ADÈLE ET D'ABLIGNY, PAR PIGAULT-LEBRUN.
A PARIS, Chez BARBA, Libraire, Maison-Egalité, Galerie derrière le Théâtre de la République, No. 51.
8. 1800.
ADÈLE ET D'ABLIGNY.
MONSIEUR d'Alleville avait servi trente ans avec distinction. Lieutenantcolonel du régiment de Picardie, il se signala à la bataille de Laufeldt, et obtint, avec une retraite avantageuse, le grade de brigadier des armées du roi. Il revint à Amiens, sa ville natale, jouir de la considération des honnêtes gens, et manger une pension de mille écus, donnée en indemnité d'une fortune assez considérable, entièrement dissipée au service.
Recherché par la meilleure société d'Amiens, monsieur d'Alleville se livra aux plaisirs aimables, dont un officier français ne perd jamais le goût, même dans un âge avancé. Spirituel, enjoué, il savait faire oublier ses cinquante ans, et mademoiselle Dercourt jugea qu'avec ces qualités il pouvait convenir à une jeune personne jolie, bien élevée, et assez raisonnable pour préférer un bonheur tranquille aux dissipations bruyantes, qui étourdissent toujours, et qui intéressent rarement.
Un homme âgé, qui n'est pas un fat, se rend ordinairement justice. Il se garde bien de s'attacher à une demoiselle de vingt ans; il se garde sur-tout, s'il a eu le malheur de se laisser surprendre, d'un aveu qui peut lui attirer le désagrément d'un refus, et le ridicule qui accompagne les prétentions déplacées. Un homme gé cependant peut être clairvoyant, et se rendre à l'évidence. Monsieur d'Alleville remarquait dans les manières, dans les procédés de mademoiselle Dercourt, quelque chose d'obligeant, d'affectueux même, qu'il n'osait interpréter en sa faveur, mais qui fixa son attention. La jeune personne lui parut charmante, et elle jugea à certains mots qui lui échappèrent, que la défiance qu'il avait de lui-même, l'empêchait seule de se livrer à des sentimens qui pouvaient faire leur bonheur commun. Elle était sage, réservée, mais elle désirait un ami solide et vrai: elle crut pouvoir déclarer à monsieur d'Alleville ce qu'elle n'eût avoué qu'en rougissant à un homme de vingt-cinq ans.
L'officier général reçut cet aveu comme une faveur aussi précieuse qu'inattendue, et les articles furent bientôt réglés. De l'attachement et une estime réciproque, une pension d'un côté, cent louis de rente de l'autre, tout cela fut mis en commun, et mademoiselle Dercourt continua de penser, même après quelques mois de mariage, qu'un époux de cinquante ans, tendre, empressé, aimable, vaut bien un jeune homme qui promet tout, qui ne tient rien, et qui bientôt ne laisse à sa femme que le regret de s'être indiscrètement liée.
Monsieur d'Alleville avait une sœur mariée à un président au parlement de Rouen. Cette dame était loin d'être jolie, et les femmes laides sont ordinairement acariâtres; elle était dévote, et les dévots ont rarement le cœur bon. Une messe ou deux tous les matins, son directeur toute la journée, son mari quand elle y pensait, tel était l'emploi du temps de madame d'Abligny. Il est clair qu'elle n'en trouvait pas pour s'occuper de son frère, et monsieur d'Alleville, entré très-jeune au service, dominé par des goûts différens, avait singulièrement négligé sa sœur. Il n'avait conservé pour elle que ces sentimens naturels à un homme bien né, et les égards qu'exigent les convenances. Il lui avait annoncé, par une lettre polie, l'engagement qu'il allait contracter, et madame d'Abligny, son directeur consulté et entendu, avait répondu à son frère, qu'il y avait de la démence à se murier à cinquante ans, que le comble de la folie était de prendre une fille sans fortune, qu'on ne devait rien attendre de personne s'il arrivait des enfans à qui on ne pût ni donner d'éducation, ni laisser d'état convenable; et le soir même, madame d'Abligny avait donné mille écus au couvent des dominicains, dont son directeur était l'économe.
Monsieur d'Alleville avait été trèsvif, et il conservait cette fierté qui sied à un homme estimable. Il opposa à ces duretés le langage de la raison, mais de la raison aigrie; il se permit des personnalités d'autant plus piquantes qu'elles étaient fondées: sa sœur saisit ce prétexte pour rompre sans retour avec lui, sur l'observation très-judicieuse du directeur, qu'une sœur opulente gagne toujours à s'éloigner d'un frère dans la médiocrité.
Monsieur d'Alleville était à l'armée lorsqu'il perdit ses parens. Négligent sur ses intérêts, comme tous les jeunes gens qui ne connaissent que la gloire et les plaisirs, il avait chargé de sa procuration un homme d'affaires qui n'avait de pouvoirs que pour lui envoyer de l'argent quand il en avait besoin. Marié, il voulut connaître l'état précis de ses affaires, et peut-être les mauvais procédés de madame d'Alleville lui en firent-ils naître l'envie, autant que les instances d'une épouse à qui il ne pouvait rien refuser.
Le président, son beau-frère, s'était saisi de toutes les pièces relatives à la succession; et, sans blesser les principes d'équité et de désintéressement dont il faisait profession, il ne s'était pas oublié. Monsieur d'Alleville se rendit à Rouen, ne vit pas sa sœur, écrivit à son mari, pour demander communication des pièces; son homme d'affaires les examina de très-près, et reconnut que monsieur d'Alleville avait tant dépensé en équipages de campagne, en superfluités, en objets de fantaisie, qu'il ne lui revenait que la modique somme de dix mille francs. C'était peu de chose pour monsieur d'Abligny; c'était beaucoup pour un officier réduit au simple nécessaire: celui-ci demanda ce qui lui était dû avec le ton d'un homme piqué, et qui ne doit pas s'attendre à un refus.
Monsieur d'Abligny était disposé à payer. Son épouse, qui possédait son évangile, et qui y trouvait à chaque ligne le précepte du pardon des injures, ne pardonnait pourtant pas à son frère de réclamer ses fonds comme il aurait sommé le commandant d'une citadelle de se rendre; elle ne lui pardonnait pas davantage de n'avoir fait aucune démarche pour se rétablir dans ses bonnes grâces: et le père Hyacinthe, qui prévoyait qu'une réconciliation mettrait un terme aux œuvres pies de la dame, nourrissait, augmentait en secret son ressentiment, en lui citant à tort et à travers des exemples tirés de la sainte bible, et entr'autres gentillesses du peuple de Dieu, Jephté immolant sa fille pour remercier le Seigneur. La jolie action de grâces!
Or, si un père immole sa fille, une sœur doit nécessairement haïr un frère qui se marie parce que cela lui plaît, qui a le ton tranchant, et qui veut qu'on lui rende compte de sa légitime. Or, quand un directeur a prononcé, une dévote n'a rien à répondre. Or, un mari qui aime la paix, ne discute pas avec une femme entichée de dévotion; et monsieur d'Abligny aima mieux plaider contre un beau-frère, qui avait raison, que de se défendre des instigations d'une femme laide, exigeante et acariâtre; et, dans le fait, l'un est plus aisé que l'autre.
Cependant, pour ne pas se brouiller avec madame, monsieur le président eut la mortification de perdre ce procès en première et en seconde instance; il eut le chagrin de s'entendre blâmer hautement par ses confrères; il eut l'humiliation de voir pour la première fois chez lui, les huissiers exploitant, le jugement à la main, prétendant saisir son mobilier ou palper les dix mille francs. Monsieur d'Alleville, furieux des mauvaises difficultés que lui avait faites la chicane, n'avait plus rien ménagé: il retourna à Amiens avec ses fonds, et chargé de la haine de sa sœur, de son beau-frère, et sur-tout du père Hyacinthe, que cette affaire ne regardait pas, mais qui se mêlait de tout, selon le louable usage des gens de sa robe.
Monsieur d'Alleville oublia bien-tôt ces désagrémens passagers, au sein du plus heureux ménage. Sa femme, douce, attentive, prévenante, semblait n'exister que pour embellir ses derniers jours. La certitude d'être bientôt père mit le comble à son bonheur. Cet heureux moment fut attendu avec l'impatience naturelle à des époux parfaitement unis; ils se livraient d'avance aux sensations nouvelles qui allaient étendre, multiplier leurs jouissances; ils ne prévoyaient pas que les humains sont bornés, que leurs facultés le sont comme eux, et qu'une félicité continue ne saurait être leur partage.
Madame d'Alleville mourut en donnant le jour à une fille. Son mari tenait à elle par l'amour qu'inspire une femme charmante, par la reconnaissance qu'éprouve un vieillard que n'a pas dédaigné la beauté; il tenait à elle par l'habitude d'être heureux, habitude si douce, et à laquelle on renonce si difficilement aux derniers momens de la vie. Il n'est plus de dédommagemens alors, et ce qu'on perd est perdu sans retour. Le coup était terrible, et la raison n'en pouvait adoucir l'amertume; les soins même de l'amitié déchiraient la blessure. Un sentiment unique pouvait remplacer celui auquel il fallait renoncer; la présence d'un objet chéri pouvait seule dédommager de l'absence de celle qu'on appelait en vain, et rattacher à la vie celui pour qui elle n'était plus qu'un fardeau: pour ne pas mourir enfin, il fallait être père. Monsieur d'Alleville concentra sur sa petite Adèle et la tendresse qu'il lui devait, et celle dont il fut prodigue envers sa respectable mère. Jamais enfant ne fut plus tendrement aimé; jamais père ne recueillit un prix plus doux de ses soins: celui-ci s'était chargé seul de l'éducation d'Adèle, et les progrès de son intéressante élève répandaient une sorte de charme sur les leçons les plus arides.
La malheureuse guerre de Hanovre amena, dix ans après, un changement fâcheux dans la situation de monsieur d'Alleville. Les désastres qui nous accablèrent en Allemagne et en Amérique, réduisirent le gouvernement à l'impossibilité de payer les pensions. Monsieur d'Alleville fut obligé d'emprunter successivement différentes sommes sur le modique patrimoine de sa femme, et à la fin de la cinquième année, les emprunts avaient totalement absorbé le capital. L'honneur était héréditaire dans cette famille; monsieur d'Allevile ne pouvait s'acquitter qu'en vendant un bien qui appartenait à sa fille; elle n'avait que quinze ans: il fallut la faire émanciper pour qu'elle pût signer sa ruine. Son père lui en fit la proposition les larmes aux yeux; elle lui répondit en l'embrassant.
Il ne leur restait rien que le sentiment intime de leur probité. Si ce sentiment n'efface pas toujours celui de la misère présente, il aide au moins à la supporter. Adèle, résignée et courageuse, possédait des talens aimables et des arts utiles; elle les consacra à son père, devenu infirme; elle s'accoutuma à en tirer un honorable salaire; elle égayait son travail par des caresses touchantes; elle en coupait l'uniformité par des attentions douces qui charmaient le vieillard, mais qui ne lui faisaient pas oublier l'état dangereux dans lequel il laisserait sa fille.
L'inquiétude, des chagrins qu'il s'efforçait de cacher, minèrent tout-à fait un tempérament déjà affaibli par l'âge. Tout ressentiment s'éteint sur le bord de la tombe, et l'indigence et les écueils où Adèle allait rester exposée, rappelèrent à son père l'opulence de sa sœur. Dans toute autre circonstance il lui eût paru dur de solliciter pour sa fille les bontés de madame d'Abligny; il surmonta sa répugnance en pensant à son enfant sans appui et sans ressources: il écrivit à sa sœur en père malheureux et suppliant, et il mourut en bénissant Adèle et en la recommandant à la Providence.
Elle n'avait de l'extrême jeunesse que la fraîcheur et la beauté; l'infortune avait formé son caractère et avancé sa raison: elle sentit qu'elle ne pouvait vivre seule dans une grande ville où les piéges naîtraient sous ses pas, et où la malignité empoisonnerait peut-être ses démarches les plus innocentes. La maison de sa tante ne lui promettait pas un asile riant, et c'était pourtant le seul qui lui convînt. Elle avait sacrifié sa fortune à sa probité, elle se décida à sacrifier son repos aux bienséances: elle vendit le modeste mobilier de son père, et elle se disposait à partir pour Rouen lorsqu'elle reçut une lettre du père Hyacinthe: il lui mandait que sa tante ne pouvait, ne voulait rien faire pour elle, et il lui conseillait sèchement d'offrir ses peines au Seigneur.
Adèle avait dans l'esprit une sorte d'élévation qu'elle tenait de son père. Cette lettre froidement insultante lui coûta des larmes, mais n'abattit pas son courage. Elle oublia une parente qui méconnaissait les droits du sang, et se ploya au seul parti qu'indiquait l'honneur: c'était d'entrer chez quelque dame respectable qui adoucît les dégoûts du service par égard pour la mémoire de son père. Elle ne doutait pas que toutes les portes ne s'ouvrissent dès qu'elle aurait annoncé son dessein; elle se flattait de n'avoir que l'embarras du choix. L'infortunée! elle ne savait pas qu'avec les vertus qu'on n'a point, on exige de ses domestiques cette complaisance aveugle qui supporte les caprices, les défauts, et même les vices des maîtres. Mademoiselle d'Alleville n'était pas une fille à qui on pût commander librement, qu'on voulût rendre témoin de ses nuages qui s'élèvent même entre les plus honnêtes gens: on le pensait, on ne le disait pas; mais malgré les grâces de sa personne et de son esprit, ses talens et son goût pour le travail, Adèle ne recueillit de ses démarches qu'une stérile compassion.
La vieille Thérèse avait servi monsieur d'Alleville quinze ans. Lorsque sa jeune maîtresse pensa à se retirer chez sa tante, elle lui avait payé ses gages en pleurant. Thérèse pleurait en les recevant: elle avait vu naître Adèle, et elle l'avait élevée. Cette bonne femme était désormais l'unique ressource de l'intéressante orpheline. Elle fut la chercher, elle la pria de revenir auprès d'elle, et ce jour fut un jour de fête pour Thérèse.
Un très-petit logement, bien élevé, à bien bon marché, mais bien propre, fut aussitôt arrêté. Thérèse se chargea de la tenue de l'intérieur et des courses que nécessiteraient les besoins du petit ménage. Adèle devait dessiner, broder, coudre et fournir ainsi à une dépense qu'on se promettait de régler d'après la plus sévère économie. Elle ne sortirait que pour entendre la messe, et toujours avec la fidelle Thérèse; mais elle n'y manquerait jamais les jours prescrits: dans l'état où elle était réduite, on a besoin d'un Dieu consolateur.
Pendant plusieurs mois le plan de vie fut suivi avec exactitude; mais pouvait-il l'être toujours? Des résolutions stables, des privations pénibles s'accordent-elles avec un jeune cœur toujours prêt à se développer? Voyons comment celui d'Adèle se développa.
Madame d'Abligny, veuve depuis plusieurs années, n'avait qu'un fils qui ne lui ressemblait en rien. Beau, sensible, aimable, d'Abligny sans prétentions, plaisait toujours sans le savoir. Il n'avait que dix-huit ans; mais il était l'unique héritier d'une fortune considérable, et déjà on pensait à l'établir.
Le père Hyacinthe se maintenait dans l'esprit de sa pénitente. Quelquefois elle s'aperçevait de l'empire qu'il exerçait sur elle, et elle avait une forte envie de s'y soustraire; mais il faut qu'une femme de quarante ans tienne à quelque chose. Celle-ci aimait beaucoup le bon Dieu, mais elle aimait bien aussi à en parler avec son directeur: il s'exprimait avec tant de ferveur, son style mystique avait tant de grâces! et puis le bon père était si adroit! Avait-il un peu trop appesanti le joug, démêlait-il un peu d'humeur, ses manières devenaient plus souples, plus insinuantes, il flattait alternativement tous les faibles de la dame. Celui qui la dominait le plus était le désir de se voir renaître dans de petits-enfans. Le rusé frocard lui nommait les plus riches héritières de la robe, et lui montrait dans l'éloignement d'Abligny parvenu à la première charge de la magistrature, moins par ses qualités personnelles que par la considération dont jouissait madame sa mère. Tel autrefois, ajoutait-il, David monta sur le trône du peuple de Dieu, non parce qu'il fut tempérant, brave, pieux, mais par l'assistance des saints prophètes. Ces galantes comparaisons et la perspective promise faisaient sourire madame d'Abligny, et jamais elle ne souriait que le père Hyacinthe n'en profitât en religieux attaché aux intérêts de son couvent. Il conserva quelque temps encore son ascendant par ses manœuvres; mais enfin un homme d'un caractère tout opposé l'attaqua et le perdit bien-tôt dans l'esprit de sa pénitente.
Monsieur Montfort venait d'être nommé directeur des fermes à Rouen. C'était un homme de cinquante ans, très-gros, très-court, très-gai, trèsofficieux et très-franc. Il était de ces gens qui disent clairement ce qu'ils pensent, qui vous donnent de l'argent en vous envoyant au diable, qui ne font jamais de complimens, mais qui vous serrent la main à vous faire crier, lorsqu'ils vous estiment.
Libre de tout soin, Montfort ne respirait que le plaisir. La table, où il figurait à merveille, les beauxarts qu'il connaissait à peine, l'antiquité qu'il ne connaissait pas du tout, les bals où il dansait lourdement, les concerts où il raclait de la contre-basse, tout était de sa compétence. Vingt mille livres de rente, jointes au produit considérable de sa place, lui permettaient de satisfaire tous ses goûts et lui donnaient l'entrée des meilleures maisons. Il n'aurait eu que des ridicules s'il avait affecté des prétentions: il avait l'art de tout faire passer, à la faveur de beaucoup de simplicité et d'esprit naturel. Il ne s'était pas marié, disait-il plaisamment, parce qu'il n'avait trouvé qu'une femme qui lui parût digne d'être la sienne; mais aussi il s'était jugé indigne d'être son mari.
Il rencontrait souvent d'Abligny dans les cercles brillans où il portait sa bizarre originalité. Le jeune homme lui plut beaucoup, il s'attacha sincèrement à lui; et, à travers ses boutades et ses propos burlesques, il laissait échapper d'excellens conseils, que d'Abligny recevait toujours avec docilité, et dont il profitait quelquefois.
Il était difficile de vivre dans une certaine intimité avec le fils, sans avoir quelqu'envie de connaître la mère. Depuis long-temps la dame avait quitté le monde: c'est chez elle qu'il fallait l'aller chercher, et le jeune homme se chargea volontiers de l'introduction. On n'aborde pas une dévote comme elle approche du Créateur: de-là vient peut-être le vieux proverbe, les valets sont plus difficiles que leurs maitres . Un jour madame était à l'office, le lendemain elle était en méditation, une autre fois elle était en conférence avec le père Hyacinthe. Montfort vit d'abord à quelle femme il aurait affaire. Il s'en expliqua avec le fils, et il comprit, malgré des réponses très-ménagées, que le bon père était à-peu-près le maître de la maison, que madame d'Abligny lui donnait beaucoup, et que si elle vivait encore vingt ans elle pourrait bien ruiner son fils, à la plus grande gloire de Dieu. Il parut piquant à Montfort de rendre madame d'Abligny à la société, de reléguer le frocard dans son couvent, et de s'amuser en servant son jeune ami. Il n'ignorait pas que les tics d'une femme de quarante ans sont durs à déraciner, et que la contradiction n'est bonne qu'à les enraciner davantage: il ne vit qu'un moyen pour se faire écouter, c'était de faire aussi le dévot. Ce personnage ne s'accordait ni avec ses habitudes, ni avec sa vivacité; mais quel prix de sa contrainte, que le plaisir d'en rire dans tous les cercles où d'Abligny, qui respectait sa mère, ne se trouverait pas! Quel triomphe de supplanter un carme et de pervertir une dévote! Montfort se disposa à jouer son rôle aussi gaiement qu'il se serait préparé à remplir celui de Lisimon ou de Francaleu.
Il commença par écrire à madame d'Abligny une lettre vraiment édifiante. Lieux communs en usage parmi la monacaille, citations des saints-pères, éloges pompeux de la piété de la dame, tout était mis en usage pour la disposer à jeter un œil bénévole sur sa dernière phrase. Il demandait, en finissant, la permission de la voir et de travailler avec elle au grand œuvre de son salut. Des copies de la sainte épître circulèrent dans toutes les sociétés; des paris furent ouverts; les uns pariaient pour l'homme de Dieu, les autres pour l'émissaire du Diable: d'Abligny seul ignorait cela, parce qu'on était convenu de changer de conversation dès qu'il entrerait quel-que part.
L'original était arrivé à son adresse. Montfort n'était pas assez bon comédien pour n'avoir pas chargé son rôle. La dame avait trouvé la lettre bien; mais le père Hyacinthe, à qui elle la communiqua, comme de raison, la trouva exagérée. L'importance du personnage d'ailleurs lui donnait de l'ombrage, et un moine, comme un autre, aime à gouverner seul. Hyacinthe fit des efforts incroyables pour persuader à madame d'Abligny qu'un homme du monde n'écrit ainsi qu'avec le dessein formel de tourner notre sainte religion en ridicule, et il observa qu'en supposant monsieur Montfort de bonne foi, on s'exposait, en l'admettant, à voir troubler la régularité des exercices pieux, et peut-être la douce harmonie qui régnait entre le directeur et la pénitente, sans qu'il en pût résulter un accroissement de lumières, parce que sans doute un directeur des fermes en sait bien moins en théologie qu'un carme déchaussé.
Madame d'Abligny ne voyait pas toutefois comme le père Hyacinthe. Elle était femme; Montfort l'avait louée, et il était difficile qu'il eût tort auprès d'elle. Cependant elle n'osa pas contredire ouvertement son directeur. Il fallait répondre au nouveau néophyte, et elle se disposa à écrire avec docilité sous la dictée du saint homme. Hyacinthe voulait que la lettre fût conçue de manière à terminer la correspondance. Il n'avait pas coutume de dicter lunettes braquées, et il ne s'apercevait pas que la perfide dévote, qui n'avait pas été élevée, comme lui, avec des cuistres de collège, supprimait ou changeait toutes les expressions déplacées: il ne se doutait pas, malgré sa grande habitude des parloirs, que ce premier pas fait, conduisait nécessairement à un autre, et qu'avec l'air de l'écouter, et en répétant ses derniers mots, on donnait pour le lendemain, à la grand'messe de la cathédrale, un rendez-vous précisément à l'heure où lui père Hyacinthe dirait sa messe basse à son couvent. Il est douloureux sans doute de voir une femme en Dieu mentir à son directeur, et cet énorme péché, commis sans remords, il n'est pas aisé de juger où on s'arrêtera. Madame d'Abligny ne fit pas toutes ces réflexions, ou peut-être est-il difficile, impossible même de résister à quelqu'un qui a fait sourire notre amour propre: quoi qu'il en soit, le paquet fut remis à l'hôtel des fermes de Rouen.
A l'heure indiquée, Montfort se rend à la cathédrale, suivi des parieurs, des rieurs, des curieux et des oisifs du bon ton. Il entra dans le lieu saint, se mordant les lèvres pour ne pas éclater, baissant les yeux pour ne rien voir qui le ramenât à sa gaieté, et tenant à deux mains son gros ventre, toujours prêt à s'échapper. Sur ses pas marche un laquais chargé d'un coussin et d'un sac de velours cramoisi, bordés d'un large galon d'or et ornés aux quatre coins d'énormes glands du même métal. Dans le sac était un livre de prières couvert de maroquin et garni à toutes les pages de vignettes édifiantes. Ces ustensiles du métier avaient été prêtés à Montfort par une dame qu'Hyacinthe avait aussi dirigée, et qui ne pouvait pardonner à madame d'Abligny de s'être exclusivement emparée du saint homme. Ces plaisanteries sont autant de sacrilèges aux yeux des vrais croyans; elles sont même déplacées à ceux des gens raisonnables, qui ne tiennent à aucune secte, et qui les ménagent toutes; mais le clergé d'alors était si riche, si arrogant, si persécuteur sur-tout, qu'aux dévots près, il comptait autant d'ennemis que d'individus. Aujourd'hui il est pauvre, humble, persécuté, semblable en tout, sans en être plus satisfait, à son divin maître, qui naquit dans une étable, vécut dans les carrefours, et mourut assez tristement, pour ressusciter plein de gloire, à ce que dit le clergé, qui à cet égard ne lui ressemblera probablement point. Plaignons-le, au reste, et n'en disons pas de mal. Puisse-t-il, quelque soient les événemens, profiter de la leçon!
Montfort, à genoux devant l'autel où Dieu fait homme veut bien encore devenir dieu-pain à Rouen, à Paris, à Rome, à Lisbonne, et dans cinq cent mille paroisses à la fois, ce qui prouve invinciblement contre les obstinés, qui ne veulent pas même concevoir qu'un seul Dieu puisse être trois, Montfort, à genoux à côté de madame d'Abligny, qu'on lui a montrée du bout du doigt, tire son bréviaire de son étui doré, et, regardant alternativement ses vignettes et la dame, il avait l'air de dire au ciel: Mon Dieu, défendez-moi des distractions; et à la béate: Voyez quelle est mon exactitude. Le ciel était muet selon sa coutume; mais la dame répondait de la prunelle, et trèsdistinctement. Il eût été dur de s'en tenir à ce langage: on peut causer quand le saint sacrifice n'est pas commencé, sur-tout quand on cause à voix basse et qu'on ne s'entretient que de choses pieuses. Montfort s'approche à gauche, madame d'Abligny fit un mouvement à droite, on se fixa, on se parla, on parut content l'un de l'autre. La conversation de Montfort n'avait pas la sécheresse de celle du père Hyacinthe; il ne paraissait ni exigeant ni intéressé; il avait la gaieté naive de Marthe, qui faisait quelquefois sourire Jésus: il rappelait trèsheureusement que Notre-Seigneur n'aimait pas la retraite, puisqu'il vécut dans une capitale; qu'il ne haïssait ni la bonne chère, ni le bon vin, puisqu'il daigna figurer aux noces de Cana, qu'il y fit du Côte-Rotie avec de l'eau, et qu'il en but jusqu'à certain point, témoin ce propos qu'il tint à sa mère, et qui s'écartait un peu de la piété filiale: Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? Le Sauveur à jeun n'eût pas manqué de respect à madame sa mère; il se serait rappelé sur-tout que Marie ne fut jamais femme, bien qu'elle eût conçu et enfanté après avoir épousé le bon, le très-bon-homme Joseph. Montfort concluait de tout cela que le Sauveur, en se soumettant aux misères humaines, voulut en éprouver aussi les faiblesses; ce qui prouve encore, quoiqu'en disent les casuistes, que Dieu ne nous veut pas meilleurs qu'il ne nous a faits, et qu'il a trop de loyauté pour nous demander ce qu'il n'a pas voulu ou ce qu'il n'a pas pu nous donner.
Vaincue par la logique de Montfort, madame d'Abligny conçut qu'un dîner qui ressemblerait à la cène ou au souper du château d'Emmaus, où on n'admettrait que de bonnes ames, où il ne serait pas question de choses mondaines, et où, au lieu de l'ariette du jour, on chanterait au dessert quelque cantique... Ici Montford reprend: „Oui, madame, quelque cantique après lequel on se permet un passe-pied ou une matelotte, à l'exemple du bon roi David, qui dansait devant l'arche en pinçant d'une harpe portative; on peut même, par esprit de mortification, mettre des coquilles de noix dans ses souliers, ainsi que faisait saint Louis, lorsque son rang l'obligeait de figurer à des fêtes où il voulait concilier la pénitence et la royauté. -- Non, simplement comme le roi David, répond madame d'Abligny, et elle ne s'aperçoit pas que l'agneau sans tache a été immolé pendant la conversation, que les fidelles sont retirés; qu'elle-même, environnée de dévots de fraîche date, se laisse conduire avec une docilité vraiment chrétienne, et qu'enfin elle est assise à une table de vingt couverts, dont le surtout, chargé d'amours et d'une voluptueuse Vénus, représente, lui dit-on, les anges, les archanges, les séraphins entourant Marie et la couvrant de leurs ailes, après que dieu-pigeon lui eut fait..... vous savez bien?
Le dîner fut charmant; tout le monde joua parfaitement son rôle, ou si quelqu'un s'échappa, ce fut si modestement ou si bas, que la vertu de la dévote ne pouvait s'en allarmer. Pénétrée d'une joie naïve et pure, elle chevrota la romance de sainte Geneviève de Brabant; après une légère résistance, elle dansa le menuet, danse grave, qui n'éveille pas les sens; et enfin, elle avoua de bonne foi que cette façon nouvelle de faire son salut, valait bien celle que prescrivait le froid et boudeur Hyacinthe: elle convint encore que souvent elle s'ennuyait complettement avec lui, et elle ajouta à l'oreille de Montfort, que la crainte des dévots et de l'éclat d'une rupture était le seul motif qui la retint en ce moment. Montfort ne manquait pas de ce qu'on appelle l'esprit du moment; il saisit avidement cette ouverture: il répondit que les vrais dévots ne peuvent estimer un religieux toujours absent de sa communauté, et s'exposant sans cesse auprès d'une femme aimable qu'il ne doit voir qu'au confessionnal. Ici madame d'Abligny sourit le plus agréablement qu'il lui fut possible, et Montfort, rassuré sur la manière dont on prenait le premier coup porté au père Hyacinthe, ajouta qu'un moine qui s'est engagé à suivre les traces des pères du désert, doit non-seulement vivre comme eux, dans la retraite, mais observer sur-tout son vœu de pauvreté, et ne pas mettre à de fréquentes épreuves la générosité des fidelles qu'il dirige; quant aux embarras de la rupture, il y avait un moyen tout simple de les éviter, et Montfort présente la main à la dame, et les convives la suivent, et on monte dans cinq à six carrosses qui attendent à la porte, et on part pour la campagne.
Une maison charmante, où un laquais intelligent courait ventre à terre, changer des chambres de la plus grande fraîcheur en autant d'oratoires; un jardin anglais délicieux, dont les endroits retirés offraient des statues que le charron du lieu remplaça par des croix faites à la hâte; un Apollon trop pesant pour être facilement transporté, mais à qui on cacha certaines choses avec une peau d'agneau, et qu'on transforme ainsi en saint Jean-Baptiste; un jeune chapelin, frais comme la rose, qui expédiait une messe en cinq minutes, et qui devait dire aussi lestement la prière du matin et du soir; un cuisinier excellent; une cave parfaitement garnie, la balançoire, la chasse, la pêche, pour les heures de recréation, tels étaient les dédommagemens qu'on offrait à madame d'Abligny, de la perte du révérend père Hyacinthe, tels étaient les moyens qu'on opposait à une vieille et insipide habitude. Insensiblement la ferveur diminue, le goût du plaisir augmente, une sincère amitié pour Montfort fait oublier les momeries; on est enfin pervertie au point d'écrire trèsnettement et très-sèchement au bon père, qu'on le dispense à l'avenir de la conduite d'une ame assez forte pour se diriger elle-même, et qu'on espère en conséquence qu'il voudra bien ne pas reparaître à l'hôtel.
Hyacinthe n'était pas homme à abandonner ainsi la partie; il prit tout cela pour l'effet d'une boutade qui ne tiendrait pas contre son éloquence. Il écrivit une espèce d'homélie qu'on ne manqua pas de tourner en ridicule, parce que cette arme, toute puissante en France, ne laisse aucune ressource à celui qu'elle attaque, et que madame d'Abligny, trop engagée pour reculer, pouvait craindre d'en être frappée elle-même, si elle n'était pas la première à rire de son directeur: or une dévote telle qu'elle était alors, craint un peu plus le ridicule que le ciel. Madame d'Abligny rit donc, pour la première fois, du style du père Hyacinthe, et là finit sans retour son empire, à la grande gloire des conjurés.
On revint à Rouen, et madame d'Abligny se répandit dans le monde; elle vit tous les jours Montfort et ses amis, son fils à tous les instans; elle cessa d'entretenir des moines, et elle rétablit l'ordre dans ses affaires, bien qu'elle donnât souvent de très-jolies fêtes dont Montfort était l'ordonnateur; Montfort enfin devint l'homme par excellence; il s'attacha à elle à son tour, et cette intimité ne finit qu'avec leur vie. Montfort ne se borna pas à être un ami vrai et chaud, il entreprit de faire une femme aimable de madame d'Abligny, et il y réussit complettement: l'unique défaut qui lui resta de la dévotion, et dont il ne put pas la corriger, était de ne jamais pardonner à ceux contre qui elle était prévenue; mais elle eût été parfaite sans cela, et il fallait bien qu'elle fût femme par quelque côté.
La jolie et malheureuse Adèle continuait de vivre selon le plan qu'elle s'était tracé; la bonne Thérèse, aussi soumise qu'aimante, ne désobéissait que sur un point. Ne concevant pas que la tante d'une jeune personne aussi séduisante pût être toujours inexorable, elle courait chez l'écrivain public, lorsqu'elle avoit mis quelque chose en réserve sur les petites emplettes qu'elle allait faire, elle dictait en pleurant des lettres qu'elle croyait très-pathétiques et très-persuasives. Madame d'Abligny n'y répondait jamais, parce qu'elle ne les lisait plus; elle en faisait ordinairement de petites pelottes pour faire jouer minet ; et la sensible Thérèse allait régulièrement à la poste savoir s'il n'y avait point de lettres de Rouen à son adresse; elle revenait en soupirant, et s'efforçait de sourire en approchant sa jeune maîtresse; elle se serait bien gardée de l'affliger de la dureté de sa tante, et elle craignait autant de se brouiller avec elle pour avoir continué d'écrire malgré sa défense positive.
Une des lettres de cette bonne Thérèse fut remise pendant que Montfort était avec madame d'Abligny: il marqua de l'étonnement de la voir chiffonner avant qu'on en eût pris lecture; on lui répondit qu'on avait vu la signature, et que cela suffisait. Les plaintes, les prières, les supplications de Thérèse sont accrochées à un fil, et excitent les mouvemens souples et moelleux de minet . Montfort stupéfait, ne concevait rien à cette indifférence ou à ce mépris marqué pour l'écrivain; il en glissa quelques mots en faisant un tric-trac, et n'obtint que des réponses évasives: il connaissait trop le caractère de la dame pour insister en ce moment; mais en se retirant il roula sous ses pieds le joujou que minet avait déja abandonné, et il le mit dans sa poche. On n'accusera pas Montfort d'une indiscrétion condamnable, si on réfléchit qu'une lettre employée à un tel usage, semble abandonnée à quiconque voudra la lire, n'intéresse par conséquent point la personne à qui elle est adressée, et ne doit rouler que sur des choses indifférentes à celle qui l'a écrite. La singularité du procédé de madame d'Abligny et son affectation à détourner des questions fort simples, était seulement ce qui avait piqué la curiosité de Montfort: il eût mieux fait sans doute de ne pas la satisfaire, mais il fallait bien qu'il fût homme aussi par quelque côté.
Quelle fut sa surprise lorsqu'il vit que son amie avait à Amiens une nièce dans le besoin, abandonnée aux écueils de son âge, dont une pauvre servante avait seule pitié, et pour qui elle sollicitait en vain quelques secours. „Ses yeux, disait la bonne Thérèse, ses yeux sont rouges à force de veilles et de travail; peut-être aussi est-ce qu'elle pleure quand je n'y suis pas. Un peu d'aide, ma bonne dame, pour la fille de votre frère; un peu d'aide, au nom de Dieu.“
Montfort était vif et gai, mais il était sensible et bon: il brusquait communément tout le monde, mais il refusait rarement. Les refus obstinés de madame d'Abligny lui firent croire d'abord que sa nièce avait mérité sa disgrâce par quel-que faute majeure: cependant il résolut de lui être utile, et, après avoir brouillé madame d'Abligny avec le père Hyacinthe, il était assez naturel de ne pas douter du succès des démarches qu'il se proposait de faire pour la rapprocher d'Adèle. Il était bon, avant d'agir, d'avoir quelque connaissance des faits. Montfort interrogea le jeune d'Abligny, de qui il devait attendre une explication détaillée: le petit cousin ignorait qu'il eût une cousine. Depuis le malheureux procès intenté par monsieur d'Alleville, on n'avait pas prononcé son nom à l'hôtel, et d'Abligny était encore au berceau lors du mariage de son oncle.
Montfort, aussi opiniâtre à suivre une bonne action qu'une plaisanterie, ne se rebuta point; il écrivit au directeur de la douane d'Amiens, et lui demanda sur Adèle les renseignemens les plus positifs La réponse fut toute à l'avantage de l'orpheline: l'écrivain remontait à l'origine de la haine de madame d'Abligny pour son frère et son innocente fille; il s'étendait avec complaisance sur les charmes, la sagesse, les talens et la résignation d'Adèle; la lettre enfin était conçue de manière à enflammer la tête de Montfort, déjà disposé en faveur de la jeune personne. Certain désormais d'avoir la raison de son côté, il ne balança plus à parler fortement à sa tante; il se promit bien de ne rien ménager, et il ne craignait pas de compromettre un empire plus sûr que celui du père Hyacinthe: le sien reposait sur le plaisir.
Il entre chez madame d'Abligny, qui lisait voluptueusement le cantique des cantiques, si heureusement mis en vers par Voltaire; elle ne ressemblait pas plus à la Sulamite que Montfort au Chaton; cependant elle sourit en le voyant. Bienséances, préjugés, devoirs, vous imposez la nécessité de combattre; mais lit-on le cantique des cantiques sans vous oublier un peu? „Il est bien question de rire, madame, dit Montfort en se jetant sur une chaise longue. Qu'avez-vous donc, mon ami? -- Je suis dans une colère épouvantable. -- Ah, ah! hé, contre qui? -- Hé, parbleu, contre vous. -- Voilà du nouveau, par exemple. -- Ne rougissez-vous pas ...? -- Et de quoi, de ce livre? -- Qu'importe ce bouquin? -- C'est Voltaire. -- A la bonne heure. -- Vous me l'avez recommandé. -- Soit, mais vous avez une nièce, madame, vous avez une nièce, hé, hé! -- Ne me parlez pas de cela. . Que tout le monde estime. -- J'en suis bien aise. -- Et que tout le monde aime, entendez-vous, madame, parce qu'elle est fort aimable. -- Après? -- Et vous, “femme opulente, qui prétendez “aussi à l'estime des honnêtes gens, “vous laissez cette enfant dans la misère, vous la réduisez à travailler jour et nuit pour se procurer une misérable existence! -- Ne me parlez pas de cela, vous dis-je; taisez-vous, je le veux. -- Que je me taise, corbleu! ah, vous n'êtes pas au bout; je ne suis pas votre ami pour applaudir à des sottises, je le suis pour vous dire la vérité, et palsambleu vous m'entendrez.“ Ici madame d'Abligny se lève, jette son livre avec dépit, et sort précipitamment; Montfort la suit de son boudoir au sallon, du sallon à la salle à manger, de la salle à manger au jardin; elle court se réfugier dans le pavillon chinois: Montfort l'aurait suivie au bout de la ville; il était sur ses talons, et criait à tuetête: „Quel plus noble usage voulez-vous faire de vos soixante mille livres de rente, que d'en aider une fille, belle, vertueuse, infortunée, et dont vous avez à vous reprocher le malheur? Croyez-vous qu'un peu d'or, arraché par mes importunités, répare vos premiers torts? Non, madame, il ne les réparera pas, mais il les fera peut-être oublier à votre victime.... Mon amie, ma bonne amie, ne me mettez pas en colère, cela trouble la digestion et dérange la santé.“ En finissant, Montfort fermait la chinoise et mettait la clef dans sa poche. „Quoi, monsieur, me retenir prisonnière! -- Jusqu'à ce que vous m'ayez promis de faire quelque chose pour Adèle. -- Je ne lui dois rien. -- Mais savez-vous qu'avec tout votre esprit, vous finissez par extravaguer. Comment, vous ne devez rien à votre nièce, vous ne devez rien aux bienséances! -- Son père m'a outragée de la manière la plus sensible. -- Prétexte puéril, madame, votre frère n'est plus; les torches de la haine doivent s'éteindre sur le seuil des tombeaux. -- Je ne hais personne. -- Hé, que faites-vous donc, si vous ne savez pas pardonner, si vous délaissez Adèle, Adèle que vous ne connaissez pas, qui est restée orpheline sortant à peine de l'enfance, qui n'est donc pas coupable des fautes supposées ou réelles de son père, qui travaille à Amiens, qui travaille pour avoir du pain, tandis que la fortune vous comble, à Rouen, de ses plus précieuses faveurs. Considération, amitié, fils aimable, vous avez tout hors le plaisir de faire du bien. Assurez-vous cette jouissance; elle donne aux autres un nouveau prix ... Que diable, écoutez-moi donc, ou je me fâche sérieusement; vous courez de chaise en chaise, de coin en coin: faisons-nous une partie de barres, ici? Finissons, il est temps, car je suis hors d'haleine: le dixième de votre superflu, madame et je ne demande plus rien. -- Mais, qu'a-t-elle donc, cette fille qui vous intéresse tant? -- Ce qu'elle a, ce qu'elle al son malheur et ma sensibilité: je ne suis pas un élève des Carmes-déchaussés. Vous êtes un impertinent. -- Non, ma bonne amie, je suis un homme franc, et vous le savez bien. -- Je me brouillerai avec vous. -- Ce serait tant pis pour tous deux. Ah, de la fatuité! -- Ah, vous changez de conversation: revenez, s'il vous plaît; abjurez une pitoyable prévention, et rendez-vous. -- Efforts inutiles; je ne la verrai jamais; je ne ferai rien pour elle. Hé bien, corbleu, je ferai, moi; je suis riche aussi, et j'ennoblirai ma fortune par l'usage que j'en vais faire; je suis garçon, j'adopte Adèle; je donnerai, et je ne vous humilierai point: je donnerai en votre nom.“ Montfort rouvre la porte, sort avec vivacité, soutenant d'une main son gros ventre, et essuyant, de l'autre, la sueur qui roule de ses sourcils épais sur son double menton. Il rencontre d'Abligny: „Ta mère est la femme la plus entêtée, la plus haineuse que jamais moine ait façonnée. Viens avec moi, mon ami. Ta cousine est une fille méritante; il faut qu'elle dorme la nuit, qu'elle se ménage le jour, et sur-tout qu'elle ne pleure plus, cela gâte de jolis yeux.“ Et les voilà tous deux dans la voiture de Montfort, traversant les rues de Rouen au galop, et montant à son cabinet aussi vîte que le permettent les jambes courtes et épaisses de monsieur le directeur. Deux rouleaux de cinquante louis sont tirés du secrétaire. „Tiens, d'Abligny, voilà du papier, écris, et écris au nom de ta mère; ménageonsla, quoiqu'elle ne le mérite guères. Hé bien! pourquoi me regarder d'un air mécontent? Ah... je vois ce que c'est; monsieur est délicat, il souffre de voir un étranger venir au secours de sa cousine. As-tu de l'argent, toi? Non, n'est-ce pas? Laisse donc faire le meilleur ami de ta famille: ceci d'ailleurs n'est qu'une avance que je compte parbleu bien retirer tôt ou tard. Allons, finissons; écris, je dicte: Ma mère oublie les torts de son frère, et vous rend son amitié; vous recevrez tous les six mois une somme égale à celle que je joins à cette lettre; et quand vous aurez en vue un établissement, nous vous donnerons des marques plus sensibles de notre amitié. Finis cela par quelque chose d'affectueux; fais porter le paquet à la poste, et ordonne à ton suisse de te remettre toutes les lettres qui viendront d'Amiens, je ne veux pas qu'elles servent de jouet à minet , ni qu'elles donnent davantage de l'humeur à ta mère; car encore, faut-il avoir pitié de sa malheureuse faiblesse, en attendant que je puisse l'en corriger: ce sera l'affaire du temps.“
La bonne Thérèse avait perdu tout espoir dé toucher madame d'Abligny, et cependant elle allait toujours à la poste. Ainsi une amante, une mère, une épouse dont l'océan emporte l'objet le plus chéri, suit le vaisseau des yeux, le cherche long-temps encore après qu'il est disparu, retourne au lieu où elle l'a perdu de vue; et lorsque des années ne lui permettent plus de douter que le bonheur de sa vie n'ait été englouti par les flots, elle court encore au-devant du bâtiment qui se présente au port; elle soupire en voyant son espérance déçue; d'autres vaisseaux la tromperont demain, dans un mois, dans un an, et elle ne se lassera pas d'espérer: il faut des jouissances à l'être fortuné, et des chimères au malheureux.
Celle de Thérèse devait enfin se réaliser. Qu'on se figure l'état de la bonne vieille, lorsqu'elle reçut cette lettre tant attendue, et de l'or, beaucoup plus d'or qu'elle n'en avait vu dans toute sa vie: sa pesante paupière se leva vers le ciel, ses mains se joignirent, ses genoux tremblans se dérobèrent sous elle; mais la joie ranimant bientôt ses membres engourdis, elle trotte, appuyée sur son bâton noueux, elle arrive, elle jette ses bras au cou d'Adèle, elle lui remet sa lettre et son trésor, et elle tombe sans force et sans haleine dans son vieux fauteuil de bois, nouvellement rempaillé.
Si la fierté est naturelle à un cœur bien placé, qu'elle élève au-dessus du malheur, un acte de bienfaisance, une démarche amicale le ramènent promptement à la bonté qui lui est propre. L'aversion qu'avait fait naître les premiers procédés de madame d'Abligny, s'effaça aussitôt du souvenir d'Adèle; elle descendit dans son cœur, le meilleur peut-être qu'ait formé la nature; elle n'y trouva que la reconnaissance, et, cédant à sa douce impulsion, elle se hâta d'écrire sans réflexions, sans apprêts; elle laissait courir sa plume; son ame seule dictait.
Son style, simple comme ses mœurs, touchant comme sa figure, fit une sorte d'impression sur son cousin, si capable de l'apprécier. Il éprouva aussi le besoin d'écrire, il répondit au nom de sa mère, mais il commença à parler de lui. Ce n'était pas un sentiment prononcé qui l'entraînait vers Adèle, il ne la connaissait point. Il savait seulement qu'elle était jolie, trèsjolie, sa manière d'écrire le séduisait; en fallait-il davantage pour qu'il cherchât à entretenir cette correspondance? Il ne se rendait pas bien exactement compte de ses motifs: il se disait, il croyait même peut-être n'avoir d'autre but que de connaître précisément la situation de la petite cousine, de lui être utile à l'occasion, de réparer autant qu'il serait en lui les injustices de sa mère. On fait du chemin en peu de temps, quand on croit n'avoir pour guides que l'humanité et les liens du sang.
Adèle ne manquait pas d'écrire lettre pour lettre; et à mesure que l'intimité s'établissait, elle écrivait avec plus de grâces, avec plus de chaleur, et elle était bien excusable, elle croyait écrire à sa tante. Sa première lettre avait intéressé; la seconde donna le désir de la connaître; les autres changèrent ce désir en passion. Seize ans, des charmes, de l'esprit, de la sensibilité, quel homme de vingt ans tiendrait contre tout cela? Ce n'était encore qu'un désir vague, enfant d'une imagination ardente; mais sa puissance créatrice décore, embellit tout, elle fait des dieux et les adore: heureux d'Abligny! il ne pouvait rien imaginer qui ne fût au-dessous de la réalité.
Mais comment s'y prendra-t-il pour voir sa céleste cousine? Un jeune homme de dix-huit ans n'est pas tout-à-fait maître de ses actions. Demander à sa mère la permission de faire le voyage d'Amiens, c'était infailliblement se brouiller avec elle; partir sans son agrément, c'est plus qu'il n'eût osé.
Un parti mitoyen se présenta: amour et jeunesse sont inventifs. Il demanda à Adèle son portrait, il le demanda pour sa bonne tante, à qui sans doute elle ne refuserait pas cette marque d'attachement, et la candide Adèle fait courir Thérèse. On trouve un peintre à qui le modèle inspire le feu du génie; la beauté pose, l'ivoire s'anime, le portrait se termine, il est expédié pour Rouen. Il était charmant et n'était pas flatté: on gâte quelquefois les grâces, on ne saurait les embellir.
Ce dangereux portrait fixa enfin les idées du petit cousin. Il connut sa cousine, mais l'ivoire ne lui suffit plus. Il sentit que le bonheur l'attendait près du modèle, si un sentiment sympathique parlait aussi en sa faveur: l'espérance, la crainte le flattaient, l'agitaient tour-à-tour, et la lettre qui accompagnait le portrait, ajoutait à son trouble et le jetait dans un embarras inexprimable. Adèle, entièrement subjuguée par les choses tendres et délicates qu'on lui écrivait au nom de sa tante, persuadée par la demande de son portrait, qu'il ne restait plus de traces des anciennes divisions, Adèle avait cru pouvoir renouveler ses premières instances, et elle demandait pour unique grâce d'être admise dans une maison qu'il lui était permis de regarder comme son asile naturel. Que pouvait répondre d'Abligny? Avouer ses petites ruses, c'était se perdre sans retour peut-être dans l'esprit de sa cousine; lui déclarer que la haine de sa tante se maintenait dans toute sa force, c'était détruire une erreur qui depuis quelque temps consolait, soutenait la trop intéressante orpheline; la faire arriver à Rouen sur l'espoir de l'effet qui pourrait résulter d'une entrevue entre elle et madame d'Abligny, c'était la compromettre de la manière la plus évidente. Que faire donc, bon Dieu, disait d'Abligny en se frottant le front, et en frappant du pied.
Il eut quelqu'envie de s'ouvrir franchement à Montfort: ce parti était le plus sage sans doute; mais amour et sagesse ont-ils jamais habité ensemble? D'Abligny cherchait, comme tous les jeunes gens, des raisons à opposer à la raison ellemême. Montfort avait cinquante ans: compatirait-il à des peines qu'il ne pouvait plus éprouver? Entrerait-il dans des détails qui lui paraîtraient au-dessous de lui? Favoriseraitil une intrigue tout-à-fait opposée aux vues de sa meilleure amie? Et s'il croyait sa délicatesse intéressée à avertir sa mère de sa conduite envers Adèle, s'il supposait Adèle elle-même d'intelligence avec lui, qu'il retirât la main bienfaisante qui l'avait arrachée à la misère .... Non, il ne pouvait s'ouvrir à Montfort; il ne pouvait choisir pour confident qu'un jeune homme porté aux mêmes goûts, sujet aux mêmes faiblesses, et par conséquent rempli d'indulgence. Son choix tomba sur un joli capitaine de cavalerie, en garnison à Rouen, bien étranger à toutes ces circonstances, mais bien sémillant, bien vif, et peut-être un peu libertin, faisant le bien par boutade, le mal par occasion, tenant beaucoup à sa figure, raillant agréablement, riant de tout, tournant tout en ridicule, et ne connaissant qu'un devoir, celui d'être brave: c'était un jeune homme du meilleur ton.
Voilà mes Catons de vingt ans, conférant, raisonnant, discutant et arrêtant, après bien des débats, que l'article essentiel était de gagner du temps, et que pour cela il fallait continuer de mentir. Qu'en conséquence d'Abligny écrirait à Adèle qu'on la recevrait avec un vrai plaisir, mais qu'on allait lui arranger un appartement convenable, et qu'ainsi elle ne pouvait penser à se mettre en route avant deux mois. Or, comme deux mois sont un terme prodigieux, il est impossible qu'il ne se présente pas en deux mois quelque circonstance favorable, et il n'était pas douteux que tout s'arrangeât au gré de d'Abligny, qui ne savait pas encore ce qu'il voulait.
Cependant deux mois sans voir Adèle, paraissaient bien longs au petit cousin. Il devenait triste, rêveur; l'incarnat de ses joues, le velouté de la pêche, dégénérait en une pâleur alarmante. La saison des semestres approchait; le joli capitaine était de Lyon; il se disposait à partir; il jugea que la dissipation, que des objets nouveaux rétabliraient le calme dans le cœur de son jeune ami; il lui proposa de venir passer l'hiver à Lyon, d'écrire à Adèle la simple vérité, de s'excuser sur la légitimité de ses premiers motifs, et définitivement de la laisser bouder, si elle ne recevait pas convenablement ses excuses.
A la seule pensée de rompre avec Adèle, d'Abligny sentit combien elle lui était déjà chère; mais l'ouverture de son ami ne fut pas perdue pour l'amour. Il se livra à une foule d'idées romanesques qui font le charme et le tourment de tant de jeunes têtes. Celle qui l'occupa le plus d'abord, fut d'obtenir de sa mère la permission de voyager, et d'en profiter pour se rendre à Amiens, au lieu d'aller à Lyon. Le petit comité décida ensuite que le capitaine ouvrirait les lettres que madame d'Abligny adresserait à son fils, qu'il répondrait à celles qui seraient de quelqu'importance, au nom de son ami, qu'il supposerait être où il voudrait, qu'il les lui enverrait toutes à Amiens, et que d'Abligny ferait passer ses réponses par Lyon, sous double enveloppe.
Sa mère, inquiète sur son état, l'avait souvent interrogé; et comme dans certains cas on ne dit jamais la vérité à sa mère, elle n'avait rien obtenu de son fils. Montfort, dont on redoutait le rigorisme, n'avait pas été plus heureux. L'un et l'autre reçurent avec plaisir la proposition du jeune capitaine, et on disposa tout pour que d'Abligny pût figurer avec avantage à côté de la jeunesse la plus brillante de Lyon.
Les deux amis montèrent dans leur chaise, et prirent ensemble la route de Paris. La conversation fut animée, parce qu'Adèle en était constamment l'objet. Cependant d'Abligny ne prévoyait pas où le conduirait cette aventure. Il ne pouvait penser à épouser sa cousine, sa mère n'y consentirait jamais; il était incapable de penser à en faire sa maîtresse, il l'était également de s'arrêter à un plan suivi; mais il fallait qu'il vît Adèle, qu'il lui parlât, qu'il fît tout pour son bonheur; son repos en dépendait.
Nos jeunes gens se séparèrent à Paris, en se jurant une amitié éternelle. A peine le capitaine fut-il sur le chemin de Lyon et d'Abligny sur celui d'Amiens, qu'ils ne pensèrent plus l'un à l'autre, comme il arrive assez communément à des étourdis que tout attache et que tout distrait. D'Abligny disparut devant la longue suite de plaisirs que le jeune officier entrevoyait du fond de sa voiture; Adèle effaça le souvenir du briliant capitaine, et sans doute d'Abligny était le plus excusable des deux.
Il rêvait, en roulant, à la manière dont il se présenterait chez sa cousine, et à mesure qu'il approchait d'Amiens, son embarras augmentait. S'il s'annonçait comme cousin, il faudrait entrer dans des détails affligeans pour Adèle, et qui prouveraient sa dissimulation; la tromper plus long temps, lui paraissait impossible, s'il ne voulait descendre jusqu'à la fourberie; se donner pour étranger, n'était pas le moyen d'avoir promptement accès: il arriva à son auberge sans avoir rien déterminé.
Il était huit heures du soir, et il envoya chercher Thérèse: il est des circonstances où on ne peut pas remettre au lendemain. Elle entra avant qu'il sût encore ce qu'il allait lui dire. Elle était venue avec empressement; elle fronça le sourcil en voyant un jeune homme, beau, bien fait, et dans un négligé galant, qu'il semblait parer lui-même; elle s'enfuit, lorsqu'il eut prononcé le nom d'Adèle. D'Abligny court après elle, saute les degrés, l'arrête par le bras: un coup de sa béquille, appuyé assez vertement sur ses doigts, lui fait lâcher prise; il oublie toutes les belles choses qu'il a préparées; il ne peut dire qu'un mot: je suis son cousin .
A ce mot Thérèse s'arrête: le cousin était en grande vénération dans son esprit. Mais la preuve de tout cela, dit-elle d'un air revêche? D'Abligny raconte ce qu'il a fait; il parle des fonds envoyés, des lettres qu'il a écrites; il répète par cœur celles d'Adèle, il les tire de son sein, il les présente, mais Thérèse ne sait pas lire; il va chercher sur son cœur le séduisant portrait... „Vous êtes son cousin, lui dit Thérèse, mais vous êtes un petit fripon: ce n'est pas à vous que le portrait était destiné; vous l'avez volé à votre mère, ou vous nous avez menti: dans l'un ou l'autre cas, vous ne verrez pas la chère enfant.“ Et Thérèse continue sa route. D'Abligny marchait à côté d'elle; il la pressait, il la conjurait de l'introduire: Thérèse était sourde et muette; et quand le petit cousin approchait de trop près, le bâton noueux le remettait à une distance convenable. Il enrageait, mais il n'osait brusquer la femme de confiance de la petite cousine: ils arrivent ensemble à la maison où elle logeait; Thérèse ouvre à demi, se glisse de profil dans l'allée, ferme la porte au nez de d'Abligny, et se hâte de pousser deux énormes verroux.
Le petit cousin n'augurait pas bien du début; mais il est un âge où on ne se rebute pas aisément; d'ailleurs, il fallait poursuivre ou repartir, et le choix n'était pas douteux; et puis, Adèle n'avait pas prononcé encore, et fille de seize ans ne voit pas comme femme de soixante. Il était certain que Thérèse raconterait à sa jeune maîtresse ce qui venait de se passer, et il était bien naturel d'attendre ce qu'elle déciderait. D'Abligny s'assit sur un banc de pierre adossé à la maison en face de celle d'Adèle, un peu confus des manières libres de Thérèse, mais assez confiant dans sa jeunesse et dans ses petits agrémens.
Thérèse n'avait pas manqué d'entrer dans les moindres détails. Elle appuyait avec complaisance sur les circonstances qui pouvaient alarmer Adèle et écarter le dangereux cousin; elle ne tarissait pas sur les charmes de sa figure, sur sa tournure distinguée, sur le velouté de sa voix; elle se servait d'autres termes, qu'Adèle traduisait fidèlement du langage populaire dans la langue du cœur, langue qu'on parle si bien par-tout, sans l'avoir jamais apprise. Elle n'éprouvait certainement qu'un mouvement de curiosité; mais elle combattait toutes les observations de Thérèse. Si son cousin l'avait trompée, il était repréhensible, et il fallait bien qu'elle en convînt; mais il lui avait rendu des services essentiels, et ses torts ne la dispensait pas d'être polie. Comment refuser de recevoir un proche parent qui a fait soixante lieues pour la voir, et qui ne peut être méchant, puisqu'il a la voix si douce et la figure si heureuse! Thérèse prétendait qu'entre jeunes gens de différens sexes, l'intérêt va toujours en croissant, et qu'il mène directement à l'amour. Adèle reprenait qu'elle n'en pouvait ressentir que pour l'homme qui pouvait être son mari; mais ne devait-elle pas à son cousin quelques marques de reconnaissance et d'affection? Thérèse répliquait qu'il était bien difficile de s'en tenir à cela avec le beau jeune homme; Adèle soutenait qu'une fille sage est toujours maîtresse d'elle-même; Thérèse, ne sachant plus que dire, grondait entre ses dents; Adèle, qui craignait de désobliger sa bonne vieille, ne disait plus rien et se tenait dans son coin, d'un petit air boudeur; Thérèse, en la voyant bouder, se mit à pleurer; Adèle se leva et fut embrasser Thérèse. Thérèse désarmée ne gronda plus, et, après de mûres réflexions sur l'heure la plus convenable et sur les bienséances à observer, elle descendit, et annonça au petit cousin qu'on le recevrait le embrassa aussi Thérése, et Thérése lendemain à midi; le petit cousin pensa qu'un baiser donné de bon cœur, fait plaisir à tout âge.
Adèle ne dormit point, d'après un usage aussi vieux que le monde. La figure enchanteresse, la tournure distinguée, la voix douce revenaient, en dépit d'elle, à son imagination, et pourtant elle n'aimait pas son cousin, et bien certainement elle ne l'aimerait jamais. En sortant du lit, elle courut à son petit miroir, elle se trouva les yeux battus, et cela lui fit de la peine; car enfin, quoiqu'on n'ait aucune prétention, on est bien aise de se montrer avec tous ses avantages. Elle ne pensait pas à plaire, mais elle se mettait avec soin. Elle attendait midi sans impatience, mais à chaque instant elle ouvrait sa fenêtre, et regardait à l'horloge voisine. Midi sonna, et le cœur lui battit.... Ah, c'est qu'on éprouve toujours une sorte de trouble, quand on voit quelqu'un pour la première fois.
D'Abligny s'était mis avec la plus grande simplicité: il savait que l'étalage de l'opulence ramène l'infortuné au sentiment de son malheur; il s'était promis de ne rien dire à sa cousine qui pût lui rappeler la différence de leur situation, et cela n'était pas difficile, il n'avait qu'à lui parler d'elle; il s'était interdit toute espèce d'expression qui pût découvrir ses vœux secrets et faire naître la défiance, et cela n'était pas si aisé.
Il rougit de plaisir en abordant Adèle; Adèle rougit seulement de pudeur; ils se regardèrent en même temps, et baissèrent les yeux à la fois. Adèle, sans oser relever les siens, montra de la main un siége à son cousin; elle fut s'asseoir à l'autre extrémité de la chambre, et Thérèse se plaça entr'eux, dans son grand fauteuil, ses lunettes sur le nez, son coton à ses pieds, et son tricot à la main.
Adèle ne savait trop quelle contenance tenir; elle fut prendre son ouvrage sur la chaise où elle l'avait laissé: celle-là se trouva, par hasard, un peu plus près du petit cousin, et Adèle y resta. D'Abligny cherchait un premier mot, celui-là est toujours le plus difficile à trouver. Que je me sais gré, ma chère cousine.... Je suis fort aise, mon cher cousin..... Leurs yeux se relevèrent, ils rougirent encore; d'Abligny joua avec ses manchettes, Adèle se mit à broder.
Insensiblement cette extrême contrainte se dissipa, on parvint à lier quelques phrases, la conversation prit une tournure suivie, et à mesure qu'on était plus à son aise, les chaises se rapprochaient, car enfin on ne peut pas se parler d'une lieue. Le grand fauteuil de Thérèse changeait de place, et se trouvait toujours entre le cousin et la cousine; souvent il formait une éclipse totale, et les chaises s'agitaient en avant, en arrière, et le fauteuil sautillait, et les cols s'alongeaient, et enfin le rire prit à tout le monde. Ce fut le moment où la confiance s'établit. D'Abligny se leva, se colla au métier de la cousine, et Thérèse perdit sans retour l'avantage de sa position.
Le portrait d'Adèle était ressemblant, mais il n'était pas animé. Adèle était donc mieux que le portrait qui avait commencé la défaite du cousin: elle fut entière en un instant, et la tête lui tourna toutàfait. Il oublia la réserve qu'il s'était promis de mettre dans ses expressions: il ne prononça point le mot amour ; hors cela, il dit tout. Adèle ne parlait pas, mais elle souriait à propos: c'était répondre.
D'Abligny voulut s'expliquer franchement, s'accuser de ses mille et une supercheries: „Oh, ne vous les reprochez pas, mon cousin; je leur dois le plaisir de vous connaître.“ La phrase était aussi claire que flatteuse; d'Abligny, ivre de joie, prit la main de sa cousine; la cousine sentit son cœur battre plus fort, et ne pensait pas à retirer sa main; Thérèse, qui observait tout par-dessus ou par-dessous ses lunettes, Thérèse toussa, Adèle eut peur, elle retira la main blanchette; mais une pression assez sensible consola le petit cousin.
On dîna ensemble. Thérèse était toujours là; mais le pied d'Adèle se porta par hasard sur celui du jeune homme, et le jeune homme resta immobile, de peur de l'avertir de sa distraction; on changea plusieurs fois de verre; on laissa échapper de ces mots si clairs pour ceux qu'ils intéressent, si indifférens pour la bonne Thérèse; le reste du jour se passa à s'approcher, à s'éloigner, selon les mines ou les mouvemens de la vieille gouvernante.
D'Abligny revint le lendemain, le surlendemain, tous les jours. Tous les jours il trouvait Adèle plus séduisante; Adèle ne disait pas qu'elle trouvait son cousin charmant: et à quoi bon le lui dire, ne lisait-il pas dans ses yeux?
Il est bien ennuyeux d'être seul dans une auberge; il est bien agréable pour une jeune personne laborieuse, d'égayer son travail par des lectures utiles, sur-tout quand le lecteur lit si parfaitement: insensiblement le petit cousin s'établit chez la cousine pendant des journées entières. Il avait fallu que Thérèse y consentît; mais elle avait imposé des conditions: Qu'on ne se prendrait pas les mains, et qu'on ne lirait que des ouvrages très-moraux. Le petit traité s'observait assez exactement; mais le livre se fermait souvent; on commentait l'auteur, et il n'est pas de commentaire qui ne puisse prendre une tournure tout-à-fait sentimentale. Ce qui tient uniquement au sentiment, ne peut effrayer une bonne indulgente; une jeune personne sensible s'en effraie moins encore: quoi de plus pur que cela? Mais l'amour prend toutes les formes; il se glisse, il pénètre, enflamme, consume; on le sent à la fin, on cherche à se le dissimuler, l'évidence éclaire; mais on n'a ni la force, ni le courage de revenir sur ses pas: il est si doux d'aimer!
Ces jolis préliminaires ne menaient encore à rien de positif. D'Abligny craignait de s'expliquer; Adèle ne pouvait l'y inviter. Il fallait que Thérèse sortît souvent pour les besoins d'un ménage augmenté d'un tiers. Ce jour-là le livre de morale fut mis à l'écart, et d'Abligny en tira un autre de sa poche. On est bien aise de lire aussi quelque chose de doux, d'attachant, qui peigne à peu près ce qu'on éprouve, qui tienne lieu, d'une part, d'un aveu qui pourrait être repoussé de l'autre. D'Abligny ouvrit la nouvelle Héloise; Adèle écoutait avec avidité, et deux tourterelles qu'elle brodait, s'animaient à mesure que les sensations de Julie éveillaient celles de la charmante brodeuse. On en était à l'effet du premier baiser ....... Premier baiser d'amour, Jean-Jacques lui-même n'a pu te décrire! Adèle et d'Abligny ne te connaissaient pas; mais la nature était leur guide: ils sentaient combien le tableau devait être au-dessous de la réalité. On ne lisait plus, on rêvait. Le cousin, animé par le désir, n'en paraissait que plus beau; l'œil de la cousine se fermait à demi; ses lèvres de rose étaient brûlantes et entr'ouvertes; l'aiguille tombe de ses jolis doigts. D'Abligny s'élance pour la relever; un faux pas le fait tomber aux pieds d'Adèle; Adèle effrayée pousse un cri et avance la main; d'Abligny la saisit et ne la quitte plus. Ils sont sages l'un et l'autre, mais ils sont ivres d'amour. Ils gardent cette position dangereuse; les yeux d'Adèle se ferment tout-à-fait; nouveau Saint-Preux, d'Abligny cueille ce premier baiser, si délicieux et si terrible. Il rend d'Abligny plus entreprenant; mais il ramène Adèle à l'idée du danger. Elle se lève précipitamment, elle fuit à l'autre extrémité de la chambre: „Ne me suivez pas, monsieur, je vous le défends. -- Adèle, je vous adore. -- Et à quoi cela me conduira-t-il? -- Ah, si vous m'aimiez un peu! -- Ah, si je vous aimais moins! -- Ce mot décide mon sort. -- Il rend le mien plus affligeant. -- Non, vous serez ma femme. -- Je n'ose l'espérer. -- Je le jure par le ciel, par l'honneur, par vous. -- Et votre mère? -- Elle m'aime. -- Elle me hait. -- Un jour elle vous chérira. Réponds, mon Adèle, veux-tu être à moi? -- Et à qui donc, grand Dieu! oui..... oui, à toi, ou à personne.“
Dès ce moment, plus de raison, plus de prudence. De tout ce qui gouverne les hommes, il ne reste que la vertu; mais cette vertu qui défend l'innocence sans la rendre sévère, qui prévient une chute et qui laisse entrevoir un bonheur légitime, qui permet de s'y arrêter, d'en désirer, d'en hâter le moment par toutes les mesures que suggèrent les circonstances. Projets raisonnables, fous, téméraires; persuasion, violences, supplications, supercheries, d'Abligny imagine, veut tout exécuter à la fois; Adèle discute, autant qu'on peut discuter au milieu de ces caresses qui, pour être pures, n'en troublent pas moins l'imagination; Thérèse rentre, regarde et gronde; certain désordre lui donne des soupçons qui paraissent fondés; son injustice blesse Adèle, mais sa présence est utile: il faut nécessairement parler raison devant elle, et ne parler que cela.
Les projets extravagans de d'Abligny sont renversés par Thérèse elle-même, qui n'a qu'un gros bon sens, mais aussi qui n'a pas d'amour. Si ce qu'on a proposé jusqu'alors paraît impraticable à la bonne vieille, elle est touchée des intentions louables de d'Abligny; elle sourit au dessein prononcé du-jeune homme, de relever la famille de son oncle et de faire le bonheur de sa cousine; elle attend tout du temps, elle encourage les jeunes gens, elle leur prêche la patience, et elle ne demande au Ciel que de vivre assez pour tenir le premier né dans ses bras.
Il lui paraissait essentiel que madame d'Abligny vît Adèle sans la connaître. „On ne voit pas c'te chère enfant-la sans l'aimer, et quand on l'entend, on l'admire. Et quand elle chante, et quand elle fait résonner son instrument, et quand elle sourit, et quand elle caresse!...... Allons, allons, il n'y a qu'un cœur de bronze qui puisse résister à tout cela, et celui de madame d'Abligny doit être fait comme un autre.“ Le jeune homme portait ses espérances bien plus loin encore que Thérèse; il ne doutait pas que son mariage ne fût arrêté u moment où sa mère verrait Adèle; Adèle n'était pas si confiante; c'est qu'elle était moins vive, et qu'on croit difficilement ce qu'on désire avec ardeur: elle seule maintenant prévoyait jusqu'à la moindre difficulté. „Comment se présenter seule à Rouen dans un âge aussi tendre? -- J'habillerai notre bonne Thérèse, elle passera pour votre mère. -- Son langage la décélera. -- Qu'importe, si ma mère vous a connue. -- Elle ne pardonnera pas ce mensonge. -- Vous m'avez pardonné tous les miens. -- Quelle différence! -- Je n'en vois aucune. -- Ce qui est pour vous une simple étourderie, serait pour moi une infraction aux bienséances, et justifierait l'aversion de ma tante. Quoi! je me déguiserais pour l'approcher, je surprendrais sa bienveillance sous un faux nom; je dévoilerais, par une démarche aussi inconsidérée, que j'aime mon cousin; sa main pourrait être le prix d'une ruse que désavoue la décence! Non, mon ami, n'y comptez pas. Vous m'êtes infiniment cher; mais quel que soit le sort qui m'attend, jamais vous n'aurez à rougir de votre cousine, ou de votre épouse.“
Thérèse écoutait attentivement Adèle, et elle marquait par des signes de tête, qu'elle revenait à son avis. Le petit cousin s'impatientait, pérorait, disait de très-belles choses, et ne donnait pas une raison: le hazard concilia tout. Le capitaine ne négligeait pas de faire parvenir à Amiens les lettres de madame d'Abligny: on en remit une à son fils au moment où, battu de toutes les manières par Adèle et par Thérèse elle-même, il allait se désoler.
Madame d'Abligny avait passé de l'amour contemplatif du Créateur au goût le plus décidé pour les plaisirs terrestres. Elle se livrait sans réserve à tous ceux qui peuvent flatter un goût fin et exercé; mais les jouissances de ce genre sont très-bornées à Rouen, et après avoir épuisé ce que lui offrait cette ville, elle désira un champ plus vaste, où la variété fût unie à la quantité. Elle n'avait vu Paris que dans sa première jeunesse, et elle ne le connaissait pas du tout, parce qu'on ne l'avait conduite qu'à Notre-Dame, à la Sorbonne, aux Ecoles de droit et au Palais de justice: le reste paraissait à monsieur son père, indigne d'un œil observateur. Si madame d'Abligny estimait les sciences, elle idolatrait tout ce qui tient aux arts: elle se proposait bien de passer aux bibliothèques, à l'Observatoire, au jardin des Plantes; mais elle voulait fréquenter les théâtres, les concerte, les bals, les promenades publiques, le grands danseurs de corde et le combat du taureau; elle voulait connaître Versailles, Saint-Cloud, Meudon, Marli, et jusqu'aux matelottes du Gros-Caillou. Ses fantaisies étaient opiniâtres, et depuis long-temps elle pressait Montfort, sans qui elle ne faisait plus rien, de l'aider à satisfaire à celle-ci. Une femme d'un certain rang ne court pas sans compagnon, et de tous les hommes qu'elle connut, Montfort était le seul qui pût ajouter aux agrémens d'un tel voyage.
Cependant monsieur le directeur des fermes tenait autant à son devoir qu'à ses plaisirs. Il répondait aux sollicitations de son amie, qu'on ne lui donnait pas de gros appointemens à Rouen pour s'aller promener à Paris; et quand la dame devenait trop pressante, il tournait les talons, prenait son chapeau et sa canne, et retournait brusquer ses commis.
Le bail de Julien Alaterre finissait. La compagnie demandait à le renouveler à des conditions plus avantageuses. Il fallait pour cela fournir au contrôleur général des éclaircissemens sur une foule d'objets; Montfort avait des connaissances et le travail facile: il fut mandé à Paris pour coopérer à celuici, et on lui promettait de le faire sous-fermier, si son intelligence et son activité contribuaient au succès des vues de sa compagnie.
L'occasion était précieuse pour madame d'Abligny, et elle la saisit avec vivacité. En vingt quatre heures elle a pris congé de ses amis, elle fait faire ses malles, elle a écrit à son fils, qu'elle veut présenter aux gens en place, de la venir joindre rue de Richelieu, hôtel des Colonies; elle est enfin montée dans sa berline avec son gros financier, et quatre vigoureux chevaux de poste secondent son impatience.
La lettre de la maman avait passé par Lyon, et était arrivée un peu tard à Amiens; mais elle ranima les espérances du petit cousin, et il attaqua les scrupules d'Adèle avec de nouvelles armes. Tout le monde peut loger dans un hôtel garni, et sur-tout à Paris; la cousine logera donc sur le carré même de sa tante. Il est naturel de se parler entre voisins; d'Abligny avertira donc Adèle des momens où sa mère sortira, de ceux où elle doit rentrer, et elle se trouvera comme par hasard sur son passage. La première, la seconde fois, une simple révérence; la troisième, quelques mots polis; un autre jour la conversation s'engage; celle de la jeune personne est piquante, et on cherche à se lier avec elle; on l'attire chez soi, et elle plaît toujours davantage; l'intérêt qu'elle inspire fait naître la curiosité; on l'interroge sur sa naissance, sur ses affaires, et Adèle se découvre, rassurée par la bienveillance qu'on lui marque; le fils alors embrasse sa maman, il tombe à ses pieds, il la conjure, avec toute la chaleur du sentiment, de faire le bonheur de sa vie, et sa mère, vaincue par le mérite éminent de sa nièce, l'unit à son amant.
Tel était le roman du petit cousin: il pouvait se réaliser dans tous ses détails. Si par malheur les choses ne tournaient point comme il l'espérait, Adèle reviendrait à Amiens sans avoir été connue, sans être compromise. Si le secret de son voyage transpirait, que pourraient dire les gens les plus sévères sur les bienséances? Elle serait allée à Paris avec un jeune homme? mais ce jeune homme est son cousin, son cousin germain, et puis Thérèse ne serait-elle pas en tiers dans la voiture, dans les auberges? Adèle aura logé dans un hôtel garni? mais sa chambre touchait à l'appartement de sa tante; elle n'a vu qu'elle et son cousin; elle n'est pas sortie de l'hôtel; elle n'a eu d'autre but que de se rétablir dans les bonnes grâces d'une parente respectable: bien certainement il n'y a rien de repréhensible dans tout cela.
A la rigueur, Adèle aurait pu objecter quelque chose; mais cet ensemble était satisfaisant; le résultat qu'il promettait flattait trop la petite cousine pour qu'elle combattît plus long-temps: quelle est la femme d'ailleurs qui ne se lasse pas de combattre? Adèle consulta Thérése... pour la forme; Thérèse trouva le plan superbe; Adèle se rendit, et le cousin, enchanté, fut disposer tout pour le départ.
La jeune personne soupira en montant en voiture: cette démarche hasardée était la première qu'elle se fût permise encore. Mais la présence, les grâces de d'Abligny, ces épanchemens doux, ces illusions si puissantes sur un cœur sensible, la rendirent bientôt à l'amour. Prodigue elle-même de ces expressions touchantes que les amans croient inépuisables, elle portait l'ivresse dans les sens de son cousin; la route entière fut un enchantement. Thérèse elle-même oubliait son âge en écoutant Adèle et d'Abligny; elle se rappelait ces temps, déjà si loin d'elle, où son pauvre Jacques ne lui disait pas de si jolies choses, mais où il prouvait énergiquement son amour, ce qui valait bien autant pour Thérèse. Plus d'une fois dans les auberges, ranimée par le vin d'Aï, elle passa sa main desséchée sous le menton du beau jeune homme; elle sauta, appuyée sur la crosse de son bâton noueux, en chantant la chansonnette, et les jeunes gens souriaient à sa gaieté franche et naïve.
Le tableau changea quand la voiture entra dans Paris; les rêves de bonheur s'évanouirent, l'inquiétude les remplaça. Adèle ne voyait plus que madame d'Abligny implacable et terrible; ses alarmes augmentaient à mesure qu'elle s'approchait d'elle: la pauvre petite ne trouvait plus un mot. L'audacieux, l'entreprenant d'Abligny sentait sa confiance s'évanouir, et il jugea à propos qu'on ne vît pas, à l'hôtel des Colonies, sa cousine descendre avec lui de la même voiture. On fit arrêter les postillons. Adèle et Thérèse montèrent dans un fiacre, leur petite malle debout entr'elles deux. La cousine promit au cousin, en essuyant furtivement une larme, de se donner pour une jeune personne qui venait, avec sa gouvernante, au-devant de son père, arrivant de Saint-Domingue, devant débarquer au premier jour à Marseille, et de là se rendre à Paris. On pouvait trouver extraordinaire qu'une jeune demoiselle voyageât avec une femme dont l'extérieur n'était pas fort imposant; mais on n'avait pas eu le temps de penser, en route, à ce qu'on dirait en arrivant, et cette histoire fut ce qu'on trouva de mieux pour le moment.
Heureusement pour nos pauvres jeunes gens, madame d'Abligny et Montfort étaient à l'Opéra. Avant leur retour, Adèle eut le temps de se remettre, et d'Abligny celui d'aider, sans qu'il y parût, à ses petits arrangemens. Deux chambres se trouvèrent précisément à la porte de l'appartement de madame d'Abligny; et le cousin, tout en ayant l'air d'attendre sa mère, soufflait ce qu'il fallait dire, à la cousine, que toute embarrassait. Elle fut installée aussitôt; et par reconnaissance des bons offices que l'inconnu avait bien voulu lui rendre, elle l'invita à se reposer chez elle jusqu'à la sortie de l'Opéra. Voilà donc la connaissance faite comme par hasard, et désormais d'Abligny pourra se montrer chez la jeune créole, sans que les gens de la maison les soupçonnent d'avoir été d'intelligence: autant de gagné.
Un bonheur ne va pas sans l'autre. L'appartement de madame d'Abligny, très-élégant, très-frais, n'avait pourtant que deux chambres à coucher, et le jeune homme était trop poli pour consentir à déplacer monsieur Montfort; il devait passer les journées auprès de sa mère, et le moindre coin lui suffisait pour la nuit. Quoi que Montfort pût dire et faire, d'Abligny chercha ce réduit, et s'établit aussi près que possible du logement de son Adèle. En se retirant, il eut le plaisir de lui souhaiter le bonsoir; le lendemain, il lui souhaita le bon jour, avant que sa mère fût visible; et, en allant et venant, il avait toujours quel-que chose à lui souhaiter.
Jusque-là tout allait bien. Il s'agissait maintenant d'exécuter le plan concerté, et les choses n'allèrent pas exactement comme on les avait arrangées à Amiens. Adèle passa plusieurs fois à côté de sa tante d'un air gauche et timide, les yeux baissés, la rougeur sur le front, et sa tante ne l'avait seulement pas regardée. Ces démarches lui peinaient cruellement, muis d'Abligny la conjurait de ne pas se rebuter: et pouvaitelle rien refuser à d'Abligny? Ce qui la tourmentait autant que l'inattention de sa tante, c'était les attentions très-marquées de Montfort, qui, après l'avoir plusieurs fois lorgnée, finit par aller tout bonnement chez elle s'informer de sa santé. Montfort était honnête, d'Abligny le savait, et il était le premier à rassurer sa cousine sur les vues qu'elle pouvait prêter au financier; mais il n'en était pas moins une espèce de fléau pour eux. Parce qu'il travaillait le matin avec ses fermiers généraux, il fallait que d'Abligny accompagnât sa mère, ou lui tînt compagnie chez elle; l'aprèsdîner il n'osait entrer chez sa cousine, de peur d'y rencontrer Montfort. Adèle était toujours ou avec Thérèse, qui ne lui suffisait plus, ou avec le fâcheux qui écartait l'amour; et comment éconduire un homme que l'âge rend sans conséquence, que sa gaieté, ses soins honnêtes, sa bonté rendraient intéressant dans toute autre circonstance? C'était risquer de s'en faire un ennemi, et on savait ce qu'il pouvait sur madame d'Abligny. Le jeune homme se dépitait; la petite cousine était triste et rêveuse: il fallait prendre un parti. Le petit cousin commença à jouer le rôle qu'il avait destiné à sa mère. En lui donnant la main, il saluait Adèle avec respect, il saluait très-bas; sa mère le tirait après elle, passait comme un trait, ne prenait garde à rien: c'était désespérant. Le cousin se décida à un coup d'éclat.
Il fit semblant de faire un faux pas; il mit le pied sur la queue de la robe d'Adèle; en paraissant vouloir se retenir, il poussa fortement la jeune personne, et la robe se déchira du haut en bas. On ne déchire pas la robe d'une femme, sans lui faire au moins des excuses; d'Abligny en fit d'assez froides; Adèle répondit sur le même ton; la maman, qui courait à un concert où elle devait entendre le chanteur par excellence, ne put cependant se dispenser de s'arrêter et de dire quelque chose de poli à la jeune personne; c'est alors qu'elle fixa sa nièce pour la première fois, et elle parut frappée de sa figure. „Voilà une jolie personne, dit-elle à son fils, en montant en carrosse. -- Mais, pas trop, madame. -- Vous êtes difficile, mon ami. -- D'ailleurs je ne lui crois pas d'esprit; à peine vous a-t-elle répondu. -- Votre maladresse l'avait étourdie, et lui a probablement donné de l'humeur.“
En rentrant, madame d'Abligny pensa que la jeune personne n'était peut-être pas riche, et qu'elle lui devait d'autres réparations que de vains complimens. Elle voulait lui faire accepter une robe sans blesser son amour propre. Elle ne connaissait ni sa naissance, ni sa fortune; elle passa chez elle, pour régler ses procédés sur les apparences, et fut assez étonnée d'y trouver Montfort. “Corbleu, madame, savez-vous que nous avons une voisine charmante? -- C'est une remarque que j'ai faite. -- Très-bien élevée. -- On n'en doute point en voyant mademoiselle. -- Sage, sur-tout. -- La sagesse est le fard de la beauté. -- Depuis qu'elle est à Paris, elle n'a pas mis le pied hors de l'hôtel, et elle n'a reçu que moi. -- Cela prouve encore en faveur de mademoiselle. -- C'est la fille d'un colon, qui a passé son enfance au couvent, et qui vient au-devant de son père, qu'on attend de jour en jour. -- Monsieur votre père, mademoiselle, sera fier de sa fille. -- N'est-ce pas? Parbleu, il me vient une idée. Le matin je suis à mes affaires, vous retenez d'Abligny, et à dix-neuf ans on aime à courir; mademoiselle est d'une société agréable, la vôtre la flatterait sans doute, et sous vos auspices elle verrait Paris sans que la critique pût mordre. Allons, mesdames, vous êtes faites pour vous connaître et vous aimer.“ Que pouvait répondre madame d'Abligny à une proposition aussi inattendue, et qui s'accordait assez avec son inclination? Présenter la main à Adèle, la conduire à son appartement; et ce fut ce qu'elle fit.
Adèle avait rougi, pâli, en voyant entrer sa tante chez elle; elle s'était remise par degrés, et elle soutint la conversation avec infiniment de grâces. Lorsqu'il lui échappait une saillie, un trait d'esprit, madame d'Abligny applaudissait, Monfort se frottait les mains en sautant dans son fauteuil, le cousin reprenait sa confiance, son cœur se dilatait, l'espérance renaissait dans celui de la couvine.
Adèle joignait une rare modestie à toutes les qualités aimables. Elle voyait madame d'Abligny depuis plusieurs jours, et n'avait pas laissé soupçonner qu'elle eût aucun de ces talens qui font le charme de la société. Son cousin, qui ne devait pas la connaître, se gardait bien d'en parler. Sans autres avantages que les grâces de sa personne et celles de son esprit, Adèle ne plaisait pas moins à sa tante, qui s'attachait à elle sans s'en apercevoir, et qui finit par exiger qu'elle ne la quittât plus.
Cette liaison intime, qui semblait conduire ces amans au but qu'ils se proposaient, avait pourtant des désagrémens réels. Le père qu'on s'était donné n'arrivait pas; madame d'Abligny en faisait quelquefois l'observation; alors il fallait qu'Adèle éludât des questions trop directes, qu'elle trouvât des défaites, et elle mentait si mal! Son cousin venait à son aide, mais d'une manière si gauche, ses phrases étaient si étrangement tournées, que sa mère eût infailliblement conçu des soupçons, si lu toilette, la musique, le bal, les projets du jour et ceux du lendemain ne l'eussent occupée à la fois. Ce qui affligeait encore nos jeunes gens, c'est cette contrainte insupportable qui avait succédé à cette liberté décente qui faisait le charme de leurs entretiens. Une inflexion de voix, un coup d'œil, un geste pouvait éclairer madame d'Abligny; on ne se croyait pas encore assez sûr d'elle pour oser se laisser pénétrer; et quand on n'était pas contenu par sa présence, on rencontrait le trèsassidu Montfort, qui avait peut-être plus d'intérêt qu'un autre à bien voir. Souvent on ne trouvait pas dans toute une journée l'occasion de se dire deux mots; on était réduit à se presser la main à la dérobée; et quelquefois, à table, un pied légèrement appuyé sur l'autre, deux genoux qui se cherchaient, qui se trouvaient, disaient et répondaient tout: on s'entend si bien quand on s'aime! Mais le soir, quand d'Abligny rentrait dans sa chambre, que la bienséance clouait l'importun Montfort dans la sienne, la porte d'Adèle était entre-bâillée: c'était le moment de l'amour; c'est alors qu'il oubliait ses privations.
Un grand événement, un événement de la plus haute importance sembla devoir changer l'état des choses et précipiter le dénouement: un concert brillant se préparait, madame d'Abligny devait y chanter, et c'était pour elle la première de toutes les affaires. Elle chantait mal, mais elle avait la manie du chant, et Montfort lui avait apporté l'ariette du jour: c'était un morceau italien qu'elle ne pouvait ni prononcer ni déchiffrer. Adèle avait l'oreille blessée; par un mouvement involontaire elle s'était approchée du fauteuil de sa tante, et li ait par-dessus son épaule. „Quoi, ma petite, vous seriez musicienne! -- Un peu, madame. -- Et vous sauriez l'italien? -- Assez passablement. -- Et vous chanteriez cela? -- Mais, je le crois. -- Oh, ce serait délicieux. Voyons, mademoiselle, voyons.“
Adèle prend l'ariette et se met au piano. Montfort est tout oreilles, d'Abligny jouit d'avance, sa mère se place pour tourner. La ritournelle part, la voix argentine se fait entendre; précision, goût, ame, exécution brillante, tout est réuni, et l'enchantement est général. Montfort félicite Adèle avec cette chaleur qui lui est naturelle; le petit cousin renferme sa joie; mais lorsqu'il voit sa mère combler Adèle de caresses, la serrer dans ses bras, lui prodiguer les noms les plus tendres, il croit devoir saisir le moment heureux; et cependant, contre l'ordinaire des jeunes gens, il n'avance qu'avec discrétion. „Mademoiselle, dit-il, me rappelle une cousine qui doit être de son âge, et qui a, dit-on, aussi de la figure et des talens.“ Il n'était pas prêt à finir sur le sujet qu'il traitait; mais la physionomie de sa mère avait changé dès le premier mot, était devenue glaciale, et commandait le silence. „Ma foi, ma bonne amie, reprend Mont fort, je trouve que votre fils avait fort bien commencé, et vous aurez beau faire la mine, cela ne m'empêchera pas, moi, de poursuivre. Savez-vous que depuis près d'un an, c'est d'Abligny et moi qui soutenons votre nièce, que votre entêtement vous fait le plus grand tort dans le monde, et qu'il est temps que cela finisse? -- Mais, monsieur, quelle opiniâtreté vous fait sans cesse revenir là-dessus? Je la hais cette Adèle, et vous me la ferez haïr davantage: je n'en veux plus entendre parler, ou très-décidément je me brouille avec vous. -- Qu'est-ce à dire, s'il vous plaît? vous vous brouilleriez avec moi, parce que je vous mets vos devoirs sous les yeux, que je veux vous forcer à les remplir, et vous rendre toute l'estime des honnêtes gens! Sachez, madame, que j'aime mieux rompre avec vous, que de passer pour le complaisant de vos bizarreries.... Tenez, tenez, voulez-vous savoir ce que pensent de vous les personnes même indifférentes à tout ceci? Voyez dans quel état votre dureté met mademoiselle; elle compatit au sort de votre nièce; elle a le cœur excellent .... Mais, coupez-lui donc son lacet; que diable, je ne peux pas me charger de cela, moi.... Oh, quelle femme! elle n'agira point! Mademoiselle a-t-elle aussi encouru votre disgrâce parce qu'elle est touchée du malheur d'Adèle? Souvenez-vous au moins qu'elle n'a pas dit un mot.... Rose, Amélie, arrivez donc! Portez mademoiselle chez elle, et donnez-lui tous vos soins. Hé bien, abandonnerez-vous cette chère enfant à vos femmes-de-chambre? Hé, allez donc, madame; au nom de Dieu, allez donner vos ordres.“
Madame d'Abligny suivait Adèle; Montfort grondait et jurait même un peu entre ses dents; d'Abligny était consterné. Plus d'espoir qu'à sa majorité, et six ans encore à attendre! Quel amant n'est effrayé de voir cet intervalle immense entre lui et le bonheur?
Pour achever de le désespérer, Adèle, en reprenant ses sens, fit des réflexions très-sensées sur sa position présente. „Non, dit-elle à son cousin, je ne me sens pas faite pour dissimuler, pour recevoir des marques d'amitié qui ne s'adressent point à moi, pour supporter la haine et le mépris. Mon ami, j'ai fait assez pour l'amour; je dois quelque chose aussi à ma tranquillité, à la mémoire de mon père qu'on outrage, je partirai, j'y suis déterminée. -- De grâce, écoute-moi. -- Non, je céderai, si je t'écoute. Il le faut, cher d'Abli“gny, il le faut, je renonce à toi. -- Quel mot as-tu prononcé! -- Mon amour, ma jeunesse m'ont trompée; je n'ai vu que le bonheur d'être près de toi: je sens en ce moment ce qu'a de cruel le rôle pénible auquel je suis assujétie. Toi-même, mon ami, peux-tu le supporter? -- Hé bien, tu partiras, j'y consens, tu quitteras des lieux où tu es méconnue; oui, tu partiras, mais avec ton amant, ton cousin, ton frère. -- Que me proposes-tu? -- Nous sommes inséparables. -- Je ravirais un fils à sa mère, je mériterais sa haine! Un songe flatteur nous a séduits; le réveil est affreux; mais il faut se soumettre. -- Et c'est ainsi que tu aimes, et tu m'as jamais aimé! Ah! ce n'est pas là ce sentiment vainqueur qui me pénètre, qui me brûle. Je ne vis que par toi, je ne vis que pour toi; je ne vois, je ne pense, je ne rêve qu'Adèle. Ton cœur, ton cœur ingrat n'a plus un battement qui ne réponde au mien. Ton vêtement que je touche, ton œil que je fixe, ton haleine que je respire, tout m'entraîne, me subjugue. Je ne peux vivre sans toi, et malheur à toi si tu me réduis-au désespoir.“
D'Abligny allait en effet abandonner sa mère pour voler sur les traces de sa cousine; rien ne pouvait le détourner de ce dessein. Les prières d'Adèle n'étaient pas écoutées; ses larmes étaient sans pouvoir. „Te voir, disait-il, te voir sans cesse, à tous les instans du jour, ou mourir.“ La tendre fille fut obligée de sacrifier ses dégoûts, sa délicatesse à l'emportement de son cousin, à ses intérêts, à sa réputation à elle, que perdrait sans retour une fuite, qu'on ignorerait ou qu'on ne croirait pas qu'elle eût combattue. Elle sentit qu'il fallait céder; elle consentit à rester encore; mais la tristesse l'accablait; en vain d'Abligny appelait le sourire sur ses lèvres: il s'éloigne avec la gaieté.
Quand le jeune homme eut imaginé l'histoire d'un père arrivant de Saint-Domingue, il avait consulté les papiers publies, et il avait trouvé un vaisseau, le Centaure, parti depuis six mois de Marseille pour aller faire un chargement au PortauPrince, et devant revenir incessamment. C'est sur le Centaure qu'il avait mis monsieur Duval, le père prétendu, dont Adèle montrait plusieurs lettres fabriquées et timbrées par son cousin: l'amour rend faussaire aussi. Fort heureusement pour lui, le Centaure n'arrivait pas, car il aurait fallu quitter la partie, et il ne serait resté de moyen à Adèle pour sortir d'embarras, qu'une nouvelle lettre de ce père, que des affaires empêcheraient de se rendre à Paris, et qui manderait à sa fille de le venir trouver à Bordeaux, à Baïonne, n'importe où, et le cousin n'aurait pu s'opposer au départ de la cousine. Un autre incident produisit le même effet. Montfort avait terminé ses opérations, le succès les avait couronnées, il était nommé sous-fermier, et il fallait qu'il allât sans délai à Rouen mettre ses comptes en état. Madame d'Abligny, fatiguée du bruit et des plaisirs de Paris, dont on se fatigue comme d'autre chose, annonça qu'elle partirait avec monsieur le sous-fermier.
A moins que d'être tout-à-fait extravagant, d'Abligny ne pouvait pas exiger qu'Adèle suivît sa mère à Rouen: quelle couleur donner à cette démarche? D'un autre côté, la jeune personne le menaçait, s'il la suivait à Amiens, d'écrire à l'instant à sa tante, et la menace était sérieuse. Il fallait donc se séparer, ou trouver des ressources dans son imagination: celle d'un amoureux est inépuisable.
De son autorité privée, d'Abligny fit périr le Centaure, et noya monsieur Duval, qu'il envoya au fond de la mer avec toute sa fortune. Il écrivit une lettre signée d'un négociant connu de Marseille, et il la porta au rédacteur de la Gazette de France, qui l'inséra, n'ayant rien de mieux à donner au public. Le lendemain, d'un air très-affecté, il donna la feuille à lire à sa mère et à Montfort. Il appuya sur la ruine absolue de mademoiselle Duval, sur sa douleur, sur l'embarras affreux où cet événement allait la jeter.
„Une jeune personne de cet âge, sans parens, sans ressources, abandonnée à une gouvernante infirme et sans moyens, disait le petit fourbe! Et tout ce qu'il faut pour plaire, continuait Montfort! Et par conséquent pour être séduite, poursuivait madame d'Abligny. Quel malheur ce serait, ajoutait le sous-fermier! Parbleu, madame, gardez-la avec vous. -- Je le veux bien, mon ami. Elle est trop intéressante pour que vous ne trouviez pas à l'établir à Rouen, et s'il faut une dot, hé bien, nous la ferons à nous deux: tu ne t'y opposeras point, n'est-ce pas, d'Abligny? -- Ma mère est maîtresse de sa fortune, et je la verrai toujours avec plaisir en faire un si noble usage.“
Tout réussissait au gré du petit cousin, et il était sûr de ne pas s'éloigner de la cousine. Mais sa mère porta l'attention plus loin qu'il le désirait. Elle passa chez sa nièce pour lui apprendre la mort du père supposé, avec les ménagemens d'usage, et elle se flattait de calmer sa douleur, en lui annonçant ce qu'elle comptait faire pour elle. D'Abligny n'avait pas compté sur tant de prévenances; il ne s'était pas empressé de se concerter avec sa cousine, et il avait lieu de craindre un quiproquo désagréable. Il crut devoir accompagner sa mère, et suppléer par ses signes à ce qu'il n'avait pas le temps de dire: il voulait aussi contenir par sa présence sa trop délicate Adèle, qui pouvait refuser les offres de sa mère, et saisir une occasion toute naturelle de s'éloigner de Paris.
Madame d'Abligny, de la meilleure foi du monde, pénétrée de la perte qu'avait faite mademoiselle Duval, les larmes dans les yeux et le mouchoir blanc à la main, madame d'Ablignv se présenta en silence chez la jeune personne, l'embrassa en suffoquant, s'assit près d'elle, lui prit les deux mains, et chercha des termes également propres à l'éclairer et à adoucir le coup qu'elle allait lui porter. Adèle ne comprenait rien du tout à ce que lui disait sa tante, elle attendait qu'elle s'expliquât, elle la regardait attentivement, et ne voyait pas les signes d'intelligence que prodiguait le très-prévoyant cousin. Madame d'Abligny lui rappela enfin que notre sort à tous est dans les mains de la Providence, et que l'épreuve qu'allait subir sa vertu, pouvait devenir pour elle un moyen de sanctification (vieux style qu'elle n'avait pas tout-à-fait oublié, et qu'elle mettait encore en usage dans les grandes occasions). Elle déclara nettement à mademoiselle Duval, à la suite de ces phrases préparatoires, que monsieur son père s'était noyé, que sa fortune était perdue; mais elle ajouta, avec mille caresses, que jamais elle ne connaîtrait le besoin, qu'elle se chargeait de son sort, et qu'elle ferait tout pour le rendre agréable.
Etonnement, stupéfaction de la part d'Adèle, que les caresses même de sa tante l'empêchèrent de remarquer; larmes abondantes arrachées par un regard douloureux du petit cousin, qui arrêta un refus positif qui allait repousser les propositions de sa mère; il était dans les principes d'Adèle de ne pas les accepter. Il était dans son cœur de ne pas affliger son amant, et l'amour devait l'emporter sur toute autre considération. Elle se rendit donc aux instances de sa tante, en pleurant sa faiblesse et les désagrémens qui devaient suivre sa condescendance, et ses pleurs furent attribués à l'excellence de son naturel, à sa piété filiale, à sa reconnaissance envers sa bienfaitrice, à tout enfin, hors à leur véritable cause.
Dès le même jour, d'Abligny envoya Thérèse chez une couturière: il fallait que les choses fussent faites dans les règles. Adèle, engagée, ne put pas reculer; elle fut obligée de commander de longs habits de deuil, et elle se couvrit de crêpes de la tête aux pieds, pour un père qu'elle n'avait jamais eu. Il était trèsinconvenant, sans doute, que d'Abligny se jouât ainsi de sa mère, et lui distribuât le rôle principal dans sa comédie; mais il avait dix-neuf ans, beaucoup d'amour, et cela efface bien des torts: qui de nous ne voudrait pas en avoir de semblables encore?
Malgré sa répugnance, voilà donc Adèle enchaînée à sa tante; la voilà produite dans les cercles de Rouen, plus jolie encore sous ses habits de deuil, tournant toutes les têtes, intéressant tous les cœurs par la mort malheureuse de son père, que madame d'Abligny avait grand soin de raconter par-tout, et dans le plus grand détail. Elle souffrait plus que jamais des mensonges continuels où il fallait descendre; mais était-elle un moment seule avec son cousin, la remerciait-il de sa bonté, de son amour, de ses complaisances, avec ce ton pénétré et reconnaissant qu'on n'imite jamais; lui prodiguait il ces tendres caresses si puissantes sur un jeune cœur, alors elle oubliait tout, elle était heureuse, jusqu'à ce qu'il fallût se rapprocher de sa tante et mentir de nouveau à sa société.
Il semblait qu'elle n'eût rien de plus fâcheux à redouter; le petit cousin bornait ses vœux à vivre auprès d'elle, et il attendait assez patiemment quelqu'événement favorable: un incident bien imprévu troubla leur tranquillité, et leur fit éprouver ce qu'a de plus cruel la crainte la mieux fondée.
Un homme de cinquante ans n'adresse pas ses vœux à une demoiselle qui en a dix-sept, une grande fortune et mille charmes; mais lorsqu'il ne lui reste que ses agrémens personnels, que cet homme peut offrir le partage de biens considérables, il s'enhardit nécessairement, et sa proposition même annonce une sorte de délicatesse qui exclut le ridicule. Depuis la mort prétendue du prétendu monsieur Duval, Montfort s'était laissé aller au penchant qui l'entraînait vers Adèle, et qu'il combattit jusqu'alors. Il ne pouvait avoir que des desseins honorables sur la protégée de sa meilleure amie; il n'avait trouvé jadis qu'une femme digne d'être la sienne; Adèle était la seconde, et bien qu'il se jugeât au-dessous d'elle, il présumait, avec quelque raison, que son dénuement absolu la rendrait moins exigeante, que son opulence, à lui, effacerait la disproportion d'âge, et, toutes réflexions faites, il se décida à réaliser pour lui-même le projet d'établissement dont il avait parlé à madame d'Abligny et à son fils avant de quitter la capitale.
Le difficile était de se déclarer: si mademoiselle Duval était désintéressée, elle pouvait lui rire au nez. Il se regardait dans sa glace, et il perdait courage en se voyant si gros, si court, si vieux: „Mais, se disait-il, des terres, des valets, des femmes de chambre, un équipage, des bijoux, dix mille francs par an en épingles, cela doit couvrir quelques rides naissantes, et diminuer mon embonpoint: après tout, il faut voir.“ Il monte en voiture, descend chez madame d'Abligny, et demande à mademoiselle Duval un entretien particulier.
„Un mot, mademoiselle. -- J'écoute, monsieur. -- Vous pardonnerez ce que mes expressions auront d'incorrect: je parle mal, et je pense bien. Laissez donc les mots, et attachez-vous aux choses. Je n'ai point de parens, j'ai peu de fantaisies, et je suis bien aise de placer avantageusement mon argent. -- Je ne vous entends pas, monsieur. -- Non? hé bien, je vais tâcher de me rendre intelligible. Ma proposition vous paraîtra peut-être un peu brusque; mais dans six mois nous ne nous connaîtrons pas davantage; ce n'est qu'après le mariage qu'on sait à quoi s'en tenir, et à mon âge on n'a pas de temps à perdre. -- Monsieur .... je .... vous .... si .... -- Monsieur, je, vous, si ..... verbiage que cela, mademoiselle. Je suis garçon, j'ai cinquante ans et soixante mille livres de revenu. Pendant long-temps les plaisirs bruyans et la manie des arts m'ont suffi. Depuis que je vous connais, je m'aperçois que je suis seul; quelquefois ma solitude m'effraie, et je crois que vous me convenez tout-à-fait. Voulez-vous m'épouser, mademoiselle? -- Mais, monsieur ..... -- Oui, je prévois vos objections: vous n'avez pas d'amour pour moi, c'est tout simple, on n'en inspire plus à mon âge. Vous m'aimerez comme vous voudrez, comme vous pourrez; vous me permettrez de vous aimer à ma manière, et je n'en veux pas davantage. -- Je vous assure, monsieur, que je n'ai aucun goût pour le mariage. -- Raison de plus pour m'épouser. -- Mais vous tirez des conséquences .... -- Toutes naturelles. Voici mon plan. Je ne vous ferai point acheter la fortune; j'aurai mon appartement, et vous le vôtre; j'irai déjeûner avec vous quand vous voudrez bien le permettre; je préviendrai vos désirs; je fêterai vos amis; je vous dispenserai de voir les miens: en échange de tout cela, vous m'accorderez quelque reconnaissance. Si votre cœur est libre, je dois vous convenir; arrangeonsnous sur-le-champ, et finissons. -- Je sens comme je le dois, monsieur, ce que vos procédés ont de délicatesse...... -- Et vous acceptez? -- Je ne le puis. -- Ah, voilà du caprice! -- Je vous ai dit, monsieur, que je n'ai maintenant nulle envie de me marier. -- J'entends, l'envie peut vous en venir plus tard ..... -- C'est ce que je ne saurais dire. -- Et si cette envie vous prend, ce n'est pas moi qui la ferai naître...... Diable! diable!..... Ah! je fais une réflexion. L'envie de vous marier, dites-vous, peut vous venir plus lard: on ne prévoit pas une envie à venir sans en sentir déjà quelque chose. Avez-vous une inclination? Votre réponse décidera mon sort. -- Monsieur ..... -- Point de détours, mademoiselle, vous me devez au moins de la franchise. Avez-vous une inclination? oui ou non. -- Monsieur....... -- Monsieur, monsieur ..... Avez-vous une inclination? Que diable, où donc est le mal d'avoir une inclination, où est la difficulté d'en convenir? Je vous aiderai, je servirai votre amour, je me sens capable de cet effort. -- Non, monsieur, non, je n'ai pas d'inclination.“ Et Adèle dans un trouble inconcevable, incapable de soutenir plus long-temps cette conversation, Adèle fuit sans rien vouloir écouter davantage, elle court au hasard dans l'hôtel, et elle entre précisément dans l'appartement de son cousin.
La scène fut longue et déchirante. Elle reprocha à d'Abligny ce qu'elle avait déjà souffert pour lui; elle lui fit envisager ce qu'elle aurait à souffrir des importunités de Montfort, l'impossibilité où elle était de rester plus long-temps chez sa tante, si elle refusait sa main, l'impossibilité de la donner quand son cœur était à un autre; et les soupirs, les larmes, les expressions les plus tendres terminèrent cette explication orageuse. Ils ne savaient ce qu'ils disaient, ce qu'ils faisaient, ni ce qu'ils voulaient faire. D'Abligny, qui avait plus de caractère, prit enfin un parti qui pouvait tout perdre, mais aussi qui pouvait tout arranger. C'était de déclarer à Montfort qu'Adèle était sa cousine, qu'ils s'aimaient, qu'elle n'avait rien fait qu'à sa sollicitation, qu'ils n'avaient d'espoir qu'en sa générosité, qu'ils espéraient au moins qu'il sacrifierait un amour qui ne pouvait être partagé, et qu'il leur garderait le secret, s'il ne pouvait prendre sur lui de chercher à les servir.
Il aborda courageusement Montfort, et lui raconta tout, de la manière qu'il crut la plus propre à le persuader. Montfort fut étourdi de la confidence. Il ne s'attendait pas à trouver un rival aussi redoutable, et son dépit perça malgré ce qu'il venait de promettre à Adèle. Il moralisa, il trouva des objections. „D'abord, monsieur, dit-il à d'Abligny, on ne se marie point à votre âge, ou on a tort. -- On se marie bien au vôtre, monsieur. -- On a peut-être tort aussi; mais au moins je n'aurais que celui-là, et vous avez des fautes graves à vous reprocher. -- Et lesquelles, s'il vous plaît? -- Vous avez manqué à votre mère: on ne ment pas à ceux qu'on respecte. -- Monsieur! -- Vous avez manqué à votre cousine plus essentiellement encore. Vous l'exposez au ressentiment d'une tante qui sera enchantée de lui trouver des torts, vous la compromettez de la manière la plus cruelle, et vous croyez l'aimer! Non, monsieur, non, vous ne l'aimez pas. -- Je ne l'aime pas, je ne l'aime pas, osez-vous dire! -- Est-ce en perdant ce qu'on aime, qu'on prouve son amour? Quoi! parce qu'une fille jeune, belle, sensible, sans expérience, répond à vos sentimens, vous la portez à des démarches hasardées; vous l'introduisez dans cette maison sous un nom supposé; vous la faites descendre jusqu'à l'artifice; vous lui imposez l'obligation de mentir sans cesse à elle-même et à ceux qui l'environnent; vous l'exposez enfin à des outrages que votre légèreté lui attirera tôt ou tard! Que vous restera-t-il alors à tous deux? de vains regrets qui ne la dédommageront pas de la perte de sa réputation. Réfléchissez, monsieur, réparez vos écarts, qu'Adèle retourne à Amiens.“
Montfort cherchait à intimider le jeune homme; il voulait le séparer de sa cousine; il se flattait que l'absence produirait son effet ordinaire, et qu'alors il serait écouté plus favorablement. D'Abligny, certain que Montfort était incapable de les déceler à sa mère, lui opposa une résistance opiniâtre; il attaqua sa raison, il intéressa sa sensibilité. „Que me demandez-vous, monsieur? éloigner Adèle, c'est m'ôter lu vie. n'insistez pas, je vous en conjure: A votre âge on surmonte l'amour; au mien, c'est un poison qui brûle, qui dévore; vous avez toute votre raison, et la mienne n'est qu'à son aurore. Je vous aime, je vous respecte; ne me réduisez pas au dernier désespoir; ne portez pas la mort dans le cœur d'Adèle; forcez-la à vous aimer aussi, et bornez vos vœux à jouir de notre reconnaissance. -- C'est fort bien dit, tout cela, c'est fort bien; mais, renoncer à Adèle me paraît dur. Cependant elle ne peut nous épouser tous les deux, et il faut bien que le plus raisonnable cède: je sens que je ne peux pas faire ici le héros de roman; ce personnagelà n'irait pas avec mon gros ventre et mon double menton. Allons, laisse-moi faire: il m'en coûtera; mais, après tout, tu mérites bien la préférence; et puisque je ne peux être l'époux de l'enchanteresse, je veux au moins mériter son amitié.“
Il passe chez madame d'Abligny, et il entre en grondant et en frappant du pied. „Qu'avez-vous donc encore, mon ami? Je ne vous reconnais plus. -- C'est votre fils qui me met dans cet état. -- Ah, bon Dieu, qu'a-t-il donc fait? -- Mademoiselle Duval a des talens. Beaucoup. -- De l'esprit. -- Comme un ange. -- Une figure... -- Céleste. -- Et elle tourne la tête à votre fils. -- Vous croyez? -- Il vient de m'en faire la confidence. Vous m'alarmez. -- Je le crois. -- Si c'était une de ces femmes.... -- Oui, qui n'inspirent qu'un goût passager, on aurait moins d'inquiétudes. -- J'aurais dû prévoir cela; cependant, je ne dois pas punir mademoiselle Duval de mon imprudence. J'éloignerai mon fils; je le ferai voyager. -- J'ai un moyen plus sûr de dissiper vos alarmes. -- Et lequel? -- Vous ne vous moquerez pas de moi? -- Hé, non. Vous me le promettez? Sans doute. -- Je me suis aussi avisé d'aimer. -- Ah, par exemple, je ne m'en serais pas doutée. -- Ma foi, ni moi non plus. Mais enfin, j'aime mademoiselle Duval, et je l'épouserai pour vous tirer d'embarras.“ Ici Montfort se met à un secrétaire, et écrit. „Mais, mon ami, reprend madame d'Abligny, si mon fils aime cette demoiselle, il est à craindre qu'il n'ait su plaire. Elle vous refusera. -- Elle m'a déjà refusé. Je n'ai pas le droit de la contraindre; ce que j'écris la déterminera. -- Qu'est-ce? -- Une donation de tous mes biens, après moi, bien entendu. -- En effet, ce moyen pourrait la décider, car enfin, soit dit sans vous fâcher, elle doit sentir qu'elle ne convient pas du tout à mon fils. -- Sans doute. Et sa position lui fera accepter avec reconnaissance l'établissement que vous lui proposez. -- C'est cela pré“cisément. Signez. -- Pourquoi donc? -- Ne lui tenez-vous pas lieu de “mère? Vous acceptez en son nom. Voilà qui est bien. Ambroise, Ambroise! cherchez mademoiselle Duval; qu'elle vienne à l'instant. “Quelle précipitation! Cela tient de l'étourderie. -- Je n'aime pas les af“faires qui traînent en longueur; je veux savoir à quoi m'en tenir.“ Et il serre le papier dans son porte-feuille.
Ambroise n'eut pas de peine à trouver Adèle; les deux jeunes gens, empressés de savoir ce qu'allait faire Montfort, avaient l'oreille au trou de la serrure. D'Abligny persuadé, par ce qu'il venait d'entendre, qu'il était lâchement trahi, voulait éclater, quoi qu'il en pût arriver; et sa cousine faisait de vains efforts pour l'arrêter, lorsqu'Ambroise parut. „Venez, venez, monsieur, cria Montfort en apercevant d'Abligny, vous ne serez pas de trop ici.“ Le jeune homme lui répondit par un coup d'œil foudroyant; et Montfort, sans se déconcerter, s'adressa à Adèle. „Mademoiselle, vous m'avez refusé tantôt, et peut-être avez-vous eu raison. Mais tout mon bien, que je vous assure après moi, et que je vous ferai attendre le plus que je pourrai, ne m'ôtera-t-il point quelques années? -- Je crois, monsieur, ne vous avoir laissé aucun doute sur mes sentimens, -- C'est-à-dire que vous persistez. -- Un peu d'or n'est pas le bonheur. -- Elle est désintéressée; c'est une qualité de plus, madame, mais c'est diabolique. Il lui faut cependant un mari; on ne reste pas fille avec ce mérite-là: voyons, à qui la marierons-nous? Et où voulez-vous en venir, reprend vivement madame d'Abligny? -- Hé, parbleu, au dénouement. Mademoiselle est charmante, et vous en convenez; votre fils l'aime; ma donation aura lieu; allons, ma bonne amie, il faut s'exécuter. -- Mais, monsieur... Mais, madame, vous ne trouverez peut-être pas mauvais qu'une épouse accomplie double la fortune de votre fils. -- Vous m'impatientez; ce n'est pas là ce que je veux dire. -- Que diable dites-vous donc? -- Je ne connais pas la famille de mademoiselle. Il faut au moins prendre des informations.“ Ici Adèle pâlit, d'Abligny tremble, Montfort lui-même est interdit. „Sa famille, sa famille, reprit-il d'un ton plus bas; je la connais, sa famille; et avec la philosophie que vous avez, on ne tient pas infiniment aux noms. Que mademoiselle se nomme Duval, qu'elle se nomme d'Alleville, qu'importe? D'Alleville! s'écrie madame d'Abligny. L'individu est toujours le même, reprend Montfort. D'Alleville, d'Alleville, répétait avec colère madame d'Abligny.“ Et la malheureuse Adèle se laissait aller sans connaissance, le pauvre petit cousin la soutenait dans ses bras, Montfort priait, criait, caressait, et n'obtenait rien. „Sacrebleu, c'en est trop, dit-il enfin; vous serez punie de cette horrible obstination, et mademoiselle sera votre bru malgré vous: le papier que vous avez signé avec moi, l'établit mon héritière, et contient votre consentement dans la meilleure forme. Le voilà, mademoiselle, le voilà ce papier; servez-vous-en sans scrupule contre une parente qui ne mérite de vous aucun ménagement.“
Adèle prit le papier, et regardant sa tante avec une modeste fierté, elle le mit en pièces. „Non, dit-elle, je ne mériterai point la haine de madame; j'adore mon cousin, mais la volonté de sa mère sera toujours respectable pour moi; je souffrirai plutôt toute ma vie, que de me permettre d'attenter à ses droits. -- Tant d'honnêteté, de délicatesse me désarme, et me fait enfin ouvrir les yeux. Viens, ma fille, embrasse ta mère, et reçois la main de ton époux. Ah ça, monsieur Montfort, vous vous servez de moyens un peu extraordinaires. -- J'en conviens, mais ils réussissent. Hé, qu'importe comment se fait le bien, pourvu que le bien se fasse.“
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Adèle et D'Abligny, par Pigault-Lebrun. Adèle et D'Abligny, par Pigault-Lebrun. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD0E-8