Mémoires de Suzon, sœur de D... B...., portier des Chartreux, écrits par elle-même ; où l'on a joint la Perle des plans économiques ou la Chimère raisonnable.
Anonyme
Londres, 1778
PRÉFACE.
Ces Mémoires n'auroient jamais vu le jour, ſi j'avois pu réſiſter aux inſtances d'une perſonne à qui j'ai les plus grandes obligations & avec qui je paſſe une vie paiſible & agréable. Que dis-je ? Vous n'auriez jamais connu, mon cher Comte, le dépôt que m'a confié mon amie, ſi vos bontés pour moi & vos procédés généreux n'avoient excité ma confiance. Dès que je vous les eus communiqués, vous me fîtes voir ſi clairement combien ils pouvoient être utiles aux jeunes perſonnes, qui ne ſont jamais aſſez en garde contre les ſéductions des hommes, pour réſiſter à tous les piéges qu'ils leur tendent, que je me déterminai enfin à les rendre publics : mais il eſt bon de vous inſtruire, cher Lecteur, comment ces Mémoires ſont tombés entre mes mains.
Ce fut au moment où Suzon partoit pour ce lieu affreux, dont la vue ſeule effraie les paſſans, où l'œil ne voit qu'horreur, où les cris perçans des malheureuſes victimes qu'il renferme dans ſon ſein, déchirent les entrailles des perſonnes les moins ſenſibles, que je reçus ce cher dépôt.
Tiens, me dit mon amie que de cruels ſatellites arrachoient de mes bras & de ceux de ſon frere Saturnin, reçois ce gage précieux de mon amitié... Les malheurs de Suzon ne devoient finir qu'avec ſa vie... Plût à Dieu que ce dernier malheur termine ma carriere... Sa douleur, ſa beauté dont rien n'avoit pu, pour ainſi dire, ternir l'éclat, auroient adouci les tigres les plus furieux : mais que des ſatellites, en exécutant les ordres dont ils ſont chargés, aient jamais témoigné la moindre compaſſion, ce phénomene ſurprendroit avec raiſon. Ces monſtres ne pourroient jamais faire leur cruel métier, ſi en endoſſant l'habit qu'ils portent, ils ne ſe dépouilloient de tout ſentiment d'humanité. Dans la crainte qu'ils ne ſoient pas capables au beſoin d'exercer les plus grandes cruautés, leurs chefs n'emploient que des hommes qui ſe ſont la plupart ſignalés par des forfaits. Mais revenons à ma chere Suzon. Cette tendre amie étoit déjà loin de moi, & il me ſembloit encore que je la voyois me tendre les bras ; mes cris, mes ſanglots ſe faiſoient entendre juſques dans la rue, où le peuple attroupé inſultoit encore au malheur de mon amie. Je voulois fuir de ce lieu d'horreur ; mais les forces me manquerent. Je ſentis mes jambes chanceler ſous moi, bientôt une ſueur froide me couvrit tout le corps. Enfin, je tombai ſans connoiſſance ſur le plancher. La quantité de monde qui étoit dans notre rue excita la curioſité du Comte de C qui paſſoit par hazard dans ce moment : il s'informa de ce qui étoit arrivé, déſirant de ſavoir d'où partoient les cris qu'on lui dit avoir entendus, il ſe fit jour au travers de la foule & parvint juſques dans ma chambre. J'étois alors entourée de cinq ou ſix femmes qui employoient tous les ſecours que leur imagination pouvoit leur ſuggérer, pour me tirer de l'état où j'étois. Le Comte voyant le peu d'efficacité de tous leurs remedes, ſortit de ſa poche un flacon qui contenoit un élixir ſi ſpiritueux & ſi ſalutaire aux perſonnes qui ſe trouvent mal, que j'en eus à peine ſur les levres que la connoiſſance me revint auſſi-tôt. Le Comte fut la premiere perſonne qui frappa mes regards. Quelle fut ma ſurpriſe, en voyant un Seigneur dont l'air noble & majeſtueux en impoſoit aux femmes qui m'entouroient, oublier lui-même ſon rang & ſa qualité, pour me procurer des ſecours ? Que de nobleſſe il montroit dans ſes regards ? Que de ſenſibilité ſon viſage annonçoit Combien ſa voix étoit propre à remettre le calme dans mon ame Il me parut, en un mot, un Ange deſcendu du Ciel, pour me retirer de l'abîme où mon malheur m'entraînoit. Conſolez-vous, Mademoiſelle, me dit le Comte de C ; ce qui vient de vous arriver, loin de rendre votre ſort malheureux, va peut-être le faire changer de face, ſur-tout, ſi vous voulez être ſage. Je veux vous mettre pour toujours dans le cas de n'avoir rien à redouter des caprices de la fortune. Je vais, au ſortir d'ici, vous louer un appartement que je ferai meubler par mon tapiſſier, & je viendrai moi même ce ſoir vous chercher pour vous y conduire, & vous en rendre la maîtreſſe.
Ce diſcours me ſurprit tellement que je ne trouvai point d'expreſſions pour remercier ce Seigneur de cette généroſité inattendue. La profonde révérence que je fis, indiquoit ſeulement que la propoſition ne me déplaiſoit pas. Le Comte s'en contenta & ſortit un inſtant après, ſans paroître étonné de mon ſilence. Quant à moi, quoique toujours affligée de la perte de mon amie, m'occupai à faire un paquet de mes hardes.
Dans le moment que ce généreux Seigneur ſortoit de ma chambre, la vieille Sibylle, chez qui nous étions, ma chere Suzon & moi, & qui m'avoit débauchée de chez mes parens, entra auſſi raſſurée depuis le départ des Archers, qu'elle avoit paru effrayée à leur arrivée. Elle me demanda ſi la perſonne qu'elle venoit de rencontrer ſortoit d'avec moi, & quel bénéfice ſa viſite avoit produit. Un très-grand, Madame, lui dis-je, auſſi-tôt, le babil m'étant revenu, je lui fis le détail de ſa douceur & de ſa ſenſibilité, & je n'omis pas ſur-tout de lui parler de la propoſition qu'il m'avoit faite de m'entretenir. Il y avoit trop long temps que je déſirois de quitter cette méchante femme, pour chercher à adoucir le chagrin que devoit lui occaſionner notre ſéparation. Malgré tous les ſoins qu'elle prit pour cacher la douleur que lui cauſoit cette nouvelle, elle en étoit trop étonnée pour qu'elle pût me voiler une partie de ſon trouble. À la fin cependant, faiſant un effort ſur elle-même, elle me dit avec une ſorte d'intérêt : tu n'as pas ſurement eu la folie de refuſer une propoſition auſſi avantageuſe. Je te l'avois toujours bien dit, ma chere Roſalie, que je ſerois la cauſe de ton bonheur. Je te crois trop raiſonnable pour ne pas convenir que tu n'aurois jamais dû, ni pu prétendre à un pareil ſort, ſi tu fuſſes reſtée chez tes parens. Reproche-moi donc, me dit-elle d'un ton mielleux, de t'avoir arrachée des bras de ta famille ? Elle auroit encore parlé plus long-temps, selon ſa louable coutume, que je n'aurois pas prêté plus d'attention à ce qu'elle diſoit. J'étois trop occupée de tout ce qui venoit de m'arriver, pour répondre à cette femme, dont le caquet m'avoit de tout temps ennuyée. Voyant à la fin que par mon ſilence je paroiſſois faire peu de cas de tous ſes diſcours, elle réveilla mon attention, en me rappellant que nous avions un compte à régler enſemble. Je le ſais, Madame, lui dis-je, & ſoyez bien perſuadée que je ne ſortirai point de chez vous, que vous ne ſoyez ſatisfaite. Les Meres Abbeſſes de ce pays ont toutes la ſage précaution que les filles qui ſont chez elles leur doivent, afin d'avoir un prétexte pour les retenir. J'avois affaire à une femme qui ſavoit trop bien ſon métier, pour être exceptée de la regle générale : je ne m'attendois pas, à la vérité, en me rappellant les profits que j'avois faits, être redevable d'une ſomme bien forte. Le contraire cependant arriva. J'eus beau crier : il en fallut paſſer par tout ce qu'on voulut. En un mot, le mémoire fut arrêté.
Sur le ſoir le Comte arriva, ainſi qu'il me l'avoit promis ; il me gronda de ce que je paroiſſois toujours affligée, Reprenez, Mademoiſelle, me dit-il, reprenez votre gaité : votre amie n'eſt pas perdue pour vous. J'aurois même déjà obtenu ſa liberté, ſi la maladie qu'elle a ne s'y étoit oppoſée. Je vous promets qu'elle ſera libre auſſi tôt après ſon entiere guériſon. J'appris alors de mon cher Comte que Suzon n'avoit été priſe, que parce qu'elle avoit donné la vérole à un jeune homme de famille, & que ce jeune homme avoit porté des plaintes à la Police contre elle. Cette nouvelle me fut d'autant plus agréable, que j'eſpérois faire part de mon bonheur à mon amie, & qu'elle me prouvoit que mon cher Comte commençoit déjà à chercher des occaſions de me faire plaiſir. Il m'aſſura, en des termes qui me peignoient ſon amour, qu'il auroit pour moi tant d'égards & de complaiſances, qu'il eſpéroit bientôt bannir de mon eſprit tous les chagrins que j'avois éprouvés. Ce qui vous ſurprendra peut-être, cher lecteur, c'eſt que perſonne n'a jamais été plus exact à tenir ſa parole. D'abord il paya tout ce que je devois ; il pouſſa même le déſintéreſſement juſqu'à vouloir que le paquet qui renfermoit mon linge & mes habits, fût donné à mon hôteſſe. Mais j'étois bien éloignée d'y conſentir. Je voulois que ces mêmes habits, en me rappellant l'état d'où j'avois été tirée, ſerviſſent auſſi à me faire reſſouvenir de mes devoirs. Tout fut donc porté, ſelon mes deſirs, dans le carroſſe du Comte, qui nous attendoit à la porte, & qui nous mena au fauxbourg S. Germain, où mon appartement avoit été loué. Les meubles qui le garniſſoient étoient ſimples, mais propres & choiſis avec goût. Ce ne fut que quelque temps après mon arrivée dans ce quartier, que j'examinai tout ce qui compoſoit mon mobilier. J'avois paſſé ce jour-là par trop d'épreuves différentes pour faire une remarque. Mes domeſtiques n'étoient point nombreux. Aurois-je pu déſirer plus de monde pour me ſervir, qu'un laquais, une femme de chambre, & une cuiſiniere ; moi, qui la veille me ſerois trouvée au comble du bonheur, si je m'étois vue une ſimple ſervante à mes gages ? Je tairai tout ce que leur dit le Comte pour les engager à être exacts à leur devoir, afin de ne point ennuyer le lecteur par mille détails inutiles ; & je vais paſſer à la maniere dont ſe termina la ſoirée.
Nous ſoupâmes de très-bonne heure ; pendant tout le repas, mon amant chercha, par tant d'agaceries, à faire renaître ma joie, que je ne pus m'empêcher de rire à quelques-unes de ſes folies. Il auroit été impoſſible, quand il m'en auroit beaucoup coûté pour me contraindre, de ne pas au moins affecter un air gai. Les complaiſances & les attentions du Comte exigeoient ſans doute ce ſacrifice.
Nous étions à peine ſortis de table, que vis mon amant ſe diſpoſer à ſe retirer. Quoi de ſi bonne heure, lui dis-je, M. le Comte ? Oui, ma chere Roſalie, me répondit-il ; vous devez avoir beſoin de repos ; demain je pourrai, ſans vous incommoder, reſter plus long-temps avec vous ; mais il y auroit du danger pour votre ſanté de le faire aujourd'hui. Mettez-vous au lit dès que je ſerai ſorti, & tâchez de bien dormir. Auſſi-tôt il vint m'embraſſer, & ſe retira. Avec quelle ſurpriſe je le vis partir malgré toute la bonne opinion que me donnoit de lui une conduite auſſi retenue, j'étois bien éloignée de penſer qu'un Seigneur riche, aimable, âgé de vingt-deux ans, pût avoir autant d'égards & de ménagemens que lui, pour une fille qui étoit en ſa puiſſance, & qu'il avoit retirée d'un lieu de débauche.
Ce que je vais dire étonnera encore plus, ſur-tout ces vieillards décrépits, qui emploient le ſouffle de vie qui leur reſte à être les bourreaux des filles, qui ne ceſſent de les tourmenter & de les faire ſervir à leurs goûts lubriques : que dis-je ? qui cherchent en vain, par des attitudes fatigantes & auſſi mauſſades que leur figure, à ranimer un feu que l'âge a pour jamais éteint dans leurs veines. Dans quel étonnement, dis-je, je te jeterois, cher lecteur, ſi je te diſois que mon amant a vécu avec moi une année entiere, avec les mêmes égards & les mêmes déférences qu'on a pour les filles les plus honnêtes. Je dis plus : il a voulu devoir à l'amour tous les plaiſirs qu'il a goûtés & qu'il goûte continuellement dans mes bras. Vous riez sûrement de ſa conduite ; vous le comparez à ce Marquis de Rozelle, qui vouloit prendre pour femme une Actrice de l'Opéra, que le prétendu repentir de ſa vie paſſée lui faiſoit paroître plus estimable que ſi elle n'eût jamais fait de fautes. Soyez de bonne foi, vous croyez même lui faire grace en le comparant à un jeune homme nouvellement ſorti de ſon Collége, qui, tourmenté par la paſſion de l'amour, n'oſe faire les premieres avances à une femme, & trembleroit même de lâcher un propos équivoque qui pourroit l'offenſer. Dans quelle erreur groſſiere vous êtes, & combien vous êtes loin de juger du cœur de mon amant Il vouloit, en me témoignant beaucoup d'eſtime, m'apprendre que le moyen le plus sûr pour lui plaire étoit de m'eſtimer aſſez moi-même pour ne pas lui manquer.
Si cette voie peut quelquefois faire donner lourdement dans les piéges des femmes, elle eſt cependant beaucoup plus sûre pour l'homme qui ne ſe laiſſe pas aveugler par la paſſion, que tous les moyens qu'on emploie ordinairement. La jouiſſance d'une femme, dont on peut ſe dire aimé avec raiſon, & qu'on eſtime & qu'on aime ſoi-même, n'a-t elle pas mille fois plus de charmes que toutes ces liaiſons qui n'ont pour baſe qu'un intérêt vil & ſordide ? Mes ſentimens étoient ſi bien d'accord avec ceux de mon cher Comte, qu'il eſt impoſſible que la fortune raſſemble jamais deux êtres plus faits l'un pour l'autre : auſſi quelle différence on trouvera entre toutes les femmes entretenues & moi toutes n'aiment & n'eſtiment dans leurs amans que l'argent qu'ils leur donnent, & que les préſens qu'ils leur font. Le plaiſir qu'elles trouvent à leur être infidelles en a porté pluſieurs à ſe faire baiſer par le dernier des laquais, faute de pouvoir donner leurs faveurs à d'autres.
Au reſte, il faut convenir que les hommes en général le méritent bien ; ils auroient même tort d'exiger qu'un ſexe plus foible que le leur, les fît ſouvent rougir de leur inconſtance. Comme ils ſont moins tourmentés par le deſir de remplir le vide de leur cœur, que par l'envie, en changeant de maîtreſſes, de ſatisfaire leur paſſion brutale, qu'ils volent de conquêtes en conquêtes, une ſeule ne pourroit jamais ſe prêter à leurs goûts auſſi bizarres qu'extraordinaires, trop heureux ſi par quelque maladie cruelle ils ne paient un jour bien chérement les plaiſirs de l'inconſtance. Combien ils ont à redouter le ſort de ma chere Suzon, qui eſt morte, ainſi que je l'ai appris, huit jours après notre ſéparation, dans l'Hôpital de Bicêtre, pour avoir trop négligé d'arrêter les progrès de ſa maladie. Sa perte me ſera toujours d'autant plus ſenſible, que j'ai perdu en elle ma meilleure amie. Elle étoit moins débauchée par goût que par tempéramment. Son cœur malgré la vie qu'elle menoit depuis long-temps, lorſque je commençai à la connoître, n'étoit pas plus corrompu que ſi elle eût toujours eu une conduite réguliere : enfin c'étoit moins pour l'argent qu'elle retiroit du commerce des hommes, qu'elle ſe livroit à eux, que pour le plaiſir qu'elle trouvoit dans la jouiſſance. Avec moins de paſſions, elle n'auroit eu aucun des vices qu'on reproche aux femmes. Elle étoit de bon conſeil, & m'a ſouvent donné des avis dont j'aurais bien fait de profiter. Comme elle ne remarquoit en moi aucun penchant pour le malheureux état que j'avois embraſſé, elle m'a pluſieurs fois conſeillé de retourner chez mes parens. Une réſolution auſſi généreuſe auroit trop coûté à mon amour-propre pour l'exécuter, & j'aurois mieux aimé être mille fois plus malheureuſe que je ne l'étois, plutôt que de rentrer dans ma famille. Quoique ma chere Suzon ſoit perdue pour moi ſans retour, c'eſt dans la lecture de ſes Mémoires que je trouve des leçons plus inſtructives que dans tous les livres que je lis : c'eſt en voyant le tableau de ſes foibleſſes, que j'apprends à être toujours en garde contre les miennes : Auſſi je les ai toujours dans les mains dès que je ſuis ſeule. Chaque anecdote de ſa vie eſt pour moi tous les matins un objet de méditation.
Un jour que j'étois abſorbée dans les réflexions que m'occaſionnoit cette lecture, & que je tenois les Mémoires de Suzon à la main, le Comte entra dans ma chambre. Comme ma femme de chambre qui venoit de ſortir de mon appartement, en avoit laiſſé la porte ouverte, il fit ſi peu de bruit, qu'il étoit près de moi, que je ne m'en étois pas apperçue. Mon premier mouvement fut de cacher le cahier ſous le couſſin de mon fauteuil. Mais il n'étoit plus temps ; il avoit été témoin de mon embarras à ſon arrivée, & avoit remarqué le myſtere que je voulois lui faire. Cette précaution inutile ne ſervit qu'à le chagriner, & qu'à lui faire voir le peu de confiance que j'avois en lui. L'air froid avec lequel il m'aborda contre ſon ordinaire, me l'annonçoit aſſez. Mais je feignis de pas m'en appercevoir. Comment vous portez-vous aujourd'hui, me dit-il ; avez-vous bien dormi cette nuit ? Il m'auroit fait encore, je crois, cent autres queſtions auſſi indifférentes, ſi j'avois pû les ſoutenir & ſi je n'avois rompu cette mauſſade & inſipide converſation. Qu'avez-vous, M. le Comte, aujourd'hui, lui dis je ? L'altération qui paroît ſur votre viſage, ces ſoupirs qui s'échappent malgré vous, vos yeux qui évitent de rencontrer les miens, en un mot tout ce que je vois m'accable de douleur, & ſembleroit m'annoncer que j'ai déjà eu le malheur de vous déplaire. Parlez, mon cher Comte, duſſiez-vous prononcer l'arrêt de ma mort, il ſeroit moins dur pour moi de l'entendre de votre bouche, que de demeurer dans l'état où vous avez la cruauté de me laiſſer. J'accompagnai ces dernieres paroles d'un torrent de larmes. Mon Amant ne put voir mes pleurs ſans s'attendrir. Pourquoi vous chagriner ainſi, me dit-il, ma chere Roſalie ? Les ſujets de plaintes que j'ai à former contre vous, me chagrinent, mais ne peuvent jetter aucune eſpece de ſoupçon, ni ſur votre probité, ni ſur votre amour pour moi. À la vérité, je me rends juſtice & je ſens qu'il n'y a pas aſſez de temps que je vous connois, pour que vous m'ayez accordé toute votre confiance, malgré tout ce que j'ai fait pour vous prouver que je n'en étois pas indigne : d'ailleurs je ſens qu'on redoute toujours avec raiſon l'indiſcrétion des jeunes gens de mon âge. Je ſuis donc fâché du myſtere que vous me faites ; mais je me garderai bien d'exiger de voir ce manuſcrit que vous avez caché à mon arrivée. Puis prenant inſenſiblement un ton plaiſant ; peut-être eſt-ce, me dit-il, le tableau de vos foibleſſes dont vous aurez fait l'eſquiſſe ? Dans ce cas, je ne suis plus ſi étonné du deſir que Vous avez qu'il ſoit ignoré de toute la terre. Dejà même je me reproche d'avoir pû vous laiſſer entrevoir que je ne voulois pas que vous euſſiez des ſecrets pour moi : ceux-là ſont privilégiés & très-privilégiés ; car je ſais combien il en coûte à une jolie femme d'avouer qu'elle s'eſt quelquefois mal défendue contre les hommes.
Que vous êtes loin de deviner, mon cher Comte, lui dis-je, ce que contient ce cahier vous avez beau affecter beaucoup d'indifférence à le lire ; il vous ſera fort difficile de me faire accroire que vous ne brûlez pas d'envie de l'avoir entre les mains, ou du moins, tout me le perſuade. Le chagrin que vous avez d'abord témoigné en me le voyant cacher ; le ton plaiſant que vous venez de prendre, depuis que vous vous êtes apperçu que vous m'aviez fait de la peine, ſont autant de moyens que vous employez pour ſatisfaire votre curioſité. Tenez, lui dis-je, je ne veux pas vous faire languir davantage : voilà ce que vous avez tant déſiré. Puiſſai-je, en dépoſant dans votre ſein le ſecret d'une amie dont la perte m'affligera toujours, vous prouver combien je ſuis fâchée d'avoir pû manquer un inſtant de confiance en vous Puiſſe votre Amante par ce ſacrifice, vous faire voir qu'elle ne veut jamais avoir rien de caché pour vous
Le Comte fit d'abord des difficultés pour prendre ce cahier, m'aſſurant qu'il ne ſe pardonneroit jamais le chagrin qu'il m'avoit cauſé, & que dans la ſuite il ne ſeroit plus auſſi curieux. Comme je voulois abſolument qu'il prît connoiſſance des Mémoires de ma chere Suzon qui avoient donné lieu au mouvement de jalouſie qu'il avoit éprouvé, il y conſentit, après s'être fait long-temps prier, mais à condition que je les lirois moi-méme.
Après bien des je ne veux pas... je les ai déjà lus... il fallut céder ; parce que, diſoit-il, le ſon de ma voix portoit dans ſon ame le plus grand raviſſement. Ce compliment étoit bien propre à flatter la vanité d'une femme & ſur-tout d'une jeune perſonne ; mais pour dire la vérité ce n'étoit qu'un prétexte honnête pour colorer le déſir qu'avoit mon Amant de ne laiſſer échapper aucune des impreſſions, que le récit des différentes aventures d'une femme que j'avois beaucoup aimée devoit faire ſur moi.
MÉMOIRES DE SUZON, SŒUR DE D.. B.....
Portier des Chartreux.
S i mon frere Saturnin exiſte encore, & qu'il lui prenne, comme à moi, l'envie de faire les Mémoires de ſa vie, je ſuis très-perſuadée qu'il trompera ſon Lecteur, s'il eſt queſtion de ſa Sœur Suzon dans le narré de ſa vie. Comme il me croit fille du bon homme Ambroiſe, il ne manquera pas de tranſmettre ſon erreur à la poſtérité. C'eſt pour déſabuſer le public, que je vais faire un aveu qui coûteroit à tout autre, mais que la vérité m'arrache malgré moi. D'ailleurs, n'eſt-ce pas une folie, que de rougir d'une choſe qui n'a pas dépendu de moi d'empêcher. Je ne ſuis donc pas fille du bon homme Ambroiſe ; il y avoit même déja long-temps que ce vieillard ne s'occupoit plus qu'à cultiver ſon jardin, quand je vins au monde. Sa femme depuis long-temps étoit un terrein dont la culture étoit trop difficile pour ſon âge. J'oſe même aſſurer qu'il ſeroit toujours demeuré inculte, ſi ma mere n'eût eu ſoin de le faire défricher : ma naiſſance donc l'étonna tellement, que ce ne fut qu'au bout de huit jours qu'on put déterminer Ambroiſe à ſigner l'acte de mon baptême.
Dans ce temps-là, le Pere Alexandre, vieillard reſpectable en apparence, mais le plus grand paillard de ſon Couvent, venoit fréquemment à la maiſon : il employa toute ſa rhétorique pour appaiſer le bon homme Ambroiſe, qui ne vouloit rien moins qu'aſſommer ma mere. Pourquoi, lui diſoit-il, faire cette injure à votre femme, qui mene la meilleure conduite ? Vous êtes bien injuſte Croyez-vous donc que vous êtes le premier homme qui auroit baiſé ſa femme en dormant ? Êtes-vous donc venu juſqu'à votre âge, ſans ſavoir qu'il eſt arrivé à quelques perſonnes qui couchoient habituellement avec des femmes, de chercher machinalement à ſoulager les beſoins de la nature, pendant des nuits qu'elles étoient couchées avec quelqu'un de leur ſexe ?
Comme cela n'étoit jamais arrivé à Ambroiſe, dont les nuits n'étoient point aſſez longues pour le repoſer des fatigues du jour, il le regardoit comme impoſſible. Le Pere Supérieur avoit donc beau ſe ſervir de tous les lieux communs que lui fourniſſoit ſon imagination fertile : il lui repréſentoit en vain qu'il occaſionneroit beaucoup de ſcandale dans ſon village, s'il perſistoit dans ſon refus ; qu'en déshonorant ma mere, il ſe déshonoroit lui-même, & qu'il étoit à craindre que par ſa conduite il ne fût cauſe de ſa mort. Plût à Dieu, s'écria Ambroiſe, que je fuſſe débarraſſé de cette carogne là ; car on ne me retirera jamais de l'eſprit que je ne ſuis pas moins J... F.... que Saint Joſeph lui-même. Le Pere Alexandre, en habile Orateur, profita des armes que lui fourniſſoit Ambroiſe, & lui dit : Eh bien puiſqu'il n'eſt pas poſſible de vous diſſuader, & que vous prétendez avoir reçu le même traitement que ce grand Saint, pourquoi ne vous conduiſez-vous pas comme lui ? Il n'a pas à la vérité, été fort content de ce que le Saint-Eſprit avoit fait ſa beſogne ; mais au moins il s'eſt ſoumis aux décrets de la Providence qui le vouloit ainſi : auſſi ſa prudence & ſa réſignation lui ont mérité une place dans le Ciel ; ſi Dieu a également permis que votre femme vous cocufiât, ſerez-vous moins cocu pour n'avoir point ſigné l'acte de baptême de votre enfant ? Tenez, croyez-moi, pere Ambroiſe, un homme ſenſé, dans la crainte d'apprêter à rire aux autres, fait toujours très-peu de bruit en pareil cas.
Ces derniers argumens firent tant d'effet ſur l'eſprit du bon homme, qu'il prit enfin ſon parti, & quitta le Révérend Pere Alexandre, pour aller à la Paroiſſe ou je fus bien duement légitimée.
En ſon abſence, le Révérend qui avoit plus de raiſon qu'aucun de ſon Couvent, qu'on ne dévoilât pas le myſtere de ma naiſſance, ſe ſeroit payé ſur ma mere des peines qu'il s'étoit données pour remettre le calme dans la Maiſon, ſi la breche que j'avois faite en venant au monde, eût été réparée. Ma mere, en femme reconnoiſſante, lui fut toute ſa vie bon gré de la chaleur qu'il avoit miſe à prendre ſa défenſe ; tant qu'il vécut, elle le diſtingua toujours des autres Peres de ſon Couvent. Étoit-ce, me dira le Lecteur curieux, parce que dans les combats de Cythere il pouvoit être comparé au Grand Alexandre ? Non, ce vieillard uſé par l'âge & la débauche, traînoit, m'a-t-on dit, un membre plus propre à donner des regrets que de l'amour. Il falloit avoir autant de reſſources dans l'imagination qu'en avoit ma mere, pour redreſſer la cheville ouvriere du Pere Supérieur : encore ſe trouvoit-elle fort heureuſe, quand après un aſſaut plus fatigant que voluptueux, ils arrivoient au terme déſiré. La pure reconnoiſſance étoit donc la baſe de leur liaiſon ? Non, l'intérêt ſeul entretenoit leur commerce.
La paſſion de Toinette (c'étoit le nom de ma mere) pour les hommes, ne l'aveugloit pas au point de traiter ſans diſtinction tous ceux qui lui rendoient viſite.
Un Moinillon, par exemple, étoit ſi mal reçu chez elle, qu'il n'oſoit s'y préſenter deux fois. Il n'en étoit pas de même d'un Supérieur, & ſur-tout d'un Procureur de Couvent. L'argent qu'ils recevoient, ſoit pour faire dire des Meſſes, ſoit pour faire du bien aux pauvres, étoit employé à acheter ſes faveurs.
Je crois même que ma mere ſe ſeroit laſſée à la fin du mets frugal que lui ſervoit le Pere Alexandre, ſi elle n'eût eu ſoin d'appaiſer ſon appétit dévorant avec cinq ou ſix autres perſonnes qui venoient fréquemment à la maiſon. À la vérité, elle ne fut point forcée d'en venir à une rupture ouverte avec ce vieux paillard, qui eut la généroſité de mourir un an après ma naiſſance, pour faire place à des champions plus redoutables.
Le Pere Polycarpe, en ſa qualité de Procureur, devint le tenant de la maiſon d'Ambroiſe. À préſent que je ſais apprécier le véritable mérite des hommes, j'avoue qu'on ne pouvoit faire un meilleur choix de toutes les façons. Sa taille preſque giganteſque, ſon œil enflammé, ſon regard hardi, ſes ſourcils noirs & épais, ſes membres nerveux ; en un mot, tout en lui annonçoit un athlete redoutable.
Cet invincible Hercule auroit effrayé tout autre que Toinette ; mais elle étoit incapable d'une pareille lâcheté. Plus accoutumée à avancer qu'à reculer, cet ennemi lui parut à peine digne de ſe meſurer avec elle : elle étoit sûre, ſinon de le vaincre, du moins de le laſſer. Je puis même dire pour ſa juſtification, qu'ayant quelquefois été témoins de leurs combats, mon frere & moi, je n'ai jamais vu ma mere céder un pouce de terrein. Le Pere, au contraire, quand il ſentoit ſes forces s'épuiſer, préféroit une retraite glorieuſe, à une honteuſe ſuite ; l'ennemi cependant, en ſortant de la place levoit encore ſa tête altiere & montroit, malgré ſa défaite, un air menaçant.
J'avois à peine ſept ans, que je commençois à remarquer que ma mere avoit plus d'égards pour le Pere Polycarpe, que pour tous ceux qui lui rendoient viſite ; & cette prédilection ne ſe faiſoit jamais mieux voir, que lorſque le bon homme Ambroiſe étoit abſent. Les autres me plaiſoient beaucoup plus ; ils me paroiſſoient plus honnêtes, plus doux & plus reſpectueux vis-à-vis de ma mere ; mais ce n'étoit pas des reſpects qu'il lui falloit ; cette monnoie n'avoit point de cours auprès d'elle. D'ailleurs la figure, qui pouvoit alors décider mon choix, étoit encore un avantage qu'ils avoient ſur le Pere Polycarpe, dont toute la perſonne reſſembloit à un ſatyre. En un mot, il me ſembloit plus propre à faire peur qu'à plaire. À préſent que je raiſonne, je juge bien différemment : un homme, fût-il plus laid qu'un diable, doit l'emporter ſur ſes rivaux quand on a lieu de ſoupçonner qu'il a abondamment tout ce qui eſt néceſſaire pour contenter une femme.
Je déteſtois ce vilain Moine à tel point, que j'étois jalouſe des careſſes que ma mere lui faiſoit. Pluſieurs raiſons m'avoient fait concevoir de la haine contre lui : premierement, ſon air dur & méchant ; enſuite, il ne paroiſſoit jamais à la maiſon que je ne fuſſe condamnée à une ſorte de punition qui me déplaiſoit beaucoup. Je ne ſavois à quoi attribuer ce châtiment qu'on me faiſoit ſubir toutes les fois qu'il nous rendoit viſite ; & je le regardois comme une injuſtice criante. À la vérité, il étoit bien dur pour moi d'être condamnée pendant preſque des journées entieres à une priſon des plus ſombres & des plus affreuſes, pendant que tous mes camarades d'école étoient à jouer & à ſe divertir. L'endroit où j'étois retirée n'étoit d'ailleurs propre qu'à m'inſpirer de la terreur. J'y étois à peine, que j'entendois pouſſer des ſoupirs, des hélas & des plaintes, dont je ne pouvois interpréter le ſens. Je m'imaginois qu'ils n'étoient excités que par le mal que ce vilain Moine faiſoit à ma mere. Combien j'étois éloignée d'en deviner la véritable cauſe ; Pourquoi, diſois-je un jour à ma mere, ſouffrez-vous chez vous le Pere Polycarpe ? Il n'y vient jamais qu'il ne nous cauſe du chagrin à vous & à moi. Si j'étois à votre place, je vous jure que je lui ferois défendre la porte par mon pere. J'ai même conçu le deſſein de lui en parler dès ce ſoir, quand il reviendra de ſon travail. Gardez-vous-en bien, me dit ma mere. Si vous le faites, malgré ma défenſe, vous pouvez vous attendre d'en être punie & très-rigoureuſement. Étonnée de la menace de ma mere, & ne pouvant concevoir les raiſons de ſa conduite, je ne ceſſois de lui répéter les mêmes raiſons. La crainte de m'affliger vous empêche de convenir de ce qui en eſt, lui diſois-je : mais tenez, j'ai prêté hier l'oreille fort attentivement à tout ce qui ſe paſſoit dans votre chambre ; & j'en crois ce que j'ai entendu, je ſoupçonne qu'il a dû vous faire beaucoup de mal : car j'ai fort bien compris que vous lui diſiez : arrêtez, finiſſez... & puis après... & vîte donc... dépêchez-vous... je me meurs... Or, quand on ſouffre à ce degré d'être ſur le point de mourir, n'eſt-ce pas une preuve que la maladie ou la douleur que nous reſſentons ſont très-conſidérables ?
Si ma mere écouta pendant long-temps mon petit caquet, ce n'étoit que parce qu'elle cherchoit à deviner dans ce que je lui diſois, ſi je n'étois pas plus inſtruite que je ne paroiſſois l'être... Voyant à la fin que je n'étois pas aſſez familiariſée avec le menſonge, pour chercher à pallier la vérité, elle répondit à toutes mes queſtions d'une maniere aſſez ſatisfaiſante en apparence ; mais il eſt plus vrai de dire qu'elle les éluda avec beaucoup d'adreſſe. Par exemple, me dit-elle, ſi le Pere Polycarpe te renvoie dans le cabinet, & te punit toutes les fois qu'il vient, c'eſt qu'il devine avec beaucoup de ſagacité toutes les ſottiſes que tu as faites dans la journée, ou plutôt c'eſt qu'il les voit empreintes ſur ton viſage.
Je menois une vie très malheureuſe & fort triſte auprès de ma mere. Comme elle n'aimoit que ſes plaiſirs, elle s'occupoit peu de mon bonheur. Pour ſurcroît de malheur, toutes les fois qu'il ne venoit perſonne à la maiſon lui préſenter ſon offrande, j'étois sûre de recevoir quelques paires de ſoufflets. Elle auroit au moins dû ſentir qu'elle mettoit ſes Chevaliers à des épreuves ſi fréquentes, qu'ils devoient avoit beſoin de repos ; que ſon petit tempéramment auroit laſſé une compagnie de Grenadiers les plus aguerris. Mais non, ſes deſirs étoient trop brûlans ; ſon con, qui donnoit le branle à toutes ſes autres facultés, la maîtriſoit trop, pour qu'elle ſe contînt dans les bornes de la modération.
J'aurois bien deſiré qu'on eût continué de me permettre d'aller jouer avec les enfans de mon village, Toinette elle-même ne s'y oppoſoit pas ; la méfiance dans laquelle elle étoit à mon égard, étoit une raiſon pour y conſentir ; mais les parens des autres enfans ne penſoient pas malheureuſement de même : tous avoient défendu, ſous les peines les plus rigoureuſes, que je fuſſe aſſociée à aucune partie de jeu. Je pleurois, je gémiſſois du mépris que mes camarades avoient pour moi, depuis qu'on nous avoit ſurpris dans une grange occupés à des jeux qui m'amuſoient autant qu'ils déplurent à tous ceux qui avoient des enfans dans notre bande.
Comme la plus grande, j'étois chargée d'imaginer & de varier les plaiſirs de la petite ſociété. Tantôt j'étois une mere de famille ; tous mes camarades devenoient mes enfans, tous me devoient des égards & du reſpect. Lorſqu'il leur arrivoit d'y manquer, le fouet étoit la punition ordinaire : avoient-ils négligé de faire la tâche que je leur avois impoſée, ils ſubiſſoient le même châtiment. Quelquefois j'établiſſois une école : les filles comme les garçons y étoient admiſes : pour dire la vérité, j'aurois été très-fâchée qu'on n'eût pas ſouffert ceux dont la ſocieté me plaiſoit le plus dès ce temps-là. Les fautes les plus légéres comme les fautes les plus graves, étoient également punies. Je préſidois à cette école. J'impoſois les punitions & fuſtigeois les coupables. Jamais Collége de l'Univerſité de Paris n'eut une regle auſſi ſévere que celle que je faiſois obſerver dans ma petite académie. Jamais auſſi les écoliers n'eurent autant de plaiſirs à l'enfreindre. Quelle joie je reſſentois moi-même, quand tous ſembloient s'être donné le mot pour faire des fautes qui méritoient châtiment alors affectant un air de ſévérité, je les faiſois venir auprès de moi : en un inſtant tous les jupons étoient retrouſſés, toutes les culottes baiſſées juſqu'aux talons ; dans cette état de nudité je les plaçois ſur une même ligne. Eſt-il un bonheur comparable à celui que je goûtois en conſidérant tous ces culs plus jolis les uns que les autres. Les côteaux les mieux cultivés, les montagnes couronnées d'arbres toujours verds, ont-ils jamais rien offert qui réjouiſſe plus la vue que cette chaîne de promontoires blancs comme l'albâtre Si j'étois forcée d'admirer les jolies feſſes des petites filles, leur contour, leur délicateſſe, leur chûte ; celles des petits garçons excitoient mes adorations : leur forme mâle, leur fermeté, me paroiſſoient fort au-deſſus de ces foibles agrémens. Semblable à un officier qui fait avec ſoin la revue de ſa troupe, la moindre beauté, comme le moindre défaut, ne pouvoit échapper à mes yeux pénétrans. Après avoir vu les médailles d'un côté, les autres faces excitoient ma curioſité : les garçons m'offroient alors des beautés qui me raviſſoient. L'éguillette qui pendoit à leur ceinture, les deux glands qui l'ornoient fixoient mon attention & me paroiſſoient des ornemens bien propres à relever les charmes de leur taille.
Cette différence dans la formation des hommes d'avec celle des femmes, mettoit mon eſprit à la torture. Plus j'y réfléchiſſois, & moins je pouvois en découvrir la raiſon : je ſentois bien qu'il en exiſtoit une, mon cœur me le diſoit ; mais la nature alors ne m'avoit pas encore donné les leçons propres à la deviner. Mes amuſemens, mes jeux avec mes camarades, tendoient trop à échauffer mon tempérament, pour que je demeuraſſe long-temps dans cette ignorance parfaite.
Un jour que je revenois à la maiſon, l'imagination échauffée par tout ce que j'avois fait avec mes camarades & par les objets qui m'avoient frappée, je ne trouvai perſonne au logis. Ambroiſe étoit comme à ſon ordinaire occupé dans ſon jardin, Toinette étoit ſortie depuis le matin : laſſée apparemment d'attendre depuis deux jours des ſecours dont elle avoit grand beſoin, elle étoit allée faire une viſite dans le Couvent des Cordeliers. J'étois accoutumée à ſes abſences. Ses prétextes vis-à-vis d'Ambroiſe, qui ſe plaignoit quelquefois de ſes fréquentes ſorties, étoient tantôt, ou qu'elle alloit faire ſes dévotions, ou bien qu'elle reportoit le linge qu'on lui avoit donné à faire. Accoutumée à mentir, pour couvrir la jolie vie qu'elle menoit, il auroit été fort difficile de la mettre en défaut. Que dis-je ? Ambroiſe l'auroit ſurpriſe couchée avec quelque Moine, l'auroit même vu beſogner en ſa préſence que ſoit elle ou ſoit les Moines qui avoient beaucoup de poids ſur ſon eſprit, lui auroient fait entendre qu'il avoit tort de prendre de l'humeur, qu'il devroit au contraire les remercier de la peine qu'ils prenoient de cultiver un terrain qui deviendroit nécessairement en friche comme tant d'autres, malgré ſa bonté, ſi leur état ne les obligeoit à aider & ſoulager leurs freres dans leur travail. En lui citant ce paſſage de l'Écriture-Sainte, ſi connu de tous les hommes & ſi bien pratiqué par les Moines, Creſcite & Multiplicate ; qui doute qu'Ambroiſe, qui avoit toujours en vue de plaire à Dieu, ne les eût priés à mains jointes, de l'acquitter, vis-à-vis de l'Être-Suprême, d'une dette dont il ſe reconnoiſſoit inſolvable ?
Il y avoit une heure que j'étois à la maiſon & perſonne ne paroiſſoit. Ennuyée d'attendre, fatiguée de l'exercice que j'avois fait avec mes camarades, j'étois aſſiſe ſur un mauvais lit de ſangles. En proie à mille penſées différentes, ſans pouvoir me fixer à une ſeule, mon eſprit bourrelé, depuis long-temps, ne me donnoit pour tout produit que beaucoup d'incertitude & peu d'idées ſatisfaiſantes : enfin pour mon bonheur, quelques baillemens, avant-coureurs d'un ſommeil prochain, m'annoncerent que j'avois beſoin de repos. Je m'étendis ſur mon lit ou je ne tardai pas à m'endormir.
SONGE·
Il paroît incroyable qu'un enfant dont toute la machine eſt encore foible, puiſſe jouir d'un ſommeil profond après des ſecouſſes auſſi violentes & auſſi répétées que celles que j'avois reçues. Sans l'expérience que j'en fis, il ne paroîtroit gueres raiſonnable d'eſpérer, que le plus grand calme pût succéder rapidement à une tempête furieuſe, & de croire qu'une jeune fille dont le tempéramment s'annonce par des déſirs auſſi ardens qu'inconnus, pût tomber dans un repos ou plutôt dans un anéantiſſement auſſi parfait de toutes ſes facultés.
J'avois à peine fermé les paupieres, que je fis un reve ſi agréable & ſi inſtructif, qu'il n'eſt jamais ſorti de ma mémoire. Il me ſembloit que j'étois étendue ſur un riche ſopha, ſemblable à ceux que j'avois vus chez ma marreine : que j'avois les cuiſſes extrêmement écartées, une jambe pendante & l'autre ſoutenue ſur les couſſins : dans cette voluptueuſe attitude, je voyois un enfant, beau comme l'amour, porté dans les airs, & dirigeant ſa courſe vers moi. Il paroiſſoit par ſon air tendre & amoureux, & par ſes regards paſſionnés, m'inviter de prendre part au plaiſir qu'il vouloit me procurer ; plus il approchoit de moi, plus mes yeux avides de l'examiner le conſidéroient attentivement, Grand Dieu quelle fut ma ſurpriſe, en le voyant monté ſur un courſier d'une eſpece bien ſinguliere Le jeune Écuyer tenoit d'une main une bride, & de l'autre un fouet dont il frappoit ſans pitié ſa monture. Mon étonnement augmenta de beaucoup quand je fus à portée de découvrir quel étoit ce nouveau Pégaſe ; je lui trouvois bien de la reſſemblance avec cette charmante éguillette que j'avois eu tant de plaiſir à conſidérer, & qui tenoit à la ceinture des enfans de mon âge : cependant, ſa groſſeur, ſa longueur, ſa tête fiere & rubiconde, le poil noir & touffu qui le couvroit & déroboit preſque à la vue deux énormes pelotons, tout me faiſoit craindre de me tromper. En le voyant approcher du boſquet de Cythere, je voulois fuir, mais les forces me manquerent. Semblable aux Béliers dont Îles Anciens ſe ſervoient pour abattre les murailles, cet animal furieux & terrible, battoit la brèche en ruine, les obſtacles ne faiſoient que ranimer ſon courage. Pour donner plus de force aux coups qu'il frappe, il recule en arriere, s'élance avec rapidité, briſe la barriere qui avoit réſiſté trois fois à ſes attaques, & ſe plonge en m'arrachant un cri perçant, dans la fontaine du plaiſir. L'amour, fier de ſa victoire, me tenoit étroitement ſerrée dans ſes bras, appliquoit ſur mon ſein des baiſers enflammés & me promettoit, pour me dédommager de la douleur qu'il m'avoit fait souffrir, d'augmenter encore la doſe des plaiſirs que je goûtois. Bientôt me ſentant inondée d'une liqueur chaude & abondante, toutes les facultés de mon con, furent abſorbées & je perdis toute connoiſſance.
Ce plaiſir que je n'avois jamais reſſenti juſqu'alors, avoit été trop grand, pour que mon illuſion & mon ſommeil continuaſſent. En ouvrant les yeux je m'apperçus avec ſurpriſe que j'étois nue juſqu'à la ceinture, & que mon doigt qui chatouilloit encore les levres de mon con, avoit donné lieu à ce ſonge agréable. C'étoit donc à lui ſeul que j'étois entiérement redevable de ce bonheur inattendu, que je croyois devoir à cet enfant charmant. Soit crainte cependant de me tromper, ſoit pour graver plus profondément dans ma mémoire cette leçon que la nature ſeule m'avoit donnée, mon doigt officieux recommença ſa beſogne ; auſſi-tôt mon ame put à peine ſuffire aux délices que ce frottement lui cauſoit. Cette heureuſe découverte m'indiquoit à merveille qu'une fille qui eſt maitriſée par ſon tempérament, comme la plupart le ſont, peut ſe ſoulager de temps en temps.
Qu'on n'aille pas m'objecter que cela offenſe Dieu ; car ſi ce que diſent les Caſuiſtes eſt vrai, pourquoi l'Être Suprême auroit-il attaché tant de plaiſir à la déſobéiſſance ? Seroit-ce pour nous porter lui-même à enfreindre ſes loix ? Pourquoi dans la formation de la femme, auroit-il placé le centre du plaiſir dans un endroit où la main ſe porte ſans peine & machinalement dans les démangeaiſons cuiſantes ? ſeroit-ce pour avoir occaſion de nous punir d'avoir ſuivi en tout les loix de la nature, de cette bonne mere qui indique ſi bien à ſes enfans les moyens de rendre leur exiſtence heureuſe ? Dites plutôt, hommes fourbes & trompeurs, que c'eſt pour ſatisfaire votre avarice, que vous prêchez une doctrine contraire aux loix que Dieu grava dans le cœur de tous les hommes. Quand vous avez pu abuſer de la foibleſſe d'eſprit, ſoit de votre auditoire, ſoit de vos pénitens, au point d'engager par vos diſcours hypocrites à déſhériter, les uns leurs enfans & leurs femmes, les autres leurs freres & leurs parens, dans la vue de plaire à Dieu par cette injuſtice : n'êtes vous pas mille fois plus heureux qu'une pauvre fille qui par ſept à huit décharges a fatigué ſes dix doigts ? Croyez-vous que vos Couvens ſeroient ſi riches, que les repas que vous donnez dans vos cellules ſeroient ſi délicatement ſervis, ſi au lieu de repréſenter l'Éternel toujours précédé par la vengeance, armé de foudres & de tonnerres, vous nous le montriez comme un pere qui chérit également tous ſes enfans, & qui ne les a mis au monde que pour les rendre heureux ? Si vous étiez amis de l'humanité, vous entendroit-on ſi ſouvent vous époumoner pour nous prêcher une morale dure & rebutante, pour nous faire une deſcription auſſi fauſſe que dégoûtante du Paradis & de l'Enfer ? Auriez-vous enfin imaginé ce Purgatoire dont l'invention vous a procuré plus de richeſſes que le Perou n'en pourra jamais produire ? Croyez-moi, quittez ce langage, & que les Chaires ne retentiſſent plus déſormais que de ces mots : Foutez, mes cheres freres, foutez, ſi vous ne croyez pas qu'il y ait d'autres moyens de vous rendre heureux. Et vous dont le tempérament devance cet âge d'or heureux, où les amans viennent en foule vous faire la Cour, vous demander à cueillir cette précieuſe pomme pour laquelle nos premiers peres eurent tant de goût, pelottez en attendant partie, ou pour parler plus clairement, branlez-vous. Je crois inutile de vous conſeiller de préférer pour cette beſogne, le plus long, de vos doigts ; toutes celles qui feront uſage de ma recette, n'ont beſoin de l'avis de perſonne pour ſe déterminer dans le choix des moyens de rendre le plaiſir plus ſenſible.
Ce godemiché qui ſervoit de monture à l'Amour, ſeroit à la vérité bien plus propre à faire goûter à une fille les joies du Paradis ; car les doigts d'une femme n'auront jamais cette groſſeur, cette longueur, & ſur-tout cette roideur que j'avois tant admirée. Si dans mon ſonge il m'avoit fait goûter tant de plaiſir, comment pourroit-on exprimer celui qu'il feroit en réalité ?
Comme ces inſtruments, qui repréſentent ſi au naturel, le vit d'un homme, ſont très-rares, en ce qu'ils ſe font dans les couvens, ſources de toutes les inventions qui tendent à ſe procurer les plaiſirs de la chair, je conçois que toutes les filles ne peuvent être pourvues de ce meuble utile. Mais dans ce cas, elles ont leur dix doigts. Si un ſeul doigt ne remplit pas aſſez la mortaiſe, elles n'ont qu'à faire comme moi. J'en ai employé deux à la fois, & ſouvent trois, ſur-tout lorſque je ſens que le plaiſir commence à s'émouſſer. Cependant, pour dire la vérité, tous ces différens moyens appaiſent plutôt les deſirs qu'ils ne les ſatisfont. C'eſt un incendie dont on arrête les progrès ; mais qu'on n'éteint pas entiérement.
Il y avoit long-temps que cherchant à deviner pourquoi cet outil que l'amour avoit entre les jambes, étoit ſi différent de celui des enfans de mon âge, j'examinois s'il n'y auroit pas moyen de leur faire acquérir cette qualité ſi eſſentielle dans les combats amoureux, lorſque ma mere entra dans ma chambre & mit fin à toutes mes réflexions.
Le lendemain, je fus à peine levée, que je me hâtai de raſſembler mes camarades. Il me tardoit bien de les voir réunis dans cette grange ou nous avions coutume de jouer. Comme tout ce qui s'étoit paſſé la veille m'avoit ouvert les yeux ſur bien des choſes, je déſirois de revoir un petit garçon tout nud ; ce qui ne fut pas difficile.
Lorſque notre bande joyeuſe fut arrivée au rendez-vous ordinaire, je propoſai pour amuſement de faire notre école : perſonne ne s'y oppoſa, & l'on me pria même de continuer d'en être la maîtreſſe, ce que j'avois bien prévu. L'enfant de qui je voulois examiner ſcupruleuſement les pieces, pinça à propos ſa camarade, & me fournit par cette faute, l'occaſion de lui faire ſubir la punition ordinaire. Déjà ſa chemiſe relevée juſques ſur ſes épaules, étoit attachée par quatre fortes épingles ; déjà careſſant ſes feſſes fermes & rondes, je dévorois des yeux mille beautés raviſſantes, lorſque la mere de ce même enfant entra avec tant de précipitation dans cette grange, qu'elle étoit près de moi, que je ne m'en étois pas encore apperçue. Alors une grêle de coups de pieds & de coups de poings des mieux appliqués, tomberent ſur ſon fils & ſur moi. Les autres enfans craignant le même ſort, ſortirent avec précipitation. & ſe retirerent chez eux. Je fus ramenée par cette meme femme chez ma mere, qui fut obligée de me punir, pour faire voir qu'elle étoit auſſi ſcrupuleuſe ſur cet article, qu'aucune femme de ſon village.
Cette hiſtoire fut bientôt connue de tout le monde. Le Curé même fit un fort mauvais ſermon le Dimanche ſuivant, dans lequel il exhortoit les parens de ne pas permettre à leurs enfans de me fréquenter. Cette défenſe rigoureuſe de la part du Curé & des parens m'étonnoit beaucoup. Je ne pouvois concevoir pourquoi tout le monde ſe réuniſſoit pour défendre des jeux dans leſquels, moi & tous mes camarades, nous n'avions trouvé aucun mal juſqu'alors, pour leſquels nous avions tous la même volonté & les mêmes déſirs ; en un mot, qui nous amuſoient tous généralement.
Comme je ne connoiſſois pas encore toutes les entraves que le préjugé mettoit au bonheur de l'homme, je regardois l'action de nos parens comme bien méchante & bien injuſte. À préſent que j'y réfléchis encore, il me ſemble que nous devons nous en prendre à nous-mêmes, ſi nous ne ſommes pas heureux ſur la terre. Oui, l'homme même a forgé de ſes propres mains ſon malheur, & aiguiſé les traits qui doivent lui percer le cœur. Ne ſeroit-il pas à déſirer qu'il n'eût jamais ſuivi que l'inſtinct de la nature, plutôt que de s'être ſoumis à des loix & à des coutumes qui n'ont été inventées que pour le malheur de l'humanité ?
Mais, me dira quelque Juriſconſulte entiché de ſon art, ces mêmes loix & ces mêmes coutumes que vous condamnez, ſont le lien de la ſociété. Eh que m'importe la diſſolution entiere d'une ſociété dont tous les membres ſont malheureux ; où chaque individu, preſqu'en naiſſant, eſt obligé de faire le ſacrifice de ſes goûts, de ſes déſirs & de ſes paſſions, pour ne point détruire un préjugé plus cruel & plus barbare que les hommes auxquels il doit ſa naiſſance ? Apportons-nous ce préjugé en venant au monde ? Non la preuve que j'en puis donner, c'eſt que ma petite république prenoit le plus grand plaiſir aux jeux que j'avois imaginé ; avant qu'on lui en eût fait concevoir de l'horreur, & que dans la ſuite aucun enfant ne vouloit plus venir avec moi.
Cependant Dieu a fait naître tous les hommes avec les mêmes inclinations & les mêmes deſirs ; en voulant les corriger, nous les détruiſons preſqu'entiérement, & les remplaçons par des vices qui dégradent & déshonorent l'humanité. À qui donc enfin ce maudit préjugé doit-il ſa naiſſance ? Au premier homme, qui, pour être différent des autres, foula ſous les pieds les loix ſacrées de la nature. Ne vaudroit-il pas mille fois mieux reſſembler aux ſauvages, qui ſont erans & vagabonds dans les déſerts, ſans loix, ſans uſages & ſans préjugés ces fléaux du genre humain ? Ils coulent des jours heureux & tranquilles. L'opprimé a-t-il jamais habité ſous leur caſes. Si elles ont quelquefois retenti de leurs cris, peut-on douter que ce ſoit de ceux que leur arrachent les maux phyſiques.
Il eſt temps de finir cette longue digreſſion, & de paſſer à des faits moins ennuyeux pour le lecteur,
On ſent très-bien que mon ſéjour à la maiſon devenoit de plus en plus dangereux. À meſure que j'avançois en âge, Toinette, qui avoit plus de raiſon que perſonne, de deſirer, mon éloignement, auroit bien voulu pouvoir me mettre dans un Couvent ; mais ſes moyens ne lui permettoient pas de faire cette dépenſe.
Comme ma marreine avoit une terre auprès de notre Village, elle ſe détermina à lui faire une viſite & à l'engager de s'intéreſſer à mon éducation.
Il eſt bon de prévenir le lecteur, que ma mere avoit été femme de chambre de Madame d'Inville, & je crois qu'il ne ſera plus étonné de la jolie vie qu'elle menoit, après avoir été dix ans à une ſi bonne école. Elle ſeroit demeurée toute ſa vie au ſervice de ma marreine, ſi, contre l'ordinaire des femmes qui ſavent goûter, tous les plaiſirs de l'amour ſans en jamais reſſentir les amertumes, elle ne fût devenue enceinte. Alors pour éviter tout ſcandale, il fallut la marier. Ambroiſe, comme un autre S. Joſeph, fut jugé ſeul digne d'unir ſa deſtinée à celle de Toinette.
Il ne tarda pas à ſe repentit de l'avoir emporté ſur ſes rivaux, en ſe voyant pere d'un enfant que, malgré ſa bonhomie, il ne s'attendoit pas devoir paroître trois mois après ſon mariage. Comme l'enfant mourut preſqu'en venant au monde, on lui fit accroire tout ce qu'on voulut, & que ne fait-on pas pour tromper les maris ? Il faut convenir qu'il a été fort difficile de trouver le véritable pere de cet enfant, tant il y avoit de gens qui y avoient travaillé. C'étoit à Madame d'Inville que ma mere étoit redevable de son mariage avec Ambroiſe. C'étoit une dot de 1500 livres qu'elle lui avoit donnée, qui avoit aveuglé le bonhomme & lui avoit fait regarder comme la plus grande calomnie tous les propos injurieux que l'on débitoit dans le Village.
Combien l'argent a fait & fera de cocus ? Il auroit été impoſſible que Madame d'Inville en eût agi moins généreuſement avec ma mere, qui ſavoit toute ſa vie, & qui auroit pu la trahir, ſans les différens préſens qu'elle recevoit & qui lui ôtoient toute envie de jaſer, d'ailleurs elle ſentoit plus que perſonne tout le prix de la diſcrétion.
C'étoit auſſi pour n'avoir point à redouter ma langue, qu'elle cherchoit à m'éloigner de la maiſon à quelque prix que ce fût. Je n'étois pas moi-même fort mécontente d'en ſortir. Je menois une vie trop malheureuſe dans notre Village, pour deſirer d'y reſter. Si je ſortois, l'on me montroit au doigt avec toutes les marques qui accompagnent le mépris. Si je reſtois à la maiſon, ma mere, quand elle étoit ſeule, me faiſoit souffrir de l'humeur qu'elle avoit de ne pas recevoir de viſites. À quoi paſſiez-vous donc votre temps, me dira le lecteur ? J'avois pour tout plaiſir mes dix doigts, que je fatiguois tour-à-tour. En un mot, je me branlois du ſoir au matin. Je le faiſois tant & ſi ſouvent, que ce plaiſir n'avoit preſque plus rien de piquant pour moi ; ma ſanté même périclitoit chaque jour de ce petit manége.
Encore que cette reſſource faſſe paſſer aux filles des momens bien doux, je leur conſeille cependant d'en uſer plus modérément que moi, ſur-tout ſi elles doivent être long-temps réduites à ce régime. À trop uſer de ce plaiſir on l'émouſſe, la ſanté s'affoiblit ; il eſt même à craindre qu'après avoir trop fatigué tous les reſſorts de la machine, il n'occaſionne ſon entiere deſtruction. Il faut pour thermometre sûr, conſulter moins ſon appétit, qui eſt toujours très-grand dans une jeune perſonne, que ſes véritables beſoins. Alors on ſera toujours très-sûr que le tempérament, loin d'en ſouffrir, ne fera qu'y gagner. Je ſouhaite que les jeunes Demoiſelles profitent, en paſſant, de cet avis. S'il déplaît à celles qui ont des beſoins toujours renaiſſans, il pourra du moins être utile à d'autres, dont les deſirs ne ſont pas auſſi violens. L'uſage immodéré des remedes les plus ſalubres, peut les rendre auſſi dangereux à la ſanté que les poiſons les plus pernicieux.
En enſeignant aux perſonnes de mon ſexe les moyens d'engourdir leurs paſſions, je ſerois au déſeſpoir qu'on pût me reprocher que j'euſſe été cauſe de la perte de quelques-unes. Le but que je me propoſe, en donnant au public les Mémoires de ma vie, eſt d'être utile à tout mon ſexe, bien loin de chercher à lui nuire.
Mais c'eſt aſſez raiſonner ſur cet article ; d'ailleurs de quelle utilité tous mes raiſonnemens pourroient-ils être à celles qui, comme moi, apporteroient en naiſſant des paſſions que les jouiſſances les plus répétées ont peine à ſatisfaire : On ſera sûrement plus curieux de ſavoir ſi la démarche de Toinette auprès de Madame d'Inville aura réuſſi. L'air gai que je trouvai à ma mere à ſon retour, l'ordre que je reçus de mettre le lendemain mes plus beaux habits & de me rendre de très-bonne heure chez ma marreine, furent des indices certains que je ne reſterois pas encore long-temps dans la maiſon paternelle. Le bon homme Ambroiſe fut à peine revenu de ſon travail, que ma mere lui conta avec emphaſe la réception qu'elle avoit eue au château, & la promeſſe qu'on lui avait faite de me mettre dans un Couvent, juſqu'au moment où l'on m'établiroit. Cette converſation fournit même pluſieurs réflexions ſur le bonheur que ſon cher mari avoit eu en l'épouſant ; que malgré qu'il ſe plaignoit continuellement de ſon ſort, il n'auroit jamais pu eſpérer de voir ſes enfans ſi bien élevés & ſi bien établis, s'il ſe fût uni à une ſimple payſanne.
La langue de ma mere étoit ſi bien pendue ce ſoir-là, les idées lui venoient avec tant de rapidité, que mon pere, qui avoit beſoin de repos & qui ſe ſentoit une très-grande envie de dormir, fut obligé pour faire treve à cette converſation, qui paroiſſoit l'ennuyer beaucoup, de convenir que ſon mariage lui procuroit des avantages ineſtimables : je dormis peu cette nuit-là. Le plaiſir de me voir parée, un jour de travail, des mêmes habits que je ne portois que les fêtes carillonnées, le deſir de changer d'état, & le plaiſir que je reſſentois de ſavoir que j'allois bientôt être la compagne & l'égale des Demoiſelles les mieux nées, ou pour le moins, d'un état fort au-deſſus du mien ; toutes ces eſpérances flattoient tellement mon amour-propre, que j'eus le lendemain la puce à l'oreille de très-bonne heure.
Quand je fus habillée & prête à partir, ma mere me recommanda d'être très-honnête, & de témoigner à ma marreine toute la reconnoiſſance que j'avois, des bontés quelle avoit pour moi. Après une ample leçon ſur tout ce que j'avois à dire & à faire, je me mis en route.
Chemin faiſant, je repaſſois tout ce qui m'avoit été dit, j'étudiois & préparois mes réponſes afin d'intéreſſer à mon ſort Madame d'Inville le plus que je pourrois. Les réflexions que je faiſois ſur le nouveau genre de vie que je menerois dans le Couvent, & ſur le bonheur dont je devois y jouir, me conduiſirent juſques dans la Cour du château, ſans m'être preſque apperçue de la longueur du chemin que j'avois fait. Sa vue me déconcerta beaucoup & m'ôta toute ma hardieſſe pour faire place à une timidité qui me rendit preſque tremblante. Mais j'eus tout le temps de me remettre. Le Concierge en me voyant paroître, me dit qu'il avoit ordre de me faire déjeûner ; qu'après cela je pourrois attendre dans le ſallon de compagnie, où Madame d'Inville viendroit me retrouver ſur les onze heures. Je me tirai fort bien du déjeûner, quoiqu'il n'en eût pas été queſtion dans la leçon que m'avoit donnée ma mere.
Après avoir copieuſement mangé de tout ce qu'on me ſervit, j'allai attendre que Madame d'Inville fût viſible. Ma chere marreine montroit extérieurement beaucoup de piété. Ses entretiens particuliers avec l'abbé Fillot, Chanoine d'une Collégiale voiſine du Château, loin de ſcandaliſer ſes domeſtiques, augmentoient encore l'eſtime & le reſpect qu'on avoit pour elle. Tous croyoient qu'elle ne ſe retiroit ainſi dans ſon appartement tous les deux jours, que pour faire de pieuſes lectures, & ma mere étoit la ſeule de tous ſes domeſtiques qu'elle avoit jugé digne de sa confiance, par les rapports qu'elle lui avoit reconnu de ſes ſentimens avec les ſiens. Perſonne, depuis qu'elle n'étoit plus à ſon ſervice, n'avoit été initié dans les myſteres de ſa conduite.
Je trouve qu'elle avoit bien raiſon : moins on a de témoins de ſon irrégularité, moins [on a à redouter qu'elle devienne publique, il] eſt des cas ou l'on ne gagne pas à étendre ſa réputation. Ma marreine, en femme prudente, ſentoit qu'elle auroit beaucoup perdu dans l'eſprit du public, s'il eût été une fois déſabuſé ſur ſon compte.
À préſent que je réfléchis ſur l'état que je fais, qui eſt à la vérité, très conforme à mon tempérament, mais qui doit toujours répugner à celles qui conſervent dans leurs paſſions un peu de délicateſſe ; je trouve qu'une fille qui eſt aſſez adroite pour couvrir ſa conduite du voile du myſtere, doit y gagner beaucoup. Elle eſt toujours sûre, par cette ſage précaution, d'augmenter le nombre de ſes adorateurs, &, par conſéquent, de multiplier ſes plaiſirs.
La vue d'une putain, fût-elle plus belle que Vénus, excite peu de deſirs à un homme. La facilité qu'il auroit à les ſatisfaire, en faiſant ſeulement le ſacrifice d'une piece d'argent, lui en ôte preſque toujours l'envie, s'il aime à acheter ſes plaiſirs, c'eſt par des ſacrifices, des complaiſances, des ſoins & des égards, mais jamais au poids de l'or. Son amour propre n'eſt jamais plus ſatisfait que quand il doit la conquête d'une fille à ſes agaceries, à ſes importunités, & ſur-tout à l'amour qu'elle reſſent pour lui. Si les Financiers & preſque tous les favoris de Plutus agiſſent autrement, c'eſt qu'ils calculent dans tous les inſtans de leur vie. Le temps précieux qu'ils perdroient à ſoupirer pour obtenir les faveurs d'une femme, leur coûteroit mille fois plus que le ſacrifice qu'ils font de quarante ou cinquante mille francs pour entretenir une jolie femme, dont les charmes ſont toujours vendus au plus offrant. Me ſerois-je jamais attendue, dans le temps que je deſirois la fin du pieux exercice de Madame d'Inville, & que la perſpective la plus agréable s'offroit à ma vue, que je me trouverois un jour fort heureuſe qu'il tombât ſous ma coupe un de ces riches millionnaires, pour avoit le plaiſir de le plumer tout à mon aiſe. J'aurois commencé à m'ennuyer de ne voir paroître perſonne, (le temps s'écoule bien lentement pour quelqu'un qui attend,) ſi les ornemens du ſallon où j'étois, ſes meubles riches & choiſis avec goût, la beauté des glaces qui le décoroient ; ſi tout enfin n'eût excité mon admiration.
Les moindres beautés de cet appartement n'avoient point échappé à mes regards curieux. De tout cet examen que réſulta-t-il ? Que je regardois Madame d'Inville comme la plus heureuſe perſonne de toute la terre. Qu'on eſt ſujet à ſe tromper, quand on apprécie le bonheur de ſes ſemblables en raiſon de leurs richeſſes. L'homme ſous des lambris dorés & couvert des vêtemens les plus précieux, cache un ame rongée de ſoucis & d'inquiétude. Envierions-nous le ſort de ce riche malheureux, ſi nous pouvions lire dans ſon cœur ulcéré ? Celui du vil artiſan, dont le travail lui fournit toutes les choſes néceſſaires à la vie, n'eſt-il pas mille fois à préférer ? Madame d'Inville étoit elle-même dans ce cas-là ? À la voir, on auroit cru qu'aucune femme ne menoit une vie plus heureuſe ; mais quand je fus à même de connoître le fond de ſon cœur, j'en jugeai bien différemment. Je trouvai en elle une femme tyranniſée par des paſſions toujours renaiſſantes, d'autant plus malheureuſe qu'elle craignoit de les ſatisfaite ouvertement. Elle redoutoit avec raiſon un mari jaloux, qui ſe ſeroit porté aux plus grands excès, s'il eût ſeulement ſoupçonné ſa conduite.
Onze heures étoient ſonnées depuis long-temps, & la conférence édifiante avec M. l'Abbé Fillot ne finiſſoit point. Comme je n'avois pas dormi la nuit précédente, je ne pus réſiſter à une envie démeſurée qui m'en prit, & pour la ſatisfaire, je m'étendis ſur un ſopha bien propre à m'inviter au ſommeil : Quoique très-jeune, j'avois tellement contracté l'habitude de me branler, que dès que j'étois étendue ſur un lit, ma main ſe portoit machinalement vers la ſource du plaiſir. Mais la crainte que j'avois que ma marreine n'arrivât pendant que je dormirois me fit prendre beaucoup de précaution pour éviter d'être ſurpriſe. Au lieu de me retrouſſer juſqu'à la ceinture, comme j'avois coutume de faire, ma main paſſée dans la fente de mon jupon, chatouilloit légérement les levres de mon con. L'habitude, comme on dit, eſt une ſeconde nature. La mienne étoit tellement enracinée chez moi, que ſemblable aux enfans qu'on a coutume de bercer pour les endormir, j'aurois pu reſter huit jours ſans fermer l'œil, ſi j'avois diſcontinué de me bercer à ma maniere.
J'étois à peine dans l'attitude propre au ſommeil, que je ſentis quelque choſe ſe gliſſer entre mes cuiſſes & faire même efforts pour les écarter. Un inſtant après un dard brûlant & d'une activité incroyable, pénétroit avec beaucoup de vivacité dans le fond de mon con. La crainte que j'avois que ce ne fût un ſonge à peu près ſemblable à celui que j'avois fait quelques ſemaines auparavant, ne m'auroit point fait ouvrir les yeux pour l'empire du monde. L'illuſion avoit trop de charme pour moi, pour chercher à en ſortir. J'appréhendois qu'en voulant m'aſſurer d'où provenoit la cauſe de ce bonheur inopiné, je ne la détruiſiſſe entiérement, & qu'il ne me reſtât, pour tout fruit de ma curioſité, que le déſeſpoir de l'avoir perdu.
Sans m'inquiéter davantage de ce qui en étoit, je me prêtai au plaiſir que l'on me procuroit, & ne tardai point à arriver au port de la grace.
Revenue de ma pamoiſon qui avoit duré plus longtemps qu'à l'ordinaire, j'ouvris les yeux & reconnus avec une ſurpriſe mêlée de peur, que Pyrame, jeune chien, qui appartenoit à Madame d'Inville, étoit ce bienfaiteur, que je n'aurois jamais ſoupçonné d'être fi bien dreſſé. Dès qu'il me vit réveillée, il paſſoit & repaſſoit dans mes jambes & ſembloit s'applaudir du ſervice qu'il m'avoit rendu & m'en demander la récompenſe. J'ignorois ce qu'il vouloit me faire entendre par ſes careſſes, & ne pouvois m'acquitter envers lui qu'en en redoublant à ſon égard. J'ai ſu dans la ſuite que ma chere marreine lui donnoit une dragée toutes les fois qu'il lui faiſoit cette beſogne, & moi pour l'exciter, pour ainſi dite, à ſe ſurpaſſer, je lui en donnois deux quand je l'employois ; ma généroſité avoit ſon but, le déſir qu'il avoit d'avoir deux dragées, le faiſoit tellement dépêcher & l'excitoit à darder ſa langue avec tant de précipitation, que l'affaire ſe faiſoit en un inſtant, & avec tant de plaiſir que mon ame pouvoit à peine y ſuffire. Il ſaut avouer que Madame d'Inville avoit bien des reſſources dans l'imagination, ou plutôt que la nature eſt bien ingénieuſe. Quel génie heureux cette Dame avoit Que de ſages précautions elle employoit pour cacher, d'un voile impénétrable, ſes plaiſirs habituels Un Abbé tartuffe par état, & libertin par inclination, un chien fidele comme tous ceux de ſon eſpece & diſcret par contrainte ; tels étoient les miniſtres de ſes paſſions. Femmes Voilà votre modele ; livrez-vous ſi le tempérament vous y porte, à tout ce que l'amour a de plus piquant ; mais ſur-tout, ſauvez les apparences. Si votre ſociété ne peut vous fournir un homme qui ſoit ou porté par inclination, ou forcé par état à la diſcrétion, dreſſez à ſon exemple un petit chien. Cette reſſource ne peut vous manquer, & vous l'aurez quand vous voudrez.
Je ne vous conſeille pas de faire comme pluſieurs de nos Dames, qui font venir des Negres de l'Amérique & qui les font coucher dans leur lit lorſqu'ils ſont jeunes. Le Negre malgré ſon attachement & ſa fidélité envers ſon maître, pourroit quelquefois, dans un moment de mécontentement, révéler votre conduite. Mais je ne m'apperçois pas que l'envie d'être utile à mon ſexe m'emporte trop loin. J'ai tort, cher Lecteur, & je l'avoue, de vouloir donner des conſeils à celles de qui je devrois humblement en recevoir. Verroit-on nos promenades & nos jardins publics, fourmiller d'hommes qui vendent des petits chiens ; verroit-on preſque toutes les femmes en avoir, qu'elles chériſſent plus que leurs maris, en reconnoiſſance de ce qu'ils leur ſont paſſer plus ſouvent des momens agréables, pour ne pas dire qu'ils font quelque-fois le devoir du ménage, ſi l'utilité de ces petits chiens ne leur étoit pas connue ? Je ſuis fâchée qu'on ait perdu le goût d'avoir des ſinges comme autrefois. Cet animal eſt naturellement ſi chaud, qu'à défaut de ceux de ſon eſpece, il a ſouvent forcé des filles & des femmes : le plaiſir en tout ſemblable à celui que procure un homme, ſeroit plus grand. D'ailleurs, on n'auroit point de peine à les dreſſer.
Mais, me dira quelqu'un, leur laideur affreuſe ſeroit trouver mal une femme.... Peut-être celle qui ne connoîtroit pas leur mérite : mais je réponds qu'elle ne tarderoit pas à s'y apprivoiſer, quand elle auroit une fois éprouvé leur utilité.
La figure décide-t-elle jamais le choix d'une femme amoureuſe ? Celui qui lui paroît le plus vigoureux n'eſt-il pas toujours ſûr de l'emporter ſur ces rivaux ?
Comme j'ai pris à tâche de mettre la patience de mon Lecteur à l'épreuve, je ne puis terminer cette digreſſion, ſans donner conſeil aux filles de joie, d'employer utilement leurs momens de loiſir. La plupart ne ſavent comment chaſſer l'ennui inſéparable de l'oiſiveté. Qu'elles faſſent ce que je vais leur dire : leurs momens perdus ſeront employés, & utilement & agréablement. Elles n'ont qu'à ſe charger, de dreſſer tous les chiens qui doivent ſervir aux plaiſirs des femmes, ſoi-diſant honnêtes. Je leur réponds autant du débit de ces petits chiens que des godemichés & des condons qui ſe vendent au Palais Marchand. L'argent circulera dans leurs maiſons autant qu'il y eſt rare, & leur vie ſe paſſera dans des plaiſirs continuels. Cette branche de commerce une fois connue, peut-être toutes les femmes voudront-elles s'en mêler. Il faudra alors qu'elles redoublent de ſoins pour rendre leurs éleves mieux dreſſés que ceux des perſonnes qui voudront courir la même carriere.
Mais qu'en dites-vous, Lecteur ? Il eſt temps, je crois de revenir à Madame d'Inville, qui ne tarda plus à paroître qu'autant de temps qu'il en fallut pour réparer le déſordre de mes habits. J'étois même encore occupée à careſſer Pyrame lorſqu'elle entra. Elle étoit accompagnée de l'Abbé Fillot qui lui donnoit la main. Je courus auſſi-tôt l'embraſſer & lui témoignai ma reconnoiſſance des bontés qu'elle vouloit bien avoir pour moi. Je t'ai bien fait attendre, mon enfant, me dit ma marreine. Je t'aurois fait dire de ne venir me voir que demain, ſi je m'étais reſſouvenue hier que c'étoit aujourd'hui mon jour d'exercice. J'en aurois été très fâché, Madame, dit l'Abbé Fillot.... je n'y aurois. pas été... vous m'auriez privé du plaiſir de voir cette belle enfant. Qu'elle eſt intéreſſante Qu'elle ſera belle, tout en diſant cela, le paillard me ſerroit amoureuſement les mains & me regardoit avec des yeux ſi enflammés par la paſſion, que la timidité me fit baiſſer la vue. Je lui entendis même dire, entre le haut & le bas, qu'il voudroit être chargé, quand j'aurois quinze ans, de me donner la premiere leçon d'amour.
Tout ce qu'il diſoit & faiſoit étoit une énigme pour moi, il auroit parlé & agi encore plus indiſcrétement, que je n'y aurois rien compris.
Ma marreine, cependant lui fit ſigne de ſe taire & me demanda ſi je ſerois bien aiſe d'être miſe au Couvent. Sur ce que je lui répondis que je n'avois aucune répugnance à faire la volonté de ma mere & la ſienne, elle me promit que ſi je contentois bien mes maîtreſſes, & que ſi je me conduiſois bien qu'elle m'attacheroit auprès d'elle, lorſqu'elle m'en retireroit. Enfin qu'elle ſe chargeroit de mon établiſſement. Tiens-toi prête, dit-elle pour demain, je t'irai chercher moi-même & te conduirai dans le même Couvent où il m'eſt mort une fille, dont la perte me ſera toujours ſenſible. On y eſt très-bien, tant pour la nourriture que pour l'éducation.
Après avoir fait mes remercimens à ma marreine, on propoſa de deſcendre au jardin. Nous reſtâmes à la promenade juſqu'au dîner. Une heure après être ſortie de table, je quittai le château, pour revenir chez mon pere. En traverſant mon village, je me vengeai du mépris qu'on avoir témoigné depuis quelque temps pour moi, en affectant de ne ſaluer perſonne.
De retour à la maiſon, je trouvai ma mere enfermée dans ſa chambre, c'étoit apparemment auſſi ſon jour d'exercice : ou plutôt je crois que tous les jours de la ſemaine auroient été également employés, s'il avoit dépendu d'elle.
Si au moins Toinette avoit eu un petit chien qui m'eût rendu le même ſervice que Pyrame, les deux heures qu'elle me fit attendre ſe ſeroient écoulées plus rapidement.
Dès que le Pere Procureur, avec qui elle étoit dans ſa chambre fut ſorti, elle s'occupa juſqu'au ſouper des préparatifs de mon départ. Le lendemain ma marreine arriva à l'heure dite. Le bon homme Ambroiſe verſa des larmes en me voyant partir ; ma mere affecta un peu de chagrin. Quant à moi, je ne pus m'empêcher d'en répandre dans le ſein de mon pere, qui m'avoit toujours beaucoup aimée : mais je quittai ma mere avec preſque autant d'indifférence que ſi je ne l'avois jamais connue. J'étois depuis long-temps trop malheureuſe avec elle pour être fâchée de notre ſéparation.
Le Couvent où l'on me conduiſit n'étant éloigné de notre Village que de quatre lieues, nous y arrivâmes en très-peu de temps : nous nous rendîmes chez la Supérieure, à qui ma marraine me recommanda beaucoup, ainſi qu'aux autres Meres de la maiſon. Madame d'Inville, en me quittant, m'embraſſa tendrement & me gliſſa un louis dans l'a main, qu'elle me dit d'employer à régaler les autres penſionnaires.
Me voilà donc dans un Couvent, dans ce lieu dont je m'étois fait une idée bien au-deſſus de ce que je fus à même d'en juger quand j'y fus entrée. Au milieu de cinquante ou ſoixante compagnes, de caractères & d'humeurs différentes, toutes me faiſoient des queſtions & tâchoient de pénétrer dans laquelle de leur ſociété je devois être admiſe ; car toutes les penſionnaires en formoient pluſieurs. Ce qui me picqua à la fin, ce fut de voir que ma franchiſe ne me faiſoit pas faire un pas dans leur confiance.
Ne pouvant deviner le but de leur curioſité, j'étois décidée de mettre moins de ſincérité dans mes réponſes. Je m'étois imaginée que ma vie au Couvent ſe paſſeroit dans de continuels amuſemens ; combien je me trompois Je crus le premier mois que je ſuccomberois ſous l'ennui mortel qui me conſumoit. Ce qui me déſeſpèroit le plus, c'eſt que mes compagnes, en évitant de m'aſſocier à leurs jeux, ſembloient me reprocher la baſſeſſe de ma naiſſance. Pour tout dire, en un mot, les duretés de ma mere me ſembloient préférables à l'indifférence que tout le monde témoignoit à mon égard.
J'étois déjà décidée à faire écrire à Madame d'Inville, pour qu'elle eût la bonté de me retirer du Couvent, lorſqu'une Sœur novice me fit perdre en un inſtant cette réſolution. C'eſt de la Sœur Monique dont je veux parler : c'eſt elle qui m'enſeigna les plaiſirs réſervés aux élus de Dieu. C'eſt aux nuits charmantes qu'elle me fit paſſer dans ſes bras, que je ſuis redevable du goût que je pris pour le Couvent. Autant je deſirois auparavant de revenir chez mes parens, autant j'aurois été fâchée qu'on me retirât. Adam & Eve étoient moins heureux dans le Paradis Terreſtre, que je ne l'étois au Couvent. Ils y avoient des deſirs qu'il leur étoit, dit-on, défendu de ſatisfaire : quant à moi, je n'en conſervois aucuns. Le bonheur de jouir des houris que Mahomet promet aux fidéles obſervateurs de l'Alcoran, n'eſt que chimere, en comparaiſon de celui dont je jouiſſois. Pour tout dire enfin il n'eſt pas poſſible de le comprendre à moins d'avoir goûté les délices qu'il procure.
L'époque de mon bonheur eſt toujours ſi préſente à ma mémoire, que je ne l'oublierai jamais ; c'étoit préciſément la veille du jour que j'avois fixé pour faire écrire à Madame d'Inville afin qu'elle me retirât du Couvent, ſous prétexte d'être incommodée. Au ſortir du réfectoire, je m'étois retirée dans ma chambre pour méditer les raiſons que je donnerois du deſir que j'avois de revenir chez mes parens. Toutes celles que j'avois de déteſter mon nouveau genre de vie me paroiſſoient à moi très fondées ; cependant je craignois qu'elles ne paruſſent point auſſi ſolides aux yeux des autres.
Déſeſpérée de n'en point trouver d'autres, mon parti étoit pris : je devois m'en ſervir, j'étois même bien décidée, dans le cas où elles n'opéreroient pas l'effet que je deſirois, de me conduire ſi mal, qu'on ſeroit à la fin obligé de me renvoyer. Pleine de ces idées, je me mis au lit.
J'étois à peine couchée que j'entendis le tonnerre gronder d'une maniere épouvantable. L'orage étoit ſi furieux, le temps était ſi noir, les éclairs, qui ſe ſuccédoient rapidement, étoient ſi brillans, que ma chambre paroiſſoit tout en feu. Les coups de tonnerre que répétoient les échos d'alentour qui les rendoient plus terribles, donnoient de telles ſecouſſes à la maiſon, qu'il ſembloit qu'elle alloit s'écrouler.
La peur que j'avois d'être écraſée par la foudre me rendoit immobile. N'ayant pas même la force de ſortir de mon lit, je m'étois enfoncée la tête ſous la couverture, pour ne point voir toutes les horreurs de cette nuit épouvantable. Foible remede ma crainte ne faiſoit que s'accroître.
Je regardois cette nuit comme la derniere de ma vie, quand je ſentis quelqu'un ſe gliſſer ſous mes draps. J'étois prête à crier, mais j'entendis une voix qui me raſſura & que je reconnus pour être celle de la Sœur Monique. Elle me dit que la peur du tonnerre l'avoit déterminée à venir coucher avec moi. Je le crus, & j'en fus ſort aiſe, ſur-tout que ce fût elle. Elle avoit toujours paru avoir plus d'amitié pour moi que tout le reſte du Couvent. Je crus d'abord que la nuit alloit ſe paſſer à cauſer de tout ce qui ſe faiſoit dans le Couvent, à paſſer en revue toutes les actions des Sœurs, & à critiquer ſur-tout la conduite de la ſupérieure. Le bruit commun, à la vérité, étoit qu'elle couchoit toutes les nuits avec le Directeur de la maiſon : & toutes les Meres, jalouſes de ſon bonheur, ſe plaiſoient à l'entretenir. Étoit-ce parce qu'elle faiſoit mal qu'on blâmoit ſon commerce... Non... rien n'eſt ſi naturel. Je voudrois ſeulement que les Abbeſſes, & toutes celles qui ſont à la tête des maiſons de Filles, je voudrois, dis-je, qu'elles ne fuſſent point auſſi rigides à punir les moindres foibleſſes des malheureuſes victimes qui gémiſſent ſous le poids de leur autorité. En les rendant moins malheureuſes, elles trouveroient en elles des critiques moins ſéveres de leur conduite.
La Sœur Monique, par ſon ſilence, m'étonna d'abord. Je voulus, pour entamer la converſation, lui faire quelques queſtions : mais elle me dit qu'elle n'étoit point aſſez raſſurée pour me répondre. En diſant cela, elle me ſerroit dans ſes bras, & pouſſoit des ſoupirs où je crus m'appercevoir qu'elle craignoit encore plus le tonnerre que moi.
Je ne fus cependant pas long-temps ſa dupe. Les différentes poſtures qu'elle me faiſoit prendre, m'indiquerent bientôt que l'orage ne lui avoir ſervi que de prétexte pour venir me trou ver. Nous paſſâmes enfin la nuit la plus délicieuſe, & j'appris que les femmes peuvent ſe procurer entr'elles des plaiſirs très-grands, ſans avoir à craindre mille dangers qui naiſſent du commerce des hommes,
Je détaillerois ces plaiſirs, ſi je n'étois pas perſuadée qu'ils ſont très-connus, & ſur-tout parmi les femmes du premier rang : ce qui n'eſt point étonnant, car on n'a point à craindre, en ſe conduiſant ainſi, d'être obligée d'élargir ſa ceinture, & de donner de la jalouſie à qui que ce ſoit.
Je ne ſais cependant ſi les hommes doivent être contens de voir régner un pareil goût, & s'ils ne devroient pas plutôt faire tous leurs efforts pour l'empêcher. Ils doivent S'appercevoir que les bonnes fortunes ſont devenues bien plus rares pour eux depuis cette épidémie parmi celles de mon ſexe. Ne pourroit-on pas auſſi leur reprocher d'y avoir un peu contribué, par leur indiſcrétion à parler des faveurs qu'ils recevoient ? Qu'ils ſoient moins fanfarons & plus reſpectueux auprès des femmes, peut-être opéreront ils ce miracle.
Il en eſt de ce goût paſſager, comme de toutes les modes qui s'introduiſent dans ce pays ci. Le François eſt en général trop inconſtant pour que leur cour ſoit de longue durée.
Cette maladie, au reſte, ſeroit plus difficile à guérir dans les Couvens : il y auroit même de la barbarie à le tenter. Aurois-je pu y demeurer ſix mois, ſi je n'avois paſſé preſque toutes les nuits entre les bras de la Sœur Monique ? D'un lieu qui me paroiſſoit affreux, n'en a-t-elle pas fait un ſéjour charmant ? Peut-on donc douter que tout Couvent ne fût un enfer anticipé, ſi toute eſpece de plaiſir en étoit banni ?
Après être demeurée ſix ans dans le Couvent, j'en fus retirée par Madame d'Inville, qui me rappella auprès d'elle. Combien je verſai de larmes en me ſéparant de la Sœur Monique ? Il ſembloit, au chagrin que j'éprouvois en la quittant, que je ne devois plus la revoir & que toute eſpece de bonheur étoit fini pour moi. Hélas je ne me trompois pas. Je coulois dans mon Couvent des jours doux & paiſibles. Chaque nuit m'amenoit avec elle des plaiſirs toujours renaiſſans. Tranquille ſur le préſent, ſans inquiétude pour l'avenir, étoit-il un bonheur comparable au mien ? Quelles inſtances n'aurois-je pas fait auprès de ma marreine pour y paſſer toute ma vie, ſi j'avois pu prévoir tout ce qui m'eſt arrivé depuis que j'en ſuis ſortie. Bien loin de faire ces réflexions, ce qui calmoit un peu le chagrin que j'éprouvois alors, c'étoit le deſir de juger par moi-même du plaiſir que peut procurer un homme.
Mon amie m'avoit peint avec des couleurs ſi vives les momens agréables qu'elle avoit paſſés avec ſon cher Chapelain, que je portois envie à ſon bonheur. Je me promettois même de ne point rebuter le premier homme qui viendroit pour me faire ſa cour.
Avec ces bonnes diſpoſitions, je revins chez ma marreine, ou je ne pus reſter que quelques jours. Comme elle étoit obligée d'aller prendre les eaux de Spa, pour certaine maladie qui oblige toujours les perſonnes prudentes d'aller chercher des remedes fort loin, je revins chez ma mere paſſer les ſix ſemaines que dura le voyage de Madame d'Inville. Je reçus force carreſſes de mon pere, de Toinette, & ſur-tout de mon frere Saturnin. Si j'ai connu la vie joyeuſe que menoit ma mere avec les différentes perſonnes qui venoient à la maiſon, c'eſt à mon frere que j'en ai l'obligation. Il auroit bien deſiré que je fiſſe avec lui ce qu'il voyoit faire à Toinette avec ſes amans : j'avoue que je ne l'aurois pas refuſé ſi je n'avois été retenue par la crainte de devenir groſſe. Je ſavois avec quelle adreſſe la Sœur Monique s'étoit retirée de cet embarras ; mais je n'avois pas comme elle un remede de Supérieure de Couvent.
Un jour cependant que Saturnin, pour échauffer mon imagination, m'avoit rendu témoin de ce qui ſe paſſoit entre le Pere Polycarpe & ma mere, je ne pouvois plus réſiſter au feu qui me conſumoit. Déjà étendue ſur le lit de mon frere, je ſentois ſon vit faire des efforts violens pour pénétrer juſques dans la grotte du plaiſir. Déjà il avoit rompu la premiere barriere qui s'oppoſoit à ſon paſſage, & je commençois à goûter un plaiſir auſſi grand qu'inconnu pour moi, lorſque ſon lit, briſé des ſecouſſes qu'il lui donnoit, tomba avec bruit. Mon frere, loin d'être effrayé de cette chûte, n'en piquoit que plus vigoureuſement ſa monture ; nous approchions du ſouverain bonheur, lorſque ma mere ouvrit la porte du cabinet, accompagnée du Pere Procureur, qui arracha mon amant de mes bras, malgré les efforts qu'il faiſoit pour y demeurer.
Toinette, après avoir donné quelques paires de ſoufflets, étoit à peine ſortie avec mon frere, que le Pere Polycarpe voulut achever la beſogne que mon frere avoit commencée. Malgré que je fuſſe toute nue, je me défendois aſſez bien pour donner le temps à ma mere de venir & de me débarraſſer des mains de ce vilain paillard que j'avois toujours déteſté.
J'eſpérai d'être une autre fois plus heureuſe & de prendre ſi bien mes précautions, que nous ne ſerions point ſurpris.
L'occaſion s'en préſenta bien-tôt. Madame d'Inville ayant fait ſavoir ſon retour à ma mere, elle nous envoya mon frere & moi, lui faire compliment ſur le rétabliſſement de ſa ſanté. Mais j'eus aſſez de malheur pour que ma marreine devint elle-même amoureuſe de mon frere. Si j'avois bien fait, j'aurois conſenti aux propoſitions qu'il me fit en revenant du château. J'eus la ſottiſe de vouloir différer juſqu'au lendemain, que nous devions y retourner ; & pour n'avoir pas ſaiſi l'heure du berger, je n'ai jamais pu depuis, terminer avec lui l'ouvrage que nous avions commencé, ainſi qu'on va le voir.
Le lendemain nous nous rendîmes de très bonne heure au château, comme je devois y demeurer, qu'on m'y avoit deſtiné une chambre, j'eſpérois la faire ſervir ce jour-la même à nos ébats. J'en avois même parlé à mon frere, qui avoit applaudi à mon deſſein.
En arrivant, nous trouvâmes Madame d'Inville au lit, qui nous reçut avec beaucoup d'amitié. Les agaceries qu'elle faiſoit à mon frere, les libertés qu'elle lui donnoit n'étoient pas trop de mon goût. Mais il falloit dévorer ce chagrin ſans me plaindre. Juſqu'au moment du dîner, on ne pourra jamais s'imaginer tout ce que je ſouffris en voyant mon frere fourrager à volonté tous les charmes de Madame d'Inville.
Après être ſortis de table, quelle fut ma douleur, ou plutôt ma rage, quand je vis que ma marreine m'éloignoit à deſſein d'être plus à ſon aiſe avec Saturnin. Je feignis d'exécuter l'ordre qu'elle m'avoit donnée, mais je les ſuivis dans le jardin. Là, je fus témoin de tout ce qui ſe paſſa. Si j'en voulois à Madame d'Inville, je n'étois pas moins furieuſe contre mon frere, l'ingrat dis-je en moi-même, me préfére une femme qui ne peut lui offrir que les reſtes du libertinage le plus conſommé. J'avois beau me plaindre ; il fallut avaler la coupe d'amertume juſqu'à la lie ; il fallut le voir rentrer dans l'appartement de Madame d'Inville, ou ils demeurerent deux grandes heures.
La nuit ſeule put faire trève aux combats qu'ils y livrerent. Je ſerois demeurée vingt-quatre heures en ſentinelle à la porte de l'appartement de Madame d'Inville, plutôt que de ne le pas voir ſortir. À la fin, cependant, il parut à travers les ténébres. Je l'entraînai dans ma chambre pour lui reprocher ſon infidélité, Saturnin ſe jetta à mes genoux, me fit des excuſes qui me parurent ſinceres, & me promit qu'il ne verroit jamais Madame d'Inville. Cette promeſſe diminua mon chagrin.
Déjà malgré ſon épuiſement, il cherchoit en vain à ſceller notre réconciliation, lorſque ſe ſentant frapper par une main inviſible il prit la fuite. A-t-il jamais exiſté un être plus malheureux que moi ? Tout ne ſemble-t-il pas concourir à me déſeſpérer. Chez ma mere un maudit lit eſt cauſe qu'on nous ſurprend : ici, quoique favoriſée par les ténebres, un démon inviſible eſt jaloux de notre bonheur.
La peur que je reſſentis me fit perdre connoiſſance. L'Abbé Fillot qui étoit caché dans la ruelle de mon lit, à deſſein de ſatisfaire, pendant la nuit, la paſſion qu'il avoit conçue pour moi, étoit le ſpectre qui avoit frappé Saturnin. Ce monſtre eut la barbarie d'abuſer de mon état pour ſe ſatisfaire. Dès que la connoiſſance me fut revenue, je n'aurois jamais imaginé accorder mes careſſes à d'autres qu'à mon frere, & je me livrai toute entiere au plaiſir qu'il me donnoit. Sortie de mon erreur, je voulus fuir & m'arracher de ſes bras ; mais il me menaça de me perdre dans l'eſprit de Madame d'Inville, ſi je refuſois de répondre à ſes careſſes.
Il fallut donc cèder & faire par force avec lui, ce que j'aurois fait par amour avec mon frere. Je ne tardai pas à m'en repentir ; bien-tôt je m'apperçus que les ceintures de mes juppons devenoient fort étroites. J'en fis confidence à l'Abbé Fillot, qui me promit de ne point m'abandonner.
Effectivement, vers le temps à peu près de mettre bas un fardeau qui me gênoit beaucoup, il me fit faire des habits d'Abbé avec leſquels je me déguiſai, & je partis avec lui.
Le mouvement de la voiture avoit tellement avancé ma groſſeſſe, que je fus obligée de m'arrêter à quelques lieues de Paris, pour y faire mes couches. L'Abbé Fillot ne tarda pas à me faire voir que c'étoit moins par ménagement pour ma réputation, que pour ne point exciter la jalouſie de Madame d'Inville, qu'il avoit conſenti à ſe charger de moi ; car je fus à peine deſcendue dans une Auberge, que cet infâme ſcélérat m'abandonna.
Une Dame de l'endroit eut pitié de mon état, & m'amena à l'Hôtel Dieu de Paris, J'étois à peine rétablie qu'on m'ordonna de ſortir. Ainſi on ſe doute bien que ſans argent, je dus être fort malheureuſe ; ou pour mieux dire je ne ſavois de quelque côté donner de la tête.
Quoiqu'encore très-foible, je fis ce jour-là preſque tous les quartiers de Paris, ſans ſavoir où j'allois. À la fin, épuiſée par la fatigue & le beſoin, je m'arrêtai à la porte d'un marchand de vin. Réfléchiſſant alors ſur mon malheur, mes larmes coulerent abondamment. Le garçon marchand de vin qui étoit ſur le ſeuil de ſa porte, s'approcha de moi, & me dit avec un ton poli : pourrois-je, Mademoiſelle, vous demander ſans indiſcrétion le ſujet de vos pleurs ? Ah Monſieur, m'écriai-je, je ne crois pas qu'il exiſte dans la nature une fille plus à plaindre que moi. J'ai été amenée dans ce pays-ci, par un monſtre qui m'a abandonnée. Je ſors aujourd'hui de l'Hôtel-Dieu : je n'ai pas un ſol, & pour comble de malheur je ne connois perſonne dans cette Ville.
Mon air de franchiſe, ma jeuneſſe & quelque peu de beauté, l'intéreſſerent en ma faveur. Il me pria d'entrer dans ſon cabaret, & me ſervit auſſi-tôt une demi-bouteille du meilleur vin qu'il avoit dans ſa cave. Il fit apporter de chez un Traiteur, un très-bon potage, & me pria avec tant d'honnêteté de manger, qu'à la fin je cédai à ſes inſtances. Après que j'eus pris quelque nourriture, je ne puis pas, me dit-il, vous loger ici ; cet endroit n'eſt que ce que nous appellons à Paris une cave en Ville, dont je ſuis chargé de vendre le vin ; mais je vous indiquerai une auberge & je payerai ce qu'il en coûtera. Après que j'eus mangé ma ſoupe & bu quelques verres de vin, s'apperçevant que j'étois très-fatiguée, il me conſeilla de me retirer, & me donna une lettre pour l'hôte, auquel il me faiſoit paſſer pour ſa parente Il me recommanda ſi bien, qu'on eut toutes ſortes d'égards pour moi.
Tous les jours je venois rendre viſite à mon bienfaiteur ; chaque fois j'éprouvois de nouvelles marques de bonté. Je trouvois tant d'honnêteté dans ſes procédés que j'en devint amoureuſe.
Depuis pluſieurs jours, il me ſollicitoit de répondre à ſon amour, qu'il me peignit dans des termes ſi ſinceres que je n'attendois que le moment d'être preſſée plus vivement pour le ſatisfaire. Enfin ce moment heureux arriva.
Un ſoir que j'étois ſur le point de me retirer, il m'engagea de deſcendre à la cave avec lui. Je me doutois qu'il avoit d'autre envie que de me faire examiner l'ordre qui y régnoit. Comme nos cœurs étoient d'accord, j'y deſcendis volontiers, malgré que je me doutaſſe bien de ſon intention. Aux careſſes qu'il me fit dès que j'y fus, je jugeai aiſément où il en vouloit venir ; mais je feignis de ne pas m'en appercevoir. L'endroit n'étoit pas commode pour exécuter ſon deſſein, mais le beſoin fournit des moyens.
Il commença par mettre la main dans ma gorge qu'il dévoroit par ſes baiſers. Une autre main paſſée dans la fente de mon juppon fourageoit d'autres appas ; mais tout cela n'étoit qu'un prélude de ce qu'il vouloit faire. Je faiſois quelques difficultés pour la forme ſeulement : car j'en avois, pour le moins, autant d'envie que lui. Je me plaignois des libertés qu'il prenoit ; mais il ſembloit que tout ce que je faiſois pour me défendre ne ſervoit qu'à le rendre plus ardent. À la fin nous trouvant tous deux auprès d'un tonneau, il me prit dans ſes bras, & me plaça deſſus. Enſuite ſe mettant entre mes cuiſſes, il me fit un bavolet de ma chemiſe, auſſi-tôt il ſortit de ſa culotte un vit propre à faire plaiſir à la femme la moins amoureuſe, & me l'enfonça dans le con juſqu'à la garde. Quoique l'endroit fût encore ſenſible, je ne tardai pas à ſentir les approches du plaiſir, Mon cher Nicolas (c'étoit le nom du garçon) pouſſoit avec tant de vigueur, que ſi je n'avois eu le dos appuyé contre la muraille, je n'aurois jamais pû ſoutenir les ſecouſſes qu'il me donnoit. Il me tenoit les jambes ſous ſes bras, de façon que m'attirant à lui dans le temps qu'il me donnoit un coup de cul, il n'y avoit pas deux lignes de son vit qui n'entraſſent dans mon con.
Après trois amples décharges ſans déconner, & toujours dans la même poſture, nous quittâmes la partie, très-ſatisfaits l'un de l'autre ; & nous nous promîmes de recommencer le lendemain.
Cette vie agréable auroit duré plus long-temps, ſi le marchand de vin, ſur des rapports qui lui avoient été faits, n'eût menacé Nicolas de le mettre à la porte s'il ne me quittoit pas. Cet honnête garçon qui m'aimoit autant que je l'aimois, ne put me conter cette nouvelle accablante pour tous deux, ſans verſer un torrent de larmes. Son chagrin étoit ſi grand & me paroiſſoit ſi ſincere, que toute inconſolable que j'étois, je fus obligée de chercher à le conſoler. Qu'allez-vous devenir, me diſoit-il, ſi je ſuis forcé de vous quitter ; je retournerai, lui dis-je, dans ma famille, & je vous aſſure que vos bienfaits ne ſortiront jamais de ma mémoire.
Comme mon amant s'attendoit que nous ſerions forcés de nous ſéparer, il avoit pris ſur lui tout l'argent qu'il poſſédoit & me l'offrit avec beaucoup de généroſité. Je fis des difficultés pour l'accepter, & je n'en voulus prendre que quatre louis, qui me parurent une ſomme ſuffiſante pour faire ma route. Je retins ce jour là même ma place au coche, & je partis le ſur-lendemain.
Les perſonnes qui étoient dans la voiture publique étoient d'état bien différent. Il y avoit des Moines, des Abbés, & des Officiers, & j'étois ſeule de femme. Sur la route on agita différentes queſtions. Tous les ſujets étoient traités très-ſuperficiellement, comme c'eſt la coutume. Les Officiers parloient de leur état, les Abbés de leurs bonnes fortunes ; les Moines pendant tout ce temps-là ne tiroient point leur poudre aux moineaux, & s'occupoient à me faire leur cour.
Il y avoit entr'autres un Cordelier qui pouſſoit ſa pointe vivement auprès de moi : À la dînée, il me fit des propoſitions très-avantageuſes. Il me dit qu'il me donneroit de l'argent pour louer une petite maiſon dans un village voiſin du Couvent, où il alloit ſe fixer & qu'il m'entretiendroit ſi bien, que je n'aurois qu'à me louer de ſa généroſité, & qu'il feroit ma fortune. L'envie d'être ma maîtreſſe ; la crainte que j'avois d'être renvoyée de chez ma marreine, après une abſence qui avoit dû faire beaucoup de ſcandale, me firent goûter cette propoſition.
Après être convenus qu'il me feroit cent louis de rente, ſans les petits préſens qu'il me promettoit, il fut décidé que les arrhes ſe donneroient à la premiere couchée.
Nous eûmes ſoin de choiſir deux chambres qui fuſſent auprès l'une de l'autre dans l'hôtellerie où nous nous arrêtâmes. Il étoit environ une heure du matin, lorſque j'entendis mon Cordelier donner le ſignal dont nous étions convenus. J'ouvris ma porte avec le moins de bruit qu'il me fut poſſible, & auſſi-tôt il entra. Il avoit apporté avec lui une bonne bouteille de vin de Champagne que nous eûmes bien-tôt ſablée. Tout en buvant il ôta le mouchoir qui me couvroit, la gorge & me délaſſa. Il s'extaſia à la vue de mes tetons, qui étoient à la vérité très-ronds & très fermes & blancs comme l'albâtre. Enſuite mes vêtemens lui paroiſſant incommodes, il me ſervit lui-même de femme de chambre. Il me parut qu'il étoit vraiment Moine, & que ce n'étoit pas ſon coup d'eſſai. Il ne voulut pas même laiſſer ma chemiſe, que je n'ai repriſe que lorſqu'il eut amplement examiné tout ce qu'il vouloit voir.
Dès que je fus toute nue, il me fit placer ſur mon lit, tantôt ſur le dos, tantôt ſur le ventre. Pour lui une chandelle à la main, il examinoit toutes les parties de mon corps. À chaque endroit il faiſoit une ſtation beaucoup plus agréable pour lui, que n'auroient été celles du Jubilé . Il appliquoit par-tout des baiſers ardens.
Enfin, après avoir tout vu & revu, après avoir fait à chaque partie de mon corps un éloge particulier, le marché fut conclu ſur mon lit, à pluſieurs repriſes, avec une entiere ſatisfaction de part & d'autre.
Comme il falloit ſe lever de grand matin, le Moine ſe retira dans ſa chambre ; quant à moi, je ne tardai pas à m'endormir. Le lendemain nous laiſſâmes le coche au bout de deux lieux, étant obligés de quitter la grande route pour aller dans le Village où je devois me fixer. Nos compagnons de voyage, à qui j'avois communiqué où j'allois, furent bien étonnés de me voir deſcendre avec le Moine. Ils parurent interdits, en me voyant prendre la même route que lui. Un Officier, ne pouvant retenir la demangeaiſon qu'il avoit de parler, dit à voix haute : mon Révérend, vous ne nous aviez pas prévenus que vous vouliez enrôler cette belle enfant pour votre Couvent. Si vous n'étiez pas Moine, je vous demanderois raiſon de l'inſulte que vous me faites à moi & à tous mes compagnons de voyage. Le Cordelier cherchoit plutôt à s'éloigner, qu'à répondre à tous les brocards qu'on lui lâchoit : les autres Moines ne diſoient rien, mais paroiſſoient enrager de m'avoir couchée en joue, & de me voir tirée par un autre. Pour moi, je ne fis mes adieux à toute la compagnie que par une profonde révérence.
Tout en gagnant le Village, mon Moine me dit qu'il alloit me conduire chez une de ſes pénitentes, & qu'il la prieroit de me loger juſqu'à ce que j'euſſe meublé une maiſon. Il me pria d'afficher beaucoup de vertus vis-à-vis de cette femme, afin de ſauver les apparences.
Dès que nous fûmes arrivés, le Cordelier lui dit qu'ayant eu occaſion de me voir fréquemment à Paris dans une maiſon où il alloit, il avoit appris l'envie que j'avois, depuis que j'étois veuve, d'aller vivre à la campagne pour rétablir ma ſanté ; qu'il m'avoir conſeillé de choiſir, de préférence, les environs de ſon Couvent, tant pour l'air, que pour les promenades qui étoient charmantes : ce qui étoit effectivement vrai : & qu'il avoit enfin déterminé mon choix. Cette Dame me reçut avec beaucoup de politeſſe, & je demeurai chez elle les huit jours qui furent employés à mettre en état la maiſon que je devois occuper.
Mon Cordelier, pendant tout ce temps, ne paſſoit preſque point de jours ſans venir me voir. Comme ſes viſites chez cette Dame étoient preſque auſſi fréquentes avant que je demeuraſſe avec elle, cela ne parut point ſuſpect ; & d'ailleurs nous nous conduiſimes de part & d'autre avec beaucoup de prudence & de circonſpection.
Comme j'étois un peu inſtruite ſur la Religion, c'étoit toujours la converſation que j'amenois quand j'étois avec cette Dame. Ainſi, ſans afficher une très-grande dévotion, je paſſai bien-tôt dans ſon eſprit pour une femme très-pieuſe. Ce qui lui faiſoit plaiſir, dit-elle un jour au Cordelier, c'étoit de voir que ma piété ne diminuoit pas la gaieté de mon caractere. Je jouois ſi bien le rôle de Tartuffe, que juſqu'au moment de la ſcène qui m'arriva dans l'orgue du Couvent, la pénitente de mon amant ne parloit de moi qu'en faiſant mon éloge.
Dès que toutes les réparations néceſſaires furent faites dans ma petite maiſon, j'en allai prendre poſſeſſion avec cette Dame, que j'invitai ce jour-là à dîner, ainſi que mon Moine. Il ne mangeoit jamais chez moi, que Madame Marcelle, (c'étoit le nom de cette femme) ne fût de la partie. Elle admiroit elle-même avec quelle adreſſe je ſavois accorder mes plaiſirs avec ma réputation. Mon amant ne ceſſoit de me répéter qu'il étoit toujours étonné qu'on fût capable d'autant de prudence à mon âge. La Dame Marcelle étoit donc la dupe de la fauſſe piété de ſon Confeſſeur & de mon hyppocriſie, ou plutôt elle étoit notre maquerelle, ſans en avoir le moindre ſoupçon.
Je demeurai ſix ans dans ce Village avec l'eſtime de tous les honnêtes gens. Il ne s'y donnoit pas de grands repas que je n'y fuſſe admiſe ; tout le monde ſe diſputoit ma connoiſſance, Les maris me citoient à leurs femmes, comme un exemple de vertus, & les meres à leurs filles.
Il tarde sûrement au lecteur de ſavoir comment nous pouvions, le Cordelier & moi, nous voir en particulier, ſans qu'on s'apperçût de notre intrigue. Il ſe doute bien que tout ce que je faiſois, n'étoit que pour donner à une conduite des plus déréglées un vernis de ſageſſe, mais la reconnoiſſance ne me preſcrivoit-elle pas auſſi de ménager la réputation de mon amant. D'ailleurs aurois-je pu le garder huit jours, ſi j'en avois agi différemment ?
Pour ne point ennuyer ceux qui liront mes Mémoires, ne différons pas plus long-temps de ſatisfaire leur curioſité. Voici comment nous nous conduiſions.
Le Pere Hercule (c'étoit le nom du Cordelier) étoit le premier Moine du Couvent. On ſent bien qu'en cette qualité il jouiſſoit d'une plus grande liberté que les autres Moines. Comme lui-même avoit choiſi la maiſon que j'habitois, il avoit donné la préférence à une, dont le jardin donnoit ſur la campagne : une porte de ſortie à l'extrémité du jardin, & dont il avoit la clef, favoriſoit ſes viſites nocturnes. Dès que tous les Moines étoient retirés dans leurs cellules, le Pere Hercule ſortoit de ſon Couvent, entroit par la porte du jardin, & venoit me trouver dans mon lit. Ainſi nous paſſions toutes les nuits enſemble, ſi l'on en excepte quelques-unes qu'il jugeoit néceſſaires pour rétablir ſon tempérament. Le lendemain il me quittoit de très-grand matin & retournoit dans ſon Couvent, ſans que perſonne s'apperçût de la nuit délicieuſe qu'il avoit paſſée. Dieu ſait combien nous nous en donnions
Je variois tellement les plaiſirs de mon Moine, je le provoquois de tant de façons, de répondre à la force de mon tempérament ; qu'à la fin je le réduiſis à un état d'impuiſſance. Auſſi laſſée de trouver toujours dans ſes jambes un vit plus flaſque & plus mou qu'un linge mouillé, que rebutée de le patiner inutilement, & ſans pouvoir lui faire reprendre ſon ancienne vigueur, je formai la réſolution de lui nommer un aide de camp. Je fus donc moi-même la cauſe de tous les malheurs que j'ai eſſuyés dans la ſuite, & j'ai payé bien cher le reſte de ma vie, & mon ingratitude & l'imprudence de mon nouvel amant.
Mon choix ne fut pas long à faire. J'avois remarqué en allant entendre la meſſe au Couvent, que l'Organiſte ne paſſoit jamais devant moi, qu'il ne me regardât avec des yeux qui me peignoient la paſſion qu'il avoit pour moi. C'étoit un luron de bonne mine, qui me paroiſſoit très-propre à contenter une femme qui avoit autant de penchant à la fouterie que moi. La difficulté étoit de trouver un prétexte honnête pour l'attirer chez moi : mais une femme amoureuſe manque-t-elle de moyens pour ſatisfaire ſa paſſion ? Voici, cher lecteur, celui que je pris. Je vous laiſſe à décider s'il étoit adroit.
Un jour que je donnois à dîner à Madame Marcelle & au Révérend Pere Hercule, je fis tomber la converſation ſur la vie que l'on menoit à la campagne. Je finis par dire qu'il falloit y avoir une occupation quelconque pour ne point s'y ennuyer, ſur-tout dans l'hyver, où toute promenade étoit interdite : que quant à moi, je ne pouvois m'imaginer comment une femme pouvoir paſſer toute l'année à faire du filet ou des nœuds : que ce travail n'occuppoit que les doigts & laiſſoit l'eſprit dans une inaction inſupportable. Pour moi, dis-je, j'aime celles de mon ſexe que je vois occupées, ſoit à deſſiner ou à peindre, ſoit à faire de la muſique.
Aimeriez-vous la muſique, me dit le Pere Hercule ? Oui, mon Révérend, & même avec paſſion. J'ai toujours deſiré de l'apprendre, mes affaires m'ont empêché juſqu'à ce jour de m'y livrer. Madame Marcelle dit qu'elle regardoit cet art comme très-innocent, qu'elle me propoſeroit même de l'étudier avec moi, ſi ſon âge ne lui faiſoit regarder cette entrepriſe comme une folie de ſa part ; qu'il n'en étoit pas de même de moi, & que je devois me ſatisfaire.
Mon amant qui étoit bien aiſe de trouver une occaſion de me faire plaiſir, prit auſſi-tôt la parole & me dit qu'il m'enverroit l'Organiſte de ſon Couvent : qu'il étoit très-bon muſicien, qu'il jouoit ſupérieurement du Piano forte ; qu'il s'étoit même retiré à la campagne à deſſein de donner plus de temps à l'étude de ſon Art.
On imagine aiſément combien cette propoſition me fut agréable. Ce qui me réjouiſſoit le plus, c'étoit de voir que mes deux convives étoient amplement mes dupes, & que mon amant me fourniſſoit lui-même les moyens de le faire cocu ſans qu'il s'en apperçût.
Le lendemain je vis entrer mon Organiſte, qui venoit de la part du Pere Hercule. Nous ne diſputâmes pas long-temps, comme on peut le croire aiſément, ſur le prix que je devois lui donner pour ſes leçons.
Les huit premieres leçons ſe paſſerent avec un air ſi froid de ma part, que j'aurois pu déconcerter toute autre perſonne qu'un Muſicien. Auſſi mon indifférence, loin de le rebuter, ne ſervit qu'à le rendre plus entreprenant ; en un mot, il me déclara ſa paſſion, & me fit voir qu'il vouloit me donner d'autres leçons que de muſique.
Quand deux perſonnes ont toutes deux le même deſir, elles ne tardent pas à le satisfaire. Nous ne différâmes qu'autant de temps qu'il en falloit pour qu'on ne nous ſurprît pas. Il fut convenu qu'il ſe rendroit le ſoir dans ma chambre. J'étois bien sûre que mon Moine, que je n'avois pu faire bander la nuit précédente, ne ſeroit pas aſſez hardi pour ſe préſenter de nouveau au combat. À tout haſard, & de crainte de ſurpriſe de ſa part, j'eus ſoin de fermer au verrou la porte du jardin, & je fus bien perſuadé, après cette ſage précaution, que je n'avois plus rien à craindre. Le jeûne auſtere que mon Moine avoit été contraint de me faire obſerver depuis long-temps, me faiſoit ſoupirer après le moment ou l'Organiſte devoit arriver. Que le temps s'écoule lentement quand on attend Si je n'avois pas toujours eu les yeux fixés ſur ma montre, j'aurois imaginé que j'étois jouée & qu'on m'avoit manqué de parole ; mais je me trompois. L'attente avoit été auſſi cruelle pour mon amant que pour moi. Il me dit en entrant dans ma chambre, que les gens qui prétendent que le temps s'écoule rapidement devroient, pour en connoître bien la durée, avoit toujours quelque rendez-vous amoureux ; & qu'il répondoit qu'ils tiendroient un langage bien différent.
Après les embraſſements ordinaires en pareille viſite, comme nous n'avions pas plus de temps qu'il nous en falloit pour ce que nous nous propoſions de faire, & que notre intention étoit de le bien employer, nous nous mîmes au lit... Mon amant courut dans deux ou trois heures huit grandes poſtes, quatre ſans lâcher bride, & les quatre autres après des repos très courts. On juge aiſément que je n'ai pas trouvé dans ma vie beaucoup d'athletes auſſi vigoureux dans les combats. Je ſuis même perſuadée que s'il n'avoit pas été obligé de ſe retirer de très grand matin, & qu'il eût pu ſe rendre de meilleur heure chez moi, il auroit completté très facilement la douzaine. J'en jugeai du moins ainſi, en ce qu'il ne me parût point du tout fatigué : il me ſollicitoit même de recommencer ; mais ſentant que le jour approchoit, craignant d'ailleurs de le réduire à l'état du Pere Hercule, ſi je ne le ménageois pas davantage, je refuſai de me prêter à ſes déſirs. Je l'engageai même à ſe retirer,& je ne tardai pas à être obéie qu'autant de temps qu'il lui en falloit pour s'habiller.
Il étoit à peine ſorti que je m'endormis. J'avois, à la vérité, beſoin de repos. J'avoue qu'étant accoutumée depuis long-temps à un très petit ordinaire, j'étois très fatiguée du traitement magnifique que j'avois reçu. Pendant mon ſommeil, j'eus les ſonges les plus agréables que j'aie jamais fait de ma vie. Il me ſembloit même que j'étois encore entre les bras de mon cher Organiſte, qu'il me dardoit ſa langue dans la bouche, pendant que ſon vit faiſoit plus bas ſon devoir. Je remuois la charniere avec une rapidité inconcevable. J'étois même prête à décharger, quand Madame Marcelle entra dans ma chambre avec bruit & me réveilla.
Il faudroit avoir été dans l'état agréable où je me trouvois, avoir éprouvé le plaiſir que je reſſentois, pour pouvoir juger du dépit & de l'humeur que me donna cette viſite inattendue. Je me contraignis cependant aſſez bien pour voiler une partie de ma colere.
Un inſtant après parut mon Cordelier, qui dit avoir été rendre viſite à Madame Marcelle, & que ne l'ayant pas trouvée chez elle, il avoit préſumé qu'elle étoit venue me voir. Je les priai l'un & l'autre de paſſer dans une autre chambre pendant que je m'habillerois.
Madame Marcelle reſta tout au plus une heure, & laiſſa avec moi le Cordelier. Il ne ſe vit pas plutôt ſeul, qu'il m'avoua que ſon cher vit lui ayant donné en ſe levant des preuves d'exiſtence, il s'étoit hâté de m'apprendre cette nouvelle, eſpérant qu'elle me feroit plaiſir. Il me preſſa même de mettre à profit ce moment de vigueur. Comme je n'ai preſque jamais ſu me faire prier en pareille, occaſion, je conſentis d'en faire ſur le champ l'expérience.
Après avoir patiné mes feſſes, mes tetons & mon con, il fit des efforts incroyables pour exécuter la belle promeſſe qu'il m'avoit faite ; mais ce fut toujours inutilement. J'avois beau le ſeconder de mon mieux : tout ce que nous faiſions l'un & l'autre ne fit que nous fatiguer, ſans nous procurer une idée du plaiſir. Voyant qu'à la fin ſon vit perdoit entiérement le peu de fermeté qu'il avoit je l'engageai à ne pas tenter l'impoſſible. Je lui conſeillai même de ſe repoſer pendant huit ou quinze jours, & que j'eſpérois que ce temps ſuffiroit pour réparer ſes forces épuiſées.
Auriez-vous, cher lecteur, la bonne foi de croire que Suzon, qui ne reſpirait que la foutetie, ſe ſeroit condamnée à un jeûne auſſi long, ſi elle n'eut pas été très ſûre de gagner à l'abſence du Moine ? Non, certainement. J'aurois mieux aimé, je crois, faire crever mon débile fouteur, plutôt que de conſentir à être dévorée par le feu ardent d'une paſſion que je n'aurois pas pû ſatisfaire. Le conſeil donc que je lui donnai étoit médité. L'occaſion de me ſervir s'étoit préſentée, & je me gardai bien de la laiſſer échapper.
Sûre que mon Moine ne me rendroit point de viſites qu'il ne fût en état de paroître devant moi ſans rougir, je reçus toutes les nuits mon maître de Muſique. Il falloit que cet homme eût, non pas Le Diable dans le corps, mais une tonne de foutre, pour réſiſter à la vie que nous menâmes. Je lui trouvois chaque jour plus de vigueur. Chaque jour amenoit de nouveaux plaiſirs : je n'ai jamais connu un homme plus ingénieux à les varier.
Si je voulois raconter les différentes poſtures qu'il me fit prendre, celles qu'il prit lui-même, j'aurois de quoi faire un volume très gros. Je dis plus, ceux qui connoiſſent les poſtures de l'Arétin n'ont qu'une foible idée de tout ce que nous fîmes. Je ne veux pas cependant quitter cette endroit de ma vie, ſans en citer une ſeule : je me contenterai d'en rapporter deux. J'eſpère qu'elle ſuffiront pour donner au Lecteur une idée de leur ſingularité.
Une fois après avoir fait uſage de cent façons différentes, je croyois toutes les reſſources de ſon imagination épuiſées ; mais bien-tôt, je lui vis attacher au plancher les deux bouts d'une corde, dont il fit une eſcarpolette, Il avoit eu ſoin de faire deſcendre la corde à la hauteur de ſa ceinture. Comme je trouvois beaucoup de plaiſir à toutes ſes folies, je m'y prêtois toujours ſans contrainte. Celle-ci me parut d"un gente ſi nouveau, que je regardois faire fort attentivement, & j'avoue de bonne foi que je ne pouvois pas deviner ſon deſſein. Quand tout fut achevé, il me plaça ſur l'eſcarpolette, m'enjoignit de tenir les genoux élevés, d'écarter les cuiſſes le plus que je pourrois, & d'avoir bien ſoin de préſenter toujours le con en avant. Dès que je fus bien inſtruite de tout ce que je devois faire, mon amant donna le branle à l'eſcarpolette & ſe tint à quelque diſtance, le vit en arrêt ; il avoit ſi bien pris ſes meſures que, lorſque l'eſcarpolette fut en mouvement, il ne manqua pas de mettre dans le noir. Donnant un coup de cul chaque fois, ſon vit touchoit les levres de mon con ; il le faiſoit entrer très avant & rendoit le mouvement de l'eſcarpolette plus actif. De façon que plus le plaiſir approchoit, plus les ſecouſſes propres à l'accélérer, étoient répétées. Quand il ſe vit près de décharger, pour ne point perdre cette précieuſe liqueur, au lieu de me repouſſer comme il avoit fait juſqu'alors, il me prit les jambes ſous ſes bras & m'appuyant fortement avec ſes deux mains le cul contre ſon ventre, il m'inonda d'un déluge de foutre.
Cette façon m'a toujours beaucoup plu, & je l'ai très ſouvent répétée dans ma vie, non-ſeulement avec lui, mais même avec les différens amans que j'ai eus. La derniere invention de mon cher maître me coûta bien cher & fut cauſe de la perte de mon bonheur, ainſi qu'on va le voir.
Quand mon Cordelier fut entierement rétabli, comme ſes viſites recommençoient, je ne pouvois me trouver ſeule avec mon cher maître qu'à la dérobée. Je leur partageois mes faveurs avec tant de prudence qu'ils ne me ſoupçonnoient ni l'un ni l'autre d'infidélité. À la fin cependant le maſque qui couvroit mon hypocriſie tomba, & je ne tardai point à être connue pour ce que j'étois.
Mon maître de Muſique m'envoyoit ſon commis pour me donner leçon, lorſque ſes affaires ne lui permettoient pas de venir lui-même. Ce jeune homme, quoique bien moins ſavant que ſon maître, en ſavoit aſſez pour moi. Les complaiſances qu'il avoit pendant les leçons, ſon air doux & honnête me plaiſoit beaucoup. J'aurois bien déſiré qu'il me fît quelques-avances ; mais ce-jeune homme étoit toujours très froid. Ennuyée à la fin de le voir toujours demeurer dans les bornes du reſpect à mon égard, je lui fis quelques agaceries qu'il comprit mieux que je ne devois m'y attendre, & l'affaire ſe termina ; quoique ce fût avec moi qu'il chantât ſa premiere meſſe, il ne me parut pas novice, & je jugeai dès ce moment qu'il mériteroit un jour l'applaudiſſement de toutes les femmes qui ſauroient apprécier ſon mérite. Cette nouvelle intrigue ne put demeurer long-temps cachée à mon maître de Muſique, qui médita dès-lors une veangeance conforme à ſon caractere.
Tous les Dimanches, je me rendois au Couvent des Cordeliers pour entendre jouer mon maître de Muſique. Je me plaçois ordinairement à côté de lui : c'étoit là que nous convenions des jours où nous nous verrions dans la ſemaine. Ce fut auſſi le lieu qu'il choiſit pour ſe venger.
Il avoit ordonné à ſon Commis de ne ſe rendre à l'Égliſe, que lorſque l'Office ſeroit commencé, & il lui avoit fait promettre, ſous peine de le chaſſer de chez lui, qu'il exécuteroit tout ce qu'il lui preſcriroit.
Le fils d'un homme du Village qui venoit tous les Dimanches faire aller les ſoufflets de l'orgue, avoit auſſi un perſonnage à remplir, & il l'avoit chargé d'apporter avec lui un petit ſoufflet.
Dès que mon maître m'apperçut, il me fit force careſſes, comme à ſon ordinaire. Enſuite il voulut prendre quelques libertés ; mais je m'y oppoſai, ſous prétexte que l'endroit n'étoit pas sûr, & qu'il pourroit venir quelqu'un, vous n'avez rien à craindre, me dit-il : mon Commis, qui eſt la ſeule perſonne qui pourroit venir, eſt parti ce matin pour aller voir ſon pere qui demeure à quatre lieues d'ici, & ne reviendra que ce ſoir.
Raſſurée par tout ce qu'il me dit, je lui laiſſai faire tout ce qu'il voulut. D'abord une chaiſe penchée contre la muraille, nous tint lieu du lit le plus commode. Et je proteſte que l'affaire ne s'en fit pas moins bien. Ceci étoit à peine une foible eſquiſſe de ce que mon amant ſe promettoit de faire ; il me dit de me mettre à genoux : d'incliner le corps juſqu'à terre, & de m'appuyer ſur les deux mains. Ainſi placée, il me baiſa ce qu'on appelle en levrette. Tout en me beſognant il allongeoit ſes mains par deſſus mon dos, ſur le clavier de l'orgue, & jouoit dans les temps néceſſaires. Comme il faiſoit deux affaires à la ſois, je ne ſais dans laquelle il réuſſiſſoit le mieux. Tout ce que je puis dire, c'eſt que j'étois fort contente du mouvement de la meſure ; & ſi dans les piéces qu'il joua, il fit quelque faux ton, je ne m'en apperçus point.
Lorſqu'après une abondante effuſion de liqueur de part & d'autre, je voulois me relever, je ſentis qu'il grimpoit ſur mon dos. Il fallut, malgré moi, céder au poids de ſon corps. Il étoit à peine ainſi placé que le Commis entra. Son arrivée parut d'abord le déconcerter, il ne fut cependant pas long-temps à ſe remettre ; tu ſeras sûrement étonné, lui dit-il, des libertés que je prends avec ta maîtreſſe ; mais apprends, mon ami, quelle étoit à moi avant de t'appartenir. Tiens, crois moi, prends ton parti auſſi gaiment que je l'ai pris quand je t'ai ſoupçonné, avec quelque fondement, d'être mon rival. Voilà Madame dans une poſture propre à donner du plaiſir. Deux trous très appétiſſans, ſemblent être deux rivaux qui ſe diſputent la préférence : choiſis celui que tu voudras ; peu m'importe. Pourvu que tu me branles pour m'amuſer pendant que je ſuivrai l'Office, ſerai content. Le jeune homme ne ſe fit pas prier & m'encula. Je fis un cri qui auroit été entendu de toutes les perſonnes qui étoient dans l'Égliſe s'il ne ſe fût confondu avec toutes les voix qui chantoient les louanges de Dieu.
J'avois conſervé juſqu'alors mon ſecond pucelage. J'ignorois même le plaiſir que les hommes trouvoient à cette jouiſſance. Pendant que nous étions tous trois fort occupés, l'enfant entra ainſi qu'il lui avoit ordonné. À la vue du ſpectacle qu'il avoit devant les yeux, il alloit ſe retirer quand mon maître de Muſique l'appella : mets, lui dit-il, le bout du ſoufflet que tu tiens à ta main dans le cul de ce bougre-là, & ſouffle de toutes tes forces. Comme il commence à perdre haleine, je veux que tu le ranimes par ce moyen-là. L'enfant à cette ordre ridicule, partit d'un éclat, de rire, & n'en exécuta pas moins ce qui lui avoit été ordonné. Le groupe que nous formions étoit ſi ſingulier, la ſcène devint à la fin ſi comique, que l'Organiſte, malgré ſon grand flegme, perdit tout ſon ſérieux, & oublia tout ce qui ſe paſſoit. au Chœur. On avoit beau ſonner pour l'avertir qu'il devoit jouer ; il n'entendoit rien & il interrompit tellement l'Office, qu'un Moine ſe détacha pour l'avertir que la Meſſe étoit ſuſpendue par rapport à lui.
A-t-il jamais été ſurpriſe ſemblable à celle de ce Révérend, en voyant ce qui ſe paſſoit dans l'Orgue Le bruit qu'il fit en entrant, nous fit à tous quatre tourner la tête du côté de la porte. Jamais auſſi ſurpriſe ne fut égale à la nôtre ou plutôt nous étions tous quatre pétrifiés.
Le Moine, élevant la voix, nous reprocha dans les termes les plus durs, l'action infâme que nous venions de commettre. Je ne ſuis plus étonné, dit-il, en adreſſant la parole à mon maître de Muſique, de ce que l'Orgue m'a paru ſi ſourd aujourd'hui. Vous deviez au moins attendre que l'Office fût fini, pour faire l'expérience, de votre nouveau ſoufflet. Je vous ſomme de vous trouver au Chapitre que je ferai aſſembler après la Meſſe, pour y rendre compte des horreurs que vous venez de commettre.
Pendant tout ce diſcours, le petit payſan étoit décampé. Le Commis n'avoit pas tardé à en faire de même. Je me diſpoſois pour éviter toute apoſtrophe injurieuſe, de ſuivre leur exemple, quand le Cordelier m'arrêta, me chargea d'injures outrageantes & me menaça de me faire chaſſer de leur Égliſe, ſi jamais j'étois aſſez hardie Pour oſer y reparoître. Confuſe & n'ayant point un mot à dire pour ma défenſe, je me retirai chez moi, d'où je ne ſortis que pour quitter le Village.
La nuit ſuivante le Pere Hercule vint chez moi, m'accabla d'injures, me reprocha mon infidélité & mon ingratitude à ſon égard, & m'ordonna de quitter promptement le Village. Il m'apprit que mon action avoit fait un ſcandale affreux ; que chacun crioit à l'impiété & demandoit qu'il fût fait un exemple ; que le Chapitre avoit opiné qu'il falloit me dénoncer à la Juſtice, comme profanatrice des lieux ſaints ; qu'il avoit inutilement cherché à calmer les eſprits, qu'on ne l'avoit point à peine écouté.
Tous ces diſcours me firent tant de peur que je ne balançai point un inſtant à prendre mon parti. Je ſortis ſeule de ma maiſon, car le Moine me repréſenta qu'il y auroit trop de riſque pour lui de m'accompagner, & je gagnai le premier Village : j'y louai un cheval ſur lequel je me rendis à la Ville la plus prochaine. Delà, je députai un homme avec ordre de vendre mes meubles, de m'apporter mes hardes & mon linge, & ſur-tout de ne point dire où je m'étois retirée. Ma commiſſion fut faite très-promptement & très-fidélement. Mon chargé de procuration m'apprit à ſon retour, qu'on avoit conçu pour moi une telle horreur dans le Village, qu'il avoit eu beaucoup de peine à vendre mes meubles, ſous prétexte qu'on ne vouloit rien avoir qui m'eût appartenu ; que l'Organiſte avoit été chaſſé ignominieuſement ; que ſon Commis avoit ſubi le même ſort, qu'on ne ſavoit ce qu'étoit devenu l'enfant qui avoit été trouvé avec nous, & qu'il n'avoit pas reparu depuis ; mon homme voulut mêler à ſon récit quelques réflexions ; mais je l'interrompis. M'apportes tu de l'argent ; lui dis je ? Oui, Madame ; c'eſt bon. Voila ce que je t'ai promis : nous ſommes quittes.
L'argent que j'avois économiſé dans mon ménage, avec ce que j'avois retiré de la vente de mes effets, faiſoient à peu près une ſomme de mille écus. Comme la paſſion de l'or augmente à meſure qu'on en poſſede, je formai dès ce moment des projets de fortune, & pour les exécuter, je pris la route de Paris. J'y louai un appartement dans le quartier le plus beau & le plus fréquenté, & je le meublai magnifiquement. Il eſt vrai que je ne payai qu'un quart de ce que me coûtoient les meubles, & que je fis des billets pour le reſte. Richement vêtue, j'allois dans toutes les promenades ; jamais je ne manquois les jours d'Opéra, eſpérant de rencontrer quelque bonne fortune.
Il y avoit cinq mois que je menois ce genre de vie, & je ne voyois perſonne ſe préſenter ; pour comble de malheur mon argent étoit dépenſé, les billets que j'avois faits n'ayant pas été payés à leur échéance, le tapiſſier avoit obtenu une ſentence contre moi. Mon hôte me menaçoit de me donner congé ; enfin le marchand de vin & le traiteur ne vouloient plus me faire crédit. Je voyois avec la douleur la plus amere, que j'allois retomber dans l'état où j'étois quand je ſortis de l'Hôtel-Dieu, lorſque par le plus grand hazard je fus tirée bien à propos de cet embarras.
Un jour que j'étois aux Thuilleries & que je marchois à grands pas, comme une perſonne qui a la tête fort occupée, je fus rencontrée par un jeune Officier, qui s'apperçut à ma démarche que je devois éprouver de cruels chagrins. Il me ſuivit long-temps ſans que je m'en apperçuſſe, ou plutôt la nuit m'ayant obligé d'interrompre ma promenade, je ſortois des Thuilleries quand il m'aborda. Le cavalier, me dit-il, qui devoit vous reconduire chez vous, aura probablement été forcé de manquer à ſa promeſſe, voudriez-vous, Madame, que j'euſſe l'honneur de prendre ſa place. Je vous avoue que je ne puis avoir la dureté de vous voir aller ſeule. Après quelques façons j'acceptai ſon bras. J'étois enchantée de cette heureuſe rencontre, qui devoit, ſelon toutes les apparences, réparer le déſordre de mes affaires. Nous prîmes un fiacre au Carrouzel, & j'arrivai chez moi en très peu de temps. Dès que mon hôte, qui attendoit mon retour avec impatience, me vit deſcendre de voiture, il n'attendit pas que je fuſſe ſeule pour me dire qu'il s'étoit paſſé bien des choſes depuis que j'étois ſortie ; qu'une cohorte d'Huiſſiers, en vertu d'une Sentence rendue contre moi, étoit venue ſaiſir mes meubles, & qu'il étoit bien fâché de n'avoir pas été prévenu ; qu'il y auroit fait oppoſition pour ce que je lui devois. À cette nouvelle je ne pus retenir mes larmes, ni m'empêcher de m'écrier, que je ſuis malheureuſe Mon hôte ne ceſſoit de répéter de ſon côté : qui me payera les loyers de votre apartement à préſent ? Raſſurez-vous, Monſieur, dit l'officier, ce ſera moi ; pour vous, Madame, conſolez-vous, comptez que je vous retirerai de l'embarras où vous êtes. Nous montâmes dans ma chambre, dont la vue m'arracha de nouvelles larmes.
Après lui avoir conté toutes mes affaires ou plutôt lui avoir fait une hiſtoire plus propre à toucher ſa ſenſibilité, que conforme à la vérité, il fut décidé que mon hôte ſeroit payé ſur le champ de ſes loyers, que je quitterois mon appartement dès ce ſoir là même, & que j'irois demeurer avec cet Officier.
Après toutes ces conventions, l'hôte fut appellé & payé. Cet homme étoit ſi content qu'il fatiguoit mon nouvel amant par ſes remerciemens. Il ſeroit, je crois demeuré deux heures avec nous s'il n'eût été chargé de nous faire apporter à ſouper.
Notre repas fut aſſez gai, & nous y bûmes raiſonnablement, pendant le temps du deſſert, je vis que mon amant commençoit à s'échauffer. Il s'étoit approché de moi & m'indiquoit par ſes careſſes une partie de ſes deſirs.
Il ne vous fut ſûrement pas poſſible de les ſatisfaire, me dit le lecteur ; mais il ſe trompe beaucoup. L'officier défit ſes habits ; j'en fis de même. Les uns nous ſervirent d'oreiller, les autres de matelas ; & nous fûmes tous deux fort contens. Après cela nous nous r'habillâmes, & je quittai ſans regret une maiſon où j'avois été ſi malheureuſe.
Mon amant ayant été obligé d'aller rejoindre ſon régiment, & n'étant point aſſez riche pour m'entretenir pendant qu'il ſeroit à ſa garniſon, nous fûmes obligés de nous ſéparer un mois après notre connoiſſance. L'argent qu'il me laiſſa n'étoit point aſſez conſidérable pour fournir long-temps à mes beſoins ; auſſi je ne tardai pas à éprouver tout ce que la miſere a de plus affreux. J'étois réduite à loger dans ces auberges où l'on donne deux ſols par nuit, quand il me vint dans l'eſprit d'aller voir ce garçon marchand de vin à qui j'avois eu jadis tant d'obligation. J'appris qu'il ne demeuroit plus dans le même endroit, qu'il étoit marié & établi aux Porcherons ; en un mot, qu'il faiſoit très bien ſes affaires. J'eſpérai que conſervant encore un reſte d'amitié pour moi, il ne m'abandonneroit pas dans mon malheur.
Enhardie par cet eſpoir, je n'héſitai point de l'aller trouver à ſon cabaret. En entrant je l'apperçus qui étoit à ſon comptoir. Quant à lui, il ne me reconnut point. Après avoir attendu aſſez long-temps qu'il vînt dans la ſalle où étoient les perſonnes qui buvoient, je le vis enfin paroître. Auſſi-tôt je m'approchai de lui & lui annonçai à voix baſſe que j'aurois un mot à lui dire en particulier. Il me fit entrer dans un cabinet ; & dès que nous fûmes ſeuls je lui parlai ainſi : l'état où je ſuis réduite vous empêche de reconnoître votre chere Suzon. J'eus à peine prononcé mon nom, qu'il ſauta à mon col & m'embraſſa ; comment c'eſt vous, me dit-il ; & mon cœur ne me l'a pas annoncé ? Que j'ai de plaiſir à vous voir Mais dans quel état vous trouvai-je ? Contez-moi donc ce qui vous eſt arrivé, & pourquoi vous êtes retombée dans la miſere. N'y auriez-vous pas un peu contribué ? Avouez-le moi franchement. Je n'eus garde d'en convenir. Je lui fis au contraire une hiſtoire qui étoit tout à mon avantage. Je ne puis, me dit mon cher Nicolas, faire pour vous ce que je ferois ſi j'étais encore garçon. Je ſuis obligé, à présent que j'ai des enfans, de mettre des bornes à ma généroſité. Je ne veux cependant pas vous voir ces guenilles ſur le corps. Voici de l'argent pour acheter des habits, revenez ce ſoir me trouver ; & vous me demanderez, en préſence de ma femme, à entrer chez moi en qualité de Danſeuſe : je conſentirai de vous prendre à raiſon de 15 ſols par jour. Je ſents que cette ſomme eſt très-modique. Auſſi je vous donnerai 15 autres ſols, ſans que ma femme ni vos compagnes le ſachent. J'aurois pu, ſi j'avois été plus économe, amaſſer quelque choſe ; mais je reſſemblois à mes autres compagnes, je n'avois jamais un ſol, ſans ſavoir à quoi j'employois mon argent. Je fis ce métier l'eſpace de quatre ans, & je ne le quittai que par rapport à une ſcène plaiſante qui m'arriva, & que je vais raconter.
Je revenois un ſoir chez moi ſort tranquillement, lorſque je rencontrai deux ſoldats qui me parurent très-échauffés par le jus de la treille. Ces Meſſieurs-là n'ont pas coutume de laiſſer paſſer une femme, ſur-tout quand elle eſt ſeule, ſans chercher à pouſſer leur pointe : ceux dont je fis la rencontre étoient préciſément de ce nombre-là. Ils s'approcherent de moi, me tinrent des propos aſſez gaillards auxquels je ne répondois pas. Je les voyois en trop bon train pour chercher à les exciter. Des propos ils en vinrent aux geſtes, & malgré ma réſistance, ils me prirent l'un & l'autre ſous le bras. Au lieu de rentrer dans Paris, mes chevaliers prirent le chemin de Mont-martre. Je fis de nouvelles réſistances en voyant la route qu'ils prenoient ; mais tous mes efforts furent vains, & il fallut céder à la force. Dès que nous fûmes dans la campagne, le premier bled qu'ils rencontrerent leur parut propre à ſatisfaire leurs déſirs ; ils m'y firent entrer, ſans me demander ſi c'étoit de mon goût. Comme les ſoldats ne ſont pas délicats, la premiere place qu'ils trouverent fut celle qu'ils choiſirent pour offrir un ſacrifice à Vénus. Le cavalier voulut d'abord me préſenter ſon offrande, mais elle étoit ſi magnifique, qu'elle ne put jamais entrer dans ſon temple, malgré les efforts qu'il fit & les douleurs que j'endurai, ou, pour parler plus clairement, je n'ai jamais vu un vit ſi long & ſi gros. Il étoit d'une taille à faire reculer la putain la plus intrépide. Si les cris que je fis, & le mal qu'il ſouffroit lui-même, n'eût ſuſpendu ſa rage, c'en étoit fait de moi, les deux trous n'en auroient plus fait qu'un.
Je ne pus appaiſer l'ardeur de mon redoutable fouteur qu'en le branlant ſix fois. Quand ce ſur le tour du grenadier, autant ſon camarade m'avoit fait souffrir, autant celui-ci me fit de plaiſir. Il n'étoit pas moins vigoureux ; mais au moins avois-je de quoi le ſatisfaire amplement. En revenant, le Cavalier peſtoit contre la groſſeur de ſon vit, & ſe plaignoit d'une réſistance très peu commune dans les filles de mon état. Déjà nous traverſions les Porcherons, quand j'apperçus une brouette de Gagne-petit à la porte d'un cabaret. À cette vue, il me vint une idée très-plaiſante.
Vous vous plaignez, dis-je au Cavalier, de la groſſeur de votre vit : voici une meule qui ſe préſente très-à propos. En le repaſſant deſſus, vous le rendrez plus aigu & plus propre à vous en ſervir. Le grenadier ne manqua pas d'applaudir à ce que je diſois, & nous nous diſpoſâmes à profiter de cette heureuſe découverte. Malheureuſement le Gagne-petit, qui étoit à boire, avoit emporté ſon ſeau ; cet obſtacle ſe ſeroit oppoſé à notre deſſein, ſi le grenadier ne m'eût propoſé de monter ſur la brouette, & d'arroſer la meule en piſſant deſſus. L'idée de cette ſcène étant de moi, je conſentis à y jouer un rôle. Je me plaçai ſur l'endroit qui ſoutient la meule, qui se trouvoit, par ce moyen, entre mes deux jambes. Ne voulant pas donner plus d'eau qu'il n'en falloit ; je ſerrois d'une main les levres de mon con, pour ne laiſſer à l'urine qu'un très-petit paſſage, & de l'autre, je ſoutenois mes jupons & ma chemiſe qui étoient relevés. Le grenadier, pour ne pas demeurer oiſif, ſortit ſon vit de ſa culotte auſſi-tôt qu'il vit commencer ſa beſogne, & ſe branla. J'étois fort curieuſe de voir ſi le Cavalier auroit le courage de ſupporter long-temps cette douloureuſe opération. Mais nous commencions à peine, lorſque le Gagne-petit parut. Voulant faire part à ceux qui étoient dans le cabaret de la ſingularité de ce ſpectacle, il ſe hâta d'y rentrer en criant : venez, venez voir ; venez donc voir. Pluſieurs le regarderent comme un fou ; mais le plus grand nombre ne tarda point à le suivre, & en un inſtant nous nous vîmes entourés par plus de deux cens perſonnes.
Quoique le frottement de la meule fit faire des grimaces affreuſes au ſoldat, je crois qu'il ſeroit venu à bout de ſon deſſein, ſans l'arrivée imprévue de la bande de Durocher. Les deux ſoldats furent tous deux arrêtés, & j'aurais été moi-même conduite à Saint Martin, ſi je ne me fuſſe ſauvée à la faveur du monde qui étoit dans la rue.
Cette hiſtoire ne tarda pas à ſe répandre dans tout Paris. Et le deſir de me voit attira tant de perſonnes dans le cabaret où je danſois, que mon ancien amant auroit en moins d'un an fait une fortune très-brillante, ſi je fuſſe reſtée chez lui. Entr'autres perſonnes que la curioſité amena, il vint un vieux garçon fort riche à qui je plus tant dès la premiere fois qu'il me vit, qu'il me propoſa de m'entretenir. Les conditions qu'il me faiſoit étoient trop conſidérables, pour refuſer ſon offre. Je fis donc le lendemain mes adieux à mon cher Nicolas, qui me vit partir à ſon grand regret. Arrivant chez mon vieil amant, le domeſtique à qui je m'adreſſai me dit que ſon maître étoit à travailler dans ſon cabinet ; mais qu'il avoit reçu ordre de m'introduire dès que je me préſenterois.
Comme avant d'y arriver il falloit monter plus de deux cens marches, je ne ſavois pourquoi un homme riche avoit de préférence choiſi pour ſon appartement le grenier de sa maiſon ; mais j'en ſus bien-tôt la raiſon auſſi-tôt que la porte du cabinet fut ouverte, j'apperçus ce vieillard qui me paroiſſoit très enfoncé dans les calculs & qui me fit ſigne, en me voyant entrer, de m'aſſeoir. Pendant tout le temps qu'il reſta ſans me rien dire, je m'occupai à conſidérer les inſtrumens de ſon art, dont ſon cabinet étoit rempli. À leur forme je jugeai dans l'inſtant que mon homme ne reſpiroit que la fouterie.
Je crois, cher lecteur, que la deſcription de deux ou trois de ces inſtrumens vous en fera juger comme moi... Il y avoit, par exemple, deux Spheres qui étoient ſoutenues ſur des vis. Le corps d'un téleſcope qui étoit ſur ſa table, en repréſentoit un d'une groſſeur énorme, à l'extrémité duquel pendoient deux couilles couvertes d'un poil noir & touffu. J'avois à peine fini mon examen, quand cet Aſtrologue m'adreſſa la parole. Je ſuis fâché, me dit-il, de vous avoir fait une réception auſſi peu civile, & je compte aſſez ſur votre bonté pour eſpérer que vous me la pardonnerez. Il vint enſuite s'aſſeoir auprès de moi, paſſa une main dans mon eſtomac, l'autre ſous mes jupon, & me patina tout à ſon aiſe.
Je me laiſſois faire tout ce qu'il vouloit, attendant avec impatience ce que produiroient tous ces attouchemens ; mais ayant mis la main dans les culottes de mon homme, je me doutai, au mauvais état dans lequel je trouvai ſes pieces, qu'il n'y auroit rien à gagner pour moi. Ce que j'avois prévu m'arriva.
Je fus conduite dans l'appartement qui m'avoit été deſtiné, très-peu ſatisfaite de n'avoir pas été étrennée. Les complaiſances de ce vieillard adouciſſoient mon ſort ; de plus, l'eſpérance que par ſa mort il me débarraſſeroit bien-tôt de ſa triſte figure, & qu'il me laiſſeroit une rente aſſez honnête pour n'avoir point à redouter les caprices de la fortune, étoit un motif aſſez puiſſant pour m'engager de prendre mon mal en patience. D'ailleurs devois-je exiger de lui plus qu'il ne pouvoir ? Le temps où j'avois le plus à souffrir étoit l'hyver. On sait que ceux qui donnent dans l'aſtronomie dorment peu pendant ce temps qui eſt très-propre à faire leurs découvertes. Quelquefois ce vieillard, enthouſiaſmé de ſon art, venoit me chercher dans mon lits, ne me donnoit ſouvent pas le temps de m'habiller, pour me faire prendre part à la joie qu'il avoit reſſentie, d'avoir apperçu le paſſage de telle Planette ſous telle autre qu'il me nommoit & dont j'ai oublié le nom. Dans ce moment il me faiſoit aſſeoir ſur lui. J'avois les cuiſſes très-écartées. Lorſque ſon vit avoit acquis un peu de fermeté, ce qui arrivoit très-rarement, il le faiſoit entrer dans la mortaiſe : enſuite il me diſoit : prends les couilles du téleſcope dans ta main, cherche le point de vue. Dès que j'avois fait tout ce qu'il m'avoit dit ; vois-tu, me diſoit-il, telle choſe. Quoique je ne viſſe rien le plus ſouvent, je répondois toujours oui, & lui diſois : de tout ce que vous me dites, qu'en concluez-vous ? Ce que j'en conclus, me répondoit mon inſupportable amant, que nous aurons une éclypſe de ſoleil dans vingt ans, une autre dans à-peu-près le même temps, & qu'elles ſeront toutes deux très viſibles en Europe. Ses pronoſtics devoient toujours arriver dans un temps ſi éloigné, que je ne pouvois pas le prendre en défaut.
Telle a été la vie que j'ai menée pendant huit ans avec ce vieillard. Elle étoit peu conforme à l'enjouement & à la gaieté de mon caractere. Je ne ſerois pas cependant fâchée d'avoir fait le ſacrifice de ce temps bien précieux, à la vérité, pour moi qui étoit déjà parvenue à un certain âge, ſi je n'euſſe eu le malheur de perdre cet homme, qu'une mort ſubite m'enleva la veille du jour qu'il avoit deſtiné pour me faire une rente viagere de mille écus. Ses parens, qui ne ſoupiroient qu'après ſa ſucceſſion, me donnerent à peine le temps d'emporter mes effets, & me renvoyerent avec le peu que j'avois.
J'appris heureuſement, dans ce temps-là, qu'un Baladin de deſſus le rempart avoit beſoin d'une Actrice pour repréſenter dans les Pantomimes. Quoique je ne connuſſe point le théâtre, je payai d'effronterie : j'eus la hardieſſe de me préſenter, & j'eus le bonheur d'être reçue. Huit jours après, je débutai à l'entiere ſatisfaction du Directeur de cette troupe, qui ne s'y connoît pas, & avec les applaudiſſemens d'un public qui n'a pas le ſens commun. Car on ſait que ce ſpectacle n'eſt ordinairement rempli que de petits-maîtres, de laquais & de catins.
Des Sauteurs Eſpagnols qui repréſentoient alors ſur le même théâtre leurs tours de force, m'offrirent de partager leur chambre avec moi. Ils avoient avec eux une autre femme qui n'entendoit pas un mot de François, & à qui j'ai eu l'obligation de donner de l'ame, de l'expreſſion & de l'énergie à mes geſtes. Comme nous n'avions que ce moyen pour nous entendre, il falloit que chaque geſte ſignifiât bien ce que nous voulions dire, pour pouvoir être compris.
Ceux qui auront lu ces Mémoires, conviendront, je crois, que mes différens amans, qui avoient tous plus de lubricité les uns que les autres, m'avoient enſeigné bien des ſortes de poſtures. J'imaginois même qu'après un cours de leçons auſſi variées, il n'étoit plus poſſible de me rien montrer : eh bien je me trompois. Avec mes Eſpagnols nous foutions d'une maniere tout-à-fait conforme à leur état, ou pour mieux dire, toujours en ſautant. Quand nous voulions faire nos exercices, nous nous mettions tous nuds comme la main. La ſociété préféroit toujours celui que je vais citer.
Quelquefois ils plaçoient ma compagne à quelque diſtance de moi, ils la faiſoient pencher contre terre, appuyée ſur ſes pieds & ſur ſes mains ; & moi ils me mettoient dans un ſens tout contraire, c'eſt-à-dire, que j'étois à la renverſe, mais également soutenue ſur mes pieds & ſur mes mains. Alors celui qui avoit été aſſez adroit pour m'enfiler avec ſon vit en courant ſur moi, étoit jugé digne de me foutre, mais à condition qu'au moment de la décharge il m'enleveroit dans ſes bras & feroit un ſaut périlleux en arriere avec moi. Celui qui mettoit à côté du noir devoit me ſauter par-deſſus le corps & eſſayer ſon adreſſe ſur ma compagne s'il réuſſiſſoit, il étoit également ad mis à l'honneur de la baiſer : avec cette différence qu'il devoit, dans l'inſtant du plaiſir, enlever ſa maîtreſſe & la relever de terre ſans d'autre ſecours que celui de ſon vit. Les maladroits payoient une amende que nous partagions, ma compagne & moi.
Les Eſpagnols ne reſterent que ſept à huit mois à Paris. Je les vis partir avec chagrin. Il auroit cependant mieux vallu que je ne les euſſe jamais connus car ils me laiſſerent, pour me rappeller leur ſouvenir, une maladie encore plus commune dans leur pays que dans la France. Je veux parler de celle qu'apporta Criſtophe Colomb de ſes voyages, & que l'Europe doit à la découverte du nouveau monde.
J'aurois été bien heureuſe ſi j'avois pu, en communiquant la vérole que j'avois reçue, la laiſſer dans cette troupe, quand je fus obligé de la quitter, quelque temps après le départ des Eſpagnols ; & voici ce qui a donné lieu à ma ſortie.
Je faiſois chambrée depuis quelque temps avec l'Arlequin & le Pierrot du même ſpectacle. Tous deux étoient très foux & me divertiſſoient infiniment. Ils ſembloient ſe diſputer tous deux à qui imagineroit l'extravagance la plus complette ; un jour qu'ils avoient l'un & l'autre copieuſement dîné ; veux-tu gager, dit l'Arlequin au Pierrot, que ſi Mademoiſelle conſent à s'y prêter, je la baiſe dans une couliſſe pendant la Pantomime de cette nuit, & que je ne manquerai aucune des Entrées de mon rôle. Le Pierrot dit qu'il y conſentoit, qu'il s'offroit même à lui prêter ſon dos. J'aurois bien dû m'oppoſer à cette entrepriſe. J'avois payé aſſez cher pluſieurs de mes folies pour être corrigée du deſir d'en faire de nouvelles. Cependant celle ci me parut d'un genre ſi comique, que j'aurois été fâché qu'elle n'eût pas eu lieu.
Dans un moment donc de la Pantomime où l'on repréſentoit un orage terrible, accompagné d'éclairs & de coups de tonnerre, dans le temps que le théâtre n'étoit preſque point éclairé, la gageure s'exécuta. Le Pierrot ſe mit à genoux & s'appuya ſur ſes mains. Je me plaçai ſur le bord de ſon derriere, les cuiſſes écartées, & préſentois le con en avant le plus qu'il étoit poſſible. La poſture de l'Arlequin étoit toute naturelle. Il devoit fléchir les genoux, pour que ſon vit ſe trouvât vis-à-vis de l'entrée du boſquet de Cythere.
Ce qu'il fit effectivement. Quand Pierrot, averti par le poids de ſa charge qui augmentoit, ſentant que l'ennemi étoit près d'entrer dans la place, hauſſa le cul & le fit parvenir juſques dans l'intérieur de la cité, je commençois à me pâmer ; Pierrot nous ſollicitoit de nous dépêcher ; quant à mon cher Arlequin, quoiqu'il ne proférât pas une ſeule parole, ſes coups de cul plus vifs & plus répétés annonçoient qu'il ne me feroit pas attendre long-temps le moment deſiré, lorſque le théâtre ayant été éclairé ſans que nous nous en apperçuſſions, nous fûmes à la vue de tous ceux qui étoient placés dans le côté oppoſé à la couliſſe où cette ſcène ſe paſſoit. Les éclats de rire obligerent notre directeur de regarder. Il vint, conduit par les yeux de ceux qui nous regardoient, droit à l'endroit, où nous étions. Furieux qu'un pareil ſcandale eût été occaſionné dans ſon ſpectacle, il envoya chercher un ſergent Major du Guet ; mais nous n'attendîmes point ſon arrivée. Quant à moi, je me ſauvai par deſſous le théâtre, & gagnai promptement la porte qui donne ſur la rue qui eſt derriere le rempart. Je ne ſais ſi l'Arlequin & le Pierrot furent arrêtés, ſi la piéce put être continuée, & je ne m'en ſuis même jamais inquiétée.
Après m'être cachée pendant quelque temps dans un cabinet que j'avois loué ſous un faux nom, dans le faux-bourg Saint Germain, l'argent commençant à me manquer, je fus obligée de me retirer dans un bordel : digne réfuge de celles qui ont mené une conduite ſemblable à la mienne.
Pour comble d'infortune, j'étois en proie aux douleurs d'une maladie cruelle, qui ne me laiſſoit point un inſtant de repos. Mon état étoit d'autant plus triſte, qu'il en eſt d'un bordel comme d'un Couvent. Un Moine qui n'a point aſſez de talent ou aſſez de ſoupleſſe dans l'eſprit pour faire de ſon confeſſional un bureau où il force ſes pénitens de venir à contribution, eſt sûr qu'il ſera très à plaindre dans ſa Communauté ; de même une fille de joie recevra toutes ſortes de mauvais traitemens de la Maquerelle ſous qui elle ſera, ſi ſes charmes ne ſont pas aſſez appétiſſans pour conſerver les anciennes pratiques & même pour en attirer de nouvelles.
J'éprouvai long-temps ce que je viens de dire, moi ſur-tout qui ne pouvois être offerte qu'aux perſonnes que nous ne connoiſſions pas, & que nous n'avions pas, par conſéquent, grand intérêt à ménager. À la fin cependant ma douceur & mes complaiſances obtinrent grace pour moi auprès de la Mere Abbeſſe. Elle m'accorda ſon amitié & ſa con fiance, & j'étois l'ame de tous ſes ſecrets. Dans le récit qu'elle m'avoit fait de ſa vie, j'avois remarqué qu'elle avoit eu ſûrement beaucoup de tempérament. Un jour que je lui en parlois, elle m'avoua que non-ſeulement elle en avoit eu un des plus violens, mais même qu'elle étoit obligée encore de ſe branler preſque toutes les nuits. Il faut vous dire, cher Lecteur, que la bonne Dame avoit plus de ſoixante ans, & qu'il y avoit à parier qu'elle conſerveroit ce goût-là juſqu'à la mort.
L'aveu qui venoit de m'être fait, me fit venir une idée ; & j'eſpérai faire ma cour en exécutant mon projet. D'abord en travaillant pour la Mere Abbeſſe, je devois auſſi y trouver mon compte. Voici ce que j'imaginai, pour pouvoir nous paſſer d'hommes.
Il y avoit dans la chambre où nous étions, un vieux rouet, qui avoit jadis ſervi à dévider du fil. Je l'armai de huit godemichés, que je plaçai en dehors, vis-à-vis de chaque rayon de la roue ; & dès qu'il fut achevé, nous en fîmes l'eſſai.
Nous nous placions ainſi : l'une étoit penchée ſur un buffet, la chemiſe relevée juſques ſur les épaules, & cul allongé autant qu'il étoit poſſible : l'autre également nue, étoit à peine appuyée à la renverſer ſur le ſiége d'un fauteuil, & ſe tenant les cuiſſes extrêmement écartées : le rouet étoit établi entre nous à égale diſtance. Une jeune perſonne qui étoit depuis peu avec nous, & qui n'avoit pas beſoin de ce ſecours pour ſatisfaire ſa paſſion à peine naiſſante, nous rendoit le ſervice de tenir la manivelle de la roue, & de la faire tourner. Lorſque par le frottement des godemichés, nous ſentions qu'ils touchoient les levres de notre con, nous nous élancions deſſus & les faiſions entrer très-avant. Nous répétions la même choſes autant de fois qu'il le falloit pour provoquer la décharge. Lorſque nous avions fini, les godemichés ſe démontoient, & le rouet ſervoit à dévider tout comme auparavant.
Tels ſont les mets auxquels je ſuis forcée d'être réduite à preſent. Combien je me ſerois épargné de chagrin, ſi dans des temps plus heureux pour moi, j'avois ſu mettre des bornes à mes deſirs.
Comme depuis quelque temps je venois de finir d'écrire tout ce qui m'étoit arrivé dans la vie juſqu'à ce jour, l'habitude de réfléchir, que j'avois nécessairement contractée en rédigeant mes Mémoires, me faiſoit retomber, preſque malgré moi, dans de nouvelles réflexions. Le malheur de celles qui ſont obligées, par état, de ſervir aux plaiſirs du public, & le ſort encore plus cruel qui les menace, ſe préſentoient ſouvent à mon imagination. Il eſt vrai que tout contribuoit à nourrir cette idée dans mon eſprit, & que je n'entendois de tous côtés que des plaintes. Accoutumée à dire & à écrire tout ce que je penſois, enhardie d'ailleurs par le Miniſtre qui étoit à la tête des Finances, & qui avoit déclaré publiquement qu'il accueilleroit d'un regard favorable tous les Plans ſur la partie Économique, je me mis ſur les rangs, & j'écrivis le Plan ſuivant. Quand il fut fait, j'en fis la lecture à une perſonne de bons ſens, qui nous rendoit ſouvent viſite. Feignant de ne pas vouloir croire aux éloges qu'il me donna après en avoir entendu la lecture, je lui dis : puiſque vous trouvez tant de bon ſens dans mon Plan, oſeriez-vous, Monſieur, vous en avouer l'Auteur, s'il venoit à être exécuté ? Oui, oui, Mademoiſelle, me dit-il : je me charge même de le préſenter moi-même à Monſieur le Contrôleur Général. La précaution que vous avez eue de le faire au nom d'un homme, empêchera le plus petit changement ; & j'y vais de ce pas.
Il ſortit auſſi-tôt, en m'aſſurant qu'il le feroit appuyer.
Je ne veux pas, cher Lecteur, vous priver de la lecture de ce petit ouvrage que j'ai nommé avec raiſon, Chimère raisonnable. : vous le trouverez donc à la ſuite de mes Mémoires.
CONCLUSION.
Dès que j'eus fini la lecture des Mémoires de ma chere Suzon, je prévins les réflexions qu'alloit sûrement faire mon cher Comte, en lui diſant que la fin malheureuſe de mon amie m'inſtruiſoit plus que tout ce qu'on pourroit me dite, & qu'elle n'étoit qu'une ſuite de la conduite qu'elle avoit menée pendant toute ſa vie. Ses foibleſſes, lui dis-je, ſeront continuellement devant mes yeux, pour m'apprendre à être en garde contre les miennes. Je jure, en un mot, par l'amour ſincere que j'ai pour vous, & par la reconnoiſſance éternelle que je vous ai vouée, de vous demeurer toujours fidelle, & n'avoir jamais d'autre volonté que la vôtre. Je lui ai tenu parole, & je coule des jours paiſibles dans le ſein d'un ami qui m'eſtime & qui m'aime.
Fin des Mémoires de Suzon.
LA PERLE DES PLANS ÉCONOMIQUES, OU LA CHIMÈRE. RAISONNABLE PREMIÈRE PARTIE
La miſere des Auteurs & les ris du public n'ont pu couper toutes les têtes à l'hydre renaiſſant des Économiſtes. Non, leur mauvais ſuccès & phyſique & moral ne les a pas tous rebutés. En voici un nouveau qui vient peut-être augmenter l'épais athmoſphere d'ennui, qu'a répandu ſur nos climats le tourbillon de ſes confreres, & que n'a pas encore diſſipé le ſouffle du temps. N'importe, il oſe eſpérer de l'indulgence de M. Turgot qu'il daignera jetter un œil favorable ſur un projet intéreſſant, qui, de plus, ſe flatte du mérite de la nouveauté.
En effet, de tous ces politiques profonds qui ſe rongent les doigts, qui ſe frottent le front, qui mettent leur cervelle à l'alambic, pour en exprimer une idée qui leur procure quelque choſe de plus qu'un cure-dent, un verre d'eau & la Gazette ; de toutes ces vieilles Sybilles de caffé, il n'en eſt point qui air ſeulement ſoupçonné le phénix des Plans Économiques. Se ſont-ils jamais imaginé qu'un membre toujours pernicieux au corps de l'État, pût lui devenir très-utile, qu'un membre avide du ſuc de ſes voiſins pût entretenir en eux tout l'embonpoint, toute la fraicheur de la ſanté ; enfin qu'un membre ſouvent gangrené pût rendre les autres plus ſains & plus robuſtes ? Et quel eſt donc ce membre ? Sans doute la malignité croit déjà que ma plume indiſcrette a l'audace d'attaquer les vénérables ſoixante de l'Académie de Plutus, qui, pour la plupart, nourriſſent généreuſement les triſtes quarante de l'Académie d'Apollon ; point du tout. À la vérité, la différence n'eſt pas grande. Le membre de l'État dont je parle, naît, croît & s'aggrandit comme nos Publicains : en un mot, je parle des Courtiſannes.
Ces milliers de ſauterelles qui jadis affligerent l'Égypte, inondent aujourd'hui non-ſeulement les Villes de la France, mais encore celles de l'Univers entier. Sans doute la baguette miraculeuſe de quelque Magicien leur a ôté leur premiere forme, pour leur en donner une preſque ſemblable à la nôtre. Comme nous, leur machine ſe ſoutient & chemine ſur deux jambes ; deux bras ſont attachés à deux épaules, ſurmontées d'une tête comme la nôtre : ſeulement plus de paſſions, plus d'effronterie, anime leurs regards, un coloris menſonger embellit leurs joues ; ſur leur ſein s'élevent deux pommes de rambour qu'un ruban officieux empêche ſouvent de paroître des pommes cuites ; & plus bas, plus bas, alte là... Voilà à peu près la différence de leur forme avec la nôtre.
Le Magicien, en changeant la forme de ces sauterelles, leur a laiſſé malheureuſement leur naturel. Comme celles de l'Égypte, elles ſe répandent dans les rues, dans les places publiques, dans les ſpectacles ; elles ſe gliſſent juſques dans l'intérieur des maiſons, elles rongent tout, dévorent tout, conſument tout ce qui ſe préſente. Si dans l'Égypte il ſe fût trouvé un homme qui d'un mal ſi incommode à l'État, eût procuré un bien très-avantageux, je vous le demande, Meſſieurs les François, que n'eût-il pas obtenu du Monarque ? Eh bien l'Économiſte qui prend la liberté de vous communiquer ſes vues philoſophiques, brûle de rendre ce ſervice à la patrie. Quelles richeſſes, quels honneurs ne doit-il pas attendre, ſur-tout en France, ſur-tout lorſque la bienfaiſance eſt aſſiſe ſur le Trône ?
Rien de plus ſimple que mon plan, rien de plus avantageux que ſon exécution. Procédons d'abord aux moyens. Si la nature du sujet eſt aſſez piquante, du moins tâchons de ne la pas rendre plus faſtidieuſe, par la longueur & la ſéchereſſe des détails.
Elle eſt sûre de faire rouler les eaux du Pactole dans ces temples enrichis des offrandes de mille adorateurs ; elle en eſt ſur cette pomme que produit l'arbre fécond du bien & du mal ; cette pomme que le ſerpent de nos foibles Adams paie à des prix ſouvent répétés, & toujours extraordinaires. Détournons dans l'État, ſeulement un filet de ces ondes dorées & intariſſables ; tout à coup la fertilité reparoîtra, & la diſette fera place à l'abondance.
La difficulté eſt de tromper ces Eves modernes dont la nature eſt de tromper. Mais ne nous effrayons pas à l'aſpect des obſtacles. Combien de fois, même ſans néceſſité, nos Égliſes ont-elles vu dépouiller gaiment leurs Saints reſpectables, qui ſembloient devoir glacer d'effroi les raviſſeurs, par leur mine flegmatique & ſilencieuſe ? Craindroit-on de porter la main ſur les tréſors de ces ſaintes affables, qui ſe communiquent aux mortels avec tant de douceur & d'humanité ?
Suppoſons que je ſois chargé de l'exécution & que je mette la main à l'œuvre. D'abord je choiſis quatre rues aux quatre coins de Paris : enſuite de ſuperbes grilles ferment chaque rue par les deux bouts.
Sans perdre de tems, je prends avec moi les diſciples les plus experts de Saint Côme, je les établis mes lieutenans ; & nouveau général de Cypris, je fais la revue de ſes troupes. Nous courons dans tous les quartiers de Paris, nous viſitons nos amazones... de pied en cap. Toutes les héroïnes qui ne ſont pas encore guéries de leurs anciennes bleſſures, ou qui en ont reçu de nouvelles dans les aſſauts amoureux, obtiennent ſur le champ les invalides dans le Château Royal de Bicêtre ; toutes celles qui peuvent encore faire des campagnes ſont enrolées ſous mes drapeaux.
Mais quels cris de rage & de fureur ſe ſont entendre autour de moi. Au ſecours au ſecours ſi le Miniſtere m'abandonne, mon Plan tombe, l'État eſt ruiné, & moi je ne ſuis plus. Je vois ces Madeleines, au-paravent ſi douces, ſe changer tout à coup en Bacchantes & s'écrier : arrête, audacieux, quoi ne ſommes-nous pas ſous l'appui de la Police ? De quel droit viens-tu troubler nos plaiſirs ? N'avons-nous pas des Couvens réglès où nous payons, en nous damnant, de quoi nourrir les pauvres élus du Paradis ? Arrête, ou ſinon ? avec les compas de nos toilettes, nous t'imprimons, dans toutes les parties du corps, les glorieuſes ſtygmates de Saint François.
D'un autre côté, je vois des Carmes, des Cordeliers & des Capucins, la barbe hériſſée, & la main armée de redoutables cordons, me menacer de m'envoyer au Ciel comme Saint Étienne, ſi j'arrache de leur voiſinage des tentatrices ſalutaires pour mortifier la chair de concupiſcence. Ah ? mes Révérends, ah ? mes charitables Peres ? de quoi vous plaignez-vous ? Je ne porte pas un pied profane dans les piſcines délicieuſes ou vos corps ſe purifient de leur taches journalieres ; retournez-y bien vîte & laiſſez-moi tranquille. Et vous, charmantes poupines, calmez-vous de grace ; écoutez-moi, & vous verrez qu'en cherchant le bien de l'État, je n'oublie pas le vôtre, vous avez déjà des demeures aſſurées : plus d'inquiétudes, plus de crainte. Les viſites importunes d'une groſſiere Police ne vous arracherons plus inhumainement d'entre les bras de l'amour. De plus, le choix de vos compagnes vous honore. Vous êtes le troupeau d'élus dont on a retranché les brebis galeuſes. Sentez-vous, mais ſentez-vous bien ce double avantage ?
Écoutez-moi donc, & ſuivez l'ordre que je veux établir parmi vous.
Toutes mes troupes raſſemblées, vues et revues & duement examinées, je les partage en quatre bataillons ; un pour chaque rue. Je diviſe chaque bataillon eu trois claſſes, en Minois à croquer, en Minois appétiſſans, en Minois plaiſans. Après cette diviſion, qui ne peut manquer d'être heureuſe, puiſqu'elle eſt faite ſelon l'ordre ternaire, Je loge le minois à croquer au premier étage ; au ſecond les minois appétiſſans ; au troiſieme, les minois plaiſans. À meſure que mes héroïnes perdent le don d'animer l'ouvrier ſouvent immobile de la génération, je le fais paſſer du premier étage au ſecond, du ſecond au troiſieme, du troiſieme au quatrieme, au cinquieme, au ſixieme & même au ſeptieme, s'il s'en trouve.
C'eſt dans ces dernieres demeures qu'habiteront les vielles Prêtreſſes qui auront coulé leurs beaux jours au ſervice de Vénus. Toutes auront l'emploi qui convient à leur mérite. Les unes ſeront portieres, les autres vivandieres, celles-la cuiſinières, celle-ci fripieres ; ainſi du reſte. Par-là aucun membre ne devient inutile dans ma nouvelle République.
Vous ſavez que deux grilles ferment chaque rue : autant de grilles, autant des Bureaux. Chaque Bureau eſt pour un côté de l'enclos & ocupe trois perſonnes ; deux Portieres & un Commis. Des deux Tourrieres l'une ouvre la grille & la referme, l'autre par ſa vigilance empêche que le Buraliſte, en travaillant pour les intérêts de l'État, ne travaille auſſi pour les ſiens, & ne prenne plus que le quart de la recette. La devotion amene-t-elle quelque Pélerin dans ces lieux ſacrés Il ne ſe perd pas un ſeul inſtant en demandes & en réponſes inutiles pour ſavoir si Monſieur veut monter au premier étage, où ſont les Minois à croquer ; au ſecond, où ſont les Minois appétiſſans, au troiſieme, où ſont les Minois plaiſans ? La ſurveillante du Commis demande auſſi-tôt : Monſieur veut-il du croquer, ou de l'appétit, ou du plaiſir ? Cela s'entend, & l'on entre auſſi vite qu'à la Comédie.
Mais n'eſt-il pas a craindre que le zele, ou la curioſité ne conduiſe vos adorateurs dans un temple plutôt que dans un autre ? N'eſt-il pas à craindre que leurs mains ne brûlant leur encens que ſur des autels particulierement chéris, cette partialité ne répande la diſcorde parmi vos divinités ? Point du tout : la jalouſie (Prodige incroyable.) eſt bannie de ce nouvel Olympe, & comment ? le voici.
Le Buraliſte tient un nombre de billets égal à celui de mes Nymphes ; le nom & la demeure de chacune ſont écrits ſur chaque billet. Jamais on ne donne le même ; ainſi tous temples ſont fréquentés alternativement. À peine le poſtulant à-t-il remis la ſomme preſcrite, il reçoit un billet, il eſt conduit par un garde dans le ſanctuaire deſiré ; & apres le ſacrifice, il remet fidelement ſon billet au Bureau. Mais auſſi le changement n'eſt-il pas dangereux pour les ſacrificateurs ? Nullement : ma prudence économique a tâché de prévoir à tout. D'abord je vous avouerai naturellement que je n'avois pas envie d'introduire dans ma République féminine, la triſte faculté de Médecine & de Chirurgie : mais enfin, Dieu ne veut-il pas que les animaux, même les plus malfaiſans, vivent ici bas ? En conſéquence dans chaque dépôt d'amour, je fonde quatre places pour deux Chirurgiens & deux Médecins. Leur Principale occupation eſt d'obſerver tous les jours ſi les fontaines du plaiſir ne ſont point, infectées dans leurs ſources, & d'en faire un rapport exact au Directeur, La sûreté ne manquera donc pas d'attirer dans le ſéjour de nos amazones, un grand nombre d'Amateurs ; & j'eſpere que la curioſité n'en procurera pas moins.
Le ſon de la cloche, appelle t-il à dîner où à ſouper ces divinités, qui ne le cédent pas en appétit, aux plus ſimples mortelles ; alors les grilles s'ouvrent gratis pour tout le monde, excepté pour la livrée. Ce qui frappe d'abord les regards, ce ſont les différens portraits des Divinités, leſquels ſont ſuſpendus aux portes des rez-de-chauſſée, avec le titre de chaque étage. C'eſt la que les lunettes, les beſycles & les lorgnettes ſont d'un grand uſage. Aprés l'examen des copies, l'on paſſe à celui des originaux, qui ſe trouvent dans les réfectoirs. Les réfectoirs ſont au nombre de trois, l'un pour les minois à croquer, l'autre pour les minois appétiſſans, & le dernier pour les minois plaiſans. Dans cette arêne tous les prétendus Beaux-eſprits, tous les garçons philoſophes ſont libres de ſe le diſputer par les pointes, les Calambours & les gentilleſſes demi-honnêtes. Mais il faut laiſſer les groſſieretés à la porte, ſous peine d'y être mis ſoi-même. La gaité eſt l'ame de tous les repas ; & l'on eſt ſûr de trouver des antagoniſtes féminins, dont l'enjouement ne laiſſe pas languir la converſation. Du moins l'intention du Fondateur eſt de bannir l'ennui de cet empire amoureux.
C'eſt à ce but que tendent toutes les occupations de mes Citoyennes.
Chaques claſſe a un jour dans la ſemaine pour établir ſes appas dans les promenades publiques, & pour attirer dans ſon temple de nouveaux adorateurs ; tels que des riches Maltôtiers ennuyés de leurs femmes, des Milords Anglois, curieux du bon ton & des Barons Allemands, faiſant leur tour de France : ſans oublier nos petits Abbès, que le bon Dieu paie exactement tous les mois pour ſe divertir ; pour les Syrennes qui ne quittent point la mer de Tendre, tantôt elles prennent le frais ſous les myrthes plantés dans leurs enclos ; tantôt elles s'occupent dans leurs chambres à des lectures ſolides & édifiantes. Point de bibliotheque nombreuſe, mais bien choiſie. Parmi les livres eſſentiels, l'on compte le Débauché converti, ſuivi de l'Ode à Priape, le Moyen de parvenir, la Religieuſe en chemiſe, le Chapitre des Cordeliers, la Pucelle, Thereſe Philoſophe, le Capucin ſans barbe, les Lauriers Eccleſiaſtiques, Margot la Ravaudeuſe, le Portier des Chartreux enrichi des poſtures de l'Arétin, le Compere Mathieu, l'Académie des Dames, la Putain errante, l'Ecole des filles & les, &c. &c. &c. C'eſt dans ces ſources fécondes qu'elles puiſent tous les moyens capables, au défaut de leurs attraits, de tranſporter les hommes dans le Paradis de Mahomet.
Si quelquefois les eſprits animaux irrités par une trop grande agitation du ſang, oſent troubler le repos de mes Nymphes par l'inſomnie : j'ai des armes puiſſantes qui calment ſoudain la révolte. Une Vieille s'approche du lit, ouvre une groſſe vie des Saints, ou un long Mémoire, ou un Mercure de France, ou un Diſcours Académique, ou le monſtrueux Dictionnaire de l'Encyclopédie. À peine la Vieille a-t-elle braqué ſur ſon nez, des lunettes, à peine a-t-elle balbutié quelque ligne
De ces livres vantés effet prodigieux
La Nymphe en ſoupirant, baille & ferme les yeux.
Voilà, voilà les ſecrets merveilleux dont ſe ſervent mes agréables ſolitaires pour plaire aux autres, ſe plaire à elles-mêmes dans leur retraite & chaſſer de leur ſociété la maladie de l'ennui ; maladie commune aux cercles les plus brillans.
Tout État tomberoit bientôt dans la langueur, s'il n'étoit animé par le reſſort Je l'émulation & qui peut mettre ce reſſort en mouvement, ſi ce n'eſt l'eſpoir des récompenſes ? C'eſt là le ſoutien inébranlable de tout établiſſement : c'eſt-là le véritable aliment qui entretient le feu ſacré ſur l'Autel de Veſta. Parmi les récompenſes, j'en réſerve une auſſi flatteuſe qu'honorable. Quelle eſt-t-elle ? Une retraite aſſurée pour toutes les vétérantes, qui comptent vingt-cinq ans de ſervice ſous les drapeaux de Vénus.
Obſervez cette reſtriction, qui n'eſt pas inutile pour le maintien de la paix & du bon ordre. Je, le ſais, il n'eſt guere poſſible d'empêcher les tracaſſeries & les querelles parmi les eſcadrons coëffés ; mais dans ces nouveaux Couvens, qu'aucune None, entraînée par son penchant féminin, ne faſſe agir trop rudement le Pied ou la main ; qu'elle n'arrache point de cheveux, qu'elle ne déchire ni coëffe ni mantelet. Je ne les force point, comme Jupiter à prendre la figure de différens animaux pour échapper à ma fureur : mes Déeſſes n'en ont point le pouvoir, ni moi la volonté ; ſeulement chaque action violente, recule d'un mois l'entrée au port de la grace & du ſalut. Quant à ce port, je le laiſſe au choix du Miniſtere. À mon avis, on ne feroit pas mal d'honorer de ce choix le Couvent des Céleſtins, où trois ou quatre tondus, tout au plus, dans la crainte ſans doute d'étourdir les Saints en aboyant le parchemin, emploient une moitié de leur vie à dormir, & L'autre à rien faire. Aucun lieu ne me paroît plus convenable aux Vieilles émérites pour finir leur carriere dans le chemin du ſalut.
Mais ſans m'en appercevoir, je parle déjà des avantages qui réſultent de mon établiſſement. Arrétons-nous un moment pour reprendre haleine. Nous allons entrer dans cette partie intéreſſante qui doit être le but principal de tout plan Économique.
LA PERLE DES PLANS ÉCONOMIQUES, OU LA CHIMÈRE. RAISONNABLE SECONDE PARTIE
C'est une vérité conſtante : les hommes dans leurs états diſcordans concourent tous, ſouvent ſans y penſer, à l'harmonie générale ; les uns par l'emploi purement phyſique de leurs mains & de leurs bras ; les autres, par le mélange du premier emploi avec celui de la raiſon ; d'autres enfin, par le commerce ſeul de la raiſon qu'ils conſultent dans le ſilence de la ſolitude.
Le devoir de ces derniers, que l'ignorance regarde ſouvent comme des êtres inutiles, eſt d'éclairer la patrie avec le flambeau de leurs connoiſſances.
Malheur au mortel qui change ce flambeau divin en feu follet, pour égarer & précipiter dans l'abîme, ſes infortunés Concitoyens. L'exécution de la poſtérité eſt ſa récompenſe ; & cette triſte récompenſe, on cherche à l'obtenir, lorſqu'ennuyé des pas lents de la réflexion, on ſe laiſſe entraîner par la fougue d'une imagination trompeuſe. C'eſt un Téleſcope qui préſente tous les objets ſous une face attrayante & ; flatteuſe ; c'eſt une Fée qui tranſporte tout-à-coup dans des Palais enrichis d'or & de diamants ; dans des plaines émaillées de fleurs, & arroſées par le criſtal des fontaines ; dans des bocages rafraîchis par l'haleine des Zéphirs & égayés par le chant des oiſeaux. Le charme ceſſe-t-il, ce ne ſont plus que des landes arrides, des rochers ſourcilleux & d'affreux déſerts... ſi dans ce moment mes yeux enchantés par mon imagination, n'apperçoivent que des avantages chimériques ? que le Miniſtere, que la Nation entiere ſoit mon Juge. Mais qu'on ne prononce qu'après m'avoir entendu.
Semblables au ſuc de la terre qui d'abord nourrit les racines d'un arbre, enſuite ſe communique au tronc, & de-là ſe répand juſques dans les Plus foibles branches, mon Plan Économique étend ſes avantages & ſur l'État en général & ſur toutes les familles en particulier.
Je fixe une certaine ſomme pour chaque claſſe de Minois qui peuplent ce moderne Paphos. 12 liv. pour les Minois à croquer, 6 liv. pour les Minois apètissants, 3 liv. pour les Minois plaisans. Certainement la taxe n'eſt pas exhorbitante. Combien de vieux penards donnent cent fois davantage pour des Minois qui ne ſont rien moins qu'apetiſſans.
Tous les ſoirs les Commis prépoſés prennent le quart de la recette pour l'État. Je n'ai pas envie d'ouvrir le Barême & de remplir des colonnes de chiffres ; ma plume ſe refuſe à des calculs réſervés pour la main sûre du Miniſtere. Mais ou je me trompe, ou l'État doit retirer plus que le triple, plus même que le quadruple de ce que la Police arrache avec tant de peine de nos Couvents ordinaires, Voilà tout à coup de nouvelles ſommes ajoutées aux millions, dont les Proteſtants & les Juifs veulent, dit-on, payer à la France la liberté de prier Dieu. Paſſons aux avantages particuliers.
La portion de l'État ſéparée, le reſte de la maſſe ſe partage entre mes Citoyennes, en proportion de la beauté & de ſervices rendus à la république. Autant de place à remplir, autant de malheureux de moins : & plus les perſonnes choiſies ſont infortunées, plus le choix leur devient avantageux. Précieuſe république Quelles reſſources l'indigence ne trouvera-t-elles pas dans ton ſein
L'on ſent que pour les quatre enclos, il faut quatre Directeurs qui honorent encore plus leur dignité, que la dignité ne peut les honorer. J'eſpere que le Miniſtere Jettera les yeux ſur ces fous antiques, qui se ſont immortaliſés en ſe ruinant avec les Laïs du bon ton. À ce titre, ils méritent d'être les principeaux de ces Colléges. N'eſt-il pas juſte que les auteurs de leurs déſastre en deviennent les réparatrices ? La plupart de mes héroïnes ſeront charmées de les retrouver, dût-on battre la caiſſe dans toutes les parties de la France. Mais je crois qu'il ne ſera pas néceſſaire de ſortir de Paris. Depuis long-tems ces triſtes Croix de S. Louis, qui ont beaucoup de peine à dîner pour dix ſols par repas, excitent ma compaſſion. Ils éprouvent, mieux que tout autre, combien il eſt difficile de vivre de promeſſes. Auſſi veux-je ſuppléer à ces penſions Royales, dont la Cour pour l'ordinaire, fixe le payement à la Vallée de Joſaphat. Je les deſtine à maintenir le bon ordre dans mes États. En qualité de guerriers, ils ne ſeront pas fâchés de finir leur carriere avec des Amazones.
Mon humanité s'attendrit auſſi ſur le ſort de tous ces Commis que M. Albert vient d'éconduire de ſes Bureaux, perſuadé ſans doute que je leur trouverois promptement une place. Car, je ne crois pas qu'une ame auſſi ſenſible que la ſienne voulût les rendre les victimes de la faim. Allons, mes pauvres enfans, ne pleurez pas, ne vomiſſez pas des reproches injurieux contre votre ancien ſupérieur. En voici un autre qui vous tend les bras ; entrez & courbez vous tranquillement ſur les Bureaux de ma Police.
Et vous ; illuſtres Majors de la Gaſcogne, qui, l'eſtomac à jeun, inondez les Portiques de Saint Côme & priez dévotement ce digne Patron, de vous faire la grace d'envoyer beaucoup de badaux dans l'autre monde, afin de reſter plus à votre aiſe en celui-ci ; interrompez vos prieres : quittez ce temple pour me ſuivre. Je n'examine pas ſi vous entendez ſeulement les termes de votre art aſſaſſin : connoiſſez vous la maladie à la mode ? En voilà plus qu'il n'en faut pour ma république.
Et vous, glorieux avortons des Raphaël, des le Brun, des Vanloos, qui ne pouvez trouver des figures aſſez complaiſantes pour ſe laiſſer, eſtropier par vos mains, voici, voici de quoi tirer de la pouſſiere vos palettes & vos pinceaux : quel miracle j'opérerois, ſi j'échauffais votre imagination glacée Sans aller chercher ſi loin l'Italie vous la trouverez ici. Voyez, conſultez ces Nymphes : barbouillez avec ardeur. Chaque année au Carnaval une médaille eſt le prix du tableau le plus amoureux & le plus voluptueux.
Et vous, rimailleurs infatigables, empoulés proſateurs, qui, tout en louant vos ouvrages, envoyez les Libraires & les Imprimeurs à tous les diables, & vingt fois par jour maudiſſez le Ciel de vous avoir inſpiré la fatale penſée de vous servir de la plume, plutôt que de la lime ou du rabot, deſcendez, deſcendez de vos greniers, raſſemblez-vous. Sur le Pont neuf, votre véritable Parnaſſe : de là je vous conduirai en triomphe dans ma brillante république. Je vous en établis les Hiſtoriographes & les Panégyriſtes. Au Carnaval, une médaille eſt également réſervée au livre le plus déteſtable ſur les plaiſirs de l'Amour. Les Académiciens qui jugeront les chef-d'œuvres des concurrents dans la Peinture & l'éloquence ſont les Minois à croquer ; & les vainqueurs auront la liberté de profiter des nuits vacantes de leurs juges.
Quel heureux ſuccès mon plan ne doit-il pas eſpérer, puiſqu'il eſt déjà accueilli avec les plus grands éloges, par mes nouveaux protégés Tous élevent ſes avantages juſqu'au Ciel ? tous remplis d'allegreſſe m'accablent de bénédictions ; tous répetent à l'envi : mortel deſcendu des Cieux pour nous rendre à la vie, ô pere des infortunés, ſans toi nous étions perdus ; ſans toi nous ſerions morts de faim, ou nous nous ſerions jettés la tête en bas dans la riviere. Je me flatte que tout Paris, que toute la France unira bientôt ſa voix à leurs acclamations, en admirant les fruits que fera naître un plan ſi merveilleux.
Alors les fréquentes ſéductions, les orgies nocturnes, les maladies honteuſes, tout diſparoîtra. Des parents ſages ne craindront plus que leurs enfants éloignés de la maiſon paternelle, ſur le déclin du jour, ne laiſſent échouer leur foible innocence contre le premier écueil, & ne raportent ſur un lit de douleur le tableau déſolant de leur naufrage. Les filles le diſputeront moins ſouvent à leurs meres dans l'art de la population. Les femmes, ſous prétexte d'aller au Temple du vrai Dieu, n'iront pas dans celui de l'Amour, y mériter les rentes payées à leurs appas. Les maris curieux d'y porter leurs offrandes, n'auront pas la honte de rencontrer leurs chaſtes épouſes au nombre des veſtales que la Prêtreſſe fait paſſer en revue ſous leurs yeux. Toutes ces beautés de Province, qui ont caſſé leur ſabot dans leur pays, ne viendront plus hardiment au milieu des rues, en vendre les débris aux paſſans. Toute fille reconnue ſans état & ſans mœurs, ſera renfermée dans mes enclos, aprés l'examen requis. Toutes les Hélenes importantes qui perdront le généreux mortel qui les louoit avec leur appartement, auront la complaiſance de ſe rendre dans mes aſyles, pour y attendre qu'un nouveau Pâris daigne les rétablir dans leur premier état. C'eſt-là que les Créſus ennuyés de leur fortune, pourront à leur aiſe marchander les moyens de la renverſer en peu, de tems.
Aprés l'exécution de tels réglemens ; croit-on que les rues ſeront encore auſſi embarraſſées de bataillons coëffés, que de voitures ? Croit-on que la tranquillité de la nuit ſera troublée par le vacarme, qu'excite chez une voiſine incommode, ou la folie ordinaire des jeunes ſpadaſſins, ou la préſence imprévue de redoutables Alguaſils ? Croit-on que les yeux & les oreilles ſeront ſcandaliſés par des ſpectacles, par des diſcours qui révoltent les hommes les plus indifférents ? Non ſûrement. Mais qu'on ſe contente de délaſſer l'eſprit fatigué des Miniſtres, par la lecture de ces réglemens, L'on ne verra, l'on ne verra plus de ſcéne ſemblable à celle dont je fus témoin dernierement, même ſans le vouloir. Elle mérite d'avoir ici ſa place. Je crois qu'elle vaut mieux que toutes mes raiſons, pour déterminer en faveur de mon plan, la volonté du Miniſtère.
Un de mes amis veut réſoudre une affaire ; il s'engage à payer un ſouper aux parties intéreſſées, & m'invite à l'accompagner : je le ſuis dans un lieu, que je nommerois ſans difficulté, s'il étoit fait pour y voir la comédie dont on nous régala. Les convives arrivés, l'on ſe met à table.
D'abord, ſoit la nouveauté des viſages, ſoit plutôt le deſir de ſatisfaire ſon appétit, l'on mangea plus de morceaux que l'on ne dit de paroles. De tems en tems le ſilence étoit interrompu par quelques éloges ſur l'Ordonnance du feſtin. Pendant ce prélude aſſez tranquille, entre, l'hôte de la maiſon, lequel étoit ſurement connu d'une partie des convives : on le preſſe de s'armer d'un verre, il ne s'y refuſe pas. Il fait plus, il s'aſſied. Alors l'office des dents ceſſe un peu pour faire place à celui de la langue.
Le repas commençoit à s'égayer lorsqu'il paroît une figure auſſi jolie que modeſte en apparence : ſans un œil frippon, je l'aurois priſe pour une None nouvellement échapée du Couvent. Elle ſalue la compagnie en ſouriant, s'approche du maître de la maiſon, qu'elle appelle ſon oncle, & l'embraſſe : mais l'embraſſe d'une maniere dont je n'ai jamais vu nieces embraſſer leurs oncles.
Vous croyez peut-être qu'elle le baiſa amoureuſement ſur les yeux ou à la bouche ? Que vous êtes loin de deviner Il eſt vrai, ce que vous croyez fut ſon début ; mais bientôt relevant ſon juppon, elle grimpe ſur ſon oncle prétendu, paſſe les deux cuiſſes autour de ſon col, le ſerre étroitement, & laiſſe retomber ſes vêtemens ſur les épaules du cher oncle. Vous jugez bien où pouvoient ſe trouver la bouche & le nez du patient, qui appelloit tranquillement ſa niece une petite eſpiégle : vous jugez bien auſſi que les éclats de rire & les groſſes plaiſanteries ne furent point épargnés ; Pour moi dans ce moment, je penſois à Agamemnon qui ſe couvroit le viſage d'un manteau, pour ne pas voir le ſacrifice d'Iphigénie.
Pendant que j'y penſois, arrive une autre nièce, qui prend en folâtrant la place de la premiere. Je ne ſais pas ſi notre hôte en queſtion a beaucoup de freres & de ſœurs, tout ce que je ſais, c'eſt qu'il ne manque pas de nieces, car il en vint encore une troiſieme qui lui fit ſubir la même cérémonie. Les fumées du vin, & la ſingularité du ſpectacle avoit échauffé la tete à la plupart des convives ; ils ne voulurent pas reſter ſpectateurs oiſifs. L'un tire une niece vers lui, l'étend ſur ſes genoux, la trouſſe, la patine, la claque, & ſe met en devoir de faire baiſer ſon énorme patêne à ſon voiſin. Celui-ci, profite d'une cuiſſe de dindon qu'il tient à la main, l'enfonce dans le double moutardier qu'on lui préſente, & la paſſe honnêtement ſur la bouche, de ſon rival. Le premier aggreſſeur ne ſe décourage point : d'une main robuſte il applique les deux promontoires de la Madéleine, ſur le viſage de ſon adverſaire, puis de l'autre main il ſaiſit une bouteille, & fait couler la liqueur de Bacchus ſur la fontaine amoureuſe qui rend le tout comme une gouttiere, dans la bouche, le nez & les yeux du pauvre diable. Inondé d'un déluge ſi inattendu, le vaincu ſe dégage avec vigueur, la fille jure, & le champion victorieux ſe pâme de rire avec la compagnie.
Enfin les brouhahas & cette lutte libertine ceſſent tout à coup, & notre attention ſe fixe sur une autre Peronelle montée ſur la table. Vous n'imagineriez jamais pourquoi faire ; avant de l'avoir vu, j'étois, comme vous, dans l'incertitude. Avec un ſang, froid admirable, elle commence par affubler ſes épaules & des cotillons & de la chemiſe. Juſques là il, n'y a rien de fort extraordinaire. Voici ce qui m'etonna le plus ; ſans caſſer, ſans même renverſer un ſeul verre, une ſeule bouteille, elle danſa un menuet tout entier avec une ſoupleſſe, une dextérité qui lui mériterent les applaudiſſemens de toute l'aſſemblée. Pour voir la danſe des œufs ſur les remparts, l'on donne 24 ſols ; mais en vérité, l'on en eût bien donné ſans regret 48 pour admirer une danſeuſe ſi admirable. Tandis qu'on l'accabloit d'éloges, de careſſes & de baiſers ; mon ami, adreſſant la parole au maître de maiſon ; Signor, lui dit-il, voilà deux de vos nieces qui nous ont déjà beaucoup amuſés ; il eſt juſte que la derniere paye auſſi ſon écot. À ces mots, il la ſaiſit & me fait ſigne. Moi, je n'avois pas envie de repréſenter la Statue du Feſtin de pierre ; je prête la main à mon ami, nous couchons la victime ſur un banc. Malgré ſes cris nous l'attachons avec nos mouchoirs. Auſſi-tôt mon ami faiſant l'office de Grand-Prêtre, tire des ciſeaux de ſa poche, & lui tond délicatement toute la bordure de ſon labyrinthe ; puis ſemant de ce noir plumage dans tous les verres, il s'écrie que le premier qui refuſe d'en boire ſoit condamné à toute la dépenſe. À cette menace terrible pour la bourſe des convives, chacun, d'une main docile, porte la coupe à la bouche, & l'avale juſqu'à la lie ; excepté votre ſerviteur & mon ami, qui n'y perdoit pas beaucoup, puiſque d'avance il ſeroit chargé de tous les frais.
Mais ſans mon ſecours, il n'en étoit pas quitte pour le feſtin. Nos Nymphes ſenttirent que nous étions de bons bourſiers. Si vous les aviez vues alors Quel ſincere attachement leurs bouches nous témoignoient À les en croire, elles ne vouloient aimer que nous ſeuls ; pour nous ſeuls elles réſervoient toutes leurs complaiſances. Nous étions ſeuls des hommes à ſentiments, & qui plus eſt, les plus beaux hommes du monde. Étoit-ce là des compliments flateurs ? Ils n'euſſent point manqué de faire tomber le fromage du bec de jeunes Corbeaux à plumer ; mais de vieux renards s'ils ſont la dupe de ces avides cigognes, ils le ſont une fois, rarement deux. D'abord j'avertis tout bas mon ami de prétexter en ſortant un beſoin naturel ; puis hauſſant la voix, oui lui dis-je, entrons ici... prés... dans ce Café... tu ſais... qui fait le coin... Nous y trouverons de quoi ſatisfaire ces Dames. J'eſpere qu'elles auront la complaiſance de nous y accompagner. Redoublement d'éloges de leur part. Nous ſortons : mon ami docile à mes ordres, n'oublie pas ſon rôle, & s'arrête à quatre pas du Café. De mon côté je m'empreſſe d'y faire entrer les Princeſſes ; on s'aſſied : la liqueur arrive. Je voyois dans leurs yeux qu'elles triomphoient de nous tenir dans leurs filets, mais je leur appris à ne chanter le triomphe qu'après la victoire, Je feins de m'impatienter de la lenteur de mon ami, je ſors ; mais je ſors pour ne plus rentrer. Mon ami & moi nous gagnons leſtement notre demeure, ſans ceſſer de rire de la tragi-comédie dont on avoit aſſaiſonné le ſouper, & ſur-tout du dénouement dont nous terminions la piece.
Cette hiſtoire forme un épiſode un peu long, je l'avoue ; mais tous les détails n'en ſont-ils pas néceſſaires ; Quelle foule de réflexions ne font-ils pas naître ? Cette aventure ſcandaleuſe ne pouvoit-elle pas être répétée le même jour, ou par la ſuite, dans mille endroits de Paris ? Ne pouvoit-elle pas l'être devant des jeunes gens ſans expérience, puiſqu'elle le fut devant nous ; devant des hommes faits, devant des têtes, je ne dis pas à perruques, mais des têtes portant perruque ?
De ces réflexions, & de mille autres encore, quelle eſt la conſéquence ? C'eſt que mon plan eſt la ſeule digue qu'on puiſſe oppoſer au débordement des mœurs : C'eſt que mon plan eſt un canal heureuſement inventé, pour apporter des richeſſes dans les tréſors de l'État ; c'eſt qu'enfin l'exécution de mon plan eſt d'une néceſſité indiſpenſable. Se préſentât-il mille obſtacles à vaincre, il faut les vaincre tous. Mais heureuſement il ne s'en préſente aucun. Seroit-ce la naiſſance trop multipliée des Cupidons, occaſionnée par la conduite plus réglée de nos Vénus ? Ouvrez, ouvrez les portes de nos Couvens. Tous les Moines, en reconnoiſſance des ſervices qu'ils ont reçu des meres, adopteront avec plaiſir les enfans, & s'il eſt vrai que les enfans tiennent toujours de ceux qui leur ont donné d'être, leur éducation ne leur coûtera aucune peine. Ils retrouveront dans ces petits Saturnins toute l'inclination Monacalle.
Reſteroit-il de l'inquiétude pour les jeunes Nymphes ? on les laiſſera croître ſous les paiſibles loix de leurs agréables meres ; ce ſont des citoyennes tout acquiſes à la République. Quelle objection peut-on faire encore ? Si ma voix n'eſt pas aſſez perſuaſive, écoutez celle de la Patrie qui demande l'execution d'un tel plan, non ſeulement dans la Capitale, mais encore dans toutes les Villes du Royaume.
Écoutez cette mere affligée du déſordre de ſes enfans, qui voudroit même qu'aux quatre enclos de Pairs on en ajoutât un cinquieme, & dans quel lieu ? Près du Palais Royal ; & pour qui ? pour toutes les Vierges-meres des Italiens, des François & de l'Opéra, ſans oublier celles de Nicolet & d'Audinot. Ces Reines de Théâtre ne méritent-elles pas de contribuer aux avantages de ma précieuſe République ? Divin Platon oui, tu ſerois cent fois plus divin ; ſi ta cervelle philoſophique en eût imaginé une pareille.
À cette belle exclamation, j'allois terminer ma chaude péroraiſon ; mais mon ancien Profeſſeur de ſeconde, ce reſpectable pédant de Mazarin, ce cadet Thomas dont la plume emphatique a martyriſé Tite-Live dans une traduction ſoporifique, ce Juge ſourcilleux me blâmeroit de finir par une ſi courte apoſtrophe, & même me le prouveroit par ſon éloge inconnu du Chevalier Bayard. Docile écolier, j'ajoute encore deux mots & je me tais.
Le Miniſtère ſans doute n'a pas encore, ainſi que les Libraires, abandonné à la voracité des vers le merveilleux ouvrage de mes confreres les Économiſtes, je veux parler de cet habile Opérateur qui, ſans le ſecours de la Lanterne magique, fit voir au public l'Adminiſtration actuelle des revenus royaux, & celle qu'il vouloit introduire ſous l'emblème de deux Colonnes. L'une chancelente, minée de toutes parts, appuyée ſur une foible baſe, menaçoit une ruine certaine ; l'on devine aiſément ce que cette colonne repréſentoit ; l'autre, ferme & ſolide, appuyée ſur une baſe inébranlable, & de plus couronnée de guirlandes, ſembloit devoir, par ſa durée, braver la faulx du tems : l'on devine encore plus aiſément que cette Colonne étoit l'emblème de L'Adminiſtration propoſée par le modeſte inventeur. Si la premiere Colonne demendoit une prompte réparation, le même beſoin ſubſiste encore, puiſqu'on n'apporte aucun changement. Qu'on exécute mon Plan, la Colonne eſt rétablie, & le deſſein de mon cher confrere & le mien ſeront remplis.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Mémoires de Suzon sœur de D. B., éd. 1778. Mémoires de Suzon sœur de D. B., éd. 1778. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD14-0