HISTOIRE DE ROBERT LE DIABLE, DUC DE NORMANDIE; ET DE RICHARD SANS PEUR, SON FILS.

A PARIS, Chez LACOMBE , Libraire, rue Christine. près de la rue Dauphine.

M. D. C. C. LXIX. Avec Approbation, & Privilege du Roi .

AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR.

IL paroîtra sans doute bien singulier qu'on ait pris la peine de rajeunir des ouvrages, qui, depuis plus de deux siecles, sont abandonnés au peuple; des Romans que la plus mince bourgeoise n'oseroit se vanter d'avoir lus, non pas à cause du style & du langage, qui les lui rendent aussi inintelligibles, que le jargon alambiqué de Marianne l'est quelquefois pour nos Petites Maitresses, mais précisément parcequ'ils ont fait l'amusement de la plus vile populace, qui commence à ne plus les entendre. Ce n'est aujourd'hui ni la maniere d'écrire des Auteurs, ni les sujets qu'ils traitent, ni le desir de s'instruire, ni même celui de s'amuser, qui déterminent à lire; c'est l'ennui, le caprice ou la mode; c'est aussi par ces motifs, que la plupart des Ecrivains sont entrainés. Mais ce n'est rien de tout cela qui a donné lieu à l'idée de refondre quelques-uns des ouvrages qui composent ce qu'on appelle la Bibliotheque Bleue

On venoit de publier un Roman que tout le monde s'arrachoit, parcequ'il portoit le titre de Philosophique: les femmes le lisoient avec fureur sans y rien comprendre, les Petits Maîtres le vantoient beaucoup sans l'avoir lu, & les gens raisonnables convenoient qu'il auroit été, passable, si l'Auteur l'eût réduit au quart du volume. Un homme de lettres, qui lit peu de Romans, eut lacuriosité de parcourir le nouveau chef-d'oeuvre. Il étoit à la campagne chez Madame de* * *: Eh bien! lui dit-elle, lorsqu'il eut achevé de lire, jugerez-vous toujours d'un ouvrage sans leconnoître ; n'est-il pas vrai que celui-ci est charmant? quelle connoissance du monde, quelle imagination, que d'esprit! L'homme de lettres, pour toute réponfe, lui rendit le livre, & la remercia. Enfin, pressé de dire son sentiment ; je ne puis disconvenir, dit-il, que l'Auteur n'ait beaucoup d'esprit, son ouvrage en est rempli, & c'est ce qui m'en a le plus ennuyé. Madame de * * ouvroit de grands yeux, prenoit cet homme pour un fou, & alloit fe fâcher. Alors il prit le livre, chercha l'endroit le plus intéressant, & le relut avec toute la chaleur que la situation du Héros du Roman lui inspiroit. Mad. de ** triomphoit, lorsque le Lecteur reprenant emême endroit, l'examina phrase par phrase, & fit voir qu'il n'y avoit pas un mot qui convînt à l'état du personnage. Mad. de** étoit toute étonnée, & ne se pardonnoit pas de s'être laissé attendrir : c'est, lui dit l'homme de lettres, que votre coeur entraîné par la situation, a suppléé au sentiment qui manque à l'Auteur. Combien à nos pièces de théâtre, ne voiton pas de spectateurs verser des larmes, qui sont aussi surpris que vous, lorsqu'à la lecture ils ne trouvent que des mots vuides de sentiment, des expressions recherchées, un style empoulé & toujours hors du vrai! Quant à cette connoissance du monde, je ne vois pas pourquoi on en fait tant de cas dans un Ecrivain : est-il donc si difficile d'en saisir le jargon, les usages, les mœurs? & quand on a saisi tout cela, que tient-on? Je conviens qu'un Auteur est blamable de manquer de ce qu'on appelle urbanité; mais il n'y a pas un grand mérite à la posséder chez une Nation où le plaisir est le premier lien de la société. Une connoissance plus essentielle, plus difficile, & malheureusement plus négligée, est celle du cœur humain: c'est faute de cette connoissance que nos Romanciers & nos Auteurs dramatiques mettent l'esprit à la place du sentiment, font parler aux passions un langage étranger, raisonnent quand il faudroit toucher, amusent l'esprit ou cherchent à lui en imposer par des expressions singulieres, quand il faudroit porter dans l'ame les coups les plus sensibles. Madame de * * sentoir la vérité de tout ce que disoit le critique ; mais elle ne vouloit, pas abandonner l'Auteur du Roman nouveau ; elle se retrancha sur le style & sur l'imagination. Qu'entendez-vous par style? reprit l'homme de lettres : n'est-ce pas ce ton, cette couleur que doit donner à la diction la chose qu'on peint, ou le sentiment qu'on exprime? Madame de * * convint que cette définition rendoit à peu près l'idée qu'elle se faisoit du style. Le style est donc mauvais, reprit-il, toutes les fois qu'il n'est pas d'accord avec le fond des choses? Or vous convenez que l'Auteur s'exprime avec esprit, lorsqu'il devroit mettre dans la bouche & dans les actions de ses personnages, le langage simple, & les mouvemens impétueux des passions ; qu'il rend avec véhémence des évenemens ordinaires; qu'il peint avec pompe les choses les plus communes. Votre Auteur n'a donc point de style, ou si vous l'aimez mieux, n'a qu'un style faux & menteur. Quant à cette imagination que vous trouvez si brillante, il n'y a pas un de ces anciens Romans qu'on ne lit plus, qui n'en offre mille fois davantage, je n'en excepte ancun. Madame de * * l'accusa de prévention. Il soutint son avis avec une modeste opiniatreté, & alla si loin qu'il mit les Romans de la Bibliotheque Bleue, au dessus de la plupart de ceux qui composoient la sienne, du moins pour l'imagination. Elle fut indignée, humiliée même de la comparaison. Suspendez encore votre colere, lui ditil, je n'ai rien avancé que je ne puisse prouver : je sais bien que dans l'état où sont ces ouvrages, il n'est guère possible d'en juger : outre qu'ils ne sont presque tous que des traductions informes, ils sont écrits d'une maniere si barbare, que vous auriez de la peine à les entendre ; ce sont de vieux tableaux qu'il faut raccommoder après les avoir bien lavés, & à plusieurs desquels il faut mettre des fonds. Madame de * * qui vouloit des preuves, sonna sa Femme-de-chambre, & lui demanda Robert le Diable & Richard sans peur . La Soubrette étonnée se fit répeter jusqu'à trois fois, & reçut avec dédain cet ordre bisarre : il fallut pourtant obéir, elle descendit à la cuisine & reporta la brochure en rougissant. Sa maitresse eut la force d'en lire deux pages, & la remit au Critique, en le défiant d'en tirer parti. Il accepta le défi, se mit à l'ouvrage, & comme il étoit fort presse de se justifier, il n'y mit pas toute la correction dont il étoit capable. Madame de ** reçut sa rédaction avec peu d'espoir de s'en amuser, la lut avec plaisir & exhorta l'Auteur de continuer.

Ces essais sont tombés entre mes mains ; je les donne tels qu'ils sont sortis de la plume de cet homme de lettres. S'ils plaisent au public, je puis lui donner une suite de Romans anciens plus intéressans, qui sont devenus fort rares après avoir fait les délices de leur siecle. L'Auteur ne s'est pas contenté de les rajeunir, il a tâché de les rendre dignes de toute forte de Lecteurs, en les refondant entierement, & en y ajoutant des situations & des épisodes nouveaux.

CHAPITRE PREMIER. Sagesse d'Hubert. Embarras de ses Courtisans. Combat contre deux Corsaires .

S'IL EST un plus grand crime, il n'en est pas du moins de plus insensé, que de murmurer contre la Providence ; nous lui imputons des malheurs que nous nous faisons nousmême, ou qui, étant liés à un ordre invariable de choses, sont presque toujours la source des plus grands biens. Pour qui pourrait voir la chaîne des évenemens, il n'y auroit ni bonheur, ni malheur sur la terre : ceux dont nous nous plaignons, ne sont le plus souvent des maux, que parcequ'ils contrarient nos passions ou nos préjugés. Si la Providence s'assujetcissoit aux fanraisies particulieres des elle réuffiroit à faire le bien général qui ne résulte pas du bonheur du grand nombre, mais du mélange des biens & des maux de tous. D'ailleurs nous nous méprenons si souvent sur les objets de nos voeux, nous avons des idées si fausses du bonheur ou du malheur, que nos desirs sont souvent des blasphêmes, dont la Providence se venge en les exhaussant.

Tels furent les vœux importuns de la Duchesse de Bretagne, jeune épouse d'Hubert, Duc de Normandie, qui depuis dixsept ans qu'elle étoit mariée, imploroit le ciel pour avoir des enfans, & murmuroit de ce qu'il étoit sourd à ses cris : à cela près, elle pouvoit se regarder comme la plus heureuse des femmes : épouse adorée, Princesse respectée & chérie, maitresse absolue, dont la beauté égaloit le pouvoir, rien ne sembloit manquer à sa félicité. Le Duc possédoit outre le Duché de Normandie, des biens immenses & les plus belles prérogatives ; il y avoit joint une partie de la Bretagne que son épouse lui avoit apportée en dot. L'amour, la convenance, & le vœu de son peuple, avoient engagé Hubert à demander au Duc de Bretagne la main de sa fille : la Souveraineté étoit le moindre des avantages que possédoit le Duc de Normandie. Aux qualités du corps & de l'esprit, il joignoit l'ame la plus belle: juste, vaillant & magnifique, mille traits héroïques caractérisoient sa vie. Les Rois le prenoient pour arbitre de leurs querelles ; & lorsqu'il avoit prononcé, si l'un des deux refusoit de terminer leurs différens, Hubert prenoit les armes, se rangeoit du côté du plus juste, & par conséquent de celui auquel il avoit donné gain de cause, & il forçoit toujours la victoire de confirmer ses jugemens. Il avoir atteint sa vingt-cinquieme année qu'il n'avoit pas songé à se marier : tout sage qu'il étoit, il avoit adopté le préjugé commun aux Généraux & aux Officiers Normands de ce tems là, qui pensoient qu'une épouse amollissoit le courage, & en conséquence il avoit défendu qu'aucun de ses soldats se mariât, de forte que la guerre qui n'étoit funeste à ses voisins que par les hommes qu'elle leur enlevoit, l'étoit doublement pour Hubert qui perdoit ses soldats, & qui s'ôtoit les moyens de réparer ses pertes.

Hubert étoit galant, quoique sage & pieux, mais il redoutoit les noeuds du mariage; ses Courtisans dans l'espérance de rendre sa Cour plus gaie & plus brillante, lui représenterent qu il étoit tems de penser à se donner des successeurs, & que les guerres les plus sanglantes dévasteroient ses Etats, s'il venoit à mourir sans enfans ; qu'à la vérité, selon l'ordre ordinaire de la nature, ce tems étoit encore très eloigné, & qu'il n'y avoit aucun d'eux qui ne désirât de donner la moitié de sa vie pour l'éloigner encore. Mais Hubert qui connoissoit la valeur de ces sacrifices, ne consulta que l'intérêt de ses sujets: il envoya secrettement des Peintres dans toutes les Cours, avec ordre de faire les portraits de toutes les Princesses, sans qu'elles pussent s'en appercevoir. Lorsqu'il en eut rassemblé une douzaine, il les exposa aux yeux de fes Courtisans : les femmes les virent & critiquerent tout, les hommes cherchoient dans les yeux du Duc, quelle étoit celle qu'ils devoient trouver la plus belle. Il s'en apperçut, ilsourit au portrait de laComtesle de Flandres, dont la taille étoit lourde & massive, les yeux petits & louches, le teint pâle & inanimé. Ils crurent avoir deviné le goût du Prince, & la beauté de la Comtesse de Flandres fut mise au dessus des charmes de Vénus. Hubert rioit de l'ait avec lequel ils convertissoient en graces, les défauts les plus frappants. Les femmes plus sinceres & plus malignes, exerçoient leur critique sur le mauvais goût de leurs maris, sur celui du Prince, & sur-tout sur les tratis manqués de de leur future Souveraine. Enfin le Duc se rangea du côté des femmes, il déclara que la Comtesse de Flandres étoit très laide, & les Courtisans ne comprenoient pas comment ils avoient pu se faire illusion au point de la trouver jolie.

Dedouze portraits, le Duc en rejetta neuf, & consulta les Courtisans sur les trois qui restoient. L'un représentoit la fille de Raimond, Comte de Toulouse, en amazonne, le casque en tête, l'arc en main, & poursuivant un sanglier, qui trainoit après lui le trait dont elle venoit de le blesser. L'autre étoit le portrait de la Duchesse de Bourgogne, jeune veuve, peinte en habit de deuil sous des voiles funebres qui rehaussoient sa blancheur, appuyée sur le tombeau de son époux qu'elle arrosoit de ses larmes ; l'intérêt que son affliction répandoit sur toute sa figure, enchainoit l'ame du Duc. Le troisieme portrait étoit celui de la fille du Duc de Bretagne; elle étoit représentée dans le négligé le plus simple ; elle prodiguoit à son pere les caresses les plus ingénues ; on voyoit à travers les rides du vieillard, la satisfaction que les graces de sa fille répandoient dans son cœur ; ses yeux la fixoient & laissoient échapper des larmes de tendresse. Le Duc Hubert hésitoit entre ces portraits : les Courtisans se garderent bien de prononcer, & pour cette fois leur embarras venoit autant de l'égalité des charmes de ces trois Princesses, que de leur politique. Le Duc ne pouvant se décider sur leut beauré, résolut d'envoyer des Ambassadeurs dans!es trois Cours, sous des prétextes assez légers. Il leur ordonna d'examiner à fond les caracteres des trois Princesses, de lui en faire un fidele rapport, & surtout d'être sinceres. La fille du Comte Raimond étoit vive & piquante, elle joignoit les graces de l'esprit aux traits d'une beauté mâle, qui annonçoient un courage au dessus de son sexe : elle passoit la moitié de ses jours dans les bois ; les fêtes les plus bruyantes, les jeux les plus pénibles, les exercices les plus dangereux étoient ceux qu'elle préféroit : ses principales vertus étoient la magnanimité, le courage, la fermeté & l'égalité de caractere la plus constante. Une ame tendre & sensible, la bonté la plus généreuse, un cœur toujours prêt à partager les biens & les maux de l'humanité, des mains toujours ouvertes à l'indigent : tels étoient les principaux traits du caractère de la jeune veuve. La candeur, la simplicité de mœurs, la douceur & la délicatesse de sentimens caractérisoient la fille du Duc de Bretagne : cette naïveté donnoit à son esprit & à sa figure des graces qui séduisoient ; il étoit comme impossible de lui résister. Le Duc étoit encore indécis, il voulut s'assurer par lui-même de la vérité, il se cacha sous l'habit de pelerin : les pelerinages étoient alors d'autant plus à la mode qu'elle étoit encore dans sa nouveauté. L'Etat le plus voisin de la Normandie est la Bretagne ; ce fut par là qu'il commença sa tournée ; il arriva sans avanture jusqu'à Rennes ; il auroit voulu s'insinuer jusques dans le palais du Duc; la crainte dêtre reconnu l'en empêchoit, un évenement imprévu l'y introduisit malgré luimême.

Des Corsaires Sarrasins infestoient les côtes de Bretagne, ils enlevoient toutes les jeunes beautés qu'ils pouvoient rencontrer : on avoit apperçu à la hauteur de Saint Malo, près de Cancale, deux vaisseaux en panne, ils furent reconnus pour des Corsaires : la jeunesse Bretonne se mit sous les armes, les jeunes filles resterent auprès de leurs meres, & l'on prit les précautions les plus séveres. On se doutoit que les Sarrasins avoient des intelligences secrettes dans la ville : on surprit deux Juifs qui s'etoient glissés dans les principales maisons de Rennes, à la faveur de noms célebres & de l'habit de pelerins. Dès ce moment on fit main basse sur tous ceux qu'on trouva dans Rennes, & le Duc de Normandie qui avoit pris le nom du Cavalier Cinthio de Florence, fut arrêté & conduit au Duc de Bretagne. Il ne fut reconnu de personne, il refusa de dire son nom, il se contenta d'assurer qu'il étoit Chevalier, & il offrit de donner la chasse aux deux Corsaires. Il parla avec une si noble fermeté, que le Duc de Bretagne lui confia une de ses galetes: il ne prit que le monde qui lui étoit absolument nécessaire. Avant que de sortir du port de Cancale, il fit partir une chaloupe afin d'attirer les Sarrasins & d'engager le combat. Son stratagême réussit, un des Corsaires se détache, fond sur la chaloupe qui fait semblant de regagner le port ; alors le Duc en sort, & à force de rames, s'approche du vaisseau ennemi qui le défie ; on en vient à l'abordage, & les Sarrasins réduits à dix combattans demandent grace. Cependant l'autre Corsaire vient au secours, le Duc le laisse approcher & se fait sur le pont un rempart des cadavres entassés des Sarrasins du premier vaisseau. Le second Corsaire combat avec fureur, sa résistance est vaine, il alloit subir le sort du premier, un Renégat effréné allume une torche & met le feu à la poupe ; quelques Chrétiens captifs se jettent à la mer, le Duc leur envoie sa chaloupe & les sauve : les Sarrasins furieux trainent sur le pont ceux qui n'avoient pas encore pu se précipiter dans les flots, & les égorgent à la vue du Duc ; mais bientôt le feu consume, & la mer engloutit assassins & victimes. Le Duc de Normandie ne put ramener qu'un des deux Corsaires. Ce combat s'étoit passé à la vue du port : le Duc qu'on ne connoissoit que sous le nom du Cavalier Cynthio, fut reçu avec des transports de joie : il distribua aux gens de l'équipage le butin qu'il avoit fait sur les Sarrasins, & ne réserva qu'une aigrette de diamans qu'il destina à la fille du Duc de Bretagne. Il fut reconduit à Rennes en triomphe, le Prince, avec sa fille, vint au devant de lui : il présenta les captifs au pere, & offrit les diamans à la Princesse : elle ne le vit point avec indifférence, & sa candeur ne lui permit pas de déguiser ses sentimens. Le Duc de Bretagne, rempli d'estime & d'admiration, le questiona beaucoup sur sa naissance & sur ses aventures. Le Duc de Normandie répondit modestement qu'il avoit des raisons pour les cacher, que la principale étoit qu'ayant été vaincu dans un tournoi, le vainqueur lui avoit imposé cette loi bisarre, qu'il avoit juré de garder le silence jusqu'à ce qu'il eut vaincu à son tour ce Chevalier, & qu'il avoit pris ce moment pour accomplir un vu qui étoit l'objet de son pelerinage. L'action éclatante & généreuse que vous venez de faire, lui dit le Duc de Bretagne, & votre qualité de Chevalier, me parlent assez en votre faveur pour que je respecte votre secret. La Princesse pria l'étranger de lui faire le récit du combat, elle l'écorna avec intérêt., & elle lui donna les éloges les plus flatteurs. Le faux Cynthio lui témoigna combien il désireroit de pouvoir exposer sa vie pour elle : il lui dit, d'un air sournis & modeste, qu'il la supplioit d'accepter ses services, lorsqu'elle auroit couronne les vœux de celui des Princes qui aspiroient à sa main. La Princesse s'inclina, se tourna vers son pere, & rougit. Ah! Chevalier, lui dit le bon vieillard, vous venez de renouveller nos douleurs ; je dois pour le bonheur de mes sujets marier bientôt Mathilde, mais je ne pense qu'en frémissant à notre séparation. Je ne vois qu'un Prince qui pourrait la rendre moins sensible, parceque ses Etats étant voisins des miens, j'aurais du moins la satisfaction de voir de tems en tems ma chere fille ; il est beau, jeune & vaillant je ne l'ai vu dans ma Cour que dans l'âge le plus tendre, & j'ai appris qu'il ne démentoit point l'espérance qu'il faisoit déjà concevoir de lui ; j'en ai souvent entretenu Mathilde, & j'ai taché de faire naître dans son cœur des sentimens que j'esperois de couronner un jour ; mais on dit que ce Prince dédaigneux compte pour rien la beauté, méprise l'amour & regarde les liens du mariage, comme une chaine cruelle & insupportable. On vous rrompe, Seigneur, reprit l'étranger avec vivacite: jamais le Duc de Normandie ne conçut des idées aussi fausses : il regarde sans doute le mariage comme le plus grand des maux, lorsqu'il enchaîne deux caractères insociables; mais je fais qu il n aspire qu après le bonheur de s'attacher à une compagne aimable; qu'il prend, pour ne point hazarder une démarche imprudente, les moyens les plus surs ; qu'il aimeroit mieux épouser une de ses sujettes qui seroit selon son cœur, que la plus grande Reine qu'il croirait ne pouvoir point aimer ; & comme il fait tout ce qu'il peut pour être adoré de son peuple, il ne négligera rien pour être le meilleur des maris. Je vous dirai bien plus, je sais qu'il adore la Princesse Mathilde, qu'il l'a vue, & qu'il auroit mis sa félicité à pouvoir lui avouer ses sentimens : il n'a pas osé les lui déclarer, il eut voulu s'assurer plutôt de ceux de la Princesse : s'ils sont favorables, & qu'elle daigne me le permettre, d'un seul mot je le déterminerai à vous demander à genoux la main de votre fille. Le Duc de Bretagne étoit au comble de la joie, il permit à l'étranger d'agir comme il le jugeroit à propos, pourvu qu'il ne compromît point sa chere Mathilde. Elle ne comprenoit point comment le Duc de Normandie avoit pu la voir : l'étranger qui craignit qu'elle ne poussât trop loin ses conjectures, lui expliqua la maniere dont il avoit eu les portraits de toutes les Princesses; il lui apprit qu'il l'avoit préférée à la Comtesse de Toulouse & à celle de Bourgogne, après avoir pris, par ses Ambassadeurs, des éclaircissemens sur leurs caracteres. La Princesse parut flattée de ces soins ; son pere remit ses intérêts entre les mains de l'étranger, qui partit deux jours après pour Rennes, & qui aussîtôt après son retour, envoya au Duc de Bretagne une ambassade solemnelle pour lui demander la Princesse en mariage. La demande fut bièntôt accordée, le Duc de Bretagne accompagna Mathilde, elle ne fut pas fàchée de retrouver dans le Duc de Normandie, le Pelerin Cinthio.

CHAPITRE II. Dangers de la superstition. Naissance de Robert. Doutes mal fondés sur la paternité. Avis aux peres .

JAMAIS on ne vit deux époux si bien affortis: c'étoit de part & d'autre la beauté la plus parfaite & la tendresse la plus vive : depuis dix sept ans qu'ils étoient mariés, rien n'avoit pu troubler leur union, ils partageoient leurs peines & leurs plaisirs, tout rioit à leurs vœux : une feule chose troubloit leur félicité; le ciel refusoit des enfans à leur amour & à leurs prieres. Mille fois ils s'éroient témoignés leurs regrets l'un à l'autre: Mathilde consoloit Hubert par ses caresses; Hubert cherchoit à écarter cette idée affligeante de l'esprit de Mathilde. Elle avoit conservé sur le trône cette candeur & cette simplicité qui faisoient les délices de son pete ; mais sa sensibilité, qui sembloit s'être augmentée, causa son crime & ses malheurs.

Pour consoler Hubert, elle lui disoit un jour, je bénis le ciel de m'avoir donné un époux tel que vous ; vous faites le bonheur de ma vie ; dix-sept ans se sont écoulés comme une nuit : peut-être est ce moi que le ciel punit en nous refusant des enfans ; si vous aviez épousé une autre Princesse, elle ne vous eut sans doute pas aimé autant que moi, mais sa fécondité vous eut dédommagé de ce que vous auriez perdu du côté de la tendresse. Hubert se sentoit pénétré de l'affliction de son épouse, il lui dissimuloit son propre chagrin autant qu'il le pouvoir. La Duchesse le ressentoit plus vivement que lui-même, elle eut recours à tous les secrets de la Médecine, & à tous ceux de la Chymie des Arabes, qui dans ce tems là, avoient fait les plus grands progrès dans les arts Enfin n'ayant plus aucune ressource du côté de la Physique, elle eut recours aux voies ridicules de la superstition la plus absurde. Mathilde n'étoit point crédule, mais quel est l'esprit fort qu'un grand intérêt n'ébranle pas quelquefois? Nous savons en général que l'esprit humain a ses bornes : mais qui peut les déterminer? L'espoir & le desir nous persuadent aifément qu'il nous reste encore bien des secrets à découvrir dans les sciences, & qui nous a dit que ce qui n'a pas été trouvé jusqu'à nous, ne le sera jamais? Telle invention qui paroissoit impossible avant sa découverte, nous semble un jeu depuis que nous la possedons. C'est ainsi que raisonne tout homme fortement occupé d'une passion qu'il cherche à satisfaire, & c'est ainsi qu'on fit raisonner Mathilde.

On lui persuada de s'adresser à un Juif, qui, abusant de la foiblesse du peuple & de quelques connoissances qu'il avoit acquises chez les Arabes, avoit l'art d'évoquer les ombres, & prédisoit l'avenir : parmi beaucoup d'autres secrets, il avoit celui de rendre stériles les femmes fécondes, & de donner la fécondité à celles que la nature avoit fait ftériles. Mathilde eur la foiblesse de consulter cet oracle : l'infâme lduméen l'assura du succès, si elle promettoit de lui garder un secret inviolable. Elle le lui jura, pourvu ajoutat-elle, que vous n'exigiez de moi rien qui puisse blesser l'honnêteté. On la rassura à cet égard : on lui expliqua tous les mysteres de la cabale : on lui apprit que la terre, les airs, & les eaux étoient peuplés de Génies, à qui l'Etre suprême avoit confié le gouvernement de l'univers, qu'ils protégeoient les hommes, & s uniffoient quelquefois aux mortelles. On demanda à Mathilde si la présence d'un de ces êtres, revêtu d'une forme visible ne l'effraieroit point ; elle répondit qu'elle se sentoit assez de courage pour le voir. L'impur lsraélite fit des conjurations, & l'on entendit des éclats qui ébranlerent la caverne où se passoit cette scene ; après avoir évoqué trois fois l'être des êtres, le fond de la caverne s'ouvre avec un bruit effroyable, & un jeune homme d une beauté parfaite vient se jetter aux pieds de Mathilde qui s'évanouit. Ce jeune homme étoit en effet un Génie ; mais le Juif ignorant, & aussi crédule que les superstitieux qui le consultoient, le prit pour un amant de Mathilde qui vouloit profiter de sa ressemblance avec Hubert pour surprendre par la ruse, des faveurs que ses soins n'avoient pu lui faire accorder. Mathilde & le Lecteur retrouveront encore ce Génie sur leurs pas.

Le Juif profita de l'évanouissement de Mathilde, pour faire bruler des herbes aromatiques, qui jettoient les sens dans une ivresse voluptueufe, & plongeoient l'imagination dans un délire, qui sans lui ôter l'entiere connoissance des objets, ne les faisoit voir que sous les faces les plus riantes. Lorsque Mathilde sortit de son évanouissement elle se trouva la tête appuyée sur le bras du jeune homme qui la soutenoit, elle fir un cri & se leva comme furieuse. Pourquoi, ma chere Mathilde, s'écria t-il, pourquoi vous refusez- vous aux caresses d un époux qui vous adore? d où vient cet effroi, lorsque j'ai paru devant vous? êtes vous étonnée de me voir chercher les mêmes, moyens que vous, de nous procurer des gages facrés de notre amour? Ah je le vois, le remord de m'en avoir fait un mystere a caufé votre trouble; mais soyez tranquille, le motif qui vous fait agir, vous justifie assez.

Mathilde les yeux fixés sur l'être qui lui parloit, séduite par le son de sa voix & par sa ressemblance, mais se souvenant du Génie qu'on avoit promis de lui faire voir, flottoit dans la plus cruelle incertitude. Celui qui lui parloit lui patoissoit seulement plus jeune que son époux : elle en marqua sa surprise. Ah Mathilde, lui dit il, se peut-il qu'un si léger déguisement vous fasse me méconnoître? votre cœur n'eut il pas dû écarter ce foible prestige, auquel j'avouerai que j'ai eu recours pour paroître à vos yeux avec les mêmes traits qui vous plurent tant dans le Pelerin Cinthio? Le charme a opéré le même changement sur votre figure, regardez-vous dans cette glace, ajouta-t-il, en lui donnant un miroir infidele qui rajeunissoit. Mathilde se retrouva dans l'état où elle étoit lorsqu'elle épousa Hubert. Vous sentez bien, Mathilde, reprit-il, pourquoi j'ai eu recours à ce surcroit de charmes : le savant Enchanteur qui nous fait part de ses secrets, m'a assuré que nous aurions la postérité la plus nombreuse, mais que les momens étoient précieux, & que ce jour étoit marqué par les plus heureuses destinées.

Mathilde écoic bien convaincue qu'elle parloit à Hubert, cependant un secret sentiment la retenoit encore. Cher époux, lui di-soit-elle, je ne sais quel est le trouble qui m'agite ; vous connoissez ma tendresse pour vous, vous savez avec quelle volupté je me suis toujours livrée à vos transports : d'où vient que dans ce moment je ne puis trouver au fond de mon cœur la même ardeur & les mêmes desirs? Quoi, Mathilde, s'écria le faux Duc de Normandie, Mathilde éprouveroit enfin de l'indifférence pour un époux qui n'a jamais cessé d'être amant, & qui l'est dans ce moment, plus qu'il ne le fut jamais! Oh! pour de l'indifférence, non, dit-elle, non, cela est impossible ; mais …. dans cette caverne! à la merci d'un Juif! Je t'entends, reprit-il, ma chere Mathilde, viens, suis moi. Mathilde lui tend la main, il l'embrasse, & la conduit dans un bosquet de myrthes au-delà d'un ruisseau qu'ils passerent dans une nacelle que le faux Duc tira sur le rivage: c'est-là que séparé du reste du monde, le perfide se livra à mille transports qui furent rendus inutiles, comme on le verra dans son tems.

Cependant les heures se passent, le jour est près de sa fin, & le lâche Iduméen qui avoit tout à craindre d'Hubert, veut séparer les amans ; il appelle Mathilde qui ne l'entend point, il veut passer dans l'isle des myrthes, mais la nacelle étoit sur le rivage opposé; il franchit le ruisseau à la nage, & trouve le faux Duc qui soutenoit Mathilde évanouie. Il le presse, lui fait sentir le danger qu'ils courrent, & ils éveillent la Duchesse, dont le premier mouvement est d'embrasser, son époux ; mais, ô ciel! quel est son étonnement, l'illusion avoit cessé, le faux Duc n'avoit plus aucune ressemblance avec le véritable. Perfides, s'écrie-t-elle, dans quel abîme m'avez vous plongée ; barbares, arrachez-moi le jour, il ne vous en coutera qu'un crime de plus. Vous avez osé deshonorer votre Souveraine, tremblez. Monstre, dit elle au Juif, arrache-moi le jour, te dis-je, ou je vais tour révéler au Duc ; & toi, vil imposteur, par quel prestige, abusant de ma propre vertu, as-tu pu tromper, sous une fausse apparence, le penchant secret de mon cœur?

Mathilde pleuroit & s'arrachoit les cheveux; elle voulut se poignarder, le Juif l'empêcha. Il prit un air consterné, représenta à la Duchesse que sa mort entraineroit celle de son mari ; que le meilleur parti qu'elle eut à prendre, étoit d'ensevelir tout dans le plus profond mystere, qu'au surplus elle n'avoit rien à se reprocher. N êtes-vous pas venu, lui dit il, interroger mon art, ne vous ai-je pas demandé si la présence d'un génie ne vous effraieroit point? ne vous aije pas dit que souvent ces esprit s'unissoient aux mortelles ; ne m'avez vous pas permis d'en évoquer un? Il est vrai que la forme sous laquelle il a paru, vous a trompée ; sous toute autre, il n'eut pu obtenir de vous des faveurs sans lesquelles il étoit impossible que vos desirs pour votre postérité fussent remplis? Quoi, reprit-elle, tu voudrois me persuader encore que ce ravisseur est un Esprit élémentaire? Beauté céleste, s'écria le faux Sylphe d'une voix entrecoupée, je n'ai commis d'autre crime que d'avoir emprunté les traits de votre époux, & de n'avoir pas essayé de vous plaire sous les miens. Et, qui es-tu? dit la Duchesse d'un ton imposant. Je suis un démon, s'écria le scélérat, & l'enfant que tu portes aura tes vertus & mes vices. Sois discrete, cache à ton mari ce qui vient de t'arriver ; malgré te ciel, tu as voulu avoir un fils, dans neuf mois tu le mettras au monde.

La douce & timide Mathilde vouloit s'élancer sur son ravisseur, mais il s'englouttit dans le sein de la terre, & ne laissa à sa place qu'une épaisse fumée. Elle demeura comme interdire, elle ne savoit que croire de tout ce qui venoit de se passer ; le Juif l'assura que ces évenemens étoient fort ordinaires, que le Génie auquel elle avoit accordé ses faveurs, étoit un Esprit tout puissant, dont l'Empire étoit au centre du globe de la terre.

Elle avoit entendu parler à sa nourrice de Lutins, d'Esprits incubes & succubes, de Sylphes, de Gnomes & d'Ondins ; jusqu'à ce moment elle n'avoit ajouté aucune foi à ces fables : si ce qu'elle venoit de voir ne la persuada pas entièrement, elle avoit un si grand intérêt à le croire, qu'elle commença tout au moins de douter. Elle se fit reconduire par le Juif & revint au Palais, où par bonheur le Duc n'étoit pas encore rentré: elle eut le tems de se mettre au lit, sous prétexte d'une légere indisposition.

Le Duc étoit à la chasle depuis le matin; il revint harassé: on lui dit que la Duchesse reposoit ; il remit au lendemain à la voir. A peine fut-il jour, qu'il passa dans l'appartement deMathide : il la trouva un peu abattue, il se coucha auprès d'elle, & lui fournit des raisons de douter, si le fils qui devoit naître d'elle, appartiendroit au Duc ou au Démon.

Mathilde cependant, inquiète sur l'existence des esprits élémentaires, alloit consultant de tous côtés, mais elle ne pouvoit être éclaircie; enfin elle appella le Juif à qui elle promit sa grace, s'il lui avouoit la vérité, quelle qu'elle fut : Le Juif lui donna sa parole qu'il ne lui cacherait rien après ses couches : car sa grossesse étoit déclarée à la grande satisfaction du Duc & de ses Sujets.

Enfin le tems d'accoucher arriva, Mathilde éprouva les douleurs les plus affreuses, son accouchement dura un mois entier malgré les prieres & les vœux de toute la Cour: tous ceux qui étoient auprès de la Princesse fondoient en larmes. Le moment de la naissance de cet enfant fût annoncé par les prodiges les plus inouis, soit qu'ils fussent surnaturels, comme plusieurs Historiens l'ont cru, soit qu'ils fussent les effets des secrets du Juif. Lorsqu'il naquit, le ciel se couvrit de nuages & retentit d'un pôle à l'autre de coups redoublés de tonnerre. Le Palais du Duc parut tout en feu, un ouragan renversa une de ses principales tours ; une chouette qui se glissa dans la chambre de la Duchesse, éteignit avec ses aîles, l'une après l'autre, toutes les bougies qui se rallumerent d'elles-mêmes. L'enfant en venant au monde éternua trois fois, & il lui vint trois dents ; deux heures après il éternua encore trois fois, & l'on s'apperçut de trois dents nouvelles ; avant la fin du jour il ne lui en manquoit aucune. Il mordoit ses nourrices, & l'une d'elles ne pût s'empêcher de s'écrier que cet enfant étoit un Diable, ce qui allarma beaucoup sa mere. On fut obligé de le nourrir avec du lait qu'on lui faisoit avaler malgré lui, au moyen d'un biberon. A peine avoit il un an, qu'il parloit aussi distinctement que son pere, il demandoit rous ses besoins ; & savoit se faire obéir; les enfans ordinaires à l'âge de sept ans sont moins formés qu'il ne l'étoit : son pere l'appella Robert. Il n'y avoit aucune sorte de méchancetés qu'il ne fit, jettant à la tête des uns tout ce qu'il tenoit dans ses mains, frappant les autres, & ne faisant grace à personne. A cinq ans il assommoit tous les enfans d'un âge supérieur, ils fuyoient dès qu'ils le voyoient. Le propos de sa nourrice, lorsqu'il la mordit, & la terreur qu'il inspiroit aux autres enfans lui firent donner le nom de Robert le Diable, qu'il porta toute sa vie.

CHAPITRE III. Espiegleries de Robert. Chagrins qu'il donne à ses parens. Devoirs qu'impose le titre de Chevalier. Combat .

UNE enfance aussi difficile annonçoit la jeunesse la plus orageuse : lorsqu'il eut atteint huitiéme année, le Duc le mit sous la conduite d'un Gouverneur, auquel il donna toute autorité. C'étoit un homme d'un mérite distingué, qui avoit servi l'Etat dans le ministere. Il ne se chargea de Robert que par considération pour son pere, & parceque d'ailleurs.à travers les défauts de ce jeune homme, il croyoit voir un fonds heureux. Robert marqua la plus grande indocilité, il jura que jamais il ne souffriroit que personne fût son maître, prit ses livres, les foula aux pieds, & menaça son Gouverneur. Le Duc le fit mettre aux arrêts dans le donjon. Robert qui dans ce moment ne fut pas le plus fort, ou du moins qui ne voulut point lutter contre son pere, fit semblant de se repentir: maisc'est dans le tems qu'il paroissoit plus tranquille qu'il méditoit ses espiegleries. Dans le grand nombre de celles dont on parle encore en Normandie, les Historiens n'ont conservé que les suivantes.

La veille d'une grande partie de chasse, il réfolut de la faire manquer : il artendit la nuit, & lorsqu'il crut que tout le monde dormoit profondément, il se leve, va nuds pieds dans toutes les chambres de son donjon, prend les culottes, les souliers & les bas de son Gouverneur, les siens & ceux de ses domestiques, & les porte dans les chambres du premier étage, reporte ceux du premier au second, ceux du second au donjon, & se remet dans son lit. A l'heure indiquée lorsqu'il fallut se lever, & que chacun veut s'habiller à la hâte, les uns trouvent leurs habillemens élargis, les autres beaucoup plus étroits que la veille. L'un va faire part de son avanture à son voisin qui venoit lui communiquer la fienne ; l'autre fouille dans sa poche & y trouve de l'argent qu il n'y avoit pas laissé. L'allarme & la surprise se communiquent de chambre en chambre, Robert n'est pas le dernier à jurer ; à tout instant l'embarras augmente. Il apperçoit un valet-de pied qui portoit sa culotte, il s'élance sur lui & le traite de fripon, le même valet voit ses bas aux jambes du Gouverneur. Tout étoit dans la confusion ; Robert feint de chercher l'auteur de cer embarras ; le Duc de Normandie qui voit sa partie de chasse dérangée est furieux, il veut qu'on punisse le coupable ; le Gouverneur qui se doutoit de la vérité, appaisa tout le monde. Mais toute la journée se passa â retrouver ses effets.

Une autrefois il étoit avec quelques camarades de son âge & de son caractere, dont l'un l'avoit servi dans l'aventure précédente. Ils alloient de tous côtés volant des fruits & dévastant les campagnes. Ils entrerent dans le jardin d'un Couvent de Moines ; ils furent apperçus: un des Freres escorté de quelques valets, se mirent à les poursuivre ; les camarades de Robert escaladerent les murs & se sauverent: Robert moins prompt fut le dernier ; le Frere l'atteignit au moment où il escaladoit, il ne l'arrêta point, mais à grand coups de discipline, il l'accompagna jusqu'au haut du mur. Lorsque Robert y fut parvenu, il se mit à pleurer & à crier après son couteau, qui, disoitil, étoit garni en or : le bon Frere lui demanda où il l'avoit laissé, & lui promit de le lui donner : Robert lui fit signe que c'étoit au pied du mur parmi des herbes qu'il lui indiqua du doigt. Le Religieux qui vouloit profiter du couteau, se mit à le chercher : tandis qu'il avoit le front courbé, Robert détacha du mur la plus grosse pierre qu'il put arracher, & la jetta sur le dos du Frere qui resta estropié sur la place.

Chaque jour il inventoit de nouvelles espiégleries: son Gouverneur voulut le corriger. Robert jura de lui ôter cette fantaisie, & il remit à la nuit même l'exécution de ce dessein. Pour mieux s'assurer de Robert qui s'échappoir souvent, le Duc l'avoit logé, comme on l'a dit, dans le Donjon au plus haut du Palais. Depuis l'aventure du changement d'habillemens, le Gouverneur ne se couchoit jamais, qu'il ne fût bien certain que Robert étoit endormi. Il falloit pour arriver à son appartement monter quelques marches & traverser un long corridor. Le Gouverneur à une certaine heure ne manquoit pas d'aller espionner Robert, il laissoit ses pantoufles sur l'escalier & s'introduisoit dans l'appartement. Robert l'attendit pendant la nuit, le laisse passer, &, randis qu il étoit à faire sa visire, qui fut d'autant plus longue, qu'il avoit trouvé la porte ouverte sans que personne lui répondît, Robert cloua les pantoufles du Gouverneur & se retira. Allarmé de ne pas trouver son élevé, le Gouverneur revient à la hâte, met ses pieds dans ses pantoufles, & dès qu'il veut avancer, son corps perdant l'équilibre, il roule dans l'escalier avec fracas ; les cris du Gouverneur, le bruit qu'il fait en roulant, éveillent les valets : on accourt, & Robert est des premiers à lui porter du secours.

Cette espieglerie eut des suites plus fâcheuses que Robert ne l'avoit cru : le Gouverneur se blessa, & mourut peu de jours après de ses blessures. Dès ce moment Robert ne voulut plus étudier, & quand même il l'eût promis, personne ne se fût chargé de lui. Sa méchanceté étoit au comble : on ne l'appelloit partout que Robert le Diable ; tout le monde fuyoit devant lui, & autant ses parens avoient désiré de l'avoir, autant étoientils fâchés d'avoir été exaucés. Mathilde surtout étoit désolée, & n'osoit confier à personne le mystere de la naissance de son fils.

Robert étoit parvenu à sa dix-septieme année; Mathilde, malgré ses vices & la honte de sa naissance, ne pouvoit s'empêcher de l'aimer : elle espera que s'il obtenoit le grade de Chevalier, ce titre imposant seroit un frein pour l'avenir. Elle le proposa à son époux, qui assembla les principaux Seigneurs de la Cour, & tous les Chevaliers de ses Etats. Il avoit fait publier un grand Tournoi, afin que Robert parût digne de la marque d'honneur dont il alloit être décoré. Le Duc lui exposa les devoirs auxquels le titre de Chevalier l'obligeoit. Il lui représenta que la naissance & les dignités ne servoient le plus souvent qu'à dégrader les hommes en les faisant connoître ; que si ces prérogatives ne nous faisoient point aimer, elles dévoient nous faire détester ; qu il n'y avoit pas de milieu pour les Grands, entre l'amour & la haine, le respect & le mépris ; que ce n étoit qu'à force de vertus qu'ils pouvoient faire oublier à leurs inférieurs leur supériorité toujours humiliante ; qu'il n'y avoit d'autre moyen pour se concilier l'estime & l'amitié du peuple, que d'être doux, honnête & vertueux; qu'un homme d'une naissance commune pouvoit être vicieux sans conséquence; mais qu'un Grand étoit dans la nécessité d'être sans reproche ; enfin que le titre de Chevalier alloit lui imposer encore plus formellement cette nécessité; qu'il seroit honteux qu'un Prince né pour regner sur de vastes Etats, ne fût point armé Chevalier, mais qu'il le seroit encore davantage qu'un Chevalier n'eût point les vertus de son état. Robert répondit à son pere que la vertu étoit indépendante d'un vain titre : que Chevalier ou non, il devoit connoître ses devoirs, & qu'il s'expliqueroit plus ouvertement devant les Chevaliers. Le Duc ne le pressa pas davantage, & ne savoit que penser de son fils.

Le jour fixé pour le Tournoi, & tous les Chevaliers étant assemblés & prêts à recevoir Robert, il leur parla ainsi : Chevaliers, si le courage & la valeur sont les premieres vertus que vous exigez pour être admis dans votre ordre ; personne, je crois, n'y a plus de droit que moi, j'espere de vous le prouver avant la fin du jour. Vous exigez, dit on, toutes les autres vertus qui constituent l'honnête homme, en quoi je trouve l'Ordre de Chevalerie fort inutile : car il suffit de vivre parmi les hommes pour être assujetti aux mêmes devoirs. Ces vertus doivent naîrre avec nous, leur développement dépend des circonstances : j'ignore si je les possede, parcequ'il ne s'est point présenté des occasions de les exercer ; ce que je fais bien, c'est que l'Ordre de Chevalerie ne les donnant, ni ne pouvant les donner, il est assez indifférent à l'honnête homme qui les possede, d'être, ou de n'être point Chevalier. Votre Ordre doit donc se borner à exiger de ceux qui y aspirent, une valeur éclairée, & un courage à toute épreuve. Voilà, Chevaliers, sur quoi vous devez me juger, m'admettre, ou me refuser. J'espere à cet égard de mériter votre estime.

Robert entre en lice, il ne se présente point de combattant qu'il ne terrasle ; il ne se contente point de les renverser, il fait voler leurs armes en éclats, tue leurs chevaux qu'il perce d'outre en outre. Il combattit avec plus de ménagement contre ceux qu'il attaquoit; mais dès qu'un Chevalier osoit être l'agresseur, il couroit risque de la vie, & y laissoit un bras ou une jambe. Tous les Chevaliers étoient indignés, il leur proposa de se battre lui seul contre tous ensemble ; les loix de la Chevalerie s'y opposoient parcequ'il n'y auroit point eu de gloire à le vaincre, & qu'il y auroit eu beaucoup de honte à être vaincus. Pour rendre la partie moins inégale., Robert demanda qu'il fût permis à ses compagnons d'armes, quoiqu'ils ne fussent encore qu'Ecuyers, d'entrer en lice pour le soutenir. Les Chevaliers qui craignirent que leur refus ne fût pris pour une marque de timidité, consentirent à la demande de Robert : peut-être espéroient-ils de se venger, en se réunissant, des coups qu'il leur avoit portés à chacun en particulier. Ses jeunes compagnons qui n'étoient que spectateurs du combat, entrent dans la barriere au nombre de quinze. Les Chevaliers que Robert n'avoit pas mis hors d état de se battre, se présenterent : comme leur nombre éroit supérieur, ils vouloient tirer au sort. Robert voulut qu'ils combattissent tous. Il ordonne à ses compagnons d'attaquer : les chevaux de plus de moitié sont renversés & les Cavaliers obligés de se retirer. Alors Robert se jette au milieu des Chevaliers comme un furieux : en un moment armets, lances, écus, tout est brisé; les plus intrépides frémirent, il poursuit, il renverse tout ce qui tombe sous ses coups. Sa lance s'est brisée, son épée a l'apparence d'une scie, il en fait des blessures encore plus dangereuses ; elle casse enfin dans ses mains : il prend celle d'un de ses camarades qui se casse encore. Il apperçoit une barre de fer qui servoit de barriere, il se jette à bas de son cheval, arrache cette nouvelle arme & assomme chevaux & Cavaliers. Le combat avoit été très meurtrier ; trois Chevaliers des plus vaillans avoient perdu la vie, le champ de bataille étoit couvert d'éclats d'armes, de membres épars & de chevaux tués. Robert combattoit encore ; le Duc, son pere, ordonna qu'on cessât, & déclara que le Tournoi étoit fini ; son fils étoit sourd à sa voix, il respiroit le sang & le carnage. Huit Chevaliers qui restoient encore, sans-égard au nombre, m à l'égalité des forces, s'unissent pour l'entourer & l'accabler ensemble. Robert les artend de pied ferme, & se faisant soutenir pour n'être pas pris en flanc, par deux de ses compagnons, il se défend avec tant d'avantage, qu'il fait mordre la poussiere à trois de ses assaillans. Enfin le peuple indigné de tant de sang répandu, murmure & s'émeut. Robert, Ie téméraire Robert, ose l'affronter: déja la populace s'arme de pierres, la sédirion commence à devenir générale. La Duchesse, la larme à l'œil, entre dans la lice, court au devant de Robert, fait semblant de tomber à ses genoux : il est honteux de ce mouvement, rend les armes à sa mere, & se laisle conduire au Palais : mais il se garda bien d'y entrer, dans la crainte que son pere ne l'arrêtât. Il promit à la Duchesse de ne pas pousser les choses plus loin : il se retira chez un de ses camarades & y passa la nuit.

CHAPITRE IV. Révolte de Robert. Ses cruautés & son libertinage. Il déclare la guerre à son pere. Aventure des sept Hermites .

LE lendemain dès le point du jour, Robert rassemble sa petite troupe, & forme le projet de parcourir toute la Normandie, & de chercher les aventures. La terreur marchoit devant lui, rien n'étoit à couvert de ses fureurs & de sa lubricité. Par-tout où il découvrait de jeunes filles, ou. des femmes dont la beauté méritoit ses funestes hommages, il falloit que de gré ou de force il en obtînt les faveurs : malheur à qui s'opposoit à ses violences. Ses trésors étoient les Temples, il emportoit les vases & les ornemens d'or & d'argent, il les remplaçoit par des vases de bois ou de terre : il disoit d'un ton insultant, avec une raillerie sacrilége, qu'un Dieu né dans une étable, devoit s'accoutumer à boire dans des vases de bois. Il vivoit aux dépens des Moines, & couchoit dans les Couvents de Religieuses. Rien n'étoit à l'abri de ses insultes : il avoit grossi sa petite troupe. Si quelquefois dans les villages les paysans s'attroupoient pour se défendre, Robert & sa troupe, le fer & le feu en main, fondoient sur eux, massacroient ceux qui tomboient sous leurs coups, deshonnoroient leurs femmes & leurs filles, & souvent embrasoient leurs maisons.

Le Duc recevoit des plaintes de tous côtés, son palais retentissoit de cris : l'un venoit réclamer sa fille qu'on avoit enlevée, l'autre crioit vengeance des insultes faites à sa femme; celui-ci pleuroit la mort d'un fils qui avoit péri en défendant l'honneur de sa soeur: celui-là demandoit, que, puisque Robert avoit détruit sa maison, son pere l'indemnisât ou le nourrît : enfin tous le supplioient de les délivrer de ce fléau destructeur. Le Duc étoit encore plus affligé que ces malheureux. Grand Dieu, disoit-il, qui me l'avez donné dans votre colere, pour me punir des murmures que je formois contre votre sagesse, que votre vengeance ne tombe que sur moi; epargnez ce peuple innocent qui n'a pû être complice de mes crimes.

Le Duc assembla son Conseil pour chercher des moyens de terminer tous ces maux. Un Conseiller fut d'avis de former une troupe de ses meilleurs soldats, & de l'envoyer vers son fils pour le prendre, le conduire à son pere, & après l'avoir détenu quelques jours en prison, lui défendre en présence de toute la Cour, de commettre à l'avenir aucun excès, & le menacer, en cas de récidive, de le faire juger selon la rigueur des loix. Le Duc approuva cet avis, il choisit lui-même les soldats qu'il destina pour cette expédition : il les fit partir, avec ordre d'arrêter son fils partout où ils pourroient le rencontrer. Il permit à l'Officier qui commandoit la troupe, d'user de force, d'adresse, & de tous les moyens qui lui paroîtroient les plus convenables. L'Officier dispersa ses soldats dans différens hameaux. Robert, qui fut instruit de sa marche, rassembla ses compagnons, & attaqua successivement ces petits pelotons de soldats, trop éloignés les uns des autres pour se soutenir, il en tua plusieurs, en fit de prisonniers, & força les autres à se réunir à la troupe principale. C'est alors qu'il fit une attaque générale, dans laquelle il en massacra plus d'un tiers, il poursuivit les autres, & en prit une très grande partie avec l'Officier qui les commandoit. Robert, qui ne se connoissoit plus dès qu'il entroit en furie, fut implacable, il fit venir les prisonniers, leur fit crever les yeux, & ensuite les accablant d'injures : allez, leur dit il, rapportez aux Conseillers de mon pere, qu'il n'est pas aussi aisé de me prendre, que d'en former le projet ; que je ne crains rien, & que toutes les Ordonnances de la Cour ne valent pas un coup de main d'un seul de mes camarades.

Les malheureux soldats se firent conduire vers le Duc, à qui ils raconterent tout ce qui s'étoit passé. Celui qui avoit donné l'avis de faire poursuivre Robert, étoit au desespoir: le Duc étoit dans la plus grande indignation. Dans un mouvement de colere, il projetta d'aller lui-même avec le double de troupes, tâcher de prendre son fils, ou s'exposer à périr de ses mains. Le même Conseiller représenta au Duc la témérité d'un semblable dessein. Premierement, ce seroit exposer sa personne & son honneur, soit qu'il le prît, soit qu'il lui échappât. En second lieu, ce seroit exposer ce fils dénaturé à commettre le plus abominable parricide. Il conclut à la punition du coupable, tant à cause de sa révolte, que des maux dont il accabloit les sujets du Duc : il ajouta que les loix prononçoient son supplice. En conséquence le Duc fit publier un Edit dans toutes les villes du Duché, portant ordre d'arrêter Robert, & permettant à tous de faire tout ce qui seroit en leur pouvoir pour y réussir, & l'amener avec tous ses complices. Cet Edit ayant été publié, Robert en fut bientôt informé; il entra en fureur, ses compagnons frémirent pour eux mêmes : ils favoient bien que s'ils étoient pris, ils n'avoient aucune grace à espérer. Lorsque Robert vit qu'il ne viendroit point à bout de les rassurer, il les rassembla & jura devant eux à son pere l'a guerre la plus cruelle : il leur proposa d'augmenter leur nombre, de grossir leur troupe, & de mettre ensuite tout le pays à contribution; il prit leurs sermens & fit le sien d'être inexorable pour tous ceux qui tomberoient dans leurs mains, fût-ce leurs peres, leurs,, enfans ou leurs freres, à moins qu'ils ne voulussent s'associer avec eux. Ils dresserent des statuts qu'ils signerent du sang d'un des Courtisans leur prisonnier, qui avoit été d'avis de faire punit Robert selon la rigueur des loix.

Lorsque Robert se fut assuré de la fidélité des principaux chefs, il conduisit sa troupe dans le fond d'une forêt, où les rayons du soleil n'avoient jamais pénétré: ce lieu étoit entouré de rochers entassés les uns sur les aurres qui paroissoient s'être détachés d'une montagne voisine : ces rochers étoient couverts de broussailles & couronnés de sapins aussi anciens que le monde. A l'aide de gros arbres qu'ils arracherent, & dont ils couvrirent les vuides que les pierres laissoient entr'elles, ils se firent un azile & un fort inabordable, auquel on ne parvenoit que par un sentier très étroit, bordé de tous côtés de précipices effrayants. Tel étoit le repaire affreux que Robert préféroit au palais de son pere : tant la débauche & le libertinage aveuglent ceux qui s'y livrent! Cette caverne étoit une demeure aussi incommode pour ceux qui l'habitoient. qu'elle eut été funeste à quiconque eut osé l'attaquer.

Robert avoit composé sa troupe de tout ce qu'il y avoit de plus scélérats dans les Etats de son pere ; les uns en avoient été chassés pout leurs crimes, les autres pour leurs dettes: c'est dans leur nombre qu'il choisit ses Officiers ; les filoux & ceux que leur paresse avoit dévoués à la mendicité, les faiseurs de projets, les politiques, les libertins, en un mot tous ceux que leur oisiveté avoit jettés dans l'indigence, étoient à la solde de Robert, & avoient néanmoins leur part dans le butin. Cette troupe abominable étoit d'autant plus à craindre, qu'aucun frein ne pouvoit la modérer. Ces brigands n'alloient jamais au combat que la victoire ou la mort nes'ensuivît. Comme ils savoient qu'ils n'avoient aucune grace à esperer s'ils étoient pris, ils n'en faisoient jamais, excepté aux femmes qu'ils amenoient dans leur fort. Il étoit réglé entre eux, qu'il y en auroit toujours une certaine quantité au service de la société, que lorsqu'on en prendroit de nouvelles, on les confronteroit avec les anciennes, & qu'on se déferoit des moins belles. Chacun étoit muni d'une certaine dose de poison, au cas qu'il fût pris vivant & condamné à la mort.

Robert nommoit tous les jours les détachemens qu'il envoyoit sur les grands chemins; il avoit dans toutes les villes des correspondans qui l'avertissoient de tous ceux qui se mettoient en campagne, & des voitures qui sortoient, des effets qu'elles portoient, & du chemin qu'elles devoient tenir. Ils s'étoient rendus si redoutables, que personne n'osoit plus s'exposer dans les chemins. Quelques brigands avoient été pris : on esperoit par leur secours, de pouvoir parvenir jusqu'au Fort : mais lorsqu'ils se voyoient menacés des tortures, ils ne faisoient qu'avaler leur poison, & ils expiroient : ce poison dont on ne découvrit le mystere que longtems après, étoit contenu dans un noyau de prune, de cerise, ou de quelqu'autre fruit adroitement ouvert & refermé avec art. Ils le portoient dans leur bouche, & ils auroient pû l'avaller sans en être incommodés ; mais lorsqu'ils vouloient éprouver l'effet du poison, ils cassoient le noyau, & dans l'instant ils mouraient. On n'osoit plus fortir des villes, les Laboureurs & les paysans avoient abandonné la culture des terres. Quelques Chevaliers s'armerent & résolurent de suivre ces assassins jusque dans leur Fort. Robert les laissa s'engager jusque dans le sentier qui y conduisoit, & lorsqu'il vit qu'ils ne pouvoient se retirer qu'un à un, il fit ouvrir une trape qui étoit derrière eux, & qu'ils n'avoient point apperçue. Cette trape, quoiqu'éloignée du Fort, s'ouvroit en tirant une chaîne qui y répondoit : c'étoit une espece de pont levis qu'on n'appercevoit point lorsqu'il étoit baissé; l'ouverture coupoit le sentier par un intervalle de dix pieds, & découvroit un précipice de soixante brasses de profondeur. Lorsque les Chevaliers furent engagés dans le sentier, Robert sortit de son Fort & les força de reculer ; mais à mesure qu'ils se retiroient, ils tomboient dans le précipice : il les suivit jusqu'au dernier, la lance dans les reins ; & lorsqu'il les eut tous précipités, il referma la trape, & laissa périr de faim & de douleur, ceux qui en tombant avoient eu le malheur de n'être pas écrasés dans leur chute.

La désolation regnoit dans toute la Normandie. Cependant Robert étoit quelquefois révolté des sentimens féroces de ses complices, & lorsqu'il jettoit les yeux sur lui-même, il ne pouvoit s'empêcher d'en avoir une espece d'horreur : mais il étoit trop avancé dans le crime pour oser reculer, ses remords ne servoient qu'à lui inspirer de nouvelles fureurs : il eut voulu les étouffer à force d'entasser crimes sur crimes.

Un jour Robert errant dans les bois, cherchoit des victimes à sa fureur ; le besoin de faire du mal, devenu essentiel à son existence, se faisoit sentir à lui ce jour-là avec plus de fureur que de coutume. Le malheur lui conduisit sept Hermites qui traversoient la Normandie, & qui revenoient de Rome. Ces infortunés s'adresserent à lui pour lui demander leur chemin. Robert contrefit d'abord le dévot, leut fit raconter tout ce qu'ils avoient fait dans leut voyage, & se montant peu à peu sur le ton railleur, il leur demanda le récit de leuts aventures galantes. Mais soit discrétion de la part des bons Hermites, soit qu'en effet leur piété n'eût point succombé à la tentation, ils assurerent Robert, qu'il ne leur étoit rien arrivé qui méritât son attention. Lui, qui ne cherchoit qu'à les poussèr à bout, leur tint les discours les plus indécens, & leur demanda leur avis sur les cas les plus infâmes ; il les pressa de lui dire ce qu'ils auroient fait dans telle ou telle circonstance : comment ils auroient évité les ruses du Diable, s'il s'y étoit pris de telle ou telle maniere pour les tenter. Ils ne manquerent pas alors de lui raconter comment dans une situation si délicate, Saint Antoine s'étoit tiré d'affaires. Voyons, ditil, si vous serez aussi sages, ou plutôt aussi sots que lui. Robert qui dès le commencement de cet entretien, avoit fait savoir ses volontés dans le Fort, ne fit que dire un mot qu'ils ne comprirent pas, & aussitôt cinq jeunes filles toutes nues, sortirent de derriere un feuillage épais, & se mirent à danser. Les Hermites couvrirent leurs yeux de leurs mains & prirent la suite en faisant de grands signes de croix : Robert court après eux, & leur crie de toutes ses forces d'arrêter, ils les prenoient lui & ses femmes pour des Diables fortis des enfers. Robert en atteint un & d'un coup de sabre lui abat la tête ; les autres plus effrayés encore doublent le pas, un second tombe & subit le fort du premier : les cinq qui restent, s'arrêtent, & tombent aux genoux de Robert ; il exige d'eux qu'ils se mettent en état de pure nature, & qu'ils répondent aux caresses des jeunes filles. Trois refusent, Robert leur dit de choisir ou de la mort, comme une récompense de leur pudeur, ou de la vie pour jouir des plaisirs qu'il leur offre. L'un des cinq Hermites qui restoient, plus déterminé que les autres, s'écrie : homme sanguinaire, démon, ou qui que tu sois, tes plaisirs sont horribles; si tu voulois nous séduire, il falloit nous les représenter sous le voile de la décence, & attaquer nos cœurs, avant de rassasier nos yeux ; alors peut-être succombant à notre foiblesse, tu aurois pû te vanter d'avoir fait tomber dans tes pièges, des hommes, qui par des combats de plus de vingt ans, ont essayé de se mettre au-dessus des passions: alors tu aurais eu la satisfaction maligne de voir le vice aux prises avec la vertu : mais ta fureur aveugle ne t'a même pas permis de jouir de ce spectacle singulier ; ra barbarie a détruit l'illusion même de la volupté, en nous offrant la beauté sans, voile, & en étouffant par tes menaces, tout sentiment de plaisir. Nous rejettons tes offres abominables, & quant à notre vie, le ciel ne nous interdit point une juste défense.

Robert à ces mots entre en fureur ; les Hermites s'élancent sur lui, il alloit en être accablé, lorsque les femmes pousserent des cris affreux : on les entendit du Fort ; trois scélérats vinrent au secours de Robert ; les Hermites effrayés prennent la suite, Robert & ses camarades les suivent, & l'un après l'autre, ils les égorgent. L'un d'eux en mourant adressa la parole à Robert, & lui dit d'un air tranquille & riant : tu t'applaudis, Robert, & ton ame est déchirée ; je ne changerois pas mon sort contre le tien : je meurs innocent & sans aucun trouble ; je te pardonne, car je serois fâché d'emporter au tombeau le sentiment pénible de la haine : puisse le ciel te patdonner comme moi! adieu, je ne te hais point, je prévois que tes remords, te conduiront à la vertu, ne te souviens de mes camarades & de moi que dans ce temslà, & sois assuré que nous t'avons tous pardonnè

CHAPITRE V. Remords de Robert. Eclaircissemens qui confirment des doutes. Projets de changement. Maniere sûre de convertir des scélérats. Fin des égaremens de Robert. Il se voue à la réforme .

L'AIR de satisfait de l'Hermite mourant, cette générofiré qui pardonne à une main sacrilege & meurtriere, les railleries farouches que les camarades de Robert vomissoient contre leurs victimes, le contraste effrayant de femmes nues avec des cadavres couverts de sang, les dernieres paroles de l'Hermite, avoient jette la terreur dans l'ame de Robert ; il quitte le bois tout pensif, & laisse aller son cheval. Il ne sortit de sa rêverie qu'à la vue d'un Château qu'il croit reconnoître : il arrête un Berger, & apprend qu'il est devant le Château d Arques : il demanda quelle étoit la cause du mouvement qu'il y vovoit : on lui dit que la Duchesse Mathilde devoit y dîner ce jour-là. Malgré ses fureurs & ses débauches, il avoit toujours conservé un sentiment de tendresse pour sa mere : il réfolut de l'aller voir. Mais lorsqu'il approcha du Château, hommes, femmes, enfans, rout fuyoit devant lui : on fermoit les portes des maisons, & l'on ne se croyoit point en fureté dans lesEglises. Robert fut frappé de la terreur qu'il inspiroit. Grand Dieu, s'écria-t-il, le monstre des forêtsle plus carnacier feroit moins redouté ! Je n'ai rien fait à cette vile populace, & elle me fuit comme un tigre! Eh bien, que m'importe? cette épouvante doit flatter mon orgueil... mon orgueil!... Un homme s'enorgueillir d'être la terreur du monde, & le fléau de ses semblables! C'est un mérite que je partage, avec qui? avec des tyrans, des assassins, que dis-je? avec les démons. Quelle est donc la cause de cette crainte qui flatte l'orgueil de ceux qui l'inspirent? le carnage, la désolation, la dureté du cœur : aussi quelle est sa suite? la haine du genre humain, l'inimitié, l'horreur. Voilà donc ce que je suis, moi, qui pouvois faire les délices de mes parens & de mes sujets ! Malheureux ! par quelle fatalité, lorsque je pouvois choisir entre l'amour & la haine, me suis je déterminé pour un sentiment si détestable? Un sentiment ! la haine & la dureté méritent-elles de porter le même nom que l'amour, le plaisir, la bonté, la tendresse ! Voilà, voilà les vrais sentimens qui conviennent à l'homme ; leurs noms sacrés font tressaillir mon ame, mais c'est de désespoir de les avoir écartés de mon cœur. Est-il donc si endurci ce cœur, qu'il ne puisse plus les éprouver?

C'est avec ces idées que Robert s'approcha du Château : lui, qui jusqu'alors n'avoit rien appréhendé, éprouva pour la premiere fois cette timidité, le premier mouvement d'une ame généreuse, qui veut plaire & qui craint de ne pas réussir. Il descendit de cheval à la porte du Château, il y entra seul, & sa mere y arriva prefqu'aussitôt que lui. Dès qu'elle apperçut son fils, elle demeura consternée & tremblante : elle cherchoit à le fuir, il la retint & se jetta à ses genoux. O, ma mere, lui dit-il,-votre crainte est le reproche le plus sanglant que vous puissiez me faire. Un fils faire trembler les auteurs de ses jours! cette idée est affreuse! les tyrans des forêts n'offrent pas des exemples d'un tel phénomene; pourquoi la nature s'est-elle exercée à faire de moi un monstre plus barbare? Ah, Madame... écoutez, ce n'est qu'en tremblant que j'ose vous communiquer mes funestes idées. Le Duc de Normandie passe avec raison pour le meilleur des Princes, vous ères adorée pour votre bonté, & moi, je suis abhorré, & pour comble de maux, je le mérite. Non, je ne suis point votre fils... Pardonne-moi de t'avoir fait naître, mon cher Robert, lui dit la Duchesse d'une voix basse; ta naissance est un mystere qu'il faut que je te révele, suis moi. Elle le conduisit dans une chambre prochaine, & lui raconta la perfidie à laquelle elle croyoit que Robert devoit le jour. Après ce récit elle l'embrassa en fondant en larmes ; tu peux me punir, mon fils, lui dit-elle, mais épargne à mon époux un éclaircissement qui nous couvriroit de honte l'un & l'autre ; je te jure qu'en recevant dans mes bras le monstre qui me trompa, je croyois me livrer aux caresses du Duc: par combien de larmes ai-je expié mon malheur! J'ai consulté, en déguisant nos noms, les personnes les plus sages de mes Etats; tous m'ont assuré, que bien loin de rien déclarer à mon mari, il étoit de mon devoir de lui en faire un mystere, pour ne pas porter le trouble dans son ame. Je t'avouerai, mon fils, qu'en voyant les maux dont tu nous accables, j'ai souvent été sur le point de tout divulguer. J'ai craint, te le dirai-je, qu'on ne prît mon aveu pour l'imposture d'une mere désolée, qui se charge de la honte d'un adultere, afin d'avoir un prétexte pour rejetter un enfant indigne.

Robert parut comme frappé de la foudre, il demanda quel étoit le scélérat qui l'avoit trompée : il apprit qu'il n'existoit plus. O ciel, s'écria-t-il, je te remercie de sa mort, tu m'épargne peut-être un parricide. Le barbare: comment votre innocence & votre candeur deur ne l'ont-ils pas désarmé! Robert vouloit tout dire au Duc de Normandie ; si je ne suis point son fils, son Etat ne m'appartient pas, disoit-il. Mathilde le rassura sur ce vain scrupule : faute d'enfans mâles le Duché lui étoit substitué, & elle étoit la maitresse d'en disposer en faveur de qui elle jugeroit à propos ; ainsi elle ne faisoit aucun tort à personne en le rransportant à son fils. Ainsi l'on convint que ce seroit découvrir au Duc un mystere dont il étoit important qu'il ne fût pas informé, & dont la publicité ne pouvoit produire aucun bien. D'ailleurs, quoiqu'un imposteur eût partagé les faveurs de Mathilde avec son époux : Robert pouvoit être le fils du Duc : on garda donc un profond silence sur tour ce qui s'étoit passé.

Robert imputoit ses fureurs & ses cruautés au sang impur qui lui avoit donné l'être, il résolut dès ce moment de se vaincre soi-même, & d'expier par une sagessé à toute épreuve, les crimes dont il s'étoit rendu coupable. Il se jetta au genoux de sa mere, & la pria de demander grace pour lui à son époux : il résollut d'aller à Rome dans le plus rude pèlerinage. Mon pere, disoit-il, m'a banni de ses Etats, il m'a fait la guerre, & j'ai eu l'audace de porter les armes contre lui : il semble que ce ne soit que pour moi que la nature air interverti les loix. Mais, malheureux! est-ce à moi de me plaindre de la nature? Il n'osa pas se présenter devant le Duc, il remonta à cheval & alla rejoindre ses camarades qu'il avoit laissés dans la forêt.

Cependant la Duchesse ne cessoit de gémir, & de se reprocher d'être la cause du déreglement de son fils ; mais plus elle s'examinoit, & moins elle pouvoit se reconnoître coupable. Malgré cette assurance intérieure, elle se désoloit, lorsqu'elle pensoit à tous les maux que son fils avoit faits. Le Duc arriva à son Château peu de jours après le départ de Robert. La Duchesse alla au devant de lui, & lui apprit le changement de son fils. Le Duc qui ne pouvoit le croire, se mit à soupirer : plût à Dieu, disoit-il, que tout ce que vous m'annoncez, se trouvât vrai ; mais hélas! je n'ose plus l'espérer. Il va à Rome: puisse-t il y trouver la fin de ses égaremens; il a tant outragé l'Etre suprême, que, pour le punir, il épaissira sur ses yeux le bandeau de l erreur. Le Duc, malgré sa colere, prioit le ciel de protéger son fils, il frémissoit du voyage qu'il alloit entreprendre.

Robert bien résolu de changer de conduite, trouva tous ses compagnons assemblés; ils le reçurent comme un Chef pour lequel ils avoient toujours eu la plus grande vénération. Mais au lieu de leur parler à son ordinaire, de ce qu'il lui étoit arrivé depuis qu'il les avoit quittés, il voulut leur faire sentir l'état déplorable dans lequel ils étoient plongés. Victimes dévouées à la vengeance publique, abhorrés de la nature qu'ils avoient si souvent outragée, en exécration aux honnêtes gens, il leur représenta la mort & l'infamie dont ils étoient sans cesse environnés; il leur retraça tous les crimes qu'ils avoient commis : je ne vous parle pas des vols faits dans les Eglises, il seroit difficile de vous faire connoître toute l'horreur d'une telle action ; mais tant de malheureux que nous avons dépouillés, & dont nous avons jetté les familles dans la plus cruelle indigence, tant de meurtres & d'assassinats dont nous avons souillé nos mains, toutes ces injustices, tout ce sang répandu, ces Vierges à qui nous ne nous sommes point contentés de ravir l'honneur, mais dont nous avons puni la résistance par une barbarie que leur candeur & leur innocence n'ont pu désarmer ; nous avons fait couler les pleurs de la beauté dont nous voulions obtenir les caresses. Ah! mes amis, ces images déchirent mon ame, les cris des victimes de nos cruautés, les gémissemens de la pudeur outragée, retentissent sans cesse à mes oreilles. Il est impossible que vous ne soyez pas accablés de remords ; je vous l'avoue, je suis tirannifé par les miens. Le ciel est juste, la foudre gronde sur nos tètes, tant qu'elle n'est point partie, il est tems de fléchir la main qui nous menace ; rompons les liens de notre abominable société, ou si nous en resserons les nœuds que ce soit pour faire autant d'actions vertueuses, que nous en avons commis de criminelles. Il y a tel crime parmi ceux que nous avons à nous reprocher, que mille vertus ne répareront jamais: cependant un repentir sincere, une ferme résolution d'embrasser la sagesse, une confiance entiere dans l'Etre même dont nous méritons la colere, s'ils ne peuvent nous rendre notre innocence, nous rendront du moins la paix de l'ame & la tranquillité de l'esprit. Quant à la vengeance publique, je me charge de vous y soustraire ; le Duc de Normandie, mon pere, sera trop flatté de mon retour à la vertu, pour ne pas m'accorder la grace de chacun de vous. Promettezmoi de vivre à l'avenir en bons & honnêtes citoyens, de briser les liens qui vous attachent au crime. Ces femmes dont nous avons commencé par assassiner les époux, que nous avons violées, & que nous avons fini par corrompre & par avilir, faisons-leur un sort du butin qui nous reste. Si quelques-uns d'entre vous ont pris de l'amour pour elles, ils peuvent en les épousant, les rendre à la société & légitimer un amour infâme. Je n'attends que votre réponse pour aller me jetter aux genoux de mon pere, & lui demander votre grace & sa protection.

Robert cessa de parler : mais un des principaux Officiers de la troupe se leva, & dit d'un ton railleur ; convenez, Messieurs, que si notre Général commence à manquer de courage, il ne manque ni d'adresse, ni de prudence. C'est lui qui nous a rassemblés, nous lui avons tout sacrifié, notte honneur, norre liberté, nos vies, nos biens : parens, amis, épouses, enfans, nous avons tout quitté pour le suivre ; & lorsque nous l'avons vengé de tous ses ennemis, qu'il s'est fait un sort à nos dépens, lorsqu'il est fatigué de plaisirs & rassasié de voluptés, il vient nous prêcher la réforme.

Un autre Chef interrompit le premier, & dit qu'il étoit d'avis qu'on donnât l'habit d'un des Hermites qu'on avoit enterré depuis quelques jours à leur Général, qu'il ne lui manquoit que cela pour être un saint Prédicateur; que soutenu de ses camarades, il ne pourroit pas manquer de faire de grandes conversions ; que ce seroit une nouvelle maniere de sanctifier leurs captures, & qu'au pis aller, Frere Robert, leur Général, seroit aussi l'Aumônier de la troupe : quant aux femmes, qu'il avoit raison de vouloir faire cesser le scandale, qu'il falloit que chacun choisît la sienne, & que Frere Robert leur donneroit la bénédiction nuptiale.

Robert leut dit du ton le plus férieux, qu'ils eussent à se déterminer, qu'il ne plaisantoit point, & que les railleurs pourroient bien ne pas rire, les derniers. Alors Chefs & Soldats déclarerent qu'ils n'entendoient pas changer de conduite, qu'ils rejettoient toute grace ; que si Robert vouloit continuer de vivre avec eux, ils continueroient de lui obéir comme à leur Général ; mais que s'ils se retiroit, il ne trouvât pas mauvais qu'ils le regardassent comme leur ennemi, & qu'ils lui déclarassent une guerre cruelle : qu'au surplus ils étoient résolus de mener la même vie, de faire le plus de mal qu'ils pourroient, pour se venger de celui qu'on cherchoit à leur faire, & que, puisque leur destin étoit de vivre aux dépens de la société, ils ne la ménageroient point. Robert voulut insister, ils le tournerent en ridicule, & finirent pat le menacer. Deux jeunes gens seulement qui s'étoient engagés dans la troupe malgré eux, parceque deux femmes qu'ils aimoient, ayant été enlevées par les compagnons de Robert, ils avoient mieux aimé s'associer avec ces brigands, que d'abandonner leurs maitresses, se rangerent de son parti, & le prierent d'obtenir leur grace du Duc de Normandie. Robert leur dit de sortir avec leurs maitresses, il proposa aux autres femmes de se retirer, & leur offrit la protection de sa mere; mais elles étoient attachées aux brigands, & ne répondirent à Robert que par des injures.

Robert, dont la patience se lassoit, dit à la troupe, qu'il ne leur donnoit que deux heures pour réfléchir, & qu'il reviendroit savoir leur derniere résolution : il sortit pour ne la pas gêner. Il alla retrouver les deux jeunes gens : après s'être assuré de la pureté de leurs intentions, il leur dit qu'il alloit exterminer tous ces malheureux s'ils persistoient dans leurs sentimens ; qu'ils eussent soin d'éloigner leurs femmes. En effet il rentra, & comme il vit que l'intention de ses compagnons étoit de continuer leurs brigandages, il leur annonça qu'il ne pouvoit pas se dispenser de prendre tous les moyens possibles pour dissiper la troupe, & éloigner les maux dont ils menaçoient la Normandie. Alors un des Officiers qui avoient fait des plaisanteries sur le changement de Robert, s'écria qu'il avoit, lui, un moyen plus prompt de l'empêcher de les trahir, & fondit sur son Général l'épée à la main. Robert furieux, ne fit qu'étendre sa main, le prit à la gorge, & le serrant de toutes ses forces ; j'ai souffert tes railleries, lui dit-il, parceque je les méprisois, & que la langue de vipere ne fait aucun mal, tant qu'elle agite son dard en l'air ; mais aussitôt qu'elle est à portée de piquer, on l'écrase avec plaisir. Robert ne fit que serrer un peu, & l'Officier des brigands fut étouffé. Cet exemple, au lieu d'intimider les autres, ne fit que les irriter encore davantage : ils se leverent. Robert qui n'avoit pas encore lâché sa proie, tourna deux ou trois fois en l'air le corps de l'Officier, & le jetta contre cinq à six des plus mutins, avec tant de force, que trois moururent sur la place. Dès ce moment la sédition devint générale ; tousles Chefs & les principaux soldats qui composoient l'assemblée, chercherent à entourer Robert, Ils'adosse au mur, met sa lance en arrêt, les attend de pied ferme, & il en abat autant qu'il s'en présente : voyant que le combat se rallentissoit, il prend son épée, s'élance sur la troupe, trop resserrée pour pouvoir se défendre en regle ; Robert frappe de tous côtés, chaque coup abat un bras ou une tête. Les femmes qui se trouverent dans la mêlée demanderent grace, il la leur accorda: elles se saisirent des épées de ceux que Robert avoit mis hors de combat, & se rangerent de son côté. L'exemple de Robert, le desir de la liberté leur prêtèrent des forces; elles attaquerent les brigands, leur courage s'animoit de celui de leur libérateur. Bientôt; la caverne ruisselle de sang, les morts, les mourans & les blessés, sont entassés & servent de rempart aux combattans. Robert suspend un moment ses coups, offre la vie & le pardon à ceux qui voudroient se soumettre & poser leurs armes. Six y consentirent & vinrent tomber aux genoux du Héros qui les releva, & leur rendit leurs épées ; les autres protesterent que tant qu'il resteroit une goute de sang dans leurs veines, ils combattroient contre Robert & ses lâches transfuges. Le carnage recommença, &, dans une heure, de cent cinquante brigands, il ne resta que trente blessès, qui se battoient encore en blasphèmant. Robert leur proposa de se rendre de bonne grace. Soit qu'ils craignissent qu'il eût dessein de les livrer vivans au Duc son pere, soit que leur férocité ne leur permît pas de profiter de la faveur que leur faisoit le vainqueur, ils se rassemblerent, délibererent un moment entre eux, & puis reprenant leurs places : tiens, lâche, direntils à Robert, en se perçant le sein : voilà comme de braves gens doivent se rendre à un perfide. Si ton intention étoit de nous faire périr, tu n'as rien à désirer, nous avons prévenu tes vœux.

Cette scene d'horreur frappa Robert d'autant plus sensiblement, qu'il eut désiré de les sauver, & de les ramener à la vertu par son exemple. Il vouloit les faire enterrer ; déja les six jeunes gens, les femmes & quelques brigands subalternes à qui Robert avoit fait grace, se disposoient à creuser des fosses, lorsque le tonnere éclate, & qu'une tempête soudaine agite la forêt avec un bruit effrayant; un nuage épais enveloppe tout de son ombre, Robert & sa petite ttoupe frémissent, ils invoquent le ciel qui répond par des foudres & des éclairs ; enfin la flamme part de la nue, la caverne est embrafée, en moins d'une heure, le feu a dévoré cet azile impur, les cadavres qui y étoient entassés & les arbres des environs.

CHAPITRE VI. Réparation des torts .

ROBERT ne pouvoit pas méconnoître la main qui l'avertissoit ; il rendit graces à l'Etre suprême de n'avoir pas péri comme les scélérats que la foudre venoit d'anéantir. Il étoit suivi d'environ dix huit jeunes femmes, de six beaux hommes qui paroissoient être les amans de six d'entr'elles, & d'environ une trentaine de bandits : l'air morne & pensif, ils traversoient la forêt. Robert se disposoit à aller à Rome ; mais il n'avoit aucune envie d'y conduire sa troupe ; cependant comme ils avoient formé le projet d être sages, il ne vouloit pas les abandonner, jusqu à ce qu'il eût trouvé une occasion de les présenter à son pere, & de les mettre dans une situation assez avantageuse, pour qu'ils ne fussent pas exposés à avoir recours pour vivre, à des moyens toujours dangereux & bien souvent funestes.

Ils arriverent vers la nuit à une Abbaye: ils mouroient de faim, n'ayant rien mangé depuis la veille. Robert pour ne pas effrayer les Moines par la multitude, disperse sa troupe & la cache dans des broussailles. Il frappe à la porte, mais à peine le Portier l'a-t-il apperçu, qu'il tremble de tout son corps, & tombe à la renverse en s'écriant de toutes ses forces au secours, ce'est le Diable . Deux Moines arrivent, reconnoissent Robert, & voyant le Portier qui se releve en criant toujours au secours, ils s'imaginent que c'est Robert qui l'a assommé, & se mettent à fuir en criant aussi de toutes leurs forces : comme ils fuyoient, & que Robert les suivoit, ils rencontrerent des Moines qui venoient à eux; la frayeur ne leur permit pas de les distinguer: ils se heurtent, se culbutent, & renversent ceux qui viennent après eux : la crainte, l'obscurité confondant à leurs yeux tous les objets, chacun prend son voisin & son compagnon, pour Robert lui-même : ils se demandent mutuellement la vie à genoux l'un devant l'autre. Robert ne put s'empêcher de rire, lorsqu'ayant fait apporter un flambeau, il vit leur méprise & leur effroi. Il les rassura, il leur dit qu'il n'étoit plus cet insensé, ce furieux qui avoit saccagé & pillé leur Abbaye, il demanda à parler à l'Abbé qui étoit son oncle. Dès que Robert l'apperçut, il courut se jetter à ses genoux ; il dit à l'Abbé & aux Religieux, qu'il étoit pénétré du repentir le plus amer-d'avoir fait tant de dégats dans leur Monastere : il leur en demanda pardon, promit de tout réparer dès qu'il le pourroit. Le Pere Abbé étoit pénétré de joie, il demandoit grace lui-même pour son neveu, il vantoit sur-tout les trésors de la grace qui ramene le pécheur le plus endurci : il célébroit les ressources de la miséricorde divine, lorsque deux Moines effrayés vinrent encore jetter l'allarme dans le Couvent. Nous sommes trahis, s'écrierent-ils, le Monastere est investi, il ne reste plus d'issue pour la retraite: c'est ici qu'il faut périr. Tour le monde est consterné, Robert lui-même ne sait que penser ; enfin on interroge les deux Moines; ils répondent qu'ils ont vu dans les broussailles qui entourent les murs du Couvent plus de six cents personnes armées de piques & de poignards. Robert comprit alors que c'étoit sa petite troupe : il raconta ce qui venoit de lui arriver, le combat qu'il avoit essuyé, la foudre qui avoit consumé ses victimes, & enfin que ceux qui le suivoient avoient, ainsi que lui, touché le ciel par leur repentir, qu'il les avoit fait disperser de côté & d'autre pour qu'ils ne fussent pas à charge au Couvent: qu'à la vérité ils étoient en assez grand nombre, & que, quoiqu'ils périssent de faim, ils attendroient jusqu'au lendemain, aimant mieux passer encore une nuit sans manger, que d'incommoder la Communauté. L'Abbé, attendri jusqu'aux larmes, consulta les Religieux : il fut délibéré qu'on dresseroit trois tentes, l'une pour les femmes, & les deux autres pout les hommes. Quand les tentes furent dressées, on y apporta des vivres de toutes les especes, & les Religieux voulurent les servir.

Robert recommanda tous ces malheureux à l'Abbé, il lui donna une lettre pour son pere, dans laquelle il le prioit de leur accorder sa protection : les femmes la méritoient sur-tout, la plupart avoient été enlevées de force à leurs maris ou à leurs amans qui avoient perdu la vie en les défendant : les autres avoient été prises voyageant, ou se promenant hors des villes, seules ou avec leurs meres. Quant aux Religieux, Robert les assura que tout ce qui leur avoit été pris, leur seroit rendu. Il y avoit dans le bois, auprès de la caverne que la foudre avoit consumée, un caveau que les brigands avoient creusé eux mêmes, & qu'ils avoient fait construire & fermer par des ouvriers qu'ils avoient tués ensuite. C'est dans ce caveau qu'on renfermoit tout ce qu'on voloit : c'étoit le trésor de la troupe. Les Chefs avoient deux parts, les autres partageoient tous également. On prenoit tous les mois de quoi subsister, le reste étoit en réserve & devoit se partager au bout de dix ans : chacun auroit été libre alors de se retirer & d'emporter sa portion du butin ; il étoit le maîtie de laisser ses fonds, & alors sa part auroit doublé. Robert donna à l'Abbé la clef de ce trésor pour la remettre au Duc de Normandie, il le pria de rendre à chacun, & sur tout aux Religieux ce qui leur appartenoit ; il lui marqua qu'il trouveroit dans le caveau un journal dans lequel on avoit écrit toutes les prises & les personnes à qui elles avoient été faites, & que par ce moyen il seroit aisé de restituer. Quant aux malheureux & aux femmes qu'il lui recommandoit, il prioit le Duc de leur donner ce qui resteroit des restitutions pour lesquelles il n'y avoit pas d'indices.

Robert passa toute la nuit dans l'Abbaye: le lendemain l'Abbé députa deux Religieux qui conduisirent la petite troupe au Duc de Normandie, qui prit soin des hommes, & confia les femmes à son épouse. Tout fut rendu & distribué, ainsi que Robert l'avoit désiré. L'Abbé l'accompagna sur le chemin de Rome, & alla joindre le Duc & ses deux Religieux: il raconta tout ce que Robert lui avoit dit & donna à son pere les plus heureuses espérances. Il n'est que trop ordinaire de voir dans le monde la conduite la plus soutenue, se démentir à un certain âge : au lieu que lorsqu'à une jeunesse trop licencieuse, succedent les remords & l' assagissement , il est rare de voir qu'on revienne à ses premiers égaremens. Le Duc versa des larmes de joie, il eût bien voulu embrasser son fils ; mais Robert crut ne pas mériter cette faveur ; il remercia son pere, & lui promit de revenir digne de ses bontés.

CHAPITRE VII. Robert Comédien par occasion. Sa modération à l'épreuve. Aventures imprévues. Histoire de Cécile. Commencement de la pénitence de Robert .

ROBERT partit pour Rome à pied, seul, sans équipage, s'exposant à tous les dangers & à toutes les incommodités d'un voyage long & pénible. Il avoit des vertus à acquérir, mais son naturel impétueux étoit un obstacle qu'il falloit surmonter. En conséquence il prit un habit de pelerin & alloit demandant l'aumône : tâchant, comme Diogene, de s'accoutumer aux refus & aux duretés des hommes. La patience & la douceur étoient les qualités dont il sentoit qu'il avoit le plus de besoin : les premières épreuves furent difficiles. Ce fut dans une ville de Savoie, que venant de traverser le mont Cénis, harrassé de lassitude & d'ennui, il trouva une occasion d'exercer cette patience qu'il n'avoit jamais connue. Il rencontra un jeune homme qu'il crut reconnoître, il l'envisage, & aussitôt Robert se trouve dans ses bras, il se nommoit Deville, c'étoit un de ses anciens camarades, qui, lassé de la vie qu'il menoit, s'étoit fait Bateleur ; il s'étoit associé avec deux femmes & deux Normands de son âge, ils alloient dans les villes jouant la Comédie & montrant les marionetres. Le Chef de la petite troupe engagea Robert de venir le vir chez lui & le retint à souper. Comme il ne vouloit point être connu, il avoit prit le nom d' el Signor Pentito .Malheureusementpour lui, il avoit passé depuis: peu dans la même ville un Musicien fameux quialloit jouer l'Opéra àTurin, & qui n'avoit pas voulu s'arrêter : il étoit Espagnol, &s'appelloit Lunez Pentido , cette conformité de noms fit croire aux habitans, que c'étoit le même Acteur. Dès le lendemain Robert reçut une députation pour l'engager'à se joindre à Deville, & à donner un spectacle dont on ne cessoit de parler à la Cour de Turin: c'étoit les amours de Polyphême & de Galatée, on offroit une somme considérable pour chaque représentation. Robert protesta que non seulement il n'étoit pas Lunez Pentido, mais encore qu'il ne connoissoit, ni la musique vocale, ni l'instrumentale, ni la déclamation. On regarda ces propos comme une défaite. Deville fut pris à partie & menacé de la prison : que voulez-vous que je fasse, disoit-il à Robert? Je puis les dissuader en leur disant la vérité, rien n'est plus simple : Robert ne voulut point y consentir. Il faut donc que vous jouïez le rôle de Polyphême. Robert étoit furieux, il étoit quelquefois tenté de prendre une lance & d'assommer les Habitans, Magistrats, & Comédiens, mais il avoit fait vœu de se modérer. Deville trouva un expédient ; il y a apparence, dit-il, que ces gens-ci n'ont jamais entendu chanter Pentido , vous n'êtes pas Musicien, il est vrai, mais vous avez vu des représentations : voici un moyen de vous tirer d'affaire. Tandis qu'habillé en Polyphème, vous vous agiterez & ferez sur le théâtre tous les gestes d'un amant furieux & passionné, un de mes associés chantera pour vous derriere la toile, sa voix n'est guerre connue, & d'ailleurs il a des secrets pour la déguiser. Mais il me semble, disoit Robert, que la musique étant une peinture, ainsi que la poésie, il faudroit un accord entre la musique, le geste & la déclamation, accord qu'il me paroit impossible de rendre, à moins que l'Acteur ne soit Musicien & Poète ; or, mon ami, je ne suis ni l'un ni l'autre, & quelque intelligence que vous supposiez à votre associé, il est impossible que nous allions ensemble. Vous connoissez bien peu le public, lui dit Deville, plus vous ferez de contresens, & plus il vous applaudira ; il prendra sur son compte toutes les bévues que vous ferez ; la réputation de Lunez Pentido est si bien établie que vous pouvez tout hazarder. La plupart des plaisirs du public sont une affaire de convention : au spectacle le plus ennuyeux, il s'amusera, s'il est convenu qu'il doit s'amuser, & s'ennuiera au plus amusant, s'il n'est pas réputé pour être très agréable. Robert consentit à tout ce qu'on voulut: on fit une répétition & l on annonça le spectacle si désiré. Par malheur dans l'intervalle le véritable Lunez Pentido , qui revenoit de Turin, & qui passoit dans le village où Robert devoit jouer sous son nom, mais qui n'étoit connu de personne, voulut assister à la représentation. On s'assemble, la toile se levé, Robert fait ses gestes, & le Musicien caché dans la coulisse chante le rôle de Polyphème. Les spectateurs & Lunez lui-même, crurent que le même Acteur chantoit & gesticuloit, l'illusion à cet égard étoit complette; mais le Musicien chantoit faux de toutes ses forces. Lunez, auteur du poème & de la musique, qui voyoit estropier l'un & l'autre, & qui d'ailleurs étoit si mal imité, ne pouvant y tenir plus longtems, saute sur le théâtre, & demande d'un ton insolent à Robert de quel droit il s'avise de prendre & de deshonorer le nom fameux de Lunez Pentido; qu'il n'y avoit d'autre Pentido dans le monde que lui, & que, quiconque prenoit ce nom étoit un imposteur. La patience de Robert ne tint pas contre l'insolence d'un Histrion; il appliqua au Segnor Pentido le plus rude fouflet qui eût encore été donné à aucun Bateleur de Madrid, de Turin & d'Espagne. Pentido voulut riposter, Robert ne lui donna pas le tems, & d'un coup de pied il l'envoya au fond de la salle. Lunez eut beau jurer qu'il éroit le véritable Pentido , il fut conduit en prison. Robert qui avoit eu le tems de se calmer, acheva son rôle, & partit aussitôt avant que le peuple fut dissuadé: car telle est son injustice, que, quoiqu'il eut forcé Robert, malgré ses protestations, de prendre le nom & le rôle de Lunez, on lui en eut fait un crime : il n'arrive que trop souvent que le public se venge contre ses victimes du mal qu'il leur a fait.

Lorsque Robert fut parti & que Lunez fut sorti de prison, on s'en, prit à Deville, qui protesta qu'il ne connoissoit ni le faux, ni le vrai Pentido : il dit que cet étranger, en parlant de Robert, s'étoit présenté comme un homme à talens, qu'il l'avoit bien accueilli, & que le public avoit fair le reste. Lunes garda son souflet & ses coups de pieds, joua Polyphême, comme si rien n'eut été, & ne fut pas autant applaudi que l'avoit été Robert, dont on disoit que la voix étoit plus harmonieuse & plus flexible, ce qui flattoit beaucoup le Musicien qui chantoit pour lui.

Robert se demanda pardon à lui même de s'être emporté contre un homme, qui au fond avoit raison, & qui d'ailleurs n'étoit qu'un misérable Comédien : il protesta qu'à l'avenir tous les Bateleurs du monde lui donneroient des démentis, qu'il ne s'en formaliseroit pas.

Ce maudit orgueil tracassoit le bon Robert: il résolut d'acquérir de la modestie à quelque prix que ce fût, il crut qu'il, en trouveroit au Vatican. Il arriva à Rome le jour d'une grande solemnité: le Pape faisoit le service divin dans l'Eglise de Saint Pierre. Robert humblement prosterné demandoit pardon à Dieu de tous ses crimes ; il crut que ce n'étoit pas assez, & que pour mieux s'humilier, il devoit s'accuser tout haut. Il s'approche du Pape, le plus qui lui est possible, mais les Cardinaux l'écartent brusquement, & les Sbirres le frappent. Robert se félicite & fait si bien qu'il est tout près de Sa Sainteté; alors il s'écrie de toutes ses forces, Saint Pere, ayez pitié de moi ; & se précipite à ses pieds la face contre terre. Le Pape le fit relever, & lui demanda ce qu'il désiroit : vous avouer tous mes crimes, dit-il, & en obtenir le pardon de votre Sainteté; je crains à tous momens que l'enfer ne s'ouvre sous mes pas: je suis le plus grand criminel qu'il y ait au monde. A ce propos & à quelques autres, le Pape se doutant que c'étoit Robert le Diable, le lui demanda : il en convint ; les Cardinaux reculerent de frayeur. Mais Robert continuant à s'accuser, entra dans des détails si singuliers, que les assistans, malgré leur appréhension, s'approcherent peu à peu de lui, & ne purent s'empêcher de sourire: ils l'interrogerent, & la naïveté de ses réponses lui concilia l'amitié de toute l'assemblée.

Le Saint Pere l'arrêta & lui ordonna d'aller à trois lieues de là trouver un Hermite, auquel il acheveroit sa confession, & qui lui imposeroit une pénitence proportionnée à ses fautes. Robert baisa humblement les pieds de Sa Sainteté, & partit bien persuadé qu'il étoit un homme tout nouveau, & que desormais il maitriseroit toutes ses passions.

L'esprit rempli de grands projets de réforme, Robert s'acheminoit vers l'hermitage: chemin faisant il rencontre un Chevalier qui s étoit engagé dans un marais d'où il ne pouvoit se tirer ; Robert court à lui, le dégage, prend le cheval par la bride, & le remet dans le bon chemin. Le discourtois Chevalier, au lieu de remercier son bienfaiteur, se met à le railler sur son énorme chapelet. Robert lui représenta qu'il étoit Chevalier comme lui, & que quand même il ne le, seroit pas, il devroit être plus sensible au service qu'il venoit de lui rendre. Le Chevalier ajoute l'injure à la plaisanterie : Robert ne voulant avoir rien à se reprocher, l'avertit qu'il avoit résolu de se modérer, mais qu'il sentoit que sa patience étoit à bout : le Chevalier répond par un éclat de rire. Robert réplique par un coup de son gros chapelet au milieu de la figure du Chevalier, qui met sa lance en arrêt ; Robert ne lui donne pas le tems, il s'élance sur la croupe du cheval, embrasse son ennemi, le jette par terre, & l'assomme à coups de poing. Meurtri, brisé, le malheureux demande grace, & Robert ne la lui accorde, qu'après l'avoir trainé dans la mare d'où il venoit de le retirer.

Après cet exploit, Robert reprit le chemin de l'hermitage avec le même sang sroid qu'avant, cette aventure. Il arrive chez l'Hermite qui vient au devant de lui ; Robert se prosterne à ses pieds, & lui raconte toute sa vie : ce qui lui couta le plus à dire, fut le massacre qu'il avoit fait des sept Hermites; il ajouta qu'ils lui avoient pardonné en mourant, mais qu'il ne pouvoit se pardonner cette action. Le saint homme le consola, & lui fit promettre qu'à l'avenir, il auroit plus d'égards pour les Hermites. Ses exhortations, sa douceur, pénétrerent Robert : il le retint le reste de la journée : il partagea avec lui quelques fruits secs, du laitage & des racines. Lorsque la nuit fut avancée, ils se mirent en oraison : le patient Robert la trouva un peu longue, interrompit cent fois l'Hermite, & cent fois lui protesta qu'il ne l'interromproit plus. Il n'y avoit pour tout lit dans l'hermitage, que des nattes de paille, le saint homme s'y étendit & s'endormit.

Robert étoit trop fatigué pour pouvoir goutet les douceurs du repos. L'hermitage étoit une grote sur le penchant d'un côteau entourée d'un bosquet agréable, la lune paroissoit: Robert entendit parler, il prêta l'oreille, il fut frappé de ces mots: ‘oui, mon cher Silvio, je consens à ce que tu desires, parrons ». ’ Enflammé d'un saint zele, il sort de la grote, & court vers le lieu où il avoit entendu parler: il trouve un jeune homme fondant en larmes, & une jeune femme qui le consoloit; les deux infortunés effrayés tombent à ses genoux : malheureux, dit-il au jeune homme, infâme ravisseur, quel est ton projet? c'est sans doute d'enlever cette jeune fille à ses parens ; aussitôt il le prend par la main & l'entraine dans la grote : il éveille l'hermite. Mon pere, lui dit il, voici un scélérat que je vous amene ; il étoit sur le point d'enlever cette jeune fille. L'Hermite à demi endormi reconnoit le prétendu coupable qui tombe à ses pieds : il le fait relever & lui demande par quel hazard il a pu tromper la vigilance de sa belle mere. Nous étions plus heureux, ma femme & moi, que nous ne pouvions l'espérer, dit il, nous nous délivrions pour toujours de ses persécutions; mais le bruit que Monsieur a fait l'aura sans doute éveillée & nous sommes perdus. Robert qui s'étoit flatté de faire un œuvre méritoire en empêchant un enlevement, voulut être éclairci. L'Hermite lui dit, il ne faut jamais juger sur les apparences ; le jeune homme que vous voyez est marié depuis six mois avec Cécile : il étoit l'objet des desirs de sa belle-mere, qui ne pouvant parvenir à s'en faire aimer, a consenti à lui donner sa fille, dans l'espérance de venir à bout de ses desseins criminels. Aussitôt qu'ils ont été mariés, elle les a séparés & a protesté à Silvio, que jamais elle ne permettroit qu'ils vecussent ensemble, à moins qu il ne consentît à partager ses faveurs entre la mere & la fille. Quelque amour que Silvio ait pour son épouse, sa belle-mere l'irrite encore par les obstacles qu'elle y met, & par mille ruses que lui suggere sa passion. Tantôt elle découvre à ses yeux les appas de Cécile ; tantôt feignant d'être absente, elle les laisse se faire quelques caresses, qu'elle interrompt tout à coup; alors elle renvoie Cécile, se jette au cou de Silvio, & lui jure que s'il veut consentir à ses feux, il jouira sans réserve de son épouse. Silvio a toujours rejetté avec horreur ces abominables propositions ; il y a quelques jours qu'il m'a confié ces affreux secrets : c'est moi qui lui ai conseillé de fuir avec Cécile: cette femme les suit de si près, & leur permet si peu d'être ensemble, qu'il n'a jamais pu trouver une occasion favorable, non seulement d'exécuter son projet, mais même de le lui communiquer.

Je l'ai trouvée hier cette occasion, reprit Silvio ; quoique la mere de Cécile couche dans la chambre de sa fille, elle a trompé sa vigilance ; je lui ai donné rendez vous derriere l'hermitage, elle y étoit avant moi, parceque, comme ma belle-mere ferme toutes les nuits la porte de ma chambre, de crainte que je ne me glisse auprès de mon épouse, j'ai été obligé de descendre par la fenêtre, & de prendre les plus grandes précautions. Malgré les persécutions que nous avons essuyées, malgré la tendresse de Cécile pour moi, j'ai eu beaucoup de peine à la déterminer à me suivre, craignant d'abandonner une mere qui l'a toujours aimée avant que cette malheureuse passion eut étouffé ses sentimens maternels. Nous allions enfin être heureux. Vous le serez, reprit Robert, où faut-il vous conduire? Hélas! reprit Silvio, j'ai un frere à deux lieues d'ici, & nous allions nous jetter dans ses bras ; mais si ma belle-mere se doute que nous lui échappons, elle mettra à notre suite la moitié du village qu'elle a sû s'attacher par mille services qu'elle ne cesse de rendre à tout le monde. Ne craignez rien, dit Robert, malheur à quiconque voudroit attenter à votre liberté. Les jeunes gens rassurés par son air intrépide, demanderent à l'Hermite sa bénédiction : il la leur donna, avec le produit de ses quêtes, pour les mettre en état de se soutenir jusqu'à ce qu'il eut déterminé leur mere à leur abandonner la dot de Cécile ; il espéroit de l'obtenir en la menaçant de divulguer sa turpitude.

Ils se mirent donc sous la conduite de Robert, & partirent. Cécile étoit très belle, la demi clarté de la lune prêtoit un nouvel éclat à ses charmes. Robert la lorgnoit en faisant de tems en tems des signes de croix : Silvio ne pouvoit s'empêcher de faire d'innocentes caresses à son épouse, elle les lui rendoit en cachette. Robert se sentoit tressaillir, & le vieil homme reprenoit le dessus, mais il se modéroit. Cécile fit un faux pas, Silvio la releva aussitôt, & malgré la présence de leur conducteur, il se hazarda de lui donner un baiser. Robert s'en apperçut ; ami Silvio, lui dit-il, avec un ton mêlé de fureur & detendresse: pour Dieu, cessez ce badinage, & pour cause: vous vous caresserez tant que vous voudrez quand je n'y serai plus. Ce n'est pas queje blâme votre impatience, j'en ferois autant à votre place, mais il y a tems pour tout. Enfin ils arriverent chez le frere de Silvio, qui savoit ce qu'ils avoient à fouffrir auprès de leur belle-mere, & qui les reçut à bras ouverts, Robert reprit le chemin de l'hermitage, & fut de retour au lever de l'aurore.

L'Hermite attendoit Robert avec impatience, il lui rendit compte de son voyage, vanta sur-tout le bonheur de Silvio & la beauté de Cécile. Ne songeons plus à cela, lui dit l'Hermite, songeons à porter le calme dans votre conscience, & à appaiser vos remords. Vous savez tout ce que vous avez à réparer, y êtes vous bien résolu? hélas! reprit Robert, un peu moins que je ne i'étois avant d'avoir vu Cécile ; je ne sais, mais elle a bouleversé toutes mes idées. L'hermite prit occasion de cet aveu, pour faire sentir à Robert la foiblesse de l'homme ; peu à peu il le ramena à ses premiers sentimens, lui retraça le tableau de ses crimes, & comme il avoit reconnu en lui un cœur bon & sensible, il insista sur tout sur ses injustices, & sur le sang qu'il avoit répandu ; il lui peignit avec des traits si frappants, les outrages qu'il avoit faits d l'humanité, qu'il lui fit concevoir une sainte horreur de lui même ; il l'augmenta par le contraste de la bienfaisance de l'Etre suprême envers toutes les créatures, & surtout envers lui. Il fit naître dans son cœur le regret le plus vif d'avoir mérité la colere d'un Dieu que l'homme n'auroit jamais dû connoître que par sa bonté. L'Hermite étoit éloquent, il chercha plus à toucher son cœur, qu'à effrayer son esprit ; enfin il en vint au Point de faire désirer à Robert tous les moyens d'expier ses crimes. S'il faut porter ma tête sur un échafaud, ordonnez, mon pere, ditil, j'y cours, Non, lui dit l'Hermite, le ciel n'exige point ce sacrifice ; mais ce qu'il veut de vous, est peut être plus pénible pour une ame aussi hautaine que la vôtre. Il ordonne que vous contrefassiez le muet & l'insensé, que vous disputiez aux chiens votre nourriture, & vous serez dans cet état jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de vous en délivrer, & que vos crimes soient expiés. Ce n'est qu'à ce prix qu'il vous pardonnera vos fautes : c'est Dieu lui-même qui vous parle par ma bouche. Vous êtes le maître d'accepter ou de rejetter ces conditions ; si vous les acceptez, vous avez tout à espérer : mais si vous les refusez, vous deviendrez plus féroce que vous ne l'avez jamais été; le meurtre & les assassinats ne seront plus que des jeux pour vous, la paix sera bannie de votre ame, la haine du genre humain deviendra pour vous un sentiment nécessaire. Robert promit de se soumettre à tout ce qu'on exigeoit de lui. L'Hermite ajouta, qu'il devoit sur-tout se garder pendant ce tems d'épreuve, de faire du mal à qui que ce sut, quelque tentation & quelque occasion qu'il en eût. Quelle que fût la bonne intention de Robert, cet article lui parut le plus pénible & le plus difficile : il en fit part à l'Hermite, qui lui représenta que devant contrefaire l'insensé, il lui étoit aisé de renoncer à toute sensibilité; que ce qui nous portoit à la vengeance, étoit l'orgueil, & que, puisqu'il se sentoit le courage de passer pour insensé dans l'esprit de ceux qui le verroient, il devoit se sentir aussi la force de réprimer son orgueil, vice qui étoit incompatible avec la démence. Robert avoit de la peine à concevoir cette philosophie : cependant il se soumit, il pria le bon Hermite d'obtenir du ciel la force qui lui étoit nécessaire pour remplir ses décrets, d'écarter de lui les tentations, & de ne pas lui faire rencontrer souvent des Céciles.

Robert prit congé de l'Hermite, & commença dès ce moment à gouter une paix intérieure qu'il ne connoissoit pas. Cet homme dont l'orgueil s'étoit nourri de tant de crimes, que la cruauté avoit endurci, devint doux, affable, humble, & trouvoit dans ces vertus, une volupté qu'il n'avoit jamais éprouvée dans la débauche.

CHAPITRE VIII. Epreuves. Progrès de Robert dans la vertu. Il est déclaré fou du Roi. A la Cour les sous même excitent l'envie. Conspiration découverte. Qu'est-ce que la vertu?

QUE la Religion a d'empire sur l'esprit de l'homme! Par elle le tigre le plus sanguinaire devient un agneau paisible ; par elle aussi l'ame la plus foible, acquiert une force qui lui fait affronter les plus grands dangers. Ce Robert, que ses passions rendoient comme insensé, maintenant sous le joug de la Religion insensé volontaire, se soumet aux humiliations les plus avilissantes. Après avoir quitté l'hermite, il revint à Rome : sa feinte démence le faisoit suivre par les enfans qui le poursuivoient à coups de pierre ; mais comme ses extravagances n'avoient rien qui tînt de la fureur, les honnêtes gens se contentoient de le plaindre & le défendoient contre tous ceux qui l'attaquoient. Les uns s'amusoient de sa folie, les autres en avoient pitié: il rioit en lui-même en voyant que, parcequ'on croyoit qu'il avoit perdu l'esprit, il attiroit plus de monde autour de lui, que s'il eut eu tout celui des sept Sages de la Grece.

En courant ainsi dans la ville, il se trouva auprès du palais du Roi Astolphe, il y entra, monta dans les appartemens, & s'y promena, tantôt avec une vîtesse surprenante, & tantôt d'un pas grave & majestueux. Le Roi le regarda longtems ; il fut frappé de la taille & des traits de Robert ; il le fit observer à un de ses amis : voilà, dit-il, le plus belhomme que j'aie jamais vu ; il paroit avoir perdu l'esprit, & certes c'est bien dommage : il m'intéresse, je défends qu'on lui fasse aucun mal ; je veux qu'on en ait soin, qu'on le serve, qu'on ait pour lui toute sorte d‘égards. Il le fit appeller, mais Robert ne répondit point : on lui présenta à boire & à manger ; il refusa tout : ce qui surprit beaucoup tout le monde. Robert par des folies agréables amusoit tous les Seigneurs. A l'heure du dîner le Roi lui fit signe de le suivre; Robert obéit ; ce Prince lui présenta lui-même inutilement différens mets. Il avoit un chien qu'il aimoit beaucoup, il prit sur sa table un poulet qu'il lui jetta ; Robert courut après le chien, lui arracha sa proie, le chien voulut la ravoir, & alors il se fit un combat entre le chien & lui, qui amusa le Roi. Robert fut le plus fort, le poulet lui resta, & il le dévora avec avidité, n'ayant rien mangé depuis deux jours. Astolphe qui crut que c'étoit une des manies de Robert de disputer sa nourriture avec son chien, jetta un pain tout entier sous la table ; le chien y courut, mais Robert le lui enleva encore ; il divisa ce pain, en donna la moitié au chien, mangea le reste. Le Roi demeura tout étonné: la folie de cet homme est bien singuliere, dit-il, il ne prend rien de ce que nous lui offrons, & l'enleve aux chiens. Puisque c'est sa fantaisie, il faut le servir selon son goût: dès ce jour on donna triple portion au chien du Roi, afin que le fou pût avoir ce qui lui étoit nécessaire.

Après le diné, Robert alla se promener dans le palais, faisant mille folies qui ne pouvoient cependant nuire à personne. Il mouroit de soif, & ne pouvoit demander à boire, à cause de la désense de parler qui lui avoit été faite par l'Hermite ; il vit une porte ouverte qui donnoit dans le jardin du palais, il entra & courut se désaltérer à la fontaine.

Le chien d'Astolphe s'étoit familiarisé avec Robert, & ne le quittoit plus. Quand la nuit vint, le chien se retira dans sa loge, Robert le suivit & ils coucherent sur la même paille. Le Roi s'attachoit de plus en plus à son fou: il ordonna qu'on lui dressât un lit, il le refusa encore, & fit signe aux domestiques de le reporter, montrant la terre & la paille sur laquelle il avoit couché, & faisant entendre que ce lit étoit trop bon pour lui. Astolphe toujours plus étonné, ordonna qu'on lui portât chaque jour de la paille fraiche. Robert lui en marqua sa reconnoissance par quelques folies aimables. Son maître suivoit de près toutes ses actions ; il lui trouvoit de la douceur, de la complaisance, de la générosité; il l'avoit vu quelquefois distribuer aux pauvres ce que les chiens lui laissoient pour sa subsistance, encore le faisoit-il avec un tel discernement, qu'il n'y avoit que les vrais pauvres qui eussent part à ses aumônes, repoussant les paresseux & les vagabonds, & leur faisant signe d'aller travailler.

Ceux qui avoient besoin de la protection du Roi, avoient observé qu'il avoit de l'amitié pour son fou ; ils ne manquerent pas de profiter de cette découverte : c'est à lui qu'ils remettoient les placets qu'ils adressoient à son maître ; Robert ne les rendoit jamais sans les lire. Lorsque la demande lui paroissoit juste, il donnoit le placet à Astolphe un genou à terre ; mais lorsqu'il la trouvoit injuste ou mal fondée, il présentoit le mémoire à demi déchiré, ce qui lui attira beaucoup d'ennemis, & ne lui fit qu'un très petit nombre d'amis. Un de ceux dont il avoit mal accueilli le mémoire, s'avisa de le frapper en présence du Roi ; Robert ne pouvant résister au premier mouvement, prit un air furieux qui fit trembler l'agresseur, & se modérant aussitôt, il le prit par la main & l'embrassa. Le Roi qui s'étoit apperçu de cette action généreuse, fit arrêter l'homme injuste, & ordonna qu'il fût conduit en prison ; Robert tomba aux genoux de son maître, & fit tant par ses prieres, qu'il obtint la grace du coupable.

Robert se modéroit en tout, son caractere n'étoit pas changé, parceque le caractere ne peut l'être ; mais comme le fond en étoit bon, l'habitude de la modération qu'il acquéroit peu à peu, le rendit excellent : le chef d'œuvre de cette habitude fut le pardon des injures, Un de ses ennemis essaya de persuader à Astolphe que Robert contrefaisoit le muet & l'insensé: il étoit d'autant plus facile de le prouver, qu'on lui voyoit faire tous les jours des actions de très bon sens. Eh bien, dit le Roi, si c'est sa fantaisie puisje l'en empêcher? d'ailleurs n'est-ce pas être fou que de le contrefaire, & sur-tout d'une si vilaine maniere. Quel agrément trouveroit-il, s'il n'étoit pas dans la démence, à partager sa nourriture avec des chiens, à coucher sur la paille, à mener la vie la plus dure? Sire, reprit l'homme méchant, on a souvent des raisons pour se déguiser ; qui sait si cet homme que personne ne connoit ici, n'est pas l'espion de quelque Prince qui a de mauvais desseins sur Rome : j'ai même de fortes raisons pour le croire coupable : que risquez-vous en approfondissant ce mystere? Et par quel moyen, reprit le Roi? Le méchant répondit ; d'abord en le flattant ; s'il s'obstine, en le menaçant ; & si ce moyen est inutile, par les tortures. J'y consens, dit Astolphe, mais à condition que si cet homme est réellement muet & fou, vous subirez la même peine. Le méchant frémit, & dit qu'on pourroit avant tout, le faire examiner par des Médecins.

Leur conversation n'étoit pas encore finie, que Robert arriva rout essoufflé, conduisant par la main un étranger qui se débattoit en tremblant. Robert le remit à son maître, & lui fit entendre par des signes que cet homme étoit suspect, il lui remet en même tems un papier qu'il avoit surpris. Astolphe le lut, & y trouva le projet d'un complot contre l'Etat dans lequel l'accusateur de Robert étoit impliqué. Le Roi le fit arrêter &, s'assura en même tems de la personne de cet étranger. Robert qui passoit non seulement pour insensé, mais encore pour sourd & muet, fit signe à son maître de lui donner par écrit, quel étoit le crime du Seigneur qu'il venoit de faire arrêter ; le Roi lui dévoila le mystere du complot. C'est moi, lui écrivit il, qui suis l'objet & la cause de cette trahison. Le Prince Osorio d'une des plus grandes Maisons d'Italie, a demandé Cynthia ma fille, en mariage ; quoiqu'elle soit muette comme toi, sa beauté ses talens, & surtout sa richesse, lui ont attiré une foule d'adorateurs. Osorio n'ayant d'autre mérite que sa naissance, & une ambition démesurée, s'est mis sur les rangs, & a cru qu il lui suffisoit de se présenter pour être accepté: je n'aime point son caractere féroce ; son orgueil m'a toujours révolté, & j'aurois eu la plus grande répugnance de l'avoir pour gendre. Cependant comme j'aime beaucoup plus ma fille, que je ne hais Osorio, je lui fis part de ses prétentions, en ne marquant ni desirs ni éloignement pour ce mariage. Ma fille me protesta qu'elle seroit toujours soumise à mes volontés, & que, quoiqu'elle se sentît un dégoût invincible pour Osorio, elle étoit prête à l'épouser. J'embrassai ma fille, & je dis à Osorio qu'elle étoit déterminée à ne pas se marier encore, & que mon intention étoit de ne pas las contraindre. Osorio me jura dès ce moment une haine éternelle : l'autorité suprême que j'exerce ne lui a pas permis d'éclater. Je suis informé depuis quelque tems, qu'il ne se contente pas de murmurer contre le gouvernement, mais qu'il a des relations avec les Sarrasins. Je le fais épier ; ses manœuvres avoient échappé à mes recherches, le papier que tu viens de me remettre, me découvre qu'il a des liaisons dangereuses au dedans & au dehors de Rome ; plusieurs complices y sont nommés, & cet homme que je viens de faire arrêter, est un des principaux.

Robert, en lisant cet écrit, sur confondu: l'Hermite lui avoit ordonné de ne faire du mal à qui que ce fût ; & en découvrant une conspiration, il devenoit la cause de la mort d'une infinité de personnes. Ce scrupule mal fondé le tracassoit : il écrivit au bas du papier du Roi, qu'il le supplioit d'accorder, si cela se pouvoit sans conséquence, la grace de ce complice. Astolphe répondit qu'il avoit plus d'une raison pour ne pas lui faire grace, & lui rapporta tout ce que cet homme lui avoit dit au sujet de sa prétendue démence, & des soupçons qu'il avoit voulu lui inspirer sur le compte de Robert ; qui, sans hésiter, écrivit encore que les plus insensés avoient de bons intervalles, & que c'étoit ce qui rendoit leur sort plus déplorable. Tu vois, répondit le Roi, toujours en écrivant, le cas que je fais des accusations de cet homme: cependant il faut bien que tu m'aies inspiré une grande confiance, puisque malgré ton état, je t'ai dévoilé des secrets d'une aussi grande importance. Robert ne répondit rien: Astolphe lui demanda de quel pays il étoit? de la mer Baltique, écrivit Robert. Quels sont tes parens? le chien de Procris & la grande ourse. Quel âge as tu? Six cents quatre-vingt dix-neuf ans. Le Roi crut que sa folie le reprenoit, & le quitta en lui recommandant le secret.

Les soupçons dont on avoit fait part à Astolphe inquietoient Robert : il étoit sur le point d'écrire à l'Hermite, pour le consulter sur ce qu'il devoit faire pour bien établir sa réputation d'insensé: il se douta cependant que si ces soupçons avoient fait quelque impression sur l'esprit du Roi, il ne manqueroit pas de le faire questionner & de mettre des espions auprès de lui : il ne se trompa point dans ses conjectures. Il y avoit dans le palais un Juif fort considéré par ses richesses & par ses grandes lumieres sur les finances: c'étoit lui qui recevoit les revenus de l'Etat, & il étoit l'ame du Conseil : Astolphe lui marquoit beaucoup de confiance ; mais il étoit fier & arrogant. Robert étoit encore sur sa paille avec le chien du Roi, ils déjeunoient ensemble, lorsque le Juif vint d'un air affable escorté de quelques Seigneurs pour voir Robert, qui devina son dessein Le Juif s'assit à côté de lui & se mit à écrire, il fit plusieurs questions auxquelles Robert fit des réponses, tantôt d'un bon sens à faire croire qu'il étoit très sage, & tantôt d'une folie à persuader qu'il étoit le plus fou des hommes; lui marquant le plus grand respect, & lui donnant des nazardes ; jouant alternativement avec son chien, & faisant au Juif les singeries les plus singulieres. Le Juif perdant patience le menaça : Robert prit son tems, ramassa toute sa paille parmi laquelle il y avoit beaucoup d'ordures, l'entassa sur le Juif, qui après s'être débarassé, voulut se venger : mais son adversaire plus fort que lui, le prit à la gorge, & le mena chez le Roi, à qui l'on raconta tout ce qui venoit de se passer.

Cette action fit rire Astolphe, & confirma dans son esprit la démence de Robert ; elle fut fuivie de plusieurs autres traits de folie. Son maître, qui craignit que les tracasseries qu'on lui faisoit, ne fissent empirer son état, ordonna qu'on le laissât tranquille, & ne fut pas moins étonné de ce mélange d'extravagance & de sagesse.

Il y avoit près de sept ans que duroit l'expiation des crimes de Robert : comme l'Hermite n'étoit éloigné que de trois milles, il s'échappoit de tems en tems du palais, & alloit le voir ; il revenoit toujours le jour même, de manière qu'il avoit accoutumé tout le monde à son absence, & l'on ne s'en inquiétoit plus. Dans les circonstances où il se trouvoit, il ne manqua pas d'aller lui communiquer ses craintes & ses scrupules. L'Hermite le rassura sur les unes & sur les autres, & lui dit que ses fautes lui étoient pardonnées, & qu'il pouvoit mettre fin quand il voudroit à sa pénitence ; qu'il espéroit que les efforts qu'il avoit faits sur lui-même, l'avoient accoutumé au joug aimable de la vertu. Il est vrai, mon pere, lui dit Robert, que je me sens plus tranquille, & que je trouve une espece de volupté, lorsque je puis vaincre mon impétuosité: lorsque j'ai fait quelque bien aux autres, je goute un plaisir singulier que je n'éprouvois jamais, lorsque je me livrois à tous mes penchants. Mais mon pere, dites-moi je vous prie, qu'est-ce que la vertu, afin que je ne m'écarte jamais de ce qu'elle prescrit? Mon ami, lui dit l'Hermite, vous me faites une question sur laquelle on a écrit plus de volumes que ne pourroit en contenir mon hermitage, & à laquelle il ne falloit répondre que ces mots sur lesquels toutes les Religions, & la vôtre sur tout, sont fondées. Aimer Dieu, l'honorer: aimer le prochain, & lui être utile autant qu'on le peut ; & ensuite consulter sa conscience dans toutes les actions de sa vie. Le premier de ces préceptes doit nécessairement élever votre ame, la pénétrer de la grandeur, de la bonté, de la justice de l'Etre suprême ; vous ne pouvez être rempli de ces idées, sans que votre cœur n'en soit touché, & sans que vous ne soyez pénétré de reconnoissance envers cet Etre. La reconnoissance qui doit nécessairement vous porter à imiter, du moins autant que votre foiblesse peut vous le permettre, cette justice & cette bonté, vous conduira naturellement à la'pratique du second précepte. Le troisieme est est le guide le plus infaillible pour juger si vous avez rempli les deux premiers. Voilà, mon ami, en quoi consiste cette vertu, dont on a parlé si diversement, parceque chacun l'accommode à son caractere, à ses penchans, & à ses intérêts.

Robert ne trouva rien dans ces préceptes qui fût au dessus de la raison & des forces humaines ; il questionna l'Hermite sur la maniere dont il devoit honorer Dieu, & sur beaucoup d'autres articles : mais le saint homme se conforma toujours dans ses réponses au degré de lumiere & à la trempe d'esprit de Robert, & fixa des limites à sa curiosité.

CHAPITRE IX. Guerre des Sarrasins. Batailles. Faits héroïques de Robert. Il est sur le point d'en perdre tout le fruit .

ROBERT revint au palais plus content & plus tranquille qu'il ne l'avoit jamais été: il ne crut pas qu'il fut teins encore de dissuader personne sur sa folie. Il alla reprendre sa place auprès de son chien, qui l'attendoit avec impatience, & qui, par mille carresses, lui témoigna la joie qu'il eut de le revoir.

Cependant Osorio avoit été informé de la découverte du complot, il n'en attendit point l'effet ; il sortit de Rome avec plusieurs de ses conjurés, & donna avis aux Sarrasins, qui se tenoient tout prêts au fond du golfe Adriatique, de descendre de leurs vaisseaux au premier signal. Le Roi avoit instruit le Pape de tout ce qu'il savoit de cette conjuration. Dès qu'on sut qu'Osorio avoit échappé aux supplices qu'il méritoit, on se douta bientôt que les ennemis ne tarderoient point à paroître. On leva des troupes, Astolphe se mit à leur tête, & le troisieme jour elles étoient campées sous les murs de Rome, d'où elles partirent pour se rendre dans la Romagne à portée de s'opposer à la descente des Sarrasins: mais ils les rencontrerent, & les Romains furent obligés de rétrograder jusques sous les murs de la ville, les Sarrasins s'étoient déjà emparés de plusieurs Places de l'Etat Ecclésiastique.

Tous les Chevaliers & tous les Princes de l'Italie se réunirent à Astolphe, & protesterent de défendre leurs peuples jusqu'à la derniere goute de leur sang : ils étoient plus indignés contre le Prince Osorio, que contre les Sarrasins mêmes. On publia qu'on promettoit au soldat qui le prendroit en vie, une récompense & des honneurs proportionnés à ce service.

Les Romains déterminés à combattre, allerent au devant des Sarrasins qu'ils trouverent à trois milles de Rome. Le courage & la fureur étoient égaux de part & d'autre; les Romains étoient animés par l'amour de la gloire, par l'espérance de délivrer pour toujours l'Italie des incursions des Barbares, & par le desir de donner dans Osorio un exemple qui épouvantât les perfides.

Tandis que les armées étoient en présence, Robert qui eût bien désiré pouvoir se rendre utile dans cette occasion importante, n'osoit demander des armes & ne savoit où en prendre; il se contentoit de faire des vœux pour les Romains & pour le Roi. Il traversoit le jardin du palais, & alloit à son ordinaire à la fontaine pour se désaltérer, lorsqu'il se trouva arrêté par un nuage éclatant : il s'arrête & se prosterne, il entend une voix qui lui dit : va défendre la cause du juste, la victoire t'attend . Robert se releve, & au lieu du nuage, il trouve un beau cheval & une armure qui paroissoit étincelante. Robert ne songe plus à sa soif, il s'arme, monte sur le cheval & part.

Le hasard fit que la fille du Roi étoit à sa fenêtre, d'où elle vit Robert s'armant & se préparant au combat ; sa surprise ne l'empêcha pas de remarquer qu'il n'y avoit point parmi tous les Chevaliers qui combattoient pour son pere, un plus bel homme que lui ; mais comme elle le croyoit insensé, elle s'imagina que c'étoit un nouveau trait de folie.

A peine étoit-il sorti des portes de la ville, qu'il rencontre des soldats blessés qui lui annoncent que les Sarrasins ont l'avantage ; il ne tarda pas à trouver les Romains qui se battoient en retraite, & dont l'intrépidité soutenoit encore le combat : il voit d'un coup d'œil les manœuvres des troupes, suppose un ordre du Général, & se fait suivre par les plus déterminés : aussitôt il se jette au plus fort de la mêlée, & fait jour à sa petite troupe. Dès qu'il est au centre il ne fait plus attention au nombre : il frappe à droite & à gauche, & fait tomber les ennemis qui l'entourent; les têtes & les bras volent autour de lui, son cheval qui sembloit respirer le carnage, foule aux pieds ceux que le fer dévorant de Robert ne peut atteindre. Les Sarrasins qui, en cet endroit, avoient enfoncé les Romains, reculent, & leur donnent le tems de se rallier. Chacun rentre dans ses rangs: le Général change son ordre de bataille, & au lieu de la défensive qu'il avoit été obligé de prendre, il se dispose à l'attaque. Un silence farouche regne dans les deux armées: d'un côté on voit le Général des Sarrasins désesperé de se voir enlever la victoire qu'il croyoit certaine ; de l'autre Astolphe & un Chevalier, que sa visiere baissée, empêchoit tout le monde de reconnoître, remplis de confiance. La bataille recommence. Robert attaque le Général que défendoit un escadron des plus braves Sarrasins, il perce jusqu'à lui ; sa petite troupe qui ne l'avoit point abandonné, rompt l'ordre de l'escadron ennemi, & laisse un libre passage au Chevalier qui s'élance sur le Général, dont il évite avec adresse tous les coups qu'il lui porte. Il le saisit & l'enleve de dessus son cheval ; le Général se débat en vain : Robert le porte sous son bras gauche, & du droit écarte ou abbat avec son épée tout ce qui s'offre à ses coups : il parvient jusqu'au Roi, & lui remet son prisonnier ; mais celui-ci saisit son poignard, s'ouvre un passage & s'enfonce dans un bois où on le perdit de vue.

Robert ne perd point le tems à écouter les éloges de son Maître & les applaudissemens des Romains qui l'entourent : il retourne au combat. Les Sarrasins, effrayés de l'action dont ils viennent d'être témoins, ne songent qu'à éviter ses coups, & la fuite lui enleve ses victimes ; il parcourt les rangs ennemis, & les rangs entiers disparoissent devant lui, comme les feuilles dont la gelée a dessèché les tiges, & qu'un ouragan disperse dans les airs. A la faveur de Robert, les Romains restent non seulement maîtres du champ de bataille, mais encore poursuivent sans relâche les Sarrasins pendant deux jours & deux nuits, massacrant dans leur course tous ceux à qui leur agilité ne permet pas de les éviter, ou que la lassitude retarde ; ils sont enfin arrêtés par une riviere : les Romains les joignent, & ne leur donnent point le tems de jetter un pont : alors le carnage devient général, un tiers de ce qui reste de l'armée des Sarrasins s'engage dans le fleuve : Robert s'y élance ; son cheval avec la même facilité qu'un poisson, porte Robert à droite & à gauche; ceux quiveulent l'éviter perdent le gué, & sont submergés. Il avoit quitté son épée en entrant dans la riviere, & s'étoit armé d'une massue ; chaque coup qu'il porte abat un ennemi, la riviere est presque entierement nettoyée ; ceux qui restent encore reviennent vers le rivage qu'ils ont quitté, ils cherchent en vain à gagner les bords ; les Sarrasins qui y combattoient, & que les Romains poussoient toujours vers la riviere, sont forcés d'y chercher un asile & s'y noyent ; enfin de foixante mille combattans, à peine en restet il quatre mille qui jettent bas les armes & implorent la clémence du vainqueur. Le Roi leur fait grace, afin qu'ils puissent porter dans leur pays la terreur des armes des Romains: le reste étoit noyé, mort ou blessé. On eut soin des derniers, on fit les autres prisonniers : on les conduisit jusqu'à leur flotte dont on s'empara, & on leur accorda six galeres pour s'en retourner après leur avoir fait signer une capitulation, par laquelle ils promirent que leur nation ne rentreroit pas de cinquante ans dans l'Italie : on garda les principaux Chefs, & les blessés pour ôtages.

Robert avoit disparu au moment où il avoit vû que les ennemis capituloient. Astolphe fit chercher vainement le Chevalier, qu'on ne connoissoit que par le nom de terrible, que l'armée lui avoit donné. Il arriva à Rome, pénétra dans le jardin du palais sans être reconnu, revint auprès de la fontaine, descendit de cheval, se desarma, & se prosterna la face contre terre. Après avoir rendu graces à l'Etre suprême, qui lui donnoit la force & la victoire, il se releva, & ne retrouva ni ses armes, ni son cheval, qui avoient disparu. Il appaisa sa soif, & alla se coucher auprès de son chien. Robert n'avoit reçu qu'une légere blessure au visage, que le chien cicatrisa bientôt en la léchant.

Le Roi ramena à Rome son armée triomphante & chargée des dépouilles des ennemis; il fit déposer le butin sur la place, alla rendre compte au Pape de tous les détails de cette bataille, revint au même endroit regla le partage qu'on devoit faire des richesses immenses qu'on avoit prises aux ennemis, en fit mettre à part un tiers pour le Chevalier inconnu, & rentra dans son palais avec les Chevaliers & les principaux Chefs de son armée.

On y ayoit préparé des fêtes magnifiques & un superbe repas ; à l'heure du souper, Robert se présenta à l'ordinaire, & alla se jetter aux pieds du Roi, & fit mille folies qui amuserent beaucoup l'assemblée. Astolphe raconta les choses singulieres qu'il savoit de lui, assura ceux qui ne connoissoient pas son fou, que le plus souvent c'etoit l'homme le plus sensé & du meilleur conseil qu'il ent vû, & qu'enfin c'étoit à lui qu'il devoit la découverte de la conspiration d'Osorio ; il entra à ce sujet dans des détails qui étonnèrent tour le monde. Robert ne pouvoit s'empêcher de rougir, & faisoit semblant de ne rien entendre, continuant toujours à faire des extravagances. Son maître l'appella & lui fit comprendre par des signes, qu'il venoit de gagner une bataille complette sur les Sarrasins. Robert lui fit des signes de félicitation, alla prendre son chien, & se mit à danser & à sauter avec lui, en signe de réjouissance. Le Roi s'apperçut de la blessure qu'il avoit an visage ; le questionna par signes comment cela étoit arrivé; mais Robert répondit que ce n étoit rien, & continua de danser. Le Roi appella ses domestiques, leur dit que s'il savoit que ce fût quelqu'un d'eux qui eût blessé son fou, il le puniroit très séverement, défendant très expressément qu'on fit aucun mal à un homme qui n'en faisoit à personne. Il n'y a qu'heur & malheur dans ce monde, dit un des Généraux, ce pauvre malheureux qui a resté tranquille dans ce palais, est blessé, & nous qui nous sommes battus pendant trois jours, n'avons pas reçu une égratignure. Oui, reprit un autre, grace au Roi & à ce terrible Chevalier qui nous a ramené la victoire. Quoi, dit Astolphe, personne ne le connoit! Je serai donc privé du plaisir de savoir à qui l'Italie & moi devons un si grand avantage : j'ai fait réserver un tiers du butin pour lui, demain je ferai publier que je promets une récompense à celui qui pourra m'apprendre le nom de ce brave homme.

La fille du Roi qui étoit muette, mais qui n'étoit point sourde, se leve, & fait signe à son pere que c'est le fou. Le Roi, craignant de se méprendre aux signes de sa fille, envoie chercher sa Gouvernante pour lui servir d'interprete. La Princesse veut vous faire entendre, dit la bonne Gouvernante, que le Chevalier qui a fait toutes les belles actions dont vous parlez, & sans lequel Rome alloit être saccagée, n'est autre que ce fou. Astolphe ne put s'empêcher de rire : mais ensuite il se fâcha vivement contre elle & contre sa fille, croyant que c'étoit une plaisanterie qu'elles avoient imaginée pour tourner en ridicule l'amitié qu'il témoignoit à ce malheureux.

Quelques recherches que fit le Roi, il ne put découvrir autre chose sur le compte du Chevalier inconnu, & bientôt on cessa d'en parler. Trois mois ne s'étoient pas encore écoulés, que les Sarrasins, au mépris de la capitulation, excités par Osorio, traverserent les mers avec une flotte plus nombreuse que la premiere, & une armée plus redoutable encore. Comme on savoit le peu de foi qu'il y avoit à faire sur les promesses des Sarrasins, on se tenoit sur ses gardes. Le Roi n'avoit pas licencié son armée, de sorte qu'à la premiere nouvelle de leur descente, il marcha en force contre eux. Cependant on ne put les empêcher de s'avancer, & ils auroient peut-être repoussé les Romains, & mis le siege devant leur ville, si Robert ne fût venu au secours, & n'eût fait les mêmes prodiges que la premiere fois. Les Romains remporterent encore une victoire complette, quoique moins décisive que la premiere, parceque les Sarrasins eurent le tems de regagner leur flotte. Robert, après que la bataille fut gagnée, disparut encore sans qu'il fut apperçu de personne, que de la fille du Roi, qui l'avoit vu partir & revenir, mais qui cette fois avoit gardé le secret.

Astolphe avoit la plus grande curiosité de connoître le Chevalier inconnu ; il fit de nouvelles perquisitions, mais aussi infructueusement que la premiere fois. Il résolut à la premiere occasion de prendre si bien ses mesures, qu'il découvriroit quel étoit ce brave Chevalier.

Les Sarrasins ne tarderent pas à tenter une nouvelle entreprise ; comme les côtes du golphe étoient bien gardées, ils firent croire qu'ils se retiroient & allerent descendre sur les côtes de Gênes : ils firent des marches si adroites, qu'ils arriverent presque aux portes de Rome, sans qu'on s'en doutât. Le Roi eût cependant le tems de rassembler ses troupes, & de faire bonne contenance. Il se douta bien que le Chevalier inconnu ne manqueroit pas de revenir : il appella un de ses Généraux, auquel il avoit le plus de confiance, & lui ordonna de former un détachement qu'il embusqueroit sur le chemin, afin de le surprendre : les Chevaliers qui avoient la même curiosité, entrerent avec plaisir dans ses vues.

Dès le point du jour, le Général & quelques Chevaliers se cacherent dans un petit bois, & mirent des sentinelles de tous côtés, mais tous leurs soins furent inutiles; Robert vint au camp par un chemin opposé à celui qu'ils observoient. On les avertit que l'inconnu étoit arrivé,& que l'action étoit déjà engagée, le zele & le courage des Chevaliers ne leur permirent pas d'attendre plus longtems, ils rejoignirent l'armée, & l'action devint générale ; elle fut encore plus sanglante que la premiere : on avoit ordonné de ne faire grace à personne. Le Roi avoit envoyé un gros détachement sur le derriere des ennemis pour leur couper le chemin de la retraite, & s'emparer de leur flotte. Robert observa dans quel endroit étoit le Général ennemi, & piqua vers lui ; il étoit au centre entouré de l'élite des troupes : Robert s'y élance, & son épée & son cheval brisent, abattent tout ce qui les arrête : un seul de leur coups faisoit tomber trois ennemis à la fois ; car dans le tems que l'épée de Robert abattoit la tête de l'un, son cheval avec ses dents arrachoit l'épaule d'un sécond, & d'un coup de pied, enfonçoit les côtes d'un troisieme: leurs mouvemens étoient si prompts, que l'œil pouvoit à peine les suivre ; lorsque Robert voyoit cinq ou six hommes de la même taille & sur la même ligne, il ne s'amusoit pas à les frapper l'un après l'autre, mais d'un seul revers, il abattoit leurs têtes, ainsi qu'un moissonneur fait tomber les épis, ou l'herbe des prés. Il s'éleva au tour de lui un parapet de morts entassés les uns sur les autres, de forte que Robert & son cheval se trouverent renfermés dans ce cercle affreux formé peu à peu de soldats qui, pour frapper Robert, montoient sur ceux qui venoient d'être tués. C'est à la faveur de ce parapet, que le Général évita sa fureur. Le cheval de Robert franchit la sanglante barriere : le Général qui voit son mouvement, se détourne, rompt les escadrons & s'enfuit. Cette suite détermine celle de l'armée, la déroute devient générale, les Romains la suivent, affomment, foulent aux pieds de leurs chevaux tout ce qui se présente : Robert hache & met en pieces des troupes entieres : on diroit que la foudre a nétoyée la place où son cheval a passé. Les Sarrasins cherchent à gagner leur flotte ; mais ils rencontrent le détachement que le Roi avoit envoyé pour s'en emparer, alors ils se trouvent pris de tous côtés ; ils demandent quartier, leurs prieres sont inutiles, tout est passé au fil de l'épée.

Osorio, aussi perfide envers ses associés, qu'il l'avoit été envers sa patrie, envoie au Roi, & lui fait proposer de lui livrer la flotte & le Général des Sarrasins, à condition que tout le passé sera oublié. Astolphe, qui vit que c'étoit le seul moyen de finir la guerre, & d'empêcher les Sarrasins de rentrer dans l'Italie, consentit à la capitulation : elle est signée ; & Osorio, sans pudeur, vient rejoindre les Romains ; il demande un corps de troupes considérable, les conduit sur une hauteur, & leur fait voir le corps de réserve du Général. Osorio à la tête des Romains, marche contre eux ; les Sarrasins qui ne se méfient point de lui, le laissent passer avec sa troupe : lorsqu'il a pénétré jusqu'au centre: il se développe, fond sur ses alliés, en fait une boucherie horrible, & saisit le Général qui se débat inutilement ; il l'entraine. Le traitre Osorio l'égorge, plutôt pour se délivrer d'un témoin qui pouvoit lui reprocher sa perfidie, que pour se défendre; prétexte dont il se servit auprès du Roi, qui lui représenta, que, suivant la capitulation, il devoit lui livrer le Général en vie, pour lui servir d'ôtage. Quant à la flotte, il y conduisit les Romains, s'embarqua avec eux sur une galere, prétexta un ordre du Général, & tout se rendit.

Lorsqu'il ne resta plus d'ennemis, Robert reprit le chemin de Rome. Les Chevaliers chargés de le surprendre, avoient pris leur poste dans un bois sur le chemin de la ville se doutant bien qu'il s'y rendroit. Lorsqu'il passa, ils se partagerent en deux troupes, & lui couperent le chemin, l'entourant de tous côtés. Robert s'arrêta, & leur demanda pourquoi ils le retenoient ainsi ; Seigneur Chevalier, lui dirent-ils : c'est avec trop d'obstination vous refuser à nos hommages : nous voulons connoître notre libérateur & celui de l'Italie. Chevaliers, leur dit il, je désire d'être inconnu ; si mon bras vous a rendu quelques services, c'est le seul prix que, j'en exige. Nous serions des ingrats, de vous l'accorder, dirent-ils, ou des lâches : car, si c'est par modestie que vous vous cachez, notre devoir est de vous connoître malgré vous ; si c'est par orgueil, nous avons lieu d être offensés, parceque chacun de nous n'a moins de courage, ni moins de vertu que vous, quoiqu'il ait moins de force, d'adresse & d'expérience; ainsi, Seigneur Chevalier, ne trouvez pas mauvais que nous employons un peu de violence, si vous vous obstinez encore. Robert, sans leur répondre, pique son cheval, les écarte & leur échappe. Un des Chevaliers s'écria, il n'y a qu'à abatre son cheval, & décoche un trait qu'il vise dans les flancs de l'animal, & que Robert reçoit dans la cuisse. Quoique la blessure fût profonde, & que le fer y eût resté, Robert n'en alla pas moins vite. Il revint à la fontaine, s'y désarma, retira lui-même le fer, & le cacha sous une pierre, mit sur la plaie de l herbe qu'il broya & qu'il recouvrit avec de la mousse, & enveloppa le tout le mieux qu'il pût.

La fille d'Astolphe qui s'intéressoit beaucoup à Robert, & qui savoit à quoi s'en tenir, l'examina avec soin, & ne témoigna encore rien. Le Roi & ses Chevaliers étoient rentrés au palais : il s'informa si on avoit pu découvrir quelque chose au sujet de l'inconnu, sa curiosité étoit portée au comble. Celui qui l'avoit blessé raconta tout ce qui s'étoit passé, & dit qu'en voulant abatre son cheval, il l'avoit blessé à la cuisse, que le fer de la fleche y avoit resté, & que le bois s'étoit brisé; qu'en retournant il avoit retrouvé ce bois, & qu'il seroit bien aisé, si l'on découvroit un Chevalier blessé, de vérifier si c'étoit l'inconnu. Le Chevalier témoigna beaucoup de regret d'avoir blessé un aussi brave homme ; puis il ajouta : Seigneur, vous avez fait mettre à part pour lui, un tiers du butin qui a été fait sur les Sarrasins., cette récompense acquitteroit un Souverain envers un Général qui lui auroit conquis trois Provinces ; ce n'est pas encore assez ; je crois que ce Chevalier mérite mieux que des richesses; s'il est digne par sa naissance de s'allier avec vous, je serois d'avis que vous lui promissiez votre fille : qui sauve un royaume, mérite de le gouverner.

Le Roi approuva ce conseil, & fit publier dans toutes les villes d'Italie, que le Chevalier aux armes blanches & au cheval blanc, qui s'étoit distingué aux trois batailles contre les Sarrasins, pouvoit se présenter avec le fer dont il avoit été blessé, & qui étoit resté dans sa plaie, & venir accepter de la main du Roi, sa fille pout récompense. Avant de faire les criées, on communiqua ce projet à la Princesse, qui fit signe qu'elle l'approuvoit.

Osorio, qui aimoit la Princesse, n'eut pas plutôt entendu cette publication, qu'il résolut d'en profiter pour obtenir une main qui refusoit de se donner. Il chercha un cheval & des armes semblables à celles du Chevalier inconnu, & se fit une blessure à la cuisse avec le fer d'une fleche qu'il rompit. Quelque vive que fût sa douleur, il la souffrit avec courage, dans l'espérance qu'on seroit la dupe de son stratagême : il étoit persuadé qu'en amour, comme en guerre, il étoit permis d'employer indifféremment la ruse, la force, ou la vertu.

Il crut qu'il devoit s'annoncer avec beaucoup de fracas ; il habilla ses gens magnifiquement, leur donna les livrées & les chevaux les plus superbes, & entra dans Rome avec le cortege d'un triomphateur. Il se présenta dans cet état à Astolphe, la visiere baissée. Je viens réclamer, dit-il en entrant, la récompense que vous avez promise au Chevalier qui s'est distingué contre les Sarrasins, & à qui vous devez les trois victoires que vous avez remportées. Quoique vous m'ayez cru votre ennemi & leur allié, quoique les apparences fussent contre moi, il n'en est pas moins vrai, que sous le prétexte d'une feinte conspiration, je les ai attirés dans l'Italie, pour faire périt cette nation infidelle sous mes coups. Tous les Chevaliers se regarderent: la taille noble & l'air de beauté qu'on appercevoit à travers sa visiere, sembloient confirmer que c'étoit là le Chevalier intrépide; mais le ton orgueilleux & la hauteur avec lesquels il s'annonçoit, renversoient leurs idées: alors il leva la visiere de son casque, & l'on reconnut Osorio.

Le Roi parut étonné; mais le traitre qui savoit prendre toute sorte de caracteres, lui dit avec une feinte douceur : est il possible que vous ayez pu me croire si dénaturé, que j'eusle voulu livrer à une nation que je déteste, ma patrie, mes parens & mes amis, & mettre en leur pouvoir ce que j'aime le plus au monde? Non, je savois qu'il ne me restoit plus qu'un moyen de mériter votre estime : c'étoit en me couvrant de gloire, & en délivrant l'Europe du moins pour longtems, des perfides Sarrasins. Ils ont su que vous m'aviez refusé votre fille, ils ont cherché à me mettre dans leurs intérêts, je leur ai promis tout ce qu'ils ont voulu, & c'est sous ce prétexte que je les ai attirés en Italie. Je combattois avec eux, mais quand l'action étoit engagée, je passois dans l'armée des Romains, je prenois une autre armure & un autre cheval, qu'un Ecuyer affidé me tenoit tout prêt, & alors inconnu de l'une & de l'autre armée, je me livrois à mon courage.

Le Roi loua la générosité d Osorio, elle lui paroissoit d'autant plus admirable, qu'il s'étoit exposé à passer pour un traitre. Osorio pour le confirmer dans sa bonne opinion, lui présenta le fer de la fleche qu'il avoit, disoit il, arraché de sa cuisse. Le Chevalier qui avoit blessé le Chevalier inconnu, s'apperçut aisément que ce n'étoit pas le fer de la fleche qu'il avoit décochée ; mais il ne dit rien, étant bien assuré de confondre l'imposteur, quand il voudroit, & fachant bien qu'un tel mensonge ne pouvoit pas se soutenir longtems. Astolphe lui dit qu'il avoit bien mérité la récompense qu'il avoit promise, & qu'il alloit en prévenir sa fille.

CHAPITRE X. Prodiges. Triomphe de Robert. Tournoi. Combat extraordinaire. Repas de nôces. Les Nains ne sont pas les ennemis les moins dangereux pour les Chevaliers. Retour de Robert en Normandie. Péril pressant .

ROBERT n'avoit rien perdu de la conversation d'Osorio & du Roi : quoiqu'il connût à peine la Princesse, il fut fâché qu'on la donnât à un homme capable d'une telle imposture. Jamais il n'avoit été si fortement tenté de rompre le silence ; quoique l'Hermite l'eut assuré que son tems d'expiation étoit fini, il voulut, avant que de parler, le consulter encore. Il vivoit toujours de la même maniere qu'avant ses exploits, n'ayant d'autre consolation que son chien, faisant mille folies, & rapportant à Dieu seul la force de son bras.

Tandis qu'il se disposoit à partir pour l'hermitage, Osorio vint réclamer la parole du Roi. La Princesse ayant appris à qui on la destinoit, tomba dans le plus grand desespoir; elle ne pouvoit pas douter que le perfide Osorio ne se parât des actions d'autrui: elle fut saisie d'une fievre violente. Le Roi qui prenoit Osorio pour le véritable héros qui avoit vaincu les Sarrasins, attribua la maladie de sa fille à l'aversion qu'il savoit qu'elle avoit pour lui. Il la prit par la main, la présenta au perfide, & lui ordonna de se parer pour la cérémonie de son mariage, qu'il remit au lendemain, & sortit sans vouloir l'entendre.

Robert consterné apprit les chagrins de la Princesse, voulut la voir : comme tout lui étoit permis, il s'introduisit sans difficulté dans son appartement : on le laissa entrer, espérant que ses folies pourroient la distraire. Il s'apperçut qu'elle le regardoit avec attendrissement; & lui même, lorsqu'il voulut commencer ses extravagances, il se sentit pénétré de tristesse & de respect : il la considéra quelque tems, & sortit les larmes aux yeux.

Animé d'un sentiment qu'il ne connoissoit pas, il part & trouve l'Hermite à moitié chemin. Je sais, mon fils, le sujet qui t'amene, lui dit-il : va, retourne à Rome, laisse faire le ciel, il sait où il veut te conduire; continue à paroître muet & fou, jusqu'à ce que moi-même je t'ordonne le contraire. Le docile Robert embrassa l'Hermite, & alla reprendre sa place auprès de son chien : il l'avoit démandé au Roi qui le lui avoit donné.

Le jour paroissoit à peine, que la Princesse vit entrer son pere pour hâter la cérémonie. Sa fille se jetta vainement à ses genoux : j'ai promis, lui dit-il ; & toi-même, avant de faire faire la publication de la récompense que je promettois au vainqueur des Sarrasins, lorsque je t'ai consultée, n'as tu pas consenti à tout? La Princesse sut obligée d'en convenir ; mais en même tems elle fit signe que ce vainqueur n'étoit point Osorio. Son inflexible pere prit un air couroucé, ne l'entendit point, ou du moins feignit de ne point l'entendre, & sortit pour attendre les personnes qui devoient assister à la cérémonie.

Lorsque tout le monde fut assemblé, Astolphe conduisit Osorio dans l'appartement de sa fille ; il prit l'extérieur de l'amant le plus tendre, la Princesse lui répondit avec une indifférence accablante. Osorio avoit trop bonne opinion de lui même pour ne pas se persuader qu'il viendroit à bout de s'en faire aimer ; ainsi sans lui faire ni plaintes, ni reproches, ils s'acheminerent vers l'Eglise de Saint Pierre où le Pape devoit les unir.

Robert plein de confiance à la parole de l'Hermite, se contentoit de faire des vœux pour la Princesse : ils ne furent point infructueux. Le Pape commençoit la cérémonie; déja les mains des deux époux étoient unies, il alloit les bénir, lorsque la Princesse qui jamais n'avoit parlé, sentit sa langue se délier. Alors retirant sa main & retenant celle du sacré Pontise. Arrêtez, s'écria-t-elle, ce n'est point là l'époux que le ciel me destine; mon pere m'a donnée, & j'ai confirmé ce don, au vainqueur des Sarrasins, je proteste encore que je ne serai point à d'autre : Osorio ne l'est point ; après avoir trahi sa patrie, l'imposteur profite de la modestie du plus brave des hommes, pour s'attribuer ses exploits, & pour lui enlever une récompense qu'il a si bien méritée. O mon pere, ajoutat-elle, en s'adressant au Roi : comment avez, vous pu vous laisser séduire par un traitre, dont le caractere vous est connu depuis si longtems? quand vous avez dans votre palais même le héros que vous avez tant désiré de connoître, deviez-vous vous attendre que le ciel par un prodige auquel vous ne pouvez pas vous refuser, déliât ma langue pour vous dissuader? «

Astolphe, étonné, ne pouvoit croire ce qu'il voyoit & ce qu'il entendoit : mais il n'en fallut pas davantage pour le convaincre de l'imposture d'Osorio ; il le regarde avec indignation, & sans le respect qu'il devoit au souverain Pontife, & à la majesté du lieu où il étoit, il l'eût fait arrêter. Osorio sortit & alla cacher sa honte chez les Sarrasins, qu'il trouva le moyen de séduire encore après les avoir trahis. Le Roi demanda à sa fille quel étoit donc ce héros qui avoit vaincu les Sarrasins? Quand je vous l'ai fait connoître, dit-elle, vous n'avez pas voulu m'en croire ; il est dans votre palais : c'est à son amour, à ses vœux & à ses prieres, que je dois la faculté de parler que Dieu m'avoit refusée jusqu'à ce jour. Astolphe étoit bien éloigné de penser que sa fille parlât de Robert: il lui nomma tous les Chevaliers qui venoient assidument au palais. Ce n'est aucun de ceux-là, dit-elle, & ensuite s'adressant au Pape, à son pere & à tous ceux qui attendoient Je dénouement de cette scene, daignez me suivre jusqu'au palais de mon pere, ajouta-t elle, c'est-là que vous verrez un prodige plus grand que celui qui vient de s'opérer en moi.

On s'empresse de suivre Astolphe & sa fille: le souverain Pontife, malgré son âge avancé, veut être témoin d'un événement qui lui paroît si extraordinaire. La Princesse les conduit tous auprès de la fontaine où Robert avoit accoutumé d'aller se desaltérer ; elle leve une pierre, & prend le fer de la fleche qu'il y avoit caché. Voilà, dit-elle, le fer dont le Chevalier, que vous avez furnommé le terrible, fut blessé au retour de la troisieme bataille. Elle demanda au Chevalier le bois de la fleche, elle l'ajusta si bien au fer, que personne ne put douter, que ce ne fût l'arme dont ce héros avoit été frappé. Au retour du combat, reprit la Princesse, je l'ai vu de cette fenêtre arracher ce fer de sa plaie & le cacher sous la pierre ; c'est dans ce même lieu que je l'ai vu s'armer avant le combat & venir se désarmer après la victoire, sans que j'aie pu découvrir ce que devenoient son cheval & ses armes : il ne s'agit plus que de vous faire voir cet homme extraordinaire.

La Princesse prit son pere par la main, & le conduisit à l'endroit où couchoit Robert; on le trouva sur la paille jouant avec son chien. Le Roi crut que sa fille étoit elle-même tombée en démence ; elle s'apperçut de son étonnement, & se tournant vers lui: voilà, lui dit-elle, celui à qui vous devez toute votre gloire & le salut de l'Italie. Robert se leva, ceux qui le connoissoient pour le fou du Roi, commencerent à lui trouver dans les traits une noblesse qu'ils n'y avoient point remarquée ; mais quelle apparence qu'un fou eût pu faire des exploits si glorieux? Cependant Robert les regardoit d'un air étonné, ouvroit de grands yeux, rioit niaisement, & faisoit mille folies qui excitoient les uns à rire, les autres à la pitié.

Astolphe appella Robert en particulier, & le pria de lui montrer sa cuisse. Robert, seignant de ne pas l'entendre, revint à la compagnie, & se mit à sauter & à danser, Le Pape crut qu'il auroit plus d'autorité, & lui ordonna de parler, s'il en avoit la faculté, ou du moins de répondre à l'invitation que venoit de lui faire le Roi. Robert, comme s'il ne l'eût point entendu, donna sa bénédiction à Sa Sainteté; mais comme il se retournoit, il apperçut l'Hermite derriere tout le monde. L'Hermite, à qui la Providence découvroit ses secrets, avoit eu connoissance de la destinée de Robert, il s'étoit rendu au palais d'Astolphe, sachant ce qui devoit s'y passer, & étant bien persuadé que Robert, plus docile aux ordres du ciel, qu'à ceux des hommes, continueroit de contrefaire le muet & l'insensé, side la part de Dieu, il ne lui ordonnoit le contraire.

Lorsque Robert eut apperçu l'Hermite, il prit un air grave & sérieux, & se prosterna la face contre terre ; le saint homme le releva, & lui dit, puisque vos crimes sont expiés, rien ne vous empêche de vous déclarer. Vous voyez, ajouta-t-il, en se tournant vers la compagnie, ce fameux Robert, surnommé le Diable à cause de sa méchanceté, Dieu qui connoissoit son cœur, touché de ses remords, lui a pardonné ses crimes; il les a expiés par dix ans d'humiliation. Il n'étoit ni muet, ni insensé, mais il a paru l'un & l'autre à tout le monde : il a vêcu de ce que les chiens ne vouloient point, il a mené à peu près la même vie qu'eux ; c'est par là qu'il est venu à bout d'humilier cet orgueil & cette férocité qui le rendoient redoutable à toute la Normandie. Ce même Dieu qui l'humilioit, a suscité son bras pour votre délivrance, c'est lui qui lui donna le cheval & les armes qui l'ont sibien servi dans les combats. L'orage gronde encore, & Robert doit donner aux Romains de nouvelles preuves de sa valeur.

Robert se prosterna encore, adora l'Etre suprême, & alla le jetter dans les bras du Roi, qui ne pouvoit retenir ses larmes, & qui s'excusoit auprès de sa fille de n'avoir pas voulu la croire, lorsqu'elle rendoit témoignage à la vérité. Robert la remercia & lui dit tout ce qu'il avoit souffert, lorsqu'il l'avoit vu sur le point dêtre sacrifiée à l'imposteur Osorio. La Princesse lui témoigna l estime qu'elle faisoit de ses vertus. Astolphe & tous ses courtisans étoient dans la joie & l'admiration de voir discourir ensemble deux muets, & ce qui les étonnoit davantage, étoit l'air de sagesse & de modération de Robert, qu'ils avoient toujours pris pour un fou : le Roi seul, rappelloit des traits qui lui avoient donné l'idée d'une prudence consommée; il vouloit le jour même l'unir à sa fille, mais l'Hermite s'y opposa. Robert n'osa murmurer, mais il soupira ; la Princesse ne dit rien, rougit & baissa la vue. Le Pape voulut savoir pourquoi l'Hermite refusoit son aveu à une union si belle. Robert, dit-il, n'a pas encore été armé Chevalier ; sa présomption, après toutes les épreuves & de plus fortes qu'il n'en faut pour être admis dans cet Ordre, lui en fit rejetter la cérémonie, comme une chose vaine & inutile. Robert convint de sa faute, & supplia le Roi de lui prescrire tout ce qu'il devoit faire pour la réparer, & pour se rendre digne de cet honneur. Rien, répondit ce Souverain : puisque vos preuves sont faites, qu'est-il besoin d'en faire de nouvelles? Ah! Prince, reprit Robert, je les déteste ces preuves que j'ai faites, l'orgueil & la férocité seuls conduisoient mon bras. Un Ordre fait pour la valeur exclut tout ce qui ne tient point au vrai courage & à la générosité. Ce qui fait le prix des vertus, est la fin qu'elles se proposent: autrement il faudroit rendre les mêmes honneurs au mercénaire, qui, pour un modique intérêt, s'élève au faîte des tours les plus hautes pour en réparer les ruines, qu'au guerrier qui s'expose aux plus grands dangers pour le salut de sa patrie.

Astolphe convint de cette verité, & fit publier un tournoi qu'il fixa au huitieme jour. Robert reconduisit la Princesse dans son appartement, & lui demanda la permission d'aller la voir, & de lui faire agréer les témoignages de sa reconnoissance. Elle le lui permit après en avoir demandé le consentement à son pere. Le Pape embrassa Robert, félicita le Roi de la joie que le Seigneur répandoit sur sa Maison, & se retira. Robert, qui jusqu'à ce moment, avoit négligé sa parure, se crut obligé de prendre un habillement conforme à son état, & se fit un devoir de la décence & de la propreté, Il parut un nouvel être à Astolphe & aux Courtisans : on fut frappé de sa beauté & de son air de grandeur, que sa modestie relevoit encore ; lui seul ne s'en apperçut pas ; sa bienfaisance & sa bonté, loin de souffrir aucune altération, en éclaterent davantage. Il alloit au devant de tous ceux qui souffroient, ou qui étoient dans le besoin ; ceux qui lui avoient marqué du mépris, de l'humeur, & qui même, contre les ordres du Roi, l'avoient affligé lorsqu'ils le croyoient insensé, fuyoient sa présence, ou ne l'abordoient qu'en tremblant, ou avec un air consterné. Dès que Robert les appercevoit, il alloit à eux, les rassuroit par ses caresses, & se contentoit de leur dire avec douceur : que cet exemple vous apprenne à être humains & compatissans envers les sous, comme envers les sages : car quelque sage que vous puissiez être, il ne faut qu'une fibre dérangée pour vous rendre plus fou que je ne le paroissois.

Le jour fixé pour le tournoi, Rome fut remplie d'un concours étonnant d'étrangers: la guerre des Sarrasins y avoit fait venir les Chevaliers les plus renommés de toute l'Europe; les exploits qui l'avoient illustré dans cette guerre, rendoient les joutes avec Robert très dangereuses ; les Chevaliers les plus intrépides les craignoient : ils espéroient de balancer sa force par leur adresse A l'heure marquée, le Roi & sa fille suivis de toutes les Dames de la Cour parurent sur des échafauds ornés magnifiquement. Les Hérauts d'armes firent leurs cris accoutumés ; Robert & les Chevaliers firent leur montre : aucun d'eux n'effaçoit sa bonne grace & son air majestueux; chacun reprit sa place, & Robert parut dans la lice. Il fut vainqueur dans tout genre de combats, mais il ménagea si bien ses forces, que les vaincus sembloient partager avec lui l'honneur de la victoire.

Le dernier qui se présenta étoit couvert d'une armure noire parsemée de têtes & d'ossemens de morts & de flammes renversées. Sa taille étoit gigantesque, il étoit monté sur un rhinoceros, que malgre sa pesanteur, il avoit dresse à caracoler & à voltiger. Ce Chevalier n'avoit point paru avec les autres : il s'étoit présenté à la barriere, lorsque les joutes étoient presque finies. Sa monture, ses armes, sa taille effrayerent la Princesse, il n'étoit point armé d'une lance comme Robert, mais d'une massue que six hommes des plus robustes auroient eu de la peine à lever. Le Roi vouloit que les Chevaliers combattissent avec armes égales, & que le Géant se servit d'une lance. Pourquoi, dit le Géant, prendrois-je plutôt une lance, que lui une massue? eh bien, que le hasard en décide, tirons au fort. Robert y consentit pour Satisfaire la Princesse : car pour lui, il lui étoit indifférent que son adversaire se servît de ses armes ordinaires, ou qu'il en prît d autres. Le sort décida que le Géant prendroit une lance ; aussitôt sa massue s'allongea & forma une lance redoutable. Les spectateurs à ce prodige jetterent un cri : le Géant s'éloigne, prend du terrein, ils partent : le rhinoceros s'élance avec l agilité d'un aigle : Robert écarte le fer de son ennemi, & frappe l'armure du Chevalier qui retentit comme le bruit de dix cloches, dont chacune a un son différent. Aussitôt la lance redevient massue, & le Chevalier en porte un coup sur la tête de Robert, qui l'évita avec adresse. Le Géant secoua sa massue dans les airs, & il en sortit une fumée épaisse qui forma autour de lui une atmosphere d'où s'échappoient des éclairs éblouissans. Tout le monde trembloit pour Robert, lui seul étoit tranquille ; il revient sur le Chevalier aux armes noires, & d'un coup de lance il le renverse sur la croupe du rhinoceros. Le Géant parut furieux ; il métamorphosa sa massue en épée étincelante : Robert saisit la sienne, & alors commença un combat effrayant pour les spectateurs. A chaque coup que Robert lui portoit, l'armure noire jettoit des flammes, & resonnoit avec fracas. Robert jette son épée, s'élance sur son ennemi, l'embrasse & se précipite avec lui à terre. Ils se roulent sur le sable, le Géant pousse des heurlemens affreux ; enfin se voyant vaincu, il a recours à ses derniers enchantemens. Une flamme dévorante dérobe les combattans à tous les yeux ; la Princesse est désolée, on croit Robert perdu : mais il ne quitte point prise ; la flamme se dissipe, on voit Robert prêt à plonger son poignard dans le sein de l'Enchanteur, au défaut de son armure. Il alloit le frapper, lorsqu'au lieu d'un Géant informe, il voit la Princesse ellemême qui lui sourit avec tendresse ; le poignard lui échappe, Robert est à ses genoux: le Géant profite de ce moment, reprend sa premiere forme, remonte sur son rhinoceros, franchit les barrieres, & s'enfuit en éclatant de rire.

Robert demeura confondu, il se félicitoit cependant d'avoir respecté l'image de la Princesse: tout ce qui l'inquiétoit, étoit de savoir quel ennemi il avoit eu à combattre. Tous les spectateurs étoient dans le même embarras: cette inquiétude suspendit pour un moment les éloges que méritoit Robert ; ils lui furent prodigués par le Roi, par la Princesse, par tous les Chevaliers, & par tous les spectateurs que son combat avec le Géant avoit fait trembler.

Robert fut armé Chevalier : les fêtes qui furent données à cette occasion durerent pendant huit jours, & servirent comme de prélude à celles de son mariage avec la Princesse. Le Pape voulut le célébrer lui-même, jamais il n'avoit béni de si beaux époux ; le peuple étoit dans la joie, le Roi donna des repas publics dans tous les quartiers de Rome ; les illuminations les plus brillantes succédoient au jour : on eût dit pendant trois semaines que le soleil ne quittoitpas l'horison.

Dans le festin de nôces qu'Astolphe donnoit, on servit un pâté qu'il avoit fait venir à grands frais, & qui avoit été fait par un Cuisinier célebre du Prête-Jean, le meilleur qu'il y eût dans le Catay. Ces pâtés, qui étoient fort à la mode dans ce tems-là, étoient composés de foies d'alcyon, de langues de colibri, & de trufes vertes des Indes. La Princesse qui faisoit les honneurs du festin, ouvre le pâté: quelle est sa surprise! Un Nain qui n'avoit que onze pouces, s'élance avec une agilité surprenante sur la table, & amuse tous les convives par les propos les plus gais. Il propose à Robert de rompre une lance avec lui ; Robert se mit à rire, le prit sur sa main & le baisa. Chevalier, lui dit il, ta sais qu'il ne faut mépriser personne ; si tu l'as oublié, j'espere un jour de t'inculquer si bien cette leçon, que tu ne l'oublieras de ta vie. Robert ne fit que rire de sa menace, & donna le Nain à son épouse, qui le baisa pendant tour son diner, & qui l'assit à côté de son assiete, lui prodiguant & lui rendant ses caresses: elle le garda depuis ce jour-là avec beaucoup de soin.

Lorsque ces fêtes furent terminées, Robert résolut d'aller avec son épouse voir ses parens en Normandie. Le Roi leur donna un cortège digne d'eux ; plusieurs Chevaliers les accompagnèrent, les Courtisans & les Dames les virent partir avec regret. Astolphe chargea Robert des plus riches présens pout le Duc & la Duchesse de Normandie ; mais il apprit dans la route que le Duc étoit mort, & que la Duchesse sa mere, étoit au pouvoir d'un Chevalier, qui, sous prétexte du bien public, la tenoit tenfermée, & gouvernoit sous son nom.

Robert & son épouse firent à Rouen l'entrée la plus pompeuse ; toute la Cour vint au devant d'eux, toute leur suite fut logée superbement: on avoit préparé pour le Nain de la Princesse, un petit appartement de laque, qui fut mis dans sa chambre même, & une belle niche de brocard d'or pour le chien du Duc, qui par reconnoissance, n'avoit jamais voulu se séparer de lui.

Après les premières cérémonies, Robert voulut embrasser sa mere : mais le Chevalier qui s'étoit emparé du gouvernement, la retenoit dans son château de Fecamp, où il lui faifoiti signer de force on de gré, tons les ordres dont il avoit beioin pour fouler tes peuples par des impôts & par les vexations les plus odieuses ; il faisoit exécuter ces ordres avec la rigueur la plus révoltante. Les princtpaux Seigneurs de la Cour du Duc, qui connoissoient l'ame du Chevalier, rendoient justice à la Dnchesse ; mais le peuple qui juge sur les apparences, ne voyoit qu'elle, & commençoit à la haïr. Robert instruit de la tyrannie du Chevalier, résolut de le punir & de justifier sa mere.

Il rassembla des troupes, se mit à leut tête, & alla assiéger le Chevalier dans son château. Avant de former aucune attaque, il le fit sommer de se rendre. Le trairre parut sur un balcon tenant la Duchesse par la main, & appuyant un poignard sur son sein, prêt à la frapper au premier acte d'hostilité que Robert oseroit renter : Robert frémit, & n'osa pas pousser la guerre plus loin. Le Chevalier avoit un fils unique qu'il aimoit beaucoup, & anquel il espéroit de laisser la Normandie, lorsqu il l'auroit usurpée. Ce fils heureusement pour Robert, n'étoit pas avec Ion pere : il étoit parti depuis quelques jours pour Rouen, pour s'opposer à la descente de quelques Corsaires q ui menaçoient les côtes : il déferidoit un château teau sur les bords de la mer. Robert y cenduisit son armée, & força le fils du Chevalier à se rendre. Ce jeune homme étoit d'un caractère bien opposé à celui de son pere; Robert lui fit part des sujets de mécontentement qu'il avoit contre le Chevalier, & lui raconra l'action barbare de son pere. Le jeune d'Angerville promit de faite tout ce qui dépendrait de lui pour lui faire rendre sa mere. Robert le garda pour ôtage, & lui promir de son côté, que, quoi qu'il en arrivât, il n'avoit rien à craindre pour sa vie, ne voulant pas le rendre responsable des fureurs du Chevalier.

L'armée reparut devant le château de Fecamp; Robert fomma de nouveau le Chevalier, qui répondir que si on le sommoit une troisieme fois, il égorgeroit la Duchesse aux yeux de Robert. Celui qui portoit la parole, lui dit avec fermeté: il y va non seulement de votre vie, mais encore de celle de votre fils, qui est au pouvoir du Duc Robert. Le Chevalier ne pouvoit pas croire qu'en si peu de tems, le Duc se fût empâté du château de Fecamp. Lorsque l'envoyé le vit héfitet, il lui dit de passer sur le balcon, & qu'il pourrait s'en convaincre. En effet le Chevalier vit Robert tenant le poignard levé sur d'Angerville, qui tendoit les bras à son pere : hâtezvous, lui dit l'envoyé, vous connoissez l'impétuosité de Robert, il attend votre réponse. Le Tyran, tout barbare qu'il étoir, frémit à son tour, & consentit à l'échange de la Duchesse & de son fils : on vint rendre réponse à Robert, & l'échange fut fait tout de suite. Robert en se sépatant de d'Angerville, lui dit qu'il pouvoir offrir à son pere sa vie sauve & ses biens conservés, s'il vouloir se rendre. Le Chevalier refusa constamment, il se défendit avec une espece de fureur ; il fit des sorties heureuses ; mais la forrune de Robert l'emporta, le château fut pris d'assaut. Robert ordonna qu'on prît foin du fils, & qu'on lui amenât le pere, auquel en faveur de d'Angerville, il sauva la vie ; mais qu'il retint prisonnier le reste de ses jours.

Robert triomphant, ramena sa mere à Rouen, & la rétablit dans rous ses droits; elle ne pouvoit suffire à la joie qu'elle avoit de le revoir : cette espérance l'avoir soutenue contre les persécutions du Tyran. Robert lui raconta toutes ses avantutes depuis le moment qu'ils s'étoient séparés ; il avoit le regret le plus sensible de n'avoir pas donné à son pere, la satisfaction d'êtte témoin de son changement, après lui avoir causé tant de chagrins par les égaremens de son coeur. Elle le tranquillisa à ce sujet, & lui raconta qu'il y avoit environ deux ans qu'un Hermire des environs de Rome, en passant à Rouen, avoit vu le Duc, & lui avoit appris que Dieu, qui avoit sans doute des vues sur son fils, l'avoit rendu le plus sage des hommes, quoiqu'il parut encore le plus fou ; qu'il triompheroit des Sarrasins & vengeroit sa mere d'un Tyran & d'un Génie malfaisant. Sa prophétie est accomplie, dit Robert, mais quel peut être ce Génie dpnt l'Hermite mm'a jamais parlé. Il est vrai que j'ai terrassè un Chevalier forr exrraordinaire, & qu'à en juger par ce qu'on nous raconte dés Génies, il paroît qu'il l'étoit: je ne comprends pas comment je vous en ai vengée.

Le Duc Robert présenta la Princesse Cynthia son épouse, à la Duchesse Mathilde. L'union la plus parfaite regnoir dans certe famille ; les jeunes époux s'adoroient, Robert n'avoit à teprocher à & prolonger leurs plaisirs ; le ilt éroit élevé, & le perfide cherchoit à s'y élancer ; ia jeune épouse à demi nue se défendoit comme dans son fort. Le pied glisse à l'imposteur, & le chien de Robert s'éveille : il sort de sa niche en aboyant, regarde, voit la figure de son maître, s'approche, & son nez dément ses yeux ; plus il le sent & plus il semble se confirmer dans son idée, il redouble ses aboyemens; le faux Nain que ce bruit inquiète, donne un coup de pied au chien, qui alors plus sûr de son fait, lui mord la jambe.

Le faux Robert jette un cti & ne lâche point prise : heureusement pour le véritable, les affaires pout lesquelles il étoit sorti, finirent plutôt qu'il ne l'espéroit. Il revient auprès de son épouse i &, pour la surprendre encore endormie, il marche sur la pointe du pied : il avoit entendu le cri du traitre, l'aboyement du chien & quelques paroles consolantes de sa femme, il entre furieux & l'épée à la main. La Princesse jette un cri de frayeur ; le faux Robert s'élance sur l'époux & saisit son épée qu'il casse en mille pieces, Robert est confondu de se voir double. La Princesse est dans le plus grand embarras & tremble pour tous les deux, ne sachant pour lequel elle doit craindre. Le hasard conduit la mere du Duc dans l'appartement de son fils ; ils s'étoient élancés l'un fut l'autre : on veut les séparer en vain, ils se portent des coups terribles & ne paroissent pas s'effleurer. Les femmes crient, ils gardent un morne silence, le chien seconde son maître, il faic mille morfures à l'imposteur, qui ne se met pas en peine de l'écarter. La Princesse étoit sortie de son lit & s'étoit habillée ; elle appelle ses femmes, & enfin on sépare les combattans. L'un ne fait pas un mouvement que l'autre ne le répète, un miroir n'est pas plus fidèle à représenter les minauderies d'une coquette, que le faux Robert d copier les fureurs du véritable, il est impossible de démêler de quel côté est la vérité Le seul chien ne s'y méprend pas, il s'élance encore, déchire l'habit de l'imposteut & découvre sa poitrine, sur laquelle on apperçoit une espece de médaille. Robert qui ne se possèdoit pas, le saisit encore & en se débattant arrache la médaille constellée : aussitôt il ne trouve plus dans ses bras qu'un Nain nègre & contrefait, ayant des pieds de bouc & portant des cornes d la rête. Robert le jette loin de lui, & sa femme veut le mettre en pièces; mais le monstre s'élève & d'un saut va se percher sur la corniche de la cheminée.

Suspendez vos fureurs l'un & l'aurre, leur dit-il, il n est pas en votre pouvoir de me faire du mal ; je vous ai fait tout celui que j'ai pu, je voudrais pouvoir vous en faire encore, mais je suis vaincu : c'est dans la médaille que tu tiens que réfidoit mon pouvoir, il devoit finir dès qu'elle seroit dans tes mains, le hasard t'a mieux servi que ra force : apprens maintenant qui je suis, & l'origine de ma haine contre toi.

CHAPITRE XI. & dernier. Aveux du Génie, qui servent d'explication à plusieurs endroits de cet ouvrage. Mort du Roi. Supplice d'Osorio. Robert fixé dans ses Etats .

HUBERT , ton pere, avant son mariage, avoit renconrré dans un bal Mélisandre de Poitiers, nièce de la Fée Minucieuse : il lui dit qu'elle étoit jolie, soit qu'il le pensât en effet, soit pout ne pas rester sans riea dire auprès d'une jeune fille que le plaisir de la danse n'occupoir pas toujours. Quoi qu'il en soit, elle le ctut ; son coeur s'enflamma pour Hubert. elle lui faisoit mille petites agaceries ; Hubert y répondoit par politesse, mais il n'alla jamais plus loin, & prit le tout eu badinant : peu de tems après il devint amoureux tout de bon de Mathilde & l'épousa. Mélisandre au désespoir porta ses plaintes à sa tance qui promit de la venger. Hubert eût pu appaiser la Fée en flattant un peu sa vanité; mais il eût l'étourderie de ne pas la prier de la nôce : elle m'envoya chercher, & me dit : fils de Tubal, je dévoue à ta malice Hubert & Mathilde ; prens cette plaque, mets-la sur ta poitrine, tant que tu la porteras, ru auras la faculté de prendre toutes les formes que tu voudras, sers-t'en pour me venger ; il doit naître d'eux un fils, qu'il soit l'objet de tes fureurs : va, pars, & garde toi de perdre ou de te laisser enlever la médaille enchantée, si tu veux éviter ma haine.

Je ne sais quel Génie protégeoit Hubert, il rendit toute ma malice inutile, ou du moins elle se borna à l'empêcher d'avoir des enfans. Un jour que je m'étois absenté, Mathilde devint enceinte. Depuis longtems sous les formes les plus aimables, j'avois essayé de la rendre infidele à son époux ; beauté, talens, esprit, feint caractere, j'avois tout mis en usage, rien ne m'avoit réussi. Lorsque je m'apperçus qu'elle étoit enceinte, n'ayant pu la rendre coupable, je résolus de la rendre malheureuse en lui donnant tous les remords du crime. La curiosité l'engagea d'essayer des prestiges d'un Juif pour avoir des enfans; jusqu'alors j'avois dédaigné de prendre la figure d'Hubert pour obtenir les faveurs de Mathilde. Je l'empruntai, elle y fut trompée elle se livra à moi de bonne foi ; mais le maudit Génie qui protégeoit Hubert, le sauva de toute efpece d'affront ; son évanouissement me laissoit le maître de ses appas: quelle détestable situation! je m'en souviens encore. Enfin tous mes efforts furent inutiles; rempli de dépit & de rage, je changeai de figure, Mathilde revint de son évanouissement, vit qu'elle étoit dans les bras d'un autre qu'Hubert, & je n'évitai sa rage qu'en disparoissant.

Le Génie fut interrompu par la Duchesse Mathilde, qui lui fie mille questions sur ce qui s'étoit passé pendant son évanouissement dans l'isle, & embrassa autant de fois Robert qu'elle avoit cru jusqu'alors le fils du Diable, malgré les doutes qu'elle s'efforçoit de former.

Le Génie reprit ainsi ; bornant aux remords que j'avois donnés à Mathilde tout le mal que je voulois lui faire, je m'emparai de l'esprit de son fils dès qu'il fut né; mon objet étoit de faire soulever toute la Normandie contre son pere & contre lui. Malheureusement il s'avisa de faire danser des filles toutes nues avec sept Hermires, qu'il assassina parcequ'ils firent quelques difficultés… Hélas, s'écria Robert, c'est un des crimes dont le souvenir me tyrannise le plus… Ces sept Hermites, reprit le méchant Génie, étoient sept esprits élémentaires que le Génie protecteur d'Hubert, avoit engagés à prendre cette forme, afin que le massacre qu'il prévoyoit que tu en ferois, ou que tu croirois en faire, touchât ton cœut, qui dans le fond éroit bon, & ouvrît tes yeux sur la vie infâme que tu menois.

Robert fut au comble de la joie en apprenant que le meurtre des Hermites n'étoit qu'une fausse apparence ; & quoiqu'au fond il n'en fût pas moins coupable, il se félicita de cette découverte.

Je te suivis à Rome, je ne pus empêcher les bons desseins de l'Hermite, ni l'amitié d'Astolphe ; je tentai mille moyens de t'inquieter, tous se tournerent contre moi. Si je prenois la figure de ton chien, on s'appercevoit que j'étois un chien étranger : on me maltraitoit ; ou si quelque femme me prenoit en amitié, elle me la témoignoit en me faisant couper la queue & les oreilles, & quelquefois pis encore. & je prenois celle de l'Hermite, je ne pouvois m'empêcher de caresler les petites filles que les bonnes meres me menoient, & j'étois reconnu. Je crus triompher, lorsque tu te chargeas de conduite Cécile & Silvio ; je te vis prêt à succomber, un moment de plus & tu retombois en mon pouvoir : tu l'emportas encore sur moi.

Enfin, je fus obligé de renoncer à te séduire; je tentai un dernier effort au Tournoi qu'Astolphe publia pour ton mariage. J'érois le Géant au rhinoceros, que tu combattis avec tant d'avantage; j'avois esperé que plus la figure que je prendrois seroit effrayante, plus la victoire que tu remporterois sur moi t'inspireroit d'orgueil: ce stratagême ne me réussit pas plus que les autres. Le Roi fit venir un pâté du Catay, je l'enlevai & je lui substituai celui dans lequel je m'enfermai ; je me doutois bien que ta femme grossiroit sa ménagerie d'un Nain aussi joli que je le paroissois. Je t'avoue que dans le tems même, qu'elle étoit chez son pere, j'en étois amoureux ; je me félicitai, lorsque j'appris qu'elle alloit devenir l'épouse d'Osorio ; je poussai à la roue tant que je pus. Métamorphosé en Nain, j'ai eu le plaisir d'en être caressé, mon état m'étoit cher ; mais qu'est-ce que le plaisir d'un Nain? Il ne tint pas à Mathilde que je ne fusse heureux quand je pris la ressemblance de son mari ; j'ai voulu essayer si je le serois davantage en prenant la tienne : ta femme y a été trompée, & si elle ne se fut pas amusée à folâtrer, Mélisandre, la Fée & moi étions vengés. Graces à ton chien, tu as entre les mains le talisman fatal qui faisoit tout mon pouvoir ; il t'est inutile, tu n'en peux tirer aucun parti : au lieu que si je ne le rends point à la Fée, j'ai tout à redouter de sa vengeance. Il est vrai que j'ai cherché à te faire le plus de mal que j'ai pu ; mais tu as appris à rendre le bien pour le mal, j'ai été témoin de cent actions plus généreuses que tu as faites.

Le Génie essaya de le toucher par les discours les plus flatteurs ; Robert fut inflexible. Traitre, lui dit la Princesse, oublie-tu que c'est devant Mathilde & devant moi, que tu oses réclamer ce don funeste qui couvrit d'amertume les jours de l'une, & au moyen duquel tu voulus plonger l'autre dans l'opprobre. Ah! cher Prince, dit elle à Robert, quel monstre! je lui prodiguois mes caresses, & par amour j'allois t'être infidelle. Brise le talisman : tant qu'il existera, quelle femme se croira même innocente dans les bras de son époux? Le talisman étoit une composition de divers métaux ; Robert ordonna qu'on fit venir un Chymiste pour le dissoudre, ce qui fut exécuté sous les yeux du Génie même. Quand il vit qu'il n'y avoit plus d'espoir de ravoir son talisman, il jetta un cri horrible, passa par la fenêtre & s'envola dans les airs.

Quelqu'innocente que fût la Princesse, elle étoit confuse de s'être exposée aux regards impurs du Génie. Robert & Mathilde la consoloient, lorsqu'on annonça un Courier qui arrivoit de Rome. Astolphe mandoit à Robert qu'Osorio avoit ramené les Sarrasins en Italie, & qu'il publioit hautement qu'il enleveroit la Princesse de force ou de gré. Puisque je l'ai sauvée des astuces du Génie, dit Robert, je saurai bien la défendre contre les forces d'Osorio.

Robert aussîtôt rassemble toutes les troupes qu'il avoit en Normandie, se met à leur tête, & part pour Rome. Il apprit en route qu'Osorio s'en étoit rendu maître ; il fit la plus grande diligence, bat les Sarrasins en arrivant, & les force de lui ouvrir les portes de la ville. Osorio se retrancha dans l'Eglise de Saint Pierre ; Robert força ce retranchement, & arracha Osorio d'un asile qu'il profanoit. Il le traina sur la place publique, & lui reprocha toutes ses perfidies : le peuple Romain courut en foule & demanda qu'on le lui livrât. Les Sarrasins s'assemblent & veulent le délivrer : Osorio profite de ce moment, saisit la lance d'un Sarrasin & s'avance sur Robert, qui, n'ayant d'autre arme que son épée, se détourne ; & la lance d'Osorio va s'enfoncer dans la terre. Robert revient sur son ennemi, lui porta sur la tête un si redoutable coup, qu'il fracassa son casque en plusieurs morceaux, & lui fendit la tête jusqu'aux épaules. Il livra son corps au peuple qui le mit en mille pieces. Il assemble les Romains, on passe au fil de l'épée tout ce qu'il y avoit de Sarrasins dans la ville Robert les poursuit jusqu'à la mer, où, sans faire grace à aucun, il plonge tout ce qui a échappé à son épée.

Aptès cette expédition, Robert retournoit à Rome & se proposoit d'aller porter à Astolphe des nouvelles de sa fille : ce ne fut qu'alors qu'on lui apprit que le traitre. Osorio ne s'étoit pas contenté d'introduire les Sarrasins dans Rome, mais qu'il avoit égorgé le Roi de sa propre main, & livré son palais au pillage. Robert fut accablé de tristesse, il maudissoit son abscence à laquelle il attribuoit ce malheur. Il s'affligeoit pour lui-même & pour la Princesse, il ne savoit comment lui annoncer cette nouvelle. Il envoya un Courier à Rouen i il faisoit à son épouse le détail de ce qui venoit de se passer, & si'oublioit pas la punition d'Osorio ; il lui peignit les dangers qu'il avoit courus lui-même, de maniere à la faire frémir à chaque ligne de sa lettre. Son but étoit de donner au cœur de la Princesse les secousses les plus violentes, afin que l'impression de la mort de son pere fût moins forte. Ce ne fut point à elle-même qu'il apprit cette funeste nouvelle; il chargea Mathilde de la lui annoncer avec tous les ménagemens dont l'amitié est capable.

Robert de retour à Rome, répara autant qu'il le put, les maux que les Sarrasins y avoient faits. Le Roi ne laissoit point d'enfans: la Princesse en quittant l'Italie, avoit renoncé à toutes les prétentions qu'elle pouvoit avoir sur les Etats de son pere. On offrit l'Empire à Robert, il le refusa ; mais il eût soin d'écarter tout ce qui pouvoit gêner l'élection du nouveau Roi. Il fit déclarer incapables de regner tous ceux qui auroient acheté des suffrages, soit par argent, soit par des services rendus, ou par une faveur promise.

Aussitôt que le nouveau Roi sut élu, Robert alla le saluer & partit pour la Normandie. Il y trouva sa femme inconsolable de la mort de son pere ; il le pleura avec elle, & adoucit peu à peu ses regrets en lui marquant autant de douleur de cette mort, qu'elle en ressentoit elle-même. Mathilde les consoloit l'un & l'autre, & leur tendresse prit le dessus : ils firent revivre ce bon Roi en imitant ses vertus.

Robert & son épouse furent les modeles des Princes. Le pouvoir suprême ne fut jamais pour l'un & l'autre qu'un moyen de faire des heureux. Le ciel bénit leur rendresse, il leur accorda un fils qui s'acquit autant de gloire que son pere ; il s'appella Richard, il fut l'ami, le compagnon & le rival de Charlemagne; son courage qu'il eût souvent occasion d'éprouver contre les Sarrasins, fit ajouter à son nom, celui de sans peur ou d'intrépide . Robert, plus heureux que son pere, jouit de la bonne réputation de son fils, & lui laissa après une longue vie, des Etats heureux & florissants.

Fin de l'Histoire de Robert le Diable .

CHAPITRE PREMIER. Vastes projets de vengeance de la Fée Minucieuse. Premiers combats de Richard. Enfant trouvé .

L'IMPLACABLE ennemie de la famille d'Hubert, avoit fait sa propre affaire de l'ancienne querelle de Mélisandre, sa niece ; & quoiqu'elles fussent brouillées depuis longtems, elle ne cessoit de chercher le moyen de se venger : il falloit une victime à son ressentiment. Elle exerça sa fureur contre le Génie mal adroit, qui n'avoit pas su profiter de l'évanouissement de Mathilde, & qui se laissa si sottement surprendre par Robert. Elle le livra à ses deux singes noirs, qui, pendant un mois, lui chatouillerent la plante des pieds : elle le bannit ensuite de sa présence, jusqu'à ce qu'il eût rassemblé toutes les particules du talisman que le Chymiste de Robert avoir décomposé, & presque réduit en fumée. Tous les Génies qu'elle avoit à ses ordres étoient occupés à servir ses haines particulieres: elle ne concevoit pas pourquoi les autres Fées qui savoient sa situation, n'étoient pas encore venues lui offrir leur secours; elle s'en plaignit hautement, personne ne fit attention à ses plaintes. Elle n'auroit point hésité à rompre avec routes les Fées, mais le desir de se venger, l'emporta sur tout le reste. Elle apprit par ses correspondants, qu'entre Bayonne & Bordeaux regnoit un Génie actif, subtil & méchant, adroit à prendre les formes les plus séduisantes, possédant sur-tout l'art de se vanter de conquêtes qu'il ne fit jamais, d'autant plus aimé des Fées, qu'il les avoit presque toutes trompées, se mêlant de toutes les avantures pour avoir le plaisir de les faire échouer. La Fée Minucieuse résolut de l'avoir à quelque prix que ce fût, elle lui écrivit : mais Brudner, depuis longtems dégouté des Fées, ne daigna pas lui répondre ; elle eut recours au seul moyen qu'on puisse employer efficacement avec les fourbes, elle lui tendit un piege dans lequel il ne pouvoit manquer de tomber.

Brudner aimoit les mortelles, il recherchoit celles du premier rang pour le plaisir de publier leurs avantures, & de découvrit leurs perfidies ; mais il choisissoit parmi les autres, les objets de ses amours. Minucieuse prit la forme d'une jeune bergere : à force d'art & de prestige, son teint acquit la fraicheur de l'aurore, sa taille s'élanca, sa peau devint d'une blancheur éblouissante, & ses cheveux d'un noir éclatant ; elle prit un air simple & modeste, & dans un quart d'heure, elle se trouva dans une des avenues du beau château de Brudner. Il méditoit en se promenant une tracasserie qui devoit brouiller six familles à la fois ; il apperçoit Minucieuse, jamais beauté ne lui parut plus ravissante: il s'approche d'un air tendre & soumis ; il lui demande avec intérèt qui elle est:, d'où elle vient ; elle affecte une pudeur, une timidité qui lui prêtent des charmes nouveaux : il veut la conduire dans son château, elle résiste, il la presse, elle rougit en se défendant ; il étoit amoureux & vain, il se retint & ne voulut employer d'autre force, que celle de son mérite. Le Génie gascon se piquoit d'avoir les plus belles fleurs du monde ; il manquoit un bouquet à la bergere, il lui demanda la permission d'en cueillir un lui-même, dans l'espérance qu'on lui permettroit de le placer. La bergere accepta ; mais tandis qu'il se baissoit pour moissonner la Jacinte & la violette, elle disparoit. Que devint Brudner lorsqu'il ne revit plus sa proie? il cherche autour de lui, il l'appelle, il pousse des cris affreux, il consulte ses talismans, il n'apprend rien ; il foule aux pieds le bouquet funeste, & reprenoit avec fureur le chemin du château, lorsque la Fée sous sa véritable figure paroît dans les aits sur un char de mille couleurs, attelés de six sapajous aurore, auxquels elle avoit donné des aîles de chauves-souris, & qu'elle avoit dressés à voler. Arrête, lui dit-elle, c'est en vain que tu soupires, la bergere qui t'a enflammé est en mon pouvoir, je suis la Fée Minucieuse, je puis la soustraire ou la rendre à tes vœux : tu peux l'obtenir & je rendrai sa beauté immortelle ; je ne mets qu'une condition à ce bienfait : c'est de me venger, de persécuter le fils de Robert, le célebre Richard, qui se dit sans peut. Il faut que tu fasses échouer tous ses projets : tu en viendras aisément à bout si tu peux l'effrayer; à ce prix Clorisette est à toi. Le Génie promit, & demanda sa récompense. Il faut d'abord la mériter, lui dit la Fée Normande ; mais comme tu ne dois pas plus compter sur mes promesses, que moi sur ta parole, reçois çe gage, il te répondra de ma foi : elle lui donna un ruban constellé, au moyen duquel il auroit l'ascendant sur tous les Génies de son Ordre, qui pourroient traverfer ses desseins, elle y joignit le pouvoir de se rendre invisible & de prendre toutes les formes qu'il jugeroit à propos. Elle l'assura en même tems, que s'il ne remplissoit point ses engagemens, elle le rendroit encore plus amoureux de Clorisette, qui deviendroit la plus laide, la plus fantasque & la plus accariâtre des mortelles. Le Génie frémit, mais il ne témoigna rien de sa crainte. La Fée disparut, son char s'abbattit derriere un buisson : elle reprit la figure de Clorisette, se fit voir à demi nue à deux cents pas de Brudner, prête à se baigner dans une fontaine. Le Génie y courut & ne trouva que la Fée sur son char, qui lui renouvella ses promesses & disparut.

Après la mort d'Astolphe, Robert & son épouse, n'ayant plus à craindre la malice des Génies, gouvernoient la Normandie avec une douceur qui les faisoit adorer de leurs sujets. Ils avoient instruit leur fils Richard de tout ce qu'ils avoient eu à essuyer des Génies malfaisans. Richard qui ne croyoit pas trop aux Génies, s'exerçoit en tout évenement pour triompher d'eux, à se rendre le plus redoutable des Chevaliers,& le meilleur des hommes. Il couroit la campagne, habitoit les forêts, & n'avoit presque jamais de demeure fixe, afin que les malfaiteurs le crussent partout où ils ne le voyoient pas. Comme la Providence, il étoit présent en tous lieux, les malheureux trouvoient en lui un pere : dès qu'il en savoit un, il quittoit tout pour le secourir, & afin que bientôt il n'y en eut plus, il rendit tous les Chevaliers responsables des crimes qui se commettroient sur leurs terres. Quelques-uns étoient eux-mêmes des oppresseurs, il prit la cause de leurs vassaux, fit mordre la poussiere aux tyrans, & distribua leurs terres aux opprimés. Il ne voulut jamais de second dans aucune de ses entreprises les plus périlleuses : il n'avoit des compagnons que lorsqu'il les croyoit nécessaires pour porter des secours plus prompts à ceux qui souffroient. Les pauvres l'appelloient Richard le bon, son intrépidité lui fit donner par tous les Chevaliers, le nom de Richard sans peur.

Lorsque Brudner arriva en Normandie, il apprit que Richard se disposoit à partir de Rouen, pour chasser d'une forêt voisine, quelques brigands lrlandois qui s'y étoient réfugiés. Brudner gagna les devants ; vers le milieu de la nuit, le brave Richard entra dans la forêt, & alloit se cacher dans le fort le plus épais. Son chien le suivoit dans toutes ses expéditions : il étoit né du chien qu'Astolphe avoit donné à son pere, & qui fut son compagnon & son convive, dans le tems que Robert contrefaisoit le sourd & le muet. Cet animal étoit si fatigué, que son maître descendit & le porta devant lui. Lorsqu'il fut parvenu au milieu du bois, les lutins que Brudner avoit à ses ordres, & qu'il avoit dispersés sur des arbres, se-réunirent autour du Chevalier en poussant des cris affreux; ils voltigeoient sur la croupe de son cheval & sur ses épaules ; Richard se mit à rire & saisit son épée : il crut d'abord que c'étoit un jeu des brigands pour l'épouvanter : il frappoit autour de lui, mais aucun coup ne portoit. Il ne recevoit aucun mal des lutins; il leur étoit défendu de lui en faire : le Génie qui protégoit Richard avoit menace Minucieuse de lui faire tomber les dents & de la rendre éternellement chassieuse, si elle portoit sa vengeance jusqu'à attenter à ses jours : il ne lui étoit permis que de l'inquiéter, & d'essayer à lui faire perdre le nom de sans peur. Les lutins redoublerent leurs cris., Richard, tranquille & de sang froid, commença de chanter & de crier comme eux. Désespérés de n'avoir pu l'ébranler, ils saisirent son chien, l'enleverent dans les airs, & le déchirèrent. Richard sut très sensible à sa mort, & son plus grand chagrin fut de ne pouvoir la venger.

Le Génie ne se rebuta pas ; il résolut de prendre des moyens plus détournés, & que Richard ne pût pas suspecter ; il renvoya les lutins, monta sur un arbre & se changea en enfant nouveau né: il se coucha dans un nid de tourterelles, & lorsque l'aurore parut, il se mit à pleuret. Richard qui continuoit sa route l'entendit, il s'arrête & regardant de tous côtés d'où pouvoient venir ces pleurs, il apperçut les deux pieds de l'enfant hors du nid. Il fut attendri de ce spectacle, il descendit aussitôt de cheval, & monta de branche en branche ; il ne put se refuser de baiser cette innocente & malheureuse créature qui lui sourit. Le bon Richard s'indigna de la dureté de ceux qui avoient exposé cet enfant; il le prit, l'enveloppa dans un coin de son manteau, le porta d'une main, & de l'autre s'aida pour descendre comme il étoit monté: il le mit devant lui sur le col du cheval à la place du chien, & au lieu de continuer sa route, il prit celle de son Capitaine de chasses, & lui recommanda d'en avoir grand soin. Jusqu'alors le zele de Richard ne lui avoit pas permis de vérifier quel étoit te sexe de l'enfant ; la femme du Capitaine plus curieuse découvrit que c'étoit une fille qui promettoit d'être la plus belle du monde. Richard pria cette femme de s'en charger, & lui promit de payer largement ses peines. Heureusement elle se préparoit à sevrer son fils: elle profita de cette circonstance pour nourrir la petite orpheline.

Richard étoit bien loin de soupçonner que cet enfant, dont le sourire l'avoit frappé, & dont l'innocence l'avoit attendri, fût un Génie ennemi & malfaisant. Brudner pat cette ruse avoit rempli deux objets, l'un de donner le tems aux voleurs Irlandois qu'il protégeoit, d'éviter Richard, & l autre d'entamer une aventure dont il concevoit les plus grandes espérances.

Richard rentra dans la forêt, à peine eut il fait quelque pas, qu'il vit un grand nombre de chiens qui suivoient plusieurs Cavaliers. Il pique son cheval & arrive jusqu'à eux l'épée à la main ; il leur ordonne d'arrêter, & leur demande pourquoi sans sa permission, ils s'avisent de chasser dans sa forêt : eux sans répondre, le regardent, se prennent à tire & continuent leur chasse. Richard les fuit de si près, & leur porte de si rudes coups, que trois Chevaliers armés de toutes pièces, sont forcés de s'arrêter. Ils baissent leurs lances & sondent tous les trois contre Richard, qui ne connoissoit d'autre arme que son épée. Plus indigné de leur làcheté que de leur chasse, il les attend, détourne son cheval, évite leur fer, & en passant au milieu d'eux, il en atteint un & le renverse sur la felle ; les deux autres prennent du terrein, & gardant toujours un silence obstiné, ils reviennent contre le Chevalier sans peur, qui, plus heureux encore cette fois que la premiere, jette d'un coup de revers un des Chevaliers par terre. Il pouvoit le percer de son épée, sa générosité ne lui permet pas de frapper un homme désarmé; il le laissa remonter à cheval, mais lorsqu'il y fut, les trois Chevaliers se regarderent & prirent honteusement la fuite. Richard courut après-eux, il les poursuivoit vivement & étoit sur le point de les joindre, lorsqu'il vit à travers les arbres une troupe de gens qui dansoient trois à trois, tout nuds, quoique de différens sexes. Richard surpris de ce spectacle abandonna les fuyards & s'approcha des danseurs. Ils le regardent & suspendent leur danse pour le saluer ; les femmes n'eurent aucune honte de leur nudité, & ce qui le surprit le plus, c'est qu'elle n'excita en lui, ni plaisir, ni peine: alors il se rappella ce qu'on lui avoit souvent raconté dans le pays, de la famille de Hellequin.

CHAPITRE II. Histoire d'Hellequin & de sa famille. Prodiges où se confond l'esprit de Richard .

HELLEQUIN vivoit du tems de Charles Martel : il fut un des Chevaliers dont la valeur illustra le plus la Normandie : il étoit riche & avoit une famille très nombreuse. Il avoit rendu de très grands services à Charles, qui le regardoit comme le boulevard le plus inexpugnable de ses Etats. Dans le tems que Charles étoit occupé à conquérir l'Allemagne, les Sarrasins pénétrerent en France. Charles envoya un Courier à Hellequin, & le chargea de lever des troupes. Les Sarrasins avoient pillé les Provinces de l'intérieur de la France ; l'argent manquoit : le généreux Hellequin vendit ses terres, & s'acquitta de sa commission avec un zele qui fut célébré par tous les Poètes du tems. Charles prit le commandement de l'armée, il donna celui d'une division au brave Hellequin. Il lui restoit encore un château qu'habitoit sa famille. Les Sarrasins furent repoussés jusqu'aux frontieres: on prit des quartiers d'hiver, Charles revint dans la capitale ; Hellequin eut l'honneur de commander en son absence. Dans le fond, il eût mieux aimé revenir au sein de sa famille ; mais il n'eût pas été honnête de refuser le commandement d'une armée! Il lui en couta son château ; il esperoit s'indemniser sur le butin qu'on feroit à la premiere bataille. On entre en campagne: Hellequin est chargé de conduire un détachement contre l'ennemi : un coup de fleche lui emporte un œil ; il est vrai que dans ce combat il tua dix Sarrasins de sa main, & qu'il en resta trois raille sur la place : mais Hellequin qui avoit perdu la moitié de son sang & son œil, est ramené au camp. Charles le renvoie sur les derrieres en le comblant d'éloges, & tandis qu'il est malade, on donne une bataille décisive. Le butin, selon l'usage, se partage entre présens ; la paix se fait, Hellequin revient chez lui, borgne, n'ayant pas le sou, & pour comble de malheurs trouvant sa famille dans la misere, & ne sachant où reposer sa tête. Il comptoit sur les bontés de Charles, & demanda une pension; sa demande fut trouvée très juste, on la lui accorda ; il emprunta en attendant l'échéance de la premiere année. Dès que le terme fut venu, il se présente au Trésorier qui lui représenta que la derniere guerre ayant épuisé les finances, il étoit impossible que l'Etat pût payer des pensions. Hellequin ne murmura pas, il revint en Normandie gémir de son sort, & sans blâmer personne. Ses créanciers ne furent pas aussi doux; n'ayant pas de quoi payer, ils se saisirent de sa personne, & ses enfans qui auroient pû gagner de quoi substanter leur pere, & acquitter peu à peu leurs dettes, furent renfermés dans la même prison.

Ce fut alors que la patience échappa au malheureux Hellequin. Il complotta avec ses enfans de se procurer la liberté; son épouse qui avoit la permission de sortir deux fois la semaine, pour aller mandier quelques alimens grossiers, que les acquéreurs des biens d Hellequin lui donnoient pour sa famille, dans l'espérance qu'elle renonceroit à quelques prétentions qu'elle avoit pour sa dot, fournit aux prisonniers les instrumens dont ils avoient besoin. Une nuit, Hellequin & ses enfans mâles & femelles, armés jusqu'aux dents, se firent jour à travers la garde & sortirent de Rouen ; leur projet étoit de se répandre dans la campagne, & d'y vivre du travail de leurs mains. Ils se cachèrent dans le bois, ils y apprirent qu'un jugement flétrissant les condamnoit à la mort pour s'être procuré la liberté. Ce jugement paroissoit si bisarre à Hellequin, quil n'imaginoit point qu'on le mît jamais à exécution ; car, disoitil, si quelqu'un doit être puni pour l'évasion d'un prisonnier, ce n'est pas le prisonnier, ce sont ceux qui le gardent, parceque c'est à eux de prendre toutes les précautions nécessaires. Il en étoit si persuadé, qu'il envoya sa femme & ses deux filles à Rouen ; il savoit d'ailleurs que ses créanciers ne pouvoient pas les faire arrêter à cause de ses dettes. A peine eurent-elles paru dans la ville, qu'elles furent prises & conduites en prison ; le jugement rendu contre toute la famille alloit être exécuté, l'échafaud étoit dressé, lorsque le Duc de Normandie instruit que les victimes étoient les filles & la mere d'Hellequin, fit changer leur supplice, en une prison son perpétuelle dans le donjon d'un vieux château, la mere y mourut peu de jours après, & les deux filles en voulant se sauver, s'écraserent courre des rochers.

Le désespoir s'empara d'Hellequin & de ses quatre enfans ; ils n'eurent point la force de résister à leurs malheurs ; leurs têtes étoient proscrites, ils n'avoient d'autre asile que le fond des forêts, ni d'autre demeure que le creux des rochers, quelques racines étoient leurs alimens ordinaires. Mes amis, dit un jout Hellequin à ses fils : parceque des hommes cruels ont conspiré notre mort, sans que nous nous sentions coupables d'aucun crime, leur livrerons nous notre vie, sans la défendre? Périrons-nous de faim dans ces forêts, parceque nous avons eu le bonheur d'échapper aux horreurs d'une infâme prison? Non, mes amis, rendons guerre pour guerre ; j'ai supporté patiemment la privation de la liberté, tant que j'ai cru que ma détention pouvoit tenir lieu à mes créanciers, des sommes que, j'étois dans l'impossibilité de leur rendre. Mais à présent qu'ils en veulent à notre vie, parceque nous nous sommes livrés à ce penchant pour la liberté, inséparable de notre existence, je sens que je ne suis plus le maître de me modérer : vendons leur cherement le bien qu'il veulent nous ravir. Nous sommes désarmés, commençons par nous procurer des armes, & malheur ensuite aux perfides qui tomberont sous nos coups ; vous n'avez pas seulement une vie à défendre, mais une mere & des sœurs à venger.

Lesjeunes gens n'hésiterent point, ils promirent une armure à leur pere avant la fin du jour. Ils prirent leurs massues, ils allerent sur le grand chemin : deux Chevaliers passerent, les quatre freres les attaquerent ; la haine du genre humain & le désespoir leur donnerent un nouveau courage ; ils désarmerent les Chevaliers, & s'emparerent de leurs chevaux qu'ils conduisirent à leur pere. Ils revinrent au même endroit attendre une nouvelle proie, elle ne tarda point à paroître. Le Duc de Normandie avoit fait publier un tournoi, les Chevaliers s'y rendoient de toutes parts, les quatre freres leur proposoient le combat seul à seul ou deux contre deux, avec cette condition que la dépouille resteroit au vainqueur. Enfin, lorsqu'ils eurent des armes ; le pere & ses quatre fils sortirent de leur retraite, ils jurerent de ne pas se séparer & commencerent une guerre d'autant plus cruelle, qu'ils avoient à craindre une mort infâme, s'ils étoient pris.

Il suffit qu'on débute dans le crime, pour ne plus connoître de frein ; rien ne fut sacré pour les Hellequins. Ils leverent une petite troupe avec laquelle ils assiégerent les châteaux voisins, rien ne leur résista. Les plus braves Chevaliers tomberent sous leurs coups, les maisons de leurs créanciers surent dévastées; s'ils sommoient un château de se rendre, il falloit qu'on se rendît à discrétion; une désense de vingt-quatre heures étoit punie par le fer & par le feu, par la mort des hommes & par le deshonneur des femmes. Plus Hellequin & sa famille avoient été vertueux jusqu'alors, & plus ils sembloient aimer le crime. Souvent au milieu de ces excès, le souvenir de leurs vertus passées leur arrachoit des larmes ameres : mais dès qu'il se présentoit quelque occasion de piller, tout étoit oublié, ils n'en devenoient que plus furieux. Dans leur ivresse, ils commettoient les cruautés les plus inouies : veuves, orphelins, innocens ou coupables, tout étoit l'objet de leur barbarie.

Les cris & les murmures s'élevoient de tous côtés ; le Duc de Normandie fut effrayé des maux que les Hellequins avoient faits: leur troupe avoit grossi au point qu'il paroissoit impossible de la détruire sans des forces supérieures. Il convoqua la noblesse de ses Etats, il fut résolu de faire la guerre en forme à cette armée de brigands. Cependant avant de faire aucun acte d'hostilité, on publia que si Hellequin & ses enfans vouloient rentrer dans leur devoir, on leur feroit grace en faveur des services qu'Hellequin avóit rendus, & des belles actions de sa vie. Hellequin rejetta cette proposition avec mépris; les ingrats, dit-il, ils ne se souviennent de mes services, que patceque j'ai la force en main, & qu'ils me craignent! qu'ils me rendent mon épouse, mes filles & mes vertus, & je me soumettrai.

Le Duc étoit juste, il voulut voir le procès d Hellequin, il trotiva'que les dettes qu'il avoit contractées dans son extrême nécessité, ne montoient point au quart des sommes qu'il avoit réellement touchées, qu'elles étoient grossies par les usures les plus criantes. Il restoit encore deux de ses créanciers, ils furent condamnés à mort. Quant à l'évasion de la famille d Hellequin, il fut décidé que si les Géoliers avoient veillé plus exactement sur les prisonniers, ils ne se seroient point échappés; les Geôliers furent condamnés à une prison perpétuelle, pour n'avoir pas empêché qu'on introduisît des armes & autres instrumens dans la prison : ce qui n avoit pu se faire que par leur négligence. Il trouva l'Arrêt de mort, severe, mais juste, pareequ'un citoyen qui est sous le pouvoir de la loi, peut bien profiter de la négligence de ses gardes pour recouvrer la liberté, & même agir de ruse ; mais ne doit point user de violence, & il étoit prouvé qu'Hellequin avoit blessé un des sentinelles.

Ce jugemeht avec tous les motifs, fut envoyé aux Hellequins en même tems que leur grace. Ils l'auroient acceptée s'ils avoient été seuls. Les Officiers de la troupe furent informés des offres qu'on faisoit à leurs Chefs; en vain leur promit on une amnistie générale, ils jurerent la mort des Hellequins s'ils se soumettoient, & de continuet leurs brigandages sans eux. Hellequin renvoya le Hérault du Duc, & lui fit dite qu'il étoit résolu de se défendre jusqu'à la dernière goutte de son sang.

L'armée du Duc composée de toute la Noblesse de Normandie, de vieux soldats & de de citoyens, se mit en campagne. Hellequin rangea la sienne en bataille, elle étoit inférieure en nombre à celle du Duc, mais chaque soldat étoit déterminé à vaincre ou à mourir. Les deux armées étoient trop irritées pours'amuser à de simples escarmouches; à peine furent elles en présence, qu'elles en vinrent aux mains : la valeur combattoit contre la rage ; au premier choc, le champ de bataille fut couvett de motts. Les brigands étoient adossés à la forêt, on la tourna & on les enveloppa ; alors le combat devint furieux, chaque combattant tuoit ou recevoit la mort, il n'y avoit aucun quartier à esperer. Les Normands se seroient crus deshonorés de demander grace, les brigands se faisoient un devoir de ne pas en faire. La bataille dura depuis cinq heures du matin jusqu'à huit ; trois fils d'Hellequin, après avoir fait des prodiges de valeur, voyant que tout éroit perdu, s'élancèrent au milieu de l'armée ennemie, tuèrent un nombre prodigieux de soldats, & trouvèrent la mort qu'ils cherchoient: le quatrieme, blessé de plusieurs coups, fut fait prisonnier, il sur conduit au Duc qui chercha vainement à le consoler, il se jetta sur l'épée de l'Officier qui le conduirait, & se tua.

Hellequin fut trouvé au milieu d'un nombre considérable de Normands qu'il avoit tués ; il respiroit encore, on le porta dans la tente du Duc qui l'embrassa, & qui lui promit de le rétablir dans le rang de ses ancêtres. C'en est fait, dit le malheureux pere, je meurs, & c'est le sort le plus heureux que le ciel puisse me faire : je péris le dernier de ma famille, & je regarde cette circonstance comme une punition que je mérite. J'ai conduit mes enfans dans l'abîme, je les ai soulevés contre leur partie ; homme foible & pusillanime, je n'ai pas eu le courage de supporter une vertu malheuteuse, & j'ai eu la témérité de m'armer contre tout ce que l'homme doit respecter le plus, sa patrie ; je l'ai eue en horreur : puisse t elle être satisfaite par ma mort! puisse le ciel être touché de mon repentir! A peine eut-il prononcé ces mots, qu'Hellequin expira. Quant aux brigands qui restoient après la bataille, ils se rassemblerent tous, & tournant leurs épées les uns contre les autres, ils expirèrent tous sur le champ de bataille.

Telle est l'histoire de la famille d'Hellequin. Depuis qu'elle avoit péti, le bruit s'étoit répandu que Dieu, à la bonté & à la justice de qui nous avons la témérité de ptefcrire des bornes, plus touché des anciennes vertus d Hellequin, qu'indigné de ses crimes, l'avoit condamné lui & sa famille, d'errer dans certe même forêt ; d'en sortir dans certain rems pour annoncer à leurs concitoyens les évenemens heureux ou malheureux qui dévoient arriver. Cette épreuve devoit durer un certain n imbre d'années, & pendant ce tems-là, ils dévoient être exposés a toutes les intempéries des saisons, & à rous les accidens qui affligent la nature humaine, quoiqu'ils n'eussent qu'un corps fantastique & aërien : il leur étoit permis de se montrer aux hommes sous telles formes qu'ils voudraient prendre ; aptes ce tems expiré, ils dévoient aller recevoir la récompense de leurs vertus.

Richard conçut que les personnes qu'il voyoit, étoient cet infortune & sa famille; il en savoit l'histoire : plus il les considéroit, & plus il se sentoit pénétré de respect : l'attirante majesté de la vertu étoit sur leurs levres, & sur leur front la candeut de l'innocence & la modestie du repentir. Il vit parmi eux, un de ses Ecuyers qui étoit mort depuis un an. Richard lui demanda avec étonnement par quel prodige il lerevoyoit après l'avoir vu mourir & enterrer, il y avoit plus d'un an. Il est vrai que je mourus, répondit l'Ecuyer. Qui t'a donc ressuscité? reprit Richard. Je ne suis point ressuscité, répliqua l'Ecuyer. Quoi, s'écria Richard, tu voudrois me persuader que tu n'es ni mort ni vivant! Parbleu, tu étois bien inconséquent & bien fou, quand tu étois à mon service ; mais jamais il ne t'est venu en fantaisie de me persuader de semblables folies Explique-toi : enfin, quel est ton existence?

Non, Monseigneur, reprit il, je ne suis pas ressuscité; ce corps qui frappe vos yeux, n'est qu'une ombre vaine, coupable de quelques crimes, & douée de quelques vertus; l'Etre suprême qui doit punir le mal, & qui se plaît à récompenser le bien, m'a imposé les mêmes peines qu'à la famille d'Hellequin: nous sommes plusieurs dans le même cas. Cette forêt est la même que celle où il vint se réfugier avec ses enfans, lorsqu'il s'échappa de la prison de Rouen ; vous savez que j'y venois souvent chasser avec quelques amis qui étoient morts avant moi : nous avons conservé notre goût pour ces lieux, & nous nous y sommes joints à la famille d'Hellequin: ces femmes que vous voyez, sont ses deux filles & son épouse. Nous ne rougifsons point de notre nudité, parceque cette pudeur que la natute inspire aux hommes & aux femmes, n'étant qu'un frein qu'elle oppose à leurs desirs pour les irriter encore davantage, & rendre plus efficace l'acte par lequel ils se perpétuent, en le rendant plus vif, devient inutile, dès que l'ame dépouillée du corps, n'a plus la faculré de se reproduire?

Eh bien, mon ami, lui dit Richard, qui ne comprenoir pas rrop ces subtilités métaphysiques; physique tu erres dans ces forêts, dis moi quels sont ces trois brigands que j'ai rencontras, & qui s'avisent d'y chasser sans ma permission? Suivez-moi, lui dit l'Ecuyer, je vais vous faire voir celui que vous avez cru abattre d'un coup d'épée. Que j'ai cru abatre! dis-tu? reprit Richard ; ne voudroistu pas me persuader encore que je ne l'ai pas renversé de son cheval? Il est vrai, répondit l'Ecuyer, que le Chevalier s'est cru blessé, & qu'il a eu le bonheur de croire qu'il étoit jetté par terre. Ecoure, s'écria Richard avec imparience ; sais-tu que je n'aime pas toutes ces énigmes-là, que je ttouve très mauvais que tu me disputes des faits dont j'ai été non seulement témoin, mais encore l'auteur. C'est-à dire, insistoit l'Ecuyer, que vous avez cru... Oh, tu me ferois enrager, interrompit Richard ; tout phantôme que tu es, tu poutrois bien attrapper quelque horion, ainsi. que ce brigand ; mais enfin puisque que tu veux me le faire voir : conduis-moi.

L'Ecuyer le mené au pied d'une aubépine, où il vit en effet le Chasseur qu'il avoit renversé, & qui se leva pour le mieux recevoir. De quel'droit, lui clit Richard, osezvous chasser dans ces bois sans ma permission; ne savez vous pas qu'ils sont réservés pour mes plaisirs? Je le fais, répondit le. Chevalier, mais celui qui dispose de toi, peut bien disposer de ta forêt : c'est lui qui m'a permis d'y chasser, je n'ai aucun compte à te rendre. A ces mots, Richard ne se pot sédant plus, s'élance sur le Chevalier ; quelle fut sa surprise, lorsque croyant le saisir par le milieu du corps, il n'embrassa qu'une ombre, & qu'il le vit à dix pas de lui, éclatant de rire avec l'Ecuyer. lî s'élance encore sur eux ; leur premier mouvement fut un signe d'effroi, le second un témoignage de dédain; tous ceux qui dansoient, & qui avoient vu de loin la fureur de Richard, accoururent; comme involontairement, puis s'arrêterent en riant. C'est assez, dit le Cavalier impalpable: écoute Richard, & que ta surprise cesse ; je suis Hellequin, les deux Chasseurs que tu as rencontrés avec moi, sont mes deux fils. Nous avons conservé après notre mort le goût pout la chasse, que nous avions contracté pendant la vie. L'habitude de combattre qui nous reste, nous a porrés à t'attaquer: nos corps, ainsi que nos armes ne sont que des simulacres ; tu nous a porté des coups inutiles ; cependant comme nous sommes susceptibies des mêmes sensations que toi, malgré nos corps aëriens, j'ai cru que tu m'avois frappé réellement, & je suis tombé par une suite naturelle de mon illusion ; j'ai toutà l'heure éprouvé un véritable effroi, lorsque tu t es précipité sur nous, un moment de réflexion dissipé toute cette crainte. Mes filles & mes fils par un mouvement semblable, sont venus à mon secours ; ainsi nous éprouvons des passions, & même des maux, sans que notre existence puisse en être altérée.

Richard rit plusieurs questions à Hellequin, il lui demanda bien des choses qui étoient cachées dans l'avenir ; Hellequin lui répondit que Dieu seul pouvoit lire dans les tems, que c étoit pour le bonheur des hommes qu'il ne leur manifestoir pas les évenemens futurs; que conformément à cette providence, il sauroit tout ce qui devoit arriver à Richard, qu'il ne le lui dirait pas. Aptes une longue conversation J ils se séparerenr ; Hellequin lui donna une grande pièce de soie, & Richard en fit une écharpe, dont il se para tout de suite, jamais il n'en avoit vude plus belle. Tu es poursuivi par un Génie méchant & rusé, & par des lutins qui sont à ses ordres, ils ne manqueront pas d'être jaloux de ton écharpe; je crains qu'ils ne te tracassent. Je défie l'enfer de me l'enlever, dit Richard.

CHAPITRE III. Origine du goût des Normands pour les pommes. Sages reglemens de Richard. Inconvéniens de la mendicité des Religieux .

APRES avoir quitté Hellequin, Richard reprit son chemin, il étoit nuit : les Chasseurs qu'il avoit suivis à travers la forêt l'avoient détourné de sa route, il ne savoit plus où il en étoit. Il apperçut au clair de la lune une fonraine couvette de quelques arbres taillés en berceau ; il étoit fatigué, il descendit auprès de la fontaine, il vit devant lui un Pommier chargé du plus^ beau fruit qu'il eut jamais vu ; il ne comprenoit pas comment un tel arbre se trouvoit au milieu d'une forêt, & qu'on n eût point touché à un fruit que sa beauté invitoit à cueillir, dans un endroit où paroissoient aboutir les principales routes. Richard secoual arbre, quelques efforrs qu'il fit, il n'en put faire tomber aucune pomme; l'arbre étoit élevé, il se disposa à y monter, il l'embrasse des jambes & des bras, il est déjà parvenu aux deux tiers de la tige, mais à mesure qu il monte, la tige s'allonge & les branches s'éloignent, Richard est trop avancé pour reculer, il monte toujours, il se trouve à dix toises de terre, il monte encore, & voit le sommet des plus hauts arbres au dessous de lui. Le vent du midi souffloit, il courba une branche que le Chevalier saisit, à peine l'eût-il touchée que l'arbre décrut dans la même progression qu'il avoit grandi, & revint peu à peu dans son état naturel. Richard cueillit une pomme : aussitôt qu'il l'eût arrachée, il en poussa une autre plus belle que la première ; il cueillir la seconde & soudain il en parut une troisieme plus belle que la seconde, il l'arracha encore, & il en sortit du même endroit une quatrieme. Les trois qu'il avoir prises éroient si gresses, qu'à peine il pouvoit les soutenir, aussi n'en cueillit-il pas davantage, & descendit de l'arbre dont il coupa une branche afin de pouvoir le retrouver.

Après avoir longtems erré dans la forêt, il reconnut une route, la suivit & arriva à Rouen à minuir ; il se coucha après avoir lui-même enfermé ses pommes.

Le lendemain au dessert, ( c'étoit Jour de gala à la Cout du Duc Robert ) Richard fit apporter les trois pommes : tout le monde fut frappéde la beauté de ce fruit. Il raconta comment il l'avoit cueilli, & la propriété singuliere de l'arbre. On en conclut qu'il étoit enchanté, & qu'il seroit dangereux de manger de ce fruit. On proposa d'en faire l'épreuve, on partagea une pomme en plusieurs morceaux au lieu de pepin, on trouva une perle de la grosseur d'une olive & d'une très belle eau. On fit venir un chien & on lui jetta un morceau de la pomme : lorsqu'il voulurla prendre, le morceau s'éloigna de sa gueule, roula & suit sur le parquet ; plus le chien la suit avec avidité, & plus le morceau fuit avec vitese. Le chien de Robert étoit sur les genoux de son épouse, il semble admirer ce phénomène ; mais enfin impatienté de la durée de cette chasse singuliere, il s'élance, attrappe la pomme fugitive & l'avale. La Duchesse crut son chien empoisonné, l'allarme fut dans toute la Cour : le chien n'éprouva aucun mal, & l'on se détermina à manger le reste de la pomme : on la trouva plus délicieuse encore qu'on ne l'avoit trouvée belle.

Richard revint le jour même dans la forêt pour chercher le pommier : routes ses recherches furent inutiles. Il fit publier que celui qui pourrait le découvrir, obtiendroit pour récomponse une pomme d'or aufsi grosse que la pomme qu il reporteroir Une foula de peuple se répandit dans la forêt, & cher cha de tous côtés ; on ne trouva rien. Richard étoit au désespoir de n'avoir pas cueilli une plus grande quantité de pommes. Il fit réserver les pépins de celles qu il avoit ; & quoique la Duchesse sa mere eût grande envie d'en faire de beaux pendans d'oreille, il les sema de sa propre main, après avoir écrit son nom autour de chaque pépin. En moins d'un an ils ptoduisirent des tiges qui furent en état d'êtte greffées, & dans trois, les arbustes furent chargés de fruits, mais bien dégénérés pour la grosseur & pour le goût.

Cependant tout le monde voulut avoir des pommes pour en semer les pépins ; Richard n'en refusoit à personne, elles devinrent communes, toute la Normandie fut couverte de pommiers. Ceux qui n'aimoient point ce fruit s'y accoutumerent, & ceux qui l'aimoient n'en voulurent plus d'autre. L'espece que Richard avoit découverre, fut appellée de son nom. On n'en mangea d'abord que pour faire sa cour à Richard : ce qui n'étoit qu'un ton, devint une habitude, & l'habitude dégénéra en nécessité: de-là vient ce goût pour les pommes, qui naît avec les Normands

Mais revenons aux exploits de Richard : il aimoit beaucoup la forêt où il avoit déjà trouvé un si grand nombre d'avantures. Un jour qu'il la traversoit, il entra dans une Chapelle, & vit un mott qu'on y avoit exposé; Richard étoit pieux, il se mit à genoux, & pria l'Etre Suprême de faire grace à l'ame de cet homme, & il sortit. A peine étoit-il remonté à cheval, qu'il sentit quelqu'un s'élancer sur la croupe ; il se retourne & se voit embrassé par un homme nud. C'étoit le même pour lequel il venoic de prier, & qui de sa léthargie étoit retombé dans le délire. Il tenoit Richard, & de tems en tems le mordoit & lui donnoit de grands coups. Le Chevalier avoit beau se débattre, il ne pouvoit pas s'en débarrasser. Il trouve sur ses pas une riviere, il espere qu'en y entrant cer homme effrayé l'abandonnera : il y pousse son cheval, mais plus il avance & plus ce malheureux ferre Richard dans ses bras ; déjà l'eau couvre le cheval & parvient aux épaules des Cavaliers; efforts inutiles! Enfin Richard revient sur ses pas & sort de la rivière : alors l'homme en délire reprend ses fens, descend, & remercie Richard qui met lui même pied à terre Il apprit que ce malheureux étoit un pere de famille, qu'un coup de soleil avoit réduit à l'extrêmité; qu'après trois jours de délire il étoit tombé en léthargie, & que vraisemblablement on l'avoir cru mort ; mais qu'ayant gagné sa maladie en travaillant pour ses enfans, il éroit étonné qu'ils se fussent si pressés de le porter au tombeau.

Richard le ramena chez lui, il trouva sa femme & ses enfans dans les pleurs Il fut charmé de la joie qu'il vit renaître parmi eux, lorsqu'il leur rendit leur père. Il leur reprocha de l'avoir transporté trop vîte. Ils répondirent que les Moines s'en etoient emparés, & l'avoient enlevé malgré les cris de sa famille. Richard revint à la Chapelle menaça les Moines, & ordonnaqn'àl avenir les morts ne seraient enterrés que deux fois vingr-quatre heures après qu'ils auroient expiré, & qu'il y aurait toujours deux Religieux pour les veiller. Cette ordonnance fut publiée le lendemain, avec ordre à tous les Prêtres & Religieux de s'y conformer sous les peines les plus séveres. L'infortuné, que la fraîcheur de feau avoir guéri, & qui devolt la vie a Richard, vécut encore plufieuts années, & vit sa famille érablie avant sa mort.

Ce ne fut pas le seul service que Richard eut occasion ae rendre Il vit dans la forêt un Moine que le Supérieur de son Couvent & un Soldat se disputoient ; ils étoient prêts d'en venir aux coups. Richard les lepara, & leur demanda le sujet de leut querelle. Le Soldat prit la parole & dit : Monseigneur, je suis chargé de lever des troupes pour le Roi de France ; cet homme qui se du Moine & qui m'a promis, il y a un an, de servir sous la bannière du Seigneur de mon village, refuse de venir avec moi : il est si peu moine, que je viens de le surprendre avec sa Maîtresse. Seigneur Chevalier, répondit le Supérieur, il y a dix ans que ce Moine est au Couvent, & qu'il en porte l'habit : il est vrai que je l'envoyai l'année dernière faire une quête à Paris, mais quand même il aurait promis d'aller servir le Roi, cet engagement ne pourroit avoit lieu, attendu qu'il étoit engagé avec son Couvent. L'habit qu'il porte est une preuve que ce Soldat est un imposteur. Mon Pere, nous allons voir, reprit Richard ; l'habit ne fait pas le Moine. Alors il interrogea le jeune Religieux : il lui demanda s'il étoit Prêtte, il répondit qu'il ne l'étoit pas, & convint qu'il avoit promis de servir, mais que c'étoit par un motif de charité, pour empêcher qu'on ne prît un jeune homme, qui, du travail de ses mains, entretenoit son pere qui étoit fort vieux, sa mere qui étoit malade, & ses deux soeurs. Richard loua beaucoup le Moine, & étoit prêt de le rendre à son Supérieur pour cette feule bonne action. Il restoit l'article de la Maîtresse ; le Moine nia d'abord : le Soldat jure qu'il a dit la vérité, & offre de faire venir la jeune fille, qui habitoit une petite maison dans la forêt même. Le Chevaliet prit le Soldat au mot, & le Moine pâlit ; en moins d'un quart d'heure la jeune fille arrive. Richard lui demande qui elle est, & si elle connoîtle Religieux; hélas! oui, répondit-elle d'un air naïf, c'est lui quia empêché mon frere d'aller à la guerre. Oh, oh! s'écria Richard, je vois bien qu'il ne faut pas juger d'une action, sans en connoître le morif ; poursuivez, dit-il à la jeune fille ; par quel hasard vous a-t-il amenée ici? Il a dit à mon pere, continua telle, qu'il le plaignoit beaucoup d'avoir une famille si nombreuse, & qu'il vouloit l'aider à la placer ; il a proposé à mon frere de le faire recevoir Frere Portier ; mais mon frère a refusé, & il a mis ma foeur auprès de la niece du Supérieur. Er vous, ma fille? dit Richard. Moi! c'est pour lui qu'il me destine, réponditelle naïvement, il n'attend qu'une dispense de Rome pour confirmer notre mariage. Ce mot de mariage étonna Richard, qui ne croyoit pas les choses si avancées : à force d'interroger l'innocente paysanne, il apprit que le Moine, après lui avoir fait entendre que les Religieux avoient leurs Religieuses, s'étoit fait marier par le Sacristain, & qu'il lui avoit persuadé qu'avant de rendre leur mariage public, il falloir avoir la confirmation du Pape, sans quoi les traitres excommuniés qui haissoient les Moines, pourraient leur porter un grand préjudice. N'en dites rien, Monseigneur, je vous prie, ajouta-t-elle, ce secret n'est su que de vous, du P. Supérieur & du Sacristain. Richard ne put s'empêcher de rire de la simplicité de cette enfant, cat elle n'avoit pas encore quinze ans. Bientôt l'indignation fuccéda à ce premier mouvement ; il adjugea le Moine au Gendarme, auquel il recommanda de veiller soigneusement sur sa conduite, & de le lui représenter, lorsque la guerre des François seroir terminée, s'il n'étoit pas tué: il retira la soeur d'auprès de la niéce du Supérieur, & ramena ces deux jeunes filles au Château. Il leur fit connoître l'abyme où le scélerat les avoit plongées, les fit rendre à leur pere & assura une pension à cette honnête famille, au sein de laquelle l'hypocrisie avoit essayé d'introduire la corruption. Richard ne se borna point à la punition du Moine, il remonta à la source du mal ; il vit que la quête entraînoit nécessàirement une vie errante & dissipée; qu'elle offrait aux Religieux des occasions périlleufes, auxquelles la vertu des plus grands Saints avoit bien de la peine à résister. En conséquence il défendit aux Moines de quêter, & leur donna des terreins incultes à défricher & à faire valoir. Les Religieux ne manquerent point de crier à l'impié j'extirpe la mendicité, source de la plupart des maux qui affligent les Etats. lorsque vous en faites un précepte, & que vous en donnez l'exemple?

CHAPITRE IV. Etrange mariage de Richard. Mort de son épouse. Qui elle étoit .

LA fille que Richard avoit donnée a élever à son Capitaine des Gardes croissoit à vue d'oeil ; à feptans elle étoit aussi formée qu'une autre à quinze. Sa beauté étoit frappante; c'étoient les graces les plus naïves, les yeux les plus tendres, la bouche la plus agréable. Elle réuntssoit tous les caracteres de la beauté, en sorte qu'elle plaisoit également à tout le monde. Ceux qui n'aimoient que les beautés ingénues, étoient séduits par son air simple & modeste ; les coeurs qui ne pouvoient être frappés que par des traits vaifs & piquans, trouyoient en elle tout ce qui pouvoit leur plaire. Elle recueilloit les suffrages de celui qui préféroit les brunes, & l'admiration de celui qui couroit après les blondes; son esprit & son caractère prenoient le ton de tous les caracteres & de tous les esprits. Vive, indolente, capricieuse avec les uns, toujours égale avec les autres ; sensée ou folâtre selon les circonstances, médisante ou discrete, raisonnable ou inconséquente, avare ou généreuse, sévere ou compatissante, affable ou impérieuse. elle se rendoit charmante à tous ceux qui l'approchoient

Richard ne pur échapper à ses charmes, il se féliciroit chaque jour de l'avoir sauvée; il mettoit tous ses soins à former son coeur & à cultiver son esprit Ses succès passoient ses espétances ; il avoit commencé par l'aimer comme sa fille, il en vint à ne voir en elle qu'une Maîtresse adorée ; & lorsqu'il voulut se rendre compre de ses sentimens il ne fut plus le maître de les combattre. Malgré son amour, il ne songeoit point à en faire son épouse ; il avoit ttop de délicatesse pour n'en faire que l'objet de ses plaisirs ; il se bornoit à l'aimer sans fonger encore à ce que deviendroit son amour. Une circonstance à laquelle il n'avoit pas pensé, le força de faire des réflexions sut son érat.

Robert étoit vieux, son épouse étoit morte, & Richard étoit le seul espoir de la Normandie. Il s'exposoit aux avantures les plus périlleuses, & il pouvoit être enlevé à ses sujets. Les Barons & les Chevaliers s'assemblerent; ils lui représenterent combien le peuple seroit à plaindre s'il ne laissoit pas de successeur. L'Etat étoit menacé d'une invasion par les Anglois, les François soutiendroient leurs prétentions, & les Seigneurs les déchireraient par leurs factions. Ils le supplietenc au nom de la Nation, de choisir une femme qui pût lui donnet des héritiers, & conserver la Normandie à ses anciens Maîrres : Richard leur répondit qu'il auroir égard à leurs représentations.

Si la tendresse pour Eléonore, c'est ainsi qu'il avoit nomme la jeune orpheline, eût pu augmenter ; la situaion où le mettoient le représentations de ses sujets, l'auroient portée à l'excès. Il sentoit son coeur incapable d'en aimer une autte qu'elle ; il ne pouvoit penser à la quitter sans une peine insupportable, & n'osoit fonger à l'épouser sans honte. La naissance d'Eléonore le désesperoit ; un enfant trouvé par hazard, né peut-être d'une mere infâme! Ces idées le jettoient dans la consternation. Eléonore s'en apperçut, & voulut savoir la cause de son chagrin. Richard lui avoua son amour & son embarras ; Eléonore qui connoissoit l'impression qu'elle avoit faire sur son coeur, au lieu de se plaindre du sort, exhorta son amant à choifir uneépouse digne de lui. Elle lui nomma les objets les plus aimables : il les rejetta avec mépris ; plus elle lui marquoit du désintéressement, & plus elle l'enchaînoit. Enfin, ne pouvant plus y résister, il tombe à ses genoux, & lui proteste qu'il est déterminé à l'épouser ; elle combattit certe résolution avec force : elle savoit bien que plus elle mettrait d'éloquence à l'en détourner, & plus elle l'y affermiroit

Enfin Richard convoqua une assemblée de tous les Etats, & déclata qu'il avoit choisi une épouse, & que dans ce choix il n'avoit consulté que l'intérêt de ses peuples. Il leur persuada qu'il avoit évité de former une alliance avec les Princes voisins, afin que jamais ses Etats ne pussent passer à des Souverains étrangers, & qu'au cas de défaut d'enfans, ils pussent être gouvernes par les Seigneurs de la nation ; qu'il avoit assez de parens pour n'avoir point à craindre de manquer de successeurs, & qu'en rout évenemenr il le désigneroit avant sa morr. Il ajouta qu'il n'avoit pas voulu non plus choisir parmi les filles des Seigneurs de sa Cour ; qu'il connoissoit leur mérite, mais qu'il n'avoit pas jugé à propos d'exciter la jalousie depersonne. Alors il raconta comment il avoit rencontré la jeune Eléonore, les soins qu'il avoit pris pour la former & la rendre digne d'être leur Souveraine. Les Seigneurs éroient si prévenus en faveur de l'orpheline, que le choix de Richard fut univetsellement approuvé; s'il y en eut qui le blâmetent, ce furent ceux qui aspiroient à s'en faire aimer.

Le mariage du Duc avec Eléonore fut célébré avec la plus grande magnificence. Il y eut un caroufel où Richard se distingua ; il combattit successivement contre le Comte d'Alençon, le Comte de la Marche & le Duc d'Aquitaine : il les vainquit dans toutes fortes d'exercices. Plusieurs autres Chevaliers s'y distinguerent ; le Comte de Vendôme abbattit le Comte de Champagne & l'Amoureux de Galles : on appelloit ainsi le Chevalier désigné pour épouser la Princesse d'Angleterre, Eléonore présidoit aux joutes & distribuoit le prix. Jamais mariage ne fut en apparence plus heureux que celui de Richard: mais que de contradictions lui fit essuyer son épouse! Elle le tourmentoit de manière que, quelques raisons qu'il eut de se plaindre, il étoit forcé de convenir, lorsqu'il examinoit les choses de près, que c'étoit lui seul qui avoir tort : elle lui donnoit à tout moment sujet d'être jaloux, & ses moindres soupçons paroissoient des injustices. Elle le contrarioit sans celfe : c'étoit toujours elle qui se plaignoit d'être contrariée, & lui seul se croyoit coupable ; il l'adoroir, & elle lui reprochoit sans cesse son indifférence. Elle fit rout ce qu'elle put pour le rendre injuste, cruel & méchant ; mais elle ne put jamais parvenir à changet son caractere.

Enfin après sept ans de mariage, la Duchesse Eléonore, ennuyée sans doute de ne pouvoir faire tomber son mari dans le piège, feignit une maladie mortelle : elle affectoit de souffrit des douleurs insupportables. Richard étoit désolé, plus il témoignoit du chagrin, & plus elle jettoit de cris. Elle ne vouloit être servie que par lui, il ne la quitroit pas un instant : elle tomba dans le délire: elle frappoit tous ceux qui l'approchoient, & sur-tout Richard. Dans certains momens qu'elle étoit tranquille, elle l'appelloit & lui demandoit pardon du mal qu'elle lui avoit fait ; Richard fondoir en larmes & l'embrassoit: elle profiroit de cette circonstance pour rentrer en fureur & l'accabler.

Dans un de ces intervalles de tranquillité, elle lui dit qu'elle avoit une grace à lui demander, & lui fit promettre de la lui accorder. C'en est fait, lui dit-elle, je vous perds, je sens que ma fin approche ; puisse une autre épouse plus digne de vous, vous consoler-de ma perte. Je vous dois tout, c'est vous qui m'avez élevée du fein de la mifete au faîte de la grandeur ; si je meurs avec quelque regret, c'est de n'avoir pas eu plus d'attrairs à vous sacrifier : la grace que je vous prie de m'accorder, c'est de me faire entertet aux lieux où j'ai été élevée. Vous me ferez transporrer dans le mausolée que je m'y suis fait construire : il est au milieu de la forêt. Quand mon corps y aura été déposé, je délire de n'y êtte veillée que par vous ; je mourrai tranquille, si je suis assurée que vous me donnerez ce dernier témoignage de votre amitié.

Richard en sanglottant, l'embrasse, la presse dans ses bras, & n'y trouve plus qu'un cadavre inanimé. Il jette un cri perçant & tombe évanoui auprès de son lit : on accourr, on l'emporte, il ne revient à la vie que pour gémir & verser un rorrent de larmes ; rout entier à sa douleur, il étoit insensible aux caresses de son pere & à toute forte de consolation. On fit d inutiles efforts pour l'empêcher d'exécuter les dernières volontés de son épouse ; il accompagna son corps au lieu de sa sépulture, l'y fit déposer avec beaucoup d'appareil, renvoya rout le monde & ne garda auprès de lui qu'un seul Chevalier : ils passerent la nuit auprès d'elle. Richard ne cessa de pleurer, il ne pouvoit se persuader qu'il alloit être séparé pour jamais de tout ce que la nature avoit produit de plus beau.

Vers le point du jour, Richard entendit du biuit dans le cercueil, un rayon d'espérance ranime ses fens, il se levé, mais le cercueil éclata de toutes parts avec un fracas horrible : le cadavre jette un cri qui fait retentir la forêt. L'intrépide Richard admire & ne s'effraie point, mais par un mouvement naturel, met l'épée à la main. Richard, Richard, s'écrie le cadavre en s'asseyant, une femme morte vous fait peur, vous à qui les Génies, ni les brigands n ont jamais inspiré de crainte. Hélas, dit Richard, ce n'est pas la crainte qui m'agite, c'est l'espoir de te voir encore faire ma félicité: Ciel, est-il possible que ru respires, quoi ra mort ne seroit qu'une illusion! Ton Eléonote n'étoit qu'évanouie, dit-elle, le ciel nous réserve encore des jours heureux ; mais le teins presse, je sens qu'un peu d'eau fraiche m'est absolument nécessaire, allez à la fontaine voisine, vous trouverez un vase qui sert aux bergers, vous le remplirez & vous me l'apporterez aussitôt sans en répandre une goûte. Richard ne perd point un moment, il coutt à la fontaine; tandis qu'il y puise, il entend dans le tombeau le cri d'un homme frappé d'un coup morrel : il revient & ne trouve que le Chevalier qu'il avoit laisse dans le mausolée, expirant: le cadavre & le cercueil avoient disparu. Richard enlevé hors de ce lieu le malheureux Chevalier, qui à peine a le tems de lui apprendre que son Eléonore n'étoit qu'un méchant Génie qui s'étoit transformé en femme, pour faire tomber le sage Richard dans les pieges du crime, en le rendant passionné pour ses charmes. Richard ne pouvoit croire ce qu'il enrendoit ; hélas, dit le Chevalier, je suis sa victime, la honte de n'avoir pu, ni vous effrayer, ni corrompre votre vertu, la rendu furieux, il s'est élancé sur moi, m'a saisi dans ses bras, & en me disant ce que je viens de vous répeter, il m'a empoisonné de son haleine infecte. Richard pour le faire revenir lui jetta l'eau qu'il tenoit, mais il vit aussitôt expirer son malheureux compagnon; il ne se ressouvint d'Eléonore que pour abhorrer sa perfide beauté: il ne regretta que le Chevalier ; il lui fit faire les plus belles funérailles.

Richard ne se consoloit point d'avoir eu pour épouse un monstre aussi détestable ; alors n'étant plus fasciné par ses perfides attraits, il se rappella avec douleur les tourmens que la fausse Eléonore lui avoit fait souffrir. Il ne pensoit pas sans rougir, à la honte d'avoir épousé une fille abandonnée, & d'avoir dédaigné des Princesses qui lui auroient fait d'illustres alliances. Il désiroit que le Génie prît un corps passible, & qu'il vînt le défier avec toutes les forces de l'enfer ; Richard étoit si animé par la vengeance, qu'il se sentoit le courage de le combattre, & qu'il étoit assuré de la victoire. Cependant il n'osoit pas publier quelle étoit Eléonore : il résolut de garder là-dessus le plus profond secret, le seul qui eut pu le révéler n'étoit plus. Il feignit d'être affligé de la perte de son épouse, & afin que personne ne pût soupçonner la vérité, il fit fermer le tombeau, & défendit que personne l'ouvrît.

Cependant tout le Clergé de Normandie faisoit retentir les Eglises de prieres & d'oraisons funebres pour la Duchesse Eléonore. Richard ne savoit comment les faire cesser: employer son autorité sans en donner aucun motif, eut paru une chose extraordinaire, & peut être impie : d'un autre côté il ne pouvoit souffrir qu'on adressât des prieres au ciel pour un esprit infernal. Il prit enfin son parti, il assembla les Evêques & leur avoua tout ce qu'il savoit de la fausse Eléonore ; il le confirma par le récit de la mort du Chevalier, & les conduisit à la porte du mausolée, où l'on croyoit faussement que reposoient les cendres de la Duchesse. A peine l'eut-on ouverte, qu'une odeur empestée s'exhala dans la forêt ; lorsque la vapeur sur dissipée, on entra dans le monument, on vit les débris du cercueil, mais on ne trouva aucun vestige du cadavre. Richard fit exhumer le Chevalier, & l'on reconnut qu'il avoit été étouffé: on le fit enterrer une seconde fois avec les mêmes cérémonies que la premiere.

Richard, indigné d'avoir passé sept années avec un tel monstre, résolut de ne plus se marier : il s'enferma dans l'Abbaye de Fécamp, dont il étoit Fondateur, avec trois des Officiers de sa Maison, détestant le Génie qui l'avoit trompé, mais ne pensant jamais à la maniere dont il s'y étoit pris, ni à la figure qu'il avoit empruntée, sans se sentir attendri.

CHAPITRE V. Triomphe de Richard. Il enleve la Princesse d'Angleterre à son amant. Combats. Cartels. Déclaration de guerre .

RICHARD avoit passé deux années entieres dans sa retraite de Fécamp, où il se convainquit que si les Monasteres renferment quelquefois de mauvais Religieux, il en est dont les mœurs pures l'emportent de beaucoup sur l'austérité tant vantée des Philosophes de l'antiquité Il ne sortit de l'Abbaye qu'à l'occasion d'un Tournoi que Charlemagne fit publier dans toute l'Europe. Ce Prince, qui réunissoit sous sa puissance la France & l'Empire d'Occident, & qui pour le bonheur du monde, eût mérité d'en être le Souverain, venoit d'assurer au Pape le Gouvernement de Rome. Il voulut célébrer par des fêtes son retour dans ses Etats. Il envoyades Courriers de tous côtés, invita les Chevaliers de rous les pays de venir embellir cette fête, & indiqua Paris sa Capitale pour le lieu du rendezvous. Dès que Richard en fut instruit, il se mit en route & arriva à Paris en même tems qu'Aymé Duc de Baviere, Roger Duc de Dannemarck, Olivier & Roland Cousins du Roi Charlemagne, Thierri d'Ardenne, Salomon de Bretagne, Renault de Montauban & ses trois freres, Charles Comte d'Alençon, le Comte de Vendôme, le Duc de Bourbon, & l'Amoureux de Galles qui conduisoit à ces fêtes la belle Clarice, fille du Roi d'Angleterre. Lorsqu'ils furent tous arrivés, ils allerent ensemble féliciter l'Empereur sur son retour & sur les établissemens utiles qu'il venoit de faire dans sa Capitale. Charlemagne les reçut avec cet air de bonté & de grandeur dont il accompagnoit toutes ses actions ; il les félicita à son tour sur leurs exploits & sur la gloire qu'ils venoient acquérir dans les joutes; il fixa le Tournoi au Dimanche suivant. Comme les Chevaliers étoient en grand nombre, il fut décidé qu'ils se partageroient en deux troupes, & que l'une combattroit contre l'autre. Ce fut le sort qui en décida. La premiere troupe fut formée de Roger le Danois, du Comte de Prague, d'Olivier de Vienne son Cousin, & de plusieurs autres: cette troupe devoit tenir les joutes en dedans du camp. Richard sans peur, Salomon Duc de Bretagne, les quatre Fils du Comte Aimon, Thierri Seigneur d'Ardenne, le Duc de Bourbon & le Comte d'Alençon, composoient la seconde troupe.

Le Tournoi commença vers une heure après midi. L'Impératrice Reine de France se plaça sur un échafaud couvert d'un brocard d'or, elle étoit accompagnée de plusieurs Princesses ; elle avoit à son côté Clarice, dont la beauté attiroit les regards des Chevaliers & des spectateurs ; derriere les Princesses étoient placées les autres Dames de la Cour, toutes magniquement parées, mais plus remarquables par leurs attraits que par leur parure.

Les Chevaliers précédés de leurs Hérauts, couverts de leurs armes étincelantes, firent le tour du camp, en baissant leurs lances devant les Dames ; comme chacun avoit la sienne sur l'échafaud de la Reine, c'étoit à qui montreroit plus de grace & d'agilité. Après cette montre, les Chevaliers rejoignirent leur troupe. Lorsque les Hérauts eurent donné le signal, & que les trompettes eurent fait retentir les airs, Richard qui montoit un cheval de race, qu'il avoit formé lui-même, courut le premier ; le brave Roland, l'Hector de son siecle, court de son côté contre Richard ; deux rochers d'égale grandeur qui se détachent du sommet de la même montagne, ne tombent pas avec une rapidité plus égale. Ils se frappent, & leurs lances se brisent sur leurs écus. Ils reprennent du terrein, & partent avec plus d'impétuosité; Richard atteint Roland sur le heaume, & le désarçonne. Roland se remet : ils reviennent, se mesurent, & se frappent avec une telle force qu'ils vont tomber avecleurs chevaux à vingt pas l'un de l'autre : leur chûte fut si violente qu'ils resterent à terre presqu'évanouis & sans connoissance. Chacun des combattans étoit le Chef d'un parti. Les Chevaliers qui ne les voyoient pas se relever, coururent à eux & leverent leur visiere ; l'air rétablit leurs forces, & ils remonterent sur leurs chevaux. Olivier, Cousin de Roland, prit sa place, & Salomon, Duc de Bretagne, celle de Richard ; Olivier terrassa & mit Salomon hors de combat. Les joutes devinrent générales, les deux partis se battoient l'un contre l'autre. Gui de Bourgogne & Oger s'entrechoquerent & tomberent chacun de son côté. L'Amoureux de Galles, dont le courage & la force sembloient doubler pat le desir de plaire à la Princesse d'Angleterre, avoit mis hors de combat le vaillant Duc de Bourgogne & le robuste Comte d'Alençon, moins jaloux dans ce moment de plaire à leurs Maîtresses, que d'obtenir l'estime de Charlemagne. L'Amoureux de Galles s'applaudissoit de son triomphe: Richard fut indigné de tant d'orgueil, il résolut de le mortifier aux yeux de sa Maîtresse; il s'élance contre l'Anglois, & du premier coup le renverse à dix pas de son cheval. Les deux troupes ne se ménageoient point : Richard fit des prouesses incroyables pour forcer le parti qui étoit en-dedans, défendu par Roland qui lui opposoit une résistance invincible. Richard fait le tour du camp & tout ce qui se présente à ses coups, il l'écarte ou l'abat. Tous les Chevaliers le redoutent : par tout où il passe, il est comme l'aimant au milieu de la limaille de fer, lorsque leurs pôles sont opposés ; il regne un grand intervalle entre lui & ses ennemis. Enfin l'avantage est égal entre les deux Chefs; Richard reçut le prix du Tournoi par les Dames du côté de dehors, & Roland l'obtint de celles du dedans

Charlemagne loua chaque Chevalier en particulier, il ne mit aucune différence entre les vainqueurs & les vaincus, encourageant les uns & les autres. Il donna un festin auquel les Chevaliers, les Seigneurs & les Dames furent invités. La bonne opinion que l'Amoureux de Galles avoit témoignée de lui même, avoit indisposé Richard : soit prévention, soit jalousie, il le vit à regret l'amant de Clarice : le hasard le plaça à table à côté d'elle ; Richard lui marqua les attentions & les soins les plus empressés, Clarice n'y fut point insensible.

Richard qui, depuis la trahison du Génie étoit en garde contre la beauté, avoit été surpris de celle de la Princesse d'Angleterre: la conversation de Clarice, le son de sa voix changerent l'admiration de Richard en un sentiment plus tendre ; avant la fin du repas, il en étoit plus amoureux qu'il ne l'avoit jamais été d'Eléonore. L'orgueilleux Anglois étoit placé vis à-vis : la jalousie dans le cœur & le dépit sur le front, il les observoit, répondoit à son voisin d'un air distrait, & lançoit sur sa Maîtresse des regards foudroyans. Richard étoit gai, complaisant, aimable. L'Anglois étoit sombre, exigeant & sévere. Richard étoit modeste, sembloit ignorer son mérite, & parut étonné que Clarice eût entendu parler de ses exploits. L'Anglois ne cessoit de vanter les siens, & les exagéroit à sa Maîtresse. Les femmes ont un instinct singulier pour apprécier les bonnes ou les mauvaises qualités de leurs amans. Si leur cœur se trompe souvent lorsqu'il se donne, leur esprit n'est jamais en défaut lorsqu'il nous juge. Le parallele que Clarice fit de Richard & de l'Amoureux de Galles, lui fit voir dans ce dernier tous les défauts qu'elle n'avoit fait qu'appercevoir ; la fureur qu'elle voyoit dans ses yeux, lui fit trouver ces défauts insuportables. Richard vanta le bonheur de l'Anglois, & loua le choix de la Princesse. Elle rougit, & lui dit naïvement qu'elle n'avoit pas été à portée de choisir, & que le Prince de Galles lui-avoit été donné par ses parens ; qu'à la vérité il l'adoroit, mais qu'elle n'avoit jamais pu le souffrir.

La fin du souper interrompit Richard. Il demanda à la Princesse la permission de la servir: l'Amoureux de Galles ne tarda point à les joindre. ‘» Chevalier, lui dit-il, vous êtes aussi pressant auprès des Belles qu'aux Tournois; mais il me semble que Clarice vous coûtera plus à vaincre que son Amant « . ’ Ce brusque reproche fit rougir Richard, & n'embarrassa pas moins la Princesse. Seigneur Chevalier, répondit l'intrépide Normand, les armes sont journalieres, vous avez été vaincu aujourd'hui, je le serai peur-être demain. Quant à la belle Clarice, je sens qu'il faudroit être bien téméraire pour oser entreprendre une telle conquête. L'orgueilleux Anglois prit au pied de la lettre le compliment de Richard. Je sais ce qu'elle m'a coûté, reprit-il, vous y perdriez vos peines: ainsi, croyez-moi, la France vous offre mille Beautés moins difficiles, attaquez-les ; Clarice & moi applaudirons à vos victoires. Clarice, dit Richard, me nommera les cœurs que je dois attaquer, souffrez que je la consulte, & que je lui offre mes services en échange de ses conseils. L'Anglois ne répondit rien, prit un air sombre, & conduisit Clarice à la Reine qui venoir à eux.

Le lendemain Richard fit demander à la Princesse d'Angleterre la permission de la voir. L'Amoureux de Galles, Edouard, en fut informé, il se trouva chez Clarice, lorsque Richard y arriva. Tous les trois éprouvoient la gêne la plus cruelle : la Princesse se sentoit un penchant secret pour Richard, qui de son côté brûloit pour elle. Les yeux d'un jaloux sont pénétrans, mais l'orgueil d'Edouard étoit un voile qui le rassuroit. Il les obsédoit sans cesse, & cette contrainte en irritant les feux de son rival, contribua beaucoup à lui enlever sa Maîtresse. Huit jours se passerent dans cette gêne : Richard enfin profita d'un moment favorable, pour déclarer sa passion à Clarice. Si vous aimiez Edouard, lui dit il, si votre cœur l'eût, préféré à d'autres, je n'aurois jamais fait connoître mon amour. C'est une déloyauté que de chercher à désunir deux cœurs que l'amour a joints : il abuse de l'autorité que vos parens ont sur vous : il doit en être puni. Clarice hésitoit ; malgré l'amour qu'elle avoit pour Richard, sa reconnoislance pour l'Amoureux de Galles balançoit sa nouvelle passion. Si lorsque vos parens, reprit-il, vous destinerent à Edouard, ils avoient consulté votre cœur, l'auriez-vous accepté? Non, répondit la Princesse. Eh bien, dit Richard, je vous rends vos droits : vous n'avez rien promis, vous n'avez pas à craindre d'être parjure. Clarice fut si ébranlée par tout ce qu'ajoûta Richard, qu'enfin elle l'accepta pour amant. Il lui promit de la délivrer du jaloux qui l'obsédoit, ou du moins de la mettre en état de se choisir librement un époux.

Après que les fêtes eurent pris fin, & que le départ de Clarice fut fixé; Richard qui avoit su adroitement qu'Edouard devoit la reconduire en Angleterre & la faire passer par la Normandie, partit deux jours avant, ne s'arrêta point à Rouen, & alla s'enfermer dans un Château à dix lieues au delà, sur le chemin qui conduit à la mer ; il ne prit avec lui qu'un Ecuyer, auquel il ordonna de rester dans le donjon du Château, d'observer tout ce qui paroîtroit sur le chemin de Paris, & de l'avertir lorsqu'il verroit une Dame accompagnée de deux Demoiselles montées sur des haquenées blanches, escortées de onze Chevaliers. Cer ordre donné, Richard s'arma, tint son cheval tout prêt, & attendit l'avis de son Ecuyer. Il fut un jour entier dans cette attente, montant à tout instant au donjon, dans la crainte que l'Ecuyer ne s'endormît, & parcequ'il sembloit qu'en observant lui-même, il les appercevroit plutôt.

Il les vit enfin à une lieue de distance. Edouard marchoit à côté de Clarice, les deux Demoiselles les suivoient, quatre Chevaliers les précédoient, & les six autres fermoient la marche. Richard ne les a pas plutôt apperçus qu'il monte à cheval, prend sa lance & va au devant d'eux. Dès qu'il est à portée de se faire entendre, il leur ordonne de se retirer & de lui abandonner la Princesse qu'ils conduisent & qui lui apparient. Clarice reconnut aisément la voix du Chevalier. L'Amoureux de Galles, qui ne le remit pas, lui cria : Insensé! quelle est ton audace, d'oser seul t'exposer à une entreprise pour laquelle cent comme toi ne seroient pas encore assez forts. C'est ce qu'il faudra voir, repart Richard, en mettant l'épée à la main : Edouard alloit en venir au combat, deux des Chevaliers qui le précédoient l'en empêcherent, & l'un d'eux prit sa place ; mais d'un seul coup Richard fit reculer au loin le cheval & celui qui le montoit: le second eut le même sort. Alors quatre Chevaliers réunirent leurs forces, & baisserent leurs lances contre lui. Il les évite avec adresse, voltige autour d'eux, frappe l'un à la tête, l'autre à la cuisse, un troisieme dans la visiere, & enleve le quatrieme de son cheval, le précipite à terre, & lui enfonce la tête dans le sable jusqu'à la poitrine: ses jambes en s'agitant frappent le cheval de l'Amoureux de Galles, & lui portent dans le poitrail un coup d'éperon qui le met en sang. Edouard est furieux, il reconnoît Richard. La honte & la jalousie redoublent ses forces : il court à lui : Richard l'attend. Edouard lui porte un coup d'épée qui eût dû séparer en deux le Chevalier & sa monture ; mais Richard qui voit le coup, le fait gauchir, & l'épée vole en éclats. Richard s'élance sur lui, le prend d'une main & de l'autre tient la pointe de l'épée au défaut de l'armure, prêt à la lui plonger dans le sein, s'il refuse de se rendre. Dans le moment que Richard est ainsi occupé, deux Chevaliers couroient sur lui & alloient le terrasser ; c'en étoit fait de lui, si Clarice ne fût accourue & n'eût détourné leurs lances. A ce moment, Edouard qui se voit trahi, fait un soupir, demande grace à Richard, & lui dit qu'il se rend. A peine Richard l'at-il quitté, qu'il voit le perfide prendre son poignard & le lever sur le sein de la Princesse: Richard jette un cri, pousse son cheval, passe entre Edouard & Clarice, la sauve, revient contre l'assassin, le désarme & du même poignard l'étend aux pieds de sa Maîtresse : Il restoit encore quatre Chevaliers; Clarice leur propose de se retirer, ils refusent. L'épée de Richard étoit émoussée, & les Chevaliers l'attaquent à la fois. Une des compagnes de Clarice descend de cheval, prend deux épées des Chevaliers étendus sur le sable, en donne une à Richard & garde l'autre en cas d'événement. Le Chevalier attend ses ennemis de pied ferme; lorsqu'ils sont prêts à la frapper, il se détourne & passe derriere eux. Il ne les frappe pas, mais il porte de si rudes coups sur la croupe de leurs chevaux, que tous les quatre en un clin d'œil sont emportés à plus de deux cents pas ; deux des chevaux s'abbatirent & expirerent sur la place ; les deux autres refuserent d'obéir à la voix & à l'éperon. Richard ne voulut point profiter de l'avantage qu'il avoit d'être à cheval, il donna le sien à garder à une des Dames, & se présenta au combat contre les deux Chevaliers qui étoient à pied. Ils rougirent de l'attaquer à la fois; Richard les blessa l'un après l'autre, & les laissa sur le sable ; il s'avance vers les deux qui restoient : étonnés des prodiges dont ils venoient d'être témoins, ils lui demanderent grace ; ils la leur accorda ; ils se rendirent. Richard envoya ordre à son Ecuyer de faire enterrer les morts & de faire transporter les blessés à Rouen dans son Palais.

Alors Richard dit à Clarice qu'il avoit rempli la promesse qu'il lui avoit faite, de la mettre à portée de se choisir un époux. Vous êtes libre, lui dit-il, je vous adore : mais si je ne puis vous plaire, ordonnez, j'irai moiméme vous remettre dans les bras de l'heureux époux que vous choisirez. Clarice lui répondit que son choix étoit fait ; mais qu'elle dépendoit du Roi son pere. Richard la rassura, & Clarice lui jura qu'elle n'auroit jamais d'autre époux que lui. Le Chevalier tomba à ses genoux, & lui jura à son tour une fidélité à toute épreuve.

Quand les morts & les blessés furent, enlevés, Richard, Clarice, ses deux compagnes, & les deux Chevaliers prisonniers prirent le chemin de Rouen, où ils furent reçus avec la plus grande joie. Richard eut le plus grand soin des blessés ; il y en eut trois qui guérirent de leurs blessures. Peu de jours après Richard convoqua les Etats, & raconta tout ce qui s'étoit passé depuis le moment qu'il avoit vu Clarice, jusqu'au combat de l'Amoureux de Galles. Il fut interrompu par un murmure qui s'éleva dans l'assemblée. Ce Prince, que Richard croyoit avoir tué, palpitoit encore lorsqu'on se disposoit à l'enterrer L'Ecuyer le secourut, & ses soins le rendirent à la vie. Il lui demanda le secret le plus inviolable ; l'Ecuyer le promit. Edouard fut rétabli en peu de jours; il se montra à quelques amis à Rouen Il leur dit que le Duc ne manqueroit pas de se vanter de l'avoir tué, mais qu'en cela, comme sur bien d'autres exploits, il avoit l'art d'en imposer à la crédulité du peuple.

Lorsque Richard en parlant aux Etats en vint à la mort d'Edouard, ceux qui l'avoient vu ne manquerent pas de se récrier. Richard interpella Clarice, elle ptotesta qu'elle l'avoit vu tomber à ses pieds. On fit venir l'Ecuyer qui avoua la vérité. Un inconnu présenta au Duc une Lettre qu'un Anglois qu'il n'avoit jamais vu lui avoit remise, & qui s'étoit embarqué dans le même moment. Le Duc l'ouvre & la lit en présence des Etats. EDOUARD PRINCE DE GALLIS à RICHARD DUC DE NORMANDIE . ‘» Tu m'as ravi ce que j'avois de plus cher ; & comme si le titre de Ravisseur ne te suffisoit pas pour te déshonorer aux yeux des Nations, tu te vantes d'avoir donné la mort à ton Rival: je te préviens que je pars ; & que, si dans quatre jours tu ne me renvoyes pas Clarice à Londres, je viendrai avec une puissante aimée ravager la Normandie, t'arracher ta proie, & punir par ton supplice ta perfidie & ton imposture « . ’

Après la lecture de cette Lettre, Richard dit à ses sujets qu'il étoit prêt de soutenir, les armes à la main, que tout ce qu'il avoit raconté, à l'exception de la mort d'Edouard, qu'il croyoit cettaine, étoit exactement vrai; que s'il avoit besoin de se justifier auprès d'eux, il n'y avoir qu'à interroger les Prisonniers. Tout le monde d'une voix unanime s'écria que c'étoit une chose inutile, & qu'on en devoit croire Richard. Je prévois, ajoutat-il, que nous allons avoir sur les bras une guerre sanglante avec le Roi d'Angleterre, qu'Edouard n'a pas manqué de prévenir. Mon dessein étoit de vous proposer Clarice pour Souveraine ; vous voyez sa beauté, & vous avez souvent entendu parler de ses vertus. Elle n'eût aspiré qu'à faire votre bonheur & le mien : j'aurois pu l'épouser sans vous consulter ; mais comme vous êtes chers à mon cœur, c'étoit de vous que je voulois la tenir. La menace d'Edouard est une circonstance qui mérite vos réflexions. C'est à vous à délibérer, si vous aimez mieux que votre Souverain se couvre d'un opprobre qui réjaillira sur vous, en renvoyant une jeune Princesse à des tyrans, ou si vous préférez mon honneur & le votre à une paix qu'il faudroit acheter par une ignominie. On ne perdit aucun tems à délibérer ; toute l'assemblée s'écria : CLARICE ET LA GUERRE .

Aussi-tôt Richard dicta lui-même le Cartel qu'il fit écrire par un de ses Ministres. RICHARD DUC DE NORMANDIE à EDOUARD PRINCE DE GALLES . ‘» Un Ravisseur est celui qui, comme toi, abuse de l'autorité d'un pere injuste, pour se rendre maître d'un cœur dont il n'est pas digne, & auquel il ne laisse pas la liberté du choix. Je n'ai délivré Clarice de ta tyrannie, que pour lui rendre cette liberté; elle en dispose en ma faveur ; si elle m'eût ordonné de la rendre à tes vœux, j'aurois respecté ses ordres; mais pour le bonheur de mes sujets elle préfere d'être leur Souveraine à l'honneur de régner un jour avec toi sur l'Angleterre. Si tu n'avois pas craint de combattre seul à seul contre moi, tu n'aurois pas été chercher l'appui d'une armée. De quelque maniere que tu viennes en Normandie, je t'y attens. Mes sujets se disposent à recevoir tes troupes : il n'en est aucun qui n'ait ri de tes menaces ; juge du cas que j'en fais « . ’

On applaudit à ce Cattel. Richard l'envoya par un Héraut, qui conduisit en même tems les prisonniers au Roi d'Angleterre. Il étoit déja prévenu que Clarice acceptoit, la main de Richard. Il jura la perte du Duc, & protesta qu'il auroit Clarice malgré lui. Il avoit déja donné des ordres pour lever des troupes, Edouard en rassembloit de tous côtés. Le Roi voulut commander lui-même son armée : il fit Edouard son Lieutenant Général, & sous lui le Duc de Northumberland & le Comte de Wichester. Tous les Seigueurs Anglois demanderent à l'accompagner. Il fit un armement considérable qu'il chargea de toute sorte de munitions ; & lorsque tout fut rassemblé on s'embarqua, & l'armée Angloise descendit à Dieppe.

CHAPITRE VI. Descente des Anglois en Normandie. Rencontre de Richard. Bataille, victoire extraordinaire. Partie de chasse. Miroir constellé. Etrange aventure de Richard .

LE ROI d'Angleterre fit sa descente sans obstacle ; Richard ne fit aucun effort pour s'y opposer. Il attendit les Députés du Roi, qui le sommerent de rendre Clarice, s'il ne vouloit exposer son pays à la destruction, & ses habitans à toutes les horreurs de la guerre. Richard répondit qu'il défendroit son épouse jusqu'à la derniere goutte de son sang, & qu'il comptoit assez sur la fidélité de ses sujets, pour espérer que, tant qu'il en resteroit, ils ne l'abandonneroient pas.

Richard avoit demandé du secours à Roland & à Renaud de Montauban : ils ne purent lui en donner aucun ; ils étoient occupés à la guerre que Charlemagne faisoit contre les Sarrasins, qui, après avoir été chassés de la France, y étoient encore entrés, & menaçoient de s'emparer de l'Aquitaine. Le Roi d'Angleterre se félicita de leur absence, & crut que sans eux Richard ne pourroit jamais soutenir ses efforts. Il assembla son Conseil, & il fut décidé de profiter du désordre où l'arrivée des Anglois avoit dû jetter les habitans. Les ennemis étoient campés au-delà de Dieppe. Dès que Richard fut la résolution du Conseil, il ne voulut point les attendre, & marcha vers eux avec audace: il avoit pour maxime qu'à la guerre il faut se laisser attaquer le moins qu'on peut. Il avoit donné l'aîle droite à commander au Comte de Mortaigne & la gauche au Comte d'Alençon.

Dans le tems qu'il étoit en marche pour joindre les ennemis, il apperçut au fond d'un valon un jeune homme richement armé sur un cheval noir de la plus grande beauté. Le jeune Chevalier s'approcha d'un air modeste, & Richard fut frappé de sa figure : il lui trouvoit une ressemblance singuliere avec Eléonore, il soupira & n'eut aucune méfiance. Il lui demanda par quel hasard, dans un jour où l'on se préparoit à combattre, il se trouvoit dans cet endroit écarté. Je suis étranger, dit le jeune homme, & n'ai pris aucun parti Cependant votre valeur m'interesse, le petit nombre de vos troupes, l'absence de Roland & de Renaud sur lesquels vous comptiez, l'orgueil du Prince de Galles, me déterminent à vous offrir mon bras ; mon secours ne vous sera peut-être pas indifférent; quoique jeune, ces mêmes Renaud & Roland ont daigné m'applaudir quelquefois ; je connois l'armée ennemie, la langue angloise m'est aussi familiere que la françoise ; à la faveur de mon armure étrangere, je puis parvenir jusques dans la rente du Roi, & assister à ses Conseils les plus secrets & vous daignez accepter mon Secours, je vous l'offre, mais à condition que lorsque j'aurai besoin du vôtre, vous ne me le refuserez pas dans quelque circonstance que je me Trouve. Richard y consentit, & le jeune homme l'assura que tant qu'ils seroient unis l'armée n'avoit rien à craindre. Richard avoir bien de la peine à concilier l'air modeste de ce jeune homme avec les prouesses dont il se vantoit.

Le Duc accompagné du Chevalier inconnu, se mit à la tête de ses troupes. Dès que les deux armées furent en présence, le jeune Chevalier, avec la permission de Richard, fit donner le signal de la bataille par les trompettes ; ce brusque empressement, auquel les Anglois ne s'attendoient pas, les étonna. Mais ils furent bien plus surpris, lorsque les deux Chevaliers se précipiterent au milieu d'eux & abbatirent plus de mille hommes en moins d'une demi-heure. Le feu qui dévore un chaume est moins prompt à nétoyer un champ. Leurs chevaux étoient comme deux lions. Ils devançoient les ennemis qui prenoient la fuite, & les forçant de revenir sur leurs pas, les fugitifs faisant face à ceux qui vouloient fuir, les choquoient, ils s'embarrassoient les uns les autres, & ne songeoient point à se défendre. Il n'y eut pas un seul coup de leurs épées qui portât à faux. A la faveur de ces deux Héros les Normands pénétrerent dans les lignes des ennemis, & les envelopperent de tous côtés. Edouard essaya de les rallier & de former une colonne qui fît face de tous côtés. Les Chevaliers s'apperçurent de cette manœuvre, ils l'attaquerent de front, pénétrerent jusqu'au centre, & ouvrirent un passage aux Normands qui dissiperent cette masse énorme. Le Chevalier inconnu rencontra le Roi d'Angleterre, il voulut le conduire à Richard: il lui proposa de se rendre ; ce Prince ne lui répondit que par un coup d'épée, le jeune Chevalier l'abbatit à ses pieds d'un coup de la sienne. De son côté Richard avoit rencontré le Prince de Galles, qui cherchoit à l'éviter. Pour cette fois, lui dit le Duc, je t'ôterai le moyen de me démentir, quand on publiera que je t'ai tué; aussi tôt il lui abbat la tête d'un revers, & ordonne qu'on la mette au bout d'une pique & qu'on la porte à Rouen.

Dès que le bruit de la mort du Roi fut répandu dans son armée, & qu'on vit la tête du Prince de Galles, les Anglois prirent la fuite avec précipitation, & plusieurs se noyerent en s'embarquant, croyant avoir toujours les Chevaliers à leurs trousses. L'Inconnu en les voyant fuir les défioit ; sa voix les faisoit fuir encore plus vîte. Enfin ils disparurent, & leur camp resta tout entier au pouvoir des Normands, sans que les Anglois eussent emporté un seul pavillon.

Le Chevalier inconnu vint rejoindre Richard, & lui demanda s'il étoit content de son service. Le Duc le combla d'éloges & de témoignages de reconnoissance. Il le pria de lui dire qui il étoit, & ce qu'il pourroit faire pour lui. Me tenir votre parole, lui dit l'Inconnu ; quant à mon nom, c'est un secret qu'il n'est pas à mon pouvoir de-vous dire. Richard vouloit l'amener à Rouen & lui donner des fêtes, l'Etranger le remercia, lui promit qu'ils se revetroient, gagna la forêt, & disparut.

Le Duc, accompagné des Chevaliers & des Seigneurs de sa Cour qui s'étoient le plus distingués à la bataille des Anglois, rentra dans Rouen au milieu des fêtes & des acclamations du peuple. Clarice vint au devant de lui, sa joie étoit altérée par la douleur qu'elle avoir de la mort du Roi son pere. Elle avoir appris qu'un Inconnu, qui avoit voulu le faire prisonnier l'avoit tué. Richard qui n'en vouloit qu'au Prince de Galles, & qui eût désiré que le Roi se fût porté à un accommodement, le pleura avec elle & la consola peu-à-peu. Le Trône d'Angleterre sur occupé par la Reine qui fit sa paix avec Richard, & qui l'aima comme son fils.

Peu de jours après la bataille, Richard voulut donner à sa femme le plaisir de la chasse. Le rendez-vous étoit au milieu de la forêt Lorsque les Chasseurs furent assemblés le Duc s'apperçut que ses chiens étoient harassés & couverts de blessures. Il s'en plaignit à ses Officiers, qui lui dirent qu'il y avoit un gros sanglier blanc qui ravageoit la forêt & qui attaquoit également les bêtes fauves & les chiens. Richard se proposa de le chasser; ses piqueurs lui dirent que ce sanglier appartenoit aux Fées Glorisandre & Eglantine, qui avoient pris soin de l'élever dans leur parc ; il s'étoit échappé depuis quelque tems, & les Fées avoient promis une récompense magnifique à celui qui le leur rameneroit en vie. Richard alla lui-même chez les Fées, leur demanda la permission de chasser leur sanglier, & leur promit de le leur ramener. Elles furent sensibles à l'attention de Richard ; & le remercierent de ses soins, quoiqu'ils fussent inutiles, parcequ'il étoit dans la destinée de cet animal de ne pouvoir être pris que par un Duc de Normandie né d'une Chrétienne & d'un Sarrasin. Richard fut fâché de cette circonstance ; n'entreprit point la chasse du sanglier, offrit ses services aux Fées, & se retira. Elles lui firent présent d'un petit miroir de poche constellé, qui avoit la vertu de détruire les enchantemens. Elles lui apprirent la maniere de s'en servir. Quoiqu'on ne chassât pas le sanglier blanc, la Duchesse ne fut pas moins satisfaite de sa partie de chasse.

Le Duc s'étoit beaucoup fatigué. Il étoit dans le plus profond sommeil, lorsque vers minuit il fut éveillé en sursaut : sa porte s'ouvre, & le Chevalier inconnu, qui l'avoit si bien sécondé le jour de la bataille de Dieppe, ouvre ses rideaux. Richard, lui dit-il, je viens vous sommer de votre parole : il n'y a pas un moment à perdre, armez-vous & suivez-moi. Richard avoit quitté son lit avant que l'Etranger eût cessé de parler. Lorsqu'il fut armé il lui demanda où il falloir le suivre. A une aventure, dit l'Inconnu, où vous pourriez bien perdre le beau titre de Chevalier sans peur que tout le monde vous donne. J'y perdrai plutôt la vie, reprit Richard, j'ai été tourmenté par des lutins, tracassé pendant sept ans pat ma femme, qui étoit un vrai démon ; j'ai dansé avec les Hellequins, je me suis battu avec les Chevaliers les plus renommés, rien de tout cela ne m'a effrayé. Nous verrons, interrompit le jeune homme, suivez moi.

Richard suivit son Conducteur dans la forêt ; ils y trouverent douze Chevaliers qui se préparoient à combattre, & qui s'exerçoient en attendant le jour. Richard demanda qui ils étoient. Des Paladins, répondit l'Etranger, qui ne craignent guere votre intrépidité, & qui certainement vous feront trembler. Jeune homme, s'écria Richard, fais-tu que tu me donnes envie de les attaquer, pour te prouver que je ne les crains pas? Il n'est pas tems encore, lui dit l'Inconnu, réservez votre courage pour une meilleure occasion.

Toute la vengeance que la Fée Minucieuse vouloit tirer de Richard consistoit à lui faire perdre son nom d'intrépide ; le Génie Brudener s'y étoit engagé, mais ses ruses & ses efforts avoient toujours échoué. Il avoit résolu cette nuit de venir à bout de son entreprise. Lorsque Richard & le Génie, car l'Inconnu étoit Brudener lui-même, furent bien enfoncés dans la forêt, un Ecuyer, d'une figure hideuse & portant une torche dans chaque main, paroît & s'écrie : Que tardes tu? Le grand Nazomega t'attend. Ce Chevalier fanfaron, qui doit te servir de second, pourquoi ne l'amenes tu pas? Ne devois-tu pas prévoir qu'il seroit aussi effrayé que roi, lorsque tu lui proposerois de combattre contre nous? Richard pouvoit se modérer à peine : laisse-moi faire, dit il à son Conducteur, tu vas voir rouler sa rête sur le sable. Le jeune homme l'arrêta ; Richard dit à l'Ecuyer : Rends grace au mépris que j'ai pour toi, si tu respires encore ; mais vas dire à celui qui t'envoie, que fût-il escorté de l'enfer, je le combattrois. Eh bien, reprit le hideux Ecuyer, en secouant ses torches, & en riant, suivez-moi. A peine ont-ils fait quelques pas, que les arbres qui les environnent se courbent, éclatent, & que toute la fotêt semble crouler sur leurs têtes. L'Ecuyer avec une de ses torches met le feu à une feuille, & dans l'instant Richard se trouve sous une voute de flamme. Il voit à chaque branche un glaive suspendu : un vent violent agitoit ces glaives qui s'entrechoquoient. Le jeune Chevalier paroissoit transi de peur. Que crains-tu, lui dit Richard, courons nous plus de danger ici qu'au centre des colonnes Angloises? Avons-nous à perdre aujourd'hui une vie de plus qu'en un jour de bataille? Cet Ecuyer t'annonçoit un combat, où donc sont nos adversaires? Quel est le juge des joutes à qui nous devons nous adresser? A peine a t-il parlé, qu'un coup de foudre frappe un arbre voisin, fend l'écorce & en fait fortir un démon d'une taille prodigieuse ; il n'avoit qu'un œil placé au milieu de la poitrine ; il avoit dix oreilles & point de mains ; il n'avoit rien qui pût désigner son sexe : une balance étoit suspendue devant lui ; à ses pieds étoit un tas de couronnes & un glaive. L'Ecuyer conduisit les deux Chevaliers devant le démon. Nazomega parut en même tems ; il accusa le jeune Chevalier d'avoir violé sa fille, & Richard d'avoir assassiné le Roi d'Angleterre après avoir enlevé Clarice. Nazomega offrit la preuve de tous ces faits. J'ignore, dit Richard, si ce jeune homme a violé ta fille, mais je fais que tu ments lorsque tu avances que j'ai tué le Roi d'Angleterre, & que j'ai enlevé Clarice. Le Roi a péri en brave guerrier par les mains d'un guerrier plus brave que toi, & Clarice m'a choisi librement pour époux : quiconque dit le contraire ment, & je suis tout prêt à le lui prouver à pied & à cheval & avec telles armes qu'il jugera à propos. Nazomega parut furieux ; il demanda au Juge de leur octroyer le champ de bataille, qui fut accordé dans l'instant. Il jetta son gantelet; Richard alloit le relever, lorsque le Chevalier le prit, en représentant au Duc qu'il s'étoit offert pour second,& que n'ayant pas d'autre adversaire, il ne devoit combattre que dans le cas où le premier tenant seroit vaincu. Richard se plaça à côté du Juge pour être spectateur du combat.

Nazomega étoit d'une taille gigantesque; ses yeux étoient rouges & étincellants, son nez avoit la forme d'une trompe d'éléphant, étoit d'une grosseur énorme, & alloit se perdre sous son menton. Sa tête pointue étoit chauve d'un côté, & couverte d'une forêt épaisse de cheveux de l'autre : toute son armure étoit d'un cristal de roche très poli ; il étoit monté sur une écrevisse, qui depuis la tête jusqu'à l'extrémité de la queue, avoit une toise & demi, ses antennes avoient quinze pieds. On proposa au Chevalier le choix entre une monture semblable, & son cheval, il préféra la derniere. Ils prirent du terrein, le Chevalier s'élança sur son adversaire, Nazomega qui avoit arraché une des antennes de l'écrevisse, & qui s'en servoit au lieu de lance, l'attendit de pied ferme. Le Chevalier rompit sa lance sur l'écu du Géant, & tandis qu'il se retournoit pour prendre du terrein, l'écrevisse ne fit qu'étendre sa jambe, faisit le Chevalier avec sa pince, l'enleve de dessus son cheval & le terrasse. Le Chevalier demanda grace & s'avoua vaincu ; qu'on le garde, dir Nazomega, & qu'on le donne demain à mon écrevisse après son avoine.

Richard monte à cheval & prend du terrein, il entend un coup de tonnerre, & voit aussitôt la voute enflammée vomir de toutes parts des démons qui voltigent, & qui prennent leurs places pour être témoins du combat. Nazomega pique son écrevisse qui ne fait que s'appuyer sur ses pattes de derriere, & joint le Duc ; Nazomega lui porte un coup d'antenne, elle se brise contre ses armes. Le Monstre met l'épée à la main : Richard ne demande pas mieux ; il apperçut la monture de Nazomega qui levoit la pince, le Duc se retourne à propos, & la coupe d'un revers, il en vint aussitôt une nouvelle : alors le combat devint furieux, les coups tomboient sur leurs héaumes comme la grêle ; Nazomega en portoit de si terribles, que le plus dur rocher eût volé en éclats. Richard eût dû périt mille fois, mais il ne séntoit tien ; il passa deux ou trois fois son épée au travers du corps de son adversaire, qui ne s'en portoit pas plus mal.

Ce combat fut interrompu par l'arrivée des donze Chevaliers que Richard avoit rencontrés dans la forêt. Deux étoient montés sur des tigres, deux sur des léopards, les deux autres sur des lions, les deux qui suivoient sur des rhinoceros, deux sur des dromadaires, & les deux derniers sur des chevaux ailés. Richard se vit attaqué à la fois par ces douze combattans, plus épouvantables par leurs figures, que par les animaux qu'ils montoient. Leurs yeux paroissoient immobiles & dardoient des layons qui éblouissoient Richard. Il ne s'effraya de rien, il se jetta au milieu d'eux, & les mit tous hors de combat. Alors Nazomega dit à Richard, tu l'emportes, mais fais tu pour qui tu te bats? c'est pour ton Génie persécuteur, le même que tu as épouse sous le nom d'Eléonore, & qui t'a si bien sécondé dans la bataille contre les Anglois. Comment, traître ! s'écria le Duc, tu voudrois me persuader que ce brave Chevalier, est un Génie, un Enchanteur, un Démon. Tu ments, & je suis prêt à te prouver qu'il est le plus vaillant de tous les Chevaliers que j'ai vus. Homme téméraire, reprit Nazomega, sais tu contre qui tu combats? sans doute, dit Richard, contre des Faux-monnoyeurs & des brigands déguisés, qui dévastent ma forêt. Tu te trompes, répondit le Chevalier au nez courbé, c'est contre des Démons que ce Génie a évoqués des enfers. Je ne sais quel est son dessein, il nous rassemble ici pour te combattre jusqu'à ce que tu avoues que tu as peur. Oh, parbleu ! vous combattrez longtems, lui ditil, car de ma vie, je n'ai menti, ni me mentirai. S'il est un Génie, comme vous le dites, pourquoi l'avez vous terrassé, pourquoi étoitil transi de peur quand il a combattu? pour t'effrayer toi-même, répondit Nazomega. N'importe, dit Richard, quel qu'il soit, je le regarde comme très vaillant & très loyal, & je suis ici pour le soutenir. Chevalier obstiné, reprit Nazomega, fais-tu qu'il y va de ta vie, & que quiconque ose lutter avec nous, doit succomber à la fin ; crois-moi, soumets toi, rends moi les armes, fléchis le genou devant le grand Juge, & nous te laisserons aller, aussi-bien as-tu besoin de repos. Richard ne réplique au harangueur, que par un grand coup d'épée sur le nez. Leur combat recommence, mais Richard voyant que les coups qu'il porte à son adversaire, ne lui font aucun mal, & enfin convaincu qu'il se bat contre des Démons, tire adroitement de sa poche le miroir que lui avoient donné les Fées Eglantine & Glorisandre, l'attache à son héaume, & à mesure que les objets enchantés se peignent dans la glace, ils disparoissent. Les Démons resterent immobiles, leurs corps phantastiques s'évaporerent dans les airs, & leur esprit rentra dans les demeures sombres : les feux qui formoient la voute du champ de bataille, parurent un brouillard léger qui tomba en rofée, & Richard se trouva seul avec le Chevalier inconnu.

Il y avoit vingt-quatre heures que le charme duroit, & que Richard combattoit ; il étoit une heure après minuit. Lorsqu'il eut détruit l'enchantement, il s'adressa au jeune Chevalier. Puisqu'il n'y a plus de combattans, lui dit-il, il est tems que je me retire, à moins que je ne puisse vous servir encore; en attendant, dites moi si tout ce que m'a dit ce phantôme au grand nez, est vrai ou faux : je vois bien qu'il y avoit de l'enchantement, mais seroit il possible que je me fusse battu tout un jour contre le Diable? est-il vrai que vous le soyez vous-même? Le faux Chevalier lui avoua qu'il avoit promis à la Fée Minucieuse de la venger ; il lui raconta l'histoire de l'antipathie qui regnoit entre elle & la famille de Richard depuis le mariage du Duc Hubert, les efforts inutiles de différens Génies contre Hubert & son épouse, contre Robert, & enfin les moyens qu'il avoit imaginés lui-même, pour faire perdre à Richard sa réputation de Chevalier sans peur. Vous me faites une injure cruelle, lui dit-il, en me confondant avec les Démons que vous avez combattus. Ces esprits subalternes sont soumis à nos ordres, un pouvoir suprême les oblige à nous obéir malgré eux-mêmes ; je les ai évoqués hier, & c'est moi qui leur ai prescrit tout ce que vous venez de voir, sans votre talisman j'aurois poussé les choses plus loin.

Tout ce que disoit le Génie, étoit nouveau pour Richard ; il lui expliqua l'origine des Génies, des Fées, des Sylphes, des Esprits aëriens, des Salamandres, des Ondins, & des Gnomes. Les Génies ont un art d'enseigner & d'instruire avec une si grande facilité, qu'un mot leur suffit pour mettre un homme au fait du systême le plus compliqué. Richard après un quart-d'heure d'instruction, en savoit autant que Brudener lui-même, & c'est, dit-on, d'un descendant du Duc, que le Comte de Gabalis avoit appris les secrets qu'il eut l'imprudence de communiquer à un certain Abbé babillard, qui en fit part au public : on a depuis porté l'indiscrétion jusqu'à les mettre sur les trois théâtres de Paris.

Quelques promesses, dit le Génie au Duc, que j'aie faites à la Fée Minucieuse, de la venger, je vois bien qu'il m'est impossible de réussir ; je ne sais quel est le Génie qui vous protege, il est supérieur à moi : au surplus quand il ne le seroit pas, votre valeur & votre caractere, m'attachent à vous pour toujours ; je sais que j'ai tout à craindre de la Fée Minucieuse, mais il en arrivera ce qu'elle voudra ; comptez sur moi dans toutes les occasions où je pourrai vous être utile. A ces mots, le Génie & le cheval disparurent. Richard se trouvant seul, réfléchit sur tout ce qui venoit de se passer, & conjectura que la plupart des évenemens, dont les Philosophes se donnoient tant de peine inutiles pour découvrir les causes, n'en avoient d'autres que les Enchanteurs & les Génies. Il se retira dans son palais où son épouse l'attendoit avec impatience ; il lui raconta son combat, elle frémissoit à chaque mot, & ne comprenoit pas comment son mari n'en faisoit que rire.

CHAPITRE VII. Combats & victoires multipliés de Richard. Bataille contre les Sarrasins. Histoire de Henriette & d'un Chevalier François .

RICHARD s'occupoit à Rouen du bonheur de son peuple dont il partageoit l'amour avec Clarice, elle adoroit son époux qui s'étudioit toujours à lui donner des preuves de sa tendresse. Deux enfans furent les gages qu'ils se donnerent de leur amour. Il en destina un à lui succeder au trône d'Angleterre, & l'autre au Duché de Normandie. Il ne consulta pour leur éducation ni les Courtisans, ni les Philosophes ; il ne consulta que la nature, & n'envisagea que leur destination. Il les éloigna également de la vie molle des Grands, & de la trop grande application aux sciences abstraites ; il aimoit & respectoit les savans, mais il croyoit qu'un Roi n'avoit besoin que d'être éclairé sur l'utilité des sciences : il voulut que ses enfans connussent assez les arts, pour récompenser ceux qui les faisoient fleurir dans leurs Etats, & pour n'être pas la dupe des Charlatans. Il se réserva le soin de former leurs cœurs par l'exemple de ses vertus, il étoit persuadé que les leçons de la morale ne germent presque jamais quand elles tombent sur un caractere naturellement pervers ou qu'on n'a pas eu soin de disposer dès l'âge le plus tendre.

Le Duc de Normandie se livroit à ces devoirs importans, plus essentiels à la félicité publique, & plus honorables pour le Souverain, que les faits d'armes les plus éclatans, lorsque Charlemagne apprit que les Sarrasins que Charles-Martel avoit éloignés des frontieres de la France, menaçoient encore l'Aquitaine. Charles ne voulut point leur donner le tems d'exécuter leur entreprise. Pour les prévenir, il résolut de les attaquer lui-même sur leurs propres foyers. Il envoya des Héraults dans toutes les Provinces & chez tous ses Feudataires ; il invita tous les Chevaliers François & tous ses alliés, de se rendre auprès de lui pour partir en même tems ; il manda au Comte de Toulouse, qu'ayant assigné les plaines qui entourent sa capitale, pour le rendez-vous général des troupes, il les y attendît pour les recevoir, & que tous les Chevaliers qui devoient, accompagner leur Roi dans l'expédition des Sarrasins, y arriveroient dans peu de jours avec lui.

Lorsque l'invitation de Charlemagne fut patvenue à Richard, il écrivit au Roi qu'il se rendroit à Paris aussitôt qu'il auroit fait avertir les Comtes d'Alençon, de Mortaigne & de Caën, à chacun desquels il donna trois cents Gendarmes à conduire, outre ceux qu'ils avoient sous leurs ordres ; il se joignit encore à eux un grand nombre de Chevaliers. Cette troupe se mit en marche quelques jours avant le départ de Richard ; lorsqu'il comprit qu'ils étoient près d'arriver, il se couvrit de ses plus belles armes : rien n'étoit comparable à leur éclat & à leur bonté, que leur magnificence. Un jeune homme d'une beauté surprenante, qu'il avoit rencontré quelque tems avant au milieu de la forêt, les lui avoit remises. C'étoit sans dessein que Richard s'arma, il monta à cheval, & ne prit qu'un Ecuyer avec lui. Il arriva le lendemain dans la forêt Royale, â environ une lieue de Paris, & s'y cacha dans l'endroit le plus épais.

Dès que le jour eut paru, Richard fit paret magnifiquement son Ecuyer, & l'envoya vers Charlemagne avec la plus sévere défense de dire son nom. L'Ecuyer trouva le Roi environné des douze Pairs, des Chevaliers & des Barons : il dit au Roi. Sire, dès que vos ordres ont été connus du Chevalier, mon maître, il a mis la plus grande diligence à les remplir : il est dans la forêt Royale, & avant que de venir à votre Cour, il désireroit d'éprouver son courage contre quelqu'un de vos Chevaliers, soit à la lance, soit à l'épée. L Ecuyer demanda permission pour son maître de défier les Chevaliers qui étoient présens.

Olivier, Comte de Vienne, accepta le défi, & dit à l'Ecuyer qu'il pouvoit annoncer à son maître, quel qu'il fut, que puisqu'il désiroit combattre, il pouvoit être assuré qu'il trouveroit dans la forêt, un rival qui tâcheroit de se rendre digne de lui. L'Ecuyer alla porter cette réponse à Richard. Olivier le suivit de près, armé d'une lance à toute épreuve. Dès qu'il parut dans la forêt, il trouva Richard qui attendoit, prêt à combattre contre le premier qui se présenteroit. Après s'être salués, ils prirent du terrein & s'élancerent l'un contre l'autre, avec la rapidité d'un aigle qui fond sur sa proie. Quoique la lance d'Olivier eut été éprouvée, l'effort avec lequel il frappa Richard, & la bonte de l'armure de celui-ci, la fit voler en éclats. Richard fut ébranlé du coup, il se remit: Olivier lui opposa vainement son écu ; la force qu'il mit à lui résister, ne servit qu'à accélérer sa chute ; il tomba renversé par dessus la croupe de son cheval, qui fut si épouvanté, qu'il abandonna Olivier. Ce Chevalier se releva tout honteux. & après que son Ecuyer lui eut ramené son cheval, & rassemblé les pièces de sa lance, ils repartirent: Olivier revint à la Cour de Charlemagne, & raconta avec franchise ce qui venoit de lui arriver.

Oger, le Danois, ne putentendre de sang froid le récit de ce combat, il se proposa de venger Olivier. Il s'arma & partit pour la forêt Royale. Richard s'attendoit bien que la défaite d'Olivier lui susciteroit un nouvel adversaire ; il étoit à l'entrée de la forêt ; ils ne s'apperçurent pas plutôt, qu'ils se mirent à combattre. Oger porta un coup si terrible qu'il renversa le cheval de Richard sur sa croupe ; mais il se releva aussitôt, & Richard furieux porta un coup de lance à Oger qui le jetta furla poussiere & lui fit perdre connoissance; après s'être remis il remonta, & ne voyant plus paroître son adversaire, qui s'étoit retiré dans la forêt lorsqu'il avoit vu tomber Oger, il s'en retourna tout affligé à la Cour. Olivier vint au devant de lui, & le voyant triste & reveur, il lui demanda des nouvelles du combat : mon cher cousin, lui dit-il, nous n'avons rien à nous reprocher, je n'ai pas été plus heureux que vous.

Oh parbleu! nous verrons, dit Roland, qui sera le plus fort ; il y aura bien du malheur, si je ne venge l'un & l'autre. Il ordonne aussitôt à son Ecuyer de lui amener son cheval, & de lui apporter son écu & sa lance. Il bruloit d'impatience d'en venir aux mains; il s'avança dans la forêt avec joie, dans l'espérance d'y trouver un Chevalier digne de lui. Richard reconnut Roland à sa marche fiere & rapide : il alla à sa rencontre & regla le pas de son cheval sur celui de son adversaire. Ils se frapperent en même tems, &, comme deux corps également solides lances l'un contre l'autre avec la même rapidité, ils reculerent avec la même vitesse. Richard fut renversé sur la croupe de son cheval & se retint ; mais Roland avoit fait un si grand effort qu'il tomba par terre avec le sien, qu'il eut beaucoup de peine à faire relever. Il y remonta à l'aide de son Ecuyer : il chercha par-tout son ennemi, faisant retentir la forêt de ses cris : c'étoit la premiere fois qu'il lui arrivoit d'être vaincu, il vouloit se venger. Richard qui ne combattoit que pour faire connoître sa valeur, & à qui il suffisoit d'avoir de l'avantage sur ses rivaux, disparut au moment que Roland fut par terre, & crut inutile de recommencer un combat qui pouvoit finir par la mort de l'un ou de l'autre.

Charlemagne ne put s'empêcher de rire en voyant la fureur de Roland ; cependant il le consola & se félicita avec lui d'avoir à son service un Chevalier aussi brave. Il falloit être bien téméraire pour oser, après la défaite de Roland, tenter de se battre avec ce Chevalier inconnu : mais plus cette victoire paroissoit surprenante, & plus on s'obstinoit à la croire un effet du hazard. Le Duc de Bretagne voulut s'en convaincre parlui-même; il courut à la forêt. Richard l'attendit de pied ferme, & dédaignant de prendre l'essor, il n'opposa an Duc que sa propre résistance, & semblable à un balon poussé contre un rocher, le Duc alla tomber à dix pas, & se démit la cuisse. Richard au désespoir de cet accident, descend & avec le secours de leurs deux Ecuyers, il le fit transporter à Paris.

Gui de Bourgogne succéda au Duc de Bretagne; excepté qu'il ne se démit pas la cuisse, il ne fut pas plus heureux. Thierri d'Ardenne, qui avoit prévu la défaite de Gui, étoit parti peu d'heures après lui ; il le rencontra qui s'en retournoit tout honteux : il ne se découragea point : il disoit en lui même, si ce Chevalier inconnu a abbattu Roland, que personne n'avoit pu vaincre, pourquoi ne puis-je pas esperer que le même hasard me servira contre lui aussi heureusement. Le hasard fut inexorable, Thierri s'en retourna avec une blessure au bras : il eut la gloire de n'être pas terrassé.

Une noble émulation piqua les autres Chevaliers: Renaud de Montauban voulut en essayer ; il me terrassera peut-être comme les autres, disoit-il, que m'importe? je n'en serai pas moins brave, & il en sera plus digne de servir Charlemagne avec nous. Ce que Renaud avoit prévu arriva ; après être revenus trois fois l'un contre l'autre avec un égal avantage, Richard desarçonna Renaud, dont le cheval épouvanté l'emporta dans la forêt. Après Renaud, se présenterent successivement Guerin de Lorraine, Geofroi de Bordeaux, Noël, Comte de Nantes, Lambert, Prince de Bruxelles, Geofroi, Comte de Frise, Sanson de Picardie, & plusieurs autres Chevaliers qui furent tous abbattus.

Charlemagne étonné de la valeur de l'inconnu, ne dédaigna pas de jouter avec lui; il part avec un seul Ecuyer, entre dans la forêt, & le défie. Richard, averti par son Ecuyer que c'étoit le Roi, abbat sa lance & la brise contre terre en mille pieces ; descendant ensuite de son cheval, il met un genou à terre, leve la visiere de son casque & se nomme. Le Roi l'embrassa & lui confirma le titre d'intrépide : Charlemagne le conduisit à Paris & le présenta à tous les Chevaliers qui le reçurent avec les témoignages de la plus vive amitié.

Peu de jours après, les troupes de Normandie, de Picardie, de l'Isle de France, s'étant rendues à Paris, le Roi se mit en marche avec ses Chevaliers : ils allerent rejoindre le reste de l'armée qui les attendoit dans les environs de Toulouse. Lorsqu'ils furent réunis, l'armée de Charles se montoit à plus de cent mille hommes : elle traversa les Pyrennées & se rendit en Espagne. Charles rencontra les Sarrasins sur les frontieres de ses Etats ; il les força de reculer, leur enleva Huescar, Barcelonne, Gironne, Pampelune, & plusieurs autres Places, qu'il remit à Alphonse, Roi d'Espagne. Ses Chevaliers se distinguerent par des exploits incroyables, & Richard fit des prodiges de valeur, qui sont trop connus dans les fastes Espagnols, pour les rapporter ici. Je dirai seulement qu'un des Généraux de l'armée ennemie promit à celui qui prendroit Richard en vie, de lui donner autant d'or que Richard en peseroit, & à celui qui, ne pouvant le prendre vivant, le tueroit, de lui donner la moitié de cette somme. Richard un jour de bataille prit lui-même ce Sarrasin, exigea de lui les deux récompenses, qu'il fit distribuer à l'armée de Charlemagne & renvoya son prisonnier.

Après la conquête d'une partie de l'Espagne sur les Sarrasins, Charlemagne s'en retournoit avec ses Chevaliers : Richard les devancoit. Dans un village en déca des Pyrennées, il mit fin à une aventure des plus extraordinaire; il rencontra devant la porte d'un château, une foule de peuple qu'un Chevalier armé de toutes pieces s'efforçoit d'écarter. Richard demanda pourquoi tout ce peuple vouloit entrer dans le château malgré cet homme qui paroissoit en être le Seigneur : on lui dit que tout le village étoit infecté de l'odeur du cadavre d'un rival qu'il avoit fait mourir dans un souterrain dépendant du château, où il retenoit aussi sa femme. Richard épouvanté de ce supplice horrible, & frappé de la puanteur du cadavre, malgré le grand éloignement, s'approche du Chevalier & lui dit : homme déloyal, permets dans l'instant à ce peuple d'aller enterrer la victime de ta cruauté, & délivre ton épouse du supplice abominable que tu lui fais souffrir. Si ta jalousie te portoit à lui donner la mort, pourquoi prolonger sa vie dans les tourmens: on peut excuser l'effet d'un premier mouvement dans un cœur sensible & vivement irrité, mais une vengeance lente & réfléchie, n'est qu'un long assassinat, ou plutôt un tissu d'assassinats & de meurtres. Celui qui poignarderoit injustement cent hommes en un jour, seroit sans doute plus coupable envers la société, mais moins criminel envers soi-même, que l homme atroce qui mettroit cent jours à faire expirer un seul homme dans des tourmens continuels.

Le Chevalier écouta Richard de sang froid & lui dit : Si vous étiez à ma place, peutêtre porteriez-vous plus loin votre vengeance. Avant que de me condamner, il falloit m'entendre. Richard le pria de lui raconter le sujet qui le portoit à ces extrémités. Le Chevalier commença ainsi:

Chevalier, ainsi que toi, d'une Maison illustre & d'une fortune considérable, estimé à la Cour, aimé de mes vassaux, & ne m'occupant que du soin de soulager les malheureux; tous les jours que mon devoir ne m'attachoit point à la Cour, je les passois dans mes terres, encourageant ceux qui les cultivoient, par mes bienfaits, & vivant avec eux comme avec mes enfants : j'étois jeune; un de mes Fermiers à qui j'avois donné ma confiance & qui la méritoit, eut une fille. Je me chargeai de son éducation, je la confiai à une femme respectable ma parente; elle tâchoit de lui inspirer toutes les vertus de son sexe, il sembloit que la jeune élevé allât au-devant de ses leçons : les plus heureux talens se développerent dans la jeune Henriette ; beauté, graces, voix séduisante, esprit vif & pénétrant, mémoire prodigieuse, dextérité surprenante, aptitude la plus grande à apprendre & à concevoir tout ce qu'on lui enseignoit, elle réunissoit tout. Malheureux! je me laissai surprendre par ces charmes qui ne devroient être que l'enveloppe de la vertu. A dix ans Henriette étoit un prodige ; à dix ans elle fit sur moi une impression que sa perfidie n'a pas encore effacée. Je redoublai de soins pour son instruction, je fis tout pour lui plaire; hélas! je n'eus que trop le malheur d'y réussir. Henriette s attacha à moi ; elle sentoit le prix de mes bienfaits ; je ne voulus point de sa reconnoissance je ne lui demandai que l'amitié la plus pure ; & l'amour se fit entendre dans son cœur aussi violemment que dans le mien, elle s'y livroit de bonne foi, mais avec innocence : ses sens parloient un langage qu'elle ne comprenoit point encore ; elle éprouvoit toute la force des desirs, sans qu'elle pût distinguer quel en étoit le but.

Son pere s'en apperçut d'autant plus aisément que l'innocence de sa fille lui permettoit de lire au fond de son ame. Il vint me trouver d'un air consterné, les larmes couloient de ses yeux. Ah! Monseigneur, me dit-il, vous avez cru faire le bonheur d'Henriette & le mien, & vous avez fait sa honte & mon malheur ; la reconnoissance que je lui ai toujours inspirée pour vos bontés, a produit en elle une passion qui va faire mon tourment. Je vous connois trop honnête pour vous croire le complice de ses sentimens ; mais il n'est que trop vrai que vous en êtes l'objet. S'il en est encore tems, Monseigneur, aidez-moi à guérir ma pauvre fille ; ce sera pour elle un bien, plus grand que tout celui dont vous nous avez comblés jusqu'à présent. Va, rassure-toi, mon pauvre Pierre, lui dis-je, je connois les sentimens de ta fille, & je vais te faire parr des miens. Assieds-toi. Ah! Monseigneur! s'écria le Fermier. Assieds-toi, & ne m'interromps point, tepris-je en balbutiant.

Quand j'ai vu croître Henriette, je ne croyois avoir pour elle que l'amitié que l'on éptouve pour les objets de notre bienfaisance. Je la regardois précisément comme ma fille. Sa beauté qui se développa, ses talens & son esprit me la rendoient chère, l'habitude me fit une nécessité de la voir. A la Cour, à l'armée, au milieu des affaires les plus embarassantes, Henriette étoit présente à mon esprit. Mon cher Pierre, quand je voulus m'examiner moi-même, je me trouvai le plus amoureux des hommes. Je cherchai à me distraire par les plaisirs, je formai des liaisons avec des femmes de mon état, l'indifférence & l'ennui étoient tout ce que j'éprouvois auprès d'elles, &, par une conséquence nécessaire, tout ce que je pouvois leur inspirer ; je revenois auprès de mon Henriette ; sa beauté qui augmentoit de jour en jour, & les épreuves mêmes que j'avois faites pour me guérir, ne servîrent qu'à augmenter ma passion. Ne t'allarme point, mon ami, je fis tous mes efforts pour la dissimuler à ta fille : si je n'avois couru qu'après le plaisir, il m'eût été facile de la séduire; cette idée fut toujouts bien éloignée de mon coeur. Cependant je brûlois : je résolus d'en faire ma femme, elle n'avoit que quinze ans, & j'en avois trente. Je craignis qu'Henriette, éblouie par mes bienfaits & trompée par sa reconnoissance, ne prît pour de l'amour ce qui ne pouvoit être que la délicatesse d'une ame bien née ; j'aimai mieux attendre encore, que del'exposer à se repentir un jour de s'être livrée avec imprudence à un premier penchant : j'ai fait plus, je l'ai menée à la Cour sous le nom d'une parente ; elle y a été admirée, elle a fait des conquêtes brillantes; mais plus elle plaisoit & plus elle se trou, voit flattée qu'on la fît appercevoir d'un mérite qui la rendoit digne de moi : j'affectai de la lier avec deux ou trois Courrisans beaucoup plus jeunes que moi, d'une figure & d'une taille plus avantageuses : ils cherchèrent à s'en faire aimer : mon coeur en souffroit ; mais j'aurois fait un plus grand sacrifice encore, si Henriette se fût attachée à l'un ou à l'autre ; je voulus que son choix fût libre. J'ai eu le bonheur de voir Henriette, insensible à leur tendresse, me raconter naïvement tous les efforts qu'ils faisoient pour lui plaire, & les plaindre bonnement de leur peu de succès. En fin le croirois-tu? Henriette éclairée par l'âge & par l'expérience, m'avoua la premiere qu'elle n'aimoit que moi, & que quelque parti que je prisse, jamais elle ne pourroit se résoudre à en aimer un autre. Alors je lui déclarai mon amour : je lui dis que depuis huit ans je brûlois d'un feu que, pour son intérêt même, j'avois eu la précaution de lui cacher ; je lui dis exactement tout ce que je viens de t'apprendre Elle fut la première à me faire sentir la distance qu'il y avoit entre nous, non pas du côté de la fortune, me dit-elle, je sens que ce sacrifice est celui qui doit coûter le moins à une ame telle que la vôtre; mais du côté de la naissance : fait pour parvenir aux premieres dignités de l'Etat, notre union pourroit vous en exclure. Elle jugeoit bien par la délicatesse que j'avois mise dans toute ma conduite, que je n'avois jamais prétendu en faire ma Maîtresse: elle me proposa de se retirer dans un Couvent & de se sacrifier à ma gloire. Je fus effrayé de cette résolution. Je l'assurai que mon parti étoit pris depuis long-tems, & que j'étois décidé de l'épouser. Elle combattit fortement mon projet. Enfin vaincue par son amour & par mes larmes, elle crut avoir tout arrangé en me proposant un mariage secret. Je rejettai cette ptoposition comme injurieuse à elle & à moi. Ces moyens ne conviennent qu'aux époux qui ont à rougir l'un de l'autre. Henriette a de la vertu, elle est fille d'un homme qui en a plus que les gens les plus qualifiés, je puis avouer l'un & l'autre sans honte.

Pierre voulut me dissuader de ce mariage, il fit tout ce qui dépendit de lui, il me menaça de refuser son consentement à sa fille. Je pouvois uset de violence, je ne voulus devoit Henriette qu'à elle-même & à ses parens ; je leur fis comprendre qu'un amour nourri pendant huit ans dans le silence, combattu pat tout ce que la prudence & la raison peuvent suggérer de plus puissant, n'étoit point l'effet d'une effervescence passagere, & n'avoit tien à craindre de l'inconstance. Enfin j'obtins le consentement du bon Fermier, qui se jetta à mes genoux, & me demanda pardon de me l'avoir refusé: je connoissois trop bien les motifs de son refus pour lui en savoir mauvais gré. Henriette avoit accompli sa dix-huitieme année, lorsque je l'époufai. Depuis mon mariage je n'ai été ni moins tendre ni moins empressé. Nous eumes deux enfans ; Henriette ne me patut jamais avoir changé à mon égard, & de mon côté j'avois en elle la confiance la plus aveugle.

Voilà, continua le Chevalier en s'adressant à Richard, quelle a été ma conduite avec cette femme dont vous prenez la défense: voici ses crimes. Je recevois chez moi tous les Seigneurs des environs, je procurois à ma femme tous les amusemens que je pouvois: elle étoit jeune & belle, je n'avois aucune raison de ne la pas ctoite vertueuse, & je voyois, sans aucun ombrage, les jeunes gens qui venoient chez moi lui faire des déclarations & des caresses que je croyois innocentes Un Domestique m'avertit qu'elles ne l'étoient pas autant que je me l'imaginois, & je le chassai. D'autres personnes chercherent à me faire naître des soupçons, & je les reçus, très mal. Je répétai même à mon épouse tout ce qu'on m'avoit dit, & je l'avertis de se méfier de ces gens là. Elle suivit mon conseil, & fut plus réservée à l'avenir.

Le fils de mon ancien Ecuyer, à qui j'avois fait donner une éducation conforme à son état & à sa fortune, & qui avoit acquis les plus belles connoissances, venoit chez moi ; je le recevois avec plaisir ; il vivoit avec nous comme étant de la maison : je le destinois à remplacer son pere, qui a été tué dans un Tournoi : si j'avoîs eu des dispositions à être jaloux, c'étoit l'homme le moins capable de me donner des soupçons. Les mêmes personnes avec qui je m'étois brouillé pour avoir voulu m'en inspirer, revinrent à la charge & m'avertirent que ma femme aimoit ce jeune homme, & qu'ils me trahissoient l'un & l'autre. Cette obstination de la part des personnes qui m'avoient de grandes obligations, & qui dans le fond ne pouvoient avoir aucun intérêt à troubler notre union, me piqua ; je résolus de m'éclaircir plutôt pour confondre les calomniateurs, que par méfiance. Le hazard me servit mieux que je n'aurois pu l'espérer ; l'esprit agité & n'ayant pu dormir de toute la nuit, je me mis un matin à la fenêtre, elle donne sur mon jardin qui est vaste & orné de quatre bosquets fort épais. Un moment après je vis entrer la perfide avec son amant par une porte dérobée: je ne les perdis pas de vue, ils se croyoient seuls ; je vis le jeune homme embrasser mon épouse avec ardeur, elle lui rendoit ses caresses avec plus d'ardeur encore. Il en vint à des jeux plus sérieux, elle se livroit à lui avec plus de volupté qu'elle ne s'étoit jamais livrée à moi ; je fus sur le point d'aller les poignarder l'un & l'autre : je me moderai cependant & j'attendis une autre occasion, pour n'avoir rien à me reprocher. Ma femme m'engagea de prier Dupuy, c'étoit le nom de son amant, à souper le soir même. Je lui répondis qu'il savoit bien qu'il étoit le maître; nous nous mîmes à table, je dissimulai toujours, j'observois tous leurs gestes, leurs coups d'oeil, je les vis se presser la main par dessous la table, j'étois furieux, mais je voulois les prendre sur le fait. Je feignis de recevoir une lettre pendant le souper, je l'ouvris & je lus devant eux, que le Comte de Toulouse me prioit de venir à sa Cour pour une affaire très pressante, je parus avoir quelque chagrin d'être obligé de partir.

Le lendemain je dis à mon épouse que pour éviter la chaleur du jour, je partirois à l'entrée de la nuir : elle approuva fort mon projet : je fis préparer mes chevaux & je donnai tous les ordres nécessaires. Elle ne manqua point de faire avertir son amant par une vieille domestique qui avoit si confiance, de venir vers minuit. Je pars, mais quand je fus arrivé dans une de mes terres à une lieue d'ici, je m arrêtai environ deux heures. Un de mes voisins qui m'avoit averti des débordemens de ma femme s'etoir engagé non seulement de me fournir l'occasion de la prendre sur le fait, mais encore de me donner des preuves que ma vie couroit le plus grand danger.

En effet, il ne tarda pas à venir me joindre: je lui racontai, tout ce que j'avois vu. Si votre vie, me dit il, n eut pas été menacée, jamais je ne me serois avisé de porter le trouble dans votre coeur, je me serois contenté d avertir votre femme, & j'aurois gardé le plus profond silence : je ne me suis déterminé à le rompre, que parcequ'il y va de vos jours. Vous vous rappellez que vous tuâtes dans une joute un jeune Chevalier, parcequ'il combattit contre vous avec des armes que les loix de l'honneur défendent, tandis que vous vous présentiez avec une lance & une épée à fer émoussé. Ce Chevalier avoit résolu de se défaire de vous, & votre femme étoit sa complice ; quant à Dupuy, voici deux lertres qui vous mettront au fait. Je les lus : la premiere contenoit des preuves non équivoques de l'amour de Dupuy & de ma femme. On ne voulut me livrer la seconde, qu'à condition que je promettrois de ne pas attenter aux jours de la perfide. Je ne voulois rien promettre ; mais cet homme s'y prit avec une telle adresse, & sut si bien me toucher, qu'enfin j'engageai ma parole d'honneur. Il me remit la lettre, & j'y lus que Dupuy envoyoit à sa maîtresse le flacon dont ils étoient convenus, & qu'il falloit substituer la liqueur enchantée à un des flacons de liqueurs spiritueuses que je porte ordinairement en cas d'accident à la chasse ou dans mes voyages. Mon voisin me dit de faire apporter mes flacons, il s'en trouva un cassé, afin que je fusse obligé de me servir de l'autre. Je fis l'épreuve de la liqueur, j'y trempai du pain que je donnai à un chien: deux heures après que cer animal l'eût mangé, il tomba à terre, se débattit & expira.

Convaincu de la perfidie de mon épouse, je repris le chemin du château : je m'y introduisis secretement avec deux domestiques; un troisieme va frapper à la porte de la chambre de ma femme ; il l'a prie d'ouvrir pour prendre, disoit-il, quelque chose que j'avois oublié, & que je renvoyois chercher. Ma femme fit lever la vieille qui couchoit dans le même appartement, lui défendit de laisser entrer le domestique, & lui ordonna de lui remettre ce qu'il demandoit. La vieille obéit exactement, entrouvre la porte ; mais le domestique plus agile, sous prétexte de prendre ce qu'on lui donnoit, saisit la vieille à la gotge, entre, & je le suis avec deux autres de mes gens, dont l'un portoit une torche allumée. Je m'approche du lit, & je trouve les deux traitres couchés ensemble. Je les fis lier l'un & l'autre, ainsi que la vieille ; je les conduisis dans le souterrain où ils sont encore : & là, l'épée levée sur leur sein, je forçai la perfide de verser elle-même le reste dû flacon dans un verre & de l'offrir à son amant ; j'obligeai celui ci, ou de le boire, ou de s'attendra au supplice le plus affreux & le plus long. Il n'hésita point & une demi heure après il expira : quant à ma femme, j'avois promis de lui laisser la vie, je l'enfermai avec le cadavre de son amant, & ne voulus pas la séparer d'un homme qu'elle avoir tant aimée. La vieille est enfermée avec elle , on a soin de leur apporter tous les jours à travers une ouverture que j'ai laissée dans le mur, du pain & de l'eau. Jugez, ajouta le Chevalier en finissant, si la vengeance surpasse l'affront que j'ai reçu.

Richard convint que l'atrocité de cette femme, méritoit la mort ; moins encore parce qu'elle avoit trompé le meilleur des époux, que parce qu'elle avoit voulu le faire périr. Je ne vous blâmerois pas, ajouta-t-il, si vous les eussiez poignardés l'un à côté de l'autre dans le lit, ou même dans le souterrain; mais perpétuer un supplice mille fois plus cruel que la mort même.… l'humanité se révolte. Chevalier, vous allez plus loin que les loix ; jamais elles ne punirent les crimes les plus horribles, de peines aussi cruelles. Vous pouviez vous venger par le secours des loix, & ne pas recourir à des excès qui vous rendent presque aussi coupable qu'elle. Enfin Richard, à force de prières, obtint du malheureux époux, qu'elle seroit transférée dans un Couvent où elle mourut cinq à fix ans après.

CHAPITRE VIII. Tempête. Enlevement de Richard sur le mont Sinai. Défaite d'un affreux Géant. Richard est transporté en Angleterre. Sa victoire & son couronnement .

RICHARD reprit la route de ses Etats: il apprit en traverfant la France, que la Reine d'Angleterre, mere de son épouse, étoit morte ; le trône appattenoit à la Duchesse, & comme elle n'ambitionnoit pas l'honneur de regner, elle transmit ses droits à Richard : il se disposa à se faire reconnoître. Il fit équiper douze grands vaisseaux ; il n'avoit tien épargné pour rendre cette flotte brillante : le Duc monta le premier, le Comte d'Alençon le second avec cent Chevaliers : plusieurs Chevaliers & Seigneurs monterent les autres vaisseaux.

A peine furent-ils en pleine mer, que la flotte fut attaquée par une violente tempête. L'air s'obscurcit & se troubla, la mer mugit & s'enfla, les vaisseaux furent dispersés ; Richard faisoit faire des manoeuvres pour les rejoindre : il ordonnoit, il exécutoit, toujours ferme, toujours intrépide. Il apperçut à la lueur des éclairs les débris d'un vaisseau prêts à être submergés, ils portoient une femme magnifiquement parée & d'une beauté ravissante. Elle versoit un torrent de larmes sur le sort de ses malheureux amis & de son frere qu'elle avoit, disoit-elle, vus engloutis par les flots. Un coup de vent porta ces débris vers le vaisseau de Richard : il avoit entendu ses plaintes, il eut le bonheur de la sauver ; il lui demanda qui elle étoit: vous voyez, dit-elle, une Princesse, fille du Roi d'Espagne, j'allois en Ecosse épouser le Roi de ce pays : mon pere m'avoit donné pour escorte cinquante Chevaliers, conduits par mon frere : tout a été submergé: pere infortune! une vague lui a ravi toute sa famille.

A peine fut elle sur le bord de Richard, que le vaisseau partit comme la foudre, & alla se briser sur les côtes de Gênes, le seul Richard se sauva, les cadavres des Chevaliers flottoient sur les ondes. La fausse Princesse disparut, Richard la chercha vainement ; il plaignoit son sort, lorsqu'il apperçut dans les airs un démon qu'il reconnut pour Nazomega. C'étoit lui qui avoit suscité l'orage, qui avoit pris la figure de la Princesse d'Espagne, & qui fir échouer le vaisseau : depuis le combat qui'il avoit soutenu contre Richard, la Fée Minucieuse l'avoit pris sous sa protection, & l'avoit mis à la place du Génie.

Richard gravit sur des Rochers & se trouva dans une isle très agréable, il y étoit seul, & la nuit approchoit ; la fraicheur du lieu, la fatigue qu'il avoit essuyée pendant la tempête, l'engagerent à s'endormir. Nazomega ne pouvoit pas comprendre comment le Duc, insensible à ses coups, rompoit toute sortes d enchantemens : il se fit suivre de plusieurs démons qu'il avoit évoqués, & fit enlever Richard dans les airs Son sommeil étoit si profond que Nazomega & les démons le transporterent sur le mont Sinaï, sans qu'il s'en appetçut. Cet enlevement fut si rapide, qu'ils y arriverent avant la fin du jour, tous les démons disparurent avant le réveil de Richard. Le projet de Nazomega étoit de le livrer à un Géant, qui faisoit mourir tous les Chevaliers qui alloient à Jérusalem & dans la Palestine.

A son réveil, Richard qui se croyoit dans l'isle où il avoit échoué, jetta les yeux de tous côtés : à la place d'un lieu désert, il vit dans l'éloignement des maisons, des Eglises & des Monasteres : il se crut encore dans les bras du sommeil & dans l'illusion d'un songe. Il avance & entre dans une Eglise, il interoge, & on lui répond qu'il est dans un Monastere du mont Sinaï. Ne pouvant plus douter qu'il n'eût été transporté dans ce lieu par un pouvoir suprême, il se prosterne & prie la Divinité de le protéger contre ses ennemis visibles & invisibles. Aussitôt une voix lui ordonne de prendre l'épée qui est entre les mains de la statue de Catherine, à qui ce Temple étoit consacré, & de s'en servir pour tuer le Géant qu'il trouveroit sur le port des Pellerins, où il faisoit sa résidence pour être plus à portée de les voir arriver: à mesure qu'ils débarquoient, il les enlevoit & les faisoit mourir dans des tourmens affreux.

Richard s'approche avec respect de la statue, qui tend le bras & lui présente l'épée, symbole du zele avec lequel la Sainte avoit toujours défendu la vérité de sa religion. Cette épée étoit dans son fourreau pour marquer que la Religion douce & tranquille ne fait que se défendre & n'attaque jamais, qu'elle est prodigue de son sang, & avare de celui de ses enemis. Richard reçut l'épée en présence des Religieux qu'il avoit appellés. Il la tira de son fourreau à leur grand étonnement, car ils lui raconterent que ni eux, ni plusieurs Chevaliers qui l'avoient essayé, n'avoient jamais pu en venir à bout, quelques efforts qu'ils eussent faits.

Les Religieux le féliciterent, ils lui raconterent tout ce que le Géant faisoit souffrir aux Pellerins, pour les empêcher d'aller à la ville de Jérusalem, dont il destinoit la conquête aux Sarrasins. Richard leur promit qu'il esperoit de les en délivrer. Il arrive sur le port & ne tarde point à voir paroître le Géant ; il avoit douze pieds de haut, c'est-à-dire, six de plus que Richard : le Duc ne fut point effrayé de sa taille : arrête, lui dit-il, prépare-toi au combat, ou rends toi mon prisonnier. Le Géant le regarda avec mépris & agita dans les airs le tronc d'un gros chêne qui lui servoit de massue. De quel droit, continua-t-il, empêches-tu les Chrétiens d'aborder à Jérusalem & les massacres-tu? Le Géant sans daigner lui répondre laisse tomber sa lourde massue sur Richard, dont l'écu se trouva fracassé, il tomba lui-même. Le Géant la relevoit, mais Richard profitant de ce moment, lui porte un coup terrible dans le bas ventre & fait pousser au Géant un cri qui retentit le long des côtes de la mer ; la massue lui échappa de la main, & alla tomber sur un vaisseau qu'elle démâta. Richard voltigeoit avec agilité autour du colosse qui cherchoit à le saisir. Il prenoit si bien ses mesures, qu'il le blessoit à chaque instant : d'un revers il lui emporta la main droite, d'un second, il lui coupa la jambe au dessus du pied, & le Géant tomba comme un chêne sous le dernier coup de hache ; il se défendoit encore avec sa main gauche, dont il arrachoit des quartiers de rocher qu'il lançoit contre son adversaire ; adroit à les éviter, Richard s'élance & lui coupe encore certe main. Rends-toi, lui disoit-il, renonce à ra cruauté, reconnois le Dieu qui m'a donné le courage de te combattre & la force de re vaincre, & je puis encore, par des secours qui te sont inconnus, conservec ta vie. Commence, lui répond le féroce Géant, par me rendre mon pied & mes mains, rapporte-moi ma massue, & je verrai. Richard le prend par les cheveux, & l'exhorte toujours à se rendre. Tu as entendu mes conditions, dit le Géant, remplis les ; quand j'aurai ma massue qui a échappé de mes mains, amene-moi encore ce Dieu dont tu parles, & si toi ou lui pouvez me vaincre, je te promets d'être ton prisonnier. Richard indigné de ce blasphême, & voyant qu'il n'y avoit rien à espérer de sa vilaine ame, lui souleve la tête & la sépare de son corps.

Chargé de ce trophée, Richard regagne le haut du mont, & présente la tête du Géant aux Religieux qui ne pouvoient assez admirer sa valeur. Ils lui firent présent de l'épée, & offrirent de le faire conduire à leurs dépens en Angleterre, où il étoit sort pressè de se rendre. Richard accepra l'offre de le conduire, mais il ne voulut pas que le Couvent en fît les frais. Tandis qn ils combattoient de générosité, il se présente un jeune Ecuyer qui promet au Chevalier, s'il veut le prendre à son service, de le défendre contre toute sorte d'enchantemens. Richard reconnut Nazomega malgré son déguisement ; il porta la main sur la garde de son épée, lorsque la même voix qui lui avoit ordonné d'aller combattre le Géant, se fit entendre : elle ordonna au Génie de se transformer en cheval aîlé, & de transporter le Chevalier en Angleterre.

Tu l'emportes, s'écria l'Enchanteur, en s'adressant à Richard, mon pouvoir est anéanti par l'être qui te protege ; j'allois te transporter au pays qu'habitent les enfans du soleil, dans les rochers brulans que ne connoissent point encore tes compatriotes, mais où un démon plus redoutable que moi, le démon de l'avarice conduira un jour une partie des peuples de l'Europe : c'est-là que je me proposois de te tenter par la vue des trésors que la terre y recele, & que j'aurois découverts à tes yeux. Si je n'avois pu t'éblouir par leur éclat qui doit séduire tant de Nations, je t'aurois transporté au milieu des glaces du Nord : c'est-là que tu aurois eu à combattre des peuples de Géants : il t'auroit été impossible de résister à leur fureur ; si le ciel t'eût sauvé, je t'abandonnois dans les déserts de l'Afrique, je t'y aurois exposé à des monstres plus effroyables encore ; ton courage t'eût été inutile, à moins que le ciel ne t'eût prêté des aîles ; les monstres qui habitent ces forêts, sont moins dangereux que ceux qui y peuplent les airs ; s'il ne t'avoient pas arraché la vie, je suis du moins assuré qu'ils t'auroient effrayé, & c'est tout ce que je désirois ; mais enfin je suis vaincu, le ciel m'enchaine, je suis forcé de lui obéir & de t'annoncer que ru n'auras plus à craindre les persécutions des Enchanteurs, des Génies, ni des Démons, & que le ciel les soumet à tes ordres.

A ces mots les bras & les jambes de Nazomega s'étendent, son col s'allonge, sa tête se courbe vets la terre, & des plumes s'élevent sur son dos. Il devient un cheval magnifique, il déploie ses aîles, Richard s'élance sur lui, & le Démon fend les airs avec plus de vitesse que l'aigle qui fond sur sa proie. Il parcourt en un clin d'oeil des régions immenses, il plane au dessus des plus hautes montagnes, il avoit sous ses pieds des mers orageuses : le Démon le transporte au dessus du Vésuve, & Richard a le tems de plonger sa vue au fond du goufre embrasé; il traverse l'Italie, s'éleve au dessus des alpes, le bruit qu'il fait en passant sur leur sommet, effraie les aigles & d'autres oiseaux qui sortent de leurs aires, & qui voltigent autout de lui; Richard est obligé de les écarter avec son épée. Son cheval le fait passer au travers d'un nuage épais qui s'est élevé sur une vallée profonde; le tonnerre gronde sous ses pieds, & la foudre sillonne les airs autour de lui, elle frappe son écu qu'elle fond dans ses mains sans le blesser. Il parcourt la France, arrive à Calais & franchit le canal ; enfin Nazomega arrivé sur les bords de la tamise, s'abbat & pose doucement à terre Richard, qui n'ayant plus besoin de son secours, lui ordonne d'aller apprendre son arrivée, sous telle figure qu'il lui plaira de prendre, aux Religieux du mont Sinaï.

Lorsqu'il fut parti, Richard prend le chemin de Londres ; il avoit apperçuen passant quelques-uns des vaisseaux qu'il avoit pris en partant de Normandie, & qui avoient été battus de la tempête. Il entre dans la ville, & bientôt il est reconnu par un des principaux Seigneurs de sa Cour, qui demeure immobile de surprise. On croyoit Richard enseveli sous les flots : on avoit vu son vaisseau se briser contre des rochers, trois autres avoient péri. Dès que les Normands furent informés de son arrivée, ils firent éclater leur joie. Ils apprirent au Duc que le peuple Anglois, qui ne veut des Rois, que pour les tenir sous sa dépendance, s'assembloit déjà pour en nommer un de sa nation. Richard dont la politique étoit toujours d'employer la douceur, avant d'en venir à des moyens extrêmes, fit publier son arrivée : il assembla le peuple & lui parla ainsi.

Le desir que vous montrez d'être gouvernés par un Souverain né parmi vous, ne m'offense point, il m'est au contraire un garant de votre fidélité; un peuple qui aime sa patrie, doit nécessairement être attaché à ceux qui le gouvernent, lorsqu'ils s'appliquent à procurer à cette patrie le bonheur & la gloire : c'est-là mon unique dessein. Je ne suis pas né parmi vous, mais j'exerce des droits que m'a transmis une femme, votre compatriote, que j'adore, dont ies moeurs & le courage m'ont donné de votre nation l'opinion la plus avantageuse, & dont le caractere m'a fait vous aimer avant de vous connoître. Anglois, son pere étoit votre idole, & la mémoire doit vous être chère ; refuser à sa fille les mêmes sentimens, seroit un contradiction qui n'est point dans votre maniere de penser. C'est cette fille au nom de laquelle je viens regner sur vous ; elle aime sa patrie, & je chéris tout ce qu'elle aime.

Voyant que les murmures continuoient encore, Richard reprit ainsi, je hais la force & la violence, & je déteste les querelles ci-viles; je serois au désespoir si je croyois qu'il Pn coutât une goutte de sang à mes sujets. Que ceux qui sont opposés à mon élection, choisissent un Chevalier, je le combattrai; s'il est vainqueur j'abandonne mes prétentions; si je le suis, vous vous réunirez tous sous mon obéissance. A cette proposition, il s'éleva des applaudissemens de toutes parts, & l'assemblée fut renvoyée au lendemain.

Les Anglois choisirent un Prince descendant d'Alfred le Grand, jeune homme élevé dans les montagnes d'Ecosse, accountumé dès son enfance à lutter contre les monstres des & ne connoissant d'autres armes que sa massue, un poignard & sa valeur. Richard se rendit sur la place, & le brave Alfred se présenta ; le Duc ne voulut point combattre à armes inégases, il se saisit d'une massue & d'un poignard comme son adversaire. Les Anglois divisés en deux partis faisoient des voeux, les uns pour Richard, & les autres pour la liberté. Les deux combattans s'élancent, un silence profond regne dans l'assemblée. Alfred avoir levé sa pesante massue, Richard l'évite, & le poids de l'arme d'Alfred fait courber sa tête sur le col de son cheval : Richard eût pu profiter de ce moment pour écraser son adversaire, il lui donna le tems de se remettre. Ils reviennent l'un contre l'autre ; leurs massues se choquent, & quoiqu'elles fussent de racine de cedre, armées de pointes acérées, le choc les entrouve l'une & l'autre, les coups qu'elles peuvent porter dans cet état ne sont plus dangereux,. & le combat eut encore duré longtems, si Richard au lieu de frapper Alfred n'eut adressé des coups multipliés sur la tête du cheval, il l'étourdit ; le coursier entraine Alfred qui ne peut le ramener contte son adversaire. Richard dédaigne de profiter de son embarras, il demeure simple spectareur. Alfred est forcé de descendre, le Duc descend de son côré, & tous les deux le poignard à la main se mesurent & marquent la place de leurs coups ; Richard évite ceux d'Alfred, & le faisit par le milieu du corps ; ils cherchent à se terrasser, lés efforts même qu'ils font pour se tenverser semblent les rendre immobiles. Richard feint de céder, son adversaire s'ébranle, mais rassemblant toutes ses forces, Richard profitant d'un instant favorable, le met sous ses pieds & le désarme. Il ne tenoit qu'à lui de lui plonger le poignard dans le sein : avoue toi vaincu, lui crie-r-il. Alfred ne répond que par les efforts qu'il fait pour se dégager, mais Richard le tient pressé contre le sable. Alors le peuple divisé se réunit, & crie vive Richard, vive le Roi . Dès que ce cri a frappé l'oreille d'Alfred, il cede & convient que Richard est vainqueur. Richard le releve, l'embrasse &. lui dit que les Anglois ne pouvoient choisir un Chevalier plus vaillant & plus fort : il le pria de lui accorder son amitié, & lui promit la sienne.

Pendant le combat il s'étoit élevé un bruit, dont Richard, trop occupé, n'avoit pas demandé la cause : c'étoit son épouse, qui ayant appris la tempête que la flotte Normande avoit essuyée, tremblante pour le sort du Duc, étoit venue à Londres pour en savoir des nouvelles. Elle arriva au moment où Richard luttoit contre Alfred, elle perça la foule & fut témoin de son triomphe. C'en. fut un nouveau pour lui, lorsque sortant des bras d'Alfred, qui lui marquoit son estime, & qui répondoit à ses caresses, il se rrouva dans ceux de son épouse. Il. la présenta aux Anglois qui tomberent aux pieds de leur Princesse. Les deux époux furent couronnés le lendemain avec la plus grande solemnité: il y eut pendant quinze jours des fêtes & des toutnois. Richard & son épouse se fixerent en Angleterre, & lorsque le Roi fut obligé d'aller en Normandie pour regler les affaires de l'Etat qu'il quittoit, & installer son fils qu'il nomma son successeur, il fut obligé de laisser la Reine en ôrage, tant ils craignoient de le perdre. Ils regnerent longtems, & les meilleuts Rois qui ont occupé après leur mort le trône d'Anglererre, n'ont pu faire oublier à la Nation, les bienfaits de Richard & les vertus de cette Princesse.

Fin de l'Histoire de Richard sans peur .

Rechtsinhaber*in
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Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Histoire de Robert le Diable, Duc de Normandie ; et de Richard Sans Peur, son fils. Histoire de Robert le Diable, Duc de Normandie ; et de Richard Sans Peur, son fils. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD17-D