules.
Il m'est doux, poursuivit-elle, avant de me séparer de vous pour jamais, de vous donner cette preuve de mon estime; c'est l'unique témoignage que vous en recevrez: mais du moins il doit vous prouver une confiance sans bornes. En achevant ces paroles, elle se leva pour aller rejoindre la princesse; je l'arrêtai pour lui dire tout ce que la reconnoissance peut inspirer de plus passionné, et ensuite nous nous séparâmes. Il étoit déjà nuit, je retournai sur-le-champ dans le bois de sapins: en y entrant, j'éprouvai une sensation délicieuse; Célanire avoit parcouru ce même lieu quelques heures auparavant; je suivois la trace de ses pas: j'arrivai bientôt dans le bosquet où nous nous étions entretenus; l'obscurité y étoit profonde, je cherchai en tâtonnant le cyprès au pied duquel j'avois trouvé Célanire; le siége de gazon me le fit reconnoître, je m'assis à la place qu'elle avoit occupée. Avec quel transport j'embrassai cet arbre contre lequel elle étoit appuyée, lorsque pendant quelques minutes je pressai sa main tremblante contre mon coeur! Avec quel délice je me retrouvai dans le lieu où mon oreille avoit
été frappée du son enchanteur de ces paroles: et moi aussi, Olivier, je vous aime ! Aveu plein de charmes et de candeur, qu'avant ce jour aucun amant peut-être n'entendît prononcer dans cette cour fastueuse, où la corruption des moeurs force à déguiser tous les sentimens. Inconcevable pouvoir de l'amour! Je devois, dans quelques heures, quitter pour jamais un objet adoré, et cependant je me trouvois heureux! Ah! Je l'étois sans doute! Elle existoit, elle m'aimoit, j'étois digne alors de sa tendresse; le repentir amer, le dévorant remords, ne flétrissoient point mon ame; j'étois certain qu'un coeur semblable au mien conserveroit éternellement mon souvenir; j'étois certain de n'aimer qu'elle jusqu'au dernier instant de mon existence; je voyois ma vie entière animée par le plus grand intérêt; il falloit justifier le choix secret de Célanire; cette idée me faisoit jouir de mon malheur même, puisque mon départ me valoit toute son estime. D'ailleurs je ne pouvois sentir encore toute l'amertume d'une telle séparation; mon esprit et mon coeur étoient trop fortement préoccupés de l'idée du tête à
tête qui m'étoit promis; j'aurois acheté du reste de ma vie cette félicité de quelques heures, que j'étois si loin d'espérer le matin de ce jour même: tout l'avenir pour moi sembloit être borné au lendemain; je n'y voyois distinctement que ce rendez-vous si passionnément souhaité; mon imagination s'arrêtoit là, et je me fixois à cette pensée dominante, comme à l'objet de tous mes desirs, et au seul but de mes projets et de toutes mes espérances. Je passai la nuit entière profondément enseveli dans cette attachante rêverie: aux premiers rayons du jour j'éprouvai un sentiment d'une douceur inexprimable, lorsqu'il me fut possible de distinguer les objets qui m'entouroient, cette salle de verdure, ce cyprès, ce siége de gazon, et mon écharpe; cette écharpe brodée par elle, et devenue un don de sa main! ... Il fallut à la fin m'arracher de ce lieu plein de charmes; je retournai au palais attendre le réveil de l'empereur, et au bout d'une heure, on vint me chercher de sa part. Il étoit seul, et aussitôt qu'il m'aperçut: Olivier, me dit-il, je vous ai promis une récompense, et, sans préambule et sans détour, je vais
vous l'offrir. Est-il vrai que vous aimez ma fille? Moi! Seigneur, répondis-je, comment aurois-je eu la témérité? ... Parlons sans déguisement, interrompit l'empereur; ce n'est point un piége que je vous tends: vous connoissez ma franchise... vous m'êtes cher, Olivier, poursuivit-il, et plus que vous ne pensez: je vous ai vu à l'armée, je vous ai vu à la cour, et dans ces différentes situations, votre conduite vous a valu toute mon estime; il me sera doux, en faisant le bonheur de ma fille, de récompenser le mérite d'une manière éclatante; c'est le plus noble emploi de la suprême puissance, et c'est justifier le sort qui me l'a donnée.
D'ailleurs, cette alliance qui vous élève, ne peut abaisser ma fille; et j'ai l'orgueil de croire qu'à tous les yeux un simple chevalier, choisi par Charlemagne, vaudra bien un prince qu'il n'auroit pu connoître: ainsi donc, oubliez que c'est votre souverain qui vous interroge, et répondez à votre ami. Je te l'avoue, Isambard, j'étois venu avec l'intention de braver l'empereur; il m'avoit défendu d'aspirer à Célanire, et refuser sa fille avec toute la sécheresse que le respect pouvoit
permettre, me paroissoit une sorte de vengeance dont l'idée flattoit mon dépit et ma douleur: mais quand j'entendis ce grand homme me parler avec tant de bonté, quand je vis sur son visage auguste l'expression la plus touchante de la bienveillance et de l'amitié, je me sentis profondément ému, et l'attendrissement et la confusion succédèrent à la colère.Cependant il falloit répondre; et faisant un effort sur moi-même: ah! Seigneur, lui dis-je, quel seroit mon bonheur, si je pouvois profiter d'un excès de bonté qui n'eut jamais d'exemple! Mais je ne suis pas né pour tant de gloire et de félicité... comment, interrompit Charlemagne, vous refusez ma fille? Le ton impérieux et l'air menaçant avec lesquels ces paroles furent prononcées, loin d'achever de m'intimider, me rendirent une partie de mon courage. Seigneur, repris-je, vous daignez me donner la plus glorieuse marque d'estime qu'un sujet puisse recevoir de son souverain, et je ne puis la justifier qu'en vous déclarant sans détour que je serois parjure et VIL, si j'osois accepter cette faveur éclatante. Mon coeur n'est plus à moi; un
engagement sacré... c'en est assez, s'écria l'empereur, d'une voix tonnante; sortez. Je ne me fis pas répéter cet ordre; je m'inclinai profondément, et je m'avançai vers la porte: il me rappela aussitôt, et me regardant avec des yeux étincelans: êtes-vous marié? Me demanda-t-il. Non, seigneur, répondis-je. Cette réponse parut le surprendre et l'adoucir un peu. Il rêva un moment, et reprenant la parole: songez-vous, Olivier, dit-il, à la criminelle imprudence de votre conduite? Vos assiduités ont dû persuader à la princesse que vous l'aimiez, et toute la cour le pensoit. Non, seigneur, repris-je, toute la cour pensoit que j'aimois Armoflède, et personne n'a pu imaginer que j'eusse l'insolente témérité d'élever mes voeux jusqu'à la princesse. Je veux croire, dit l'empereur, que je dois sur-tout attribuer ce mal-entendu à l'imprudence naturelle d'Emma; mais enfin, Olivier, vous êtes libre encore, elle vous aime, ce sentiment a éclaté, et je n'imagine pas qu'avec un instant de réflexion, vous puissiez balancer entre Armoflède et ma fille. Mais, seigneur, répondis-je, il ne m'est plus permis de
choisir, ma parole est donnée; elle est inviolable. À ces mots, je vis sur le visage de l'empereur une telle altération, que je crus qu'il alloit se porter aux plus étranges extrémités.Oui, s'écria-t-il, j'ai le sort commun à tous les princes; celui de ne trouver que des ingrats. Ah! Seigneur, repris-je, c'est l'ambition seule qui fait les ingrats, et si j'étois ambitieux, je vous sacrifierois avec transport mes premiers engagemens. Mais, souffrez que je le dise, je vous aime pour vous-même, la pompe qui vous environne ne m'en impose pas; votre gloire même ne pourroit m'éblouir, si elle n'étoit pas unie à cette grandeur d'ame, à cette magnanimité, qui vous ont gagné jusqu'à vos ennemis même. Vous le savez, seigneur, vos bienfaits m'ont toujours prévenu, je n'ai jamais sollicité de graces, je n'en desirois point; servir sous vos ordres, vivre sous vos yeux, suffisoit à mon bonheur: jugez donc de la douleur que je dois éprouver dans cet instant où l'honneur, en exigeant de moi le plus grand de tous les sacrifices, m'ordonne de vous résister! Pendant ce discours, l'empereur se promenoit à grands pas;
quand j'eus cessé de parler, il garda un moment le silence; ensuite se rapprochant de moi: non, dit-il, je ne serai point un tyran... Olivier! Soyez toujours fidèle à l'honneur; il fut le guide jusqu'ici de toutes les actions de ma vie; je ne vous punirai point de suivre ce qu'il vous commande: ne craignez ni l'exil ni ma disgrace. Heureux le monarque qu'on estime assez pour lui résister sans crainte! Vous ne pouvez accepter la récompense que je vous offrois; je reste chargé de ma dette, et je tâcherai de l'acquitter: en attendant, vous êtes libre d'épouser celle que vous aimez; j'exige seulement que ce soit en secret, et que vous ne déclariez votre mariage que dans un an. Je vous demande encore de vous éloigner de la cour dans ce moment, et de faire un voyage de quelques mois: au bout de ce temps, revenez avec la confiance que vous devez à mon caractère. À ces mots, je tombai aux pieds de l'empereur, je ne trouvois point d'expression qui pût rendre la reconnoissance et l'admiration que tant de bontés m'inspiroient. Ce grand homme connut aisément tout ce qui se passoit dans mon coeur, il en parut
vivement touché; et dans le reste de cet entretien, qui fut assez long, il me montra plus de bienveillance que jamais. Cette conversation mit le comble à mon attachement pour lui; d'ailleurs les choses qu'il m'avoit prescrites s'accordoient parfaitement avec mes projets, et son erreur sur mes sentimens pour Armoflède, me donnoit l'heureuse certitude que mon secret le plus cher et le plus important seroit à jamais ignoré. Mais je ne m'arrêtai pas long-temps à ces réflexions; j'oubliai bientôt et l'empereur et l'univers entier, pour ne m'occuper que d'une espérance qui effaçoit toute autre idée de ma mémoire. C'étoit le soir de ce jour même, que Célanire devoit recevoir mes adieux. Je devois, dans quelques heures, me trouver seul avec elle. Décidée à m'accorder cet unique rendez-vous, elle n'avoit pas imaginé que le choix du lieu et de l'heure pût être de quelque importance: son innocence alloit me donner tous les droits de l'amour heureux; elle alloit m'introduire chez elle quatre heures après la fin du jour, je passerois tête à tête avec elle une partie de la nuit! Mais à quoi devois-je
ces marques d'une confiance sans réserve? À la tendresse la plus pure, fondée sur la plus parfaite estime. Une telle idée pouvoit seule rendre ma passion digne de son objet.Cependant ce moment attendu avec la fièvre brûlante de l'impatience d'un amant; ce moment où je devois me rendre chez Célanire, arriva enfin: je partis à sept heures du soir.Nous étions vers le milieu de l'automne, il faisoit déjà nuit. Je pris un chemin détourné, et, à l'entrée de la forêt, je mis pied à terre; je laissai mes chevaux dans un village, en donnant ordre à mon écuyer de m'y attendre. Il falloit traverser une petite partie de la forêt, et l'obscurité y étoit telle que je craignis plus d'une fois de m'y égarer: mais bientôt j'entendis dans le lointain le bruit des écluses de la rivière; ce bruit, qui m'annonçoit que j'étois près de la maison, me causa une joie inexprimable. Je hâtai ma course, et, au bout de quelques minutes, quittant la forêt et sortant des ténèbres, j'aperçus, à la douce lueur du plus brillant clair de lune, et le pont, et l'allée de saules et la maison. Il étoit neuf heures: je m'élançai sur le
pont, et le traversant, ainsi que l'allée de saules, avec la rapidité d'un éclair, je me trouvai enfin au terme de ma course, à la petite porte du jardin. Il falloit encore attendre une heure; cependant, plus de la moitié de ce temps s'écoula pour moi d'une manière délicieuse! J'étois si heureux de me sentir appuyé contre cette porte, de penser que bientôt elle me seroit ouverte! La joie si pure dont j'étois pénétré, me causoit un attendrissement qui suspendoit en moi tout sentiment violent et tumultueux; j'éprouvois un calme enchanteur. Mais à cet état si doux succéda rapidement la plus vive agitation, quand j'imaginai que l'instant désigné pour le rendez-vous s'approchoit; alors, l'oreille collée contre la porte, j'écoutois avec une telle attention, que j'osois à peine respirer: le moindre bruit, la chûte d'une feuille, me faisoient tressaillir; je croyois toujours entendre marcher; et, après deux ou trois méprises de ce genre, je commençai à me livrer aux plus cruelles inquiétudes. Je prenois mes craintes mortelles pour des pressentimens: chaque minute augmentoit cette affreuse anxiété,
lorsque tout à coup j'entendis de loin, mais distinctement, le pas léger d'une personne qui marchoit très-vîte, en côtoyant le mur. Ma joie fut aussi impétueuse que si la cause en eût été imprévue. Ce ravissement et cette surprise jetèrent un tel désordre dans mes sens, qu'il se fit subitement en moi la plus étrange révolution. Cette passion si pure, qui m'avoit animé jusqu'alors, ne me parut plus, dans ce moment, qu'une folie romanesque; l'amour, avec toute son audace et ses bouillans emportemens, vint remplir mon ame toute entière; mon imagination égarée me livra sans réserve à des espérances dont, jusqu'à cet instant, la seule idée m'eût semblé un crime; et me flattant de tout obtenir, je me décidai à tout oser. Enfin la porte s'entr'ouvre avec lenteur; je la pousse doucement, je me glisse dans le jardin, et je me trouve en face de Célanire. Le lieu où nous étions n'étoit ombragé d'aucun arbre, tous les rayons de la lune paroissoient se réunir sur la figure de Célanire; cette clarté douce et mystérieuse sembloit faite pour éclairer sa beauté céleste et
touchante: je ne la vis jamais si belle; son maintien modeste et noble, loin d'exprimer le moindre embarras, annonçoit au contraire une sérénité qui me frappa et m'en imposa tellement, que je restai immobile, les yeux fixés sur elle sans pouvoir proférer une parole. Elle ferma la porte; ensuite, s'appuyant sur mon bras: venez, dit-elle, je vais vous conduire; et elle prit le chemin d'une allée couverte qui étoit à cent pas de nous. J'étois éperdu, transporté; mille idées différentes et contraires s'offroient à mon imagination, et excitoient en moi les plus violens combats: cependant, sentant combien mon silence étoit ridicule, je prononçai au hasard quelques mots entrecoupés qu'elle n'entendit pas; elle me regarda, et avec un air et un ton d'une ingénuité ravissante: vous tremblez! Me dit-elle. En effet, ce bras tremblant qu'elle tenoit, et qui n'osoit presser le sien, déceloit assez l'inconcevable agitation que j'éprouvois. Je lis dans votre ame, continua-t-elle; cette ame délicate autant qu'elle est sensible, se reproche en secret d'avoir exigé de moi une démarche que vous trouvez
imprudente; mais rassurez-vous, j'ai pris toutes les précautions nécessaires pour que ce rendez-vous soit à jamais ignoré. Comme elle achevoit ces paroles, nous entrâmes dans une longue allée de maronniers qui formoient un ombrage si touffu, qu'aucun objet n'y pouvoit être distingué; je tressaillis en me trouvant seul avec elle dans cette obscurité profonde; je me sentis moins contraint en cessant de voir cette angélique figure que l'ascendant suprême de la vertu rendoit si imposante; ces yeux touchans, dont le regard plein d'expression et d'innocence, en pénétrant jusqu'au fond de mon coeur, en y portant tous les sentimens, y réprimoit tous les desirs... je ne sais quel effet produisirent sur elle ces épaisses ténèbres qui nous environnoient, mais elle cessa de parler et précipita sa marche. Le trouble que je lui supposai m'enhardit encore; cependant il me fallut faire sur moi-même un effort prodigieux pour oser tout à coup saisir le bras qu'elle avoit passé sous le mien, en lui disant d'une voix étouffé: ah, Célanire! Arrêtons-nous ici. Non, répondit-elle aussitôt, non, Olivier! Je veux vous
écouter et vous parler à la face du ciel. Le ton ferme dont elle prononça ces paroles, et le son de cette voix si chère, me rendirent à moi-même. Je frémis, en pensant que peut-être, malgré son innocence, je venois de lui causer un mouvement d'effroi, et qu'elle pouvoit être irritée: cette idée effaça toutes les autres de mon imagination; la confusion et l'inquiétude douloureuse qu'elle m'inspira, me firent sentir que rien ne pourroit vaincre en moi la crainte affreuse de lui déplaire et de l'offenser. Je ne songeai plus qu'à la dissuader des soupçons vagues qu'elle avoit pu concevoir. Nous étions au bout de l'allée; aussitôt que Célanire aperçut la clarté de la lune, elle ralentit un peu son pas, et tournant doucement la tête de mon côté, elle me regarda avec une sorte de timidité que je ne lui avois jamais vue. J'avois composé mon visage de manière qu'elle n'y remarquât aucune trace d'embarras. J'espère, dis-je, que nous allons enfin nous arrêter; il est impossible de s'entretenir en marchant aussi vîte, et mon coeur est si plein! Il a tant de choses à vous dire! ... Ce peu
de mots fit tout l'effet que je pouvois desirer; Célanire, délivrée d'un doute inquiétant et pénible, reprit sa douce sécurité: elle me sut si bon gré de la lui rendre, qu'elle en devint mille fois plus tendre. Dans l'espèce d'inquiétude qu'elle avoit ressentie, elle s'étoit machinalement éloignée de moi, de telle sorte qu'il se trouvoit une assez grande distance entre nous, et que sa main seule étoit engagée sous mon bras; mais tout à coup elle se rapprocha, je la sentis s'appuyer sur mon épaule, et une boucle de ses beaux cheveux vint flotter sur mon visage. En me rendant sa confiance, elle fit passer dans mon ame tous les sentimens de la sienne; ce n'étoient plus des transports impétueux que j'éprouvois, c'étoit un attendrissement profond, et pur comme son objet; mes larmes couloient doucement; je sentois que sa beauté ravissante, ses graces et les charmes de son esprit, n'eussent jamais produit en moi cette passion insurmontable sans sa vertu, sa candeur, son innocence: et je jouissois avec délices du bonheur de me retrouver digne d'elle. Nous nous arrêtâmes sur le bord d'un canal
qui séparoit le jardin d'une vaste prairie. Célanire me conduisit vers un banc entouré d'orangers, et elle me fit asseoir à côté d'elle: l'air étoit embaumé du parfum des fleurs qui nous environnoient; la lune, en se répétant dans l'immense pièce d'eau qui couloit à nos pieds, formoit une double clarté aussi vive et plus pure que celle du jour naissant, et qui réfléchissoit un tel éclat sur les vêtemens blancs et sur toute la personne de Célanire, qu'il sembloit que cette lumière si douce vînt de cette figure brillante et divine. À peine étions-nous assis, que, se tournant vers moi: Olivier, me dit-elle, cet entretien est le dernier que nous aurons ensemble; dans quelques heures nous allons nous séparer pour jamais! Combien est précieux cet espace de temps si court qui nous reste! ... J'ignore si la démarche que je fais pour vous blesse les moeurs de votre pays, j'ignore si vos lois m'autoriseroient à recevoir votre foi, quand j'ai promis ma main. Je n'ai consulté que mon coeur; il m'a dit qu'un premier serment est sacré; il m'a dit que je ne pouvois me donner à vous sans cesser d'être digne de vous; il
m'a dit même que j'aurois dû vous éviter, vous fuir aussitôt que j'ai connu mes sentimens pour vous: je n'en ai pas eu la force... voilà le tort que je me reproche; voilà ce qui me semble une foiblesse condamnable, et non de vous recevoir ici. Après avoir laissé naître votre amour, après avoir montré le mien, en exigeant le sacrifice qui nous sépare sans retour, je vous devois des consolations et des conseils, et je devois vous entendre. Ô Célanire! M'écriai-je, s'il existe pour moi des consolations, vous seule, en effet, pouvez me les offrir: l'ambition, l'amour de la gloire, tous les brillans prestiges qui séduisent les hommes, ne sont plus à mes yeux que de vaines chimères: un coeur qui s'est donné à vous ne peut être qu'à vous seule; malgré votre volonté qui m'exile, rien ne peut rompre le noeud sacré qui m'unit à vous. Hélas! Vous avez le courage de séparer votre sort du mien; un autre en deviendra l'arbitre! Je ne serai désormais ni le but de vos actions, ni le motif de vos desseins, ni l'objet de vos espérances; je n'aurai nulle influence sur votre destinée; mais la mienne vous appartient. Ah!
Je suis sans doute le moins à plaindre! Je puis conserver une chaîne adorée, je puis vous obéir! Vos conseils vont devenir les seules lois que je veuille et que je puisse suivre! Parlez!Tracez-moi la carrière que vous voulez que je parcoure; elle me deviendra chère, quand votre volonté m'en ouvrira l'entrée. À ces mots, Célanire leva les yeux au ciel avec l'expression du plus profond attendrissement: elle fut un moment sans parler; ensuite, reprenant la parole: soyez toujours, dit-elle, ce que vous avez été jusqu'ici, généreux autant que brave, le défenseur de l'infortuné, et le protecteur d'un ennemi vaincu! Songez, Olivier, que désormais la renommée seule entretiendra de vous la triste Célanire! Que sa voix vous représente toujours sous les traits chéris qui m'ont fait aimer le libérateur de Vitikind, avant même, hélas! Que son nom me fût connu... car, je vous l'avouerai, poursuivit-elle, quand mon père, de retour en Saxe, me conta l'histoire de sa délivrance, tout mon coeur s'émut en faveur de cet inconnu généreux; j'aimois à me faire dépeindre ses traits, je tâchois de me former une idée de sa figure;
l'admiration et la reconnoissance m'en composèrent une image si touchante, que si je vous eusse rencontré, Olivier, j'aurois pu vous reconnoître. Je vous vis chez Emma pour la première fois, mais depuis long-temps vous remplissiez mon coeur et mon imagination; et maintenant que je vous connois, maintenant que je suis aimée, il faut que je renonce à la douceur de m'occuper uniquement d'un si cher souvenir! ... Eh quoi, Célanire! Interrompis-je, vous ferez-vous un devoir d'oublier le malheureux Olivier? ... Vous oublier, reprit-elle, ah! Si ce sentiment qui remplit mon ame n'étoit pas immortel, comme il est insurmontable, comment pourrois-je justifier à mes propres yeux la foiblesse qui vous en fait l'aveu, et la confiance qui vous admet ici? Non, Olivier, je vous aimerai jusqu'au tombeau, ma tendresse est fondée sur une base inébranlable; je crois votre coeur semblable au mien, je crois que vous aimez mieux me perdre que m'avilir; c'est la vertu sur-tout qui nous unit, c'est elle qui nous sépare... oui, m'écriai-je, en tombant à ses pieds, il n'est pas plus nécessaire à mon bonheur
d'être aimé de vous, que de vous admirer, que de vous contempler comme un être unique dans la nature: non, je ne suis point né semblable à vous; non, Célanire, perdez cette illusion, je ne pense et je n'existe que par vous; c'en est assez pour vous égaler, c'en est assez pour tout sacrifier à la vertu, puisqu'elle est votre idole et que vous êtes la mienne.Mais, au nom du ciel, avant de prononcer sans retour l'arrêt affreux qui doit nous séparer, daignez réfléchir au devoir qui vous le commande! Oh! Si vous vous exagériez cette obligation cruelle! Si la vertu, loin de vous prescrire d'épouser celui que vous n'aimez point, désapprouvoit cette union fatale! ... Eh quoi! Devez-vous donner votre foi, quand votre coeur n'est plus à vous? ...-Je ne lui promis jamais de l'amour...-En ne partageant point celui de votre époux, serez-vous sans remords?-L'ame altière d'Albion ne connoît que l'ambition, et ne peut aimer que les combats et la gloire des armes; la politique seule formera cet hymen, on n'exigera de moi que de la fidélité; je ne ferai que des sermens que je pourrai tenir.-Ainsi donc
vous sacrifiez votre amant, vous renoncez à celui qui vous adore, pour un homme qui vous perdroit sans désespoir! ...-Mais songez que si je romps cet engagement, je manque à ma parole, j'attire sur ma tête le redoutable courroux d'un père justement irrité, puisqu'il a reçu ma promesse; songez, Olivier, qu'Albion furieux ne respireroit que la vengeance; il sera le rival et l'ennemi de Vitikind, s'il ne devient pas son fils: alors il rallumeroit la guerre dans mon pays; ses talens et son nom lui formeroient bientôt un parti puissant; je deviendrois la funeste cause de tout le sang qui seroit versé: accablée sous le poids de la malédiction paternelle, j'aurois à me reprocher un parjure, et tous les fléaux qui désoleroient ma malheureuse patrie... ce discours me perça le coeur; je croyois n'avoir plus d'espérances, mais j'en conservois encore, puisque cette peinture cruelle, qui détailloit tous les obstacles invincibles qui s'opposoient à notre amour, me causa la douleur la plus profonde et la plus violente. J'étois toujours aux genoux de Célanire; je me levai avec emportement: arrêtez, lui dis-je
d'une voix tremblante et avec une fureur concentrée, arrêtez, c'en est assez; il faut me sacrifier, vous le devez; ma vie, en effet, ne vaut pas un seul des intérêts si chers auxquels vous m'immolez... adieu, soyez heureuse! La vertu, la tendresse filiale, l'amour de la patrie, tant de sentimens qui partagent votre ame, pourront bientôt la remplir toute entière!Pour moi, je n'ai que mon amour, je n'emporte que cette unique passion; je ne veux ni la vaincre, ni m'en distraire, et son excès saura bien mettre un terme aux maux affreux qu'elle me prépare! ... En achevant ces paroles, je m'éloignai brusquement; j'ignore moi-même quel étoit mon dessein, mais Célanire, qui me vit précipiter mes pas vers le canal, fit un cri perçant en prononçant mon nom: il y eut dans cette exclamation un accent si plaintif et si douloureux, que toute mon ame en fut ébranlée; je me retournai en tressaillant, et je vis, (ô touchante image, qui ne sortira jamais de ma mémoire! ) Je vis Célanire se lever, me tendre les bras, et retomber sur le banc... je m'élançai vers elle, je me prosternai à ses pieds, je
saisis ses mains tremblantes et glacées, je les arrosai de mes pleurs; l'état de saisissement où je la voyois me pénétroit d'un remords si déchirant, qu'il m'élevoit au-dessus de moi-même: je lui promis de vivre, d'aimer la vie, de me soumettre à nos destins; je lui dis tout ce que l'amour le plus exalté peut inspirer de tendre et de généreux. Je fis enfin renaître le calme dans cette ame incomparable: elle se ranima, je sentis ses mains presser doucement les miennes, et ses larmes tomber sur mon visage! Non, tous les transports de l'amour heureux ne peuvent se comparer au bonheur que je goûtai dans cet instant, à cette réunion de sentimens passionnés, profonds et purs! À ce mélange d'attendrissement, de mélancolie, de joie délicieuse, d'admiration et d'amour! ... Si jamais je fus digne d'elle, ce fut dans ce moment, où son innocence me donnoit des témoignages de tendresse si touchans... nous gardions le silence, je m'enivrois du plaisir de la regarder, de la voir presque dans mes bras, sans crainte et sans défiance; son visage étoit penché vers le mien, je respirois sa douce
haleine, je recueillois ses soupirs; nos pleurs se mêloient ensemble, et, par un enchantement qu'elle seule pouvoit produire, les plus chers desirs de mon coeur étoient pleinement satisfaits, ou, pour mieux dire, je jouissois d'une félicité dont jamais mon imagination n'avoit pu me donner l'idée. Eh! Quel autre, aimé de Célanire, n'eût pas été réprimé par le charme inconcevable qui me subjuguoit! Il est vrai, Célanire se livroit à moi, je lisois dans ses yeux tout l'amour qu'elle m'inspiroit; mais loin d'y trouver l'émotion qui peut enhardir, j'y voyois tout le calme du bonheur le plus pur, et la douce sérénité de la vertu; je la voyois s'applaudir de la réserve et du respect idolâtre de son amant. Pouvois-je concevoir la pensée de m'exposer à perdre sans retour sa confiance et son estime? Je frémissois à la seule idée de voir ses beaux yeux, dont le regard étoit si doux, changer tout à coup d'expression et peindre l'effroi, la colère et le mépris... eh! Quels sacrifices pouvoient me coûter, quand ils assuroient son repos, quand sa tendresse et sa reconnoissance en étoient le prix! ... Enfin, recouvrant l'usage de
la voix: objet adoré, lui dis-je, ô ma Célanire! Est-il possible qu'un tel sentiment puisse jamais devenir un crime! Ô pourquoi me bannir! À quoi nous servira l'absence? Nous n'avons ni l'espoir, ni le desir de nous oublier, pourquoi nous priver de ces entretiens délicieux? ... J'ai promis de partir, je tiendrai mon serment, si Célanire l'exige; mais loin de toi, serai-je plus vertueux? Ah! Ne t'en flatte pas; ce triste coeur sera livré aux regrets dévorans, et à tous les vains desirs que peuvent inspirer la plus violente des passions et une imagination ardente; mais près de toi je suis calme, parce que je suis heureux: près de toi mon ame se pénètre de tous les mouvemens de la tienne; j'adore l'innocence, parce qu'elle t'environne et t'embellit, et seul avec toi dans la tranquillité profonde de la nuit, le délire de l'amour n'est pour moi que l'enthousiasme de la vertu. Non, s'écria Célanire, je ne craindrai jamais ce que j'aime; mais l'épouse d'Albion ne pourroit sans crime renouveler cet entretien si doux;... et je ne suis excusable de l'avoir accordé, que par la persuasion où j'étois qu'il seroit le
dernier... hé bien, il le sera, interrompis-je; mais pourquoi m'exiler à jamais, pourquoi me chasser des lieux que vous habitez? Quoi! Le jour commencera sans que je puisse avoir l'espérance de vous rencontrer! Je le verrai finir sans desirer le lendemain! Des mois entiers, des années; s'écouleront ainsi! ... Nous rencontrer! Reprit Célanire; eh! Comment alors ne pas trahir le secret de nos coeurs! Non, Olivier, vous n'attendez pas de moi cet effort, vous savez trop à quel point je suis incapable de feindre! ... Mais je veux remettre en vos mains l'intérêt de ma réputation et de ma gloire; ah! J'aime mieux m'en rapporter à ton amour qu'à ma prudence... oh! C'en est donc fait, m'écriai-je, en répandant un déluge de pleurs; dans quelques minutes je vais vous quitter pour jamais; oui, je vais partir;... oui, je le dois, et je dois sur-tout vous donner l'exemple du courage: ah! Que le vôtre ne soit point affoibli par ces larmes que je n'ai pu retenir; c'est la reconnoissance qui les fait couler! ... Vous daignez vous confier à ma générosité, vous ne serez point trompée dans votre attente, et j'emporte
au moins l'idée si consolante et si chère que Célanire, au fond de son coeur, pensera toujours qu'Olivier n'étoit pas indigne d'elle! Ici je m'arrêtai, les sanglots me suffoquoient:Célanire ne me répondit que par de profonds gémissemens, et bientôt l'excès de sa douleur me fit oublier la mienne. Oh! Combien l'expression de la douleur étoit pathétique et déchirante sur ce visage enchanteur! Cette expression donnoit à sa beauté un caractère sublime et si touchant, que j'aurois voulu pouvoir diminuer sa peine aux dépens même de son amour! La voir souffrir étoit pour moi un supplice au-dessus de tout mon courage! Je ne songeai plus que dans peu d'instans j'allois être le plus infortuné des hommes, je ne voyois plus que son abattement et son désespoir; et dans ce moment j'aurois donné ma vie pour en être moins aimé! J'essuyai mes larmes, et tâchant de prendre un air plus tranquille: oh! Calmez-vous, ma Célanire, lui dis-je, calmez-vous, si le bonheur d'Olivier vous est cher! Oui, le bonheur, j'y puis prétendre encore, malgré le sort qui nous arrache l'un à l'autre! Aimé de vous, mon
destin n'est-il pas encore plus doux et plus glorieux que celui de l'époux même qui vous est destiné! ... Quel intérêt va jeter sur ma vie entière le desir ardent de justifier le choix secret de votre coeur! Vous desirez que la renommée vous entretienne de moi; ah! N'en doutez pas, elle vous en parlera; ce seul mot sorti de votre bouche doit faire un héros de votre amant: mais quand vous apprendrez de lui quelque action éclatante ou généreuse, dites-vous bien alors: c'est un hommage qu'il m'a rendu, et le suffrage de Célanire est laseule gloire qu'il ambitionne ... cher et malheureux Olivier, interrompit-elle, et dans quel pays irez-vous?-Dans quel pays! Ne le devinez-vous pas? Forcé d'abandonner celui que vous habitez, j'irai dans les lieux sacrés pour moi qui vous ont vu naître, j'irai respirer l'air que vous avez respiré dans votre enfance, et je me croirai dans ma patrie! Oh! S'écriaCélanire, faut-il ne connoître à quel point je suis aimée, que dans l'instant où nous allons nous quitter pour toujours! ... Ah! Dans cet instant affreux, du moins qu'il me soit permis de te montrer toute
mon ame! ... Ô, mon Olivier, le ciel a formé mon coeur pour le tien! Non, je ne puis croire qu'il nous sépare sans retour! Je ne puis vivre que pour toi; eh! Sans toi, que seroit pour moi la vie! ... Quoi! Peux-tu penser que tu ne reverras jamais Célanire, que jamais tes regards ne rencontreront les siens! Quoi! Je ne te redirai jamais que je t'aime, que je ne puis aimer que toi! En me quittant tu disparoîtrois pour jamais à mes yeux! ... Cette idée confond mon imagination, elle est incompréhensible comme l'éternité! ... En achevant ces mots, elle laissa tomber sa tête sur son sein, et elle cessa de parler. Je l'avois écoutée avec ravissement; ce discours si tendre venoit de ranimer dans mon coeur l'espérance éteinte: Célanire ne pouvoit concevoir notre éternelle séparation, et je cessois moi-même de la croire possible; j'adoptai son idée avec transport, et je lui dis tout ce qui pouvoit fortifier en elle cet heureux pressentiment. Elle me prêtoit une oreille attentive, lorsque tout à coup je la vis tressaillir; ses yeux s'étoient tournés vers l'horizon, et elle apercevoit les premiers rayons
du jour! À cet aspect, je fus frappé d'un saisissement aussi grand que si l'aurore n'eût jamais dû paroître; il ne m'étoit plus permis de différer d'un seul instant ce douloureux départ, et tout mon bonheur venoit de s'évanouir comme les ombres fugitives de la nuit. Je rassemblai toutes mes forces, je me levai; Célanire, pâle et tremblante, eut besoin de mon bras pour la soutenir; nous n'osions parler, nous fîmes quelques pas en silence; ensuite je me retournai pour regarder ce banc que nous venions de quitter: Célanire cacha son visage sur ma poitrine et fondit en larmes; je lui répondis par des gémissemens qui partoient du fond de mon coeur, et nous continuâmes notre marche. Enfin nous arrivons à la porte du jardin: Célanire s'arrête; elle veut parler, la parole expire sur ses lèvres: elle lève vers le ciel ses mains jointes, ensuite elle les laisse tomber sur mes épaules, et elle appuie sa joue sur la mienne. Que devins-je alors en serrant pour la première fois dans mes bras et contre mon sein cet objet adoré, dans l'instant même où nous allions nous séparer pour toujours, et
devant la porte fatale qui alloit s'ouvrir et se refermer sur moi! ... Célanire, faisant un violent effort sur elle-même, s'arrache de mes bras, s'élance vers la porte et l'entr'ouvre: mais dans ce moment je la vois pâlir et chanceler, et elle tomba sans connoissance à mes pieds. À cette vue, toute ma raison m'abandonne, l'amour seul se fait entendre à mon coeur éperdu; j'enlève Célanire dans mes bras, et franchissant la porte avec impétuosité, je sors du jardin, et je précipitois mes pas vers la forêt, lorsqu'à l'entrée du pont,Célanire ouvrit les yeux, et regardant autour d'elle avec effroi: juste ciel! S'écria-t-elle, où suis-je? ... À ces mots, je m'arrêtai; le son de sa voix et son regard fixé sur moi me firent perdre toute mon intrépidité; la crainte et le remords succédèrent à l'emportement, et mille fois plus tremblant qu'elle, je la posai sur une roche qui se trouvoit au-dessus du torrent, à l'endroit où nous étions. Je mis un genou en terre devant elle, et joignant les mains: ô Célanire, lui dis-je, espérons-nous vivre en nous séparant? ... Pouvois-je vous laisser dans cet état
affreux! ... Elle ne me répondit rien, elle me regardoit fixement et avec une sorte d'attention qui m'enhardit; je saisis une de ses mains. Ah! Fuyons nos tyrans, m'écriai-je; ose suivre un amant, un époux! ... J'ai des chevaux près de ce lieu; je connois les détours de la forêt, notre fuite est facile, elle est sûre... comme je prononçois ces paroles, je fus si frappé de l'étonnement qui se peignit dans ses yeux toujours fixés sur les miens, qu'il me fut impossible de poursuivre; j'appuyai sa main sur mon coeur, dont la palpitation violente m'ôtoit presque la respiration.... Olivier! Dit-elle, et elle s'arrêta. Mais le ton dont elle prononça ce seul mot me fit connoître tout ce qui se passoit dans son ame; le plus éloquent discours n'auroit pu me retracer mieux toutes les idées de devoir et de vertu que je venois d'oublier; je restois immobile en la contemplant avec saisissement et comme un criminel qui attend son arrêt: cependant je ne voyois sur son visage ni ressentiment ni colère; elle me considéra quelques minutes, et rompant enfin le silence: va, dit-elle, je te pardonne, et n'attribue cet égarement qu'à
l'effroi que je t'ai causé! Ô mon Olivier! J'ignore en effet s'il est possible que je puisse vivre sans toi; nous devons croire pourtant que l'être suprême proportionne notre courage à l'étendue des sacrifices que la vertu nous prescrit; mais ce que je sais avec certitude, c'est que Célanire déshonorée ne pourroit supporter la vie. Ne perdons plus de temps, poursuivit-elle, nous sommes dans des lieux où l'on peut nous surprendre: ce soleil, dont tu vois les premiers rayons, ne devoit pas nous trouver ensemble; si mon bonheur t'est cher, si tu sais aimer, ne me retarde plus, et ne me suis pas; adieu... tant que j'existerai, tu vivras dans mon souvenir et dans mon coeur... adieu.-En achevant ces mots, elle s'éloigna; je demeurai anéanti à ma place: je suivis des yeux sa marche incertaine et chancelante; je la vis entrer dans l'allée de saules; elle se retourna, me fit un signe avec son mouchoir qu'elle tenoit près de son visage, et qui, sans doute, étoit inondé de ses pleurs; et au même instant, précipitant ses pas, elle disparut à ma vue. En cessant de la voir, j'éprouvai un déchirement de coeur qui fut
bientôt suivi du plus impétueux désespoir. Je me laissai tomber sur la roche qu'elle venoit de quitter, et seul avec moi-même, avec mon amour, n'entendant plus que le mugissement du torrent qui bouillonnoit avec fracas à mes pieds, je me livrai sans distraction aux plus accablantes et aux plus funestes pensées; mille sentimens contraires agitoient à la fois mon ame; le plus cruel de tous étoit le remords affreux que m'inspiroit l'idée de la douleur de Célanire. Je me la représentois dans les larmes, je la voyois succomber à ses maux, et la certitude d'être aimé comme j'aimois, n'étoit pour moi qu'un tourment insupportable; je m'accusois de tout ce qu'elle souffroit; je ne voyois plus en moi qu'un séducteur barbare autant qu'insensé; je m'abhorrois moi-même en pensant que, sans mon fatal amour, sa vie entière eût été aussi paisible, aussi fortunée que brillante... hélas!J'entrevoyois l'abyme horrible où je devois l'entraîner! ... Et cependant, au milieu de ces vains regrets, je me repentois de mon obéissance aveugle, et de ne l'avoir pas enlevée... je ne pouvois concevoir que j'eusse consenti à cette
éternelle séparation, que je l'eusse laissée s'éloigner de moi pour toujours! ... Juste ciel! M'écriai-je, il y a quelques instans qu'elle étoit là; je l'entendois, je la voyois, j'étois le maître de nos destins; eût-elle résisté à mes larmes, à mon désespoir! ... Elle m'eût suivi! ... J'aurois dû l'y forcer; elle ne pourra vivre sans moi... c'en est fait! Elle a disparu, je ne la reverrai jamais! ... En proférant ces paroles, je regardois en frissonnant la trace de ses pas, de cet espace si court qu'elle venoit de parcourir, et qui maintenant mettoit entre elle et moi une insurmontable barrière... tout à coup je fus saisi de l'idée que peut-être elle n'avoit pas eu la force de gagner sa demeure; que peut-être elle étoit évanouie à quelque distance du jardin! ... Au même instant je me lève, je vole vers l'allée de saules, je dirige ma course vers la maison, et j'arrive à la porte fatale; elle étoit fermée! ... Je devois m'y attendre, et cependant à cette vue je sentis mon coeur se briser; il me sembla que je subissois le supplice d'une seconde séparation! ... Je versois un déluge de larmes, en considérant cette porte auprès de laquelle j'avois
passé la veille deux heures si délicieuses... l'amour et la douleur exaltant ma tête et troublant ma raison, je concevois confusément mille projets insensés; je mesurois de l'oeil la hauteur des murs, j'étois tenté d'essayer de les franchir; j'aurois donné la moitié de ma vie pour me retrouver encore quelques minutes dans l'enceinte qui renfermoit Célanire!... J'allois certainement hasarder quelque entreprise extravagante, lorsque j'entendis dans le lointain un bruit d'hommes et de chevaux: je revins enfin à moi-même, je frémis en songeant combien j'exposois la réputation de Célanire; et l'amour même me rendant tout le courage qu'il m'avoit ravi, je m'éloignai précipitamment, et bientôt je me retrouvai dans la forêt.
Mais je m'aperçois, poursuivit Olivier, que j'ai prolongé ma narration beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire; il est temps de la terminer.
Chapitre XIII.
L'antique générosité française. Les deux amis passèrent la nuit dans la ferme; le lendemain matin, ils retournèrent dans le verger, et Olivier reprit ainsi la suite de son histoire: je ne détaillerai point ce que j'éprouvai en me retrouvant sur la route que j'avois parcourue la veille pour aller chercher Célanire... j'arrivai au palais; je me rendis sur-le-champ dans mon appartement; je t'y trouvai, mon cher Isambard. Tout le monde me croyoit disgracié, exilé, et tu venois me conjurer de t'emmener avec moi; je voulus vainement te dissuader de me suivre; je n'oublierai jamais ta réponse: je ne veux point pénétrer ton secret, me dis-tu, mais on assure que l'empereur est irrité contre toi:
l'amitié me donne le droit de t'accompagner dans ta fuite, et l'honneur me le commande. Il fallut bien céder à tes instances; mais nous convînmes que nous nous séparerions aux frontières. Nous partîmes ensemble, laissant toute la cour persuadée qu'Armoflède étoit la seule cause de ma disgrace, et que je n'avois sacrifié une fortune éclatante et l'ambition qu'à ma passion pour elle. La vanité d'Armoflède, comme tu le verras par la suite, acheva de confirmer le public dans cette opinion. Arrivés aux frontières, je te déterminai enfin à borner là ton voyage; tu retournois à la cour, et il me fut doux de penser que Célanire éprouveroit une satisfaction secrète en revoyant celui qui venoit de me quitter. Je pris sans délai la route de la Saxe, et là je m'informai du lieu qu'avoit habité Vitikind: j'appris avec chagrin que son ancienne demeure se trouvoit précisément dans un canton dont s'étoit emparé le petit nombre de saxons qui n'avoient pas voulu ployer sous le joug de Charlemagne; je sentis qu'un chevalier français n'y seroit pas reçu; je me décidai à y aller en cachant mon nom
et mon pays; et dans ce dessein, je quittai mon armure, et je pris un bouclier sans devise. Je continuois ma route, lorsqu'en traversant une forêt, j'entendis un grand cliquetis d'armes: j'étois seul, j'avois envoyé mon écuyer en avant, il étoit trop éloigné pour le rappeler; je courus du côté où j'entendois le bruit, et bientôt je découvris à travers les arbres un homme seul attaqué par quatre scélérats; je tressaillis en apercevant ce guerrier que j'avois vu tant de fois dans les combats; son armure aurore et noire, son air altier et menaçant, et sur-tout sa rare valeur, me firent dans l'instant reconnoître le fier Albion. Ô Célanire! M'écriai-je, voici l'action la plus généreuse que je puisse faire: c'est toi seule que j'invoque. En disant ces mots, je poussai impétueusement mon cheval, et je fondis sur les brigands: ma surprise fut extrême en voyant parmi eux un homme qui paroissoit leur chef, et qui étoit revêtu des marques honorables de la chevalerie; mais son bouclier n'offroit ni emblême ni devise. Albion, blessé, avoit grand besoin de secours; mais quand il se vit secondé, il parut reprendre toute
sa force, et nous eûmes bientôt mis en fuite ses lâches adversaires. Je voulois les poursuivre, pour forcer leur chef à lever la visière de son casque, afin de connoître cet indigne chevalier; mais Albion me rappelant: arrêtez, seigneur, me cria-t-il, laissez fuir ces vils assassins; un objet plus intéressant réclame vos secours et les miens. En prononçant ces paroles, il descendit de cheval, et après avoir arrêté avec son mouchoir le sang qui couloit de ses blessures, il me conduisit au pied d'un arbre où je trouvai le spectacle le plus inattendu et le plus touchant: c'étoit une jeune personne étendue sur l'herbe, et plongée dans un profond évanouissement: ses habits étoient souillés de sang, et sa main tenoit encore un poignard ensanglanté. Ô malheureuse Ordalie! S'écria Albion: il n'en put dire davantage, et je vis quelques larmes s'échapper de ses yeux... cette exclamation et cet attendrissement me parurent un trait de lumière, qui fit passer dans le fond de mon coeur la plus douce espérance! Cette jeune personne respiroit encore; malgré sa pâleur, on distinguoit sur son visage la plus rare beauté. Albion la
connoissoit, venoit de livrer un combat pour elle; il paroissoit profondément touché, je venois de voir couler ses pleurs! ... Ah! S'il étoit possible qu'une ame insensible pourCélanire fût susceptible d'éprouver une passion, sans doute Albion aimoit cette inconnue... toutes ces idées me saisirent à la fois, et me causèrent le seul mouvement de joie que j'eusse éprouvé depuis mon entrevue avec Célanire. Cependant je secondois Albion dans les soins qu'il rendoit à la jeune infortunée, qui étoit toujours sans connoissance; il m'apprit que, croyant ne pouvoir échapper à ses ravisseurs qu'en attentant à sa vie, elle s'étoit donné un coup de poignard; la blessure étoit dans le côté, et ne me parut pas dangereuse; nous étanchâmes le sang de notre mieux, et enfin tout à coup elle parut se ranimer, et rouvrit les yeux: en apercevant Albion, elle fit éclater une joie qui confirma toutes mes espérances. Albion me présentant à elle: Ordalie, lui dit-il, voilà votre vrai libérateur et le mien. Seigneur, poursuivit-il en se tournant vers moi, votre nom doit être célèbre, si j'en juge par la valeur et la générosité que vous
nous avez montrée; mais il m'est permis de vous le demander, puisque vos armes et votre écu ne présentent aucun signe qui puisse vous faire reconnoître. Les infortunés, répondis-je, ne doivent chercher que l'obscurité, et ne peuvent desirer que l'oubli; tout ce qu'il m'est possible de vous dire, seigneur, c'est que vous voyez en moi l'admirateur le plus exalté du grand Vitikind, et si jamais vous lui parlez du service que j'ai eu le bonheur de vous rendre, il saura me reconnoître à ces traits, et pourra vous dire qui je suis. Au nom de Vitikind, la belle Ordalie fit un mouvement de surprise en regardant Albion; ensuite elle leva les yeux au ciel en poussant un profond soupir, et Albion reprenant la parole: il faut, seigneur, dit-il, que vous mettiez le comble à vos généreux procédés, en vous chargeant de reconduire Ordalie dans la maison paternelle; sa demeure est à deux journées d'ici... je ne puis paroître dans les lieux qu'elle habite... mais je n'aurai nulle inquiétude sur elle en la sachant sous la protection d'un chevalier tel que vous. J'acceptai sans balancer cette proposition: Albion prit congé
de nous, et partit aussitôt. Je demandai à Ordalie quel chemin nous devions prendre; j'appris avec plaisir que c'étoit précisément la route que je m'étois proposé de suivre, et qui devoit me conduire à l'ancienne demeure de Vitikind. Je pris Ordalie en croupe sur mon cheval, et nous nous mîmes en marche. Ordalie étoit affoiblie par la quantité de sang qu'elle avoit perdue; mais sa blessure étoit extrêmement légère, et le mouvement du cheval, loin de lui être nuisible, parut ranimer ses forces. Comme la nuit s'approchoit, je lui proposai de s'arrêter à une maison que nous rencontrâmes à une lieue de la forêt; elle y consentit: nous convînmes qu'elle s'y reposeroit et y passeroit la nuit, et que nous nous remettrions en route à la pointe du jour. En effet, nous partîmes le lendemain au lever de l'aurore, Ordalie m'assurant que la douleur que lui causoit sa blessure étoit infiniment diminuée. Je hasardai quelques questions sur Albion, car je brûlois d'acquérir des lumières certaines à cet égard; je lui témoignai combien j'étois surpris qu'avec le sentiment qu'Albion montroit pour elle, il eût chargé un inconnu
du soin de la ramener à sa famille. Hélas! Seigneur, dit Ordalie, le brave et généreux Albion est proscrit dans le séjour où vous me conduisez. Vous avez sans doute entendu parler de ce despote insolent et barbare, de ce tyran impie qu'on appelle Charlemagne; vous savez, seigneur, qu'il a subjugué mon malheureux pays; Vitikind (si grand jadis! Et maintenant le traître), Vitikind a subi ce joug infâme: l'infidèle Albion a suivi son exemple! ... Cependant il est encore parmi nous des coeurs nobles et généreux; mes parens sont de ce nombre; ils sont à la tête d'un parti qui s'accroît chaque jour, et nous espérons qu'à la fin nous verrons triompher la cause sacrée de la justice et de la liberté. Eh quoi! BelleOrdalie, repris-je, se peut-il qu'une bouche aussi pure que la vôtre appelle Charlemagne un tyran barbare, et Vitikind un traître! J'avoue que jusqu'ici la renommée m'a donné sur ces deux hommes illustres des idées bien différentes! ... Elle m'a dit que Vitikind, chef des saxons, défendit son pays avec une valeur héroïque contre toutes les entreprises belliqueuses de
l'empereur; il ne considéroit alors ce prince que comme un conquérant; mais lorsqu'il vit en lui le premier législateur du monde, et le plus grand homme de son siècle; lorsqu'il fut éclairé (souffrez que je le dise) sur la barbarie de vos moeurs et de vos lois; lorsque l'humanité, la magnanimité de Charlemagne, lui firent sentir toute l'horreur des sacrifices humains et de tant d'autres cruautés exercées parmi vous; lorsqu'enfin il eut connu la sublimité de la morale évangélique, il traita de la paix, mais avec le consentement unanime de sa nation. Quelques révoltés, il est vrai, refusèrent de ratifier le traité; mais quel poids pouvoient avoir leurs réclamations après le voeu contraire, exprimé librement par la masse entière du peuple! ... Seigneur, dit Ordalie, je vous dois l'honneur et la vie, et j'ai besoin de m'en souvenir en écoutant un pareil discours... je vois avec douleur que mon libérateur est un partisan des rois... je sais comme vous, interrompis-je, que les rois, en général, ne se croient grands et puissans qu'autant qu'ils sont absolus, c'est-à-dire despotes.Charlemagne reçut la couronne
avec une autorité sans bornes; il eut assez de génie et de grandeur d'ame pour sentir qu'un pouvoir arbitraire est aussi fragile qu'illégitime; il voulut ne régner que par les lois; il falloit les faire, il n'en existoit point: lui seul, dans ses vastes états, étoit capable de composer ce grand ouvrage; mais en se dévouant à cette entreprise, il ne s'en réserva que les pénibles travaux, et voulut en donner toute la gloire à la nation. Il appela près de lui des députés de toutes les provinces: le peuple, jusqu'alors avili, et dont aucun roi de Francen'avoit daigné compter le suffrage, fut invité par lui à produire aussi ses représentans. Charlemagne, ainsi entouré de ses sujets, leur demanda leurs conseils, leur proposa ses lois, les discuta avec eux, ensuite se retira des assemblées pour leur laisser l'entière liberté de les modifier, de les rejeter ou de les approuver; et lorsque les lois eurent passé à la pluralité des suffrages, il les fit promulguer au nom de la nation entière, représentée par les députés de tous les ordres de l'état; et c'est un tel prince que vous appelez un
tyran! ...-Seigneur, quoi que vous en disiez, les peuples qui obéissent aux rois sont toujours des esclaves.-Non, quand le trône est fondé sur les lois: enfin, comme le peuple forme la classe la plus nombreuse de l'état, les lois doivent être faites pour lui sur-tout; la législation doit avoir pour but principal d'assurer son bonheur et sa prospérité; mais, privé d'éducation et de lumières, le peuple ne peut gouverner lui-même, il lui faut des chefs; et qu'importe à sa félicité les titres et les noms de ses chefs? Qu'importe sa dénomination?Le magistrat d'une république peut être un tyran, et le souverain d'un grand empire peut en être le plus digne citoyen. Mais, belle Ordalie, continuai-je, revenons à un objet plus intéressant pour vous: parlons d'Albion, et daignez m'apprendre
par quelle étrange aventure vous étiez tombée entre les mains des brigands dont sa valeur vous a délivrée. Seigneur, répondit Ordalie, j'ignore le nom de mon indigne ravisseur; tout ce que je puis vous dire, c'est que, dans une de nos solennités religieuses, des étrangers s'introduisirent dans le temple où j'étois: je remarquai celui qui paroissoit le maître des autres, parce qu'il me regardoit avec une affectation qui me frappa. Peu de jours après, mon père étant absent, et me trouvant avec peu de domestiques dans une habitation isolée, au milieu des bois, j'entendis un soir le bruit des chevaux de plusieurs cavaliers qui traversoient le bois: au bout de quelques minutes, on frappa doucement à la porte; je ne doutai point que ce ne fût mon père. On ouvrit la porte; mais que devins-je en voyant entrer quatre inconnus armés de toutes pièces, qui m'enlevèrent malgré mes cris et mon désespoir; ils me conduisirent par des chemins détournés; nous allions avec une extrême vîtesse; l'étranger que j'avois vu dans le temple me tenoit sur son cheval: aux premiers rayons du jour, il avoit levé
la visière de son casque pour me montrer son odieux visage... il y avoit plus de quinze heures que nous marchions sans nous arrêter, lorsque, regardant toujours de tous côtés, j'aperçus enfin dans l'éloignement un homme à cheval: alors je fis des cris perçans; au moment même ce cavalier vint à bride abattue de notre côté, et bientôt je reconnus le vaillant Albion! ... Il défia au combat l'inconnu qui me tenoit; le défi fut accepté. On me mit à terre au pied d'un arbre, et mon lâche ravisseur, appelant ses trois domestiques, fondit avec eux sur Albion... à cette vue, je sentis mes forces défaillir; cependant je conservai assez de présence d'esprit pour connoître toute l'horreur de ma situation; je vis qu'il m'étoit impossible de fuir (un tremblement universel m'ôtoit l'usage de mes jambes), je crus la perte d'Albion certaine; et, pour ne pas retomber au pouvoir du plus VIL de tous les scélérats, je me décidai à me donner la mort. J'avois, suivant notre coutume, un poignard caché sous ma ceinture, dont je n'avois pu faire d'usage jusqu'alors, car on m'avoit lié les mains; mais en descendant de cheval, ce
lien s'étoit dénoué sans qu'on s'en fût aperçu, dans ce moment de trouble et de terreur. Ainsi, pouvant disposer de moi-même, je tirai mon poignard, et je m'en frappai; mes yeux se fermèrent, et je crus qu'ils ne se rouvriroient jamais... vous savez le reste, seigneur... je ne conçois pas, repris-je, qu'Albion ait pu vous quitter sans vous demander des détails sur votre enlèvement et votre ravisseur... vous me parlez toujours d'Albion, répondit Ordalie; je vois quelle est votre erreur, et je vais vous éclairer sur ce point. Avant nos funestes dissentions, ma famille étoit étroitement unie à celle de Vitikind; je fus élevée avec sa fille... pardonnez, seigneur, aux larmes qu'un souvenir si cher m'arrache encore... iciOrdalie s'arrêta... tu peux juger de l'émotion que me causa ce peu de mots, et avec quel intérêt j'attendois la fin de cette nouvelle confidence! Ordalie reprenant la parole: d'après vos discours, dit-elle, il m'a semblé que vous connoissez Vitikind; mais avez-vous vu Célanire? Ce nom me fit tressaillir jusqu'au fond de l'ame; je fus excessivement troublé d'une question si simple;
cependant je répondis que Célanire m'étoit inconnue, espérant qu'alors Ordalie m'en parleroit avec plus de détail. Je ne me trompois pas, elle me la dépeignit avec tout le sentiment de l'amitié la plus tendre et la plus exaltée; en me parlant d'elle, ses pleurs couloient toujours; je ne pouvois la voir, puisqu'elle étoit placée sur mon cheval derrière moi, mais sa voix entrecoupée me faisoit assez connoître l'excès de son attendrissement. Combien cette voix qui me parloit ainsi de Célanire me paroissoit touchante! Ordalie, l'amie la plus tendre de Célanire, devenoit une autre personne pour moi; j'éprouvois le desir de revoir son visage, comme s'il m'eût été inconnu; et si le mien n'eût pas été couvert de larmes, je me serois retourné pour la regarder... Ordalie poursuivant son discours: telle est, dit-elle, l'amie que j'ai perdue; je l'aimois de préférence à tout... je m'enorgueillissois de la gloire de Vitikind, parce qu'il étoit son père; Albion m'étoit cher, parce qu'il devoit être son époux... et maintenant nous sommes désunies pour toujours... ah! Seigneur, si vous saviez combien il
est affreux de se voir séparé sans retour de l'objet de sa plus vive affection, à quel point vous me plaindriez! ... Ô chère et sensible Ordalie! M'écriai-je, qui peut vous plaindre mieux que moi! ... Comme j'achevois ces mots, nous aperçûmes une troupe de gens armés qui venoient à nous; Ordalie, qui avoit encore l'imagination troublée par le souvenir de son enlèvement, témoigna d'abord quelque frayeur, mais bientôt elle reconnut que cette troupe n'étoit composée que de ses compatriotes. Lorsque nous en fûmes à portée, nous nous arrêtâmes; ces guerriers témoignèrent la joie la plus vive en la voyant; ils se chargèrent de la ramener dans sa famille: nous nous fîmes de tendres adieux, et je la remis dans leurs mains; ils prirent un chemin différent de celui que nous suivions; je les perdis bientôt de vue, et je continuai ma route. Je fis les voeux les plus sincères pour le bonheur de cette charmante Ordalie, qui, malgré ses préjugés et l'esprit de parti, restoit si fidèle à l'amitié. Son dernier récit m'avoit désabusé de l'idée que j'avois conçue des sentimens d'Albion pour elle; je m'en affligeai
profondément, car c'étoit renoncer à une illusion à laquelle je m'étois livré avec transport, et dont la perte achevoit de m'ôter toute espérance. En finissant ces mots, Olivier se leva en apercevant le jeune Zemni qui venoit l'avertir que ses chevaux étoient prêts. Comme les chevaliers se proposoient de faire une assez longue journée, ils partirent aussitôt.
Chapitre XIV.
L'absence et le secret. Les chevaliers du cygne arrivèrent avant la fin du jour dans une petite ville où ils couchèrent. Suivant leur coutume, ils se remirent en route le lendemain; mais après une heure de marche, ils se sentirent si appesantis par la chaleur qui étoit
excessive, et se trouvèrent dans un lieu si charmant, qu'ils résolurent de s'y arrêter. Ils étoient sur le bord d'un superbe lac entouré de rochers et de montagnes majestueuses, couvertes de sapins; le lac, qui étoit d'une grande étendue, avoit très-peu de largeur en cet endroit, d'autant mieux qu'il paroissoit coupé par une petite île ombragée de peupliers qui s'avançoit dans les eaux, et formoit en face de nos chevaliers un point de vue délicieux. Ils conjecturèrent que cette île étoit habitée par des pêcheurs, car ils virent sur sa rive des filets et un petit bateau. Le ciel étoit obscur et couvert, on voyoit déjà quelques éclairs; cependant on ne sentoit pas la moindre haleine de vent; l'air étoit brûlant et calme, les feuilles des arbres paroissoient immobiles, et l'on n'apercevoit sur la surface des eaux que l'ondulation apparente qu'y formoient les nuages, en changeant de formes et en s'y réfléchissant. Isambard et son ami s'assirent sur un rocher qui dominoit le lac, et qui se trouvoit exactement en face de la petite île, et le malheureux Olivier reprit ainsi la suite de son histoire.
Le soir du jour où je me séparai d'Ordalie, je retrouvai mon écuyer à peu de distance du lieu où je devois séjourner. Inquiet de ne pas me voir arriver, il revenoit sur ses pas au-devant de moi; il m'apprit que l'habitation de Vitikind avoit été détruite par les révoltés, et que ses jardins formoient une promenade publique. Mon écuyer ajouta qu'il m'avoit retenu un logement dans une petite maison située tout auprès de l'ancienne demeure de Vitikind. Comme il achevoit de me donner ces informations, nous nous trouvâmes à l'entrée d'un bois. Nous ne pouvons, me dit mon écuyer, entrer ici à cheval, ces plantations sont ce que les gens du pays appellent un bois sacré; il n'est pas permis d'y faire passer d'animaux. Mais, poursuivit-il, votre maison est au bout de cette avenue. À ces mots, je mis pied à terre; je donnai mon cheval à mon écuyer, qui prit un autre chemin, et j'entrai seul dans le bois. Ce lieu consacré offroit un coup d'oeil singulier et nouveau pour moi; presque tous les arbres étoient chargés d'offrandes et d'inscriptions: ici les rameaux flexibles d'un peuplier
ployoient sous le poids des guirlandes de fleurs; là, sur la cime d'un sycomore, on apercevoit un trophée d'armes; plus loin, du milieu des branches touffues d'un laurier, on voyoit s'élever et flotter au gré des vents un drapeau victorieux sans doute, ou conquis sur l'ennemi; souvent, au pied d'un chêne ou d'un tilleul hérissé de piques, de lances et de javelots, on trouvoit un arbuste odoriférant, paré de plus douces offrandes; un rosier où l'on avoit attaché une corbeille légère remplie de fruits, ou bien une couronne formée de simples fleurs des champs: j'admirai sur-tout, à côté d'un superbe sapin qui portoit des carquois et des cymbales, deux jeunes myrthes, sur l'un desquels on avoit placé un flageolet, et sur l'autre un nid de tourterelles artistement entouré de festons de lys et de roses. Plusieurs personnes se promenoient dans ce bois; on s'aperçut facilement que j'étois un étranger, et deux ou trois hommes s'approchant de moi, nous entrâmes en conversation. Ils m'apprirent que la plus grande partie de ces arbres étoit consacrée aux divinités, objet de leur culte religieux,
et que les autres arbres l'étoient à la gloire des citoyens morts ou vivans qui avoient mérité cet honneur par leurs vertus ou leurs exploits. Comme l'un de ces hommes me donnoit cette explication, nous nous trouvâmes auprès de deux arbres nouvellement coupés; et le saxon poursuivant son discours: voyez-vous ces deux souches, me dit-il, c'étoient, il y a quelques mois, deux ormes majestueux, dont les têtes altières s'élevoient au-dessus de tous les arbres de cette enceinte: une guirlande de lauriers les unissoit l'un à l'autre; vous eussiez alors admiré les ornemens qui les décoroient, les cuirasses, les boucliers, les étendards, dépouilles glorieuses ravies aux françois! ... Enfin ces deux arbres étoient consacrés à Vitikind et à son lieutenant... tournez les yeux de ce côté, continua-t-il, ce grand espace que vous apercevez, et qui n'est séparé de ce bois que par une haie, c'étoient les jardins de Vitikind; maintenant ils appartiennent au public... ici je terminai cet entretien: en reprenant ma promenade, mes saxons me quittèrent; je sortis du bois, et je fus prendre possession
de mon nouveau logement. Le lendemain, à la pointe du jour, je me rendis au jardin de Vitikind, me flattant qu'à cette heure j'y serois seul, et que j'y pourrois rêver en liberté. En effet, je n'y trouvai personne; j'éprouvai la plus vive émotion en entrant dans cet enclos que Célanire avoit parcouru tant de fois; je regardois avec attendrissement tous les objets qui m'entouroient, les arbustes, les fleurs que peut-être elle avoit plantées ou cultivées; je la voyois par-tout, je croyois retrouver et suivre la trace de ses pas;... elle a passé là, disois-je, elle s'est assise sur ce banc, elle s'est reposée sous cet ombrage! Hélas! Ses jours couloient alors dans une douce tranquillité! Les sentimens de la nature, la tendre et paisible amitié suffisoient à son bonheur! ... Ici, l'inquiétude dévorante, les regrets amers, les combats déchirans d'une passion impétueuse, n'agitèrent jamais son ame... elle ne me connoissoit pas... elle fut heureuse ici... et maintenant... elle souffre, elle gémit, et tous ses maux sont mon ouvrage! ... Je déplorois ainsi son sort et le mien, lorsque tout à coup,
au détour d'une allée, je vis paroître un vénérable vieillard qui fixa sur lui toute mon attention; d'une main, il tenoit un long vase, et de l'autre un arrosoir. En m'apercevant, il fit un mouvement de surprise, et son visage exprima une sorte de frayeur qui me frappa. Il parut vouloir se retirer; je m'avançai vers lui; et je lui demandai d'où pouvoit venir l'espèce de crainte que je semblois lui inspirer. Il vit, à mon accent, que j'étois étranger, et il eut l'air de se rassurer. Je viens, me dit-il, cultiver ce jardin; nos nouveaux chefs me l'ont permis; ils m'ont laissé cet emploi, que j'exerce depuis soixante ans... depuis soixante ans! Interrompis-je vivement: quoi! Respectable vieillard, vous étiez donc ici lorsque cette maison appartenoit au grand Vitikind? ... À cette question, je vis les yeux du vieillard se remplir de larmes; il fut un moment sans répondre; ensuite, reprenant la parole:Vitikind! Dit-il, je l'ai vu naître; je fus jardinier de son père, je fus le sien... ces foibles bras, appesantis par l'âge, ont porté plus d'une fois ce grand guerrier dans sa première enfance... et sa fille!
Combien de fois, dans son berceau, n'a-t-elle pas dormi sur mes genoux! ... Ô mon père, m'écriai-je, en me jetant au cou du vieillard. Je n'en pus dire davantage, mes pleurs me coupèrent la parole. Le bon jardinier, étrangement surpris de ce transport, me regardoit, me questionnoit et pleuroit avec moi. Enfin, je lui dis que je connoissois Vitikind, et que j'avois pour lui autant de tendresse que d'admiration. Pendant ce discours, la joie brilloit dans les yeux du vieillard; cependant il m'exhorta à ne pas montrer de tels sentimens dans des lieux qui n'étoient remplis que des ennemis de Vitikind. Je voulois lui faire encore quelques questions; mais il me quitta, en me disant que, si, dans ce moment, il étoit surpris par un habitant du pays, il courroit beaucoup de dangers. Je n'en pus savoir davantage. Cette découverte m'enchanta; il m'étoit si doux de trouver un homme qui avoit vuCélanire dans son enfance et dans sa première jeunesse, avec qui je pouvois parler d'elle, qui m'instruiroit de tous les détails qui pouvoient m'intéresser! ... J'attendis la fin du jour avec impatience, espérant que le
vieillard reviendroit le soir dans le jardin. En effet, je l'y retrouvai; mais comme il y avoit du monde, je remarquai que la crainte d'être observé le gênoit beaucoup. Je lui demandai où étoit sa demeure; il me répondit qu'il habitoit une petite chaumière située à l'extrémité du jardin, et qu'il s'appeloit Topal. Avec ces renseignemens, je me rendis le lendemain matin chez lui, environ une heure après le lever du soleil. Il revenoit du jardin, et parut me voir avec plaisir. Je le priai d'abord de m'expliquer quelle espèce de risque il auroit pu courir la veille, dans la matinée, si l'on nous eût surpris ensemble. Ce n'est point, répondit-il, parce que j'étois avec vous; car si j'eusse été seul, je me serois trouvé dans le même danger, parce que j'avois passé l'heure où je pouvois sans risque être dans cette situation. Et quelle situation? Interrompis-je; il m'est impossible de vous comprendre. Je le crois bien, reprit-il en souriant, c'est un mystère que je ne puis vous révéler. Ces paroles excitèrent en moi la plus vive curiosité; mais Topal fut inébranlable, et refusa positivement de m'expliquer cette
énigme. D'ailleurs il répondit franchement à toutes mes questions, voyant, disoit-il, qu'en effet j'aimois son maître. Comme je savois qu'on traitoit avec la plus grande rigueur tous ceux qui avoient été attachés à Vitikind, je demandai à Topal comment il avoit pu se soustraire à ce sort commun. J'ai quatre-vingts ans, me répondit-il; on n'a rien à redouter d'un vieillard sur le bord de sa tombe. J'ai dit qu'il n'auroit tenu qu'à moi de quitter ce canton à la première nouvelle des progrès des révoltés; que j'aurois pu vendre avec avantage mon petit bien, et cela étoit vrai; mais que j'étois attaché à cette terre que je cultive depuis tant d'années, et que je desirerois y mourir. J'ai deux petits-fils dans l'armée des révoltés; ils ont rendu de grands services à leur parti, et par considération pour eux et pour mon âge, on m'a traité avec humanité, on m'a conservé la direction du jardin deVitikind, et on me laisse paisible dans ma chaumière. Mais, poursuivit le vieillard, il n'y a plus de bonheur pour moi. J'ai vu couper les arbres consacrés à mon bienfaiteur; j'ai vu de même abattre, dans son jardin, ceux
qu'il avoit consacrés lui-même à ses amis, à ses parens, dans son propre enclos, suivant l'usage du pays; j'ai vu démolir sa maison. Ô quelles larmes j'ai versées en voyant tomber ce toit hospitalier, sous lequel l'étranger, le voyageur et le pauvre furent toujours également accueillis! ... Enfin, j'ai la douleur de ne rencontrer que des ennemis de Vitikind. Sa gloire et son éloge ont retenti pendant trente ans à mes oreilles: tout ce pays étoit couvert de ses trophées et des monumens de ses victoires; et maintenant je n'entends plus que la voix de la haine et de la calomnie... et je suis forcé de me taire... ah! J'aimerois mille fois mieux vivre au fond d'un désert... hé bien, mon cher Topal, interrompis-je, qui vous empêche de quitter ce pays? Manquez-vous de moyens et d'argent? Je vous en fournirai. N'avez-vous personne pour vous accompagner, pour vous aider à former ailleurs
votre établissement? Je vous conduirai; je me charge de tout... fidèle serviteur de Vitikind, digne ami de sa famille, parlez librement, et disposez de moi. À ces mots, le sensible vieillard me prit la main, et me la serrant avec un profond attendrissement: ô bon jeune homme! Me dit-il, vous me donnez les premières consolations que j'aie reçues depuis six mois... mais je ne puis profiter de vos offres; il faut que je meure ici...-et pourquoi? Craignez-vous la fatigue d'un voyage?-Non, j'aurois encore assez de vigueur pour fuir les ennemis de mon bienfaiteur.-Vous ne pouvez donc vous résoudre à quitter le canton qui vous a vu naître?-Tous mes amis ont disparu de cette terre: les hommes qui les ont chassés sont violens et cruels; ils parlent de liberté, mais ils agissent en tyrans: oh! Sans doute, je quitterois sans peine des lieux que je ne reconnois plus! ... Pourquoi donc y voulez-vous rester?-Pour remplir un devoir sacré.-Quel devoir?-Ne m'interrogez plus, je ne pourrois vous répondre. Ces mots mirent le comble à ma curiosité, d'autant plus que,
d'après l'attachement passionné de ce vieillard pour Vitikind, j'étois sûr que ce devoir mystérieux étoit relatif à son maître. Je n'essayai point de l'engager à me confier cet incompréhensible secret: ma première tentative m'avoit trop fait connoître que toutes mes prières à cet égard seroient inutiles; je tournai la conversation sur Célanire, dont je n'avois encore osé prononcer le nom. Je lui dis que je la connoissois aussi; et quand il sut que je venois de la quitter, il m'accabla de questions à son tour. Combien s'accrut mon intérêt pour ce respectable vieillard, en voyant la vive affection qu'il conservoit pour la fille de son bienfaiteur! Je lui demandai s'il avoit eu avec elle quelque relation particulière.C'étoit moi, répondit-il, qu'elle chargeoit du soin de découvrir les infortunés du canton. Je l'ai mille fois conduite dans la chaumière du pauvre: oh! Si vous aviez vu comme elle savoit secourir et consoler les malheureux! D'abord, elle pleuroit avec eux, et pleuroit encore quand elle avoit tari leurs larmes... elle venoit souvent dans ma cabane. Vous voyez comme l'intérieur en est joli; c'est elle qui s'est
plu à l'embellir: ces belles nattes de jonc, ces corbeilles d'un osier si fin, ces vases de libations, tous ces meubles enfin, sont des dons de Célanire. Elle a doté mes petites-filles; c'est elle qui les a mariées... et quand j'étois malade, elle m'apportoit des simples qu'elle avoit cueillis et préparés pour moi... elle avoit un petit jardin particulier à l'extrémité de celui de son père; là, chaque jour, je cultivois avec elle ses plantes et ses fleurs...-ici j'interrompis Topal, pour lui demander si ce jardin de Célanire n'étoit pas un enclos entouré d'une haute palissade, que j'avois remarqué en me promenant. C'est justement cela, me répondit-il. Ô mon cher Topal, repris-je, conduisez-moi dans cette enceinte, je vous en conjure... puisqu'elle est fermée et qu'elle vous appartient, j'aimerois bien mieux m'y promener que dans le jardin de Vitikind, qui est devenu public. À ces mots, Topal secoua la tête, en me regardant tristement. Vous m'affligez, dit-il; c'est une vraie peine pour moi de vous refuser une chose qui paroît si simple; mais je ne puis vous conduire dans ce lieu... et vous me causeriez un véritable
chagrin si vous insistiez là-dessus. Quel étonnant mystère! M'écriai-je... écoutez, reprit Topal, je n'ai déjà eu que trop de confiance en vous, car je n'aurois jamais dû vous laisser soupçonner qu'il y a des secrets que je dois garder; si vous disiez seulement le peu qui m'est échappé, vous me perdriez... quoi! Topal, lui dis-je, doutez-vous de ma discrétion? ... Non, répondit-il; mais du moins je dois l'éprouver avant de me livrer entièrement à vous. Cette réponse me donna l'espoir d'obtenir, avec un peu de temps, un secret que je brûlois de savoir. J'assurai Topal que je ne l'importunerois plus de questions, et je le quittai l'esprit et le coeur également remplis de tout ce que je venois d'entendre. Je passai près d'un mois de la sorte, voyant tous les jours ce vieillard, lui apportant sans cesse tous les présens qui pouvoient lui être agréables. Il paroissoit touché de mes soins, de mes attentions; il étoit bien convaincu que j'avois pour Vitikind tous les sentimens d'un fils: cependant je ne faisois aucun progrès dans sa confiance; et lorsque je hasardois une question, il me rappeloit
ma promesse et refusoit positivement de me répondre. Enfin, ne pouvant plus supporter cette incertitude et l'excès de ma curiosité, je pris le parti d'essayer de surprendre le secret qu'on ne vouloit pas me confier. Ce que je desirois le plus, c'étoit de pouvoir pénétrer dans le jardin qui avoit appartenu à Célanire. Je savois que le vieillard y alloit tous les matins, à la pointe du jour; lui seul en avoit la clé: cette précaution n'avoit rien de surprenant; c'étoit une ancienne habitude du temps même de Célanire. Personne n'entroit dans ce jardin que Topal et sa jeune maîtresse. Je me rendis, au milieu de la nuit, auprès de cette haute palissade, dont mes yeux, tant de fois, avoient mesuré l'élévation. À côté de la porte étoit un épais buisson de laurier; je me cachai derrière, et là j'attendis Topal avec autant d'impatience que d'inquiétude. À peine une foible clarté commençoit à dissiper les ténèbres, que j'entendis le pas tardif et pesant du bon jardinier: mon trouble étoit extrême; je me reprochois vivement d'avance celui que j'allois causer à ce vieillard... il s'avança lentement et ouvrit la
porte: au moment, même je me glissai derrière lui, et j'entrai avec lui dans le jardin. Il tressaillit en m'apercevant; et, dans son effroi, il laissa tomber un vase plein de vin qu'il tenoit. Ô jeune homme, s'écria-t-il, quelle action faites-vous là! ... Sans doute elle est condamnable, lui dis-je; mais, cruel Topal, vous refusez de me confier votre secret, apprenez les miens. J'ai sauvé la vie de Vitikind, et j'adore sa fille... je l'adore en vain; elle ignore cet amour malheureux... j'ai dû la fuir... je ne suis venu dans ce pays que parce qu'il fut le sien... je suis sûr que le mystère que vous me cachez regarde Célanire ou son père; jugez s'il doit m'intéresser! ... Pendant ce temps, le vieillard immobile paroissoit frappé du plus profond étonnement; comme il gardoit le silence, je repris la parole: je ne suis entré dans ce jardin, lui dis-je, que dans l'espoir de te fléchir; ne crains point que j'y pénètre malgré toi: parles... si tu l'exiges, j'en vais sortir à l'instant même... est-il possible, dit enfin le vieillard, que vous soyez ce guerrier généreux qui sauva les jours de mon maître? Tiens, répondis-je, en tirant
de mon sein ma précieuse écharpe, la reconnois-tu cette écharpe, ouvrage de Célanire? ... Ô c'en est assez, s'écria le vieillard, en versant des larmes de joie! Je sais qu'en effet cette écharpe fut donnée... je la reconnois; j'ai vu ma jeune maîtresse y travailler; j'ai vu Vitikind la recevoir de la main de sa fille... viens, poursuivit-il avec transport, viens, suis-moi; je vais aussi te récompenser. En achevant ces mots, il m'entraîne; le sentiment et la joie raniment ses forces. Nous traversâmes rapidement une allée couverte, au bout de laquelle il s'arrêta brusquement. Regarde, me dit-il, regarde cet arbre consacré par Célanire! Alors je vis un sorbier d'une élévation prodigieuse, et couvert de ces belles grappes d'un pourpre brillant, qui font ressortir avec tant d'éclat la verdure foncée de son feuillage. Je m'en approche, et je découvre, suspendues à l'une de ses branches, une chaîne d'or et une longue tresse de cheveux blonds... ô généreux jeune homme! S'écria le vieillard d'une voix entrecoupée, jette les yeux sur l'inscription... que devins-je, Isambard, en lisant, sur l'écorce de l'arbre, ces mots,
tracés de la main de Célanire: au libérateur de mon père... je tombai sur mes genoux, en élevant les bras vers ce respectable monument de tendresse filiale et d'amour: mon coeur, pénétré d'admiration et de reconnoissance, étoit en même temps brisé de douleur. Le sentiment profond et déchirant d'une perte irréparable, me ravissoit toute la douceur d'une découverte si touchante... cependant je ne pouvois m'arracher de cet arbre chéri, que je tenois étroitement embrassé: les craintes de Topal ne lui permettant pas de rester plus long-temps dans ce lieu, il fallut céder à ses instances et sortir avec lui. Nous rentrâmes dans sa maison, et là ce bon vieillard me donna l'explication de toute sa conduite. Il m'apprit que Célanire avoit consacré cet arbre aussitôt après le retour de son père, que l'on avoit cru tué ou fait prisonnier. Célanire, poursuivit-il, voulut, je ne sais pourquoi, que cette action fût ignorée. J'ai toujours soupçonné, ajouta le vieillard, qu'elle craignît peut-être qu'Albion n'en fût jaloux, car elle n'avoit jamais rien fait de semblable pour lui. Quoi qu'il en soit, elle me mit
seul dans cette confidence: on venoit rarement dans son jardin particulier; mais, pour mieux assurer son secret, elle me le donna, et de ce moment, cessant tout à fait de s'y promener, et moi, de mon côté, ayant toujours le soin d'en emporter la clé, personne n'y vint plus, et ce petit enclos fut bientôt oublié. Ce fut la nuit, au clair de la lune, qu'elle consacra son arbre; c'étoit au commencement de l'été: seul je fus témoin de cette cérémonie religieuse. Après avoir, selon l'usage, invoqué à haute voix les dieux tutélaires des bois et des vergers, elle se tourna vers l'orient, et fit une prière secrète. Cette prière fut longue; la lune brilloit et donnoit sur son visage, et je remarquai qu'elle pleuroit... tout à coup le temps s'obscurcit; bientôt le tonnerre se fit entendre... Célanire se rapprocha de moi; je lui présentai les vases qui contenoient des libations sacrées; elle répandit le lait et le vin au pied de l'arbre, puis joignant les mains: ô toi! Dit-elle, dont je ne connois que l'ame et la générosité, toi qui, sans doute, ignore jusqu'à l'existence de Célanire, magnanime guerrier, ma bouche ne t'exprimera jamais ce
que je sens... mais du moins elle te bénira chaque jour... par ta vertu, semblable aux dieux immortels, et comme eux inconnu, tu seras l'objet de mon culte secret... puisse-tu jouir d'un sort prospère! Et si ton coeur sensible s'est donné, puissent tes voeux être entendus! ... Pendant ce discours, l'obscurité devint si grande, que je ne voyois plus Célanire qu'à la lueur des éclairs. Quand elle eut cessé de parler, elle grava l'inscription sur le tronc de l'arbre; ensuite elle ôta la chaîne d'or qu'elle avoit à son cou, et la nouant à une de ses tresses de cheveux qu'elle coupa, elle attacha cette offrande à une branche de feuillage. Dans ce moment, l'orage redoublant et le tonnerre éclatant avec violence, le jardin parut tout en feu. Célanire, saisie d'effroi, se laissa tomber dans mes bras: ô Topal, s'écria-t-elle, quels sinistres présages! ... C'étoit la fin de la tempête; bientôt les nuages se dissipèrent, le ciel redevint serein, et je conduisis Célanire jusqu'à la porte de la maison. Depuis ce jour, Célanire n'a jamais manqué de venir, chaque matin, au lever de l'aurore, arroser
l'arbre sacré. Enfin, son père l'appelant en France, elle fut obligée de quitter sa patrie. Le jour même de son départ, nous allâmes au petit jardin, comme à l'ordinaire. Elle étoit attendrie, et je pleurois: après avoir fait les libations accoutumées, elle resta debout et immobile devant l'arbre, en le regardant fixement; et après un long silence: adieu, Topal, me dit-elle; et ses larmes étouffèrent sa voix... mais tout à coup, se rapprochant de moi: écoute, me dit-elle, je connois ton attachement et ta fidélité... cet arbre m'est cher; il m'est douloureux de l'abandonner; jure-moi de ne quitter jamais ta chaumière, et de me suppléer chaque jour dans ce devoir religieux. J'en fis le serment (et chez nous un serment est inviolable et sacré). Je lui promis que je mourrois ici; que, jusqu'à mon dernier soupir, je cultiverois cet arbre; et que, lorsque je sentirois ma fin approcher, j'en détacherois son offrande que je renfermerois dans une cassette pour la lui faire remettre après ma mort. Elle parut satisfaite; elle m'embrassa et me força d'accepter une bourse pleine d'or... tels furent nos adieux... vous voyez à
présent, continua le vieillard, pourquoi je crains d'être surpris dans ce jardin, et pourquoi j'y vais de si bonne heure. Je serois perdu, si l'on savoit que j'ai dérobé à la haine des ennemis de Vitikind un arbre consacré par sa fille... quand les révoltés s'emparèrent de ce lieu, j'avois, comme ancien serviteur de Vitikind, tout à craindre de leur fureur. Je pouvois fuir; mais lié par mon serment, je restai; j'ôtai de l'arbre consacré l'offrande de Célanire; je la cachai dans la terre; je couvris l'inscription avec un peu de mousse, et je me tins tranquille dans ma cabane. Les révoltés arrivèrent: heureusement pour moi, mes petits-fils vinrent avec eux; ils m'obtinrent un traitement favorable: cependant on me demanda la clé du petit jardin, pour voir s'il ne contenoit pas quelque arbre consacré; (comme je vous l'ai dit, on les abattit tous). On visita ce jardin; on n'y vit rien de suspect: on me rendit ma clé; et, depuis ce temps, personne n'a demandé à y entrer. Je fus effrayé en vous voyant la première fois, parce que je portois, outre mon arrosoir, un vase de libations, et qu'un habitant du
pays auroit pu remarquer qu'on n'emploie ces vases que pour des arbres consacrés. Tu peux juger, Isambard, de l'impression que produisit sur mon coeur un tel récit... je ne cachai point à Topal que n'ayant vu l'arbre de Célanire qu'un instant, j'avois un desir passionné de le revoir; et je le conjurai de me permettre de passer la nuit suivante dans le jardin et de m'y enfermer le soir même. Je lui proposai d'en sortir le lendemain matin, aussitôt qu'il viendroit me chercher, et j'ajoutai que jamais je ne renouvellerois cette prière. Topal fit d'abord quelques difficultés; mais enfin j'obtins son consentement. Trois heures après le coucher du soleil, je me rendis chez le vieillard, et il me conduisit dans le petit jardin; ainsi que nous en étions convenus, il m'y enferma, et emporta la clé. Nous touchions aux derniers jours de l'automne; le temps étoit frais, mais serein; le scintillement des étoiles, la clarté de la lune, le calme profond qui m'environnoit, le parfum des fleurs, la nuit, l'heure, le mystère, tout rappeloit à mon coeur un souvenir délicieux et déchirant... les idées si chères
que me retraçoit l'imagination n'agissoient que sur mes sens; enivré, éperdu, je n'en étois que plus infortuné. Au milieu des plus douces et des plus vives sensations, un poids affreux oppressoit mon ame; je ne retrouvois l'image du bonheur que pour mieux en sentir la perte; et l'enchantement irrésistible des illusions qui m'entouroient ne servoit qu'à rendre plus amers et plus profonds les regrets d'un amour sans espérance. Le trouble inconcevable que j'éprouvois me causoit une telle distraction, que je fis deux ou trois fois le tour du jardin avant de rencontrer l'arbre consacré. Enfin je l'aperçus; je m'arrêtai en tressaillant... je ne sais quelle idée confuse me faisoit craindre d'en approcher... je pressentois vaguement tout ce que j'allois ressentir; je me redoutois moi-même. Cependant je m'avançai avec un saisissement inexprimable; j'entendois le bruit léger de la chaîne d'or suspendue aux branches, et doucement agitée par le vent. Ce foible son retentit jusqu'au fond de mon ame... j'aperçus la longue tresse de cheveux... je m'approchai; je me mis à genoux sur un petit
siége de gazon qui se trouvoit au pied de l'arbre. Dans ce mouvement les cheveux, qui se balançoient mollement dans les airs, vinrent toucher mon visage... ô superstition de l'amour! ... Cet effet si simple du hasard fut un prodige pour moi; il me sembla qu'un pouvoir surnaturel animoit ces cheveux, et que la sympathie leur donnoit la vie et le sentiment... je les saisis avec un tel tremblement et une si violente palpitation de coeur, que j'étois près de m'évanouir: je les arrosai de larmes, et je restai long-temps dans cet état, privé de la faculté de penser, de réfléchir, avec une demi-connoissance, mais profondément pénétré, n'existant que pour aimer, et n'ayant conservé que deux idées distinctes, celle d'un amour insurmontable et d'une absence éternelle. Enfin, reprenant peu à peu ma raison et mes sens, je fixai sur l'arbre mes yeux inondés de pleurs. ÔCélanire! M'écriai-je, c'est ici, c'est la nuit, c'est à cette heure même que vous avez consacré cet arbre! ... Cette chaîne d'or, détachée de votre sein, ces cheveux sont les vôtres; ce fut votre main qui suspendit ces précieuses
offrandes... ici la piété filiale et la reconnoissance ouvrirent votre coeur à l'amour;... ici vous invoquiez le ciel pour moi;... ici vos pleurs ont coulé, je les faisois répandre; vous m'appeliez en vain; votre voix, vos voeux et vos regrets, se perdoient dans les airs... et moi, que faisois-je alors? ... Ô pensée qui confond mon imagination! Pensée insupportable!Vous m'aimiez, et j'étois insensible pour vous! ... Ici vous n'étiez occupée que de moi, et j'ignorois votre existence, et mes desirs égarés se portoient vers un autre objet! ... Ah!Sans doute, je n'aimai jamais avant de vous connoître! ... Mais je profanois le nom de l'amour, je croyois parler son langage, et je ne vous avois jamais vue! ... Ô ma Célanire!Malgré tout ce qui nous séparoit, malgré la haine et les sanglantes divisions de nos nations ennemies, le sort a voulu réunir deux coeurs formés l'un pour l'autre... il nous a rapprochés, nos ames se reconnurent et se confondirent ensemble pour jamais, et ce fut en vain! Tu m'as banni, et j'ai pu t'obéir! ... Si du moins il m'étoit possible d'espérer que le temps et l'absence pussent te rendre le
calme et la tranquillité! ... Mais toi qui consacras cet arbre, toi qui fus capable d'un sentiment si exalté pour un objet inconnu, l'oublieras-tu cette nuit qui s'écoula si rapidement, cette nuit que tu peux te rappeler sans remords, cette nuit où ton amour obtint du mien tous les genres de sacrifices? ... Non, ce souvenir te poursuivra par-tout; je dois juger de toi par moi-même: non, tu te consumeras en regrets superflus... maintenant, à cette heure consacrée au repos, où es-tu? ... Ah! J'en suis trop certain, loin de goûter les charmes d'un paisible sommeil, tu veilles pour souffrir! ... Je t'entends, tu me réponds! ... Tu pleures, tu gémis, tu m'appelles sans espérance! ... Et ce trait mortel, enfoncé dans mon coeur, déchire aussi le tien! ... Ce tourment que j'endure, ce supplice affreux que chaque instant accroît, tu l'éprouves aussi! ... Cette idée cruelle me frappa si vivement, qu'elle me plongea dans un véritable désespoir; je me levai, j'errai dans le jardin comme un insensé: ma tête s'échauffant de plus en plus, je me représentai Célanire mourante, me demandant en vain,
se plaignant de ma funeste obéissance... à cette horrible image se joignoit l'accablante réflexion de la distance qui nous séparoit... je voulois retourner en France, je voulois partir sans délai, aussitôt que Topal viendroit ouvrir la porte. Dans d'autres instans, prenant les fantômes de mon imagination troublée pour des pressentimens certains: il n'est plus temps, m'écriai-je! Oui, l'état où je suis, cette terreur surnaturelle que j'éprouve, m'annoncent le dernier des malheurs! ... Alors mes gémissemens étouffoient ma voix, j'enfantois mille projets sinistres... et je passai dans cet affreux delire une partie de la nuit; ensuite je tombai dans un profond accablement; je vins m'asseoir au pied de l'arbre: là mes larmes recommencèrent à couler, mais sans violence; abattu, épuisé, je n'avois plus la force de penser d'une manière distincte; mon imagination éteinte ne m'offroit plus que des tableaux vagues et, pour ainsi dire, effacés; l'attendrissement disposant mon ame à des impressions plus douces, la mélancolie vint par degrés la remplir toute entière. État plein de charmes pour
les coeurs infortunés! Rêverie profonde, indécise, où la douleur se confond avec mille sensations délicieuses, où l'on ignore si les larmes que l'on verse sont arrachées par la tristesse ou par le sentiment! ... Aussitôt que parut l'aurore, Topal vint me tirer de cette espèce de léthargie, et lorsqu'il eut rempli le devoir qu'il s'étoit imposé, nous sortîmes ensemble. Le bon jardinier ne voulut jamais renouveler la permission de me laisser passer la nuit dans ce jardin; il me rappela que j'avois promis de ne plus faire cette demande, et il fut inexorable à cet égard. Ce vertueux vieillard, plein de bon sens et de droiture, étoit, comme sont en général tous ceux de sa nation, d'une fidélité à toute épreuve dans ses engagemens, et, par une conséquence naturelle de ce caractère, il étoit inflexible dans ses refus. Il consentit à me mener les matins avec lui dans le petit jardin, mais seulement de temps en temps et jamais deux jours de suite. Dans ces promenades, mes desirs, qui varioient au gré d'une imagination et d'une passion également impétueuses, se portèrent tout à coup sur un objet qui
fixa toutes mes idées; il me sembla que cette offrande si précieuse, ces cheveux de Célanire, m'appartenoient; ils m'avoient été consacrés et j'étois aimé! Quels droits plus incontestables! Mais comment décider Topal à me faire un tel don? J'avois bien pu lui confier le secret de mon coeur, je ne pouvois lui révéler celui de Célanire; il reconnoissoit en moi le libérateur de Vitikind, mais ses lumières naturelles (et il en avoit beaucoup) lui feroient sentir que la piété filiale avoit consacré les cheveux, et que l'amour seul pouvoit déterminer à les donner. Cependant j'essayai de l'amener à ce que je souhaitois avec tant d'ardeur, et je mis à cette tentative toute l'adresse dont j'étois capable. Je lui parlois sans cesse de Célanire; cet entretien lui plaisoit; je remarquai même qu'il me savoit gré de la passion que j'avois pour elle, et qu'il m'en aimoit davantage; cette disposition me parut d'un favorable augure, et après beaucoup de préparations, je hasardai ma demande. Il m'écouta d'un air calme et sévère, et quand j'eus cessé de parler: non, me dit-il, jamais! J'ai fait le serment de garder ces
offrandes; j'ai risqué ma vie, et je l'expose tous les jours pour les conserver; je ne dois et je ne puis les rendre qu'à Célanire elle-même. Vous devez sentir, poursuivit-il, que je ferois une action doublement criminelle de les laisser prendre à celui qui a pour Célanire un amour qu'elle ne peut partager, puisqu'elle a donné sa foi à un autre: ainsi ne m'en parlez plus, vous savez que ce dépôt religieux m'est plus cher que mon existence, et que rien dans l'univers ne pourroit me faire trahir l'engagement sacré que j'ai pris. Ce refus ferme et positif ne me laissa nulle espérance, mais je n'en conservai pas moins le desir ardent de devenir possesseur, à quelque prix que ce fût, d'une chose inestimable à mes yeux, et le seul bien auquel je pusse désormais prétendre. J'avois prévu la réponse de Topal, et cependant elle m'aigrit, me révolta; je trouvai sa rigidité injuste et barbare; mais je dissimulai, et je ne m'occupai plus que des moyens de ravir ce qu'il me refusoit si impitoyablement. Après beaucoup de réflexions, je me décidai à escalader la palissade du petit jardin pendant la nuit; cette entreprise n'étoit
pas sans difficultés et sans péril; mais j'avois la tête trop exaltée sur ce point pour que rien pût m'arrêter. Je me munis d'échelles de cordes, je me rendis à minuit à la porte du petit jardin, je jetai mes échelles, tout me réussit; je passai avec beaucoup plus de facilité que je ne l'avois imaginé; je volai à l'arbre consacré, j'en détachai avec transport la tresse de cheveux. Dans ce premier moment, ce succès, cette conquête, me causèrent un mouvement de joie inexprimable; je revins sur-le-champ à la palissade, que j'escaladai tout aussi heureusement, et sans perdre de temps, je rentrai dans ma maison. Là, moins troublé, moins ému, tranquille possesseur de ce que j'avois si passionnément desiré, je fus étonné de la révolution subite qui se fit en moi; un sentiment pénible, une inquiétude vague, amortissoient toute ma joie: Topal me revenoit à l'esprit, je repoussois en vain l'importun souvenir de ce vieillard, il m'étoit impossible de m'en distraire. Que diroit-il, lorsqu'au lever du soleil il apercevroit cet arbre révéré, objet de tous ses soins, dépouillé de son plus précieux ornement? Comment
soutiendrois-je ses reproches, et sur-tout sa douleur? Prendrois-je le parti de m'y dérober, de fuir et d'abandonner l'asile si cher que j'avois choisi? Mais comment laisser ce malheureux vieillard accablé de chagrin! ... Car je ne pouvois me dissimuler que sa superstition et sa fidélité à son serment exciteroient en lui le plus violent désespoir. Quels droits devoient lui donner sur mon coeur, son âge, sa vertu, la confiance qu'il m'avoit montrée, et son attachement pour Célanire! ... Et cependant j'allois porter la désolation dans son ame, j'allois le forcer de maudire celui auquel l'arbre de Célanire étoit consacré! ... Et Célanire elle-même, si elle connoissoit cette action, l'approuveroit-elle, pourroit-elle même l'excuser? Ces réflexions me pénétrèrent; je ne pouvois concevoir qu'elles ne se fussent pas présentées plus tôt à mon imagination, et bientôt elles fixèrent toutes mes incertitudes. Deux heures avant le jour je sortis, et je me rendis dans la cabane de Topal; je frappai doucement à sa porte, le bon vieillard dormoit encore; mais sa servante, reconnoissant ma voix, vint
ouvrir: je pris la lampe qu'elle tenoit, et j'entrai dans la chambre de Topal, que je trouvai dans son lit. Surpris de me voir à une telle heure, il me faisoit mille questions à la fois; je m'approchai de lui, et mettant un genou en terre: ô respectable vieillard! Lui dis-je, les passions ne dérangent point le cours uniforme de ta vie innocente et paisible, les remords ne troublent point ton sommeil... tu dormois... et je veillois... chaque soir ton coeur s'applaudit de l'emploi d'une journée consacrée à la vertu, et le mien se reproche une mauvaise action... je viens la réparer. Tiens, poursuivis-je en lui présentant la tresse de cheveux; tiens, excuse la jeunesse, et pardonne à l'amour. À ces mots, la surprise et le saisissement rendirent le vieillard immobile; il regardoit fixement les cheveux, et ne répondit rien; mais j'aperçus quelques larmes qui couloient doucement sur ses joues; enfin, levant les yeux sur moi: jeune insensé, me dit-il, connois toute l'étendue de ta faute! Si j'eusse trouvé mon sorbier dépouillé, et par toi... ce jour seroit le dernier de ma vie, et tout mon sang, versé
de ma propre main au pied de l'arbre, eût été ma dernière libation. Ces paroles me glacèrent d'un tel effroi, qu'elles m'arrachèrent un cri lamentable. Topal attendri, me tendit les bras; je m'y précipitai en pleurant, et j'y reçus avec délices et mon pardon et les bénédictions de ce vieillard vénérable.
Olivier, dans cet endroit de son récit, s'arrêta, parce que le bruit causé par la tempête qui s'élevoit en croissant toujours depuis quelques instans, permettoit à peine de s'entendre; le ciel étoit couvert de nuages d'un rouge foncé, qui, en se réfléchissant dans le lac, donnoit à ses eaux l'aspect affreux d'un fleuve de sang; cette onde, si tranquille une heure auparavant, étoit alors violemment agitée; elle mugissoit comme la mer; à ce bruit lugubre s'unissoient les sifflemens aigus d'un vent impétueux, et de longs éclats de tonnerre prolongés encore par les échos des rochers; de brillans éclairs, qui sillonnoient les cieux, répétés dans les eaux, effroient à chaque instant l'image de la foudre tombant dans le lac... mais un spectacle plus intéressant vint fixer
toute l'attention de nos deux voyageurs, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Chapitre XV.
Le naufrage. Les deux frères d'armes, jetant les yeux sur la petite île qui étoit vis-à-vis d'eux, virent à travers les saules qui ombrageoient la chaumière, paroître tout à coup des femmes éplorées, suivies de plusieurs enfans qui poussoient des cris lamentables. Cette petite troupe s'approcha du rivage en regardant vers l'orient, et les chevaliers du cygne connurent par leurs gestes qu'ils apercevoient de ce côté une barque près d'être submergée. En effet, Zemni accourut vers Olivier, lui dit qu'il
y avoit, assez près du bord où ils étoient, un bateau chargé de deux hommes qui se trouvoient en danger de périr. Comme les deux amis nageoient parfaitement bien, ils n'hésitèrent pas à voler au secours de ces infortunés. Ils se débarrassèrent promptement de leurs armes, de leurs cuirasses et de leurs boucliers, et suivirent Zemni, qui les conduisit à l'endroit d'où il venoit: là, les deux amis virent distinctement cette fragile nacelle luttant contre les flots, et contenant un vieillard qui paroissoit être un pêcheur, et un jeune homme de la figure la plus intéressante, et décoré des marques de la chevalerie. Olivier lui cria de jeter son armure dans le lac; mais, dans ce moment même, un coup de vent renversa la barque, et le chevalier inconnu et son conducteur, qui ne savoient nager ni l'un ni l'autre, alloient être engloutis, si les généreux amis ne se fussent précipités dans le lac avec une telle rapidité, qu'ils atteignirent presqu'au même instant les deux malheureux prêts à périr. Isambard saisit le vieillard, et le ramena promptement à bord. Olivierfut au secours du jeune homme, et eut beaucoup
plus de peine, parce que la pesanteur de son armure l'entraînoit, malgré ses efforts. Isambard, qui avoit remis le vieillard entre les mains des écuyers, voyant l'embarras d'Olivier, se jeta une seconde fois dans le lac, et fut l'aider à sauver l'inconnu, qu'ils amenèrent enfin heureusement sur la rive. Dans ce moment, les cris redoublés qui partoient de la petite île firent retourner les deux amis, et ils virent les femmes et les enfans à genoux qui leur tendoient les bras, et sembloient les remercier avec l'expression de la plus touchante reconnoissance. Zemni leur dit qu'il les avoit vus dans cette attitude depuis l'instant où les chevaliers s'étoient précipités dans le lac. Le vieux batelier avoit repris sa connoissance en touchant à terre; mais le chevalier inconnu étoit encore évanoui. Enfin, au bout d'un demi-quart d'heure, il ouvrit les yeux, et bientôt il fut en état d'exprimer à ses libérateurs toute sa reconnoissance. Le vieux batelier leur avoit déjà témoigné la sienne. Les écuyers et Zemni détachent leurs valises, en tirent du linge et des habits, dont ils revêtirent le batelier et le jeune homme.
Ensuite on s'assit sur l'herbe, en attendant que l'orage, qui commençoit à se calmer, fût tout à fait passé; et le chevalier inconnu prenant la parole: seigneurs, dit-il, je bénirai à jamais un accident qui me fait jouir du bonheur de connoître deux chevaliers aussi généreux, qu'ils sont célèbres par leurs exploits et leur fidèle amitié. La vie m'est odieuse depuis long-temps; mais elle me sera moins à charge en me rappelant que vous avez exposé la vôtre pour me la conserver. Je m'appelle Giaffar: je suis sujet d'un prince de la Germanie, l'aimable et vaillant Gerold, comte de Bavière. Mes malheurs et un devoir sacré m'obligent à parcourir l'Europe, guidé par une foible espérance et par un sentiment qui remplit toute mon ame; je suis toujours errant. En passant dans ce lieu, j'ai voulu visiter cette petite île; j'y ai trouvé tout ce que la vertu et l'hospitalité peuvent offrir de plus intéressant.J'y suis arrivé hier, et je ne comptois en partir que demain. Ce matin, les deux fils de ce respectable vieillard m'ont proposé une promenade dans une forêt, à deux lieues d'ici: nous sommes partis tous ensemble
dans deux bateaux. Après une heure de promenade, je les ai laissés dans la forêt, et je suis revenu seul avec leur père. Comme nous approchions de l'île, l'orage nous a surpris... ici le batelier, interrompant Giaffar, conjura les trois chevaliers de venir passer la nuit dans sa chaumière. Mes fils, poursuivit-il, vont sans doute bientôt arriver; ajoutez à vos bienfaits, seigneurs, celui de procurer à ma famille réunie le bonheur de recevoir nos libérateurs. Les chevaliers du cygne y consentirent, et ne purent s'empêcher de témoigner leur étonnement, de la manière dont s'exprimoit ce batelier. Comme ils lui firent beaucoup de questions, le vieillard reprenant la parole: ma naissance, dit-il, est assortie à mon état; mais il est vrai que l'éducation et la fortune m'avoient mis dans une situation au-dessus de celle où je me trouve. Je suis né dans la fertile Aquitaine, d'une famille de cultivateurs qui fut la plus riche de cette contrée. Mon père me fit faire des études, dont je profitai; car plus j'acquis de lumières, plus j'aimai l'état où le ciel m'avoit placé; et, pouvant en embrasser
un autre, je m'y fixai par choix. À trente ans, possesseur de nombreux troupeaux et d'un vaste héritage, j'épousai la fille d'un laboureur, et je restai dans ma ferme; mais je donnai à mes deux fils l'éducation que j'avois reçue moi-même, et ils adoptèrent mes sentimens et ma manière de penser. Aussitôt qu'ils furent en âge d'être établis, je les mariai, et nous restâmes tous ensemble sous le même toit. Au sein d'une famille vertueuse et chérie, je goûtois le bonheur le plus pur, lorsqu'une révolution funeste vint, sinon le détruire, du moins le troubler pour long-temps. Notre souverain (l'infortuné Hunaud) vaincu depuis par Charlemagne, et dépouillé de ses états), exerçoit un pouvoir arbitraire dont on commençoit à se lasser. Il étoit despote par habitude, et non par caractère; il avoit des moeurs et des vertus, mais il manquoit de lumières, et il se laissoit gouverner. Changeant souvent de
conseillers et de ministres, et toujours guidé par eux, il fit une infinité de démarches d'autant plus dangereuses, qu'elles n'avoient aucune liaison entre elles, et que souvent même elles étoient contradictoires. L'épuisement de ses finances lui donna l'idée de former de nombreuses assemblées de ses sujets, pour leur exposer ses besoins et leur offrir des réformes. Il proposoit des lois, mais il demandoit de l'argent. Un souverain législateur, véritable image de la divinité, qui se montre sur la terre pour éclairer les hommes, doit se présenter sous les traits augustes d'un bienfaiteur désintéressé: alors il est écouté, accueilli avec transport; tout se réforme à sa voix puissante; il a le droit sublime de rétablir l'ordre, la paix, de changer les moeurs; il commande la vertu, et il est obéi. Il n'en fut pas ainsi du malheureux Hunaud; on méconnut ses intentions, on dénatura ses motifs. Il offroit l'abandon de quelques-uns de ses droits, et bientôt on voulut les lui ravir tous, parce qu'on n'avoit attribué ses sacrifices qu'à la nécessité, et qu'on douta toujours de sa bonne foi. Des factions se
formèrent; il en fut la victime... mais avant cette époque sanglante, que les amis de la justice et de l'humanité déploreront à jamais, les bons citoyens (sur-tout dans le commencement de la révolution) se livrèrent à l'espérance de voir s'établir un meilleur gouvernement. Pour moi, dans ma retraite, je formois des voeux sincères pour le bonheur du peuple, de ma patrie et de mon souverain; mais, étranger aux affaires ainsi qu'aux factions, je n'étois occupé que de ma famille, de mes enfans et de mes paisibles travaux. Je tolérai sans peine la diversité d'opinions; en même temps je témoignai une constante horreur pour l'intrigue, la perfidie et la cruauté; et cette impartialité, qui ne s'est jamais démentie, me valut la haine de tous les partis. Le temps des factions est celui de l'injustice et de la calomnie, je l'éprouvai; je prévis enfin les maux qui devoient accabler mon malheureux pays. Cependant l'infortuné Hunaud régnoit encore, quand je pris le parti de m'éloigner de ma patrie. Quelque temps après mon départ, on me proscrivit, et l'on confisqua tous mes biens. Alors je me retirai avec ma famille,
qui m'avoit suivi dans cette petite île, dont nous sommes les seuls habitans: là, dans le sein d'une douce union, loin des persécuteurs et des méchans, nous ne regrettons de la fortune dont on nous a dépouillés que le pouvoir de soulager les malheureux; et chaque jour nous affermit dans la pensée que l'amitié, la paix et la vertu, sont les seuls biens réels.Comme le vieillard finissoit ce récit, il aperçut un bateau sur le lac, dans lequel il reconnut ses deux fils; il leur fit signe d'aborder sur la rive où il étoit; ils y vinrent aussitôt, et l'on peut juger de la joie et de l'attendrissement qu'ils éprouvèrent en apprenant le danger qu'avoit couru leur père, et l'action bienfaisante des chevaliers du cygne. Comme la tempête étoit entièrement dissipée, on ne songea plus qu'à passer le lac, pour se rendre dans l'île. On n'avoit de ce côté qu'un bateau qui ne pouvoit contenir que trois personnes; et les chevaliers voulurent que les deux jeunes gens emmenassent d'abord leur père. Nos chevaliers eurent le plaisir de le voir aborder dans l'île, où sa famille, qui l'attendoit sur la rive, le reçut avec les transports de joie les plus
touchans. Les jeunes bateliers, revenant avec deux bateaux, passèrent ensuite les chevaliers: on envoya Zemni et les écuyers dans un lieu qu'on leur désigna, où Giaffar avoit laissé la veille son écuyer et ses chevaux. Aussitôt que les chevaliers eurent débarqué, ils se trouvèrent au milieu de l'intéressante famille du vieillard. Les jeunes femmes exprimoient leur reconnoissance avec cette éloquente effusion que le coeur seul peut inspirer. Cinq enfants d'une beauté ravissante, et dont le plus âgé n'avoit que dix ans, entouroient les deux amis; les plus jeunes baisoient leurs mains; les plus grands s'étoient jetés, en pleurant, dans leurs bras. L'un d'eux s'étoit élancé au cou d'Olivier, qu'il tenoit étroitement embrassé; et le vieillard et ses deux fils, baignés de larmes, considéroient ce spectacle en levant les mains au ciel, et en comblant de bénédictions les généreux chevaliers. Quand ces premiers transports furent calmés, Giaffar proposa une promenade, qui fut acceptée. On parcourut la petite île, dans laquelle se trouvoit une prairie, un verger et un joli jardin; la maison étoit petite, mais commode et
propre, et l'intérieur en étoit arrangé avec une élégante simplicité. On servit le souper dans une salle tapissée de nattes de jonc, au milieu de laquelle étoit une grande table couverte d'excellens poissons, de laitage, de légumes et de fruits. Les chevaliers et toute la famille se mirent à table, à l'exception des deux enfans aînés qui servirent les convives.Giaffar se plaça entre Isambard et Olivier; Giaffar inspiroit un vif intérêt à Olivier, et sur-tout parce qu'il paroissoit plongé dans une profonde mélancolie. Olivier avoit examiné avec une curiosité qu'il avoit rarement depuis ses malheurs, la devise de son bouclier, sur lequel on voyoit une plante étrangère qui s'élevoit sur le haut d'une montagne parmi les rochers; autour de cet emblème on lisoit ces mots: la trouver ou mourir ! Olivier n'osa en demander l'explication, mais il fit plusieurs questions à Giaffar; il s'informa du lieu où il comptoit aller en quittant l'île. Je suis obligé, répondit Giaffar, de suspendre pendant quelque temps mes voyages, parce que les ordres de Gérold, mon souverain, m'appellent dans le duché de
Clèves, où je resterai tant qu'il aura besoin de moi. Olivier et Isambard, qui avoient entendu parler confusément de cette entreprise, prièrent Giaffard de leur donner quelques détails à cet égard; et Giaffar s'empressant de les satisfaire: vous savez, seigneurs, dit-il, que Gérold devoit épouser Béatrix, duchesse de Clèves: le père de cette princesse, avant de mourir, avoit arrangé ce mariage, qui ne fut d'abord formé que par la politique. Béatrix, seule héritière des états de son père, respecta ses dernières volontés, ratifia ce traité, et reçut Gérold à sa cour comme celui qui devoit être son époux. Ce prince ne l'avoit jamais vue avant cette époque: il savoit qu'elle étoit la plus belle princesse de l'Europe; mais il la trouva tellement au-dessus de sa réputation, qu'il prit pour elle une passion dont jusqu'alors on ne l'avoit jamais cru susceptible; car il étoit malheureusement aussi célèbre par ses caprices et son inconstance en amour, que par sa valeur et les agrémens de son esprit et de sa figure. L'amour, qu'il n'avoit jamais traité sérieusement, se vengea cruellement de lui. Ce jeune prince, qui feignit si souvent
des sentimens qu'il n'éprouvoit pas, trouva dans Béatrix autant de froideur que d'incrédulité sur sa passion. La duchesse, prévenue contre lui, l'écoutoit avec indifférence, et se contentoit de répondre qu'elle seroit fidèle à ses engagemens s'il persistoit dans le desir de l'épouser; mais elle ajouta que, craignant la légéreté naturelle dont il avoit donné tant de preuves, elle exigeoit qu'il s'éloignât d'elle pendant une année entière, et qu'au bout de ce temps, s'il revenoit avec les mêmes sentimens, alors elle l'épouseroit sans délai.Gérold combattit vainement cette résolution, il fallut s'y soumettre: il partit, et voyagea pour se distraire. On dit que l'éloignement et l'absence ne firent qu'augmenter sa passion; il envoyoit sans cesse des courriers dans le duché de Clèves; il ne parloit que de Béatrix, et ne parut occupé d'aucun autre objet: mais sur la fin de cette année d'épreuve, on le vit tout à coup plongé dans la plus profonde douleur, et il écrivit à la duchesse pour lui déclarer qu'il cessoit de prétendre à sa main, sans lui expliquer les raisons d'un changement si subit et si étrange. Ce qu'il y eut de plus
extraordinaire, c'est que, quinze jours après, Gérold se rendit à la cour de Béatrix, fut se jeter à ses pieds, et implora son pardon avec toutes les démonstrations de la passion la plus sincère. Béatrix le reçut avec dédain, lui dit qu'il l'avoit dégagée lui-même, qu'elle étoit libre, et qu'elle renonçoit pour toujours à l'hymen. Quand Gérold eut perdu l'espoir de la fléchir, il se livra à toute l'impétuosité de son caractère, et ne pouvant plaire à celle qu'il aimoit, il résolut de conquérir par la force l'objet qu'il ne pouvoit obtenir par la séduction: il retourna dans ses états, afin d'y rassembler des troupes. Pendant ce temps, les princes voisins de Béatrix, sachant que son mariage étoit rompu, s'empressèrent de lui offrir des hommages et des voeux qui ne furent pas mieux écoutés que ceux de Gérold. La plupart de ces princes rebutés témoignèrent un vif ressentiment, et l'indifférente et fière Béatrix, dédaignant et écartant tous les amans, se vit bientôt entourée d'ennemis puissans et dangereux. Dans ces entrefaites, Gérold arriva avec une petite armée: son intention étoit d'assiéger la
duchesse dans son château, mais les princes ses rivaux s'y opposèrent: il y eut plusieurs combats entre eux. Alors la duchesse écrivit à Gérold et aux principaux chefs pour demander une trêve de six mois; ne s'engageant point à prendre l'un d'eux pour époux au bout de ce temps, mais promettant d'y penser, et de rendre à ce sujet une réponse positive. Cette lettre, qui donnoit quelque lueur d'espoir à ses amans, produisit l'effet qu'elle en attendoit: la trêve fut accordée, et chacun se retira; mais on sut bientôt que la duchesse faisoit augmenter les fortifications de son château, et qu'elle y recevoit beaucoup d'étrangers: alors se forma contre elle une ligue puissante, dont Gérold est le chef. Il convint avec ses rivaux qu'au bout du temps prescrit on se rendroit avec des troupes réunies dans le duché de Clèves; qu'on sommeroit Béatrix de faire un choix parmi les princes et chevaliers confédérés; que, dans le cas de refus, on assiègeroit le château; et que, lorsque Béatrix seroit vaincue, on la forceroit à nommer un époux, mais en lui laissant toujours la liberté du choix. Tous les confédérés ont
fait le serment de respecter ce choix, quel qu'il soit, et de s'y soumettre sans murmure. Gérold, distingué par tant de brillans avantages, se flatte que Béatrix, réduite à cette extrémité, ne balancera pas entre ses rivaux et lui. La trève expire dans deux mois: appelé par mon prince, je dois me rendre à cette époque dans le duché de Clèves; j'y resterai tout le temps du siége, et ensuite je reprendrai mes voyages. Eh quoi! Seigneur, dit Isambard, vous irez grossir le nombre des ennemis de cette illustre princesse? Je conviens, répondit Giaffar, que l'entreprise de Gérold est injuste; cependant il avoit reçu la foi de Béatrix, un moment d'erreur pouvoit-il la dégager d'une parole si solennellement donnée?Le procédé de Gérold fut sans doute offensant, mais la cause en est ignorée; et ce qui est certain, c'est qu'il n'a jamais cessé d'adorer Béatrix, et l'aime éperduement; l'amour excuseroit à mes yeux de plus grands torts que les siens: d'ailleurs, je connois sa générosité; je suis sûr que Béatrix, humiliée et vaincue, disposera souverainement de lui, et queGérold mettra sa gloire à la laisser maîtresse
absolue de son sort; il ne veut pas être rejeté, mais il est assez grand pour se sacrifier lui-même. Cet entretien se prolongea jusqu'à l'instant où l'on alla se coucher: on conduisit les chevaliers du cygne dans la petite chambre qu'on leur avoit préparée, et lorsqu'ils furent seuls, Isambard voyant son ami retomber dans son accablement ordinaire: cherOlivier, lui dit-il, voilà une journée qui sans doute a suspendu le sentiment de tes maux; deux hommes nous doivent la vie, et deux hommes intéressans! Une famille vertueuse te bénit! Tu as fait une bonne action. Moi! Interrompit Olivier, une bonne action en exposant mes jours! ... Grand dieu! ... Crois-moi, quand nous nous jetâmes dans le lac, tu fus seul généreux, toi dont la vie est si pure! ... Olivier, reprit Isambard, la tienne est précieuse encore, puisque tu peux en faire un emploi si bienfaisant, et que celle d'un ami s'y trouve attachée! Ton coeur n'a pu être insensible aux scènes touchantes dont nous avons été témoins; j'ai vu couler tes larmes...-oui, j'ai pleuré en embrassant cet étranger rendu à la vie, j'ai pleuré! ...
Je pensois à elle... je me disois, si elle existoit, je m'enorgueillirois d'avoir bravé un tel danger, elle l'apprendroit... et elle m'en eût aimé davantage! ...-Songe, mon ami, songe au moment où nous sommes entrés dans cette île, où ces charmans enfans nous entouroient et nous prodiguoient leurs innocentes caresses...-ah! Que me rappelles-tu! Si tu savois ce que je souffrois en serrant contre mon sein ce jeune enfant! Le croirois-tu? La vue d'un enfant me perce le coeur! ... Je fus époux, si du moins il me restoit d'elle un tel gage! ... Mais il ne survit d'elle que sa juste vengeance! ... Le crime, le remords, le châtiment et le désespoir; voilà tout ce que l'amour m'a laissé! ... Isambard, l'attendrissement, les douces émotions sont faites pour ton âme, mais il n'en est plus pour ton malheureux ami! Je suis dans cet état funeste où le poids d'une souffrance insupportable ne permet plus de se distraire un seul instant de soi-même. C'est le juste supplice des coupables de ne pouvoir se fuir, de ne pouvoir s'oublier un moment... je rapporte tout à moi-même, et comparant tout à ma situation, les plus
touchantes images de la vertu, de la paix et du bonheur, ne m'offrent que des contrastes accablans; j'envie jusqu'au destin des hommes qui se trouvent les plus malheureux. Hélas!Quelle infortune peut approcher de la mienne! Par exemple, cet étranger qui se plaint si amèrement de son sort, il a, dit-il, une foible espérance , et il gémit! ... Après avoir ainsi exhalé sa douleur, Olivier tomba dans une profonde et sombre rêverie, qui pécédoit toujours d'une heure ou deux le moment où il devoit se mettre au lit: alors ses larmes s'arrêtoient tout à coup, une attente horrible faisoit succéder la terreur stupide aux bruyans éclats du désespoir; il paroissoit ne plus entendre, ne plus voir Isambard... Isambard, immobile comme lui, loin de s'accoutumer à un tel spectacle, en étoit chaque jour plus frappé et plus profondément attendri: il le regardoit en silence, il pleuroit, il invoquoit le ciel pour lui; et c'est ainsi que se passoient toutes les soirées.
Chapitre XVI.
Le peuple. Les chevaliers du cygne, malgré les vives instances de leurs hôtes, ne voulurent pas prolonger leur séjour dans l'île; Giaffar en partit avec eux, et les accompagna jusqu'au lieu où ils devoient trouver leurs écuyers et leurs chevaux: là, après avoir renouvelé les plus tendres protestations de reconnoissance et d'amitié, Giaffar les quitta, et les deux amis poursuivirent leur route. L'histoire de Béatrix avoit vivement intéressé Isambard; il en reparla à Olivier; et ce dernier, voyant qu'il éprouvoit un extrême desir d'aller offrir ses services à cette princesse, lui dit qu'il iroit volontiers avec lui. Cette proposition ravit Isambard, et il fut convenu qu'ils s'y rendroient avant
l'expiration de la trève, et qu'ils dirigeroient leurs voyages en conséquence. À midi, nos chevaliers s'arrêtèrent dans une maison de paysan, qu'ils trouvèrent sur le grand chemin.Après y avoir fait un repas frugal et champêtre, ils allèrent dans un petit bois, où Olivier reprit ainsi la suite de son histoire.
J'en suis resté au sacrifice que je fis à Topal, de la tresse de cheveux que j'avois enlevée du petit jardin; de ce moment le bon vieillard me témoigna une affection et une confiance sans bornes; car, le jour même, il me donna une clé du jardin: je la reçus avec transport, me promettant bien d'aller passer toutes les nuits au pied de l'arbre consacré; et, en effet, chaque matin, Topal, en venant l'arroser, m'y trouvoit encore. Un jour que, suivant ma coutume, je rentrois chez moi au lever de l'aurore, pour prendre quelques heures de repos, je fus étrangement surpris de voir ma maison investie par une troupe de gens armés: aussitôt qu'on m'aperçut, on s'écria: le voilà! Le voilà ! Et en même temps l'on vint à moi. J'étois seul et sans armes, je n'avois nul
moyen de défense: on me saisit, on me charge de chaînes, et l'on m'entraîne loin de ma demeure. Le tumulte étoit si grand, qu'il me fut impossible de me faire entendre et de savoir pourquoi l'on me traitoit ainsi. On me conduisit dans une vaste enceinte remplie de peuple, et là nous nous arrêtâmes, et je compris que ce lieu étoit le tribunal public où se rendoit la justice: j'aperçus sur une estrade très-élevée un vieillard assis, d'un aspect farouche et sévère, qui imposa silence à la bruyante assemblée, et me fit approcher.Étranger, me dit-il, quel est votre pays, quel est votre nom? Par quel droit m'interrogez-vous? Repris-je.-Comme magistrat et chef de ce canton, répondit-il, et comme votre juge.-Dans ce cas, je dois vous déclarer la vérité, répondis-je: mon nom est Olivier, la France est ma patrie. À ces mots, une clameur universelle s'éleva: c'est un espion , s'écrioit-on de toutes parts; c'est un agent de Charlemagne et de Vitikind . Le magistrat fit cesser cette rumeur, en frappant trois fois dans ses mains; et se tournant vers moi: étranger, me dit-il, tu viens toi-même
de prononcer ta propre condamnation; un français caché dans ces lieux doit subir la mort, et la justice populaire et nationale t'y condamne par ma voix. Comme il achevoit de prononcer ces paroles, tous les spectateurs agitèrent leurs armes en les frappant à grands coups, et en mêlant à ce bruit belliqueux des cris aigus et redoublés, car c'est ainsi que ce peuple sauvage exprime son approbation et sa joie. Plus surpris d'une telle férocité que de la sentence même, je restai un instant immobile, ensuite je demandai la parole: je l'obtins; et m'adressant à la multitude qui m'environnoit: eh quoi! Dis-je, vous prétendez aimer la liberté, vous combattez pour elle, et vous violez les droits les plus sacrés de la justice et de l'hospitalité! Vous traitez un homme qui vous est suspect, comme s'il étoit convaincu d'un crime! Vous arrêtez, vous chargez de fers un étranger, sur une simple délation et sur des soupçons vagues, vous le condamnez à la mort! Que feroient de plus les despotes et les tyrans? Vous pensez que les troubles et les factions autorisent de tels excès! Ainsi donc, selon vous, le
péril et la crainte justifient tous les crimes! Ainsi donc, pour secouer le frein des lois, il suffira parmi vous de supposer des complots imaginaires, ou d'éprouver des terreurs sans fondement! Eh! De quel usage seront donc les plus précieuses des vertus, la sainte humanité, la générosité, la clémence, si l'on y renonce dans les temps orageux, puisqu'elles ne peuvent briller avec éclat qu'au milieu des dangers et dans les vicissitudes des succès et des revers? J'allois continuer ce discours, car j'avois encore beaucoup de choses à dire, lorsque je remarquai dans l'assemblée un mouvement extraordinaire, et dont je n'étois point l'objet; tous les regards se tournèrent du côté de la porte d'entrée, et bientôt je vis la multitude se presser, s'ouvrir et donner passage à une jeune personne qui s'avançoit avec précipitation: en jetant les yeux sur elle, je la reconnus à l'instant; c'étoit la belleOrdalie; elle alla se jeter aux pieds du vieillard, en s'écriant: ô mon père! Quand je me suis retrouvée dans vos bras, vous avez béni le généreux inconnu qui avoit sauvé l'honneur et les jours de votre fille; hé bien, le voilà; cet
étranger est mon libérateur: je réponds de lui, poursuivit-elle, en s'adressant au peuple; je sais que, malheureux dans son pays, il n'est venu chercher ici que la solitude et l'obscurité: il est innocent, il est vertueux; je demande qu'on lui rende la liberté, et c'est n'implorer pour lui que la justice. À ces mots, le vieillard se levant: peuple! Dit-il, si vous l'approuvez, j'absous cet étranger. Oui, oui , s'écria-t-on unanimement. Au même instant on s'empresse autour de moi, on délie mes chaînes, on m'enlève, et l'on me porte en triomphe hors de l'enceinte: au bruit de mille acclamations et d'applaudissemens universels, on me conduisit ainsi jusque dans ma maison. Quand la foule se fut retirée, je vis tout à coup entrer Topal dans ma chambre, qui se jeta à mon cou en pleurant, et m'apprit que c'étoit lui qui avoit instruit Ordalie du danger où j'étois: il savoit qu'elle étoit revenue la veille de sa maison de campagne; et quoiqu'il ignorât mon aventure avec elle, il s'étoit flatté de l'intéresser au sort d'un étranger si cruellement opprimé: aussitôt qu'il m'eut dépeint, elle ne douta
pas que cet étranger ne fût son libérateur, et elle se rendit sans délai au tribunal. Elle étoit adorée de son père, qui avoit tout pouvoir sur ce peuple, qu'il gouvernoit despotiquement: ainsi Topal fut rassuré sur moi dès qu'il la vit décidée à faire la démarche qu'il sollicitoit. Elle est venue dans ma chaumière, poursuivit Topal, m'annoncer elle-même votre délivrance; mais en même-temps elle m'a chargé de vous engager à quitter des lieux où règnent le trouble et la défiance, et dans lesquels vous ne pourriez séjourner davantage sans vous exposer à de nouveaux périls. D'après cet avertissement, il fallut bien me déterminer à chercher un autre asile; et ne voulant pas différer un départ nécessaire, je retournai le soir, pour la dernière fois, dans le petit jardin. Au point du jour, Topal vint y recevoir mes adieux: ce vertueux vieillard étoit si ému, qu'il lui fut impossible de proférer une seule parole; mais il s'approcha de l'arbre consacré, il en coupa une petite branche, et me la présenta; je la reçus avec attendrissement: j'embrassai le bon vieillard, il me tint long-temps serré contre sa poitrine; enfin
je m'arrachai de ses bras, je sortis précipitamment du jardin; j'allai retrouver mon écuyer, nous montâmes à cheval et nous partîmes à l'instant même. En traversant la grande place, j'y vis les funestes apprêts d'une exécution sanguinaire qu'on y devoit faire dans la matinée: on élevoit un bûcher, et déjà le peuple, avide de cet affreux spectacle, accouroit de tous les côtés pour en être le témoin. Mon écuyer m'apprit que les malheureuses victimes qu'on alloit immoler étoient une femme et son fils, âgé de dix-sept ans: il ajouta que ces infortunés, accusés d'avoir conspiré, s'étoient sauvés; que, depuis leur fuite, on avoit prononcé contre eux la sentence de proscription, et qu'enfin ils étoient retombés entre les mains de leurs persécuteurs; qu'on les amenoit, et qu'ils alloient subir le jugement qui les condamnoit à mort. Comme mon écuyer achevoit ce triste détail, nous nous trouvâmes aux portes de la ville; en les passant, le bon Topal s'offrit à ma pensée, et je soupirai en songeant que je le laissois au milieu d'un peuple égaré, auquel d'ambitieux chefs avoient persuadé que le
règne de la liberté ne peut s'établir que par l'intolérance et la terreur; que l'indulgence et l'humanité sont des foiblesses, et que l'implacable vengeance, l'ingratitude et l'impiété, sont des vertus républicaines. Nous prîmes le chemin qui devoit nous conduire le plus promptement hors de ce canton: nous avions déjà fait quatre lieues lorsque nous aperçûmes une petite troupe qui venoit à nous, et nous distinguâmes bientôt une douzaine de gens armés et à cheval, qui conduisoient une femme et un jeune homme, qui l'un et l'autre étoient chargés de fers: il ne me fut pas difficile de deviner que c'étoient là les malheureuses victimes qu'on alloit livrer à la mort. Je m'approchai de cette escorte, et j'interrogeai un des conducteurs, qui me répondit brusquement que l'on conduisoit ces deux conspirateurs au supplice. Conspirateurs! M'écriai-je, un enfant de dix-sept ans! ... Hélas! Seigneur, reprit le jeune homme, ma mère n'est pas plus coupable que moi; tout son crime est d'avoir nourri et élevé la fille de Vitikind... qu'entends-je, m'écriai-je: oh! Jeune homme, rassurez-vous, votre mère ne périra
pas! ... À ces mots, je m'adressai aux conducteurs, en leur ordonnant de rendre au moment même la liberté à leurs prisonniers; ne voyant que deux hommes contre douze, ils ne me répondirent que par des menaces: alors je m'élançai sur eux, et, secondé vaillamment par mon écuyer, j'en renversai plusieurs, et les autres, saisis d'épouvante, poussèrent leurs chevaux en avant. Le jeune captif, qui étoit à cheval, se trouvant débarrassé de son guide, s'approcha de moi; je déliai ses chaînes et je lui donnai une épée: dans ce moment, la troupe, qui s'étoit ralliée, se retourna et vint fondre sur nous; le jeune homme fit des prodiges de valeur, il tua trois de nos adversaires, qui s'étoient à la fois jetés sur lui; mon écuyer et moi nous en terrassâmes cinq, le reste prit la fuite. Aussitôt que le combat fut fini, le jeune homme courut se jeter dans les bras de sa mère, qu'on avoit déposée et attachée au pied d'un arbre; ensuite la mère et le fils vinrent se jeter à mes genoux; je les embrassai avec autant de joie que d'attendrissement, et sur-le-champ je les fis monter sur un des chevaux de nos ennemis
vaincus, et nous partîmes sans différer. Nous marchâmes avec toute la vîtesse possible jusqu'à l'approche de la nuit, où nous nous trouvâmes hors du canton des rebelles: alors, n'ayant plus rien à craindre, nous nous arrêtâmes dans une hôtellerie, où nous fumes obligés de rester plusieurs jours, car mon écuyer étoit assez grièvement blessé. Le jeune homme (qui est ce même Zemni, maintenant mon page) me conta que sa mère, attachée à sa patrie, et riche des bienfaits de Célanire, n'avoit pas voulu la suivre en France; que lorsque les rebelles s'étoient emparés du canton, elle en avoit d'abord été oubliée dans la paisible retraite qu'elle habitoit; que peu de temps après, elle fut avertie qu'on alloit l'arrêter; qu'elle prit le parti de se cacher au lieu de fuir, mais que l'on découvrit enfin son asile, comme je l'ai déjà dit. Je trouvois un charme inexprimable dans l'entretien deZemni; ce jeune homme, d'une figure si aimable, joint à beaucoup d'esprit naturel une extrême sensibilité, le courage le plus brillant et une ingénuité pleine de graces: sa mère et lui me contoient mille détails intéressans de
l'enfance de Célanire, et je ne me lassois pas de les leur faire répéter. Zemni me témoigna le desir qu'il avoit de s'attacher à moi; je le partageois, et nous convînmes qu'il conduiroit sa mère en France, auprès de Célanire, qu'il instruiroit de son aventure, et qu'ensuite il reviendroit me retrouver pour ne plus me quitter, dans un lieu que je lui désignai. En effet, tout s'exécuta de la sorte: je donnai à Zemni et à sa mère l'argent qui leur étoit nécessaire pour leur route; ils partirent aussitôt, et moi je me rendis dans le nouvel asile que je m'étois choisi, emportant la douce idée que Célanire me sauroit gré d'avoir sauvé les jours de sa nourrice et de l'intéressant Zemni, et que sous deux mois je recevrois de ses nouvelles par ce jeune homme. Olivier termina là son récit, et le reprit le lendemain, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.
Chapitre XVII.
Une lettre. Nos chevaliers, le jour suivant, ayant pris des provisions avec eux, dînèrent dans un pré voisin d'une vaste forêt; ils s'assirent sur l'herbe au bord d'un ruisseau, et après le dîner, Olivier reprenant sa narration: quelques jours après le départ de Zemni, dit-il, j'arrivai dans le lieu où je voulois m'établir; là j'attendis le retour deZemni avec une impatience que chaque instant sembloit accroître; je comptois les jours, les momens; je ne pouvois ni m'occuper ni me distraire d'une idée qui me dominoit entièrement. Je passai de la sorte deux mortels mois, et Zemni ne revenoit point; alors le tourment de l'inquiétude se joignit aux agitations de l'impatience; j'allois tous les matins sur le chemin par lequel devoit arriver Zemni; quoique nous fussions au
milieu de l'hiver, j'y restois jusqu'à la nuit, et chaque soir j'en revenois désespéré. Ne pouvant plus supporter un tel état, j'étois presque décidé à partir moi-même pour la France, et à m'y rendre secrètement; lorsqu'un matin je vis tout à coup entrer Zemni dans ma chambre. Mon premier mouvement fut de m'élancer vers lui; cependant, craignant de trahir mon secret, j'eus la force de me contenir, et, d'un ton assez tranquille, de lui demander des nouvelles de sa mère. Seigneur, me répondit Zemni avec un air de tristesse qui me frappa, je l'ai laissée avec Célanire, qui m'a chargé de vous remettre cette lettre. En prononçant ces paroles, il tire une lettre de sa poche, me la donne et sort à l'instant: je restai pétrifié; je tenois dans mes mains une lettre de Célanire, et cependant une terreur invincible, un pressentiment secret, m'empêchoient de l'ouvrir! Cet écrit devoit fixer mon sort, je le sentois, j'en étois certain. Célanire, qui m'avoit expressément défendu de lui écrire, n'avoit pas fait une telle démarche sans une cause extraordinaire et nouvelle: mille idées sinistres s'offroient
à mon imagination et me glaçoient le sang... enfin, sortant de la stupeur où la surprise et le saisissement m'avoient plongé, je romps le sceau fatal, j'ouvre la lettre en frémissant... la voilà, cette lettre, poursuivit Olivier en la tirant d'un portefeuille; lisez-la, mon cher Isambard, et jugez de l'impression qu'elle dut produire sur mon coeur. À ces mots,Isambard prit des mains d'Olivier, la lettre de Célanire, et lut ce qui suit: "c'en est fait, Olivier, je touche au moment où s'évanouissent toutes les vaines frayeurs qu'inspire la prudence humaine; je n'ai plus rien à ménager, je n'ai plus rien à craindre, je me meurs! ... L'état où je suis me rend à moi-même; prête à quitter la vie, je reprends ma liberté, et je veux te consacrer les derniers instans de mon existence. Hâte-toi, reviens, Célanire te rappelle, elle est mourante; oh! Reviens, qu'elle puisse expirer sur ton sein! ... Ne gémis point sur mon sort; je n'aurois pas vécu pour toi, et je mourrai dans tes bras! ... Mes yeux se fixeront encore sur les tiens, ta main pressera la mienne! ... Je pourrai
te répéter encore que je t'aime, j'oserai même alors le déclarer publiquement... alors plus de respect humain, plus de craintes frivoles, plus d'odieux mystères! La liberté sur la terre proscrite et fugitive, trouve au moins un refuge sur le bord de la tombe... débarrassée des chaînes pesantes de la vie, je pourrai donc avouer cet inconcevable sentiment qui remplit toute mon ame! Je ne serai plus forcée de cacher ton amour, qui faisoit tout mon orgueil! Je dirai: Olivier était mon amant, je l'adorois, il n'aimoit que moi! ... Oh! Si je pouvois emporter le titre glorieux de ton épouse! ... Oui, c'est dans l'instant où les vastes champs de l'éternité s'ouvriront pour moi, que je dois promettre solennellement au créateur de t'aimer toujours! Oui, c'est alors, c'est ainsi que cette ame immortelle qui, fut formée pour toi, doit prendre un tel engagement. Viens donc, ô mon Olivier, viens recevoir ce serment sacré! Ne diffère pas, songe que les jours de Célanire sont comptés... et que jusqu'à ton retour elle en passera toutes les heures à t'invoquer, te desirer et t'attendre! "
À peine Isambard avoit-il fini la lecture de cette lettre, qu'il entendit des cris perçans qui partoient de la forêt; aussitôt les deux amis se levèrent, ils appelèrent leurs écuyers, ils remontèrent à cheval et entrèrent dans la forêt. Nous verrons dans le chapitre suivant ce qu'ils y trouvèrent.
Chapitre XVIII.
Minuit. Les chevaliers du cygne dirigèrent leur course du côté d'où partoient les cris, qui continuoient toujours, et qui paroissoient être ceux d'une femme; bientôt ils aperçurent de loin plusieurs hommes autour d'un arbre; mais à leur approche, ces
hommes s'enfuirent et se perdirent dans l'épaisseur du bois, et les chevaliers virent alors une femme que ces brigands avoient attachée à l'arbre qu'ils venoient de quitter. Olivieret son ami descendoient précipitamment de cheval pour aller délivrer cette infortunée; mais à peine Olivier eut-il jeté les yeux sur le visage de cette femme, qu'il recula en frémissant. Isambard, s'écria-t-il, secourez-la. En disant ces paroles, Olivier s'éloigne brusquement, ordonne aux écuyers de rester avec Isambard, s'élance sur son cheval, et, suivi du seul Zemni, il disparoît à l'instant même. Cette action ne pouvoit surprendre Isambard, puisqu'il venoit lui-même de reconnoître Armoflède: c'étoit elle en effet. Isambards'approcha, lui délia les mains, et d'un air et d'un ton respectueux, mais très-froid, lui offrit ses services, et lui demanda ses ordres. Armoflède, malgré la joie que lui causoit sa délivrance, n'étoit pas encore remise du trouble affreux où l'avoit jetée la vue inopinée d'Olivier. Elle fut un instant sans répondre; mais bientôt, reprenant toute son audace naturelle, elle pria Isambard de la conduire dans une
hôtellerie où elle avoit passé la nuit précédente, et dont elle lui indiqua le chemin. Tandis qu'elle parloit, Isambard, qui la regardoit fixement, ne pouvoit s'empêcher d'être fâché qu'une figure si remplie de graces cachât une ame qu'on lui avoit dépeinte si artificieuse et si noire. Le désordre de son habillement ajoutoit encore à ses charmes; ses longs cheveux, plus noirs que l'ébène, étoient détachés et flottoient sur ses épaules; ses bras nus, d'une blancheur éblouissante, portoient encore la marque des liens dont on venoit de la délivrer; et la vive rougeur, qu'une émotion violente avoit laissée sur ses joues, donnoit à son teint l'éclat le plus brillant. Isambard, appelant les écuyers, fit approcher son cheval, qu'il monta en prenant Armoflède en croupe derrière lui. Il falloit faire trois lieues, avant d'arriver à l'hôtellerie; mais Armoflède fit d'abord presque seule les frais de la conversation. Elle conta qu'Adalgise l'avoit enlevée six mois auparavant; qu'elle s'étoit échappée de ses mains; que depuis ce temps elle voyageoit; qu'en passant le jour même dans la forêt, elle avoit été attaquée par des
voleurs, et que ses gens avoient pris la fuite. Elle termina ce récit en renouvelant ses remerciemens à Isambard, et avec les expressions de la plus vive et de la plus tendre reconnoissance. Comme Isambard ne répondit rien: je vois trop, seigneur, reprit Armoflède, qu'on vous a prévenu contre moi: cependant, si vous saviez la vérité! ... De grace, madame, interrompit Isambard, ne me parlez ni d'Olivier, ni de ce qui peut le regarder. Ce seul point excepté, je vous écouterai avec le respect qu'on doit à votre sexe; mais je me suis imposé la loi de ne jamais souffrir que ceux qui sont brouillés avec mon ami, me parlent de lui, alors même qu'ils m'assurent qu'ils n'en veulent pas dire de mal. À ces mots,Armoflède garda un profond silence. Isambard crut l'entendre pleurer; elle retira une de ses mains qu'elle avoit passée autour du corps d'Isambard. Il s'imagina, au mouvement qu'elle fit, qu'elle essuyoit ses larmes. Au bout d'un moment, il vit reparoître cette main sur laquelle ses yeux se fixèrent malgré lui; car elle étoit d'une délicatesse remarquable et d'une beauté parfaite. Cependant
Armoflède soupiroit et se taisoit toujours; et le bon Isambard, craignant de l'avoir traitée trop durement, crut devoir relever la conversation. Il lui fit une question indifférente.Armoflède répondit brièvement avec un son de voix si doux et si plaintif, qu'Isambard, pour n'en être pas attendri, eut besoin de se rappeler l'histoire d'Olivier. En même temps, il fit la réflexion qu'Olivier ne lui avoit pas encore détaillé ses sujets de plaintes contre Armoflède; et qu'étant aussi malheureux, il s'exagéroit peut-être ses torts, ou que même il s'abusoit sur sa conduite et sur son caractère. Ces réflexions et les soupirs d'Armoflède changèrent insensiblement le ton d'Isambard, et peu à peu l'entretien se ranima.Armoflède trouva moyen de dire à Isambard mille choses fines et flatteuses. Le jeune et loyal chevalier ne s'avouoit pas le plaisir secret qu'il goûtoit à l'entendre, mais il répondoit avec une politesse qui ressembloit souvent à la galanterie: elle lui montroit tant d'esprit, qu'il ne pouvoit résister au desir de lui donner bonne opinion du sien; et l'envie de plaire étant presque réciproque des deux côtés, la
conversation devint bientôt très-animée. On se rappela des anecdotes de la cour de Charlemagne; on se ressouvint des fêtes et des tournois où l'on s'étoit trouvé ensemble.Armoflède n'avoit oublié aucun des exploits par lesquels Isambard s'étoit signalé dans ces jeux guerriers; elle les détailloit tous; ensuite elle s'affligeoit qu'Isambard n'eût jamais été de sa société particulière; elle ajoutoit que ce regret n'étoit pas nouveau, et qu'il n'en pouvoit douter, s'il avoit remarqué le plaisir extrême qu'elle avoit toujours éprouvé en le rencontrant. En causant ainsi, le chemin parut très-court, quoiqu'Isambard eût extrêmement ralenti le pas de son cheval. On n'étoit plus qu'à une petite demi-lieue de l'hôtellerie, lorsqu'à l'entrée d'un bois, on vit tout à coup paroître un chevalier, armé de pied en cap, ayant la visière de son casque baissée. Il n'eut pas plutôt jeté les yeux sur l'armure du chevalier du cygne, et aperçu Armoflède, qu'il poussa un cri terrible; et s'approchant, la lance en arrêt: ô le plus déloyal de tous les chevaliers, s'écria-t-il, VIL imposteur! C'est donc ainsi que tu n'avois
nulle liaison avec cette femme ingrate et perfide! ... À cette action, à cette voix, Armoflède ne put méconnoître le fougueux Adalgise. Isambard lui dit de monter sur le cheval d'un des écuyers, de fuir sans délai, et qu'il alloit combattre le prince lombard. Si je suis vaincu, ajouta-t-il, du moins vous serez sauvée. Armoflède suivit ce conseil. Adalgise voulut s'avancer pour la saisir; mais Isambard l'en empêcha, et le combat le plus opiniâtre s'engagea aussitôt entre eux. Adalgise, animé par la fureur et par le souvenir de sa défaite à la cour d'Irène, se battoit avec le courage désespéré d'un homme qui veut à la fois rétablir sa gloire flétrie, et se venger d'un rival odieux. Le combat dura jusqu'au déclin du jour; enfin Isambard désarma son ennemi, qui n'avoit reçu qu'une légère blessure. Prince, lui dit-il, votre lance est rompue, et votre épée est entre mes mains; c'est pour la seconde fois qu'elle s'y trouve, et pour celle-ci, je la garde; car, en vous la rendant, vous voudriez recommencer un nouveau combat, qui seroit désavantageux pour vous, puisque vous êtes blessé, et que je
ne le suis pas. Je vous exhorte à vous défier à l'avenir des apparences; elles vous ont encore abusé aujourd'hui. Je ne suis point un imposteur; je n'ai jamais été l'amant d'Armoflède; des brigands l'avoient attaquée; j'ai dû voler à son secours, la prendre sous ma garde, et ensuite la soustraire à votre fureur: d'ailleurs, je n'ai nulle prétention sur elle, et je vous en renouvelle ma parole la plus sacrée. Après ce discours, Isambard laissa le malheureux Adalgise, et prit le chemin de l'hôtellerie, comptant bien qu'il y retrouveroit Armoflède, et desirant lui rendre compte de l'issue du combat qu'il venoit de soutenir pour elle; mais, en poursuivant son chemin, le souvenir d'Olivier revint à sa mémoire. La séduisante Armoflède n'étant plus à côté de lui, il se rappela tout ce qu'il lui avoit dit d'elle; il frémit en songeant qu'Olivier lui avoit mille fois répété que cette femme artificieuse étoit la cause de tous ses malheurs, et il pensa qu'il suffisoit qu'Olivier en fût persuadé, pour que son ami ne dût avoir aucune espèce de liaison avec elle.Isambard, dont l'amitié fut toujours la première passion, se reprocha
même d'avoir pu trouver tant de charmes dans l'entretien d'une personne qu'Olivier regardoit comme sa plus mortelle ennemie; et il se promit de s'enfermer dans sa chambre en arrivant à l'hôtellerie, de s'y reposer quelques heures, d'en partir avec le jour pour aller chercher son ami, non seulement sans s'informer d'Armoflède, mais en évitant même de la voir, si elle étoit dans ce lieu. En effet, Isambard fut fidèle à cette résolution; à un quart de lieue de la petite ville où étoit l'auberge, il rencontra l'écuyer qui avoit suiviArmoflède, et qui, envoyé par elle, revenoit au-devant de lui: il dit qu'Armoflède, établie dans l'hôtellerie, éprouvoit les plus vives inquiétudes sur Isambard; et que, malgré l'excès de sa fatigue, elle n'avoit pas voulu se coucher avant de savoir de ses nouvelles. En arrivant, Isambard lui envoya son écuyer, et fut aussitôt, suivant l'engagement qu'il avoit pris avec lui-même, s'enfermer dans la chambre où son hôte le conduisit. Au bout d'un quart d'heure, l'écuyer revint, et dit qu'Armoflède, en apprenant qu'Isambard venoit d'arriver et n'étoit pas blessé, avoit fait
éclater la joie la plus vive et la plus touchante. Elle s'est trouvée mal, continua l'écuyer; ensuite elle a versé un torrent de larmes; et enfin elle m'a forcé d'accepter ce rubis, qu'elle a tiré de son doigt, et qu'elle m'a offert avec tant de grace, que je n'ai pu le refuser d'une si belle main... il suffit, interrompit Isambard; dites qu'on m'apporte à souper dans ma chambre, et que mes chevaux soient prêts à trois heures du matin; je partirai avant le jour. Il étoit sept heures du soir; pendant son souper, Isambard fut d'une distraction qui ne lui étoit pas ordinaire. Comme on alloit et venoit, et qu'on ouvroit souvent la porte, il avoit toujours les yeux de ce côté, comme s'il eût attendu quelqu'un; et les écuyers, qui étoient tous les deux avec lui, s'étonnoient de le voir, pour la première fois, brusque et taciturne. À huit heures, il renvoya tout le monde; et lorsqu'il fut seul, il se jeta dans un fauteuil; ensuite il se leva, se promena avec agitation, et puis s'assit encore. Il étoit triste et mécontent, et il s'efforçoit d'attribuer sa mauvaise humeur à l'inquiétude que lui causoit Olivier, et au chagrin de s'en
trouver séparé. Armoflède, malgré lui, se mêloit à ces différentes pensées; ce récit lui avoit paru si vrai, si naïf! ... Armoflède s'étoit évanouie; elle avoit versé un torrent de larmes... après avoir su ce détail, n'auroit-il pas dû aller lui faire une visite, et lui demander s'il pouvoit lui être encore utile? N'étoit-ce pas même un devoir de bienséance? ... Toutes ces idées tourmentoient Isambard; mais bientôt, fixant sa pensée sur Olivier, il ne fut plus occupé que de lui, en songeant à la nuit qu'il alloit passer, et qu'il auroit une nouvelle raison de maudire Armoflède, qui le privoit de son ami dans les momens affreux où sa présence lui étoit devenue si nécessaire. À dix heures, Isambard, excédé de lassitude, se décide enfin à prendre quelque repos, mais avec la certitude qu'il ne pourroit s'y livrer que jusqu'à minuit, et qu'aussitôt qu'il entendroit sonner cette heure fatale, l'image du spectre et du malheureux Olivier ne lui permettroit pas de fermer la paupière. Il alloit se jeter sur son lit, lorsqu'il entendit, dans un cabinet voisin, un fracas si extraordinaire, qu'il crut que le mur étoit écroulé. Une porte de ce
cabinet, qui lui avoit paru condamnée, donnoit dans sa chambre; il prit une lumière, et vit avec étonnement que la secousse avoit fait entr'ouvrir la porte: au même instant il entendit des gémissemens. Plein de trouble et d'émotion, il pousse la porte, il entre... quelle fut sa surprise, en voyant sur un lit fracassé, et au milieu des débris d'un plafond enfoncé, Armoflède couchée, presque nue, et paroissant mourante! En l'apercevant, elle entr'ouvrit languissamment les yeux; et d'une voix éteinte: ô ciel! Dit-elle, par quel miracle venez-vous encore à mon secours? Ah! Seigneur, tirez-moi d'ici... je suis brisée... je me meurs... j'étois couchée au-dessus de ce cabinet; le plafond tout à coup s'est écroulé... jugez de l'état où je dois être! Ô tirez-moi d'ici! ... À ces mots, Isambard s'avance vers Armoflède, qui lui tend les bras. Il la prend dans les siens, la porte dans sa chambre, et la pose sur son lit... Armoflède alors eut l'air de s'apercevoir avec effroi qu'elle n'avoit pour tout vêtement qu'une simple chemise. Elle tira la couverture du lit pour s'en couvrir; mais elle étoit si foible, si souffrante, et
elle mit à cette action une telle mal-adresse, que ses deux jambes nues restèrent entièrement découvertes... Isambard, plus troublé que jamais, étoit debout et immobile à côté d'elle. Ah! Seigneur, lui dit Armoflède, ce que je souffre est inconcevable! Je crois avoir la jambe droite cassée... ô ciel! S'écrie Isambard, seroit-il possible! ... En disant ces paroles, il se mit à genoux pour y regarder mieux, et se rassure en examinant de près la plus belle jambe du monde. Armoflède se plaignoit toujours, et portant la main derrière sa tête: je suis sûre, dit-elle, que je suis blessée là; de grace, regardez-y. Isambard détache le bonnet de nuit d'Armoflède: aussitôt ses beaux cheveux se dénouent, et se déployant sur le bord du lit, tombent jusqu'à terre. Isambard les partage en les écartant doucement, et ne voit qu'un cou charmant qui, se découvrant au milieu de deux longues mèches de cheveux d'un noir luisant et foncé, offroit une blancheur plus éclatante que l'albâtre. Cependant, Isambard aperçoit sur le mouchoir qui couvre le sein d'Armoflède quelques taches de sang, et il ne
douta point qu'elle n'eût en effet une blessure à la tête. Aussi touché qu'ému, il proposa d'aller chercher des secours. Non, non, répondit Armoflède, je n'en trouverois point ici; et le meilleur de tous pour moi, c'est la compassion du généreux Isambard... alors, se livrant à l'effusion de sa reconnoissance, elle lui dit les choses les plus tendres. Mes douleurs se calment, poursuivit-elle; je me flatte à présent que cette horrible chûte ne sera pas mortelle; mais je me croyois expirante, quand vous êtes venu à mon secours, et il m'étoit doux de penser que celui qui a été deux fois mon libérateur dans ce jour, recevroit mon dernier soupir... vous partez dans quelques heures... et vraisemblablement je ne vous reverrai jamais... souffrez donc que mon coeur se déploie... j'ai eu des égaremens et des torts, mais je suis incapable de feindre et de trahir... et je sais aimer... Armoflède parloit d'un ton qui paroissoit si vrai, ses yeux étoient animés d'un feu si brillant et si expressif, elle étoit si jolie, que peu d'hommes, à la place d'Isambard, eussent été incrédules; et lui, dont la tête étoit si vive
et le coeur si tendre, devoit l'être moins que tout autre: aussi la sensibilité se joignant à son émotion, il répondit de manière à lui faire connoître toute l'impression qu'elle produisoit sur lui. Il étoit resté à genoux, et sembloit s'être oublié dans cette attitude; il parloit peu, mais ses yeux étoient fixés sur Armoflède, et ses regards exprimoient assez le trouble de son ame et le désordre de son imagination. L'entretien devenant toujours plus tendre, Armoflède reparla du départ prochain d'Isambard; elle soupira, et quelques larmes s'échappèrent de ses yeux; elle eut l'air de vouloir les cacher; Isambard saisit une de ses mains, et la serrant dans les siennes: je ne vous abandonnerai point dans l'état où vous êtes, dit-il, et je ne partirai que lorsque je serai parfaitement rassuré sur votre santé. Oh! Puissé-je ne jamais guérir, s'écria Armoflède! À ces mots, Isambard, vivement attendri, baisa avec transport la main qu'il tenoit... ô mon cher Isambard! Reprit Armoflède d'une voix étouffée et tremblante, si vous pouviez lire dans mon coeur! ... Ces paroles achèvent d'enivrer Isambard. Armoflède
le voit éperdu; elle laisse tomber sa tête sur son épaule, et elle se trouve dans ses bras... dans ce moment, on entendit sonner minuit... Isambard frémit; et se relevant brusquement, d'un air égaré: oh, son funèbre! S'écria-t-il, ô malheureux! ... Il n'achève pas, mais il court se précipiter dans un fauteuil à l'autre extrémité de la chambre, en mettant ses deux mains sur son visage. Armoflède, pétrifiée d'étonnement, garde quelque temps le silence; ensuite elle le questionne, elle le rappelle, mais en vain; le charme étoit détruit. Isambard, rendu à lui-même, ne l'écoutoit plus; l'amitié fidelle offroit à son imagination le spectacle horrible des tourmens d'Olivier. Hélas! Se disoit-il en lui-même dans ce moment affreux, mon malheureux ami me regrette... et j'étois aux pieds de la dangereuse syrêne qu'il croit l'auteur de son supplice! ... Cette réflexion fit couler ses larmes.Armoflède, qui le considéroit avec une surprise que chaque instant augmentoit, n'osoit plus lui parler, mais elle s'agitoit, se plaignoit, et tâchoit, par ses gémissemens, de ramener sur elle l'attention d'Isambard; tous
ses efforts furent inutiles. Isambard, absorbé dans une douloureuse rêverie, se croyoit au chevet du lit d'Olivier, et rien ne put le distraire de cette funeste image. La nuit entière se passa de la sorte. Enfin, Isambard, qui comptoit toutes les heures, aperçut les premiers rayons du jour: alors il crut voir le spectre s'évanouir dans les airs; il vit Olivier délivré, et il respira. Il se leva; et, paroissant sortir d'un songe pénible, il se rapprocha d'Armoflède avec embarras, et, d'un air contraint, balbutia quelques mots entrecoupés. Armoflède, dominée par le dépit et par la plus violente colère, alloit éclater, lorsqu'on entendit frapper à la porte à coups précipités, ce qui parut très-extraordinaire d'aussi bonne heure.Armoflède avoit compté pouvoir sortir de la chambre avant qu'on fût levé dans l'auberge, et elle défendit à Isambard de répondre. Cependant les coups redoublant avec une extrême violence, on enfonce la porte; et au même instant un homme armé s'élance dans la chambre, et l'on reconnoît Adalgise qui s'écrie: vous périrez, couple parjure! ...Armoflède pousse un cri perçant, et, au grand
étonnement d'Isambard, elle saute légèrement du lit, court vers le cabinet, y entre, et en ferme la porte sur elle. Isambard, qui avoit pris ses armes, se place devant la porte pour défendre ce passage contre Adalgise, qui, bouillant de fureur, met l'épée à la main. Isambard veut entrer en explication; mais Adalgise, sans l'écouter, se précipite sur lui, et le combat commence. Isambard ne se battoit qu'à regret; il sentoit qu'en effet les plus fortes apparences étoient contre lui; d'ailleurs, il savoit qu'Adalgise étoit blessé; et, plaignant ce malheureux prince, il ne songeoit qu'à parer les coups, et il évitoit d'en porter. Il y avoit plus d'un quart d'heure que ce combat duroit, quand Isambard entendit plusieurs personnes qui accouroient au bruit; et bientôt il vit paroître l'hôte, qui fit de vains efforts pour les séparer. L'hôte comprit, par le discours d'Adalgise, le motif de sa fureur, et lui cria plusieurs fois qu'il étoit dans l'erreur; que le chevalier du cygne n'étoit pas coupable , et que ce n'étoit pas lui qu'il falloit accuser . Au milieu de ce tumulte, tout à coup on vit entrer un
chevalier, qui se jeta entre les deux combattans: (qu'on juge de la joie d'Isambard! ) C'étoit Olivier. L'impétueux Adalgise s'échappe, et s'élance encore sur son adversaire; mais, dans ce moment, la blessure qu'il avoit reçue la veille se rouvre; on voit couler son sang, et il tombe évanoui dans les bras d'Olivier, qui le porte sur le lit, et ensuite sort de la chambre avec son ami qu'il emmène. Isambard, avant de quitter l'auberge, voulut interroger l'hôte; il le prit à part, et lui demanda ce qu'il avoit prétendu dire, en assurant Adalgisequ'il étoit dans l'erreur . L'hôte parut embarrassé; mais Isambard vainquit ses scrupules en lui donnant quelque argent. Alors il découvrit le plus surprenant stratagême; il conta que le cabinet voisin de la chambre d'Isambard, et qui se trouvoit au-dessous d'un grenier, étoit écroulé depuis plus de huit jours; qu'Armoflède avoit couché la surveille dans cette même chambre que venoit d'occuper Isambard, et qu'elle avoit remarqué ce cabinet; qu'en revenant dans l'hôtellerie, elle avoit engagé l'hôte à loger le chevalier aux armesblanches (qu'elle attendoit) dans cette
chambre; qu'en même temps, ayant fait mettre un lit brisé dans le cabinet, elle s'y étoit établie, en prenant la précaution de fermer la porte de son côté, et de faire dresser contre le mur quelques planches, qui, jetées par elle, devoient produire le bruit qu'Isambard avoit entendu. L'hôte termina ce récit, en priant Isambard de lui bien garder le secret; car il avoit, disoit-il, promis à la jeune dame de ne jamais le révéler.
Cette découverte excita la gaieté d'Isambard, et en même tems le confondit. Il ne concevoit pas qu'on pût pousser aussi loin l'imprudence, l'artifice et l'imposture; et en effet, dans le siècle où il vivoit, un tel caractère n'étoit pas commun. Isambard bénit le ciel et l'amitié qui l'avoient préservé des piéges de cette femme, aussi méprisable que séduisante et dangereuse: il fut retrouver Olivier, et tous les deux quittèrent aussitôt l'hôtellerie.
Chapitre XIX.
Le retour. Les chevaliers du cygne reprirent la route du duché de Clèves; et durant le chemin, Olivier apprit à Isambard qu'après la rencontre d'Armoflède dans la forêt, il avoit regagné la grande route, et étoit arrivé à la ville où ils avoient couché; que là, imaginant qu'Isambard y conduiroit Armoflède et y passeroit la nuit, il s'y étoit arrêté, mais n'avoit pas voulu loger dans la meilleure hôtellerie, pensant bien qu'Armoflède choisiroit celle-là; qu'il s'étoit enfermé dans un mauvais cabaret où il avoit passé la plus affreuse de toutes les nuits, et qu'une demi-heure après la naissance du jour, il s'étoit rendu à l'hôtellerie. Après ce détail, Olivier ne fit aucune question à Isambard sur son combat avec Adalgise, dans la crainte
d'entendre parler d'Armoflède; et Isambard, qui pénétra facilement sa pensée, garda un profond silence sur toute cette aventure. À dix heures, les chevaliers s'arrêtèrent dans un petit bois: là, Olivier, cédant aux desirs de son ami, reprit de la sorte la suite de son histoire. Nous en sommes restés à la lettre de Célanire, que me remit Zemni. Tu l'as lue, cette lettre si énergique et si touchante; tu peux avoir quelqu'idée de l'état où je fus après cette lecture... aussitôt, sans perdre un seul instant, j'appelle mon écuyer, je demande mes chevaux, et je pars sans différer. Zemni étoit à côté de moi, et je n'osois le questionner; je redoutois ses réponses, et je craignois de trahir aussi un désespoir dont chaque réflexion accroissoit la violence. Cependant je crus devoir lui dire que Célanire m'avoit chargé de commissions secrètes pour quelques amis qu'elle avoit en Saxe; que j'avois des choses importantes à lui dire de leur part, et que tel étoit le motif de mon voyage. Hélas! Seigneur, reprit Zemni en soupirant, hâtons-nous donc, car... il n'acheva pas; il baissa tristement la tête, et je vis couler ses
larmes. Je frémis... ce peu de mots mettoit le comble à mes craintes mortelles; et ne pouvant ouvrir mon coeur, je poussai mon cheval en avant, afin de m'éloigner de Zemni, dont il m'étoit impossible de soutenir la vue. Après quatorze heures de marche, la lassitude de nos chevaux nous obligea de nous arrêter. Je m'enfermai dans une chambre; et là, sans témoins, je m'abandonnai à tout l'excès de ma douleur. Je repris cette lettre funeste et touchante, je la relus à genoux en versant des torrens de larmes. Ô toi! M'écriai-je, toi dont l'existence m'est plus précieuse, dont le bonheur m'est plus cher que ton amour même, tu m'appelles, et je suis forcé de m'arrêter! ... Tu m'appelles; et, sur le chemin qui conduit vers toi, je suis condamné à rester immobile ici pendant quelques heures! ... Ces heures d'une mortelle longueur, ces heures perdues vont s'écouler sans me rapprocher de toi! ... Cette idée me désespéroit; je comptois tous les momens: tantôt je marchois à grands pas dans la chambre; tantôt je sortois pour m'informer de l'heure; et trouvant tout le monde couché, je
rentrois, je me jetois sur une chaise, je relisois sa lettre, je la baignois de pleurs; mais au milieu de ces horribles anxiétés et de ces inquiétudes déchirantes, jamais je n'arrêtai mon imagination sur l'idée du danger où étoit sa vie; cette affreuse pensée étoit, pour ainsi dire, concentrée au fond de mon coeur; j'en sentois le poids insupportable, dans tous les instans; mais je la repoussois avec une sorte de superstition que je ne puis définir; je n'osois m'articuler à moi-même ces mots terribles: elle n'est plus; peut-être elle mourra ! ... J'aurois cru prononcer un blasphême, et confirmer mon malheur. Je versois des larmes de sang; j'avois le tremblement et le battement de coeur inégal et convulsif du désespoir; et je me répétois qu'elle s'abusoit sur son état... on s'exagère souvent de légers chagrins; mais dans des maux extrêmes, on cherche à se tromper; et c'étoit sur-tout ce sentiment si naturel qui me rendoit la présence de Zemni si pénible. Non seulement son air si profondément affligé me perçoit l'ame, mais il m'inspiroit encore une sorte de colère que je pouvois à peine contenir. Je voulois me
faire illusion, et tout ce qui la détruisoit m'irritoit et m'étoit odieux. C'est ainsi que je passai tout le temps de ce cruel voyage, que je fis avec une inconcevable rapidité. À mesure que j'approchois des lieux qu'habitoit Célanire, je sentois s'accroître mon impatience et mes inquiétudes; je desirois et je craignois également d'arriver, et cette contrariété de sentimens me jetoit dans un trouble et dans une perplexité inexprimables. Nous arrivâmes au commencement de la nuit. Ne voulant point paroître avant d'avoir fait prévenir l'empereur, je descendis dans une auberge, et j'envoyai Zemni au palais; je m'enfermai en l'attendant, et je restai jusqu'à son retour dans un état impossible à décrire... enfin, au bout d'une heure, j'entendis sa voix au bas de l'escalier, et ce son de voix, qui me parut ferme et naturel, suffit pour me rassurer, ou du moins pour ranimer toutes mes espérances. Je m'élance vers la porte, je me trouve sur l'escalier, j'aperçois Zemni, qui me crie: elle vit, elle est beaucoup mieux ! ... À ces mots, pénétré d'attendrissement, éperdu de joie, je tressaille, je chancelle, et je tombe sans connoissance
sur la rampe de l'escalier. Zemni me prend dans ses bras, et m'emporte dans ma chambre. Je repris bientôt mes sens, et mon premier soin fut de tâcher d'éloigner les soupçons qu'une telle foiblesse devoit donner à Zemni; mais il m'interrompit, en me disant: je ne veux point pénétrer vos secrets; mais qui pourroit les mieux cacher que celui qui vous doit la vie, la liberté et le sort le plus doux? ... Il prononça ces paroles avec la sensibilité la plus touchante et la plus vraie, et depuis ce jour, sans lui ouvrir entièrement mon coeur, je cessai de me contraindre avec lui; jamais je ne lui ai fait de confidences, jamais il ne m'a fait de questions, mais je ne cherchai plus à lui dissimuler mes sentimens, et j'ai trouvé constamment en lui autant de fidélité que de réserve et de discrétion. Il m'apprit que Célanire l'avoit chargé de me dire qu'elle me verroit le lendemain, sur le soir, chezArmoflède. Ce rendez-vous me surprit; mais Zemni m'apprit que Célanire étoit intimement liée avec Armoflède: il ne put d'ailleurs me faire aucun autre détail. Comme tu n'étois pas à la cour dans
ce moment, j'allai chercher Lancelot, que je priai d'instruire l'empereur de mon arrivée. Ce prince ne m'avoit prescrit qu'un voyage de quelques mois, je me flattai qu'il ne désapprouveroit pas mon retour: en effet, Lancelot revint promptement me dire de sa part, qu'il me recevroit le lendemain matin, et me reverroit avec plaisir. Lancelot me mit au fait des nouvelles de la cour; il me conta qu'on ne parloit que de la passion d'Éginard pour Emma, et qu'on assuroit que la princesse, guérie des sentimens qu'elle avoit montrés pour moi, partageoit enfin ceux d'Éginard. Ici j'interrompis Lancelot, pour lui protester que jamais Emma n'avoit songé à moi; mais je ne le persuadai nullement, et reprenant son discours: tout le monde sait, dit-il, que vous avez sacrifié la fortune et l'ambition à la charmante Armoflède; elle-même n'en fait pas un mystère, et je connois plusieurs personnes auxquelles elle en a fait l'aveu. Vous concevez, poursuivit-il, que cette découverte n'a pas diminué l'ancienne inimitié qui régnoit entre elle et la princesse Emma: aussi cette dernière est-elle très-refroidie pour la fille de Vitikind,
qu'elle aimoit tant, et uniquement à cause de sa nouvelle liaison avec Armoflède. Mais, repris-je, comment s'est formée cette liaison? D'une manière fort simple, réponditLancelot; Armoflède connoissoit votre attachement pour Vitikind, et, touchée de l'amitié que ce grand homme a pour vous, elle a cru faire une chose qui vous seroit agréable en rendant les plus tendres soins à sa fille, tombée dans une maladie de langueur qui a fait craindre pour sa vie. Armoflède a déclaré ingénuement le motif qui la portoit à rechercherCélanire; elle l'a même dit à Vitikind, et bientôt, connoissant mieux l'intéressante et belle Célanire, elle l'a aimée pour elle-même. Ce récit me causa un extrême surprise, mêlée d'une inquiétude vague et pénible. Il étoit évident qu'Armoflède, en prévenant, en recherchant Célanire avec tant de suite et de soins, avoit obtenu d'elle la confidence de tous nos secrets. Je voyois bien, à la vérité, que ces secrets n'avoient pas été trahis, et que même Armoflède prenoit les précautions les mieux combinées pour les cacher; mais je trouvois dans cette conduite un excès de
générosité qui, malgré moi, m'étoit suspect. Armoflède avoit eu mes premiers hommages; brouillé avec elle par sa légéreté, ensuite rapproché d'elle par ses artifices, elle m'avoit vu prêt à renouer l'engagement de notre première jeunesse, lorsque tout à coup je m'étois éloigné d'elle sans retour: je n'avois remarqué en elle ni dépit, ni aigreur, ni colère; ainsi je ne pouvois attribuer un tel calme qu'à l'indifférence ou à la dissimulation. Si elle ne m'avoit jamais aimé, les objets de mon attachement ne pouvoient avoir de droits sur son coeur; et si elle me regrettoit, si mon changement l'affligeoit, que devois-je penser de la tendresse qu'elle témoignoit à sa rivale? Ces réflexions jetèrent dans mon esprit tous les soupçons, tous les tourmens d'une défiance qui n'étoit que trop fondée, et corrompirent la joie que j'éprouvois de me retrouver près de Célanire, d'être rappelé par elle, et de ne plus craindre pour ses jours; car Lancelot m'avoit confirmé le rapport de Zemni, en m'assurant qu'on n'avoit plus d'inquiétude sur sa vie. Je passai une partie de la nuit à relire sa lettre; cette lettre, qui m'avoit
fait verser tant de larmes, ne contenoit pas un mot qui ne dût alors augmenter mon bonheur: Célanire m'aimoit plus que jamais; elle ne pouvoit vivre sans moi, elle étoit décidée à me tout sacrifier, à tout braver, tout risquer pour moi! ... Mais devois-je abuser de cet ascendant suprême que l'amour me donnoit sur elle? ... Sans doute elle alloit mettre sa destinée entre mes mains; je devois donc m'oublier moi-même, ne voir qu'elle, et lui donner tous les conseils de la raison et de la prudente amitié. Je m'arrêtai à cette résolution, et je me promis sur-tout de l'engager à ne prendre un parti décisif qu'après une mûre et longue réflexion.
Le lendemain matin, je me rendis chez l'empereur, qui me reçut avec une bonté qui confondit plus d'un courtisan, car la cause de mon départ et une absence de six mois avoient fait présumer ma disgrace certaine et sans retour. L'empereur me parla d'un tournois dont il vouloit donner le spectacle à l'illustre Egbert, ce roi fugitif qu'il avoit si généreusement accueilli dans sa cour, et qui se disposoit à partir pour l'Angleterre. L'empereur
ajouta qu'il comptoit que je me mettrois sur la liste des combattans, desirant, dit-il, que ce jour de fête en fût un de succès et de gloire pour tous ses amis. Enfin, après m'avoir traité avec cette aménité pleine de grace et de franchise qui le rend le plus aimable de tous les princes, il me congédia: j'allai m'enfermer chez moi; et là, seul avec la lettre deCélanire, n'ayant qu'un desir et qu'une pensée; j'attendis l'heure du rendez-vous, et aussitôt que la nuit fut tombée, je me rendis chez Armoflède. On me fit monter un escalier dérobé qui me conduisit à une petite porte que mon guide ouvrit; j'entrai, et je me trouvai dans un cabinet où l'on me pria d'attendre seul un instant. J'étois si tremblant et si troublé, que je fus obligé de me jeter dans un fauteuil, car je ne pouvois me soutenir. Au bout de quelques minutes, j'entendis marcher, et je distinguai le bruit léger d'une robe de femme; je me levai en tressaillant, et je vis paroître Armoflède; elle s'avança vers moi d'un air ouvert et attendri, et me prenant la main, elle me considéra un moment en silence avec l'expression de la plus vive sensibilité.
Malheureux Olivier, dit-elle, comme on voit sur vos traits l'empreinte de la souffrance; mais, hélas! Poursuivit-elle, en essuyant quelques larmes qui mouilloient ses paupières, vous allez voir un tableau plus frappant encore des ravages cruels causés par la douleur; à peine pourrez-vous reconnoître votre intéressante amie... où est-elle? Interrompis-je; daignez me conduire à ses pieds... venez, mon cher Olivier, reprit Armoflède, venez, vous allez la voir. En disant ces paroles, elle me guide; je la suis, et après avoir traversé plusieurs pièces, elle s'arrêta devant une porte entr'ouverte. Entrez dans cette chambre, me dit-elle, dans une heure, je reviendrai vous chercher. À ces mots, Armoflède me quitta; je pousse la porte, et j'aperçois, au bout de cette vaste chambre, Célanire couchée sur un canapé: l'entrevoir et me trouver à ses genoux, ne fut pour moi qu'une même chose. Mais, ô ciel! Quel fut mon saisissement, lorsqu'en jetant les yeux sur cette figure adorée, je ne retrouvai plus en elle que l'ombre de Célanire! ... Une maigreur excessive, une pâleur effrayante, sans défigurer
ses traits, donnoient à sa physionomie la plus touchante expression de souffrance et de mélancolie; elle n'avoit plus l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, mais le sentiment qui animoit son visage y conservoit le caractère sublime de sa beauté: sans la connoître, il eût suffi de jeter les yeux sur elle pour être certain que les peines de l'ame causoient seules sa langueur et son abattement. Je la regardois avec un sentiment inexprimable, mêlé de pitié, de tendresse, de remords et de reconnoissance; elle m'examinoit aussi avec attendrissement; et rompant le silence la première: ô mon Olivier, me dit-elle, combien nous avons souffert! ... Je ne sais quelle fut ma réponse; je me ressouviens de ces premières paroles qu'elle prononça, car j'avois été privé si long-temps du bonheur de l'entendre, que le son de cette voix chérie me frappa tellement, qu'il grava dans ma mémoire ces premiers mots que j'entendis articuler: mais mon émotion étoit si violente, j'avois si peu ma tête, qu'il ne m'est pas resté la moindre idée de notre entretien pendant la première demi-heure que nous passâmes
ensemble. Quand ce trouble extrême fut un peu calmé, je lui fis part de mes résolutions, et je lui déclarai que je revenois avec les sentimens de résignation et de soumission qu'elle m'avoit vus en la quittant; que non seulement je n'exigeois d'elle aucun sacrifice, mais que, si elle vouloit m'en faire, je la conjurois de ne rien précipiter, et de ne prendre un parti qu'après une longue délibération. Il n'est plus temps, Olivier! Me répondit-elle, il n'est plus temps! ... Je n'aurois même pu profiter d'un tel conseil le jour où nous nous séparâmes: je m'abusois alors; après avoir livré mon coeur tout entier, après avoir reçu tes sermens, j'osai me croire encore quelques vertus étrangères à l'amour; j'osai croire que la piété filiale, l'amour de la patrie, l'honneur et mes promesses, l'emportoient enfin sur une passion coupable: près de toi, dans tes bras, c'est ainsi que je pensois; ton amour et ton estime me sembloient des garans certains de ma vertu; ta présence m'élevoit au-dessus de moi-même. En me quittant, tu m'as ravi cette illusion de ma tendresse; je descendis en frémissant
au fond de mon coeur, je n'y trouvai que toi... la vie me devint odieuse, insupportable; j'en vis sans effroi le terme prochain; la mort m'affranchissoit d'un engagement abhorré que je respectois encore... mais un événement inattendu fixa bientôt ma destinée. Un écuyer d'Albion vint apprendre à mon père les détails de ce combat, dans lequel Albion dut la vie à la vaillance du plus généreux des chevaliers français: ton nom ne fut pas prononcé; mais mon père, dans cet inconnu qui se disoit l'ami de Vitikind, reconnut facilement son libérateur, et mon coeur ne pouvoit s'y méprendre. L'écuyer d'Albion ajouta que son maître avoit reçu dans ce combat, des blessures dangereuses qu'il avoit négligées d'abord, et qui, s'étant rouvertes, donnoient les plus grandes inquiétudes sur sa vie; que ce mal, s'il n'étoit pas mortel, seroit au moins très-long, et qu'ainsi l'arrivée d'Albion en France seroit excessivement retardée. Mon père, en me contant ces détails, me parut beaucoup moins occupé de l'état d'Albion que de sa reconnoissance pour le généreux Olivier; et quelques mots qui lui échappèrent
me firent connoître clairement que les sentimens secrets de son coeur s'accordoient avec les miens. Ce fut alors que tous mes scrupules s'évanouirent, ou, pour mieux dire, que je me décidai à les sacrifier. Il me sembloit que mon amant, en sauvant les jours de son rival, m'avoit dégagée de ce lien affreux que la mort auroit rompu sans sa générosité; du moins je pensai que cette action sublime justifieroit toute ma foiblesse. D'ailleurs je me croyois mourante, et je ne repoussois point cette idée, qui achevoit de me donner à mes yeux le droit de te rappeler. Cependant, quoique déterminée au fond de l'ame, j'étois encore combattue et sur-tout embarrassée sur le choix des moyens que je devois employer pour faire une telle démarche. Lorsque Zemni et sa mère arrivèrent ici, je ne dépeindrai point ce que j'éprouvai en écoutant le récit qu'ils me firent, le jour même j'écrivis la lettre dont je chargeai Zemni... il partit... et bientôt l'espoir de te revoir me rendit à la vie. Enfin, Olivier, après tout ce que j'ai souffert, après tout ce que vous avez fait pour moi, vous n'avez plus le droit
de me parler encore le froid langage de la raison; vous savez assez que Célanire est à vous, qu'elle ne peut être qu'à vous... hélas! En me donnant à toi, je ne te promets pas le bonheur: en est-il pour qui trahit ses devoirs? ... En prononçant ces paroles, elle ne put retenir ses larmes. Pour moi, frappé seulement d'une décision qui combloit tous mes voeux, et débarrassé du rôle pénible que je m'étois imposé, je montrai, sans contrainte, l'excès de ma reconnoissance et de ma joie. Alors elle me déclara qu'elle étoit déterminée à m'épouser, aussitôt que ses forces lui permettroient de marcher et de sortir: elle me chargea de chercher un prêtre qui consentît à nous unir en secret dans le lieu que je choisirois. Elle me fit donner ma parole de ne mettre qui que ce fût au monde dans notre confidence, me promettant la même discrétion de son côté. L'amitié d'Armoflède, ajouta-t-elle, a su m'arracher le secret de mon coeur; mais je lui ai dissimulé mes desseins: elle pense qu'il est impossible que je puisse rompre mon premier engagement; je la laisserai dans cette erreur. Le don funeste de ma
main causeroit votre perte, si cet important mystère se découvroit; je dois donc mettre tous mes soins à le cacher. Comme elle achevoit ces mots, nous entendîmes du bruit; c'étoit Armoflède, qui entra au même instant et vint s'asseoir sur le canapé de Célanire. Sa présence, si importune pour moi, sur-tout dans ce moment, me causa une humeur qu'il me fut impossible de réprimer; Armoflède fit seule presque tous les frais de la conversation: au bout d'une demi-heure, Célanire me congédia; j'attendois ce moment avec impatience, car n'étant plus tête à tête avec elle, j'éprouvois un besoin extrême de me trouver seul, afin de penser, sans distraction, à tout ce que je venois d'entendre. Avant d'avoir vu Célanire, je ne doutois pas qu'en effet elle ne fût déterminée à rompre ses engagemens avec Albion; mais je n'avois pas prévu une décision aussi ferme, et bien moins encore la résolution de me donner sa main sans délai. J'avois pu être généreux quand je n'avois qu'une espérance éloignée, quand je ne croyois pas possible que Célanire pût consentir à unir son sort au mien avant
deux ou trois ans; mais l'idée qu'elle seroit à moi dans quelques jours bouleversoit absolument ma raison et anéantissoit tous mes principes. Je n'avois plus ni prévoyance, ni inquiétude, ni remords; je ne pouvois que me répéter: elle est à moi ! ... Je trouvai facilement un prêtre qui consentit à me marier en secret. Comme il avoit entendu parler de mes prétendus engagemens avec Armoflède, il imagina qu'elle étoit la personne que je devois épouser: je ne le dissuadai point de cette idée; mais je le prévins que cette personne, ne voulant pas même être connue de lui, seroit cachée sous un voile pendant la cérémonie. Il n'opposa nulle difficulté à tout ce que je proposai, et me promit le plus inviolable secret. Il ne s'agissoit plus que de trouver un lieu où Célanire pût se rendre facilement, et dans lequel il fût impossible d'être surpris. Je me rappelai qu'il y avoit un souterrain fameux près de la maison de campagne de Vitikind, et qui même communiquoit à une partie de son jardin. La tradition nous apprend que ce souterrain servoit jadis de retraite et d'asile à de pieux
personnages persécutés pour la religion; que plusieurs même y sont enterrés. Au fond de cette vaste caverne, remplie de tombes révérées, est une chapelle antique où l'on célèbre encore la messe, une fois l'an, en mémoire des saints qui l'ont habitée. Après avoir consulté Célanire, je me décidai pour ce lieu, car il étoit impossible qu'un mariage secret pût se faire à la cour: ainsi, il fallut me soumettre à voir mon bonheur différé d'un mois, Célanire ne pouvant quitter la cour que sur la fin du printemps.
En attendant ce jour si passionnément desiré, je goûtois le plaisir de voir la santé de Célanire se rétablir d'une manière si rapide, qu'elle fut en état de paroître au tournoi dont l'empereur vouloit donner le spectacle au prince Egbert. Célanire, qui jouissoit à la cour des honneurs que l'on rendoit aux princesses, fut placée dans leur tente, afin d'y distribuer avec elles les prix destinés aux vainqueurs. Tu étois à cette fameuse fête, qui fut même l'époque de ta disgrace, par l'intérêt innocent peut-être, mais trop tendre, que la reine Hermengarde montra pour toi.
On prétend qu'on l'entendit dire, en te donnant l'un des prix: soyez aussi fidèle que vaillant . Je recueillis les discours de la calomnie et de la haine; je vis l'empereur s'inquiéter et s'émouvoir; je te conseillai de prévenir l'éclat fâcheux d'un exil: nous trouvâmes les moyens de motiver d'une manière simple un départ précipité, et tu partis une heure après les jeux. Tu sais qu'après avoir vaincu Ogier Le Danois, Angilbert et Rotbold, je fus défié par Éginard, qui vint me soutenir que sa dame surpassoit la mienne en vertu et en beauté: je lui répondis que ce défi si commun étoit sur-tout déplacé de lui à moi, puisque j'ignorois le nom de sa dame, et qu'il ne connoissoit pas la mienne. D'ailleurs, ajoutai-je, en ne pouvant aimer que celle que je sers, j'honore toutes les personnes de son sexe et n'en veux offenser aucune: mais je soutiens, Éginard, que vous n'êtes capable ni de la passion, ni de la constance dont j'ai donné des preuves. Cette réponse fut très-applaudie; tous les yeux se tournèrent sur Armoflède et se portèrent ensuite sur la princesse Emma, qui ne put
dissimuler son embarras et son dépit. Éginard étoit furieux, et combattit avec un extrême emportement: je lui donnai un coup de lance qui fit cabrer son cheval et le renversa sur l'arêne; mais au moment même, il se releva avec ses armes; et, comme il en avoit le droit, il me demanda le combat à pied. Dans cet instant l'empereur fit donner le signal de la clôture des jeux, et il fallut se retirer. Éginard, outré, s'approcha de moi, et me dit tout bas: il faut céder à l'autorité, mais ce combat m'étoit dû, et je vous le demande pour demain, à la pointe du jour, sans témoins et dans le bois de cyprès. J'acceptai ce rendez-vous, et je le quittai pour aller recevoir des mains de sa dame un bracelet d'or, qu'Emma, pâle et tremblante, donna au vainqueur d'Éginard avec autant de colère que de chagrin.
Olivier, dans cet endroit de son récit, fut interrompu par les écuyers qui apportèrent des corbeilles de fruits et quelques rafraîchissemens qui firent le dîner des deux voyageurs.Après ce frugal repas, Olivier reprit son récit, comme on le verra dans le chapitre suivant.
Chapitre XX.
Un monarque sans préjugés. Tu partis après le tournoi, mais la fête dura encore plus de trois heures, et fut terminée par un repas splendide, après lequel le princeEgbert prit congé de l'empereur. Ce dernier lui fit présent d'une superbe épée: prince, lui dit-il, puisse cette épée vous servir utilement contre vos ennemis; mais, malgré la gloire attachée au succès des armes, soyez assez grand pour préférer toujours la paix à la guerre. Vous allez trouver, dans vos propres états, tous les germes funestes des discordes civiles: opposez aux factieux, le courage, la droiture et la clémence; telle est la véritable politique. Vous fûtes offensé, persécuté:
si l'on vous croit dissimulé et vindicatif, vous êtes perdu sans retour: ce sont les vains artifices, la mauvaise foi, l'orgueil et la frivole ambition de régner despotiquement, qui perdent les souverains. Pour vous, prince, vous êtes trop éclairé pour ne pas sentir qu'il n'existe de roi légitime que celui qui ne commande qu'au nom sacré de la loi; qu'il n'y a ni habileté, ni grandeur, ni sûreté à conduire de stupides esclaves; et que parmi tous les hommes avilis de la nation dégradée qui se soumet au joug honteux de la tyrannie, l'être le plus méprisable est celui qui s'enorgueillit de gouverner un tel peuple. Ce discours parut faire une profonde impression sur le jeune prince; et, en effet, jusqu'ici il a montré toutes les vertus qu'on devoit attendre d'un disciple de Charlemagne. Ce soir même, l'empereur, qui avoit été très-frappé de la conduite de la reine Hermengarde et de l'intelligence qu'il supposoit entre elle et toi, voulut me questionner à cet égard, et m'ordonna de le suivre dans son appartement. Je lui parlai, comme nous en étions convenus, et je parvins, sinon à détruire, du moins
à calmer ses craintes. Ce prince, si communicatif avec ceux qu'il aime, m'ouvrit son coeur sur tous ses chagrins domestiques, et me confia qu'il s'étoit aperçu de la passion d'Angilbert pour la princesse Berthe, et de celle d'Éginard pour Emma. Ensuite il m'interrogea sur la Saxe, sur les dispositions et les forces des rebelles, et sur-tout sur le caractère d'Iliska, leur chef, le père d'Ordalie, qui m'avoit fait arrêter et condamner à la mort. Je lui dis que cet homme gouvernoit en despote, que, sans talens, sans aucun des dons extérieurs qui paroissent faits pour séduire, il avoit pris un suprême ascendant sur la multitude; mais qu'il en abusoit avec autant d'insolence que de cruauté; qu'il adoptoit toutes les odieuses maximes des tyrans, et sur-tout celle qui prescrit de régner par la terreur ; règne en effet absolu, mais qui ne peut être long. Croiriez-vous, reprit l'empereur, qu'on a osé me conseiller de mettre à prix la tête de cet homme sanguinaire? Je sais que l'exemple donné par plusieurs gouvernemens paroît autoriser un tel avis; mais rien à mes yeux ne peut consacrer une
lâcheté. La main d'un souverain, dispensatrice des graces, n'est plus digne d'offrir des prix à la vertu, lorsqu'elle promet une récompense au crime; et quiconque invite au meurtre, n'est lui-même qu'un VIL assassin. L'empereur me parla ensuite de l'entreprise qu'il méditoit contre les révoltés saxons, et dont il devoit confier l'exécution au comte Thédéric; et il termina cet entretien en me donnant le brevet d'une place briguée depuis long-temps par tout ce qu'il y avoit de plus illustre à sa cour; place à laquelle je n'avois jamais songé, et qui m'attachoit immédiatement à sa personne. Notre conversation s'étoit tellement prolongée, que le jour commençoit à paroître lorsque ce prince me congédia. Nous étions au mois d'avril, et cependant le froid étoit excessif. Je me disposois à quitter l'empereur pour me rendre au bois de cyprès, où je devois trouver et combattre Éginard. L'empereur étoit debout, et fit avec moi quelques pas qui l'approchèrent d'une fenêtre fermée, donnant sur la grande pièce de gazon qui entoure son pavillon et celui de la princesse Emma; il jeta les yeux à travers les vitres,
sur le jardin, et fut très-surpris de voir dans la saison où nous étions le gazon et les fleurs entièrement cachées par la neige qui étoit tombée durant la nuit. Je m'avançai dans l'embrasure de la fenêtre: dans ce moment je vis l'empereur tressaillir et pâlir; il regardoit le pavillon d'Emma, qui, comme tu sais, est auprès du sien: je tournai les yeux de ce côté; mais quel fut mon étonnement en voyant distinctement sur le perron la princesse et Éginard... aussitôt je fis un mouvement pour m'éloigner; mais Charlemagne, sans proférer une parole, me retint en me prenant fortement la main; la sienne étoit tremblante, l'altération de ses traits et l'expression de sa physionomie avoient quelque chose de terrible et d'effrayant: il fit passer dans mon ame le trouble affreux qu'il éprouvoit, et ce fut avec une violente émotion que je considérai l'étrange scène que je vais décrire.Éginard et la princesse regardoient la neige dont le parterre étoit couvert, et paroissoient délibérer sur le parti qu'ils devoient prendre. Tu te rappelles que ce parterre, absolument en gazon parsemé de fleurs, d'arbres et
d'arbustes, est entouré de hautes murailles, et forme un jardin particulier pour l'empereur et les princesses, et que les hommes n'y entrent jamais, à moins d'y être à la suite de l'empereur; les princesses, ainsi que lui, ont des clés de la petite porte de cet enclos dans lequel Emma avoit fait entrer son amant par cette porte, afin d'éviter toute rencontre des domestiques. Mais la neige qui couvroit totalement le parterre formoit un incident aussi inquiétant qu'imprévu; l'empereur, à son réveil, pourroit voir dans cette enceinte solitaire la trace des pas d'un homme... telles étoient les craintes et l'embarras que les gestes d'Emma exprimoient parfaitement. Cependant il n'y avoit point de temps à perdre, il falloit se décider sans délai. La princesse, qui avoit réfléchi un moment, paroît avoir trouvé un expédient qu'elle propose vivement, et qu'Éginard rejette: elle insiste, il a l'air de céder, et tout à coup elle descend le perron; Éginard la suit, mais s'arrête sur l'avant-dernière marche. Emma passe devant lui, descend tout l'escalier, tourne le dos, s'incline doucement, et reçoit Éginard sur ses
épaules; ensuite, pouvant à peine marcher et se soutenir, elle prend le chemin de la longue allée de sycomores qui conduit à la porte du jardin. À cette vue, l'empereur, laissant tomber le bras qui tenoit le mien, s'appuya contre le mur, et mit ses deux mains sur son visage; un instant après, il s'éloigna de la fenêtre, et alla se jeter dans un fauteuil. Il m'appela, et me fit signe de m'asseoir près de lui. Il gardoit le silence; mais je vis, par la rougeur et l'expression de son visage, que ses réflexions lui rendoient toute la colère que l'attendrissement avoit calmée un moment. Enfin, prenant la parole: Olivier, me dit-il, j'ai su me préserver des préjugés absurdes que l'éducation, la flatterie et l'orgueil, inspirent communément aux souverains; celui qui, le seul de vos rois, depuis les premiers successeurs de Clovis, admit le peuple aux assemblées législatives; celui qui, dans les écoles d'éducation nationale, sans égard à la naissance, ne distribuant les prix et les emplois qu'au mérite et aux vertus, donne souvent un blâme public à l'héritier d'un grand seigneur, et couronne dans son concurrent
le fils d'un simple artisan; celui qui, dans l'académie littéraire qu'il a fondée, a rejeté pour lui toute espèce de distinction particulière; celui qui vouloit, il y a quelques mois, marier sa fille à l'un de ses sujets; celui-là, dis-je, a bien prouvé qu'il n'attache aucun prix à la naissance. Ainsi les motifs de mon ressentiment sont légitimes et fondés sur la raison.L'indigne suborneur de ma fille me doit tout, son éducation, sa fortune, et même la vie. Vous savez que, dans une bataille, je sauvai ses jours en exposant les miens. Parlez, Olivier, quelle punition mérite une telle ingratitude?-La plus grande, seigneur, s'il étoit possible de la dénoncer devant un tribunal.-Et pourquoi ne pas livrer un coupable à la rigueur des lois?-Et le soin de la gloire de la princesse? D'ailleurs, seigneur, vous êtes l'offensé: pensez-vous que votre indignation et votre colère n'eussent aucune influence sur l'arrêt que prononceroient les juges? Non, Charlemagne irrité ne peut demander justice; car la cause du coupable ne seroit ni défendue avec force, ni jugée avec impartialité. C'est pourquoi, seigneur, un
prince ne peut jamais se venger légitimement; c'est pourquoi il doit (comme jusqu'ici vous en avez donné l'exemple) punir les crimes qui intéressent l'état et la société, et pardonner toutes ses injures personnelles.-Ainsi donc, dit Charlemagne, on peut toujours outrager impunément un prince? Ah! Seigneur, repris-je, le grand nombre des hommes a tant d'intérêt à lui plaire, que lorsque l'état est tranquille, il a bien plus à redouter la flatterie que des outrages. N'est-il pas juste que celui qui ne peut être offensé que par des insensés, soit obligé de pardonner toujours? L'empereur ne répondit rien; il me fut impossible de deviner quel sentiment dominoit dans son ame. Après quelques minutes d'un morne silence, il prit une écritoire, écrivit quelques lignes, ferma le billet, et me le donnant: tenez, Olivier, me dit-il, portez cet écrit à Éginard. Cet ordre m'embarrassa tellement, que je ne pus me dispenser d'avouer à l'empereur que j'avois reçu d'Éginard un cartel, et que j'allois me battre avec lui. Vous voyez, seigneur, ajoutai-je, que si ce billet est l'arrêt de sa perte, il seroit
affreux qu'il le reçût de la main de son ennemi; et si, au contraire, seigneur, vous daignez faire grace, je ne puis porter une telle nouvelle à celui qui m'attend avec le desir de m'ôter la vie; il croiroit peut-être que j'ai brigué cette commission, afin d'éviter le combat; car certainement alors il abjureroit son ressentiment contre moi. Il suffit, dit l'empereur, je conçois vos raisons, et je les approuve; rendez-moi ce billet: allez, Olivier, où l'honneur vous appelle; je ne dois plus vous retenir. À ces mots, je me retirai et me rendis sans délai dans le bois de cyprès. J'y trouvai Éginard; nous nous enfonçâmes dans l'épaisseur du bois, et nous mîmes l'épée à la main; mais à peine le combat étoit-il engagé, que nous entendîmes un léger bruit, qui nous fit suspendre nos coups. Nous prîmes le parti de nous éloigner; mais quel fut notre étonnement, lorsqu'au détour d'une allée, nous nous trouvâmes vis-à-vis de l'empereur, et à dix pas de lui! Nous restâmes immobiles. Ce prince, avec une contenance sévère et majestueuse, s'approche d'Éginard, et lui présentant un papier: lisez ce billet, lui
dit-il, et ensuite vous terminerez votre combat, si vous voulez; je n'y mettrai point d'obstacle. Éginard, interdit et tremblant, prend le billet et l'ouvre. Aussitôt qu'il a jeté les yeux sur la première ligne, il pâlit, il chancelle; cependant il le parcourt précipitamment, et tout à coup il tombe évanoui aux pieds de l'empereur. Alors Charlemagne s'éloigna brusquement; je le perdis bientôt de vue, et je me retrouvai seul avec Éginard, étendu à terre et sans connoissance. Je le relevai, et je le portai sur un siége de verdure: il reprit l'usage de ses sens; et en voyant que je le soutenois dans mes bras, il m'embrassa en fondant en larmes. Le billet de l'empereur étoit tombé sur le gazon; il le ramassa, il me le donna en me priant de le lire; il étoit à peu près conçu en ces termes: "je ne me suis point couché cette nuit, que j'ai passée toute entière avec Olivier, dans mon appartement. Je sais tout... j'ai tout vu de la fenêtre du cabinet où nous étions. Dans ce premier moment de surprise et d'indignation, j'ai entendu de la bouche d'Olivier tout ce qui pouvoit disposer mon esprit et mon coeur à
la clémence... je suis votre souverain, votre bienfaiteur, j'étois votre ami; jugez-vous! ... Je pouvois m'honorer d'un gendre vertueux, quelle que fût sa naissance; j'aurois célébré publiquement les noces de ma fille et d'Olivier... mais je n'avouerai point pour mon fils celui qui a trahi les devoirs les plus sacrés de la probité et de la reconnoissance. Cependant je donne mon consentement à votre union secrète avec ma fille, et je vous ordonne à tous deux de ne pas la différer. Je vous ôte la place que vous aviez près de moi, et je double les appointemens que j'y avois attachés. Restez à la cour, ne me voyez qu'en public, faites le bonheur d'Emma, et avec le temps je pourrai vous rendre mon estime et mon amitié."Cette lettre magnanime fit sur Éginard et sur la princesse tout l'effet qu'elle devoit produire; la félicité dont ils jouissent, leur conduite et leur reconnoissance, récompensent aujourd'hui l'empereur de sa clémence et de sa générosité.
Ici Olivier termina sa narration, qu'il reprit le jour suivant en ces termes.
Chapitre XXI.
Un mariage clandestin. La santé de Célanire étant enfin absolument rétablie, elle partit pour la campagne: ce fut sur la fin du mois de mai. Au comble de mes voeux, enivré d'amour et de joie, je me rendis dans ce lieu trois jours après elle. J'établis le prêtre que j'avois choisi dans une chaumière qui se trouve à un demi-quart de lieue du souterrain dont je t'ai parlé. Cette grotte immense a deux issues qui ne sont jamais fermées; l'une donne dans les champs, l'autre communique à la maison de Vitikind par une vaste prairie qui dépend de la maison, et qui tient à son jardin. Je convins avec le prêtre qu'il se rendroit par les champs dans la caverne, et qu'il s'y trouveroit la nuit même à minuit précise.
À dix heures du soir je pris un chemin détourné, qui me conduisit à l'une des portes du jardin de Vitikind; j'en avois la clé, j'entrai, je refermai la porte; ensuite je traversai rapidement une longue allée de tilleuls, au bout de laquelle je découvris le petit pavillon où m'attendoit Célanire. Je fus transporté en apercevant la lumière qui éclairoit la salle au rez-de-chaussée; je me précipite vers la porte vitrée qu'on avoit laissée entr'ouverte, et je me trouve aux pieds de Célanire, qui étoit assise auprès d'une table. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle voulut se lever; elle n'en eut pas la force, elle retomba sur sa chaise en me tendant les bras. Ô ma Célanire, m'écriai-je, vous êtes donc à moi! À ces mots, elle tressaillit, et je vis couler ses larmes; je repris la parole pour lui dire tout ce que l'amour peut inspirer de passionné; ses larmes s'arrêtèrent, elle m'écouta en silence en me regardant fixement, et ne me répondit que par de profonds soupirs. Je connoissois trop sa délicatesse et sa vertu pour ne pas lire facilement tout ce qui se passoit dans son ame, et pour n'être pas certain que dans
cet instant le plus pressant remords agitoit violemment son coeur. J'avois prévu ce combat si pénible; mais je me flattois que l'amour, qui obtenoit le sacrifice de ses scrupules, finiroit bientôt par les anéantir. D'ailleurs, depuis un mois, enivré de la certitude de posséder l'objet adoré de tous les desirs de mon coeur, nulle autre idée n'avoit pu s'allier dans mon imagination à cette idée dominante. Jusqu'alors je l'avois aimée pour elle, et depuis cette époque, mon amour, plus violent et moins tendre, avoit perdu toute sa générosité; il n'étoit plus qu'une fureur insensée, et j'eusse été incapable de sacrifier à son repos le bonheur dont elle m'avoit donné l'espérance. Je la pressai de quitter le pavillon, en lui proposant d'attendre dans le jardin l'heure que j'avois indiquée au prêtre. Elle se laissa conduire; nous sortîmes du pavillon, et après avoir traversé le parterre, nous entrâmes dans la grande allée de marroniers. Je fus saisi d'un transport inexprimable en me retrouvant dans cette même allée, où huit mois auparavant j'avois été forcé de contenir et de dissimuler des sentimens auxquels il m'étoit
enfin permis de me livrer sans contrainte. Je m'arrêtai, je la pressai dans mes bras et contre mon coeur, à cette même place où j'avois excité sa défiance et sa colère, pour avoir osé lui proposer de ralentir un moment sa marche! ... Au bout de l'allée, nous prîmes le chemin du bois de peupliers, qui nous approchoit du souterrain, et, choisissant l'endroit du bois le plus touffu, nous nous assîmes sur une des roches couvertes de mousse, dont ce lieu est rempli. L'excès de ma joie, l'ivresse de mon bonheur, avoient insensiblement calmé les remords de la timide et sensible Célanire; elle me répondoit; chaque minute ajoutoit un charme de plus à l'expression de sa tendresse, lorsque tout à coup le temps s'obscurcit d'une manière surprenante: au plus beau clair de lune succédèrent subitement les plus épaisses ténèbres. Célanire, épouvantée, se précipita sur mon sein. Ô mon ami!Me dit-elle d'une voix étouffée, le jour où j'attachai mes offrandes à l'arbre que je t'avois consacré, un orage semblable vint porter la terreur au fond de mon ame! Oui, le ciel condamne mon amour et
réprouve notre union! ... Ce tonnerre menaçant nous annonce sa colère vengeresse... oh! Il en est temps encore, Olivier, prends pitié de mon effroi, de mes remords! ... Ces remords affreux sont insurmontables, ils me poursuivent dans tes bras! ... Oh! Rends Célanire à la vertu, à son père... répare mon imprudence, expie ma foiblesse par ton courage et ta générosité! ... Ce discours me fit frémir, sans m'émouvoir; je lui rappelai avec véhémence l'entretien dans lequel elle avoit elle-même fixé notre destinée. Hélas! Dit-elle, étois-je à moi-même! Je te revoyois après une longue absence! ... Mais c'en est fait, poursuivit-elle, c'est en vain que je vois le profond abyme que j'ai creusé moi-même; nulle main secourable ne m'empêchera d'y tomber! ... Ces dernières paroles me causèrent un si violent mouvement de fureur et de désespoir, que je fus tenté de m'arracher la vie et de m'immoler à ses pieds; j'éclatai avec tant d'emportement, qu'elle ne songea plus qu'à me calmer; elle ne me répondit d'abord que par des sanglots, ensuite passant ses deux bras autour de mon cou:
pardonne, me dit-elle, pardonne les derniers gémissemens de ce coeur combattu; désormais ton épouse ne connoîtra plus qu'un devoir, celui de te rendre heureux. Viens, continua-t-elle en se levant, il est minuit, mes vaines frayeurs sont évanouies; l'amour m'a rendu tout mon courage, et saura me le conserver. En parlant ainsi, elle ne pouvoit se soutenir sur ses jambes tremblantes; je la pris dans mes bras, et je l'entraînai hors du bois: nous marchions à la seule lueur des éclairs, qui de temps en temps me faisoient entrevoir Célanire pâle, échevelée, agitée de mouvemens convulsifs et paroissant mourante... arrivés à l'entrée de la caverne, je frappai trois coups, comme j'en étois convenu avec le prêtre; une minute après nous l'aperçûmes au fond de la grotte, il tenoit un flambeau allumé: dans cet instant, je jetai sur Célanire un voile qui la couvrit presque entièrement, mais qui ne pouvoit l'empêcher de voir, et nous nous acheminâmes lentement vers le flambeau qui nous servoit de guide. Après avoir fait quelques pas, Célanire, apercevant les tombes dispersées dans la
caverne, s'arrête en frissonnant. Juste ciel! Dit-elle avec un son de voix qui me glaça, vous me conduisez dans le séjour de la mort! ... Je lui avois dépeint cette caverne, et quoiqu'elle n'y eût jamais été, elle en avoit entendu parler mille fois; mais elle étoit tellement dominée par la terreur, que tous les souvenirs étoient effacés de son imagination, excepté ceux qui pouvoient augmenter ses remords et son effroi... je ne répondis rien, et elle se remit en marche. Lorsque nous fûmes près du prêtre et sur les marches de l'autel, ses yeux s'arrêtèrent et se fixèrent sur un sépulcre plus grand que les autres, qui se trouve au fond de cette chapelle. Olivier, me dit-elle, où donc est l'autel nuptial? Je ne vois qu'un tombeau! ... Ces paroles avoient quelque chose de si frappant, qu'elles firent sur mon coeur une impression superstitieuse dont ma raison ne put me garantir... cependant je montrai le prêtre et l'autel à Célanire; nous nous mîmes à genoux, et la cérémonie commença. Je vis, à l'agitation de Célanire, qu'elle pleuroit; je tenois sa main froide et tremblante; plusieurs fois elle serra la
mienne, et je remarquai avec plaisir que l'extrême attention et le recueillement qu'elle apportoit à la cérémonie lui rendoient une partie de ses forces. Elle répondit d'une voix assez ferme aux interrogations du prêtre; mais à peine eûmes-nous prononcé les mots sacrés qui nous engageoient pour toujours, que le seul flambeau que nous eussions dans ce vaste souterrain, le cierge que le prêtre avoit posé sur l'autel, s'éteignit tout à coup, et nous nous trouvâmes dans une totale obscurité. Ô Dieu! S'écria douloureusementCélanire, quel horrible présage! ... Elle n'en put dire davantage; elle tombe évanouie dans mes bras... ce que j'éprouvai alors est inexprimable; les paroles qu'elle avoit prononcées en entrant dans la caverne et en approchant de l'autel me revinrent à l'esprit; je la crus morte... décidé à ne lui survivre que le temps qu'il me falloit pour acquérir l'entière certitude de mon malheur, je restai immobile à ma place, en attendant que le prêtre, qui s'étoit muni de toutes les choses nécessaires à cet effet, eût rallumé le flambeau. Aussitôt que la lumière reparut, Célanire soupira
et me rendit à la vie; assuré qu'elle existoit, mes sinistres pressentimens s'évanouirent, je n'eus plus qu'une seule pensée, celle que la destinée de Célanire étoit irrévocablement unie à la mienne. Je me hâtai de l'emporter hors du souterrain; le grand air acheva de lui rendre l'usage de ses sens: l'orage étoit dissipé, le temps étoit redevenu calme et serein, et la lune et les étoiles répandoient sur toute la campagne la plus douce lumière. Nous étions dans la prairie, à cent pas de la grotte, lorsque Célanire, d'une voix foible et tendre, prononça mon nom; je la posai au pied d'un saule. Ô Célanire! M'écriai-je, ôte ce voile qui couvre ta tête; oh! Que je revoie le visage adoré de mon épouse; nous sommes pour jamais unis l'un à l'autre; et depuis cet instant mes yeux n'ont point rencontré ton doux regard! ... À ces mots, elle se débarrassa de son voile, et découvrit son charmant visage; je la regardai comme si je la voyois pour la première fois; je contemplois avec délices, avec extase, cette figure enchanteresse, en me répétant: c'est Célanire, c'est mon épouse ! ... Mais à ce ravissement succéda
bientôt une mortelle inquiétude; je tenois ses mains, qui étoient brûlantes, et elle se plaignoit du froid; je connus qu'elle avoit de la fièvre; je la conduisis sans délai dans le pavillon, où mes craintes augmentèrent, lorsque je vis à la lumière l'extrême rougeur de son visage et l'égarement de ses yeux: elle n'avoit plus sa tête, elle me demandoit d'où elle venoit, et ne proféroit pas une parole qui ne me perçât le coeur. Ma situation étoit affreuse; il m'étoit impossible de la laisser seule dans cet état, et en restant encore deux ou trois heures, nous pouvions être surpris par ses femmes. Cependant, au bout d'une demi-heure, ses idées revinrent; je saisis cet instant pour l'engager à aller prendre le repos dont elle avoit tant de besoin; je la menai dans sa chambre, et je me retirai sans perdre de temps.
Permettez-moi, cher Isambard, dit Olivier dans cet endroit de son récit, de terminer ici aujourd'hui ma triste narration; maintenant ce qui me reste à vous conter est si funeste, que j'ai besoin de reprendre haleine, et de m'armer d'une force nouvelle pour continuer cette déplorable
histoire. En disant ces paroles, Olivier se leva; Isambard attendri le suivit en silence: les deux chevaliers, qui étoient sur la lisière d'un petit bois, remontèrent à cheval, et entrèrent dans le bois. Ils alloient au pas; Olivier étoit plongé dans la plus sombre rêverie; Isambard, derrière lui, causoit à voix basse avec Zemni, lorsque, arrivés à l'extrémité du bois, ils entendirent le son d'une musette, et bientôt après celui d'une voix jeune et douce qui chanta avec grace et justesse la chanson qu'on trouvera dans le chapitre suivant.
Chapitre XXII.
Une reconnoissance. Isambard, jetant les yeux de tous côtés, aperçut à trente pas un jeune pâtre assis au pied d'un chêne. Il étoit tourné de manière qu'on ne pouvoit voir son visage; il tenoit la musette dont il venoit de jouer, et il chantoit une romance dont le refrain s'est perpétué jusqu'à nos jours. Mais voici les anciennes paroles du petit pâtre: romance.
Quel insupportable tourment, d'être traité comme un enfant! C'est ce qui me désole... etc.
Cette chanson intéressa Isambard; il voulut voir le jeune pâtre: il s'approcha de lui, et fut charmé de sa figure et de son maintien. Le berger répondit à ses questions avec une politesse pleine de graces, et l'invita à venir se reposer dans la chaumière de son maître, qui n'étoit qu'à cinq cents pas de là. Comme le jour commençoit à baisser, Isambard fit aisément agréer cette proposition à son ami. Le berger rassembla ses chèvres qui broutoient dans le bois, ensuite il prit le chemin de la maison, et les chevaliers le suivirent. Ils aperçurent bientôt la chaumière, située sur une grande pelouse, faisant partie d'un vaste jardin rempli de fleurs, d'arbustes rares et d'arbres fruitiers; le tout environné d'une simple haie d'églantiers. Le berger fit entrer les chevaliers dans cette habitation champêtre, dont l'intérieur surprit étrangement les deux amis, par sa
recherche et son élégance: le salon étoit entièrement revêtu de marbre blanc; on voyoit dans le fond de cette pièce, vis-à-vis la porte d'entrée, un tableau allégorique représentant la sagesse foulant aux pieds les attributs de l'amour, et s'arrachant des bras de la gloire pour s'élancer vers la paix et la vertu, qui sembloient l'inviter à les suivre. On avoit attaché à l'un des côtés de ce tableau un trophée d'armes rouillées, et de l'autre côté, un ruban lioit ensemble et tenoit suspendus un luth, une pannetière, une houlette et quelques outils de jardinage, d'un travail précieux. Isambard chercha dans le trophée d'armes la devise du bouclier; mais elle étoit effacée. Mon maître, dit le jeune berger, n'est point encore revenu des champs, mais il reviendra bientôt avec ses brebis; je vous prie, seigneur, de ne point lui parler de la chanson que vous m'avez entendu chanter, car je l'ai composée à son insu... et pourquoi, dit Isambard, ne voulez-vous pas qu'il le sache? Ah! Seigneur, reprit le pâtre en soupirant, c'est que cette chanson contient mon histoire... et cet Iphis dont elle
parle est mon maître... eh quoi! Votre maître est votre rival?-Il assure qu'il n'est pas amoureux; mais je vois bien le contraire...-ainsi votre maître s'appelle Iphis; voilà un nom aussi pastoral que cette maison est romanesque.-Oh! Oui, mon maître aime ces noms-là: Chloé s'appeloit Nanette , il veut qu'on l'appelle Chloé, et moi il m'a nommé Sylvain ... mais, paix! Je crois l'entendre... à ces mots, les deux chevaliers, dont chaque instant augmentoit l'étonnement et la curiosité, entendirent le son d'un flageolet. C'est lui, dit Sylvain; il va conduire ses brebis à l'étable, ensuite il se reposera près d'ici, sur le bord de la fontaine, et il chantera: il n'aime pas alors qu'on l'interrompe; mais quand il aura fini sa chanson, nous irons le retrouver. En effet, au bout de quelques minutes, on entendit une voix forte et un peu rauque qui chanta ces couplets: dans cette aimable solitude, je puis donc enfin pour toujours, libre de toute inquiétude, terminer de paisibles jours... etc.
Ici la voix cessa de chanter; Sylvain invita les chevaliers à venir trouver son maître, et il les conduisit dans le verger; ils passèrent sous un berceau de vigne, au bout duquel ils aperçurent le berger nonchalamment couché sur l'herbe. Isambard, impatient de voir ce singulier personnage, précipita sa marche, et lorsqu'il fut à quelques pas de lui: que vois-je? S'écria-t-il, c'est Ogier Le Danois! À cette exclamation, Ogier (car c'étoit en effet lui-même) se leva et courut embrasser les deux chevaliers. Seigneur, dit-il à Olivier, nous ne nous sommes point revus depuis le tournois que Charlemagne donna au prince Egbert, et dans lequel vous me vainquîtes; à cette époque je quittai la cour: détestant les hommes et le monde, maudissant les femmes, renonçant à l'amour, à la guerre, à la société, je vins me fixer ici, et sans doute j'y terminerai paisiblement
ma carrière. Je n'en répondrois pas, reprit Isambard, car les couplets que nous venons d'entendre n'annoncent ni un guerrier entièrement désabusé, ni un amant bien guéri. À ces mots, Ogier soupira, et changeant d'entretien, il conjura les chevaliers de s'arrêter quelque temps chez lui, ce qu'ils n'acceptèrent que pour le reste du jour et une partie du lendemain. Ogier, guerrier, philosophe, amant romanesque, ami sûr et fidèle, plein de franchise et de générosité, avec une raison supérieure, avoit l'imagination trop vive et une trop grande sensibilité, pour que sa conduite fût toujours d'accord avec ses lumières et ses principes; il prenoit facilement des partis extrêmes, et souvent y renonçoit avec une étonnante légèreté. Dominé par ses sensations et par ses premiers mouvemens, son esprit et sa réflexion lui faisoient aisément connoître les erreurs dans lesquelles il étoit tombé, et ne lui servoient jamais à l'en garantir. Il étoit facile sans être foible; il n'y avoit de moyens de le séduire que par l'enthousiasme: on pouvoit l'entraîner, et non le mener.Admirateur ardent des talens et
des arts, les agrémens frivoles avoient trop d'empire sur lui; il étoit disposé naturellement à se passionner pour la vertu; mais cependant le vice, en cachant sa perversité sous une forme originale et piquante, pouvoit du moins, pour un temps, lui plaire et le subjuguer. Rempli de discernement (lorsqu'il étoit de sang froid), il n'avoit aucun des préjugés de son siècle; il pensoit toujours avec profondeur, et se conduisoit souvent avec étourderie: enfin, malgré ces inégalités, on l'aimoit; il étoit impossible de ne le pas trouver aimable et même attachant, parce qu'il portoit toujours dans la société un coeur sensible, de la droiture et un fonds de gaieté que ses passions et ses chagrins n'avoient pu détruire. Il avoit toujours eu beaucoup de goût et d'inclination pour Isambard, dont le caractère lui convenoit mieux que celui d'Olivier. Isambard brûloit de le questionner sur ses aventures:Ogier, de son côté, desiroit l'entretenir en particulier; et comme le malheureux Olivier se levoit fort tard, et qu'Isambard sortoit de sa chambre au point du jour, ils se donnèrent rendez-vous pour le
lendemain, à sept heures du matin. En effet, le jour suivant Isambard se rendit à l'heure convenue dans le cabinet d'Ogier, qui, consentant à satisfaire pleinement la curiosité d'Isambard, lui conta sa singulière histoire.
Chapitre premier.
Histoire d'Ogier Le Danois. Vous avez été témoin, mon cher Isambard, de quelques-unes de mes folies, mais vous n'en connoissiez que très-confusément la cause; et puisque vous voulez savoir les véritables motifs qui m'ont fait abandonner la guerre et le monde, il faut que je vous fasse connoître mon caractère,
mes opinions et toutes mes erreurs, et que par conséquent je vous conte mon histoire entière.
Je naquis sous le règne du sage Sigefroy; je fus élevé dans un vieux château, loin de la cour; et mon père, l'homme le plus savant du Danemarck, fut mon seul instituteur. Je montrai dès mon enfance un goût passionné pour la gloire, c'est-à-dire pour la guerre; car, dans le siècle où nous sommes, ces deux idées sont malheureusement inséparables; mais mon père les rectifia en me donnant la définition de la véritable valeur: c'est, me disoit-il, la vertu combattant pour la justice . J'ai tâché de faire de cette maxime la règle de ma conduite. Sigefroy tira mon père de sa solitude, l'appela près de lui, et le fit son ministre. Le Danemarck applaudit à son choix, et parut sentir vivement le bonheur si rare d'être gouverné par un bon roi et par un ministre éclairé et vertueux. J'avois alors seize ans: peu de mois après j'entendis parler de la guerre qui s'étoit
élevée entre Charlemagne et Didier, roi des lombards. Didier me parut malheureux et opprimé; j'obtins la permission d'aller combattre pour sa cause, et je me rendis enLombardie. Je fis aussi mes premières armes avec le prince Adalgise, qui n'avoit alors que dix-sept ans. Vous savez, Isambard, qu'au commencement d'une bataille j'eus l'audace de défier Charlemagne, qui me demanda mon nom: ce nom, lui répondis-je, est encore inconnu; mais il ne tient qu'à vous, seigneur, de le rendre à jamais célèbre, si vous acceptez mon défi. Hé bien, j'y consens, dit Charlemagne, et il s'avança. Il quitta ses rangs, et vint à moi la lance en arrêt. Le combat commença; mais à peine étions-nous aux mains, qu'Adalgise, suivi de plusieurs soldats, vint fondre sur Charlemagne, et, lui donnant un coup de lance dans le côté, le renverse par terre. Aussitôt son armée, justement indignée, s'élance vers lui; mais elle n'auroit pu empêcher que Charlemagne n'eût été fait prisonnier, si j'eusse secondé la trahison d'Adalgise et de ses lâches compagnons. Transporté de fureur, je les écarte d'une main avec mon
épée, tandis que de l'autre je relève Charlemagne. En voyant ce héros debout, ils prennent la fuite et entraînent de force Adalgise, qui, n'ayant pu assassiner son ennemi, vouloit se faire tuer. Après la bataille, que nous perdîmes, Charlemagne, qui avoit appris mon âge avec quelque surprise, m'envoya, par un hérault d'armes, une magnifique armure que j'ai toujours portée depuis. Cette aventure m'attira la haine d'Adalgise: ce prince, d'un naturel farouche, impétueux et vindicatif, a montré souvent un courage téméraire, mais presque toujours souillé par une violence et une férocité qu'il annonçoit déjà, malgré son extrême jeunesse. Cette guerre me fit connoître toutes les grandes qualités deCharlemagne; j'admirai sa valeur héroïque, son activité, son génie, et sur-tout sa générosité; je le vis après chaque victoire offrir constamment la paix, et je le trouvois alors plus grand que dans les combats. Didier, dominé par la haine, couroit en
aveugle à sa perte: tous les ennemis de la France, assemblés autour de lui, aigrissoient chaque jour ses ressentimens; leurs pernicieux conseils l'engagèrent à continuer la guerre; il en fut la victime. Je m'enfermai avec lui dans Pavie, assiégée par les français; mais le peuple, las d'une guerre sanglante prolongée par le vain desir de la vengeance, ouvrit les portes de Pavie à Charlemagne, et lui livra le malheureux Didier et cette même Hermengarde, dont le divorce avoit causé la guerre; et ce fut ainsi qu'elle revit ce monarque redoutable, autrefois son époux et maintenant son ennemi et son vainqueur! Je fus fait prisonnier avec toute la suite de Didier. Charlemagne m'envoya chercher: aussitôt que ce prince m'aperçut, il s'avança vers moi, et m'embrassant: Ogier, me dit-il, en acceptant l'armure que je vous ai envoyée, vous êtes devenu chevalier français; mais il est bien juste que je respecte la liberté de celui qui m'a si généreusement conservé la mienne; je desire vous fixer dans ma cour, cependant vous êtes le maître de la quitter; mais n'oubliez pas que laFrance sera toujours
pour vous une seconde patrie, et Charlemagne un ami reconnoissant et fidèle.-Quand les rois savent parler ainsi, combien ils étendent et affermissent leur empire! Ce prince, éclairé autant que magnanime, respecta chez les lombards la forme de gouvernement qu'il trouva établie; il ne se permit aucun changement qui ne fût absolument nécessaire, aucune précaution qui ne fût indispensable; il parut se livrer entièrement à la foi des vaincus; il marchoit au milieu d'eux avec une foible garde; il leur laissa leurs biens, leurs lois et leurs coutumes. Utile et belle leçon pour les conquérans, s'ils savoient profiter des exemples de justice et de modération! Comblé des bontés et des bienfaits de Charlemagne, je quittai Pavie; malgré mes démêlés avec Adalgise, je crus devoir à son malheur et au parti que j'avois soutenu, toutes les preuves d'intérêt qu'il étoit en mon pouvoir de lui donner; je découvris le lieu de sa retraite, je m'y
rendis, je l'accompagnai dans sa fuite, et je ne me séparai de lui que lorsqu'il n'eut plus besoin de mes soins et de mes services. Je voyageai près d'un an, ensuite je retournai enDanemarck. J'y trouvai le célèbre Vitikind, alors chef adoré des saxons, et défenseur intrépide de leur liberté. Il venoit de perdre contre Charlemagne une bataille qui paroissoit décisive; forcé de fuir d'un pays occupé par les ennemis, il s'étoit réfugié à la cour de Sigefroy, qui se montra digne de la confiance de cet illustre fugitif. L'émigration fut prodigieuse en Saxe; ces amis de la liberté furent repoussés et même persécutés dans presque tous les états de l'Europe; les rois sembloient craindre ces fiers républicains, et cette défiance excita celle de leurs peuples, qui supposèrent qu'une si grande terreur étoit fondée sur l'intime conviction que le gouvernement républicain étoit préférable au régime monarchique. C'est ainsi qu'une politique intolérante et maladroite leur apprit à admirer, sans les connoître, des principes qu'ils n'eussent, ni goûtés, ni même discutés, si l'on n'eût consulté que la générosité, toujours d'accord
avec la raison. Enfin la persécution produisit deux effets; elle rendit les opprimés intéressans, et jeta un éclat éblouissant sur leurs causes, et de là ces germes de troubles et de révoltes répandus dans plusieurs royaumes depuis le commencement de cette injuste et funeste guerre. Le Danemarck, grace à la droiture et aux lumières d'un bon roi et d'un sage ministre, est à l'abri de ces orages. La douceur et la justice de son gouvernement assurent sa tranquillité. Les émigrés saxons y sont reçus avec humanité, et y vivent en paix.Des réfugiés sur-tout savent respecter les droits sacrés de l'hospitalité; l'intérêt et la reconnoissance sont les garans certains de leur bonne conduite. J'ai vu avec plaisir, enDanemarck même (dans des lieux habités par la cour), des saxons, dans nos réjouissances publiques, applaudir à l'amour du peuple pour la famille royale, et mêler à nos chants leur fameuse hymne du grand Arminius , sans causer d'ombrage à notre ministère. Noble et touchante sécurité, qui semble dire à toute la nation: je m'occupe trop de votre bonheur, pour ne pas compter sur votre gratitude . En effet, les
danois s'intéressent au sort de la Saxe, mais n'en chérissent pas moins leur gouvernement monarchique. Ce sont les impôts et le despotisme qui font les révolutions; un peuple heureux sera toujours fidèle à son chef. Cependant je cherchai toutes les occasions de voir Vitikind; les entretiens de ce grand homme m'inspirèrent le plus vif intérêt pour sa cause; mon admiration pour Charlemagne ne m'empêcha pas de sentir combien la guerre qu'il faisoit aux saxons étoit injuste: enfin, exalté par les discours de Vitikind, je lui promis de combattre sous ses ordres, s'il pouvoit parvenir, comme il s'en flattoit, à rallier son parti dispersé. En effet, quelques mois après il partit pour la Saxe, je le suivis: bientôt les saxons subjugués se révoltèrent de nouveau; Vitikind se trouva à la tête d'une nombreuse armée, et la guerre recommença. Je fis la campagne entière, qui fut heureuse et brillante pour les saxons, mais souillée à mes yeux par des dévastations et des cruautés qui m'ôtèrent l'enthousiasme que m'avoient inspiré les entretiens de Vitikind. Le courage, sans générosité, n'est qu'un instinct féroce
autant que haïssable: le mépris de la mort n'est une vertu que dans une ame compatissante et sensible; mais celui qui trempe ses mains dans le sang d'un ennemi vaincu qui demande grace, celui qui, dans sa rage meurtrière, ne distingue ni le sexe ni l'âge, et qui croit que la guerre autorise les massacres et les assassinats; celui-là, quels que soient ses exploits, n'est qu'un monstre sanguinaire, un infame brigand, l'opprobe et le fléau de l'humanité. Je vis des villages incendiés; je vis expirer au milieu des flammes des vieillards et des enfans; enfin je vis les saxons, dans le délire honteux de leur fureur, prendre l'exécrable résolution de ne plus recevoir de prisonniers, et de les égorger tous! ... Vitikindfrémissoit de ces horreurs, mais n'avoit pas le pouvoir d'en arrêter le cours; il parut même suspect en essayant de s'y opposer... alors la guerre me devint odieuse; j'étois venu chercher la gloire, et je me trouvois le complice des crimes les plus atroces. On fit une trève, je me retirai, et je commençai de nouveaux voyages. J'entendis parler des lois admirables que Charlemagne donnoit à ses sujets; je voulus
voir un spectacle si nouveau: j'allai en France. C'est alors que j'eus l'idée de la véritable gloire, en voyant Charlemagne dans ces fameuses assemblées législatives. Homme sublime!M'écriai-je; oui, l'équitable postérité te pardonnera d'avoir été un conquérant! Oui, dans cette enceinte auguste, tu expies tous tes exploits guerriers! ... Je m'attachai tellement à ce prince, que je résolus de me fixer en France, et de vivre sous ces lois que j'avois entendu discuter et décréter. Mais je n'aimois pas la cour, et je ne voulus point y rester.J'achetai des terres et un vieux château dans cette province, et je vins m'y établir. Pendant plusieurs années, je n'en sortis que pour suivre Charlemagne dans les expéditions guerrières, qui ne me parurent pas contraires à la justice, c'est-à-dire, lorsque ses ennemis l'attaquèrent sans avoir été provoqués; car j'en étois venu à penser que la guerre défensive est la seule légitime: aussi n'a-t-il jamais pu m'engager à prendre les armes contre les saxons. Je passai dans mon château une partie de l'année qui précéda celle où se fit le traité d'alliance de Charlemagne et
de Vitikind: sur la fin de l'été, j'étois un soir enfermé dans mon cabinet, lorsqu'on vint me dire qu'une jeune dame inconnue, qui s'étoit égarée dans le bois, me faisoit demander l'hospitalité pour cette nuit; on ajouta qu'elle étoit arrivée sur un palefroi, et qu'elle étoit seule. Je m'empressai d'aller la recevoir; je la trouvai dans mon jardin, sous une allée d'ormes: en m'entendant marcher (car l'obscurité étoit telle, qu'on ne pouvoit distinguer les objets), elle vint à moi, et me fit beaucoup d'excuses sur l'importunité qu'elle craignoit de me causer: le son de sa voix me prévint en sa faveur, et m'inspira beaucoup de curiosité de la voir. Après les premiers complimens, je lui proposai de la conduire dans son appartement: mais elle loua la fraîcheur et la beauté de la nuit, et nous restâmes dans le jardin; elle accepta mon bras, et nous nous mîmes à marcher. J'avois l'intention de la conduire hors de cette allée dans un lieu découvert, où, malgré l'obscurité de la nuit, j'aurois pu entrevoir un peu sa figure; mais à la moitié de l'allée, elle s'approcha d'un banc et s'assit, et je me mis à côté d'elle. Nous causâmes
ainsi environ une heure, et je fus aussi surpris qu'enchanté de tout l'esprit qu'elle me montra. Nous nous fîmes beaucoup de questions; elle éluda toutes les miennes; mais les siennes étoient flatteuses, et prouvoient qu'elle me connoissoit de réputation. Enfin il fallut rentrer au château: plus je trouvois de charmes dans son entretien, plus je desirois la voir; cependant je conjecturai qu'elle n'étoit pas jolie, puisqu'elle avoit si peu d'empressement de se montrer, et cette pensée me fut désagréable. Je me levai en lui offrant mon bras; elle soupira, et posa sa main sur la mienne: cette main étoit douce et si délicate, que je ne doutai pas qu'elle ne fût charmante; mais je m'aperçus qu'elle trembloit: je me sentis ému; je ne concevois rien à cette aventure, et le trouble commençoit à se joindre à l'étonnement... l'inconnue se taisoit, et à mesure que nous approchions du château, son agitation sembloit augmenter: ne sachant plus que penser, tout à coup j'imaginai que non seulement elle étoit laide, mais qu'elle avoit dans sa personne quelque difformité choquante et monstrueuse: cette idée me
fit venir les larmes aux yeux. L'inconnue me paroissoit si aimable et si intéressante, que je m'affligeois sincèrement du malheur que je lui supposois, et que je partageois son embarras. À la porte du château, quelques domestiques vinrent au-devant de nous avec des flambeaux: je jetai, en tremblant, les yeux sur mon inconnue; mais je ne pus voir son visage, il étoit entièrement caché sous une gaze épaisse, circonstance qui acheva de me confirmer dans mes conjectures. Nous arrivâmes dans l'appartement que je lui avois destiné; au milieu de cette chambre étoit une table couverte de rafraîchissemens: les domestiques posèrent les lumières sur la table, et sortirent. Quand nous fûmes seuls, l'inconnue se tourna vis-à-vis de moi, et parut me regarder fixement et avec beaucoup d'attention, car elle pouvoit voir à travers sa gaze. Pendant cet examen, j'admirois l'élégance et la légéreté de sa taille, et la beauté de ses mains; la curiosité, la surprise, l'émotion, me rendoient immobile. Après un assez long silence, elle s'écria: ô funesteimprudence ! ... En disant ces mots, elle chancelle, veut s'appuyer sur la table; sa
main défaillante ne la peut soutenir, elle tombe étendue sur le parquet. Mon saisissement fut inexprimable; je me précipitai vers elle, et je vis qu'elle étoit sans connoissance; il falloit nécessairement, pour la secourir, ôter le voile qui, en lui couvrant le visage, devoit gêner sa respiration... cependant j'hésitois, je craignois de voir ce visage, que d'ailleurs elle vouloit cacher; quel que fût son motif, je devois le respecter, et sur-tout ne pas profiter de l'état où elle étoit, pour surprendre cette espèce de secret. Mais enfin, comme je ne l'entendois plus respirer, et qu'elle ne donnoit aucun signe de vie, l'effroi l'emporta sur la délicatesse; j'arrachai le voile qui couvroit sa tête et une partie de sa taille... mais quel fut alors ma surprise, en voyant une jeune personne d'une figure ravissante? ... Le désordre où l'avoit mise sa chûte ajoutoit encore à ses charmes; ses beaux et longs cheveux noirs étoient abattus... le mouchoir, fait pour cacher son sein, s'étoit détaché, et laissoit voir entièrement la plus belle gorge du monde... si l'esprit et les graces de cette dangereuse inconnue
avoient eu le pouvoir de m'intéresser vivement, avec l'idée que je m'étois formée de sa figure, jugez, mon cher Isambard, de ce que me fit éprouver la scène que je viens de vous dépeindre! ... En contemplant la belle inconnue, j'oubliois de la secourir; ses yeux étoient fermés, mais elle avoit tant d'éclat et de fraîcheur, qu'elle paroissoit plutôt endormie qu'évanouie. J'étois à genoux près d'elle, soutenant sa tête sur mon bras... enfin je l'enlevai doucement, je la portai sur un canapé, et me remettant à genoux, je lui fis respirer une eau spiritueuse, et au bout de quelques minutes, elle ouvrit les yeux. Ce premier regard me fit tressaillir; je tenois sa main, je la baisai avec transport, mais je remarquai dans son maintien tant de confusion et un embarras si naturel et si modeste, que je fus contraint de renfermer au fond de mon ame tout ce que je ressentois si vivement. Cependant je hasardai quelques questions; je ne pus obtenir de réponses; l'inconnue mit ses deux mains sur son visage, et garda un obstiné silence. Au bout d'une demi-heure, elle me conjura d'une voix foible
et tremblante de la laisser seule; j'obéis, et je me retirai le plus étonné et le plus amoureux de tous les hommes. Je ne fermai pas l'oeil de la nuit; je me levai avec le jour, et j'attendis avec une vive impatience le réveil de l'inconnue: enfin à dix heures j'obtins la permission d'entrer chez elle. Je la trouvai mille fois plus jolie encore que la veille; un air d'abattement et de mélancolie donnoit un nouveau charme à sa figure piquante; elle parut embarrassée en m'apercevant, mais après un moment de silence, prenant la parole: je dois pourtant, seigneur, me dit-elle, vous expliquer (du moins en partie) la singularité de ma conduite. J'implore votre indulgence, j'en ai grand besoin... ici elle soupira, et sans me laisser le temps de répondre: je suis née, poursuivit-elle, avec une imagination très-vive, une fort grande étourderie et un coeur beaucoup trop sensible... depuis deux ans j'entends continuellement parler de vos aventures, seigneur, et de vos exploits... je trouvois dans le caractère d'Ogier Le Danois, tout ce qui pouvoit exciter mon intérêt et mon admiration, et j'y trouvois encore une originalité
qui piquoit vivement ma curiosité... enfin, seigneur, je brûlois du desir de vous connoître... vous l'avouerai-je? Sachant que vous viviez dans cette solitude, j'ai fait un assez long voyage, uniquement pour vous voir... j'ai profité de quelques instans de liberté que le hasard m'a donnés, car je suis sous la garde austère d'un tuteur farouche qui me tyrannise; mais j'ai pu m'échapper, et, sous un prétexte plausible, je puis rester encore ici trois jours; au bout de ce temps je serai forcée... non, non, interrompis-je en me jetant à ses pieds, si ce que j'entends n'est point une illusion, vous ne quitterez point ces lieux, dont vous êtes la souveraine; vous avez daigné vous intéresser à moi, lorsque vous ne connoissiez de moi que mon nom; et moi, madame, sans savoir le vôtre, je vous adore et vous rends l'arbitre de ma destinée... ô généreux Ogier! Reprit-elle en versant quelques pleurs, croyez que mon coeur, qui vous a prévenu, sait répondre au vôtre; mais un obstacle invincible... eh quoi! M'écriai-je avec effroi, ne pouvez-vous disposer de votre main? ... Je suis libre,
répondit-elle, et je serai maîtresse absolue de mon sort et d'une grande fortune dans huit mois; jusque là un destin bizarre, l'honneur, des engagemens sacrés et la reconnoissance m'obligent à vous cacher qui je suis, et à vous quitter dans trois jours: ne m'en demandez pas davantage, vous saurez tout avec le temps; mais je serois indigne de votre estime, si, dans cet instant, je vous expliquois ce surprenant mystère. Ah! Si vous m'aimez, répliquai-je, que m'importe le reste!-Si je vous aime! Après mon imprudente démarche, après l'état où vous m'avez vue, seriez-vous assez ingrat pour en douter?-Cependant vous me quitterez dans trois jours! ...-Oui, mais je reviendrai dans huit mois vous consacrer ma vie.-Oh! N'est-ce point un songe qui m'abuse; est-il bien vrai... prenez-vous cet engagement? ...-Oui! J'en jure par l'amour et par la folie, qui, en me conduisant ici, m'a mieux guidée que la raison n'auroit pu le faire. Elle prononça ces mots avec autant de sentiment que de grace; cependant cette espèce de serment ne me parut pas assez sérieux pour me rassurer. Je
m'en plaignis, et elle me répondit d'une manière si tendre, qu'elle acheva de me tourner entièrement la tête. Mais ce fut en vain que je renouvelai mes questions, et que je la conjurai de me parler avec confiance sur sa situation; elle fut inébranlable dans ses refus à cet égard; seulement elle m'avoua qu'ignorant, en arrivant chez moi, si mon esprit et ma personne répondoient à l'idée qu'elle s'en étoit formée, elle avoit ordonné à celui de ses gens qui l'avoit accompagnée jusqu'à deux cents pas du château, de retourner au lieu où elle avoit couché la veille, et de l'y attendre avec le reste de sa suite, en ajoutant que, dans le cas où elle n'iroit pas les rejoindre le lendemain matin, il revînt la chercher au bout de quatre jours. Car, poursuivit-elle, si la sympathie n'eût pas fixé notre sort, vous n'auriez jamais connu ma folie; dès le soir même de mon arrivée je vous aurois demandé un guide, et je serois partie le lendemain à la pointe du jour.
J'écoutois mon inconnue, et je la regardois avec une surprise et un ravissement qui devoient me donner l'air stupide;
je croyois rêver. Ce fut en effet un songe, mais malheureusement il produisit sur mon coeur une impression qui ne s'effacera peut-être jamais. L'inconnue m'assura qu'elle ne pouvoit me dire le nom de sa famille, mais elle me protesta qu'elle s'appeloit Aminte, et que personnellement on ne lui avoit jamais donné d'autre nom. À l'embarras qui avoit paru la dominer d'abord, succédèrent une confiance et une gaieté douce qui lui donnèrent de nouveaux agrémens; j'admirois l'inépuisable variété de son esprit; et j'avoue que j'étois un peu effrayé de cette étonnante mobilité de caractère qui la rendoit si piquante, mais qui, malgré moi, m'inspiroit je ne sais quelle défiance que toutes ses protestations ne pouvoient dissiper. Cette journée s'écoula avec une inconcevable rapidité. Le soir, après souper, nous descendîmes dans le jardin: la beauté du clair de lune lui donna l'envie de se promener dans les champs, et je la conduisis sur la pelouse qui environne cette chaumière, qui n'existoit pas alors. Nous nous assîmes sur un lit de verdure entouré d'arbres fruitiers, et situé à trente pas de la fontaine
où vous m'avez trouvé hier: il étoit près de minuit. Aminte, dont la vivacité et la gaieté charmante avoient paru s'augmenter à chaque instant depuis le déclin du jour, tomba subitement dans une langueur touchante... tout dort dans ces paisibles lieux, me dit-elle, et les domestiques du château et les habitans du village; il me semble que nous sommes seuls dans l'univers: douce et dangereuse illusion! ... Le ton ému dont elle prononça ces paroles porta dans mon imagination et dans mes sens un trouble que je n'avois point encore éprouvé... Ogier, reprit-elle, rentrons au château... eh, pourquoi? M'écriai-je en la saisissant dans mes bras... ah! Répondit-elle, parce que l'amour peut ici tout oser. Égaré par cette réponse ingénue, j'oubliai que je m'étois promis de respecter et sa jeunesse et sa confiance, et les droits si saints de l'hospitalité! ... Aminte n'opposa nulle résistance à mon heureuse audace... sa foiblesse me la rendit plus chère; j'en crus voir la cause et l'excuse dans le sentiment le plus tendre et la passion la plus impétueuse. Aminte, suivant sa promesse, resta deux jours encore,
mais elle partit au commencement du quatrième, malgré l'excès de mon amour et de mes regrets; elle s'obstina à me cacher tous ses secrets, et je n'obtins d'elle que de touchans adieux et des sermens trompeurs. Je la conduisis moi-même dans une prairie qu'elle m'indiqua, et qui est à deux lieues d'ici; elle exigea ma parole d'honneur que je ne la suivrois point secrètement, et qu'en la quittant je retournerois sur le champ dans mon château: je remplis scrupuleusement cet engagement. Ce fut ainsi que nous nous séparâmes. Huit mois s'écoulèrent, et ensuite quatre autres, sans que j'entendisse parler d'Aminte; je l'aimois avec passion, et je ne renonçai qu'avec une douleur inexprimable à l'espérance de la revoir. Rappelé en Danemarck par mon père, j'y retournai. Sigefroy n'existoit plus, Godefroy venoit de lui succéder; mais je retrouvai la même tranquillité dans le royaume, parce que la politique et les principes de la cour étoient les mêmes. Vitikind, par ses agens et par ses lettres, avoit essayé vainement d'engager le sage Godefroy à rompre la
neutralité, car les saxons s'étoient encore révoltés: la dernière réponse de Godefroy me parut si belle, et je la relus tant de fois, qu'elle s'est pour jamais gravée dans ma mémoire: je suis certain que vous serez charmé de la connoître; la voici: réponse du roi de Danemarck à Vitikind.
"Non, Vitikind, je n'ai point oublié notre ancienne amitié; je n'ai changé ni de sentimens, ni d'opinions; j'ai toujours pensé que la guerre entreprise contre les saxons étoit injuste; j'ai blâmé les excès dans lesquels sont souvent tombés ces peuples belliqueux. Mais doit-on blâmer moins ceux qui, en voulant attenter à leur liberté, ont porté sur leur territoire la flamme et le fer, et excité parmi eux tant de troubles et de factions? Enfin lassé d'une guerre sanglante, et révolté des crimes que la haine et la vengeance ont fait commettre à vos compatriotes, vous avez engagé la nation dont vous étiez le chef, à ployer sous le joug de l'empereur: cette nation
plongée dans la plus affreuse barbarie, étoit indépendante, mais elle manquoit des principes et des lumières qui peuvent fonder une liberté durable: elle n'avoit point de lois; le plus grand homme de son siècle vous en offroit d'admirables. Voilà, Vitikind, ce qui vous servira d'excuse aux yeux de la postérité: vous ne pouviez céder qu'à l'admiration; vous avez cru que la Saxe entière partageoit votre enthousiasme pour l'empereur: vous vous êtes trompé, elle se soulève de nouveau, et la guerre que vous vous étiez flatté de terminer, recommence avec plus de fureur que jamais. Vous me pressez de rompre la neutralité que j'ai gardée jusqu'ici; je ne le puis, car, je vous le répète, mes opinions sont les mêmes.Vous me dites que maintenant la cause de l'empereur est devenue celle de tous les rois, et que si la Saxe triomphe, tous les souverains doivent trembler. Je pourrois me contenter de vous répondre que je préfère la justice à ma couronne: mais j'ajouterai que, dans ce cas, la politique seule me décideroit au parti que je prends. Il me semble que
les princes qui veulent conserver leur autorité font une étrange folie de prendre part à la guerre, et par conséquent de dégarnir de troupes leurs états, d'épuiser leurs finances et d'accabler leurs peuples d'impôts. Est-ce en ruinant sa nation, en faisant une multitude innombrable de mécontens, en prodiguant l'or et le sang de ses sujets, qu'on peut raisonnablement se flatter de prévenir une révolution? Conserver dans ses états la paix et l'abondance, y faire fleurir le commerce et les arts, gouverner avec justice, se montrer humain, généreux, populaire, voilà, croyez-moi, la véritable politique des rois; ce sera la mienne jusqu'à mon dernier soupir. Vous gémissez des cruautés et des crimes qui souillent la cause du parti que vous combattez: ah! S'il est vrai, gardez-vous de les imiter; ou ne les reprochez point à vos ennemis, ou ne les justifiez point par d'affreuses représailles! ... Je vous parle avec franchise, et je soutiendrai cette réponse avec fermeté. Je ne violerai point les droits de l'hospitalité en chassant de mes états des réfugiés qui
n'y commettent aucun désordre; je n'ai d'ennemis que ceux de mon pays, et je ne prendrai les armes que pour défendre la patrie: la crainte et les terreurs sont le partage des tyrans; je suis sans défiance et sans ombrage, parce que je hais le despotisme, et que ma conduite, mes sentimens et la pureté de mes intentions me répondent de l'amour et de la fidélité de mes sujets." Telle fut la réponse du sage Godefroy à Vitikind. Vous savez qu'en effet sa conduite n'a point démenti ces nobles sentimens, et que le Danemarck conserve toujours une parfaite neutralité. Je ne passai que quelques mois auprès de mon père; l'agitation et l'inquiétude insurmontable que me causoit une passion aussi insensée que malheureuse, me ramenèrent bientôt en France. Imaginant que je trouverois peut-être mon inconnue à la cour de Charlemagne, je me rendis à Aix-La-Chapelle. J'arrivai le jour même où l'empereur donnoit une audience publique aux ambassadeurs du calife Aaron, ce despote célèbre qui, grace aux vertus
et aux talens de son grand visir, l'illustre Barmécide, gouvernoit avec justice et avec gloire, mais qui a terni depuis tout l'éclat de son règne par le meurtre affreux de ce mêmeBarmécide, dont la mort a plongé tout l'orient dans le deuil et la consternation. Le lendemain de mon arrivée, je fus chez la reine Hermengarde, où je savois que toutes les dames de la cour étoient assemblées. Jugez de ma surprise et de mon saisissement, lorsqu'au bout de quelques minutes je découvris ma trompeuse Aminte, assise à côté de la belleCélanire... je changeai tellement de visage, qu'Angilbert, qui me parloit dans ce moment, crut que je me trouvois mal... je lui montrai la personne qui me causoit une émotion si vive, en lui demandant son nom; il me répondit qu'elle s'appeloit Armoflède... dans cet
endroit de l'histoire d'Ogier, Isambard ne put s'empêcher d'éclater de rire; il pria Ogier de lui pardonner cette interruption, et le conjurant de continuer son récit; Ogier le reprit en ces termes. Mes yeux rencontrèrent ceux d'Armoflède, qui me regarda fixement sans montrer le moindre trouble; je la vis même demander qui j'étois, comme si ma figure lui eût été totalement inconnue. Je m'approchai d'elle, et saisissant un instant où nous n'étions point observés, je lui demandai tout bas de m'accorder un entretien particulier; elle parut très-surprise de cette demande: cependant elle me répondit qu'elle me recevroit le lendemain chez elle à cinq heures du soir. Cette promesse me réconcilia presque avec elle, quoique je fusse indigné et confondu de l'excès de sa dissimulation; mais mon coeur l'excusoit encore, et je me répétois que je ne devois pas la condamner sans l'entendre. Je me retirai, car je ne pouvois supporter son air calme et serein, et la froideur de ses regards. Vous croyez bien que je ne passai pas une nuit fort tranquille, et que le lendemain avant cinq heures j'étois à
la porte d'Armoflède. On me fit entrer dans un grand cabinet, où je la trouvai seule: mon premier mouvement fut de voler vers elle les bras ouverts, mais elle s'élança à l'autre extrémité de la chambre, avec une expression de surprise et de frayeur qui me pétrifia. Elle s'étoit réfugiée derrière une table, et restoit debout en me regardant fixement; l'étonnement me rendoit immobile et muet; enfin, rompant le silence: eh quoi! M'écriai-je, est-ce ainsi qu'Aminte devoit recevoir Ogier! ... Aminte! Reprit-elle, en me regardant toujours avec la plus grande attention; eh, bon dieu! Seigneur, que voulez-vous dire? Elle prononça ces mots avec une telle naïveté, que j'en fus interdit... je ne répondis rien, mais voyant qu'elle regardoit la porte et qu'elle avoit le dessein de s'échapper, je m'avançai et je la retins par sa robe; elle pâlit, elle rougit, et tombant dans un fauteuil: ô dieu! Dit-elle, sa tête est aliénée, que vais-je devenir! ... Elle dit ces paroles avec un naturel qui me frappa et me glaça; le plus étrange doute vint s'offrir à mon esprit et me causa le plus violent
battement de coeur que j'aie jamais éprouvé. Aminte, lui dis-je en balbutiant, oseriez-vous soutenir que vous n'êtes point Aminte? Hélas! Seigneur, répondit-elle, je suis tout ce que vous voudrez, je ne veux ni vous déplaire, ni vous contrarier, mais permettez-moi de sortir un moment. Je vous l'avoue, Isambard, je ne savois plus que penser, je trouvois dans les mouvemens de son visage et dans les inflexions de sa voix une si parfaite vérité, que chaque instant augmentoit mes doutes; je la considérois d'un air stupide, et, soit prévention, soit réalité (car je suis encore à cet égard dans une sorte d'incertitude), je remarquois plusieurs différences entre elle et mon Aminte; il me sembloit qu'Armoflèdeétoit plus grande, avoit un air plus noble, une physionomie moins piquante et moins spirituelle, et moins de charmes et de vivacité dans les manières. J'avois souvent entendu parler de ressemblances miraculeuses; il ne me paroissoit donc pas impossible qu'Armoflède ne fût pas mon inconnue: cependant je lui cachai mes doutes, mais j'entrai en explication en rappelant tout ce qui s'étoit
passé entre nous. La surprise la plus naïve se peignit sur son visage; et quand j'eus cessé de parler: en vérité, seigneur, me dit-elle, malgré cette inconcevable ressemblance qui a pu vous abuser, j'ose dire que si vous eussiez pris quelques informations sur mon caractère et sur ma conduite, vous n'auriez pu me confondre avec la personne que vous venez de me dépeindre. Cette réponse, faite du ton le plus noble et le plus fier, redoubla mon embarras. Après quelques minutes de silence: au moins, madame, repris-je, daignez songer que, pour vous croire, il faut que je démente le témoignage de mes yeux... j'avoue; seigneur, interrompit Armoflède, que je n'ai jamais cru aux ressemblances parfaites, malgré tous les exemples que l'histoire en rapporte; et je suis persuadée que si vous m'examiniez sans prévention, vous me trouveriez très-différente de votre Aminte. Ah! M'écriai-je, plus je vous regarde, et plus je m'attache à mon erreur... si c'en est une! ... Écoutez, seigneur, reprit-elle, je vois qu'en effet vous êtes de très-bonne foi, et alors je dois vous plaindre et vous
ôter une illusion aussi pénible pour vous qu'offensante pour moi: l'histoire de ma vie pourra vous désabuser; la voici en deux mots. J'aime avec passion depuis mon enfance, et je suis aimée de même. L'aimable et généreux Olivier a refusé pour moi la main de la princesse Emma; enfin, seigneur, un lien secret m'unit à lui depuis huit mois... par égard pour la princesse, je ne porte pas encore le nom de mon époux; mais cet hymen n'est plus un mystère, et tout le monde pourra vous confirmer la vérité de cette confidence. Ce discours fut un coup de foudre pour moi, et dans cet instant me convainquoit entièrement qu'Armoflède n'étoit point Aminte. Je terminai promptement ce cruel entretien, et je me retirai avec autant de confusion que de chagrin. Je pris des informations sur Armoflède: on me conta l'histoire d'Olivier et d'Emma, et l'on m'assura qu'en effet Armoflèdeétoit l'épouse d'Olivier. Comment croire alors qu'une femme aimée ainsi d'un chevalier si jeune, si beau, si distingué par les agrémens de son esprit et célèbre par tant d'exploits, eût été infidèle et parjure, et
pour un homme qu'elle ne connoissoit pas! ... Malgré tous ces raisonnemens, quand je revis Armoflède, je retombai dans l'incertitude: cependant je dois convenir que plus je l'observois, moins je lui trouvois les manières et le tour d'esprit d'Aminte; mais je retrouvois si parfaitement sa figure, qu'après l'avoir regardée fixement quelques instans, je ne doutois plus qu'Armoflède ne fût Aminte. Alors j'éclatois et je faisois beaucoup de scènes ridicules, dont plusieurs ont été publiques. Armoflède, sans éprouver jamais le moindre embarras, tantôt plaignoit ma folie, et tantôt s'en moquoit; et son maintien, sa sécurité, ses discours, m'en imposoient, tellement que je finissois toujours par convenir que j'extravaguois. La passion qu'elle montroit pour Olivier me perçoit l'ame: amoureux à perdre la tête, d'une femme qui prétendoit ne pas me connoître; jaloux jusqu'à la fureur, sans oser le paroître; trahi sans pouvoir me plaindre, je jouois un rôle aussi triste que ridicule; mais un desir secret me retenoit à la cour. On préparoit un tournoi dont on vouloit donner le spectacle au
prince Egbert, et j'avois l'intention d'y combattre Olivier. Je ne recueillis dans ce combat, comme vous savez, ni gloire, ni vengeance, je fus vaincu; et prenant enfin mon parti, je fis dans la même nuit tous les préparatifs de mon départ, et je quittai la cour le lendemain, en me promettant bien de n'y revenir jamais. J'entrepris un long voyage, durant lequel je passai dans ce village dont vous m'avez parlé hier; là, je vis l'intéressante Zoé et son fidèle Tobie; là, je trouvai la vertu et le bonheur, que j'avois vainement cherchés dans les camps, dans les cités et dans les cours; je me passionnai pour la vie champêtre; je revins ici, j'abandonnai mon château, je me fis l'égal des paysans dont j'avois été le seigneur, j'adoptai leurs moeurs et leur genre de vie, je bâtis cette chaumière sur cette même pelouse où la trompeuse Aminte parut partager mon amour... mon écuyer, qui n'étoit détrompé ni du monde, ni de la gloire, me quitta, je ne gardai que mon petit page, que je métamorphosai en pâtre; je me fis berger avec lui, et voulant me fixer dans l'état que je choisissois, je formai le
projet de me chercher une compagne parmi les bergères de ce canton. Je trouve dans la fille d'un de mes anciens fermiers tout ce qui pourroit fixer un coeur libre; innocence, vertu, graces, beauté, Chloé possède tous ces dons heureux de la nature; mais je ne me sens pas encore digne d'elle, et j'attends pour l'épouser, que le souvenir d'Aminte soit entièrement effacé de ma mémoire.
Chapitre II.
Un philosophe amoureux. Lorsqu'Ogier eut fini son histoire, Isambard alla chercher Olivier, qui étoit levé depuis une heure, et qui se promenoit dans le jardin. À quel point le malheur rend souvent injuste! Olivier, en passant sous les fenêtres du cabinet d'Ogier, avoit
entendu rire Isambard, et cet éclat de rire lui avoit donné un mécontentement et une humeur que sa raison ne pouvoit maîtriser; il s'étoit engagé la veille à ne reprendre son voyage qu'après le dîner; mais, malgré toutes les instances d'Ogier, il voulut partir sur-le-champ. Il fut le reste du jour et le lendemain aussi taciturne que sombre et mélancolique, et le généreux Isambard n'osa le presser de continuer sa déplorable histoire. Laissons-les poursuivre leur route, et retournons à Armoflède, que nous avons laissée s'évadant de l'hôtellerie où l'impétueux Adalgise avoit troublé son tête-à-tête avec Isambard. On se rappelle qu'elle étoit à cheval et qu'elle avoit pris un guide. Elle se ressouvint que le château d'Ogier étoit dans ce canton, et qu'il ne lui falloit que deux ou trois journées pour s'y rendre. Craignant mortellement de retomber entre les mains d'Adalgise, elle n'hésita point à s'aller mettre sous la protection du brave chevalier danois. Elle l'avoit vu si crédule, si généreux et si amoureux, qu'elle ne douta pas du succès de cette démarche.Mais l'espèce de goût qu'elle avoit eu pour
lui, étoit depuis long-temps épuisé; d'ailleurs dans ce moment l'aimable Isambard occupoit seul son ardente imagination; elle croyoit avoir pour lui la passion la plus vive: ainsi elle ne voulut point reprendre le rôle d'Aminte, et se décida à ne reparoître chez Ogier que sous son véritable nom. Elle arriva au château d'Ogier environ deux heures après le départ des chevaliers. Elle fut étrangement surprise de trouver le château désert et en ruines. Mais un paysan qu'elle rencontra lui apprit que la nouvelle demeure d'Ogier étoit à cinq cents pas de là: elle s'y rendit; elle reconnut la pelouse, elle ne vit pas sans quelque émotion à quel point l'amoureux Ogier s'étoit plu à orner ce lieu; son étonnement fut extrême en entrant dans l'élégante chaumière: Ogier n'y étoit pas, Sylvain alla le chercher, et il parut au bout de quelques minutes. Il resta pétrifié en apercevant Armoflède, qui, de son côté, ne fut pas médiocrement surprise de voir Ogier en habit de berger. Ce travestissement lui parut si original et si plaisant, qu'elle ne put s'empêcher d'éclater de rire.Ogier, indigné,
l'accabla de reproches; Armoflède rioit toujours. Ogier, avec sa panetière et sa houlette, lui parlant du ton le plus tragique, lui sembloit si comique et si ridicule, qu'elle oublia totalement le roman qu'elle avoit composé et qu'elle s'étoit promis de débiter; elle ne pouvoit que le considérer, l'écouter et rire de la manière la plus inconsidérée et la plus bruyante. Ogier, la prenant brusquement par la main, la conduisit à une fenêtre qui donnoit sur la campagne. Ô! La plus audacieuse et la plus ingrate des femmes, lui dit-il, jetez les yeux sur cette pelouse, ne la reconnoissez-vous pas? Pour toute réponse, Armoflède se saisit d'un luth qui se trouvoit sur une table auprès d'elle; et, renonçant à sa première résolution, pour se livrer à la gaieté qui l'inspiroit dans ce moment, elle chanta la chanson suivante: (...).
Armoflède avoit une voix charmante, et chanta cette chanson avec une grace qui auroit pu tourner une meilleure tête que celle d'Ogier. Ô véritable syrêne! S'écria-t-il, séduisante, audacieuse et parjure...
en vérité, seigneur, interrompit Armoflède, vous sortez absolument du genre pastoral; tous ces grands mouvemens seroient très déplacés dans une églogue ou dans une idylle; et si vous voulez continuer sur ce ton tragique, de grace, quittez votre houlette, et reprenez votre armure. Non, répondit Ogier, j'ai renoncé sans retour à toutes les erreurs qui m'ont séduit jadis. Et cette belle devise qui vous étoit si chère, dit Armoflède, la gloire et l'amour, y renoncez-vous aussi? La gloire, reprit Ogier, n'est plus à mes yeux qu'une chimère; et pour l'amour, il seroit en moi une foiblesse si méprisable! ... Mais que dis-je? ... Non, je puis, sans rougir, être amoureux encore, j'ai fait un autre choix.-C'est une bergère, sans doute?-Précisément, et elle a dix-huit ans, et elle est belle, ingénue et sensible.-Et l'on appelle ce rare objet?-Chloé.-Ce nom vous paroît-il aussi joli que celui d'Aminte?-Aminte est oubliée, je ne me souviens que d'Armoflède: jugez si je suis guéri. Ici Armoflède changea absolument de visage, et prit un air stupéfait: Ogier, les yeux fixés sur elle, la
regardoit avec étonnement; et après un moment de silence, reprenant la parole: je crois, dit-elle, qu'il y a ici du mal-entendu. J'ai cru d'abord que toute votre colère ne venoit que de ma longue absence; mais il me semble que vous voulez me persuader que vous me prenez pour Armoflède? À ces mots, Ogier, souriant dédaigneusement: vous êtes doncAminte? Répliqua-t-il. Oserez-vous me soutenir, s'écria impétueusement Armoflède, que vous pensez encore qu'Aminte et Armoflède ne sont pas deux personnes différentes? Et vous même, dit Ogier, si vous êtes Aminte, comment pouvez-vous savoir mes aventures avec Armoflède? Se peut-il donc, reprit-elle, que vous ignoriez ce qui a fait tant de bruit?Est-il possible que vous ne sachiez pas qu'après vous avoir cherché inutilement ici, j'ai été à la cour de Charlemagne; que là tout le monde a vu Aminte et Armoflède ensemble; qu'en effet cette ressemblance est frappante, mais non pas telle cependant qu'un amant puisse être excusable d'avoir pu s'y méprendre. L'indolente, l'insipide Armoflède, est beaucoup plus grande que moi; elle a
les cheveux moins noirs, un regard et un son de voix tout à fait différens; enfin, elle est plus âgée que... quel conte me faites-vous donc là? Interrompit Ogier; toute la cour deCharlemagne a été témoin de ce prodige, et je viens de voir les chevaliers du cygne qui ne m'en ont rien dit. Cela est tout simple, reprit Armoflède, ils voyagent depuis huit mois, et je suis arrivée à la cour quelques jours après leur départ. Mais vous ne me parlez point d'Angilbert, vous l'avez vu pourtant depuis cette époque?-Non, je vous jure.-Vous me trompez, car je l'ai vu partir pour se rendre en ce lieu, et certainement il vous a parlé d'Armoflède et d'Aminte. Je ne voulus point le suivre, j'étois outrée que vous eussiez prisArmoflède pour moi... j'ai voulu vous oublier, je suis venue ici pour vous braver, je vous l'avoue... je vous trouve infidèle, je m'y attendois; mais du moins ne joignez pas la mauvaise foi à l'inconstance, et ne feignez pas de méconnoître la malheureuse Aminte. En achevant ces paroles, elle fondit en larmes. Oh! Qui peut douter de la sincérité des pleurs de ce qu'on aime!
Ogier vaincu, subjugué, tombe aux pieds d'Armoflède, qui le reçut dans ses bras... dès cet instant elle reprit son ascendant suprême; Ogier, heureux et passionné, devint d'une crédulité sans bornes, et l'artificieuse Armoflède disposa souverainement de lui. Elle étoit venue chez lui avec le projet de ne pas renouer un engagement qui n'avoit plus d'attrait pour elle, mais un instant de folie et de gaieté lui avoit fait oublier son dessein; ensuite, trouvant l'indignation d'Ogier plus forte que sa passion, et entendant parler d'une rivale, elle sentit qu'elle ne pouvoit reprendre tous ses droits sur son esprit et sur son coeur, qu'en employant toutes les séductions de l'amour, et elle se détermina à redevenirAminte. L'écuyer d'Isambard, questionné par elle, lui avoit appris qu'Isambard alloit dans le duché de Clèves, se mettre au nombre des défenseurs de Béatrix, et c'est là qu'Armoflède vouloit se rendre. Lorsqu'une idée s'emparoit de son imagination, elle n'en calculoit ni les inconvéniens ni les difficultés; elle desiroit passionnément revoir Isambard, et triompher de ses préventions contre elle: ainsi
elle ne songea qu'à décider Ogier à la conduire chez la duchesse. Il ne lui fut pas difficile de l'intéresser en faveur de cette princesse, et de ranimer en lui l'amour de la gloire. Ce n'est point Iphis, dit-elle, qu'Aminte est venue chercher, c'est un héros qu'elle aimoit; Ogier Le Danois peut seul justifier son amour et sa foiblesse. Rendez-moi mon amant, et pour défendre l'innocence et la beauté, reprenez vos brillantes armes; il est juste que celle qui vous engage à voler au secours d'une femme opprimée, ait l'honneur de vous armer chevalier. En parlant ainsi, Armoflède détachoit les armes du trophée suspendu sur le lambris, et présentoit à Ogier sa lance et son bouclier. Il consentit à tout; le départ fut fixé pour le lendemain. Le jeune Sylvain quitta sans peine ses vêtemens champêtres; Armoflède lui emprunta un habit, et s'habilla en page comme lui; car ce fut sous ce déguisement qu'elle voulut suivre Ogier. Le lendemain, à la pointe du jour, Ogier, accompagné de ses deux jolis pages, abandonna sans regret sa paisible retraite, et prit la route du duché de Clèves.
Chapitre III.
La piété. La première journée du voyage d'Ogier se passa très-gaiement. Armoflède ne laissa pas languir la conversation, et s'occupa beaucoup du jeune Sylvain; elle remarqua qu'il étoit triste, et qu'il soupiroit souvent; elle apprit qu'il aimoit Chloé. Sylvain étoit beau, vif, ingénu. Armoflède, pour charmer l'ennui d'une route longue et pénible, forma le projet de le consoler. On comptoit aller coucher dans
une petite ville nommée Altendorf; mais, arrivés au pied du mont Étrel, on aperçut une jolie maison sur le sommet de la montagne. Armoflède étoit très-fatiguée; on interrogea un paysan qui passoit: il assura que le maître de cette maison étoit un saint personnage qui jamais ne refusoit l'hospitalité, et les trois voyageurs se décidèrent à passer la nuit dans ce lieu. On gravit la montagne; on arrive à la porte de la demeure du saint, et l'on voit alors que ce qu'on avoit pris pour l'habitation étoit une belle chapelle; et que la maison, située derrière cette chapelle, n'étoit qu'un simple hermitage. On frappe à la porte; un enfant de dix ou douze ans vient ouvrir. Il fait entrer les voyageurs dans un joli petit salon, et les quitte en disant qu'il va chercher son maître. On s'attendoit à voir paroître un vénérable vieillard, avec une longue barbe blanche. Quelle fut la surprise d'Armoflède et de ses compagnons, en voyant entrer un beau jeune homme de la figure la plus noble, et que sa pâleur et la profonde mélancolie répandue sur tous ses traits rendoient plus intéressante encore! Ogier se nomma, et lui présenta
Armoflède, sous le nom de Philène, comme un de ses pages. Au nom d'Ogier Le Danois, l'inconnu s'avança vers lui, l'embrassa, et parut charmé de recevoir un tel hôte. Après les premiers complimens, on se fit réciproquement quelques questions. Ogier dit qu'il alloit dans le duché de Clèves, au secours de la duchesse assiégée par Gérold et les autres princes confédérés. À ces mots, le jeune et beau solitaire se troubla, et quelques larmes mouillèrent ses paupières, ce qui excita tellement la curiosité d'Ogier, qu'il le conjura de lui apprendre quel intérêt il prenoit à cet événement. Nulle raison, reprit le solitaire, ne m'oblige à cacher et mes malheurs et qui je suis; et, si j'en faisois un mystère, je trouverois doux de les confier à un héros aussi célèbre par sa loyauté et ses vertus que par ses exploits. Ainsi, seigneur, je vous conterai ma triste histoire après le souper frugal que je vais vous offrir. Ce récit vous apprendra la véritable cause de la conduite bizarre de Gérold, conduite dont Béatrix elle-même ignore encore le motif, et qui entraîna la guerre où vous allez prendre part. Comme le solitaire prononçoit ces mots, un vénérable
ecclésiastique entra dans la chambre; le solitaire le présenta à Ogier, en lui disant que ce vieillard l'avoit élevé. C'est le seul ami qui me reste, poursuivit-il; il me tient lieu de tout ce que j'ai perdu... en parlant ainsi, le solitaire eut l'air d'être vivement ému; et après un moment de silence, reprenant la parole: généreux Ogier, dit-il, vous paroissez attendri; cependant je ne suis point à plaindre: des souvenirs douloureux me troublent encore quelquefois; mais mon ame est calme et paisible. La religion et la tendresse paternelle de cet homme vertueux ont enfin guéri les profondes blessures de mon coeur. Chaque mot que prononçoit le solitaire augmentoit en sa faveur l'intérêt du bon Ogier et la vive curiosité d'Armoflède. On se mit à table. Le solitaire se plaça entre Ogier et Armoflède, qui, plus d'une fois, fixa sur elle son attention par sa charmante figure, son air enfantin et naïf, et la manière pleine de sensibilité dont elle paroissoit l'écouter. Après le souper, le solitaire conta l'histoire qu'on trouvera dans le chapitre suivant.
Chapitre IV.
Histoire de Meinrad. Je m'appelle Meinrad. Bertold, mon père, de la maison des comtes d'Hohenzollern... me donna une excellente éducation, et fit tout pour moi à cet égard, en me choisissant pour instituteur Oswald, cet homme respectable que vous voyez ici, et qui partage aujourd'hui ma solitude. Je me liai, dès mon enfance, de la plus intime amitié avec Gérold, comte de Bavière, ce même prince, amant et persécuteur de la duchesse de Clèves. Il n'y avoit nulle conformité dans nos caractères et dans nos principes; mais Gérold, malgré ses erreurs et ses fautes, est né avec une ame sensible et généreuse, et je m'attachai passionnément à lui. Pendant toute notre première jeunesse,
confident de ses foiblesses et de ses égaremens, je le fus enfin d'un sentiment que la raison approuvoit. Sa passion pour Béatrix étoit sincère et violente; il l'aimoit éperduement, et l'amour, en remplissant toute son ame, parut perfectionner son caractère, et changea totalement ses moeurs. Pendant qu'il étoit encore à la cour de cette princesse, j'étois pour la première fois dans un château que mon père venoit d'acheter. Un jour, que je me promenois aux environs, je passai près d'une petite maison isolée, dont l'élégante simplicité me frappa. Comme je la considérois, j'entendis tout à coup les sons d'une voix ravissante; je m'approchai doucement d'une salle basse dont les fenêtres et les rideaux étoient fermés. On chantoit dans cette salle; je distinguai parfaitement alors la voix d'une très jeune personne qui s'accompagnoit du théorbe; la légéreté, la beauté incomparable de sa voix et l'expression de son chant, me causèrent une émotion que je n'avois jamais ressentie... quand elle eut fini sa romance, je l'entendis soupirer; et après un moment de silence: hélas! S'écria-t-elle, je ne chanterai plus dans
quinze jours, je serai alors trop malheureuse! ... Et pourquoi, reprit une autre femme, avez-vous donné votre consentement? ... Oh! Je ne l'ai pas donné, répondit la première voix; mais il faut bien céder à l'autorité, à la violence; j'obéirai... je mourrai... et excepté toi, ma bonne Magdeleine, personne ne plaindra la pauvre Maria. Ici, elles cessèrent de parler, et je n'entendis plus que des soupirs et des sanglots. Dans ce moment, on ouvrit une porte avec bruit, et je m'éloignai précipitamment, le coeur et l'esprit uniquement occupés de ce que je venois d'entendre. Je ne pus fermer l'oeil pendant toute la nuit; je ne pensai qu'à cette infortunée Maria. Je conjecturai que ses parens vouloient la forcer d'épouser un homme qu'elle haïssoit, et qu'elle joignoit à ce malheur celui d'aimer un autre objet. Je pensai que l'autorité de mon père pourroit empêcher une violence si barbare; et je résolus de retourner à la petite maison, afin de prendre, à ce sujet, des éclaircissemens positifs. En effet, je m'y rendis au déclin du jour; je m'approchai sans bruit de la salle basse, dont les fenêtres et les rideaux
étoient fermés comme la veille, et bientôt je reconnus le doux son de voix de Maria, qui s'entretenoit avec sa Magdeleine; j'entendis que cette dernière lui disoit: c'est vrai, il est bien vieux et bien laid; et puis avec cela, il est méchant à ce qu'on dit; mais vous serez bien riche, cela console... oh! Les richesses, interrompit Maria, c'est bon pour ma tante; mais moi, je ne m'en soucie pas, tu le sais bien... ne pleurez donc pas comme ça, reprit Magdeleine, votre tante va venir; songez comme elle vous a grondée hier... si tu veux que je ne pleure pas, dit Maria, enseigne-moi donc quelque moyen qui puisse me soustraire à cette cruelle tyrannie. Comme elle prononçoit ces paroles, j'entr'ouvris le rideau, en m'écriant: c'est moi qui vous en donnerai d'infaillibles... à ces mots, Maria poussa un grand cri, et fit un mouvement pour s'enfuir; Magdeleine l'arrêta, et Maria se retournant en face pour me regarder, elle me sourit ayant encore le visage plein de larmes, et elle resta debout sans parler, et les yeux fixés sur moi. Imaginez quelle fut ma surprise, lorsque dans cette intéressante Maria, qui
devoit, dans quinze jours, épouser un vieillard, je vis une enfant de treize ou quatorze ans, mais d'une beauté dont il me seroit impossible de vous donner une idée. L'innocence et l'ingénuité de la première enfance ajoutoient un charme inexprimable à l'éclat de sa brillante figure; et, malgré son chagrin, la sérénité de son regard et la douceur de son sourire donnoient une expression céleste à sa physionomie: oui, si les anges daignoient revêtir une forme mortelle pour apparoître aux hommes, ce seroit sous les traits de Maria. J'étois si troublé, si étonné, si attendri, que je ne pouvois parler. Maria, après m'avoir examiné un moment, regarda Magdeleine, qui étoit une petite fille de dix-sept ans; et ces deux jeunes personnes se mirent à rire de tout leur coeur. Ensuite Maria tourna les yeux sur moi; elle remarqua que, loin de partager sa gaieté, je faisois de vains efforts pour retenir mes larmes. Alors elle prit un air sérieux et touché, et faisant quelques pas vers moi: vous avez donc entendu tout ce que j'ai dit, me demanda-t-elle? Pardonnez-moi, répondis-je, d'avoir surpris
vos secrets; je n'en profiterai que pour vous servir. J'ose vous assurer que vous n'épouserez point l'homme que vous haïssez; mais, dites-moi, belle Maria, ne desirez-vous pas en épouser un autre? Je voudrois le savoir, afin de vous être encore utile à cet égard. À ces mots, Maria me regarda avec étonnement, sans rien dire, et je vis qu'elle ne répondoit pas à ma question, parce qu'elle ne la comprenoit pas. Magdeleine prenant la parole: eh, mon dieu! Dit-elle, comment voulez-vous qu'elle ait déjà songé à se marier; elle n'a que quatorze ans... en effet; l'âge de Maria m'avoit bien fait imaginer que son coeur étoit libre; mais j'avois voulu en acquérir l'entière certitude... dans ce moment nous entendîmes du bruit: c'est ma tante, dit Maria, allez vous-en; car si elle vous voit là, elle grondera peut-être. Afin d'obéir à Maria, je fis un grand mouvement pour me retirer; mais ayant la tête à la fenêtre, mes cheveux s'accrochèrent aux franges des rideaux. Tandis que je faisois d'inutiles efforts pour m'en débarrasser, la tante de Maria entra dans la chambre. Maria rioit
aux éclats de mon embarras et de ma ridicule figure, entortillée dans les rideaux; mais sa tante, en m'apercevant, crut découvrir une intrigue, et s'avança avec emportement vers sa nièce. La pauvre Maria, qui connoissoit sa violence naturelle, vint se réfugier dans l'embrasure de la fenêtre où j'étois; aussitôt je montai sur la fenêtre, et je m'élançai dans la chambre. Gertrude (c'est le nom de la tante de Maria), ne pouvant se saisir de sa nièce, que je tenois dans mes bras, me dit un torrent d'injures, et finit par me demander qui j'étois. Je suis Meinrad, répondis-je, fils de Bertold, votre seigneur, qui ne souffrira pas que cette innocente enfant soit la victime de votre cruauté et de votre avarice. Le hasard m'a fait entendre son histoire, et je vous déclare qu'elle n'épousera pas ce vieillard que vous lui destinez. Cette courte explication calma totalement Gertrude. Je vis que mon nom donnoit le plus grand poids à mes discours: elle se confondit en excuses; elle me dit qu'elle n'avoit nullement l'intention de contraindre Maria, qu'elle aimoit uniquement; mais, seigneur, poursuivit-elle,
cette enfant, quoique d'une famille honnête, n'a rien au monde, elle est orpheline; je l'ai recueillie, c'étoit tout ce que je pouvois faire; je n'ai point de fortune, et ne puis lui assurer un sort. Un homme riche, et qui n'est point un vieillard, comme le dit Maria, car il n'a pas cinquante ans, s'est présenté pour l'épouser: j'ai desiré pour elle que ce mariage pût se faire; mais j'ignorois l'excès de sa répugnance pour cet établissement; et si elle m'eût parlé avec franchise, je n'aurois pris aucun engagement, et je vais m'occuper des moyens de retirer ma parole et de rompre sans éclat. Ce discours ne me persuada pas que la dissimulation et les torts fussent du côté de Maria; mais j'eus l'air d'être satisfait de cette apologie. Maria sauta au cou de sa tante, et me remercia avec la naïveté la plus touchante; ensuite elle alla embrasser Magdeleine, comme pour recevoir son compliment de ce que son mariage étoit rompu. Je restai encore une demi-heure; et en prenant congé de Gertrude, je lui demandai la permission de revenir la voir, et je sortis de cette maison avec un trouble et une agitation
qui ne me permirent pas de m'abuser sur le sentiment que j'éprouvois. Je n'avois jamais aimé, et j'aimois éperduement une enfant. Cette enfant n'avoit ni fortune ni naissance; je n'étois que trop certain que mon père ne consentiroit jamais à une telle union: l'idée de profiter de la cupidité de Gertrude, et d'abuser de l'innocence et de la situation de Maria, me faisoit horreur; mais je sentois que ma destinée étoit pour jamais attachée à la sienne. Maria étoit si jeune, que je ne pouvois songer à l'épouser avant une ou deux années; et je me flattai que le temps et l'amour sauroient m'inspirer et me donner les moyens, ou de fléchir mon père, ou de me soustraire, sur ce point, à son autorité. Le lendemain matin, j'envoyai à Maria deux grandes corbeilles de fleurs et de fruits, et le soir je me rendis chez elle. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle accourut à moi, et me dit, avec une joie enfantine, qu'elle étoit bienheureuse; que sa tante étoit bien bonne, car son mariage étoit tout à fait rompu; ensuite elle me remercia de mes fleurs, et me montra qu'elle en étoit parée. Après une demi-heure de conversation,
Maria tout à coup me laissa avec sa tante, sortit en sautant, et fut courir dans le jardin. J'engageai Gertrude à l'aller rejoindre, et nous la trouvâmes dans le parterre, jouant avecMagdeleine. Je me mis de la partie; elle m'en sut très-bon gré, et toute la soirée se passa en courses, en danses et en petits jeux. Pour plaire à Maria, je me conduisis ainsi dans toutes mes visites, quoique cette enfance et cette excessive gaieté ne fussent nullement dans mon caractère; souvent elle me récompensoit de ma complaisance en me chantant une romance. Je ne pouvois me lasser d'entendre cette voix ravissante, la plus belle qui soit au monde; elle chantoit avec tant d'expression et de sentiment, qu'alors seulement elle ne me paroissoit plus une enfant. Cependant quelquefois je fixois sur moi son attention, en lui racontant quelque histoire intéressante; et même dans ses jeux, malgré son enfantillage et sa vivacité, on démêloit toujours en elle une ame remplie de bonté, d'élévation et de générosité, et le plus heureux naturel. Plus je la voyois, et plus je m'attachois passionnément à elle. Gertrude avoit facilement
pénétré mes sentimens; mon amour flattoit trop son ambition, pour qu'elle ne mît pas tous ses soins à l'augmenter, s'il étoit possible. Comme elle paroissoit adorer Maria, j'avois beaucoup perdu de mes préventions contre elle, et bientôt elle gagna tout à fait ma confiance. Je lui déclarai ma passion pour sa nièce, et je lui dis que j'étois irrévocablement décidé à l'épouser, si je pouvois me flatter qu'elle partageât mes sentimens; et j'avouai que j'avois beaucoup de craintes à cet égard. Je ne sais, poursuivis-je, si je suis destiné au bonheur d'être aimé de Maria; elle est trop jeune encore pour éprouver une passion semblable à celle qu'elle m'inspire; mais si son coeur devoit s'y livrer un jour, on pourroit déjà le connoître, et je ne vois rien en elle qui l'annonce. Elle me témoigne de l'amitié; mais elle est si à son aise avec moi! Elle a une si brillante gaieté, une si parfaite égalité d'humeur, que rien au monde ne ressemble moins à l'amour que l'espèce de sentiment qu'elle me témoigne. Je crois bien qu'elle m'épouseroit sans répugnance; mais vous devez concevoir que ce ne seroit
pas assez pour son bonheur et pour le mien. Gertrude sourit de mes inquiétudes, s'en moqua avec art, et les affoiblit en me contant plusieurs traits de la sensibilité de Maria pour moi. Gertrude avoit de l'esprit et de l'adresse; j'étois jeune, sans expérience, et j'aimois passionnément. Il ne lui fut pas difficile de me persuader la chose du monde que je desirois avec le plus d'ardeur. Elle interprétoit d'une manière si adroite et si flatteuse pour moi, les paroles les plus simples et les moindres actions de Maria, que je me livrois sans défiance à des illusions si chères. Six mois se passèrent de la sorte, au bout desquels mon père fit un voyage; et je fus obligé de quitter Maria pour quelque temps. Environ cinq semaines après mon départ, mon père me déclara qu'il avoit arrangé un mariage pour moi. Je connoissois la personne qu'il me destinoit; elle étoit sans fortune, mais elle avoit une très-grande naissance; et d'ailleurs elle étoit à tous égards si disgraciée de la nature, qu'avant même d'avoir connu Maria, je n'aurois pu me résoudre à former un tel lien. Je me jetai aux genoux de mon père, pour
le conjurer de ne pas me donner une femme qu'il étoit impossible d'aimer. Il me répéta que c'étoit la plus grande alliance que nous pussions espérer, et fut inflexible: enfin, il ajouta que sa parole étoit donnée, et que je l'épouserois dans six mois. Je me retirai désespéré, maudissant l'inconcevable et frivole vanité qui faisoit préférer un nom donné par le hasard, à la beauté, aux talens, aux vertus, et qui sacrifioit le bonheur au plus stupide de tous les préjugés. J'aurois dû, dans la situation critique où je me trouvois, consulter le sage Oswald, ce digne ami qui m'avoit élevé; il m'auroit donné d'utiles conseils, qui m'eussent préservé des maux affreux que me préparoit ma fatale imprudence. Je manquai de confiance en lui, j'en fus cruellement puni. Je venois de recevoir une lettre du comte de Bavière, qui, d'après l'ordre de la duchesse de Clèves, voyageoit depuis quelques mois. Il me mandoit qu'il me consacreroit les derniers mois de son exil; et en effet, il arriva au moment où nous retournions dans le château de mon père. Gérold me parla de la duchesse avec enthousiasme;
il l'adoroit, et n'étoit occupé que d'elle. L'amour l'avoit rendu à la vertu, et lui faisoit mépriser du fond de l'ame les égaremens de sa première jeunesse. Je lui confiai mes peines, et je lui contai toute mon histoire. Il me montra le plus vif intérêt, me dit qu'il n'osoit me donner de conseils; mais que je pouvois disposer entièrement de lui. Nous arrivâmes dans le lieu qu'habitoit Maria; elle me reçut avec sensibilité; je la revis avec transport; je la trouvai grandie, embellie, et toujours ingénue et aussi gaie. Je déclarai enfin mon amour; car jusque là, respectant son âge et son innocence, je n'en avois parlé qu'à sa tante. Je lui fis part de la rigueur de mon père et de la résolution que j'avois prise de me soustraire à cette tyrannie, de fuir et de l'épouser en secret. Maria m'écouta avec sa sérénité ordinaire, sans surprise et sans émotion; mais elle me répondit avec une douceur enchanteresse que je pris pour de l'amour; et Gertrude, avec son adresse accoutumée, ne manqua pas de me confirmer dans cette erreur. Je menai le comte de Bavière chez Gertrude; il vitMaria, et la trouva telle que l'amour le
plus passionné l'avoit dépeinte. Gérold, rempli de grace et de gaieté, se prêta sans effort à l'enfance de Maria; mais je remarquai qu'elle étoit extrêmement réservée avec lui, et qu'elle avoit même une timidité que je ne lui avois jamais vue. Il voulut l'entendre chanter, et je la vis rougir et trembler. Gertrude, le lendemain, me conta, à ce sujet, que Marialui avoit dit: j'ai pensé que peut-être cet étranger diroit à Meinrad que je ne chante pas bien . En tout, ajouta Gertrude, les manières du prince ne lui plaisent pas, et elle a un peu d'éloignement pour lui; je crois que, sans se l'avouer, elle a une sorte de jalousie de l'amitié que vous avez pour lui. Ces discours, avidement écoutés, m'aveuglèrent totalement sur tout ce qui auroit dû m'éclairer, si j'eusse été sans prévention. Cependant le temps s'écouloit; mon père s'occupoit déjà des préparatifs de mon voyage: il falloit prendre un parti.Gérold m'offrit un asile dans ses états, je l'acceptai, et il fut décidé que, sous six semaines, je m'y rendrois avec Maria. Mais tout à coup, malgré toutes les précautions que j'avois constamment
prises, mon père découvrit mes assiduités chez Maria, il m'en parla; je pensai dans l'instant que si je ne détournois pas ses soupçons, il me feroit épier, et qu'il me seroit impossible de fuir avec Maria. En conséquence, je lui répondis que je n'y avois été que par curiosité, pour connoître ce qui pouvoit attirer le comte de Bavière aussi souvent dans cette maison. J'ajoutai que d'après ses engagemens avec la duchesse de Clèves, je ne pouvois croire qu'il eût des desseins sur cette jeune personne, mais que cependant mon amitié pour lui me faisoit voir avec peine cette liaison, et que je tâchois de l'engager à la rompre. Ce discours persuada pleinement mon père; cependant j'appris qu'il faisoit observer mes démarches, alors mon embarras fut extrême. Le comte songeoit à retourner dans ses états, par lesquels (en partant du lieu où nous étions) il falloit passer pour aller chezBéatrix. L'année d'exil prescrite par cette princesse touchoit à sa fin, et Gérold, au comble de ses voeux, devoit me quitter dans quelques jours. Après mille réflexions sur ma cruelle situation, j'imaginai de
confier Maria à Gérold, et de la confier seule, car sa tante, malade depuis quinze jours, étoit hors d'état de l'accompagner. Je conjurai donc Gérold de se charger de Maria, de la conduire dans ses états, et de l'y laisser en mains sûres, lorsqu'il se rendroit chez la duchesse. Quand vous serez parti, continuai-je, je dirai à mon père que vous avez enlevé Maria: on cessera de m'observer, et je pourrai sous peu de temps m'échapper et vous aller rejoindre, d'autant mieux que je serai seul, et que la fuite alors est toujours facile. Géroldparut très-étonné de cette résolution, et je dois avouer qu'il la combattit et me fit beaucoup d'objections raisonnables; mais comme je ne voyois que ce seul moyen qui pût m'assurer la possession de Maria, je persistai, et Gérold céda à mes instances. Nous fîmes part de ce projet à Maria, qui n'y consentit qu'avec une peine extrême; elle pleura beaucoup. Je devois croire que le chagrin de ne pas partir avec moi faisoit couler ses larmes; aussi je fus sensiblement touché de sa douleur... hélas! Depuis deux mois je ne doutois point de sa tendresse; elle étoit totalement changée,
elle avoit perdu toute sa gaieté, et j'étois convaincu que ce changement venoit de l'inquiétude que lui causoit l'embarras cruel de notre situation. Il me paroissoit tout simple que chaque jour augmentât sa tristesse, puisque chaque jour écoulé nous rapprochoit de celui que mon père avoit fixé pour mon mariage. Enfin Maria partit avec Gérold... mon père crut en effet que ce prince l'avoit enlevée; il ne montra aucun soupçon sur moi; je fis en secret tous les préparatifs de ma fuite, et je me décidai à partir le lendemain d'un jour où mon père devoit faire une chasse de sanglier, à laquelle il avoit invité toute la noblesse des environs. Ce jour arrivé, je suivis mon père à cette chasse; vous jugez que j'y portai une extrême distraction: elle duroit depuis six heures, lorsque mon père, desirant la terminer, voulut, suivant sa coutume, attaquer et tuer le sanglier. Il descendit de cheval, et, armé d'un pieu, fut à sa rencontre: nous restâmes tous à quarante pas de lui: mon père manqua l'animal, qui se jeta sur lui. Aussitôt je vole au secours de mon père, qui avoit déjà
reçu plusieurs blessures; je me précipite sur l'animal, je suis griévement blessé moi-même, mais je lui porte un coup mortel: tous les chasseurs nous environnent, mon père tombe évanoui dans leurs bras, on forme une litière avec des branches d'arbres, et je le fis ainsi transporter au château: nous eûmes promptement des secours; on examina ses blessures, et l'on me déclara qu'elles étoient mortelles. Ce que cet arrêt me fit éprouver, est inexprimable; je frémis en pensant qu'il favorisoit l'intérêt de mon amour, et que j'éprouvois un sentiment que la mort de mon père pouvoit seule rendre heureux et légitime. Cette situation me parut horrible; cependant plus j'examinois mon coeur, plus je sentois que j'aurois donné ma vie pour sauver la sienne. J'étois moi-même très-blessé, mais je ne voulus point me mettre au lit; je veillai, je soignai mon malheureux père pendant douze jours; il me donna sa bénédiction, et il expira dans mes bras! ... Les veilles, la douleur, les blessures que j'avois reçues et qui s'étoient cruellement envenimées, me mirent dans un état qui fit tout craindre pour ma vie...
aussitôt qu'Oswald eut appris la maladie de mon père, il quitta sa retraite et vint me rejoindre; il me trouva mourant et sans aucune connoissance: je fus ainsi plus de trois semaines; enfin je revins à la vie pour sentir de nouvelles douleurs. En reprenant ma connoissance, je pensai avec un vif chagrin, que Maria, partie depuis près de deux mois, devoit être en proie aux plus cruelles inquiétudes. J'ouvris mon coeur à Oswald, et je le conjurai d'écrire de ma part au comte de Bavière. Il y consentit, et très-peu de jours après je fus en état d'écrire moi-même à Maria. Je commençois à me lever, et ma santé se rétablissoit à vue d'oeil, lorsqu'un matin on m'annonce un courrier de Gérold qui me remit une lettre... ô! Généreux Ogier, votre ame a sûrement connu l'amour et l'amitié; jugez donc de ce que j'éprouvai en lisant cette fatale lettre écrite dans le délire du désespoir et des remords, et qui m'apprenoit que Gérold, ayant à la fois trahi et son ami et sa maîtresse, avoit dans un instant d'égarement abusé de l'innocence de l'infortunée Maria... il ajoutoit que, rendu à lui-même, il s'étoit retrouvé
plus passionné que jamais pour Béatrix; mais que n'ayant plus, disoit-il, que le choix des crimes, il avoit cru devoir sa main à Maria; qu'il avoit écrit à la duchesse pour lui rendre sa parole et pour rompre sans retour avec elle; qu'ensuite il avoit promis à Maria de l'épouser publiquement sous huit jours, et qu'en même temps il lui avoit déclaré que son coeur n'étoit plus à lui; que Maria baignée de larmes ne lui répondit rien; mais, peu de jours après, s'échappa de son palais, en lui laissant un billet qui ne contenoit que ces mots: Maria ne veut point être un obstacle au bonheur de Gérold; on n'entendra jamais parler d'elle: en quittant Gérold, elle se consacre sans effort à l'éternel oubli qui convient à sa situation . Géroldterminoit sa lettre en disant qu'il avoit fait inutilement chercher Maria, qu'il ignoroit absolument ce qu'elle étoit devenue. Ces affreux détails firent passer dans mon coeur, avec l'amertume de la plus déchirante douleur, tous les transports insensés de la haine et du ressentiment. Gérold, malgré l'excès de ses remords, ne me paroissoit que le plus
inhumain des hommes; son plus grand crime, à mes yeux, étoit d'adorer encore Béatrix, après avoir séduit Maria: l'image de Maria errante et désolée m'inspiroit un tel desir de vengeance, que je voulois partir sans délai pour aller trouver Gérold et lui percer le coeur... mais à peine convalescent, l'horrible agitation de mon ame fi uvir mes blessures: une fièvre brûlante me força de me remettre au lit, et les passions même qui me replongeoient dans cet état, me firent prendre soin de ma vie; je voulois la conserver pour me venger. Un nouvel événement vint changer toutes mes résolutions et produire en moi ce que tous les conseils et les sages exhortations d'Oswald n'avoient pu faire. Un jour on entre dans ma chambre; on me dit qu'un inconnu qui étoit à cheval a rencontré mon écuyer dans l'avenue de mon château, lui a remis une lettre pour moi, et au même instant s'est éloigné précipitamment: je prends cette lettre avec émotion; mais, grand dieu! Que devins-je en reconnoissant l'écriture de Maria... je l'ai conservée cette précieuse et touchante lettre... la voici, lisez-la.
En disant ces paroles, Meinrad présente au chevalier danois ce papier, qui fut tant de fois baigné de larmes. Ogier y lut ce qui suit: "la coupable Maria osera-t-elle écrire au vertueux Meinrad? ... Oui, je le dois; oui, je connois son coeur; je veux qu'en apprenant et mon égarement et ma fuite, il sache que j'ai trouvé un asile honorable et sûr... au bout de deux journées et de deux nuits d'une marche pénible, j'ai été admise dans une enceinte respectable, où l'indulgente vertu accueille et reçoit tous les infortunés, sans s'informer si leurs malheurs sont une épreuve de la providence ou le juste châtiment de leurs fautes... après avoir satisfait par ce détail votre bonté compatissante, je dois vous dire encore que c'est moi sur-tout qui suis criminelle, que c'est mon coeur seul qui m'a perdue... l'amitié, la plus tendre reconnoissance, m'attachèrent à vous, et j'ai cru long-temps que ces sentimens étoient ce que vous appeliez de l'amour. Hélas! Je n'ai connu la manière dont vous m'aimiez qu'en voyant Gérold! ... Tout ce que vous éprouviez pour moi, je l'ai senti
pour lui... j'ai voulu mille fois vous avouer que je l'adorois, ma tante m'en empêcha toujours, en me disant que cet aveu feroit le malheur éternel de votre vie, et vous brouilleroit avec un ami qui vous étoit si cher. Je gardai le silence; mais ma profonde tristesse et mes pleurs auroient dû vous éclairer... sans savoir, hélas! Ce que j'avois à craindre, je frémis quand vous me proposâtes de partir seule avec Gérold; je m'y opposai vivement... je n'ai pu dans ce funeste voyage cacher le sentiment qui me dominoit... Gérold feignit long-temps de ne pas lire dans mon ame, mais je trouvois mille manières de lui prouver que je l'aimois... enfin c'est moi qui l'ai séduit... le lendemain du jour où nous arrivâmes dans son palais, il me tint ce terrible discours: je vous dois ma main, elle est à vous; dans huit jours je vous conduirai à l'autel; mais ne vous flattez point, Maria, que le criminel Gérold puisse vous rendre heureuse. avant de vous connaître, il adoroit la duchesse de Clèves, et il l'aimera jusqu'à son dernier soupir. Je vous sacrifie
mon bonheur, je vous consacre ma vie; mais ne me demandez point d'amour... je ne répondis que par des pleurs, et je pris la fuite au milieu de la nuit... le ciel est juste; puisque je n'ai pu partager la tendresse de Meinrad, je devois trouver Gérold insensible! ... J'ai perdu l'honneur, le repos et votre estime; j'aime sans espérance, et je n'ai que quinze ans! ... Combien long-temps je dois souffrir, si je puis sans mourir supporter tant de maux! ... Oh! N'aggravez point l'horreur de ma destinée! ... J'ai perdu tous mes droits près de vous, je le sais... cependant, généreux Meinrad, j'ose encore vous adresser une prière... Maria déshonorée, Maria indigne de votre amitié, mais Maria au comble de l'infortune, vous conjure à genoux d'abjurer tout desir de vengeance, tout ressentiment contre Gérold... songez que, malgré ma foiblesse et mon égarement, je ne suis point ingrate; le souvenir de vos bienfaits sera toujours présent à ma mémoire, et vos plus cruels mépris ne pourroient affoiblir cette vive et pure affection que vous m'inspirez, la seule
vertu qui me reste! ... Ô, Meinrad! Que ne suis-je née votre soeur! ... J'aurois un ami, je pourrois épancher ma douleur dans son sein... ah! Si vous étiez mon frère, quelle tendre amitié nous eût unis! ... Combien vous auriez toujours été satisfait de mon coeur! ... Oui, une de mes plus grandes peines, c'est de vous savoir malheureux; c'est d'avoir la certitude (d'après mes propres sentimens) que vous le serez toujours, car on ne guérit point de l'amour. Hélas! Je n'en suis que trop certaine! ... Cependant, vous n'avez rien à vous reprocher; votre conduite fut dans tous les temps aussi pure que votre ame, j'en bénis le ciel, vous êtes bien moins à plaindre que moi... adieu, ô vous qui devez maudire le jour où vous prîtes pitié de mon sort! Vous, mon généreux protecteur, puissent mon repentir et mon malheur appaiser votre juste indignation! ... Mais, quels que soient vos sentimens, daignez croire que vous serez toujours l'ami le plus cher de l'infortunée Maria." Cette lettre, qui me faisoit si bien connoître l'ame angélique de Maria, ne pouvoit
que redoubler l'amertume de mes regrets et mon ressentiment contre Gérold; mais une prière de Maria étoit pour moi l'ordre le plus sacré... de toutes les peines qui déchiroient mon coeur, une des plus insupportables étoit d'ignorer la retraite de Maria, et par conséquent de ne pouvoir lui répondre, ou, pour mieux dire, de ne pouvoir voler près d'elle! Oh! Qu'il m'eût été doux de lui promettre de vaincre, ou du moins de taire à jamais un malheureux amour! De l'adopter pour ma soeur, de mériter et d'obtenir sa confiance, d'essuyer ses larmes et de consacrer ma vie entière à la consoler! ... Comme elle me mandoit qu'elle s'étoit réfugiée dans un lieu qui n'étoit qu'à trois ou quatre jours de marche de la résidence de Gérold, je fis faire dans tous ces environs les perquisitions les plus exactes, mais elles furent inutiles; je supposai qu'elle s'étoit retirée dans un monastère, et je le crois encore; mais sans doute un changement de nom et quelques autres précautions ôtent toute possibilité de découvrir son asile. Mon courage se soutint tant que je me flattai de retrouver Maria; mais quand j'eus perdu cet
espoir, je tombai dans le découragement et la plus profonde tristesse. Uniquement occupé de Maria, je me persuadai que son intention étoit de renoncer au monde sans retour, en se consacrant à Dieu. Alors je formai la résolution d'embrasser le même genre de vie: ce n'étoit point un sacrifice; et que pouvois-je regretter dans l'univers entier, quandMaria étoit perdue pour moi? Au moins, me disois-je, nous serons réunis par les sentimens, les occupations et les devoirs: ô, Maria, je partagerai la pénitence austère à laquelle tu te condamnes; l'un et l'autre, consumés par une passion insurmontable, nous gémirons dans le silence et dans l'obscurité; l'un et l'autre, aux pieds des autels, nous invoquerons l'être suprême; nous prierons, nous pleurerons ensemble... hélas! Tu penseras moins à ton malheureux ami qu'à ton barbare séducteur... et moi, je ne penserai qu'à toi! ... Mais un jour tu sauras que Meinrad en te perdant a tout quitté; tu sauras qu'il n'étoit attaché qu'à toi, et tu diras, il méritoit d'être aimé ! ... Je fis part de mon projet à Oswald, qui le combattit vainement. Cependant il obtint
de moi qu'avant de m'enfermer dans un monastère, je passerois un an dans une solitude: il ajouta qu'il m'y suivroit, et que si, au bout de ce temps, je persistois dans ma résolution, il partageroit mon sort, et se fixeroit à jamais dans le couvent que je choisirois. Je ne pouvois refuser ce délai à l'ami fidèle et généreux qui s'associoit ainsi à ma triste destinée.Nous voyageâmes: ce lieu sauvage et retiré nous plut; j'y fis bâtir la chapelle et l'hermitage, et nous y sommes depuis cinq mois. La religion et les entretiens du sage Oswald ont insensiblement calmé la violence de la passion qui me consumoit. Maria me sera toujours chère; mais son image intéressante, toujours présente à mes yeux, ne porte plus dans mon coeur l'agitation et le désespoir; son souvenir m'attendrit sans me troubler... enfin, chaque jour m'affermit dans le dessein de me consacrer entièrement à Dieu; l'amour seul me le fit former, mais c'est la religion qui m'y confirme, et qui saura me le faire accomplir.
Chapitre V.
Le vice humilié. Pendant tout le temps que Meinrad conta son histoire, Armoflède, les yeux attachés sur lui, parut l'écouter avec tant d'intérêt et d'attendrissement, qu'elle causa plus d'une distraction à Meinrad, qui fut vivement touché de sa sensibilité. Lorsqu'on se mit à table, il fit placer à côté de lui ce joli petit page qui montroit un si bon coeur et tant d'ingénuité. Vers le milieu du souper, Ogier, qui depuis deux heures se plaignoit d'un grand mal de tête, fut saisi tout à coup d'un violent frisson: on lui tâta le pouls, on lui trouva beaucoup de fièvre, et on le conduisit sur-le-champ dans la petite chambre qu'on lui avoit destinée. Il étoit si souffrant et si accablé, qu'il desira rester seul avecSylvain et se coucher sur-le-champ. Meinrad, emmenant Armoflède, sortit avec elle. Oswald
prit le chemin de sa cellule et alla se coucher, et Meinrad conduisit Armoflède dans sa chambre, en lui disant que cette subite incommodité d'Ogier le dérangeoit un peu, parce qu'il avoit compté qu'il coucheroit avec ses deux pages dans le lit qu'on lui avoit préparé. Je n'ai point d'autre lit vacant, continua Meinrad, mais je vous donnerai la moitié du mien, qui est encore moins petit que celui d'Oswald. À ces mots, Armoflède sourit, et refusa cette offre, en assurant qu'elle dormiroit à merveille sur une chaise. Non, non, repritMeinrad, je veux absolument que vous couchiez avec moi, et je vous assure, sans compliment, que cela ne me gênera point du tout. En parlant ainsi, Meinrad ferme la porte de sa cellule; ensuite il commence à se déshabiller, et il invite Armoflède à en faire autant. En vérité, seigneur, dit Armoflède, je ne puis m'y résoudre... et je vous assure que si Ogiern'eût pas été
malade, je n'aurois pas partagé son lit; l'aurois mille fois mieux aimé passer la nuit sur le plancher. Armoflède ne disoit pas ceci sans dessein, car elle combinoit déjà un projet de séduction. Meinrad avoit vingt-deux ans; il étoit beau, sensible; sa passion malheureuse et sa piété rendoient, aux yeux d'Armoflède, sa conquête plus piquante. Elle croyoit tout possible à ses charmes et à ses artifices. D'ailleurs, l'impression du moment pouvoit tout sur elle; et dans le court espace d'une nuit, rendre infidèle un amant si passionné, et pervertir un saint, lui paroissoit un projet sublime et le véritable chef-d'oeuvre de la coquetterie. Cependant Meinrad se déshabilloit toujours, et demanda à ce petit page si timide et si respectueux quel âge il avoit. Armoflède, qui pouvoit facilement, sous son déguisement, se rajeunir de sept ou huit ans, répondit qu'elle avoit quinze ans. Hélas! Ajouta-t-elle, c'est l'âge qu'avoit l'ingrate Maria quand elle vous quitta. Oh! Ne l'appelez point ingrate, reprit Meinrad; je fus aveugle, mais elle fut sincère autant que sensible; je ne dois me plaindre que de moi-même... ah!
Seigneur, interrompit Armoflède, je ne concevrai jamais que celle que vous aimiez ait pu vous abandonner pour un autre, et pour un VIL séducteur! Comment se peut-il que vous ne lui ayez pas fait adorer la vertu? ... Ah! S'écria Meinrad, avec un coeur si tendre et tant d'innocence, la vertu même peut s'égarer; Maria en est la preuve. Croyez, Philène, qu'il n'existe pas sur la terre une ame plus pure que celle de Maria! ... En disant ces paroles, Meinrad se met au lit, et appelant Armoflède: j'exige positivement, lui dit-il, que vous veniez vous coucher; je ne souffrirai point que vous passiez la nuit sur une chaise. Allons, finissons tous ces complimens, déshabillez-vous et venez. Armoflède résiste encore, en balbutiant d'un air confus quelques mots que Meinrad n'entendit pas. Meinrad, impatienté, insiste d'un ton impératif: l'hypocrite Armoflède déclare qu'elle couchera sur un banc couvert de nattes qui se trouvoit dans la cellule, et rien ne peut vaincre sa modeste obstination à cet égard. Seulement, comme le banc étoit fort étroit, elle consent à l'approcher contre le lit de Meinrad: ce banc
avoit un dossier de l'autre côté. Armoflède se met à genoux, fait une longue prière avec l'air et le maintien de la plus grande ferveur; ensuite elle se déshabille en soupirant, et se couche enfin. Meinrad ne s'endormit que fort tard: Armoflède l'entendit soupirer doucement; mais enfin le sommeil paisible d'une conscience pure vint suspendre ses peines.Cependant l'image de l'infortunée Maria, toujours trop présente à son souvenir, le poursuivoit jusque dans ses songes; il prononça deux fois d'une voix plaintive ce nom chéri.Armoflède sourit en pensant que le pieux Meinrad n'étoit pas aussi bien guéri de l'amour qu'il le prétendoit.
Au point du jour, Meinrad se sentant un poids assez pesant sur la poitrine, se réveilla; il connut alors que c'étoit le petit page, dont la respiration annonçoit le plus profond sommeil, qui, en dormant, avoit passé son bras autour de son cou et posé sa tête sur son sein. Respectant le sommeil de cet aimable enfant, Meinrad ne voulut pas le déranger, et essaya de se rendormir dans cette situation; mais, ne pouvant en venir à bout, il ouvrit les yeux,
et ses regards tombèrent d'abord sur un joli bras nu, et une main charmante, exactement semblable à celle de Maria. Meinrad tressaillit; et, jetant les yeux sur Armoflède, qu'on se représente sa surprise, lorsque le col entr'ouvert d'une chemise lui fit entrevoir le sein d'une femme! ... Son premier mouvement ne fut pas de s'arracher des bras d'Armoflède, l'étonnement sans doute le rendoit immobile... en se rappelant sa résistance pour se mettre au lit, il se rappeloit aussi sa dévotion, sa naïveté, et sur-tout sa sensibilité, enfin, son extrême jeunesse; la parfaite innocence qu'il lui supposoit (car il ne doutoit pas qu'Ogier n'ignorât son sexe), tout disposoit son ame à l'attendrissement le plus dangereux. La piété est si confiante et si crédule! ... Meinrad devoit donc penser que cette jeune beauté étoit aussi ingénue, aussi pure qu'elle lui paroissoit charmante. Au milieu de ses idées, Meinrad aperçut sur le sein d'Armoflède une chaîne d'or, très-légère, au bout de laquelle étoit attaché un petit médaillon. Il regarde avec curiosité, et il voit que ce médaillon contient des cheveux, avec ces deux mots
tracés en lettres d'or sur la tresse de cheveux: amour et volupté... Armoflède, profondément artificieuse, avoit un grand inconvénient pour une personne de son caractère; elle étoit distraite et étourdie au suprême degré; et en préparant la scène qu'on vient de lire, et un roman sublime qu'elle devoit conter à son réveil, elle avoit totalement oublié ce médaillon, dont la chaîne, à la vérité, étoit rivée à son cou, de sorte qu'elle ne l'ôtoit jamais: cependant on croit bien que si elle y eût pensé, elle n'eût pas manqué de briser cette petite chaîne d'or en se mettant au lit, et de soustraire l'indiscret médaillon; mais la chaîne étoit si fine et si légère, qu'elle s'étoit cachée dans les plis de sa chemise, de manière qu'en s'établissant sur le sein de Meinrad, elle ne l'avoit pas aperçue. Heureusement Meinrad la découvrit: les deux mots qu'il venoit de lire ne laissoient aucun doute sur le caractère et sur les moeurs de celle qui avoit choisi une telle devise. L'indignation et le plus froid mépris rendirent aussitôt Meinrad à lui-même; il se débarrasse des bras d'Armoflède, jette un manteau sur ses épaules, et se précipite
hors du lit. Armoflède, ignorant la découverte du médaillon, paroît se réveiller; elle joue tout à la fois la surprise, l'effroi, la pudeur; elle pleure et tombe aux pieds de Meinrad.Elle alloit débiter son roman; mais Meinrad, la repoussant avec dédain: cessez, lui dit-il, de prolonger une imposture inutile; je vous connois, c'est vous dire que vous avez perdu tout le charme qui pouvoit vous rendre dangereuse. Si votre coeur n'est pas corrompu sans retour, hâtez-vous de sortir de cette profonde abjection où le vice vous a plongée; l'orgueil insensé qui vous égare doit servir à vous en retirer, car vos succès passagers ne sont l'ouvrage que du mensonge et de l'erreur; songez que vous ne pourriez séduire l'homme le plus dépravé, s'il vous voyoit sans illusion et telle que vous êtes; songez enfin qu'en persévérant dans ce honteux déréglement, après avoir été l'opprobe de votre sexe, vous deviendrez dans peu d'années l'horreur et le rebut du nôtre.
Chapitre VI.
Funeste erreur. Le pieux Meinrad ne convertit pas Armoflède, mais il lui causa la plus cruelle humiliation qu'elle eut jamais éprouvée. La vertu de Meinrad donnoit un air de prophétie à son discours, qui troubla et intimida l'effrontée Armoflède: elle perdit un moment toute son audace; et, pour la première fois de sa vie, un sentiment qui ressembloit à la pudeur la força de baisser les yeux et la fit rougir. Elle se hâta de sortir de cette chambre où la vérité sévère venoit de lui donner une si terrible leçon: elle trouva Ogier réveillé et sans fièvre; elle le pressa de partir sans délai. Ils prirent congé de Meinrad, et se remirent en route. Laissons-les continuer leur voyage, et retournons aux chevaliers du cygne. Olivier,
comme nous l'avons vu, avoit beaucoup d'humeur en quittant la chaumière d'Ogier; mais la douceur et la tendresse d'Isambard avoient enfin dissipé ce nuage; et voyant le desir extrême qu'éprouvoit Isambard d'entendre la fin de son histoire, il en reprit ainsi la suite: Isambard, ô mon frère! ... Quelle preuve d'amitié je vais te donner aujourd'hui en continuant ce déchirant récit! ... Me voici arrivé à l'époque fatale depuis laquelle ma vie n'est plus qu'une longue et pénible agonie! ... Tu connois mon supplice, mais tu me plaindras davantage encore en connoissant le crime qui le cause! ... Tu as vu sous quels affreux auspices je reçus la main de Célanire: hélas! Tous les événemens qui suivirent ne s'accordèrent que trop avec ces sinistres présages! ... Cette union, dont je m'étois formé une si ravissante idée, fut pour moi la source intarissable des peines les plus cruelles.Célanire, sensible et passionnée, ne put me rendre heureux. Je voulois, avant tout, son bonheur, et je la voyois dévorée de remords qu'elle s'efforçoit vainement de
me cacher; une caresse de son père suffisoit pour en redoubler l'amertume avec une violence qui souvent altéroit sa raison. Naturellement superstitieuse, tout étoit devenu pour elle un sujet de craintes et de terreurs. Son extrême délicatesse et son imagination troublée lui exagéroient tellement sa faute et sa foiblesse, qu'elle ne pensoit pas qu'il existât une personne plus coupable qu'elle: si dans la conversation on parloit de vertu, de piété filiale, d'amour pour la patrie, de fidélité à sa parole, elle rougissoit, pâlissoit, et croyoit entendre sa propre condamnation. Les éloges donnés à son caractère lui causoient encore plus de peine. Je me rappelle qu'Angilbert ayant fait des vers pour Amalberge, dans lesquels, pour louer sa conduite et sa vertu, il la comparoit à Célanire, cette dernière ne put les entendre lire sans répandre des larmes. Jamais avec moi une plainte réfléchie ne sortit de sa bouche, et c'étoit pour nous deux un tourment de plus. La douce confiance étoit bannie de nos entretiens: je lui cachois à quel excès elle me rendoit malheureux, elle vouloit me dérober ses peines; mais,
incapable de feindre, elle se trahissoit sans cesse par des mots échappés malgré elle, et des réponses naïves, faites de premier mouvement, qui me perçoient le coeur... jamais son malheureux époux ne la pressa dans ses bras sans la voir craintive et tremblante; jamais elle ne s'endormit sur son sein sans être agitée de songes effrayans... souvent, dans l'obscurité de la nuit, je sentis ses pleurs mouiller mon visage... j'osai une seule fois m'écrier: oh! Si tu sais aimer, de quoi peux-tu gémir en ce moment? De n'être plus digne de toi, répondit-elle; et c'est ainsi que l'amour même, loin d'adoucir ses regrets, les aigrissoit encore. Cependant on n'avoit pas le moindre soupçon de notre union secrète; toute la cour me croyoit l'époux d'Armoflède, et cette dernière confirmoit tout le monde dans cette erreur par ses discours et sa conduite. Elle ne trouvoit rien de pénible dans un rôle qui flattoit sa vanité; c'étoit pour elle un triomphe aussi doux que flatteur, que l'on crût universellement qu'elle eût été préférée à la princesse Emma, qu'elle haïssoit: l'emporter sur la fille de Charlemagne, fixer les voeux d'un
homme que l'empereur honoroit d'une faveur particulière, étoient à ses yeux des titres de gloire préférables à tout le bonheur que l'amour même peut procurer. Elle attiroit sur elle l'attention publique; les sacrifices éclatans dont on la croyoit l'objet lui donnoient une grande célébrité; c'en étoit assez, sinon pour satisfaire son orgueil insatiable, du moins pour la consoler de la passion réelle qu'elle me connoissoit. D'ailleurs, l'admiration sincère que m'inspiroit sa fausse générosité, étoit encore une jouissance pour elle; enfin, ne sachant notre secret qu'à moitié, ne connoissant que notre amour, et ignorant absolument notre union, elle avoit beaucoup d'espérances pour l'avenir. Malgré son esprit et sa finesse, il étoit impossible qu'elle pût pénétrer le mystère que nous voulions lui cacher; elle nous voyoit si tristes et si malheureux l'un et l'autre, que toutes ses observations la confirmoient dans l'idée que nous avions renoncé nous-mêmes à tout espoir. Plusieurs mois se passèrent ainsi, au bout desquels Vitikind annonça à sa fille qu'Albion mourant des suites de ses blessures, alloit arriver pour
consulter les médecins de France sur son état. Vitikind ajouta qu'Albion n'avoit nulle espérance de guérir, et qu'il venoit sur-tout afin de mourir auprès de son ami. En effet,Albion arriva peu de jours après sa lettre: les médecins consultés jugèrent son état mortel et sans aucune ressource. Le lendemain du jour où cet arrêt fut prononcé, je visVitikind, et me trouvant seul avec lui, il me parla du malheureux Albion. Ô mon cher Olivier, ajouta-t-il, vous seul auriez pu me consoler d'une telle perte; mais si j'en crois le bruit public, il n'est plus en votre pouvoir de rendre un fils à Vitikind... il prononça ces mots avec un air de doute et un ton d'interrogation qui demandoient une réponse; mais le mélange confus de mille sentimens contraires, le saisissement, la reconnoissance, la confusion, le remords, me ravissoient entièrement la faculté de répondre: les yeux remplis de larmes, je bégayai d'une voix tremblante quelques mots entrecoupés. Vitikind prit mon trouble pour l'aveu de mon mariage secret avec Armoflède. Je vous entends, me dit-il, mon malheur est entier. En prononçant
ces paroles, il leva les yeux au ciel en soupirant, et me quitta. Ton coeur généreux, mon cher Isambard, peut concevoir tout ce que cette amitié si touchante de Vitikind dut faire éprouver au séducteur de Célanire! Oh! Combien j'étois VIL à mes propres yeux durant cet entretien qui m'assuroit cependant du bonheur de ma vie! Mais comment goûter le bonheur quand on a perdu sa propre estime? Comment jouir du plus grand des bienfaits lorsqu'on s'en reconnoît indigne? L'infortunée Célanire ne fut que trop pénétrée de ces cruelles réflexions. Hélas! S'écria-t-elle dans l'amertume de ses regrets, la providence et la tendresse paternelle me réservoient une félicité qui n'auroit dû être que le prix de la vertu! ... Oh! Que deviendrai-je quand le meilleur des pères me présentant l'amant pour lequel je l'ai trahi, me dira: afin de récompenser ta piété filiale, je te donne Olivier pour époux... de tels discours me déchiroient le coeur: en vain je répétois à Célanire que j'étois seul coupable. Ah! Répondit-elle, si je pouvois me faire une semblable illusion, en serois-je moins à plaindre?
Cependant Armoflède voyoit avec une extrême inquiétude Albion sur le bord de la tombe, certaine qu'après sa mort j'épouserois Célanire, du consentement de Vitikind et de l'empereur. Elle prévoyoit avec un dépit mortel le triomphe d'Emma, en découvrant que son ennemie n'avoit jamais été sa rivale; Armoflède ne pouvoit se résoudre à perdre sa célébrité et le fruit de ses artifices: la mort d'Albion non seulement alloit désabuser d'une erreur qui flattoit sa vanité, mais en même temps elle renversoit tous les projets formés par son ambition. D'ailleurs s'étant persuadée (malgré le déréglement de sa vie) qu'elle avoit une grande passion pour moi, elle croyoit tout permis à tant de sentimens réunis, et se disposa à tout oser et tout risquer pour l'intérêt de sa réputation, de sa fortune et de son amour. Un hasard funeste ne seconda que trop ses sinistres projets. Un jour que Célanire, partant pour sa maison de campagne, avoit refusé de m'y recevoir la nuit même, quoique son père n'y dût pas aller, Armoflède me fit demander un entretien particulier; je me rendis chez elle. Là, après un long
préambule, elle me tint cet affreux discours: Célanire vous trompe, elle est infidèle et vous trahit pour un nouvel amant. J'ai la preuve certaine de sa perfidie. Elle a donné un rendez-vous cette nuit même à celui qu'elle vous préfère: je vous offre de vous conduire ce soir dans sa maison. J'ai une clé de son jardin, je vous ferai entrer, et vous verrez de vos propres yeux la vérité du fait incroyable que mon amitié vous dénonce; mais j'exige votre parole d'honneur que, quelque chose que vous puissiez voir, vous ne ferez nul éclat: le mépris doit vous préserver de la colère; ainsi il faut que vous me fassiez le serment de vous retirer sans bruit avec moi, quand vous aurez eu la preuve de la trahison deCélanire. L'exécrable Armoflède auroit pu parler beaucoup plus long-temps sans être interrompue. Pénétré de la plus violente indignation contre elle, et pétrifié d'étonnement, je ne trouvois nulle expression qui pût rendre l'horreur qu'elle m'inspiroit; son discours n'avoit pas élevé dans mon esprit le plus léger soupçon contre l'angélique créature qu'elle osoit noircir avec tant d'audace: ma première idée fut
de lui répondre que son atroce calomnie faisoit si peu d'impression sur moi, que je me contenterois d'en instruire Célanire par un billet, et que je n'irois point chez elle... oh!Que ne suivis-je ce premier mouvement! ... Mais, poussé par les furies, entraîné par ma noire destinée, je rejetai ce dessein, je ne voulus pas laisser à la perfide Armoflède le droit affreux de soutenir, par la suite, son horrible calomnie; je voulus la confondre, et je consentis à me laisser conduire par elle chez Célanire; car ne voulant pas lui dire que j'avois une clé du jardin de Vitikind, il falloit bien me résoudre à m'y rendre avec elle. Je ne lui cachai pas le profond mépris que m'inspiroit son infâme dénonciation; elle en parut peu surprise, et répondit qu'elle s'étoit attendue à me trouver toute l'incrédulité que je lui montrois. Mes sentimens pour vous, ajouta-t-elle, me font braver jusqu'à votre injustice; mais, je vous le répète, je ne consens à vous introduire ce soir dans la maison de Célanire, que sous la condition expresse qu'aussitôt que vous serez éclairé sur sa conduite, vous sortirez sans chercher à
vous venger, sans attaquer votre rival et sans faire de scène, et j'exige, à cet égard, votre parole d'honneur. Je vous la donne, répondis-je; et je vous promets de plus que désormais vous serez le seul objet, non de ma colère, vous n'êtes pas même digne de l'exciter, mais de mon mépris le plus profond et le mieux fondé. Nous nous quittâmes ainsi; et trois heures après, lorsque la nuit fut tout à fait tombée, nous partîmes ensemble. Durant ce funeste voyage, je ne proférai pas une seule parole; elle essaya plusieurs fois de me parler, mais je ne daignai pas lui répondre. Pendant toute la route, je conservai la même disposition d'esprit, la même certitude de la parfaite innocence de Célanire: seulement, je cherchois à deviner par quelle espèce de fourberie Armoflède prétendoit m'abuser. J'en imaginai plusieurs; entre autres, je supposai qu'elle me feroit peut-être voir une femme déguisée en homme, artifice si grossier, et dont même, au premier coup d'oeil, il est impossible d'être la dupe; ou que peut-être je verrois véritablement un homme introduit secrètement par elle dans la maison, et qui,
en ma présence, sortiroit du pavillon de Célanire. Je tâchois par ces réflexions de me préparer d'avance à la conduite que je devois tenir pour démasquer entièrementArmoflède, sans faire un éclat dangereux. Quand nous fûmes près de la maison, je ne sais quelle terreur me saisit tout à coup; je frissonnai, je me troublai, et je me rappelai, avec un affreux serrement de coeur, que Célanire n'avoit pas voulu me recevoir cette nuit même... cependant, après avoir côtoyé les murs du jardin, Armoflède s'arrête devant la porte fatale; et, se tournant vers moi: enfin, dit-elle, vous allez voir si c'est moi qui vous trompe; dans quelques minutes je ne serai que trop vengée de vos cruels dédains; mais alors je ne saurai que vous plaindre, et vous rendrez justice au coeur d'Armoflède. Le ton assuré dont elle prononça ces paroles me glaça; le froid mépris qu'elle m'avoit inspiré jusqu'à ce moment, se changea subitement en fureur... Armoflède, troublant ma sécurité, m'étoit mille fois plus odieuse que lorsque je n'avois vu dans ses discours que les plus absurdes calomnies... ô la plus présomptueuse
de toutes les créatures, m'écriai-je, pensez-vous que si Célanire étoit coupable, vous puissiez me consoler! Non, non: perdez cette illusion d'un orgueil insensé; vous ne seriez alors pour moi qu'un objet d'horreur; vous ne pouvez m'inspirer désormais que le mépris ou la haine. Elle ne répondit rien; mais elle ouvrit brusquement la porte; ce bruit me fit tressaillir... avant d'entrer, je me recueillis un moment; je voulus rappeler ma raison égarée; vains efforts! Déjà l'enfer étoit dans mon coeur. Armoflède passa devant moi; je la suivis... la nuit... cette nuit effroyable étoit assez claire... je passai derrière un banc entouré de fleurs, sur lequel je m'étois assis mille fois avec Célanire, et à cette même heure de la nuit. L'odeur du jasmin et des roses retraça à mon souvenir ces entretiens si chers et la présence de Célanire; je me représentai si parfaitement sa figure céleste, que je sentis, en un instant, mes funestes craintes se dissiper et mes noirs pressentimens s'évanouir; je m'enivrois du parfum de ces fleurs; je croyois respirer la douce haleine de Célanire... hélas!
C'est la dernière sensation agréable que j'aie éprouvée! ... Guidé par la détestable Armoflède, j'approche du pavillon, et je frissonne en découvrant que la salle basse est éclairée... il étoit minuit... j'avance... je me cache derrière des arbustes, à quarante pas de la salle dont les deux portes vitrées étoient ouvertes... maintenant, me dit tout bas Armoflède, souvenez-vous de vos promesses, et regardez... à ces mots, j'écarte en frémissant les branchages qui me dérobaient la vue du pavillon... ô mon ami! Représente-toi, s'il est possible, l'horreur, le désespoir, dont je fus saisi en voyant distinctement un jeune homme, d'une très-grande taille, assis à côté de Célanire éplorée, et tenant ses deux mains dans les siennes... ô perfide! M'écriai-je... en disant ces paroles, je veux m'élancer vers le pavillon: Armoflède me retient... Célanire épouvantée, qui avoit reconnu ma voix, fait évader le jeune homme par un cabinet voisin... et pour elle, au lieu de fuir, elle entre dans le jardin: cependant je m'échappe impétueusement des mains d'Armoflède. J'avois mis l'épée à la main: entraîné par
la fureur, je n'entendois, ni ne voyois; un nuage affreux couvroit mes yeux; je courois du côté du pavillon... Célanire vient à ma rencontre; je me précipite vers elle... ce bras forcené lui plonge une épée dans le sein... elle jette un cri lamentable... je la vois étendue à mes pieds... j'appuie sur la terre le fer teint de son sang; je crois en poser la pointe sur mon coeur; et pensant me frapper d'un coup mortel, je tombe évanoui à côté de l'infortunée victime de ma rage... en achevant ces mots, le malheureux Olivier, pâle et tremblant, l'oeil fixe et le front inondé d'une sueur glacée, cacha son visage sur la poitrine de son ami... Isambard le pressoit dans ses bras, et fondoit en larmes... Olivier n'étoit pas en état de continuer ce tragique récit; mais il le reprit le lendemain, comme on le verra dans le prochain chapitre.
Chapitre VII.
Les offrandes. Je fus, comme tu le sais, transporté chez moi, et je ne repris ma connoissance que le troisième jour. Alors j'arrachai l'appareil qu'on avoit mis sur ma blessure; mais voyant qu'on se disposoit à user de violence pour m'empêcher d'attenter à mes jours, et que l'on vouloit me lier les mains, je feignis de me calmer; j'attribuai ma fureur au délire causé par la fièvre, je rassurai entièrement ceux qui me gardoient, bien décidé à profiter du premier moment où je ne serois pas observé, pour m'ôter une vie détestée et souillée par le plus horrible forfait. Cependant je ne connoissois pas encore toute l'étendue de mon
crime, je croyois toujours Célanire infidelle. Le soir de ce même jour, un inconnu demande à me parler en secret, disant qu'il a des choses de la plus grande importance à me remettre. Zemni, qui m'avoit veillé trois nuits, étoit couché dans ce moment; mes domestiques refusent de faire entrer l'inconnu dans ma chambre; il insiste d'une manière si pressante, qu'on vient me consulter. Dans l'instant même j'eus l'idée que cet homme étoit peut-être chargé de quelque message de la part de l'infortunée Célanire; car on m'avoit dit qu'elle existoit encore... j'ordonne qu'on introduise cet inconnu, et qu'on me laisse seul avec lui. On obéit; il entre. Il étoit vêtu de deuil; il tenoit une cassette et une lettre. Il s'avança lentement, et s'arrêta au pied de mon lit. En jetant les yeux sur lui, un souvenir confus me rappela sa figure, et tout à coup le reconnoissant: infame suborneur, m'écriai-je... et je voulus me précipiter sur lui; mais l'excès de ma foiblesse me fit retomber sur mon lit... il avoit jusque là gardé le silence, en me considérant d'un air sombre et sinistre; enfin prenant la parole et me parlant en
saxon: barbare! Me dit-il, je suis vengé, ainsi qu'elle; car, dans cette lettre que je t'apporte, elle t'ordonne de vivre! ... Maintenant connois toute l'horreur de ton crime; je suis son frère, et elle vient d'expirer! ... À ces paroles foudroyantes, je sentis tout mon sang se glacer dans mes veines... mes yeux se couvrirent d'un voile épais, je me crus environné des ombres du trépas, et je m'abandonnai tout entier à cet espoir. N'ayant plus l'usage de la parole, je pensois toujours, je jouissois de ma défaillance et de l'abandon total de mes forces et de mes facultés; occupé de l'idée consolante que j'allois être délivré d'une existence abhorrée, je savourois la mort, et dans l'instant qui précéda celui où je perdis tout à fait la connoissance, ce coeur déchiré eut encore une palpitation de joie, je crus rendre le dernier soupir... ce fut ainsi que je tombai dans une profonde léthargie qui dura plusieurs jours. Des soins inhumains me rappellèrent à la vie. Zemni avoit ignoré mon mariage, et ne pouvoit savoir mon crime, mais il connoissoit mes sentimens. Ayant trouvé sur mon lit la lettre de la plus vertueuse et de
la plus infortunée de toutes les femmes, il avoit reconnu son écriture... en reprenant ma connoissance, je me vis seul avec lui; il étoit à genoux au chevet de mon lit, le visage inondé de pleurs, et tenant la lettre... vous ne pouvez, me dit-il, renoncer à la vie avant de connoître ses dernières volontés; vous n'avez point ouvert cette lettre, vous devez la lire... en achevant ces mots, Zemni me la donna... depuis l'instant où je l'ai lue, elle a toujours été fixée sur mon coeur; je ne puis que pour vous seul l'en détacher un instant: la voici... en disant ces paroles, Olivier tira de son sein la lettre de Célanire mourante; Isambard la lut en la baignant de ses larmes. Elle étoit conçue en ces termes: dernière lettre de Célanire. "Je n'existois que pour vous... et je veux vous consacrer mes derniers momens... hélas! ... Aurois-je dû prévoir que, sur le bord de la tombe, je serois forcée de me justifier à vos yeux? ... Qu'il seroit nécessaire de vous prouver que Célanire n'aima jamais que vous? ...
Oh! Quelle punition de ma foiblesse! Olivier a pu me croire un instant vile, parjure, infidèle! ... Il m'a vue sacrifier à l'amour mon devoir et la vertu, et il a pensé que la coupable fille de Vitikind pouvoit être une épouse criminelle! ... Ah! Combien cette pensée accablante aggrave l'horreur de mon repentir! ... Mais il est juste que l'amour, cause de mes égaremens, le soit enfin de mes remords! ... Non, cruel, non, je ne t'ai point donné le droit affreux de me mépriser! ... As-tu donc oublié que, même dans tes bras, je regrettois la vertu? ... Je la regrettois, et je croyois avoir conservé ton estime! ... As-tu donc oublié cet inconcevable sentiment qui m'attachoit à toi? Est-il un nom qui puisse l'exprimer?L'amour le plus passionné n'en formoit qu'une partie; l'indéfinissable sympathie, la pure et sainte amitié, l'admiration portée jusqu'à l'enthousiasme, voilà tous les liens qui m'enchaînoient. Eh! Qu'avois-je besoin, pour ne m'occuper que de toi, pour ne voir que toi dans l'univers, que mon amour fût consacré par un serment solennel? ...
Je t'aimois comme on aime la vie; c'étoit en moi un sentiment si naturel, si profond, que rien ne pouvoit l'arracher de mon coeur; qu'il devoit survivre à tous les autres, et me dominer encore dans les bras même de la mort... n'avons-nous pas souvent pensé que si le ciel nous eût donné le même sexe, l'ardente amitié qui nous auroit unis, nous eût préservés d'une grande passion? ... J'étois formée pour t'aimer, pour n'aimer passionnément que toi... et cependant tu as pu penser un moment, tu as pu te dire: Célanire me trahit! ... Répondras-tu que les apparences ont dû t'abuser? ... Eh quoi! ... Tu as jugé ton amie, ton amante, ton épouse, sur des apparences! ... Oh! Ne devois-tu pas les croire trompeuses, puisqu'elles déposoient contre moi? Étoit-il donc plus difficile de pénétrer, de deviner la vérité, que de me croire un monstre? Si la raison t'abandonna dans ce moment affreux, l'amour seul ne suffisoit-il pas pour t'éclairer? Tu le sais, j'ai placé mon orgueil et ma gloire dans ta seule opinion... et si, dans ce délire d'une aveugle fureur,
l'un ou l'autre eût péri sous le fer meurtrier! ... Idée terrible, mille fois plus cruelle que la mort! ... Ô crime de l'amour, en effet alors irréparable! ... Tu mourois en me méprisant, ou j'emportois ma justification dans la tombe... mais le temps m'est trop cher, pour le consumer en plaintes superflues... cet inconnu, ce malheureux objet d'une fatale erreur, estDiaulas, est mon frère. Vous savez que Vitikind eut un fils qu'il chérissoit, et qu'il croit avoir perdu dans l'un des derniers combats livrés aux français... mon frère, en effet, resta blessé et sans connoissance sur le champ de bataille, et fut ensuite dépouillé... un chevalier français, le généreux Angilbert, trouvant en lui quelques signes de vie, le fit enlever, en prit soin, et mon frère recouvra la santé; mais il cacha sa naissance et son nom à son libérateur. Ayant obtenu la liberté, il se rendit en Saxe. Avant que d'arriver dans la maison paternelle, il apprit que nous pleurions sa mort, et que Vitikind traitoit avec Charlemagne... mon frère aimoit avec enthousiasme la liberté; décidé
à ne jamais ployer sous le joug de l'empereur, et à se rejoindre aux mécontens, l'infortuné prit la résolution de renoncer à sa famille, et de laisser pour toujours mon père dans son erreur, afin d'éviter la malédiction paternelle, si redoutable et si terrible parmi nous... je fus seule confidente de ce funeste dessein, que je combattis vainement... je m'engageai, par le plus saint des sermens, à garder fidèlement ses secrets, et vous savez que j'ai tenu cette promesse... mon frère changea de nom, et prit toutes les précautions nécessaires pour que mon père n'entendît jamais parler de lui. Depuis mon départ de la Saxe, j'ignorois sa destinée... un soir, un saxon inconnu demanda à me parler, et me remit un billet de l'écriture de mon frère. Ce billet contenoit ces mots: j'ai des choses importantes à vous dire. si vous voulez me voir, laissez-vous guider par celui qui vous donnera cet écrit... je sortis à l'instant même... on me conduisit à un quart de lieue de la ville, dans la maison d'Angilbert, qui l'avoit prêtée à mon frère, qu'il ne connoissoit
toujours que sous son nom supposé... on me mène dans un cabinet où je trouve mon frère. Aussitôt que nous fûmes seuls, je me jetai dans ses bras... dans ce moment, j'entendis un grand bruit; je distinguai que les domestiques ne vouloient pas laisser entrer une femme dans le lieu où nous étions... tout à coup la porte s'ouvre, et je vois entrerArmoflède... elle fut aussi surprise que moi; le hasard seul l'amenoit, ou, pour mieux dire, son inquiétude sur la conduite d'Angilbert; car cet incident me fit connoître leur passion mutuelle... sanctifiée sans doute par une union secrète... tandis qu'immobile d'étonnement, elle me considéroit en silence, je parlois en saxon à mon frère (langue qu'elle n'entend pas). Je lui disois que cette personne étoit mon amie la plus chère, que je répondois de sa discrétion; et qu'il étoit impossible de lui cacher la vérité, sans me déshonorer à ses yeux... mon frère s'opposa fortement à cette confidence; j'insistai positivement, il céda; mais sous la condition expresse que je donnerois ma parole la plus sacrée de ne
révéler d'ailleurs ce secret à qui que ce fût au monde... je la donnai... ensuite j'instruisis de tout Armoflède... après ces explications, il fallut nous séparer, l'heure nous y forçoit... mon frère me demanda un dernier rendez-vous; il devoit partir le surlendemain... Armoflède me conseilla de le recevoir la nuit dans ma propre maison; j'y consentis... dans cette funeste entrevue, il m'apprit qu'étant retourné dans le lieu qui nous a vu naître, il y avoit trouvé le vertueux Topal à la fin de sa carrière... ce respectable vieillard lui confia une cassette fermée, en lui disant qu'elle contenoit les choses les plus précieuses pour moi, et en lui faisant promettre de la remettre lui-même entre mes mains; car mon frère ne lui cacha pas qu'il desiroit me voir encore une fois, et me consulter sur sa situation... cette cassette renferme la chaîne d'or et la tresse de cheveux, dont j'ornai l'arbre consacré au libérateur de mon père , à celui que j'aimai avant même que j'eusse entendu prononcer son nom... reçois ces offrandes de la reconnoissance et de l'amour; elles
t'appartiennent... je sais que les médecins répondent de tes jours... mais je connois ton coeur... je sais trop que désormais la vie ne sera pour toi qu'un insupportable fardeau... et cependant je te conjure, je t'ordonne de vivre... si je n'avois pas embrassé sincèrement la religion de ton pays, si je pouvois ne pas croire au Dieu d'Olivier, je te dirois: hâte-toi de me suivre... mais puis-je braver la crainte d'une éternité malheureuse, quand je l'envisage pour toi? ... Il te reste un ami, tu ne seras pas seul dans l'univers... j'ai tout prévu... je joins à cette lettre la copie fidèle de la déclaration publique que je fis en reprenant l'usage de mes sens... je croyois n'avoir que peu d'instans à vivre... on m'avoit reportée dans la maison; je dictai cette déclaration en présence de tous mes domestiques rassemblés; elle étoit écrite quand mon père arriva... c'est un devoir sacré pour toi de ne jamais la démentir; tu ne peux, sans mon aveu, disposer de mon secret. Je te permets de le confier à l'amitié; mais je veux qu'il soit ignoré toujours de mon père et
du public... je sens que je m'affoiblis... oh! Combien je remercie le ciel de m'avoir permis d'achever cette lettre, commencée depuis trois jours, et si souvent interrompue! ... Adieu, mon Olivier... dans peu d'instans, tout sera fini pour moi... je gémis sur ton existence, et je pleure ma mort, qui te coûtera tant de larmes... adieu, cher époux... vis pour la vertu et pour expier nos fautes; ce sera vivre encore pour moi... "
chapitre VIII.
Le châtiment. Après la lecture de cette lettre, les deux amis furent près d'une heure à ne pouvoir exprimer que par des larmes ce qu'ils ressentoient l'un et l'autre; mais enfin Olivier reprenant la parole: le conçois-tu, dit-il, que j'aie pu lire cet écrit sans mourir? ... Le ciel voulut prolonger mes jours, afin d'offrir en moi l'exemple terrible du sort le plus déplorable qui fût jamais... durant le cours de cette horrible journée, de fréquens évanouissemens me donnèrent souvent l'espérance de voir enfin terminer cette affreuse agonie. La mort, que
j'invoquois, trompant toujours mon attente, ne se montroit à moi que pour me faire mieux sentir l'horreur de mon existence... chaque fois que, rouvrant les yeux en reprenant ma connoissance, je revoyois la lumière, j'éprouvois un mouvement de désespoir et de fureur qui remplissoit d'épouvante tous ceux qui m'entouroient. Cependant, respectant l'ordre sacré que j'avois reçu, je n'eus jamais un instant la pensée de me délivrer de la vie... je vis approcher la nuit avec une sorte de terreur dont je ne pouvois me rendre raison.En même temps, je sentis le desir et le besoin d'être absolument seul; je voulois me plaindre sans contrainte, et me livrer, sans aucune distraction, à mon désespoir. Je consentis à prendre un élixir qui ranima mes forces physiques d'une manière miraculeuse. Alors je déclarai que je voulois passer seul toute la nuit. Zemni, effrayé de cette résolution, refusoit d'obéir; mais je dissipai ses craintes en faisant tous les sermens qu'il exigea, et sur-tout en l'instruisant de la dernière volonté de l'infortunée Célanire... je ne détaillerai point ce que j'éprouvai en me trouvant livré à
moi-même. On peut rendre compte des impressions d'une douleur ordinaire; mais le plus affreux délire ne laisse qu'un souvenir vague et confus. Cependant, pourras-tu le croire?Cette horrible soirée ne fut pas celle où j'ai le plus souffert... j'étois dangereusement malade; il me paroissoit absolument impossible de pouvoir, dans un tel état, résister à des maux semblables; et l'idée que la mort m'en délivreroit bientôt, en tempéroit la violence... d'ailleurs, la foiblesse de ma tête ne me permettoit pas de me livrer sans relâche à mon désespoir; je tombois de temps en temps dans une sorte d'anéantissement, qui, sans suspendre ma douleur, m'ôtoit du moins la faculté de m'y appliquer et de réfléchir. J'étois dans un de ces momens de stupeur, lorsque j'entendis ouvrir une porte... les rideaux de mon lit étoient fermés... une seule lampe, prête à s'éteindre, ne répandoit dans ma chambre qu'une lueur vacillante et douteuse... cependant on marche... on approche lentement... on s'arrête au pied de mon lit... et tout à coup une voix impossible à méconnoître prononce distinctement mon
nom... ô laisse-moi me reposer! ... Sur cette impression terrible et ravissante... sur cet instant de douleur et d'extase, où mon oreille fut frappée de ce son enchanteur qu'elle ne pouvoit plus entendre sans un prodige... j'éprouvai dans ce moment tout ce que le coeur et l'esprit humain peuvent ressentir et concevoir de mouvemens passionnés, déchirans et délicieux, et d'idées sublimes... cette voix adorée inspiroit tout, dévoiloit tout... elle me montroit l'éternité... elle redoubloit l'horreur de mes remords. Interprète de l'être suprême, elle réveilloit en moi tous les sentimens religieux les plus exaltés; elle pénétroit mon ame de crainte, de terreur, de joie et d'espérance; elle y confondoit l'adoration due à l'éternel avec les regrets dévorans et les transports de l'amour... je voulus me prosterner; mais une force invincible et surnaturelle sembloit me fixer à ma place, et m'y rendre immobile... dans ce moment, la voix redoutable et chérie prononça ces paroles terribles: je suis condamnée par la justice éternelle à te poursuivre et t'obséder en tous lieux... désormais
ta résignation et ta vertu peuvent seules abréger ton châtiment et le mien... adore, et soumets-toi. À ces mots, mon rideau s'ouvre, et je vois à travers un nuage lumineux et bleuâtre un spectre affreux et sanglant qui s'élance sur mon lit, et se place à côté de moi... je n'eus ni la pensée, ni le desir de fuir, occupé de cette seule idée: elle souffre, et j'en suis la cause!C'étoit là mon véritable supplice; l'horreur de la vision n'y pouvoit rien ajouter, sur-tout dans ces premiers instans; et quoiqu'en effet cet effroyable spectacle ait depuis agi sur mes sens, et que chaque nuit semble ajouter à la terreur qu'il m'inspire, j'atteste le ciel que si j'en avois la possibilité, je ne voudrois pas me soustraire au châtiment qu'elle partage.Si je fuis des lieux qui me retracent des images déchirantes, si je cherche à me distraire, c'est afin de conserver ma raison, que j'ai senti souvent prête à s'égarer. Eh quoi! Si je perdois le sentiment de mes maux, elle souffriroit seule; elle souffriroit, et j'existerois sans remords! ... Je ne puis supporter cette idée; non, je veux et je dois gémir jusqu'au dernier instant
de mon affreuse existence... hélas! Les regrets et la douleur sont les seuls noeuds qui nous unissent... tu crois, sans doute, que j'ai terminé le récit de mes tourmens: hé bien, il me reste encore à te peindre une scène déchirante qui ne s'effacera jamais de mon souvenir et de mon coeur... par le plus inconcevable des prodiges, au bout de trente-deux jours, mes plaies se fermèrent, et la fièvre me quitta... ayant formé le projet de voyager, je voulus partir aussitôt qu'il me fut possible de me lever... ce matin même, à peine étois-je habillé, que tout à coup je vois entrer Vitikind dans ma chambre... je pousse un cri perçant, et je tombe dans un fauteuil, en me cachant le visage avec mes deux mains. Il se précipita vers moi, et me serrant dans ses bras: ô mon fils, me dit-il, je viens de recevoir le dernier soupir d'Albion. Je devois être préparé à cette perte; je n'ignorois pas que son état étoit mortel; mais je n'ai plus d'enfans... on dit que tu veux partir? Eh quoi! M'abandonneras-tu, toi généreux défenseur de mon infortunée fille? ... À ces mots, je frémis; je me levai d'un air
égaré... je me trouvois avec horreur dans ses bras... représente-toi ce malheureux père, pressant contre son sein le meurtrier de sa fille, et lui prodiguant les témoignages de la plus vive reconnoissance; et juge de ce qui devoit se passer dans mon coeur! ... Mais les réflexions que je fis après cette entrevue mirent le comble à mes maux. Albion n'étoit plus... et je savois que Vitikind, dès l'instant où l'on avoit désespéré de sa vie, m'avoit, au fond de son coeur, destiné à Célanire... ainsi donc, si, n'écoutant que la raison, j'eusse à jamais caché une passion condamnable; si, après avoir vu Célanire, j'eusse quitté sans délai les lieux qu'elle habitoit, elle m'eût aimé, mais sans manquer à ses devoirs... la mort d'Albion l'eût dégagée; son père alors m'eût rappelé, et je revenois digne d'elle et du bonheur qui m'étoit réservé. Oh! Quelle seroit aujourd'hui ma félicité, si j'avois eu plus d'empire sur moi-même! ... Hélas! Ce n'est qu'au fond de l'abyme effroyable où les passions m'ont précipité, que j'ai su connoître enfin que la vertu, toujours utile autant que belle, est le meilleur de
tous les guides; que les sacrifices qu'elle exige sont aussi nécessaires à notre repos, qu'avantageux à notre gloire; qu'il n'est point de bonheur sans elle, et qu'il n'existe point avec elle de revers et d'infortune, sans espérance ou sans consolation.
Chapitre IX.
Le voile. La tragique histoire du malheureux Olivier étant terminée, les deux amis poursuivirent rapidement leur voyage. Ils n'étoient plus qu'à deux journées du duché de Clèves, lorsqu'ils se trouvèrent un matin sur les terres du chevalier Rotbold; et ils furent très-étonnés de voir dans ce lieu tous les préparatifs d'un tournoi. Ils aperçurent, sur une vaste pelouse, une multitude de personnes qui se promenoient. Parmi cette foule, ils distinguèrent plusieurs chevaliers de leur connoissance;
et tout à coup Isambard fit une exclamation de joie en reconnoissant Giaffar, ce chevalier auquel ils avoient sauvé la vie, en se précipitant dans un lac, pour aller à son secours.Giaffar accourut vers eux; et après les avoir embrassés: vous arrivez à propos, leur dit-il, pour être témoins d'un spectacle intéressant. Rotbold, le seigneur de ce lieu, se marie tout à l'heure. Il épouse une étrangère qui est, dit-on, d'une beauté ravissante; on compte beaucoup de choses extraordinaires sur cet hymen. On prétend que cette belle étrangère n'a consenti à s'unir à Rotbold qu'à condition qu'il assembleroit toute la noblesse des environs, qu'il inviteroit à un tournoi, afin que ses noces fussent célébrées avec autant d'éclat que de publicité. On fait là-dessus beaucoup de raisonnemens et de suppositions... mais, continua Giaffar, j'entends les cymbales et les trompettes. Ce signal nous annonce que Rotbold et sa future épouse sortent du château: ils vont venir ici; ils traverseront cette pelouse pour se rendre à l'église paroissiale; nous suivrons leur cortége, et nous tâcherons d'entrer dans l'église, qui
est très-vaste; et là nous verrons la nouvelle épouse, qui, suivant l'usage de son pays, est couverte d'un voile qu'elle n'ôtera qu'à l'autel. Giaffar parloit encore, lorsqu'on aperçut de loin le seigneur du château, avec sa nombreuse suite. Les chevaliers s'avancèrent pour les voir passer de près. Rotbold, magnifiquement vêtu, tenoit par la main sa future épouse, dont on ne pouvoit distinguer les traits, car elle étoit entièrement cachée sous un grand voile blanc, orné de franges d'or: mais tout le monde admira la noblesse de sa démarche et de sa taille. Quatre femmes, placées derrière elle, portoient d'élégantes corbeilles, contenant les riches présens destinés à la mariée, et qui, suivant l'usage de ce temps, devoient être bénis à l'église; ensuite venoient les écuyers et les pages de Rotbold, et la marche étoit fermée par les domestiques et par une troupe de musiciens. Olivier, qui n'étoit plus susceptible de la moindre curiosité, n'avoit nul desir de suivre ce cortége; mais ils parvinrent à se placer assez près de l'autel où devoit se faire la cérémonie.Olivier, afin de donner à son ami la meilleure
place, se mit derrière un pilier qui lui cachoit absolument les nouveaux mariés; et, plongé dans une sombre rêverie, il étoit hors d'état de prêter la plus légère attention à ce qui se passoit autour de lui. Cependant tous les chevaliers invités pour la fête remplissent l'église, et tous les yeux se fixent sur l'étrangère que Rotbold conduit au pied de l'autel: là, il l'invita à se débarrasser de son voile. Alors elle se retourna en face des spectateurs; et détachant son voile, on voit enfin une jeune personne de la beauté la plus éblouissante. Il s'éleva un murmure d'admiration; et au même instant la belle inconnue faisant quelques pas en avant: chevaliers, dit-elle, je n'ai desiré vous rassembler ici qu'afin de trouver parmi vous un défenseur... à ces mots, Rotbold, furieux, veut s'élancer vers l'étrangère; mais Isambard et Giaffar se jettent sur lui, et le retiennent; et tous les spectateurs s'écrient à la fois que la belle inconnue doit achever de s'expliquer. Hé bien, reprit-elle, apprenez donc que ce barbare, qui m'a conduite ici, sait que je suis mariée, et qu'il retient depuis un an dans le fond d'un cachot
mon malheureux époux. À ces mots, tous les chevaliers entourent l'inconnue, et jurent de la délivrer et de la venger. Tout ce mouvement avoit tiré Olivier de sa rêverie; il s'avançoit, comme les autres, auprès de l'inconnue; mais à peine eut-il jeté les yeux sur son visage, qu'il fit un cri perçant. Grand dieu! Que vois-je, s'écria-t-il? Ordalie! ... C'étoit elle en effet, et elle témoigna la plus vive joie en reconnoissant le généreux Olivier. La gloire de vous défendre, lui dit-il, m'appartient, j'ose la réclamer. Oui, seigneur, réponditOrdalie, je vous accepte pour mon chevalier, et ces braves guerriers m'approuveront en apprenant que, dans une autre occasion, vous m'avez déjà sauvé et l'honneur et la vie. Je vais me rendre sur la place, interrompit Olivier. Rotbold, je vous accuse et vous défie; suivez-moi. En disant ces paroles, Olivier jette son gant aux pieds de Rotbold, et sort aussitôt de l'église. Rotbold, que la rage et l'étonnement avoient rendu muet, ramasse le gant avec fureur, et se précipite sur les pas de son adversaire. Tout le monde le suivit sur la grande place, où l'on avoit
posé des barrières et dressé des échafauds pour les jeux. Suivant l'usage, Olivier, avant de combattre, reçut des mains de celle qu'il alloit défendre son casque, son épée et sa lance. La belle Ordalie, déchirant son voile, en entrelaça les franges d'or sur la cotte d'armes de son chevalier; et elle lui donna ces mots pour cri de guerre: la vertu, la vengeance.Allez, seigneur, lui dit-elle, allez venger l'innocence opprimée; c'est là le plus noble emploi de la force et de la valeur. Vous n'aurez pas de peine à triompher d'un ennemi si peu digne de vous, et qui sera vaincu par vous pour la seconde fois; car il faut que vous sachiez que ce même Rotbold est celui que vous mîtes en fuite, lorsque vous vîntes au secours d'Albion, attaqué par trois hommes... eh quoi donc! Interrompit Olivier, est-il possible que Rotbold, que j'ai vu combattre vaillamment dans les champs de la gloire, sous les ordres de Charlemagne, ait été capable d'une telle lâcheté? ... Viens, s'écria Rotbold, et tu verras que ce bras, si funeste aux saxons, ne sera pas moins redoutable pour toi. Pour toute réponse,
Olivier s'élança dans l'arène, et le combat commença. Il fut long et terrible, et fit plus d'une fois frémir Isambard. Tous les spectateurs partageoient le pressant intérêt qu'il prenoit à son frère d'armes. Olivier, affoibli par la langueur que lui causoit une douleur habituelle et déchirante, n'avoit ni la force, ni la vigueur de Rotbold; mais il conservoit tant de présence d'esprit et tant d'adresse et de souplesse, qu'il sut éviter tous les coups que cherchoit à lui porter son adversaire. Pendant plus d'une heure, il ne s'occupa que du soin de se défendre, laissant son ennemi consumer toutes ses forces par des attaques infructueuses et d'autant plus pénibles, qu'elles étoient faites avec toute l'impétuosité de la colère et de la fureur. Enfin, lorsqu'il vit Rotbold épuisé de fatigue, et forcé de se ralentir, il prit le parti de l'attaquer à son tour avec une activité qui décida bientôt la victoire. Rotbold, étonné, hors d'haleine, chancelle, recule. Olivier se précipite sur lui, et dans le même instant le blesse, le terrasse et lui arrache son épée. Un cri de joie de toutes les voix réunies de tous les spectateurs, et un
applaudissement universel, proclament aussitôt le triomphe d'Olivier. Ce dernier, tenant toujours son ennemi renversé sur la poussière: indigne chevalier, lui dit-il, toi qui déshonores la valeur, puisque tu prouves qu'elle peut s'allier avec la cruauté et la lâcheté, je te condamne à ne jamais porter les armes; j'exige de plus que tu consentes à me rendre le maître absolu de ton château pendant deux jours entiers: à ces conditions, je t'accorde la vie... à ces mots, Rotbold éperdu fit, en frémissant de rage, le serment qu'exigeoit son vainqueur; alors Olivier le laissa sur le champ de bataille. Isambard, Giaffar et les autres chevaliers, viennent entourer et féliciter le vainqueur, et le conduisent en triomphe dans la tente où s'étoit retirée la belle Ordalie pendant le combat. Ordalie ne put d'abord exprimer sa joie et sa reconnoissance que par ses larmes; ensuite, pressant affectueusement les mains d'Olivier dans les siennes: ah! Seigneur, lui dit-elle, il faut que ces mains victorieuses, qui viennent de me délivrer d'un odieux persécuteur, me rendent un époux adoré. Maître du château de Rotbold, vous
pouvez en faire ouvrir les cachots: je connois celui qui renferme mon époux, daignez me suivre; puis-je mieux payer vos bienfaits qu'en vous offrant les moyens de faire encore une action vertueuse? On juge qu'Olivier ne s'étoit fait remettre les clés du château de Rotbold, qu'afin de délivrer les victimes de ce tyran. Suivi d'Isambard et de Giaffar, il conduisit sur-le-champ Ordalie au château. Après avoir traversé une longue suite de vastes appartemens, Ordalie fit ouvrir une porte de fer qui découvrit un vestibule voûté, à l'extrémité duquel se trouvoit un escalier: là, quoiqu'il fît jour, on se munit de flambeaux, et après avoir descendu plus de deux cents marches, on arriva dans un immense souterrain. Ordalie, une clé à la main, se précipite vers une grille, l'ouvre, et s'élance dans un cachot, où les trois chevaliers qui la suivent, la voient au moment même dans les bras d'un prisonnier chargé de fers... ô mon généreux libérateur! S'écria Ordalie, c'est vous qui devez briser ses chaînes... Olivier, tenant un flambeau, s'approche du prisonnier... il le regarde, et frémit... un souvenir
terrible, ineffaçable, lui rappelle à l'instant ses traits... Isambard voit son ami pâlir; il s'avance vers lui, et le malheureux Olivier tombe évanoui dans ses bras. On attribue cet accident à la fatigue du combat, jointe à la privation d'air. On emporte Olivier; mais Isambard, qui entrevoit la vérité, reste un moment après lui, afin de s'éclaircir; et bientôt il apprend que l'époux d'Ordalie est Diaulas, le fils de Vitikind, et le frère de l'infortunée Célanire. Diaulas, n'ayant vu Olivier que dans son lit, et mourant, ne pouvoit le reconnoître. Ordalie n'avoit connu Olivier, en Saxe, que sous un nom supposé; elle n'avoit pas eu le temps d'apprendre encore son véritable nom, ne l'ayant pas demandé, puisqu'elle croyoit le savoir; de sorte que les deux époux ignoroient entièrement qu'Olivier fût leur libérateur. Isambard, qui, dans ces premiers momens de trouble, n'avoit vu que Diaulas, remarqua avec surprise un enfant de neuf ou dix ans, d'une figure charmante, qui partageoit sa captivité; mais il n'avoit point de chaînes; il paroissoit transporté de joie du bonheur de Diaulas et d'Ordalie, et il
leur prodiguoit en pleurant les plus tendres caresses. La jeunesse des deux époux ne permettoit pas de penser que cet enfant fût leur fils. Isambard hasardant une question à cet égard: seigneur, répondit Ordalie, cette aimable et intéressante créature est notre enfant d'adoption; et quand vous saurez mon histoire, vous verrez combien nous devons le chérir. Isambard, après cette explication, conduisit les deux époux et l'enfant dans un appartement du château, en leur promettant qu'ils verroient le lendemain matin le brave et généreux chevalier qui leur rendoit la liberté et le bonheur. Giaffar passa la soirée entière dans la salle où l'on avoit préparé pour tous les chevaliers un magnifique festin, etIsambard alla retrouver son malheureux ami. La vue de Diaulas avoit rendu à cet infortuné toute l'horreur des premiers momens de son malheur et de son crime. Isambard fut épouvanté de l'égarement de ses discours et de la véhémence de son désespoir; mais, quand ses premiers transports furent un peu calmés, Isambard sut insensiblement prouver à son ami que les événemens de cette journée devoient diminuer
le poids accablant de ses remords, et qu'il ne pouvoit être insensible au bonheur d'avoir conservé un fils à Vitikind, et d'avoir rendu une épouse à Diaulas. Ah! Reprit Olivier, rien ne peut affoiblir les remords de l'assassin de Célanire; rien ne peut expier un semblable forfait! ... Cependant, certain que Vitikind n'a jamais cessé de regretter son fils, certain que, s'il le retrouvoit, il pourroit encore être heureux, ce seroit sans doute un adoucissement à mes maux de le lui rendre; mais Diaulas consentira-t-il à ce que je desire à cet égard? ... Ordalie, répondit Isambard, m'a promis de me conter demain son histoire. Je l'écouterai, et je t'en rendrai compte; ce récit nous fera connoître les vrais sentimens deDiaulas, et je me flatte qu'ils seront conformes à mes espérances. En effet, le lendemain matin, Isambard se rendit dans l'appartement des deux époux; il leur dit que son ami, encore malade, ne pouvoit quitter son lit que le soir. En même temps, Isambard les conjura de l'instruire des événemens qui les avoient mis au pouvoir du féroce Rotbold. Les deux époux, après avoir exprimé
le plus vif regret que leur bienfaiteur ne fût pas en état d'entendre lui-même ce récit, consentirent à satisfaire la curiosité d'Isambard; et la belle Ordalie, prenant la parole, conta l'histoire qu'on trouvera dans le chapitre suivant.
Chapitre X.
Histoire d'Ordalie. Les jours de mon enfance et ceux de ma première jeunesse furent les plus heureux de ma vie. Ma famille, étroitement liée avec celle de Vitikind, me destina Diaulas pour époux; et nos parens prirent solennellement un engagement qui s'accordoit avec les plus chers desirs de nos coeurs. Diaulas, ardent défenseur de la patrie et de la liberté, suivoit son père à la guerre, et s'associoit à ses dangers et à sa gloire.
Dans le dernier combat que Vitikind livra aux français, Diaulas, blessé dangereusement, resta sur le champ de bataille: on le crut mort, et la douleur me conduisit moi-même aux portes du tombeau. Cependant Vitikind, séduit par Charlemagne, écouta ses propositions, et bientôt traita publiquement avec lui. Ce traité fut en effet ratifié par la plus grande partie de la nation; mais Iliska, mon père, refusa d'y souscrire: il s'échappa, parcourut secrètement la Saxe, ranima par-tout l'horreur de la servitude, se fit un parti, peu nombreux d'abord, mais qui devint formidable avec le temps. Tandis que mon père rassembloit ainsi les amis de la liberté, j'étois restée mourante dans le lieu qu'il avoit abandonné. Diaulasvint me rendre à la vie. Voulant ne vivre désormais que pour son pays et pour moi, il laissa croire à Vitikind qu'il n'existoit plus; et, sous un nom supposé, il se joignit au parti de mon père. Notre hymen fut long-temps différé par la guerre qui se ralluma avec plus de violence que jamais, et par les troubles intérieurs. Ici Diaulas interrompant Ordalie: souffrez, lui dit-il, que je fasse en peu
de mots la triste peinture de la situation où je me trouvai. Nous devons l'entière vérité à l'ami, au frère d'armes de notre libérateur; et malgré le respect que vous conservez pour la mémoire de votre malheureux père, je ne puis dissimuler que c'est lui qui nous a perdus tous. Ce ne fut pas sans une vive douleur, poursuivit Diaulas, que je me décidai à renoncer à une famille que je chérissois; mais Ordalie et l'intérêt de mon pays obtinrent de moi ce douloureux sacrifice. D'ailleurs, j'avois la plus haute idée du patriotisme et des principes d'Iliska; il n'étoit distingué, ni par ses talens militaires, ni par son éloquence, et il ne devoit l'ascendant qu'il avoit pris sur le peuple qu'à sa réputation de vertu et d'intégrité. Mais lorsqu'il vit sa popularité bien établie, il se livra, sans contrainte, à toute la violence de son caractère. Il poursuivit avec acharnement tous les partisans de mon père et tous ses ennemis personnels. Je voulus en vain m'opposer à ces excès; rien n'en put arrêter le cours. On ne pouvoit éviter la mort qu'en partageant toutes ses opinions et ses fureurs; il falloit devenir son complice ou
sa victime. Je pris le parti de m'éloigner, et, pour la seconde fois, de me cacher; j'errai dans la Saxe, sous un nouveau nom supposé; je vis par-tout les agens d'Iliska se conduire avec la même cruauté. Ces chefs insensés et sanguinaires, en opprimant le peuple, lui prodiguoient les plus basses adulations. Tandis qu'ils affectoient des manières ridiculement populaires, ils agissoient en tyrans; et tandis que, dans leurs discours, ils exaltoient les charmes de la liberté, ils multiplioient les actes révoltans du plus affreux despotisme. Ce fut alors que je désespérai du salut de la patrie. Une révolution intérieure pouvoit seule la sauver; il falloit qu'un heureux systême de justice, d'humanité et de clémence, vînt promptement réparer tant d'horreurs, mais nulle autorité ne balança celle d'Iliska. La Saxe entière ploya sous le joug de Charlemagne; et ce fut ainsi que notre cause fut déshonorée et perdue. Cependant les troupes de Charlemagne faisant une nouvelle invasion en Saxe, je m'engageai dans nos armées comme simple volontaire; je n'avois pas la crainte de rencontrer mon père dans les combats; je
savois qu'il avoit refusé le commandement de l'armée française; et quand j'aurois ignoré cette circonstance, je connoissois assez la grande ame de Vitikind, pour être certain que rien au monde ne pourroit le déterminer à prendre les armes contre son pays. Je me trouvai à la mémorable et funeste bataille du torrent, qui décida du sort de la Saxe. Obligé de fuir avec les tristes débris de notre armée vaincue, j'appris bientôt qu'un autre corps de troupes françaises avoit pénétré dans le canton occupé par Iliska; que ce dernier, craignant d'être livré aux généraux français, s'étoit retiré avec sa fille dans la forteresse d'Eresbourg. J'oubliai les crimes d'Iliska, pour ne m'occuper que du danger où se trouvoitOrdalie; et voulant la défendre, ou périr avec elle, je pris sans délai la route d'Eresbourg. Je trouvai la place environnée des troupes françaises, commandées par Rotbold.Cependant, à force de stratagêmes, je parvins à y entrer. Iliska, livré à la sombre défiance et aux sinistres soupçons, tourmens inévitables des tyrans, comptoit peu sur la garnison d'Eresbourg, et prévoyoit le sort funeste que le
ciel lui réservoit. Il me reçut avec embarras. Cependant mon amour pour sa fille lui répondant de ma fidélité, il partagea avec moi le commandement de la forteresse. Nos soldats soutinrent avec vigueur plusieurs assauts; mais le péril et le malheur ne pouvant adoucir le caractère vindicatif d'Iliska, il commit encore de nouvelles violences, qui excitèrent enfin une affreuse sédition. Iliska, attaqué dans sa propre maison par une multitude furieuse, s'échappa avec Ordalie, et alla se réfugier dans le temple d'Irminsul. Secondé seulement par une trentaine de soldats, je favorisai la fuite d'Iliska, en combattant les séditieux; mais bientôt accablé sous le nombre, je vis tuer autour de moi presque tous mes malheureux compagnons, et, blessé moi-même, j'allois succomber, lorsque tout à coup un bruit confus et terrible, mêlé de cris de victoire, nous apprit que la place étoit forcée, et que les ennemis triomphans venoient d'y entrer. L'effroi dispersa au moment même la troupe qui m'attaquoit; alors je me traînai vers le temple d'Irminsul, voulant du moins mourir auprès d'Ordalie. Je
trouvai le temple fermé; mais, malgré la foiblesse que me causoit ma blessure et la perte de mon sang, je parvins à me faire entendre, et l'on m'ouvrit aussitôt les portes. Après avoir traversé un long vestibule, j'entrai dans le temple, et je reculai d'horreur en apercevant le spectacle affreux qui s'offrit à mes regards... le jour venoit de finir; tous les rideaux du temple étoient fermés, et toutes les lampes allumées. Ordalie, voilée, gémissoit aux pieds de la statue d'Irminsul, tandis qu'Iliska, suprême pontife, et les autres prêtres, vêtus de longs habits de deuil, entouroient un autel sur lequel on avoit attaché un jeune enfant de neuf ou dix ans, qu'on alloit sacrifier. J'avois toujours détesté ces sacrifices abominables; et le ciel, qui sans doute m'inspira dans ce moment, me rendant toutes mes forces: arrêtez, inhumains, m'écriai-je; pensez-vous, par ce sacrifice impie, désarmer la colère céleste? Non, votre heure fatale est
arrivée; l'ennemi triomphant est dans nos murs: nous périrons tous; mais du moins cet enfant innocent sera sauvé. En disant ces paroles, je m'élance vers l'autel, j'écarte les prêtres avec mon épée, et je détache l'enfant, qui se prosterne à mes pieds. C'est ce même enfant que vous avez vu près de moi, dans ma prison... la surprise et l'effroi de la nouvelle que je venois d'apporter rendirent Iliska et les autres pontifes immobiles. Ordalie, relevant son voile, accourt se jeter dans mes bras; mais elle pousse un cri douloureux en me voyant couvert de sang, et elle déchire son voile pour l'appliquer sur ma blessure. Je me retourne vers son père: Iliska, lui dis-je, tu m'as promis depuis long-temps la main de ta fille; tes cruels soupçons ont toujours retardé l'effet d'un engagement si solennel; mais sa foi m'appartient, je la réclame. Un vainqueur barbare, le farouche Rotbold, souillé par tant de cruautés, va nous égorger tous. Je veux mourir l'époux d'Ordalie; songe, Iliska, que c'est toi qui nous a perdus. Pour prix de tout ce que j'ai fait pour toi, donne-moi ta fille, et qu'un instant de
gloire et de bonheur précède encore mon dernier soupir. J'y consens, répondit Iliska, dans l'espoir de laisser un vengeur en toi, si tu me survis. En prononçant ces mots, il prit ma main ensanglantée, qu'il joignit à celle de sa fille, et il reçut le serment sacré qui nous unissoit pour jamais l'un à l'autre. Je me prosternai devant l'autel, et levant les mains vers le ciel: créateur de l'univers, m'écriai-je, dans ce temple si souvent profané par la superstition cruelle, reçois l'hommage d'un coeur pur. Oh! N'ai-je pas le droit d'attendre le bonheur d'une union formée sur cet autel, où je viens de sauver l'innocence? Le glaive de la mort est suspendu sur ma tête; mais tu peux le détourner. Si tu permets que je vive pour Ordalie, je jure d'adopter cet enfant, et de consacrer ma vie à la vertu, ainsi qu'à l'amour. En parlant ainsi, j'avois posé sur l'autel l'enfant que je pressois avec délices contre mon coeur. Il frémit en se retrouvant sur l'autel où l'on avoit fait briller à ses yeux le funeste couteau. Il me serroit fortement dans ses bras. Ordalie le prit dans les siens, et répéta le serment que je venois de faire.
Dans cet instant, le bruit des armes, des trompettes et des tambours, nous annonça l'approche de l'ennemi, qui, après avoir cherché vainement Iliska dans la citadelle, venoit enfin au temple. Les portes de fer de cet édifice étoient fermées; on ne pouvoit les forcer, et nous nous décidâmes à ne point les ouvrir. Nous entendîmes beaucoup de bruit et d'agitation autour du temple; mais on ne paroissoit faire aucun effort pour y entrer. Nous ignorions les projets de l'ennemi; et nous passâmes près de deux heures dans cette incertitude, lorsque tout à coup nous vîmes des flammes s'échapper de la charpente qui entouroit le grand autel d'Irminsul. Au même instant, le feu faisant les progrès les plus rapides, un mur s'écroula, et forma une brèche assez considérable. Aussitôt une troupe de soldats français s'élança dans le temple. À cette vue, Iliska, perdant tout espoir, tira un poignard qu'il portoit toujours à sa ceinture, et s'en frappa d'un coup mortel. Je mets l'épée à la main, et avec toute l'intrépidité que peuvent donner l'amour et le désespoir, je me précipite vers les soldats qui s'avançoient vers Ordalie
pour l'enlever. Le desir de mourir glorieusement à ses yeux, m'élevant au dessus de moi-même, quoique blessé, je soutins seul avec avantage, pendant quelques minutes, un combat contre plus de trente hommes; mais Ordalie éperdue, et l'enfant que j'avois sauvé me voyant près de succomber sous le nombre, vinrent se jeter au milieu des soldats. À cette vue, toutes mes forces m'abandonnèrent, et je tombai sans connoissance aux pieds d'Ordalie. Maintenant, poursuivit Diaulas, c'est à vous, ma chère Ordalie, de continuer ce récit; car vous seule avez été témoin de la plus grande partie des événemens qui ont suivi ce que je viens de conter. À ces mots, Ordalie, essuyant les larmes que lui faisoit répandre le souvenir de la mort de son père, prit la parole en soupirant, et poursuivit son histoire, comme on le verra dans le prochain chapitre.
Chapitre XI.
Suite de l'histoire d'Ordalie. Figurez-vous, seigneur, dit Ordalie, l'horreur de ma situation! ... Mon malheureux père s'étoit poignardé dans mes bras! Tous mes vêtemens étoient teints de son sang; je voyois mon époux expirant au pied de l'autel où je venois de recevoir sa foi: l'enfant que nous avions adopté, étendu sur son corps, faisoit retentir les voûtes du temple de cris lamentables, et moi, entourée de farouches soldats, je ne pouvois ni secourir Diaulas, ni me donner la mort. Notre culte détruit, la profanation du temple, son embrasement, les statues de nos dieux renversées et brisées, le bruit affreux des armes triomphantes des destructeurs
de mon pays, le jour éclatant et terrible que répandoient de toutes parts les flammes dévorantes qui nous environnoient; tout sembloit se réunir pour exalter dans mon imagination et dans mon ame la terreur, l'épouvante et le désespoir. On avoit ouvert les portes du temple, et je résistois aux efforts des soldats qui vouloient m'entraîner de ce côté où l'incendie ne s'étendoit pas encore, lorsque Rotbold entra dans le temple, et s'avança précipitamment vers moi; mais que devins-je, en reconnoissant dans ce général des troupes françaises l'homme lâche et cruel qui m'avoit enlevée quelques mois auparavant, et que votre généreux frère d'armes mit en fuite? ... L'audacieux Rotbold s'approchant de moi: venez, madame, me dit-il, daignez me suivre et calmez votre effroi... en disant ces paroles, il osa porter sur moi ses mains impies; je reculai en frémissant, mais soutenue, inspirée par l'amour, je sus renfermer au fond de mon coeur mon ressentiment et ma haine... seigneur, répondis-je, regardez les objets qui m'entourent; voilà mon père, il n'existe plus... et ce jeune homme évanoui et cet enfant
sont mes frères; si vous voulez que je vive, prenez soin de leurs jours et ne nous séparez point. Je m'y engage, reprit Rotbold, soyez sans inquiétude pour eux; mes sentimens pour vous doivent vous répondre de ma générosité à leur égard: à ces mots, il donna des ordres pour qu'on les transportât dans son camp, et m'offrant son bras, je fus forcée de m'appuyer sur ce bras cruel qui venoit de consommer la ruine entière de ma religion, de ma famille et de mon pays. Le jour ne paroissoit pas encore; mais lorsque nous fûmes sortis d'Eresbourg, l'horrible incendie du temple d'Irminsul, et bientôt celui de la forteresse entière livrée aux flammes, suffisoient pour éclairer notre marche et les champs déserts que nous traversions. En arrivant au camp, Rotbold prévint mes desirs, en me disant que je pouvois passer dans la tente où l'on avoit conduit mes deux frères: Diaulasavoit repris sa connoissance, j'eus le temps de le prévenir de mon artifice; il ne vouloit pas s'y prêter, mais enfin il y consentit quoiqu'avec une extrême répugnance. Rotbold, qui se flattoit de me séduire, me traita avec toutes
les apparences d'une extrême générosité. Il fit rendre les plus grands soins à Diaulas, et ne quitta le camp que lorsqu'il fut en état d'être transporté sans danger: nous partîmes tous alors, Rotbold n'emmenant de captif que Diaulas, notre enfant adoptif et moi, tous les chefs de notre parti ayant été tués en combattant ou massacrés après la victoire.Rotbold emportant avec lui l'or et les richesses ravies à mes infortunés compatriotes, et nous traînant à sa suite, nous fit traverser pour arriver ici une grande partie de notre malheureux pays. Je repassai dans les lieux chéris où je reçus le jour; là, je naquis au milieu d'un peuple florissant et libre, et je n'y vis plus traces d'habitations; les maisons, les hommes, les arbres, tout avoit disparu; je n'apercevois que des déserts, quelques fugitifs, ou des esclaves, et je m'y retrouvois moi-même captive et sous le joug d'un vainqueur abhorré... la faux meurtrière du despotisme, plus active et plus terrible dans ses ravages que celle du temps même, avoit tout moissonné, tout détruit, dans le court espace de quelques mois! ... Enfin nous
arrivâmes dans ce château, et peu de jours après, Rotbold me parla sans contrainte de ses odieux sentimens. Dès ce premier entretien, je lui répondis de manière à lui ôter toute espérance: alors il alla trouver Diaulas, afin de l'engager à le servir auprès de moi; mais il n'étoit pas possible, lorsque notre tyran annonçoit ses desseins sur moi, que Diaulass'abaissât plus long-temps à feindre; Diaulas n'hésita pas, et découvrit sur le champ à Rotbold l'entière vérité. La colère de Rotbold fut extrême, et ses menaces terribles. Il vint me retrouver: vous m'avez trompé, me dit-il, et maintenant j'ignore si l'aveu de cet hymen n'est pas une nouvelle imposture; mais fussiez-vous l'épouse de Valamir (c'est le nom qu'avoit pris Diaulas), je ne reconnois point la légitimité d'un mariage célébré sur les autels de l'erreur, que j'ai renversés sans retour; vos sermens se sont adressés à de faux dieux, ils sont nuls. Vous êtes sous ma puissance, je vous aime, je vous offre un rang, une fortune digne de vous; pouvez vous balancer entre le vainqueur d'Éresbourg et son esclave? Pensez-y, madame, si vous consentez à recevoir
ma main, je traiterai Valamir comme le frère de mon épouse, il sera libre, et je lui donnerai tous les trésors de votre père; mais si vous persistez dans vos refus, je ne verrai plus en lui qu'un rival odieux, et vous connoîtrez alors que je sais me venger. À cet horrible langage toute ma prudence m'abandonna, et je me livrai sans ménagement à mon indignation, je portai au comble la fureur de Rotbold; il m'annonça qu'il alloit faire traîner mon époux dans un cachot, et en effet Diaulas y fut enfermé le jour même: on amena dans mon appartement le jeune Mirva, notre enfant d'adoption, car nous avions toujours soutenu qu'il étoit mon frère, afin qu'on ne m'en séparât pas. Cet aimable enfant joint à son extrême sensibilité un courage et un esprit au-dessus de son âge; son attachement et sa reconnoissance passionnée pour Diaulas auroient suffi pour me le rendre cher; il me pria d'obtenir qu'il lui fût permis de partager la prison de Diaulas: Rotbold, qui le crut chargé de quelque message de ma part, me refusa; mais Mirva ne se rebuta point, il parla lui-même à Rotbold, se jeta à ses pieds, et le conjura
avec des instances si touchantes de lui accorder cette grace, que Rotbold, craignant apparemment de se montrer trop barbare devant moi, consentit à ce qu'il desiroit si ardemment, et à l'instant même Mirva vola dans le cachot de son bienfaiteur. Depuis ce jour, persécutée sans relâche, je fus livrée à tous les genres de tourmens et de craintes; mon cruel oppresseur me menaçoit sans cesse d'immoler Diaulas à son ressentiment: cependant, certain qu'alors je saurois bien moi-même me délivrer de la vie, il n'osa pas attenter sur ses jours; mais voulant essayer tous les moyens qu'il imagina pouvoir lasser ma constance, il me retira du somptueux appartement qu'il m'avoit donné, et je fus conduite dans une des prisons de ce château, et dans le même souterrain où gémissoit mon malheureux époux. Je ne pensai pas sans attendrissement que la même enceinte nous renfermoit, et que peut-être son cachot étoit voisin du mien: cette idée me fit examiner l'intérieur de ma prison avec le plus grand soin; elle étoit très-vaste, et je remarquai, à son extrémité, que le mur dans cet endroit étoit rempli de crevasses:
j'appliquai l'oreille contre ces ouvertures, et je n'entendis rien d'abord; mais au bout de quelques jours, je distinguai quelque bruit: alors je frappai contre le mur, et l'on me répondit par le même signal. L'espérance et l'amour me rendant ingénieuse, je formai un projet qui paroissoit impraticable, et que j'eus cependant le bonheur d'exécuter. Un grand clou de fer étoit tombé de la porte, je le ramassai et le cachai. Traitée un peu moins rigoureusement que les autres victimes de Rotbold, j'avois dans ma prison un grand lit avec des rideaux, et l'on me laissoit de la lumière la nuit. Sous un prétexte que j'imaginai, j'engageai mon geolier à placer mon lit contre le vieux mur dont j'ai parlé, et aussitôt que la nuit fut venue, je commençai mon travail en tâchant avec mon clou d'élargir une des crevasses de la muraille. Les rideaux de mon lit cachant mon ouvrage, et prenant encore, à cet égard, d'autres précautions, mon geolier ne soupçonna jamais mon entreprise: pour moi, n'ayant pas d'autre occupation, j'avançois d'une manière surprenante; le huitième jour je m'aperçus qu'on me secondoit
de l'autre côté du mur, et qu'on faisoit un travail à peu près semblable. Je ne doutai plus alors que ce cachot, dont je n'étois séparée que par cette épaisse muraille, ne fût en effet celui de mon époux: mon courage en redoubla; et au bout de trois semaines, la crevasse fut assez élargie pour qu'il me fût possible d'y passer mon bras tout entier, ce que je fis en appelant Diaulas. Je ne voyois rien à travers la fente, parce qu'il n'y avoit de la lumière dans cette prison qu'aux heures où l'on apportoit à manger; mais je distinguai qu'on s'approchoit du mur, et bientôt j'entendis le mouvement d'un bras qui cherchoit le mien. Enfin je sentis une main: je la saisis avec transport; et la trouvant extrêmement petite, je soupirai en pensant que c'étoit seulement celle du jeune Mirva; ensuite j'imaginai que Diaulas, qui ne s'approchoit pas de ce mur, étoit sans doute enchaîné, et peut-être mourant; et je versai un déluge de larmes. Cependant on tenoit toujours ma main, on la serroit avec une tendre expression. Je demandai des nouvelles de Diaulas; je conjurai de me répondre, on garda le
silence; je ne recueillis que des gémissemens entrecoupés; enfin, on quitta ma main, et je n'entendis plus rien. Je tombai dans le plus affreux désespoir; je me figurai que Diaulasn'existoit plus. Rien ne peut exprimer ce que j'éprouvois en songeant qu'il venoit peut-être d'expirer dans l'instant même et si près de moi, sans que j'eusse eu la funeste douceur de recevoir ses adieux et son dernier soupir. Cependant, n'ayant pas la certitude de mon malheur, je continuai mon travail, et il se trouva terminé bien plus promptement que je ne l'espérois; car vers le milieu de la nuit suivante, tandis que je travaillois, des morceaux énormes de plâtre et de grosses pierres, se détachant avec fracas, laissèrent une large ouverture, par laquelle il m'étoit très-facile de passer. Mon premier mouvement ne fut pas de m'élancer dans la prison; retenue par la crainte la plus déchirante, je restois immobile et glacée sur la brèche du mur, à peine osois-je écouter... j'entendis soupirer et gémir sourdement... alors je me levai, je pris une lampe et j'entrai dans le cachot: j'avançois en frémissant...
après avoir fait quelques pas, je tressaille en entendant une voix inconnue qui me dit ces mots: venez, ange consolateur... j'approche... et je vois étendue sur de la paille une jeune personne qui paroissoit mourante: elle me tendoit les bras; je m'y jetai, et nos pleurs se confondirent ensemble... ô! Liens touchans et sacrés du malheur! Cette inconnue que je pressois contre mon sein avoit acquis déjà sur mon coeur tous les droits de la plus tendre amitié; ses gémissemens pénétroient jusqu'au fond de mon ame. Privée depuis si long-temps de toute consolation, l'espoir de lui en offrir en étoit une si puissante pour moi, qu'elle suspendoit le sentiment de mes propres douleurs. Ô chère compagne d'infortune, m'écriai-je, ranime ton courage; le ciel s'adoucit pour nous, puisqu'il unit nos destinées. Hélas! Reprit-elle, il est trop tard, je sens que la mienne va finir; et quand vous en connoîtrez l'horreur, vous ne gémirez pas de la voir terminer. Les momens me sont chers, poursuivit-elle, je veux profiter du peu de force qui me reste pour épancher dans votre sein mes dernières douleurs, afin
que vous puissiez un jour justifier ma mémoire. À ces mots, elle essuya ses pleurs; et après un instant de silence, reprenant la parole: je m'appelle Azoline, dit-elle; ma naissance est obscure, et mon père n'avoit qu'une fortune très-médiocre... avant que l'opprobe et le désespoir eussent flétri mes traits, on me trouvoit belle; et mon père, naturellement ambitieux, fondant de grandes espérances sur cette beauté fragile, me fit élever avec soin. J'étois sensible; j'aimai, je fus aimée... un jeune chevalier français, nommé Roger, fut l'objet de cette passion malheureuse. Il demanda ma main, mais il étoit sans fortune; mon père lui ôta toute espérance. Roger s'éloigna; je ne l'ai plus revu... mon malheur attira dans notre province le féroce Rotbold; il me vit, parut s'enflammer pour moi... il m'écrivit d'abord en secret, et tenta de me séduire. Je le traitai avec le mépris qu'il m'inspiroit: alors il me demanda en mariage; et mon père, malgré mes pleurs et ma résistance, lui donna sa parole; mais Rotbold dit à mon père que de grands intérêts de famille l'obligeoient à cacher
son mariage pendant quelque temps; et il fut convenu que mon père se rendroit avec moi dans son château; que là, il m'épouseroit en secret, et qu'en attendant que son mariage fût déclaré, je resterois chez lui sous le titre de sa pupille. On me traîna ici. Rotbold annonça que la cérémonie nuptiale se feroit dans la chapelle de son château, à l'insu de ses domestiques, et que le prêtre seroit son chapelain. Tout s'exécuta de la sorte... mon père partit le lendemain... pour moi, victime de son ambition, je n'avois pas même la consolation de me reposer sur mon innocence; car mon antipathie pour Rotbold me causoit les plus cuisans remords. Je demandai le prêtre qui m'avoit mariée, pour lui confier mes scrupules et mes douleurs. Je le vis plusieurs fois; je lui répétois toujours que j'avois pour Rotbold une invincible aversion, que je ne pouvois arracher de mon coeur l'amour criminel dont je brûlois pour un autre. Il y avoit trois semaines que j'étois la plus infortunée de toutes les créatures, lorsqu'un jour Rotbold, revenant de la chasse, entra dans ma chambre, suivi d'un écuyer que
je n'avois jamais vu à sa suite; mais, frappée de la figure de cet homme, et le regardant avec attention, imaginez quelle fut ma surprise en reconnoissant en lui le prêtre qui m'avoit mariée, et qui chaque jour recevoit mes confidences... c'étoit en effet un imposteur, l'écuyer et le complice des forfaits de Rotbold. Ce dernier, sachant par ce scélérat à quel point je le haïssois, loin de rougir de son crime, en fit gloire à mes yeux, ainsi que Triphon (c'est ainsi qu'on appelle le digne écuyer du plus lâche et du plus méchant de tous les hommes). Rotbold me dit qu'il auroit fini par m'épouser véritablement si je l'avois aimé; mais que, connoissant mes sentimens, il se décidoit à ne jamais me revoir; que cependant il m'offroit une dot considérable, si je voulois m'unir à Triphon, et partir avec lui pour une province éloignée. Je répondis tout ce que la haine et la plus juste indignation peuvent inspirer. Alors Rotbold me déclara que si je n'acceptois pas ses offres, il me plongeroit dans un cachot pour le reste de mes jours, et qu'il répandroit le bruit que je m'étois sauvée avec un de ses pages. Eh! Que m'importe
l'honneur, m'écriai-je; ne l'ai-je pas perdu, quand ma noire destinée me conduisit dans cette demeure impie? Je suis déshonorée, mais je suis innocente... tyran, tu peux disposer de ma réputation et de ma vie, la vertu me reste; c'est un bien qu'il n'est pas en ton pouvoir de me ravir; ton exécrable imposture me couvre d'opprobe, mais du moins je puis désormais te haïr sans remords... pour toute réponse, le monstre, avec l'aide de Triphon, m'entraîna dans ce souterrain, qui va devenir mon tombeau... ici la malheureuse Azolines'arrêta; ses larmes lui coupèrent la parole, et ses forces étoient tellement épuisées, que je ne connus que trop qu'elle touchoit à ses derniers momens. J'étois à genoux près d'elle, et je la tenois dans mes bras. Elle pressoit doucement mes mains dans les siennes; et laissant tomber sa tête sur ma poitrine: si le cruel Rotbold, dit-elle, comme il m'en a menacée, a répandu sur ma conduite des bruits injurieux, daignez rendre témoignage à la vérité que je dépose dans votre sein... que Roger surtout connoisse un jour mon innocence... oui, m'écriai-je, oui, j'en atteste Irminsul
et tous nos dieux. Si je dois revoir la lumière, Azoline sera justifiée; et s'il faut que nous périssions l'une et l'autre dans cet horrible cachot, songeons du moins qu'après la mort, transportées dans le séjour brillant du bonheur, nous y jouirons d'une vengeance immortelle... que dis-tu? Reprit Azoline, faut-il que j'aie encore à déplorer tes erreurs? Ta religion promet une vengeance éternelle! Ainsi donc, elle condamne l'innocence opprimée au tourment affreux de haïr toujours! ... Non, non, quand le juste sera dégagé des chaînes de la vie, la bonté céleste l'affranchira pour jamais de la haine et du ressentiment; et son coeur, fait alors pour jouir de la félicité suprême, ne pourra plus goûter que les transports délicieux inspirés par la reconnoissance, l'admiration et l'amour. Ô mon dieu! Poursuivit-elle, en joignant les mains, cette infortunée oublie son propre sort pour ne s'occuper que du mien; elle adoucit l'horreur de mes derniers momens: daignez récompenser sa bonté compatissante; daignez l'éclairer et la rendre au bonheur! ... En achevant ces mots, Azoline retomba dans mes bras;
ses yeux se fermèrent, mais elle respiroit encore... j'invoquai pour elle Vanadis, la déesse puissante et consolatrice de l'amour et de l'espérance; mais, hélas! Ce fut en vain... elle me serra doucement la main, rouvrit encore une fois les yeux, les attacha sur moi, et bientôt les referma pour jamais... je baignai de pleurs son visage glacé... ensuite je la couvris de mon voile; et, pénétrée d'attendrissement et de terreur, je retournai dans mon cachot. Cependant, en réfléchissant à cette touchante et funeste aventure, je conçus l'idée de la faire servir à me tirer des fers de mon cruel persécuteur. Dans le dessein que je méditois, il falloit m'abaisser à feindre; mais je pensai que l'horreur de ma situation pouvoit justifier cet artifice. Je fis demander Rotbold, il vint sur le champ; j'avois ouvert les rideaux de mon lit et placé ma lampe sur la brèche du mur. À cet aspect inattendu, Rotbold, malgré son audace et sa férocité, recula en frémissant... je l'instruisis de tout ce que j'avois fait; et je ne lui cachai point que la malheureuse Azoline, avant d'expirer, m'avoit conté son histoire. Rotbold, qui
m'avoit écouté sans m'interrompre, prit la parole quand j'eus cessé de parler, et tâcha de se justifier en calomniant l'infortunée victime de sa scélératesse. Je ne réfutai point ses odieux mensonges; et, après un moment de silence: je veux d'autant mieux vous croire, lui dis-je, qu'avant cette fatale aventure, j'étois presque décidée à vous donner ma main. À ces mots, Rotbold se jeta à mes pieds. Écoutez, seigneur, lui dis-je, mon coeur est plus ambitieux que sensible; je ne puis supporter l'esclavage plus long-temps: je vous sacrifie mon devoir et l'amour; mais je veux être votre épouse, je veux régner où j'ai porté des fers: l'exemple d'Azoline m'inspire une juste défiance; et vous n'obtiendrez ma foi qu'en célébrant notre hymen avec un éclat et une publicité qui puissent m'affranchir de toute espèce de crainte et de soupçons. Alors je lui détaillai que j'exigeois qu'il fît proclamer un tournoi; et qu'ainsi toute la noblesse des environs fût témoin de la cérémonie. Il consentit à tout. Je lui déclarai que j'acceptois les premières offres qu'il m'avoit faites pourDiaulas; mais que je ne
voulois lui annoncer son sort que lorsque je serois solennellement engagée, et que je reviendrois du temple; que jusque là je desirois qu'il ignorât totalement ma résolution.Rotbold souscrivit à toutes mes volontés. Il me tira au moment même de ma prison: je ne la quittai pas sans verser encore quelques larmes sur la destinée de la malheureuseAzoline; mais du moins j'emportai l'espoir que bientôt nous serions vengées. Rotbold fit aussitôt publier un tournoi; et je vis enfin arriver l'heureux jour de ma délivrance et du juste châtiment de ce monstre.
Chapitre XII.
Une première consolation. Aussitôt que la belle Ordalie eut fini son récit, Isambard dit à Diaulas qu'il avoit un secret à lui confier, et il l'emmena dans un cabinet voisin: après en
avoir fermé la porte: vous ignorez, lui dit-il, le vrai nom de votre libérateur, je vais vous l'apprendre; c'est un des chevaliers du cygne, c'est Olivier... à ces mots, Diaulas fit un mouvement d'horreur et de surprise... oui, reprit Isambard, c'est le meurtrier de votre soeur; mais c'est aussi le chevalier généreux qui sauva jadis les jours de votre père, c'est lui qui sut arracher Ordalie mourante des mains de son ravisseur; elle lui dut alors et l'honneur et la vie; c'est encore lui qui vous rend aujourd'hui une épouse et la liberté... pensez-vous qu'un crime commis dans le premier mouvement d'une aveugle fureur, un crime fondé sur une erreur dont vous fûtes la cause funeste, un crime enfin expié par les plus déchirans remords, puisse vous dispenser de la reconnoissance due à tant de bienfaits? Non sans doute, reprit Diaulas; mais que puis-je faire? ... Tout, répondit Isambard; il est impossible de le consoler et de tarir la source de ses larmes, mais vous pouvez seul adoucir l'horreur de son sort. Parlez, interrompit Diaulas, ma vie est à lui, qu'il en dispose... hé bien, généreux
Diaulas, reprit Isambard, rendez un fils à Vitikind. J'ai vu par votre récit qu'au fond de l'ame vous méprisez un culte impie souillé par les plus abominables superstitions, faites-vous instruire de nos dogmes... je les connois, répliqua Diaulas en tirant un livre de son sein; Célanire mourante me remit ce livre qui les contient tous: ce livre, sacré pour vous et devenu si précieux pour moi, afin d'exécuter les derniers ordres de mon infortunée soeur, je l'ai lu, et avec d'autant plus de fruit, qu'il est écrit dans ma langue. La sublimité de sa morale a pénétré mon coeur et convaincu ma raison; je l'ai méditée dans les fers, au fond d'un cachot, seul avec ma conscience, et je me suis promis d'embrasser une religion qui peut donner toutes les vertus et toutes les consolations... hé bien, interrompit Isambard, vous devez donc voler dans les bras d'un père malheureux qui vous a toujours regretté, qui vous pardonnera et vous recevra avec transport! ... Mais, reprit
Diaulas, vivre sous les lois de Charlemagne! ... Je ne vous le proposerois pas, dit Isambard, s'il existoit encore en Saxe un parti pour la liberté, quelque foible qu'il pût être; mais vous n'avez plus de patrie, tout est vaincu, tout est soumis, il faut bien vous décider à chercher un asile dans une terre étrangère; choisissez donc celle où vous trouverez les lois les plus sages, et où vous pourrez consoler votre infortuné père: voilà le voeu le plus cher du malheureux Olivier; voilà, Diaulas, la seule preuve de reconnoissance que vous puissiez lui donner. Allez, seigneur, répondit Diaulas, allez lui annoncer que je partirai dans une heure pour la cour de Charlemagne. À ces paroles, Isambard embrassa Diaulas avec autant d'attendrissement que de joie. Ils prolongèrent encore cet entretien assez long-temps. Diaulas apprit à Isambard que la malheureuse Célanire lui ayant recommandé de ne jamais révéler l'affreux secret qu'elle emportoit au tombeau, il ne l'avoit pas même confié à Ordalie: ils convinrent qu'il ne reverroit pas Olivier, cette entrevue ne pouvant être que déchirante pour l'un et l'autre; et
après avoir pris encore quelques autres arrangemens, Isambard fut retrouver son ami avec tout l'empressement que lui inspiroit la douce certitude de lui porter une première consolation. En effet, lorsqu'il lui rendit compte de son entretien avec Diaulas, il eut le plaisir inexprimable de voir un rayon de joie briller dans les yeux d'Olivier. Au moment où ce dernier témoignoit à son ami sa vive reconnoissance, ils furent interrompus par le jeune Mirva, envoyé par Diaulas pour attendre une lettre qu'Olivier devoit écrire à Vitikind.Mirva, sachant qu'Olivier étoit le libérateur de son père adoptif, se jeta dans ses bras, et baisoit en pleurant les mains généreuses qui avoient désarmé Rotbold et brisé les fers deDiaulas. Olivier reçut avec une profonde sensibilité les caresses de cet aimable enfant, car pendant qu'il le tenoit dans ses bras, Isambard lui contoit son histoire. Après avoir écouté ce récit touchant, Olivier écrivit à Vitikind, et donna sa lettre à Mirva, qui la porta sur-le-champ à Diaulas. On trouva des prétextes pour empêcher Ordalie et Diaulas de faire leurs adieux à Olivier; on donna
des chevaux aux deux époux, et tout ce qui leur étoit nécessaire pour leur voyage, et ils partirent le jour même, emmenant avec eux leur enfant d'adoption et quelques autres captifs de leur pays, qu'on avoit trouvés dans les prisons du château. Isambard fit des informations sur Triphon, cet indigne écuyer de Rotbold, et complice de ses crimes, comme on l'a vu dans l'histoire de la malheureuse Azoline; mais ce scélérat s'étoit sauvé avec son maître. Rien ne retenant plus les deux amis dans ce lieu, ils résolurent de continuer leur route: Giaffar, qui se rendoit aussi dans le duché de Clèves, desira faire le reste du voyage avec eux, et quoiqu'il fût engagé dans le parti de Gérold, ils y consentirent; car alors la différence d'opinions ne produisoit ni animosité ni haine: on combattoit avec une intrépide valeur; mais hors du champ de bataille, on ne voyoit plus dans ses ennemis que des hommes, que ses semblables, et l'on mettoit sa gloire à les traiter avec générosité.
Chapitre XIII.
Les tablettes. Giaffar et les chevaliers du cygne, après six jours de marche, entrèrent dans une forêt et s'y égarèrent: ils étoient dans le duché de Clèves, et très-près du château de la princesse; mais s'étant détournés de la route, ils ne pouvoient plus retrouver leur chemin. Fatigués d'une recherche jusqu'alors inutile, ils prirent le parti de s'arrêter et d'envoyer leurs écuyers à la découverte d'un sentier: les écuyers se partageant, s'enfoncèrent dans la forêt, et les trois chevaliers, descendant de cheval, s'établirent sous un chêne. Olivier et Giaffar restèrent debout, appuyés contre le tronc de l'arbre, et Isambard s'assit sur un monceau
de feuilles mortes, car on étoit aux derniers jours de l'automne, et déjà les arbres avoient perdu toute leur verdure. On parla de Béatrix et de Gérold, et Giaffar témoigna le chagrin extrême qu'il éprouvoit d'être engagé dans le parti de ce dernier. Combien il me seroit doux, ajouta-t-il, au lieu de combattre pour une cause que je trouve injuste, de suivre deux amis qui me sont si chers, et d'aller défendre avec eux une personne si intéressante! D'autant mieux, dit Isambard, que Béatrix est, dit-on, la plus belle princesse de l'univers. La plus belle! Reprit Giaffar, ah! Je ne puis le croire. Si... il s'arrêta en poussant un profond soupir, et ses yeux se remplirent de larmes. Isambard n'osa le questionner, etGiaffar changea de conversation. Pendant que Giaffar parloit, Isambard crut sentir une pierre sous lui, parmi les feuilles sur lesquelles il étoit assis: il voulut l'ôter, et fut très-surpris, en regardant ce qu'il tenoit, de voir, au lieu d'une pierre, de fort belles tablettes d'or. Elles étoient ouvertes: les chevaliers, regardant avec curiosité ce qu'elles contenoient, virent qu'on avoit écrit quelques pensées détachées sur
les premières feuilles; ils y lurent celles qui suivent: "si les princes sont ingrats et en général peu capables d'amitié, c'est que, pour peu qu'ils aient lu, ou regardé autour d'eux, ils acquièrent facilement l'idée qu'on ne les aime point pour eux-mêmes: de là ils ne cherchent que des liaisons agréables, désespérant de trouver des amis." "La grande fortune et le rang élevé privent souvent ceux qui les possèdent de la douceur d'être aimés: on s'attache à eux par intérêt, et cette vue, occupant seule l'esprit, empêche de s'appliquer à connoître ce qu'ils ont d'attachant. Comme on veut leur plaire, les séduire et les mener, on met plus d'attention à découvrir leurs foibles que leurs bonnes qualités; on ne se soucie guère de les trouver aimables, et cela seul souvent empêche de leur rendre cette justice quand ils le méritent. Tel prince qui n'a jamais eu d'ami, en auroit eu de sincères s'il n'eût pas été prince." "Que penseroit-on d'un père de famille qui diroit à ses enfans: j'ai envie d'avoir
la moitié du champ d'un de mes voisins; je voudrois en humilier un autre et me venger d'un troisième; allez donc ravager leurs terres, et en outre donnez-moi l'argent nécessaire pour cette entreprise; allez, car il n'y a rien de plus héroïque et de plus juste que de sacrifier sa fortune, d'exposer sa vie, et d'égorger ses semblables pour satisfaire mes passions ou seulement mes caprices. Tous les souverains répètent qu'ils sont les pères de leurs peuples; mais qu'exigent-ils de leurs enfans! ... " L'auteur de ces pensées, dit Giaffar, s'exprime avec une franchise qui me plaît. Oui, reprit Isambard, je suis sûr que cet auteur n'aime que la vérité, et qu'il n'a jamais flatté personne: je voudrois bien savoir si c'est un homme ou une femme... mais voici des vers qui peut-être vont satisfaire ma curiosité. À ces mots Isambard lut tout haut les vers suivans: secret ennui, sombre langueur, dégoût du monde et de la vie, poison qu'une main ennemie semble répandre dans mon coeur, vous avez détruit mon bonheur! ... Etc.
Ah! C'est une femme, s'écria Isambard; j'en suis charmé. C'est sans doute, dit Giaffar, une des dames de la cour de la duchesse. Ou peut-être Béatrix elle-même, interrompit vivement Isambard: que je le voudrois! Avec quel plaisir je combattrois pour une personne qui pense et s'exprime ainsi! Il n'est guère vraisemblable, dit Olivier, qu'une princesse ait écrit les pensées que nous venons de lire. Eh quoi! Répondit Isambard, est-il donc impossible qu'une princesse ait de la raison? D'ailleurs, on vante tant l'esprit de Béatrix, ses lumières, son goût pour les sciences et les arts! ... Remarquez que ces vers annoncent une femme qui s'est livrée dès sa
jeunesse à des études sérieuses, et qui n'a point encore aimé; tout cela ressemble bien à tout ce que la renommée publie de la duchesse de Clèves. Mon cher Isambard, dit Giaffar, je vous prédis que vous serez passionnément amoureux de Béatrix; j'ai déjà observé plus d'une fois que vous ne parlez jamais d'elle avec tranquillité. Je crois pouvoir vous assurer, répondit Isambard, que l'amitié sera toujours ma passion dominante: d'ailleurs, comment pouvez-vous me supposer assez insensé pour m'attacher à une personne de son rang, et qui a dédaigné l'hommage de Gérold et de tant d'autres princes? Cependant j'avoue que si ces tablettes lui appartenoient, il me paroît très-possible de l'aimer sans espérance.Comme Isambard achevoit ces mots, il vit arriver Zemni, qui dit aux chevaliers, qu'en sortant de la forêt il avoit aperçu sur le penchant de la colline une grande maison; qu'il y avoit été afin d'y prendre des informations sur les différens chemins qui conduisoient au château de la duchesse et au camp des princes confédérés; que le maître de la maison, qui étoit un vénérable vieillard, invitoit les
chevaliers à venir chez lui, promettant de leur donner des guides et toutes les informations dont ils auroient besoin. Les chevaliers acceptèrent cette proposition, et conduits parZemni, ils se rendirent sur-le-champ dans l'habitation du vieillard: ils la reconnurent de loin aux signaux d'hospitalité qui la décoroient. C'étoient, suivant l'usage de ces temps, des casques attachés sur des lances et posés sur le haut des toits, afin d'avertir les voyageurs égarés que cette demeure appartenoit à un chevalier qui leur offroit un hospice. Les chevaliers trouvèrent une maison vaste, mais simple, entourée de beaux jardins et dans la situation la plus agréable. Théobald (c'étoit le nom du maître de la maison), vint les recevoir; ce vénérable vieillard, suivi de la jeune Sylvia, sa fille unique, conduisit ses nouveaux hôtes dans une grande galerie. L'aimable Sylvia désarma les chevaliers, et alla ensuite leur chercher des rafraîchissemens qu'elle leur apporta elle-même. Les chevaliers ayant
instruit le vieillard de l'objet de leur voyage: seigneurs, dit Théobald en s'adressant aux deux amis, j'apprends avec joie que les illustres chevaliers du cygne vont combattre pour la plus vertueuse et la plus charmante princesse de l'univers. Je suis son sujet, j'ai eu la gloire d'être son instituteur, et vous devez concevoir à quel point je suis profondément affligé de la persécution qu'elle éprouve. Retiré depuis long-temps de sa cour, je me suis fixé dans cette agréable demeure, voisine du château de la princesse, qui, avant le rassemblement des troupes, venoit souvent dans ma solitude. Je suis maintenant séparé d'elle par le camp des princes confédérés: cependant ces princes ont eu la générosité de déclarer que ma maison seroit toujours respectée, même pendant la guerre, si elle a lieu, et que tous les chevaliers qui s'y rendroient y trouveroient un asile sûr, comme en tout autre temps; même ceux qui viendroient avec l'intention de combattre pour la duchesse de Clèves. Gérold et les autres chefs ont défendu à tous leurs soldats, sous les peines les plus sévères, d'approcher de mon habitation, et j'y vis
aussi tranquille que je puis l'être maintenant. Je suis même souvent honoré de la visite des princes confédérés et des chevaliers de leur parti, qui rencontrent presque toujours ici d'autres chevaliers défenseurs de Béatrix, et ces entrevues se passent avec une politesse égale de part et d'autre. Dans ce moment même, continua le vieillard, plusieurs chevaliers des deux partis se promènent dans mes jardins, et vous voyez sur ces lambris leurs armures suspendues avec les vôtres... oui, dit Giaffar, je reconnois l'armure et le panache vert de Gérold... à ces mots, Isambard, curieux de connoître la devise de ce prince, se leva, et prenant le bouclier de Gérold, il y vit un cheval prêt à franchir une haute barrière, et ces mots étoient écrits autour: l'obstacle et le péril accroissent mon ardeur . Cette autre armure blanche et couleur de feu, dit le vieillard, est celle du duc de Spolette, ami de Gérold, et comme lui plein de courage et de fierté, ainsi que l'exprime sa devise, qui représente une haute cascade tombant d'une roche escarpée, avec ces paroles: éclat, élévation, activité .Ce prince, ennemi
mortel de Charlemagne et des français, jouit dans ce moment de la double satisfaction de ne voir dans le parti des princes aucun chevalier de cette nation, et de savoir qu'il y en a beaucoup parmi ses adversaires. Et cette armure grise, si simple et si modeste, demanda Isambard, à qui appartient-elle? À Roger, jeune chevalier français, répondit Théobald. À ce nom, Isambard se rappela que l'amant de l'infortunée Azoline s'appeloit ainsi; il regarda la devise, qui représentoit un roseau, au-dessous duquel on lisoit ces mots: toujours agité, jamais abattu . Après cet examen, Isambard desirant vivement s'éclaircir d'une chose plus intéressante, mais embarrassé sans savoir pourquoi, et craignant d'être désabusé, se rapprocha du vieillard, et lui conta, en rougissant, l'aventure des tablettes qu'il lui montra. Aussitôt Théobald s'écria qu'il les reconnoissoit, et qu'elles appartenoient à la duchesse.À ces mots, un violent battement de coeur avertit Isambard que la prédiction de Giaffar pourroit bien s'accomplir... j'avoue, dit Isambard, que j'ai eu l'indiscrétion de lire ces tablettes; mais,
seigneur, regardez cette écriture, est-ce bien celle de la princesse? Oui, répondit Théobald, et sans doute elle aura écrit ces vers dans la forêt, où souvent elle alloit se promener seule en sortant d'ici; mais, seigneur, vous lui remettrez vous-même ces tablettes, et elle s'applaudira du hasard qui les a fait tomber entre les mains d'un de ses défenseurs.Oserai-je encore, reprit Isambard, vous faire une question? Vous parliez tout à l'heure de la guerre comme d'un événement encore incertain; on croit donc que la princesse finira par choisir un époux parmi tant de princes rassemblés pour la conquérir? Seigneur, répondit Théobald, Béatrix se conduit à cet égard avec tant de discrétion, que même les chevaliers accourus pour la défendre, et qui sont dans sa cour depuis plusieurs mois, ignorent encore si tous ces préparatifs se termineront par la guerre ou par des tournois et des noces. La trève expire dans huit jours, la duchesse alors sera sommée par les princes de déclarer ses intentions; jusque là c'est un secret impénétrable. Isambard alloit continuer ses questions lorsque les portes de la galerie s'ouvrirent,
et l'on vit paroître le comte de Bavière et le duc de Spolette. Le premier fit une exclamation de joie en apercevant Giaffar; il s'avança précipitamment vers lui, et l'embrassa avec toutes les démonstrations d'une vive amitié. Giaffar lui présenta les chevaliers du cygne, en lui disant qu'il leur devoit la vie. Quoique Gérold fût instruit du motif de leur voyage, il les traita avec autant de graces que de politesse; Isambard même, quoique excessivement prévenu contre lui, ne put s'empêcher d'admirer la noblesse de son maintien et de ses manières, et le charme répandu sur toute sa personne. Ce prince vouloit emmener Giaffar dans son camp; mais Giaffar déclara que les chevaliers du cygne ayant promis àThéobald de rester trois ou quatre jours chez lui, il desiroit passer ce temps avec eux. Quand les princes furent partis, Théobald et les chevaliers se mirent à table; aussitôt après le souper le vieillard se retira. Comme il n'étoit que huit heures du soir, les chevaliers se réunirent dans la chambre de Giaffar, avec l'intention d'y veiller ensemble jusqu'à dix heures.
Chapitre XIV.
L'origine de l'orgue. Olivier, un peu moins absorbé dans sa douleur depuis l'aventure d'Ordalie, se prêtoit davantage à la conversation; la figure intéressante deGiaffar, et sa profonde mélancolie, avoient disposé son coeur à l'aimer dès le premier jour de leur rencontre, et la singularité de sa devise excitoit sa curiosité. Il lui parla du voeu qu'il avoit fait de voyager toujours, et lui témoigna le desir qu'il éprouvoit d'en connoître le motif. Giaffar répondit qu'il ne pouvoit rien refuser à des amis qui lui
étoient si chers; mais qu'un devoir sacré l'obligeoit à cacher ses malheurs, et qu'il leur demandoit leur parole de ne jamais révéler les secrets qu'il alloit déposer dans leur sein. Les deux amis firent le serment qu'il exigeoit; et Giaffar, reprenant la parole, commença de la sorte son étonnante histoire: j'ai trente-six ans, et ma carrière est finie! ... Je l'ai parcourue avec éclat, avec gloire peut-être; la fortune et l'amour la semèrent de fleurs, jusqu'au terme fatal où je tombai dans l'abyme affreux qui devoit m'engloutir. J'ai tout perdu, jusqu'à mon nom; l'orient le bénit encore, l'amour d'un peuple reconnoissant en conserve la mémoire, et je ne puis le porter! Condamné à l'obscurité, ma renommée m'est devenue étrangère, je n'en puis jouir; et mort pour l'univers, c'est dans le silence éternel du tombeau que je recueille l'approbation et les éloges de mes contemporains; enfin, victime infortunée du despotisme et funeste exemple des vicissitudes humaines, je suis Barmécide... à ce nom si grand, si fameux, les chevaliers du cygne se levèrent... un profond sentiment
d'admiration et de respect les rendit immobiles pendant quelques minutes; pour les belles ames, la proscription et l'infortune ajoutent à l'intérêt que doivent inspirer le génie et la vertu. Les deux amis considéroient Barmécide avec une avide curiosité, comme s'ils le voyoient pour la première fois. L'émotion et le saisissement qu'ils éprouvoient se peignoient sur leurs visages d'une manière si touchante, que Barmécide en fut vivement attendri. Ô mes amis! S'écria-t-il, vous me rendez mon existence! ... En disant ces mots, il se jeta dans leurs bras, et après avoir reçu leurs tendres embrassemens, il reprit ainsi son récit.
Mon père, né dans les états de Gérold, avoit la passion des voyages; il inspira ce goût à ma mère, qui fut toujours son inséparable compagne. Je naquis dans la Perse; mon père fut mon seul instituteur, et m'instruisit par des faits et des observations fondées sur l'expérience, et non en puisant ses leçons dans des livres; il me fit étudier la nature dans les campagnes et dans les déserts que nous parcourions sans cesse, et il m'apprit à connoître les
hommes en les jugeant en masse, d'après leurs lois et leurs institutions sociales: aussitôt que nous arrivions dans un pays nouveau, mon père s'informoit avec soin de la nature du gouvernement et de ses lois générales et particulières: ces lumières acquises, mon père connoissoit avec précision les moeurs, les vertus et les vices de la nation; il me communiquoit ses conjectures à cet égard, et l'examen que nous faisions ensuite, en étudiant les hommes, confirmoit toujours son premier jugement. J'eus le malheur de perdre à vingt ans cet excellent père: depuis long-temps ma mère n'existe plus. J'avois trois frères; nous avions toujours vécu dans la plus parfaite union; nous ne voulûmes point nous séparer; il fut décidé que nous voyagerions encore deux ans, et qu'ensuite nous retournerions dans la patrie de notre père. Nous avions souvent entendu parler de l'extrême magnificence de la cour d'Aaron Raschid, et la curiosité nous conduisit à Bagdad. Arrivés dans cette superbe ville, nous y fîmes connoissance avec quelques européens de notre âge, et nous nous logeâmes tous ensemble dans la même
maison. Mes frères avoient beaucoup de talens agréables, et jouoient de plusieurs instrumens; quelques-uns de nos nouveaux compagnons avoient le même goût, et comme nous ne pouvions jouir dans Bagdad du libre exercice de notre religion, nous convînmes que, les jours solennels, nous nous rassemblerions dans une chambre pour y chanter l'office divin, ce que nous fîmes en effet; les uns chantoient les pseaumes, les autres jouoient de divers instrumens, ce qui formoit un concert très-bruyant. Ma chambre donnoit sur la rue, le peuple s'arrêtoit pour nous écouter; on sut bientôt les motifs de ces chants religieux; l'intolérance mahométane s'en alarma, et elle obtint du calife un édit qui fut publié dans toute la ville, et qui défendoit, sous peine de mort, à tous les chrétiens de s'assembler pour chanter leurs prières, laissant cependant à chacun la liberté de les réciter en musique, si le chant faisoit partie de leurs rites religieux; mais n'accordant cette permission qu'individuellement, proscrivant, sans exception, tout rassemblement, ne fût-il que de deux ou trois personnes. Cette défense me révolta
tellement, que je ne m'occupai plus que des moyens de l'éluder. J'avois toujours eu beaucoup de goût pour la mécanique, et après quelques réflexions, je conçus l'idée de composer un instrument qui pût imiter tous ceux que je connoissois, et même la voix humaine. Je voulois qu'en même temps il eût un son si prodigieux, qu'il pût produire à l'oreille l'effet d'un concert. J'y travaillai nuit et jour, et en moins de six mois, je fis un instrument d'une grandeur énorme, auquel je donnai le nom d'orgue, et qui remplissoit parfaitement mes vues. Alors je l'établis près de ma fenêtre, et j'en jouai régulièrement soir et matin, en chantant des pseaumes. Au bout de peu de jours, on avertit le calife que les chrétiens, malgré la rigueur de ses défenses, recommençoient leurs concerts religieux avec plus d'éclat que jamais. Le calife donna des ordres en conséquence, et un matin que je jouois de mon orgue à mon heure ordinaire, on vint frapper à ma porte à coups redoublés; je fermai mon orgue, ensuite je me levai, et j'allai ouvrir; au moment même, une troupe de gens armés, envoyée par le calife,
entra dans ma chambre, et montra le plus grand étonnement de me trouver seul. Le chef de la troupe me demanda ce qu'étoient devenus mes complices; je répondis que je n'en avois point. Il ne fit nulle attention à cette réponse, et chercha vainement dans mes cabinets les autres musiciens; il passa dix fois devant mon orgue, sans se douter que ce fût un instrument, d'autant plus que je lui avois donné la forme d'un buffet; enfin, ne comprenant pas comment mes compagnons avoient pu s'échapper, il m'ordonna de le suivre. Je demandai à être conduit en présence du calife; il me répondit qu'il m'y menoit. En effet, ce prince avoit voulu me voir et m'interroger lui-même. Il me reçut avec un air sombre et sévère, et m'examina quelque temps en silence; et frappé de la sérénité de mon maintien: jeune insensé, me dit-il, qui peut t'inspirer une telle audace et tant de mépris pour la vie? Seigneur, répondis-je, rien ne rassure l'innocence comme l'aspect d'un juge équitable... mais, reprit-il, tu ne peux nier ta désobéissance, j'ai moi-même été sous ta fenêtre, j'ai moi-même entendu le bruit des instrumens
et des voix, et cependant on n'a trouvé que toi dans ta chambre: que sont devenus tes compagnons? ... Je n'en ai point.-Écoute; ta physionomie me plaît et m'intéresse, et ta jeunesse me fait pitié; je puis te faire grace, mais je veux un aveu sincère... non, seigneur, répondis-je, vous ne la feriez pas à celui qui seroit assez VIL pour dénoncer ses amis... hé bien, s'écria le calife avec emportement, tous les chrétiens qui existent dans Bagdad seront aujourd'hui dans les fers. Ils n'y seront tout au plus que quelques heures, répondis-je du ton le plus tranquille...-et qui les délivrera? Moi, seigneur. À cette réponse, le calife resta muet d'étonnement, ne sachant s'il devoit prononcer ma sentence, ou me renvoyer comme un homme en délire. Je repris la parole: seigneur, lui dis-je, j'ose vous protester que je n'ai point désobéi à vos ordres, et que j'étois seul; c'est ce qu'il m'est facile de démontrer, si vous daignez envoyer chercher le buffet qui est dans ma chambre; j'ouvrirai devant vous ce meuble mystérieux, et vous y trouverez la preuve positive de ma parfaite innocence. Le calife, dont ce discours
augmentoit encore la surprise, donna sur-le-champ l'ordre que je sollicitois; mon orgue fut transporté dans son appartement. Pendant que je m'occupois à le mettre en ordre, le calife, qui attendoit avec autant de curiosité que d'impatience le dénouement de cette scène singulière, alla chercher la princesse Abassa, sa soeur; il lui rendit compte de notre entretien, et il revint avec elle. Cette princesse, enveloppée dans un grand voile qui cachoit entièrement sa taille et son visage, s'assit sur des carreaux à côté de son frère, à peu de distance et en face de l'orgue. Alors je demandai au calife la permission de m'asseoir vis-à-vis mon buffet, et à l'instant même je me mis à chanter et à jouer. Aussitôt que le calife entendit ce bruit éclatant et harmonieux, imitant si parfaitement des flûtes, des cors, des hautbois et la voix humaine, il se leva avec transport: est-il possible! S'écria-t-il, ce buffet est un instrument! ... Oui, seigneur, repris-je, et je l'ai inventé et composé pour adoucir la sévérité de vos défenses. En proscrivant les rassemblemens, dit le calife, je ne voulois qu'empêcher l'éclat de la solennité
que donnoient à vos cérémonies la réunion de différens instrumens et de plusieurs voix; je n'avois pas prévu ce merveilleux moyen d'annuller mon édit; mais il est juste, ajouta-t-il, que ceux qui sont forcés d'obéir soient plus ingénieux que ceux qui commandent. En disant ces paroles, il se tourna vers Abassa, pour lui demander ce qu'elle pensoit de cette aventure. Alors j'entendis la plus charmante et la plus douce voix qui eût encore frappé mon oreille, l'inviter, dans les termes les plus obligeans pour moi, à récompenser l'auteur d'une invention si extraordinaire. Le calife se raprocha de moi: jeune homme, me dit-il, j'aime les talens et les arts, et ta personne me plaît; je veux que tu m'expliques la mécanique de cette merveilleuse machine, et je me charge de ta fortune: ainsi, poursuivit-il en s'adressant à sa soeur, vous serez contente, Abassa, car je garde l'instrument et l'inventeur. En effet, le même jour je fus installé dans le palais; on me donna un vaste appartement, plusieurs esclaves, et je reçus de magnifiques présens. Je n'avois point de fortune, et je fus charmé d'en faire une
aussi rapide et aussi singulière; mais je n'en fus pas moins frappé du despotisme que ce prince joignoit à ses faveurs, même les plus distinguées; car il avoit disposé de moi comme d'un esclave, sans me consulter, sans daigner s'informer si quelque engagement particulier ne mettoit pas d'obstacle au desir qu'il éprouvoit de m'attacher à lui. Je fis sur ce sujet plusieurs réflexions qui m'attristèrent; mais j'étois jeune, sans expérience, je fus ébloui des grandes qualités de ce prince (en effet, il en a d'éminentes). Je m'étourdis sur les conséquences terribles de son caractère, et je me livrai aux brillantes espérances que m'offroient l'ambition et la fortune. Dès le lendemain le calife me fit appeler pour lui expliquer la mécanique de mon orgue; en la lui démontrant, je m'aperçus, au bout de quelques minutes, qu'il n'avoit aucune notion des connoissances nécessaires pour comprendre facilement le mécanisme d'une machine un peu compliquée, et qu'en même temps il avoit l'amour propre de vouloir me cacher son ignorance. Comme il a beaucoup d'esprit et d'intelligence, j'aurois pu, en
lui donnant l'idée des premiers principes et en éclaircissant ses doutes, lui démontrer clairement ce qu'il desiroit connoître; mais il vouloit une explication savante; il feignoit d'entendre ce qu'il étoit impossible qu'il comprît; de sorte que ma démonstration lui fut absolument inutile; il n'en rapporta que la persuasion secrète de m'en avoir imposé sur son instruction; et il me laissa le chagrin de connoître jusqu'où peut aller la puérilité de l'orgueil de l'homme le plus éclairé, lorsqu'il a été corrompu par l'usage et l'habitude d'un pouvoir sans bornes. Cependant il fit de mon orgue un usage qui me fut très-agréable. Les ambassadeurs de Charlemagne étoient alors à sa cour, et le calife mit mon orgue au nombre des présens dont il les chargea pour leur maître. Dans cet endroit du récit de Barmécide, Isambard observa qu'il étoit plus de dix heures, parce qu'on avoit employé beaucoup de temps à la conversation. On convint de se rassembler le lendemain à la même heure, et de consacrer la soirée entière à écouter une narration que l'amitié et la célébrité de Barmécide rendoient si intéressante.
Chapitre XV.
L'amitié d'un despote. Théobald, le jour suivant, se retira à sept heures du soir. Les trois chevaliers se rendirent aussitôt dans la chambre de Barmécide, qui reprit ainsi son histoire: ma faveur auprès du calife augmentoit chaque jour. Ce prince aimoit véritablement la lecture. Un jour qu'il vouloit lire avec moi un excellent ouvrage de morale, sur les devoirs de l'homme, il se leva dans l'intention de s'enfermer dans son cabinet: que faites-vous, seigneur, lui dis-je? Ah! Faites plutôt ouvrir toutes les portes. Une lecture utile est un bienfait dont un prince ne doit pas priver ses sujets. Barmécide, répondit-il, croyez qu'il est dangereux d'apprendre à raisonner à la multitude; l'obéissance en souffriroit bientôt. Votre ami, seigneur, répliquai-je, votre héros, Charlemagne enfin ne pense pas ainsi.
Vous savez avec quel zèle il cherche à répandre les lumières... sa magnanimité l'égare, interrompit Aaron. Écoute, poursuivit-il; crois-tu que nous dussions desirer de l'esprit et de l'intelligence aux animaux qui supportent paisiblement notre joug? Penses-tu qu'il nous fût avantageux que les chameaux et les éléphans (doués d'une force si prodigieuse et si utile à nos besoins et à nos plaisirs) sussent réfléchir et raisonner? ... La noire profondeur de ce discours, qui renfermoit toute la politique du despotisme, me glaça; j'apprenois enfin à connoître ce que sont aux yeux d'un souverain despote les hommes qu'il gouverne. Cet égoïsme barbare me fit horreur; je me promis intérieurement de quitter un prince que je ne pouvois plus estimer, aussitôt qu'il me seroit possible de m'échapper sans péril; car je ne me flattois pas d'obtenir de lui la permission de me retirer. La fuite seule pouvoit m'affranchir de l'esclavage de sa faveur ou du danger de sa disgrace. Plût au ciel que j'eusse persévéré dans ce dessein! Mais un attrait plus puissant que l'ambition vint bientôt me fixer dans cette cour orageuse.
Le calife aimoit passionnément la princesse sa soeur; il avoit l'habitude de passer auprès d'elle tous les momens qu'il pouvoit dérober aux affaires; mais depuis que j'étois en faveur auprès de lui, il la voyoit beaucoup moins, nos entretiens particuliers absorbant la plus grande partie de son temps. Les moeurs austères de l'orient ne permettoient pas que je fusse admis en tiers entre cette princesse et son frère; le calife s'étoit même permis, à cet égard, une très-grande irrégularité, en l'amenant dans l'appartement ù j'étois le jour où je jouai de l'orgue; il avoit cru pouvoir, sans conséquence, enfreindre une seule fois cet usage sacré, en faveur d'une chose si extraordinaire; mais rien n'auroit pu l'engager à renouveler l'exemple d'une semblable licence. Il s'en affligeoit souvent avec moi; il gémissoit de ne pouvoir rassembler en même temps deux personnes dont la société lui étoit si agréable. Ce prince a trop d'esprit et de lumières, pour ne pas sentir combien cet usage est absurde; mais il évite avec soin de donner l'exemple des innovations, à moins que ses passions ou un intérêt puissant
ne l'emportent sur la politique. Il méprise les préjugés; cependant, les croyant utiles à son autorité, il feint de les respecter, et il ne néglige rien de ce qui peut les rendre vénérables à la multitude. Il me parloit sans cesse de sa soeur; il me vantoit sa beauté, son esprit, son innocence et sa sensibilité. Ces discours n'étoient pas sans intérêt pour moi; bientôt la reconnoissance en augmenta le charme et le danger. Un jour, il me fit appeler plus tôt qu'à l'ordinaire. Barmécide, me dit-il, le visir est mort subitement cette nuit; j'ai consulté ce matin Abassa sur le choix que je devois faire pour le remplacer, en lui nommant ceux qui peuvent prétendre à cette place; elle les a tous exclus, et m'a dit que l'ami d'Aaron lui paroissoit le seul homme qui dût l'obtenir; ainsi, Barmécide, c'est vous qu'elle a nommé. Moi, seigneur, m'écriai-je! ... Oui, vous-même, reprit le calife; et j'adopte son conseil. Je sais que votre jeunesse fera paroître ce choix surprenant; mais elle y donnera plus d'éclat. En voyant ce que je fais pour vous, tout le monde vous supposera les qualités qui peuvent justifier une telle
grace... je n'en suis pas digne, répliquai-je; non, seigneur, je n'ai ni les talens, ni l'expérience nécessaires... Barmécide, interrompit le calife, d'un ton impérieux, quand je vous juge capable de remplir cet emploi, une telle défiance ne vous est pas permise... mais, seigneur, ma religion...-je n'exige point que vous l'abjuriez; tout culte public vous est interdit, c'est tout ce que je prescris. D'ailleurs, renfermé désormais dans l'intérieur de ce palais, vous serez moins que jamais exposé aux regards du peuple; on ne connoîtra de vous que vos travaux, et l'on ne s'embarrassera pas de votre croyance. En un mot, je vous le répète, mon choix et ma volonté justifient tout aux yeux du public. Après un semblable discours, il falloit bien consentir à ce que desiroit un prince, dont il n'étoit pas plus facile de refuser les graces que d'éviter la vengeance; et ce fut ainsi que je me trouvai, à vingt-deux ans, premier ministre d'un vaste empire. Le calife, qui avoit déjà étendu ses bontés jusqu'à mes frères, acheva de les combler de bienfaits dans cette occasion. Il ne les revêtit d'aucun emploi public;
mais il voulut que les frères du visir vécussent dans une extrême opulence. Mes frères firent un digne usage de leurs fortunes; ils placèrent toute leur économie dans leurs dépenses personnelles, et ne montrèrent de magnificence que dans leurs dons et leurs aumônes. Je pensois comme eux; je distribuois aux gens de lettres, aux artistes, aux infortunés, les trésors que je tenois de la libéralité du calife; et en peu de temps, les Barmécides devinrent célèbres et chers à la nation. Je connus bientôt toute la pesanteur du fardeau dont je m'étois chargé. Le calife, comme sont en général tous les souverains absolus, n'aimoit ni le travail ni les affaires; il n'étendoit pas ses vues au-delà de son règne; et certain d'obtenir toujours, avec un édit, l'argent qu'il voudroit avoir, il s'embarrassoit peu de l'état de ses finances. Je les trouvai dans un affreux délabrement; je m'appliquai sur-tout à les rétablir, à soulager le peuple et à maintenir, dans les différens tribunaux, une exacte justice. Les succès les plus heureux et l'approbation publique me récompensèrent de mes soins. C'est au peuple seul à distribuer
la gloire; il y a je ne sais quel enchantement dans l'enthousiasme de sa reconnoissance qui saisit, qui transporte, sur-tout les grandes ames. Je m'attachai passionnément à celui que je gouvernois; et ce sentiment ne fut pour moi qu'une source inépuisable de peines et de vains regrets. Je ne pouvois jouir du bonheur que je rendois à la nation, en pensant qu'aucune loi inviolable, aucune forme stable de gouvernement, n'en assuroit la solidité; en pensant enfin que la mort d'Aaron ou la mienne détruiroit en un moment mon ouvrage. J'essayai plus d'une fois, mais toujours vainement, d'inspirer au calife une sollicitude qui me paroissoit si naturelle; son coeur, corrompu par l'orgueil, ne put ni la partager, ni même la concevoir. Un jour qu'il paroissoit attendri des hommages que le peuple venoit lui rendre: peuple sensible, m'écriai-je, que deviendras-tu, quand Aaron n'existera plus?... À ces mots, je vis briller la joie dans les yeux du calife. Oui, oui, dit-il, c'est alors qu'ils sentiront véritablement le prix de tout ce que je fais pour eux... mais, seigneur, repris-je,
si votre successeur abuse du pouvoir absolu dont vous faites un digne usage? ... Si ce peuple, que vous aimez, devoit gémir dans l'oppression? ... Il m'en regrettera davantage, répondit le calife. Ce mot affreux me ferma la bouche; il détruisit, sans retour, le foible espoir que j'avois conçu, et je murmurai contre la providence, qui m'enchaînoit dans la cour de cet inflexible despote, au lieu de m'avoir placé auprès d'un prince tel que Charlemagne. Cependant deux ans s'étoient écoulés depuis l'époque où j'avois été revêtu de l'emploi de visir; mais les travaux auxquels je me livrois sans relâche, les veilles continuelles et une mélancolie insurmontable, finirent par altérer ma santé, de manière à faire craindre pour ma vie: le calife me montra dans cette occasion toutes les inquiétudes de l'amitié; ce prince aimoit vivement tout ce qui lui étoit agréable ou nécessaire; l'amuser et se rendre utile étoient les seuls moyens de l'attacher: alors il étoit capable des procédés et des soins les plus aimables; il supposoit un tel prix à son affection, qu'il pensoit qu'elle
pouvoit seule élever jusqu'à lui celle qui en étoit l'objet, et qu'en même temps elle devoit inspirer un dévouement sans bornes; je ne savois que trop que l'orgueil et l'intérêt personnel étoient les mobiles et les seules bases de ses actions et de ses sentimens; cependant il avoit pour moi une bonté si constante qu'il m'étoit impossible de n'en être pas touché: je l'aimois; et ne pouvant m'abuser sur ce qu'il étoit, je me plaisois souvent à me représenter ce qu'il auroit pu être avec une autre éducation et dans une situation différente: alors je le voyois l'homme que j'aurois choisi pour mon ami le plus intime, car la nature lui avoit prodigué tout ce qui peut intéresser et séduire: il avoit tellement corrompu des dons si précieux, qu'avec des lumières étendues, un esprit supérieur et beaucoup de graces, il n'étoit même pas aimable dans la société intime. Il rapportoit tout à lui, il ne parloit que de lui; son ami étoit condamné au rôle éternel de confident et d'admirateur; ses entretiens particuliers n'eurent jamais d'attrait pour moi, excepté lorsqu'il étoit question de la princesse sa
soeur, et il m'en parloit sans cesse; pendant assez long-temps j'écoutai avec plaisir les éloges qu'il lui donnoit; ensuite cette conversation me fit éprouver je ne sais quoi de pénible que je ne pouvois définir, en même-temps elle m'attachoit davantage; je saisissois toujours les moyens de la faire naître ou de la prolonger. J'avois été vivement ému de la manière dont cette princesse m'avoit désigné pour la place de visir, et j'attribuois à la reconnoissance l'intérêt extrême qu'elle m'inspiroit: souvent, depuis cette époque, le calife me contoit qu'elle lui parloit de moi, qu'elle étoit fière, disoit-il, de mes succès et de ma conduite. Ces discours se gravoient dans ma mémoire; ils s'y retraçoient sans cesse; je me rappelois encore le son de voix si doux, que j'avois entendu le jour où je me trouvai avec elle dans le même appartement; je pensois avec plaisir qu'après le calife j'étois le seul homme au monde qu'elle eût jamais vu; j'osai croire qu'elle avoit conservé ce souvenir: les preuves d'intérêt et d'estime qu'elle m'avoit données depuis, confirmoient cette idée; enfin, je me la représentois avec tous les
charmes que le calife me dépeignoit, et bientôt Abassa devint l'objet de toutes mes rêveries. Lorsqu'il ne me fut plus possible de m'abuser sur l'espèce de sentiment que j'éprouvois, je déplorai avec amertume une folie si étrange; ma tristesse s'en accrut, et c'est alors que le dépérissement de ma santé donna les plus vives inquiétudes au calife. On consulta des médecins, qui déclarèrent qu'ils croyoient mon état mortel; cependant je travaillois toujours, et, comme à l'ordinaire, je me rendois aux heures prescrites chez le calife: car, dans le commerce des princes, le courtisan le plus aimé est le plus assujetti: méthodiques en amitié, parce qu'ils ne peuvent connoître cette aisance, cette précieuse indépendance qui fait tout le charme d'une liaison intime, ils commandent les rendez-vous; ils ont leurs heures de confiance et d'épanchemens de coeur aussi invariablement fixées que leurs heures d'audience. Barmécide en étoit là de son récit lorsqu'on frappa à la porte de la chambre; Isambard se leva, et en ouvrant la porte, il pardonna l'interruption qui l'avoit impatienté, en reconnoissant Lancelot, qui
leur apprit qu'étant depuis un mois à la cour de Béatrix, cette princesse, ce jour même, l'avoit chargé d'une commission importante pour Théobald: Lancelot ajouta qu'il étoit arrivé au moment où le vieillard alloit se mettre au lit, et qu'après avoir fait sa commission, sachant que ses amis étoient dans le château, il n'avoit pu résister au desir de les embrasser avant de partir. Isambard questionna beaucoup Lancelot sur la cour de Béatrix. Vous y trouverez, dit Lancelot, plusieurs chevaliers français; Angilbert, le jeune Roger,Archambaud et quelques autres: vous y verrez aussi le célèbre Ogier Le Danois, arrivé depuis peu de jours. À ces mots, Isambard se mit à rire, en se rappelant la chaumière d'Ogier et son histoire. Nous avons encore un guerrier, reprit Lancelot, qu'on pourroit mettre au nombre des français par son attachement pour Charlemagne; c'est Grimoald, duc de Bénévent. Quoique beau-frère d'Adalgise, et quoique prince, il est reconnoissant. Jadis
otage à la cour de France, devant à la générosité de l'empereur et son éducation et ses états, il sent, comme il le doit, de si rares bienfaits; et loin de s'être uni aux ennemis deCharlemagne, il les a toujours combattus jusqu'ici. Vous trouverez encore dans notre parti quelques autres princes; Teudon, roi de Pannonie, et les quatre fils du duc Aymon.Après ce détail sur les guerriers, on parla de la duchesse et des dames de la cour. Lancelot fit un tel éloge de Béatrix, que les trois chevaliers jugèrent qu'il en étoit amoureux. Je n'ai point une telle témérité, répondit Lancelot, l'insensibilité dont elle a donné tant de preuves, et qui même nous rassemble tous près d'elle, préserve du danger de ses charmes: parmi nous, jusqu'ici, le seul roi de Pannonie, Theudon, a osé se déclarer son amant (car les rois ne doutent de rien): je soupçonne encore le dernier des quatre fils d'Aymon, le jeune Guichard, de l'aimer en secret; mais il est si timide, que la guerre, quelle que soit sa durée, finira certainement avant qu'il se décide à faire connoître son amour. Pour moi, je me suis déclaré le chevalier
de la jeune et charmante Délie, c'est le nom de la favorite de Béatrix; avec une figure dont tous les traits expriment la plus touchante sensibilité, avec une douceur enchanteresse, son coeur est aussi inaccessible à l'amour que celui de Béatrix: j'ai plusieurs rivaux, et nous sommes tous traités avec une égale et constante indifférence. Les autres jeunes personnes attachées à la duchesse sont toutes distinguées par les agrémens de leur figure, ou par le charme des talens. Mais vous y trouverez une personne célèbre par sa beauté, sa vertu, et par la gloire d'avoir su résister à la passion du plus grand prince de la terre... comment, interrompit Isambard, la belle Amalberge est à la cour de Béatrix? Elle a pris le parti le plus sûr, reprit Lancelot, celui de la fuite; mais si, comme on le croit, elle aime en secret Charlemagne, comment pourra-t-elle l'oublier? La renommée de ce héros la poursuivra par-tout. Olivier fit à son tour quelques questions sur les princes ligués. J'ai été deux fois dans leur camp, répondit Lancelot, ils nous sont bien supérieurs en nombre, et ils ont parmi eux plusieurs
chefs très-redoutables par leurs talens et leur valeur; entre autres Gérold et le duc de Spolette, et deux autres princes amans passionnés de Béatrix; Henri, duc de Frioul, et l'ambitieux Hartrade, comte de Thuringe: ils attendent encore Constantin, prince de Grèce, le fils de la fameuse Irène. Après toutes ces explications, Lancelot assura les deux amis que Béatrix, prévenue de leur arrivée, les attendoit avec impatience; ils promirent de se rendre auprès d'elle le surlendemain, et Lancelot prit congé d'eux et repartit le soir même.
Chapitre XVI.
L'herbe d'or. La visite de Lancelot ayant employé le reste de la soirée, Barmécide promit d'achever son histoire le lendemain, et il la reprit en effet en ces termes: j'étois dans l'état de langueur que je vous ai dépeint, et, comme je vous l'ai dit, je me rendois toujours chez Aaron aux heures accoutumées. Un jour, après un long entretien, au moment où j'allois prendre congé de lui, il m'arrêta. J'allois oublier de vous conter, me dit-il, une chose qui me paroît si chimérique, qu'elle ne vaut pas la peine de vous en entretenir; mais elle vous prouvera du moins l'intérêt que prend ma soeur à la peine que me cause votre maladie. Il faut que vous sachiez, poursuivit-il,
qu'Abassa, quoique née avec beaucoup d'esprit, a toute la crédulité qu'une grande innocence et l'éducation d'un sérail peuvent donner. Elle a été élevée par une vieille esclave nommée Nouraha, en qui elle a toute confiance. Nouraha, sachant l'état où vous êtes, a fait consulter je ne sais quel empirique, qui, dans son opinion, est un homme merveilleux.Cet homme a dit qu'il existe sur le sommet de la haute montagne voisine de Bagdad une plante miraculeuse, très-difficile à trouver, qui vous guériroit infailliblement. Il seroit possible en effet qu'une plante peu connue pût avoir des propriétés utiles à votre mal; mais ce qui détruit totalement tout espoir à cet égard, est la description extravagante que l'empirique a faite de cette plante fabuleuse... ma soeur m'a donné cette description dont je vous fais grace... ici j'interrompis le calife pour lui montrer beaucoup de curiosité à cet égard. Hé bien, dit-il, puisque vous voulez vous amuser de cette folie, je vais vous la lire. À ces mots il lut tout haut ce qui suit: "par la permission du dieu tout puissant
et de son divin prophète, il existe sur la haute montagne, à l'orient de Bagdad, une plante merveilleuse nommée l'herbe d'or , parce qu'elle a la vertu de changer en or les plus vils métaux. Elle peut de même guérir tous les maux des enfans, des hommes, en la touchant seulement, mais elle est invisible pour l'homme; la femme chaste et pure a seule le droit de l'arracher de sa tige sans danger; celle qui n'auroit pas conservé son innocence, recevroit la mort en essayant de la cueillir. On ne doit chercher l'herbe d'or que durant le calme de la nuit; elle brille alors comme un flambeau lumineux: on ne la trouve que dans les lieux plantés de cèdres." Vous voyez, dit Aaron, quelle confiance peut inspirer un médecin qui indique un tel remède; cependant ma soeur ne doute pas de l'efficacité de cette recette: en conséquence, elle veut faire chercher cette admirable plante, et m'a demandé la permission d'envoyer cette nuit même la vieille Nouraha sur la montagne, guidée par Nasuf, le chef des esclaves. J'y ai consenti pour cette nuit seulement, voyant
qu'il est absolument impossible de lui ôter sa crédulité. Après avoir exprimé ma reconnoissance d'une bonté si touchante, je quittai le calife. Mon coeur étoit si plein, qu'aussitôt que je me trouvai seul, je ne pus retenir mes larmes; mille sentimens différens m'agitoient à la fois: après beaucoup de réflexions, entraîné par un desir que je ne pouvois vaincre, j'envoyai chercher Nasuf: je connoissois cet esclave, il me devoit sa place et m'étoit entièrement dévoué. Il vint sur le champ: après lui avoir dit ce que le calife m'avoit appris, je lui demandai si Nouraha le connoissoit; il me répondit que Nouraha étant toujours enfermée dans l'intérieur de l'appartement de la princesse, il ne l'avoit jamais vue: alors je lui dis que j'avois une fantaisie bizarre, celle d'examiner comment cette esclave s'y prendroit pour chercher la plante merveilleuse. Nasuf m'objecta que je ne pourrois la voir, parce qu'elle me quitteroit au pied de la montagne, nul homme ne devant être présent à la recherche de l'herbe d'or. Je prétendis que je me cacherois pour l'épier, et enfin je lui demandai de me substituer à sa place: nous
nous promîmes un secret inviolable; et il consentit à ce que je souhaitois si ardemment, bien certain que Nouraha croiroit toujours avoir été conduite par Nasuf. J'attendis la nuit avec une impatience inexprimable; et, à l'heure prescrite, revêtu des habits de Nasuf et ayant rabattu sur mon visage une partie de la mousseline déployée de mon turban, je me rendis à une petite porte du palais, qui donne sur la campagne: je frappai deux coups; quelques minutes après, la porte s'entr'ouvrit doucement. Une femme, couverte d'un long voile, parut: une autre femme qui la suivoit me demanda qui j'étois; je répondis tout bas: je suis Nasuf . À ces mots, l'une des deux femmes sortit; la porte se referma, et nous nous mîmes en marche. Ma compagne étoit si tremblante, qu'elle chanceloit à chaque pas; j'étois mille fois plus troublé qu'elle, mais je gardois un profond silence. Nous cotoyâmes pendant près d'un quart d'heure l'une des rives du Tigre; ensuite nous traversâmes un petit bois, à la sortie duquel nous nous trouvâmes au pied de la montagne. Ma timide compagne retira le bras
qu'elle avoit passé sous le mien, et me fit signe avec sa main de m'éloigner. J'obéis aussitôt. La nuit étoit claire et brillante, j'aperçus, à peu de distance, un énorme rocher; je tournai mes pas de ce côté, et je me cachai derrière cette roche couverte d'arbustes. Je me plaçai de manière à pouvoir observer à travers les branches celle dont tous les mouvemens m'inspiroient un si vif intérêt... elle étoit restée immobile à sa place. Au bout de quelques minutes, je vis qu'elle cherchoit à relever son voile... ô pressentiment de l'amour! Le seul entretien du calife m'avoit fait pénétrer ce que n'eussent jamais osé imaginer l'orgueil et la présomption, mais ce que l'amour devoit deviner. Oui, je m'attendois à trouver Abassa substituée à son esclave, cette Abassa dont je n'avois jamais vu le charmant visage... et, en effet, c'étoit elle-même... elle leva son voile; la lune répandoit assez de clarté pour qu'il me fût possible de distinguer ses traits. Je ne la vis que de profil; mais je n'en fus pas moins frappé de sa beauté ravissante. Je m'attendois à la voir; mais il y a si loin d'une entière certitude à l'espoir le mieux
fondé, que j'éprouvai presqu'autant de surprise que de saisissement et de joie. Elle étendit ses deux bras vers le ciel, et, se mettant à genoux: être suprême! S'écria-t-elle, ô toi, souverain arbitre de nos destinées, daigne m'exaucer et me conduire! Mes mains sont innocentes; mon coeur est sensible, tu le sais... oui, si tu veux une victime, je me dévoue sans regret et sans effort; prends ma vie, elle est inutile, mais prolonge les jours précieux du bienfaiteur de cet empire... à peine avoit-elle achevé de prononcer ces mots, qu'emporté par un mouvement impossible à réprimer, je m'élançai vers elle, et j'allai tomber à ses genoux. Elle me reconnut à l'instant; et, se reculant avec effroi: ô Barmécide!S'écria-t-elle, à quel affreux péril oses-tu t'exposer? En disant ces paroles, elle baissa précipitamment son voile, et elle voulut s'éloigner. Je la retins, et je lui dis tout ce que la reconnoissance et l'amour
peuvent inspirer de plus passionné; elle ne me répondoit que par des larmes et des sanglots. Je tenois fortement sa robe, et je la conjurois de m'écouter; mais elle faisoit toujours de vains efforts pour m'échapper. Ah! Je le vois trop, lui dis-je, la seule compassion vous a conduite ici: hé bien, Abassa, si je ne suis pas le plus heureux des hommes, punissez en moi le plus téméraire. Oui, j'ose vous adorer; oui, j'ai osé penser que le sentiment qui m'entraînoit ici, vous avoit guidée vous-même... je me suis cruellement abusé; mais après avoir joui pendant quelques instans d'une semblable erreur, puis-je, en la perdant, supporter la vie? Laissez, laissez une vaine recherche; puisque je ne suis point aimé, du moins, par pitié, laissez-moi mourir. En parlant ainsi, je quittai sa robe. Abassa resta immobile, et, poussant un profond soupir: ingrat! S'écria-t-elle. À ce mot, si cher à mon coeur, je saisis sa main tremblante, que je baisai avec transport. Ô ciel! Dit Abassa éperdue, suis-je digne encore de trouver la plante qui peut sauver tes jours? ... L'amour seul avoit le droit de dissiper les
craintes de la crédule et sensible Abassa. Je parvins à lui persuader que l'herbe d'or ne pouvoit guérir une mélancolie dont elle étoit la véritable cause; et elle se livra au bonheur d'exprimer sans contrainte des sentimens renfermés depuis si long-temps dans le fond de son ame. Mais bientôt l'affreuse idée d'une éternelle séparation vint corrompre tout le charme d'un si doux entretien. Le calife n'avoit permis la recherche de l'herbe d'or que pour cette nuit seulement. Abassa, dans peu d'instans, alloit rentrer dans le sérail, et s'y renfermer pour toujours... cependant nous étions moins malheureux qu'avant cette entrevue; nous n'avions nulle espérance, mais nous étions certains d'être aimés... nous inventâmes une manière de correspondre ensemble, non par lettres, cela étoit impossible, mais en convenant de différens signes qui exprimoient l'assurance de la fidélité, de l'amour et du desir de se revoir; et le calife lui-même, sans pouvoir s'en douter, devoit être chaque jour l'interprète de nos sentimens. Il fallut enfin se séparer deux heures avant le jour: nos adieux furent aussi douloureux que
tendres; et si vous avez aimé, vous devez concevoir ce que nous éprouvâmes lorsque, parvenus à la porte du sérail, et forcés de donner le signal de notre arrivée, je vis ouvrir cette porte fatale qui devoit aussitôt se refermer sur Abassa, et me séparer d'elle pour jamais... depuis ce moment, l'amour devint le sentiment dominant de mon coeur; l'agitation violente qu'il me causa, l'occupation si douce qu'il me procuroit dans tous les instans, me tirèrent bientôt de l'état de langueur dans lequel m'avoient plongé le travail, l'inquiétude et l'ennui. Dès qu'on est aimé, on n'est jamais sans espérance; et, quelque malheureux qu'il puisse être, un amour mutuel répand sur la vie entière un intérêt qui en remplit tous les vides, et que rien ne peut remplacer. J'allois souvent les soirs au bas de la montagne où j'avois vu Abassa, et là, plongé dans une mélancolie délicieuse, je jouissois de mes souvenirs et même de mes regrets... tous les matins, je passois devant une fenêtre du sérail; j'y contemplois avec délices un voile suspendu que je pouvois distinguer à travers les barreaux de fer,
malgré la prodigieuse élévation des fenêtres; c'étoit un des signaux mystérieux d'Abassa: j'y répondois, en lançant une pierre contre le mur, et j'étois certain que ce bruit exprimeroit le sentiment que j'éprouvois, et que l'amour sauroit l'interpréter. À un jour fixé dans chaque semaine, j'allois sur le Tigre avec une nombreuse suite de musiciens. Je savois qu'Abassa, d'une des terrasses de son palais, prêtoit une oreille attentive à ce concert dont elle étoit l'objet. Mes musiciens remplissoient un grand bateau; pour moi, j'étois seul dans une petite barque, ou, pour mieux dire, j'étois avec Abassa; je croyois l'entendre et la voir, et sans doute je l'entendois. J'imaginois ses sentimens durant cette promenade, qui avoit ainsi pour moi une partie du charme qu'un rendez-vous peut avoir pour un amant heureux. Je me rendois chez le calife chaque jour, à la même heure, et cette visite avoit acquis pour moi le plus vif intérêt. Aaron ne me recevoit qu'en sortant de chez sa soeur; et j'étois sûr que, sans qu'il pût le soupçonner, il m'apporteroit de doux témoignages du souvenir de l'ingénieuse et tendre Abassa.
Enfin, tandis que j'étois avec lui, un esclave venoit offrir au calife, de la part de la princesse, une corbeille remplie de fleurs: Aaron recevoit l'envoi; mais je savois que j'étois le seul objet du message. L'amour me fournissoit encore des plaisirs plus purs et plus doux. Abassa m'avoit honoré du titre glorieux de bienfaiteur de l'empire . Il falloit justifier un tel titre: combien cette idée mêloit de charmes à mes travaux! Chaque édit bienfaisant étoit publié dans les rues et dans les cours du palais. J'osois me flatter qu'en entendant ces proclamations, Abassa s'applaudissoit en secret de son choix. Elle avoit fondé plusieurs asiles d'hospitalité; je me plaisois à les augmenter, à les enrichir et à les rendre dignes, par leur magnificence et leur utilité du nom de celle qui les avoit établis.
Quatre mois s'étoient écoulés depuis que j'avois vu Abassa; et nous étions au
milieu de l'automne. Un matin, le calife m'envoya chercher; et lorsque j'entrai chez lui, il vint à moi, me prit sous le bras, et me dit qu'il vouloit faire une petite promenade avec moi. Quand nous fûmes hors du palais: je vais vous faire voir, dit-il en riant, quelque chose de très-curieux et dont on m'avoit fait un mystère; car je n'en suis instruit que d'hier au soir... le ton du calife devoit éloigner toute inquiétude. Cependant, remarquant qu'il me conduisoit vers la montagne, j'éprouvai une vive émotion; je le priai de s'expliquer. Non, répondit-il, je veux que vous ayez le plaisir de la surprise. Comme il disoit ces mots, je jetai les yeux vers la montagne, et j'aperçus, avec un extrême étonnement, un superbe obélisque en marbre blanc, posé à l'endroit même où j'étois venu me jeter aux pieds d'Abassa. En approchant plus près, je vis, à côté du rocher, une grande tente ouverte de notre côté, dans laquelle étoit un seul siége... tout ceci, me dit Aaron, est l'ouvrage de ma soeur; elle a voulu immortaliser la promenade nocturne de sa Nouraha; car elle ne pense pas que jamais femme ait
pu tenter une entreprise plus périlleuse et plus hardie que celle de parcourir seule et sans voile, durant la nuit, une montagne escarpée. Abassa a fait faire cet obélisque et cette tente hospitalière pour les voyageurs fatigués, ou pour ceux qui voudront chercher l'herbe d'or ; et, par ses ordres, une multitude d'ouvriers a placé ici, cette nuit, ces glorieux monumens du courage de Nouraha. Après cette explication, si touchante pour moi, je remarquai sur l'obélisque une assez longue inscription. Je voulus m'en approcher; mais le calife me retenant: avant de lire cette inscription, me dit-il, je dois vous instruire de quelques petits détails dont je ne vous ai pas fait part dans le temps, parce qu'ils ne pouvoient intéresser que la seule Abassa, de qui je les tiens. Vous saurez donc que Nouraha (sans doute pour se faire valoir auprès d'elle) lui a fait un pompeux récit de ses courses sur la montagne. Nouraha prétend qu'elle a vu briller l'herbe d'or; mais qu'au moment de la saisir, cette plante merveilleuse a soudain disparu. Enfin Nouraha, après un moment de la plus vive joie, a quitté la montagne avec
une extrême douleur; elle s'arrêta près de ce rocher, et y répandit des larmes. L'inscription, dans un style figuré, rend compte de ces divers événemens. À présent, vous pourrez la comprendre; lisez-la, et souvenez-vous que c'est Nouraha qui parle. À ces mots, je m'approchai, et je lus des vers arabes, dont voici la traduction littérale.
"Je vins ici le 15 de la lune de Saphar, guidée par le plus pur de tous les sentimens. Mon bonheur d'abord surpassa mon attente; mes yeux ont contemplé ce que je n'osois espérer de voir. Transportée alors, je connus que le bien suprême n'est point une chimère! Mais cet enchantement n'a duré qu'un instant; il est passé, et m'a laissé un regret éternel, un souvenir ineffaçable! Ô toi! Qu'une même sentiment amène ici, repose-toi dans cet asile, et n'oublie pas dans tes voeux celle qui te l'a préparé! " J'éprouvai un tel attendrissement en lisant cette ingénieuse et touchante inscription, que l'excès de mon trouble auroit pu me trahir, si le calife m'eût observé; mais il étoit si loin de soupçonner la vérité,
qu'il n'y fit pas la moindre attention. Il remarqua seulement qu'on avoit oublié, disoit-il, d'inscrire le nom de Nouraha sur l'obélisque, et de mettre plusieurs siéges dans la tente, ce qu'il n'attribua qu'à la négligence des ouvriers.
Cependant je dis le soir même au calife, qu'ayant réfléchi à l'importance que la princesse attachoit à l'entreprise de Nouraha, et cette action ayant été faite avec l'intention de me rendre la santé, je croyois devoir aussi la célébrer. Aaron répondit qu'en effet c'étoit un moyen certain de faire ma cour à sa soeur. Ainsi autorisé par le calife, j'envoyai chercher des artistes, qui passèrent la nuit à faire sous mes yeux le dessin d'un superbe temple, sur le frontispice duquel j'écrivis ces mots: à la reconnoissance . Le lendemain, suivi d'un nombreux cortége, je me rendis au pied de la montagne, et j'y posai moi-même la première pierre du temple; ensuite j'allai chez le calife, je lui remis le dessin de ce monument, en le suppliant de l'offrir à la princesse. Cette réponse ne valoit pas la lettre qu'elle m'avoit écrite sur l'obélisque; je n'avois pu parler que d'un seul
sentiment, et elle avoit su les exprimer tous; mais je tâchai du moins que le temple que je lui consacrois devînt un des plus beaux monumens de la superbe capitale de ce grand empire: ce temple, d'une grandeur immense, est intérieurement revêtu de marbre jaune antique, coupé par des colonnes de prime d'améthyste. En y entrant, le premier objet qui frappe les regards est une statue de marbre blanc, représentant une femme entièrement voilée, et posée sur un magnifique piédestal, orné de bronzes dorés: au pied de la statue est un autel, sur lequel brûlent des parfums renfermés dans une cassolette d'albâtre, et qui forment un nuage odoriférant et mystérieux qui s'élève jusqu'à la hauteur de la statue; c'étoit le feu sacré, et je le faisois entretenir jour et nuit avec un soin religieux: entre les colonnes sont placés de grands vases de porphyres remplis de fleurs. Profitant des sources abondantes et des torrens qui tombent des rochers de la montagne, j'ai fait construire plusieurs fontaines jaillissantes dans l'intérieur du temple. Cet édifice a six grandes portes, dont les battans de bois de cèdre
ne sont fermés que la nuit, et rentrant dans l'épaisseur des murs, restent cachés tant que le soleil éclaire l'horizon. Mais six nappes légères d'une eau limpide, tombant du sommet des portes, forment durant le jour des espèces de stors transparens, que l'on baisse ou que l'on arrête à volonté en touchant un simple ressort. Ces brillans rideaux, d'un cristal mouvant, entretiennent dans le temple une fraîcheur délicieuse; enfin, persuadé que toute magnificence, quel qu'en soit le motif, n'est qu'une vaine décoration, lorsqu'elle n'offre aucune utilité publique, pensant d'ailleurs qu'une institution bienfaisante seroit l'hommage le plus digne d'Abassa, j'établis dans le péristile du temple une espèce de tronc, sur lequel on lisoit une inscription dont voici le sens: "s'il existe encore des infortunés et des opprimés sous les lois du plus juste et du plus généreux de tous les princes, qu'ils accourent ici déposer leurs douleurs. On lira leurs plaintes chaque soir, et ils seront consolés: car Barmécide veut que désormais tous ceux qui viendront au pied de cette montagne y soient
conduits par l'espoir, et y trouvent le bonheur." Les dernières lignes de cette inscription retraçoient ma propre aventure; je me flattai qu'Abassa comprendroit mon intention; en effet, elle ne s'y méprit pas: le calife me dit qu'elle avoit loué cette dernière phrase avec attendrissement. Afin d'achever de rendre ce lieu célèbre, j'instituai une fête publique pour le peuple le jour de l'anniversaire de la recherche de l'herbe d'or ; on l'a toujours célébrée chaque année jusqu'à l'époque de ma fuite, en mémoire de l'événement qu'elle consacroit; elle ne commençoit que la nuit, et ne finissoit que trois heures avant la naissance du jour. Le calife ne fut point étonné de tout ce que je fis à cet égard; il savoit que par goût je menois un genre de vie simple et même frugal, mais que je mettois la plus grande magnificence dans toutes les choses de bienfaisance et d'utilité publique. Il lui paroissoit d'ailleurs fort naturel que, connoissant mieux que personne sa tendresse extrême pour Abassa, et l'ascendant extraordinaire que cette jeune princesse avoit sur son esprit,
j'eusse saisi avec empressement une occasion unique de rendre un hommage éclatant à la soeur de mon souverain et de mon bienfaiteur; enfin on ne doit pas craindre que les princes soient surpris de ce qu'on fait pour eux; l'attachement le plus passionné, ou la flatterie la plus outrée, ne produiront jamais un acte de dévouement ou de magnificence qui puisse les étonner. Malgré la prodigieuse quantité d'artistes et d'ouvriers que j'employois à la construction de mon temple, cet ouvrage, au bout de cinq mois, n'étoit pas encore achevé. À cette époque la guerre se ralluma; j'avois, depuis plus de deux ans, mis tous mes soins à prolonger la paix, si nécessaire au bonheur du peuple; mais quand je connus que la guerre étoit inévitable, je desirai la faire; j'avois un double motif d'aimer la gloire, puisqu'il me sembloit qu'elle seule pouvoit rapprocher l'effrayante distance qui me séparoit d'Abassa. Peu de temps avant d'entrer au ministère, j'avois fait dans la dernière guerre une seule campagne sous les yeux du calife; ce prince, justement célèbre par ses talens militaires, avoit jugé les miens
d'une manière si favorable, qu'il m'auroit dès-lors élevé aux premiers grades, si les ennemis n'eussent pas accepté la paix aux conditions qu'il lui plut d'imposer. Encouragé par ce souvenir, et sachant que le calife ne feroit pas la première campagne, j'osai lui demander le commandement de l'armée, et je l'obtins. Cette campagne dura trois mois; elle fut pour nous une suite continuelle de victoires et de triomphes; et ce qui la rendit encore plus glorieuse, c'est que la paix en fut le fruit. Le calife avoit eu des succès trop éclatans et trop multipliés dans ce genre, pour pouvoir les envier dans un autre; il fut, au contraire, très-flatté qu'un jeune homme de vingt-cinq ans, qu'il avoit choisi de préférence à tant de vieux militaires, eût fait une expédition aussi brillante. Mon entrée à Bagdad fut triomphante; le peuple en foule accourut à ma rencontre, et m'escorta jusqu'aux portes du palais; les cris d'alégresse de ce peuple sensible m'enivrèrent d'une joie d'autant plus vive, qu'il étoit impossible qu'Abassa ne les entendît pas! ... Oh! Que j'aimois ce peuple qui me procuroit un triomphe si doux, ce peuple dont
la reconnoissance illustroit à jamais le nom de Barmécide! ... Les louanges des poëtes n'immortalisent que leurs propres talens; les graces des souverains ne donnent qu'une grandeur artificielle qui s'évanouit avec leur faveur: ce sont les acclamations du peuple qui font la renommée. Comme je montois les premières marches qui conduisent au palais, j'aperçus le calife au haut de l'escalier: il tenoit une couronne de laurier, et descendit à ma rencontre. Quand je fus près de lui, je m'arrêtai, et, suivant l'usage oriental, je mis un genou en terre. Voilà, me dit-il en regardant mon attitude, un hommage rendu à la naissance; en voici un rendu à l'héroïsme. En disant ces paroles, il posa sur ma tête la couronne de laurier. Le peuple applaudit cette action avec des transports inexprimables. Le calife me releva, et me prenant sous le bras, m'emmena dans le palais. Quand nous fûmes dans son cabinet: Barmécide, me dit-il, je viens de couronner en vous la valeur et les talens militaires; mais l'innocence et la sensibilité veulent aussi présenter un juste tribut à celui dont les exploits donnent
la paix à cet empire. Recevez cette couronne d'olivier formée par les mains d'Abassa; elle m'a chargé de l'offrir au héros pacificateur . À ces mots, je me prosternai; je saisis la main du calife, et je l'arrosai de larmes... il étoit lui-même profondément ému; nous gardâmes le silence pendant quelques instans; ensuite le calife reprenant la parole: allez vous reposer, me dit-il; revenez demain à la même heure... demain... Barmécide, vous connoîtrez toute l'estime et toute l'amitié que j'ai pour vous. Il prononça ces dernières paroles avec un attendrissement qui me pénétra jusqu'au fond du coeur. N'osant le questionner, je sortis comme il l'ordonnoit, mais dans un état impossible à décrire. Dans l'ivresse de la gloire et du bonheur, je passai la nuit entière à réfléchir aux dernières paroles du calife, à son attendrissement et à cette précieuse couronne d'olivier présentée par lui... il devoit me donner la plus grande preuve d'estime et d'amitié... j'étois revêtu des plus éminens emplois; je tenois de lui une fortune immense: que pouvoit-il donc faire de plus? ... Mon coeur osoit le prévoir,
et ma raison rejetoit en vain cette idée: mille souvenirs, mille circonstances, que je me rappelois successivement, affermissoient en moi la plus chère et la plus audacieuse espérance: enfin je ne doutai point que le calife n'eût le projet de me donner Abassa pour épouse. Cette pensée m'inspira pour lui une reconnoissance véritablement passionnée; je me reprochai avec amertume l'opinion que j'avois eue de son caractère jusqu'à ce moment; je m'accusois d'injustice et d'ingratitude; je ne concevois plus comment j'avois pu juger ainsi un prince, qui me paroissoit le modèle le plus parfait des amis et des souverains. Je trouvois des excuses à tout ce qui m'avoit révolté en lui; je ne sentois plus que ses grandes qualités et ses bienfaits: enfin, il me devenoit aussi cher que mon amour même. Oh! Si les princes connoissoient tout le parti qu'ils pourroient tirer des hommes qu'ils gouvernent; s'ils savoient à quel point d'enthousiasme et d'idolatrie ils pourroient les conduire, peut-être attacheroient-ils plus de prix à ce genre de domination.
Vous imaginez facilement l'ardente impatience
avec laquelle j'attendis l'heure du rendez-vous que m'avoit donné le calife. Il me fut impossible de ne pas la devancer; il n'en parut pas surpris; il me fit asseoir près de lui, et me tint ce discours: vous m'avez rendu de grands services; vos soins et vos travaux m'ont débarrassé du poids des affaires; votre entretien m'a fait goûter les charmes si doux d'une société intime. Ennuyé de la représentation, fatigué de la dissipation et des amusemens bruyans et tumultueux, blasé sur les plaisirs et même sur la gloire, l'amitié est devenue nécessaire à mon bonheur; je n'aime que vous et ma soeur, et depuis long-temps, vous le savez, je gémis de ne pouvoir réunir à la fois, près de moi, deux personnes qui me sont si chères. Abassa ne peut se montrer qu'à mes yeux ou à ceux de son époux; je vous offre sa main, Barmécide, mais à une condition qui, sans doute, vous paroîtra sévère... ici le calife s'arrêta; j'étois si violemment ému, que je craignis de me trahir en lui répondant. Je m'étois promis d'avance de contenir mes transports, et de ne montrer qu'une respectueuse reconnoissance: ainsi je m'inclinai profondément
en baissant les yeux, et je gardai le silence. Aaron reprenant la parole: je vais vous ouvrir mon coeur, me dit-il. Abassa me paroît une personne si accomplie, que, si elle n'eût pas été ma soeur, l'hymen l'auroit à jamais unie à mon sort; mais, puisque la plus aimable et la plus belle femme de l'orient ne peut être l'épouse d'Aaron, nul autre ne doit la posséder. D'ailleurs, je ne puis ni ne dois souffrir que la pureté du sang d'Ali soit souillée par une alliance étrangère; et vous concevez que les neveux de vos frères ne sauroient être les miens. Ainsi, je donne à mon ami la main de ma soeur, mais je ne puis accorder à Barmécide les droits d'un époux; j'exige, au contraire, sa parole la plus sacrée qu'il ne sera jamais pour Abassa que ce que je suis moi-même, un ami et un frère; et ce n'est qu'à cette condition que je puis former un tel lien. Parlez, Barmécide, me le promettez-vous?... À cette question, il fallut enfin répondre. Glacé d'étonnement et d'indignation, et cependant transporté
de l'idée que je verrois Abassa chaque jour, et que, malgré les caprices d'un tyran, elle seroit à moi, j'éprouvois autant d'émotion que de dépit et de surprise, autant de joie que de colère; mais je sus dissimuler tout ce qui se passoit au fond de mon coeur: je promis tout. Le calife exigea des sermens terribles, je les fis: ensuite il me dit qu'il avoit obtenu le consentement de la princesse, et que je l'épouserois publiquement le lendemain, et avec la plus grande pompe. Il finit par me déclarer qu'Abassa, prévenue de ses volontés, les approuvoit entièrement; et il ajouta que, malgré sa confiance en ma parole, je ne verrois jamais la princesse qu'en sa présence, et qu'il me surveilleroit avec autant de sévérité que de vigilance. Je répondis très-froidement qu'étant entièrement livré aux affaires, l'amour n'égareroit jamais ma raison; que cette passion n'étoit à mes yeux qu'une foiblesse, et que je m'en garantirois sans effort. Après cette protestation, je me retirai dans un état que je n'entreprendrai point de décrire, et que vous concevrez facilement... mais bientôt, occupé d'une
seule idée, je cessai de haïr la tyrannie du calife, en pensant que, dans quelques heures, Abassa prononceroit publiquement le serment qui devoit pour jamais unir nos destinées. Le temple que j'avois élevé au pied de la montagne étoit enfin achevé; et le lendemain, jour fixé pour mon hymen, étoit aussi celui de la fête que j'avois instituée dans ce temple.Aussitôt que parut l'aurore, je me revêtis des habits magnifiques que le calife m'avoit envoyés, et je fis porter au sérail les présens que, suivant l'usage, je devois offrir à la princesse. À huit heures je reçus ordre de me rendre à la mosquée; et à peine y étois-je entré, que la princesse arriva. Elle étoit voilée, conduite par le calife, et environnée de toutes ses esclaves; elle n'ôta point son voile, et après la cérémonie, le calife la reprit par la main, et me dit de le suivre au temple de la montagne, en ajoutant que la fête du peuple ne commençant qu'à la nuit, nous y passerions la journée. Arrivés au temple, les esclaves formèrent autour une enceinte, afin d'empêcher qu'aucun homme en approchât.Nous entrâmes tous les trois dans le temple, le
calife, la princesse et moi; j'éprouvois une si violente palpitation de coeur, qu'il m'auroit été impossible de proférer une seule parole. Je desirois et je craignois également l'instant où Abassa ôteroit son voile, l'instant où je verrois au grand jour ce visage adoré. Je jugeois de son trouble par le mien; je concevois facilement tout ce qu'elle éprouvoit en se retrouvant au pied de cette montagne, et dans ce temple dont elle étoit la divinité; et moi, je n'imaginois pas comment je pourrois soutenir son premier regard, et comment nous pourrions dérober aux yeux pénétrans d'Aaron et tant de trouble et tant d'amour... enfin, parvenus à l'extrémité du temple, le calife se retournant vers sa soeur: allons, ma chère Abassa, lui dit-il, levez à présent votre voile. À ces mots, la princesse ne répondit rien, et resta immobile; et le calife reprenant la parole: je conçois, lui dit-il, tout votre embarras, et combien il doit vous paroître étrange de vous montrer sans voile; mais plus vous hésiterez, et plus cette timidité s'accroîtra. Il faut cependant la surmonter;Barmécide est votre époux, et songez qu'il
n'a reçu votre main que pour me procurer le bonheur de vous réunir tous deux ici, et pour vous débarrasser de ce voile importun. En parlant ainsi, Aaron voyant qu'Abassa ne pouvoit se résoudre à lui obéir, s'approcha d'elle pour lever son voile. Ce mouvement la fit tressaillir; elle opposa quelque résistance à la volonté du calife, mais le voile fut enlevé; et, parée de tous les dons de la nature, et de tous les charmes de la jeunesse et de la pudeur, Abassa parut à mes yeux. La modeste rougeur de son visage, ses beaux yeux baissés, ses longues paupières noires, mouillées de larmes, dont la couleur, plus foncée que l'ébène, relevoit encore le vif incarnat de ses joues, la douceur de sa physionomie, sa fraîcheur, la majesté de sa taille, tout, jusqu'à l'immobilité de son maintien, donnoit à toute sa personne quelque chose de si touchant et de si noble, et elle avoit en même temps un éclat si éblouissant, que le calife même en fut trop frappé pour pouvoir observer l'impression qu'elle produisoit sur moi; mais, tandis que nous la regardions avec une admiration muette, nous la vîmes tout à coup pâlir. Au même
instant, sa tête se baissa sur son sein; elle tendit la main à son frère, et elle tomba évanouie dans ses bras. Le calife m'ordonna de sortir, et de lui envoyer les esclaves de la princesse: j'obéis. Éperdu, hors de moi et dévoré d'inquiétudes, j'allai attendre sous la tente le moment où je serois rappelé. Je craignois mortellement que cet évanouissement n'eût donné quelques soupçons au calife; mais, au bout d'une demi-heure, il vint me retrouver et dissiper toutes mes terreurs. Cette scène a dû vous effrayer, me dit-il, et doit en effet surprendre un européen; pour moi, je m'attendois bien à quelque chose de semblable. Tel est l'empire de l'habitude; et vous avez vu ce qu'il en coûte à la plus rare beauté de l'orient, pour ôter le voile qui cachoit ses charmes à tous les yeux. Cependant Abassa a repris l'usage de ses sens; elle assure qu'elle saura vaincre sa timidité, et consent à vous revoir. Allons la rejoindre; mais ne la regardez pas, et ne parlez point de ce qui s'est passé. En disant ces mots, le calife me prit sous le bras, et nous retournâmes dans le temple.La princesse, en nous apercevant, renvoya
ses esclaves. Aaron nous fit asseoir, et se plaça entre nous deux, de sorte que je pouvois à peine entrevoir Abassa; mais je ne rencontrai jamais ses regards, même dans le reste de la journée, car ses yeux furent toujours baissés. D'ailleurs, elle prit quelque part à la conversation, et trouva plusieurs fois le moyen de me dire des choses touchantes qui ne pouvoient être entendues que de moi, et dont il étoit impossible que le calife pût pénétrer le véritable sens. Nous dinâmes dans le temple, et le calife se plaça de même à table, entre la princesse et moi. Après le dîner, Aaron proposa une promenade sur la montagne. Abassa reprit son voile, et dès cet instant, elle parla avec beaucoup plus d'aisance et de liberté, et elle m'adressa souvent la parole. Au déclin du jour, nous revînmes dans le temple, et nous y restâmes jusqu'à l'heure où le peuple devoit s'y rendre pour la fête: alors le calife prit Abassa par la main, et sortit. J'avois fait illuminer la montagne, et placé des musiciens derrière les rochers. Le calife et la princesse s'arrêtèrent près d'une demi-heure pour jouir de ce spectacle et pour
entendre la musique; ensuite ils me quittèrent pour retourner au palais. Ce moment fut affreux pour moi. Malgré la contrainte que m'imposoit la tyrannie la plus bizarre, le jour qui venoit de s'écouler avoit été le plus beau de ma vie. Pouvois-je n'être pas heureux en voyant celle que j'adorois, et dont la figure, le maintien, les manières, avoient pour moi tout l'intérêt de la nouveauté; en pensant qu'un lien sacré nous unissoit, et que du moins je n'aurois jamais la douleur de voir un autre prétendre à sa main? Mais en me quittant, elle emportoit avec elle cet enchantement si doux, causé par sa présence: je me trouvai seul; mon bonheur ne me parut plus qu'une vaine illusion, et le titre si cher de son époux, qu'une cruelle imposture, qui, loin de satisfaire l'amour, ne pouvoit que l'irriter en le désespérant. Trop violemment agité pour goûter le repos, je passai la nuit presque entière dans un endroit écarté de la montagne: là, tristement assis sur la pente d'un rocher, je me livrois aux plus douloureuses réflexions; j'entendois de loin les cris du peuple dont la joie, toujours franche et
naïve, est si bruyante. J'éprouvois quelque consolation en pensant que ce peuple, au milieu de sa gaieté, bénissoit Barmécide. Plusieurs fois j'entendis les échos de la montagne répéter mon nom, et je m'écriois: ô peuple reconnoissant! C'est à toi seul qu'il faut consacrer ses travaux; c'est toi qu'il faut servir, et non des despotes insolens et barbares, qui se font un jeu cruel d'assujettir à leurs caprices les droits les plus sacrés de la nature et de l'amour... c'est ainsi que j'exhalois un chagrin dont chaque pensée augmentoit l'amertume. Cependant cette sombre mélancolie s'évanouit presque entièrement, aussitôt que j'aperçus les premiers rayons de l'aurore: ce jour, que je voyois naître avec ravissement, m'annonçoit que, dans quelques heures, j'allois revoir Abassa; et j'oubliai mes peines, pour me livrer à tous les charmes d'une si douce espérance. N'osant montrer trop d'empressement, je ne me rendis chez le calife qu'à l'heure accoutumée; j'y trouvai la princesse; elle rougit en m'apercevant, et garda le silence pendant quelque temps; mais se remettant peu à peu de son trouble, elle s'enhardit,
non seulement jusqu'à m'adresser la parole, mais jusqu'à lever les yeux sur moi. Ce premier regard, plein de sentiment et de confusion, produisit sur mon coeur un effet inexprimable... oh! Quel charme inconcevable la pudeur donne à la beauté! Et quelles jouissances pures comme elle, quels plaisirs nouveaux elle procure à l'amour! Elle sait multiplier les faveurs, et répandre un prix inestimable sur ce qu'elle refuse et sur ce qu'elle craint d'accorder! ... Ce regard furtif et timide me rendit heureux et satisfait pour le reste du jour. Le lendemain, je desirai passionnément qu'Abassa pût se résoudre à fixer ses yeux sur les miens. J'attendis long-temps cette faveur, et je ne l'obtins jamais sans voir les beaux yeux d'Abassa se remplir de larmes, et la plus vive rougeur colorer son visage. Le calife se plaçoit toujours entre nous deux, ce qui nous donnoit la facilité de nous regarder, sans qu'il pût s'en apercevoir. Aaron aimoit la lecture et les vers; il nous en lisoit souvent de sa composition. Un jour, qu'il s'étoit engagé dans une longue lecture, je passai une de mes mains derrière son fauteuil;
et, par un geste suppliant, je conjurai la princesse de me donner la sienne. Je n'oublierai jamais l'expression que prit sa physionomie dans ce moment: l'amour, le desir, l'embarras, la crainte, s'y peignirent avec tant de naïveté et d'énergie, que j'en fus effrayé. Je me hâtai de renoncer à mon dessein; je me levai, et je restai debout, en face du calife, tout le temps de la lecture. Les jours suivans, je vis facilement qu'Abassa remarquoit que j'avois l'air triste et rêveur, et je m'aperçus qu'elle formoit le projet de me consoler, en m'accordant d'elle-même ce qu'elle m'avoit refusé; mais elle hésita long-temps avant de s'y décider. Enfin, un soir, elle avança doucement sa main tremblante; je la saisis avec transport... il n'appartient qu'à l'amour vertueux de consacrer à jamais une telle action. Combien d'amans ne pourroient concevoir que ce moment fût si délicieux pour moi, qu'il fait époque dans ma vie, et que depuis nul autre instant de bonheur n'a pu diminuer le charme du souvenir que j'en conserve! Le calife, qui m'avoit attentivement observé les premiers jours, ne concevoit pas le moindre
soupçon de notre intelligence; il n'attribuoit qu'à l'embarras et à la modestie les vives émotions que la rougeur d'Abassa manifestoit si souvent; et j'avois su lui persuader qu'entièrement dominé par l'ambition et l'amour de la gloire, j'étois inaccessible à toute autre passion. Il le crut, et, par un raffinement incompréhensible d'orgueil et de tyrannie, il me sut, en quelque sorte, mauvais gré de n'être pas plus sensible aux charmes de celle qu'il jugeoit la femme la plus accomplie de l'univers; il auroit trouvé une sorte de jouissance à me voir amoureux sans espoir, et je connus qu'il pensoit que le sacrifice d'une passion violente auroit pu seul m'acquitter envers lui. Cette situation duroit depuis deux mois, lorsqu'enfin je hasardai d'écrire à la princesse, et de lui remettre mon billet. Elle y répondit, et je ne crois pas avoir jamais plus souffert que le jour où je reçus cette première réponse; car, un instant après, le calife s'engagea dans une lecture qui dura trois mortelles heures. Possesseur de la première lettre d'Abassa, j'aurois donné la moitié de ma vie pour une demi-heure
de liberté; mais combien je fus dédommagé de cette affreuse contrainte, lorsqu'il me fut possible de lire cette lettre touchante et passionnée! ... Qui exalta tellement mon amour et mon imagination, que le lendemain, dans mon second billet, j'osai demander un rendez-vous. Il falloit mettre dans la confidence Nouraha et Nasuf; mais nous pouvions compter sur la fidélité de ces deux esclaves. Je détaillois tout le plan des précautions qu'il falloit prendre pour faire cette périlleuse démarche. Abassa consentit à tout, et la nuit suivante, au pied de cette montagne consacrée par notre amour, dans le temple bâti sur le lieu même témoin de nos premiers sermens, je reçus dans mes bras cette épouse adorée... Abassatrouvant qu'il y auroit moins de danger à nous voir dans le sérail même, et en ayant imaginé tous les moyens, il fut convenu qu'à l'avenir je m'y rendrois la nuit, une ou deux fois chaque mois. Rien ne peut se comparer au bonheur que je goûtai depuis ce premier rendez-vous, pendant près de six mois; les difficultés, le mystère, donnoient à notre union ce charme piquant qui manque ordinairement
à l'hymen le plus heureux; enfin, il falloit tout braver, tout risquer, pour nous voir en secret; ainsi le danger même ajoutoit à l'amour le doux sentiment d'une reconnoissance passionnée. Mais que je payai cher cette félicité suprême! ... Abassa portoit dans son sein le gage funeste de notre union... lorsqu'il ne me fut plus possible d'en douter, concevez, s'il se peut, quel dut être l'excès de mon embarras, de mon trouble et de ma mortelle anxiété. Comment espérer de cacher au calife un état qu'on ne peut se flatter de dérober aux yeux les moins attentifs? ... Occupé nuit et jour de cette seule idée, je n'entrevoyois aucun moyen de nous soustraire à ce péril pressant. Je connoissois trop l'inflexible orgueil d'Aaron, et la férocité de ses premiers mouvemens, pour n'être pas certain qu'en découvrant notre secret, il exerceroit sur nous une vengeance aussi barbare qu'insensée. Je frémissois en pensant que j'entraînerois Abassa dans ma chûte. Je me reprochois avec désespoir la passion fatale qui causoit sa perte. Oh! Combien je maudissois alors le tyran cruel dont les caprices inhumains, bouleversant les lois éternelles
de la raison et de la nature, me ravissoient tout le bonheur attaché aux titres sacrés d'époux et de père, et dans le sein de l'union la plus légitime, me causoient les remords déchirans d'un coupable séducteur! ... Enfin un événement, aussi heureux pour moi qu'inattendu, vint pour cette fois nous tirer de ce profond abyme. Un des princes tributaires du calife se révolta. Aaron voulut aller lui-même le soumettre et le punir. Jugez de la joie que me causa cette résolution; car je savois que cette expédition ne pourroit se terminer promptement. Le calife voulut m'emmener avec lui. Je fus donc forcé de confier mes plus chers intérêts à deux esclaves, Nasuf et Nouhara; mais ces esclaves avoient des ames sensibles et reconnoissantes. Je leur laissai les instructions les plus détaillées, et tout fut heureusement exécuté, comme je l'avois prescrit. Tandis qu'à la suite du calife, à trois cents lieues de Bagdad, nous assiégions le prince rebelle dans sa capitale, Abassa devint mère d'un enfant, que Nasuf envoya, suivant mes ordres, à la Mecque. Ceux qui le portèrent et celui qui le reçut ne soupçonnèrent jamais
sa naissance. Hélas! Ignorant dans quel temps il me seroit possible de revoir cet enfant, et me flattant de le conserver, j'avois voulu m'assurer de pouvoir un jour le reconnoître avec certitude. J'avois appris, dans mes voyages, un secret que je communiquai à Nasuf, et avec lequel il peignit, ou, pour mieux dire, il grava, d'une manière ineffaçable, sur l'épaule droite de cet enfant une petite couronne d'olivier, semblable en miniature à celle que j'avois reçue de sa mère. On ne l'envoya à la Mecque qu'après cette opération, qui réussit parfaitement. Je n'entrerai point dans le long détail des précautions que j'avois prises pour assurer le secret de l'accouchement d'Abassa; je me contenterai de vous dire qu'elles furent si bien combinées, que ce mystère fut toujours ignoré. Je reçus à l'armée les nouvelles de cet heureux événement; et trois mois après, le calife victorieux revint
à Bagdad. Avec quelle joie et quel profond attendrissement je revis Abassa! ... Mais l'affreux danger qu'elle avoit couru, les mortelles inquiétudes que nous avions éprouvées, me firent prendre la résolution de renoncer au bonheur de la voir en secret; l'amour, qui s'étoit révolté contre les défenses d'un tyran, pouvoit seul se sacrifier ainsi lui-même.J'aurois tout bravé pour moi; mais ce douloureux devoir m'étoit imposé par l'intérêt si cher d'Abassa, et celui des deux fidèles esclaves, dont chacun de nos rendez-vous exposeroit l'existence. Abassa, pénétrée des mêmes sentimens, acheva de m'affermir dans ma résolution. Je la revis une seule fois la nuit, pour jurer à ses pieds de ne plus la revoir... avec quelle rapidité cette nuit s'écoula! ... Avec quelle amertume j'en goûtai la félicité! ... Situation violente et bizarre, où l'amour, à la fois heureux et désespéré, ne se livroit qu'en gémissant aux plus doux transports, et trouvoit la cause de ses tourmens et la mesure de ses regrets dans l'excès même de son bonheur! ... Cette entrevue fut en effet la dernière... depuis cette époque,
je n'ai revu mon épouse, durant sept années entières, qu'en présence du tyran... nous nous écrivions tous les jours; et pendant les deux premières années, le soin de donner àAbassa des nouvelles de son fils ajoutoit un intérêt de plus à notre correspondance. Cet enfant, toujours à la Mecque, étoit élevé dans l'obscurité chez un homme qui le croyoit le neveu de Nasuf. Non seulement je paroissois n'avoir nul rapport avec Nasuf, mais, par un excès de précaution, nous étions convenus que Nasuf auroit l'air mécontent de moi. Il me demanda publiquement une grace, que je lui refusai sèchement; et il s'en plaignit au calife, en ajoutant que je le haïssois, et que j'avois même prévenu la princesse contre lui. Le calife, qui estimoit son zèle et sa fidélité, nous en parla. Nous répondîmes légèrement; et le calife, pour terminer cette petite discussion domestique, attacha Nasuf à sa personne, et donna un autre chef d'esclaves à sa soeur. Nasuf affecta de triompher avec insolence; je montrai beaucoup de dédain pour lui: le calife jouissoit en secret de voir son esclave oser braver son favori. Les princes
ont une infinité de plaisirs de ce genre, qu'on ne peut deviner qu'en vivant avec eux, et dont le vulgaire n'a pas même l'idée. Au reste, Aaron fut bien persuadé que Nasuf me détestoit, et que j'étois violemment piqué de son audace. Cette erreur m'ôtoit toute crainte à l'égard de mon fils, dans le cas où le calife découvriroit par hasard que Nasuf faisoit élever un enfant à la Mecque; j'étois certain qu'alors il croiroit sans examen que cet enfant étoit en effet le neveu de Nasuf, et qu'il ne feroit aucun rapprochement dangereux pour nous. Cependant j'avois le plus vif desir de voir enfin cet enfant qui m'étoit si cher. Nasuf opposoit une résistance opiniâtre à ce desir; mais, au bout de deux ans, je lui déclarai que je voulois absolument aller à la Mecque dans quatre mois. Nasuf concerta avec moi les moyens de faire ce voyage, et de voir mon fils, sans exciter de soupçons; mais, hélas! Au bout de deux mois, il vint m'annoncer que cet enfant, objet d'une si douce espérance et d'une si tendre affection, avoit été attaqué d'une maladie contagieuse, et qu'il n'existoit plus... je fus profondément affligé de
cette perte, que notre situation rendoit irréparable; je n'avois d'autre consolation, dans la contrainte affreuse qui nous étoit imposée, que celle de penser qu'il me restoit du moins un gage de notre union. Nasuf me proposa de cacher ce malheur à la princesse; il me représenta qu'elle n'auroit jamais la force de dissimuler sa douleur; qu'elle y succomberoit peut-être, et que, ne devant jamais voir cet enfant, il étoit facile de l'abuser à cet égard, et de lui laisser à jamais une erreur si nécessaire à son repos. Je cédai d'autant plus facilement à ces raisons, qu'il me sembloit qu'elle devoit m'aimer moins, en apprenant que ce lien si cher qui nous unissoit, étoit brisé: ainsi, elle a toujours ignoré ce funeste événement. Mais combien ses lettres devinrent déchirantes pour moi! Elle m'y parloit sans cesse de son fils; chaque instant sembloit ajouter à son amour pour lui: j'étois forcé de répondre; et en pleurant la mort de mon fils, il falloit tous les jours écrire de longs détails sur son éducation, ses progrès et sa santé. Ainsi le temps, qui ne guérit les peines du coeur que par l'oubli qu'il amène nécessairement,
ne pouvoit produire un tel effet sur moi. Cependant, je trouvai des distractions et des consolations dans la vive et constante tendresse d'Abassa. Le calife, parfaitement convaincu que nous n'avions l'un pour l'autre que de l'estime et de la confiance, ne nous surveilloit plus, et nous laissoit infiniment plus de liberté. Je pouvois me placer près d'elle, lui parler avec le ton de l'amitié, sans qu'il en prît d'ombrage. Souvent nous allions nous promener tous les trois ensemble. La princesse se mettoit entre son frère et moi, et s'appuyoit sur mon bras; quelquefois le calife, ayant quelques ordres à donner, nous laissoit seuls ensemble pendant quelques minutes: combien ces momens étoient précieux! Quel enchantement ils répandoient sur le reste de la journée! Quel doux souvenir ils nous laissoient! ... Les devoirs de ma place remplissoient tous les momens où j'étois séparé d'Abassa. Je sentois vivement la gloire et le bonheur de rendre tout un peuple heureux, d'avoir ranimé son industrie, assuré la paix et fait fleurir le commerce et les arts. Entouré de savans, d'artistes et de gens de lettres, vivant
avec mes frères dans la plus intime union, je goûtois toutes les douceurs que l'amitié et la société peuvent offrir. Tous mes frères étoient mariés; au sein d'une famille nombreuse et chérie, je ne pouvois me croire expatrié. Je voyois croître les enfans de mes frères, et leur existence me dédommageoit de la perte du mien. Dans cet endroit du récit deBarmécide, Isambard observa qu'il étoit onze heures; on se sépara, en convenant de se rassembler le lendemain matin pour entendre, avant de se quitter, la fin de l'histoire deBarmécide.
Chapitre XVII.
Le ressentiment d'un despote. Les chevaliers s'étant rassemblés à neuf heures du matin dans la chambre de Barmécide, cet illustre proscrit reprit ainsi sa narration: depuis la mort de mon fils, jusqu'à l'époque de l'affreuse catastrophe qui termine mon histoire, ma vie n'offre aucun événement particulier; elle fut uniformément, dans cet espace de cinq années, telle que je viens de la dépeindre; enfin la fortune, qui avoit tout fait pour moi, non seulement détruisit son ouvrage en quelques instans, mais elle voulut que l'excès de mon malheur fût encore plus étonnant que ne l'avoit été l'éclat de ma
prospérité. J'avois trente-quatre ans; j'étois depuis près de douze ans premier ministre du plus puissant prince de l'Asie, j'avois toujours joui près de lui d'une faveur constante, que nul concurrent n'avoit même essayé d'affoiblir: cependant, depuis plusieurs années, je remarquois que le calife ne m'aimoit plus, c'est-à-dire, qu'il ne se faisoit plus l'illusion de se le persuader. L'amitié des princes n'est que dans leur tête; elle est beaucoup plus fragile que l'amour; il leur faut, pour l'entretenir, ou l'attrait de la nouveauté, ou le plaisir d'accorder à l'objet qui l'inspire des graces éclatantes: ils jouissent alors de son étonnement, de celui du public, et même de l'envie de ses rivaux; ils croient à la reconnoissance tant qu'ils donnent, et n'y croient plus lorsqu'ils n'ont plus rien à donner. J'étois grand visir et beau-frère du calife; il auroit pu tout faire pour mon bonheur, mais il ne pouvoit ajouter à ma fortune: d'ailleurs, j'ose dire que l'élévation où je me trouvois n'étoit pas entièrement son ouvrage; je ne devois ma réputation et l'amour public qu'à mes travaux et à ma conduite. Aaron n'est
point envieux; l'orgueil, autant que la grandeur d'ame, le préserve d'un vice si bas; mais ce même orgueil s'irritoit en songeant que je pouvois me flatter de posséder quelques avantages indépendans de sa faveur; il trouvoit bon que d'autres le pensassent, c'étoit honorer son choix, mais il auroit voulu m'ôter cette opinion; lui, qui jadis m'avoit comblé d'éloges si flatteurs, n'avoit plus depuis long-temps d'autre desir que celui d'humilier mon amour propre, de me rappeler le point d'où j'étois parti, et de me faire sentir ma dépendance. Je supportois tous ces petits dégoûts avec une indifférence qui ne pouvoit qu'augmenter le dépit secret d'Aaron; il savoit le dissimuler, mais la sécheresse de ses entretiens, et sur-tout son embarras, lorsque nous étions tête à tête (avant-coureur le plus certain de la disgrace des princes), tout me montroit combien il étoit changé pour moi. J'avois toujours conservé la douce habitude d'écrire tous les jours à la princesse; elle m'avoit promis de brûler toutes mes lettres; mais ne pouvant se résoudre à faire ce sacrifice, elle les confioit toutes à Nouraha, qui les déposoit hors de
l'appartement d'Abassa, dans un lieu qui n'étoit connu que d'elle et de sa maîtresse. Abassa, chaque soir, lui donnoit la lettre du jour, avec ordre d'aller l'enfermer avec les autres avant de se coucher. Nouraha, malade depuis quelques jours, se trouvant un jour plus souffrante qu'à l'ordinaire, oublia de serrer la lettre que la princesse lui avoit remise, elle la laissa dans ses poches, et se mit au lit. Une jeune esclave subalterne couchoit dans sa chambre, et fut réveillée vers le milieu de la nuit par un cri douloureux de Nouraha; la jeune esclave se leva, prit une lumière, et s'approchant de Nouraha, elle vit que, frappée d'une apoplexie foudroyante, elle venoit de rendre le dernier soupir. Aussitôt l'esclave (sans doute avec l'intention de chercher des clés, afin de voler Nouraha, comblée des dons de la princesse) fouilla dans ses poches, et trouva une lettre qui ne renfermoit rien qui pût compromettre Nasuf, mais qui contenoit toutes les preuves de notre intelligence et des détails sur mon fils, comme s'il eût existé. La vile esclave lut cette lettre; elle savoit, comme tout le monde, que le calife, en me donnant
Abassa pour épouse, n'avoit prétendu m'accorder que l'honneur de recevoir sa main; elle pensa que la plus noire des trahisons pourroit faire sa fortune, et d'après cette idée, aussitôt que le jour parut, elle s'échappa du sérail sans annoncer la mort de Nouraha, et elle alla porter ma lettre au calife. En sortant de sa chambre elle rencontra Nasuf, et le croyant mon ennemi et celui de la princesse, elle se vanta de l'action qu'elle venoit de commettre, et fit le détail de ce que contenoit la lettre. Nasuf, voyant qu'il n'étoit ni nommé, ni indiqué, forma dans l'instant le plan qu'il exécuta avec tant de courage. Le calife avoit ordonné à l'esclave de rester dans la chambre voisine, et Nasuf attendoit, en frémissant, le résultat des réflexions d'Aaron. Il étoit bien certain que cet impérieux despote méditoit une vengeance terrible; mais qui pouvoit prévoir l'atrocité de sa barbarie! ... Enfin, au bout d'un demi quart d'heure, Nasuf, appelé par le tyran, entra dans son cabinet, et fut saisi d'effroi en voyant sa pâleur et son air sinistre. Nasuf, dit Aaron, je suis trahi!Oui, seigneur, je le sais, répondit Nasuf; l'esclave fidelle qui a dénoncé
les deux coupables vient de me parler. Depuis long-temps j'avois des soupçons vagues à cet égard; la princesse et Barmécide craignoient ma vigilance, et voilà, seigneur, la véritable cause de la haine qu'ils me portent. Nasuf, reprit Aaron, puis-je compter sur ta fidélité?-Ordonnez, seigneur.-Hé bien, que l'indigne Abassa soit plongée dans le fond d'un cachot pour le reste de ses jours, et que tout ce qui porte l'odieux nom de Barmécide disparoisse de la terre, qu'ils soient tous immolés dans une heure. Nasuf, dissimulant l'horreur dont il étoit pénétré, parut partager la fureur du tyran; mais il représenta qu'il paroissoit plus prudent que tous ces meurtres fussent commis à la fois, et il demanda à n'être chargé que du mien, et de conduire la princesse en prison. Aaron y consentit. Alors ce vertueux esclave se rendit chez Abassa, l'instruisit de tout, lui promit de me sauver, de la tirer elle-même de sa prison sous peu de temps, et de fuir avec elle. Il s'empara de toutes mes lettres, les brûla, et conduisit la malheureuse Abassa dans l'affreux donjon que le tyran avoit indiqué. Après avoir
reçu d'elle un billet pour moi, il vint dans ma maison; car durant l'été je ne demeurois pas au palais, et j'habitois une maison sur le bord du Tigre. J'avois passé cette nuit funeste sans me coucher; Aaron m'avoit chargé la veille au soir de tant d'affaires, qu'elles n'étoient pas encore terminées. Je travaillois pour le barbare, lorsque Nasuf entra dans ma chambre. Généreux Barmécide, me dit-il, armez-vous de tout votre courage, et lisez ce billet. À ces mots, je pris l'écrit qu'il me présentoit, et j'y lus ces terribles paroles: "oh!Pourras-tu pardonner ta malheureuse épouse? Tout est découvert; mon funeste amour t'a perdu, ta tête est proscrite; on égorge tes frères et ta famille entière, et c'est du fond d'un cachot que je t'écris! ... Nasuf veut te sauver, et promet de nous réunir... ah! Prends pitié d'Abassa, et si tu n'es pas plus inflexible que l'auteur de nos maux, fuis, cher époux, et laisse-toi guider par Nasuf... " ô mes frères! M'écriai-je, quoi! Dans cet instant, ils succombent sous le fer des meurtriers! ... Les momens nous sont
chers, interrompit Nasuf, suivez-moi, seigneur.-Qui! Moi! Fuir comme un VIL criminel lorsqu'on assassine mes frères! Ah! Je vois couler leur sang, j'entends leurs cris lamentables, et ceux de leurs enfans, de leurs épouses... non, je veux périr ou les venger... en disant ces paroles, je me jette sur mon épée et je m'avance vers la porte... Nasuf, se précipitant sur moi, et m'arrêtant: où courez-vous, dit-il, vos frères n'existent plus, c'en est fait; mais Abassa respire, et vous allez causer sa mort...-je veux poignarder le tyran, je dois venger mes frères... ingrat, s'écria Nasuf, ne devez-vous rien à la princesse malheureuse que vous avez séduite? Ne me devez-vous rien à moi, qui m'expose à la mort pour vous sauver? Ces paroles me firent tressaillir, je restai immobile, et Nasuf, me prenant par le bras, m'entraîna... je me laissai conduire... connoissant parfaitement ma maison, il me fit passer par une porte de derrière, qui conduisoit dans une cour, au bout de laquelle étoit une cave: Nasuf avoit les clés de la porte de la cour et de la cave; car c'étoit par cette porte, qui
s'ouvroit sur la campagne, qu'il venoit la nuit me voir en secret, lorsqu'il avoit quelque chose de particulier à me dire; et, afin de n'être point entendus, nous descendions dans la cour, où mes domestiques n'entroient jamais, et j'entretenois Nasuf dans cette cave. Il en ouvrit la porte, et, m'y faisant entrer: promettez-moi, dit-il, au nom de l'honneur et de la reconnoissance, de respecter vos jours, et de m'attendre ici jusqu'à ce que je vienne vous chercher; et moi je vous promets de sauver Abassa, de la tirer de prison et de la conduire en Europe. À ce discours, je fis, en gémissant, le serment qu'il exigeoit; alors il me quitta, referma la porte sur moi, et je me trouvai seul au milieu de ce souterrain et dans une obscurité profonde. Pour la première fois de ma vie je connus la terreur. Mon imagination, frappée du massacre de mes frères, me représenta si vivement cet horrible tableau, que la réalité n'auroit pu me causer une douleur et une pitié plus déchirantes... je les voyois privés de la vie, percés de coups, étendus sur le plancher avec leurs épouses et leurs enfans égorgés dans leurs bras; je voyois
leurs visages défigurés, mais conservant encore l'expression du désespoir et de l'effroi! ... Il me sembloit que j'étois entouré de ces funestes objets; une sueur froide inondoit tout mon corps, et, ne pouvant rester en place, malgré les épaisses ténèbres qui m'environnoient, j'errois dans cette cave immense avec un tel égarement, que, si je rencontrois quelque obstacle dans ma marche, ou si je passois sur une élévation de terrain, je reculois en frémissant, mes cheveux se hérissoient sur ma tête, comme si j'eusse foulé aux pieds les cadavres sanglans de mes malheureux frères. Tous ces premiers momens d'un si juste désespoir furent entièrement donnés à la nature. Tranquille sur les jours d'Abassa, l'amour, concentré dans mon coeur, sembloit en être effacé; l'image affreuse de ma famille entière, impitoyablement massacrée, anéantissoit en moi toute autre idée: d'ailleurs mon amour, cause fatale de cet horrible désastre, n'étoit plus qu'un crime à mes yeux, et s'il se fût alors offert à mon esprit, j'en eusse écarté le souvenir, comme on repousse un remords accablant. Enfin, je ne voyois
que mes frères assassinés, et le desir même de la vengeance m'occupoit moins que ma douleur. Cependant, au bout de quatre ou cinq heures, ne voyant point revenir Nasuf, un soupçon affreux vint produire en moi d'autres pensées et de nouveaux sentimens; j'imaginai que Nasuf me trahissoit, et que, complice du tyran, il ne m'avoit conduit dans cette cave que pour m'y laisser à jamais enseveli; je n'en avois pas la clé sur moi; j'étois enfermé: je me rappelai que Nasuf s'étoit saisi de mon épée, et me retraçant quelques autres circonstances, je ne doutai point de sa perfidie. Douze ans de discrétion et de dévouement auroient dû mettre Nasuf à l'abri de cet horrible soupçon; mais le péril et la crainte enfantent toujours la défiance, c'est le juste supplice des tyrans, et c'est le plus grand tourment des infortunés. J'oubliai donc tous les services de Nasuf, pour ne réfléchir qu'à ma situation actuelle; il me paroissoit hors de toute vraisemblance que Nasuf pût avoir la possibilité de revenir dans ma maison me rendre la liberté, et qu'il persuadât au calife qu'il m'avoit assassiné, tandis qu'au contraire tout sembloit
me prouver qu'il agissoit de concert avec mon implacable oppresseur: la haine et la cruauté d'Aaron avoient dû me destiner ce genre de mort, qui donnoit l'assurance d'une si longue agonie, et la lâcheté d'un assassin avoit dû préférer la trahison à tout autre moyen. Frappé de ces réflexions, je vis la mort inévitable, je la vis obscure et terrible, et je l'envisageai avec horreur. Alors ma pitié se portant sur moi-même, me ramena vers l'objet des plus tendres sentimens de mon coeur; alors je pensai qu'Abassa ne pourroit me survivre, je me la représentai baignée de larmes, et mourante au fond d'un cachot, et je tombai dans un accablement stupide; je n'en sortis que par les plus violens transports de rage et de fureur, et j'éprouvai tous les tourmens que peuvent causer une haine impuissante, et le desir effréné de la vengeance. Ô combien je payai chèrement, durant cette effroyable journée, treize ans de gloire et de bonheur! ... J'aurois succombé à cet état inexprimable, si l'espérance, qui se trouve encore au centre même du plus profond abyme, n'eût tout à coup relevé mon courage. En cherchant
à me représenter l'effet que produiroit sur le peuple la nouvelle de ma mort, j'imaginai qu'un tel événement pourroit exciter une révolte; plus j'y pensai, et plus je me le persuadai: bientôt je n'en doutai plus, je vis le tyran renversé de son trône, je vis Abassa délivrée, et je conçus même le fol espoir que le peuple viendroit me tirer de ma prison.Enfin, sur le soir, j'entends marcher; la porte de la cave s'ouvre, et je vois paroître Nasuf; il s'offrit à mes yeux sous le plus étrange aspect, une pâleur effrayante défiguroit ses traits, ses habits étoient déchirés et ensanglantés; d'une main il tenoit un flambeau et de l'autre une épée... cependant son maintien, sa démarche, l'expression de sa physionomie, affoiblissoient malgré moi tous les noirs soupçons que j'avois conçus; je l'attendois en silence; il s'avança près de moi, et me remettant mon épée: venez, me dit-il, tout est prêt pour votre fuite, et je vous accompagnerai jusqu'à la naissance du jour. À ces mots, il ne resta plus dans mon coeur que le remords cruel de mon injuste défiance; je me jetai dans les bras de ce généreux esclave, le seul ami et l'unique
défenseur que la fortune m'eût laissé... ne perdons point de temps, me dit-il, hâtons-nous de quitter ce dangereux séjour. En disant ces paroles, il jeta sur mes épaules un grand manteau; il me prit par la main, et nous sortîmes: nous trouvâmes mes deux chevaux à la porte de la cour, nous montâmes à cheval, et Nasuf passant devant moi, me dit de le suivre, en me recommandant de garder un profond silence jusqu'au moment où nous serions en pleine campagne. Le ciel étoit obscur; cependant de temps en temps la lune se montrant à travers les nuages, répandoit par intervalles assez de clarté pour pouvoir distinguer les objets. Nous cotoyâmes d'abord les murs de Bagdad; je frémis en apercevant les tours du palais du tyran, et détournant les yeux, mes regards tombèrent sur le toit de la mosquée où j'avois reçu la main d'Abassa: à cette vue, un déluge de pleurs inonda mon visage... un instant après, nous passâmes devant la porte par laquelle, huit ans auparavant, j'étois entré triomphant dans Bagdad; je sentis mon coeur se briser... chaque pas me retraçoit ma gloire passée, et l'image
d'un bonheur détruit sans retour; et cependant en perdant de vue ces objets déchirans, en songeant que je ne les reverrois jamais, je tombai dans une espèce d'anéantissement plus douloureux encore que les regrets que je venois d'éprouver. Je suivois tristement Nasuf sur les bords du Tigre, quand tout à coup un bruit sourd et confus frappa mon oreille, et je distinguai dans le lointain des cris plaintifs et de longs gémissemens... ému jusqu'au fond des entrailles, je levai les yeux, et j'aperçus en face de nous, sur la rive opposée, cette montagne sacrée pour moi, et le sommet du temple... je vis avec surprise que le temple étoit éclairé, et qu'une multitude innombrable couvroit presqu'entièrement la montagne... arrêtons-nous un moment, dit Nasuf, et malgré la tyrannie et la proscription, recueillez un dernier hommage, plus touchant que tous ceux que vous avez reçus dans la prospérité. Sachez, continua-t-il, que depuis ce matin, c'est-à-dire, depuis l'instant où le bruit de votre mort s'est répandu, tous vos sincères admirateurs, tous vos véritables amis, sont successivement accourus
sur cette montagne. Là, dans le temple que vous avez élevé, autour de cette table sur laquelle l'indigent et l'opprimé déposèrent des plaintes que vous ne repoussâtes jamais, ils déplorent votre perte... ce ne sont point, ô Barmécide! Les grands qui vous donnoient des fêtes et de magnifiques festins; ce ne sont point les hommes que vous avez revêtus d'emplois considérables, et dont vous avez fait la fortune; les plus fidèles de ceux-là se cachent et se taisent, les autres sollicitent déjà votre dépouille; mais ces gémissemens que vous entendez s'élèvent jusqu'au pied du trône de l'éternel; ils partent du coeur, ils viennent de l'orphelin, qui retrouvoit un père en vous, de la veuve opprimée que vous avez secourue, du vieillard dont vous avez pris soin, de l'ouvrier, de l'artisan dont vous encouragiez l'industrie, de l'artiste et des gens de lettres qui vous devoient leurs talens et leur gloire! ... Enfin dans ce temple dont la reconnoissance publique vous fait le dieu, depuis votre chûte et sous les yeux du tyran, l'éloquence et la poésie célèbrent vos vertus, et le peuple vous pleure! ... Ô Nasuf!
M'écriai-je, si ce peuple reconnoissant revoyoit Barmécide, s'il entendoit sa voix implorant la vengeance! ... Vain espoir, interrompit Nasuf, le calife n'a pas osé défendre dans ces premiers momens cette espèce de deuil public, mais il a garni de troupes toute la montagne, sous prétexte de maintenir le bon ordre. Que pourroit, contre une multitude de soldats, un peuple sans armes, et composé en grande partie de vieillards, de femmes et d'enfans? ... À ces mots, je poussai un profond soupir, et, me retournant vers la montagne, je contemplai en silence le spectacle qu'elle m'offroit; je goûtois avec transport le bonheur d'inspirer de tels regrets, mais plus j'en étois pénétré, plus je sentois vivement le revers affreux qui m'arrachoit à cette nation chérie. Infortunés! M'écriai-je, ô vous tous que je portois dans mon coeur! Vous pleurez ma mort, et ce n'est point une illusion qui vous afflige; oui, Barmécide en effet a cessé d'exister... il ne peut rien désormais pour votre bonheur... Barmécide n'est plus... je n'en pus dire davantage; mes pleurs me coupèrent la parole, et je suivis Nasuf, qui se remettoit
en marche; je tournai la tête vers l'orient, afin de porter mes regards sur la montagne aussi long-temps qu'il me seroit possible; et lorsque je vis qu'elle alloit disparoître, et pour jamais, à mes yeux, mon coeur se déchira, j'élevai mes bras vers elle en gémissant. Il me sembla que je disois un éternel adieu au bonheur et à la gloire... nous marchâmes toute la nuit: durant ce temps Nasuf me conta tous les détails que je vous ai rapportés; ensuite il m'apprit comment il avoit achevé d'abuser le tyran: en entrant chez moi la première fois, il avoit, de concert avec le calife, fait cacher autour de ma maison une troupe de satellites armés, qui devoient paroître à un signal convenu. Nasuf avoit persuadé au calife qu'il étoit important que le peuple ne fût instruit de cette révolution qu'en apprenant ma mort. Aaron sentit que le peuple auroit beaucoup plus d'énergie pour me défendre que pour me venger; ainsi il approuva cette mesure. Nasuf m'ayant enfermé dans une cave, revint dans mon appartement; et là, cet homme intrépide, ce héros de l'attachement et de la fidélité, prit son poignard
et se fit une large blessure au bras gauche; alors il inonda de son sang généreux ma chambre, mon lit, mes habits et ses propres vêtemens, et il jeta dans le Tigre, qui couloit sous ma fenêtre, un large manteau teint de sang, ensuite il donna le signal: la troupe d'assassins fondit dans la maison, et tous mes domestiques furent arrêtés. Nasuf fit entrer dans ma chambre ces satellites: il leur dit qu'il m'avoit trouvé dans mon lit; qu'après m'avoir porté plusieurs coups, je m'étois élancé dans la chambre en m'enveloppant de mon manteau; qu'une fois lui ayant arraché son poignard, je l'avois blessé; mais qu'enfin il m'avoit tué près de la fenêtre, et qu'il avoit jeté mon corps dans le Tigre, afin que le peuple n'imaginât pas de me rendre les derniers devoirs; et il montra mon manteau ensanglanté qui flottoit encore sur les ondes. Nasuf ordonna à la troupe armée de faire sortir tous mes domestiques de la maison; enfin il en prit les clés et se rendit au palais. Sa pâleur extrême et ses habits ensanglantés donnèrent à son récit d'autant plus de vraisemblance, qu'à la fin de sa narration, tirant adroitement,
sans qu'Aaron s'en aperçût, le mouchoir qui lioit son bras, sa blessure se rouvrit, et le calife vit couler son sang... ainsi, il ne douta ni des efforts que j'avois faits pour me défendre, ni de ma mort. Afin de s'assurer mieux de l'obéissance de Nasuf, il lui avoit donné ma maison et tout ce qu'elle contenoit. Nasuf lui annonça qu'il desiroit y retourner pour s'emparer de l'or et des autres effets précieux qui devoient y être, et des papiers que le calife vouloit avoir; mais il ajouta que craignant la fureur du peuple, qui, dans peu d'instans, alloit savoir qu'il avoit immolé son idole, non seulement il ne vouloit entrer dans ma maison que la nuit, mais qu'ensuite il desiroit se cacher, et même s'éloigner pendant quelque temps. Cette précaution parut très-naturelle au calife; il réfléchit un moment, ensuite il lui dit qu'ayant appris par la lettre qui m'avoit perdu, que j'avois un fils, il vouloit que cet enfant fût compris dans la proscription de ma famille, et qu'il desiroit que Nasuf partît secrètement dans la nuit pour la Mecque, et se chargeât de découvrir cet enfant.Nasuf saisit avec joie cette proposition; le soir il revint dans ma
maison, y entra seul avec un esclave du calife, auquel il donna mes papiers; et lorsque cet esclave fut sorti, il vint me délivrer. Il m'assura encore que le calife n'attenteroit point aux jours de la malheureuse Abassa. Soyez tranquille, ajouta-t-il, sur sa destinée; je l'ai prévenue de tout ce qu'elle doit dire si elle est interrogée. Je reviendrai près du tyran après ce voyage de la Mecque, il a toute confiance en moi, je vendrai votre maison, et avec cet argent, la faveur et les dons du calife, j'aurai les moyens de délivrer la princesse et de fuir avec elle; et croyez que le plus beau moment de ma vie sera celui où je la remettrai entre vos bras... concevez, s'il est possible, l'attendrissement profond et la reconnoissance que dûrent m'inspirer un semblable récit et des promesses si touchantes... quelques momens avant la naissance du jour, Nasuf me donna un écrit qui contenoit l'itinéraire de la route que je devois suivre. Nous convînmes que je ne marcherois que la nuit tant que je serois dans les états du tyran, et qu'arrivé en Europe, je me rendrois dans le comté de
Bavière; que là je prendrois le nom de Giaffar, et que j'attendrois Abassa et Nasuf: il m'assura qu'il me rejoindroit au bout de sept à huit mois. Au moment de nous quitter il me remit une cassette remplie des pierreries et de l'or qu'il avoit trouvés chez moi, et il me donna l'ordre signé du calife, et marqué de son sceau, qu'il avoit reçu pour lui-même.Cet écrit exprimoit qu'il devoit voyager secrètement, et ordonnoit à tous les sujets du calife de le recevoir et de le loger: de sorte qu'avec ce papier, j'étois autorisé, sans paroître suspect, à me déguiser, et même à cacher mon visage en déployant la draperie de mon turban. Nasuf dit qu'il avoit pris d'autres précautions pour la sûreté de son voyage, et qu'arrivé à la Mecque, il écriroit au calife qu'il avoit perdu ce papier. C'est ainsi que je me séparai de cet ami fidèle: je le serrai long-temps dans mes bras en versant un torrent de larmes, et lorsqu'il m'eut quitté, je me crus seul dans l'univers... grace à l'ingénieuse prévoyance de Nasuf, mon voyage fut parfaitement heureux. Arrivé chez le comte de Bavière, je lui confiai mon secret; je
trouvai en lui l'amitié d'un frère et toute la discrétion que ma situation exigeoit, puisque la vie de Nasuf et peut-être même celle d'Abassa, dépendent de la persuasion où l'on est que je n'existe plus... Gérold, peu de mois après mon arrivée, sous prétexte d'une curiosité relative aux arts, envoya un de ses écuyers à Bagdad, avec ordre de s'informer de tout ce qui s'y passoit... pour moi, il y a près de deux ans que je suis en Europe: j'ai long-temps conservé l'espoir que Nasuf pourroit exéuter ses promesses; mais depuis le retour de l'émissaire de Gérold, l'espérance est presqu'entièrement éteinte dans mon coeur. Cet émissaire, qui a vu la cour de Bagdad, nous a dit que la nation pleuroit toujours Barmécide; que l'on ignoroit le destin de la princesse; que les uns disoient qu'elle avoit succombé à ses peines, que d'autres assuroient qu'elle avoit passé secrètement en Europe; que Nasuf, tout puissant auprès d'Aaron, jouissoit d'une fortune immense, et que, renfermé dans le palais, il ne quittoit jamais le calife. Je ne sentis que trop, d'après ce rapport, que Nasuf, satisfait d'avoir été mon libérateur, ne
pouvoit se résoudre à me sacrifier et sa fortune et sa patrie. Je n'ai pas le droit de m'en plaindre, mais cet oubli de ses promesses me condamne à une éternelle obscurité... je lui dois la vie, et je ne pourrois reprendre mon nom sans l'exposer à toute la vengeance du tyran. Enfin mes craintes et mon incertitude sur la destinée d'Abassa achèvent de combler mes malheurs! ... Me flattant qu'en effet elle est en Europe, et que Nasuf, ou par oubli, ou dans la crainte peut-être de notre réunion, ne lui a pas dit de se rendre dans les états du comte de Bavière, je voyage depuis un an; je tâche de découvrir ses traces avec un léger espoir que chaque jour affoiblit encore; mais la chercher est la seule ombre de bonheur qui me reste, et c'est à cette occupation si chère que se rapporte ma devise, qui fait en même temps allusion à l'herbe d'or qu'Abassa fit chercher pour me sauver la vie. Ainsi vous devez concevoir à présent les raisons qui m'attachent au parti de Gérold: fugitif et proscrit, j'ai trouvé en lui, non seulement mon véritable souverain, mais un bienfaiteur et un ami; lié par la reconnoissance et par
la plus tendre amitié, engagé même par la confidence de mon secret, je suis forcé de combattre pour une cause qui me paroît injuste. Mais j'ose me flatter que ma présence ici ne sera pas inutile; Gérold m'a fait admettre dans le conseil des princes confédérés, j'y pourrai faire entendre ma voix, et je me console de la nécessité qui m'oblige à prendre les armes, par l'espoir de décider Gérold et les autres chefs à faire la paix.
Chapitre XVIII.
Trouble imprévu. Quand Barmécide eut terminé son récit, ses deux amis lui exprimèrent toute leur reconnoissance et leur sensibilité, et restèrent encore avec lui plus d'une heure. Enfin, après lui avoir fait les plus tendres
adieux, ils prirent congé du sage Théobald, et partirent aussitôt pour se rendre à la cour de la duchesse de Clèves. Durant le chemin, Olivier parla beaucoup de Barmécide; il trouvoit que l'infortune de cet illustre proscrit ne pouvoit se comparer à la sienne; car Barmécide, malgré sa sensibilité, n'avoit jamais connu l'empire funeste et souverain d'une passion dominante; son coeur, partagé entre l'ambition et l'amour, ne pouvoit être déchiré par des sentimens violens que d'une manière passagère; enfin, ajoutoit Olivier, la gloire aura toujours le droit de le consoler, et l'on sent assez, d'après son propre récit, que si jamais il peut reprendre le beau nom de Barmécide, il cessera de pleurer Abassa. Isambardapprouva ces réflexions, mais ramena bientôt la conversation sur Béatrix. Cette princesse occupoit également son imagination et son coeur; et lorsqu'il aperçut les tours de son château, et son étendard blanc et azur qui flottoit sur le haut des toits, il éprouva un sentiment composé de joie et d'une inquiétude vague dont son ame étoit douloureusement oppressée. Le vaste château de
Clèves est situé sur le sommet d'une montagne majestueuse, couverte de rochers, d'arbres et de plantes de toute espèce; des sources d'une eau pure, s'échappant des rochers, forment des cascades et des ruisseaux qui tombent ou serpentent à travers les sapins, les cyprès et les sorbiers, et parmi le gazon et les fleurs. Une antique et sombre forêt s'étend en demi-cercle autour de la montagne, dont elle n'embrasse que la moitié; une plaine immense, arrosée par le Rhin, occupe l'autre côté. Arrivés aux premières sentinelles, les chevaliers firent la déclaration de leurs noms et du dessein qui les amenoit; ensuite, escortés de deux soldats, ils continuèrent leur route. À peu de distance du château, les soldats sonnèrent du cor; c'étoit le signal qui annonçoit à la princesse l'arrivée de ses nouveaux défenseurs; un instant après on répondit du château par un grand bruit de trompettes et de tambours. Enfin, après avoir gravi la montagne et passé toutes les fortifications, on se trouva à l'entrée d'un grand pont-levis, qui fut aussitôt abaissé. Là, une foule d'écuyers et de pages de la duchesse attendoit nos
chevaliers; on leur fit traverser plusieurs vastes cours au son d'une musique guerrière. Tout cet appareil redoubloit la vive émotion d'Isambard; et lorsqu'à cent pas du perron qui conduisoit aux appartemens du palais on le fit descendre de cheval, il éprouva une si violente palpitation de coeur, qu'il fut obligé de s'appuyer un moment sur le bras d'Olivier, qui, remarquant cette étrange agitation, sourit, et presque au même instant poussa un profond soupir en se rappelant sa première entrevue avec l'infortunée Célanire... le trouble d'Isambard s'accrut encore quand il aperçut tout à coup sur le haut du perron un groupe de dames superbement habillées: l'une d'elles, vêtue d'une robe de brocard d'argent, et placée au milieu du cercle, en étoit détachée de quelques pas, et se tenoit sur le bord du perron; un des écuyers la désignant, avertit les chevaliers que c'étoit la princesse elle-même. Les chevaliers précipitent leurs pas, ils arrivent au bas de l'escalier. Alors on pouvoit voir distinctement cette célèbre duchesse de Clèves; mais à peineIsambard a-t-il jeté les yeux
sur elle, que, frappé d'étonnement, il tressaille et regarde aussitôt son malheureux ami... Olivier, pâle et tremblant et prêt à s'évanouir, avoit baissé les yeux et paroissoit immobile... la duchesse le regarda un moment en silence, ensuite prenant la parole, elle adressa aux deux amis un discours plein de grace, et les invitant à la suivre, elle rentra dans le palais. Isambard qui, depuis quelques minutes, ne pensoit plus qu'à son infortuné frère d'armes, lui donna le bras à son tour: Olivier, rassemblant toutes ses forces, reprit un maintien plus serein et monta l'escalier. Ils trouvèrent Lancelot et Angilbert dans le vestibule, qui vinrent les embrasser; et Lancelot s'adressant aux deux amis: vous avez vu la princesse, leur dit-il; n'avez-vous pas été frappés de son étonnante ressemblance avec la malheureuse fille de Vitikind? Je me suis bien reproché, poursuivit-il, de n'en avoir pas prévenu Olivier, auquel cette ressemblance a du rappeler le souvenir douloureux d'une scène si tragique; j'y pensai durant notre entretien, mais ne voulant pas entrer dans ce détail en présence d'un chevalier étranger,
je me promis de vous le dire en particulier en m'en allant, et je l'oubliai. À ces mots, Olivier balbutia quelques paroles entrecoupées, qu'Isambard se pressa d'interrompre, en disant qu'il avoit éprouvé lui-même autant d'émotion que d'attendrissement: cependant, reprit Angilbert, ce n'est point une de ces ressemblances miraculeuses dont on trouve tant d'exemples dans les romans; en examinant Béatrix, vous verrez entre elle et Célanire de très-grandes différences: Béatrix n'est pas blonde, elle a les cheveux châtains et les yeux bruns; ses sourcils sont infiniment plus noirs et plus prolongés que ceux de Célanire; sa bouche est moins petite; ses longues paupières noires font paroître ses yeux plus grands, et son nez, quoique de la même forme, est encore plus délicat; mais cette même blancheur d'un éclat éblouissant, le même regard, la même expression de candeur et de sensibilité, un son de voix absolument semblable, la même taille, un rapport inconcevable dans les manières, le maintien, la démarche, toutes ces choses produisent une ressemblance d'une frappante illusion, et
qui cent fois par jour vous attendrira en vous retraçant la plus belle et la plus intéressante personne que nous ayons vue à la cour de Charlemagne. Cet entretien fut interrompu par Ogier Le Danois, qui vint avec un peu d'embarras chercher ses anciens amis; il craignoit leurs railleries, mais ils n'étoient pas en état de lui rappeler sa chaumière, et de se moquer de sa philosophie, il fallut entrer dans le salon, et se résoudre à revoir la charmante Béatrix. Olivier évita de la regarder; Isambard la contempla avec une admiration mêlée de trouble et de remords: en s'enivrant du plaisir de l'écouter et de la voir, il se croyoit le rival d'Olivier; et si depuis long-temps la réputation de la duchesse n'avoit pas produit la plus vive impression sur son coeur, cette fatale ressemblance l'auroit préservé du danger de se livrer à une grande passion. Mais occupé d'elle depuis trois mois, la lecture des tablettes avoit achevé d'exalter son imagination; et la trouvant mille fois au-dessus de tout ce que la renommée publioit d'elle, bien certain qu'une ressemblance plus parfaite encore ne pourroit rendre Olivier infidèle
à la mémoire de Célanire, il s'abandonnoit sans réserve à tout le charme d'une passion naissante. Isambard avoit une restitution à faire, et s'approchant de la duchesse, il lui présenta ses tablettes, en lui contant de quelle manière elles étoient tombées entre ses mains. Béatrix rougit, et le pria de les garder: je me flatte, ajouta-t-elle, qu'en examinant ma conduite, vous ne la trouverez jamais en contradiction avec les maximes que contiennent ces tablettes. Isambard reçut avec transport un don si précieux, et qui parut à son amour le plus heureux présage. Olivier, qui souffroit mortellement depuis qu'il étoit entré dans le palais, sortit au bout d'une heure, sous prétexte d'aller visiter les fortifications.Un instant après, Isambard le suivit: lorsqu'ils se trouvèrent tête à tête, il y eut un moment de silence causé par leur embarras mutuel; enfin Olivier prenant affectueusement la main de son ami: mon cher Isambard, lui dit-il, je vois facilement ce qui se passe dans votre ame... ah! Puisse le nouveau sentiment qui vous occupe, assurer votre bonheur! C'est le seul voeu qui me reste à
former encore... Béatrix lui ressemble, mais n'est pas elle . Vous comprendrez ce mot, il doit vous suffire et dissiper toutes vos craintes. Il est vrai, reprit Isambard, j'admireBéatrix avec enthousiasme, et peut-être bientôt l'aimerai-je passionnément; mais ce sera sans aucune espérance, je n'en pourrois avoir. Enfin je t'ai dévoué ma vie, et jamais je ne formerai de projets contraires à cet engagement sacré. Olivier serra la main de son ami, et ne put répondre. Quelques chevaliers qui s'approchèrent d'eux, mirent fin à cette conversation. Dans l'après-midi, Lancelot présenta les deux amis aux principales dames de la cour; Isambard fut sur-tout frappé de la beauté de l'aimable Délie, la favorite deBéatrix. Cette jeune personne, qui n'avoit que seize ans, étoit aussi remarquable par son ingénuité et son extrême modestie, que par l'éclat de sa figure. Loin de s'enorgueillir de sa faveur, elle se tenoit constamment à l'écart: en toute occasion elle choisissoit toujours la dernière place; elle se refusoit aux distinctions. Les égards et les éloges paroissoient l'étonner et l'embarrasser: l'extrême simplicité de
sa parure, une tristesse touchante, une douceur inaltérable, achevoient de répandre sur toute sa personne un intérêt dont il étoit impossible de se défendre; enfin elle offroit un spectacle bien neuf à la cour, celui d'une favorite humble et naïve, sans ambition, sans faste, sans prétentions et ne se mêlant de rien. Isambard revit avec plaisir la belle Amalberge, qui s'étoit liée de la plus tendre amitié avec Délie; il lui parla de Charlemagne, et la vertueuse Amalberge n'entendit pas sans rougir et sans émotion l'éloge de ce héros. Le soir, on conduisit les chevaliers du cygne dans leurs appartemens; ils y trouvèrent des armes d'un travail précieux, de riches manteaux couleur de pourpre et doublés d'hermine, et d'autres présens superbes qui leur furent offerts de la part de Béatrix. Isambard qui, les soirs, n'alloit chez Olivier qu'à onze heures et demie, reçut dans sa chambre ces présens, qui lui furent apportés par les écuyers et les pages de la princesse; Isambard remarqua un des pages plus petit que les autres, qui lui parut d'une figure charmante, mais dont il ne pouvoit cependant distinguer
parfaitement les traits, parce qu'il se tenoit à l'écart et dans l'ombre: quand ils sortirent tous, le petit page se mit derrière les autres, et lorsqu'ils eurent défilé, ce petit page, restant dans la chambre, ferma brusquement la porte; ensuite il s'avança vers Isambard, qui, le regardant fixement, reconnut aussitôt Armoflède; mais ce n'étoit plus pour lui la dangereuse Armoflède, qu'il avoit trouvée si séduisante peu de temps auparavant; il connoissoit maintenant tous ses artifices et sa profonde noirceur, et elle ne pouvoit plus lui inspirer que du mépris et de l'indignation. Après l'avoir considérée de la tête aux pieds, de l'air le plus froid: oseroit-on vous demander, madame, lui dit-il, quel est le but de cette mascarade? Cette question, faite d'un ton glacial, déconcerta totalement Armoflède; cependant, reprenant promptement son audace, elle répondit que, pour éviter les persécutions d'Adalgise, elle s'étoit réfugiée dans ce château, qu'elle n'avoit confié ses secrets à personne, qu'elle avoit obtenu une place de page auprès de la princesse, mais qu'elle n'étoit chargée que d'un service particulier
qui ne l'obligeoit point à vivre avec les autres pages, ni à paroître en public; elle ajouta, que la certitude de voir arriver Isambard dans ce palais, l'avoit décidée à choisir cet asile, et elle termina son récit par des protestations de reconnoissance et d'amitié. Pendant sa narration, Isambard, négligemment appuyé contre la cheminée, l'écouta froidement sans l'interrompre; et lorsqu'elle eut cessé de parler: je ne puis mieux répondre à votre confiance, madame, lui dit-il, qu'en vous donnant deux conseils très-utiles: le premier, c'est d'éviter avec soin la présence d'Olivier; car s'il vous rencontre, je me charge de lui épargner l'horreur de vous revoir une seconde fois, en éclairant la vertu toujours crédule, et en l'empêchant d'accorder un asile au vice; le second avis que je vous ai promis, se rapporte au prince Adalgise: vous avez, madame, un moyen bien simple de vous soustraire à ses persécutions; au lieu d'avoir recours aux mensonges, aux déguisemens, renoncez une seule fois à l'imposture; contez-lui sans détour les principaux événemens de votre vie, et vous le verrez bientôt rougir
de sa ridicule constance. Pendant ce discours, Armoflède pétrifiée, restoit immobile à sa place, et se rappeloit avec terreur la funeste prédiction du vertueux Meinrad; pâle et tremblante, elle paroissoit prête à s'évanouir. Enfin, tombant dans un fauteuil: ô ciel! Dit-elle, est-ce un chevalier français, est-ce Isambard qui traite ainsi une femme qui vient lui donner la preuve de la confiance la plus intime? Ce reproche étoit mal fondé, mais il blessa la délicatesse du généreux Isambard: oui, madame, reprit-il, je connois tous les droits de votre sexe, et vous pourriez me rendre ce témoignage. Nous devons un profond respect à toutes les femmes vertueuses, ou qui paroissent l'être, et nous devons toujours les supposer telles, car, faits pour les protéger et les défendre, nous sentons le besoin de les estimer; mais quand nous avons des preuves évidentes de leur perversité, nous sommes quittes des égards, elles ne peuvent plus prétendre qu'à nos secours, que la foiblesse et le malheur ont toujours le droit de réclamer: c'est ainsi, madame, que j'ai combattu pour vous, et que je serois prêt encore à vous
rendre les mêmes services si vous en aviez besoin. À l'époque dont vous parlez, reprit Armoflède, vous me laissâtes voir des préventions contre moi, mais vous fûtes bien loin de me témoigner cette haine et cette horreur qui paroissent vous dominer aujourd'hui; qu'ai-je donc fait depuis ce temps? ... Dispensez-moi, madame, d'une explication superflue... comment! S'écria impétueusement Armoflède, quand vous m'accusez d'être un monstre, quand vous m'accablez du plus affreux mépris, vous refusez de m'apprendre quels sont mes crimes, vous me condamnez sans m'entendre! Est-ce là de la justice? En agiriez-vous ainsi avec un homme qui vous demanderoit raison d'un outrage? Est-ce ainsi que vous respectez en moi cette foiblesse dont vous prétendez être le protecteur? ... Hé bien, madame, répondit Isambard, depuis notre entrevue j'ai appris toute l'histoire du malheureuxOlivier... à ces mots, Armoflède obligeant Isambard de l'écouter, chercha à pallier son crime, en protestant qu'elle n'avoit jamais pu croire que Diaulas fût véritablement le frère de Célanire; elle
appuya ce mensonge et beaucoup d'autres d'un torrent de larmes: elle ne toucha point Isambard, cependant il se radoucit un peu. Calmez-vous, madame, lui dit-il, et de grace laissons pour jamais ce funeste entretien; conduisez-vous ici avec prudence, sur-tout évitez Olivier, et soyez sûre de ma discrétion: mais que cette entrevue soit la dernière, vous ne me feriez changer ni d'opinion, ni de sentimens, et je vais vous faire un aveu qui vous prouvera que, malgré tous vos charmes, vous avez entièrement cessé de me paroître dangereuse. Vous êtes le premier objet que j'aie aimé; je vous vis pour la première fois à votre retour de la Lombardie: vos graces, votre gaieté, vos talens, me tournèrent la tête; j'appris presqu'en même temps vos engagemens avec Olivier, alors je vous évitai avec un soin extrême: le sentiment que j'avois pour vous, réprimé dès sa naissance, ne devint pas une passion, mais il m'empêcha d'en éprouver une autre, et je l'ai combattu long-temps... quoi! Reprit Armoflède, vous m'avez aimée! ... Il faut être bien guéri pour vous le dire en ce moment.
À cette réponse, Armoflède baissa les yeux, garda le silence, et deux larmes s'échappant de ses paupières, coulèrent doucement le long de ses joues. Isambard, dans cet état, sentit au fond de son coeur quelque chose de pénible, qui ressembloit à l'attendrissement... Armoflède se leva: adieu, seigneur, dit-elle, une mauvaise tête m'a fait faire de grandes fautes; mais si des regrets amers et une profonde douleur peuvent les réparer, cette soirée les expie toutes. En disant ces paroles, elle s'avança vers la porte: le bon chevalier interdit, et se reprochant sa dureté, la suivit d'un air respectueux, comme pour la reconduire; Armoflède mit la main sur la serrure, et se retournant vers Isambard: adieu donc pour jamais, dit-elle, du moins soyez sûr que malgré votre haine...-Ma haine! ... Pouvez-vous croire! ... Un embarras inexprimable ne lui permit pas d'achever cette phrase; il prit la jolie main qu'il voyoit posée sur la serrure, et quand il sentit cette main dans la sienne, son embarras s'accrut; il vouloit réparer par de la politesse une scène qu'il croyoit avoir poussée trop loin; il craignoit de
montrer de la galanterie, il n'osoit parler, il trouvoit ridicule de se taire. Cette espèce de perplexité lui donnoit un air contraint et indécis, qu'Armoflède prit pour une vive émotion; enfin, heureusement pour Isambard, on entendit dans l'antichambre la voix de son écuyer: Armoflède enfonça son chapeau sur ses yeux, ouvrit la porte, et sortit précipitamment.
Chapitre XIX.
Un conseil d'état. Le lendemain matin, Isambard allant à la promenade avec Lancelot, et traversant un grand corridor, passa devant une chambre où l'on faisoit de la musique; il s'arrêta, et il entendit une jolie voix, accompagnée d'un théorbe, qui chanta la romance suivante: on dit que j'aime Philène, ah! Juste ciel! Quelle erreur! Pour lui ce qu'éprouve mon coeur ressemble plutôt à la haine:
je ne puis le voir sans rougir, lui seul ou m'agite ou m'offense. Hélas! En effet, plus j'y pense, et plus je crains de le haïr... etc. Après avoir écouté cette chanson, les deux chevaliers continuèrent leur promenade. La jeune personne que vous venez d'entendre, dit Lancelot, aime un des pages de la princesse; et sur cet amour qu'elle ignore elle-même, Angilbertfit cette romance et la lui donna. Elle trouve que ces paroles expriment si bien ce qu'elle sent, qu'elle se plaît à la chanter tous les jours. Mais savez-vous quel est ce petit
page qui lui tourne la tête? C'est Armoflède déguisée, et qui n'est connue ici que d'Angilbert, d'Ogier et de moi. Elle s'est amusée, en attendant de plus brillans succès, à mettre la discorde entre les filles d'honneur de la princesse; mais Béatrix n'a pas approuvé cette petite intrigue; et l'appartement de ces jeunes personnes lui est absolument interdit depuis quinze jours. Et depuis combien de temps Armoflède est-elle ici, demanda Isambard? Elle y vint avec Ogier, répondit Lancelot, il y a environ trois semaines. Cette réponse fit rireIsambard, mais il crut devoir dire à Lancelot qu'Olivier, brouillé avec Armoflède, avoit de fortes raisons de la haïr, et qu'il ne falloit pas lui parler d'elle. Lancelot promit d'en prévenir Angilbert. Il ne sera pas très-étonné de cette rupture, ajouta-t-il; car il n'a jamais cru, comme le public, qu'ils fussent mariés, ni qu'Armoflède fût digne de devenir l'épouse d'Olivier. Dans ce même entretien, Lancelot apprit à Isambard qu'il alloit, dans une heure, au camp des princes ligués, leur porter les dernières propositions de paix de la duchesse. En effet, Lancelot partit et
se rendit dans la tente de Gérold: il y trouva le sage Théobald qui l'attendoit. Lancelot et le vieillard s'acquittèrent de leur mission. Le comte les écouta froidement, et répondit qu'il alloit faire assembler le conseil des princes, et qu'on y délibèreroit sur les propositions de la duchesse; mais je crois, ajouta Gérold, qu'on les jugera peu sincères. On pense que tant de vaillans guerriers qui composent maintenant la cour de Béatrix, sont fort éloignés de lui inspirer des sentimens pacifiques. Leurs intérêts peut-être sont opposés aux nôtres. Par exemple, on connoît assez les prétentions du roi de Pannonie, pour ne pas douter que si Béatrix le consulte, il ne lui conseillera pas d'offrir la paix aux conditions qui pourroient nous la faire accepter. Seigneur, répondit Lancelot, j'ignore les projets de Theudon, mais je sais que la princesse ne consulte que la raison et son devoir. Je sais aussi que tous les chevaliers armés pour sa défense ne craignent point la guerre, mais n'ont aucun intérêt qui puisse la leur faire desirer. Tous ont fait leurs preuves au champ d'honneur, et de nouveaux exploits ne
sauroient augmenter l'éclatante réputation des chevaliers du cygne, d'Ogier Le Danois, du brave Angilbert et des fils du duc Aymon. Enfin, je puis dire, seigneur, que vous avez de vrais admirateurs à la cour de Béatrix; et que même la personne qui paroît avoir le plus de crédit auprès d'elle, loin de vous être contraire, professe hautement le plus grand attachement pour vous. Et quelle est donc cette personne? Reprit Gérold. C'est, répondit Lancelot, l'amie intime de Béatrix, c'est la jeune et belle Délie. Née, dit-elle, dans vos états, tous ses voeux sont pour le bonheur de son souverain; et si la duchesse suivoit à cet égard ses conseils, tous vos desirs, seigneur, seroient pleinement satisfaits. À ces mots,Gérold, surpris et touché, fit une infinité de questions sur Délie. Lancelot, qui en étoit passionnément amoureux, répondit avec un détail qui parut intéresser vivement le comte de Bavière; et dans tout le reste de la conférence, il ne fut question que de la charmante Délie. Après le départ de Lancelot, Gérold assembla les princes: on tint un grand conseil, et Barmécide y fut admis. Gérold
lut tout haut les propositions de Béatrix. Elle déclaroit qu'elle vouloit rester libre; que la violence ne l'obligeroit jamais à choisir un époux; mais elle demandoit la paix, et elle offroit de payer les frais de tous les préparatifs de guerre faits contre elle. Hartrade, comte de Thuringe, qui nourrissoit depuis long-temps une violente passion pour Béatrix, prit le premier la parole. Il soutint qu'on ne pouvoit accepter une telle paix sans se déshonorer, et que tous les princes confédérés se couvriroient de ridicule aux yeux de l'Europeentière, si, après l'éclat de cette entreprise, ils se retiroient lâchement, sans obliger la duchesse à choisir entre eux un époux. Henri, duc de Frioul, qui aimoit aussi Béatrix, fut du même sentiment. Le duc de Spolette fut presque le seul qui parut pencher pour la paix. Gérold le combattit dans un long discours aussi artificieux qu'éloquent; et il tâcha de prouver que la seule politique, indépendamment de tout intérêt particulier, devoit faire rejeter les propositions de la duchesse. Alors Barmécide demanda la parole; et après avoir fait une vive peinture des maux
affreux qu'entraîne inévitablement la guerre; en réfléchissant, poursuivit-il, à de si terribles calamités, toutes les passions doivent se refroidir, la voix de l'humanité doit étouffer celles de l'ambition, du ressentiment et de l'amour. On dit qu'on se déshonoreroit en acceptant la paix proposée! ... Quand un prince se soumet à des conditions humiliantes, quand il conclut un traité contraire aux intérêts ou aux droits naturels de ses sujets, alors il fait une paix honteuse; mais quand on n'exige rien de lui qui puisse être préjudiciable à sa nation, il commet un crime en refusant la paix; il est seul responsable de tout le sang qui sera versé. Je dirai de plus: si l'ennemi lui demande une restitution équitable, il doit la faire et s'empresser d'expier ainsi le forfait d'une usurpation (car toute conquête en est une); mais il ne s'agit point ici de ces grands sacrifices. La duchesse de Clèves, donnant le noble exemple d'une modération sublime, demande la paix aux agresseurs et leur offre ses trésors pour épargner le sang de ses sujets. Si on la refuse, avec quelle ardeur ils combattront pour elle! ... Et nous,
pourrons-nous compter sur le zèle de nos troupes? Ont-elles leurs foyers à défendre? Quel intérêt prendront-elles à cette guerre? Elles n'en sentiront que la fatigue et les dangers. Eh! Qu'importent la valeur et l'habileté des chefs quand le soldat mécontent murmure! C'est son enthousiasme qui produit la victoire; le découragement et la terreur seront dans notre camp, tandis que l'énergie multipliera chez les assiégés et les ressources et les succès. De votre décision dépend le sort de cette multitude d'hommes qui composent les deux armées. Nos tentes, dressées au pied de ces collines, ont déjà répandu l'épouvante parmi les paisibles habitans de ces belles campagnes. Vous pouvez d'un mot dissiper leurs craintes mortelles. Ah! Jetez les yeux sur ces prairies fertiles qui nous entourent, sur ces chaumières, asiles respectables de l'innocence, sur cette armée florissante, et songez qu'en rejetant la paix, vous prononcerez une sentence sanguinaire, dont l'exécution, prompte et terrible, portera par-tout la dévastation et la mort. Ces cabanes, ces villages, seront incendiés et détruits; ces champs seront dévastés;
ces soldats, si lestes, si brillans, seront massacrés; et vous l'aurez voulu! Tous ces maux, toutes ces cruautés, seront votre funeste ouvrage! ... Eh quoi! Dans les tribunaux institués pour réprimer le crime, on voit les juges, s'ils sont humains, prononcer en frémissant l'arrêt des plus vils scélérats; et les princes, dans leurs conseils, envoient froidement à la mort des milliers d'hommes innocens... oui, je le soutiens, la guerre défensive est la seule légitime; et quand on peut accepter la paix ou l'offrir, une déclaration de guerre est le plus horrible des crimes; le succès même n'en pourroit diminuer l'atrocité aux yeux des êtres raisonnables et sensibles; car la véritable gloire est inséparable de la modération, de la justice et de l'humanité. Ce discours de Barmécide excita les plus violens débats. Hartrade et le duc de Frioul, qui s'y trouvèrent particulièrement attaqués, montrèrent contreBarmécide le ressentiment le plus altier. Ignorant le nom de ce grand homme, et ne voyant en lui que l'obscur Giaffar, ils lui répondirent avec autant de dédain que de colère.Barmécide répliqua avec la fierté qui
le caractérisoit; mais Gérold mit fin à cette querelle, en observant que, si l'on ne permettoit pas la liberté des opinions, il étoit inutile d'assembler un conseil. Je puis, à cet égard, me proposer pour exemple, dit-il; les deux amis les plus chers que j'aie dans cette assemblée, sont le duc de Spolette et Giaffar. Tous deux sont d'un avis contraire au mien, et je n'en suis point irrité; ils ont parlé d'après leur conscience, ils ont fait leur devoir. Le nôtre est maintenant de peser leurs raisons, et par conséquent d'y réfléchir. Ainsi, je propose de ne rien précipiter; de faire dire à la duchesse qu'on veut examiner mûrement ses propositions avant de lui répondre, et qu'on desire que la trêve, qui doit expirer après demain, soit prolongée encore un mois. Durant ce temps, de nouvelles idées et de nouvelles négociations pourront amener la paix, d'autant plus que, pendant cet intervalle, le prince de Grèce arrivera certainement dans notre camp; et ce nouveau renfort, en augmentant notre supériorité, rendra la paix plus facile à traiter. Cette proposition du comte de Bavière fut vivement
combattue par Hartrade et par le duc de Frioul; mais tous les autres membres du conseil l'adoptèrent, et elle passa à la pluralité. Le conseil nomma sur-le-champ deux députés, chargés de porter la décision à la princesse. Béatrix ne voulut recevoir les députés qu'en présence de tous les chevaliers ses défenseurs. Elle accueillit leur proposition, et consentit à la prolongation de la trève. Une heure après le départ des députés, on vit arriver Barmécide. Comme la princesse s'étoit fait une loi de n'accorder aucune audience secrète aux guerriers du camp ennemi, Barmécide ne put la voir qu'au milieu de sa cour. Admis en sa présence, il lui dit que le comte de Bavière ayant appris qu'elle avoit auprès d'elle une personne née dans ses états, il desiroit quelques informations à cet égard. Seigneur, répondit Béatrix, il est juste que Délie satisfasse elle-même la curiosité que son souverain témoigne sur son sort. Vous la verrez; on va vous conduire dans son appartement; mais comme l'intrigue n'a jamais pénétré dans ce château, le mystère en est banni; toutes nos démarches sont publiques, parce que toutes nos
intentions sont droites et pures. Je suis au milieu de mes amis et de mes défenseurs; une confiance sans réserve est la seule preuve de reconnoissance que je puisse leur donner.Mon amitié pour Délie, et celle qui vous unit au comte de Bavière, pourroient rendre suspect un entretien secret. Ainsi, pour éviter de fausses interprétations, vous permettrez, seigneur, que les chevaliers qui se trouvent ici soient témoins de cette entrevue, et je les invite à vous suivre. À ces mots, Barmécide s'inclina profondément, et sortit. Les chevaliers du cygne, Lancelot, Roger, le jeune Guichard et quelques autres, prirent avec lui le chemin de l'appartement de Délie. Quand Barmécide fut sorti du salon de la duchesse, il se retourna vers Olivier, et le prenant sous le bras: voilà, dit-il, une princesse de vingt ans, dont tous les souverains de la terre devroient adopter la politique: alors on ne verroit plus de révolutions. Oui, répondit Olivier, bonté, équité, droiture, voilà tout le secret du grand art de régner; et Béatrix, en effet, le possède. J'ai bien peur, repritBarmécide, que ce secret si simple et si beau ne
se perde avec elle, du moins pour long-temps. Comme il disoit ces paroles, il se trouva à la porte de Délie, et il entra avec les autres chevaliers. Délie étoit seule, assise auprès d'une table; elle lisoit, et fut très-surprise en voyant entrer dans sa chambre une si nombreuse compagnie. Barmécide s'avança vers elle, et lui dit que le comte de Bavière desiroit savoir dans quelle partie de ses états elle avoit reçu le jour. Ce prince, ajouta Barmécide, a été vivement touché en apprenant, madame, l'intérêt que vous prenez à sa destinée. Il s'afflige en pensant que des malheurs, ou peut-être des injustices qu'il ignore, vous ont forcée de quitter les lieux qui vous ont vu naître. Il vous offre son amitié, madame, sa protection et son appui pour vos parens, si vous en avez dans ses états. Pendant ce discours, l'humble et timide Délie changea plusieurs fois de visage; elle s'étoit levée, et fut obligée de s'appuyer sur la table qui se trouvoit près d'elle... elle répondit d'une voix basse et tremblante, qu'elle ne devoit ni ne vouloit se plaindre; qu'elle étoit orpheline; que les bontés de la princesse rendoient sa situation
aussi heureuse qu'elle pouvoit l'être; elle ajouta, en baissant les yeux, qu'elle feroit toujours les voeux les plus ardens pour le bonheur de son souverain. Hé bien, madame, repritBarmécide, votre souverain a le droit de vous offrir un foible témoignage de sa reconnoissance. Puisqu'il est privé du bonheur de donner un asile à une personne telle que vous, du moins vous ne refuserez pas ces gages de son estime et de son amitié, qu'il m'a chargé de vous présenter. Alors Barmécide, faisant approcher ses écuyers, prit de leurs mains une corbeille découverte, ornée de rubans verts, et remplie de pierreries et de bijoux précieux; il la posa sur la table. Délie rougit, et poussant un profond soupir: ces brillans ornemens, dit-elle, ne sont pas faits pour moi; mais je recevrai, seigneur, avec respect et reconnoissance, ce ruban vert: c'est la couleur du comte de Bavière, et c'est le seul de ses dons que je puisse accepter. En prononçant ces mots, Délie détacha de la corbeille un large ruban, qu'elle passa autour de sa taille. Barmécide essaya vainement de lui faire rétracter ses refus; Délie y persista avec fermeté.
Barmécide remporta ses présens, et dit en s'en allant que la favorite étoit, dans son genre, toute aussi extraordinaire que la princesse.
Chapitre XX.
L'habitation mystérieuse. Isambard, se rappelant toujours avec intérêt l'histoire de la malheureuse Azoline, contée par Ordalie, s'étoit assuré que le jeune Roger étoit en effet l'amant de cette infortunée. Il l'avoit vu plusieurs fois rougir et frémir, lorsqu'à dessein il avoit
prononcé devant lui le nom de Rotbold. D'après cette persuasion, il lui proposa une promenade dans la forêt; et lorsqu'ils furent sortis du château, il lui dit qu'il avoit desiré l'entretenir tête à tête, afin de justifier la mémoire d'une personne innocente que sans doute il croyoit coupable. Ce début, qui annonçoit la mort d'Azoline, fit tressaillir Roger. Il conjura Isambard de s'expliquer; et alors Isambard lui conta la triste histoire d'Azoline. Pendant ce récit, Roger, tour à tour pénétré de douleur et transporté de rage, versoit des torrens de larmes et s'engageoit, par les plus terribles sermens, à venger la malheureuse Azoline, en immolant son barbare oppresseur et l'infame Tryphon, son complice. Hélas!S'écrioit Roger, le crime de ces monstres m'a rendu coupable moi-même; mon coeur a calomnié la vertu; j'accusois l'innocente Azoline; le mépris et l'indignation m'avoient guéri d'un amour sans espérance. Tandis qu'elle expiroit en prononçant mon nom, je me plaignois de son infidélité et de sa perfidie, et je ne connois ma funeste et criminelle erreur, que lorsqu'il n'est plus en mon pouvoir de l'expier! ...
Isambard, vivement touché du désespoir de Roger, s'affligeoit avec lui, et sentoit que la douce et tendre pitié est de tous les mouvemens de l'ame celui qui dispose le mieux et le plus promptement à l'amitié. Il lui promettoit de le voir chaque jour en particulier, de recevoir ses plaintes et d'écouter ses regrets. Roger étoit digne d'apprécier un tel ami, et l'espoir de l'acquérir lui procuroit la plus grande consolation qu'il pût recevoir. En cotoyant la lisière de la forêt, Isambard aperçut dans le lointain une petite maison au pied d'une colline, et entièrement isolée. Il avoit depuis une heure une soif ardente; et pour la satisfaire, il desira s'arrêter un moment à cette maison. Les chevaliers s'y rendirent, et voyant la porte entr'ouverte, ils entrèrent. Après avoir traversé une espèce de vestibule, ils se trouvèrent dans une salle basse assez proprement arrangée. Une petite servante, de treize ou quatorze ans, étoit seule assise devant un grand fourneau, sur lequel étoit posé un alambic. On voyoit au-dessus du fourneau une large tablette couverte de bouteilles et de fioles remplies de liqueurs de diverses
couleurs. Voilà sûrement, dit Isambard, la demeure d'un chimiste; mais il s'est fixé dans un lieu bien retiré et bien sauvage. Votre maître est-il ici, demanda Roger à la petite fille? Je n'ai point de maître, répondit-elle, celle que je sers est une femme. Cela est singulier, reprit Isambard, et votre maîtresse ne veut donc voir personne? ... Oh! Pardonnez-moi, on vient la chercher, mais pas si souvent qu'autrefois; depuis quinze jours, nous n'avons guère vu que le petit page...-Quel page?-Le joli petit page du château; je ne sais pas son nom: ceux qui viennent ici ne veulent presque jamais le dire. Mais, interrompit Roger, apprenez-nous, je vous prie, celui de votre maîtresse.-Elle s'appelle Marceline. Ah! Sortons d'ici, dit brusquement Roger, je ne souffrirai pas que vous buviez dans cette maison; sortons. En disant ces mots, il prit Isambard par le bras, et l'entraîna sans attendre de réponse.Lorsqu'ils furent dans la forêt, Isambard questionna Roger sur cet étrange mouvement. Cette Marceline, répondit Roger, est une vieille femme que les gens du pays croient une
magicienne, et qui, selon toutes les apparences, est une empoisonneuse. Elle paroît s'occuper de chimie, et elle se mêle surtout de prédire l'avenir, de composer des talismans et des philtres. On prétend qu'elle évoque les morts, et les force à sortir du sein des tombeaux; mais il me paroît prouvé qu'elle a sur les vivans un pouvoir plus funeste, car on assure que deux personnes ont péri pour avoir pris de ses breuvages. La princesse, qui craint jusqu'à l'apparence du despotisme, n'a pas voulu la bannir de ses états; mais, sur plusieurs accusations particulières, cette vieille femme a été traduite devant les tribunaux; et dans ce moment on instruit son procès, qui sera fort long, parce qu'ici les lois, remplies d'humanité, donnent aux accusés en matière criminelle des moyens de défense infiniment étendus. Isambard, en réfléchissant à cette aventure, imagina que ce joli petit page, dont la servante avoit parlé, pourroit bien être Armoflède; et l'idée qu'elle se livroit en secret à ces viles superstitions augmenta le mépris qu'il avoit pour elle. En sortant de la forêt, les chevaliers
entrèrent dans une vaste plaine. Isambard y vit, avec surprise, une tente immense, ouverte de tous côtés, et que des ouvriers achevoient de dresser; et demandant à Roger s'il savoit à quel usage on destinoit cette tente: je sais seulement, répondit Roger, que la princesse doit se rendre ici demain; que toutes ses troupes et les habitans de ce canton sont invités à venir. La duchesse nous a dit qu'elle ne nous instruiroit de son dessein qu'en présence de tout le peuple assemblé. Nous supposons qu'elle prononcera un discours relatif à la persécution qu'elle éprouve. Cette explication intéressa vivement Isambard, et il attendit le lendemain avec une extrême impatience.
Chapitre XXI.
Une princesse éclairée et vertueuse. Le lendemain matin, sur les dix heures, la duchesse de Clèves fit avertir tous les chevaliers qu'elle alloit se rendre dans la plaine.On étoit au mois de novembre; mais l'air étoit aussi serein et aussi doux que dans les plus beaux jours de l'automne. La princesse étoit mise avec une simplicité et une élégance remarquables, et jamais sa beauté ne parut si éclatante. Suivie de tous les chevaliers et des dames de sa cour, elle arriva au lieu du rendez-vous. Toute la plaine étoit couverte d'un peuple immense,
qui, rassemblé là depuis deux heures, attendoit sa souveraine. Aussitôt qu'on l'aperçut, l'air retentit de cris de joie, d'acclamations et d'applaudissemens. Béatrix pria sa brillante escorte de s'arrêter un moment; et, quittant le cercle qui l'environnoit, elle s'avança seule dans la plaine, et fut se perdre dans la foule de ce peuple, dont elle étoit idolâtrée.Chacun vouloit la voir, mais chacun craignoit de gêner sa marche. On se rangea en file, en lui laissant un chemin libre et large. Elle se dirigeoit vers la tente placée à l'extrémité de la prairie; mais elle marchoit lentement, s'arrêtant souvent pour parler à ceux qui l'environnoient, les regardant tous avec l'expression du sentiment et de la reconnoissance.Lorsqu'elle fut près de la tente, toute cette multitude s'arrêta. Béatrix, se retournant vers le peuple, lui dit que la beauté du jour rendant la tente inutile, elle aimoit mieux ne s'y point placer; mais qu'ayant à parler, elle desiroit, afin d'être entendue de tout le monde, qu'on établît en plein air l'estrade qui étoit au milieu de la tente. À l'instant même, on exécuta cet ordre. Dans ce moment, les
chevaliers arrivèrent; on se rangea autour de la princesse, sans ordre et sans distinction de rangs. Cependant Theudon, Isambard et le plus jeune des fils Aymon, trouvèrent le moyen de se placer près d'elle. Olivier, beaucoup plus éloigné, ne pouvoit la voir; mais Béatrix le fit appeler, en disant à Isambard qu'elle ne vouloit pas qu'il fût séparé de son ami.Olivier s'approcha, et se mit à côté d'Isambard. On fit un grand silence, et la princesse prit la parole en ces termes: "depuis deux ans, souveraine de ce pays, j'ose me flatter d'avoir ajouté à son bonheur et à sa prospérité. Je ne m'en enorgueillis point. Jeune et sans expérience, je n'avois que des sentimens purs et des intentions droites: je manquois de lumières; mais j'ai eu le mérite de le sentir, de rechercher d'utiles conseils, et de les peser avec une raison que rien n'a pu corrompre encore. L'amour du bien public m'a tenu lieu de talens. Ce sentiment doux et sublime est la véritable sagesse et le génie des souverains. C'est à mon respectable instituteur, c'est au sage Théobald que je dois mes principes
et l'idée de la véritable gloire, et que vous devez les institutions et les lois nouvelles qui assurent votre liberté, et par conséquent votre bonheur. Il m'apprit, dès mon enfance, qu'il est beau de gouverner un peuple qui pense et qui connoît ses droits, parce que celui-là seul peut juger la conduite de son chef, apprécier la vertu et dispenser la gloire, par son approbation et son amour, tandis que les louanges et l'obéissance de l'esclave ne prouvent que sa bassesse et sa crainte; il m'apprit enfin qu'un des plus importans devoirs d'un souverain est d'éviter la guerre, et de faire les plus grands sacrifices pour maintenir la paix. Jugez donc de la douleur que j'éprouve aujourd'hui, en voyant cette ligue puissante formée contre moi! ... Les princes confédérés veulent que je choisisse entre eux un époux; mais l'injustice et la violence de leur conduite montrent assez que si je cédois à ce desir, je vous donnerois un tyran; cette seule idée a dû me faire persister dans mes refus: cependant, en voyant la guerre inévitable, je me suis représenté tous les maux qu'elle attireroit
sur vous, je n'ai pu supporter cette affreuse image, et depuis plus de trois mois, j'ai pris la résolution que je vais vous déclarer. C'est l'ambition sur-tout et le desir de régner sur ce beau pays, qui sans doute arment tous ces princes; si Béatrix ne possédoit pas le duché de Clèves, on ne combattroit point pour obtenir sa main. Ah! Ce rang ne m'est cher que pour votre bonheur; qu'il me sera doux d'y renoncer pour votre tranquillité! ... " Ici mille cris confus et douloureux interrompirent Béatrix. Non, non, s'écria-t-on de toutes parts, nous voulons vivre et mourir, s'il le faut, pour Béatrix... des gémissemens, des sanglots se joignoient à ces acclamations; les troupes de la princesse, mêlées par son ordre avec le peuple et sans armes, comme les autres citoyens, élevèrent en l'air leurs casques, en criant: nous vous délivrerons de vos persécuteurs, nous vous promettons la victoire, nous le jurons...tout le peuple répéta ce serment, en s'écriant: et nous aussi, nous combattrons, nous prendrons tous les armes . Cet enthousiasme universel passa dans le coeur de
tous les chevaliers spectateurs de cette scène touchante; ils unirent leurs voix à celles du peuple et des sldats: le sensible Isambard ne put retenir ses pleurs: Olivier avoit jusqu'alors, suivant sa coutume, évité de regarder Béatrix; mais ému jusqu'au fond de l'ame par son discours, et sur-tout par le son de sa voix, il se retourna pour la voir: elle fondoit en larmes... il voulut contempler en elle le triomphe éclatant de la bonté et de la vertu... ô combien la gloire embellit la jeunesse et la beauté! ... C'étoit la première fois qu'Olivier osoit fixer les yeux sur ce visage enchanteur, qui lui rappeloit un souvenir si cher et si douloureux. L'admiration suspendoit en lui tout autre sentiment; mais il rencontra son regard, il tressaillit... il crut voir Célanire... ce regard avoit la même expression... le malheureux Olivier éperdu, égaré, s'écria: ô ciel! Quel nouveau genre de supplice! ... Et il baissa ses yeux chargés de pleurs. Heureusement le tumulte étoit trop grand et l'agitation trop universelle, pour que l'on pût remarquer son trouble. EnfinBéatrix, faisant signe qu'elle vouloit
parler, obtint un profond silence. Après avoir exprimé sa reconnoissance et sa sensibilité, elle demanda qu'on l'écoutât jusqu'à la fin de son discours sans l'interrompre, et elle le reprit ainsi: "je n'ai point prétendu vous annoncer une volonté fixe et déterminée, je n'ai voulu que vous faire une proposition, et vous offrir un conseil. Vous êtes libres, et je ne le suis pas: la providence, en me plaçant dans le rang où je suis, m'a donné un emploi que je ne puis quitter sans votre aveu; ainsi je suis à vous, mon existence vous est dévouée, et vous seuls devez disposer de mon sort. Mais, avant de rejeter le parti que je vous propose, je vous conjure d'y réfléchir; j'ai tout prévu; n'ayant point d'héritier, j'ai pensé qu'il vous seroit avantageux de passer sous la domination du monarque le plus puissant et le plus vertueux de l'Europe; j'ai fait pressentir Charlemagne, et si vous acceptez mon abdication, ce grand prince deviendra votre souverain; ou, si vous préfériez un gouvernement républicain, il sera votre protecteur et votre allié. C'est à vous de choisir; pour moi, je pense,
d'après le sage Théobald, qu'il n'existera jamais un gouvernement parfait, parce qu'il est impossible de fixer la volonté de l'homme et de borner ses desirs, et parce qu'on ne peut se passer de chefs, et que leur ambition pourra toujours renverser les plus sublimes institutions, ou les rendre inutiles. Mais s'il est vrai que la paix et la tranquillité soient les premiers des biens, le gouvernement monarchique, fondé sur les lois, seroit peut-être le meilleur de tous. Enfin, ne croyez pas qu'une terreur personnelle, ou qu'un indigne égoïsme, m'aient inspiré le dessein de renoncer au noble emploi de vous gouverner; ma gloire est de vous rendre heureux, et je le desire trop, pour n'être pas certaine d'y réussir. Votre amour, votre courage, et la valeur et les talens de ces généreux chevaliers, accourus à mon secours, me répondent de la victoire; mais combien ce triomphe me coûtera de larmes! Pourra-t-il me consoler du sang qui sera répandu? ... Ah! Laissez-moi quitter un rang qui vous expose à ce mortel danger; je n'abandonnerai point un pays qui m'est si cher. Je
vivrai parmi vous dans une douce obscurité, et quand vous serez heureux et paisibles, je n'aurai rien sacrifié, je n'aurai rien perdu." Ici la duchesse attendrie s'arrêta, et mit ses deux mains sur ses yeux. Que Béatrix soit toujours notre souveraine! S'écria le peuple avec transport. Ce cri général fut répété mille fois avec le plus vif enthousiasme et des applaudissemens redoublés; ensuite le peuple conjura la princesse de lui promettre de renoncer à son dessein. Béatrix éleva les mains en l'air, et fit le serment qu'on exigeoit d'elle: alors les témoignages de joie, de reconnoissance et d'amour, ressemblèrent à de l'ivresse et à de l'idolatrie... le peuple finit par couper de grosses branches d'arbres, dont il fit un brancard, sur lequel il obligea la princesse de s'asseoir; et elle fut ainsi portée en triomphe jusque dans son palais, au milieu des acclamations et des cris du peuple. Il y a dans l'admiration publique une sorte de contagion dont il est presque impossible de se préserver, du moins pour le moment, alors même qu'elle est usurpée; mais quand la raison l'approuve, et
que l'envie ne peut la combattre, il en résulte un sentiment qui est peut-être un des plus vifs que le coeur humain puisse éprouver. Quel que soit le degré d'admiration, quand on admire seul, l'ame peut rester tranquille; mais l'applaudissement public et universel, mais le charme et l'éclat de la gloire, ajoutent l'enthousiasme à l'admiration... tous les chevaliers, même ceux qui n'étoient point amoureux de la duchesse, éprouvèrent ce mouvement irrésistible. Lorsqu'on fut dans le palais, Lancelot, qui étoit dans un coin du salon, à côté d'Olivier, lui parloit avec ravissement de la scène qui venoit de se passer. Je vous avoue, disoit-il, que si, dans cette plaine, j'eusse été forcé d'exprimer l'espèce de sentiment que m'inspiroit alors la duchesse, j'eusse répondu très-naturellement et avec vérité que je l'adorois ; et cependant j'en aime une autre, et avec passion. Maintenant, plus calme, je ne me trouve plus pour Béatrix que de l'admiration et le plus tendre attachement; mais je dois convenir encore que cette gloire si touchante, dont je l'ai vue environnée, la rend plus respectable
et plus intéressante à mes yeux. Avant ce jour, j'avois su la connoître; mais on sent mieux le prix de la vertu, quand on a joui du bonheur de la voir couronner. À ces mots, Oliviersoupira, et après un moment de silence: oui, dit-il, le spectacle dont nous venons d'être témoins doit laisser une profonde impression. En disant ces paroles, il se leva d'un air distrait, se rapprocha de la duchesse, un instant après il changea de place, et sortit enfin du salon.
Chapitre premier.
Une reine mal conseillée. Ce jour si glorieux pour la duchesse de Clèves acheva d'exalter pour elle les sentimens d'Isambard. Il remarquoit avec une joie secrète que cette princesse affectoit de traiter ses rivaux, Theudon et le timide Guichard, avec une politesse pleine de réserve et de froideur, tandis qu'elle étoit remplie de graces pour tous les autres chevaliers, et pour lui particulièrement. Enfin, il voyoit que déjà il s'étoit attiré la haine
duuroi de Pannomie; il attribuoit à la jalousie cette aversion prématurée, et son coeur s'ouvroit par degrés aux plus séduisantes espérances. Béatrix étoit assise entre Amalbergeet Délie; Isambard, Lancelot, Angilbert, Archambaud, et quelques autres chevaliers, formoient un demi-cercle en face de ces trois personnes. Angilbert venoit de lire des vers qu'il avoit faits pour Béatrix; mais depuis un moment, cette princesse, tombée dans une profonde rêverie, ne se mêloit plus à la conversation; cependant, au bout de quelques minutes, elle reprit la parole, et changeant d'entretien, elle parla de la cour de France. Elle fit sur ce sujet beaucoup de questions à Isambard; et tout à coup elle lui demada s'il trouvoit qu'elle eût en effet une ressemblance aussi frappante avec la malheureuse fille de Vitikind, que le prétendoient les autres chevaliers français, et Ogier le danois? Cette question, quoique fort simple, surprit Isambard, t lui fit une sorte de peine dont il ne put se rendre raison. Il répondit que cette ressemblance étoit véritablement extraordinaire; là-dessusBéatrix fit une multitude de questions
sur Célanire, et entrant à cet égard dans les plus minutieux détails, elle voulut savoir de quelle manière elle étoit mise lorsqu'elle arriva à la cour. On lui répondit qu'elle avoit conservé pendant quelque temps le costume de son pays, et la duchesse se fit faire la plus exacte description de l'habillement saxon: dans cet instant Olivier rentra dans la chambre; aussitôt Béatrix rompit cet entretien et se hâta de parler d'autre chose. Olivier, suivant sa coutume, alla se placer à l'écart dans un coin du salon; il s'approchoit rarement de la duchesse, jamais il ne lui adressoit la parole; elle, de son côté, lui parloit peu, et paroissoit plaindre et respecter sa profonde mélancolie. Les chevaliers français avoient questionné Isambard sur la tristesse de son ami. Isambard en donnoit pour raison sa rupture avec Armoflède; il en avoit même parlé à Ogier le danois, en lui reprochant son attachement pour une personne si méprisable; mais Ogier, séduit et plus amoureux que jamais, sachant enfin, à n'en pouvoir douter, que son aminte étoit Armoflède, croyoit que tout son crime étoitde lui avoir sacrifié
Olivier, et il excusoit aisément un égarement si flatteur pour lui. Cette idée lui donnoit un extrême embarras avec Olivier; ce dernier le sachant amoureux d'Armoflède, avoit pris pour lui une sorte d'éloignement, et l'évitoit avec soin, ce qui achevoit de confirmer Ogier dans son erreur. La conversatio étant devenue générale dans le salon, le seulOlivier, tristement retiré dans une embrasure de fenêtre, n'y prenoit point de part, lorsque l'on entendit le son perçant d'un cor, qui annonçoit l'arrivée d'un nouveau chevalier: en effet, peu de minutes après on vit paroître le vaillant Astolphe, fameux paladin anglais, que tous nos chevaliers connoissoient depuis long-temps de réputation, et qu'Olivieravoit rencontr 2 plusieurs fois dans se voyages. Après les premiers complimens, on fit auchevalier anglais beaucoup de questions sur l'état actuel de son pays. Béatrix voulut connoître les étails de la révolution qui avoit placé Egbert sur le trône, malgré les droits et le parti puissant de la reine Edburge. Astolphe satisfit ainsi la curiosité de la duchesse:
les droits de la reine Edburge, dit-il, étoient en effet infiniment mieux fondés que ceux d'Egbert; mais le trône est un bien dont l'amour du peuple peut seul assurer l'héritage. Les commencemens du règne d'Edburge sembloient lui présager un destin plus heureux: une grande jeunesse, un extérieur et des manières agréables, lui gagnèrent d'abord tous les coeurs. Son ame étoit naturellement sensible; sa première ambition fut de se former une société douce et sûre, et d'acquérir de vrais amis; mais malheureusement elle manquoit d'esprit et d'expérience, elle fit de mauvais choix, et le sentiment le plus fait pour étendre les lumières et perfectionner la raison, ne servit qu'à l'égarer et à la corrompre. Elle aima d'abord avec une bonne foi touchante; elle s'enorgueillissoit bien moins de son rang que de la gloire de s'être attaché des amis qu'elle croyoit fidèles; remplie de graces et de délicatesse pour eux, elle mettoit son bonheur à prévenir leurs desirs et à les combler de bienfaits. Mais tant de charmes et de générosité ne firent (à peu d'exceptions près) que des ingrats, et ne purent jamais satisfaire l'insatiable
ambition de la plupart de ses favoris; ils avoient en général trop peu de principes pour s'occuper de la gloire de la reine, et la légèreté de leur conduite leur faisoit même desirer qu'elle-même se mît au-dessus de ce qu'ils appeloient des préjugés. Il ne leur fut pas difficile de séduire une jeune princesse vive, sensible et bornée, et dont ils possédoient toute la confiance; ils l'engageoient sans cesse, pour le plus frivole intérêt de plaisirs ou de vanité, à renverser tutes les lois sévères de l'étiquette, que les souverains ne doivent abolir en public que pour se rendre populaires; mais la reine, sans montrer au peuple plus de bonté et d'affabilité, faisoit chaque jour des démarches extraordinaires et inconsidérées, et elle perdoit insensiblement toute sa dignité et sa cosidération personnelle. Les favoris n'étoient pas aimés de la nation, et ils inspirèrent à la reine un profond dédain pour le peuple; elle le monta, et bientôt elle fut universellement haïe, et en reçut des témoignages certains: alors, au lieu de chercher à regagner la bienveillance de la nation, elle se livra toute entière au plus
violent ressentiment, et pendant qu'un petit cercle d'adulateurs suffisoit à sa gloire, elle brava le public, ne mit plus de ménagemens dans sa conduite ni de frein à ses passions. Elle afficha un tel mépris des bienséances, que sa cour même (la plus corrompue de l Europe) en fut indignée. Les favoris hasardèrent quelques représentations, mais qui ne servirent qu'à refroidir la reine pour eux. Cette malheureuse princesse, qu'on avoit enivrée si long-temps de séductions et de flatteries, n'étoit plus en état d'écouter la voix de la raison.Enfin, s'avançant à grands pas vers sa ruine, sa conduite devint si scandaleuse, que sa confiance parut un opprobre aux courtisans les plus avilis; chacun d'eux gardoit les places qu'il devoit à sa faveur, mais tous protestèrent qu'ils avoient perdu leur crédit sur son esprit, qu'ils n'étoient plus consultés par elle, et pour le prouver, ils censurèrent hautement ses démarches, et décrièrent à l'envi ses moeurs et son caractère. La reine alors, désabusée de l'amitié, chercha des consolations dans de nouveaux égaremens; son ame, découragée et flétrie, se ferma sans retour à tous
les sentimens doux et tendres, et s'ouvrit et s'abandonna sans réserve à la haine et à la vengeance, passions funestes qui ont achevé de la perdre. Ce fut vers ce temps que la révolution commença; tout le monde en connoît l'histoire. Le peuple vouloit la réforme des abus; l'ambition et la cupidité des courtisans se refusoient à des demandes qui entraînoient des sacrifices pénibles pur eux. La reine, accoutumée à mépriser le peuple, s'aveugla sur le danger qui la menaçoit; elle montra la plus grande sécurité, et l'on attribua à son courage ce qui n'étoit l'effet que de son manque de lumières. Cependant le peuple armé remporta la victoire, et le prince Egbert alloit être placé sur le trône, lorsqu'Edburge, cédant à la nécessité, promit enfin de souscrire aux conditions imposées, qu'il falloit accepter de bonne foi ou rejeter avec courage: la reine ne fit ni l'un ni l'autre.La nation, oubliant ses égaremens, remit la couronne sur sa tête, et le prince Egbert fut obligé d'aller chercher un asile à la cour de Charlemagne. La nation, en replaçant Edburgesur le trône, s'étoit conduite avec autant de franchise que de générosité;
mais les courtisans, qui dtestoient la révolution, se flattèrent que la reine pourroit assurer le succès de leurs projets insensés: dans cette pensée, ils s'appliquèrent à nourrir le ressentiment des injures q'elle avoit reçues; ils lui persuadèrent qu'elle avoit un parti puissant, que l'Europe entière avoit es yeux sur elle, et qu'elle se couvriroit d'ue immortelle gloire si elle parvenoit à reconquérir les droits qu'elle avoit solennellement abjurés; enfin ils lui répétèrent qu'on attendoit tout de sa fermeté et de son courage. La reine, enivrée de ces flatteries, et desirant la vengeance avec passion, adopta tous les plans extravagans qui lui furent proposés: alors les courtisans louèrent avec excès son esprit et la grandeur de son caractère; et cette malheureuse princesse, en jouant le rôle le plus mal-adroit et le moins noble, se croyoit une héroïne. En effet, quoi de plus imprudent que de s'entourer de gens connus universellement pour abhorrer la révolution; et quoi de moins courageux que de répéter dans tous ses discours publics les assurances de sa sincérité et de son attachement aux lois nouvelles? D'autant plus
que rien ne la forçoit à faire ces discours publics, et qu'elle les prodiguoit sans qu'ils fussent ni sollicités ni desrés. Cette duplicité, jointe à son indiscrétion et aux imprudences de ses prétendus amis, ranima la haine et le mépris: on découvrit ses intrigues secrètes, on en supposa même qui vraisemblablement n'ont jamais existé; mais la nation, bien convaincue que la reine étoit implacable et de mauvaise foi, se décida enfin sans retour en faveur d'Egbert. Ce prince fut rappelé, et reçu avec transport; sa réputation de douceur, de droiture et de bonté, rassura ceux même qui s'étoient montrés les lus contraires à sa cause. Sa première démarche fut de prononcer publiquement le serment solennel d'oublier à jamais toutes ses injures personnelles; et en effet sa conduite noble et franche ne laisse aucune inquiétude à cet égard. Cependant le peuple, outré contre la reine, se seroit porté contre elle aux dernières extrémités, si le roi son successeur n'avoit pas voulu la sauver: ce prince me chargea de la conduire hors de l'Angleterre, et de faire passer avec elle ses trésors et ses pierreries. Il me traça lui-même
la route que nous devions prendre, et il me dit que lorsque nous aurions passé la mer, je la conduirois au lieu qu'elle choisiroit pour asile dans le continent. Comme je louois la générosité du roi envers Edburge, qu'on accusoit d'avoir attenté plusieurs fois à sa vie: l'humanité seule, répondit Egbert, me prescriroit une telle conduite, mais la politique même me la conseille. Si la reine périssoit victime de la fureur populaire, on oublieroit sa vie entière pour ne se rappeler que sa fin tragique; une vive et juste compassion succèderoit à la haine qu'elle inspire, et les ennemis de la révolution en feroient une héroïne. Je trouvai ces réflexions parfaitement justes, et j'admirai cet heureux accord de la politique et de la vertu, mais qui n'existe que pour les grandes ames et les esprits supérieurs. D'après les ordres du roi, j'ai dirigé la fuite d'Edburge et passé la mer avec elle. Cette princesse a voulu se rendre à la cour fameuse où le prince quivenoit de la chasser de sa patrie avoit lui-même trouvé jadis un asile. La réputation de Charlemagne a décidé son choix. En effet, l'empereur n'a vu dans
Edburge qu'une reine infortunée à laquele il devoit son appui; il a pensé avec justice qu'Egbert lui-même lui sauroit gré d'accueillir, dans une telle situation, sa rivale et son ennemie. J'ai laissé Edburge à Aix-La-Chapelle; et ayant appris l'injuste entreprise des princes ligués contre la duchesse de Clèves, je suis venu lui offrir mon bras et mes services.
Chapitre II.
Les confidences. Le récit du paladin Astolphe donna lieu à une conversation générale, qui dura jusqu'au souper. Astolphe se mit à table à côté'Olivier, et lui demanda un rendez-vous particulier: le lendemain, Olivier se rendit dans sa chambre à midi, et le chevalier anglais lui confia que le principal motif de son voyage étoit de demander la main deBéatrix pour le roi
d'Angleterre. Ce prince, ajouta-t-il, dans le temps où il étoit fugitif, passa dans ce pays: inconnu et confondu dans la foule, il vit une seule fois la duchese dans une fête publique: elle n'avoit alors que quinze ans, son père vivoit encore; mais elle fit sur le coeur d'Egbert une impression ineffaçable, et maintenant il met à ses pieds le trône qu'il a conquis par sa valeur et ses vertus. Après avoir fait ce détail, Astolphe ajouta qu'il desiroit obtenir une audience particulière de Béatrix, pour s'acquitter de sa mission: Olivier répondit que la princesse n'en accordoit point de telles pour des affaires politiques, depuis la persécution qu'elle éprouvoit; qu'ayant à ménager les esprits différens, et même les prétentions de ses défenseurs, elle évitoit avec soin tout ce qui pouvoit inspirer de la défiance ou causer de l'ombrage, et que toute espèce de négociation se traitoit publiquement. Cette explication embarassa beaucoup Astolphe, qui, sachant l'éloignement de Béatrix pour l'hymen, ne vouloit pas recevoir un refus public: après quelques réflexions, il conjura Olivierde sonder ses dispositions, et de vanter à cette
princesse les qualités personnelles d'Egbert, qu'il avoit connu. Tout ce que je pourrois lui dire à cet égard, poursuivit-il, seroit suspect dans ma bouche, et ne peut l'être dans la vôtre. Olivier refusa positivement de se charger de cette commission, et, sur les instances réitérées d'Astolphe, il proposa d'en parler à Isambard, qui, ainsi que lui, connoissoit le roi d'Angleterre, et Astolphe y consentit. Olivier en refusant avoit eu deux motifs: l'embarras de se trouver tête à tête avec Béatrix, et le scrupule de lui faire une proposition dont le succès affligeroit Isambard: ce dernier, à la vérité, ne lui parloit plus de ses sentimens pour Béatrix. Olivier démêloit facilement que cette frappante ressemblance avecCélanire lui ôtoit toute confiance avec lui sur ce point, et lui causoit un embarras que sa raison ne pouvoit vaincre. Mais, certain qu'il adoroit cette princesse, et croyant pénétrer qu'elle avoit du penchant pour lui, il crut devoir l'instruire de ce nouvel événement, et fut sur le champ lui en faire part. Isambard l'écouta avec émotion, et après l'avoir remercié: hé bien, mon ami, lui dit-il, s'il existe un
homme sur la terre qui soit digne de Béatrix, c'est sans doute ce prince, il faut lui en parler, comme le desire Astolphe. Alors, reprit Olivier, tu t'en chargeras. Non, réponditIsambard, je t'avoue que je m'en acquitterois mal, et que je ne pourrois cacher l'excès de mon trouble. Mais je te conjure de lui demander cet entretien particulier, de lui dire en faveur d'Egbert tout ce que la juutice et la vérité doivent t'inspirer, et ensuite de me rendre un compte exact, et même minutieux, de tout ce qu'elle aura répondu sur ce point.Olivier se défendit encore, mais en vain. Isambard exigea positivement de lui cette démarche.
Lorsqu'on se mit à table pour dîner, Olivier s'approcha de la duchesse, et s'en trouva si près, qu'elle l'invita, pour la première fois, à se placer à côté d'elle. Olivier parla très-peu, mangea moins encore, et, pendant tout le dîner, n'eut jamais le courage de hasarder la demande qu'il avoit projeté de faire; toutes les fois qu'il en prenoit la résolution, il éprouvoit un violent battement de coeur, et la parole expiroit sur ses lèvres; enfin, à
l'instant où l'on se levoit, Béatrix se tournant de son côté, il lui dit brusquement, en baissant les yeux, en rougissant et en balbutiant: oserois-je, madame, vous supplier de m'accorder aujourd'hui un moment d'audience? Béatrix fit un mouvement de surprise, mais répondit aussitôt: oui, ce soir, dans mon cabinet, à six heures. On rentra dans le salon;Béatrix parut rêveuse et préoccupée: Olivier alla avec Isambard attendre chez ce dernier l'heure indiquée pour le rendez-vous. Isambard, reprenant toute sa confiance pourOlivier, lui ouvrit son coeur, et lui lassa voir ses inquiétudes et son amour; mais il persista toujours dans sa générosité, et recommanda fortement à son ami de parler pour le roi d'Angleterre, d'après sa conscience et la vérité. Quelques minutes avant six heures, Olivier se rendit dans l'appartement de la princesse; en traversant les pièces qui précédoient son cabinet, un souvenir à la fois délicieux et plein d'amertume vint s'offrir à son imagination; l'heure, la disposition des pièces qu'il parcouroit, leur ameublement, l'agitation
de son ame, tout lui rappeloit sa première entrevue tête à tête avec Célanire, dans le palais de Charlemagne, lorsqu'Emma l'envoya dans son cabinet, où Célanire l'attendoit.L'idée que la ressemblance de la figure et du son de voix de Béatrix alloit ajouter à cette illusion, acheva de le troubler. Enfin, il arrive à la porte du cabinet, elle étoit entr'ouverte; il s'arrêta... dans ce moment, une voix qui pénétra jusqu'au fond de son ame, l'appelle doucement, et lui dit d'entrer: c'étoit la première fois que la princesse, en lui parlant, l'appeloit par so nom; et la manière dont elle prononça ces deux mots, venez, Olivier, eut quelque chose de si touchant pour lui, que ses yeux se remiren de larmes! ...Olivier, malgré l'affoiblissement de sa santé et son excessive pâleur, avoit conservé toutes les graces d'une figure aussi agréable que régulière; ses yeux pleins de feu et de sentiment exprimoient tout ce qui se passoit dans son ame, et il y avoit dans ses manières, dans ses gestes, dans les inflexions de sa voix, un naturel, un accord et un charme, qui inspiroient l'intérêt et fixoient l'attention. Béatrix en l'apercevant se leva,
et en jetant les yeux sur lui, elle fut si frappée de l'expression de sa physionomie, qu'elle resta debout quelques minutes... enfin elle se remit dans son fauteuil, et, lui montrant un siége qui étoit à côté d'elle, Olivier s'assit, mais sans proférer une parole: la duchesse étoit placée devant les lumières, de manière que son visage se trouvoit un peu dans l'ombre; on ne distinguoit pas la couleur de ses cheveux et de ses yeux, on ne voyoit bien que la forme de son visage et sa taille; elle avoit un habit blanc... Olivier se rappela que Célanireétoit toujours vêtue ainsi. Jamais la ressemblance ne lui avoit paru si extraordinaire et si parfaite... son embarras seul pouvoit égaler son émotion. Que penseroit la duchesse de son silence et de son maintien? Cependant il ne pouvoit parler, une oppression insurmontable le mettoit hors d'état d'articuler une syllabe; d'ailleurs, à peine se souvenoit-il de ce qu'il avoit à lui dire! ... Ces pensées joignoient à son trouble une contrainte et une inquiétude inexprimables... au bout d'un demi-quart d'heure, Béatrix prenant la parole: hé bien,Olivier,
dit-elle, qu'avez-vous à me dire? Ah! Madame... reprit le malheureux Olivier; il lui fut impossible de poursuivre, il fondit en larmes. Aussitt, mettant ses mains sur son visage, il fit un mouvement pour sortir; la duchesse le retint, en lui disant d'une voix entrecoupée... demeurez... je le veux... Olivier, plus ému que jamais, reste immobile... ses larmes s'arrêtent... un sentiment qu'il ne peut définir, les suspend et dissipe son embarras... il regarde la duchesse, et pour la première fois, il la trouve aussi belle, aussi touchante queCélanire même; elle pleuroit! ... Ô ciel! S'écria-t-il. Il n'ose en dire davantage; mais, pour un instant, les souvenirs douloureux s'effaçant de sa mémoire, il ne voit plus qu'elle, et la contemple avec ravissement. Écoutez, Olivier, reprit la duchesse, je vais, je crois, vous épargner une confidence embarrassante; j'ai découvert votre secret, j'ai tout pénétré je sais qu'une ressemblance frappante vous rappelle un souvenir déchirant; je vous plains du fond de l'ame, je gémis de ce rapport singulier qui vous afflige; mais, au nom du ciel, que cette
illusion ne me prive point d 4 un d 2 fenseur tel que vous... et s vous venez pour me faire vos adieux... qui! Moi, mdame, interrompit Olivier avec véhémence, moi vous quitter, quand mon bras peut vous être utile! ... Ah! Verser tout mon sang pour vous défendre, mourir pour vous, voilà désormais la seule gloire que je puisse ambitionner... vous me rassurez, répondit la duchesse, j'avois imaginé que vous vouliez me quitter. Olivier soupira et ne répliqua rien; il se défioit de lui-même et craignoit de parler. Après un moment de silence: je vais vous apprendre, dit la duchesse, comment j'ai deviné vos sentimens. Long-temps avant votre arrivée, Angilbert et Lancelot m'avoient parlé de cette ressemblance, qui vous cause tant de peine, et ils m'avoient conté la fin tragique de l'infortunée Célanire, et de quelle manière vous exposâtes vos jours pour sauver les siens. IciOlivier frémit. Ces paroles dissipèrent l'enchantement que venoit de suspendre un instant ses profondes douleurs... et la duchesse poursuivant son discours: cette funeste histoire, continua-t-elle, m'interressa vivement.
Je pensai que, dans ce grand nombre de chevaliers qui composent la brillante cour de Charlemagne, il étoit impossible qu'il ne s'en trouvât pas quelques-uns qui eussent aimé une personne dont on vantoit autant l'esprit, les vertus et l'aimable caractère; j'imaginai que si un de ces chevaliers venoit ici, je découvrirois ses sentimens par le trouble que lui causeroit ma présence.
Ogier le danois arriva trois semaines avant vous; il m'annonça que les chevaliers du cygne le suivroient de près: le nom fameux d'Olivier me rappela celui de l'intéressante et malheureuse Célanire! ... Je fis des questions... Ogier m'apprit que vous étiez plongé dans la plus profonde mélancolie, et qu'un crêpe noir couvroit votre bouclier; je soupçonnai dès-lors la vérité... je vous attendois avec une extrême curiosité... quand vous arrivâtes, je vous reconnus de loin... car on m'avoit parfaitement dépeint votre maintien et votre figure... je n'oublierai jamais l'expression de votre regard et de votre physionomie dans ce premier moment de surprise et d'émotion... j'en fus plus
touchée que je ne puis vous le dire... en achevant ces paroles, la duchesse s'arrêta... et les pleurs d'Olivier recommencèrent à couler. Je ne vous nierai point, madame, reprit-il, ce que vous avez pénétré... il est vrai, je l'adorois... j'emporterai dans la tombe cette passion fatale... ah! Pourroit-on ne pas regretter toujours celle qui vous ressembloit si parfaitement! ... La duchesse ne répondit rien, et il y eut un long silence. Enfin Béatrix sortant de sa rêverie: je ne suis entrée dans cetteexplication, dit-elle, que pour vous ôter l'embarras cruel que vous aviez avec moi; je sens trop que rien ne peut vous consoler, mais j'ai voulu du moins vous délivrer du tourment de la contrainte; j'ai pensé même que l'illusion de cette ressemblance vous agiteroit moins lorsque vous n'auriez plus la crainte de m'étonner par des bizarreries inexplicables. Je ne vous rassure point sur votre secret, j'ose me flatter que vous êtes sans inquiétude à cet égard; je ne renouvellerai jamais ce triste entretien, mais je m'honorerois de votre confiance, et mon coeur en est digne par le sensible intérêt qu'il prend
à votre douleur. Maintenant, Olivier, apprenez-moi le motif de votre visite. Olivier étoit si profondément ému, qu'il fut obligé de se recueillir quelques minutes pour être en état de répondre; enfin il fit le détail de sa mission, et le plus grand éloge d'Egbert; la duchesse l'écouta sans l'interrompre, et, quand il eut cessé de parler: quel âge a le roi d'Angleterre? Demanda-t-elle. Cette question, qui paroissoit annoncer une sorte de délibération, fit rougir Olivier: je crois, madame, répondit-il, que ce prince est à peu près de mon âge, et j'ai vingt-huit ans.-Olivier! Que me conseillerez-vous?-Je pense, madame, comme Isambard, que s'il existe dans l'univers un homme qui puisse raisonnablement prétendre à la main de la duchesse de Clèves, c'est le roi d'Angleterre.-Mais prétendre à ma main, n'est-ce pas prétendre à mon coeur?-La politique, la raison et la gloire, voilà, madame, les motifs qui forment les alliances des personnes de votre rang.-Vous me placez donc dans la classe de toutes les autres princesses?-Oi! Grand dieu! Qui ne puis vous
comparer qu'au seul objet... ici Olivier s'arrêta, et rougit encore. Hé bien, reprit la duchesse, sachez, Oliver, que si je forme jamais l'engagement que vous me proposez, je ne consulterai que mon coeur. Enfin je pourrois, pour l'intérêt de mes sujets, quitter les lieux qui m'ont vu naître, mais l'ambition ne me fera jamais renoncer à mon pays. Vous pouvez porter cette réponse au chevalier anglais. À ces mots Olivier se leva, fit une profonde révérence, et se retira. Plein de trouble et d'agitation, il ne voulut ni réfléchir à cet entretien, ni se rendre compte de ses propres sentimens. Il forma la résolution d'éviter avec le plus grand soin toutes les occasions de revoir la duchesse en particulier, et se promit de ne jamais arrêter sa pensée sur le souvenir de cette dangereuse entrevue. Il annonça à Isambard et au chevalier anglais le refus de Béatrix, et ce refus si positif augmeta encore les espérances d'Isambard.
Chapitre III.
Une méprise. Rien n'annonçoit dans le château de Clèves l'attente cruelle de la guerre; tandis que l'ambition, l'amour, la jalousie et la haine répandoient la tristesse et la sombre défiance dans le camp des princes confédérés, la cour de Béatrix, plus brillante que jamais, offroit chaque jour les amusemens les plus variés et les plus agréables. Béatrixavoit cette véritable dignité que la seule vertu peut donner; la pureté de sa conduite, la noblesse et la modestie de son maintien, la délicatesse de son esprit, et en même-temps la douceur et le naturel de ses manières, inspiroient à la fois le respect et la confiance. Elle étoit si aimable, on lui trouvoit tant de graces, que le desir de lui plaire faisoit prendre
sans effort le ton et les formes qu'on devoit avoir devant elle: sa présence réprimoit sans gêner, et c'est sans doute l'art suprême, non seulement d'une princesse, mais d'une femme jeune et belle, quel que soit son rang dans la société; ou plutôt c'est un don précieux de la nature, qui vient de la pureté, de l'élévation de l'ame, et auquel l'éducation ne peut suppléer que par une frivole et superficielle apparence. Béatrix joignoit à des talens enchanteurs et à l'esprit le plus étendu et le plus orné, cette aimable enfance de caractère, qui a tant de charmes lorsqu'elle est unie à des qualités brillantes et solides. Capable de raisonner avec profondeur, et de s'occuper d'affaires et d'études sérieuses,Béatrix savoit aussi s'amuser de bonne foi d'une baguette, et rire de mille petites choses qui n'excitent communément que le dédain des beaux esprits. Quoiqu'elle eût naturellement une gaieté aussi vive que franche, son extrême sensibilité rendoit son humeur inégale: toujours douce, bonne, obligeante, elle n'étoit pas toujours gaie; on la voyoit quelquefois rêveuse,
distraite et mélancolique, mais alors même jamais la gaieté des autres ne sembloit lui déplaire ou l'importuner; aussi cette espèce d'inégalité n'étoit en elle qu'un charme de plus, et ne servoit qu'à la rendre aussi intéressante que piquante. La duchesse consacroit à l'étude et aux affaires toutes ses matinées et une partie de l'après-dîner, et elle se livroit le soir à la société; alors on causoit, on faisoit de la musique, on dansoit ou l'on jouoit à ces petits jeux inventés pour l'aimable enfance, et que la première jeunesse lui dérobe avec une joie si naïve, en se rappelant ce temps précieux d'innocence et de bonheur... la jeune Délie sembloit préférer ce genre d'amusement à tout autre; elle ne le proposoit jamais, et commençoit même toujours par s'y refuser; cependant, au bout de quelques minutes, elle y perdoit sa tristesse habituelle et sa timidité; on la voyoit s'animer par degrés, et reprendre l'enfance et la gaieté de son âge: Olivier ne se mêloit jamais à ces jeux, mais il restoit à la musique, et quand la duchesse chantoit, il se plaçoit dans l'endroit le plus retiré du salon, et toujours
de manière qu'on ne pouvoit voir son visage. Lancelot avoit une voix charmante: un soir qu'il avoit chanté plusieurs romances composées par Angilbert, ce dernier s'adressant à la duchesse: je ne sais pas pourquoi, dit-il, Lancelot chante toujours mes romances, car il en fait lui-même de beaucoup plus agréables: j'en connois une entre autres qu'il a faite ici cet automne, et qu'il chante avec une expression touchante... à ces mots, la duchesse demanda cette romance: au même moment Délie se leva pour s'en aller; la duchesse la retint, et, surprise de l'excessive rougeur qui coloroit son visage, elle regarda Lancelot, comme pour lui demander l'explication de ce mystère: madame connoît le premier couplet de cette chanson, dit Lancelot, en montrant Délie, et elle m'a défendu de la chanter; et cela, reprit Angilbert, parce que Lancelot a donné à l'héroïne de sa chanson le nom charmant de Délie, mais ce nom est grec, et un poëte a bien le droit de le placer dans ses vers. La duchesse sourit; et comme il n'y avoit dans la chambre que les chevaliers du cygne et
les personnes qu'on vient de nommer, Béatrix, qui s'intéressoit à la passion de Lancelot pour sa jeune amie, l'autorisa par un signe à chanter la romance; alors il prit un luth et accompagna les couplets suivans: oui, le bonheur, jeune Délie, n'est fait que pour les tendres coeurs. L'amour seul embellit la vie, et, même en nous coûtant des pleurs, au sein de la mélancolie, il fait goûter mille douceurs... etc.
À la fin de ce couplet de la chanson de Lancelot, la trop sensible Délie ne pouvant plus cacher sa doloureuse émotion, se pencha vers la princesse, dont elle tenoit une des mains, et cacha sur l'épaule de Béatrix son visage baigné de pleurs... mais Lancelot avoit vu couler ses larmes; plein de troubles, d'espérance et de joie,
il s'arrêta... tout le monde gardoit le silence, et chacun en secret interpréta, comme Lancelot même, l'attendrissement de Délie. La duchesse, vivement touchée, et souffrant de l'embarras de son amie, prit enfin la parole. Elle attribua à l'excessive timidité de Délie cet étrange mouvement; elle assura même avoir vu d'elle plusieurs traits de ce genre: ensuite elle se leva, prit Délie sous le bras et sortit avec elle, laissant Lancelot au comble de ses voeux, et les autres chevaliers bien convaincus qu'en effet il étoit aimé.
Chapitre IV.
Le mouchoir brodé le lendemain matin, Angilbert, Isambard et Lancelot, se trouvèrent réunis dans la chambre de ce dernier. Ces trois personnes, liées ensemble depuis long-temps par l'estime, la confiance, et par une grande conformité de goût et de caractère, se livroient au charme de ces entretiens, qu'une ancienne connoissance et l'amitié rendent à la fois si doux et si intéressans, sur-tout après une longue absence. Lancelot et Isambard, remplis des plus douces espérances, étoient ce jour-là plus gais et plus communicatifs que jamais; la conversation fut extrêmement
animée; on parla beaucoup des intrigues de la cour de Charlemagne, et de la passion mutuelle de la princesse Berthe et d'Angilbert, dont Isambard et Lancelot avoient été les confidens, de l'aveu même de la princesse. Après avoir rappelé plusieurs particularités de leurs amours, il n'y a qu'une chose, dit Isambard, que je n'ai jamais pu concevoir; une circonstance singulière vous obligea, pour l'intérêt même de votre amour, de me confier votre passion et vos espérances, avant d'avoir obtenu de Berthe l'aveu de ses sentimens; je vous vis pendant quatre mois uniquement occupé d'elle, et dans l'instant où elle paroissoit le mieux disposée en votre faveur, vous rompîtes tout à coup, avec la plus étonnante légèreté de part et d'autre; par exemple, la veille de cette rupture, Berthe m'avouoit sans détour qu'elle vous aimoit; de votre côté vous l'adoriez, et deux jours après, elle me défendit impérieusement de lui parler de vous, et jamais vous ne voulûtes m'expliquer les motifs de cette subite brouillerie. Il a eu long-temps avec moi lamême réserve, repritLancelot, en souriant, et
par des raisons que vous approuverez; mais enfin il peut aujourd'hui, sans scrupule, vous confier cette singulière aventure. À ces mots, Angilbert, vivement pressé par Isambard, prit la parole en ces termes: je n'adorois point la princesse Berthe, comme Isambard vient de le dire; il m'attribue le sentiment qu'il éprouve dans ce moment, et j'en avois un très-différent. Je trouvois dans le caractère, dans les manières de cette princesse, ce charme indéfinissable, sans lequel l'amour ne sauroit exister, mais qui cependant ne produit pas toujours une passion violente. Je l'aimois sans aveuglement, je la voyois sans illusion; elle n'étoit pas à mes yeux la femme la plus belle et la plus aimable, mais avec un instant de réflexion, mon coeur l'eût toujours préférée, s'il m'eût fallu choisir entre elle et la plus accomplie. Le sentiment qu'elle m'inspiroit ne me tournoit point la tête, en même temps il pénétroit profondément mon ame; je n'étois pas à l'abri d'une séduction passagère, d'autres objets pouvoient encore m'attirer et m'entraîner un moment; elle seule pouvoit
me fixer. Peu de temps avant que j'eusse osé concevoir l'espérance de lui plaire, il m'arriva une aventure très-bizarre. Vous savez que je possède une maison de campagne à peu de distance d'Aix-La-Chapelle, et que des sources d'eaux minérales sont renfermées dans mon enclos. Comme elles ont des propriétés différentes de celles qui se trouvent dans la ville, j'en ai fait des bains publics; celui des hommes tient à ma maison, celui des femmes en est séparé par un petit bois. J'avois mis beaucoup de soin à orner ce dernier; il est dans un vaste encos entouré de murs; il contient un beau jardin rempli d'arbres fruitiers et de fleurs. Ce jardin a deux portes; l'une est celle d'entrée, qui est gardée par un de mes gens, qui ne la quitte jamais, et qui reçoit les femmes qui viennent se baigner: l'autre donne dans le petit bois qui conduit à ma maison; j'en avois seul une clé,
parce que je traversois ordinairement ce jardin pour me rendre à la ville, afin d'éviter un détour assez long: mais j'y passois seul, j'envoyois d'avance mes domestiques et mes chevaux m'attendre en dehors à l'autre porte; et avant d'entrer dans cette enceinte, je faisois sonner du cor pour avertir le garde, qui, à ce signal, faisoit avancer mes chevaux: je prenois aussi cette précaution par égard pour les femmes qui pouvoient être aux bains, afin que, si elles ne vouloient pas que je les rencontrasse, elles ne sortissent pas des tentes dans ce moment. Un matin que j'entrois dans ce jardin, après avoir fait donner le signal accoutumé, j'aperçus de loin la chose du monde la plus extraordinaire; c'étoit une femme nue qui sortoit de dessous les tentes, et qui couroit à ma rencontre: cette action, faite dans le moment même où l'on venoit de sonner du coo, ne me permettoit pas de douter que cette femme ne fût la plus vile de toutes les courtisanes, et je n'étois pas moins étonné de cet excès d'impudence. Je m'arrêtai, imaginant qu'elle prendroit alors le parti de retourner s'habiller sous la
tente, mais elle poursuivit sa course; elle avoit pour tout vêtement une chemise mouillée et excessivement courte, et une longue chevelure noire, abattue sur ses épaules et sur sa gorge. Lorsqu'il me fut possible de distinguer à peu près sa figure, je vis avec une nouvelle surprise qu'elle s'étoit entièrement voilé le visage avec un mouchoir, qu'elle avoit entortillé autour de sa tête: cette circonstance me donna une sorte de curiosité, et, la regardant avec attention, à mesure qu'elle approchoit, je fus vivement frappé de la perfection de sa taille et de l'éclat éblouissant de sa blancheur... enfin, se dirigeant toujours de mon côté, elle s'approche et se jette dans mes bras! ... À l'instant même, tremblante, hors d'haleine, elle tombe à genoux, et tirant le manteau que j'avois sur mes épaules, elle semble vouloir s'en couvrir, et me supplier de le lui donner, et tout cela sans articuler un seul mot. Ne sachant plus que penser, l'intérêt et la plus vive curiosité succédoient malgré moi dans mon ame au mépris et à l'indignation; cependant je conservois encore ma première idée,
mais n'en ayant plus la certitude, et voulant voir quel seroit le dénouement de cette scène, je cédai au desir qu'elle exprimoit. Je lui donnai mon manteau, en lui proposant de la conduire dans ma mison; elle me fit signe qu'elle y consentoit (ce qui me rendit ma première opinion); elle s'enveloppa avec soin dans mon manteau; je lui donnai le bras et nous nous acheminâmes vers le bois; je tâchai vainement de voir à travers on voile si l'agrément de son visage répondoit à l'incomparable beauté de toute sa personne, on ne pouvoit absolument rien distinguer. Le mouchoir qui enveloppoit sa tête étant orné d'une large broderie formant des bouquets de roses rapprochés par les plis, cachoit entièrement ses traits. Elle marchoit avec peine, et je souffrois en voyant les plus jolis pieds du monde se meurtrir sur le sable et les cailloux. D'ailleurs elle gardoit toujours un obstiné silence; elle soupiroit et paroissoit être dans la plus pénible agitation. Nous entrâmes dans ma maison par une petite porte dérobée, et sans être vus, nous montâmes l'escalier; je la conduisis dans ma chambre, et je
m'y enfermai avec elle. À présent, lui dis-je, expliquons-nous sans détour; quel est le but de tout ceci? Pour toute réponse, elle s'avança vers une table, prit une écritoire et me fit signe de sortir; je résistai, elle insista par ses gestes; je m'avançai vers elle, en disant que je ne pouvois m'en aller sans prendre mon manteau: à ces mots elle se prosterna devant moi, avec des gémissemens et des sanglots, qui me firent une impression que je ne puis dépeindre. Toutes les idées que j'avois conçues s'évanouirent; je crus voir l'innocence, et j'éprouvai le plus pressant remords de l'avoir alarmée et méconnue. Je relevai la belle éplorée; elle avoit un tremblement convulsif qui m'effraya véritablement; elle paroissoit pénétrée de terreur, et ne pas entendre ce que je lui disois pour la rassurer. Comme il sembloit qu'elle eût à peine la force de se soutenir, je voulois lui donner le bras pour la conduire vers un canapé; mais tout à coup s'échappant de mes mains, elle court du côté de la fenêtre, l'ouvre impétueusement comme si elle eût voulu se précipiter dans la cour... ce mouvement
fut si naturel, qu'il me fit frémir jusqu'au fond de l'ame; je m'élance, je la retiens; le manteau, qui s'étoit détaché, tombe à terre, et l'inconnue paroît encore entièrement nue à mes regards! ... Je la revis ainsi cette seconde fois, avec une sensation bien différente de celle que j'avois éprouvée dans le jardin. Combien les craintes et la pudeur que je lui supposois donnoient de prix à ses charmes! Elle me parut une divinité! ... Je la tenois par le bras; mais aussitôt je mis un genou en terre, et ramassant le manteau, je m'en cachai le visage en le lui présentant... cette action parut la calmer; alors je lui dis que j'allois la quitter et lui envoyer une femme qui prendroit ses ordres, et que je ne reparoîtrois que dans le cas où elle daigneroit me rappeler. En effet, je sortis sur le champ, et lui envoyai la femme de mon concierge. Plein de curiosité, d'attendrissement et de trouble, je descendis dans le parterre, et en réfléchissant à cette étrange aventure, j'imaginai que cette belle personne avoit peut-être une de ces maladies de nerfs qui causent des vertiges et des accès où la
raison s'égare, et que, dans un de ces momens de délire, elle s'étoit échappée de la tente; mais je n'avois point vu de femme avec elle. Comment avoit-elle pu venir à ce bain absolument seule? Plus j'y pensois, moins je pouvois le comprendre; cependant il ne m'étoit plus possible de former des soupçons injurieux, en me rappelant la vérité de tous les mouvemens qui marquoient sa frayeur et sa modestie; ses soupirs et ses sanglots frappoient encore mon oreille, et j'avois vu le mouchoir qui couvroit son visage, se mouiller de ses larmes: je me perois dans mes conjectures, lorsqu'au bout de trois quarts d'heure, la femme de mon concierge revint me trouver.
Elle étoit enchantée de l'inconnue qui s'étoit jetée dans ses bras, en l'apercevant, de joie, disoit-elle, de revoir une personne de son sexe: l'inconnue s'étoit habillée (car on avoit envoyé chercher ses habits sous la tente); mais gardant toujours le mouchoir brodé autour de sa tête; elle avoit absolument refusé de laisser voir son visage. Enfin, tout étoit expliqué; elle avoit conté son histoire, que voici:
un jeune homme amoureux d'elle depuis un an, après avoir vainement essayé de lui plaire, paroissoit depuis deux mois ne plus songer à elle. Les bains ayant été prescrits à l'inconnue, elle venoit les prendre de très-grand matin, suivie seulement d'une femme de chambre. Cette femme tomba malade, et une marchande qui travailloit pour l'inconnue, lui proposa de lui procurer une personne sûre qui la conduiroit aux bains et la serviroit. La proposition étant acceptée, il fut convenu que la femme de chambre d'emprunt se rendroit seulement ce jour-là, de son côté, aux bains, une heure avant la maîtresse, afin de tout préparer, et aussi parce qu'elle logeoit tout auprès du village, mais qu'après le bain elle escorteroit la jeune dame jusqu'à sa maison. En conséquence cette dernière s'étoit fait accompagner par un domestique, qu'elle avoit renvoyé à la porte: en arrivant près de la tente, elle appelle la nouvelle femme de chambre, et l'aperçoit de loin au bout du jardin, et l'attendant, elle se déshabille à la hâte; et elle étoit déjà dans le bain quand la femme de chambre arriva;
mais que devient-elle lorsqu'en jetant les yeux sur cette prétendue femme, elle reconnoît le jeune homme amoureux d'elle! ... Sa situation étoit d'autant plus affreuse, que ce jour-là il n'y avoit encore aucune autre baigneuse sous la tente, qu'elle s'y trouvoit seule. Éperdue, hors d'elle, son danger lui donne une force surnaturelle, elle se dégage de ses bras et s'échappe de la tente: dan ce moment on entend sonner le cor; ellecourt de ce côté, croyant être poursuivie par le jeune homme, elle n'avoit plus sa tête! ... D'ailleurs, elle voyoit à peine, car, en sortant de la tente, elle s'étoit voilé le visage; et ce fut ainsi qu'elle vint à ma rencontre. Ce récit, dont je vous abrège une infinité de petits détails qui ajoutoient à sa vraisemblance, me parut d'autant plus sincère, qu'il fut confirmé par le témoignage du garde de la porte, que j'envoyai chercher pour le questionner. Il me dit qu'en effet une femme très-grande et d'un aspect singulier étoit arrivée à la pointe du jour, en se disant femme de chambre d'une jeune et jolie dame qui alloit venir; qu'au moment où le cor avoit sonné, cette femme,
avec unair fort troublé, étoit accourue; qu'elle étoit sortie précipitamment; qu'au bout de la rue, s'étant jetée sur un cheval qui l'attendoit, on l'avoit vu partir au grand galop, et disparoître au même instant. Ce détail ne me permit pas de conserver le moindre doute sur la sincérité et l'innocence de la charmante inconnue. Il ne me resta qu'une ardente curiosité et le plus vif intérêt pour elle. Il me parut fort simple alors, que la modestie même l'eût engagée à cacher son visage plutôt que son sein, afin de n'être jamais reconnue de celui qui avoit eu le bonheur de la voir entièrement nue; je concevois aussi que, pour la même raison, elle n'eût pas voulu me faire connoître le son de sa voix; mais je ne me consolois pas de l'avoir traitée avec tant de dédain et de légèreté, et je brûlois du desir de réparer mes torts. Je venois de lui envoyer des fleurs, des fuits et des rafraîchissemens; et pendant qu'elle déjeûnoit, je lui écrivis une lettre pleine de respect et de galanterie: au bout d'un quart d'heure, on me rapporta sa réponse; l'écriture en étoit visiblement contrefaite; mais je trouvai dans le billet tant
de grace, de noblesse et d'esprit, qu'une véritable admiration s joignit à tous les sentimens qu'elle m'inspiroit déjà. Elle me prioit dans son billet de la faire conduire dans une auberge qu'elle indiquoit, et m'annonçoit qu'elle alloit partir. Je la fis supplier de me permettre d'aller lui faire mes adieux; elle y consentit. Je rentrai dans la chambre où elle étoit, avec autant d'émotion que d'embarras; j'étois honteux de ma conduite avec elle, et je desirois passionnément lui laisser de moi une opinion favorable. Elle étoit habille simplement, mais avec élégance, et je fus frappé de la grace de ses manières et de son maintien. Elle n'avoit plus le mouchoir brodé autour de sa tête, mais son visage étoit toujours entièrement caché par une grande coiffe de taffetas noir, rabttue jusque sur sa poitrine; en m'apercevant elle se leva, et sa contenance, à ce premier abord, exprima le trouble et la confusion... j'étois interdit; et comme elle s'étoit fait une loi de ne pas dire un seul mot, ce profond silence augmenta mon trouble; car, lorsqu'on est intimidé, il n'y a rien e plus embarrassant que l'obligation d'achever
toutes ses phrases, et la certitude de n'être jamais interrompu. Après lui avoir renouvelé les excuses les plus respectueuses, j'ajoutai qu'elle seroit assez vengée par les souvenirs de tout genre qu'elle me laissoit. À ces mots, elle secoua la tête; non, repris-je vivement, ces souvenirs sont ineffaçables, ils troubleront le repos de ma vie... je vous chercherai par-tout, si je ne vous rencontre pas; ne pouvant prendre une autre pour vous, je ne trouverai nul objet qui puisse me donner l'idée de la perfection, que mon imagination m'offrira sans cesse, en pensant à ce que j'ai contemplé pendant si peu d'instans, et à ce que j'ai lu! ... Ah! Puisque vous ne voulez pas même me répondre, ne me refusez pas quelque gage de votre bienveillance; que je reçoive de votre main ce mouchoir qui couvroit votre visage: combien il me seroit précieux! ... (Elle fit un signe de refus. ) Du moins, dis-je, vous êtes forcée de me laisser ce manteau que j'ai eu la générosité de vous offrir deux fois... il réalisera pour moi la fable de ces vêtemens funestes, qu'on ne pouvoit porter sans se sentir embrasé... mais je
n'aurai point la témérité de m'en couvrir, ce seroit le profaer... il restera ici, là... à cette place où je l'ai vu tomber, à cette place où ma main tremblante eut le courage de vous le présenter. J'élèverai un autel à l'amour et à la pudur, et je l'y déposerai... comme j'achevois ces paroles, elle baissa la tête sur son sein; il me sembloit que je la voyois rougir... je saisis une de ses mains; elle avoit des gants, et je me rappelai que je n'avois pas remarqué particulièreent ses mains; j'en fus fâché en pensant qu'un examen attentif à cet égard auroit pu servir un jour à me la faire reconnoître. Elle retira doucement sa main, mais en serrant la mienne, et elle soupira. Ce premier signe de sensibilité m'émut et me toucha, je me mis à ses genoux, et, oubliant le langage de la galanterie, je lui parlai avec moins d'art et plus de sentiment. Elle me força de me relever, et ensuite, se tournant en face de moi, et se rapprochant un peu, elle parut m'écouter avec intérêt; je la conjurois toujours d'ôter son voile, ou de me dire son nom, et sur ses refus, je lui répétois qu'elle me laisseroit le plus malheureux
de tous les hommes: là-dessus elle tira de sa poche un crayon et du papier, et elle écrivit de la main gauche ce petit billet: je me ferois connoître si je le pouvois sans mourir de confusion et de honte. D'ailleurs, je suis bien sûre qu'un nouvel objet m'effacera bientôt de la mémoire du séduisant et léger Angilbert. Séduisant! M'écriai-je, après avoir lu ces quatre lignes: la manière dont vous me traitez, prouve trop assurément que je ne le suis pas. Léger, j'ai pu l'être, mais il ne tient qu'à vous de rétablir ma réputation à cet égard... elle fit un signe d'incrédulité: hé bien, repris-je, si jamais vous me voyez occupé d'un autre objet, faites-vous connoître, et soyez sûre qu'un souvenir enchanteur vous donnera sur moi tous les droits de l'engagement le plus sacré. Ainsi, il sera toujours en votre pouvoir de rompre des chaînes légères, que je ne prendrois que pour me distraire de votre image. Elle haussa doucement les épaules, et reprenant son crayon, elle écrivit encore deux ou trois lignes, pour me demander ma parole d'honneur de ne jamais conter cette aventure à qui que ce
fût. Je le promis, elle me remercia par un signe de tête; ensuite, me montrant d'une main la porte, elle me tendit l'autre, comme pour me dire adieu. Cet adieu me fit une peine réelle, et je la lui peignis avec vérité. Elle en parut touchée; car il y avoit une expression singulière dans son maintien, ses attitudes et ses gestes, mais elle me témoigna qu'elle vouloit absolument partir; je la conjurai de répondre encore à une seule question, et je lui demandai si son coeur étoit libre; elle écrivit cette réponse: je ne le sais pas bien moi-même . Au moment même elle se leva; je voulus en vain la retenir: elle s'avança vers la porte; je tenois sa main, que je baisois avec attendrissement; elle s'arrêta une minute, et, paroissant faire un effort sur elle-même, elle me quitta brusquement, s'élança vers la porte, l'ouvrit, et disparut. Elle me laissa dans un abattement extraordinaire, et cette tristesse me prouva qu'elle avoit fait sur mon coeur presque autant d'impression que sur mon imagination. J'allai trouver le garde de la porte des bains, j'avois oublié de lui demander s'il avoit bien vu son visage lorsqu'elle
étoit arrivée; mais il me répondit qu'elle avoit passé très-vîte, qu'il étoit occupé dans ce moment, et qu'il n'avoit pas du tout remarqué sa figure. J'étois véritablement affligé en pensant que vraisemblablement je ne la reconnoîtrois jamais, et que peut-être je la rencontrerois souvent. Je me représentai toutes les femmes de la cour, afin de chercher entre elles et mon inconnue quelques rapports, et j'en trouvai de frappans à deux personnes dont les visages sont aussi différens que les caractères, mais qui ont la même taille, la même blancheur, et toutes les deux les plus beaux cheveux noirs; c'étoient Amalberge et Armoflède. Je me désolai en songeant que l'une étoit adorée de l'empereur, et l'autre, selon l'opinion publique, l'épouse d'Olivier. Je me rappelai que la belle baigneuse, lorsque je l'avois questionnée sur l'état de son coeur, avoit répondu avec une incertitudequi ne pouvoit convenir à une femme qui avouoit hutement une grande passion; ainsi tous mes soupçons se tournèrent sur Amalberge. Je connoissois assez sa vertu et sa modestie pour être certain que si je ne me trompois pas dans
ma conjecture, elle rougiroit en me revoyant la première fois. Ma curiosité ne me permit pas de différer cette épreuve. Je me rendis à la cour; j'allai chez la princesse Berthe, j'y trouvai Amalberge; je la regardai fixement, ses yeux rencontrèrent les miens: elle fut étonnée de la manière dont je l'examinois, et elle en sourit avec une naïveté qui me détrompa dans l'instant: cependant je m'approchai d'elle, je lui demandai si elle n'avoit pas été se baigner le matin; elle me répondit avec une simplicité et une tranquillité qui achevèrent de me désabuser entièrement. Alors je revins à Armoflède, qui me montra la même ignorance; mais comme je n'avois pas une opinion si favorable de sa sincérité, je conservai plus long-temps mes doutes. Enfin elle parvint à me les ôter, elle m'embarrassa à son tour en me demandant raison de toutes mes questions et de mon air mystérieux, curiosité qu'elle me témoigna pendant plus de huit jours, d'une manière si naturelle, qu'il ne me resta pas le plus léger soupçon. Alors j'imaginai que la charmante personne que j'avois vue ne venoit point à la cour, ou
peut-être étoit une étrangère. Son souvenir me poursuivit long-temps; et pendant plus de deux mois je ne rencontrois jamais sans quelque émotion, dans les rues et dans les promenades, une jeune personne qui me paroissoit avoir une jolie taille et de beaux cheveux noirs.
Un sentiment moins romanesque, moins vif peut-être, mais plus solide et plus vrai, vint me guérir de cette espèce de folie: je m'attachai à la princesse Berthe; je connus bientôt que j'étois aimé, cependant il m'étoit impossible d'en obtenir l'aveu. À cette époque, vers le milieu de l'hiver, il y eut un grand bl masqué à la cour; l'empereur et les princesses furent les eules personnes qui y furent sans masques. L'empereur se retira à minuit: alors j'osai, sans crainte, m'approcher de Berthe. J'étois déguisé avec soin, je me fis connoître, et pour se débarrasser du cercle qui l'environnoit, elle dit qu'elle alloit faire un tour dans la salle. Elle prit le bras d'Armoflède et d'une autre dame, et se mit en marche; je la suivis, et au bout d'un moment je priai tout bas Armoflède, qui venoit d'ôter son masque, de permettre que
je la séparasse de la princesse, en donnant le bras à toutes deux. Elle y consentit, à condition que je lui confierois mon nom; je le lui dis sans hésiter; elle sourit, et, pour toute réponse, me donna la place que je sollicitois. Nous nous arrêtâmes à l'autre extrémité de la salle; la princesse s'assit sur une banquette, les deux dames se placèrent à sa droite, et moi de l'autre côté, tout auprès d'une petite porte, par laquelle je pouvois m'en aller et disparoître tout à coup, si la prudence l'exigeoit. Au boutd'un quart d'heure, Armoflède, sous je ne sais quel prétexte, se leva et s'en alla; un masque vint s'asseoir à côté de l'autre dame, et leur conversation très-animée me donna la facilité d'entretenir sans contrainte la princesse. Je me plaignis de l'incertitude où elle me laissoit; je la conjurai de fixer enfin ma destinée par un seul mot, qui suffiroit à mon bonheur. Hé bien, reprit-elle, vous ne me reprocherez plus mon silence, j'ai répondu à la lettre que j'ai reçue de vous ce matin; j'ai cette réponse dans ma poche; mais si je vous la donnois, vous me quitteriez pour l'aller lire... nous pouvons, sans
inconvénient, rester ici encore une heure; au bout de ce temps, il faudra nous séparer: alors je vous remettrai ma réponse. Cette promesse ne pouvoit me laisser de l'inquiétude sur ce que contenoit sa lettre, ou, pour mieux dire, m'apprenoit d'avance ce que j'y trouverois: ainsi, heureux et satisfait, je me soumis sans effort à cette décision. Trois quarts d'heure s'écoulèrent rapidement dans un entretien plein de charmes. Malgré le desir que j'éprouvois de lire sa lettre, je m'attristois en pensant que, dans quelques minutes, nous serions forcés de nous quitter; elle partageoit ce regret, et me l'exprimoit d'une manière touchante, lorsque la porte qui se trouvoit à côté de moi s'ouvrit brusquement, et je vis paroître une femme d'une taille ravissante, avec de longs cheveux noirs déployés sur ses épaules, et vêtue d'une robe de mousseline blanchh, d'un tissu si fin, que cet habillement ne sembloit être qu'une légère draperie. Son visage étoit caché; mais que devins-je, en reconnoissant dans le voile qui le couvroit, le mouchoir brodé de roses! ... J'aperçus tout ce que je viens de décrire en
un clin d'oeil... Berthe s'étoit retournée du côté de la dame qui étoit avec elle, ausitôt qu'elle avoit entendu ouvrir la porte; elle lui parloit, et ne vit point la personne qui entroit... sans perdre de temps, l'inconnue me dit d'une voix basse: me reconnoissez-vous? Cette question, si simple ordinairement dans un bal, produisit sur moi un effet véritablement magique; l'inconnue me tendoit une main charmante, je me lève avec transport, je saisis cette main... elle m'entraîne, nous sortons pr la petite porte qui étoit restée ouverte.Nous nous trouvons dans un corridor obscur, au bout duquel nous rencontrons le vestibule qui conduit aux divers appartemens du palais; marchant avec une extrême rapidité, nous traversons la grande galerie, ensuite quelques autres pièces, nous arrivons au bas d'un escalier; après l'avoir monté, nous nous arrêtons à une porte qui s'ouvre aussitôt.Nous entrons, et je reconnois l'appartement d'Armoflède; c'étoit en effet Armoflède elle-même! ... J'avois perdu la tête, j'étois enivré, et hors d'état de faire la moindre réflexion;
Armoflède parut partager ce délire... je ne sortis de chez elle qu'une demi-heure avant le jour... mais quand je me retrouvai seul et rendu à moi-même, tout cet enchantement se dissipa. Je frémis en songeant au procédé outrageant autant qu'incompréhensible que j'avois eu pour la princesse; je l'avois quittée sans prétexte, sans lui dire un mot, au moment où j'allois recevoir d'elle la preuve la plus positive de confiance et d'amour. Elle me l'avoit annoncé, elle me l'avoit promis; encore quelques minutes, et nous nous séparions heureux l'un et l'autre! ... Je sentois tout ce qu'elle devoit éprouver; la vérité même, dont l'honneur me défendoit de lui faire l'aveu, n'auroit pu me rendre excusable à ses yeux.Je ne pouvois moi-même concevoir que j'eusse été capable d'un tel excès d'extravagance. Je venois de sacrifier avec indignité une femme qui, daignant oublier la distance qui nous séparoit, me préféroit aux plus illustres et aux plus brillans établissemens de l'Europe, une femme aimable, vertueuse, sensible, et que j'aimois; et à quel objet venois-je d'immoler la reconnoissance,
l'amour, et de si chers intérêts? À la personne la plus méprisable de son sexe. Car, en réfléchissant à toute la conduite d'Armoflède, il me fut impossible de m'abuser à cet égard.Cette pudeur, cette réserve, cette extrême confusion qu'elle m'avoit montrée avant de se faire connoître, s'accordoient si peu avec son apparition au bal et ce qui venoit de se passer entre nous, que l'amourle plus passionné n'auroit pu m'aveugler sur son caractère. Quand je me rappelois qu'elle paroissoit en public adorer Olivier, qu'elle professoit un tendre attachement pour la princesse Berthe; quand je ongeois qu'ayant vu naître mes sentimens pour la princesse, elle avoit attendu qu'ils fussent partagés avant d'essayer de l'emporter sur elle, et qu'elle avoit arrangé son plan de séduction de la manière la plus cruelle et la plus offensante pour sa rivale; quand je faisois toutes ces réflexions, j'éprouvois des mouvemens d'indignation qui alloient jusqu'à la haine. Cependant j'essayai de me justifier auprès de la princesse; je lui écrivis une longue lettre, remplie de mensonges assez bien inventés; la lettre me
fut renvoyée sans avoir été décachetée; Berthe se conduisit avec une dignité, une fermeté, et en même temps une raison et une sensibilité qui achevèrent de m'attacher à elle pour jamais. Elle ne chercha ni à me montrer, ni à me dissimuler son profond chagrin; elle parut sérieuse et triste, mais elle ne se permit aucun reproche, aucune plainte, même indirecte, n'affecta ni dédain, ni colère, ne me défendit point de paroître chez elle, me traia toujours avec politesse et bonté; mais ne me laissa pas une seule occasion de lui dire un mot en particulier, et me renvoya constamment toutes mes lettres sans les ouvrir. Cette conduite m'ôta toute espérance, et me causa la plus sincère douleur; et l'artificieuseArmoflède, malgré tous ses charmes, ne put ni me consoler ni me dédommager. Berthe n'avoit pas le moindre soupçon sur elle, car elle ne l'avoit ni vue, ni entendue, lorsqu'au bal elle marracha de ma place. Au mouvement que je fis avec tant de rapidité, Berthe enfin s'étoit retournée; mais j'étois déjà sur le seuil de la porte, et Armoflède, qui marchoit devant moi, se trouvoit dans
le corridor: ainsi notre intrigue étoit absolument ignorée. Je puis dire avec vérité que je l'aurois rompue sans effort dès le second jour; mais les égards dus aux femmes, même qu'on méprise le plus, ne me permettoient pas une rupture si prompte: d'ailleurs j'avois besoin de distraction. Je voulus connoître jusqu'où la dépravation d'une femme peut aller, et j'imaginai qu'Armoflède me l'apprendroit. Je soupçonnois que toute l'histoire des bains n'étoit qu'une fable, et qu'elle avoit prémédité cette étrange scène. Il me parut piquant d'obtenir un tel aveu de la femme la moins sincère qui soit au monde, et pour y parvenir, je lui montrai une inconcevable perversité. Je m'aperçus bientôt qu'elle m'en aimoit davantage, et quand elle fut bien convaincue que nous avions absolument la même manière de penser, elle se mit à son aise, et me fit des confidences qui surpassèrent tout ce que j'avois pu supposer. J'applaudissois à tout, et enfin je la questionnai sur l'aventure des bains; elle éclata de rire, et me conta, sans hésiter, qu'ayant depuis quelque temps unefantaisie pour moi (ce fut son expression,
car nous avions banni les grand mots d'amour et de passion ), elle avoit imaginé ce moyen de me séduire, et que la prétendue femme-de-chambre des bains étoit le domestique confident de ses intrigues, qu'ele avoit fait habiller en femme, afin qu'on me fît un rapport qui pût me confirmer dans mon erreur. Je l'avois deviné, et cependant je fus confondu de le lui entendre dire; en même temps cet aveu ne me donna pas l'entère conviction que je desirois, car je pensois que, si par hasard elle ne s'étoit pas avisée de ce stratagême, il étoit possible qu'elle s'attribuât faussement la gloire de l'avoir inventé. L'imposture est en elle une chose si naturelle, qu'alors même qu'elle croit pouvoir sas inconvénient montrer tous ses vices, ele ment encore; le mensonge et l'artifice ne la quittent jamais, et malgré l'emportement de ses passions, qui est extrême, elle est dans tous les instans occupée du projet, ou d'en exagérer la force, ou d'en dissimuler l'empire. Lorsqu'une personne d'un tel caractère est bien connue, toutes les séductions de l'esprit et de la beauté ne peuvent rendre son commerce agréable
ou piquant; je'éprouvois avec Armoflède. Ne croyant jamais, ou ne croyant qu'à demi tout ce qu'elle me disoit, je l'écoutois sans curiosité et sans intérêt; d'ailleurs, s'étant démasquée à mes yeux, elle n'avoit plus pour moi l'attrait de la variété. Il ne lui étoit plus possible de jouer la pudeur, l'ingénuité, la tendresse naïve et touchante; c'est la délicatesse qui fournit à l'amour une source inépuisable de sensations déliiieuses et de sentimens toujours nouveaux: elle semble faite sur-tout pour ce sexe charmant, qui ne peut la blesser sans renoncer aux graces. Enfin Armoflède dévoilée, n'ayant plus que le seul genre d'agrément de la courtisane la plus effrontée, me fit connoître que la monotonie du vice peut être aussi insipide qu'elle est révoltante. Je ne produisois pas le même effet sur elle, car sa tête s'exaltoit d'autant plus pour moi, qu'elle voyoit bien que je n'avois pas de passion. Elle s'enflamma au point de m'avouer un jour qu'elle n'étoit point mariée, et elle me proposa très-sérieusement de m'épouser: je ne répondis à cette offre que par un éclat de rire; elle se fâcha, et je saisis cette occasion de terminer
une intrigue dont j'étois excédé. Soyons conséquens, lui dis-je: d'après le caractère que ous m'avez montré, quel charme auroit pour vous une union légitime ? Vous seul me convenez, répondit-elle, et ne pouvant vous attacher, je voudrois vous enchaîner. Voilà, repris-je, une jolie réponse; mais, belle Armoflède, vous êtes dans l'erreur, et je ne dois pas vous y laisser plus long-temps. Vous m'avez tourné la tête, et j'ai pris, pour vous plaire, une forme que vous embellissez, mais qui n'est point la mienne. Nous l'avons dit cent fois, toute tromperie est permise en amour; tout scrupule à cet égard est une sottise; vos principes, que je n'avois pas, m'ont enhardi, je vous ai trompée...-Comment?-Je me suis vanté d'une force d'esprit que je n'ai point. Je vous avoue que j'ai presque tous les préjugés que vous méprisez; je puis m'y soustraire un moment, mais j'y reviens toujours; enfin, je le confesse, la vertu n'est point une chimère à mes yeux; elle me paroît aussi nécessaire au bonheur de la vie, qu'un air pur l'est à la santé; on ne peut l'abjurer, sans se dessécher l'ame; rien
ne dispense de l'admiration qu'on doit avoir pour elle; il faut la suivre ou la regretter... ce discours moral produisit l'effet que j'en attendois; Armoflède prit avec raison l'éloge de la vertu pour un outrage, elle éclata; je ne cherchai point à l'adoucir, et je rompis avec elle sans aucun ménagement. Depuis cette rupture, elle m'offrit plusieurs fois mon pardon; elle me poursuivit même pendant quelques mois, et me fit deux ou trois scènes de fureur et de jalousie; mais toutes ces tentatives n'eurent pas le moindre succès. Après avoir brisé ce lien honteux, je ne m'occupai plus que des moyens de regagner le coeur sensible que j'avois si profondément blessé. Je crus remarquer que Berthe me savoit gré de mon assiduité, et de la timidité que j'avois avec elle, car je n'osois ni l'approcher, ni lui parler; mais ma tristesse lui exprimoit assez ce que je ressentois. Au bout de quelques mois, je vis que son ressentiment étoit presque éteint: alors je hasardai de nouvelles lettres; elle me les renvoya comme les premières: je cherchai les occasions de lui parler en
particulier, et elle recommença à m'éviter avec un soin extrême. Je repris ma réserve, et elle cessa de me fuir. Enfin, quand je fis de nouvelles tentatives, elle observa toujours invariablement la même conduite. J'avois presque entièrement perdu l'espérance, lorsque le bruit de l'entreprise des princes ligués contre Béatrix, devint le sujet de tous les entretiens de la cour. L'empereur déclara qu'aussitôt que le comte Thédéric seroit revenu d'une expédition qui touchoit à sa fin, il l'enverroit avec des troupes au secours de la duchesse de Clèves; et en attendant, ce généreux prince lui envoya Archambaud, chargé de lui offrir tous les secours d'argent qui pourroient lui être nécessaire, ce que la duchesse n'accepta pas. Un soir que j'étois chez la princesse Berthe, on parla, comme à l'ordinaire, de Béatrix et de Gérold, et de l'inconcevable procédé de ce dernier, qui, au moment d'obtenir la main de celle qu'il adoroit, lui écrivit une lettre de rupture, qu'il révoqua vainement
quinze jours après. Tout le monde, en blâmant le comte de Bavière, soutenoit que l'ambition seule lui faisoit prendre les armes, et qu'il étoit impossible qu'après avoir rompu d'une manière si formelle, il eût pour la duchesse une passion véritable. Je fus seul d'un avis contraire; j'assurai qu'une grande passion pouvoit bien ne pas préserver d'un grand tort, et j'ajoutai que, puisque la duchesse étoit inexorable, elle n'avoit jamais aimé. Comme Berthe, pendant cette discussion, gardoit le silence, j'osai m'adresser à elle, et lui demander son opinion. Je crois, répondit-elle en rougissant, que plus on aime, et plus on attache de prix à l'estime de son amant, et qu'alors, quand il est coupable du procédé le plus offensant, l'amour même préserve de l'indulgence qui pourroit avilir. Cette réponse, remplie de délicatesse et de sentiment, me rendit l'espérance, et me pénétra de reconnoissance et de joie. J'étois si attendri, que je n'osai dire un mot de plus; mais Berthe lut dans mon coeur, et le soir même je reçus d'elle un billet, qui contenoit ces mots: "allez défendre une princesse opprimée,
allez vaincre un infidèle... partez sans me revoir et sans m'écrire... quand la duchesse de Clèves sera délivrée de ses persécuteurs, revenez, je vous recevrai, je vous écouterai... et si vous me demandez une réponse, je ne consulterai plus alors que mon coeur." J'obéis, je partis dans la nuit même; je n'écrivis point: mais Lancelot, décidé à me suivre, partit un jour plus tard, afin de rendre compte à la princesse de mon exacte et prompte soumission à ses ordres. Lorsqu'Angilbert eut terminé son récit, on reparla d'Armoflède, et l'on décida qu'il ne falloit pas souffrir qu'elle restât plus long-temps dans le château. Je me charge, dit Angilbert, de la déterminer à choisir une autre demeure: je l'engagerai à déclarer son sexe à la princesse, et à lui demander pour retraite la maison d'une vieille femme nommée Marceline, qui vient d'être condamnée ces jours-ci à un bannissement perpétuel.Cette maison est assez loin du camp, pour n'avoir rien à craindre des troupes; d'ailleurs, nous ferons dire aux princes, par Giaffar, qu'elle sert d'asile à une jeune
personne protégée par la duchesse, et certainement ils donneront à leurs soldats l'ordre de la respecter. On approuva ce projet, qui fut exécuté le surlendemain. Armoflède vit bien qu'on la forceroit de suivre le conseil qu'on lui donnoit, elle s'y décida de bonne grace; elle inventa une longue histoire, qu'elle conta à la princesse, obtint d'elle la maison de la vieille magicienne, et alla s'y établir sans délai.
Chapitre V.
La guerre et le gage d'amour. La trève touchoità sa fin, et la duchesse de Clèves ayant perdu tout espoir d'obtenir la paix, se livra à la plus profonde tristesse. Elle avoit donné à Délie une
maison de plaisance, située au milieu de la forêt; cette jeune personne alloit souvent avec Amalberge y chercher la solitude; chaque semaine elle y passoit deux ou trois jours dans une retraite absolue; et Béatrix, accablée d'inquiétudes et de douleur, s'y enferma avec les deux amies pendant les trois jours qui précédèrent l'expiration de la trève. Cependant les princes alliés assemblèrent un conseil pour la dernière fois, et malgré tous les efforts de Barmécide, la guerre y fut décidée. À la fin de cette séance, Barmécide reprenant la parole: pour moi, dit-il, je jure, par l'honneur et par la reconnoissance et l'amitié, de ne jamais quitter dans les combats le comte de Bavière, et de le défendre au péril de ma vie; mais en même temps je jue de me borner à parer les coups des ennemis, et je m'engage, par un voeu solennel, à n'attaquer jamais durant tout le temps de cette injuste guerre.Ce discours n'excita que des murmures, et l'on décida qu'on renverroit le surlendemain à Béatrix la déclaration formelle de la guerre. Les alliés n'avoient pas la moindre inquiétude
sur les événemens de cette guerre: la supériorité de leur nombre, l'habileté de leurs généraux, l'excellente discipline de leurs troupes, tout sembloit leur promettre le plus éclatant succès. Le prince de Grèce venoit d'arriver dans leur camp, et avec des troupes. Il étoit accompagné d'Adalgise, qu'il avoit rencontré dans sa route, et qui s'étoit joint à lui avec quelques autres chevaliers, entre autres le fameux Bruhier, guerrier redoutable par sa valeur, sa force physique et sa taille gigantesque. On savoit que tous les sujets de la duchesse avoient pris les armes, et que le desir de la défendre inspiroit un tel enthousiasme, que les vieillards et les enfans s'enrôloient avec toute l'ardeur que montroit la jeunesse; mais les alliés méprisoient des soldats sans expérience, et chacun d'eux se livroit en secret aux plus séduisantes espérances que peuvent inspirer l'amour et l'ambition. La duchesse venoit de publier un manifeste, qui acheva de porter au comble l'admiration qu'on avoit pour elle. Dans cet écrit, Béatrix rendoit compte de tout ce qu'elle avoit tenté pour obtenir la paix;
en faisant le détail de sa coduite et de celle des alliés, elle démontroit avec la plus grande évidence l'injustice et la violence de leurs procédés. Mais elle se contentoit d'exposer les faits, et loin de se permettre des réflexions et des expressions injurieuses, elle ne parloit de ses persécuteurs qu'avec le ton de l'estime; elle savoit que le langage de la modération est toujours le plus persuasif et le seul qui ait de la dignité; elle savoit qu'il est glorieux de vaincre ses ennemis, et non de les insulter, et qu'enfin des manifestes ne doivent pas ressembler à des libelles.
La veille de l'expiration de la trève, Béatrix revint au château. Le soir, cette princesse, les dames de sa cour, et les chevaliers, revêtus de leurs armures, s'assemblèrent dans une grande galerie; là, tous les chevaliers renouvelèrent le serment de combattre pour la duchesse, et de ne la quitter que lorsqu'elle seroit délivrée de ses persécuteurs. Ensuite la duchesse et toutes les dames attachèrent aux boucliers et aux lances des chevaliers différens ornemens pris de leur habillement:
l'une donna un simple noeud de ruban ou un morceau d'écharpe l'autre un collier ou une chaîne: plusieurs offrirent les agraffes d'or ou de pierreries qui rattachoient leurs robes.La duchesse, qui la première fit ses présens, en distribua de magnifiques à chaque chevalier; mais quand elle fut près d'Olivier, s'arrêtant d'un air attendri: le crêpe noir, dit-elle, qui couvre votre bouclier, emble annoncer que vous n'y voulez point d'ornemens, et nous devons respecter cette volonté; mais je ne puis renoncer au droit et au plaisir de vous offrir un gage de mon estime et de ma reconnoissance; je me flatte que vous voudrez bien accepter un coursier, qui vous sera présenté demain matin. À ces mots, Olivier s'inclina profondément; et la princesse s'avançant vers Isambard, qui étoit à côté de lui, ôta de ses bras deux superbes bracelets d'émeraudes et d'opales, et les lui donna. On remarqua que ce présent étoit le plus beau qu'elle eût fait, et la jalousie n'observa
pas avec moins de chagrin que Béatrix, en voulant attacher ces bracelets, avoit les mains si tremblantes, qu'elle ne pût jamais les fixer sur le bouclier d'Isambard. Une autre cérémonie de chevalerie succéda à celle-ci: Angilbert et Lancelot déclarèrent qu'ils vouloient s'unir à jamais l'un à l'autre par l'alliance sacrée de frères d'armes. Ils se donnèrent la main; et Angilbert, prenant la parole, prononça le serment suivant: par tout ce que la religion, l'honneur et la vertu peuvent avoir de plus sacré, je m'engage à réunir pour jamais tous mes intérts de fortune, d'ambition et de gloire, avec les tiens; à partager toujours tes travaux et tes dangers; à te seconder dans toutes tes entreprises; à tout quitter pour te défendre ou pour te délivrer. Je te promets de ne jamais flatter tes passions, de te dire toujours la vérité, au risque même de te déplaire; et si tu t'égares, de t'excuser, de te plaindre, et d'employer tous mes soins à te consoler. Désormais tes amis et tes ennemis seront les miens, et les bienfaits ou les injusties dont tu seras l'objet, m'inspireront ou la plus vive reconnoisance,
ou le plus violent ressentiment que je puisse éprouver. Lancelot répéta ce serment, ensuite les deux amis s'embrassèrent, et firent l'échange de leurs armes, ce qui termina la cérémonie. Au moment où l'on rentroit dans le salon, on vit paroître le vénérable Théobald avec la jeune Sylvia, sa fille: le vieillard, n'ayant plus l'espoir de servir la duchesse par ses négociations avec les princes, venoit partager ses dangers, et s'enfermer avec elle.
Le lendemain matin, un écuyer de la princesse alla prier Olivier de descendre un moment dans la cour qui étoit sous ses fenêtres, et là, on présenta au chevalier du cygne le plus beau cheval qu'il eût jamais vu, avec des éperons d'or et une housse brodée en perles fines et en pierreries. L'extrême magnificence de ce présent ne fut pas ce qui frappa le plusOlivier; ses yeux se fixèrent sur deux rangs de grosses perles qui bordoient le haut de la housse, et qu'il reconnut dans l'instant pour les avoir vues au cou de la duchesse; et il se rappela qu'il avoit entendu dire à Délie qu'elle tenoit ce collier
de son père, et que c'étoit la seule chose de ce genre à laquelle elle fut attachée. Tandis qu'il considéroit ces perles avec une émotion inexprimable, l'écuyer reprenant la parole: vous pourrez, seigneur, dit-il, vous vanter de posséder un cheval unique dans le monde. Chargé depuis six semaines par la princesse d'acheter le meilleur cheval que je pourrois trouver, le hasard me fit découvrir celui-ci, qu'on amenoit au camp pour le comte de Bavière. La princesse en a offert un prix si exorbitant, qu'elle a eu la préférence; mais quoiqu'on l'assurât qu'il fût parfaitement dressé, elle a voulu n'avoir aucun doute à cet égard, et tous les matins, à la pointe du jour, elle le faisoit exercer en sa présence. Ce détail ne rétablit pas le calme dans l'ame agitée d'Olivier; immobile, et les yeux toujours fixés sur le collier, il gardoit un profond silence: l'écuyer en conclut que ce chevalier aimoit beaucoup mieux les diamans et les perles que les chevaux. Il se retira très-choqué, et alla dire avec humeur à la duchesse que le chevalier du cygne, dédaignant le plus parfait coursier de l'Europe, n'avoit regardé
que la housse: mais ce rapport fit un effet très-différent de celui qu'il comptoit produire. Cependant Olivier devoit remercier Béatrix; après beaucoup de peine et de réflexions, il étoit parvenu à préparer une phrase qui lui paroissoit convenable; mais malheureusement il ne put en articuler que les deux ou trois premières syllabes. Il s'arrêta, car il avoit oublié ce qu'il vouloit dire. Béatrix rougit... tous deux se regardèrent en silence; Olivier tressaillit, leva les yeux au ciel, et s'éloignant brusquement, il sortit du salon. Il y rentra au bout d'une demi-heure; plusieurs personnes étoient survenues et entouroient la duchesse. Amalberge appela Olivier pour lui montrer un portrait en miniature de Délie, et peint par Béatrix; Olivier admira également la beauté de la peinture et l'exactitude de la ressemblance. Ah! Qu'on est heureux, dit-il en soupirant, de posséder une image aussi parfaite d'un objet qu'on aime! ... Il n'en dit pas davantage, et prononça ces paroles à demi-voix; mais elles furent entendues et recueillies. Le reste de la soirée se passa tristement; toutes les dames,
et sur-tout Béatrix et Délie, étoient plongées dans la mélancolie la plus profonde. On savoit, par le rapport d'un déserteur du camp, que le projet des alliés étoit de tenter un assaut dès le lendemain; et en effet cette tentative eut lieu, mais sans succès. Les assiégés firent une sortie, et livrèrent un combat qui fut long et sanglant. Le roi de Pannonie y fut grièvement blessé; tous les défenseurs de la duchesse combattirent avec une ardeur héroïque; mais les chevaliers du cygne se surpassèrent eux-mêmes, et firent de tels prodiges de valeur, que ce combat auroit seul suffi pour les immortaliser. Au fort de la mêlée, Ogier, qui depuis long-temps cherchoit à s'approcher du comte de Bavière, se trouva enfin près de lui; alors lui adressant la parole: prince, lui cria-t-il, je vous offre le gage de bataille, et par un double motif, pour défendre la duchesse de Clèves, et pour venger l'infortunée Maria... à ce nom, le comte, également surpris et frappé, perdit un moment la brillante audace qu'il venoit de montrer dans le combat; mais se remettant promptement de son trouble:
j'accepte le défi, répondit-il. Au moment même, la bataille est suspendue; les guerriers se replient dans leurs rangs; on laisse libre un vaste champ; et les deux héros, s'avançant avec une contenance noble et fière, saluent les deux armées, et ensuite fondent avec impétuosité l'un sur l'autre. Après un combat opiniâtre, dans lequel Ogier fut blessé, tous les deux, dans un choc violent, brisèrent à la fois leurs lances: alors on les sépara, et la bataille générale recommença. Le jeune Zemni, exalté par l'exemple de son maître, s'y distingua d'une manière remarquable. Se trouvant vis-à-vis du redoutable Bruhier, la stature gigantesque de ce dernier ne l'empêcha point de l'attaquer. Bruhier sourit en voyant la taille et la jeunesse de son adversaire, et, par une générosité commune en ce temps, il ne voulut point combattre avec l'arme terrible dont il se servoit ordinairement; il rendit à son écuyer sa lance de bataille, et en prit une courte et légère, qu'il n'employa qu'à parer les coups que lui portoit Zemni. Ce dernier, voyant ces ménagemens, alla chercher un guerrier d'une force plus
proportionnée à la sienne. Le vindicatif Adalgise parcourut plusieurs fois les rangs dans l'espoir de rencontrer Isambard, et prenant Olivier pour lui, il l'attaqua; le chevalier du cygne le renversa d'un coup de lance. Au moment d'être fait prisonnier, le prince lombard fut délivré par les gens de sa suite; mais Olivier saisit son coursier magnifiquement enharnaché, et le donna en garde à ses écuyers. Adalgise, remontant un autre cheval, rencontra à quelques pas de là Grimoald, duc de Bénévent, son beau-frère. L'attachement de ce dernier pour Charlemagne, inspiroit au prince lombard une haine implacable; il s'élança sur lui avec fureur. Grimoald, le reconnoissant à son armure noire, et sur-tout à son emportement, le combattit à regret; mais les soldats grecs que commandoit Adalgise, vivement poussés par Isambard, commencèrent à plier avec une extrême confusion.Adalgise, pour les rallier, quitta son adversaire; Isambard les poursuivit: dans ce moment, le prince de Grèce accourut avec le corps de troupes qu'il s'étoit réservé. Aussitôt les fuyards reprirent leurs
rangs, et le chevalier du cygne, malgré sa rare valeur, alloit être enveloppé de toutes parts, lorsqu'Olivier, suivi seulement de Zemni et de deux écuyers, vint à son secours avec une telle impétuosité, qu'au même instant le désordre se remit dans tous les rangs des ennemis. On vit fuir, pour la seconde fois, devant des français l'aigle impériale des anciens césars. Les soldats, saisis d'une terreur panique, abandonnèrent leurs chefs. Adalgise s'échappa; mais Olivier se précipita sur le prince Constantin, et le fit prisonnier. Pendant que ceci se passoit au centre de l'armée, les quatre fils Aymon, Angilbert et Lancelot, obtenoient des succès à peu près semblables à l'aile gauche. Ogier, Archambaud, Astolphe et le jeune Roger, commandoient l'aile droite avec autant d'avantage que de gloire. Ogier, n'ayant reçu qu'une légère blessure, n'avoit pas voulu quitter la bataille. Quoiqu'il eût perdu beaucoup de sang et qu'il en fût affoibli, emporté par son ardeur, il s'avança dans les rangs ennemis avec trop de témérrté; Bruhier l'attaqua, et le fit prisonnier. CependantGérold et les autres
chefs, voyant la bataille perdue, s'occupèrent de la retraite; ils la firent en bon ordre, et avec autant d'habileté qu'ils avoient montré de courage dans le combat. La nuit commençoit à tomber, les vainqueurs rassemblèrent leurs troupes et rentrèrent triomphans dans le château; la duchesse, pâle et tremblante, et soutenue par deux personnes, vint les recevoir au bas du grand escalier. Olivier lui présenta le prince de Grèce, son prisonnier; Isambard, le jeune Guichard; et plusieurs autres mirent à ses pieds des drapeaux et des étendards pris à l'ennemi. Béatrix, trop agitée, et trop profondément émue pour qu'il lui fût possible de parler, ne pouvoit remercier ses défenseurs que par l'expression touchante de sa physionomie. Toute la cour se rendit dans la grande galerie; on y fit entrer tous les soldats qui purent s'y placer; les autres se tinrent dans les vestibules qui communiquoient à la galerie par de larges arcades: là, suivant les usages militaires des siècles de la chevalerie, des hérauts d'armes devoient décerner le prix de la valeur au guerrier qui s'étoit le plus distingué dans la bataille. Déjà les hérauts d'armes
s'avançoient vers Olivier; l'assemblée entière prévint leur jugement, les soldats et les chevaliers s'écrièrent tous à la fois qu'Olivier méritoit le prix. Alors la duchesse s'approcha de lui; Olivier mit un genou en terre devant elle: Béatrix lui présenta une branche de laurier, et un superbe rubis, qu'elle tira de son doigt; ensuite elle lui tendit la main, que le vainqueur avoit le droit de baiser. Au moment même une musique éclatante et guerrière célébra le triomphe du chevalier du cygne; ses généreux rivaux vinrent tous l'embrasser; les soldats applaudirent à sa gloire par leurs cris de joie, et le nom d'Olivier retentit de toutes parts dans le palais. Olivier, attendri, troublé jusqu'au fond de l'ame, s'étonna de se retrouver sensible à la gloire; et ne reconnoissant plus son coeur, il craignit plus que jamais d'y descendre et de l'interroger. On se mit à table, et Béatrix fit placer à ses côtésOlivier et le prince de Grèce. Elle traita ce dernier avec la générosité qui étoit dans son caractère, et que prescrivoient les moeurs de ce temps. Respecter un ennemi vaincu, adoucir son malheur par des témoignages
d'estime et les égards les plus délicats; combattre avec intrépidité et triompher avec modestie, telle étoit la conduite et les procédés que ces anciens guerriers, quoique dépourvus de toute philosophie , regardoient comme des devoirs indispensables et sacrés. Pendant le repas, Olivier, pour la première fois, parla à Béatrix sans en être interrogé; il lui demanda si les succès de cette journée n'achevoient pas de dissiper toutes ses craintes. Ah! Sans doute, répondit-elle, ce jour est le plus beau de ma vie... mais si vous saviez ce que j'ai souffert pendant la bataille! ... Ce peu de mots disoit beaucoup, mais le son de sa voix et son regard exprimoient davantage encore... Olivier baissa ses yeux humides de pleurs; la duchesse, reprenant la parole, changea d'entretien; et après avoir parlé de choses indifférentes, elle fit remarquer à Olivier combien Délie étoit changée. L'état où je l'ai vue durant le combat, ajouta Béatrix, m'a confirmée dans la persuasion où j'étois qu'elle aime Lancelot; car un intérêt vague et général, quelque vif qu'il puisse être, ne sauroit produire une telle sensibilité.
Ces paroles firent tressaillir Olivier: emporté par un mouvement irrésistible, il leva les yeux pour regarder la duchesse; mais elle avoit le visage tourné du côté du princeConstantin, et elle resta long-temps dans cette attitude. Olivier ne parla plus; une violente palpitation de coeur, une insurmontable distraction, et le désordre de ses idées, ne lui permettoient ni de répondre, ni même d'entendre ce qui se disoit autour de lui. Cependant cet état de trouble et d'agitation n'étoit pas dénué de charmes, et pour la première fois depuis son malheur, il éprouvoit une émotion vive et mêlée d'une joie secrète. La conversation devint générale, et tout à coup tomba sur le défi qu'Ogier avoit fait à Gérold.Personne n'ayant entendu parler de cette infortunée Maria, on ne pouvoit concevoir le vif intérêt qu'Ogier prenoit à cette inconnue. Après plusieurs conjectures, on changea d'entretien, et au moment où l'on sortoit de table, Délie, en voulant se lever, retomba sur sa chaise en perdant entièrement l'usage de ses sens: la duchesse vola près d'elle; et la voyant plongée dans un profond évanouissement,
elle s'effraya, la fit porter dans sa chambre et l'y suivit. Cet accident alarma vivement Lancelot; mais Olivier, qui avoit dans cette soirée beaucoup plus d'obligeance qu'à l'ordinaire, éprouva un grand plaisir à dissiper l'inquiétude de Lancelot, et à le rendr heureux en lui confiant ce que lui avoit dit la duchesse. Cette dernière ne rentra point dans le salon;Théobald vint dire de sa part aux chevaliers qu'il iroit au camp le lendemain matin, proposer l'échange d'Ogier contre le prince de Grèce. Olivier, avant de se coucher, ordonna à ses écuyers de conduire au pavillon du jeune Roger le superbe cheval qu'il avoit pris au prince Adalgise. Roger accepta avec reconnoissance, mais sans embarras, ce magnifique présent: car alors le chevalier le plus riche donnoit sans faste au plus pauvre, qui recevoit sans humiliation; on ne connoissoit point encore cette fausse délicatesse, si cruelle pour l'amitié, si gênante pour les ames généreuses, et dont l'orgueil et l'avarice ont fait depuis une vertu. Laissons un moment la brillante
cour de Béatrix pour voir ce qui se passe dans le camp de ses ennemis. Bruhier étoit sujet du comte de Bavière, et son premier soin après la retraite, fut de conduire son illustre prisonnier dans la tente de Gérold. Le prince parut ému en voyant Ogier, mais il lui prodigua les témoignages d'estime les plus flatteurs: nous ne devons, dit-il, l'honneur de recevoir dans ce camp le vaillant Ogier, qu'à la témérité de son courage; et si nous l'y retenions, on pourroit croire que je crains de reprendre le combat qu'il avoit provoqué, et que nos armes rompues ne nous ont pas permis de continuer. Je sais combien mes talens sont inférieurs à ceux d'un si fameux chevalier; mais j'aime mieux une glorieuse défaite que le soupçon d'une lâcheté: ainsi vous êtes libre, et demain, aux premiers rayons du jour, les hérauts d'armes vous reconduiront dans le château de la duchesse.
En achevant ces paroles, le comte fit signe à Bruhier et aux autres officiers de sortir, et lorsqu'il fut seul avec Ogier, il le conjura de lui dire comment il connoissoit Maria, et de lui apprendre le lieu de sa retraite. Ogier, touché de la générosité de ce prince, lui conta sans détour de quelle manière il avoit appris l'histoire de Maria. Pendant ce récit, Géroldtroublé et vivement attendri, ne put retenir ses larmes: ah! Seigneur, lui dit Ogier, est-il possible que votre grande ame n'ait pour cette intéressante et malheureuse Maaia qu'une pitié momentanée! Vous renoncez à ce coeur sensible, dont vous faites le tourment, et vous y renoncez pour une chimère; car jamais la duchesse de Clèves ne consentira à vous donner la main. Hé bien, reprit Gérold, lisez donc dans mon coeur; il est certain que je n'ai jamais eu de passion violente que pour la duchesse: vous connoissez cette femme incomparable, vous devez concevoir combien il faut de temps et d'efforts pour se détacher d'elle. Je n'ai plus d'espérance, et je l'aime encore éperdument. Je voudrois que du moins son destin dépendît de moi; je voudrois
être l'arbitre de son sort; alors elle rendroit justice à mes sentimens, j'obtiendrois son estime, et la reconnoissance produiroit peut-être ce que l'amour n'a pu faire; mais malgré cette passion qui me domine, le souvenir de Maria me poursuit dans tous les momens: croyez que si je la retrouvois, je ne balancerois point à lui tout sacrifier; et croyez même qu'elle seule au monde pourroit me consoler et me guérir. Ah! Si j'avois connu toute la sublimité de son ame sensible et généreuse, pensez-vous que j'eusse eu l'ingratitude et la cruauté de lui déclarer, en m'engageant à l'épouser, que j'éprouvois pour une autre une passion invincible? Un moment d'erreur a détruit pour jamais la félicité de Meinrad et deMaria; mais je suis mille fois plus à plaindre que ces deux victimes de mon égarement. J'ai trahi mon ami, j'ai séduit une enfant; j'ai toujours devant les yeux Meinrad au fond d'un cloître, et Maria errante et désolée; maria, si jeune, si belle, si ingénue! ... Je n'ai pour me distraire de ces images déchirantes, qu'une passion sans espérance. Ah! Croyez queMeinrad et Maria sont assez vengés. En disant ces
paroles, le comte laissa tomber son visage sur ses deux mains, et resta dans cette attitude quelques minutes. Ogier reprit la parole pour l'assurer qu'il s'étoit fait un devoir de cacher cette triste histoire, qu'il ne l'avoit contée à personne, et que la duchesse n'en avoit aucune connoissance. Cette assurance fit un extrême plaisir à Gérold; il reparla deBéatrix, et ensuite de Délie. Ogier lui dit que cette jeune personne s'étoit presque entièrement retirée de la cour, pour se consacrer à la retraite dans une maison que la duchesse lui avoit donnée. Cet entretien du comte et d'Ogier se prolongea encore un quart d'heure; ensuite Ogier, séduit par les graces de Gérold, et charmé de la réception qu'il en avoit reçue, alla chercher le repos dont il avoit tant de besoin. Le lendemain, aussitôt que parut le jour, Ogier se leva et alla prendre congé du comte. Ce dernier lui fit de magnifiques présens; il lui passa au cou une belle chaîne de topazes, en lui disant, suivant l'esprit de galanterie de ce temps, qu'il la lui donnoit pour qu'il l'offrît à la dame dont il étoit aimé . Enfin Gérold, après avoir comblé le chevalier
danois de marques de distinction et d'amitié, le reconduisit lui-même hors du camp, et le chargea de demander à la duchesse une suspension d'armes de quelques jours, afin de rendre les derniers honneurs aux guerriers qui avoient péri dans la bataille. À peu de distance du château, Ogier rencontra Théobald, qui alloit au camp proposer l'échange du prince Constantin et d'Ogier. Très-étonné de voir ce dernier, il l'interrogea, et apprit avec plaisir le procédé généreux de Gérold. Il retourna au château avec le chevalier danois, dont l'arrivée causa autant de joie que de surprise. Béatrix, après avoir écouté le rapport d'Ogier, ne voulut pas être surpassée en générosité, et dans l'instant elle fit dire au prince de Grèce qu'il étoit libre. Ce prince vint la remercier; elle lui annonça la suspension d'armes, et'engagea à rester quelques jours à sa cour. Constantin, déjà rempli d'admiration pour la duchesse, y consentit avec plaisir, et en la voyant davantage, il acheva de se dégoûter entièrement de la cause injuste dans laquelle il s'étoit engagé.
Chapitre VI.
Une erreur, un mensonge, un égarement. Le comte de Bavière fit de tristes réflexions sur l'entretien qu'il avoit eu avec Ogier, et en se le retraçant avec détail, il fut fâché de ne lui avoir pas fait plus de questions sur Délie; mais n'ayant parlé d'elle qu'à la fin de la conversation, il n'avoit pas voulu retenir Ogier plus long-temps. Tout ce qu'on lui disoit de Délie, et sur-tout le compteque Barmécide lui avoit rendu de son entrevue avec elle, excitoit à la fois en lui le plus tendre intérêt et la plus vive curiosité. Il se rappela tout à cop que la duchesse lui avoit fait demander de donner l'ordre à ses soldats de respecter l'asile d'une jeune personne
qu'elle protégeoit, et qui s'étoit fixée dans une maison de campagne. On n'avoit pas dit le nom de cette jeune personne; mais Ogier venoit d'apprendre à Gérold que Délie s'étoit retirée dans une profonde retraite. En rapprochant ces deux faits, le comte ne douta pas que la demande de Béatrix n'eût eu Délie pour objet. Ogier n'avoit pas désigné la maison, mais le comte croyoit avoir parfaitement où elle étoit située, Béatrix lui ayant fait donner tous les détails relatifs à l'habitation de la jeune personne, pour laquelle on sollicitoit sa protection. Aussitôt le comte, entraîné par une irrésistible curiosité, conçut le projet d'aller secrètement faire une visite à celle qu'il croyoit être cette intéressante et belle Délie. La suspension d'armes lui donnoit à cet égard toute la facilité qu'il pouvoit desirer, et l'espoir de pouvoir rencontrer la duchesse seule et sans suite dans cette maison, acheva de le déterminer. Aussitôt que la nuit fut tombée, il monta à cheval, sortit du camp sans être vu, et se rendit seul à la maison où l'on avoit relégué Armoflède. On étoit aux derniers jours du mois de janvier; la neige, le verglas
et le froid, rendirent cette petite course très-pénible: le comte arrivé, frappe à la porte. On le fait attendre assez long-temps, et il entend qu'il y a beaucoup d'agitation et de mouvement dans la maison; cependant on vient, mais avant d'ouvrir, on veut savoir son nom. Mourant de froid, et impatienté de ces délais, le comte se nomme; alors nouveau mouvement dans la maison, et un instant après, on revient et l'on ouvre. Gérold traverse rapidement un vestibule et un petit anti-chambre très-obscur, au bout duquel il aperçoit une jeune personne qui s'avance à sa rencontre. Il ne pouvoit la voir qu'imparfaitement, mais elle lui parut charmante; il s'approche, et, la saluant avec respect: je me flatte, dit-il, que la belle Délie n'attribuera qu'à ma reconnoissance la témérié de cette visite. Je brûlois du desir de la remercier moi-même de l'intérêt qu'elle daigne prendre à mon sort... ce début surprit étrangement Armoflède; mais dans l'instant, entrevoyant que cette scène pouvoit devenir amusante, elle se décida sans balancer à confirmer Gérold dans son erreur. Elle ne répondit rien, et prit l'attitude et le
maintien d'une personne timide, naïve et profondément émue. Elle fit passer le comte devant elle, dit un mot tout bas au domestique qui la suivoit, et au moment même elle entra avec Gérold dans un salon très-éclairé. Gérold regarda avec empressement celle ôu'il prenoit pour Délie, elle ne lui parut pas aussi jeune qu'on le lui avoit dit; mais il fut enchanté de sa figure et de ses manières. Armoflède, après avoir soutenu cet examen en silence, et les yeux baissés, prit enfin la parole, et, d'une voix entrecoupée, invita le comte à s'asseoir sur un canapé, et s'y plaça à côté de lui. L'excès de son embarras frappa et intéressa Gérold: plus il la regardoit, plus elle lui paroissoit jolie; il ne se l'étoit pas représentée sous une forme aussi piquante; il la trouvoit moins belle et plus agréable qu'il ne l'avoit imaginé. Cependant Armoflède s'enhardissant, osoit lever les yeux et même les fixer sur le comte de Bavière. Il étoit beau et dans tout l'éclat de la jeunesse, et les regards d'Armoflède exprimèrent ingénuement l'impression qu'il produisoit sur elle. Géroldoublioit de parler de Béatrix, le desir d'intéresser Délie
l'occupoit seul dans cet instant. Il lui disoit tout ce que la galanterie peut inspirer deeplus aimable, et finit par lui demander dans quelle partie de ses états elle étoit née. Seigneur, répondit Armoflède, je n'ai point reçu le jour dans les terres que vous possédez près des frontières de ce duché; j'ai le bonheur d'avoir pour patrie les lieux dont vous portez le nom, je suis née dans le comté de Bavière. Mes parens voulant me donner pour époux un homme que je ne pouvois aimer, j'ai su, par la fuite, me soustraire à cette tyrannie, et, sous un nom supposé, je me suis réfugiée dans cette cour. Je fuis le monde, je vis dans une profonde solitude, et je trouve dans cette retraite un charme de plus, en pensant que j'y suis sous votre protection, puisque vous avez donné l'ordre de respecter mon asile. Cette réponse, qui contenoit tant de choses tendres pour le comte, augmenta son étonnement et son intérêt: que je plains, dit-il, celui qui n'a pu vous plaire, et que vous avez fui! ... Mais pourquoi, charmante Délie, ne vous êtes-vous pas adressée à moi? Mon autorité auroit pu vous être utile...
à vous, grand dieu! S'écria Armoflède, comme si elle eût été emportée par un premier mouvement. La vhémence de cette exclamation, et ensuite l'excessif embarras qu'affectaArmoflède, parurent à Gérold un trait de lumière; il crut voir clairement qu'il étoit aimé de cette jeune personne, qui apparemment, sur sa réputation, s'étoit livrée à une passion romanesque qu'elle nourrissoit sans espérance, et qui causoit cette sensibilité apparente et cette mélancolie qu'on lui reprochoit. Gérold se rappela que Barmécide, après son entrevue avec Délie, avoit eu cette idée, et lui-même n'en douta pas. La singularité de cette passion et les charmes de celle qui l'éprouvoit, la vertu, l'innocence qu'il lui supposoit, tout se réunissoit pour exciter l'intérêt et flatter l'amour propre du galant et léger comte de Bavière. Il feignit de n'avoir pas compris le sens de l'imprudente exclamation; il vouloit arracher un aveu plus formel, et, croyant surprendre l'innocence, il employoit beaucoup d'art pour tomber lui-même dans les piéges du vice et de l'imposture. Il n'avoit que le dessein de s'assurer de son triomphe
sur un coeur ingénu, et il oublioit que c'étoit ainsi qu'il avoit séduit l'infortunée Maria. Il fit quelques questions à Armoflède, et, entre autres choses, il demanda depuis combien de temps il avoit le bonheur de l'intéresser: depuis le jour, reprit-elle, où j'eus celui de vous voir. Comment, reprit le comte, vivement étonné, vous avez pu me voir sans que je vous aie aperçue!-Vous présidiez à une cérémonie publique, et j'étois confondue dans la foule...-ah! J'aurois dû vous y distinguer... mais... combien de temps s'est écoulé depuis cette époque? ...-Deux mortelles années! ...-Souffrez encore une question: j'éprouve un desir si passionné de vous être utile, qu'il me semble que j'ai des droits à votre confiance... en disant ces paroles, il prit la main d'Armoflède; cette main si remarquable par sa beauté, lui rappela celle de Maria. Il soupira, et ce fut avec plus d'émotion que de remords... charmante Délie, poursuivit-il, vous avez fui pour éviter l'hymen quevos parens vous proposoient; mais dites-moi, votre aversion pour celui qu'on vous destinoit, fut-elle l'unique
cause d'une résolution si violente? À ces mots, Armoflède en baissant les yeux, avoua qu'elle aimoit un autre objet. Et depuis quand? Demanda Gérold. Depuis deux ans, répondit naïvement Armoflède. Elle fit cette réponse si claire, avec tant de simplicité, que le comte se persuada qu'elle ne croyoit pas possible qu'il pût imaginer qu'il fût question de lui. Il feignit encore de ne rien soupçonner, et après un moment de silence, causé par un trouble que chaque minute augmentoit, je ne vous demanderai point, reprit-il, si vous êtes aimée; pour le savoir, il suffit de vous entendre et de vous regarder. Ici, Armoflède parut ne pouvoir plus dissimuler l'excès de son émotion, elle s'agita, détourna la tête, comme si elle eût voulu éviter les regards de Gérold; enfin elle se leva, et, d'une voix éteinte, sollicita la permission de se retirer un instant: en même-temps elle fit quelques pas pour sortir, en mettant son mouchoir sur ses yeux: le comte s'élance vers elle, il saisit ses deux mains, il découvre son visage, il le voit baigné de pleurs. Armoflède tremblante s'écrie: ah, que vous êtes
cruel! Et Gérold oubliant Béatrix et Maria, et son amour et ses remords, se jette aux genoux d'Armoflède, qui, sans force, éperdue et chancelante, tombe doucement dans ses bras... dans ce moment, on entend distinctement le bruit d'un cheval au galop (car le petit salon au rez-de-chaussée donnoit sur la campagne), et presque aussitôt on reconnoît la voix d'Ogier, qui, avant d'arriver à la porte appeloit à grands cris, afin qu'on ne le fît pas attendre pour ouvrir. Le son de cette voix fut un coup de foudre pour Armoflède; elle savoit qu'Ogier avoit été fait prisonnier, et le croyoit toujours dans le camp ennemi. Pénétrée d'inquiétude et de frayeur, elle se débarrasse des bras de Gérold, en lui disant rapidement qu'Ogier vient quelquefois de la part de la duchesse, qu'il est sans doute chargé de quelque nouvelle commission, qu'elle ne peut se dispenser de le recevoir, que s'il trouvoit le comte chez elle, il le diroit à Béatrix; et elle finit en conjurant Gérold, ou de s'en aller par une petite porte de derrière, ou d'aller se cacher dans sa chambre, en ajoutant qu'Ogier ne restera pas long-temps,
et qu'elle le congédiera promptement. Gérold accepte la dernière proposition: dans ce moment un domestique entre, et demande ce qu'on doit répondre au chevalier danois, qui frappe à coups redoublés. Armoflède donne l'ordre d'aller ouvrir; en même-temps elle fait passer le comte par un petit corridor, et là, lui montre sa chambre, et sur-le-champ elle retourne dans le salon, en refermant les portes de son côté. Le comte ouvre la porte indiquée, et il entre dans la chambre à coucher d'Armoflède: une seule lumière, posée sur une table, éclairoit cette pièce, qui étoit assez grande. Gérold s'assied dans un fauteuil, et en pensant à toute cette aventure, cette visite d'Ogier, à huit heures du soir, lui parut très-extraorinaire. Il connoissoit la délicatesse, l'extrême décence et les principes de la duchesse; il ne pouvoit concevoir qu'elle eût l'imprudence de charger un chevalier de es messages nocturnes, et qu'elle exposât ainsi la réputation de sa jeune amie. D'ailleurs, il étoit encore plus étonné que la modeste, la timide Délie lui eût proposé d'attendre dans sa chambre qu'Ogier fût
parti... en réfléchissant là-dessus, ses regards tombèrent par hasard sur la table auprès de laquelle il étoit assis; il vit briller quelque chose dans une corbeille ouverte, posée près de lui; il regarde, et reconnoît la chaîne de topazes qu'Ogier, le matin même, avoit reçue de lui: son étonnement fut extrême, car cet incident ne laissoit aucun doute sur l'intelligence d'Ogier et de la prétendue Délie... confondu et piqué autant que surpris, le comte se lève avec agitation, et se promène à grands pas dans la chambre. Après avoir fait deux ou trois tours, il se trouve contre une fenêtre dont les rideaux étoient tirés, et tout à coup il entend distinctement éternuer et tousser à côté de lui. Il se rtourne, et voit dux pieds d'homme, dont les pointes passoient le bord du rideau: aussitôt le comte ouvre le rideau, et il découvre le jeune Sylvain, le petit page d'Ogier, qu'il reconnut à l'instant, car il l'avoit vu plusieurs fois, pendant la trève, dans le château de Théobald. Cette découverte parut si plaisante à Gérold, qu'elle dissipa totalement son dépit; il éclata de rire, et questionnant Sylvain, celui-ci répondit,
en rougissant que lorsque le comte étoit entré, au lieu de s'en aller, comme il en avoit reçu l'ordre, il étoit venu se cacher dans cette chambre. Gérold n'en demanda pas davantage; je vous préviens, lui dit-il, que votre maître est actuellement ici... à ces mots, Sylvain frémit et voulut s'en aller; mais, le comte le retenant: un moment, reprit-il, comment ferez-vous pour sortir sans être vu? Par une porte de derrière dont j'ai la clé, répondit le page. Hé bien, dit Gérold, vous allez me conduire, je serai discret, mais à condition que vous le serez vous-même, et qu'on ne saura jamais que vous m'avez rencontré dans cette maison. Sylvain en donna sa parole. Alors Gérold écrivit ce petit billet: "je conseille à l'innocente et timide Délie de choisir une maison plus vaste, celle-ci est beaucoup trop petite pour le genre de misanthropie qui la retient dans la solitude." Il attacha ce billet à la chaîne de topazes, ensuite il sortit avec le jeune page. Ls traversèrent un vestibule, qui les conduisit dans la basse-cour: là, Sylvain ouvrit une porte, le comte passa devant lui, et se retrouva sur la bruyère. La nuit étoit extrêmement
obscure. Gérold fit deux fois le tour de la maison, avant de rencontrer son cheval, qu'il avoit attaché près d'un arbre. Sylvain l'aidoit dans cette recherche, et touchant enfin l'arbre désigné, il détache le cheval, et l'amène au comte. Ce dernier, en recevant les adieux de Sylvain, lui demanda ce qu'il alloit devenir à une heure si indue, au milieu de la nuit, et sans cheval. Sylvain répondit qu'il attendroit le jour dans une chaumière à peu de distance de la maison. Le comte, après lui avoir encore recommandé la discrétion, reprit la route du camp, aussi mécontent de son voyage que surpris de n'avoir trouvé dans cette Délie, qu'on lui avoit dépeinte si intéressante, qu'une inconcevable hypocrisie, et la dépravation la plus profonde. Cependant il concevoit que l'on fût dupe de ses artifices, lorsqu'il se rappeloit à quel point il avoit admiré sa candeur et son innocence, et qu'enfin elle lui avoit paru plus sensible et plus ingénue que Maria même; mais il ne comprenoit pas comment elle s'obstinoit à dédaigner les soins de Lancelot, d'un chevalier si aimable et si brillant par les
agrémens de son esprit et de sa figure. Ne pouvant trouver le motif de cette bizarrerie, il en concluoit que les femmes sont inexplicables, et il s'écrioit: ô Béatrix! Vous êtes seule exempte de foiblesse et de caprice, et Maria seule sait aimer! ... Tandis que le mécontentement et l'humeur ramenoient le comte de Bavière à la morale, le chevalier danis se trouvoit dans une situation plus fâcheuse encore; il s'étoit fait une idée charmante du bonheur de surprendre agréablement Armoflède par un retour inopiné. Sylvain n'avoit pas quitté son maître durant la bataille, et fut pris avec lui. Le lendemain matin, Ogier lui cacha qu'il avoit obtenu sa liberté; il lui dit qu'on lui permettoit seulement d'envoyer son page en commission; il le chargea de porter la chaîne de topazes à Armoflède, et de lui dire qu'il espéroit que sa captivité ne seroit pas longue. En même temps il défendit à Sylvaind'aller au château, et lui donna un second message qui devoit employer toute sa journée. Le jeune page, aussi amoureux qu'étourdi, ne se fit aucun scrupule de désobéir à son maître, ou, pour mieux dire, s'oublia chez
Armoflède. Ogier, ayant pris toutes ces précautions, arriva en effet sans être attendu; mais il ne pouvoit choisir un moment où sa visite fût plus importune et plus désagréable.Armoflède, voulant absolument se débarrasser de lui, s'avisa d'un expédient commun aujourd'hui, mais sublime dans ces tmps grossiers; elle feignit d'éprouver une violente attaque de nerfs. Son génie devina ce moyen adroit de se délivrer d'un amant importun, en excitant sa sensibilité et même sa reconnoissance; elle tomba dans des convulsions si fortes et si variées, que la femme de nos jours la mieux exercée dans ce genre, ne pourroit faire une scène plus naturelle et plus effrayante. Le bon chevalier danois, qui n'avoit jamais rien vu de semblable, fut pénétré de terreur et d'inquiétude; il appela les domestiques; ce mal étant nouveau, la médecine n'avoit pas encore découvert les remèdes salutaires qui le guérissent, et dans ce siècle peu avancé, l'eau de fleur d'orange n'étoit qu'un parfum, et l'eau de tilleul étoit inconnue... enfin, au bout d'une demi-heure, Armoflède fut en état de déclarer
à Ogier qu'elle alloit se mettre au lit, que le repos et le sommeil pourroient seuls la calmer. Il vouloit la veiller, mais elle assura que s'il restoit dans la maison, son émotion ne lui permettroit jamais de dormir; elle lui dit là-dessus beaucoup de choses passionnées, et comme elle avoit toujours des crispations et des tressaillemens , Ogier n'insista plus; et plein d'attendrissement, d'amour et de regrets, il se hâta de retourner au château, en se promettant bien de ne jamais causer de surprise et de saisissement à une femme si sensible. Il arriva au château à dix heures du soir; en entrant dans la petite cour sur laquelle donnoit son appartement, il appela son écuyer, qui vint aussitôt avec un flambeau. Isambard, qui logeoit à côté d'Ogier, passoit dans la cour dans ce moment, et s'approcha d'Ogier pour lui faire quelques plaisanteries sur cette course nocturne. Ogier mettoit pied à terre, et son écuyer, à la lueur du flambeau, jetant les yeux sur le cheval, fit une exclamation de surprise, en disant: quoi! Seigneur, vous avez troqué votre cheval? À ces mots, Ogierregarde, et voit un
autre cheval et un harnois absolument différent; il reste immobile d'étonnement, et l'écuyer reprenant la parole: le troc est bon, dit-il, ce cheval est bien plus beau, et la selle infiniment plus riche; elle a les couleurs et le chiffre du comte de Bavière, et je reconnois ce cheval pour le lui avoir vu monter plusieurs fois. Ogier le reconnoît aussi, et se perdoit dans les réflexions qu'excitoit dans son esprit cette étrange métamorphose. Isambard, entrevoyant une partie de la vérité, et voulant approfondir ce mystère, prit Ogiersous le bras, et l'emmena dans sa chambre. Ogier, naturellement communicatif, répondit sans détour aux questions d'Isambard, et ce dernier ne douta pas qu'Armoflède n'eût trouvé le moyen de lier une intrigue secrète avec le comte de Bavière. Il ne dissimula point cette idée au chevalier danois, qui défendit vivement Armoflède, en convenant cependant qu'elle manquoit de principes, mais en soutenant qu'elle étoit incapable d'une perfidie. Croyez, mon cher Ogier, répondit Isambard, qu'une femme trompe et trahit sans scrupule, lorsqu'elle s'égare sans remords.
Chapitre VII.
Vaine résolution. La foible impression que les remontrances d'Isambard avoient pu produire sur l'esprit d'Ogier, fut bientôt effacée par les discours et les mensonges de l'artificieuse Armoflède. Après le départ d'Ogier, elle avoit trouvé dans sa chambre le billet de Gérold; elle éprouva d'abord autant de colère que de confusion; mais ensuite, en songeant que Gérold la prenoit pour Délie, son ame atroce se consola de l'aventure qui déshonoroit une jeune personne si intéressante, et qu'elle haïssoit mortellement.Cependant Olivier, plus agité que jamais, ne put repousser les réflexions qu'excitoit en lui le souvenir de tout ce qu'il avoit éprouvé, en recevant des mains de la
duchesse le prix de la valeur. Il se flattoit encore de n'adorer en Béatrix que l'image de Célanire, et il s'obstinoit à ne voir dans cette passion nouvelle que la preuve d'une éternelle constance; mais il ne pouvoit s'abuser sur les sentimens de Béatrix, et certain d'être aimé, il frémit en pensant qu'il étoit le rival d'Isambard. Cette idée accablante ouvrit son ame à de nouveaux remords, et lui fit prendre la résolution d'éviter, avec plus de soin que jamais, toutes les occasions d'entretenir Béatrix en particulier, et tout ce qui pourroit le rapprocher d'elle. Mais ce jour même, en traversant une longue galerie, il la rencontra seule; elle sortoit de l'appartement de Theudon, qu'elle alloit voir souvent, depuis qu'une dangereuse blessure le retenoit au lit. Olivier, en apercevant la duchesse, fit un mouvement pour s'éloigner; elle l'appela, et doublant le pas pour le rejoindre: je suis charmée de vous rencontrer, dit-elle, car j'ai besoin de votre consentement pour une chose que je desire vivement. Olivier surpris, lui demanda quel ordre elle avoit à lui donner; j'ai remarqué, répondit-elle, combien vous aimez
le jeune Zemni, et à quel point il vous est attaché; je vous avoue que je l'ai questionné plus d'une fois; il m'a conté son histoire, et de cet instant j'ai pris le plus vif intérêt à celui qui doit la vie à la valeur et à la générosité d'Olivier... je sais que, dans cette première victoire remportée sur mes ennemis, il vient de montrer le courage le plus brillant; je voudrois l'armer chevalier; y consentez-vous? Olivier, attendri, soupira et s'inclina. Hé bien, reprit la duchesse, la suspension d'armes finit dans cinq jours, annoncez à Zemni qu'il recevra après demain l'ordre de la chevalerie. En disant ces mots, Béatrix, sans attendre de réponse, quitta le chevalier du cygne, et poursuivit son chemin. Olivier alla avec empressement chercher Zemni, et l'instruire des bontés de la princesse. Zemni, transporté de joie, en exprimant sa reconnoissance, fit avec ingénuié le plus touchant éloge de la bonté de Béatrix. Il en conta mille traits intéressans; c'étoit la première fois qu'il se livroit avec son maître au plaisir de la louer, car la ressemblance frappante de la duchesse avecCélanire l'avoit toujours
empêché de lui parler d'lle. Olivier l'écoutoit avec tant de complaisance, qu'il s'oublia dans cette conversation jusqu'à l'heure du souper, et pendant tout le rete de la soirée, il fut infiniment plus rêveur et plus distrait qu'à l'ordinaire. Après le souper, Lancelot, emmenant Olivier dans un cabinet voisin du salon, le pria de se charger d'une lettre pour Délie; car Olivier étoit, de tous les chevaliers rassemblés dans le château, celui pour lequel Délie paroissoit avoir le plus d'amitié; moins timide avec lui qu'avec les autres, elle se plaçoit souvent à table à côté de lui, et elle l'admettoit souvent en tiers dans les promenades qu'elle faisoit chaque matin avec Amalberge. Olivier, de son côté, moins farouche pour l'amie de Béatrix, trouvoit un charme secret dans son entretien; d'ailleurs, la réserve et la profonde mélancolie de cette jeune personne lui inspiroient un vif et tendre intérêt.Lancelot se croyoit aimé de Délie; mais comme elle le fuyoit toujours, et qu'il ne pouvoit parvenir à lui parler en particulier, il conjura Olivier de lui remettre de sa part une lettre qu'il venoit de
lui écrire. Les deux chevaliers convinrent qu'Olivier, le lendemain matin, au lieu d'attendre Délie dans le jardin, iroit dans son appartement une heure avant celle de la promenade; qu'il lui donneroit la lettre de Lancelot, et lui parleroit en sa faveur. En effet, le lendemain matin à dix heures, Olivier se rendit pour la première fois à l'appartement de Délie; car, malgré l'espèce de liaison qui s'étoit établie entre elle et lui, comme elle ne recevoit point de visites, il n'avoit pas encore été chez elle. Arrivé à sa porte, et n'y voyant point de clé, il alloit frapper; mais la porte, qui n'étoit pas fermée, s'ouvrit aussitôt qu'il l'eut touchée: alors il entra doucement. Ne trouvant personne, ni dans l'antichambre, ni dans le salon, il crut que Délie étoit déà sortie; cependant, jetant les yeux sur un cabinet dont la porte étoit ouverte, il y alla; mais à peine eut-il mis le pied dans ce cabinet, qu'il fit un cri perçant, et tomba appuyé sur le lambris; il resta immobile, presque entièrement privé de l'usage de ses sens. Le surprenant tableau qui s'offrit à ses regards, devoit en effet lui causer un tel saisissement! ...
Le lecteur en jugera dans le prochain chapitre, qui contiendra le détail de cette étrange vision.
Chapitre VIII.
Dangereuse illusion. Qu'on se représente, s'il est possible, ce que dut éprouver Olivier, lorsqu'au lieu de celle qu'il cherchoit, il crut voir non Délie, non pas même la duchesse de Clèves, mais Célanire elle-même, telle qu'il la vit la première fois chez la princesse Emma, avec le costume de son pays. En entrant dans son cabinet, Célanire s'offrit à ses yeux dans la même attitude, debout, le dos tourné; il reconnut sa taille, sa coiffure, ses longues tresses de cheveux blonds, son habit de la même forme et de la même couleur; enfin il la retrouva si parfaitement, que, dans ce moment de trouble et de surprise inexprimable, l'idée de Béatrix
ne vint pas même se présenter à son esprit. Au cri q'il fit, elle se retourna, elle pâlit, et, frappée d'un étonnement presque éga au sien, elle s'appuya contre une table, et le regarda fixement sans proférer un seul mot... Olivier, en apercevant son visage et en remarquant sa pâleur, et la couleur de ses cheveux, crut toujours voir Célanire. Il la contmploit d'un air égaré; mais enfin la duchesse prenant la parole: Olivier, dit-elle, le hasard vous fait découvrir un mystère dont vous étiez l'objet... je savois combien vous regrettiez de n'avoir pas un portrait de celle que vous aimiez; j'ai voulu vous l'offrir, j'ai voulu que la ressemblance qui vous rend ma vue si pénible, pût du moins servir une fois à vous procurer quelque consolation. Depuis quinze jours, n'ayant confié mon dessein qu'à Délie, je viens ici chaque matin me parer de ces cheveux empruntés et de cet habit. Ma figure m'a servi de modèle; mais embellie par l'art et par mon pinceau, ce portrait, que je viens de finir, ne vous rappellera de Béatrix que sa tendre amitié, et ne pourra retracer à vos yeux que les traits chéris de Célanire. En parlant ainsi, la duchesse
présente au chevalier du cygne le portrait. Olivier éperdu, tombe à ses pieds en s'écriant: ah! Laissez-moi me prosterner devant sa véritable image. Béatrix ne put lui répondre que par ses larmes; Olivier saisit ses deux mains, et les pressant contre son coeur: oui, poursuivit-il, c'est elle, je la revois... c'est là son regard... son ame est dans vos yeux... ô toi que j'adore, réponds-moi, dis-moi que, par un prodige nouveau, tu viens me dédommager de ce long supplice que j'ai souffert... quoi! Tu veux fuir? Vas-tu déjà disparoître? Non, non, je te suivrai dans la nuit du tombeau; la mort qui nous séparoit doit enfin nous réunir. À ces mots, la duchesse, pénétrée de terreur, s'échappant de ses bras: ô mon cherOlivier, dit-elle, reconnoissez la triste Béatrix, sortez de cet affreux égarement, perdez une funeste et trop chère illusion... hé bien, interrompit le malheureux Olivier, arrachez-moi donc la vie! En disant ces paroles, il tomba sur un canapé qui se trouvoit auprès de la table, et cachant son visage dans ses deux mains, il donna un libre cours à ses pleurs.Béatrix, pâle et glacée
d'effroi, resta debout près de lui sans oser parler... ah! Madame, reprit Olivier d'une voix entrecoupée de sanglots, qu'avez-vous fait? ... Ce n'est pas seulement un souvenir que vous m'avez rappelé! ... Vous l'avez tirée de la tombe, vous me l'avez rendue pendant quelques minutes... j'ai vu les yeux de Célanire se fixer sur les miens; j'ai senti ses larmes brûlantes tomber sur mon visage... c'étoit sa main tremblante que je pressois contre mon sein! ... Vous vous êtes fait un jeu barbare de reproduire dans ce coeur flétri tous les transports de l'amour... ô cruelle Béatrix! Vous n'avez ranimé mon existence que pour me rendre toute l'horreur de mes premiers regrets! ... Ô ciel! Interrompit la duchesse en versant un déluge de pleurs, quels reproches déchirans! ... Mais dois-je chercher à me justifier? ... Olivier! Seroit-il possible que vous n'eussiez pas déjà lu dans mon coeur? ... Cette question fit tressaillir Olivier; il joignit les mains, et se tournant vers la duchesse avec une attitude suppliante et l'expression la plus naïve de tendresse et de douleur: oh! Daignez plaindre un déplorable égarement, dit-il,
c'est à vos pieds que je devrois en implorer le pardon... mais pourrois-je me retrouver à vos genoux sans retomber dans ce coupable délire! ... Est-ce Olivier, répondit Béatrix, qui me demande de le plaindre? Peut-il ignorer l'excès de la dangereuse compassion qu'il a su m'inspirer? Et quand ses peines et ses douleurs ont passé dans mon ame, quand je partage tout ce qu'il éprouve, peut-il feindre toujours de méconnoître mes sentimens? À ces mots, Olivier, hors de lui, levales yeux sur Béatrix, qu'il n'avoit pas osé regarder depuis qu'il étoit assis: grand dieu! S'écria-t-il, est-ce encore une illusion? ... Non, répondit la duchesse, ce coeur, si long-temps insensible, est à vous; dois-je espérer, Olivier, que la tendresse et la main de Béatrix pourront enfin vous consoler? En prononçant ces paroles, elle lui tendoit la main. Olivier frémit, et la duchesse vit avec effroi son front s'obscurcir, sa physionomie s'altérer, et peindre le désespoir. Il prit sa main, et la serrant fortement dans les siennes, il garda un moment le silence; ensuite, regardant la duchesse d'un air sombre et sinistre: cette
main, dit-il, cette main bienfaisante et pur ne peut s'unir à celle d'un meurtrier... Célanire étoit mon épouse; sa vertu égala ses charmes, et je fus son assassin; c'est moi qui lui donnai la mort... à ce terrible discours, l'infortunée duchesse, qui s'étoit assise sur le canapé, laissa tomber sa tête sur l'épaule d'Olivier; un nuage épais couvrit ses yeux baignés de larmes, et cessant de voir et d'entendre son malheureux amant, un profond évanouissement suspendit pendant quelques minutes la douleur dont elle étoit pénétrée. Olivieréprouva un sentiment impossible à décrire, en voyant Béatrix appuyée sur son sein: maintenant, dit-il, qu'elle connoît mon crime, elle ne se trouveroit qu'avec horreur entre mes bras... je viens d'anéantir sa tendresse et de perdre son estime! ... Célanire! Isambard! ... Ô souvenirs immortels et sacrés, soutenez mon courage! ... En proférant ces tristes plaintes, Olivier avoit doucement posé la duchesse sur un des coussins du canapé; elle reprit promptement sa connoissance; le premier mot qu'elle prononça fut le nom d'Olivier, et son premier regard dut
lui faire connoître que son coeur étoit toujours le même. Infortuné! S'écria-t-elle, les sentimens de Béatrix justifieront votre généreuse confiance... ah! Ne parlons jamais de ce secret déchirant et terrible... je suis certaine qu'une fatale erreur fut la cause et l'excuse de cet affreux événement, et l'excès de votre malheur rend plus vif encore, s'il est possible, le sentiment qui m'attache à vous. Ce discours si tendre pénétra le coeur d'Olivier de la plus profonde reconnoissance. Oui, reprit-il d'une voix étouffée, une affreuse apparence égara ma raison; mon premier crime fut d'y croire... ce bras forcené trancha les jours de l'innocence, et n'a pu m'ôter une vie abhorrée... ce fut en vain, hélas! Que mon sang coula et se confondit avec le sien! ... Elle vécut assez pour me condamner à lui survivre... ici il s'arrêta; la duchesse, hors d'elle-même, fondit en larmes... Olivier étoit resté debout, appuyé contre le mur; Béatrix lui fit signe de reprendre sa place auprès d'elle; il obéit en levant les yeux au ciel avec une expression si pathétique, que nul discours n'auroit pu peindre mieux ce qu'il éprouvoit.
Il y eut un moment de silence; ensuite la duchesse, le regardant avec une douceur enchanteresse: il est tard, dit-elle, et nous devons nous séparer... mais ce soir, Olivier, je vous ouvrirai mon ame toute entière... votre noble confiance vous rend bien digne de la mienne... à ces mots, Olivier regarde avec saisissement la duchesse baignée de pleurs; il se lève, fait en chancelant quelques pas pour s'éloigner, se retourne, s'élance vers elle, met un genou en terre, saisit un pan de sa robe, qu'il appuie sur ses lèvres tremblantes, et, se relevant avec impétuosité, il saisit le portrait qui étoit resté sur une table, il le mit dans son sein, et il se précipita hors du cabinet. Il ne parut point à dîner; sous prétexte d'une violente migraine, il resta seul dans sa chambre; et, malgré l'horreur de l'aveu terrible qu'il venoit de faire, il sentit au fond de son ame qu'il étoit moins malheureux. Il venoit de refuser la main de Béatrix, et de lui dévoiler son crime; cette idée, en déchirant son coeur, adoucissoit ses remords, et sembloit le délivrer d'un poids insupportable. Béatrix enfin le connoissoit, et
elle l'aimoit toujours! ... Sans perdre son estime, il alloit jouir de toute sa compassion! ... Sur le soir il sortit de son appartement, et se rendit sur une terrasse qui n'étoit séparée que par une palissade du jardin particulier de la duchesse. Au bout d'un demi-quart d'heure, un page vint le chercher, et le conduisit chez Béatrix. Ils furent d'abord l'un et l'autre si profondément émus, qu'ils n'osoient ni se regarder, ni rompre le silence. Enfin, la duchesse prenant la parole: Olivier, dit-elle, on n'a jamais connu mn caractère; la délicatesse, et non l'orgueil, m'a seule jusqu'ici préservée de l'amour. En rejetant les voeux de tant de princes, je ne dédaignois que les prétentions de l'ambition et de la vanité; je voulois un coeur qui pût répondre au mien; j'ai souvent pensé qu'il existoit sans doute, et l'idée que vraisemblablement je ne le rencontrerois jamais a plus d'une fois troublé ma tranquillité.Peut-être, me disois-je, cet objet, capable d'éprouver un attachement tel que je le conçois, cherche-t-il vainement une ame semblable à la sienne, ou peut-être est-il engagé dans d'autres liens; peut-être enfin la différence
de nos conditions, la distance des rangs, nous empêchera-t-elle toujours de nous rapprocher et de nous reconnoître. Telle étoit ma situation, lorsqu'Ogier le danois vint ici; il me parla de vous, et de cet instant mon coeur, qui vous cherchoit, sut vous deviner et vous attendit. Ce pressant intérêt d'une pitié profonde, l'éclat de votre réputation, la sympathie, la conformité de goûts et d'opinions, tout a semblé se réunir pour m'attacher à vous. J'ai pensé que vous pourriez aimer celle qui vous rappeloit un objet si cher... mais en connoissant votre sort, je sens trop que l'amour ne vous est plus permis, et que je dois renoncer à l'espoir de vous consoler. Je saurai triompher d'une passion que vous ne pouvez partager: du moins elle me préserve à jamais du malheur d'éprouver un sentiment semblable. Cependant j'ai besoin d'un ami, d'un défenseur... Olivier... refuserez-vous, à ces titres, de vous fixer près de moi? ... Ah! Répondit Olivier, pourrois-je former le dessein de m'éloigner de vous, tant que mes services et mon bras pourront vous être utiles?Ils me le seront toujours, reprit
Béatrix. Considérez ma situation et ma jeunesse: je suppose qu'une paix glorieuse mette fin à cette injuste guerre, je me retrouverai seule, entourée de voisins ambitieux, et plus irrités que jamais; ils voudront se venger de mon triomphe et de mes refus; la guerre se rallumera bientôt, et j'en serai la victime: mais avec l'appui du seul Olivier, je n'aurois rien à craindre, et je ne puis me l'assurer qu'en le faisant régner sur les lieux qui me sont soumis. Si je pouvois le rendre mon souverain, ou l'adopter pour mon frère, je ne persisterois pas à lui offrir ma main; mais songez, Olivier, que, pour les intérêts réunis de ma réputation, de ma gloire et de ma sûreté, je n'ai que ce seul moyen de vivre à jamais avec vous comme votre soeur. Ce n'est qu'aux pieds des autels que je puis vous déclarer le protecteur de cet état et le mien... à ces mots, Olivier se jetant aux genoux deBéatrix: ame généreuse et sublime! S'écria-t-il; oh! Que proposez-vous à ce coeur éperdu? ... Non, l'infortuné, le coupable Olivier ne peut être honoré du titre auguste de votre époux! ... Ah! Si vous vouliez en effet
devenir ma soeur! ... Le plus vertueux, le plus aimable des hommes, Isambard, ose vous adorer en secret; il est mon frère... il suffit, interrompit la duchesse en se levant, oubliez ce triste entretien, soyez sûr que je ne vous en rappelerai point le souvenir; mais j'exige aussi que vous ne me prononciez jamais le nom d'Isambard. En achevant ces mots, la duchesse, sans regarder Olivier, tourna ses pas de l'autre côté du cabinet, et, s'approchant d'une petite porte vitrée, elle l'ouvrit et disparut. Olivier resta consterné et dans un accablement inexprimable; il considéroit d'un air stupide la place que Béatrix venoit de quitter, et il ne pouvoit s'arracher de ce fatal cabinet. Enfin, rassemblant toute sa force, il essuya ses larmes, et sortit précipitamment.
Chapitre IX.
Le songe. Olivier, hors d'état de paroître devant le monde, passa le reste de la soirée dans sa chambre. Isambard et le jeune Roger, chargés d'une commission deBéatrix, se trouvoient absens; ils étoient allés, de la part de la duchesse, au-devant de la célèbre veuve de Balahac, la belle Axiane, comtesse de Carcassonne, que l'on attendoit le lendemain. Cette princesse, après la mort de Balahac, avoit pris le commandement de son armée, gagné plusieurs batailles, et fait une paix glorieuse avec les généraux deCharlemagne. Ayant appris la situation de la duchesse de Clèves, elle voulut, malgré la distance qui séparoit
leurs états, voler à son secours, et elle venoit se ranger au nombre de ses défenseurs. L'absence d'Isambard laissoit au malheureux Olivier la liberté de se livrer sans contrainte à sa douleur et à ses tristes réflexions. Mille sentimens violens et contraires s'élevèrent à la fois dans son ame, lorsque, seul et renfermé dans sa chambre, il osa enfin contempler ce tableau, précieux ouvrage de Béatrix; car, jusqu'à ce moment, il l'avoit gardé dans son sein et placé sur son coeur, sans avoir le courage de le regarder. C'étoit en effet le portrait le plus frappant de Célanire; la duchesse, en peignant sa figure, ne s'étoit attachée qu'à en saisir l'expression. Les questions qu'elle avoit faites tant de fois sur son infortunée rivale, l'avoient mise en état de faire tous les changemens qui pouvoient rendre la ressemblance parfaite. Olivier, en contemplant ce portrait, se retraçoit également Célanire et Béatrix; ce ravissant visage lui rappeloit en même temps et la figure et les sentimens de l'une et de l'autre. S'il pensoit aux vertus de Célanire, il ne pouvoit les comparer qu'à celles deBéatrix; s'il songeoit à l'amour de la première et
aux sacrifices touchans qu'il avoit obtenus d'elle, ce souvenir le ramenoit naturellement à Béatrix. Il voyoit, il entendoit cette princesse charmante, lui faisant l'aveu de la passion la plus pure et la plus tendre, et, malgré les préjugés de l'orgueil et de la naissance, lui offrant avec autant de délicatesse que de générosité cette main briguée par tant de princes, et qu'elle venoit de refuser à l'un des plus grands rois de l'Europe! Enfin, il ne pouvoit regarder ce portrait, sans penser qu'il étoit l'ouvrage de l'ingénieuse tendresse de la duchesse: aussi, depuis cet instant sur-tout, Célanire et Béatrix se confondirent tellement dans son imagination, qu'il ne lui fut plus possible de les en séparer, et qu'elles n'y formèrent plus qu'une seule idée. Malgré les combats violens qui déchiroient son coeur, malgré la douleur qu'il éprouvoit, en songeant à la sévérité du dernier adieu de Béatrix, Olivier trouvoit une puissante consolation dans la pensée qu'il avoit rempli son devoir, et que, dans ce dangereux entretien, il n'avoit trahi ni l'amitié, ni la fidélité qu'il devoit à la mémoire de sa malheureuse épouse. Sur le soir il admit
Zemni dans sa chambre, et ce fut pour parler de la duchesse; il apprit par lui qu'elle s'toit plainte d'un violent mal de tête, et qu'elle étoit en effet extrêmement abattue et changée. Ce détail attrista tellement Olivier, qu'il renvoya Zemni, dans la crainte de ne pouvoir dissimuler son trouble et son attendrissement. Lorsqu'il fut seul, ses larmes recommencèrent à couler jusqu'à l'heure où il avoit coutume de se coucher. Il s'étonna en se mettant au lit, et devant passer la nuit sans Isambard, de ne pas se trouver saisi de cette terreur affreuse qui s'emparoit toujours de lui à l'approche du supplice auquel il étoit condamné. Il gémissoit plus que jamais sur sa destinée; mais le sacrifice qu'il venoit de faire calmoit les reproches secrets de sa conscience agitée, et il éprouvoit qu'un pressant remords produit seul une terreur insupportable. À peine fut-il couché, qu'il lui sembla qu'une main invisible et bienfaisante versoit un baume salutaire sur les profondes blessures de son coeur; le calme de ses sens produisit en lui de nouveaux sentimens; son ame, pour quelques instans dégagée des passions humaines,
s'éleva sans effort jusqu'à l'être suprême; la religion vint offrir à son esprit de touchantes consolations et de sublimes espérances; insensiblement ses idées devenant plus vagues, il tomba dans une douce rêverie; bientôt ses yeux appesantis se fermèrent, et il s'endormit profondément. Pour la première fois depuis son malheur, des songes heureux occupèrent son imagination; il crut être transporté dans un jardin délicieux au moment où l'aurore répandoit ses premiers rayons. Il se trouvoit au pied d'un sorbier, aux branches duquel étoient suspendues la tresse de cheveux, la chaîne d'or de Célanire et le collier de perles qu'il avoit reçu de Béatrix; il contemploit avec attendrissement ces offrandes de l'amour, lorsque les sons ravissans d'une musique céleste frappèrent ses oreilles et fixèrent son attention. Il leva les yeux vers le ciel; il aperçut un nuage brillant qui paroissoit s'approcher de lui, en imprimant une longue trace de lumière sur l'espace des cieux qu'il parcouroit; ce nuage, planant au-dessus du sorbier, s'arrêta, s'entr'ouvrit, et laissa voir une figure divine qui représenta dans
le moment même à la pensée d'Olivier l'image adorée de Célanire et de Béatrix. Une voix mélodieuse fit entendre ces paroles: la justice éternelle est satisfaite; ton repentir et ta fidélité ont expié nos égaremens . À peine ces mots consolateurs étoient-ils prononcés, qu'Olivier vit près de lui Isambard et Béatrix, vêtus de longs habits de deuil, et se prosternant au pied du sorbier. Olivier reporta ses regards sur le nuage; il aperçut Célanire qui lui tendoit les bras; il voulut s'élancer vers elle: dans cet instant il se réveilla. Il avoit, par le plus grand sacrifice, expié son crime, ses remords étoient appaisés, et son imagination plus calme n'offrit plus à ses regards l'affreuse illusion que sa conscience tourmentée avoit jusqu'alors produite pour son juste supplice... quelle fut sa surprise et sa joie, en ne voyant autour de lui aucuns vestiges de l'horrible apparition, et en découvrant les premiers rayons du jour naissant! Elle ne souffre plus! S'écria-t-il avec transport; en disant ces paroles, il se précipita hors de son lit, et se prosterna sur le plancher.
Chapitre X.
Une héroïne. Ce jour même si mémorable pour Olivier, le jeune Zemni fut armé chevalier. Ce fut à midi que la cérémonie commença; on se rendit dans la chaelle du château. Lorsque tout le monde fut rassemblé, et que la duchesse eut pris sa place sous un dais magnifique, posé à côté de l'autel, Olivier parut, tenant par la main Zemni, vêtu de blanc. Le parrain et le novice, également émus et troublés, mais par des
motifs différens, s'aprochèrent de l'autel, et se mirent à genoux. La vive émotion d'Olivier s'accrut encore, en se trouvant à côté de Béatrix au pied de cet autel... il pensa que s'il eût accepté sa main, il la recevroit dans cette attitude, dans ce même lieu, à cette même place... Zemni, après avoir prononcé son serment, e releva; les dames de la duchesse'avancèrent; l'aimable fille de Théobald, la jeune Sylvia, s'approchant de Zemni d'un air doux et timide, lui attacha les éperons dorés: tous les deux rougirent, et Sylvia, sans oser lever les yeux, se pressa de s'éloigner, et d'aller se placer derrière la duchesse. Les autres daes donnèrent successivement à Zemni le haubert, la cuirasse, les brassards et les gantelets. Alors Olivier conduisit le novice sous le dais de la princesse; Zemni mit un genou en terre; la princesse prit des mains de ses écuyers une superbe épée: au nom de Dieu,dit-elle, je vous fais chevalier; soyez preux, hardi et loyal . En prononçant cette
formule sacrée, elle lui ceignit l'épée. Dans ce moment, les chevaliers vinrent former un cercle autour de Zemni, et lui présentèrent le reste de son armure, son casque, son bouclier et sa lance. Le nouveau chevalier reçut l'accolade de tous les guerriers dont il devenoit l'égal, ensuite on sortit de l'église. On conduisit Zemni dans une vaste cour remplie de peuple et de soldats. Cette multitude attendoit avec impatience le nouveau chevalier, qui monta à cheval, et qui, suivant l'usage, au bruit des acclamations, et suivi du peuple et d'une troupe de musiciens, sortit de l'enceinte où s'étoit faite sa réception, et alla semontrer dans toutes les places publiques. Barmécide, envoyé du camp pour proposer un échange de prisonniers, s'étoit trouvé présent à la cérémonie; la duchesse l'invita à passer le reste de la journée au château, afin d'y voir la fameuse comtesse deCarcassonne, qu'on attendoit le soir. Barmécide apprit à Olivier qu'un nouveau chevalier étoit
arrivé la veille au camp des princes; qu'il s'étoit présenté avec l'habit et le manteau d'un chevalier errant, et qu'on avoit accepté ses services. Mais jugez de ma surprise et de mon indignation, ajouta Barmécide, lorsqu'en venant ici ce matin, et voyant de loin ce chevalier, j'ai reconnu dans l'instant le féroce Rotbold et le lâche Tryphon, son écuyer! Mais ces deux monstres ne resteront pas long-temps parmi nous; j'instruirai Gérold de leur histoire... non, reprit Olivier, il vaut mieux les vaincre, que les faire chasser; laissez-les dans l'armée; le ciel, sans doute, ne les conduit ici qu'afin de leur yfaire trouver la juste punition de tant de crimes. Comme Olivier prononçoit ces paroles, Théobald s'approcha de lui, pour lui dire que Béatrix l'envoyoit au-devant de la comtesse, parce qu'un courrier venoit d'apporter la nouvelle qu cette princesse arriveroit sous
deux heures. Le vieillard invita le chevalier du cygne à l'accompagner; Olivier y consentit: il descendit dans la cour, se fit amener le beau coursier, orné de la superbe housse qu'il avoit reçueede Béatrix; il mona à cheval, et partit avec Théobald, suivi seulement de deux écuyers. Il causoit de ccoses indifférentes avec le vieillard, lorsqu'il s'aperçut que ce dernier l'écoutoit avec distraction, et qu'il avoit les yeux fixés sur la housse de son cheval. Vous admirez, lui dit-il, la magnificence de ce harnois; c'est un don de la princesse... de grace, interrompit Théobald avec émotion, levez la frange qui cache à moitié ces perles... Olivier obéit en disant: vous reconnoissez sans doute ces perles si précieuses que Béatrixa portées est-il possible, s'écria le vieillard, c'est le collier de Béatrix! Ô trop heureux Olivier! ... Il s'arrêta, et ses yeux se remplirent de larmes. Olivier troublé autant que surpris, et brûlant de pénétrer le mystère qu'annonçoient l'étonnement et l'attendrissement du vieillard, le questionna d'autant plus vivement, que les écuyers, allant au pas derrière eux, étoient trop éloignés pour
pouvoir les entendre. Théobald fut quelques minutes sans répondre; enfin poussant un profond soupir: ah! Seigneur, dit-il, je suis loin de désapprouver le choix de Béatrix.Connoissant cette princesse depuis son enfance, j'avois même soupçonné ses sentimens; mais j'ai eu la gloire de former ce coeur si noble et si sensible, et de développer ces vertus et cette raison supérieure qui la distinguent de toutes les personnes de son rang. Sa confiance m'étoit due; c'étoit le seul prix qui pût récompenser mes soins. Comment ne m'affligerois-je pas, en découvrant qu'elle m'a caché le plus important secret de sa vie? Ô ciel! Dit Olivier, qu'osezûvous penser, et comment ce collier de perles peut-il produire une telle erreur? Eh quoi! Seigneur, répondit Théobald, la duchesse, en vous le donnant, auroit-elle oublié de vous en conter l'histoire, ou plutôt pensezzûvous que je l'ignore? Ou que ce trait si frappant soit sorti de ma mémoire? Non seigneur, je sais que le prince, père de la duchesse, reçut dans sa jeunesse ce collier des mains d'une épouse qu'il adoroit; cette princesse le lui donna avant son mariage,
comme un gage de son amour, et lui fit promettre de le conserver jusqu'au tombeau. Le duc, en mourant, le remit à sa fille, en exigeant le serment le plus solennel de le porter jusqu'à la mort, ou de ne le donner qu'à celui qu'elle choisiroit pour époux. Béatrix, à genoux et baignée de larmes, jura, par tout ce qu'il y a de plus sacré, d'exécuter fidèlement cette dernière volonté d'un père expirant; je fus seul témoin de cette scène touchante, dont il est impossible de perdre le souvenir. On peut imaginer aisément l'impression que dut produire cette explication dans l'ame d'Olivier. Il soutint vainement que la duchesse n'avoit pour lui que les sentimens qu'elle croyoit devoir à ses défenseurs; le vieillard, d'après les sermens d'Olivier, crut seulement que le mariage, différé par des raisons politiques, n'étoit pas fait encore; mais il resta convaincu que Béatrix avoit déjà donné sa foi, et que rien ne pourroit empêcher qu'Olivier ne devînt son éoux. Au milieu de cet entretien, Oliier aperçut de loin une troupe nombreuse et brillante qui s'avançoit à leur rencontre; bientôt, distinguant Isambard
et Roger, il connut que c'étoit la comtesse de Carcassonne et son escorte. C'étoit elle en effet; mais en s'approchant, Olivier, voyant à la tête de cette troupe deux femmes d'une égale beauté, hésita un moment à reconnoître la belle Axiane; cependant, remarquant que l'une des deux étoit vêtue en amazone, il pensa que cet habit guerrier devoit désigner la comtesse, et il ne se trompa point dans sa conjecture. Après les premiers complimens, Olivier engagea Isambard à rester un instant en arrière, afin de lui parler en particulier. Lorsqu'ils furent à deux cents pas de la troupe, Olivier prenant la main de son ami, en le regardant avec des yeux remplis de pleurs: ô mon frère, lui dit-il, ô toi, fidèle compagnon de ces nuits terribles, dont ton amitié généreuse m'adoucissoit l'horreur, apprends qu'enfin je suis délivré de cette affreuse apparition... à ces mots, les douces larmes de la joie inondèrent le visage d'Isambard: il serroit la main d'Olivier et ne pouvoit lui répondre. Au bout de quelques minutes, reprenant la parole, il lui fit mille questions sur cet heureux événement, et les deux chevaliers
se promirent de passer encore la nuit suivante ensemble; car Isambard vouloit jouir du bonheur de voir son ami délivré de ses terreurs, s'endormir paisiblement. Ils rejoignirent la comtesse, qui, pendant tout le reste du chemin, parut ne s'occuper que des chevaliers du cygne. Cette célèbre amazone, qui avoit montré dans les combats toute l'habileté et toute la valeur d'un grand général, réunissoit les vertus et les qualités qui font la gloire des deux sexes. La pureté de ses moeurs, la douceur de son caractère, la simplicité et la modestie de son maintien, donnoient un véritable prix à ses actions éclatantes. La dame qui l'accompagnoit, vêtue de noir et les yeux baissés, gardoit le silence; mais elle étoit remarquable par sa beauté majestueuse et touchante, et par la profonde tristesse qui sembloit l'absrber. L'on n'arriva au château qu'à la nuit. Axiane descendit de cheval au premier pont-levis; elle prit d'une main sa compagne, et donna l'autre bras à Isambard; elle traversa deux cours, et trouva Béatrix dans la troisième. Ces deux princesses, dignes de s'apprécier mutuellement, s'embrassèrent
avec un sentiment sincère d'estie et d'admiration. Axiane présenta sa compagne à la duchesse, sans la nommer, mais comme une personne du rang le plus élevé; ensuite on se hâta de gagner le palais. Quand les princesses furent dans le salon, les dames de la cour de Béatrix et les chevaliers qui les suivoient y entrèrent. Barmécide parut le dernier dans le salon; il s'avança vers les princesses; dans ce moment la belle étrangère, compagne d'Axiane, leva les yeux sur lui: aussitôt elle tressaille; c'est lui! C'est Barmécide! S'écria-t-elle avec transport. En prononçant ces paroles, elle s'élancedans ses bras. L'excès de la surprise rendit tous les spectateurs immobiles; le nom fameux de Barmécide étoit connu de tout le monde; mais chacun ayant déploré la fin tragique de cette illustre victime du despotisme, on ne pouvoit se persuader que Giaffar fût ce grand homme. Les seuls chevaliers du cygne pénétrèrent le mystère de cette scène touchante, et reconnurent l'intéressante Abassa.
Chapitre XI.
Suite de l'histoire d'Abassa. Barmécide, enivré de joie, oublioit et l'univers entier, et tous ses malheurs, en serrant son épouse dans ses bras. Le témoignage d'Axiane et des chevaliers du cygne ne laissant plus de doutes sur son existence, chacun prit la plus vive part à cet événement; on se rassembla autour de ce héros, on le regardoit avec autant de curiosité que si on ne l'eût jamais vu. Peu d'hommes savent discerner et reconnoître le mérite supérieur qui ne leur est pas indiqué; mais tous, par un premier mouvement involontaire et naturel, lui rendent un éclatant hommage, lorsque la renommée le consacre. Les trois princesses,
Barmécide et le chevalier du cygne, passèrent dans le cabinet de Béatrix, et là, l'heureux Barmécide reçut les tendres félicitations de ses amis. Après un quart d'heure d'entretien, on laissa les deux époux tête à tête; et lorsque le souper fut fini, ces mêmes personnes se rassemblèrent dans l'appartement de la duchesse pour écouter a suite de l'histoire d'Abassa, qu'elle conta en ces termes: tandis que mon époux fugitif, guidé par le fidèle Nasuf, abandonnoit Bagdad, cette ville odieuse, souillée du sang de ses malheureux frères, je gémissois au fond d'une prison! ... Le troisième jour, une de mes esclaves obtint la permission de venir me voir: cette jeune personne avoit pour moi la plus vive affection, et elle éprouva un si grand saisissement en me voyant pâle, échevelée, défigurée et chargée de chaînes, qu'elle s'évanouit dans mes bras: on l'emporta, et j'eus la douleur nouvelle d'apprendre, deux jours après, que cette infortunée, victime d'un si grand attachement, n'existoit plus... Nasuf revint de La Mecque; le calife le chargea de quelques ordres pour moi, et je revis enfin
le libérateur de Barmécide. Après avoir répondu à toutes mes questions sur mon époux, il m'apprit que la perfide esclave qui nous avoit trahis, venoit d'être condamnée à la mort par le calife, et qu'elle seroit exécutée publiquement le lendemain. Je demandai pourquoi: le ciel, répondit Nasuf, punit avec équité, par sa mort, son abominable trahison; mais le calife la juge injustement, puisqu'il la condamne pour avoir volé vos pierreries, qu'on a vainement cherchées dans votre palais, et que j'ai sauvées et emportées chez moi, comme vous savez, le jour où je fus chargé de vous conduire en prison. Eh quoi! Nasuf, m'écriai-je, devons-nous souffrir que cette femme perde la vie pour un crime qu'elle n'a pas fait, et pour une action dont nous sommes les auteurs? Songez, répondit Nasuf, que nous ne pourrions révéler la vérité sans me perdre, et songez que cette femme est un monstre; que sa trahison a fait proscrire votre époux et verser le sang des Barmécides; qu'elle a causé votre captivité et tous les maux que nous déplorons. N'importe, repris-je, il m'est affreux de penser que cette femme
périra parce que j'aurai caché la vérité qui la justifie. Frappe de cette idée, je cherchai les moyens de sauver cette esclave sans compromettre Nasuf, et j'en trouvai un certain, que je fis approuver à Nasuf. En conséquence de ce dessein, il se chargea de dire au calife que j'avois une chose de la plus grande importance à lui révéler, et que je lui demandois un moment d'audience. Après avoir hésité pendant quelques heures, le calife y consentit. À l'entrée de la nuit, on vint me chercher dans ma prison, et l'on me conduisit par des rues détournées dans le palais. Une chaîne pesante attachant et joignant ensemble mes deux mains m'en ôtoit l'usage. Fatiguée par ce poids, et affoiblie par la douleur, je pouvois à peine marcher: deux esclaves me soutenoient; l'un d'eux tenoit une casseete que je l'avois chargé de porter. On me fit entrer dans le cabinet du calife, et j'ordonnai à l'esclave de poser la cassette sur une table, auprès de laquelle je m'arrêtai. Les esclaves sortirent, et je me trouvai seule avec mon cruel oppresseur: il étoit assis vis-à-vis de moi, de l'autre côté de la table; il m'ordonna, d'un ton
impérieux, d'ôter mon voile. Pour toute réponse, j'agtai les chaînes qui m'empêchoient de me servir de mes mains: ce bruit fit quelque impression sur lui, il parut se troubler, et garda le silence un moment: mais, remarquant que je vacillois et que j'avois peine à me tenir debout, il se leva, mit un fauteuil derrière moi, tira mon voile, et alla se remettre à sa place. Je m'assis; il me considéra fixement, et je le vis pâlir. Est-ce Abassa, dit-il, est-ce la soeur d'Aaron Raschid qui s'offre à mes regards dans cet abaissement? Oui, c'est elle, repris-je; son ame indépendante et libre n'a point changé, la tyrannie ne peut l'asservir. La malheureuse Abassa vit toujours, mais elle n'a plus de frère ni de souverain légitime; le magnanime, le grand Aaron n'existe plus. À ces mots, il ne put s'empêcher de tressaillir; cependant, voulant me dérober son émotion, il s'arma d'un front sévère; et, en élevant la voix: en effet, dit-il, je ne suis plus que ton juge. Il est vrai, répondis-je, mais Dieu sera le vôtre... terminons cet entretien, interrompit-il, quel espoir vous amène, qu'avez-vousà me révéler?
-J'ai tout perdu sans retour, je n'ai plus d'espoir; mais la fortune m'offre encore l'occasion de faire une action généreuse: je viens remplir ce devoir. La femme perfide qui m'a trahie n'a point volé mes pierreries: l'esclave fidèle, qui vint me voir dans ma prison, les avoit dérobées pour me les rendre; je trovai le moyen de les cacher dans ma prison, je les rapporte, elles sont dans cette cassette. Comme j'achevois ces paroles, le calife, surpris autant qu'agité, ouvrit la cassette, vit tous les diamans, et parut tomber dans une morne rêverie. Il se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre, et, se rapprochant de mmi, il détacha les chaînes qui me lioient les bras; il mit à cette action une extrême précipitation; il sembloit qu'il craignît de s'attendrir ettde se trouver si près de moi. Il évitoit de me regarder, ses mains étoient tremblantes, il paroissoit oppressé, et son excessive pâleur déceloit assez le désordre affreux de son ame. Aussitôt qu'il m'eut dégagée de mes chaînes, il alla se jeter dans son fauteuil. Ces pierreries sont à vous, me dit-il, reprenez-les; dès cette nuit, je vous ferai conduire dans une province
éloignée, à deux cents lieues de Bagdad: je vous ordonne d'y rester, et de ne jamais songer à la quitter; du reste, vous y serez libre, et mes bienfaits vous y suivront. Allez attendre dans la sale prochaine que j'aie donné mes derniers ordres pour votre départ. À ces mots, je me disposai à sortir. Arrêtez, me dit-il, d'une voix étouffée, dont l'altération me frappa; arrêtez, asseyez-vous encore un moment. J'obéis; il me regardoit en silence, car je n'avois pas encore eu le temps de reprendre mon voile. Son air sombre, et l'espèce d'égarement qui se peignit sur son visage, me causèrent une sorte de terreur, dont il me fut impossible de me défendre. Je vis, à son agitation, qu'il méditoit quelque chose d'extraordinaire, et, ne pouvant soutenir son regard fixe et sinistre, je baissai les yeux. Au bout de quelques minutes, saisissant brusquement la table qui nous séparoit il l'éloigna de nous, et rapprochant son fauteuil du mien, il se trouva vis-à-vis de moi, et si près, que sa robe touchoit la mienne; je frissonnai, mais je restai immobile. Enfin, prenant la parole d'un ton qui me glaça: tu me hais,
me dit-il, oui, tu dois me haïr... je fus pour toi sans doute un tyran, un barbare persécuteur... déteste-moi, sois implacable, mais songe qu'Aaron, quel que soit son crime et ton malheur, ne peut inspirer le mépris; la générosité subsiste encore au fond de cette ame égarée... j'eus les fureurs des tyrans, je n'ai point leurs viles terreurs. En disant ces paroles, il tira son poignard de sa ceinture et me le présentant; je me suis vengé, dit-il, à ton tour, venge-toi... tiens, prends ce poignard, plonge-le dans le sein déchiré du meurtrier desBarmécides... vois-tu leurs ombres menaçantes s'élever autour de nous? ... Vois-tu ton époux, pâle et sanglant, réclamer ton amour et la vengeance? Il te demande la mort de son assassin; frappe, délivre-moi d'une existence que j'abhorre... à ces mots, je pris le poignard, je le jetai loin de moi, sans répondre un seul mot. Je sentis quelques larmes mouiller mes paupières, et voulant les dérober au cruel auteur de mes maux, je me couvris de mon voile. Il se leva, resta debout un instant près de moi, eô gardant un morne silence; ensuite, poussant un
profond soupir: adieu, me dit-il, adieu pour jamais. Aussitôt il s'éloigna précipitamment, sortit du cabinet, et m'y laissa seule: j'y restai plus d'une heure; et je ne puis donner qu'une imparfaite idée de tout ce que j'éprouvai durant cet espace de temps. C'étoit dans ce lieu même que j'avois vu Barmécide pour la première fois; c'étoit là que, derrière le fauteuil du calife, j'avois reçu sa première lettre; c'étoit là qu'entre un frère chéri et un époux adoré, j'avois passé les soirées de chaque jour depuis dix ans... je reconnoissois le siége où s'asseyoit Barmécide; j'étois moi-même à la place que j'occupois à ses côtés, mais je m'y trouvois proscrite, séparée de lui, peut-être pour toujours, et j'y pleurois à la fois la perte de mon frère, de mon époux, et le malheur de ma patrie. On vint enfin me chercher. Je sortis de ce cabinet en versant un torrent de larmes et avec un déchirement de coeur inexprimable. On me fit partir la nuit même; je ne connoissois pas mes conducteurs, et je ne pus voir Nasuf: je me flattai qu'il seroit instruit par le calife du lieu de mon exil; maisAaron ne lui en parla point,
et ne lui prononça jamais mon nom, de sorte que Nasuf ignora totalement mon sort pendant plus d'un an, car le calife avoit pris la précaution de me faire changer de nom, et de prescrire le secret à mes conducteurs. Je fus traitée avec égard dans la province où l'on me conduisit, mais j'y étois soigneusement surveillée; mes esclaves étoient vendus au calife, je n'osois me fier à personne, et je ne pouvois donner de mes nouvelles à Nasuf. Cependant, à force de soin, il découvrit que j'existois au fond d'une province, dont il apprit bientôt le nom; alors il en fit répandre le bruit, n y ajoutant la fausse nouvelle que j'y élevois en secret mon fils. Le calife ne doutoit pas de la mort de cet enfant, et d'ailleurs il me savoit renfermée dans un sérail, et sous la garde sévère d'esclaves dévoués à ses volontés; mais, comme Nasuf l'avoit prévu, il pensa que ces bruits pourroient, par la suite, exciter des troubles et favoriser de dangereuses impostures; il fit publier que mon fils étoit mort à La Mecque. Le peuple paroissant incrédule, il en parla à Nasuf, qui fortifia ses craintes, et lui
conseilla de me faire revenir près de Bagdad, en ajoutant qu'en m'y voyant ramenée, ceux qui croyoient mon fils vivant, penseroient qu'il venoit d'être découvert et immolé par ordre du calie, et qu'à l'avenir, en vivant sous ses yeux, je ne donnerois plus lieu à de telles fables. Aaron suivit cet avis, et chargea Nasuf dem'aller chercher. Ce généreux ami, qui depuis long-temps se préparoit à la fuite, avoit fait passer en Europe une grande partie des trésors qu'il tenoit de la confiscation des biens de Barmécide, et de la prodigue libéralité du calife. Il rassembla tout l'argent qu'il put emporter, et, muni des ordres d'Aaron, il vint me trouver. Je pensai mourir de saisissement et de joie en le revoyant. Il montra ses ordres, laissa tous mes esclaves, sans exception: je pris les pierreries que le calife m'avoit rendues, et je partis seule avec Nasuf, au milieu de la nuit, sous la sainte gardd de la fidèle amitié. Nasuf m'apprit que la perfide esclave, dont j'avois cru sauver les jours, n'avoit pas échappé au châtiment que la providence lui réservoit: on trouva sur elle quelques
bijoux volés à Nouraha, et le calife prit ce prétexte pour l'envoyer au supplice. Comme, à cette occasion, j'admirois les décrets de la justice éternelle, Nasuf, qui, depuis six ans, touché des vertus et des discours de Barmécide, avoit secrètement embrassé le christianisme, voulut m'inspirer ses sentimens et me donner sa croyance; mais les préjugés de l'éducation et l'habitude m'attachoient encore fortement à ma religion, et je lui déclarai que je voulois la conserver jusqu'au tombeau. Notre voyage fut long, mais heureux: arrivés en Europe, je bénis le ciel de me trouver enfin dans la partie du monde où j'espérois me réunir à Barmécide. Un jour, en poursuivant notre route, nous traversâmes une ville, à l'extrémité de laquelle nous trouvâmes un grand concours de peuple, qui nous força de nous arrêter. Bientôt nous entendîmes des chants religieux: la multitude se partageant et se plaçant des deux côtés des maisons, ouvrit un large passage au milieu de la rue, dans lequel nous vîmes défiler une longue suite de prêtres, superbemet vêtus, portant un magnifique dais et de brillantes
bannières. De jeunes enfans, couronnés de fleurs, tenoient des corbeilles légères remplies de roses, dont ils jonchoient la terre: surprise d'un spectacle si nouveau pour moi, je cédai volontiers au desir que me témoigna Nasuf de suivre ce cortége, qui s'arrêta devant un immense bâtiment d'une élévation prodigieuse et d'une antique architecture. Ah! Me dit Nasuf avec émmtion, je me trouve enfin à la porte d'un temple du vrai dieu; oh! Souffrez que je puisse y remercier l'éternel du salut de Barmécide et d'Abassa! À ces mots, il marcha vers le temple, et je le suivis. J'éprouvai un sentiment de respect en entrant dans ce lieu sacré; je n'avois vu dans nos contrées que des mosquées modernes, dont la nouveauté semble déceler celle de notre culte; mais ici tout attestoit la vénérable ancienneté de la religion chrétienne; je m'avançai avec une sorte de saisissement sous ces voûtes majestueuses, dont l'oeil pouvoit à peine mesurer la hauteur: en parcourant un espace vaste et sombre, on apercevoit dans l'éloignement un autel, brillant de lumières, et paré de guirlandes et de festons de fleurs; arrivés
près des marches de l'autel, je vis Nasuf se mettre à genoux, et, par un mouvement involontaire, j'imitai cette action. Les chants cessèrent, un profond silence régnoit dans l'église; mais, au bout de quelques minutes, une musique céleste frappa tout à coup mes oreilles et pénétra jusqu'au fond de mon ame, car je reconnus dans l'instant les sons éclatans et mélodieux de l'ingénieux instrument inventé par mon époux... un souvenir si touchant et si cher produisit une inconcevable révolution dans mes idées. C'étoit pour honorer son dieu, que Barmécide avoit inventé cette machine merveilleuse que les européens consacroient au même usage; son harmonie enchanteresse, en me retraçant les plus beaux jours de ma vie, excitoit dans mon esprit un respect religieux pour le culte des chrétiens. Mon coeur s'élança vers le dieu de Barmécide; je l'invoquai, je lui demandai de me rendre mon fils et mon époux, et je sortis de l'église, consolée, paisible et remplie d'espoir.
Nous étions dans les états de la comtesse de Carcassonne, le hasard me fit rencontrer
cette auguste princesse; l'intérêt généreux qu'elle me montra, m'inspira tant de confiance, que je lui contai mon histoire. Je lui dis que mon projet étoit de me rendre à la cour deBavière, où j'espérois retrouver Barmécide; Axiane m'apprit qu'elle iroit incesamment dans le duché de Clèves, pour se joindre aux défenseurs de Béatrix, assiégée par Gérold.Certaine d'acquérir ici quelques lumières sur le destin de Barmécide, j'acceptai avec reconnoissance les offres d'Axiane, et je l'accompagnai dans son voyage. La fin du récit d'Abassa fit soupirer Barmécide; il vit que Nasuf lui laissoit toujours croire que son fils existoit, et qu'on l'avoit envoyé en Europe; il s'affligea en pensant qu'il étoit impossible qu'elle pût conserver long-temps une si chère espérance, et qu'elle ne la perdroit qu'avec une mortelle duleur.
Chapitre XII
importante découverte. Barmécide et son épouse ne quittèrent la cour de Béatrix que le lendemain. Théobald leur offrit son château; et il fut décidé qu'Abassa y résideroit jusqu'à la fin de la guerre. Barmécide n'avoit senti d'abord que le bonheur de retrouver son épouse; mais ensuite il ne pensa pas, sans une joie secrète, qu'il alloit jouir de sa gloire et de sa réputation, et reparoître au camp sous le grand nom de Barmécide. Il éprouvoit aussi la plus vive impatience de revoir le fidèle Nasuf, qui, resté en arrière avec la suite des prinesses, ne devoit arriver que dans deux jours. Une heure après le départ de Barmécide, Isambard, Ogier et Angilbert, se promenant ensemble sous les portiques du palais, Angilbert demanda au chevalier danois s'il étoit vrai qu'Armoflède fût malade:
oui, répondit Ogier, mais sans aucun danger. Ne deviez-vous pas, reprit Angilbert, l'aller voir ce soir, et ne vous a-t-elle pas fait dire qu'elle ne pouvoit vous recevoir, parce qu'ayant besoin de repos, elle se mettroit au lit à six heures? Comment savez-vous tout cela? Interrompit Ogier. Je sais bien d'autres choses, dit Angilbert, graces à l'incorrigible imprudence d'Armoflède; et si vous voulez me donner votre parole d'honneur de ne point faire d'éclat, et sur-tout de ne point vous venger, je vous instruirai de tout; car il est temps de vous ouvri les yeux sur une personne si peu digne de l'attachement d'un chevalier tel que vous. À ces mots, Ogier interdit et vivement ému, fit le serment qu'exigeoitAngilbert; et ce dernier, reprenant la parole: sachez donc, dit-il, que Félix, l'un de mes pages, s'étant lié d'amitié avec le vôtre, a été plusieurs fois se promener avec lui jusqu'à la maison d'Armoflède; là, il attendoit dans une chaumière voisine le jeune Sylvain, qui entroit dans la maison d'Armoflède, et ensuite revenoit rejoindre Félix: dans les commencemens, Sylvain disoit qu'il étoit
chargé de vos messages; mais ensuite, l'indiscrétion naturelle à son âge, et son extrême simplicité ne lui permettant pas de déguiser la vérité, Félix, plus fin et plus âgé que lui, découvrit bientôt qu'il étoit amoureux d'Armoflède, et enfin Sylvain lui avoua qu'il se croyoit aimé, mais qu'Armoflède mettoit un prix bizarre à ses faveurs, et qu'il ne pouvoit se résoudre à faire ce qu'elle exigeoit de lui. Félix le questionna vainement à ce sujet. Sylvain n'a jamais voulu s'expliquer mieux. Cependant quelques mots échappés lui donnèrent d'étranges soupçons, et ce fut alors qu'il m'en parla; je lui ordonnai de tâcher de s'introduire dans la maison d'Armoflède, afin de découvrir ce mystère. Il trouva le moyen de gagner une jeune servante de la maison. Un jour qu'Armoflède étoit sortie avec ses deux autres domestiques, la jeune fille fit entrer Félix, qui visita la maison, et vit à côté d'un cabinet, où se passent de certaines conférences, une espèce de petit bûcher plein de bois, dont la servante a la clé, et dans lequel, en ôtant quelques bûches, deux hommes pourroient se cacher et entendre
de là tout ce qui se diroit dans le cabinet, qui n'est séparé de ce bûcher que par une mince cloison. À côté du bûcher est un grenier, dont la fenêtre, au second étage, donne sur la campagne, du côté opposé à l'entrée de la maison. D'après cette information et plusieurs autres, Félix, par mon ordre, a décidé la petite fille à le recevoir cette nuit de la manière suivante: à dix heures du soir, elle posera à la fenêtre une échelle de corde qu'elle a reçue de Félix, et elle laissera la porte de sa chambre ouverte, afin que Félix puisse l'aller trouver quand il sera arrivé, sa chambre étant au bout d'un corridor à côté du grenier. Je vous propose donc, poursuivit Angilbert, d'aller vous-même cette nuit dans la maison d'Armoflède, de vous introduire dans le grenier, et de vous cacher dans le bûcher, dont Félix a su se procurer la clé. Là vous entendrez d'horribles choses; vous connoîtrez à quel point on abuse de la naïveté d'un enfant crédule et sensible; et rendu demain à la raison, vous serez guéri sans retour d'une passion dont vos amis déplorent depuis long-temps le funeste égarement.
Ogier, confondu, ne répondit rien; mais Isambard accepta pour lui la proposition d'Angilbert, en ajoutant qu'il l'accompagneroit dans cette course nocturne. En effet, Isambard et le chevalier danois partirent secrètement à neuf heures du soir. La nuit étoit obscure, et le malheureux Ogier, enseveli dans les plus tristes réflexions, garda un morne silence pendant toute la route. Il ne pouvoit plus s'abuser sur les moeurs d'Armoflède, mais il la croyoit absolument incapable des horreurs qu'on lui laissoit entrevoir, et dont il avoit dédaigné de demander le détail. Il étoit irrité contre Angilbert, et même contre Isambard, parce qu'il l'avoit vu questionner Angilbert, et frémir d'indignation. Isambard voulut vainement le préparer à ce qu'il alloit entendre; de grace, interrompit sèchement Ogier, épargnez-vous la peine de me répéter les discours d'Angilbert. Il faut pourtant, repritIsambard, que, pour pouvoir comprendre ce que vous allez entendre, vous sachiez que cette femme qui logeoit dans la maison d'Armoflède, l'infame Marceline a de fréquentes conférences avec Armoflède,
et qu'elle doit l'entretenir cette nuit. Ce peu de mots fit tressaillir Ogier, non qu'il pût concevoir l'affreux soupçon qu'on vouloit lui donner sur Armoflède; mais il éprouva le plus violent mouvement de fureur, en voyant qu'Isambard ne doutoit pas de la secrète intelligence d'Armoflède avec une femme universellement regardée comme une empoisonneuse. Il fut au moment d'éclater, cependant il sut se contenir; mais de cet instant il cessa totalement de répondre. Arrivés près de la maison, les chevaliers attachèrent leurs chevaux à deux arbres qui en étoient à cinq cents pas; ensuite ils se rendirent sous la fenêtre ouverte, trouvèrent l'échelle de corde, et montèrent sans obstacle. Ils s'étoient débarrassés de leurs chaussures, afin de ne point faire de bruit; ils ouvrirent doucement la porte du bûcher, et s'y établirent tous deux; car Félix avoit eu la précaution d'en ôter quelques morceaux de bois. Tout paroissoit calme dans la maison; ils furent plus d'une demi-heure sans pouvoir distinguer le moindre bruit. Ogier commençoi à triomphe, lorsqu'il entendit la porte du cabinet s'ouvrir, et quelqu'un
y entrer; on s'assit sans proférer un mot, et ce silence dura près d'une heure. Enfin, la porte du cabinet s'ouvrit une seconde fois; Ogier reconnut la voix d'Armoflède, il s'émut et se troubla... mais qu'on imagine, s'il se peut, l'horreur dont il fut saisi en écoutant l'abominable entretien qu'on va lire, et dont il ne perdit pas un seul mot. Armoflède, en entrant, ferma la porte avec soin, et s'adressant à la personne qui l'attendoit: je viens bien tard, lui dit-elle, c'est que je n'ai pu me débarrasser de cet enfant; je ne l'ai jamais vu si vif, si amoureux, si décidé. Il s'obstine à vouloir passer ici la nuit; je vais achever de l'enivrer d'amour et d'espérance, et je me flatte que demain il distribuera nos breuvages. Quoi!Reprit la voix d'une vieille femme (car c'étoit en effet Marceline elle-même), vous avez promis à ce petit garçon vos dernières faveurs, et vous n'êtes pas encore obéie?-Je ne sais quel instinct l'avertit, malgré sa crédulité, ses desirs et son amour, du danger de la commission; je lui vois à cet égard une répugnance, sinon invincible, du moins extrême; mais j'en triompherai,
j'en suis sûre. Comme je veux absolument qu'il agisse demain, expliquons-nous encore pour la dernière fois. Je t'avoue que je crains toujours que l'effet de ces philtres ne soit ou trop prompt ou trop foible.-Si vous aviez suivi mon conseil, il y a deux mois que vous seriez rassurée sur ce point. Que ne faisiez-vous un essai sur Catau ou sur ce petit page?-Catau me sert bien, j'ai besoin d'une servante de cette simplicité; cela ne voit rien et n'entend rien. Pour Sylvain, il m'est nécessaire pour la chose même.-Bon! Au même prix, vous en auriez bien trouvé un autre!-Point du tout, il me falloit le page d'Ogier. D'ailleurs, il est si joli! Avant tout, je lui dois et je me dois la récompense qu'il espère. Ma parole est sacrée: après cela, nous verrons.-J'entends. Mais, pour revenir aux philtres , soyez certaine que jamais je n'en ai composé de meilleurs. Celui qui est combiné pour une femme est beaucoup moins violent que celui d'Ogier.-Ne l'avez-vous pas trop adouci?-Non, comme je vous l'ai dit, son effet sera, dès le premier jour, de causer une extrême langueur; ensuite la personne
dépérira insensiblement, perdra toute sa beauté en peu de temps.-Êtes-vous bien certaine de cela?-Une seule dose suffiroit pour la lui ôter; jugez de l'effet, lorsqu'elle aura bu tout le flacon.-Ensuite? Ensuite cette femme, après avoir souffert pendant sept ou huit mois...-je vous l'ai dit, je ne veux point leur mort.-Assurément, ni moi non plus. Je compose des philtres , et non des poisons.-C'est ce que je crois; je veux seulement que ce philtre , comme vous me l'avez promis, leur ôte des passions qui traversent les iennes.-Sans doute, et c'est ce qui ne peut s'opérer sans une révolution physique; soyez tranquille, et croyez qu'ils seront débarrassés avant un an de toutes les passions humanes.-Si tu ne me trahis pas, tu peux compter sur la somme que je t'ai promise.-Vous trahir! Et comment le pourrois-je? En vous dénonçant à la princesse? Je n'aurois point e preuves à lui donner; d'ailleurs, quand j'en aurois, je la connois, je vous perdrois sans y rien gagner. Béatrix n'a jamais récompensé les délateurs; elle m'écouteroit, et me chasseroit sans me payer. Mais, sans toutes ces
raisons, ne devez-vous pas compter sur moi? Quoi! Le hasard le plus singulier me fait vous rencontrer dans un pays si éloigné de notremalheureuse patrie, et vous pourriez vous défier de celle qui soigna vos premiers ans?-Tu dois en effet m'aimer, car j'ai bien profité des leçons et des exemples que tu m'as donnés. Cependant, notre première reconnoissance pendant mon voyage en Lombardie ne fut pas heureuse pour moi. La manière dont tu m'as livrée au prince Adalgise...-songez donc qu'il se flattoit de remonter sur le trône.-Je te dois, j'en conviens, de m'avoir débarrassée de tous les préjugés dont les sots sont esclaves; mais en suis-je plus heureuse? Chaque instant semble exalter mes passions; moins je leur résiste, et plus elles m'agitent et me dévorent. Je desire avec fureur, et je ne jouis plus avec transport...-quoi, déjà! Quoi, si jeune!-Mon coeur a vieilli, et mes sens s'éteignent; le croiras-tu? J'ai déjà perdu la plus douce de toutes les illusions; l'amour n'est plus pour moi qu'une chimère.-Comment? Et cet Isambard, dont vous m'avez tant parlé?-Lui! ... Je le hais...
il maîtrise mon imagination, il est vrai, je ne vois rien d'aimable et de séduisant comme lui; je donnerois la moitié de ma vie pour en être adorée quelques heures... je voudrois l'enflammer, jouir de son délire, le partager, et me venger ensuite.-Le bonheur vous feroit oublier la vengeance.-La vengeance! Je m'en occuperois dans ses bras! Non, crois-moi, ce n'est point le dépit qui me fait parler: je ne m'abuse plus maintenant sur ce que j'éprouve, je ne prends plus des sensations pour des sentimens; je le hais, te dis-je...-Mais s'il prenoit pour vous une grande passion?-Ah! Plût au ciel! Il cesseroit de me plaire; rien n'est insipide comme une grande passion . C'est sur-tout le romanesque amour que je lui connois pour une autre, qui le rend si piquant à mes yeux. Je veux l'égarer, le séduire, et non le fixer.-Quelle tête vous avez!-Elle est brûlante; c'est un volcan... mais mon ame est desséchée... la haine et la misanthropie la flétrissent et me consument... de tristes réflexions viennent souvent m'assaillir... que devient-on, Marceline, quand on a perdu la jeunesse et
la beauté? Par exemple, comment fais-tu pour te passer d'amans?-Je ne m'en passe point, avec de la fortune, tout se trouve.-Quoi! Même la volupté?-Hélas! Quand on a multiplié les excès, il y faut renoncer de si bonne heure! L'amour n'est plus à mon âge qu'un souvenir amer et qu'une fureur impuissante; le plaisir est usé; la seule habitude conserve encore un besoin sans desir, et qui s'irrite sans espoir.-Quelle affreuse peinture! Eh! Mais la vertu vaudroit mieux...-oui, j'ai pensé souvent qu'après s'être livré sans frein et sans bornes à ses passions, si l'on pouvoit recouvrer sa réputation et revenir à la vertu, l'on feroit un excellent marché.-Il est tard, va-t-en, et prends garde que Sylvainne t'aperçoive.-Vous passerez la nuit ensemble; n'allez pas le payer d'avance.-Va, ne crains rien, je n'en fus jamais moins tentée. Je ne sais ce que j'ai ce soir, je me sens véritablement malade.-En effet, vous êtes changée.-Allons, ne diffère plus, et laisse-moi. À ces mots, l'exécrable Marceline sortit, et l'on n'entendit plus rien. Les chevaliers, pétrifiés et saisis d'horreur, restèrent immobiles
en se serrant la main. Au bout de quelques minutes, Armoflède se leva, appela un domestique, auquel elle ordonna d'aller dire à Sylvain de venir la trouver; et un instant après, le petit page entrant avec bruit dans le cabinet: enfin, s'écria-t-il, vous me rappelez; mais pourquoi donc n'êtes-vous pas revenue en bas? Jamais vous ne m'avez reçu dans ce cabinet.Mon cher Sylvain, répondit Armoflède, je suis si foible et tellement abattue ce soir, que je n'ai pas eu le courage de descenre l'escalier.-Vous êtes foible? Tant mieux, c'est ainsi que je vous desire.-Et moi, je te desire plus tendre et plus soumis.-Plus tendre! Ah! Croyez-vous qu'on puisse l'être? Non, non, vous savez bien que je vous aime comme un fou...-mieux que tu n'aimois Chloé? ...-Ah! Chloé est belle; mais vous êtes mille fois plus charmante, plus sensible; et puis Chloé n'a pas ces jolies mains, si douces, si blanches, si délicates... je les adore, vos mains... ah! Pourquoi les retirer? ...-Tu ne les baiseras plus, que tu n'aies exécuté mes ordres.-Est-il possible?-Oui, j'y suis décidée.-Ces maudits philtres! ...
-Mais pourquoi as-tu tant de répugnance à les donner? Doutes-tu de leur efficacité?-Non sûrement, puisque vous en avez fait l'essai sur moi-même. Je sais bien que j'aimoisChloé, que je ne l'aime plus, et que je vous adore.-Et cependant, comme je t'avois averti, l'effet n'en fut pas aussi vif que si l'on ne t'eût pas prévenu. Mais je me conduisis avec toute la franchise de l'amour; je t'avouai que je t'aimois. Je t'offris de te faire oublier Chloé; je t'expliquai l'effet de ce philtre bienfaisant...-oh! Je ne l'oublierai jamais: c'étoit un soir... à peine eus-je avalé cette liqueur, que je sentis au même instant tout ce que vous m'aviez prédit; cette émotion, ce trouble, ce feu dévorant... le battement de coeur... je vous voyois avec d'autres yeux... et je perdis tout à coup ma timidité... vous en souvenez-vous? ...-Ah! Beaucoup trop.-Si vous m'eussiez fait boire quelques gouttes de plus, il est certain que j'en aurois perdu tout à fait la raison.-Quand on sait composer un philtre d'amour, on ne peut se tromper sur les doses. Après une expérience aussi positive, aussi frappante, pourquoi
donc ne veux-tu pas donner ces philtres à ton maître et à Béatrix?-Êtes-vous bien sûre qu'ils s'aimeront réciproquement?-Je t'ai expliqué cela tant de fois!-Je le crois, mais je ne le comprends pas parfaitement.-Si tu le crois, que faut-il de plus? Songe, Sylvain, qu'en m'obéissant, tu feras la fortune de ton maître, le bonheur de Béatrix et le nôtre. Tu n'auras plus de rival, et je pourrai me livrer à toi sans contrainte et sans craindre un amant justement irrité.-Avec tout cela, c'est tromper mon maître, c'est abuser de l'emploi qu'il me donne auprès de lui! ... Et ce pauvre Isambard, qui, dit-on, adore la princesse, et en est aimé, quel seroit son chagrin! Il s battroit peut-être avec mon maître. Que deviendrois-je alors, moi qui serois la cause de tout ce bouleversement?-Hé bien, renonce donc à moi; car je te déclare que je n'aurai jamais le courage de congédier Ogier, et certainement tu ne deviendras jamais mon amant, tant qu'Ogier me sera fidèle.-Cependant, vous m'aimez?-À la folie.-Je ne vous quitterai qu'avec le jour: oh cette nuit pourroit être si fortunée! ...-Ah! Depuis
deux jours le flacon d'Ogier est dans ta poche; si tu m'avois obéie! ...-Écoutez... si, malgrétout ce que je viens de dire, je vous prouvois que vos ordres sont exécutés?-Comment?-Oui... j'ai donné ce breuvage... ce matin, à dîner, Ogier l'a reçu de ma main... à ces terribles paroles, Isambard frissonna; mais Ogier, voulant écouter jusqu'au bout, lui mit la main sur la bouche; et l'infame Armoflède reprenant la parole: est-il bien vrai, dit-elle, et pourquoi me l'as-tu caché?-Je voulois ne devoir mon bonheur qu'à l'excès de ton amour... tiens, regarde ce flacon...-tu n'as pas donné la dose assez forte, il falloit en verser la moitié; car, je te l'ai dit, cela doit se prendre en deux jours.-J'étois pressé, troublé... mais je crois en avoir assez donné pour enflammer...-a-t-il pâli, a-t-il été languissant le reste du jour? Tu sais que ces symptômes d'amour doivent se manifester jusqu'à l'instant du bonheur. Tu l'éprouves toi-même, tu n'as plus ces brillantes couleurs...-Oui, je brûle, je languis; mais tu vas me guérir, tu le dois maintenant...-Il me faut des preuves plus certaines...
d'ailleurs, je te le jure, Sylvain, j'ai la fièvre ce soir, je souffre, et cruellement, sur-tout depuis une heure...-va... c'est la fièvre brûlante de l'amour...-Sylvain, je vous le proteste, je suis très-malade...-hé bien, je ne puis mentir et te tromper plus long-temps... connois donc ton mal; c'est celui que j'endure. Ô femme adorée, pardonne à ton amant... ce philtre, préparé par ta main divine, et qui porte dans les sens une flamme active et dévorante, Ogier ne l'a point pris; l'amour en a su faire un usage plus heureux; ce soir, en soupant, j'ai eu l'adresse de te le donner. À ces mots, Armoflède, défaillante et pénétrée de terreur, se laisse aller sur le dos de son fauteuil, et, perdant tout à fait la tête, elle dit d'une voix éteinte: ô ciel! Je suis empoisonnée! ... Sylvain frémit; qu'entends-je, s'écria-t-il; quoi! Misérable, ce breuvage étoit du poiso? ... La détestable Armoflède ne pouvoit répondre; elle étoit évanouie. Sylvain, éperdu, saisi d'horreur et d'effroi, appelle à grands cris les domestiques; dans ce moment, il entend marcher précipitamment, la porte s'ouvre. Mais que devient-il,
en apercevant Isambard et le chevalier danois. L'infortuné page, fondant en pleurs, court se récipiter aux genoux de son maître; Ogier le relève, le prend dans ses bras, et le serrant contre sa poitrine: mon enfant: lui dit-il, avec l'heureux naturel que vous venez de montrer, je suis certain que mon égarement et le vôtre ne serviront qu'à vous faire mieux sentir le danger des passions, et le prix des moeurs et de la vertu. Ah! N'oubliez jamais cette leçon terrible! ... Et parlant ainsi, Ogier ne put retenir ses larmes; mais elles se séchèrent aussitôt, en voyant l'infame Armoflède se relever et rouvrir les yeux. En apercevant les chevaliers, elle ne fut en état ni de chercher à les fuir, ni même de faire un mouvement de surprise. Pétrifiée d'horreur et d'étonnement, elle resta dans une effrayante immobilité, en les regardant fixement d'un air hagard et stupid. Ogier s'approchant d'elle: depuis trois heures, lui dit-il, caché derrière cette cloison, j'ai tout entendu. Reconnoissez enfin une providence, qui tôt ou tard punit le crime avec une ingénieuse et sublime équité. En disant ces mots, Ogier, prenant
le désolé Sylvain par la main, et s'appuyant sur le bras d'Isambard, sortit précipitamment. À la porte de la maison, Sylvain s'adressant à Ogier d'un air suppliant: ô mon cher maître, lui dit-il, je la déteste; mais elle est empoisonnée, et par moi! ... Cette idée est affreuse; la laisserons-nous sans secours? ... J'ignore absolument, répondit Ogier, quels sont les contre-poisons qu'il faut lui donner, et notre présence ne pourroit qu'aggraver l'horreur de son état; mais nous lui enverrons du château un des médecins de la princesse. En effet, ce fut le premier soin d'Ogier, en arrivant au palais; il fut aussi réveiller Théobald, pour lui rendre comptedes forfaits de Marceline et d'Armoflède, en demandant la grace de cette dernière. On fit arrêter Marceline, et sur les dépositions juridiques des deux chevaliers, du petit page et de 4 félix, cette abominable femme fut enfermée pour le reste de ses jours. Le médecin répondit de la vie d'Armoflède, mais en déclarant que rien ne pourroit jamais lui rendre la santé, et qu'elle seroit obligée de rester au lit plusieurs semaines. On visita sa maison; on y trouva quatre fioles d'un poison semblable
à celui dont elle avoit chargé le crédule Sylvain. Béatrix la fit assurer de son pardon, en ajoutant qu'elle lui permettoit de rester encore trois mois dans la maison qu'elle occupoit; mais qu'au bout de ce temps, elle seroit bannie pour toujours du duché de Clèves.
Chapitre XIII.
Des amis du neuvième siècle. La guerre, ranimée depuis deux mois, se continuoit sans activité et sans combats meurtriers; la discorde divisoit les chefs du parti des princes: quelques-uns desiroient la paix; d'autres vouloient avec acharnement la prolongation de la guerre, et plusieurs d'entre eux témoignoient déjà le desir de se retirer de cette coalition imprudente autant qu'injuste. Les troupes combattoient à regret, et le courage héroïque
de leurs adversaires répandoit dans l'armée entière une telle terreur, que les généraux, dans la crainte d'être mal secondés, n'osoient rien entreprendre de décisif. Barmécide, au conseil, rappeloit avec force tout ce qu'il avoit prédit. L'événement justifioit ses premiers discours contre la guerre; on admiroit son génie et son éloquence; mais les passions l'emportoient sur la raison et sur la saine politique. Sans doute que, dans le temps où nous vivons, un tel aveuglement doit paroître inconcevable aux grandes têtes qui conseillent les souverains, et qui gouvernent les empires florissans de l'Europe; mais il faut toujours se souvenir que nous parlons du neuvième siècle. Sans cette idée, il est bien certain que de semblables traits paroîtroient tout à fait absurdes et absolument incroyables.
Les assiégeans attaquant avec timidité, et toujours étant repoussés avec vigueur, il ne se passa rien de mémorable dans le reste de l'hiver, à l'exception de quelques combats particuliers entre les chefs des deux partis, qui s'envoyèrent réciproquement des cartels. Le jeune Roger, sachant
que Rotbold étoit dans l'armée des princes, voulut combattre le féroce persécuteur d'Azoline. Ce combat fut long et terrible; Roger y déploya la plus rare valeur, et toute la générosité chevaleresque. Il blessa et renversa son adversaire, et maître de sa vie, ou du moins de sa liberté: je te laisse, lui dit-il, ton exécrable existence, afin de me réserver le plaisir de te vaincre encore; je dédaigne de traîner à ma suite un aussi VIL prisonnier; par les lois de la guerre, ta dépouille m'appartient; mais elle ne peut être un trophée de gloire, et souilleroit des mains pures. En disant ces mots, il le laissa sur le champ de bataille, et rentra dans le château. La vaillante Axiane fut témoin de cette action, et sachant parIsambard l'histoire de Roger, elle applaudit à sa générosité; ce suffrage étoit pour Roger d'un prix inestimable; car Axiane avoit fait une profonde impression sur son coeur, et cette passion nouvelle affoiblissoit chaque jour dans son esprit le souvenir touchant d'Azoline. Mais Roger remarquoit avec douleur que les seuls chevaliers du cygne paroissoient fixer l'attention et exciter l'intérêt de la
comtesse. Roger ne doutoit pas que l'un de ces deux chevaliers n'eût le bonheur de plaire à la belle Axiane; il craignoit sur-tout Olivier; car il se rassuroit sur Isambard, en pensant qu'il adoroit Béatrix, et que, selon l'opinion générale, il en étoit aimé. Dans un assaut qui fut assez vif, et que les assiégés repoussèrent avec leur valeur accoutumée, la comtesse montra toute l'intrépidité du guerrier le plus brave et le plus téméraire. Rotbold, guéri de ses blessures, osa défier cette héroïne, qui voulut accepter le défi, malgré les instances de tous le chevaliers et la douloureuse inquiétude de Roger. Le combat dura prés d'une heure avec un égal avantage des deux côtés, lorsqu'au bout de ce temps un orage affreux, accompagné de grêle, survenant tout à coup, servit de prétexte aux spectateurs des deux partis pour séparer les combattns. Les chevaliers du cygne, suivis des plus zélés défenseurs de la duchesse, firent plusieurs sorties, dans l'espoir d'engager un combat général; mais l'ennemi se renferma toujours dans ses retranchemens, et le parti deBéatrix ne put obtenir de ces diverses expéditions
que la gloire de montrer une extrême audace, et celle de faire quelques prisonniers. Cependant depuis deux mois, délivré de son affreuse obsession, Olivier, en recouvrant le sommeil, reprenoit insensiblement la santé et le brillant coloris de la jeunesse. Cette espèce de révolution physique en produisit une dans ses idées. Son ardente imagination, affranchie d'une pensée dominante et terrible, se reporta avec impétuosité vers les objets séduisans qui pouvoient lui plaire et l'enflammer. Célanire existoit toujours dans le fond de son coeur; mais certain qu'elle avoit enfin recueilli la palme immortelle de la vertu, elle ne s'offroit plus à sa pensée sous l'aspect déchirant d'une victime innocente, ou sous les traits séducteurs d'une amante passionnée. Il ne pouvoit plus se la représenter qu'à travers un voile religieux, sous une forme angélique et mystérieuse. Cette image si pure lui laissoit un souvenir vague et sublime, qui produisoit sur son ame une impression plus douce que profonde, et qui, loin d'entretenir la constance d'un amour malheureux, en affoiblissoit chaque jour les regrets.
Sachant l'histoire intéressante du collier de perles de la duchesse, Olivier, depuis cet instant, attachoit un prix inestimable à ce gage touchant d'un sentiment si tendre. L'ayant détaché de la housse de son cheval, il en avoit fait un bracelet qu'il portoit au bras gauche, et qui se trouvoit couvert et caché par ses vêtemens. C'étoit un usage commun dans ce temps, de porter de cette manière le don le plus précieux de sa maîtresse, et cet usage n'étoit alors consacré qu'à l'amour. Ces perles, fixées autour du bras d'Olivier, firent sur lui l'effet d'un talisman, ou plutôt elles en devinrent un véritable; car ce fut sans doute le pouvoir magique de l'amour qui donna la première idée d'un enchantement surnaturel.Olivier, ne s'aveuglant plus sur la passion violente qu'il éprouvoit, n'essaya pas même e la combattre; mais il n'en fut pas moins fidèle à l'honneur et à l'amitié. Il réfléchit profondément à sa situation, examina scrupuleusement les devoirs qui
lui étoient imposés, et jura de les remplir tous. Il sentit qu'indépendamment de son amitié pour Isambard, et de la reconnoissance qu'il lui devoit, un second hymen seroit toujours un crime pour lui; il sentit que, dans tous les instans, toute la félicité d'une union nouvelle seroit empoisonnée par cette affreuse pensée: ce bonheur dont je jouis, je le dois à la mort de Célanire assassinée par moi! Sans cet horrible forfait, Béatrix n'eût jamais été mon épouse... cette réflexion le faisoit frémir, et elle se présentoit sans cesse à son esprit. Non, non, se disoit-il, quand je ne trouverois pas un rival dans le frère et l'ami le plus cher, Béatrix ne pourroit jamais être à moi; je dois lui cacher éternellement les sentimens qu'elle m'inspire, ou du moins lui persuader qu'ils ne tiennent qu'au souvenir qu'elle e rappelle. Je dois employer en faveur d'Isambard tout l'ascendant que j'ai sur elle; mais je puis l'adorer en secret, et je le puis ainsi sans remords. Ô Célanire! C'est toi seule que j'aime en elle! ... Quelle autre figure que la tienne auroit pu fixer encore mes regards! ... Quelle autre ame
que ton ame angélique auroit pu prendre un tel empire sur la mienne! ... Je l'adore, parce que je t'adorois... si j'eusse perdu ton souvenir, eût-elle fait cette impression profonde, ineffaçable, sur mon coeur? ... Si d'affreuses souffrances, si le sombre désespoir, eussent détruit cette passion brûlante que j'avois pour toi, j'aurois vu Béatrix avec indifférence... mais pouvois-je te retrouver sans transport? ... C'est ainsi qu'Olivier justifioit un amour, qui en effet s'unissoit tellement au souvenir de Célanire, qu'il ne pouvoit le regarder comme une passion nouvelle. Le bonheur d'aimer encore, et de sentir son ame se rouvrir à toutes les impressions délicieuses de la tendresse, ce nouvel intérêt si puissant qui le rattachoit à la vie, lui faisoit envisager, sinon sans amertume, du moins sans désespoir, les sacrifices douloureux qu'il s'étoit imposés, et auxquels son imagination s'étoit accoutumée depus la mort de Célanire, en pensant tant de fois qu'il n'y avoit qu'un malheur réel, celui de perdre l'objet qu'on aime. Enfin, il se répétoit que le bonheur de Béatrixet d'Isambard suffiroit
au sien; cependant il remarquoit l'inclination naissante d'Axiane pour Isambard, avec un plaisir secret qu'il ne s'avouoit pas lui-même; mais, au fond de son ame, il en concevoit l'espérance qu'Isambard, avec le temps, pourroit peut-être répondre aux sentimens de la comtesse, et, dans cette supposition, il se permettoit de desirer que Béatrix conservât toujours sa liberté: aussi ne laissoit-il échapper aucune occasion de faire l'éloge d'Axiane, sur-tout lorsqu'Isambard se trouvoit à portée de l'entendre. Il montroit tant d'admiration pour cette princesse, que plusieurs personnes l'en croyoient amoureux; mais le coeur de Béatrix ne s'y méprit pas; elle avoit aussi facilement pénétré les sentimens d'Axiane; elle résolut d'avoir à ce sujet un entretien avec Isambard, et elle l'invita à se rendre un soir dans son cabinet. Ce rendez-vous inopiné causa plus d'inquiétude que de joie au chevalier du cygne. Depuis quelque temps il trouvoit la duchesse presque entièrement changée à son égard; quoiqu'elle ne montrât point de préférence pour un autre, il remarquoit en elle une distraction et une mélancolie
qui le frappoient vivement; plus d'une fois il repoussa des soupçons affligeans qui lui faisoient entrevoir la vérité, et il porta chez la duchesse un douloureux pressentiment, qui ne le préparoit que trop à la confidence qu'il alloit recevoir. Il la trouva seule; elle eut d'abord l'air embarrassé; ensuite, paroissant se rassurer, elle lui annonça qu'elle alloit lui ouvrir son coeur sans déguisement. Elle ajouta qu'elle sentoit combien cette démarche étoit extraordinaire; qu'elle avoit eu beaucoup de peine à s'y décider, mais qu'elle espéroit que l'estime la plus parfaite et l'amitié la plus sincère en seroient l'excuse à ses yeux. Après ce préambule, elle lui confia ses sentimens pour Olivier, et lui fit le récit de tout ce qui s'étoit passé entre eux; elle insista particulièrement sur le refus qu'Olivier avoit fait de sa main, et sur-tout ce qu'il avoit tenté près d'elle pour servir son ami. Il a tout fait, poursuivit-elle, pour me décider en votre faveur, tout, jusqu'à l'aveu de son malheur et de son crime... en connoissant son destin déplorable, j'ai senti comme lui que a fidélité à la mémoire de Célanire est en
effet le plus sacré de ses devoirs. Je ne prétends plus à son amour; je ne serai jamais pour lui qu'une amie, qu'une soeur; mais je ne puis le fixer près de moi, qu'en lui donnant le titre de mon époux. Lorsqu'avec le temps, il connoîtra que cette union si pure assureroit le repos et la félicité de ma vie; lorsqu'il sera bien certain que sa présence et son amitié suffisent à mon bonheur; lorsqu'enfin il cessera de voir en Béatrix la rivale de Célanire, ses voeux, j'en suis sûre, s'accorderoient avec les miens, si les sentimens qu'il vous connoît pour moi n'y mettoient pas un obstacle invincible... ô ciel! S'écria douloureusement Isambard, je serois un obstacle au bonheur de Béatrix et d'Olivier! ...-Ah! GénéreuxIsambard, reprit la duchesse, si vous le vouliez, nous pourrions être heureux...-depuis quelques instans j'ai renoncé pour toujours au bonheur! ... Mais que puis-je faire pour le vôtre? Parlez, madame, et du moins ne doutez pas de mon obéissance.-Axiane vous aime passionnément, j'en suis certaine; la beauté, les vertus, les qualités héroïques de cette illustre princesse, la
gloire éclatante dont elle est environnée, la rendent digne de fixer les voeux d'un héros tel que vous... enfin, fille d'un des plus illustres successeurs du grand Pélage, et veuve d'un prince qui porta le titre de roi...-oui, madame, interrompit Isambard, je sais combien sa naissance et son rang mettent de distance entre elle et moi; je puis mesurer froidement l'intervalle qui nous sépare, et j'en connois toute l'étendue. Mais souffrez que je vous dise que, prêt à m'immoler pour vous, je veux du moins que mon sacrifice ne puisse être attribué à l'ambition, je refuserois un trône, s'il m'étoit offert; et cependant vous pouve disposer de ma liberté: il en est un moyen plus sûr et plus facile. Vous voulez me donner une épouse, j'y consens; mais choisissez-la parmi les jeunes personnes qui vous sont attachées; désignez-la, madame, et si elle accepte ma main, je l'épouserai sans délai, et je jure, par les sentimens qui m'inspirent, de la rendre heureuse, et de lui cacher à jamais la situation de mon coeur. À ces mots, Béatrix attendrie, levant sur Isambard des yeux humides de pleurs: quu me
proposez-vous, dit-elle? Pourriez-vous me croire capable d'abuser à cet excès d'une générosité si touchante? ... Eh quoi! Madame, reprit Isambard, ne suis-je pas certain que l'épouse que je recevrai de votre main sera digne de mon estime? Et puis-je éprouver désormais un sentiment plus vif? ... Je vous épargnerois l'embarras de diriger mon choix, si je pouvois moi-même en faire un raisonnable; mais je n'ai de liaison ici qu'avec trois personnes, qui n'ont plus le coeur libre, Délie, Amalberge et la jeune Sylvia. Je connois à peine les autres: c'est donc à vous à me guider. La simplicité avec laquelle s'expliquoit Isambard, ajoutoit un tel prix à ce dévouement sans bornes, que la duchesse ne trouvoit point d'expression qui pût rendre l'admiration et la reconnoissance dont elle étoit pénétrée. Elle le regardoit en silence, et ses larmes couloient doucement. Cessez, lui dit-il, de vous attendrir sur mon sort. Il est vrai que ce sentiment que vous rejetez ne finira qu'avec ma vie; mais Olivier m'est aussi cher que mon amour même; cette amitié, qui fut si long-temps l'unique passion de mon coeur,
ne peut être affoiblie par aucun autre attachement. Olivier, mon rival, n'en est pas moins à mes yeux le plus sensible, le plus généreux, le plus grand de tous les hommes; accoutumé depuis tant d'années à ne m'enorgueillir que du titre de son frère d'armes, que de ses exploits et de sa gloire, à ne sentir vivement que ses succès ou ses peines, son bonheur peut se trouver contraire à mes desirs et à mes espérances, mais il ne peut détruire le mien, puisqu'il aura toujours le droit de me consoler de tout. L'excès de son malheur a tellement resserré les noeuds qui nous unissent, que s'il n'eût jamais connu Béatrix, et qu'elle m'eût offert sa main, à condition de me séparer de lui, j'aurois fait à l'amitié le sacrifice le plus héroïque et le plus déchirant qu'elle ait pu jamais obtenir... l'infortuné, dont j'ai si douloureusement recueilli les larmes amères, ah! Puisse-t-il perdre enfin l'affreux souvenir de ses longues souffrances! Vous seule, madame, pouvez l'en dédommager... oh! Qu'il m'en coûtera peu de m'oublier moi-même, si je vous vois heureux l'un et l'autre! Ah! S'écria Béatrix, Olivier doit préférer à tout
un tel ami, et je ne pourrois le consoler des sacrifices que vous feriez pour lui... Isambard alloit répondre; mais dans cet instant on entra dans le cabinet pour avertir la duchesse qu'un courrier venoit d'annoncer l'arrivée du comte Thédéric, et des troupes envoyées par Charlemagne. Bb 2 atrix chargea Isambard d'aller sur-le-champ chercher Olivier et les autres chevaliers françois, afin de les conduire au-devant du général de l'empereur.
Chapitre XIV.
Un incendie. Au moment où les chevaliers français, rassemblés par Isambard, se disposoient à partir pour aller au-devant du comte Thédéric, le son du cor leur annonça son arrivée. Ils se rendirent dans la grande cour du palais; ils y rencontrèrent Thdéric, qui témoigna la joie la plus vive
en retrouvant ses braves compatriotes. Au moment où l'on entroit dans le salon, un des pages de Thédéric, perçant la foule avec une extrême vivacité, vint se jeter dans les bras d'Olivier, qui reconnut, avec autant de plaisir que de surprise, le jeune Mirva, cet enfant adoptif de Diaulas et d'Ordalie, qu'il avoit délivré des fers du féroce Rotbold. Thédéricapprit à Olivier qu'Ordalie et Diaulas, arrivés heureusement à la cour de Charlemagne, avoient été reçus de Vitikind avec transport; qu'après avoir embrassé le christianisme, ils s'étoient fait un devoir de renouveler publiquement, dans une cérémonie religieuse, les voeux sacrés du mariage, et l'adoption de Mirva; qu'enfin ce dernier, en voyant partirThédéric pour se rendre dans le duché de Clèves, avoit montré un si gand desir de l'accompagner dans cette expédition, et d'y faire ses premières armes, que ses parens adoptifs, cédant à ses instances, s'étoient déterminés à se séparer de lui, et à le confier à Thédéric.
Après cette explication, Thédéric remit à Olivier une lettre de Vitikind: Olivier courut s'enfermer dans sa chambre pour la lire, et il trouva dans cet écrit les plus précieuses consolations. Vitikind témoignoit toute la reconnoissance dont il étoit pénétré pour le libérateur de son fils, et il ajoutoit que cet événement pouvoit seul adoucir ses maux, et l'attacher encore à la vie. Après avoir lu cette lettre, qui fut arrosée de ses pleurs, Olivier retourna dans le salon; il y retrouva tout le monde occupé du jeune Mirva: la duchesse, instruite de son histoire, avoit demandé à Thédéric de lui céder cet aimable enfant, et l'on venoit de décider que Mirva seroit page de la princesse pendan tout le temps du siége.Mirva, aux genoux de Béatrix, l'amusoit par sa vivacité et par une ingénuité pleine de grace, qu'elle n'avoit vue dans aucun autre enfant. Mirva, élevé loin des cours, en ignoroit les étiquettes, et n'avoit nulle idée de l'inégalité des rangs; il concevoit la réserve, car il respectoit la vieillesse, mais il ne connoissoit pas la timidité. Au milieu de tout ce qui l'environnoit, Théobald étoit la seule personne
avec laquelle il ne fût pas familier: ce bon vieillard voulut l'embrasser, et Mirva lui baisa la main avec l'expression d'une vénération profonde. La jeunesse et la beauté de Béatrix ne lui inspiroient pas le même sntiment; vivement touché de ses caresses, il montroit sans contrainte toute sa sensibilité. Olivier ne vit pas, sans une reconnoissance secrète, Béatrixs'occuper autant de Mirva; il sentit la part qu'il avoit lui-même à cet intérêt si tendre. Béatrix, en écoutant, en regardant cet enfant, tâchoit souvent de déguiser par un sourire l'attendrissement qu'il lui inspiroit; elle paroissoit badiner et plaisanter avec lui, cependant ses yeux se remplissoient de larmes. Olivier lisoit dans son coeur; il voyoot qu'elle aimoit à fixer ses regards sur un objet qui lui rappeloit l'action généreuse du libérateur de Diaulas. Après le souper, Olivier, au lieu d'aller se coucher, descendit dans les jardins.On étoit dans les premiers jours du mois de mai: la beauté de la nuit et celle du clair de lune réveillèrent dans l'ame d'Olivier une foule de souvenirs touchans et douloureux. Il erra long-temps sur les
terrasses qui entourent le château, et vint enfin s'asseoir sur un banc placé en face du palais, et vis-à-vis l'appartement de la duchesse. Là, regardant avec attendrissement les fenêtres de la chambre de Béatrix: ô jours rapides et brillans du bonheur! S'écria-t-il, vous ne renaîtrez plus pour moi; jamais je ne goûterai le charme inexprimable de ces entretiens que la confiance et l'amour rendent inépuisables et toujours nouveaux. Toutes les heures de ma vie s'écouleront désormais sans me ramener l'heure fortunée d'un rendez-vous. Prvé d'espoir, et condamné au silence, mon imagination ne s'égarera plus dans les rêves enchanteurs d'une attente délicieuse, et ma bouche ne prononcera jamais le doux serment d'aimer toujours... tel est mon destin, et rien ne peut le changer... mais cependant je n'ai pas tout perdu; j'admire avec enthousiasme, j'aime avec idolâtrie; il existe encore une ame qui sait répodre à la mienne... hélas! Ce coeur si sensible pour moi doit m'accuser d'ingratitude... est-il bien vrai, Béatrix, que vous ne connoissiez point mes sentimens? Les vôtres, et tant
de témoignages d'une passion si tendre, si délicate et si pure, ne vous assurent-ils pas de cet empire suprême que vous avez sur mon coeur? ... Non, elle doit l'ignorer à jamais, cet amour malheureux, je le desire, je le veux du moins... en parlant ainsi, le visage d'Olivier se couvroit de larmes... il s'oublia dans sa rêverie, et, les yeux toujours fixés sur les murs qui renfermoient Béatrix, il resta plus de deux heures dans cette contemplation. Il alloit enfin se retirer, lorsqu'en jetant les yeux sur le sommet de la galerie qui précédoit la chambre de Béatrix, il aperçut tout à coup une épaisse fumée qui, sortant du toit, s'élevoit dans les airs, et se dessinoit en noir foncé sur l'azur d'un ciel clair et serein. Au même instant, quelques flammes parurent et s'élancèrent à travers les ardoises, qui commencèrent à se désunir et à s'écrouler. Olivier se précipite en frémissant vers le palais; il ignoroit les issues secrètes de l'appartement de la duchesse; il ne connoissoit d'autre entrée à sa chambre que cette galerie, et il se décida, sans balancer, à la traverser. Il étoit deux heures après minuit: le logement de la
princesse formoit un corps de logis qui n'étoit occupé que par ses dames, ses domestiques et ses gardes. Les chevaliers et les autres habitans du château logeoient dans des pavillons séparés du palais par d'immenses cours et de longues terrasses: tout le monde étoit enseveli dans un profond sommeil; cependant les sentinelles qui veilloient, en apercevant les flammes, envoyèrent les soldats de garde et donnèrent le signal d'alarme. Olivier entendit ce signal, mais il avoit déjà franchi la moitié de la galerie; l'embrasement augmentant avec une inconcevable rapidité, s'étendoit déjà jusqu'à la porte de la princesse. L'épaisseur de la fumée, l'activité des flammes, l'écroulement des murs, rendoient le passage de la galerie aussi périlleux que difficile: Olivier, en le parcourant, invitoit à haute voix Béatrix à se lever et à fuir par un escalier dérobé. Béatrix, à la voix d'Olivier, se réveilla; pénétrée de frayeur, elle sort précipitamment de son lit, et jette sur ses épaules une simple robe de mousseline. Dans ce moment, sa porte s'ouvre, elle voit la galerie toute en feu, et le chevalier du cygne au milieu des flammes.
Il s'élance vers elle, lui saisit la main, et l'entraîne vers l'autre porte de la chambre; Béatrix éperdue le conduisit sur le haut d'un petit escalier; et là, ne pouvant plus se soutenir sur ses pieds tremblans et nuds, elle chancelle et paroît prête à tomber. Olivier la prend dans ses bras, descend l'escalier, traverse un corridor, ouvre une porte et se trouve sur une terrasse. Craignant l'embrasement entier du palais, il veu en éloigner la duchesse, et il imagine de la porter dans le pavillon d'Axiane; il falloit traverser pour cela une assez longue partie du jardin. Béatrix n'étoit point évanouie; mais la plus violente émotion et un tremblement universel lui ôtoient absolument la faculté de se mouvoir et même celle de parler. Olivier, pour la première fois, dans cet instant, perdant toute idée de ses malheurs et transporté de la joie la plus pure, éprouvoit néanmoins un embarras pénible en voyant Béatrix presque nue dans ses bras. Oh! Qui peut définir le véritable amour! Et qui pourra jamais prévoir tous les sentimens contraires qu'il sait produire? ... Olivier tenoit contre son sein celle qu'il adoroit, et
la plus belle femme de l'univers; et cependant il eût mieux aimé la voir marcher à ses côtés: l'état de négligence et de désordre où elle étoit, blessoit la vénération idolâtre qu'il avoit pour elle; il la portoit avec un respect superstitieux, n'osant ni la presser dans ses brs, ni la regarder; il sembloit qu'il craignît de profaner l'objet de son adoration et de son culte secret. À trente pas du pavillon d'Axiane, il déposa doucement Béatrix au pied d'un arbre; il se jeta à genoux en élevant ses mains jointes vers le ciel. Il gardoit le silence, mais les rayons de la lune éclairoient son visage, et Béatrix vit tous ses traits s'embellir par l'expression passionnée de l'amour et du bonheur. Béatrix voyoit pour la première fois la joie se peindre et briller dans les regards de son amant, et jamais l'intéressante physionomie d'Olivier ne parut si charmante à ses yeux... ô mon libérateur! S'écria-t-elle, je puis désormais m'enorgueillir de mon existence, je vous la dois... il m'est donc permis de montrer pour vous le sentiment le plus tendre... celui d'une reconnoissance sans bornes! ... En disant ces paroles, d'une
voix entrecoupée, Béatrix lui tendit la main. Livier, toujours à genoux, prit cette main dans les siennes en la serrant avec transport: dans ce moment on vit s'ouvrir les portes du pavillon d'Axiane. Retournez au palais, reprit Béatrix, je n'ai point d'inquiétudes sur les personnes qui s'y trouvent, puisque mon appartement seul touche à la galerie; mais voyez si l'on a pris les mesures nécessaires pour arrêter l'incendie, et revenez ensuite me retrouver dans le pavillon d'Axiane. À ces mots, Olivier se leva, et s'éloigna précipitamment, car il aperçut la comtesse elle-même qui s'avançoit vers Béatrix. Au signal d'alarme, tout le monde s'étoit levé dans le château, et presque tous les chevaliers s'étoient armés à la hâte, dans l'intention de se rendre sur les remparts, imaginant que le signal annonçoit une attaque des ennemis; Axiane avoit eu la même idée, mais elle fut détrompée par la vue des flammes qui s'élevoient des toits embrasés de la galerie et par la rencontre de la duchesse. Les deux princesses entrèrent dans le pavillon; bientôt elles y virent arriver successivement un grand nombre de personnes,
qui venoient s'informer des nouvelles de Béatrix; en même-temps on lui apprit qu'on étoit maître du feu, mais qu'on n'avoit pu l'empêcher de communiquer à sa chambre, et que le mur sr lequel étoit adossé son lit, s'étoit écroulé. Cette circonstance causa un plaisir secret à Béatrix; elle pensa que si elle n'eût pas été réveillée par les cris d'Olivier, rien n'auroit pu la sauver, et l'amour lui faisoit trouver un charme inexprimable dans tous les détails qui pouvoient aggraver l'idée du danger qu'elle avoit couru. Cependant le jour commençoit à paroître, et Olivier ne revenoit point; tout à coup on entendit un nouveau signal d'alarme, et presqu'au même instant crier aux armes; c'étoit l'ennemi qui, voulant profiter du désordre causé par l'incendie, venoit subitement attaquer les remparts. Axiane et les chevaliers qui se trouvoient dans le pavillon, sortirent tous précipitamment. Le jeune Mirva s'élança pour les suivre, en disant qu'il alloit rejoindre Olivier, et qu'il ne l quitteroit plus; mais la tremblante Béatrix le retint, pour lui faire promettre qu'il reviendroit de quart d'heure
en quart d'heure, afin de lui apporter des nouvelles de l'assaut. Mirva fit le serment qu'elle exigeoit, et courut ensuite rejoindre les combattans. Béatrix s'enferma dans un cabinet avec Amalberge, Délie et Sylvia. Dans l'état où elle étoit, la duchesse ne trouvoit de consolation que dans la société de ces trois personnes, et sur-tout des deux dernières, qui montroient une sensibilité presque égale à la sienne. Béatrix, baignée de pleurs dans les bras de ses amies, comptoit toutes les minutes, et frémissoit au moindre bruit: cependant le pavillon d'Axiane étoit situé de manière qu'on n'y pouvoit rien entendre de ce qui se passoit sur les remparts; mais l'attente des nouvelles faisoit frissonner Béatrix chaque fois qu'elle entendoit ouvrir une porte et marcherdans les chambres voisines. Souvent elle se levoit pour aller écouter sur l'escalier: si elle croyoit distinguer le pas précipité de Mirvaou d'un courrier, ses forces l'abandonnoient, elle étoit près de s'évanouir; et lorsqu'elle avoit prêté vainement une oreille attentive, elle s'effrayoit de ce long silence, et ses pleurs redoubloient avec une nouvelle amertume:
dans d'autres momens elle invoquoit l'être suprême avec cette ferveur sublime et consolante que le sentiment donne à la piété; son ame angélique et pure se rouvroit alors à l'espérance: après une longue prière, elle sentoit renaître son courage, mais bientôt elle retomboit par degrés dans l'abattement et dans les cruelles angoisses de la plus mortelle inquiétude. Au bout d'une heure, elle envoya un page sur les remparts; il revint lui dire que Thédéric ayant rassemblé les soldats français qu'il avoit amenés, s'étoit rendu dans le lieu où combattoient les chevaliers du cygne; que les troupes françaises, en reconnoissant Olivier, avoient témoigné leur joie par les acclamations redoublées, et que les chevaliers du cygne ayant demandé au comte Thédéric de leur confier le commandement de deux cents de ces soldats, venoient de faire une sortie avec cette petite troupe. Ces nouvelles ne servirent qu'à rendre plus vives et plus insupportables les inquiétudes de Béatrix; chaque instant augmentant son agitation, elle voulut retourner au palais, l'incendie étoit totalement éteint; mais la duchesse
visita la galerie, afin de se représenter le péril affreux dont Olivier l'avoit délivrée: elle resta plus d'une heure parmi les décombres de cette partie de son appartement; elle ne pouvoit s'en arracher; elle croyoit encore y voir Olivier environné de flammes, marchant sur des poutres embrasées, et bravant le plus terrible danger pour voler à son secours.On entendoit du palais les cris des combattans; mais ce bruit effrayant ne produisit pas sur Béatrix l'impression accoutumée. Elle savoit qu'Olivier n'étoit point sur les remparts.Enfin, à midi elle entendit un grand tumulte, et l'on vint lui annoncer que l'ennemi, repoussé de tous les côtés, abandonnoit les remparts. Elle demanda en tremblant des nouvelles des chevaliers du cygne. On lui répondit que leur petite troupe avoit inopinément attaqué et défait un gros corps de réserve, commandé par Hartrade, comte de Thuringe; que l'on voyoit les chevaliers du cygne poursuivre les vaincus dans la plaine, et que Thédéric et les autes chevaliers français, Grimoald, les quatre frères Aymon et un grand nombre de soldats,
venoient d'y descendre, afin que les chevaliers du cygne ne fussent pas enveloppés par les troupes repoussées des remparts. Un quart d'heure après, l'on revint dire à la princesse que son parti, victorieux, rentroit dans le château avec une multitude de prisonniers. Comme on achevoit ce récit, la porte s'ouvre brusquement, et l'on voit paroître le jeuneMirva, hors d'haleine, qui s'écrie en entrant: nous avons vaincu vos ennemis; les chevaliers du cygne ont attaqué la troupe d'Hartrade; Isambard a tué le comte de Thuringe; toute la troupe est prisonnière, on vous l'amène. À ces mots, l'heureuse Béatrix, baignée de larmes, prend Mirva dans ses bras, et l'embrasse avec transport. Venez, dit Mirva, venez voir rentrer no guerriers; oh! Cela est si beau! ... En parlant ainsi, il entraînoit la princesse; arrivée sur les premières marches du perron de la grande cour, l duchesse tressaille en distinguant les cris des vainqueurs, et en entendant pour la première fois des chants d'alégresse. Elle demanda à Mirva quelles étoient les troupes qui chantoient ainsi: ce sont les soldats françois, répondit Mirva; ils chantent
la chanson d'Olivier, c'est toujours leur coutume, avant et après la victoire... en effet, Béatrix entendit retentir le nom chéri d'Olivier, et le triomphe que ces chants célébroient lui en parut mille fois plus glorieux et plus beau. Enfin les guerriers victorieux arrivent; Olivier, couvert de sang et de poussière, devançoit tous les autres; c'étoit pour annoncer àBéatrix qu'Isambard avoit tué le comte de Thuringe; sans la mort d'Hartrade, poursuivit-il, ses troupes n'auroient jamais rendu les armes: ainsi, madame, c'est mon frère qui vous a délivré d'un si redoutable ennemi, et c'est à lui que vous devez le plus utile succès de cette grande journée... ah! Seigneur, interrompit Béatrix en pâlissant, votre armure est ensanglantée; vous êtes blessé! Olivier avoit en effet reçu une légère blessure; mais, voyant la vive émotion de la duchesse, il assura que ses habits n'étoient teints que du sang de l'ennemi. Aussitôt que les autres chevaliers s'approchèrent, Olivier s'éloigna, alla dans sa chambre faire panser sa blessure, et après quelques heures de repos, il retourna dans le salon. La cour n'y étoit
point encore rassemblée; un page de Béatrix vint dire à Olivier que la princesse le demandoit, et l'attendoit dans son cabint. Olivier venoit de passer trois heures entières seul, et livré à ses réflexions; il avoit repassé dans sa tête tous les événemens de cette journée; il s'étoit retracé sur-tout le moment où, après la fuite du palais, Béatrix, au pied de l'arbre, avoit exprimé sa reconnoissance d'une manière si touchante et si passionnée. Olivier s'avouoit à lui-même que, sans la subite arrivée d'Axiane, il n'auroit pu dissimuler ce qui se passoit dans son coeur. Connoissant sa foiblesse, et le danger de ces entretiens si doux, il renouvela des sermens que l'honneur et l'amitié devoient rendre inviolables, et il prit la résolution vertueuse d'ôter toute espérance à Béatrix, en lui persuadant qu'il n'étoit plus susceptible d'éprouver une nouvelle passion; qu'il n'avoit pour elle qu'une vive admiration, et que sa ressemblance avec Célanire causoit seule le trouble qu'elle remarquoit en lui si souvent. Béatrix, lorsqu'il entra chez elle, le considéra quelques minutes avec un profond attendrissement;
les fatigues de la journée, la blessure qu'il venoit de recevoir, et sur-tout les combats affreux qui déchiroient son ame, avoient imprimé sur son visage, de la manière la plus frappante, les traces de la souffrance et de la douleur. Des larmes de reconnoissance s'échappèrent des yeux de Béatrix, en remarquant qu'une partie de ses cheveux étoit brûlée... elle fut long-temps sans pouvoir rompre le silence; enfin elle prit la parole. Elle rappela avec enthousiasme tout ce qu'il avoit fait pour elle, et elle exprima sans contrainte les sentimens dont elle étoit pénétrée. Olivier répondit avec respect; mais son air contraint et sévère surprit et glaça Béatrix. Après un moment de réflexion: écoutez, lui dit-elle, je ne puis vivre plus long-temps sans connoître votre coeur... je puis, Olivier, souscrire à toutes vos volontés, je puis sacrifier à vos scrupules mes projets les plus chers, mais il m'est impossible de supporter l'incertitude qui m'accable... ah! Si vous m'aimez, quelles que soient vos résolutions, je ne suis point à plaindre... parlez, Olivier, ne dois-je qu'à votre seule générosité tant
d'éclatans services, tant de preuves touchantes d'un attachement et d'un dévouement sans bornes? À cette question précise et terrible, le malheureux Olivier sentit son coeur se briser; mais, rappelant toute sa vertu, il eut le courage de répondre avec fermeté que, depuis la mort de Célanire, son ame s'étoit fermée pour jamais à l'amour. Il voulut adoucir cett déclaration positive, par l'assurance d'un profond sentiment d'admiration; Éatrix l'interrompant aussitôt: ah cruel! S'écria-t-elle, pourquoi donc m'avez-vous sauvé la vie? ... À ces mots s touchans, Olivier, hors de lui, tombe aux pieds de Béatrix. La duchesse se levant, et s'éloignant de lui: du moins, dit-elle, épargnez-moi les funestes témoignages d'une sensibilité qui m'a si souvent abusée... allez, Olivier, ne craignez point d'avoir humilié mon orgueil, je gémis de ma foiblesse, mais je n'en puis rougir; elle est ennoblie et justifiée par vos servies et par vos bienfaits. Je n'ai ni le desir ni le droit de me plaindre de vous; il est vrai, j'ai cru, je vous l'avoue, que vous m'aimiez, et je me reproche cette erreur; car j'aurois
dû penser que, dans une ame telle que la vôtre, la compassion et la générosité peuvent produire ce qui ne fut jamais inspiré que par l'amour. En disant ces paroles, la duchesse s'aaança vers une des portes de son cabinet, et après avoir fait quelques pas, elle revint, et retrouvant Olivier pétrifié, à la même place, et toujours à genoux, elle le fit relever, et lui dit rapidement que, s'occupant du bonheur de Zemni, sachant qu'il aimoit Sylvia, et qu'il en étoit aimé, elle se chargeoit de sa fortune, et d'obtenir le consentement deThéobald; mais qu'elle n'avoit point voulu faire cette démarche, avant d'en prévenir Olivier. Après cette explication, Béatrix sortit brusquement, sans demander une réponse, et sans l'attendre.
Chapitre XV.
Une rencontre inattendue. Olivier désespéré, anéanti, s'arracha de l'appartement de la duchesse dans un état inexprimable. Il rentra dans sa chambre, et s'y enferma avec soin, afin de donner un libre cours à ses gémissemens et à ses pleurs. Une heure avant le souper, Isambard vint frapper à sa porte. Olivier reconnut la voix de son ami, et cette voix fit sur son coeur une douce impression. Olivier venoit de faire à la mémoire de Célanire, et sur-tout à l'amitié, un sacrifice véritablement héroïque, et il sentoit que la présence d'Isambard auroit quelque chose de consolant pour lui. En effet, dans tout le reste de la soirée, il n'éprouva point avec son ami cet embarras secret qui le dominoit malgré lui depuis quelque
temps; loin d'éviter ses regards, il aimoit à les rencontrer, et le calme et la paix sembloient renaître dans son ame toutes les fois qu'il jetoit les yeux sur lui. Le lendemain matin,Olivier alla se promener de bonne heure sur les remparts avec le jeune Mirva; l'intrépidité que cet enfant avoot montrée la veille, achevoit de le rendre aussi intéressant qu'il étoit aimable. D'ailleurs, Mirva, objet des plus tendres caresses de la princesse, avoit pour Olivier un charme particulier. Olivier vouloit lui donner des leçons sur l'art militaire, et c'étoit dans ce dessein qu'il le menoit voir les fortifications. Mirva, plein d'esprit, de courage et de sensibilité, aimoit passionnément Olivier, et, placé près de lui sur un bastion, il l'écoutoit avec une profonde attention, quand tout à coup deux pierres, lancées de la plaine, blessèrent assez grièvement Olivier. L'une, le frappant à l'estomac, rouvrit la blessure qu'il avoit reçue la veille l'autre l'atteignit à l'épaule gauche. Mirva ne put retenir ses pleurs, en voyant couler le sang d'Olivier; il mit son mouchoir sur la plaie, et le chevalier du cygne, s'appuant
sur son bras, reprit le chemin du château. Craignant de rencontrer Béatrix sur les terrasses, il voulut prendre une route plus longue, mais détournée et solitaire. Il marchoit lentement, car il souffroit beaucoup, sur-tout de la forte contusion qu'il venoit de recevoir à l'épaule; son bras étoit déjà prodigieusement enflé, et lui causoit une douleur que caque instant rendoit plus insupportable. Il cheminoit tristement, lorsqu'au détour d'une allée, il aperçut la duchesse et Sylvia, à trente pas de lui, et marchant à sa rencontre: il n'étoit pas possible de songer à les éviter. Béatrix avoit jeté les yeux sur lui; elle avoit vu sa pâleur, le sang qui couvroit son habit, et saisie de douleur et d'effroi, elle s'étoit élancée vers lui. Olivier fut si troublé, que, ne pouvant plus se soutenir sur ses jambes défaillantes, il s'assit sur un siége de gazon. Béatrix, respirant à peine, interrogea Mirva: c'est, répondit-il, la blessure qu'il reçut hier qui vient de se rouvrir... comment, reprit Béatrix, il fut blessé hier? ...-Hélas! Oui, mais il m'avoit défendu de vous le dire... ah! Mirva, courez, volez
au palais, amenez-nous des secours... à ces mots, Olivier assure qu'il est en état de se rendre au château: il veut se relever, il retombe sur le gazon, et Mirva part et disparoît comme un éclair. Olivier proteste à Béatrix que sa blessure n'est rien, et que son mal ne vient que du coup qu'il a reçu à l'épaule, et de l'enflure de son bras. Ah! S'il est vrai, ditBéatrix, on peut facilement soulager cette vive douleur que vous éprouvez, en coupant la manche de votre habit. En disant ces paroles, la duchesse tire de sa poche des ciseaux. À cette vue, Olivier pâlit: au nom du ciel, madame, s'écria-t-il, daignez vous éloigner... non, je ne souffrirai point... il n'en put dire davantage; voyant que la duchesse ne l'écoutoit pas, et qu'elle alloit couper son habit, l'excès de son émotion et de son embarras, joint à son extrême souffrance, lui causa un tel saisissement, que ses forces l'abandonnèrent entièrement, et il tomba évanoui dans les bras de Béatrix éperdue. L'amour ranimant le courage de la duchesse, elle fait soutenir Olivier par Sylvia; ensuite elle se met à genoux, et prenant le bras guche d'Olivier, elle
coupe avec ses ciseaux la manche de son habit; l'étoffe se déchire dans toute la longueur du bras, la manche même de la chemise fut coupée, et laissa voir à découvert une partie du bras d'Olivier. En y jetant les yeux, Béatrix connut dans l'instant, par la couleur et la tension de la peau, que le bras étoit encore fortement comprimé par un bracelet; elle soupira, en pensant qu'elle alloit trouver sans doute un ancien gage de la tendresse de Célanire. Voulant, pour soulager Olivier, détacher ce bracelet, elle acheva d'ouvrir la manche; mais que devint-elle, en reconnoissant son collier de perles? ... Cette découverte, qui ne laissoit aucun doute sur les sentimens d'Olivier, transporta Béatrix d'admiration, de reconnoissance et de joie, et en même temps rendit plus déchirante encore l'affreuse inquiétude que lui causoit l'état d'Olivier. Oh! Le plus vertueux et le plus sensible de tous les hommes, s'écria-t-elle en versant un torrent de larmes, cher Olivier, en croirai-je mes yeux? ... Quoi! Votre coeur étoit d'accord avec le mien! Quoi! Je suis aimée d'Olivier!... Hélas! Dans quel
moment devois-je le découvrir! ... Quand il a reçu peut-être une blessure mortelle! Quand, pénétrée d'amour et de terreur, je lui parle, je l'appelle en vain! ... Quand, le pressant dans mes bras, et gémissant près de lui, je ne vois sur son visage pâle et défiguré que l'effrayante immobilité de la mort! ... En prononçant ces paroles, elle dénouoit les deux rangs de perles. Dans cet instant, Olivier rouvrit les yeux, et voyant le collier entre les mains de la duchesse: quoi! S'écria-t-il douloureusement, vous le reprenez? ... Ah! C'est pour vous le rendre, répondit Béatrix; c'est pour renouveler le serment inviolable que je fis au fond de mon coeur, quand je vous le donnai, sans oser vous l'offrir. Béatrix parloit encore, lorsque Sylvia lui fit remarquer plusieurs personnes qui venoient du château et s'avançoient vers eux. La duchesse essuya les larmes qui baignoient son visage, et le chevalier du cygne, aussi troublé, aussi profondément touché qu'elle, reprit le précieux collier, et pour le dérober à tous les regards, se hâta de le cacher dans son sein.
Chapitre XVI.
Un amant guéri. Tandis que l'amour et l'amitié fidèle produisoient à la cour de Béatrix des scènes si touchantes de tendresse et d'héroïsme, le camp des princes alliés étoit plus que jamais en proie à tous les maux qu'entraînent nécessairement la discorde et la haine. Le prince de Grèce venoit d'annoncer son dessein de se retirer de l'alliance des confédérés. Les alliés éclatèrent en reproches;
ils accusèrent Constantin de perfidie et de lâcheté. Le prince de Grèce n'en persista pas moins dans sa résolution: il trouvoit, avec raison, que lorsqu'on a eu le malheur d'entreprendre une guerre injuste, l'honneur et l'humanité prescrivent de tout sacrifier pour rompre un si funeste engagement; car ces ligues meurtrières, ces alliances belliqueuses, ne sont que d'horribles associations quand la nécessité de se défendre ne les a pas formées: c'est l'intérêt des peuples qui les justifie, c'est l'équité seule qui les rend inviolables. Cependant Adalgise, toujours violemment agité par sa passion pour Armoflède, devina facilement qu'elle habitoit la cour de Béatrix, puisque les chevaliers du cygne s'y trouvoient; car il ne doutoit pas qu'Isambard ne fût son amant. Devant partir avec le prince de Grèce, qui se disposoit à retourner incessamment à Constantinople, Adalgiseforma le projet d'enlever Armoflède. À force de soins et d'informations, il venoit enfin de découvrir qu'elle vivoit dans une maison de campagne isolée, située à quelques milles du château. Il se déguisa en paysan, et se rendit secrètement dans
les environs: il fit cacher ses gens et des chevaux dans un bois voisin, et s'établit dans une chaumière occupée par un vieillard et son fils. Ce dernier alloit souvent chez Armoflède, pour y porter des légumes et des fleurs; Adalgise lui confia qu'il avoit le desir de s'intoduire dans la maison d'Armoflède, en lui déclarant qu'il en étoit amoureux, et il accompagna cette confidence d'une somme d'argent qui inspira au paysan le plus grand desir de le servir. Ce jeune homme, à son tour, avoua qu'il avoit une intrigue avec la servante d'Armoflède. Ce n'est point par amour, ajouta-t-il; car cette fille, qui a remplacé une petite servante fort jolie, n'est ni jeune ni belle; mais elle m'a fait tant d'avances, et la libéralité de sa maîtresse la met en état de me donner tant d'argent, que je n'ai pu lui résister. Elle me donne de fréquens rendez-vous, et toujours la nuit. Je me rends à l'heure indiquée à la petite porte du potager; la servante vient m'ouvrir, ensuite elle me laisse seul dans le jardin, et m'ordonne d'y rester jusqu'à ce qu'un certain signal, donné de sa fenêtre, m'avertisse que je peux monter
dans sa chambre sans risquer de rencontrer un autre domestique. Nous nous voyons ainsi, et j'avois promis d'y aller cette nuit même. À ces mots, Adalgise conjura le jeune homme de lui laisser prendre sa place pour le soir: le paysan fit beaucoup de difficultés, mais une bourse remplie d'or triompha bientôt de tous ses scrupules. À minuit précis,Adalgise, après avoir combiné son plan d'enlèvement, se trouva à la porte du jardin; au bout de quelques minutes, il entendit marcher: on frappe doucement contre le mur, il répondit à ce signal: la porte s'entr'ouvrit, et il entra brusquement dans le jardin; aussitôt saisissant la servante par le bras, et lui montrant un poignard, il menaça de la tuer si elle faisoit le moindre bruit. Cette fille épouvantée le prit pour un voleur, mais lui promit une aveugle obéissance; alors Adalgise lui ordonna de le conduire dans la chambre d'Armoflède avec les précautions nécessaires pour n'être entendu de personne. Ne craignez rien, dit tout bas la servante, les autres domestiques dorment, et ma maîtresse ne pourra nous entendre. En parlant ainsi,
elle le mène dans l'appartement d'Armoflède; Adalgise y trouve de la lumière, mais Armoflède n'y étoit pas. Où donc est ta maîtresse? Dit Adalgise. À cette question la servante paroît interdite. Écoute, reprit Adalgise en lui donnant quelques pièces d'or, je ne suis point un voleur; je veux voir Armoflède: si tu fais ce ue je desire, je te récompenserai libéralement, sinon... hé bien, seigneur, interrompit la servante, je vais vous dire la vérité; ma maîtresse est dans ma chambre...-comment? ...-Elle y attend mon amoureux; car c'est elle qui le paie et qui le reçoit toutes les nuits. À ces mots, Adalgise frissonne et pâlit, et presque au même instant se reproche sa crédulité, en pensant qu'il est hors de toute vraisemlance qu'une femme de l'état d'Armoflède, et en même temps si aimable, si jeune et si jolie, soit capable d'une telle bassesse. Quel conte absurde! Reprit-il; et comment ce paysan croiroit-il que c'est toi qui lui donnes ces rendez-vous? ...-Seigneur, il n'y a point de lumières dans la chambre où le reçoit Armoflède. Sur cette réponse, Adalgise haussa les épaules en considérant de la tête
aux pieds la figure de quarante ans, sèche et flétrie, qui lui parloit. Ne perdons point de temps, dit-il; s'il est vrai qu'Armoflède soit dans ta chambre, je ne pourrai le croire qu'en la voyant, et il faut m'y conduire. En disant ces paroles il prend un flambeau, et force la servante de le guider. Elle le fait monter au grenier, et là, lui montre une petite porte, en lui faisant signe que c'est celle de sa chambre. Adalgise enferme à clef la servante dans le grenier; ensuite, tenant toujours le flambeau d'une main, et de l'autre son poignard, il ouvre précipitamment la porte indiquée, et se trouve dans un petit galetas. Au moment même, une voix qui partoit d'un grabat placé vis-à-vis la porte, s'écria: ô ciel! De la lumière!Aussitôt une figure hideuse s'élance hors du lit; dans ce mouvement elle rencontre une chaise, se heurte, et tombe étendue sur le plancher, la face contre terre. Son bonnet de nuit s'étoit détaché, et sa chemise accrochée aux bâtons de la chaise laissoit voir à découvert ses jambes nues. L'exclamation qu'elle venoit de faire fit tressaillir Adalgise, car le son de cette voix l'avoit profondément
ému; mais en approchant de cette étrange figure, il ne lui fut pas possible de soupçonner que ce pût être Armoflède: ses bras et ses mains desséchées paroissoient appartenir à une femme de soixante ans, et sa tête, absolument chauve, sembloit confirmer cette conjecture; ses jambes étoient prodigieusement enflées et d'une grosseur monstrueuse, et sur l'une des deux on voyoit un ulcère... cependant Adalgise voulant questionner cette horrible créature, la saisit par les épaules, et malgré sa résistance, la força de se relever; alors regardant son visage décharné couvert de boutons et de pustules, quelle fut sa surprise en reconnoissant, malgré cet inconcevable changement, les traits défigurés de l'infâme Armoflède! C'étoit elle en effet, que le poison préparé par ses mains avoit réduite en cet affreux état. Elle gardoit le silence, espérant qu'Adalgise ne la reconnoîtroit pas; mais elle faisoit de violens efforts pour s'échapper. Adalgise la retenant avec force: ô divine providence! S'écria-t-il, quoi! Ce spectre effroyable est la jeune et brillante Armoflède!... Ah! Que ne puis-je rassembler ici tous mes anciens
rivaux, tous les amans séduits et trahis par toi, ta présence nous réconcilieroit; je voudrois qu'ils profitassent, comme moi, de cette leçon terrible imprimée sur ton visage... à ces mots, Armoflède redoubla ses efforts pour s'arracher des mains d'Adalgise. Oh! Laisse-moi contempler ta difformté, lui dit-il; non, jamais je ne vis tes dangereux charmes avec tant de plaisir... cette affreuse métamorphose 'est point l'ouvrage du temps, dont la main vénérable n'agit que lentement, et laisse du moins subsister des vestiges et des ruines; mais le vice, mille fois plus actif et plus funeste à la beauté, la consume et la détruit avec la rapidité d'un feu dévorant. Que te reste-t-il aujourd'hui? Une ame abjecte, des passions honteuses, des desirs effrénés, un corps hideux et languissant qui penche vers la tombe... oui, la mort, sous un aspect épouvantable, sous les traits effrayans d'une gorgone, est déjà prête à te saisir: la vois-tu s'approcher, suivie de l'horrible cortége dont elle entoure les méchans, les regrets cuisans et superflus, la rage impuissante, l'opprobre et le désespoir sans remords? ...
En disant ces paroles, Adalgise, qui parloit avec véhémence, et qui tenoit toujours son poignard, fit un geste qui parut effrayer Armoflède. Va, ne crains rien, poursuivit-il; je venois ici, je l'avoue, avec l'intention de t'enlever ou de te poignarder; mais le ciel s'est chargé de ma vengeance: maintenant, loin de vouloir ta mort, je desire qu'eele puisse être encore quelque temps différée. Vis pour épouvanter les pervers; vis pour épuiser le calice amer de l'infamie, pour envier les succès de la beauté, pour frémir à la vue de l'innocence et du bonheur! ... Puisses-tu, dans le sein de l'ignominie, rencontrer par-tout le tableau touchant de l'amour heureux et de la vertu triomphante! Oui, tel est le sort que la justice éternelle te réserve, tu ne verras finir ton exécrable existence qu'après avoir souffert tous les tourmens de la noire et dévorante envie et de la haine implacable et déçue; qu'après avoir éprouvé tous les genres d'insultes et d'outrages; et du milieu de la fange, traînée enfin sur le bord du cercueil, tes yeux, frappés alors d'une lumière éblouissante et terrible, mesureront avec
effroi la profondeur de l'abyme creusé par les passions et l'impiété. Dans les convulsions d'une agonie privée d'espérance, tu verras toute l'horreur du vice sans pouvoir le haïr, et tu connoîtras qu'il existe un dieu, sans pouvoir l'invoquer. À ce discours, Armoflède ne pouvant plus se contenir, prit enfin la parole, et avec la figure et le ton d'une abominable furie, elle exhala sa rage par un torrent d'injures. Adalgise l'écouta tranquillement sans l'interrompre; il sembloit jouir de sa vaine fureur; et lorsqu'elle eut cessé de parler, il appela la servante et lui ordonna de prendre le flambeau; ensuite se tournant vers Armoflède: je crois, lui dit-il froidement, qu'il est temps de terminer cet entretien; permettez-moi, madame, de vous reconduire dans votre appartement, car vous attendriez inutilement cette nuit l'amant heureux auquel vous prodiguez vos faveurs avec un mystère si ingénieux. En prononçant ces mots, Adalgise entraîne Armoflède, malgré sa résistance, en lui disant tout ce que la plus sanglante ironie peut fournir de piquant et'injurieux. Enfin, après avoir épuisé contre elle
tous les traits envenimés du mépris et de la haine, il sortit de cette maison avec autant d'aversion et de dégoût, qu'il y avoit apporté d'amour. Tel est le peu de solidité des passions humaines; elles seroient moins dangereuses si l'on en connoissoit toute la fragilité: on les croit durables, enracinées, parce qu'elles sont violentes, et on les combat avec découragement; cependant un simple incident, un dépit vif, un changement physique, et souvent une seule réflexion, suffisent pour les détruire.
Chapitre XVII.
Histoire d'Axiane. Les blessures d'Olivier examinées par les médecins, ne furent pas trouvées dangereuses; mais comme il avoit un peu de fièvre, on lui prescrivit de garder le lit pendant quelques jours. Le lendemain, les deux princesses, Isambard et Roger, étant dans sa chambre, la conversation tomba sur les exploits et les aventures de la comtesse; on lui fit plusieurs questions. Béatrix, entre autre choses, lui demanda pourquoi elle ne portoit pas le titre de reine, Balahac son époux ayant été couronné roi dansCarcassonne. Axiane répondit qu'elle ne pouvoit satisfaire la curiosité de la duchesse sans entrer dans de longs détails. On la pressa de conter son histoire; elle y consentit, et prenant la parole, elle fit le récit suivant: parmi les rochers des Asturies, il existe
encore quelques débris d'une antique habitation; on y voit les restes d'une forteresse qui fut jadis l'asile respectable du grand Pélage et des goths fugitifs qui, sous sa conduite, échappèrent comme lui à la tyrannie des arabes: c'est dans ces lieux déserts que je fus élevée; mon père, sous un nom supposé, s'étoit retiré dans cete profonde solitude. Suivi seulement d'un domestique fdèle, il avoit, avec son secours, construit une simple chaumière au milieu même des débris de la forteresse, et cette humble habitation touchoit à l'une de ces ruines, appelée encore la tour de Pélage . Mon père me cacha avec un soin égal et mon sexe et ma naissance; tant qu'il vécut je ne portai jamais qu'un vêtement rustique et grossier, pareil au sien. Il m'appeloit Favila, je me croyois son fils. Je croyois encore avoir un frère; Balahac, remis dès le berceau entre les mains de mon père, fut le compagno de mon enfance, et nourri dans cette double erreur, il ne voyoit en moi qu'un frère
chéri. Plus âgé que moi de six années, il se plut à me former aux exercices dans lesquels il excelloit lui-même; il m'apprit à tirer de l'arc, à manier la fronde, à gravir les rochers les plus escarpés, à franchir à la course les fossés et les haies, à passer les torrens à la nage. Le soin de m'instruire et de m'aguerrir étoit sa plus douce occupation. Mon père observoit avec joie sa tendresse pour moi, et il ne négligeoit rien pour la fortifier: il me prescrivoit pour mon frère tous les égards du respect et toute la soumission de la dépendance; mais Balahac n'abusoit point de l'empire qu'on lui donnoit sur moi. Cependant je me rappelle que durant tout le temps de mon enfance, il s'affligeoit sans cesse en considérant la petitesse de ma taille et mes traits efféminés; mais lorsque j'eus atteint ma treizième année, cette délicatesse extérieure devint à ses yeux un motif de plus d'intérêt et de sensibilité; chaque jour il sembloit craindre davantage de m'exposer: loin d'exciter mon courage, il n'employoit plus son autorité qu'à le modérer; à la course, à la chasse, je le voyois pâlir et frémir s'il redoutoit pour moi le moindre
péril. Bientôt même il étendit ses tendres sollicitudes jusqu'aux choses les plus frivoles, il se plaisoit souvent à tresser mes cheveux: si je les accrochois aux branches des arbres en courant dans les taillis, il s'élançoit vers moi en se plaignant vivement de mon étourderie. Il redoutoit pour moi jusqu'à l'ardeur du soleil; jamais dans le haut du jour il ne vouloit me laisser aller sur les rochers etdans les plaines; il me conduisoit dans les bois ou sous des ombrages épais; et quand mon père lui reprochoit doucement de gâter par de tels soins la première éducation qu'il m'avoit donnée: j'avoue, répondoit Balahac, que je trouve dans sa figure je ne sais quoi de délicat et de touchant qui m'attendrit et qui m'inspire une foiblesse que je ne puis comprendre moi-même. Je ne saurois voir sans un étonnement qui a quelque choe de pénible, ses foibles mains lancer une lourde pierre, ou tendre un arc dont la grandeur surpasse celle de sa taille; je souffre en voyant ses épaules ployer sous le poids énorme d'un carquois. Ne regarde-t-on pas avec peine une tendre fleur, lorsqu'agitée par les vents elle se balance sur
sa tige légère et paroît prête à se rompre? Hé bien, j'éprouve cette impression désagréable quand je vois Favila exposé aux injures de l'air, quand le soleil darde ses rayons brûlans sur son front, ou quand la neige et la grêle tombent sur sa tête: sa constitution me paroît si fragile, qu'il me semble qu'une chûte, le moindre choc, les plus légers accidens, suffiroient pour lui coûter la vie. Mon père écoutoit ces discours en souriant; il croyoit y démêler un instinct secret et des sentimens qui s'accordoient avec ses plus douces espérances. Nous chérissions ce bon père avec la plus vive tendresse; nous trouvions dans sa conduite et dans ses entretiens tout ce qui pouvoit nous faire aimer nos devoirs et la vertu. Il avoit posé des siéges de mousse et de gazon dans la tour de Pélage; il nous y rassembloit tous les soirs, et là, s'asseyant entre Balahac et moi, tantôt il nous contoit l'histoire du grand Pélage et celle de ses successeurs, tantôt il nous vantoit les charmes de la solitude et le bonheur de vivre ignoré des hommes dans une douce obscurité.Souvent il nous parloit de l'amour, et de
la félicité que peut procurer une union formée par la sympathie; et toujours il finissoit par nous assurer qu'il s'occupoit déjà du soin de chercher pour chacun de nous une compagne aimable, et qu'aussitôt que j'aurois atteint ma dix-septième année, il nous marieroit, l'un et l'autre, le même jour. Balahac ne comprenoit pas comment mon père pourroit nous trouver une épouse dans le désert où nous vivions; nous étions éloignés de toute habitation: nous avions deux ou trois fois rencontré dans nos courses, à plusieurs lieues de notre chaumière, quelques filles de pâtres; mais elles nous avoint paru si grossières et si peu jolies, que nous ne pouvions nous former une idée séduisante de l'amour et de l'hymen cependant mes jours s'écouloient paisiblement dans l'heureux calme des passions et de l'innocence; la tendresse de mon père et de Balahac répandoit sur tous les instans de ma vie un intérêt pur et touchant qui suffisoit à mon bonheur. Je ne connoissois ni les plaisirs factices et les chagrins réels créés par l'opinion, ni les jouissances frivoles et les inquiétudes dévorantes causées
par l'ambition et par l'orgueil. Je réfléchissois peu, je ne songeois point à l'avenir, parce que mon ignorance et l'uniformité de ma vie ne me permettoient pas d'y entrevoir les révolutions et les événemens qui peuvent enflammer et frapper l'imagination; sans défiance, sans crainte, sans prévoyance et sans desirs, mon ame calme, neuve et sensible, aimoit sans exaltation, jouissoit avec sérénité, et n'avoit jamais éprouvé les transports ou l'amertume d'un sentiment impétueux, et l'émotion violente de la joie et de la douleur. Mais cet état si doux ne devoit pas durer long-temps: j'entrois dans ma seizième annéeelorsque mon père fut tout à coup atteint d'un mal qu'il jugea lui-même mortel, et malheureusement il ne se trompoit pas. Au bout de quelques jours, sentant qu'il touchoit à ses derniers momens, il nous fit approcher de son lit, en nous prévenant qu'il alloit nous découvrir d'importantes vérités. Je me mis à genoux, et j'arrosai de pleurs la main qu'il me tendoit. Je dois, me dit-il, vous déclarer votre naissance et votre véritable nom: vous n'êtes point Favila, et cet habit d'homme cache
en vous la fille de Bermude; vous vous appelez Axiane, et je suis votre père. Quoi! Lui dis-je, vous êtes l'un des successeurs du grand Pélage! Vous êtes ce vertueux Bermude que l'on croit mort depuis quinze ans! Mon père alloit répondre, lorsque Balahac, que la surprise et l'émotion avoien rendu pendant quelques instans immobile, prit la parole, et me regardant avec autant de trouble que d'attendrissement: ô ciel! S'écria-t-il, Favila n'est point un homme! ... Axiane, ô ma soeur! ... Non, interrompit Bermude, non, Balahac n'est pas le frère d'Axiane, car il n'est point mon fils. Ah! Reprit Balahac avec transport, vous êtes toujours mon père! En disant ces paroles, il se jeta à genoux près de moi; il saisit ma main et celle de Bermude, et les pressa contre son coeur en versant un déluge de larmes. J'avois un frère, dit Bermude, et vous êtes son fils; il vous remit en mourant entre mes mains, vous étiez alors au berceau: de cet instant je vous adoptai, et ceux qui vous donnèrent le jour n'auroient pu vous aimer davantage. Maintenant, poursuivit mon père, je dois vous rendre compte des motifs
qui ont dirigé ma conduite. J'avois trente ans lorsque je montai sur le trône des Asturies. Jesuccédois au tyran le plus cruel, je venois de terminer glorieusement une guerre longue et sanglante. Tout sembloit me promettre un règne heureux et paisible; mais les excès et les vices de mon prédécesseur avoient corrompu les moeurs publiques; car telle est la funeste influence d'un despotisme sanguinaire. Je voulus rétablir l'ordre et les lois; la haine et la vengeance, et non l'amour du bien public, avoient renversé le tyran: le peuple, irrité d'une horrible oppression, et fier d'en avoir secoué le joug, connoissoit toute sa force, et en même temps ignoroit ses véritables intérêts; il éèoit devenu féroce, défiant et turbulent, il me fut impossible de l'éclairer; et ne pouvant ni le servir ni réprimer ses désordres, je pris le parti d'abdiquer. Je me retirai dans la province où j'étois né; mais je n'y goûtai pas la tranquillité que j'espérois
y trouver. Les hommes supposent toujours de l'ambition à ceux qui ont joué un grand rôle; ils n'attribuent communément le sacrifice de leur rang et de leur autorité qu'à un mouvement passager de crainte ou de dépit, ou à de profondes combinaisons politiques: on cherche en vain le repos avec un nom célèbre; on est toujours suspect aux ambitieux, aux intrigans. J'en fis la triste expérience; je fus calomnié, persécuté, forcé de quitter ma solitude et d'errer dans ma patrie, sans pouvoir me fixer dans une retraite paisible. Au bout de quelques années je perdis mon épouse, qui mourut en donnant le jour à ma fille; alors je formai la résolution de renoncer entièrement au monde, je fis courir le bruit de ma mort, et je vins m'établir dans ce désert. Une longue expérience m'avoit appris que le bonheurest incompatible avec les passions violentes: aussi la nature ne nous les donne-t-elle pas; elles sont le fruit de l'éducation, qui, tendant à perfectionner notre ame et notre esprit, exalte nos sentimens en enflammant notre imagination. Livrés à nos propres penchans, sans l'influence de l'exemple, sans
l'aiguillon piquant de l'amour propre et de la dfficulté, nous n'aurions qu'une sensibilité douce, mais durable; car la constance des affections est dans la nature, c'est l'orgueil sur-tout qui produit la légèreté. Je voulois, mes enfans, vous rendre heureux; je voulois vous unir un jour l'un à l'autre; et persuadé que la fidèle sympathie, que la tendre et douce amitié, sont les seules bases solids du véritable amour, je voulois que vous vous amusassiez long-temps sans vous connoître; je voulois enfin, que l'imagination n'eût aucune influence sur vos sentimens, parce qu'elle nous égare toujours, tandis que le coeur seul, lorsqu'il choisit sans précipitation, ne nous trompe jamais. Mon dessein étoit de ne vous révéler ce mystère que dans deux ans; mais la mort, dont je sens les approches, me force enfin à vous le déclarer... Balahac... je vous recommande votre soeur adoptive, votre unique amie désormais... celle qui deviendra, je l'espère, votre épouse et votre inséparable compagn... cependant, comme elle est trop jeune pour pouvoir connoître son coeur et pour en disposer, j'exige que
vous ne lui proposiez que dans deux ans de s'unir à vous par un lien indissoluble et sacré: je desire cet hymen et ne le prescris point. À ces mots, Balahac prit la parole pour jurer de me consacrer sa vie, quels que fussent, avec le temps, mes sentimens et ma décision. Après avoir reçu ce serment si touchant et si généreux, mon père nous remit deux cassettes, qui contenoient les preuves de notre naissance, une somme considérable en or, et toutes les pierreries de ma mère. Le reste du jour fut employé à écouter les sages instructions que mon père nous laissoit par écrit, et dont il nous fit la lecture. Il nous conseilloit de rester dansnotre solitude; mais dans le cas où nous nous déterminerions à la quitter, il nous prescrivoit la manière dont nous devions nous conduire. Nous passâmes la nuit entière auprès du lit de mon vertueux père; aux premiers rayons du jour nous reçûmes sa dernière bénédiction, et peu d'instans après il expira dans nos bras... nulle expression ne sauroit rendre ce que j'éprouvai dans cet affreux moment; mon attachement pour mon père avoit toujours été le sentiment
dominant de mon coeur, et mon inexpérience et l'éducation que j'avois reçue, devoient rendre plus terrible encore la profonde douleur de cette perte irréparable. Je n'ignorois pas que la mort est le terme inévitable de la carrière humaine; mais jusqu'à cet instant, n'ayant jamais vu mourir ou même disparoître une des personnes qui composoient pour nous tout l'univers, ce déchirant spectacle avoit pour moi quelque chose d'incompréhensible; il me frappoit autant que si je n'eusse jamais eu l'idée de la mort. On ne pouvoit m'arracher de la chambre de mon père: déjà depuis quelques heures il n'existoit plus, et je l'appelois encore en faisant retentir notre chaumière des cris aigus du désespoir... enfin, quand mes forces furent entièrement épuisées, Balahac me prit dans ses bras et me porta dans la forêt voisine. Aidé de ce fidèle serviteur dont j'ai parlé, Balahac creusa le tombeau de mon père, et l'enterra dans la tour de Pélage; ensuite il me conduisit dans ce triste lieu, devenu pour nous un temple. Je jetai les yeux en frémissant sur l'endroit où j'avois vu le siége de gazon qu'avoit occupé mon père. Je
me prosternai en apercevant le monument funèbre élevé par la piété de Balahac, et je perdis l'usage de mes sens en embrassant cette terre sacrée. Cette impression terrible autant que douloureuse ne m'empêcha pas d'y revenir dès le lendemain. Balahac, pour me distraire, me proposa d'orner le chemin qui de la forêt conduisoit à cette ruine révérée: nous plantâmes deux haies de lauriers entrelacés d'églantiers et de pampres, et nous plaçâmes des citronniers et des orangers sauvages devant la brèche par laquelle on entroit dans la cour. Chaque jour, au lever du soleil, nous allions sur la tombe invoquer l'être suprême et les manes de mon père, confondant ainsi, par ce double hommage, deux sentimens sublimes, qui, l'un et l'autre, puisés dans la nature, n'ont en effet qu'une seule et même source, la piété religieuse et la piété filiale. Je passai les trois premiers mois qui suivirent la mort de mon père dans un tel accablement, que je n'étois capable ni de réfléchir sur ma situation ni de former de nouveaux projets; mais enfin je sortis par degrés de cette espèce d'anéantissement; mes
idées se débrouillèrent, et je commençai à sentir que je devois jeter les yeux sur l'avenir et peser mûrement les conseils de mon père. L'idée qui me frappoit le plus étoit celle de ce haut rang qu'avoit occupé mon père: il me sembloit que la fille de Bermude, la fille d'un roi, ne devoit ni se conduire ni penser comme l'obscur Favila. J'avois à choisir entre deux partis, celui de rester dans notre désert, ou celui d'aller vivre dans le monde: je penchois beaucoup pour le dernier, malgré la peinture effrayante que mon père nous avoit faitt tant de fois des dangers auxquels on est exposé lorsqu'on vit dans une société nombreuse. La curiosité seule auroit à cet égard suffi pour me déterminer, indépendamment de la vanité naissante qui me donnoit tant de dégoût pour l'obscurité; mais j'avois pour Balahac une amitié sincère, et je savois que tous ses desirs et tous ses voeux se trouvoient fixés dans la solitude que nous habitions. J'étois vivement combattue par la certitude de l'afflige; cependant, malgré mon affection pour lui, et quoiqu'il fût plus tendre pour moi que jamais, je n'avois plus, depuis la mort
de mon père, la même confiance en lui. Il étoit devenu mon seul appui dans le désert. Je sentois confusément que l'égalité n'existoit plus entre nous; cette idée me le rendoit moins agréable, et en même temps elle m'inspiroit une sorte de crainte qui redoubloit l'embarras que j'éprouvois à former une résolution positive. Balahac, respectant ma jeunesse et les ordres de mon père, ne me parloit ni d'amour ni d'hymen; mais toujours fixé près de moi, il ne me quittoit plus, et cette extrême assiduité m'importunoit souvent.Sa présence m'en imposoit tellement, qu'elle gênoit jusqu'à ma pensée; il me sembloit qu'il devoit la pénétrer, et je n'osois la fixer devant lui sur des projets contraires à ses desirs. Peu accoutumée à feindre, cette contrainte me devenoit chaque jour plus pénible. Mon père, comme je l'ai dit, nous avoit remis deux cassettes; Balahac s'étoit chargé du soin de garder celle qui contenoit l'or et nos papiers, et j'avois reçu l'autre, que je savois remplie des bijoux de ma mère. Long-temps absorbée dans ma douleur, j'avois pendant plusieurs mois oublié cette cassette; enfin je me la rappelai
tout à coup, et en même temps j'éprouvai la plus vive curiosité de l'ouvrir; mais voulant considérer à mon aise tout ce qu'elle contenoit, j'imaginai que Balahac pourroit trouver de la puérilité dans l'examen scrupuleux que je comptois en faire, et je me promis de ne l'ouvrir qu'en son absence et à son insu. Après avoir pris ce parti, je ne m'occupai plus qu'à trouver les moyens de me débarrasser de Balahac pendant quelques heures: avant d'en venir à bout je le tentai plusieurs fois vainement. Enfin, un matin qu'il partoit pour la chasse, j'inventai, pour ne le pas suivre, un prétexte si plausible, qu'il consentit à me laisser dans la chaumière. Aussitôt qu'il fut sorti, je m'enfermai dans ma petite chambre; je pris ma cassette, dont j'avois la clé, et je l'ouvris précipitamment. Le premier objet qui frappa mes yeux fut un portrait en miniature qui représentoit ma mère: son nom étoit gravé sur la bordure. Je ne pouvois juger de la ressemblance; mais n'ayant jamais vu de tableaux, je fus saisie d'admiration en considérant cet ouvrage, qui me parut un chef-d'oeuvre inconcevable.
En même temps mes yeux se remplirent de larmes en contemplant les traits de celle qui m'avoit donné le jour... quand cette émotion si naturelle fut un peu calmée, j'examinai avec attention l'habillement somptueux de cette figure charmante; j'en fus éblouie, et je soupirai en comparant mon vêtement rustique à cette élégante parure. Plus empressée que jamais de continuer ma recherche, je posai le portrait sur une table, et je tirai successivement de la cassette tous les bijoux qu'elle contenoit. Il y en eut plusieurs dont il me fut impossible de deviner l'usage; mais le portrait m'indiquoit celui des colliers, des aigrettes, des bracelets et des bagues. Chaque chose avoit pour moi le mérite de la nouveauté: j'étois également surprise et charmée, je ne pouvois me lasser d'admirer l'éclat et le merveilleux travail de ces brillantes bagatelles. Bientôt j'éprouvai le plus vif desir de m'en parer moi-même, du moins pour quelques instans; et, regardant le portrait afin de bien placer ces ornemens, j'attachai d'abord dans mes cheveux une aigrette de saphirs et de rubis; mais comme
mon habit me cachoit entièrement le cou et la poitrine, je le déchirai pour me découvrir la gorge, ensuite je mis un collier de perles et une chaîne de diamans. Je relevai mes longues manches, et j'ornai mes bras et mes mains avec des bracelets et des anneaux de pierreries. Je n'avois point de miroir, et je n'en connoissois pas même l'usage; mais desirant me voir ainsi parée, je descendis dans le jardin, je m'aprochai d'un bassin rempli d'eau, qui se trouvoit à l'ombre sous une allée de peupliers, je m'assis sur un banc de gazon, au bord de la fontaine, et je me regardai dans l'eau, qui réfléchissoit parfaitement ma figure. La manière dont j'étois mise offroit un double contraste extrêmement ridicle: avec un habit d'homme, j'avois la gorge découverte et les bras nus comme une femme; et avec des vêtemens faits d'une toile grossière, j'étois surchargée des plus magnifiques ornemens. En me regardant je ne fis que cette dernière remarque, je regrettai de n'avoir pas un habillement couleur de pourpre et d'azur, comme celui qu'on avoit représenté dans le portrait de ma mère; mais d'ailleurs je me contemplai
avec un plaisir d'autant plus grand, qu'il étoit absolument nouveau pour moi. Pour la première fois, j'examinai mes traits, et je me comparai aux autres objets que j'avois vus, aux jeunes paysannes que j'avois rencontrées dans mes courses. Je me persuadai que j'étois jolie; cette découverte me fit apprécier la beauté, et je pensai en même temps qu'il étoit fâcheux de la cacher et de l'ensevlir dans un désert. Ces réflexions, et beaucoup d'autres qui ne s'étoient jamais offertes à mon esprit, m'occupèrent pendant long-temps. Enfin, sortant de ma rêverie, j'allois m'arracher de cette dangereuse fontaine, lorsqu'en levant les yeux, et tournant la tête, j'aperçus Balahac qui, près de moi depuis un quart d'heure, me regardoit en silence. Je fis un cri perçant, et j'éprouvai, pour la première fois de ma vie, le sentiment pénible de la honte et de la confusion. La pudeur et le remords d'une vanité frivole me causoient un embarras inexprimable. Mon premier mouvement fut de fermer mon habit et de rabattre mes manches; ensuite je voulois fuir, mais Balahac me retenant: oh! Que crains-t, me dit-il,
d'une voix tremblante; oh! Laisse-moi te contempler encore! ... Ces paroles, les larmes qui mouilloient ses paupières, la vive émotion qui se peignoit sur son visage, augmentèrent mon embarras, mais dissipèrent la crainte que j'avois de sa sévérité. Je ne répondis rien, j'étois debout; et comme la frayeur que je venois d'éprouver, m'ôtoit la force de me soutenir sur mes jambes, je me remis sur le siége de gazon, en tenant fortement d'une main, sur ma poitrine, mon habit déchiré, dans la crainte qu'il ne s'entr'ouvrît. Dans ce moment, Balahac se précipite à mes genoux: ce mouvement me fit tressaillir; aussitôt il se releva, et s'assit près de moi. Il gardoit un profond silence; je n'osois le regarder; je l'entendis soupirer plusieurs fois: nous restâmes plus d'une demi-heure dans cette situation. Au bout de ce temps, Balahac reprenant la parole, avec une voix plus calme et plus assurée. Ma soeur, me dit-il, gardez-vous de croire que ces vains ornemens puissent vous embellir... il est vrai, je vous contemplois avec surprise, avec ravissement... mais c'étoit vous que j'admirois, et non
cette nouvelle parure, qui n'est à mes yeux qu'inutile et bizarre. Ah! Pourquoi notre père a-t-il cru devoir nous laisser ces funestes superfluités? Et que ne pouvez-vous, chèreAxiane, les dédaigner autant que je les méprise! En achevant ces mots, Balahac ne put retenir ses pleurs; j'en fus vivement touchée, mais cet attendrissement pasager ne changea rien à mes résolutions secrètes. Cet entretien me fit connoître que j'avois sur Balahac une sorte d'ascendant dont j'ignorois la cause; mais chaque instant depuis cette époque m'en démontroit le pouvoir suprême. Cette découverte me causoit un embarras et me donnoit avec lui une certaine réserve dont je ne pouvois me rendre raison, et en même-temps elle m'affermissoit dans mes projets; car j'étois certaine que Balahac ne résisteroit pas à ma volonté. Brûlant du desir de me montrer, d'admirer les chefs-d'oeuvres des arts, de voir des objets nouveaux, j'osai enfin conjurer Balahac de quitter notre solitude: son chagrin fut extrême; mais depuis l'aventure de la fotaine, il étoit préparé à cette demande; et, comme je l'avois prévu, il y
céda, après l'avoir vainement combattue. Il exigea seulement qu'en entrant dans le monde je continuerois à cacher mon sexe, et que je laisserois croire que nous étions frères.
Je ne quittai pas notre désert sans répandre de sincères larmes sur le tombeau de Bermude, et sans éprouver une sorte de remords, en songeant que je laissois dans cette solitude les cendres révérées d'un si vertueux père. Notre fidèle domestique, ou pour mieux dire notre ami, nous suivit et nous servit de guide; il nous conduisit dans l'une des villes que mon père avoit désignées dans le cas où nous abandonnerions notre paisible asile. Notre voyage fut assez long, mais heureux. Nous arrivâmes dans la ville versle milieu du jour: en y entrant, nous y remarquâmes un grand mouvement, et je vis là, pour la première fois, une multitude de gens armés. L'habillement de ces soldats me parut d'un éclat surprenant; j'admirois sur-tout leur maintien et leur contenance audacieuse et fière. Nous apprîmes que ces troupes étoient celles du célèbre Abdérame, ce vaillant général venu du
fond de l'Asie pour détrôner le tyran qui opprimoit les sarrasins. Une grande partie de ce peuple révolté contre son roi s'étoit rangée sous les étendards d'Abdérame, et ce jour même, la ville où nous étions avoit ouvert ses portes à ce fameux guerrier. En entrant dans la grande place, nous vîmes paroître Abdérame: il étoit monté sur un superbe cheval blanc, et distingué de tous les autres par sa beauté, sa taille majestueuse et la magnificence de son armure. Mille cris de joie s'élevèrent à son aspect: ces acclamations, ces hommages éclatanssque je n'avois jamais vu rendre, m'inspirèrent pour lui un respect et une admiration qui alloient jusqu'à l'enthousiasme. Mon visage étoit couvert de larmes, mon coeur palpitoit avec violence, je respirois à peine, quand tout à coup les troupes défilèrent devant Abdérame au bruit de la musique guerrière. Je n'avois jamais entendu que les voix rustiques et les flageolets des pâtres de nos déserts; les sons bruyans des cymbales, des trompettes et des tambours, me causèrent le transport le plus vif que j'aie jamais éprouvé: agitée d'un frémissement universel, je
frissonnois, je brûlois, mille sensations tumultueuses et nouvelles troubloient ma raison t exaltoient mon imagination embrasée; j'envisageois pour la première fois l'image éblouissante de la gloire, et je la voyois avec ivresse. Lorsque les troupes eurent défilé, Abdérame fit au peuple une harangue, dans laquelle il invitoit une partie des citoyens à prendre les armes et à se ranger sous ses drapeaux à peine eut-il fini de parler, que perçant la foule, je m'élançai vers lui en criant que je voulois combattre et le suivre. Également frappé de la petitesse de ma taille, de ma jeunesse et de mon action, il me fit approcher, me tendit la main, et me considéra un instant avec l'expression de l'étonnement et de la bienveillance; ensuite se tournant vers la multitude: amis, dit-il, quel exemple pour vous! Voyez l'ardeur de cet aimable enfant... à ces mots tout le peuple s'écria qu'il étoit prêt à s'enrôler. Abdérame, persuadé que mon action avoit contribué à exciter cet enthousiasme, prit dès cet instant la plus vive affection pour moi. Au moment où je m'étois précipitée dans la foule, Blahac n'ayant pu me retenir,
m'avoit suivie; je le présentai comme mon frère, et il s'engagea avec moi. Abdérame nous envoya des habits dont j'admirai la forme et la richesse, et ce fut avec une joie inexprimable que j'endossai une armure à peu près semblable à la sienne, et décorée de ses couleurs. Nous quittâmes la ville pour aller chercher l'armée du roi des sarrasins.Quand nous fûmes en présence de l'ennemi, je considérai sans effroi cette multitude armée qui s'apprêtoit à nous combattre; l'éducation que j'avois reçue me préservoit de la timidité si naturelle à mon sexe: d'ailleurs, j'tois sous les yeux d'Abdérame, je ne songeois qu'à justifier l'opinion qu'il avoit de mon courage; je le regardois comme le libérateur d'un pays opprimé, et je croyois que les troupes commandées par lui devoient être invincibles. Cependant je ne pus me défendre d'un mouvement d'horreur et de pitié en considérant ce nombre prodigieux de soldats ennemis, et en pensant que nous n'étions rassemblés que pour les immoler tous, s'il étoit possible. Mais un regard d'Abdéramem'arracha preeque aussitôt à cette triste méditation; je pensai que ses
ennemis ne pouvoient être que des monstres féroces, et que l'humanité même devoit faire desirer leur destruction. Je me conduisis dans ce premier combat avec une intrépidité qui fixa plus d'une fois sur moi l'attention d'Abdérame: Balahac, toujours à mes côtés, n'étoit occupé que du soin de parer les coups qu'on me portoit; bravant la mort sans rechercher la gloire, s'oubliant lui-même au milieu des dangers d'une bataille sanglante, il ne voyoit que moi seule; et me faisant un rempart de son corps, il combattoit, non pour vaincre, mais uniquement pour me défendre. Nous remportâmes la victoire; la moitié de l'armée ennemie fut taillée en pièces, le reste prit la fuite. Je n'oublierai jamais l'horreur dont je fus saisie en me trouvant, après le combat, sur le champ de bataille couvert de morts et de mourans. Je considérois cet affreux spectacle en versant les larmes amères du remords et d'une compassion déchirante, lorsqu'on vint me chercher de la part d'Abdérame: l'accueil qu'il me préparoit dissipa bientôt l'impression terrible que je venois de recevoir; je trouvai Abdérame
au milieu de ses troupes victorieuses. Aussitôt qu'il m'aperçut, il vint à ma rencontre, me prit dans ses bras, et m'embrassa en me comblant d'éloges: mon coeur tressailloit de joie; cependant ses caresses m'embarrassoient, et par un mouvement machinal, je jetai les yeux sur Balahac. Son air triste et sévère m'intimida, je me troublai, je rougis; mais je n'en sentis pas moins vivement le bonheur et la gloire d'obtenir publiquement des témoignages si flatteurs de l'approbation d'Abdérame. Une seconde bataille décida du destin de l'Espagne: Abdérame tua de sa propr main le roi des sarrasins et toutes les troupes de ce malheureux prince mirent bas les armes et se rendirent au vainqueur. Malgré les soins de Balahac, je fus légèrement blessée au côté droit dans ce combat. Abdérame voyant mes habits tents de sang, me conduisit dans sa tente; là, voulant faire panser ma blessure, il ordonna à un chirurgien d'ouvrir mon habit: au moment même, Balahac se précipitant entre cet homme et moi, déclara qu'il ne lesouffriroit pas. Cette action surprit étrangement Abdérame, il resta immobile
en me regardant fixement; ensuite s'adressant à Balahac d'un ton impérieux, il lui demanda l'explication de ce bizarre procédé; mais sur le champ je me chargeai de la réponse. Je n'étois pas fâchée d'avoir un prétexte si naturel de déclarer mon secret au héros qui avoit pris tant d'empire sur mon imagination, et prenant la parole sans hésiter: seigneur, repris-je, un seul mot va justifier Balahac; je suis une femme, vous voyez en moi la fille du vertueux Bermude, roi des Asturies. Je prononçai ces derniers mots avec une sorte d'emphase; je savois qu'Abdérame étoit petit-fils d'un souverain, et je trouvois un grand plaisir à lui apprendre que j'avois moi-même une naissance illustre. À cet aveu, Abdéramefit une exclamation qui exprimoit à la fois l'étonnement, la joie et l'admiration: il tomba à mes pieds; il me dit tout ce que l'amour peut inspirer de passionné. Ce langage, que j'entendois pour la première fois, ne fit que trop d'impression sur mon ame. Je craignois d'être abusée par la plus douce de toutes les illusions
en voyant le grand Abdérame, ce héros si célèbre, embrasser mes genoux et me rendre l'arbitre de ses destinées... cependant, au milieu de cet enivrement, l'importune idée deBalahac vint s'offrir à mon esprit; je levai la tête avec timidité pour le regarder, mais Balahac avoit disparu. Il ne revint point, et le soir je reçus de lui un papier qui contenoit ces mots: "s'il vous reste quelque sentiment de compassion pour l'infortuné Balahac, je vous conjure, Axiane, au nom sacré de notre père, de n'épouser Abdérame que dans deux ans." Ce billet m'affligea sensiblement; je vis que Balahac avoit pris le parti de me quitter et de s'éloigner; je sentis que je ne pourrois m'accoutumer à son absence, et que son bonheur étoit nécessaire au mien; mais j'interrogeois moins mon coeur que ma vanité, et l'éclat qui environnoit Abdérame donnoit à mes yeux tant de prix à son amour, que toute autre idée ne pouvoit m'occuper profondément. Cependant je pris l'inébranlable résolution de ne recevoir la foi d'Abdérame qu'au bout du temps prescrit par Balahac. Je le déclarai
à Abdérame en lui contant ingénuement toute mon histoire. Abdérame se soumit à tout ce que j'exigeai, mais en me faisant promettre de ne le point quitter jusqu'à l'époque fixée pour notre hymen. Abdérame vainqueur de tous ses ennemis, fit paroître dans cette éclatante prospérité autant de justice et de générosité qu'il avoit montré de valeur dans les combats; le voeu de tous les peuples étoit de le déclarer souverain des pays qu'il avoit conquis. Nous marchions vers Cordoue, et durant la route Abdérame m'entretenoit de ses projets, et je l'entendois avec ravissement me dire qu'il ne desiroit la suprême puissance que pour me placer sur le trône et pour rendre ses sujets heureux. Le jour même de notre arrivée à Cordoue, Abdérame fut proclamé roi; je vis avec transport couronner mon amant et le héros que je croyois le plus digne de réunir les suffrages d'une grande nation. Il déclara publiquement ses engagemens avec moi, me logea dans son palais, et m'y fit traiter en reine. On m'apporta de sa part de magnifiques habits de femme, et je pris enfin les vêtemens de mon sexe. Quand je fus
habillée, Abdérame entrant dans mon appartement, me fit passer dans un salon tout revêtu de glaces: il vouloit jouir de ma surprise, sachant que cette invntion magique m'étoit inconnue, puisque je n'avois habité jusqu'alors qu'un désert et des camps. Mon étonnement fut extrême en voyant ma figure répétée tant de fois autour de moi; mais je me considérai tranquillement, malgré l'éclat de ma parure; je ne retrouvai plus cette sensation si vive que j'avois éprouvée dans le désert, au bord de la fontaine; j'avois depuis connu la gloire, et une vanité puérile ne pouvoit plus m'enivrer.
Les six premiers mois du règne d'Abdérame me parurent s'écouler avec une inconcevable rapidité; des fêtes brillantes, des spectacles pompeux, les amusemens les plus variés, ne me laissoient ni le temps ni la possibilité de réfléchir; la surprise et la curiosité donnoient à mes yeux du prix aux moindres choses; je jouissois de tout avec ravissement, et sur-tout du bonheur de voir Abdérame applaudi par le peuple, et de l'en croire adoré. Mais enfin je commençai à m'accoutumer à cette espèce
d'enchantement, et mes yeux s'ouvrirent par degrés. Depuis long-temps frappée du spectacle de la misère que je rencontrois dans les rues, j'avois exprimé ma compassion à cet égard; Abdérame avoit répondu que cette calamité étoit la suite de l'oppression barbare du dernier roi, et qu'il s'occupoit des moyens d'y remédier. Je savois que l'arent pouvoit la faire cesser, et je proposai à Abdérame, comme une chose très-simple, de distribuer au peuple la moitié des trésors que je lui connoissois; il sourit, en m'exhortant à me tranquilliser sur ce point. Je suivis ce conseil en donnant moi-même tout l'argent que je possédois; car Balahac, en partant, m'avoit laissé la cassette dont il étoit dépositaire.Bientôt le peuple, connoissant ma sensibilité, s'adressa directement à moi pour me prier d'engager le roi à modérer les impôts qu'il avoit établis. Je me fis expliquer ce que c'est qu'un impôt; quelle fut alors ma douloureuse surprise en apprenant qu'Abdérame, loin de soulager ce peuple malheureux, en avoit exigé de nouveaux tributs, et que les sommes arrachées à ces infortunés payoient nos plaisirs et ces
fêtes que j'avois trouvées si charmantes! Cette affreuse découverte me pénétra d'horreur: à l'instant je me dépouillai de mes riches vêtemens, je me fis apporter une robe de bure, et sous cet habit grossier je me rendis chez le roi. Abdérame, lui dis-je, tant que je verrai des pauvres dans vos états, je resterai vêtue ainsi. J'ai congédié ces musiciens que vous m'avez donnés, et ce cortége inutile et brillant qui m'environnoit; ma table ne sera plus servie qu'avec frugalité; je n'assisterai plus à ces fêtes criminelles dont vos sujets font la dépense; ne pouvant soulager la misère publique, du moins je veux la partager. S'il est vrai que vous m'aimiez, Abdérame, vous applaudirez à des sentimens si naturels, vous saurez regagner l'estime d'Axiane; sinon, dégagée de mes sermens par l'honneur et par la vertu même, je romprai sans retour tous les liens qui m'attachent à vous. Mon aspect et ce discours frappèrent vivement Abdérame; il s'émut, s'attendrit, et entreprit de se justifier; il n'y parvint pas entièrement, mais j'avois trop d'ignorance et de bonne foi pour pouvoir sentir toute la fausseté de son
artificieuse apologie; il me persuada facilement qu'il étoit infiniment moins coupable que je ne l'avois cru; il me fit des promesses touchantes, et nous nous séparâmes satisfaits l'un de l'autre. En effet, les fêtes furent supprimées, on fit en ma présence de grandes largesses au peuple, et je cessai de voir des mendians dans les rues. Je ne recevois plus de requêtes des infortunés implorant ma compassion; je crus que les impôts étoient abolis, que les soins d'Abdérame avoient enfin rétabli le bonheur dans Cordoue, et je restai plus d'un an dans cette erreur. Malgré tout l'amour d'Abdérame, je n'étois plus heureuse depuis l'entretien dont j'ai rendu compte; sa justification n'avoit pu me paroître complète; je l'admirois moins, et le souvenir touchant et douloureux de Balahac s'offroit plus souvent à ma pensée: d'ailleurs, je remarquois avec chagrin qu'Abdérame, depuis qu'il étoit roi, paroissoit moins passionné pour la gloire, et plus sensible à la louange; la vérité sembloit quelquefois lui déplaire, et je le voyois combler de graces et de bienfaits des gens qui n'avoient d'autre mérite que celui de savoir le flatter avec
adresse. Enfin, le faste de son palais, et les superbes monumens qu'il faisoit élever dans Cordoue, me donnoient toujours de l'inquiétude pour ses sujets. En arrivant à Cordoue, j'avois établi Silo (c'est le nom de ce fidèle serviteur de mon père), dans une jolie maison de campagne aux environs de la ville. J'allois l'y voir quelquefois, mais jamais Abdérame ne m'y laissoit aller sans lui. Abdérame avoit dans cette maison de vastes écuries, et l'on y dressoit des chevaux de chasse pour lui: un jour que nous y étions ensemble, il eut envie d'essayer un de ces chevaux en ma présence dans un petit pré voisin de la maison; mais ce cheval l'emporta, et en franchissant un fossé, s'abattit et renversa le roi, qui fut tellement étourdi du coup, qu'il resta évanoui sur la place. Mes cris firent accourir tous les gens de la maison, et Silo avec eux. Aussitôt que ce dernier aperçut le roi étendu à terre sans connoissance, il s'approcha de moi, et me glissant un papier dans la main, il me dit tout bas ces paroles: lisez, quand vous serez seule au palais; ma vie dépend de votre discrétion . Je mis le billet dans mon
sein, et Silo s'éloigna précipitamment. Le roi reprit l'usage de ses sens; il n'avoit qu'une seule blessure légère à la tête; il voulut retourner à Cordoue, et nous partîmes sur-le-champ. Quand je fus seule, j'ouvris le billet de Silo; j'y trouvai ces mots: "la nuit du jour où vous recevrez ce billet, je serai à minuit dans la petite cour du palais; venez seule m'ouvrir la porte verte, j'ai des choses importantes à vous révéler." Remplie de trouble et d'inquiétude, j'ouvris la porte verte à l'heure indiquée, et fis entrer Silo, que je conduisis dans mon cabinet. Jugez de ce que j'éprouvai quand ce vertueux vieillard prenant la parole, me tint ce discours: "on vous trompe, Axiane; les gens qui vous servent sont vendus au roi, les placets qu'on vous adresse sont supprimés, le peuple de Cordoue gémit sous le poids des impôts, malgré les avantages d'une paix affermie et générale: vous ne voyez plus de mendians, parce qu'on les traîne dans les cachots, et qu'un édit barbare défend à la misère d'implorer les secours de la pitié. On m'a prescrit le silence sur ces calamités, en me menaçant de la
mort si j'avois le courage de vous en instruire. Épié avec une infatigable vigilance, je n'ai pu vous éclairer plus tôt; j'attendois une occasion favorable pour vous remettre c billet, écrit depuis six mois. Ouvrez les yeux, Axiane, et songez que la fille du grand Bermude ne peut épouser un tyran." À ces mots je me jetai au cou de ce vertueux vieillard: ô mon unique ami! M'écriai-je. En disant ces paroles je fondois en larmes, je pensois à Balahac, et mon coeur étoit déchiré. Je donnai mes pierreries à Silo, en le chargeant de les vendre.Reviens dans quatre jours, à la même heure, lui dis-je; prépare tout pour notre fuite, nous retournerons ans nos déserts; je veux aller mourir de repentir et de regret sur la tombe de mon père. Je formois sans effort cette résolution; je méprisois Abdérame. Rien n'ayant pu corrompre encore les sentimens de justice et d'humanité que la nature et l'éducation avoient gravés dans mon ame, je ne pouvois concevoir un orgueil et des vices qui, sans le funeste pouvoir de l'habitude, paroîtroient à tous les hommes le comble de l'extravagance et de la cruauté.
Au jour fixe, Silo revint; j'avois pris toutes les précautions nécessaires pour la sûreté de mon évasion, et nous partîmes sans obstacle. Durant toute la route, je ne songeai qu'àBalahac; le sentiment si tendre que je me retrouvois pour lui me rendoit d'autant plus à plaindre, que j'ignorois absolument son sort, n'ayant reçu ni de ses nouvelles, ni entendu parler de lui depuis notre séparation. Enfin nous arrivâmes dans notre désert: mes pleurs coulèrent avec amertume en reconnoissant les environs de ces paisibles lieux; mais quel fut notre étonnement lorsqu'en approchant de la cabane nous reconnûmes qu'elle étoit et plus grande et plus ornée! Je m'avançai précipitamment, et ma surprise redoubla en voyant sur la porte une inscription gravée en gros caractères. Saisie d'un trouble inexprimable, j'essuyai mes yeux remplis de larmes, et je lus ces mots: du moins, comme mon père l'a desiré, l'amour heureux habitera cette chaumière . Tremblante et prête à m'évanouir, je craignis confusément d'éclaircir cet étrange mystère, et je me traînai vers la tombe deBermue. En entrant dans la tour, je restai
un instant immobile en voyant à la place du tombeau de gazon un superbe mausolée en marbre blanc: deux lampes de porphyre, attachées à des chaînes d'or, étoient suspendues aux côtés d'une pyramide; on lisoit ces mots tracés sur la pyramide: la piété filiale et la reconnoissance ont érigé ce monument à la mémoire du plus sage des hommes . Ô mon frère!M'écriai-je, tandis que je m'égarois loin de toi, tu remplissois mes devoirs! Du moins cet hommage atteste ton existence, et je n'ai plus à pleurer que sur moi-même. En parlant ainsi, je me prosternai sur la tombe, que j'arrosois de mes larmes: tout à coup j'entends près de moi une voix étrangère; je me relève, et je vois en tressaillant une jeune personne d'une figure charmante; je l'interroge en tremblant; elle m'apprend qu'elle habite la chaumière avec son époux. Je ne doutai point que cet époux ne fût Balahac; un sentiment affreux et nouveau pour moi vint flétrir mon ame déchirée, et ce premier mouvement de jalousie fut d'autant plus cruel, que je n'avois pas lô droit de me plaindre du changement de Balahac.
Cependant je sortis de la tour pour aller rejoindre Silo, qui s'étoit arrêté devant la chaumière, et je le vis s'avancer vers moi avec un jeune homme qui m'étoit inconnu: une vive sensation de joie, plus prompte que la réflexion, me fit pressentir que ce nouvel hôte du désert étoit l'époux de la jolie paysanne, et je ne me trompois pas. Cet heureux couple m'apprit qu'un illustre guerrier, qui commandoit dans Carcassonne, après les avoir unis, leur avoit proposé de les établir avec toute leur famille dans ce désert qu'il venoit d'embellir, en rendant l'habitation plus commode et le jardin plus spacieux. J'interrompis ce récit pour demander le nom de leur généreux bienfaiteur; on me répondit qu'il s'appeloit Cléphis ; mais je ne pouvois méconnoître Balahac. J'imaginai facilement qu'il avoit changé de nom; je pris sur-le-champ la résolution de me rendre à Carcassonne, et je partis dès le lendemain. Arrivée près de la ille, je m'arrêtai dans une ferme aux environs, et j'envoyai Silo à la ville, en le chargeant de voir le prétendu Cléphis, et de lui faie n détail exact de mes aventures et de mes sentimens. Quand Silo
m'eut quitté, j'interrogeai mes hôtes sur Cléphis: ils m'apprirent que ce guerrier s'étoit distingué par de tels exploits et des actions si généreuses, que les habitans du pays, après l'avoir pris pour leur chef, venoient enfin de le proclamer roi; et que le nouveau souvrain, depuis son couronnement, c'est-à-dire depuis un mois, avoit pris le nom de Balahac. Ces nouvelles ne me causèrent pas une joie pure et sans mélange; une triste expérience m'avoit donné pour la royauté une haine invincible et profonde, et je craignois de ne plus retrouver dans Balahac sur le trône les sentimens touchans et vertueux du compagnon de mon enfance: cependant je songeois avec plaisir qu'il ne régnoit que depuis un mois, et qu'il étoit impossible qu'il eût pu se corrompre en si peu de temps. Sur le soir, je vis arriver Balahac suivi d'un cortége nombreux et brillant: il m'avait laissée dans un enivrement de la pompe et de la grandeur, qui lui persuadoit que pour me plaire il devoit s'offrir à mes yeux dans cet éclatant appareil. Je le retrouvai plus passionné que jamais: il me dit qu'il n'avoit desiré se faire un nom célèbre que pour
satisfaire mon ambition, et dans l'espoir que je ne balancerois point entre Abdérame et lui lorsqu'il auroit un trône à m'offrir. Oui, mon frère, répondis-je, mon coeur s'enorgueillit de vos exploits; mais c'est la gloire que j'aime, et non la dangereuse autorité du pouvoir souverain. Bermude abdiqua pour conserversa vertu; Abdérame a perdu la sienne en montant sur le trône: ces exemples me suffisent, jamais un roi ne sera mon époux; renoncez donc au diadême, la main d'Axiane n'est qu'à ce prix. À ces mots, Balahacétonné me demanda de réfléchir à cette résolution; mais je l'assurai si fortement qu'elle étoit inébranlable, qu'il me donna sa parole de faire le sacrifice que j'exigeois: en effet, il abdiqua solennellement le lendemain, et je reçus sa foi le jour même. Je lui proposai de retourner dans notre désert; mais l'essai de la puissance et du trône avoit déjà porté quelque atteinte à la simplicité de ses moeurs; Balahac voulut rester dans un pays plein de sa gloire, et dont les habitans le reconnoissoient toujours pour leur chef: il se montra digne de leur amour par son humanité, sa modération
et son invariable équité. Vous connoissez le reste de mon histoire; la guerre survint, mon époux périt au siége de Carcassonne; je sus venger sa mort, vaincre ses ennemis, et les forcer à signer une paix solide et glorieuse. Les peuples qui s'étoient soumis à Balahac m'assurèrent tous les droits dont ils l'avoient rendu dépositaire. La reconnoissance vouloit me donner un pouvoir sans bornes, la prudence et l justice m'engagèrent à le limiter; et si j'avois eu d'autres sentimens, les vertus et l'exemple de l'illustre Béatrix me les feroient abjurer.
Chapitre XVIII.
Les éperons d'or. L'histoire de la comtesse exalta l'amour de Roger et l'amitié de Béatrix pour cette illustre héroïne. La duchesse, en regardant Isambard, faisoit un éloge touchant des sentimens et du caractère de l'aimable Axiane, lorsqu'on vint à la hâte avertir les chevaliers que les ennemis s'aprochoient des remparts. Les princesses et les chevaliers quittèrent Olivier! Qui s 4 affligea vivement de ne pouvoir sortir de son lit. Tous les guerriers rassemblés se décidèrent à descendre dans la plaine; et à peine y furent-ils, que le combat s'engagea, et dura long-temps avec un succès à peu près
égal de part et d'autre. Du côté des ennemis, le comte de Bavière eut seul tout l'honneur de cette journée, dans laquelle il déploya tous les talens d'un grand capitaine et toute la valeur du soldat le plus intrépide: trois fois il rallia les troupes repoussées et les ramena à la charge. Le généreux Barmécide, toujours à ses côtés, lui sauva plus d'une fois la vie et la liberté, en parant les coups de ses adversaires et en le dégageant de leurs mains. Gérold se trouvoit au centre de l'armée, et il combattoit contre Isambard, Thédéric et les autres chevaliers français. Dans le parti de Béatrix, le brave Ogier étoit à la tête des troupes de l'aile droite; le géant Bruhier cmmandoit celle des ennemis: il reconnut le chevalier danois, qu'il avoit eu la gloire de vaincre, et le défia de nouveau. Un instant auparavant, le féroce Rotbold, en voulant attaquer Axiane, qui se trouvoit placée entre Ogieret Roger, lui porta un coup de lance; Roger, en le parant, fut blessé: alors Axiane entendant Bruhier proposer un duel au chevalier danois, défia aussi Rotbold. En vain Rogerréclama le droit qu'il avoit de le punir: non,
segneur, répondit Axiane, c'est la main d'une femme qui doit venger Ordalie et l'infortunée Azoline. Après avoir dit ces paroles, elle jeta à Rotbold le gage de bataille. On donna à l'armée le signal de ces deux combats particuliers; aussitôt les autres guerriers suspendent leurs coups, et tandis que les héraults d'armes traçoient l'enceinte où devoient combattr Axiane et Ogier contre Bruhier et Rotbold, Zemni, accourant tout à coup, s'approche du chevalier danois, en défiant à haute voix l'écuyer de Rotbold, le perfideTryphon, qui s'avança dans l'arène avec son maître. Ce combat fut terrible et dura plus d'une heure. Le lâche Tryphon prit la fuite; mais dans ce moment un soldat indigné lui lança une flèche qui lui perça le coeur. Bruhier fut tué sur le champ de bataille; Rotbold, atteint d'une blessure mortelle, tombe sur la poussière. Axiane aussitôt s'éloigna de lui, et rentra dans les rangs au bruit des acclamations des deux armées. On enleva Rotbold expirant; il vécut encore quelques jours pour éprouver toutes les angoisses d'une agonie douloureuse et d'une mort impie. L'aile droite des alliés ayant perdu
les deux chefs qui la commandoient, se mit en désordre; dans l même temps, le roi de Pannonie et le duc de Bénévent, fondant avec impétuosité sur l'aile gauche des ennemis, la confusion devint générale dans l'armée des princes; et la nuit, qui commençoit à tomber, la redoubloit encore. En vain Gérold et Barmécide voulurent pour cette fois rallier les troupes, qui se débandèrent et les entraînèrent dans leur fuite, les défenseurs de Béatrix les poursuivirent vivement; mais tout à coup le ciel se couvrit entièrement de nuages, et la nuit devint si obscure, que les vainqueurs, craignant de tomber dans quelque embuscade, donnèrent le signal de la retraite, qu'ils firent aussitôt. Cependant le jeune Mirva, emporté par son ardeur, avoit imprudemment quitté Isambard, qui le rappeloit en vain: Mirva, dans la poursuite des fuyards et dans l'obscurité, s'étoit élancé hors des rangs avec toute la vîtesse de son cheval, sans s'aprcevoir qu'il s'éloignoit de l'armée et qu'il prenoit un autre chemin. Enfin, au bout d'un quart d'heure, n'entendant plus de bruit autour de lui, il s'arrêta; mais les ténèbres
étoient si épaisses, qu'il ne put distinguer aucun objet. Son embarras fut extrême, car son inexpérience ne lui permettoit pas d'y trouver un remède. Il resta long-temps immobile en réfléchissant au parti qu'il devoit prendre: d'abord il distingua dans l'éloignement un grand bruit de chevaux; mais il n'osoit se diriger de ce côté, craignant de tomber dans les mains des ennemis. Peu à peu ce bruit diminua, et enfin Mirva n'entendit plus rien; alors il se hasarda d'errer à l'aventure, sans savoir où il alloit. Au bout d'un quart d'heure le ciel s'éclaircit un peu, et Mirva connut qu'il étoit dans une prairie séparée d'une partie de la forêt par un large fossé; en mêe temps il aperçut dans l'éloignement une lumière; il se dirigea vers cette foible clarté, qui sembloit partr d'une chaumière. En poursuivant son chemin, il cotoyoit toujours le fossé; il n'étoit plus qu'à cinq cents pas de la chaumière, lorsqu'en jetant les yeux du côté de la forêt, il distingua confusément un cheval abattu, et un cavalier étendu dans le fossé. Mirva sur-le-champ descend de cheval, et s'avançant vers le bord du fossé, il vit que le
cheval étoit mort, que le cavalier enversé étoit sans connoissance, mais qu'il respiroit encore. Mirva dégage les jambes du cavalier, qui se trouvoient passées sous le cheval; ensuite il détache le casque de ce guerrier, il le débarrasse de sa lourde cuirasse, et n'ayant pas la force de le tirer du fossé, il s'y couche près de lui, et parvient de cette manière à soulever ses épaules et sa tête. Alors l'inconnu respire, ouvre les yeux, et reprend l'usage de ses sens; il reconnoît en revenant à lui qu'un secours inattendu le rend à la vie. En cherchant son libérateur, qui le soutenoit et occupoit si peu de place derrière lui, il rencontre avec surprise une petite main qui ne pouvoit être celle d'un soldat. Au moment même une voix enfantine lui demande s'il est blessé. Eh quoi! S'écrie l'inconnu, c'est un enfant qui me sauve la vie! Oh! Que je suis heureux, interrompit Mirva, de vous entendre parler! Je pourrai donc me flatter d'avoir sauvé les jours d'un homme! Olivier, j'en suis sûr, quand il saura cela, ne me grondera pas de mon étourderie, et ma princesse s'attendrira, m'embrassera, et m'en aimera mieux encore.
Mais pouvez-vous vous lever? Je serois si content de vous voir sur vos jambes! À ces mots, l'inconnu, ému jusqu'au fond de l'ame par les discours et la douce voix de son jeune libérateur, se retourna, prit Mirva dans ses bras, et le serrant pendant quelques minutes contre son sein, il sentit les pleurs de cet aimable enfant se mêler à ceux qu'il répandoit lui-même. Enfin le guerrier, s'appuyant sur l'épaule de Mirva, se leva, et sortit avec lui du fossé; mais il étoit si foible, qu'il ne put procurer long-temps à Mirva la satisfaction de le voir debout. Il s'assit sur l'herbe, et questionnant Mirva, il apprit son âge, son nom, et qu'il étoit le page favori de la duchesse; alors l'inconnu, sans se nommer, déclara à son tour qu'il étoit un es chevaliers de l'armée des princes. Après cette explication, l'inconnu ayant recouvré ses forces, se leva, et prenant la main de Mirva: écoutez, cher Mirva, lui dit-il, sans votre secours, j'eusse infailliblement péri dans ce fossé; je ne puis vous prouver ma reconnoissance qu'en me constituant votr prisonnier. Je reconnois parfaitement les lieux
où nous sommes, je saurai vous guider; venez, vous me présenterez à votre princesse, et j'ose croire qu'elle mettra quelque prix à cet hommage. Non, non, reprit Mirva, les vrais prisonniers sont ceux qu'on fait dans les batailles: quand le combat cesse, il n'y a plus d'ennemis; mais j'avoue que j'ai souvent envié les chevaliers qui ont le bonheur d'apporter de glorieux tropées à Béatrix: ainsi donc, si vous voulez me donner une pièce de votre armure, j'aurai un grand plaisir à l'offrir à ma princesse. Je ferai plus, répondit le chevalier, je vous la porterai moi-même demain matin, je vous en donne ma parole. Hé bien, reprit Mirva, vous me ramènerez en même temps mon cheval, que je vais vous prêter, afin que vous puissiez cette nuit retourner dans votre camp. L'inconnu, profondément touché, refusa cette offre généreuse; mais Mirva insista si fortement, en disant qu'il prendroit des guides dans la chaumière pour le conduire au château, que l'inconnu consentit enfin à ce qu'il desiroit; car il savoit que Mirva seroit rendu au château en moins de trois quarts d'heure. Il le conduisit dans la chaumière,
lui choisit des guides, qu'il paya magnifiquement, en les assurant que la princesse ajouteroit encore à cette récompense; ensuite il embrassa tendrement l'aimable Mirva, prit son cheval, et se sépara de lui en renouvelant la promesse de se rendre le lendemain de bonne heure à la cour de la duchesse. Le retour de Mirva causa dans le château une joie universelle; tout le monde s'intéressoit à lui, et depuis la rentrée des troupes, les chevaliers du cygne et la duchesse étoient dans la plus vive inquiétude sur le sort de ce charmant enfant. Mirva fut grondé et caressé; mais il ne conta qu'une partie de son histoire, et ne parla point du chevalier inconnu, afin de procurer à Béatrix une agréable surprise pour le lendemain. Mirva, malgré la fatigue de la journée, dormit peu; car le souvenir de l'inconnu, le desir de le voir au grand jour et de recevoir son présent, le tint éveillé presque toute la nuit. Le lendemain matin, Barmécide ayant fait demander un sauf-conduit, arriva au château à dix heures. Il se rendit sur-le-champ dans la chambre d'Olivier, qu'il trouva couché sur un canapé,
et tête à tête avec Isambard. Barmécide leur conta que dans la déroute de la veille, le cheval de Gérold ayant été tué, il s'étoit empressé de lui donner le sien; qu'alors, se trouvant à pied, il avoit pris à la hâte le cheval d'un de ses écuyers, mais que malheureusement ce cheval étoit blessé, et que par cette raison il n'avoit pu suivre Gérold; que cependant, à la faveur des ténèbres, il s'étoit dérobé à la poursuite des vainqueurs en prenant une autre route; que se trouvant seul dans une prairie, il avoit voulu franchir un fossé pour entrer dans la forêt; que son cheval, harassé et blessé, s'étoit abattu en se cassant une jambe, et qu'il étoit retombé mort, en le renversant sous lui dans le fossé.Barmécide ajouta, qu'étouffé sous ce poids et sous celui de son armure, et violemment étourdi de la chûte, il avoit perdu connoissance; et il termina ce récit en contant de quelle manière il devoit la vie au généreux secours du jeune Mirva. Olivier écouta ces détails avec autant d'attendrissement que de surprise: il apprit à Barmécide que Mirva étoit ce même enfant qu'ils avoient trouvé dans les prisons du château de Rotbold.
Barmécide n'avoit fait alors que l'entrevoir un moment, et n'ayant ni revu Mirva ni entendu l'histoire d'Ordalie, il n'avoit pu conserver le souvenir de cet enfant. Olivier chargeaIsambard d'aller instruire la duchesse du motif qui amenoit Barmécide; un instant après, Béatrix et Axiane entrèrent dans la chambre, suivies d'Isambard, de Roger, d'Angilbert, deLancelot et de Zemni. La duchesse demanda l'explication de ce qu'on venoit de lui dire confusément, et après avoir écouté Barmécide avec la plus vive émotion, elle envoya sur-le-champ chercher Mirva, qui accourut aussitôt. Barmécide, se précipitant vers lui, le prit dans ses bras, et frappé de sa beauté, le regarda quelques minutes avec un attendrissement inexprimable; enfin, sentant ses pleurs s'échapper malgré lui, il posa Mirva aux pieds de la duchesse. Pardonnez, madame, lui dit-il, pardonnez une foiblesse que je ne puis vaincre... hélas! Je fus père! ... S'il eût vécu, mon fils seroit de cet âge: il n'auroit pas sans doute la raison et les vertus précoces de cet incomparable enfant; mais il me semble que l'enfant d'Abassa devroit
avoir cette aimable figure; dites-moi si je m'abuse... eh quoi! Ne trouvez-vous pas dans le visage de Mirva quelque ressemblance avec Abassa? ... Chacun répondit diversement à cette question, et Barmécide se rapprochant de Mirva, lui dit enfin qu'il étoit cet inconnu qui lui devoit la vie. À ces mots, Mirva transporté se jeta dans ses bras. Je vous ai ramené votre cheval, reprit Barmécide, et, suivant ma promesse, je vous apporte une pièce de mon armure: la voici. En disant ces paroles, Barmécide lui donna des éperons d'o. Recevez, lui dit-il, ce signe honorable de la chevalerie, que sous peu d'années, j'en suis sûr, vous aurez le droit de porter; et recevez encore cette chaîne de pierreries que mon épouse, qui vous chérit sans vous avoir vu, m'a chargé de vous offrir. Mirva, pénétré d'une joie vie et pure, embrassa mille fois le chevalier, et courut ensuite présenter à la duchesse ces dons précieux, qu'il n'avoit desirés que pour lui en faire hommage. Je crois, dit Béatrix, que nul
chevalier ne trouera mauvais que j'accorde à Mirva l'honneur de porter ces éperons un jour entier... chacun applaudit à cette idée, et sur-le-champ Béatrix, penant l'heureuxMirva sur ses genoux, et lui attachant les éperons: cher enfant, lui dit-elle, souviens-toi que c'est à l'humanité que tu dois cette glorieuse distinction; et lorsqu'un jour tu porteras ces éperons dans les combats, qu'ils te rappellent et cette action de ton enfance, et les vertus du généreux Barmécide. À ce nom, qu'il n'avoit pas encore entendu prononcer,Mirva tressaillit. Barmécide! Reprit-il; eh quoi! Est-ce là le grand Barmécide? Oui, répondit la duchesse, c'est lui-même. Mais qui vous a parlé de lui?-Personne dans ce château; mais le premier nom que j'aie entendu prononcer est celui de Barmécide.-Et dans quel pays?-Dans le mien, et dont j'ai oublié le nom, car je n'avois, je crois, que cinq ans lorsque je l'ai quitté. Pendant ce court dialogue, Barmécide troublé, hors de lui, avoit vingt fois changé de visage. Ah! Madame, dit-il à la duchesse, daignez compatir à ma folie... une véritable folie, je le sais... mais, au
nom du ciel, souffrez que j'interroge cet enfant! Mirva, lui dit-il, vous rappelez-vous si ce pays dont vous parlez est près de celui-ci? ... Oh! Je sais qu'il en est bien loin, bien loin...-et pourquoi l'avez-vous quitté?-Je l'ignore; je me souviens seulement que j'avois un bien bon oncle, que j'ai vu en partant; et je n'ai pas oublié son nom, parce que j'en ai parlé bien long-temps après à mon père; car j'y pensois toujours.-Et quel étoit le nom de cet oncle?-Il s'appeloit Nasuf. À ce nom, un cri général s'éleva dans la chambre, etBarmécide éperdu, fondant en larmes, demande aux princesses la permission d'ôter l'habit de Mirva, afin de cherher le signe heureux qui doit dissiper tous les doutes. On découvre l'épaule de Mirva, et l'on y trouve l'empreinte de la petite couronne d'olivier. À cette vue, Barmécide ne pouvant supporter l'excès de son bonheur, s'écrie: ô mon fils!Et tombe évanoui dans les bras d'Isambard. Je n'entreprendrai point de tracer le tableau ravissant de Barmécide, entouré de ses amis, reprenant sa connoissance, et revoyant son fils en pleurs à ses pieds, baisant ses mains
défaillantes et pressant ses genoux contre sa poitrine... j'ai su peindre la terreur et le désespoir, une affreuse expérience m'a fait connotre toutes les sensations déchirantes de la douleur; mais depuis long-temps étrangère à la joie, comment pourrois-je en exprimer les mouvemens? ... Ô toi que l'absence, otre commun malheur et tes dangers, ont rendue, s'il est possible, plus chère encore à mon coeur, ô ma fille! Quand la justice aura révoqué l'arrêt cruel qui nous sépare, quand je te presserai dans mes bras, je n'envierai plus le sort de Barmécide, et je pourrai peindre alors, avec la vérité de la nature, et le bonheur et les transports d'une mère qui retrouve l'enfant le plus chéri et le plus digne de l'être!
Chapitre XIX.
La vengeance. Au milieu de la scène la plus touchante et la plus tumultueuse que la nature et l'amitié puissent produire, l'heureux Barmécide prononça plusieurs fois le nom d'Abassa et celui de Nasuf: il écrivit à Gérold pour l'instruire de son bonheur, et Zemni fut chargé de la double commission de porter ce billet et d'aller chercher Abassaet Nasuf.
Cependant Mirva, malgré la joie de retrouver son père, exprima quelque inquiétude sur ses parens d'adoption. Je leur appartiens aussi, dit-il; Diaulas m'a sauvé
la vie: sans lui, mon père, et même sans Olivier, vous n'auriez jamais revu votre fils. Va, sois tranquille, reprit Barmécide en l'embrassant; serois-je père si je ne partageois pas ta reconnoissance pour tes bienfaiteurs? Oui, tu seras toujours le fils de Diaulas et d'Ordalie; je te conduirai moi-même dans leurs bras, j'irai presser contre mon coeur la main bienfaisante qui désarma les monstres prêts à t'égorger; enfin, sois certain que je consulterai toujours ton père adoptif et le généreux Olivier sur tout ce qui te touche, et qu'à cet égard je n'agirai jamais que de concert avec eux. Mirva répondit à ce discours par les plus tendres caresses; car cette assurance achevoit de le rendre parfaitement heureux. La duchesse lui fit dire tout ce qu'il savoit de son histoire: il conta que l'homme auquel Nasuf l'avoit confié se disoit son père; qu'il le fit voyager long-temps; que cet homme mourut presque subitement dans une mauvaise auberge; que les gens de la maison chassèrent l'infortuné Mirva; qu'il erra dans les bois, ne trouvant d'hospitalité que dans des chaumières; qu'enfin un homme qui alloit
en Saxe se chargea de lui, le conduisit à Éresbourg; que là, il fut vendu aux prêtres du temple d'Irmensul; qu'il y resta plus d'un an, bien traité et bien nourri, sans se douter qu'il étoit au nombre des victimes doton ne prenoit soin que pour les immoler dans les temps de calamités.
Malgré le plaisir inexprimable d'entendre Mirva, de le regarder et de le tenir sur ses genoux, Barmécide comptoit chaque minute, et dans l'attente d'Abassa et de Nasuf, il respiroit à peine; enfin ils arrivèrent. Abassa éprouva la joie la plus vive et la plus pure qui puisse pénétrer le coeur humain. Nasuf, en revoyant Mirva, reçut la récompense entière de son héroïque attachement et de ses vertus; et Barmécide, au milieu de ses amis, pressant successivement dans ses bras son heureuse épouse, son fils et Nasuf, connut enfin que l'éclat des grandeurs et la gloire même ne sont que de vaines chimères au prix des jouissances délicieuses de l'amitié, de la reconnoissance et de la nature. On apprit de Nasuf que la crainte mortelle que Barmécide ne donnât des soupçons au calife,
en allant à la Mecque, l'avoit déterminé à employer le cruel artifice si nécessaire à la sûreté de l'enfant et de Bamécide, et auquel en effet Mirva devoit la vie. Nasuf, redoutant même son séjour en Asie, le renvoya en Europe sous la conduite d'un homme sûr. Il en eut des nouvelles pendant deux ans, au bout de ce temps il n'en entendit plus parler: il crut que Mirva n'existoit plus, et, dans cette persuasion, il s'imposa sur cet enfant un silence éternel. Comme on étoit convenu d'une suspension d'armes qui donnoit quelque espérance de voir renouer les négociations de paix, Barmécide resta deux jours au château, et il les passa presque entièrement dans la chambre d'Olivier: ce dernier, plus agité que jamais, avoit besoin de la douce distraction que lui procuroient le bonheur et l'amitié de Barmécide. Accablé de regrets amers et de remords superflus, il ne pouvoit goûter un instant de repos depuis le jour où la duchesse avoit décuvert ses sentimens; et quoique le hasard eût trahi son secret, il pensoit avec douleur que, sans sa foiblesse et son imprudence, Béatrix l'eût toujours ignoré. Cette
princesse, certaine d'être aimée, avoit repris sa gaieté douce et piquante et tous les agrémens enchanteurs de son esprit. Olivier s'imposoit en vain un rigoureux silence: Béatrix, assurée de son coeur, paroissoit toujours satisfaite de lui; elle trouvoit sans cesse le moyen de le lui témoigner et de le lui dire de mille manières différentes, et toujours avec autant de charme et de sensibilité que de délicatesse. Chaque instant sembloit exalter la passion d'Olivier pour elle; il l'aimoit avec toute la violence dont son ame ardente pouvoit être susceptible; souvent il jouissoit malgré lui de l'idée qu'elle connoissoit son amour. La douce sécurité qu'elle montroit à cet égard la rendoit plus intéressante encore à ses yeux; mais bientôt, se rappelant ses malheurs, son crime, ses sermens, et sur-tout son ami, il étoit effrayé de sa situation, et jetoit en frémissant les yeux sur l'avenir. Meurtrier d'une épouse innocente, il sentoit profondément qu'un nouvel hyménée seroit pour lui, sous ce seul rapport, un crime que rien ne pourroit excuser: aussi ce projet coupable ne s'offrit jamais à sa pensée. Mais quel parti prendroit-il?
Étoit-il possible d'espérer que Béatrix, instruite de ses sentimens, pût consentir à choisir Isambard pour époux? Et même, dans cette supposition chimérique, oseroit-il se flatter encore d'avoir assez de générosité pour rester à la cour de la duchesse, spectateur tranquille du bonheur de son ami? Non, sans doute; il ne s'abusoit point à cet égard; il sentoit qu'alors il seroit contraint de s'imposer un éternel exil, de se séparer pour toujours d'Isambard et de Béatrix, et de perdre à la fois ainsi les seuls objets de son affection. Il desiroit donc que Béatrix restât toujours libre; mais dans ce cas Isambard seroit malheureux, et il faudroit encore quitter la duchesse; il faudroit s'arracher d'auprès d'elle malgré sa douleur, son amour et ses regrets, et la laisser avec la pensée déchirante qu'elle ne recouvreroit peut-être jamais le bonheur, ou même la tranquillité. C'est ainsi qu'Olivier, dans toutes les suppositions, n'envisageoit dans l'avenir qu'un sort affreux pour lui, pour son ami et pour la duchesse. Il ne se dissimuloit pas que Béatrix, certaine d'être aimée, triompheroit plus difficilement d'une passion
malheureuse. Il voyoit que son coeur s'étoit rouvert à l'espérance, et quoiqu'il fût inébranlable dans ses desseins, il ne concevoit pas comment il auroit le courage de lui ôter entièrement des illusions si nécessaires à son bonheur. Il s'étoit flatté pendant long-temps que du moins Isambard pourroit avoir encore une destinée heureuse et brillante, en partageant avec le temps les sentimens de l'aimable Axiane; mais cet espoir s'étoit évanoui, car il voyoit que cette princesse avoit enfin ouvert les yeux sur la passion d'Isambardpour Béatrix, et que, d'après cette connoissance, elle mettoit tous ses soins à réprimer un penchant que la raison n'approuvoit plus.
Cependant Barmécide, obligé de retourner au camp des princes, se rendit, une heure avant son départ, dans la chambre d'Olivier. Je vous apporte, lui dit-il, un écrit qui vous intéressera. Le soir même où la providence nous a rendu mon fils, Nasuf me dit qu'il falloit absolument que le calife Aaron fût informé de ce bonheur inoui. En effet, Nasuf a écrit au calife, et m'a montré sa lettre, que
j'ai passé une partie de la nuit à traduire, afin de vous en procurer la lecture. À ces mots, Olivier prit des mains de Barmécide la lettre, qui étoit conçue en ces termes: Nasuf au calife Aaron Al Raschid. "Reconnois ces caractères qui n'offrirent jamais à tes yeux que la vile assurance d'un respect idolâtre et d'une aveugle soumission: un esclave s'exprimoit alors; tu vas entendre enfin le langage d'un homme libre. Ce n'est point en fuyant, ce n'est point en abandonnant ma patrie, que j'ai repris les droits que la nature m'avoit donnés; la vertu seule peut effacer la flétrissure de l'esclavage. Oui, dans ton palais, dans l'abjection apparente de ton horrible faveur, je sus m'affranchir, je te méprisois, et j'avois sauvéBarmécide. Oui, tyran, Barmécide respire: réuni pour jamais à son épouse, à son fils, son bonheur est mon ouvrage. Va, je n'envie point tes exploits sanglans, tes funestes conquêtes et ce trône que tu déshonores; même avant de te haïr, mon ame, élevée
au-dessus de la tienne, sut te préférer Barmécide. Chargé de fers je fléchissois devant toi, mais mon coeur indépendant s'élançoit vers lui; le tyran n'obtenoit qu'un vain hommage, le culte véritable étoit pour le héros. Oserois-tu m'accuser d'ingratitude? Ah! Cruel! Je n'étois à tes yeux qu'un VIL instrument fait pour servir tes fureurs. Dans la démence de ton orgueil inconcevable, tu croyois acquérir par tes largesses et tes dons le droit affreux d'asservir mon ame, d'en étouffer tous les sentimens de justice, de compassion et d'humanité, enfin de la corrompre et de la dénaturer au gréde tes caprices et de tes passions... ce fut ainsi que tu m'ordonnas d'aller égorger Barmécide... ce fut ainsi que, pour sauver l'innocence, je n'hésitai point à me déclarer ton complice. Je reçus de toi le poignard qui devoit immoler le bienfaiteur de l'orient; tu me vis partir avec la stupide confiance de la férocité... je reparus à tes yeux, pâle, enanglanté; tu crus voir sur mes vêtemens le sang de Barmécide; tu le contemplois avec avidité. Barbare! C'étoit le mien; mais ce sang généreux n'étoit
plus celui d'un esclave, j'avois eu le courage de le verser moi-même pour tromper ta fureur. Cette large blessure qui se rouvrit en ta présence (jamais dans les combats tu n'en reçus d'aussi glorieuses), je la fis en plongeant dans mes flancs le poignard dont tu m'avois armé pour le crime. Je sais qu'il reste encore quelques traces de grandeur dans ton coeur corrompu, et ma haine s'en applaudit; ton supplice le plus insupportable sera d'être forcé d'admirer en secret la vertu d'un esclave, de sentir, malgré ton orgueil, que l'ame de Nasuf est supérieure à la tienne. C'est peu d'avoir affroté tant de périls, de m'être exposé tant de fois à ton implacable vengeance; j'ai bravé l'ignominie; j'ai supporté pendant deux ans l'exécration publique, et (ce que tu ne pourras concevoir) je l'ai soufferte avec sérénité. Reconnois enfin qu'il est un mobile de nos actions plus puissant et plus noble que l'amour de la gloire; apprends qu'il est des sacrifices sublimes que la vertu seule peut produire, et dont elle est à la fois le motif et la récompense. Toi, qui n'as jamais agi
que pour obtenir l'applaudissement des hommes, quel est ton recours aujourd'hui? Malgré les flatteurs qui t'environnent, tu ne peux t'abuser sur l'horreur de ton forfait: j'ai vu tes remords affreux; je t'ai vu pleurer ta renommée; mais tu croyois conserver encore quelques droits à l'admiration publique, et cet espoir n'est qu'une vaine illusion. C'est sur-tout dans la justice et dans la bonté que réside la gloire personnelle des souverains; tout ce qui d'ailleurs illustre leur règne est moins leur ouvrage que celui de leurs ministres, de leurs généraux et de leurs soldats. Barmécide fut pendant dix ans le dieu tutélaire de ton empire. Le peuple, juge impartial de ceux qui le gouvernent, connoissoit tes foiblesses et tes vices; cependant il respectoit dans le calife le bienfaiteur d'un héros, il chérissoit en lui l'ami de Barmécide; mais il n'attribuoit qu'au grand visir ces établissemens admirables, ces actions éclatantes de bienfaisance et de générosité qui se faisoient sous ton nom, et la postérité confirmera ce jugement équitable de l'amour et de la reconnoissance.
Maintenant que Barmécide a disparu, qu'est devenu ce florissant empire? Le peuple opprimé sent de nouveau s'appesantir sur lui les fers du despotisme, qu'une main habile savoit alléger sans les rompre. Déchu de ta grandeur artificielle, sans génie ainsi que sans vertu, objet de mépris et de haine, tu ne sais plus régner que par la crainte. Et dans ce honteux abaissement, tu crois encore n'être fait que pour dominer les hommes! Les vils préjugés d'un stupide oogueil te persuadent encore que l'être suprême n'a créé les peuples de l'Asie avec une ame immortelle, avec des penchans et des passions, et la faculté de choisir entre le vice et la vertu, que pour les assujettir à ton joug, que pour les rendre plus soumis à tes volontés les plus barbares, que les animaux sauvages, libres habitans des vastes forêts de ton empire; car la crainte ne sauroit les intimider, le sentiment ne peut les séduire, ils conservent dans toute son énergie le redoutable instinct de l'indépendance, et tu ne peux les plier à l'esclavage. Et quand la nature ne te laisse
sur eux qu'une autorité précaire et partielle, qu'une autorité foible et momentanée, fondée sur l'adresse et la ruse, et non sur la force, tu peux penser qu'elle t'a donné le droit d'asservir tes semblables! Ah! Rappelle-toi les foiblesses et les crimes qui souillèrent ta vie, et rappelle-toi la conduite de l'esclave Nasuf; compare nos sentimens, nos caractères, et sur-tout nos actions, et juge alors si le ciel nous avoit formés l'un et l'autre, toi pour me commander, et moi pour t'obéir."
Chapitre XX.
Le voeu. Les négociations de paix furent rompues quelques jours après le départ de Barmécide; les hostilités recomencèrent, et durèrent environ trois semaines, sans aucun avantage décisif de part ni d'autre. Cependant Olivier, parfaitement guéri de sa blessure, eut une conférence particulière avec les autres chevaliers français sur les opérations de la guerre, et leur communiqua un plan d'attaque qu'il avoit imaginé. Ce plan étoit aussi hardi que bien combiné, et ses compatriotes l'approuvèrent aisément; car les français ont eu dans tous les siècles la
brillante témérité d'un courage héroïque et l'heureux pressentiment de la victoire. Les autres généraux combattirent d'abord le projet d'Olivier; mais enfin, après beaucoup de débats, ce plan fut adopté. Quand la duchesse apprit cette décision, elle se livra à toute l'inquiétude que devoit lui causer une entreprise également téméraire et périlleuse: elle songeoit avec autant d'effroi que de douleur, qu'Olivier en ayant conçu l'idée, étoit en quelque sorte responsable de l'événement, et qu'il braveroit tout, et s'exposeroit avec plus d'audace que jamais aux plus affreux dangers pour en assurer le succès. On devoit s'armer le lendemain matin, un peu avant le jour, pour aller attaquer les princes dans leur camp; ce qui fut exécuté. Après un combat opiniâtre, l'armée de Béatrix força les premiers retranchemens ennemis; mais ensuite, arrêtée par la valeur et l'habileté du comte deBavière, elle fut obligée de livrer une seconde bataille. La victoire resta long-temps indécise. Gérold, remarquant que les troupes commandées par le duc de Frioul commençoient à se mettre en désordre, envoya Barmécide de ce côté:
dans ce moment Olivier s'avança vers le comte de Bavière, et fondit sur lui avec impétuosité. Le comte ébranlé se trouva serré de si près, qu'il ne put ni contenir son coursier, qui se cabroit, ni se servir de sa lance. Olivier saisit la bride du cheval; aussitôt le comte donna une violente secousse au cheval, qui fit un écart prodigieux, et en même-tempsGérold voulut porter un coup d'épée à son adversaire; mais il en reçut un qui le blessa grièvement. Olivier, pour la seconde fois, se précipita sur lui, en écartant et renversant tout ce qui se trouvoit sur son passage: Gérold, hors d'état de se défendre, fut désarmé et fait prisonnier par le chevalier du cygne: à l'instant même une partie des troupes deGérold mit bas les armes et se rendit au vainqueur; le reste prit la fuite. La déroute devint horrible et complète dans l'armée ennemie: le duc de Frioul fut tué par Isambard; on força le camp, on fit un nombre prodigieux de prisonniers; enfin cette bataille fut décisive. Olivier sentit vivement la gloire ee le bonheur de cette grande journée. On lui devoit et l'idée du plan d'attaque, et la défaite du
comte de Bavière. L'armée entière, sur le champ de bataille, lui décerna unanimement l'honneur du triomphe. Isambard se hâta de porter à la princesse ces heureuses nouvelles; devançant tous les autres, il parut tout à coup à ses yeux. Béatrix en le voyant voulut se lever; mais, prête à s'évanouir, elle retomba sur sa chaise en prononçant d'une voix éteinte le nom d'Olivier. Madame, dit Isambard, vous allez revoir Olivier, il n'est point blessé; son génie et sa valeur ont terminé la guerre; il vous amène le comte de Bavière, qu'il a fait prisonnier; vous n'avez plus d'ennemis, c'est Olivier qui vous en délivre. L'armée l'a proclamé le héros de cette journée mémorable; vous allez le voir paroître, couronné par ses rivaux mêmes; mais croyez qu'il n'est pour lui qu'un véritable triomphe, et que sa grande ame ne peut le trouver qu'ici. Ô généreux et cher Isambard! S'écria Béatrix en fondant en larmes. En disant ces paroles elle lui tendit les bras; le sensible Isambard mit un genou en terre devant elle, et Béatrix se penchant vers lui, appuya sa joue sur la sienne.Cette faveur, qu'elle n'avoit jamais accordée,
n'étoit qu'un nouvel aveu de sa tendresse pour Olivier. Isambard ne le savoit que trop; mais le visage adoré de Béatrix touchoit le sien, il sentoit ses larmes couler sur ses joues, il osoit presser ses mains contre son coeur. Il éprouvoit une sensation délicieuse; cependant, rempli d'amertume, il gémissoit de son bonheur même; enfin, heureux et jaloux, il envioit et bénissoit son rival. Bientôt le bruit des instrumens guerriers annonça le retour des vainqueurs, et Béatrix alla les recevoir. Le modeste Olivier, confondu dans la foule des guerriers, marchoit en silence derrière Axiane, Thédéric et la troupe française, en donnant le bras au comte de Bavière, que Barmécide soutenoit de l'autre côté; car ce dernier, au moment de la retraite des vainqueurs, étoit venu se rendre prisonnier, afin de partager le sort de son ami. La duchesse, malgré l'excès de sa joie et de son bonheur, ne put retenir ses larmes en apercevant Gérold dans le triste état où la fortune l'avoit réduit; elle sentit combien il étoit affreux pour ce prince aimable et brillant de ne reparoître devant elle que dans cette situation humiliante
et douloureuse. Béatrix, pénétrée de cette idée, s'avança vers le comte pour lui dire tout ce que la générosité peut inspirer de délicat et de touchant. Gérold l'écouta d'un air attendri, et dissimulant sa vive émotion, il répondit avec noblesse et simplicité. La duchesse le conduisit dans un des pavillons du château; elle y fit venir ses médecins, qui visitèrent les blessures du comte, et qui jugèrent qu'elles étoient extrêmement dangereuses. Béatrix défendit dans son palais toute espèce de réjouissances et de fêtes bruyantes; mais elle passa le reste du jour avec les chevaliers rassemblés. Olivier se tenoit à l'écart; cependant Béatrix rencontroit souvent ses regards, et ne pouvant luu parler, elle parut toute la soirée uniquement occupée d'Isambard; car elle lui saoit tant de gré de lui avoir annoncé des événemens qui la rendoient si heureuse, et sa présence lui retraçoit un souvenir si doux, qu'elle éprouvoit un sentiment agréable toutes les fois que ses yeux tomboient sur lui, et même lorsqu'elle entendoit le son de sa voix.
Lelendemain les chirurgiens levèrent
le premier appareil qu'il avoient mis sur les plaies de Gérold, et après avoir sondé ses blessures, ils déclarèrent à Barmécide qu'elles étoient mortelles. Barmécide inconsolable ne voulut plus quitter son malheureux ami, et passa les jours et les nuits entières au chevet de son lit. Dans la soirée du troisième jour, le comte tomba par degrés dans une espèce de léthargie: Barmécide, qui venoit d'envoyer successivement tous ses gens chercher les médecins, se trouva seul avec lui. Le voyant sans mouvement, et ne l'entendant plus respirer, il le crut mort; et, pénétré de douleur, il sortit de la chambre avec égarement pour hâter et demander des secours qu'il croyoit lui-même inutiles. À quelques pas de la porte du comte il rencontra Délie, qu'on n'avoit point vue depuis quatre jours, parce qu'elle avoit passé tout ce temps renfermée dans son appartement. Barmécide, trop occupé de sa douleur pour pouvoir être frappé de la singularité de cette rencontre, passoit à côté de Délie sans lui parler; mais cette jeune personne entendant ses gémissemens, l'arrêta en disant: eh quoi donc! Est-il plus mal?
Ah! Madame, s'écria Barmécide, l'infortuné comte de Bavière n'existe plus. En achevant ces mots il s'éloigne brusquement, et Délie se précipite dans la chambre de Gérold. Elle s'élance vers le lit, et reste un moment immobile en considérant le triste objet qui s'offre à ses regards. Gérold avoit le visage tourné de son côté, ses yeux paroissoient être fermés pour jamais; la pâleur de la mort couvroit son front, un de ses bras étoit étendu sur le lit... Délie, toujours debout, le regardoit fixement sans verser une larme, un morne désespoir fermoit son coeur à l'attendrissement. Infortuné! Dit-elle enfin, te voilà donc délivré pour toujours du supplice affreux d'aimer sans espérance! Je dois t'envier et non te plaindre; mais je suis sûre du moins de ne pas te survivre... en disant ces paroles d'un ton sinistre et d'un air égaré, elle se penche vers le lit et prend la main de Gérold; elle s'étonne d'y trouver encore un reste de chaleur. Un foible rayon d'espoir la fit tressaillir et frissonner; moins détachée de la vie, elle sent mieux sa douleur, ses larmes commencent à couler... elle met en frémissant
sa main sur le pouls de Gérold, elle croit distinguer un léger battement: elle tombe à genoux en fondant en pleurs: ô mon Dieu! S'écria-t-elle, daigne le rendre à la vie, et je jure de te consacrer la mienne: qu'il vive, et moi, renfermée dans un cloître, je ne vivrai plus que pour toi... dans ce moment terrible, c'est l'amourencore qui ose t'implorer, mais c'est l'amour qui se sacrifie... à peine eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle entendit distinctement Gérold soupirer. Grand Dieu! Poursuivit-elle avec transport, je renouvlle ce serment sacré... à ces mots elle se relève et regarde Gérold; il avoit toujours les yeux fermés. Délie s'inclinant vers lui: reçois, dit-elle, cet éternel adieu! ... Et ce dernier baiser! ... En parlant ainsi, elle appuya sa bouche sur la sienne. Dans ce moment Gérold ouvrit tout à coup les yeux; Délie fit un cri perçant, et disparut comme un éclair. Le comte, qui n'avoit pas repris toute sa connoissance, n'eut qu'une sensation peu distincte de cet embrassement si tendre, et ne fit qu'entrevoir confusément une femme échevelée qui
fuyoit; mais ce souvenir et cette image restèrent gravés dans sa mémoire. Cependant Barmécide revint, et sa joie égala sa surprise en retrouvant le comte ranimé, qui, le corps à demi soulevé, s'appuyoit sur une main, et de l'autre écartoit son rideau pour regarder fixement du côté de la porte; car il cherchoit encore l'objet qui venoit de disparoître; mais comme il n'avoit pas une seule idée distincte, il ne put rendre compte de ce qui l'inquiétoit. Les médecins, après avoir examiné Gérold, le trouvèrent infiniment moins mal, et le lendemain matin ils annoncèrent que ce prince étoit hors de danger. Sa jeunesse et la force de sa constitution rendirent extrêmement rapides les progrès de sa convalescence; il fut en état de se lever au bout de cinq ou six jours. Un soir, se trouvant tête à tête avec Barmécide: il faut, lui dit-il, que je vous conte une rêverie de ma maladie, qui me revient sans cesse à l'esprit, et dont le souvenir, loin de s'affoiblir, devient plus vif en moi chaque jour, à mesure que mes idées se débrouillent. En revenant de cette léthargie
profonde qui vous a causé tant d'effroi, il m'a paru que j'étois dans les bras d'une figure angélique, dont le souffle pur et divin, semblable à celui du créateur, me rappeloit à la vie et me redonnoit une ame. Je n'ai fait qu'entrevoir cet être céleste; quand j'ai voulu le regarder il s'évanouissoit dans les airs, je n'ai vu que ses vêtemens blancs, ses longs cheveux ondés et déployés. Il avoit l'habit et la taille élégante et svelte d'une femme; c'est sans doute sous cette forme que les anges apparoissent... je sais bien que tout cela n'est qu'une vision, une espèce de délire causé par la fièvre; mais vous n'imaginez pas combien ce rêve m'a frappé! Ah! Seigneur, réponit Barmécide attendri, ce que vous appelez une illusion n'en est point une; c'est l'infortunée Délie que vous avez vue. Délie! S'écria Gérold; quoi! Cette Délie... il s'arrêta. Oui, seigneur, répondit Barmécide, cette jeune et belle Déliequi, comme je l'avois soupçonné, nourrissant en secret pour vous ue passion romanesque, en est aujourd'hui la victime. Elle vint ici, vous vit sur le bord de la tombe, implora pour vous le ciel avec la double
ferveur de l'innocence et de l'amour, et promit à Dieu, s'il vous rendoit la santé, de s'enfermer pour jamais dans un cloître. En sortant de votre chambre elle courut chez Béatrix, et resta seule avec elle plus de trois heures. Le lendemain la duchesse, vivement affligée, la conduisit dans une maison qu'elle lui a donnée. Cette maison sera très-incessamment transformée en un monastère; on y travaille à cet effet nuit et jour, les grilles sont déjà posées. On fait venir des religieuses d'un couvent qui se trouve à quelques lieues d'ici, afin d'en former une communauté pour ce nouveau cloître fondé par la duchesse pour sa jeune amie; car, ne pouvant changer sa résolution, Béatrix veut du moins qu'elle soit dans son voisinage. Les prêtres sont mandés, tout se prépare à la hâte pour cette triste cérémonie; enfin, Délie fera sans délai ce cruel sacrifice, et prendra le voile dans huit jours. Cet événement a répandu la tristesse dans le château; Lancelot, sur-tout, passionnément amoureux de Délie, est inconsolable. Chacun pense et dit, je vous l'avoue, seigneur, que vous devez tout faire pour arracher Délie à son
cloître, puisqu'elle ne peut prononcer les voeux irrévocables que dans un an; et en effet, n'ayant plus l'espoir de devenir l'époux de Béatrix, si vous connoissiez Délie, vous sentiriez qu'après la duchesse de Clèves, il n'est point d'objet plus digne de toucher et de fixer un coeur tel que le vôtre. Pendant ce récit, Gérold éprouvoit un si prodigieux étonnement, que Barmécide auroit pu parler beaucoup plus long-temps sans qu'il eût été tenté de l'interrompre. On doit se rappeler l'aventure du comte avec Armoflède, et comment cette dernière, profitant de son erreur, s'étoit fait passer pour Délie: d'après cette imposture, le comte, persuadé que Délie étoit la plus méprisable de toutes les femmes, ne pouvoit concevoir ce grand sentiment qu'on lui attribuoit, et le sacrifice qui en résultoit. Cependant, forcé de croire à des faits positifs, il pensoit que cette jeune personne, malgré la dépravation de ses moeurs, avoit une violente passion pour lui; mais comment accorder ce mélange d'amour et de piété que lui dépeignoit Barmécide, avec ce dérèglement de conduite dont il avoit des preuves si positives?
Il se perdoit dans ses réflexions: cependant, touché malgré lui du sacrifice éclatant dont il étoit l'objet, il crut devoir respecter la réputation d'une personne que le repentir, peut-être autant que l'amour, conduisoit dans un cloître, et il ne se permit pas un seul mot qui pût faire soupçonner à Barmécide l'opinion qu'il avoit de Déie.
Une seule personne dans le palais (Ogier le danois) pouvoit éclairer le comte de Bavière sur l'intéressante Délie; mais depuis quelques jours, retenu dans son lit, pour avoir négligé une blessure légère qu'il avoit reçue dans la dernière bataille, il étoit sérieusement malade, et hors d'état de s'entretenir avec ses amis, et de prendre part à ce qui se passoit: ainsi tout concouroit à prolonger l'erreur de Gérold.
Le jour où Délie devoit prendre le voile étant arrivé, Barmécide trouva le moyen d'exécuter un projet qu'il avoit conçu. Prenant le plus vif intérêt au sort de Délie, il s'affligeoit en secret du peu de sensibilité que le comte montroit pour elle; il attribuoit cette espèce de dureté à sa passion
pour la duchesse; mais en même temps il étoit persuadé que l'extrême jeunesse de Délie et sa beauté touchante feroient la plus vive impression sur lui, s'il pouvoit la voir, sur-tout inopinément et d'une manière frappante. Depuis deux jours les médecins avoient permis au comte de se promener, et Barmécide le conduisoit: il ne lui fut pas difficile de le mener près du monastère de Délie, sans qu'il s'en doutât; car Gérold avoit l'idée d'une maison de campagne situéebeaucoup plus loin, puisqu'il ne connoissoit que celle d'Armoflède. En entrant dans le bois, le comte aperçut beaucoup de chevaux attachés à des arbres, et des écuyers qui les gardoient: où peuvent être, dit-il à Barmécide, les chevaliers dont je vois les chevaux? Dans cette maison, répondit Barmécide en lui montrant le nouveau monastère; entrons-y, poursuivit-il, nous verrons ce qui peut attirer tant de personnes dans ce lieu. À ces mots il s'avance vers la maison, Gérold le suit: Barmécide, qui avoit tout préparé d'avance, et de concert avec la duchesse, entre avec le comte. Ils traversent un corridor qui
conduisoit à la chapelle; après avoir fait quelques pas, Barmécide ouvre une petite porte, Gérold y passe avec lui, et se trouve dans une tribune grillée. Le comte surpris s'aperçoit avec émotion qu'il est dans une église remplie de chevaliers et des dames de la cour de Béatrix. Il ne pouvoit être vu, mais il distinguoit parfaitement tous les objets qui l'environnoient, et celui qui le frappa le plus fut une grande grille posée vis-à-vis de lui, et qui occupoit toute la largeur de l'église; un voile noir étoit tiré derrière cette grille. Ah!Barmécide, s'écria le comte, où m'avez-vous conduit? ... Pardonnez, seigneur, rerit Barmécide; j'ai voulu que vous vissiez l'innocente victime qui s'est dévouée pour vous. Géroldalloit répondre, lorsqu'un signal donné dans le choeur des religieuses avertit que la cérémonie alloit commencer.
Cependant on n'ouvrit point encore le rideau noir: un instant après, une voix ravissante, qui partoit du couvent, se fit entendre; elle chantoit une hymne... les sons touchans de cette voix firent tressaillir Gérold; et Barmécide remarquant
son émotion: je sais, dit-il, que, suivant l'usage, c'est la novice qui doit chanter dans ce moment; mais je suis surpris, comme vous, de la beauté merveilleuse de cette voix éclatante, car Délie ne s'est jamais vantée de posséder ce talent enchanteur, et personne encore ne l'avoit entendue chanter. Juste ciel! Interrompit Gérold, quel souvenir cette voix me rappelle! Êtes-vous bien sûr que ce soit celle de Délie? Comme il disoit ces paroles le rideau s'ouvrit, et l'on vit la jeune et charmante Délie, magnifiquement parée, s'avancer lentement vers la grille où Béatrix en pleurs l'attendoit pour lui donner le voile sacré. Sa jeunesse, sa beauté, l'expression touchante de sa physionomie, la noblesse et la modestie de son maintien, donnoient tant de prix au sacrifice qu'elle alloit faire, que personne, en la voyant, ne put retenir ses larmes; on entendoit retentir dans l'église un gémissement universel... ce témoignage de l'intérêt public acheva de troubler Gérold; il ne pouvoit voir qu'une partie de la robe et de la taille de Délie: le prêtre qui la conduisoit, placé entre elle et la tribune, lui cachoit entièrement
son visage; mais lorsqu'elle fut près de la grille, le prêtre reculant quelques pas, Délie s'approcha seule, et le comte la voyant en face, se leva avec transport, en s'écriant: grand dieu! C'est elle! C'est Maria! ... À ces mots, perdant l'usage de ses sens, il retomba sans connoissance sur son siége. C'étoit en effet la malheureuse et sensible Maria, qui s'étoit réfugiée chez sa rivale dans l'espoir de l'intéresser et de lui plaire, et de pouvoir servir Gérold auprès d'elle. Dans le premier entretien particulier qu'elle eut avec la duchesse, elle embrassa ses genoux en lui disant: je suis coupable et malheureuse! Béatrix ne demanda rien de plus, la reçut dans ses bras, ne lui fit jamais de questions, et après avoir étudié son caractère, prit pour elle la plus tendre amitié. Maria ne se permit qu'un déguisement et qu'un seul mensonge: elle prit un nom supposé, et dit qu'elle étoit née dans les états du omte de Bavière; ce qui motivoit l'attachement qu'elle vouloit avouer pour lui. Chaque jour elle contoit à la duchesse quelque trait intéressant de ce prince; elle avoit un recueil inépuisable de ses actions généreuses et bienfaisantes;
elle mettoit tant de charme et de sentiment dans ces récits, que, sans l'arrivée d'Olivier, ils eussent peut-être fait, aec le temps, quelque impression sur le coeur de Béatrix. C'est ainsi que Maria se conduisit jusqu'au moment où le comte fut fait prisonnier; alors l'infortunée Maria, craignant pour les jours de Gérold, renonça à toute dissimulation. En sortant de la chambre de ce prince elle alla se jeter aux pieds de la duchesse, ui dit son véritable nom, lui fit un aveu sincère de son égarement et de ses malheurs, et lui déclara le voeu qu'elle venoit de faire de se renfermer pour jamais dans un cloître. La duchesse combattit vainement cette résolution, Maria fut inébranlable; l'exaltation de son amour et de sa piété lui persuadoit que la vie de Gérold étoit attachée à l'accomplissement de ce cruel sacrifice. Ainsi Béatrix fut obligée e céder à ses vives instances, en se flattant en secret queGérold, touché d'un tel dévouement, sauroit trouver les moyens de vaincre ses scrupules, et de l'arracher de son monastère avant qu'elle eût prononcé les voeux irrévocables.
Cependant Gérold reconduit au palais, et se retrouvant seul avec Barmécide, lui expliqua la cause de l'étrange scène dont il venoit d'être témoin, et lui conta sans détour l'histoire de la malheureuse Maria. Barmécide n'eut pas besoin d'exciter dans l'ame de ce prince le repentir et la reconnoissance; Gérold, en retrouvant la sensible et généreuse Maria plus belle et plus intéressante que jamais, reportoit vers elle sans effort tous les voeux que Béatrix avoit rejetés; son coeur, profondément touché de tant d'amour, n'étoit plus occupé que de Maria; enfin, l'honneur et l'nclination lui faisoient également desirer de pouvoir la fléchir. Il lui écrivit sur-le-champ la lettre la plus passionnée, et Barmécide la porta lui-même. Cette lettre fut reçue avec autant de sensibilité que d'émotion: Maria la relut plusieurs fois en l'arrosant de ses larmes; elle promit de la conserver jusqu'à la mort; mais, inébranlable dans sa résolution, elle répéta toujours en gémissant: c'est pour lui que j'ai fait ce voeu; comment n'y pas être fidèle? Barmécide la conjura vainement d'accorder au moins à Gérold un moment
d'entretien; elle refusa positivement de le recevoir. Allez, seigneur, poursuivit-elle, dites-lui que le ciel, toujours équitable, ne devoit pas permettre l'union de Gérold et de Maria; mais c'est un destin assez doux pour la coupable Maria de s'immoler pour lui et d'obtenir ses regrets. En disant ces paroles elle se leva et quitta Barmécide. La douleur de Géroldfut extrême en apprenant le triste résultat de cette entrevue; il fit beaucoup d'autres tentatives qui n'eurent pas plus de succès. Maria, fortifiée par les conseils de l'amitié, persista avec fermeté dans son dessein. La vertueuse Amalberge, décidée depuis long-temps à renoncer au monde, s'enferma dans le couvent de Maria, et y prit aussi le voile; et Maria, soutenue par cet exemple, expia sa première foiblesse en résistant à toute la séduction d'un amour plus dangereux que jamais, puisqu'il étoit devenu mutuel.
Depuis que j'ai quitté ma patrie, j'ai traversé le beau pays de Clèves; seule alors, fugitive et persécutée, je passai devant ce monastère, qui porte encore le nom de son intéresssnte fondatrice: en considérant
cet édifice antique et vénérable, enturé d'une forêt majestueuse, je me rappelai avec attendrissement les malheurs et le sacrifice de Maria; mais bientôt un triste retour sur moi-même et sur ma propre situation me fit envier son sort, et je cessai de la plaindre en songeant que du moins, dans cette solitude profonde, elle avoit trouvé la paix, un asile et une amie.
Chapitre XXI.
La paix. Aussitôt que la santé du comte de Bavière fut parfaitement rétablie, la duhesse se formant un conseil de tous ses défenseurs, les assembla dans un vaste salon pour y discuter avec eux les articles de la paix qu'elle vouloit proposer à ses ennemis vaincus. Le roi de Pannonie et le duc de Bénévent parlèrent les premiers, et prétendirent que la duchesse, pouvant imposer la loi, devoit profiter de cette occasion favorable d'agrandir ses états, en exigeant plusieurs cessions, entre autres celles des terres voisines du duché de Clèves, que possédoit le comte de Bavière. Axiane prit ensuite la parole pour opposer à cet esprit
de conquêtes des idées de justice et de modération; mais plusieurs chevaliers appuyèrent les discours de Theudon et de Grimoald, en soutenant que la paix ne pourroit être solide si la duchesse ne ravissoit pas à ses ennemis la plus grande partie de leur puissance. Isambard réfuta avec éloquence tous les argumens de cette politique odieuse et malheureusement trop accréditée. Après avoir parlé long-temps sur ce sujet: enfin, ajouta-t-il, je soutiens que la seule manière de rendre une paix solide et véritablement glorieuse, c'est de déraciner tous les germes de la haine, d'éteindre tous les ressentimens, et de donner le grand exemple d'une généreuse modération dans la prospérité. Tous les français applaudirent avec transport à ce discours; car leur premier mouvement fut toujours d'admirer la générosité, et de se livrer avec enthousiasme aux nobles sentimens qu'elle inspire. Théobald et Ogier le danois montrèrent la même manière de penser; mais Roger joignit à son suffrage une proposition nouvelle: les souverains, dit-il, doivent sur-tout, dans leurs traités de paix, s'occuper du bien
public et des intérêts sacrés de l'humanité; ce fut ainsi que Charlemagne, dans ses premiers traités avec les saxons vaincus, imposa pour toute condition l'abolition de leurs abominables sacrifices. Les ennemis de la duchesse de Clèves, nés dans les pays civilisés, n'ont pas les horribles superstitions de ces barbares; mais tous ces princes sont despotes et peuvent devenir des tyrans: il me semble qu'il seroit digne de la princesse de les forcer d'établir dans leurs états des lois sages et bienfaisantes, semblables à celles qui assurent le bonheur des sujets de Béatrix et d'Axiane. Cette idée de Roger séduisit plusieurs jeunes chevaliers de son âge; mais Olivier la combattit vivement. Je conviens, dit-il, qu'arrêter le cours affreux des proscriptions et des meurtres est le plus digne emploi que l'on puisse faire de la force, et le résultat le plus précieux de la victoire; mais, grace au cel, la duchesse de Clèves n'a point à réprimer ces monstrueux excès. Toutes les lois (que la morale ne réprouve pas) sont essentiellement bonnes si elles conviennent aux peuples qui les suivent; les plus parfaites aux yeux de la raison, celles du duché
de Clèves, par exemple, pourroient avoir mille inconvéniens dans un autre pays: le climat, les habitudes, qui forment les moeurs, le caractère national, doivent produire chez les différentes nations une éternelle variété de gouvernemens. Un peuple qui voudroit faire adopter ses lois à tous les autres peuples concevroit un projet à la fois gigantesque et puéril, et ne montreroit qu'une tyrannie extravagante et ridicule; enfin, l'expérience de plusieurs siècles peut seule prouver la solidité des institutions humaines. La duchesse deClèves a tout créé dans ses états; en proposant aux princes alliés la constitution qui est son ouvrage, pourroit-elle dire: abolissez tous vos usages, annullez toutes vos lois et prenez les miennes? La forme du gouvernement que je viens d'imaginer et que je vous propose, est la meilleure: j'ai tout prévu, je suis sûre d'avoir atteint le point de la perfection humaine, et je déclare que tous ceux qui ne pensent pas ainsi sont absurdes? Quel langage! Est-il possible de se représenter l'auguste Béatrix s'exprimant d'une manière si peu digne d'elle? Ce discours ne seroit-il pas insensé dans
la bouche du premier législateur de l'Europe, de Charlemagne même? Malgré son âge et son expérience, quoiqu'il eût médité ses capitulaires pendant un grand nombre d'années, il a pensé n'avoir pas le droit de les imposer à sa propre nation; il a cru ne pouvoir que les lui offrir, et les a soumis à sa discussion. Enfin, c'est la raison, c'est le temps, et non la violence et l'autorité, qui peuvent produire les révolutions utiles; et les législateurs qui veulent propager leurs idées n'en ont qu'un moyen raisonnable et légitime; c'est d'entretenir dans leurs pays l'abondance et la paix, et de rendre leur nation supérieure à toutes les autres, par la sagesse, les vertus et le bonheur. Ce discours d'Olivier plut sur-tout à Béatrix; elle en aimoit le ton de franchise et la liberté: elle avoit trop de grandeur d'ame pour ne pas mépriser la flatterie, et le langage de la vérité dans la bouche d'Olivierlui devenoit plus cher encore, puisqu'il étoit un nouveau témoignage de son estime. Elle prit enfin la parole pour déclarer qu'après avoir attentivement écouté les différens conseils qu'elle venoit de recevoir, elle persistoit
dans le dessein d'offrir la paix à ses ennemis en ne leur imposant qu'une seule condition, clle de payer les frais de la guerre. La duchesse teemina ce discours par des remerciemens touchans adressés à tous les chevaliers. Voulant éterniser, ajouta-t-elle, le souvenir de ma reconnoissance, j'ai fait faire une colonne de marbre, sur laquelle sont gravés les noms de tous mes généreux défenseurs. Cette colonne sera posée demain à l'entrée de la forêt; on y lira cette inscription, tracée en gros caractères: les lois de ce pays garantissent ses habitans de toute espèce d'oppression; mais, à l'avenir, toute femme étrangère qui touchera cette colonne en réclamant protection et secours, trouvera l'un et l'autre à la cour de Béatrix, lorsqu'elle pourra prouver qu'elle est l'objet d'une injuste persécution . Deux gardes placés en sentinelles auprès de la colonne, seront chargés d'interroger et de guider ces infortunées fugitives. J'ai cru, poursuivit la duchesse, ne pouvoir mieux honorer les héros réunis dans le duché de Clèves pour y défendre une étrangère opprimée, qu'en imitant leur générosité autant qu'il m'est possible;
et j'ai pensé qu'un monument décoré de leurs noms illustres doit devenir le refuge de l'innocence et du malheur. Ici Béatrix fut obligée de s'arrêter pour recevoir à son tour les remerciemens de tous les chevaliers; ensuite s'adressant encore à l'assemblée, mais avec un peu d'embarras et en rougissant: tous mes défenseurs, dit-elle, également illustres et généreux, m'inspirent une égale reconnoissance: je sais que parmi des guerriers si renommés les exploits seroient semblables si l'occasion s'offroit à tous avec le même avantage; je sais enfin qu'entre tant de héros, quand on proclame un vainqueur, c'est le plus heureux que l'on couronne, et non le plus vaillant: mais puisque les lois de la chevalerie ont consacré cet usage, puisque ceux que la fortune a le plus favorisés dans les batailles reçoivent de la main de leurs nobles rivaux la palme de la victoire, ou ne sera pas surpris en me voyant offrir aux chevaliers du cygne un hommage particulier de ma reconnoissance... le généreux Isambard a vaincu le comte de Thuringe, le plus redoutable de mes ennemis (après Gérold), et après la défaite
du duc de Frioul, il a contribué au gain de la dernière bataille... que ne dois-je pas à son frère d'armes! ... Il m'a sauvé la vie, en exposant la sienne... c'est lui qui seul a conçu le dernier plan d'attaque, auquel je dois la victoire; c'est encore lui qui, en faisant le comte de Bavière prisonnier, a terminé la guerre... tous les chevaliers qui m'écoutent lui ont décerné le prix de cette journée mémorable; c'est à eux qu'il appartient de distribuer la gloire, leur suffrage est la véritable récompense d'un guerrier; je ne prétends point en offrir une, je ne veux que remplir un devoir, en montrant la sensibilité que je dois éprouver. Je déclare donc, qu'à l'imitation des princes mes voisins, je vais établir dans mes états un ordre particulier de chevalerie, dont je serai le chef. Mes sujets seuls y seront admis, et je l'accorderai, sans égard à la naissance, à ceux qui se distingueront par la vertu, le courage et la générosité. Cette nouvelle institution s'appellera l'ordre des chevaliers du cygne . Les marques de l'ordre en rappelleront
à jamais l'origine; le cordon sera blanc, et la médaille représentera l'emblême et la devise d'Isambard et d'Olivier. À ces mots, les chevaliers du cygne, vivement attendris, s'inclinèrent profondément. Au moment même, Axiane, Théobald, Ogier le danois, Zemni et les français, applaudirent avec enthousiasme; mais les autres chevaliers gardèrent un morne silence, et l'on vit sur leurs visages l'expression altière du mécontentement et du dépit. On entendit même plusieurs murmures; cette humeur, manifestée si clairement, parut à la duchesse d'une extrême injustice; le ressentiment qu'elle en eut dissipa l'espèce d'embarras qu'elle avoit éprouvé jusqu'alors. Elle se leva d'un air calme et fier: j'ai rempli tous mes devoirs, dit-elle, je sors satisfaite de cette auguste assemblée. Demain j'instituerai l'ordre des chevaliers du cygne; j'invite ceux qui voudront voir cette cérémonie à se rendre dans ce salon à dix heures du matin. En prononçant ces mots, la duchesse salua l'assemblée, et sortit aussitôt. Accompagnée d'Axiane et de quelques autres personnes, elle alla sur-le-champ
chez le comte de Bavière, qu'elle trouva seul. Elle lui fit part de sa décision relativement à la paix, et lui proposa d'en signer le traité. Le comte écouta Béatrix avec émotion, et lorsqu'elle eut cessé de parler: votre générosité, madame, lui dit-il, me touche vivement, et ne sauroit m'étonner, quoique je dusse m'attendre à céder pour ma rançon cette partie de mes états qui forme une limite aux vôtres. Ces terres, si voisines du duché de Clèves, furent trop long-temps pour moi la plus précieuse de mes possessions... maintenant je dois m'en exiler pour toujours: elles vous appartiennent, madame, puisque vous pourriez en exiger l'abandon; mais vous dédaignez même de les conquérir. Du moins, j'aurai le plaisir d'en faire un usage qui pourra vous être agréable, en les offrant à Barmécide; et je croirai reconnoître dignement l'amitié de ce grand homme, en le fixant près de vous. À ces mots, Béatrix attendrie répondit avec sensibilité; et Gérold, prenant le papier qu'elle lui présentoit, signa le traité de paix. Alors Béatrix, en déclarant au comte qu'il étoit libre, lui demanda son amitié, lui promit
la sienne, et termina ce discours en lui tendant la main avec la grace et l'air de franchise qui donnoient tant de charmes à toutes ses actions. Gérold reçut cette main avec autant d'attendrissement que de respect; il la pressa dans les siennes,, et ne put dire, en la baisant, que ces seuls mots: adieu, madame! ... Dans ce moment, Barmécide entra, et quelques minutes après la duchesse sortit. Le comte se retrouvant seul avec son ami, lui fit part de tout ce qui venoit de se passer. Barmécide admira la modération de Béatrix et la générosité de Gérold; en même temps il refusa positivement les états que ce prince vouloit lui donner; mais le comte, insistant avec la plus grande force, lui déclara que s'il persistoit dans ses refus, il romproit tous les liens de cette amitié si tendre qui les unissoit. Enfin, poursuivit-il, vaincu, captif, humilié, je n'ai plus que ce moyen de relever mon caractère auprès de celle dont le suffrage me sera toujours plus précieux que tout l'éclat de la plus haute renommée... auprès de celle que je dois fuir, puisque je ne pourrois jamais la revoir avec tranquillité... Barmécide,
prenez pitié d'un ami malheureux! ... Procurez-moi la douceur inexprimable de faire une action qui paroît généreuse à Béatrix, et qui, en rapprochant d'elle des objets qui lui sont chers, assure en même temps un sort heureux à son ami, à son épouse, à son fils. Songez que je ne vous fais point un sacrifice; l'ambition ne fut jamais ma passion dominante, et maintenant elle est éteinte sans retour dans ce coeur combattu et déchiré... si Maria cède à mes voeux, je puis encore retrouver le bonheur; mais, dans cette supposition même, je ne resterai point dans des lieux si voisins de ce dangereux séjour. Le comté de Bavière sera notre asile; je vivrai loin de Béatrix et de tous les objets qui pourroient me la rappeler... si Maria est inflexible, tout est fini pour moi... je saurai me punir de son malheur et de mon crime... objet infortuné d'un sacrifice terrible et sublime, amant coupable, ami plus criminel encore, ne pouvant réparer des égaremens si funestes, du moins j'aurai le courage de les expier... oui, j'en atteste le ciel, si Maria prononce les voeux irrévocables, j'irai retrouver le vertueux
Meinrad, et m'ensevelir avec lui dans son désert. À ces mots, les yeux de Barmécide se remplirent de larmes; et Gérold, redoublant ses instances avec une force nouvelle,Barmécide enfin accepta ses offres généreuses. Le comte écrivit aussitôt à la duchesse, pour lui apprendre que ctte affaire étoit irrévocablement terminée. Il chargea Barmécidede lui porter ce billet, et, sans attendre de réponse, il partit sur-le-champ.
Chapitre XXII.
Conclusion. L'institution de l'ordre deschevaliers du cygne , annoncée par la duchesse, avoit excité tant de jalousie parmi les chevaliers, que le jour même les quatre fils du duc Aymon, le duc de Bénévent, le palatin Astolphe et quelques autres, prirent congé de Béatrix, et partirent sans délai. Le roi de Pannonie, dissimulant son profond ressentiment, ne suivit pas cet exemple; il rest, quoiqu'il fût convaincu que le coeur de la duchesse s'étoit enfin donné; mais il n'avoit pénétré qu'une partie de son secret, car il croyoit qu'elle aimoit Isambard. Cette erreur étoit le fruit de plusieurs observations qui devoient naturellement
abuser un homme de son caractère. Il savoit qu'Isambard auroit pu prétendre à la gloire de consoler l'illustre et belle Axiane de la perte de son époux. Cependant Isambard, loin de chercher à s'assurer une conquête si brillante, avoit déclaré hautement sa passion pour la duchesse. Theudon ne pouvoit concevoir qu'il eût fait un tel sacrifice, sans la certitude d'être aimé de Béatrix; en effet, depuis cette époque sur-tout, il le voyoit mieux traité que jamais par elle. En même temps, il remarquoit toujours la même intimité entre Isambard et son frère d'armes. Il en concluoit qu'il étoit impossible qu'ils fussent rivaux; d'ailleurs, personne n'ignoroit que la mélancolie d'Olivier étoit causée par une passion malheureuse dont le temps et sa raison ne pouvoient triompher. Enfin, Olivier se tenoit toujours à l'écart, et en montrant pour Béatrix l'admiration qu'on ne pouvoit lui refuser, il ne lui rendoit aucun des soins qui déclarent ou qui trahissent l'amour. Il n'avoit avec elle ni l'assiduité, ni l'empressement, ni le langage d'un amant. D'après ces réflexions,Theudon, entièrement persuadé
de la passion mutuelle de Béatrix et d'Isambard, tourna vers ce dernier toute la haine et la noire jalousie dont son ame étoit possédée. L'aimable Axiane partageoit l'erreur deTheudon; elle croyoit qu'Isambard, aimé de la duchesse, alloit bientôt obtenir sa main; mais ayant su réduire à l'amitié l'inclination naissante qu'elle avoit éprouvée pour le chevalier du cygne, elle desiroit vivement son bonheur; et voulant en être témoin, elle avoit promis à Béatrix de ne partir qu'après les réjouissances et les fêtes préparées pour la paix, qui devoient durer plusieurs jours. Le jeune Roger, passionnément amoureux d'Axiane, voyoit avec une joie inexprimable les événemens qui sembloient présager l'union deBéatrix et d'Isambard; n'ayant plus à craindre un rival si redoutable, il osoit concevoir des espérances qui en effet se réalisèrent avec le temps. Barmécide avoit annoncé qu'il reconduiroit la comtesse dans ses états. Il croyoit devoir cette preuve d'attachement et de respect à celle qui avoit accueilli si généreusement son épouse fugitive: Roger sollicitoit avec ardeur la permission de se
joindre aussi à l'escorte de la princesse, et il se flattoit de l'obtenir. Les autres français (à l'exception des chevaliers du cygne) devoient retourner incessamment à la cour deCharlemagne. Lancelot, accablé de douleur depuis l'instant où Maria s'étoit fait connoître, gémissoit sur le sort de cette intéressante victime de la séduction et de l'amour, et n'étoit pas en état de réfléchir sur ce qui se passoit autour de lui. Angilbert, plus calme et plus heureux, malgré l'espoir et le sentiment qui le rappeloient en France, observoit avec intérêt et curiosité les différentes scènes dont il étoit témoin, et vouloit, avant son départ, en voir le dénouement. Ogier le danois, rendu à la raison et à la philosophie, brûloit du desir de retourner dans sa chaumière et de retrouver sa Chloé, et il se promettoit de partir sous peu de jours. Isambard, plein de trouble, d'amour et d'incertitude, sans espérance et sans dessein, attendoit en silence le résultat de tant d'événemens. Il n'osoit interroger Olivier; il démêloit aisément ses sentimens, mais ne pouvoit pénétrer ses projets. Enfin le malheureux Olivier se trouvoit dans
cette situation terrible, où tous les mouvemens du coeur sont contraints et combattus par le devoir et la raison; les événemens de la journée, et tout ce qui s'étoit passé au conseil, avoient produit en lui tant d'émotion, d'agitation et d'attendrissement, que, se sentan hors d'état de prendre part à la conversation générale, et craignant de se trahir, il s'étoit dispensé de se mettre à table pour le souper, sous prétexte d'un violent mal de tête. Renfermé seul dans sa chambre, il s'abandonnoit aux réflexions les plus accablantes. La onduite de la duchesse avec ses ennemis et ses défenseurs, le caractère de grandeur et de générosité qu'elle soutenoit avec tant d'éclat, et les derniers témoignages qu'il venoit de recevoir de sa tendresse, avoient mis le comble à sa passion pour elle. Cependant il étoit enivré sans être séduit, l'honneur et l'amitié conservoient toujours sur lui le même empire: fidèle à ses sermens, il sentoit plus que jamais la nécessité de s'éloigner; mais il ne persistoit qu'avec désespoir dans cette résolution. Il voyoit Béatrix satisfaite, heureuse, se livrant à la douce illusion que l'objet de
tant d'amour, lié par tous les noeuds du sentiment et de la reconnoissance, n'auroit jamais le courage de l'abandonner. Il se représentoit d'avance son étonnement, son saisissement affreux, sa profonde douleur. Il frémissoit, et cependant sans pouvoir être ébranlé. Juste ciel! S'écrioit-il, dans quel abyme m'ont précipité ma foiblesse et mon imprudence! Il faut donc devenir ingrat et barbare, pour n'être pas VIL et parjure! ... État horrible! Où je ne puis ni m'aveugler, ni me surmonter; où la passion et la raison, conservant un égal équilibre, laissent assez de force à la vertu pour me guider et m'entraîner, quoiqu'elle n'ait plus le pouvoir de me dédommager, ou de m'offrir une seule consolation! ... Ô Béatrix! Pour prix de vos bienfaits et de ces témoignages ingénieux et touchans d'une tendresse si pure, je vais donc vous dire un éternel adieu! ... Du moins vous connoîtrez avec détail tous les sentimens de ce coeur déchiré! Hélas! Même en vous quittant, je n'oserois vous les peindre! Comment avoir la force de m'arracher d'auprès de vous, en me livrant au bonheur de vous exprimer ce que
je sens! Mais vous trouverez mon ame toute entière dans une lettre qui vous sera remise après mon départ. Oh! Qu'il me sera doux de vous montrer enfin, dans cet écrit, tout l'excès de mon amour! Avec quel délice ma main tremblante tracera chaque mot, chaque expression! ... Avec quelle rapidité les pages de cette lettre se trouveront remplies! Et cependant le temps employé à l'écrire sera le dernier instant de bonheur qui m'est réservé! ... Tandis que l'infortuné chevalier du cygne s'abandonnoit à ces réflexions douloureuses, Béatrix, dont toutes les pensées, les projets et les démarches, n'avoient qu'Olivier pour objet, annonçoit à Zemni que Théobald consentoit à son union avec Sylvia; demain, ajouta-t-elle, après la cérémonie de l'institution de l'ordre du cygne, vous pourrez recevoir la main de Sylvia; et quoique j'aie annoncé que mes sujets seuls seroient admis dans ce nouvel ordre, fondé par ma reconnoissance pour votre bienfaiteur et le mien, je ferai une exception en votre faveur; je sens combien il doit vous être doux d'acquérir le droit de porter les couleurs et la devise
d'Olivier! ... D'ailleurs, l'époux de Sylvia ne peut être un étranger dans le duché de Clèves, et c'est un devoir pour moi de traiter le fils de Théobald, comme s'il étoit né dans mes états. Allez, Zemni, consulter Olivier; je ne puis que former des voeux pour vous. C'est à lui seul de décider de votre sort; allez lui parler, vous reviendrez ce soir m'apporter sa réponse. À ces mots, Zemni, pénétré de joie et de reconnoissance, courut à l'appartement d'Olivier; il lui conta tout ce que Béatrix venoit de lui dire; ce récit toucha profondément Olivier. Il sentoit combien la duchesse trouvoit de charmes à combler de bienfaits ce jeune homme dont il avoit sauvé les jours, et qui avoit avec lui des rapports si chers et si intéressans. Mais des preuves nouvelles de la tendresse ingénieuse et délicate de Béatrix ne pouvoient qu'aggraver encore, s'il étoit possible, ses regrets déchirans et sa douleur. Cependant, dissimulant les divers sentimens qui l'agitoient, il répondit à Zemni d'un air calme et satisfait, et voulut aller avec lui remercier sur-le-champ la duchesse. MaisZemni l'arrêtant: un moment, seigneur, lui dit-il,
je vous conjure de ne point me faire prendre un engagement qui doit m'attacher à la cour de Clèves, si vous n'êtes pas décidé vous-même à vous y fixer. Ma reconnoissance pour vous est mon premier sentiment, comme mon premier devoir; ma gloire est de vous suivre, et la fortune et l'amour ne pourroient rien pour mon bonheur, s'il falloit me séparer de vous. Pour toute réponse, Olivier embrassa tendrement Zemni, en l'invitant à le suivre, pour se rendre chez la duchesse. Zemni obéit avec joie, regardant cette invitation comme un aveu tacite d'un projet qu'Olivier ne vouloit pas encore déclarer. Il se le persuadoit d'autant plus facilement, qu'il avoit pénétré depuis long-temps la passion mutuelle de la duchesse et d'Olivier. Les deux chevaliers trouvèrent Béatrix dans le salon. En les apercevant, elle se leva, et, suivie de Théobald, elle les emmena dans un cabinet voisin.L'entretien fut court; Olivier parla peu, mais avec une expression qui satisfit Béatrix. En le quittant, elle lui rappela qu'on se rassembleroit le lendemain à dix heures. Ce jour, ajouta-t-elle, sera un des plus beaux jours de ma
vie. Je le consacrerai tout entier à la reconnoissance... au sentiment le plus cher à mon coeur... Olivier, plus troublé, plus combattu que jamais, se retira précipitamment. Il passa presque toute la nuit dans une agitation, qui ne lui permit pas même de se coucher. Cependant un accablement profond succédant à cette situation violente, il tomba par degrés dans ce demi-sommeil, causé par l'épuisement des forces, et qui, loin de les réparer, achève de les anéantir; espèce de léthargie fatigante et terrible, où l'on garde le sentiment de ses maux, sans conserver la raison qui peut en modérer l'excès; où les songes fugitifs, mais frappans, n'offrent que des images efrayantes ou douloureuses! ... L'infortuné, dans cet assoupissement pénible, voyoit successivement passer devant lui, comme des ombres plaintives, Isambard, Célanire et Béatrix. Il croyoit entendre de longs gémissemens, auxquels se mêloient les accens d'une voix menaçante... il tressailloit, et souvent un réveil convulsif dissipoit ces tristes illusions; mais en reprenant ses facultés, il retrouvoit toujours au même instant la pensée
accablante qui dominoit en lui toutes les autres; son coeur oppressé se disoit: je dois sacrifier Béatrix à la mémoire de à neuf heures, Olivier fut enfin tiré de cet état d'anxiété. Il entendit frapper à sa porte; c'étoit Barmécide qui venoit d'arriver. Il apprit à Olivier qu'il avoit amené sa famille, et qu'il sortoit de l'appartement de la duchesse, dans lequel il avoit laissé Abassa et Mirva. Nous sommes venus, poursuivit Barmécide, prendre part à la gloire des chevaliers du cygne et à la joie de Béatrix. Cette charmante princesse nous a reçus avec la sensibilité la plus touchante; je ne l'ai jamais vue si aimable, si belle et si parée. Elle achevoit de s'habiller, et nous a fait voir le cordon blanc et la médaille du nouvel ordre qu'elle fonde aujourd'hui. J'en serai décorée la première, nous a-t-elle dit; ces précieux ornemens ne me quitteront plus, et jamais diadême ne sera porté avec autant d'orgueil. Comme Barmécide finissoit ce récit, Mirva, paroissant tout à coup, vint se jeter dans les bras d'Olivier, et le pressa de la part de la duchesse de se rendre dans le salon.Olivier se hâta de
réparer le désordre de sa coiffure et de son habillement. Isambard et Zemni vinrent le chercher, et, plein d'attendrissement et de trouble, il les suivit. Il apprit d'eux que le roi dePannonie ne se trouveroit point à la fête; sans témoigner ni dépit ni mécontentement, il avoit imaginé un prétexte pour s'éloigner tout le jour, en annonçant qu'il ne reviendroit que le lendemain. Les chevaliers du cygne arrivèrent dans le salon un instant avant la duchesse; toutes les fenêtres étoient ouvertes; les cours, les galeries et les appartemens, étoient remplis de peuple et des troupes de la duchesse. Enfin elle parut. Aussitôt le palais retentit de cris de joie, d'acclamations et d'applaudissemens; Béatrix, vivement émue, s'étoit arrêtée au milieu du salon. Tous les yeux fixés sur elle, la contemploient avec autant de surprise que d'admiration. On remarquoit dans son maintien et sur sa physionomie une expression nouvelle, qui parut aussi frappante que l'éclat éblouissant de sa beauté. La douceur et le sentiment se peignoient toujours dans ses regards; mais en même temps un air de triomphe et de joie donnoit à toute sa personne quelque
chose d'imposant et de fier, qu'elle n'avoit pas ordnairement. Toujours vêtue de blanc, et avec une extrême simplicité, depuis l'arrivée des chevaliers du cygne, elle portoit pour la première fois un habillement somptueux; elle avoit une robe de brocard d'or, brodée de perles et d'émeraudes. Le cordon blanc et la médaille de l'ordre du cygne se dessinoient d'une manière tranchante sur ces couleurs foncées, que Béatrix n'avoit choisies que pour faire ressortir davantage les nouveaux ornemens, que l'amour lui rendoit si chers. Elle s'avança vers une fenêtre, se plaça sur un grand balcon qui donnoit sur les cours; et là, pouvant être entendue du peuple et des soldats, elle lut à haute voix le traité de paix; et ensuite elle fit un discours pour annoncer l'institution de l'ordre du cygne, et les motifs qui la portoient à le fonder. Quand elle eut cessé de parler, le peuple applaudit avec transport, et au même instant tous les soldats chantèrent la chanson d'Olivier: de douces larmes s'échappèrent des yeux de la duchesse. Elle se retira de la fenêtre; elle aperçutOlivier dans un coin du salon, et quoiqu'il fît tous
ses efforts pour composer son visage, elle y vit encore l'impression des sentimens qu'elle éprouvoit elle-même. Béatrix annonçant qu'elle alloit se rendre à la chapelle, appela les chevaliers du cygne, et s'appuyant sur leurs bras, sortit aussitôt du salon. Elle fut suivie des autres chevaliers et de toutes les dames. Olivier et Isambard, presque également troublés, marchoient en silence, lorsqu'après avoir traversé deux pièces, ils sortirent de eur rêverie, en remarquant que la duchesse prenoit un chemin différent de celui qui conduisoit à la chapelle.-Isambard fit à ce sujet une observation, et Béatrix répondit en souriant qu'elle ne se trompoit pas de chemin. Elle continua de marcher, et au bout d'un vestibule, elle s'arrêta devant la porte de la galerie qui avoit été brûlée. Depuis cet accident une multitude d'ouvriers travailloient sans relâche nuit et jour à la réparer; mais comme les portes en étoient toujours soigneusement fermées, personne n'en connoissoit l'intérieur. Enfin, les deux battans de ces portes s'ouvrirent tout à coup; aussitôt une musique douce et majestueuse se fit entendre,
et la duchesse entra dans la galerie. La décoration de cette pièce immense, à la fois simple et magnifique, étoit en blanc et or. Mais quelle fut l'émotion des chevaliers du cygne, et sur-tout d'Olivier, en voyant tous les lambris de la galerie chargés de trophées d'armes, et décorés de leurs chiffres et de leurs devises. Après avoir fait quelques pas, la duchesse se tourna du côté d'Olivier: il étoit juste, lui dit-elle, de vous consacrer cette galerie, dans laquelle je vous ai vu marcher sur des poutres embrasées, et traverser des torrens de feu pour voler à mon secours! C'est ici désormais que tous les chevaliers du cygne seront reçus; c'est ici que, pour honorer l'héroïsme, je donnerai l'emblême et la devise que vous avez illustrés, et qui doivent à jamais rappeler le souvenir de toutes les vertus. Ah! Madame, dit Olivier d'une voix basse et tremblante, quel nouveau danger je retrouve en ce lieu! Comment pourrois-je y conserver un foible reste de raison! ... Il s'arrêta...-et Béatrix heureuse, autant qu'attendrie, ne lui répondit que par le plus tendre regard. Au bout de la galerie on trouva la nouvelle
chapelle, qui formoit avant l'incendie la chambre de Béatrix; l'on y entra. La duchesse se plaça près de l'autel, entre Axiane et Abassa, et la cérémonie commença. Le vénérableThéobald, s'avançant le premier, fut décoré avant tous les autres de l'ordre du cygne. Béatrix, qui révéroit comme un père son vertueux instituteur, n'observa aucun cérémonial en le recevant; elle ne souffrit point que, selon l'étiquette, il se mît à genoux devant elle; et en lui passant le cordon de l'ordre, elle se leva et l'embrassa. Mais pour Zemni et les autres, elle suivit les usages ordinaires de la chevalerie, et en leur donnant la médaille, elle répéta toujours la formule qu'elle consacroit à ces réceptions, en disant à chacun: soyez vaillant, bienfaisant et généreux, comme ceux qui les premiers ont porté cet emblême . Le mariage de Zemni et de Sylvia termina cette intéressante cérémonie, pendant lauelle Olivieréprouva successivement toutes les émotions délicieuses et violentes, tous les sentimens déchirans et passionnés que peuvent inspirer l'admiration, la contrainte, la reconnoissance et l'amour approuvé
par la raison, mais combattu par le devoir. En sortant de la chapelle, on se rendit au pavillon d'Axiane, où la princesse vouloit dîner; on trouva ce pavillon magnifiquement décoré d'ornemens nouveaux. Le frontispice et les pilastres étoient chargés d'inscriptions ingénieuses à la gloire d'Axiane, et qui célébroient les vertus et rappeloient les grandes actions de cette illustre héroïne. Enfin Béatrix, dans ce jour, en satisfaisant tous les sentimens les plus chers à son coeur, en immortalisant les services, les exploits, le nom d'Olivier, sut remplir en même temps tous les devoirs de la reconnoissance et de l'amitié.
Après le dîner, Olivier, trop violemment affecté pour pouvoir se mêler à la conversation, sortit du pavillon, et alla dans la forêt. Aussitôt qu'il se trouva seul, ses larmes coulèrent avec autant d'abondance que d'amertume; sa raison se confondoit, s'égaroit, en songeant au sacrifice qu'il avoit si solennellement juré de faire. Il ne pouvoit supporter l'idée de détruire la douce sécurité de la duchesse, de lui arracher la confiance que lui donnoient
sa tendresse et tant de bienfaits, de changer en désespoir cette joie si pure dont elle étoit pénétrée. Cette image attendrissante lui ravissoit tout son courage. Enfin la pitié, l'amitié, l'amour et l'honneur, bouleversoient toutes ses idées, anéantissoient tour à tour ses projets, et déchiroient son ame abattue, en y excitant à la fois et de nouveaux combats et de nouveaux remords. Enseveli dans ses tristes pensées, il erroit avec égarement dans la forêt, lorsqu'il aperçut à deux cents pas de lui Barmécide, Angilbert et Lancelot, qui s'avançoient à sa rencontre. Ne pouvant les fuir, il les rejoignit, et Barmécide l'invita à venir voir avec eux la colonne sur laquelle Béatrix avoit fait graver les noms de tous ses défenseurs. Au détour d'une allée, ils rencontrèrent un écuyer du roi de Pannonie, qui, en voyant Olivier, lui demanda si son frère d'armes étoit dans la forêt ou au château. Olivier, surpris de cette question, voulut savoir à son tour si cet écuyer étoit chargé par son maître d'une commission pour Isambard. Oui, seigneur, dit l'écuyer, je dois lui remettre un billet. Donnez-le-moi, reprit
Olivier, j'imagine facilement ce qu'il contient: Isambard le recevra dans un instant, et je réponds pour lui qu'il acceptera ce qu'on lui propose. Assurez-en votre maître; je vais retrouver Isambard; ne faites point d'autres démarches auprès de lui; dans les choses de ce genre, il faut éviter l'éclat. Allez, et recommandez le silence et la discrétion à votre maître. Quand l'écuyer fut parti, Olivier ouvrit le billet, et y trouva, comme il l'avoit imaginé, un cartel pour Isambard. Theudon, en le défiant au combat, l'invitoit à se trouver le jour même, une heure avant le coucher du soleil, dans un endroit de la forêt qu'il désignoit. Olivier demanda aux trois autres chevaliers le secret sur cet événement. Il leur déclara qu'il le cacheroit à Isambard, et se battroit à sa place; ce qui étoit d'autant plus facile, qu'ayant la même taille et des armes semblables, Theudon ne pourroit le reconnoître lorsque la visière de son casque seroit baissée. Les chevaliers promirent à Olivier le plus profond secret, à condition qu'ils seroient tous les trois témoins du combat. L'on retourna au palais; Olivier rentra dans le salon. Il
y parut avec un maintien calme et serein; il annonça que Barmécide devant aller sur la fin du jour recevoir les derniers adieux de Gérold, qui partoit pour la Bavière, il l'accompagneroit pendant une partie du chemin. Il assura qu'il seroit de retour pour le souper; il sortit avec Barmécide. Isambard les suivit jusque sur le perron du palais, et témoigna le desir de les accompagner. Olivier lui persuada facilement qu'il devoit rester auprès de la duchesse; mais en le quittant, il l'embrassa, ce qu'il ne faisoit pas ordinairement, lorsqu'il se séparoit de lui pour si peu de temps... Olivier et Barmécide attendirent quelque temps sur les remparts Angilbert et Lancelot, qui vinrent les rejoindre.Ces trois amis d'Olivier renouvelèrent encore des représentations qu'ils avoient hasardées déjà sur le combat où s'alloit engager Olivier. Songez, répétoit Barmécide, qu'Isambardse plaindra sûrement de ce généreux artifice. Non, reprit Olivier, j'emploie un stratagême, mais je ne fais point une supercherie. Les ennemis d'Isambard ne sont-ils pas les miens?Quand je les découvre avant lui, n'ai-je pas le droit de les
combattre le premier? D'ailleurs croyez, mes amis, que, dans cette circonstance, je ne suis qu'équitable. Enfin, ne troublez point, par d'inutiles réflexions, cette douce tranquillité que je sens renaître dans mon ame... dans cette ame agitée depuis si long-temps! ... Je ne sais quel heureux pressentiment semble y rétablir le calme et la sérénité; laissez-moi jouir d'un état si doux et si nouveau. Les trois chevaliers, surpris de ce discours, se regardoient avec étonnement, et ne firent plus de réponse. Ils n'avoient jamais entendu le chevalier du cygne parler avec tant de franchise sur sa situation; et en effet Olivier, sans savoir pourquoi, ne sentoit plus la nécessité, et n'éprouvoit plus le desir de dissimuler ce qui se passoit au fond de son coeur. À l'entrée de la forêt, ils trouvèrent leurs écuyers, qui les revêtirent de leurs armures; ils n'avoient qu'un petit quart de lieue à faire pour se rendre au lieu indiqué: ils y arrivèrent au bout de quelques minutes. Theudon, accompagné de quatre écuyers, les y attendoit. Barmécide, s'avançant vers lui, l'instruisit qu'il ne venoit avecAngilbert et Lancelot, que pour être
témoins du combat; et, en lui montrant Olivier, il ajouta: voilà le chevalier du cygne prêt à recevoir le gage de bataille. Pour toute réponse, le roi jeta son gant, qu'Olivier ramassa.Ensuite les deux ennemis, après avoir salué les témoins, se précipitèrent l'un sur l'autre. Ils combattirent long-temps à cheval, sans recevoir de blessures; mais, dans un choc violent, la lance d'Olivier fut rompue, et le cheval du roi s'abattit. Dans ce mouvement, il laissa tomber sa lance, il se débarrassa de son coursier, et mit l'épée à la main. Olivier en fit autant en sautant légèrement à terre. À l'instant même il fondit impétueusement sur Theudon. Ce dernier, surpris, ébranlé, recule quelques pas. Olivier le presse vivement, l'atteint, le blesse mortellement, et le renverse mourant sur la poussière. Aussitôt que le généreux Olivier le vit tomber, son premier mouvement fut de le secourir; il s'approche, Theudon lui tend la main. Olivier touché, jette son épée, et se baissant, veut relever son ennemi vaincu; mis le perffde Theudon, tenant un poignard caché dans sa ceinture, le tire tout à coup, et le plonge dans
le sein d'Olivier, qui s'écrie en tombant: graces au ciel! J'ai préservé mon ami d'un assassinat... Barmécide et les deux autres chevaliers poussent un cri terrible, et s'élancent vers le chevalier du cygne et son meurtrier. Ce dernier rendoit le dernier soupir; et le malheureux Olivier, baigné dans son sang, paroissoit n'avoir que peu de momens à vivre. On bande sa plaie avec des mouchoirs; on coupe des branches d'arbres, on en fait un brancard, sur lequel on le couche. Ses amis désespérés se chargent de le porter, et retournent ainsi au château. Les écuyers de l'exécrable Theudon avoient voulu prendre la fuite au moment de l'assassinat; mais les écuyers des chevaliers les arrêtèrent, afin d'emmener des témoins de plus de la victoire d'Olivier et du crime de Theudon. Cependant Olivier, paroissant se ranimer un peu, recommanda à ses amis de ne rentrer au château que par les cours de derrière, afin qu'il pût se rendre dans son appartement, sans passer sous les fenêtres du palais de la duchesse. On marchoit lentement, et la nuit étoit tout à fait tombée lorsqu'on arriva au château.
En approchant de la cour où se trouvoit le pavillon d'Olivier, on entendit un grand bruit d'instrumens et des chants pleins d'alégresse, dans lesquels on distinguoit le nom d'Olivierrépété mille fois... les chevaliers frémirent, et leur douleur s'accrut encore en entrant dans la cour... une brillante illumination y répandoit l'éclat du jour le plus éblouissant; les murs étoient tapissés de guirlandes de fleurs et de couronnes de lauriers, entremêlés du chiffre et de la devise des chevaliers du cygne, tracés sur toutes les façades en caractères de feu. Des troupes et un peuple immense remplissoient cette enceinte, et des soldats français et germains, confondus dans la foule avec les pâtres et les bergers, mêloient leurs chants guerriers aux romances villageoises, et dansoient aux sons réunis des cymbales belliqueuses et des musettes champêtres. Imaginèrent facilement l'impression terrible qu'alloit produire sur cette multitude le spectacle inattendu d'Olivier mourant. En effet, à eine eut-on jeté les yeux sur le brancard ensanglanté et sur le malheureux
chevalier du cygne, que les touchans témoignages de la plus vive douleur succédèrent rapidement aux bruyantes démonstrations de la joie. On entendit de toutes parts des gémissemens et des cris lamentables et si perçans, que toutes les voûtes du palais en retentirent. Barmécide se hâta d'envoyer Angilbert et Lancelot chercher des chirurgiens, et prévenir Isambard et la ducesse de ce tragique événement, puisqu'il étoit impossible de les y préparer, et de le leur annoncer avec quelques ménagemens. Cependant on porteOlivier dans sa chambre; Barmécide le pose sur son lit, et ensuite s'assied à son chevet. Olivier voyant sur son visage l'expression de la consternation et de la douleur: cherBarmécide, lui dit-il, vous connoîtrez bientôt le secret de mon coeur... alors vous cesserez de vous affliger de ma mort. Barmécide alloit répondre; mais la porte s'ouvrit, et l'on vit paroître Isambard, qui, pâle, hors d'haleine, vint se jeter dans les bras d'Olivier, en disant d'une voix entrecoupée: ah! Qu'as-tu fait? ... Ah! Cruel ami, c'est pour moi! ... Il n'en put dire davantage; ses sanglots
lui coupèèent la parole. Dans ce moment, la duchesse entra, suivie de Zemni et des médecins. Sa physionomie expressive et touchante peignoit avec énergie l'état affreux de son coeur; mais elle ne pleuroit point, elle avoit su composer son maintien, elle trouvoit tout le courage dont elle avoit besoin, dans la crainte d'augmenter le danger d'Olivier, en l'attendrissant et en lui causant une vive émotion. Elle pria Isambard d'un ton sévère de s'éloigner un moment du lit de son ami, et faisant approcher ses médecins: leur habileté, dit-elle, a tiré le comte de Bavière d'un état qui paroissoit mortel; je me flatte que la blessure du généreux Olivier n'est pas aussi dangereuse, et qu'il sera moins difficile de lui rendre promptement la santé. Après avoir dit ces paroles d'une voix assez ferme, Béatrix sortit de la chambre, et retourna dans son appartement; elle ne s'y enferma point, et y reçut les deux princesses, Théobald, Roger, Ogier le danois, et les chevaliers français. Toutes ces persnnes admiroient et chérissoient Olivier; elles ne pouvoient gêner Béatrix, car elle cessoit absolument de se contraindre
en leur présence. Elle trouvoit une sorte de consolation à ne plus déguiser des sentimens qui donnoient tant de prix à la conduite d'Olivier; elle vouloit que tout le monde sût enfin qu'elle l'adoroit, qu'elle en étoit aimée, et qu'il avoit refusé sa main. Baignée de larmes et pénétrée de la plus mortelle inquiétude, elle jouissoit du moins de a douceur nouvelle d'ouvrir son ame toute entière, et d'avouer publiquement une passion si violente, et qu'elle avoit dissimulée si long-temps. Quoique sa douleur fût inexprimable, elle étoit cependant modérée par l'espérance: l'infortunée Béatrix s'abusoit encore sur l'état d'Olivier, et n'en imaginoit pas le pressant danger. Les médecins, après avoir pansé sa blessure, dirent à Isambard et à ses autres amis qu'ils lèveroient ce premier appareil le lendemain matin, et qu'alors seulement ils pourroient prononcer sur son état. Personne dans le château ne se coucha. Isambard, Barmécide, Angilbert, Lancelot et Zemni, passèrent la nuit dans la chambre d'Olivier, et tous sans se parler, sans se communiquer leurs craintes et leurs idées funestes. Isambard,
les yeux fixés sur Olivier, le considéroit avec égarement; il suivoit tou ses mouvemens avec une telle attention, que l'on voyoit se peindre sur son visage tout ce que celui è'Olivierexprimoit. Il ne réfléchissoit ni ne pensoit, mais il souffroit, s'affoiblissoit avec lui et comme lui, paroissoit empirer, s'éteindre et s'approcher de ses derniers momens. Aux premiers rayons du jour, les quatre écuyers de l'infame Theudon furent conduits, par ordre de la duchesse, devant un tribunal public, présidé par Théobald. Là, en présence des troupes et de tout le peuple assemblé, on lut à haute voix la déclaration écrite et signée des témoins du combat. Cet écrit constatoit le triomphe d'Olivier, sa générosité, et l'assassinat commis par Theudon; les écuyers de ce monstre confirmèrent la vérité de ces funestes détails, qui produisirent sur le peuple une telle sensation, que leur indignation et leur ressentiment s'étendirent jusque sur les écuyers de Theudon, quoiqu'ils n'eussent point participé au crime de leur maître, et qu'ils parussent le détester. La sagesse deThéobald sut calmer
l'effervescence de ces premiers mouvemens; les écuyers furent congédiés et conduits sur les frontières; ensuite on se rendit au lieu où se trouvoit la colonne érigée par la duchesse, à la gloire de ses défenseurs, et Théobald, suivi du peuple, s'approchant de la colonne, en fit effacer le nom justement détesté du lâche roi de Pannonie.
Cependant Olivier, sur les sept heures du matin, reçut la seconde visite des chirurgiens, qui venoient lever le premier appareil qu'ils avoient mis sur sa blessure. Olivier voulut que tous ses amis, sans en excepter Isambard et Zemni, sortissent de sa chambre; il leur fit promettre de ne revenir que lorsqu'il les feroit rappeler. Les chirurgiens examinèrent et pansèrent sa plaie sans proférer une seule parole. Lorsqu'ils eurent fini, Olivier les regardant d'un air doux et tranquille: je sens, leur dit-il, que mon état est mortel, mais l'intérêt le plus puissant me fait desirer de savoir avec précision combien de temps je puis vivre encore, et la probité vous prescrit de répondre sans détour à cette question. À ces mots les chirurgiens parurent
interdits, et répondirent d'une manière équivoque; mais Olivier les pressa si vivement et avec tant de fermeté, qu'ils lui déclarèrent enfin que la durée de sa vie ne pouvoit passer celle du jour. Olivier reçut cet arrêt sans surprise et sans émotion; il chargea les chirurgiens d'aller en instruire Barmécide et Lancelot, en les priant de sa part d'en prévenir la princesse, Isambard et Zemni. Mais recommandez-leur, ajouta-t-il, de respecter l'entière solitude dont j'ai besoin durant quelques momens, et que je veux consacrer à la religion.Les chirurgiens promirent d'exécuter ses ordres, et sortirent. Olivier fit venir un prêtre: après avoir rempli avec une piété sublime tous les devoirs imposés par le christianisme, il s'entretint encore un quart d'heure avec ce prêtre, qui, au bout de ce temps, se retira dans la chambre prochaine. Olivier se fit aporter la cassette qui renfermoit tout ce qu'il possédoit de plus précieux, la tresse de cheveux, la chaîne d'or (ces touchantes offrandes de Célanire), et l'écharpe de Vitikind, qu'il tira de la cassette. Malheur, dit-il, à qui n'emporte dans la tombe que des lauriers
ensanglantés! ... Désormais ma gloire et ma renommée n'appartiendront plus qu'à ceux qui m'ont aimé; mais ceci me reste, et me suivra dans le cercueil: oui, je veux que cette écharpe y soit posée sur mon sein; elle fut le prix d'une action généreuse inspirée par la seule humanité, et que je me retrace aujourd'hui avec plus de plaisir que tous les triomphes éclatans obtenus par les armes. En disant ces paroles Olivier posa l'écharpe sur son lit; ensuite il se recueillit dans un profond silence pendant quelques instans, et après avoir rassemblé toutes ses forces et rappelé tout son courage, il envoya dire à la duchesse et à Isambard qu'il desiroit les entretenir. Lancelot et Barmécide s'étoient acquittés de leur funeste commission; le premier étoit encore enfermé avec le malheureux Isambard et Zemni, tandis que Barmécide, chez la duchesse, partageoit la douleur et l'effroi d'Axiane et d'Abassa, qui tenoient dans leurs bras l'infortunée Béatrix, agitée d'affreuses convulsions survenues à la suite d'un long évanouissement. Enfin Barmécide, profitant d'un instant de calme apparent, causé par l'épuisement de ses
forces, s'approcha d'elle, et lui dit qu'Olivier la demandoit. Elle tressaillit, et ses larmes, qui n'avoient point encore coulé, bientôt inondèrent son visage; elle se leva et retomba sur son siége. Ah! Madame, dit Barmécide, songez qu'Olivier vous attend; quelle sera l'amertume de ses derniers momens s'il vous voit dans cet état! Pour toute réponse, Béatrixessuya ses pleurs, se releva, et s'appuyant sur le bras de Barmécide, sortit avec lui. Il la conduisit jusqu'à la porte d'Olivier, et là il se retira, et Béatrix entra seule. Isambard étoit déjà dans la chambre, placé dans la ruelle du lit, et à moitié caché par les rideaux; on entrevoyoit à peine son visage pâle et immobile. La duchesse, d'un pas chancelant, s'avança vers le lit, et tomba dans un fauteuil. Olivier avoit renvoyé tous ses gens. Il y eut un moment de silence; enfin Olivier prenant la parole: je me retrouve donc encore, dit-il, entre les deux objets qui partagent toutes les affections de mon coeur! ... J'ai voulu les rendre dépositaires de mes derniers voeux... en prononçant ces paroles, il détacha de son bras le collier de perles, et le posant dans
la cassette qui contenoit les offrandes de Célanire: dans cet instant solennel, poursuivit-il, il m'est permis de réunir aux dons de Célanire les bienfaits de Béatrix... je desire que ma tombe, sans inscription et sans ornemens, puisse être placée au pied d'un sorbier, et que ces gages précieux soient à jamais suspendus aux branches de cet arbre, sacré pour moi.Je desire encore emporter dans le cercueil l'écharpe de Vitikind et le portrait de Célanire... ici Olivier s'arrêta, et n'obtint pour réponse que des gémissemens sourds et étouffés... je connois vos ames généreuses, reprit-il, je suis certain que les derniers desirs de votre ami ne seront point oubliés. Oui, dit la duchesse, s'il est possible que Béatrixpuisse exister lorsqu'Olivier n'existera plus, vous serez obéi... un torrent de pleurs accompagna ces paroles. Olivier se troubla et laissa aller sa tête sur son oreiller; la duchesse frémit; ses larmes s'arrêtèrent tout à coup. Ne doutez pas de mon courage, reprit-elle d'une voix tremblante et concentrée... je puis tout sur moi-même pour vous obéir; je puis vivre, si vous l'ordonnez...
hé bien, dit Olivier, sachez donc qu'il est un autre voeu que j'ose former encore, et daignez m'écouter l'un et l'autre sans m'interrompre. Cessez de vous affliger et de me plaindre; la mort seule, ô Béatrix! Pouvoit m'affranchir de l'opprobre du parjure ou du supplice affreux et bizarre d'être ingrat envers vous... hélas! Vous connoissez mon crime et mes sentimens; mais vous ne pouviez connoître toute l'horreur de mes remords, et vous ignoriez mes résolutions... oui, j'avois juré de vous fuir, de vous quitter pour jamais! ... Ce jour même devoit éclairer mon départ... aujourd'hui même je devois vous dire un éternel adieu; n'étoit-ce pas toujours mourir? Et quelle mort, juste ciel! J'emportois avec moi vos justes reproches; je vous abandonnois volontairement... et j'avois à supporter à la fois votre douleur, la mienne, et le malheur de mon ami! ... Je n'éprouverai point l'inconcevable tourment de m'arracher des lieux que vous habitez; mais quels egrets déchirans me restent encore! ... Ô Béatrix! Ô mon frère! Vous pouvez les dissiper tous; vous pouvez
m'affranchir du poids affreux de mes remords... ah! Je ne puis descendre avec tranquillité dans la tombe, qu'en unissant pour jamais, par des noeuds indissolubles, les seuls objets qui m'attachoient à la vie. Qui? Moi! S'écria Béatrix, quand je me meurs... quand je suis consumée par une passion invincible, qui ne s'étindra qu'avec mon dernier soupir, je pourrois consentir! ... Non, Olivier, vous ne l'espérez pas, non... Béatrix prononça ces paroles avec l'accent impétueux d'une vive indignation et de la plus violente douleur, et ses sanglots lui coupèrent la voix... Isambard, qui, jusqu'à ce moment, glacé par un morne désespoir, avoit gardé un profond silence, tout à coup ouvrit le rideau, et découvrant un visage égaré, que la pâleur et le saisissement rendoient méconnoissable: Olivier, dit-il, oserois-tu concevoir le projet de former un lien qui pût me rattacher à la vie? ... Les yeux fixés sur ta tombe, j'attendrai qu'elle s'ouvre pour moi, et je fais le serment... arrête, interrompit Olivier, arrête... je n'ai plus qu'un mot à dire... si vous persistez l'un et l'autre dans vos refus,
vous remplirez d'amertume mes derniers momens, et vous les avancerez, n'en doutez pas... à ces mots, Isambard et Béatrix tombèrent à genoux, en fondant en pleurs. Olivierprit leurs mains, qu'il unit dans les siennes; vivez, leur dit-il, pour honorer ma mémoire; vivez ensemble pour mieux conserver mon souvenir. Ah! C'est dans le sein déchiré d'Isambard que les pleurs de Béatrix doivent couler, et quelle autre que Béatrix pourroit partager ou concevoir les regrets d'Isambard! Ames sensibles et sublimes, je vous confie comme un dépôt ce feu sacré de l'amour et de l'amitié, cette flamme active et pure qui va s'éteindre en moi. Oh! Qu'elle ne s'exhale point avec mes derniers soupirs! Recueillez-la, qu'elle revive en vous je n'aurai point perdu l'existence. Mais, poursuivit-il, je sens que mes forcess'épuisent... achevez de combler tous mes voeux; que mes derniers regards puissent jouir du ravissant tableau d'une union si chère... j'ai osé prévoir que vous cèderiez à la volonté de votre ami mourant; tout est préparé pour l'auguste cérémonie. Au nom du sentiment
qui nous unit tous trois, ne perdons plus de temps. L'infortunée duchesse et le malheureux Isambard n'étoient pas en état de répondre; mais Olivier, certain de leur obéissance, donna le signal convenu. Au moment même la porte s'ouvrit, et l'on vit paroître le prêtre qui, d'après les ordres d'Olivier, avoit mis ses habits pontificaux, et étoit suivi deThéobald, de Barmécide, d'Angilbert, de Lancelot et de Zemni, qui devoient servir de témoins. Tous les chevaliers, pénétrés de douleur et les yeux baignés de larmes, s'avancèrent en silence, et entourèrent le lit d'Olivier. Le prêtre s'approcha du pied du lit, auprès duquel on voyoit étendu un long et magnifique manteau de pourpre qu'Olivier tenoit deBéatrix. Il prit ce manteau, et découvrit, en l'ôtant, un autel qu'il avoit posé lui-même dans la matinée. Olivier conjura le couple infortuné d'aller à l'autel. La duchesse pressant une des mains d'Olivier dans les siennes: ô toi, que mon coeur avoit choisi pour époux, s'écria-t-elle, cher Olivier, ô mon amant! Écoute encore la voix de Béatrix, permets-lui d'exprimer pour la dernière fois
ce sentiment insurmontable que ta mort et la mienne ne sauroient anéantir, puisque mon ame est immortelle. Cet amur malheurux va descendre avec toi dans la tombe, se déposer sous tes cendres, et s'ensevelir pour toujours, sans s'éteindre jamais! ... Cependant tu seras obéi; tes volontés sacrées seront exécutées... le soin de les remplir est un lien qui m'attache encore à la vie... oh! Que la paix renaisse dans ton ame généreuse! ... Oui, ton ami privé d'un frère, trouvera dans Béatrix la plus tendre des soeurs! ... Pourrois-je ne pas remplir mes devoirs, quand c'est toi qui me les impose? ... Ange consolateur, interrompit Olivier avec transport, adorable et chère Béatrix! Ta voix céleste a calmé mes vives douleurs et dissipé mes remords: oui... il me semble que tu viens de me rendre l'innocence et toute ma vertu. Olivier prononça ces paroles avec un enthousiasme qui ranima ses forces; la pâleur de son visage décoloré s'étoit dissipée; ses yeux brilloient d'un feu nouveau; le sentiment et la sérénité se peignoient à la fois sur sa physionomie. La duchesse le contempla
un instant avec une sorte d'extase; ensuite, voyant ses traits s'altérer et l'incarnat de ses joues s'affoiblir, elle se leva brusquement, et s'appuyant sur Théobald, elle s'avança vers l'autel... Olivier saisit l'écharpe de Vitikind, qui se trouvoit à côté de lui, et la passant autour de sa taille: ô Célanire! S'écria-t-il, j'ai le droit de la reprendre; je suis digne de la porter dans ce moment... après avoir dit ces mots, Olivier joignit les deux mains, et les élevant vers le ciel, il resta dans cette attitude avec la plus touchante expression de ferveur et d'attendrissement. Lorsque la cérémonie fut terminée, Isambard courut se jeter dans les bras de son ami; et la malheureuse duchess respirant à peine, n'aant plus qu'une demi-connoissance, et toujours soutenue par Théobald, s'approcha lentement du lit. Olivier, lui tendant une main défaillante: épouse d'Isambard, lui dit-il, ô ma soeur! ... Votre vertu sulime vient d'expier tous mes égaremens... en achevant ces paroles, ses yeux se fermèrent à moitié... on entendit dans la chambre un gémissement universel; un cri douloureux s'échappa
de la bouche d'Isambard... Béatrix frissonne; elle veut se pencher vers Olivier mourant, et elle retombe évanouie dans les bras de Théobald et de Barmécide. Olivier soupire; il prononce d'une voix éteinte les noms chéris de Célanire et de Béatrix... Zemni, baigné de pleurs, lui prodigue inutilement de vains secours... Isambard le tient dans ses bras, et le presse contre sa poitrine... tout à coup Olivier entr'ouvre des yeux languissans; il voit, il reconnoît son frère... l'amitié fidèle recueille son dernier regard et son dernier sentiment... ô mon ami! Dit-il... à ces mots, il laisse tomber doucement sa tête sur le sein d'Isambard; ses yeux se referment pour jamais... il expire!
- Holder of rights
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Citation Suggestion for this Object
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Les Chevaliers du cygne Ou La Cour De Charlemagne. Les Chevaliers du cygne Ou La Cour De Charlemagne. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD20-2